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Full text of "Oeuvres de E.-T.-A. Hoffmann"

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ŒUVRES  COMPLÈTES 

DE 

-T.-A.  HOFFMANN. 

€tuûtrime  Ciuraieon, 


IMPRIMERIE  DE  A.  BARBIER, 

RM     IE5  MâRlIS  «  -C    ,   S.    I7. 


CONTES 

NOCTURNES 

DE 
X.,T..A.  HOFFMANK. 


XV. 


PARIS. 

Eugène  &enduei« 
1830. 


CONTES 

NOCTURNES 


TIlJlDLITS  EV.    L  ALLEMAND 

PAR  M.  LOÊVE-VEIMARS, 

ET    PBÉC  ÉUÉ& 

30'UNE  NOTICE  HISTORIQUE  SLR  HOFFMANN  , 
Par  "Walter  Scott. 


TOME    XV. 


PARIS. 


EUGE\E  RElVDUELj 

KDITECR-LIBBAIKE 

RUE    DES  GRAIf  DS-AtfGUSTINS,    N"    22. 
1830. 


MAITRE 


JEAN  WACHT, 

LE  CHARPENTIER. 


XY. 


CONTES 

NOCTURNES. 

MAITRE  JEAi^  WACHT 

IiE   CHARPENTIER. 


f.  HAPITHE    PREMIER. 


Vers  la  fin  du  siècle  dernier,  à  l'é- 
poque où  les  habitarjs  de  Bamberg  vi- 
vaient sous  la  crosse,  c'est-à-dire  selon 
le    proverbe    connu,    qu'ils    vivaient 


6  CONTES    NOCTURNES. 

heureux ,  se  trouvait  parmi  la  bour- 
geoisie de  cette  belle  et  riante  cité  un 
homme  rare  et  distingué  sous  tous  les 
rapports. 

Il  se  nommait  Jean  Wacht,  et  il 
était  charpentier  de  son  métier. 

La  nature  en  pesant  et  en  fixant  les 
destinées  de  ses  enfans  suit  une  voie 
secrète,  impénétrable;  et  ce  que  les 
convenances,  ce  que,  dans  cette  vie 
étroite ,  les  égards  et  les  opinions  do- 
minantes prétendent  établir,  comme  le 
vrai  but  de  l'existence ,  n'est  à  ses  yeux 
qu'un  jeu  d'enfans  présomptueux  qui 
prennent  leur  sottise  pour  de  la  sa- 
gesse. La  vue  de  l'homme  est  trop 
limitée  pour  ne  pas  trouver  souvent 
une  ironie  funeste  entre  la  conviction 
de  son  esprit  et  les  arrêts  incompré- 
hensibles d'une  puissance  mystérieuse. 
Cette  ironie  le  remplit  d'horreur  et 
d'effroi ,  parce  qu'elle  menace  sa  pro- 
pre existence. 


MAITRE    JEAN    WACHT.  7 

Ce  ne  sont  pas  toujours  les  palais 
des  grands  ni  les  appartemens  somp- 
tueux des  princes  que  la  mère  de  la 
vie  choisit  pour  ses  favoris.  Elle  voulut 
que  notre  Jean,  qui  pouvait  passer  pour 
un  de  ses  enfans  gâtés,  reçût  le  jour 
sur  un  misérable  grabat ,  dans  l'atelier 
d'un  pauvre  tourneur  d'Augsbourg.  Sa 
mère  mourut  de  chagrin  et  de  misère 
aussitôt  après  la  naissance  de  l'enfant 
et  le  mari  la  suivit  de  près  au  tom- 
beau. 

Le  magistrat  d'Augsbourg  fut  obligé 
de  prendre  soin  du  pauvre  orphelin , 
pour  qui  les  premières  lueurs  d'un 
heureux  avenir  commencèrent  à  poin- 
dre, lorsque  le  charpentier  de  la  ville, 
homme  bienfaisant  et  respectable,  s'op- 
posa à  ce  que  le  petit  Jean ,  dont  les 
traits,  quoique  défigurés  par  la  faim, 
lui  plaisaient,  fût  placé  dans  un  éta- 
blissement public,  et  le  recueillit  dans 


8  CONTES    I^fOCTURîVF.S. 

sa  maison  pour  l'élever  lui-même  avec 
ses  enfaiis. 

Les  traits  de  Jean  se  développèrent 
avec  une  rapidité  incroyable,  et  Von 
avait  peine  à   croire  que  cet   être,  si 
chétif  et  si  frêle  au  berceau,  chrysalide 
sans  forme  et  sans  couleur  ,  eût  laissé 
échapper, comme  un  beau  papillon, ce 
garçon  si  gracieux ,  si  plein  de  vie ,  aux 
cheveux  d'or  bouclés.  Mais  outre  les 
grâces  extérieures,  on  remarqua  bien- 
tôt en  lui  une  supériorité  d'esprit  qui 
étonna  son  pèreadoptif  et  ses  maîtres. 
Le  charpentier  de  la  ville,  étant  cons- 
tamment   chargé  des  entreprises   les 
plus  considérables,  l'atelier  dans  lequel 
Jean  fut  élevé  fournissait  tout  ce  que 
le  métier  peut  produire  de  plus  gran- 
diose. D'après  cela,  il  n'est   pas  sur- 
prenant que  l'enfant,  qui  saisissait  tout 
avec  vivacité ,  se   sentît  entraîné  de 
toute  son  âme  vers  cette  profession. 


MAITRE    JEAN    WACHT.  9 

On  conçoit  combien  cette  inclination 
dut  faire  plaisir  à  son  père  adoptif; 
elle  le  détermina  à  lui  enseigner  lui- 
même  la  partie  mécanique  de  sa  pro- 
fession ,  en  maître  attentif  et  zélé,  et  de 
plus,  lorsque  Waclit  fut  devenu  grand, 
il  le  fit  instruire  par  les  maîtres  les 
plus  habiles  dans  la  théorie  et  la 
pratique  la  plus  élevée  du  métier, 
.  dans  le  dessin ,  l'architecture,  la  mé- 
canique, etc. 

A  la  mort  du  vieux  charpentier,  Jean 
n'avait  que  vingt-quatre  ans,  et  son 
expérience  dans  toutes  les  parties  de 
son  état  en  faisait  déjà  un  compagnon 
consommé,  qui  n'avait  point  son  égal 
à  vingt  lieues  à  la  ronde.  Il  commença 
à  voyager,  selon  l'usage,  de  compagnie 
avec  Engelbrecht,  son  camarade  et 
son  ami  intime. 

Vous  en  savez  assez,  cher  lecteur, 
sur  la  jeunesse  de  notre  brave  Wachl, 


lO  CONTES    NOCTURNES. 

et  il  ne  me  reste  plus  qu'à  dire,  en  peu 
de  mots,  comment  il  se  fit  qu'il  s'éta- 
blit à  Bamberg  et  qu'il  y  devint  maître. 


MA.1TRE    JEAN    WACHT.  I  I 


CHAPITRE  II. 


Lorsque  de  retour  après  de  longs 
voyages,  Jean  vint  à  passer  par  Bam- 
berg,  on  y  était  précisément  occupé 
de  la  réparation  générale  du  palais  de 


12  CONTES    NOCTURNES. 

l'évéque.  A  l'endroit  où,  du  fond  d'une 
étroite  ruelle ,  les  murs  de  l'édifice  s'é- 
lèvent jusqu'aux  nues,  il  fallait  cons- 
truire une  charpente  entièrementneuve 
en  énormes  et  lourdes  solives.  Il  s'agis- 
sait d'une  machine,  dont  les  forces, 
concentrées  dans  le  plus  petit  espace 
possible,  fussent  suffisantes  pour  en- 
lever ces  pesantes  masses.  L'architecte 
du  prince-évéque,  qui  expliquait  fort 
savamment  comment  on  s'y  était  pris 
pourdresser la  colonne TrajaneàRome, 
et  comment  on  y  avait  commis  cent 
fautes  dont  il  ne  se  serait  jamais  rendu 
coupable,  avait  fait  construire  une  ma- 
chine, espèce  de  grue  d'assez  belle  ap- 
parence, que  tout  le  monde  vantait 
comme  un  chef-d'œuvre  de  mécanique. 
Mais  lorsque  les  ouvriers  voulurent  la 
mettre  en  mouvement,  il  se  trouva  que 
monsieur  l'architecte  n'avait  compté 
que  sur  des  Hercules  et  desSamsons; 


MAITRE    JEAN    WACHT.  13 

les  rouages  rendirent  nn  son  affreux , 
un  cri  lamentable  et  déchirant,  et  res- 
tèrent immobiles;  etles manœuvres,  le 
front  en  sueur,  déclarèrentqu'ils  aime- 
raient mieux  transporter  des  arbres  de 
Hollande  au  haut  de  l'escalier  le  olus 
rapide,  que  de  consumer  ainsi  leurs 
forces  en  efforts  inutiles. 

Assis  à  quelques  pas  de  là,  Wacht  et 
Engelbrecht  étaient  témoins  de  ces 
faits  ou  plutôt  de  ces  méfaits,  et  il  se 
peut  que  l'ignorance  de  rarchitecte  ait 
fait  sourire  le  premier. 

Un  vieux  compagnon  aux  cheveux 
gris,  reconnut  la  profession  des  étran- 
gers à  leur  costume.  Il  les  accoste  sans 
autres  formalité,  et  dit ,  en  s'adressant 
à  Wacht ,  qu'à  en  juger  d'après  son  air 
capable,  il  se  connaissait  sans  doute 
mieux  en  ces  sortes  de  machines. 

—  Eh  mais,  répondit  Wacht  sans 
hésiter,  c'est  toujours  une  prétention 


l4  CONTES    NOCTURNES. 

hasardée  que  de  se  vouloir  connaître  en 
quoi  que  ce  soit ,  et  chaque  fou  croit 
tout  mieux  savoir  que  les  autres,  ce 
qui  m'étonne ,  c'est  que  dans  ce  pays- 
ci  vous  ne  connaissiez  point  le  procédé 
si  simple  qui  procure  avec  facilité  les 
résultats  pour  lesquels  monsieur  Far-, 
chitecte  tourmente  en  vain  ses  gens. 

La  réponse  hardie  du  jeune  homme 
piqua  vivement  le  vieux  compagnon; 
il  le  quittai  en  grognant  entre  ses  dents, 
et  bientôt  tout  le  monde  sut  qu'un 
jeune  ouvrier  étranger  avait  persiflé 
l'architecte  ainsi  que  sa  machine,  et 
s'était  vanté  de  connaître  un  mécanisme 
plus  efficace.  Cependant,  comme  il 
arrive  d'ordinaire ,  personne  n'y  fit  at- 
tention, et  le  digne  architecte  ainsi 
quel'honnéte  corporation  des  charpen- 
tiers se  bornaient  à  dire  que  l'étran- 
ger n'avait  pas  sans  doute  mangé  toute 
la  science  à  lui  seul ,  et  qu'il  ne  lui  ap- 


MAÎTRE    JEA^"    WACHT.  1  5 

partenait  pas  de    faire  la  leçon  à  de 
vieux  maîtres  expérimeutés. 

—  Tu  vois  bien,  dit  Engelbrecht 
à  son  camarade,  que  tu  viens  d'irriter 
contre  toi  des  gens  que,  par  surcroît 
de  malheur,  nous  devons  aller  voir 
comme  étant  du  métier. 

— Et,  répliqua  Jean  les  yeux  étin- 
celans ,  peut-on  voir  de  sang  froid 
des  pauvres  aides  tourmentés  outre 
mesure  et  sans  nécessité  !  Qui  sait, 
d'ailleurs ,  quelles  suites  heureuses 
mon  imprudence  pourra  bien  avoir  ? 
—  Il  en  fut  réellement  ainsi. 

Un  seul  homme,  doué  d'un  esprit 
supérieur ,  et  au  regard  pénétrant  du- 
quel la  moindre  étincelle  de  talent  ne 
pouvait  échapper,  jugea  différemment 
les  paroles  du  jeune  homme,  qui  lui 
furent  rapportées  par  l'architecte  lui- 
même  comme  une  jactance  ridicule. 

Cet  homme  était  le  prince-évëque. 


ï6  COKTES    NOCTURNES. 

Ayant  fait  venir  le  jeune  étranger 
pour  le  questionner  ,  il  fut  vive- 
ment frappé  de  son  extérieur  et  de 
ses  manières.  Il  faut  que  le  lecteur 
bienveillant  apprenne  ce  qui  occa- 
siona  Tétonnement  de  l'évéque,  et  il 
est  temps  d'en  dire  davantage  sur  les 
qualités  physiques  et  morales  de  Jean 
Wacht.  C'était  un  jeune  homme  d'une 
beauté  remarquable,  très-bien  fait  de 
toute  sa  personne,  et  cependant  ce  ne 
fut  que  lorsqu'il  eut  atteint  l'âge  viril 
que  ses  traits  nobles  et  sa  taille  ma- 
jestueuse se  développèrent  entière- 
ment. Les  professeurs  qui  s'occupaient 
d'esthétique  nommaient  Jean  Wacht 
une  ancienne  tête  romaine ,  et  un  jeune 
docteur  qui,  au  fort  de  l'hiver  le  plus 
rigoureux,  s'habillait  de  soie  noire,  et 
qui  venait  de  lire  Fiesque ,  de  Schiller, 
prétendait  que  JeanWacht  était  Verrina 
en  personne;  mais  ni  la  beauté  ni  les 


MAITRE    JEAIV     WACHT.  I7 

grâces  de  la  figure  n'exercent  ce  charme 
mystérieux  par  lequel  certains  hommes 
distingués  captivent  au  premier  regard 
quiconque  les  approche.  On  sent  en 
quelque  sorte  leur  supériorité,  mais 
ce  sentiment  n'a  rien  d'importun  , 
comme  on  devrait  le  croire;  au  con- 
traire, il  fait  naître  en  nous  un  bien- 
être,  un  plaisir  indicibles;  cette  har- 
monie produit  une  grâce  inimitable, 
et  donne  au  moindre  mouvement  une 
aisance  dans  laquelle  se  révèle  le  véri- 
table sentiment  de  la  dignité  humaine. 
Il  n'y  a  point  de  maître  de  danse  ni  de 
gouverneur  de  pages  qui  puissent  en- 
seigner cette  grâce  que  l'on  pourrait 
appeler  à  juste  titre  le  bon  ton,  puis- 
que c'est  la  nature  elle-même  qui  im- 
prime ce  cachet  de  noblesse.  Je  dois 
ajouter  ici  que  maître  Wacht,  par  sa 
générosité,  par  une  bonne  foi  et  un 
patriotisme  inébranlables,  acquit  cha- 

XV.  2. 


l8^  CONTES    NOCTURNES. 

que  année  plus  de  popularité.  Il  pos- 
sédait toutes  les  vertus,  mais  il  nour- 
rissait aussi  tous  les  préjugés  qui 
forment  d'ordinaire  le  côté  faible 
de  pareils  hommes.  Le  lecteur  saura 
bientôt  en  quoi  consistaient  ces  pré- 
jugés. 

Je  crois  avoir  suffisamment  expliqué 
l'impression  extraordinaire  que  la  pré- 
sence du  jeune  homme  fit  sur  le  prince- 
évéque.  Il  regarda  long-temps  en  si- 
lence le  jeune  et  bel  ouvrier  avec  une 
satisfaction  visible;  ensuite  il  le  ques- 
tionna sur  toute  sa  vie  passée.  Jean 
répondit  à  tout  avec  franchise  et  mo- 
destie, et  prouva  enfin  au  prince,  par 
des  raisons  aussi  claires  que  convain- 
cantes, pourquoi  la  machine  de  l'ar- 
chitecte, fort  bonne  d'ailleurs  peut- 
être,  pour  obtenir  d'autres  résultats, 
n'aurait  jamais  pu  produire  l'effet  qu'on 
'en  promettait. 


MAITRE    JEAN    WACHT.  I9 

A  la  demande  du  prince,  si  Wacht 
oserait  prendre  sur  lui  d'indiquer  une 
machine  plus  propre  à  enlever  ces 
grosses  masses,  celui-ci  répondit  que 
pour  construire  une  telle  machine ,  il 
lui  fallait  seulement  un  jour,  avec  l'as- 
sistance de  son  camarade  Engelbrecht 
et  de  quelques  manœuvres  adroits  et 
de  bonne  volonté. 

On  s'imagina  facilement  quelle  fut 
la  joie  maligne  de  l'architecte  et  de  ses 
gens;  ils  pouvaient  à  peine  attendre  la 
matinée,  où  l'étranger  présomptueux 
se  ferait  huer  et  chasser  avec  sa  courte 
honte.  Mais  les  choses  se  passèrent  au- 
trement que  ces  bonnes  gens  n'avaient 
pensé  et  peut-être  espéré. 

Trois  crics,  dont  l'action  était  habi- 
lement combinée,  conduits  chacun  par 
huit  ouvriers,  élevèrent  les  pesantes  so- 
Uves  jusqu'à  la  hauteur  du  toit  avec  tant 
de  facilité ,  qu'elles  paraissaient  danser 


20  CONTES    KOCTURNÊS. 

dans  les  airs.  Dès  ce  moment,  la  répU' 
tation  de  l'habile  et  brave  ouvrier  se 
trouva  faite.  Le  prince  le  pria  instam- 
ment de  rester  à  Bamberg  et  d'y  ac- 
quérir le  droit  de  maîtrise ,  lui  pro- 
mettant toutes  les  facilités  possibles. 
Wacht  hésita ,  quoiqu'il  se  plût  beau- 
coup dans  une  ville  si  riante ,  où  l'on 
vit  à  si  bon  marché.  Des  constructions 
considérables,  auxquelles  on  travail- 
lait dans  ce  moment,  étaient  un  puis- 
sant motif  pour  l'engager  à  rester;  mais 
ce  qui  l'y  détermina  entièrement,  ce 
fut  une  circonstance  qui  exerce  bien 
souvent  une  influence  décisive  dans  la 
vie. 

Jean  Wacht  retrouva  inopinément 
à  Bamberg  une  belle  et  vertueuse  fille  ^ 
qu'il  avait  vue ,  quelques  années  aupa- 
ravant, à  Erlangen,  et  avec  laquelle  , 
déjà  à  cette  époque ,  il  avait  souvent 
échangé   de   doux    regards.  En  deux 


MAITRE    JEAN    WACHT.  Cil 

mots  ,  —  Jean  Wacht  devint  maître , 
épousa  la  jeune  fille  d'Erlangen  ,  et 
par  son  habilité  et  son  travail  assidu, 
se  procura  bientôt  les  moyens  d'ache- 
ter une  jolie  maison,  située  sur  le 
Kaulberg,  avec  une  vaste  cour  don- 
nant sur  les  montagnes. 


22  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  IXX. 


Pour  quel  mortel  l'étoile  du  bon- 
heur brille-t-elle  d'un  éclat  invariable! 
Le  ciel  avait  résolu  de  soumettre  notre 
brave  Jean  Wacht,  à  une  épreuve  ,   à 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  q3 

laquelle  tout  autre  homme  d'un  esprit 
moJDS  ferme ,  eût  peut-être  succombé. 
Le  premier  fruit  de  son  mariage  fut 
un  fils  ,  un  charmant  jeune  homme, 
qui  paraissait  vouloir  suivre  les  traces 
de  son  père.  Il  avait  dix-huit  ans , 
lorsqu'un  violent  incendie  éclata  du- 
rant la  nuit,  non  loin  de  la  maison 
de  Wacht.  Le  père  et  le  fils  y  couru- 
rent par  devoir  d'état,  pour  chercher 
à  maîtriser  le  feu.  Le  fils  grimpa  har- 
diment sur  les  toîtsavec  d'autres  char- 
pentiers, pour  abattre  autant  que  pos- 
sible la  charpente  qui  était  toute  en 
flammes.  Le  père,  qui  était  resté  en 
bas  pour  diriger,  comme  de  coutume, 
les  travaux  de  démolition  et  les  pom- 
pes, ayant  levé  les  yeux,  reconnut 
l'effroyable  danger  que  couraient  Jean 
son  fils  et  les  ouvriers,  et  leur  cria  : 
Descendez ,  descendez.  —  II  était  trop 
tard.  —   Le   mur  mitoyen    s'écroula 


24  CONTES    NOCTURNES. 

avec  un  fracas  épouvantable,  et  le  fils 
de  Wacht  fut  écrasé  au  milieu  des 
flammes,  qui  poussaient  comme  en 
triomphe,  leurs  tourbillons  bruyans 
vers  les  cieux. 

Ce  coup  terrible  ne  fut  pas  le  seul 
qui  devait  frapper  notre  pauvre  Jean 
Wacht.  Une  imprudente  servante  se 
précipita  en  poussant  des  cris  lamen- 
tables dans  la  chambre  où  était  cou- 
chée la  maîtresse  de  la  maison,  qui, 
à  peine  rétablie  d'une  violente  maladie 
nerveuse,  tremblait  de  frayeur  à  la  vue 
du  feu  dont  le  reflet  rougeâtre  se  ré- 
fléchissait  sur  le  mur. 

—  Votre  fils  Jean  a  été  écrasé  :  le 
mur  mitoyen  l'a  enseveli  dans  les 
flammes  avec  ses  camarades  ! 

Ainsi  criait  la  servante. 

Comme  soulevée  par  une  force  sou- 
daine, la  femme  de  Wacht  s'élance 
hors  de  son  lit;  au  même  instant  elle 


MAÎTRE    JEAN   WACHT.  25 

retomba  en  poussant  un  profond  sou- 
pir. 

Une  apoplexie  nerveuse  l'avait  frap- 
pée; elle  était  morte. 

—  Voyons  maintenant  ,  se  dirent 
les  bourgeois  de  Damberg,  comment 
maître  Wacht  supportera  son  malheur. 
Assez  souvent  il  nous  a  prêché  que 
rhomme  ne  doit  pas  se  laisser  abattre, 
même  par  les  plus  grandes  pertes  ; 
mais  qu'il  doit  toujours  tenir  la  tête 
haute,  et  opposer  à  son  malheur  la 
force  que  le  créateur  lui  a  donnée. 
Voyons  maintenant  quel  exemple  il 
nous  donnera. 

Wacht  ne  parut  point  dans  l'atelier^ 
mais  on  fut  surpris  d'y  voir  régner  la 
même  activité  qu'au  paravant,de  sorte 
qu'il  n'y  eut  pas  la  moindre  interrup- 
tion dans  les  travaux.  Les  ouvrages , 
qui  avaient  été  commencés ,  furent 
XY.  ?, 


26  CONTES    NOCTURNES. 

achevés  comme  si  nul  malheur  ne  fût 
arrivé  au  maître. 

Wacht ,  avec  un  courage  iné- 
branlable, d'un  pas  ferme,  portant 
sur  son  visage  calme  et  sérieux  toute 
la  consolation,  tout  l'espoir  que  lui 
donnait  la  foi,  avait  accompagné  au 
tombeau  les  restes  de  sa  femme  et  de 
son  fils.  —  Engelbrecht,  dit-il,  il  est 
nécessaire  maintenant  que  je  reste 
seul  avec  ma  douleur  qui  menace  de  me 
briser  le  cœur;  je  veux  me  familiariser 
avec  elle.  Je  me  retire  dans  ma  cham- 
bre pour  huit  jours  :  toi ,  frère ,  toi  mon 
actif  et  zélé  maître  ouvrier,  tu  sais 
ce  qu'il  y  a  à  faire  pendant  ce  temps. 

En  effet,  pendant  huit  jours,  maître 
Wacht  ne  quitta  pas  sa  chambre.  La 
servante  remportait  souvent  les  mets 
sans  qu'il  y  eût  touché,  et  l'on  enten- 
dait souvent  du  vestibule  cette  douce 


MAITRE    JEAN    WACHT.  27 

plainte  qui  pénétrait  l'âme  :  —  O   ma 
femme  !0  mon  Jean  ! 

Un    grand    nombre    de    ses    amis 
était   d'avis    qu'il  fallait  l'arracher    à 
la  solitude  ,  où  le  chagrin  ,  auquel  il 
s'abandonnait  sans  cesse  ,  finirait  par 
l'accabler.  jMaisEngelbrecht  leur  repli 
qua:  — Laissez-le  faire  ,  vous  ne  con- 
naissez pas  mon  Jean.   Si  le  ciel  lui  a 
envoyé  cette  dure   épreuve,  il  lui   a 
aussi  donné  la  force  de  la  surmonter 
et  toute  consolation  ne  pourrait  que 
lui  faire  mal.  Au  reste,  je  sais  fort  bien 
de  quelle  manière  il  parviendra  à  se 
vaincre. 

Engelbrecht  prononça  ces  dernières 
paroles  d'un  air  presque  rusé  ,  sans 
expUquer  ce  qu'il  voulait  dire.  Il  fallut 
donc  s'en  contenter,  et  laisser  le  mal- 
heureux Wacht  en  repos. 

Huit  jours  s'étaient  écoulés.  Le  neu- 
vième  ,    un  beau  jour  d'été  ,  à  cinq 


28  CONTES    NOCTURNES. 

heures  du  matin,  maître  Wacht  parut 
tout-à-coup  dans  la  cour  ,  au  milieu 
des  compagnons  qui  étaient  en  plein 
travail.  Les  haches,  les  scies  s'inclinè- 
rent dans  leurs  mains  ,  et  ils  s'écriè- 
rent; —  Maître  Wacht, notre  bon  maî- 
tre Wacht  ! 

Il  s'avança  au  milieu  d'eux  avec  un 
visage  serein  ,  où  les  traces  de  l'afflic- 
tion vaincue  donnaient  à  l'expression 
de  la  bonté  le  caractère  le  plus  touchant, 
et  leur  annonça  que  le  ciel  en  sa  miséri- 
corde lui  avait  envoyé  l'esprit  de  grâce 
et  de  consolation  ,  qu'il  avait  repris  sa 
force  et  qu'il  allait  se  remettre  à  ses  tra- 
vaux avec  fermeté  et  courage.  Puis  il 
se  dirigea  vers  le  bâtiment  situé  au 
milieu  de  la  cour  servant  de  dépôt 
pour  les  outils  et  où  l'on  tenait  regis- 
tre des  ouvrages  à  faire. 

Engelbrecht,  les  compagnons  ,  les 


MAITRE    JEAN    WACHT.  29 

apprentis  ,  le  suivirent  en  cortège.  En 
entrant ,  il  s'arrêta  comme  pétrifié. 

Dans  les  décombres  de  la  maison 
incendiée ,  on  avait  retrouvé  la  hache 
du  pauvre  Jean  ,  reconnaissable  à  des 
marques  certaines  ,  et  dont  le  manche 
était  à  moitié  brûlé.  Ses  camarades 
l'avaient  suspendue  au  mur  ,  en  face  de 
la  porte  ;  à  l'entour  ils  avaient  peint 
avec  un  art  assez  grossier  une  guir- 
lande de  roses  et  de  cyprès.  Au  des- 
sous de  la  guirlande  était  marqué  le 
nom  de  leur  cher  camarade ,  ainsi  que 
l'année  de  sa  naissance,  et  la  date  de  la 
malheureuse  nuit  où  il  avait  péri. 

—  Pauvre  Jean  !  s'écria  maître 
Wacht ,  en  voyant  ce  monument ,  et 
un  torrent  de  larmes  s'échappa  de  ses 
yeux  ;  pauvre  Jean  ,  c'est  pour  le  bien 
de  tes  semblables  que  tu  levas  cet  ins- 
trument pour  la  dernière  fois  :  main- 
tenant tu  reposes  dans  la  tombe,  et  tu 


3o  CONTES    NOCTURNES. 

ne  travailleras  plus  à  mes  côtés,  et  tu 
ne  m'aideras  plus  dans  mes  fatigues. 

Ensuite  maître  Wacht  fit  le  tour 
des  ouvriers ,  serrant  avec  cordialité  la 
main  de  chaque  compagnon  ,  de  cha- 
que apprenti  et  dit  :  —  Pensez  à  lui  l 
Alors  tous  retournèrent  à  leur  beso- 
gne ,  excepté  Engelbrecht  que  Wacht 
pria  de  rester  avec  lui. 

— ■  Vois ,  mon  vieux  camarade ,  lui 
dit  Wacht ,  quelle  voie  miraculeuse  la 
puissance  éternelle  a  choisie  pour  me 
faire  surmonter  ma  grande  affliction. 
Dans   le  jour  où  le    chagrin    d'avoir 
perdu  ma  femme  et  mon   fils  d'une 
manière  si  cruelle  faillit  m'accabler  , 
Dieu  m'inspira  l'idée  d'une  machine  de 
la  construction  la  plus  ingénieuse   et 
la    plus   artistement    combinée  ,   qui 
depuis  long-temps  était  l'objet  de  mes 
réflexions,  sans  que  j'eusse  pu  la  trou- 
ver jusque  là.  Regarde  ! 


MAÎTRE    JEAN   AVACHT.  3f 

Et  maître  Wacht  déroula  le  dessin 
auquel  il  avait  travaillé    pendant  ses 
derniers  jours  de  douleur.  Engelbrecht 
ne  fut  pas  moins  frappé  de  la  hardiesse 
et  de  l'originalité del'invention,  que  de 
Textréme  netteté  de  l'exécution. Le mé- 
Ccinisme  était  si  ingénieux ,  si  compli- 
qué qu'Engelbrechty  malgré  sa  grande 
expérience  ,  ne  put    d'abord  le  com- 
prendre ;  sa   joie  et  son    étonnement 
éclatèrent  avec  d'autant  plus  de  viva- 
cité ,   lorsque  Wacht  ,  lui  ayant  ex- 
pliqué jusqu'aux  moindres  détails,  il 
fut  convaincu  que  l'exécution  ne  pour- 
rait manquer  de  réussir. 


32  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE   IV. 


La  famille  de  Wacht  n'était  plus  com- 
posée que  de  deux  filles ,  mais  elle  de- 
vait bientôt  être  augmentée. 

Quelque  laborieux  ,  quelque  habile 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  33 

que  fût  Engelbrecht ,  il  n'avait  pu  réus- 
sir à  s'élever  à  cette  aisance  qui  dès 
long-temps  avait  couronné  les  entre- 
prises de  Wacht.  Le  plus  funeste  en- 
nemi de  la  vie ,  contre  lequel  toutes 
les  forces  humaines  sont  impuissantes, 
s'était  déchaîné  contre  lui  pour  le 
perdre ,  et  le  perdit  en  effet  :  c'était 
l'infirmité  du  corps.  Il  mourut,  et  lais- 
sa sa  femme  et  deux  enfans  dans  un 
état  voisin  de  la  misère.  La  femme 
retourna  dans  son  pays  ,  et  maître 
Wacht  eût  volontiers  pris  les  deux  fils , 
mais  cela  ne  pouvait  se  faire  ainsi  que 
pour  l'aîné ,  Sébastien.  C'était  un  gar- 
çon vigoureux  et  intelligent,  plein  de 
goût  pour  le  métier  de  son  père,  et  qui 
promettait  de  devenir  un  fort  bon  char- 
pentier. Wacht  espérait  que  la  raideur 
intraitable  de  son  caractère  qui  parais- 
sait quelquefois  dégénérer  en  mé- 
chanceté ,  ainsi  que  son  humeur  un 


34  CONTES    NOCTURNES. 

peu  rude,  qui  devenait  souvent  deia 
violence  .  céderaient  à  une  éducation 
conduite  avec  prudence.  Le  frère  ca- 
det, Jonathan  ,  était  en  tout  contraire 
à  l'aîné  :  c'était  un  joli  petit  enfant 
d'une  complexion  faible  ;  la  douceur 
et  la  bonté  se  peignaient  dans  ses  yeux 
bleus  ,  et  comme  il  montrait  un  es- 
prit éminent  et  un  goût  décidé  pour 
les  sciences  ,  le  sensible  docteur  en 
droit,  Théophile  Eichheimer ,  le  pre- 
mier et  le  plus  ancien  avocat  de  la 
ville ,  l'avait  pris  d^^ns  sa  maison  ,  du 
vivant  de  son  père  ,  pour  l'initier  à 
la  science  du  droit. 

C'est  ici  que  se  manifesta  un  de 
ces  invincibles  préjugés  de  Wac  ht 
dont  il  a  déjà  été  question  plus  haut. 
Wacht  portait  en  lui  l'entière  convic- 
tion que  tout  ce  que  l'on  entendait 
par  jurisprudence  n'était  qu'une  doc- 
trine artificieuse,  d'invention  humaine, 


MA.ÎTRE    JEAN    WACHT.  35 

qui  ne  servait  qu'à  embrouiller  les 
vrais  principes  du  droit  qui  sont  gra- 
vés dans  le  cœur  de  tout  homme  ver- 
tueux. S'il  ne  pouvait  condamner 
intérieurement  l'institution  des  tribu- 
naux, il  avait  rejeté  toute  sa  haine  sur 
les  avocats  qu'il  regardait  tous,  sinon 
comme  de  misérables  trompeurs  , 
du  moins  comme  des  hommes  méprisa- 
bles, qui  faisaient  un  honteux  trafic  de 
ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  et  d^  plus 
vénérable  au  monde.  On  verra  que 
Wacht,  d'ailleurs  fort  sensé,  et  qui  avait 
des  vues  si  justes  sur  toute  chose  ,  res- 
semblait en  ce  pointa  la  plus  grossière 
populace.  Si,  d'un  autre  côté  ,  il  n'a- 
cordait  aucune  pitié  ,  aucune  vertu 
aux  partisans  de  l'église  catholique  , 
s'il  se  méfiait  de  tout  catholique  ,  on 
pouvait  le  lui  pardonner  plus  facile- 
ment, vu  qu'il  s'était  nourri  à  Augs- 
bourg  des  principes  d'un  protestan- 


îte  CONTES   NOCTURNES. 

tisme  fanatique.  On  conçoit  combien 
son  cœur  dut  être  navré  lorsqu'il  vit 
le  fils  de  son  plus  fidèle  ami  entrer 
dans  une  carrière  qu'il  détestait  si  pro- 
fondément. 

Toutefois  la  volonté  du  défunt  lui 
était  sacrée ,  d'ailleurs  Jonathan  était 
trop  faible  pour  qu'on  pût  l'élever  pour 
un  métier  qui  eût  exigé  les  moindres 
forces  corporelles;  et  lorsque  le  vieux 
Théophile  Eichheimer,  dans  ses  entre- 
tiens avec  le  maître,  faisait  l'éloge  de 
la  piété  et  de  l'intelligence  du  petit 
Jonathan ,  maître  Wacht  oubliait  pour 
un  moment  l'avocat,  la  jurisprudence 
et  ses  préjugés.  Il  avait  fondé  tout  son 
espoir  sur  ce  que  Jonathan ,  qui  por- 
tait dans  son  cœur  toutes  les  vertus 
du  père,  quitterait  une  telle  profes- 
sion dès  qu'il  serait  parvenu  à  l'âge 
de  maturité,  et  en  état  de  sentir  tout 
ce  qu'elle  a  d'infâme. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  Sy 

Si  Jonathan  était  un  jeune  horame 
paisible,  studieux,  livré  à  l'étude,  Sé- 
bastien se  laissait  aller  sans  contrainte 
à  la  fougueuse  pétulance  de  son  natu- 
rel. Mais  comme  il  montrait  dans  le 
métier  toute  l'habileté  de  son  père , 
et  qu'on  n'avait  jamais  eu  à  le  repren- 
dre ni  sur  son  application,  ni  sur  la 
netteté  de  son  travail,  Wacht  attri- 
buait ses  espiègleries  ,  par  fois  un  peu 
trop  fortes,  à  l'emportement  d'une 
jeunesse  bouillante  et  impétueuse,  et 
il  les  lui  pardonnait,  espérant,  comme 
d  le  disait,  que,  dans  ses  voyages,  Sé- 
bastien userait  ses  cornes. 

Sébastien  commença  de  bonne  heure 
à  voyager,  et  maître  Wacht  n'en  reçut 
plus  de  nouvelles  jusqu'au  moment  où, 
devenu  majeur,  il  lui  réclama  de  Vienne 
son  petit  héritage  paternel.  Maître 
Wacht  le  lui  fit  remettre  jusqu'au  der- 
nier denier,   et  il  en  reçut  un  acquit 


38  CONTKS    NOCTURNES. 

qui  lui  fut  expédié  par  les  tribunaux 
autrichieijs. 

La  même  différence  de  caractère, 
qui  distinguait  les  frères  Engelbrecht, 
se  manifestait  chez  les  deux  filles  de 
Wacht,  dont  l'aînée  se  noranriait  Reltel 
et  la  cadette  Nanni. 

Il  est  à  propos  de  remarquer  que, 
selon  l'opinion  généralement  répandue 
a  Bamberg ,  le  prénom  de  Nanni  est  le 
plus  beau  et  le  plus  gracieux  qu'une 
jeune  fille  puisse  porter.  Si  donc, 
cher  lecteur,  vous  demandez  à  une  jo- 
lie enfant,  à  Bamberg: — Comment 
vous  appelez -vous,  mon  ange?  La 
belle  baissera  les  yeux  toute  confuse, 
tirera  légèrement  avec  sa  main  son 
tabher  de  soie  noire,  et  rougissant  un 
peu,  vous  répondra  à  voix  basse  avec 
une  grâce  charmante:  — Eh  mais, 
Nanni ,  monsieur  ! 

Rettel,  la  fille  aînée  de  Wacht,  était 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  39 

petite,  rondelette,  haute  en  couleurs, 
avec    (le   petits    yeux    noirs    toujours 
rians.  Quant  à    son   instruction   et  à 
toute  sa  manière  d'être,  elle  ne  s'était 
pas  élevée  au-dessus  de  sa  condition. 
Elle  jasait  avec  les  commères,  aimait 
beaucoup  la  toilette,   s'habillait  avec 
plus  de  recherche  et  de  luxe  que  de 
goût  ,    mais   son    véritable    élément  , 
l'objet   de    toutes  ses    pensées    et    de 
toute  son  activité,   c'était  la  cuisine. 
Aucune  cuisinière,  pas  même  la  plus 
expérimentée,    ne   savait   donner   un 
goût  aussi  exquis  au  civet  de  lièvre, 
aux  abattis  d'oie.  Elle  exerçait  un  em- 
pire illimité  sur  les  gelées;  sa  main 
habile  accommodait  en  perfection  les 
légumes,  tels  que  les  choux  de  Savoie, 
les  choux  verts,  un  tact  délicat  et  in- 
faillible ne  la  laissant  pas  un  moment 
indécise    sur   le  plus   ou  le  moins  de 
graisse;  et  ses  gaufres   défiaient  les 


4o  CONTES    NOCTURNES. 

productions  les  plus  parfaites  des  plus 
luxurieuses  hermès. 

Le  père  Wacht  était  fort  satisfait  du 
talent  culinaire  de  sa  fille ,  et  alla  jus- 
qu'à dire  un  jour,  qu'il  était  impossible 
que  le  prince-évêque  eût  sur  sa  table 
des  macaronis  au  jambon  plus  succu- 
lens.  La  bonne  Rettel  en  éprouva  une 
joie  si  vive  au  fond  du  cœur,  qu'elle 
fut  sur  le  point  d'envoyer  au  prince- 
évéque  un  énorme  plat  de  ces  maca- 
ronis, et  cela  un  jour  maigre.  Heureu- 
sement maître  Wacht  éventa  la  mine 
à  temps,  et  empêcha,  en  riant  de  bon 
cœur,  l'exécution  d'un  si  hardi  projet. 

La  grosse  petite  Rettel  était ,  non- 
seulement  une  fort  bonne  ménagère, 
une  cuisinière  accomplie ,  mais  en 
même  temps  la  bonté,  la  fidélité  et  la 
piété  filiale  même.  Wacht  la  chérissait 
tendrement. 

Toutefois  des  esprits  tels  que  Wacht 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  f^ï 

ont,  malgré  leur  gravité,  une  certaine 
malice  ironique,  qui  s'exerce  en  maintes 
circonstances. 

Il  était  impossible  queRettel  n'exci- 
tât pas,  par  sa  manière  d'être,  la  caus- 
ticité de  son  père,  de  sorte  que  ses 
rapports  avec  sa  fille  prenaient  souvent 
une  couleur  assez  bizarre.  Je  n'en  ci- 
terai qu'un  seul  exemple.  Dans  la  mai- 
son de  maître  Wacht  se  présenta  un 
jeune  homme  d'humeur  fort  paisible, 
joli  garçon ,  qui  avait  un  emploi  dans 
la  chambre  des  finances  du  prince-évê- 
que,  et  qui  vivait  fort  à  son  aise.  Selon 
la  loyale  coutume  allemande,  il  s'a- 
dressa au  père  pour  lui  demander  la 
main  de  sa  fille  aînée ,  et  maître  Wacht 
ne  put  faire  autrement  que  de  lui  ac- 
corder l'entrée  de  sa  maison,  afin  qu'il 
lui  fiit  loisible  de  gagner  l'affection  de 
sa  fille.  Celle-ci,  instruite  des  vues  de 
ce  jeune  homme,  le  regarda  avec  les 

XV.  /l 


f\1  CONTES    NOCTURNES. 

yeux  les  plus  rians  du  monde,  dans 
lesquels  on  lisait  distinctement: — Cher 
époux,  que  ne  puis-je  déjà  cuire  nos 
gâteaux  de  noce  ! 

Maître  Wacht  n'éprouvait  pas  la 
même  inclination  pour  l'employé  de 
i'évéque. 

Dâbord,  et  cela  s'entend,  il  était  ca- 
tholique; puis,  quand  Wacht  le  con- 
nut mieux,  il  crut  remarquer  en  lui 
quelque  chose  de  réservé,  de  caute- 
leux, qui  annonçait  un  esprit  préoc- 
cupé, et  il  eût  volontiers  éloigné  de 
sa  maison  un  amant  si  peu  de  son  goût. 
Maître  Wacht  observait  avec  beau- 
coup de  sagacité,  et  savait  tirer  parti 
de  ses  observations  avec  adresse  et 
intelligence.  C'est  ainsi  qu'il  avait  re- 
marqué que  M.  Rastner  faisait  peu  de 
cas  des  mets  bien  assaisonnés,  mais 
qu'il  faisait  honneur  à  tous  les  plats 
sans  montrer  le  moindre  goût.   Un  di- 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  l[5 

manche,  M.  Rastner  dînait  comme  à 
Tordinaire  chez  maître  Wacht;  celui- 
ci  se  mit  à  vanter  et  à  priser  avec  af- 
fectation chaque  mets  que  l'active 
Rettel  faisait  servir,  et  engagea  non- 
seulement  Rastner  à  faire  chorus  avec 
lui,  mais  lui  demanda  son  avis  sur  tel 
ou  tel  plat  en  particulier.  Rastner  as- 
sura sèchement  qu'il  était  un  homme 
fort  sobre  et  fort  modéré,  accoutumé 
dès  son  enfance  à  une  extrême  fruga- 
lité; qu'à  dîner,  une  cuillerée  de  soupe 
lui  suffisait  avec  une  tranche  de  bœuf; 
qu'à  son  soupe,  il  se  contentait  d'une 
petite  portion  d'œufs  brouillés  et  d'une 
goutte  d'eau-de-vie;  qu'au  reste,  à  six 
heures  du  soir,  un  verre  de  bière, 
qu'il  prenait  autant  que  possible  en 
plein  air,  au  sein  de  la  belle  nature, 
était  tout  son  régal.  On  peut  se  figu- 
rer quels  regards  la  petite  Rettel  lança 
au  malheureux  Rastner,    mais  ce  ne 


44  CONTES   NOCTURNES. 

fut  pas  tout.  On  servit  des  dampj- 
noudle  à  la  bavaroise,  qui  avaient  par- 
faitement levé,  et  qui  faisaient  l'orne- 
ment de  la  table ,  le  frugal  Rastner 
prit  son  couteau  et  coupa  la  dampf- 
noudle  qu'il  avait  eu  pour  sa  part , 
en  plusieurs  morceaux  avec  la  plus 
froide  indifférence.  A  cette  vue,  Ret- 
tel  sortit  précipitamment  en  jetant  des 
cris  lamentables. 

Le  lecteur  qui  ne  connaît  pas  la  ma- 
nière dont  il  faut  manger  cette  espèce 
de  pâtisserie ,  saura  qu'on  doit  la  rom- 
pre avec  la  main,  parce  que  si  on  la 
coupe,  elle  perd  tout  son  goût  et  com- 
promet l'bonneur  de  la  cuisinière. 

Depuis  ce  moment  Rettel  regarda 
le  frugal  Rastner  comme  un  homme 
affreux.  Maître  Wacht  se  garda  bien 
de  la  contredire,  et  le  terrible  icono- 
claste culinaire  perdit  pour  jamais  sa 
fiancée. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  ^5 

Si  les  diverses  nuances  du  portrait 
de  la  petite  Rettel  ont  presque  coûté 
trop  de  paroles,  quelques  traits  suffi- 
ront au  bienveillant  lecteur  pour  se 
représenter  le  visage,  la  figure,  le 
maintien,  enfin  l'image  complète  de 
la  gracieuse  Nanui. 

Dans  TAllemagne  méridionale,  sur- 
tout en  Franconie ,  et  presqu'exclusi- 
vement  dans  la  classe  bourgeoise,  on 
trouve  des  tailles  si  élégantes  ,  si 
sveltes,  des  figures  d'ange,  si  pieuses 
et  si  ravissantes ,  avec  une  expression 
de  si  douce  langueur,  des  yeux  si 
bleus,  un  sourire  si  céleste  sur  des 
lèvres  de  rose,  que  Ton  s'aperçoit  fa- 
facilement,  que  les  anciens  peintres 
n'avaient  pas  besoin  de  chercher  bien 
loin  les  originaux  de  leurs  madones. 
Tels  étaient  les  traits,  la  taille  de  la 
vierge  d'Erlangen ,  lorsque  maître 
Wacht  l'épousa;  et  Nanni  était  son 
portrait  fidèle. 


46  CONTES    NOCTURNES. 

Une  modestie  pudique,  une  dou- 
ceur exquise,  un  tact  sûr  et  fin, 
avaient  été  l'apanage  de  sa  mère. 
Nanni  moins  grave  et  moins  réservée, 
était  en  revanche  la  grâce  même;  et 
le  seul  reproche  qu'on  pouvait  lui 
faire,  c'était  une  sensibilité,  qui  dé- 
générait facilement  en  une  sensiblerie 
larmoyante,  et  qui  la  rendait  trop  im- 
pressionnable. 

Maître  Wacht  ne  pouvait  regarder 
la  chère  enfant  sans  émotion,  et  l'ai- 
mait d'une  manière  d'ordinaire  peu 
commune  aux  âmes  fortes. 

Il  se  peut  qu'il  eût  gâté,  des  les  pre- 
mières années,  ce  cœur  trop  sensible, 
et  qu'il  eût  ainsi  puissamment  contri- 
bué à  éveiller  et  à  nourrir  cette  facilité 
à  s'émouvoir  qui  lui   était  propre. 

Nanni  aimait  à  se  mettre  simple- 
ment, mais  elle  s'habillait  d'étoffes  très- 
fines,  et  suivait  des  modes  qui  dépas- 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  4? 

saient  de  beaucoup  la  sphère  de  sa 
condition.  Wachtla  laissait  faire,  parce 
que,  ainsi  vêtue,  l'aimable  enfant  était 
ravissante  de  grâce  et  de  beauté. 

Ici  je  dois  me  hâter  d'effacer  une 
image,  qui  pourrait  se  présenter  au 
lecteur  qui  s'est  trouvé  à  Bamberg  il  y 
a  longues  années  ,  et  qui  se  rappelle 
la  coiffure  affreuse  et  sans  goût,  qui 
défigurait  alors  les  plus  jolis  visages. 
Elle  consistait  en  un  bonnet  uni,  adhé- 
rent à  la  tête,  qui  ne  laissait  pas  pa- 
raître la  moindre  petite  boucle,  et  un 
ruban  noir,  pas  trop  large,  qui  col- 
lait exactement  au  front,  et  qui  al- 
lait se  joindre  par  derrière  au  bas  de 
la  nuque,  en  un  nœud  fort  grossier. 
Par  la  suite,  le  ruban  devint  plus  large, 
au  point  d'atteindre  à  la  largeur  dé- 
mesurée de  près  d'une  aune  et  demie, 
de  sorte  qu'il  fallait  le  commander 
exprès  dans  les  fabriques  et  qu'avec  la 


48  CONTES    NOCTURNES. 

doublure  de  carton  il  s'élevait  dans  les 
airs  comme  la  pomme  d'un  clocher. 
Le  nœud,  qui  par  sa  largeur,  dépas- 
sant de  beaucoup  les  épaules,  ressem- 
blait aux  ailes  déployées  d'un  aigle, 
était  attaché  précisément  au-dessus  de 
la  fossette  de  la  nuque.  Sur  les  tempes 
et  près  des  oreilles  serpentaient  de 
petites  boucles,  et  cependant  parmi 
les  Bambergeoises  il  y  avait  plus  d'une 
belle  à  qui  ce  costume  bizarre  al- 
lait assez  bien. 

C'était  un  aspect  des  plus  pittores- 
ques que  de  voir  passer  un  convoi  fu- 
nèbre, au  moment  où  il  se  mettait  en 
marche.  C'est  l'usage  à  Bamberg  de 
faire  inviter  les  bourgeois  au  convoi 
d'un  défunt,  par  la  femme  des  morts, 
comme  on  la  nomme  ,  qui ,  d'une  voix 
glapissante  crie  cette  invitation  dans 
la  rue  devant  la  maison  de  chacun  :  — 
monsieur  ou  madame  N. ,  vous  prie  de 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  49 

lui  rendre  les  derniers  honneurs;  les 
commères  et  lesjeunes  filles, qui  ont  as- 
sez rarement  occasion  de  prendre  l'air, 
ne  manquent  pas  d'accourir  en  foule, 
et  de  former  un  cortège  qui  ressemble  à 
une  armée  entière  de  noirs  corbeaux  et 
d'aigles  prêts  à  prendre  la  bruyante 
volée. 

Maitre  Wacht ,  quelque  contrarié 
qu'il  fût  de  ce  que  Jonatharv,  devait 
appartenir  à  un  état  qui  lui  était 
odieux,  ne  le  lui  fit  point  sentir,  ni 
dans  son  enfance,  ni  plus  tard  dans 
sa  jeunesse.  Au  contraire,  il  voyait  avec 
plaisir  que  lepieux  et  paisible  Jonathan 
vînt  tous  les  soirs  chez  lui,  après  avoir 
terminé  le  travail  de  la  journée  ,  pour 
passer  la  veillée  avec  ses  deux  filles  et 
la  vieille  Barbara.  D'ailleurs  Jonathan 
avait  la  plus  belle  écriture  du  monde, 
et  maitre  Wacht  qui  aimait  beaucoup 

XV.  5 


5o  CONTES    WOCTCRNES. 

une  belle  main ,  éprouva  une  vive 
satisfaction  ,  lorsque  sa  Nanni,  dont 
Jonathan  s'était  établi  de  son  plein  gré 
le  professeur  d'écriture,  commença 
peu  à  peu  à  tracer  les  caractères  avec 
la  même  élégance  que  son  maître. 

Le  soir,  maître  Wacht  était  occupé 
dans  son  cabinet;  quelquefois  il  allait 
à  la  brasserie,  où  il  trouvait  ses  collè- 
gues, ginsi  que  les  membres  du  con- 
seil, et  où  il  égayait  à  sa  manière  la 
société  par  ses  saillies  spirituelles.  Pen- 
dant ce  temps  la  vieille  Barbara  faisait 
bourdonner  son  rouet,  Rettel  achevait 
les  comptes  du  ménage,  ou  réfléchis- 
sait sur  l'assaisonnement  de  mets  nou- 
veaux, ou  bien  racontait  avec  de 
grands  éclats  de  rire,  à  la  vieille  Bar- 
bara, ce  que  les  commères  lui  avaient 
confié  pendaiit  la  journée.  Et  notre 
jeune  homme? 

—  Il  était  assis  h  une  table   près  de 


MAITRE    JEA:V    WACHT.  0  1 

Nanni,  qui  écrivait  ou  dessinait  sous 
sa  direction.  Mais  écrire  ou  dessiner 
pendant  toute  une  soirée  est  une 
chose  fort  ennuyeuse:  il  arrivait  donc 
souvent  que  Jonathan  tirât  de  sa  po- 
che un  Uvre  fort  proprement  relié,  et 
d'une  voix  douce  et  mélodieuse ,  il 
faisait  une  lecture  à  la  sentimentale 
Nanni. 

Par  le  moyen  du  vieux  Eicheimer, 
Jonathan  avait  obtenu  les  bonnes  grâ- 
ces du  jeune  docteur,  qui  nommait 
Wacht  son  vrai  Verrina.  Le  comte  de 
Koesel  était  un  bel  esprit , qui  dévorait 
nuit  et  jour  les  ouvrages  de  Goethe  et 
de  Schiller  qui  commençaient  à  s'éle- 
ver à  l'horizon  littéraire,  comme  des 
météores  lumineux  dont  l'éclat  effa- 
çait  tout.  Il  croyait  avec  raison  décou- 
vrir une  tendance  pareille  dans  le 
jeune  clerc  de  son  avocat,  et  trouvait 
un    plaisir  particulier  non-seulement 


52  COMTES    NOCTURNES. 

à  lui  prêter  ces  ouvrages ,  mais  aussi 
à  les  lire  en  commun  avec  lui. 

Mais  ce  qui  acheva  de  concilier  à  Jo- 
i^than  l'affection  du  comte ,  c'est  qu'il 
trouvait  excellens  les  vers  que  le  comte 
fabriquait  à  la  sueur  de  son  front.  Au 
reste ,  la  culture  de  Jonathan  gagna 
réellement  par  sa  liaison  avec  le  comte 
un  peu  trop  exalté  sans  doute,  mais 
qui  ne  manquait  pas  d'esprit. 

Le  lecteur  sait  maintenant  quels 
étaient  les  livres  que  Jonathan  tirait 
de  sa  poche,  et  lisait  avec  la  belle 
Nanni;  et  il  peut  juger  par  lui-même 
quelle  vive  impression  cette  espèce 
d'ouvrage  devait  faire  sur  une  jeune 
fille  organisée  comme  Nanni. 

Comme  les  larmes  de  Nanni  cou- 
laient, lorsque  l'aimable  clerc  com- 
mençait d'une  voix  triste  et  solennelle: 
—  Étoile  de  la  nuit,  etc. 

L'expérience  a  prouvé  souvent  que 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  53 

des  jeunes  gens,  qui  chantent  ensem- 
ble de  tendres  duos,  se  mettent  faci- 
lement à  la  place  des  personnages , 
et  qu'ils  regardent  ces  duos  comme 
le  texte  et  la  mélodie  de  la  vie:  de 
même  que  le  jeune  homme  qui  lit  un 
roman  passionné  à  une  jeune  fille,  de- 
vient aisément  le  héros  du  poème, 
tandis  que  la  jeune  fille  prend  peu  à 
peu  dans  ses  rêveries  le  rôle  de  son 
amante. 

Chez  des  cœurs  qui  sympathisaient 
aussi  vivement  ensemble  que  Jona- 
than et  Nanni,  il  n'eût  pas  même  été 
besoin  de  pareilles  émotions,  pour  en 
venir  à  s'aimer. 

Ces  deux  enfans  étaient  un  seul 
cœur  et  une  seule  âme.  Le  jeune 
homme  et  la  jeune  vierge  étaient  déjà 
unis  par  l'amour  le  plus  pur,  et  Wacht 
ne  se  doutait  nullement  de  cette  liai- 
son de  sa  fille  :  mais  il  devait  bientôt 
en  être  instruit. 


04  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  V. 


Par  une  application  infatigable,  et 
par  un  vrai  talent,  Jonathan  avait  fait 
en  peu  de  temps  de  si  rapides  progrés, 
qu'on  pouvait  regarder  ses  études  en 
droit  comme  achevées,    et  qu'on   le 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  55 

jugea   suffisamment   instruit  pour  le 
faire  passer  avocat. 

Un  dimanche  il  voulut  surprendre 
maître  Wacht  par  la  nouvelle  de  cet 
avancement,  qui  lui  assurait  une  po- 
sition dans  le  monde.  Mais  quel  fut 
son  effroi  lorsque  Wacht  lui  lança  un 
regard  irrité,  tel  qu'il  n'en  avait  jamais 
vu  jaillir  de  ses  yeux. 

—  Quoi!  s'écria  Wacht,  d'une  voix 
qui  fit  retentir  l'appartement,  misé- 
rable vaurien,  la  nature  t'a  refusé  les 
iPorces  du  corps,  mais  elle  t'a  richement 
orné  des  dons  les  plus  précieux  de 
l'esprit,  et  tu  veux  en  abuser  comme 
un  traître  et  un  méchant,  d'une  ma- 
nière infâme,  et  tourner  ainsi  le  cou- 
teau contre  ta  propre  mère?  Tu  veux 
trafiquer  du  droit  comme  d'une  vile 
marchandise,  sur  la  place  publique,  et 
le  peser  à  f;mx  poids  au  pauvre  paysan, 
au  citoyen  opprimé,  qui  s'est  en  vain 


56  CONTES    NOCTURNES. 

lamenté  devant  le  fauteuil  d'un  juge 
impassible,  et  prendre  pour  salaire  le 
denier  ensanglanté  que  le  pauvre  te 
présentera  baigné  de  ses  larmes? 

Tu  veux  remplir  ton  cerveau  de 
fausses  doctrines,  œuvres  mensongère» 
des  hommes,  faire  de  la  ruse  un 
métier,  et  t'engraisser  par  la  fraude ï^ 
Toute  vertu  a-t-elle  donc  abandonné 
ton  cœur? 

Ton  père — tu  t'appelles  Engelbrecht. 
Non,  quand  je  t'entends  nommer  ainsi, 
je  ne  veux  pas  croire  que  c'est  le  nom 
de  mon  camarade  Engelbrecht,  qui 
était  la  vertu  et  la  droiture  même;  je 
veux  me  figurer  que  c'est  satan,  qui 
par  un  prestige  infernal  prononce  ton 
nom  de  dessus  son  tombeau  ,  et  fascine 
les  hommes  au  point  de  faire  passer 
un  vil  apprenti  de  la  chicane  pour  le 
fils  du  brave  charpentier  Godfréed  En- 
gelbrecht.—  Sors  d'ici!  —  tu  n'es  plus 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  67 

mon  fils  adoptifî  —  tu  es  un  serpent 
que  j'arrache  de  mon  sein.  —  Je  te 
chasse  ! 

Nanni  se  jeta  aux  genoux  de  maître 
Wacht,  en  poussant  des  cris  doulou- 
reux et  déchirans. 

—  Mon  père ,  s'écria-t-elle  en  proie 
AU  plus  affreux  désespoir,  mon  père, 
si  vous  le  chassez  vous  me  chasserez 
aussi,  moi  votre  fille  chérie;  il  est  à 
moi,  c'est  mon  Jonathan,  je  ne  puis 
vivre  sans  lui  dans  le  monde! 

La  pauvre  fille  tomba  évanouie,  et 
sa  tête  frappa  la  muraille  ;  des  gouttes 
de  sang  rougirent  son  front  pur  et 
blanc.  Barbara  et  Rettel  accoururent  et 
la  portèrent  sur  un  sopha.  Jonathan 
était  resté  stupéfait,  comme  frappé  par 
la  foudre ,  et  incapable  du  plus  léger 
mouvement. 

Il  serait  difficile  de  décrire  l'émotion 
qui  se  révélait  sur  la  figure  de  Wacht. 


58  CONTES    NOCTURNES. 

Au  lieu  d'un  rouge  enflammé,  une  pâ- 
leur mortelle  couvrait  ses  traits  :  seu- 
lement dans  ses  yeux  hagards  luisait 
encore  un  feu  sombre,  la  sueur  froide 
de  la  mort  paraissait  inonder  son  front. 
Pendant  quelque  temps  il  regarda  fixe- 
ment et  en  silence  devant  lui;  enfin  sa 
poitrine  oppressée  se  soulagea,  et  il  dit 
d'un  ton  de  voix  singulier  :  —  C'était 
donc  cela!  Puis  il  marcha  à  pas  lents 
vers  la  porte,  où  il  s'arrêta,  et  se  re- 
tournant à  moitié,  il  cria  aux  femmes: 
— IN'épargnezpoint  l'eau  de  Cologne,  et 
toutes  ces  simagrées  auront  bientôt 
cessé. 

Peu  de  temps  après,  on  vit  le  maître 
sortir  précipitamment  de  la  maison  et 
s'acheminer  vers  les  montagnes. 

On  peut  se  figurer  dans  quelle  pro- 
fonde affliction  la  famille  fut  plongée. 
Rettel  et  Barbara  ne  pouvaient  conce- 
voir ce  qui  s'était  passé  de  si  épouvan- 


MAITRE    JEAN    WACHT.  ^JQ 

table,  et  leur  inquiétude  et  leur  effroi 
furent  au  comble  lorsque  le  maître  ne 
rentra  pas  pour  le  souper,  ce  qu'il  n'a- 
vait encore  jamais  fait,  et  qu'il  resta  de- 
hors jusque  fort  avant  dans  la  nuit. 

Alors  on  l'entendit  venir,  ouvrir  la 
porte  de  la  maison,  la  fermer  avec 
bruit,  monter  à  grands  pas  l'escalier, 
et  s'enfermer  dans  sa  chambre. 


6o 


COKIES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  VI. 


La  pauvre  Nanni  reprit  bientôt 
l'usage  de  ses  sens  ,  et  laissa  couler  ses 
larmes  en  silence,  mais  Jonathan  j6t 
éclater  son  désespoir  en  violentes  ex- 
plosions, et  parla  plusieurs  fois  de  se 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  6l 

brûler  la  cervelle.  Fort  heureusement 
les  pistolets  ne  sont  point  une  partie 
indispensable  du  mobilier  d'un  jeune 
avocat  sentimental,  ou,  s'ils  s'y  trou- 
vent, il  y  manque  ordinairement  la 
platine  ou  toute  autre  pièce. 

Après  que  Jonathan  eut  couru  au 
hasard  dans  quelques  rues,  comme  un 
homme  éperdu,  ses  pas  le  conduisirent 
comme  par  instinct  vers  son  noble  pa- 
tron,auquel  il  peignit  sa  peine  inouïe  au 
milieu  des  éclats  de  la  plus  farouche 
douleur.  Il  n'est  pas  besoin  d'ajouter 
que  le  jeune  avocat  amoureux  était, 
à  en  croire  son  désespoir,  le  premier 
et  le  seul  homme  sur  la  terre  à  qui 
chose  si  monstrueuse  fut  arrivée;  aussi 
accusait-il  le  destin  et  toutes  les  puis- 
sances ennemies  de  ne  s'être  conjurés 
que  contre  lui. 

Le  juge  {'écouta  tranquillement ,  et 
avec  un  certain  intérêt. 


62  COiVTES    NOCTURNES. 

—  Mon  cher  et  jeune  ami,  lui  dit-il 
en  prenant  l'avocat  avec  amitié  par  la 
main,  et  le  conduisant  vers  un  fau- 
teuil; mon  cher  et  jeune  ami,  jusqu'à 
présent  j'ai  toujours  regardé  le  maître 
charpentier  Wacht  comme  un  grand 
homme  dans  son  genre,  mais  je  vois 
aujourd'hui  que  c'est  en  même  temps 
un  grand  fou.  Les  fous  font  comme  les 
chevaux  rétifs ,  on  a  de  la  peine  à  les 
faire  tourner;  mais  une  fois  qu'on  y  est 
parvenu,  ils  trottent  gaîment  dans  le 
chemin  battu.  La  scène  fâcheuse  d'au- 
jourd'hui, malgré  la  colère  insensée  du 
vieillard,  ne  doit  point  vous  faire  re- 
noncer à  la  main  de  Nanni. 

Mais  avant  de  nous  entretenir  plus 
au  long  de  votre  délicieuse  et  roma- 
nesque intrigue,  prenons  ici  un  petit 
déjeuner.  Vous  en  avez  été  pour  votre 
dîner  chez  le  vieux  Wacht,  et  moi ,  je 
ne  dîne  qu'à  quatre  heures  au  séehof  *. 

*  château  de  plaisance  aux  euvirons  de  Bamberg  Tr. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  63 

Sur  la  petite  table  où  le  juge  et  l'avo- 
cat étaient  assis,  on  servit  un  déjeuner 
fort  appétissant. Du  jambon  de  Baïonne, 
garni  d'oignons  du  Portugal,  une  per- 
drix rouge,  des  truffes  au  vin  rouge, 
un  pâte  de  foie  d'oies  de  Strasbourg,  et 
du  beurre  aussi  jaune  et  aussi  luisant 
que  le  muguet.  Avec  cela  perlait,  dans 
une  belle  carafe  de  cristal,  un  généreux 
vin  de  Champagne  de  l'espèce  non 
mousseuse.  Le  juge,  qui  n'avait  point 
quitté  sa  serviette  au  moment  où  il 
reçut  le  jeune  avocat,  servit,  après  que 
le  valet  de  chambre  eut  promptement 
apporté  un  deuxième  couvert,  les 
plus  beaux  morceaux  à  l'amant  déses- 
péré, et  celui-ci  ne  se  laissa  pas  faire 
faute.  Quelqu'un  a  eu  l'insolence  de 
prétendre  que  l'estomac  était  au  pair 
avec  tout  le  reste  de  l'organisation  phy- 
sique et  psychique  de  l'homme.  C'est 
une  assertion  impie,  abominable;  mais 


64  CONTES    NOCTURNES. 

ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  l'esto- 
mac, en  tyran  despotique  ou  en  mys- 
tificateur ironique,  sait  souvent  faire 
triompher  sa  volonté. 

C'est  ce  qui  arriva  dans  cette  occa- 
sion. 

Car,machinalement  et  sans  y  penser, 
l'avocat  eut  avalé  en  quelques  minutes 
une  tranche  énorme  de  jambon,  exercé 
de  terribles  ravages  dans  la  garniture 
portugaise,  fait  main-basse  sur  une  per- 
drix, et  dévoré  plus  de  truffes  et  plus 
de  pâté  de  foie  d'oies  qu'il  ne  sied  à  un 
avocat  rempli  de  douleur.  De  plus,  le 
juge  et  l'avocat  trouvèrent  le  Champa- 
gne tellement  à  leur  goût,  que  le  valet 
de  chambre  fut  obligé  de  remplir  une 
seconde  fois  la  carafe  de  cristal. 

L'avocat  sentit  une  chaleur  bienfai- 
sante pénétrer  dans  tout  son  intérieur, 
et  son  désespoir  ne  le  saisissait  plus 
qu'avec  des  élancemens  extraordinai- 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  65 

res,  assez  semblables  aux  secousses 
électriques ,  douloureuses  et  agréables 
en  même  temps.  Il  fut  accessible  aux 
consolations  de  son  patron,  qui,  après 
avoir  savouré  lentement  la  dernière 
goutte  de  son  vin,  se  crut  en  position 
de  le  faire,  et  commença  ainsi  : 

—  D'abord,  mon  cher  et  bon  ami , 
vous  ne  devez  pas  être  assez  sot  pour 
croire  que  vous  êtes  le  seul  homme 
sur  la  terre  à  qui  un  père  refuse  la  main 
de  sa  belle.  Au  reste,  ceci  ne  fait  rien  du 
tout  à  l'affaire,  comme  je  vous  l'ai  déjà 
dit.  La  raison  pour  laquelle  le  vieux  fou 
vous  hait  est  si  insensée  qu'elle  ne  sau- 
rait durer,  et  que  cela  vous  paraisse 
absurde  ou  non,  je  puis  à  peine  sup- 
porter l'idée  que  tout  cela  finira  tout 
prosaïquement,  et  que  Ton  ne  dira  au- 
tre chose  de  toute  cette  aventure ,  si- 
non que  Pierre  a  demandé  la  main  de 
XV.  6 


66  CONTES    NOCTURNES. 

Marguerite,  et  que  Pierre  et  Marguerite 
sont  devenus  mari  et  femme. 

La  situation  est  d'ailleurs  neuve  et 
superbe,  puisque  la  haine  contre  l'état 
que  le  cher  fils  adoptif  a  embrassé  est 
l'unique  levier  que  puisse  mettre  en 
mouvement  l'élément  tragique  et 
choisi  de  l'action  ;  mais  venons  à  l'es- 
sentiel. Vous  êtes  poète,  mon  ami ,  et 
ceci  change  tout;  votre  amour,  vos 
souffrances  doivent  vous  apparaître 
comme  un  morceau  poétique  dans 
tout  l'état  de  la  sainte  poésie.  Vous 
entendez  les  accords  que  la  muse 
descendue  vers  vous,  fait  jaillir  de  sa 
lyre,  et  dans  un  divin  enthousiasme 
vous  recueillerez  ses  paroles  ailées  qui 
peignent  votre  amour  et  vos  souf- 
frances. Comme  poète  vous  êtes  dans 
ce  moment  l'iiomme  le  plus  heureux 
de  la  terre,  puisque  vous  êtes  blessé 
réellement  dans  le  plus  intime  de  votre 


3IA1TRE    JEATf    WACHT.  07 

être,  et  que  le  sang  de  votre  cœur 
coule  a  flots;  vous  n'avez  donc  pas  be- 
soin d'excitans  artificiels  pour  vous 
mettre  en  verve,  et  faites-y  bien  atten- 
tion ,  ces  temps  d'affliction  vous  feront 
produire  de  grandes  et  de  magnifiques 
choses. 

Je  dois  vous  faire  remarquer  que 
dans  ces  premiers  momens  un  senti- 
ment singulier  et  très-désagréable  se 
mêlera  aux  douleurs  de  votre  amour, 
sentiment  qui  ne  se  laisse  point  enca- 
drer dans  la  poésie,  mais  qui  s'éva- 
nouira bientôt:  et  afin  que  vous  me 
compreniez,  je  vous  donnerai  un 
exemple.  Un  malheureux  amant  a  été 
roué  de  coups  par  un  père  courroucé, 
et  mis  à  la  porte.  Si  la  maman  offensée 
enferme  la  fillette  dans  sa  chambre  et 
met  la  maison  sous  les  armes  pour  re- 
pousser l'assaut  de  l'amant  désespéré, 
si  même  les  poings  les  plus  plébéiens 


68  CONTES    NOCTURNES. 

ne  respectent  point  le  drap  le  plus  fin 
(  ici.  le  juge  se  mit  à  soupirer  légère- 
ment), il  faut  que  cette  prose  fer- 
mentée  d'une  misérable  trivialité  se 
soit  d'abord  évaporée,  pour  que  la  dou- 
leur poétique  se  dépose  librement  dans 
toute  sa  pureté.  On  vous  a  vertement 
tancé,  mon  cher  et  jeune  ami,  c'était 
la  prose  amère  qu'il  fallait  vaincre  ; 
vous  l'avez  vaincue,  livrez-vous  main- 
tenant tout  entier  à  la  poésie. 

Voici  les  sonnets  de  Pétrarque ,  les 
élégies  d'Ovide,  prenez,  lisez,  faites 
des  vers ,  récitez-moi  ceux  que  vous 
aurez  faits;  et  en  attendant,  ajouta  - 1- 
il  en  le  poussant  par  les  épaules,  cou- 
rez à  la  foret,  comme  il  convient  à  un 
amant. 


MA.ÎTRE    JEA-N    WACHT.  69 


« 
CHAPITRE  VU. 


Il  serait  fort  ennuyeux  de  peindre 
tout  au  long,  ce  que  firent  Nanni  et 
Jonathan  dans  leur  affliction  ;  cela  se 
trouve  dans  tout  mauvais  roman ,  et  il 
est  parfois  très-plaisant  de  voir  les  gri- 


70  CONTES    NOCTURNES. 

maces  que  fait  un  malheureux  auteur 
pour  paraître  neuf. 

Mais  ce  qui  me  paraît  fort  impor- 
tant c'est  de  suivre  Wucht  dans  la  mar^ 
che  de  ses  idées. 

Il  doit  paraître  très-digne  de  remar- 
que qu'un  homme  d'une  âme  forte  et 
puissante  telle  que  celle  de  maître  Wacht 
qui  supportaitavec  un  courage  inébran- 
lableet  une  inflexible  fermeté  ce  qui  lui 
arrivait  de  plus  affreux ,  et  ce  qui  eût 
anéanti  des  cœurs  moins  fermes,  se 
trouvât  entièrement  hors  de  lui  par  un 
accident  que  tout  autre  père  de  famille 
eût  regardé  comme  un  événement  or- 
dinaire et  facile  à  surmonter. 

Wacht  avait  appris  à  connaître  le 
cœur  féminin  d'un  côté  simple  mais 
sublime  ;  sa  propre  femme  l'avait  mis  à 
même  de  jeter  un  regard  sur  la  nature 
véritable  de  son  sexe ,  comme  dans  un 
iac  aussi  clair  qu'une  glace.  Il  connais- 


3IÀ.1TRE    JEAN    WACHT.  -J  I 

sait  le  courage  héroïque  de  la  femme. 
La  sienne,  orpheline,  avait  perdu  la 
succession  d'une  tante  immensément 
riche,  l'amour  de  tous  ses  parens;  elle 
avait  résisté  avec  un  courage  inébran- 
lable aux  cruelles  tentatives  des  prê- 
tres, qui  remplirent  sa  vie  de  tour- 
niens  et  d'amertumes,  lorsque  après 
avoir  été  élevée  dans  la  religion  catho- 
lique, elle  épousa  Wacht  qui  était  pro- 
testant, et  que,  par  suite  d'une  ardente 
couviction,  elle  eut  peu  de  temps  après 
adopté  elle-mémecettecroyance.Toutes 
ces  pensées  se  présentaient  à  l'esprit  de 
Wacht,  et  il  versa  des  larmes  brillantes 
lorsqu'ilse  rappela  avec quelleémotion 
il  avait  conduit  la  vierge  à  l'autel. 
Nanni  était  en  tout  sa  mère;  Wacht  ai- 
mait cette  enfant  avec  une  ardeur  à  la- 
quelle rien  ne  pouvait  être  comparé, 
et  cela  était  plus  que  suffisant  pour  lui 
faire  rejeter  comme  abominable  toute 


^2  CONTES    NOCTURNES. 

mesure  qui  eût  la  moindre  apparence 
de  la  violence.  Si  d'un  antre  côté  il 
repassait  toute  la  vie  de  Jonathan,  il 
était  forcé  de  s'avouer  que  toutes  les 
vertus  d'un  jeune  homme  pieux,  ap- 
pUqué,  modeste,  ne  pouvaient  pas  ai- 
sément se  trouver  réunies  avec  autant 
de  bonheur  qu'en  celui-ci,  dont  la  fi- 
gure belle  et  expressive ,  avec  des  traits 
peut-élre  un  peu  trop  délicats,  pres- 
que féminins,  dont  le  corps  petit  e 
faible,  mais  bien  pris ,  annonçaient  une 
âme  tendre  et  spirituelle;  si  de  plus  il 
songeait  que  les  deux  enfans  avaient 
toujours  été  ensemble,  qu'il  existât 
une  sympathie  manifeste  entre  leurs 
caractères,  il  ne  pouvait  concevoir, 
comment  il  n'avait  pas  pu  prévoir  ce 
qui  était  arrivé,  pour  prendre  à  temps 
les  mesures  nécessaires; — mais  il  était 
trop  tard. 

Il   marchait  au    miUeu    des    mon- 


MAÎTRE    JfAN    ^VACH^.  7^ 

tagiies  poussé  par  un-e  agitation  vio- 
lente, et  telle  qu'il  n'en  avait  jamais 
éprouvée  ;  il  ne  pouvait  parvenir  à  maî- 
triser son  trouble  et  encore  moins  à 
prendre  une  résolution.  Déjà  le  soleil 
commençait  à  baisser,  lorsqu'il  arriva 
au  village  de  Buch  :  il  entra  à  Thôtelle- 
rie,  et  se  fit  servir  quelques  mets  avec 
une  bouteille  d'excellente  bière  de 
roche. 

—  Eh,  bon  soir!  Quelle  singulière 
apparition  ,  maître  Wacht  au  joli 
village  de  Buch,  par  une  si  belle  soi- 
rée de  dimanche?  En  vérité,  j'en  croyais 
à  peine  mes  yeux.  Probablement  la 
chère  famille  est  à  la  campagne? 

C'est  ainsi  que  maître  Wacht  fut 
apostrophé  par  u!ie  voix  glapissante  et 
piaillarcle.  Ce  n'était  nul  autre  que 
M.  Picard  Leberfinck,  vernisseur  et 
doreur  de  sa  profession,  qui  interrom- 

XV.  7 


74  coirrEs  nocturnes. 

pait  ainsi  maître  Wacht  dans  ses  mé-* 
ditations. 

L'extérieur    bizarre    de  Leberfinck 
frappait   au  premier   aspect  ;   il   était 
petit,  trapu  ,   son   corps  était  un  peu 
trop  long,  et  ses  petites  jambes  ar- 
quées; une  assez  jolie  %ure,  bonne  et 
ronde,  avec  de  petites  joues  vermeilles, 
et  des  yeux  gris ,  mais  assez  vifs  et  pé- 
tillans.  Les  jours  ordinaires,  il  était, 
selon      l'ancienne     mode    française  , 
frisé  et  poudré;  mais  le  dimanche,  son^ 
accoutrement  était  remarquable  sous 
tous  les  rapports.  Il  portait  un  habit 
de  soie  rayé  de  lilas  et  de  jaune,  avec 
d'énormes  boutons  en  filigranes  d'ar- 
srent,   une  veste   brodée  en    diverses 
couleurs ,   des   culottes    de  satin  vert 
cerise,  des  bas  de  soie  à  raies  blanches 
et    bleues    très -minces,    des   souliers 
noirs  vernissés  et  luisans ,  sur  lesquels 
brillaient  de  grandes  boucles  de  stras. 


MAITRE    JEAN    ^VACHT.  7$ 

Si  Ton  joint  à  cet  extérieur  la  démarche 
élégante  d'un  maître  à  danser,  la  sou- 
plesse du  chat,  une  merveilleuse  pres- 
tesse de  jambes  qui  le  faisait  sauter 
par-dessus  un  ruisseau,  en  battant  un 
entrechat,  on  conviendra  que  le  petit 
vernisseur  était  une  créature  à  part 
Le  lecteur  le  connaîtra  bientôt  mieux. 

Maître  Wacht  ne  fut  pas  absolument 
fâché  d'être  interrompu  dans  ses  dou- 
loureuses réflexions. 

Le  vernisseur  et  doreur,  Picard  Le- 
berfinck,  était  un  grand  fat,  mais  en 
même  temps  l'ami  le  plus  fidèle  et  le 
plus  probe  du  monde,  ayant  les  senti- 
mens  les  plus  généreux ,  libéral  envers 
]  es  pauvres,  et  officieux  envers  ses  amis; 
il  ne  faisait  son  métier  qu'en  amateur, 
car  il  avait  de  l'aisance. 

Il  était  riche  même,  son  père  lui  avait 
laissé  une  belle  terre  avec  une  superbe 
cave  dans  les  rochers, qui  n'étai  t  séparée 


76  COIVTES    NOCTURNES. 

(les  possessions  de  Wacht  que  par  un 
grand  jardin. 

Maître  Wacht  ainiait  assez  cet  origi- 
nal,  a  cause  de  sa  probité,  et  parce 
qu'il  était  membre  de  la  petite  com- 
numauté  protestante  à  laquelle  on 
permettait  l'exercice  de  son  culte.  Le- 
berfinck  accepta  avec  un  empressement 
remarquable  la  proposition  de  Wacht, 
de  s'asseoir  à  côté  de  lui ,  et  de  boire 
ime  autre  bouteille  de  bière.  Leber- 
finck  lui  dit  que,  depuis  long-temps,  il 
avait  voulu  aller  voir  maître  Wacht 
dans  sa  maison,  qu'il  avait  à  lui  parler 
de  deux  choses,  dont  l'une  lui  pesait 
fortement  sur  le  cœur.  Wacht  lui  ré- 
pliqua que  Leberfinck  le  connaissait 
suffisamment  pour  savoir  qu'on  pour- 
rait lui  parler  franchement  de  quoi  que 
ce  fût.  Leberfinck  confia  donc  à  maître 
Wacht  que  le  négociant  en  vins  avait 
offert  de  lui  vendre  son  beau  jardin 


MAITRE     JEAN    WACHT.  77 

nvec  le  pavillon  qui  séparait  les  posses- 
sions (le  Wacht  et  de  Leberfinck;  qu'il 
croyait  se  rappeler  que  Wacht  avait 
manifesté  un  jour  combien  la  posses- 
sion du  jardin  lui  serait  agréable;  que 
s'il  se  présentait  dans  ce  moment  l'oc- 
casion de  satisfaire  ce  désir,  lui,  Le- 
berfinck, s'offrait  à  terminer  l'affaire. 
En  effet ,  depuis  long-temps  Wacht 
avait  souhaité  d'étendre  ses  domaines 
en  y  joignant  un  beau  jardin,  surtout 
parce  que  les  beaux  bosquets  et  les 
arbres  odorans  qui  s'élevaient  dans  ce 
jardin  avec  tout  l'éclat  d'une  végéta- 
tion vigoureuse,  avaient  constamment 
été  admiré  par  Nanni.  Dans  ce  moment 
il  lui  sembla  de  plus  que  c'était  par 
une  faveur  spéciale  du  sort ,  que  pré- 
cisément dans  un  temps  oùNanni  était 
si  profondément  affligée ,  il  s'offrait  une 
occasion  de  la  surprendre  agréable- 
ment. 


78  COUTES    JVOCTURJfÊS. 

Le  maître  régla  sur-le-champ  les 
pomts  les  plus  essentiels  avec  l'offi- 
cieux vernisseur,  qui  lui  promit  que 
dès  le  dimanche  suivant  il  pourrait  se 
promener  dans  le  jardin  comme  dans^ 
sa  propriété. 

—  Maintenant,  s'écria  maître  Wacht, 
maintenant^ami  Leberfinck,  déchargez 
votre  cœur  du  poids  qui  l'oppresse. 

Leberfinck  se  prit  à  soupirer  de  la 
manière  la  plus  lamentable,  à  faire  les 
grimaces  les  plus  singulières,  à  bara- 
gouiner des  phrases  incohérentes  et 
dont  il  était  assez  malaisé  de  deviner 
le  sens;  toutefois  maître  Wacht  com- 
prit sa  pensée,  et  lui  secoua  la  main 
en  disant  :  —  Cela  pourra  se  faire  ! 

Tout  cet  épisode  avec  Leberfinck 
avait  fait  du  bien  à  maître  Wacht.  Il 
crut  même  être  parvenu  à  prendre  une 
résolution  par  laquelle  il  voulait  com- 
battre et  même  vaincre  le  plus  grande 


MAITRE    JEAN    WACHT.  79 

le  plus  terrible  malheur  ,  qui  Teùt 
encore  frappé  ;  ce  qu'il  fît  peut  seul 
nous  apprendre  l'arrêt  qu'il  porta.  Qu'il 
me  soit  permis  de  faire  ici  une  courte 
remarque ,  qui  ne  pourrait  peut-être 
pas  trouver  sa  place  plus  tard. 

La  vieille  Barbara  s'était  glissée  au- 
près de  maître  Wacht ,  et  avait  accusé 
le  couple  amoureux  de  lire  ensemble 
<les  livres  mondains.  Le  maître  se  fit 
remettre  quelques  -  uns  des  livres  de 
Nanni ,  c'était  un  ouvrage  de  Goethe  : 
malheureusement,  on  ignore  lequel. 
Après  l'avoir  feuilleté,  il  le  remit  a  la 
vieille  ,  pour  le  replacer  à  l'endroit  ou 
elle  l'avait  pris  furtivement.  Jamais  il 
ne  lui  échappa  une  seule  parole  au  sujet 
des  lectures  de  Nanni  :  une  seule  feis, 
l'occasion  s'étant  présentée,  il  dit  à  ta- 
ble :  —  Un  esprit  extraordinaire  s'élève 
au  milieu  de  nous  autres  Allemands; 
que  Dieu  le  fasse  prospérer!  Mes  a  nuées 


8o  Car^TTES    I^OCTURNES. 

sont  passées  ,  ce  n'est  plus  de  mon  âge^ 
ni  de  mon  élat  ;  mais  toi ,  Jonathan  ,  je 
t'envie  beaucoup  de  choses  qu'appré- 
cieront les  temps  futurs  ! 

Jonathan  comprit  les  paroles  mys- 
térieuses de  Wacht  d'autant  plus  clai- 
rement que,  peu  de  jours  auparavant, 
il  avait  découvert  par  hasard  sur  le 
burean  de  Wacht,  Goetz  de  Berlichin- 
gen  caché  à  moitié  parmi  différens  pa- 
piers. La  grau. le  âme  de  Wacht  avait 
recoium  toute  l'étendue  de  ce  genre 
extraordinaire. 

J^e  jour  suivant,  la  pauvre  Nanni  lais- 
sait tomber  sa  petite  tête  comme  une 
colombe  malade.  — Qu'a  ma  chère  en- 
fant ,  dit  maitre  Wacht  de  son  ton  af- 
fectueux, qui  lui  était  propre,  et  par 
lequel  il  savait  entraîner  tous  les  cœurs. 
—  Qu'a  ma  chère  enfant ,  est-elle  ma- 
lade? Je  ne  veux  pas  le  croire  !  Tu  ne 
viens  pas  assez  souvent  au  grand  air; 


MAÎTRE    JEAPf    WACHT.  8f 

depuis  long -temps  je  désire  que  tu 
m'apportes  mon  goùler  à  l'atelier.  Viens 
aujourcrhui  :  nous  avons  à  espérer 
une  belle  soirée.  N'est-ce  pas,  Nanni, 
ma  chère,  tu  le  feras.  Tu  m'apprête- 
ras toi-même  les  tartines  de  beurre,  je 
les  trouverai  meilleures.  Puis  maître 
Waclit  prit  sa  chère  enfant  dans  ses 
bras ,  écarta  de  la  main  les  boucles  bru- 
nes de  son  front ,  l'embrassa  ,  la  serra 
sur  son  cœur ,  la  caressa  ,  enfin  il 
exerça  tout  le  pouvoir  des  manières 
affectueuses  qu'il  avait  à  sa  disposition, 
et  dont  il  connaissait  très-bien  le  char- 
me irrésistible. 

Un  torrent  de  larmes  s'échappa  des 
yeux  de  Nanni ,  et  ce  ne  fut  qu'avec 
peine  qu'elle  balbutia  ces  paroles  : 
-—  Mon  père ,  mon  père  !  —  Allons , 
allons,  dit  Wacht,  (il  était  facile  de  re- 
marquer quelque  altération  dans  le  ton 
de  sa  voix  j,  tout  peut  encore  s'arranger. 


82  CONTES    NOCTURNES. 

Huit  jours  s'étaient  écoulés.  On  pense 
bien  que  pendant  ce  temps  Jonathan 
ne  s'était  pas  montré,  et  que  le  maître 
n'avait  pas  dit  un  mot  sur  son  compte. 
Le  dimanche,  la  soupe  fumait  déjà  et 
toute  la  famille  étant  prête  à  se  mettre 
à  table ,  maître  Wacht  demanda  d'un 
air  serein  —  où  reste  donc  notre  Jona- 
than? Retteldittoutbaspourménager  la 
pauvre  Nanni.  —  Mon  père,  ne  savez- 
vous  donc  pas  ce  qui  est  arrivé  ?  Jona- 
than ne  doit-il  pas  craindre  de  paraî- 
tre à   vos  yeux  ? 

—  Voyez  le  sot  ,  dit  Wacht  d'un 
ton  rieur,  que  Christian  coure  tout  de 
suite  le  chercher.  On  peut  bien  pen- 
ser que  le  jeune  avocat  ne  manqua  pas 
de  se  présenter  aussitôt,  mais  dans  les 
premiers  momens  de  son  arrivée,  un 
nuage  orageux  semblait  planer  sur 
tous;  néanmoins  les  manières  aisées, 
l'air  content  de  Nanni,  ainsi  que  l'origi- 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  83 

nalité  de  Leberfiiick  parvinrent  à  ra- 
mener une  certaine  gaîté  qui  entretint 
la  société  en  bonne  humeur. 

—  Prenons  un  peu  Pair,  dit  maitre 
Wacht  après  le  dîner,  allons  à  mon 
atelier. 

M.  Picard  Leberfinck  s'attacha  à  des- 
sein à  la  petite  Rettel  qui  était  de  la 
meilleure  humeur  du  monde  ;  le  ga- 
lant vernisseur  s'épuisa  en  éloges  ,  et 
avoua  que  de  sa  vie  il  n'avait  fait  une 
chère  plus  délicate ,  pas  même  chez 
messieurs  les  Bénédictins  de  Bauz.  Maî- 
tre Wacht ,  un  gros  paquet  de  clefs  à 
la  main,  marchait  en  avant,  et  traversait 
à  grands  pas  la  cour  de  l'atelier.  Le 
jeune  avocat  se  trouva  tout  naturelle- 
ment dans  le  voisinage  de  Nanni.  Des 
soupirs  furtifs,  des  plaintes  d'amour 
exhalées  à  voix  basse  ,  ce  fut  tout  ce 
que  les  amans  osèrent. 

Maître  Wacht  s'arrêta  devant    tme 


84  COUTES    NOCTURNES. 

porte  nouvellement  construite ,  que 
l'on  avait  pratiquée  dans  le  mur  qui 
séparait  l'atelier  de  Wacht  du  jardin 
du  négociant. 

Il  ouvrit  la  porte  et  entra ,  en  priant 
la, famille  de  le  suivre.  Tous,  excepté 
M.  Picard  Leberfiuck  qui  ne  cessait  de 
ricaner,  ne  savaient  trop  que  penser 
de  cette  invitation.  Au  milieu  du  jardin 
était  un  pavillon  très-spacieux  ;  maître 
Wacht  l'ouvrit  aussi,  y  entra,  s'arrêta 
au  milieu  du  salon  d'cù  l'on  décou- 
vrait de  chaque  fenêtre  un  autre  site 
romantique. 

—  Je  me  trouve  ici  dans  ma  pro- 
priété, dit  maître  Wacht,  d'un  ton  qui 
annonçait  la  joie  dont  son  cœur  était 
pénétré;  ce  beau  jardin  est  à  moi,  j'ai 
voulu  qu'il  fût  à  moi ,  non  pas  pour 
accroître  mon  domaine  ,  non  pas  pour 
augmenter  la  richesse  de  mes  posses- 
sions ,  non  ,  mais  parce  que  je  sais 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  85 

qu'une  certaine  petite  personne  sou- 
iiaitait  ardemment  ces  arbres,  ces 
bocages ,  ces  parterres  parfumés. 

Nanni  se  jeta  dans  les  bras  du  vieil- 
lard, en  s'écriant:  — O  mon  père,  mon 
père,tu  déchires  mon  cœur  par  ta  dou- 
ceur, par  ta  bonté,  aie  pitié  de  moi. 

—  Silence,  silence,  dit  Wacht  en 
interompant  la  malheureuse  enfant , 
tout  peut  encore  s'arranger  d'une  ma- 
nière miraculeuse  ;  dans  ce  petit  para- 
dis on  peut  vrouver  beaucoup  de  con- 
solation. 

—  Oh  oui,  oh  oui,  s'écria  Nanni 
comme  inspirée,  ô  vous,  arbres,  boca- 
ges ,  fleurs  et  vous  montagnes  loin- 
taines, belles  et  fugitives  nuées  du 
soir ,  toute  mon  âme  respire  en  vous;  je 
me  retrouve  moi-même,  lorsque  votre 
aimable  vue  me  console. 

Nanni  s'élança  dans  le  jardin  en  bon- 
dissant comme  une  jeune  biche,  tt  le 


86  COJyXES    NOCTURNES. 

jeune  avocat,  qu'aucune  puissance  hu- 
maine n'eût  retenu  en  ce  moment,  la 
suivit  en  toute  hâte.  M.  Picard  Leber- 
finck  demanda  la  permission  de  faire 
un  tour  dans  la  nouvelle  propriété  de 
Wacht  avec  la  petite  Rettel.  Pendant 
ce  temps,  le  maître  fit  apporter  de  la 
bière  et  du  tabac  de  Hollande  sous  les 
arbres,  près  du  penchant  de  la  monta- 
gne, d'où  ses  regards  plongeaient  dans 
la  vallée,  et  d'un  air  gai  et  satisfait,  il 
soufflait  dans  les  airs  des  bouffées  de 
nuages  bleuâtres.  Le  lecteur  s'étonnera 
sans  doute  de  la  disposition  d'âme  où 
était  maître  Wacht,  et  il  ne  sait  sans 
doute  s'expliquer  comment  il  n'était 
point  parvenu  à  prendre  une  résolu- 
tion; mais  il  avait  acquis  la  conviction 
intime  que  la  puissance  éternelle  ne 
pourrait  jamais  lui  faire  éprouver  l'ef- 
froyable malheur  de  voir  sa  chère  en- 
fant unie  à  un  avocat,  espèce  d'homme 
qui  lui  semblait  tenir  du  diable. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  87 

—  Il  arrivera ,  se  disait-il ,  il  arrivera 
nécessairement  quelque  événement  qui 
rompra  cette  funeste  liaison,  ou  qui 
arrachera  Jonathan  à  l'enfer;  et  ce  se- 
rait témérité,  et  une  tentative  crimi- 
nelle et  pernicieuse  que  d'essayer  d'ar- 
rêter d'une  main  impuissante  la  roue 
du  destin. 

On  aurait  peine  à  croire  quelles  mi- 
sérables, quelles  sottes  raisons  l'homme 
se  forge  quelquefois  pour  se  persuader 
qu'il  est  possible  de  détourner  un  mal- 
heur qui  le  menace.  C'est  ainsi  qu'il  y 
avait  des  momens  où  Wacht  comptait 
que  l'arrivée  du  brutal  Sébastien,  qu'il 
se  Bgiirait  comme  un  jeune  homme  vi- 
goureux, dans  toute  la  fleur  de  la  jeu- 
nesse, au  moment  d'atteindre  à  l'âge 
viril,  produirait  un  changemeiit  dans 
l'état  actuel  des  choses.  Tl  lui  vint  à 
Tesprit  une  i<lée  tres-répandue,  quoi- 
que souvent  fausse,  qu'une  virilité  for- 


88  COA'TES    NOCTffRKES. 

tement  prononcée  imposait  trop  à  une 
femme  pour  ne  point  finir  par  la  vain- 
cre. Lorsque  le  soleil  commença  à 
baisser,  M.  Picard  Leberfinck  invita 
toute  la  famille  à  prendre  une  petite 
collation  dans  son  jardin,  qui  était 
contigu  à  celui  de  Wacht* 

Le  jardin  du  noble  vernisseur  et  do- 
reur formait  le  plus  étrange  et  le  plus 
risible  contraste  avec  la  nouvelle  pro- 
priété de  Waclit.  Il  était  si  petit  qu'on 
ne  pouvait  guère  en  priser  que  la  hau- 
teur ;  on  l'avait  aligné  à  la  manière  hol- 
laudaise,et  lesarbreset  leshaies étaient 
soigneusement  tenues  sous  le  joug  pé- 
dantesque  des  ciseaux. Les  troncs  bleu 
de  ciel,  roses  et  jaunes  des  arbres  frui- 
tiers très-élancés  qui  se  trouvaient  au 
milieu  des  parterres,  faisaient  un  mer- 
veilleux effet.  Leberfinck  les  avait  ver- 
nissés, et  avait  ainsi  embelli  la  nature, 
mais  il  y  eut  encore  bien  d'autres  sur- 


MAÎTRE    JEA?f    WACHl.  8() 

prises.  Leberfinck  pria  ces  demoiselles 
(Je  se  composer  un  boumiet,  mais  à 
mesure  qu'elles  cueillaient  les  fleurs  , 
elles  remarquèrent,  à  leur  grand  éton- 
nement,  que  les  tiges  et  les  feuilles 
étaient  dorées.  Ce  qui  était  de  plus  très- 
remarquable,  c'est  que  toutes  lesfeuilles 
qui  tombèrent  entre  les  mains  de  Ret- 
tel  avaient  la  forme  d'un  cœur. 

La  collation  dont  Leberfinck  régala 
ses  hôtes  consistait  en  gâteaux  exquis, 
en  sucreries  fines,  avec  du  vieux  vin 
du  Rhin  et  du  Muscat  délicieux. Reltel 
était  tout  extasiée  des  pâtisseries ,  et 
prétendait  qu'il  était  impossible  que  les 
sucreries,  en  partie  magnifiquement 
dorées  et  argentées,  eussent  été  fabri- 
quées à  Bamberg.  M.  Picard  Leberfinck 
lui  confia  alors  en  souriant  d'un  air  sa- 
tisfait qu'il  s'entendait  lui-même  un 
peu  en  pâtisserie  et  en  confitures ,  et 
qu'il  était  l'heureux  auteur  de  toutes 

XY.  8 


go  COTATES    Î^OCrURNÉS. 

ces  douceurs.  Peu  s'en  fallut  que  Ret' 
tel,  saisie  d'étoiinement  et  de  respect, 
ne  tombât  à  ses  pieds;  et  cependant  la 
plus  grande  surprise  lui  était  encore 
réservée. 

Dans  l'obscurité  du  soir,  M.  Picard 
Leberfinck  sut  fort  adroitement  attirer 
Rettel  au  petit  berceau.  A  peine  fut-il 
seul  avec  elle,  que,  sans  égard  pour 
ses  culottes  de  satin ,  qu'il  avait  mises 
ce  jour-là ,  il  tomba  lourdement  sur  ses 
genoux  au  milieu  de  l'herbe  humide , 
et  avec  de  bizarres  et  inintelligibles  la- 
mentations, assez  semblables  aux  élé- 
gies nocturnes  du  chat  Hinz,  il  lui  pré- 
senta un  énorme  bouquet ,  au  milieu 
duquel  éclatait  tout  épanouie  la  plus 
belle  rose  que  l'on  pût  voir. 

Rettel  fit  ce  que  chacun  fait  quand 
ïl  reçoit  un  bouquet,  elle  le  porta  à 
son  nez;  mais  dans  le  même  moment, 
elle  ressentit  une  piqûre  assez  vive.  Ef- 


MAITRE   JEAN    WACHT.  9I 

frayée,  elle  voulut  le  jeter  loiu  d'elle. 
Quel  aimable  prodige  s'était  opéré 
pendant  ce  temps!  Un  gentil  amour, 
bien  vernissé,  s'était  élancé  du  calice 
de  la  rose,  et  de  ses  deux  mains  offrait 
un  joli  cœur  enflammé  ;  à  sa  bouche 
était  suspendue  une  petite  bande  de  pa- 
pier, sur  laquelle  se  trouvaient  ces  mots 
en  français  :  «Voilà  le  cœur  de  monsieur 

a 

Picard  Leberfinck  que  je  vous  offre.  » 
—  O  doux  Jésus,  s'écria  Rettel  tout 
effrayée,  ô  doux  Jésus!  que  faites-vous, 
mon  cher  monsieur  Leberfinck,ne  vous 
mettez  donc  pas  à  genoux  devant  moi 
commedevantuneprincesse.Vos  belles 
culottes  de  satin  seront  tachées  dans 
l'herbe  humide,  et  vous,  vous  aurez 
un  rhume  de  cerveau,  contre  lequel 
une  infusion  de  sureau  avec  du  sucir 
candi  blanc  est  un  bon  remède. 

— Non,  dit  l'impétueux  amant,  non, 
ô  Marguerite!  Picard  Leberfinck  ,  qui 


92  CONTES    NOCTURNES. 

VOUS  adore ,  ne  se  lèvera  pas  de  des- 
sus cette  verdure  humide  avant  que 
vous  ne  lui  ayez  proniis  d'être  à  lui. 

—  Vous  voulez  ra'épouser,  lui  dit 
Rettel,  eh  bien,  levez- vous  hardiment. 
Parlez  à  mon  [jère,  mon  cher  petit 
M.  Leberfinck,  et  surtout  prenez  ce 
soir  quelques  tasses  d'infusion  de  su- 
reau. 

Mais  pourquoi  fatiguer  plus  long- 
tempsle  lecteur  des  propos  de  ces  deux 
êtres  si  bien  faits  l'un  pour  l'autre.  Ils 
furent  fiancés;  et  le  père  Wacht  en 
éprouva  en  lui-même  une  joie  pleine 
de  malice. 

Les  fiançailles  de  Rettel  causèrent 
quelque  mouvement  dans  la  maison  ; 
le  couple  amoureux,  lui-même  moins 
observé,  y  gagna  plus  de  liberté  ;  mais 
il  se  préparait  un  événement  extraor- 
dinaire ,  qui  devait  troubler  la  douce 
tranquiUité  dans  laquelle  ils  vivaient. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  Cf'^ 

Tout-à-coup  le  jeune  avocat  parut 
singulièrement  distrait,  et  piéoccupé 
(l'une  affaire  qui  s'était  entièrement 
emparée  de  son  esprit.  Il  commença 
même  à  visiter  plus  rarement  la  mai- 
son de  Wacht,  et  surtout  à  ne  plus 
venir  le  soir,  où  il  ne  manquait  jamais 
auparavant. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé  à  notre  Jo- 
nathan? Il  est  tout  distrait,  est  il  de- 
venu tout  autre  qu'il  n'était. 

C'est  ainsi  que  paria  maître  Wacht , 
quoiqu'il  connût  fort  bien  la  raison,  ou 
plutôt  l'événement,  qui  avait  une  in- 
fluence si  visible  sur  le  jeune  avocat. 


94  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE    VIII. 


Ilj  avait  quelques  mois  qu'une  jeune 
dame  inconnue  était  arrivée  à  Bani- 
berg.  Elle  logeait  à  l'Agneau  Blanc; 
son  domestique  (blanchi  par  l'âge)  et 


MAÎTRE    JEAIV    WACHT.  gS 

une  vieille  femme  de  chambre  compo- 
saient toute  sa  suite. 

Les  opinions  étant  partagées  à  cet 
égard.  Les  uns  prétendaient  que  c'était 
une  noble  comtesse  de  Hongrie ,  im- 
mensément riche,  que  des  dissentions 
domestiques  forçaient  à  se  retirer  pour 
le  moment  à  Bamberg  ;  d'autres  au 
contraire  en  faisaient  tout  simplement 
une  Didone  abandonnata  ;  selon  d'au- 
tres, enfin,  c'était  une  cantatrice  sans 
emploi,  qui  probablement  n'avait  pas 
de  lettres  de  recommandation  pour  le 
prince  évéque.  La  plupart  des  Bam- 
bergeois  s'accordaient  pour  regarder 
l'étrangère ,  qui ,  au  dire  de  ceux  qui 
Pavaient  vue  ,  était  d'ailleurs  d'une 
beauté  remarquable,  comme  une  per- 
sonne fort  équivoque.  Or,  on  avait  re- 
marqué que  le  vieux  serviteur  de  l'é- 
trangère s'était  glissé  sur  les  traces  de 
l'avocat,  jusqu'à  ce  qu'il  l'eut  enfin  ar- 


9^  CONTÉS    NOCTURIVÊS. 

rété  un  jour  près  de  la  fontaine  du 
marché,  ornée  d'une  statue  de  Nep- 
tune ,  que  les  bons  Bambergeois  ap- 
pellent communément  l'homme  à  la 
fourche.  Il  eut  une  conversation  fort 
longue  avec  lui.  Des  gens  curieux  qui 
ne  peuvent  rencontrer  personne  sans 
demander  avec  vivacité  :  «Où  a-t-il  été, 
où  va-t-il ,  que  fait-il?»  étaient  parvenus 
à  découvrir,  que  très-souvent,  le  jeune 
avocat  se  glissait  pendant  la  nuit  chez 
la  belle  inconnue,  et  qu'il  passait  plu- 
sieurs heures  avec  elle  :  ce  fut  bientôt 
un  bruit  général  dans  la  ville,  que  le 
jeune  avocat  s'était  laissé  prendre  dans 
les  filets  de  la  jeune  aventurière. 

11  dut  répugner  au  caractère  de 
Wacht  de  se  servir  de  cet  égarement 
apparent  du  jeune  avocat  comme  d'une 
arme  contre  la  pauvre  Nanni.  Il  aban- 
donna à  dame  Barbe  et  à  toute  sa  sé- 
quelle de  commères  le  soin  de   Tins- 


MAITRE    JEAX    WACIIT.  Q7 

truire  des  moindres  détails  avec  des 
circonstances  exagérées.  Mais  ce  qui 
acheva  de  confirmer  les  soupçons  c'est 
qu'un  jour  le  jeune  avocat  partit  à  Fiai- 
proviste  avec  la  dame,  sans  que  per- 
sonne sut  où  ils  étaient  allés. 

—  Voilà  où  mène  la  légèreté,  c'en 
est  fait  de  la  clientelle  du  jeune  avocat, 
dirent  les  gens  sensés.  Mais  ce  n'était 
point  le  cas  ;  car,  au  grand  étonnement 
<le  tout  le  monde,  le  vieux  Eicheimer 
soigna  les  affaires  de  son  fils  adoptif 
avec  la  dernière  exactitude ^  et  parut 
approuver  ses  relations  mystérieuses 
avec  la  dame  étrangère. 

Maître  Wacht  garda  le  silence  sur 
toute  cette  affaire,  et  quand  parfois 
Nanni,  ne  pouvant  plus  cacher  sa  doi^ 
leur,  s'écriait  d'une  voix  plaintive  et 
étouffée  par  ses  larmes  : — Pourquoi  Jo- 
nathan nous  at-il  abandonnés?  Maître 
Wachtdisait  d\ia  ton  de  dédain: — Les 
XV.  9 


9^  CONTES    NOCTURNES. 

avocats  n'en  font  pas  d'autres  :  qui  sait 
quelle  intrigue  lucrative  et  avanta- 
geuse pour  lui  il  a  trouvée  avec  Tétran- 
gère? 

Mais  alors  M.  Picard  Leberfinck 
avait  coutume  de  prendre  le  parti  de 
Jonathan ,  et  d'assurer  que  pour  lui 
il  était  persuadé  que  l'étrangère  était 
tout  au  moins  une  princesse  ,  qui,  dans 
une  affaire  très-délicate,  avait  eu  re- 
cours au  jeune  avocat,  déjà  renommé 
en  tous  lieux.  En  même  temps  il  dé- 
bitait un  si  grand  nombre  d'histoires 
sur  les  avocats,  qui  par  une  singulière 
sagacité,  par  une  pénétration  et  une 
habileté  extraordinaires,  avaient  dé- 
brouillé les  cartes  les  plus  compli- 
quées ,  mis  au  grand  jour  les  choses 
les  plus  secrètes,  que  maître  Wacht  le 
priait  au  nom  du  ciel  de  se  taire ,  tan- 
dis que  Nanni  se  délectait  en  son  âme 
de  tout  ce  Leberfinck  avançait,  et 
conservait  de  nouvelles  espérances. 


MAITRE    JEAN    WACHT.  99 

A  lâ  douleur  de  Nanni  se  mêlait 
quelque  peu  de  dépit ,  dans  les  instans 
où  il  ne  lui  paraissait  pas  tout-à-fait  im- 
possible que  Jonathan  pût  lui  devenir 
infidèle,  car  il  n'avait  pas  cherché  à  se 
disculper  et  il  avait  gardé  un  silence 
obstiné  sur  son  aventure. 

Quelques  mois  s'étaient  écoulés  lors- 
que le  jeune  avocat  revint  à  Baniberg, 
et  les  regards  que  lui  lança  Nanni  du- 
rent faire  présumer,  à  maître  Wacht, 
que  Jonathan  s'était  pleinement  jus- 
tifié. C'est  ici  le  lieu  de  faire  connaître 
ce  qui  s'était  passé  entre  la  dame 
étrangère  et  le  jeune  avocat. 


lOO  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE    IX. 


Le  comte  hongrois  Z.,  en  possession 
de  plus  d'un  million ,  avait  épousé  par 
pure  inclination  une  pauvre  demoi- 
selle, qui  s'attira  ainsi  la  haine  de  la 
famille  du  comte,  car  outre  sa  nais- 


MAITRE    JEAN    WACHT.  »Ol 

suiice  obscure,  elle  ne  possédait  d'au- 
tres trésors  que  sa  vertu,  et  qu'une 
beauté,  une  grâce  célestes. 

Le  comte  avait  promis  à  sa  femme 
que  par  son  testament  il  l'instituerait 
liéritière  de  toute  sa  fortune. 

Un  jour  que  des  affaires  diplomati- 
ques l'avaient  appelé  de  Paris  à  Péters- 
bourg,  et  qu'il  venait  de  retourner  à 
Vienne  où  elle  résidait,  il  lui  raconta 
que, dans  une  petite  ville,  dont  le  nom 
lui  avait  échappé,  il  avait  été  attaqué 
d'une  maladie  grave,  et  qu'il  avait  pro- 
fité des  premiers  momens  de  sa  con- 
valescence pour  faire  un  testament  en 
sa  faveur  et  le  remettre  aux  tribunaux; 
mais  à  quelques  lieues  plus  loin  il 
avait  été  saisi  d'une  nouvelle  et  plus 
forte  attaque  de  cette  maladie  maligne, 
et  le  nom  du  lieu,  du  tribunal  et  de  ce- 
lui chez  lequel  il  avait  resté,  s'était  en- 
tièrement   effacé  de   sa   mémoire.   Il 


."^ 


I02  CONTES    NOCTURNES. 

avait  aussi  perdu  le  certificat  qui  lui 
avait  été  remis  de  la  part  des  tribu- 
naux sur  la  déposition  du  testament. 
Comme  il  arrive  quelquefois,  le  comte 
différa  de  jour  en  jour  de  faire  un  nou- 
veau testament,  jusqu'à  ce  que  la  mort 
le  surprit.  Ses  parens  ne  manquèrent 
pas  de  réclamer  toute  la  succession,  de 
sorte  que  la  pauvre  comtesse  ne  con- 
serva de  tout  cet  immense  héritage 
que  quelques  cadeaux  précieux  que  le 
comte  lui  avait  faits  et  que  les  parens 
ne  pouvaientlui  enlever.  Plusieurs  noti- 
ces sur  cette  affaire  se  trouvaient  parmi 
les  papiers  du  comte;  mais  ces  noti- 
ces qui  indiquaient  qu'il  existait  un 
testament,  ne  pouvant  suppléer  au 
testament  même,  ne  furent  d'aucune 
utilité  pour  la  comtesse. 

La  comtesse  avait  consulté  plu- 
sieurs jurisconsultes  sur  cette  malheu- 
reuse affaire,  jusqu'à  ce   qu'elle  viut 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  Io3 

^nfin  à  Bamberg,  où  elle  eut  recours 
au  vieux  Eicheimer;  celui-ci  l'adressa 
au  jeune  Engelbrecht;  qui  moins  oc- 
cupé, doué  d'une  singulière  perspica- 
cité et  plein  de  zèle,  pourrait  peut- 
être  tlécouvrir  les  traces  du  malheureux 
testament,  ou  établir  quelque  autre 
preuve  ingénieuse  pour  en  démontrer 
l'existence  réelle. 

I.e  jeune  avocat  commença  par  re- 
qtiérir,  de  la  part  de  l'autorité  compé- 
tente, une  nouvelle  et  exacte  recher- 
<:he  parmi  les  papiers  du  comte  laissés 
au  château.  Il  s'y  rendit  lui-même  avec 
la  comtesse,  et  sous  les  yeux  des  ma- 
gistrats se  trouva  dans  uhl-  armoire  de 
noyer,  à  laquelle  on  n'avait  pas  fait  at- 
tention jusqu'alors,  un  vieux  porte- 
feuille, qui  à  la  vérité  ne  contenait  pas 
le  reçu  des  tribunaux,  mais  un  pnpier, 
qui  devait  être  de  la  plus  grande  im- 
portance pour  le  jeune  avocat. 


Ï04  COÎÎTES    IVOCrURNÊS, 

Ce  papier  renfermait  Texacle  des- 
cription jusqu'au  moindre  détail  des 
circonstances  dans  lesquelles  le  Comte 
avait  testé  en  faveur  de  son  épouse,  et 
du  lieu  où  il  avait  remis  le  testament 
aux  tribunaux.  Son  voyage  diplomati- 
que de  Paris  à  Pétersbourg  avait  amené 
le  comte  à  Rœnigsberg  en  Prusse ,  où 
il  avait  trouvé  par  hasard  quelques 
gentilshommes  de  la  Prusse  orientale, 
qu'il  avait  autrefois  rencontrés  en  Italie, 
Malgré  la  hâte  avec  laquelle  le  comte 
voyageait  y  il  s'était  laissé  entraîner  à 
faire  une  petite  excursion  dans  la 
Prusse  orientale,  parce  que  cette  con- 
trée abonde  en  gibier,  et  que  le  comte 
était  un  chasseur  passionné.  Il  indi- 
quait les  villes  de  Wehlau ,  Allenbourg, 
Friedland,  où  il  avait  été.  Il  s'éjait  pro- 
posé de  partir  immédiatement  pour  la 
frontière  de  la  Russie,  sans  retourner 
à  Rœnigsberg. 


MAITRE    JEAX    WACHT.  lOJ 

Mais  dans  un  bourg,  dont  le  comte 
dépeignait  l'extérieur  comme  très-mi- 
sérable, il  fut  attaqué  subitement  de 
la  maladie  nerveuse,  qui  pendant  plu- 
sieurs jours  le  priva  de  l'usage  de  tous 
ses   sens.  Heureusement  il  se  trouva 
dans  cette  ville  un  jeune  et  habile  mé- 
decin ,  qui  opposa  au  mal  une  résis- 
tance   si    vigoureuse ,    que    non-seu- 
lement le   comte   revint  à  lui,   mais 
qu'il    fut   en    état   de   continuer  son 
voyage.  Cependant  c'était  une  pénible 
pensée  pour  lui,  que  l'idée  qu'une  se- 
conde attaque  pourrait  le  tuer  en  route 
et  plonger   son  épouse  dans  la  plus 
profonde  misère.  A  son  grand  étonne- 
ment   il   apprit    du    médecin    que    le 
bourg,  malgré  son  peu  d'étendue  et 
son  aspect  misérable ,  était  néanmoins 
le  siège  d'une  cour  de  justice,  et  qu'il 
pouvait  y  déposer  son  testament,  avec 
toutes  les  formalités,  dès  qu'il  serait 


îo6  CONTES    NOCTURNES. 

parvenu  à  prouver  l'identité  de  sa  per- 
sonne, mais  c'était  là  le  point  difficile, 
car,  qui  connaissait  le  comte  dans  le 
pays? Le  hasard  voulut  qu'au  moment 
ou  le  comte  descendit  de  voiture  dans 
la  petite  ville ,  il  se  trouva  sous  la  porte 
de  l'auberge  uu  vieil  invalide  d'environ 
quatre-vingts  ans,  qui  demeurait  dans 
un  village  voisin,  gagnait  sa  vie  à  tres- 
ser des  paniers ,  et  qui  ne  venait  que 
rarement  à  la  ville.  Dans  sa  jeunesse, il 
avait  servi  dans  l'armée  autrichienne, 
jet  avait  été  pendant  quinze  ans  palefre- 
nier chez  le  père  du  comte.  Au  pre- 
mier aspect,  il  se  rappela  le  fils  de  son 
maître,  et  lui  et  sa  femme  devinrent 
les  témoins  de  l'identité  du  comte.  Le 
jeune  avocat  s'occupa  aussitôt  de  dé- 
couvrir les  traces  de  l'endroit  où  le 
comte  était  tombé  malade. 

Il  se  rendit  avec  la  comtesse  dans 
la   Prusse   orientale ,  pour  y   décou- 


MAITRE    JEA.N    WACHT.  I07 

vrir,  s*il  était  possible,  en  examinant 
les  registres  des  postes,  la  route  que 
le  comte  avait  suivie.  Après  beaucoup 
de  peines  inutile.^  il  apprit  seulement 
que  le  comte  avait  pris  des  chevaux 
de  poste  à  Eylau  pour  aller  à  Allen- 
bourg.  Au-  delà  d'x\llenbourg  on  per- 
dit ses  traces,  cependant  il  était  hors 
de  doute  que  le  comte  avait  pris  par 
la  Lithuanie  prussienne  pour  se  ren- 
dre en  Russie ,  et  la  chose  était  d'au- 
tant plus  certaine  qu'à  Tilsitt  on  avait 
enregistré  l'arrivée  et  le  départ  du 
comte.  A  partir  de  Tilsitt  on  per- 
dit de  nouveau  ses  traces;  toutefois  il 
sembla  au  jeune  avocat  que  c'était  sur 
la  petite  pente  d'Allenbourg  à  Tilsitt 
qu'il  fallait  chercher  la  solution  de  l'é- 
nigme. 

Tout  chagrin  et  plein  de  soucis,  il 
arriva  par  une  soirée  pluvieuse  avec  la 
comtesse  dans  la  petite  ville  dinster- 


I05  CONTES    NOCTURNES. 

bourg.  Là  il  fut  saisi  d'un  singulier 
pressentiment  en  entrant  dans  les  mi- 
sérables chambres  de  l'auberge;  il  lui 
sembla  qu'elles  lui  étaient  aussi  con- 
nues que  s'il  était  déjà  venu  en  ce  lieu 
ou  qu'on  le  lui  eût  dépeint  dans  le  plus 
grand  détail.  La  comtesse  se  retira  dans 
sa  chambre  à  coucher,  et  le  jeune  avo- 
cat ne  put  dormir  tant  l'inquiétude  l'a- 
gitait. Lorsque  le  soleil  du  malin 
éclaira  sa  chambre,  ses  regards  tom- 
bèrent sur  une  tapisserie  placée  dans 
un  coin  de  la  chambre,  il  s'aperçut 
que  la  couleur  bleue,  dont  la  chambre 
était  badigeonnée,  s'était  détachée  sur 
une  grande  étendue  où  l'on  avait  bar- 
bouillé toutes  sortes  de  figures  hideu- 
ses, en  guise  d'arabesques  dans  le  goût 
des  tatouages  de  la  Nouvelle-Zélande. 
IjC  jeune  avocat,  transporté  de  joie 
et  comme  hors  de  lui,  s'élança  du  lit; 
il  se  trouvait  dans  la  chambre  où  le 


MAITRE    JEA?î    WACHT.  I  09 

comte  V*  avait  fait  le  testament  fatal. 
La  description  s'accordait  trop  bien 
avec  les  lieux;  il  n'y  avait  plus  à  en 
douter. 

A  quoi  bon  fatiguer  le  lecteur  d'une 
foule  de  petitescirconstances  quitoutes 
se  confirmèrent  successivement;  il  suf- 
firade  dire  qu'Insterbourg  était,  comme 
il  l'est   encore  aujourd'hui,   le  siège 
d'un  tribunal  supérieur  prussien  ap- 
pelé  alors    tribunal   de    la   cour.   Le 
jeune  avocat  se  rendit  aussitôt  avec  la 
comtesse  chez  le  président;  moyennant 
les  papiers,  expédiés  dans  les  formes 
les  plus  authentiques,  qu'il  avait  ap- 
portés avec  lui,  la  légitimation  de  la 
comtesse  fut  complètement  établie ,  et 
la   publication   du   testament  admise 
comme  imprescriptible;  la  comtesse, 
qui  était  partie  de  son  pays  dans  la  mi- 
sère et  l'affliction,  y  retourna  en  pos- 
session de  tous  les  droits  qu'un  destin 
ennemi  avait  voulu  lui  enlever. 


I  I O  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  X. 


L'avocat  parut  aux  yeux  de  Nanni 
comme  un  héros  qui  avait  défendu 
victorieusement  l'innocence  en  butte 
à  la  méchanceté  des  hommes. 

Leberfinck  se  répandit  également 
en  éloges  exagérés ,  admirant  la  péné- 


MAITRE    JEAN    WACHT.  1  I  I 

tration  et  Tactivité  dii  jeune  avocat. 
Maître  Wacht  lui-même  loua  avec 
quelque  chaleur  l'habileté  de  Jonathan, 
quoiqu'il  n'eut  fait  qu'accomplir  son 
devoir,  et  que  lui,  maître  Wacht,  pen- 
sât que  des  voies  plus  courtes  auraient 
pu  conduire  au  mcme  résultat. 

—  Je  regarde  cet  événement,  dit 
Jonathan,  comme  l'étoile  du  bonheur 
qui  s'est  levée  sur  ma  vie.  L'affaire  a 
fait  du  bruit.  Tous  les  grands  de  la 
Hongrie  étaient  en  mouvement.  Mon 
nom  est  connu ,  et  ce  qui  n'est  pas  le 
plus  fâcheux  de  l'affaire ,  c'est  que  la 
comtesse  a  été  assez  généreuse  pour  me 
faire  un  cadeau  de  dix  mille  écus  de 
Brabant. 

Pendant  tout  le  récit  du  jeune  avo- 
cat, un  jeu  fort  extraordinaire  s'était 
prononcé  dans  la  figure  de  Wacht , 
qui  exprima  le  plus  profond  dépit. 

Enfin  iléclata  :  — Quoi  !  dit-il  lesyeux 


I  1  2  CONTES    NOCTURNES. 

enflammés  et  rrune  voix  terrible,  ne 
Tai-je  pas  dit.  Tu  as  vendu  le  bon 
droit  et  la  justice;  la  comtesse  pour 
se  faire  restituer  son  héritage,  par  des 
parens  trompeurs,  a  été  obligée  de 
sacrifier  à  Mammon;  quelle  honte! 

Les  raisonnemens  les  plus  sensés  de 
l'avocat  et  des  autres  personnes  qui 
étaient  présentes  furent  inutiles,  quoi- 
que pendant  une  seconde  il  parût  cé- 
der à  la  remarque  qu'on  lui  fit,  que 
probablement  jamais  personne  n'avait 
offert  un  cadeau  de  meilleur  gré  que 
la  comtesse  au  moment  de  la  décision 
de  son  procès,  et  que  si  le  gain  et  les 
honoraires  n'avaient  pas  été  plus  consi- 
dérables ce  n'avait  été  que  par  la  faute 
du  jeune  avocat  lui-même,  comme  Le- 
berfinck  prétendait  très-bien  le  savoir. 
Maître  Wacht  s'en  tint  à  ce  qu'il  avait 
dit ,  et  en  même  temps  il  revint  à  son 
ancien  et  opiniâtre  dicton  :  Dès  qu'il 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  Jl3 

est  question  de  droit,  il  ne  peut  être 
question  d'argent. 

—  Il  est  vrai ,  continua  Wacht  quel- 
que temps  après  avec  plus  de  calme, 
il  est  vrai  que  cette  affaire  présente 
plusieurs  circonstances  qui  peuvent 
bien  t'excuser,  et  qui  ont  pu  t'inspirer 
un  vil  désir  de  gain,  mais  fais-moi  le 
plaisir  de  garder  le  silence  sur  la  com 
tesse,  sur  le  testament  et  les  dix  mille 
écus;  sans  cela  il  pourrait  quelquefois 
me  venir  à  l'idée  que  tu  es  indigne  de 
la  place  que  tu  occupes  là-bas  à  ma 
table. 

—  Vous  êtes  bien  dur,  bien  injuste 
envers  moi,  mon  père,  dit  le  jeune 
avocat  d'une  voix  tremblante  de  dou- 
leur. Nanni  pleurait  en  silence,  et  Le- 
berfinck,en  homme  adroit  et  social,  se 
hâta  de  faire  tomber  la  conversation 
sur  les  nouvelles  dorures  faites  à  Saint 
Gangolph. 

XV.  lO 


Il4  COlfTES    TfOCTURITES. 


CHAPITRE  XZ. 


On  se  figure  aisément  la  contrainte 
dans  laquelle  vécut  désormais  la  fa- 
mille Wacht.  Qu'étaient  devenues  la 
liberté  de  la  conversation ,  et  la  gaîté 
qui  y  régnaient  autrefois  ?  Un  chagrin 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  Il5 

mortel  rongeait  lentement  le  cœur  de 
Wacht,  et  ou  lisait  sa  douleur  sur  son 
visage. 

On  n'avait  pas  reçu  la  moindre  nou- 
velle de  Sébastien  Engelbrecht,  et  ainsi 
paraissait  s'éteindre  la  dernière  lueur 
d'espoir  de  maître  Wacbt. 

Le  chef  d'atelier  de  Wacht,  nommé 
André,  était  un  homme  fidèle,  probe 
et  simple,  qui  avait  pour  lui  un  atta- 
chement sans  pareil. 

—  Maître,  lui  dit-il  un  matin,  tan- 
dis qu'ils  prenaient  ensemble  la  me- 
sure de  quelque  solives;  maître,  je  ne 
puis  le  supporter  plus  long-temps,  cela 
me  fend  le  cœur  de  vous  voir  ainsi 
souffrir!  mademoiselle  Nanni  !  le  pau- 
vre monsieur  Jonathan! 

Maître  Wacht  jeta  rapidement  le 
paquet  de  cordes ,  s'avança  vers  André 
et  le  saisissant  à  la  gorge  :  —  S'il  était 
en  ton  pouvoir,  s'écria -t- il,  d'arracher 


Il6  CONTES    NOCTURNES. 

de  ce  cœur  la  conviction  de  ce  qui  est 
vrai  et  juste,  telle  que  la  puissance  éter- 
nelle l'y  a  gravée  en  traits  de  flammes, 
alors  peut-être  pourrais-tu  me  faire 
changer  d'avis. 

André  qui  n'était  pas  homme  à  s'en- 
gager dans  de  pareilles  discussions  avec 
maître  Wacht ,  se  gratta  l'oreille,  et 
dit  en  souriant  avec  quelque  embar- 
ras que  probablement  la  visite  que 
certain  grand  seigneur  allait  faire  à 
l'atelier,  ne  serait  pas  non  plus  d'un 
grand  effet.  Maître  Wacht  s'aperçut  à 
l'instant  qu'on  s'était  concerté  pour  un 
assaut  contre  lui,  qui  très-vraisembla- 
blement serait  dirigé  par  le  comte  de 
Roesel. 

Au  coup  sonnant  de  neuf  heures, 
Nanni,  que  suivait  la  vieille  Barbara 
avec  le  déjeuner,  vint  à  l'atelier.  Wacht 
ne  vit  pas  Nanni  avec  plaisir;  elle  ne 
venait  pas  ordinairement ,  et  sa  pré- 


3IA1TRE    JEA^'    WACHT.  II7 

sence  trahissait  suffisamment  le  projet 
qu'on  avait  arrêté. 

En  effet,  bientôt  parut  M.  le  juge, 
peigné  et  léché  comme  une  poupée. 
Immédiatement  après  lui  venait  le  do- 
reur et  vernisseur  Picard  Leberfinck, 
habillé  de  toutes  sortes  de  couleurs 
tranchantes,  et  assez  semblable  à  un 
scarabée  de  mai.  Wacht  fit  semblant 
d'être  charmé  de  cette  visite,  à  laquelle 
il  se  hâta  de  donner  pour  motif,  que 
sans  doute  M.  le  juge  désirait  voir  ses 
nouveaux  modèles. 

En  effet  maître  Wacht  se  sentait  la 
plus  grande  aversion  pour  les  longs 
sermons,  que  sans  doute  il  allait  lui 
faire  et  en  pure  perte ,  dans  l'in- 
tention d'ébranler  sa  résolution  re- 
lativement à  Nanni  et  a  Jonathan. 
Le  hasard  le  sauva.  Au  moment 
ou  le  juge,  l'avocat  et  Leberfinck  se 


Îl8  CONTES    NOCTURNES. 

trouvaient  l'un  auprès  de  l'autre  et 
que  déjà  le  premier  commençait  à  dé- 
biter des  phrases  élégantes  sur  les  plus 
douces  relations  de  la  vie ,  il  arriva 
que  le  gros  Hans  cria  :  —  Poussez  la 
poutre  par  là ,  et  que  de  son  côté  le 
grand  Peters  poussa  avec  tant  de  vi- 
gueur ,  que  le  juge  reçut  un  coup  vio- 
lent à  l'épaule  et  tomba  sur  Picard; 
celui-ci  alla  rebondir  contre  le  jeune 
avocat,  et  en  un  clin-d'œil  tous  les 
trois  disparurent  dans  un  tas  immense 
de  copeaux  et  de  sciures  de  bois  qui  se 
trouvait  derrière  eux. 

Les  malheureux  y  furent  tellement 
enfouis  qu'on  ne  vit  plus  que  quatre 
pieds  noirs  et  deux  jambes  couleur  de 
chamois ,  couleur  des  bas  de  cérémo- 
nie de  M.  Picard  Leberfinck.  Les  com- 
pagnons/ et  les  apprentis  ne  purent 
s*empécher  de  s'abandonner  à  de 
grands  éclats  de  rire,  quoique  maître 


MAITRE    JEAN    WACHT.  J  IQ 

Wacht  leur  commandât  de  se  taire  et 
de  garder  leur  sérieux. 

M.  le  juge  était  le  plus  horriblement 
défiguré;  les  copeaux  s'étaient  insinués 
dans  tous  les  plis  de  son  habit  et  même 
dans  les  boucles  de  son  élégante  coif- 
fure :  il  s'enfuit  tout  honteux,  comme 
emporté  par  les  vents,  et  l'avocat  le  sui- 
vit à  la  piste.Il  n'y  eut  que  Picard  Leber^ 
finck  qui  resta  gai  et  de  belle  humeur, 
quoiqu'il  fût  hors  de  doute,  qu'il  ne 
pourrait  plus  mettre  ses  bas  couleur  de 
chamois;  car  les  copeaux  funestes  en 
avaient  totalement  déchiré  les  coins 
magnifiques.  C'est  ainsi  qu'un  incident 
risible  déjoua  l'assaut  que  Ton  allait 
tenter  contre  Wacht. 

Le  maître  ne  se  doutait  guère  de 
révénement  affreux  qui  devait  le  frap- 
per le  même  jour. 

Il  venait  de  terminer  son  dîner  et 
descendait  l'escalier  pour  retourner  à 


Î50  COIVTES    NOCTURNES. 

l'atelier.  Dans  ce  moment ,  il  entendit 
devant  la  maison  une  voix  brutale  qui 
disait  :  — Holà  !  n'est-ce  pas  ici  que  de- 
meure ce  vieux  scélérat,  ce  coquin  de 
Wacht?  Une  voix  lui  répondit  dans  la 
rue  :  — Ge  n'est  pas  un  vieux  coquin  qui 
demeure  ici;  c'est  la  maison  de  l'hon- 
nête bourgeois  et  maître  charpentier, 
maître  Jean  Wacht. 

Au  même  moment ,  la  porte  de  la 
maison  fut  enfoncée  d'un  coup  violent, 
et  un  homme  grand  et  vigoureux  et 
d'un  air  féroce  se  trouva  en  face  du 
maître.  Ses  cheveux  noirs  se  dressaient 
à  travers  les  trous  de  son  bonnet  mi- 
litaire, et  la  blouse  qui  tombait  en 
lambeaux  ne  pouvait  cacher  toutes  les 
parties  de  son  corps  nu  et  souillé  de 
fange.  Il  avait  à  ses  pieds  des  souliers 
de  soldat,  et  les  sillons  bleuâtres  tracés 
sur  ses  chevilles,  indiquaient  la  mar- 
que des  chaînes  qu'il  avait  portées. 


MAITRE    JEAiV    WACHT.  12  1 

—  Oh  !  oh  !  s'écria-t-iî ,  sans  doute 
vous  ne  me  connaissez  plus?  Vous  ne 
connaissez  plus  Sébastien  Engelbrecht , 
auquel  vous  avez  volé  sa  succession 
paternelle? 

Maître  Wacht  s'avança  d'un  pas  vers 
lui,  avec  l'air  imposant  qui  lui  était 
propre  ,  et  leva  involontairement  son 
bras  armé  d'une  canne ,  on  eût  dit  que 
la  foudre  venait  de  frapper  l'étranger 
féroce  :  il  recula  en  chancelant  de 
quelques  pas ,  puis  levant  le  poing  d'un 
air  menaçant,  il  s'écria  :  —  Je  sais  où 
est  l'héritage  qui  nie  revient,  je  saurai 
bienrnele  procurer  malgré  toi,  vieux 
pécheur  que  tu  es  ! 

Il  descendit  le  Caulberg  avec  la  ra- 
pidité de  la  flèche;  la  populace  le  sui- 
vit. 

Maîlie  Wacht  resta  quelque  temps 
immobile  dans  le  vestibule  :  à  la  voix 
de  Nanni   qui    s'écria   avec    frayeur  : 

XV.  J  I 


125  CONTES    NOCTURNES. 

—  Au  nom  du  ciel,  mon  père  !  c  etak 
Sébastien.  Il  entra  en  chancelant 
tlans  sa  chambre,  se  laissa  tomber 
tout  épuisé  sur  un  fauteuil,  et  se  cou- 
vrant le  visage  des  deux  mains ,  i! 
s'écria  d'une  voix  déchirante  :  —  Misé- 
ricorde éternelle  du  ciel,  c'est  Sébas- 
tien Engelbrecht  î  Un  grand  bruit  se  fit 
entendre  dans  la  rue,  le  peuple  des- 
cendit rapidement  le  Caulberg ,  et  dans 
le  lointain  quelques  voix  criaient  :  — 
Au  meurtre!  —  au  meurtre! 

Le^  plus  affreux  pressenti  mens  s'em- 
parèrent de  Wacht  ;  il  courut  vers  la 
demeure  de  Jonathan ,  qui  était  située 
précisément  aux  pieds  de  la  mon- 
tagne. 

Une  troupe  épaisse  de  peuple  sV 
gitait  devant  lui,  et  il  aperçut  Sé- 
bastien se  débattant  comme  une  béte 
féroce.  Les  gardes  venaient  de  le  ter- 


MAITRE    JEAN    WACHT.  ItîS 

tasser  et  de  s'en  rendre  maîtres;  ils 
l'emmenaient  pieds  et  poings  liés. 

—  Jésus  !  Jésus  !  Sébastien  a  assas- 
siné son  frère  !  Ainsi  se  lamentait  le 
peuple,  qui  se  pressait  en  sortant  de 
la  maison.  Maître  Wacht  écarta  la 
foule,  et  trouva  le  pauvre  Jonathan 
entre  les  mains  des  médecins,  qui  s'ef- 
forçaient de  le  rappeler  à  la  vie.  Trois 
coups  de  poing  portés  sur  la  tête  avec 
toute  la  force  d'un  homme  vigoureux, 
faisaient  craindre  pour  ses  jours. 

Nanni  avait    tout    appris   par    des 
amies  officieuses ,  comme  cela  arrive 
d'ordinaire.  Elle  avait   couru  vers  la 
demeure  de  son  amant ,  et  elle  arriva 
dans  le  moment  où  le  jeune  avocat , 
grâce  à  la  naphte  qu'on  lui  avait  pro- 
diguée, venait  de  rouvrir  les  yeux,  et 
où  les  chirurgiens  parlaient  de  le  tré- 
paner; on  peut  facilement  se  figurer 
son  désespoir. 


I 


1^4  CONTES    NOCTURNES. 

Nanni  était  désolée  ;  Rettel ,  malgr 
ses  fiançailles  ,  plongée  dans  l'afflic- 
tion ,  et  Picard  Leberlinclt  assurait , 
en  laissant  couler  des  larmes  de  dou- 
leur le  long  de  ses  joues  ,  que  Dieu 
devait  être  en  aide  à  celui  sur  la  tête 
duquel  tombait  un  poing  de  char- 
pentier; que  la  perte  du  jeune  Jona- 
than était  irréparable ,  mais  que 
du  reste ,  le  vernis  de  son  cercueil 
n'aurait  point  son  pareil  pour  le  noir 
et  pour  l'éclat,  et  que  la  dorure  des 
têtes  de  morts  et  des  emblèmes  serait 
au-dessus  de  toute  comparaison. 


MAITRE    JEAN    WACHT.  l'it 


CHAPITRE  Zn. 


On  sut  que  Sébastien  s'était  échappé 
d'une  troupe  de  vagabonds  que  des 
soldats  bavarois  conduisaient  par  le 
territoire  de  Bamberg ,  et  qu'il  était 
entré  en  courant  dans  la  ville  .  pour 


126  CONTES   NOCTURNES. 

exécuter  un  projet  insensé  qu'il  avait 
formé  depuis  long-temps.  Ce  n'était 
point  un  malfaiteur  vil  et  corrompu  , 
mais  sa  vie  avait  été  celle  d'un  homme 
léger,  qui,  malgré  les  dons  les  plus 
précieux  que  lui  a  prodigués  la  na- 
ture, se  laisse  aller  à  toutes  les  séduc- 
tions du  mal,  jusqu'à  ce  que,  parvenu 
au  dernier  degré  du  vice,  il  tombe 
dans  la  misère  et  dans  la  honte. 

En  Saxe  ,  il  était  tombé  entre  les 
mains  d'un  saltimbanque  qui  lui  avait 
fait  croire  que  maître  Wacht  avait  dé- 
tourné une  partie  considérable  de  sa 
succession  paternelle  au  profit  de  son 
frère  Jonathan,  auquel  il  avait  promis 
sa  fille  en  mariage.  Apparemment,  ce 
vieux  fourbe  avait  fabriqué  ce  conte 
d'après  plusieurs  propos  de  Sébastien  ; 
et  l'on  sait  déjà  comment  Sébastien 
voulut  se  faire  justice  lui-même.  Im- 
méfliatement  après  avoir  quitté  maître 


Maître  jean  wacht.  127 

Wacht  ,  il  s'était  précipité  clans  la 
chambre  de  Jonathan ,  où  celui-ci,  as- 
sis devant  son  bureau ,  était  occupé 
à  régler  un  mémoire  et  à  compter  des 
rouleaux  d'argent  ,  entassés  devant 
lui. 

Le  clerc  était  assis  dans  l'autre  coin 
de  la  chambre. 

—  Ah,  misérable  !  s'écrie  Sébastien 
avec  fureur,  te  voilà  assez  près  de  ton 
trésor,  tu  comptes  ce  que  lu  m'as  volé. 
Allons,  rends-moi  ce  que  ce  vieux  co- 
quin m'a  enlevé  pour  te  le  donner , 
démon  avare  et  luxurieux  !  Sébastien 
se  jeta  sur  lui,  et  Jonathan  avança  les 
deux  mains  pour  se  défendre  ,  en 
criant  :  —  Mon  frère  !  au  nom  de  Dieu  : 
mon  frère  !  Mais  Sébastien  lui  lança 
plusieurs  coups  avec  le  poing  fermé, 
et  Jonathan  tomba  sans  connaissance; 
puis  Sébastien  s'empara  de  quelques 


laS  CONTES    ProCTURIVKS. 

rouleaux  d'argent  et  voulut  s'enfuir , 
ce  qui  ne  lui  réussit  pas. 

Il  se  trouva,  par  bonheur,  qu'au- 
cune des  blessures  de  Jonathan  ,  qui 
paraissaient  n'être  que  de  fortes  contu- 
sions ,  ne  causa  de  secousse  violente 
au  cerveau;  et  deux  mois  après,  au 
moment  où  Sébastien  devait  être  con- 
duit dans  la  maison  de  correction  , 
pouT  y  subir  la  peine  de  son  crime  ,  le 
jeune  avocat  se  sentit  parfaitement 
rétabli. 

Ce  terrible  accident  avait  fait  une 
impression  si  funeste  sur  maître  Wacht. 
Pour  cette  fois  le  chêne  vigoureux 
avait  été  ébranlé  depuis  le  sommet 
jusqu'à  la  racine. 

Souvent  ,  lorsqu'on  le  croyait  oc- 
cupé de  toute  autre  chose,  on  l'enten- 
dait murmurer  à  voix  basse  :  —  Sébas- 
tien, fratricide,  as-tu  pu  commettre  ce 
crime?..  Et  alors  il  paraissait  se  réveil- 


^      MAITRE    JEAN    WACHT.  120 

1er  d'un  rêve  profond.  Ce  n'était  que 
par  le  travail  le  plus  pénible  et  le  plus 
assidu  qu'il  chassait  ses  soucis.  Mais 
qui  peut  sonder  les  profondeurs  d'une 
àme  aussi  bizarre  que  Tétait  celle  de 
Wacht?  L'horreur  que  lui  avaient  ins- 
pirée Sébastien  et  son  action  atroce 
s'affaiblit  peu  à  peu  ,  tandis  que  la 
pensée  du  trouble  que  l'amour  avait 
causé  dans  la  vie  du  jeune  avocat  se 
présentait  à  lui  sous  les  couleurs  les 
plus  vives. 

Quelques  propos  brusques  de  Wacht 
révélaient  ce  qui  se  passait  dans  son 
âme  :  —  Ainsi  ton  frère  est  dans  les 
fers?  Le  crime  qu'il  voulait  commettre 
sur  ta  personne  l'a  conduit  là  ?  —  Il  est 
bien  dur  d'être  la  cause  qu'un  frère 
ait  fait  mettre  son  frère  en  prison.  Je 
ne  voudrais  pas  être  à  la  place  de  ce 
frère,  mais  les  jurisconsultes  pensent 
différemment,  ils  veulent  avoir  justice  , 


ï3o  COTS^TES    NOCtURNES. 

c'est-à-dire  ils  veulent  jouer  avec  la 
marotte  qu'ils  parent  à  leur  gré,  et  à 
laquelle  ils  donnent  le  nom  qui  leur 
plaît. 

Le  jeune  avocat  n'était  que  trop 
souvent  obligé  d'entendre  des  paroles 
aussi  amères  et  aussi  absurdes.  Il  eût 
en  vain  essayé  de  les  réfuter.  Aussi  ne 
répliquait-il  pas ,  mais  souvent  lorsque 
les  préjugés  funestes  du  vieux  Wacht, 
qui  ruinaient  tout  son  bonheur ,  me- 
naçaient de  lui  briser  le  cœur ,  il  s'é- 
criait dans  l'excès  de  sa  douleur  !  —  Mon 
père,  mon  père,  vous  êtes  injuste, 
cruellement  injuste  envers  moi! 

Un  jour  la  famille  se  trouvait  réunie 
chez  le  vernisseur  Leberfinck  et  Jona- 
than était  présent.  Maître  Wacht  dit 
que  quelqu'un  avait  prétendu  que 
Sébastien  Engelbrecht,  quoique  mis 
aux  fers  pour  son  erreur,  pouvait  néan- 
moins  faire    valoir    ses   réclamations 


MA.ÎTRE    JEA.N    WACHT.  l3l 

contre  Wacht,  comme  son  ancien  tu- 
teur. —  Ce  serait,  dit-il  en  se  tournant 
vers  Jonathan  avec  un  rire  plein  de 
colère,  ce  serait  un  joli  petit  procès 
pour  un  jeune  avocat;  tu  feras  bien  , 
il  me  semble  de  t'en  charger.  Peut-être 
tes  intérêts  y  sont-ils  également  en  jeu, 
peut-être  t'ai-je  trompé  aussi. 

Le  jeune  avocat  s'élança  avec  impé- 
tuosité de  sa  chaise,  sa  poitrine  se  levait 
et  s'abaissait  rapidement  ;  les  mains 
tendues  vers  le  ciel,  il  s'écria  :  —  Non, 
vous  n'êtes  plus  mon  père,  vous  êtes 
un  fou  qui  sacrifie  sans  scrupule  le 
repos  et  le  bonheur  de  ses  enfans  à  un 
préjugé  ridicule  :  vous  ne  me  reverrez 
jamais!  J'accepte  la  proposition  qui 
m'a  été  faite  aujourd'hui  par  le  con- 
sul américain ,  et  je  pars  pour  l'Amé- 
rique ! 

—  Va  donc  s'écria  Wacht,  tout  co- 
lère, va  donc  loin  de  moi ,  toi  qui  t'es 


ï32  CONTES    NOCTURNES. 

vendu    à    satan ,     frère    d'un     fratri- 
cide. 

L'avocat  quitta  brusquement  le  jar- 
din en  saluant  sa  Nanni  à  moitié  éva- 
nouie, et  lui  lançant  un  regard  où  se  pei- 
gnaient tout  son  amour  sans  espoir, 
toute  sa  douleur ,  tout  le  désespoir 
d'un  éternel  adieu. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT,  1 33 


CHAPITRE    XIII. 


Il  a  déjà  été  remarqué  dans  le  cours 
de  cette  histoire ,  lorsque  le  jeune  avo- 
cat voulut  se  brûler  la  cervelle  à  la 
Werther,  combien  il  est  heureux,  que 
l'on  n'ait  pas    tout  de  suite  des  pis- 


l34  CONTES    NOCTURNES. 

tolets  dans  la  main.  Il  est  tout  aussi 
à  propos  de  remarquer  ici,  que,  fort 
heureusement  pour  le  jeune  avocat,  il 
n'est  pas  non  plus  facile  de  s'embar- 
quer à  toute  heure  sur  le  Regnetz* 
pour  voguer  en  droite  ligne  vers  Phi- 
ladelphie. 

Ainsi  la  menace  de  quitter  pour  tou- 
jours Bamberg  et  sabien-aimée  Nanni, 
était  encore  restée  sans  exécution  deux 
années  après ,  et  pendant  ce  temps  le 
jour  de  noce  de  M.  Leberfinck  était 
arrivé. 

Leberfinck  eût  été  inconsolable  de 
ce  retard  apporté  à  son  bonheur,  et 
que  les  événemens  affreux,  qui  s'étaient 
succédés  coup  sur  coup  dans  la  maison 
de  Wacht,  avaient  dû  nécessairement 
amener,  s'il  n'eût  trouvé  ainsi  le  temps 
de  changer  la  décoration  de  son  salon 
qui  était  blanc  et  argenté  et  d'un  liias 

*  Petite  rivière  qui  passe  à  Bamberg. 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  l35 

sanstâche,  et  qu'il  enduisit  d'un  vernis 
ponceau  avec  la  dorure  convenable  ; 
car  il  s'était  aperçu  que  sa  petite  Ret- 
tel  trouverait  une  table  rouge,  et  des 
sièges  rouges  plus  à  son  goût. 

Maître  Wacht  ne  résista  pas  un  seul 
moment  aux  instances  de  l'heureux 
vernisseur  qui  désirait  voir  le  jeune 
avocat  à  ses  noces  ,  et  le  jeune  avocat 
ne  se  fit  pas  prier. 

On  peut  se  figurer  avec  quels  senti- 
mens  se  rencontrèrent  les  deux  jeunes 
gens  qui  ne  s  étaient  pas  revus  depuis 
le  fatal  jour.  L'assemblée  était  nom- 
breuse ;  mais  aucun  cœur  ami  n'était 
là  pour  les  comprendre. 

Ils  étaient  sur  le  point  de  se  rendre 
au  temple,  lorsque  maître  Wacht  reçut 
une  grosse  dépêche  ;  à  peine  en  eut-il 
lu  quelques  lignes,  qu'il  sortit  dans 
une  violente  agitation  ,  au  grand  effroi 
des  assistans  qui  pressentaient  quel* 


l36  CONTES    NOCTURNES. 

ques  nouveaux  malheurs.  Peu  de  temps 
après ,  maître  Wacht  appela  Jona- 
than, et  lorsqu'ils  se  trouvèrent  tous 
les  deux  seuls  dans  le  cabinet  du  maî- 
tre ,  celui-ci,  s'efforçant  envain  de  ca- 
cher sa  profonde  émotion  :  —  Je  viens, 
dit-il,  de  recevoir  les  nouvelles  les  plus 
extraordinaires  de  ton  frère  :  voici  une 
lettre  du  directeur  de  la  maison  de 
correction  ,  qui  donne  les  plus  grands 
détails  sur  tout  ce  qui  s'est  passé.  Toi, 
tu  ne  peux  savoir  tout  cela  ,  et  il  fau- 
drait] usqu'aux  moindres  circonstances 
te  raconter  tout,  mais  le  temps  presse; 
à  ces  mots,  maître  Wacht  fixa  un  re- 
gard sur  Jonathan,  qui,  tout  honteux, 
baissa  les  yeux  en  rougissant 

—  Oui ,  oui ,  continue  le  maître  en 
élevant  la  voix  ,  tu  ne  sais  pas  que  ton 
frère ,  peu  d'heures  après  son  arrivée 
en  prison  fut  saisi  d'un  repentir  ,  com- 
me jamais    peut-être    le    cœur  d'un 


MAÎTRE    JEAN   WACHT.  1^7 

homme  n'en  a  éprouvé.  Tu  ne  sais  pas 
que  le  meurtre  qu'il  avait  tenté  sur  toi 
l'avait  anéanti.  Tu  ne  sais  pas  que,  livré 
à  un  désespoir  furieux,  il  a  hurlé  ruit 
et  jour,  en  suppliant  le  ciel  de  le  dé- 
truire ou  de  le  sauver ,  afin  que  doré- 
navant il  se  lavât  de  la  dette  de  sang 
par  une  vie  exemplaire.  Tu  ne  sais  pas, 
qu'à  l'occasion  d'un  agrandissement 
considérable  de  la  prison  ,  auquel  on 
avait  employé  des  détenus  comme  ma- 
nœuvres ,  ton  frère  se  distipgua  telle- 
ment comme  charpentier  habile  et  ins- 
truit, que  bientôt,  il  remplit  les  fonc- 
tions de  surveillant.  Tu  ne  sais  pas  que 
par  ses  manières  douces  et  pieuses, 
sa  modestie  jointe  à  un  jugement  net 
-et  sain  ,  il  s'est  concilié  dans  ces  fonc 
tions  l'amitié  de  tout  le  monde.  Tu  ne 
sais  pas  tout  cela,  voilà  pourquoi  j'ai 
(lu  t'en  instruire.  Mais  ce  n'est  pas  tout. 
Le  prince  évéque  a  gracié  ton  frère  , 

XV.  il 


î38  CONTES    NOCTUKNES. 

il  est  devenu  maître.  Mais  comment  â- 
t-on  acheté  sa  maîtrise  sans  des  se- 
cours pécuniaires  ? 

—  Je  sais ,  dit  le  jeune  avocat  à  voix 
très-basse,  je  sais  que  vous,  mon  bon 
père,  vous  avez  envoyé  tous  les  mois 
de  l'argent  à  la  direction,  afin  de  pou- 
voir séparer  mon  frère  des  autres  pri- 
sonniers. Et  plus  tard  vous  lui  avez 
envoyé  des  outils  ! 

Maître  Wacht  s'avança  vers  le  jeune 
avocat,  le^  saisit  parles  deux  bras  et 
d'une  voix   dont  l'expression   flottait 
d'une  manière  indéfinissable  entre  une 
joie  délirante,  la  tristesse  et  la  dou- 
leur :  —  Tout  cela ,  lui  dit-il ,  supposé 
même  que  sa  vertu  naturelle  ait  éclaté 
puissamment,  tout  cela  aurait-il  pu  lui 
rendre  l'honneur,  la  liberté,  les  droits 
de  citoyen,  de  propriété.    Un  philan- 
thrope inconnu ,  qui  parait  s'intéresser 
vivement  au  sort  de  Sébastien ,  a  dé- 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  1 39 

posé  près  des  tribunaux  dix  mille  gros 
écus,  pour 

La  -violente  émotion  qu'éprouvait 
maître  Wacht  l'empêcha  de  continuer. 
Il  pressa  vivement  l'avocat  contre  sa 
poitrine ,  et  s'écria,  avec  effort  :  — Avo- 
cat, il  faut  que  je  pénétre  dans  la  pro- 
fondeur du  droit  tel  qu'il  est  écrit  dans 
ton  cœur,  et  que  je  soutienne  l'épreuve 
du  jugement  dernier  comme  tu  la  sou- 
tiendras. 

Mais,  continua  maître  Wacht  après 
quelques  secondes,  en  abandonnant  le 
bras  du  jeune  avocat;  mais,  mon  cher 
Jonathan,  si  Sébastien,  devenu  honnête 
et  vertueux  bourgeois,  venait  me  rap- 
peler une  parole  donnée  ,  si  Nanni... 

—  Alors  je  supporterai  ma  douleur 
jusqu'à  ce  qu'elle  me  tue  , — ^je  m'enfui- 
rai en  Amérique. 

^  Reste  ici,  s'écria  maître  Wacht, 
tout  transporté  de  joie  et  de  ravisse- 


l4û  CONTÉS    NOCTURNES. 

ment,  reste  ici,  cher  enfant  de  mon 
cœur.  Sébastien  épousera  une  jeune 
personne  qu'il  avait  séduite  et  aban- 
donnée jadis ,  Nanni  est  à  toi  ! 

Maître  Wacht  embrassa  de  nouveau 
le  jeune  avocat,  en  s'écriant: 

— Jeune  homme,  je  suis  mainte- 
nant devant  toi  comme  un  écolier,  et 
je  voudrais  te  demander  pardon  de 
mes  torts  et  de  mon  injustice,  mais 
pas  un  mot  de  plus,  on  nous  at- 
tend. 

Et  maître  Wacht  prit  le  jeune  avocat, 
Tentraîna  avec  lui  dans  la  salle  de  no- 
ces, et  après  s'être  placé  avec  Jona- 
than au  milieu  du  cercle ,  il  dit  d'une 
vûix  solennelle  : 

—  Avant  que  nous  procédions  à 
l'acte  saint,  vous  tous  honnêtes  époux 
et  épouses  ,  vous  vertueux  jeunes 
hommes  et  jeunes  vierges,  je  vous  in- 
vite dans  six  semaines  à  une  pareille 


MAÎTRE    JEAN    WACHT.  l4l 

cérémonie  clans  ma  demeure;  car  je 
vous  présente  ici  monsieur  l'avocat 
Jonathan  Engelbrecht  ,  auquel  je 
fiance  en  ce  moment  ma  fille  cadette 
Nanni. 

Les  amans  ivres  de  bonheur  tom- 
bèrent dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 

Un  léger  murmure  d'étonnement 
parcourut  l'assemblée,  et  le  vieux  An- 
dré dit  à  voix  basse,  en  serrant  contre 
sa  poitrine  son  petit  chapeau  de  char- 
pentier, à  trois  cornes  : 

Le  cœur  de  l'homme  est  bizarre; 
mais  la  foi  triomphe  de  tout,  et  tourne 
tout  à  bien ,  au  gré  de  Dieu. 


FIN    DE    MAITRE    JEAN    WACHT. 


LE  CŒUR  DE  PIERKE. 


i45 


LE  CCœUR  DE  PIERRE. 


CHAPITRE   FBEMIEH. 


Tout  voyageur  qui  s'est  approché 
par  un  beau  temps  de  la  partie  méri» 
dionale  de  la  petite  ville  de  G**,  a  vu 
à  la  droite  de  la  grande  route  une 
belle  maison  de  plaisance,  dont  les  pi- 

XV.  i3 


il\6  CONTES    NOCTUR]?rEft. 

gnons  bizarres  et  bariolés  s'élèvent 
au-dessiisde  l'épais  feuillage  des  arbres. 
Ces  bois  ceignent  un  vaste  jardin  qui 
s'étend  dans  la  vallée.  Si  jamais  tu  suis 
cette  route,  cher  lecteur,  ne  redoute 
ni  le  petit  retard  que  te  causera  ce 
détour,  ni  la  légère  offrande  que  tu 
donneras  au  jardinier;  sors  de  ta  voi- 
ture, fais-toi  ouvrir  cette  maison,  et 
parcours  ce  jardin  en  disant  que  tu  as 
particulièrement  connu  le  défunt  pro- 
priétaire de  ce  domaine ,  le  conseiller 
aulique  Reutlingerqui  habitait  G**.  Au 
fond,  tu  pourras  le  dire  avec  raison, 
s'il  te  plaît  de  lire  jusqu'à  la  fin  tout 
ce  que  je  me  dispose  à  te  raconter;  car 
j'espère  qu'alors  le  conseiller  Reutlin- 
ger  se  montrera  à  tes  yeux  avec  ses 
manières  originales  et  ses  goûts  singu- 
liers, absolument  tel  que  si  tu  l'avais 
connu  réellement.  Dès  l'abord,  tu  re- 
connais déjà  le  goût  gothique  et  les  or- 


LE    CŒIR    DE    PIEBRE.  ^  l^'] 

nemens  grotesques  de  cette  maison,  et 
tu  te  plaindras  avec  raison  de  ces  re- 
poussantes peintures  à  fresque;  mais  en 
examinant  de  plus  près,  une  singulière 
intention  se  déploie  dans  ces  pierres 
ainsi  peintes,  et  tu  pénètres  dans  Je 
vaste  pérystile  avec  un  léger  sentiment 
d'effroi.  Sur  les  murailles  divisées  en 
panneaux,  et  revêtues  de  stuc  blanc,  on 
aperçoit  des  arabesques  peintes  en 
couleurs  pâles,  qui  offrent  dans  !eurs 
sinueuses  courbures  des  figures  d'hom- 
mes et  d'animaux,  des  fleurs,  des  fruits, 
des  roches  et  une  foule  d'objets  divers. 
Dans  la  grande  salle  qui  s'élève  au-de- 
là du  second  étage,  apparaissent  en 
moulures  dorées  toutes  les  formes  de 
la  plastique.  Au  premier  coup-d'œil , 
tu  parleras  du  mauvais  goût  du  siècle 
de  Louis  XIV,  tu  blâmeras  ce  style  ba- 
roque, chargé,  maigre  et  exagéré; 
mais  si  tu  ne  manques  pas  d'une  cer- 


î4B  CONTES    WOCrURNES. 

taille  imagination,  cher  lecteur,  ce  que 
j'admets  toujours  en  ta  personne,  6 
toi  qui  daignes  me  lire,  tu  ne  tarderas 
pas  à  changer  de  disposition.  Tu  croi- 
ras t'apercevoir  que  cette  fantaisie  sans 
règles  n'a  été  que  le  jeu  hardi  d'un 
peintre  qui  dominait  en  maître  toutes 
ces  formes,  et  tu  devineras  que  tous 
ces  emblèmes  forment  une  chaîne  d'i- 
ronies amères  contre  la  vie  humaine , 
de  sarcasmes  échappés  à  une  âme  ma- 
lade et  mortellement  blessée.  Je  te 
conseille  surtout,  mon  cher  lecteur  ou 
voyageur ,  de  parcourir  les  petites 
chambres  du  second  étage,  qui  cou- 
ronne cette  salle  comme  une  galerie. 
Là ,  les  décorations  sont  très-simples  ; 
mais  çà  et  là  on  rencontre  des  inscrip- 
tions allemandes,  turques,  et  arabes  ^ 
qui  s'accouplent  singulièrement;  puis 
tu  te  rends  dans  le  jardin.  Il  est  des- 
siné à  la  vieille  mode  française,  en  Ion" 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  ïl^C) 

§ues  charmilles  couvertes,  avec  des 
cascades,  des  statues  et  des  fontaines. 
Je  ne  sais  si  l'on  éprouve  comme  moi 
une  impression  grave  et  solennelle  à 
la  vue  de  ces  anciens  jardins  français, 
mais  pour  moi  je  les  préfère  à  ces  pré- 
tendus jardins  anglais,  remplis  de  ba- 
gatelles ,  de  petits  ponts ,  de  petites  ri- 
vières, de  petits  temples  et  de  petites 
grottes.  A  l'extrémité  de  ce  jardin,  on 
pénètre  dans  un  petit  bois,  et  le  jardi- 
nier   vous  fait    remarquer   qu'il  a   la 
forme  d'un  cœur.,  comme  on  peut  le 
voir  distinctement  du  haut  de  la  mai- 
son. Au  milieu  de  ce  bois  est  un  pa- 
villon en  marbre  brun  de  Silésie,  éga- 
lement bâti  en  forme  de  cœur.  Le  pavé 
est  de  marbre  blanc,  et  on  y  aperçoit 
uncœurd'unegrandeurextraordinaire. 
Il  est   formé  d'une  pierre  rouge,  in- 
crustée dans  le  marbre.  En  se  baissant, 
on  découvre  ces  mots  qui  y  sont  écrits; 
Il  repose! 


l5o  CONTES    NOCTURNES. 

Dans  ce  pavillon,  auprès  de  ce  cœur 
qui  ne  portait  pas  alors  cette  inscrip- 
tion, se  trouvaient,  le  jour  de  Sainte- 
Marie,  c'est-à-dire  le  8  septembre  de 
Tannée  i8o...,  un  homme  âgé,  d'une 
belle  apparence,  et  une  vieille  dame  , 
tous  deux  richement  vêtus. 

—  Mais ,  disait  la  dame ,  mais ,  mon 
cher  conseiller ,  comment  vous  est 
donc  venue  la  bizarre,  je  dirai  même 
l'épouvantable  idée  de  faire  construire 
dans  ce  pavillon  une  sépulture  pour 
votre  cœur,  qui  doit  reposer  sous  cette 
pierre  rouge? 

^-  Laissez-moi  ne  pas  parler  de  ces 
choses -là  ,  ma  chère  conseillère-in- 
time! répondit  le  vieux  monsieur, — 
Nommez-le  un  jeu  de  mon  esprit  ma- 
lade, nommez- le  comme  vous  vou- 
drez ,  mais  apprenez  que  lorsque  le 
découragement  le  plus  amer  me  prend 
au  milieu  des  biens  que  la  fortune  m'a 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  l5l 

jetés  par  hasard,  je  ne  trouve  qu'eu 
ce  lieu  du  calme  et  des  consolations. 
C'est  le  sang  qui  coule  de  mon  cœur 
déchiré  qui  a  teint  cette  pierre;  mais 
elle  est  glacée;  et  bientôt,  lorsqu'elle 
pèsera  sur  mon  cœur,  elle  apaisera 
le  feu  qui  le  consume. 

La  vieille  dame  jeta  un  regard  dou- 
loureux sur  le  cœur  de  pierre ,  et  en 
se  baissant  un  peu  pour  mieux  l'exa- 
miner, deux  grosses  larmes  limpides 
tombèrent  comme  deux  perles  sur  le 
pavé  rougcâtre.  Le  vieil  homme  prit 
vivement  sa  main.  Ses  yeux  brillèrent 
du  feu  de  la  jeunesse.  Comme  on  voit 
dans  l'éloignement  ,  aux  dernières 
lueurs  du  soleil,  une  campagne  char- 
gée de  fruits  et  de  fleurs ,  on  distin* 
guait  dans  ses  regards  brûlans  un  passé 
plein  d'amour  et  de  tendresse. 

—  Julie!  Julie!  s'écria-t-il  ;  car  vous 
aussi  vous  avez  blessé  ce  cœur  mor- 


îSa  CONTES    NOCTUBWES. 

tellement.  Et  la  douleur  étouffa  sa 
voix. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qu'il  en  faut 
accuser,  Maximilien!  dit  la  dame  avec 
un  accent  pénétré  et  d'une  voix  émue. 
N'est-ce  pas  votre  inflexible  opiniâtreté, 
votre  foi  aveugle  dans  les  pressenti- 
mens ,  vos  visions  qui  vous  chassèrent 
loin  de  moi,  et  qui  me  décidèrent  à 
donner  la  préférence  à  cet  homme 
plus  doux  et  plus  pliant,  qui  préten- 
dait aussi  à  mon  cœur?  Ah!  Maximilien, 
vous  dûtes  sentir  vous-même  combien 
je  vous  aimais  tendrement;  mais  votre 
humeur  fantasque  ne  me  tourmentait- 
elle  pas  sans  relâche  ? 

Le  vieux  monsieur  interrompit  la 
dame,  et  abandonnant  sa  main  ;  —  Oh  ! 
vous  avez  raison ,  madame  la  conseil- 
lère-intime, je  dois  rester  seul;  nul 
cœur  humain  ne  doit  se  joindre  au 
mien;  toutes  les  joies  que   donnent 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  I  d3 

l'amour ,  l'amitié  viennent  vainement 
frapper  contre  ce  cœur  de  pierre. 

—  Que  vous  êtes  amer,  que  vous 
êtes  injuste  envers  vous-même  et  en- 
vers les  autres  ,  Maximilien  !  s'écria  la 
dame.  Qui  ne  vous  connaît  comme 
le  plus  généreux  bienfaiteur  des  pau- 
vres,  comme  le  plus  infatigable  dé- 
fenseur du  bon  dioit  ;  mais  quel  mau- 
vais génie  a  jeté  dans  votre  âme  cette 
défiance  qui  se  décèle  dans  toutes  vos 
paroles,  dans  tous  vos  gestes. 

—  Ne  reçois -je  pas,  avec  la  ten- 
dresse la  plus  vive  ,  tout  ce  qui  s'ap- 
proche de  moi ,  dit  le  vieillard  d'une 
voix  attendrie  et  les  yeux  humides. 
Mais  cette  tendresse  me  déchire  le 
cœur,  au  lieu  de  l'animer.  —  Ah  !  con- 
tinua-t-il,  en  élevant  la  voix,  il  m  plu 
à  l'impénétrable  Providence  de  me 
douer  d'un  don  qui  précipite  ma  mort, 
qui  me  tue  mille  fois!   Semblable  au 


i54  CONTES    NOCTURNES. 

juif  errant,  je  vois  le  signe  invisible, 
la  marque  de  Caïn  sur  le  front  du 
méchant  !  Je  reconnais  les  avertisse- 
mens  secrets  que  donne  comme  des 
énigmes  le  roi  des  cieux,  que  nous 
nommons  le  hasard.  Une  jeune  et 
douce  fille  s'offre  à  nous  avec  des  re- 
gards purs  comme  ceux  d'Isis  ,  mais 
qui  ne  pénètre  pas  son  âme  ,  s'expose 
à  se  voir  blesser  par  des  griffes  de  lion 
et  entraîner  dans  l'abîme. 

—  Encore  ces  fâcheux  rêves  !  dit  la 
dame.  Qu'est  devenu  ce  charmant  en- 
fant ,  le  fils  de  votre  frère,  que  vous 
aviez  recueilli  il  y  a  quelques  années, 
et  en  qui  vous  sembliez  trouver  tant 
d'amour  et  de  consolation. 

—  Cet  enfant ,  répondit  le  vieillard 
d'une  voix  rude  .  je  l'ai  repoussé  !  c'é- 
tait un  mauvais  sujet,  une  vipère  que 
je  réchauffais  dans  mon  sein. 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  j55 

—  Un  mauvais  sujet  !  un  enfant  de 
six  ans  !  dit  la  dame  étonnée. 

— 'Vous  connaissez  l'histoire  de  mon 
frère  cadet,  dit  le  vieillard  ;  vous  savez 
qu'il  me  trompa  plusieurs  fois  d'une 
manière  indigne  ;  qu'étouffant  tout  sen- 
timent fraternel,  chaque  service  que  je 
lui  rendais  était  une  arme  qu'il  diri- 
geait contre  moi.  Il  n'a  pas  dépendu 
de  lui  que  je  n'aie  perdu  mon  honneur 
et  ma  position  sociale.  Vous  savez  qu'il 
y  a  quelques  années,  étant  plongé  dans 
lapins  profonde  misère,  il  vint  à  moi, 
me  promettant  de  mettre  un  terme 
aux  désordres  de  sa  vie;  vous  savez 
aussi  que  je  le  reçus  en  frère,  et  qu'il 
profita  de  son  séjour  dans  ma  maison, 
pour  s'approprier  certains  documens... 
mais  silence  là-dessus.  Son  fils  me  plut, 
et  je  le  gardai ,  après  que  son  misérable 
père,  qui  voulait  me  faire  un  procès 
criminel,  eut  été  forcé  de  s'enfuir  loin 


î  56  CONTES    NOCTURNES. 

de  moi.  Un  avertissement  du  ciel  me 
délivra  de  ce  petit  scélérat. 

—  Et  cet  avertissement  du  ciel  était 
sans  doute  quelque  rêve  ?  dit  la  dame. 

Mais  le  vieillard  continua  :  —  Écou- 
tez-moi, Julie,  et  jugez  vous-même!  — 
Vous  savez  que  la  conduite  diabolique 
de  mon  frère  me  porta  le  coup  le  plus 
rude  que  j'eusse  jamais  reçu  ,  —  à 
moins  que  ce  ne  soit  celui  que  vous... 
mais  silence  là-dessus.  Fut-ce  l'effer- 
vescence que  prirent  mes  idées  à  cette 
époque  qui  m'inspira  l'idée  d'élever  un 
tombeau  pour  mon  cœur ,  bref  cela 
eut  lieu.  —  Mon  bois  fut  planté  en 
forme  de  cœur,  le  pavillon  s'éleva  et 
les  ouvriers  s'occupèrent  à  le  paver. 
Un  jour  je  viens  pour  assister  à  leur 
travail  ,  et  je  remarque  à  quelque 
distance,  que  Feulant,  nommé  Max 
comme  moi,  s'amuse  à  rouler  çà  et  là 
quelque   chose,    en   bondissant  et  eu 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  l5j 

poussant  de  grands  éclats  de  rire.  Un 
sombre  pressentiment  s'empare  de 
mon  âme!  —  Je  cours  vers  l'enfant ,  et 
je  demeure  pétrifié  en  voyant  que 
c'est  la  pierre  rouge,  taillée  en  forme 
de  cœur,  qu'on  avait  disposée  pour 
être  placée  dans  le  pavillon,  qu'il  roule 
ainsi  de  tous  côtés  et  dont  il  s'amuse 
si  gaîment  î 

—  Misérable  !  Tu  joues  avec  mon 
cœur,  comme  ton  père  !  —  A  ces  mots, 
je  le  repousse  avec  humeur,  au  mo- 
ment où  il  s'approche  de  moi  en  pleu- 
rant. —  Mon  régisseur  reçut  les  ordres 
nécessaires  pour  le  renvoyer,  et  je  ne 
le  revis  jamais  ! 

—  Homme  effroyable  !  s'écria  la 
dame.  Mais  le  vieux  monsieur,  s'incli- 
nant  poliment,  lui  dit  :  —  Les  arrêts 
du  destin  ne  s'arrangent  pas  avec  les  pe- 
tites sensibleries  des  dames.  Et  lui  don- 


l58  CONTES    jyOCTURNES. 

nant  le  bras,  il  la  conduisit  dans  le 
jardin  ,  à  travers  le  petit  bois. 

Le  vieux  monsieur  était  le  conseiller 
aulique  Reutlinger;  et  la  dame ,  la  con- 
seillère-intime Foerd. 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  iSg 


CHAPITRE  II. 


Le  jardin  offrait  le  plus  merveilleux 
spectacle  que  l'on  put  voir.  Une  grande 
société,  composée  de  conseillers-inti- 
mes ,  de  conseillers  auliques,  de  con- 
seillers de  finances,  et  de  leurs  familles, 


l6o  CONTES  NOCTURNES, 

venus |de  la  ville  voisine,  s'y  était  ras- 
semblée. Tous  ,  même  les  jeunes  gens 
et  les  jeunes  filles,  étaient  rigoureuse- 
ment vêtus  selon  la  mode  de  l'année 
1760,  avec  de  grandes  perruques,  des 
habits  bien  raides  et  de  hautes  frisu- 
res poudrées,  qui  produisaient  une  il- 
lusion d'autant  plus  parfaite  que  la 
forme  du  jardin  convenait  parfaitement 
à  ce  costume.  Chacun  se  croyait  trans- 
porté, comme  par  un  coup  de  ba- 
guette, dans  le  temps  passé.  Une  idée 
singulière  de  Reutlinger  avait  donné 
lieu  à  cette  mascarade.  Il  avait  cou- 
tume de  célébrer,  tous  les  trois  ans, 
le  jour  de  Sainte-Marie,  la  fête  du  vieux 
temps  ^  à  laquelle  il  invitait  toutes  les 
personnes  de  la  ville  qui  voulaient  y 
assister,  sous  la  seule  condition  que 
chaque  convive  adopterait  le  costume 
de  Tannée  1760.  Le  conseiller  fournis- 
sait des  costumes  de  sa  riche  garde- 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  IDI 

robe  aux  jeunes  gens  qui  n'étaient  pas 
assez  riches  pour  faire  cette  dépense. 
Cette  fête,  qui  durait  trois  jours, rame- 
nait le  conseiller  au  milieu  des  souve- 
nirs de  sa  première  jeunesse. 

Deux  jeunes  gens,  Ernest  et  Willi- 
bald,  se  rencontrèrent  dans  une  allée 
Us  se  regardèrent  un  moment  en  si- 
lence ,  et  se  mirent  à  rire  aux  éclats. 

—  Tu  as  l'air  d'un  cavalier  égaré 
dans  le  labyrinthe  d'amour,  s'écria  Wil- 
libald. 

—  Et  moi ,  il  me  semble  que  je  t'ai 
<léjà  rencontré  dans  quelque  vieux  ro- 
înan ,  répondit  Ernest. 

- —  Mais  vraiment  la  pensée  du  vieux 
conseiller  n'est  pas  si  mauvaise,  reprit 
WiUibald.  Il  veut  une  bonne  fois  se 
mystifier  lui-même,  et  rebâtir  un  temps 
dans  lequel  il  vivait  réellement ,  quoi- 
que à  son  âge,  il  ait  encore  toutes  ses 
forces,  toute  la  liberté  de  son  esprit. 

XV.  ï4 


l6:i  CONTES    NOCTURNES- 

et  qu'il  ait  une  imagination  plus  vive  e% 
un  cœur  plus  ardent  que  beaucoup  de 
jeunes  gens  d'aujourd'hui.  Il  ne  doit 
pas  craindre  que  quelqu'un  s'écarte  de 
son  costume ,  par  son  langage  ou  par 
ses  manières;  car  nous  sommes  tous 
dans  des  habits  qui  nous  rendraient 
tout  écart  impossible.Vois  donc  comme 
nos  jeunes  dames  ont  un  air  noble  et 
prude  dans  leurs  lourdes  jupes  cha- 
marrées, et  comme  elles  se  servent  dé- 
cemment de  l'éventail.  ^  Vraiment 
l'esprit  de  la  vieille  courtoisie  s'est  si 
bien  emparé  de  moi  sous  cette  perru- 
que qui  couvre  ma  tête  à  la  Titus  ,  que 
je  ne  sais  qui  ra'empéche  d'aller  au- 
près de  la  plus  jeune  fille  du  conseiller- 
intime  Foerd,  de  la  belle  Julie  que  je 
vois  là-bas,  et  de  lui  dire:  — Charmante 
Julie,  quand  me  rendrez-vous  le  repos, 
en  m'accordant  votre  amour.  Il  est  im- 
possible qu'une  divinité  de  marbre  pré- 


LE    COTUR    DE    PIERRE.  l63 

side  à  ce  temple  de  la  beauté.  Le  mar- 
bre se  creuse  par  la  pluie,  et  le  sang 
amollit  le  diamant,  mais  votre  cœur 
est  comme  une  enclume  que  les  coups 
endurcissent:  plus  le  mien  le  frappe, 
plus  il  est  insensible.  Prenez-moi  pour 
le  but  de  vos  regards.  Ah!  de  grâce, 
cruelle,  ne  gardez  pas  ce  funeste  silence 
qui  me  tue?  Les  rochers  répondent  par 
un  écho  à  ceux  qui  les  interrogent,  et 
vous,  vous  n'avez  pas  même  un  mot  à 

me  dire?  O  la  belle  des  belles 

—  Je  t'en  supplie,  assieds-toi,  dit  Er- 
nest à  son  ami,  te  voilà  déjà  de  nouveau 
dans  tes  folies ,  et  tu  ne  remarques  pas 
que  Julie  qui  s'était  approchée  de  nous 
gracieusement ,  vient  de  s'enfuir  avec 
timidité.  Sans  bien  comprendre  tes  pa- 
roles, elle  a  soupçonné  que  tu  te  mo,- 
quais  d'elle,  et  tu  as  ainsi  augmenté  ta 
réputation  de  moqueur  qui  s'étend  déjà 
sur  moi  ;   car  j'ai  vu  plus    d'une  fois 


l64  CONTES    NOCTURNEâ. 

qu'on  me  regardait  de  travers  en  di- 
sant :  —  C'est  l'ami  de  Willibald. 

—  T(j  sais  que  beaucoup  de  gens ,  et 
surtout  les  jeunes  filles  de  seize  à  dix- 
sept  ans,  m'évitaient  avec  soin;  mais  je 
connais  le  but  auquel  mènent  tous  les 
chemins,  et  je  sais  aussi  que  lorsqu'elles 
m'y  rencontreront,  elles  me  tendront 
amicalement  la  main. 

— •  Tu  veux  dire  au  grand  jour  de 
réconciliation,  au  jugement  dernier  , 
lorsqu'on  aura  secoué  le  joug  des  idées 
humaines,  dit  Ernest. 

—  Oh  !  je  t'en  prie ,  s'écrie  Willi- 
bald ,  ne  nous  élevons  pas  à  ces  grandes 
questions.  Le  moment  n'est  pas  favo- 
rable ;  abandonnons-nous  plutôt  aux 
idées  folles  dans  lesquelles  Reutlinger 
nous  a' comme  encadrés  aujourd'hui. 
Quelle  bizarrerie  a-t-il  donc  encore  ima- 
ginée là-bas?  Vois-tu  cet  arbre  dont  le 
ent  balance   les  fruits  blancs.    Ce  ne 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  l65 

peut  être  le  Cactus  grandiflorus,  car  il 
ne  fleurit  qu'à  minuit.  Dieu  sait  quel 
arbre  merveilleux  le  conseiller  a  en- 
core planté  dans  son  Tusculum. 

Les  deux  amis  s'acheminèrent  vers 
l'arbre  et  ne  furent  pas  peu  surpris  en 
apercevant  un  épais  maronnier  dont 
les  fruits  n'étaient  autre  chose  que 
des  perruques  poudrées  à  blanc  qui  ser- 
vaient de  jouet  au  vent,  et  se  balan- 
çaient curieusement  avec  leurs  bourses 
et  leurs  queues.  De  grands  éclats  de 
rire  annonçaient  ce  qui  se  trouvait  sous 
le  feuillage.  Une  société  de  vieux  Mes- 
sieurs, bien  gais  et  bon  vivans,  s'étaient 
réunis  sur  la  petite  pelouse  qui  s'éten- 
dait au  pied  de  l'arbre  ,  après  avoir  ôté 
leurs  habits  et  accroché  leurs  lourdes 
perruques  aux  branches  du  maronnier 
ils  s'étaient  mis  à  jouer  au  ballon.  Mais 
personne  ne  surpassait  dans  cet  exercice 
le  conseiller  Reutlinger  qui  savait  en* 


ï66  CONTES    NOCTURNES. 

voyer  ie  projectile  à  une  hauteur  pro^ 
digieuse  et  qui  le  lançait  si  adroitement 
qu'il  retombait  toujours  aux  pied»  de 
son  adversaire,  —  En  cet  instant ,  une 
effroyable  musique  de  petites  flûtes  et 
de  tambours  se  fit  entendre  ;  la  société 
mit  fin  à  son  jeu,  et  reprit  ses  habits 
et  ses  perruques. 

—  Qu'arrive-t-il  donc  encore  ?  dit 
Ernest. 

—  Je  parie  que  c'est  l'ambassadeur 
Turc ,  répondit  Willibald. 

—  Quel  ambassadeur  Turc? 

—  On  nomme  ainsi ,  dit  Willibald  , 
le  baron  d'Exter  ,  qui  réside  à  G*** , 
et  que  tu  as  assez  vu  pour  reconnaître 
en  lui  le  plus  grand  original  qui  soit 
au  monde.  Il  a  été  autrefois  ambassa- 
deur de  notre  cour  à  Constantinople^ 
et  il  se  plaît  encore  à  se  mirer  dans  le 
reflet  de  ce  printemps  de  sa  vie;  les 
descriptions  du    palais  qu'il    habitait 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  167 

dansPéra,  font  souvenir  de  ce  palais  de 
diamans  des  fées  dans  les  Mille  et  une 
Nuits  ;  et  la  manière  dont  il  y  vivait , 
rappelle  le  roi  Salomon  dont  il  pré- 
tend avoir  l'esprit  de  sagesse  et  de  di- 
vination. En  effet ,  ce  baron  d'Exter  , 
malgré  ses  vanteries  et  son  charlata- 
nisme ,  a  quelque  chose  de  mystique 
qui  souvent  m'impose  et  m'abuse  moi- 
même.  Sa  liaison  avec  Reutlinger  est 
basée  sur  les  sciences  secrètes  aux- 
quelles ils  croient  également  tous  les 
deux.  Au  reste ,  tous  les  deux  sont 
de  grands  visionnaires,  mais  chacun 
à  sa  façon,  quoiqu'ils  se  réunissent 
dans  la  doctrine  de  Mesmer  dont  ils 
sont  partisans  décidés. 

En  causant  ainsi  ,  les  deux  amis 
étaient  arrivés  à  la  grande  grille  du 
jardin,  par  laquelle  venait  d'entrer 
l'ambassadeur  turc.  C'était  un  petit 
homme   couvert   d'une   belle   pelisse 


ï6S  CONTES    NOCTU RIVES. 

et  d'un  grand  turban  de  cachemire 
à  couleurs  tranchantes.  Mais  il  n'a- 
vait pu  se  défaire,  par  habitude, 
de  sa  perruque  à  marteaux ,  et  par 
nécessité,  de  ses  bottes  de  castor  pour 
la  goutte,  ce  qui  altérait  sensiblement 
l'orientalisme  de  son  costume.  Sa  suite, 
qui  faisait  cet  horrible  baccanale,  était 
composée  de  son  cuisinier  et  de  ses 
laquais,  déguisés  en  Maures,  avec  des 
bonnets  de  castor  pointus  qui  ressem- 
blaient passablement  à  des  sambeni- 
tos.  Le  baron  tenait  par  le  bras  un 
vieil  officier  qui  semblait  s'être  réveillé 
après  un  long  sommeil,  de  quelque 
champ  de  bataille  de  la  guerre  de  sept 
ans.  C'était  le  baron  Rixendorf ,  com- 
mandant de  G*** ,  qui  avait  adopté  , 
avec  ses  officiers,  l'ancien  uniforme, 
pour  faire  plaisir  au  conseiller. 

—  Salamamileh!  ditReutlinger,  en 
faisant  une  révérence  au  baron,   qui 


LE    a>EUR    D£   PIERRE.  169 

ôta  son  turbaf),  et  le  remit  aussitôt  sur 
sa  perruque ,    après  avoir   essuyé   la 
sueur  de  sou  front  avec  uu  mouchoir 
des  Indes.  En  ce    .loment ,  un  corps 
doré ,  qu  Ernest  avait  dès  long-temps 
remarqué  dans  un  cerisier  se  remua, 
et  le  conseiller  de  commerce  ,   Hars- 
cher ,  vêtu    d'un     habit   de  gala    en 
brocard  d'or  avec  des  culottes  pareil- 
les et  une  veste  parseaiée  de  bouquets 
bleus  sur  un  fond  d'argent ,  descendit 
avec  dextérité  le  long  de  l'échelle  qu'il 
avait  placée  contre  l'arbre,  et  courut 
se  jeter  dans  les  bras  de  l'ambassadeur, 
en  criant  !  Oh!  che  vedo. —  O  dio  che 
sento!  —  Le  ccnseiller  de  commerce 
avait  passé  sa  jeunesse  en  Italie  ,  était 
grand  musicien,  et  avait  la  prétention, 
avec    un  fausset  exercé,  de   chanter 
comme  Farinelli. 

—  Je  sais,  dit  Wilhbald,  que  Hars- 
cher  a  rempli    ses  poches  de   cerises 
XV.  i5 


170  CONTES    NOCTURNES. 

pour  les  offrir  aux  dames.  Mais  comme 
il  porte  5  à  l'imitation  de  Frédéric  II, 
son  tabac  dans  ses  poches  sans  sa  ta- 
batière ,  il  ne  recueillera  de  sa  galan- 
terie que  des  grimaces  et  des  rebuf^- 
fades. 

L'ambassadeur  Turc  et  le  général 
de  la  guerre  de  sept  ans  furent  ac- 
cueillis avec  des  transports  de  joie.  Ce 
dernier  fut  reçu  par  Julie  Foerd  avec 
toute  l'expression  de  la  tendresse  filiale; 
elle  s'inclina  devant  le  vieux  guerrier, 
et  voulut  lui  baiser  la  main  ,  mais 
l'ambassadeur  Turc  se  jeta'entre  enx 
en  s'écriant  :  —  Folies,  enfantillages  î 
Et  il  embrassa  Julie  avec  force  tout  en 
marchant  sur  le  pied  du  conseiller  dé- 
contenancé qui  poussa  une  exclama- 
tion involontaire  ,  puis  il  entraîna  la 
jeune  fille  avec  lui.  —  On  vit  qu'il  lui 
parlait  avec  véhémence  ,  agitant  les 
bras,  ôtant  et  remettant  son  turban 
et  se  livrant  à  mille  contorsion&v 


LE    COEUR     DE    PIERRE.  I7. 

— Qu'a  donc  à  faire  ce  vieillard  avec 
cette  jeune  fille  ?  dit  Ernest, 

—  En  effet ,  répliqua  Willibald ,  il 
semble  que  ce  soit  quelque  chose  d'im- 
portant, car  quoique  Exter  soit  le  par- 
rain de  Julie  et  qu'il  l'aime  beaucoup, 
il  n'a  pas  coutume  de  s'enfuir  ainsi  de 
la  société  avec  elle. 

En  ce  moment  l'ambassadeur  Turc 
s'arrêta  subitement ,  étendit  le  bras 
droit  devant  lui ,  et  s'écria  d'une  voix 
forte  qui  retentit  dans  tout  le  jardin  : 
Apporte! 

Willibald  fit  un  grand  éclat  de  rire: 
—  En  vérité  ,  dit-il ,  ce  n'est  rien  autre 
chose  sinon  qu'il  raconte  à  Julie  pour 
la  millième  fois,  la  remarquable  his- 
toire du  chien  de  mer. 

Ernest  voulut  absolument  connaî- 
tre cette  histoire. 

—  Apprends  donc  ,  dit  Willibald  , 
que  le  palais  d'Exter  étaU  situé  si  près 


172  CONTES    NOCTURNES. 

du  Bosphore  que  des  degrés  du  plus 
beau  marbre  de  Carrare,  conduisaient 
jusqu'à  la  mer.  Un  jour,  Exter  était  sur 
sa  terrasse ,  plongé  dans  les  plus  pro- 
fondes réflexions ,  lorsqu'un  cri  per- 
çant l'arracha  tout-à-coup  a  sa  rêverie. 
Il  regarde  au  tour  de  lui  et  voit  qu'un 
immense  chien  de  mer  vient  de  se  plon- 
ger dans  les  flots,  emportant  dans  sa 
gueule  l'enfant  qu'une  pauvre  femme 
turque,  assise  sur  les  degrés,  avait  laissé 
auprès  d'elle.  Exter  descend  précipi- 
tamment ,  la  femme  tombe  à  ses  ge- 
noux en  gémissant  et  en  pleurant; 
mais  Exter  n'hésite  pas  long-temps  ,  il 
s'avance  jusqu'à  la  dernière  marche  , 
au  bord  de  la  mer,  étend  le  bras,  et 
s'écrie  d'une  voix  forte  :  Apporte  !  -— 
Aussitôt  le  chien  de  mer  sort  de  la 
profondeur  des  ondes,  tenant  dans  sa 
gueule  l'enfant ,  qu'il  remet  avec  sou- 
mission et  en  bon  état  au  magicien  j 


LE    CŒUR    DE    PIERRE,  l']^ 

JDuis  ,  se  dérobant  à  ses  reniei  cieraens, 
il  se  replonge  dans  les  flots. 

—  Cela  est  fort  !  s'écria  Ernest. 

—  Le  vois-tu  maintenant  tirer  un 
anneau  de  son  doigt  et  le  présenter  à 
Julie  ?  dit  Wiliibald.  La  vertu  ne  reste 
jamais  sans  récompense  !  Outre  que 
Exter  sauva  l'enfant,  ayant  appris  que 
la  mère  était  femme  d'un  pauvre  ou- 
vrier,  il  lui  fit  présent  de  quelques 
bijoux  et  de  quelques  pièces  d'or ,  ce 
qu'il  nomme  une  bagatelle,  et  ce  qui  va- 
lait tout  au  plus  trente  mille  écus;  alors 
cette  femme  tira  de  son  doigt  un  petit 
saphir  et  le  orésenta  à  Exter  en  l'assu- 
rant que  c'était  un  précieux  héritage 
de  famille  que  la  grandeur  du  bienfait 
d'F.xter  pouvait  seule  l'engager  à  don- 
ner. Exter  prit  l'anneau  qui  lui  sembla 
de  peu  de  valeur,  et  ne  fut  pas  peu  sur- 
pris en  reconnaissant  à  rinscrij)tion 
arabe  presque   imperceptible  qui   s'y 


174  CONTES    NOCTURNES. 

trouvait,  que  c'était  le  sceau  du  grand 
Ali  avec  lequel  il  attirait  le  pigeon  de 
Mahomet  pour  converser  avec  lui  *  ! 

—  Voilà  des  choses  merveilleuses, 
dit  Ernest  en  riant,  mais  voyez  un  peu 
ce  qui  se  passe  dans  ce  cercle  au  milieu 
duquel  s'agite  une  petite  créature  sem- 
blable aux  atomes  de  Descartes. 

Les  deux  amis  s'approchèrent  d'une 
petite  prairie  sur  laquelle  une  petite 
dame,  haute  de  quatre  pieds  environ, 
laisait  claquer  ses  doigts,  en  chantant 
avec  un  filet  de  voix  :  Il  pleut,  d  pleut 
bergère,  ramenez  vos  troupeaux.— 
Croirais-tu  bien,  dit  Willibald,  que 
cette  figure  poudrée,  est  la  sœur 
aînée    de    Julit.'    tu    dois    remarquer 

*  Il  n'est  point  douteux  que  le  barou  Exter  ne  soil  un 
portrait  de  quelqu'un  de  ces  originaux  si  communs  en 
Allemagne,  et  le  type  des  meuteurs  de  profession,  tels 
que  le  baron  Chasseur  de  Mùncbausen ,  dont  les  récits 
sont  passés  en  proverbe  dans  tout  le  Nord.  Tb. 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  1^5 

qu'elle  appartient  à  celte  classe  de  fem- 
mes que  la  nature  a  mystifiées  en  les 
douant  d'une  coquetterie  qui  les  rend 
à  charge  aux  autres,  quoiqu'elle  leur 
ait  refusé  le  don  de  plaire,  et  qu'en  les 
condamnant  à  une  éternelle  enliance, 
elle  ne  leur  ait  donné  qu'une  ridicule 
naïveté,  sans  les  grâces  et  la  fraîcheur 
du  jeune  âge. 

Les  deux  amis  s'approchèrent  et  ga- 
gnèrent la  salle  de  musique  où  l'on 
distribuait  des  rafraîchissemens  dans 
des  vases  de  porcelaine  gothique. 
Reutlinger  avait  pris  un  violon  et  diri- 
geait avec  talent  un  sonate  de  Coi  elli, 
accompagné  au  piano  par  le  général, 
et  sur  le  théorbe  par  le  conseiller  de 
commerce  à  l'habit  à  drap  d'or.  Puis  la 
conseillère  Foerd  chanta  avec  une  ex- 
pression admirable  une  grancl<?  scène 
italienne  d'Anfossi.  Sa  voix  était  cassée 
et  chevrotante,  et   cependant  elle   en 


IjG  CONTES    WOClURJfES. 

triomphait  par  le  talent  de  sa  méthode. 
Le  ravissement  éclatait  dans  les  re- 
gards de  Reutlinger  qui  semblait  en- 
core aux  beaux  jours  de  aa  jeunesse. 
L'idagio  achevé,  le  général  entama 
l'allégro ,  lorsque  toutrà-coup  les  por- 
tes de  la  salle  s'ouvrirent,  et  un  jeune 
homme  bien  vêtu  et  de  bonne  mine 
vint  se  jeter,  hors  d'haleine  à  ses  pieds. 
— O  général  !  s'écria-t-il,  vous  m'a- 
vez sauvé!  vous  seul!  O  mon  Dieu,  que 
ne  vous  dois-je  pas? 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  J  77 


CHAPITRE  IZI. 


Ainsi  criait  le  jeune  homme  qui 
étail  hors  de  lui.  Le  général  em- 
barrassé ,  releva  doucement  le  jeune 
homme  et  le  conduisit  dans  le  jar- 
din   en    lui    parlant    avec    douceur. 


I7B  CONTES    NOCTURNES. 

La  société  avait  été  fort  surprise  de 
cette  aventure;  chacun  avait  reconuu 
dans  le  jeune  homme  le  secrétaire 
du  conseiller  Foerd  ,  et  l'on  exami- 
nait ce  dernier  avec  étonnement.  Ce- 
hii  -  ci  prit  du  tabac  et  parla  en 
français  à  sa  femme.  Enfin,  l'ambassa- 
deur Turc  s'avança  vers  lui  et  lui  dit  : 
—  Je  ne  sais  vraiment ,  mon  honorable 
conseiller ,  quel  mauvais  démon  a 
poussé  ici  mon  cher  Max  avec  ses  re- 
mercîmens  si  importuns,  mais  je  vais 
le  savoir  tout  à  l'heure.  —  A  ces  mots, 
il  s'échappa,  et  Willibald  le  suivit.  Le 
trio  de  la  famille]  Foerd ,  à  savoir  les 
trois  sœurs  Nanette  ,  Clémentine  et 
.Tulie,  avaient  des  contenances  fort  va- 
riées. Nanette  agitait  avec  bruit  son 
éventail,  parlait  d'étourderie  et  vou- 
lait se  remettre  à  chanter  :  Ramenez 
vos  troupeaux!  Mais  personne  ne  se 
disposait  à  l'écouter.  Julie  s'était  re- 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  I79 

tirée  dans  un  coin,  et  tournait  le  dos 
à  la  compagnie,  pour  cacher  sa  rou- 
geur et  quelques  larmes  qui  lui  étaient 
venues  dans  les  yeux. 

— La  joie  et  la  douleur  blessent  éga- 
lement le  sein  des  pauvres  humains , 
mais  le  sang  que  fait  jaillir  l'épine 
cruelle,  Tie  rend-elle  pas  les  couleurs 
à  la  rose  qui  commence  à  pâlir?  Ainsi 
parlait  avec  un  grand  pathos,  Clémen- 
tine éprise  de  Jean-Paul  (*),  en  serrant 
à  la  dérobée  la  main  d'un  jeune  homme 
aux  cheveux  blonds,  qui  se  mit  à  sou- 
rire d'un  air  fade,  et  lui  dit  pour  toute 
réponse  :  —  Oh!  oui,  charmante  Clé- 
mentine, 

En  ce  moment ,  Willibald  entra  dans 
le  salon  et  chacun  l'entoura  en  l'assié- 
geant de  questions.  Mais  lui  ne  voulait 

*  Textuellement:  Toute  jean-pauUsée.  Les  écrits  de 
Jean-Paul-Frédéric  Richter  ont  tourné  beaucoup  de  ttlt^ 
tcminines  en  Allemagne.  Tr. 


ï8o  CONTES    NOCTURNES. 

absolument  rien  savoir,  et  se  tenait 
sur  une  grande  réserve,  en  prenant 
l'air  ironique  et  malin  qu'il  avait  sou- 
vent. On  ne  le  quitta  pas  cependant , 
car  on  avait  remarqué  qu'il  s'était  pro- 
mené dans  le  jardin  avec  le  conseiller 
Foerd,  le  général  Rixendorf,  et  le 
jeune  secrétaire,  et  qu'ils  s'étaient  en- 
tretenus avec  chaleur. 

—  S'il  faut  que  je  divulgue  avant  le 
moment  cet  événement  important, 
vous  me  permettrez,  messieurs  et  no- 
bles dames ,  de  vous  adrCvSser  d'abord 
quelques  questions. 

On  le  lui  permit  volontiers. 

—  Ne  reconnaissez-vous  pas  tous  , 
dit  Wiilibald  d'un  ton  pathétique,  le 
secrétaire  du  conseiller  intime  ,  le 
jeune  Max,  comme  un  homme  bien 
élevé  et  richement  doté  par  la  nature. 

—  Oui,  oui,  répondirent  en  chœur 
toutes  les  dames. 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  l8l 

«=- N'avez-voiîs  pas  enteuclu  rendre 
justice  à  sa  sagacité,  à  son  assiduité  et 
à  sa  connaissance  des  affaires  ? 

—  Oui,  oui!  s'écria  le  choeur  des 
hommes,  et  les  deux  choeurs  se  réuni- 
rent lorsque  Willibald  demanda  en- 
core si  Max  n'était  pas  le  garçon  le 
phis  éveillé,  le  plus  malin  et  un  dessi- 
nateur habile,  puisque  le  général  qui 
passe  pour  un  amateur  de  première 
force  n'avait  pas  dédaigné  de  lui  don- 
ner des  leçons. 

—  Il  arriva  donc ,  il  y  a  quelque 
femps  reprit  Willibald,  qu  un  jeune 
maître  de  l'honorable  corporation  des 
tailleurs,  célébrant  sa  noce ,  il  y  eut 
bombances ,  et  les  basses  et  les  trom- 
pettes s'épuisèrent  en  fanfares  dans  les 
rues.  Jean ,  le  domestique  du  conseiller 
intime, était douloureusementassis à  la 
fenêtre  ,  le  cœur  lui  défaillait  en 
croyant  voir  Henriette  parmi  les  dan- 


iBa  CONTES    NOCTURNES. 

sensés,  car  il  paraît  que  Henriette  était 
de  la  noce.  Mais  lorsque,  de  sa  fenêtre, 
il  aperçut  réellement  Henriette,  il  n'y 
put  tenir  plus  long-temps,  courut  a 
sa  chambre ,  se  mit  dans  la  plus  belle 
tenue,  et  se   rendit   bravement  à  la 
salle  de  noce.  On  le  laissa  entrer,  mais 
sous  la  condition  que  chaque  tailleur 
aurait  la  préférence  sur  lui,  ce  qui  ne 
lui  permettait  de  danser  qu'avec  les 
filles  que  leur  laideur  ou  leurs  mauvais 
ses  qualités  faisaient  rejeter.  Henriette 
était  engagée  pour  toutes  les  danses; 
mais  dès  qu'elle  vit  son  amoureux,  elle 
oublia   tous    ses   engagemens ,   et   le 
brave  Jean  repoussa  si  violemment  le 
petit  tailleur  qui  voulait  lui  prendre 
sa  belle,  qu'il  le  fit  pirouetter  et  tomber 
sur  le  parquet.  Ce  fut  le  signal  d'un 
combat    général.    Jean    se    défendit 
comme  un  lion,  distribuant  à  foison 
les  soufflets  et  les  coups  de  poing  au- 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  1 83 

tour  de  lui;  mais  il  lui  fallut  succom- 
ber au  nombre  de  ses  ennemis,  et  il  fut 
jeté  d'une  façon  injurieuse ,  par  les 
garçons  tailleurs,  au  bas  de  l'escalier. 
Plein  de  rage  et  de  désespoir,  il  frap?- 
pait  aux  portes  et  aux  fenêtres  pour  les 
briser,  lorsque  Max  qui  passait  par-là, 
délivra  le  malheureux  Jean  des  mains 
de  la  patrouille  qui  se  disposait  à  l'ar- 
rêter. Jean  lui  raconta  tous  ses  mal- 
heurs ,  il  ne  songeait  qu'à  se  venger 
d'une  façon  violente,  mais  le  prudent 
Max  parvint  enfin  à  l'apaiser  en  lui 
promettant  de  lui  faire  donner  satis- 
faction de  telle  manière  qu'il  serait  con- 
tent. 

Ici  Willibald  s'arrêta. 

—  Eh  bien  ? 

—  Et  bien  ? 

—  Et  après? 

—  Une  noce  de  tailleur!. 

—  Des  amours  de  petites  gens  ? 


l84  CONTES    NOCTURNES. 

—  Que  signifie  tout  cela  ? 
Ainsi,  s'écriait-on  de  tous  côtés, 

—  Permettez-moi,  dit Willibald,  de 
remarquer,  avec  le  célèbre  Wéber- 
Zettel,  qu'il  est  arrivé  dans  cette  co- 
médie de  Jean  et  de  Henriette,  des 
choses  qui  n'arriveront    plus  jamais. 

—  Or  ^  le  secrétaire  Max  s'assit 
le  lendemain  à  son  bureau,  prit 
une  belle  feuille  de  papier  vélin,  des 
pinceaux  et  de  l'encre  de  la  chine,  et 
dessina,  avec  une  grande  vérité,  un 
magnifique  bouc.  La  physionomie  de 
ce  merveilleux  animal  aurait  donné 
amples  matières  aux  études  d'un  phy- 
sionognomane.  Une  expression  surna- 
turelle régnait  dans  ses  yeux  animés, 
bien  que  quelques  convulsions  sem- 
blassent se  jouer  sur  sa  bouche 
et  la  contracter.  L'animal  semblait 
tourmenté  d'un  mal  cuisant.  En 
effet,  l'honnête  quadrupède   était  oc- 


LE    CŒUR    DE     PIERRE,  l85 

cupé  à  mettre  au  monde  une  fouie  de 
petits  tailleurs  ,  armés  d'aiguilles  et 
de  ciseaux  ,  dont  les  groupes  animés 
déployaient  une  activité  extrême.  Sous 
ce  tableau  étaient  écrits  des  vers  que 
j'ai  malheureusement  oubliés. 

—  Allez,  avec  votre  vilain  bouc  ! 
criaient  les  dames  ;  parlez  -  nous  de 
Max! 

— Ledit^Max,  reprit  Wiilibald,  donna 
ce  tableau  à  Jean,  qui  s'en  alla  le  col- 
ler adroitement  à  l'auberge  des  tail- 
leurs, où  il  servit,  pendant  tout  un 
jour,  d'amusement  à  la  populace  oi- 
sive. Les  enfans  agitaient  joyeusement 
leurs  bonnets,  et  dansaient  autour  de 
chaque  tadleur  qui  arrivait  en  lui  chan- 
tant les  vers  de  Max. —  Personne  au- 
tre que  le  secrétaire  du  conseiller-in- 
time n'a  pu  faire  ce  tableau  dirent  les 
peintres.  Personne  autre  que  l'écri- 
vain du  conseiller-intime  n'a  pu  faire 

XV.  J^ 


l86  CONTES    NOCTURNES. 

ces  vers ,  dirent   les  écrivains.   Max , 
généralement  accusé  ,  et   ne  pouvant 
nier,  se  vit  bientôt  menacé  d'un  pro- 
cès et  d'un  emprisonnement.   Il  cou- 
rut alors  ,  au  désespoir ,  chez  son  pro- 
tecteur,  le  général  Rixendorf,   car  il 
avait  déjà  visité  tous  les  avocats,  qui 
avaient  trouvé  sa  cause  fort  mauvaise. 
Le  général  lui  dit  :  — Tu  as  fait  une  sot- 
tise, mon  cher  enfant!  les  avocats  ne 
te  sauveront  pas  ;  mais  je  le  ferai,  uni- 
quement parce  que  j'ai  trouvé  ton  ta- 
bleau dessiné  avec  art  et  fort  correc- 
tement. Le  bouc,  comme  personnage 
principal  ,  o   de  l'expression  ,   et  les 
groupes  de  tailleurs  qui  tombent  sur 
le  premier  plan,  forment  des  niasses 
riches  et  variées,  quoique  sans  confu- 
.  sion.  Je   suis  aussi  fort  satisfait  de  la 
manière  dont  se  précipitent  les  tail- 
leurs, qui  tombent  réellement,  non 
pas  du  ciel  !...  — Les  dames  se  mirent 


XE  tDOEUR    DE    PIERRE.  1  87 

encore  à  murmurer,  et  l'homme  à  l'ha- 
bit de  drap  d'or  s'écria  :  — Mais,  le  pro- 
cès de  Max  ,  mon  cher  ami? 

—  Cependant  ,  ajouta  le  général , 
(ainsi,  continua  Willibald),  cepen- 
dant l'idée  de  ce  tableau  ,  ne  t'appar- 
tient pas,  mais  elle  est  fort  ancienne  ; 
heureusement,  car  c'est  justement  là 
ce  qui  te  sauve. — A  ces  mots,  le  général 
chercha  dans  un  vieux  pupitre  et  en 
tira  un  sac  à  tabac,  sur  lequel  se  trou- 
vait brodée  toute  l'idée  du  jeune  Max. 

Les  jurisconsultes  qui  se  trouvaient 
dans  le  salon  se  mirent  à  rire;  mais  le 
conseiller  Foerd  ,  qui  venait  d'entrer , 
leur  dit  :  —  Il  nia  Vanimum  injuriajidi , 
le  dessein  d'injurier,  et  fut  acquitté. 

Willibald  reprit  :  —  Max  se  contenta 
de  dire  à  ses  juges  :  Je  ne  saurais  nier 
que  ce  tableau  ne  soit  mon  ouvrage , 
mais  je  l'ai  fait  sans  avoir  la  pensée 
d'offenser  l'honorable  corporation  des 


l88  CONTES    NOCTURNES. 

tailleurs,  car  je  l'ai  copié  d'après  un 
dessin  original  qui  appartient  à  mon 
digne  maître,  le  général  Rixendorf,  et 
que  voici ,  à  quelques  changemens  près 
que  je  me  suis  permis.  Max  fut  donc 
acquitté ,  et  vous  avez  entendu  les  re- 
merciemens  qu'il  est  venu  faire  à  son 
protecteur. 

On  trouva  généralement  que  la  cha- 
leur de  la  reconnaissance  du  jeune 
Max  n'était  nullement  proportionnée 
au  léger  motif  qui  l'avait  dictée,  et  le 
conseiller  Foerd  dit  d'une  voix  émue  : 
—  Ce  jeune  homme  a  une  âme  singu- 
lièrement impressionnable  et  le  senti- 
ment d'honneur  le  plus  délicat  qui  se 
soit  jamais  rencontré.  Vidée  d'une  pu- 
nition corporelle  l'accablait,  et  s'il  eût 
été  condamné,  il  eût  infailliblement 
quitté  G...  pour  toujours. 

—  Peut-être  ,  dit  Willibald  ,  peut- 
être  se  trouve-t-il  un  autre  motif  sous 
jeu. 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  1 89 

—  Cela  est  vrai,  dit  le  général  qui  ve- 
nait d'entrer  à  son  tour,  et  Dieu 
veuille  que  tout  cela  s'arrange  bientôt 
au  gré  de  ses  désirs. 

Clémentine  trouva  toute  celte  his- 
toire fort  grossière  ;Nanette  n'en  pensa 
rien;  mais  Julie  se  montra  d'une  hu- 
meur fort  satisfaite.  Reutlinger  vint 
ranimer  la  société  par  sa  danse.  Les 
théorbes  soutenus  par  une  paire  de 
castagnettes,  des  violons  et  des  basses, 
jouèrent  une  joyeuse  sarabande.  Les 
personnes  âgées  se  mirent  à  danstr,  et 
les  jeunes  les  regardèrent.  L'homme 
à  l'habit  de  drap  d'or  se  distingua  sur- 
tout par  ses  bonds  et  par  ses  pas  hardis, 
et  la  soirée  se  passa  fort  agréablement. 


TQO  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  IV. 


La  matinée  du  lendemain  ne  se 
passa  pas  moins  bien;  comme  la  veille, 
un  bal  et  un  concert  devaient  termi- 
ner la  journée.  Le  général  Rixendorf 
était  déjà    an   piano;  l'habit  de  drap 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  I9Ï 

d'or  s'était  emparé  d'un  théorbe,  la 
conseillère  Foerd  tenait  la  partition  ; 
l'on  n'attendait  plus  que  l'arrivée  du 
conseiller  Reuilinger,  lorsqu'on  en- 
tendit des  cris  perçans  dans  le  jardin , 
et  qu'on  vit  accourir  les  domestiques. 
Bientôt  quelques-uns  d'entre  eux  ap- 
portèrent le  conseiller  pâle  et  défiguré. 

Le  jardinier  l'avait  trouvé  profon- 
dément évanoui,  à  quelques  pas  du 
pavillon  où  se  trouvait  le  cœur  de 
pierre. 

Le  général  s'élança  du  piano  pour 
voler  au  secours  de  son  ami',  on  lui  fit 
respirer  des  sels,  on  l'étendit  sur  le 
sopha ,  et  on  lui  frotta  le  front  avec 
de  l'eau  de  Cologne. 

Tout-à-coup,  l'ambassadeur  turc  re- 
poussa tout  le  monde  en  s'écriant  : 
—  Amis  ignorans ,  vous  tuez  un  ami 
bien  portant  !  —  A  ces  mots  ,  il 
ôta  son  turban  qu'il  jeta  au  loin  dans 


192  CONTES    NOCTURNES. 

le  jardin,  et  se  débarrassa  de  sa  pe- 
lisse. Puis  il  se  mit  à  décrire  avec  sa 
main  5  autour  du  conseiller,  un  cercle 
qu'il  rétrécit  sans  cesse,  si  bien  qu'il 
finit  par  lui  toucher  les  tempes  et  le 
sein.  Puis,  il  approcha  sa  figure  de  la 
sienne,  et  le  conseiller  ouvrant  aus- 
sitôt les  yeux ,  lui  dit:  —  Exter ,  tu  n'as 
pas  bien  fait  de  me  réveiller.  —  La 
puissance  inconnue  m'a  annoncé  une 
mort  prochaine,  et  peut-être  m'était- 
il  accordé  de  passer  de  ce  sommeil  à 
la  mort. 

—  Folies  !  rêves  !  s'écria  Exter  ,  re- 
garde autour  de  toi,  vois  où  tu  es, et 
sois  gai  comme  il  convient  d'être. 

Le  conseiller  s'aperçut  alors  seule- 
ment qu'il  se  trouvait  dans  le  salon 
d'assemblée.  Il  se  leva  vivement  du  ca- 
napé ,  s'avança  au  milieu  de  la  salle  ;  et 
dit  en  riant  : —  Je  vous  ai  donné  un  fâ- 
cheux spectacle,  mes  honorables  hôtes, 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  IqS 

mais  il  n'a  pas  dépendu  de  moi  d'em  - 
pécher  que  ces  maladroits  domestiques 
m'aient  apporté  ici.  Ne  prolongeons 
pas  plus  long-temps  ce  désagréable  in- 
termède et  dansons  ! 

La  musique  commença  aussitôt  , 
mais  dès  les  premières  mesures  du 
menuet,  le  conseiller  disparut  de  la 
salle  avec  Exter  et  Rixendorf.  Lors- 
qu'ils furent  arrivés  dans  une  cham- 
bre éloignée,  Reutlinger  se  laisse  tom- 
ber dans  un  grand  fauteuil ,  et  se  ca- 
chant le  visage  dans  ses  mains ,  il 
s'écria  d'une  voix  étoufféepar  la  dou- 
leur :  —  O  mes  amis  !  mes  amis  ! 

Exter  et  Rixendorf  prièrent  le  con- 
seiller de  leur  dire  ce  qui  le  tourmen- 
tait si  fort. 

—  Parle,  mon  vieil  ami,  dit  le  gé- 
néral. Tu  as  appris,  Dieu  sait  comment, 
quelque  mauvaise  aventure. 

—  Ext«^r  !  dit  le  conseiller  d'une  voix 
XV.  jy 


194  CONTES   NOCTURNES. 

sourde.  C'en  sera  bientôt  fait  de  nous. 
Le  hardi  visionnaire  n'aura  pas  frappé, 
sans  être  puni,  aux  portes  de  réternité. 
Une  mort  prochaine,  affreuse  peut- 
être  ,  m'est  annoncée  ! 

—  Raconte-nous  donc  ce  que  tu  as 
vu ,  dit  le  général  avec  impatience.  Je 
parie  que  tout  cela  n'est  qu'un  effet 
d'imagination  ;  toi  et  Exter ,  vous  gâ- 
tez votre  vie  par  vos  extravagances. 

—  Apprenez  donc  le  motif  de  mon 
effroi  et  de  mon  évanouissement  !  dit 
le  conseiller  en  se  levant  de  son  fau- 
teuil ,  et  en  s'avançant  entre  ses  deux 
amis  :  Vous  étiez  déjà  Ions  assemblés 
dans  le  salon,  lorsque,  poussé  par  je  ne 
sais  quelle  idée,  il  me  prit  fantaisie  de 
faire  encore  un  lour  dan  s  le  jardin.  Mes 
pas  se  dérigèrent  involontairementvers 
le  petit  bois.  Là  il  me  sembla  que  j'en- 
tendais un  bruit  léger ,  une  voix  douce 
et  plainlive.  Les  sons  semblaient  venir 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  IqS 

du  pavillon.  Je  m'approche  ,  la  porte 
est  ouverte,  et  j'aperçois...  Moi-même! 
Moi-même,  mais  tel  que  j'étais  il  y  a 
trente  ans ,  avec  l'habit  que  je  por- 
tais dans  ce  jour  mystérieux  où  je 
voulais  mettre  fin  à  mes  jours ,  lors- 
que Julie  vint  comme  un  ange  de  lu- 
mière ,  sous  son  blanc  costume  de 
fiancée  ,  me  détourner  de  cette 
affreuse  pensée.  —  C'était  son  jour 
de  noce.  —  Mon  image  était  éten- 
due sur  le  pavé  devant  le  cœur,  et 
le  frappait  violemment  en  s'écriant  : 
Jamais ,  jamais  tu  ne  pourras  t'amo- 
lir  ,  cœur  de  pierre  !  —  Je  restai  pé- 
trifié !  Un  froid  glacial ,  celui  de  la  mort 
parcourut  toute  mes  veines.  •—  ïout-à- 
coup  Julie,  vêtue  en  blanc  comme  une 
fiancée,  dans  toutl'éclat  d'une  brillante 
jeunesse,  sortit  du  milieu  des  arbres, 
et  étendit  amoureusement  les  bras  vers 
moi....  Non,  vers  mon  image....  vers 


ig6  CONTES   NOCTURNES. 

moi ,  moi  jeune  homme  !  Je  tombai 
sans  connaissance  ! 

A  ces  mots ,  le  conseiller  se  laissa 
encore  tomber  sans  forces  dans  le  fau- 
teuil ;  mais  Rixendorf  saisit  ses  deux 
mains ,  les  secoua  avec  force,  et  s'écria 
d'une  voix  retentissante  :  —  C'est  lui 
que  tu  as  vu ,  lui ,  pas  autre  chose  ?  — 
Je  ferai  tirer  le  canon  en  signe  de  vic- 
toire !  —  Tes  idées  de  mort,  ton  appa- 
rition ,  ne  sont  rien,  rien  !  Je  te  secoue 
de  tes  mauvais  rêves  ,  afin  que  tu  te 
réveilles  et  que  tu  vives  encore  long- 
temps sur  terre. 

Aces motSjRixendorf  s'échappa  aussi 
rapidement  que  put  le  lui  permet- 
tre son  grand  âge.  Le  conseiller  avait 
sans  doute  entendu  peu  de  chose  des 
paroles  du  général ,  car  il  restait  en- 
core là  les  yeux  fermés.  Exter  allait  et 
venait  à  grands  pas  se  frottant  le  front 


LE    COEUR    DK    PIERRE.  19'7 

en  disant:  —  Je  parie  que  cet  homme 
veut  encore  tout  expliquer  d'une  fa- 
çon naturelle  ;  mais  il  aura  de  la  peine 
à  en  venir  à  bout;  n'est-ce  pas,  mon 
cher  conseiller?  Nous  nous  entendons 
un  peu  en  apparitions ,  nous  autres  ! 
—  Je  voudrais  seulement  avoir  ma 
pelisse  et  mon  turban. 

A  ces  mots,  il  siffla  avec  un  petit 
sifflet  d'argent  qu'il  portait  à  sa  cein- 
ture, et  aussitôt  un  des  Maures  de  sa 
suite  lui  apporta  sa  pelisse  et  son  tur- 
ban. Bientôt  après,  vint  la  conseillère 
intime  Foerd,  suivie  du  conseiller  et  de 
leur  fille  Julie.  Le  conseiller  Reutlin- 
ger  se  leva  vivement  ,  et  retrouva 
un  peu  de  calme  dans  les  assurances 
qu'il  donna  de  sa  santé.  Il  pria  qu'on 
voulût  bien  oublier  toute  cette  petite 
histoire,  et  tout  le  monde  se  disposait 
à  s'éloigner,  lorsque  Rixendorf  entra 
précipitamment,  en  tenant  par  la  main 


l9^  fcONTES    NOCTURNES. 

un  jeune  homme  vêtu  de  l'ancien  cos- 
tume militaire.  C'était  Max ,  dont  l'as- 
pect fit  pâlir  le  conseiller. 

—  Vois  ton  image  ,  le  Sosie  de  ton 
rêve  !  dit  Rixendorf.  C'est  moi  qui  ai 
fait  entrer  ici  mon  excellent  Max,  et 
qui  ai  prié  ton  valet-de-chambre  de  lui 
donner  un  de  tes  anciens  uniformes  , 
pour  qu'il  pût  figurer  convenablement 
dans  la  société.  C'est  lui  que  tu  trou- 
vas agenouillé  dans  le  pavillon. 

— Oui,  s'écria  Max,  j'étais  a  genoux 
devant  ton  cœur  de  pierre ,  moi  que 
tu  repoussas  à  cause  d'une  injuste  vi- 
sion, oncle  cruel!  Si  le  frère  a  com- 
mis des  fautes  envers  son  frère ,  ne  les 
a-t-il  pas  dès  long-temps  expiées  par 
sa  misère  et  par  sa  mort!  Ton  neveu, 
orphelin  ,  est  aujourd'hui  devant  toi. 
Il  porte  ton  nom ,  ses  traits  ressem- 
blent aux  tiens  ,  comme  un  fils  res- 
semble à  son  père.  Il  a  lutté  avec  tous 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  199 

les  orages  qui  frappèrent  sa  jeu- 
nesse.... mais....  laisse-toi  toucher.... 
tends-lui  une  main  bienfaisante,  afin 
qu'il  ait  un  appui  lorsque  Tadversité 
sera  trop  grande  ! 

Le  jeune  Max  s'était  approché  du 
conseiller  ,    dans    une    attitude   sup- 
pliante et  les  yeux  baignés  de  larmes. 
Celui-ci  était  resté  immobile,  les  yeux 
étincelans,    la  tète  fièrement  rejetée 
en   arrière,    muet   et   sombre;  mais, 
lorsque  le  jeune  homme  voulut  pren- 
dre sa  main ,  il  le  repoussa  des  deux 
siennes,  recula  de  deux  pas,  et  s'écria 
d'une  voix  terrible  :  —  Misérable!  viens- 
tu  m'assassiner!  Fuis  î  fuis  loin  de  mes 
yeux.   Et  toi  aussi  ,  Rixendorf ,  tu  as 
pris  patt  à  ce  complot!  Fais  qu'il  s'é- 
loigne, celui  qui  a  juré  ma  perte,  le 
fils  du  plus  grand  scé.... 

—  Arrête!   s'écria    Max,    dont    les 


100  COJSTES    JNOCTURJVES. 

yeux  remplis  de  colère  et  dç  déses- 
poir lançaient  des  éclairs.  Arrête  , 
homme  cruel ,  frère  impitoyable  !  Tu 
as  rendu  à  mon  père  faute  pour  faute, 
injure  pour  injure  ;  et  moi  ,  in- 
sensé ,  qui  croyais  toucher  ton  cœur 
glacé  ,  couvrir  ,  par  ma  tendresse, 
l'indifférence  de  ton  frère,  qui  mourut 
pauvre  ,  abandonné ,  mais  au  moins 
sur  le  sein  d'un  fils  qui  cherchait  à  le 
ranimer.  —  Max!  sois  vertueux  !  recon- 
cilie-moi le  cœur  du  plus  terrible  frère î 
Deviens  sou  fils  !  —  Ce  furent  ses  der- 
nières paroles.  Mais  tu  me  rejettes 
comme  tu  rejettes  tout  ce  qui  s'ap- 
proche de  toi  avec  amour  et  dévoue- 
ment. Meurs  donc  seul  et  délaissé.  Que 
tes  valets  avides  attendent  ta  mort 
avec  impatience,  en  se  partageant  tes 
dépouilles  avant  que  tes  yeux  soient 
fermés.  Au  lieu  des  soupirs,  des  plain- 
tes de  ceux  qui  voulaient  entourer  ta 


LE    CŒUR    DE    PIERRE.  20  1 

vie  d'amour,  puisses-tu  n'entendre  en 
expirant  que  Içs  cris  moqueurs  des 
mercenaires,  qui  n'auront  eu  som  de 
toi  qu'à  prix  d'or!  Adieu,  tu  ne  me 
re verras  jamais  ! 

Max  voulut  s'éloigner ,  mais  Julie 
chancela,  et  le  jeune  homme,  se  re- 
tournant vivement ,  la  reçut  dans  ses 
bras  en  s'écriant  d'un  ton  douloureux  : 
—  Ah!  Julie,  Julie,  tout  espoir  est  perdu. 
La  conseillère  était  restée  immobile  , 
tremblante  de  tous  ses  membres ,  pas 
une  parole  ne  pouvait  s'échapper  de  ses 
lèvres ,  mais  Reullinger,  en  voyant  Julie 
dans  les  bras  de  Max,  poussa  des  cris 
comme  un  insensé  ,  s'avança  vers  lui, 
arracha  la  jeune  fille  de  ses  bras ,  et , 
l'élevant  au-dessus  de  lui  ,  il  lui  de- 
manda :  —  Aimes-tu  ce  Max  ,  Julie  ! 

— Comme  ma  vie,  répondit  Julie 
avec  force.  Le  poignard  que  vous  avez 
XV.  i8 


202  CONTES    JfOCTURNES. 

plongé  dans  son  sein  a  traversé  le 
mien  ! 

Le  conseiller  la  laissa  lentement  re- 
tomber, et  s'assit  avec  précaution  dans 
son  fauteuil  ;  puis ,  il  demeura  quel- 
ques momens  les  deux  mains  appuyées 
sur  son  front.  Un  silence  profond  ré- 
gnait autour  de  lui.  Pas  un  des  assis- 
tans  ne  fit  un  geste,  un  mouvement. 
Tout-à-coup,  le  conseiller  tomba  sur 
ses  deux  s^enoux.  Son  visage  était  cou- 
vert de  rougeur,  ses  yeux  remplis- de 
larmes.  Il  leva  les  yeux  au  ciel ,  et  dit 
solennellement:  — Que  ta  volonté  soit 
faite!  O  Julie,  Julie  !  ô  pauvre  aveugle 
que  je  suis  ! 

Le  conseiller  se  couvrit  le  visage,  on 
l'entendit  pleurer.  Cela  dura  quelques 
momens,  il  se  releva  ,  vint  à  Max ,  le 
pressa  sur  son  cœur,  et  s*écria  hors 
delui: — Tu  aimes  Julie,  tu  es  mon  fils. 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  2o3 

-^  Non  tu  es  plus  que  cela ,  tu  es  moi, 
inoi-nièine. — Tout  t'appartient.  —  Tu 
es  riche ,  très-riche.  —  Tu  as  une  cam- 
pagne. —  Des  maisons ,  de  l'argent 
comptant.  —  Laisse-moi  rester  auprès 
de  toi ,  tu  me  donneras  le  pain  de  la 
charité  dans  mes  vieux  jours.  —  N'est- 
ce  pas,  tu  le  feras  ?  Ne  m'aimes-tu  pas? 
— 11  faut  que  tu  m'aimes ,  puisque  tu 
es  moi-même.  —  Ne  redoute  pas  mon 
cœur  de  pierre ,  presse  -  moi  tendre- 
ment contre  ton  sein  ,  les  battemens 
de  ta  poitrine  réchaufferont  la  mienne* 
—  Max ,  mon  fils ,  mon  ami ,  mon  bien- 
fîiiteur! 

Il  continua  de  parler  de  la  sorte  et 
avec  tant  de  chaleur  qu'on  craignait  que 
sa  raison  ne  souffrit  de  ces  expansions 
outrées.  Rixendorf  parvint  enfin  à  le 
calmer,  et  le  conseiller,  un  peu  remis, 
vit  tout  ce  qu'il  ^vait  gagné  en  ce  jeune 


2  04  CONTES    NOCTURNES. 

homme  et  s'aperçut  avec  attendrisse* 
ment  que  la  conseillère  Foerd  semblait 
retrouver  le  souvenir  d'un  temps  passé 
dans  l'union  de  sa  Julie  avec  le  never. 
de  Reutlinger.  Le  conseiller  intime 
Foerd  contemplait  toute  cette  scène 
avec  satisfaction,  et  il  parla  d'avertir  ses 
autres  fil  les  de  cet  événement  ;  mais  on 
ne  put  les  trouver  nulle  part.  On  avait 
déjà  vainement  cherché  Nanette  parmi 
les  grands  vases  du  Japon  qui  se  trou- 
vaient dans  le  vestibule ,  sous  tous  les 
bancs  ,  enfin  on  trouva  la  petite  en- 
dormie sous  un  rosier,  et  Clémen- 
tine dans  une  allée  sombre  avec  le  blond 
^eune  homme.  Les  deux  sœurs  pa- 
rurent peu  satisfaite  du  mariage  de  leur 
cadette  ;  mais  leur  humeur  se  dissipa 
au  milieu  des  félicitations  de  la  société. 
On  se  disposait  à  passer  dans  le  grand 
salon ,  lorsque  l'ambasseur  Turc  s'écria 


LE    CCEUR    DE    PIERRE.  20r» 

tout-à-coup  :  —  Eh  quoi!  vous  allez 
vous  marier  tout  de  suite.  Marier   ce 
Max,  ces  enfans  sans  expérience.  Vois 
mon  ami,  ajouta-t-il  en  s'adressant  à 
Max,  tu  poses  tes  pieds  en  dedans,  et 
tu  n'as  pas  l'usage  du  monde  puisque 
tout-à-l'heure    tu    tutoyais    ton    viel 
oncle  le  conseiller  aulique.  Charles,  il 
faut   voyager,  vas  à  Constantinople. 
Là  tu  apprendras  tout  ce  qu'il  faut  sa- 
voir dans  la  vie,  et  tu  reviendras  épou- 
ser ma  belle  Julie.  —  Tout  le  monde 
fut  surpris  de  cette  singulière  propo- 
sition. Mais  Exter  prit  à  part  le  con- 
seiller, tous  deux  se  placèrent  l'un  de- 
vant l'autre,  se  mirent  mutuellement 
les  mains  sur  les  épaules  et  échangè- 
rent quelquesparoles  arabes.  Puis  Reut- 
Hnger  courut  prendre  la  main  de  Max 
etlui dit  très-amicalement: — Moucher 
fils,  mon  bon  Max,  fais-moi  le  plaisir 
d'aller  à  Constantinople.  Cela  durera 

XVI.  ,9 


206  LE    CŒUR    DE    PIERRE. 

six  mois  au  plus,  et  ensuite  nous  ferons 
la  noce. 

En  dépit  de  toutes  les  protestations 
de  la  fiancée,  Max  fut  obligé  de  partir 
pour  Constantinople ,  d'où  il  revint 
après  avoir  vu  les  degrés  de  marbre  sur 
lesquels  le  chien  marin  apporta  à  Ex- 
ter  un  enfant,  et  une  infinité  de  choses 
aussi  remarquables,  et  alors  il  épousa 
Julie.  Je  ne  saurais  dire  quelle  parure 
avait  la  fiancée  le  jour  de  ses  noces, 
et  combien  d'enfans  résultèrent  de 
cette  union;  j'ajouterai  seulement  que 
le  jour  de  la  fête  delà  Vierge  de  l'année 
t8o...,  Max  et  Julie  se  trouvèrent  age- 
nouillés dans  le  pavillon  près  du  cœur 
de  pierre.  Leurs  pleurs  tombaient  en 
abondance  sur  le  marbre  qui  recou- 
vrait le  cœur  trop  souvent  déchiré  de 
leur  vieil  et  excellent  oncle.  Max,  non 
pour  imiter  l'épitaphe  de  lord  Horion, 
mais  parce  que  toute  la  vie  du  pauvre 


LE    COEUR    DE    PIERRE.  9.0 7 

oncle  se  trouvait  exprimée  dans  ce  peu 
de  paroles  ,  avait  gravé  de  sa  main  ces 
mots  sur  la  pierre:  qu'il  repose  enfin! 


FIN    DU     fOME  XV. 


TABLE 


DU  QULNZIÈME  VOLUME. 


— -^ 


Maître  Jean  Wacht ,  le  charpentier 5 

Le  Cœur  de  pierre, i45 


Fl!f    DE    tA    TABLE. 


OEUVRES  COMPLETES 

DE 

C.-T.-A.  HOFFMANN, 


Ctuatrièmc  fiuraieon. 


IMPRIMERIE  DE  A.  BARBIER, 

RC«  DES  MABAI»  I.    G-,   ^-    i7- 


CONTES 

NOCTURNES 


DE 


E.-T.-A.  hoffman: 


XVI. 


PARIS. 

Eugène   Henduel. 
1830. 


CONTES 

NOCTURNES 

DE  E.   T.  A.  HOFFMANN, 

TRADirrs  DE  l'allemand 
PAR  M.  LOÈVE-VEIMARS, 

ET    PRÉCÉDÉS 

D'UNE  NOTICE  HISTORIQUE  SUR  HOFFMANN , 
Far  'Walter  Scotti 

TOME   XVI. 


PARIS. 


EUGENE  REXDUEL, 

iDirtca-LiBEWRi, 

RUE  UKS  cRA5DS-AFGusTiirs,  »«  aa. 
!830. 


LE   BOTANISTE. 


COUTES 

NOCTURNES. 


W-V  V^'  '-^li^^.^-r  '■VVT'J'A Mf*  LMt^'ijr  : 


CHAPITRE   PREMIER. 


La  serre  du  professeur  Ignace  HeliiH.  —  Kagèuc  ,  li 
jeune  étudiant.  —  ^larguerlle  et  la  vieiile  feinnu'  di 
professseur.  —  Lutte  etrcsolution. 


Eugène,  le  jeune  e'tudiant,  se  trou- 
vait dans  la  serre  du  professcui 
Ignace  Helms,  et  admirait  le  rou^o 
éclatant  des    fleurs  que  Y  amaryllis 


G  CONTES    NOCTURNES. 

reglnœ  claie  justement  dans  la  ma- 
tinée. 

C'était  le  premier  beau  jour  de 
février.  Le  ciel  était  serein  et  sans 
nuages,  et  le  soleil  lançait  ses  rayons 
bicnfaisans  à  travers  les  grandes  vi- 
tres de  la  serre.  Les  fleurs,  qui  som- 
meillaient encore  dans  un  berceau 
verdoyant ,  se  remuaient  comme  si 
elles  eussent  été  excitées  par  unsonge, 
et  relevaient  doucement  leurs  feuilles 
pleines  de  sève;  mais  le  jasmin,  le 
réséda  ,  la  rose  toujours  fleurie ,  la 
rose  de  Gueldre ,  la  violette  ,  qui  re- 
commençaient à  fleurir,  remplis- 
saient la  serre  des  exhalaisons  les 
plus  douces  et  les  plus  agréables;  et 
déjà  de  petits  oiseaux,  qui  avaient 
quitté ,  non  sans  crainte ,  leur  retraite 
abritée  des  frimas,  voltigeaient  çà 
et  là ,  becquetant  les  vitres  pour  en- 
gager le  printemps  qui  régnait  de 


LE    BOTANISTE.  7 

toute  sa  beauté  dans  la  serre  ,  à  se 
répandre  sur  toute  la  nature. 

—  Pauvre  Helnis,  dit  Eugène 
profondément  affligé,  pauvre  vieil 
Helms,  tu  ne  vois  plus  toute  cette 
pompe,  toute  cette  magnificence! 
Tes  yeux  se  sont  fermés  pour  tou- 
jours; tu  reposes  sous  le  froid  gazon! 
Cependant,  je  me  trompe,  tu  es  au 
milieu  de  tous  tes  chers  enfans  que 
tu  élevais  et  entretenais  avec  tant  de 
soin;  aucun  de  ceux,  dont  tu  pleu- 
rais la  mort  prématurée,  n'a  subi 
cette  destinée  ;  c'est  seulement  à  pré- 
sent que  tu  comprends  entièrement 
leur  vie  et  leur  amour  que  tu  ne  pou- 
vais que  pressentir. 

Dans  le  même  moment,  la  petite 
Marguerite  remuait  et  travaillait 
très-activement  avec  son  arrosoir  au 
milieu  des  fleurs  et  des  plantes. 

— Marguerite,  Marguerite  î  s'écria 


8  CONTES    NOCTURNES. 

Eugène,  que  fais-tu  donc?  je  crois 
que  tu  arroses  de  nouveau  les 
plantes  en  temps  inopportun  ,  et  que 
tu  détruis  ce  que  j'ai  entretenu  avec 
tant  de  soin.  —  La  pauvre  Mar- 
guerite laissa  presque  tomber  l'arro- 
soir plein  d'eau  ,  qu'elle  tenait  dans 
ses  mains. 

—  Ah,  cher  monsieur  Eugène! 
dit-elle  ,  et  les  larmes  inondèrent  ses 
yeux,  —  Ne  me  grondez  pas,  ne  vous 
fâchez  pas.  Yous  savez  que  je  suis  un 
être  simple  et  borné;  je  crois  tou- 
jours que  ces  pauvres  plantes  et  ces 
arbrisseaux ,  qui  ne  sont  pas  restaures 
dans  celte  serre  par  la  pluie  et  la 
rosëe  du  ciel,  me  regardent  et  me  de- 
mandent de  soulager  leurs  souffran- 
ces, de  leur  donner  de  la  nourriture. 
—    Ce    sont   des   friandises ,    dit 
Eugène ,  ce  sont  des  friandises  per- 
nicieuses, Marguerite  ,  qui  les  ren- 


LE    BOTANISTE.  9 

dent  malades  et  les  font  mourir. 
En  gênerai,  tu  aimes  beaucoup  les 
fleurs ,  je  le  sais  bien  ;  mais ,  tu  n'as 
point  de  connaissances  en  botanique, 
et,  maigre  mes  leçons  assidues,  tu 
ne  te  donnes  aucune  peine  pour  ac- 
quérir cette  science,  qui  sied  cepen- 
dant très-bien  aux  demoiselles,  et 
qui  leur  est  même  indispensable  ; 
car,  sans  cela,  une  jeune  fdie  ne 
sait  pas  à  quelle  classification  appar- 
tient la  belle  rose  odoriférante  avec 
laquelle  elle  se  pare  ;  et  cela  est  très- 
fâcheux.  Dis-moi  donc  ,  Marguerite  , 
comment  appclIcs-tu  les  plantes  qui 
se  trouvent  dans  ces  vases,  là-bas,  et 
qui  sont  sur  le  point  de  fleurir?  — 
Eh ,  s'ëcria ,  gaîraent  Marguerite ,  ce 
sont  mes  chères  roses  de  Gueldre! 
—  Vois-tu,  continua  Eugène,  vois- 
tu  bien,  Marguerite,  tu  ne  connais 
pas  même  le  véritable  nom  des  fleurs 


lO  CONTES  NOCTURNES. 

que  tu  aimes  le  plus!  Il  faut  les  ap- 
peler Galanihus  niçalis. 

— G  a  lanth  us  niçalis.  ...ditMarguc- 
ïite,  en  répétant  timidement  ce  mot. 
—  Ah,  mon  cher  monsieur  Eugène', 
s'écria-t-ellc  ensuite  ;  ce  nom  est  bien 
beau  et  bien  agréable  ;  mais  il  me 
semble  que  cela  n'est  pas  ma  chère 
rose  de  Gueldre.  Yous  savez  bien , 
comme  j'étais  autrefois, lorsque  j'étais 
encore  enfant  ? 

—  Mais ,  ne  l'es-tu  plus ,  Margue- 
rite?luiditEugène  en  l'interrompant. 

—  Mais,  répliqua  Marguerite,  rou- 
gissant jusque  dans  le  blanc  des  yeux, 
quand  on  a  quatorze  ans,  on  ne  se 
range  plus  dans  la  classe  des  enfans. 

—  Et  cependant,  dit  Eugène  en 
souriant ,  il  n'y  a  pas  si  long-temps 
que  la  grande  poupée.... 

Marguerite  se  détourna  prompte- 
ment,  courut  du  côté  de  la  serre  où 


LE   BOTANISTE.  II 

se  Irouvaicnt  plusieurs  pots  de  fleurs, 
et  s'agenouilla  pour  les  arranger. 

—  Ne  te  fâche  pas,  Margue- 
rite, continua  doucement  Eugène; 
reste  toujours  la  bonne  et  pieuse 
enfant  que  le  père  Helms  arracha 
aux  mauvais  traitemens  d'une  pa- 
rente ,  et  dont  il  eut  soin  ,  ainsi 
que  son  estimable  épouse ,  comme  de 
sa  propre  fille?  Mais,  tu  voulais  me 
raconter  quelque  chose! 

—  Ah ,  reprit  Marguerite  décou- 
ragée, ah,  cher  monsieur  Eugène, 
ce  sont  encore  quelques  niaiseries 
qui  m'ont  passé  par  la  tête;  mais 
puisque  vous  le  désirez,  je  vous  dirai 
tout  bien  fidèlement.  Pendant  que 
vous  donniez  un  si  beau  nom  à  ma 
rose  des  Alpes,  je  me  ressouvins  de 
mademoiselle  Rosine.  Vous  savez 
bien,  monsieur  Eugène ,  elle  et  moi , 
nous  ne  faisions  qu'un  j   nos  senti- 


12  CONTES   NOCTURNES. 

mens  et  nos  désirs  étaient  les  mêmes; 
et  lorsque  nous  étions  encore  enfans, 
nous  aimions  beaucoup  à  jouer  en- 
semble. Mais,  un  jour,  il  y  a  à  peu 
près  un  an  ,  Rosine  devint  se'ricuse , 
et  singulière  envers  moi  ;   elle   me 
disait   que  je   ne    devais   plus  l'ap- 
peler   Rosine  ,    mais  mademoiselle 
Rosalinde.  — Je  le  fis;   et,   dès  ce 
moment,  elle  s'éloigna  toujours  de 
plus  en  plus  de  moi.  —  J'ai  perdu 
ma  chère  Rosine!  Et  je  crois,  qu'il 
en   sera  de   même   de   mes   chères 
fleurs  ,  si  j'allais  tout  à   coup  leur 
donner  des  noms  étrangers  et  am- 
bitieux. —  Hem  !  dit  Eugène ,  Mar- 
guerite! il  y  a  parfois  dans  tes  pa- 
roles quelque  chose  d'extraordinaire 
et  de  bizarre.  On  sait  au  juste  ce  que 
tu  yeux  dire,   et  cependant   on  ne 
comprend  pas  ce  que  tu  as  dit.  Mais, 
cela  ne  diminue  en  rien  la  beauté  de 


LE   BOTANISTi:.  l3 

la  botanique  ;    et  quoique  ta  Pvosine 
soit   devenue   à  présent   mademoi- 
selle Rosalindc  ,  tu  peux  cependant 
te  soucier  un  peu   du  nom  de   tes 
fleurs  favorites,  et  chercher  à  savoir 
comment    on    les   nomme    dans   le 
monde  savant.  —  Mets  mon  instruc- 
tion à  profit. —  Quant  à  présent,  ma 
bonne   chère  fille ,   examine  les  ja- 
cinthes. Exposes  davantage  au  soleil 
Yogroi  de  Buzan  et  la  glorla  solls.  Il 
paraît  que  la  perruque  carrée  ne  de- 
viendra pas  grand'chose.  h'^Ernilius 
fomie  Bûhren ,  qui  avait  de  si  belles 
fleurs  au  mois  de  décembre ,  est  déjà 
fané  ;  il  ne  dure  pas  long  temps  ;  mais 
le  Pasiorjido  donne  de  belles  espé- 
rances. Quant  à  ce  Hugo  Grotius,  il 
faut  bien  Tarroscr;  il  a  encore  besoin 
de  grandir  beaucoup 

Pendant  que  Marguerite,  qui  rou- 
git   de    nouveau,    lorsque    Eugène 


jit 


l4  CONTES   NOCTURNES. 

l'appela  sa  bonne  et  chère  fille , 
commençait  à  exécuter  avec  plaisir 
ce  qui  lui  était  ordonné,  la  femme 
du  professeur  Helms  entra  dans  la 
serre.  Eugène  lui  fit  remarquer  la 
beauté  des  fleurs  piintanières,  et 
vanla  principalement  les  fleurs  de 
V amaryllis  reginœ,  que  feu  le  pro- 
fesseur mettait  au-dessus  de  Va- 
inaryllis  formoslssima ;  aussi  il  re- 
levait et  l'entretenait  avec  un  soin 
particulier  en  mémoire  de  son  cher 
maître. 

—  Mon  cher  monsieur  Eugène , 
dit  avec  émotion  la  femme  du  pro- 
fesseur, vous  avez  un  excellent  cœur; 
feu  mon  mari  n'a  estimé  ni  aimé  aussi 
tendrement  aucun  de  ses  élèves  qui 
demeuraient  chez  lui.  Mais  aucun 
d'eux  n'a  si  bien  compris  mon  cher 
Helms,  aucun  n'a  été  plus  lié  avec 
lui,  et  aucun  n'a  pénétré  aussi  Lien 


LE   BOTANISTE.  l5 

que  VOUS  le  fonds  de  sa  doctrine.  Il 
avait  coutume  de  répéter  souvent  : 
Eugène  est  un  brave  jeune  hom- 
me ,  fidèle  et  pieux  ;  c'est  pourquoi 
les  fleurs  ,  les  arbustes  et  les  ar- 
bres Faiment  et  prospèrent  par  ses 
soins.  Satan  est  un  esprit  ennemi , 
impie  et  intraitable;  il  sème  l'ivraie 
qui  multiplie  avec  usure;  et  son  ha- 
leine pestilentielle  donne  la  mort 
aux  enfans  de  Dieu.  —  Il  donnait  le 
nom  d'enfans  de  Dieu  à  ses  chères 
fleurs. 

Les  yeux  d'Eugène  étaient  baignés 
de  larmes.  —  Oui,  dit-il,  chère  et 
estimable  épouse  de  mon  maître,  je 
conserverai  fidèlement  cet  attache- 
ment dicté  par  la  piété  filiale;  et  ce 
beau  temple  de  mon  maître,  de  mon 
père,  continuera  de  fleurir  et  de 
prospérer  tant  que  je  vivrai.  —  Si 
vous  le  permet! ez,  madame,  j'irai 


l6  CONTES   NOCTURNES. 

habiter  dès  à  présent,  comme  mon- 
sieur le  professeur  avait  coutume  de 
le  faire,  cette  petite  chambre  à  côté 
de  la  serre;  je  pourrai  de  là  surveiller 
tout  plus  facilement. 

—  Dans  le  moment  même,  ré- 
pondit-elle, j'étais  affligée  profondé- 
ment de  la  pensée  que  la  magnificence 
de  ces  fleurs  allait  disparaître  de  ces 
lieux.  Je  connais  très-bien  la  culture 
des  arbustes  et  des  fleurs,  et  je  suis 
versée,  comme  vous  le  savez,  dans 
la  science  de  mon  mari.  Mais,  ô  mon 
Dieu!  une  vieille  femme  comme  moi 
peut-elle  avoir  la  force  d'entretenir 
tout  comme  un  jeune  homme  vigou- 
reux ,  quel  que  soit  son  désir  de  le 
faire?  —  Et  puisque  nous  devons 
nous  séparer  à  présent,  mon  cher 
monsieur  Eugène 

— Comment,  s'écria  Eugène  épou- 
vanté ,   comment  vous  voulez  m'c-. 


LE   BOTANISTE.  i^ 

loigner  de  chez  vous  ,  madame  :' 
— Va  ,  dit-elle  à  Marguerite  ,  ren- 
tre dans  la  maison ,  chère  Margue- 
rite, et  cherche  mon  grand  chale; 
il  fait  encore  très-frais. 

A  peine  Marguerite  fut-elle  partie, 
que  la  femme  du  professeur  com- 
mença ainsi  :  — Vous  êtes  heureux  , 
moh  cher  monsieur  Eugène  ,  d'être 
un  jeune  homme  beaucoup  trop  no- 
ble,  sans  expérience  et  sans  préoc- 
cupation ;  vous  ne  comprendrez  peut- 
être  pas  bien  ce  que  je  suis  forcée  de 
vous  dire  aujourd'hui.  J'entre  dans 
ma  soixantième  année  ;  vous  avez  à 
peine  vingt-quatre  ans;  je  pourrais 
être  voire  grand'mère;  et  je  crois 
que  cette  différence  d'âge  doit  sanc- 
tifier votre  demeure  dans  ma  maison. 
Mais  la  flèche  empoisonnée  de  la  ca- 
lomnie n'épargne  pas  même  la  ma- 
trone, dont  la  vie  a  été  irréprocha- 

XV.  * 


l8  CONTES   NOCTtRNES. 

blc;  et  il  ne  manquerait  pas  d'hommes 
médians ,  qui  vous  accableraient  de 
propos  malins,  et  d'absurdes  mëdi- 
sances,  si  vous  continuiez  à  rester 
chez  moi.  Je  vous  le  répète ,  la  mé- 
chanceté exercerait  ses  fureurs  en- 
core plus  sur  vous  que  sur  moi;  c'est 
pourquoi  il  vous  faut ,  mon  cher 
monsieur  Eugène ,  quitter  ma  mai- 
son. Du  reste,  je  vous  soutiendrai 
dans  votre  carrière  comme  si  vous 
étiez  mon  propre  fils;  quand  même 
mon  mari  ne  m'en  eûtpasimposé  le  de- 
voir.— Vous  et  Marguerite,  vous  êtes 
et  vous  continuerez  d'être  mes  enfans. 
Eugène  était  stupéfait  ;  il  ne  pou- 
vait comprendre  comment  il  pouvait 
exciter  quelque  scandale  en  conti* 
nuant  d'habiter  la  maison  de  la  vieille 
femme;  et  comment  cela  pouvait 
donner  matière  à  des  propos  mali- 
cieux. Mais,  la  ferme  résolution  de 


LE   BOTANISTE.  19 

la  femme  du  professeur  de  lui  faire 
quitter  Thabitation  qui  était  le  cercle 
de  toute  sa  vie,  le  centre  de  tous  ses 
plaisirs;  la  pensée  d'être  forcé  de  se 
séparer  de  ses  chères  fleurs  qu'il  avait 
élevées  et  entretenues ,  lui  causèrent 
une  vive  douleur. 

Eugène  était  du  nombre  de  ces 
hommes  simples,  qui  se  contentent 
d'un  peu  de  liberté,  qui  cherchent  et 
trouvent  dans  la  science  ou  dans  Fart 
qui  est  devenu  la  propriété  de  leur 
esprit ,  le  seul  et  le  plus  beau  but  de 
tous  leurs  efforts;  et  auxquels  la  pe- 
tite étendue  de  terrain  où  ils  vi- 
rent le  jour,  paraît  un  fonds  fertile 
dans  le  désert  immense  et  inhospita- 
lier où  vivent  les  autres  hommes; 
cette  vie  leur  est  si  étrangère  qu'ils 
croient  ne  pouvoir  s'y  hasarder  sans 
courir  de  grands  périls.  On  sait  que 
des  hommes  de  celte  trempe  restent 


20  CONTES    NOCTURNES. 

toujours  en  fans  sous  un  certain  rap- 
port ;  qu'ils  sont  maladroits,  gau- 
ches et  timides ,  et  qu'ils  se  pré- 
sentent toujours  enveloppes  du  man- 
teau du  pëdantisme  de  leur  science 
ou  de  leur  art.  Ils  prêtent  donc 
facilement  à  la  plaisanterie,  et  la 
suffisance ,  sûre  d'une  victoire  fa- 
cile, ne  man(]ue  jamais  d'en  faire  sa 
proie.  Mais,  ces  hommes  sont  sou- 
vent animes  du  feu  sacre  des  con- 
naissances supérieures.  Etrangers 
qu'ils  sont  restés  au  mouvement  et 
au  tumulte  de  la  vie,  l'occupation  à 
laquelle  ils  se  sont  livrés  avec  amour 
et  avec  piété,  est  le  médiateur  entre 
eux  et  la  puissance  éternelle,  prin- 
cipe de  tout  être;  et  leur  vie  tran- 
quille et  innocente  est  un  culte  con- 
tinuel dans  le  temple  éternel  de  l'es- 
prit du  monde.  —  Tel  était  Eugène  ! 
Dès  qu'Eugène  fut  revenu  de  son 


LE   BOTANISTE.  2t 

trouble,  et  qu'il  put  articuler  quel- 
ques paroles ,  il  assura ,  avec  une 
vivacité  qui  n'entrait  pas  dans  son 
caractère,  que,  s'il  était  obligé  de 
quitter  la  maison  du  professeur,  sa 
carrière  serait  terminée  ici-bas;  et 
que,  chassé  de  sa  demeure,  il  ne 
pourrait  plus  trouver  le  repos  et  le 
contentement.  Il  conjura  là  femme 
du  professeur,  dans  les  termes  les 
plus  touchans ,  de  ne  pas  reléguer 
celui  qu'elle  avait  adopté  pour  son 
iils  dans  la  solitude  effrayante  que 
lui  offrirait  tout  autre  lieu,  quelque 
agréable  qu'il  fut. 

La  femme  du  professeur  sembla 
hésiter. 

—  Eugène,  dit-elle  enfin,  il  y  a 
un  moyen  de  vous  conserver  ici  dans 
les  mêmes   rapports  qui    ont    existé 

entre  nous  jusqu'à  présent c'est 

de  devenir  mon  mari! 


22  CONTES   NOCTURNES. 

Eugène  la  regardait  avec  étonne- 
ment ,  mais  elle  continua  : 

— Vous  ne  connaissez  pas  du  tout  les 
relations  de  la  vie;  et  vous  n'appren- 
drez peut-être  pasdesitôt,  et  peut-être 
jamais,  à  vous  y  conformer.  Dans  le 
cercle  le  plus  étroit  de  la  vie  même , 
vous  avez  besoin  de  quelqu'un  qui  se 
charge  du  fardeau  de  pourvoir  à  vos 
besoins  quotidiens,  qui  ait  pour  vous 
les  plus  petits  soins,  afin  que  vous 
puissiez  vous  livrer  entièrement  à 
vos  occupations,  et  vivre  libre  de 
toute  inquiétude ,  uniquement  pour 
la  science.  Mais,  personne  n'est  plus 
en  état  de  vous  rendre  ces  services 
qu'une  tendre  mère  qui  vous  aime  ; 
je  serai  et  je  resterai  votre  mère  dans 
toute  la  force  du  mot ,  quand  même 
le  monde  m'appellerait  votre  femme 
—  Certes,  l'idée  de  vous  marier  ne 
vous  est  pas  encore  entrée  dans  Tes 


LE   BOTANISTE.  23 

prit ,  cher  Eugène  ;  vous  ne  devez 
pas  même  y  réfléchir  plus  long-temps; 
puisque ,  après  que  la  bénédiction 
nous  aura  unis,  rien  ne  sera  changé , 
sous  aucun  rapport,  dans  nos  rela- 
tions, vsi  ce  n'est  que  cette  bénédiction 
me  donnera,  au  pied  des  autels,  les 
droits  sacrés  de  votre  mère,  et  à 
vous  ceux  de  mon  fils.  C'est  avec  une 
tranquillité  d'autant  plus  grande  que 
j'osais  vous  faire,  cher  Eugène,  la 
proposition  qui  aurait  paru  très-sin- 
gulière à  bien  des  mondains  ;  puis- 
que je  suis  persuadée  que  si  vous 
y  accédez  ,  rien  ne  sera  changé  dans 
notre  manière  de  vivre  Tout  ce  que  le 
monde  désire  pour  rendre  une  femme 
heureuse,  doit  vous  rester  et  vous  res* 
tera  étranger;  les  contraintes  de  la 
vie,  les  désagrémens  qui  résultent 
de  tant  de  prétentions  dont  vous  se- 
riez tourmenté  ,  détruiraient  facile- 


24  CONTES   NOCTURNES. 

ment  toutes  vos  illusions  ,  et  vou5 
feraient  sentir  plus  vivement  tout  le 
chagrin ,  tous  les  besoins  et  toutes  les 
incommodités  réellesquienrésultent. 
C'est  pourquoi  là  mère  peut  et  ose 
prendre  la  place  de  Tëpouse. 

Margurite  entra  avec  le  châle 
qu'elle  présenta  à  la  femme  du  pro- 
fesseur. 

—  Je  ne  veux  pas  du  tout  que  vous 
preniez  une  résolution  prompte,  mon 
cher  ami!  —  IMe  vous  décidez  qu'a- 
près avoir  mûrement  réfiéchi.  —  Je 
ne  vous  demande  pas  une  réponse 
aujourd'hui  ;  c'est  une  vieille  et  bonne 
maxime,  qu'il  faut  remettre  ses  réso- 
lutions au  lendemain. 

A  ces  mots,  la  bonne  dame  Hcims 
sortit  de  la  serre ,  et  emmena  avec 
elle  la  petite  Marguerite, 

J^a  femme  du  professeur  avait  rai- 
son ;  Eugène  n'avait    jamais  pensé 


LE    BOTANISTE.  2.1 

au  mariage  ;  et  la  proposition  qu'on 
venait  de  lui  faire  ne  l'avait  troublé 
que  parce  que  tout  à  coup  Timage 
d'une  vie  nouvelle  se  présentait  à 
ses  yeux.  Après  avoir  mûrement  ré- 
fléchi à  celte  affaire,  il  ne  trouva 
rien  de  plus  beau  et  de  plus  heureux 
pour  lui  que  de  voir  l'église  bénir 
une  union  qui  lui  acquérait  une 
mère  et  les  droits  sacrés  de  fils. 

Il  aurait  volontiers  fait  connaître 
sa  résolution  à  la  vieille  dame; 
mais ,  comme  elle  lui  avait  ordon- 
né le  silence  jusqu'au  lendemain , 
il  devait  le  garder ,  quoique  son 
regard  ,  son  maintien  ,  son  con- 
tentement, en  un  mot  tout  son  être 
semblaient  révéler  à  la  vieille  ce  qui 
se  passait  en  lui. 

Mais,  comme  il  réfléchissait  à  sa 
nouvelle  et  bizarre  position ,  il  tomba 
tout  à  coup  dans  un  état  d'assoupis- 


26  CONTES  NOCTURNES. 

sèment  voisin  du  sommeil, et  il  lui  sem- 
bla alors  qu'une  image  brillante,  dont 
les  formes  étaient  depuis  long-tems  ef- 
facées de  sa  mémoire,  vint  lui  apparaî- 
tre. Vers  l'époque  où  il  alla  demeurer 
comme  secrétaire  chez  le  professeur 
HelmvS,  une  petite  nièce  du  professeur 
venait  souvent  visiter  son  grand-on- 
cle; c'était  une  jeune  fille  jolie  et  ai- 
mable, mais  qui  excita  si  peu  l'atten- 
tion d'Eugène,  qu'il  se  souvenait  à 
peine  d'elle,  lorsqu'après  avoir  cessé 
de  paraître  pendant  quelque  temps 
chez  son  oncle  ,  on  annonça  tout 
à  coup  qu'elle  allait  revenir  pour 
épouser  un  jeune  docteur  de  l'en- 
droit. Au  temps  où  elle  revint,  et  où 
l'on  devait  célébrer  son  mariage  avec 
le  jeune  docteur,  le  pauvre  Helms 
était  malade,  et  gardait  la  cham- 
bre. La  pieuse  enfant  promit  à  son 
oncle  de  venir  le  trouver  avec  son 


LE   BOTANISTE.  27 


mari  immédiatement  après  les  fian- 
çailles, afin  de  recevoir  de  ses  res- 
pectables parens  leur  bénédiction.  11 
arriva  qu'Eugène  entra  dans  la  cham- 
bre dans  le  moment  même  où  le  cou- 
ple était  agenouillé  devant  l'autel. 

Ce  n'était  plus  cette  jeune  fille , 
cette  nièce  qu'il  avait  vue  autrefois 
si  souvent  dans  la  maison  du  profes- 
seur ;  elle  lui  parut  être  un  tout  autre 
être,  un  être  supérieur.  Elle  était, 
rcvêtued'une  robe  desatinblanc,  qui 
dessinait  admirablement  sa  taille  svel- 
te,  et  quidescendait  en  largcsplis  sur 
ses  jambes.  Des  dentelles  précieuses 
laissaient  entrevoir  son  sein  d'albâ- 
tre, et  une  guirlande  de  myrthe  ornait 
les  tresses  de  ses  beaux  cheveux  châ- 
tains. Une  douce  et  pieuse  inspira- 
lion  animait  son  visage  ;  toutes  les 
grâces  du  ciel  paraissaient  répandues 
sur  elle.  Le  vieil  Ilelms  pressa  la  jeune 


a8  CONTES    NOCTURNES. 

mariée  sur  son  cœur  ;  sa  femme , 
après  en  avoir  fait  autant,  la  con- 
duisit au  marié,  qui  la  serra  dans  ses 
bras  avec  l'ardeur  du  plus  grand  ra- 
vissement. 

Eugène ,  que  personne  ne  remar- 
qua et  auquel  personne  ne  faisait  at- 
tention ,  ne  savait  plus  ce  qui  se  pas- 
sait en  lui.  Un  froid  glacial  et  une 
chaleur  brûlante  s'emparèrent  alter- 
nativement de  ses  membres;  une  dou- 
leur inexprimable  fendit  son  cœur; 
et  cependant ,  il  lui  semblait  qu'il 
n'avait  jamais  été  plus  heureux.  — 
Si  ia  jeune  mariée  s'approchait  à 
présent  de  toi  ,  si  tu  la  pressais 
aussi  à  ton  tour  contre  ton  cœur! 
—  Cette  pensée,  qui  l'agita  subite- 
ment comme  un  coup  électrique,  lui 
parut  une  témérité  monstrueuse. 
Une  crainte  inexprimable ,  n'était 
que  le  désir  ardent  du  bonheur  qui 


LE    BOTANISTE.  29 

le  jeta  dans  ranéanlissement  le  plus 
douloureux. 

Le  professeur  qui  venait  de  l'aper- 
cevoir, lui  parla  ainsi  ;  —  Eh  bien  , 
M.  Eugène  ,  voilà  notre  heureux 
couple.  —  Il  convient  que  vous  féli- 
citiez ma  femme  ,  reprit  le  docteur. 
—  Eugène  n'était  pas  capable  de  pro- 
fe'rer  une  parole  ;  la  jeune  mariée 
s'approcha  de  lui,  lui  tendit  la  main 
avec  l'amabilité  la  plus  gracieuse ,  et 
Eugène  la  pressa  sur  ses  lèvres  sans 
trop  savoir  ce  qu'il  faisait.  Mais  alors 
il  perdit  presque  connaissance  ;  il  eut 
de  la  peine  à  se  tenir  debout,  il  n'en- 
tendit pas  un  mot  de  ce  que  lui  disait 
la  jeune  mariée  ;  il  ne  revint  à  lui  que 
long-temps  après  que  le  jeune  couple 
eût  quitté  la  chambre  ,  et  que  le  pro- 
fesseur lui  eût  reproché  un  peu  la 
timidité  inconcevable  qui  le  rendait 
semblable  à  un  être  inanimé ,  inca- 


3o  CONTES   NOCTURNES. 

pable  (le  prendre  part  à  ce  qui  se  passe 
autour  de  lui. 

Il  est  très -extraordinaire  qu'Eu- 
gène ,  qui  avait  été  tellement  agité 
par  cette  aventure  pendant  plusieurs 
jours,  au  point  de  ressembler  à  un 
homme  endormi ,  n'en  conserva  de 
souvenirque  dans  le  délire  dusomn^eil. 

L'image  de  la  jeune  mariée  ,  bel'e 
comme  un  ange ,  telle  qu'il  l'avcit 
vue  dans  l'appartement  du  professeur 
Helms  ,  s'était  présentée  à  ses  yeux  ; 
tous  les  sentimens,  tout  le  plaisir  et 
toute  la  douleur  qu'il  avait  éprouvés 
dans  ce  moment,  l'agitèrent  de  nou- 
veau. Mais  il  lui  semblait  qu'il  était 
l'heureux  époux  ,  et  que  la  belle  ma- 
riée étendait  ses  bras  pour  l'embras- 
ser et  le  presser  contre  son  cœur.  Et 
au  moment  où  son  ravissement  était 
au  comble ,  il  voulut  se  précipiter  sur 
elle;  mais  il  se  sentit  enchaîné,  et 


LE    BOTANISTE.  3l 

une  voix  lui  criait  :  —  Insensé  ,  que 
veux-tu  faire  ,  lu  ne  t'appartiens  plus , 
tu  as  vendu  ta  jeunesse;  le  printemps 
de  l'amour  et  du  plaisir  est  détruit 
pour  toi,  car  tu  es  engourdi  comme 
un  vieillard  dans  les  bras  d'un  hiver 
glacial  ! —  Il  poussa  un  cri  de  frayeur, 
il  s'éveilla  et  le  songe  disparut  ;  mais 
il  lui  semblait  encore  voir  la  mariée  , 
et  derrière  lui,  la  vieille  femme  du 
professeur  s'efforçant  de  lui  fermer 
les  yeux  avec  ses  doigts  de  glace , 
pour  Tempêcher  de  la  voir.  Vas, 
s'écria-t-il ,  vas ,  ma  jeunesse  n'est 
pas  encore  vendue ,  je  ne  suis  pas 
encore  engourdi  dans  tes  bras  gla- 
cés î  —  Une  horreur  profonde  pour 
son  mariage  avec  la  vieille  femme 
du  professeur  se  manifesta  en  lui 
avec  force. 

Le  lendemain,  Eugène  parut  trcs- 
accablé;  la  femme  du  professeur  s'in- 


32  CONTES    NOCTURNES 

forma  beaucoup  de  sa  santé;  el  comme 
il  se  plaignait  de  maux  de  tête  et  de 
fatigues,  elle  lui  prépara  une  potion 
tonique,  le  soigna  et  le  dorlota  comme 
un  enfant  gâté  et  malade. 

Eugène  se  dit  à  lui-même  :  — 
Récompenserai-je  cet  amour  mater- 
nel et  cette  fidélité  par  l'ingratitude 
la  plus  noire?  me  séparerai-je  d'elle, 
de  mes  plaisirs  ,  de  toute  ma  vie, 
pour  poursuivre  une  folle  illusion  ? 
et  cela  pour  un  songe ,  qui  ne  peut 
jamais  se  réaliser,  qui  est  peut-être 
une  tentation  de  Satan  ,  pour  me 
précipiter  dans  la  perdition  après 
m'avoir  aveuglé  par  ses  désirs  sen- 
suels? Y  a-t-il  encore  à  réfléchir? 
Non,  ma  résolution  est  inébranlable. 

Le  même  soir  la  femme  du  pro- 
fesseur, âgée  de  soixante  ans,  devint 
réponse  du  jeune  Eugène ,  qui  n'était 
encore  qu'un  étudiant. 


LE    BOTANISTE,  33 


GHAPITBE    II. 


Manière  de  voir  d'un  Jeune  homme  prudent,  sur  la  vie. 
—  La  malëdiction  des  hommes  ridicules.  -^  Le  duel 
pour  la  marlëe. — Sére'nade  manquee  et  mariage  ac- 
compli. —  Mimosa  pudica. 


Eugène  était  justement  occupé  à 
arranger  quelques  plantes ,  lorsque 
Sévère  ,  le  seul  ami  avec  lequel  il  eix^ 
tretenait  des  relations,   à  la  vérité 


34  CONTES   NOCTURNES. 

peu  fréquentes ,  entra.  Mais  ,  dès 
que  Sévère  aperçut  Eugène  absor- 
bé par  son  travail ,  il  s'arrêta  ,  et 
partit  ensuite  d'un  grand  éclat  de 
rire. 

Tout  autre  ,  moins  impressio- 
nable  par  tout  ce  qui  est  bizarre 
que  le  jovial  Sévère,  en  eût  fait  au- 
tant. 

La  vieille  femme  du  professeur 
avait  donné  à  son  nouvel  époux  la 
garde-robe  du  défunt,  et  avait  mê- 
me manifesté  le  désir  qu'Eugène 
fît  au  moins  usage  des  vêtemens 
que  le  professeur  avait  coutume  de 
porter  le  matin ,  s'il  ne  voulait  pas 
sortir  avec  les  habits  à  la  vieille 
mode. 

Dans  ce  moment,    Eugène  était 

revêtu  de   la  robe    de  chambre   du 

^ofesseur,  beaucoup  trop  ample  pour 

lui,  et  faite  d'une  toile  d'indienne 


LE   BOTANISTE»  35 

parsemée  des  fleurs  les  plus  variées; 
coiffé  d'un  grand  bonnet  de  la  même 
étoffe,  sur  le  devant  duquel  brillait 
un  liliimi  hulhifcrum.  Cet  accou- 
trement lui  donnait  l'air  d'un  prince 


ensorcelé. 


—  Que  Dieu  me  protège ,  s'écria 
Sévère  après  s'être  remis  de  son  rire, 
je  crois  qu'il  y  a  des  revenans  dans 
cette  maison ,  et  que  feu  monsieur  le 
professeur  est  sorti  de  la  tombe  pour 
se  promener  au  milieu  de  ses  fleurs. 
— Dis-moi,  Eugène,  pourquoi  t'es- 
tu  masqué  de  la  sorte  ? 

Eugène  l'assura  qu'il  ne  trouvait 
rien  de  bizarre  dans  ce  vêtement , 
que  la  femme  du  professeur,  vu  les 
nouvelles  relations  qu'il  avait  avec 
elle,  lui  avait  permis  de  porter  les 
robes  de  chambre  de  son  mari  dé- 
funt; que  d'ailleurs  cet  habillement 
était   trcs-commodc ,   et   fait  d'une 


36  CONTES   NOCTURNES. 

étoffe  si  précieuse  qu'il  serait  impos- 
sible de  trouver  la  pareille  dans 
tout  l'univers.  — Toutes  les  fleurs  et 
les  plantes  qui  s'y  trouvent  peintes 
sont  imitées  d'après  nature  ;  et  parmi 
les  coiffes  de  nuit ,  il  y  en  a  quelques- 
unes,  dit  Eugène,  qui  sont  un  her- 
bier viçant)  mais  je  ne  les  mettrai  par 
vénération  qu'à  certains  jours  de  fête. 
Cet  habillement  surtout  est  très-beau 
et  très-remarquable,  en  ce  que  feu  le 
professeur  a  noté  de  sa  propre  main 
avec  de  l'encre  indélébile ,  le  nom 
de  chaque  fleur,  de  chaque  herbe, 
comme  vous  pouvez  le  voir,  mon  cher 
Sévère,  en  examinant  de  près  la 
robe  de  chambre  et  la  coiffe;  une 
telle  robe  peut  servir  de  manuel 
à  un  élève  avide  de  science. 

Sévère  prit  la  coiffe  qu'Eugène  lui 
présenta,  et  y  lut  une  quantité  de 
noms  qui  y  étaient  écrit  très-propre- 


LE    BOTANISTE.  87 

ment   et   très  -  lisiblement  ;    comme 
lilium  bulbiferum ,  pilcairnia  angus" 
tifolia ,    cynoglossum    omphalodes , 
daphne    megereuTn,    gloxinia    ma- 
culata,  etc.  Sévère  allait  éclater  de 
rire  de  nouveau  ;  cependant  il  devint 
tout  à  coup  très-serieux,  regarda  son 
ami,  et  lui  dit  :  —  Eugène!  serait-il 
possible!  serait-il  vrai?  —  Non,  ce 
ne  peut  être  qu'un  bruit  absurde  et 
ridicule ,  que  les  mauvaises  langues 
répandent  sur  ton  compte  et  sur  celui 
de  la  vieille  femme  du  professeur. — 
Ris    donc   Eugène ,   ris    bien   fort  ; 
on   dit   que  tu   vas    épouser    cette 
vieille  ? 

Eugène  fut  un  peu  décontenancé; 
mais,  il  l'assura,  en  baissant  les  yeux, 
que  tout  ce  qu'on  disait  était  l'exacte 
vérité. 

—  Le  ciel  m'a  donc  conduit  ici  à  pro* 
pos  pour  t'arracher  à  ta  perte ,  s'é- 


38  CONTES   NOCTURNES. 

cria  Sévère!  Parle,  quelle  clémence 
s'est  emparée  de  toi,  pour  l'engager  à 
te  vendre  dans  la  plus  belle  saison  de 
la  vie,  etcelapour  un  vil  métal? — Sé- 
vère bouillonnaitde  colère,  c'était  son 
habitude  en  pareille  occasion;  il  s'é- 
chauffa toujours  de  plus  en  plus,  et 
finit  par  maudire  la  femme  du  profes- 
seur et  Eugène;    il   voulait   ajouter 
encore  quelque&juremens  d'étudians, 
lorsqu'enfm    Eugène    parvint ,    non 
sans  peine  ,  à  le  calmer  et  à  l'engager 
à   l'écouter.    Les    emporlemens   de 
Sévère  avaient  remis  Eugène ,   qui 
commençait  à  perdre  contenance.  Il 
expliqua  tranquillement  et  nettement 
toute  l'affaire  ;   il  ne  dissimula  pas 
comment   tout    s'était   arrangé,    et 
termina  en  le  priant  de  lui  exposer 
les  doutes  qu'il  avait  sur  le  résultat 
de  son  alliance  avec  la  femme  du 
professeur. 


LE    BOTANISTE.  Sg 

—  Pauvre  ami ,  dit  Sévère  qui 
était  tout  à  fait  remis ,  pauvre  ami , 
dans  quel  abîme  de  discorde  t'es-tu 
précipité!  —  Cependant  je  réussirai 
peut-être  à  te  tirer  d'embarras,  et 
lorsque  tu  seras  délivré  des  liens  qui 
t'enchaînent,  tu  sentiras  le  prix  de 
la  liberté.  —  Il  faut  partir  d'ici!  — 
Jamais,  s'écria  Eugène,  ma  réso- 
lution est  invariable.  Tu  es  un  hom- 
me pervers,  si  tu  peux  douter  de  la 
bonté  et  de  l'amour  maternel  de 
la  plus  digne  des  femmes  pour  moi 
qui  serai  toujours  un  enfant  pour 
elle. 

—  Ecoute,  dit  Sévère,  tu  te 
donnes  à  toi-même  le  nom  d'en- 
fanl  ;  et  tu  Tes  réellement;  c'est  ce 
qui-4ne  donne,  à  moi  qui  connais 
le  monde  ,  cette  supériorité  que  mon 
âge  me  ferait  refuser,  puisque  je 
n'ai  que  quel(iuos  mois  de  plus  que 


4o  CONTES    NOCTURNES. 

toi.  Tu  ne  me  taxeras  pas  de  pédan- 
tisme,  quand  je  t'assurerai  que,  dans 
l'état  où  tu  te  trouves,  il  est  impossi- 
ble que  tu  puisses  voir  clair  dans  cette 
affaire.  Ne  crois. pas  que  j'élève  des 
doutes  sur  les  bonnes  intentions  de  la 
femme  du  professeur;  que  je  ne  soispas 
convaincu  qu'elle  n'a  en  vue  que  ton 
bonheur;m.ais,  mon  bon  Eugène, elle- 
même  elle  est  dans  la  plus  grande  er- 
reur. Je  suis  forcé  de  croire,  d'après  la 
connaissance  que  j'ai  du  cœur  humain 
et  de  tout  ce  que  fait  cette  vieille 
femme,  qu'elle  n'est  pas  susceptible 
d'avoir  des  passions  vives  ,  qu'elle  a 
possédé  de  tout  temps  ce  flegme  qui 
conserve  long-temps  les  filles  et  les 
femmes  ;  car,  à  la  vérité ,  elle  a  en- 
core très-bonne  mine  pour  son  âge. 
Nous  savons  tous  deux  que  le  vieil 
Helms  était  le  flegme  personnifié; 
ajoutez  à  cela  que  Fun   et  l'autre , 


LE   BOTA^MSTE.  zfl 

outre  leur  grande  simplicité  ,  (jui 
rap|:elait  les  mœurs  antiques,  étaient 
de  très-bonnes  gens  ;  il  n'est  donc 
pas  étonnant  que  leur  union  fût 
heureuse,  tranquille;  que  le  mari 
ne  critiquât  jamais  les  mets ,  et  que 
la  femme  ne  fît  jamais  approprier 
le  cabinet  de  travail  en  temps  inop- 
portun. La  vieille  femme  croit  pou- 
voir continuer  à  jouer  tout  douce- 
ment avec  toi  cet  éternel  andante  du 
dueito  conjugal ,  puisque  son  flegme 
ne  lui  donne  pas  assez  de  hardiesse 
pour  chercher  à  jouer  ï allegro  dans 
le  monde.  Si  tout  reste  bien  tranquille 
sous  la  robe  de  chambre  botani(}ue  , 
il  est  indifférent  que  le  vieil  Helms 
ou  le  jeune  étudiant  Eugène  en  soit 
affublé.  O!  sans  doute,  la  vieille 
aura  soin  de  toi;  elle  te  dorlotera; 
je  m'invite  d'avance  à  prendre  avec 
loi  une  tasse  de  cet  excellent  moka  , 

XVI.  4 


4^  CONTES    NOCTURNES. 

que  préparent  si  bien  les  vieilles  fem- 
mes; et  elle  me  verra  avec  plaisir  fumer 
avec  toi  une  pipe  de  bon  varinas 
qu'elle  aura  chargée ,  et  que  j'allu- 
merai avec  des  allumettes  qu'elle 
aura  faites  de  morceaux  des  ma- 
nuscrits de  son  mari  ,  destinés  à 
devenir  la  proie  des  flammes.  Mais 
si  tout  à  coup  les  orages  de  la  vie 
viennent  faire  irruption  dans  ce  calme 
qui,  pour  moi  du  moins,  présente 
l'aspect  désespérant  d'un  désert  ? 
Si.... 

—  Tu  crois ,  que  si  des  accidens 
malheureux ,  des  maladies  survien- 
nent.... 

—  Je  crois ,  continua  Sévère  ,  qu'un 
jour  deux  yeux,  dont  le  regard 
pénétrera  ton  cœur,  changeront 
ta  vie.... 

—  Je  ne  te  comprends  pas. 
Sévère  continua  sans  faire  atten- 


LE   BOTANISTE.  4^ 

tion  à  ce  que  disait  Eugène  :  —  Au- 
cune robe  de  chambre  botanique  ne 
garantit  contre  ce  regard;  elle  tom- 
bera par  terre  en  lambeaux,  fut-elle 
de  fer.  Et  ,  abstraction  faite  des 
malheurs  qui  peuvent  t'assaillir  dans 
ce  moment,  celte  alliance  folle  fera 
peser  sur  toi  la  malédiction  la  plus 
terrible,  la  malédiction  qui  fane  et 
fait  mourir  la  plus  petite  fleur  de  la 
vie  ;  c'est  la  malédiction  du  ridi- 
cule! 

Dans  son  étourderie  enfantine , 
Eugène  ne  comprit  pas  du  tout  ce 
que  voulait  dire  son  ami  ;  il  était  dis- 
posé à  apprendre  ,  à  connaître  autant 
que  possible  la  région  inconnue  dont 
lui  parlait  Sévère,  lorsque  la  femme 
du  professeur  entra. 

La  physionomie  de  Sévère  expri- 
mait l'ironie ,  le  sarcasme  était  sur 
ses  lèvres.  Mais,  comme  la  vieille 


44  COUTES   NOCTURNES. 

s'avançait  vers  lui  avec  toute  Tania- 
bilité  et  la  dignité  d'une  noble  ma- 
trone ;  comme  elle  le  saluait  avec 
des  paroles  pleines  de  bonté  qui 
partaient  du  fond  du  cœur,  l'iro- 
nie et  le  sarcasme  disparurent,  des 
lèvres  de  Sévère,  et  il  crut  pour  un 
instant  qu'il  y  avait  réellement  des 
rapports  dans  la  vie  dont  le  monde 
ne  se  doute  pas. 

Qu'il  soit  dit  en  passant,  que  la 
femme  du  professeur  devait  dans  le 
premier  moment  produire  une  im- 
pression très-agréable  sur  tout  hom- 
me qui  savait  comprendre  l'expression 
d'une  piété  et  d'une  fidélité  véritables. 

Sévère  oublia  son  ton  d'ironie  ,  et 
le  sarcasme  expira  sur  ses  lèvres  lors- 
que la  vieille  l'invila  à  prendre  une 
tasse  de  café  cl  à  fumer  uh€  pipe  avec 
Eugène. 

Il  remercia   le  ciel   lorsqu'il    fut 


LE         BOTANISTE.  4^ 

rentré  chez  lui  ;  car,  rhospîtalilé  de 
la  vieille  femme,  le  charme  singulier 
de  la  noble  dignité  qui  était  re'- 
pandue  sur  tout  son  être,  l'avaient 
tellement  surpris  que  sa  profonde 
conviction  en  était  ébranlée.  Il  croyait 
malgré  lui  qu'Eugène  pouvait  ^tre 
réellement  heureux  dans  ses  rapports 
insensés  avec  la  vieille. 

Cependant  il  arrive  quelquefois 
qu'un  mauvais  pressentiment  s'ac- 
complit presque  aussitôt.  Dès  le  len- 
demain ,  le  ridicule  dont  Sévère 
avait  menacé  Eugène  ,  commença 
déjà  à  exercer  ses  fureurs  sur  lui  : 
c'était  une  malédiction. 

Le  mariage  extraordinaire  d'Eu- 
gène avait  percé  dans  le  public  ;  et  le 
lendemain  matin ,  lorsqu'il  entra  au 
collège  qu'il  fréquentait  encore,  tout 
le  monde  le  regarda  en  riant.  La 
leçon  terminée,  les  étudians  formé- 


46  CONTES   NOCTURNES. 

rcnt  une  haie  dans  la  rue  où  Eu-^ 
gène  devait  passer,  et  de  tout  côté 
on  criait  :  —  Je  vous  félicite,  mon- 
sieur le  marié.  —  Mes  saluts  au  joli 
petit  tendron.  —  Bon,  le  mariage 
n'est  pour  lui  que  fête  et  plai- 
sir ,  etc. 

Le  sang  bouillonna  dans  les  veines 
d'Eugène.  Arrivé  dans  la  rue ,  un 
grossier  personnage  qui  se  trouvait 
faire  partie  des  groupes,  lui  dit  :  Mes 
saluts  à  la  jeune  mariée,  à  la  vieille.... 
—  Il  ajoutait  une  insulte;  mais  à  l'ins- 
tant même ,  toutes  les  fureurs  de  la 
colère  et  de  la  rage  s'éveillèrent  dans 
l'âme  d'Eugène,il  asséna  un  vigoureux 
coup  de  poing  sur  la  figure  de  son  ad- 
versaire et  le  renversa.  Celui-ci  se  re- 
leva avec  une  vitesse  peu  ordinaire,  et 
vint  fondre  sur  le  malheureux  Eugène 
avec  un  gourdin  noueux  ;  beaucoup 
d'autres  allaient  suivre  son  exemple , 


LE    BOTANISTE.  4? 

mais  le  doyen  des  étudians  s'ëlança 
entre   Eugène   et   le  jeune  homme 
qui    l'avait    insulté  ,     en    s'ëcriant 
d'une  voix    de    Stentor  :  —  Arrê- 
tez ,    misérables  ;    n'avez-vous    pas 
honte    de    vous    donner   des   coups 
en  plein  marché  ?   Il  vous  importe 
peu  qu'Eugène  se  marie ,  et  qui  est 
sa   femme.    Marcel  l'a  insultée    en 
présence  de  nous   tous  ,   en  pleine 
rue,   et  d'une  manière  si  grossière  < 
qu'Eugène  devait  sur-le-champ  punir 
l'insulte.  Marcel  doit  connaître  à  pré- 
sent son  devoir,  et  si  quelqu'un  se 
bouge  ,    il  aura   affaire    à   moi.   Le 
doyen  donna  le  bras  à  Eugène  ,  et  le 
reconduisit  chez  lui.  —  Tu    es   un 
brave  jeune  homme  ,  lui  dit  il ,  tu  ne 
pouvais  pas   agir  autrement.  Mais , 
tu  vis  trop  paisiblement  et  d'une  ma- 
nière trop  retirée  ;  on  devrait  presque 
te  regarder  comme  un  sournois.  11 


48  CONTES    NOCTURNES. 

faudra  te  battre.  Tu  ne  manques 
pas  de  courage ,  mais  tu  ne  t'es 
pas  exerce  ;  et  Marcel  le  rodomont 
est  un  de  nos  meilleurs  ferrail- 
leurs, qui  te  couchera  par  terre  au 
troisième  coup  ;  non  cela  ne  sera 
pas,  je  me  battrai  pour  toi,  je  ter- 
minerai ta  querelle  ;  tu  peux  compter 
sur  moi.  Le  doyen  quitta  Eugène 
sans  attendre  sa  réponse. 

—  Tu  vois  bien ,  dit  Sévère ,  tu 
vois  bien  que  mes  prophéties  com- 
mencent à  se  réaliser. 

—  Oh!  silence!  dit  Eugène, le  sang 
me  bout  dans  les  veines;  je  ne  me 
connais  plus  ;  Dieu  puissant  !  Quel 
mauvais  esprit  agissait  en  moi  dans 
ce  moment  de  fureur!  Je  te  jure, 
Sévère  ,  si  j'avais  eu  dans  ma  main 
un  poignard,  j'aurais  assassiné  à  l'ins- 
tant même  ce  malheureux  !  Mais  ce 
cœur  n'a  jamais  été  agité  par  un  scn- 


LE    BOTANISTE.  49 

liment  qui  pourrait  souiller  ma  vie  ! 

—  Eh  bien,  la  Irisle   expérience 
commence  à  se  réaliser, 

—  P\etirc-toi,  continua  Eugène; 
retire-toi  avec  cette  expérience  du 
monde  que  tu  vantes  tant.  Je  sais 
qu'il  y  a  des  orages  qui  s'élèvent  tout 
à  coup  ,  et  détruisent  dans  un  instant 
les  fruits  d'un  long  et  pénible  travail. 
—  Il  me  semble  que  mes  plus  belles 
fleurs  sont  écrasées  et  fanées. 

Dans  le  moment  même  ,  un  étu- 
diant apporta ,  au  nom  de  Marcel , 
un  cartel  à  Eugène  pour  le  lendemain 
matin.  Eugène  promit  de  se  trouver 
au  rendez-vous ,  à  l'heure  indiquée. 
—  Toi,  qui  n'a  jamais  touché  une 
épée,  tu  veux  te  battre?  dit  Sévère 
tout  étonné;  mais  Eugène  protesta 
qu'aucune  puissance  ne  Tempéchcrait 
de  vider  lui-même  convenablement 

TVT  J 


So  CONTES   NOCTURNES. 

la  querelle,  et  que  son  courage  et  sa 
résolution  suppléeraient  à  son  inhabi- 
leté'. Sévère  lui  représenta  qu'en  se 
battant  à  l'estoc,  selon  la  coutume 
de  l'université,  le  plus  courageux  de- 
vait succomber.  Eugène  persista  dans 
sa  résolution,  en  ajoutant  qu'il  s'é- 
tait peut-être  plus  exercé  à  se  battre 
à  l'estoc  qu'on  ne  le  croyait. 

Alors  Sévère  le  pressa  avec  joie 
dans  ses  bras,  et  s'écria:  —  Le  doyen 
a  raison ,  tu  es  un  brave;  mais  je  ne 
veux  pas  te  laisser  aller  à  la  mort  ; 
je  suis  ton  second;  je  te  défendrai 
autant  qu'il  est  en  mon  pouvoir. 

Eugène  était  pâle  comme  la  mort, 
lorsqu'il  arriva  sur  le  champ  de  ba- 
taille ;  mais  ses  yeux  étincelaient  d'un 
feu  sombre,  et  tout  son  maintien  ex- 
primait un  courage  inébranlable,  et 
le  calme  de  la  résolution. 

Sévère  et  le  dovcn  furent  étran- 


LE   BOTANISÏi:.  5l 

gemcnt  surpris  lorsqu'ils  vircnl  Eu- 
gène se  montrer  comme  un  bon  fer- 
railleur, auquel  son  adversaire  ne 
pouvait  pas  porter  le  moindre  coup. 
Au  second  assaut,  il  porta  à  Marcel 
un  coup  dans  la  poitrine  qui  le  ren- 
versa. 

Eugène  devait  fuir,  mais  il  ne  vou- 
lut pas  quitter  la  place  ,  quoi  qu'il  pût 
arriver.  Marcel,  qu'on  avait  regardé 
comme  mort,  revint  un  peu  à  lui- 
même  ;  et ,  ce  ne  fut  que ,  lorsque  le 
chirurgien  eût  déclare  que  la  bles- 
sure n'était  pas  mortelle,  qu'Eugène 
quitta  le  champ  de  bataille  avec  Sé- 
vère. De  retour  chez  lui,  Sévère  lui 
dit  :  —  Je  t'en  prie ,  mon  ami,"  ex- 
plique moi  cela  ;  car  je  crois  rêver  en 
te  regardant:  au  lieu  d'un  jeune  hom- 
me doux  et  paisible,  je  voisdevan t  moi 
au  contraire  un  homme  vigoureux  qui 
se  bat  à  l'estoc  et  qui  a  autant  de  cou- 


52  CONTES   NOCTURNES. 

rage  et  de  calme  que  le  plus  grand 
ferrailleur.  —  O  mon  cher  Sévère  , 
plût  au  ciel  que  tu  eusses  raison;  puisse 
tout  cela  n'être  qu'un  songe.  Mais 
non,  je  suis  entraîné  à  présent  dans 
le  tourbillon  de  la  vie,  et  j'ignore  sur 
quels  rivages  me  poussera  une  puis- 
sance obscure  qui  me  porte  à  la  mort 
et  qui  m'empêche  de  me  sauver  dans 
mon  paradis  que  je  croyais  inatces- 
sible  aux  esprits  malfaisans. 

—  Et  ces  esprits  malfaisans ,  qui 
troublent  les  paradis,  continua  Sé- 
vère, n'est-ce  pas  autre  chose  que 
les  illusions  que  nous  nous  for- 
geons sur  une  vie  qui  est  enveloppée 
d'un  voile  facile  à  déchirer?  Eugène, 
je  t'en  conjure  ,  renonce  à  une  réso- 
lution qui  te  conduira  à  ta  perte  î  —  Je 
t'ai  parlé  delà  malédiction  du  ridicule; 
tu  ressentiras  encore  bien  davantage 
tout  ce  qui  blessera  ton  cœur.Tu  es  cou- 


LE    BOTANISTE.  5.^ 

1  ageux,  décide;  il  esl  facile  de  prévoir 
que  tu  le  batlrasencore  au  moins  vingt 
fois  pour  ta  femme,  dès  qu'il  te  sera 
impossible  de  rompre  l'alliance  infer- 
nale que  tu  contractes  avec  celle 
vieille.  Mais,  plus  ton  courage  et  ta 
fidélité  seront  éprouvés  ,  plus  aussi  le 
venin  que  Ton  répandra  sur  toi  et  sur 
toutes  tes  actions,  sera  violent.  Toute 
la  gloire  de  ton  héroïsme  pâliia  de- 
vant le  ridicule  dont  celte  vieille 
femme  te  couvre. 

Eugène  pria  Sévère  de  garder  le 
silence  sur  une  affaire  dans  laquelle 
il  ne  varierait  jamais,  et  répondit 
seulement  qu'il  était  redevable  de 
son  talent  de  tirer  les  armes  au  pro- 
fesseur Hclms  ,  qui,  comme  tons 
les  vieux  étudians,  estimait  incom- 
parablement cet  art.  Tous  les  jours 
il  était  obligé  de  se  battre  pen- 
dant une  heure  avec  le  vieux  profcs- 


54  CONTES    NOCTURNES. 

sciir,  et  c'est  ainsi  qu'il  s'c'tait  exer- 
ce suffisamment  sans  avoir  jamais 
mis  le  pied  dans  une  salie  d'ar- 
mes. 

Eugène  apprit  de  Marguerite  que 
la  femme  du  professeur  était  sortie^ 
qu'elle  ne  rentrerait  à  la  maison  que 
dans  la  soirée,  et  qu'elle  avait  beau- 
coup d'affaires  à  terminer  dans  laville. 
Cette  conduite  lui  parut  assez  extraor- 
dinaire, elle  était  contraire  à  Thabi- 
tude  et  à  la  manière  de  vivre  de  la 
femme  du  professeur  qui  ne  s'absen- 
tait jamais  aussi  long-temps  de  chez 
elle. 

Absorbé  dans  un  important  ou- 
vrage de  botanique,  qui  venait  de  lui 
tombersousla  main, Eugène  était  assis 
dans  le  cabinet  de  travail  du  profes- 
seur, et  il  avait  oublié  à  peu  près  tout 
ce  qui  lui  était  arrivé  dans  la  matinée. 
Ycrs  le  crépuscule,  une  voiture  s'ar- 


LE    BOTANISTE.  00 

rcla  devant  la  maison,  et  un  instant 
après  la  femme  du  professeur  entra 
danslecabinet.il  fut  très-surprisde  la 
voir  parce  des  habillemens  magnifi- 
ques qu'elle  ne  portait  que  les  jours  de 
grande  fétc  ;  la  robe  plissée  de  moire 
noire,  garnie  de  belles  dentelles  de 
Flandre  ,  la  petite  coiffe  antique  ,  un 
collier  et  des  bracelets  de  perles;  toute 
cette  parure  donnait  à  la  femme  du 
professeur  un  air  majestueux  et  im- 
posant. 

Eugène  se  leva  de  son  siège ,  et 
en  même  temps  tout  ce  qui  lui  était 
arrivé  pendant  la  journée  se  présenta 
à  sa  mémoire  ;  il  poussa  involontai- 
rement ce  cri  :  —  O  mon  Dieu  ! 

—  Je  sais,  dit-elle  d'un  ton  de 
tranquillité  affectée  qui  ne  trabissait 
que  trop  l'agitation  de  son  âme  ;  je 
sais  tout  ce  qui  s'est  passé  bier,  mou 
cbcr  Eugène;  je  ne  puis,  je  no  dois 


56  CONTES    NOCTURNES. 

pas  VOUS  blâmer.  Mon  Helms  a  aussi 
été  obligé  de  se  battre  une  fois  pour 
moi;    j'étais  déjà   sa    femme,    nous 
étions  mariés  depuis  dix  ans  ,  je  viens 
seulement  de  l'apprendre,  et  cepen- 
dantmonHelmsétaitun  jeune  homme 
tranquille  et  religieux,  qui  ne  vou- 
lait la  mort  de  personne.  Mais  c'est 
comme   cela ,    et  je  n'ai  jamais  pu 
comprendre  pourquoi  cela  ne   peut 
pas  être  autrement.  La  femme  ne  peut 
pas  concevoir  bien  des  choses  qui  se 
passent  sur  cette  scène  obscure  du 
monde,  qui  doivent  lui  rester  cachées 
si  elle  veut  rester  une  digne  épouse  et 
soutenir  rhonneur  et  la  dignité  d'un 
époux;  et  c'est  avec  une  pieuse  rési- 
gnation qu'elle  doit  croire  ce  que  son 
mari  raconte  des  dangers  qu'il  a  cou- 
rus en  naviguant  comme  un  pilote 
audacieux   sur  celte   mer  orageuse. 
Mais  il  s'agit  de  bien  autre  chose, 


LE    BOTANISTE.  5; 

—  Ah!  lorsque  mon  Helms  se  battit 
pour  moi ,  j'avais  dix-huit  ans  ;  j'étais 
fraîche  ;  on  disait  que  j'étais  belle  ; 
on  l'enviait.  —  Et  vous.  — Vous  vous 
battez  pour  une  matrone,  pour  une 
alliance  qu'un  monde  malin  ne  peut 
comprendre ,  et  sur  laquelle  une  im- 
piété méprisable  ose  déverser  le  ri- 
dicule.—  Non,  cela  ne  se  peut  pas, 
cela  ne  doit  pas  être  !  Je  vous  rends 
votre  parole,  mon  cher  Eugène  ;  nous 
devons  nous  séparer  ! 

—  Jamais,  s'écria  Eugène,  en  se 
jettant  aux  pieds  de  la  femme  du  pro- 
fesseur ,  et  en  pressant  ses  mains 
contre  ses  lèvres.  Gomment  !  ne  dois- 
je  pas  répandre  la  dernière  goutte 
de  mon  sang  pour  ma  mère  ?  —  Et  il 
conjura  la  femme  du  professeur,  en 
versant  des  larmes,  de  garder  la  pa- 
role qu'elle  lui  avait  donnée ,  de  faire 
consacrer  son  adoption  par  la  béné- 


58  CONTES   NOCTURNES. 

diction  de  l'église!  —  Cependant, 
malheureux  que  je  suis,  continua-t-il 
subitement,  toutes  mes  espérances, 
tout  mon  bonheur  sont  détruits  à  ja- 
mais !  Marcel  a  peut-être  rendu  le 
dernier  soupir,  et  dans  un  moment 
on  me  traînera  peut-être  en  prison. 
—  Soyez  tranquille ,  dit-elle ,  soyez 
tranquille  ,  mon  cher  fils!  Marcel  est 
hors  de  tout  danger  ;  le  coup  que  vous 
lui  avez  porté,  n'a  endommagé  au- 
cun organe  nécessaire  à  la  vie.  J'ai 
passé  plusieurs  heures  avec  votre 
respectable  recteur.  Il  a  pris  des  in- 
formations auprès  du  doyen  ,  de  vos 
témoins  et  de  plusieurs  étudians  qui 
étaient  présens  au  duel.  —  Ceci  n'est 
pas  une  dispute  absurde ,  dit  le  noble 
vieillard.  Eugène  ne  pouvait  pas  pu- 
nir autrement  l'insulte  qu'on  vous  a 
faite ,  et  Marcel  ne  pouvait  pas  agir 
autrement.  Je  n'ai  été  informé   de 


LE    BOTANISTE.  59 

rien,  et  je  saurai  répondre  à  toute 
délation. 

Eugène  poussa  des  cris  de  joie  , 
et,  entraîné  par  un  sentiment  qui 
remplissait  le  cœur  pur  et  religieux 
du  jeune  enthousiaste,  la  femme  du 
professeur  céda  aux  instances  qu'il 
lui  faisait  d&- faire  célébrer  le  plutôt 
possible  les  noces. 

La  veille  du  jour  où  les  fiançailles 
devaient  être  célébrées  dans  le  plus 
grand  silence,  on  entendit,  à  une 
heure  déjà  fort  avancée,  un  murmure 
et  im  bruit  sourd  devant  la  maison 
de  la  femme  du  professeur.  C'étaient 
des  étudians  qui  s'assemblaient.  Eu- 
gène furieux  courut  chercher  son 
cpéc.  La  bonne  dame  Helms,  pale 
de  frayeur,  ne  pouvait  pas  proférer 
une  parole.  Une  voix  rauque  se  fit 
entendre  dans  la  rue  :  —  Si  vous  y 
consentez,  je  vous  aiderai  à  donner 


6o  CONTES    KOCTLRÎSES. 

Taubade  au  jeune  couple;  mais  j'es- 
père qu'aucun  de  vous  ne  se  refusera 
demain  à  se  battre  avec  moi  aussi 
long-temps  que  ses  forces  le  lui  per- 
mettront! 

Les  étudians  s'esquivèrent  douce- 
ment l'un  après  l'autre.  Eugène  re- 
gardait par  la  fenêtre  ;  il  reconnut  à 
la  lueur  d'une  lanterne  ce  même 
Marcel ,  qui  se  trouvait  au  milieu  de 
la  rue  ,  et  qui  ne  s'en  alla  que  lorsque 
tout  le  monde  se  fut  retire'. 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  la  femme  du 
professeur,  lorsque  le  petit  nombre 
d'amis  de  feu  Helms  qui  avaient  as- 
sisté aux  fiançailles,  fut  parti,  je  ne 
sais  pas  ce  qu'a  notre  Marguerite  ; 
elle  n'a  cessé  de  pleurer  comme  une 
fille  au  désespoir.  Cette  pauvre  enfant 
croit  probablement  que  nous  n'au- 
rons plus  les  mêmes  soins  pour  elle, 
î^on  !  —    Ma    Marguerite    restera 


LE    BOTANISTE.  Gi 

toujours  ma  très-chère  petite  fille! 
A  ces  mots  Marguerite  entra  dans 
la  chambre,  et  la  bonne  vieille  la 
pressa  contre  son  cœur.  —  Oui,  dit 
Eugène  ,  Marguerite  est  notre  chère 
enfant;  et  elle  apprendra  très-bien 
la  botanique.  Alors,  il  s'approcha 
d'elle,  et  la  baisa  sur  les  lèvres,  ce 
qu'il  n'avait  jamais  fait  auparavant. 
Mais.  Marguerite  perdit  connais- 
sance dans  les  bras  d'Eugène. 

—  Qu'as-tu  donc  Marguerite?  — 
Es- tu  donc  une  petite  mimosa  pu- 
dica  *?  tu  te  contractes  quand  on  te 
touche! 

—  La  pauvre  enfant  est  sans  doute 
malade,  l'humidité  qui  règne  dans 
l'église  lui  aura  fait  mal,  dit  la 
vieille,  en  lui  frottant  le  front  avec 

*  Mimosa  pujica ,  scnsUlve ,  plante  qui  replie 
ses  feuilles  lor.>ntroii  les  touche,  plus  sujette  que  toutes 
à  la  nulalion. 


62  CONTES    NOCTURÎSES. 

de  Tcau  de  senteur.  Marguerite  ou- 
vrit les  yeux ,  et  poussa  un  profond 
soupir;  il  semblait  qu'on  lui  eût 
percé  subitement  le  cœur  ;  mais  a 
présent  elle  allait  mieux. 


LE   BOTANISTE.  63 


CHAPITRE    III. 

\ic  paisible  de  famille.  —  L'excursion  Jans  \f.  monde. 
—  L'espagnol  Firmino  Valiès.  —  Avertissement 
d'un  ami  raisonnable. 


Au  dernier  coup  de  cloche  de  cinq 
lieures ,  après  avoir  feuilleté  un 
exemplaire  bien  conservé  de  quelques 
plantes  rares,  Eugène  se  levait,  s'en- 
veloppait de  la  robe  de  chambre  bo- 


64  CONTES    NOCTURNES 

tanique  du  professeur  Helms,  et  étu- 
diait jusqu'au  moment  où  une  son- 
nette se  faisait  entendre.  Ceci  arrivait 
ordinairement    à    sept    heures,     et 
indiquait  que   la   maîtresse  du  logis 
était  levée,   et  que  le  café  était  prêt 
dans  sa  chambre.   Eugène  se   ren- 
dait dans   cette   chambre ,   et  après 
avoir  souhaité  le  bonjour  à  sa  vieille 
compagne  ,  en  lui   baisant   la  main 
comme  un  enfant  pieux  a  coutume 
de  le  faire  ,   il  prenait  sa  pipe  qu'il 
trouvait   chargée    sur   la    table,    et 
qu'il  allumait    avec    une    allumette 
que   lui  présentait    Marguerite.   On 
s'entretenait     amicalement     jusqu'à 
huit  heures;  alors  Eugène  descendait 
ou  dans  le  jardin  ou  dans  la  serre, 
selon  que  le  temps  ou  la  saison  le 
permettait,  et  il  s'y  occupait  de  bota- 
nique jusqu'à  onze  heures.  Il  s'habil- 
lait ensuite,  et  à  midi  précis  il  était 


LE    BOTANISTE.  65 

à  table ,  où  le  potage  clait  servi.  La 
femme  du  professeur  était  enchan- 
tée quand  Eugène  oliservait  ou 
que  le  poisson  était  bien  épicé ,  ou 
que  le  rôti  était  cuit  à  point. —  C'est 
mon  Helms,  s'écriait-elle  alors;  il 
est  tout  à  fait  comme  mon  Helms, 
qui  avait  coutume  de  faire  l'éloge 
de  ma  cuisine  ;  c'est  ce  que  font 
rarement  les  maris  qui  trouvent 
tout  bon  partout,  excepté  dans  leur 
ménage!  —  Oui,  mon  cher  Eu- 
gène, vous  avez  tout  à  fait  le  bon 
caractère  de  feu  mon  mari  !  —  Alors 
elle  citait  plusieurs  traits  de  la  vie 
tranquille  et  simple  du  professeur, 
(ju'elle  racontait  avec  enthousiasme  , 
et  Eugène  qui  les  avait  entendus  plu- 
sieurs fois,  en  était  toujours  touché 
de  nouveau;  souvent  le  repas  frugal 
se  terminait,  en  vidant  un  flacon 
de  vin  en  mémoire  du  professeur. 
XVI.  6 


G6  CONTES   ÎNOCTURîqES. 

L'après-dîner  ressemblait  à  la  mali- 
nëe.  Eugène  remployait  à  étudier 
jusqu'à  six  heures  du  soir,  où  la  fa- 
mille se  réunissait  de  nouveau.  Il 
donnait  ensuite ,  pendant  quelques 
heures,  et  en  présence  de  la  femme 
du  professeur,  des  leçons  à  Mar- 
guerite sur  telle  ou  telle  science, 
telle  ou  telle  langue.  A  huit  heures 
on  soupait,  et  à  dix,  on  se  retirait. 
C'est  ainsi  qu'un  jour  ressemblait 
à  l'autre;  le  dimanche  seul  faisait 
exception.  Eugène  ,  paré  d'un  habit 
de  dimanche  du  professeur,  d'une 
couleur  assez  bizarre  et  quelquefois 
d'une  coupe  plus  bizarre  encore, 
allait  dans  la  matinée  à  l'église  ; 
en  faisant  cet  acte  de  dévotion,  il 
était  accompagné  de  sa  femme  et 
de  INIarguerile;  l'après-dîner,  lors- 
que le  temps  le  permellait,  on  allait 
se  promener   dans  un  petit  village, 


LE    BOTANISTE.  67 

silné  à  peu  de  distance  de  la  ville. 
Il  continuait  ainsi  celte  vie  simple 
et  solitaire,  qu'il  ne  desirait  nulle- 
ment changer,  et  qui  paraissait  rem- 
plir toute  son  existence.  Mais  une 
maladie  de  consomption  peut  naître 
dans  l'intérieur  de  l'homme,  lorsque 
Tesprit  ,  méconnaissant  son  orga- 
nisme ,  résiste ,  par  une  funeste  di- 
rection aux  conditions  de  la  vie. 
On  pouvait  appeler  en  effet  maladie, 
la  complaisance  hypocondriaque  en^- 
vers  lui-même,  que  nourrissait  la 
manière  de  vivre  d'Eugène ,  qui,  di- 
minuant toujours  de  plus  en  plus  sa 
gaîtë  naturelle,  le  rendait  froid  et 
ombrageux  pour  tout  ce  qui  était 
hors  du  cercle  étroit  dans  lequel  il  se 
renfermait.  Comme  il  ne  sortait  ja- 
mais, excepté  les  dimanches  ,  et  res- 
tait toujours  dans  la  société  de  sa 
mcre-épouse,    il  n'eut  plus  de  rcla- 


68  CONTES    NOCTURNES. 

lions  avec  ses  amis.  Il  évitait  avec 
beaucoup  de  soin  les  visites  ;  la  pré- 
sence même  de  Sévère ,  son  vieil  et 
fidèle  ami,  l'inquiétait  tellement, 
que  celui-ci  aussi  ne  retourna  plus  le 
voir. 

—  Tu  es  venu  au  point  de  n'être 
plus  rien  pour  nous;  tu  es,  et  tu  dois 
être  mort  pour  nous!  Le  réveil  sur- 
tout te  le  prouvera. 

C'est  ain.i  que  parla  Sévère,  en 
visitant  pour  la  dernière  fois  l'ami 
qu'il  venait  de  perdre,  et  qui  ne  son- 
gea pas  même  à  réfléchir  sur  le  sens 
des  paroles  de  Sévère. 

Les  traces  de  cette  maladie  d'es- 
prit ne  tardèrent  pas  à  se  montrer 
sur  le  visage  pale  d'Eugène.  Tout  le 
feu  de  la  jeunesse,  qui  brillait  dans 
ses  yeux  ,  était  éteint  ;  il  parlait 
comme  un  asthmatique,  avec  peine'; 
et    quand    on   le   voyait    revêtu    de 


LE    BOTANISTE.  69 

rhabit  du  défunt  professeur,  on  au- 
rait cru  que  le  vieillard  voulait  l'en 
dépouiller  et  reprendre  sa  place.  Sa 
femme  s'informait  en  vain  s'il 
n'était  pas  malade  et  s'il  avait  be- 
soin d'un  médecin;  il  ne  cessait  de 
l'assurer  qu'il  ne  s'étaitjamais  mieux 
porté. 

Eugène  était  un  jour  assis  dans  le 
pavillon  du  jardin  ,  lorsque  la  femme 
du  professeur  entra  ,  prit  place  vis- 
à-vis  de  lui  et  le  regarda  en  silence. 
Eugène,  absorbé  dans  un  livre,  pa- 
rut à  peine  la  remarquer. 

—  Eugène  ,  dit-elle  ,  je  ne  l'aurais 
pas  cru  ;  je  n'ai  pas  voulu  cela ,  je  ne 
m'en  serais  pas  doutée. 

Effrayé  du  ton  sévère  avec  lequel 
elle  prononça  ces  paroles ,  Eugène 
se  leva  en  sursaut. 

—  Eugène,  continua-t-elle,  d'un 
accent  plus    doux  ,   Eugène  ,    vous 


^O  CONTES   NOCTURNES. 

VOUS  retirez  tout  à  fait  du  monde 
c'est  votre  manière  de  vivre  qui 
trouble  votre  jeunesse  !  Vous  pen- 
sez que  je  ne  dois  pas  blâmer  le 
genre  de  vie  que  vous  menez;  et  que 
je  dois  approuver  que  vous  vous 
enfermiez  dans  la  maison  pour  ne 
vivre  que  pour  la  science  et  pour 
moi;  mais,  vous  vous  trompez.  Loin 
de  moi  la  pensée  d'exiger  que  vous 
sacrifiez  vos  plus  belles  années  à  une 
alliance  que  vous  méconnaissez  en 
lui  faisant  ce  sacrifice.  Non,  Eugène, 
allez,  fréquentez  le  monde  qui  ne 
peut  jamais  être  dangereux  par  un 
cœur  aussi  religieux  que  le  vôlre. 

Eugène  l'assura  qu'il  avait  une 
très-grande  aversion  pour  tout  ce 
qui  était  hors  du  petit  cercle  de  sa 
demeure  ;  qu'il  sentait  qu'il  était  trop 
timide  pour  fréquenter  le  monde  ,  et 
qu'enfin  il  ne  savait  pas  en  dernière 


LE   BOTANISTE.  ']  i 

analyse,  comment  il  devait  s'y  pren- 
dre pour  sortir  de  sa  solitude. 

La  bonne  dame  lui  dit  avec  beau- 
coup de  douceur,  que  le  professeur 
Helms  avait  aussi  aimé  une  vie  reti- 
rée ,  entièrement  vouée  à  Fétude  ; 
niais  que  cependant,  il  fréquentait 
souvent,  et  dans  ses  jeunes  années 
presque  tous  les  Jours ,  un  café  où 
des  savans,  des  écrivains  et  surtout 
des  étrangers  avaient  coutume  de 
se  réunir.  C'est  ainsi  qu'il  a  toujours 
conso^des  relations  avec  le  monde, 
et  c(Wl  a  souvent  recueilli  des  don- 
nées précieuses  sur  la  science  qu'il 
professait.  Vous  devez  en  faire  tout 
autant ,  mon  cher  Eugène. 

Si  la  femme  du  professeur  n'eût 
pas  insisté ,  Eugène  ne  se  serait  pro- 
bablement pas  décidé  à  sortir  de  sa 
cellule. 

Le  café,  dont  parlait  la  femme  du 


7^  CONTES   NOCTURNES. 

professeur,  était  réellement  un  lieu 
de  réunion  pour  les  écrivains ,  et 
outre  cela  ,  les  étrangers  avaient  cou- 
tume de  le  fréquenter;  de  manière 
que  les  salons  étaient  remplis  de 
monde  tous  les  soirs. 

On  concevra  facilement  la  con- 
trainte du  jeune  solitaire,  lorsqu'il 
se  trouva  pour  la  première  fois  dans 
ce  tourbillon.  Il  se  sentit  cependant 
un  peu  plus  à  Taise»  lorsqu'il  s'aperçut 
qu'on  ne  faisait  pas  attention  à  lui. 
S'enhardissant  de  plus  en  ^^us,  il 
osa  commander  quelques  rafrUchis- 
semens,  pénétra  dans  le  salon  des 
fumeurs,  prit  une  place  dans  un 
coin  et  fuma  sa  pipe ,  en  écoutant  la 
conversation.  C'est  alors  seulement 
qu'il  prit  une  certaine  contenance;  et, 
animé  par  le  mouvement  qui  régnait 
autour  de  lui ,  il  redevint  peu  à  peu 
gai  et    content,    et  faisait   voltiger 


LE    BOTANISTE.  78 

devant  lui  des  nuages  de  fumée. 
Un  homme,  dont  l'extérieur  et  le 
vêtement  annonçaient  un  étranger, 
prit  place  tout  à  côté  de  lui.  Cet 
homme  était  à  la  fleur  de  Tàge,  de 
moyenne  taille,  bien  tourné;  ses 
mouvemens  étaient  vifs  et  souples, 
et  sa  figure  très-expressive.  — 11  avait 
de  la  peine  à  se  faire  comprendre  du 
garçon  qu'il  avait  appelé  ;  plus  il  fai- 
sait d'efforts  pour  parler  un  langage 
intelligible ,  plus  était  bizarre  l'alle- 
mand qu'il  baragouinait.  Enfin,  il 
s'écria  en  espagnol.  —  Que  cet 
homme  est  stupide!  Eugène  compre- 
nait parfaitement  l'espagnol,  et  le  par- 
lait assezbien;mettantdecôtésa  timi- 
dité ordinaire,  il  s'approcha  de  l'é- 
tranger, et  s'offrit  pour  être  son 
interprète.  L'inconnu  lui  lança  un 
regard    perçant  ;   il    l'assura ,    avec 

HT.  7 


74  CONTES   NOCTURNES. 

une  amabilité  charmante ,  qu'il  s'es- 
timait très-heureux  de  rencontrer 
quelqu'un  en  état  de  parler  sa  lan- 
gue maternelle,  que  Ton  parle  si  ra- 
rement ,  quoiqu'elle  soit  la  plus  belle 
langue  du  monde.  Il  vanta  la  ma- 
nière dont  Eugène  prononçait  l'espa- 
gnol ,  et  fmit  par  dire  qu'il  fallait  con- 
solider une  connaissance  qu'il  devait 
au  hasard  ,  et  que  cela  ne  pouvait  pas 
mieux  s'arranger  qu'en  buvant  un 
verre  du  bon  vin  spiritueux  que  pro- 
duit son  pays  natal. 

Eugène  rougissait  comme  un  enfant 
honteux  ;  cependant  après  avoir  vidé 
quelquesverresdeXérès que  l'étranger 
avait  fait  servir,  il  trouva,  à  me- 
sure qu'il  sentait  les  effets  de  ce  vin 
délicieux,  plusde  charmes  à  la  conver- 
sation animée  de  l'étranger. 

—  Jeune  homme,  dit  enfin  l'incon  - 
nu^  après  avoir  ,   pendant    quelqu 


LE   BOTANISTE.  75 

temps,  fixé  Eugène  sans  dire  mot, 
il  faut  avouer  qu'au  premier  aspect 
on  doit  s'étonner  de  votre  exté- 
rieur. Votre  figure  ,  votre  maintien 
sont  évidemment  en  contradiction 
avec  cet  habit  bizarre  et  de  vieille 
mode ,  et  vous  devez  avoir  des  mo- 
tifs particuliers  pour  vous  défigu- 
rer de  cette  manière. 

Eugène  rougit  de  nouveau,  et  je- 
tant rapidement  un  regard  sur  son 
habit  couleur  de  canelle ,  dont  les 
paremcns  étaient  garnis  de  boutons 
de  fil  d'or,  il  sentit  vivement  le  con- 
traste qu'il  devait  y  avoir  entre  lui  et 
tous  ceux  qui  se  trouvaient  dans  la 
salle  ,  mais  surtout  entre  lui  et  l'é- 
tranger qui,  habillé  en  noir,  selon  la 
mode  nouvelle  ,  avec  du  beau  linge 
blanc  et  une  épingle  garnie  d'un  dia- 
mant, lui  semblait  l'élégance  per- 
sonnifiée. 


76  CONTES   NOCTURNES. 

L'étranger  ,  sans  attendre  la  ré- 
ponse d'Eugène,  continua  ainsi:  — 
Il  est  contraire  à  mon  caractère  de 
m'infornler  de  la  vie  intérieure  des 
autres;  cependant,  vous  m'inspirez 
tant  d'intérêt,  que  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  vous  avouer  que  je  vous 
regarde  comme  un  jeune  savant  per- 
sécuté par  le  malheur  et  par  des  be- 
soins pressans.  Votre  figure  pâle, 
consumée  par  les  chagrins,  me  l'an- 
nonce; votre  habit  à  la  vieille  mode 
est  sans  doute  un  présent  de  quelque 
vieil  imbécille ,  que  vous  êtes  obligé 
de  porter,  parce  que  vous  n'en  avez 
pas  d'autre.  Je  puis  et  je  veux  vous 
aider;  je  vous  regarde  comme  mon 
compatriote,  et  je  nedemandequ'une 
<:hose ,  c'est  de  mettre  de  côté  toute 
timidité,  et  d'être  aussi  franc  envers 
moi  que  vous  le  seriez  avec  votre  ami 
le  plus  intime. 


LE   BOTANISTE.  77 

Eugène  rougit  uue  troisième  fois  ; 
et  cette  fois  ce  fut  par  dëpit,  par 
colère  contre  la  méprise  que  le  mi- 
sérable habit  du  vieil  Hclms  avait  oc- 
casionée ,  non-seulement  dans  Tes- 
prilde  Télranger,  mais  probablement 
dans  celui  de  tous  les  assislans.  Cette 
colère  subite,  qui  s'était  emparée  de 
lui,  lui  délia  la  langue  et  Tenhardit.  Il 
fit  connaître  à  Tétranger  toute  sa  vie  ; 
il  parla  delà  veuve  du  professeur  avec 
l'enthousiasme  que  lui  inspirait  son 
amour  filial  pour  cette  vieille  femme, 
et  l'assura  qu'il  était  l'homme  le  plus 
heureux  de  la  terre;  qu'il  désirait  que 
sa  position  actuelle  durât  toute  sa  vie. 

L'étranger  avait  écouté  tout  avec 
beaucoup  d'attention  ;  il  lui  dit  d'un 
ton  sévère  :  —  J'ai  vécu  aussi  autre- 
fois en  solitaire,  et  beaucoup  plus  so- 
litairement que  vous;  je  croyais  que 
la  destinée  n'aurait  plus  d'action  sur 


78  CONTES   NOCTURNES. 

moi  dans  celte  solitude ,  que  d'autres 
auraient  regardée  comme  désespé- 
rante. Mais  les  vagues  de  la  vie  com- 
mencèrent à  mugir,  et  le  tourbillon 
qui  menaçait  de  m'entraîner  dans 
l'abîme  ,  me  saisit,  En  navigateur 
audacieux.,  je  m'élevai  au  -  dessus 
d'elles,  et  je  vogue  à  présent  joyeux 
et  content  sur  l'onde  argentée;  je 
ne  crains  plus  le  gouffre  que  nous 
cache  le  jeu  des  vagues.  Ce  n'est  qu'à 
cette  hauteur  qu'on  comprend  la  vie, 
qui  demande  avant  tout  le  contente- 
ment de  ses  désirs  naturels.  Yidons 
donc  les  verres,  et  jouissons  avec 
gailé  du  moment  présent. 

Eugène  but  sans  avoir  bien  com- 
pris l'étranger.  Les  paroles  de  l'Es- 
pagnol retentirent  à  ses  oreilles  , 
comme  une  musique  étrangère  qui 
pénètre  le  cœur.  11  se  sentit  en- 
traîné vers  lui  d'une  singulière  ma- 


LE  BOTANISTE.  79 


nière  ,  sans  trop  savoir  pourquoi. 
Les  nouveaux  amis  sortirent  du 
café  en  se  donnant  le  bras.  Au  mo- 
ment même  où  ils  se  séparèrent  dans 
la  rue ,  Sévère  vint  à  passer.  En  aper- 
cevant Eugène,  il  s'arrêta  frappé  d'é- 
tonnement. 

—  Dis-moi,  je  t'en  prie  ,  pour 
l'amour  du  ciel ,  que  signifie  tout 
cela  ?  tu  sors  du  café  ?  tu  es  lié  inti- 
mement avec  un  étranger,  et  tu  me 
parais  animé  et  échauffé  comme  si 
tu  avais  trop  bu  ? 

Eugène  raconta  comment  tout  était 
arriré,  comment  la  femme  du  pro- 
fesseur l'avait  pressé  de  fréquenter 
le  café ,  et  enfin  comment  il  avait  fait 
connaissance  avec  l'étranger. 

—  Quel  tact  a  cependant  cette 
vieille  femme  Is'écria  Sévère  ;  comme 
elle  connaît  la  vie!  elle  voit  que  Toi- 
seau  commence  à  voler  ,  et  elle  l'en- 


8o  CONTES    NOCTURNES. 

gage  à  s'essayer!   O  la  rasëe  vieille 
femme  ! 

—  Je  t'en  prie  ,  répondit  Eugène  , 
ne  dis  rien  contre  ma  mère ,  qui  ne 
veut  que  mon  bonheur,  ma  satisfac- 
tion, et  à  la  bonté  de  laquelle  je  dois 
la  connaissance  de  Fhomme  que  je 
viens  de  quitter. 

—  I/exccllent  homme!  dit  Sévère 
à  son  ami.  Quant  à  moi ,  je  n'osei^is 
pas  me  trouver  seul  avec  lui.  C'est 
un  Espagnol  secrétaire  du  comte 
Angéîo  Mora,  qui  est  arrivé  ici  de- 
puis peu  ,  et  qui  occupe  la  belle  mai- 
son de  campagne  devant  la  ville, 
appartenant  autrefois  au  banquier 
Overteen  qui  a  fait  faillite.  —  Cepen- 
dant.... il  t'a  raconté  tout  cela. 

—  Il  ne  m'est  pas  venu  dans  l'esprit 
de  lui  demander  son  nom  et  son  état. 

— C'est  bien  là  mon  brave  Eugène, 
dit  Sévère  en  riant,  c'est  bien  là  la 


LE    BOTANISTE.  Si 

manière  d'agir  d'un  cosmopolile.  11 
s'appelle  Firmino  Yaliès  ;  c'est  sans 
doute  un  filou  ;  chaque  fois  que  je  l'ai 
vu,  j'ai  été  choqué  de  son  air  sour- 
nois; d'ailleurs  je  l'ai  déjà  rencontré 
plusieurs  fois  sur  un  certain  chemin.... 
—  Prends  garde  à  toi,  excellent  fils 
de  mon  professeur  ! 

—  Je  m'aperçois  hien  maintenant, 
dit  Eugène  en  colère  ,  que  tu  ne 
cherches  qu'à  me  tourmenter  et  à  me 
blesser  par  tes  critiques  malignes;mais 
tu  ne  m'égareras  pas  :  je  n'écoute  et 
je^M^nis  que  la  voix  de  ma  cons- 
ciS^. 

—  Plaise  au  ciel  que  ta  voix  inté- 
rieure ne  soit  pas  un  oracle  trompeur! 

Eugène  lui-même  ne  pouvait 
pas  comprendre  d'abord  comment  il 
avait  pu  découvrira  l'Espagnol  toute 
sa  vie  intérieure  dans  le  premier  mo- 
ment où  ils  avaient  fait  connaissance 


Sa  CONTES   NOCTURNES. 

ensemble  ;  et  s'il  avait  attribué  à  l'in- 
fluence du  moment  la  grande  ëmo- 
tion  qu'il  avait  éprouvée  ,  à  présent 
que  l'image  de  l'étranger  était  en- 
core présente  à  sa  mémoire,  il  de- 
vait convenir  que  le  mystère  répandu 
sur  cet  homme  ,  avait  agi  sur  lui 
avec  une  force  magique. 

Un  autre  jour  (Eugène  se  trou- 
vait de  nouveau  au  café),  l'étran- 
ger lui  parut  l'avoir  attendu  avec  im- 
patience. Il  dit  à  Eugène  :  —  Je  crois 
avoir  eu  le  tort  de  ne  pas  avoir  répondu 
à  votre  confiance,  en  ne  vous  entrete- 
nant pas  des  événemens  de  ma  vie. 
Je  m'appelle  Firmino  Yaliès  ,  je  suis 
né  en  Espagne  ,  et  depuis  quelque 
temps  je  suis  attaché  en  qualité  de 
secrétaire  au  comte  Angélo  Mora  , 
que  j'ai  rencontré  à  Augsbourg,  et  avec 
lequel  je  suis  venu  dans  cette  ville. 

— J'ai  déjà  appris  tout  cela  hier  d'un 


LE    BOTANISTE.  83 

de   mes  amis  ,  répondit  Eugène 

L'Espagnol  devint  rouge  comme  du 
feu;  mais  sa  figure  reprit  sur  le  champ 
son  attitude  ordinaire.  Il  dit  ensuite 
d'un  ton  mordant  : 

—  Je  ne  pourrais  pas  croire 
que  des  gens,  dont  je  ne  m'oc- 
cupe pas,  puissent  me  faire  l'hon- 
neur de  me  connaître.  Cependant , 
je  doute  que  votre  ami  ait  pu  vous  dire 
sur  mon  compte ,  plus  que  je  ne  vous 
dis  moi-même.  Firmino  Valiès,  con- 
fia alors,  sans  rien  cacher,  à  son  nou- 
vel ami,  qu'à  peine  entré  dans  l'ado- 
lesWnce ,  il  fut  séduit  par  des  parens 
puissans;  qu'il  était  entré  dans  un 
couvent;  qu'il  y  avait  fait  des  vœux 
contre  lesquels  sa  conscience  s'était 
révoltée  plus  tard  ;  que  menacé  du 
danger  de  languir  loutesa  vie  dans  des 
tourmens affreux,  il n'avaitpu  résister 
au  besoin  de  reconquérir  sa  liberté, 


^4  CONTES  NOCTURNES. 

et  qu'il  s'était  enfui  du  couvent  des 
que  le  sort  lui  en  avait  présenté  une 
occasion  favorable.  Firmino  traça 
ensuite  avec  les  couleurs  les  plus  vi- 
ves le  tableau  de  la  vie  de  l'ordre  sé- 
vère dans  lequel  il  était  entré,  et  dont 
la  règle  étaitl'invention  extravagante 
du  fanatisme  le  plus  exalté;  ce  ta- 
bleau présentait  un  grand  contraste 
avec  celui  qu'il  faisait  de  la  vie  dans 
le  nrionde ,  et  qui  était  aussi  beau  et 
aussi  vairiéque  pouvait  lé  faire  un  en- 
thousiaste spirituel. 

Eugène  était  tout  hors  de  lui,  il 
crut  apercevoir  dans  ce  miroir^a- 
gique  un  nouveau  monde  plein  de 
formes  brillantes;  et,  sans  s'en  dou- 
ter ,  il  désirait  ardemment  appartenir 
à  ce  monde.  Il  remarqua  que  l'éton- 
nement  qu'il  manifestait  en  bien  des 
choses,  et  principalement  sur  telle  ou 
telle  question  qu'il  fit  involontaire- 


LE   BOTANISTE.  85 

ment,  faisait  sourire  TEspagnol  ;  il 
en  rougit,  et  s'aperçut  que  malgré  son 
âge  mûr,  il  était  encore  resté  enfant. 
Il  ne  pouvait  manquer  d'arriver 
que  l'Espagnol  gagnât  tous  les  jours 
plus  d'empire  sur  Eugène  qui  n'avait 
pas  d'expérience.  Dès  que  l'heure  ac- 
coutumée était  arrivée  ,  Eugène  cou- 
rait au  café,  et  y  restait  toujours  de 
plus  en  plus  long-tems  :  il  craignait, 
quoiqu'il  n'osât  pas  en  convenir ,  de 
quitter  le  monde,  pour  s'en  retour- 
ner dans  sa  solitude.  Firmino  savait 
très-bien  étendre  le  petit  cercle  que 
jusqu^à  présent  son  nouvel  ami  n'a- 
vait pas  dépassé.  Il  conduisit  Eu- 
gène au  spectacle,  aux  promenades 
publiques;  et  ils  terminaient  ordinai- 
rement la  soirée  dans  quelque  restau- 
rant, où  des  vins  capiteux  portaient 
le  désordre  dans  les  heureuses  dispo- 
sitions d'Eugène.  Il  rentrait  fort  tard, 


86  CONTES   NOCTURNES. 

se  jetait  sur  son  lit,  non  pour  y  re- 
poser tranquillement,  comme  autre- 
fois ,mais  pour  se  livrer  à  des  songes 
dont  le  souvenir  Feiit  fait  trembler 
au  milieu  de  sa  vie  paisible.  Le  matin , 
il  se  sentait  fatigué  et  incapable  de  se 
livrer  à  l'ëtude;  et  ce  n'est  que,  lors- 
que rhcure  à  laquelle  il  avait  l'habi- 
tude de  voir  l'Espagnol  était  arrivée, 
que  ses  forces  se  ranimaient  et  le 
poussaient  à  reprendre  sa  vie  désor- 
donnée. 

Un  jour,  à  l'heure  même  où  il  se 
disposait  à  aller  au  café,  il  jeta  un 
regard,  selon  son  habitude,  dans  la 
chambre  de  sa  femme  pour  prendre 
congé. 

—  Entrez,  Eugène,  j'ai  quelque 
chose  à  vous  dire  !  Le  ton  sévère 
avec  lequel  sa  femme  prononça  ces 
mots  le  troubla,  et  l'arrêta  sur  le 
seuil  de  la  porte  ;  il  se  décida  enfin 


LE    BOTANISTE.  87 

à  entrer  dans  la  chambre;  mais  il 
ne  put  supporter  le  regard  de  la 
vieille  qui  exprimait  un  chagrin  pro- 
fond. 

Elle  lui  représenta  alors  avec  cal- 
me et  avec  fermeté  les  désordres  aux- 
quels il  se  livrait,  et  chercha  à  lui 
faire  comprendre  que  sa  manière  de 
vivre  était  contraire  aux  mœurs  d'un 
honnête  homme  et  le  précipiterait 
plus  lot  ou  plus  tard  dans  l'abî- 
me. 

Il  est  possible  que  la  vieille,  en  ju^ 
géant  la  vie  du  jeune  homme  d'après 
les  mœurs  sévères  des  temps  anciens, 
eût  dépassé  la  juste  mesure  des  re- 
proches. Aussi  le  sentiment  de  sa 
faute  fût  effacé  par  la  mauvaise 
humeur  qu'excita  en  lui  la  conviction 
de  ne  jamais  s'être  laissé  entraîner 
à   un    penchant  vraiment  coupable. 

La  femme  du  professeur  termina 


88  CONTES   NOCTURNES. 

enfin  son  sermon  par  ces  paroles  sé- 
vères : 

—  Mais  allez  où  vous  voulez  ,  fai- 
tes ce  que  vous  voulez! 

La  pensée  d'être  resté  enfant  dans 
rage  mûr  se  présenta  avec  plus  de 
force  à  son  esprit  : 

—  Malheureux  étudiant!  pensa-t-iJ, 
resteras-tu  toujours  sous  la  verge  de 
r école  ! 

Et  il  sortit  de  la  chambre. 


LE   BOTANISTE.  89 


CHAPITRE    IV. 


Le  jardin  du  comte  Angélo  Mora.  —  Ravissement 
d'Eugène  et  douleur  de  Marguerile.  —  Connais- 
sance dangereuse. 


Un  esprit  agité  par  la  mauvaise  hu- 
meur et  par  les  sentimens  les  plus  con- 
tradictoires, aime  à  se  renfermer  en 
lui-même  ;  c'est  ce  qui  arriva  à  Eu- 
gène :  il  était  déjà  sur  la  porte  du 

XTI.  8 


90  CONTES   NOCTURNES. 

café;  au  lieu  d'y  entrer,  il  s'éloigna 
promptcmcnt  et  sortit  involontaire- 
ment de  la  ville. 

Il  arriva  devant  la  grille  d'un  jar- 
din, d'où  sortait  une  odeur  basalmi- 
que.  Il  y  promena  ses  regards,  saisi 
d'ëtonnement,  et  resta  long-temps  à 
l'examiner. 

Des  arbres  et  des  arbustes ,  trans- 
plantés des  zones  les  plus  éloignées , 
étalaient  leurs  couleurs  et  leurs  for- 
mes variées,  comme  s'ils  n'avaient 
pas  quitté  le  sol  qui  les  avait  vu  naître. 
Des  plantes  étrangères  garnissaient 
les  larges  allées  des  bosquets  ;  Eugène 
ne  les  avait  connues  que  de  nom  et 
d'après  des  peintures  ;  il  y  aperçut 
aussi  des  fleurs  semblables  à  celles 
qu'il  avait  élevées  dans  sa  serre,  mais 
dont  l'éclat  et  la  vigueur  étaient  au- 
dessus  de  ce  qu'il  pouvait  imaginer. 
L'allée  du  milieu  laissait  un  champ 


LE    BOTANISTE.  9I 

libre  à  Tœil  jusqu'à  une  grande  place 
ronde,  au  milieu  de  laquelle  se  trou- 
vait un  bassin  de  marbre  ,  d'où  un 
triton  lançait  le  cristal  des  ondes  à 
une  hauteur  prodigieuse.  Des  paons 
étalaient  leur  riche  plumage ,  et  des 
faisans  dorés  se  baignaient  pendant 
que  le  ciel  en  feu  annonçait  le  cou- 
cher du  soleil 

Tout  près  de  la  porte  fleurissait 
un  datiira  fasiiiosa  étendant  dans 
tout  leur  éclat ,  ses  grandes  fleurs  en 
forme  d'entonnoir,  qui  répandaient 
une  odeur  délicieuse;  en  le  voyant, 
Eugène  pensait  avec  douleur  à  l'état 
misérable  de  la  même  plante  qu'il 
élevait  dans  son  jardin.  C'était  la 
plante  favorite  de  la  femme  du  pro- 
fesseur; oubliant  samauvaise  humeur, 
Eugène  s'écria  : 

—  Ah!  si  ma  bonne  mère  pouvait 
avoir  un  tel  datura  dans  son  jardin! 


92  CONTES    NOCTURNES. 

Dans  ce  moment,  les  doox  ac- 
cords d'un  instrument  inconnu,  por- 
tés sur  les  ailes  des  ze'phirs,  se  firent 
entendre  dans  un  bosquet  éloigné,  et 
les  tons  célestes  d'une  voix  de  femme 
commencèrent  à  se  marier  avec 
eux.  C'était  une  de  ces  mélodies 
que  l'inspiration  seule  pouvait  pro- 
duire. L'inconnue  chantait  une  ro- 
mance espagnole. 

Une  douleur  singulière  et  toute 
l'ardeur  de  la  plus  vive  passion  agi- 
tèrent le  jeune  homme.  Il  s'abandon- 
na à  une  rêverie  qui  lui  découvrit  un 
monde  nouveau  plein  de  charmes.  Il 
était  tombé  à  genoux,  et  avait  ap- 
puyé sa  tête  entre  la  grille. 

Des  pas,  qui  s'approchaient  de  lui , 
le  firent  lever  en  sursaut  ;  il  s'éloigna 
promplement,  afin  de  ne  pas  être 
surpris  dans  l'état  d'enthousiasme  où 
il  se  trouvait. 


LE   BOTAÎ^ISTE.  g3 

Quoiqu'il  fût  déjà  nuit,  Eugène 
trouva  encore  Marguerite  qui  tra- 
vaillait au  jardin,  donnant  ses  soins 
aux  plantes. 

Elle  dit  à  voix  basse,  et  sans  le 
regarder  :  —  Bonsoir,  monsieur 
Eugène! 

—  Qu'as-tu  ,  s'écria  Eugène ,  sur- 
pris de  la  contenance  singulière  de 
la  jeune  fille  ;  qu'as-lu  Marguerite  ? 
regarde  moi  donc, 

Marguerite  le  regarda  ;  et  dans  le 
moment  même  ses  yeux  furent  inon- 
dés de  larmes. 

—  Qu'as-tu ,  ma  chère  Marguerite, 
continua  Eugène  ,  en  lui  prenant  la 
main.  Alors,  une  douleur  subite  pa- 
rût percer  le  cœur  de  la  jeune  fdle  : 
elle  tremblait  de  tous  ses  membres, 
son  cœur  battait  fortement  et  elle 
sanglottait. 

Un  sentiment  particulier,  qui  e'tait 


94  CONTES   NOCTURNES. 

plus  que  de  la  compassion,  pénétra 
le  sensible  Eugène. 

—  Pour  l'amour  du  ciel ,  dit-il 
avec  un  accent  qui  trahissait  la  plus 
vive  sympathie  ,  pour  l'amour  du 
ciel,  qu'as-tu  donc  ma  chère  Mar- 
guerite ?  —  Tu  es  malade ,  oui ,  très- 
malade.  — Yiens,  assieds-toi ,  et  con- 
fie-moi tes  chagrins  ! 

En  disant  cela,  Eugène  conduisit 
Marguerite  sur  un  banc  de  gazon, 
s'assit  à  côté  d'elle,  et  répéta  à  cha- 
que instant  en  lui  serrant  doucement 
la  main  :  —  Confie  moi  tes  chagrins, 
ma  chère  Marguerite  ! 

Aussitôt  de  brillantes  couleurs 
vinrent  rendre  la  vie  au  charmant 
visage  de  Marguerite  ;  un  soupir  gra- 
cieux s'échappa  à  travers  les  larmes 
de  la  jeune  fille.  Elle  poussa  un  pro- 
fond soupir  et  parut  pénétrée  d'un 


LE  BOTANISTE.  gS 

sentiment  de  plaisir  inexprimable  et 
d'une  douce  tristesse. 

—  Je  suis,  dit-elle  à  voix  basse  et 
les  yeux  baisses ,  je  suis  bien  un  être 
stupide  et  simple  ,  et  tout  cela  n'est 
que  le  résultat  de  mon  imagination , 
ce  sont  de  pures  rêveries  !  —  Ce- 
pendant ,  conlinua-t-elle  en  haussant 
la  voix  et  en  versant  de  chaudes 
larmes  ,  cependant  c'est  comme 
cela  ! 

—  Recueille-toi  donc,  dit  Eugène 
tout  troublé,  recueille  -  toi  ,  ma 
chère  Marguerite  et  ra©onte-moi , 
confie-moi  le  malheur  qui  t'es  ar- 
rivé ,  ce  qui  t'a  si  profondément 
troublée. 

Enfin  Marguerite  commença  à  se 
rcmetirc  et  à  raconter  comment,  en 
l'absence  d'Eugène  ,  un  étranger 
était  entré  tout  à  coup  dans  le  jardin 
par  la  porte  qu'elle  avait  oublié  de 


96  CONTES  NOCTURNES. 

fermer  au  verrou  ;  et  comment  cet 
homme  ne  cessait  de  demander  Eu- 
gène. —  11  y  a  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire dans  tout  son  être,  dit- 
elle  ;  il  m'a  regardée  avec  des  yeux 
de  feu;  j'éprouvai  une  si  grande 
frayeur  que  je  ne  pus  m'enfuir. 
Ensuite  cet  homme  s'informa  de 
tout  en  s'exprimant  en  termes  tout 
à  fait  bizarres  ;  enfm  il  deman* 
da 

—  Marguerite  resta  court  tout  à 
coup  et  ses  joues  se  couvrirent  du 
rouge  de  «la  p\jdeur.  Mais,  comme 
Eugène  la  pressait  de  ne  rien  lui 
cacher  ,  elle  continua  de  raconter 
que  l'étranger  lui  avait  demandé 
si  elle  n'aimait  pas  monsieur  Eu- 
gène. 

— ^^  Je  lui  ai  répondu  avec  toute  la 
sincérité  de  mon  âme,  que  je  l'aimais 
de  tout  mon  cœur!  Alors,  l'étranger 


LE    BOTANISTE.  97 

s'est  approché  de  moi  et  m'a  fixé 
encore  de  son  regard  perçant ,  de 
manière  que  j'ai  baissé  les  yeux.  Mais 
ce  qui  est  bien  pis  ,  cet  étranger 
téméraire  m'a  donné  des  petits 
coups  de  la  main  sur  les  joues 
que  la  peur  avait  rendues  brûlan- 
tes, en  me  disant.  —  Oui,  char- 
mante enfant,  il  faut  l'aimer;  il 
faut  l'aimer  beaucoup;  et  alors  il 
se  mit  à  rire  si  malignement,  que 
je  tremblais  de  tous  mes  mem- 
bres. Dans  ce  moment  madame 
Helms  ouvrit  la  fenêtre  et  l'étran* 
ger  lui  demanda  : 

—  Etes-vous  l'épouse  de  M.  Eu- 
gène? et  comme  elle  répondit  qu'elle 
était  sa  mère  ,  il  s'écria  ironique- 
ment : 

—  Oh  !  la  belle  femme  !  —  Tu  es 
bien  jalouse ,  ma  petite  ?  Et  alors  il 
se  mit  de  nouveau  à  rire ,  comme  ja- 

XV.  9 


gS  CONTES   NOCTURNES. 

mais  homme  n'a  ri;  enfin,  après  avoir 
regardé  encore  une  fois  ma  bonne 
protectrice ,  il  sortit  précipitamment 
du  jardin, 

—  Mais  dans  tout  cela ,  dit  Eu- 
gène ,  je  ne  vois  rien  qui  puisse  t'af- 
fliger  si  profondément. 

—  O  seigneur!  s'écria  Marguerite, 
ô  Dieu  du  ciel  !  combien  de  fois  ma 
mère  ne  m'a-t-elle  pas  dit  que  des 
diables ,  déguisés  sous  la  forme  hu- 
maine ,  parcouraient  la  terre ,  semant 
l'ivraie  au  milieu  du  bon  grain ,  et 
tendant  toutes  sortes  de  pièges  aux 
bons!  O  Dieu  miséricordieux! 

—  L'étranger?  demanda  Eugène. 

—  C'était  le  diable ,  qui... 

•^  Marguerite  resta  court.  Eugène  se 
douta  aussitôt  que  l'étranger,  qui 
avait  surpris  Marguerite  au  jardin  , 
ne  pouvait  être  que  l'Espagnol  Fir- 


LE    BOTANISTE.  99 

mino  Valiès,  il   comprit  très  -  bien 
ce  que  Marguerite  voulait  dire. 

Sans  s'arrêter  long-tems  à  cet  évé- 
nement, il  interrogea  timidement 
Marguerite,  et  lui  demanda  si  elle  ne 
trouvait  pas  qu'il  avait  changé  de  con- 
duite depuis  quelque  temps? 

A  ces  mots,  Marguerite  lui  dit  tout 
ce  qu'elle  avait  sur  le  cœur.  Elle  re- 
présenta au  jeune  homme  qu'il  était 
actuellement  toujours  triste  et  taci- 
turne à  la  maison;  qu'elle  n'osait  plus 
lui  parler;  qu'il  ne  daignait  plus  lui 
donner  des  leçons  pendant  la  soi^-ée; 
qu'il  la  privait  ainsi  de  ce  qu'elle  ai- 
mait tant ,  et  de  ce  qui  faisait  son 
unique  bonheur ,  qu'il  ne  trouvait  plus 
de  plaisir  à  ses  belles  fleurs  et  à  ses 
arbustes;  qu'il  n'avait  pas  même  jeté 
un  regard  sur  les  balsamines  qui  fleu- 
rissaient si  bien  ,  et  qu'elle  avait  éle- 
vées avec  tant  de  soin,  et  qu'en  gé- 


lOO  CONTES    NOCTURNES. 

nérai,  il  n'était  plus  le  cher  et  bon..: 

Un  torrent  de  larmes  étouffa  la 
voix  de  Marguerite. 

—  Sois  tranquille ,  ma  chère  en- 
fant; chasse  ces  pensées  insensées  qui 
viennent  t'assaillir.  En  prononçant 
ces  mots,  Eugène  jeta  ses  regards  sur 
Marguerite  qui  venait  de  se  lever  du 
banc  sur  lequel  elle  était  assise;  et , 
comme  si  un  nuage  qui  l'avait  jusque 
là  aveuglé,  se  fût  dissipé  tout  à  coup, 
il  s'aperçut  seulement  que  ce  n'était 
pas  ufi  enfant  qui  était  devantlui,  mais 
bieiktine  jeune  fille  de  seize  ans ,  or- 
née de  toutes  les  grâces  de  son  âge. 

Cette  surprise  extraordinaire  ne 
luipermitpasde  continuer;  mais  reve- 
nant un  peu  à  lui,  il  dit  avec  douceur  : 
— Sois  tranquille,  mabonne  Margue- 
rite, tout  peut  encore  changer;  il  sortit 
du  jardin  et  entra  dans  la  maison. 

La  douleur  de  Marguerite  et  son 


LE    BOTANISTE.  101 

aversion  pour  l'étranger  avaient  tou- 
ché singulièrement  le  cœur  du  jeune 
homme ,  et  augmenté  la  rancune  (ju'il 
avait  contre  la  veuve  du  professeur, 
à  laquelle  il  attribuait,  dans  son  dé- 
lire ,  les  peines  et  la  douleur  de  Mar- 
guerite. 

Etant  entré  dans  la  chambre  de 
sa  femme  ,  celle-ci  voulut  lui  adres- 
ser la  parole  ;  mais  il  Tinterrom- 
pit  en  lui  reprochant  amèrement 
d'avoir  tourmenté  la  jeune  tille  des 
rêveries  les  plus  absurdes  ,  et  d'a- 
voir porté  un  jugement  aussi  défavo- 
rable de  son  ami  Firmino  Yaliès 
qu'elle  ne  connaissait  pas  et  qu'elle 
ne  connaîtrait  jamais,  car  l'aune 
d'une  vieille  femme  de  professeur 
ne  pouvait  pas  mesurer  des  person- 
nages de  celte  trempe. 

—  On  en  est  donc  là!  s'écria  la 
femme  du  professeur  d'un  ton  dou- 


102  CONTES   NOCTURNES. 

loureux,   en  levant  les  yeux  et  les 
mains  vers  le  ciel. 

—  Je  ne  sais,  dit  Eugène  avec 
dépit ,  je  ne  sais  ce  que  vous  voulez 
dire  par  là;  mais  je  ne  suis  pas  encore 
venu  au  point  d'avoir  fait  un  pacte 
avec  le  diable! 

—  Oui,  s'ëcria  la  vieille  dame, 
en  haussant  la  voix,  oui,  Eugène, 
vous  êtes  déjà  pris  dans  les  lacets 
du  diable!  Le  malin  esprit  a  déjà 
de  Tempire  sur  vous  ;  il  étend  déjà 
ses  griffes  pour  vous  entraîner  à  la 
perte  éternelle!  —  Eugène,  quittez 
le  diable  et  ses  œuvres,  c'est  votre 
mère  qui  vous  en  supplie  et  vous  en 
conjure  ! 

Eugène,  irrité,  interrompit  la 
vieille,  en  s'écriant  : 

—  Dois-je  être  enterré  au  milieu 
de  ces  murs  solitaires!  dois-je  sacri- 
fier mes  plus  belles  années?  Les  plai- 


LE   BOTANISTE.  lo3 

sirs  innocens  que  le  inonde  me  pië- 
sente  ,  sont-ils  donc  les  œuvres  du 
diable  ! 

—  Non ,  reprit  la  bonne  vieille  , 
en  tombant  de  fatigue  sur  un  siège  ; 
non,  non  ,  mais  !... 

—  A  ces  mots,  Marguerite  entra 
et  demanda  si  la  femme  du  profes- 
seur et  Eugène  ne  voulaient  pas  sou- 
per. 

Ils  se  mirent  à  table  ;  un  silence 
morne  régna  pendant  le  repas,  et 
les  mauvaises  dispositions  dans  les- 
quelles on  se  trouvait  de  part  et 
d'autre,  firent  cesser  la  conversa- 
tion. 

Le  lendemain  matin,  Eugène  reçut 
un  billet  de  Firmino  Valiès,  ainsi 
conçu  : 

«  Vous  étiez  hier  à  la  grille  de  no- 
»  tre  jardin.  Pourquoi  n'etes-vous  pas 
»  entré.  On  vous  a  aperçu  trop  tard  , 


Io4  CONTES   NOCTURNES. 

»  pour  vous  inviter.  N'est-ce  pas  que 
»  vous  avez  vu  là  un  petit  ëden  pour 
»  un  botaniste?  Aujourd'hui,  vers  le 
»  soir,  je  vous  attends  à  la  même 
»  grille. 

»  Votre  ami  dévoué, 

»  FlRMINO  Yaliès.  » 

Ce  billet ,  à  ce  que  disait  Margue- 
rite ,  avait  été  apporté  par  un  homme 
horrible  ,  tout  noir,  et  qui  était  pro- 
bablement le  domestique  maure  du 
comte. 

Eugène  se  sentit  dans  un  ravisse- 
ment difficile  à  décrire,  en  pensant 
qu'il  allait  entrer  dans  ce  paradis 
plein  de  charmes.  Il  croyait  enten- 
dre les  sons  célestes  qui  sortaient 
des  bosquets  ;  et  son  cœur  battait 
de  désir.  Son  esprit  occupé  de  pen- 
sées agréables,  avait  oublié  la  mau- 
vaise humeur  de  la  vieille. 


LE    BOTANISTE.  Io5 

Il  raconla  à  table  ce  qui  lui  clait 
arnvë;qu'ilavaitvu  la  maison  de  cam- 
pagne du  banquier  Overteen  ;  que  le 
comte  Angelo  MoraToccupail actuel- 
lement; et  que  ce  dernierravait  trans- 
formé en  un  véritable  jardin  botani- 
que magique. 

—  Mon  ami  Firmino  Valiès,  dit- 
il,  a  la  bonté  de  m'y  conduire  aujour- 
d'hui ,  et  je  verrai  de  mes  propres 
yeux  les  plantes  que  je  ne  connais  que 
par  les  livres.  Il  parla  ensuite  avec 
beaucoup  de  détails  des  arbres  et  des 
arbustes  que  l'on  avait  fait  venir  des 
contrées  les  plus  éloignées  et  les  plus 
varices  ;  il  dit  les  noms  de  ces  plan- 
tes, et  exprima  son  étonncment  de 
ce  qu'elles  pouvaient  se  passer  du  cli- 
mat qui  les  avait  vu  naître,  et  qu'on 
put  les  élever  dans  ce  pays.  De  là 
il  en  vint  à  parler  des  arbrisseaux, 
des  fleurs,  et  assura  que  tout,  dans 


lo6  CONTES   NOCTURNES. 

ce  Jardin ,  avait  un  aspect  étranger  et 
extraordinaire;  qu'il  n'avait  jamais 
vu  un  aussi  beau  datura  fastuosa 
que  celui  qui  était  en  fleurs  danscette 
enceinte. 

—  Le  comte  doit  avoir  à  sa  dispo- 
sition des  moyens  magiques  très-puis- 
tans  ,  car  sans  cela  on  ne  pourrait 
comprendre  que  tout  a  été  mis  en  un 
tel  état  depuis  le  court  espace  de 
temps  qu'il  occupe  cette  campagne. 
11  parla  ensuite  des  sons  célestes, 
de  la  voix  de  femme  qui  se  faisait 
entendre  dans  les  bosquets,  et  du 
bonheur  qu'il  éprouvait  à  les  écou- 
ter. 

Eugène  ne  s'apercevait'  pas  dans 
son  enthousiasme  qu'il  parlait  seul , 
et  que  sa  femme  et  Marguerite 
gardaient  un  profond  silence,  et 
étaient  absorbées  en  elles-mêmes. 

Le  repas  terminé ,   la  femme  du 


LE    BOTANISTE.  IO7 

professeur  dit  d'un  ton  sévère,  quoi- 
que calme,  en  se  levant  de  son 
siège  : 

—   Mon  fils,  vous  vous  trouvez 
dans  une'tat  alarmant!  Vous  êtes  hors 
de  vous-même.  Le  jardin,  dont  vous 
parlez  avec  tant  d'enthousiasme,  ei 
dont  les  beautés  sont,  selon  vous, 
]es  effets  de  la  puissance  mystérieuse 
du  comte  inconnu,  avaitdéjà  le  même 
aspect  depuis  bien  des  années;  sa  for- 
me extraordinaire, [et  si  vous  voulez 
même,  sa  forme  mystérieuse  est  l'ou- 
vrage d'un  jardinier  étranger ,  très- 
ingénieux  ,  qui   était  au  service   du 
banquier  Overteen.  J'y  suisallée  deux 
fois  avec  feu  mon  mari ,  qui  pensait 
(jue  tout  y  était  trop  artificiel ,   ek 
était  affligé  de  voir  qu'on  avait  ainsi 
forcé  la  nature,  en  mêlant  d'une  ma- 
nière aussi  absurde,  les  plantes  exo- 
tiques aux  plantes  indigènes. 


ïo8  CONTES   NOCTURNES. 

Eugène  comptait  les  minutes;  en- 
fin ,  le  soleil  commençant  à  disparaî* 
tre  de  l'horizon,  luiindiquaqu'il  était 
temps  d'aller  au  rendez-vous. 

—  La  porte  de  la  perdition  est  ou- 
verte ,  et  le  serviteur  est  prêt  à  re- 
cevoir le  sacrifice!  dit  la  femme  du 
professeur  avec  l'accent  de  la  dou- 
leur et  de  la  colère  ;  Eugène  au  con- 
traire ,  l'assura  qu'il  espérait  revenir 
sain  et  sauf  du  lieu  de  la  perdition. 

—  L'homme  qui  a  apporté  le  bil- 
let de  l'étranger,  est  noir ,  et  a  un 
extérieur  horrible  ,  dit  Marguerite. 

—  Soit ,  reprit  Eugène  en  sou- 
riant, soit;  que  ce  soit  Lucifer  lui- 
même  ,  ou  du  moins  son  premier 
valet  de  chambre  !  Marguerite,  Mar- 
guerite ,  tu  crains  encore  les  ramo- 
neurs, enfant!  —  Elle  rougit  et  baissa 
les  yeux;  Eugène  s'éloigna  pronip^ 
tement. 


LE    BOTANISTE.  109 

Plein  d'admiralion  pour  la  pompe 
et  la  magnificence  qu'il  voyait  dans 
le  jardin  du  comte  Angëlo  Mora , 
Eugène  se  crut  transporté  dans  un 
autre  monde, 

—  N'est-ce  pas ,  dit  Firmino  Ya- 
liès,  n'est-ce  pas  mon  ami,  qu'il  y  a 
encore  des  trésors  que  tu  ne  con- 
naissais pas.  Ce  jardin  a  une  toute 
autre  mine  que  celui  de  ton  profes- 
seur? 

Il  faut  observer  en  passant  que 
l'amilié  devenue  intime  entre  les 
nouveaux  amis,  les  avait  engagés  à 
se  tutoyer. 

—  Oh  !  ne  parle  pas  ,  répondit  Eu- 
gène, ne  parle  pas,  je  t'en  prie,  de 
ce  misérable  jardinet,  où,  semblable 
à  une  plante  malade  ,  je  menais  une 
vie  pénible  et  privée  de  toute  jouis- 
sance. O  quelle  pompe  !  quelle  ma- 
gnificence !   Quelles  fleurs  !   quelles 


1 1 0  CONTES  NOCTURNES. 

plantes  !  Oh  !  si  je  pouvais  rester  ici , 
demeurer  au  milieu  de  ce  paradis! 

Firmino  lui  apprit  que  s'il  voulait 
avoir  une  entrevue  avec  le  comte 
Angëlo  Mora,  que  lui,  Firmino,  la 
lui  ménagerait;  qu'il  pouvait  facile- 
ment réaliser  son  désir  ^  pourvu  qu'il 
fût  possible  à  Eugène  de  se  séparer 
de  sa  vieille  femme  ,  au  moins  pen- 
dant le  temps  que  le  comte  séjour- 
nerait dans  ce  pays. 

—  Cependant ,  continua  Firmino 
d'un  ton  moqueur ,  cependant  cela 
n'est  pas  possible.  Comment  un  jeune 
marié  comme  toi ,  mon  ami ,  qui 
est  encore  dans  la  lune  de  miel,  pour- 
rait-il se  priver  d'un  moment  de 
bonheur.  —  J'ai  vu  aujourd'hui  ta 
femme.  En  vérité ,  pour  son  âge , 
c'est  un  petit  tendron  ,  gai  et  rusé. 
—  Il  est  étonnant  que  le  flambeau 
de  l'amour  puisse  brûler  aussi  long- 


LE   BOTANISTE.  ÎII 

temps  dans  le  cœur  de  certaines 
femmes.  —  Dis-moi  un  peu  ,  ce  que 
tu  éprouves  en  embrassant  ta  Sara', 
ta  Ninon  ? —  Tu  sais,  que  nous  autres 
Espagnols,  nous  avons  une  imagina- 
tion brûlante ,  et  voilà  pourquoi  je 
ne  puis  penser  à  ton  bonheur,  sans 
m'enflammerî  Tu  n'es  cependant  pas 
jaloux  ? 

La  flèche  mortelle  du  sarcasme 
avait  atteintle  cœur  du  jeune  homme. 
Les  avertissemens  de  Sévère  se  pré- 
sentèrent à  sa  mémoire  ;  et  il  sentit 
que,  s'il  se  permettait  de  parler  de  ses 
rapports  avec  la  femme  du  profes- 
seur, il  exciterait  encore  davantage 
la  verve  sardonique  de  l'Espagnol. 
Cependant  la  folle  illusion  qui  lui  avait 
fait  sacrifier  sa  vie  à  la  fleur  de  l'âge, 
se  présenta  de  nouveau  et  avec  force 
à  son  esprit.  Il  garda  le  silence;  mais 
la   rougeur  brûlante  de  son   visage 


1  I  2  CONTES   NOCTURNES. 

décela  à  l'Espagnol  que  ses  paroles 
avaient  produit  leur  effet. 

—  Cet  endroit  est  très-beau  ,  très- 
ravissant,  continua  Firmino  Yaliès 
sans  attendre  la  réponse  de  son 
ami;  cet  endroit  est  très-beau,  il 
est  vrai;  mais,  tu  as  tort  de  regar- 
der ton  jardin  comme  un  désert. 
J'y  ai  trouvé  quelque  chose  bien 
supérieur  à  tous  les  arbres,  à  tou- 
tes les  plantes  et  à  toutes  les  fleurs 
du  monde.  —  Tu  vois  bien  que  je 
veux  parler  de  cette  jeune  fille  ,  belle 
comme  un  ange  ,  qui  demeure  dans 
la  même  maison  que  toi.  —  Quel 
âge  a  la  petite? 

-r-  Je  crois  qu'elle  a  seize  ans ,  dit 
Eugène  en  balbutiant. 

—  Seize  ans  !  répéta  Firmino  , 
seize  ans  !  le  plus  bel  âge  de  la  vie  ! 
En  vérité  ,  lorsque  je  vis  cette  jeune 
fille ,  je  m'expliquai  bien  des  choses, 


LE    BOTANISTE.  Il3 

mon  cher  Eugène  !  Yotre  petit  mé- 
nage est  charmant ,  tout  est  bien  et 
parfait  ;  la  bonne  vieille  est  con- 
tente ,  tant  que  le  petit  mari  est  de 
bonne  humeur.  Mais  seize  ans  !  et  la 
jeune  fille  ,  peut-elle  être  encore  in- 
nocente .^^ 

Cette  demande  insolente  fit  bouil- 
lonner le  sang  dans  les  veines  d'Eu- 
gène. 

— Ta  demande  ,  dit  Eugène  irrité, 
ta  demande  est  une  méchanceté 
atroce  ;  c'est  une  insulte  qui  n'attein- 
dra jamais  rame  pure  de  la  jeunefille. 

—  Eh  bien  ,  dit  Firmino  en  jetant 
un  regard  sombre  sur  Eugène ,  ch 
bien,  ne  te  fâche  pas,  mon  jeune 
ami  !  le  miroir  le  plus  pur  réfléchit  le 
mieux  toutes  les  images,  et  ces  ima- 
ges   —  Mais,  je  m'aperçois  que  tu 

n'aimes  pas  qu'on  te  parle  de  la  pe- 
tite, et  je  me  tais. 

XVI.  10 


Il4  CONTES   NOCTURNES. 

La  mauvaise  humeur  que  ressen- 
tait Eugène  et  qui  Pavait  troublé  ,  se 
peignait  sur  sa  figure.  Firmino  lui 
devenait  odieux ,  et  sa  mémoire  lui 
rappelait  sans  cesse  à  la  pensée  que 
la  bonne  Marguerite  pouvait  avoir 
raison  ,  en  disant  que  ce  Firmino  lui 
avait  fait  l'effet  d'un  être  satani- 
que. 

Dans  ce  moment,  une  douce  mé- 
lodie se  fit  entendre  dans  le  bosquet, 
et  cette  voix  qui  avait  excité  la  veille 
le  plus  doux  ravissement  dans  le 
cœur  du  jeune  homme  ,  retentit  tout 
à  coup  dans  le  lointain. 

—  Ciel!  s'écria-t-il  en  restant  im- 
mobile. 

—  Qu'avez-vous?  dit  Firmino  ; 
mais  Eugène  ne  lui  répondit  pas;  il 
écoulait  ce  chant  délicieux  avec  un 
ravissement  et  un  plaisir  inexprima- 
bles. 


LE   BOÏANISTF.  i  i5 

Firmino  le  regardait  avec  des 
yeux  qui  semblaient  vouloir  péné- 
trer ce  qui  se  passait  dans  son 
âme. 

La  mélodie  ayant  cessé  de  se  faire 
entendre ,  Eugène  poussa  un  pro- 
fond soupir  ;  et,  comme  s'il  venait 
de  reprendre  la  force  de  surmonter 
la  douce  mélancolie  qui  agitait  ses 
sens ,  ses  yeux  se  baignèrent  de 
larmes. 

—  Il  paraît,  dit  Firmino  en  sou- 
riant ,  il  paraît  que  le  chant  fait  beau- 
coup d'effet  sur  toi  ! 

—  D'où  viennent ,  s'écria  Eugène 
hors  de  lui-même  ,  d'où  viennent  ces 
sons  célestes?  —  Aucun  mortel  ne 
peut  en  moduler  de  semblables. 

—  Cependant,  tu  te  trompes,  re- 
prit Firmino.  —  C'est  la  comtesse 
Gabriela,  la  fille  de  mon  patron, 
qui  chante  des  romances  espagnoles, 


Il6  CONTES    NOCTURNES. 

et  qui  se  promène  dans  les  allées  du 
jardin,  en  s'acconipagnant  delà  gui- 
tare. 

La  comtesse  Gabriela ,  la  guitare 
à  la  main ,  sortit  inopinément  d^un 
bosquet  touffu ,  et  se  trouva  tout  à 
coup  devant  Eugène. 

Gabriela  était  belle.  Sa  taille 
svoUe  ,  l'expression  de  ses  grands 
yeux  noirs  ,  la  grâce  qui  ornait 
tout  son  être  ,  le  timbre  argentin 
de  sa  voix  sonore,  tout,  en  un 
mot  ,  indiquait  qu'elle  avait  reçu 
le  jour  sous  le  ciel  pur  des  régions 
méridionales. 

S'il  faut  ajouter  à  cette  expression 
l'art  mystérieux  avec  lequel  une 
femme  coquette  sait  choisir  et  ar- 
ranger sa  parure ,  la  comtesse  Ga- 
briela était  sous  ce  rapport  la  déesse 
de  l'amour  même  ;  son  apparition 


LE  BOTANISTE.  II7 

subite  frappa  comme  un  éclair  le 
pauvre  Eugène  déjà  Irès-animé  par 
le  chant. 

Firmino  présenta  le  jeune  homme 
à  la  comtesse  comme  un  de  ses  meil- 
leurs amis  ;  il  ajouta  qu'il  parlait 
très-bien  l'espagnol  ;  qu'il  était  excel- 
lent botaniste  et  qu'il  trouvait  un 
véritable  plaisir  à  visiter  le  jar- 
din. 

Eugène  bégaya  quelques  paroles 
inintelligibles,  pendant  que  la  com- 
tesse etFirmino  échangeaient  des  re- 
gards très-significatifs.  Gabriela  fixa 
Eugène  qui  était  comme  anéanti. 

Alors ,  la  comtesse  donna  sa  gui- 
tare à  Firmino,  et  prit  le  bras  du 
jeune  homme.  Elle  lui  dit  qu'elle 
connaissait  aussi  un  peu  la  botanique, 
qu'elle  désirait  beaucoup  avoir  des 
renseignemens  sur  différentes  plan- 
tes, et  qu'elle  le  priait  de  parcou- 


Il8  CONTES   NOCTURNES. 

rir  encore  une  fois  le  jardin  avec 
elle. 

Agité  d'une  douce  crainte,  Eu- 
gène se  laissa  conduire  par  la  com- 
tesse ;  mais  ,  son  cœur  battit  plus 
librement,  et  ses  sens  se  calmèrent 
lorsque  la  comtesse  lui  fit  quelques 
questions  sur  diverses  plantes  rares , 
et  qu'il  pût  montrer  ses  connais- 
sances en  botanique ,  sa  science  ché- 
rie. Il  sentait  la  douce  haleine  de  la 
comtesse  parcourir  ses* joues;  la  cha- 
leur électrique  qui  pénétrait  son 
cœur  ,  remplissait  son  âme  d'un 
bonheur  indicible  ;  il  ne  se  recon- 
naissait plus  lui-même. 

La  nuit  commençait  à  répandre 
de  plus  en  plus  son  voile  sur  les  bos- 
quets et  les  fleurs.  Firmino  avertit 
qu'il  était  temps  d'aller  rejoindre  le 
comte  dans  ses  appartemens.  Eu- 
gène ,   tout  hors  de  lui  ^  pressa   la 


LE   BOTANISTE.  l  19 

main  de  la  comlcsse  sur  ses  lèvres, 
et  s'éloigna  comme  porté  par  les 
zéphirs,  éprouvant  un  bonheur  qu'il 
n'avait  pas  encore  connu. 


120  CONTES   NOCTURNES. 


CHAPITRE   V. 


Le  songe.  —  Présent  fatal  de  Firroino.  —  Consola- 
tion et  espérance. 


Oq  conçoit  facilement  que  le 
trouble,  dont  Eugène  était  agité, 
avait  chassé  le  sommeil  loin  de  ses 
paupières.  Vers  le  point  du  jour  seu- 
lement il  tomba  dans  un  assoupisse- 


LE    BOTAMSTE.  12  I 

mtnt  ;  cet  inslant  de  délire  était 
plutôt  un  état  intermédiaire  entre 
Je  sommeil  et  la  veille  qu'un  som- 
meil réel.  Alors  ,  Fimage  de  cette 
mariée,  qu'il  avait  déjà  vue  en  songe, 
se  présenta  de  nouveau  à  son  ima- 
gination échauffée  ;  elle  était  parée 
de  toutes  les  grâces  de  la  nature  et 
de  l'art;  aussi,  la  même  lutte  que 
ce  songe  avait  éveillée  autrefois  dans 
son  âme,  se  renouvela  avec  plus  de 
ibrce  que  jamais. 

—  Comment,  dit-elle  d'une  voix 
douce,  comment,  tu  me  fuis!  Tu 
doutes  que  je  sois  à  toi ,  tu  crois  que 
le  bonheur  de  ton  amour  est  perdu 
à  Jamais  ?  Regarde-moi  donc  !  La 
chambre  nuptiale  est  ornée  de  roses 
odoriférentes,  et  de  niyrthe  fleuri! 
Viens,  mon  bien-aimé,  mon  doux 
époux  !  Viens ,  presse-toi  contre  mon 
cœur  ! 

XVI  II 


122  CONTES    NOCTtRlSES. 

Les  traits  de  Marguerite  se  glis- 
sèrent sur  l'image  aussi  rapidement 
que  Je  vent;  mais,  lorsqu'elle  s'ap- 
procha du  jeune  homme,  pour  le  pres- 
ser dans  ses  bras,  ce  fut  la  comtesse 
Gabriela. 

Dans  l'ardeur  de  sa  passion ,  Eu- 
gène voulut  embrasser  cet  ange  ; 
mais  une  main  de  fer  l'arrêta  ;  il 
resta  immobile  ,  et  l'image  pâlissait 
toujours  de  plus  en  plus  ,  en  pous- 
tant  des  soupirs  de  douleur. 

Un  cri  d'épouvante  s'échappa  plus 
lentement  de  la  bouche  du  jeune 
homme. 

—  Monsieur  Eugène  !  monsieur 
Eugène  !  éveillez-vous  donc  ,  vous 
avez  des  rêves  pénibles! 

C'est  ainsi  que  se  fit  entendre  une 
voix  claire.  Eugène  s'éveilla  en  sur- 
saut, le  soleil  lançait  ses  rayons  sur 
son  lit.  C'était  Marguerite  qui  l'avait 


LE    BOTANISTE.  1^3 

appelé  ,  et  qui  lui  dit  que  le 
cavalier  espagnol  était  déjà  venu 
pour  le  voir,  et  qu'il  s'était  entrete- 
nu avec  la  femme  du  professeur 
qui  ét^t  descendue  au  jardin  ,  très- 
inquiète  de  ce  que  monsieur  Eu- 
gène restait  au  lit  plus  long-temps 
que  de  coutume.  —  Elle  craint  que 
vous  ne  soyez  malade.  Le  café  vous 
attend  au  jardin,  ajouta-t-elle 

Eugène  s'habilla  promptcment ,  se 
hâta  de  descendre ,  en  cherchant  à 
dissiper  de  toutes  ses  forces  le  trou- 
ble que  ce  songe  fatal  avait  fait  naî- 
tre dans  son  âme.  Il  fut  très-surpris 
de  rencontrer  au  jardin ,  la  femme 
du  professeur  devant  un  magnifi- 
que datura  fastuosa ,  se  penchant 
au-dessus  de  ses  grandes  fleurs  en 
forme  d'entonnoir,  et  respirant  avec 
complaisance  leur  délicieux  parfum. 
—  Eh!  comment,  s'écria-t-clle ,  en 


124  CONTES    NOCTURNFS. 

voyanlEugène,  comment!  vous  allez 
devenir  un  dormeur!  —  Savez-vous 
Lien  que  votre  ami  Te'tranger  est  déjà 
venu  vous  voir,  qu'il  désire  beaucoup 
s'entretenir  avec  vous?  Mais^j'ai  été 
très-injuste  envers  ce  monsi^iur  étran- 
ger, en  cédant  à  mes  mauvais  soup- 
<;ons.  Le  croiriez-vous,  cher  Eugène,  il 
m'a  faitapporterdujardin  de  la  com- 
tesse ce  magnifique  daiurafastuosa^ 
parce  qu'il  vous  a  entendu  dire  que 
j'aime  beaucoup  ces  fleurs.  —  Yous 
avez  donc  pensé  à  votre  mère  dans 
votre  paradis,  très-cher  Eugène!  — 
Aussi  ,  j'aurai  grand  soin  du  beau 
daiura. 

Eugène  ne  savait  que  penser  de  la 
conduitederEspagnol.il  était  porté 
à  croire  que  Firmino  cherchait  à  ré- 
parer, par  les  attentions  qu'il  avait 
pour  sa  femme  ,  les  mauvaises  plai- 
saRtcries  qu'il    s'était  permises  sur 


LE    BOTANISTE.  12^ 

une    alliance     qu'il    ne    connaissait 
pas. 

Elle  Uù  dit  ensuite  que  l'oranger 
Tavait  invité  à  se  trouver  de  nou- 
veau le  soir  au  jardin  du  comte.  Le 
ton  caressant  que  la  femme  du  profes- 
seur prit  ce  jour-là  ,  agit  comme  un 
baume  bienfaisant  sur  le  cœur  déchi- 
ré du  jeune  homme.  Il  semblait  à  Eu- 
gène que  le  sentiment  qu'il  avait  pour 
la  comtesse  n'avait  rien  de  commun 
avec  lessenlimens  ordinaires  de  la  vie. 
Il  ne  pouvait  pas  nommer  ce  sentiment 
amour  physique.  Cette  pensée  rcûl 
profané  à  ses  yeux.  Il  était  très- gai  et 
Irès-content  ce  jour-là,  ce  qui  ne  lui 
était  pas  arrivé  depuis  long-temps;  et 
la  vieille  était  beaucoup  trop  dfstraile 
pour  apercevoir  la  préoccupation  ex- 
traordinaire ,  qui  se  manifestait  dans 
celte  gaîlé  peu  commune  d'Eugène. 


1:26  CONTES    NOCTURNES. 

Marguerite  seule  vit  qu'Eugène 
était  devenu  tout  autre  ;  et ,  contre 
l'opinicrti  de  sa  mère  adoptive,  elle 
soutint  qu'il  n'avait  changé  sa  con- 
duite bizarre  que  pour  mieux  cacher 
son  jeu. 

—  Ah  !  dit  la  petite  ;  il  ne  nous 
aime  plus  autant  qu'autrefois  ;  il  fait 
semblant  d'être  aimable ,  afm  que 
nous  ne  l'interrogions  pas  sur  ce  qu'il 
veut  taire. 

Eugène  trouva  son  ami  dans  une 
chambre  de  l'orangerie,  occupé  à 
filtrer  différentes  liqueurs  qu'il  met- 
tait ensuite  dans  des  flacons. 

—  Je  travaille,  dit-il  en  l'aperce- 
vant, je  travaille  dans  ta  partie,  quoi- 
que d'une  autremanière  que  toi. 

Il  lui  apprit  ensuite  qu'il  connaissait 
la  préparation  mystérieuse  de  certai- 
nes substances  qui  font  croître  les  plan- 
tes, et  qui  contribuent  surlout  à  les 


LE    BOTANISTE.  12" 

rendre  belles;  c'est  là  la  raisonpoui  la- 
quelle, disait-il,  tout  prospère  et  croît 
admirablement  dans  ce  jardin.  Fir- 
mino  ouvrit  aussitôt  une  petite  ar- 
moire, dans  laquelle  Eugène  aperçut 
une  grande  quantité  de  fleurs  et  de 
petites  boites, 

—  C'est  ici ,  dit  Firmino ,  une  col- 
lection complète  des  mystères  les  plus 
rares,  dont  l'action  paraîtrait  tout  à 
fait  fabuleuse. 

Tantôt  c'e'tait  une  liqueui',  tantôt 
une  poudre,  qui,  mêlée  à  la  terre  ou 
à  l'eau,  devait  rendre  plus  belle  et 
plus  agréable  la  couleur,  le  parfum 
de  telle  ou  telle  fleur,  et  Téclat  de 
telle  ou  telle  plante. 

—  Parexemple,  continua  Firmino, 
verse  quelques  gouttes  de  celle  li- 
queur dans  Teau  avec  laquelle  tu  ré- 
pands la  rosée  bienfaisante  sur  la 
rosa  centl/olia,  cl  tu  t'étonneras  de  la 


128  CONTES    NOCTURNES 

splendeur  avec  laquelle  ses  boulons 
s'e'panouiront.  Mais  Teffet  de  celte 
poudre  te  paraîtra  encore  plus  prodi- 
gieux; répandue  dans  le  calice  d'une 
fleur,  elle  se  mêle  avec  la  poussière 
fécondante,  et  augmente  son  parfum, 
sans  changer  sa  nature.  Celte  poudre 
produit  un  excellent  effet,  surtout 
dans  le  daiurafasUiosa;  seulement  il 
est  nécessaire  de  prendre  quelques 
précautions  lorsqu'on  l'emploie.  I>a 
m.oitiédc  ce  qui  peultenirsurla  pointe 
d'un  couteau  suffit  pour  cet  usage  ; 
toute  la  dose ,  même  la  quantité  ren- 
fermée dans  ce  petit  flacon,  suffirait 
pour  faire  mourir  subitement  Fhom- 
me  le  plus  vigoureux  avec  tous  les 
symptômes  d'une  attaque  d'apoplexie 
nerv'euse,  et  sans  laisser  aucune  trace 
d'empoisonnement.  Prenez-la,  Eu- 
gène, je  vous  fais  cadeau  de  cette 
poudre  mystérieuse,  L'essai,  que  vous 


LE    BOTANISTE.  1:^9 

en  ferez,  réussira  très-bien;  cepen- 
dant, prenez  bien  garde,  et  rappe- 
lez-vous ce  que  je  vous  ai  dit  de  la 
vertu  mortelle  de  cette  poudre  sans 
couleur  et  sans  odeur,  et  qui  paraît 
insignifiante. 

Firmino  présenta  alors  à  Eugène 
un  petit  flacon  bleu,  hermétiquement 
fermé  ;  celui-ci  apercevant  la  com- 
tesse Gabricla  au  jardin,  le  mit  en 
poche,  sans  trop  savoir  ce  qu'il  fai- 
sait. 

Il  suffit  de  dire  que  la  comtesse  était 
une  femme  née  pour  l'amour  et  le 
plaisir,  et  possédant  au  suprême  degré 
celte  coquetterie  qui  n'accorde  que 
Fespérance  et  qui  sait  ainsi  exciter  et 
entretenir  la  passion  la  plus  vive; 
conséquente  dans  sa  manière  d'être  , 
elle  enflammait  le  jeune  homme  d'un 
amour  toujours  plus  ardent.  Il  ne  vi- 
vait plus  que  pendant  les  heures  et  les 


l3o  CONTES   NOCTURNES. 

momens  où  il  voyait  Gabriela-,  sa 
maison  lui  semblait  une  prison  som- 
bre et  solitaire;  et  la  femme  du  pro- 
fesseur était  à  ses  yeux  le  malin  esprit 
de  la  séduction  qui  l'y  avait  relégué. 
Il  ne  remarquait  ni  le  chagrin  profond 
qui  consumait  la  pauvre  femme ,  ni 
les  larmes  que  répandait  Margue- 
rite ;  et  quand  il  daignait  jeter  un  re- 
gard sur  elles,  ou  leur  adresser  quel- 
ques mots  aimables,  il  ne  recevait  pas 
de  réponse. 

Quelques  semaines  se  passèrent 
ainsi,  lorsque  Firmino  se  présenta 
un  matin  chez  Eugène.  Il  y  avait 
dans  tout  son  êlre,  quelque  chose  de 
gêné  qui  paraissait  indiquer  un  évér 
ncmcnt  extraordinaire. 

Après  avoir  échangé  quelques  pa- 
roles indifférentes ,  il  fixa  le  jeune 
homme ,  et  dit  d'un  ton  mordant  : 
Eugène  —  tu  aimes  la  comtesse ,  et 


LE    BOTANISTE.  l3l 

sa  possession  serait  le  comble  de  tes 
désirs. 

—  Malheureux,  s'écria  Eugène 
hors  de  lui ,  malheureux  !  ta  main 
comprime  mon  cœur,  détruit  mon 
repos  et  me  donne  la  mort!  —  Que 
dis-je  ,  —  non  !  tu  me  fais  sortir ,  in- 
sensé que  je  suis,  de  mes  illusions! 
J'aime  Gabriela ,  — je  l'aime  comme 
jamais  mortel  n'a  aimé ,  —  mais  cet 
amour  me  conduit  à  ma  perte! 

—  Je  ne  vois  pas  cela  ,  dit  froide^ 
ment  Firmino. 

—  La  posséder,  conlinua  Eugène, 
la  posséder!  — Hélas!  un  mendiant 
peut-il  aspirer  à  la  possession  des 
pierres  les  plus  précieuses!  —  Un 
malheureux  ,  qui  a  méconnu  sa  vie , 
lui-même  ,  qui  ne  possède  qu'un  cœur 
agité  par  l'amour  le  plus  vif  et  le  plus 
grand  désespoir,  peut-il?... —  et  vous! 
—  vous  !  —  Gabriela  ! 


l32  CONTES    NOCTtlRî^ES. 

—  Je  ne  sais  pas,  dil  Firraino,  je 
ne  sais  pas,  si  ce  sont  tes  relations 
misérables  qui  te  rendent  si  timide. 
Un  cœur  aimant  comme  le  tien  peut 
^iser  hardiment  à  tout  ce  qui  est  beau 
et  grand. 

—  N'éveille  pas,  mon  ami,  n'é- 
veille pas  en  moi  un  vain  espoir,  qui 
augmenterait  .mon  malheur. 

—  Mais,  reprit  Firmino,  je  ne  vois 
pas  de  malheur  sans  remède,  quand 
on  est  payé  de  retour  par  l'amour  le 
plus  ardent  qui  ait  jamais  brûlé  le 
cœur  d'une  femme. 

Eugène  voulut  se  récrier. 

—  Calme- toi  ,  dit  Firmino  , 
Câlme-toi;  soulage -toi  comme  tu 
pourras,  quand  j'aurai  fmi  et  quand 
je  me  serai  éloigné;  mais  à  présent, 
écoute  moi  en  silence.  —  Il  n'est 
que  trop  vrai  que  la  comtesse 
l'aime  ;    elle    t'aime   avec   Fàrdeur 


LE   BOTANISTE.  l33 

J'une  vraie  Espagnole.  Elle  ne    vit 
plus    que  pour    toi,     tout   son  être 
l'appartient.    Tu   n'es  donc  pas  un 
malheureux  mendiant  ,    un  homme 
plonge  dans  le  malheur  pour  avoir 
méconnu  sa  vie;   non,  Tamour  de 
Gabriela  te  rend  infiniment  riche  ; 
tu  te  trouves  sur  le  seuil  de  la  porte 
d'un    Eden   qui  vient   de     s'ouvrir 
pour  toi.  ÎSe  crois  pas ,  que  ta  posi- 
tion puisse  l'arrêter.  Il  est  certains 
japports  qui     font  oublier   au    fier 
comte     espagnol     son    rang     supé- 
rieur, et  lui  font  désirer  ardemment 
de  te  prendre  pour  son  gendre.  C'est 
moi,  mon   cher  Eugène,   qui  ferai 
valoir  ces  rapports ,    et  je    pourrais 
dès  à  présent,  t'en  dire  beaucoup  à  ce 
sujet;    mais   il   vaut   mieux    garder 
le  silence  et  attendre  le  moment  fa- 
vorable. —  Et  avec  d'autant  plus  de 
raison,    que    to»  amour  est  chargé 


l34  CONTES    NOCTURNES. 

de  nuages  Irès-sornbres.  — Tu  penses 
bien  que  j'ai  caché  soigneusement 
à  la  comtesse  tes  rapports  de  famille; 
mais  je  ne  puis  m'expliquercomment 
la  comtesse  a  pu  savoir  que  tu  es 
marié  avec  une  femme  de  soixante 
ans.  Elle  m'a  dévoilé  tout  son  cœur  ; 
elle  est  plongée  dans  la  douleur  et  le 
désespoir.  Tantôt,  elle  maudit  le  mo- 
ment où  elle  te  vît  pour  la  première 
fois;  tantôt  elle  te  maudit  toi-même; 
tantôt,  elle  te  donne  les  nomslesplus 
tendres,  et  s'accuse  elle-même  de  la 
fureur  de  son  amour.  —  Elle  ne  veut 
plus   te  voir,    c'est  ce  qu'elle  a 

—  Dieu,  s'écria  Eugène,  est-il 
un  sort  plus  horrible  que  le  mien  ! 

—  C'est  ce  qui  est  douteux  con- 
tinua Firmino,  en  souriant  ironique- 
ment. Tu  verras  encore  aujourd'hui 
vers  minuit,  je  l'espère,  la  comtesse 
Gabriela,  C'est  vei\  ce  moment  que 


LE    BOTANISTE.  l35 

doils'épanouirle  cactus  grandijloj'iis 
qui  est  dans  notre  serre  ;  ta  sais  que 
cette  fl<îur  doit  commencer  à  se  faner 
vers  le  lever  du  soleil.  La  comtesse 
Gabriela  aime  autant  le  parfum  aro- 
matique de  ces  fleurs  que  le  comte  le 
déteste.  Ou  pour  mieux  dire,  Tesprit 
romanesque  de  Gabriela  reconnaît 
dans  cet  arbrisseau  merveilleux  le 
mystère  de  l'amour  et  de  la  mort 
même,mystère  que  célèbre  pendant  la 
nuit  cette  fleur  en  arrivant  par  son 
épanouissement  rapide  au  suprême 
degré  du  bonheur,,ct  en  se  fanant  aussi 
promptement.  Malgré  sa  douleur  et 
son  grand  désespoir,  la  comtesse  vien- 
dra certainement  dans  la  serre  oùjete 
cacherai.  —  Quant  à  toi,  cherche  les 
moyens  de  te  délivrer  de  tes  fers  et 
de  t'échapper  de  ta  prison  î  —  L'a- 
mour et  ta  bonne  étoile  sauront  gui- 
der tes   pas! — Tu  me   fais  plus    de 


l36  CONTES    NOCTURNES. 

peine  que  la  comtesse;  et  je  t'offre 
4out  mon  appui  pour  te  conduire  au 
bonheur. 

A  peine  Firmino  eut-il  quitte  le 
jeune  homme ,  que  la  femme  du  pro- 
fesseur entra  dans  la  chambre. 

—  Eugène /dit-elle  du  ton  sévère 
d'une  matrone  respectable,  Eugène, 
cela  ne  peut  pas  durer  plus  long- 
temps entre  nous  ! 

A  ces  mots ,  la  pensée  que  son 
union  n'était  pas  indissoluble ,  que  la 
grande  disproportion  d'âge  était  une 
raison  pércmptoire  pour  obtenir  une 
séparation  judiciaire ,  brilla  ,  comme 
un  éclair,  dans  l'esprit  du  jeune 
homme. 

—  Oui ,  s'écria-t-il  d'un  ton  mo- 
queur, oui,  madame,  vous  avez  bien 
raison,  cela  ne  peut  pas  durer  plus 
long-temps  entre  nous!  qu'elle  soit 
détruite  l'union  que   produisit  une 


LE    BOTANISTE.  KÎy 


folle  illusion  !  Séparons-nous,  —  di- 
vorçons,  —  je  m'y  prêle  volonlic»s. 
La  pâleur  de  lamorlse  rcpanditsur 
le  visage  de  la  femme  du  professeur, 
ses  yeux  se  baignèrent  de  larmes. 

—  Gomment ,  dit-elle  d'une  voix 
tremblante,  comment,  c'est  moi  qui 
t'avertissais  que  tu  préférais  le  calme, 
la  paix  intérieure,  aux  plaisirs  trom- 
peurs du  monde,  et  c'est  moi,  ta  mère, 
que  tu  veux  exposer  aux  railleries  des 
méchans!  Non,  Eugène,  tu  ne  le 
veux,  tu  ne  le  peux  pas!  —  Le  démon 
t'a  aveuglé!  rentres  en  toi-même!  — 
Cependant,  tu  es  venu  au  point  de 
mépriser,  de  vouloir  te  séparer  de  ta 
mère,  qui  t'éleva ,  qui  eut  tous  les 
soins  pour  toi ,  et  qui  ne  désire  que 
o  n  bonheur  dans  ce  monde  et  dans 
'aulie  !  Ah  !  Eugène  ,  il  ne  sera  pas 
nécessaire  d'avoir  recours  au  juge 
terreslre,  pour  nous  séparer;  le  père 

XVI  12 


l38  CONTES   NOCTURNES. 

de  la  lumière  ne  tardera  pas  à  me 
rappeler  de  celte  vallée  de  larmes  ! — 
Quand  je  reposerai  sous  le  froid  ga- 
zon ,  oubliée  depuis  long-temps  par 
un  fils ,  tu  pourras  jouir  de  ta  liberté, 
de  tout  le  bonheur  que  le  monde  doit 
te  procurer. 

Un  torrent  de  larmes  étouffa  la 
voix  de  la  bonne  vieille,  qui  s'éloigna 
lentement,  en  cherchant  aies  cacher. 

Eugène  n'avait  pas  encore  un  cœur 
tellement  endurci,  qu'il  ne  se  sentit 
profondément  pénétré  de  la  douleur 
mortelle  de  sa  vénérable  amie.  Il 
vit  bien ,  que  chaque  pas  vers  la  sé- 
paration serait  une  insulte  qui  ne 
manquerait  pas  de  lui  donner  la  mort, 
et  qu'il  ne  pouvait  acheter  à  ce  prix 
sa  liberté,  Il  voulut  attendre, — mou- 
rir; mais,  Gabriela  ,  Gabriela!  et  sa 
haine  profonde  contre  la  vieille  se 
renouvela  dans  son  âme. 


LE    BOTANISTE.  1  û() 


CHAPITRE    DERI^IER. 


C'ÉTAIT  une  nuit  chaude  et  som- 
bre. Les  zéphirs  agitaient  doucement 
Je  noir  feuillage ,  et  lliorison  lointain 
était  éclaire'  par  des  éclairs  qui  le 
sillonnaient  en  tous  sens.  L'odeur 
admirable  du  cactus grandi'ftorns,  qui 
venait  de  fleurir,  embaumait  tous  les 


l4o  CONTES   NOCTURNES. 

alentours  du  jardin  de  la  comtesse, 
Eugène ,  ivre  d'amour  et  de  désir,  se 
trouvait  devant  la  grille  ;  Firmino 
arriva  enfin,  le  conduisit  dans  la 
serre  qui  était  faiblement  éclairée  et 
y  cacha  Eugène  dans  un  coin  retiré. 

La  comtesse  Gabriela ,  accompa- 
gnée de  Firmino  et  du  jardinier,  ne 
tarda  pas  à  paraître.  Ils  se  mirent  de- 
vant le  cactus  grandijlorus  ;  et  le  jar- 
dinier parut  s'étendra  avec  beaucoup 
de  détails  sur  cet  arbrisseau  merveil- 
leux et  sur  les  soinS  qu'il  lui  coûta 
pour  rélever  :  enfin ,  Firmino  fit 
retirer  le  jardinier. 

Gabriela  était  comme  plon^gée 
dans  un  doux  songe  ;  elle  poussa  un 
profond  soupir,  et  dit  à  voix  basse  : 
—  Ah ,  si  je  pouvais  vivre  et  mourir 
comme  cette  fleur  î  —  Ah  ,  Eu- 
génio! 

A  ces  mots,  Eugène  sortit  précipi- 


tE   BOTANISTE.  l/^l 

tamment  de  son  réduit,  et  se  jeta 
aux  pieds   de  la  comtesse. 

Elle  poussa  un  cri  d'effroi ,  et 
voulut  se  sauver.  —  Mais  le  jeune 
homme  la  saisit  avec  le  desespoir  de 
Tamourle  plus  ardent,  la  pressa  sur 
son  cœur;  alors  elle  l'entoura  de  ses 
beaux  bras  de  lys.  —  Ils  n'échangè- 
rent pas  un  mot ,  —  mais  des  baisers 
brûlansse  succédaient 

Tout  à  coup  on  entendit  des  pas 
s'approcher  ;  la  comtesse  pressa 
à  son  tour  le  jeune  homme  sur 
son  cœur  :  Sois  libre  ,  —  sois  à  moi. 
—  Toi  ou  la  mort!  EUeparlait  ainsi, 
en  repoussant  doucement  le  jeune 
insensé  et  en  se  sauvant  dans  le 
jardin. 

Firmino  trouva  son  ami  anéanti 
et  hors  de  lui-même. 

—  T'ai-je  trompé,  dit-il  enfin, 
après  qu'Eugène  fut  un  peu  revenu 


î42  CONTES    NOCTURNES. 

a  lui  même,  T'ai-je  trompé!  Peut-on 
être  aime  avec  plus  d'ardeur? Cepen- 
dant, mon  ami,  après  ce  moment 
d'extase  et  d'enthousiasme,  je  dois 
avoir  soin  de  toi.  Quoique  les  amans 
ne  fassent  pas  attention  aux  besoins 
du  corps ,  il  faut  que  tu  te  res- 
taures un  peu  ,  avant  que  de  prendre 
congé  de  ce  lieu  enchanteur. 

Eugène  suivit  machinalement  son 
ami,  dans  la  petite  chambre  où  il 
avait  trouvé  un  jour  Firmino  occupé 
à  des  préparations  chimiques. 

Ils  trouvèrent  une  table  chargée 
de  mets  épicés  et  de  différentes  sor- 
tes de  vins;  Eugène  y  fit  honneur,  et 
but  avec  délice  d'un  vin  capiteux  que 
Firmino  lui  versait. 

Gabriela,  Gabriela  seule,  com- 
me on  peut  bien  le  penser,  fut  le 
sujetdelaconversation  des  deux  amis; 
et  l'espoir  du  plus  grand  bonheur  se 


LE  botaniste:.  143 

manifestait  sur  le  visage  brûlant  du 
jeune  savant. 

Le  jour  commençait  à  poindre , 
lorsque  Eugène  voulut  se  retirer.  Fir- 
mino  l'accompagna  jusqu'à  la  grille. 
En  se  séparant,  Firmino  lui  dit  : 

—  Souviens-toi  des  paroles  de  Ga- 
briela.  —  Soislibre,  soisà  moi. —  Et 
prends  une  résolution  qui  te  conduise 
promptement  et  directement  à  ton 
but.  Je  dis  promptement;  car  nous 
partons  après-demain  matin,  àTaube 
du  jour. 

En  achevant  ces  mots,  Firmino 
ferma  la  grille,  et  s  éloigna  en  sui- 
vant une  allée  qui  conduisait  dans  un 
bosquet. 

Eugène  ,  à  moitié  mort,  resta  im- 
mobile. 

—  Elle  partira,  dit-il,  et  je  ne  la 
suivrai  pas!  Ce  coup  de  foudre  a  dé- 
truit toute»  mes  espérances.  —  Il  s'é- 


ï44  CONTES    NOCTURNES. 

loigna  enfin,  le  désespoir  et  la  mort 
dans  le  cœur.  Le  sang  bouillonna  tou- 
jours de  plus  en  plus  dans  ses  veines; 
rentré  chez  lui,  les  murs  paraissaient 
vouloir  s'écrouler  sur  sa  tête  ;  il  des- 
cendit promptement  dans  le  jardin,  et 
aperçut  le  beau  daturafastuosa,  sur 
laquelle  la  femme  duprofcsseur  avait 
coutume  de  se  pencher  pour  en  res- 
pirer les  odeurs  balsamiques.  Alors, 
des  pensées  infernales  s'élevèrent 
dans  son  esprit;  Satan  s'en  empara, 
il  prit  le  flacon  que  Firmino  lui  avait 
donné  ,  l'ouvrit  et  répandit ,  en  dé- 
tournant la  tête,  la  poudre  dans  le 
calice  ^wdaiura fastuosa. 

Il  lui  semblait  que  dans  ce  mo- 
menttout  était  embrâséautour  delui; 
il  jeta  au  loin  le  flacon ,  il  sortit  de  la 
ville,  courant  sans  savoir  où  il  al- 
lait ;  il  arriva  enfin  dans  un  bois  peu 
éloigné,  où  il  tomba  épvisé  de  fali- 


LE    BOTANISTE.  l  ^S 

gue.  La  situation  de  son  esprit  était 
celle  d'un  homme  en  délire.  Alors, 
le  malin  esprit  fit  entendre  sa  voix  , 
et  ces  mots  vinrent  frapper  son 
oreilles  : 

—  Que  fais-tu  ici.^  Pourquoi  tar- 
des-tu ?  la  poudre  a  produit  son  effet, 
tu  as  triomphé  !  —  Tu  es  lihre.  —  Ya, 
cours  auprès  de  celle  que  tu  as  gagnée 
auprix  de  ta  félicité;  tu  jouiras  d'un 
bonheur  indicible  ! 

—  Je  suis  libre,  elle  esta  moi! 
s'écria  Eugène ,  en  se  levant  préci- 
pitamment et  en  se  rendant  à  la  hâte 
au  jardin  du  comte  Angélo  Mora. 

Le  soleil  avait  terminé  la  moitié  de 
sa  course,  lorsqu'il  arrivaà  la  grille, 
qu'il  trouva  fermée  ;  il  sonna  :  per- 
sonne ne  vint  pour  la  lui  ouvrir. 

Il  voulait  voir  la  comtesse,  la  pres- 
ser sur  son  cœur,  et  jouir  de  la  pléni- 
tude d'un  bonheur  acheté  si  chère- 
XVI.  i3 


l\G  CONTES    NOCTURNES. 

iTîent.Pousséparla  passion,  il  franchit 
le  mur  du  jardin.  Un  morne  silence  y 
régnait ,  les  allées  étaient  déserles. 
Enfin,  Eugène  s'approchant  du  pa- 
pillon, crut  y  entendre  un  léger  bruit. 

—  Ah!  si  c'était  elle!  se  disait-il, 
agité  d'une  douce  anxiété.  Il  s'appro- 
cha de  plus  près,  regarda  à  travers 
la  petite  porte  vitrée,  et  aperçut  Ga- 
hriela  dans  les  bras  de  Firmino 

Hurlant  comme  une  bête  féroce 
atteinte  d'un  coupmortel,  Eugène  se 
précipita  sur  la  porte  et  Tenfonça; 
mais,  à  l'instant  même,  un  froid  gla- 
cial parcourut  ses  membres,  et  il 
tomba  sans  connaissance  sur  le  seuil 
du  pavillon. 

—  Chassezcctinsensé!  s'écria  une 
voix;  et  il  se  sentit  soulever  avec  une 
force  de  géant,  et  jeté  à  la  porte  qui 
se  ferma  sur  lui. 

Il  se  ciamponna  à  la  giille,   en 


LE   BOTANISTE.  Xl^J 

poussant  les  plus  horribles  impréca- 
tions contre  Firmino  et  contre  Ga- 
briela  !  Un  rire  moqueur  se  fit  en- 
tendre dans  le  lointain,  et  une  voix 
murmurait  : 

—  D aiura  fasiiiosa  !  Eugène  grin- 
çant des  dents,  répéta  ;  — -  Daiitra 
fasiiiosa!  et  un  rayon  d'espoir  brilla 
subitemenlasesyeux.il se  releva,  cou- 
rut en  toute  hâte  à  la  ville,  et  rentra 
chez  lui.  Marguerite  se  trouvait  sur 
l'escalier;  elle  fut  profondément  ef- 
frayée de  rélat  terrible  dans  lequel 
rtait  Eugène;  toute  sa  tête  était  dé- 
chirée par  les  éclats  de  verre  de  la 
jiorte  vitrée;  le  sang  coulait  de  son 
front;  son  regard  était  effaré,  et 
toute  sa  physionomie  exprimait  Tagi- 
lation  la  plus  horrible.  La  charmante 
enfant  ne  put  proférer  une  parole, 
lorsijue  Eugène  prit  sa  main,  et  lui 
demanda  ; 


l48  CONTES    NOCTURNES. 

—  Notre  mère  est-elle  descendue 
aa  jardin  ce  matin?  —  Marguerite! 
s'ëcria-t-il  encore  une  fois  avec  l'ex- 
pression d'une  inquiétude  mortelle, 
Marguerite,  aie  pitië  de  moi.  —  Parle 
—  dis-moi  si  notre  mère  est  descen- 
due au  jardin? 

— Non,  re'pondit  enfin  Marguerite; 
non ,  mon  cher  monsieur  Eugène  ; 
Aie  n'a  pas  été  au  jardin.  Au  moment 
d'y  aller,  elle  s'est  trouvée  mal,  elle 
est  restée  dans  sa  chambre,  et  s'est 
mise  au  lit. 

—  Dieu  juste,  s'écria  Eugène  en 
tombant  à  genoux  et  en  levant  les 
mains  au  ciel  !  —  Dieu  juste,  auras-tu 
pitié  de  moi.  réprouvé  que  je  suis! 

—  Mon  cher  monsieur  Eugène , 
dit  Marguerite  ,  qu'est- il  donc  ar- 
rivé? Eugène  ne  répondit  pas  à  la 
jeune  fille;  il  descendit  à  la  hâte 
dans  le  jardin,    arracha   la  plante 


LE    BOT.VNÏST?:.  1  4o 

envenimée   et  la   foula  à  ses  pieds. 

Il  rentra  ensuite  et  trouva  la 
femme  du  professeur,  sommeillant 
doucement.  —  Non,  se  dit-il  en  lui- 
même,  non,  le  démon  n'a  point  d'em- 
pire sur  la  sainte  qui  repose  ici;  la 
puissance  de  Tcnfcr  est  brisée!  Il  se 
retira  dans  sa  chambre  ,  où  Fëpuise- 
ment  total  de  ses  forces  ne  tarda  pas 
à  le  plonger  dans  le  sommeil. 

Mais,  bientôt  Timage  honible  du 
séducteur  infernal  se  présenta  à  son 
imagination. 

Il  crut  qu'il  ne  pouvait  expier  au- 
trement son  crime  que  par  le  suicide. 
Cependant,  il  voulait  se  venger ,  et 
se  venger  horriblement  avant  que  de 
mourir.  Ses  esprits  s'étaient  calmés; 
mais  ce  calme  était  sombre  ,  gros  de 
malheur,  semblable  à  celui  qui  suc- 
cède aux  plus  furieuses  tempêtes,  et 
dans  lequel  se   forment   les   résolu- 


l5o  CONTES    NOCTURNES. 

tions  les  plus  terribles.  Il  sortit  de 
chez  lui,  acheta  une  paire  de  pistolets 
à  deux  coups,  les  chargea,  et  partit 
pour  se  rendre  au  jardin  du  comte 
Angélo  Mora. 

La  grille  était  ouverte,  et  Eugène 
ne  s'aperçut  pas  qu'elle  était  gardée 
par  des  agens  de  la  police  ;  au  mo- 
ment où  il  voulut  entrer  dans  le  jar- 
din, il  se  sentit  saisir  par  derrière. 

—  Où  veux-tu  aller  .'^  que  veux-tu 
faire?  s'écria  Sévère,  car  ce  fut  lui 
qui  arrêta  Eugène. 

—  Mon  front  porte-t-il  le  signe 
de  ]a  réprobation  ?  dit  Eugène  avec 
l'accent  d'un  désespoir  sombre,  crois- 
tu  que  je  vienne  ici  pour  assassiner  ? 

Sévère  prit  le  bras  de  son  ami  et 
l'entraîna  doucement  :  —  Ne  me  de- 
mande pas,  lui  dit  il,  comment  j'ai 
appris  tout  ce  qui  s'est  passé  ;  mais 
je  sais  qu'on  t'a  attiré  par  des  moyens 


LE   BOTANISTE.  i5t 

infernaux  dans  les  pièges  les  plus 
dangereux  ,  qu'on  te  berçait  d'une 
illusion  fanatique,  et  que  tu  veux  le 
venger  d'un  infâme  scélérat.  Ta 
vengeance  est  trop  tardive.  Dans 
ce  moment ,  le  prétendu  comte  An- 
gelo  Mora  et  son  complice  criminel , 
Firmino  Valiès ,  ce  moine  espagnol 
défroqué,  ont  été  arrêtés  par  ordre 
du  gouvernement,  et  on  les  conduit 
en  prison.  La  prétendue  fille  du 
comte  est  une  danseuse  italienne, 
qui  était  attachée  au  théâtre  San  Bé- 
nédettc  deVenise,  pendantle  carnaval 
dernier. 

Sévère  laissa  son  ami  tranquille 
pendant  quelques  momens,  afm  de 
lui  donner  le  temps  de  se  remettre  , 
et  exerça  ensuite  sur  lui  l'empire  que 
tout  esprit  ferme  et  éclairé  peut 
exercer  en  pareille  occasion. 

Il  lui  représenta  avec  douceur  que 


i52  cointes  nocturnes. 
Je  sort  de  Thomme  sur  la  terre  est 
de  ne  pouvoir  souvent  résister  aux 
tentations  du  mal  ;  que  le  ciel  le  dé- 
livrait souvent  d'une  manière  ex- 
traordinaire, et  que  cette  délivrance 
même  était  une  source  de  joie  et  de 
consolation  ;  ces  représentations  cal- 
mèrent insensiblement  l'esprit  du 
jeune  homme  réduit  au  désespoir. 
Un  torrent  de  larmes  inonda  ses 
joues,  et  il  permit  à  Sévère  de  s'em- 
parer des  pistolets  et  de  les  tirer  en 
Tair. 

Eugène  ne  sut  pas  comment  il 
arriva  qu'ils  se  trouvèrent  tout  à 
coup,  lui  et  Sévère,  dans  la  cham- 
bre de  la  femme  du  professeur;  il 
tremblait  comme  un  criminel. 

La  bonne  vieille  était  au  lit,  fort 
souffrante.  Elle  jeta  un  regard  de 
douceur  sur  les  deux  amis,  et  dit  à 
Eugène  :  —  Mes  soupçons  se  sont 


LE    BOTANISTE.  l53 

réalises.  Le  Dieu  du  ciel  vous  a  sauvé 
de  l'en  fer.  Je  vous  pardonne  tout, 
cher  Eugène.  —  Cependant,  ô  père 
céleste  !  puis-je  parler  de  pardon , 
lorsque  je  dois  m'accuser  moi- 
même  ?  Ah  !  c'est  à  mon  âge  que 
je  suis  obligée  de  convenir  que 
l'homme  du  monde  est  retenu  par 
des  liens  qu'il  ne  peut  pas  rompre  ! 
Ce  n'est  pas  vous,  Eugène,  qui  avez 
péché,  c'est  moi  seule;  aussi  je  veux 
expier  celte  faute,  et  supporter  avec 
patience  les  railleries  des  méchans. 
—  Soyez  libre,  Eugène  ! 

Pénétré  du  plus  vif  repentir  ,  le 
jeune  homme  se  jeta  à  genoux  devant 
le  lit.  jura ,  en  couvrant  de  baisers  et 
en  arrosant  de  larmes  la  main  de  la 
femme  du  professeur,  de  ne  jamais  se 
séparerde  samère,  et  lui  dit  qu'il  n'es- 
pérait obtenir  le  pardon  de  ses  fautes 
que  par  sa  piété  et  par  sa  sainteté. 


134  CONTES   NOCTURNES. 

— Yous  êtes  mon  bon  fils  ,  dil  elle 
avec  un  sourire  plein  de  douceur, 
bientôt  je  le  sens,  bientôt  le  ciel  vous 
récompensera  ! 

Il  est  à  remarquer  que  le  moine 
espagnol  avait  tendu  à  Sévère  les 
mêmes  pièges  qu'à  l'innocent  Eu- 
gène ,  qui  y  fut  pris ,  tandis  que  Sé- 
vère, en  bomme  prudent  et  raison- 
nable ,  leur  échappa  facilement.  Le 
hasard  voulut  que  Sévère  reçut  de  la 
prison  des  renseignemens  sur  les  re- 
lations suspectes  qui  existaient  entre 
le  prétendu  comte  Angclo  Mora  et 
son  entourage. 

Ce  personnage  etFirmino,  étaient 
des  émissaires  secrets  de  l'ordre  des 
Jésuites;  le  principe  connu  de  cet 
ordre  est  de  chercher  à  se  procurer 
partout  des  partisans  et  des  agens 
sûrs.  Eugène  avait  sans  doute  excité 
l'attention  du  moine  ,  par  la  connais- 


LE    BOTANISTE.  133 

sancc  qu'il  avait  de  la  langue  espa- 
gnole. Le  moine  ,  voyant  ensuite 
qu'il  avait  à  faire  à  un  jeune  homme 
innocent  et  sans  expérience,  qui  du 
reste  vivait  dans  une  union  forcée  et 
nullement  enharmonie  avec  les  goûts 
de  la  vie,  se  crut  assuré  de  sa  proie, 
et  espéra  pouvoir  former  ce  jeune 
homme  d'une  manière  conforme  aux 
intérêts  de  son  ordre.  Il  est  reconnu 
d'ailleurs  que  cet  ordre  a  recours 
aux  moyens  les  plus  extraordinaires 
pour  recruterdespartisans;  et  comme 
rien  ne  lie  plus  fortement  les  hommes 
que  le  crime  ,  Firmino  crut  que  le 
plus  sûr  moyen  de  s'assurer  du  jeune 
imprudent  était  d'exciter  en  lui  toute 
la  fougue  d'un  amour  encore  asr 
soupi,  et  de  l'enchaîner  par  des  re- 
mords î 

Peu  de  temps  après  ces  événemens, 
la  maladie  de  la  femme  du  profes- 


l56  CONTES   NOCTURNES. 

seur  commença  à  faire  tous  les  jours 
plus  de  progrès.  Bientôt  elle  cessa 
d'exister. 

A  peine  Eugène  avait-il  rendu 
les  derniers  devoirs  à  sa  digne  com- 
pagne, que  le  souvenir  de  l'action 
criminelle  à  laquelle  il  s'était  porté 
envers  elle  ,  se  présenta  avec  force 
à  sa  mémoire.  Quoique  cette  ac- 
tion n'eût  pas  eu  d'effet,  Eugène, 
néanmoins,  se  regardait  comme  l'as- 
sassin de  sa  mère  ado[){ive,  et  il  était 
déchiré  par  les  furies  de  l'enfer. 

Sévère ,  son  fidèle  ami  ,  réussit 
enfin  à  calmer  son  désespoir.  Il 
tomba  dans  un  profond  chagrin  ,  ne 
quitta  plus  sa  chambre  ,  ne  vit  per- 
sonne ,  et  prit  tout  au  plus  assez  de 
nourriture  pour  se  soutenir. 

Quelques  semaines  s'écoulèrent 
dans  cet  état  de  mélancolie,  lorsque 
Marguerite  entra  un  matin  dans  sa 


LE    BOTANISTE.  loy 

chambre  ,  et  lui  dit  en  tremblant  :  — 
Mon  cher  monsieur  Eugène ,  je  viens 
prendre  congé  de  vous!  Ma  parente, 
qui  demeure  dans  une  petite  ville  à 
trois  milles  d'ici,  veut  de  nouveau 
me  recevoir  chez  elle.  —  Portez- 
vous 

Elle  ne  put  pas  achever. 

La  douleur  qui  pesait  sur  le  cœur 
du  jeune  homme,  se  dissipa,  et  le 
flambeau  de  Tamour  le  plus  pur  s'al- 
luma tout  à  coup  en  lui. 

—  Marguerite!  s'ecria-t-il ,  Mar- 
guerite, si  tu  m'abandonnes,  jemeurs 
dans  les  tourmens  du  de'sespoir!  — 
iMarguerite,  —  sois  à  moi. 

La  jeune  fille,  presqu'e'vanouie , 
remplie  d'une  douce  inquiétude  et 
d'une  joie  céleste,  se  pencha  sur 
tLugène. 

Sévère  entra,  et,  voyant  ce  couple 
heureux    il  dit  d'un  ton  solennel  :  — 


l58  CONTES   NOCTURNES. 

Eugène,  tu  as  trouvé  l'ange  de  la  lu- 
mière ,  qui  rendra  la  paix  à  ton  âme; 
tu  seras  heureux  dans  ce  monde  et 
dans  l'autre! 


FIN  DU  BOTANISTE. 


LES  BRIGANDS 


AVENTURES 


î  r      DEl\      AlîïS       DAXS      LX      CHATEAU      DE 

iiokî£3:e 


LES  BRIGANDS. 


Deux  Jeunes  gens,  Hartmann  et 
Willibald ,  étaient  unis  depuis  l'en- 
fance par  les  liens  de  Tamitié.  Tous 
deux,  établis  à  Berlin,  avaient  l'ha- 
bitude chaque  année,  de  secouer  pour 
quelque  temps  le  joug  des  affaires, 
et,  obéissant  à  l'attrait  du  plaisir,  ils 
fuyaient,  abandonnant  leurs  travaux 
pour  faire  ensemble  un  petit  voyage. 
Habitant    le    nord  de    l'Allemagne 

XTl.  i4 


102  CONTES    NOCTUBNES. 

ils  se  dirigeaient  plus  volontiers  vers 
le  midi ,  et  déjà  ils  avaient  parcouru 
l'Allemagne  méridionale  en  plusieurs 
sens,  fait  le  beau  voyage  duRhinet  vu 
les  villes  les  plus  importantes  de  cette 
contrée.  Ils  résolurent  alors  de  quit- 
ter leurs  affaires  pour  un  temps  un 
peu  plus  long,  et  de  mettre  à  exécu- 
tion un  plan  que  depuis  fort  long- 
tems  ils  avaient  formé.  Ils  voulaient 
respirer  l'air  de  ritalie,  ens'avançant 
au  moins  jusqu'à  Milan.  Ils  choisirent 
la  route  de  Dresde,  Prague  et  Vienne 
pour  se  rendre  dans  ce  pays  merveil- 
leux ,  dont  les  prodiges  remuent  si 
puissammentl'âme  dans  ses  songes, 
comme  les  fantastiques  apparitions 
d'une  légende  romantique. 

Leurs  cœurs  battirent  plus  libre- 
ment ,  lorsque  sortis  des  portes  delà 
résidence,  ils  se  trouvèrent  en  rase 
campagne.  C'est  ainsi  que  le  but  d'un 


LES    BRIGANDS.  lG3 

voyage  apparaît  déjà  riant  à  ncïs 
yeux,  aussitôt  que  la  voiture  roule 
sur  la  grande  route  ;  toutes  les  petites 
inquiétudes  de  la  vie  restent  derrière 
nous  ;  c'est  en  avant  que  s'élancent 
nos  pensées;  de  brillantes  espéran- 
ces remplissent  notre  cœur  et  le  jet- 
tent bien  loin  dans  l'avenir,  lorsque 
le  cor  du  postillon  se  fait  entendre. 
Les  deux  amis  arrivèrent  à  Prague 
sans  accident,  et  continuèrent  leur 
route  d'une  seule  course  en  voya- 
geant jour  et  nuit,  jusqu'à  Vérone , 
où  ils  comptaient  s'arrêter  quelques 
jours.  A  peu  de  distance  de  Prague» 
ils  entendirent  circuler  de  méchans 
bruits  sur  le  peu  de  sûreté  des  routes, 
et  on  leur  assura  qu'une  bande  de  bri- 
gands était  répandue  dans  les  envi- 
rons.  Ces  bruits  ne  leur  paraissant 
pas  fondés  le  moins  du  monde,  ils 
n'y  pensèrent  bientôt  plus.  Le  soir 


l64  CONTES    NOCTURNES. 

commeriçait  déjà  à  répandre  ses  om- 
bres lorsqu'ils  arrivèrent  à  Siidonies- 
chitz.  Là,  le  maître  de  poste  leur 
conseilla  de  ne  pas  aller  plus  loin, 
du  moins  pour  le  moment,  parce  que 
depuis  deux  jours  il  était  arrivé  des 
choses  telles  qu'on  n'en  avait  point 
vues  de  semblables  depuis  bien  des 
années.  Entre  Wcssali  et  ^Yittingau, 
la  voiture  de  poste  avait  été  arrêtée 
par  des  brigands,  le  postillon  tué, 
deux  voyageurs  grièvement  blessés, 
etentièrementdépouillés.  Les  soldats 
chargés  de  parcourirla  contrée  étaient 
déjà  en  mouvement  ,  et  le  maî- 
tre de  poste  devant  recevoir  des  nou- 
velles le  lendemain,  les  invita  à  les 
attendre,  avant  de  se  remettre  en 
route.  Willibald  était  fort  tenté  de 
suivre  le  conseil  du  maître  de  poste  ; 
Hartmann,  au  contraire,  qui  parais- 
sait plein  de  couroge  et  ne  redoutait 


LES    BRIGANDS.  iG-S 

point  de  pareils  dangers,  fat  d'avis 
de  suivre  leur  route  ,  d'autant 
plus  qu'ils  pouvaient  encore  avant  la 
nuit,  atteindre  le  Tabor,  éloigné 
seulement  de  quatre  lieues,  et  qu'il 
n'était  pasprobable  que  les  brigands, 
déjà  poursuivis  par  les  soldats  s'aven- 
turassent jusque  dans  cette  contrée. 
Au  contraire,  la  crainte  devait  les 
tenir  renfermés  dans  leurs  repaires. 
Wiilibald  prit  alors  ses  pistolets  ,  les 
mit  en  état  et  les  amorça.  Hartmann 
riait  en  le  voyant  faire  de  tels  pré- 
paratifs. 

—  Ne  songe  pas,  lui  dit-il,  à  te 
mettre  en  route  pour  l'Italie,  si  de  sem- 
blables aventures  t'effrayent ,  car 
elles  sont  absolument  nécessaires  au 
voyageur  qui  veut  ajouter  à  ses  récits 
tout  l'intérêt  qu'il  faut  pour  les  faire 
valoir. 

—  Sans  doute,  répartit  Wiilibald, 


l66  CONTES   NOCTURNES. 

il  est  très-bien  d'aller  au-devant  des 
aventures;  mais  il  est  sage  aussi  de 
se  préparer  d'avance  aies  rencontrer. 
Et  il  continua  ses  pre'paratifs  en  pre- 
nant et  chargeant  les  pistolets  de  son 
ami,  que  celui-ci  avait  négligemment 
jetés  dans  le  coffre  de  la  chaise  de 
poste. 

Les  ombres  de  la  nuit  s'épaissis- 
saient de  plus  en  plus,  et  les  deux 
amis,  engagés  dans  un  vif  entretien, 
ne  songeaient  à  aucun  danger ,  lors- 
qu'un coup  de  fusil  se  fit  entendre, 
et  que  quelques  hommes  de  mauvaise 
apparence  J  sortant  de  l'épaisseur  du 
bois,  se  jetèrent  sur  les  chevaux, 
saisirent  les  guides  et  s'efforcèrent  de 
renverser  le  postillon.  Tandis  que 
celui-ci  se  défendait  en  déchirant  à 
grands  coups  de  fouet  le  visage  des 
assaillans ,  Willibald  ,  avec  son  fu- 
sil à  deux  coups ,  en  étendit  un  sur  la 


LES    BRIGANDS.  167 

terre  où  il  resta  sans  mouvement. 
Hartmann,  au  moment  où  il  chargeait 
son  pistolet ,  se  sentit  blessé  d'un 
coup  de  feu.  AYillibald  ayant  tiré  son 
second  coup ,  le  postillon  excita  ses 
chevaux  et  ils  partirent  au  galop.  Les 
voyageurs  entendirent  tirer  plusieurs 
coups  derrière  eux  ,  et  des  cris  sau- 
vages retentirent  dans  les  airs. 

—  Ho!  ho!  s'écria  le  postillon, 
lorsqu'ils  furent  à  une  assez  grande 
distance;  ho!  hoî  c'est  bon  mainte- 
nant, les  chasseurs  de  M.  le  comte 
les  attaquent  à  leur  tour. 

Tout  cela  fut  l'affaire  d'un  instant, 
et  chacun  était  encore  ému  du  péril 
passé  et  inquiet  de  le  voir  se  renou- 
veler lorsque  le  postillon  s'arrêta  de- 
vant la  nouvelle  station. 

La  blessure  qu'Hartmann  avait 
reçue  au  bras  droit  saignait  abon- 
damment et  le  faisait  trop  souffrir 


l68  CONTES    NOCTURNES. 

pour  que  Ton  pût  songer  à  continuer 
]e  voyage.  Une  misérable  auberge 
qui  n'offrait  pas  même  les  premières 
commodités  de  la  vie ,  aucun  habile 
chirurgien  dans  le  voisinage,  tout 
causa  aux  deux  amis  une  inquié- 
tude qui  se  changea  bientôt  pour 
Willibald  en  un  cruel  souci  lorsque 
Hartmann  après  avoir  été  pansé  par 
un  pauvre  barbier,  fut  saisi  d'une 
fièvre  ardente.  Willibald  maudissait 
la  témérité  de  son  ami  ou  plutôt  sa 
légèreté  qui ,  non-seulement  les  con- 
damnait à  s'arrêter  dans  ce  détes- 
table séjour,  après  avoir  heureuse- 
ment échappé  aux  assassins,  mais 
encore  mettait  en  danger  la  vie 
d'Hartmann  et  risquait  de  donner  une 
triste  issue  à  leur  voyage. 

Le  lendemain  matin ,  Hartmann 
déclara  qu'au  besoin  il  serait  en  état 
de  poursuivre  la   roule  ;  Willibald 


LES   BRIGANDS.  169 

indécis  ne  savait  s'il  valait  mieux 
rester  ou  partir,  lorsqu'un  événe- 
ment inattendu  vint  tout  changer. 

C'était  près  de  là ,  sur  les  bords  de 
la  Moldau,  qu'étaient  situées  les  vas- 
tes propriétés  du  comte  Maximilien 
de  G.  —  Un  domestique  envoyé  par 
lui  vint  prier  les  deux  amis  de  se 
rendre  au  château. 

—  Mon  maître  ,  ajouta-t-il ,  vient 
d'apprendre  que  des  voleurs  vous  ont 
attaqués  sur  ses  terres,  et  que  l'un  de 
vous  a  été  blessé.  —  Ses  chasseurs 
sont  arrivés  trop  tard  pour  vous 
sauver  ;  mais  M.  le  comte  regarde 
comme  un  devoir  de  vous  inviter  à 
venir  habiter  son  château,  jusqu'à  ce 
que  celui  de  vous  que  les  brigands 
ont  blessé  soit  entièrement  guéri  et 
en  état  de  continuer  son  voyage. 

Les  deux  amis  regardèrent  celte 
invitation  comme  une  grande  faveur 
XVI.  i5 


170  CONTES    NOCTURNES. 

du  destin  et  s'empressèrent  de  s'y 
rendre  sans  faire  aucune  objection. 

Le  domestique  à  cheval  était  suivi 
d'une  énorme  voiture  remplie  de 
moelleux  coussins  et  traînée  par 
quatre  beaux  chevaux.  Hartmann  y 
fut  transporté  avec  autant  de  précau- 
tions que  s'il  eût  été  blessé  à  mort  et 
que  la  moindre  secousse  eût  pu  lui 
coûter  la  vie. 

Le  comte,  comme  s'il  était  impa- 
tient de  l'arrivée  des  deux  amis,  vint 
au  devant  d'eux  jusqu'en  dehors  de 
son  château.  C'était  un  homme  de 
soixante-dix  ans  au  moins,  à  en  juger 
par  ses  cheveux  blancs  et  son  visage 
sillonné  de  rides  profondes.  Malgré 
cet  âge ,  cependant,  la  vivacité  de  la 
jeunesse  régnait  dans  ses  mouve- 
mens ,  dans  les  accens  de  sa  voix 
mâle  et  harmonieuse  ,  et  dans  le  feu 
dé  ses  yeux  pleins  d'expression.  Un 


LES    BRIGANDS.  17  l 

seul  de  ses  regards  suffisait  pour  lui 
gagner  les  cœurs  ;  car  ils  expri- 
maient toute  l'aimable  bienveillance 
d'un  jeune  homme  content  de  la  vie. 

Le  comte  reçut  les  deux  amis  avec 
un  empressement  qui  leurpirt  t  out 
à  fait  extraordinaire.  Il  offrit  son  bras 
à  Hartmann  pour  l'aider  à  monter 
l'escalier,  et  il  voulut  que  sa  blessure 
fût  aussitôt  sondée  devant  lui  par  le 
médecin  du  château. 

Celui-ci  s'en  acquitta  d'une  main 
habile,  et  assura  que  la  blessure  n'é- 
tait nullement  dangereuse  ;  qu'il  suf- 
firait d'une  nuit  de  repos  pour  guérir 
la  fièvre  causée  seulement  par  l'ap- 
plication du  premier  appareil  ,  et  que 
dans  peu  de  temps  la  guérison  serait 
complète. 

Tandis  que  les  deux  amis  prenaient 
les  rafraîchisscmens  que  le  comte 
leur  avait  fait  apporter,  Willibald  se 


172  COUTES    NOCTURNES. 


livra  à  toute  la  joie  que  lui  causaient 
le  changement  subit  qui  s'était  opéré 
dans  leur  situation ,  ]a  réception 
bienveillante  du  comte,  et  la  certi- 
tude de  passer  d'une  manière  fort 
agréable  les  jours  que  réclamait  la 
guérison  de  son  ami. 

Hartmann  fit  de  même ,  autant  du 
moins  que  ses  douleurs  le  lui  permi- 
rent ;  car  il  assura  qu'il  commençait 
à  ressentir  beaucoup  plus  vivement 
le  mal  de  sa  blessure.  Ce  mal,  cepen- 
dant, n'était  que  moral,  et  consistait 
plutôt  dans  le  profond  dépit  de  ne 
pouvoir  se  livrer  au  plaisir  de  boire 
le  vin  de  Tokay  qui  brillait  si  noble- 
ment dans  les  verres. 

Le  vieux  comte  pensa  que  ce  cha- 
grin aussi  devait  être  chassé,  et  il 
demanda  au  médecin ,  si  en  cons- 
cience^ Hartmann  ne  pouvait  pas  se 
permettre  un  demi-verre  de  ce  vin 


LES    ERIGANDS.  1-3 

généreux.  Le  médecin  consentit  à  tout 
en  hochant  la  tête ,  et  le  vieux  sei- 
gneur élevant  son  verre  plein ,  s'écria 
en   riant  :  —  En  vérité,  vivent  les 
brigands  !  si  du  moins  ils  ne  sont  pas 
déjà  tués  et  massacrés  par  mes  chas- 
seurs et  les  hussards ,  car,  je  leur  dois 
une    grande    reconnaissance.    Oui  , 
dignes  et  braves  seigneurs.  —  Mais, 
non,  je  veux  dire,  chers  et  braves 
amis;  car,  vos  personnes  m'ont  tel- 
lement plu  tout  de  suite,  qu'il  me 
semble  que  je  vous   connais  depuis 
long-temps.  —  C'est  un  vrai  bonheur 
pour  moi  d'avoir  trouvé  une  occasion 
de  vous  recevoir  dans  mon  château. 
Après  maints  joyeux  propos,  après 
maintes  saillies,  qui  furent  dites  par 
lun  ou  l'autre,  par  le  vieux  comte 
lui-même,  et  que  les  éclats  de  rire 
des  jeunes  gens  accueillirent,  le  mé- 
decin remarqua  qu'il  était  temps  pour 


174  CONTES    NOCTURNES. 

le  malade  d'aller  se  reposer.  Willi- 
bald  exprima  le  dësir  de  demeurer 
auprès  de  son  ami,  en  sorte  que  le 
vieux  seigneur  fut  obligé  de  se  con- 
tenter de  leur  promesse  de  paraître 
le  lendemain  tous  les  deux  au  dîner.  Il 
leur  jura  que  le  temps  lui  semblerait 
bien  long  jusqu'à  ce  moment-là,  et 
qu'il  enverrait  des  ordres  à  la  cuisine 
pour  que  la  table  fût  bien  servie. 

Les  deux  amis  ne  pouvaient  se 
lasser  d'admirer  la  vivacité  et  la  ver- 
deur du  vieux  comte  ,  ainsi  que  l'ai- 
mable hospitalité  avec  laquelle,  quoi- 
qu'cntièrement  étrangers  ,  ils  se 
voyaient  reçus  dans  ce  château.  Ils 
exprimaient  leur  étonnement  devant 
le  jeune  homme  qui  les  servait  :  — 
Hélas  !  dit  celui-ci  avec  un  ton  mélan- 
colique ;  hélas,  mes  dignes  seigneurs, 
il  n'en  est  pas  toujours  de  même  ! 
Monsieur  le  comte  çst  volontiers  gai 


LES   b:\igands.  i-j^ 

et  content,  et  il  a  de  la  bienveil- 
lance pour  les  hôtes  étrangers;  mais 
il  en  vient  rarement,  presque  jamais, 

car  nul  ne  peut Du  moins,  je  ne  me 

souviens  pas  d'y  avoir  vu  des  hôtes 
aussi  gais  et  aussi  aimables  pour 
notre  digne  seigneur.  Hëlas!  pourvu 
seulement  que 

Le  jeune  homme  s'arrêta ,  les  deux 
amis  le  regardèrent  en  silence ,  in- 
quiets par  le  mystère  qui  régnait  dans 
ce  discours  entrecoupé. 

Le  jeune  homme  continua  :  —  Eh 
bien ,  pourquoi  ne  le  dirais-jc  pas  ? 
tout  ne  va  point  dans  ce  château 
comme  les  choses  devraient  aller  ; 
bien  des  larmes  y  ont  coulé.  Et,  au- 
tant que  nous  pouvons  le  compren- 
dre avec  notre  faible  entendement, 
il  y  a  de  bonnes  raisons  pour  cela.... 
Vous  resterez  probablement  long- 
temps ici ,   mes  dignes    messieurs  ; 


176  CONTES    NOCTURNES. 

notre  noble  seigneur  le  comte  ne 
laissera  pas  partir  de  sitôt  des  hôtes 
aussi  aimables  ;  vous  pourrez  alors 
remarquer  vous-mêmes  où  le  bât  le 
blesse. 

— Je  gage,  dit  Hartmann,  lorsque 
le  domestique  se  fut  éloigne,  je  gage 
que  ce  bât  doit  être  bien  lourd  et 
bien  gênant. 

Le  lendemain ,  tandis  que  les  deux 
amis  se  plaçaient  à  table  ,  le  comte 
leur  présenta  un  très  -  beau  jeune 
homme  d'une  noble  figure,  en  di- 
sant : 

—  Mon  fils  Franz  î 
Il  était  de  retour  depuis  peu  d'un 
voyage  lointain ,  et  les  deux  aniis  at- 
tribuèrent à  un  long  séjour  dans  Pa- 
ris ,  la  pâleur  de  son  visage  et  ses 
yeux  caves  II  avait  sans  doute  joui 
de  la  vie.  On  paraissait  attendre 
encore    une   personne  ;   bientôt  les 


LES    BRIGANDS.  177 

portes  s'ouvrirent,  et  une  jeune  fem- 
me d'une  beauté  extraordinaire  en- 
tra  dans  la  salle.  C'était  la  nièce 
du  comte ,  la  comtesse  Amélie  de  F. 
Outre  ces  personnes,  le  médecin  et 
le  chapelain  du  château  ,  ecclésiasti- 
que respectable,  prirent  aussi  place 
à  la  table. 

Le  vieux  comte',  toujours  animé 
d'une  vive  gaîté,  renouvela  aux  deux 
amis  ses  rcmerciemens  pour  Theu- 
reux  accident  qui  les  avait  amenés 
chez  lui ,  et  ceux-ci  ne  mirent  comme 
la  veille  aucun  frein  à  leur  bonne 
humeur;  l'ecclésiastique  était  aussi 
un  bon  vivant  joyeux  et  aimable,  en 
sorte  que  la  conversation  ne  languit 
point  entre  ces  quatre  personnages. 
Pour  le  médecin,  il  était  de  ces  gens 
qu'on  égaie  aisément,  mais  qui  n'é- 
gaient point  :  sans  parler  beaucoup, 
il  riait  de  tout  ce  qu'on  disait  de  plai- 


1)8  CONTES   NOCTURNES. 

sant,  et  quand  il  avait  ri  de  tout  son 
cœur,  il  avançait  son  long  nez  jus- 
qu'au milieu  de  la  table ,  pour  de- 
mander pardon  d'être  trop  sensible 
à  l'enjouement  de  la  conversation  et 
de  s'être  permis  de  rire  à  la  table  du 
comte;  au  contraire  le  comte  Franz 
persistait  à  conserver  un  air  sérieux 
et  sinistre  sans  changer  sa  figure  ,  et 
seulement  de  temps  en  temps  quel- 
ques mots  inintelligibles  voltigeaient 
sur  ses  lèvres.  La  comtesse  Amélie 
semblait  n'être  pas  même  à  table  ; 
comme  si  l'on  eût  parlé  un  langage 
qui  lui  fût  inconnu  ,  elle  ne  fai- 
sait pas  la  moindre  attention  à  la 
conversation,  et  ne  prononçait  pas  le 
plus  petit  mot.  AYillibald  qui  était 
placé  près  de  la  comtesse,  possédait 
un  talent  particulier  pour  forcer  les 
dames  silencieuses  à  parler,  ou  du 
moins  à  écouter.  Il  voulut  faire  bril- 


LES    BRIGANDS.  179 

1er  son  talent  en  s'adressant  à  la 
comtesse ,  et  faire  retentir  à  son 
oreille  cette  cloche  dont  les  sons  sa- 
vent toujours  aller  au  cœur  d'une 
femme.  Mais  tout  fut  inutile  ,  la 
comtesse  le  regarda  fixement  avec 
ses  grands  yeux,  qui  sans  doute  ^ 
étaient  très-beaux,  mais  paraissaient 
un  peu  morts,  puis  se  retourna  sans 
rhonorer  d'une  réponse,  pour  les 
fixer  dans  Tespace. 

Willibald  crut  lire  distinctement 
sur  la  figure  d'Hartmann  :  Tu  es  un 
fou;  ne  te  donne  pas  tant  de  peine 
avec  une  beauté  si  nulle  et  si  hautaine. 

On  but  à  la  santé  de  la  maison 
impériale  ,  et  la  comtesse,  qui  n'avait 
pas  encore  humecté  ses  lèvres  d'une 
seule  goutte  de  vin  ,  ne  put  se  refuser 
à  prendre  son  verre  ,  à  trinquer 
avec  son  voisin  ,  ce  qu'elle  fit  de  fort 
mauvaise  grâce.  Willibald  qui  ne  dé- 


i8o  Contes  nocturnes. 
sespérait  pas  encore  de  réussir  auprès 
d'elle,  avait  observe  que  l'esprit  le 
moins  saillant  et  le  moins  remarqua- 
ble ,  était  cependant  aussi  vivement 
excité  chez  les  femmes,  par  la  force 
des  vapeurs  d'un  vin  généreux,  et 
que  souvent  ainsi  le  silence  le  plus 
absolu  se  convertissait  en  l'humeur 
la  plus  agréable.  C'est  pourquoi  il  se 
hasarda  à  prier  la  comtesse  de  lui 
faire  honnelir  en  vidant  son  verre. 
— La  comtesse  le  regarda,  comme 
saisie  tout  à  coup  de  ce  qu'il  lui  di- 
sait ,  puis  elle  lui  répondit  tout  bas  , 
d'un  ton  qui  décelait  la  plus  amèrc 
douleur  : 

— Yous  me  trouvez  muette?  Sainte 
Vierge!  Est-il  possible  qu'un  instru- 
ment brisé  rende  quelque  son!...  Eh 
bien  ,  continuait-elle ,  vous  pouvez 
supposer  au  vin  le  pouvoir  de  me 
ranimer,  mais  je  ne  trouve  rien  de 


LES    BRIGANDS.  l8l 

plus  faslidieuxque  ces  toasts  auxquels 
le  cœur  et  Tesprit  n'ont  aucune  part, 
et  qui  ne  sont  que  le  tribut  d'une  cer- 
taine convenance  ge'nërale. 

—  Alors,  noble  comtesse  ,  reprit 
Willibald  ,  vidons  nos  verres  aux 
sentimens  qui  régnent  dans  le  sanc- 
tuaire impénétrable  de  notre  cœur. 

Les  joues  de  la  comtesse  se  cou- 
vriretît  subitement  de  la  plus  vive 
rougeur;  elle  saisit  son  verre  et  le 
vida  d'un  seul  trait  ,  après  avoir 
trinqué  avec  YV'illibald  en  impri- 
mant à  l'air  une  longue  et  sonore 
vibration.  Le  comte  Franz,  qui  les 
observait,  et  n'avait  pas  détourné 
ses  yeux  fixés  sur  eux ,  saisit  aussi 
son  verre ,  le  vida ,  et  le  replaça  sur 
la  table  avec  tant  de  force  ,  qu'il 
le  fit  voler  en  mille  pièces. 

Tout  le   monde  se  tut  ;   le  vieux 
comte  ,  baissant  les  yeux  ,  parut  s'a- 


l82  CONTES    NOCTURNES. 

bandonncr  à  de  tristes  pense'es  ; 
tandis  que  les  deux  amis  échan- 
geaient des  regards  observateurs ,  et 
ne  se  sentaient  nullement  portés  à 
réparer  le  désordre  causé  par  cette 
indiscrétion  involontaire.  L'ecclésias- 
tique reprenant  la  parole ,  rompit  le 
premier  le  silence  et  sut  si  bien  diri- 
ger la  conversation  qu'il  amena  bien- 
tôt une  saillie  plaisante.  Le  médecin 
qui  semblait  n'avoir  aucune  idée  de  ce 
qui  venait  de  se  passer,  et  promenait 
de  tous  côtés  ses  regards  scrutateurs, 
pour  demander  la  cause  de  ce  silence 
subit,  partit  d'un  violent  éclat  de 
rire ,  et  s'inclinant  sur  la  table  ,  laissa 
échapper  ces  mots  : 

—  Pardonnez,  excellence,   mais 

il  est  impossible Les  poumons, 

les  intestins  eux-m^mes  en  souffri- 
raient  On  ne  peut  se  retenir. 

Le  vieux  comte  se  réveilla  comme 


LES    BRIGANDS.  l83 

d'un  songe,  tourna  ses  yeux  éur  la 
face  rubiconde  du  médecin,  et  s'a- 
bandonna aussi  à  un  rire  immodéré. 
La  conversation  se  ranima  ,  mais 
une  certaine  contrariété  régna  en- 
tre les  convives  ,  en  sorte  que  les 
deux  amis  furent  bien  aises  lorsque 
Ton  desservit.  La  comtesse  Amélie 
s'éloigna  promptement,  et  alors  tous 
les  convives,  à  l'exception  du  méde- 
cin ,  se  sentirent  dégagés  d'un  poids 
énorme. 

Le  comte  Franz  était  aussi  devenu 
plus  gai.  Tandis  que  le  vieux  comte 
se  rendait  dans  sa  chambre  pour  se 
livrer  selon  son  habitude  au  repos ,  il 
descendit  au  parc  avec  les  deux  amis. 

Après  avoir  échangé  quelques  pa- 
roles avec  Willibald,  il  ajouta  d'un 
ton  de  gaîté  ,  mais  avec  un  peu  de 
rudesse  : 

—  Dans  le  fait ,  mon  père  ne  m'a 


l84  COMTES   NOCTURNtS. 

pas  trop  vanté  votre  esprit  et  votre 
amabilité'.  Vous  avez  réussi  à  faire 
une  chose  que  vous  ne  croyez  sans 
doute  pas  si  difficile,  et  que  pour 
ma  part  j'avais  cru  jusqu'à  présent 
tout  à  fait  impossible.  —  Je  veux 
dire  que  vous  avez  su  amener  la 
comtesse  à  parler  avec  vous  qui  lui 
êtes  tout  à  fait  étranger  et  qu'elle 
voit  pour  la  première  fois.  Bien  plus, 
vous  lui  avez,  en  dépit  de  toute  pru- 
derie féminine,  fait  vider  un  verre 
plein  de  vin.  Si  vous  connaissiez  auvssi 
bien  que  moi  toutes  les  bizarreries 
de  la  comtesse ,  vous  ne  seriez  pas 
surpris  que  je  vous  regardasse ,  par- 
donnez-moi le  terme  ,  comme  une 
espèce  de  magicien. 

—  Mais  ,  repartit  Willibald  en 
souriant  ,  j'espère  n'exercer  mon 
pouvoir  magique  sur  elle ,  que  pour 
de  semblables  prodiges. 


LES   BRIGANDS.  l85 

Persuades  que,  pour  ne  pas  exci- 
ter la  jalousie  du  jeune  comte ,  il  ne 
fallait  pas  approfondir  ce  chapitre  , 
les  deux  amis  firent  tourner  la  con- 
versation sur  d'autres  sujets  ,  et  la 
comtesse  et  ses  bizarreries  furent 
entièrement  oubliées. 

Après  une  journée  passée  dans 
la  gaîté,  lorsque  les  deux  amis  se 
trouvèrent  seuls  dans  leur  chambre  : 
—  Dis-moi,  W^illibald  ,  demanda 
Hartmann,  ne  penses-tu  pas  qu'il  y  a 
dans  ce  château  quelque  chose  d'ex- 
traordinaire. 

—  Mais  non  ,  répartit  Willibald  , 
je  ne  le  pense  pas  ;  tout  me  paraît 
fort  ordinaire  dans  ce  château,  et  les 
discours  du  jeune  homme  ne  me 
semblent  pas  cacher  un  bien  grand 
mystère.  Le  jeune  comte  est  amou- 
reux de  la  comtesse,  qui  ne  peut  pas 
le  souffrir,  et  le  vieux  seigneur,  de- 

XVI.  16 


l86  CONTES   NOCTURNES. 

sireux  de  les  unir,  est  très-chagrine 
de  cette  aversion ,  et  ne  sait  com- 
ment s'y  prendre  pour  les  accorder. 
Yoilà  tout! 

—  Ho!  ho!  s'écria  Hartmann,  ce 
n'est  pas  là  tout  !  —  Ne  remarques- 
tu  pas  que  nous  sommes  tout  juste 
tombés  au  milieu  de  la  pièce  des  bri- 
gands de  Schiller?  —  La  scène  re* 
présente  un  vieux  château  de  Bohême 
dont  la  décoration  ressemble  fort 
a  celui-ci.  Les  acteurs  sont:  Maxi- 
milien,  le  comte  régnant,  Franz,  son 
fils,  Amélie ,  sa  nièce. — Puis,  Charles 
peut  bien  être  le  capitaine  des  bri- 
gands qui  nous  ont  attaqués.  Je  suis 
enchanté  que  les  circonstances  me 
fournissent  enfin  l'occasion  d'obser- 
ver, en  personne ,  le  monde  repré- 
senté par  Schiller  dans  sa  pièce ,  et 
de  m'assurer  quelle  est  la  fin  de 
CharlesMoor,  s'il  est  tué  par  Schwei- 


LES   BRIGANDS.  187 

zer  OU  s'il  livre  sa  te  te  à  l'e'chafaud. 
Reste  seulement  à  savoir  si  le  comte 
Franz  enferme  son  père  dans  la  vieille 
tour  qui,  comme  tu  le  sais,  est  au 
bout  du  pire. 

Willibald  rit  beaucoup  des  folles 
idées  de  son  ami ,  mais  il  pensa  qu'en 
effet  c'était  un  singulier  jeu  du  ha- 
sard qui  rassemblait  là  les  person- 
nages les  plus  importans  de  cette 
tragédie,  du  moins  leurs  noms,  sauf 
Hermann  et  Daniel  qui  leur  man- 
quaient encore. 

—  Qui  sait,  reprit  Hartmann,  si 
nous  ne  les  verrons  point  paraître 
demain. 

Les  deux  amis  continuèrent  à  pa- 
rodier ensemble,  chacun  à  sa  ma- 
nière, les  scènes  de  cette  tragédie,  et 
ce  joyeux  entretiense  prolongea  long- 
temps encore  après  qu'ils  se  furent 
couchés,  en  sorte  que  le  jour  com- 


l88  CONTES   NOCTURNES. 

mençait    déjà    à   poindre    lorsqu'ils 
s'endormirent. 

Le  lendemain,  la  comtesse  Amélie 
avait  une  violente  migraine  qui  la 
retenait  dans  son  appartement.  Le 
comte  Franz  était  trcs-gai  ;  il  ne 
paraissait  plus  le  même  que  la 
veille  ,  et  le  vieux  seigneur  lui- 
même  semblait  soulagé  d'un  lourd 
fardeau. 

La  conversation  fut  gaie  et  animée 
durant  tout  le  dîner,  sans  que  rien 
vint  la  troubler.  Le  repas  du  soir  vit 
verser  à  flots  un  vin  précieux,  et  le 
comte  ayant  demandé  aux  deux  amis 
si  Ton  en  buvait  d'aussi  bon  à  Ber- 
lin : 

—  Je  crois  me  souvenir,  répondit 
Harlmann,  une  fois,  dans  une  fête  , 
d'en  avoir  bu  de  semblable  à  celui-ci, 
et  meilleur  que  tout  ce  que  je  con- 
naissais jusqu'alors. 


LES   BRIGANDS^.  189 

—  Ho!  ho!  s'écria  le  vieux  comte 
dont  les  yeux  brillaient  de  plaisir, 
nous  allons  voir  ce  que  peut  ma  cave. 
Dites  à  Daniel ,  continua-t-il  en  s'a- 
dressant  à  l'un  de  ses  domestiques, 
dites  à  Daniel  d'aller  chercher  deux 
bouteilles  de  mon  vin  du  Rhin  sécu- 
laire, et  d'apporter  le  vase  de  cristal 
qui  lui  est  destiné. 

On  peut  s'imaginer  ce  qu'éprou- 
vèrent les  deux  amis  en  entendant 
ce  nom  de  Daniel.  Bientôt  entra  un 
homme  à  cheveux  gris  et  le  dos 
courbé  ,  qui  apporta  le  vin  avec  le 
vase  de  cristal  ;  les  deux  amis  ne 
pouvaient  détacher  leurs  regards 
de  sa  personne.  Hartmann  lança  à 
Willibald  un  coup  d'œil ,  qui  vou- 
lait dire  :  —  Eh  bien!  n'avais-je  pas 
raison  ? 

—  En  effet,  c'est  tout  à  fait  mer- 
veilleux, murmura  Willibald. 


igO  CONTES   NOCTURNES. 

Lorsque  la  fable  fut  desservie ,  les 
deux  amis  demeurèrent  seuls  à  causer 
avec  le  comte  Franz,  et  la  gaîté  la 
plus  vive  régnait  entre  eux ,  quand 
tout  à  coup  le  comte  interrompit  la 
conversation ,  et  regardant  fixement 
Willibald,  lui  demanda  ce  qu'il  avait 
trouvé  de  si  merveilleux  dans  l'ap- 
parition de  Daniel. 

Les  deux  amis  gardèrent  le  plus 
profond  silence. 

—  Sans  doute  ,  continua-t-il ,  le 
vieux  serviteur  de  notre  maison,  a 
réveillé  en  vous  le  souvenir  de  quel- 
que circonstance  merveilleuse  de  vo- 
tre vie,  et,  sicela  se  peut,  donnez-moi 
l'occasion  d'admirer  de  nouveau 
votre  talent  pour  la  narration,  en 
m'en  faisant  part  ;  je  vous  en  prie , 
accordez-moi  cette  faveur. 

Hartmann  réponditque  la  présence 
de  Daniel  n'avait  rapport  à  aucune 


LES   BRIGANDS.  igt 

circonstance  de  leur  vie ,  et  qu'elle 
leuravait  seulement  rappelé  une  folle 
ressemblance  qu'il  ne  valait  pas  la 
peine  de  mentionner. 

Mais  le  comte  ne  se  laissa  pas  per- 
suader ,  et  il  persista  à  vouloir 
connaître  la  cause  de  leur  e'tonne- 
ment.  Willibaldprit  alors  la  parole: 

—  Les  pensées  intimes  d'étrangers 
qu'un  accident  a  amenés  chez  vous, 
peuvent-elles  donc  vous  intéresser  si 
vivement?...  Vous  voulez  savoir  ce 
que  nou^  avons  pensé  en  voyant  en- 
trer le  vieux  Daniel  ;  répondez  d'a- 
bord à  une  question  ;  Si  vous  partici- 
piez à  la  représentation  d'une  pièce 
de  théâtre,  ne  seriez-vous  point  fâche 
de  représenter   un  méchant  carac- 

ère? 

—  Si,  repartit  en  riant  le  comte, 
si  le  rôle  est  intéressant,  et  offre 
l'occasion  de  déployer  quelque  talent, 


192  CONTES   NOCTURNES. 

comme  c'est  ordinairement  ie  cas 
dans  les  caractères  vicieux  ,  je  ne 
voudrais  ni  ne  pourrais  m'y  oppo- 
ser. 

—  EHbien,  continua  Willibald  , 
hier  au  soir,  tout  en  plaisantant  , 
mon  ami  remarquait  que  nous  trou- 
vions réunis  dans  un  vieux  et  ri- 
che château,  tous  les  principaux  per- 
sonnages des  brigands  de  Schiller, 
sauf  Hermann  et  Daniel  ;  lors  donc 
qu'à  table  un  vieux  serviteur  nommé 
Daniel.... 

Wiilibald  se  tut ,  car  il  vit  qu'une 
pâleur  mortelle  couvrait  le  visage 
du  comte  ,  et  qu'il  pouvait  à  peine 
se  soutenir. 

—  Pardonnez  -  moi,  murmura 
Franz;  pardonnez-moi,  messieurs, 
une  espèce  de  vertige...  je  me  suis 
senti  tout  à  coup  malade  î...  et  se  traî- 


LES   BRIGANDS.  igS 

nant  avec  peine  il  quitta  la  chambre. 

—  Que  signifie  ceci  ?  dit  Har  t- 
mann. 

—  Hem!  repartit  Willibald ,  des 
sorcelleries,  des  diableries;  je  crois 
que  tu  avais  raison  de  dire  que  le  bât 
qui  la  blesse  devait  être  lourd  et  gê- 
nant. Ou  bien  le  comte  Franz  est 
vraiment  coupable ,  ou  bien  la  pen- 
sée du  sort  d'Amélie  dans  les 
brigands  de  Schiller,  que  je  lui  ai 
rappelée  sans  précaution  a  brisé  son 
cœur.  Je  n'aurais  pas  dû  parler.  Mais 
aussi  qui  pouvait  savoir 

Hartmann  interrompit  son  ami  en 
disant  : 

—  Celte  seule  circonstance  de  se 
voir  subitement  placé  dans  le  rôle  de 
cet  infernal  bâtard  suffit  pour  expli- 
quer son  trouble ,  et  certes  tu  aurais 
bien  mieux  fait  de  ne  pas  lui  dire  la 
vérité ,  et  d'inventer  plutôt  quelque 

XVI.  1 7 


19^  CONTES    NOCTUUNES. 

autre  molif  de  notre  étonnement. 
Pour  moi ,  je  ne  trouve  aucun  plaisir 
à  chercher  à  découvrir  le  mystère 
qui  règne  ici,  et  puisque  ma  blessure 
est  presque  entièrement  guérie  ,  je 
crois  que  le  mieux  est  de  prier  le 
comte  de  nous  laisser  partir  demain 
matin 

Willibald  pensa,  au  contraire  qu'il 
valait  mieux  demeurer  encore  deux 
jours,  afin  que  la  blessure  d'Hartmann 
fût  tout  à  fait  rétablie,  et  que  nul  obs- 
tacle ne  s'opposâtplus  à  leur  voyage. 

Les  deux  amis  se  rendirent  dans  le 
parc.  En  s'approchant  d'un  pavillon 
éloigné,  ils  entendirent  un  homme 
parler  avec  colère  ,  et  en  même  temps 
le  ton  plaintif  d'une  voix  de  femme. 
Ils  crurent  reconnaître  la  voix  du 
jeune  comte,  et  s'approchant  très- 
près  de  la  porte,  ils  entendirent  dis- 
tinctement! ces  mots  : 


LES   BRIGANDS.  igS 

—Insensé,  je  le  suis;  tu  me  détestes, 
parce  que  je  t'aime ,  que  je  ne  vis 
qu'en  toi  et  que  pour  toi!  Mais,  toi, 
lu  portes  dans  ton  cœur  l'infâme  qui 
attire  sur  nous  la  honte  et  le  déshon- 
neur. Fuis,  misérable  femme,  cours 
chercher  le  dieu  de  ton  amour;  il 
t'attend  dans  le  repaire  d'un  brigand 
ou  dans  un  sombre  cachot!...  Mais 
non ,  non ,  je  ne  te  laisserai  pas  t'é- 
chapper  de  mes  bras ,  pour  aller  con- 
soler ce  démon  infernal. 

—  Au  secours!...  au  secours!.... 
s'écria  la  voix  féminine. 

\Yillibald,sans  plus  tarder,  poussa 
la  porte.  La  comtesse  Amélie  s'arra- 
cha des  bras  du  jeune  comte ,  et  s'en- 
fuit avec  la  promptitude  d'un  faon 
poursuivi  par  les  chasseurs. 

—  Ah!  s'écria  le  comte  d'une  voix 
effrayante  ,  aux  deux  étrangers,  tan- 
dis que  ses  yeux  brillaient  d'un  éclat 


196  CONTES   NOCTURNES. 

sauvage  :  Ah!  vous  venez  fort  à 
propos!  Oui,  je  suis  Franz!  je  veux 
l'être,  je  dois  l'être  ,  je.... 

Tout  à  coup  sa  voix  s'éteignit ,  et 
prononçant  d'une  manière  inintelli- 
gible les  mots:  Au  secours  !  il  tomba 
sans  connaissance. 

Quelque  suspecte  que  toute  cette 
scène  parût  aux  deux  amis,  quoique 
persuadés  que  la  conduite  du  comte 
ressemblait  beaucoup  à  une  infer- 
nale méchanceté ,  ils  reconnurent 
que  leur  devoir,  dans  ce  moment, 
était  de  le  secourir.  Ils  relevèrent 
le  comte ,  l'assirent  dans  un  fau- 
teuil ,  et  Hartmann  répandit  sur  son 
front  une  essence  spiritueuse  dont  il 
avait  un  flacon  sur  lui. 

Le  comte  revint  lentement  à  lui, 
et  prenant  dans  ses  bras  \Yillibald  et 
'Hartmann,  il  leur  parla  d'une  voix  qui 
décelait    la   plus  profonde    douleur 


LES    BRIGANDS.  197 

— Vous  avez  raison  !  une  tragédie 
tout  aussi  terrible  que  celle  dont  les 
noms  de  notre  maison  vous  ont  rap- 
pelé le  souvenir,  se  jouera  peut-élre 
bientôt  ici  l  —  Oui,  je  suis  Franz, 
détesté  ,  méprisé  par  Amélie  ! 

Mais,  j'en  atteste  Dieu,  j'en  at- 
atteste  tous  les  saints;  je  ne  suis  pas 
ce  misérable  dont  le  poète  semble 
avoir  puisé  l'image  au  milieu  de  l'en- 
fer. INon,  je  suis  un  malheureux,  qu'un 
impitoyable  destin  a  voué  à  la 
mort  la  plus  douloureuse ,  et  cette 
fatalité  s'est  gravée  d'une  manière 
ineffaçable  dans  mon  cœur.  Mais  al- 
lez et  attendez-moi  un  instant  dans 
votre  chambre. 

Les  deux  amis  obéirent  à  cette  in- 
vitation ,  et  le  comte  Franz  les  rejoi- 
gnit bientôt.  11  paraissait  s'être  tout 
à  fait  remis,  et  commença  d'un  ton 
calme  le  récit  suivant  : 


I9B  COUTES    NOCTURNES. 

—  Le  hasard  vous  a  fait  contem- 
pler Tabîme  dans  lequel  sans  doute  je 
périrai  sans  secours.  Je  ne  vous  parle 
pas  sans  avoir  mûrement  réfléchi  ; 
mais  le  destin  sinistre  qui  flotte  sur 
ma  tête  vous  a  poussé  à  me  faire 
souvenir  du  rapport  qui  existe  entre 
les  personnages  de  ce  château  et  ceux 
de  la  pièce  de  Schiller,  rapport  au- 
quel je  n'avais  jamais  pensé  aupara- 
vant. Il  m'a  semblé  alors  que  vous  me 
donniez  la  clé  du  mystère  effrayant 
qui  allait  se  développer  pour  moi ,  et 
qu'à  la  place  du  hasard  ce  fût  la  fata- 
lité qui  vous  eût  amenés  ici  pour  me 
plonger  dans  l'abîme. 

Il  ne  vous  a  pas  échappé  combien 
le  motif  de  votre  étonnement  à  ta- 
ble ,  me  troubla.  Mais  admirez  en- 
core davantage  l'influence  énigmati- 
que  des  esprits  supérieurs  :  j'ai  un 
frère  aîné,  qui  se  nomme  Charles, 


LES    BRIGANDS.  199 

et  il  est,  non  pas  un  homme  atroce, 
mais  un  véritable  capitaine  de  bri- 
gands. Non il  me  sera  bien  péni- 
ble de  vous  entretenir  de  l'opprobre 
cjui  couvre  notre  maison  ;  mais  ce 
qui  vient  de  se  passer  sous  vos  yeux 
me  force  à  une  entière  confiance, 
sous  la  condition  cependant  que 
vous  garderez  comme  un  impor- 
tant secret  au  fond  de  votre  cœur, 
tout  ce  que  je  vais  vous  raconter. 

Dès  son  jeune  âge,  Charles,  à  un 
exte'rieur  remarquablement  beau , 
joignit  les  plus  rares  facultés  de  l'es- 
prit ;  aussi  dans  tout  ce  qu'il  entre- 
prenait, il  montrait  un  génie  précoce. 
Il  parut  donc  d'autant  plus  étonnant 
que  le  plus  fort  penchant  se  dévelop- 
pât en  lui  pour  la  dissolution  et  pour 
les  infamies  de  toute  espèce.  Une 
pareille  conduite  était  tellement  étran- 
gère à  noire  maison  et  à  la  gloire  de 


200  CONTES   NOCTURNES. 

nos  aïeux  que  mon  pcre  voulut  y  re- 
connaître le  fruit  d'une  indigne  per- 
fidie! On  dit  que  Charles,  le  pre- 
mier ne  de  la  famille,  était  le 
produit  d'un  crime  affreux,  auquel 
ma  mère  ne  put  survivre.  Amélie 
aussi,  doit  sa  naissance  à  une  pas- 
sion illégitime. 

Permettez-moi  de  passer  soussilence 
lalonguesuite  deméchancctéset  d'in- 
famies que  mon  père  eut  à  souffrir 
de  Charles ,  d«r^^  son  séjour  à  l'u- 
niversilé.  Enfin  il  fut  placé  au  ser- 
vice. Il  parvint  jusqu'au  grade  de 
capitaine,  partit  pour  se  battre  ,  puis 
ayant  soustrait  la  caisse  de  son  régi- 
ment ,  il  fut  dégradé  et  enferme  dans 
une  forteresse. 

Il  s'échappa ,  et  nous  n'en  enten- 
dîmes plus  parler,  lorsque  l'on  m'é- 
crivit, il  y  a  quelque  temps  qu'on 
savait  de  bonne  source  que  le  comte 


LES    BRIGA.NDS.  201 

Charles  de  C,  venait  d'être  arrête  en 
Alsace,  à  la  tête  d'une  bande  de  vo- 
leurs, et  serait  incessamment  jugé. 
J'ai  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  que 
mon  père  n'en  sut  rien  ;  car  ce  der- 
nier coup  serait  au-dessus  de  ses  for- 
ces, il  lui  donnerait  la  mort Et 

c'est  cetinfàmeque  la  comtesse  adore, 
qu'elle  aime  de  toute  la  puissance 
d'une  passion  insensée...  Amélie  avait 
douze  ans  lorsque  Charles  quitta  la 
maison  paternelle  ,  dans  laquelle  fût 
reçue  la  jeune  orpheline.  Croyez-vous 
possible  qu'un  enfant  de  cet  âge  pût 
être  enproieà  une  telle  passion,  etque 
cet  amour  brûlât  d'une  flamme  éter- 
nelle? Cet  amour  est  un  mystère  dia- 
bolique ;  et  les  terreurs  de  l'enfer 
s'emparent  souvent  de  moi,  lors- 
que je  vois  Amélie  désespérée,  ver- 
sant des  larmes  abondantes  et  soupi- 
rant pour  un  être  dont  la  présence 


202  CONTES    NOCTURNES. 

seule  ternirait  sa  vertu  et  son   in- 
nocence. 

Eh  bien!  ce  même  amourpassionné 
et  sans  bornes  qu'Amélie  sent  brûler 
dans  son  cœur  pour  ce  frère  indigne , 
je  l'ai  ressenti  pour  elle  lorsque  j'é- 
tais encore  un  enfant  de  douze  ans. 
Plus  âge,  me  voyant  détesté  d'elle,  je 
crus  pouvoir  vaincre  une  passion  qui 
devait  m'être  fatale  en  me  livrant 
avec  ardeur  à  toutes  les  distractions 
du  monde.  Je  voyageai,  traversant 
la  France ,  l'Italie,  mais  son  image, 
son  image  que  je  croyais  effacée  à 
jamais  de  mon  cœur ,  brillait  tou- 
jours d'un  nouvel  éclat.  Un  poison 
mortel  circulait  dans  mes  veines  ! 
Nulle  part  je  ne  trouvai  repos  ni 
soulagement!  De  même  que  le  pa- 
pillon nocturne  voltige  autour  de 
la  lumière,  s'approchant  toujours 
davantage  de  la  flamme,  j.usqu'à  ce 


LES    BRIGANDS.  2.03^ 

qu'enfin  il  y  trouve  une  mort  cruelle; 
ainsi ,  avec  la  ferme  volonté  de  ne 
plus  revoir  Amélie ,  je  me  rappro- 
chai toujours  plus  d'elle  jusqu'à  ce 
que  sous  le  prétexte  d'obéir  à  la  vo- 
lonté de  mon  pcre ,  je  revins  dans  ce 
château. 

Mon  père  sait  ma  douleur  ;  il 
désapprouve  l'indigne  penchant  d'A- 
mélie ,  il  croit  que  son  cœur  trompé, 

reviendra   de   son  erreur! Yaine 

espérance!....  Et  cependant  quoique 
je  me  regarde  comme  un  insensé  je 
ne  puis  m'éloigner  de  celle  qui  bou- 
leverse ainsi  mes  sens Et  cepen- 
dant, jamais  je  ne  fus  tout  à  la  fois  si 
passionné  et  si  frappé  de  craintes  su- 
perstitieuses, incompréhensibles,  que 
dans  le  moment  où  après  vous  avoir 
vu  dérouler  devant  mes  yeux  l'image 
de  cet  effrayant  drame  ,  j'ai  trouvé 
seule  ,  dans  le  pavillon  ,  Amélie  que 


2o4  CONTES  NOCTURNES. 

je  croyais  enfermée  dans  sa  cham- 
bre. Toutes  les  fureurs  d'un  violent 
amour  s'éveillèrent  en  moi ,    et  la 

colère    du   désespoir  s'y  joignit 

C'en  est  fait,  je  prends  un  parti  dé- 
cisif......   On  parle  d'une  nouvelle 

guerre,  qui,  dit-on ,  est  prête  à  écla- 
ter... J*entre  au  service. 

Après  ce  long  et  sot  récit  ,  le 
comte  laissa  les  deux  amis  livrés 
à  leurs  réflexions,  —  Que  dis-tu  de 
tout  cela  ?  demanda  Willibald  à 
Hartmann. 

— •  Je  pense  ,  repartit  celui-ci , 
que  le  comte  Franz  ne  mérite  pas 
du  tout  notre  confiance.  11  est  sau- 
v-age  et  emporté  dans  sa  passion , 
je  plains  la  belle  comtesse  Amélie 
du  fond  de  mon  cœur....  Il  est  tout 
au  moins  fort  singulier  que  le  jeune 
comte,  dans  le  seul  but  de  se  dis- 
culper de  la  scène  du  pavillon,  nous 


LES    BRIGANDS.  2o5 

dévoile  tous  les  secrets  du  château  , 
et  vcme,  en  notre  présence,  le  nom 
de  son  frère  à  l'opprobre  et  à  Tin- 
faniie. 

En  ce  moment  un  grand  bruit  se 
fit  entendre  dans  le  château.  Les 
chasseurs  du  comte  et  quelques  hus- 
sards, amenaient  un  bon  nombre  de 
brigands  dont  plusieurs  étaient  bles- 
sés. Pour  la  plupart  c'était  des  hommes 
au  regard  féroce  et  d'un  extérieur 
tout  à  fait  étrange.  Ils  répondaient  à 
peine  aux  questions  qu'on  leur  adres- 
sait ,  et  quand  ils  le  faisaient  c'était 
dans  un  mauvais  patois  allemand  ou 
italien.  D'autres  ne  pouvaient  cacher 
leur  origine  égyptienne,  et  ne  par- 
laient que  la  langue  bohème.  On  pou- 
vait en  conclure  que  cette  bande  de 
brigands,  partie  des  frontières  de 
l'Italie  ,  s'était  jointe  en  Bohême  à 
quelque  horde    errante.   Quand   on 


2o6  CONTES    NOCTURNES. 

leur  demandait  où  était  leur  capi- 
taine ,  ils  riaient  et  disaient  qu'il 
était  parfaitement  tranquille  et  en 
sûreté ,  et  qu'on  ne  le  prendrait  pas 
si  facilement  qu'on  se  l'imaginait. 
D'après  le  récit  des  chasseurs  ,  la 
troupe  de  brigands  s'était  battue 
avec  toute  la  rage  du  désespoir, 
et  lorsque  la  nuit  était  venue  elle 
s'était  réfugiée  dans  le  centre  de  la 
forêt. 

—  C'est  une  raison  de  plus  ,  dit 
le  comte  en  s'adressant  avec  cordia- 
lité aux  deux  amis ,  pour  ne  pas  vous 
laisser  partir.  Il  faut  d'abord  que  la 
route  soit  libre  de  tout  danger. 

Le  soir ,  \Yillibald  manquait  à  la 
réunion  ordinaire  des  deux  comtes, 
de  l'ecclésiastique  et  du  médecin. 
Amélie  était  aussi  absente.  Déjà  l'on 
s'informait  de  ce  qu'il  pouvait  être 
devenu,  lorsqu'il  entra  dans  le  salon. 


LES    BRIGANDS.  207 

Hartmann  remarqua  que  son  ami 
avait  l'air  trouble,  comme  si  quelque 
chose  d'extraordinaire  se  fût  passé 
en  lui;  en  effet  il  ne  se  trompait  pas. 

A  peine  les  deux  amis  étaient-ils 
retirés  dans  leur  chambre,  que  \Yil- 
libaîd  rompant  le  silence  ,  s'écria  : 

—  Il  est  temps  que  nous  partions. 
Le  mystère  se  complique  toujours 
davantage,  et  je  crains  que,  nous 
approchant  trop  des  rouages  qui  font 
mouvoir  une  infernale  machine,  nous 
ne  soyions  entraînés  malgré  nous  à 
notre  perle.  Tu  sais  que  j'avais  parlé 
au  vieux  seigneur  de  mes  écrits.  Me 
rendant  auprès  de  lui  avec  le  manus- 
crit que  j'avais  tiré  de  ma  valise,  j'en- 
trai par  distraction  dans  la  grande 
salle  à  gauche,  qui  est  ornée,  comme 
tu  le  sais ,  de  grands  tableaux.  Le 
Rubcns  que  nous  avons  déjà  admiré 
ensemble,    me  frappa   de   nouveau. 


2o8  CONTES    NOCTURNES. 

Tandis  que  je  m'étais  arrête  à  le 
contempler,  une  porte  latérale  s'ou- 
vrit et  la  comtesse  Amalie  entra  dans 
la  salle.  Tu  crois  peut-être  qu'elle 
devait  être  encore  toute  troublée  et 
hors  d'elle-même  après  la  scène  du 
pavillon  ? 

Rien  moins  que  cela!...  La  figure 
riante  et  l'air  enjoué,  elle  s^approcha 
et  se  mit  à  parler  des  tableaux  des 
différens  maîtres,  en  se  suspendant 
familièrement  à  mon  bras,  et  en  par- 
courant la  salle  avec  moi. 

—  Mais ,  s'ëcria-t-elle  tout  à  coup, 
au  moment  où  nous  étions  à  l'extré- 
mité de  la  galerie ,  n'est-ce  pas  un 
peu  fastidieux  de  s'occuper  si  long- 
temps d'images  mortes?  La  vie  a-t- 
elle  donc  si  peu  d'attraits  pour 
nous,  que  nous  la  laissions  ainsi  de 
côté? 

Puis  ouvrant  la  porte,  elle  me  fit 


LES    BRIGANDS.  209 

traverser  deux  ou  trois  chambres  , 
jusqu'à  ce  qu'enfin  nous  entrâmes 
dans  un  cabinet  décoré  avec  le  goût 
le  plus  exquis, 

—  Je  vous  salue,  dans  ma  de- 
meure ,  me  dit  Amélie  :  et  elle  me  fit 
prendre  place  à  côté  d'elle  sur  le 
sopha. 

Tu  peux  te  représenter  ce  que 
j'éprouvai  auprès  d'une  femme  sé- 
duisante, qui,  autant  elle  m'avait 
paru  froide  et  nulle,  me  semblait 
alors  pleine  d'amabilité  et  d  attraits 
irrésistibles.  Je  me  préparais  à  lui 
adresser  tous  les  discours  les  plus 
flatteurs  que  je  pourrais  trouver,  et 
à  faire  preuve  d'esprit  lorsque  la 
comtesse  fixant  ses  regards  sur  mes 
yeux,  me  rendit  muet.  Elle  me  prit  la 
main ,  et  me  demanda  : 

— ■  Me  trouvez-vous  jolie? 

Comme  j'ouvrais  la  bouche  pour 
XVI.  /  1 8 


2IO  CONTES   NOCTURNES. 

lui  répondre  :  —  Pas  de  flatterie  ^ 
dit-elle,  je  ne  veux  pas  de  compli- 
mens.  Dans  cet  instant ,  ils  me 
paraîtraient  de  fort  mauvais  goût. 
Je  de'sire  seulement  un  oui  ou  un 
non. 

—  Oui!  répondis-je,  et  je  ne  sais 
pas  comment  ce  oui  résonna  à  son 
oreille ,  car  je  me  sentis  aussitôt  fort 
troublé. 

—  Pourriez-vous  m'aimer;  conti-^ 
nua  la  comtesse ,  tandis  que  son  re- 
gard me  disait  qu'elle  ne  demandait 
non  plus  pour  toute  réponse  à  cette 
question  qu'un  oui  ou  un  non. 

Le  sang  qui  coule  dans  mes  veines 
n'est  pas  glacé. 

—  Oui!  m'écriai-je,  et  je  portai  à 
mes  lèvres  sa  main  qui  serrait  en- 
core la  mienne ,  et  je  la  couvris  de 
baisers  avec  une  ardeur  qui  ne  pou- 
vait lui  laisser  aucun  doute   sur  la 


LES    BRIGANITf.  21  I 

sincérité   de  ce   oui  qui   partait    du 
fond  de  mon  cœur. 

—  Eh  bien  !  alors ,  dit  la  comtesse, 
comme  transportée  de  joie,  arrachez- 
moi  de  ce  séjour,  où  chaque  instant 
me  livre  à  des  angoisses  mortelles. 
Vous  êtes  étranger;  vous  allez  en 
Italie  ;  je  vous  y  suivrai;  enlevez-moi 
à  Tohjet  de  ma  haine  ;  sauvez-moi 
pour  la  seconde  fois. 

En  cet  instant ,  me  vint  avec  la  ra- 
pidité de  l'éclair,  la  pensée  que  je 
m'abandonnais  avec  imprudence  à 
l'impression  du  moment.  Mais  la 
comtesse  ne  parut  pas  du  tout  s'en 
apercevoir ,  et  elle  continua  plus 
calme  : 

—  Je  ne  veux  pas  vous  cacher  que 
tout  mon  être  appartient  à  un  autre, 
et  par  conséquent  je  compte  sur  une 
vertu  tout  à  fait  désintéressée,  com- 
me il  esl  rare  même  d'en  renconlrer 


212  CON'CES   NOCTURÎÏES. 

Cependant  je  ne  nierai  pas-  que  dans 
certaines  circonstances,  je  ne  cesse 
de  vous  repousser.  Si,  par  exemple, 
celui  que  je  porte  dans  mon  cœur 
dès  mon  enfance  n'était  plus  de  ce 
monde,  alors vous  pouvez  remar- 
quer que  si  je  vous  fais  une  pareille 
promesse,  c'est  que  j'y  ai  mûrement 
réfléchi ,  et  que  ma  résolution  n'a 
pas  été  suscitée  par  les  événemens 
qui  viennent  de  se  passer  il  y  a  quel- 
ques instans.  Du  reste,  je  sais  que 
vous  avez,  avec  votre  ami,  établi  un 
parallèle  entre  ce  château  et  l'expo- 
sition d'une  certaine  tragédie  fort  ef- 
frayante. Il  y  a  là-dedans  quelque 
chose  de  bizarre,  de  mystérieux. 

— Aunomduciel,quedireàlacom- 
tesse?...  Quelle  réponse  était-il  pos- 
sible de  lui  faire?  Elle  me  tira  elle- 
même  d'embarras  en  ajoutant  d'un 
ton  très- calme  : 


LES   BRIGANDS.  21 3* 

—  Pour  le  moment ,  pas  un  mot 
de  plus  à  ce  sujet....  Adieu,  retirez- 
vous,  nous  en  parlerons  plus  au  long 
en  temps  convenable. 

Je  lui  baisai  silencieusement  la 
main,  et   m'éloignai. 

Alors  la  comtesse^  courant  après 
moi ,  se  jeta  dans  mes  bras ,  comme 
saisie  d'un  accès  de  désespoir  amou- 
reux en  s'écriant  : 

—  Sauvez-moi  î.... 

Presque  sans  voix,  tourmenté  de 
senlimens  contraires,  il  me  fut  im- 
possible d'abord  de  revenir  auprès  de 
vous.  Je  descendis  dansjeparc.  11  me 
semblait  que  j'eusse  trouvé  le  bon- 
heur ineffable  de  l'amour  partagé, 
que  je  dusse  me  sacrifier  sans  retour 
et  faire  ce  que  désirerait  la  comtesse, 
jusqu'à  ce  que,  devenu  plus  tranquille, 
j'aperçus  toute  la  folie  d'une  entre- 
prise aussi  dangereuse. 


21  4  CONTES    NOCTURNES. 

Tu  as  remarqué  sans  doute  que  le 
comte  Franz  me  prit  à  part  avant 
que  nous  rentrassions  dans  notre 
chambre ,  et  m'entretint  à  voix  bas- 
se.. .  Eh  bien!  c'était  pour  me  dire 
qu'il  était  instruit  du  penchant  que  la 
comtesse  ressentait  pour  moi. 

—  Toute  votre  personne  ,  me  dit- 
il  ,  toute  votre  manière  d'être ,  me 
remplit  de  la  confiance  la  plus  grande, 
c'est  pourquoi  je  vous  dirai  ce  que  je 
redoute  plus  que  vous  ne  pensez. 

Vous  parlez  à  la  comtesse;  lenez- 
vous  en  garde  contre  les  perfides  en- 
chantemens  de  cette  nouvelle  Ar- 
mide....  De  telles  paroles  doivent  vous 
paraître  étranges  dans  ma  ouche; 
mais  le  malheureux  sort  qui  me  pour- 
suit fait  que,  parfaitement  instruit 
de  ma  folie,  je  ne  puis  sortir  de  ce 
gouffre  de  perdition  où  je  cours  à 
ma  perte  avec  une  sorte  de  plaisir. 


LES    BRIGANDS.  21  S 

Tu  vois,  cher  Hartmann,  que  je 
me  trouve  placé  dans  une  position 
déplorable,  qui  nécessite  un  prompt 
départ. 

Hartmann  ne  fut  pas  peu  surpris 
de  ce  que  lui  raconta  son  ami,  et  tous 
les  deux,  après  avoir  parlé  assez  long- 
temps de  ce  qui  se  passait  dans  le  châ- 
teau ,  furent  d'accord  sur  l'opinion  , 
que  toute  cette  famille  se  condui- 
sait d'après  des  principes  très-perni- 
cieux. 

Les  premiers  rayons  du  soleil  vin- 
rent arracher  nos  deux  amis  au  re- 
pos.Un  parfum  de  fleurs  s'élevait  jus- 
qu'à eux  par  leurs  fenêtres,  et  tout 
dans  la  campagne,  était  riant  et  animé. 
Les  deux  amis  résolurent  de  faire  un 
tour  dans  le  parc  avant  le  déjeuner. 
En  arrivant  vers  un  lieu  retiré  du 
parc ,  ils  entendirent  une  conversa- 
tion animée,  et  aperçurent  bientôt  le 


21 6  CONTES    NOCTURNES. 

vieux  Daniel ,  et  un  grand  homme 
mal  vêtu,  qui  semblaient  occupés  de 
choses  fort  importantes.  Après  quel- 
ques instans  l'étranger  remit  au  vieil- 
lard un  petit  papier  et  s'en  alla,  ac- 
compagné de  Daniel ,  du  côté  de  la 
forêt,  où  à  une  petite  distance,  se 
trouvait  un  chasseur  avec  deux  che- 
vaux. L'étranger  et  le  chasseur  mon- 
tèrent à  cheval  et  partirent  au  grand 
galop.  En  revenant  vers  le  château, 
Daniel  rencontra  les  deux  amis.  Il 
parut  d'abord  effrayé,  puis  il  se  mit 
à  sourire  et  il  dit  : 

—  Ah!  ah!  déjà  levés,  messieurs,... 
eh  bien ,  c'était  M.  le  comte  qui  va 
bientôt  devenir  noire  voisin.  Il  a  de- 
mandé avoir  notre  propriété  et  j'ai  dû 
le  conduire.  Maintenant  qu'il  va  ha- 
biter son  château,  il  veut  voir  notre 
digne  seigneur,  et  réclamer  de  lui  une 
amicale  hospitalité. 


LES    BRIGANDS.  21  7 

'     Cet  étranger  et  Teffroi  de  Daniel , 
donnèrent  à  penser  aux  deux   amis. 

Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'ils  ob- 
tinrent du  vieux  comte  la  permis- 
sion de  partir  le  lendemain  matin ,  et 
encore  voulut-il  les  avoir  auprès  de 
lui  toute  cettejournee.  Willibald  qui 
craignait  la  présence  d'Amalie,  no 
demandait  pas  mieux.  La  matinée  se 
passa  fort  gaîment  ;  lorsqu'on  fut 
sur  le  point  de  se  mettre  à  table ,  la 
comtesse  ne  parut  pas. 

—  Son  mal  de  téîe  l'aura  de  nou- 
veau tourmentée  ,  dit  le  vieux  sei- 
gneur d'un  ton  chagrin. 

Mais  au  même  instant  la  porte 
s'ouvrit,  la  comtesse  Amélie  entra, 
et  les  deux  amis  en  perdirent  pres- 
que la  respiration.  Elle  était  vêtue 
avec  une  magnificence  extraordi- 
naire ;  une  robe  de  soie  rouge  foncé 
serrait  sa  taille  élégante;  un  riche 


21 8  CONTES    NOCTURNES. 

collier  faisait  ressortir  encore  plus 
la  blancheur  éclatante  de  son  cou  , 
et  de  belles  dentelles  cachaient  à 
peine  son  sein  d'albâtre.  Les  boucles 
de  ses  cheyeux  étaient  entremêlées 
de  perles  et  de  myrthe ,  et  ses  ganls 
éclatans  de  blancheur  complétaient 
cette  toilette  de  fête.  Elle  brillait  d'un 
tel  éclat  j  que  ceux  mêmes  qui  Pa- 
vaient vue  souvent  dans  un  pareil 
costume ,  restèrent  stupéfaits  et  si- 
lencieux. 

—  Mon  dieu  !  s'écria  enfin  le  vieux 
comte,  que  signifie  cela,  Amélie  ;  tu 
es  parée  comme  si  tu  allais  te  pré- 
senter à  l'autel. 

—  Ne  suis-je  pas  une  bienheureuse 
fiancée?  dit  Amélie  avec  une  expres- 
sion indéfinissable  ;  puis  s'agenouil- 
lant  devant  le  com.te  ,  elle  prit  sa 
main  et  la  plaça  sur  sa  tête ,  comme 
pour  implorer  sa  bénédiction. 


LES    BRIGANDS.  2ig 

Le  comte  transporté  de  joie,  la  rele- 
va, l'embrassa  sur  le  front,  et  s'écria: 

—  O  Amélie,  serait-il  bien  possi- 
ble? Franz!  heureux  Franz! 

Le  comte  Franz  s'avança  d'un  pas 
incertain.  On  voyait  en  lui  l'angoisse 
du  doute  le  plus  cruel.  Amélie  frémit, 
puis  abandonna  sa  main  au  comte , 
qui  la  couvrit  de  baisers  brûlans. 

A  table ,  elle  demeura  calme  et  sé- 
rieuse ,  prenant  peu  de  part  à  la  con- 
versation ;  mais  plus  attentive  qu'à 
l'ordinaire ,  et  surtout  aux  discours 
de  Willibald  ,  qui ,  placé  comme  de 
coutume  à  ses  côtés,  semblait  aussi 
mal  à  l'aise  que  s'il  eût  été  assis  sur  des 
charbons  ardens.  Le  comte  Franz  je- 
tait des  regards  curieux  sur  le  couple, 
et  Willibald  tremblait  que  le  but 
d'Amélie,  en  se  revêtant  de  cette  ri- 
che parîjre  de  fiancée,  n'eût  été  que 
d'attirer   davantage   ses  regards.    Il 


2  20  CONTES   NOCTURNES. 

craignait  quelque  méchant  tour,  et 
se  voyait  déjà  entraîne  dans  un 
duel  odieux.  Mais  il  en  fut  tout  autre- 
ment. 

Au  sortir  de  table,  elle  prit  Willi- 
bald  par  le  bras ,  et  tandis  que  les 
autres  convives  étaient  encore  occu- 
pés à  causer ,  elle  l'entraîna  jusque 
dans  sa  chambre.  Là,  elle  défaillit 
subitement;  mais  Willibald  la  retint 
dans  ses  bras,  et,  hors  de  lui,  ivre 
d'amour,  il  déposa  sur  ses  lèvres  de 
rose  des  baisers  brûlans. 

—  Oh  !  laisse-moi ,  laisse-moi , 
murmura  la  comtesse ,  mon  sort  est 

déjà  décidé Tu  viens  trop  tard.... 

Oh!  si  tu  étais  venu  plus  tôt mais 

maintenant...  ô  mon  Dieu. 

Un  torrent  de  larmes  s'échappa  de 
ses  yeux,  et  elle  quitta  la  chambre  au 
même  instant  où  le  comte  Franz  y 
entrait. 


LES   ÉRIGANDS.  22  t 

Willibald  se  préparait  à  recevoir 
de  violens  reproches  el  à  répondre 
aux  insultes  de  la  jalousie  avec  le 
courage  et  la  fermeté  qui  convien- 
nent à  un  homme  de  cœur.  Mais  à  sa 
grande  surprise,  le  comte,  s'appro- 
chant  vivement  de  lui,  lui  demanda 
avec  le  ton  et  Pair  du  contentement, 
s'il  était  vrai  qu'il  dût  partir  le  lende- 
main avec  son  ami. 

—  Sans  doute,  monsieur  le  comte , 
répondit  Willibald  ,  avec  calme , 
nous  nous  sommes  déjà  trop  long- 
temps arrêtés  dans  ce  château  ^  où 
un  ïnauvaîs  destin  pouvait  nous  en- 
traîner dans  de  grands  malheurs. 

—  Vous  avez  raison,  dit  le  comte 
profondément  ému ,  tandis  que  des 
larmes  brûlantes  venaient  mouiller 
ses  yeux;  vous  avez  raison,  monsieur, 
et  je  ne  dois  pas  plus  long-temps  vous 
laisser    exposé    aux    enchantemens 


222  CONTES    NOCTURNES. 

d'Armide.  Renaud  s'en  arracha  avec 
un  mâle  courage  !  —  Yous  me  com- 
prenez. Je  vous  ai  observe  avec  toute 
la  défiance  de  la  jalousie  ,  et  je  sais 
que  vous  êtes  exempt  de  faute!  — 
Mais  serait-ce  bien  une  faute?  — 
Silence  !  n'en  parlons  plus.  Ce  qu'il  y 
a  de  certain ,  c'est  qu'il  règne  ici  un 
horrible  mystère. 

Lorsque  toute  la  société  fut  ras- 
semblée, l'ecclésiastique,  appelé  hors 
du  salon,  sortit  pour  quelques  ins- 
tans  ;  rentrant  aussitôt  il  parla  bas 
au  vieux  comte  qui  lui  répondit  à 
derni-Vôix  : 

—  C'est  une  folle  extravagante  î^ 
n'y  faites  pas  attention. 

Les  deux  amis  apprirent  ensuite  de 
l'ecclésiastique  ,  qu'Amélie  avait  de- 
mandé ses  exhortations,  et  qu'elle 
lui  avait  exposé  d'étranges  doutes 
sur  le  péché,  sur  lestourmcns  étcr- 


LES    BRIGANDS.  223 

nels,  etc.;  qu'il  l'avait  tranquillisée  de 
son  mieux  ,  mais  qu'elle  avait  déclaré 
qu'elle  se  sentait  malade  ,  et  resterait 
enfermée  dans  sa  chambre  toute  la 
soirée. 

En  considération  du  départ  des 
deux  amis ,  le  vin  coula  plus  abon- 
damment encore  que  de  coutume ,  et 
fit  oublier  la  fantasque  Amélie  et  sa 
maladie  que  le  vieux  comte  taxait, 
selon  son  habitude,  de  pure  extrava- 
gance. Tout  le  monde  était  gai,  par- 
ticulièrement Willibald  ,  qui,  ayant 
fait  tous  les  préparatifs  de  son  dé- 
part ,  se  sentait  léger  comme  l'oiseau 
sorti  de  sa  cage.  Il  se  livra  sans  con- 
trainte à  sa  bonne  humeur.  La  plai- 
santerie alla  jusqu'à  la  licence,  le  chi- 
rurgien cessa  d'excuser  ses  éclats  de 
rire ,  et  recommençait  toujours  à  de- 
mander si  la  comtesse  avait  été  vrai- 
ment fiancée  dans  ce  jour?  L'ccclé- 


22  4  CONTES    NOCTURNES. 

siastique  lui  coupait  la  parole  toutes 
les  fois,  et  il  était  plaisant  de  le  voir 
tout  étourdi,  rester  la  bouche  béante , 
et  ne  pouvant  comprendre  pourquoi 
il  ne  savait  rien  de  la  noce  qui  s'était 
célébrée. 

Le  comte  Franz  semblait  seul  en 
proie  à  l'inquiétude  et  aux  plus  tris- 
tes pressentimens.  Tantôt  il  quittait 
la  salle  du  pavillon  dans  laquelle  on 
s'était  réuni,  tantôt  il  y  rentrait ,  re- 
gardait par  la  fenêtre,  ou  s'appro- 
chait de  la  porte.  On  ne  se  sépara 
que  fort  tard  dans  la  nuit. 

Le  lendemain  matin,  les  deux  aiHÎ^ 
aperçurent  dans  le  château  un  mou- 
vement extraordinaire;  ils  entendi- 
rent des  voix  tumultueuses  et  un  bruit 
d'armes ,  et  s'étant  approchés  de  la 
fenêtre,  ils  virent  le  comte  Franz 
armé  s'élancer  à  la  tête  des  chas- 
seurs. Le  domestique  qui  leur  appor- 


LES   BRIGANDS.  risS 

tait  chaque  matin  leur  déjeuner  ne 
vint  point.  Les  deux  amis,  prévoyant 
quelque  fâcheux  événement  se  hâtè- 
rent de  descendre.  Ils  ne  rencontrè- 
rent que  des  visages  pâles  et  ren- 
versés, et  personne  ne  leur  dit  un 
mot. 

Enfin,  ils  rejoignirent  Tecclésias- 
tique  qui  sortait  de  la  chambre  du 
vieux  comte,  et  ils  apprirent  de  lui 
tout  ce  qui  était  arrivé.  —  La  com- 
tesse Amélie  avait  disparu. 

Le  malin,  sa  femme  de  chambre, 
voyant  qu'elle  ne  la  sonnait  pas  com- 
me de  coutume,  était  allée  àsa  porte  ; 
mais  la  trouvant  fermée ,  et  ne  rece- 
vant aucune  réponse  à  ses  coups  ni 
à  ses  cris,  elle  était  redescendue  dans 
la  plus  grande  anxiété  ,  s'écriant  que 
la  comtesse  était  morte  ou  profondé- 
ment évanouie  ,  et  bientôt  tout  le 
château  s'était  rassemblé  devant  la 


3^6  CONTES    NOCTURNES. 

chambre  de  la  comtesse.  On  avait 
forcé  la  porte,  mais  Amélie  s'était 
enfuie  dans  les  habits  magnifiques 
qu'elle  portait  le  jour  précédent. 
Elle  ne  s'était  pas  fait  déshabiller, 
et  ne  l'avait  point  fait  elle-même, 
puisque  ses  yétemens  ne  se  trou- 
vaient pas  dans  la  chambre.  Un  petit 
billet  déposé  sur  une  table  de  mar- 
bra ,  contenait  ces  mots  écrits  de  sa 
main  : 

<c  L'épouse  vole  dans  les  bras  de 
spn  époux.  » 

J\  paraissait  inconcevable  qu'Amé- 
lie eût  DU  fuir  iriaDsrr.;ie.   Pendant 

J.  â  3 

le  jour,  elle  n'aurait  pu  sortir  dans 
ses  brillans  atours,  sans  être  re- 
marquée d'une  foule  de  personnes  ; 
et  la  nuit ,  les  portes  du  château  se 
trouvaient  fermées?  On  ne  pouvait 
croire  qu'elle  eût  passé  par  sa  fenê- 
tre ,  vu  l'élévation  de  l'étage  qu'elle 


LES  BRIGANDS.  227 

habitait.  Il  fallait  donc  que  quelqu'un 
du  château  eût  aide  la  comtesse  dans 
sa  fuite. 

Hartmann  raconta  alovs quele  jour 
précédent  il  avait  vu  dans  le  parc  le 
vieux  Daniel  causant  très -vivement 
avec  un  étranger  qui  s'était  éloigné 
rapidement  à  son  approche ,  et  qu'il 
avait  perdu  de  vue  dans  la  forêt. 

L'ecclcsiastiqueparut  Tccouter  très- 
attentivement,  se  fit  décrire  la  figure 
de  l'étranger,  sa  tournure,  sa  dé- 
marche ,  et  tombant  dans  une  pro- 
fonde méditation  :  —  Un  noir  soup- 
çon, dit-il  à  voix  basse,  germe  dan? 
mon  cœur.  Cet  ancien  serviteur....  Ce 
modèle  de  la  fidélité....  Le  scélérat 
l'aurait  lui-même....  Non,c'estimpos- 
sible  !  Et  cependant  la  description  de 
l'étranger  ,  sa  conversation  avec  Da- 
niel dans  un  jour  où  il  pouvait  croira 
qu'il   ne   serait  point  remarque 


2  28  CONTES    NOCTURNES. 

Oui,  maintenant  tout  va  s'éclaircir  ; 
si  le  comte  Franz  a  le  bonheur  de 
retrouver  la  comtesse  et  de  la  rame- 
ner...... 

—  Dieu  veuille  l'empêcher,  s'écria 
Willibald  !  Puisse  le  comte  croire  la 
comtesse  morte  etperdue  sans  retour. 
Le  temps  affaiblit  le  chagrin  le  plus  cui- 
sant, et  la  mort  qui  termine  les  maux 
insurmontables  est  un  bienfait  pour 
celui  dont  le  cœur  brisé  ne  voit  dens 
la  vie  qu'un  tourment  sans  nom.  Cet 
horrible  combat  entre  Tamoufle  plus 
violent  et  la  plus  profonde  horreur, 
ce  combat  auquel  aurait  succombé 
l'infortunée,  ne  troublerait  plus  l'in- 
térieur de  cette  maison. 

—  Hélas!  dit  l'ecclésiastique,  en 
levant  les  yeux  au  ciel ,  il  n'est  (jue 
trop  vrai ,  et  je  n'ai  rien  à  vous  op- 
poser. 

Les  deux  amis  se  décidèrent  à  par- 


LES  BRIGANDS.  229 

tir  sur-le-champ ,  et  recclcsiastique 
leur  procura  des  chevaux.  Au  bout 
d'une  demi-heure  leur  chaise  de  posle 
les  attendait  devant  la  porte. 

Le  vieux  comte  leur  avait  envoyé 
ses  adieux  par  l'ecclésiastique ,  ne  se 
trouvant  pas  en  ëtat  de  les  faire  lui- 
même. 

Cependant  au  moment  où  ils  al- 
laient monter  en  voiture  ,  il  parut  sur 
le  seuil  de  la  porte.  11  portait  la  tele 
haute  ,  les  traits  de  son  visage  sem- 
blaient ennoblis  ,  sa  démarche  plus 
ferme.  Il  avait  vaincu  le  chagrin  ,  et 
la  douleur  ne  faisait  plus  que  don- 
ner de  nouvelles  forces  à  son  cou- 
rage. 

II  embrassa  tendrement  les  deux 
amis,  et  leur  parla  avec  tout  le  sé- 
rieux d'un  homme  détaché  de  la 
terre  : 

—  Votre  apparition  ,  leur  dit-il  ,  a 


âÔO  CONTES    KOCTURNES. 

été  le  dernier  plaisir  de  ma  vie  ;  la 
fuite  d'Amélie  est  le  premier  coup  de 
la  tempête  qui  va  frapper  ma  maison 
et  l'anéaatir.  Dans  l'âge  avancé,  lors- 
que le  feu  de  l'imagination  s'éteint, 
les  pressentimens  ont  plus  de  vérité 
que  dans  la  jeunesse.  —  Recevez  mes 
remerciemens  pour  les  heureux  ins- 
tans  que  m'^  procurés  l'aimable  et 
franche  gaîté  de  vos  esprits ,  et  priez 
Dieu  qu'il  accomplisse  bientôt  ce  qu'il 
a  décidé  de  moi. 

Le  comte  s'éloigna  en  essuyant  une 
larme  prête  à  couler,  et  ses  amis  quit- 
tèrent le  château  plongés  dans  une 
triste  émotion. 

Au  milieu  du  bois  ils  rencontrèrent 
une  troupe  de  chasseurs  qui  rappor- 
taient au  château ,  sur  une  civière 
faite  avec  des  branches  d'arbres,  le 
comte  Franz.  Il  avait  été  atteint  d'un 
coup  de  feu  dans  le  plus  épais  de  la 


LES  IBRIGATSDS.  23  I 

foret,  et  il  paraissait  blessé  à  mort. 
—  Oh!  fuyons  ce  the'âtre  de  déso- 
lation, s'écrièrent  les  deux  amis,  et  ils 
continuèrent  rapidement  leur  voyage. 


DEUX  LETTRES. 


Plusieurs  années  s'étaient  écou- 
lées; Hartmann,  lancé  dans  la  car- 
rière diplomatique ,  avait  été  envoyé 
en  ambassade  à  Rome  et  ensuite  à 
Naples.  Ce  fut  de  cette  dernière  ville 
que  Willibald  reçut  ia  lettre  sui- 
vante : 


UAKTMANN    A    WILLIBALD. 

Naples  ,  le 

Je  t'écris,   mon  cher  Willibald, 


232  CONTES   NOCTURNES. 

dans  le  plus  grand  trouble.  Je  viens 
d'être  ramené  au  souvenir  d'un  mo- 
ment de  notre  vie  ,  qui  laissa  dans 
ton  esprit  une  profonde  impression 
que  tu  fus  long-temps  incapable  de 
surmonter; 

Hier  je  visitai  les  sites  les  plus  ro- 
mantiques de  cette  contrée  ,  entre 
autres  le  couvent  de  Camaldules,  dans 
Je  voisinage  du  Pausilippe.  Le  prieur 
fut  assez  aimable  pour  me  présenter 
à  un  moine  qui  était  allemand,  et 
dispensé  des  vœux  du  silence.  Plus  le 
moine  parlait,  et  plus  il  me  semblait 
retrouver  dans  le  son  de  sa  voix , 
et  dans  les  traits  de  son  vénérable 
visage  quelque  chose  qui  ne  m'était 
point  inconnu.  De  son  côt4,  il  me  con- 
sidérait avec  un  regard  interrogalif , 
qui  semblait  prouver  que  lui  aussi ,  il 
me  reconnaissait. 

Enfin  le  moine  m'ayant  demandé 


LES    BRIGANDS.  2.33 

v^i  je  n'étais  pas  déjà  venu  une  fois  en 
Italie ,  je  me  souvins  de  notre  voyage 
de  Berlin,  par  Prague  et  Vienne,  à 
Milan. 

—  Alors,  s'écria-t-il ,  je  ne  nie 
trompe  pas,  vous  êtes  celui  que  je 
crois  reconnaître,  et  nous  nous  som- 
mes déjà  connus  en  Bohême ,  dans 
le  château  du  comte  Maximilien 
de  C... 

Le  moine  n'était  pas  autre  que  le 
digne  ecclésiastique,  le  chapelain  du 
château  du  comte  de  C,  et  tu  peux 
penser  que  le  tableau  vivant  des  évé- 
nemens  mystérieux  du  château,  se 
représenta  subitement  devant  mes 
yeux  comme  par  enchantement 

Je  m'empressai  de  prier  le  moine 
de  m'apprendre  ce  qui  était  arrivé 
depuis  cette  époque,  et  j'ajoutai  que 
j'espérais  à  mon  retour  par  la  Bo- 
hême être  une   seconde  fois  l'hôte 

XVI.  ao 


234  CONTES   NOCTURNES. 

du   vieux  comte  s'il    vivait  encore. 

—  Hëlasî  répondit  le  moine  en 
levant  au  ciel  ses  yeux  pleins  de 
larmes,  hélas!  —  Tout  est  fini!  — 
La  lune  et  sa  splendeur  ont  disparu. 
—  L'oiseau  de  nuit  fait  son  nid  dans 
les  ruines  du  château  où  régnaient 
jadis  dans  le  sein  de  l'opulence,  la 
liberté  et  l'hospitalité. 

ISous  avions  bien  prévu  la  ruine 
de  cette  famille  mystérieuse  ;  mais 
écoute  maintenant  le  récit  que  me 
fit  le  moine. 

Le  comte  Maximilien  avait  con- 
servé toute  sa  fermeté  à  la  vue  de 
son  fils  blessé  à  mort ,  et  son  cou- 
rage fut  récompensé  par  les  pro- 
messes du  chirurgien  qui,  après  avoir 
extirpé  la  balle  avec  la  plus  grande 
.habileté, déclara  que  la blessuie, quoi- 
que très-dangereuse,  pourrait  n'être 
pas  mortelle  s'il  ne  survenait  aucun 


LES   BRIGANDS.  235 

accident.  Il  ajouta  qu'il  lui  semblait 
miraculeux  que  la  balle  n'eût  pas 
traverse  la  poitrine  du  comte ,  d'où 
il  conclut  que  le  meurtrier  devait 
avoir  tiré  d'une  distance  considé- 
rable. Gela  expliquait  aussi  comment 
l'assassin  avait  eu  le  temps  de  s'en- 
fuir et  d'échapper  aux  minutieuses 
recherches  des  chasseurs  dans  la  fo- 
rêt. Il  parût  même  que  la  troupe  de 
voleurs  qui  infestait  la  contrée  et  la 
rendait  peu  sûre,  s'était  de  nouveau 
retirée  sur  les  frontières,  car  on  n'en- 
tendit plus  parler  des  brigandages 
qui  se  commettaient  précédemment 
presque  chaque  jour. 

Le  chirurgien  avait  parfaitement 
jugé  la  blessure  du  comte.  Bientôt 
il  se  trouva  hors  de  tout  danger;  la 
langueur  et  la  profonde  mélancolie 
qui  remplissaient  son  cœur  ayant 
calmé  le  feu  dévorant  de  son  esprit , 


236  CONTES   NOCTURNES. 

contribuèrent  beaucoup  à  sa  prompte 
guérison. 

II  avait  ainsi  que  son  père  aban- 
donné la  recherche  d'Amalie  dont 
la  fuite  semblait  surnaturelle  ;  ils 
n'osèrent  pas  même  former  une  con- 
jecture sur  les  moyens  qu'elle  avait 
employés. 

Le  silence  de  la  tombe  régnait 
dans  le  château ,  et  les  instans  fugi- 
tifs de  gaîté  que  l'ecclésiastique  sa- 
vait quelquefois  faire  naître,  inter- 
rompaient seuls  la  profonde  tristesse 
du  père  et  du  fils. 

Le  vieux  comte  ne  trouvait  plus 
la  force  de  supporter  ses  maux  que 
dans  les  consolations  de  l'église  , 
lorsque  le  plus  cruel  de  tous  les 
coups,  celui  que  le  comte  Franz  avait 
vainement  cherché  à  lui  épargner, 
vint  l'accabler. 

Il  apprit  par  hasard  que  son  fils 


LES    BRIGANDS.  l'ij 

Charles  avait  en  effet  été  pris  quel- 
que temps  auparavant  en  Alsace  et 
arrêté  comme  le  chef  d'une  troupe 
de  brigands;  qu'il  avait  été  jugé,  con- 
damné ,  mais  que  ses  compagnons 
avaient  forcé  la  prison  dans  laquelle 
il  était  renfermé,  et  l'avaient  remis 
en  liberté.  Son  nom  avait  été  sus- 
pendu à  la  potence  ;  c'était  le  nom 
de  sa  famille,  qu'il  avait  conservé  en 
abandonnant  seulement  le  titre  de 
comte. 

Une  nuit,  le  comte  Maximilien, 
ne  pouvant  jouir  du  sommeil,  était 
plongé  dans  ses  rêveries;  il  songeait 
à  la  tache  honteuse  imprimée  par 
l'indigne  conduite  de  son  misérable 
fils  à  une  famille  jusque-là  illustre,' 
dont  l'origine  remontait  à  des  races 
royales  ;  puis  son  esprit  effrayé  de 
cette  image  se  rappelait  avec  douleur 
comment  la  détestable  folie  de  sa 


238  CONTES    NOCTl;RNES. 

nièce  avait  détruit  le  dernier  espoir 
de  bonheur  qui  lui  fût  demeuré  sur 
la  terre.  Tout  en  faisant  ces  ré- 
flexions, il  s'était  approché  à  pas  lents 
des  fenêtres  du  château ,  et  là ,  il  lui 
sembla  que  les  portes  en  étaient  ou- 
vertes. Tantôt  on  n'entendait  aucun 
bruit,  tantôt  un  singulier  son  reten- 
tissait comme  si  dans  le  lointain  Ton 
eût  agité  des  fers.  —  Le  comte  tira 
la  sonnette  qui  donnait  dans  la  cham- 
bre de  Daniel  y  près  de  la  sienne. 
Mais  il  eut  beau  sonner,  Daniel  ne 
parut  pas.  Le  comte  mit  ses  habits , 
alluma  une  bougie  ,  et  descendit 
pour  s'enquérir  de  la  cause  de  ce 
bruit.  En  passant ,  il  jeta  les  yeux 
dans  la  chambre  de  Daniel  ,  et 
fut  fort  surpris  de  voir  que  d'après 
l'état  de  son  lit,  Daniel  ne  paraissait 
pas  s'être  encore  couché.  En  entrant 
dans  le  vestibule,  le  comte  crut  aper- 


LES  BRIGANDS.  2S9 

cevoir  un  homme  qui  traversait  ra- 
pidement sous  le  portail. 

A  droite  et  a  gauche  était  une 
suite  d'appartemens  auxquels  on 
arrivait  par  le  vestibule.  Ceux  de 
la  droite  se  terminaient  par  un  petit 
cabinet ,  dont  la  porte  était  de  fer 
massif,  et  dont  la  fenêtre  était  aussi 
garnie  de  fortes  barres  de  fer.  Au 
milieu  de  ce  cabinet ,  il  y  avait  une 
trappe  fermée  par  une  porte  de  fer, 
consolidée  par  de  larges  verroux 
Elle  conduisait  dans  une  espèce  de 
souterrain  profond ,  rempli  d'or 
monnoyé  ,  de  bijoux ,  de  joyaux 
et  autres  richesses  précieuses  qui 
formaient  le  trésor  de  la  famille. 
La  porte  de  la  première  chambre 
à  droite  était  ouverte  ;  le  comte  y 
entra  ;  il  parcourut  rapidement  tous 
les  appartemens,  et  le  cœur  lui  battit 
fortement  ,    lorsqu'il  trouva   que  la 


24o  COISTES   NOCTURNES. 

porte  du  petit  cabinet  cédait  facile- 
ment à  la  pression  de  sa  main.  Le 
comte  stupéfait  entra. 

—  Attendez  un  peu.  C'est  un 
travail  pénible  ,  maiâ  j'en  viendrai 
à  bout.  Ainsi  parlait  à  voix  basse 
un  homme  à  genoux  sur  la  trappe , 
qui  cherchait  à  en  forcer  les  ver- 
roux. 

—  Holà  !  s'écria  le  comte  d'une 
voix  forle.  L'homme  effrayé  se  re- 
tourna, c'était  Daniel.  Pâle  comme 
un  spectre ,  il  fixa  ses  yeux  sur  le 
comte,  et  celui-ci  le  contempla 
immobile. 

—  Misérable  chien ,  s'écria  enfin 
le  comte,  que  fais-tu  là? 

Daniel  secouant  la  tête  avec  force, 
laissa  échapper  ces  mots  de  ses  lèvres 
tremblantes  : 

—  Un  juste  héritage. 

Mais  lorsque  le  comte  voulut  s'ap- 


LES    BRIGA^'DS.  24  ï 

prochcr,  il  saisit  une  barre  de  fev^ 
qui  était  sur  le  carreau ,  et  la  leva 
contre  lui. 

.  —  Va-t'en,  bête  maudite  que  j'ai 
élevée  et  nourrie  dans  mon  sein  ! 
Vieillard  infernal  !  s'écria  le  comte 
emporté  par  la  colère  la  plus  vio- 
lente, tandis  qu'usant  des  forces  su- 
périeures que  l'âge  avait  respectées 
en  lui ,  il  saisissait  Daniel  par  la 
gorge  et  le  traînait  à  travers  toutes 
les  chambres  jusqu'au  milieu  du  ves- 
tibule, où  il  se  mit  à  tirer  avec  vio- 
lence la  cloche  du  château. 

Tous  les  gens  de  la  maison ,  arrat 
chés  au  sommeil,  accoururent  fort 
effrayés,   pour  assister  à  un  specta- 
cle ,  dont   ils   furent    saisis    d'hor 
reur. 

—  Jetez-le  dans  les  fers  et  enfer- 
mez-le dans  la  tour  !  dit  le  comte  à 
ses  domestiques.  Mais   le    vieillard 
xvii  ai 


2l{1  CONTES   NOCTURNES. 

presque  sans  vie ,  était  en  quelque 
sorte  suspendu  aux  mains  du  comte 
plutôt  que  debout  à  côté  de  lui  ;  ils 
ne  purent  donc  exécuter  ses  ordres 
sévères.  Le  comte  parut  un  instant 
hésiter,  puis  leur  parlant  avec  plus 
de  calme  et  de  générosité  ,  il  dit  :  — 
Jetez  ce  vieux  misérable  hors  du  châ- 
teau ,  et  s'il  s'y  représente  ,  lancez 
les  chiens  à  sa  poursuite. 

Cet  ordre  fut  exécuté. 

Les  traces  évidentes  de  ce  qui  s'é- 
tait passé,  lui  évitèrent  la  peine  de 
faire  un  long  récit  ;  deux  mots  suffi- 
rent pour  mettre  tous  ses  gens  au 
fait. 

On  trouva  dans  ce  même  instant 
qu'il  manquait  deux  des  plus  fidèles 
chasseurs  du  comte ,  Paul  et  André. 

Déjà  le  vieux  seigneur  les  soup- 
çonnait de  l'avoir  trompé  de  la  ma- 
nière la  plus  indigne  ,   d'avoir  pris 


LES    BRIGANDS.  243 

part  à  rinfâmc  action  de  Daniel, 
lorsque  le  matin  de  bonne  heure  ils 
arrivèrent  à  la  porte  du  château ,  cou- 
verts de  poussière  et  de  sueur. 

Tandis  que  les  autres  serviteurs 
s'emparaient  du  coupable  Daniel , 
ils  s'étaient  promptemcnt  rendus 
dans  la  cour,  parce  qu'ils  avaient 
cru  entendre  le  galop  d'un  cheval. 
En  effet,  ils  aperçurent  dans  l'om- 
bre de  la  nuit  une  voiture  vide ,  ac- 
compagnée de  deux  cavaliers,  qui 
s'avançait  à  quelque  distance  d'un 
pas  assez  lent.  Ils  sellèrent  prompte- 
ment  leurs  chevaux  ,  prirent  leurs 
arquebuses  et  leurs  couteaux  de 
chasse  ,  puis  partirent  au  galop  pour 
rejoindre  la  voiture.  Aussitôt  que 
les  cavaliers  qui  l'accompagnaient 
se  virent  poursuivis,  ils  pressèrent 
le  pas  des  chevaux  et  prirent  une 
course    rapide.    Le    jour    commen- 


244  CONTES   NOCTURNES. 

çait  à  poindre  lorsque,  derrière  un 
épais  taillis  ,  voiture  et  chevaux  dis- 
parurent ,  tandis  que  plusieurs  coups 
de  fusil  se  firent  entendre.  Cette  at- 
taque les  força  de  fuir. 

Il  ne  paraissait  que  trop  certain 
que  le  vieux  Daniel  était  en  bonne 
intelligence  avec  ces  bandits  pour 
dépouiller  le  comte.  Et  cependant, 
c'était  une  énigme  inexplicable  pour 
le  comte ,  pour  tous  ceux  qui  le  con- 
naissaient ,  que  ce  vieux  Daniel ,  ser- 
viteur tellement  dévoué  à  la  famille  , 
du  moins  en  apparence  ,  eut  pu  se 
laisser  entraîner  à  une  pareille  action. 
L'ecclésiastique  seul  dit  avoir  sou- 
vent remarqué  Daniel  dans  les  mo- 
mens  où  il  ne  s'en  doutait  pas  ,  et 
avoir  trouvé  en  lui  tous  les  indices 
d'un  esprit  dépravé  ,  mécontent  de 
lui-même  et  de  tout  ce  qui  l'en- 
toure. 


LES    BIUGAIS'DS.  245 

Il  l'avait  même  entendu  peu  de 
temps  auparavant ,  dans  un  accès  de 
colère  contre  un  de  ses  camarades  , 
murmurer  hautement  contre  lecomte; 
disant  qu'il  ne  tenait  point  les  pro- 
messes qu'il  avait  faites  à  un  vieux 
domestique,  dont  il  méconnaissait  les 
services. 

—  L'ingrat,  s'écria  le  comte,  ô 
l'ingrat!  j'ai  augmenté  son  salaire, 
jusqu'à  le  doubler;  je  le  traitais, 
non  comme  un  domestique ,  mais 
comme  un  ami.  Mais  les  bienfaits 
donnent  de  l'arrogance  aux  êtres 
d'une  nature  commune,  et  loin  de  se 
les  attacher  plus  fortement  par  là , 
on  ne  réussit  au  contraire  qu'à  se 
les  aliéner  davantage.  Maintenant 
je  vois  bien  que  ce  que  je  prenais 
en  lui  pour  une  simplicité  bienveil- 
lante ,  n'était  que  fausseté  et  hypo- 
crisie ,    pour   cacher  ses  détestables 


^46  CONTES   NOCTURNES. 

desseins.  Ce  misérable  aimait  ce- 
lui que  je  me  vois  obligé  de  mau- 
dire. Déjà  dans  Tenfance  de  cet  in- 
digne fils ,  il  voyait  avec  plaisir  sa 
méchanceté  se  déployer  dans  toutes 
ses  actions  ;  et  loin  d'écouler  mes  re- 
montrances, il  encourageait  ses  mau- 
vaises dispositionspar  une  indulgence 
stupide.  Souvent  le  vieillard  ne  pou- 
vait cacher  son  mécontentement,  lors- 
que je  laissais  échapper  quelque  ma- 
lédiction contre  la  conduite  atroce  de 
cet  élu  de  Ten fer,  et  au  milieu  du 
respect  et  de  la  déférence  qu'il  sem- 
blait alors  me  montrer  bien  plus  for- 
tement que  jamais,  je  voyais  per- 
cer les  sentimens  d'une  âme  infer- 
nale. 

L'ecclésiastique  lui  fit  observer 
alors  combien  il  était  probable  que 
Daniel  eût  favorisé  la  fuite  d'A- 
mélie. 


LES   BRIGANDS.  2/^7 

Daniel  pouvait  facilement  lui  avoii* 
donné  la  clef  du  portail  et  de  la 
porte  extérieure  du  château.  La  ren- 
contre de  Daniel  avec  un  étran- 
ger dans  le  parc ,  à  une  heure  indue, 
et  la  singulière  terreur  qu'il  avait 
laissé  voir,  étaient  des  indices  assez 
certains  de  cette  complicité.  Il  eût 
mieux  valu  alors  le  garder  afin  de 
rinterroger  à  ce  sujet ,  et  obtenir  de 
lui  l'explication  de  ce  mystère. 

—  C'est  justement  cette  explica- 
tion que  je  redoute,  reprit  le  comte 
avec  une  profonde  tristesse,  et  plaise 
au  tout-puissant  que  toute  cette  af- 
faire demeure  dans  les  ténèbres  les 
plus  épaisses.  Une  voix  intérieure  me 
dit  que  cette  lumière  sera  la  foudre 
qui  doit  détruire  ma  race. 

D'après  ce  que  les  deux  chasseurs 
racontaient  leur  être  arrivé  dans  leur 
poursuite  de  la  voiture  et  des  deux 


248  CONTES   NOCTURNES. 

cavaliers,  il  n'ëlait  pas  douteux  que  la 
forêt  était  de  nouveau  infestée  par  des 
brigands.  Tous  les  environs  étaient 
remplis  d'étrangers,  voyageant  lesuns 
avec  des  feuilles  de  rout€  comme  des 
soldats  en  congé;  d'autres  avec  des 
passeports  comme  des  marchands  am- 
bulans  ou  des  ouvriers  ;  mais  leur 
mauvaise  mine  dénotait  des  inten- 
tions toutes  différentes  et  perni- 
cieuses. 

Cependant  tout  demeura  tranquille 
encore  pendant  un  assez  long-temps^ 
jusqu'à  ce  que  le  bruit  se  répandit  de 
nouveau  que  des  vols  se  commet- 
taient ,  et  qu'une  bande  considérable 
de  bohémiens  devait  s'être  répan- 
due dans  le  pays. 

André,  l'un  des  chasseursqui  avaient 
poursuivi  lesbrigands,  confirma  cette 
nouvelle.  Il  avait  vu  dans  le  tail- 
lis où  avait  disparu  la  voiture  et  les 


LES   BRIGANDS.  249 

cavaliers,  une  troupe  de  bohémiens, 
composée  d'hommes,  de  femmes  et 
d'enfans. 

Il  était  donc  bien  certain  qu'une 
nouvelle  bande  se  rassemblait,  et  la 
prudence  exigeait  qu'on  se  mit  aussi- 
tôt à  leur  poursuite  pour  les  dé- 
truire. Les  chasseurs  de  la  comté  fu- 
rent mandés,  et  la  nuit  suivante,  le 
comte  Franz  en  prit  le  commande- 
ment ,  et  se  mit  en  marche  avec  eux 
pour  chercher  les  brigands. 

Bientôt  dans  le  lointain ,  ils  virent 
briller  un  grand  feu  au  milieu  du 
taillis. 

Le  comte  Franz  s'avança  douce-? 
ment  avec  ses  chasseurs,  et  ils  décou- 
vrirent une  troupe  de  douze  à  quinze 
femmes  et  jeunes  filles  bohémiennes, 
avec  des  cnfans.  On  faisait  la  cuisine; 
on  chantait  et  l'on  dansait ,  tandisquc 
cinq  ou  six  hommes  appuyés  sur  leurs 


25o  CONTES   NOCTURNES. 

mousquets,    paraissaient    garder  la 
troupe. 

Tout  à  coup  les  chasseurs  se  pré- 
cipitèrent sur  eux,  en  poussant  de 
grands  cris  ;  mais  les  femmes,  aussi 
bien  que  les  hommes,  saisirent  des 
mousquets,  et  firent  pleuvoir  une 
grêle  de  balles. 

Les  chasseurs,  à  couvert  derrière 
le  taillis ,  n'éprouvèrent  pas  le  moin- 
dre mal,  tandis  que  tous  leurs  coups 
portèrent  et  mirent  à  bas  quatre  hom- 
mes et  plusieurs  femmes.  Le  reste 
prit  la  fuite. 

Tandis  que  les  chasseurs  parcou- 
raient le  champ  de  bataille  pour  voir 
s'il  n'y  avait  pas  quelques  blessés 
qu'on  pût  emporter,  une  grande 
figure  se  leva  de  terre,  et  voulut 
^'enfuir.  Le  comte  Franz  s'opposa  à 
son  passage,  en  poussant  un  cri  à  sa 
vue.  La  femme  (c'en  était  une)  per- 


LES   BRIGANDS.  23  1 

dit  la  force  de  se  soutenir.  Un  chas- 
seur la  retint  dans  ses  bras ,  et  écarta 
le  voile  qui  cachait  ses  traits. 

Le  comte,  à  cet  aspect,  demeura 
attéré  comme  s'il  eût  contemple  un 
spectre.  C'était  Amélie.  Elle  s'arra- 
cha des  bras  du  chasseur  avec  fureur, 
tira  un  couteau  et  s'élança  sur  le 
comte.  Le  forestier  qui  était  auprès 
de  lui  la  saisit,  la  désarma;  et  tan- 
dis que  les  autres  chasseurs  l'aidaient 
à  la  retenir,  il  dit  au  comte  : 

—  Que  devons-nous  faire?.... 

Ces  mots  tirèrent  le  comte  de 
l'état  de  stupeur  où  il  semblait  plon- 
gé; il  s'écria  aussitôt  d'une  voix  ter- 
rible : 

—  Enchaînez-la,  conduiscz-la  au 
château. 

Puis  s'élançant  sur  son  cheval,  il 
reprit  sa  course  dans  la  foret. 

—  Misérable  créature  !  c'est  donc 


252  CONTES    NOCTURNES. 

pour  des  meurtriers  et  des  brigands, 
que  tu  fuis  la  maison  paternelle,  que 
tu  t'arraches  des  bras  d'un  fiancé. 
Non,  tu  ne  couvriras  pas  plus  long- 
temps de  honte  cette  tête  ^rise  ;  les 
murs  d'un  couvent  te  cacheront  au 
monde  entier,  toi  et  ta  détestable 
folie. 

Telles  furent  les  premières  excla- 
mations du  vieux  comte  dans  l'accès 
du  plus  violent  emportement ,  lors- 
qu'Amélie  parut  devant  lui.  Mais  elle 
semblait  avoir  perdu  tout  sentiment 
de  vie.  Son  visage  immobile  ,  ses 
yeux  glacés,  laissaient  douter  qu'elle 
comprît  rien  aux  paroles  qu'on  lui 
adressait,  non  plus  qu'atout  ce  qui  se 
passait  autour  d'elle.  Quand  on  la 
poussait ,  elle  marchait  ;  quand  on 
s'arrêtait ,  elle  demeurait  tranquille  ; 
l'on  eût  dit  d'un  automate.  Le  comte 
la  fit  conduire  dans   une  chambre 


LES    BRIGANDS.  ^53 

éloignée  et  solitaire ,  pensant  que 
dans  quelques  jours  il  pourrait  l'en- 
voyer dans  un  couvent. 

En  vain  recclésiastique  s'efforça 
de  faire  parler  Amélie  ;  elle  persista 
dans   son  silence  ;  on  ne  réussit  pas 
mieux  à  lui  faire  prendre   quelque 
nourriture.  Le   médecin    et  recclé- 
siastique  furent  d'accord  que  c'était 
le  résultat  d'une  ferme  volonté  mo- 
rale plutôt  qu'une  maladie  physique  , 
et  qu'Amélie  était  décidée  à  se  laisser 
rhourir. 

Le  comte  Franz  était  plus  calme 
et  plus  mesuré  que  l'on  ne  s'y  était 
attendu  ;  il  paraissait  s'abandonner 
tout  à  fait  au  cours  mystérieux  de  sa 
destinée,  ne  plus  rien  craindre,  ne 
plus  rien  espérer.  Mais  la  quatrième 
nuit  après  ces  événemens  amena 
enfin  l'effroyable  tempête  qui  devait 
anéantir  la  race  du  noble  comte  de  C. 


254  CONTES    NOCTURNES. 

A  minuit,  tandis  que  tout  dormait 
dans  le  château,  la  porte  fut  enfoncée, 
et,  au  milieu  de  cris  de  meurtre,  la 
troupe  des  brigands  se  jeta  dans 
rintérieur  par  les  fenêtres,  les  por- 
tes, brisant  tout  sur  son  passage  et 
massacrant  les  domestiques. 

A  peine  le  comte  Franz  avait-H 
chargé  ses  pistolets  qu'il  entendit  les 
voleurs  dans  le  cabinet  attenant  à  sa 
chambre  à  coucher,  et  que  son  nom  fut 
prononcé.  Il  se  regarda  comme  per- 
du. Cependant  sa  fenêtre  donnait  sur 
le  jardin  ,  un  espalier  se  trouvait 
contre  le  mur,  il  essaya  aussitôt  de 
descendre  par  là,  et  courut  à  la  maison 
de  son  forestier  dont  il  voyait  dans 
le  lointain  briller  les  fenêtres.  La 
frayeur  lui  donnant  des  ailes  ;  il  ar- 
riva bientôt  et  trouva  les  chasseurs 
déjà  réveillés  par  les  premiers  coups 
^cs  brigands,  et  prêts  à  partir.  Aussi- 


LES   BRIGANDS.  253 

tôt  ils  se  mirent  en  marche  pour  le 
château.  Au  moment  où  le  chef  des 
brigands,  qui  se  distinguait  par  une 
taille  majestueuse  et  une  figure  pleine 
de  fierté ,  entra  dans  la  chambre  du 
vieux  comte  ;  celui-ci  déchargea  son 
pistolet  sur  lui  et  le  manqua.  Il  vou- 
lut lâcher  le  second  coup;  mais 
Amélie  s'élança  dans  les  bras  du 
brigand  en  s'écriant  :  —  Charles, 
Charles,  c'est  moi,  voici  ta  femme. 
Le  pistolet  du  vieux  comte  lui 
tomba  des  mains  ,  et  il  s'écria  aussi: 

—  Charles! mon  fils! 

Le  brigand  se  tournant  alors  vers 
lui  avec  un  orgueil  insultant  lui  dit  : 

—  Oui...,  le  fils  que  tu  haïssais  et 
(jui  a  du  venir  chercher  lui-même 
un  héritage  que  tu  lui  avais  refuse, 
vieux  pécheur  ! 

—  Infâme  brigand!  s'écria  le  comte 
transporté  de  colore. 


256  CONTES    NOCTURNES. 

—  Tais-toi,  reprit  Charles;  je 
sais  ce  que  je  suis  et  comment  je  le 
suis  devenu.  Comment  après  avoir 
semë  des  graines  empoisonne'es  dans 
un  sol  maudit ,  peux-tu  t'ëtonner  de 
n'en  pas  voir  sortir  des  fleurs  et  des 
fruits  ?  N'as-tu  pas  déshonoré  ma 
mère?  Ne  t'a-t-elle  pas  donné  avec 
répugnance  une  main  que  tu  enlevais 
à  l'objet  de  son  amour  ? 

—  Misérable  enfanté  par  l'enfer! 
s'écria  le  comte;  et,  saisissant  Amélie, 
il  s'efforça  de  l'arracher  des  bras  du 
brigand.  Mais  celui-ci  reprit  d'une 
voix  formidable  : 

■—  Que  ta  main  n'approche  pas  de 
ma  femme!  Et  son  sabre  menaçant 
se  leva  sur  la  tête  de  son  père. 

Dans  ce  moment  le  comte  Franz 
arriva  à  la  tête  des  chasseurs,  vit 
le  danger  que  courait  son  père ,  et 
tira  sur  le  brigand  ,  qui  tomba  aus- 


LES   BRIGANDS.  2.57 

sitôt  sur  la  terre  ,  la  tête  fracassée, 
—  C'est  ton  frère  Charles!  mur- 
mura le  vieux  comte;  et  il  tomba 
sans  vie  auprès  du  mourant.  Le 
comte  Franz  demeura  comme  frappe 
de  la  foudre  en  présence  de  ces  deux 
corps. 

Le  sang  coulait  à  flots  dans  le  châ- 
teau. Il  n'était  pas  un  des  serviteurs 
du  comte  qui  ne  fût  ou  tué  ou  blessé 
grièvement.  Le  brave  médecin  lui- 
même  fut  trouvé  gisant  sur  le  parquet, 
percé  de  plusieurs  coups.  Mais  non 
loin  de  lui  gisait  aussi  l'infâme  Da- 
niel !  Il  ne  se  sauva  pas  un  seul  des 
brigands  ;  ceux  qui  ne  tombèrent  pas 
dans  le  château  sous  les  coups  des 
chasseurs  et  qui  voulurent  leur  échap- 
per par  la  fuite,  furent  massacrés 
par  les  paysans  qui  accouraient  au 
secours  du  comte. 

Dans  la  chaleur  de  l'action ,   les 

22 


258  CONTES   NOCTURNES. 

bandits  se  voyant  perdus  avaient  mis 
Je  feu  au  château  ,  et  il  ne  tarda  pas  à 
éclater  sur  plusieurs  points  à  la  fois. 

On  s'empressa  de  sauver  du  feu 
le  vieux  comte  privé  de  sentiment, 
ainsi  que  son  fils  Franz  qui  semblait 
frappé  de  stupeur  ;  ce  fut  là  tout  ce 
qu'on  put  arracher  aux  flammes  qui 
bientôt  s'emparèrent  de  tout  le  bâti- 
ment. Quand  à  Amélie ,  on  ne  la 
trouva  nulle  part ,  et  l'on  supposa 
qu'elle  avait  péri  au  milieu  de  Tin- 
cendie. 

Le  comte  Maximilien  mourut  quel- 
ques jours  après  entre  les  bras  de 
l'ecclésiastique ,  qui  quitta  alors  ce 
théâtre  d'horreurs  ,  et  se  rendit  à 
IVaples.  Le  comte  Franz  après  avoir 
fait  don  de  sa  comté  à  un  pauvre 
jeune  homme  de  belle  espérance  , 
quitta  le  pays  avec  le  peu  d'argent 
qu'il  possédait,  et  changea  probable- 


LES   BRIGANDS.  2^9 

ment  de  nom  ,  car  on  n'cntentllt  plus 
parler  de  lui. 

Le  nouveau  seigneur,  par  un  sen- 
timent qui  n'est  qu'honorable  pour 
lui,  ne  voulut  pas  habiter  le  lieu  qui 
avait  été  témoin  de  ces  tristes  ëvcne- 
mens.  Le  nouveau  château  fut  bali 
sur  l'autre  rive  de  la  Moldau. 

II  m'est  Impossible ,  après  le  récit 
du  moine ,  de  te  parler  de  moi  ni 
d'autres  choses;  tu  sentiras  cela  toi- 
même  ,  mon  cher  Willibald  :  rien 
de  plus  pour  aujourd'hui. 


26o  CONTES  NOCTURNES, 

WILLIBALD    A    HARTMANN. 

Tœplitz,  le. 


Je  ne  puis ,  je  n'ose  te  dire  quelle 
impression  a  produit  sur  moi  la  lec- 
ture de  ta  lettre.  Ta  rencontre  avec 
cet  ecclésiastique  dans  uti  pays  étran- 
ger et  lointain,  a  vraiment  quelque 
chose  de  mystérieux  ;  mais  la  mienne 
Test  peut-être  encore  bien  plus  ! 

Je  vais  tout  t'apprendre  en  peu  de 
mots. 

Hier  matin,  de  bonne  heure,  je 
fis......  —  Mais  pourquoi  à  Tœplitz  ? 

me  diras-tu?....  —  Ma  foi,  c'est  ma 

maladie  habituelle,  ma  fatale  humeur 
noire,  mon  hypocondrie,  comme  l'ap- 
pelle le  médecin,  nom  que  je  hais  et 
qui  ne  saurait  s'appliquer  à  ce  qui  me 
tourmente  ,  ce  sont  toutes  ces  causes 
qui  m'y  ont  amené,  Ainsi  donc ,  hier 


LES   BRIGANDS.  26 1 

matin,  me  sentant  plus  fort  et  plus 
dispos  qu'à  Tordinaire  ,  j'entrepris 
une  course  plus  longue  que  de  cou- 
tume. J'étais  sur  une  montagne  assez 
sauvage  et  pittoresque  ,  lorsqu'une 
jeune  femme  de  la  plus  grande  beauté 
parut  à  quelques  pas  devant  moi.  Elle 
portait  des  vêtemens  de  soie  noire  ,  à 
l'ancienne  mode  allemande  ,  et  de  ri- 
ches garnitures  en  dentelles. 

L'apparition  d'une  dame  seule  et 
richement  vêtue  dans  cette  sauvage 
retraite,  avait  quelque  chose  d'étran- 
ge. Je  pensai  qu'il  était  peut-être  con- 
venable de  l'aborder,  et  je  me  hâtai 
de  m'avancer.  J'étais  déjà  près  de 
l'atteindre  lorsqu'elle  se  retourna.  Je 
m'arrêtai  comme  effrayé ,  elle  s'en- 
fuit en  poussant  de  grands  cris  dans 
le  taillis,  et  en  un  instant  elle  disparut 
à  mes  yeux.  Ce  ne  fut  pas  ce  visage 
blême  sur  lequel  les  traces  de  4'âge 


2G2  CONTES   NOCTURNES. 

laissaient  encore  voiries  restes  d'une 
grande  beauté  qui  me  fit  frémir  ,  ce 
fut  seulement  le  regard  de  feu  que 
lançaient  ses  yeux  noirs.  Je  pensai 
qu'il  n'était  pas  prudent  de  suivre 
cette  étrangère  ,  et  cela  pour  une 
double  raison.  D'abord,  je  fus  tenté 
de  la  prendre  pour  une  folle ,  puis 
d'ailleurs  je  craignais  de  me  perdre  , 
et  il  me  fallait  encore  du  temps  pour 
retrouver  mon  chemin.  Lorsque  je 
racontai  mon  aventure  à  la  table 
d'hôte,  mon  voisin  qui  déjà  depuis 
plusieurs  années  visitait  chaque  été 
Tœplilz,  me  dit  que  cette  femme  était 
en  effet  une  folle  bien  connue  dans 
la  ville. 

Quelques  années  auparavant ,  une 
jeune  personne  se  faisait  voir  dans 
les  environs  de  Tœplitz,  tantôt  cou- 
verte d'habits  grossiers,  tantôt  vêtue 
avec  luxe ,  parée  de  bijoux  assez  pré- 


LES   BRIGANDS.  263 

cieux ,  puis  clic  disparaissait  bieiilôt 
dans  les  montagnes. 

Le  peuple  superstitieux  la  prit  pour 
une  femme  sauvage ,  pour  une  sor- 
cière ,  et  pria  un  prêtre  de  Tœplitz 
de  chasser  le  mauvais  esprit  dont  on 
la  croyait  possédée. 

Le  prêtre  promit  de  le  faire,  mais 
il  se  proposait  un  autre  but.  Bientôt 
il  eut  Toccasîon  de  la  rencontrer 
dans  la  solitude  où  elle  se  mon- 
trait le  plus  souvent.  Le  prêtre,  qui 
était  un  homme  très- raisonnable, 
d'un  coup-d'œil  fort  exercé,  remar- 
qua bientôt  à  ses  discours  qu'elle 
était  folle.  Il  réussit  à  gagner  sa  con- 
iiance ,  et  quelque  peu  de  suite  qu'elle 
mit  dans  tout  ce  qu'elle  lui  apprit  de 
sa  position  dans  le  monde,  de  sa  vie 
et  de  ses  relations ,  il  parvint  cepen- 
dant à  obtenir  d'elle  quelques  rensei- 
gricmens.  Elle  promit  de  revenir  le 


264  CONTES   NOCTURNES. 

trouver  à  cette  même  place ,  et  tint 
parole.  Enfin ,  après  plusieurs  entre- 
vues semblables,  elle  consentit  à  le 
suivre  à  Tœplitz  où  il  la  plaça  dans 
une  maison  recommandable. 

Le  prêtre  avait  jugé  ,  d'après  ses 
discours,  qu'elle  appartenait  à  une 
famille  distinguée,  et  il  ne  s'était  pas 
trompé ,  car  le  jeune  comte  Bogislas 
de  F. ,  étant  venu  passer  quelque  temps 
à  Tœplitz ,  déclara ,  après  l'avoir  en- 
tretenue ,  qu'elle  était  parente  de  sa 
famille  ,  et  que  comme  elle  se  trou- 
vait très-heureuse  dans  sa  demeure 
actuelle  ,  il  lui  assignait  une  pension 
pour  y  demeurer. 

Mon  voisin  termina  son  récit  en 
m'engageant  à  aller  voir  cette  folle 
qui,  disait- il,  était  très -douce  et 
agréable. 

J'y  suis  allé  aujourd'hui  même  , 
après  midi. 


LES   BRIGANDS.  2  65 

Les  gens  de  la  maison  paraissaient 
être  instruits  d'avance  de  ma  visite  : 
ils  me  dirent  que  la  comtesse  allait 
revenir  de  sa  promenade.  En  effet 
entra  bientôt  cette  dame  dans  le 
même  costume  qu'elle  portait  lors- 
qu'elle m'apparut  sur  la  montagne. 
Elle  me  salua  avec  une  aisance  par- 
faite ,  me  pria  de  m'asseoir  comme 
si  ma  visite  lui  plaisait ,  et  sans  laisser 
voir  la  moindre  trace  d'aliénation 
mentale,  elle  me  parla  de  choses  in- 
différentes jusqu'au  moment  où,  mal- 
gré moi,  et  je  ne  sais  comment,  je 
cherchai  à  obtenir  d'elle  des  rensei- 
gnemens  de  sa  famille. 

Elle  fixa  son  regard  sur  moi  ,  et 
me  dit  d'un  ton  qui  annonçait  la  plus 
grande  confiance  : 

—  Comment,  monsieur,  ne  me 
comiaissez-vous  pas  ?  Ne  vous  sou- 
vient-il pas  de  m'avoJr  déjà  rcncon- 

XVI  23 


266  CONTES    NOCTURNES. 

trée  au  milieu  des  effrayans  replis 
d'un  affreux  mystère  qui  faillit  alors 
vous  enlacer  ;  avez-vous  oublié  les 
émotions  que  vous  occasiona  Thor- 
rible  destinée  qui  s'acharnait  sur 
moi  ? Oui,  je  suis  cette  malheu- 
reuse Amélie,  comtesse  de  Moor  : 
mais  c'est  un  infâme  mensonge  de 
dire  que  mon  Charles  m'a  tuée.  Il 
n'en  fit  que  semblant  pour  satis- 
faire sa  troupe.  Ce  n'était  qu'un 
glaive  de  théâtre  qu'il  appuya  sur 
mon  sein. 

La  comtesse  prononça  ces  derniè- 
res paroles  avec  vivacité  et  presqu'en 
riant ,  puis  elle  continua  d'un  ton 
plus  sérieux  : 

—  Schweizer  etKosinski,  ces  deux 
nobles  amis,m'ont  sauvée,  Yous  voyez, 
monsieur,  que  je  vis,  et  il  n'y  a  point 
de  vie  sans  espérance.  L'empereur 
fera  grâce  au  comte  Charles  Moor  ;  il 


LES   BRIGANDS.  267 

n'ose  le  faire  avant  que  le  comte  Franz 
soit  mort.  Mais  celui-ci  a  trois 
vies  :  il  est  déjà  mort  deux  fois  ;  moi- 
même  ,  (et,  en  disant  ces  mots,  la 
comtesse  baissa  la  voix  )  moi-même 
je  l'ai  une  fois  tué  de  ma  propre 
main. 

Maintenant  il  en  est  à  sa  troisième 
vie,  celle-ci  une  fois  terminée  vio- 
lemment, comme  cela  arrivera  bien- 
tôt, tout  ira  bien.  Charles  reviendra  , 
il  recevra  l'héritage  dont  on  l'a  dé- 
pouillé ,  et  ma  vie  ne  sera  plus 
tourmentée. 

Lorsque  mon  oncle  mourut ,  je  lui 
touchai  Tœil  gauche  de  cette  main 
qui  a  tué  son  iils  ;  cet  œil  demeura 
ouvert ,  et  jamais  on  ne  put  parve- 
nir à  le  fermer  ;  il  me  regarde  encore 

souvent  avec  cet  œil  gauche La 

comtesse  tomba  dans  une  profonde 
méditation;  puis  tout  à  coup,  le  feu 


268  CONTES   NOCTURNES. 

de  l'aliénation  brilla  dans  ses  regards, 
et  elle  s'ëcria  : 

—  Me  trouvez-vous  jolie  ?  Pouvez- 
vous  m'aimer?  Oh  !  je  recompense- 
rai richement  votre  amour.  Enlevez- 
moi  à  l'objet  de  ma  haine.  Sauvez- 
moi  ,  ô  sauvez-moi  ! 

La  comtesse  voulut  se  jeter  entre 
mes  bras ,  mais  l'hôte  se  précipitant 
sur  elle  la  retint ,  en  lui  disant  : 

— Nobl e  comtesse,  noble  comtesse  î 
le  voici,  il  est  temps  ;....  il  faut  partir^ 

—  Tu  as  raison  ,  bon  Daniel ,  ré- 
pondit-^elle,  tu  as  bien  raison,  allons, 
partons;  et,  sortant  de  la  salle,  elle 
rentra  dans  sa  chambre. 

Je  tremblais  comme  saisi  d'un  ac- 
cès de  fièvre,  des  paroles  entrecou- 
pées s'échappaient  de  mes  lèvres.  — 
Vous  êtes  effrayé  ,  monsieur,  me  dit 
l'hôte  en  riant ,  mais  vous  n'avez 
absolument  rien  à  craindre.  Quand 


LES   BRIGANDS.  269 

eile  crie  ainsi:  Sauvez-moi!  sauvez- 
moi  !  mes  paroles  suffisent  pour  ar- 
rêter sa  colère  ;  elle  court  empa- 
queter ses  bijoux,  puis  bouleverse 
toute  sa  chambre,  jusqu'à  ce  qu'elle 
tombe  dans  un  profond  'lommeil 
dont  elle  se  réveille  tranquille  et 
calme.  — 

En  rentrant  chez  moi ,  j'ai  trouvé 
ta  lettre!.... 

O  Hartmann!  mon  tendre  ami, 
nous  nous  trouvions  au  milieu  des 
brigands  de  Schiller  ,  disais-tu  jadis, 
et  cette  pensée  que  nous  oubliâmes 
bientôt  comme  une  folie ,  mit  en 
mouvement  l'effroyable  catastrophe 
qui  détruisit  pour  jamais  mon  bien- 
<?tre  ,  et  m'ébranla  jusque  dans  mes 
forces  les  plus  intimes. 

Adieu. 


270  CONTES    NOCTURNES. 

Lorsque  Hartmann  revit  son  ami 
à  Berlin ,  il  le  trouva  ,  à  la  vëritë , 
rétabli  du  malaise  physique  qui  me- 
naçait sa  santé  ;  mais  encore  main- 
tenant ,  lorsque  le  soir  réunit  les 
deux  amis  auprès  d'un  feu  bienfai- 
sant ,  ils  ne  peuvent  penser  sans  fré- 
mir à  cette  sanglante  tragédie  ,  dont 
le  premier  acte  se  passa  devant  eux 
en  Bohême. 


FIN,