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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
-T.-A. HOFFMANN.
€tuûtrime Ciuraieon,
IMPRIMERIE DE A. BARBIER,
RM IE5 MâRlIS « -C , S. I7.
CONTES
NOCTURNES
DE
X.,T..A. HOFFMANK.
XV.
PARIS.
Eugène &enduei«
1830.
CONTES
NOCTURNES
TIlJlDLITS EV. L ALLEMAND
PAR M. LOÊVE-VEIMARS,
ET PBÉC ÉUÉ&
30'UNE NOTICE HISTORIQUE SLR HOFFMANN ,
Par "Walter Scott.
TOME XV.
PARIS.
EUGE\E RElVDUELj
KDITECR-LIBBAIKE
RUE DES GRAIf DS-AtfGUSTINS, N" 22.
1830.
MAITRE
JEAN WACHT,
LE CHARPENTIER.
XY.
CONTES
NOCTURNES.
MAITRE JEAi^ WACHT
IiE CHARPENTIER.
f. HAPITHE PREMIER.
Vers la fin du siècle dernier, à l'é-
poque où les habitarjs de Bamberg vi-
vaient sous la crosse, c'est-à-dire selon
le proverbe connu, qu'ils vivaient
6 CONTES NOCTURNES.
heureux , se trouvait parmi la bour-
geoisie de cette belle et riante cité un
homme rare et distingué sous tous les
rapports.
Il se nommait Jean Wacht, et il
était charpentier de son métier.
La nature en pesant et en fixant les
destinées de ses enfans suit une voie
secrète, impénétrable; et ce que les
convenances, ce que, dans cette vie
étroite , les égards et les opinions do-
minantes prétendent établir, comme le
vrai but de l'existence , n'est à ses yeux
qu'un jeu d'enfans présomptueux qui
prennent leur sottise pour de la sa-
gesse. La vue de l'homme est trop
limitée pour ne pas trouver souvent
une ironie funeste entre la conviction
de son esprit et les arrêts incompré-
hensibles d'une puissance mystérieuse.
Cette ironie le remplit d'horreur et
d'effroi , parce qu'elle menace sa pro-
pre existence.
MAITRE JEAN WACHT. 7
Ce ne sont pas toujours les palais
des grands ni les appartemens somp-
tueux des princes que la mère de la
vie choisit pour ses favoris. Elle voulut
que notre Jean, qui pouvait passer pour
un de ses enfans gâtés, reçût le jour
sur un misérable grabat , dans l'atelier
d'un pauvre tourneur d'Augsbourg. Sa
mère mourut de chagrin et de misère
aussitôt après la naissance de l'enfant
et le mari la suivit de près au tom-
beau.
Le magistrat d'Augsbourg fut obligé
de prendre soin du pauvre orphelin ,
pour qui les premières lueurs d'un
heureux avenir commencèrent à poin-
dre, lorsque le charpentier de la ville,
homme bienfaisant et respectable, s'op-
posa à ce que le petit Jean , dont les
traits, quoique défigurés par la faim,
lui plaisaient, fût placé dans un éta-
blissement public, et le recueillit dans
8 CONTES I^fOCTURîVF.S.
sa maison pour l'élever lui-même avec
ses enfaiis.
Les traits de Jean se développèrent
avec une rapidité incroyable, et Von
avait peine à croire que cet être, si
chétif et si frêle au berceau, chrysalide
sans forme et sans couleur , eût laissé
échapper, comme un beau papillon, ce
garçon si gracieux , si plein de vie , aux
cheveux d'or bouclés. Mais outre les
grâces extérieures, on remarqua bien-
tôt en lui une supériorité d'esprit qui
étonna son pèreadoptif et ses maîtres.
Le charpentier de la ville, étant cons-
tamment chargé des entreprises les
plus considérables, l'atelier dans lequel
Jean fut élevé fournissait tout ce que
le métier peut produire de plus gran-
diose. D'après cela, il n'est pas sur-
prenant que l'enfant, qui saisissait tout
avec vivacité , se sentît entraîné de
toute son âme vers cette profession.
MAITRE JEAN WACHT. 9
On conçoit combien cette inclination
dut faire plaisir à son père adoptif;
elle le détermina à lui enseigner lui-
même la partie mécanique de sa pro-
fession , en maître attentif et zélé, et de
plus, lorsque Waclit fut devenu grand,
il le fit instruire par les maîtres les
plus habiles dans la théorie et la
pratique la plus élevée du métier,
. dans le dessin , l'architecture, la mé-
canique, etc.
A la mort du vieux charpentier, Jean
n'avait que vingt-quatre ans, et son
expérience dans toutes les parties de
son état en faisait déjà un compagnon
consommé, qui n'avait point son égal
à vingt lieues à la ronde. Il commença
à voyager, selon l'usage, de compagnie
avec Engelbrecht, son camarade et
son ami intime.
Vous en savez assez, cher lecteur,
sur la jeunesse de notre brave Wachl,
lO CONTES NOCTURNES.
et il ne me reste plus qu'à dire, en peu
de mots, comment il se fit qu'il s'éta-
blit à Bamberg et qu'il y devint maître.
MA.1TRE JEAN WACHT. I I
CHAPITRE II.
Lorsque de retour après de longs
voyages, Jean vint à passer par Bam-
berg, on y était précisément occupé
de la réparation générale du palais de
12 CONTES NOCTURNES.
l'évéque. A l'endroit où, du fond d'une
étroite ruelle , les murs de l'édifice s'é-
lèvent jusqu'aux nues, il fallait cons-
truire une charpente entièrementneuve
en énormes et lourdes solives. Il s'agis-
sait d'une machine, dont les forces,
concentrées dans le plus petit espace
possible, fussent suffisantes pour en-
lever ces pesantes masses. L'architecte
du prince-évéque, qui expliquait fort
savamment comment on s'y était pris
pourdresser la colonne TrajaneàRome,
et comment on y avait commis cent
fautes dont il ne se serait jamais rendu
coupable, avait fait construire une ma-
chine, espèce de grue d'assez belle ap-
parence, que tout le monde vantait
comme un chef-d'œuvre de mécanique.
Mais lorsque les ouvriers voulurent la
mettre en mouvement, il se trouva que
monsieur l'architecte n'avait compté
que sur des Hercules et desSamsons;
MAITRE JEAN WACHT. 13
les rouages rendirent nn son affreux ,
un cri lamentable et déchirant, et res-
tèrent immobiles; etles manœuvres, le
front en sueur, déclarèrentqu'ils aime-
raient mieux transporter des arbres de
Hollande au haut de l'escalier le olus
rapide, que de consumer ainsi leurs
forces en efforts inutiles.
Assis à quelques pas de là, Wacht et
Engelbrecht étaient témoins de ces
faits ou plutôt de ces méfaits, et il se
peut que l'ignorance de rarchitecte ait
fait sourire le premier.
Un vieux compagnon aux cheveux
gris, reconnut la profession des étran-
gers à leur costume. Il les accoste sans
autres formalité, et dit , en s'adressant
à Wacht , qu'à en juger d'après son air
capable, il se connaissait sans doute
mieux en ces sortes de machines.
— Eh mais, répondit Wacht sans
hésiter, c'est toujours une prétention
l4 CONTES NOCTURNES.
hasardée que de se vouloir connaître en
quoi que ce soit , et chaque fou croit
tout mieux savoir que les autres, ce
qui m'étonne , c'est que dans ce pays-
ci vous ne connaissiez point le procédé
si simple qui procure avec facilité les
résultats pour lesquels monsieur Far-,
chitecte tourmente en vain ses gens.
La réponse hardie du jeune homme
piqua vivement le vieux compagnon;
il le quittai en grognant entre ses dents,
et bientôt tout le monde sut qu'un
jeune ouvrier étranger avait persiflé
l'architecte ainsi que sa machine, et
s'était vanté de connaître un mécanisme
plus efficace. Cependant, comme il
arrive d'ordinaire , personne n'y fit at-
tention, et le digne architecte ainsi
quel'honnéte corporation des charpen-
tiers se bornaient à dire que l'étran-
ger n'avait pas sans doute mangé toute
la science à lui seul , et qu'il ne lui ap-
MAÎTRE JEA^" WACHT. 1 5
partenait pas de faire la leçon à de
vieux maîtres expérimeutés.
— Tu vois bien, dit Engelbrecht
à son camarade, que tu viens d'irriter
contre toi des gens que, par surcroît
de malheur, nous devons aller voir
comme étant du métier.
— Et, répliqua Jean les yeux étin-
celans , peut-on voir de sang froid
des pauvres aides tourmentés outre
mesure et sans nécessité ! Qui sait,
d'ailleurs , quelles suites heureuses
mon imprudence pourra bien avoir ?
— Il en fut réellement ainsi.
Un seul homme, doué d'un esprit
supérieur , et au regard pénétrant du-
quel la moindre étincelle de talent ne
pouvait échapper, jugea différemment
les paroles du jeune homme, qui lui
furent rapportées par l'architecte lui-
même comme une jactance ridicule.
Cet homme était le prince-évëque.
ï6 COKTES NOCTURNES.
Ayant fait venir le jeune étranger
pour le questionner , il fut vive-
ment frappé de son extérieur et de
ses manières. Il faut que le lecteur
bienveillant apprenne ce qui occa-
siona Tétonnement de l'évéque, et il
est temps d'en dire davantage sur les
qualités physiques et morales de Jean
Wacht. C'était un jeune homme d'une
beauté remarquable, très-bien fait de
toute sa personne, et cependant ce ne
fut que lorsqu'il eut atteint l'âge viril
que ses traits nobles et sa taille ma-
jestueuse se développèrent entière-
ment. Les professeurs qui s'occupaient
d'esthétique nommaient Jean Wacht
une ancienne tête romaine , et un jeune
docteur qui, au fort de l'hiver le plus
rigoureux, s'habillait de soie noire, et
qui venait de lire Fiesque , de Schiller,
prétendait que JeanWacht était Verrina
en personne; mais ni la beauté ni les
MAITRE JEAIV WACHT. I7
grâces de la figure n'exercent ce charme
mystérieux par lequel certains hommes
distingués captivent au premier regard
quiconque les approche. On sent en
quelque sorte leur supériorité, mais
ce sentiment n'a rien d'importun ,
comme on devrait le croire; au con-
traire, il fait naître en nous un bien-
être, un plaisir indicibles; cette har-
monie produit une grâce inimitable,
et donne au moindre mouvement une
aisance dans laquelle se révèle le véri-
table sentiment de la dignité humaine.
Il n'y a point de maître de danse ni de
gouverneur de pages qui puissent en-
seigner cette grâce que l'on pourrait
appeler à juste titre le bon ton, puis-
que c'est la nature elle-même qui im-
prime ce cachet de noblesse. Je dois
ajouter ici que maître Wacht, par sa
générosité, par une bonne foi et un
patriotisme inébranlables, acquit cha-
XV. 2.
l8^ CONTES NOCTURNES.
que année plus de popularité. Il pos-
sédait toutes les vertus, mais il nour-
rissait aussi tous les préjugés qui
forment d'ordinaire le côté faible
de pareils hommes. Le lecteur saura
bientôt en quoi consistaient ces pré-
jugés.
Je crois avoir suffisamment expliqué
l'impression extraordinaire que la pré-
sence du jeune homme fit sur le prince-
évéque. Il regarda long-temps en si-
lence le jeune et bel ouvrier avec une
satisfaction visible; ensuite il le ques-
tionna sur toute sa vie passée. Jean
répondit à tout avec franchise et mo-
destie, et prouva enfin au prince, par
des raisons aussi claires que convain-
cantes, pourquoi la machine de l'ar-
chitecte, fort bonne d'ailleurs peut-
être, pour obtenir d'autres résultats,
n'aurait jamais pu produire l'effet qu'on
'en promettait.
MAITRE JEAN WACHT. I9
A la demande du prince, si Wacht
oserait prendre sur lui d'indiquer une
machine plus propre à enlever ces
grosses masses, celui-ci répondit que
pour construire une telle machine , il
lui fallait seulement un jour, avec l'as-
sistance de son camarade Engelbrecht
et de quelques manœuvres adroits et
de bonne volonté.
On s'imagina facilement quelle fut
la joie maligne de l'architecte et de ses
gens; ils pouvaient à peine attendre la
matinée, où l'étranger présomptueux
se ferait huer et chasser avec sa courte
honte. Mais les choses se passèrent au-
trement que ces bonnes gens n'avaient
pensé et peut-être espéré.
Trois crics, dont l'action était habi-
lement combinée, conduits chacun par
huit ouvriers, élevèrent les pesantes so-
Uves jusqu'à la hauteur du toit avec tant
de facilité , qu'elles paraissaient danser
20 CONTES KOCTURNÊS.
dans les airs. Dès ce moment, la répU'
tation de l'habile et brave ouvrier se
trouva faite. Le prince le pria instam-
ment de rester à Bamberg et d'y ac-
quérir le droit de maîtrise , lui pro-
mettant toutes les facilités possibles.
Wacht hésita , quoiqu'il se plût beau-
coup dans une ville si riante , où l'on
vit à si bon marché. Des constructions
considérables, auxquelles on travail-
lait dans ce moment, étaient un puis-
sant motif pour l'engager à rester; mais
ce qui l'y détermina entièrement, ce
fut une circonstance qui exerce bien
souvent une influence décisive dans la
vie.
Jean Wacht retrouva inopinément
à Bamberg une belle et vertueuse fille ^
qu'il avait vue , quelques années aupa-
ravant, à Erlangen, et avec laquelle ,
déjà à cette époque , il avait souvent
échangé de doux regards. En deux
MAITRE JEAN WACHT. Cil
mots , — Jean Wacht devint maître ,
épousa la jeune fille d'Erlangen , et
par son habilité et son travail assidu,
se procura bientôt les moyens d'ache-
ter une jolie maison, située sur le
Kaulberg, avec une vaste cour don-
nant sur les montagnes.
22 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IXX.
Pour quel mortel l'étoile du bon-
heur brille-t-elle d'un éclat invariable!
Le ciel avait résolu de soumettre notre
brave Jean Wacht, à une épreuve , à
MAÎTRE JEAN WACHT. q3
laquelle tout autre homme d'un esprit
moJDS ferme , eût peut-être succombé.
Le premier fruit de son mariage fut
un fils , un charmant jeune homme,
qui paraissait vouloir suivre les traces
de son père. Il avait dix-huit ans ,
lorsqu'un violent incendie éclata du-
rant la nuit, non loin de la maison
de Wacht. Le père et le fils y couru-
rent par devoir d'état, pour chercher
à maîtriser le feu. Le fils grimpa har-
diment sur les toîtsavec d'autres char-
pentiers, pour abattre autant que pos-
sible la charpente qui était toute en
flammes. Le père, qui était resté en
bas pour diriger, comme de coutume,
les travaux de démolition et les pom-
pes, ayant levé les yeux, reconnut
l'effroyable danger que couraient Jean
son fils et les ouvriers, et leur cria :
Descendez , descendez. — II était trop
tard. — Le mur mitoyen s'écroula
24 CONTES NOCTURNES.
avec un fracas épouvantable, et le fils
de Wacht fut écrasé au milieu des
flammes, qui poussaient comme en
triomphe, leurs tourbillons bruyans
vers les cieux.
Ce coup terrible ne fut pas le seul
qui devait frapper notre pauvre Jean
Wacht. Une imprudente servante se
précipita en poussant des cris lamen-
tables dans la chambre où était cou-
chée la maîtresse de la maison, qui,
à peine rétablie d'une violente maladie
nerveuse, tremblait de frayeur à la vue
du feu dont le reflet rougeâtre se ré-
fléchissait sur le mur.
— Votre fils Jean a été écrasé : le
mur mitoyen l'a enseveli dans les
flammes avec ses camarades !
Ainsi criait la servante.
Comme soulevée par une force sou-
daine, la femme de Wacht s'élance
hors de son lit; au même instant elle
MAÎTRE JEAN WACHT. 25
retomba en poussant un profond sou-
pir.
Une apoplexie nerveuse l'avait frap-
pée; elle était morte.
— Voyons maintenant , se dirent
les bourgeois de Damberg, comment
maître Wacht supportera son malheur.
Assez souvent il nous a prêché que
rhomme ne doit pas se laisser abattre,
même par les plus grandes pertes ;
mais qu'il doit toujours tenir la tête
haute, et opposer à son malheur la
force que le créateur lui a donnée.
Voyons maintenant quel exemple il
nous donnera.
Wacht ne parut point dans l'atelier^
mais on fut surpris d'y voir régner la
même activité qu'au paravant,de sorte
qu'il n'y eut pas la moindre interrup-
tion dans les travaux. Les ouvrages ,
qui avaient été commencés , furent
XY. ?,
26 CONTES NOCTURNES.
achevés comme si nul malheur ne fût
arrivé au maître.
Wacht , avec un courage iné-
branlable, d'un pas ferme, portant
sur son visage calme et sérieux toute
la consolation, tout l'espoir que lui
donnait la foi, avait accompagné au
tombeau les restes de sa femme et de
son fils. — Engelbrecht, dit-il, il est
nécessaire maintenant que je reste
seul avec ma douleur qui menace de me
briser le cœur; je veux me familiariser
avec elle. Je me retire dans ma cham-
bre pour huit jours : toi , frère , toi mon
actif et zélé maître ouvrier, tu sais
ce qu'il y a à faire pendant ce temps.
En effet, pendant huit jours, maître
Wacht ne quitta pas sa chambre. La
servante remportait souvent les mets
sans qu'il y eût touché, et l'on enten-
dait souvent du vestibule cette douce
MAITRE JEAN WACHT. 27
plainte qui pénétrait l'âme : — O ma
femme !0 mon Jean !
Un grand nombre de ses amis
était d'avis qu'il fallait l'arracher à
la solitude , où le chagrin , auquel il
s'abandonnait sans cesse , finirait par
l'accabler. jMaisEngelbrecht leur repli
qua: — Laissez-le faire , vous ne con-
naissez pas mon Jean. Si le ciel lui a
envoyé cette dure épreuve, il lui a
aussi donné la force de la surmonter
et toute consolation ne pourrait que
lui faire mal. Au reste, je sais fort bien
de quelle manière il parviendra à se
vaincre.
Engelbrecht prononça ces dernières
paroles d'un air presque rusé , sans
expUquer ce qu'il voulait dire. Il fallut
donc s'en contenter, et laisser le mal-
heureux Wacht en repos.
Huit jours s'étaient écoulés. Le neu-
vième , un beau jour d'été , à cinq
28 CONTES NOCTURNES.
heures du matin, maître Wacht parut
tout-à-coup dans la cour , au milieu
des compagnons qui étaient en plein
travail. Les haches, les scies s'inclinè-
rent dans leurs mains , et ils s'écriè-
rent; — Maître Wacht, notre bon maî-
tre Wacht !
Il s'avança au milieu d'eux avec un
visage serein , où les traces de l'afflic-
tion vaincue donnaient à l'expression
de la bonté le caractère le plus touchant,
et leur annonça que le ciel en sa miséri-
corde lui avait envoyé l'esprit de grâce
et de consolation , qu'il avait repris sa
force et qu'il allait se remettre à ses tra-
vaux avec fermeté et courage. Puis il
se dirigea vers le bâtiment situé au
milieu de la cour servant de dépôt
pour les outils et où l'on tenait regis-
tre des ouvrages à faire.
Engelbrecht, les compagnons , les
MAITRE JEAN WACHT. 29
apprentis , le suivirent en cortège. En
entrant , il s'arrêta comme pétrifié.
Dans les décombres de la maison
incendiée , on avait retrouvé la hache
du pauvre Jean , reconnaissable à des
marques certaines , et dont le manche
était à moitié brûlé. Ses camarades
l'avaient suspendue au mur , en face de
la porte ; à l'entour ils avaient peint
avec un art assez grossier une guir-
lande de roses et de cyprès. Au des-
sous de la guirlande était marqué le
nom de leur cher camarade , ainsi que
l'année de sa naissance, et la date de la
malheureuse nuit où il avait péri.
— Pauvre Jean ! s'écria maître
Wacht , en voyant ce monument , et
un torrent de larmes s'échappa de ses
yeux ; pauvre Jean , c'est pour le bien
de tes semblables que tu levas cet ins-
trument pour la dernière fois : main-
tenant tu reposes dans la tombe, et tu
3o CONTES NOCTURNES.
ne travailleras plus à mes côtés, et tu
ne m'aideras plus dans mes fatigues.
Ensuite maître Wacht fit le tour
des ouvriers , serrant avec cordialité la
main de chaque compagnon , de cha-
que apprenti et dit : — Pensez à lui l
Alors tous retournèrent à leur beso-
gne , excepté Engelbrecht que Wacht
pria de rester avec lui.
— ■ Vois , mon vieux camarade , lui
dit Wacht , quelle voie miraculeuse la
puissance éternelle a choisie pour me
faire surmonter ma grande affliction.
Dans le jour où le chagrin d'avoir
perdu ma femme et mon fils d'une
manière si cruelle faillit m'accabler ,
Dieu m'inspira l'idée d'une machine de
la construction la plus ingénieuse et
la plus artistement combinée , qui
depuis long-temps était l'objet de mes
réflexions, sans que j'eusse pu la trou-
ver jusque là. Regarde !
MAÎTRE JEAN AVACHT. 3f
Et maître Wacht déroula le dessin
auquel il avait travaillé pendant ses
derniers jours de douleur. Engelbrecht
ne fut pas moins frappé de la hardiesse
et de l'originalité del'invention, que de
Textréme netteté de l'exécution. Le mé-
Ccinisme était si ingénieux , si compli-
qué qu'Engelbrechty malgré sa grande
expérience , ne put d'abord le com-
prendre ; sa joie et son étonnement
éclatèrent avec d'autant plus de viva-
cité , lorsque Wacht , lui ayant ex-
pliqué jusqu'aux moindres détails, il
fut convaincu que l'exécution ne pour-
rait manquer de réussir.
32 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IV.
La famille de Wacht n'était plus com-
posée que de deux filles , mais elle de-
vait bientôt être augmentée.
Quelque laborieux , quelque habile
MAÎTRE JEAN WACHT. 33
que fût Engelbrecht , il n'avait pu réus-
sir à s'élever à cette aisance qui dès
long-temps avait couronné les entre-
prises de Wacht. Le plus funeste en-
nemi de la vie , contre lequel toutes
les forces humaines sont impuissantes,
s'était déchaîné contre lui pour le
perdre , et le perdit en effet : c'était
l'infirmité du corps. Il mourut, et lais-
sa sa femme et deux enfans dans un
état voisin de la misère. La femme
retourna dans son pays , et maître
Wacht eût volontiers pris les deux fils ,
mais cela ne pouvait se faire ainsi que
pour l'aîné , Sébastien. C'était un gar-
çon vigoureux et intelligent, plein de
goût pour le métier de son père, et qui
promettait de devenir un fort bon char-
pentier. Wacht espérait que la raideur
intraitable de son caractère qui parais-
sait quelquefois dégénérer en mé-
chanceté , ainsi que son humeur un
34 CONTES NOCTURNES.
peu rude, qui devenait souvent deia
violence . céderaient à une éducation
conduite avec prudence. Le frère ca-
det, Jonathan , était en tout contraire
à l'aîné : c'était un joli petit enfant
d'une complexion faible ; la douceur
et la bonté se peignaient dans ses yeux
bleus , et comme il montrait un es-
prit éminent et un goût décidé pour
les sciences , le sensible docteur en
droit, Théophile Eichheimer , le pre-
mier et le plus ancien avocat de la
ville , l'avait pris d^^ns sa maison , du
vivant de son père , pour l'initier à
la science du droit.
C'est ici que se manifesta un de
ces invincibles préjugés de Wac ht
dont il a déjà été question plus haut.
Wacht portait en lui l'entière convic-
tion que tout ce que l'on entendait
par jurisprudence n'était qu'une doc-
trine artificieuse, d'invention humaine,
MA.ÎTRE JEAN WACHT. 35
qui ne servait qu'à embrouiller les
vrais principes du droit qui sont gra-
vés dans le cœur de tout homme ver-
tueux. S'il ne pouvait condamner
intérieurement l'institution des tribu-
naux, il avait rejeté toute sa haine sur
les avocats qu'il regardait tous, sinon
comme de misérables trompeurs ,
du moins comme des hommes méprisa-
bles, qui faisaient un honteux trafic de
ce qu'il y a de plus saint et d^ plus
vénérable au monde. On verra que
Wacht, d'ailleurs fort sensé, et qui avait
des vues si justes sur toute chose , res-
semblait en ce pointa la plus grossière
populace. Si, d'un autre côté , il n'a-
cordait aucune pitié , aucune vertu
aux partisans de l'église catholique ,
s'il se méfiait de tout catholique , on
pouvait le lui pardonner plus facile-
ment, vu qu'il s'était nourri à Augs-
bourg des principes d'un protestan-
îte CONTES NOCTURNES.
tisme fanatique. On conçoit combien
son cœur dut être navré lorsqu'il vit
le fils de son plus fidèle ami entrer
dans une carrière qu'il détestait si pro-
fondément.
Toutefois la volonté du défunt lui
était sacrée , d'ailleurs Jonathan était
trop faible pour qu'on pût l'élever pour
un métier qui eût exigé les moindres
forces corporelles; et lorsque le vieux
Théophile Eichheimer, dans ses entre-
tiens avec le maître, faisait l'éloge de
la piété et de l'intelligence du petit
Jonathan , maître Wacht oubliait pour
un moment l'avocat, la jurisprudence
et ses préjugés. Il avait fondé tout son
espoir sur ce que Jonathan , qui por-
tait dans son cœur toutes les vertus
du père, quitterait une telle profes-
sion dès qu'il serait parvenu à l'âge
de maturité, et en état de sentir tout
ce qu'elle a d'infâme.
MAÎTRE JEAN WACHT. Sy
Si Jonathan était un jeune horame
paisible, studieux, livré à l'étude, Sé-
bastien se laissait aller sans contrainte
à la fougueuse pétulance de son natu-
rel. Mais comme il montrait dans le
métier toute l'habileté de son père ,
et qu'on n'avait jamais eu à le repren-
dre ni sur son application, ni sur la
netteté de son travail, Wacht attri-
buait ses espiègleries , par fois un peu
trop fortes, à l'emportement d'une
jeunesse bouillante et impétueuse, et
il les lui pardonnait, espérant, comme
d le disait, que, dans ses voyages, Sé-
bastien userait ses cornes.
Sébastien commença de bonne heure
à voyager, et maître Wacht n'en reçut
plus de nouvelles jusqu'au moment où,
devenu majeur, il lui réclama de Vienne
son petit héritage paternel. Maître
Wacht le lui fit remettre jusqu'au der-
nier denier, et il en reçut un acquit
38 CONTKS NOCTURNES.
qui lui fut expédié par les tribunaux
autrichieijs.
La même différence de caractère,
qui distinguait les frères Engelbrecht,
se manifestait chez les deux filles de
Wacht, dont l'aînée se noranriait Reltel
et la cadette Nanni.
Il est à propos de remarquer que,
selon l'opinion généralement répandue
a Bamberg , le prénom de Nanni est le
plus beau et le plus gracieux qu'une
jeune fille puisse porter. Si donc,
cher lecteur, vous demandez à une jo-
lie enfant, à Bamberg: — Comment
vous appelez -vous, mon ange? La
belle baissera les yeux toute confuse,
tirera légèrement avec sa main son
tabher de soie noire, et rougissant un
peu, vous répondra à voix basse avec
une grâce charmante: — Eh mais,
Nanni , monsieur !
Rettel, la fille aînée de Wacht, était
MAÎTRE JEAN WACHT. 39
petite, rondelette, haute en couleurs,
avec (le petits yeux noirs toujours
rians. Quant à son instruction et à
toute sa manière d'être, elle ne s'était
pas élevée au-dessus de sa condition.
Elle jasait avec les commères, aimait
beaucoup la toilette, s'habillait avec
plus de recherche et de luxe que de
goût , mais son véritable élément ,
l'objet de toutes ses pensées et de
toute son activité, c'était la cuisine.
Aucune cuisinière, pas même la plus
expérimentée, ne savait donner un
goût aussi exquis au civet de lièvre,
aux abattis d'oie. Elle exerçait un em-
pire illimité sur les gelées; sa main
habile accommodait en perfection les
légumes, tels que les choux de Savoie,
les choux verts, un tact délicat et in-
faillible ne la laissant pas un moment
indécise sur le plus ou le moins de
graisse; et ses gaufres défiaient les
4o CONTES NOCTURNES.
productions les plus parfaites des plus
luxurieuses hermès.
Le père Wacht était fort satisfait du
talent culinaire de sa fille , et alla jus-
qu'à dire un jour, qu'il était impossible
que le prince-évêque eût sur sa table
des macaronis au jambon plus succu-
lens. La bonne Rettel en éprouva une
joie si vive au fond du cœur, qu'elle
fut sur le point d'envoyer au prince-
évéque un énorme plat de ces maca-
ronis, et cela un jour maigre. Heureu-
sement maître Wacht éventa la mine
à temps, et empêcha, en riant de bon
cœur, l'exécution d'un si hardi projet.
La grosse petite Rettel était , non-
seulement une fort bonne ménagère,
une cuisinière accomplie , mais en
même temps la bonté, la fidélité et la
piété filiale même. Wacht la chérissait
tendrement.
Toutefois des esprits tels que Wacht
MAÎTRE JEAN WACHT. f^ï
ont, malgré leur gravité, une certaine
malice ironique, qui s'exerce en maintes
circonstances.
Il était impossible queRettel n'exci-
tât pas, par sa manière d'être, la caus-
ticité de son père, de sorte que ses
rapports avec sa fille prenaient souvent
une couleur assez bizarre. Je n'en ci-
terai qu'un seul exemple. Dans la mai-
son de maître Wacht se présenta un
jeune homme d'humeur fort paisible,
joli garçon , qui avait un emploi dans
la chambre des finances du prince-évê-
que, et qui vivait fort à son aise. Selon
la loyale coutume allemande, il s'a-
dressa au père pour lui demander la
main de sa fille aînée , et maître Wacht
ne put faire autrement que de lui ac-
corder l'entrée de sa maison, afin qu'il
lui fiit loisible de gagner l'affection de
sa fille. Celle-ci, instruite des vues de
ce jeune homme, le regarda avec les
XV. /l
f\1 CONTES NOCTURNES.
yeux les plus rians du monde, dans
lesquels on lisait distinctement: — Cher
époux, que ne puis-je déjà cuire nos
gâteaux de noce !
Maître Wacht n'éprouvait pas la
même inclination pour l'employé de
i'évéque.
Dâbord, et cela s'entend, il était ca-
tholique; puis, quand Wacht le con-
nut mieux, il crut remarquer en lui
quelque chose de réservé, de caute-
leux, qui annonçait un esprit préoc-
cupé, et il eût volontiers éloigné de
sa maison un amant si peu de son goût.
Maître Wacht observait avec beau-
coup de sagacité, et savait tirer parti
de ses observations avec adresse et
intelligence. C'est ainsi qu'il avait re-
marqué que M. Rastner faisait peu de
cas des mets bien assaisonnés, mais
qu'il faisait honneur à tous les plats
sans montrer le moindre goût. Un di-
MAÎTRE JEAN WACHT. l[5
manche, M. Rastner dînait comme à
Tordinaire chez maître Wacht; celui-
ci se mit à vanter et à priser avec af-
fectation chaque mets que l'active
Rettel faisait servir, et engagea non-
seulement Rastner à faire chorus avec
lui, mais lui demanda son avis sur tel
ou tel plat en particulier. Rastner as-
sura sèchement qu'il était un homme
fort sobre et fort modéré, accoutumé
dès son enfance à une extrême fruga-
lité; qu'à dîner, une cuillerée de soupe
lui suffisait avec une tranche de bœuf;
qu'à son soupe, il se contentait d'une
petite portion d'œufs brouillés et d'une
goutte d'eau-de-vie; qu'au reste, à six
heures du soir, un verre de bière,
qu'il prenait autant que possible en
plein air, au sein de la belle nature,
était tout son régal. On peut se figu-
rer quels regards la petite Rettel lança
au malheureux Rastner, mais ce ne
44 CONTES NOCTURNES.
fut pas tout. On servit des dampj-
noudle à la bavaroise, qui avaient par-
faitement levé, et qui faisaient l'orne-
ment de la table , le frugal Rastner
prit son couteau et coupa la dampf-
noudle qu'il avait eu pour sa part ,
en plusieurs morceaux avec la plus
froide indifférence. A cette vue, Ret-
tel sortit précipitamment en jetant des
cris lamentables.
Le lecteur qui ne connaît pas la ma-
nière dont il faut manger cette espèce
de pâtisserie , saura qu'on doit la rom-
pre avec la main, parce que si on la
coupe, elle perd tout son goût et com-
promet l'bonneur de la cuisinière.
Depuis ce moment Rettel regarda
le frugal Rastner comme un homme
affreux. Maître Wacht se garda bien
de la contredire, et le terrible icono-
claste culinaire perdit pour jamais sa
fiancée.
MAÎTRE JEAN WACHT. ^5
Si les diverses nuances du portrait
de la petite Rettel ont presque coûté
trop de paroles, quelques traits suffi-
ront au bienveillant lecteur pour se
représenter le visage, la figure, le
maintien, enfin l'image complète de
la gracieuse Nanui.
Dans TAllemagne méridionale, sur-
tout en Franconie , et presqu'exclusi-
vement dans la classe bourgeoise, on
trouve des tailles si élégantes , si
sveltes, des figures d'ange, si pieuses
et si ravissantes , avec une expression
de si douce langueur, des yeux si
bleus, un sourire si céleste sur des
lèvres de rose, que Ton s'aperçoit fa-
facilement, que les anciens peintres
n'avaient pas besoin de chercher bien
loin les originaux de leurs madones.
Tels étaient les traits, la taille de la
vierge d'Erlangen , lorsque maître
Wacht l'épousa; et Nanni était son
portrait fidèle.
46 CONTES NOCTURNES.
Une modestie pudique, une dou-
ceur exquise, un tact sûr et fin,
avaient été l'apanage de sa mère.
Nanni moins grave et moins réservée,
était en revanche la grâce même; et
le seul reproche qu'on pouvait lui
faire, c'était une sensibilité, qui dé-
générait facilement en une sensiblerie
larmoyante, et qui la rendait trop im-
pressionnable.
Maître Wacht ne pouvait regarder
la chère enfant sans émotion, et l'ai-
mait d'une manière d'ordinaire peu
commune aux âmes fortes.
Il se peut qu'il eût gâté, des les pre-
mières années, ce cœur trop sensible,
et qu'il eût ainsi puissamment contri-
bué à éveiller et à nourrir cette facilité
à s'émouvoir qui lui était propre.
Nanni aimait à se mettre simple-
ment, mais elle s'habillait d'étoffes très-
fines, et suivait des modes qui dépas-
MAÎTRE JEAN WACHT. 4?
saient de beaucoup la sphère de sa
condition. Wachtla laissait faire, parce
que, ainsi vêtue, l'aimable enfant était
ravissante de grâce et de beauté.
Ici je dois me hâter d'effacer une
image, qui pourrait se présenter au
lecteur qui s'est trouvé à Bamberg il y
a longues années , et qui se rappelle
la coiffure affreuse et sans goût, qui
défigurait alors les plus jolis visages.
Elle consistait en un bonnet uni, adhé-
rent à la tête, qui ne laissait pas pa-
raître la moindre petite boucle, et un
ruban noir, pas trop large, qui col-
lait exactement au front, et qui al-
lait se joindre par derrière au bas de
la nuque, en un nœud fort grossier.
Par la suite, le ruban devint plus large,
au point d'atteindre à la largeur dé-
mesurée de près d'une aune et demie,
de sorte qu'il fallait le commander
exprès dans les fabriques et qu'avec la
48 CONTES NOCTURNES.
doublure de carton il s'élevait dans les
airs comme la pomme d'un clocher.
Le nœud, qui par sa largeur, dépas-
sant de beaucoup les épaules, ressem-
blait aux ailes déployées d'un aigle,
était attaché précisément au-dessus de
la fossette de la nuque. Sur les tempes
et près des oreilles serpentaient de
petites boucles, et cependant parmi
les Bambergeoises il y avait plus d'une
belle à qui ce costume bizarre al-
lait assez bien.
C'était un aspect des plus pittores-
ques que de voir passer un convoi fu-
nèbre, au moment où il se mettait en
marche. C'est l'usage à Bamberg de
faire inviter les bourgeois au convoi
d'un défunt, par la femme des morts,
comme on la nomme , qui , d'une voix
glapissante crie cette invitation dans
la rue devant la maison de chacun : —
monsieur ou madame N. , vous prie de
MAÎTRE JEAN WACHT. 49
lui rendre les derniers honneurs; les
commères et lesjeunes filles, qui ont as-
sez rarement occasion de prendre l'air,
ne manquent pas d'accourir en foule,
et de former un cortège qui ressemble à
une armée entière de noirs corbeaux et
d'aigles prêts à prendre la bruyante
volée.
Maitre Wacht , quelque contrarié
qu'il fût de ce que Jonatharv, devait
appartenir à un état qui lui était
odieux, ne le lui fit point sentir, ni
dans son enfance, ni plus tard dans
sa jeunesse. Au contraire, il voyait avec
plaisir que lepieux et paisible Jonathan
vînt tous les soirs chez lui, après avoir
terminé le travail de la journée , pour
passer la veillée avec ses deux filles et
la vieille Barbara. D'ailleurs Jonathan
avait la plus belle écriture du monde,
et maitre Wacht qui aimait beaucoup
XV. 5
5o CONTES WOCTCRNES.
une belle main , éprouva une vive
satisfaction , lorsque sa Nanni, dont
Jonathan s'était établi de son plein gré
le professeur d'écriture, commença
peu à peu à tracer les caractères avec
la même élégance que son maître.
Le soir, maître Wacht était occupé
dans son cabinet; quelquefois il allait
à la brasserie, où il trouvait ses collè-
gues, ginsi que les membres du con-
seil, et où il égayait à sa manière la
société par ses saillies spirituelles. Pen-
dant ce temps la vieille Barbara faisait
bourdonner son rouet, Rettel achevait
les comptes du ménage, ou réfléchis-
sait sur l'assaisonnement de mets nou-
veaux, ou bien racontait avec de
grands éclats de rire, à la vieille Bar-
bara, ce que les commères lui avaient
confié pendaiit la journée. Et notre
jeune homme?
— Il était assis h une table près de
MAITRE JEA:V WACHT. 0 1
Nanni, qui écrivait ou dessinait sous
sa direction. Mais écrire ou dessiner
pendant toute une soirée est une
chose fort ennuyeuse: il arrivait donc
souvent que Jonathan tirât de sa po-
che un Uvre fort proprement relié, et
d'une voix douce et mélodieuse , il
faisait une lecture à la sentimentale
Nanni.
Par le moyen du vieux Eicheimer,
Jonathan avait obtenu les bonnes grâ-
ces du jeune docteur, qui nommait
Wacht son vrai Verrina. Le comte de
Koesel était un bel esprit , qui dévorait
nuit et jour les ouvrages de Goethe et
de Schiller qui commençaient à s'éle-
ver à l'horizon littéraire, comme des
météores lumineux dont l'éclat effa-
çait tout. Il croyait avec raison décou-
vrir une tendance pareille dans le
jeune clerc de son avocat, et trouvait
un plaisir particulier non-seulement
52 COMTES NOCTURNES.
à lui prêter ces ouvrages , mais aussi
à les lire en commun avec lui.
Mais ce qui acheva de concilier à Jo-
i^than l'affection du comte , c'est qu'il
trouvait excellens les vers que le comte
fabriquait à la sueur de son front. Au
reste , la culture de Jonathan gagna
réellement par sa liaison avec le comte
un peu trop exalté sans doute, mais
qui ne manquait pas d'esprit.
Le lecteur sait maintenant quels
étaient les livres que Jonathan tirait
de sa poche, et lisait avec la belle
Nanni; et il peut juger par lui-même
quelle vive impression cette espèce
d'ouvrage devait faire sur une jeune
fille organisée comme Nanni.
Comme les larmes de Nanni cou-
laient, lorsque l'aimable clerc com-
mençait d'une voix triste et solennelle:
— Étoile de la nuit, etc.
L'expérience a prouvé souvent que
MAÎTRE JEAN WACHT. 53
des jeunes gens, qui chantent ensem-
ble de tendres duos, se mettent faci-
lement à la place des personnages ,
et qu'ils regardent ces duos comme
le texte et la mélodie de la vie: de
même que le jeune homme qui lit un
roman passionné à une jeune fille, de-
vient aisément le héros du poème,
tandis que la jeune fille prend peu à
peu dans ses rêveries le rôle de son
amante.
Chez des cœurs qui sympathisaient
aussi vivement ensemble que Jona-
than et Nanni, il n'eût pas même été
besoin de pareilles émotions, pour en
venir à s'aimer.
Ces deux enfans étaient un seul
cœur et une seule âme. Le jeune
homme et la jeune vierge étaient déjà
unis par l'amour le plus pur, et Wacht
ne se doutait nullement de cette liai-
son de sa fille : mais il devait bientôt
en être instruit.
04 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE V.
Par une application infatigable, et
par un vrai talent, Jonathan avait fait
en peu de temps de si rapides progrés,
qu'on pouvait regarder ses études en
droit comme achevées, et qu'on le
MAÎTRE JEAN WACHT. 55
jugea suffisamment instruit pour le
faire passer avocat.
Un dimanche il voulut surprendre
maître Wacht par la nouvelle de cet
avancement, qui lui assurait une po-
sition dans le monde. Mais quel fut
son effroi lorsque Wacht lui lança un
regard irrité, tel qu'il n'en avait jamais
vu jaillir de ses yeux.
— Quoi! s'écria Wacht, d'une voix
qui fit retentir l'appartement, misé-
rable vaurien, la nature t'a refusé les
iPorces du corps, mais elle t'a richement
orné des dons les plus précieux de
l'esprit, et tu veux en abuser comme
un traître et un méchant, d'une ma-
nière infâme, et tourner ainsi le cou-
teau contre ta propre mère? Tu veux
trafiquer du droit comme d'une vile
marchandise, sur la place publique, et
le peser à f;mx poids au pauvre paysan,
au citoyen opprimé, qui s'est en vain
56 CONTES NOCTURNES.
lamenté devant le fauteuil d'un juge
impassible, et prendre pour salaire le
denier ensanglanté que le pauvre te
présentera baigné de ses larmes?
Tu veux remplir ton cerveau de
fausses doctrines, œuvres mensongère»
des hommes, faire de la ruse un
métier, et t'engraisser par la fraude ï^
Toute vertu a-t-elle donc abandonné
ton cœur?
Ton père — tu t'appelles Engelbrecht.
Non, quand je t'entends nommer ainsi,
je ne veux pas croire que c'est le nom
de mon camarade Engelbrecht, qui
était la vertu et la droiture même; je
veux me figurer que c'est satan, qui
par un prestige infernal prononce ton
nom de dessus son tombeau , et fascine
les hommes au point de faire passer
un vil apprenti de la chicane pour le
fils du brave charpentier Godfréed En-
gelbrecht.— Sors d'ici! — tu n'es plus
MAÎTRE JEAN WACHT. 67
mon fils adoptifî — tu es un serpent
que j'arrache de mon sein. — Je te
chasse !
Nanni se jeta aux genoux de maître
Wacht, en poussant des cris doulou-
reux et déchirans.
— Mon père , s'écria-t-elle en proie
AU plus affreux désespoir, mon père,
si vous le chassez vous me chasserez
aussi, moi votre fille chérie; il est à
moi, c'est mon Jonathan, je ne puis
vivre sans lui dans le monde!
La pauvre fille tomba évanouie, et
sa tête frappa la muraille ; des gouttes
de sang rougirent son front pur et
blanc. Barbara et Rettel accoururent et
la portèrent sur un sopha. Jonathan
était resté stupéfait, comme frappé par
la foudre , et incapable du plus léger
mouvement.
Il serait difficile de décrire l'émotion
qui se révélait sur la figure de Wacht.
58 CONTES NOCTURNES.
Au lieu d'un rouge enflammé, une pâ-
leur mortelle couvrait ses traits : seu-
lement dans ses yeux hagards luisait
encore un feu sombre, la sueur froide
de la mort paraissait inonder son front.
Pendant quelque temps il regarda fixe-
ment et en silence devant lui; enfin sa
poitrine oppressée se soulagea, et il dit
d'un ton de voix singulier : — C'était
donc cela! Puis il marcha à pas lents
vers la porte, où il s'arrêta, et se re-
tournant à moitié, il cria aux femmes:
— IN'épargnezpoint l'eau de Cologne, et
toutes ces simagrées auront bientôt
cessé.
Peu de temps après, on vit le maître
sortir précipitamment de la maison et
s'acheminer vers les montagnes.
On peut se figurer dans quelle pro-
fonde affliction la famille fut plongée.
Rettel et Barbara ne pouvaient conce-
voir ce qui s'était passé de si épouvan-
MAITRE JEAN WACHT. ^JQ
table, et leur inquiétude et leur effroi
furent au comble lorsque le maître ne
rentra pas pour le souper, ce qu'il n'a-
vait encore jamais fait, et qu'il resta de-
hors jusque fort avant dans la nuit.
Alors on l'entendit venir, ouvrir la
porte de la maison, la fermer avec
bruit, monter à grands pas l'escalier,
et s'enfermer dans sa chambre.
6o
COKIES NOCTURNES.
CHAPITRE VI.
La pauvre Nanni reprit bientôt
l'usage de ses sens , et laissa couler ses
larmes en silence, mais Jonathan j6t
éclater son désespoir en violentes ex-
plosions, et parla plusieurs fois de se
MAÎTRE JEAN WACHT. 6l
brûler la cervelle. Fort heureusement
les pistolets ne sont point une partie
indispensable du mobilier d'un jeune
avocat sentimental, ou, s'ils s'y trou-
vent, il y manque ordinairement la
platine ou toute autre pièce.
Après que Jonathan eut couru au
hasard dans quelques rues, comme un
homme éperdu, ses pas le conduisirent
comme par instinct vers son noble pa-
tron,auquel il peignit sa peine inouïe au
milieu des éclats de la plus farouche
douleur. Il n'est pas besoin d'ajouter
que le jeune avocat amoureux était,
à en croire son désespoir, le premier
et le seul homme sur la terre à qui
chose si monstrueuse fut arrivée; aussi
accusait-il le destin et toutes les puis-
sances ennemies de ne s'être conjurés
que contre lui.
Le juge {'écouta tranquillement , et
avec un certain intérêt.
62 COiVTES NOCTURNES.
— Mon cher et jeune ami, lui dit-il
en prenant l'avocat avec amitié par la
main, et le conduisant vers un fau-
teuil; mon cher et jeune ami, jusqu'à
présent j'ai toujours regardé le maître
charpentier Wacht comme un grand
homme dans son genre, mais je vois
aujourd'hui que c'est en même temps
un grand fou. Les fous font comme les
chevaux rétifs , on a de la peine à les
faire tourner; mais une fois qu'on y est
parvenu, ils trottent gaîment dans le
chemin battu. La scène fâcheuse d'au-
jourd'hui, malgré la colère insensée du
vieillard, ne doit point vous faire re-
noncer à la main de Nanni.
Mais avant de nous entretenir plus
au long de votre délicieuse et roma-
nesque intrigue, prenons ici un petit
déjeuner. Vous en avez été pour votre
dîner chez le vieux Wacht, et moi , je
ne dîne qu'à quatre heures au séehof *.
* château de plaisance aux euvirons de Bamberg Tr.
MAÎTRE JEAN WACHT. 63
Sur la petite table où le juge et l'avo-
cat étaient assis, on servit un déjeuner
fort appétissant. Du jambon de Baïonne,
garni d'oignons du Portugal, une per-
drix rouge, des truffes au vin rouge,
un pâte de foie d'oies de Strasbourg, et
du beurre aussi jaune et aussi luisant
que le muguet. Avec cela perlait, dans
une belle carafe de cristal, un généreux
vin de Champagne de l'espèce non
mousseuse. Le juge, qui n'avait point
quitté sa serviette au moment où il
reçut le jeune avocat, servit, après que
le valet de chambre eut promptement
apporté un deuxième couvert, les
plus beaux morceaux à l'amant déses-
péré, et celui-ci ne se laissa pas faire
faute. Quelqu'un a eu l'insolence de
prétendre que l'estomac était au pair
avec tout le reste de l'organisation phy-
sique et psychique de l'homme. C'est
une assertion impie, abominable; mais
64 CONTES NOCTURNES.
ce qu'il y a de certain, c'est que l'esto-
mac, en tyran despotique ou en mys-
tificateur ironique, sait souvent faire
triompher sa volonté.
C'est ce qui arriva dans cette occa-
sion.
Car,machinalement et sans y penser,
l'avocat eut avalé en quelques minutes
une tranche énorme de jambon, exercé
de terribles ravages dans la garniture
portugaise, fait main-basse sur une per-
drix, et dévoré plus de truffes et plus
de pâté de foie d'oies qu'il ne sied à un
avocat rempli de douleur. De plus, le
juge et l'avocat trouvèrent le Champa-
gne tellement à leur goût, que le valet
de chambre fut obligé de remplir une
seconde fois la carafe de cristal.
L'avocat sentit une chaleur bienfai-
sante pénétrer dans tout son intérieur,
et son désespoir ne le saisissait plus
qu'avec des élancemens extraordinai-
MAÎTRE JEAN WACHT. 65
res, assez semblables aux secousses
électriques , douloureuses et agréables
en même temps. Il fut accessible aux
consolations de son patron, qui, après
avoir savouré lentement la dernière
goutte de son vin, se crut en position
de le faire, et commença ainsi :
— D'abord, mon cher et bon ami ,
vous ne devez pas être assez sot pour
croire que vous êtes le seul homme
sur la terre à qui un père refuse la main
de sa belle. Au reste, ceci ne fait rien du
tout à l'affaire, comme je vous l'ai déjà
dit. La raison pour laquelle le vieux fou
vous hait est si insensée qu'elle ne sau-
rait durer, et que cela vous paraisse
absurde ou non, je puis à peine sup-
porter l'idée que tout cela finira tout
prosaïquement, et que Ton ne dira au-
tre chose de toute cette aventure , si-
non que Pierre a demandé la main de
XV. 6
66 CONTES NOCTURNES.
Marguerite, et que Pierre et Marguerite
sont devenus mari et femme.
La situation est d'ailleurs neuve et
superbe, puisque la haine contre l'état
que le cher fils adoptif a embrassé est
l'unique levier que puisse mettre en
mouvement l'élément tragique et
choisi de l'action ; mais venons à l'es-
sentiel. Vous êtes poète, mon ami , et
ceci change tout; votre amour, vos
souffrances doivent vous apparaître
comme un morceau poétique dans
tout l'état de la sainte poésie. Vous
entendez les accords que la muse
descendue vers vous, fait jaillir de sa
lyre, et dans un divin enthousiasme
vous recueillerez ses paroles ailées qui
peignent votre amour et vos souf-
frances. Comme poète vous êtes dans
ce moment l'iiomme le plus heureux
de la terre, puisque vous êtes blessé
réellement dans le plus intime de votre
3IA1TRE JEATf WACHT. 07
être, et que le sang de votre cœur
coule a flots; vous n'avez donc pas be-
soin d'excitans artificiels pour vous
mettre en verve, et faites-y bien atten-
tion , ces temps d'affliction vous feront
produire de grandes et de magnifiques
choses.
Je dois vous faire remarquer que
dans ces premiers momens un senti-
ment singulier et très-désagréable se
mêlera aux douleurs de votre amour,
sentiment qui ne se laisse point enca-
drer dans la poésie, mais qui s'éva-
nouira bientôt: et afin que vous me
compreniez, je vous donnerai un
exemple. Un malheureux amant a été
roué de coups par un père courroucé,
et mis à la porte. Si la maman offensée
enferme la fillette dans sa chambre et
met la maison sous les armes pour re-
pousser l'assaut de l'amant désespéré,
si même les poings les plus plébéiens
68 CONTES NOCTURNES.
ne respectent point le drap le plus fin
( ici. le juge se mit à soupirer légère-
ment), il faut que cette prose fer-
mentée d'une misérable trivialité se
soit d'abord évaporée, pour que la dou-
leur poétique se dépose librement dans
toute sa pureté. On vous a vertement
tancé, mon cher et jeune ami, c'était
la prose amère qu'il fallait vaincre ;
vous l'avez vaincue, livrez-vous main-
tenant tout entier à la poésie.
Voici les sonnets de Pétrarque , les
élégies d'Ovide, prenez, lisez, faites
des vers , récitez-moi ceux que vous
aurez faits; et en attendant, ajouta - 1-
il en le poussant par les épaules, cou-
rez à la foret, comme il convient à un
amant.
MA.ÎTRE JEA-N WACHT. 69
«
CHAPITRE VU.
Il serait fort ennuyeux de peindre
tout au long, ce que firent Nanni et
Jonathan dans leur affliction ; cela se
trouve dans tout mauvais roman , et il
est parfois très-plaisant de voir les gri-
70 CONTES NOCTURNES.
maces que fait un malheureux auteur
pour paraître neuf.
Mais ce qui me paraît fort impor-
tant c'est de suivre Wucht dans la mar^
che de ses idées.
Il doit paraître très-digne de remar-
que qu'un homme d'une âme forte et
puissante telle que celle de maître Wacht
qui supportaitavec un courage inébran-
lableet une inflexible fermeté ce qui lui
arrivait de plus affreux , et ce qui eût
anéanti des cœurs moins fermes, se
trouvât entièrement hors de lui par un
accident que tout autre père de famille
eût regardé comme un événement or-
dinaire et facile à surmonter.
Wacht avait appris à connaître le
cœur féminin d'un côté simple mais
sublime ; sa propre femme l'avait mis à
même de jeter un regard sur la nature
véritable de son sexe , comme dans un
iac aussi clair qu'une glace. Il connais-
3IÀ.1TRE JEAN WACHT. -J I
sait le courage héroïque de la femme.
La sienne, orpheline, avait perdu la
succession d'une tante immensément
riche, l'amour de tous ses parens; elle
avait résisté avec un courage inébran-
lable aux cruelles tentatives des prê-
tres, qui remplirent sa vie de tour-
niens et d'amertumes, lorsque après
avoir été élevée dans la religion catho-
lique, elle épousa Wacht qui était pro-
testant, et que, par suite d'une ardente
couviction, elle eut peu de temps après
adopté elle-mémecettecroyance.Toutes
ces pensées se présentaient à l'esprit de
Wacht, et il versa des larmes brillantes
lorsqu'ilse rappela avec quelleémotion
il avait conduit la vierge à l'autel.
Nanni était en tout sa mère; Wacht ai-
mait cette enfant avec une ardeur à la-
quelle rien ne pouvait être comparé,
et cela était plus que suffisant pour lui
faire rejeter comme abominable toute
^2 CONTES NOCTURNES.
mesure qui eût la moindre apparence
de la violence. Si d'un antre côté il
repassait toute la vie de Jonathan, il
était forcé de s'avouer que toutes les
vertus d'un jeune homme pieux, ap-
pUqué, modeste, ne pouvaient pas ai-
sément se trouver réunies avec autant
de bonheur qu'en celui-ci, dont la fi-
gure belle et expressive , avec des traits
peut-élre un peu trop délicats, pres-
que féminins, dont le corps petit e
faible, mais bien pris , annonçaient une
âme tendre et spirituelle; si de plus il
songeait que les deux enfans avaient
toujours été ensemble, qu'il existât
une sympathie manifeste entre leurs
caractères, il ne pouvait concevoir,
comment il n'avait pas pu prévoir ce
qui était arrivé, pour prendre à temps
les mesures nécessaires; — mais il était
trop tard.
Il marchait au miUeu des mon-
MAÎTRE JfAN ^VACH^. 7^
tagiies poussé par un-e agitation vio-
lente, et telle qu'il n'en avait jamais
éprouvée ; il ne pouvait parvenir à maî-
triser son trouble et encore moins à
prendre une résolution. Déjà le soleil
commençait à baisser, lorsqu'il arriva
au village de Buch : il entra à Thôtelle-
rie, et se fit servir quelques mets avec
une bouteille d'excellente bière de
roche.
— Eh, bon soir! Quelle singulière
apparition , maître Wacht au joli
village de Buch, par une si belle soi-
rée de dimanche? En vérité, j'en croyais
à peine mes yeux. Probablement la
chère famille est à la campagne?
C'est ainsi que maître Wacht fut
apostrophé par u!ie voix glapissante et
piaillarcle. Ce n'était nul autre que
M. Picard Leberfinck, vernisseur et
doreur de sa profession, qui interrom-
XV. 7
74 coirrEs nocturnes.
pait ainsi maître Wacht dans ses mé-*
ditations.
L'extérieur bizarre de Leberfinck
frappait au premier aspect ; il était
petit, trapu , son corps était un peu
trop long, et ses petites jambes ar-
quées; une assez jolie %ure, bonne et
ronde, avec de petites joues vermeilles,
et des yeux gris , mais assez vifs et pé-
tillans. Les jours ordinaires, il était,
selon l'ancienne mode française ,
frisé et poudré; mais le dimanche, son^
accoutrement était remarquable sous
tous les rapports. Il portait un habit
de soie rayé de lilas et de jaune, avec
d'énormes boutons en filigranes d'ar-
srent, une veste brodée en diverses
couleurs , des culottes de satin vert
cerise, des bas de soie à raies blanches
et bleues très -minces, des souliers
noirs vernissés et luisans , sur lesquels
brillaient de grandes boucles de stras.
MAITRE JEAN ^VACHT. 7$
Si Ton joint à cet extérieur la démarche
élégante d'un maître à danser, la sou-
plesse du chat, une merveilleuse pres-
tesse de jambes qui le faisait sauter
par-dessus un ruisseau, en battant un
entrechat, on conviendra que le petit
vernisseur était une créature à part
Le lecteur le connaîtra bientôt mieux.
Maître Wacht ne fut pas absolument
fâché d'être interrompu dans ses dou-
loureuses réflexions.
Le vernisseur et doreur, Picard Le-
berfinck, était un grand fat, mais en
même temps l'ami le plus fidèle et le
plus probe du monde, ayant les senti-
mens les plus généreux , libéral envers
] es pauvres, et officieux envers ses amis;
il ne faisait son métier qu'en amateur,
car il avait de l'aisance.
Il était riche même, son père lui avait
laissé une belle terre avec une superbe
cave dans les rochers, qui n'étai t séparée
76 COIVTES NOCTURNES.
(les possessions de Wacht que par un
grand jardin.
Maître Wacht ainiait assez cet origi-
nal, a cause de sa probité, et parce
qu'il était membre de la petite com-
numauté protestante à laquelle on
permettait l'exercice de son culte. Le-
berfinck accepta avec un empressement
remarquable la proposition de Wacht,
de s'asseoir à côté de lui , et de boire
ime autre bouteille de bière. Leber-
finck lui dit que, depuis long-temps, il
avait voulu aller voir maître Wacht
dans sa maison, qu'il avait à lui parler
de deux choses, dont l'une lui pesait
fortement sur le cœur. Wacht lui ré-
pliqua que Leberfinck le connaissait
suffisamment pour savoir qu'on pour-
rait lui parler franchement de quoi que
ce fût. Leberfinck confia donc à maître
Wacht que le négociant en vins avait
offert de lui vendre son beau jardin
MAITRE JEAN WACHT. 77
nvec le pavillon qui séparait les posses-
sions (le Wacht et de Leberfinck; qu'il
croyait se rappeler que Wacht avait
manifesté un jour combien la posses-
sion du jardin lui serait agréable; que
s'il se présentait dans ce moment l'oc-
casion de satisfaire ce désir, lui, Le-
berfinck, s'offrait à terminer l'affaire.
En effet , depuis long-temps Wacht
avait souhaité d'étendre ses domaines
en y joignant un beau jardin, surtout
parce que les beaux bosquets et les
arbres odorans qui s'élevaient dans ce
jardin avec tout l'éclat d'une végéta-
tion vigoureuse, avaient constamment
été admiré par Nanni. Dans ce moment
il lui sembla de plus que c'était par
une faveur spéciale du sort , que pré-
cisément dans un temps oùNanni était
si profondément affligée , il s'offrait une
occasion de la surprendre agréable-
ment.
78 COUTES JVOCTURJfÊS.
Le maître régla sur-le-champ les
pomts les plus essentiels avec l'offi-
cieux vernisseur, qui lui promit que
dès le dimanche suivant il pourrait se
promener dans le jardin comme dans^
sa propriété.
— Maintenant, s'écria maître Wacht,
maintenant^ami Leberfinck, déchargez
votre cœur du poids qui l'oppresse.
Leberfinck se prit à soupirer de la
manière la plus lamentable, à faire les
grimaces les plus singulières, à bara-
gouiner des phrases incohérentes et
dont il était assez malaisé de deviner
le sens; toutefois maître Wacht com-
prit sa pensée, et lui secoua la main
en disant : — Cela pourra se faire !
Tout cet épisode avec Leberfinck
avait fait du bien à maître Wacht. Il
crut même être parvenu à prendre une
résolution par laquelle il voulait com-
battre et même vaincre le plus grande
MAITRE JEAN WACHT. 79
le plus terrible malheur , qui Teùt
encore frappé ; ce qu'il fît peut seul
nous apprendre l'arrêt qu'il porta. Qu'il
me soit permis de faire ici une courte
remarque , qui ne pourrait peut-être
pas trouver sa place plus tard.
La vieille Barbara s'était glissée au-
près de maître Wacht , et avait accusé
le couple amoureux de lire ensemble
<les livres mondains. Le maître se fit
remettre quelques - uns des livres de
Nanni , c'était un ouvrage de Goethe :
malheureusement, on ignore lequel.
Après l'avoir feuilleté, il le remit a la
vieille , pour le replacer à l'endroit ou
elle l'avait pris furtivement. Jamais il
ne lui échappa une seule parole au sujet
des lectures de Nanni : une seule feis,
l'occasion s'étant présentée, il dit à ta-
ble : — Un esprit extraordinaire s'élève
au milieu de nous autres Allemands;
que Dieu le fasse prospérer! Mes a nuées
8o Car^TTES I^OCTURNES.
sont passées , ce n'est plus de mon âge^
ni de mon élat ; mais toi , Jonathan , je
t'envie beaucoup de choses qu'appré-
cieront les temps futurs !
Jonathan comprit les paroles mys-
térieuses de Wacht d'autant plus clai-
rement que, peu de jours auparavant,
il avait découvert par hasard sur le
burean de Wacht, Goetz de Berlichin-
gen caché à moitié parmi différens pa-
piers. La grau. le âme de Wacht avait
recoium toute l'étendue de ce genre
extraordinaire.
J^e jour suivant, la pauvre Nanni lais-
sait tomber sa petite tête comme une
colombe malade. — Qu'a ma chère en-
fant , dit maitre Wacht de son ton af-
fectueux, qui lui était propre, et par
lequel il savait entraîner tous les cœurs.
— Qu'a ma chère enfant , est-elle ma-
lade? Je ne veux pas le croire ! Tu ne
viens pas assez souvent au grand air;
MAÎTRE JEAPf WACHT. 8f
depuis long -temps je désire que tu
m'apportes mon goùler à l'atelier. Viens
aujourcrhui : nous avons à espérer
une belle soirée. N'est-ce pas, Nanni,
ma chère, tu le feras. Tu m'apprête-
ras toi-même les tartines de beurre, je
les trouverai meilleures. Puis maître
Waclit prit sa chère enfant dans ses
bras , écarta de la main les boucles bru-
nes de son front , l'embrassa , la serra
sur son cœur , la caressa , enfin il
exerça tout le pouvoir des manières
affectueuses qu'il avait à sa disposition,
et dont il connaissait très-bien le char-
me irrésistible.
Un torrent de larmes s'échappa des
yeux de Nanni , et ce ne fut qu'avec
peine qu'elle balbutia ces paroles :
-— Mon père , mon père ! — Allons ,
allons, dit Wacht, (il était facile de re-
marquer quelque altération dans le ton
de sa voix j, tout peut encore s'arranger.
82 CONTES NOCTURNES.
Huit jours s'étaient écoulés. On pense
bien que pendant ce temps Jonathan
ne s'était pas montré, et que le maître
n'avait pas dit un mot sur son compte.
Le dimanche, la soupe fumait déjà et
toute la famille étant prête à se mettre
à table , maître Wacht demanda d'un
air serein — où reste donc notre Jona-
than? Retteldittoutbaspourménager la
pauvre Nanni. — Mon père, ne savez-
vous donc pas ce qui est arrivé ? Jona-
than ne doit-il pas craindre de paraî-
tre à vos yeux ?
— Voyez le sot , dit Wacht d'un
ton rieur, que Christian coure tout de
suite le chercher. On peut bien pen-
ser que le jeune avocat ne manqua pas
de se présenter aussitôt, mais dans les
premiers momens de son arrivée, un
nuage orageux semblait planer sur
tous; néanmoins les manières aisées,
l'air content de Nanni, ainsi que l'origi-
MAÎTRE JEAN WACHT. 83
nalité de Leberfiiick parvinrent à ra-
mener une certaine gaîté qui entretint
la société en bonne humeur.
— Prenons un peu Pair, dit maitre
Wacht après le dîner, allons à mon
atelier.
M. Picard Leberfinck s'attacha à des-
sein à la petite Rettel qui était de la
meilleure humeur du monde ; le ga-
lant vernisseur s'épuisa en éloges , et
avoua que de sa vie il n'avait fait une
chère plus délicate , pas même chez
messieurs les Bénédictins de Bauz. Maî-
tre Wacht , un gros paquet de clefs à
la main, marchait en avant, et traversait
à grands pas la cour de l'atelier. Le
jeune avocat se trouva tout naturelle-
ment dans le voisinage de Nanni. Des
soupirs furtifs, des plaintes d'amour
exhalées à voix basse , ce fut tout ce
que les amans osèrent.
Maître Wacht s'arrêta devant tme
84 COUTES NOCTURNES.
porte nouvellement construite , que
l'on avait pratiquée dans le mur qui
séparait l'atelier de Wacht du jardin
du négociant.
Il ouvrit la porte et entra , en priant
la, famille de le suivre. Tous, excepté
M. Picard Leberfiuck qui ne cessait de
ricaner, ne savaient trop que penser
de cette invitation. Au milieu du jardin
était un pavillon très-spacieux ; maître
Wacht l'ouvrit aussi, y entra, s'arrêta
au milieu du salon d'cù l'on décou-
vrait de chaque fenêtre un autre site
romantique.
— Je me trouve ici dans ma pro-
priété, dit maître Wacht, d'un ton qui
annonçait la joie dont son cœur était
pénétré; ce beau jardin est à moi, j'ai
voulu qu'il fût à moi , non pas pour
accroître mon domaine , non pas pour
augmenter la richesse de mes posses-
sions , non , mais parce que je sais
MAÎTRE JEAN WACHT. 85
qu'une certaine petite personne sou-
iiaitait ardemment ces arbres, ces
bocages , ces parterres parfumés.
Nanni se jeta dans les bras du vieil-
lard, en s'écriant: — O mon père, mon
père,tu déchires mon cœur par ta dou-
ceur, par ta bonté, aie pitié de moi.
— Silence, silence, dit Wacht en
interompant la malheureuse enfant ,
tout peut encore s'arranger d'une ma-
nière miraculeuse ; dans ce petit para-
dis on peut vrouver beaucoup de con-
solation.
— Oh oui, oh oui, s'écria Nanni
comme inspirée, ô vous, arbres, boca-
ges , fleurs et vous montagnes loin-
taines, belles et fugitives nuées du
soir , toute mon âme respire en vous; je
me retrouve moi-même, lorsque votre
aimable vue me console.
Nanni s'élança dans le jardin en bon-
dissant comme une jeune biche, tt le
86 COJyXES NOCTURNES.
jeune avocat, qu'aucune puissance hu-
maine n'eût retenu en ce moment, la
suivit en toute hâte. M. Picard Leber-
finck demanda la permission de faire
un tour dans la nouvelle propriété de
Wacht avec la petite Rettel. Pendant
ce temps, le maître fit apporter de la
bière et du tabac de Hollande sous les
arbres, près du penchant de la monta-
gne, d'où ses regards plongeaient dans
la vallée, et d'un air gai et satisfait, il
soufflait dans les airs des bouffées de
nuages bleuâtres. Le lecteur s'étonnera
sans doute de la disposition d'âme où
était maître Wacht, et il ne sait sans
doute s'expliquer comment il n'était
point parvenu à prendre une résolu-
tion; mais il avait acquis la conviction
intime que la puissance éternelle ne
pourrait jamais lui faire éprouver l'ef-
froyable malheur de voir sa chère en-
fant unie à un avocat, espèce d'homme
qui lui semblait tenir du diable.
MAÎTRE JEAN WACHT. 87
— Il arrivera , se disait-il , il arrivera
nécessairement quelque événement qui
rompra cette funeste liaison, ou qui
arrachera Jonathan à l'enfer; et ce se-
rait témérité, et une tentative crimi-
nelle et pernicieuse que d'essayer d'ar-
rêter d'une main impuissante la roue
du destin.
On aurait peine à croire quelles mi-
sérables, quelles sottes raisons l'homme
se forge quelquefois pour se persuader
qu'il est possible de détourner un mal-
heur qui le menace. C'est ainsi qu'il y
avait des momens où Wacht comptait
que l'arrivée du brutal Sébastien, qu'il
se Bgiirait comme un jeune homme vi-
goureux, dans toute la fleur de la jeu-
nesse, au moment d'atteindre à l'âge
viril, produirait un changemeiit dans
l'état actuel des choses. Tl lui vint à
Tesprit une i<lée tres-répandue, quoi-
que souvent fausse, qu'une virilité for-
88 COA'TES NOCTffRKES.
tement prononcée imposait trop à une
femme pour ne point finir par la vain-
cre. Lorsque le soleil commença à
baisser, M. Picard Leberfinck invita
toute la famille à prendre une petite
collation dans son jardin, qui était
contigu à celui de Wacht*
Le jardin du noble vernisseur et do-
reur formait le plus étrange et le plus
risible contraste avec la nouvelle pro-
priété de Waclit. Il était si petit qu'on
ne pouvait guère en priser que la hau-
teur ; on l'avait aligné à la manière hol-
laudaise,et lesarbreset leshaies étaient
soigneusement tenues sous le joug pé-
dantesque des ciseaux. Les troncs bleu
de ciel, roses et jaunes des arbres frui-
tiers très-élancés qui se trouvaient au
milieu des parterres, faisaient un mer-
veilleux effet. Leberfinck les avait ver-
nissés, et avait ainsi embelli la nature,
mais il y eut encore bien d'autres sur-
MAÎTRE JEA?f WACHl. 8()
prises. Leberfinck pria ces demoiselles
(Je se composer un boumiet, mais à
mesure qu'elles cueillaient les fleurs ,
elles remarquèrent, à leur grand éton-
nement, que les tiges et les feuilles
étaient dorées. Ce qui était de plus très-
remarquable, c'est que toutes lesfeuilles
qui tombèrent entre les mains de Ret-
tel avaient la forme d'un cœur.
La collation dont Leberfinck régala
ses hôtes consistait en gâteaux exquis,
en sucreries fines, avec du vieux vin
du Rhin et du Muscat délicieux. Reltel
était tout extasiée des pâtisseries , et
prétendait qu'il était impossible que les
sucreries, en partie magnifiquement
dorées et argentées, eussent été fabri-
quées à Bamberg. M. Picard Leberfinck
lui confia alors en souriant d'un air sa-
tisfait qu'il s'entendait lui-même un
peu en pâtisserie et en confitures , et
qu'il était l'heureux auteur de toutes
XY. 8
go COTATES Î^OCrURNÉS.
ces douceurs. Peu s'en fallut que Ret'
tel, saisie d'étoiinement et de respect,
ne tombât à ses pieds; et cependant la
plus grande surprise lui était encore
réservée.
Dans l'obscurité du soir, M. Picard
Leberfinck sut fort adroitement attirer
Rettel au petit berceau. A peine fut-il
seul avec elle, que, sans égard pour
ses culottes de satin , qu'il avait mises
ce jour-là , il tomba lourdement sur ses
genoux au milieu de l'herbe humide ,
et avec de bizarres et inintelligibles la-
mentations, assez semblables aux élé-
gies nocturnes du chat Hinz, il lui pré-
senta un énorme bouquet , au milieu
duquel éclatait tout épanouie la plus
belle rose que l'on pût voir.
Rettel fit ce que chacun fait quand
ïl reçoit un bouquet, elle le porta à
son nez; mais dans le même moment,
elle ressentit une piqûre assez vive. Ef-
MAITRE JEAN WACHT. 9I
frayée, elle voulut le jeter loiu d'elle.
Quel aimable prodige s'était opéré
pendant ce temps! Un gentil amour,
bien vernissé, s'était élancé du calice
de la rose, et de ses deux mains offrait
un joli cœur enflammé ; à sa bouche
était suspendue une petite bande de pa-
pier, sur laquelle se trouvaient ces mots
en français : «Voilà le cœur de monsieur
a
Picard Leberfinck que je vous offre. »
— O doux Jésus, s'écria Rettel tout
effrayée, ô doux Jésus! que faites-vous,
mon cher monsieur Leberfinck,ne vous
mettez donc pas à genoux devant moi
commedevantuneprincesse.Vos belles
culottes de satin seront tachées dans
l'herbe humide, et vous, vous aurez
un rhume de cerveau, contre lequel
une infusion de sureau avec du sucir
candi blanc est un bon remède.
— Non, dit l'impétueux amant, non,
ô Marguerite! Picard Leberfinck , qui
92 CONTES NOCTURNES.
VOUS adore , ne se lèvera pas de des-
sus cette verdure humide avant que
vous ne lui ayez proniis d'être à lui.
— Vous voulez ra'épouser, lui dit
Rettel, eh bien, levez- vous hardiment.
Parlez à mon [jère, mon cher petit
M. Leberfinck, et surtout prenez ce
soir quelques tasses d'infusion de su-
reau.
Mais pourquoi fatiguer plus long-
tempsle lecteur des propos de ces deux
êtres si bien faits l'un pour l'autre. Ils
furent fiancés; et le père Wacht en
éprouva en lui-même une joie pleine
de malice.
Les fiançailles de Rettel causèrent
quelque mouvement dans la maison ;
le couple amoureux, lui-même moins
observé, y gagna plus de liberté ; mais
il se préparait un événement extraor-
dinaire , qui devait troubler la douce
tranquiUité dans laquelle ils vivaient.
MAÎTRE JEAN WACHT. Cf'^
Tout-à-coup le jeune avocat parut
singulièrement distrait, et piéoccupé
(l'une affaire qui s'était entièrement
emparée de son esprit. Il commença
même à visiter plus rarement la mai-
son de Wacht, et surtout à ne plus
venir le soir, où il ne manquait jamais
auparavant.
— Qu'est-il donc arrivé à notre Jo-
nathan? Il est tout distrait, est il de-
venu tout autre qu'il n'était.
C'est ainsi que paria maître Wacht ,
quoiqu'il connût fort bien la raison, ou
plutôt l'événement, qui avait une in-
fluence si visible sur le jeune avocat.
94 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE VIII.
Ilj avait quelques mois qu'une jeune
dame inconnue était arrivée à Bani-
berg. Elle logeait à l'Agneau Blanc;
son domestique (blanchi par l'âge) et
MAÎTRE JEAIV WACHT. gS
une vieille femme de chambre compo-
saient toute sa suite.
Les opinions étant partagées à cet
égard. Les uns prétendaient que c'était
une noble comtesse de Hongrie , im-
mensément riche, que des dissentions
domestiques forçaient à se retirer pour
le moment à Bamberg ; d'autres au
contraire en faisaient tout simplement
une Didone abandonnata ; selon d'au-
tres, enfin, c'était une cantatrice sans
emploi, qui probablement n'avait pas
de lettres de recommandation pour le
prince évéque. La plupart des Bam-
bergeois s'accordaient pour regarder
l'étrangère , qui , au dire de ceux qui
Pavaient vue , était d'ailleurs d'une
beauté remarquable, comme une per-
sonne fort équivoque. Or, on avait re-
marqué que le vieux serviteur de l'é-
trangère s'était glissé sur les traces de
l'avocat, jusqu'à ce qu'il l'eut enfin ar-
9^ CONTÉS NOCTURIVÊS.
rété un jour près de la fontaine du
marché, ornée d'une statue de Nep-
tune , que les bons Bambergeois ap-
pellent communément l'homme à la
fourche. Il eut une conversation fort
longue avec lui. Des gens curieux qui
ne peuvent rencontrer personne sans
demander avec vivacité : «Où a-t-il été,
où va-t-il , que fait-il?» étaient parvenus
à découvrir, que très-souvent, le jeune
avocat se glissait pendant la nuit chez
la belle inconnue, et qu'il passait plu-
sieurs heures avec elle : ce fut bientôt
un bruit général dans la ville, que le
jeune avocat s'était laissé prendre dans
les filets de la jeune aventurière.
11 dut répugner au caractère de
Wacht de se servir de cet égarement
apparent du jeune avocat comme d'une
arme contre la pauvre Nanni. Il aban-
donna à dame Barbe et à toute sa sé-
quelle de commères le soin de Tins-
MAITRE JEAX WACIIT. Q7
truire des moindres détails avec des
circonstances exagérées. Mais ce qui
acheva de confirmer les soupçons c'est
qu'un jour le jeune avocat partit à Fiai-
proviste avec la dame, sans que per-
sonne sut où ils étaient allés.
— Voilà où mène la légèreté, c'en
est fait de la clientelle du jeune avocat,
dirent les gens sensés. Mais ce n'était
point le cas ; car, au grand étonnement
<le tout le monde, le vieux Eicheimer
soigna les affaires de son fils adoptif
avec la dernière exactitude ^ et parut
approuver ses relations mystérieuses
avec la dame étrangère.
Maître Wacht garda le silence sur
toute cette affaire, et quand parfois
Nanni, ne pouvant plus cacher sa doi^
leur, s'écriait d'une voix plaintive et
étouffée par ses larmes : — Pourquoi Jo-
nathan nous at-il abandonnés? Maître
Wachtdisait d\ia ton de dédain: — Les
XV. 9
9^ CONTES NOCTURNES.
avocats n'en font pas d'autres : qui sait
quelle intrigue lucrative et avanta-
geuse pour lui il a trouvée avec Tétran-
gère?
Mais alors M. Picard Leberfinck
avait coutume de prendre le parti de
Jonathan , et d'assurer que pour lui
il était persuadé que l'étrangère était
tout au moins une princesse , qui, dans
une affaire très-délicate, avait eu re-
cours au jeune avocat, déjà renommé
en tous lieux. En même temps il dé-
bitait un si grand nombre d'histoires
sur les avocats, qui par une singulière
sagacité, par une pénétration et une
habileté extraordinaires, avaient dé-
brouillé les cartes les plus compli-
quées , mis au grand jour les choses
les plus secrètes, que maître Wacht le
priait au nom du ciel de se taire , tan-
dis que Nanni se délectait en son âme
de tout ce Leberfinck avançait, et
conservait de nouvelles espérances.
MAITRE JEAN WACHT. 99
A lâ douleur de Nanni se mêlait
quelque peu de dépit , dans les instans
où il ne lui paraissait pas tout-à-fait im-
possible que Jonathan pût lui devenir
infidèle, car il n'avait pas cherché à se
disculper et il avait gardé un silence
obstiné sur son aventure.
Quelques mois s'étaient écoulés lors-
que le jeune avocat revint à Baniberg,
et les regards que lui lança Nanni du-
rent faire présumer, à maître Wacht,
que Jonathan s'était pleinement jus-
tifié. C'est ici le lieu de faire connaître
ce qui s'était passé entre la dame
étrangère et le jeune avocat.
lOO CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IX.
Le comte hongrois Z., en possession
de plus d'un million , avait épousé par
pure inclination une pauvre demoi-
selle, qui s'attira ainsi la haine de la
famille du comte, car outre sa nais-
MAITRE JEAN WACHT. »Ol
suiice obscure, elle ne possédait d'au-
tres trésors que sa vertu, et qu'une
beauté, une grâce célestes.
Le comte avait promis à sa femme
que par son testament il l'instituerait
liéritière de toute sa fortune.
Un jour que des affaires diplomati-
ques l'avaient appelé de Paris à Péters-
bourg, et qu'il venait de retourner à
Vienne où elle résidait, il lui raconta
que, dans une petite ville, dont le nom
lui avait échappé, il avait été attaqué
d'une maladie grave, et qu'il avait pro-
fité des premiers momens de sa con-
valescence pour faire un testament en
sa faveur et le remettre aux tribunaux;
mais à quelques lieues plus loin il
avait été saisi d'une nouvelle et plus
forte attaque de cette maladie maligne,
et le nom du lieu, du tribunal et de ce-
lui chez lequel il avait resté, s'était en-
tièrement effacé de sa mémoire. Il
."^
I02 CONTES NOCTURNES.
avait aussi perdu le certificat qui lui
avait été remis de la part des tribu-
naux sur la déposition du testament.
Comme il arrive quelquefois, le comte
différa de jour en jour de faire un nou-
veau testament, jusqu'à ce que la mort
le surprit. Ses parens ne manquèrent
pas de réclamer toute la succession, de
sorte que la pauvre comtesse ne con-
serva de tout cet immense héritage
que quelques cadeaux précieux que le
comte lui avait faits et que les parens
ne pouvaientlui enlever. Plusieurs noti-
ces sur cette affaire se trouvaient parmi
les papiers du comte; mais ces noti-
ces qui indiquaient qu'il existait un
testament, ne pouvant suppléer au
testament même, ne furent d'aucune
utilité pour la comtesse.
La comtesse avait consulté plu-
sieurs jurisconsultes sur cette malheu-
reuse affaire, jusqu'à ce qu'elle viut
MAÎTRE JEAN WACHT. Io3
^nfin à Bamberg, où elle eut recours
au vieux Eicheimer; celui-ci l'adressa
au jeune Engelbrecht; qui moins oc-
cupé, doué d'une singulière perspica-
cité et plein de zèle, pourrait peut-
être tlécouvrir les traces du malheureux
testament, ou établir quelque autre
preuve ingénieuse pour en démontrer
l'existence réelle.
I.e jeune avocat commença par re-
qtiérir, de la part de l'autorité compé-
tente, une nouvelle et exacte recher-
<:he parmi les papiers du comte laissés
au château. Il s'y rendit lui-même avec
la comtesse, et sous les yeux des ma-
gistrats se trouva dans uhl- armoire de
noyer, à laquelle on n'avait pas fait at-
tention jusqu'alors, un vieux porte-
feuille, qui à la vérité ne contenait pas
le reçu des tribunaux, mais un pnpier,
qui devait être de la plus grande im-
portance pour le jeune avocat.
Ï04 COÎÎTES IVOCrURNÊS,
Ce papier renfermait Texacle des-
cription jusqu'au moindre détail des
circonstances dans lesquelles le Comte
avait testé en faveur de son épouse, et
du lieu où il avait remis le testament
aux tribunaux. Son voyage diplomati-
que de Paris à Pétersbourg avait amené
le comte à Rœnigsberg en Prusse , où
il avait trouvé par hasard quelques
gentilshommes de la Prusse orientale,
qu'il avait autrefois rencontrés en Italie,
Malgré la hâte avec laquelle le comte
voyageait y il s'était laissé entraîner à
faire une petite excursion dans la
Prusse orientale, parce que cette con-
trée abonde en gibier, et que le comte
était un chasseur passionné. Il indi-
quait les villes de Wehlau , Allenbourg,
Friedland, où il avait été. Il s'éjait pro-
posé de partir immédiatement pour la
frontière de la Russie, sans retourner
à Rœnigsberg.
MAITRE JEAX WACHT. lOJ
Mais dans un bourg, dont le comte
dépeignait l'extérieur comme très-mi-
sérable, il fut attaqué subitement de
la maladie nerveuse, qui pendant plu-
sieurs jours le priva de l'usage de tous
ses sens. Heureusement il se trouva
dans cette ville un jeune et habile mé-
decin , qui opposa au mal une résis-
tance si vigoureuse , que non-seu-
lement le comte revint à lui, mais
qu'il fut en état de continuer son
voyage. Cependant c'était une pénible
pensée pour lui, que l'idée qu'une se-
conde attaque pourrait le tuer en route
et plonger son épouse dans la plus
profonde misère. A son grand étonne-
ment il apprit du médecin que le
bourg, malgré son peu d'étendue et
son aspect misérable , était néanmoins
le siège d'une cour de justice, et qu'il
pouvait y déposer son testament, avec
toutes les formalités, dès qu'il serait
îo6 CONTES NOCTURNES.
parvenu à prouver l'identité de sa per-
sonne, mais c'était là le point difficile,
car, qui connaissait le comte dans le
pays? Le hasard voulut qu'au moment
ou le comte descendit de voiture dans
la petite ville , il se trouva sous la porte
de l'auberge uu vieil invalide d'environ
quatre-vingts ans, qui demeurait dans
un village voisin, gagnait sa vie à tres-
ser des paniers , et qui ne venait que
rarement à la ville. Dans sa jeunesse, il
avait servi dans l'armée autrichienne,
jet avait été pendant quinze ans palefre-
nier chez le père du comte. Au pre-
mier aspect, il se rappela le fils de son
maître, et lui et sa femme devinrent
les témoins de l'identité du comte. Le
jeune avocat s'occupa aussitôt de dé-
couvrir les traces de l'endroit où le
comte était tombé malade.
Il se rendit avec la comtesse dans
la Prusse orientale , pour y décou-
MAITRE JEA.N WACHT. I07
vrir, s*il était possible, en examinant
les registres des postes, la route que
le comte avait suivie. Après beaucoup
de peines inutile.^ il apprit seulement
que le comte avait pris des chevaux
de poste à Eylau pour aller à Allen-
bourg. Au- delà d'x\llenbourg on per-
dit ses traces, cependant il était hors
de doute que le comte avait pris par
la Lithuanie prussienne pour se ren-
dre en Russie , et la chose était d'au-
tant plus certaine qu'à Tilsitt on avait
enregistré l'arrivée et le départ du
comte. A partir de Tilsitt on per-
dit de nouveau ses traces; toutefois il
sembla au jeune avocat que c'était sur
la petite pente d'Allenbourg à Tilsitt
qu'il fallait chercher la solution de l'é-
nigme.
Tout chagrin et plein de soucis, il
arriva par une soirée pluvieuse avec la
comtesse dans la petite ville dinster-
I05 CONTES NOCTURNES.
bourg. Là il fut saisi d'un singulier
pressentiment en entrant dans les mi-
sérables chambres de l'auberge; il lui
sembla qu'elles lui étaient aussi con-
nues que s'il était déjà venu en ce lieu
ou qu'on le lui eût dépeint dans le plus
grand détail. La comtesse se retira dans
sa chambre à coucher, et le jeune avo-
cat ne put dormir tant l'inquiétude l'a-
gitait. Lorsque le soleil du malin
éclaira sa chambre, ses regards tom-
bèrent sur une tapisserie placée dans
un coin de la chambre, il s'aperçut
que la couleur bleue, dont la chambre
était badigeonnée, s'était détachée sur
une grande étendue où l'on avait bar-
bouillé toutes sortes de figures hideu-
ses, en guise d'arabesques dans le goût
des tatouages de la Nouvelle-Zélande.
IjC jeune avocat, transporté de joie
et comme hors de lui, s'élança du lit;
il se trouvait dans la chambre où le
MAITRE JEA?î WACHT. I 09
comte V* avait fait le testament fatal.
La description s'accordait trop bien
avec les lieux; il n'y avait plus à en
douter.
A quoi bon fatiguer le lecteur d'une
foule de petitescirconstances quitoutes
se confirmèrent successivement; il suf-
firade dire qu'Insterbourg était, comme
il l'est encore aujourd'hui, le siège
d'un tribunal supérieur prussien ap-
pelé alors tribunal de la cour. Le
jeune avocat se rendit aussitôt avec la
comtesse chez le président; moyennant
les papiers, expédiés dans les formes
les plus authentiques, qu'il avait ap-
portés avec lui, la légitimation de la
comtesse fut complètement établie , et
la publication du testament admise
comme imprescriptible; la comtesse,
qui était partie de son pays dans la mi-
sère et l'affliction, y retourna en pos-
session de tous les droits qu'un destin
ennemi avait voulu lui enlever.
I I O CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE X.
L'avocat parut aux yeux de Nanni
comme un héros qui avait défendu
victorieusement l'innocence en butte
à la méchanceté des hommes.
Leberfinck se répandit également
en éloges exagérés , admirant la péné-
MAITRE JEAN WACHT. 1 I I
tration et Tactivité dii jeune avocat.
Maître Wacht lui-même loua avec
quelque chaleur l'habileté de Jonathan,
quoiqu'il n'eut fait qu'accomplir son
devoir, et que lui, maître Wacht, pen-
sât que des voies plus courtes auraient
pu conduire au mcme résultat.
— Je regarde cet événement, dit
Jonathan, comme l'étoile du bonheur
qui s'est levée sur ma vie. L'affaire a
fait du bruit. Tous les grands de la
Hongrie étaient en mouvement. Mon
nom est connu , et ce qui n'est pas le
plus fâcheux de l'affaire , c'est que la
comtesse a été assez généreuse pour me
faire un cadeau de dix mille écus de
Brabant.
Pendant tout le récit du jeune avo-
cat, un jeu fort extraordinaire s'était
prononcé dans la figure de Wacht ,
qui exprima le plus profond dépit.
Enfin iléclata : — Quoi ! dit-il lesyeux
I 1 2 CONTES NOCTURNES.
enflammés et rrune voix terrible, ne
Tai-je pas dit. Tu as vendu le bon
droit et la justice; la comtesse pour
se faire restituer son héritage, par des
parens trompeurs, a été obligée de
sacrifier à Mammon; quelle honte!
Les raisonnemens les plus sensés de
l'avocat et des autres personnes qui
étaient présentes furent inutiles, quoi-
que pendant une seconde il parût cé-
der à la remarque qu'on lui fit, que
probablement jamais personne n'avait
offert un cadeau de meilleur gré que
la comtesse au moment de la décision
de son procès, et que si le gain et les
honoraires n'avaient pas été plus consi-
dérables ce n'avait été que par la faute
du jeune avocat lui-même, comme Le-
berfinck prétendait très-bien le savoir.
Maître Wacht s'en tint à ce qu'il avait
dit , et en même temps il revint à son
ancien et opiniâtre dicton : Dès qu'il
MAÎTRE JEAN WACHT. Jl3
est question de droit, il ne peut être
question d'argent.
— Il est vrai , continua Wacht quel-
que temps après avec plus de calme,
il est vrai que cette affaire présente
plusieurs circonstances qui peuvent
bien t'excuser, et qui ont pu t'inspirer
un vil désir de gain, mais fais-moi le
plaisir de garder le silence sur la com
tesse, sur le testament et les dix mille
écus; sans cela il pourrait quelquefois
me venir à l'idée que tu es indigne de
la place que tu occupes là-bas à ma
table.
— Vous êtes bien dur, bien injuste
envers moi, mon père, dit le jeune
avocat d'une voix tremblante de dou-
leur. Nanni pleurait en silence, et Le-
berfinck,en homme adroit et social, se
hâta de faire tomber la conversation
sur les nouvelles dorures faites à Saint
Gangolph.
XV. lO
Il4 COlfTES TfOCTURITES.
CHAPITRE XZ.
On se figure aisément la contrainte
dans laquelle vécut désormais la fa-
mille Wacht. Qu'étaient devenues la
liberté de la conversation , et la gaîté
qui y régnaient autrefois ? Un chagrin
MAÎTRE JEAN WACHT. Il5
mortel rongeait lentement le cœur de
Wacht, et ou lisait sa douleur sur son
visage.
On n'avait pas reçu la moindre nou-
velle de Sébastien Engelbrecht, et ainsi
paraissait s'éteindre la dernière lueur
d'espoir de maître Wacbt.
Le chef d'atelier de Wacht, nommé
André, était un homme fidèle, probe
et simple, qui avait pour lui un atta-
chement sans pareil.
— Maître, lui dit-il un matin, tan-
dis qu'ils prenaient ensemble la me-
sure de quelque solives; maître, je ne
puis le supporter plus long-temps, cela
me fend le cœur de vous voir ainsi
souffrir! mademoiselle Nanni ! le pau-
vre monsieur Jonathan!
Maître Wacht jeta rapidement le
paquet de cordes , s'avança vers André
et le saisissant à la gorge : — S'il était
en ton pouvoir, s'écria -t- il, d'arracher
Il6 CONTES NOCTURNES.
de ce cœur la conviction de ce qui est
vrai et juste, telle que la puissance éter-
nelle l'y a gravée en traits de flammes,
alors peut-être pourrais-tu me faire
changer d'avis.
André qui n'était pas homme à s'en-
gager dans de pareilles discussions avec
maître Wacht , se gratta l'oreille, et
dit en souriant avec quelque embar-
ras que probablement la visite que
certain grand seigneur allait faire à
l'atelier, ne serait pas non plus d'un
grand effet. Maître Wacht s'aperçut à
l'instant qu'on s'était concerté pour un
assaut contre lui, qui très-vraisembla-
blement serait dirigé par le comte de
Roesel.
Au coup sonnant de neuf heures,
Nanni, que suivait la vieille Barbara
avec le déjeuner, vint à l'atelier. Wacht
ne vit pas Nanni avec plaisir; elle ne
venait pas ordinairement , et sa pré-
3IA1TRE JEA^' WACHT. II7
sence trahissait suffisamment le projet
qu'on avait arrêté.
En effet, bientôt parut M. le juge,
peigné et léché comme une poupée.
Immédiatement après lui venait le do-
reur et vernisseur Picard Leberfinck,
habillé de toutes sortes de couleurs
tranchantes, et assez semblable à un
scarabée de mai. Wacht fit semblant
d'être charmé de cette visite, à laquelle
il se hâta de donner pour motif, que
sans doute M. le juge désirait voir ses
nouveaux modèles.
En effet maître Wacht se sentait la
plus grande aversion pour les longs
sermons, que sans doute il allait lui
faire et en pure perte , dans l'in-
tention d'ébranler sa résolution re-
lativement à Nanni et a Jonathan.
Le hasard le sauva. Au moment
ou le juge, l'avocat et Leberfinck se
Îl8 CONTES NOCTURNES.
trouvaient l'un auprès de l'autre et
que déjà le premier commençait à dé-
biter des phrases élégantes sur les plus
douces relations de la vie , il arriva
que le gros Hans cria : — Poussez la
poutre par là , et que de son côté le
grand Peters poussa avec tant de vi-
gueur , que le juge reçut un coup vio-
lent à l'épaule et tomba sur Picard;
celui-ci alla rebondir contre le jeune
avocat, et en un clin-d'œil tous les
trois disparurent dans un tas immense
de copeaux et de sciures de bois qui se
trouvait derrière eux.
Les malheureux y furent tellement
enfouis qu'on ne vit plus que quatre
pieds noirs et deux jambes couleur de
chamois , couleur des bas de cérémo-
nie de M. Picard Leberfinck. Les com-
pagnons/ et les apprentis ne purent
s*empécher de s'abandonner à de
grands éclats de rire, quoique maître
MAITRE JEAN WACHT. J IQ
Wacht leur commandât de se taire et
de garder leur sérieux.
M. le juge était le plus horriblement
défiguré; les copeaux s'étaient insinués
dans tous les plis de son habit et même
dans les boucles de son élégante coif-
fure : il s'enfuit tout honteux, comme
emporté par les vents, et l'avocat le sui-
vit à la piste.Il n'y eut que Picard Leber^
finck qui resta gai et de belle humeur,
quoiqu'il fût hors de doute, qu'il ne
pourrait plus mettre ses bas couleur de
chamois; car les copeaux funestes en
avaient totalement déchiré les coins
magnifiques. C'est ainsi qu'un incident
risible déjoua l'assaut que Ton allait
tenter contre Wacht.
Le maître ne se doutait guère de
révénement affreux qui devait le frap-
per le même jour.
Il venait de terminer son dîner et
descendait l'escalier pour retourner à
Î50 COIVTES NOCTURNES.
l'atelier. Dans ce moment , il entendit
devant la maison une voix brutale qui
disait : — Holà ! n'est-ce pas ici que de-
meure ce vieux scélérat, ce coquin de
Wacht? Une voix lui répondit dans la
rue : — Ge n'est pas un vieux coquin qui
demeure ici; c'est la maison de l'hon-
nête bourgeois et maître charpentier,
maître Jean Wacht.
Au même moment , la porte de la
maison fut enfoncée d'un coup violent,
et un homme grand et vigoureux et
d'un air féroce se trouva en face du
maître. Ses cheveux noirs se dressaient
à travers les trous de son bonnet mi-
litaire, et la blouse qui tombait en
lambeaux ne pouvait cacher toutes les
parties de son corps nu et souillé de
fange. Il avait à ses pieds des souliers
de soldat, et les sillons bleuâtres tracés
sur ses chevilles, indiquaient la mar-
que des chaînes qu'il avait portées.
MAITRE JEAiV WACHT. 12 1
— Oh ! oh ! s'écria-t-iî , sans doute
vous ne me connaissez plus? Vous ne
connaissez plus Sébastien Engelbrecht ,
auquel vous avez volé sa succession
paternelle?
Maître Wacht s'avança d'un pas vers
lui, avec l'air imposant qui lui était
propre , et leva involontairement son
bras armé d'une canne , on eût dit que
la foudre venait de frapper l'étranger
féroce : il recula en chancelant de
quelques pas , puis levant le poing d'un
air menaçant, il s'écria : — Je sais où
est l'héritage qui nie revient, je saurai
bienrnele procurer malgré toi, vieux
pécheur que tu es !
Il descendit le Caulberg avec la ra-
pidité de la flèche; la populace le sui-
vit.
Maîlie Wacht resta quelque temps
immobile dans le vestibule : à la voix
de Nanni qui s'écria avec frayeur :
XV. J I
125 CONTES NOCTURNES.
— Au nom du ciel, mon père ! c etak
Sébastien. Il entra en chancelant
tlans sa chambre, se laissa tomber
tout épuisé sur un fauteuil, et se cou-
vrant le visage des deux mains , i!
s'écria d'une voix déchirante : — Misé-
ricorde éternelle du ciel, c'est Sébas-
tien Engelbrecht î Un grand bruit se fit
entendre dans la rue, le peuple des-
cendit rapidement le Caulberg , et dans
le lointain quelques voix criaient : —
Au meurtre! — au meurtre!
Le^ plus affreux pressenti mens s'em-
parèrent de Wacht ; il courut vers la
demeure de Jonathan , qui était située
précisément aux pieds de la mon-
tagne.
Une troupe épaisse de peuple sV
gitait devant lui, et il aperçut Sé-
bastien se débattant comme une béte
féroce. Les gardes venaient de le ter-
MAITRE JEAN WACHT. ItîS
tasser et de s'en rendre maîtres; ils
l'emmenaient pieds et poings liés.
— Jésus ! Jésus ! Sébastien a assas-
siné son frère ! Ainsi se lamentait le
peuple, qui se pressait en sortant de
la maison. Maître Wacht écarta la
foule, et trouva le pauvre Jonathan
entre les mains des médecins, qui s'ef-
forçaient de le rappeler à la vie. Trois
coups de poing portés sur la tête avec
toute la force d'un homme vigoureux,
faisaient craindre pour ses jours.
Nanni avait tout appris par des
amies officieuses , comme cela arrive
d'ordinaire. Elle avait couru vers la
demeure de son amant , et elle arriva
dans le moment où le jeune avocat ,
grâce à la naphte qu'on lui avait pro-
diguée, venait de rouvrir les yeux, et
où les chirurgiens parlaient de le tré-
paner; on peut facilement se figurer
son désespoir.
I
1^4 CONTES NOCTURNES.
Nanni était désolée ; Rettel , malgr
ses fiançailles , plongée dans l'afflic-
tion , et Picard Leberlinclt assurait ,
en laissant couler des larmes de dou-
leur le long de ses joues , que Dieu
devait être en aide à celui sur la tête
duquel tombait un poing de char-
pentier; que la perte du jeune Jona-
than était irréparable , mais que
du reste , le vernis de son cercueil
n'aurait point son pareil pour le noir
et pour l'éclat, et que la dorure des
têtes de morts et des emblèmes serait
au-dessus de toute comparaison.
MAITRE JEAN WACHT. l'it
CHAPITRE Zn.
On sut que Sébastien s'était échappé
d'une troupe de vagabonds que des
soldats bavarois conduisaient par le
territoire de Bamberg , et qu'il était
entré en courant dans la ville . pour
126 CONTES NOCTURNES.
exécuter un projet insensé qu'il avait
formé depuis long-temps. Ce n'était
point un malfaiteur vil et corrompu ,
mais sa vie avait été celle d'un homme
léger, qui, malgré les dons les plus
précieux que lui a prodigués la na-
ture, se laisse aller à toutes les séduc-
tions du mal, jusqu'à ce que, parvenu
au dernier degré du vice, il tombe
dans la misère et dans la honte.
En Saxe , il était tombé entre les
mains d'un saltimbanque qui lui avait
fait croire que maître Wacht avait dé-
tourné une partie considérable de sa
succession paternelle au profit de son
frère Jonathan, auquel il avait promis
sa fille en mariage. Apparemment, ce
vieux fourbe avait fabriqué ce conte
d'après plusieurs propos de Sébastien ;
et l'on sait déjà comment Sébastien
voulut se faire justice lui-même. Im-
méfliatement après avoir quitté maître
Maître jean wacht. 127
Wacht , il s'était précipité clans la
chambre de Jonathan , où celui-ci, as-
sis devant son bureau , était occupé
à régler un mémoire et à compter des
rouleaux d'argent , entassés devant
lui.
Le clerc était assis dans l'autre coin
de la chambre.
— Ah, misérable ! s'écrie Sébastien
avec fureur, te voilà assez près de ton
trésor, tu comptes ce que lu m'as volé.
Allons, rends-moi ce que ce vieux co-
quin m'a enlevé pour te le donner ,
démon avare et luxurieux ! Sébastien
se jeta sur lui, et Jonathan avança les
deux mains pour se défendre , en
criant : — Mon frère ! au nom de Dieu :
mon frère ! Mais Sébastien lui lança
plusieurs coups avec le poing fermé,
et Jonathan tomba sans connaissance;
puis Sébastien s'empara de quelques
laS CONTES ProCTURIVKS.
rouleaux d'argent et voulut s'enfuir ,
ce qui ne lui réussit pas.
Il se trouva, par bonheur, qu'au-
cune des blessures de Jonathan , qui
paraissaient n'être que de fortes contu-
sions , ne causa de secousse violente
au cerveau; et deux mois après, au
moment où Sébastien devait être con-
duit dans la maison de correction ,
pouT y subir la peine de son crime , le
jeune avocat se sentit parfaitement
rétabli.
Ce terrible accident avait fait une
impression si funeste sur maître Wacht.
Pour cette fois le chêne vigoureux
avait été ébranlé depuis le sommet
jusqu'à la racine.
Souvent , lorsqu'on le croyait oc-
cupé de toute autre chose, on l'enten-
dait murmurer à voix basse : — Sébas-
tien, fratricide, as-tu pu commettre ce
crime?.. Et alors il paraissait se réveil-
^ MAITRE JEAN WACHT. 120
1er d'un rêve profond. Ce n'était que
par le travail le plus pénible et le plus
assidu qu'il chassait ses soucis. Mais
qui peut sonder les profondeurs d'une
àme aussi bizarre que Tétait celle de
Wacht? L'horreur que lui avaient ins-
pirée Sébastien et son action atroce
s'affaiblit peu à peu , tandis que la
pensée du trouble que l'amour avait
causé dans la vie du jeune avocat se
présentait à lui sous les couleurs les
plus vives.
Quelques propos brusques de Wacht
révélaient ce qui se passait dans son
âme : — Ainsi ton frère est dans les
fers? Le crime qu'il voulait commettre
sur ta personne l'a conduit là ? — Il est
bien dur d'être la cause qu'un frère
ait fait mettre son frère en prison. Je
ne voudrais pas être à la place de ce
frère, mais les jurisconsultes pensent
différemment, ils veulent avoir justice ,
ï3o COTS^TES NOCtURNES.
c'est-à-dire ils veulent jouer avec la
marotte qu'ils parent à leur gré, et à
laquelle ils donnent le nom qui leur
plaît.
Le jeune avocat n'était que trop
souvent obligé d'entendre des paroles
aussi amères et aussi absurdes. Il eût
en vain essayé de les réfuter. Aussi ne
répliquait-il pas , mais souvent lorsque
les préjugés funestes du vieux Wacht,
qui ruinaient tout son bonheur , me-
naçaient de lui briser le cœur , il s'é-
criait dans l'excès de sa douleur ! — Mon
père, mon père, vous êtes injuste,
cruellement injuste envers moi!
Un jour la famille se trouvait réunie
chez le vernisseur Leberfinck et Jona-
than était présent. Maître Wacht dit
que quelqu'un avait prétendu que
Sébastien Engelbrecht, quoique mis
aux fers pour son erreur, pouvait néan-
moins faire valoir ses réclamations
MA.ÎTRE JEA.N WACHT. l3l
contre Wacht, comme son ancien tu-
teur. — Ce serait, dit-il en se tournant
vers Jonathan avec un rire plein de
colère, ce serait un joli petit procès
pour un jeune avocat; tu feras bien ,
il me semble de t'en charger. Peut-être
tes intérêts y sont-ils également en jeu,
peut-être t'ai-je trompé aussi.
Le jeune avocat s'élança avec impé-
tuosité de sa chaise, sa poitrine se levait
et s'abaissait rapidement ; les mains
tendues vers le ciel, il s'écria : — Non,
vous n'êtes plus mon père, vous êtes
un fou qui sacrifie sans scrupule le
repos et le bonheur de ses enfans à un
préjugé ridicule : vous ne me reverrez
jamais! J'accepte la proposition qui
m'a été faite aujourd'hui par le con-
sul américain , et je pars pour l'Amé-
rique !
— Va donc s'écria Wacht, tout co-
lère, va donc loin de moi , toi qui t'es
ï32 CONTES NOCTURNES.
vendu à satan , frère d'un fratri-
cide.
L'avocat quitta brusquement le jar-
din en saluant sa Nanni à moitié éva-
nouie, et lui lançant un regard où se pei-
gnaient tout son amour sans espoir,
toute sa douleur , tout le désespoir
d'un éternel adieu.
MAÎTRE JEAN WACHT, 1 33
CHAPITRE XIII.
Il a déjà été remarqué dans le cours
de cette histoire , lorsque le jeune avo-
cat voulut se brûler la cervelle à la
Werther, combien il est heureux, que
l'on n'ait pas tout de suite des pis-
l34 CONTES NOCTURNES.
tolets dans la main. Il est tout aussi
à propos de remarquer ici, que, fort
heureusement pour le jeune avocat, il
n'est pas non plus facile de s'embar-
quer à toute heure sur le Regnetz*
pour voguer en droite ligne vers Phi-
ladelphie.
Ainsi la menace de quitter pour tou-
jours Bamberg et sabien-aimée Nanni,
était encore restée sans exécution deux
années après , et pendant ce temps le
jour de noce de M. Leberfinck était
arrivé.
Leberfinck eût été inconsolable de
ce retard apporté à son bonheur, et
que les événemens affreux, qui s'étaient
succédés coup sur coup dans la maison
de Wacht, avaient dû nécessairement
amener, s'il n'eût trouvé ainsi le temps
de changer la décoration de son salon
qui était blanc et argenté et d'un liias
* Petite rivière qui passe à Bamberg.
MAÎTRE JEAN WACHT. l35
sanstâche, et qu'il enduisit d'un vernis
ponceau avec la dorure convenable ;
car il s'était aperçu que sa petite Ret-
tel trouverait une table rouge, et des
sièges rouges plus à son goût.
Maître Wacht ne résista pas un seul
moment aux instances de l'heureux
vernisseur qui désirait voir le jeune
avocat à ses noces , et le jeune avocat
ne se fit pas prier.
On peut se figurer avec quels senti-
mens se rencontrèrent les deux jeunes
gens qui ne s étaient pas revus depuis
le fatal jour. L'assemblée était nom-
breuse ; mais aucun cœur ami n'était
là pour les comprendre.
Ils étaient sur le point de se rendre
au temple, lorsque maître Wacht reçut
une grosse dépêche ; à peine en eut-il
lu quelques lignes, qu'il sortit dans
une violente agitation , au grand effroi
des assistans qui pressentaient quel*
l36 CONTES NOCTURNES.
ques nouveaux malheurs. Peu de temps
après , maître Wacht appela Jona-
than, et lorsqu'ils se trouvèrent tous
les deux seuls dans le cabinet du maî-
tre , celui-ci, s'efforçant envain de ca-
cher sa profonde émotion : — Je viens,
dit-il, de recevoir les nouvelles les plus
extraordinaires de ton frère : voici une
lettre du directeur de la maison de
correction , qui donne les plus grands
détails sur tout ce qui s'est passé. Toi,
tu ne peux savoir tout cela , et il fau-
drait] usqu'aux moindres circonstances
te raconter tout, mais le temps presse;
à ces mots, maître Wacht fixa un re-
gard sur Jonathan, qui, tout honteux,
baissa les yeux en rougissant
— Oui , oui , continue le maître en
élevant la voix , tu ne sais pas que ton
frère , peu d'heures après son arrivée
en prison fut saisi d'un repentir , com-
me jamais peut-être le cœur d'un
MAÎTRE JEAN WACHT. 1^7
homme n'en a éprouvé. Tu ne sais pas
que le meurtre qu'il avait tenté sur toi
l'avait anéanti. Tu ne sais pas que, livré
à un désespoir furieux, il a hurlé ruit
et jour, en suppliant le ciel de le dé-
truire ou de le sauver , afin que doré-
navant il se lavât de la dette de sang
par une vie exemplaire. Tu ne sais pas,
qu'à l'occasion d'un agrandissement
considérable de la prison , auquel on
avait employé des détenus comme ma-
nœuvres , ton frère se distipgua telle-
ment comme charpentier habile et ins-
truit, que bientôt, il remplit les fonc-
tions de surveillant. Tu ne sais pas que
par ses manières douces et pieuses,
sa modestie jointe à un jugement net
-et sain , il s'est concilié dans ces fonc
tions l'amitié de tout le monde. Tu ne
sais pas tout cela, voilà pourquoi j'ai
(lu t'en instruire. Mais ce n'est pas tout.
Le prince évéque a gracié ton frère ,
XV. il
î38 CONTES NOCTUKNES.
il est devenu maître. Mais comment â-
t-on acheté sa maîtrise sans des se-
cours pécuniaires ?
— Je sais , dit le jeune avocat à voix
très-basse, je sais que vous, mon bon
père, vous avez envoyé tous les mois
de l'argent à la direction, afin de pou-
voir séparer mon frère des autres pri-
sonniers. Et plus tard vous lui avez
envoyé des outils !
Maître Wacht s'avança vers le jeune
avocat, le^ saisit parles deux bras et
d'une voix dont l'expression flottait
d'une manière indéfinissable entre une
joie délirante, la tristesse et la dou-
leur : — Tout cela , lui dit-il , supposé
même que sa vertu naturelle ait éclaté
puissamment, tout cela aurait-il pu lui
rendre l'honneur, la liberté, les droits
de citoyen, de propriété. Un philan-
thrope inconnu , qui parait s'intéresser
vivement au sort de Sébastien , a dé-
MAÎTRE JEAN WACHT. 1 39
posé près des tribunaux dix mille gros
écus, pour
La -violente émotion qu'éprouvait
maître Wacht l'empêcha de continuer.
Il pressa vivement l'avocat contre sa
poitrine , et s'écria, avec effort : — Avo-
cat, il faut que je pénétre dans la pro-
fondeur du droit tel qu'il est écrit dans
ton cœur, et que je soutienne l'épreuve
du jugement dernier comme tu la sou-
tiendras.
Mais, continua maître Wacht après
quelques secondes, en abandonnant le
bras du jeune avocat; mais, mon cher
Jonathan, si Sébastien, devenu honnête
et vertueux bourgeois, venait me rap-
peler une parole donnée , si Nanni...
— Alors je supporterai ma douleur
jusqu'à ce qu'elle me tue , — ^je m'enfui-
rai en Amérique.
^ Reste ici, s'écria maître Wacht,
tout transporté de joie et de ravisse-
l4û CONTÉS NOCTURNES.
ment, reste ici, cher enfant de mon
cœur. Sébastien épousera une jeune
personne qu'il avait séduite et aban-
donnée jadis , Nanni est à toi !
Maître Wacht embrassa de nouveau
le jeune avocat, en s'écriant:
— Jeune homme, je suis mainte-
nant devant toi comme un écolier, et
je voudrais te demander pardon de
mes torts et de mon injustice, mais
pas un mot de plus, on nous at-
tend.
Et maître Wacht prit le jeune avocat,
Tentraîna avec lui dans la salle de no-
ces, et après s'être placé avec Jona-
than au milieu du cercle , il dit d'une
vûix solennelle :
— Avant que nous procédions à
l'acte saint, vous tous honnêtes époux
et épouses , vous vertueux jeunes
hommes et jeunes vierges, je vous in-
vite dans six semaines à une pareille
MAÎTRE JEAN WACHT. l4l
cérémonie clans ma demeure; car je
vous présente ici monsieur l'avocat
Jonathan Engelbrecht , auquel je
fiance en ce moment ma fille cadette
Nanni.
Les amans ivres de bonheur tom-
bèrent dans les bras l'un de l'autre.
Un léger murmure d'étonnement
parcourut l'assemblée, et le vieux An-
dré dit à voix basse, en serrant contre
sa poitrine son petit chapeau de char-
pentier, à trois cornes :
Le cœur de l'homme est bizarre;
mais la foi triomphe de tout, et tourne
tout à bien , au gré de Dieu.
FIN DE MAITRE JEAN WACHT.
LE CŒUR DE PIERKE.
i45
LE CCœUR DE PIERRE.
CHAPITRE FBEMIEH.
Tout voyageur qui s'est approché
par un beau temps de la partie méri»
dionale de la petite ville de G**, a vu
à la droite de la grande route une
belle maison de plaisance, dont les pi-
XV. i3
il\6 CONTES NOCTUR]?rEft.
gnons bizarres et bariolés s'élèvent
au-dessiisde l'épais feuillage des arbres.
Ces bois ceignent un vaste jardin qui
s'étend dans la vallée. Si jamais tu suis
cette route, cher lecteur, ne redoute
ni le petit retard que te causera ce
détour, ni la légère offrande que tu
donneras au jardinier; sors de ta voi-
ture, fais-toi ouvrir cette maison, et
parcours ce jardin en disant que tu as
particulièrement connu le défunt pro-
priétaire de ce domaine , le conseiller
aulique Reutlingerqui habitait G**. Au
fond, tu pourras le dire avec raison,
s'il te plaît de lire jusqu'à la fin tout
ce que je me dispose à te raconter; car
j'espère qu'alors le conseiller Reutlin-
ger se montrera à tes yeux avec ses
manières originales et ses goûts singu-
liers, absolument tel que si tu l'avais
connu réellement. Dès l'abord, tu re-
connais déjà le goût gothique et les or-
LE CŒIR DE PIEBRE. ^ l^']
nemens grotesques de cette maison, et
tu te plaindras avec raison de ces re-
poussantes peintures à fresque; mais en
examinant de plus près, une singulière
intention se déploie dans ces pierres
ainsi peintes, et tu pénètres dans Je
vaste pérystile avec un léger sentiment
d'effroi. Sur les murailles divisées en
panneaux, et revêtues de stuc blanc, on
aperçoit des arabesques peintes en
couleurs pâles, qui offrent dans !eurs
sinueuses courbures des figures d'hom-
mes et d'animaux, des fleurs, des fruits,
des roches et une foule d'objets divers.
Dans la grande salle qui s'élève au-de-
là du second étage, apparaissent en
moulures dorées toutes les formes de
la plastique. Au premier coup-d'œil ,
tu parleras du mauvais goût du siècle
de Louis XIV, tu blâmeras ce style ba-
roque, chargé, maigre et exagéré;
mais si tu ne manques pas d'une cer-
î4B CONTES WOCrURNES.
taille imagination, cher lecteur, ce que
j'admets toujours en ta personne, 6
toi qui daignes me lire, tu ne tarderas
pas à changer de disposition. Tu croi-
ras t'apercevoir que cette fantaisie sans
règles n'a été que le jeu hardi d'un
peintre qui dominait en maître toutes
ces formes, et tu devineras que tous
ces emblèmes forment une chaîne d'i-
ronies amères contre la vie humaine ,
de sarcasmes échappés à une âme ma-
lade et mortellement blessée. Je te
conseille surtout, mon cher lecteur ou
voyageur , de parcourir les petites
chambres du second étage, qui cou-
ronne cette salle comme une galerie.
Là , les décorations sont très-simples ;
mais çà et là on rencontre des inscrip-
tions allemandes, turques, et arabes ^
qui s'accouplent singulièrement; puis
tu te rends dans le jardin. Il est des-
siné à la vieille mode française, en Ion"
LE COEUR DE PIERRE. ïl^C)
§ues charmilles couvertes, avec des
cascades, des statues et des fontaines.
Je ne sais si l'on éprouve comme moi
une impression grave et solennelle à
la vue de ces anciens jardins français,
mais pour moi je les préfère à ces pré-
tendus jardins anglais, remplis de ba-
gatelles , de petits ponts , de petites ri-
vières, de petits temples et de petites
grottes. A l'extrémité de ce jardin, on
pénètre dans un petit bois, et le jardi-
nier vous fait remarquer qu'il a la
forme d'un cœur., comme on peut le
voir distinctement du haut de la mai-
son. Au milieu de ce bois est un pa-
villon en marbre brun de Silésie, éga-
lement bâti en forme de cœur. Le pavé
est de marbre blanc, et on y aperçoit
uncœurd'unegrandeurextraordinaire.
Il est formé d'une pierre rouge, in-
crustée dans le marbre. En se baissant,
on découvre ces mots qui y sont écrits;
Il repose!
l5o CONTES NOCTURNES.
Dans ce pavillon, auprès de ce cœur
qui ne portait pas alors cette inscrip-
tion, se trouvaient, le jour de Sainte-
Marie, c'est-à-dire le 8 septembre de
Tannée i8o..., un homme âgé, d'une
belle apparence, et une vieille dame ,
tous deux richement vêtus.
— Mais , disait la dame , mais , mon
cher conseiller , comment vous est
donc venue la bizarre, je dirai même
l'épouvantable idée de faire construire
dans ce pavillon une sépulture pour
votre cœur, qui doit reposer sous cette
pierre rouge?
^- Laissez-moi ne pas parler de ces
choses -là , ma chère conseillère-in-
time! répondit le vieux monsieur, —
Nommez-le un jeu de mon esprit ma-
lade, nommez- le comme vous vou-
drez , mais apprenez que lorsque le
découragement le plus amer me prend
au milieu des biens que la fortune m'a
LE COEUR DE PIERRE. l5l
jetés par hasard, je ne trouve qu'eu
ce lieu du calme et des consolations.
C'est le sang qui coule de mon cœur
déchiré qui a teint cette pierre; mais
elle est glacée; et bientôt, lorsqu'elle
pèsera sur mon cœur, elle apaisera
le feu qui le consume.
La vieille dame jeta un regard dou-
loureux sur le cœur de pierre , et en
se baissant un peu pour mieux l'exa-
miner, deux grosses larmes limpides
tombèrent comme deux perles sur le
pavé rougcâtre. Le vieil homme prit
vivement sa main. Ses yeux brillèrent
du feu de la jeunesse. Comme on voit
dans l'éloignement , aux dernières
lueurs du soleil, une campagne char-
gée de fruits et de fleurs , on distin*
guait dans ses regards brûlans un passé
plein d'amour et de tendresse.
— Julie! Julie! s'écria-t-il ; car vous
aussi vous avez blessé ce cœur mor-
îSa CONTES NOCTUBWES.
tellement. Et la douleur étouffa sa
voix.
— Ce n'est pas moi qu'il en faut
accuser, Maximilien! dit la dame avec
un accent pénétré et d'une voix émue.
N'est-ce pas votre inflexible opiniâtreté,
votre foi aveugle dans les pressenti-
mens , vos visions qui vous chassèrent
loin de moi, et qui me décidèrent à
donner la préférence à cet homme
plus doux et plus pliant, qui préten-
dait aussi à mon cœur? Ah! Maximilien,
vous dûtes sentir vous-même combien
je vous aimais tendrement; mais votre
humeur fantasque ne me tourmentait-
elle pas sans relâche ?
Le vieux monsieur interrompit la
dame, et abandonnant sa main ; — Oh !
vous avez raison , madame la conseil-
lère-intime, je dois rester seul; nul
cœur humain ne doit se joindre au
mien; toutes les joies que donnent
LE CŒUR DE PIERRE. I d3
l'amour , l'amitié viennent vainement
frapper contre ce cœur de pierre.
— Que vous êtes amer, que vous
êtes injuste envers vous-même et en-
vers les autres , Maximilien ! s'écria la
dame. Qui ne vous connaît comme
le plus généreux bienfaiteur des pau-
vres, comme le plus infatigable dé-
fenseur du bon dioit ; mais quel mau-
vais génie a jeté dans votre âme cette
défiance qui se décèle dans toutes vos
paroles, dans tous vos gestes.
— Ne reçois -je pas, avec la ten-
dresse la plus vive , tout ce qui s'ap-
proche de moi , dit le vieillard d'une
voix attendrie et les yeux humides.
Mais cette tendresse me déchire le
cœur, au lieu de l'animer. — Ah ! con-
tinua-t-il, en élevant la voix, il m plu
à l'impénétrable Providence de me
douer d'un don qui précipite ma mort,
qui me tue mille fois! Semblable au
i54 CONTES NOCTURNES.
juif errant, je vois le signe invisible,
la marque de Caïn sur le front du
méchant ! Je reconnais les avertisse-
mens secrets que donne comme des
énigmes le roi des cieux, que nous
nommons le hasard. Une jeune et
douce fille s'offre à nous avec des re-
gards purs comme ceux d'Isis , mais
qui ne pénètre pas son âme , s'expose
à se voir blesser par des griffes de lion
et entraîner dans l'abîme.
— Encore ces fâcheux rêves ! dit la
dame. Qu'est devenu ce charmant en-
fant , le fils de votre frère, que vous
aviez recueilli il y a quelques années,
et en qui vous sembliez trouver tant
d'amour et de consolation.
— Cet enfant , répondit le vieillard
d'une voix rude . je l'ai repoussé ! c'é-
tait un mauvais sujet, une vipère que
je réchauffais dans mon sein.
LE CŒUR DE PIERRE. j55
— Un mauvais sujet ! un enfant de
six ans ! dit la dame étonnée.
— 'Vous connaissez l'histoire de mon
frère cadet, dit le vieillard ; vous savez
qu'il me trompa plusieurs fois d'une
manière indigne ; qu'étouffant tout sen-
timent fraternel, chaque service que je
lui rendais était une arme qu'il diri-
geait contre moi. Il n'a pas dépendu
de lui que je n'aie perdu mon honneur
et ma position sociale. Vous savez qu'il
y a quelques années, étant plongé dans
lapins profonde misère, il vint à moi,
me promettant de mettre un terme
aux désordres de sa vie; vous savez
aussi que je le reçus en frère, et qu'il
profita de son séjour dans ma maison,
pour s'approprier certains documens...
mais silence là-dessus. Son fils me plut,
et je le gardai , après que son misérable
père, qui voulait me faire un procès
criminel, eut été forcé de s'enfuir loin
î 56 CONTES NOCTURNES.
de moi. Un avertissement du ciel me
délivra de ce petit scélérat.
— Et cet avertissement du ciel était
sans doute quelque rêve ? dit la dame.
Mais le vieillard continua : — Écou-
tez-moi, Julie, et jugez vous-même! —
Vous savez que la conduite diabolique
de mon frère me porta le coup le plus
rude que j'eusse jamais reçu , — à
moins que ce ne soit celui que vous...
mais silence là-dessus. Fut-ce l'effer-
vescence que prirent mes idées à cette
époque qui m'inspira l'idée d'élever un
tombeau pour mon cœur , bref cela
eut lieu. — Mon bois fut planté en
forme de cœur, le pavillon s'éleva et
les ouvriers s'occupèrent à le paver.
Un jour je viens pour assister à leur
travail , et je remarque à quelque
distance, que Feulant, nommé Max
comme moi, s'amuse à rouler çà et là
quelque chose, en bondissant et eu
LE CŒUR DE PIERRE. l5j
poussant de grands éclats de rire. Un
sombre pressentiment s'empare de
mon âme! — Je cours vers l'enfant , et
je demeure pétrifié en voyant que
c'est la pierre rouge, taillée en forme
de cœur, qu'on avait disposée pour
être placée dans le pavillon, qu'il roule
ainsi de tous côtés et dont il s'amuse
si gaîment î
— Misérable ! Tu joues avec mon
cœur, comme ton père ! — A ces mots,
je le repousse avec humeur, au mo-
ment où il s'approche de moi en pleu-
rant. — Mon régisseur reçut les ordres
nécessaires pour le renvoyer, et je ne
le revis jamais !
— Homme effroyable ! s'écria la
dame. Mais le vieux monsieur, s'incli-
nant poliment, lui dit : — Les arrêts
du destin ne s'arrangent pas avec les pe-
tites sensibleries des dames. Et lui don-
l58 CONTES jyOCTURNES.
nant le bras, il la conduisit dans le
jardin , à travers le petit bois.
Le vieux monsieur était le conseiller
aulique Reutlinger; et la dame , la con-
seillère-intime Foerd.
LE CŒUR DE PIERRE. iSg
CHAPITRE II.
Le jardin offrait le plus merveilleux
spectacle que l'on put voir. Une grande
société, composée de conseillers-inti-
mes , de conseillers auliques, de con-
seillers de finances, et de leurs familles,
l6o CONTES NOCTURNES,
venus |de la ville voisine, s'y était ras-
semblée. Tous , même les jeunes gens
et les jeunes filles, étaient rigoureuse-
ment vêtus selon la mode de l'année
1760, avec de grandes perruques, des
habits bien raides et de hautes frisu-
res poudrées, qui produisaient une il-
lusion d'autant plus parfaite que la
forme du jardin convenait parfaitement
à ce costume. Chacun se croyait trans-
porté, comme par un coup de ba-
guette, dans le temps passé. Une idée
singulière de Reutlinger avait donné
lieu à cette mascarade. Il avait cou-
tume de célébrer, tous les trois ans,
le jour de Sainte-Marie, la fête du vieux
temps ^ à laquelle il invitait toutes les
personnes de la ville qui voulaient y
assister, sous la seule condition que
chaque convive adopterait le costume
de Tannée 1760. Le conseiller fournis-
sait des costumes de sa riche garde-
LE CŒUR DE PIERRE. IDI
robe aux jeunes gens qui n'étaient pas
assez riches pour faire cette dépense.
Cette fête, qui durait trois jours, rame-
nait le conseiller au milieu des souve-
nirs de sa première jeunesse.
Deux jeunes gens, Ernest et Willi-
bald, se rencontrèrent dans une allée
Us se regardèrent un moment en si-
lence , et se mirent à rire aux éclats.
— Tu as l'air d'un cavalier égaré
dans le labyrinthe d'amour, s'écria Wil-
libald.
— Et moi , il me semble que je t'ai
<léjà rencontré dans quelque vieux ro-
înan , répondit Ernest.
- — Mais vraiment la pensée du vieux
conseiller n'est pas si mauvaise, reprit
WiUibald. Il veut une bonne fois se
mystifier lui-même, et rebâtir un temps
dans lequel il vivait réellement , quoi-
que à son âge, il ait encore toutes ses
forces, toute la liberté de son esprit.
XV. ï4
l6:i CONTES NOCTURNES-
et qu'il ait une imagination plus vive e%
un cœur plus ardent que beaucoup de
jeunes gens d'aujourd'hui. Il ne doit
pas craindre que quelqu'un s'écarte de
son costume , par son langage ou par
ses manières; car nous sommes tous
dans des habits qui nous rendraient
tout écart impossible.Vois donc comme
nos jeunes dames ont un air noble et
prude dans leurs lourdes jupes cha-
marrées, et comme elles se servent dé-
cemment de l'éventail. ^ Vraiment
l'esprit de la vieille courtoisie s'est si
bien emparé de moi sous cette perru-
que qui couvre ma tête à la Titus , que
je ne sais qui ra'empéche d'aller au-
près de la plus jeune fille du conseiller-
intime Foerd, de la belle Julie que je
vois là-bas, et de lui dire: — Charmante
Julie, quand me rendrez-vous le repos,
en m'accordant votre amour. Il est im-
possible qu'une divinité de marbre pré-
LE COTUR DE PIERRE. l63
side à ce temple de la beauté. Le mar-
bre se creuse par la pluie, et le sang
amollit le diamant, mais votre cœur
est comme une enclume que les coups
endurcissent: plus le mien le frappe,
plus il est insensible. Prenez-moi pour
le but de vos regards. Ah! de grâce,
cruelle, ne gardez pas ce funeste silence
qui me tue? Les rochers répondent par
un écho à ceux qui les interrogent, et
vous, vous n'avez pas même un mot à
me dire? O la belle des belles
— Je t'en supplie, assieds-toi, dit Er-
nest à son ami, te voilà déjà de nouveau
dans tes folies , et tu ne remarques pas
que Julie qui s'était approchée de nous
gracieusement , vient de s'enfuir avec
timidité. Sans bien comprendre tes pa-
roles, elle a soupçonné que tu te mo,-
quais d'elle, et tu as ainsi augmenté ta
réputation de moqueur qui s'étend déjà
sur moi ; car j'ai vu plus d'une fois
l64 CONTES NOCTURNEâ.
qu'on me regardait de travers en di-
sant : — C'est l'ami de Willibald.
— T(j sais que beaucoup de gens , et
surtout les jeunes filles de seize à dix-
sept ans, m'évitaient avec soin; mais je
connais le but auquel mènent tous les
chemins, et je sais aussi que lorsqu'elles
m'y rencontreront, elles me tendront
amicalement la main.
— • Tu veux dire au grand jour de
réconciliation, au jugement dernier ,
lorsqu'on aura secoué le joug des idées
humaines, dit Ernest.
— Oh ! je t'en prie , s'écrie Willi-
bald , ne nous élevons pas à ces grandes
questions. Le moment n'est pas favo-
rable ; abandonnons-nous plutôt aux
idées folles dans lesquelles Reutlinger
nous a' comme encadrés aujourd'hui.
Quelle bizarrerie a-t-il donc encore ima-
ginée là-bas? Vois-tu cet arbre dont le
ent balance les fruits blancs. Ce ne
LE COEUR DE PIERRE. l65
peut être le Cactus grandiflorus, car il
ne fleurit qu'à minuit. Dieu sait quel
arbre merveilleux le conseiller a en-
core planté dans son Tusculum.
Les deux amis s'acheminèrent vers
l'arbre et ne furent pas peu surpris en
apercevant un épais maronnier dont
les fruits n'étaient autre chose que
des perruques poudrées à blanc qui ser-
vaient de jouet au vent, et se balan-
çaient curieusement avec leurs bourses
et leurs queues. De grands éclats de
rire annonçaient ce qui se trouvait sous
le feuillage. Une société de vieux Mes-
sieurs, bien gais et bon vivans, s'étaient
réunis sur la petite pelouse qui s'éten-
dait au pied de l'arbre , après avoir ôté
leurs habits et accroché leurs lourdes
perruques aux branches du maronnier
ils s'étaient mis à jouer au ballon. Mais
personne ne surpassait dans cet exercice
le conseiller Reutlinger qui savait en*
ï66 CONTES NOCTURNES.
voyer ie projectile à une hauteur pro^
digieuse et qui le lançait si adroitement
qu'il retombait toujours aux pied» de
son adversaire, — En cet instant , une
effroyable musique de petites flûtes et
de tambours se fit entendre ; la société
mit fin à son jeu, et reprit ses habits
et ses perruques.
— Qu'arrive-t-il donc encore ? dit
Ernest.
— Je parie que c'est l'ambassadeur
Turc , répondit Willibald.
— Quel ambassadeur Turc?
— On nomme ainsi , dit Willibald ,
le baron d'Exter , qui réside à G*** ,
et que tu as assez vu pour reconnaître
en lui le plus grand original qui soit
au monde. Il a été autrefois ambassa-
deur de notre cour à Constantinople^
et il se plaît encore à se mirer dans le
reflet de ce printemps de sa vie; les
descriptions du palais qu'il habitait
LE COEUR DE PIERRE. 167
dansPéra, font souvenir de ce palais de
diamans des fées dans les Mille et une
Nuits ; et la manière dont il y vivait ,
rappelle le roi Salomon dont il pré-
tend avoir l'esprit de sagesse et de di-
vination. En effet , ce baron d'Exter ,
malgré ses vanteries et son charlata-
nisme , a quelque chose de mystique
qui souvent m'impose et m'abuse moi-
même. Sa liaison avec Reutlinger est
basée sur les sciences secrètes aux-
quelles ils croient également tous les
deux. Au reste , tous les deux sont
de grands visionnaires, mais chacun
à sa façon, quoiqu'ils se réunissent
dans la doctrine de Mesmer dont ils
sont partisans décidés.
En causant ainsi , les deux amis
étaient arrivés à la grande grille du
jardin, par laquelle venait d'entrer
l'ambassadeur turc. C'était un petit
homme couvert d'une belle pelisse
ï6S CONTES NOCTU RIVES.
et d'un grand turban de cachemire
à couleurs tranchantes. Mais il n'a-
vait pu se défaire, par habitude,
de sa perruque à marteaux , et par
nécessité, de ses bottes de castor pour
la goutte, ce qui altérait sensiblement
l'orientalisme de son costume. Sa suite,
qui faisait cet horrible baccanale, était
composée de son cuisinier et de ses
laquais, déguisés en Maures, avec des
bonnets de castor pointus qui ressem-
blaient passablement à des sambeni-
tos. Le baron tenait par le bras un
vieil officier qui semblait s'être réveillé
après un long sommeil, de quelque
champ de bataille de la guerre de sept
ans. C'était le baron Rixendorf , com-
mandant de G*** , qui avait adopté ,
avec ses officiers, l'ancien uniforme,
pour faire plaisir au conseiller.
— Salamamileh! ditReutlinger, en
faisant une révérence au baron, qui
LE a>EUR D£ PIERRE. 169
ôta son turbaf), et le remit aussitôt sur
sa perruque , après avoir essuyé la
sueur de sou front avec uu mouchoir
des Indes. En ce .loment , un corps
doré , qu Ernest avait dès long-temps
remarqué dans un cerisier se remua,
et le conseiller de commerce , Hars-
cher , vêtu d'un habit de gala en
brocard d'or avec des culottes pareil-
les et une veste parseaiée de bouquets
bleus sur un fond d'argent , descendit
avec dextérité le long de l'échelle qu'il
avait placée contre l'arbre, et courut
se jeter dans les bras de l'ambassadeur,
en criant ! Oh! che vedo. — O dio che
sento! — Le ccnseiller de commerce
avait passé sa jeunesse en Italie , était
grand musicien, et avait la prétention,
avec un fausset exercé, de chanter
comme Farinelli.
— Je sais, dit Wilhbald, que Hars-
cher a rempli ses poches de cerises
XV. i5
170 CONTES NOCTURNES.
pour les offrir aux dames. Mais comme
il porte 5 à l'imitation de Frédéric II,
son tabac dans ses poches sans sa ta-
batière , il ne recueillera de sa galan-
terie que des grimaces et des rebuf^-
fades.
L'ambassadeur Turc et le général
de la guerre de sept ans furent ac-
cueillis avec des transports de joie. Ce
dernier fut reçu par Julie Foerd avec
toute l'expression de la tendresse filiale;
elle s'inclina devant le vieux guerrier,
et voulut lui baiser la main , mais
l'ambassadeur Turc se jeta'entre enx
en s'écriant : — Folies, enfantillages î
Et il embrassa Julie avec force tout en
marchant sur le pied du conseiller dé-
contenancé qui poussa une exclama-
tion involontaire , puis il entraîna la
jeune fille avec lui. — On vit qu'il lui
parlait avec véhémence , agitant les
bras, ôtant et remettant son turban
et se livrant à mille contorsion&v
LE COEUR DE PIERRE. I7.
— Qu'a donc à faire ce vieillard avec
cette jeune fille ? dit Ernest,
— En effet , répliqua Willibald , il
semble que ce soit quelque chose d'im-
portant, car quoique Exter soit le par-
rain de Julie et qu'il l'aime beaucoup,
il n'a pas coutume de s'enfuir ainsi de
la société avec elle.
En ce moment l'ambassadeur Turc
s'arrêta subitement , étendit le bras
droit devant lui , et s'écria d'une voix
forte qui retentit dans tout le jardin :
Apporte!
Willibald fit un grand éclat de rire:
— En vérité , dit-il , ce n'est rien autre
chose sinon qu'il raconte à Julie pour
la millième fois, la remarquable his-
toire du chien de mer.
Ernest voulut absolument connaî-
tre cette histoire.
— Apprends donc , dit Willibald ,
que le palais d'Exter étaU situé si près
172 CONTES NOCTURNES.
du Bosphore que des degrés du plus
beau marbre de Carrare, conduisaient
jusqu'à la mer. Un jour, Exter était sur
sa terrasse , plongé dans les plus pro-
fondes réflexions , lorsqu'un cri per-
çant l'arracha tout-à-coup a sa rêverie.
Il regarde au tour de lui et voit qu'un
immense chien de mer vient de se plon-
ger dans les flots, emportant dans sa
gueule l'enfant qu'une pauvre femme
turque, assise sur les degrés, avait laissé
auprès d'elle. Exter descend précipi-
tamment , la femme tombe à ses ge-
noux en gémissant et en pleurant;
mais Exter n'hésite pas long-temps , il
s'avance jusqu'à la dernière marche ,
au bord de la mer, étend le bras, et
s'écrie d'une voix forte : Apporte ! -—
Aussitôt le chien de mer sort de la
profondeur des ondes, tenant dans sa
gueule l'enfant , qu'il remet avec sou-
mission et en bon état au magicien j
LE CŒUR DE PIERRE, l']^
JDuis , se dérobant à ses reniei cieraens,
il se replonge dans les flots.
— Cela est fort ! s'écria Ernest.
— Le vois-tu maintenant tirer un
anneau de son doigt et le présenter à
Julie ? dit Wiliibald. La vertu ne reste
jamais sans récompense ! Outre que
Exter sauva l'enfant, ayant appris que
la mère était femme d'un pauvre ou-
vrier, il lui fit présent de quelques
bijoux et de quelques pièces d'or , ce
qu'il nomme une bagatelle, et ce qui va-
lait tout au plus trente mille écus; alors
cette femme tira de son doigt un petit
saphir et le orésenta à Exter en l'assu-
rant que c'était un précieux héritage
de famille que la grandeur du bienfait
d'F.xter pouvait seule l'engager à don-
ner. Exter prit l'anneau qui lui sembla
de peu de valeur, et ne fut pas peu sur-
pris en reconnaissant à rinscrij)tion
arabe presque imperceptible qui s'y
174 CONTES NOCTURNES.
trouvait, que c'était le sceau du grand
Ali avec lequel il attirait le pigeon de
Mahomet pour converser avec lui * !
— Voilà des choses merveilleuses,
dit Ernest en riant, mais voyez un peu
ce qui se passe dans ce cercle au milieu
duquel s'agite une petite créature sem-
blable aux atomes de Descartes.
Les deux amis s'approchèrent d'une
petite prairie sur laquelle une petite
dame, haute de quatre pieds environ,
laisait claquer ses doigts, en chantant
avec un filet de voix : Il pleut, d pleut
bergère, ramenez vos troupeaux.—
Croirais-tu bien, dit Willibald, que
cette figure poudrée, est la sœur
aînée de Julit.' tu dois remarquer
* Il n'est point douteux que le barou Exter ne soil un
portrait de quelqu'un de ces originaux si communs en
Allemagne, et le type des meuteurs de profession, tels
que le baron Chasseur de Mùncbausen , dont les récits
sont passés en proverbe dans tout le Nord. Tb.
LE CŒUR DE PIERRE. 1^5
qu'elle appartient à celte classe de fem-
mes que la nature a mystifiées en les
douant d'une coquetterie qui les rend
à charge aux autres, quoiqu'elle leur
ait refusé le don de plaire, et qu'en les
condamnant à une éternelle enliance,
elle ne leur ait donné qu'une ridicule
naïveté, sans les grâces et la fraîcheur
du jeune âge.
Les deux amis s'approchèrent et ga-
gnèrent la salle de musique où l'on
distribuait des rafraîchissemens dans
des vases de porcelaine gothique.
Reutlinger avait pris un violon et diri-
geait avec talent un sonate de Coi elli,
accompagné au piano par le général,
et sur le théorbe par le conseiller de
commerce à l'habit à drap d'or. Puis la
conseillère Foerd chanta avec une ex-
pression admirable une grancl<? scène
italienne d'Anfossi. Sa voix était cassée
et chevrotante, et cependant elle en
IjG CONTES WOClURJfES.
triomphait par le talent de sa méthode.
Le ravissement éclatait dans les re-
gards de Reutlinger qui semblait en-
core aux beaux jours de aa jeunesse.
L'idagio achevé, le général entama
l'allégro , lorsque toutrà-coup les por-
tes de la salle s'ouvrirent, et un jeune
homme bien vêtu et de bonne mine
vint se jeter, hors d'haleine à ses pieds.
— O général ! s'écria-t-il, vous m'a-
vez sauvé! vous seul! O mon Dieu, que
ne vous dois-je pas?
LE COEUR DE PIERRE. J 77
CHAPITRE IZI.
Ainsi criait le jeune homme qui
étail hors de lui. Le général em-
barrassé , releva doucement le jeune
homme et le conduisit dans le jar-
din en lui parlant avec douceur.
I7B CONTES NOCTURNES.
La société avait été fort surprise de
cette aventure; chacun avait reconuu
dans le jeune homme le secrétaire
du conseiller Foerd , et l'on exami-
nait ce dernier avec étonnement. Ce-
hii - ci prit du tabac et parla en
français à sa femme. Enfin, l'ambassa-
deur Turc s'avança vers lui et lui dit :
— Je ne sais vraiment , mon honorable
conseiller , quel mauvais démon a
poussé ici mon cher Max avec ses re-
mercîmens si importuns, mais je vais
le savoir tout à l'heure. — A ces mots,
il s'échappa, et Willibald le suivit. Le
trio de la famille] Foerd , à savoir les
trois sœurs Nanette , Clémentine et
.Tulie, avaient des contenances fort va-
riées. Nanette agitait avec bruit son
éventail, parlait d'étourderie et vou-
lait se remettre à chanter : Ramenez
vos troupeaux! Mais personne ne se
disposait à l'écouter. Julie s'était re-
LE COEUR DE PIERRE. I79
tirée dans un coin, et tournait le dos
à la compagnie, pour cacher sa rou-
geur et quelques larmes qui lui étaient
venues dans les yeux.
— La joie et la douleur blessent éga-
lement le sein des pauvres humains ,
mais le sang que fait jaillir l'épine
cruelle, Tie rend-elle pas les couleurs
à la rose qui commence à pâlir? Ainsi
parlait avec un grand pathos, Clémen-
tine éprise de Jean-Paul (*), en serrant
à la dérobée la main d'un jeune homme
aux cheveux blonds, qui se mit à sou-
rire d'un air fade, et lui dit pour toute
réponse : — Oh! oui, charmante Clé-
mentine,
En ce moment , Willibald entra dans
le salon et chacun l'entoura en l'assié-
geant de questions. Mais lui ne voulait
* Textuellement: Toute jean-pauUsée. Les écrits de
Jean-Paul-Frédéric Richter ont tourné beaucoup de ttlt^
tcminines en Allemagne. Tr.
ï8o CONTES NOCTURNES.
absolument rien savoir, et se tenait
sur une grande réserve, en prenant
l'air ironique et malin qu'il avait sou-
vent. On ne le quitta pas cependant ,
car on avait remarqué qu'il s'était pro-
mené dans le jardin avec le conseiller
Foerd, le général Rixendorf, et le
jeune secrétaire, et qu'ils s'étaient en-
tretenus avec chaleur.
— S'il faut que je divulgue avant le
moment cet événement important,
vous me permettrez, messieurs et no-
bles dames , de vous adrCvSser d'abord
quelques questions.
On le lui permit volontiers.
— Ne reconnaissez-vous pas tous ,
dit Wiilibald d'un ton pathétique, le
secrétaire du conseiller intime , le
jeune Max, comme un homme bien
élevé et richement doté par la nature.
— Oui, oui, répondirent en chœur
toutes les dames.
LE CŒUR DE PIERRE. l8l
«=- N'avez-voiîs pas enteuclu rendre
justice à sa sagacité, à son assiduité et
à sa connaissance des affaires ?
— Oui, oui! s'écria le choeur des
hommes, et les deux choeurs se réuni-
rent lorsque Willibald demanda en-
core si Max n'était pas le garçon le
phis éveillé, le plus malin et un dessi-
nateur habile, puisque le général qui
passe pour un amateur de première
force n'avait pas dédaigné de lui don-
ner des leçons.
— Il arriva donc , il y a quelque
femps reprit Willibald, qu un jeune
maître de l'honorable corporation des
tailleurs, célébrant sa noce , il y eut
bombances , et les basses et les trom-
pettes s'épuisèrent en fanfares dans les
rues. Jean , le domestique du conseiller
intime, était douloureusementassis à la
fenêtre , le cœur lui défaillait en
croyant voir Henriette parmi les dan-
iBa CONTES NOCTURNES.
sensés, car il paraît que Henriette était
de la noce. Mais lorsque, de sa fenêtre,
il aperçut réellement Henriette, il n'y
put tenir plus long-temps, courut a
sa chambre , se mit dans la plus belle
tenue, et se rendit bravement à la
salle de noce. On le laissa entrer, mais
sous la condition que chaque tailleur
aurait la préférence sur lui, ce qui ne
lui permettait de danser qu'avec les
filles que leur laideur ou leurs mauvais
ses qualités faisaient rejeter. Henriette
était engagée pour toutes les danses;
mais dès qu'elle vit son amoureux, elle
oublia tous ses engagemens , et le
brave Jean repoussa si violemment le
petit tailleur qui voulait lui prendre
sa belle, qu'il le fit pirouetter et tomber
sur le parquet. Ce fut le signal d'un
combat général. Jean se défendit
comme un lion, distribuant à foison
les soufflets et les coups de poing au-
LE CŒUR DE PIERRE. 1 83
tour de lui; mais il lui fallut succom-
ber au nombre de ses ennemis, et il fut
jeté d'une façon injurieuse , par les
garçons tailleurs, au bas de l'escalier.
Plein de rage et de désespoir, il frap?-
pait aux portes et aux fenêtres pour les
briser, lorsque Max qui passait par-là,
délivra le malheureux Jean des mains
de la patrouille qui se disposait à l'ar-
rêter. Jean lui raconta tous ses mal-
heurs , il ne songeait qu'à se venger
d'une façon violente, mais le prudent
Max parvint enfin à l'apaiser en lui
promettant de lui faire donner satis-
faction de telle manière qu'il serait con-
tent.
Ici Willibald s'arrêta.
— Eh bien ?
— Et bien ?
— Et après?
— Une noce de tailleur!.
— Des amours de petites gens ?
l84 CONTES NOCTURNES.
— Que signifie tout cela ?
Ainsi, s'écriait-on de tous côtés,
— Permettez-moi, dit Willibald, de
remarquer, avec le célèbre Wéber-
Zettel, qu'il est arrivé dans cette co-
médie de Jean et de Henriette, des
choses qui n'arriveront plus jamais.
— Or ^ le secrétaire Max s'assit
le lendemain à son bureau, prit
une belle feuille de papier vélin, des
pinceaux et de l'encre de la chine, et
dessina, avec une grande vérité, un
magnifique bouc. La physionomie de
ce merveilleux animal aurait donné
amples matières aux études d'un phy-
sionognomane. Une expression surna-
turelle régnait dans ses yeux animés,
bien que quelques convulsions sem-
blassent se jouer sur sa bouche
et la contracter. L'animal semblait
tourmenté d'un mal cuisant. En
effet, l'honnête quadrupède était oc-
LE CŒUR DE PIERRE, l85
cupé à mettre au monde une fouie de
petits tailleurs , armés d'aiguilles et
de ciseaux , dont les groupes animés
déployaient une activité extrême. Sous
ce tableau étaient écrits des vers que
j'ai malheureusement oubliés.
— Allez, avec votre vilain bouc !
criaient les dames ; parlez - nous de
Max!
— Ledit^Max, reprit Wiilibald, donna
ce tableau à Jean, qui s'en alla le col-
ler adroitement à l'auberge des tail-
leurs, où il servit, pendant tout un
jour, d'amusement à la populace oi-
sive. Les enfans agitaient joyeusement
leurs bonnets, et dansaient autour de
chaque tadleur qui arrivait en lui chan-
tant les vers de Max. — Personne au-
tre que le secrétaire du conseiller-in-
time n'a pu faire ce tableau dirent les
peintres. Personne autre que l'écri-
vain du conseiller-intime n'a pu faire
XV. J^
l86 CONTES NOCTURNES.
ces vers , dirent les écrivains. Max ,
généralement accusé , et ne pouvant
nier, se vit bientôt menacé d'un pro-
cès et d'un emprisonnement. Il cou-
rut alors , au désespoir , chez son pro-
tecteur, le général Rixendorf, car il
avait déjà visité tous les avocats, qui
avaient trouvé sa cause fort mauvaise.
Le général lui dit : — Tu as fait une sot-
tise, mon cher enfant! les avocats ne
te sauveront pas ; mais je le ferai, uni-
quement parce que j'ai trouvé ton ta-
bleau dessiné avec art et fort correc-
tement. Le bouc, comme personnage
principal , o de l'expression , et les
groupes de tailleurs qui tombent sur
le premier plan, forment des niasses
riches et variées, quoique sans confu-
. sion. Je suis aussi fort satisfait de la
manière dont se précipitent les tail-
leurs, qui tombent réellement, non
pas du ciel !... — Les dames se mirent
XE tDOEUR DE PIERRE. 1 87
encore à murmurer, et l'homme à l'ha-
bit de drap d'or s'écria : — Mais, le pro-
cès de Max , mon cher ami?
— Cependant , ajouta le général ,
(ainsi, continua Willibald), cepen-
dant l'idée de ce tableau , ne t'appar-
tient pas, mais elle est fort ancienne ;
heureusement, car c'est justement là
ce qui te sauve. — A ces mots, le général
chercha dans un vieux pupitre et en
tira un sac à tabac, sur lequel se trou-
vait brodée toute l'idée du jeune Max.
Les jurisconsultes qui se trouvaient
dans le salon se mirent à rire; mais le
conseiller Foerd , qui venait d'entrer ,
leur dit : — Il nia Vanimum injuriajidi ,
le dessein d'injurier, et fut acquitté.
Willibald reprit : — Max se contenta
de dire à ses juges : Je ne saurais nier
que ce tableau ne soit mon ouvrage ,
mais je l'ai fait sans avoir la pensée
d'offenser l'honorable corporation des
l88 CONTES NOCTURNES.
tailleurs, car je l'ai copié d'après un
dessin original qui appartient à mon
digne maître, le général Rixendorf, et
que voici , à quelques changemens près
que je me suis permis. Max fut donc
acquitté , et vous avez entendu les re-
merciemens qu'il est venu faire à son
protecteur.
On trouva généralement que la cha-
leur de la reconnaissance du jeune
Max n'était nullement proportionnée
au léger motif qui l'avait dictée, et le
conseiller Foerd dit d'une voix émue :
— Ce jeune homme a une âme singu-
lièrement impressionnable et le senti-
ment d'honneur le plus délicat qui se
soit jamais rencontré. Vidée d'une pu-
nition corporelle l'accablait, et s'il eût
été condamné, il eût infailliblement
quitté G... pour toujours.
— Peut-être , dit Willibald , peut-
être se trouve-t-il un autre motif sous
jeu.
LE COEUR DE PIERRE. 1 89
— Cela est vrai, dit le général qui ve-
nait d'entrer à son tour, et Dieu
veuille que tout cela s'arrange bientôt
au gré de ses désirs.
Clémentine trouva toute celte his-
toire fort grossière ;Nanette n'en pensa
rien; mais Julie se montra d'une hu-
meur fort satisfaite. Reutlinger vint
ranimer la société par sa danse. Les
théorbes soutenus par une paire de
castagnettes, des violons et des basses,
jouèrent une joyeuse sarabande. Les
personnes âgées se mirent à danstr, et
les jeunes les regardèrent. L'homme
à l'habit de drap d'or se distingua sur-
tout par ses bonds et par ses pas hardis,
et la soirée se passa fort agréablement.
TQO CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IV.
La matinée du lendemain ne se
passa pas moins bien; comme la veille,
un bal et un concert devaient termi-
ner la journée. Le général Rixendorf
était déjà an piano; l'habit de drap
LE CŒUR DE PIERRE. I9Ï
d'or s'était emparé d'un théorbe, la
conseillère Foerd tenait la partition ;
l'on n'attendait plus que l'arrivée du
conseiller Reuilinger, lorsqu'on en-
tendit des cris perçans dans le jardin ,
et qu'on vit accourir les domestiques.
Bientôt quelques-uns d'entre eux ap-
portèrent le conseiller pâle et défiguré.
Le jardinier l'avait trouvé profon-
dément évanoui, à quelques pas du
pavillon où se trouvait le cœur de
pierre.
Le général s'élança du piano pour
voler au secours de son ami', on lui fit
respirer des sels, on l'étendit sur le
sopha , et on lui frotta le front avec
de l'eau de Cologne.
Tout-à-coup, l'ambassadeur turc re-
poussa tout le monde en s'écriant :
— Amis ignorans , vous tuez un ami
bien portant ! — A ces mots , il
ôta son turban qu'il jeta au loin dans
192 CONTES NOCTURNES.
le jardin, et se débarrassa de sa pe-
lisse. Puis il se mit à décrire avec sa
main 5 autour du conseiller, un cercle
qu'il rétrécit sans cesse, si bien qu'il
finit par lui toucher les tempes et le
sein. Puis, il approcha sa figure de la
sienne, et le conseiller ouvrant aus-
sitôt les yeux , lui dit: — Exter , tu n'as
pas bien fait de me réveiller. — La
puissance inconnue m'a annoncé une
mort prochaine, et peut-être m'était-
il accordé de passer de ce sommeil à
la mort.
— Folies ! rêves ! s'écria Exter , re-
garde autour de toi, vois où tu es, et
sois gai comme il convient d'être.
Le conseiller s'aperçut alors seule-
ment qu'il se trouvait dans le salon
d'assemblée. Il se leva vivement du ca-
napé , s'avança au milieu de la salle ; et
dit en riant : — Je vous ai donné un fâ-
cheux spectacle, mes honorables hôtes,
LE CŒUR DE PIERRE. IqS
mais il n'a pas dépendu de moi d'em -
pécher que ces maladroits domestiques
m'aient apporté ici. Ne prolongeons
pas plus long-temps ce désagréable in-
termède et dansons !
La musique commença aussitôt ,
mais dès les premières mesures du
menuet, le conseiller disparut de la
salle avec Exter et Rixendorf. Lors-
qu'ils furent arrivés dans une cham-
bre éloignée, Reutlinger se laisse tom-
ber dans un grand fauteuil , et se ca-
chant le visage dans ses mains , il
s'écria d'une voix étoufféepar la dou-
leur : — O mes amis ! mes amis !
Exter et Rixendorf prièrent le con-
seiller de leur dire ce qui le tourmen-
tait si fort.
— Parle, mon vieil ami, dit le gé-
néral. Tu as appris, Dieu sait comment,
quelque mauvaise aventure.
— Ext«^r ! dit le conseiller d'une voix
XV. jy
194 CONTES NOCTURNES.
sourde. C'en sera bientôt fait de nous.
Le hardi visionnaire n'aura pas frappé,
sans être puni, aux portes de réternité.
Une mort prochaine, affreuse peut-
être , m'est annoncée !
— Raconte-nous donc ce que tu as
vu , dit le général avec impatience. Je
parie que tout cela n'est qu'un effet
d'imagination ; toi et Exter , vous gâ-
tez votre vie par vos extravagances.
— Apprenez donc le motif de mon
effroi et de mon évanouissement ! dit
le conseiller en se levant de son fau-
teuil , et en s'avançant entre ses deux
amis : Vous étiez déjà Ions assemblés
dans le salon, lorsque, poussé par je ne
sais quelle idée, il me prit fantaisie de
faire encore un lour dan s le jardin. Mes
pas se dérigèrent involontairementvers
le petit bois. Là il me sembla que j'en-
tendais un bruit léger , une voix douce
et plainlive. Les sons semblaient venir
LE COEUR DE PIERRE. IqS
du pavillon. Je m'approche , la porte
est ouverte, et j'aperçois... Moi-même!
Moi-même, mais tel que j'étais il y a
trente ans , avec l'habit que je por-
tais dans ce jour mystérieux où je
voulais mettre fin à mes jours , lors-
que Julie vint comme un ange de lu-
mière , sous son blanc costume de
fiancée , me détourner de cette
affreuse pensée. — C'était son jour
de noce. — Mon image était éten-
due sur le pavé devant le cœur, et
le frappait violemment en s'écriant :
Jamais , jamais tu ne pourras t'amo-
lir , cœur de pierre ! — Je restai pé-
trifié ! Un froid glacial , celui de la mort
parcourut toute mes veines. •— ïout-à-
coup Julie, vêtue en blanc comme une
fiancée, dans toutl'éclat d'une brillante
jeunesse, sortit du milieu des arbres,
et étendit amoureusement les bras vers
moi.... Non, vers mon image.... vers
ig6 CONTES NOCTURNES.
moi , moi jeune homme ! Je tombai
sans connaissance !
A ces mots , le conseiller se laissa
encore tomber sans forces dans le fau-
teuil ; mais Rixendorf saisit ses deux
mains , les secoua avec force, et s'écria
d'une voix retentissante : — C'est lui
que tu as vu , lui , pas autre chose ? —
Je ferai tirer le canon en signe de vic-
toire ! — Tes idées de mort, ton appa-
rition , ne sont rien, rien ! Je te secoue
de tes mauvais rêves , afin que tu te
réveilles et que tu vives encore long-
temps sur terre.
Aces motSjRixendorf s'échappa aussi
rapidement que put le lui permet-
tre son grand âge. Le conseiller avait
sans doute entendu peu de chose des
paroles du général , car il restait en-
core là les yeux fermés. Exter allait et
venait à grands pas se frottant le front
LE COEUR DK PIERRE. 19'7
en disant: — Je parie que cet homme
veut encore tout expliquer d'une fa-
çon naturelle ; mais il aura de la peine
à en venir à bout; n'est-ce pas, mon
cher conseiller? Nous nous entendons
un peu en apparitions , nous autres !
— Je voudrais seulement avoir ma
pelisse et mon turban.
A ces mots, il siffla avec un petit
sifflet d'argent qu'il portait à sa cein-
ture, et aussitôt un des Maures de sa
suite lui apporta sa pelisse et son tur-
ban. Bientôt après, vint la conseillère
intime Foerd, suivie du conseiller et de
leur fille Julie. Le conseiller Reutlin-
ger se leva vivement , et retrouva
un peu de calme dans les assurances
qu'il donna de sa santé. Il pria qu'on
voulût bien oublier toute cette petite
histoire, et tout le monde se disposait
à s'éloigner, lorsque Rixendorf entra
précipitamment, en tenant par la main
l9^ fcONTES NOCTURNES.
un jeune homme vêtu de l'ancien cos-
tume militaire. C'était Max , dont l'as-
pect fit pâlir le conseiller.
— Vois ton image , le Sosie de ton
rêve ! dit Rixendorf. C'est moi qui ai
fait entrer ici mon excellent Max, et
qui ai prié ton valet-de-chambre de lui
donner un de tes anciens uniformes ,
pour qu'il pût figurer convenablement
dans la société. C'est lui que tu trou-
vas agenouillé dans le pavillon.
— Oui, s'écria Max, j'étais a genoux
devant ton cœur de pierre , moi que
tu repoussas à cause d'une injuste vi-
sion, oncle cruel! Si le frère a com-
mis des fautes envers son frère , ne les
a-t-il pas dès long-temps expiées par
sa misère et par sa mort! Ton neveu,
orphelin , est aujourd'hui devant toi.
Il porte ton nom , ses traits ressem-
blent aux tiens , comme un fils res-
semble à son père. Il a lutté avec tous
LE CŒUR DE PIERRE. 199
les orages qui frappèrent sa jeu-
nesse.... mais.... laisse-toi toucher....
tends-lui une main bienfaisante, afin
qu'il ait un appui lorsque Tadversité
sera trop grande !
Le jeune Max s'était approché du
conseiller , dans une attitude sup-
pliante et les yeux baignés de larmes.
Celui-ci était resté immobile, les yeux
étincelans, la tète fièrement rejetée
en arrière, muet et sombre; mais,
lorsque le jeune homme voulut pren-
dre sa main , il le repoussa des deux
siennes, recula de deux pas, et s'écria
d'une voix terrible : — Misérable! viens-
tu m'assassiner! Fuis î fuis loin de mes
yeux. Et toi aussi , Rixendorf , tu as
pris patt à ce complot! Fais qu'il s'é-
loigne, celui qui a juré ma perte, le
fils du plus grand scé....
— Arrête! s'écria Max, dont les
100 COJSTES JNOCTURJVES.
yeux remplis de colère et dç déses-
poir lançaient des éclairs. Arrête ,
homme cruel , frère impitoyable ! Tu
as rendu à mon père faute pour faute,
injure pour injure ; et moi , in-
sensé , qui croyais toucher ton cœur
glacé , couvrir , par ma tendresse,
l'indifférence de ton frère, qui mourut
pauvre , abandonné , mais au moins
sur le sein d'un fils qui cherchait à le
ranimer. — Max! sois vertueux ! recon-
cilie-moi le cœur du plus terrible frère î
Deviens sou fils ! — Ce furent ses der-
nières paroles. Mais tu me rejettes
comme tu rejettes tout ce qui s'ap-
proche de toi avec amour et dévoue-
ment. Meurs donc seul et délaissé. Que
tes valets avides attendent ta mort
avec impatience, en se partageant tes
dépouilles avant que tes yeux soient
fermés. Au lieu des soupirs, des plain-
tes de ceux qui voulaient entourer ta
LE CŒUR DE PIERRE. 20 1
vie d'amour, puisses-tu n'entendre en
expirant que Içs cris moqueurs des
mercenaires, qui n'auront eu som de
toi qu'à prix d'or! Adieu, tu ne me
re verras jamais !
Max voulut s'éloigner , mais Julie
chancela, et le jeune homme, se re-
tournant vivement , la reçut dans ses
bras en s'écriant d'un ton douloureux :
— Ah! Julie, Julie, tout espoir est perdu.
La conseillère était restée immobile ,
tremblante de tous ses membres , pas
une parole ne pouvait s'échapper de ses
lèvres , mais Reullinger, en voyant Julie
dans les bras de Max, poussa des cris
comme un insensé , s'avança vers lui,
arracha la jeune fille de ses bras , et ,
l'élevant au-dessus de lui , il lui de-
manda : — Aimes-tu ce Max , Julie !
— Comme ma vie, répondit Julie
avec force. Le poignard que vous avez
XV. i8
202 CONTES JfOCTURNES.
plongé dans son sein a traversé le
mien !
Le conseiller la laissa lentement re-
tomber, et s'assit avec précaution dans
son fauteuil ; puis , il demeura quel-
ques momens les deux mains appuyées
sur son front. Un silence profond ré-
gnait autour de lui. Pas un des assis-
tans ne fit un geste, un mouvement.
Tout-à-coup, le conseiller tomba sur
ses deux s^enoux. Son visage était cou-
vert de rougeur, ses yeux remplis- de
larmes. Il leva les yeux au ciel , et dit
solennellement: — Que ta volonté soit
faite! O Julie, Julie ! ô pauvre aveugle
que je suis !
Le conseiller se couvrit le visage, on
l'entendit pleurer. Cela dura quelques
momens, il se releva , vint à Max , le
pressa sur son cœur, et s*écria hors
delui: — Tu aimes Julie, tu es mon fils.
LE COEUR DE PIERRE. 2o3
-^ Non tu es plus que cela , tu es moi,
inoi-nièine. — Tout t'appartient. — Tu
es riche , très-riche. — Tu as une cam-
pagne. — Des maisons , de l'argent
comptant. — Laisse-moi rester auprès
de toi , tu me donneras le pain de la
charité dans mes vieux jours. — N'est-
ce pas, tu le feras ? Ne m'aimes-tu pas?
— 11 faut que tu m'aimes , puisque tu
es moi-même. — Ne redoute pas mon
cœur de pierre , presse - moi tendre-
ment contre ton sein , les battemens
de ta poitrine réchaufferont la mienne*
— Max , mon fils , mon ami , mon bien-
fîiiteur!
Il continua de parler de la sorte et
avec tant de chaleur qu'on craignait que
sa raison ne souffrit de ces expansions
outrées. Rixendorf parvint enfin à le
calmer, et le conseiller, un peu remis,
vit tout ce qu'il ^vait gagné en ce jeune
2 04 CONTES NOCTURNES.
homme et s'aperçut avec attendrisse*
ment que la conseillère Foerd semblait
retrouver le souvenir d'un temps passé
dans l'union de sa Julie avec le never.
de Reutlinger. Le conseiller intime
Foerd contemplait toute cette scène
avec satisfaction, et il parla d'avertir ses
autres fil les de cet événement ; mais on
ne put les trouver nulle part. On avait
déjà vainement cherché Nanette parmi
les grands vases du Japon qui se trou-
vaient dans le vestibule , sous tous les
bancs , enfin on trouva la petite en-
dormie sous un rosier, et Clémen-
tine dans une allée sombre avec le blond
^eune homme. Les deux sœurs pa-
rurent peu satisfaite du mariage de leur
cadette ; mais leur humeur se dissipa
au milieu des félicitations de la société.
On se disposait à passer dans le grand
salon , lorsque l'ambasseur Turc s'écria
LE CCEUR DE PIERRE. 20r»
tout-à-coup : — Eh quoi! vous allez
vous marier tout de suite. Marier ce
Max, ces enfans sans expérience. Vois
mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à
Max, tu poses tes pieds en dedans, et
tu n'as pas l'usage du monde puisque
tout-à-l'heure tu tutoyais ton viel
oncle le conseiller aulique. Charles, il
faut voyager, vas à Constantinople.
Là tu apprendras tout ce qu'il faut sa-
voir dans la vie, et tu reviendras épou-
ser ma belle Julie. — Tout le monde
fut surpris de cette singulière propo-
sition. Mais Exter prit à part le con-
seiller, tous deux se placèrent l'un de-
vant l'autre, se mirent mutuellement
les mains sur les épaules et échangè-
rent quelquesparoles arabes. Puis Reut-
Hnger courut prendre la main de Max
etlui dit très-amicalement: — Moucher
fils, mon bon Max, fais-moi le plaisir
d'aller à Constantinople. Cela durera
XVI. ,9
206 LE CŒUR DE PIERRE.
six mois au plus, et ensuite nous ferons
la noce.
En dépit de toutes les protestations
de la fiancée, Max fut obligé de partir
pour Constantinople , d'où il revint
après avoir vu les degrés de marbre sur
lesquels le chien marin apporta à Ex-
ter un enfant, et une infinité de choses
aussi remarquables, et alors il épousa
Julie. Je ne saurais dire quelle parure
avait la fiancée le jour de ses noces,
et combien d'enfans résultèrent de
cette union; j'ajouterai seulement que
le jour de la fête delà Vierge de l'année
t8o..., Max et Julie se trouvèrent age-
nouillés dans le pavillon près du cœur
de pierre. Leurs pleurs tombaient en
abondance sur le marbre qui recou-
vrait le cœur trop souvent déchiré de
leur vieil et excellent oncle. Max, non
pour imiter l'épitaphe de lord Horion,
mais parce que toute la vie du pauvre
LE COEUR DE PIERRE. 9.0 7
oncle se trouvait exprimée dans ce peu
de paroles , avait gravé de sa main ces
mots sur la pierre: qu'il repose enfin!
FIN DU fOME XV.
TABLE
DU QULNZIÈME VOLUME.
— -^
Maître Jean Wacht , le charpentier 5
Le Cœur de pierre, i45
Fl!f DE tA TABLE.
OEUVRES COMPLETES
DE
C.-T.-A. HOFFMANN,
Ctuatrièmc fiuraieon.
IMPRIMERIE DE A. BARBIER,
RC« DES MABAI» I. G-, ^- i7-
CONTES
NOCTURNES
DE
E.-T.-A. hoffman:
XVI.
PARIS.
Eugène Henduel.
1830.
CONTES
NOCTURNES
DE E. T. A. HOFFMANN,
TRADirrs DE l'allemand
PAR M. LOÈVE-VEIMARS,
ET PRÉCÉDÉS
D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR HOFFMANN ,
Far 'Walter Scotti
TOME XVI.
PARIS.
EUGENE REXDUEL,
iDirtca-LiBEWRi,
RUE UKS cRA5DS-AFGusTiirs, »« aa.
!830.
LE BOTANISTE.
COUTES
NOCTURNES.
W-V V^' '-^li^^.^-r '■VVT'J'A Mf* LMt^'ijr :
CHAPITRE PREMIER.
La serre du professeur Ignace HeliiH. — Kagèuc , li
jeune étudiant. — ^larguerlle et la vieiile feinnu' di
professseur. — Lutte etrcsolution.
Eugène, le jeune e'tudiant, se trou-
vait dans la serre du professcui
Ignace Helms, et admirait le rou^o
éclatant des fleurs que Y amaryllis
G CONTES NOCTURNES.
reglnœ claie justement dans la ma-
tinée.
C'était le premier beau jour de
février. Le ciel était serein et sans
nuages, et le soleil lançait ses rayons
bicnfaisans à travers les grandes vi-
tres de la serre. Les fleurs, qui som-
meillaient encore dans un berceau
verdoyant , se remuaient comme si
elles eussent été excitées par unsonge,
et relevaient doucement leurs feuilles
pleines de sève; mais le jasmin, le
réséda , la rose toujours fleurie , la
rose de Gueldre , la violette , qui re-
commençaient à fleurir, remplis-
saient la serre des exhalaisons les
plus douces et les plus agréables; et
déjà de petits oiseaux, qui avaient
quitté , non sans crainte , leur retraite
abritée des frimas, voltigeaient çà
et là , becquetant les vitres pour en-
gager le printemps qui régnait de
LE BOTANISTE. 7
toute sa beauté dans la serre , à se
répandre sur toute la nature.
— Pauvre Helnis, dit Eugène
profondément affligé, pauvre vieil
Helms, tu ne vois plus toute cette
pompe, toute cette magnificence!
Tes yeux se sont fermés pour tou-
jours; tu reposes sous le froid gazon!
Cependant, je me trompe, tu es au
milieu de tous tes chers enfans que
tu élevais et entretenais avec tant de
soin; aucun de ceux, dont tu pleu-
rais la mort prématurée, n'a subi
cette destinée ; c'est seulement à pré-
sent que tu comprends entièrement
leur vie et leur amour que tu ne pou-
vais que pressentir.
Dans le même moment, la petite
Marguerite remuait et travaillait
très-activement avec son arrosoir au
milieu des fleurs et des plantes.
— Marguerite, Marguerite î s'écria
8 CONTES NOCTURNES.
Eugène, que fais-tu donc? je crois
que tu arroses de nouveau les
plantes en temps inopportun , et que
tu détruis ce que j'ai entretenu avec
tant de soin. — La pauvre Mar-
guerite laissa presque tomber l'arro-
soir plein d'eau , qu'elle tenait dans
ses mains.
— Ah, cher monsieur Eugène!
dit-elle , et les larmes inondèrent ses
yeux, — Ne me grondez pas, ne vous
fâchez pas. Yous savez que je suis un
être simple et borné; je crois tou-
jours que ces pauvres plantes et ces
arbrisseaux , qui ne sont pas restaures
dans celte serre par la pluie et la
rosëe du ciel, me regardent et me de-
mandent de soulager leurs souffran-
ces, de leur donner de la nourriture.
— Ce sont des friandises , dit
Eugène , ce sont des friandises per-
nicieuses, Marguerite , qui les ren-
LE BOTANISTE. 9
dent malades et les font mourir.
En gênerai, tu aimes beaucoup les
fleurs , je le sais bien ; mais , tu n'as
point de connaissances en botanique,
et, maigre mes leçons assidues, tu
ne te donnes aucune peine pour ac-
quérir cette science, qui sied cepen-
dant très-bien aux demoiselles, et
qui leur est même indispensable ;
car, sans cela, une jeune fdie ne
sait pas à quelle classification appar-
tient la belle rose odoriférante avec
laquelle elle se pare ; et cela est très-
fâcheux. Dis-moi donc , Marguerite ,
comment appclIcs-tu les plantes qui
se trouvent dans ces vases, là-bas, et
qui sont sur le point de fleurir? —
Eh , s'ëcria , gaîraent Marguerite , ce
sont mes chères roses de Gueldre!
— Vois-tu, continua Eugène, vois-
tu bien, Marguerite, tu ne connais
pas même le véritable nom des fleurs
lO CONTES NOCTURNES.
que tu aimes le plus! Il faut les ap-
peler Galanihus niçalis.
— G a lanth us niçalis. ...ditMarguc-
ïite, en répétant timidement ce mot.
— Ah, mon cher monsieur Eugène',
s'écria-t-ellc ensuite ; ce nom est bien
beau et bien agréable ; mais il me
semble que cela n'est pas ma chère
rose de Gueldre. Yous savez bien ,
comme j'étais autrefois, lorsque j'étais
encore enfant ?
— Mais , ne l'es-tu plus , Margue-
rite?luiditEugène en l'interrompant.
— Mais, répliqua Marguerite, rou-
gissant jusque dans le blanc des yeux,
quand on a quatorze ans, on ne se
range plus dans la classe des enfans.
— Et cependant, dit Eugène en
souriant , il n'y a pas si long-temps
que la grande poupée....
Marguerite se détourna prompte-
ment, courut du côté de la serre où
LE BOTANISTE. II
se Irouvaicnt plusieurs pots de fleurs,
et s'agenouilla pour les arranger.
— Ne te fâche pas, Margue-
rite, continua doucement Eugène;
reste toujours la bonne et pieuse
enfant que le père Helms arracha
aux mauvais traitemens d'une pa-
rente , et dont il eut soin , ainsi
que son estimable épouse , comme de
sa propre fille? Mais, tu voulais me
raconter quelque chose!
— Ah , reprit Marguerite décou-
ragée, ah, cher monsieur Eugène,
ce sont encore quelques niaiseries
qui m'ont passé par la tête; mais
puisque vous le désirez, je vous dirai
tout bien fidèlement. Pendant que
vous donniez un si beau nom à ma
rose des Alpes, je me ressouvins de
mademoiselle Rosine. Vous savez
bien, monsieur Eugène , elle et moi ,
nous ne faisions qu'un j nos senti-
12 CONTES NOCTURNES.
mens et nos désirs étaient les mêmes;
et lorsque nous étions encore enfans,
nous aimions beaucoup à jouer en-
semble. Mais, un jour, il y a à peu
près un an , Rosine devint se'ricuse ,
et singulière envers moi ; elle me
disait que je ne devais plus l'ap-
peler Rosine , mais mademoiselle
Rosalinde. — Je le fis; et, dès ce
moment, elle s'éloigna toujours de
plus en plus de moi. — J'ai perdu
ma chère Rosine! Et je crois, qu'il
en sera de même de mes chères
fleurs , si j'allais tout à coup leur
donner des noms étrangers et am-
bitieux. — Hem ! dit Eugène , Mar-
guerite! il y a parfois dans tes pa-
roles quelque chose d'extraordinaire
et de bizarre. On sait au juste ce que
tu yeux dire, et cependant on ne
comprend pas ce que tu as dit. Mais,
cela ne diminue en rien la beauté de
LE BOTANISTi:. l3
la botanique ; et quoique ta Pvosine
soit devenue à présent mademoi-
selle Rosalindc , tu peux cependant
te soucier un peu du nom de tes
fleurs favorites, et chercher à savoir
comment on les nomme dans le
monde savant. — Mets mon instruc-
tion à profit. — Quant à présent, ma
bonne chère fille , examine les ja-
cinthes. Exposes davantage au soleil
Yogroi de Buzan et la glorla solls. Il
paraît que la perruque carrée ne de-
viendra pas grand'chose. h'^Ernilius
fomie Bûhren , qui avait de si belles
fleurs au mois de décembre , est déjà
fané ; il ne dure pas long temps ; mais
le Pasiorjido donne de belles espé-
rances. Quant à ce Hugo Grotius, il
faut bien Tarroscr; il a encore besoin
de grandir beaucoup
Pendant que Marguerite, qui rou-
git de nouveau, lorsque Eugène
jit
l4 CONTES NOCTURNES.
l'appela sa bonne et chère fille ,
commençait à exécuter avec plaisir
ce qui lui était ordonné, la femme
du professeur Helms entra dans la
serre. Eugène lui fit remarquer la
beauté des fleurs piintanières, et
vanla principalement les fleurs de
V amaryllis reginœ, que feu le pro-
fesseur mettait au-dessus de Va-
inaryllis formoslssima ; aussi il re-
levait et l'entretenait avec un soin
particulier en mémoire de son cher
maître.
— Mon cher monsieur Eugène ,
dit avec émotion la femme du pro-
fesseur, vous avez un excellent cœur;
feu mon mari n'a estimé ni aimé aussi
tendrement aucun de ses élèves qui
demeuraient chez lui. Mais aucun
d'eux n'a si bien compris mon cher
Helms, aucun n'a été plus lié avec
lui, et aucun n'a pénétré aussi Lien
LE BOTANISTE. l5
que VOUS le fonds de sa doctrine. Il
avait coutume de répéter souvent :
Eugène est un brave jeune hom-
me , fidèle et pieux ; c'est pourquoi
les fleurs , les arbustes et les ar-
bres Faiment et prospèrent par ses
soins. Satan est un esprit ennemi ,
impie et intraitable; il sème l'ivraie
qui multiplie avec usure; et son ha-
leine pestilentielle donne la mort
aux enfans de Dieu. — Il donnait le
nom d'enfans de Dieu à ses chères
fleurs.
Les yeux d'Eugène étaient baignés
de larmes. — Oui, dit-il, chère et
estimable épouse de mon maître, je
conserverai fidèlement cet attache-
ment dicté par la piété filiale; et ce
beau temple de mon maître, de mon
père, continuera de fleurir et de
prospérer tant que je vivrai. — Si
vous le permet! ez, madame, j'irai
l6 CONTES NOCTURNES.
habiter dès à présent, comme mon-
sieur le professeur avait coutume de
le faire, cette petite chambre à côté
de la serre; je pourrai de là surveiller
tout plus facilement.
— Dans le moment même, ré-
pondit-elle, j'étais affligée profondé-
ment de la pensée que la magnificence
de ces fleurs allait disparaître de ces
lieux. Je connais très-bien la culture
des arbustes et des fleurs, et je suis
versée, comme vous le savez, dans
la science de mon mari. Mais, ô mon
Dieu! une vieille femme comme moi
peut-elle avoir la force d'entretenir
tout comme un jeune homme vigou-
reux , quel que soit son désir de le
faire? — Et puisque nous devons
nous séparer à présent, mon cher
monsieur Eugène
— Comment, s'écria Eugène épou-
vanté , comment vous voulez m'c-.
LE BOTANISTE. i^
loigner de chez vous , madame :'
— Va , dit-elle à Marguerite , ren-
tre dans la maison , chère Margue-
rite, et cherche mon grand chale;
il fait encore très-frais.
A peine Marguerite fut-elle partie,
que la femme du professeur com-
mença ainsi : — Vous êtes heureux ,
moh cher monsieur Eugène , d'être
un jeune homme beaucoup trop no-
ble, sans expérience et sans préoc-
cupation ; vous ne comprendrez peut-
être pas bien ce que je suis forcée de
vous dire aujourd'hui. J'entre dans
ma soixantième année ; vous avez à
peine vingt-quatre ans; je pourrais
être voire grand'mère; et je crois
que cette différence d'âge doit sanc-
tifier votre demeure dans ma maison.
Mais la flèche empoisonnée de la ca-
lomnie n'épargne pas même la ma-
trone, dont la vie a été irréprocha-
XV. *
l8 CONTES NOCTtRNES.
blc; et il ne manquerait pas d'hommes
médians , qui vous accableraient de
propos malins, et d'absurdes mëdi-
sances, si vous continuiez à rester
chez moi. Je vous le répète , la mé-
chanceté exercerait ses fureurs en-
core plus sur vous que sur moi; c'est
pourquoi il vous faut , mon cher
monsieur Eugène , quitter ma mai-
son. Du reste, je vous soutiendrai
dans votre carrière comme si vous
étiez mon propre fils; quand même
mon mari ne m'en eûtpasimposé le de-
voir.— Vous et Marguerite, vous êtes
et vous continuerez d'être mes enfans.
Eugène était stupéfait ; il ne pou-
vait comprendre comment il pouvait
exciter quelque scandale en conti*
nuant d'habiter la maison de la vieille
femme; et comment cela pouvait
donner matière à des propos mali-
cieux. Mais, la ferme résolution de
LE BOTANISTE. 19
la femme du professeur de lui faire
quitter Thabitation qui était le cercle
de toute sa vie, le centre de tous ses
plaisirs; la pensée d'être forcé de se
séparer de ses chères fleurs qu'il avait
élevées et entretenues , lui causèrent
une vive douleur.
Eugène était du nombre de ces
hommes simples, qui se contentent
d'un peu de liberté, qui cherchent et
trouvent dans la science ou dans Fart
qui est devenu la propriété de leur
esprit , le seul et le plus beau but de
tous leurs efforts; et auxquels la pe-
tite étendue de terrain où ils vi-
rent le jour, paraît un fonds fertile
dans le désert immense et inhospita-
lier où vivent les autres hommes;
cette vie leur est si étrangère qu'ils
croient ne pouvoir s'y hasarder sans
courir de grands périls. On sait que
des hommes de celte trempe restent
20 CONTES NOCTURNES.
toujours en fans sous un certain rap-
port ; qu'ils sont maladroits, gau-
ches et timides , et qu'ils se pré-
sentent toujours enveloppes du man-
teau du pëdantisme de leur science
ou de leur art. Ils prêtent donc
facilement à la plaisanterie, et la
suffisance , sûre d'une victoire fa-
cile, ne man(]ue jamais d'en faire sa
proie. Mais, ces hommes sont sou-
vent animes du feu sacre des con-
naissances supérieures. Etrangers
qu'ils sont restés au mouvement et
au tumulte de la vie, l'occupation à
laquelle ils se sont livrés avec amour
et avec piété, est le médiateur entre
eux et la puissance éternelle, prin-
cipe de tout être; et leur vie tran-
quille et innocente est un culte con-
tinuel dans le temple éternel de l'es-
prit du monde. — Tel était Eugène !
Dès qu'Eugène fut revenu de son
LE BOTANISTE. 2t
trouble, et qu'il put articuler quel-
ques paroles , il assura , avec une
vivacité qui n'entrait pas dans son
caractère, que, s'il était obligé de
quitter la maison du professeur, sa
carrière serait terminée ici-bas; et
que, chassé de sa demeure, il ne
pourrait plus trouver le repos et le
contentement. Il conjura là femme
du professeur, dans les termes les
plus touchans , de ne pas reléguer
celui qu'elle avait adopté pour son
iils dans la solitude effrayante que
lui offrirait tout autre lieu, quelque
agréable qu'il fut.
La femme du professeur sembla
hésiter.
— Eugène, dit-elle enfin, il y a
un moyen de vous conserver ici dans
les mêmes rapports qui ont existé
entre nous jusqu'à présent c'est
de devenir mon mari!
22 CONTES NOCTURNES.
Eugène la regardait avec étonne-
ment , mais elle continua :
— Vous ne connaissez pas du tout les
relations de la vie; et vous n'appren-
drez peut-être pasdesitôt, et peut-être
jamais, à vous y conformer. Dans le
cercle le plus étroit de la vie même ,
vous avez besoin de quelqu'un qui se
charge du fardeau de pourvoir à vos
besoins quotidiens, qui ait pour vous
les plus petits soins, afin que vous
puissiez vous livrer entièrement à
vos occupations, et vivre libre de
toute inquiétude , uniquement pour
la science. Mais, personne n'est plus
en état de vous rendre ces services
qu'une tendre mère qui vous aime ;
je serai et je resterai votre mère dans
toute la force du mot , quand même
le monde m'appellerait votre femme
— Certes, l'idée de vous marier ne
vous est pas encore entrée dans Tes
LE BOTANISTE. 23
prit , cher Eugène ; vous ne devez
pas même y réfléchir plus long-temps;
puisque , après que la bénédiction
nous aura unis, rien ne sera changé ,
sous aucun rapport, dans nos rela-
tions, vsi ce n'est que cette bénédiction
me donnera, au pied des autels, les
droits sacrés de votre mère, et à
vous ceux de mon fils. C'est avec une
tranquillité d'autant plus grande que
j'osais vous faire, cher Eugène, la
proposition qui aurait paru très-sin-
gulière à bien des mondains ; puis-
que je suis persuadée que si vous
y accédez , rien ne sera changé dans
notre manière de vivre Tout ce que le
monde désire pour rendre une femme
heureuse, doit vous rester et vous res*
tera étranger; les contraintes de la
vie, les désagrémens qui résultent
de tant de prétentions dont vous se-
riez tourmenté , détruiraient facile-
24 CONTES NOCTURNES.
ment toutes vos illusions , et vou5
feraient sentir plus vivement tout le
chagrin , tous les besoins et toutes les
incommodités réellesquienrésultent.
C'est pourquoi là mère peut et ose
prendre la place de Tëpouse.
Margurite entra avec le châle
qu'elle présenta à la femme du pro-
fesseur.
— Je ne veux pas du tout que vous
preniez une résolution prompte, mon
cher ami! — IMe vous décidez qu'a-
près avoir mûrement réfiéchi. — Je
ne vous demande pas une réponse
aujourd'hui ; c'est une vieille et bonne
maxime, qu'il faut remettre ses réso-
lutions au lendemain.
A ces mots, la bonne dame Hcims
sortit de la serre , et emmena avec
elle la petite Marguerite,
J^a femme du professeur avait rai-
son ; Eugène n'avait jamais pensé
LE BOTANISTE. 2.1
au mariage ; et la proposition qu'on
venait de lui faire ne l'avait troublé
que parce que tout à coup Timage
d'une vie nouvelle se présentait à
ses yeux. Après avoir mûrement ré-
fléchi à celte affaire, il ne trouva
rien de plus beau et de plus heureux
pour lui que de voir l'église bénir
une union qui lui acquérait une
mère et les droits sacrés de fils.
Il aurait volontiers fait connaître
sa résolution à la vieille dame;
mais , comme elle lui avait ordon-
né le silence jusqu'au lendemain ,
il devait le garder , quoique son
regard , son maintien , son con-
tentement, en un mot tout son être
semblaient révéler à la vieille ce qui
se passait en lui.
Mais, comme il réfléchissait à sa
nouvelle et bizarre position , il tomba
tout à coup dans un état d'assoupis-
26 CONTES NOCTURNES.
sèment voisin du sommeil, et il lui sem-
bla alors qu'une image brillante, dont
les formes étaient depuis long-tems ef-
facées de sa mémoire, vint lui apparaî-
tre. Vers l'époque où il alla demeurer
comme secrétaire chez le professeur
HelmvS, une petite nièce du professeur
venait souvent visiter son grand-on-
cle; c'était une jeune fille jolie et ai-
mable, mais qui excita si peu l'atten-
tion d'Eugène, qu'il se souvenait à
peine d'elle, lorsqu'après avoir cessé
de paraître pendant quelque temps
chez son oncle , on annonça tout
à coup qu'elle allait revenir pour
épouser un jeune docteur de l'en-
droit. Au temps où elle revint, et où
l'on devait célébrer son mariage avec
le jeune docteur, le pauvre Helms
était malade, et gardait la cham-
bre. La pieuse enfant promit à son
oncle de venir le trouver avec son
LE BOTANISTE. 27
mari immédiatement après les fian-
çailles, afin de recevoir de ses res-
pectables parens leur bénédiction. 11
arriva qu'Eugène entra dans la cham-
bre dans le moment même où le cou-
ple était agenouillé devant l'autel.
Ce n'était plus cette jeune fille ,
cette nièce qu'il avait vue autrefois
si souvent dans la maison du profes-
seur ; elle lui parut être un tout autre
être, un être supérieur. Elle était,
rcvêtued'une robe desatinblanc, qui
dessinait admirablement sa taille svel-
te, et quidescendait en largcsplis sur
ses jambes. Des dentelles précieuses
laissaient entrevoir son sein d'albâ-
tre, et une guirlande de myrthe ornait
les tresses de ses beaux cheveux châ-
tains. Une douce et pieuse inspira-
lion animait son visage ; toutes les
grâces du ciel paraissaient répandues
sur elle. Le vieil Ilelms pressa la jeune
a8 CONTES NOCTURNES.
mariée sur son cœur ; sa femme ,
après en avoir fait autant, la con-
duisit au marié, qui la serra dans ses
bras avec l'ardeur du plus grand ra-
vissement.
Eugène , que personne ne remar-
qua et auquel personne ne faisait at-
tention , ne savait plus ce qui se pas-
sait en lui. Un froid glacial et une
chaleur brûlante s'emparèrent alter-
nativement de ses membres; une dou-
leur inexprimable fendit son cœur;
et cependant , il lui semblait qu'il
n'avait jamais été plus heureux. —
Si ia jeune mariée s'approchait à
présent de toi , si tu la pressais
aussi à ton tour contre ton cœur!
— Cette pensée, qui l'agita subite-
ment comme un coup électrique, lui
parut une témérité monstrueuse.
Une crainte inexprimable , n'était
que le désir ardent du bonheur qui
LE BOTANISTE. 29
le jeta dans ranéanlissement le plus
douloureux.
Le professeur qui venait de l'aper-
cevoir, lui parla ainsi ; — Eh bien ,
M. Eugène , voilà notre heureux
couple. — Il convient que vous féli-
citiez ma femme , reprit le docteur.
— Eugène n'était pas capable de pro-
fe'rer une parole ; la jeune mariée
s'approcha de lui, lui tendit la main
avec l'amabilité la plus gracieuse , et
Eugène la pressa sur ses lèvres sans
trop savoir ce qu'il faisait. Mais alors
il perdit presque connaissance ; il eut
de la peine à se tenir debout, il n'en-
tendit pas un mot de ce que lui disait
la jeune mariée ; il ne revint à lui que
long-temps après que le jeune couple
eût quitté la chambre , et que le pro-
fesseur lui eût reproché un peu la
timidité inconcevable qui le rendait
semblable à un être inanimé , inca-
3o CONTES NOCTURNES.
pable (le prendre part à ce qui se passe
autour de lui.
Il est très -extraordinaire qu'Eu-
gène , qui avait été tellement agité
par cette aventure pendant plusieurs
jours, au point de ressembler à un
homme endormi , n'en conserva de
souvenirque dans le délire dusomn^eil.
L'image de la jeune mariée , bel'e
comme un ange , telle qu'il l'avcit
vue dans l'appartement du professeur
Helms , s'était présentée à ses yeux ;
tous les sentimens, tout le plaisir et
toute la douleur qu'il avait éprouvés
dans ce moment, l'agitèrent de nou-
veau. Mais il lui semblait qu'il était
l'heureux époux , et que la belle ma-
riée étendait ses bras pour l'embras-
ser et le presser contre son cœur. Et
au moment où son ravissement était
au comble , il voulut se précipiter sur
elle; mais il se sentit enchaîné, et
LE BOTANISTE. 3l
une voix lui criait : — Insensé , que
veux-tu faire , lu ne t'appartiens plus ,
tu as vendu ta jeunesse; le printemps
de l'amour et du plaisir est détruit
pour toi, car tu es engourdi comme
un vieillard dans les bras d'un hiver
glacial ! — Il poussa un cri de frayeur,
il s'éveilla et le songe disparut ; mais
il lui semblait encore voir la mariée ,
et derrière lui, la vieille femme du
professeur s'efforçant de lui fermer
les yeux avec ses doigts de glace ,
pour Tempêcher de la voir. Vas,
s'écria-t-il , vas , ma jeunesse n'est
pas encore vendue , je ne suis pas
encore engourdi dans tes bras gla-
cés î — Une horreur profonde pour
son mariage avec la vieille femme
du professeur se manifesta en lui
avec force.
Le lendemain, Eugène parut trcs-
accablé; la femme du professeur s'in-
32 CONTES NOCTURNES
forma beaucoup de sa santé; el comme
il se plaignait de maux de tête et de
fatigues, elle lui prépara une potion
tonique, le soigna et le dorlota comme
un enfant gâté et malade.
Eugène se dit à lui-même : —
Récompenserai-je cet amour mater-
nel et cette fidélité par l'ingratitude
la plus noire? me séparerai-je d'elle,
de mes plaisirs , de toute ma vie,
pour poursuivre une folle illusion ?
et cela pour un songe , qui ne peut
jamais se réaliser, qui est peut-être
une tentation de Satan , pour me
précipiter dans la perdition après
m'avoir aveuglé par ses désirs sen-
suels? Y a-t-il encore à réfléchir?
Non, ma résolution est inébranlable.
Le même soir la femme du pro-
fesseur, âgée de soixante ans, devint
réponse du jeune Eugène , qui n'était
encore qu'un étudiant.
LE BOTANISTE, 33
GHAPITBE II.
Manière de voir d'un Jeune homme prudent, sur la vie.
— La malëdiction des hommes ridicules. -^ Le duel
pour la marlëe. — Sére'nade manquee et mariage ac-
compli. — Mimosa pudica.
Eugène était justement occupé à
arranger quelques plantes , lorsque
Sévère , le seul ami avec lequel il eix^
tretenait des relations, à la vérité
34 CONTES NOCTURNES.
peu fréquentes , entra. Mais , dès
que Sévère aperçut Eugène absor-
bé par son travail , il s'arrêta , et
partit ensuite d'un grand éclat de
rire.
Tout autre , moins impressio-
nable par tout ce qui est bizarre
que le jovial Sévère, en eût fait au-
tant.
La vieille femme du professeur
avait donné à son nouvel époux la
garde-robe du défunt, et avait mê-
me manifesté le désir qu'Eugène
fît au moins usage des vêtemens
que le professeur avait coutume de
porter le matin , s'il ne voulait pas
sortir avec les habits à la vieille
mode.
Dans ce moment, Eugène était
revêtu de la robe de chambre du
^ofesseur, beaucoup trop ample pour
lui, et faite d'une toile d'indienne
LE BOTANISTE» 35
parsemée des fleurs les plus variées;
coiffé d'un grand bonnet de la même
étoffe, sur le devant duquel brillait
un liliimi hulhifcrum. Cet accou-
trement lui donnait l'air d'un prince
ensorcelé.
— Que Dieu me protège , s'écria
Sévère après s'être remis de son rire,
je crois qu'il y a des revenans dans
cette maison , et que feu monsieur le
professeur est sorti de la tombe pour
se promener au milieu de ses fleurs.
— Dis-moi, Eugène, pourquoi t'es-
tu masqué de la sorte ?
Eugène l'assura qu'il ne trouvait
rien de bizarre dans ce vêtement ,
que la femme du professeur, vu les
nouvelles relations qu'il avait avec
elle, lui avait permis de porter les
robes de chambre de son mari dé-
funt; que d'ailleurs cet habillement
était trcs-commodc , et fait d'une
36 CONTES NOCTURNES.
étoffe si précieuse qu'il serait impos-
sible de trouver la pareille dans
tout l'univers. — Toutes les fleurs et
les plantes qui s'y trouvent peintes
sont imitées d'après nature ; et parmi
les coiffes de nuit , il y en a quelques-
unes, dit Eugène, qui sont un her-
bier viçant) mais je ne les mettrai par
vénération qu'à certains jours de fête.
Cet habillement surtout est très-beau
et très-remarquable, en ce que feu le
professeur a noté de sa propre main
avec de l'encre indélébile , le nom
de chaque fleur, de chaque herbe,
comme vous pouvez le voir, mon cher
Sévère, en examinant de près la
robe de chambre et la coiffe; une
telle robe peut servir de manuel
à un élève avide de science.
Sévère prit la coiffe qu'Eugène lui
présenta, et y lut une quantité de
noms qui y étaient écrit très-propre-
LE BOTANISTE. 87
ment et très - lisiblement ; comme
lilium bulbiferum , pilcairnia angus"
tifolia , cynoglossum omphalodes ,
daphne megereuTn, gloxinia ma-
culata, etc. Sévère allait éclater de
rire de nouveau ; cependant il devint
tout à coup très-serieux, regarda son
ami, et lui dit : — Eugène! serait-il
possible! serait-il vrai? — Non, ce
ne peut être qu'un bruit absurde et
ridicule , que les mauvaises langues
répandent sur ton compte et sur celui
de la vieille femme du professeur. —
Ris donc Eugène , ris bien fort ;
on dit que tu vas épouser cette
vieille ?
Eugène fut un peu décontenancé;
mais, il l'assura, en baissant les yeux,
que tout ce qu'on disait était l'exacte
vérité.
— Le ciel m'a donc conduit ici à pro*
pos pour t'arracher à ta perte , s'é-
38 CONTES NOCTURNES.
cria Sévère! Parle, quelle clémence
s'est emparée de toi, pour l'engager à
te vendre dans la plus belle saison de
la vie, etcelapour un vil métal? — Sé-
vère bouillonnaitde colère, c'était son
habitude en pareille occasion; il s'é-
chauffa toujours de plus en plus, et
finit par maudire la femme du profes-
seur et Eugène; il voulait ajouter
encore quelque&juremens d'étudians,
lorsqu'enfm Eugène parvint , non
sans peine , à le calmer et à l'engager
à l'écouter. Les emporlemens de
Sévère avaient remis Eugène , qui
commençait à perdre contenance. Il
expliqua tranquillement et nettement
toute l'affaire ; il ne dissimula pas
comment tout s'était arrangé, et
termina en le priant de lui exposer
les doutes qu'il avait sur le résultat
de son alliance avec la femme du
professeur.
LE BOTANISTE. Sg
— Pauvre ami , dit Sévère qui
était tout à fait remis , pauvre ami ,
dans quel abîme de discorde t'es-tu
précipité! — Cependant je réussirai
peut-être à te tirer d'embarras, et
lorsque tu seras délivré des liens qui
t'enchaînent, tu sentiras le prix de
la liberté. — Il faut partir d'ici! —
Jamais, s'écria Eugène, ma réso-
lution est invariable. Tu es un hom-
me pervers, si tu peux douter de la
bonté et de l'amour maternel de
la plus digne des femmes pour moi
qui serai toujours un enfant pour
elle.
— Ecoute, dit Sévère, tu te
donnes à toi-même le nom d'en-
fanl ; et tu Tes réellement; c'est ce
qui-4ne donne, à moi qui connais
le monde , cette supériorité que mon
âge me ferait refuser, puisque je
n'ai que quel(iuos mois de plus que
4o CONTES NOCTURNES.
toi. Tu ne me taxeras pas de pédan-
tisme, quand je t'assurerai que, dans
l'état où tu te trouves, il est impossi-
ble que tu puisses voir clair dans cette
affaire. Ne crois. pas que j'élève des
doutes sur les bonnes intentions de la
femme du professeur; que je ne soispas
convaincu qu'elle n'a en vue que ton
bonheur;m.ais, mon bon Eugène, elle-
même elle est dans la plus grande er-
reur. Je suis forcé de croire, d'après la
connaissance que j'ai du cœur humain
et de tout ce que fait cette vieille
femme, qu'elle n'est pas susceptible
d'avoir des passions vives , qu'elle a
possédé de tout temps ce flegme qui
conserve long-temps les filles et les
femmes ; car, à la vérité , elle a en-
core très-bonne mine pour son âge.
Nous savons tous deux que le vieil
Helms était le flegme personnifié;
ajoutez à cela que Fun et l'autre ,
LE BOTA^MSTE. zfl
outre leur grande simplicité , (jui
rap|:elait les mœurs antiques, étaient
de très-bonnes gens ; il n'est donc
pas étonnant que leur union fût
heureuse, tranquille; que le mari
ne critiquât jamais les mets , et que
la femme ne fît jamais approprier
le cabinet de travail en temps inop-
portun. La vieille femme croit pou-
voir continuer à jouer tout douce-
ment avec toi cet éternel andante du
dueito conjugal , puisque son flegme
ne lui donne pas assez de hardiesse
pour chercher à jouer ï allegro dans
le monde. Si tout reste bien tranquille
sous la robe de chambre botani(}ue ,
il est indifférent que le vieil Helms
ou le jeune étudiant Eugène en soit
affublé. O! sans doute, la vieille
aura soin de toi; elle te dorlotera;
je m'invite d'avance à prendre avec
loi une tasse de cet excellent moka ,
XVI. 4
4^ CONTES NOCTURNES.
que préparent si bien les vieilles fem-
mes; et elle me verra avec plaisir fumer
avec toi une pipe de bon varinas
qu'elle aura chargée , et que j'allu-
merai avec des allumettes qu'elle
aura faites de morceaux des ma-
nuscrits de son mari , destinés à
devenir la proie des flammes. Mais
si tout à coup les orages de la vie
viennent faire irruption dans ce calme
qui, pour moi du moins, présente
l'aspect désespérant d'un désert ?
Si....
— Tu crois , que si des accidens
malheureux , des maladies survien-
nent....
— Je crois , continua Sévère , qu'un
jour deux yeux, dont le regard
pénétrera ton cœur, changeront
ta vie....
— Je ne te comprends pas.
Sévère continua sans faire atten-
LE BOTANISTE. 4^
tion à ce que disait Eugène : — Au-
cune robe de chambre botanique ne
garantit contre ce regard; elle tom-
bera par terre en lambeaux, fut-elle
de fer. Et , abstraction faite des
malheurs qui peuvent t'assaillir dans
ce moment, celte alliance folle fera
peser sur toi la malédiction la plus
terrible, la malédiction qui fane et
fait mourir la plus petite fleur de la
vie ; c'est la malédiction du ridi-
cule!
Dans son étourderie enfantine ,
Eugène ne comprit pas du tout ce
que voulait dire son ami ; il était dis-
posé à apprendre , à connaître autant
que possible la région inconnue dont
lui parlait Sévère, lorsque la femme
du professeur entra.
La physionomie de Sévère expri-
mait l'ironie , le sarcasme était sur
ses lèvres. Mais, comme la vieille
44 COUTES NOCTURNES.
s'avançait vers lui avec toute Tania-
bilité et la dignité d'une noble ma-
trone ; comme elle le saluait avec
des paroles pleines de bonté qui
partaient du fond du cœur, l'iro-
nie et le sarcasme disparurent, des
lèvres de Sévère, et il crut pour un
instant qu'il y avait réellement des
rapports dans la vie dont le monde
ne se doute pas.
Qu'il soit dit en passant, que la
femme du professeur devait dans le
premier moment produire une im-
pression très-agréable sur tout hom-
me qui savait comprendre l'expression
d'une piété et d'une fidélité véritables.
Sévère oublia son ton d'ironie , et
le sarcasme expira sur ses lèvres lors-
que la vieille l'invila à prendre une
tasse de café cl à fumer uh€ pipe avec
Eugène.
Il remercia le ciel lorsqu'il fut
LE BOTANISTE. 4^
rentré chez lui ; car, rhospîtalilé de
la vieille femme, le charme singulier
de la noble dignité qui était re'-
pandue sur tout son être, l'avaient
tellement surpris que sa profonde
conviction en était ébranlée. Il croyait
malgré lui qu'Eugène pouvait ^tre
réellement heureux dans ses rapports
insensés avec la vieille.
Cependant il arrive quelquefois
qu'un mauvais pressentiment s'ac-
complit presque aussitôt. Dès le len-
demain , le ridicule dont Sévère
avait menacé Eugène , commença
déjà à exercer ses fureurs sur lui :
c'était une malédiction.
Le mariage extraordinaire d'Eu-
gène avait percé dans le public ; et le
lendemain matin , lorsqu'il entra au
collège qu'il fréquentait encore, tout
le monde le regarda en riant. La
leçon terminée, les étudians formé-
46 CONTES NOCTURNES.
rcnt une haie dans la rue où Eu-^
gène devait passer, et de tout côté
on criait : — Je vous félicite, mon-
sieur le marié. — Mes saluts au joli
petit tendron. — Bon, le mariage
n'est pour lui que fête et plai-
sir , etc.
Le sang bouillonna dans les veines
d'Eugène. Arrivé dans la rue , un
grossier personnage qui se trouvait
faire partie des groupes, lui dit : Mes
saluts à la jeune mariée, à la vieille....
— Il ajoutait une insulte; mais à l'ins-
tant même , toutes les fureurs de la
colère et de la rage s'éveillèrent dans
l'âme d'Eugène,il asséna un vigoureux
coup de poing sur la figure de son ad-
versaire et le renversa. Celui-ci se re-
leva avec une vitesse peu ordinaire, et
vint fondre sur le malheureux Eugène
avec un gourdin noueux ; beaucoup
d'autres allaient suivre son exemple ,
LE BOTANISTE. 4?
mais le doyen des étudians s'ëlança
entre Eugène et le jeune homme
qui l'avait insulté , en s'ëcriant
d'une voix de Stentor : — Arrê-
tez , misérables ; n'avez-vous pas
honte de vous donner des coups
en plein marché ? Il vous importe
peu qu'Eugène se marie , et qui est
sa femme. Marcel l'a insultée en
présence de nous tous , en pleine
rue, et d'une manière si grossière <
qu'Eugène devait sur-le-champ punir
l'insulte. Marcel doit connaître à pré-
sent son devoir, et si quelqu'un se
bouge , il aura affaire à moi. Le
doyen donna le bras à Eugène , et le
reconduisit chez lui. — Tu es un
brave jeune homme , lui dit il , tu ne
pouvais pas agir autrement. Mais ,
tu vis trop paisiblement et d'une ma-
nière trop retirée ; on devrait presque
te regarder comme un sournois. 11
48 CONTES NOCTURNES.
faudra te battre. Tu ne manques
pas de courage , mais tu ne t'es
pas exerce ; et Marcel le rodomont
est un de nos meilleurs ferrail-
leurs, qui te couchera par terre au
troisième coup ; non cela ne sera
pas, je me battrai pour toi, je ter-
minerai ta querelle ; tu peux compter
sur moi. Le doyen quitta Eugène
sans attendre sa réponse.
— Tu vois bien , dit Sévère , tu
vois bien que mes prophéties com-
mencent à se réaliser.
— Oh! silence! dit Eugène, le sang
me bout dans les veines; je ne me
connais plus ; Dieu puissant ! Quel
mauvais esprit agissait en moi dans
ce moment de fureur! Je te jure,
Sévère , si j'avais eu dans ma main
un poignard, j'aurais assassiné à l'ins-
tant même ce malheureux ! Mais ce
cœur n'a jamais été agité par un scn-
LE BOTANISTE. 49
liment qui pourrait souiller ma vie !
— Eh bien, la Irisle expérience
commence à se réaliser,
— P\etirc-toi, continua Eugène;
retire-toi avec cette expérience du
monde que tu vantes tant. Je sais
qu'il y a des orages qui s'élèvent tout
à coup , et détruisent dans un instant
les fruits d'un long et pénible travail.
— Il me semble que mes plus belles
fleurs sont écrasées et fanées.
Dans le moment même , un étu-
diant apporta , au nom de Marcel ,
un cartel à Eugène pour le lendemain
matin. Eugène promit de se trouver
au rendez-vous , à l'heure indiquée.
— Toi, qui n'a jamais touché une
épée, tu veux te battre? dit Sévère
tout étonné; mais Eugène protesta
qu'aucune puissance ne Tempéchcrait
de vider lui-même convenablement
TVT J
So CONTES NOCTURNES.
la querelle, et que son courage et sa
résolution suppléeraient à son inhabi-
leté'. Sévère lui représenta qu'en se
battant à l'estoc, selon la coutume
de l'université, le plus courageux de-
vait succomber. Eugène persista dans
sa résolution, en ajoutant qu'il s'é-
tait peut-être plus exercé à se battre
à l'estoc qu'on ne le croyait.
Alors Sévère le pressa avec joie
dans ses bras, et s'écria: — Le doyen
a raison , tu es un brave; mais je ne
veux pas te laisser aller à la mort ;
je suis ton second; je te défendrai
autant qu'il est en mon pouvoir.
Eugène était pâle comme la mort,
lorsqu'il arriva sur le champ de ba-
taille ; mais ses yeux étincelaient d'un
feu sombre, et tout son maintien ex-
primait un courage inébranlable, et
le calme de la résolution.
Sévère et le dovcn furent étran-
LE BOTANISÏi:. 5l
gemcnt surpris lorsqu'ils vircnl Eu-
gène se montrer comme un bon fer-
railleur, auquel son adversaire ne
pouvait pas porter le moindre coup.
Au second assaut, il porta à Marcel
un coup dans la poitrine qui le ren-
versa.
Eugène devait fuir, mais il ne vou-
lut pas quitter la place , quoi qu'il pût
arriver. Marcel, qu'on avait regardé
comme mort, revint un peu à lui-
même ; et , ce ne fut que , lorsque le
chirurgien eût déclare que la bles-
sure n'était pas mortelle, qu'Eugène
quitta le champ de bataille avec Sé-
vère. De retour chez lui, Sévère lui
dit : — Je t'en prie , mon ami," ex-
plique moi cela ; car je crois rêver en
te regardant: au lieu d'un jeune hom-
me doux et paisible, je voisdevan t moi
au contraire un homme vigoureux qui
se bat à l'estoc et qui a autant de cou-
52 CONTES NOCTURNES.
rage et de calme que le plus grand
ferrailleur. — O mon cher Sévère ,
plût au ciel que tu eusses raison; puisse
tout cela n'être qu'un songe. Mais
non, je suis entraîné à présent dans
le tourbillon de la vie, et j'ignore sur
quels rivages me poussera une puis-
sance obscure qui me porte à la mort
et qui m'empêche de me sauver dans
mon paradis que je croyais inatces-
sible aux esprits malfaisans.
— Et ces esprits malfaisans , qui
troublent les paradis, continua Sé-
vère, n'est-ce pas autre chose que
les illusions que nous nous for-
geons sur une vie qui est enveloppée
d'un voile facile à déchirer? Eugène,
je t'en conjure , renonce à une réso-
lution qui te conduira à ta perte î — Je
t'ai parlé delà malédiction du ridicule;
tu ressentiras encore bien davantage
tout ce qui blessera ton cœur.Tu es cou-
LE BOTANISTE. 5.^
1 ageux, décide; il esl facile de prévoir
que tu le batlrasencore au moins vingt
fois pour ta femme, dès qu'il te sera
impossible de rompre l'alliance infer-
nale que tu contractes avec celle
vieille. Mais, plus ton courage et ta
fidélité seront éprouvés , plus aussi le
venin que Ton répandra sur toi et sur
toutes tes actions, sera violent. Toute
la gloire de ton héroïsme pâliia de-
vant le ridicule dont celte vieille
femme te couvre.
Eugène pria Sévère de garder le
silence sur une affaire dans laquelle
il ne varierait jamais, et répondit
seulement qu'il était redevable de
son talent de tirer les armes au pro-
fesseur Hclms , qui, comme tons
les vieux étudians, estimait incom-
parablement cet art. Tous les jours
il était obligé de se battre pen-
dant une heure avec le vieux profcs-
54 CONTES NOCTURNES.
sciir, et c'est ainsi qu'il s'c'tait exer-
ce suffisamment sans avoir jamais
mis le pied dans une salie d'ar-
mes.
Eugène apprit de Marguerite que
la femme du professeur était sortie^
qu'elle ne rentrerait à la maison que
dans la soirée, et qu'elle avait beau-
coup d'affaires à terminer dans laville.
Cette conduite lui parut assez extraor-
dinaire, elle était contraire à Thabi-
tude et à la manière de vivre de la
femme du professeur qui ne s'absen-
tait jamais aussi long-temps de chez
elle.
Absorbé dans un important ou-
vrage de botanique, qui venait de lui
tombersousla main, Eugène était assis
dans le cabinet de travail du profes-
seur, et il avait oublié à peu près tout
ce qui lui était arrivé dans la matinée.
Ycrs le crépuscule, une voiture s'ar-
LE BOTANISTE. 00
rcla devant la maison, et un instant
après la femme du professeur entra
danslecabinet.il fut très-surprisde la
voir parce des habillemens magnifi-
ques qu'elle ne portait que les jours de
grande fétc ; la robe plissée de moire
noire, garnie de belles dentelles de
Flandre , la petite coiffe antique , un
collier et des bracelets de perles; toute
cette parure donnait à la femme du
professeur un air majestueux et im-
posant.
Eugène se leva de son siège , et
en même temps tout ce qui lui était
arrivé pendant la journée se présenta
à sa mémoire ; il poussa involontai-
rement ce cri : — O mon Dieu !
— Je sais, dit-elle d'un ton de
tranquillité affectée qui ne trabissait
que trop l'agitation de son âme ; je
sais tout ce qui s'est passé bier, mou
cbcr Eugène; je ne puis, je no dois
56 CONTES NOCTURNES.
pas VOUS blâmer. Mon Helms a aussi
été obligé de se battre une fois pour
moi; j'étais déjà sa femme, nous
étions mariés depuis dix ans , je viens
seulement de l'apprendre, et cepen-
dantmonHelmsétaitun jeune homme
tranquille et religieux, qui ne vou-
lait la mort de personne. Mais c'est
comme cela , et je n'ai jamais pu
comprendre pourquoi cela ne peut
pas être autrement. La femme ne peut
pas concevoir bien des choses qui se
passent sur cette scène obscure du
monde, qui doivent lui rester cachées
si elle veut rester une digne épouse et
soutenir rhonneur et la dignité d'un
époux; et c'est avec une pieuse rési-
gnation qu'elle doit croire ce que son
mari raconte des dangers qu'il a cou-
rus en naviguant comme un pilote
audacieux sur celte mer orageuse.
Mais il s'agit de bien autre chose,
LE BOTANISTE. 5;
— Ah! lorsque mon Helms se battit
pour moi , j'avais dix-huit ans ; j'étais
fraîche ; on disait que j'étais belle ;
on l'enviait. — Et vous. — Vous vous
battez pour une matrone, pour une
alliance qu'un monde malin ne peut
comprendre , et sur laquelle une im-
piété méprisable ose déverser le ri-
dicule.— Non, cela ne se peut pas,
cela ne doit pas être ! Je vous rends
votre parole, mon cher Eugène ; nous
devons nous séparer !
— Jamais, s'écria Eugène, en se
jettant aux pieds de la femme du pro-
fesseur , et en pressant ses mains
contre ses lèvres. Gomment ! ne dois-
je pas répandre la dernière goutte
de mon sang pour ma mère ? — Et il
conjura la femme du professeur, en
versant des larmes, de garder la pa-
role qu'elle lui avait donnée , de faire
consacrer son adoption par la béné-
58 CONTES NOCTURNES.
diction de l'église! — Cependant,
malheureux que je suis, continua-t-il
subitement, toutes mes espérances,
tout mon bonheur sont détruits à ja-
mais ! Marcel a peut-être rendu le
dernier soupir, et dans un moment
on me traînera peut-être en prison.
— Soyez tranquille , dit-elle , soyez
tranquille , mon cher fils! Marcel est
hors de tout danger ; le coup que vous
lui avez porté, n'a endommagé au-
cun organe nécessaire à la vie. J'ai
passé plusieurs heures avec votre
respectable recteur. Il a pris des in-
formations auprès du doyen , de vos
témoins et de plusieurs étudians qui
étaient présens au duel. — Ceci n'est
pas une dispute absurde , dit le noble
vieillard. Eugène ne pouvait pas pu-
nir autrement l'insulte qu'on vous a
faite , et Marcel ne pouvait pas agir
autrement. Je n'ai été informé de
LE BOTANISTE. 59
rien, et je saurai répondre à toute
délation.
Eugène poussa des cris de joie ,
et, entraîné par un sentiment qui
remplissait le cœur pur et religieux
du jeune enthousiaste, la femme du
professeur céda aux instances qu'il
lui faisait d&- faire célébrer le plutôt
possible les noces.
La veille du jour où les fiançailles
devaient être célébrées dans le plus
grand silence, on entendit, à une
heure déjà fort avancée, un murmure
et im bruit sourd devant la maison
de la femme du professeur. C'étaient
des étudians qui s'assemblaient. Eu-
gène furieux courut chercher son
cpéc. La bonne dame Helms, pale
de frayeur, ne pouvait pas proférer
une parole. Une voix rauque se fit
entendre dans la rue : — Si vous y
consentez, je vous aiderai à donner
6o CONTES KOCTLRÎSES.
Taubade au jeune couple; mais j'es-
père qu'aucun de vous ne se refusera
demain à se battre avec moi aussi
long-temps que ses forces le lui per-
mettront!
Les étudians s'esquivèrent douce-
ment l'un après l'autre. Eugène re-
gardait par la fenêtre ; il reconnut à
la lueur d'une lanterne ce même
Marcel , qui se trouvait au milieu de
la rue , et qui ne s'en alla que lorsque
tout le monde se fut retire'.
— Je ne sais pas, dit la femme du
professeur, lorsque le petit nombre
d'amis de feu Helms qui avaient as-
sisté aux fiançailles, fut parti, je ne
sais pas ce qu'a notre Marguerite ;
elle n'a cessé de pleurer comme une
fille au désespoir. Cette pauvre enfant
croit probablement que nous n'au-
rons plus les mêmes soins pour elle,
î^on ! — Ma Marguerite restera
LE BOTANISTE. Gi
toujours ma très-chère petite fille!
A ces mots Marguerite entra dans
la chambre, et la bonne vieille la
pressa contre son cœur. — Oui, dit
Eugène , Marguerite est notre chère
enfant; et elle apprendra très-bien
la botanique. Alors, il s'approcha
d'elle, et la baisa sur les lèvres, ce
qu'il n'avait jamais fait auparavant.
Mais. Marguerite perdit connais-
sance dans les bras d'Eugène.
— Qu'as-tu donc Marguerite? —
Es- tu donc une petite mimosa pu-
dica *? tu te contractes quand on te
touche!
— La pauvre enfant est sans doute
malade, l'humidité qui règne dans
l'église lui aura fait mal, dit la
vieille, en lui frottant le front avec
* Mimosa pujica , scnsUlve , plante qui replie
ses feuilles lor.>ntroii les touche, plus sujette que toutes
à la nulalion.
62 CONTES NOCTURÎSES.
de Tcau de senteur. Marguerite ou-
vrit les yeux , et poussa un profond
soupir; il semblait qu'on lui eût
percé subitement le cœur ; mais a
présent elle allait mieux.
LE BOTANISTE. 63
CHAPITRE III.
\ic paisible de famille. — L'excursion Jans \f. monde.
— L'espagnol Firmino Valiès. — Avertissement
d'un ami raisonnable.
Au dernier coup de cloche de cinq
lieures , après avoir feuilleté un
exemplaire bien conservé de quelques
plantes rares, Eugène se levait, s'en-
veloppait de la robe de chambre bo-
64 CONTES NOCTURNES
tanique du professeur Helms, et étu-
diait jusqu'au moment où une son-
nette se faisait entendre. Ceci arrivait
ordinairement à sept heures, et
indiquait que la maîtresse du logis
était levée, et que le café était prêt
dans sa chambre. Eugène se ren-
dait dans cette chambre , et après
avoir souhaité le bonjour à sa vieille
compagne , en lui baisant la main
comme un enfant pieux a coutume
de le faire , il prenait sa pipe qu'il
trouvait chargée sur la table, et
qu'il allumait avec une allumette
que lui présentait Marguerite. On
s'entretenait amicalement jusqu'à
huit heures; alors Eugène descendait
ou dans le jardin ou dans la serre,
selon que le temps ou la saison le
permettait, et il s'y occupait de bota-
nique jusqu'à onze heures. Il s'habil-
lait ensuite, et à midi précis il était
LE BOTANISTE. 65
à table , où le potage clait servi. La
femme du professeur était enchan-
tée quand Eugène oliservait ou
que le poisson était bien épicé , ou
que le rôti était cuit à point. — C'est
mon Helms, s'écriait-elle alors; il
est tout à fait comme mon Helms,
qui avait coutume de faire l'éloge
de ma cuisine ; c'est ce que font
rarement les maris qui trouvent
tout bon partout, excepté dans leur
ménage! — Oui, mon cher Eu-
gène, vous avez tout à fait le bon
caractère de feu mon mari ! — Alors
elle citait plusieurs traits de la vie
tranquille et simple du professeur,
(ju'elle racontait avec enthousiasme ,
et Eugène qui les avait entendus plu-
sieurs fois, en était toujours touché
de nouveau; souvent le repas frugal
se terminait, en vidant un flacon
de vin en mémoire du professeur.
XVI. 6
G6 CONTES ÎNOCTURîqES.
L'après-dîner ressemblait à la mali-
nëe. Eugène remployait à étudier
jusqu'à six heures du soir, où la fa-
mille se réunissait de nouveau. Il
donnait ensuite , pendant quelques
heures, et en présence de la femme
du professeur, des leçons à Mar-
guerite sur telle ou telle science,
telle ou telle langue. A huit heures
on soupait, et à dix, on se retirait.
C'est ainsi qu'un jour ressemblait
à l'autre; le dimanche seul faisait
exception. Eugène , paré d'un habit
de dimanche du professeur, d'une
couleur assez bizarre et quelquefois
d'une coupe plus bizarre encore,
allait dans la matinée à l'église ;
en faisant cet acte de dévotion, il
était accompagné de sa femme et
de INIarguerile; l'après-dîner, lors-
que le temps le permellait, on allait
se promener dans un petit village,
LE BOTANISTE. 67
silné à peu de distance de la ville.
Il continuait ainsi celte vie simple
et solitaire, qu'il ne desirait nulle-
ment changer, et qui paraissait rem-
plir toute son existence. Mais une
maladie de consomption peut naître
dans l'intérieur de l'homme, lorsque
Tesprit , méconnaissant son orga-
nisme , résiste , par une funeste di-
rection aux conditions de la vie.
On pouvait appeler en effet maladie,
la complaisance hypocondriaque en^-
vers lui-même, que nourrissait la
manière de vivre d'Eugène , qui, di-
minuant toujours de plus en plus sa
gaîtë naturelle, le rendait froid et
ombrageux pour tout ce qui était
hors du cercle étroit dans lequel il se
renfermait. Comme il ne sortait ja-
mais, excepté les dimanches , et res-
tait toujours dans la société de sa
mcre-épouse, il n'eut plus de rcla-
68 CONTES NOCTURNES.
lions avec ses amis. Il évitait avec
beaucoup de soin les visites ; la pré-
sence même de Sévère , son vieil et
fidèle ami, l'inquiétait tellement,
que celui-ci aussi ne retourna plus le
voir.
— Tu es venu au point de n'être
plus rien pour nous; tu es, et tu dois
être mort pour nous! Le réveil sur-
tout te le prouvera.
C'est ain.i que parla Sévère, en
visitant pour la dernière fois l'ami
qu'il venait de perdre, et qui ne son-
gea pas même à réfléchir sur le sens
des paroles de Sévère.
Les traces de cette maladie d'es-
prit ne tardèrent pas à se montrer
sur le visage pale d'Eugène. Tout le
feu de la jeunesse, qui brillait dans
ses yeux , était éteint ; il parlait
comme un asthmatique, avec peine';
et quand on le voyait revêtu de
LE BOTANISTE. 69
rhabit du défunt professeur, on au-
rait cru que le vieillard voulait l'en
dépouiller et reprendre sa place. Sa
femme s'informait en vain s'il
n'était pas malade et s'il avait be-
soin d'un médecin; il ne cessait de
l'assurer qu'il ne s'étaitjamais mieux
porté.
Eugène était un jour assis dans le
pavillon du jardin , lorsque la femme
du professeur entra , prit place vis-
à-vis de lui et le regarda en silence.
Eugène, absorbé dans un livre, pa-
rut à peine la remarquer.
— Eugène , dit-elle , je ne l'aurais
pas cru ; je n'ai pas voulu cela , je ne
m'en serais pas doutée.
Effrayé du ton sévère avec lequel
elle prononça ces paroles , Eugène
se leva en sursaut.
— Eugène, continua-t-elle, d'un
accent plus doux , Eugène , vous
^O CONTES NOCTURNES.
VOUS retirez tout à fait du monde
c'est votre manière de vivre qui
trouble votre jeunesse ! Vous pen-
sez que je ne dois pas blâmer le
genre de vie que vous menez; et que
je dois approuver que vous vous
enfermiez dans la maison pour ne
vivre que pour la science et pour
moi; mais, vous vous trompez. Loin
de moi la pensée d'exiger que vous
sacrifiez vos plus belles années à une
alliance que vous méconnaissez en
lui faisant ce sacrifice. Non, Eugène,
allez, fréquentez le monde qui ne
peut jamais être dangereux par un
cœur aussi religieux que le vôlre.
Eugène l'assura qu'il avait une
très-grande aversion pour tout ce
qui était hors du petit cercle de sa
demeure ; qu'il sentait qu'il était trop
timide pour fréquenter le monde , et
qu'enfin il ne savait pas en dernière
LE BOTANISTE. '] i
analyse, comment il devait s'y pren-
dre pour sortir de sa solitude.
La bonne dame lui dit avec beau-
coup de douceur, que le professeur
Helms avait aussi aimé une vie reti-
rée , entièrement vouée à Fétude ;
niais que cependant, il fréquentait
souvent, et dans ses jeunes années
presque tous les Jours , un café où
des savans, des écrivains et surtout
des étrangers avaient coutume de
se réunir. C'est ainsi qu'il a toujours
conso^des relations avec le monde,
et c(Wl a souvent recueilli des don-
nées précieuses sur la science qu'il
professait. Vous devez en faire tout
autant , mon cher Eugène.
Si la femme du professeur n'eût
pas insisté , Eugène ne se serait pro-
bablement pas décidé à sortir de sa
cellule.
Le café, dont parlait la femme du
7^ CONTES NOCTURNES.
professeur, était réellement un lieu
de réunion pour les écrivains , et
outre cela , les étrangers avaient cou-
tume de le fréquenter; de manière
que les salons étaient remplis de
monde tous les soirs.
On concevra facilement la con-
trainte du jeune solitaire, lorsqu'il
se trouva pour la première fois dans
ce tourbillon. Il se sentit cependant
un peu plus à Taise» lorsqu'il s'aperçut
qu'on ne faisait pas attention à lui.
S'enhardissant de plus en ^^us, il
osa commander quelques rafrUchis-
semens, pénétra dans le salon des
fumeurs, prit une place dans un
coin et fuma sa pipe , en écoutant la
conversation. C'est alors seulement
qu'il prit une certaine contenance; et,
animé par le mouvement qui régnait
autour de lui , il redevint peu à peu
gai et content, et faisait voltiger
LE BOTANISTE. 78
devant lui des nuages de fumée.
Un homme, dont l'extérieur et le
vêtement annonçaient un étranger,
prit place tout à côté de lui. Cet
homme était à la fleur de Tàge, de
moyenne taille, bien tourné; ses
mouvemens étaient vifs et souples,
et sa figure très-expressive. — 11 avait
de la peine à se faire comprendre du
garçon qu'il avait appelé ; plus il fai-
sait d'efforts pour parler un langage
intelligible , plus était bizarre l'alle-
mand qu'il baragouinait. Enfin, il
s'écria en espagnol. — Que cet
homme est stupide! Eugène compre-
nait parfaitement l'espagnol, et le par-
lait assezbien;mettantdecôtésa timi-
dité ordinaire, il s'approcha de l'é-
tranger, et s'offrit pour être son
interprète. L'inconnu lui lança un
regard perçant ; il l'assura , avec
HT. 7
74 CONTES NOCTURNES.
une amabilité charmante , qu'il s'es-
timait très-heureux de rencontrer
quelqu'un en état de parler sa lan-
gue maternelle, que Ton parle si ra-
rement , quoiqu'elle soit la plus belle
langue du monde. Il vanta la ma-
nière dont Eugène prononçait l'espa-
gnol , et fmit par dire qu'il fallait con-
solider une connaissance qu'il devait
au hasard , et que cela ne pouvait pas
mieux s'arranger qu'en buvant un
verre du bon vin spiritueux que pro-
duit son pays natal.
Eugène rougissait comme un enfant
honteux ; cependant après avoir vidé
quelquesverresdeXérès que l'étranger
avait fait servir, il trouva, à me-
sure qu'il sentait les effets de ce vin
délicieux, plusde charmes à la conver-
sation animée de l'étranger.
— Jeune homme, dit enfin l'incon -
nu^ après avoir , pendant quelqu
LE BOTANISTE. 75
temps, fixé Eugène sans dire mot,
il faut avouer qu'au premier aspect
on doit s'étonner de votre exté-
rieur. Votre figure , votre maintien
sont évidemment en contradiction
avec cet habit bizarre et de vieille
mode , et vous devez avoir des mo-
tifs particuliers pour vous défigu-
rer de cette manière.
Eugène rougit de nouveau, et je-
tant rapidement un regard sur son
habit couleur de canelle , dont les
paremcns étaient garnis de boutons
de fil d'or, il sentit vivement le con-
traste qu'il devait y avoir entre lui et
tous ceux qui se trouvaient dans la
salle , mais surtout entre lui et l'é-
tranger qui, habillé en noir, selon la
mode nouvelle , avec du beau linge
blanc et une épingle garnie d'un dia-
mant, lui semblait l'élégance per-
sonnifiée.
76 CONTES NOCTURNES.
L'étranger , sans attendre la ré-
ponse d'Eugène, continua ainsi: —
Il est contraire à mon caractère de
m'infornler de la vie intérieure des
autres; cependant, vous m'inspirez
tant d'intérêt, que je ne puis m'em-
pêcher de vous avouer que je vous
regarde comme un jeune savant per-
sécuté par le malheur et par des be-
soins pressans. Votre figure pâle,
consumée par les chagrins, me l'an-
nonce; votre habit à la vieille mode
est sans doute un présent de quelque
vieil imbécille , que vous êtes obligé
de porter, parce que vous n'en avez
pas d'autre. Je puis et je veux vous
aider; je vous regarde comme mon
compatriote, et je nedemandequ'une
<:hose , c'est de mettre de côté toute
timidité, et d'être aussi franc envers
moi que vous le seriez avec votre ami
le plus intime.
LE BOTANISTE. 77
Eugène rougit uue troisième fois ;
et cette fois ce fut par dëpit, par
colère contre la méprise que le mi-
sérable habit du vieil Hclms avait oc-
casionée , non-seulement dans Tes-
prilde Télranger, mais probablement
dans celui de tous les assislans. Cette
colère subite, qui s'était emparée de
lui, lui délia la langue et Tenhardit. Il
fit connaître à Tétranger toute sa vie ;
il parla delà veuve du professeur avec
l'enthousiasme que lui inspirait son
amour filial pour cette vieille femme,
et l'assura qu'il était l'homme le plus
heureux de la terre; qu'il désirait que
sa position actuelle durât toute sa vie.
L'étranger avait écouté tout avec
beaucoup d'attention ; il lui dit d'un
ton sévère : — J'ai vécu aussi autre-
fois en solitaire, et beaucoup plus so-
litairement que vous; je croyais que
la destinée n'aurait plus d'action sur
78 CONTES NOCTURNES.
moi dans celte solitude , que d'autres
auraient regardée comme désespé-
rante. Mais les vagues de la vie com-
mencèrent à mugir, et le tourbillon
qui menaçait de m'entraîner dans
l'abîme , me saisit, En navigateur
audacieux., je m'élevai au - dessus
d'elles, et je vogue à présent joyeux
et content sur l'onde argentée; je
ne crains plus le gouffre que nous
cache le jeu des vagues. Ce n'est qu'à
cette hauteur qu'on comprend la vie,
qui demande avant tout le contente-
ment de ses désirs naturels. Yidons
donc les verres, et jouissons avec
gailé du moment présent.
Eugène but sans avoir bien com-
pris l'étranger. Les paroles de l'Es-
pagnol retentirent à ses oreilles ,
comme une musique étrangère qui
pénètre le cœur. 11 se sentit en-
traîné vers lui d'une singulière ma-
LE BOTANISTE. 79
nière , sans trop savoir pourquoi.
Les nouveaux amis sortirent du
café en se donnant le bras. Au mo-
ment même où ils se séparèrent dans
la rue , Sévère vint à passer. En aper-
cevant Eugène, il s'arrêta frappé d'é-
tonnement.
— Dis-moi, je t'en prie , pour
l'amour du ciel , que signifie tout
cela ? tu sors du café ? tu es lié inti-
mement avec un étranger, et tu me
parais animé et échauffé comme si
tu avais trop bu ?
Eugène raconta comment tout était
arriré, comment la femme du pro-
fesseur l'avait pressé de fréquenter
le café , et enfin comment il avait fait
connaissance avec l'étranger.
— Quel tact a cependant cette
vieille femme Is'écria Sévère ; comme
elle connaît la vie! elle voit que Toi-
seau commence à voler , et elle l'en-
8o CONTES NOCTURNES.
gage à s'essayer! O la rasëe vieille
femme !
— Je t'en prie , répondit Eugène ,
ne dis rien contre ma mère , qui ne
veut que mon bonheur, ma satisfac-
tion, et à la bonté de laquelle je dois
la connaissance de Fhomme que je
viens de quitter.
— I/exccllent homme! dit Sévère
à son ami. Quant à moi , je n'osei^is
pas me trouver seul avec lui. C'est
un Espagnol secrétaire du comte
Angéîo Mora, qui est arrivé ici de-
puis peu , et qui occupe la belle mai-
son de campagne devant la ville,
appartenant autrefois au banquier
Overteen qui a fait faillite. — Cepen-
dant.... il t'a raconté tout cela.
— Il ne m'est pas venu dans l'esprit
de lui demander son nom et son état.
— C'est bien là mon brave Eugène,
dit Sévère en riant, c'est bien là la
LE BOTANISTE. Si
manière d'agir d'un cosmopolile. 11
s'appelle Firmino Yaliès ; c'est sans
doute un filou ; chaque fois que je l'ai
vu, j'ai été choqué de son air sour-
nois; d'ailleurs je l'ai déjà rencontré
plusieurs fois sur un certain chemin....
— Prends garde à toi, excellent fils
de mon professeur !
— Je m'aperçois hien maintenant,
dit Eugène en colère , que tu ne
cherches qu'à me tourmenter et à me
blesser par tes critiques malignes;mais
tu ne m'égareras pas : je n'écoute et
je^M^nis que la voix de ma cons-
ciS^.
— Plaise au ciel que ta voix inté-
rieure ne soit pas un oracle trompeur!
Eugène lui-même ne pouvait
pas comprendre d'abord comment il
avait pu découvrira l'Espagnol toute
sa vie intérieure dans le premier mo-
ment où ils avaient fait connaissance
Sa CONTES NOCTURNES.
ensemble ; et s'il avait attribué à l'in-
fluence du moment la grande ëmo-
tion qu'il avait éprouvée , à présent
que l'image de l'étranger était en-
core présente à sa mémoire, il de-
vait convenir que le mystère répandu
sur cet homme , avait agi sur lui
avec une force magique.
Un autre jour (Eugène se trou-
vait de nouveau au café), l'étran-
ger lui parut l'avoir attendu avec im-
patience. Il dit à Eugène : — Je crois
avoir eu le tort de ne pas avoir répondu
à votre confiance, en ne vous entrete-
nant pas des événemens de ma vie.
Je m'appelle Firmino Yaliès , je suis
né en Espagne , et depuis quelque
temps je suis attaché en qualité de
secrétaire au comte Angélo Mora ,
que j'ai rencontré à Augsbourg, et avec
lequel je suis venu dans cette ville.
— J'ai déjà appris tout cela hier d'un
LE BOTANISTE. 83
de mes amis , répondit Eugène
L'Espagnol devint rouge comme du
feu; mais sa figure reprit sur le champ
son attitude ordinaire. Il dit ensuite
d'un ton mordant :
— Je ne pourrais pas croire
que des gens, dont je ne m'oc-
cupe pas, puissent me faire l'hon-
neur de me connaître. Cependant ,
je doute que votre ami ait pu vous dire
sur mon compte , plus que je ne vous
dis moi-même. Firmino Valiès, con-
fia alors, sans rien cacher, à son nou-
vel ami, qu'à peine entré dans l'ado-
lesWnce , il fut séduit par des parens
puissans; qu'il était entré dans un
couvent; qu'il y avait fait des vœux
contre lesquels sa conscience s'était
révoltée plus tard ; que menacé du
danger de languir loutesa vie dans des
tourmens affreux, il n'avaitpu résister
au besoin de reconquérir sa liberté,
^4 CONTES NOCTURNES.
et qu'il s'était enfui du couvent des
que le sort lui en avait présenté une
occasion favorable. Firmino traça
ensuite avec les couleurs les plus vi-
ves le tableau de la vie de l'ordre sé-
vère dans lequel il était entré, et dont
la règle étaitl'invention extravagante
du fanatisme le plus exalté; ce ta-
bleau présentait un grand contraste
avec celui qu'il faisait de la vie dans
le nrionde , et qui était aussi beau et
aussi vairiéque pouvait lé faire un en-
thousiaste spirituel.
Eugène était tout hors de lui, il
crut apercevoir dans ce miroir^a-
gique un nouveau monde plein de
formes brillantes; et, sans s'en dou-
ter , il désirait ardemment appartenir
à ce monde. Il remarqua que l'éton-
nement qu'il manifestait en bien des
choses, et principalement sur telle ou
telle question qu'il fit involontaire-
LE BOTANISTE. 85
ment, faisait sourire TEspagnol ; il
en rougit, et s'aperçut que malgré son
âge mûr, il était encore resté enfant.
Il ne pouvait manquer d'arriver
que l'Espagnol gagnât tous les jours
plus d'empire sur Eugène qui n'avait
pas d'expérience. Dès que l'heure ac-
coutumée était arrivée , Eugène cou-
rait au café, et y restait toujours de
plus en plus long-tems : il craignait,
quoiqu'il n'osât pas en convenir , de
quitter le monde, pour s'en retour-
ner dans sa solitude. Firmino savait
très-bien étendre le petit cercle que
jusqu^à présent son nouvel ami n'a-
vait pas dépassé. Il conduisit Eu-
gène au spectacle, aux promenades
publiques; et ils terminaient ordinai-
rement la soirée dans quelque restau-
rant, où des vins capiteux portaient
le désordre dans les heureuses dispo-
sitions d'Eugène. Il rentrait fort tard,
86 CONTES NOCTURNES.
se jetait sur son lit, non pour y re-
poser tranquillement, comme autre-
fois ,mais pour se livrer à des songes
dont le souvenir Feiit fait trembler
au milieu de sa vie paisible. Le matin ,
il se sentait fatigué et incapable de se
livrer à l'ëtude; et ce n'est que, lors-
que rhcure à laquelle il avait l'habi-
tude de voir l'Espagnol était arrivée,
que ses forces se ranimaient et le
poussaient à reprendre sa vie désor-
donnée.
Un jour, à l'heure même où il se
disposait à aller au café, il jeta un
regard, selon son habitude, dans la
chambre de sa femme pour prendre
congé.
— Entrez, Eugène, j'ai quelque
chose à vous dire ! Le ton sévère
avec lequel sa femme prononça ces
mots le troubla, et l'arrêta sur le
seuil de la porte ; il se décida enfin
LE BOTANISTE. 87
à entrer dans la chambre; mais il
ne put supporter le regard de la
vieille qui exprimait un chagrin pro-
fond.
Elle lui représenta alors avec cal-
me et avec fermeté les désordres aux-
quels il se livrait, et chercha à lui
faire comprendre que sa manière de
vivre était contraire aux mœurs d'un
honnête homme et le précipiterait
plus lot ou plus tard dans l'abî-
me.
Il est possible que la vieille, en ju^
géant la vie du jeune homme d'après
les mœurs sévères des temps anciens,
eût dépassé la juste mesure des re-
proches. Aussi le sentiment de sa
faute fût effacé par la mauvaise
humeur qu'excita en lui la conviction
de ne jamais s'être laissé entraîner
à un penchant vraiment coupable.
La femme du professeur termina
88 CONTES NOCTURNES.
enfin son sermon par ces paroles sé-
vères :
— Mais allez où vous voulez , fai-
tes ce que vous voulez!
La pensée d'être resté enfant dans
rage mûr se présenta avec plus de
force à son esprit :
— Malheureux étudiant! pensa-t-iJ,
resteras-tu toujours sous la verge de
r école !
Et il sortit de la chambre.
LE BOTANISTE. 89
CHAPITRE IV.
Le jardin du comte Angélo Mora. — Ravissement
d'Eugène et douleur de Marguerile. — Connais-
sance dangereuse.
Un esprit agité par la mauvaise hu-
meur et par les sentimens les plus con-
tradictoires, aime à se renfermer en
lui-même ; c'est ce qui arriva à Eu-
gène : il était déjà sur la porte du
XTI. 8
90 CONTES NOCTURNES.
café; au lieu d'y entrer, il s'éloigna
promptcmcnt et sortit involontaire-
ment de la ville.
Il arriva devant la grille d'un jar-
din, d'où sortait une odeur basalmi-
que. Il y promena ses regards, saisi
d'ëtonnement, et resta long-temps à
l'examiner.
Des arbres et des arbustes , trans-
plantés des zones les plus éloignées ,
étalaient leurs couleurs et leurs for-
mes variées, comme s'ils n'avaient
pas quitté le sol qui les avait vu naître.
Des plantes étrangères garnissaient
les larges allées des bosquets ; Eugène
ne les avait connues que de nom et
d'après des peintures ; il y aperçut
aussi des fleurs semblables à celles
qu'il avait élevées dans sa serre, mais
dont l'éclat et la vigueur étaient au-
dessus de ce qu'il pouvait imaginer.
L'allée du milieu laissait un champ
LE BOTANISTE. 9I
libre à Tœil jusqu'à une grande place
ronde, au milieu de laquelle se trou-
vait un bassin de marbre , d'où un
triton lançait le cristal des ondes à
une hauteur prodigieuse. Des paons
étalaient leur riche plumage , et des
faisans dorés se baignaient pendant
que le ciel en feu annonçait le cou-
cher du soleil
Tout près de la porte fleurissait
un datiira fasiiiosa étendant dans
tout leur éclat , ses grandes fleurs en
forme d'entonnoir, qui répandaient
une odeur délicieuse; en le voyant,
Eugène pensait avec douleur à l'état
misérable de la même plante qu'il
élevait dans son jardin. C'était la
plante favorite de la femme du pro-
fesseur; oubliant samauvaise humeur,
Eugène s'écria :
— Ah! si ma bonne mère pouvait
avoir un tel datura dans son jardin!
92 CONTES NOCTURNES.
Dans ce moment, les doox ac-
cords d'un instrument inconnu, por-
tés sur les ailes des ze'phirs, se firent
entendre dans un bosquet éloigné, et
les tons célestes d'une voix de femme
commencèrent à se marier avec
eux. C'était une de ces mélodies
que l'inspiration seule pouvait pro-
duire. L'inconnue chantait une ro-
mance espagnole.
Une douleur singulière et toute
l'ardeur de la plus vive passion agi-
tèrent le jeune homme. Il s'abandon-
na à une rêverie qui lui découvrit un
monde nouveau plein de charmes. Il
était tombé à genoux, et avait ap-
puyé sa tête entre la grille.
Des pas, qui s'approchaient de lui ,
le firent lever en sursaut ; il s'éloigna
promplement, afin de ne pas être
surpris dans l'état d'enthousiasme où
il se trouvait.
LE BOTAÎ^ISTE. g3
Quoiqu'il fût déjà nuit, Eugène
trouva encore Marguerite qui tra-
vaillait au jardin, donnant ses soins
aux plantes.
Elle dit à voix basse, et sans le
regarder : — Bonsoir, monsieur
Eugène!
— Qu'as-tu , s'écria Eugène , sur-
pris de la contenance singulière de
la jeune fille ; qu'as-lu Marguerite ?
regarde moi donc,
Marguerite le regarda ; et dans le
moment même ses yeux furent inon-
dés de larmes.
— Qu'as-tu , ma chère Marguerite,
continua Eugène , en lui prenant la
main. Alors, une douleur subite pa-
rût percer le cœur de la jeune fdle :
elle tremblait de tous ses membres,
son cœur battait fortement et elle
sanglottait.
Un sentiment particulier, qui e'tait
94 CONTES NOCTURNES.
plus que de la compassion, pénétra
le sensible Eugène.
— Pour l'amour du ciel , dit-il
avec un accent qui trahissait la plus
vive sympathie , pour l'amour du
ciel, qu'as-tu donc ma chère Mar-
guerite ? — Tu es malade , oui , très-
malade. — Yiens, assieds-toi , et con-
fie-moi tes chagrins !
En disant cela, Eugène conduisit
Marguerite sur un banc de gazon,
s'assit à côté d'elle, et répéta à cha-
que instant en lui serrant doucement
la main : — Confie moi tes chagrins,
ma chère Marguerite !
Aussitôt de brillantes couleurs
vinrent rendre la vie au charmant
visage de Marguerite ; un soupir gra-
cieux s'échappa à travers les larmes
de la jeune fille. Elle poussa un pro-
fond soupir et parut pénétrée d'un
LE BOTANISTE. gS
sentiment de plaisir inexprimable et
d'une douce tristesse.
— Je suis, dit-elle à voix basse et
les yeux baisses , je suis bien un être
stupide et simple , et tout cela n'est
que le résultat de mon imagination ,
ce sont de pures rêveries ! — Ce-
pendant , conlinua-t-elle en haussant
la voix et en versant de chaudes
larmes , cependant c'est comme
cela !
— Recueille-toi donc, dit Eugène
tout troublé, recueille - toi , ma
chère Marguerite et ra©onte-moi ,
confie-moi le malheur qui t'es ar-
rivé , ce qui t'a si profondément
troublée.
Enfin Marguerite commença à se
rcmetirc et à raconter comment, en
l'absence d'Eugène , un étranger
était entré tout à coup dans le jardin
par la porte qu'elle avait oublié de
96 CONTES NOCTURNES.
fermer au verrou ; et comment cet
homme ne cessait de demander Eu-
gène. — 11 y a quelque chose d'ex-
traordinaire dans tout son être, dit-
elle ; il m'a regardée avec des yeux
de feu; j'éprouvai une si grande
frayeur que je ne pus m'enfuir.
Ensuite cet homme s'informa de
tout en s'exprimant en termes tout
à fait bizarres ; enfm il deman*
da
— Marguerite resta court tout à
coup et ses joues se couvrirent du
rouge de «la p\jdeur. Mais, comme
Eugène la pressait de ne rien lui
cacher , elle continua de raconter
que l'étranger lui avait demandé
si elle n'aimait pas monsieur Eu-
gène.
— ^^ Je lui ai répondu avec toute la
sincérité de mon âme, que je l'aimais
de tout mon cœur! Alors, l'étranger
LE BOTANISTE. 97
s'est approché de moi et m'a fixé
encore de son regard perçant , de
manière que j'ai baissé les yeux. Mais
ce qui est bien pis , cet étranger
téméraire m'a donné des petits
coups de la main sur les joues
que la peur avait rendues brûlan-
tes, en me disant. — Oui, char-
mante enfant, il faut l'aimer; il
faut l'aimer beaucoup; et alors il
se mit à rire si malignement, que
je tremblais de tous mes mem-
bres. Dans ce moment madame
Helms ouvrit la fenêtre et l'étran*
ger lui demanda :
— Etes-vous l'épouse de M. Eu-
gène? et comme elle répondit qu'elle
était sa mère , il s'écria ironique-
ment :
— Oh ! la belle femme ! — Tu es
bien jalouse , ma petite ? Et alors il
se mit de nouveau à rire , comme ja-
XV. 9
gS CONTES NOCTURNES.
mais homme n'a ri; enfin, après avoir
regardé encore une fois ma bonne
protectrice , il sortit précipitamment
du jardin,
— Mais dans tout cela , dit Eu-
gène , je ne vois rien qui puisse t'af-
fliger si profondément.
— O seigneur! s'écria Marguerite,
ô Dieu du ciel ! combien de fois ma
mère ne m'a-t-elle pas dit que des
diables , déguisés sous la forme hu-
maine , parcouraient la terre , semant
l'ivraie au milieu du bon grain , et
tendant toutes sortes de pièges aux
bons! O Dieu miséricordieux!
— L'étranger? demanda Eugène.
— C'était le diable , qui...
•^ Marguerite resta court. Eugène se
douta aussitôt que l'étranger, qui
avait surpris Marguerite au jardin ,
ne pouvait être que l'Espagnol Fir-
LE BOTANISTE. 99
mino Valiès, il comprit très - bien
ce que Marguerite voulait dire.
Sans s'arrêter long-tems à cet évé-
nement, il interrogea timidement
Marguerite, et lui demanda si elle ne
trouvait pas qu'il avait changé de con-
duite depuis quelque temps?
A ces mots, Marguerite lui dit tout
ce qu'elle avait sur le cœur. Elle re-
présenta au jeune homme qu'il était
actuellement toujours triste et taci-
turne à la maison; qu'elle n'osait plus
lui parler; qu'il ne daignait plus lui
donner des leçons pendant la soi^-ée;
qu'il la privait ainsi de ce qu'elle ai-
mait tant , et de ce qui faisait son
unique bonheur , qu'il ne trouvait plus
de plaisir à ses belles fleurs et à ses
arbustes; qu'il n'avait pas même jeté
un regard sur les balsamines qui fleu-
rissaient si bien , et qu'elle avait éle-
vées avec tant de soin, et qu'en gé-
lOO CONTES NOCTURNES.
nérai, il n'était plus le cher et bon..:
Un torrent de larmes étouffa la
voix de Marguerite.
— Sois tranquille , ma chère en-
fant; chasse ces pensées insensées qui
viennent t'assaillir. En prononçant
ces mots, Eugène jeta ses regards sur
Marguerite qui venait de se lever du
banc sur lequel elle était assise; et ,
comme si un nuage qui l'avait jusque
là aveuglé, se fût dissipé tout à coup,
il s'aperçut seulement que ce n'était
pas ufi enfant qui était devantlui, mais
bieiktine jeune fille de seize ans , or-
née de toutes les grâces de son âge.
Cette surprise extraordinaire ne
luipermitpasde continuer; mais reve-
nant un peu à lui, il dit avec douceur :
— Sois tranquille, mabonne Margue-
rite, tout peut encore changer; il sortit
du jardin et entra dans la maison.
La douleur de Marguerite et son
LE BOTANISTE. 101
aversion pour l'étranger avaient tou-
ché singulièrement le cœur du jeune
homme , et augmenté la rancune (ju'il
avait contre la veuve du professeur,
à laquelle il attribuait, dans son dé-
lire , les peines et la douleur de Mar-
guerite.
Etant entré dans la chambre de
sa femme , celle-ci voulut lui adres-
ser la parole ; mais il Tinterrom-
pit en lui reprochant amèrement
d'avoir tourmenté la jeune tille des
rêveries les plus absurdes , et d'a-
voir porté un jugement aussi défavo-
rable de son ami Firmino Yaliès
qu'elle ne connaissait pas et qu'elle
ne connaîtrait jamais, car l'aune
d'une vieille femme de professeur
ne pouvait pas mesurer des person-
nages de celte trempe.
— On en est donc là! s'écria la
femme du professeur d'un ton dou-
102 CONTES NOCTURNES.
loureux, en levant les yeux et les
mains vers le ciel.
— Je ne sais, dit Eugène avec
dépit , je ne sais ce que vous voulez
dire par là; mais je ne suis pas encore
venu au point d'avoir fait un pacte
avec le diable!
— Oui, s'ëcria la vieille dame,
en haussant la voix, oui, Eugène,
vous êtes déjà pris dans les lacets
du diable! Le malin esprit a déjà
de Tempire sur vous ; il étend déjà
ses griffes pour vous entraîner à la
perte éternelle! — Eugène, quittez
le diable et ses œuvres, c'est votre
mère qui vous en supplie et vous en
conjure !
Eugène, irrité, interrompit la
vieille, en s'écriant :
— Dois-je être enterré au milieu
de ces murs solitaires! dois-je sacri-
fier mes plus belles années? Les plai-
LE BOTANISTE. lo3
sirs innocens que le inonde me pië-
sente , sont-ils donc les œuvres du
diable !
— Non , reprit la bonne vieille ,
en tombant de fatigue sur un siège ;
non, non , mais !...
— A ces mots, Marguerite entra
et demanda si la femme du profes-
seur et Eugène ne voulaient pas sou-
per.
Ils se mirent à table ; un silence
morne régna pendant le repas, et
les mauvaises dispositions dans les-
quelles on se trouvait de part et
d'autre, firent cesser la conversa-
tion.
Le lendemain matin, Eugène reçut
un billet de Firmino Valiès, ainsi
conçu :
« Vous étiez hier à la grille de no-
» tre jardin. Pourquoi n'etes-vous pas
» entré. On vous a aperçu trop tard ,
Io4 CONTES NOCTURNES.
» pour vous inviter. N'est-ce pas que
» vous avez vu là un petit ëden pour
» un botaniste? Aujourd'hui, vers le
» soir, je vous attends à la même
» grille.
» Votre ami dévoué,
» FlRMINO Yaliès. »
Ce billet , à ce que disait Margue-
rite , avait été apporté par un homme
horrible , tout noir, et qui était pro-
bablement le domestique maure du
comte.
Eugène se sentit dans un ravisse-
ment difficile à décrire, en pensant
qu'il allait entrer dans ce paradis
plein de charmes. Il croyait enten-
dre les sons célestes qui sortaient
des bosquets ; et son cœur battait
de désir. Son esprit occupé de pen-
sées agréables, avait oublié la mau-
vaise humeur de la vieille.
LE BOTANISTE. Io5
Il raconla à table ce qui lui clait
arnvë;qu'ilavaitvu la maison de cam-
pagne du banquier Overteen ; que le
comte Angelo MoraToccupail actuel-
lement; et que ce dernierravait trans-
formé en un véritable jardin botani-
que magique.
— Mon ami Firmino Valiès, dit-
il, a la bonté de m'y conduire aujour-
d'hui , et je verrai de mes propres
yeux les plantes que je ne connais que
par les livres. Il parla ensuite avec
beaucoup de détails des arbres et des
arbustes que l'on avait fait venir des
contrées les plus éloignées et les plus
varices ; il dit les noms de ces plan-
tes, et exprima son étonncment de
ce qu'elles pouvaient se passer du cli-
mat qui les avait vu naître, et qu'on
put les élever dans ce pays. De là
il en vint à parler des arbrisseaux,
des fleurs, et assura que tout, dans
lo6 CONTES NOCTURNES.
ce Jardin , avait un aspect étranger et
extraordinaire; qu'il n'avait jamais
vu un aussi beau datura fastuosa
que celui qui était en fleurs danscette
enceinte.
— Le comte doit avoir à sa dispo-
sition des moyens magiques très-puis-
tans , car sans cela on ne pourrait
comprendre que tout a été mis en un
tel état depuis le court espace de
temps qu'il occupe cette campagne.
11 parla ensuite des sons célestes,
de la voix de femme qui se faisait
entendre dans les bosquets, et du
bonheur qu'il éprouvait à les écou-
ter.
Eugène ne s'apercevait' pas dans
son enthousiasme qu'il parlait seul ,
et que sa femme et Marguerite
gardaient un profond silence, et
étaient absorbées en elles-mêmes.
Le repas terminé , la femme du
LE BOTANISTE. IO7
professeur dit d'un ton sévère, quoi-
que calme, en se levant de son
siège :
— Mon fils, vous vous trouvez
dans une'tat alarmant! Vous êtes hors
de vous-même. Le jardin, dont vous
parlez avec tant d'enthousiasme, ei
dont les beautés sont, selon vous,
]es effets de la puissance mystérieuse
du comte inconnu, avaitdéjà le même
aspect depuis bien des années; sa for-
me extraordinaire, [et si vous voulez
même, sa forme mystérieuse est l'ou-
vrage d'un jardinier étranger , très-
ingénieux , qui était au service du
banquier Overteen. J'y suisallée deux
fois avec feu mon mari , qui pensait
(jue tout y était trop artificiel , ek
était affligé de voir qu'on avait ainsi
forcé la nature, en mêlant d'une ma-
nière aussi absurde, les plantes exo-
tiques aux plantes indigènes.
ïo8 CONTES NOCTURNES.
Eugène comptait les minutes; en-
fin , le soleil commençant à disparaî*
tre de l'horizon, luiindiquaqu'il était
temps d'aller au rendez-vous.
— La porte de la perdition est ou-
verte , et le serviteur est prêt à re-
cevoir le sacrifice! dit la femme du
professeur avec l'accent de la dou-
leur et de la colère ; Eugène au con-
traire , l'assura qu'il espérait revenir
sain et sauf du lieu de la perdition.
— L'homme qui a apporté le bil-
let de l'étranger, est noir , et a un
extérieur horrible , dit Marguerite.
— Soit , reprit Eugène en sou-
riant, soit; que ce soit Lucifer lui-
même , ou du moins son premier
valet de chambre ! Marguerite, Mar-
guerite , tu crains encore les ramo-
neurs, enfant! — Elle rougit et baissa
les yeux; Eugène s'éloigna pronip^
tement.
LE BOTANISTE. 109
Plein d'admiralion pour la pompe
et la magnificence qu'il voyait dans
le jardin du comte Angëlo Mora ,
Eugène se crut transporté dans un
autre monde,
— N'est-ce pas , dit Firmino Ya-
liès, n'est-ce pas mon ami, qu'il y a
encore des trésors que tu ne con-
naissais pas. Ce jardin a une toute
autre mine que celui de ton profes-
seur?
Il faut observer en passant que
l'amilié devenue intime entre les
nouveaux amis, les avait engagés à
se tutoyer.
— Oh ! ne parle pas , répondit Eu-
gène, ne parle pas, je t'en prie, de
ce misérable jardinet, où, semblable
à une plante malade , je menais une
vie pénible et privée de toute jouis-
sance. O quelle pompe ! quelle ma-
gnificence ! Quelles fleurs ! quelles
1 1 0 CONTES NOCTURNES.
plantes ! Oh ! si je pouvais rester ici ,
demeurer au milieu de ce paradis!
Firmino lui apprit que s'il voulait
avoir une entrevue avec le comte
Angëlo Mora, que lui, Firmino, la
lui ménagerait; qu'il pouvait facile-
ment réaliser son désir ^ pourvu qu'il
fût possible à Eugène de se séparer
de sa vieille femme , au moins pen-
dant le temps que le comte séjour-
nerait dans ce pays.
— Cependant , continua Firmino
d'un ton moqueur , cependant cela
n'est pas possible. Comment un jeune
marié comme toi , mon ami , qui
est encore dans la lune de miel, pour-
rait-il se priver d'un moment de
bonheur. — J'ai vu aujourd'hui ta
femme. En vérité , pour son âge ,
c'est un petit tendron , gai et rusé.
— Il est étonnant que le flambeau
de l'amour puisse brûler aussi long-
LE BOTANISTE. ÎII
temps dans le cœur de certaines
femmes. — Dis-moi un peu , ce que
tu éprouves en embrassant ta Sara',
ta Ninon ? — Tu sais, que nous autres
Espagnols, nous avons une imagina-
tion brûlante , et voilà pourquoi je
ne puis penser à ton bonheur, sans
m'enflammerî Tu n'es cependant pas
jaloux ?
La flèche mortelle du sarcasme
avait atteintle cœur du jeune homme.
Les avertissemens de Sévère se pré-
sentèrent à sa mémoire ; et il sentit
que, s'il se permettait de parler de ses
rapports avec la femme du profes-
seur, il exciterait encore davantage
la verve sardonique de l'Espagnol.
Cependant la folle illusion qui lui avait
fait sacrifier sa vie à la fleur de l'âge,
se présenta de nouveau et avec force
à son esprit. Il garda le silence; mais
la rougeur brûlante de son visage
1 I 2 CONTES NOCTURNES.
décela à l'Espagnol que ses paroles
avaient produit leur effet.
— Cet endroit est très-beau , très-
ravissant, continua Firmino Yaliès
sans attendre la réponse de son
ami; cet endroit est très-beau, il
est vrai; mais, tu as tort de regar-
der ton jardin comme un désert.
J'y ai trouvé quelque chose bien
supérieur à tous les arbres, à tou-
tes les plantes et à toutes les fleurs
du monde. — Tu vois bien que je
veux parler de cette jeune fille , belle
comme un ange , qui demeure dans
la même maison que toi. — Quel
âge a la petite?
-r- Je crois qu'elle a seize ans , dit
Eugène en balbutiant.
— Seize ans ! répéta Firmino ,
seize ans ! le plus bel âge de la vie !
En vérité , lorsque je vis cette jeune
fille , je m'expliquai bien des choses,
LE BOTANISTE. Il3
mon cher Eugène ! Yotre petit mé-
nage est charmant , tout est bien et
parfait ; la bonne vieille est con-
tente , tant que le petit mari est de
bonne humeur. Mais seize ans ! et la
jeune fille , peut-elle être encore in-
nocente .^^
Cette demande insolente fit bouil-
lonner le sang dans les veines d'Eu-
gène.
— Ta demande , dit Eugène irrité,
ta demande est une méchanceté
atroce ; c'est une insulte qui n'attein-
dra jamais rame pure de la jeunefille.
— Eh bien , dit Firmino en jetant
un regard sombre sur Eugène , ch
bien, ne te fâche pas, mon jeune
ami ! le miroir le plus pur réfléchit le
mieux toutes les images, et ces ima-
ges — Mais, je m'aperçois que tu
n'aimes pas qu'on te parle de la pe-
tite, et je me tais.
XVI. 10
Il4 CONTES NOCTURNES.
La mauvaise humeur que ressen-
tait Eugène et qui Pavait troublé , se
peignait sur sa figure. Firmino lui
devenait odieux , et sa mémoire lui
rappelait sans cesse à la pensée que
la bonne Marguerite pouvait avoir
raison , en disant que ce Firmino lui
avait fait l'effet d'un être satani-
que.
Dans ce moment, une douce mé-
lodie se fit entendre dans le bosquet,
et cette voix qui avait excité la veille
le plus doux ravissement dans le
cœur du jeune homme , retentit tout
à coup dans le lointain.
— Ciel! s'écria-t-il en restant im-
mobile.
— Qu'avez-vous? dit Firmino ;
mais Eugène ne lui répondit pas; il
écoulait ce chant délicieux avec un
ravissement et un plaisir inexprima-
bles.
LE BOÏANISTF. i i5
Firmino le regardait avec des
yeux qui semblaient vouloir péné-
trer ce qui se passait dans son
âme.
La mélodie ayant cessé de se faire
entendre , Eugène poussa un pro-
fond soupir ; et, comme s'il venait
de reprendre la force de surmonter
la douce mélancolie qui agitait ses
sens , ses yeux se baignèrent de
larmes.
— Il paraît, dit Firmino en sou-
riant , il paraît que le chant fait beau-
coup d'effet sur toi !
— D'où viennent , s'écria Eugène
hors de lui-même , d'où viennent ces
sons célestes? — Aucun mortel ne
peut en moduler de semblables.
— Cependant, tu te trompes, re-
prit Firmino. — C'est la comtesse
Gabriela, la fille de mon patron,
qui chante des romances espagnoles,
Il6 CONTES NOCTURNES.
et qui se promène dans les allées du
jardin, en s'acconipagnant delà gui-
tare.
La comtesse Gabriela , la guitare
à la main , sortit inopinément d^un
bosquet touffu , et se trouva tout à
coup devant Eugène.
Gabriela était belle. Sa taille
svoUe , l'expression de ses grands
yeux noirs , la grâce qui ornait
tout son être , le timbre argentin
de sa voix sonore, tout, en un
mot , indiquait qu'elle avait reçu
le jour sous le ciel pur des régions
méridionales.
S'il faut ajouter à cette expression
l'art mystérieux avec lequel une
femme coquette sait choisir et ar-
ranger sa parure , la comtesse Ga-
briela était sous ce rapport la déesse
de l'amour même ; son apparition
LE BOTANISTE. II7
subite frappa comme un éclair le
pauvre Eugène déjà Irès-animé par
le chant.
Firmino présenta le jeune homme
à la comtesse comme un de ses meil-
leurs amis ; il ajouta qu'il parlait
très-bien l'espagnol ; qu'il était excel-
lent botaniste et qu'il trouvait un
véritable plaisir à visiter le jar-
din.
Eugène bégaya quelques paroles
inintelligibles, pendant que la com-
tesse etFirmino échangeaient des re-
gards très-significatifs. Gabriela fixa
Eugène qui était comme anéanti.
Alors , la comtesse donna sa gui-
tare à Firmino, et prit le bras du
jeune homme. Elle lui dit qu'elle
connaissait aussi un peu la botanique,
qu'elle désirait beaucoup avoir des
renseignemens sur différentes plan-
tes, et qu'elle le priait de parcou-
Il8 CONTES NOCTURNES.
rir encore une fois le jardin avec
elle.
Agité d'une douce crainte, Eu-
gène se laissa conduire par la com-
tesse ; mais , son cœur battit plus
librement, et ses sens se calmèrent
lorsque la comtesse lui fit quelques
questions sur diverses plantes rares ,
et qu'il pût montrer ses connais-
sances en botanique , sa science ché-
rie. Il sentait la douce haleine de la
comtesse parcourir ses* joues; la cha-
leur électrique qui pénétrait son
cœur , remplissait son âme d'un
bonheur indicible ; il ne se recon-
naissait plus lui-même.
La nuit commençait à répandre
de plus en plus son voile sur les bos-
quets et les fleurs. Firmino avertit
qu'il était temps d'aller rejoindre le
comte dans ses appartemens. Eu-
gène , tout hors de lui ^ pressa la
LE BOTANISTE. l 19
main de la comlcsse sur ses lèvres,
et s'éloigna comme porté par les
zéphirs, éprouvant un bonheur qu'il
n'avait pas encore connu.
120 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE V.
Le songe. — Présent fatal de Firroino. — Consola-
tion et espérance.
Oq conçoit facilement que le
trouble, dont Eugène était agité,
avait chassé le sommeil loin de ses
paupières. Vers le point du jour seu-
lement il tomba dans un assoupisse-
LE BOTAMSTE. 12 I
mtnt ; cet inslant de délire était
plutôt un état intermédiaire entre
Je sommeil et la veille qu'un som-
meil réel. Alors , Fimage de cette
mariée, qu'il avait déjà vue en songe,
se présenta de nouveau à son ima-
gination échauffée ; elle était parée
de toutes les grâces de la nature et
de l'art; aussi, la même lutte que
ce songe avait éveillée autrefois dans
son âme, se renouvela avec plus de
ibrce que jamais.
— Comment, dit-elle d'une voix
douce, comment, tu me fuis! Tu
doutes que je sois à toi , tu crois que
le bonheur de ton amour est perdu
à Jamais ? Regarde-moi donc ! La
chambre nuptiale est ornée de roses
odoriférentes, et de niyrthe fleuri!
Viens, mon bien-aimé, mon doux
époux ! Viens , presse-toi contre mon
cœur !
XVI II
122 CONTES NOCTtRlSES.
Les traits de Marguerite se glis-
sèrent sur l'image aussi rapidement
que Je vent; mais, lorsqu'elle s'ap-
procha du jeune homme, pour le pres-
ser dans ses bras, ce fut la comtesse
Gabriela.
Dans l'ardeur de sa passion , Eu-
gène voulut embrasser cet ange ;
mais une main de fer l'arrêta ; il
resta immobile , et l'image pâlissait
toujours de plus en plus , en pous-
tant des soupirs de douleur.
Un cri d'épouvante s'échappa plus
lentement de la bouche du jeune
homme.
— Monsieur Eugène ! monsieur
Eugène ! éveillez-vous donc , vous
avez des rêves pénibles!
C'est ainsi que se fit entendre une
voix claire. Eugène s'éveilla en sur-
saut, le soleil lançait ses rayons sur
son lit. C'était Marguerite qui l'avait
LE BOTANISTE. 1^3
appelé , et qui lui dit que le
cavalier espagnol était déjà venu
pour le voir, et qu'il s'était entrete-
nu avec la femme du professeur
qui ét^t descendue au jardin , très-
inquiète de ce que monsieur Eu-
gène restait au lit plus long-temps
que de coutume. — Elle craint que
vous ne soyez malade. Le café vous
attend au jardin, ajouta-t-elle
Eugène s'habilla promptcment , se
hâta de descendre , en cherchant à
dissiper de toutes ses forces le trou-
ble que ce songe fatal avait fait naî-
tre dans son âme. Il fut très-surpris
de rencontrer au jardin , la femme
du professeur devant un magnifi-
que datura fastuosa , se penchant
au-dessus de ses grandes fleurs en
forme d'entonnoir, et respirant avec
complaisance leur délicieux parfum.
— Eh! comment, s'écria-t-clle , en
124 CONTES NOCTURNFS.
voyanlEugène, comment! vous allez
devenir un dormeur! — Savez-vous
Lien que votre ami Te'tranger est déjà
venu vous voir, qu'il désire beaucoup
s'entretenir avec vous? Mais^j'ai été
très-injuste envers ce monsi^iur étran-
ger, en cédant à mes mauvais soup-
<;ons. Le croiriez-vous, cher Eugène, il
m'a faitapporterdujardin de la com-
tesse ce magnifique daiurafastuosa^
parce qu'il vous a entendu dire que
j'aime beaucoup ces fleurs. — Yous
avez donc pensé à votre mère dans
votre paradis, très-cher Eugène! —
Aussi , j'aurai grand soin du beau
daiura.
Eugène ne savait que penser de la
conduitederEspagnol.il était porté
à croire que Firmino cherchait à ré-
parer, par les attentions qu'il avait
pour sa femme , les mauvaises plai-
saRtcries qu'il s'était permises sur
LE BOTANISTE. 12^
une alliance qu'il ne connaissait
pas.
Elle Uù dit ensuite que l'oranger
Tavait invité à se trouver de nou-
veau le soir au jardin du comte. Le
ton caressant que la femme du profes-
seur prit ce jour-là , agit comme un
baume bienfaisant sur le cœur déchi-
ré du jeune homme. Il semblait à Eu-
gène que le sentiment qu'il avait pour
la comtesse n'avait rien de commun
avec lessenlimens ordinaires de la vie.
Il ne pouvait pas nommer ce sentiment
amour physique. Cette pensée rcûl
profané à ses yeux. Il était très- gai et
Irès-content ce jour-là, ce qui ne lui
était pas arrivé depuis long-temps; et
la vieille était beaucoup trop dfstraile
pour apercevoir la préoccupation ex-
traordinaire , qui se manifestait dans
celte gaîlé peu commune d'Eugène.
1:26 CONTES NOCTURNES.
Marguerite seule vit qu'Eugène
était devenu tout autre ; et , contre
l'opinicrti de sa mère adoptive, elle
soutint qu'il n'avait changé sa con-
duite bizarre que pour mieux cacher
son jeu.
— Ah ! dit la petite ; il ne nous
aime plus autant qu'autrefois ; il fait
semblant d'être aimable , afm que
nous ne l'interrogions pas sur ce qu'il
veut taire.
Eugène trouva son ami dans une
chambre de l'orangerie, occupé à
filtrer différentes liqueurs qu'il met-
tait ensuite dans des flacons.
— Je travaille, dit-il en l'aperce-
vant, je travaille dans ta partie, quoi-
que d'une autremanière que toi.
Il lui apprit ensuite qu'il connaissait
la préparation mystérieuse de certai-
nes substances qui font croître les plan-
tes, et qui contribuent surlout à les
LE BOTANISTE. 12"
rendre belles; c'est là la raisonpoui la-
quelle, disait-il, tout prospère et croît
admirablement dans ce jardin. Fir-
mino ouvrit aussitôt une petite ar-
moire, dans laquelle Eugène aperçut
une grande quantité de fleurs et de
petites boites,
— C'est ici , dit Firmino , une col-
lection complète des mystères les plus
rares, dont l'action paraîtrait tout à
fait fabuleuse.
Tantôt c'e'tait une liqueui', tantôt
une poudre, qui, mêlée à la terre ou
à l'eau, devait rendre plus belle et
plus agréable la couleur, le parfum
de telle ou telle fleur, et Téclat de
telle ou telle plante.
— Parexemple, continua Firmino,
verse quelques gouttes de celle li-
queur dans Teau avec laquelle tu ré-
pands la rosée bienfaisante sur la
rosa centl/olia, cl tu t'étonneras de la
128 CONTES NOCTURNES
splendeur avec laquelle ses boulons
s'e'panouiront. Mais Teffet de celte
poudre te paraîtra encore plus prodi-
gieux; répandue dans le calice d'une
fleur, elle se mêle avec la poussière
fécondante, et augmente son parfum,
sans changer sa nature. Celte poudre
produit un excellent effet, surtout
dans le daiurafasUiosa; seulement il
est nécessaire de prendre quelques
précautions lorsqu'on l'emploie. I>a
m.oitiédc ce qui peultenirsurla pointe
d'un couteau suffit pour cet usage ;
toute la dose , même la quantité ren-
fermée dans ce petit flacon, suffirait
pour faire mourir subitement Fhom-
me le plus vigoureux avec tous les
symptômes d'une attaque d'apoplexie
nerv'euse, et sans laisser aucune trace
d'empoisonnement. Prenez-la, Eu-
gène, je vous fais cadeau de cette
poudre mystérieuse, L'essai, que vous
LE BOTANISTE. 1:^9
en ferez, réussira très-bien; cepen-
dant, prenez bien garde, et rappe-
lez-vous ce que je vous ai dit de la
vertu mortelle de cette poudre sans
couleur et sans odeur, et qui paraît
insignifiante.
Firmino présenta alors à Eugène
un petit flacon bleu, hermétiquement
fermé ; celui-ci apercevant la com-
tesse Gabricla au jardin, le mit en
poche, sans trop savoir ce qu'il fai-
sait.
Il suffit de dire que la comtesse était
une femme née pour l'amour et le
plaisir, et possédant au suprême degré
celte coquetterie qui n'accorde que
Fespérance et qui sait ainsi exciter et
entretenir la passion la plus vive;
conséquente dans sa manière d'être ,
elle enflammait le jeune homme d'un
amour toujours plus ardent. Il ne vi-
vait plus que pendant les heures et les
l3o CONTES NOCTURNES.
momens où il voyait Gabriela-, sa
maison lui semblait une prison som-
bre et solitaire; et la femme du pro-
fesseur était à ses yeux le malin esprit
de la séduction qui l'y avait relégué.
Il ne remarquait ni le chagrin profond
qui consumait la pauvre femme , ni
les larmes que répandait Margue-
rite ; et quand il daignait jeter un re-
gard sur elles, ou leur adresser quel-
ques mots aimables, il ne recevait pas
de réponse.
Quelques semaines se passèrent
ainsi, lorsque Firmino se présenta
un matin chez Eugène. Il y avait
dans tout son êlre, quelque chose de
gêné qui paraissait indiquer un évér
ncmcnt extraordinaire.
Après avoir échangé quelques pa-
roles indifférentes , il fixa le jeune
homme , et dit d'un ton mordant :
Eugène — tu aimes la comtesse , et
LE BOTANISTE. l3l
sa possession serait le comble de tes
désirs.
— Malheureux, s'écria Eugène
hors de lui , malheureux ! ta main
comprime mon cœur, détruit mon
repos et me donne la mort! — Que
dis-je , — non ! tu me fais sortir , in-
sensé que je suis, de mes illusions!
J'aime Gabriela , — je l'aime comme
jamais mortel n'a aimé , — mais cet
amour me conduit à ma perte!
— Je ne vois pas cela , dit froide^
ment Firmino.
— La posséder, conlinua Eugène,
la posséder! — Hélas! un mendiant
peut-il aspirer à la possession des
pierres les plus précieuses! — Un
malheureux , qui a méconnu sa vie ,
lui-même , qui ne possède qu'un cœur
agité par l'amour le plus vif et le plus
grand désespoir, peut-il?... — et vous!
— vous ! — Gabriela !
l32 CONTES NOCTtlRî^ES.
— Je ne sais pas, dil Firraino, je
ne sais pas, si ce sont tes relations
misérables qui te rendent si timide.
Un cœur aimant comme le tien peut
^iser hardiment à tout ce qui est beau
et grand.
— N'éveille pas, mon ami, n'é-
veille pas en moi un vain espoir, qui
augmenterait .mon malheur.
— Mais, reprit Firmino, je ne vois
pas de malheur sans remède, quand
on est payé de retour par l'amour le
plus ardent qui ait jamais brûlé le
cœur d'une femme.
Eugène voulut se récrier.
— Calme- toi , dit Firmino ,
Câlme-toi; soulage -toi comme tu
pourras, quand j'aurai fmi et quand
je me serai éloigné; mais à présent,
écoute moi en silence. — Il n'est
que trop vrai que la comtesse
l'aime ; elle t'aime avec Fàrdeur
LE BOTANISTE. l33
J'une vraie Espagnole. Elle ne vit
plus que pour toi, tout son être
l'appartient. Tu n'es donc pas un
malheureux mendiant , un homme
plonge dans le malheur pour avoir
méconnu sa vie; non, Tamour de
Gabriela te rend infiniment riche ;
tu te trouves sur le seuil de la porte
d'un Eden qui vient de s'ouvrir
pour toi. ÎSe crois pas , que ta posi-
tion puisse l'arrêter. Il est certains
japports qui font oublier au fier
comte espagnol son rang supé-
rieur, et lui font désirer ardemment
de te prendre pour son gendre. C'est
moi, mon cher Eugène, qui ferai
valoir ces rapports , et je pourrais
dès à présent, t'en dire beaucoup à ce
sujet; mais il vaut mieux garder
le silence et attendre le moment fa-
vorable. — Et avec d'autant plus de
raison, que to» amour est chargé
l34 CONTES NOCTURNES.
de nuages Irès-sornbres. — Tu penses
bien que j'ai caché soigneusement
à la comtesse tes rapports de famille;
mais je ne puis m'expliquercomment
la comtesse a pu savoir que tu es
marié avec une femme de soixante
ans. Elle m'a dévoilé tout son cœur ;
elle est plongée dans la douleur et le
désespoir. Tantôt, elle maudit le mo-
ment où elle te vît pour la première
fois; tantôt elle te maudit toi-même;
tantôt, elle te donne les nomslesplus
tendres, et s'accuse elle-même de la
fureur de son amour. — Elle ne veut
plus te voir, c'est ce qu'elle a
— Dieu, s'écria Eugène, est-il
un sort plus horrible que le mien !
— C'est ce qui est douteux con-
tinua Firmino, en souriant ironique-
ment. Tu verras encore aujourd'hui
vers minuit, je l'espère, la comtesse
Gabriela, C'est vei\ ce moment que
LE BOTANISTE. l35
doils'épanouirle cactus grandijloj'iis
qui est dans notre serre ; ta sais que
cette fl<îur doit commencer à se faner
vers le lever du soleil. La comtesse
Gabriela aime autant le parfum aro-
matique de ces fleurs que le comte le
déteste. Ou pour mieux dire, Tesprit
romanesque de Gabriela reconnaît
dans cet arbrisseau merveilleux le
mystère de l'amour et de la mort
même,mystère que célèbre pendant la
nuit cette fleur en arrivant par son
épanouissement rapide au suprême
degré du bonheur,,ct en se fanant aussi
promptement. Malgré sa douleur et
son grand désespoir, la comtesse vien-
dra certainement dans la serre oùjete
cacherai. — Quant à toi, cherche les
moyens de te délivrer de tes fers et
de t'échapper de ta prison î — L'a-
mour et ta bonne étoile sauront gui-
der tes pas! — Tu me fais plus de
l36 CONTES NOCTURNES.
peine que la comtesse; et je t'offre
4out mon appui pour te conduire au
bonheur.
A peine Firmino eut-il quitte le
jeune homme , que la femme du pro-
fesseur entra dans la chambre.
— Eugène /dit-elle du ton sévère
d'une matrone respectable, Eugène,
cela ne peut pas durer plus long-
temps entre nous !
A ces mots , la pensée que son
union n'était pas indissoluble , que la
grande disproportion d'âge était une
raison pércmptoire pour obtenir une
séparation judiciaire , brilla , comme
un éclair, dans l'esprit du jeune
homme.
— Oui , s'écria-t-il d'un ton mo-
queur, oui, madame, vous avez bien
raison, cela ne peut pas durer plus
long-temps entre nous! qu'elle soit
détruite l'union que produisit une
LE BOTANISTE. KÎy
folle illusion ! Séparons-nous, — di-
vorçons, — je m'y prêle volonlic»s.
La pâleur de lamorlse rcpanditsur
le visage de la femme du professeur,
ses yeux se baignèrent de larmes.
— Gomment , dit-elle d'une voix
tremblante, comment, c'est moi qui
t'avertissais que tu préférais le calme,
la paix intérieure, aux plaisirs trom-
peurs du monde, et c'est moi, ta mère,
que tu veux exposer aux railleries des
méchans! Non, Eugène, tu ne le
veux, tu ne le peux pas! — Le démon
t'a aveuglé! rentres en toi-même! —
Cependant, tu es venu au point de
mépriser, de vouloir te séparer de ta
mère, qui t'éleva , qui eut tous les
soins pour toi , et qui ne désire que
o n bonheur dans ce monde et dans
'aulie ! Ah ! Eugène , il ne sera pas
nécessaire d'avoir recours au juge
terreslre, pour nous séparer; le père
XVI 12
l38 CONTES NOCTURNES.
de la lumière ne tardera pas à me
rappeler de celte vallée de larmes ! —
Quand je reposerai sous le froid ga-
zon , oubliée depuis long-temps par
un fils , tu pourras jouir de ta liberté,
de tout le bonheur que le monde doit
te procurer.
Un torrent de larmes étouffa la
voix de la bonne vieille, qui s'éloigna
lentement, en cherchant aies cacher.
Eugène n'avait pas encore un cœur
tellement endurci, qu'il ne se sentit
profondément pénétré de la douleur
mortelle de sa vénérable amie. Il
vit bien , que chaque pas vers la sé-
paration serait une insulte qui ne
manquerait pas de lui donner la mort,
et qu'il ne pouvait acheter à ce prix
sa liberté, Il voulut attendre, — mou-
rir; mais, Gabriela , Gabriela! et sa
haine profonde contre la vieille se
renouvela dans son âme.
LE BOTANISTE. 1 û()
CHAPITRE DERI^IER.
C'ÉTAIT une nuit chaude et som-
bre. Les zéphirs agitaient doucement
Je noir feuillage , et lliorison lointain
était éclaire' par des éclairs qui le
sillonnaient en tous sens. L'odeur
admirable du cactus grandi'ftorns, qui
venait de fleurir, embaumait tous les
l4o CONTES NOCTURNES.
alentours du jardin de la comtesse,
Eugène , ivre d'amour et de désir, se
trouvait devant la grille ; Firmino
arriva enfin, le conduisit dans la
serre qui était faiblement éclairée et
y cacha Eugène dans un coin retiré.
La comtesse Gabriela , accompa-
gnée de Firmino et du jardinier, ne
tarda pas à paraître. Ils se mirent de-
vant le cactus grandijlorus ; et le jar-
dinier parut s'étendra avec beaucoup
de détails sur cet arbrisseau merveil-
leux et sur les soinS qu'il lui coûta
pour rélever : enfin , Firmino fit
retirer le jardinier.
Gabriela était comme plon^gée
dans un doux songe ; elle poussa un
profond soupir, et dit à voix basse :
— Ah , si je pouvais vivre et mourir
comme cette fleur î — Ah , Eu-
génio!
A ces mots, Eugène sortit précipi-
tE BOTANISTE. l/^l
tamment de son réduit, et se jeta
aux pieds de la comtesse.
Elle poussa un cri d'effroi , et
voulut se sauver. — Mais le jeune
homme la saisit avec le desespoir de
Tamourle plus ardent, la pressa sur
son cœur; alors elle l'entoura de ses
beaux bras de lys. — Ils n'échangè-
rent pas un mot , — mais des baisers
brûlansse succédaient
Tout à coup on entendit des pas
s'approcher ; la comtesse pressa
à son tour le jeune homme sur
son cœur : Sois libre , — sois à moi.
— Toi ou la mort! EUeparlait ainsi,
en repoussant doucement le jeune
insensé et en se sauvant dans le
jardin.
Firmino trouva son ami anéanti
et hors de lui-même.
— T'ai-je trompé, dit-il enfin,
après qu'Eugène fut un peu revenu
î42 CONTES NOCTURNES.
a lui même, T'ai-je trompé! Peut-on
être aime avec plus d'ardeur? Cepen-
dant, mon ami, après ce moment
d'extase et d'enthousiasme, je dois
avoir soin de toi. Quoique les amans
ne fassent pas attention aux besoins
du corps , il faut que tu te res-
taures un peu , avant que de prendre
congé de ce lieu enchanteur.
Eugène suivit machinalement son
ami, dans la petite chambre où il
avait trouvé un jour Firmino occupé
à des préparations chimiques.
Ils trouvèrent une table chargée
de mets épicés et de différentes sor-
tes de vins; Eugène y fit honneur, et
but avec délice d'un vin capiteux que
Firmino lui versait.
Gabriela, Gabriela seule, com-
me on peut bien le penser, fut le
sujetdelaconversation des deux amis;
et l'espoir du plus grand bonheur se
LE botaniste:. 143
manifestait sur le visage brûlant du
jeune savant.
Le jour commençait à poindre ,
lorsque Eugène voulut se retirer. Fir-
mino l'accompagna jusqu'à la grille.
En se séparant, Firmino lui dit :
— Souviens-toi des paroles de Ga-
briela. — Soislibre, soisà moi. — Et
prends une résolution qui te conduise
promptement et directement à ton
but. Je dis promptement; car nous
partons après-demain matin, àTaube
du jour.
En achevant ces mots, Firmino
ferma la grille, et s éloigna en sui-
vant une allée qui conduisait dans un
bosquet.
Eugène , à moitié mort, resta im-
mobile.
— Elle partira, dit-il, et je ne la
suivrai pas! Ce coup de foudre a dé-
truit toute» mes espérances. — Il s'é-
ï44 CONTES NOCTURNES.
loigna enfin, le désespoir et la mort
dans le cœur. Le sang bouillonna tou-
jours de plus en plus dans ses veines;
rentré chez lui, les murs paraissaient
vouloir s'écrouler sur sa tête ; il des-
cendit promptement dans le jardin, et
aperçut le beau daturafastuosa, sur
laquelle la femme duprofcsseur avait
coutume de se pencher pour en res-
pirer les odeurs balsamiques. Alors,
des pensées infernales s'élevèrent
dans son esprit; Satan s'en empara,
il prit le flacon que Firmino lui avait
donné , l'ouvrit et répandit , en dé-
tournant la tête, la poudre dans le
calice ^wdaiura fastuosa.
Il lui semblait que dans ce mo-
menttout était embrâséautour delui;
il jeta au loin le flacon , il sortit de la
ville, courant sans savoir où il al-
lait ; il arriva enfin dans un bois peu
éloigné, où il tomba épvisé de fali-
LE BOTANISTE. l ^S
gue. La situation de son esprit était
celle d'un homme en délire. Alors,
le malin esprit fit entendre sa voix ,
et ces mots vinrent frapper son
oreilles :
— Que fais-tu ici.^ Pourquoi tar-
des-tu ? la poudre a produit son effet,
tu as triomphé ! — Tu es lihre. — Ya,
cours auprès de celle que tu as gagnée
auprix de ta félicité; tu jouiras d'un
bonheur indicible !
— Je suis libre, elle esta moi!
s'écria Eugène , en se levant préci-
pitamment et en se rendant à la hâte
au jardin du comte Angélo Mora.
Le soleil avait terminé la moitié de
sa course, lorsqu'il arrivaà la grille,
qu'il trouva fermée ; il sonna : per-
sonne ne vint pour la lui ouvrir.
Il voulait voir la comtesse, la pres-
ser sur son cœur, et jouir de la pléni-
tude d'un bonheur acheté si chère-
XVI. i3
l\G CONTES NOCTURNES.
iTîent.Pousséparla passion, il franchit
le mur du jardin. Un morne silence y
régnait , les allées étaient déserles.
Enfin, Eugène s'approchant du pa-
pillon, crut y entendre un léger bruit.
— Ah! si c'était elle! se disait-il,
agité d'une douce anxiété. Il s'appro-
cha de plus près, regarda à travers
la petite porte vitrée, et aperçut Ga-
hriela dans les bras de Firmino
Hurlant comme une bête féroce
atteinte d'un coupmortel, Eugène se
précipita sur la porte et Tenfonça;
mais, à l'instant même, un froid gla-
cial parcourut ses membres, et il
tomba sans connaissance sur le seuil
du pavillon.
— Chassezcctinsensé! s'écria une
voix; et il se sentit soulever avec une
force de géant, et jeté à la porte qui
se ferma sur lui.
Il se ciamponna à la giille, en
LE BOTANISTE. Xl^J
poussant les plus horribles impréca-
tions contre Firmino et contre Ga-
briela ! Un rire moqueur se fit en-
tendre dans le lointain, et une voix
murmurait :
— D aiura fasiiiosa ! Eugène grin-
çant des dents, répéta ; — - Daiitra
fasiiiosa! et un rayon d'espoir brilla
subitemenlasesyeux.il se releva, cou-
rut en toute hâte à la ville, et rentra
chez lui. Marguerite se trouvait sur
l'escalier; elle fut profondément ef-
frayée de rélat terrible dans lequel
rtait Eugène; toute sa tête était dé-
chirée par les éclats de verre de la
jiorte vitrée; le sang coulait de son
front; son regard était effaré, et
toute sa physionomie exprimait Tagi-
lation la plus horrible. La charmante
enfant ne put proférer une parole,
lorsijue Eugène prit sa main, et lui
demanda ;
l48 CONTES NOCTURNES.
— Notre mère est-elle descendue
aa jardin ce matin? — Marguerite!
s'ëcria-t-il encore une fois avec l'ex-
pression d'une inquiétude mortelle,
Marguerite, aie pitië de moi. — Parle
— dis-moi si notre mère est descen-
due au jardin?
— Non, re'pondit enfin Marguerite;
non , mon cher monsieur Eugène ;
Aie n'a pas été au jardin. Au moment
d'y aller, elle s'est trouvée mal, elle
est restée dans sa chambre, et s'est
mise au lit.
— Dieu juste, s'écria Eugène en
tombant à genoux et en levant les
mains au ciel ! — Dieu juste, auras-tu
pitié de moi. réprouvé que je suis!
— Mon cher monsieur Eugène ,
dit Marguerite , qu'est- il donc ar-
rivé? Eugène ne répondit pas à la
jeune fille; il descendit à la hâte
dans le jardin, arracha la plante
LE BOT.VNÏST?:. 1 4o
envenimée et la foula à ses pieds.
Il rentra ensuite et trouva la
femme du professeur, sommeillant
doucement. — Non, se dit-il en lui-
même, non, le démon n'a point d'em-
pire sur la sainte qui repose ici; la
puissance de Tcnfcr est brisée! Il se
retira dans sa chambre , où Fëpuise-
ment total de ses forces ne tarda pas
à le plonger dans le sommeil.
Mais, bientôt Timage honible du
séducteur infernal se présenta à son
imagination.
Il crut qu'il ne pouvait expier au-
trement son crime que par le suicide.
Cependant, il voulait se venger , et
se venger horriblement avant que de
mourir. Ses esprits s'étaient calmés;
mais ce calme était sombre , gros de
malheur, semblable à celui qui suc-
cède aux plus furieuses tempêtes, et
dans lequel se forment les résolu-
l5o CONTES NOCTURNES.
tions les plus terribles. Il sortit de
chez lui, acheta une paire de pistolets
à deux coups, les chargea, et partit
pour se rendre au jardin du comte
Angélo Mora.
La grille était ouverte, et Eugène
ne s'aperçut pas qu'elle était gardée
par des agens de la police ; au mo-
ment où il voulut entrer dans le jar-
din, il se sentit saisir par derrière.
— Où veux-tu aller .'^ que veux-tu
faire? s'écria Sévère, car ce fut lui
qui arrêta Eugène.
— Mon front porte-t-il le signe
de ]a réprobation ? dit Eugène avec
l'accent d'un désespoir sombre, crois-
tu que je vienne ici pour assassiner ?
Sévère prit le bras de son ami et
l'entraîna doucement : — Ne me de-
mande pas, lui dit il, comment j'ai
appris tout ce qui s'est passé ; mais
je sais qu'on t'a attiré par des moyens
LE BOTANISTE. i5t
infernaux dans les pièges les plus
dangereux , qu'on te berçait d'une
illusion fanatique, et que tu veux le
venger d'un infâme scélérat. Ta
vengeance est trop tardive. Dans
ce moment , le prétendu comte An-
gelo Mora et son complice criminel ,
Firmino Valiès , ce moine espagnol
défroqué, ont été arrêtés par ordre
du gouvernement, et on les conduit
en prison. La prétendue fille du
comte est une danseuse italienne,
qui était attachée au théâtre San Bé-
nédettc deVenise, pendantle carnaval
dernier.
Sévère laissa son ami tranquille
pendant quelques momens, afm de
lui donner le temps de se remettre ,
et exerça ensuite sur lui l'empire que
tout esprit ferme et éclairé peut
exercer en pareille occasion.
Il lui représenta avec douceur que
i52 cointes nocturnes.
Je sort de Thomme sur la terre est
de ne pouvoir souvent résister aux
tentations du mal ; que le ciel le dé-
livrait souvent d'une manière ex-
traordinaire, et que cette délivrance
même était une source de joie et de
consolation ; ces représentations cal-
mèrent insensiblement l'esprit du
jeune homme réduit au désespoir.
Un torrent de larmes inonda ses
joues, et il permit à Sévère de s'em-
parer des pistolets et de les tirer en
Tair.
Eugène ne sut pas comment il
arriva qu'ils se trouvèrent tout à
coup, lui et Sévère, dans la cham-
bre de la femme du professeur; il
tremblait comme un criminel.
La bonne vieille était au lit, fort
souffrante. Elle jeta un regard de
douceur sur les deux amis, et dit à
Eugène : — Mes soupçons se sont
LE BOTANISTE. l53
réalises. Le Dieu du ciel vous a sauvé
de l'en fer. Je vous pardonne tout,
cher Eugène. — Cependant, ô père
céleste ! puis-je parler de pardon ,
lorsque je dois m'accuser moi-
même ? Ah ! c'est à mon âge que
je suis obligée de convenir que
l'homme du monde est retenu par
des liens qu'il ne peut pas rompre !
Ce n'est pas vous, Eugène, qui avez
péché, c'est moi seule; aussi je veux
expier celte faute, et supporter avec
patience les railleries des méchans.
— Soyez libre, Eugène !
Pénétré du plus vif repentir , le
jeune homme se jeta à genoux devant
le lit. jura , en couvrant de baisers et
en arrosant de larmes la main de la
femme du professeur, de ne jamais se
séparerde samère, et lui dit qu'il n'es-
pérait obtenir le pardon de ses fautes
que par sa piété et par sa sainteté.
134 CONTES NOCTURNES.
— Yous êtes mon bon fils , dil elle
avec un sourire plein de douceur,
bientôt je le sens, bientôt le ciel vous
récompensera !
Il est à remarquer que le moine
espagnol avait tendu à Sévère les
mêmes pièges qu'à l'innocent Eu-
gène , qui y fut pris , tandis que Sé-
vère, en bomme prudent et raison-
nable , leur échappa facilement. Le
hasard voulut que Sévère reçut de la
prison des renseignemens sur les re-
lations suspectes qui existaient entre
le prétendu comte Angclo Mora et
son entourage.
Ce personnage etFirmino, étaient
des émissaires secrets de l'ordre des
Jésuites; le principe connu de cet
ordre est de chercher à se procurer
partout des partisans et des agens
sûrs. Eugène avait sans doute excité
l'attention du moine , par la connais-
LE BOTANISTE. 133
sancc qu'il avait de la langue espa-
gnole. Le moine , voyant ensuite
qu'il avait à faire à un jeune homme
innocent et sans expérience, qui du
reste vivait dans une union forcée et
nullement enharmonie avec les goûts
de la vie, se crut assuré de sa proie,
et espéra pouvoir former ce jeune
homme d'une manière conforme aux
intérêts de son ordre. Il est reconnu
d'ailleurs que cet ordre a recours
aux moyens les plus extraordinaires
pour recruterdespartisans; et comme
rien ne lie plus fortement les hommes
que le crime , Firmino crut que le
plus sûr moyen de s'assurer du jeune
imprudent était d'exciter en lui toute
la fougue d'un amour encore asr
soupi, et de l'enchaîner par des re-
mords î
Peu de temps après ces événemens,
la maladie de la femme du profes-
l56 CONTES NOCTURNES.
seur commença à faire tous les jours
plus de progrès. Bientôt elle cessa
d'exister.
A peine Eugène avait-il rendu
les derniers devoirs à sa digne com-
pagne, que le souvenir de l'action
criminelle à laquelle il s'était porté
envers elle , se présenta avec force
à sa mémoire. Quoique cette ac-
tion n'eût pas eu d'effet, Eugène,
néanmoins, se regardait comme l'as-
sassin de sa mère ado[){ive, et il était
déchiré par les furies de l'enfer.
Sévère , son fidèle ami , réussit
enfin à calmer son désespoir. Il
tomba dans un profond chagrin , ne
quitta plus sa chambre , ne vit per-
sonne , et prit tout au plus assez de
nourriture pour se soutenir.
Quelques semaines s'écoulèrent
dans cet état de mélancolie, lorsque
Marguerite entra un matin dans sa
LE BOTANISTE. loy
chambre , et lui dit en tremblant : —
Mon cher monsieur Eugène , je viens
prendre congé de vous! Ma parente,
qui demeure dans une petite ville à
trois milles d'ici, veut de nouveau
me recevoir chez elle. — Portez-
vous
Elle ne put pas achever.
La douleur qui pesait sur le cœur
du jeune homme, se dissipa, et le
flambeau de Tamour le plus pur s'al-
luma tout à coup en lui.
— Marguerite! s'ecria-t-il , Mar-
guerite, si tu m'abandonnes, jemeurs
dans les tourmens du de'sespoir! —
iMarguerite, — sois à moi.
La jeune fille, presqu'e'vanouie ,
remplie d'une douce inquiétude et
d'une joie céleste, se pencha sur
tLugène.
Sévère entra, et, voyant ce couple
heureux il dit d'un ton solennel : —
l58 CONTES NOCTURNES.
Eugène, tu as trouvé l'ange de la lu-
mière , qui rendra la paix à ton âme;
tu seras heureux dans ce monde et
dans l'autre!
FIN DU BOTANISTE.
LES BRIGANDS
AVENTURES
î r DEl\ AlîïS DAXS LX CHATEAU DE
iiokî£3:e
LES BRIGANDS.
Deux Jeunes gens, Hartmann et
Willibald , étaient unis depuis l'en-
fance par les liens de Tamitié. Tous
deux, établis à Berlin, avaient l'ha-
bitude chaque année, de secouer pour
quelque temps le joug des affaires,
et, obéissant à l'attrait du plaisir, ils
fuyaient, abandonnant leurs travaux
pour faire ensemble un petit voyage.
Habitant le nord de l'Allemagne
XTl. i4
102 CONTES NOCTUBNES.
ils se dirigeaient plus volontiers vers
le midi , et déjà ils avaient parcouru
l'Allemagne méridionale en plusieurs
sens, fait le beau voyage duRhinet vu
les villes les plus importantes de cette
contrée. Ils résolurent alors de quit-
ter leurs affaires pour un temps un
peu plus long, et de mettre à exécu-
tion un plan que depuis fort long-
tems ils avaient formé. Ils voulaient
respirer l'air de ritalie, ens'avançant
au moins jusqu'à Milan. Ils choisirent
la route de Dresde, Prague et Vienne
pour se rendre dans ce pays merveil-
leux , dont les prodiges remuent si
puissammentl'âme dans ses songes,
comme les fantastiques apparitions
d'une légende romantique.
Leurs cœurs battirent plus libre-
ment , lorsque sortis des portes delà
résidence, ils se trouvèrent en rase
campagne. C'est ainsi que le but d'un
LES BRIGANDS. lG3
voyage apparaît déjà riant à ncïs
yeux, aussitôt que la voiture roule
sur la grande route ; toutes les petites
inquiétudes de la vie restent derrière
nous ; c'est en avant que s'élancent
nos pensées; de brillantes espéran-
ces remplissent notre cœur et le jet-
tent bien loin dans l'avenir, lorsque
le cor du postillon se fait entendre.
Les deux amis arrivèrent à Prague
sans accident, et continuèrent leur
route d'une seule course en voya-
geant jour et nuit, jusqu'à Vérone ,
où ils comptaient s'arrêter quelques
jours. A peu de distance de Prague»
ils entendirent circuler de méchans
bruits sur le peu de sûreté des routes,
et on leur assura qu'une bande de bri-
gands était répandue dans les envi-
rons. Ces bruits ne leur paraissant
pas fondés le moins du monde, ils
n'y pensèrent bientôt plus. Le soir
l64 CONTES NOCTURNES.
commeriçait déjà à répandre ses om-
bres lorsqu'ils arrivèrent à Siidonies-
chitz. Là, le maître de poste leur
conseilla de ne pas aller plus loin,
du moins pour le moment, parce que
depuis deux jours il était arrivé des
choses telles qu'on n'en avait point
vues de semblables depuis bien des
années. Entre Wcssali et ^Yittingau,
la voiture de poste avait été arrêtée
par des brigands, le postillon tué,
deux voyageurs grièvement blessés,
etentièrementdépouillés. Les soldats
chargés de parcourirla contrée étaient
déjà en mouvement , et le maî-
tre de poste devant recevoir des nou-
velles le lendemain, les invita à les
attendre, avant de se remettre en
route. Willibald était fort tenté de
suivre le conseil du maître de poste ;
Hartmann, au contraire, qui parais-
sait plein de couroge et ne redoutait
LES BRIGANDS. iG-S
point de pareils dangers, fat d'avis
de suivre leur route , d'autant
plus qu'ils pouvaient encore avant la
nuit, atteindre le Tabor, éloigné
seulement de quatre lieues, et qu'il
n'était pasprobable que les brigands,
déjà poursuivis par les soldats s'aven-
turassent jusque dans cette contrée.
Au contraire, la crainte devait les
tenir renfermés dans leurs repaires.
Wiilibald prit alors ses pistolets , les
mit en état et les amorça. Hartmann
riait en le voyant faire de tels pré-
paratifs.
— Ne songe pas, lui dit-il, à te
mettre en route pour l'Italie, si de sem-
blables aventures t'effrayent , car
elles sont absolument nécessaires au
voyageur qui veut ajouter à ses récits
tout l'intérêt qu'il faut pour les faire
valoir.
— Sans doute, répartit Wiilibald,
l66 CONTES NOCTURNES.
il est très-bien d'aller au-devant des
aventures; mais il est sage aussi de
se préparer d'avance aies rencontrer.
Et il continua ses pre'paratifs en pre-
nant et chargeant les pistolets de son
ami, que celui-ci avait négligemment
jetés dans le coffre de la chaise de
poste.
Les ombres de la nuit s'épaissis-
saient de plus en plus, et les deux
amis, engagés dans un vif entretien,
ne songeaient à aucun danger , lors-
qu'un coup de fusil se fit entendre,
et que quelques hommes de mauvaise
apparence J sortant de l'épaisseur du
bois, se jetèrent sur les chevaux,
saisirent les guides et s'efforcèrent de
renverser le postillon. Tandis que
celui-ci se défendait en déchirant à
grands coups de fouet le visage des
assaillans , Willibald , avec son fu-
sil à deux coups , en étendit un sur la
LES BRIGANDS. 167
terre où il resta sans mouvement.
Hartmann, au moment où il chargeait
son pistolet , se sentit blessé d'un
coup de feu. AYillibald ayant tiré son
second coup , le postillon excita ses
chevaux et ils partirent au galop. Les
voyageurs entendirent tirer plusieurs
coups derrière eux , et des cris sau-
vages retentirent dans les airs.
— Ho! ho! s'écria le postillon,
lorsqu'ils furent à une assez grande
distance; ho! hoî c'est bon mainte-
nant, les chasseurs de M. le comte
les attaquent à leur tour.
Tout cela fut l'affaire d'un instant,
et chacun était encore ému du péril
passé et inquiet de le voir se renou-
veler lorsque le postillon s'arrêta de-
vant la nouvelle station.
La blessure qu'Hartmann avait
reçue au bras droit saignait abon-
damment et le faisait trop souffrir
l68 CONTES NOCTURNES.
pour que Ton pût songer à continuer
]e voyage. Une misérable auberge
qui n'offrait pas même les premières
commodités de la vie , aucun habile
chirurgien dans le voisinage, tout
causa aux deux amis une inquié-
tude qui se changea bientôt pour
Willibald en un cruel souci lorsque
Hartmann après avoir été pansé par
un pauvre barbier, fut saisi d'une
fièvre ardente. Willibald maudissait
la témérité de son ami ou plutôt sa
légèreté qui , non-seulement les con-
damnait à s'arrêter dans ce détes-
table séjour, après avoir heureuse-
ment échappé aux assassins, mais
encore mettait en danger la vie
d'Hartmann et risquait de donner une
triste issue à leur voyage.
Le lendemain matin , Hartmann
déclara qu'au besoin il serait en état
de poursuivre la roule ; Willibald
LES BRIGANDS. 169
indécis ne savait s'il valait mieux
rester ou partir, lorsqu'un événe-
ment inattendu vint tout changer.
C'était près de là , sur les bords de
la Moldau, qu'étaient situées les vas-
tes propriétés du comte Maximilien
de G. — Un domestique envoyé par
lui vint prier les deux amis de se
rendre au château.
— Mon maître , ajouta-t-il , vient
d'apprendre que des voleurs vous ont
attaqués sur ses terres, et que l'un de
vous a été blessé. — Ses chasseurs
sont arrivés trop tard pour vous
sauver ; mais M. le comte regarde
comme un devoir de vous inviter à
venir habiter son château, jusqu'à ce
que celui de vous que les brigands
ont blessé soit entièrement guéri et
en état de continuer son voyage.
Les deux amis regardèrent celte
invitation comme une grande faveur
XVI. i5
170 CONTES NOCTURNES.
du destin et s'empressèrent de s'y
rendre sans faire aucune objection.
Le domestique à cheval était suivi
d'une énorme voiture remplie de
moelleux coussins et traînée par
quatre beaux chevaux. Hartmann y
fut transporté avec autant de précau-
tions que s'il eût été blessé à mort et
que la moindre secousse eût pu lui
coûter la vie.
Le comte, comme s'il était impa-
tient de l'arrivée des deux amis, vint
au devant d'eux jusqu'en dehors de
son château. C'était un homme de
soixante-dix ans au moins, à en juger
par ses cheveux blancs et son visage
sillonné de rides profondes. Malgré
cet âge , cependant, la vivacité de la
jeunesse régnait dans ses mouve-
mens , dans les accens de sa voix
mâle et harmonieuse , et dans le feu
dé ses yeux pleins d'expression. Un
LES BRIGANDS. 17 l
seul de ses regards suffisait pour lui
gagner les cœurs ; car ils expri-
maient toute l'aimable bienveillance
d'un jeune homme content de la vie.
Le comte reçut les deux amis avec
un empressement qui leurpirt t out
à fait extraordinaire. Il offrit son bras
à Hartmann pour l'aider à monter
l'escalier, et il voulut que sa blessure
fût aussitôt sondée devant lui par le
médecin du château.
Celui-ci s'en acquitta d'une main
habile, et assura que la blessure n'é-
tait nullement dangereuse ; qu'il suf-
firait d'une nuit de repos pour guérir
la fièvre causée seulement par l'ap-
plication du premier appareil , et que
dans peu de temps la guérison serait
complète.
Tandis que les deux amis prenaient
les rafraîchisscmens que le comte
leur avait fait apporter, Willibald se
172 COUTES NOCTURNES.
livra à toute la joie que lui causaient
le changement subit qui s'était opéré
dans leur situation , ]a réception
bienveillante du comte, et la certi-
tude de passer d'une manière fort
agréable les jours que réclamait la
guérison de son ami.
Hartmann fit de même , autant du
moins que ses douleurs le lui permi-
rent ; car il assura qu'il commençait
à ressentir beaucoup plus vivement
le mal de sa blessure. Ce mal, cepen-
dant, n'était que moral, et consistait
plutôt dans le profond dépit de ne
pouvoir se livrer au plaisir de boire
le vin de Tokay qui brillait si noble-
ment dans les verres.
Le vieux comte pensa que ce cha-
grin aussi devait être chassé, et il
demanda au médecin , si en cons-
cience^ Hartmann ne pouvait pas se
permettre un demi-verre de ce vin
LES ERIGANDS. 1-3
généreux. Le médecin consentit à tout
en hochant la tête , et le vieux sei-
gneur élevant son verre plein , s'écria
en riant : — En vérité, vivent les
brigands ! si du moins ils ne sont pas
déjà tués et massacrés par mes chas-
seurs et les hussards , car, je leur dois
une grande reconnaissance. Oui ,
dignes et braves seigneurs. — Mais,
non, je veux dire, chers et braves
amis; car, vos personnes m'ont tel-
lement plu tout de suite, qu'il me
semble que je vous connais depuis
long-temps. — C'est un vrai bonheur
pour moi d'avoir trouvé une occasion
de vous recevoir dans mon château.
Après maints joyeux propos, après
maintes saillies, qui furent dites par
lun ou l'autre, par le vieux comte
lui-même, et que les éclats de rire
des jeunes gens accueillirent, le mé-
decin remarqua qu'il était temps pour
174 CONTES NOCTURNES.
le malade d'aller se reposer. Willi-
bald exprima le dësir de demeurer
auprès de son ami, en sorte que le
vieux seigneur fut obligé de se con-
tenter de leur promesse de paraître
le lendemain tous les deux au dîner. Il
leur jura que le temps lui semblerait
bien long jusqu'à ce moment-là, et
qu'il enverrait des ordres à la cuisine
pour que la table fût bien servie.
Les deux amis ne pouvaient se
lasser d'admirer la vivacité et la ver-
deur du vieux comte , ainsi que l'ai-
mable hospitalité avec laquelle, quoi-
qu'cntièrement étrangers , ils se
voyaient reçus dans ce château. Ils
exprimaient leur étonnement devant
le jeune homme qui les servait : —
Hélas ! dit celui-ci avec un ton mélan-
colique ; hélas, mes dignes seigneurs,
il n'en est pas toujours de même !
Monsieur le comte çst volontiers gai
LES b:\igands. i-j^
et content, et il a de la bienveil-
lance pour les hôtes étrangers; mais
il en vient rarement, presque jamais,
car nul ne peut Du moins, je ne me
souviens pas d'y avoir vu des hôtes
aussi gais et aussi aimables pour
notre digne seigneur. Hëlas! pourvu
seulement que
Le jeune homme s'arrêta , les deux
amis le regardèrent en silence , in-
quiets par le mystère qui régnait dans
ce discours entrecoupé.
Le jeune homme continua : — Eh
bien , pourquoi ne le dirais-jc pas ?
tout ne va point dans ce château
comme les choses devraient aller ;
bien des larmes y ont coulé. Et, au-
tant que nous pouvons le compren-
dre avec notre faible entendement,
il y a de bonnes raisons pour cela....
Vous resterez probablement long-
temps ici , mes dignes messieurs ;
176 CONTES NOCTURNES.
notre noble seigneur le comte ne
laissera pas partir de sitôt des hôtes
aussi aimables ; vous pourrez alors
remarquer vous-mêmes où le bât le
blesse.
— Je gage, dit Hartmann, lorsque
le domestique se fut éloigne, je gage
que ce bât doit être bien lourd et
bien gênant.
Le lendemain , tandis que les deux
amis se plaçaient à table , le comte
leur présenta un très - beau jeune
homme d'une noble figure, en di-
sant :
— Mon fils Franz î
Il était de retour depuis peu d'un
voyage lointain , et les deux aniis at-
tribuèrent à un long séjour dans Pa-
ris , la pâleur de son visage et ses
yeux caves II avait sans doute joui
de la vie. On paraissait attendre
encore une personne ; bientôt les
LES BRIGANDS. 177
portes s'ouvrirent, et une jeune fem-
me d'une beauté extraordinaire en-
tra dans la salle. C'était la nièce
du comte , la comtesse Amélie de F.
Outre ces personnes, le médecin et
le chapelain du château , ecclésiasti-
que respectable, prirent aussi place
à la table.
Le vieux comte', toujours animé
d'une vive gaîté, renouvela aux deux
amis ses rcmerciemens pour Theu-
reux accident qui les avait amenés
chez lui , et ceux-ci ne mirent comme
la veille aucun frein à leur bonne
humeur; l'ecclésiastique était aussi
un bon vivant joyeux et aimable, en
sorte que la conversation ne languit
point entre ces quatre personnages.
Pour le médecin, il était de ces gens
qu'on égaie aisément, mais qui n'é-
gaient point : sans parler beaucoup,
il riait de tout ce qu'on disait de plai-
1)8 CONTES NOCTURNES.
sant, et quand il avait ri de tout son
cœur, il avançait son long nez jus-
qu'au milieu de la table , pour de-
mander pardon d'être trop sensible
à l'enjouement de la conversation et
de s'être permis de rire à la table du
comte; au contraire le comte Franz
persistait à conserver un air sérieux
et sinistre sans changer sa figure , et
seulement de temps en temps quel-
ques mots inintelligibles voltigeaient
sur ses lèvres. La comtesse Amélie
semblait n'être pas même à table ;
comme si l'on eût parlé un langage
qui lui fût inconnu , elle ne fai-
sait pas la moindre attention à la
conversation, et ne prononçait pas le
plus petit mot. AYillibald qui était
placé près de la comtesse, possédait
un talent particulier pour forcer les
dames silencieuses à parler, ou du
moins à écouter. Il voulut faire bril-
LES BRIGANDS. 179
1er son talent en s'adressant à la
comtesse , et faire retentir à son
oreille cette cloche dont les sons sa-
vent toujours aller au cœur d'une
femme. Mais tout fut inutile , la
comtesse le regarda fixement avec
ses grands yeux, qui sans doute ^
étaient très-beaux, mais paraissaient
un peu morts, puis se retourna sans
rhonorer d'une réponse, pour les
fixer dans Tespace.
Willibald crut lire distinctement
sur la figure d'Hartmann : Tu es un
fou; ne te donne pas tant de peine
avec une beauté si nulle et si hautaine.
On but à la santé de la maison
impériale , et la comtesse, qui n'avait
pas encore humecté ses lèvres d'une
seule goutte de vin , ne put se refuser
à prendre son verre , à trinquer
avec son voisin , ce qu'elle fit de fort
mauvaise grâce. Willibald qui ne dé-
i8o Contes nocturnes.
sespérait pas encore de réussir auprès
d'elle, avait observe que l'esprit le
moins saillant et le moins remarqua-
ble , était cependant aussi vivement
excité chez les femmes, par la force
des vapeurs d'un vin généreux, et
que souvent ainsi le silence le plus
absolu se convertissait en l'humeur
la plus agréable. C'est pourquoi il se
hasarda à prier la comtesse de lui
faire honnelir en vidant son verre.
— La comtesse le regarda, comme
saisie tout à coup de ce qu'il lui di-
sait , puis elle lui répondit tout bas ,
d'un ton qui décelait la plus amèrc
douleur :
— Yous me trouvez muette? Sainte
Vierge! Est-il possible qu'un instru-
ment brisé rende quelque son!... Eh
bien , continuait-elle , vous pouvez
supposer au vin le pouvoir de me
ranimer, mais je ne trouve rien de
LES BRIGANDS. l8l
plus faslidieuxque ces toasts auxquels
le cœur et Tesprit n'ont aucune part,
et qui ne sont que le tribut d'une cer-
taine convenance ge'nërale.
— Alors, noble comtesse , reprit
Willibald , vidons nos verres aux
sentimens qui régnent dans le sanc-
tuaire impénétrable de notre cœur.
Les joues de la comtesse se cou-
vriretît subitement de la plus vive
rougeur; elle saisit son verre et le
vida d'un seul trait , après avoir
trinqué avec YV'illibald en impri-
mant à l'air une longue et sonore
vibration. Le comte Franz, qui les
observait, et n'avait pas détourné
ses yeux fixés sur eux , saisit aussi
son verre , le vida , et le replaça sur
la table avec tant de force , qu'il
le fit voler en mille pièces.
Tout le monde se tut ; le vieux
comte , baissant les yeux , parut s'a-
l82 CONTES NOCTURNES.
bandonncr à de tristes pense'es ;
tandis que les deux amis échan-
geaient des regards observateurs , et
ne se sentaient nullement portés à
réparer le désordre causé par cette
indiscrétion involontaire. L'ecclésias-
tique reprenant la parole , rompit le
premier le silence et sut si bien diri-
ger la conversation qu'il amena bien-
tôt une saillie plaisante. Le médecin
qui semblait n'avoir aucune idée de ce
qui venait de se passer, et promenait
de tous côtés ses regards scrutateurs,
pour demander la cause de ce silence
subit, partit d'un violent éclat de
rire , et s'inclinant sur la table , laissa
échapper ces mots :
— Pardonnez, excellence, mais
il est impossible Les poumons,
les intestins eux-m^mes en souffri-
raient On ne peut se retenir.
Le vieux comte se réveilla comme
LES BRIGANDS. l83
d'un songe, tourna ses yeux éur la
face rubiconde du médecin, et s'a-
bandonna aussi à un rire immodéré.
La conversation se ranima , mais
une certaine contrariété régna en-
tre les convives , en sorte que les
deux amis furent bien aises lorsque
Ton desservit. La comtesse Amélie
s'éloigna promptement, et alors tous
les convives, à l'exception du méde-
cin , se sentirent dégagés d'un poids
énorme.
Le comte Franz était aussi devenu
plus gai. Tandis que le vieux comte
se rendait dans sa chambre pour se
livrer selon son habitude au repos , il
descendit au parc avec les deux amis.
Après avoir échangé quelques pa-
roles avec Willibald, il ajouta d'un
ton de gaîté , mais avec un peu de
rudesse :
— Dans le fait , mon père ne m'a
l84 COMTES NOCTURNtS.
pas trop vanté votre esprit et votre
amabilité'. Vous avez réussi à faire
une chose que vous ne croyez sans
doute pas si difficile, et que pour
ma part j'avais cru jusqu'à présent
tout à fait impossible. — Je veux
dire que vous avez su amener la
comtesse à parler avec vous qui lui
êtes tout à fait étranger et qu'elle
voit pour la première fois. Bien plus,
vous lui avez, en dépit de toute pru-
derie féminine, fait vider un verre
plein de vin. Si vous connaissiez auvssi
bien que moi toutes les bizarreries
de la comtesse , vous ne seriez pas
surpris que je vous regardasse , par-
donnez-moi le terme , comme une
espèce de magicien.
— Mais , repartit Willibald en
souriant , j'espère n'exercer mon
pouvoir magique sur elle , que pour
de semblables prodiges.
LES BRIGANDS. l85
Persuades que, pour ne pas exci-
ter la jalousie du jeune comte , il ne
fallait pas approfondir ce chapitre ,
les deux amis firent tourner la con-
versation sur d'autres sujets , et la
comtesse et ses bizarreries furent
entièrement oubliées.
Après une journée passée dans
la gaîté, lorsque les deux amis se
trouvèrent seuls dans leur chambre :
— Dis-moi, W^illibald , demanda
Hartmann, ne penses-tu pas qu'il y a
dans ce château quelque chose d'ex-
traordinaire.
— Mais non , répartit Willibald ,
je ne le pense pas ; tout me paraît
fort ordinaire dans ce château, et les
discours du jeune homme ne me
semblent pas cacher un bien grand
mystère. Le jeune comte est amou-
reux de la comtesse, qui ne peut pas
le souffrir, et le vieux seigneur, de-
XVI. 16
l86 CONTES NOCTURNES.
sireux de les unir, est très-chagrine
de cette aversion , et ne sait com-
ment s'y prendre pour les accorder.
Yoilà tout!
— Ho! ho! s'écria Hartmann, ce
n'est pas là tout ! — Ne remarques-
tu pas que nous sommes tout juste
tombés au milieu de la pièce des bri-
gands de Schiller? — La scène re*
présente un vieux château de Bohême
dont la décoration ressemble fort
a celui-ci. Les acteurs sont: Maxi-
milien, le comte régnant, Franz, son
fils, Amélie , sa nièce. — Puis, Charles
peut bien être le capitaine des bri-
gands qui nous ont attaqués. Je suis
enchanté que les circonstances me
fournissent enfin l'occasion d'obser-
ver, en personne , le monde repré-
senté par Schiller dans sa pièce , et
de m'assurer quelle est la fin de
CharlesMoor, s'il est tué par Schwei-
LES BRIGANDS. 187
zer OU s'il livre sa te te à l'e'chafaud.
Reste seulement à savoir si le comte
Franz enferme son père dans la vieille
tour qui, comme tu le sais, est au
bout du pire.
Willibald rit beaucoup des folles
idées de son ami , mais il pensa qu'en
effet c'était un singulier jeu du ha-
sard qui rassemblait là les person-
nages les plus importans de cette
tragédie, du moins leurs noms, sauf
Hermann et Daniel qui leur man-
quaient encore.
— Qui sait, reprit Hartmann, si
nous ne les verrons point paraître
demain.
Les deux amis continuèrent à pa-
rodier ensemble, chacun à sa ma-
nière, les scènes de cette tragédie, et
ce joyeux entretiense prolongea long-
temps encore après qu'ils se furent
couchés, en sorte que le jour com-
l88 CONTES NOCTURNES.
mençait déjà à poindre lorsqu'ils
s'endormirent.
Le lendemain, la comtesse Amélie
avait une violente migraine qui la
retenait dans son appartement. Le
comte Franz était trcs-gai ; il ne
paraissait plus le même que la
veille , et le vieux seigneur lui-
même semblait soulagé d'un lourd
fardeau.
La conversation fut gaie et animée
durant tout le dîner, sans que rien
vint la troubler. Le repas du soir vit
verser à flots un vin précieux, et le
comte ayant demandé aux deux amis
si Ton en buvait d'aussi bon à Ber-
lin :
— Je crois me souvenir, répondit
Harlmann, une fois, dans une fête ,
d'en avoir bu de semblable à celui-ci,
et meilleur que tout ce que je con-
naissais jusqu'alors.
LES BRIGANDS^. 189
— Ho! ho! s'écria le vieux comte
dont les yeux brillaient de plaisir,
nous allons voir ce que peut ma cave.
Dites à Daniel , continua-t-il en s'a-
dressant à l'un de ses domestiques,
dites à Daniel d'aller chercher deux
bouteilles de mon vin du Rhin sécu-
laire, et d'apporter le vase de cristal
qui lui est destiné.
On peut s'imaginer ce qu'éprou-
vèrent les deux amis en entendant
ce nom de Daniel. Bientôt entra un
homme à cheveux gris et le dos
courbé , qui apporta le vin avec le
vase de cristal ; les deux amis ne
pouvaient détacher leurs regards
de sa personne. Hartmann lança à
Willibald un coup d'œil , qui vou-
lait dire : — Eh bien! n'avais-je pas
raison ?
— En effet, c'est tout à fait mer-
veilleux, murmura Willibald.
igO CONTES NOCTURNES.
Lorsque la fable fut desservie , les
deux amis demeurèrent seuls à causer
avec le comte Franz, et la gaîté la
plus vive régnait entre eux , quand
tout à coup le comte interrompit la
conversation , et regardant fixement
Willibald, lui demanda ce qu'il avait
trouvé de si merveilleux dans l'ap-
parition de Daniel.
Les deux amis gardèrent le plus
profond silence.
— Sans doute , continua-t-il , le
vieux serviteur de notre maison, a
réveillé en vous le souvenir de quel-
que circonstance merveilleuse de vo-
tre vie, et, sicela se peut, donnez-moi
l'occasion d'admirer de nouveau
votre talent pour la narration, en
m'en faisant part ; je vous en prie ,
accordez-moi cette faveur.
Hartmann réponditque la présence
de Daniel n'avait rapport à aucune
LES BRIGANDS. igt
circonstance de leur vie , et qu'elle
leuravait seulement rappelé une folle
ressemblance qu'il ne valait pas la
peine de mentionner.
Mais le comte ne se laissa pas per-
suader , et il persista à vouloir
connaître la cause de leur e'tonne-
ment. Willibaldprit alors la parole:
— Les pensées intimes d'étrangers
qu'un accident a amenés chez vous,
peuvent-elles donc vous intéresser si
vivement?... Vous voulez savoir ce
que nou^ avons pensé en voyant en-
trer le vieux Daniel ; répondez d'a-
bord à une question ; Si vous partici-
piez à la représentation d'une pièce
de théâtre, ne seriez-vous point fâche
de représenter un méchant carac-
ère?
— Si, repartit en riant le comte,
si le rôle est intéressant, et offre
l'occasion de déployer quelque talent,
192 CONTES NOCTURNES.
comme c'est ordinairement ie cas
dans les caractères vicieux , je ne
voudrais ni ne pourrais m'y oppo-
ser.
— EHbien, continua Willibald ,
hier au soir, tout en plaisantant ,
mon ami remarquait que nous trou-
vions réunis dans un vieux et ri-
che château, tous les principaux per-
sonnages des brigands de Schiller,
sauf Hermann et Daniel ; lors donc
qu'à table un vieux serviteur nommé
Daniel....
Wiilibald se tut , car il vit qu'une
pâleur mortelle couvrait le visage
du comte , et qu'il pouvait à peine
se soutenir.
— Pardonnez - moi, murmura
Franz; pardonnez-moi, messieurs,
une espèce de vertige... je me suis
senti tout à coup malade î... et se traî-
LES BRIGANDS. igS
nant avec peine il quitta la chambre.
— Que signifie ceci ? dit Har t-
mann.
— Hem! repartit Willibald , des
sorcelleries, des diableries; je crois
que tu avais raison de dire que le bât
qui la blesse devait être lourd et gê-
nant. Ou bien le comte Franz est
vraiment coupable , ou bien la pen-
sée du sort d'Amélie dans les
brigands de Schiller, que je lui ai
rappelée sans précaution a brisé son
cœur. Je n'aurais pas dû parler. Mais
aussi qui pouvait savoir
Hartmann interrompit son ami en
disant :
— Celte seule circonstance de se
voir subitement placé dans le rôle de
cet infernal bâtard suffit pour expli-
quer son trouble , et certes tu aurais
bien mieux fait de ne pas lui dire la
vérité , et d'inventer plutôt quelque
XVI. 1 7
19^ CONTES NOCTUUNES.
autre molif de notre étonnement.
Pour moi , je ne trouve aucun plaisir
à chercher à découvrir le mystère
qui règne ici, et puisque ma blessure
est presque entièrement guérie , je
crois que le mieux est de prier le
comte de nous laisser partir demain
matin
Willibald pensa, au contraire qu'il
valait mieux demeurer encore deux
jours, afin que la blessure d'Hartmann
fût tout à fait rétablie, et que nul obs-
tacle ne s'opposâtplus à leur voyage.
Les deux amis se rendirent dans le
parc. En s'approchant d'un pavillon
éloigné, ils entendirent un homme
parler avec colère , et en même temps
le ton plaintif d'une voix de femme.
Ils crurent reconnaître la voix du
jeune comte, et s'approchant très-
près de la porte, ils entendirent dis-
tinctement! ces mots :
LES BRIGANDS. igS
—Insensé, je le suis; tu me détestes,
parce que je t'aime , que je ne vis
qu'en toi et que pour toi! Mais, toi,
lu portes dans ton cœur l'infâme qui
attire sur nous la honte et le déshon-
neur. Fuis, misérable femme, cours
chercher le dieu de ton amour; il
t'attend dans le repaire d'un brigand
ou dans un sombre cachot!... Mais
non , non , je ne te laisserai pas t'é-
chapper de mes bras , pour aller con-
soler ce démon infernal.
— Au secours!... au secours!....
s'écria la voix féminine.
\Yillibald,sans plus tarder, poussa
la porte. La comtesse Amélie s'arra-
cha des bras du jeune comte , et s'en-
fuit avec la promptitude d'un faon
poursuivi par les chasseurs.
— Ah! s'écria le comte d'une voix
effrayante , aux deux étrangers, tan-
dis que ses yeux brillaient d'un éclat
196 CONTES NOCTURNES.
sauvage : Ah! vous venez fort à
propos! Oui, je suis Franz! je veux
l'être, je dois l'être , je....
Tout à coup sa voix s'éteignit , et
prononçant d'une manière inintelli-
gible les mots: Au secours ! il tomba
sans connaissance.
Quelque suspecte que toute cette
scène parût aux deux amis, quoique
persuadés que la conduite du comte
ressemblait beaucoup à une infer-
nale méchanceté , ils reconnurent
que leur devoir, dans ce moment,
était de le secourir. Ils relevèrent
le comte , l'assirent dans un fau-
teuil , et Hartmann répandit sur son
front une essence spiritueuse dont il
avait un flacon sur lui.
Le comte revint lentement à lui,
et prenant dans ses bras \Yillibald et
'Hartmann, il leur parla d'une voix qui
décelait la plus profonde douleur
LES BRIGANDS. 197
— Vous avez raison ! une tragédie
tout aussi terrible que celle dont les
noms de notre maison vous ont rap-
pelé le souvenir, se jouera peut-élre
bientôt ici l — Oui, je suis Franz,
détesté , méprisé par Amélie !
Mais, j'en atteste Dieu, j'en at-
atteste tous les saints; je ne suis pas
ce misérable dont le poète semble
avoir puisé l'image au milieu de l'en-
fer. INon, je suis un malheureux, qu'un
impitoyable destin a voué à la
mort la plus douloureuse , et cette
fatalité s'est gravée d'une manière
ineffaçable dans mon cœur. Mais al-
lez et attendez-moi un instant dans
votre chambre.
Les deux amis obéirent à cette in-
vitation , et le comte Franz les rejoi-
gnit bientôt. 11 paraissait s'être tout
à fait remis, et commença d'un ton
calme le récit suivant :
I9B COUTES NOCTURNES.
— Le hasard vous a fait contem-
pler Tabîme dans lequel sans doute je
périrai sans secours. Je ne vous parle
pas sans avoir mûrement réfléchi ;
mais le destin sinistre qui flotte sur
ma tête vous a poussé à me faire
souvenir du rapport qui existe entre
les personnages de ce château et ceux
de la pièce de Schiller, rapport au-
quel je n'avais jamais pensé aupara-
vant. Il m'a semblé alors que vous me
donniez la clé du mystère effrayant
qui allait se développer pour moi , et
qu'à la place du hasard ce fût la fata-
lité qui vous eût amenés ici pour me
plonger dans l'abîme.
Il ne vous a pas échappé combien
le motif de votre étonnement à ta-
ble , me troubla. Mais admirez en-
core davantage l'influence énigmati-
que des esprits supérieurs : j'ai un
frère aîné, qui se nomme Charles,
LES BRIGANDS. 199
et il est, non pas un homme atroce,
mais un véritable capitaine de bri-
gands. Non il me sera bien péni-
ble de vous entretenir de l'opprobre
cjui couvre notre maison ; mais ce
qui vient de se passer sous vos yeux
me force à une entière confiance,
sous la condition cependant que
vous garderez comme un impor-
tant secret au fond de votre cœur,
tout ce que je vais vous raconter.
Dès son jeune âge, Charles, à un
exte'rieur remarquablement beau ,
joignit les plus rares facultés de l'es-
prit ; aussi dans tout ce qu'il entre-
prenait, il montrait un génie précoce.
Il parut donc d'autant plus étonnant
que le plus fort penchant se dévelop-
pât en lui pour la dissolution et pour
les infamies de toute espèce. Une
pareille conduite était tellement étran-
gère à noire maison et à la gloire de
200 CONTES NOCTURNES.
nos aïeux que mon pcre voulut y re-
connaître le fruit d'une indigne per-
fidie! On dit que Charles, le pre-
mier ne de la famille, était le
produit d'un crime affreux, auquel
ma mère ne put survivre. Amélie
aussi, doit sa naissance à une pas-
sion illégitime.
Permettez-moi de passer soussilence
lalonguesuite deméchancctéset d'in-
famies que mon père eut à souffrir
de Charles , d«r^^ son séjour à l'u-
niversilé. Enfin il fut placé au ser-
vice. Il parvint jusqu'au grade de
capitaine, partit pour se battre , puis
ayant soustrait la caisse de son régi-
ment , il fut dégradé et enferme dans
une forteresse.
Il s'échappa , et nous n'en enten-
dîmes plus parler, lorsque l'on m'é-
crivit, il y a quelque temps qu'on
savait de bonne source que le comte
LES BRIGA.NDS. 201
Charles de C, venait d'être arrête en
Alsace, à la tête d'une bande de vo-
leurs, et serait incessamment jugé.
J'ai fait tout ce qu'il fallait pour que
mon père n'en sut rien ; car ce der-
nier coup serait au-dessus de ses for-
ces, il lui donnerait la mort Et
c'est cetinfàmeque la comtesse adore,
qu'elle aime de toute la puissance
d'une passion insensée... Amélie avait
douze ans lorsque Charles quitta la
maison paternelle , dans laquelle fût
reçue la jeune orpheline. Croyez-vous
possible qu'un enfant de cet âge pût
être enproieà une telle passion, etque
cet amour brûlât d'une flamme éter-
nelle? Cet amour est un mystère dia-
bolique ; et les terreurs de l'enfer
s'emparent souvent de moi, lors-
que je vois Amélie désespérée, ver-
sant des larmes abondantes et soupi-
rant pour un être dont la présence
202 CONTES NOCTURNES.
seule ternirait sa vertu et son in-
nocence.
Eh bien! ce même amourpassionné
et sans bornes qu'Amélie sent brûler
dans son cœur pour ce frère indigne ,
je l'ai ressenti pour elle lorsque j'é-
tais encore un enfant de douze ans.
Plus âge, me voyant détesté d'elle, je
crus pouvoir vaincre une passion qui
devait m'être fatale en me livrant
avec ardeur à toutes les distractions
du monde. Je voyageai, traversant
la France , l'Italie, mais son image,
son image que je croyais effacée à
jamais de mon cœur , brillait tou-
jours d'un nouvel éclat. Un poison
mortel circulait dans mes veines !
Nulle part je ne trouvai repos ni
soulagement! De même que le pa-
pillon nocturne voltige autour de
la lumière, s'approchant toujours
davantage de la flamme, j.usqu'à ce
LES BRIGANDS. 2.03^
qu'enfin il y trouve une mort cruelle;
ainsi , avec la ferme volonté de ne
plus revoir Amélie , je me rappro-
chai toujours plus d'elle jusqu'à ce
que sous le prétexte d'obéir à la vo-
lonté de mon pcre , je revins dans ce
château.
Mon père sait ma douleur ; il
désapprouve l'indigne penchant d'A-
mélie , il croit que son cœur trompé,
reviendra de son erreur! Yaine
espérance!.... Et cependant quoique
je me regarde comme un insensé je
ne puis m'éloigner de celle qui bou-
leverse ainsi mes sens Et cepen-
dant, jamais je ne fus tout à la fois si
passionné et si frappé de craintes su-
perstitieuses, incompréhensibles, que
dans le moment où après vous avoir
vu dérouler devant mes yeux l'image
de cet effrayant drame , j'ai trouvé
seule , dans le pavillon , Amélie que
2o4 CONTES NOCTURNES.
je croyais enfermée dans sa cham-
bre. Toutes les fureurs d'un violent
amour s'éveillèrent en moi , et la
colère du désespoir s'y joignit
C'en est fait, je prends un parti dé-
cisif...... On parle d'une nouvelle
guerre, qui, dit-on , est prête à écla-
ter... J*entre au service.
Après ce long et sot récit , le
comte laissa les deux amis livrés
à leurs réflexions, — Que dis-tu de
tout cela ? demanda Willibald à
Hartmann.
— • Je pense , repartit celui-ci ,
que le comte Franz ne mérite pas
du tout notre confiance. 11 est sau-
v-age et emporté dans sa passion ,
je plains la belle comtesse Amélie
du fond de mon cœur.... Il est tout
au moins fort singulier que le jeune
comte, dans le seul but de se dis-
culper de la scène du pavillon, nous
LES BRIGANDS. 2o5
dévoile tous les secrets du château ,
et vcme, en notre présence, le nom
de son frère à l'opprobre et à Tin-
faniie.
En ce moment un grand bruit se
fit entendre dans le château. Les
chasseurs du comte et quelques hus-
sards, amenaient un bon nombre de
brigands dont plusieurs étaient bles-
sés. Pour la plupart c'était des hommes
au regard féroce et d'un extérieur
tout à fait étrange. Ils répondaient à
peine aux questions qu'on leur adres-
sait , et quand ils le faisaient c'était
dans un mauvais patois allemand ou
italien. D'autres ne pouvaient cacher
leur origine égyptienne, et ne par-
laient que la langue bohème. On pou-
vait en conclure que cette bande de
brigands, partie des frontières de
l'Italie , s'était jointe en Bohême à
quelque horde errante. Quand on
2o6 CONTES NOCTURNES.
leur demandait où était leur capi-
taine , ils riaient et disaient qu'il
était parfaitement tranquille et en
sûreté , et qu'on ne le prendrait pas
si facilement qu'on se l'imaginait.
D'après le récit des chasseurs , la
troupe de brigands s'était battue
avec toute la rage du désespoir,
et lorsque la nuit était venue elle
s'était réfugiée dans le centre de la
forêt.
— C'est une raison de plus , dit
le comte en s'adressant avec cordia-
lité aux deux amis , pour ne pas vous
laisser partir. Il faut d'abord que la
route soit libre de tout danger.
Le soir , \Yillibald manquait à la
réunion ordinaire des deux comtes,
de l'ecclésiastique et du médecin.
Amélie était aussi absente. Déjà l'on
s'informait de ce qu'il pouvait être
devenu, lorsqu'il entra dans le salon.
LES BRIGANDS. 207
Hartmann remarqua que son ami
avait l'air trouble, comme si quelque
chose d'extraordinaire se fût passé
en lui; en effet il ne se trompait pas.
A peine les deux amis étaient-ils
retirés dans leur chambre, que \Yil-
libaîd rompant le silence , s'écria :
— Il est temps que nous partions.
Le mystère se complique toujours
davantage, et je crains que, nous
approchant trop des rouages qui font
mouvoir une infernale machine, nous
ne soyions entraînés malgré nous à
notre perle. Tu sais que j'avais parlé
au vieux seigneur de mes écrits. Me
rendant auprès de lui avec le manus-
crit que j'avais tiré de ma valise, j'en-
trai par distraction dans la grande
salle à gauche, qui est ornée, comme
tu le sais , de grands tableaux. Le
Rubcns que nous avons déjà admiré
ensemble, me frappa de nouveau.
2o8 CONTES NOCTURNES.
Tandis que je m'étais arrête à le
contempler, une porte latérale s'ou-
vrit et la comtesse Amalie entra dans
la salle. Tu crois peut-être qu'elle
devait être encore toute troublée et
hors d'elle-même après la scène du
pavillon ?
Rien moins que cela!... La figure
riante et l'air enjoué, elle s^approcha
et se mit à parler des tableaux des
différens maîtres, en se suspendant
familièrement à mon bras, et en par-
courant la salle avec moi.
— Mais , s'ëcria-t-elle tout à coup,
au moment où nous étions à l'extré-
mité de la galerie , n'est-ce pas un
peu fastidieux de s'occuper si long-
temps d'images mortes? La vie a-t-
elle donc si peu d'attraits pour
nous, que nous la laissions ainsi de
côté?
Puis ouvrant la porte, elle me fit
LES BRIGANDS. 209
traverser deux ou trois chambres ,
jusqu'à ce qu'enfin nous entrâmes
dans un cabinet décoré avec le goût
le plus exquis,
— Je vous salue, dans ma de-
meure , me dit Amélie : et elle me fit
prendre place à côté d'elle sur le
sopha.
Tu peux te représenter ce que
j'éprouvai auprès d'une femme sé-
duisante, qui, autant elle m'avait
paru froide et nulle, me semblait
alors pleine d'amabilité et d attraits
irrésistibles. Je me préparais à lui
adresser tous les discours les plus
flatteurs que je pourrais trouver, et
à faire preuve d'esprit lorsque la
comtesse fixant ses regards sur mes
yeux, me rendit muet. Elle me prit la
main , et me demanda :
— ■ Me trouvez-vous jolie?
Comme j'ouvrais la bouche pour
XVI. / 1 8
2IO CONTES NOCTURNES.
lui répondre : — Pas de flatterie ^
dit-elle, je ne veux pas de compli-
mens. Dans cet instant , ils me
paraîtraient de fort mauvais goût.
Je de'sire seulement un oui ou un
non.
— Oui! répondis-je, et je ne sais
pas comment ce oui résonna à son
oreille , car je me sentis aussitôt fort
troublé.
— Pourriez-vous m'aimer; conti-^
nua la comtesse , tandis que son re-
gard me disait qu'elle ne demandait
non plus pour toute réponse à cette
question qu'un oui ou un non.
Le sang qui coule dans mes veines
n'est pas glacé.
— Oui! m'écriai-je, et je portai à
mes lèvres sa main qui serrait en-
core la mienne , et je la couvris de
baisers avec une ardeur qui ne pou-
vait lui laisser aucun doute sur la
LES BRIGANITf. 21 I
sincérité de ce oui qui partait du
fond de mon cœur.
— Eh bien ! alors , dit la comtesse,
comme transportée de joie, arrachez-
moi de ce séjour, où chaque instant
me livre à des angoisses mortelles.
Vous êtes étranger; vous allez en
Italie ; je vous y suivrai; enlevez-moi
à Tohjet de ma haine ; sauvez-moi
pour la seconde fois.
En cet instant , me vint avec la ra-
pidité de l'éclair, la pensée que je
m'abandonnais avec imprudence à
l'impression du moment. Mais la
comtesse ne parut pas du tout s'en
apercevoir , et elle continua plus
calme :
— Je ne veux pas vous cacher que
tout mon être appartient à un autre,
et par conséquent je compte sur une
vertu tout à fait désintéressée, com-
me il esl rare même d'en renconlrer
212 CON'CES NOCTURÎÏES.
Cependant je ne nierai pas- que dans
certaines circonstances, je ne cesse
de vous repousser. Si, par exemple,
celui que je porte dans mon cœur
dès mon enfance n'était plus de ce
monde, alors vous pouvez remar-
quer que si je vous fais une pareille
promesse, c'est que j'y ai mûrement
réfléchi , et que ma résolution n'a
pas été suscitée par les événemens
qui viennent de se passer il y a quel-
ques instans. Du reste, je sais que
vous avez, avec votre ami, établi un
parallèle entre ce château et l'expo-
sition d'une certaine tragédie fort ef-
frayante. Il y a là-dedans quelque
chose de bizarre, de mystérieux.
— Aunomduciel,quedireàlacom-
tesse?... Quelle réponse était-il pos-
sible de lui faire? Elle me tira elle-
même d'embarras en ajoutant d'un
ton très- calme :
LES BRIGANDS. 21 3*
— Pour le moment , pas un mot
de plus à ce sujet.... Adieu, retirez-
vous, nous en parlerons plus au long
en temps convenable.
Je lui baisai silencieusement la
main, et m'éloignai.
Alors la comtesse^ courant après
moi , se jeta dans mes bras , comme
saisie d'un accès de désespoir amou-
reux en s'écriant :
— Sauvez-moi î....
Presque sans voix, tourmenté de
senlimens contraires, il me fut im-
possible d'abord de revenir auprès de
vous. Je descendis dansjeparc. 11 me
semblait que j'eusse trouvé le bon-
heur ineffable de l'amour partagé,
que je dusse me sacrifier sans retour
et faire ce que désirerait la comtesse,
jusqu'à ce que, devenu plus tranquille,
j'aperçus toute la folie d'une entre-
prise aussi dangereuse.
21 4 CONTES NOCTURNES.
Tu as remarqué sans doute que le
comte Franz me prit à part avant
que nous rentrassions dans notre
chambre , et m'entretint à voix bas-
se.. . Eh bien! c'était pour me dire
qu'il était instruit du penchant que la
comtesse ressentait pour moi.
— Toute votre personne , me dit-
il , toute votre manière d'être , me
remplit de la confiance la plus grande,
c'est pourquoi je vous dirai ce que je
redoute plus que vous ne pensez.
Vous parlez à la comtesse; lenez-
vous en garde contre les perfides en-
chantemens de cette nouvelle Ar-
mide.... De telles paroles doivent vous
paraître étranges dans ma ouche;
mais le malheureux sort qui me pour-
suit fait que, parfaitement instruit
de ma folie, je ne puis sortir de ce
gouffre de perdition où je cours à
ma perte avec une sorte de plaisir.
LES BRIGANDS. 21 S
Tu vois, cher Hartmann, que je
me trouve placé dans une position
déplorable, qui nécessite un prompt
départ.
Hartmann ne fut pas peu surpris
de ce que lui raconta son ami, et tous
les deux, après avoir parlé assez long-
temps de ce qui se passait dans le châ-
teau , furent d'accord sur l'opinion ,
que toute cette famille se condui-
sait d'après des principes très-perni-
cieux.
Les premiers rayons du soleil vin-
rent arracher nos deux amis au re-
pos.Un parfum de fleurs s'élevait jus-
qu'à eux par leurs fenêtres, et tout
dans la campagne, était riant et animé.
Les deux amis résolurent de faire un
tour dans le parc avant le déjeuner.
En arrivant vers un lieu retiré du
parc , ils entendirent une conversa-
tion animée, et aperçurent bientôt le
21 6 CONTES NOCTURNES.
vieux Daniel , et un grand homme
mal vêtu, qui semblaient occupés de
choses fort importantes. Après quel-
ques instans l'étranger remit au vieil-
lard un petit papier et s'en alla, ac-
compagné de Daniel , du côté de la
forêt, où à une petite distance, se
trouvait un chasseur avec deux che-
vaux. L'étranger et le chasseur mon-
tèrent à cheval et partirent au grand
galop. En revenant vers le château,
Daniel rencontra les deux amis. Il
parut d'abord effrayé, puis il se mit
à sourire et il dit :
— Ah! ah! déjà levés, messieurs,...
eh bien , c'était M. le comte qui va
bientôt devenir noire voisin. Il a de-
mandé avoir notre propriété et j'ai dû
le conduire. Maintenant qu'il va ha-
biter son château, il veut voir notre
digne seigneur, et réclamer de lui une
amicale hospitalité.
LES BRIGANDS. 21 7
' Cet étranger et Teffroi de Daniel ,
donnèrent à penser aux deux amis.
Ce ne fut pas sans peine qu'ils ob-
tinrent du vieux comte la permis-
sion de partir le lendemain matin , et
encore voulut-il les avoir auprès de
lui toute cettejournee. Willibald qui
craignait la présence d'Amalie, no
demandait pas mieux. La matinée se
passa fort gaîment ; lorsqu'on fut
sur le point de se mettre à table , la
comtesse ne parut pas.
— Son mal de téîe l'aura de nou-
veau tourmentée , dit le vieux sei-
gneur d'un ton chagrin.
Mais au même instant la porte
s'ouvrit, la comtesse Amélie entra,
et les deux amis en perdirent pres-
que la respiration. Elle était vêtue
avec une magnificence extraordi-
naire ; une robe de soie rouge foncé
serrait sa taille élégante; un riche
21 8 CONTES NOCTURNES.
collier faisait ressortir encore plus
la blancheur éclatante de son cou ,
et de belles dentelles cachaient à
peine son sein d'albâtre. Les boucles
de ses cheyeux étaient entremêlées
de perles et de myrthe , et ses ganls
éclatans de blancheur complétaient
cette toilette de fête. Elle brillait d'un
tel éclat j que ceux mêmes qui Pa-
vaient vue souvent dans un pareil
costume , restèrent stupéfaits et si-
lencieux.
— Mon dieu ! s'écria enfin le vieux
comte, que signifie cela, Amélie ; tu
es parée comme si tu allais te pré-
senter à l'autel.
— Ne suis-je pas une bienheureuse
fiancée? dit Amélie avec une expres-
sion indéfinissable ; puis s'agenouil-
lant devant le com.te , elle prit sa
main et la plaça sur sa tête , comme
pour implorer sa bénédiction.
LES BRIGANDS. 2ig
Le comte transporté de joie, la rele-
va, l'embrassa sur le front, et s'écria:
— O Amélie, serait-il bien possi-
ble? Franz! heureux Franz!
Le comte Franz s'avança d'un pas
incertain. On voyait en lui l'angoisse
du doute le plus cruel. Amélie frémit,
puis abandonna sa main au comte ,
qui la couvrit de baisers brûlans.
A table , elle demeura calme et sé-
rieuse , prenant peu de part à la con-
versation ; mais plus attentive qu'à
l'ordinaire , et surtout aux discours
de Willibald , qui , placé comme de
coutume à ses côtés, semblait aussi
mal à l'aise que s'il eût été assis sur des
charbons ardens. Le comte Franz je-
tait des regards curieux sur le couple,
et Willibald tremblait que le but
d'Amélie, en se revêtant de cette ri-
che parîjre de fiancée, n'eût été que
d'attirer davantage ses regards. Il
2 20 CONTES NOCTURNES.
craignait quelque méchant tour, et
se voyait déjà entraîne dans un
duel odieux. Mais il en fut tout autre-
ment.
Au sortir de table, elle prit Willi-
bald par le bras , et tandis que les
autres convives étaient encore occu-
pés à causer , elle l'entraîna jusque
dans sa chambre. Là, elle défaillit
subitement; mais Willibald la retint
dans ses bras, et, hors de lui, ivre
d'amour, il déposa sur ses lèvres de
rose des baisers brûlans.
— Oh ! laisse-moi , laisse-moi ,
murmura la comtesse , mon sort est
déjà décidé Tu viens trop tard....
Oh! si tu étais venu plus tôt mais
maintenant... ô mon Dieu.
Un torrent de larmes s'échappa de
ses yeux, et elle quitta la chambre au
même instant où le comte Franz y
entrait.
LES ÉRIGANDS. 22 t
Willibald se préparait à recevoir
de violens reproches el à répondre
aux insultes de la jalousie avec le
courage et la fermeté qui convien-
nent à un homme de cœur. Mais à sa
grande surprise, le comte, s'appro-
chant vivement de lui, lui demanda
avec le ton et Pair du contentement,
s'il était vrai qu'il dût partir le lende-
main avec son ami.
— Sans doute, monsieur le comte ,
répondit Willibald , avec calme ,
nous nous sommes déjà trop long-
temps arrêtés dans ce château ^ où
un ïnauvaîs destin pouvait nous en-
traîner dans de grands malheurs.
— Vous avez raison, dit le comte
profondément ému , tandis que des
larmes brûlantes venaient mouiller
ses yeux; vous avez raison, monsieur,
et je ne dois pas plus long-temps vous
laisser exposé aux enchantemens
222 CONTES NOCTURNES.
d'Armide. Renaud s'en arracha avec
un mâle courage ! — Yous me com-
prenez. Je vous ai observe avec toute
la défiance de la jalousie , et je sais
que vous êtes exempt de faute! —
Mais serait-ce bien une faute? —
Silence ! n'en parlons plus. Ce qu'il y
a de certain , c'est qu'il règne ici un
horrible mystère.
Lorsque toute la société fut ras-
semblée, l'ecclésiastique, appelé hors
du salon, sortit pour quelques ins-
tans ; rentrant aussitôt il parla bas
au vieux comte qui lui répondit à
derni-Vôix :
— C'est une folle extravagante î^
n'y faites pas attention.
Les deux amis apprirent ensuite de
l'ecclésiastique , qu'Amélie avait de-
mandé ses exhortations, et qu'elle
lui avait exposé d'étranges doutes
sur le péché, sur lestourmcns étcr-
LES BRIGANDS. 223
nels, etc.; qu'il l'avait tranquillisée de
son mieux , mais qu'elle avait déclaré
qu'elle se sentait malade , et resterait
enfermée dans sa chambre toute la
soirée.
En considération du départ des
deux amis , le vin coula plus abon-
damment encore que de coutume , et
fit oublier la fantasque Amélie et sa
maladie que le vieux comte taxait,
selon son habitude, de pure extrava-
gance. Tout le monde était gai, par-
ticulièrement Willibald , qui, ayant
fait tous les préparatifs de son dé-
part , se sentait léger comme l'oiseau
sorti de sa cage. Il se livra sans con-
trainte à sa bonne humeur. La plai-
santerie alla jusqu'à la licence, le chi-
rurgien cessa d'excuser ses éclats de
rire , et recommençait toujours à de-
mander si la comtesse avait été vrai-
ment fiancée dans ce jour? L'ccclé-
22 4 CONTES NOCTURNES.
siastique lui coupait la parole toutes
les fois, et il était plaisant de le voir
tout étourdi, rester la bouche béante ,
et ne pouvant comprendre pourquoi
il ne savait rien de la noce qui s'était
célébrée.
Le comte Franz semblait seul en
proie à l'inquiétude et aux plus tris-
tes pressentimens. Tantôt il quittait
la salle du pavillon dans laquelle on
s'était réuni, tantôt il y rentrait , re-
gardait par la fenêtre, ou s'appro-
chait de la porte. On ne se sépara
que fort tard dans la nuit.
Le lendemain matin, les deux aiHÎ^
aperçurent dans le château un mou-
vement extraordinaire; ils entendi-
rent des voix tumultueuses et un bruit
d'armes , et s'étant approchés de la
fenêtre, ils virent le comte Franz
armé s'élancer à la tête des chas-
seurs. Le domestique qui leur appor-
LES BRIGANDS. risS
tait chaque matin leur déjeuner ne
vint point. Les deux amis, prévoyant
quelque fâcheux événement se hâtè-
rent de descendre. Ils ne rencontrè-
rent que des visages pâles et ren-
versés, et personne ne leur dit un
mot.
Enfin, ils rejoignirent Tecclésias-
tique qui sortait de la chambre du
vieux comte, et ils apprirent de lui
tout ce qui était arrivé. — La com-
tesse Amélie avait disparu.
Le malin, sa femme de chambre,
voyant qu'elle ne la sonnait pas com-
me de coutume, était allée àsa porte ;
mais la trouvant fermée , et ne rece-
vant aucune réponse à ses coups ni
à ses cris, elle était redescendue dans
la plus grande anxiété , s'écriant que
la comtesse était morte ou profondé-
ment évanouie , et bientôt tout le
château s'était rassemblé devant la
3^6 CONTES NOCTURNES.
chambre de la comtesse. On avait
forcé la porte, mais Amélie s'était
enfuie dans les habits magnifiques
qu'elle portait le jour précédent.
Elle ne s'était pas fait déshabiller,
et ne l'avait point fait elle-même,
puisque ses yétemens ne se trou-
vaient pas dans la chambre. Un petit
billet déposé sur une table de mar-
bra , contenait ces mots écrits de sa
main :
<c L'épouse vole dans les bras de
spn époux. »
J\ paraissait inconcevable qu'Amé-
lie eût DU fuir iriaDsrr.;ie. Pendant
J. â 3
le jour, elle n'aurait pu sortir dans
ses brillans atours, sans être re-
marquée d'une foule de personnes ;
et la nuit , les portes du château se
trouvaient fermées? On ne pouvait
croire qu'elle eût passé par sa fenê-
tre , vu l'élévation de l'étage qu'elle
LES BRIGANDS. 227
habitait. Il fallait donc que quelqu'un
du château eût aide la comtesse dans
sa fuite.
Hartmann raconta alovs quele jour
précédent il avait vu dans le parc le
vieux Daniel causant très -vivement
avec un étranger qui s'était éloigné
rapidement à son approche , et qu'il
avait perdu de vue dans la forêt.
L'ecclcsiastiqueparut Tccouter très-
attentivement, se fit décrire la figure
de l'étranger, sa tournure, sa dé-
marche , et tombant dans une pro-
fonde méditation : — Un noir soup-
çon, dit-il à voix basse, germe dan?
mon cœur. Cet ancien serviteur.... Ce
modèle de la fidélité.... Le scélérat
l'aurait lui-même.... Non,c'estimpos-
sible ! Et cependant la description de
l'étranger , sa conversation avec Da-
niel dans un jour où il pouvait croira
qu'il ne serait point remarque
2 28 CONTES NOCTURNES.
Oui, maintenant tout va s'éclaircir ;
si le comte Franz a le bonheur de
retrouver la comtesse et de la rame-
ner......
— Dieu veuille l'empêcher, s'écria
Willibald ! Puisse le comte croire la
comtesse morte etperdue sans retour.
Le temps affaiblit le chagrin le plus cui-
sant, et la mort qui termine les maux
insurmontables est un bienfait pour
celui dont le cœur brisé ne voit dens
la vie qu'un tourment sans nom. Cet
horrible combat entre Tamoufle plus
violent et la plus profonde horreur,
ce combat auquel aurait succombé
l'infortunée, ne troublerait plus l'in-
térieur de cette maison.
— Hélas! dit l'ecclésiastique, en
levant les yeux au ciel , il n'est (jue
trop vrai , et je n'ai rien à vous op-
poser.
Les deux amis se décidèrent à par-
LES BRIGANDS. 229
tir sur-le-champ , et recclcsiastique
leur procura des chevaux. Au bout
d'une demi-heure leur chaise de posle
les attendait devant la porte.
Le vieux comte leur avait envoyé
ses adieux par l'ecclésiastique , ne se
trouvant pas en ëtat de les faire lui-
même.
Cependant au moment où ils al-
laient monter en voiture , il parut sur
le seuil de la porte. 11 portait la tele
haute , les traits de son visage sem-
blaient ennoblis , sa démarche plus
ferme. Il avait vaincu le chagrin , et
la douleur ne faisait plus que don-
ner de nouvelles forces à son cou-
rage.
II embrassa tendrement les deux
amis, et leur parla avec tout le sé-
rieux d'un homme détaché de la
terre :
— Votre apparition , leur dit-il , a
âÔO CONTES KOCTURNES.
été le dernier plaisir de ma vie ; la
fuite d'Amélie est le premier coup de
la tempête qui va frapper ma maison
et l'anéaatir. Dans l'âge avancé, lors-
que le feu de l'imagination s'éteint,
les pressentimens ont plus de vérité
que dans la jeunesse. — Recevez mes
remerciemens pour les heureux ins-
tans que m'^ procurés l'aimable et
franche gaîté de vos esprits , et priez
Dieu qu'il accomplisse bientôt ce qu'il
a décidé de moi.
Le comte s'éloigna en essuyant une
larme prête à couler, et ses amis quit-
tèrent le château plongés dans une
triste émotion.
Au milieu du bois ils rencontrèrent
une troupe de chasseurs qui rappor-
taient au château , sur une civière
faite avec des branches d'arbres, le
comte Franz. Il avait été atteint d'un
coup de feu dans le plus épais de la
LES IBRIGATSDS. 23 I
foret, et il paraissait blessé à mort.
— Oh! fuyons ce the'âtre de déso-
lation, s'écrièrent les deux amis, et ils
continuèrent rapidement leur voyage.
DEUX LETTRES.
Plusieurs années s'étaient écou-
lées; Hartmann, lancé dans la car-
rière diplomatique , avait été envoyé
en ambassade à Rome et ensuite à
Naples. Ce fut de cette dernière ville
que Willibald reçut ia lettre sui-
vante :
UAKTMANN A WILLIBALD.
Naples , le
Je t'écris, mon cher Willibald,
232 CONTES NOCTURNES.
dans le plus grand trouble. Je viens
d'être ramené au souvenir d'un mo-
ment de notre vie , qui laissa dans
ton esprit une profonde impression
que tu fus long-temps incapable de
surmonter;
Hier je visitai les sites les plus ro-
mantiques de cette contrée , entre
autres le couvent de Camaldules, dans
Je voisinage du Pausilippe. Le prieur
fut assez aimable pour me présenter
à un moine qui était allemand, et
dispensé des vœux du silence. Plus le
moine parlait, et plus il me semblait
retrouver dans le son de sa voix ,
et dans les traits de son vénérable
visage quelque chose qui ne m'était
point inconnu. De son côt4, il me con-
sidérait avec un regard interrogalif ,
qui semblait prouver que lui aussi , il
me reconnaissait.
Enfin le moine m'ayant demandé
LES BRIGANDS. 2.33
v^i je n'étais pas déjà venu une fois en
Italie , je me souvins de notre voyage
de Berlin, par Prague et Vienne, à
Milan.
— Alors, s'écria-t-il , je ne nie
trompe pas, vous êtes celui que je
crois reconnaître, et nous nous som-
mes déjà connus en Bohême , dans
le château du comte Maximilien
de C...
Le moine n'était pas autre que le
digne ecclésiastique, le chapelain du
château du comte de C, et tu peux
penser que le tableau vivant des évé-
nemens mystérieux du château, se
représenta subitement devant mes
yeux comme par enchantement
Je m'empressai de prier le moine
de m'apprendre ce qui était arrivé
depuis cette époque, et j'ajoutai que
j'espérais à mon retour par la Bo-
hême être une seconde fois l'hôte
XVI. ao
234 CONTES NOCTURNES.
du vieux comte s'il vivait encore.
— Hëlasî répondit le moine en
levant au ciel ses yeux pleins de
larmes, hélas! — Tout est fini! —
La lune et sa splendeur ont disparu.
— L'oiseau de nuit fait son nid dans
les ruines du château où régnaient
jadis dans le sein de l'opulence, la
liberté et l'hospitalité.
ISous avions bien prévu la ruine
de cette famille mystérieuse ; mais
écoute maintenant le récit que me
fit le moine.
Le comte Maximilien avait con-
servé toute sa fermeté à la vue de
son fils blessé à mort , et son cou-
rage fut récompensé par les pro-
messes du chirurgien qui, après avoir
extirpé la balle avec la plus grande
.habileté, déclara que la blessuie, quoi-
que très-dangereuse, pourrait n'être
pas mortelle s'il ne survenait aucun
LES BRIGANDS. 235
accident. Il ajouta qu'il lui semblait
miraculeux que la balle n'eût pas
traverse la poitrine du comte , d'où
il conclut que le meurtrier devait
avoir tiré d'une distance considé-
rable. Gela expliquait aussi comment
l'assassin avait eu le temps de s'en-
fuir et d'échapper aux minutieuses
recherches des chasseurs dans la fo-
rêt. Il parût même que la troupe de
voleurs qui infestait la contrée et la
rendait peu sûre, s'était de nouveau
retirée sur les frontières, car on n'en-
tendit plus parler des brigandages
qui se commettaient précédemment
presque chaque jour.
Le chirurgien avait parfaitement
jugé la blessure du comte. Bientôt
il se trouva hors de tout danger; la
langueur et la profonde mélancolie
qui remplissaient son cœur ayant
calmé le feu dévorant de son esprit ,
236 CONTES NOCTURNES.
contribuèrent beaucoup à sa prompte
guérison.
II avait ainsi que son père aban-
donné la recherche d'Amalie dont
la fuite semblait surnaturelle ; ils
n'osèrent pas même former une con-
jecture sur les moyens qu'elle avait
employés.
Le silence de la tombe régnait
dans le château , et les instans fugi-
tifs de gaîté que l'ecclésiastique sa-
vait quelquefois faire naître, inter-
rompaient seuls la profonde tristesse
du père et du fils.
Le vieux comte ne trouvait plus
la force de supporter ses maux que
dans les consolations de l'église ,
lorsque le plus cruel de tous les
coups, celui que le comte Franz avait
vainement cherché à lui épargner,
vint l'accabler.
Il apprit par hasard que son fils
LES BRIGANDS. l'ij
Charles avait en effet été pris quel-
que temps auparavant en Alsace et
arrêté comme le chef d'une troupe
de brigands; qu'il avait été jugé, con-
damné , mais que ses compagnons
avaient forcé la prison dans laquelle
il était renfermé, et l'avaient remis
en liberté. Son nom avait été sus-
pendu à la potence ; c'était le nom
de sa famille, qu'il avait conservé en
abandonnant seulement le titre de
comte.
Une nuit, le comte Maximilien,
ne pouvant jouir du sommeil, était
plongé dans ses rêveries; il songeait
à la tache honteuse imprimée par
l'indigne conduite de son misérable
fils à une famille jusque-là illustre,'
dont l'origine remontait à des races
royales ; puis son esprit effrayé de
cette image se rappelait avec douleur
comment la détestable folie de sa
238 CONTES NOCTl;RNES.
nièce avait détruit le dernier espoir
de bonheur qui lui fût demeuré sur
la terre. Tout en faisant ces ré-
flexions, il s'était approché à pas lents
des fenêtres du château , et là , il lui
sembla que les portes en étaient ou-
vertes. Tantôt on n'entendait aucun
bruit, tantôt un singulier son reten-
tissait comme si dans le lointain Ton
eût agité des fers. — Le comte tira
la sonnette qui donnait dans la cham-
bre de Daniel y près de la sienne.
Mais il eut beau sonner, Daniel ne
parut pas. Le comte mit ses habits ,
alluma une bougie , et descendit
pour s'enquérir de la cause de ce
bruit. En passant , il jeta les yeux
dans la chambre de Daniel , et
fut fort surpris de voir que d'après
l'état de son lit, Daniel ne paraissait
pas s'être encore couché. En entrant
dans le vestibule, le comte crut aper-
LES BRIGANDS. 2S9
cevoir un homme qui traversait ra-
pidement sous le portail.
A droite et a gauche était une
suite d'appartemens auxquels on
arrivait par le vestibule. Ceux de
la droite se terminaient par un petit
cabinet , dont la porte était de fer
massif, et dont la fenêtre était aussi
garnie de fortes barres de fer. Au
milieu de ce cabinet , il y avait une
trappe fermée par une porte de fer,
consolidée par de larges verroux
Elle conduisait dans une espèce de
souterrain profond , rempli d'or
monnoyé , de bijoux , de joyaux
et autres richesses précieuses qui
formaient le trésor de la famille.
La porte de la première chambre
à droite était ouverte ; le comte y
entra ; il parcourut rapidement tous
les appartemens, et le cœur lui battit
fortement , lorsqu'il trouva que la
24o COISTES NOCTURNES.
porte du petit cabinet cédait facile-
ment à la pression de sa main. Le
comte stupéfait entra.
— Attendez un peu. C'est un
travail pénible , maiâ j'en viendrai
à bout. Ainsi parlait à voix basse
un homme à genoux sur la trappe ,
qui cherchait à en forcer les ver-
roux.
— Holà ! s'écria le comte d'une
voix forle. L'homme effrayé se re-
tourna, c'était Daniel. Pâle comme
un spectre , il fixa ses yeux sur le
comte, et celui-ci le contempla
immobile.
— Misérable chien , s'écria enfin
le comte, que fais-tu là?
Daniel secouant la tête avec force,
laissa échapper ces mots de ses lèvres
tremblantes :
— Un juste héritage.
Mais lorsque le comte voulut s'ap-
LES BRIGA^'DS. 24 ï
prochcr, il saisit une barre de fev^
qui était sur le carreau , et la leva
contre lui.
. — Va-t'en, bête maudite que j'ai
élevée et nourrie dans mon sein !
Vieillard infernal ! s'écria le comte
emporté par la colère la plus vio-
lente, tandis qu'usant des forces su-
périeures que l'âge avait respectées
en lui , il saisissait Daniel par la
gorge et le traînait à travers toutes
les chambres jusqu'au milieu du ves-
tibule, où il se mit à tirer avec vio-
lence la cloche du château.
Tous les gens de la maison , arrat
chés au sommeil, accoururent fort
effrayés, pour assister à un specta-
cle , dont ils furent saisis d'hor
reur.
— Jetez-le dans les fers et enfer-
mez-le dans la tour ! dit le comte à
ses domestiques. Mais le vieillard
xvii ai
2l{1 CONTES NOCTURNES.
presque sans vie , était en quelque
sorte suspendu aux mains du comte
plutôt que debout à côté de lui ; ils
ne purent donc exécuter ses ordres
sévères. Le comte parut un instant
hésiter, puis leur parlant avec plus
de calme et de générosité , il dit : —
Jetez ce vieux misérable hors du châ-
teau , et s'il s'y représente , lancez
les chiens à sa poursuite.
Cet ordre fut exécuté.
Les traces évidentes de ce qui s'é-
tait passé, lui évitèrent la peine de
faire un long récit ; deux mots suffi-
rent pour mettre tous ses gens au
fait.
On trouva dans ce même instant
qu'il manquait deux des plus fidèles
chasseurs du comte , Paul et André.
Déjà le vieux seigneur les soup-
çonnait de l'avoir trompé de la ma-
nière la plus indigne , d'avoir pris
LES BRIGANDS. 243
part à rinfâmc action de Daniel,
lorsque le matin de bonne heure ils
arrivèrent à la porte du château , cou-
verts de poussière et de sueur.
Tandis que les autres serviteurs
s'emparaient du coupable Daniel ,
ils s'étaient promptemcnt rendus
dans la cour, parce qu'ils avaient
cru entendre le galop d'un cheval.
En effet, ils aperçurent dans l'om-
bre de la nuit une voiture vide , ac-
compagnée de deux cavaliers, qui
s'avançait à quelque distance d'un
pas assez lent. Ils sellèrent prompte-
ment leurs chevaux , prirent leurs
arquebuses et leurs couteaux de
chasse , puis partirent au galop pour
rejoindre la voiture. Aussitôt que
les cavaliers qui l'accompagnaient
se virent poursuivis, ils pressèrent
le pas des chevaux et prirent une
course rapide. Le jour commen-
244 CONTES NOCTURNES.
çait à poindre lorsque, derrière un
épais taillis , voiture et chevaux dis-
parurent , tandis que plusieurs coups
de fusil se firent entendre. Cette at-
taque les força de fuir.
Il ne paraissait que trop certain
que le vieux Daniel était en bonne
intelligence avec ces bandits pour
dépouiller le comte. Et cependant,
c'était une énigme inexplicable pour
le comte , pour tous ceux qui le con-
naissaient , que ce vieux Daniel , ser-
viteur tellement dévoué à la famille ,
du moins en apparence , eut pu se
laisser entraîner à une pareille action.
L'ecclésiastique seul dit avoir sou-
vent remarqué Daniel dans les mo-
mens où il ne s'en doutait pas , et
avoir trouvé en lui tous les indices
d'un esprit dépravé , mécontent de
lui-même et de tout ce qui l'en-
toure.
LES BIUGAIS'DS. 245
Il l'avait même entendu peu de
temps auparavant , dans un accès de
colère contre un de ses camarades ,
murmurer hautement contre lecomte;
disant qu'il ne tenait point les pro-
messes qu'il avait faites à un vieux
domestique, dont il méconnaissait les
services.
— L'ingrat, s'écria le comte, ô
l'ingrat! j'ai augmenté son salaire,
jusqu'à le doubler; je le traitais,
non comme un domestique , mais
comme un ami. Mais les bienfaits
donnent de l'arrogance aux êtres
d'une nature commune, et loin de se
les attacher plus fortement par là ,
on ne réussit au contraire qu'à se
les aliéner davantage. Maintenant
je vois bien que ce que je prenais
en lui pour une simplicité bienveil-
lante , n'était que fausseté et hypo-
crisie , pour cacher ses détestables
^46 CONTES NOCTURNES.
desseins. Ce misérable aimait ce-
lui que je me vois obligé de mau-
dire. Déjà dans Tenfance de cet in-
digne fils , il voyait avec plaisir sa
méchanceté se déployer dans toutes
ses actions ; et loin d'écouler mes re-
montrances, il encourageait ses mau-
vaises dispositionspar une indulgence
stupide. Souvent le vieillard ne pou-
vait cacher son mécontentement, lors-
que je laissais échapper quelque ma-
lédiction contre la conduite atroce de
cet élu de Ten fer, et au milieu du
respect et de la déférence qu'il sem-
blait alors me montrer bien plus for-
tement que jamais, je voyais per-
cer les sentimens d'une âme infer-
nale.
L'ecclésiastique lui fit observer
alors combien il était probable que
Daniel eût favorisé la fuite d'A-
mélie.
LES BRIGANDS. 2/^7
Daniel pouvait facilement lui avoii*
donné la clef du portail et de la
porte extérieure du château. La ren-
contre de Daniel avec un étran-
ger dans le parc , à une heure indue,
et la singulière terreur qu'il avait
laissé voir, étaient des indices assez
certains de cette complicité. Il eût
mieux valu alors le garder afin de
rinterroger à ce sujet , et obtenir de
lui l'explication de ce mystère.
— C'est justement cette explica-
tion que je redoute, reprit le comte
avec une profonde tristesse, et plaise
au tout-puissant que toute cette af-
faire demeure dans les ténèbres les
plus épaisses. Une voix intérieure me
dit que cette lumière sera la foudre
qui doit détruire ma race.
D'après ce que les deux chasseurs
racontaient leur être arrivé dans leur
poursuite de la voiture et des deux
248 CONTES NOCTURNES.
cavaliers, il n'ëlait pas douteux que la
forêt était de nouveau infestée par des
brigands. Tous les environs étaient
remplis d'étrangers, voyageant lesuns
avec des feuilles de rout€ comme des
soldats en congé; d'autres avec des
passeports comme des marchands am-
bulans ou des ouvriers ; mais leur
mauvaise mine dénotait des inten-
tions toutes différentes et perni-
cieuses.
Cependant tout demeura tranquille
encore pendant un assez long-temps^
jusqu'à ce que le bruit se répandit de
nouveau que des vols se commet-
taient , et qu'une bande considérable
de bohémiens devait s'être répan-
due dans le pays.
André, l'un des chasseursqui avaient
poursuivi lesbrigands, confirma cette
nouvelle. Il avait vu dans le tail-
lis où avait disparu la voiture et les
LES BRIGANDS. 249
cavaliers, une troupe de bohémiens,
composée d'hommes, de femmes et
d'enfans.
Il était donc bien certain qu'une
nouvelle bande se rassemblait, et la
prudence exigeait qu'on se mit aussi-
tôt à leur poursuite pour les dé-
truire. Les chasseurs de la comté fu-
rent mandés, et la nuit suivante, le
comte Franz en prit le commande-
ment , et se mit en marche avec eux
pour chercher les brigands.
Bientôt dans le lointain , ils virent
briller un grand feu au milieu du
taillis.
Le comte Franz s'avança douce-?
ment avec ses chasseurs, et ils décou-
vrirent une troupe de douze à quinze
femmes et jeunes filles bohémiennes,
avec des cnfans. On faisait la cuisine;
on chantait et l'on dansait , tandisquc
cinq ou six hommes appuyés sur leurs
25o CONTES NOCTURNES.
mousquets, paraissaient garder la
troupe.
Tout à coup les chasseurs se pré-
cipitèrent sur eux, en poussant de
grands cris ; mais les femmes, aussi
bien que les hommes, saisirent des
mousquets, et firent pleuvoir une
grêle de balles.
Les chasseurs, à couvert derrière
le taillis , n'éprouvèrent pas le moin-
dre mal, tandis que tous leurs coups
portèrent et mirent à bas quatre hom-
mes et plusieurs femmes. Le reste
prit la fuite.
Tandis que les chasseurs parcou-
raient le champ de bataille pour voir
s'il n'y avait pas quelques blessés
qu'on pût emporter, une grande
figure se leva de terre, et voulut
^'enfuir. Le comte Franz s'opposa à
son passage, en poussant un cri à sa
vue. La femme (c'en était une) per-
LES BRIGANDS. 23 1
dit la force de se soutenir. Un chas-
seur la retint dans ses bras , et écarta
le voile qui cachait ses traits.
Le comte, à cet aspect, demeura
attéré comme s'il eût contemple un
spectre. C'était Amélie. Elle s'arra-
cha des bras du chasseur avec fureur,
tira un couteau et s'élança sur le
comte. Le forestier qui était auprès
de lui la saisit, la désarma; et tan-
dis que les autres chasseurs l'aidaient
à la retenir, il dit au comte :
— Que devons-nous faire?....
Ces mots tirèrent le comte de
l'état de stupeur où il semblait plon-
gé; il s'écria aussitôt d'une voix ter-
rible :
— Enchaînez-la, conduiscz-la au
château.
Puis s'élançant sur son cheval, il
reprit sa course dans la foret.
— Misérable créature ! c'est donc
252 CONTES NOCTURNES.
pour des meurtriers et des brigands,
que tu fuis la maison paternelle, que
tu t'arraches des bras d'un fiancé.
Non, tu ne couvriras pas plus long-
temps de honte cette tête ^rise ; les
murs d'un couvent te cacheront au
monde entier, toi et ta détestable
folie.
Telles furent les premières excla-
mations du vieux comte dans l'accès
du plus violent emportement , lors-
qu'Amélie parut devant lui. Mais elle
semblait avoir perdu tout sentiment
de vie. Son visage immobile , ses
yeux glacés, laissaient douter qu'elle
comprît rien aux paroles qu'on lui
adressait, non plus qu'atout ce qui se
passait autour d'elle. Quand on la
poussait , elle marchait ; quand on
s'arrêtait , elle demeurait tranquille ;
l'on eût dit d'un automate. Le comte
la fit conduire dans une chambre
LES BRIGANDS. ^53
éloignée et solitaire , pensant que
dans quelques jours il pourrait l'en-
voyer dans un couvent.
En vain recclésiastique s'efforça
de faire parler Amélie ; elle persista
dans son silence ; on ne réussit pas
mieux à lui faire prendre quelque
nourriture. Le médecin et recclé-
siastique furent d'accord que c'était
le résultat d'une ferme volonté mo-
rale plutôt qu'une maladie physique ,
et qu'Amélie était décidée à se laisser
rhourir.
Le comte Franz était plus calme
et plus mesuré que l'on ne s'y était
attendu ; il paraissait s'abandonner
tout à fait au cours mystérieux de sa
destinée, ne plus rien craindre, ne
plus rien espérer. Mais la quatrième
nuit après ces événemens amena
enfin l'effroyable tempête qui devait
anéantir la race du noble comte de C.
254 CONTES NOCTURNES.
A minuit, tandis que tout dormait
dans le château, la porte fut enfoncée,
et, au milieu de cris de meurtre, la
troupe des brigands se jeta dans
rintérieur par les fenêtres, les por-
tes, brisant tout sur son passage et
massacrant les domestiques.
A peine le comte Franz avait-H
chargé ses pistolets qu'il entendit les
voleurs dans le cabinet attenant à sa
chambre à coucher, et que son nom fut
prononcé. Il se regarda comme per-
du. Cependant sa fenêtre donnait sur
le jardin , un espalier se trouvait
contre le mur, il essaya aussitôt de
descendre par là, et courut à la maison
de son forestier dont il voyait dans
le lointain briller les fenêtres. La
frayeur lui donnant des ailes ; il ar-
riva bientôt et trouva les chasseurs
déjà réveillés par les premiers coups
^cs brigands, et prêts à partir. Aussi-
LES BRIGANDS. 253
tôt ils se mirent en marche pour le
château. Au moment où le chef des
brigands, qui se distinguait par une
taille majestueuse et une figure pleine
de fierté , entra dans la chambre du
vieux comte ; celui-ci déchargea son
pistolet sur lui et le manqua. Il vou-
lut lâcher le second coup; mais
Amélie s'élança dans les bras du
brigand en s'écriant : — Charles,
Charles, c'est moi, voici ta femme.
Le pistolet du vieux comte lui
tomba des mains , et il s'écria aussi:
— Charles! mon fils!
Le brigand se tournant alors vers
lui avec un orgueil insultant lui dit :
— Oui..., le fils que tu haïssais et
(jui a du venir chercher lui-même
un héritage que tu lui avais refuse,
vieux pécheur !
— Infâme brigand! s'écria le comte
transporté de colore.
256 CONTES NOCTURNES.
— Tais-toi, reprit Charles; je
sais ce que je suis et comment je le
suis devenu. Comment après avoir
semë des graines empoisonne'es dans
un sol maudit , peux-tu t'ëtonner de
n'en pas voir sortir des fleurs et des
fruits ? N'as-tu pas déshonoré ma
mère? Ne t'a-t-elle pas donné avec
répugnance une main que tu enlevais
à l'objet de son amour ?
— Misérable enfanté par l'enfer!
s'écria le comte; et, saisissant Amélie,
il s'efforça de l'arracher des bras du
brigand. Mais celui-ci reprit d'une
voix formidable :
■— Que ta main n'approche pas de
ma femme! Et son sabre menaçant
se leva sur la tête de son père.
Dans ce moment le comte Franz
arriva à la tête des chasseurs, vit
le danger que courait son père , et
tira sur le brigand , qui tomba aus-
LES BRIGANDS. 2.57
sitôt sur la terre , la tête fracassée,
— C'est ton frère Charles! mur-
mura le vieux comte; et il tomba
sans vie auprès du mourant. Le
comte Franz demeura comme frappe
de la foudre en présence de ces deux
corps.
Le sang coulait à flots dans le châ-
teau. Il n'était pas un des serviteurs
du comte qui ne fût ou tué ou blessé
grièvement. Le brave médecin lui-
même fut trouvé gisant sur le parquet,
percé de plusieurs coups. Mais non
loin de lui gisait aussi l'infâme Da-
niel ! Il ne se sauva pas un seul des
brigands ; ceux qui ne tombèrent pas
dans le château sous les coups des
chasseurs et qui voulurent leur échap-
per par la fuite, furent massacrés
par les paysans qui accouraient au
secours du comte.
Dans la chaleur de l'action , les
22
258 CONTES NOCTURNES.
bandits se voyant perdus avaient mis
Je feu au château , et il ne tarda pas à
éclater sur plusieurs points à la fois.
On s'empressa de sauver du feu
le vieux comte privé de sentiment,
ainsi que son fils Franz qui semblait
frappé de stupeur ; ce fut là tout ce
qu'on put arracher aux flammes qui
bientôt s'emparèrent de tout le bâti-
ment. Quand à Amélie , on ne la
trouva nulle part , et l'on supposa
qu'elle avait péri au milieu de Tin-
cendie.
Le comte Maximilien mourut quel-
ques jours après entre les bras de
l'ecclésiastique , qui quitta alors ce
théâtre d'horreurs , et se rendit à
IVaples. Le comte Franz après avoir
fait don de sa comté à un pauvre
jeune homme de belle espérance ,
quitta le pays avec le peu d'argent
qu'il possédait, et changea probable-
LES BRIGANDS. 2^9
ment de nom , car on n'cntentllt plus
parler de lui.
Le nouveau seigneur, par un sen-
timent qui n'est qu'honorable pour
lui, ne voulut pas habiter le lieu qui
avait été témoin de ces tristes ëvcne-
mens. Le nouveau château fut bali
sur l'autre rive de la Moldau.
II m'est Impossible , après le récit
du moine , de te parler de moi ni
d'autres choses; tu sentiras cela toi-
même , mon cher Willibald : rien
de plus pour aujourd'hui.
26o CONTES NOCTURNES,
WILLIBALD A HARTMANN.
Tœplitz, le.
Je ne puis , je n'ose te dire quelle
impression a produit sur moi la lec-
ture de ta lettre. Ta rencontre avec
cet ecclésiastique dans uti pays étran-
ger et lointain, a vraiment quelque
chose de mystérieux ; mais la mienne
Test peut-être encore bien plus !
Je vais tout t'apprendre en peu de
mots.
Hier matin, de bonne heure, je
fis...... — Mais pourquoi à Tœplitz ?
me diras-tu?.... — Ma foi, c'est ma
maladie habituelle, ma fatale humeur
noire, mon hypocondrie, comme l'ap-
pelle le médecin, nom que je hais et
qui ne saurait s'appliquer à ce qui me
tourmente , ce sont toutes ces causes
qui m'y ont amené, Ainsi donc , hier
LES BRIGANDS. 26 1
matin, me sentant plus fort et plus
dispos qu'à Tordinaire , j'entrepris
une course plus longue que de cou-
tume. J'étais sur une montagne assez
sauvage et pittoresque , lorsqu'une
jeune femme de la plus grande beauté
parut à quelques pas devant moi. Elle
portait des vêtemens de soie noire , à
l'ancienne mode allemande , et de ri-
ches garnitures en dentelles.
L'apparition d'une dame seule et
richement vêtue dans cette sauvage
retraite, avait quelque chose d'étran-
ge. Je pensai qu'il était peut-être con-
venable de l'aborder, et je me hâtai
de m'avancer. J'étais déjà près de
l'atteindre lorsqu'elle se retourna. Je
m'arrêtai comme effrayé , elle s'en-
fuit en poussant de grands cris dans
le taillis, et en un instant elle disparut
à mes yeux. Ce ne fut pas ce visage
blême sur lequel les traces de 4'âge
2G2 CONTES NOCTURNES.
laissaient encore voiries restes d'une
grande beauté qui me fit frémir , ce
fut seulement le regard de feu que
lançaient ses yeux noirs. Je pensai
qu'il n'était pas prudent de suivre
cette étrangère , et cela pour une
double raison. D'abord, je fus tenté
de la prendre pour une folle , puis
d'ailleurs je craignais de me perdre ,
et il me fallait encore du temps pour
retrouver mon chemin. Lorsque je
racontai mon aventure à la table
d'hôte, mon voisin qui déjà depuis
plusieurs années visitait chaque été
Tœplilz, me dit que cette femme était
en effet une folle bien connue dans
la ville.
Quelques années auparavant , une
jeune personne se faisait voir dans
les environs de Tœplitz, tantôt cou-
verte d'habits grossiers, tantôt vêtue
avec luxe , parée de bijoux assez pré-
LES BRIGANDS. 263
cieux , puis clic disparaissait bieiilôt
dans les montagnes.
Le peuple superstitieux la prit pour
une femme sauvage , pour une sor-
cière , et pria un prêtre de Tœplitz
de chasser le mauvais esprit dont on
la croyait possédée.
Le prêtre promit de le faire, mais
il se proposait un autre but. Bientôt
il eut Toccasîon de la rencontrer
dans la solitude où elle se mon-
trait le plus souvent. Le prêtre, qui
était un homme très- raisonnable,
d'un coup-d'œil fort exercé, remar-
qua bientôt à ses discours qu'elle
était folle. Il réussit à gagner sa con-
iiance , et quelque peu de suite qu'elle
mit dans tout ce qu'elle lui apprit de
sa position dans le monde, de sa vie
et de ses relations , il parvint cepen-
dant à obtenir d'elle quelques rensei-
gricmens. Elle promit de revenir le
264 CONTES NOCTURNES.
trouver à cette même place , et tint
parole. Enfin , après plusieurs entre-
vues semblables, elle consentit à le
suivre à Tœplitz où il la plaça dans
une maison recommandable.
Le prêtre avait jugé , d'après ses
discours, qu'elle appartenait à une
famille distinguée, et il ne s'était pas
trompé , car le jeune comte Bogislas
de F. , étant venu passer quelque temps
à Tœplitz , déclara , après l'avoir en-
tretenue , qu'elle était parente de sa
famille , et que comme elle se trou-
vait très-heureuse dans sa demeure
actuelle , il lui assignait une pension
pour y demeurer.
Mon voisin termina son récit en
m'engageant à aller voir cette folle
qui, disait- il, était très -douce et
agréable.
J'y suis allé aujourd'hui même ,
après midi.
LES BRIGANDS. 2 65
Les gens de la maison paraissaient
être instruits d'avance de ma visite :
ils me dirent que la comtesse allait
revenir de sa promenade. En effet
entra bientôt cette dame dans le
même costume qu'elle portait lors-
qu'elle m'apparut sur la montagne.
Elle me salua avec une aisance par-
faite , me pria de m'asseoir comme
si ma visite lui plaisait , et sans laisser
voir la moindre trace d'aliénation
mentale, elle me parla de choses in-
différentes jusqu'au moment où, mal-
gré moi, et je ne sais comment, je
cherchai à obtenir d'elle des rensei-
gnemens de sa famille.
Elle fixa son regard sur moi , et
me dit d'un ton qui annonçait la plus
grande confiance :
— Comment, monsieur, ne me
comiaissez-vous pas ? Ne vous sou-
vient-il pas de m'avoJr déjà rcncon-
XVI 23
266 CONTES NOCTURNES.
trée au milieu des effrayans replis
d'un affreux mystère qui faillit alors
vous enlacer ; avez-vous oublié les
émotions que vous occasiona Thor-
rible destinée qui s'acharnait sur
moi ? Oui, je suis cette malheu-
reuse Amélie, comtesse de Moor :
mais c'est un infâme mensonge de
dire que mon Charles m'a tuée. Il
n'en fit que semblant pour satis-
faire sa troupe. Ce n'était qu'un
glaive de théâtre qu'il appuya sur
mon sein.
La comtesse prononça ces derniè-
res paroles avec vivacité et presqu'en
riant , puis elle continua d'un ton
plus sérieux :
— Schweizer etKosinski, ces deux
nobles amis,m'ont sauvée, Yous voyez,
monsieur, que je vis, et il n'y a point
de vie sans espérance. L'empereur
fera grâce au comte Charles Moor ; il
LES BRIGANDS. 267
n'ose le faire avant que le comte Franz
soit mort. Mais celui-ci a trois
vies : il est déjà mort deux fois ; moi-
même , (et, en disant ces mots, la
comtesse baissa la voix ) moi-même
je l'ai une fois tué de ma propre
main.
Maintenant il en est à sa troisième
vie, celle-ci une fois terminée vio-
lemment, comme cela arrivera bien-
tôt, tout ira bien. Charles reviendra ,
il recevra l'héritage dont on l'a dé-
pouillé , et ma vie ne sera plus
tourmentée.
Lorsque mon oncle mourut , je lui
touchai Tœil gauche de cette main
qui a tué son iils ; cet œil demeura
ouvert , et jamais on ne put parve-
nir à le fermer ; il me regarde encore
souvent avec cet œil gauche La
comtesse tomba dans une profonde
méditation; puis tout à coup, le feu
268 CONTES NOCTURNES.
de l'aliénation brilla dans ses regards,
et elle s'ëcria :
— Me trouvez-vous jolie ? Pouvez-
vous m'aimer? Oh ! je recompense-
rai richement votre amour. Enlevez-
moi à l'objet de ma haine. Sauvez-
moi , ô sauvez-moi !
La comtesse voulut se jeter entre
mes bras , mais l'hôte se précipitant
sur elle la retint , en lui disant :
— Nobl e comtesse, noble comtesse î
le voici, il est temps ;.... il faut partir^
— Tu as raison , bon Daniel , ré-
pondit-^elle, tu as bien raison, allons,
partons; et, sortant de la salle, elle
rentra dans sa chambre.
Je tremblais comme saisi d'un ac-
cès de fièvre, des paroles entrecou-
pées s'échappaient de mes lèvres. —
Vous êtes effrayé , monsieur, me dit
l'hôte en riant , mais vous n'avez
absolument rien à craindre. Quand
LES BRIGANDS. 269
eile crie ainsi: Sauvez-moi! sauvez-
moi ! mes paroles suffisent pour ar-
rêter sa colère ; elle court empa-
queter ses bijoux, puis bouleverse
toute sa chambre, jusqu'à ce qu'elle
tombe dans un profond 'lommeil
dont elle se réveille tranquille et
calme. —
En rentrant chez moi , j'ai trouvé
ta lettre!....
O Hartmann! mon tendre ami,
nous nous trouvions au milieu des
brigands de Schiller , disais-tu jadis,
et cette pensée que nous oubliâmes
bientôt comme une folie , mit en
mouvement l'effroyable catastrophe
qui détruisit pour jamais mon bien-
<?tre , et m'ébranla jusque dans mes
forces les plus intimes.
Adieu.
270 CONTES NOCTURNES.
Lorsque Hartmann revit son ami
à Berlin , il le trouva , à la vëritë ,
rétabli du malaise physique qui me-
naçait sa santé ; mais encore main-
tenant , lorsque le soir réunit les
deux amis auprès d'un feu bienfai-
sant , ils ne peuvent penser sans fré-
mir à cette sanglante tragédie , dont
le premier acte se passa devant eux
en Bohême.
FIN,