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Full text of "Oeuvres de Fenelon, Archevèque de Cambrai : précédées de son Histoire Littéraire"

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^^^  '^'V . 


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OEUVRES 


COMPLETES 


DE  FËNELON. 


TOME    VI. 


— oi     tUJLE.  —  IMPRIMERIE  DE  l.  LEFORT.      )«■ 


2 


OEUVRES 


COMPLÈTES 


DE  FÉNELON 


ARCHEVÊQUE     DE    CAMBRAI 


TOME  SIXIÈME. 


PARI  M, 

J.  LEUOLX  ET  JOLBY,  LIBKAIKES .        i        (;  A  l  M  E  F  R  È  II  E  S,  L I H  II  A  I  U  E  S 

Rue  des  Giando-Auijusliiife,  9.  \  llui>  rassiile,  X. 

L.IL.L.E.     1..   LEFOrn,     IM  PHI  M  El  P.  -  Ll  HK  A  I  H  K 
BE)l»A.^ÇO.\ .    ULTIiË.MN-CilALA.VDKE  FILS 

1850. 


) 


ŒUVRES  DE  FÉNELON. 


SUITE  DE  LA  SECONDE  CLASSE. 


OUVRAGES  DE  MORALE  ET  DE  SPIRITUALITE. 


■>Mt-rtfttTis$ttttti*ttr*tttttf*ft*t*t**^t'ft*trrtTftft^tft*ttttt*trittsttijt*ttt*ttt*Mxiftt*titt*s*tfs*t*ttt*t***t*t't't*»** 


MANUCL  DE  PIÉTÉ. 


DE  LA  PRIÈRE. 


JUSTE  IDEE  DE  LA  PRIÈRE. 


La  bonne  prière  n'est  autre  chose  que  l'a- 
mour de  Dieu.  La  multitude  des  paroles  '  que 
nous  prononçons  sont  inutiles  à  l'égard  de 
Dieu  ;  car  il  connoît,  sans  avoir  besoin  de  nos 
paroles ,  le  fond  de  nos  sentimens.  La  véri- 
table demande  est  donc  celle  du  cœur ,  et  le 
cœur  ne  demande  que  par  ses  désirs  ".  Celui 
qui  ne  désire  pas  du  fond  du  cœur  fait  une 
prière  trompeuse.  Quand  il  passeroit  des  jour- 
nées entières  à  réciter  des  prières,  ou  à  méditer, 
ou  à  s'excitera  des  sentimens  pieux,  il  ne  prie 
point  véritablement,  s'il  ne  désire  pas  ce  qu'il 
demande. 

0  qu'il  y  a  peu  de  gens  qui  prient  !  car  où 
sont  ceux  qui  désirent  les  véritables  biens  ?  Ces 
biens  sont  les  croix  extérieures  et  intérieures  , 
l'humiliation  ,  le  renoncement  à  sa  propre  vo- 
lonté ,  la  mort  à  soi-même  ,  le  règne  de  Dieu  ^ 
sur  les  ruines  de  l'amour-propre.  Ne  point 
désirer  ces  choses  ,  c'est  ne  prier  point  :  pour 
prier ,  il  faut  les  désirer  sérieusement ,  effecti- 
vement, constamment ,  et  par  rapport  à  tout  le 

'  Orantfs....    nolite    inullum    loqui;...    stit    oiiini    Palor 
Tester  quid   opus   sil  vobis,  antequam    pelalis   i-uin.  Matth, 
VI.  8  et  9.  —  ^  Charitas  ipsa  geniil,  ipsa  oral.  S.Aïuj.  Ta 
cebis,  si  aniare  tlcstileris.  M.  — "'Matth.  vi.  10, 


détail  de  la  vie  -,  autrement  la  prière  n'est 
qu'une  illusion  semblable  à  un  beau  songe,  où 
un  malheureux  se  réjouit ,  croyant  posséder 
une  félicité  qui  est  bien  loin  de  lui.  Hélas! 
combien  d'ames  pleines  d'elles-mêmes ,  et  d'un 
désir  imaginaire  de  perfection  au  milieu  de 
foules  leurs  imperfections  volontaires,  qui  n'ont 
jamais  prié  de  cette  véritable  prière  du  cœur  ! 
Voilà  le  principe  sur  lequel  saint  Augustin  di- 
soit  :  «  Qui  aime  peu,  prie  peu  ;  qui  aimebeau- 
»  coup,  prie  beaucoup.  » 

PRItlRE     CONTINUELLE. 

Au  contraire  ,  on  ne  cesse  point  de  prier 
quand  on  ne  cesse  jamais  d'avoir  le  vrai  amour 
et  le  vrai  désir  dans  le  cœur.  L'amour  caché 
au  fond  de  l'ame  prie  sans  relâche ,  lors  même 
que  l'esprit  ne  peut  être  dans  une  actuelle  at- 
tention :  Dieu  ne  cesse  de  regarder  dans  cette 
ame  le  désir  qu'il  y  forme  lui-même  ,  et  dont 
elle  ne  s'aperçoit  pas  toujours.  Ce  désir  en  dis- 
position touche  le  cœur  de  Dieu  :  c'est  une  voix 
secrète  qui  attire  sans  cesse  ses  miséricordes; 
c'est  cet  Esprit,  qui,  comme  dit  saint  Paul  ' , 
prie  en  nous  par  des  gémissemens  ineffables  :  il 
aide  notre  foiblesse. 

Cet  amour  sollicite  Dieu  de  nous  donner  ce 
qui  nous  manque ,  et  d'avoir  moins  d'égard  à 
notre  fragilité  qu'à  la  sincérité  de  nos  inteu- 

'  Ipse  Spiritus  postulat  pro  iiobis  gcniilibus  ineiiarrabili- 
bus  :  adjuval  ii.rinnil;'.li'in  imslrani,  Rom,  viii.  26. 


MANUKT,  DE  PIÉTÉ. 


tions.  Cet  amour  efface  incme  nos  fautes  légères, 
et  nous  purilie  comme  un  feu  consumant  ;  // 
demande  en  nous  et  pour  nous  ce  qui  est  selon 
Dieu  ^  :  car  ne  sachant  pas  ce  qu'il  faut  de- 
mander ,  nous  demanderions  souvent  ce  qui 
nous  seroit  nuisible.  Nous  demanderions  cer- 
taines faveurs,  certains  goijts  sensibles  et  cer- 
taines perfections  apparentes  ,  qui  ne  servi- 
roient  qu'à  nourrir  en  nous  la  vie  naturelle  et 
la  confiance  en  nos  propres  forces,  au  lieu  que 
cet  amour,  en  nous  aveuglant ,  en  nous  livrant 
à  toutes  les  opérations  de  la  grâce;  en  nous  met- 
tant dans  un  état  d'abandon  pour  tout  ce  que 
Dieu  voudra  faire  en  nous,  nous  dispose  à  tous 
les  desseins  secrets  de  Dieu. 

Alors  nous  voulons  tout  ,  et  nous  ne  vou- 
lons rien.  Ce  que  Dieu  voudra  nous  donner  est 
précisément  ce  que  nous  aurons  voulu  :  car 
nous  voulons  tout  ce  qu'il  veut,  et  nous  ne  vou- 
lons que  ce  qu'il  voudra.  Ainsi  cet  état  con- 
fient toute  prière.  C'est  une  préparation  du 
cœur  qui  embrasse  tout  désir.  L'Esprit  de- 
mande en  )ious  '  ce  que  l'Esprit  lui-même  veut 
nous  donner.  Lors  même  qu'ouest  occupé  au 
dehors,  et  que  les  engagemens  de  pure  provi- 
dence nous  font  sentir  une  distraction  inévitable, 
nous  portons  toujours  au  dedans  de  nous  un  feu 
qui  ne  s'éteint  ponif  ,  et  qui  au  contraire  nour- 
rit une  prière  secrète  ,  et  qui  est  comme  une 
lampe  sans  cesse  allumée  devant  le  trône  de 
Dieu.  Si  nous  dormons  notre  cœur  veille  ^. 
Bienhevreux  ceux  que  le  Seigneur  trouvera 
veillans  ^ 

DEUX  CHOSES  CONSERVENT  l'eSPHIT  DE  PRIERE. 

Pour  conserver  cet  esprit  de  prière  qui  doit 
nous  unir  à  Dieu,  il  faut  faire  deux  choses  prin- 
cipales: l'une  est  de  le  nourrir;  l'autre  d'éviter 
ce  qui  pourroit  nous  le  faire  perdre. 

Ce  qui  peut  le  nourrir,  c'est  I"  la  lecture  ré- 
glée ;  2"  l'oraison  actuelle  en  certains  temps; 
3°  l'usage  des  sacremens  proportionné  à  son 
état  ;  i"  les  retraites,  quand  on  sent  qu'on  en  a 
besoin,  ou  qu'elles  sont  conseillées  par  les  gens 
expérimentés  que  l'on  consulte  :  o°  enfin  le  re- 
cueillement fréquent  dans  la  journée. 

Ce  qui  fait  perdre  l'esprit  de  prière  doit  nous 
remplir  de  crainte  ,  et  nous  tenir  dans  une 
exacte  précaution.  Ainsi  il  faut  fuir  1°  les  com- 
pagnies profanes  qui  dissipent  trop,  2"  les  plai- 
sirs qui  émeuvent  les  passions ,  3"  tout  ce  qui 

^  Rom.  vm.  27  —  '  Ibhl.  27.  —  *  Ego  ilorniio,  et  cor 
nieum  vigilat.  Cant.  v.  2.  —  *  Beati  servi  illi,  quos  cum 
vencrif  Domiiius  ,  inveucrit  vigilanl'-s.  Lur.^W.  37. 


réveille  le  goiil  du  monde  ,  et  les  anciennes  in- 
clinations qui  nous  ont  été'funestes.  Le  détail 
de  ces  deux  choses  est  infini ,  et  on  ne  peut  le 
marquer  ici  en  général,  parce  que  chaque  per- 
sonne a  ses  besoins  particuliers. 

1.    DES  LEOTCRES. 

Pour  nournr  cet  esprit  de  prière,  il  faut 
choisir  des  lectures  qui  nous  instruisent  de  nos 
devoirs  et  de  nos  défauts  ;  qui  ,  en  nous  mon- 
trant la  grandeur  de  Dieu,  nous  enseignent  ce 
que  nous  lui  devons ,  et  nous  découvrent  com- 
bien nous  manquons  à  l'accomplir:  car  il  n'est 
pas  question  de  faire  des  lectures  stériles  ,  où 
notre  cœur  s'épanche  et  s'attendrisse  comme 
à  un  spectacle  louchant  ;  il  faut  que  \' arbre 
porte  des  fruits  ' ,  et  on  ne  peut  croire  que  la 
racine  est  vive  qu'autant  qu'elle  le  montre  par 
sa  fécondité. 

Le  premier  ell'et  du  ^incère  amour  ,  c'est  de 
désirer  de  reconnoître  tout  ce  qu'on  doit  faire 
pour  contenter  le  bîen-aimé  de  notre  cœur  : 
faire  autrement,  c'est  s'aimer  soi-même  sous  le 
prétexte  de  l'amour  de  Dieu  ;  c'est  chercher  en 
lui  une  vaine  et  trompeuse  consolation  ;  c'est 
vouloir  faire  servir  Dieu  à  son  propre  plaisir, 
et  non  se  sacrifier  à  sa  gloire.  A  Dieu  ne  plaise 
que  ses  enfans  l'aiment  ainsi  !  Quoi  qu'il  en 
coûte,  il  faut  reconnoître  et  pratiquer  sans  ré- 
serve tout  ce  qu'il  demande  de  nous. 

H.   DE  l'oraison  ET  DE  LA  MEDITATION. 

Pour  l'oraison  ,  elle  dépend  du  loisir ,  de  la 

disposition  et  de  l'attrait  de  chaque  personne. 
La  méditation  n'est  pas  l'oraison,  mais  elle  en 
est  le  fondement  essentiel  -.  On  ne  peut  appro- 
cher de  Dieu  ,  vérité  suprême  ,  qu'autant 
qu'on  est  rempli  des  vérités  qu'il  nous  a  révé- 
lées. Il  faut  donc  connoîlre  à  fond ,  non-seule- 
ment tous  les  mystères  de  Jésus-Christ  et  toutes 
les  vérités  de  son  Evangile,  mais  encore  tout 
ce  que  ces  vérités  doivent  imprimer  personnel- 
lement en  nous  pour  nous  régénérer;  il  faut 
que  ces  vérités  nous  pénètrent  longtemps  , 
comme  la  teinture  s'imbibe  peu  à  peu  dans  la 
laine  que  l'on  veut  feindre.  Il  faut  que  ces  vé- 
rités nous  deviennent  familières ,  en  sorte  qu'à 
force  de  les  voir  de  près  et  à  toute  heure  ,  nous 
soyons  accoutumés  à  ne  juger  plus  de  rien  que 
par  elles  ;  qu'elles  soient  notre  unique  lu- 

•  Omnis  arhor   boua  IVuctus  bonos  fatit.  Matth.  vu.  17. 
—  -  In  nieditatione  mea   e\ardescet    igiiis.    Ps,   xxxtiii.  4. 


c 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


mièrè  pour  juger  daus  la  pratique  .  comme 
les  rayons  du  soleil  sont  notre  unique  lumière 
pour  apercevoir  la  ligure  et  la  couleur  de  tous 
les  corps. 

Quand  ces  vérités  se  sont  ,  pour  ainsi  dire  , 
incorporées  de  la  sorte  en  nous  ,  c'est  alors  que 
notre  raison  commence  à  être  réelle  et  fruc- 
tueuse :  jusque-là  ce  n'en  étoit  que  Tombre  ; 
nous  pensions  voir  à  fond  ces  vérités ,  et  nous 
n'en  touchions  quel'écorce  grossière.  Tous  nos 
sentimens  les  plus  tendres  et  les  plus  vifs  , 
toutes  nos  résolutions  les  plus  fermes  ,  toutes 
nos  vues  les  plus  claires  et  les  plus  distinctes 
n'étoient  encore  qu'un  germe  vil  et  informe  de 
ce  que  Dieu  développe  en  nous.  Quand  cette 
lumière  commence  à  rlous  éclairer  .  alors  on 
voit  dans  la  vraie  lumière  de  Dieu:  alors  il  n'y 
a  aucune  vérité  à  laquelle  on  n'acquiesce  daus 
le  moment,  comme  on  n'a  pas  besoin  de  rai- 
sonner pour  reconnoître  la  splendeur  du  so- 
leil ,  dès  le  moment  qu'il  se  lève  et  frappe  nos 
yeux.  Il  faut  donc  que  noti-e  union  à  Dieu  dans 
l'oraison  soit  toujours  fondée  sur  la  méditation 
exacte  des  vérités  évangéliques;  car  c'est  uni- 
quement par  la  fidélité  à  suivre  toutes  ses  vo- 
lontés, qu'on  peut  juger  de  notre  amour  pour 
lui. 

Il  faut  même  que  cette  méditation  devienne 
chaque  jour  de  plus  en  plus  profonde  et  in- 
time. Je  dh  profonde ,  parce  que  ,  quand  nous 
méditons  ces  vérités  humblement,  nous  enfon- 
çons de  plus  en  plus  pour  y  découvrir  de  nou- 
veaux trésors  :  j'ajoute  intime  ,  parce  que  , 
comme  nous  creusons  de  plus  en  plus  pour  en- 
trer dans  ces  vérités  '  ,  ces  vérités  creusent  de 
plus  eu  plus  pour  entrer  jusque  dans  la  subs- 
tance de  notre  ame  -.  Alors  un  seul  mot  tout 
simple  entre  plus  avant  que  des  discours  en- 
tiers. Les  mêmes  choses  qu'on  avoit  cent 
fois  entendues  froidement  et  sans  aucun  fruit, 
nourrissent  l'anie  d'une  manne  cachée  ,  et  qui 
a  des  goûts  infinis  pendant  plusieurs  jours. 
Mais  enfin  il  ne  faut  pas  cesser  de  se  nourrir 
de  certaines  vérités  dont  nous  avons  été  tou- 
chés, tandis  qu'il  leur  reste  encore  quelque 
suc  pour  nous  ;  tandis  qu'elles  ont  encore 
quelque  chose  à  nous  donner,  c'est  un  signe 
certain  que  nous  avons  besoin  de  recevoir 
d'elles .  elles  nous  nourrissent  même  souvent 
sans  aucune  instruction  précise  et  distincte  ; 
c'est  un  je  ne  sais  quoi  qui  opère  plus  que  tous 
lesraisonnemens.  On  voit  une  vérité,  on  l'aime, 


*  Si  vos  inaiiserKis  in  strinone   nico.  Joan.  vm.  82.  — 
-  Si vorba  iiu-a  in  >obis  maiisi'riul.  Jvan.  \\.  7. 


on  s'y  repose  ;  elle  forfifiele  cœur  *  ;  elle  nous 
détache  de  nous-mêmes  :  il  y  faut  demeurer 
en  paix  tout  aussi  long-temps  qu'on  le  peut. 

.manù:rf.  [ir.  méditer. 

Four  la  manière  de  méditer,  elle  ne  doit  être 
ni  subtile  ,  ni  pleine  de  grands  raisonnemens  ; 
il  ne  faut  que  des  réllexions  simples,  naturelles, 
tirées  immédiatement  du  sujet  qu'on  médite. 
Il  faut  méditer  peu  de  vérités  ,  et  les  méditer 
à  loisir  .  sans  elVort  .  sans  chercher  des  pensées 
extraordinaires. 

On  ne  doit  considérer  aucune  vérité  que 
par  rapport  à  la  pratique.  Se  remplir  d'une 
vérité  sans  prendre  toutes  les  mesures  néces- 
saires pour  la  suivre  fidèlement,  quoiqu'il  en 
coûte,  c'est  vouloir  retenir,  comme  dit  saint 
Paul  - ,  la  vérité  dans  l'injustice  :  c'est  résister 
à  cette  vérité  imprimée  en  nous  ,  et  par  con- 
séquent au  Saint-Esprit '.  C'est  le  plus  terrible 
de  tous  les  péchés. 

AVIS  SUR    LES  MÉTHODES  DE  MEDITER. 

Pour  la  méthode  de  méditer ,  on  doit  la  faire 
dépendre  de  l'expérience  qu'on  a  là-dessus. 
Ceux  qui  se  trouvent  bien  d'une  méthode  exacte 
ne  doivent  point  s'en  écarter:  ceux  qui  ne 
l»euvent  s'y  assujétir  doivent  respecter  ce 
qui  sert  utilement  à  tant  d'autres  ,  et  que  tant 
de  personnes  pieuses  et  expérimentées  ont  tant 
recommandé.  Mais  enfin  les  méthodes  sont 
faites  pour  aider ,  et  non  pour  embarrasser  ; 
quand  elles  n'aident  point  ,  et  qu'elles  embar- 
rassent, il  faut  les(}uittcr. 

La  plus  naturelle  dans  les  coinmencemens 
est  de  prendre  un  livre,  qu'on  quitte  quand  on 
se  sent  recueilli  par  l'endroit  qu'on  vient  de 
lire,  etqu'on  reprend  quaud  cet  endroit  ne  four- 
nit plus  rien  pour  se  nourrir  intérieurement. 
En  général  ,  il  est  certain  que  les  vérités  que 
nous  goûtons  davantage,  et  qui  nous  donnent 
une  certaine  lumière  pratique  pour  les  choses 
que  nous  avons  à  sacritier  à  Dieu  ,  sont  celles 
où  Dieu  nn!is  niarciue  un  attrait  de  grâce  qu'il 
faut  suivre  sans  hésiter.  L Es [jrit  souffle  oh  il 
veut  '•;  ov  il  est,  là  est  aussi  la  liberté  ^ 

Dans  la  suite  on  diminue  peu  à  peu  en  ré- 
llexions et  en  raisonnemens  ;  les  sentimens  af- 
fectueux .  les  vues  touchantes  ,  les  désirs  aug- 


'  El  U'ecni  liiani  in  nu-ilio  loniis  im-i.  Ps.  xxxix  i).  — 
-  Rf/m.  I.  18.  —  ^  --ici.  VII.  :>.  —  *  Siiirilus  ul)i  vnll  spi- 
ral. Joan.    m.   R.  —  '^  Ul>i    Spiiilus  Doiiiini.    ibi  liborUs. 

;/  Ce.-.  11'.  iT. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


mentent  :  c'est  qu'on  est  assez  instruit  et  con- 
vaincu par  l'esprit.  Le  cœur  goûte,  se  nourrit, 
s'échauffe,  s'enflamme;  il  ne  faut  qu'un  mot 
pour  occuper  long-temps.  Enfin  l'oraison  va  tou- 
jours croissant  par  des  vues  plus  simples  et  plus 
fixes  ,  en  sorte  qu'on  n'a  plus  besoin  d'une  si 
grande  multitude  d'objets  el  de  considérations. 
On  est  avec  Dieu  comme  avec  un  ami.  D'abord 
on  a  mille  choses  à  dire  à  son  ami,  et  mille  à  lui 
demander  ;  mais ,  dans  la  suite,  ce  détail  de 
conversation  s'épuise  ,  sans  que  le  plaisir  du 
commerce  puisse  s'épuiser.  On  a  tout  dit;  mais, 
sans  se  parler,  on  prend  plaisir  à  être  ensemble, 
à  se  voir,  à  sentir  qu'on  est  l'un  auprès  de  l'au- 
tre, à  se  reposer  dans  le  goût  d'une  douce  et 
pure  amitié  :  on  se  tait  ;  mais ,  dans  ce  silence  , 
on  s'entend  ;  on  sait  qu'on  est  d'accord  en  tout , 
et  que  les  deux  cœurs  n'en  font  qu'un  ;  l'un 
se  verse  sans  cesse  dans  l'autre. 

C'est  ainsi  que,  dans  l'oraison,  le  commerce 
avec  Dieu  parvient  à  une  union  simple  et  fa- 
milière qui  est  au-delà  de  tout  discours.  Mais 
il  faut  que  Dieu  fasse  uniquement  par  lui-même 
cette  sorte  d'oraison  en  nous  ,  et  rien  ne  seroit 
ni  plus  téméraire  ni  plus  dangereux  que  d'oser 
s'y  introduire  soi-même.  Il  faut  se  laisser  con- 
duire pas  à  pas  par  quelque  personne  qui 
connoisse  les  voies  de  Dieu  ,  et  qui  pose 
long-temps  les  fondemens  inébranlables  d'une 
exacte  instruction  et  d'une  entière  mort  à 
soi-même  dans  tout  ce  qui  regarde  les  mœurs. 

ni.   DE  l'usage  des  sacremens. 

Pour  les  retraites  et  la  fréquentation  des  sa- 
cremens,  il  faut  se  régler  par  les  avis  de  la  per- 
sonne en  qui  on  prend  confiance.  11  faut  avoir 
égard  à  ses  besoins,  à  l'effet  que  la  comnmnion 
produit  en  nous,  et  à  beaucoup  d'autres  cir- 
constances propres  à  chaque  personne. 

IV.   DES  RETRAITES. 

Les  retraites  dépendent  du  loisir  et  du  besoin 
où  l'on  se  trouve.  Je  dis  du  besoin  ,  parce  qu'il 
faut  être  sur  la  nourriture  de  l'ame  comme  sur 
celle  du  corps  :  quand  on  ne  peut  supporter  un 
travail  sans  une  certaine  nourriture  ,  il  faut  la 
prendre  ;  auti-ement  on  s'expose  à  tomber  en 
défaillance.  J'ajoute  le  loisir,  parce  que,  ex- 
cepté ce  besoin  absolu  de  nourriture  dont  nous 
venons  de  parler ,  il  faut  remplir  ses  devoirs 
plutôt  que  de  suivre  son  goût  de  ferveur.  Un 
homme  qui  se  doit  au  public,  et  qui  passeroit  le 
temps  destiné  à  ses  fonctions  à  méditer  dans  la 


retraite,  manqueroit  à  Dieu  en  s' imaginant 
s'unir  à  lui.  La  véritable  union  à  Dieu  est  de 
faire  sa  volonté  sans  relâche,  et  malgré  tous  les 
dégoûts  naturels ,  dans  tous  les  devoirs  les  plus 
ennuyeux  et  les  plus  pénibles  de  son  état. 

V.   DU  RKCUEILLEMEXT  ET   DU  CHOIX    DES  COMPAGNIES. 

Pour  les  précautions  contre  la  dissipafion,  les 
voici  en  gros  :  c'est  de  fuir  tous  les  commerces 
de  suite  et  de  confiance  avec  des  gens  dans  des 
maximes  contraires  à  la  piété,  et  surtout  quand 
ces  maximes  contagieuses  nous  ont  autrefois  sé- 
duits. Elles  rouvriront  encore  facilement  nos 
plaies  ;  elles  ont  même  une  intelligence  secrète 
au  fond  de  notre  cœur  ;  nous  y  avons  un  con- 
seiller doux  et  flatteur  toujours  prêt  à  nous  aveu- 
gler et  à  nous  trahir. 

Voulez-vous  ,  dit  le  Saint-Esprit  '  ,  juger 
d'un  homme?  observez  quels  sont  ses  amis. 
Comment  celui  qui  aime  Dieu  ,  et  qui  ne  veut 
plus  rien  aimer  que  pour  lui,  auroit-il  pour 
amis  intimes  ceuxqui  n'aiment  ni  ne  connoissent 
point  Dieu,  et  qui  regardent  son  amour  comme 
une  foiblesse  ?  Un  cœur  plein  de  Dieu  ,  et  qui 
sent  sa  propre  fragilité,  peut-il  jamais  être  en 
repos  et  à  son  aise  avec  des  gens  qui  ne  pensent 
sur  rien  comme  lui ,  et  qui  sont  à  tout  moment 
en  état  de  lui  ravir  tout  son  trésor  ?  Le  goût  de 
telles  gens  et  le  goût  que  donne  la  foi  sont  in- 
compatibles. 

Je  sais  bien  qu'on  ne  peut  et  qu'on  ne  doit  pas 
même  rompre  avec  certains  amis  auxquels  on 
s'est  lié  par  l'estime  de  leur  probité,  par  leurs 
services,  par  l'engagement  d'une  sincère  amitié, 
ou  enfin  par  la  bienséance  d'un  commerce  hon- 
nête. On  pique  jusqu'au  vif,  d'une  manière 
dangereuse,  les  amis  auxquels  on  ôte  sans  me- 
sure une  certaine  familiarité  et  une  confiance 
dont  ils  sont  en  possession  ;  mais  ,  sans  rompre 
et  sans  déclarer  son  refroidissement,  on  peut 
trouver  des  manières  douces  et  insensibles  de 
modérer  ce  commerce.  On  les  voit  en  particu- 
lier ,  on  les  disfingue  des  demi-amis,  ou  leur 
ouvre  son  cœur  sur  certaines  choses  où  la  pro- 
bitéetl'amitié  mondaine  suffisent  pour  les  mettre 
à  portée  de  donner  de  sages  conseils,  et  de  penser 
comme  nous ,  quoique  nous  pensions  les  mê- 
mes choses  qu'eux  par  des  motifs  plus  purs  et 
plus  relevés  ;  enfin ,  on  les  sert ,  et  on  con- 
tinue tous  les  soins  d'une  amitié  cordiale  sans 
livrer  son  cœur. 

Sans  cette  précaution  tout  est  en  péril  ;  et  si 

'    i:rr(i.    MU.  -20. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


on  ne  prend  courageusement,  dès  les  premiers 
jours,  le  dessus,  pour  se  rendre,  dans  sa  piété, 
libre  et  indépendant  de  ces  amis  profanes  ,  c'est 
une  piété  qui  menace  ruine  prochaine.  Si  un 
homme  qui  est  obsédé  par  de  tels  amis  est  d'un 
naturel  fragile,  et  si  ses  passions  sont  faciles  à 
enflammer .  il  est  certain  que  ces  amis  ,  même 
les  plus  sincères ,  le  rentraîneront.  Ils  sont ,  si 
vous  voulez,  bons,  honnêtes,  pleins  de  fidélité, 
et  de  tout  ce  qui  rend  l'amitié  parfaite  ;  n'im- 
porte ,  ils  sont  empestés  pour  lui  ;  plus  ils  sont 
aimables ,  plus  ils  sont  à  craindre.  Pour  ceux 
qui  n'ont  point  ces  qualités  estimables,  il  faut 
les  sacrifier  ;  trop  heureux  qu'un  tel  sacrifice, 
qui  doit  coûter  si  peu  ,  nous  vaille  une  sijreté 
si  précieuse  pour  notre  salut  éternel  ! 

CHOISIR  LES  HEIRES  POUR  VAQUER  A  DIEU. 

Outre  qu'il  faut  donc  choisir  avec  un  grand 
soin  les  personnes  que  nous  voyons ,  il  faut  en- 
core nous  réserver  les  heures  nécessaires  pour 
ne  voir  que  Dieu  dans  la  prière.  Les  gens  qui 
sont  dans  des  emplois  considérables  ont  tant  de 
devoirs  indispensables  à  remplir,  qu'il  ne  leur 
reste  guère  de  temps  pour  être  avec  Dieu  ,  à 
moins  qu'ils  ne  soient  bien  appliqués  à  ménager 
leur  temps.  Si  peu  qu'on  ait  do  pente  à  s'amu- 
ser, on  ne  trouve  plus  les  heures  destinées  ni 
pour  Dieu  ni  pour  le  prochain.  Il  faut  donc  tenir 
ferme  pour  se  faire  une  règle.  La  rigidité  à 
l'observer  semble  excessive;  mais  sans  elle  tout 
tombe  en  confusion  :  on  se  dissipe,  on  se  relâ- 
che, on  perd  ses  forces,  on  s'éloigne  insensi- 
blement de  Dieu  ,  on  se  livre  à  tous  ses  goûts  , 
et  on  ne  commence  à  s'apercevoir  de  l'égare- 
ment où  l'on  tombe  que  quand  on  y  est  déjà 
tombé  jusqu'à  n'oser  plus  espérer  d'en  pouvoir 
revenir. 

Prions ,  prions.  La  prière  est  notre  unique 
salut.  Béni  soit  le  Seigneur,  qui  n'a  retiré  de 
dessus  moi  ni  ma  prière  ni  sa  miséricorde  \ 
Pour  être  fidèle  à  prier,  il  faut  être  tidcle  à 
régler  toutes  les  occupations  de  sa  journée  avec 
une  fermeté  que  rien  n'ébranle  jamais. 


*  Benedictus  Ueus  ,    i[iii    non  aniovil  orationriu  iiio:in>    ri 
misericordiam  suini  .i  iii'\  /'.s   i.w.  id. 


PRÉCIS  DES  MOYENS 
POUR  ARRIVER  A  LA  PERFECTION. 

EXTRAITS 
DE    DEUX    LETTRES    DE    FENBLOK. 


l; 


["  Il  n'y  a  point  dame  qui  ne  dût  être  con- 
vaincue qu'elle  a  reçu  des  grâces  pour  la  con- 
vertir et  la  sanctifier,  si  elle  repassoit  dans  son 
cœur  toutes  les  miséricordes  qu'elle  a  reçues.  Il 
n'y  a  qu'à  admirer  et  à  louer  Dieu ,  en  se  mé- 
prisant et  se  confondant  soi-même.  Il  faut  con- 
clure de  ces  grandes  grâces  reçues ,  que  Dieu  est 
infiniment  libéral ,  et  que  nous  lui  sommes  hor- 
riblement infidèles. 

•2"  Il  faut  éviter  la  diL^sipalion  ,  non  par  une 
continuelle  contention  d'esprit  qui  casseroit  la 
tête ,  et  qui  en  useroit  les  ressorts ,  mais  par 
deux  moyens  simples  et  paisibles  :  l'un  est  de 
retrancher,  dans  les  aumsemens  journaliers  , 
toutes  les  sources  de  dissipation  qui  ne  sont  pas 
nécessaires  pour  relâcher  l'esprit  à  proportion 
du  vrai  besoin  ;  l'autre  est  de  revenir  doucement 
et  avec  patience  à  la  présence  de  Dieu ,  toutes 
les  fois  qu'on  s'aperçoit  de  l'avoir  perdue. 

3°  Il  n'est  point  nécessaire  de  mettre  toujours 
en  acte  formel  et  réfléchi  tous  les  exercices  de 
piété  :  il  suffit  d'y  avoir  l'altenlion  habituelle  et 
générale,  avec  l'intention  droite  et  sincère  de 
suivre  la  fin  qu'on  doit  s'y  proposer.  Les  dis- 
fractions véritablement  involontaires  ne  nuisent 
point  à  la  volonté  qui  ne  veut  y  avoir  aucune 
part;  c'est  la  tendance  réeUe  de  la  volonté  qui 
fait  l'essentiel. 

i"  Conservez  sans  scrupule  la  paix  simple 
que  vous  trouvez  dans  votre  droiture  ,  en  cher- 
rhant  Dieu  seul.  L'amour  de  Dieu  donne  une 
paix  sans  présom[)tion  :  l'amour-propre  donne 
un  trouble  sans  fruit.  Faites  chaque  chose  le 
moins  mal  que  vous  pourrez  pour  le  bien-aimé. 
Voyez  ce  qui  vous  manque  sans  vous  flatter  ni 
décourager;  puis  abandonnez  -  vous  à  Dieu, 
travaillant  de  bonne  foi.  sans  trouble,  à  vous 
corriger. 

5"  Plus  vous  serez  vide  de  vos  propres  biens 
et  de  vos  ressources  humaines  ,  plus  vous  trou- 


10 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


verez  une  lumière  et  une  force  intime ,  qui  vous 
soutiendront  au  besoin,  en  vous  laissant  tou- 
jours sentir  votre  foiblesse  ,  comme  si  vous 
alliez  tomber  à  chaque  pas.  Mais  n'attendez 
point  ce  secours  comme  un  bien  qui  vous  soit 
(lu  :  vous  mériteriez  de  le  perdre ,  si  vous  pré- 
sumiez de  l'avoir.  Il  faut  se  croire  indigne 
de  tout,  et  se  jeter  humblement  eutre  les  bras 
de  Dieu. 

6°  Quand  c'est  l'amour  qui  vous  attire,  lais- 
sez-vous à  l'amour;  mais  ne  comptez  point  sur 
ce  qu'il  peut  y  avoir  de  sensible  dans  cet  attrait, 
pour  vous  en  faire  un  appui  flatteur  :  ce  seroit 
tourner  le  don  de  Dieu  en  illusion.  Le  vrai 
amour  n'est  pas  toujours  celui  qu'on  sent  et 
qui  charme;  c'est  celui  qui  humilie  ,  qui  déta- 
che ,  qui  apefisse  l'anie,  qui  la  rend  simple, 
docile,  patiente  sous  les  croix,  et  prête  à  se  lais- 
ser corriger. 

IL 

1°  Marchez  dans  les  ténèbres  de  la  foi  et  danr, 
la  simplicité  évangélique  ,  sans  vous  arrêter,  ni 
au  goût,  ni  au  sentiment,  ni  aux  lumières  de 
la  raison,  ni  aux  dons  extraordinaires.  Conten- 
tez-vous de  croire ,  d'obéir,  de  mourir  à  vous- 
même  ,  selon  l'état  de  vie  où  Dieu  vous  a  mis. 
2°  Vous  ne  devez  point  vous  décourager  pour 
vos  distractions  involontaires  qui  ne  viennent 
que  de  vivacité  d'imagination  et  d'habitude  de 
penser  à  vos  affaires.  Il  suffit  que  vous  ne  don- 
niez point  lieu  à  ces  distractions  qui  arrivent 
pendant  l'oraison,  en  vous  donnant  une  dissi- 
pation volontaire  pendant  la  journée.  On  s'épan- 
che trop  quelquefois;  on  fait  même  des  bonnes 
œuvres  avec  trop  d'empressement  et  d'activité; 
on  suit  trop  ses  goùls  et  ses  consolations  :  Dieu 
en  punit  dans  l'oraison.  Il  faut  s'accoutumer  à 
agir  en  paix ,  et  avec  une  continuelle  dépen- 
dance de  l'esprit  de  grâce  ,  qui  est  un  esprit  de 
mort  à  toutes  les  œuvres  les  plus  secrètes  de 
l'amour-propre. 

3°  L'intention  habituelle  ,  qui  est  la  tendance 
du  fond  vers  Dieu  ,  suffit.  C'est  marcher  en  la 
présence  de  Dieu.  Les  événemens  ne  vous  Irou- 
veroient  pas  dans  celle  situation,  si  vous  n'y 
étiez  point.  Demeurez-y  en  paix,  et  ne  perdez 
point  ce  que  vous  avez  chez  vous,  pour  courir 
au  loin  après  ce  que  vous  ne  trouveriez  point. 
J'ajoute  qu'il  ne  faut  jamais  négliger,  par  dissi- 
pation, d'avoir  une  intention  plus  distincte: 
mais  l'intention  qui  n'est  pas  distincte  et  déve- 
loppée est  bonne. 

\°  La  paix  du  cœur  est  un  bon  signe ,  quand 


on  veut  d'ailleurs  de  bonne  foi  obéir  à  Dieu 
j)ar  amour,  avec  jalousie  contre  l'amour-propre. 

.5°  Profilez  de  vos  imperfections  pour  vous 
détacher  de  vous-même ,  et  pour  vous  attacher 
à  Dieu  seul.  Travaillez  à  acquérir  les  vertus, 
non  pour  y  chercher  une  dangereuse  complai- 
sance ,  mais  pour  faire  la  volonté  du  bien- 
aimé. 

6°  Demeurez  dans  votre  simplicité,  retran- 
chant les  retours  inquiels  sur  vous-même  ,  que 
l'amour-propre  fournit  sans  cesse  sous  de  beaux 
prétextes.  Ils  ne  feroient  que  troubler  votre 
paix  ,  et  que  vous  tendre  des  pièges.  Quand  on 
mène  une  vie  recueillie  ,  mortifiée  ,  et  de  dé- 
pendance, par  le  vrai  désir  d'aimer  Dieu,  la 
délicatesse  de  cet  amour  reproche  intérieure- 
ment tout  ce  ([ui  le  blesse:  il  faut  s'arrêter  tout 
court  dès  qu'on  sent  cette  blessure  et  ce  repro- 
che au  cœur.  Encore  une  fois ,  demeurez  en 
paix.  Je  prie  Dieu  tous  les  jours  à  l'autel  qu'il 
vous  maintienne  en  union  avec  lui ,  et  dans  la 
joie  de  son  Saint-Esprit. 


PRIÈRES  DU  MATIN. 


«  Venez  ,  réjouissons-nous  au  Seigneur.  C'est 
»  devant  Dieu  notre  Sauveur  que  notre  joie  doit 
»  éclater.  Présentons-nous  devant  sa  face  ;  ad- 
»  mirons  sa  grandeur,  et  chantons  ses  louanges; 
»  car  le  Seigneur  est  le  grand  Dieu  ,  le  grand 
»  roi  élevé  au-dessus  de  toute  puissance.  Il  n'a 
»  point  rejeté  son  peuple,  lui  qui  tient  dans  sa 
»  main  toute  l'étendue  de  l'univers ,  et  qui  voit 
»  les  fondemens  cachés  des  montagnes.  La  mer 
»  est  à  lui ,  c'est  lui  qui  l'a  faite  ;  ses  mains  ont 
»  fondé  la  terre.  Venez,  adorons-le  :  proster- 
B  nons-nous  à  ses  pieds;  pleurons  devant  le 
»  Seigneur.  C'est  lui  qui  nous  a  faits ,  c'est  lui- 
»  même  qui  est  notre  Seigneur  et  notre  Dieu  ; 
»  nous  sommes  son  peuple  et  son  troupeau  qu'il 
»  nourrit  dans  ses  pâturages.  Aujourd'hui ,  si 
»  vous  entendez  sa  voix ,  gardez-vous  bien  d'en- 
)>  durcir  vos  cœurs,  de  peur  de  l'irriter,  comme 
»  au  jour  où  le  peuple  le  tenta  dans  le  désert. 
»  C'est  là ,  dit-il ,  oh  vos  p??rs  )no)tt  (enté pour 
»  ni  éprouver,  et.  ils  virent  mes  œuvres.  Pendant 
))  quarante  (ins ,  je  me  suis  tenu  tout  auprès  rjp 
»  ce  peuple,  et  J'ai  dit  :  Leurs  cœurs  sont 
»  toujours  égarés;  ils  n'ont  point  connu  mes 
»  voies ,   selon    lesquelles  j'ai  juré ,   dans  ma 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


H 


ï>  colh'C ,  qu'ils  nenf revoient  point  flima   nxDi 
»  repos  ' .  » 

Hélas!  Seigneur,  f;uit-il  s'ctomu'i"  de  ce  (|ue 
nous  n'entrons  point  dans  cet  aimable  repos  de 
vos  enfans?  nous  avons  pérli«'  contre  toute  votre 
justice,  et  notre  péché  s'élève  toujours  contre 
nous.  La  foi  n'a  point  été  notre  lumière  ,  l'espé- 
rance n'a  point  été  notre  consolation ,  l'amour 
n'a  point  été  notre  vie.  Nous  avons  couru  après 
la  vanité  et  le  mensonge  ;  nos  paroles  ont  été 
fausses  et  malignes  ;  nos  actions  ont  été  sans 
règle;  nous  avons  vécu  comme  s'il  n'y  avoit 
point  une  autre  vie  après  celle-ci.  Chacun  n'a 
aimé  que  soi ,  au  lieu  de  ne  s'aimer  que  pour 
l'amour  de  vous.  Quelle  lâcheté!  quelle  ingra- 
titude !  quel  abus  de  la  patience  de  Dieu  et  du 
sang  de  Jésus-Christ  î 

Examinons  uotie  cousciencu,  et  écoutons  Oieii  au  fond  de 
notre  cœur,  pour  nous  connoilre  sans  nous  flatter. 

.Je  me  confesse  à  Dieu  tout-puissant ,  à  la 
bienheureuse  Vierge  Marie  ,  à  tous  les  anges , 
à  tous  les  saints  ,  et  à  vous ,  etc.,  parce  que  j'ai 
péché  par  ma  faute,  par  ma  faute  ,  par  ma  très- 
grande  faute.  C'est  pourquoi  je  prie  tous  les 
amis  de  Dieu,  du  ciel  et  de  la  terre,  d'in- 
tercéder pour  m'obtenir  la  rémission  de  toutes 
mes  fautes. 

0  Dieu  ,  j'ai  horreur  de  moi  ;  je  déteste  tous 
mes  péchés  pour  l'amour  de  vous,  et  parce  qu'ils 
vous  déplaisent.  U  beauté  si  ancienne  et  toujours 
nouvelle!  pourquoi  faut-il  que  je  commence  si 
tarda  vous  aimer?  Plutôt  mourir  que  de  vous 
offenser  le  reste  de  ma  vie.  Lavez-moi  dans  le 
sang  de  l'Agneau.  Fortilicz  mou  cœur  contre 
toutes  les  tentations  de  cette  journée.  Que  je 
marche  en  votre  présence;  que  j'agisse  dans  la 
dépendance  de  votre  Esprit. 

Notre  Père  qui  êtes  aux  cieux ,  que  votre  nom 
soit  sanctifié  :  que  votre  royaume  nous  arrive  ; 
que  votre  volonté  soit  faite  en  la  terre  comme 
au  ciel  ;  donnez-nous  aujourd'hui  notre  pain 
quotidien;  et  pardonnez  -  nous  nos  offenses 
comme  nous  pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont 
offensés  :  et  ne  nous  induisez  point  en  tentation; 
mais  délivrez-nous  du  mal.  Ainsi  soit-il. 

Je  vous  salue,  Marie,  pleine  de  grâce;  le 
Seigneur  est  avec  vous  ;  vous  êtes  bénie  entre 
toutes  les  femmes,  et  béni  est  le  fruit  de  votre 
ventre ,  Jésus.  Sainte  Marie ,  mère  de  Dieu  , 
priez  pour  nous  pécheurs  maintenant  et  h  l'heure 
de  notre  mort.  Ainsi  soit-il. 

'    Ps.  XCIV, 


Je  crois  en  Dieu  ,  le  Père  tout-puissant , 
créateur  du  ciel  et  de  la  terre;  et  en  Jésus- 
Christ  ,  son  tils  unique  ,  notre  Seigneur  ;  qui  a 
été  couru  du  Saint-Esprit,  né  de  la  Vierge 
Marie  ;  a  souffert  sous  Ponce  Pilate  ;  a  été  cru- 
cilié,  mort  et  enseveli;  est  descendu  aux  enfers; 
le  troisième  jour  est  ressuscité  d'entre  les  morts; 
est  monté  au  ciel  ;  est  assis  à  la  droite  de  Dieu  , 
le  Père  tout-puissant  :  de  là  viendra  juger  les 
vivans  et  les  morts.  Je  crois  au  Saint-Esprit  ; 
la  sainte  Eglise  catholi([ue,  la  communion  des 
saints  ,  la  rémission  des  péchés  ,  la  résurrection 
de  la  chair,  la  vie  éternelle.  Ainsi  soit-il. 

Ayez  pitié  de  nous,  Seigneur,  Père,  Fils, 
Saint-Esprit;  Dieu  unique  en  trois  personnes 
égales. 

Fils  de  Dieu  ,  splendeur  de  la  gloire  du 
Père ,  et  le  caractère  de  sa  substance ,  ayez  pitié 
de  nous. 

Fils  de  Dieu  ,  qui  portez  l'univers  par  votre 
parole  toute-puissante  ,  ayez  pitié  de  nous. 

Fils  de  Dieu  ,  sans  usurpation  égal  à  votre 
Père,  ayez  pitié  de  nous. 

Sagesse  éternelle  pour  (jui   la  création  de 
l'univers  n'a  été  qu'un  jeu ,  ayez  pitié  de  nous. 
Jésus,  l'attente  du  monde  ,  et  le  Désiré  des 
nations,  ayez  pitié  de  nous. 

.Jésus,  montré  de  loin  par  les  prophètes,  et 
annoncé  par  les  apôtres  jusqu'aux  extrémités  de 
la  terre,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  à  qui  le  Père  a  donné  pour  héritage 
toutes  les  nations  ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  commencement  et  fin  de  tout  ;  source 
de  nos  vertus ,  et  objet  de  nos  désirs  ,  ayez  pitié 
de  nous. 

Jésus,  sauveur  de  tous  les  hommes  ,  et  sur- 
tout des  fidèles ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  prince  de  paix,  et  Père  du  siècle  futur, 
ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  auteur  et  consommateur  de  notre  foi, 
ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  pontife  compatissant  à  nos  infirmités , 
mais  sans  tache,  et  plus  élevé  que  les  cieux  , 
ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  voie  qui  nous  mène  à  la  vérité,  vérité 
qui  nous  promet  la  vie,  vie  dont  nous  vivrons 
à  jamais  dans  le  sein  du  Père  ,  ayez  pitié  de 
nous. 

Jésus,  fontaine  d'eau  vive  qui  rejaillit  jusqu'à 
la  vie  éternelle  ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  eau  ])ure  qui  désaltère  à  jamais  les 
cœurs,  et  qui  éteint  tout  désir,  ayez  pitié  de  nous. 
Jésus ,  lumière  qui  illumine  tout  homme  ve- 
nant au  monde  .  ayez  pitié  de  nous. 


12 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


Jésus,  lumière  qui  se  lève  sur  les  peuples 
assis  dans  la  région  de  l'ombre  de  la  mort ,  ayez 
pitié  de  nous. 

Jésus,  pierre  angulaire  qui  porte  et  qui  unit 
tout  l'édifice  de  la  maison  de  Dieu  ,  ayez  pitié 
de  nous. 

Jésus,  dont  la  parole  est  notre  doctrine,  la 
vie  notre  modèle ,  et  la  grâce  notre  unique  res- 
source, ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  qui  enrichissez  les  honmies  du  trésor 
de  votre  pauvreté ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  Dieu  visible  et  familiarisé  avec  nous 
pour  nous  diviniser,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  notre  pain  quotidien  au-dessus  de  toute 
substance ,  ayez  pitié  de  nous, 

Jésus,  pain  descendu  du  ciel  pour  donner  la 
vie  au  monde  ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  véritable  manne  ,  qui  a  fous  les  goûts 
pour  un  cœur  pur,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  qui  n'aviez  pas  même  de  quoi  reposer 
votre  tête  ,  pendant  que  vous  nourrissiez  au  dé- 
sert tant  de  milliers  d'hommes  d'un  pain  mira- 
culeux ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  qui  guérissiez  toutes  les  langueurs  du 
corps  pour  préparer  la  guérison  des  plaies  de 
nos  âmes,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  qui  faisiez  voiries  aveugles,  entendre 
les  sourds,  marcher  les  boiteux,  et  qui  ressus- 
citiez les  morts  ,  pour  convertir  les  pécheurs , 
ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  homme  de  douleurs ,  rassasié  d'oppro- 
bres pour  nous  faire  entrer  dans  votre  gloire  , 
ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  qui  avez  attiré  tout  k  vous ,  après  que 
vous  avez  été  élevé  sur  la  croix ,  ayez  pitié  de 
nous. 

Jésus ,  dont  la  mort  nous  fait  mourir  au 
péché,  et  dont  la  résurrection  nous  fait  vivre  à 
la  grâce ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus,  monté  à  la  droite  du  Père,  pour  y 
élever  nos  cœurs ,  et  pour  transporter  notre 
conversation  au  ciel  ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  qui  avez  envoyé  votre  Esprit  de  vé- 
rité pour  conduire  tous  les  jours ,  jusqu'à  la 
consommation  du  siècle  ,  l'Eglise  votre  épouse 
sans  ride  et  sans  tache ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus  ,  qui  nous  avez  faits  vos  amis  ,  vos 
cnfans ,  vos  membres ,  pour  nous  faire  ré- 
gner avec  vous  sur  le  même  trône  ,  ayez  pitié 
de  nous. 

Jésus,  qui  nous  entr'ouvrez  déjà  les  portes 
de  la  céleste  Jérusalem  ,  où  Dieu  sera  lui-même 
son  temple,  et  où  nous  n'aurons  plus  d'autre 
soleil  que  vous ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus  ,  qui  nous  enivrerez  du  torrent  de  v*s 


délices  dès  que  nous  verrons  la  face  du  Père  au 
séjour  de  la  paix  ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  qui  nous  avez  acquis  par  votre  croix 
ce  royaume  céleste  où  vous  essuierez  les  larmes 
de  nos  yeux,  où  il  n'y  aura  plus  de  mort,  où 
les  douleurs  et  les  gémissemens  s'enfuiront  loin 
de  nous,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  courage  des  martyrs ,  et  patience  dés 
confesseurs ,  ayez  pitié  de  nous. 

Jésus ,  société  des  solitaires  au  désert ,  et 
science  des  docteurs  de  l'Église  .  ayez  pitié  de 
nous. 

Jésus  ,  époux  des  vierges  ,  couronne  des 
justes ,  et  pénitence  des  pécheurs  convertis , 
ayez  pitié  de  nous. 

Agneau  qui  effacez  les  péchés  du  monde,  ayez 
pitié  de  nous. 

Seigneur ,  après  nous  avoir  confondus  par  la 
vue  de  nos  misères  ,  consolez-nous  par  celle  de 
vos  miséricordes  :  faites  que  nous  commencions 
aujourd'hui  à  nous  corriger,  à  nous  détacher, 
à  fuir  les  faux  biens  qui  sont  pour  nous  de  véri- 
tables maux  ,  à  ne  croire  que  votre  vérité  ,  à 
nespérer  que  vos  promesses,  à  ne  vivre  que  de 
voire  amour.  Donnez,  et  nous  vous  rendrons  ; 
soutenez-nous  contre  notre  foiblesse.  0  jour 
précieux,  qui  sera  peut-être  le  dernier  d'une 
vie  si  courte  et  si  fragile!  0  heureux  jour, 
s'il  nous  avance  vers  celui  qui  n'aura  point  de 
fin  ! 

Saints  Anges ,  à  qui  nous  sommes  confiés , 
conduisez-nous ,  comme  par  la  main  ,  dans  la 
voie  de  Dieu  ,  de  peur  que  nos  pieds  ne  heur- 
tent contre  quelque  pierre. 

0  Dieu  ,  donnez  votre  amour  aux  vivans  ,  el 
votre  paix  aux  morts. 


PRIÈRES  DU  SOIR. 


«  Venez  ,  vous  tous  qui  servez  le  Seigneur , 
»  bénissez  maintenant  son  saint  nom.  Venez  , 
»  ô  vous  qui  demeurez  dans  la  maison  de  Dieu, 
»  et  qui  êtes  assemblés  autour  du  lieu  saint. 
»  Pendant  la  nuit,  levez  vos  mains  vers  le  sanc- 
»  tuaire ,  et  bénissez  le  Seigneur.  Que  le  Sei- 
»  gneur,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  répau- 
»  de  du  haut  de  Sion  sa  bénédiction  sur  vous 
»  tous  ' .  » 

■    Pi.  L\\\\\. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


i3 


Seigneur ,  ouvrez-nous  les  yeux ,  de  peur 
que  nous  ne  nous  endormions  dans  la  mort. 
Hélas!  cette  journée  n'a-l-elle  pas  été  vide  de 
bonnes  œuvres?  Elle  auroit  pu  nous  mériter 
l'éternité  ,  et  nous  l'avons  perdue  en  vains 
amusemens.  Peut-être  est-elle  la  dernière  d'une 
vie  indigne  de  toute  miséricorde.  0  homme  in- 
sensé !  peut-être  que  cette  nuit  Jésus-Christ 
viendraà  la  hâte  pour  te  redemander  cette  ame, 
qui  est  l'image  de  Dieu  tout-puissant,  toute  dé- 
figurée par  le  péché.  0  Seigneur,  faites  que, 
pendant  notre  sommeil  même  ,  votre  amour 
veille  pour  nous,  et  qu'il  fasse  la  garde  autour 
de  nqtre  cœur. 

Examinons  notre  cùnscience ,  comme  si  nous  étions  assurés 
d'aller  dans  ce  moment  paroitre  devant  Dieu. 

Je  suis  l'enfant  prodigue.  Je  me  suis  égaré 
dans  une  terre  étrangère  :  j'y  ai  perdu  tout  mon 
héritage  :  je  m'y  suis  nourri  comme  les  animaux 
les  plus  vils  et  les  plus  grossiers  :  me  voilà  af- 
famé et  mendiant.  Mais  je  sais  ce  que  je  ferai  ; 
je  retournerai  vers  mon  père,  et  je  lui  dii-ai  :  0 
père ,  j'ai  péché  contre  le  ciel  et  contre  vous. 
N'êtes-vous  pas  le  bon  pasteur,  qui  laisse  tout 
son  troupeau  pour  courir  au  miheu  du  désert 
après  une  seule  brebis  égarée?  N'est-ce  pas  vous 
qui  m'avez  appris  que  tout  le  ciel  est  en  joie 
sur  un  seul  pécheur  qui  fait  pénitence  ?  Ne  mé- 
prisez donc  pas  un  cccur  contrit  et  humilié. 

Je  me  confesse  à  Dieu  tout-puissant,  etc. 

Notre  Père  qui  êtes  aux  cieux.  etc. 

Je  vous  salue  ,  Marie,  etc. 

Je  crois  en  Dieu,  le  Père  tout-puissant  .  elc. 
comme  ci-dessus ,  poije  1 1 . 

Ayez  pitié  de  nous.  Seigneur ,  Père  ,  Fils  , 
Saint-Esprit;  Dieu  unique  en  trois  personnes 
égales. 

Marie,  mère  de  Dieu,  et  toujours  vierge 
quoique  mère,  priez  pour  nous. 

Marie,  quiètes,  bien  plus  qu'Eve,  lanière 
des  vivans ,  priez  pour  nous. 

Marie ,  qui  avez  réparé  tous  les  maux  que  la 
première  femme  avoit  fait  entrer  dans  le  monde, 
priez  pour  nous. 

Marie ,  qui  nous  avez  donné  le  vrai  fruit  de 
vie,  plus  précieux  que  celui  du  paradis  terrestre, 
priez  pour  nous. 

Vierge,  qu'un  prophète  montroit  de  loin 
mettant  au  monde  le  Fils  du  Très-Haut ,  priez 
pour  nous. 

Marie  ,  qu'un  ange  descendu  du  ciel  salua 
avec  admiration,  comme  étant  pleine  de  grâce  et 


élevée  au-dessus  de  toutes  les  femmes ,  priez 
pour  nous. 

Marie ,  dont  la  pudeur  virginale  fut  alarmée 
à  la  V  ne  même  d'un  ange  ,  priez  pour  nous. 

Marie  ,  qui  demeurâtes  tranquillement  aban- 
donnée à  Dieu  .  quoique  votre  maternité  in- 
compréhensible vous  exposât  au  déshonneur  et 
à  une  punition  de  mort .  priez  pour  nous. 

Marie,  qui  allâtes  d'abord  communiquer  les 
dons  de  Dieu  à  Elisabeth  .  votre  sainte  parente, 
pripz  poumons. 

Marie,  qu'Elisabeth  ne  put  recevoir  sans  s'é- 
crier :  D'où  me  vient  que  la  mère  de  mon  Sei- 
gneur fasse  des  pas  vers  moi?  priez  pour  nous. 

Marie ,  qui  disiez  dans  un  saint  transport  : 
Voilà  que  tous  les  siècles  me  déclareront  bien- 
heureuse, carie  Tout-Puissant  a  fait  en  moi  de 
grandes  choses  ,  priez  pour  nous. 

Marie  ,  (|ui  rendiez  gloire  à  Dieu  de  ce  qu'il 
avoit  abattu  les  grands  et  relevé  les  petits, 
comblé  de  biens  les  pauvres  affamés  et  affamé 
les  riches  superbes,  pi'iez  pour  nous. 

Marie  .  qui ,  voyant  l'enfant  Jésus  annoncé 
])Hi"  les  anges .  montré  par  l'étoile,  adoré  par 
les  Mages  dans  une  crèche  ,  conserviez  ces 
choses,  les  repassant  dans  votre  cceur,  priez 
pour  nous. 

Marie,  qui.  l'Ianl  toujours  vierge,  voulûtes 
néanmoins  être  puriliée  comme  toutes  les  fem- 
mes connnunes.  priez  pour  nous. 

Marie,  (pii  apprîtes  du  saint  vieillard  Siméon 
que  votre  Fils  seroil  l'objet  de  la  contradiction 
des  hommes,  et  qu'un  glaive  de  douleur  per- 
ceroit  votre  ame,  priez  pour  nous. 

Marie,  qui,  en  rachetant  votre  Fils,  selon 
la  loi  ,  comprîtes  qu'il  n'en  seroit  pas  moins 
sacrifié  pour  racheter  le  monde,  priez  poumons. 

Marie,  si  pronq)te  à  suivre  toutes  les  impres- 
sions de  la  foi,  qu'un  songe  donné  à  Joseph 
vous  suffit  pour  vous  faire  emporter  votre  divin 
Enfant  en  Egypte  ,  priez  pour  nous. 

Marie  .  qui  demeuriez  en  paix  sans  consola- 
tion ni  ressource  humaine  dans  celte  terre  étran- 
gère, ne  sachant  pas  même  jusqu'à  quand  vous 
y  demeureriez,  priez  pour  nous. 

Marie,  qui  revîntes  sans  hésiter,  comme 
vous  étiez  partie  ,  sur  un  simple  songe  mysté- 
rieux de  votre  saint  époux  ,  priez  pour  nous. 

Marie  ,  qui  cherchâtes  avec  douleur  l'enfant 
Jésus,  demeuré  au  tem|)le  à  l'âge  de  douze  ans 
avec  les  docteurs  de  la  loi ,  priez  pour  nous. 

Marie  ,  qui  reçiites  du  .saint  Enfant  une  ré- 
ponse sévère,  parce  que  sa  mère  ne  devoit  point 
se  mêler  de  ses  travaux  pour  la  gloire  de  son 
Père  céleste  ,  priez  pour  nous. 


u 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


Marie,  à  qui  fut  soumis ,  peudant  tant  d'an- 
nées, celui  qui  est  la  sagesse  éternelle  et  la 
toute-puissance  même,  priez  pour  nous. 

Marie ,  qui  obtîntes  de  votre  Fils  son  pre- 
mier miracle  aux  noces  de  Cana,  priez  pour 
nous. 

Marie ,  à  qui  Jésus  lit  alors  une  réponse  aus- 
tère ,  pour  apprendre  au  monde  que  vous  ne 
deviez  point  entrer  dans  le  sacré  ministère , 
quoique  vous  fussiez  pleine  de  trràce  ,  priez 
pour  nous. 

Marie ,  qui  mouriez  ainsi  à  toute  consolation 
sensible  du  côté  de  voire  fils  même,  priez  pour 
nous. 

Marie ,  fille  de  David  ,  de  Salomon  .  de  tant 
d'autres  rois ,  qui  étiez  l'épouse  d'un  charpen- 
tier ,  priez  pour  nous. 

Marie,  qui  avez  mené  une  vie  simple,  obs- 
cure et  laborieuse  dans  la  pauvreté ,  votre  Fils 
n'ayant  pas  même  de  quoi  reposer  sa  tête,  priez 
pour  nous. 

Marie,  qui  ne  fîtes  ni  miracle  ni  instruction, 
mais  qui  fiâtes  un  miracle  de  grâce  et  l'instruc- 
tion de  tous  les  siècles  par  votre  silence ,  priez 
pour  nous. 

Marie,  de  qui  nous  disons,  counne  une  fem- 
me le  crioit  à  Jésus-Christ  :  Bienheureuses  sont 
les  entrailles  qui  vous  ont  porlée ,  et  les  ma- 
melles qui  vous  ont  nourrie  !  priez  pour  nous. 
Marie  ,  qui  suivîtes  tranquillement  Jésus  à  la 
croix,  pendant  que  tous  les  apôtres  épouvantés, 
et  sans  foi  aux  promesses,  éloient  en  fuite, 
priez  pour  nous, 

Marie,  que  Jésus  mourant  confia  à  son  dis- 
ciple bien-aimé  ,  pour  être  comme  sa  mère  , 
priez  pour  nous. 

Marie,  qui  reçûtes  alors  connue  un  fils  ce  dis- 
ciple bien-aimé,  et  qui  eu  fîtes  le  plus  sublime 
docteur  de  l'amour  ,  priez  pour  nous. 

Marie,  dont  les  yeux  Nu-ent  Jésus  mourant 
sur  la  croix,  et  dont  le  cœur  fut  percé  par  le 
glaive  queSiméonavoit  prédit,  priez  poumons. 
Marie ,  avec  qui  les  disciples  persévéroient 
dans  l'oraison  après  l'ascension  de  votre  Fils  et 
la  descente  du  Saint-Esprit  sur  eux.  priez  pour 
nous. 

Marie  ,  dont  le  cœur  étoit  déjà  au  ciel  avec 
votre  Fils  pendant  que  votre  corps  étoit  encore 
sur  la  terre  .  priez  pour  nous. 

Marie  .  qui  regardez  encore  la  terre  avec 
compassion,  quoique  vous  régniez  dans  le  ciel, 
priez  pour  nous. 

Marie ,  qui  ne  flattez  point  les  pécheurs  im- 
pénitens  et  ennemis  de  la  croix  de  votre  Fils , 
priez  pour  nous. 


Marie ,  mère  de  miséricorde  pour  tous  les 
pécheurs  pénitens,  priez  pour  nous. 

Seigneur ,  gardez  nos  esprits  pendant  que 
nous  veillons,  et  nos  corps  quand  nous  serons 
dans  le  sommeil ,  afin  que  nous  veillions  avec 
Jésus-Christ,  et  que  nous  dormions  en  paix. 
Ayez  pitié  de  notre  foiblesse.  Envoyez  vos  saints 
anges ,  ces  esprits  de  lumière,  pour  écarter  loin 
de  vos  enfans  l'esprit  de  ténèbres  qui  tourne 
autour  de  nous,  connue  un  lion  rugissant,  pour 
nous  dévorer.  Faites  que  nous  lui  résistions , 
étant  courageux  dans  la  foi.  Donnez  la  péni- 
tence aux  pécheurs,  la  persévérance  aux  justes, 
et  la  paix  aux  morts. 

Que  notre  prière  du  soir  monte  vers  vous, 
Seigneur .  et  que  votre  miséricorde  descende 
sur  nous. 


EXPLICATION  DE  LA  MESSE. 


D'abord  le  prêtre  et  les  assistans  disent  un 
Psaume  pour  se  préparer  au  sacrifice.  Il  est  bon 
d'entendre  ce  Psaume ,  ou  de  l'avoir  traduit  en 
français,  afin  de  s'attacher  au  sens,  et  d'exciter 
dans  son  cœur  les  sentimens  que  ces  paroles 
peuvent  inspirer. 

Ensuite  le  prêtre  dit  le  Confiteor,  pour  s'ac- 
cuser devant  Dieu  ,  et  se  purifier  avant  que  de 
monter  à  l'autel.  On  doit  s'accuser  avec  lui,  et 
demander  à  Dieu  la  pureté  de  cœur  nécessaire 
pour  participer  avec  fruit  à  une  action  si  sainte. 

Le  pi-ctre.  étant  à  l'autel,  dit  encore  une 
prière  de  préjiaratiou ,  où  il  faut  s'unir  à  lui  : 
puis  il  dit  ce  quon  appelle  V  Introït ,  c'est-à- 
dire  le  commencement  d'un  Psaume.  Autre- 
fois ou  eu  disoit  im  tout  entier  .  mais  on  n'en 
dit  plus  que  quelques  paroles  :  ces  paroles  sont 
pleines  de  ferveur  et  d'onction  ;  ainsi  on  ne  peut 
rien  faire  de  plus  saint  que  d'y  être  attentif. 

Immédiatement  après,  le  prêtre  vient  du 
côté  de  lEpitre  au  milieu  de  l'autel  :  il  le  baise, 
après  avoir  imploré  la  miséricorde  du  Seigneur, 
en  répétant  plusieurs  fois  le  Kyrie  eleison  : 
ensuite  il  se  tourne  pour  saluer  le  peuple ,  en 
lui  disant  :  Le  Seigneur  soif  arec  vous.  Celte 
cérémonie  de  baiser  le  milieu  de  l'autel  vient 
de  ce  qu'il  y  a  toujours  en  ce  lieu  des  reliques; 
anciennement  on  élevoh  les  autels  sur  les  tom- 
beaux des  martyrs. 

Après  le    h'i/rie  eleison  ,  et  avant  de  baiser 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


15 


l'autel,  le  prèlre ,  aux  jours  de  fêles,  dit  le 
Gloria  in  excehis.  Le  Gloria  in  excelsis  est  un 
composé  de  louanges  pour  Dieu  et  pour  Jésus- 
Christ,  pendant  lequel  il  faut  s'unira  l'Eglise, 
qui  les  glorifie  ,  et  qui  se  réjouit  à  la  vue  de 
leur  gloire.  On  ne  le  dit  point  dans  les  temps 
de  pénitence  .  et  il  est  réservé  pour  les  solen- 
nités. 

Le  prêtre  étant  revenu  au  coin  de  l'Épître  , 
il  dit  une  ou  plusieurs  oraisons;  il  faut  deman- 
der avec  lui  ce  qu'il  demande  à  Dieu.  Après 
l'Ecriture  sainte  ,  nous  n'avons  rien  de  plus 
vénérable  et  de  plus  touchant  que  ces  oraisons 
de  l'Eglise. 

L'Epître  se  lit  immédiatement  après.  L'Eglise 
nous  veut  préparer  au  sacrifice  par  l'instruction, 
et  nous  remplir  de  l'esprit  de  Jésus-Christ  par 
les  paroles  des  apôtres  ou  des  prophètes  ,  avant 
que  de  nous  donner  pour  nourriture  sa  chair  et 
son  sang.  La  parole  de  Dieu  et  le  corps  de  Jésus- 
Christ  sont  deux  nourritures ,  dont  l'une  pré- 
pare à  recevoir  l'autre  dignement  et  avec  fruit. 

Après  l'Epître  ,  on  lit  encore  quelques  paro- 
les des  Psaumes  ,  comme  à  Vlntroit.  Ces  deux 
endroits-là  ont  été  destinés  au  chant  du  peuple 
fidèle,  et  à  une  pieuse  joie  qu'on  doit  ressentir 
en  louant  Dieu.  11  faut  se  conformer  à  cette  in- 
tention de  l'Eglise;  on  doit  alors  élever  son 
cœur  vers  le  ciel ,  se  joindre  au  chœur  des  an- 
ges ,  et  tâcher  d'iniiter  leur  joie  à  la  vue  des 
bienfaits  de  Dieu. 

Le  prêtre  vient  ensuite  au  milieu  de  l'autel  ; 
il  y  fait  une  admirable  prière  pour  purifier  son 
cœur  et  ses  lèvres  avant  de  prononcer  le  saint 
Evangile. 

Puis  il  va  le  commencer  en  faisant  sur  lui  le 
signe  de  la  croix,  parce  que  Jésus-Christ  cru- 
cifié est  l'objet  principal  que  nous  présente  l'E- 
vangile, et  que  nous  devons  porter  la  croix  avec 
lui  pour  être  dignes  de  le  suivre  et  de  l'écouter. 
Il  faut  adorer  la  sagesse  et  la  vérité  même  dans 
toutes  les  paroles  de  l'Evangile;  Jésus-Christ 
y  parle  pour  nous  :  et  qui  écouterions-nous , 
si  ce  n'est  celui  qui  a  des  paroles  de  vie  éter- 
nelle *  ? 

L'Evangile  est  suivi  du  Credo,  dans  les  fêtes 
considérables ,  parce  que  c'est  dans  ces  solen- 
nités qu(!  le  peuple  fidèle  ,  plein  d'un  même  es- 
prit ,  doit  renouveler ,  à  la  face  des  saints  au- 
tels, la  profession  d'une  même  foi  et  l'adora- 
tion de  tous  nos  mystères.  Nous  devons  exciter 
en  nous  une  vive  foi ,  en  prononçant  cet  abrégé 
de  la  religion,  qui  est  aussi  ancien  que  l'Eglise. 

^  Joan.  VI.  C9. 


L'Offertoire  étoit  anciennement  un  Psaume, 
qu'on  chantoit  pendant  que  les  fidèles  offroient 
leurs  dons  pour  le  sacrifice.  Ces  dons  étoient 
grands,  et  emportoient  un  temps  considérable. 
Maintenant ,  le  i-efroidissement  de  la  charité  a 
accourci  cette  cérémonie  ;  on  ne  dit  plus  que 
quelques  paroles  d'un /'s«t<7/ie,  qu'il  faut  tâcher 
d'imprimer  dans  son  cœur.  Alors  le  prêtre  of- 
fre à  Dieu  le  pain  et  le  vin  qu'il  va  consacrer, 
et  cette  offrande  doit  être  accompagnée  de  celle 
de  nos  cœurs. 

Après  la  bénédiction  et  l'oblation  des  dons  , 
le  prêtre  lave  encore  une  fois  ses  mains,  par  res- 
pect pour  les  divins  mystères  qu'il  va  toucher  , 
et  pour  marquer  la  pureté  intérieure  avec  la- 
quelle il  faut  approcher  du  Saint  des  saints.  Il 
dit  un  Psaume  très-convenable  à  cette  action, 
et  on  ne  peut  mieux  faire  que  de  le  suivre  pour 
les  paroles  et  pour  les  sentimens. 

Puis  il  revient  au  milieu  de  l'autel ,  et  y  fait 
une  prière  où  il  demande  à  la  sainte  Trinité,  par 
tous  les  mystères  de  la  vie  de  Jésus-Christ ,  la 
grâce  de  profiter  d'un  sacrifice  si  précieux. 

Cela  fait,  il  se  tourne  vers  le  peuple  qu'il 
exhorte  à  prier. 

Après  quoi  il  dit  l'oraison  qu'on  nomme 
Secrète ,  dans  laquelle  le  prêtre  prie  Dieu  de 
recevoir  favorablement  les  offrandes  qui  lui  ont 
été  faites  par  les  fidèles,  afin  que  les  dons  offerts 
par  chacun  d'eux,  pour  la  gloire  de  son  nom  , 
soient  utiles  à  tous  pour  leur  salut. 

Immédiatement  après,  vient  la  Préface, qui 
est  une  espèce  de  conclusion  de  toutes  les  prières 
précédentes.  Dans  chaque  fête  solennelle  ,  on  v 
ajoute  quelques  paroles  qui  expliquent  le  mys- 
tère :  tout  y  est  destiné  à  élever  les  cœurs  vers 
Dieu  ,  et  à  marquer  la  joie  de  l'Eglise. 

Elle  est  suivie  du  Canon  ,  qui  signifie  règle, 
eu  grec.  Il  a  été  appelé  ainsi ,  parce  que  c'est  la 
règle  et  la  forme  des  prières  de  l'Eglise  pour  le 
sacrifice.  Cette  forme  que  nous  avons  est  très- 
ancienne  ,  et  pleine  des  plus  grands  sentimens 
de  religion  :  on  y  voit  toutes  les  demandes  que 
l'Eglise  fait  par  les  seuls  mérites  de  Jésus- 
Christ  ;  l'intercession  des  saints  apôtres  et  mar- 
tyrs y  est  [)Ourtant  très-expresse.  Cette  parfie 
de  la  messe  se  dit  tout  bas ,  non  pas  qu'on 
veuille  la  cacher  au  peuple,  que  les  pasteurs  en 
doivent  au  contraire  instruire,  mais  c'est  que  la 
première  partie  de  la  messe  n'étant  presque 
composée  que  du  chant  des  Psaumes  et  des  ins- 
tructions tirées  de  l'Evangile  et  des  Epîtres  des 
apôtres ,  cette  seconde  partie  est  destinée  à  une 
prière  plus  recueillie  et  plus  intérieure.  Cepen- 
dant on   ne  doit  pas  laisser,  quoique  chacun 


46 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


prie  en  secret ,  de  s'unir  en  esprit  les  uns  aux 
autres ,  et  de  se  conformer  au  prêtre  qui  parle 
toujours  à  Dieu  au  nom  de  tous.  Le  prêtre  fait 
souvent  des  signes  de  croix  sur  lui  et  sur  les 
choses  offertes  :  les  hérétiques  se  moquent  de 
cette  cérémonie  comme  d'une  superstition,  mais 
ils  devroieut  se  souvenir  comhien  ce  signe  étoit 
ordinaire  et  fréquent  dans  la  plus  sainte  anti- 
quité. Qu'y  a-t-il  de  plus  naturel  que  de  re- 
présenter sans  cesse  Jésus-Christ  crucifié .  dans 
une  action  qui  est  le  mémorial  de  sa  mort  dou- 
loureuse ,  et  où  il  se  donne  lui-même  à  nous 
pour  renouveler  sans  cesse  son  sacrilice  ? 

Quand  le  prêtre  veut  consacrer,  c'est-à-dire 
changer  le  pain  et  le  vin  au  corps  et  au  sang  du 
Sauveur,  il  cesse  de  parler  en  homme  :  revêtu 
de  la  puissance  de  Jésus-( Christ .  il  eu  prend  les 
paroles  ;  c'est  Jésus-Christ  même  qui  parle  par 
sa  bouche  ;  nous  n'en  doutous  pas ,  fondés  sur 
le  précepte  formel  de  Jésus-Christ  même  .qui 
nous  a  dit  :  Faites  ceci,  c'est-à-dire,  les  mêmes 
choses  qu'il  a  laites.  Dès  lors  ,  ce  n'est  plus  du 
pain  ni  du  vin  .  c'est  Jésus-<'du'ist  tout  entier 
sous  chaque  espèce  :  car  encore  que  l'espèce  du 
pain  contienne  et  signifie  sa  chair,  et  celle  du 
vin  son  sang,  et  que  ces  deux  espèces  séparées 
représentent  la  séparation  violente  qui  se  lit  de 
son  sang  et  de  sa  ciiaii-  sur  le  Calvaire  ,  nous 
savons  néanmoins  (|ue  Jésus-Christ  ressuscité 
ne  sauroil  plus  mourir,  et  que  ,  dans  l'état 
glorieux  et  impassible  où  il  est .  son  corps  et 
son  sang  ne  sauraient  plus  être  réellement  sé- 
parés. Ainsi,  qui  reçoit  l'une  des  espèces,  reçoit 
tout  Jésus-Christ. 

Jésus-Christ  étant  devenu  présent ,  selon  sa 
promesse ,  le  prêtre  l'adore  en  fléchissant  le 
genou,  et  l'élève  pour  le  montrer  au  peuple, 
afin  qu'il  soit  adoré  de  tous.  Dans  la  suite  . 
toutes  les  fois  qu'il  découvre  ou  couvre  le  calice, 
il  fait  par  respect  une  nouvelle  génutlexion. 
Ayant  Jésus-Christ  ainsi  entre  les  mains,  le 
prêtre  conjure  par  lui  Dieu  son  père  pour  les 
vivans  et  pour  les  morts.  Nous  voyons  que  tous 
les  siècles  de  l'Eglise  ont  fait  de  même .  et  nous 
croyons  que  la  présence  de  Jésus-Christ  in- 
tercède pour  nous,  et  rend  nos  prières  très-ef- 
ficaces. 

Ensuite  le  prêtre,  plein  de  joie  à  la  vue  de  ce 
mystère,  élève  sa  voix  .  et  fait  solennellement 
avec  tout  le  peuple  cette  divine  ))rière  que  nous 
tenons  de  Jésus-Christ  même  :  Xof/r  Père  qui 
êtes,  etc. .  prière  à  laquelle  nulle  autre  ne  mérite 
d'être  égalée  ,  et  à  laquelle  nous  ne  pouvons 
refuser  notre  principale  confiance  sans  faire  in- 
jure à  Jésus-Christ. 


Quand  elle  est  finie ,  le  prêtre  prend  l'espèce 
du  pain,  et  la  rompt,  pour  signifier  que  le 
corps  de  Jésus-Christ  a  été  rompu  et  immolé 
pour  nous  :  puis  il  en  met  une  parcelle  dans  le 
calice  ,  pour  marquer  la  réunion  de  son  corps 
avec  son  sang  dans  sa  résurrection  triomphante. 

Ensuite  .  arrêtant  les  yeux  sur  l'espèce  du 
pain  .  il  dit ,  à  la  vue  de  Jésus-Christ ,  en 
frappant  sa  poitrine ,  les  paroles  que  dit  saint 
Jean-Baptiste  lorsqu'il  vit  le  Fils  de  Dieu  : 
Agneau  de  Dieu,  etc. 

Cela  est  suivi  de  trois  [)rières  ferventes  pour 
demander  à  Dieu  le  fruit  du  sacrifice  de  la  com- 
munion. Avant  de  la  faire,  le  prêtre  s'en  re- 
connoît  indigne  ,  et  frappe  encore  sa  poitrine  , 
disant  ces  paroles  touchantes  du  centenier  : 
Seigneur,  je  ne  suis  pas  digne  .  etc.  Après  avoir 
mangé  le  pain  céleste,  il  boit  le  sang  précieux. 
Faut-il  s'étonner  que  Jésus-Christ  ait  voulu 
être  notre  nourriture  pour  s'incorporer  ànous? 
Il  n'a  pris  noti-e  chair  que  pour  la  sanctifier,  et 
pour  devenir  lui-même  en  nous  un  principe  de 
vie  éternelle.  Fn  sabaissant  sous  l'apparence 
d'un  aliiueut  si  familier,  il  ne  peut  rien  perdre 
de  son  éternelle  majesté  ;  et  en  frappant  ainsi 
nos  sens  par  cette  humiliation  extérieure  ,  il 
exerce  notre  foi  et  excite  notre  tendresse.  Ainsi 
quoiqu'il  s'humilie  .  rien  ne  l'avilit  ;  tout  est 
cîigne  de  lui  dans  ce  sacrement  ;  c'est  une  suite 
de  ses  bontés.  ^ 

Après  la  communion  du  prêtre  ,  vient  celle 
du  peuple;  car  ils  doivent  tous  être  faits  un 
avec  Jésus-Christ  dans  ce  mystère  d'union.  Y 
assister  sans  y  participer,  c'est  manquer  à  suivre 
l'institution  de  ce  sacrement.  Malheur,  il  est 
vrai .  à  celtii  qui .  s'en  approchant  avec  une 
conscience  impure,  boiroit  et  mangeroit  son 
jugement  !  Mais  quand  on  est  pur.  comme  les 
Chrétiens  doivent  toujours  l'être  .  on  ne  peut  , 
ni  se  dis[>enscr  de  conuuunier  dans  la  célébra- 
tion de  ce  mystère,  ni  couimuuier  dans  une 
autre  heure  à  sa  commodité  .  sans  s'écarter  de 
l'intention  de  Jésus-Christ. 

La  communion  est  suivie  des  deux  ablutions, 
l'une  pour  faciliter  le  ])assage  des  espèces  sa- 
crées ,  l'autre  pour  recueillir  avec  respect  les 
parcelles  et  les  gouttes  précieuses  iiui  pourroient 
rester  dans  le  calice. 

Puis  le  prêtre  va  dire  au  côté  droit  l'antienne 
de  la  Communion  ,  à  laquelle  on  ajoutoit  an- 
ciennement le  chant  d'un  psaïune  comme  à 
Vfntroïf.  Après  cela,  le  prêtre  levientau  mi- 
lieu de  l'autel,  qu'il  baise,  et  se  tourne  pour  sa- 
luer le  peuple  ;  de  là,  il  va  encore  au  côté  droit 
dire  une  ou  plusieurs  oraisons  pour  rendre  grâces 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


17 


à  Dieu  ,  après  quoi  il  retourne  au  milieu  de 
l'autel  ,  où  il  baise  encore  le  lieu  des  reliques. 
Cela  fait,  il  salue  encore  le  peuple  ,  et  l'avertit 
que  la  messe  est  finie  ;  il  y  ajoute  sa  bénédiction, 
qu'il  donne  au  nom  de  Dieu  ,  et  après  l'avoir 
invoqué.  C'est  une  coutume  de  l'ancienne  et  de 
la  nouvelle  alliance,  que  les  prêtres  bénissent  les 
peuples,  c'est-à-dire  qu'ils  leur  souhaitent  les 
biens  du  ciel.  La  piété  des  derniers  temps  a  in- 
troduit la  coutume,  que  le  prêtre,  avant  d'aller 
quitter  ses  habits  de  cérémonie,  lit  le  commen- 
cement de  l'Evangile  de  saint  Jean  .  oii  est  mar- 
quée en  termes  si  sublimes  la  divinité  de  Jésus- 
Christ  ,  et  la  grandeur  des  desseins  éternels 
qui  ont  fait  descendre  le  Fils  de  Dieu  sur  la 
terre.  Toute  la  religion  est  comprise  dans  ces 
paroles. 


INSTRUCTIONS 


LES    SACREMENS, 

principalement  sur  la  maniere  de  freqlenter 
avec  fruit  les  sacremens  de  penitence  et 
d'eucharistie. 


DU  BAPTÊME. 


explication  des  cérémonies  du  baptême  en  forme 
d'instruction. 

La  foi  catholique  nous  enseigne  que  tous  les 
enfans  d'Adam  naissent  dans  le  péché  de  leur 
premier  père  ;  qu'ils  sont  enfans  de  colère  , 
indignes  de  l'héritage  céleste,  et  enveloppés 
dans  la  damnation  générale.  La  même  foi  nous 
apprend  aussi  que  c'est  pour  les  retirer  de  cet 
état  de  perte  et  de  mort  que  Jésus-Christ ,  sau- 
veur de  tous  les  hommes ,  a  institué  le  sacre- 
ment de  Baptême.  L'homme  est  régénéré  dans 
cette  fontaine  de  vie  :  non-seulement  le  péché 
originel  y  est  pleinement  effacé  ,  et  il  ne  reste 
7'ien  de  V ancienne  condaumation  ,  comme  dit 
l'apôtre  ,  dans  ceux  qui  se  dépouillent  du  vieil 
homme  ,  pour  se  revêtir  du  nouveau  en  Jésus- 
Christ  ;  mais  encore  ils  reçoivent  une  vraie  ré  • 
gération,  ils  renaissent  par  la  vertu  de  la  grâce  ; 

FÉNELON.    tome    VI. 


ils  deviennent  enfans  adoptifs  du  Père ,  frères 
et  cohéritiers  du  Fils  ,  temples  du  Saint-Esprit. 
(Connue  enfans  ,  ils  sont  héritiers  du  royaume 
éternel  et  de  tous  les  biens  promis.  Dans  ce 
sacrement  ,  ils  sont  marqués  d'un  caractère 
spirituel  et  inelfaeable,  qui  les  distingue  comme 
un  peuple  bien-aimé  ,  et  teint  du  sang  de  l'A- 
gneau. Par  ce  sacrement ,  ils  sont  rendus  ca- 
pables de  recevoir  tous  les  autres  ;  car  c'est  le 
Baptême  qui  est  la  porte  du  christianisme,  et  le 
foudement  de  tout  l'édilice  spirituel. 

Nous  usons,  mes  très-chers  frères,  dans  l'ad- 
ministration de  ce  sacrement ,  de  plusieurs  cé- 
rémonies, qui  sont  anciennes,  touchantes ,  et 
propres  à  nous  rappeler  un  tendre  souvenir  des 
principaux  mystères  de  la  religion. 

l"  Nous  exorcisons  celui  qui  doit  être  baptisé, 
pour  faire  entendre  que  le  péché  originel  le 
tient  sous  la  puissance  du  démon  qui  règne 
dans  le  siècle  corrompu,  et  pour  délivrer  la 
créature  de  Dieu  de  la  tyrannie  de  l'esprit  de 
mensonge. 

2°  Nous  ajoutons  aux  exorcismes  des  souffle- 
mens  ,  ou  exsufflations  ,  pour  chasser  cet  es- 
prit impur  et  ennemi  du  salut  des  hommes, 
par  la  vertu  du  Saint-Esprit  comme  notre 
Seigneur  Jésus-C-hrist  communiqua  cet  Esprit 
aux  apôtres  en  souftlant  sur  eux. 

3.  Nous  imprimons  le  signe  de  la  croix  au 
front ,  à  la  i)oitrine  et  à  la  main  droite  de  celte 
personne,  pour  exprimer  que  c'est  en  vertu  de 
la  mort  douloureuse  de  Jésus-Christ  sur  la 
croix,  que  nous  sommes  délivrés  de  l'esclavage 
du  péché,  et  que  nous  entrons  dans  la  liberté 
des  enfans  de  Dieu.  C'est  par  le  Baptême  que 
nous  sommes  configurés  à  la  mort  du  Sauveur, 
c'est-à-dire  rendus  conformes  à  Jésus  crucifié  , 
et  attachés  sur  la  croix  avec  lui.  C'est  cette 
croix  qui  doit  être  encore  plus  dans  le  fond 
de  notre  cœur  que  devant  nos  yeux.  C'est 
elle  que  nous  devons  vouloir  porter  hum- 
blement et  patiemment  tous  les  jours  de  notre 
vie  ,  pour  l'amour  de  Dieu  ,  à  l'exemple  de 
Jésus-Christ,  et  en  pénitence  de  nos  péchés. 
C'est  cette  croix  dont  nous  devons  être  toujours 
armés  pour  le  combat  des  tentations  contre  le 
monde,  contre  la  chair,  et  contre  le  démon. 

4"  Nous  mettons  du  sel  dans  la  bouche  de 
cette  personne ,  afin  qu'elle  conserve ,  par  le 
sel  de  la  sagesse  évangélique  ,  la  pureté  de  la 
foi^  et  qu'elle  soit  préservée  de  la  corruption 
des  mœurs.  Le  sel  de  la  véritable  sagesse  lui 
est  donné  pour  goûter  les  choses  d'en  haut , 
pour  se  dégoûter  de  celles  de  la  terre ,  et 
[)Oui'  ne    i)rononcer  que  des  paroles  assaison- 

2 


^8 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


nées  de  justice  ,  de  bienséance,  de  grâce  et  de 
vérité. 

5°  Nous  mettons  le  doigt  avec  de  la  salive 
aux  oreilles  et  aux  narines  de  la  personne,  pour 
représenter  l'action  mystérieuse  par  laquelle 
nous  voyons  ,  dans  l'Evangile ,  que  Jésus- 
Christ  donna  la  parole  à  un  homme  sourd  et 
muet.  L'entendement  de  l'homme  est  ouvert 
par  la  grâce  du  Baptême  .  pour  pouvoir  écouter 
les  paroles  de  la  foi ,  pour  les  croire  de  coeur, 
et  pour  les  confesser  de  bouche. 

6°  Nous  donnons  à  cette  personne  un  parrain 
et  une  marraine  ,  pour  marquer  une  naissance 
nouvelle,  où  chacun  doit  avoir  de  nouveaux 
parens  selon  l'esprit ,  qui  aient  soin  d'instruire 
et  de  faire  croître  le  nouveau  né  en  Jésus-Christ. 
7°  Le  parrain  et  la  marraine  renoncent  pour 
cette  personne  à  Satan,  à  ses  pompes,  à  toutes 
ses  œuvres.  Cette  promesse  doit  être  inviolable- 
ment  accomplie  ,  quoiqu'elle  soit  faite  par 
autrui.  C'est  cette  promesse  cpii  nous  attire  le 
plus  grand  des  biens.  On  ne  promet  pour  nous 
que  de  renoncer  à  la  vanité  et  au  mensonge  . 
pour  nous  acquérir  un  vrai  droit  au  royaume 
promis.  Heureux  ceux  qui  renoncent  à  des 
biens  si  faux  et  si  méprisables,  pour  posséder 
le  bien  éternel  et  infini!  (Juiconque  est  chré- 
tien n'est  plus  libre  d'aimer  le  monde  ,  ni  de 
chercher  les  pompes  de  Satan.  On  ne  sauroil 
être  vainement  chrétien  sans  être  humble  et 
par  conséquent  soumis  à  Dieu  dans  l'humilia- 
tion. Quiconque  est  encore  rempli  de  l'ambi- 
tion et  de  la  vanité  mondaine,  se  rengage  dans 
les  liens  de  Satan  ,  viole  les  promesses  de  son 
baptême ,  et  en  foule  aux  pieds  la  récompense. 
8°  La  manière  dont  nous  touchons  cette  per- 
sonne montre  que  tout  son  corps  malade  a  besoin 
du  remède  céleste.  En  effet ,  depuis  le  péché 
d'Adam  ,  qui  a  passé  en  nous  par  sa  contagiou  , 
la  chair  de  l'homme  est  révoltée  contre  l'esprit  : 
elle  est  sujette  à  des  passions  grossières  et  hon- 
teuses contre  la  raison;  ce  n'est  plus  qu'un 
corps  de  mort ,  parce  que  ce  n'est  plus  qu'un 
corps  de  péché  ;  on  ne  peut  plus  soumettre  celte 
chair  corrompue  à  l'esprit  ,  qu'en  soumettant 
l'esprit  à  Dieu  par  sa  grâce  :  il  tant  tâcher  de 
purifier  le  corps  avec  l'esprit. 

9°  On  met  un  linge  ou  vêtement  blanc  sur  la 
tête  du  nouveau  baptisé ,  parce  que  les  enfans 
ont  été  et  sont  encore  d'ordinaire  vêtus  de 
blanc  ,  et  que  les  personnes  ,  même  les  plus 
âgées,  qui  reçoivent  le  Baptême,  deviennent 
alors  des  enfans  nquveau-nés  en  Jésus-Christ. 
En  quelque  âge  avancé  qu'ils  puissent  recevoir 
le  Baptême ,   ils  sont  toujours  enfans  par  cette 


naissance  spirituelle  :  ils  doivent  être  revêtus 
de  la  robe  blanche  et  sans  tache  de  l'innocence, 
avec  laquelle  ils  puissent  se  présenter  au  jour 
de  leur  mort  devant  Jésus-Christ. 

10"  On  met  dans  la  main  de  cette  personne 
un  cierge  allumé ,  pour  montrer  qu'elle  doit 
être  une  lampe  ardente  et  lumineuse  dans  la 
maison  de  Dieu  .  que  son  cœur  doit  brûler  du 
feu  de  l'amour  que  Jésus-Christ  est  venu  allu- 
mer sur  la  terre,  et  que  l'exemple  de  ses  vertus 
doit  éclairer  tous  les  fidèles. 

1 1°  Nous  donnons  un  nouveau  nom  à  cette 
personne,  afin  qu'on  sache  que  c'est  un  homme 
nouveau ,  qui  est  plus  attaché  à  Dieu  qu'au 
monde  entier,  et  à  l'Eglise  qu'à  sa  famille  ; 
qu'il  est  prêt  à  oublier  son  propre  nom ,  sa 
patrie  et  tous  ses  parens,  pour  suivre  Jésus- 
Christ  jusqu'à  la  mort  de  la  croix.  C'est  un 
nouveau  nom  qui  lui  est  donné ,  parce  que 
Dieu  fait  en  lui  toutes  choses  nouvelles.  Ce  nom 
est  celui  d'un  saint ,  qui  doit  être  le  ])atron  ou 
protecteur  auprès  de  Dieu  de  celui  qui  le  por- 
tera. Ce  saint  est  principalement  celui  dont  il 
doit  imiter  les  vertus,  afin  que  le  nom  qu'il 
en  reçoit  aujourd'hui  soit  écrit  au  livre  de  vie. 


IL 


AVIS  AU    PARRAIN  ET    A    LA  MARRAINE,  APRES  L  ADMI- 
NISTRATION DU  SACREMENT  DE  BAPTÊME. 

Vois ,  parrain ,  et  vous ,  marraine  ,  vous 
venez  de  répondre  à  Dieu  et  à  la  sainte  Eglise 
que  vous  prendrez  soin  de  l'instruction  de  cet 
enfant ,  ])our  le  remplir  de  toutes  les  vérités 
de  la  foi  catholique  ,  apostolique  et  romaine  . 
pour  le  préparer  au  salut  éternel.  Il  n'est 
nommé  votre  filleul .  qu'à  cause  qu'il  devient 
votre  fils  spirituel  en  Jésus-Christ,  en  sorte 
que  vous  avez  contracté  ,  à  la  face  des  saints 
autels,  l'obligation  de  lui  tenir  lieu  de  père  et 
de  mère  ,  pour  la  pureté  des  mœurs  et  de  la 
foi.  Il  est  vrai  que  le  père  et  la  mère  ,  qui  ont 
mis  cet  enfant  au  monde,  ne  sont  pas  déchargés 
du  soin  de  son  éducation  chrétienne  ;  mais  vous 
y  êtes  obligés  avec  eux  ,  et  votre  devoir  est  de 
suppléer  à  tout  ce  qui  manqueroit  de  leur  parL 
Vous  devez  donc  veiller  sur  l'enfant ,  pour 
vous  assurer  qu'il  apprenne  exactement  foutes 
les  vérités  de  la  foi  qui  sont  contenues  dans  les 
trois  parties  du  Catéchisme  de  ce  diocèse,  avec 
les  Commandemens  de  Dieu  et  de  l'Eglise  , 
la  vertu  de  chaque  sacrement ,  et  la  manière  de 
les  recevoir  ;  surtout  la  préparation  nécessaire 
pour  se  bien  examiner,  pour  bien  confesser  ses 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


19 


péchés  avec  toutes  les  circonstances  nécessaires, 
pour  en  concevoir  une  véritable  douleur,  et 
pour  éviter  les  occasions  de  rechute  ;  comme 
aussi  les  dispositions  d'humilité  ,  de  recueille- 
ment et  d'amour  avec  lesquels  on  doit  commu- 
nier pour  le  ftiire  avec  fruit.  Vous  devez  aussi 
faire  en  sorte  que  l'enfant  saciie  exactement  par 
cœur  l'oraison  que  Jésus-Christ  a  enseignée  à 
ses  apôtres ,  afin  qu'elle  soit  à  jauiais  dans  la 
bouche  et  dans  le  cœur  de  tous  les  fidèles  : 
Notre  Père  ,  etc.,  la  salutation  de  l'ange  :  Je 
vous  SALUE  ,  Marie  ,  etc.,  pour  obtenir  la  puis- 
sante intercession  de  la  mère  du  Fils  de  Dieu  , 
et  pour  se  nourrir  dans  une  pieuse  confiance  en 
cette  mère  de  miséricorde  ;  enfin  le  Symbole 
des  apôtres  :  Je  crois  en  Dieu  ,  etc. ,  qui  com- 
prend en  abrégé  les  vérités  fondamentales  du 
christianisme  ,  et  qui  étant  toujours  appris  par 
cœur,  sans  être  écrit ,  servoit  autrefois  comme 
de  marque  à  laquelle  les  Chrétiens  se  recon- 
noissoient  les  uns  les  autres  au  temps  des  persé- 
cufions. 

Vous  êtes  avertis  que  vous  avez  contracté 
une  parenté  spirituelle  avec  cet  enfant ,  avec 
son  père  et  avec  sa  mère  ,  en  sorte  que  vous 
ne  pouvez  avoir  en  mariage  aucun  des  trois  , 
et  qu'un  mariage  que  vous  contracteriez  avec 
l'un  d'entre  eux  seroit  nul.  Mais  cette  pa- 
renté spirituelle  n'est  point  entre  vous,  parrain 
et  marraine  ,  ni  entre  la  femme  du  parrain  et 
le  mari  de  la  marraine. 


DE  LA  CONFIRMATION. 

Ce  sacrement  ne  se  donne  qu'une  fois.  Il  im- 
prime aussi  un  caractère  qui  est  un  signe 
spirituel  qui  nous  disfingue  comme  étant  initiés 
et  fortifiés  pour  la  milice  spirituelle.  Il  demande 
qu'on  soit  en  état  de  grâce  i)0iu-  le  recevoir  di- 
gnement. 

Quoique  ce  sacrement  ne  soit  pas  absolument 
nécessaire  pour  le  salut,  il  est  néanmoins  d'une 
extrême  importance  que  chacun  ne  manque 
pas  de  le  recevoir.  C'est  le  don  du  Saint-Es])rit 
pour  résister  aux  tentations  continuelles  de 
cette  vie.  Plus  nous  sommes  foiblcs  et  attaqués, 
plus  nous  avons  besoin  de  recourir  à  un  si 
puissant  secours.  Le  négliger  c'est  se  rendre  in- 
digne d'une  grâce  si  précieuse ,  et  mériter  de 
tomber,  comme  tombent  les  âmes  téméraires 
qui  ne  se  défient  point  d'elles-mêmes ,  et  qui 
négligent  les  grâces  offertes. 

Ce  sacrement  a  été  institué  pour  augmenter 


et  affermir  en  nous  la  grâce  du  Baptême  ,  afin 
que  nous  n'ayons  jamais  de  honte  de  confes- 
ser Jésus-Christ  crucifié,  que  nous  méprisions 
les  railleries  des  libertins,  et  même  s'il  le 
falloit ,  les  persécutions  des  ennemis  de  notre 
salut  ;  afin  que  nous  soyons  disposés  à  répandre 
notre  sang  dans  le  martyre  pour  chacune  des 
vérités  de  la  foi  en  parficulier ,  et  que  nous 
ayons  un  courage  humble,  simple  et  modeste 
contre  toutes  les  tentations  que  nous  n'aurons 
pu  fuir. 


DE  LA  PENITENCE. 

Qui  est-ce  qui  conserve  sans  aucune  tache 
la  robe  nupUale  reçue  au  Baptême?  Hélas! 
nous  portons  ce  trésor  dans  des  vases  d'argile. 
Si  quelqu'un  d'entre  nous,  dit  saint  Jean  ',  ose 
assurer  qu'il  est  exempt  de  péché  ,  il  se  trompe, 
et  la  vérité  n'est  pas  en  lui.  Les  justes  mêmes , 
en  cettevie  mortelle,  quelque  saints  qu'ils  soient, 
quoique  Dieu  ne  les  abandonne  pas  après  les 
avoir  justifiés,  quoique  l'esprit  de  Jésus-Christ 
coule  sans  cesseen  eux,  tombent  cependant  quel- 
quefois pour  le  moins  dans  des  fautes  légères , 
qui  se  font  tous  les  jours,  et  qu'on  appelle  pé- 
cbés  véniels.  C'est  tout  ensemble  avec  humilité 
et  vérité  qu'ils  s'accusent  et  qu'ils  disent  :  Notre 
Père  qui  êtes  aux  deux ,  pardonnez-nous  nos 
offenses.  C'est  par  cet  aveu  humble  et  sincère 
qu'ils  obtiennent  le  pardon  de  leurs  péchés  de 
tous  les  jours;  c'est  parl'aumône  qu'ils  les  rachè- 
tent ;  c'est  par  le  jeune ,  ou  par  le  crucifiement 
de  leur  chair  qu'ils  les  expient.  Mais  les  fautes 
de  précipitation  ou  d'inadvertance  ne  sont  rien, 
en  comparaison  de  celles  où  l'on  veut ,  de 
propos  délibéré  ,  partager  entre  Dieu  et  le 
monde  un  cœur  que  Dieu  demande  tout  entier  ; 
où  on  ose  estimer  ce  que  Jésus-Christ  con- 
damne, et  vivre  autrement  qu'il  ne  le  prescrit  ; 
où  on  détourne  les  yeux  de  dessus  les  com- 
mandemens  du  Tout-Puissant,  pour  se  livrer 
aux  désirs  d'une  chair  corrompue  et  révoltée. 
Il  est  de  la  justice  de  Dieu  de  punir  ces  crimes, 
ou  dans  cette  \ie  ,  ou  après  cette  vie.  Seigneur, 
s'écrie  saint  Augustin,  brûlez,  coupez  ici  bas 
les  membres  que  j'ai  fait  servir  à  l'iniquité, 
et  épargnez-moi,  au  jour  de  l'éternité,  ces  té- 
nèbres extérieures,  ces  flammes  vengeresses, 
ce  ver  rongeur  et  immortel,  dont  vous  m'avez 
effrayé.  Dieu  ne  veut  pas  la  mort  du  pécheur, 

>    1  .)o;iii.   1.  8. 


20 


MANUEL  DE  PIETE. 


pourvu  qu'il  revienne  à  lui  avec  un  cœur  con- 
trit et  humilié.  Quelque  monstrueux  que  soient 
nos  crimes  par  leur  nombre  et  par  leur  énormilé. 
ne  désespérons  pas  ;  ce  seroit  le  crime  de  Gain 
et  de  Judas  :  la  miséricorde  de  Dieu  est  plus 
grande  que  notre  malice.  Dieu  aime  mieux  que 
nous  nous  punissions  nous-mêmes  dans  le 
temps ,  par  une  pénitence  volontaire  capable 
d'apaiser  sa  justice  ,  que  d'être  obligé  de  nous 
punir  dans  l'éternité,  par  des  peines  infinies 
qui  ne  pourroient  plus  le  fléchir.  Quelle  bonté  ! 
s'écrie  saint  Augustin  ,  quelle  miséricorde  , 
quelle  patience  !  Nous  péchons ,  et  la  vie  nous 
est  continuée!  nos  péchés  se  nmltiplienl ,  et 
Dieu  ,  que  nous  offensons ,  ne  tranche  point  le 
fil  de  nos  jours!  Dieu  entend  tous  les  jours 
qu'on  blasphème  son  saint  nom  ;  il  voit  tous 
les  jours  sa  loi  violée  par  les  hommes  ,  celle  de 
ses  créatures  qu'il  a  le  plus  gratifiées,  et  il  ne 
laisse  pas  de  faire  luire  son  soleil  sur  les  bons 
et  sur  les  méchans.  Il  fait  plus  ;  de  tous  côtés  il 
rappelle  les  pécheurs  à  leur  devoir  ;  il  les  in- 
vile de  tous  côtés  à  la  pénitence.  Au  dehors  ,  il 
appelle  par  un  directeur,  par  un  prédicateur, 
en  laissant  le  temps  de  se  repentir  ;  au  dedans, 
il  appelle  par  une  pensée  intime  ,  par  un  sen- 
timent de  consolation,  par  une  impression  affli- 
geante. Le  bon  pasteur  laisse  nonante-neuf  bre- 
bis dans  le  désert,  pour  aller  chercher  celle  qui 
s'est  égarée.  Le  Père  céleste  court  au-devant  de 
l'homme  pécheur  qui  vient  avouer  ses  fautes  : 
les  anges  dans  le  ciel  se  réjouissent  de  sa  con- 
version. Mais  prenons  garde  d'abuser  de  cette 
patience  si  longue  ,  si  pleine  de  miséricorde  , 
de  peur  d'amasser  contre  nous  un  trésor  de 
colère  au  jour  de  vengeance  et  du  juste  juge- 
ment de  Dieu.  Ah!  plutôt  que  de  périr  dans 
notre  naufrage  ,  hàtons-nous  de  prendre  la 
planche  que  Jésus-Christ  a  la  bonté  de  nous 
offrir,  et  sauvons-nous.  Recourons  au  sacrement 
de  Pénitence;  c'est  le  remède  que  le  Sauveur 
du  monde  a  institué  pour  effacer  les  péchés 
commis  après  le  Baptême,  et  pour  nous  appli- 
quer de  nouveau  les  mérites  de  sa  passion. 
Adressons-nous  aux  prêtres  qu'il  a  établis  juges 
de  la  lèpre  du  cœur  humain ,  et  à  qui  il  a  con- 
fié le  pouvoir  de  remettre  ou  de  retenir  les 
péchés,  avec  assurance  que  ce  qu'ils  auroient 
fait  sur  la  terre  ,  en  exerçant  ce  ministère  de  la 
réconciliation  ,  seroit  ratifié  dans  le  ciel. 

EXAMEN  DE  CONSCIENCE. 

Repassons  donc  d'abord ,  dans  l'amertume 
de  notre  cœur  ,  les  égaremens  de   notre  vie 


passée,  au  moins  depuis  notre  dernière  confes- 
sion. 

1°  Rendons-nous  tous  les  jours  nos  devoirs 
à  Dieu  qui  nous  a  créés,  qui  nous  conserve,  qui 
répand  avec  profusion  sur  la  terre  nos  alimens, 
nos  vêtemens  ?  l'adorons-nous  comme  notre 
souverain  Seigneur?  l'aimons-nous  au-dessus 
de  tout,  comme  un  père  infiniment  aimable  ? 
le  remercions-nous  comme  notre  bienfaiteur 
universel  ?  Méditons-nous  sa  loi  ,  l'aimons- 
nous  ,  la  pratiquons-nous  ?  Notre  ingratitude 
ou  notre  indifférence  à  l'égard  de  Dieu  est  le 
plus  grand  de  tous  nos  péchés  :  c'est  la  source 
de  tous  les  autres.  Si  nous  étions  fidèles  à  nous 
occuper  de  Dieu  ,  à  l'aimer  préférablement  à 
tout,  à  n'aimer  tout  ce  qu'il  a  fait  que  par  rap- 
port à  lui^  je  l'ose  dire,  nous  ne  pécherions  pas, 
ou  nous  ne  pécherions  guère  .  nous  respecte- 
rions son  nom  ;  nous  ne  le  prendrions  point  en 
vain  pour  appuyer  le  mensonge,  et  jamais  nous 
n'abuserions  de  ses  dons  pour  l'outrager, 

2"  Pensons-nous  au  Fils  de  Dieu  fait  homme 
pour  nous  ?  Sommes-nous  assez  instruits  des 
obligations  que  nous  lui  avons  de  s'être  livré  à 
la  mort  pour  nous  racheter  de  l'esclavage  du 
péché  et  du  démon?  Qu'avons-nous  fait  jus- 
qu'ici pour  lui  marquer  notre  reconnoissance  ? 
Croyons-nous  toutes  les  vérités  qu'il  est  venu 
nous  enseigner?  Son  EvangUe  fait-il  nos  déli- 
ces? en  vivons-nous?  nos  œuvres  ne  le  démen- 
tent-elles pas  ?  N'avons-nous  jamais  négligé 
d'aller  entendre  les  pasteurs  et  les  prédicateurs 
qui  nous  instruisent  en  son  nom  ?  Sommes-nous 
exacts  à  nous  unir,  fêtes  et  dimanches  ,  aux 
fidèles  assemblés  pour  le  prier,  le  remercier, 
chanter  ses  louanges  ?  nous  tenons-nous  alors 
dans  les  Eglises  avec  la  modestie  et  la  révérence 
qui  sont  dues  aux  lieux  que  le  Seigneur  ho- 
nore plus  particulièrement  de  sa  présence  ? 
N'est-ce  pas  en  ces  jours  tout  consacrés  à  son 
service,  que  nous  nous  occupons  à  un  travail 
mercenaire  ,  et  que  nous  l'offensons  davan- 
tage ? 

3"  Savons-nous  que  nos  membres  sont , 
même  ici  bas,  les  temples  du  Saint-Esprit, 
comme  nos  corps  sont  les  membres  de  Jésus- 
Christ  ?  Combien  de  fois  nous  est-il  arrivé  de 
les  profaner,  de  les  faire  servir  à  l'iniquité,  de 
les  prostituer?  Parures  recherchées  et  indécen- 
tes, qui  ont  servi  de  pièges  au  prochain  ;  pa- 
roles ou  chansons  contraires  à  la  pudeur  ;  lec- 
tures ou  visites  dangereuses  ;  yeux  immodestes, 
privautés,  etc.  qui  mènent  à  l'impureté;  autres 
excès  encore  plus  criminels  ,  dont  saint  Paul 
veut  que  le  nom  même  soit  banni  d'entre  les 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


2i 


fidèles,  et  dont  le  désir  seul  est  un  péché  grief. 
N'avez-vous  pas  encore  fait  une  idole  de  votre 
ventre,  par  trop  de  bonne  chère  et  de  friandise, 
mangeani  en  glouton,  buvant  en  ivrogne?  On 
pèche  encore  contre  le  Saint-Esprit  en  n'écou- 
tant pas  sa  voix  dans  le  fond  du  cœur,  en  ne 
suivant  pas  ses  inspirations,  en  faisant  le  mal 
opposé  au  bien  qu'il  daigne  nous  suggérer. 

4"  Croyons-nous  que  Jésus-Christ  n'a  fondé 
qu'une  Eglise  ,  dans  laquelle  quiconque  veut 
être  sauvé  doit  entrer,  et  hors  laquelle  il  n'y  a 
point  de  salut?  C'est  celle  où  président  les  sou- 
verains pontifes,  saint  Pierre  et  ses  successeurs 
dans  le  siège  de  Koine  ,  marchant  à  la  tète  des 
autres  évêques  pour  conduire  les  fidèles.  C'est 
avec  cette  Eglise  que  Jésus-Christ  demeure, 
enseigne,  baptise  et  remet  les  péchés  jusqu'à 
la  fin  du  monde  ;  c'est  contre  elle  qu'il  assure 
que  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  ja- 
mais. La  regardons- nous  comme  sa  fidèle 
épouse,  comme  notre  sainte  mère  ?  respectons- 
nous  ses  décisions?  lui  obéissons-nous  avec  une 
parfaite  soumission?  Jeûnons-nous,  faisons- 
nous  abstinence  ?  assistons-nous  aux  offices, 
fréquentons-nous  les  sucrcmens  lorsqu'elle  l'or- 
donne? Evitons-nous  les  hérétiques  et  les  schis- 
matiques  qu'elle  condamne?  Jetons -nous  au 
feu,  ou  portons-nous  à  nos  évêques  les  livres 
qu'elle  proscrit  ? 

5°  N'avons-nous  jamais  manqué  au  respect, 
à  l'amour ,  à  l'obéissance ,  à  l'assistance  que 
nous  devons  à  nos  parens,  ou  à  nos  supérieurs? 
Pères  et  mères ,  maîtres  et  maîtresses,  avez- 
vous  veillé  avec  soin  à  l'éducation,  à  l'instruc- 
tion et  à  toute  la  conduite  de  vos  enfans,  de  vos 
inférieurs,  de  vos  domestiques?  leur  avez-vous 
donné  bon  exemple  ? 

6"  Quel  est  notre  amour  pour  le  prochain  ? 
quelle  idée  en  avons-nous  ?  le  regardons-nous 
comme  frère  ,  enfant  du  même  Père  céleste, 
destiné  comme  nous  pour  vivre  ici  bas  dans  le 
sein  de  l'Eglise  ,  épouse  du  Fils  de  Dieu,  et 
pour  jouir  avec  nous  là-haut  des  biens  éternels? 
Dans  cette  vue.  l'avons-nous  aimé  autant  que 
nous,  sain  ou  malade,  pauvre  ou  riche,  maître 
ou  domestique,  ami  ou  ennemi  ;  nous  réjouis- 
sant du  bien  qui  lui  arrive  :  compatissant  à 
ses  peines  ;  le  secourant  dans  ses  besoins,  par 
nos  services,  par  notre  bourse,  par  nos  instruc- 
tions ?  L'excès  de  notre  amour-propre  n'a-t-il 
point  étouH'é  dans  notre  cœur  ces  sentimens 
d'humanité  et  de  christianisme  ?  A  leur  place, 
n'y  avons-nous  pas  laissé  croître  une  hauteur 
orgueilleuse,  le  désir  de  vengeance,  la  colère, 
le  mépris,  l'envie,  la  jalousie,  le  noir  chagrin, 


l'antipathie,  la  fraude  et  la  tromperie?  N'a- 
vons-nous pas  attenté  à  son  honneur  par  des 
soupçons  ou  jugemens  téméraires,  par  des  mé- 
disances, des  calomnies,  des  faux  témoignages? 
ne  l'avons-nous  jamais  injurié,  frappé,  blessé? 
L'amour  immodéré  des  richesses,  qui  est  une 
espèce  d'idolâtrie,  ne  nous  a-t-il  jamais  portés 
à  désirer  ses  biens,  à  les  retenir  malgré  lui,  à 
en  jouir  sans  son  aveu  ,  à  les  lui  enlever  par 
vol.  usure,  gain  excessif  et  illicite  ? 

7°  Quelle  a  été  notre  fidélité  à  nos  promes- 
ses, à  nos  vœux,  à  nos  règles,  à  notre  oraison, 
à  nos  lectures  spirituelles,  à  nos  examens  ?  n'a- 
vons-nous rien  à  nous  reprocher  sur  la  tiédeur 
avec  laquelle  nous  approchons  des  sacremens, 
et  sur  le  peu  de  fruit  que  nous  en  retirons  ? 
quels  efforts  faisons-nous  pour  nous  corriger 
de  nos  défauts  ?  ne  présumons-nous  pas  que 
Dieu  nous  sauvera,  quoique  nous  abusions  de 
ses  grâces  ,  et  que  nous  ne  conformions  pas 
notre  volonté  à  la  sienne  ?  Le  temps  nous  est 
donné  pour  travailler  à  notre  salut  avec  crainte 
et  tremblement  :  nous  devrions  l'employer 
entièrement  à  faire  de  bonnes  œuvres,  chacun 
suivant  notre  état  et  condition  :  combien  en 
perdons-nous  au  lit  par  paresse,  à  la  toilette,  au 
jeu,  en  lecture  de  romans,  en  visites  inutiles  ? 

ACTE  DE  CONTRITION. 

Dites  en  vous-même,  à  la  vue  de  vos  péchés  : 
0  mon  Dieu,  comment  ai-je  pu  vous  oublier  et 
vous  offenser?  J'ai  mérité  d'être  exclu  à  jamais 
de  l'héritage  céleste  ,  loin  de  votre  face,  et  de 
souffrir  tous  les  tourmens  des  enfers.  0  patience 
de  mon  D%i ,  comment  avez-vous  pu  souffrir 
et  attendre  si  long-temps  une  créature  si  in- 
grate? 0  mon  amour,  comment  ai-je  pu  vivre 
sans  vous  aimer?  J'ai  honneur  de  mes  péchés. 
Je  me  jette  entre  les  bras  de  votre  infinie  misé- 
ricorde. Ayez  pitié  d'un  cœur  affligé  de  vous 
avoir  été  infidèle.  Lavez-moi  dans  le  sang  de 
votre  Fils.  Changez,  Seigneur,  changez  encore 
une  fois  ce  cœur  vain  et  corrompu  par  toutes 
ses  passions  :  arrachez-le  ,  Seigneur  ,  et  don- 
nez-m'en un  autre  ,  un  cœur  nouveau  ,  un 
cœur  humble,  un  cœur  pur,  un  cœur  selon  le 
vôtre. 

BON    PROPOS. 


Quoi  qu'il  arrive,  ô  mon  Dieu,  je  veux  mou- 
rir à  moi-même  ,  et  vous  aimer  au-dessus  de 
tout.  Quoi  qu'il  en  coûte  ,  je  veux  vivre  selon 
voire  volonté  et  non  selon  la  mienne.  Quelque 


22 


MANCEL  DE  PIÉTE. 


violence  qu'il  faille  me  faire,  je  veux  être  juste, 
sincère,  charitable,  reconnoissant,  chaste,  so- 
bre, renoncer  à  mes  inclinations  vicieuses,  fuir 
les  mauvaises  compagnies  ,  éviter  les  occasions 
de  retomber  dans  mes  fautes.  Commandez 
donc.  Seigneur  ,  commandez  tout  ce  que  vous 
voudrez  à  votre  foible  créature,  qui  vous  doit 
tout  ;  mais  donnez-lui  le  don  d'aimer  ,  et  de 
faire  tout  ce  que  vous  lui  commanderez.  Ne 
permettez  pas  qu'elle  vous  soit  encore  infidèle, 
et  qu'elle  abuse  de  vos  grâces. 

CONFESSIOÎÎ . 

Dans  ces  dispositions,  allez  vous  prosterner 
aux  pieds  du  prêtre.  Accusez-vous  de  tous  les  pé- 
chés dont  vous  vous  trouvez  coupable  :  qu'une 
fausse  honte  ne  vous  en  fasse  receler  aucun  ; 
ce  seroit  un  nouveau  péché  ,  et  un  sacrilège 
horrible  que  vous  accumuleriez  sur  votre  tête, 
au  lieu  du  pardon  que  vous  présumiez  d'ob- 
tenir. Armez-vous  de  courage  à  la  vue  des 
avantages  qui  doivent  vous  revenir  d'une  con- 
fession humble  ,  sincère  et  entière  :  vous  êtes 
assuré  d'avance  que  la  confusion  d'un  moment 
que  vous  allez  essuyer,  en  découvrant  volon- 
tairement vos  péchés  à  un  prêtre  (  qui  vous 
doit  sur  ce  point  un  secret  inviolable),  va  vous 
en  mériter  la  rémission  ,  mettre  votre  cons- 
cience en  repos  dès  à  présent,  et  vous  épargner 
au  jour  du  jugement  l'insupportable  confusion 
de  les  voir  manifester  à  tout  l'univers.  Plus 
vous  serez  courageux  à  vous  accuser  et  à  vider 
toute  l'infection  de  votre  cœur,  plus  votre  con- 
solation et  votre  paix  seront  grandes  après. 
Dites  donc  tout',  jusqu'aux  circonstances  nota- 
bles, afin  que  le  confesseur,  connoissant  par- 
faitement la  profondeur  de  vos  plaies,  y  apporte 
les  remèdes  convenables  et  salutaires.  Si  vous 
craignez  d'omettre  quelqu'un  de  vos  péchés 
dans  le  temps  de  la  confession,  déclarez  d'abord 
tous  ceux  dont  vous  aurez  souvenance,  et  priez 
ensuite  le  confesseur  de  vous  interroger,  s'il  le 
juge  à  propos. 

SATISFACTION. 

Votre  confession  étant  finie,  écoutez  la  péni- 
tence que  le  prêtre  vous  impose.  Acceptez-la 
humblement  ,  en  promettant  de  l'accomplir 
fidèlement ,  le  plus  tôt  que  faire  se  pourra. 
Persuadez-vous  que  ,  quelque  grande  qu'elle 
vous  paroisse,  elle  ne  peut  être  proportionnée 
à  l'énormité  de  vos  fautes,  que  par  l'union  aux 
souffrances  et  aux  satisfactions  que  Jésus-Christ 


a  offertes  pour  nous  à  son  Père.  Remerciez  Dieu 
de  la  grâce  qu'il  vous  fait  de  pouvoir  satisfaire 
en  cette  vie,  par  une  peine  si  légère,  à  sa  jus- 
tice ,  qui  châtie  si  rigoureusement  dans  l'autre 
vie  les  mêmes  péchés  qu'il  vient  de  vous 
remettre.  Soyez  encore  attentif  aux  avis  que  le 
prêtre  vous  donnera  pour  vous  préserver  à 
l'avenir  contre  vos  passions  qui  vous  ont  fait 
tomber,  surtout  contre  cette  passion  favorite 
qui  Ait  et  qui  domine  en  vous.  Si  c'est  l'avarice 
qui  a  été  votre  idole,  il  vous  suggérera  de  mar- 
quer le  mépris  que  vous  faites  des  biens  qui 
passent ,  en  les  partageant  libéralement  avec 
les  pauvres,  membres  de  Jésus-Christ.  Si  c'est 
la  volupté  à  qui  vous  avez  rapporté  vos  actions 
comme  à  une  divinité,  il  vous  dira  de  fuir  les 
lieux,  de  renoncer  aux  compagnies,  de  brûler 
les  livres  et  les  tableaux  qui  l'ont  fait  naître  et 
qui  l'entretiennent  ;  il  ajoutera  ce  que  saint 
Paul  a  prêché,  que  ceux  qui  sont  à  Jésus-Christ 
ont  châtié  et  crucifié  leur  chair  avec  ses  vices 
et  ses  convoitises.  N'est-il  pas  honteux  que, 
sous  un  chef  innocent  couronné  d'épines,  les 
membres  coupables  vivent  dans  la  mollesse  ?  Si 
les  honneurs  de  ce  siècle  vous  ont  enivré  , 
regardez,  vous  dira-t-il,  le  Fils  de  Dieu,  égal 
à  son  Père  ,  qui  s'anéantit  jusqu'à  souffrir  la 
mort,  et  la  mort  de  la  croix,  pour  nous  détrom- 
per des  vains  honneurs.  Ce  n'est  qu'en  mettant 
bas  tout  orgueil  ,  et  en  s' humiliant ,  qu'on 
mérite  d'être  exalté.  Aimez  à  être  oublié  des 
hommes  et  à  en  être  compté  pour  rien.  Dieu 
saura  bien  vous  élever. 

Le  prêtre  nous  recommandera  surtout  de 
n'avoir  aucune  confiance  en  nos  propres  forces  ; 
nous  retomberions  bientôt.  Il  nous  engagera  à 
recourir  à  Dieu  par  la  prière.  Seigneur  ,  c'est 
en  vain  que  je  garderois  mes  pieds  pour  me 
garantir  des  pièges  innombrables  qui  m'envi- 
ronnent :  le  danger  est  en  bas,  mais  la  déli- 
vrance ne  peut  venir  que  d'en  haut.  C'est  là 
que  mes  yeux  s'élèvent  pour  vous  voir  venir. 
La  contagion  du  monde,  ma  propre  corrupfion, 
les  plaisirs  qui  se  présentent,  les  richesses  que 
j'entrevois ,  les  honneurs  qu'on  me  propose, 
tout  est  piège.  Seigneur,  sans  vous.  C'est  vers 
vous  seul  que  j'élève  mes  yeux  et  mon  cœur. 
Je  désespère  de  moi-même ,  je  n'espère  qu'en 
vous  :  conservez-moi. 


AVIS  SUR  L  ABSOLUTION. 


Le  prêtre  ne  la  doit  donner  qu'aux  pénitens 
qu'il  juge  bien  disposés.  Alors  elle  opère  la 
grâce  de  la  guérison  ,  la  rémission  des  péchés. 


MA>'UEL  DE  PIETE. 


23 


Ceux  qui  conservent  de  l'ininiilié  contre  leur 
prochain,  sans  vouloir  se  reconcilier:  qui  ne 
restituent  pas  le  bien  d'autrui,  le  pouvant  faire  ; 
qui  retombent  dans  leurs  péchés  par  la  mau- 
vaise habitude  à  laquelle  ils  sont  encore  atta- 
chés, ne  taisant  rien  pour  la  déraciner  ;  qui 
refusent  de  quitter  l'occasion  prochaine  du 
liéché  ;  qui  ignorent  les  choses  quils  doivent 
croire  et  faire  pour  arriver  au  salut  ;  et  géné- 
ralement tous  ceux  qui  ne  sont  pas  véritable- 
ment repentans  de  leurs  péchés,  ou  qui  n'ont 
pas  un  désir  sincère  de  se  corriger  et  de  mieux 
vivre,  peuvent  bien  s'adresser  au  prêtre  et  se 
confesser  ;  mais  ils  ne  doivent  pas  souffrir  que 
le  prêtre  leur  donne  l'absolution,  tandis  qu'ils 
sont  dans  ces  mauvaises  dispositions.  Ce  seroit 
une  profanation  sacrilège  du  sacrement  qu'ils 
ajouteroient  par  là  à  leurs  autres  crimes.  Ces 
sortes  de  pécheurs  doivent  alors  prier  le  prêtre 
de  leur  différer  l'absolution  jusqu'à  ce  que  leur 
cœur  soit  changé  ,  et  qu'ils  aient  achevé  de 
rompre  les  liens  qui  les  attachent  encore  au 
péché.  Le  prêtre  aura  pitié  d'eux  ,  leur  don- 
nera de  bons  avis,  et  tâchera  par  ses  prières, 
ses  jeûnes  et  ses  aumônes,  d'attirer  sur  eux  la 
grâce  d'une  parfaite  conversion. 


DE  L'EUCHARISTIE. 


I. 


1°  Quoique  nos  yeux  n'aperçoivent  dans 
l'Eucharistie  qu'une  apparence  de  pain,  la  foi 
néanmoins  y  découvre  ,  sous  cette  apparence, 
le  vrai  corps  de  Jésus-Christ  qui  a  été  attaché 
sur  la  croix  pour  nous.  Il  y  est  avec  son  sang 
répandu  pour  notre  salut,  avec  son  âme,  avec 
sa  divinité.  Il  y  est  vivant,  immortel,  glorieux, 
tel  quil  est  à  la  droite  de  son  Père.  Comme 
Moïse  changea  en  Egypte  l'eau  en  sang,  et  une 
baguette  en  un  serpent  ;  connue  Jésus-Christ 
changea  aux  noces  de  Cana  l'eau  en  vin,  de 
même  il  change  le  pam  et  le  vin  en  sou  corps 
et  en  son  sang,  dès  que  le  prêtre  prononce  eu 
sou  nom  à  la  messe  les  paroles  sacramentelles. 
C'est  sa  toute-puissance  qui  fait  ce  miracle, 
comme  tant  d'autres  qui  ne  lui  coûtent  rien.  11 
faut  sans  raisonner  croire  tout  ce  qu'il  dit.  Les 
|)aroles  des  hommes  sincères  disent  ce  qui  est  ; 
mais  les  paroles  toutes-puissantes  du  Fils  de 
Dieu  font  ce  qu'elles  disent. 

2°  L'Eucharistie  est  le  sacrement  de  l'amour. 
Combien  Jésus-Christ  uous  a-l-il  aimés,  puis- 


qu'il n'a  pas  dédaigné  de  se  faire  notre  nourri- 
ture de  chaque  jour  ?  11  veut  être  notre  pain 
quotidien  ,  en  sorte  qu'il  soit  l'aliment  le  plus 
familier  de  nos  âmes,  comme  le  pain  grossier 
nourrit  nos  corps.  Le  pain  des  corps  ne  fait 
qu'en  retarder  la  mort  et  la  corruption  ;  mais 
Jésus-Christ,  pain  de  nos  âmes,  les  fera  vivre 
éternellement.  C'est  le  pain  descendu  du  ciel 
pour  donner  la  vie  au  monde.  C'est  être  ennemi 
de  soi-même  ,  c'est  vouloir  mourir  ,  que  de 
n'être  pas  aiîamé  de  ce  pain.  Le  Sauveur  est  là 
qui  vous  attend  avec  ses  mains  pleines  de  grâ- 
ces. C'est  l'Agneau  égorgé  pour  les  péchés  du 
monde ,  qui  veut  être  mangé  dans  ce  festin 
céleste.  Venez  ,  enfans  de  Dieu,  vous  rassasier 
de  cette  chair  divine  et  vous  désaltérer  dans  ce 
sang,  qui  efface  tous  les  péchés.  Il  ne  cache  les 
ravous  de  sa  gloire  que  pour  n'éblouir  pas  vos 
foibles  yeux ,  et  pour  vous  accoutumer  à  une 
plus  grande  familiarité.  Croyez  ,  espérez  ,  ai- 
mez :  portez  le  bien-aimé  dans  vos  poitrines, 
et  laissez-le  régnera  jamais  au  dedans  de  vous. 
Chacun  des  autres  sacremeus  nous  donne  la 
grâce  particulière  qui  est  propre  à  son  institu- 
tion; mais  celui-ci  nous  donne  Jésus-Christ 
même  ,  source  de  toutes  les  grâces,  auteur  et 
consonnnateur  Je  notre  foi. 

3°  Par  ce  sacrement,  les  hommes,  s'ils  sont 
bien  disposés,   sont  incorporés  à  Jésus-Christ, 
pour  ne  faire  plus  qu'un  seul  tout  avec  lui. 
Cette  nourriture,  si  elle  est  bien  prise,  fait  que 
Jésus-Christ  vit,  parle,  agit,  souffre  et  exerce 
en  nous  toutes  les  vertus.  Elle  nous  fait  croître 
chaque  jour  d'une  vie  toute  diAine  et  cachée 
avec  Jésus-Christ  en  Dieu.  Elle  humilie  notre 
esprit  ,   elle  mortifie  notre  chair,  elle  dompte 
nos  passions  brutales ,  elle  nous  fortifie  contre 
les  tentations  ,  elle  nous  inspire  le  recueille- 
ment et  la  prière  ;  elle  nous  tient  unis  à  Dieu 
dans  une  vie  toute  intérieure  ;  elle  nous  détache 
de  cette  vie  si  fragile  et  si  courte  ;  elle  nous 
enflamme  du  désir  du  règne  de  Dieu  dans  le 
ciel.  Elle  nous  donne  une  horreur  infinie  du 
péché  mortel  et  une  crainte  filiale  qui  nous 
alarme  à  la  vue  des  fautes  même  les  plus  vé- 
nielles ;  elle  nous  soutient  au  milieu  des  croix 
et  des  tentations  ,  pour  nous  faire  continuer 
notre  pèlerinage  jusqu'à  la  montagne  de  Dieu. 
-i"  Mais  avant  que  de  manger  ce  pain  des 
anges  ,  il  faut    que  Ihonmie  s'éprouve,  qu'il 
interroge  et  qu'il  soude  son  propre  cœur  ,  de 
peur  de  se  rendre  coupable  du  corps  et  du  sang 
du  Sauveur.  Quiconque  le  recevroit  dans  une 
conscience  impure,  avec  quelque  péché  mortel, 
au  lieu  de  se  plonger  dans  la  fontaine  d'eau 


24 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


vive,  boiroit  et  mangeroit  son  jugement  pour  sa 
perte  éternelle  :  il  donneroit  à  Jésus-Christ  le 
baiser  traître  de  Judas  ;  il  fouleroit  aux  pieds 
le  sang  de  la  victime,  par  laquelle  seule  il  peut 
apaiser  la  colère  de  Dieu  :  il  ne  feroit  qu'ajou- 
ter à  tous  ses  autres  péchés  les  sacrilèges  d'une 
confession  sans  pénitence  et  d'une  communion 
indigne. 

5°  Il  seroit  inutile  de  s'abstenir  de  la  commu- 
nion ,  de  peur  de  communier  indignement.  En 
communiant  indignement ,  on  change  le  pain 
de  vie  en  poison  ,  et  on  s'empoisonne  soi- 
même;  mais  en  ne  communiant  pas,  on  se 
prive  de  la  nourriture  ,  et  on  se  laisse  mourir 
de  défaillance  dans  cette  privation.  11  faut  donc 
communier,  et  communier  dignement;  il  faut 
tout  sacrifier  pour  se  mettre  en  état  de  manger 
avec  fruit  ce  pain  quotidien;  il  faut  renoncer 
non-seulement  aux  péchés  mortels ,  aux  vices 
grossiers  et  qui  font  horreur ,  mais  encore  aux 
occasions  dangereuses  d'y  tomber.  Il  faut  même 
renoncer  à  l'affection  volontaire  pour  les  péchés 
véniels ,  qui  retranchent  peu  à  peu  les  vérita- 
bles alimeus  de  l'amour  de  Dieu  au  fond  du 
cœur.  Comment  peut-on  nourrir  en  soi  l'a- 
mour de  Dieu  au-dessus  de  tout ,  quand  on 
veut  demeurer  attaché  de  propos  délibéré  aux 
choses  qui  lui  déplaisent ,  qui  contristent  son 
Saint-Esprit ,  et  qui  nous  mettent  en  tentation 
continuelle  d'aimer  ce  que  Dieu  veut  que  nous 
n'aimions  pas?  Quand  vous  aurez  fait  ce  sacri- 
fice sincère  à  Dieu  ,  vous  mangerez  en  ange  le 
pain  des  anges.  Vous  vivrez  pour  lui  ;  vous  au- 
rez la  consolation  de  le  recevoir  fréquemment. 
La  véritable  manière  de  communier  est  de  le 
faire  avec  une  telle  pureté  de  co:'ur,  qu'on 
puisse  le  faire  tous  les  jours,  selon  l'usage  des 
premiers  chrétiens. 

6"  Après  la  communion  ,  demeurez  recueilli 
en  vous-même  et  intimement  uni  à  Jésus- 
Christ  que  vous  portez  dans  votre  poitrine 
comme  dans  un  ciboire.  Remerciez-le  ;  écou- 
tez-le ;  goûtez  la  joie  de  le  posséder  ;  admirez 
son  amour  ;  priez-le  de  ne  vous  quitter  jamais. 

N'oublions  pas  de  demander  à  Jésus-Christ 
de  nous  accorder  la  grâce  de  le  recevoir  en  via- 
tique dans  notre  dernière  maladie.  N'attendons 
pas  l'extrémité  pour  demander  ce  pain  de  vie  : 
il  doit  nous  soutenir  et  nous  fortifier  dans  ce 
passage  si  pénible  à  la  nature.  Repus  du  corps 
et  du  sang  du  Fils  de  Dieu .  nous  irons  paroî- 
tre  avec  plus  de  confiance  au  tribunal  du  sou- 
verain Juge. 


II. 


BONHEUR  DE  L  AME  UME  A  JESUS-CHRIST  DANS  LA 
SAINTE  COMMUNION. 

Qu'on  est  riche  ,  quand  on  porte  son  trésor 
au  fond  de  son  cœur ,  et  qu'on  n'en  veut  plus 
d'autre  !  Qu'on  est  heureux  dans  les  croix  , 
lorsqu'on  a  toujours  avec  soi  son  consolateur  ! 
Qu'on  est  puissant  et  invincible  ,  malgré  ses 
sensibilités  et  ses  foiblesses ,  lorsqu'on  possède 
Jésus-Christ  au-dedans  de  soi!  C'est  vous,  ô 
mon  Dieu ,  ô  mon  amour  !  c'est  vous  que  je 
reçois  dans  le  sacrement  ;  c'est  vous  qui  nour- 
rissez mon  ame  de  votre  chair ,  qui  donne  la 
vie  au  monde  ,  et  de  votre  substance  divine , 
qui  est  l'éternelle  vérité.  C'est  vous  que  je 
tiens ,  que  je  goûte ,  que  je  possède ,  que  je 
garde  reposant  dans  ma  poitrine  ,  comme  votre 
disciple  bien-aimé  reposoit  sur  la  vôtre.  Je  vous 
ai;  n'ai-je  pas  tout?  Que  me  faut-il  encore? 
que  me  peut-il  manquer  ?  0  Dieu  d'amour  , 
vous  rassasiez  en  moi  tout  désir!  je  suis  plein  , 
et  mon  cœur  ne  peut  plus  s'ouvrir  à  aucun  au- 
cun autre  bien,  puisqu'il  a  le  bien  inflni.  Que 
craindrai-je  avec  celui  qui  m'aime  et  qui  peut 
tout?  Que  ne  soufl'rirai-je  point  pour  l'amour 
de  celui  qui ,  après  avoir  souffert  la  mort  pour 
moi ,  vient  encore  souffrir  dans  mon  cœur  ,  et 
de  si  près  ,  toutes  mes  misères?  Hélas!  qui  me 
donnera  une  bouche  pour  louer  et  un  cœur 
pour  sentir  ses  miséricordes?  0  sacrement ,  où 
l'amour  se  cache  pour  être  cherché  plus  pure- 
ment !  ô  secret  merveilleux  de  l'amour  de  mon 
Dieu!  mon  cœur  tombe  en  défaillance,  en  ap- 
prochant de  vous.  Qu'ai-je  fait  pour  vous  mé- 
riter ?  Pain  des  anges  !  vous  vous  donnez  aux 
plus  grands  pécheurs ,  et  vous  ne  dédaignez 
point  d'entrer  dans  les  consciences  les  plus 
souillées.  Que  ferai-jc  pour  me  donnera  vous? 
Tout  me  manque  en  moi-même  pour  reconnoî- 
tre  tant  de  grâces;  mais  faites  tout.  J'avoue 
mon  impuissance  et  mon  indignité;  je  manque 
même  de  senfimens  pour  un  si  aimable  mys- 
tère. Mais ,  6  amour  !  vous  vous  plaisez  à  re- 
luire dans  notre  boue  ;  faites  donc  éclater  vos 
merveilles  dans  ce  cœur  corrompu  ;  aimez- 
vous  vous-même  en  moi  ;  plongez  votre  créa- 
ture, pour  la  renouveler,  dans  les  flammes  du 
Saini-Esprit. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


25 


III. 


EXHORTATION    ADRESSEE  AU  DIT.   DE   BOIRGOGNE .    AU 
MOMENT  DE  SA  PREMIERE  COMMUNION. 

Le  voilà  enfin  arrivé,  Monseigneur,  ce  jour 
que  vous  avez  tant  désiré  et  attendu ,  ce  jour 
qui  doit  apparemment  décider  de  tous  les  au- 
tres de  votre  vie  jusqu'à  celui  de  votre  mort. 
Ecce  Salvator  tuus  venit ,  et  merces  ejus  cum 
€0.  Il  vient  à  vous  sous  les  apparences  de  l'ali- 
ment le  plus  familier ,  afin  de  nourrir  votre 
ame  ,  comme  le  pain  nourrit  tous  les  jours  vo- 
tre corps.  11  ne  vous  paroîtra  qu'une  parcelle 
d'un  pain  commun  ;  mais  la  vertu  de  Dieu  y 
sera  cachée ,  et  votre  foi  saura  bien  l'y  trouver. 
Dites-lui ,  comme  Isaïe  le  disoit  :  Verè  tu  es 
Deus  absconditus .  C'est  un  Dieu  caché  par 
amour;  il  nous  voile  sa  gloire  ,  de  peur  que  nos 
yeux  n'en  soient  éblouis,  et  afin  que  nous  puis- 
sions en  approcher  plus  familièrement.  Acce- 
dite  ad  eitm,  dit  un  Psaume  ,  et  illuminamini , 
et  faciès  vestrœ  non  confundentur.  C'est  là  que 
vous  trouverez  la  manne  cachée,  avec  les  divers 
goûts  de  toutes  les  vertus  célestes.  Vous  man- 
gerez le  pain  qui  est  au-dessus  de  toute  subs- 
tance. Il  ne  se  changera  pas  en  vous  ,  homme 
vil  et  mortel  ;  mais  vous  serez  changé  en  lui 
pour  être  un  membre  vivant  du  Sauveur.  Que 
la  foi  et  l'amour  vous  fassent  goûter  le  don  de 
Dieu  !  Gustate ,  et  videte  quoniam  suavis  est 
Dominus. 


DE  L'EXTRÈME-ONGTION. 
I. 

Jésus-Christ  a  institué  ce  sacrement  pour 
être  le  canal  des  grâces  qu'il  veut  nous  faire 
dans  nos  grandes  nialadies  ,  pour  nous  aider 
puissamment  contre  les  derniers  efforts  du  ten- 
tateur ,  pour  effacer  les  restes  de  nos  péchés  , 
pour  consommer  notre  sanctification ,  même 
pour  rétablir  la  santé  de  notre  corps  ,  autant 
qu'il  est  expédient  pour  notre  salut.  Ne  crai- 
gnons donc  pas  que  cette  sainte  onction  avance 
notre  mort.  Hâtons-nous  de  la  demander  ,  tan- 
dis que  nous  jouissons  encore  de  toute  notre 
raison  :  c'est  le  moyen  assiiré  de  la  recevoir 
avec  beaucoup  plus  de  fruit.  C'est  dans  ce  mo- 
ment qu'il  importe  de  rappeler  toute  notre  foi . 
notre  espérance,  notre  amour,  notre  confor- 
mité aux  ordres  du  Tout-Puissant,  d'en  donner 


même  des  marques  extérieures  ,  autant  que  la 
maladie  nous  le  permettra. 

1°  Assurons  notre  pasteur  qui  vient  nous 
donner  ce  dernier  sacrement,  que  nous  croyons 
fermement  tous  les  articles  de  la  foi  et  tout  ce 
que  notre  mère  ,  la  sainte  Eglise  catholique  , 
apostolique  et  romaine ,  croit  et  enseigne.  Di- 
sons ,  si  nous  le  pouvons ,  le  symbole  des  apô- 
tres,  qui  est  l'abrégé  de  notre  foi  et  la  marque 
qui  distinguoit  autrefois  les  Chrétiens.  Témoi- 
gnons que  nous  sommes  prêts  à  mourir  dans 
cette  foi  catholique  ,  comme  de  véritables  en- 
fans  de  l'Eglise,  et  que  nous  voulons  rendre  le 
dernier  soupir  dans  son  sein  et  recevoir  de  sa 
main  les  sacremens  que  Jésus-Christ  lui  a  con- 
fiés pour  nous. 

2°  Témoignons  que  toute  notre  confiance  est 
en  notre  Seigneur  Jésus-Christ ,  et  que  nous 
espérons  le  royaume  du  ciel  qu'il  nous  a  acquis 
par  son  sang. 

3" Témoignons  que  nous  aimons  Dieu,  et  que 
nous  désirons  de  laimer  encore  plus  parfaite- 
ment ,  et  comme  les  saints  l'aiment  sans  cesse 
dans  le  ciel.  Disons  :  0  sagesse  ,  je  crois  toutes 
les  vérités  que  vous  nous  enseignez.  0  miséri- 
corde! j'espère  tous  les  biens  que  vous  nous 
promettez.  0  bonté  !  je  vous  aime  et  ne  veux 
plus  rien  aimer  que  pour  vous  et  de  votre 
amour. 

4"  Disons  en  nous-inôme  :  ')  mon  Dieu  ! 
comment  ai-je  pu  vous  oublier  et  vous  offenser? 
0  patience  de  mon  Dieu!  comment  avez-vous 
pu  souffrir  et  attendre  si  long-temps  une  créa- 
ture si  ingrate?  0  mon  amour!  comment  ai-je 
pu  vivre  sans  vous  aimer?  J'ai  horreur  de  mes 
péchés  ;  je  me  jette  entre  les  bras  de  votre  infi- 
nie miséricorde  :  ayez  pitié  d'un  cœur  affligé 
de  vous  avoir  été  infidèle;  lavez-moi  dans  le 
sang  de  votre  Fils. 

5°  Ajoutons  tout  haut,  si  nous  le  pouvons  : 
Je  demande  pardon  à  toutes  les  personnes  pré- 
sentes ou  absentes  vers  lesquelles  j'ai  manqué  , 
ou  par  hauteur  ,  ou  par  promptitude  ,  ou  par 
prévention  mal  fondée ,  ou  par  attachement  à 
mon  propre  intérêt  ,  ou  par  quelque  autre 
mauvais  motif.  Je  les  conjure  de  tout  oublier 
pour  lamour  de  celui  qui  nous  a  remis  toutes 
nos  offenses. 

H"  Au  reste ,  soyons  bien  résolus  de  faire  un 
meilleur  usage  de  la  vie ,  si  Dieu  nous  rend  la 
santé  ,  et  de  recevoir  la  mort  comme  une  grâce 
qui  finit  le  danger  continuel  de  la  vie ,  si  Dieu 
nous  appelle  à  lui. 

7"  Ne  manquons  pas  d'olfrir  à  Dieu  toutes 
les  douleurs  de  corps  et  d'esprit  que  nous  souf- 


-26 


MA>:CEL  DE  PIÉTÉ. 


frons  ,  pour  obteuir  la  rémission  de  nos  péchés. 
Acceptons  cette  maladie  comme  une  pénitence, 
et  reconnoissons  que  nous  méritions  une  souf- 
france éternelle  en  la  place  d'un  mal  si  léger. 


II. 


EXHORTATION    Al    MALADE  ,    APRES   Qu'lL    A    REÇL"    LE 
SACREMENT  DE  l'eXTRÊME-OXCTION. 

Après  avoir  reçu  le  sacrement  qui  donne  la 
force  d'en  haut  dans  le  dernier  combat  contre 
l'ennemi  du  salut,  il  ne  vous  reste  plus  qu'à 
vous  dégager  l'esprit  de  toutes  les  vaines  pen- 
sées du  monde  trompeur.  La  vanité  et  le  men- 
songe ne  doivent  plus  distraire  un  chrélieu  qui 
se  prépare  à  aller  comparoître  devant  Jésus- 
Christ.  Notre  corps  est  une  espèce  de  prison  où 
notre  ame  est  retenue  pour  y  souffrir  ,  pour  y 
être  tentée  et  pour  mériter  en  résistant  à  la 
tentation.  Ce  monde  plein  de  traverses  est  un 
lieu  d'exil  ;  le  ciel  est  notre  patrie  ;  c'est  la  terre 
promise  ;  c'est  le  port  où  nous  jouirons  du  re- 
pos éternel  après  la  tempête.  Heureux  ceux  qui 
meurent  au  Seigneur!  la  mort  n'est  qu'un  mo- 
ment de  peine  qui  est  le  passage  au  royaume 
de  Dieu  :  Jésus-Christ  a  voulu  souffrir  pour  la 
vaincre  ,  et  la  vaincre  pour  nous.  Mourons  avec 
lui,  et  la  mort  sera  pour  nous  la  véritable  vie. 
(]orame  la  vie  est  un  danger  continuel,  la 
mort  est  une  grâce  qui  assure  l'effet  de  toutes 
les  autres.  Pourquoi  craindre  d'aller  voir  celui 
que  nous  aimons  et  qui  nous  aime?  Pourquoi 
craindre  l'avènement  de  son  règne  bienheureux 
en  nous. 

Anciennement  on  avoit  coutume  d'oindre 
les  corps  de  ceux  qui  dévoient  combattre  dans 
les  spectacles  publics ,  afin  que  leurs  membres 
fussent  plus  souples  et  plus  agiles  dans  le  com- 
bat. C'est  ainsi  que  l'Eglise  fait  sur  ses  enfans 
les  onctions  mystérieuses  du  Baptême  ,  de  la 
Confirmation  et  de  l'Ordre,  afin  qu'ils  com- 
battent plus  fortement  dans  les  tentations  de  la 
vie.  Mais  voici  rExtrême-Onction  ,  que  vous 
venez  de  recevoir  pour  le  dernier  combat ,  qui 
vous  prépare  la  couronne  incapable  de  se  flétrir. 

Le  principal  etîet  de  ce  sacrement  est  de  for- 
tifier notre  ame  contre  la  tentation  de  langueur, 
de  tristesse  et  de  découragement ,  où  l'infirmité 
du  corps  la  pourroit  jeter.  Par  la  grâce  de  ce 
sacrement  ,  l'esprit  est  soulagé  ,  renouvelé, 
rendu  victorieux  de  la  douleur  ,  pendant  que 
le  corps  s'appesantit  et  tend  à  la  corruption. 

Le  second  effet  est  la  rémission  des  péchés 
qui  peuvent  rester  encore  dans  l'ame. 


Enfin  ce  sacrement  peut  produire  la  santé 
du  corps,  ou  son  soulagement,  si  c'est  un  bien 
pour  l'ame  et  si  les  desseins  de  la  Providence  y 
conviennent. 

Ranimez  votre  foi,  nourrissez  votre  cœur  de 
l'espérance  ;  laissez-le  enflammer  de  la  charité. 
Demandez  la  grâce  ,  sans  laquelle  on  ne  peut 
rien  mériter,  et  souvenez-vous  que  Jésus-Christ 
a  promis  qu'il  sera  donné  à  quiconque  deman- 
dera. Combien  désire-t-il  de  nous  accorder  sa 
grâce  ,  puisqu'il  nous  presse  de  la  lui  deman- 
der, et  qu'il  nous  prévient  par  elle ,  afin  que 
nous  la  lui  demandions  !  Comment  ne  nous 
donneroit-il  pas  ses  secours  ,  après  s'être  donné 
lui-même?  Il  est  riche  en  miséricorde  mr  tous 
ceux  qui  l'invoquent.  Attachez-vous  donc  à  sa 
croix  ,  pour  recevoir  avec  son  sang  les  grâces 
qui  découlent  de  ses  plaies  sacrées.  Regardez 
Jésus ,  votre  sauveur,  qui ,  du  haut  de  celte 
croix  ,  où  son  amour  l'a  attaché  ,  vous  tend  les 
bras  pour  vous  recevoir.  Vous  trouverez  en  lui 
une  miséricorde  encore  plus  grande  que  votre 
misère.  Ne  vous  découragez  donc  point  à  la  vue 
de  vos  péchés  ;  aimez  celui  qui  vous  a  aimé  lors 
même  que  vous  ne  l'aimiez  pas ,  et  que  vous 
l'offensiez ,  et  il  vous  sera  remis  beaucoup  de 
péchés.  Fermez  les  yeux  au  monde  entier  qui 
n'est  plus  rien  pour  vous;  ne  pensez  plus  qu'au 
bien-aimé  qui  vous  recevra  à  jamais  dans  son 
sein.  Tous  les  travaux  sont  passés  ;  tous  les  gé- 
missemens  sont  finis  ;  toutes  les  douleurs  et 
toutes  les  misères  d'ici-bas  s'enfuiront  loin  de 
vous  à  jamais,  vous  irez  au  royaume  des  vivans 
voir  la  face  du  Père  céleste  ,  et  régner  sur  le 
même  trône  avec  Jésus-Christ. 


DE  L'ORDRE. 

Les  évèques  seuls  sont  les  ministres  de  ce  sa- 
crement. Suivant  l'institution  de  Jésus-Christ , 
et  à  l'imitation  des  apôtres ,  ils  ordonnent  les 
prêtres  et  les  diacres  par  la  prière  et  l'imposition 
de  leurs  mains.  Ils  font  les  sous-diacres,  les 
acolytes ,  les  exorcistes ,  les  lecteurs  et  les  por- 
tiers ,  eu  leur  présentant  et  faisant  toucher  les 
instrumens  propres  à  chacun  de  ces  offices.  La 
disposition  à  tous  ces  ordres  est  la  tonsure. 
Quand  l'évêque  coupe  les  cheveux  et  donne 
Ihabit  ecclésiastique  au  clerc ,  celui-ci  déclare 
qu'il  prend  le  Seigneur  pour  son  partage ,  et 
qu'il  se  dévoue  plus  parfaitement  à  son  service. 
Personne  ne  doit  de  lui-même  prétendre  à  l'hon- 
neur du  sacerdoce ,;  mais  celui-là  seulement  qui 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


27 


y  est  appelé  de  Dieu ,  soit  par  le  clioix  de  son 
évêque,  soit  par  le  ministère  et  le  conseil  de 
ceux  à  qui  l'évèque  ('onfie  le  soin  d'examiner  la 
vocation  d'un  chacun.  Les  évêques  sont  au-des- 
sus des  prêtres,  chargés  par  le  Saint-Espi-it  de 
gouverner  l'Eglise  ,  de  l'instruire ,  de  l'éditier. 
Les  prêtres  offrent  comme  eux  le  sacrifice  de  la 
loi  nouvelle ,  et  travaillent  sous  eux  au  salut  des 
âmes.  Le  reste  du  clergé ,  chacun  suivant  son 
ordre  plus  ou  moins  relevé,  est  destiné  pour 
servir  à  l'autel  dans  le  temps  du  sacrifice,  pour 
catéchiser,  et  pour  aider  le  prêtre  dans  ses  au- 
tres fonctions.  La  grâce  qu'ils  reçoivent  à  l'or- 
dination les  engage  à  être  plus  humbles ,  plus 
détachés  des  biens  de  cette  vie  passagère ,  à  être 
plus  sobres  et  plus  purs  que  le  commun  des 
fidèles.  Ils  sont,  par  leur  état ,  comme  les  mé- 
diateurs entre  Dieu  et  les  hommes  :  obligés  de 
vaquer  spécialement  à  l'oraison ,  et  de  prier 
pour  les  peuples  ;  chargés  de  travailler  à  faire 
honorer  Dieu  et  à  sauver  les  âmes. 


DU  MARIAGE. 

Le  Mariage  a  été  institué  dès  l'origine  du 
genre  humain ,  avant  sa  corruption,  et  dans  la 
parfaite  innocence  du  paradis  terrestre;  il  nous 
représente  l'union  sacrée  de  Jésus-Christ  avec 
l'Église  son  épouse.  Jésus-Christ  a  voulu  le 
sanctifier  par  sa  présence  aux  noces  de  Cana  , 
où  il  fit  son  premier  miracle.  Il  a  voulu  répan- 
dre par  ce  sacrement  une  bénédiction  abondante 
sur  la  source  de  notre  naissance ,  afin  que  ceux 
qui  s'unissent  dans  cet  état  ne  songent  qu'à  avoir 
des  enfans ,  et  moins  à  en  avoir  qu'à  en  donner 
à  Dieu ,  qui  ressemblent  à  leur  Père  céleste.  Le 
lien  du  Mariage  rend  les  deux  personnes  insé- 
parables, et  la  mort  seule  peut  rompre  ce  lien. 
L'esprit  de  Dieu  l'a  réglé  ainsi  pour  le  bien  des 
hommes,  afin  de  réprimer  l'inconsfance  et  la 
confusion  qui  Iroubleroient  l'ordre  des  familles 
et  la  stabilité  nécessaire  pour  l'éducafion  des 
enfans.  Ce  joug  perpétuel  est  difficile  à  sup- 
porter pour  la  plupart  des  hommes  légers,  in- 
quiets, et  remplis  de  défauts.  Chacune  des  deux 
personnes  a  ses  imperfections;  les  naturels  sont 
opposés  ;  les  humeurs  sont  souvent  presque  in- 
compatibles; à  la  longue  la  complaisance  s'use; 
on  se  lasse  les  uns  des  autres  dans  cette  néces- 
sité d'être  presque  toujours  ensemble  ,  et  d'agir 
en  toutes  choses  de  concert.  Il  faut  une  grande 
grâce ,  et  une  grande  fidélité  à  la  grâce  reçue , 
pour  porter  patiennuent  ce  joug.  Quiconque 


l'acceptera  par  l'espérance  de  s'y  contenter  gros- 
sièrement,  y  sera  bientôt  mécompte;  il  sera 
malheureux  ,  et  rendra  sa  compagne  malheu- 
reuse. C'est  un  état  de  tribulation  et  d'assujé- 
tissement  très-pénible  ,  auquel  il  faut  se  prépa- 
rer en  esprit  de  pénitence,  quand  on  s'y  croit 
appelé  de  Dieu.  La  grâce  du  sacrement  adoucit 
ce  joug ,  et  donne  la  force  de  le  porter  sans  im- 
patience. C'est  par  cette  grâce  que  les  deux 
personnes  se  supportent  et  s'entr'aident  avec 
amour. 

Vous,  époux,  aimez  votre  épouse  comme 
Jésus-Christ  a  aimé  son  Église  ,  qu'il  a  lavée  de 
son  sang ,  et  qui  est  l'objet  de  ses  complaisances. 
Chérissez  votre  épouse  comme  un  autre  vous- 
même  ,  puisque  par  le  Mariage  les  deux  per- 
sonnes n'eu  font  plus  qu'une.  Epargnez-la , 
ménagez-la ,  conduisez-la  avec  douceur  et  ten- 
dresse ,  par  persuasion ,  vous  souvenant  de 
l'infirmité  de  son  sexe ,  suivant  l'instruction  de 
l'Apôtre.  Communiquez -lui  vos  affaires  avec 
confiance ,  puisque  les  vôtres  deviennent  les 
siennes  dans  cette  intime  société.  Accoutumez- 
la  à  l'application .  au  travail  domestique ,  au 
détail  du  ménage,  afin  qu'elle  soit  en  état  d'é- 
lever des  enfans  avec  autorité  et  prudence ,  dans 
la  crainte  de  Dieu. 

Et  vous ,  épouse ,  aimez  et  honorez  votre 
époux  comme  l'Eglise  aime  et  honore  Jésus- 
Christ  son  époux.  Regardez  Jésus-Christ  même 
en  lui.  Obéissez-lui  selon  Dieu  comme  à  votre 
chef,  comme  à  celui  qui  vous  représente  Dieu 
sur  la  terre.  Tâchez  de  mériter  sa  confiance  par 
votre  douceur ,  par  votre  complaisance  ,  par 
votre  modesfie,  par  votre  soin  pour  le  soulager. 
Soyez-vous  inviolablement  fidèles  l'un  à  l'autre. 
Ne  vous  contentez  pas  de  fuir  avec  horreur  tout 
ce  qui  ressenliroit  l'infidélité  ,  mais  évitez  avec 
précaution  jusqu'aux  plus  légers  ombrages  qui 
pourroient  altérer  la  confiance  dans  cette  sainte 
union.  Montrez-vous  l'un  à  l'autre  une  simpli- 
cité et  une  modestie  qui  vous  ôtent  réciproque- 
ment toute  défiance.  Que  votre  état  vous  force  à 
tenir  plus  facilement  la  chair  soumise  à  l'es- 
prit, et  non  à  lui  permettre  une  dangereuse 
licence. 

Puisque  les  enfants  sont  les  fruits  de  la  bé- 
nédiction du  Mariage,  je  prie  Dieu  qu'il  vous 
en  donne  qui  soient  des  saints,  et  qui  servent 
un  jour  à  vous  consoler  dans  votre  vieillesse. 


28 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


REFLEXIONS  SAINTES 


TOUS  LES  JOURS  DU  MOIS. 


PREMIER  JOUR. 

SUR   LE   PEU    DE    FOI    Qu'lL   Y   A    DANS   LE   MONDE. 

Croyez-vous  que  le  Fils  de  l'homme  venant  sur  la  terre 
y  trouvera  de  la  foi?  S.  Luc.  xviii.  8. 

I.  vS'iL  y  venoit  maintenant,  en  trouveroit-il 
en  nous  ?  Où  est  notre  foi  ?  où  en  sont  les  mar- 
ques ?  Croyons-nous  que  cette  vie  n'est  qu'un 
court  passage  à  une  meilleure  ?  Pensons-nous 
qu'il  faut  souflrir  avec  Jésus-Christ,  avant  que 
de  régner  avec  lui  ?  Regardons-nous  le  monde 
comme  une  figure  trompeuse,  et  la  mort  comme 
l'entrée  dans  les  véritables  biens  ?  Vivons-nous 
de  la  foi  ?  nous  anime-t-elle  ?  Goùtons-nous 
les  vérités  éternelles  qu'elle  nous  présente  ?  en 
nourrissons-nous  notre  âme  avec  le  même  soin 
que  nous  nourrissons  notre  corps  des  aliments 
qui  lui  conviennent  ?  Nous  accoutumons-nous 
à  ne  regarder  toutes  choses  que  selon  la  foi  ? 
Corrigeons-nous  sur  elle  tous  nos  jugemens  ? 
Hélas  !  bien  loin  de  vivre  de  la  foi,  nous  la  fai- 
sons mourir  dans  notre  esprit  et  dans  notre 
cœur.  Nous  jugeons  en  païens  ;  nous  agissons 
de  même.  Qui  croiroit  ce  qu'il  faut  croire,  fe- 
roit-il  ce  que  nous  faisons  ? 

II.  Craignons  que  le  royaume  de  Dieu  ne  nous 
soit  ôté,  et  ne  soit  donné  à  d'autres  qui  en  pro- 
duiront mieux  les  fruits.  Ce  royaume  de  Dieu 
est  la  foi,  quand  elle  est  régnante  et  dominante 
au  milieu  de  nous.  Heureux  qui  a  des  yeux 
pour  voir  ce  royaume  !  La  chair  et  le  sang  n'en 
ont  point.  La  sagesse  de  l'homme  animal  est 
aveugle  là-dessus,  et  veut  l'être.  Ce  que  Dieu 
fait  intérieurement  lui  est  un  songe.  Pour  voir 
les  merveilles  de  ce  royaume  intérieur,  il  faut 
renaître,  et  pour  renaître  il  faut  mourir  :  c'est  à 
(juoi  le  monde  ne  peut  consentir.  Que  le  monde 
méprise  donc,  qu'il  condamne,  qu'il  se  moque 
tant  qu'il  voudra;  pour  nous,  mon  Dieu,  il  nous 
est  ordonné  de  croire  et  de  goûter  le  don  céleste. 
Nous  voulons  être  du  nombre  de  vos  élus,  et 
nous  savons  que  personne  ne  peut  en  être,  sans 
conformer  sa  vie  à  ce  que  vous  enseignez. 


Il"  JOUR. 

SUR    l'uMQUE    CHEMIN    DU    CIEL. 

Efforcez-vous  d'entrer  par  la  porte  étroite.  S.  Mafth,  vu.  8. 

I.  Ce  n'est  que  par  la  violence  qu'on  entre  dans 
le  royaume  de  Dieu  ;  il  faut  l'emporter  d'assaut 
comme  une  place  assiégée.  La  porte  en  est 
étroite  ;  il  faut  mettre  à  la  gène  le  corps  du  pé- 
ché ;  il  faut  s'abaisser,  se  plier,  se  traîner,  se 
faire  petit.  La  grande  porte  où  passe  la  foule,  et 
qui  se  présente  toute  ouverte,  mène  à  la  perdi- 
tion. Tous  les  chemins  larges  et  unis  doivent 
nous  faire  peur.  Tandis  que  le  monde  nous  rit, 
et  que  notre  voie  nous  semble  douce,  malheur 
à  nous  !  Jamais  nous  ne  sommes  mieux  pour 
l'autre  vie,  que  quand  nous  sommes  mal  pour 
celle-ci.  Gardons-nous  donc  bien  de  suivre  la 
multitude  qui  marche  par  une  voie  large  et 
commode.  Il  faut  chercher  les  traces  du  petit 
nombre,  les  pas  des  saints,  le  sentier  escarpé  de 
la  pénitence,  grimper  sur  les  rochers,  gagner 
les  lieux  sûrs  à  la  sueur  de  son  visage,  et  s'at- 
tendre que  le  dernier  pas  de  la  vie  sera  encore 
un  violent  ellbrt  pour  entrer  dans  la  porte  étroite 
de  l'éternité. 

II.  Nous  ne  sommes  prédestinés  de  Dieu,  que 
pour  être  conformes  à  l'image  de  son  Fils,  at- 
tachés comme  lui  sur  une  croix,  renonçant 
comme  lui  aux  plaisirs  sensibles,  contens  comme 
lui  dans  les  douleurs.  Mais  quel  est  notre  aveu- 
glement !  Nous  voudrions  nous  détacher  de 
cette  croix  qui  nous  unit  à  notre  Maître.  Nous 
ne  pouvons  quitter  la  croix,  sans  quitter  Jésus- 
Christ  crucifié.  La  croix  et  lui  sont  inséparables. 
Vivons  donc  et  mourons  avec  celui  qui  est  venu 
nous  montrer  le  véritable  chemin  du  ciel,  et  ne 
craignons  rien,  sinon  de  ne  pas  finir  notre  sa- 
crifice sur  le  même  autel  où  il  a  consommé  le 
sien.  Hélas  !  tous  les  efforts  que  nous  tâchons  de 
faire  en  cette  vie  ne  sont  que  pour  nous  mettre 
plus  au  large,  et  pour  nous  éloigner  de  l'unique 
chemin  du  ciel.  Nous  ne  savons  ce  que  nous 
faisons.  Nous  ne  comprenons  pas  que  le  mys- 
tère de  la  grâce  joint  la  béatitude  avec  les  larmes. 
Tout  chemin  qui  mène  à  un  trône  est  délicieux, 
fùt-il  hérissé  d'épines.  Tout  chemin  qui  con- 
duit à  un  précipice  est  effroyable,  fût-il  couvert 
de  roses.  On  souffre  dans  la  voie  étroite,  mais 
on  espère;  on  souffre,  mais  on  voit  les  cieux 
ouverts;  on  souffre,  mais  on  veut  souffrir;  on 
aime  Dieu,  et  on  en  est  aimé. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


29 


IIP  JOUR. 


IV*  JOUR. 


SUR    LA    VKRITABLE    DEVOTION. 


SUR    LES    CONVERSIONS    LACHES    ET    IMPARFAITES. 


Celui  qui  séduit  lui-inème  son  rovur  n"a  qu'une  vaine 
religion.  Ep.  de  S.  Jac.  i.  26. 

I.  Que  d'abus  dans  la  dévotion  !  Les  uns  la 
font  consister  uniquement  dans  la  multiplicité 
des  prières  ;  les  autres  dans  le  grand  nombre 
des  œuvres  extérieures  qui  vont  à  la  gloire  de 
Dieu  et  au  soulagement  du  prochain.  Quelques- 
uns  la  mettent  dans  des  désirs  continuels  de 
faire  son  salut  ;  quelques  autres  dans  de  grandes 
austérités.  Toutes  ces  choses  sont  bonnes;  elles 
sont  même  nécessaires  jusqu'à  un  certain  de- 
gré. Mais  on  se  trompe,  si  ou  y  place  le  fond  et 
l'essentiel  de  la  véritable  piété.  Cette  piété,  qui 
nous  sanctifie  et  qui  nous  dévoue  tout  entiers  à 
Dieu,  consiste  à  faire  tout  ce  qu'il  veut,  et  à 
accomplir,  précisément  daus  le  temps,  dans  les 
lieux  et  dans  les  circonstances  où  il  nous  met, 
tout  ce  qu'il  désire  de  nous.  Tant  de  mouve- 
mens  que  vous  voudrez,  tant  d'œuvres  éclatan- 
tes qu'il  vous  plaira  ;  vous  ne  serez  payé  que 
pour  avoir  fait  la  volonté  du  souverain  Maître. 
Le  domestique  qui  vous  sert  feroit  des  merveilles 
dans  votre  maison,  que,  s'il  ne  faisoit  pas  ce 
que  vous  souhaitez,  vous  ne  lui  tiendriez  aucun 
compte  de  ses  actions,  et  vous  vous  plaindriez 
avec  raison  de  ce  qu'il  vous  serviroit  mal. 

IL  Le  dévouement  parfait,  d'où  le  terme  de 
dévotion  a  été  formé ,  n'exige  pas  seulement 
que  nous  fassions  la  volonté  de  Dieu,  mais  que 
nous  la  fassions  avec  amour.  Dieu  aime  qu'on 
lui  donne  avec  joie:  et,  dans  tout  ce  qu'il  nous 
prescrit,  c'est  toujours  le  cœur  qu'il  demande. 
Un  tel  maître  mérite  bien  qu'on  s'estime  heu- 
reux d'être  à  lui.  Il  faut  que  ce  dévouement  se 
soutienne  également  partout,  dans  ce  qui  nous 
choque,  dans  ce  qui  contrarie  nos  vues,  nos 
inclinations,  nos  projets;  et  (ju'il  nous  tienne 
prêts  à  donner  tout  notre  bien,  notre  fortune, 
notre  temps,  notre  liberté,  notre  vie  et  notre 
réputation.  Être  dans  ces  dispositions,  et  en  ve- 
nir aux  effets,  c'est  avoir  une  véritable  dévotion. 
Mais  comme  la  volonté  de  Dieu  nous  est  souvent 
cachée,  il  y  a  encore  un  pas  de  renoncement  et 
de  mort  à  faire;  c'est  de  l'accomplir  par  obéis- 
sance, et  par  une  obéissance  aveugle,  mais  sage 
en  son  aveuglement,  condition  imposée  à  tous 
les  hommes  :  le  plus  éclairé  d'entre  eux,  le  plus 
propre  à  attirer  les  âmes  à  Dieu,  et  le  plus  ca- 
pable de  les  y  conduire,  doit  lui-même  être  con- 
duit. 


I.  Les  gens  qui  étoient  éloignés  de  Dieu  se 
croient  bien  près  de  lui  dès  qu'ils  commencent  à 
faire  quelques  pas  pour  s'en  rapprocher.  Les 
hommes  les  plus  polis  et  les  plus  éclairés  ont 
là-dessus  la  même  ignorance  et  la  même  gros- 
sièreté qu'un  paysan  qui  croiroit  être  bien  à  la 
cour,  parce  qu'il  auroit  vu  le  Roi.  On  quitte  les 
vices  qui  font  horreur;  on  se  retranche  dans 
une  vie  moins  criminelle,  mais  toujours  lâche, 
mondaine  et  dissipée.  On  juge  alors  de  soi,  non 
par  lEvangile,  qui  est  l'unique  règle  qu'on  doit 
prendre,  mais  par  la  comparaison  qu'on  fait  de 
la  vie  où  l'on  est  avec  celle  que  l'on  a  menée 
autrefois.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  se 
canoniser  soi-même,  et  pour  s'endormir  d'un 
profond  sonnneil  sur  tout  ce  qui  resteroit  à  faire 
pour  le  salut.  Un  tel  état  est  peut-être  plus  sus- 
pect qu'un  désordre  scandaleux.  Ce  désordre 
troubleroit  la  conscience,  réveilleroit  la  foi,  et 
engageroit  à  faire  quelque  grand  efTort  ;  au  lieu 
que  ce  changement  ne  sert  qu'à  étouffer  les  re- 
mords salutaires,  qu'à  établir  une  fausse  paix  dans 
le  cœur,  et  qu'à  rendre  les  maux  irrémédiables. 

IL  Je  me  suis  confessé ,  dites-vous ,  assez 
exactement  des  foiblesses  de  ma  vie  passée  ;  je 
lis  de  bous  livres;  j'entends  la  messe  modeste- 
ment, et  je  [)rie  Dieu,  ce  me  semble,  d'assez  bon 
cœur.  J'évite  au  moins  les  grands  péchés;  mais 
j'avoue  que  je  ne  me  sens  pas  assez  touché  pour 
vivre  comme  si  je  n'étais  plus  du  monde,  et 
pour  ne  garder  plus  de  mesures  avec  lui.  La 
religion  seroit  trop  rigoureuse,  si  elle  rejetoit 
de  si  honnêtes  lem[)éramens.  Tous  les  rafline- 
ments  qu'on  nous  propose  aujourd'hui  sur  la 
dévotion  vont  trop  loin,  et  sont  plus  propres  à 
décourager  qu'à  faire  aimer  le  bien.  Ce  discours 
est  celui  d'un  chrétien  lâche,  qui  voudroit  avoir 
le  paradis  à  vil  prix,  et  qui  ne  considère  pas  ce 
qui  est  dû  à  Dieu,  ni  ce  que  sa  possession  a 
coûté  à  ceux  qui  l'ont  obtenue.  Un  homme  de 
ce  caractère  est  bien  loin  d'une  entière  conver- 
sion. Il  ne  connoit  apparemment  ni  l'étendue 
de  la  loi  de  Dieu,  ni  les  devoirs  de  la  pénitence. 
On  peut  croire  que,  si  Dieu  lui  avait  conllé  le 
soin  décomposer  l'I'^vangile.  il  ne  l'aurait  pas 
fait  tel  qu'il  est,  et  nous  aurions  assurément  quel- 
que chose  de  plus  doux  pour  l'ainour-propre. 
Mais  l'Évangile  est  immuable,  et  c'est  sur  lui 
que  nous  devons  être  jugés.  Prenez  au  plus  tôt 
un  guide  sur,  et  ne  craignez  rien  taut  que  d'être 
flatté  et  trompé. 


30 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


V  JOUR. 

SIR    LE    BON    ESPRIT. 

Voire  Père  céleste  donnera  son  l)on  esprit  à  ceux  qui  le 
lui  (iemanderonl.  S.  Luc.  xxi.  13. 

I.  Il  n'y  a  de  bon  esprit  que  celui  de  Dieu. 
L'esprit  qui  nous  éloigne  du  vrai  bien,  quelque 
pénétrant,  quelque  agréable,  quelque  habile 
qu'il  soit  pour  nous  procurer  des  biens  corrup- 
tibles, n'est  qu'un  esprit  d'illusion  et  d'égare- 
ment. Voudroit-on  être  porté  sur  un  char  bril- 
lant et  magnifique  qui  mèneroit  dans  un  abîme  ? 
L'esprit  n'est  fait  que  pour  conduire  à  la  vérité 
et  au  souverain  bien.  Il  n'y  a  de  bon  esprit  que 
celui  de  Dieu,  parce  qu'il  n'y  u  que  son  esprit 
qui  nous  mène  à  lui.  Renonçons  au  nôtre,  si 
nous  voulons  avoir  le  sien.  Heureux  l'houjuie 
qui  se  dépouille  pour  être  revêtu,  qui  tbule  aux 
pieds  sa  vaine  sagesse  pour  |>osséder  celle  de 
Dieu  ! 

II.  Il  y  a  bien  de  la  diflérence  entre  un  bel 
esprit,  un  grand  esprit  et  un  bon  esprit.  Le  bel 
esprit  plaît  par  son  agrément  ;  le  grand  esprit 
excite  l'admiration  par  sa  profondeur:  mais  il 
n'y  a  que  le  bon  esprit  qui  sauve,  et  qui  rende 
heureux  par  sa  solidité  et  par  sa  droiture.  Ne 
conformez  pas  vos  idées  à  celles  du  monde. 
Méprisez  l'esprit  autant  que  le  monde  l'estime. 
Ce  qu'on  appelle  esprit  est  une  certaine  facilité 
de  produire  des  pensées  brillantes  :  rien  n'est 
plus  vain.  On  se  fait  une  idole  de  son  esprit, 
comme  une  femme,  qui  croit  avoir  de  la  beauté, 
s'en  fait  une  de  son  visage.  On  se  mire  dans  ses 
pensées.  Il  faut  rejeter  non-seulement  ce  faux 
éclat  de  l'esprit,  mais  encore  la  prudence  hu- 
maine qui  paroit  la  plus  sérieuse  et  la  plus  utile, 
pour  entrer,  comme  de  petits  enfants,  dans  la 
simplicité  delà  fol,  dans  la  candeur  et  dans  l'in- 
nocence des  mœurs,  dans  l'horreur  du  péché, 
dans  l'humiliation  et  dans  la  sainte  folie  de  la 
croix. 


sède  Dieu.  S'impatienter,  c'est  vouloir  ce  qu'on 
n'a  pas,  ou  ne  pas  vouloir  ce  qu'on  a.  Une  ame 
impatiente  est  une  ame  livrée  à  sa  passion,  que 
la  raison  ni  la  foi  ne  retiennent  plus.  Quelle 
foiblesse  !  quel  égarement  !  Tant  qu'on  veut  le 
mal  qu'on  souffre,  il  n'est  point  mal.  Pourquoi 
en  faire  un  vrai  mal  en  cessant  de  le  vouloir  V 
La  paix  intérieure  réside,  non  dans  les  sens, 
mais  dans  la  volonté.  On  la  conserve  au  milieu 
de  la  douleur  la  plus  amère,  tandis  que  la  vo- 
lonté demeure  ferme  et  soumise.  La  paix  d'ici- 
bas  est  dans  l'acceptation  des  choses  contraires, 
et  non  pas  dans  l'exemption  de  les  souffrir. 

IL  A  vous  entendre  gronder  et  murmurer,  il 
semble  que  vous  soyez  lame  la  plus  innocente 
qu'il  y  ait  au  monde,  et  que  c'est  vous  faire 
une  injustice  criante,  que  de  ne  pas  vous  laisser 
rentrer  dans  le  paradis  terrestre.  Souvenez-vous 
de  tout  ce  que  vous  avez  fait  contre  Dieu,  et 
convenez  qu'il  a  raison.  Dites-lui  avec  la  même 
humilité  que  l'enfant  prodigue  :  Mon  père,  j'ai 
péché  contre  le  ciel  et  contre  vous.  Je  sais  ce  que 
je  dois  à  votre  justice,  mais  le  cœur  me  manque 
pour  y  satisfaire.  Si  vous  vous  en  remettiez  à 
moi,  je  me  tlatterois,  je  m'éparguerois,  et  je  me 
trahirois  moi-même  en  me  flattant.  Mais  votre 
main  miséricordieuse  exécute  elle  -  même  ce 
(ju'appareuunent  je  n'aurois  jamais  eu  le  cou- 
rage de  faire.  Elle  me  frappe  par  bonté.  Faites 
que  je  porte  patiemment  ses  coups  salutaires, 
(^est  le  moins  que  puisse  faire  le  pécheur,  s'il 
est  véritablement  indigné  contre  lui-même,  que 
de  recevoir  la  pénitence  qu'il  u'auroit  pas  la 
force  de  choisir. 


VIP  JOUR. 

SIR  LA  SOUMISSION  ET  LA  CONFORMITE  A  LA  VOLONTE 
DE    DIEU. 

Que  voire  volonté  se  fasse  sur  la  terre  comme  dans  le  ciel. 
S.  ^ratth.  VI.  10. 


VP  JOUR. 

SUR  LA  PATIENCE  DANS  LES  PEINES. 

Vous  posséderez  vos  âmes  dans  votre  patience.  S.  Luc. 
XXI.  19. 

I.  L'ame  s'échappe  à  elle-même  quand  elle 
s'impatiente,  au  lieu  que,  quand  elle  se  soumet 
sans  murmurer,  elle  se  possède  en  paix  et  pos- 


I.  Rien  ne  se  fait  ici-bas,  non  plus  que  dans 
le  ciel,  que  par  la  volonté  ou  par  la  permission 
de  Dieu  :  mais  les  hommes  n'aiment  pas  tou- 
jours cette  volonté,  parce  qu'elle  ne  s'accorde 
pas  toujours  avec  leurs  désirs.  Aimons-la,  n'ai- 
mons qu'elle,  et  nous  ferons  de  la  terre  un  ciel. 
Nous  remercierons  Dieu  de  tout,  des  maux 
comme  des  biens,  puisque  les  maux  deviennent 
biens  quand  il  les  donne.  Nous  ne  murmure- 
rons plus  de  la  conduite  de  sa  providence;  nous 


MANUEL  DE  PIETE. 


3\ 


la  trouverons  sage,  nous  l'adorerons.  0  DL^u  ! 
que  vois-je  dans  le  cours  des  astres,  dans  l'or- 
dre des  saisons,  dans  les  événements  de  la  \ie, 
sinon  votre  volonté  qui  s'accomplit  ?  Qu'elle 
s'accomplisse  aussi  en  moi;  que  je  l'aime:  qu'elle 
m'adoucisse  tout;  que  j'anéantisse  la  mienne, 
pour  faire  régner  la  vôtre  :  car  enfin  c'est  à 
vous,  Seigneur,  de  vouloir,  et  c'est  à  moi  d'o- 
béir. 

II.  Vous  avez  dit,  ô  Seigneur  Jésus,  en  par- 
lant de  vous-même,  par  rapport  à  votre  Père 
céleste,  que  vous  faisiez  toujours  ce  qui  lui  plai- 
soit  *.  Apprenez-nous  jusqu'où  cet  exemple 
nous  doit  mener.  Vous  êtes  notre  modèle.  Vous 
n'avez  rien  fait  sur  la  terre  que  selon  le  bon 
plaisir  de  votre  Père,  qui  veut  bien  être  nommé 
le  nôtre.  Agissez  en  nous  comme  en  vous-même, 
selon  son  bon  plaisir.  Qu'unis  inséparable- 
ment à  vous,  nous  ne  consultions  plus  que  ses 
désirs.  Non-seulement  prier,  instruire,  souffrir, 
édifier,  mais  manger,  dormir,  converser;  que 
tout  se  fasse  dans  la  seule  vue  de  lui  plaire  : 
alors  tout  sera  sanctifié  dans  notre  conduite  ; 
alors  tout  sera  en  nous  sacrifice  continuel , 
prière  sans  relàcbe,  amour  sans  interruption. 
Quand  sera-ce,  ô  mon  Dieu,  que  nous  serons 
dans  cette  situation  ?  Daignez  nous  y  conduire; 
daignez  dompter  et  assujétir  par  votre  grâce 
notre  volonté  rebelle  ;  elle  ne  sait  pas  ce  qu'elle 
veut;  il  n'y  a  rien  de  bon  que  d'être  connue 
vous  voulez. 


et  ne  perdons  pas  le  fruit  de  nos  prières  par  une 
incertitude  flottante,  qui,  comme  dit  saint  Jac- 
ques ',  nous  fait  bésiter.  Heureuse  l'ame  qui  se 
console  dans  l'oraison  par  la  présence  de  son 
bien-aimé  !  Si  quelqu'un  d'entre  vous,  dit  saint 
Jacques*,  est  dans  la  tristesse,  qu'il  prie  poui- 
se  consoler.  Hélas  !  malheureux  que  nous  som- 
mes !  nous  ne  trouvons  que  de  l'ennui  dans 
cette  céleste  occupation.  La  tiédeur  de  nos  priè- 
res est  la  source  de  nos  autres  infidélités. 

IL  Demandez,  et  il  vous  sera  donné  ;  cherchez, 
et  vous  trouverez;  frappez,  et  l'on  vous  ouvrira^. 
Si  nous  n'avions  qu'à  demander  les  richesses 
pour  les  obtenir,  quel  empressement,  quelle 
assiduité,  quelle  persévérance  !  Si  nous  n'avions 
qu'à  chercher  pour  trouver  un  trésor,  quelles 
terres  ne  remuerait-on  point  !  S'il  n'y  avoit 
qu'à  heurter  pour  entrer  dans  le  conseil  des  rois 
et  dans  les  plus  hautes  chai'ges.  quels  coups  re- 
doublés n'entendroit-on  pas  !  Mais  que  ne  fait- 
on  point  pour  trouver  un  faux  bonheur  ?  Quels 
rebuts,  quelles  traverses  n'endure-t-on  pas  pour 
un  fantôme  de  gloire  mondaine  !  Quelles  peines 
pour  de  misérables  plaisirs  dont  il  ne  reste  que 
le  remords  !  Le  trésor  des  grâces  est  le  seul 
vrai  bien,  et  le  .<enl  qu'on  ne  daigne  pas  de- 
mander, le  seul  qu'on  se  rebute  d'attendre.  Ce- 
pendant il  faudroit  frapper  sans  relâche:  car  la 
parole  de  Jésus-Christ  n'est  pas  infidèle  :  c'est 
notre  conduite  qui  l'est. 


VHP  JOUR. 

SLR    LES    AVANTAGES    DE    LA    PRIÈRE. 
Priez  sans  intorniptioii.  /  Ep.  aux  Tliess.  v.  17. 


IX"  JOUR. 

SLR    l'attention    A    LA    VOIX    DE    DIEL'. 


Seigneur,  à  qui  irons-nous?  vous  avez  les  paroles  d.'  la 
vie  éternelle.  S.  Jean.  vi.  69. 


I.  Telle  est  notre  dépendance  à  l'égard  de 
Dieu,  que  non-seulement  nous  devons  tout  faire 
pour  lui,  mais  encore  que  nous  devons  lui  de- 
mander les  moyens  de  lui  plaire.  Cette  heu- 
reuse nécessité  de  recourir  à  lui  pour  tous  nos 
besoins,  bien  loin  de  devoir  nous  être  incom- 
mode, doit  au  contraire  faire  toute  notre  conso- 
laUon.  Quel  bonheur  de  lui  parler  en  confiance, 
de  lui  ouvrir  tout  notre  cœur,  et  d'être  par  la 
prière  dans  un  commerce  intime  avec  lui  !  Il 
nous  invite  à  le  prier.  Jugez,  dit  saint  Cyprien, 
s'il  ne  nous  accordera  pas  les  biens  qu'il  nous 
sollicite  de  lui  demander.  Prions  donc  avec  foi, 


1 .  C'est  Jésus-Christ  qu'il  faut  écouter.  Les 
honnnes  ne  doivent  être  écoutés  et  crus  qu'au- 
tant qu'ils  sont  pleins  delà  vérité  et  de  l'autorité 
de  Jésus-Christ.  Les  livres  ne  sont  bons  qu'au- 
tant qu'ils  nous  apprennent  l'Evangile.  Allons 
donc  à  cette  source  sacrée.  Jésus-Christ  n'a  parlé, 
n'a  agi ,  qu'alin  que  nous  l'écoutassions,  et  que 
nous  étudiassions  attentivement  le  détail  de  sa 
vie.  Malheureux  que  nous  sommes  !  nous  cou- 
rons après  nos  propres  pensées,  qui  ne  sont  que 
vanité ,  et  nous  négligeons  la  vérité  même,  dont 
toutes  les  paroles  sont  capables  de  nous  faire 
vivre  éternellement.  Parlez,   ô  Verbe  divin, ô 


'  Joan.  viH.  29. 


Jac.  I.  6. 


Ibid.  V,  13,  —  »  Multh.  vu. 


32 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


parole  incréée ,  et  incarnée  pour  moi  !  faites- 
vous  entendre  à  mou  ame.  Dites  tout  ce  que 
vous  voudrez  ;  je  veux  tout  ce  qu'il  vous  plaît. 
II.  Souvent  on  dit  qu'on  voudroit  savoir  ce 
qu'on  a  à  faii"e  pour  s'avancer  dans  la  vertu  ; 
mais  dès  que  l'esprit  de  Dieu  nous  l'enseigne, 
le  courage  nous  manque  pour  l'exécuter.  Nous 
sentons  bien  que  nous  ne  sommes  pas  ce  que 
nous  devrions  être  :  nous  voyons  nos  misères  ; 
elles  se  renouvellent  tous  les  jours  :  cependant 
on  croit  faire  beaucoup  eu  disant  qu'on  veut  se 
sauver.  Comptons  pour  rien  toute  volonté  qui 
ne  va  pas  jusqu'à  sacrilier  ce  qui  nous  arrête 
dans  la  voie  de  Dieu  ;  ne  retenons  plus  la  vérité 
captive  dans  nos  injustes  lâchetés.  Ecoutons  ce 
que  Dieu  nous  inspire.  Eprouvons  l'esprit  qui 
nous  pousse,  pour  reconnoîlres'il  vient  de  Dieu  ; 
et ,  après  que  nous  l'aurons  reconnu  ,  n'épar- 
gnons rien  pour  le  contenter.  Le  prophète  ne 
demande  passimplementàDieu  qu'il  lui  enseigne 
sa  volonté,  mais  qu'il  lui  enseigne  à  la  faire  '. 


Jésus  que  nous  ne  voulons  point  quitter  la  croix, 
parce  qu'il  est  inséparable  d'elle.  0  corps  adora- 
ble et  souffrant ,  avec  qui  nous  ne  faisons  plus 
qu'une  seule  et  même  victime  !  en  me  donnant 
votre  croix  ,  donnez-moi  votre  esprit  d'amour 
et  d'abandon  ;  faites  que  je  pense  moins  à  mes 
souffrances  qu'au  bonheur  desouffrir  avec  vous. 
Qu'est-ce  que  jesouffre  que  vous  n'ayez  souffert? 
ou  plutôt,  qu'est-ce  que  je  souffre,  si  j'ose  me 
comparer  à  vous  ?  0  homme  lâche  !  tais-toi  , 
regarde  ton  Martre ,  et  rougis.  Seigneur ,  faites 
que  j'aime,  et  je  ne  craindrai  plus  la  croix. 
Alors,  si  je  souffre  encore  des  choses  dures  et 
douloureuses ,  du  moins  je  n'en  souffrirai  plus 
que  je  ne  veuille  bien  souffrir. 


XP  JOUR. 


SIR    LA    DOLCF.LR    ET    L  HUMILITE. 


X*    JOUR. 
SLR    LE    BON    ISAGE    fiES    CROIX. 

Ceux  qui  sont  à  Jésus-Christ  ont  crucifié  leur  chair  avec 
leurs  vices  et  leurs  couvoitises.  Gnlat.  v.  17. 

\  .  Plus  nous  craignons  les  croix,  plus  il  faut 
conclure  que  nous  en  avons  besoin.  Ne  nous 
abattons  pas,  lorsque  la  main  de  Dieu  nous  en 
impose  de  pesantes.  Nous  devons  juger  de  la 
grandeur  de  nos  maux  par  la  violence  des  re- 
mèdes que  le  médecin  spirituel  y  applique.  Il 
faut  que  nous  soyons  bien  misérables ,  et  que 
Dieu  soit  bien  miséricordieux,  puisque,  malgré 
la  difficulté  de  notre  conversion ,  il  daigne  s'ap- 
pliquer à  nous  guérir.  Tirons  de  nos  croix  mê- 
mes une  source  d'amour,  de  consolation  et  de 
confiance ,  disant  avec  l'Apôtre-:  Nos  peines, 
qui  sont  si  courtes  et  si  légères ,  n'ont  point  de 
proportion  avec  ce  poids  infini  de  gloire  qui  en 
doit  être  la  récompense.  Heureux  ceux  qui  pleu- 
rent, et  qui  sèment  en  versant  des  larmes,  puis- 
qu'ils recueilleront  avec  une  joie  ineffable  la 
moisson  d'une  vie  et  d'une  félicité  éternelle  ! 

{\.  Je  suis  attaché  à  la  croixavec  Jésus-C hrist . 
disoit  saint  Paul  '.  C'est  avec  le  Sauveur  que 
nous  sommes  attachés  à  la  croix,  et  c'est  lui  qui 
nous  y   attache  par  sa  grâce.   C'est  à  cause  de 


»  Ps.  cxLii.  40. 


^  11  Cor.  IV.   17,  —  »  Gai.  ii.  19. 


Apprenez  do  moi  ([ue  je  suis  iloux  et  humble  de  cœur. 
S.  Matth.  XI.  29. 


I.  0  Jésus ,  c'est  vous  qui  me  donnez  cette 
leçon  de  douceur  et  d'humilité.  Tout  autre  qui 
voudroit  me  l'apprendre  merévolleroit.  Je  trou- 
verois  partout  de  l'imperfection,  et  mon  orgueil 
ne  manqueroit  pas  de  s'en  prévaloir.  Il  faut  donc 
que  ce  soit  vous-même  qui  m'instruisiez.  Mais 
que  vois-je ,  ô  mon  cher  Maître  ?  vous  daignez 
m'inslruire  par  votre  exemple.  Quelle  autorité! 
je  n'ai  qu'à  me  taire,  qu'à  adorer,  qu'à  me  con- 
fondre ,  qu'à  imiter.  Quoi  !  le  Fils  de  Dieu  des- 
cend du  ciel  sur  la  terre,  prend  un  corps  de  boue, 
expire  sur  une  croix  pour  me  faire  rougir  de 
mon  orgueil  !  Celui  qui  est  tout,  s'anéantit  ;  et 
moi,  qui  ne  suis  rien,  je  veux  être, ou  du  moins 
je  \  eux  qu'on  me  croie  tout  ce  que  je  ne  suis  pas! 
0  mensonge  !  ô  folie  !  ô  impudente  vanité  !  ô 
diabolique  présomption!  Seigneur,  vous  ne  me 
dites  point  :  Soyez  doux  et  humble  ;  mais  vous 
dites  que  vous  êtes  doux  et  luunble.  C'est  assez 
de  savoir  que  vous  l'êtes,  pour  conclure,  sur  un 
tel  exemple,  que  nous  devons  l'être.  Qui  osera 
s'en  dispenser  après  vous  ?  Sera-ce  le  pécheur, 
qui  a  mérité  tant  de  fois  par  son  ingratitude  d'être 
foudroyé  par  votre  justice  ? 

II.  Mon  Dieu,  vous  êtes  ensemble  doux  et 
humble,  parce  que  l'humilité  est  la  source  de  la 
véritable  douceur.  L'orgueil  est  toujours  hau- 
tain ,  impatient,  prêta  s'aigrir.  Celui  qui  se  mé- 
prise de  bonne  foi  veut  bien  être  méprisé.  Celui 
qui  croit  que  rien  ne  lui  est  du  ne  se  croit  jamais 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


33 


maltraité.  Il  n'yapointdedouceur\'éritablement 
vertueuse  par  tempérament  :  ce  n'est  que  mol- 
lesse, indolence  ou  artitice.  Pour  être  doux  aux 
autres,  il  faut  renoncer  à  soi-même.  Vous  ajou- 
tez, ô  mon  Sauveur  ,  doux  et  humble  de  cœur. 
Ce  n'est  pas  un  abaissement  qui  ne  soit  que  dans 
l'esprit  par  réllexion  ;  c'est  un  goût  de  cœur  : 
c'est  un  abaissement  auquel  la  volonté  consent , 
et  qu'elle  aime  pour  gloritier  Dieu  ;  c'est  une 
destruction  de  toute  conliance  en  son  propre  es- 
prit et  en  son  courage  naturel ,  afin  de  ne  devoir  sa 
guérison  qu'à  Dieu  seul.  Voir  sa  misère  et  en 
être  au  désespoir,  ce  n'est  pasêtre  humble  ;  c'est 
au  contraire  un  dépit  d'orgueil,  qui  est  pire  que 
l'ororueilmême. 


prochain,  vous  imaginez- vous  être  parfait  ?  Que 
vous  seriezétonné,  si  tousceux  à  qui  vous  pesez 
venoient  tout  à  coup  s'apesanlir  sur  vous  !  Mais 
quand  vous  trouveriez  votre  justification  sur  la 
terre.  Dieu,  qui  sait  tout,  et  qui  a  tant  de  choses 
à  vous  reprocher,  ne  peut-il  pas  d'un  seul  mot 
vous  confondre  et  vous  arrêter  ?  Et  ne  vous  vient- 
il  jamais  dans  l'esprit  de  craindre  qu'il  ne  vous 
demande  pourquoi  vous  n'exercez  pas  envers 
votre  frère  un  peu  de  cette  miséricorde,  que  lui, 
qui  est  votre  maître ,  exerce  si  abondamment 
envers  vous  ? 


XIIP  JOUR. 


XIP  JOUR. 


SLR    LES    DEFAUTS    D  AUTRUI. 


SUR     L  UMQUE     NECESSAIRE. 

Vous  VOUS  empressez ,  et  vous  vous  troublez  de  beaucoup 
(le  choses;  une  seule  est  iiécessaiFe.  S.  Luc.  x,  M 
et  42. 


Portez  les  fardeaux  les  uns  des  autres  ;  c'est  ainsi  que 
vous  accomplirez  la  loi  de  Jésus-Christ.  Ep.  aux  Galat. 
VI.  22. 

I.  La  charité  ne  va  pas  jusqu'à  demander  de 
nous  que  nous  ne  voyions  jamais  les  défauts 
d'autrui  ;  il  faudroit  nous  crever  lesyeux:mais 
elle  demande  que  nous  évitions  d'y  être  attentifs 
volontairement  sans  nécessité  ,  et  que  nous  ne 
soyons  pas  aveugles  sur  le  bon,  pendant  que  nous 
sommes  si  éclairéssur  le  mauvais.  11  faut  toujours 
noussouvenirde  ce  que  Dieu  peut  faire,  de  mo- 
ment à  autre,  de  la  plus  vile  et  de  la  plus  indigne 
créature  ;  rappeler  les  sujets  que  nous  avons  de 
nous  mépriser  nous-mêmes  ;  et  enfin  considérer 
que  la  charité  embrasse  même  ce  qu'il  y  a  de 
plus  bas,  parce  qu'elle  voit  précisément,  par  la 
vue  de  Dieu,  que  le  mépris  qu'on  a  pour  les 
autres  a  quelque  chose  de  dur  et  de  hautain  qui 
éteint  l'esprit  de  Jésus-Christ.  La  grâce  ne  s'a- 
veugle pas  sur  ce  qui  est  méprisable  ;  mais  elle 
le  supporte,  pour  entrer  dans  les  secrets  desseins 
de  Dieu.  Elle  ne  se  laisse  aller,  ni  aux  dégoûts 
dédaigneux,  ni  aux  impatiences  naturelles.  Nulle 
corruption  ne  l'étonné  :  nulle  impuissance  ne 
la  rebute,  parce  qu'elle  necomplequesur  Dieu, 
et  qu'elle  ne  voitpartout,  hors  de  lui,  que  néant 
et  que  péché. 

IL  De  ce  que  les  autres  sont  foibles,  est-ce 
une  bonne  raison  pour  garder  moins  de  mesures 
avec  eux  ?  Vous,  qui  vous  plaignez  qu'on  vous 
fait  souffrir,  croyez-vous  ne  faire  souffrir  per- 
sonne ?  Vous ,  qui  êtes  si  choqué  des  défauts  du 

FÉNELON.    TOME    VI. 


L  Nous  croyons  avoir  mille  affaires,  et  nous 
n'en  avons  qu'une.  Si  celle-là  se  fait,  toutes  les 
autres  se  trouveront  faites;  si  elle  manque, 
toutes  les  autres,  quelque  succès  qu'elles  sem- 
blent avoir,  tomberont  en  ruine.  Pourquoi  donc 
partager  tant  son  cœur  et  ses  soins?  0  unique 
affaire  que  j'aie  sur  la  terre!  vous  aurez  désor- 
mais mon  unique  attention.  0  rayon  de  la  lu- 
mière de  Dieu  !  je  ferai  à  chaque  moment  sans 
inquiétude  ,  selon  les  forces  de  mon  corps ,  ce 
que  la  Providence  me  mettra  en  chemin  de 
faire.  J'abandonnerai  le  reste  sans  douleur, 
parce  que  le  reste  n'est  pas  mon  œuvre. 

IL  Père  céleste,  j'ai  achevé  l'ouvrage  que  vous 
m'aviez  donné  à  faire  '.  Chaf^un  de  nous  doit  se 
mettre  en  état  d'en  dire  autant  au  jour  où  il 
faudra  rendre  compte.  Je  dois  regarder  ce  qui 
se  présente  à  faire  chaque  jour  selon  l'ordre  de 
Dieu  .  comme  l'ouvrage  dont  Dieu  me  charge  , 
et  m'y  appliquer  d'une  manière  digne  de  Dieu , 
c'est-à-dire  avec  exactitude  et  avec  paix.  Je  ne 
négligerai  rien  ,  je  ne  me  passionnerai  sur  rien  ; 
car  il  est  dangereux,  ou  de  l'aire  l'o'uvre  de  Dieu 
avec  négligence  ,  ou  de  se  l'approprier  par 
amour-propre  et  par  un  faux  zèle.  Alors  on  fait 
ses  acfions  par  son  esprit  particulier  ;  on  les 
fait  mal  ;  on  se  pique  ,  on  s'échauffe  ,  on  veut 
réussir.  La  gloire  de  Dieu  est  le  prétexte  qui  ca- 
che l'illusion.  L'amour-propre  déguisé  en  zèle 
se  contriste  et  se  dépite  s'il  ne  peut  réussir.  0 
Dieu  ,  donnez-moi  la  grâce  d'être  fidèle   dans 

*  Joaii.  XVII.   4. 


34 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


l'action,  et  indifférent  dans  le  succès.  Mon  uni- 
que adaireest  de  vouloir  votre  volonté,  et  de  me 
recueillir  en  vous  ,  au  milieu  même  de  ce  que 
je  fais  :  la  vôtre  est  de  donner  à  mes  foibles  ef- 
forts tel  fruit  qu'il  vous  plaira;  aucun  ,  si  vous 
ne  voulez. 


tenir  prêt  pour  le  dernier  moment,  c'est  de  bien 
employer  tous  les  autres,  et  d'attendre  toujours 
celui-là. 


XI V^  JOUR. 

SIR    LA    PRÉPAR-VTION    A    LA    MORT. 

Insensé ,  cette  nuit  on  va  te  redeiiiander  ton  ame  1  Pour 
qui  sera  ce  que  tu  as  amassé?  S.  Luc.  xii,  20. 

I.  On  ne  peut  trop  déplorer  l'aveuglement 
des  hommes,  de  ne  vouloir  pas  penser  à  la  mort 
et  de  se  détourner  d'une  chose  inévitable  que 
l'on  pourroit  rendre  heureuse  en  y  pensant. 
Rien  n'est  si  terrible  que  la  mort  pour  ceux  qui 
sont  attachés  à  la  vie.  Il  est  étrange  que  tant  de 
siècles  passés  ne  nous  fassent  pas  juger  solide- 
ment du  présent  et  de  l'avenir,  ni  prendre  de 
plus  grandes  précautions.  Nous  sommes  infatués 
du  monde,  comme  s'il  ne  devoit  jamais  linir. 
La  mémoire  de  ceux  qui  jouent  aujourd'hui  les 
plus  grands  rôles  sur  la  scène  périra  a\ec  eux. 
Dieu  permet  que  tout  se  perde  dans  l'abîme  d'uu 
profond  oubli,  et  les  hommes  plus  que  tout  le 
reste.  Les  pyramides  d'Egypte  se  voient  encore, 
sans  qu'on  sache  le  noui  de  celui  qui  les  a  faites. 
Que  faisons-nous  donc  sur  la  terre,  et  à  quoi 
servira  la  plus  douce  vie,  si,  par  des  mesures 
sages  et  chrétiennes,  elle  ne  nous  conduit  pas  à 
une  plus  douce  et  plus  heureuse  mort  ? 

II.  Soyez  prêts,  parce  que  l'heure  que  vous 
n' y  pensez  pas  ,  le  Fils  de  l'homme  viendra^. 
Cette  parole  nous  est  adressée  personnellement, 
en  quelque  âge  et  en  quelque  rang  que  nous 
soyons.  Cependant ,  jusqu'aux  gens  de  bien , 
tous  font  des  projets  qui  supposent  une  longue 
■vie,  lors  même  qu'elle  va  finir.  Si  dans  l'extré- 
mité d'une  maladie  iucurable  on  espère  encore 
la  guérison,  quelles  espérances  n'a-t-on  pas  en 
pleine  santé  !  Mais  d'où  vient  qu'on  espère  si 
opiniâtrement  la  vie?  C'est  qu'on  l'aime  avec 
passion.  Et  d'où  vient  qu'on  veut  tant  éloigner 
la  mort?  C'est  qu'on  n'aime  point  le  royaume 
de  Dieu,  ni  les  grandeurs  du  siècle  futur.  0  hom- 
mes pesaus  de  cœur,  quine  peuvent  s'élever  au- 
dessus  de  la  terre,  où,  de  leur  propre  aveu,  ils 
sont  misérables  !  La  véritable  manière   de   se 

'  Matih.  XXIV.  -14, 


XV  JOUR. 

SIR    LES    ESPÉR-iXCES    ÉTERNELLES. 

L'œil  n'a  point  vu  ,  ni  l'oreille  entendu,  ni  le  cœur  de 
l'homme  conçu  ce  que  Dieu  a  préparé  à  ceux  qui 
l'aiment.  /  Ep.  aux  Cor.  u ,  9. 

I.  Quelle  proportion  entre  ce  que  nous  fai- 
sons sur  la  terre,  et  ce  que  nous  espérons  dans 
le  ciel  ?  Les  premiers  chrétiens  se  réjouissoient 
sans  cesse  à  la  vue  de  leur  espérance  ;  à  tout 
moment,  ils  croyoient  voir  le  ciel  ouvert.  Les 
croix ,  les  infamies ,  les  supplices  ,  les  cruelles 
morts,  rien  n'étoit  capable  de  les  rebuter.  Ils 
counoissoient  la  libéralité  inlinie  qui  doit  payer 
de  telles  douleurs  :  ils  ne  croyoient  jamais  assez 
souffrir  ;  ils  étoient  transportés  de  joie ,  lors- 
qu'ils étoient  jugés  dignes  de  quelque  profonde 
humiliation.  Et  nous,  âmes  lâches,  nous  ne  sa- 
vons pas  souffrir,  parce  que  nous  ne  savons  pas 
espérer  :  nous  sommes  accablés  par  les  moindres 
croix ,  et  souvent  même  par  celle»  qui  nous 
viennent  de  notre  orgueil,  de  notre  imprudence 
et  de  notre  délicatesse  ! 

II.  Ceux  qui  s'ement  dans  les  lannes  recueil- 
leront dons  la  joie  \  Il  faut  semer  pour  recueil- 
lir. Cette  vie  est  destinée  pour  semer  ;  nous 
jouirons  dans  l'autre  du  fruit  de  nos  travaux. 
L'homme  terrestre,  lâche  et  impatient,  voudroit 
recueillir  avant  que  d'avoir  semé.  Nous  voulons 
que  Dieu  nous  console,  et  qu'il  aplanisse  les 
voies  pour  nous  mener  à  lui.  Nous  voudrions  le 
servir,  pourvu  qu'il  nous  en  coûtât  peu.  Espé- 
rer beaucoup,  et  ne  souffrir  guère,  c'est  à  quoi 
l'amour-propre  tend.  Aveugles  que  nous  som- 
mes, ne  verrons-nous  jamais  que  le  royaume 
du  ciel  souffre  violence  .  et  qu'il  n'y  a  que  les 
âmes  violentes  et  courageuses  pour  se  vaincre 
qui  soient  dignes  de  le  conquérir  *  ?  Pleurons 
donc  ici  bas  ,  puisque  bienheureux  ceux  qui 
pleurent,  et  malheureux  ceux  qui  rient  \  Mal- 
heur à  ceux  qui  ont  leur  consolation  en  ce 
monde  !  viendra  le  temps  où  ces  vaines  joies 
seront  confondues.  Le  monde  pleurera  à  son 
tour ,  et  Dieu  essuiera  toutes  les  larmes  de  nos 
yeux*. 


»  Ps.  cxxv.  5.  —  *  MatIh.  si.  12.  —  »  Ibid.  v.  5;Luc. 
VI.  25.  —  *  Apoc.  XXI.  -». 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


XVI"  JOUR. 


as 


XVII*  JOUR. 


SUR    NOTRE    PAIN    QUOTIDIEN. 


SUR    LA   PAIX    DE    L  aME. 


Donnez-nous  aujourd'hui  notre  pain  quotidien. 
S.  Luc.  XI.  3. 


Je  vous  laisse  ma  paix,  ju  vous  donne  ma  paix,  non  comme 
le  monde  la  dniine.  S.  Jean.  xiv.  27. 


I.  Quel  est-il  ce  pain,ô  mon  Dieu?  Ce  n'est 
pas  seulement  le  soutien  que  votre  providence 
nous  donne  pour  les  nécessités  de  la  vie  ;  c'est 
encore  cette  nourriture  de  vérité  que  vous  donnez 
chaque  jour  à  l'ame  :  c'est  un  pain  qui  nourrit 
pour  la  vie  éternelle  ,  qui  fait  croitre  ,  et  qui 
rend  l'ame  robuste  dans  les  épreuves  de  la  foi. 
Vous  le  renouvelez  chaque  jour.  Vous  donnez 
au  dedans  et  au  dehors  précisément  ce  qu'il  faut 
à  l'ame  pour  s'avancer  dans  la  vie  de  la  foi  et 
dans  le  renoncement  à  elle-même.  Je  n'ai  donc 
qu'à  manger  ce  pain,  et  qu'à  recevoir  en  esprit 
desacrifice  tout  ce  que  vous  me  donnerez  d'amer 
dans  les  affaires  extérieures  et  dans  le  fond  de 
mon  cœur  ;  car  tout  ce  qui  m'arrivera  dans  le 
cours  de  la  journée  est  mon  pain  quotidien , 
pourvu  que  je  ne  refuse  pas  de  le  prendre  de 
votre  main,  et  de  m'en  nourrir. 

II.  La  faim  est  ce  qui  donne  le  goût  aux  ali- 
mens,  et  ce  qui  nouslesrend  utiles.  Quen'avons- 
nous  faim  et  soif  de  la  justice  !  Pouiquoi  nos 
âmes  ne  sont-elles  pas  alfamées  et  altérées  com- 
me nos  corps?  Un  homme  qui  est  dégoûté,  et 
qui  ne  peut  recevoir  les  alimens ,  est  malade. 
C'est  ainsi  que  notre  ame  languit,  en  ne  re- 
cherchant ni  le  rassasiement ,  ni  la  nourriture 
qui  vient  de  Dieu.  L'aliment  de  l'ame  est  la 
vérité  et  la  justice.  Connoîtrele  bien,  s'en  rem- 
plir, s'y  fortifier,  voilà  le  pain  spirituel,  le  pain 
céleste  qu'il  faut  manger.  Mangeons-en  donc  ; 
ayons-en  faim.  Soyons  devant  Dieu  comme  des 
pauvres  qui  mendient  et  qui  attendent  un  peu 
de  pain.  Sentons  notre  foiblesse  et  notre  défail- 
lance :  malheureux,  si  nous  en  perdons  le  sen- 
timent !  Lisons,  prions  avec  cette  faim  de  noui'- 
rir  nos  âmes,  avec  celte  soif  ardente  de  nous 
désaltérer  de  l'eau  qui  rejaillit  jusque  dans  le 
ciel.  Il  n'y  a  qu'un  grand  et  continuel  désir  de 
l'instruction  qui  nous  rend  dignes  de  découvrir 
les  merveilles  de  la  loi  de  Dieu.  Chacun  reçoit 
ce  pain  sacré  selon  la  mesure  de  son  désir  ;  et 
par  là  on  se  dispose  à  recevoir  souvent  et  sainte- 
ment le  pain  substantiel  de  l'Eucharistie  ,  non- 
seulement  corporellement ,  comme  font  plu- 
sieurs, mais  avec  l'esprit  qui  conserve  et  qui 
augmente  la  vie. 


I .  Tous  les  hommes  cherchent  la  paix,  mais 
ils  ne  la  cherchent  pas  où  elle  est.  La  paix  que 
fait  espérer  le  monde  est  aussi  différente  et  aussi 
éloignée  de  celle  qui  vient  de  Dieu ,  que  Dieu 
lui-même  est  diftérent  et  éloigné  du  monde;  ou 
plutôt ,  le  monde  promet  la  paix  ,  mais  il  ne  la 
donne  jamais.  Il  présente  quelques  plaisirs  pas- 
sagers ;  mais  ces  plaisirs  coûtent  plus  qu'ils  ne 
valent.  Jésus-Christ  seul  peut  mettre  l'homme 
en  paix.  Il  l'accorde  avec  lui -même;  il  lui  sou- 
met ses  passions;  il  borne  ses  désirs  ;  il  le  con- 
sole par  l'espérance  des  biens  éternels  :  il  lui 
donne  la  joie  du  Saint-Esprit  ;  il  lui  fait  goûter 
cette  joie  intérieure  dans  la  peine  même  :  et 
comme  la  source  qui  la  produit  est  intarissable, 
et  que  le  fond  de  lame  où  elle  réside  est  inac- 
cessible à  toute  la  malignité  des  hommes,  elle 
devient  pour  le  juste  un  ti'ésor  que  personne  ne 
lui  peut  ravir. 

II.  La  vraie  paix  n'est  que  dans  la  possession 
de  Dieu,  et  la  possession  de  Dieu  ici-bas  ne  se 
trouve  que  dans  la  soumission  à  la  foi  et  dans 
l'obéissance  à  la  loi.  L'une  et  l'autre  entretien- 
nent au  fond  du  ccenr  un  amour  pur  et  sans 
mélange.  Eloignez  de  vous  tous  les  objets  dé- 
fendus; retranchez  tous  les  désirs  illicites  ;  baii- 
ni.ssez  tout  empressement  et  toute  inquiétude  ; 
ne  désirez  que  Dieu  ,  ne  cherchez  que  Dieu  ,  et 
vous  goûterez  la  [)aix  ;  vous  la  goûterez  malgré 
le  monde.  Ouest-ce  qui  vous  trouble?  La  pau- 
vreté ,  les  mépris,  les  mauvais  succès,  les  croix 
intérieures  et  extérieures?  Regardez  tout  cela  , 
dans  la  main  de  Dieu ,  comme  de  véritables 
faveurs  qu'il  distribue  à  ses  amis,  et  dont  il 
daigne  vous  l'aire  part  :  alors  le  monde  chan- 
gera de  face  pour  vous,  et  rien  ne  vous  ôtera 
votre  paix. 


XVIIP  JOUR. 

SUR    LES    JOIES    TROMPEUSES. 

J'ai  regardé  les  ris  comnu;  un  songe,  et  j'ai  dit  à  la  joie  : 
Pourquoi  me  trompez-vous?  Ecoles,  ii.  3. 

I.  Le  monde  se  réjouit  comme  les  malades 
qui  sont   en  délire,  ou  comme  ceux  qui  rêvent 


36 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


agréablement  en  dormant.  On  n'a  garde  de 
trouver  de  la  solidité  ,  quand  on  ne  s'attache 
qu'à  une  peinture  vaine ,  à  une  image  creuse, 
à  une  ombre  qui  fuit,  à  une  figure  qui  passe. 
On  ne  se  réjouit  qu'à  cause  qu'on  se  trompe, 
qu'à  cause  qu'on  croit  posséder  beaucoup ,  lors 
même  qu'on  ne  possède  rien.  Au  réveil  de  la 
mort ,  on  se  trouvera  les  mains  vides ,  et  on 
sera  honteux  de  sa  joie.  Malheur  donc  à  ceux 
qui  ont  en  ce  monde  une  fausse  consolation  qui 
les  exclut  de  la  véritable  !  Disons  sans  cesse  à  la 
joie  vaine  et  évaporée  que  le  siècle  inspire  . 
Pourquoi  me  trompez-vous  si  grossièrement  ? 
Rien  n'est  digne  de  nous  donner  de  la  joie,  que 
noire  bienheureuse  espérance.  Tout  le  reste  , 
qui  n'est  pas  fondé  là-dessus,  n'est  qu'un  songe. 
II.  Celui  qui  boira  de  celle  eau  aura  encore 
soif^.  Plus  on  boit  des  eaux  corrompues  du 
siècle  ,  plus  on  est  altéré.  A  mesure  qu'on  se 
plonge  dans  le  mal,  à  mesure  il  naît  des  désirs 
inquiets  dans  le  cœur.  La  possession  des  riches- 
ses ne  fait  qu'irriter  lascif.  Lavarice  et  l'am- 
bition sont  plus  mécontentes  de  ce  qu'elles  n'ont 
pas  encore ,  qu'elles  ne  sont  satisfaites  de  tout 
ce  qu'elles  possèdent.  La  jouissance  des  plaisirs 
ne  fait  qu'amollir  l'ame;  elle  la  corrompt,  elle 
la  rend  insatiable.  Plus  on  se  relâche  ,  plus  on 
veut  se  relâcher.  Il  est  plus  facile  de  retenir  son 
cœur  dans  un  état  de  ferveur  et  de  pénitence  , 
que  de  le  ramener,  ou  de  le  contenir,  lorsqu'il 
est  une  fois  dans  la  pente  du  plaisir  et  du  relâ- 
chement. Veillons  donc  sur  nous-mêmes.  Gar- 
dons-nous de  boire  d'une  eau  qui  augmenteroit 
notre  soif.  Conservons  notre  cœur  avec  précau- 
tion, de  peur  que  le  monde  et  ses  vaines  con- 
solations ne  le  séduisent ,  et  ne  lui  laissent  à  la 
fin  que  le  désespoir  de  s'être  trompé. 


XIX-^  JOUR. 


au  milieu  de  notre  cœur.  C'est  un  grand  don  de 
Dieu  ,  que  de  craindre  de  perdre  son  amour  , 
que  de  craindre  de  s'écarter  de  la  voie  étroite. 
C'est  le  sujet  des  larmes  des  saints.  Quand  on 
est  en  danger  de  perdre  ce  que  l'on  possède  de 
plus  précieux .  et  de  se  perdre  soi-même ,  il 
est  difficile  de  se  réjouir.  Quand  on  ne  voit  que 
vanité,  qu'égarement ,  que  scandale,  qu'oubli 
et  que  mépris  du  Dieu  qu'on  aime ,  il  est  im- 
possible de  ne  se  pas  affliger.  Pleurons  donc  à 
la  vue  de  tant  de  sujets  de  larmes  ;  notre  tris- 
tesse réjouira  Dieu.  C'est  lui-même  qui  nous 
l'inspire:  c'est  son  amour  qui  fait  couler  nos 
larmes  :  il  viendra  lui-même  les  essuyer. 

IL  On  entend  Jésus-Christ  qui  dit  :  Malheur 
à  vous  qui  riez  '  !  et  on  veut  rire.  On  l'entend 
dire  :  Malheur  à  vous ,  l'iches ,  qui  avez  votre 
consolation  en  ce  monde!  et  on  recherche  tou- 
jours les  richesses.  Il  dit  :  Heureux  ceux  qui 
pleurent  !  et  on  ne  craint  rien  tant  que  de  pleu- 
rer. Il  faut  pleurer  ici  bas,  non-seulement  les 
dangers  de  notre  condition  ,  mais  tout  ce  qui 
est  vain  et  déréglé.  Pleurons  sur  nous  et  sur  le 
prochain.  Tout  ce  que  nous  voyons  au  dedans 
et  au  dehors  n'est  qu'affliction  d'esprit ,  que 
tentation  et  que  péché.  Tout  mérite  des  larmes. 
Le  vrai  malheur  est  d'aimer  ces  choses  si  peu 
dignes  d'être  aimées.  Que  de  raisons  de  pleu- 
rer! C'est  le  mieux  qu'on  puisse  faire.  Heu- 
reuses larmes ,  que  la  grâce  opère  ,  qui  nous 
dégoûtent  des  choses  passagères  ,  et  qui  font 
naître  en  nous  le  désir  des  biens  éternels  ! 


XX«  JOUR. 

SLR    LA    PRUDENCE    DU    SIECLE. 

La  prudence  de  la  cliair  est  la  mort  des  âmes.  Ep.  aux 
Rom.  VIII.  6. 


SUR    LES    SAINTES    LARMES. 

Bienheureux  ceux  qui  pleurent ,  parce   qu'ils  seront 
consolés.  S.  Matt]i,  v.  3. 

I.  Quel  nouveau  genre  de  larmes!  dit  saint 
Augustin  :  elles  rendent  heureux  ceux  qui  les 
versent.  Leur  bonheur  consiste  à  s'affliger,  à 
gémir  de  la  corruption  du  monde  qui  nous  en- 
vironne ,  des  pièges  dont  nous  sommes  entou- 
rés ,  du  fonds  inépuisable  de  corruption  qui  est 


I.  La  prudence  des  enfans  du  siècle  est 
grande  ,  puisque  Jésus-Christ  nous  en  assure 
dans  l'Evangile  ;  et  elle  est  même  souvent  plus 
grande  que  celle  des  enfans  de  Dieu  :  mais  il 
se  trouve  en  elle  ,  malgré  tout  ce  qu'elle  a  d'é- 
clatant et  de  spécieux  ,  un  effroyable  défaut , 
c'est  qu'elle  donne  la  mort  à  tous  ceux  qui  la 
prennent  pour  la  règle  de  leur  vie.  Cette  pru- 
dence tortueuse  et  féconde  en  subtilités  est  en- 
nemie de  celle  de  Dieu ,  qui  marche  toujours 
dans  la  droiture  et  dans  la  simplicité.  Mais  que 


'  Joan.  IV.  13. 


*  s.  Luc.  VI.  -2»  ,  24  et  23. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


37 


servent  aux  prudens  du  siècle  tous  leurs  lalens, 
puisqu'à  la  tin  ils  se  trouvent  pris  dans  leurs 
propres  pièges?  L'apôtre  saint  Jacques  donne  à 
celte  prudence  le  nom  de  ten'cstre ,  d'animole 
et  de  diabolique  '  :  terrestre,  parce  qu'elle  bor- 
ne ses  soins  à  l'acquisition  et  à  la  possession  des 
biens  de  la  terre  ;  animale,  parce  qu'elle  n'as- 
pire qu'à  fournir  aux  hommes  tout  ce  qui  flatte 
leurs  passions ,  et  à  les  plonger  dans  les  plaisirs 
des  sens;  diabolique,  parce  qu'ayant  tout  l'es- 
prit et  toute  la  pénétration  du  démon,  elle  en  a 
toute  la  malice.  Avec  elle  ,  on  s'imagine  trom- 
per tous  les  autres ,  et  on  ne  trompe  que  soi- 
même. 

IL  Aveugles  donc  tous  ceux  qui  se  croient 
sages ,  et  qui  ne  le  sont  pas  de  la  sagesse  de 
Jésus-Christ ,  seule  digne  du  nom  de  sagesse  ? 
Ils  courent ,  dans  une  profonde  nuit ,  après  des 
fantômes.  Ils  sont  comme  ceux  qui ,  dans  un 
songe,  pensent  être  éveillés,  et  qui  s'imaginent 
que  tous  les  objets  du  songe  sont  réels.  Ainsi 
sont  abusés  tous  les  grands  de  la  terre ,  tous  les 
sages  du  siècle  ,  tous  les  hommes  enchantés  par 
les  faux  plaisirs.  Il  n'y  a  que  les  enfans  de  Dieu 
qui  marchent  aux  rayons  de  la  pure  vérité. 
Qu'est-ce  qu'ont  devant  eux  les  hommes  pleins 
de  leurs  pensées  vaines  et  ambitieuses?  Souvent 
la  disgrâce  .  toujours  la  mort ,  le  jugement  de 
Dieu  et  l'éternité.  Voilà  les  grands  objets  qui 
s'avancent  et  qui  viennent  au-devant  de  ces 
hommes  profanes  :  cependant  ils  ne  les  voient 
pas.  Leur  politique  prévoit  tout,  excepté  la  chute 
et  l'anéantissement  inévitable  de  tout  ce  qu'ils 
cherchent.  0  insensés  !  quand  ouvrirez-vous  les 
yeux  à  la  lumière  de  Jésus-Christ,  qui  vous  dé- 
couvriroit  le  néant  de  toutes  les  grandeurs  d'ici 
bas? 


vous  avez  de  la  peine  à  le  croire.  Quelle  honte 
pour  lui  !  quel  malheur  pour  vous!  Rétablis- 
sons tout  dans  l'ordre.  Faisons  avec  modération 
ce  qui  dépend  de  nous.  Attendons  sans  bornes 
ce  qui  dépend  de  Dieu.  Réprimons  tout  empres- 
sement de  passion ,  toute  inquiétude  déguisée 
sous  le  nom  de  raison  ou  de  zèle.  Celui  qui  en 
use  ainsi  s'établit  en  Dieu,  et  devient  immobile 
comme  la  montagne  de  Sion. 

IL  La  contîance  pour  le  salut  doit  être  en- 
core plus  élevée  et  plus  ferme.  Je  puis  tout  en 
celui  qui  me  fortifie  '.  Quand  je  croyois  tout 
pouvoir,  je  ne  pou  vois  rien  ;  et  maintenant  qu'il 
me  semble  que  je  ne  puis  rien ,  je  commence 
à  pouvoir  tout.  Heureuse  impuissance,  qui  me 
fait  trouver  en  vous,  ô  mon  Dieu  ,  tout  ce  qui 
me  manquoit  en  moi-même  !  Je  me  glorifie 
dans  mon  infirmité  et  dans  les  malheurs  de  ma 
vie ,  puisqu'ils  me  désabusent  du  monde  entier 
et  de  moi-même.  Je  dois  m'estimer  heureux 
d'être  écrasé  par  une  main  si  miséricordieuse  , 
puisque  c'est  dans  cet  anéantissement  que  je 
serai  revêtu  de  votre  force,  caché  sous  vos  ailes, 
et  environné  de  cette  protection  spéciale  que 
vous  étendez  sur  vos  enfans  humbles,  qui  n'at- 
tendent rien  que  de  vous. 


XXP  JOUR. 

Sl'R    LA    CONFIANCE   EN    DIEU. 

Il  vaut  mieux  mettre  sa  contîance  dans  le  Seigneur,  que  de 
la  mettre  dans  l'homme.  Ps.  cxvii.  8. 

I.  Vois  vous  confiez  tous  les  jours  à  des 
amis  foibles,  à  des  hommes  inconnus,  à  des 
domestiques  infidèles,  et  vous  craignez  de  vous 
lier  à  Dieu  !  La  signature  d'un  homme  public 
vous  met  en  repos  sur  votre  bien,  et  l'Evangile 
éternel  ne  vous  rassure  pas!  Le  monde  vous 
l)romet ,  et  vous  le  croyez;  Dieu  vaus  jure,  et 


XXII»  JOUR. 

SUR   LA    PROFONDEUR    DE    LA    MISÉRICORDE    DE    DIEU. 

Qu'elle  est  grande  la  miséricorde  du  Seigneur!  c'est  un 
asile  certain  pour  tous  ceux  qui  se  tournent  vers  elle. 
Eccii.  XVII.  28. 

I.  Que  tardons-nous  à  nous  jeter  dans  la 
profondeur  de  cet  abîme?  Plus  nous  nous  y 
perdrons  avec  une  confiance  pleine  d'amour, 
plus  nous  serons  en  état  de  nous  sauver.  Don- 
nons-nous à  Dieu  sans  réserve,  et  ne  craignons 
rien.  Il  nous  aimera,  et  nous  l'aimerons.  Son 
amour,  croissant  chaque  jour,  nous  tiendra  lieu 
de  tout  le  reste.  Il  remplira  lui  seul  tout  notre 
cœur,  que  le  monde  avoit  enivré,  agité,  trou- 
blé, sans  le  pouvoir  jamais  remplir  :  il  ne  nous 
ôtera  que  ce  qui  nous  rend  malheureux  ;  il  ne 
nous  fera  mépriser  que  le  monde ,  que  nous 
méprisons  peut-être  déjà  ;  il  ne  nous  fera  faire 
que  la  plupart  des  choses  que  nous  faisons  , 
mais  que  nous  faisons  mal ,  au  lieu  que  nous 
les  ferons  bien  ,  en  les  rapportant  à  lui.  Tout , 
jusqu'aux  moindres  actions  d'une  vie  simple  et 


'  .lac.  m.  15. 


1  Pliilip.   IV.   \i. 


38 


MANUEL  DE  PIETE. 


commune ,  se  tournera  eu  ctmsolalion ,  en  mé- 
rite et  en  récompense.  Nous  verrons  en  paix 
venir  la  mort  ;  elle  sera  changée  pour  nous  en 
un  commencement  de  vie  immortelle.  Bien  loin 
de  nous  dépouiller  ,  elle  nous  revêtira  de  tout , 
comme  dit  saint  Paul  *■ ,  et  alors  nous  verrons 
la  profondeur  des  miséricordes  que  Dieu  a  exer- 
cées sur  notre  ame. 

II.  Pensez  devant  Dieu  aux  effets  de  cette 
miséricorde  infinie,  à  ceux  dont  vous  avez  déjà 
connoissance ,  aux  lumières  que  Jésus-Christ 
vous  a  données ,  aux  bons  sentimens  qu'il  vous 
a  inspirés ,  aux  péchés  qu'il  vous  a  pardonnes , 
aux  pièges  du  siècle  dont  il  vous  a  garanti,  aux 
secours  extraordinaires  qu'il  vous  a  ménagés. 
Tâchez  de  vous  attendrir  par  le  souvenir  de 
toutes  ces  marques  précieuses  de  sa  bonté. 
Ajoutez-y  la  pensée  des  croix  dont  il  vous  a 
chargé  pour  vous  sanctifier  ;  car  ce  sont  encore 
des  richesses  qu'il  a  tirées  de  la  profondeur  de 
ses  trésors ,  et  vous  les  devez  regarder  comme 
des  témoignages  signalés  de  son  amour.  Que  la 
reconnoissance  du  passé  vous  inspire  de  la  con- 
fiance pour  l'avenir.  Soyez  persuadée,  ame 
fimide,  qu'il  vous  a  trop  aimée  pour  ne  pas 
vous  aimer  encore.  Ne  vous  défiez  pas  de  lui, 
mais  seulement  de  vous-même.  Souvenez-vous 
qu'il  est,  comme  dit  l'Apôtre^,  le  Père  ries 
miséricordes  et  le  Dieu  de  toute  consolotion.  Il 
sépare  quelquefois  ces  deux  choses  ;  la  consola- 
tion se  retire ,  mais  la  miséricorde  demeure 
toujours.  Il  vous  a  ôté  ce  qu'il  y  avoit  de  doux 
et  de  sensible  dans  sa  grâce  ,  parce  que  vous 
aviez  besoin  d'être  humiliée  ,  et  d'être  punie 
d'avoir  cherché  ailleurs  de  vaines  consolations. 
Ce  châtiment  est  encore  une  nouvelle  profon- 
deur de  sa  divine  miséricorde. 


xxm«  JOUR. 

SUR    LA    DOrCElR    DU   .TOUG   DE   .lÉSUS-CHRIST. 

Mon  joug  Rst  doux  et  mon  fardeau  est  léger.  S.  Matth. 
SI.  30. 

l.  Que  le  nom  de  joug  ne  nous  ell'raie  point. 
Nous  en  portons  le  poids  ;  mais  Dieu  le  porte 
avec  nous,  et  plus  que  nous,  parce  que  c'est 
un  joug  qui  doit  être  porté  par  deux,  et  que 
c'est  le  sien,  et  non  pas  le  nôtre.  Jésus-Christ 
fait  aimer  ce  joug.  Il  l'adoucit  par  le  charme 
intérieur  de  la  justice  et  de  la  vérité-  Il  répand 

«  II  Cor.  V.  4.  —  a  ihirl,  I,  3. 


ses  chastes  délices  sur  les  vertus,  et  dégoûte 
des  faux  plaisirs.  Il  soutient  l'homme  contre 
lui-même,  l'arrache  à  sa  corruption  originelle, 
et  le  rend  fort  malgré  sa  foiblesse.  0  homme 
de  peu  de  foi,  que  craignez-vous?  Laissez  faire 
Dieu  :  abandonnez-vous  à  lui .  Vous  combattrez, 
mais  vous  remporterez  la  victoire  :  et  Dieu  lui- 
même  ,  après  avoir  combattu  en  votre  faveur , 
vous  couronnera  de  sa  propre  main.  Vous  pleu- 
rerez ;  mais  vos  larmes  seront  douces ,  et  Dieu 
lui-même  viendra  avec  complaisance  les  es- 
suyer. Vous  n'aurez  plus  la  permission  de  vous 
abandonner  à  vos  passions  tyranniques;  mais 
en  sacrifiant  librement  votre  Uberté,  vous  en 
retrouverez  une  autre  inconnue  au  monde ,  et 
plus  précieuse  que  toute  la  puissance  des  rois. 
II.  Quel  aveuglement  de  craindre  de  trop 
s'engager  avec  Dieu  !  Plongeons-nous  dans  son 
sein.  Plus  on  l'aime,  plus  on  aime  aussi  tout 
ce  qu'il  nous  fait  faire.  C'est  cet  amour  qui  nous 
console  dans  nos  pertes,  qui  adoucit  nos  croix, 
qui  nous  détache  de  tout  ce  qu'il  est  dangereux 
d'aimer,  qui  nous  préserve  de  mille  poisons, 
qui  nous  montre  une  miséricorde  bienfaisante 
au  travers  de  tous  les  maux  que  nous  souffrons, 
qui  nous  découvre  dans  la  mort  même  une 
glou'e  et  une  félicité  éternelle.  Comment  pou- 
vons-nous craindre  de  nous  remplir  trop  de  lui? 
Est-ce  un  malheur  d'être  déchargé  du  joug 
pesant  du  monde  et  de  porter  le  fardeau  léger 
de  Jésus-Christ?  Craignons-nous  d'être  trop 
heureux ,  trop  délivrés  de  nous-mêmes ,  des 
caprices  de  notre  orgueil ,  de  la  violence  de  nos 
passions,  et  de  la  tyrannie  du  siècle  trompeur? 


XXI V«  JOUR. 

SUR    LA   FAUSSE    LIBERTÉ. 

OÙ  est  l'esprit  du  Seigneur,   là  est  aussi  la  liberté. 
7  Epit.  aux  Cor.  m.  17. 

I.  L'amour  de  la  liberté  est  une  des  plus  dan- 
gereuses passions  du  cœur  humain;  et  il  arrive 
de  cette  passion  comme  de  toutes  les  autres:  elle 
trompe  ceux  qui  la  suivent ,  et  au  lieu  de  la 
liberté  véritable  elle  leur  fait  trouver  le  plus 
dur  et  le  plus  honteux  esclavage.  Comment 
nommez-vous  ce  qui  se  passe  dans  le  monde? 
Que  n'avez-vous  point  à  souffrir  pour  ménager 
l'estime  de  ces  hommes  que  vous  méprisez  ! 
Que  ne  vous  en  coûte-t-il  pas  pour  maîtriser  vos 
passions  quand  elles  vont  trop  loin  ,  pour  con- 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


39 


tenter  celles  à  qui  vous  voulez  céder ,  pour  ca- 
cher vos  peines ,  pour  sauver  des  apparences 
embarrassantes  et  importunes!  Est-ce  donc  là 
celle  liberté  que  vous  aimez  tant,  et  que  vous 
avez  tant  de  peine  à  sacrifier  à  Dieu  !  Où  est- 
elle?  Montrez -la  moi.  Je  ne  vois  partout  que 
gène ,  que  servitude  basse  et  indigne  ,  que  né- 
cessité déplorable  de  se  déguiser.  On  se  refuse 
à  Dieu,  qui  ne  nous  veut  que  pour  nous  sauver  ; 
et  on  se  livre  au  monde  ,  qui  ne  nous  veut  que 
pour  nous  tyranniser  et  pour  nous  perdre. 

II.  On  s'imagine  qu'on  ne  fait  dans  le  monde 
que  ce  qu'on  veut ,  parce  qu'on  sent  le  goût  de 
ses  passions  par  lesquelles  on  est  entraîné  :  mais 
compte-t-on  les  dégoûts  affreux ,  les  ennuis 
mortels,  les  mécomptes  inséparables  des  plai- 
sirs ,  les  humiliations  qu'on  a  à  essuyer  dans 
les  places  les  plus  élevées?  Au  dehors  tout  est 
riant  ;  au  dedans  tout  est  plein  de  chagrin  et 
d'inquiétude.  On  croit  être  libre,  quand  on  ne 
dépend  plus  que  de  soi-même.  Folle  erreur  !  Y 
a-l-il  un  état  où  l'on  ne  dépende  pas  d'autant 
de  maîtres  qu'il  y  a  de  personnes  à  qui  l'on  a 
relation?  Y  en  a-t-il  un  où  l'on  ne  dépende  pas 
encore  davantage  des  fantaisies  dautrui  que  des 
siennes  propres?  Tout  le  commerce  de  la  vie 
n'est  que  gène,  par  la  captivité  des  bienséances 
et  par  la  nécessité  de  plaire  aux  autres.  D'ail- 
leurs nos  passions  sont  pires  que  les  plus  cruels 
tyrans.  Si  on  ne  les  suit  qu'à  demi,  il  faut  à 
toute  heure  être  aux  prises  avec  elles,  et  ne  res- 
pirer jamais  un  seul  moment.  Elles  se  trahis- 
sent; elles  déchirent  le  cœur;  elles  foulent  aux 
pieds  les  lois  de  l'honneur  et  de  la  raison,  et  ne 
disent  jamais  :  C'est  assez.  Si  on  s'y  abandonne 
tout-à-fait,  où  ce  torrent  mènera-t-il?  J'ai  hor- 
reur de  le  penser.  0  mon  Dieu,  préservez-moi 
de  ce  funeste  esclavage, que  l'insolencehumaine 
n'a  pas  de  honte  de  nommer  une  liberté.  C'est 
en  vous  seul  qu'on  est  libre.  C'est  votre  vérité 
qui  nous  délivrera,  et  qui  nous  fera  éprouver 
que  vous  servir  c'est  régner. 


nos  humeurs,  par  nos  passions,  qui  ont  troublé 
l'ouvrage  de  sa  miséricorde  dans  notre  cœur  ! 
Enfin  il  nous  a  renversés  par  la  tribulation  ;  il 
a  écrasé  notre  orgueil  ;  il  a  confondu  notre 
prudence  charnelle,  il  a  consterné  notre  amour- 
propre.  Disons-lui  donc  avec  un  acquiescement 
entier  :  Seigneur,  que  voulez-vous  que  Je  fasse  ? 
Jusqu'ici  je  ne  m'étais  tourné  vers  vous  qu'im- 
parfaitement ;  j'avois  usé  de  mille  remises  ,  et 
j'avois  tâché  de  sauver  et  d'emporter  du  débris 
de  ma  conversion  tout  ce  qu'il  m'avoit  été  pos- 
sible: mais  présentement  je  suis  prêt  à  tout,  et 
vous  allez  devenir  le  maître  absolu  de  mon 
cœur  et  de  ma  conduite. 

II.  Il  ne  suffit  pas  cependant  que  l'offre  soit 
universelle  :  ce  ne  seroit  rien  faire  ,  si  elle  de- 
meuroit  vague  et  incertaine,  sans  descendre  au 
détail  ni  à  la  pratique.  Il  y  a  trop  long-temps  , 
dit  saint  Augustin  ,  que  nous  traînons  une 
volonté  vague  et  languissante  pour  le  bien.  Il 
ne  coûte  rien  de  vouloir  être  parfait ,  si  on  ne 
fait  rien  pour  la  perfection.  11  la  fciut  vouloir 
plus  que  toutes  les  choses  temporelles  les  plus 
chères  et  les  plus  vivement  poursuivies,  et  il  ne 
faut  pas  vouloir  faire  moins  pour  Dieu  que  l'on  a 
fait  pour  le  monde.  Sondons  notre  cœur.  Suis-je 
déterminé  à  sacrifier  à  Dieu ,  mes  amitiés  les 
plus  fortes,  mes  habitudes  les  plus  enracinées, 
mes  inclinations  dominantes,  mes  plus  agré- 
ables amusemens? 


XXYI»  JOUR. 

SUR    LA    CAPITULATION    Qu'ON    VOLDROIT    FAIRE    AVEC 
DIEU. 

Jusques  à  quand  clocherez-vous  de  deux  côtés?  ///  Kois. 
XVIII.  21. —  Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres.  S.Matth. 
VI.  24. 

I.  On  sait  bien  qu'il  faut  servir  Dieu  et  l'ai- 
mer ,  si  on  veut  être  sauvé  ;  mais  on  voudroit 
bien  ôter  de  son  service  et  de  son  amour  tout 
ce  qu'il  y  a  d'onéreux,  et  n'y  laisser  que  ce 
qu'il  y  a  d'agréable.  On  voudroit  le  servir  ,  à 
condition  de  ne  lui  donner  que  des  paroles  et 
des  cérémonies,  et  encore  des  cérémonies  cour- 
tes, dont  ou  est  bientôt  lassé  et  ennuyé.  On 
voudroit  l'aimer  ,  à  condition  qu'on  aimeroit 
1.  C'est  ce  que  disoit  saint  Paul  ,  renversé     avec  lui,  et  peut-être  plus  que  lui  ,   tout  ce 
miraculeusement,  et  converti  par  la  grâce  du     qu'il  n'aime  point  et  qu'il  condamne  dans  les 
Sauveur  qu'il  persécutoit.  Hélas!  combien  l'a-      vanités  mondaines.  On  voudroit  l'aimer,  àcon- 
vons-nous  persécuté  par  nos  infidélités  ,  [lar      dilioii   de  uc   diminuer    en   rien   cet  aveugle 


XXV»  JOUR. 

SUR  LA  DÉTERMINATION   ENTIERE  A  ÊTRE  A  DIEU. 

Seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fasse?  Act.  ix.  6. 


40 


MAM'El,  DE  PIÉTÉ. 


amour  de  nous -mêmes,  qui  va  jusqu'à  l'idolâ- 
trie ,  et  qui  fait  qu'au  lieu  de  nous  rapporter  à 
Dieu  comme  à  celui  pour  qui  nous  sommes 
faits,  on  veut  au  contraire  rapporter  Dieu  à 
soi ,  et  ne  le  rechercher  que  comme  une  res- 
source qui  nous  console  quand  les  créatures 
nous  manqueront.  On  voudroit  le  servir  et 
l'aimer,  à  condition  qu'il  sera  permis  d'avoir 
honte  de  son  amour  ,  de  s'en  cacher  comme 
d'une  foiblesse  ,  de  rougir  de  lui  comme  d'un 
ami  indigne  d'être  aimé,  de  ne  lui  donner  que 
quelque  extérieur  de  religion  pour  éviter  le 
scandale  ,  et  de  vivre  à  la  merci  du  monde 
pour  ne  rien  donner  à  Dieu  qu'avec  la  permis- 
sion du  monde  même.  Quel  service  et  quel 
amour  ! 

II.  Dieu  n'admet  point  d'autre  pacte  avec 
nous  que  celui  qui  a  rapport  à  notre  première 
alliance  dans  le  Baptême,  où  nous  avons  pro- 
mis de  renoncer  à  tout  pour  être  à  lui  ;  et  au 
premier  commandement  de  sa  loi ,  où  il  exige 
sans  réserve  tout  notre  cœur  ,  tout  notre  esprit 
et  toutes  nos  forces.  Peut-on  en  effet  aimer 
Dieu  de  bonne  foi,  et  avoir  tant  d'égards  pour 
le  monde  son  ennemi ,  auquel  il  a  donné  de 
si  terribles  malédictions  ?  Peut-on  aimer  Dieu , 
et  craindre  de  le  trop  connoître  ,  de  peur  d'a- 
voir trop  de  choses  à  lui  sacrifier?  Peut-on  aimer 
Dieu,  et  se  contenter  de  ne  l'outrager  pas,  sans 
se  mettre  en  peine  de  lui  plaire,  de  le  glorifier, 
et  de  lui  témoigner  courageusement  ,  dans  les 
occasions  qui  se  présentent  tous  les  jours,  l'ar- 
deur et  la  sincérité  de  notre  amour?  Dieu  ne 
met  ni  bornes  ni  réserves  en  se  donnant  à  nous, 
et  nous  voudrions  en  apporter  mille  avec  lui  ! 
Est-il  sur  la  terre  des  créatures  assez  viles  pour 
se  contenter  d'être  aimées  de  nous  comme  nous 
n'avons  pas  honte  de  vouloir  que  Dieu  se  con- 
tentât d'être  aimé  ? 


XXVII"  JOUR. 


nous  ne  savons  qu'en  faire,  et  nous  en  sommes 
embarrassés.  Un  jour  viendra  qu'un  quart- 
d'heure  nous  paroîtra  plus  estimable  et  plus 
désirable  que  toutes  les  fortunes  de  l'univers. 
Dieu  ,  libéral  et  magnifique  dans  tout  le  reste  , 
nous  apprend  ,  par  la  sage  économie  de  sa  pro- 
vidence, combien  nous  devrions  être  circons- 
pects sur  le  bon  usage  du  temps  ,  puisqu'il  ne 
nous  en  donne  jamais  deux  instans  ensemble , 
et  qu'il  ne  nous  accorde  le  second  qu'en  reti- 
rant le  premier  et  qu'en  retenant  le  troisième 
dans  sa  main  avec  une  entière  incertitude  si 
nous  l'aurons.  Le  temps  nous  est  donné  pour 
ménager  l'éternité  ;  et  l'éternité  ne  sera  pas 
trop  longue  pour  regretter  la  perte  du  temps, 
si  nous  en  avons  abusé. 

II.  Toute  notre  vie  est  à  Dieu  aussi  bien  que 
tout  notre  cœur.  L'un  et  l'autre  ne  sont  pas 
trop  pour  lui.  Il  ne  nous  les  a  donnés  que  pour 
l'aimer  et  pour  le  servir.  Ne  lui  en  dérobons 
rien.  Nous  ne  pouvons  pas  à  tout  moment  faire 
de  grandes  choses  ;  mais  nous  en  pouvons  tou- 
jours faire  de  convenables  à  notre  état.  Se  taire, 
souffrir ,  prier ,  quand  nous  ne  sommes  pas 
obligés  d'agir  extérieurement ,  c'est  beaucoup 
offrir  à  Dieu.  Un  contre-temps,  une  contradic- 
tion, un  murmure,  une  importunité ,  une  in- 
justice reçue  et  soufferte  dans  la  vue  de  Dieu  , 
valent  bien  une  demi-heure  d'oraison  ;  et  on 
ne  perd  pas  le  temps ,  quand  ,  en  le  perdant , 
on  pratique  la  douceur  et  la  patience.  Mais 
pour  cela  il  faut  que  cette  perte  soit  inévitable, 
et  que  nous  ne  nous  la  procurions  pas  par 
notre  faute.  Ainsi  réglez  vos  jours  ,  et  rachetez 
le  temps,  comme  dit  saint  Paul  ',  en  fuyant  le 
monde  et  en  abandonnan  l  au  monde  des  biens  qui 
ne  valent  pas  le  temps  qu'ils  nous  ôtent.  Quit- 
tez les  amusemens  ,  les  correspondances  inu- 
tiles, les  épanchemens  de  cœur  qui  flattent  l'a- 
mour-propre  ,  les  conversations  qui  dissipent 
l'esprit  et  qui  ne  conduisent  à  rien.  Vous  trou- 
verez du  temps  pour  Dieu ,  et  il  n'y  a  de  bien 
employé  que  celui  qui  est  employé  pour  lui. 


SLR  LE  BON   EMPLOI   Ul"    TEMPS. 

P'aîsons  le  bien  pendant  que  nous  en  avons  le  temps.  Galat. 
VI.  10.  —  Une  nuit  viendra  pendant  laquelle  personne 
ne  peut  agir.  S.  Jean.  ix.  A. 

I.  Le  temps  est  précieuv,  mais  on  n'en  con- 
noît  pas  le  prix  ;  on  le  connoîtra  quand  il  n'y 
aura  plus  lieu  d'en  profiter.  Nos  amis  nous  le 
demandent  comme  si  ce  n'étoit  rien  ,  et  nous  le 
donnons  de  même.  Souvent  il  nous  est  à  charge; 


XXVIII"  JOUR. 

SUR  LA  PRÉSENCE   DE  DIEU. 

Marchez  en  raa  présence,  et  soyez  parfait.  Gen.  x\ii.  1. 

L  Voila,  Seigneur,  ce  que  vous  disiez  au  fi- 
dèle Abraham  :  et  en  effet,  qui  marche  en  votre 

'  Ephos.  V.  16. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


H 


présence  et  dans  la  voie  de  la  perfection?  On  ne 
s'écarte  de  cette  voie  sainte  ,  qu'en  vousperdant 
de  vue,  et  qu'en  cessant  de  vous  voir  en  tout. 
Hélas  !  où  vais-je  lorsque  je  ne  vous  vois  plus  , 
vous  qui  êtes  ma  lumière  ,  et  le  terme  unique 
où  doivent  tendre  tous  mes  pas?  Vous  regarder 
dans  toutes  les  démarches  que  l'on  fait  ,  c'est 
le  moyen  de  ne  s'égarer  jamais.  0  foi  lumi- 
neuse au  milieu  des  ténèbres  qui  nous  envi- 
ronnent !  0  regard  plein  de  contiance  et  d'a- 
mour, qui  conduisez  l'homme  à  la  perfection  ! 
0  Dieu,  je  ne  vois  que  vous  5  c'est  vous  seul  que 
je  cherche  et  que  je  considère  dans  tout  ce  que 
mes  yeux  semblent  regarder  !  L'ordre  de  votre 
providence  est  ce  qui  attire  mon  attention. 
Mon  cœur  ne  veille  que  pour  vous  dans  la  mul- 
titude des  affaires  ,  des  devoirs,  et  des  pensées 
qui  m'occupent ,  parce  qu'elles  ne  m'occupent 
que  pour  obéir  à  vos  ordres.  Ainsi  je  tâche 
de  réunir  toute  mon  attention  en  vous  ,  ô 
souverain  et  unique  objet  de  mon  cœur,  lors 
même  que  je  suis  obligé  de  partager  mes  soins 
selon  les  lois  de  votre  divine  volonté.  Hé  ! 
que  pourrois-je  regarder  dans  ces  viles  créatu- 
res, si  vous  cessiez  de  m'y  appliquer  .  et  si  je 
cessoisde  vous  y  voir? 

II.  J'ai  donc  résolu  de  tenir  mes  yeux  levés 
vers  les  montagnes  saintes,  d'où  j'attends  toule 
ma  force  et  tout  mon  secours  '.  C'est  en  vain 
que  je  m'appliquerois  uniquement  à  regarder  à 
mes  pieds,  pour  me  délivrer  des  pièges  innom- 
brables qui  m'environnent.  Le  danger  vient 
d'en  bas;  mais  la  délivrance  ne  peut  venir  que 
d'en  haut  :  c'est  là  que  mes  yeux  s'élèvent  pour 
vous  voir.  Tout  est  piège  pour  moi  sur  la  terre, 
le  dedans  et  le  dehors.  Tout  est  piège,  Seigneur, 
sans  vous.  C'est  vers  vous  seul  que  se  portent 
mes  yeux  et  mon  cœur.  .Je  ne  veux  voir  que 
vous  ;  je  n'espère  qu'en  vous.  Mes  ennemis 
m'assiègent  sans  cesse;  ma  propre  foiblesse  m'ef- 
fraie :  mais  vous  avez  vaincu  le  monde  pour 
vous  et  pour  moi,  et  votre  force  toute  puissante 
soutiendra  mon  infirmité. 


XXÎX»  JOUR. 

SUR  l'aMOIR  yCE  DIEI'    A  lOUR  NOUS. 

Je  vous  ai  aimé  d'un  amour  éternel.  Jerrm.  xxxi.  3. 

I.  Dieu  n'a  pas  attendu    que   nous   fussions 
quelque  chose  pour  nous  aimer  :  avant  tous  les 


siècles ,  et  avant  même  que  nous  eusssions  l'être 
que  nous  possédons ,  il  pensoit  à  nous,  et  il  n'y 
pensoit  que  pour  nous  faire  du  bien.  Ce  qu'il 
avoit  médité  dans  l'éternité  il  l'a  exécuté  dans 
le  temps.  Sa  main  bienfaisanie  a  répandu  sur 
nous  toute  sorte  de  biens:  nos  infidélités  mê- 
mes, ni  nos  ingratitudes  ,  presque  aussi  nom- 
breuses que  ses  faveurs,  n'ont  pu  encore  tarir 
la  source  de  ses  dons  ,  ni  arrêter  le  cours  de 
ses  grâces.  0  amour  sans  commencement  , 
qui  m'avez  aimé  durant  des  siècles  infinis,  et 
lors  même  que  je  ne  pouvois  le  ressentir  ni  le 
reconnoître  !  0  amour  sans  mesure,  qui  m'avez 
fait  ce  que  je  suis ,  qui  m'avez  donné  ce  que  j'ai 
et  qui  m'en  promettez  encore  intiniment  da- 
vantage 1  0  amour  sans  interruption  et  sans  in- 
constance ,  que  toutes  les  eaux  amères  de  mes 
iniquités  n'ont  pu  éteindre!  Ai-je  un  cœur,  ô 
mon  Dieu  ,  si  je  ne  suis  pas  pénétré  de  recon- 
noissance  et  de  tendresse  pour  vous  ? 

IL  Mais  que  vois-je  ?  Un  Dieu  qui  se  donne 
lui-même ,  après  même  avoir  tout  donné  ;  un 
Dieu  qui  me  vient  chercher  jusqu'au  néant, 
parce  que  mon  péché  m'a  fait  descendre  jusque 
là  :  un  Dieu  qui  prend  la  forme  d'un  esclave  , 
pour  me  délivrer  de  l'esclavage  de  mes  enne- 
mis ,  un  Dieu  qui  se  fait  pauvre  ,  pour  m' enri- 
chir; un  Dieu  qui  m'appelle,  et  qui  court 
après  moi  quand  je  le  fuis;  un  Dieu  qui  ex- 
pire dans  les  tourmens,  pour  m' arracher  des 
bras  de  la  mort  et  pour  me  rendre  une  vie 
heureuse  :  et  je  ne  veux  souvent  ni  de  lui  ni 
de  la  vie  qu'il  me  présente  !  Pour  qui  pren- 
droit-on  un  homme  qui  aimeroit  un  autre 
homme  comme  Dieu  nous  aime?  et  de  quels 
anathèmes  ne  se  rend  pas  digne,  après  cela,  ce- 
lui qui  n'aimera  pas  le  Seigneur  Jésus  '? 


XXX^  JOUR. 

SUR  l'amour  que  nous  devons  avoir  pour  dieu. 

Qu'ai-je  à  désirer  dans  le  ciel .  et  que  puis-je  aimer  sur  la 
terre,  si  ce  n'est  vous,  ô  mon  Dieu?  Ps.  lxxii.  25. 

L  Souvent  ,  quand  nous  disons  à  Dieu  que 
nous  l'aimons  de  tout  notre  cœur,  c'est  un  lan- 
gage, c'est  un  discours  sans  réalité  :  on  nous  a 
appris  à  parler  ainsi  dans  notre  enfance;  et 
nous  continuons,  quand  nous  sommes  grands , 
sans  savoir  bien  souvent  ce  que  nous  disons. 
Aimer  Dieu,  c'est  n'avoir  point  d'autre  volonté 


»  Ps.  cxx.  \. 


1  I  Cor.  xvf.  22. 


42 


MANUEL  DE  PIÉTË. 


que  la  sienne,  c'est  observer  fidèlement  sa  sainte 
loi,  c'est  avoir  horreur  du  péché.  Aimer  Dieu, 
c'est  aimer  ce  que  Jésus-Christ  a  aimé,  la  pau- 
vreté ,  les  humiliations  ,  les  souffrances;  c'est 
haïr  ce  que  Jésus-Christ  a  haï,  le  monde,  la  va- 
nité, les  passions.  Peut-on  croire  qu'on  aime 
un  objet  auquel  on  ne  voudroit  pas  ressembler? 
Aimer  Dieu ,  c'est  s'entretenir  volontiers  avec 
lui,  c'est  désirer  d'aller  à  lui:  c'est  soupirer, 
languir  après  lui.  0  le  faux  amour  ,  que 
celui  qui  ne  se  soucie  pas  de  voir  ce  qu'il 
aime! 

n.  Le  Sauveur  est  venu  apporter  un  feu  di- 
vin sur  la  terre,  et  son  désir  est  que  ce  feu 
brûle  *  et  consume  tout.  Cependant  les  hommes 
vivent  dans  une  froideur  mortelle.  Ils  aiment 
un  peu  de  métal  ,  une  maison,  un  nom,  un 
titre  en  l'air  ,  une  chimère  qu'ils  appellent  ré- 
putation. Ils  aiment  une  conversation  ,  un 
amusement  qui  leur  échappe.  Il  n'y  a  que 
Dieu  pour  qui  il  ne  leur  reste  point  d'amour: 
tout  s'épuise  pour  les  créatures  les  plus  mi- 
sérables. Ne  voudrons-nous  jamais  goûter  le 
bonheur  de  l'amour  divin  ?  Jusques  à  quand 
préférerons -nous  d'aimer  les  créatures  les  plus 
empoisonnées  ?  0  Dieu  !  régnez  sur  nous 
malgré  nos  infidélités  !  Que  le  feu  de  votre 
amour  éteigne  tout  autre  feu  !  Que  pouvons- 
nous  voir  d'aimable  hors  de  vous,  que  nous  ne 
trouvions  parfaitement  en  vous,  qui  êtes  la 
source  de  tout  bien  ?  Accordez  nous  la  grâce  de 
vous  aimer  ,  et  nous  n'aimerons  plus  que  vous, 
et  nous  vous  aimerons  éternellement. 


et  je  ne  me  possède  plus.  0  amour  sacré  ,  qui 
avez  blessé  mou  amour,  et  qui  de  vos  propres 
traits,  vous  êtes  vous-même  blessé  pour  moi , 
venez  me  guérir  ,  ou  plutôt  venez  rendre  la 
blessure  que  vous  m'avez  faite  encore  plus 
profonde  et  plus  vive.  Séparez-moi  de  toutes 
les  créatures  :  elles  m'incommodent  ,  elles 
m'importunent  :  vous  seul  me  suffisez  ,  et 
je  ne  veux  plus  que  vous. 

II.  Quoi  !  il  sera  dit  que  les  amans  insensés 
de  la  terre  porteront  jusqu'à  un  excès  de  délica- 
tesse et  d'ardeur  leurs  folles  passions  ,  et  on  ne 
vous  airaeroit  que  foiblement  et  avec  mesure  ! 
Non  ,  non ,  mon  Dieu,  il  ne  faut  pas  que  l'a- 
mour profane  l'emporte  sur  l'amour  divin. 
Faites  voir  ce  que  vous  pouvez  sur  un  cœur 
qui  est  tout  à  vous.  L'accès  vous  en  est  ou- 
vert, les  ressorts  vous  en  sont  connus.  Vous 
savez  ce  que  votre  grâce  est  capable  d'y  ex- 
citer. Vous  n'attendez  que  mon  consentement 
et  que  l'acquiescement  de  ma  liberté.  Je  vous 
donne  mille  et  mille  fois  l'une  et  l'autre.  Pre- 
nez tout  :  agissez  en  Dieu  ;  embrasez-moi  ; 
consumez-moi.  Foible  et  impuissante  créature 
que  je  suis,  je  n'ai  rien  à  vous  donner  que  mon 
amour.  Augmentez-le,  Seigneur  ,  et  rendez-le 
plus  digne  de  vous.  0  si  j'étois  capable  de  faire 
pour  vous  de  grandes  choses  !  0  si  j'avois  beau- 
coup à  vous  sacrifier  !  Mais  tout  ce  que  je  puis 
n'est  rien.  Soupirer,  languir,  aimer,  et  mourir 
pour  aimer  encore  davantage  ,  c'est  désormais 
tout  ce  que  je  veux. 


XXXP  JOUR. 

SUR  LES  SENTIMENS  DE  l' AMOUR  DIVIN. 

0  Dieu  de  mon  cœur,  ô  Dieu  mon  partage  pour  jamais. 
Ps.  Lxxii.  26. 

ï.  Peut-on  vous  connoître,  ô  mon  Dieu ,  et 
ne  vous  pas  aimer,  vous  qui  surpassez  en  beauté, 
en  vertu,  en  grandeur,  en  pouvoir,  en  bonté, 
en  libéralité  ,  en  magnificence  ,  en  toute  sorte 
de  perfections,  et ,  ce  qui  me  touche  de  plus 
près,  en  amour  pour  moi  tout  ce  que  les  esprits 
créés  peuvent  comprendre?  Le  respect  et  l'iné- 
galité entre  vous  et  moi  devroient  ,  ce  semble, 
m'arrêter;  mais  vous  me  permettez  ,  c'est  trop 
peu  dire  ,  vous  m'ordonnez  de  vous  aimer. 
Après  cela  ,  Seigneur,  je  ne  me  connois  plus 

'  Luc.  XXI.  49. 


MÉDITATIONS  SUR  DIVERS  SUJETS. 


DE  L'ÉCRITURE  SAINTE. 


DE  LA  VRAIE  CONNOISSANCE  DE  L  EVANGILE. 

Seigneur,  à  qui  irions-nous ,  sinon  à  vous  qui  avez  les 
paroles  de  la  vie  éternelle?  S.  Jean.  vi.  69. 

Nous  ne  connoissons  point  assez  l'Evangile  ; 
et  ce  qui  nous  empêche  de  l'apprendre ,  c'est 
que  nous  croyons  le  savoir.  Nous  en  ignorons 
les  maximes ,  nous  n'en  pénétrons  point  l'es- 
prit, nous  recherchons  curieusement  les  paroles 
des  hommes,  et  nous  négligeons  celles  de  Dieu. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


43 


Une  parole  de  l'Evangile  est  plus  précieuse 
que  tous  les  autres  livres  du  monde  ensemble  ; 
c'est  la  source  de  toute  vérité.  Avec  quel 
amour  ,  avec  quelle  foi,  avec  quelle  adoration 
devrions-nous  y  écouter  Jésus-Christ!  Disons-lui 
donc  désormais  avec  saint  Pierre  :  Seigneur  ,  à 
qui  irions-noits  ?  Un  moment  de  recueillement, 
d'amour  et  de  présence  de  Dieu,  fait  plus  voir  et 
entendre  la  vérité ,  que  tous  les  raisonnemens 
des  hommes. 


joie  qui  se  tourne  en  poison  :  mais  tu  pleureras 
éternellement,  pendant  que  les  enfans  de  Dieu 
seront  consolés.  0  que  je  méprise  tes  mépris,  et 
que  je  crains  tes  complaisances! 


II. 


DU  CHANGEMENT  DE  LA  LUMIERE  EN  TENEBRES. 

Prenez  donc  garde  que  la  lumière  qui  est  en  vous  ne  soit 
que  ténèbres.  S.  Luc.  xi.  35. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  nos  défauts  nous 
défigurent  aux  yeux  de  Dieu.  Mais  que  nos 
vertus  mêmes  ne  soient  souvent  que  des  imper- 
fections, c'est  ce  qui  doit  nous  faire  trembler. 
Souvent  notre  sagesse  n'est  qu'une  politique 
charnelle  et  mondaine  :  notre  modestie ,  qu'un 
extérieur  composé  et  hypocrite  pour  garder  les 
bienséances  et  nous  attirer  des  louanges  ;  notre 
zèle,  qu'un  effet  de  l'humeur  ou  de  l'orgueil  ; 
notre  franchise,  qu'une  brusquerie  et  ainsi  du 
reste.  Avec  quelle  lâcheté  sont  exécutés  en 
détail  les  sacrifices  que  nous  faisons  à  Dieu,  et 
qui  paroissent  les  plus  éclatans  !  Craignons  que 
la  lumière  se  change  eu  ténèbres. 


III. 


DES  PIEGES   ET   DE  LA   TYRANNIE  DU  MONDE. 

Malheur  au  monde  à  cause  de  ses  scandales  !  S.  Mattk. 
xvni.  7. 

Que  volontiers.  Seigneur,  je  répète  cette  ter- 
rible parole  de  Jésus-Christ  votre  fils  et  mon 
sauveur  !  Elle  est  terrible  pour  le  monde  à 
jamais  réprouvé  ;  mais  elle  est  douce  et  conso- 
lante pour  ceux  qui  vous  aiment  et  qui  le  mé- 
prisent. Elle  seroit  pour  moi  un  coup  de  foudre, 
si  jamais  je  nie  rengageois  contre  vous  dans  la 
servitude  du  siècle.  Ah  !  monde  aveugle  et 
injuste  tyran  !  tu  flattes  pour  trahir,  tu  amuses 
pour  donner  le  coup  de  la  mort.  Tu  ris,  tu  fais 
rire  ;  tu  méprises  ceux  qui  pleurent  ;  tu  ne 
cherches  qu'à  enchanter  les  sens  par  une  vaine 


^^ 


COMBIEN  PEU    RENONCENT  A  L  AMOUR    DU  MONDE,   QUI 
EST  SI  DIGNE  DE  MEPRIS. 

N"aimez  point  le  monde,  ni  les  choses  qui  sont  dans  le 
monde.  /  Ep.  de  S.  Jean.  ii.  15. 

Que  ces  paroles  ont  d'étendue  !  Le  monde 
est  cette  multitude  aveugle  et  corrompue  que 
Jésus-Christ  maudit  dans  l'Evangile ,  et  pour 
lequel  il  ne  veut  pas  même  prier  en  mourant. 
Chacun  parle  contre  le  monde  ,  et  chacun  a 
pourtant  le  monde  dans  son  cœur.  Le  monde 
n'est  que  l'assemblage  des  gens  qui  s'aiment 
eux-mêmes ,  et  qui  aiment  les  créatures  sans 
rapporta  Dieu.  Nous  sommes  donc  le  monde 
nous-mêmes ,  puisqu'il  ne  faut  pour  cela  que 
s'aimer  et  que  chercher  dans  les  créatures  ce 
qui  n'est  qu'en  Dieu.  Avouons  que  nous  appar- 
tenons au  monde,  et  que  nous  n'avons  point 
l'esprit  de  Jésus-Christ.  Quelle  pitié  de  renon- 
cer en  apparence  au  monde,  et  d'en  conserver 
les  sentimensî  Jalousie  pour  l'autorité,  amour 
pour  la  réputation  qu'on  ne  mérite  pas,  dissi- 
pation dans  les  compagnies  ,  recherche  des 
commodités  qui  flattent  la  chair,  lâcheté  dans 
les  exercices  chrétiens,  inapplication  à  étudier 
les  vérités  de  l'Evangile  :  voilà  le  monde.  11  vit 
en  nous,  et  nous  voulons  vivre  en  lui,  puisque 
nous  désirons  tant  qu'on  nous  aime,  et  que 
nous  craignons  qu'on  nous  oublie.  Heureux  le 
saint  apôtre,  pour  qui  le  ihonde  était  ci^cifé^  et 
qui  rétoit  aussi  pour  le  monde  K 


V. 


SUR  LA  VERIT,VBLE  PAIX. 

Je  vous  donne  la  paix,  non  comme  le  monde  la  donne. 
S.  Jean.  xiv.  "i7. 

Quel  bonheur  de  savoir  combien  le  monde 
est  méprisable  !  C'est  sacrifier  à  Dieu  peu  de 
chose,  que  de  lui  sacrifier  ce  fantôme.  Qu'on 

«  Galat.  Yi.   IJ. 


u 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


est  foible  quand  on  ne  le  méprise  pas  autant 
qu'il  le  mérite  1  Qu'on  est  à  plaindre  quand  ou 
croit  avoir  beaucoup  quitté  en  le  quittant  ! 
Tout  chrétien  y  a  renoncé  par  son  Baptême  : 
les  personnes  religieuses  et  retirées  ne  font  donc 
que  suivre  cet  engagement  avec  plus  de  pré- 
caution que  les  autres.  C'est  avoir  cherché  le 
port  en  fuyant  la  tempête.  Le  monde  promet 
la  paix ,  il  est  vrai,  mais  il  ne  la  donne  jamais; 
il  cause  quelques  plaisirs  passagers  ,  mais  ces 
plaisirs  coûtent  plus  qu'ils  ne  valent.  Jésus- 
Christ  seul  peut  mettre  l'homme  en  paix  ;  il 
l'accorde  avec  lui-même  ;  il  soumet  ses  pas- 
sions ;  il  borne  ses  désirs  ;  il  le  console  par  son 
amour  ;  il  lui  donne  la  joie  dans  la  peine 
même  ;  ainsi  cette  joie  ne  peut  lui  être  ôtée. 


VL 


QUE    JESUS-CHRIST    À    REFUSE    DE    PRIER   POUR 
LE    MONDE. 

Je  ne  prie  point  pour  le  monde.  S.  Jeati.  xvii.  9. 

Jésus-Christ  mourant  prie  pour  ses  bour- 
reaux, et  refuse  de  prier  pour  le  monde.  Que 
dois-je  donc  penser  de  ces  hommes  qu'on 
appelle  honnêtes  gens ,  et  que  j'ai  appelés  mes 
amis,  puisque  les  persécuteurs  et  les  meurtriers 
de  Jésus-Christ  lui  sont  moins  odieux  que  ces 
hommes  auxquels  j'avois  livré  mon  cœur  ? 
Que  puis-je  attendre  de  ma  foiblesse  dans  les 
compagnies  où  l'on  se  pique  d'oublier  Dieu,  de 
traiter  la  piété  de  foiblesse  et  de  suivre  tous 
ses  désirs?  Puis-je  croire  que  j'aime  Dieu  et 
que  je  ne  rougisse  point  de  son  Evangile ,  si 
j'aime  tant  la  société  de  ses  ennemis ,  et  si  je 
crains  de  leur  déplaire  en  témoignant  que  je 
crains  Dieu  ?  0  Seigneur  !  soutenez-moi  contre 
lestorrens  du  monde  ;  rompez  mes  liens  :  éloi- 
gnez-moi des  tabernacles  des  pécheurs  ;  unis- 
sez-moi avec  ceux  qui  vous  aiment. 


pour  décider  de  tout.  On  veut  aimer  Dieu,  et 
on  craint  lâchement  de  déplaire  au  monde,  son 
irréconciliable  ennemi.  0  àme  adultère  et  infi- 
dèle à  l'Epoux  sacré  !  ne  savez- vous  pas  que 
l'amitié  du  monde  rend  ennemi  de  Dieu?  Mal- 
heur donc  à  ceux  qui  plaisent  au  monde  ,  ce 
juge  aveugle  et  corrompu  ! 

Mais  qu'est-ce  que  le  monde  ?  est-ce  un  fan- 
tôme ?  Non  ,  c'est  cette  foule  d'amis  profanes 
qui  m'entretiennent  tous  les  jours,  qui  passent 
pour  honnêtes  gens,  qui  ont  de  l'honneur,  que 
j'aime  et  dont  je  suis  aimé,  mais  qui  ne  m'ai- 
ment point  pour  Dieu.  Voilà  mes  plus  dange- 
reux ennemis.  L'n  ennemi  déclaré  ne  tueroit 
que  mon  corps  ;  ceux-ci  ont  tué  mon  àme. 
Voilà  le  monde  que  je  dois  fuir  avec  horreur, 
si  je  veux  suivre  Jésus-Christ. 


vm. 

SUR  LE  MÊME  SUJET. 

Le  monde  est  crucifié  pour  moi ,  comme  je  suis  crucifié 
pour  le  monde.  Galat.  vi.  14. 

Il  ne  suffit  pas,  selon  l'Apôtre,  que  le  monde 
soit  crucifié  pour  nous  ,  il  faut  que  nous  le 
soyons  aussi  pour  lui.  On  croit  être  bien  loin 
du  monde,  parce  qu'on  est  dans  une  retraite  ; 
mais  on  parle  le  langage  du  monde  ;  on  en  a 
les  sentimens,  les  curiosités;  on  veut  de  la  ré- 
putation, de  l'amitié,  de  l'amusement;  on  a 
encore  des  idées  de  noblesse  ;  on  souffre  avec 
répugnance  les  moindres  humiliations.  On  veut 
bien  ,  dit-on  ,  oublier  le  monde  ;  mais  on 
ressent  dans  le  fond  de  sou  cœur  qu'on  ne 
veut  pas  être  oublié  par  lui.  En  vain  cher- 
che-t-on  un  milieu  entre  Jésus-Christ  et  le 
monde. 


IX. 


VIL 


QUE,  DANS  LA  VOIE  DE  LA  PERFECTION,  LES  PREMIERS 
SONT  BIEN  SOUVENT  ATTEINTS  ET  DEVANCES  PAR 
LES  DERNIERS. 


SUR  LA  FUITE  DU  MONDE. 

Malheur  au  monde  à  cause  de  ses  scandales!  S. 
xviii.  7. 


Matth. 


Le  monde  porte  déjà  sur  son  front  la  con- 
damnation de  Dieu ,  et  il  ose  s'ériger  en  juge 


Ceux  qui  étoienl  les  premiers  seront  les  derniers,  et  les 
derniers  seront  les  premiers,  y.  Litc.  xiii.  30. 

Combien  d'àmes  ,  qui ,  dans  une  vie  com- 
mune, auront  atteint  à  la  perfection,  pendant 
que  les  épouses  du  Seigneur  ,  comblées  de 
grâces  ,   appelées  à  goûter  la  manne  céleste  , 


i 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


45 


auront  langui  dans  une  vie  lâche  et  imparfaite  ! 
Combien  de  pécheurs,  qui,  après  avoir  passé 
tant  d'années  dans  l'égarement  et  dans  l'igno- 
rance de  l'Evangile,  laisseront  tout  d'un  coup 
derrière  eux,  par  la  ferveur  de  leur  pénitence, 
les  âmes  qui  avoient  goûté,  dès  leur  plus  tendre 
jeunesse,  les  dons  du  Saint-Esprit,  et  que  Dieu 
avoit  prévenues  de  ses  plus  douces  bénédic- 
tions! Qu'il  sera  beau  aux  derniers  de  rem- 
porter ainsi  la  couronne  ,  et  d'être  ,  par  leur 
exemple  ,  la  condamnation  des  autres  !  Mais 
qu'il  sera  douloureux  aux  premiers  de  devenir 
les  derniers ,  de  se  voir  derrière  ceux  dont  ils 
étoient  autrefois  le  modèle  ,  de  perdre  leurs 
couronnes,  et  de  les  perdre  pour  quelques  amu- 
semens  qui  les  ont  retardés  ?  Je  ne  saurois  voir 
le  recueillement  de  certaines  personnes  qui 
vivent  dans  le  monde  ,  leur  désintéressement, 
leur  humilité  ,  sans  rougir  de  voir  combien 
nous,  qui  ne  devrions  être  occupés  que  de  Dieu, 
sommes  dissipés,  vains  et  attachés  à  nos  com- 
modités temporelles.  Hâtons-nous  de  courir,  de 
peur  d'être  laissés  derrière. 


XI. 


QIE    >0rs  SOMMES    VENUS    POUR  SERVIR  LES   AUTRES. 

.le  ne  suis  pas  venu  pour  être  servi ,  mais  pour  servir  les 
autres.  S.  Marc.  x.  4o. 

C'est  ce  que  doivent  dire  toutes  les  personnes 
qui  ont  quelque  autorité  sur  d'autres.  C'est  un 
pur  ministère.  Il  faut  effectivement  servir  ceux 
à  qui  l'on  paroît  commander  ,  souffrir  leurs 
imperfections,  les  redresser  doucement  et  avec 
patience,  les  attendre  dans  les  voies  de  Dieu, 
se  faire  tout  à  tous ,  se  croire  fait  pour  eux, 
s'humilier  pour  leur  adoucir  les  corrections  les 
plus  nécessaires,  ne  se  rebuter  jamais,  deman- 
der à  Dieu  le  changement  de  leur  cœur,  qu'on 
ne  peut  point  obtenir  soi-même.  Examinez- 
vous  par  rapport  aux  personnes  qui  vous  sont 
commises  ,  et  dont  vous  êtes  chargé  devant 
Dieu. 


XII. 


X. 


DE    L  AMOUR  DU   PROCHAIN. 

Soyez  attentifs  à  vous  aioier  les  uns  les  autres  d'un  amour 
fraternel.  I  Ep.  de  S.  Pierre,  i.  22. 

Cet  apôtre  veut,  par  ces  paroles,  que  noire 
charité  soit  toujours  attentive  pour  ne  pas  bles- 
ser le  prochain.  Sans  cette  attention,  la  charité, 
qui  est  si  fragile  en  cette  vie  ,  se  perd  bientôt. 
Un  mot  dit  avec  hauteur  ou  avec  chagrin,  un 
air  sec  ou  dédaigneux  peut  altérer  les  esprits 
foibles.  Il  faut  ménager  des  créatures  si  chères 
à  Dieu,  des  membres  si  précieux  de  Jésus-Christ. 
Si  vous  manquez  de  cette  attention,  vous  man- 
quez aussi  de  charité  ;  car  on  ne  peut  aimer 
sans  s'appliquer  à  ceux  qu'on  aime.  Cette 
attention  de  charité  doit  remplir  tout,  l'esprit 
et  le  cœur.  Il  me  semble  que  j'entends  Jésus- 
Christ  vous  dire  comme  à  saint  Pierre  :  Paissez 
mes  brebis. 


DE  LA  DOUCEUR  ET  DE  L  HUMU.ITE  DE  COEUR. 

Apprenez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur. 
S.  Mat t II.  xr.  29. 

Il  n'y  avoit  que  le  Fils  de  Dieu  qui  pût  nous 
faire  cette  divine  leçon,  lui  qui,  étant  égala 
son  Père,  s'est  anéanti,  comme  dit  saint  Paul  * , 
en  prenant  la  forme  et  la  condition  d'un  es- 
clave. Que  n'a-t-il  pas  fait  pour  l'amour  de 
nous  ?  Que  n'a-t-il  pas  souflert  de  nous ,  et 
que  ne  souffre-t-il  pas  encore  ?  //  a  été  mené, 
dit  haie  ^,  comme  une  victime  qu'on  va  égor- 
ger ,  et  on  ne  l'a  pas  entendu  se  plaindre.  Et 
nous,  nous  nous  plaignons  des  moindres  maux, 
nous  sommes  vains,  déhcats,  sensibles. 

Il  n'y  a  point  de  douceur  véritable  et  cons- 
tante sans  humilité.  Tandis  que  nous  serons 
pleins  de  nous-mêmes  ,  tout  nous  choquera  en 
autrui.  Soyons  persuadés  que  rien  ne  nous  est 
dû,  et  alors  rien  ne  nous  aigrira.  Pensons  sou- 
vent à  nos  misères,  et  nous  deviendrons  indul- 
gens  pour  celles  d'autrui.  Il  n'y  a  point  de 
page  dans  les  Ecritures  ,  dit  saint  Augustin, 
où  Dieu  ne  fasse  tonner  ces  grandes  et  aima- 
bles paroles  :  Apprenez  de  moi  que  je  suis  doux 
et  humble  de  cœur. 


>  Philip.  II.  6  el  7.  —  ^  Is.  Llll, 


4a 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


XIII. 

DE  LA   VÉRITABLE  GRANDEUR. 

Quiconque  s'exalte  sera  humilié,  et  quiconque  s'humilie 
sera  exalté.  S.  Luc.  xiv.  11. 

Puisque  nous  aimons  tant  l'élévation,  cher- 
chons-la où  elle  est,  cherchons  celle  qui  durera 
toujours.  0  l'admirable  ambition,  que  celle  de 
régner  éternellement  avec  le  Fils  de  Dieu  et 
d'être  assis  à  jamais  sur  un  même  trône  avec 
lui  !  Mais  quelle  ambition  ,  quelle  jalousie 
d'enfant  ,  que  de  s'empresser  pour  avoir  des 
noms  parmi  les  hommes,  pour  parvenir  à  une 
réputation  encore  moins  solide  que  la  fumée 
qui  est  le  jouet  du  vent  !  Faut-il  se  donner 
tant  de  peine  pour  avoir  quelques  gens  qui  se 
disent  nos  amis  sans  l'être,  et  pour  soutenir  de 
vaines  apparences  ?  Aspirons  à  la  véritable 
grandeur  ;  elle  ne  se  trouve  qu'en  s'abaissant 
sur  la  terre.  Dieu  confond  le  superbe  dès  cette 
vie;  il  lui  attire  l'envie,  la  critique  et  la  calom- 
nie ;  il  lui  cause  mille  traverses ,  et  entin  il 
l'humiliera  éternellement  :  et  l'humble  qui  se 
cache,  qui  veut  être  oublié,  qui  craint  d'être 
recherché  du  monde,  sera,  dès  cette  vie,  res- 
pecté pour  n'avoir  pas  voulu  l'être,  et  une  éter- 
nelle gloire  sera  la  récompense  de  son  mépris 
pour  la  gloire  fausse  et  méprisable. 


XIV 


SUR  QUOI  NOUS  DEVONS  FONDER  NOTRE  JOIE. 

Réjouissez-vous,  je  vous  le  dis  encore,  réjouissez-vous  : 
que  votre  modestie  soit  connue  de  tous  les  hommes ,  car 
le  Seigneur  est  proche.  Ep.  aux  Philip,  iv.  4  et  5. 

C'est  le  dégoût  de  nos  passions  et  des  vani- 
tés du  monde  qui  doit  être  la  source  de  notre 
joie.  Nous  ne  devons  fonder  notre  joie  que  sur 
l'espérance  ,  et  nous  ne  devons  espérer  qu'au- 
tant que  le  monde  nous  déplaît.  Ce  doit  être 
l'attente  de  Jésus-Christ ,  qui  va  venir  nous 
couronner  ,  qui  doit  nous  rendre  modestes  et 
constans  :  il  faut  se  tenir  prêt  à  le  recevoir, 
être  bien  aise  qu'il  vienne  :  ce  sera  le  juge  du 
monde  et  notre  consolateur.  Qu'il  est  doux 
d'attendre  Jésus-Christ  en  paix  ,  tandis  que  les 
enfans  du  siècle  craignent  qu'il  arrive  !  Ils 
trembleront,  ils  frémiront;  et  nous,  nous  ver- 
rons venir  avec  joie  et  confiance  notre  aimable 
délivrance.  Heureux  état ,  état  digne  d'envie  ! 


Que  ceux  qu'y  n'y  sont  pas  encore  y  aspirent  : 
c'est  notre  lâcheté  et  nos  amusemens  qui  nous 
éloignent  de  cet  état  de  confiance  et  de  conso- 
lation. 


XV. 


DES  EFFETS  DE   L  EUCHARISTIE  EN  NOUS. 

Celui  qui  me  mange  doit  vivre  pour  moi.  S.  Jean   vi. 
55  et  56. 

C'est  la  chair  de  Jésus-Christ  que  nous 
mangeons,  mais  c'est  son  esprit  qui  nous  vivi- 
fie. La  chair  seule  ne  profite  de  rien,  comme  il 
le  dit  lui-même  ;  oui,  la  chair,  quoique  unie 
au  Verbe  .  en  sorte  que  saint  Jean  ne  craint 
point  de  dire  que  le  Verbe  s'est  fait  chah'.  Il  ne 
l'a  unie  que  pour  nous  communiquer  son  esprit 
plus  sensiblement  par  cette  société  charnelle 
qu'il  a  faite  avec  nous  ;  il  ne  nous  la  donne  à 
manger  que  pour  nous  incorporer  à  lui ,  et 
faire  vivre  nos  âmes  de  sa  vie  divine.  Pourquoi 
donc,  vivant  si  souvent  de  lui,  refuserons-nous 
de  vivre  pour  lui  ?  Que  devient  en  nous  ce 
pain  céleste  ,  cette  chair  toute  divine  ?  A  quoi 
servent  nos  communions  ?  Jésus-Christ  vit-il 
en  nous?  Ses  sentimens,  ses  actions  se  mani- 
festent-elles en  notre  chair  mortelle?  Crois- 
sons-nous en  Jésus-Chiisl  à  force  de  le  man- 
ger ?  Toujours  s'amuser  ,  toujours  murmurer 
contre  les  moindres  croix,  toujours  ramper  sur 
la  terre ,  toujours  chercher  de  misérables  con- 
solations ,  toujours  cacher  ses  défauts  sans  les 
corriger,  pendant  qu'on  ne  fait  qu'une  même 
chair  avec  lui  ! 


XVI. 


SUR  LE  MEME  SUJET. 


Celui  qui  me  mange  doit  vivre  pour  moi.  S.  Jean.  vi. 
55  et  56. 

Jésus-Christ  est  toute  notre  vie  ;  c'est  la 
vérité  éternelle  dont  nous  devons  être  nourris  . 
quel  moyen  de  prendre  un  aliment  si  divin, 
et  de  languir  toujours  !  Ne  point  croître  dans 
la  vertu,  n'avoir  ni  force  ni  santé  ,  se  repaître 
de  mensonge,  fomenter  dans  son  cœur  des  pas- 
sions dangereuses,  être  dégoûté  des  vrais  biens, 
est-ce  là  la  vie  d'un  chrétien  qui  mange  le  pain 


iMANUEL  DE  PIÉTÉ. 


47 


du  ciel?  Jésus-Christ  ne  veut  s'unir  et  s'incor- 
porer avec  nous  ,  que  pour  \ivre  dans  le  fond 
de  nos  cœurs;  il  faut  qu'il  se  manifeste  dans 
notre  chair  mortelle,  que  Jésus-Christ  paroisse 
en  nous,  puisque  nous  ne  faisons  qu'une  même 
chose  avec  lui.  Je  vis,  mais  ce  n'est  plus  moi 
qui  vis  %  c'est  Jésus-Christ  qui  vit  dans  sa 
créature  ,  déjà  morte  à  toutes  les  choses  hu- 
maines. 


seulement  à  vous ,  je  vous  ouvre  mon  cœur.  Voyez 
mes  besoins,  que  je  ne  connois  pas ,  voyez, 
et  faites  selon  votre  miséricorde.  Frappez  ou 
guérissez  ,  accablez  ou  relevez-moi  :  j'adore 
toutes  vos  volontés  sans  les  connoître  ;  je  me 
tais  ,  je  me  sacrifie  ,  je  m'abandonne.  Plus 
d'autres  désirs  que  ceux  d'accomplir  votre  vo- 
lonté. Apprenez-moi  à  prier  ;  priez  vous-même 
en  moi. 


XVII. 


XIX. 


DE  LA  CONFIANCE  EN  DIEU. 

Je  dors,  et  mon  cœur  veille.  Cant.  v.  2. 

On  dort  en  paix  dans  le  sein  de  Dieu  ,  par 
l'abandon  à  sa  providence,  et  par  un  doux  sen- 
timent de  sa  miséricorde.  On  ne  cherche  plus 
rien,  et  l'homme  tout  entier  se  repose  en  lui. 
Plus  de  raisonnemens  incertains  et  inquiets, 
plus  de  désirs,  plus  d'impatience  à  changer  sa 
place.  La  place  où  nous  sommes,  c'est  le  sein 
de  Dieu  ;  car  c'est  Dieu  qui  nous  y  a  mis  de 
ses  propres  mains  et  qui  nous  y  porte  entre  ses 
bras.  Peut-on  se  trouver  mal  où  il  nous  met. 
et  où  nous  sommes  comme  un  enfant  que  sa 
mère  tient  et  embrasse  ?  Laissons-le  faire,  repo- 
sons-nous sur  lui  et  en  lui.  Ce  repos  de  con- 
fiance ,  qui  éteint  tous  les  mouvemens  de  la 
prudence  charnelle,  c'est  la  véritable  vigilance 
du  cœur.  S'abandonner  à  Dieu  sans  s'appuyer 
sur  la  créature  ni  sur  la  nature  ,  c'est  faire 
■veiller  son  cœur  tandis  qu'on  dormira.  Ainsi 
l'amour  aura  toujours  les  yeux  ouverts  avec 
jalousie,  pour  ne  tendre  qu'à  son  bien-aimé, 
et  nous  ne  nous  endormirons  point  dans  la 
mort. 


DE  L  AMOUR  DE  DIEU. 

Seigneur,  vous  savez  bien  que  je  vous  aime.  S.  Jean. 
XXI.  16. 

Saint  Pierre  le  disoit  à  notre  Seigneur  ;  mais 
oserions-nous  le  dire?  Aimons-nous  Dieu  pen- 
dant que  nous  ne  pensons  point  à  lui  ?  Quel 
est  l'ami  à  qui  nous  n'aimons  pas  mieux  parler 
qu'à  lui  ?  Où  nous  ennuyons-nous  davantage 
qu'au  pied  des  autels  ?  Que  faison.s-nous  pour 
plaire  à  notre  Maître ,  et  pour  nous  rendre  tels 
qu'il  veut?  Que  faisons-nous  pour  sa  gloire  ? 
Que  lui  avons-nous  sacrifié  pour  accomplir  sa 
volonté  ?  La  préférons-nous  à  nos  moindres  in- 
térêts, aux  amusemens  les  plus  indignes?  Où 
est  donc  cet  amour  que  nous  pensons  avoir? 
Malheur  pourtant  à  celui  qui  a  aime  pas  le  Sei- 
gneur Jésus  *  qui  nous  a  tant  aimés!  Don- 
nera-t-il  son  royaume  éternel  à  ceux  qui  ne 
l'aiment  pas?  Si  nous  l'aimions,  pourrions-nous 
être  insensibles  à  ses  bienfaits ,  à  ses  inspira- 
tions ,  à  ses  grâces  ?  Aï  la  vie ,  ni  la  mort ,  ni 
le  présent ,  ni  l'avenir,  ni  la  puissance ,  ne  pour- 
ront désormais  nous  séparer  de  la  charité  de 
Jésus-Christ  ^ 


XVIII. 


XX. 


QU  IL  N  y  A  QUE  DIEU  QUI  PUISSE  APPRENDRE  A  PRIER. 

Enseignez-nous  à  prier.  S.  Luc.  xi.  1. 

Seigneur  ,  je  ne  sais  ce  que  je  dois  vous  de- 
mander. Vous  seul  savez  ce  qu'il  nous  faut  ; 
vous  m'aimez  mieux  que  je  ne  sais  m'aimer 
moi-même.  0  Père  !  donnez  à  votre  enfant  ce 
qu'il  ne  sait  pas  lui-même  demander.  Je  n'ose  de- 
mander ni  croix  ni  consolation  :  je  me  présente 


sur  le  même  sujet. 

Seigneur,  vous  savez  bien  que  je  vous  aime.  S.  Jean. 
XXI.  16. 

Vous  le  saviez  mieux  que  moi,  ô  mon  Dieu, 
ô  mon  père ,  ô  mon  tout ,  combien  je  vous 
aime.  Vous  le  savez,  et  je  ne  le  sais  pas  ,  car 
rien  ne  m'est  plus  caché  que  le  fond  de  mon 
cœur.  Je  veux  vous  aimer;  je  crains  de  ne  pas 


*  Gai.  II.  20. 


»  I  Cor,  XVI.  22,  —  ■''  Rom.  vui.  38  et  39, 


xMANUEL  DE  PIÉTÉ. 


\OQS  aimer  assez;  je  vous  demande  l'abondance 
du  pur  amour.  Vous  voyez  mon  désir  ;  c'est 
\ous  qui  le  faites  en  moi.  Voyez  dans  votre 
créature  ce  que  vous  y  avez  mis.  0  Dieu,  qui 
m'aimez  assez  pour  m'inspirer  de  vous  aimer 
sans  bornes,  ne  regardez  plus  le  torrent  d'ini- 
quités qui  m'avoit  englouti,  regardez  votre  mi- 
séricorde et  mon  amour. 


XXI. 


QUE  RIEN  NE  SAL'ROIT  MANQUER  A  CELUI  Qll  S  ATTACHE 
A  DIEU. 

C'est  le  Seigneur  qui  me  conduit;  rien  ne  pourra  me 
manquer.  Pf.  xxii.  1. 

N'avons-nous  point  de  honte  de  chercher 
quelque  chose  avec  Dieu  ?  Quand  nous  avons 
la  source  de  tous  biens ,  nous  nous  croyons 
encore  pauvres.  On  cherche  dans  la  piété  même 
les  commodités  et  les  consolations  temporelles  ; 
on  regarde  la  piété  comme  un  adoucissement 
aux  peines  qu'on  souffre,  et  non  comme  un  état 
de  renoncement  et  de  sacrifice  ;  de  là  viennent 
tous  nos  découragemens.  Commençons  par  nous 
abandonner  à  Dieu.  En  le  servant,  ne  nous 
mettons  jamais  en  peine  de  ce  qu'il  fera  pour 
nous.  Un  peu  plus  ou  un  peu  moins  soutfrir 
dans  une  vie  si  courte,  ce  n'est  pas  grand'chose. 

Que  peut-il  manquer,  lorsque  j'ai  Dieu? 
Oui ,  Dieu  lui-même  est  le  bien  infini  et  l'u- 
nique bien.  Disparoissez,  faux  biens  de  la  terre, 
qui  portez  indignement  ce  nom ,  et  qui  ne  ser- 
vez qu'à  rendre  les  hommes  mauvais  !  Rien 
n'est  bon  que  le  Dieu  de  mon  cœur,  que  je 
porterai  toujours  au  dedans  de  moi.  Qu'il  m'ôte 
les  plaisirs ,  les  richesses ,  les  honneurs ,  l'au- 
torité, les  amis,  la  santé,  la  vie:  tant  qu'il 
ne  se  dérobera  point  lui-même  à  mon  cœur, 
je  serai  toujours  riche  ;  je  n'aurai  rien  perdu  ; 
j'aurai  conservé  ce  qui  est  tout.  Le  Seigneur 
m'a  cherché  dans  mes  égareniens ,  m'a  aimé 
quand  je  ne  l'aimois  pas  ,  m'a  regardé  avec 
tendresse,  malgré  mes  ingratitudes  :  je  suis 
dans  sa  main  ;  il  me  mène  comme  il  lui  plaif. 
Je  sens  ma  foiWesse  et  sa  force.  Avec  un  tel 
appui,  rien  ne  me  manquera  jamais. 


XXII. 

gUE  DIEU  DOIT  ÊTRE  l'unique  PORTION  DU  COEUR 
DE   l'homme. 

0  DiL'ii  ilo  mon  cœur,  et  mou  éternelle  portion.  Ps.  lxxii.  26. 

Seigneur  ,  vous  êtes  le  Dieu  de  toute  la  na- 
ture ;  tout  obéit  à  votre  voix  :  vous  êtes  l'ame 
de  tout  ce  qui  vit ,  et  même  de  tout  ce  qui  ne 
vit  point.  Vous  êtes  plus  mon  ame  que  celle 
même  que  vous  avez  donnée  à  mon  cœur  : 
A^ous  êtes  plus  près  de  moi  que  moi-même. 
Tout  est  à  vous  :  mon  cœur  n'y  sera-t-il  pas, 
ce  cœur  que  vous  avez  fait,  que  vous  animez? 
Il  est  à  vous ,  et  non  à  moi. 

Mais ,  ô  mon  Dieu  ,  vous  êtes  aussi  à  moi , 
car  je  vous  aime.  Vous  êtes  tout  peur  moi.  Je 
n'ai  nul  autre  bien ,  ô  mon  éternelle  portion  ! 
Ce  ne  sont  point  les  consolations  d'ici-bas  ,  ni 
les  goûts  intérieurs  ,  ni  les  lumières  extraordi- 
naires que  je  souhaite  ;  je  ne  demande  aucun 
de  ces  dons  qui  viennent  de  vous ,  mais  qui  ne 
sont  point  encore  vous-même.  C'est  de  vous- 
même,  et  de  vous  seul ,  que  j'ai  faim  et  soif. 
Je  m'oublie  ,  je  me  perds  ;  faites  de  moi  ce 
qu'il  vous  {tlaira ,   n'importe  ,  je  vous  aime. 


XXIII. 


DE  QUELLE  MANIERE   DIEU  VEUT  ÊTRE  GLORIFIE. 

Gloire  à  Dieu  au  plus  haut  des  deux,  et  paix  sur  la  terre 
aux  hommes  de  bonne  volonté.  S.  Lvc.  ii.  14. 

En  ne  cherchant  que  la  gloire  de  Dieu, 
notre  paix  s'y  trouvera.  Mais  la  gloire  de  Dieu 
ne  se  trouve  point  dans  toutes  les  pensées  et 
les  actions  des  hommes.  Dieu  ne  veut  être 
gloritié  que  par  l'anéantissement  entier  de  la 
nature,  et  par  l'abandon  à  son  esprit.  Il  ne 
faut  point  vouloir  sa  gloire  plus  qu'il  ne  la  veut 
lui-même.  Prêtons-nous  seulement ,  comme 
des  iustrumens  morts,  à  la  conduite  de  sa 
j)rovidence.  Réprimons  tout  empressement  ^ 
tout  mouvement  naturel  ,  toute  inquiétude 
déguisée  sous  le  nom  de  zèle.  Paix  dans  la 
bonne  volonté.  N'avoir  plus  ni  désir  ni  crainte  , 
et  se  laisser  dans  la  main  de  Dieu ,  c'est  là 
avoir  une  bonne  volonté,  conforme  à  la  sienne. 
Celui  qui  est  ainsi,  est  immobile  comme  la 
montagne  de  Sion  ;  il  ne  .sauroit  être  ébranlé  , 
puisqu'il  ne  veut  que  Dieu,  et  que  Dieu  fait  tout. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


49 


XXIV. 

DE    LA    DOUCEUR   ET  HUMILITE    DE  COEUR  ' . 

Apprenez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur,  et 
vous  trouverez  le  repos  de  vos  âmes.  S.  Matth.  xi.  29. 

Mon  Dieu  ,  je  viens  ra'instruire  et  m'exa- 
miner  à  vos  pieds.  Vous  êtes  ici  présent  ;  c'est 
vous  qui  m'y  attirez  par  votre  grâce.  Je  n'écoute 
que  vous,  je  ne  crois  que  vous.  Parlez^  votre  ser- 
viteur écoute. 

Seigneur,  je  vous  adore  ;  mon  cœur  n'aime 
que  vous  ;  il  ne  soupire  qu'après  vous.  Je 
m'anéantis  avec  joie  devant  vous ,  ô  éternelle 
Majesté  :  je  viens  pour  recevoir  tout  de  sous , 
et  pour  renoncer  sans  réserve  à  moi-même. 

Envoyez,  ô  mon  Dieu,  votre  Esprit  saint. 
Qu'il  devienne  le  mien  ,  et  que  le  mien  soit 
détruit  à  jamais!  Je  me  livre  à  cet  Esprit  d'a- 
mour et  de  vérité.  Qu'il  m'éclaire  aujourd'hui, 
pour  m'apprendre  à  être  doux  et  humble  de 
cœur! 

0  Jésus,  c'est  vous  qui  me  donnez  cette  leçon 
de  douceur  et  d'humilité.  Tout  autre  qui  vou- 
droit  me  l'apprendre  me  révolteroit  ;  je  trou- 
\erois  partout  de  l'imperfection  et  de  l'or- 
gueil. Il  faut  donc  que  ce  soit  vous  qui  m'ins- 
truisiez. 

0  mon  bon  Maître,  vous  daignez  m' instruire 
par  votre  exemple  :  quelle  autorité  !  Je  n'ai 
qu'à  me  taire ,  qu'à  adorer,  qu'à  me  confondre, 
qu'à  imiter.  Le  Fils  de  Dieu  descend  du  ciel 
sur  la  terre  ,  prend  un  corps  de  boue  ,  expire 
sur  la  croix,  pour  me  faire  rougir  démon  or- 
gueil. Celui  qui  est  tout  s'anéantit  ;  et  moi  qui 
ne  suis  rien ,  je  veux  être  ,  ou  du  moins  je  veux 
qu'on  me  croie  tout  ce  que  je  ne  suis  pas.  0 
mensonge  !  ô  folie  !  ô  impudente  vanité  !  ô  dia- 
bolique présomption  ! 

Seigneur,  vous  ne  me  dites  point  :  Soyez 
doux  et  humble;  mais  vous  dites  que  vous 
êtes  doux  et  humble.  C'est  assez  de  savoir  que 
vous  l'êtes ,  pour  conclure  que  nous  devons 
l'être  sur  un  tel  exemple.  Qui  osera  s'en  dis- 
penser après  vous  !  Sera-ce  le  ver  de  terre  ? 
Sera-ce  le  pécheur  qui  a  mérité  tant  de  fois 
pour  son  ingratitude  d'être  foudroyé  par  votre 
justice  ? 

Mon  Dieu  ,  vous  êtes  ensemble  doxix  et  hum- 
ble ,  parce  que  l'humilité  est  la  source  de  la  vé- 
ritable douceur.  L'orgueil  est  toujours  hautain, 

*  Nous  donnons  ici  toul  enlicro  cetlf  Méditation  ,  dont 
Fénelon  n'a  inséré  qu'une  partie  dans  les  Réjlfxiuns  pour 
tous  Us  jours  du  mois.  Voyez  ci-dessus,  p.  32. 

FÉNELON.    TOME  VI. 


impatient ,  prêt  à  s'aigrir.  Celui  qui  se  méprise 
de  bonne  foi,  veut  bien  être  méprisé.  Celui  qui 
croit  que  rien  ne  lui  est  dû  ,  ne  se  croit  jamais 
maltraité.  Il  n'y  a  point  de  véritable  douceur 
par  tempérament  ,  ce  n'est  que  mollesse  , 
indolence  ,  ou  artifice.  Pour  être  doux  à  autrui, 
il  faut  renoncera  soi. 

Vous  ajoutez,  ô  mon  Dieu  :  Doux  et  humble 
de  cœur.  Ce  n'est  point  un  abaissement  qui  ne 
soit  que  dans  l'esprit  par  réflexion  ,  c'est  un 
goût  du  cœur  ;  c'est  un  abaissement  auquel  la 
volonté  consent ,  et  qu'elle  aime  pour  glorifier 
Dieu.  C'est  un  plaisir  de  voir  sa  misère  ,  pour 
s'anéantir  devant  Dieu ,  afin  de  ne  devoir  sa 
guérison  qu'à  lui.  C'est  une  destruction  de 
toute  confiance  en  son  esprit  et  en  son  courage 
naturel.  Voir  sa  misère  et  en  être  au  désespoir, 
ce  n'est  pas  être  humble  ;  au  contraire  ,  c'est 
avoir  un  dépit  d'orgueil  qui  ne  peut  consentir 
à  son  abaissement. 

Enfin  vous  me  promettez ,  ô  Sauveur,  que 
c'est  dans  cette  humilité  que  je  trouverai  le 
repos  de  mon  ame  et  la  paix.  Hélas!  que  j'ai 
été  loin  de  chercher  cette  paix!  je  la  cherchois 
dans  des  passions  folles  et  turbulentes  ;  je  la  cher- 
chois dansles  vaines  imaginations  de  mon  orgueil. 
L'orgueil  est  incompatible  avec  la  paix.  Il  veut 
toujours  ce  qu'il  n'a  pas  ;  il  veut  toujours  pas- 
ser pour  ce  qu'il  n'est  point.  Il  s'élève  sans 
cesse,  et  sans  cesse  Dieu  lui  résiste,  pour  le  ra- 
baisser par  l'envie  ,  par  la  contradiction  des 
autres  hommes,  ou  par  ses  propres  défauts  qu'il 
ne  peut  s'empêcher  de  sentir.  Malheureux  or- 
gueil ,  qui  ne  goûtera  jamais  la  paix  des  enfans 
de  Dieu ,  qui  sont  simples  et  petits  à  leurs  pro- 
pres yeux  ! 

Mon  Dieu ,  que  vous  èlis  bon  de  me  faire 
aimer  celle  paix  !  Mais  ce  n'est  pas  assez  de 
me  la  faire  aimer  et  désirer;  rendez-m'en  di- 
gne ,  en  écrasant  mon  orgueil.  Abattez  mon 
esprit  autant  que  mon  corps.  Que  mon  orgueil 
ait  encore  plus  d'oppression  et  d'accablement 
que  ma  poitrine  ;  qu'il  ne  puisse  plus  respirer. 
Achevez  ,  Seigneur,  de  m'arracher  à  la  société 
profane  de  ceux  qui  ne  vous  connoissent  ni  ne 
vous  aiment.  Etouffez  en  moi  jusqu'aux  der- 
niers restes  de  la  mauvaise  honte.  Rompez  tous 
mes  liens,  et  formez-en  de  nouveaux  qui  m'atta- 
chent à  vous  seul  inséparablement. 

Que  vous  ai-je  fait  pour  mériter  tant  de 
grâces?  J'ai  foulé  aux  pieds  les  anciennes ,  j'ai 
payé  d'ingratitude  toutes  vos  bontés  d'autrefois 
Voilà  l'unique  mérite  que  j'ai  devant  vous.  Il 
n'y  a  que  ma  misèie  qui  puisse  exciter  votre 
miséricorde.   Après  cela  ,    hésiterai-je   encore 

4 


so 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


entre  le  monde  et  vous?  le  monde  qui  veut  me 
perdre ,  vous  qui  voulez  me  sauver.  Repous- 
serai-je  la  croix  que  vous  me  présentez  avec 
tant  d'amour,  pour  me  délivrer  des  maux  de 
moname,  bien  plus  terribles  que  ceux  de  mon 
corps  ? 

0  Seigneur,  je  m'abandonne  à  votre  miséri- 
corde. Je  mériterois  d'être  livré  à  votre  éter- 
nelle justice.  Frappez  ,  Seigneur,  frappez  : 
faites  de  votre  vile  créature  selon  votre  bon  plai- 
sir. Plus  de  volonté  que  la  vôtre.  Je  vous 
louerai  dans  toutes  mes  douleurs,  je  baiserai 
la  main  qui  me  frappe ,  je  me  croirai  encore 
épargné.  Je  suis  prêt  à  tout .  à  vivre  séparé  du 
monde ,  confessant  hautement  votre  Evangile  , 
ou  à  mourir  sur  la  croix  avec  vous  ,  ô  Jésus  , 
qui  êtes  mon  amour  et  ma  vie. 


heureux  de  le  sentir,  si  ce  sentiment  me  tient 
dans  la  défiance  de  moi-même  !  Vous  avez  frappé 
ma  chair  pour  la  purifier  ;  vous  avez  brisé  mon 
corps  pour  guérir  mon  ame.  C'est  par  la  dou- 
leur salutaire,  que  vous  m'arrachez  aux  plaisirs 
corrompus.  L'infirmité  de  ma  chair  m'afflige  , 
moi  qui  u'avois  point  d'horreur  de  l'infirmité 
de  mon  esprit.  Il  étoit  en  proie  à  la  vaine  am- 
bition .  à  la  fièvre  ardente  de  toutes  les  passions 
furieuses.  J'étois  malade,  et  je  ne  croyois  pas 
l'être.  Mon  mal  étoit  si  grand,  que  je  ne  le  sen- 
lois  pas.  Je  ressemblois  à  un  homme  qui  a 
une  fièvre  chaude  ,  et  qui  prend  l'ardeur  de  la 
fièvre  pour  la  force  d'une  pleine  santé.  0  heu- 
reuse maladie  ,  qui  m'ouvre  les  yeux  et  qui 
change  mon  cœur  ! 


MEDITATIONS  POUR  UN  MALADE. 


I. 


Je  me  suis  lu.  Seigneur,  parce  que  c'est  vous  qui  l'avez 
fait.  Px.  xxxviii.  10. 

Est-ce  à  moi  à  me  plaindre,  quand  mon  Dieu 
me  frappe  ,  et  qu'il  me  frappe  par  amour,  afin 
de  me  guérir?  Frappez  donc  ,  Seigneur,  j'y 
consens.  Que  vos  coups  les  plus  rigoureux  sont 
doux  ,  puisqu'ils  cachent  tant  de  miséricordes  ! 
Hélas!  si  vous  n'aviez  point  frappé  mon  corps, 
mon  ame  n'auroit  point  cessé  de  se  donnera 
elle-même  le  coup  de  la  mort.  Elle  étoit  cou- 
verte d'ulcères  horribles;  vous  l'avez  vue,  vous 
en  avez  eu  pitié.  Vous  abattez  ce  corps  de  pé- 
chés ;  vous  renversez  mes  ambitieux  projets  ; 
vous  me  rendez  le  goût  de  votre  éternelle 
vérité,  que  j'avais  perdu  depuis  si  long-temps. 
Soyez  donc  à  jamais  béni!  Je  baise  la  main 
qui  m'écrase ,  et  j'adore  le  bras  qui  me  frappe. 


III. 


Il  vous  a  été  donné  non-seuleuient  de  croire  en  lui,  mais 
aussi  de  souffrir  pour  lui.  Philip,  i.  29. 

0  don  précieux ,  qu'on  ne  connoît  point  !  La 
douleur  n'est  pas  moins  précieuse  que  la  foi 
répandue  dans  les  âmes  par  le  Saint-Esprit. 
Bienheuseuse  marque  de  miséricorde  ,  quand 
Dieu  nous  fait  souffrir  !  Mais  sera-ce  une  souf- 
france forcée  et  pleine  d'impatience?  Non,  les 
démons  souffrent  ainsi.  Celui  qui  souffre  sans 
vouloir  souffrir,  ne  trouve  dans  ses  peines 
qu'un  conunencement  des  éternelles  douleurs. 
Quiconque  se  soumet  dans  la  souffrance  ,  la 
change  en  un  bien  infini.  Je  veux  donc  ,  ô 
mon  Dieu  ,  souffrir  en  paix  et  avec  amour.  Ce 
n'est  pas  assez  de  croire  vos  saintes  vérités  ; 
il  faut  les  suivre  :  elles  nous  condanment  à  la 
douleur,  mais  elles  nous  en  découvrent  le  prix. 
0  Seigneur,  ranimez  ma  foi  languissante.  Qu'on 
voie  reluire  en  moi  la  foi  et  la  patience  de  vos 
saints  !  s'il  m'échappe  quelque  impatience  ,  du 
moins  que  je  m'en  humilie  aussitôt,  et  que  je 
la  répare  par  ma  douleur  ! 


IL 


Ayez  pitié  de  moi,  Seigneur,  parce  que  je  suis  infirme. 
Ps.  VI.  3. 


IV 


Seigneur,  je  souffre  violence;  répondez  pour  moi.  Cant. 
d'Ezeck.  Is.  xxxviii.  14. 


0  mon  Dieu ,  je  nai  point  d'autre  raison  Vous  voyez  les  maux  qui  m'accablent.    La 

que  ma  misère  pour  exciter  votre  miséricorde,  nature  se   plaint  ;  que  lui  répondrai-je  ?   Le 

Voyez  le  besoin  que  j'ai  de  votre  secours,  et  monde  cherche   à  m'amuser  et   à  me  flatter  j 

donnez-le  moi.  J'en  sens  le  besoin.  Seigneur:  comment  faut-il  que  je  le  réponse  ?  Que  dirai- 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


51 


je,  Seigneur?  Hélas  !  il  ne  me  reste  de  force  que     promesse.  Je  viens  à  vous  ;  je  n'en  puis  plus  ,* 
pour  souffrir  et  pour  me  taire.  Répondez  vous-     c'est  assez  pour  méi'iter  votre  compassion  et 
même  :  par  votre  parole  toute-puissante,  écar-     votre  secours. 
tez  le  monde  trompeur  qui  m'a  déjà  séduit  une 
fois.   Soutenez  mon  cœur,  malgré  les   détail- 
lances  de  la  nature.  Je  souffre  violence  par  les 
maux  dont  vous  m'accablez,  et  par  mes  pas- 
sions qui  ne  sont  point  encore   éteintes.  Je 
souffre,  hâtez-vous  de  me  secourir.   Délivrez- 
moi  du  monde  et   de  moi-même.   Délivrez- 
moi  de  mes  maux  par  la  patience  à  les  souffrir. 


Vil. 


Parlez , 


Seigneur  ;  votre  serviteur  vous  écoute. 
III.  10. 


/  Bois. 


Le  Seigneur  me  l'a  donné;  le  Seigneur  me  l'a  ôlé. 
Job.  1.  12. 

Voila  ,  Seigneur,  ce  que  vous  faisiez  dire  à 
votre  serviteur  Job  dans  l'excès  de  ses  maux. 
0  que  vous  êtes  bon  de  mettre  encore  ces 
paroles  dans  la  bouche  et  dans  le  cœur  d'un 
pécheur  tel  que  moi  !  Vous  m'aviez  donné  la 
santé,  et  je  vousoubliois;  vous  me  l'ôtez,  et  je 
reviens  à  vous.  Précieuse  miséricorde,  qui  m'ar- 
rachez les  dons  de  Dieu  qui  m'éloignaient  de  lui, 
pour  me  donner  Dieu  même  !  Seigneur,  ôtez 
tout  ce  qui  n'est  point  vous ,  pourvu  que  je 
vous  aie.  Tout  est  à  vous;  vous  êtes  le  Sei- 
gneur; disposez  de  tout,  biens,  honneurs, 
santé ,  vie  :  arrachez  tout  ce  qui  me  tiendroit 
lieu  de  vous. 


VI. 


Venez  à  moi ,  vous  tous  qui  êtes  chargés ,  et  je  vous 
soulagerai.  S.  Matth.  xi.  28. 

Douce  parole  de  Jésus-Clunst,  qui  prend  sur 
lui  tous  les  travaux,  toutes  les  lassitudes  et 
toutes  les  douleurs  des  hommes!  0  mon  Sau- 
veur, vous  voulez  donc  porter  tous  mes  maux  ! 
Vous  m'incitez  à  m'en  décharger  sur  vous. 
Tout  ce  que  je  souffre  doit  trou\er  en  vous  du 
soulagement.  Je  joins  donc  ma  croix  à  la  vôtre; 
porlez-la  pour  moi.  Je  suis,  comme  vous  étiez, 
tombant  en  défaillance,  quand  on  fit  porter 
votre  croix  par  un  autre.  Je  marche  après  vous, 
Seigneur,  vers  le  Calvaire,  pour  y  être  crucifié. 
Je  veux,  quand  vous  le  voudrez,  mourir  entre 
vos  bras;  mais  la  pesanteur  de  ma  croix  m'ac- 
cable. Je  manque  de  patience  .  soyez  ma  pa- 
tience vous-même;  je  vous  en  conjure  par  votre 


Je  me  tais.  Seigneur,  dans  mon  affliction, 
je  me  tais  ;  mais  je  vous  écoute  avec  le  silence 
d'un  ame  contrite  et  humiliée  ,  à  qui  il  ne  reste 
rien  à  dire  dans  sa  douleur.  Mon  Dieu ,  vous 
voyez  mes  plaies  ;  c'est  vous  qui  les  avez  faites  ; 
c'est  vous  qui  me  frappez.  Je  me  tais  ;  je  souf- 
fre, et  j'adore  en  silence  :  mais  vous  entendez 
mes  soupirs ,  et  les  gémissemens  de  mon  cœur 
ne  vous  sont  point  cachés.  Je  neveux  point  m'é- 
couter  moi-même  ;  je  ne  veux  écouter  que  vous, 
et  vous  suivre. 


VIII. 

Mon  Père,  délivrez-moi  de  cette  heure.  S.  Jean.  xii.  72. 

Quoique  vous  me  menaciez  et  me  frappiez, 
ô  mon  Dieu ,  vous  êtes  mon  père,  vous  le  serez 
toujours.  Délivrez-moi  de  cette  heure  terrible  , 
de  ce  temps  d'amertume  et  d'accablement. 
Laissez-moi  respirer  dans  votre  sein,  et  mourir 
entre  vps  bras.  Délivrez-moi,  ou  par  la  dimi- 
nution de  mes  maux,  ou  par  l'accroissement  de 
ma  patience.  Coupez  jusqu'au  vif,  brûlez;  mais 
faites  miséricorde;  ayez  pitié  de  ma  foiblesse. 
Si  vous  ne  voulez  pas  me  délivrer  de  ma  dou- 
leur ,  délivrez-moi  de  moi-même ,  de  ma  foi- 
blesse, de  ma  sensibilité  et  de  mon  impatience. 


IX. 


J'ai  péché  contre  toute  votre  justice.  Dan.  ix.  15  et  16. 

J'ai  péché  contre  toutes  vos  lois.  L'orgueil , 
la  mollesse,  le  scandale ,  n'ont  rien  laissé  de 
saint  dans  la  religion ,  que  je  n'aie  violé.  J'ai 
même  fait  outrage  à  votre  Saint-Esprit;  j'ai 
foulé  aux  pieds  le  sang  de  l'alliance  ;  j'ai  rejeté 
les  anciennes  miséricordes  qui  avoienl  pénétré 
mon  cœur.  J'ai  fait  tous  les  maux,  Seigneur; 
j'ai  épuisé  toutes  les  iniquités,  mais  je  n'ai  pas 
épuisé  votre  miséricorde.   Au  contraire ,   elle 


K^ 


iMANUEL  DE  PIÉTÉ. 


prend  plaisir  à  surmonter  ma  misère;  elle  s'é- 
lève comme  un  torrent  au-dessus  d'une  digue. 
Pour  tant  de  maux  vous  me  rendez  tous  les 
biens  ;  vous  vous  donnez  vous-même.  0  mon 
Dieu  !  un  si  grand  pécheur,  si  comblé  de  grâces, 
refusera-t-il  de  porter  sa  croix  avec  voire  Fils, 
qui  est  la  justice  et  la  sainteté  même? 


X. 


Ma  force  m'a  abandonné.  Ps.  sxxvii.  M. 

Ma  force  m'abandonne  ;  je  ne  sens  plus  que 
foiblesse ,  qu'impatience ,  que  désolation  de  la 
nature  défaillante  ,  que  tentation  de  murmure 
el  de  désespoir.  Qu'est  donc  devenu  le  courage 
dont  je  me  piquois,  et  qui  m'inspircit  tant  de 
confiance  en  moi-même?  Hélas  !  nuire  tous  les 
maux  ,  j'ai  encore  à  supporter  la  honte  de  ma 
foiblesse  et  de  mon  impatience.  Seigneur,  vous 
attaquez  mon  orgueil  de  tous  côtés  ;  vous  ne  lui 
laissez  aucune  ressource.  Trop  heureux,  pourvu 
que  vous  m'appreniez,  par  ces  terribles  leçons, 
que  je  ne  suis  rien  ,  que  je  ne  puis  rien ,  et  que 
vous  seul  êtes  tout  ! 


XII. 


Malheur  au  monde ,  à  cause  de  ses  scandales  '  S.  Mattk. 
xvui.  7. 

Le  monde  dit  :  Malheur  à  ceux  qui  souf- 
frent !  mais  la  foi  répond  au  fond  de  mon  cœur  : 
Malheur  au  monde  qui  ne  souffre  pas!  Il  sème 
la  terre  entière  de  pièges  funestes  pour  perdre 
les  âmes  :  la  mienne  y  a  été  long-temps  perdue. 
Hélas  !  mon  Dieu  ,  que  vous  êtes  bon  de  me 
tenir,  par  l'infirmité,  loin  de  ce  monde  cor- 
rompu !  Fortifiez-moi  par  la  douleur  ,  pour 
achever  de  me  déprendre  de  tout ,  avant  que  de 
m'exposer  au  scandale  de  vos  ennemis.  Que  la 
maladie  m'apprenne  à  connoître  combien  toutes 
les  douceurs  mondaines  sont  empoisonnées.  On 
me  trouve  à  plaindre  dans  mes  langueurs.  0 
aveugles  amis  !  ne  plaignez  point  celui  que  Dieu 
aime,  et  qu'il  ne  frappe  que  par  amour!  C'étoit, 
il  y  a  six  mois,  qu'il  étoit  à  plaindre,  lorsqu'une 
mauvaise  prospérité  empoisonnoit  son  cœur^  et 
qu'il  étoit  si  loin  de  Dieu. 


XHI. 


XI. 


Quand  on  m'aura  élevé  de  la  terre .  je  tirerai  tout  à  moi. 
S.  Jean.  xii.  32. 


Vous  promîtes ,  Seigneur  ,  que ,  quand  vous 
seriez  élevé  sur  la  croix ,  vous  attireriez  tout  à 
vous.  Les  nations  sont  venues  adorer  l'Homme 
de  douleur;  les  Juifs  mêmes  en  grand  nombre 
ont  reconnu  le  Sauveur  qu'ils  avoient  crucifié. 
Voilà  votre  promesse  accomplie  aux  yeux  du 
monde  entier.  Maisc'est  encore  du  haut  de  celte 
croix  que  votre  vertu  toute-puissante  attire 
les  âmes.  0  Dieu  souffrant  !  vous  m'enlevez  au 
monde  trompeur;  vous  m'arrachez  à  moi-même 
et  à  mes  vains  désirs,  pour  me  faire  souffrir 
avec  vous  sur  la  croix.  C'est  là  qu'on  vousap- 
parfient,  qu'on  vous  connoît,  qu'on  vous  aime, 
qu'on  se  nourrit  de  votre  vérité.  Tout  le  reste, 
sans  croix ,  n'est  qu'une  piété  en  idée.  Attachez- 
moi  à  vous;  que  je  devienne  un  des  membres 
de  Jésus-Christ  crucifié! 


Soit  que  nous  vivions,  soit  que  nous  mourions,  noui 
sommes  au  Seigneur,  flom.  xiv.  8. 

0  mon  Dieu  !  que  m'importe  de  vivre  ou  de 
mourir?  La  vie  n'est  rien;  elle  est  même  dan- 
gereuse, dès  qu'on  l'aime.  La  mort  ne  détruit 
qu'un  corps  de  boue  ;  elle  délivre  l'ame  de  la 
contagion  du  corps  et  de  son  propre  orgueil  ; 
des  pièges  du  démon  elle  la  fait  passer  à  jamais 
dans  le  règne  de  la  vérité.  Je  ne  vous  demande 
donc ,  ô  mon  Dieu ,  ni  santé ,  ni  vie  ;  je  vous 
fais  un  sacrifice  de  mes  jours.  Vous  les  avez 
comptés  :  je  ne  demande  aucun  délai.  Ce  que 
je  demamle  ,  c'est  de  mourir ,  plutôt  que  de 
vivre  comme  j'ai  vécu  :  c'est  de  mourir  dans  la 
patience  el  dans  l'amour,  si  vous  voulez  que  je 
meure.  0  Dieu  ,  qui  tenez  dans  vos  mains  les 
clefs  du  tombeau  pour  l'ouvrir  ou  pour  le  fer- 
mer, ne  me  donnez  point  la  vie,  si  je  n'en  dois 
êlre  détaché  :  vivant  ou  mourant,  je  ne  veux 
plus  être  qu'à  vous. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


53 


ENTRETIENS  AFFECTIFS 


LES  PRINCIPALES  FÊTES  DE  L'ANNÉE. 


POCR   L  AVENT. 

C'est  maintenant ,  ô  mon  Dieu ,  que  je  veux 
me  recueillir  pour  adorer  en  silence  les  mys- 
tères de  votre  Fils,  et  pour  attendre  qu'il  naisse 
au  fond  de  mon  cœur.  Venez,  Seigneur  Jésus, 
venez  ,  Esprit  de  vérité  et  d'amour,  qui  le  for- 
mâtes dans  le  sein  de  la  sainte  Vierge. 

Je  vous  attends ,  ô  Jésus,  comme  les  pro- 
phètes et  les  patriarches  vous  ont  attendu.  Que 
volontiers  je  dis  avec  eux  :  0  deux ,  répandez 
votre  rosée ,  et  que  les  mues  fassent  descendre  le 
Juste  !  que  h  terre  s  entr  ouvre ,  et  qu'elle  ger- 
me son  Sauveur  ^  !  Vous  êtes  déjà  venu  une 
fois.  Les  anciens  justes  ont  vu  le  Désiré  des  na- 
tions ;  mais  les  vôtres  ne  vous  ont  point  connu. 
La  lumière  a  lui  au  milieu  des  ténèbres ,  et  les 
ténèbres  ne  l'ont  pas  comprise  *.  Que  tardez- 
vous  ?  Revenez  ,  Seigneur  ;  revenez  frapper  la 
terre  ingrate,  et  juger  les  hommes  aveugles.  0 
Roi, dont  les  princes  de  la  terre  ne  sont  qu'une 
foible  image  ,  que  votre  règne  arrive  !  Quand 
viendra-t-il  d'en  haut  sur  nous  ce  règne  de  jus- 
tice ,  de  paix  et  de  vérité?  Votre  Père  vous  a 
donné  toutes  les  nations;  il  vous  a  donné  toute 
puissance  et  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  ;  et  ce- 
pendant vous  êtes  méconnu  ,  mépnsé,  offensé , 
trahi.  Quand  sera  donc  le  jugement  du  monde 
endurci ,  et  le  jour  de  votre  triomphe  ?  Levez- 
vous  ,  levez-vous ,  ô  Dieu!  jugez  votre  propre 
cause;  brisez  l'impie  du  souffle  de  vos  lèvres  ; 
délivrez  vos  enfans  ;  justifiez-vous  en  ce  grand 
jour  à  la  face  de  toutes  les  nations  :  c'est  votre 
gloire  et  non  la  nôtre  que  nous  cherchons. 

Mon  Dieu  ,  je  vous  aime  pour  vous ,  et  non 
pour  moi.  Je  souffre;  je  sèche  de  tristesse, 
voyant  prévaloir  l'iniquité  sur  la  terre,  et  votre 
Evangile  foulé  aux  pieds.  Je  souffre ,  me  sen- 
tant malgré  moi  assujetti  à  la  vanité.  Jusques  à 
quand,  Seigneur,  laisserez-vous votre  héritage 
désolé?  Revenez  donc,  Seigneur  Jésus  ;  vendez- 

'  Is.  XLV  ,  8.  — ^  Jonn.  I.  5, 


nous  la  lumière  de  votre  visage.  Je  ne  veux  te- 
nir à  aucune  des  choses  qui  m'environnent  ici- 
bas.  Elles  menacent  toutes  ruine  prochaine. 
Ces  voûtes  immenses  des  cieux  s'écrouleront 
dans  les  abîmes;  cette  terre  couverte  de  péchés 
sera  consumée  et  renouvelée  par  le  feu  vengeur. 
Les  astres  tomberont  ;  leur  lumière  s'éteindra; 
les  élémens  embrasés  se  confondront;  la  nature 
entière  sera  bouleversée.  Ace  spectacle,  que 
l'impie  frémisse  !  Pour  moi ,  je  m'écrie ,  ô  Sei- 
gneur ,  avec  amour  et  contiance  :  Frappez , 
glorifiez-vous  aux  dépens  de  tout  ce  qui  blesse 
votre  sainteté.  Frappez  sur  moi  ;  ne  m'épargnez 
point  pour  me  purifier  et  pour  me  rendre  digne 
de  vous.  Hélas  !  ce  monde  insensé  n'est  occupé 
que  du  moment  présent  qui  échappe.  Tout  ceci 
va  périr  ,  et  on  veut  en  jouir  comme  s'il  devoit 
être  éternel.  Le  ciel  et  la  terre  passeront  comme 
la  fumée  ;  votre  parole  seule  demeure  éternel- 
lement. 0  vérité,  on  ne  vous  connoît  point.  Le 
mensonge  est  adoré  ;  il  remplit  tout  le  cœur  de 
l'homme.  Tout  est  faux ,  tout  est  trompeur. 
Tout  ce  qui  se  voit ,  tout  ce  qui  se  touche,  tout 
ce  qui  est  sensible  ,  tout  ce  qui  est  mesuré  par 
le  temps,  n'est  rien.  Faut-il  que  ce  vain  fan- 
tôme soit  cru  si  solide,  et  que  l'immuable  vérité 
passe  pour  un  songe?  Hé!  Seigneur,  pourquoi 
souffrez-vous  cet  enchantement  ?  La  terre  entière 
est  plongée  dans  le  sommeil  de  la  mort  :  ré- 
veillez-la par  votre  lumière.  Pour  moi,  je  ne 
veux  que  vous;  je  n'attends  que  vous  :  je  re- 
garde la  foudre  prête  à  partir  de  votre  main 
pour  écraser  les  hommes  superbes,  et  pour  ven- 
ger votre  patience  méprisée.  Loin  ds  craindre 
la  mort,  je  la  regarde  comme  la  délivrance  de 
vos  enfans.  Oui,  Seigneur,  nous  mourrons;  le 
charme  funeste  se  rompra  tout  à  coup.  Vous  ne 
serez  plus  offensé;  je  vous  aimerai;  je  ne  m'aime- 
rai plus  moi-même.  0  que  j'aime  votre  avène- 
ment !  Déjà ,  selon  votre  précepte ,  je  lève  ma 
tête  pour  aller  au-devant  de  vous.  Par  le  trans- 
port de  mon  amour,  je  m'élance  au-devant  du 
Seigneur,  comme  votre  apôtre  Pierre  me  l'a  en- 
seigné. Je  suis  foible,  misérable,  fragile,  il  est 
vrai  ;  j'ai  tout  à  craindre  si  vous  me  jugez  dans 
la  rigueur  de  votre  justice ,  j'en  conviens  : 
mais  plus  je  suis  fragile  ,  plus  je  conclus  que 
la  vie  est  un  danger ,  et  que  la  mort  est  une 
grâce. 

0  Seigneur ,  ôtez  le  péché  ;  venez  régner  en 
moi  ;  arrachez-moi  à  moi-même  ,  et  je  serai 
pleinement  à  vous.  Hé!  qu'ai-je  à  faire  sur  la 
terre?  Que  puis-je  désirer  dans  cette  vallée  de 
larmes,  où  le  mal  est  au  comble  ,  et  où  le  bien 
est  si  imparfait?  Rien  que  votre  volonté  ne  peut 


u 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


m'y  retenir.  Je  n'aime  rien  de  tout  ce  que  je 
vois;  je  ne  veux  point  m'aimer  moi-même. 
Venez  ,  Seigneur,  6  mon  amour  ! 


POUR    LE    JOLR    DE    S.    THOMAS. 

0  mon  Dieu  ,  ouvrez-moi  les  yeux  ;  élargis- 
sez mon  cœur ,  pour  me  faire  comprendre  et 
sentir  les  dons  que  vous  avez  mis  dans  cet  apôtre. 
Esprit  qui  l'avez  envoyé,  qui  l'avez  conduit,  qui 
l'avez  rempli,  remplissez-moi,  inspirez-moi, 
transformez-moi  en  une  créature  nouvelle.  0 
Père  des  lumières  et  des  miséricordes,  vous 
faites  des  hommes  ce  qu'il  vous  plaît.  Ils  sem- 
blent u'étre  plus  hommes  dès  que  vous  parlez. 
Quel  est  donc  cet  homme  foible,  timide,   vil 
selon  le  monde ,  pauvre ,  grossier ,  ignorant  ? 
où  va-t-il?  que  prétend-il  faire?  Changer  la  face 
des  nations  les  plus  éloignées ,  vaincre  par  la 
seule  vérité  les  peuplesjusquesauxquels  les  rois 
conquérans  n'ont  jamais  pénétré  par  leurs  ar- 
mes, découvrir  un  nouveau  monde ,   pour  y 
porter  une  nouvelle  loi.  Entreprendre  de  telles 
choses  sur  le  monde,  c'est  être  bien  mort  à  sa 
propre  sagesse,  c'est  être  bien  enivré  de  la  folie 
de  la  croix.  C'est  ainsi.  Esprit  destructeur,  que 
vous  anéantissez  dans  vos  parfaits  enfans  toute 
sagesse,  tout  esprit  propre,  toute  règle  humaine, 
tout  moyen  raisonnable.  Vous  appelez  ce  qui 
n'estpas,  pour  confondre  ce  qui  est.  Vous  vous 
plaisez  à  choisir  ce  qui  est  le  plus  vil ,    pour 
faire,  aux  yeux  du  monde  surpris,  ce  qui  est  le 
plus  grand  et  le  plus  impossible.  Vous  êtes  jaloux 
de  la  gloire  de  votre  ouvrage ,  et  vous  ne  le 
voulez  fonder  que  sur  le  néant.  Vous  creusez 
jusqu'au  néant  pour  le  fonder,  comme  les  hom- 
mes sages  dans  leurs  bâtimens  creusent  jusqu'au 
rocher  ferme.   Creusez  donc  en  moi,  ô  mon 
Dieu ,  jusqu'à  l'anéantissement  de  tout  moi- 
même.  Esprit  destructeur,  renversez,  mettez 
tout  en  désordre  ;  n'épargnez  aucun  arrange- 
ment humain;  défaites  tout  pour  tout  refaire. 
Que  votre  créature  soit  toute  nouvelle,  et  qu'il 
ne  reste  aucune  trace  de  l'ancien  plan.  Alors , 
ayant  tout  effacé ,  tout  détlguré  ,  tout  réduit  à 
un  pur  néant,  je  deviendrai  en  vous  toutes 
choses ,  parce  que  je  ne  serai  plus  en  moi  rien 
de  fixe.  Je  n'aurai  aucune  consistance,  mais  je 
prendrai  dans  votre  main  toutes  les  formes  qui 
conviendront  à  vos  desseins.  C'est  par  l'anéan- 
tissement de  mon  être  propre  et  borné,  que  j'en- 


trerai dans  votre  immensité  divine.  0  qui  le 
comprendra?  ô  qui  me  donnera  des  araes  qui 
aient  le  goût  et  l'attrait  de  la  destruction?  Si 
peu  que  l'on  réserve ,  on  demeure  borné.  Quel- 
que bonne  que  paroisse  la  réserve,  quand  c'est 
à  l'égard  de  Dieu  qu'on  la  fait,  c'est  un  larcin; 
car  tout  lui  est  dû  ,  puisque  tout  vient  de  lui. 
Plus  les  dons  sont  purs,  plus  il  est  jaloux  de 
ne  nous  les  point  laisser  posséder  en  propre.  Il 
n'y  a  donc  que  l'entière  destruction  qui  nous 
rende  ses  vrais  instrumens. 

Faites  de  moi,  Seigueur,  comme  de  Thomas 
votre  apôtre.  Il  étoit  de  ces  hommes  anéantis, 
dont  il  est  dit,  qu'ils  étoient  livrés  à  votre  grâce. 
Il  n'éloit  rien  ni  par  les  richesses,  ni  par  la  ré- 
putation, ni  par  les  talens,  ni  même  par  la 
vertu  :  c'étoit  l'infirmité  même ,  où  vous  avez 
pris  plaisir  de  faire  reluire  votre  force.  Il  a  porté 
votre  nom  jusqu'au  fond  de  l'Orient,  à  ces  peu- 
ples qui  étoient  assis  dans  la  région  de  l'ombre 
de  la  mort,  et  qui  n'av oient  pas  même  des  yeux 
pour  voir  la  lumière.  Le  monde ,  tout  monde 
qu'il  est,  critique,  malin,  scandalisé  de  tout, 
indocile ,  endurci ,  faux  et  trompeur  jusqu'à 
se  tromper  lui-même,  dégoûté  de  la  vérité  qui 
lui  est  odieuse,  amateur  insensé  du  mensonge 
qui  le  flatte;  ce  monde  n'a  pas  pu  résister  à  ce- 
lui qui  n'éloit  rien  par  lui-même  et  qui,  par 
cet  anéantissement,  étoit  tout  en  Dieu.  Dieu 
parle  dans  sa  chétive  créatiu'e  ,  et  cette  parole , 
qui  a  fait  le  monde,  le  renouvelle.  0  mon  Dieu  ! 
je  l'entends,  et  je  tressaille  de  joie  au  Saint-Es- 
prit en  le  comprenant.  Vous  l'avez  caché  aux 
grands  et  aux  sages,  jamais  ils  ne  l'entendront  ; 
mais  vous  le  révélez  aux  simples  et  aux  petits. 
Tout  consiste  à  s'apetisser  et  à  s'anéantir.  Tan- 
dis qu'on  est  encore  quelque  chose ,  on  n'est 
encore  rien,  on  n'est  encore  propre  à  rien  ;  ce 
qui  reste  même  de  plus  caché  ,  même  de 
meilleur  en  apparence ,  résiste  à  tout  ce  que 
Dieu  veut  faire ,  et  arrête  sa  main  toute-puis- 
sante. 

Mais  quelle  étendue  cette  vérité  n'a-t-elle 
point  !  Hélas  !  où  est  l'ame  courageuse  qui  veut 
bien  n'être  rien  et  qui  laisse  tout  tomber ,  tout 
perdre,  talens,  esprit,  amitié,  réputation,  hon- 
neur, vertu  propre?  Où  sont-elles  ces  âmes 
de  foi  ?  On  fait  comme  Thomas  incrédule  ;  on 
veut  toucher^  ou  veut  s'assurer  des  dons  de  Jé- 
sus-Christ et  de  son  avancement  :  mais  bienheu- 
reux ceux  qui  croient  sans  voir  ' ,  et  qui  adorent 
Dieu  en  esprit  et  en  vérité  par  le  sacrifice  d'ho- 
locauste ,  qui  est  la  perte  totale  de  tout  ce  qui 

l  Joaii,  X.  29. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


S5 


est  en  nous!  Voilà  ce  qui  fait  la  vie  apostolique, 
transformée  en  Jésus-Christ. 


III. 


POUR    LE    JOUR    DE    NOËL. 

Je  VOUS  adore ,  enfant  Jésus ,  nu ,  pleurant 
et  étendu  dans  la  crèche.  Je  n'aime  plus  que 
votre  enfance  et  votre  pauvreté.  0  qui  me  don- 
nera d'être  aussi  pauvre  et  aussi  enfant  que 
vous?  0  sagesse  éternelle,  réduite  à  l'enfance! 
ôtez-moi  ma  sagesse  vaine  et  présomptueuse  , 
faites-moi  enfant  avec  vous.  Taisez-vous,  sages 
de  la  terre;  je  ne  veux  rien  être,  je  ne  veux 
rien  savoir ,  je  veux  tout  croire  ,  je  veux  tout 
souffrir,  je  veux  tout  perdre  jusqu'à  mon  pro- 
pre jugement. 

Bienheureux  les  pauvres,  mais  les  pauvres 
d'esprit ,  que  Jésus  a  faits  semblables  à  lui  dans 
sa  crèche  ,  et  qu'il  a  dépouillés  de  leur  propre 
raison  !  0  hommes  qui  êtes  sages  dans  vos  pen- 
sées ,  prévoyans  dans  vos  desseins ,  composés 
dans  vos  discours,  je  vous  crains  :  votre  gran- 
deur m'intimide ,  comme  les  enfans  ont  peur 
des  grandes  personnes.  Il  ne  me  faut  plus  que 
des  enfans  de  la  sainte  enfance.  Le  Verbe  fait 
chair,  la  parole  toute  puissante  du  Père  se  tait, 
bégaie,  pleure,  pousse  des  cris  enfantins;  et 
moi  je  me  piquerai  d'être  sage ,  et  je  me  com- 
plairai dans  lesarrangemens  que  fait  mon  esprit, 
et  je  craindrai  que  le  monde  n'ait  point  une 
assez  haute  idée  de  ma  capacité  !  Non  ,  non ,  je 
serai  de  ces  heureux  enfans  qui  perdent  tout 
pour  tout  gagner,  qui  ne  se  soucient  plus  de 
rien  pour  eux-mêmes  ,  qui  comptent  pour  rien 
qu'on  les  méprise,  et  qu'on  ne  daigne  point  se 
fier  à  leur  discernement.  Le  monde  sera  grand 
tant  qu'il  lui  plaira  ;  les  gens  de  bien  même  ,  à 
bonne  intention  et  par  le  zèle  des  bonnes  œu- 
vres, croîtront  chaque  jour  en  prudence,  en 
prévoyance ,  en  mesures ,  en  éclat  de  vertu  : 
pour  moi  ,  tout  mon  plaisir  sera  de  décroître, 
de  m'apetisser ,  de  m'avilir,  de  m'obscurcir,  de 
me  taire ,  de  consentir  à  être  imbécile  et  à  pas- 
ser pour  tel ,  de  joindre  à  l'opprobre  de  Jésus 
crucifié  l'impuissance  et  le  bégaiement  de  Jé- 
sus enfant.  On  aimeroit  mieux  mourir  avec  lui 
dans  les  douleurs,  que  de  se  voir  avec  lui  em- 
mailloté dans  le  berceau.  La  petitesse  fait  plus 
d'horreur  que  la  mort ,  parce  que  la  mort  peut 
être  soufl'erte  par  un  principe  de  courage  et  de 
grandeur  ;   mais     n'être    plus    compté    pour 


rien  ,  comme  les  enfans ,  et  ne  pouvoir  plus  se 
compter  soi-même  ;  retomber   dans  l'enfance 
comme  certains  vieillards  décrépits  dont  les  en- 
fans dénaturés  se  jouent ,  et  voir,  d'une  vue 
claire  et  pénétrante,  toute  la  dérision  de  cet  état  : 
c'est  le  plus  insupportable  supplice  pour  une 
ame  grande  et  courageuse,  qui  se  consoleroit 
de  tout  le  reste  par  son  courage  et  par  sa  sagesse. 
0  sagesse,  ô  courage,  ô  raison ,  ô  vertu  propre  ! 
vous  êtes  la  dernière  chose  dont  l'ame  mourante 
à  elle-même  a  plus  de  peine  à  se  dépouiller. 
Tout  le   reste  qu'on  quitte  ne  tient  presque 
point;  ce  sont  des  habits  qui  se  lèvent  du  bout 
du  doigt ,  et  qui  ne  tiennent  point  à  nous  :  mais 
nous  ôter  cette  sagesse  propre ,  qui  fait  la  vie 
la  plus  intime  de  l'ame  ,  c'est  arracher  la  peau, 
c'est  nous  écorcher  tout  vifs,  c'est  nous  déchirer 
jusque  dans  la  moelle  des  os.  Hélas!  j'entendsma 
raison  qui  me  dit  :  Quoi  donc  !  faut-il  cesser 
d'être  raisonnable  ?  faut-il  devenir  comme  les 
fous  qu'on  est  contraint  de  renfermer  ?  Dieu 
n'est-il  pas  la  sagesse  même?  La  nôtre  ne  vient- 
elle  pas  de  la  sienne,  et  par  conséquent  ne  faut- 
il  pas  que  nous  la  suivions  ?  Mais  il  y  a  une  ex- 
trême différence  entre  être  raisonnans  et  être 
raisonnables.  Nous  ne  serons  jamais  si  raison- 
nables que  quand  nous  cesserons  d'être  si  rai- 
sonnans. En  nous  livrant  à  la  pure  raison  de 
Dieu  ,  que  la  nôtre  foible  et  vaine  ne  peut  com- 
prendre ,  nous  serons  délivrés  de  notre  sagesse, 
égarée  depuis  le  péché  ,  incertaine  ,  courte  et 
présomptueuse;  ou  plutôt  nous  serons  déUvrés 
de  nos  erreurs ,   de  nos  indiscrétions ,  de  nos 
entêtemens.  Plus  une  personne  est  morte  à  elle- 
même  par  l'esprit  de  Dieu ,  plus  elle  est  dis- 
crète sans  songera  l'être  ;  car  on  ne  tombe  dans 
l'indiscrétion  ,  que  par  vivre  encore  à  son  pro- 
pre esprit ,  à  ses  vues  et  à  ses  inclinations  natu- 
relles ;  c'est  qu'on  veut ,  qu'on  pense  et  qu'on 
parle  encore  à  sa  mode.  La  mort  totale  de  notre 
propre  sens  feroit  en  nous  la  vraie  et  la  con- 
sommée sagesse  du  Verbe  de  Dieu.  Ce  n'est 
point  par  un  effort  de  raison  au  dedans  de  nous, 
que  nous  nous  élèverons  au-dessus  de  nous- 
mêmes;  c'est  au  contraire  par  l'anéantissement 
de  notre  propre  être  ,  et  surtout  de  notre  pro- 
pre raison  ,  qui  est  la  partie  la  plus  chère  à 
l'homme,  que  nous  entrerons  dans  cet  être  nou- 
veau ,  où,  comme  dit  saint  Paul,  Jésus-Christ 
est  fait  notre  vie,  notre  justice  et  notre  sagesse. 
Nous  ne  nous  égarons  qu'à  force  de  nous  con- 
duire par  nous-mêmes.  Donc  nous  ne  serons  à 
l'abri  de  l'égarement  qu'à  force  de  nous  laisser 
conduire ,  d'être  petits ,  simples  ,  livrés  à  l'Es- 
prit de  Dieu  ,  souples  et  prêts  à  toute  sorte  de 


S6 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


mouvemeiis ,  n'ayant  aucune  consistance  pro- 
pre, ne  résistant  à  rien,  n'ayant  plus  de  vo- 
lonté .  plus  de  jugement ,  disant  naïvement  ce 
qui  nous  vient ,  et  n'aimant  qu'à  céder  .  après 
l'avoir  dit.  C'est  ainsi  qu'un  petit  enfant  se 
laisse  porter  ,  reporter,  lever,  coucher;  il  n'a 
rien  de  caché ,  l'ien  de  propre.  Alors  nous  ne 
serons  plus  sages ,  mais  Dieu  sera  sage  en  nous 
et  pour  nous.  Jésus-Christ  parlera  en  nous , 
pendant  que  nous  croirons  encore  bégayer.  0 
Jésus  enfant .  il  n'y  a  que  les  enfans  qui  puis- 
sent régner  avec  vous. 


IV. 


POUR  LE  JOLR  DE  SAINT  JEAN  l'ÉVANGÉLISTE. 

0  Jésus,  je  désire  me  reposer  avec  Jean  sur 
votre  poitrine  ,  et  me  nourrir  d'amour  en  met- 
tant mon  cœur  sur  le  vôtre.  Je  veux  être  , 
comme  le  disciple  bien-aimé  ,  instruit  par  votre 
amour.  11  disoit  ,  ce  disciple  ,  pour  l'avoir 
éprouvé  ,  que  l'onction  enseigne  foutes  choses  ' . 
Cette  onction  intérieure  de  votre  esprit  instruit 
dans  le  silence.  On  aime ,  et  on  sait  tout  ce  qu'il 
faut  savoir  ;  on  goûte ,  et  on  n'a  besoin  de  rien 
entendre.  Toute  parole  humaine  est  à  charge  et 
ne  fait  que  distraire,  parce  qu'on  a  au  dedans 
la  parole  substantielle  qui  nourrit  le  fond  de 
Vame.  Ou  trouve  en  elle  toute  vérité.  On  ne 
voit  plus  qu'une  seule  chose  ,  qui  est  la  vérité 
simple  et  universelle;  c'est  Dieu  ,  devant  qui  la 
créature,  ce  rien  trompeur,  disparoît  et  ne  laisse 
aucune  trace  de  son  mensonge. 

0  amour,  vrai  docteur  des  âmes,  on  ne  veut 
point  vous  écouter  :  on  écoute  de  beaux  dis- 
cours, on  écoute  sa  propre  raison;  mais  le  vrai 
maître,  qui  enseigne  sans  raisonnemens  et  sans 
paroles,  n'est  point  écouté.  On  craint  de  lui 
ouvrir  son  cœur  ;  on  ne  le  lui  offre  qu'avec  ré- 
serve; on  craint  qu'il  ne  parle  et  ne  demande 
trop.  On  voudroit  bien  le  laisser  dire ,  mais  à 
condition  de  ne  prendre  ce  qu'il  diroit  que  sui- 
vant la  mesure  réglée  par  notre  sagesse  :  ainsi 
ce  seroit  notre  sagesse  qui  jugeroit  celui  qui  doit 
la  juger. 

0  amour,  vous  voulez  des  anies  livrées  à  vos 
tranfports ,  des  âmes  qui  ne  craignent  point , 
non  plus  que  les  apôtres ,  d'être  insensées  aux 
yeux  du  monde.  Il  ne  suffit  pas,  ô  divin  Esprit , 
de  se  remplir  de  vous,  il  faut  en  être  enivré. 

'  Joan.  11.  27. 


Que  n'apprendroit-on  point  sans  raisonnement, 
sans  science ,  si  on  ne  consultoit  plus  que  le  pur 
amour,  qui  veut  tout  pour  lui,  qui  ne  laisse 
rien  à  la  créature  .  et  qui  met  seul  la  vérité  du 
règne  de  Dieu  dans  le  fond  de  l'ame  !  L'amour 
décide  dans  tous  les  cas,  et  ne  s'y  trompe  point; 
car  il  ne  donne  rien  à  l'homme,  et  rapporte 
tout  à  Dieu  seul.  C'est  un  feu  consumant,  qui 
embrase  tout,  qui  dévore  tout,  qui  anéantit 
tout ,  qui  fait  de  sa  victime  le  parfait  holocauste. 
0  qu'il  fait  bien  connoître  Dieu  !  car  il  ne  laisse 
plus  voir  que  lui ,  mais  d'une  vue  bien  diffé- 
rente de  celle  des  hommes,  qui  ne  le  considè- 
rent que  dans  une  froide  et  sèche  spéculation. 
Alors  on  aime  tout  ce  qu'on  voit,  et  c'est  l'amour 
qui  donne  des  yeux  perçans  pour  le  voir.  Un 
moment  de  paix  et  de  silence  fait  voir  plu?  de 
merveilles ,  que  les  profondes  réflexions  de  tous 
les  savans. 

Mais  encore,  ô  amour,  comment  est-ce  que 
vous  enseignez  toutes  choses,  vous  qui  n'en 
pouvez  souffrir  qu'une  seule  ,  et  qui  fermez  les 
yeux  à  tout  le  reste  ,  pour  les  attacher  immua- 
blement à  un  seul  objet?  0  j'entends  ce  secret  ! 
c'est  que  la  vraie  manière  de  bien  savoir  tout  le 
reste,  pendant  cette  vie,  est  de  l'ignorer  par 
mépris.  On  sait  de  Dieu  ce  qu'on  en  peut  savoir, 
en  sachant  qu'il  est  tout  :  on  sait  de  la  créature 
entière  tout  ce  qu'il  en  faut  savoir,  en  sachant 
qu'elle  n'est  rien.  Voilà  donc  la  toute-science  , 
inconnue  aux  savans  du  siècle ,  et  réservée  aux 
pauvres  d'esprit ,  instruits  par  l'onction  du  pur 
amour  :  ils  pénètrent  au  fond  tout  ce  qui  est 
créé ,  en  ne  daignant  pas  même  y  faire  attention, 
ni  ouvrir  les  yeux  pour  le  voir.  Qu'importe 
qu'ils  ne  sachent  point  raisonner  sur  Dieu?  Ils 
savent  l'oimer,  c'est  assez.  Bienheureuse  science, 
qui  éteint  toute  curiosité,  qui  rassasie  l'ame 
de  la  vérité  pure ,  qui  non-seulement  lui  mon- 
tre toute  la  vérité  en  l'occupant  de  Dieu  ,  mais 
qui  porte  cette  vérité  simple  et  unique  dans  le 
fond  de  cette  ame,  pour  n'être  plus  qu'une 
même  chose  avec  elle  ! 

Hélas!  combien  de  grands  docteurs  qui  ne 
voient  goutte  croyant  tout  savoir  !  Ils  ne  veu- 
lent rien  ignorer,  ni  sur  la  nature  des  divers 
êtres ,  ni  sur  leurs  propriétés ,  ni  sur  l'ordre  de 
l'univers ,  ni  sur  l'histoire  du  genre  humain  , 
ni  sur  les  ouvrages  des  hommes ,  ni  sur  les  arts 
qu'ils  ont  inventés,  ni  sur  leurs  diverses  lan- 
gues, ni  sur  les  règles  de  conduite  qu'ils  ont 
entre  eux.  0  qu'ils  seroieut  dégoûtés  de  toutes 
ces  recherches  curieuses,  s'ils  connoissoient  bien 
l'homme!  S"amuse-l-on  à  un  ver  de  terre?  et 
le  néant  même  n'est-il  pas  encore  plus  indigne 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


57 


de  nous  occuper?  Hé  !  que  peut-on  apprendre 
de  ce  qui  n'est  rieu?  Il  n'y  <x  qu'une  seule  vérité 
infinie,  qui  absorbe  tout ,  et  qui  ne  laisse  au- 
cune curiosité  hors  d'elle  :  tout  le  reste  n'est 
que  néant,  el  par  conséquent  mensonge.  Qu'on 
s'instruise  pour  le  besoin  des  conditions,  c'est 
bien  fait  :  mais  qu'on  croie  savoir  quelque  cliose 
quand  on  ne  sait  que  ce  lien;  qu'on  espère  en 
orner  son  esprit,  qu'on  cherche  à  le  nourrir  et 
à  le  satisfaire  en  l'occupant  de  la  créature  vaine 
et  creuse  :  ô  folie!  ô  ignorance  de  ceux  qui  veu- 
lent tout  savoir! 

0  Jésus,  je  n'ai  plus  d'autre  docteur  que 
vous,  plus  d'autre  livre  que  votre  poitrine.  Là 
j'apprends  tout  en  ignorant  tout,  et  en  m'anéan- 
lissant  moi-même.  Là  je  vis  de  la  même  vie 
dont  vous  vivez  dans  le  sein  de  votre  Père.  Je 
vis  d'amour  ;  l'amour  fait  tout  en  moi.  Ce  n'est 
que  pour  l'amour  que  je  suis  créé  ;  et  je  ne  fais 
ce  que  Dieu  a  prétendu  que  je  fisse  en  me 
créant,  qu'autant  que  j'aime.  Je  sais  donc  tout, 
et  je  ne  veux  plus  savoir  que  vous.  Taisez-vous, 
monde  curieux  et  sage;  j'ai  trouvé  sur  la  poi- 
trine de  Jésus  l'ignorance  et  la  folie  de  sa  croix, 
en  comparaison  de  laquelle  tous  vos  talens  ne 
sont  qu'ordure  :  méprisez-moi  autant  que  je 
vous  méprise. 


POUR  LE  JOUR  DE  LA  CIRCONCISION. 

0  Jésus,  je  vous  adore  sous  le  couteau  de  la 
circoncision.  Que  je  vous  aime  dans  cette  abjec- 
tion et  dans  cette  foiblesse  !  Je  vous  vois  tout 
couvert  de  honte  ,  mis  au  rang  des  pécheurs  , 
assujetti  à  une  loi  humiliante,  soufl'ranf  de  vives 
douleurs,  et  répandant  déjà,  dès  les  premiers 
jours  de  votre  enfance,  les  prémices  de  ce  sang 
qui  sera  sur  la  croix  le  prix  du  monde  entier. 

Vous  n'entrez  donc  dans  le  monde  que  pour 
souffrir.Vous  y  prenez  d'abord  le  nom  de  Jésus, 
qui  signifie  Sauveur;  et  c'est  pour  sauver  les 
pécheurs  que  vous  vous  mettez  au  nombre  des 
pécheurs  souffrans.  Avec  quelle  consolation,  ô 
enfant  Jésus ,  vois-je  couler  vos  larmes  et  votre 
sang  !  C'est  ici  le  commencement  du  mystère  de 
douleur  et  d'ignominie.  0  précieuse  victime  ! 
vous  croîtrez;  mais  vous  ne  croîtrez  que  pour 
faire  croître  avec  vous  les  marques  de  votre 
amour.  Vous  ne  retardez  votre  sacrifice  que 
pour  le  rendre  plus  grand  et  plus  rigoureux. 

Mais  hélas ,  ô  Jésus  !   que  vois-je  dans  vos 


douleurs?  Est-ce  un  objet  qui  doive  exciter  en 
moi  une  compassion  tendre?  Non,  car  c'est  sur 
moi ,  et  non  sur  vous,  que  je  dois  pleurer.  Je 
ne  puis  considérer  vos  humiliations  et  vos  souf- 
frances ,  sans  apercevoir  aussitôt  que  vous  ne 
vous  humiliez  et  ne  soutirez  que  pour  mes  be- 
soins. C'est  pour  expier  mes  péchés  d'orgueil  et 
de  mollesse,  c'est  pour  m'enseigner  à  souffrir 
et  à  porter  la  confusion  que  je  mérite.  La  nature 
vaine  et  lâche  frémit  à  la  vue  de  son  Sauveur 
qui  est  anéanti  et  souffrant;  elle  se  sent  écrasée 
par  l'autorité  de  cet  exemple  :  elle  demeure  sans 
excuse. 

Il  faut  donc  préparer  son  cœur  à  la  confusion 
et  à  l'amertume.  Oui,  je  le  veux,  ô  Jésus!  Je 
prends  la  croix  pour  marcher  après  vous.  Qu'on 
me  méprise ,  on  aura  raison  ;  le  mépris  que  j'ai 
pour  moi  n'est  sincère  qu'autant  qu'il  me  fait 
consentir  à  être  méprisé  par  les  autres.  Quelle 
injustice  de  vouloir  que  ce  qui  nous  paroît  bas 
et  indigne  éblouisse  notre  prochain  !  Je  me  livre 
donc ,  ô  Jésus ,  à  tout  opprobre  que  vous  m'en- 
verrez ,  je  n'en  refuse  aucun ,  et  il  n'y  en  a  au- 
cun que  je  ne  mérite.  0  ver  de  terre  ,  est-ce  à 
toi  que  l'honneur  est  du?  0  ame  pécheresse, 
qu'as-tu  mérité,  sinon  d'être  la  balayure  du 
monde?  Puis-je  jamais  être  mis  trop  bas,  moi 
qui  ne  suis  par  ma  nature  que  néant ,  et  par  ma 
propre  volonté  que  péché?  Ame  vaine,  et  in- 
grate à  ton  Dieu  ,  porte  donc  sans  murmurer  la 
confusion  qui  est  ton  partage.  Plus  d'honneur, 
plus  de  bienséance,  plus  de  réputation.  Tous 
ces  beaux  noms  doivent  être  sacrifiés  à  un  Sau- 
veur rassasié  d'opprobres.  Qu'as-tu  en  toi  qui 
ne  demande  l'humiliation?  Est-ce  ton  orgueil? 
Hé  !  c'est  ton  orgueil  même  qui  te  rend  encore 
plus  misérable  et  plus  indigne  de  tout  honneur. 

Mais  hélas,  ô  Jésus,  qu'il  y  a  loin  entre  les 
sentimens  généraux  d'humiliation,  et  la  prati- 
que !  On  salue  la  croix  de  loin  ,  mais  de  près  on 
en  a  horreur.  Je  vous  promets  maintemant  de 
marcher  sur  les  traces  sanglantes  que  vous  me 
laissez  :  mais,  quand  l'opprobre  et  la  douleur 
de  la  croix  paroîtront,  tout  mon  courage  m'a- 
bandonnera. Alors  quels  vains  prétextes  de 
bienséances  !  quelles  délicatesses  honteuses  ! 
quelles  jalousies  diaboliques!  Mon  Dieu,  je 
parle  magnifiquement  de  la  croix ,  et  je  n'en 
veux  connoitre  que  le  nom  !  je  la  crains ,  je  la 
fuis ,  sa  vue  seule  me  désole.  Qu'avez-vous ,  ô 
mon  ame?  D'où  vient  que  vous  murmurez, 
que  vous  tombez  dans  le  découragement ,  que 
vous  allez  mendier  chez  tous  vos  amis  un  peu 
de  consolation?  Ah!  c'est  que  Dieu  m'humilie 
et  me  charge  de  croix.  Hé  !  n'est-ce  pas  ce  que 


58 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


vous  lui  avez  promis  d'aimer?  Qu'avez -vous 
donc?  qu'est-ce  qui  vous  trouble  ?  Le  Chrétien 
doit-il  être  hors  de  lui  quand  il  a  ce  qu'il  a 
voulu ,  et  qu'il  est  fait  semblable  à  Jésus  souf- 
frant? 0  Jésus  enfant  !  donnez-moi  la  simplicité 
de  votre  enfance  dans  la  douleur.  Si  je  pleure , 
si  je  gémis ,  qu'au  moins  je  ne  résiste  jamais  à 
votre  main  crucifiante.  Coupez  jusqu'au  vif; 
brûlez  ,  brûlez  :  plus  je  crains  de  souffrir,  plus 
j'en  ai  besoin. 


VL 


POUR    LE   JOLR  DE  L  EPIPHANIE. 

Mon  Dieu  ,  je  viens  à  vous ,  et  je  ne  me  lasse 
point  d'y  venir;  je  n'ai  rien  en  moi,  et  je 
trouve  tout  en  vous  seul.  0  que  je  suis  pauvre! 
ô  que  vous  êtes  riche  !  Mais  qu'ai-je  besoin  d'être 
riche,  puisque  vous  l'êtes  pour  moi?  J'adore 
vos  richesses  éternelles  ;  j'aime  ma  pauvreté  ;  je 
me  complais  à  n'être  rien  devant  vous.  Donnez- 
moi  aujourd'hui  votre  Esprit  pour  contempler 
votre  saint  fils  Jésus  adoré  par  les  Mages.  Je 
l'adore  avec  eux. 

Ces  Mages  suivent  l'étoile  sans  raisonner; 
eux  qui  sont  si  sages ,  ils  cessent  de  l'être  pour 
se  soumettre  à  une  lumière  qui  surpasse  la  leur. 
Ils  comptent  pour  rien  leurs  commodités ,  leurs 
affaires,  les  discours  du  peuple.  Que  peut-on 
penser  d'eux?  Ils  vont  sans  savoir  où.  Qu'est 
devenue  la  sagesse  de  ces  hommes  qui  gouver- 
noient  les  autres?  Quelle  crédulité  !  quelle  in- 
discrétion! quel  zèle  aveugle  et  fanatique  !  C'est 
ainsi  qu'on  devoit  parler  contre  eux  en  les 
voyant  partir.  Mais  ils  ne  comptent  pour  rien , 
ni  le  mépris  des  hommes ,  ni  leur  réputation 
foulée  aux  pieds ,  ni  même  le  témoignage  de 
leur  propre  sagesse  qui  leur  échappe.  Ils  veu- 
lent bien  passer  pour  fous,  et  n'avoir  pas  même 
à  leurs  propres  yeux  de  quoi  se  jusiifier.  Ils  en- 
treprennent un  long  et  pénible  voyage  sans  sa- 
voir ce  qu'ils  trouveront.  Il  est  vrai  qu'ils  voient 
une  étoile  extraordinaire  ;  mais  combien  y  a-t-il 
d'autres  hommes  instruits  du  cours  des  astres  à 
qui  cette  étoile  ne  paroît  avoir  rien  de  surnatu- 
rel! Eux  seuls  sont  éclairés  et  touchés  par  le 
fond  du  cœur.  Une  lumière  intérieure  de  pure 
foi  les  mène  plus  sûrement  que  celle  de  l'étoile. 
Après  cela ,  il  ne  faut  plus  s'étonner  s'ils  ado- 
rent sans  peine  un  pauvre  enfant  dans  une 
crèche.  0  qu'ils  sont  devenus  petits ,  ces  grands 
de  la  terre  !  Que  leur  sagesse  est  confondue  et 


anéanfie  !  Est-ce  donc  là,  ô  Mages,  ce  que 
vous  êtes  venus  adorer  du  fond  de  l'Orient? 
Quoi ,  un  enfant  qui  tetle  et  qui  pleure!  Il  me 
semble  que  je  les  entends  répondre  :  C'est  la 
sagesse  de  Dieu  qui  aveugle  la  nôtre.  Plus 
l'objet  semble  méprisable  ,  plus  il  est  digne  de 
Dieu  de  nous  abaisser  jusqu'à  l'adorer.  0  Mages, 
il  faut  que  vous  soyez  devenus  vous-mêmes  bien 
enfans  pour  trouver  le  vrai  Dieu  dans  l'enfant 
Jésus  ! 

Mais  qui  me  donnera  cette  sainte  enfance, 
cette  divine  folie  des  Mages?  Loin  de  moi  la  sa- 
gesse impie  et  maudite  d'Hérode  et  de  la  ville  de 
Jérusalem  !  On  raisonne ,  on  se  complaît  dans 
sa  sagesse ,  on  se  rend  juge  des  conseils  de  Dieu, 
on  craint  même  de  voir  ce  qu'on  ne  peut  pas 
connoître.  0  sagesse  hautaine  et  profane,  je  te 
crains  ,  je  t'abhorre;  je  ne  veux  plus  t'écouter. 
Il  n'y  a  plus  que  l'enfance  de  Jésus  que  je  pré- 
tends suivre.  Que  le  monde  insensé  en  dise  tout 
ce  qu'il  voudra,  qu'il  s'en  scandalise  même; 
malheur  au  monde  à  cause  de  ses  scandales  ! 
C'est  l'opprobre  et  la  folie  du  Sauveur  que 
j'aime.  Je  ne  tiens  plus  à  rien.  Nul  respect  hu- 
main ,  nulle  crainte  des  railleries  et  de  la  cen- 
sure des  faux  sages  ;  les  gens  de  bien  mêmes , 
qui  sont  encore  trop  humainement  enfoncés  par 
sagesse  en  eux-mêmes ,  ne  m'arrêteront  pas. 
Quand  je  verrai  l'étoile  ,  je  leur  dirai ,  comme 
saint  Paul  aux  fidèles  encore  trop  attachés  aux 
bienséances  mondaines  et  à  leur  raison  .  Vous 
êtes  sages  en  Jésus-Christ ,  et  nous ,  nous  som— 
7nes  insensés  en  lui  * . 

Heureux  dessein!  mais  comment  l'accom- 
plir? 0  vous,  Seigneur  qui  l'inspirez,  failes 
que  je  le  suive  ;  vous  qui  m'en  donnez  le  désir, 
donnez-moi  aussi  le  courage  de  l'exécuter.  Plus 
d'autre  lumière  que  celle  d'en  haut,  plus  d'au- 
tre raison  que  celle  de  sacrifier  tous  mes  raison- 
nemens.  Tais-toi,  raison  présomptueuse,  je  ne 
te  puis  souffrir.  0  Dieu  ,  vérité  éternelle  ,  sou- 
veraine et  pure  raison  ,  venez  être  l'unique 
raison  qui  m'éclaire  dans  les  ténèbres  de  la 
foi. 


VIL 

SUR  LA  CONVERSION  DE  SAINT  PAUL. 

Je  viens  à  vos  pieds ,  ô  Seigneur  Jésus ,  plus   i 
abattu  que  Saul  ne  le  fut  aux  portes  de  Damas. 

»  1  Cor.  IV.  \0. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


39 


C'est  votre  main  qui  me  renverse;  j'adore  cette 
main ,  c'est  elle  qui  fait  tout.  0  toute-puissante 
main ,  ma  joie  est  de  me  voir  à  votre  discrétion. 
Frappez,  renversez,  écrasez.  Je  viens,  ô  mon 
Dieu  ,  sous  cette  main  terrible  et  miséricor- 
dieuse. En  me  renversant,  éclairez-moi,  tou- 
chez-moi, convertissez-moi  comme  Saul.  Mon 
premier  cri  dans  cette  chute,  c'est  de  dire  : 
Seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fasse  ^?  0  que 
j'aime  ce  cri  !  Il  comprend  tout ,  il  renferme  lui 
seul  toutes  les  plus  parfaites  prières  et  toutes  les 
plus  hautes  vertus.  Avec  le  maître,  point  de 
conditions  ni  de  bornes  :  Que  voulez-vous  que 
je  fasse?  Je  suis  prêt  à  tout  faire  et  à  ne  rien 
faire ,  à  ne  vouloir  rien  et  à  vouloir  tout ,  à  souf- 
frir sans  consolations  et  à  goûter  les  consola- 
tions les  plus  douces.  Je  ne  vous  dis  point  :  0 
mon  Dieu ,  je  ferai  de  grandes  austérités ,  des 
renoucemens  difficiles ,  des  changemens  éton- 
nans  dans  ma  conduite.  Ce  n'est  point  à  moi  à 
décider  ce  que  je  ferai.  Ce  que  je  ferai ,  c'est  de 
vous  écouter  et  d'attendre  la  loi  de  vous.  11  n'est 
plus  question  de  ma  volonté;  elle  est  perdue 
dans  la  vôtre.  Dites  seulement  ce  que  vous  vou- 
lez j  car  je  veux  tout  ce  qu'il  vous  plaît  de  vou- 
loir. Non  -  seulement  pénitences  corporelles, 
mais  humiliations  de  l'esprit .  sacrifices  de  santé, 
de  repos,  d'amitié,  de  réputation,  de  consola- 
tion intérieure ,  de  paix  sensible ,  de  vie  tempo- 
relle, et  même  de  ce  soutien  intérieur  qui  est 
un  avant-goût  de  l'éternité  ,  tout  cela  est  entre 
vos  mains.  Donnez,  ôtez,  quimporte?  faites, 
Seigneur,  et  ne  me  consultez  jamais.  Ne  me 
montrez  que  vos  ordres ,  et  ne  me  laissez  qu'à 
obéir. 

Qu'en  quelque  épreuve  amère  et  douloureuse 
où  vous  me  raetfiez,  il  ne  me  reste  que  cette 
seule  parole  :  Que  voulez-vous  ?  Renversez-moi, 
comme  Saul,  dans  la  poussière,  à  la  vue  de  tout 
le  genre  humain  ;  mais  renversez-moi  en  sorte 
que  je  ne  puisse  me  relever.  Ave\iglez-moi 
comme  lui,  reprochez-moi  mes  infidélités  ;  je 
veux  bien  qu'on  les  sache  et  je  dirai  volontiers, 
comme  Saul,  à  la  face  de  toutes  les  églises  : 
J'ai  été  infidèle,  impie,  blasphémateur,  persé- 
cuteur de  Jésus-Christ.  Il  m'a  converfi  pour 
ranimer  l'espérance  des  pécheurs  les  plus 
endurcis,  et  pour  donner  un  exemple  touchant 
de  la  patience  avec  laquelle  il  attend  les  âmes 
les  plus  égarées.  Venez  donc  me  voir,  ô  vous 
tous  qui  oubliez  Dieu,  qui  violez  sa  loi,  qui  in- 
sultez à  la  vertu;  venez  et  voyez  cette  main  cha- 
ritable qui  m'aveugle  pour  m'éclairer,  et  qui 


me  renverse  pour  me  relever.  Venez  admirer 
avec  moi  cette  miséricorde  qui  se  plaît  à  éclater 
dans  l'abîme  de  mes  misères.  Seigneur,  loin  de 
murmurer  dans  ma  chute,  je  baise  et  j'adore  la 
main  qui  me  frappe.  Voulez -vous  me  faire 
tomber  encore  plus  bas  ?  je  le  veux  si  vous  le 
voulez  :  Que  voulez-vous  que  je  fasse  ? 

Je  sens,  ô  mon  Dieu,  la  vérité  et  la  force  de 
cette  parole  :  //  est  dur  de  regimber  contre  l'ai- 
guillon. 0  qu'il  est  dur  de  résister  à  l'attrait  in- 
térieur de  votre  grâce  !  Qui  est-ce  qui  vous  a 
jamais  résisté,  et  qui  a  pu  trouver  la  paix  dans 
cette  résistance  ^?  Non-seulement  l'impie  et  le 
mondain  ne  goûtent  aucune  paix,  jusqu'à  ce 
qu'ils  se  tournent  vers  vous;  mais  l'ame  que 
vous  avez  délivrée  des  liens  du  péché  ne  peut 
jouir  de  la  paix,  si  elle  résiste  encore,  par  quel- 
que réserve  ou  quelque  retardement,  à  cet  ai- 
guillon perçant  de  votre  Esprit  qui  la  pousse  au 
dépouillement,  à  l'enfance,  à  la  mort  intérieure. 
La  prudence  résiste  ;  elle  assemble  mille  rai- 
sons ;  elle  regarde  comme  un  égarement  la  bien- 
heureuse folie  de  la  croix.  Elle  aimeroit  mieux 
les  plus  affreuses  austérités,  que  cette  simplicité 
et  cette  petitesse  des  enfans  de  Dieu ,  qui  ai- 
ment mieux  être  enfans  dans  son  sein  que  grands 
et  sages  en  eux-mêmes.  0  que  ce  combat  est 
rude  !  qu'il  agite  l'ame  !  Qu'il  lui  en  coûte  pour 
sacrifier  sa  raison  et  tous  ses  beaux  prétextes  ! 
Mais  sans  ce  sacrifice,  nulle  paix,  nul  avance- 
ment; il  ne  reste  que  le  trouble  d'une  ame  que 
Dieu  presse,  et  qui  craint  de  voir  jusqu'où  Dieu 
la  veut  mener  pour  lui  arracher  tout  appui  d'a- 
mour-propre. 0  Dieu,  je  ne  veux  plus  vous  ré- 
sister. Je  n'hésiterai  plus,  je  craindrai  toujours 
plus  de  ne  pas  faire  assez  que  de  faire  trop.  Je 
veux  être  Saul  converti.  Après  ce  que  vous  avez 
l'ait  pour  ce  persécuteur,  il  n'y  a  rien  que  vous 
ne  puissiez  faire  d'une  ame  pécheresse.  C'est 
parce  que  je  suis  indigne  de  tout,  que  vous 
prendrez  plaisir  à  faire  en  moi  les  plus  grandes 
choses.  Mais,  grandes  ou  petites,  tout  m'est 
égal,  pourvu  que  je  remplisse  vos  desseins.  Je 
suis  souple  à  tout  entre  les  mains  de  votre  pro- 
vidence. Je  finis  par  où  j'ai  commencé  :  Que 
voulez-vous  que  je  fasse  ?  Point  d'autre  volonté. 
Gardez-la,  ô  Dieu  d'Israël,  cette  volonté  que 
vous  formez  en  moi. 

'  .loi).  IX.  4. 


»  Acf.  IX.  6. 


60 


MANLTL  DE  PIÉTÉ. 


VIII. 

SLR    LA    MÊME    FÊTE. 

Mon  Dieu,  je  vous  rends  raille  grâces  d'avoir 
mis  devant  mes  yeux  Saul  persécuteur  que  vous 
convertissez,  et  qui  devient  l'apôtre  des  nations. 
C'est  pour  la  gloire  de  votre  grâce  que  vous 
l'avez  fait.  Vous  vous  deviez  à  vous-même  un 
si  grand  exemple  pour  consoler  tous  les  pécheurs. 
Hélas  !  quels  châtimens  n'ai-je  point  mérités  de 
votre  justice  !  Je  vous  ai  oublié,  ô  vous  qui  m'a- 
vez fait,  et  à  qui  je  dois  tout  ce  que  je  suis  :  à 
l'ingratitude  j'ai  joint  l'endurcissement  ;  j'ai 
méprisé  vos  grâces  ;  j'ai  été  insensible  à  vos  pro- 
messes ;  j'ai  abusé  de  vos  miséricordes  ;  j'ai 
contristé  voire  Esprit  saint  ;  j'ai  résisté  à  ses 
mouvements  salutaires;  j'ai  dit  dans  mon  cœur 
rebelle  :  Non,  je  ne  porterai  point  le  joug  du 
Seigneur.  J'ai  fui  quand  vous  me  poursuiviez:  j'ai 
cherché  des  prétextes  pour  m'éloigner  de  vous. 
J'ai  craint  de  voir  trop  clair  et  de  counoître  cer- 
taines vérités  que  je  ne  voulois  pas  suivre.  Je 
me  suis  irrité  contre  les  croix  qui  servent  à  me 
détacher  de  la  vie.  J'ai  critiqué  la  vertu,  la  sup- 
portant impatiemment  comme  étant  ma  con- 
damnation. J'ai  eu  honte  de  paroître  bon,  et 
j'ai  fait  gloire  d'être  ingrat.  J'ai  marché  dans 
mes  propres  voies,  au  gré  de  mes  passions  et  de 
mou  orgueil. 

0  mon  Dieu,  que  me  resteroit-il  à  la  vue  de 
tant  d'infidélités,  sinon  d'être  saisi  d'horreur 
pour  moi-même  ?  Non,  je  ne  pourrois  plus  me 
souffrir  ni  espérer  en  vous,  si  je  ne  voyois  Saul 
incrédule,  blasphémateur,  persécutant  vos  saints, 
dont  vous  faites  un  vase  d'élection.  Il  tombe 
impie  persécuteur,  et  il  se  relève  l'homme  de 
Dieu.  0  Père  des  miséricordes,  que  vous  êtes 
bon  !  La  malice  de  l'homme  ne  peut  égaler 
votre  bonté  paternelle.  Il  est  donc  vrai  que  vous 
avez  encore  des  trésors  de  grâce  et  de  patience 
pour  moi,  pauvre  pécheur,  qui  ai  tant  de  fois 
foulé  aux  pieds  le  sang  de  votre  Fils.  Vous  n'êtes 
pas  encore  lassé  de  m'attendre,  ô  Dieu  patient, 
ô  Dieu  qui  craignez  de  punir  trop  tôt,  ô  Dieu 
qui  ne  pouvez  vous  résoudre  à  frapper  ce  vase 
d'argile  formé  de  vos  mains.  Cette  patience  qui 
llattoit  mon  impatience  et  ma  lâcheté  m'atten- 
drit. Hélas  !  serai-je  donc  toujours  méchant 
parce  que  vous  êtes  bon  ?  Est-ce  à  cause  que 
vous  m'aimez  tant  que  je  me  croirois  dispensé 
devons  aimer  ?  Non,  non,  Seigneur,  votre  pa- 
tience m'excite  :  je  ne  puis  plus  me  voir  un  seul 
moment  contraire  à  celui  qui  me  rend  le  bien 
pour  le  mal  ;  je  déteste  jusqu'aux  moindres  im- 


perfections ;  je  n'en  réserve  rien  :  périsse  tout 
ce  qui  retarde  mon  sacrifice  !  ce  n'est  plus  ce 
demain  d'une  ame  lâche  qui  fuit  toujours  sa 
conversion;  aujourd'hui,  aujourd'hui  ;  ce  qui 
me  reste  de  vie  n'est  pas  trop  long  pour  pleurer 
tant  d'années  perdues  :  je  dis  comme  Saul  : 
Seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fosse  ? 

Il  me  semble  que  je  vous  entends  me  répon- 
dre :  Je  veux  que  tu  m'aimes,  et  que  tu  sois 
heureux  en  m'aimant  :  Aime,  et  fais  ce  que  tu 
voudras;  car,  en  aimant  véritablement,  tune 
feras  que  ce  que  le  pur  amour  fait  faire  aux 
âmes  détachées  d'elles-mêmes  ;  tu  m'aimeras, 
tu  me  feras  aimer,  tu  n'auras  plus  d'autre  vo- 
lonté que  la  mienne.  Par  là  s'accomplira  mon 
règne  ;  par  là  je  serai  adoré  en  esprit  et  en  vé- 
rité ;  par  là  tu  me  sacrifieras  et  les  délices  de  la 
chair  corrompue,  et  l'orgueil  de  l'esprit  agité 
par  de  vains  fantômes  ;  le  monde  entier  ne  sera 
plus  rien  pour  toi;  tu  ne  voudras  plus  être  rien, 
afin  que  je  sois  moi  seul  toutes  choses.  Voilà  ce 
que  je  veux  que  tu  fasses.  Mais  comment  le  fe- 
rai-je,  Seigneur  ?  Cette  œuvre  est  au-dessus  de 
l'homme.  Ah  !  vous  me  répondez  au  fond  de 
mon  cœur  :  Homme  de  peu  de  foi,  regarde  Saul, 
et  ne  doute  de  rien  ;  il  te  dira  :  Je  puis  tout  en 
celui  qui  me  fortifie  *.  Lui  qui  ne  respiroit  que 
sang  et  carnage  contre  les  églises,  il  ne  respire 
plus  que  l'amour  de  Jésus-Christ  ;  c'est  Jésus- 
Christ  qui  vit  triomphant  dans  son  apôtre  mort 
à  toutes  les  choses  humaines.  Le  voilà  tel  que 
Dieu  l'a  fait;  la  même  main  te  fera  tel  que  tu 
dois  être. 


IX. 


POUR    LE    JOrR    DE   LA    Pl'RIrICATIO^^ 

0  Jésus,  VOUS  êtes  offert  aujourd'hui  dans  le 
temple  ;  et  la  règle,  qui  n'est  faite  que  pour  les 
enfans  des  hommes,  est  accomplie  par  le  Fils 
de  Dieu. 

0  divin  enfant,  souffrez  que  je  me  présente 
avec  vous.  Je  veux  être,  comme  vous,  dans  les 
mains  pures  de  Marie  et  de  Joseph  ;  je  ne  veux 
plus  être  qu'un  même  enfant  avec  vous,  qu'une 
même  victime.  Mais  que  vois-je  ?  on  vous  ra- 
chète comme  on  rachetoit  les  enfants  des  pau- 
vres; deux  colombes  sont  le  prix  de  Jésus.  0 
Roi  immortel  de  tous  les  siècles  !  bientôt  vous 
n'aurez  pas  même  de  lieu  où  vous  puissiez  re- 

1  Philip.  IV.   13. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


01 


poser  votre  tête.  Vous  enrichirez  le  monde  de 
Aotre  pauvreté,  et  déjà  vous  paroissez  au  tem- 
ple eu  qualité  de  pauvre.  Heureux  quiconque 
se  fait  pauvre  avec  vous  !  Heureux  qui  n'a  plus 
rien  et  qui  ne  veut  plus  rien  avoir  !  Heureux 
qui  a  perdu  en  vous  et  au  pied  de  votre  croix 
toute  possession,  qui  ne  possède  plus  môme 
son  propre  cœur  ,  qui  n'a  plus  de  volonté  pro- 
pre ,  qui ,  loin  d'avoir  quelque  chose  ,  n'est 
plus  à  soi-même  !  0  riche  et  hienheureuse  pau- 
vreté !  ô  trésor  inconnu  aux  faux  sages?  ô  nu- 
dité qui  est  au-dessus  de  tous  les  biens  les  plus 
éblouissans!  Grâce  à  vous,  enfant  Jésus,  je 
veux  tout  perdre,  jusqu'à  mon  propre  cœur  , 
jusqu'au  moindre  désir  propre  ,  jusqu'aux  der- 
niers restes  de  ma  volonté.  Je  cours  après  vous, 
nu  et  enfant  comme  vous  l'êtes  vous-même. 

Je  comprends  assez  par  l'horreur  que  j'ai  de 
moi-même ,  combien  je  suis  une  victime  im- 
pure et  indigne  de  votre  Père.  Je  n'ose  donc 
m'offrir  qu'autant  que  je  ne  suis  plus  moi- 
même  et  que  je  ne  fais  plus  qu'une  même 
chose  avec  vous.  0  qui  le  comprendra  ?  Mais  il 
est  pourtant  vrai  qu'on  n'est  digne  de  Dieu 
qu'autant  qu'ouest  hors  de  soi  et  perdu  en  lui. 
Arrachez-moi  donc  à  moi-même.  Plus  de  re- 
tours d'amour-propre ,  plus  de  désirs  inquiets, 
plus  de  crainte  ni  d'espérance  pour  mon  pro- 
pre intérêt.  Le  ?no/,  à  qui  je  rapportois  tout 
autrefois ,  doit  être  anéanti  pour  jamais.  Qu'on 
me  mette  haut ,  qu'on  me  mette  bas ,  qu'on  se 
souvienne  de  moi ,  qu'on  m'oublie  ,  qu'on  me 
loue ,  qu'on  me  blâme  ,  qu'on  se  fie  à  moi  ou 
qu'on  me  soupçonne  même  injustement,  qu'on 
me  laisse  en  paix  ou  qu'on  me  traverse,  qu'im- 
porte? ce  n'est  plus  mon  affaire.  Je  ne  suis 
plus  à  moi  pour  m'intéresser  à  tout  ce  qu'on 
me  fait;  je  suis  à  celui  qui  fait  faire  toutes  ces 
choses  selon  son  plaisir  :  sa  volonté  se  fait ,  et 
c'est  assez.  S'il  y  a  voit  encore  un  reste  du  moi 
pour  se  plaindre  et  pour  murmurer,  mon  sa- 
crifice seroit  imparfait.  Cette  destruction  de  la 
\icfime  ,  qui  doit  anéantir  tout  être  propre,  ré- 
pond à  toutes  les  révoltes  de  la  nature. 

Mais  ce  traitement  qu'on  me  fait  est  injuste  ; 
mais  cette  accusation  est  fausse  et  maligne; 
mais  cet  ami  est  infidèle  et  ingrat  ;  mais  cette 
perte  de  biens  m'accable  ;  mais  cette  privation 
de  toute  consolation  sensible  est  trop  amère  ; 
mais  cette  épreuve  où  Dieu  me  met  est  tn-p 
violente  ;  mais  les  gens  de  bien ,  de  qui  j'atten- 
dois  du  secours ,  n'ont  pour  moi  que  de  la  sé- 
cheresse et  de  l'indifférence  ;  mais  Dieu  lui- 
même  me  rejette  et  se  retire  de  moi.  Hé  bien  ! 
ame  foible  ,  ame  lâche  ,  ame  de  peu  de  foi ,  ne 


veux-tu  pas  tout  ce  que  Dieu  veut?  Es-tu  à 
lui  ou  à  toi?  Si  tu  es  encore  à  toi  ,  tu  as  raison 
de  te  |)hundre  et  de  chercher  ce  qui  te  convient. 
Mais  si  tu  ne  veux  plus  être  à  toi ,  pourquoi 
donc  t'écouter  encore  toi-même?  Que  te  reste- 
t-il  encore  à  dire  en  faveur  de  ce  malheureux 
moi,  auquel  tu  as  renoncé  sans  réserve  et  pour 
toujours?  Qu'il  périsse,  que  toute  ressource 
lui  soit  arrachée  ,  tant  mieux  ;  c'est  là  le  sacri- 
fice de  vérité  ;  tout  le  reste  n'en  est  que  l'om- 
bre. C'est  par  là  que  la  vicfime  est  consommée 
et  Dieu  dignement  adoré.  0  Jés'is,  avec  qui  je 
m'offre ,  donnez-moi  le  courage  de  ne  me  plus 
compter  pour  rien  et  de  ne  laisser  en  moi  rien 
de  moi-même  ! 

Vous  tûtes  racheté  par  deux  colombes  ;  mais 
ce  rachat  ne  vous  délivroit  pas  du  sacrifice  de 
la  croix  où  vous  deviez  mourir  :  au  contraire  , 
votre  présentation  au  temple  étoit  le  commen- 
cement et  les  prémices  de  votre  offrande  au 
Calvaire.  Ainsi,  Seigneur,  toutes  les  choses 
extérieures  que  je  vous  donne  ne  pouvant  me 
racheter ,  il  faut  que  je  me  donne  moi-même 
tout  entier  et  que  je  meure  sur  la  croix.  Per- 
dre le  repos ,  la  réputation ,  les  biens ,  la  vie  , 
ce  n'est  encore  rien  ;  il  faut  se  perdre  soi- 
même  ,  ne  se  plus  aimer,  se  livrer  sans  pitié  à 
votre  justice  ,  devenir  étranger  à  soi-même,  et 
n'avoir  plus  d'autre  intérêt  que  celui  de  Dieu  à 
qui  on  appartient. 


X. 

POl'R    LE    CARÊME. 

Mon  Dieu  ,  voici  un  temps  d'abstinence  et 
de  privation.  Ce  n'est  rien  de  jeûner  des  vian- 
des grossières  qui  nourrissent  le  corps,  si  on  ne 
jeûne  aussi  de  tout  ce  qui  sert  d'aliment  à 
l'amour-propre.  Donnez-moi  donc ,  ô  époux 
des  âmes ,  cette  virginité  intérieure  ,  cette  pu- 
reté du  cœur  ,  cette  séparation  de  toute  créa- 
ture ,  cette  sobriété  dont  parle  votre  apôtre  , 
par  laquelle  on  n'use  d'aucune  créature  que 
pour  le  seul  besoin  ,  comme  les  personnes  so- 
bres usent  des  viandes  pour  la  nécessité.  0 
bienheureux  jeûne,  où  l'ame  jeûne  tout  en- 
tière et  tient  tous  les  sens  dans  la  privation  du 
superflu  !  0  sainte  abstinence ,  où  l'ame  ,  ras- 
sasiée de  la  volonté  de  Dieu  ,  ne  se  nourrit  ja  ■ 
mais  de  sa  volonté  propre  !  Elle  a ,  comme 
Jésus-Christ ,  une  autre  viande  dont  elle  se 
nourrit.  Donnez-le  moi ,  Seigneur,  ce  pain  qui 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


est  au-dessus  de  toute  substance  ;  ce  pain  qui 
apaisera  à  jamais  la  faim  de  mon  cœur;  ce 
pain  qui  éteint  tous  les  désirs  ;  ce  pain  qui  est 
la  vraie  manne  et  qui  tient  lieu  de  tout. 

0  mon  Dieu ,  que  les  créatures  se  taisent 
donc  pour  moi,  et  que  je  me  taise  pour  elles  en 
ce  saint  temps!  Que  mon  ame  se  nourrisse  dans 
le  silence  en  jeiànant  de  tous  les  vains  discours  ! 
Que  je  me  nourrisse  de  vous  seul  et  de  la  croix 
de  votre  lils  Jésus  ! 

Mais  quoi ,   mon  Dieu  !  faudra-t-il  doue  que 
je  sois  dans  une  crainte  continuelle  de  rompre 
ce  jeune  intérieur  par  les  consolations  que  je 
goûterai  au  dehors  !  Non ,  non ,  mon  Dieu  . 
vous  ne  voulez  point  cette  gêne  et  cette  inquié- 
tude. Votre  esprit  est  l'esprit  d'amour  et  de  li- 
berté ,  et  non  celui  de  crainte  et  de  servitude. 
Je  renoncerai  donc  à  tout  ce  qui  n'est  point  de 
votre  ordre  pour  mon  état ,  à  tout  ce  que  j'é- 
prouve qui  me  dissipe  trop  ,  à  tout  ce  que  les 
personnes  qui  me  conduisent  à  vous  jugent  que 
je  dois  retrancher  ;  entin  à  tout  ce  que  vous  re- 
trancherez vous-même  par  les  événemens  de 
votre  providence.  Je  porterai  paisiblement  tou- 
tes ces  privations.  Voici  encore  ce  que  j'ajou- 
terai :  c'est  que ,  dans  les  conversations  inno- 
centes et  nécessaires ,  je  retrancherai  ce   que 
vous  me  ferez  sentir  intérieurement  qui  n'est 
qu'une  recherche  de  moi-même.  Quand  je  me 
sentirai  porté  à  faire  là-dessus  quelque  sacri- 
fice ,  je  le  ferai  gaîment.  Mais  d'ailleurs ,  ô 
mon  Dieu ,  je  sais  que  vous  voulez  qu'un  cœur 
qui  vous  aime  soit  au  large.  J'agirai  avec  con- 
fiance comme  un  enfant  qui  joue  entre  les  bras 
de  sa  mère  ;  je  me  réjouirai  devant  le  Seigneur  ; 
je  tâcherai  de  réjouir  les  autres  ;  j'épancherai 
mon  cœur  sans  crainte  dans  l'assemblée  des  en- 
fans  de  Dieu.  Je  ne  veux  que  candeur ,   inno- 
cence ,  joie  du  Saint-Esprit.  Loin,  loin,  ô  mon 
Dieu ,  cette  sagesse  triste  et  craintive  qui  se 
ronge  toujours  elle-même  ,  qui  tient  toujours 
la  balance  eu  main  pour  peser  des  atomes ,  de 
peur  de  rompre  ce  jeûne  intérieur!  C'est  vous 
taire  injure  que  de  n'agir  pas  avec  vous  avec 
plus  de  simplicité  :  cette  rigueur  est  indigue  de 
vos  entrailles  paternelles.  Vous  voulez  qu'on 
vous  aime  uniquement;  voilà  sur  quoi  tombe 
votre  jalousie  :  mais  quand  on  vous  aime,  vous 
laissez  agir  librement  l'amour ,  et  vous  voyez 
bien  ce  qui  vient  véritablement  de  lui. 

Je  jeûnerai  donc ,  ô  mon  Dieu  ,  de  toute  vo- 
lonté qui  n'est  pas  la  vôtre  ;  mais  je  jeûnerai 
par  amour  ,  dans  la  liberté  et  dans  l'abondance 
de  mou  cœur.  Malheur  à  l'ame  rétrécie  et  des- 
séchée en  elle-même ,  qui  craint  tout  et  qui ,  à 


force  de  craindre  ,  n'a  pas  le  temps  d'aimer  et 
de  courir  généreusement  après  l'Epoux  ! 

0  que  le  jeûne  que  vous  faites  faire  à  l'ame 
sans  la  gêner  est  un  jeûne  exact  !  Il  ne  reste 
rien  au  cœur  que  le  bien-aimé ,  et  encore  il 
cache  souvent  le  bien-aimé  ,  pour  laisser  l'ame 
défaillante  et  prête  à  expirer  faute  de  soutien. 
Voilà  le  grand  jeûne  où  l'homme  voit  sa  pau- 
vreté toute  nue  ,  où  il  sent  un  vide  affreux  qui 
le  dévore  et  où  Dieu  même  semble  lui  man- 
quer ,  pour  lui  arracher  jusqu'aux  moindres 
restes  de  vie  en  lui-même.  0  grand  jeûne  de  la 
pure  foi ,  qui  vous  comprendra?  Où  est  l'ame 
assez  courageuse  pour  vous  accomplir?  0  pri- 
vation universelle  !  ô  renoncement  à  soi  comme 
aux  choses  les  plus  vaines  du  dehors  !  0  fidé- 
lité d'une  ame  qui  se  laisse  poursuivre  sans  re- 
lâche par  l'amour  jaloux,  et  qui  souffre  que 
tout  lui  soit  ôté  !  Voilà  ,  Seigneur  ,  le  sacrifice 
de  ceux  qui  vous  adorent  en  esprit  et  en  vérité  ; 
c'est  par  ces  épreuves  qu'on  devient  digne  de 
vous.  Faites,  Seigneur;  rendez  mou  ame  vide, 
affamée ,  défaillante  ;  faites  selon  votre  bon 
plaisir.  Je  me  tais ,  j'adore ,  je  dis  sans  cesse  : 
Que  votre  volonté  se  fasse ,  et  non  la  mienne  ' . 


XI. 


POUR    LE    JEUDI    SAINT. 


Jésus  ,  sagesse  éternelle  ,  vous  êtes  caché 
dans  le  sacrement,  et  c'est  là  que  je  vous  adore 
aujourd'hui.  0  que  j'aime  ce  jour,  où  vous 
vous  donnâtes  vous  -  même  tout  entier  aux 
apôtres!  Que  dis-je  ,  aux  apôtres?  Vous  ne 
vous  êtes  pas  uioins  donné  à  nous  qu'à  eux. 
Précieux  don  ,  qui  se  renouvelle  de  jour  en 
jour  depuis  tant  de  siècles,  et  qui  durera  sans 
interruption  autant  que  le  monde  !  0  gage  des 
bontés  du  Père  de  miséricorde  !  ô  sacrement  de 
l'amour!  ô  pain  au-dessus  de  toute  substance  ! 
Comme  mon  corps  se  nourrit  du  pain  grossier 
et  corruptible ,  ainsi  mon  ame  doit  se  nourrir 
chaque  jour  de  l'éternelle  vérité  ,  qui  s'est  faite 
non-seulement  chair  pour  être  vue  ,  mais  en- 
core pain  pour  être  mangée  et  pour  nourrir  les 
enfans  de  Dieu. 

Hélas!  où  êtes  vous  donc,  ô  sagesse  profonde 
qui  avez  formé  l'univers?  Qui  pourroit  croire 
que  vous  fussiez  sous  cette  vile  apparence?  On 
ne  soit  qu'un  peu  de  pain,  et  on  reçoit ,   avec 

'  l,m..  wii.  42. 


MANUET.  DE  PIÉTÉ. 


63 


la  chair  vivifiante  du  Sauveur,  tous  les  trésors 
de  la  Divinité.  0  sagesse,  ô  amour  inlini!  pour 
qui  faites-vous  de  si  grandes  choses?  Pour  des 
hommes  grossiers,  aveugles,  stupides,  ingrats^ 
insensibles  ,  incapables  dégoûter  votre  don.  Où 
sont  les  âmes  qui  se  nourrissent  de  votre  pure 
vérité,  qui  vivent  de  vous  seul  ,  qui  vous  lais- 
sent vivre  en  elles ,  et  qui  se  transforment  en 
vous?  Je  le  comprends,  vous  voulez  faire  eu 
sorte  que,  par  ce  sacrement,  nous  n'ayons  plus 
d'autre  sagesse  que  la  vôtre  ,  ni  d'autre  volonté 
que  votre  volonté  môme  qui  doit  vouloir  en 
nous.  Cette  sagesse  divine  doit  être  cachée  en 
nous,  comme  elle  l'est  sous  les  voiles  du  sacre- 
ment. Le  dehors  doit  être  simple  ,  foible  ,  mé- 
prisable à  l'orgueilleuse  sagesse  des  hommes  ; 
le  dedans  doit  être  tout  mort  à  soi ,  tout  trans- 
formé ,  tout  divin. 

Jusqu'ici,  ô  mon  Sauveur,  je  ne  me  suis 
point  nourri  de  votre  vérité  :  je  me  suis  nourri 
des  cérémonies  de  la  religion  ,  de  l'éclat  de 
certaines  vertus  qui  élèvent  le  courage,  de  la 
bienséance  et  de  la  régularité  des  actions  exté- 
rieures, de  la  victoire  que  j'avois  besoin  de 
remporter  sur  mon  humeur  pour  ne  montrer 
rien  qui  ne  fût  parfait.  Voilà  le  voile  grossier 
du  sacrement  :  mais  le  fond  du  sacrement 
même,  mais  cette  vérité  substantielle  et  au- 
dessus  de  toute  substance  bornée  et  comprise  , 
où  est-elle  ?  Hélas!  je  ne  l'ai  point  cherchée. 
J'ai  songé  à  régler  le  dehors ,  sans  changer  le 
dedans.  Cette  adoration  en  esprit  et  en  vérité  , 
qui  consiste  dans  la  destruction  de  toute  volonté 
propre  pour  laisser  régner  en  moi  celle  de  Dieu 
seul,  m'est  encore  presque  inconnue.  Ma  bou- 
che a  mangé  ce  qui  est  extérieur  et  sensible 
dans  le  sacrement  ;  mon  cœur  n'a  point  été 
nourri  de  cette  vérité  substantielle.  Je  vous 
sers ,  mon  Dieu ,  mais  à  ma  mode ,  et  selon  les 
vues  de  ma  sagesse.  Je  vous  aime,  mais  pour 
mon  bien  plus  que  pour  votre  gloire.  Je  désire 
vous  glorilier,  mais  avec  un  zèle  qui  n'est 
point  abandonné  sans  réserve  à  toute  l'étendue 
de  vos  desseins.  Je  veux  vivre  pour  vous ,  mais 
renfermé  en  moi ,  et  je  crains  de  mourir  à  moi- 
même.  Quelquefois  je  crois  être  prêt  à  tous 
les  plus  grands  sacrifices ,  et  la  moindre  perte 
que  vous  exigez  de  moi  un  moment  après ,  me 
trouble,  me  décourage  et  me  scandalise. 

0  amour,  ma  misère  et  mon  indignité  ne 
vous  rebutent  point.  C'est  sous  ce  voile  mépri- 
sable que  vous  voulez  cacher  la  vertu  et  la  gran- 
deur de  votre  mystère.  Vous  voulez  faire  de 
moi  un  sacrement  qui  exerce  la  foi  des  autres 
et  la  mienne  même.  En  cet  état  de  foiblesse  ,  je 


me  livre  à  vous  :  je  ne  puis  rien ,  mais  vous 
pouvez  tout ,  et  je  ne  crains  point  ma  foiblesse, 
sentant  si  près  de  moi  votre  toute-puissance. 
Verbe  de  Dieu  ,  soyez  sous  cette  foible  créature 
comme  vous  êtes  sous  l'espèce  du  pain.  0  parole 
souveraine  et  vivifiante!  parlez  dans  le  silence 
de  mon  aine  :  faites  taire  mon  ame  même  ,  et 
qu'elle  ne  se  parle  plus  intérieurement  ,  pour 
n'écouter  que  vous.  0  pain  de  vie!  je  ne  me 
veux  plus  nourrir  que  de  vous  seul  :  tout  autre 
aliment  me  feroit  vivre  à  moi-même  ,  me  don- 
neroit  une  force  propre,  et  me  rempliroit  de 
désirs. 

Que  mon  ame  meure  de  la  mort  des  justes , 
de  celte  bienheureuse  mort  qui  doit  prévenir  la 
mort  corporelle  ;  de  cette  mort  intérieure  qui 
divise  l'ame  d'avec  elle-même,  qui  fait  qu'elle 
ne  se  trouve  ni  ne  se  possède  plus  ,  qui  éteint 
toute  ardeur  ,  qui  détruit  tout  intérêt  ,  qui 
anéantit  tout  retour  sur  soi  !  0  amour!  vous 
tourmentez  merveilleusement.  Le  môme  pain 
descendu  du  ciel  fait  mourir  et  fait  vivre;  il 
arrache  l'aine  à  elle-même  ,  et  il  la  met  en 
paix  ;  il  lui  ôte  tout  et  il  lui  donne  tout  ;  il  lui 
ôte  tout  en  elle ,  et  lui  donne  tout  en  Dieu ,  en 
qui  seul  les  choses  sont  pures.  0  mon  amour, 
ô  ma  vie ,  ô  mon  tout  !  je  n'ai  plus  que  vous. 
0  mon  pain  !  je  vous  mangerai  tous  les  jours , 
et  je  ne  craindrai  que  de  perdre  ma  nourriture. 


XII. 


POUR  LE  VENDREDI  SAINT. 


Le  mystère  de  la  passion  de  Jésus-Christ  est 
incompréhensible  aux  hommes.  Il  a  paru  un 
scandale  aux  Juifs ,  et  une  folie  aux  Gentils  ' , 
Les  Juifs  étoient  zélés  pour  la  gloire  de  leur 
religion  ;  ils  ne  pouvoient  souffrir  f  opprobre 
de  Jésus-Christ.  Les  Gentils,  pleins  de  leur  phi- 
losophie, étoient  sages ,  et  leur  sagesse  se  révol- 
toit  à  la  vue  d'un  Dieu  crucifié  :  c'étoit  renverser 
la  raison  humaine,  que  de  prêcher  ce  Dieu  sur  la 
croix.  Cependant  cette  croix,  prêchée  dans  tout 
l'univers,  surmonte  le  zèle  superbe  desJuifs  et  la 
sagesse  hautaine  des  Gentils.  Voilà  donc  à  quoi 
aboutit  le  mystère  de  la  passion  de  Jésus-Christ, 
à  confondre  non-seulement  la  sagesse  profane 
des  gens  du  monde,  qui,  comme  les  Gentils, 
regardent  la  piété  comme  une  folie ,  si  elle 
n'est  toujours  revêtue  d'un  certain  éclat  ;  mais 

<  1  Cor.  1.  ii. 


64 


JMANUEL  DE  PIÉTÉ. 


encore  le  zèle  superbe  de  certaines  personnes 
pieuses  ,  qui  ne  veulent  rien  voir  dans  la  re- 
ligion qui  ne  soit  conforme  à  leurs  fausses  idées. 

0  mon  Dieu  !  je  suis  du  nombre  de  ces  Juifs 
scandalisés.  Il  est  vrai ,  ô  Jésus  ,  que  je  vous 
adore  sur  la  croix  ;  mais  cette  adoration  n'est 
qu'en  cérémonie  ,  elle  n'est  point  en  vérité. 
I,a  véritable  adoration  de  Jésus-Christ  crucifié 
consiste  à  se  sacrifier  avec  lui,  à  perdre  sa  raison 
dans  la  folie  de  la  croix ,  à  en  avaler  tout  l'op- 
probre ,  à  vouloir  être ,  si  Dieu  le  veut ,  un 
spectacle  d'horreur  à  tous  les  sages  de  la  terre , 
à  consentir  de  passer  pour  insensé  comme  Jésus- 
Christ. 

Voilà  ce  qu'on  dit  volontiers  de  bouche  ;  mais 
\oilà  ceque  le  creur  ne  dit  point.  On  s'excuse 
par  de  vains  prétextes  ;  on  frémit .  on  recule 
lâchement  dès  qu'il  faut  paroître  nu  et  rassasié 
d'opprobres  avec  l'Homme  de  douleurs,  0  mon 
Dieu,  mon  amour,  on  vous  aime  pour  se  conso- 
ler ;  mais  on  ne  vous  aime  point  pour  vous  suivie 
jusqu'à  la  mort  de  la  croix.  Tous  vous  fuient, 
tous  vous  abandonnent  ,  tous  vous  méconnois- 
sent,  tous  vous  renient.  Tant  que  la  raison 
trouve  son  compte  el  son  bonheur  à  vous  sui- 
vre, on  court  avec  empressement,  et  l'on  se 
vante  comme  saint  Pierre  ;  mais  il  ne  faut 
qu'une  question  d'une  servante  pour  tout  ren- 
verser. On  veut  borner  la  religion  à  la  courte 
mesure  de  son  esprit ,  et  dès  qu'elle  surpasse 
notre  foible  raison,  elle  se  tourne  en  scandale. 

Cependant  la  religion  doit  être  dans  la  pra- 
tique ce  qu'elle  est  dans  la  spéculation,  c'esl- 
à-dn-e  qu'il  faut  qu'elle  aille  réellement  jusqu'à 
faire  perdre  pied  à  notre  raison,  et  à  nous  livrer 
à  la  folie  du  Sauveur  crucitié.  0  qu'il  est  aisé 
d'être  chrétien  à  condition  d'être  sage,  maître  de 
soi,  courageux,  grand,  régulier  et  merveilleux 
en  tout  !  Mais  être  chrétien  pour  être  petit,  foi- 
ble, méprisable etinsenséaux yeux  deshommes, 
c'est  ce  qu'on  ne  peut  entendre  sans  en  avoir 
horreur.  Aussi  l'on  n'est  chrétien  qu'à  demi. 
Non-seulement  on  s'abandonne  à  son  vain  rai- 
sonnement comme  les  Gentils  ,  mais  encore  on 
se  fait  un  honneur  de  suivre  son  zèle  comme 
les  Juifs,  C'est  avilir  la  religion  ,  dit-on  ,  c'est 
la  tourner  en  petitesse  d'esprit  :  il  faut  montrer 
combien  elle  est  grande.  Hélas  !  elle  ne  le 
sera  en  nous,  (qu'autant  qu'elle  nous  rendra 
humbles ,  dociles  ,  petits  et  détachés  de  nous- 
mêmes. 

On  voudroit  un  Sauveur  qui  vînt  pour  nous 
rendre  parfaits,  pour  nous  remplir  de  notre 
propre  excellence  ,  et  pour  remplir  toutes  les 
vues  les  plus  flatteuses  de  notre  sagesse  :  au 


contraire  ,  Dieu  nous  a  donné  un  Sauveur  qui 
renverse  notre  sagesse  ,  qui  nous  met  avec  lui 
nu  sur  une  infâme  croix.  0  Jésus ,  c'est  là  que 
tout  le  monde  vous  abandonne.  Il  ne  faut  pas, 
dit-on,  pousser  les  choses  si  loin,  c'est  outrer 
les  vérités  chrétiennes  ,  et  les  rendre  odieuses 
aux  yeux  du  monde.  Hé  quoi!  ne  savons-nous 
pas  que  les  profanes  seront  scandalisés,  puisque 
quelques  gens  de  bien  même  le  sont  ? 

Comment  le  mystère  de  la  croix  ne  paroî- 
troit-il  pas  excessif  à  ces  sages  Gentils,  puisqu'il 
scandalise  les  Juifs  pieux  et  zélés?  0  mon  Sau- 
veur, boive  qui  voudra  votre  calice  d'amertume  ; 
pour  moi,  je  le  veux  boire  jusqu'à  la  lie  la 
plus  amère.  Je  suis  prêt  à  souffrir  la  douleur, 
l'ignominie,  la  dérision,  l'insulte  des  hommes 
au  dehors ,  et  au  dedans  la  lentation  et  le  dé- 
laissement du  Père  céleste;  je  dirai,  comme 
vous  l'avez  dit  pour  mon  instruction  :  Que  ce 
calice  passe  ,  et  s'éloigne  de  moi  ;  mais,  malgré 
l'horreur  de  la  nature  ,  que  votre  volonté  se 
fasse,  et  non  la  mienne  '.  Ces  vérités  sont  trop 
fortes  pour  les  mondains  qui  ne  vous  connois- 
sent  qu'à  demi ,  et  qui  ne  peuvent  vous  suivre 
que  dans  les  consolations  du  Thabor,  Pour  moi, 
je  manquerois  à  l'attrait  de  votre  amour  si  je 
reculois.  Allons  à  Jésus  ;  allons  au  Calvaire  : 
mon  ame  est  triste  jusqu'à  la  mort  ;  mais  qu'im- 
porte ,  pourvu  que  je  meure  percé  des  mêmes 
clous  et  sur  la  même  croix  que  vous ,  ô  mon 
Sauveur  ! 


XIH. 


POL'R  LE  SAMEDI  SAINT. 


Ce  qui  se  présente  à  moi  aujourd'hui,  c'est 
Jésus  entre  la  morl  qu'il  a  soufferte  el  la  vie 
qu'il  va  reprendre.  Sa  résurrection  ne  sera  pas 
moins  réelle  que  sa  mort ,  et  sa  mort  n'est 
qu'un  passage  de  la  misérable  vie  à  la  vie  bien- 
heureuse, 0  Sauveur,  je  vous  adore,  je  vous 
aime  dans  le  tombeau  ,  je  m'y  renferme  avec 
vous;  je  ne  veux  plus  que  le  monde  me  voie  , 
je  ne  veux  plus  me  voir  moi-même;  je 
descends  dans  les  ténèbres  et  jusque  dans  la 
poussière  ;  je  ne  suis  plus  du  nombre  des  vi- 
vans,  0  monde  !  ô  hommes  !  oubliez-moi ,  fou- 
lez-moi aux  pieds;  je  suis  mort,  et  la  vie  qui 
m'est  préparée  sera  cachée  avec  Jésus-Christ  en 
Dieu, 

'  Luc,  XXII.  4-i. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


65 


Ces  vérités  étonnent  ;  à  peine  les  gens  de 
bien  peuvent-ils  les  supporter.  Que  signitie  donc 
la  baptême  par  lequel,  comme  l'Apôtre  nous  l'as- 
sure *,  nous  avons  été  tous  ensevelis  avec  Jésus- 
Christ  par  sa  mort  ?  Où  est-elle  cette  mort , 
que  le  caractère  chrétien  doit  opérer  en  nous  ? 
où  est-elle  cette  sépulture?  Hélas!  je  veux  pa- 
roître,  être  approuvé,  aimé,  distingué  ;  je  veux 
occuper  mon  prochain  ,  posséder  son  cœur,  me 
faire  une  idole  de  la  réputation  et  de  l'amit'é. 
Dérober  à  Dieu  l'encens  grossier  qui  brûle  sur 
ses  autels,  n'est  rien  en  comparaison  du  larcin 
sacrilège  d'une  arne  qui  veut  enlever  ce  qui 
est  dû  à  Dieu  et  se  faire  l'idole  des  autres  créa- 
tures. 

Mon  Dieu ,  quand  cesserai-je  de  m'aimer, 
jusqu'à  vouloir  qu'on  ne  m'aime  et  qu'on  ne 
m'estime  plus?  A  vous  seul,  Seigneur,  la  gloire, 
à  vous  seul  l'amour.  Je  ne  dois  plus  rien  aimer 
qu'en  vous,  pour  vous,  et  de  votre  pur  amour: 
je  ne  dois  plus  m'aimer  moi-même  que  par 
charité  ,  comme  on  aime  un  étranger.  Ne  dc- 
vrois-je  donc  pas  avoir  honte  de  vouloir  être 
estimé  et  aimé  ?  Ce  qui  est  le  plus  étrange  ,  et 
ce  qui  fait  voir  l'injustice  de  mon  amour- 
propre  ,  c'est  que  je  ne  me  contente  pas  d'un 
amour  de  charité.  L'oserai-je  dire ,  ô  mon 
Dieu?  ma  vaine  délicatesse  est  blessée  de  n'a- 
voir rien  que  ce  qu'on  lui  accorde  à  cause  de 
vous.  0  injustice  !  ô  révolte  !  ô  aveugle  et  dé- 
testable orgueil!  Punissez-le,  mon  Dieu.  Je 
suis  pour  vous  contre  moi  ;  j'entre  dans  les  in- 
térêts de  votre  gloire  et  de  votre  justice  contre 
ma  vanité.  0  folle  créature,  idolâtre  de  toi- 
même  !  qu'as-tu  donc,  indépendamment  de  Dieu , 
qui  mérite  cette  tendresse,  cet  attachement ,  cet 
amour  indépendant  de  la  charité.  0  qu'il  faut  de 
charité  pour  se  supporter  dans  cette  injustice, 
de  vouloir  que  les  autres  fassent  pour  nous  ce 
que  Dieu  nous  défend  de  faire  pour  nous- 
mêmes  !  Amour  que  Dieu  imprime  dans  le  fond 
de  ses  créatures  ,  est-ce  là  l'usage  qu'il  en  veut 
tirer?  Nenousa-t-il  faits  capables  d'aimer, 
qu'alîn  que  nous  nous  détournions  les  uns  les 
autres  de  l'unique  terme  du  pur  amour  ?  Non, 
mon  Dieu  ,  je  ne  veux  plus  qu'on  m'aime;  à 
peine  faut-il  qu'on  me  souffre  pour  l'amour  de 
vous  :  plus  je  suis  délicat  et  sensible  sur  cet 
amour  des  autres,  plus  j'en  suis  indigne  ,  et 
dans  le  besoin  d'en  être  privé. 

11  en  est,  ô  Seigneur,  delà  réputation  comme 
de  l'amitié  :  donnez  ou  ôtez  selon  vos  desseins  ; 
que   cette   réputation,   plus  chère  que  la  vie , 

'  Rom.  M.  i. 

FÉNELON.     TOME    VI. 


devienne  comme  un  linge  sali,  si  vous  y  trouvez 
votre  gloire  :  qu'on  passe  et  qu'on  repasse  sur 
moi  comme  sur  les  morts  qui  sont  dans  le  tom- 
beau ;  qu'on  ne  mécompte  rien;  qu'on  ail  hor- 
reur de  moi  ;  qu'on  ne  m'épargne  en  rien  ,  tout 
est  bon.  S'il  me  reste  encore  quelque  sensibilité 
volontaire  .  quelque  vue  secrète  sur  la  réputa- 
tion ,  je  ne  suis  point  mort  avec  Jésus-Christ  , 
et  je  ne  suis  point  en  état  d'entrer  dans  sa  vie 
ressuscitée. 

Ce  n'est  qu'après  l'extirpation  de  la  vie  ma- 
ligne et  corrompue  du  vieil  homme ,  que  nous 
passons  dans  la  vie  de  l'homme  nouveau.  Il 
faut  que  tout  meure,  douceurs  ,  consolation, 
repos,  tendresse,  amitié,  honneur,  réputation  : 
tout  nous  sera  rendu  au  centuple  ;  mais  il  faut 
que  tout  meure  ,  que  tout  soit  sacrifié.  Quand 
nous  aurons  tout  perdu  en  vous,  f)  mon  Dieu  , 
nous  retrouverons  tout  en  vous.  Ce  que  nous 
avions  en  nous  avec  l'impureté  du  vieil  homme 
nous  sera  rendu  avec  la  pureté  de  l'homme  re- 
nouvelé ,  comme  les  métaux  mis  au  feu  ne  per- 
dent point  leur  pure  substance ,  mais  sont  pu- 
rifiés de  ce  qu'ils  ont  de  grossier.  Alors,  mon 
Dieu  ,  le  même  esprit  qui  gémit  et  qui  prie 
en  nous ,  aimera  en  nous  plus  parfaitement. 
(Combien  nos  cœurs  seront-ils  plus  grands, 
plus  tendres  et  plus  généreux  !  Nous  n'aime- 
rons plus  en  foibles  créatures,  et  d'un  cœur  res- 
serré dans  d'étroites  bornes  :  l'amour  infini 
aimera  en  nous  ,  notre  amour  portera  le  carac- 
tère de  Dieu  même. 

Ne  songeons  donc  qu'à  nous  unir  à  Jésus- 
Christ  dans  son  agonie ,  dans  sa  mort  et  dans 
son  tou)beau  ;  ensevelissons-nous  dans  les  ténè- 
bres de  la  pure  foi  ;  livrons-nous  à  toutes  les 
horreurs  de  la  mort.  Non  ,  je  ne  veux  plus  me 
regarder  connue  étant  de  la  terre.  0  monde,  ou- 
bliez-moi conmie  je  vous  oublie ,  et  comme  je 
veux  moublier  moi-même!  Seigneur  Jésus, 
vous  n'êtes  mort  que  pour  me  faire  mourir  : 
arrachez-moi  la  vie;  ne  me  laissez  plus  res- 
pirer ;  ne  souffrez  aucune  réserve,  poussez  mon 
cœur  à  bout  ;  je  ne  mets  point  de  bornes  à  mon 
sacrifice. 


XIV. 

POUR  LE  JOUR  DE  l'aSCENSION. 

Il  me  semble  que  j'accompagne  avec  les  dis- 
ciples Jésus- Christ  jusqu'à  Béthanie.  Là  il 
monte  au  ciel  à  mes  yeux  ;  je  l'adore  ,  je  ne 
puis  me  lasser  de  le  regarder,  de   le  suivre 


66 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


d'affection ,  et  de  goûter  au  fond  de  mon  cœur 
les  paroles  de  vie  qui  sont  sorties  les  dernières 
de  sa  bouche  sacrée  quand  il  a  quitté  la  terre. 
G  Sauveur,  vous  ne  cessez  point  d'être  avec 
moi  et  de  me  parler!  Je  sens  la  vérité  de  cette 
promesse  :  Voilà  que  je  suis  avec  voi's  tous  les 
jours  jusqu'à  la  consommation  des  siècles  '. 
Vous  êtes  avec  nous  non-seulement  sur  cet 
autel  sensible ,  où  vous  appelez  tous  vos  enfans 
à  manger  le  pain  descendu  du  ciel  ;  mais  vous 
êtes  encore  au  dedans  de  nous,  sur  cet  autel  in- 
visible ,  dans  cette  église  et  ce  sanctuaire  inac- 
cessible de  nos  âmes ,  où  se  fait  l'adoration  en 
esprit  et  en  vérité.  Là  vous  sont  offertes  les 
pures  victimes  ;  là  sont  égorgés  tous  les  désirs 
propres ,  tous  les  retours  intéressés  sur  nous- 
mêmes,  et  tous  les  goûts  de  l'amour -propre. 
Là  nous  mauj^eons  le  véritable  pain  de  vie  dont 
votre  chair  adorable  même  n'est  que  la  super- 
ficie sensible  ;  là  nous  sommes  nourris  de  la 
pure  substance  de  l'éternelle  vérité  ;  là  le  Verbe 
fait  chair  se  donne  à  nous  comme  notre  verbe 
intérieur,  comme  noire  parole  ,  notre  sagesse, 
notre  vie,  notre  être,  notre  tout.  Si  nous  l'a- 
vons connu  selon  la  chair  et  par  les  sens  , 
po\ir  y  rechercher  un  goût  sensible  ,  nous  ne 
le  connoissons  plus  de  même  ;  c'est  la  pure  foi  et 
le  pur  amour  qui  se  nourrissent  de  la  pure  vé- 
rité de  Dieu  fait  une  même  chose  avec  nous. 
0  rrgne  démon  Dieu  !  c'est  ainsi  que  vous  ve- 
nez à  nous  dès  cette  vie  misérable.  0  volonté 
du  Père!  vous  êtes  par  là  accomplie  sur  la 
terre  comme  dans  le  ciel.  0  ciel  !  pendant  qu'il 
plaît  à  Dieu  de  me  tenir  hors  de  vous  dans  ce 
lieu  d'exil ,  je  ne  vais  point  vous  chercher  plus 
loin  ,  et  je  vous  trouve  sur  la  terre.  Je  ne  con- 
nois  ni  ne  veux  d'autre  ciel  que  mon  Dieu  ,  et 
mon  Dieu  est  avec  moi  au  milieu  de  cette  val- 
lée de  larmes.  Je  le  porte ,  je  le  glorifie  en  mon 
cœur  ;  il  vit  en  moi.  Ce  n'est  pas  moi  qui  vis  ; 
c'est  lui  qui  vit,  triomphant  dans  sa  créature 
de  boue,  et  qui  lafait  vivre  en  lui  seul.  0  bien- 
heureuse et  éternelle  Sion ,  où  Jésus  règne 
avec  tous  les  saints!  que  de  choses  glorieuses 
sont  dites  de  vous!  Que  j'aime  ce  règne  de  gloire 
qui  n'aura  point  de  fin  !  A  vous  seul,  Seigneur, 
l'empire,  la  majesté,  la  force  ,  la  toute-puis- 
sance aux  siècles  des  siècles. 

Seigneur  Jérus  ,  bien  loin  de  m'affliger  pour 
nous  de  ce  que  vous  n'êtes  pas  visible  sur  la 
terre  ,  je  me  réjouis  de  votre  triomphe  ;  c'est 
votre  seule  gloire  qui  m'occupe.  Je  joins  ici- 
bas  ma  foible  voix  avec  celle  de  tous  les  bien- 

»  Mattli.  XXVI 11.  20. 


heureux  pour  chanter  le  cantique  de  l'Agneau 
vainqueur  :  trop  heureux  ,  ô  Jésus  ,  de  souffrir 
dans  cet  exil  pour  vous  gloritîer  !  Votre  pré- 
sence sensible  ,  il  est  vrai ,  est  le  plus  doux  de 
tous  les  parfums  ;  mais  ce  n'est  pas  poui'  moi 
que  je  vous  cherche,  c'est  pour  vous.  0  si  je 
me  regardois  moi-même ,  qu'est-ce  qui  pour- 
roit  me  consoler,  dans  cette  misérable  vie  ,  de 
ne  vous  avoir  point  ,  de  vous  déplaire  par  tant 
de  fautes ,  et  de  me  voir  sans  cesse  en  risque 
dé  vous  perdre  éternellement  ?  Qu'est-ce  qui 
seroit  capable  d'adoucir  mes  peines ,  et  de  me 
faire  supporter  la  vie  ?  Mais  j'aime  mieux  votre 
volonté  que  ma  sûreté  propre. 

Je  vis  donc,  puisque  vous  voulez  que  je  vive. 
Cette  vie,  qui  n'est  qu'une  mort,  durera  au- 
tant que  vous  voudrez.  Vous  le  savez ,  ô  Dieu 
de  mon  cœur,  que  je  n'y  veux  tenir  à  rien  qu'à 
votre  ordre.  Je  ne  suis  dans  cette  terre  étran- 
gère qu'à  cause  que  vous  m'y  tenez.  Je  vous 
aime  mieuxque  mon  bonheur  et  que  ma  gloire. 
Il  vaut  mieux  vous  obéir  que  jouir  de  vous  ; 
il  vaut  mieux  souffrir  selon  vos  desseins,  que 
goûter  vos  délices  et  voir  la  lumière  de  votre 
visage.  En  me  privant  de  vous ,  privez-moi  de 
tout  ;  dépouillez ,  arrachez  sans  pitié;  ne  lais- 
sez rien  à  mon  ame .  ne  la  laissez  pas  elle- 
même  à  elle-même. 

Si  la  présence  du  Sauveur  a  dû  nous  être 
ôtée  ,  que  doit-il  nous  rester  ?  Si  Dieu  a  été 
jaloux  d'une  si  sainte  consolation  pour  les  apô- 
tres, avec  quelle  indignation  détruira-t-il  en 
nous  tant  d'amusemens  qui  nous  conservent 
certains  restes  secrets  d'une  vie  propre  !  Quelle 
consolation  sera  aussi  pure  que  celle  de  voir 
Jésus?  Et  par  conséquent  en  reste-t-il  quel- 
qu'une dont  nous  osions  encore  refuser  le  sa- 
crifice V  0  Dieu,  n'écoutez  plus  ma  lâcheté; 
dépouillez  ,  écorchez,  s'il  le  faut  ;  coupez  jus- 
qu'au vif.  Quand  tout  sera  ôté  ,  ce  sera  alors 
que  vous  resterez  seul  dans  l'ame. 


XV. 


POUR  LE  JOUR  DE  LA  PENTECÔTE. 

Vous  avez  commencé ,  Seigneur,  par  ôterà 
vos  apôtres  ce  qui  paroissoit  le  plus  propre  à 
les  soutenir,  je  veux  dire  la  présence  sensible 
de  Jésus  votre  fils  :  mais  vous  avez  tout  détruit 
pour  tout  établir  :  vous  avez  ôté  tout  pour  ren- 
dre tout  avec  usure.  Telle  est  votre  méthode. 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


67 


Vous  vous  plaisez  à  renverser  l'ordre  du  sens 
humain. 

Après  avoir  ôlé  cette  possession  sensible  de 
Jésus-Christ  ,  vous  avez  donné  votre  Saint- 
Esprit.  0  privation  ,  que  vous  êtes  précieuse 
et  pleine  de  vertu,  puisque  vous  opérez  plus 
que  la  possession  du  Fils  de  Dieu  même  !  0 
âmes  lâches  !  pourquoi  vous  croyez-vous  si 
pauvres  dans  la  privation ,  puisqu'elle  enrichit 
plus  que  la  possession  du  plus  grand  trésor? 
Bienheureux  ceux  qui  manquent  de  tout  et  qui 
manquent  de  Dieu  même ,  c'est-à-dire  de 
Dieu  goûté  et  aperçu  !  Heureux  ceux  pour  qui 
Jésus  se  cache  et  se  retire  !  L'Esprit  consolateur 
viendra  sur  eux  ;  il  apaisera  leur  douleur,  et 
aura  soin  d'essuyer  leurs  larmes.  Malheur  à 
ceux  qui  ont  leur  consolation  sur  la  terre  ,  qui 
trouvent  hors  de  Dieu  le  repos ,  l'appui  et 
l'attachement  de  leur  volonté!  Ce  hou  Esprit 
promis  à  tous  ceux  qui  le  demandent  n'est  point 
envoyé  sur  eux.  Le  Consolateur  envoyé  du  ciel 
n'est  que  pour  les  âmes  qui  ne  tiennent  ni  au 
monde  ni  à  elles-mêmes. 

Hélas  !  Seigneur,  où  est-il  donc  cet  Esprit 
qui  doit  être  ma  vie?  il  sera  l'ame  de  mon  ame. 
Mais  où  est-il  ?  je  ne  le  sens ,  je  ne  le  trouve 
point.  Je  n'éprouve  dans  mes  sens  que  fragilité, 
dans  mon  esprit  que  dissipation  et  mensonge  , 
dans  ma  volonté  qu'inconstance  et  que  partage 
entre  votre  amour  et  raille  vains  amusemens. 
Où  est-il  donc  votre  Esprit?  Que  ne  vient-il 
créer  en  moi  un  cceur  nouveau  selon  le  vôtre  ? 
0  mon  Dieu  ,  je  comprends  que  c'est  dans  cette 
ame  appauvrie  que  votre  Esprit  daignera  habiter, 
pourvu  qu'elle  s'ouvre  à  lui  sans  mesure.  C'est 
cette  absence  sensible  du  Sauveur  et  de  tous  ses 
dons  qui  attire  l'Esprit  saint.  Venez  donc,  ô 
Esprit;  vous  ne  pouvez  rien  trouver  de  plus 
pauvre  ,  de  plus  dépouillé  ,  de  plus  nu ,  de  plus 
abandonné ,  de  plus  foible  que  mon  cœur. 
Venez ,  apportez-y  la  paix ,  non  cette  paix  d'a- 
bondance qui  coule  comme  un  fleuve,  mais 
cette  paix  sèche  ,  celte  paix  de  patience  et  de 
sacrifice;  cette  paixamère,  mais  paix  véritable 
pourtant,  et  d'autant  plus  pure  ,  plus  intime  , 
plus  profonde,  plus  intarissable,  qu'elle  n'est 
fondée  que  sur  le  renoncement  sans  réserve. 

0  Esprit  !  ô  amour  !  ô  vérité  de  mon  Dieu  ! 
ô  amour  lumière  !  ô  amour,  qui  enseignez  l'ame 
sans  parler,  qui  faites  tout  entendre  sans  rien 
dire ,  qui  ne  demandez  rien  à  l'ame,  et  qui  l'en- 
traînez parle  silence  à  tout  sacrifice  !  0  amour 
qui  dégoûtez  de  tout  autre  amour,  qui  faites 
qu'on  se  hait,  qu'on  s'oublie  et  qu'on  s'aban- 
donne !  0  amour  qui  coulez  au  travers  du  cœur 


comme  la  fontaine  de  vie,  qui  pourra  vous  con- 
naître ,  sinon  celui  en  qui  vous  serez?  Taisez- 
vous,  hommes  aveugles,  l'amour  n'est  point 
en  vous.  Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites;  vous 
ne  voyez  rien  ,  vous  n'entendez  rien.  Le  vrai 
Docteur  ne  vous  a  jamais  enseignés. 

C'est  lui  qui  rassasie  l'ame  de  la  vérité  sans 
aucune  science  distincte.  C'est  lui  qui  fait  naître 
au  fond  de  l'ame  les  vérités  que  la  parole  sen- 
sible de  Jésus-Christ  n'avoit  exposées  qu'aux 
yeux  de  l'esprit.  On  goûte,  on  se  nourrit,  on 
se  fait  une  même  chose  avec  la  vérité.  Ce  n'est 
plus  elle  qu'on  voit  comme  un  objet  hors  de  soi  ; 
c'est  elle  qui  devient  nous-mêmes,  et  que  nous 
sentons  intimement  comme  l'ame  se  sent  elle- 
même.  0  quelle  puissante  consolation  sans 
chercher  à  se  consoler  !  On  a  tout  sans  rien 
avoir.  Là  on  trouve  en  unité  le  Père  ,  le  Fils  et 
le  Saint-Esprit  ;  le  Père  créateur,  qui  crée  en 
nous  tout  ce  qu'il  veut  y  faire  pour  nous  rendre 
des  enfans  semblables  à  lui  ;  le  Fils  Verbe  de 
Dieu ,  qui  devient  le  verbe  et  la  parole  intime 
de  l'ame,  qui  se  tait  à  tout  pour  ne  laisser  plus 
parler  que  Dieu  ;  enfin  l'Esprit ,  qui  souffle 
où  il  veut ,  qui  aime  le  Père  et  le  Fils  en  nous. 
0  mon  amour,  quiètes  mon  Dieu,  aimez-vous, 
glorifiez- vous  vous-même  en  moi.  Ma  paix  , 
ma  joie,  ma  vie,  sont  en  vous  ,  qui  êtes  mon 
tout ,  et  je  ne  suis  plus  rien. 


XVL 

POUR  LA  FÊTE  DU  S.  SACREMENT. 

J'adore  Jésus-Christ  au  saint  Sacrement  où 
il  cache  tous  les  trésors  de  son  amour.  0  octave 
trop  courte  pour  célébrer  tant  de  mystères  de 
Jésus  anéanti  !  Je  n'y  vois  qu'amour,  que  bonté 
et  que  miséricorde.  Hélas!  Seigneur,  que  vou- 
lez-vous? Pourquoi  cacher  votre  majesté  éter- 
nelle? Pourquoi  l'exposer  à  l'ingratitude  des 
âmes  insensibles  ,  à  l'irrévérence  des  hommes? 
Ah  1  c'est  que  vous  nous  aimez,  vous  nous  cher- 
chez, vous  vous  donnez  tout  entier  à  nous. 
Mais  encore  de  quelle  manière  faites-vous  ce 
don?  sous  la  figure  de  l'aliment  le  plus  fami- 
lier. 0  mon  pain,  ô  ma  vie,  ô  chair  de  mon 
Sauveur,  venez  exciter  ma  faim  !  je  ne  veux 
plus  me  nourrir  que  de  vous. 

0  Verbe  ,  ô  Sagesse ,  ô  Parole  ,  ô  Vérité 
éternelle  ,  vous  êtes  caché  sous  cette  chair,  et 
cette  chair  sacrée  se  cache  sous  cette  apparence 
grossière  du  pain.  0  Dieu  caché,  je  veux  vivre 


08 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


caché  avec  vous  pour  vivre  de  votre  vie  divine. 
Sous  toutes  mes  misères ,  mes  foiblesses  ,  mes 
indignités,  je  cacherai  Jésus;  je  deviendrai  le 
saci-ement  de  son  amour  :  on  ne  verra  que  le 
voile  grossier  du  sacrement ,  la  créature  im- 
parfaite et  fragile  ,  mais  au  dedans  vivra  le  vrai 
Dieu  de  gloire. 

Hélas  !  ô  Dieu  d'amour,  quand  viendrez-vous 
donc?  Quand  est-ce  que  je  vous  aimerai?  Quand 
est-ce  que  vous  serez  le  seul  aliment  de  mon 
cœur,  et  mon  pain  au-dessus  de  toute  subs- 
tance? Le  pain  extérieur,  cette  créature  fragile, 
sera  brisé  et  exposé  à  toute  sorte  d'accidens  ; 
mais  Jésus ,  immortel  et  impassible  ,  sera  en 
elle  sans  division  et  sans  changement.  Vivant 
de  lui ,  je  ne  vivrai  plus  que  pour  lui ,  et  il  vi- 
vra tout  seul  en  moi. 

Verbe  divin ,  vous  parlerez  ,  et  mon  ame  se 
taira  pour  vous  entendre  ;  cette  simple  parole 
qui  a  fait  le  monde  se  fera  entendre  de  sa  créa- 
ture, et  elle  fera  en  tout  ce  qu'elle  exprimera  : 
elle   formera  sa  nouvelle  créature  comme  elle 
forma  l'univers.  Taisez-vous  donc  ,  mon  ame  ; 
n'écoutez  plus  rien    ici-bas;  ne  vous  écoutez 
plus  vous-même  dans  ce  silence  qui  est  l'anéan- 
tissement  de   l'esprit.   F^aissez  parler  le  Verbe 
fait   chair;  ô   qu'il  dira  de  choses  !   Il  est  lui 
seul   toute   vérité.    Quelle  différence  entre  la 
créature  qui   dit  en  passant   quelque   vérité, 
et    qui    dit  ce  qui    n'est   point   à   elle    mais 
ce  qui   est  comme   emprunté  de   Dieu ,   et  le 
Fils  de  Dieu  qui  est  la  vérité  même!  Il  est  ce 
qu'il  dit;  il  est  la  vérité  en  substance  :  aussi  ne 
la  dit-il  point  comme  nous  la  disons;  il   ne  la 
fait  point  passer  devant  les  yeux  de  notre  esprit 
successivement  et  par  pensées  détachées  ;  il  la 
porte  elle-même   toute  entière  dans  le  fond  de 
notre  être;  il  l'incorpore  en  nous  et  nous  en 
elle  :  nous  sommes  faits  vérité  de  Dieu.  Alors 
ce  n'est  point  par  force  de  raisonnemens  et  de 
science,  c'est  par  simplicité  d'amour  qu'on  est 
dans  la  vérité;  tout  le  reste  n'est  plus  qu'ombre 
et  mensonge.  On  n'a  plus  besoin  de  discourir 
et  de  se  convaincre  en  détail  :  c'est  l'amour  qui 
imprime  toute  vérité.  D'une  seule  vue  on  est 
saisi  du  néant  de  la  créature  et  du  tout  de  Dieu. 
Cette  vue  décide  tout ,  elle  entraîne  tout ,  elle 
ne  laisse  plus  rien  à  l'esprit  :  on  ne  voit  qu'une 
seule  vérité,  et  tout  le  reste  disparoît. 

0  monde  insensé  et  srandaleux  ,  on  ne  peut 
plus  vous  voir  ni  vous  entendre.  0  amour-pro- 
pre, vous  faites  horreur;  on  se  supporte  pa- 
tiemment comme  Jésus-Christ  supporloil  Judas. 
Tout  passe  de  devant  mes  yeux  ,  mais  rien  ne 
m'importe,  rien  n'est  mon  afl'aire  ,  sinon  l'af- 


faire unique  de  faire  la  volonté  de  Dieu  dans 
le  moment  présent ,  et  de  vouloir  sa  volonté 
sur  la  terre  comme  on  la  veut  dans  le  ciel. 

0  Jésus,  voilà  le  vrai  culteque  vousattendez. 
Qu'il  est  aisé  de  vous  adorer  par  des  cérémonies 
et  des  louanges  !  mais  qu'il  y  a  peu  d'ames  qui 
vous  rendent  ce  culte  intérieur  !  Hélas  !  on  ne 
voit  partout  qu'une  religion  en  figure  ,  qu'une 
religion  judaïque.  On  voudroit  par  esprit  pos- 
séder votre  vérité,  mais  on  ne  veut  point  se  lais- 
ser posséder  par  elle  :  on  veut  participer  à  votre 
sacrifice  ,  et  jamais  se  sacrifier  avec  vous.  A 
moins  qu'on  ne  se  perde  en  vous ,  jamais  on  ne 
sera  fait  une  même  chose  avec  vous.  0  Dieu 
caché,  que  vous  êtes  inconnu  aux  hommes  !  0 
amour ,  on  ne  sait  ce  que  c'est  que  d'aimer. 
Enseignez-le  moi,  et  ce  sera  m'enseigner  toutes 
les  vérités  en  une  seule. 


XVIL 

POUR  LA  FÊTE  DE  SAINTE  MAGDELEINE. 

Je  voudrois ,  mon  Sauveur ,  comme  sainte 
Magdeleine,  vous  suivre  par  amour  jusque  dans 
la  poussière  du  tombeau.  C'étoit  d'elle,  Seigneur, 
que  vous  fîtes  sortir  sept  démons.  Que  j'aime  à 
voir  que  les  saints  que  vous  avez  tirés  de  l'état 
le  plus  affreux  sont  ceux  qui  vous  cherchent  avec 
plus  de  courage  et  de  tendresse  !  Tous  vos  dis- 
ciples. Seigneur,  s'enfuient  ;  Magdeleine  seule, 
qui  a  été  la  proie  de  tant  de  démons,  arrosevotre 
tombeau  de  ses  larmes  ;  elle  est  inconsolable 
de  ne  plus  trouver  votre  corps  ;  elle  le  demande 
à  tout  ce  qu'elle  trouve  ;  dans  le  transport  de 
sa  douleur,  elle  ne  mesure  point  ce  qu'elle  dit, 
elle  ne  sait  pas  même  les  paroles  qu'elle  pro- 
nonce. Quand  l'amour  parle,  il  ne  consulte  point 
la  raison. 

Je  cours  en  pleine  liberté  ,  comme  vos  vrais 
enfans.  à  l'odeur  de  vos  parfums.  Je  cours ,  ô  « 
mon  Dieu,  avec  Magdeleine  vers  votre  tom- 
beau; jecours,  sansm'arrêter,  à  la  mort  entière 
de  tout  moi-même  ;  je  descends  jusque  dans  la 
poussière  ;  je  m'enfonce  dans  les  ténèbres  et 
dans  l'horreur  de  ce  tombeau.  Je  ne  trouve 
plus,  ô  Sauveur,  aucun  reste  sensible  de  votre 
présence ,  aucune  trace  de  vos  dons.  L'époux 
s'est  enfui,  tout  est  perdu  ;  il  ne  reste  ni  époux, 
ni  amour,  ni  lumière  :  Jésus  est  enlevé.  0  dou- 
leur !  ô  tentation  !  ô  désespoir  !  Perdre  jusqu'à 
mcn  amour  même!  Jésus  caché  et  enseveli  au 
fond  de  mon  cœur  ne  s'y  trouve  plus  !  Où  est- 


MAN'UEL  DE  PIÉTÉ. 


69 


il  ?  qu'est-il  devenu  ?  Je  le  demande  à  toute  la 
nature,  et  foute  la  nature  est  muette  ;  il  ne  me 
reste  de  mon  amour ,  que  le  trouble  de  l'avoir 
perdu.  Où  est-il?  Donnez-le-moi,  ôtez-moi 
tout  le  reste,  je  l'emporterai.  Pauvre  ame  ,  qui 
ne  sais  rien  de  ce  que  tu  dis,  mais  trop  heureuse, 
puisque  tu  aimes,  sans  savoir  que  c'est  l'amour 
qui  te  fait  parler  ! 

0  amour,  vous  voulez  des  âmes  qui  osent 
tout,  et  qui  ne  se  promettent  rien,  qui  ne  disent 
jamais  :  Je  le  puis  ,  ou  ,  Je  ne  le  puis  pas.  On 
peut  tout  en  vous;  on  ne  peut  rien  sans  vous. 
Quiconque  aime  parfaitement  ne  se  mesure  plus 
sur  soi  ;  il  est  prêt  à  tout,  et  ne  tient  plus  à 
rien. 


XVIII. 

POLR  LE   JOUR  DE  l'aSSOMPTION. 

0  mon  Dieu,  je  me  présente  aujourd'hui  à 
vous  avec  Marie  mère  de  votre  Fils.  Donnez- 
moi  des  pensées,  donnez-moi  un  cœur  qui  ré- 
pondent aux  pensées  et  au  cœur  de  Marie.  0 
Jésus,  voilà  votre  mère  qui  quitte  la  terre  pour 
se  réunir  à  jamais  à  vous.  Je  la  quitte  ;  avec  elle 
mon  cœur  s'élève  vers  le  ciel  pour  n'aimer  que 
vous.  0  Esprit,  qui  descendîtes  sur  cette  Vierge 
pour  la  rendre  féconde ,  descendez  sur  moi  pour 
me  purifier. 

.  Que  vois-je  dans  Marie  pendant  les  derniers 
temps  de  sa  vie?  Elle  persévérait,  dit  saint 
Luc  ' ,  dans  la  prière  avec  les  autres  femmes, 
c'est-à-dire  qu'elle  ne  faisoit  au-dehors  que  ce 
que  les  autres  faisoient.  La  perfection,  qui  étoit 
sans  doute  dans  la  mère  du  Fils  de  Dieu,  ne  con- 
siste donc  pas  dans  des  actions  extraordinaires 
et  éclatantes.  Nous  ne  voyons  ni  prophéties,  ni 
miracles,  ni  instruction  des  peuples,  ni  extases  ; 
rien  que  de  simple  et  de  commun.  Sa  vie  étoit 
toute  intérieure  :  eWe  priait  a.\ec persévérance: 
voilà  son  occupation  où  elle  se  bornoit  ;  mais  , 
sans  se  distinguer ,  elle  prioit  avec  les  autres 
femmes.  0  combien  sa  prière  devoit-elle  être 
plus  pure  et  plus  divine  !  Mais  ces  trésors  de- 
meuroient  cachés  :  au  dehors  on  ne  voyoit  que 
recueillement,  simplicité,  vie  commune. 

Adoration  en  esprit  et  en  vérité  ,  dont  Marie 
est  le  modèle,  quand  est-ce  que  les  hommes  vous 
connoîtront  ?  Ils  vous  cherchent  où  vous  n'êtes 
pas,  dans  les  grands  projets,  dans  les  conduites 
pleines  d'austérité.  Toutes  ces  choses  ont  leur 

'  AcI.  I.    ti. 


tctii|)s,  et  Dieu  y  appelle  quand  il  lui  plait  ;  mais 
le  vrai  culte,  le  pur  amour  ne  dépend  |)oint  de 
toutes  CCS  choses.  Aimer  en  silence  ,  ne  vouloir 
que  Dieu  seul,  ne  tenir  à  rien,  pas  même  à  ses 
dons  pour  se  les  approprier  avec  complaisance; 
souffrir  tout  en  esprit  ;  soullVir  la  vie  comme  les 
maux  dont  elle  est  pleine,  [)ar  abandon  à  Dieu  , 
et  dans  le  dépouillement  intérieur,  comme  Marie 
vivoit  dans  cette  anière  séparation  d'avec  son 
Fils  ;  ne  se  compter  plus  pour  rien  dans  toutes 
les  choses  qu'on  a  à  faire  ou  à  souffrir;  ne  se 
croire  ni  capable  ni  incapable  d'aucune  chose  , 
mais  se  laisser  mener  comme  un  petit  enfant , 
ou  comme  Marie  se  laisse  donner  par  son  Fils  à 
Jean  pour  être  conduite  par  lui  ;  n'avoir  plus 
rien  à  soi,  et  n'être  plus  à  soi-même;  vivre, 
mourir  avec  un  cœur  égal,  ou  plutôt  n'avoir  ni 
cœur  m  volonté,  mais  laisser  Dieu  uniquement 
vouloir  et  s'aimer  soi-même  sans  mesure  au 
dedans  de  nous  :  ô  vous  voilà,  adoration  pure  , 
simple  et  parfaite  !  c'est  de  tels  adorateurs  que 
le  Père  cherche. 

Mais,  hélas  !  où  les  trouvera-t-il  ?  On  craint 
toujours  d'aller  trop  loin,  et  de  se  perdre  en  se 
donnant  à  Dieu.  La  pure  foi  ne  suffit  point  aux 
âmes  timides  et  intéressées.  Elles  veulent  voir 
et  posséder  des  dons  sensibles  ;  s'appuyer,  com- 
me dit  l'Ecriture  ,  sur  un  bras  de  chair  ou  sur 
la  force  de  leur  sagesse.  Marcher  comme  Abra- 
ham, sans  savoir  où  l'on  va  j  est  une  chose  qui 
révolte  les  sens  et  la  raison  défiante.  Hélas  !  on 
veut  servir  Dieu ,  mais  à  condition  de  régler 
tous  ses  pas,  d'arranger  ses  affaires,  de  se  faire 
un  genre  de  vie  doux  et  commode.  On  ne  veut 
rien  ,  dit-on.  Hé  !  ne  veut-on  pas  les  commo- 
dités de  la  vie  ,  la  consolation  de  l'amitié  ,  le 
succès  des  choses  qu'on  croit  bonnes,  la  conser- 
vation d'une  réputation  avantageuse  ?  0  Dieu 
de  vérité  ,  faites  luire  vos  plus  purs  rayons  de 
grâce  dans  ces  âmes  timides  et  mercenaires  ! 
Montrez-leur  qu'elles  veulent  tout,  quoiqu'elles 
ne  croient  rien  vouloir.  Poussez-les  sans  relâche 
de  sacrifice  en  sacrifice.  Elles  reconnoîtront,  à 
chaque  chose  qu'il  faudra  sacrifier,  qu'il  n'y 
en  avoit  aucune  à  laquelle  elles  ne  se  tinssent 
fortement.  Quelles  agonies  quand  Dieu  nous 
prend  au  mot,  et  ne  fait  que  prendre  ce  que 
nous  lui  avons  tant  de  fois  abandonné!  0  aban- 
don ,  on  parle  de  vous  sans  vous  connoitre  !  0 
sacrifice  de  vérité ,  vous  êtes  dans  la  bouche  ,  et 
point  dans  le  cœur  !  0  mon  ame,  je  ne  me  fie 
plus  à  vous  ;  je  ne  me  fie  qu'à  Dieu  seul,  qui 
m'arrachera  à  moi-même.  <J  Marie,  mère  de 
Jésus!  je  veux  vivre  et  mourir  avec  vous  dans  le 
pur  amour. 


70 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


XIX. 

POl'R  LE  JOLR  DE  SAINT  AL'GCSTIN. 

Que  vois-je,  Seigneur,  en  saint  Augustin  ? 
le  comble  de  sa  misère,  et  puis  une  miséricorde 
qui  la  surpasse.  0  qu'une  amefoible  et  miséra- 
ble est  consolée  à  la  vue  d'un  tel  exemple  !  C'est 
ainsi,  ô  mon  Dieu,  que  vous  aimez  à  sauver  ce 
qui  étoit perdu,  à  redresser  ce  qui  étoit  égaré, 
à  remettre  dans  votre  sein  tendre  et  paternel  ce 
qui  étoit  loin  de  vous  et  livré  à  ses  passions.  0 
aimable  saint,  vous  m'êtes  mis  devant  les  yeux 
pour  ni'apprendre,  dans  l'abîme  de  mes  ténè- 
bres, à  espérer  et  à  ne  me  décourager  jamais  , 
puisque  la  source  des  miséricordes  ne  tarit  point 
pour  les  cœurs  pénitens  ;  enfin  à  me  supporter 
moi-même  en  tout  ce  que  je  vois  en  moi  de  plus 
humiliant. 

0  amour  de  mon  Dieu  ,  que  n'avez-vous  pas 
fait  dans  le  cœur  d'Augustin  !  En  lui  ,  onavoit 
vu  l'amour  aveugle,  l'amour  égaré,  l'amour 
insensé  ;  ô  amour  ,  vous  êtes  retourné  à  votre 
centre  vers  la  vérité  et  la  beauté  éternelle  :  cet 
amour,  qui  avoit  si  longtemps  couru  après  le 
mensonge ,  est  devenu  l'amour  parfait  :  c'est 
l'amour  humble,  c'est  l'amour  qui  s'anéantit 
pour  mieux  aimer.  Augustin  ne  s'aime  plus  lui- 
même,  tant  il  aime  Dieu  ;  il  ne  voit  plus  rien 
par  son  propre  esprit  ;  il  est  abattu ,  ce  grand 
génie ,  si  fécond ,  si  vif ,  si  étendu  ,  si  élevé  ,  si 
hardi  pour  contempler  les  plus  hautes  vérités. 
Qu'est-il  donc  devenu  cet  homme  qui  perçoit 
les  plus  grandes  difficultés  ,  qui  raisonnoit  si 
subtilement,  qui  parloit,  qui  décidoit  avec  tant 
d'assurance?  Qu'en  resle-t-il  .^  Hélas!  je  ne 
vois  plus  que  la  simplicité  d'un  enfant  ;  il  suit 
sans  voir,  il  croit  sans  comprendre:  l'amour 
simple  et  anéanti  est  devenu  son  unique  lu- 
mière ;  il  ne  cherche  plus  à  connoitre  par  ses 
propres  lumières,  mais  l'onction  de  Tamourlui 
apprend  toute  vérité  ;  il  la  trouve  renfermée 
dans  le  méprisde  tout  lui-même,  et  dans  l'amour 
de  Dieu  qui  est  l'unique  bien.  Qui  suis-je? 
s'écrie-t-il.  Rien  qu'une  voix  qui  crie  :  Dieu 
est  tout,  et  il  n'y  a  que  lui. 

0  profonde  doctrine  !  la  lumière  la  plus  pré- 
cieuse est  cette  lumière  éternelle  qui  anéantit  les 
lumières  humaines  :  c'est  cet  état  d'obscurité  , 
oîi  sans  rien  voir  en  l'homme ,  l'amour  parfait 
voit  tout  d'une  manière  divine  :  c'est  ce  goût 
intime  de  la  vérité ,  qui  ne  la  met  plus  devant 
les  yeux  de  la  chair  et  du  sang,  mais  qui  la  fait 
habiter  au  fondde  nous-mêmes.  0  chère  science 
de  Jésus,  en  comparaison  de  laquelle  tout  n'est 


rien,  qui  vous  donnera  à  moi  ?  qui  me  donnera 
à  vous  ?  Enseignez-moi,  Seigneur  ,  à  aimer ,  et 
je  saurai  toutes  vos  Ecritures.  Toutes  leurs  pages 
m'enseignent  que  l'ame  qui  aime  sait  tout  ce 
que  vous  voulez  qu'on  sache.  0  amour  ,  ins- 
truisez-moi par  le  cœur  ,  et  non  par  l'esprit. 
Désabusez-moi  de  ma  vaine  raison,  de  ma  pru- 
dence aveugle,  de  tous  désirs  indigues  d'une 
ame  qui  vous  aime.  Que  je  meure,  comme 
Augustin,  à  tout  ce  qui  n'est  pas  vous. 


XX. 


POUB  LA  FÊTE  DE  TOfS  LES  SAINTS. 

L'intention  de  l'Eglise  est  d'honorer  aujour- 
d'hui tous  les  saints  ensemble.  Je  les  aime  ,  je 
les  invoque,  je  m'unis  à  eux  ,  je  joins  ma  voix 
aux  leurs  pour  louer  celui  qui  les  a  faits  saints . 
Que  volontiers  je  m'écrie  avec  cette  Eglise  cé- 
leste :  Saint,  saint,  saint  !  à  Dieu  seul  la  gloire  ! 
que  tout  s'anéantisse  devant  lui  ! 

Je  vois  les  saints  de  tous  les  âges,  de  tous  les 
tempéramens.  de  toutes  les  conditions  .  il  n'y  a 
donc  ni  âge,  ni  tempérament,  ni  condition  qui 
exclue  de  la  sainteté.  Ils  ont  eu  au  dehors  les 
mêmes  obstacles,  les  mêmes  combats  que  nous; 
ils  ont  eu  au  dedans  les  mêmes  répugnances , 
les  mêmes  sensiblilés,  les  mêmes  tentations,  les 
mêmes  révoltes  de  la  nature  corrompue  ;  ils  ont 
eu  des  habitudes  tyranniques  à  détruire,  des  re- 
chutes à  réparer  ,  des  illusions  à  craindre ,  des 
relàchemens  flatteurs  à  rejeter ,  des  prétextes 
plausibles  à  surmonter  ,  des  amis  à  craindre  , 
des  ennemis  à  aimer,  un  orgueil  à  saper  par  le 
fondement,  une  humeur  à  réprimer,  un  amour- 
propre  à  poursuivre  sans  relâche  jusque  dans 
les  derniers  replis  du  cœur. 

Ah  !  que j'aimeà  voir  lessaints,foiblescomme 
moi,  toujours  auxprisesaveceux-mêmes,  n'ayant 
jamais  unseul  moment  d'assuré  !  J'en  vois  dans 
la  retraite  livrés  aux  plus  cruelles  tentations  ; 
j'en  vois  dans  les  prospérités  les  plus  redouta- 
bles et  dans  le  commerce  du  siècle  le  plus  em- 
pesté. 0  grâce  du  Sauveur  ,  vous  éclatez  par- 
tout, pour  mieux  montrer  voire  puissance,  et 
pourôfer  louteexcuse  à  ceuxqui  vous  résistent! 
Il  n'y  a  ni  habitude  enracinée,  ni  tempérament 
ou  violent  ou  fragile,  ni  croix  accablantes,  ni 
prospérités  empoisonnées  ,  qui  puissent  nous 
excuser ,  si  nous  ne  pratiquons  pas  l'Evangile. 
Cette  foule  d'exemples  décide  :  la  grâce  prend 
toutes  les  formes  les  plus  diverses,  suivant  les 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 


71 


divers  besoins  :  elle  fait  aussi  aisément  dos  rois 
humbles,  (jue  des  solitaires  péuitens  et  recueillis  : 
tout  1  ui  est  facile  quand  nous  ne  résistons  pas  à  son 
attrait.  J'entends  la  voix  du  Seigneur  qn'\  dit  que 
Dieu  sait  changer  les  pierres  mêmes  en  eufans 
d'Abraham.  0  Jésus,  ô  Parole,  irais  Parole  d'é- 
ternelle vérité  !  accomplissez  donc  celte  parole 
en  moi ,  moi  pierre  dure  et  insensible ,  moi  qui 
ne  puis  être  taillé  que  sous  les  coups  redoublés 
du  marteau ,  moi  rebelle  ,  indocile  et  incapable 
de  tout  bien.  0  Seigneur  ,  prenez  cette  pierre; 
glorifiez-vous,  amollissez  mon  cœur;  animez-le 
de  votre  Esprit  ;  rendez-le  sensible  à  vos  vérités 
éternelles  ;  formez  en  moi  un  enfant  d'Abra- 
ham, qui  marche  sur  les  vestiges  de  sa  foi. 

Dirai-je  avec  le  monde  insensé:  Je  veux  bien 
mesauver,  maisjene  prétends  pas  être  un  samt? 
Ah  !  qui  peut  espérer  son  salut  sansla  sainteté? 
Rien  d'impur  n'entrera  au  royaume  des  cieux  ; 
aucune  tache  n'y  peut  entrer  ;  si  légère  qu'elle 
puisse  être,  il  faut  qu'elle  soit  effacée,  et  que  tout 
soit  purifié  jusque  dans  le  fond  par  le  feu  vengeur 
de  lajustice  divine,  ou  en  ce  monde  ou  en  l'autre  : 
tout  ce  qui  n'est  pas  dans  l'entier  renoncement 
à  soi  et  dans  le  pur  amour  qui  rapporte  tout  à 
Dieu  sans  retour,  est  encore  souillé.  0  sainteté 
de  mon  Dieu,  aux  yeux  duquel  les  astres  mêmes 
ne  sont  pas  assez  purs  !  0  Dieu  juste,  qui  jugerez 
toutes  nos  imparfaites  justices!  mettez  la  vôtre 
au  dedans  de  mes  entrailles  pour  me  renou- 
veler; ne  laissez  rien  en  moi  de  moi-même. 


XXI. 

POl'R  LA  COMMÉMORATION  DES  MORTS. 

Mon  Dieu,  je  regarde  avec  consolation  cette 
cérémonie  de  votre  Eglise  qui  met  la  mort  de- 
vant nos  yeux.  Hélas  !  faut-il  que  nous  ayons 
besoin  qu'on  nous  en  rappelle  le  souvenir!  Tout 
n'est  que  mort  ici-bas  ;  le  genre  humain 
tombe  en  ruine  de  tous  côtés  à  nos  yeux  ;  il 
s'est  élevé  un  monde  nouveau  sur  les  ruines  de 
celui  qui  nous  a  vus  naître;  et  ce  nouveau  monde, 
déjà  vieilli ,  est  prêt  à  disparoitre  :  chacun  de 
nous  meurt  insensiblement  tous  les  jours  ; 
l'homme,  comme  l'herbe  des  champs,  fleurit  le 
matin  ;  le  soir  il  languit ,  il  se  dessèche,  il  est 
flétri,  il  est  foulé  aux  pieds.  Le  passé  n'estqu'un 
songe  ;  le  présent  nous  échappe  dans  le  clin 
d'œil  où  nous  voulons  le  voir  ;  l'avenir  n'est 
point  à  nous,  peut-être  n'y  sera-t-il  jamais  ;  et, 


quand  il  y  seroit,  qu'en  faudroit-il  croire?  Il 
vient,  il  s'approche  ,  le  voilà,  il  n'est  déjà  plus, 
il  est  tombé  dans  cet  abîme  du  passé  où  fout  s'en- 
gouffre et  s'anéantit. 

0  Dieu  ,  il  n'y  a  que  vous  ;  vous  seul  êtes 
l'être  %éritable;  tout  le  reste  n'est  qu'une  image 
trompeuse  de  l'être  ,  qu'une  ombre  qui  s'enfuit. 
0  vérité,  ô  tout  !  je  me  réjouis  de  ce  que  je  ne 
suis  rien  :  à  vous  seul  appartient  d'êire  toujours: 
vous  êtes  le  vivant  au  siècle  des  siècles.  0  hom- 
mes aveugles  ,  qui  croyez  vivre,  et  qui  ne  faites 
que  mourir  ! 

Mais  cette  mort,  qui  fait  frémir  toute  la  na- 
ture, la  craindrai-je  lâchement  ?  Nou  ,  non  ; 
pour  les  enfants  de  Dieu  ,  elle  est  le  passage  à 
la  vie  ;  elle  ne  nous  dépouille  que  de  la  vanité 
et  de  la  corruption;  c'est  elle  qui  doit  nous  re- 
vêtir des  dons  éternels.  0  mort ,  ô  bonne  mort  ! 
quand  voudras-tu  me  réunir  à  ce  que  j'aime 
uniquement  ?  quand  viendras-tu  me  donner  le 
baiser  de  l'Epoux?  Quand  est-ce  que  les  liens 
de  ma  servitude  seront  rompus  ?  0  amour  été  - 
nel  !  ô  vérité  qui  ferez  luire  un  jour  sans  fin  !  ô 
paix  du  royaume  de  Dieu  ,  où  Dieu  lui-même 
sera  tout  en  tout  !  ô  céleste  patrie  !  ô  aimable 
Sion,  où  mon  cœur  enivré  se  perdra  en  Dieu  ! 
qui  ne  vous  désire,  que  désirera-t-il  ? 

Mais,  ô  mon  Dieu  et  mon  amour,  c'est  votre 
gloire,  et  non  mon  bonheur,  après  quoi  je  sou- 
pire ;  j'aime  mieux  votre  volonté  que  ma  béati- 
tude :  je  consens  donc,  pour  l'amour  de  vous , 
à  demeurer  encoie  loin  de  vous  dans  ce  lieu 
d'exil,  dans  cette  vallée  de  larmes ,  autant  que 
vous  le  voudrez.  Vous  savez  que  ce  n'est  point 
par  attachement  à  la  terre  ni  à  ce  corps  de  boue, 
ce  misérable  corps  de  péché,  mais  par  un  sacri- 
fice de  tout  moi-même  à  votre  bon  plaisir  ,  que 
je  consens  à  languir  encore  ici-bas.  Mais  faites 
que  je  demeure  à  tout  avant  que  de  mourir  : 
éteignez  en  moi  tout  désir  ;  déracinez  toute  vo- 
lonté ;  arrachez  tout  intérêt  propre  :  alors  je 
serai  mort,  et  vous  vivrez,  vous,  en  moi:  alors 
je  ne  serai  plus  moi-même. 

0  précieuse  mort  qui  doit  précéder  la  natu- 
relle !  0  mort,  qui  est  une  mort  divineet  trans- 
formée en  Jésus-Christ,  en  sorte  que  notre  vie 
est  cachée  avec  lui  dans  le  sein  du  Père  céleste  ! 
0  mort,  après  laquelle  on  est  également  prêt  à 
mourir  ou  à  vivre  !  0  mort  qui  connnence  sur 
la  terre  le  royaume  du  ciel  !  0  germe  de  l'être 
nouveau  !  Alors ,  mon  Dieu  ,  je  serai  dans  le 
monde  comme  n'y  étant  pas;  j'y  paroitrai  com- 
me ces  morts  sortis  du  tombeau ,  que  vous  res- 
susciterez au  dernier  jour. 


VJtrMtM'«|/tMtfl^rM1/J^r.>t/i'.r/l/'^^J^//lfl/l^M^Ml/#M^<^M^M>/.l^/4^/^^/^rx/.^ 


INSTRUCTIONS  ET  AVIS 


SUR  DIVERS  POINTS 


DE   LA  iMORALE   ET    DE   LA   PERFECTION   CHRÉTIENNE. 


AVIS  A  UNE  PERSO>">E  DU  MONDE  ,  SIR  LE  BON  EM- 
PLOI DU  TEMPS  ,  ET  SIR  LA  SANCTIFICATION  DES 
ACTIONS    ORDINAIRES. 

Je  comprends  que  ce  que  vous  désirez  de 
moi  n'est  pas  seulement  d'établir  de  grands 
principes  pour  prouver  la  nécessité  de  bien  em- 
ployer le  temps:  il  y  a  long-temps  que  la  grâce 
vous  en  a  persuadé.  On  est  heureux  quand  on 
trouve  des  âmes  avec  qui  il  y  a ,  pour  ainsi  dire, 
plus  de  la  moitié  du  chemin  de  fait.  Mais  que 
cette  parole  ne  paroisse  pas  vous  flatter  :  il  en 
reste  encore  beaucoup  à  faire  ,  et  il  y  a  bien 
loin  depuis  la  persuasion  de  l'esprit,  et  même 
la  bonne  disposition  du  cœur,  jusqu'à  une  pra- 
tique exacte  et  fidèle. 

Rien  n'a  été  plus  ordinaire  dans  tous  les 
temps,  et  rien  ne  l'est  plus  encore  aujourd'hui, 
que  de  rencontrer  des  âmes  parfaites  et  saintes 
en  spéculation.  Vous  les  connaîtrez  par  leurs 
œuvres  et  par  leur  conduite  .  dit  le  Sauveur  du 
monde  *.  Et  c'est  la  seule  règle  qui  ne  trompe 
point ,  pourvu  qu'elle  soit  bien  développée  : 
c'est  par  là  que  nous  devons  juger  de  nous- 
mêmes. 

Il  y  a  plusieurs  temps  à  distinguer  dans  votre 
vie  ;  mais  la  maxime  qui  doit  se  répandre  uni- 
versellement sur  tous  les  temps,  c'est  qu'il  ne 
doit  point  y  en  avoir  d'inutiles;  quils  entrent 
tous  dans  l'ordre  et  dans  lenchaînement  de 
notre  salut  :  qu'ils  sont  tous  chargés  de  plu- 
sieurs devoirs  que  Dieu  y  a  attachés  de  sa  pro- 
pre main  ,  et  dont  il  doit  nous  demander 
compte  :  car ,  depuis  les  premiers  instants  de 

•  Madb.  vu.  n. 


notre  être  jusqu'au  dernier  moment  de  notre 
vie.  Dieu  n'a  point  prétendu  nous  laisser  de 
temps  vide,  et  qu'on  puisse  dire  qu'il  ait  aban- 
donné à  notre  discrétion  ,  ni  pour  le  perdre. 
L'importance  est  de  connoître  ce  qu'il  désire 
que  nous  eu  fassions.  On  y  parvient ,  non  par 
une  ardeur  empressée  et  inquiète ,  qui  seroit 
plutôt  capable  de  tout  brouiller  que  de  nous 
éclairer  sur  nos  devoirs,  mais  par  une  soumis- 
sion sincère  à  ceux  qui  nous  tiennent  la  place 
de  Dieu  ;  en  second  lieu  ,  par  un  cœur  pur  et 
droit  qui  cherche  Dieu  dans  la  simplicité,  et  qui 
combat  sincèrement  toutes  les  duplicités  et  les 
fausses  adresses  de  l'amour-propre  à  mesure 
qu'il  les  découvre  :  car  on  ne  perd  pas  seule- 
ment le  temps  en  ne  faisant  rien  ou  en  faisant 
le  mal ,  mais  on  le  perd  aussi  en  faisant  autre 
chose  que  ce  que  l'on  devroit ,  quoique  ce 
que  l'on  fait  soit  bon.  N(tus  sommes  étran- 
gement ingénieux  à  nous  chercher  nous-mêmes 
perpétuellement  ;  et  ce  que  les  âmes  mondaines 
font  grossièrement  et  sans  se  cacher, lespersonnes 
qui  ont  le  désir  d'être  à  Dieu  le  font  souvent 
plus  finement,  à  la  faveur  de  quelque  prétexte, 
qui,  leur  servant  de  voile,  les  empêche  de  voir 
la  difformité  de  leur  conduite. 

Un  moyen  général  pour  bien  employer  le 
temps,  c'est  de  s'accoutumer  à  vivre  dans  une 
dépendance  continuelle  de  l'Esprit  de  Dieu,  re- 
cevant de  moment  en  moment  ce  qu'il  lui  plait 
de  nous  donner;  le  consultant  dans  les  doutes 
où  il  faut  prendre  notre  parti  sur-le-champ  ; 
recourant  à  lui  dans  les  affoiblissements  oi!i  la 
vertu  tombe  comme  en  défaillance;  l'invoquant 
et  s'élevant  vers  lui ,  lorsque  le  cœur  ,  entraîné 
par  les  objets  sensibles,  se  voit  conduit  imper-  ■ 
ceptiblement  hors  de  sa  route  ,  se  surprend  dans  : 
l'oubli  et  dans  l'éloignement  de  Dieu. 


INSTRUCTIONS,  etc. 


73 


Heureuse  l'amc  qui,  par  un  renoncement 
sincère  à  elle-même,  se  tient  sans  cesse  entre 
les  mains  de  son  Créateur,  jjrête  à  faire  toni  ce 
qu'il  voudra ,  et  qui  ne  se  lasse  point  de  lui  dire 
cent  fois  le  jour  :  Seigneur ,  que  voy/ez-vous 
que  je  fasse  '  ?  Enseignez-moi  à  faire  votre 
sainte  volonté ,  parce  que  vous  êtes  mon  Dieu  -. 
Vous  montrerez  que  vous  êtes  mon  Dieu  en  me 
l'enseignant ,  et  moi  que  je  suis  votre  créature 
en  vous  obéissant.  En  quelles  mains  ,  grand 
Dieu,  serois-je  mieux  que  dans  les  vôtres?  Hors 
de  là  mon  ame  est  toujours  exposée  aux  atta- 
ques de  ses  ennemis,  et  mon  salut  toujours  en 
danger.  Je  ne  suis  qu'ignorance  et  que  foi- 
blesse;  et  je  tiendroi»  ma  perte  assurée,  si  vous 
me  laissiez  à  ma  propre  conduite ,  disposant  à 
mon  gré  du  temps  précieux  que  vous  me  donnez 
pour  me  sanctitler ,  et  marchant  aveuglément 
dans  les  voies  de  mon  propre  cœur.  En  cet  état 
que  pourrois-je  faire  à  toute  heure,  qu'un  mau- 
vais choix?  et  que  serois-je  capable  d'opérer  en 
moi,  qu'un  ouvrage  d'amour-propre,  de  péché 
et  de  damnation?  Envoyez  donc,  Seigneur,  vo- 
tre lumière  pour  guider  mes  pas  :  distribuez- 
moi  vos  grâces  en  toutes  occasions  selon  mes 
besoins ,  comme  on  distribue  la  nourriture  aux 
enfans  selon  leur  âge  et  selon  leur  foiblesse.  Ap- 
prenez-moi, par  un  saint  usage  du  temps  pré- 
sent que  vous  me  donnez  ,  à  réparer  le  passé  , 
et  à  ne  jamais  compter  fullement  sur  l'avenir. 

Le  temps  des  affaires  et  des  occupations  exté- 
rieures n'a  besoin  ,  pour  être  bien  employé, 
que  d'une  simple  attention  aux  ordres  de  la 
divine  Providence.  Comme  c'est  elle  qui  nous 
les  prépare  et  qui  nous  les  présente  ,  nous  n'a- 
vons qu'à  la  suivre  avec  docilité  ,  et  soumettre 
entièrement  à  Dieu  notre  humeur  ,  notre  vo- 
lonté propre  ,  notre  délicatesse  ,  notre  in- 
quiétude, les  retours  sur  nous-mêmes,  ou  bien 
l'épanchement ,  la  précipitation  ,  la  vaine  joie 
et  les  autres  passions  qui  viennent  à  la  traverse, 
selon  que  les  choses  que  nous  avons  à  traiter 
nous  sont  agréables  ou  incommodes.  Il  faut 
bien  prendre  garde  à  ne  se  pas  laisser  accabler 
par  ce  qui  vient  du  dehors,  et  à  ne  se  pas  noyer 
dans  la  multitude  des  occupations  extérieures  , 
quelles  qu'elles  puissent  être. 

Nous  devons  tâcher  de  co^nnencer  toutes 
nos  entreprises  dans  la  vue  de  la  pure  gloire 
de  Dieu  ,  les  continuer  sans  disssipation ,  et  les 
Unir  sans  empressement  et  sans  impatience. 

Le  temps  des  entretiens  et  des  divertissemens 
est  le  plus  dangeureux  pour  nous ,  et  peut  être 

'  Act.  IX.  »j.  —  -  l>s.  cxLii.  «0. 


le  (dus  utile  pour  les  autres;  on  y  doit  être  sur 
ses  gardes,  c'est-à-dire  plus  fidèle  en  la  pré- 
sence de  Dieu.  La  pratifjuedela  vigilance  chré- 
tienne, tant  recommandée  par  notre  Seigneur, 
les  aspirations  et  les  élévations  d'esprit  et  de 
cœur  vers  Dieu,  non-seulement  habituelles  mais 
actuelles,  autant  qu'il  est  possible,  par  les  vues 
simples  que  la  foi  donne  ;  la  dépendance  douce 
et  paisible  que  l'ame  garde  envers  la  grâce  , 
qu'elle  reconnoît  pour  le  seul  principe  de  sa 
sûreté  et  de  sa  force:  tout  cela  doit  être  mis 
alors  en  usage  pour  se  préserver  du  poison  sub- 
til qui  est  souvent  caché  sous  les  entretiens  et 
les  plaisirs  ,  et  pour  savoir  placer  avec  sagesse 
ce  qui  peut  instruire  et  édifier  les  autres.  Celi 
est  nécessaire  surtout  pour  ceux  qui  ont  entre 
les  mains  un  grand  pouvoir ,  et  dont  les  pa- 
roles peuvent  faire  ou  tant  de  bien  ou  tant 
de  mal. 

Les  temps  libres  sont  ordinairement  les  plus 
doux  et  les  plus  utiles  pour  nous-mêmes.  Nous 
ne  pouvons  guère  en  faire  un  meilleur  emploi 
que  de  les  consacrer  à  réparer  nos  forces  (je  dis 
même  nos  forces  corporelles)  dans  un  com- 
merce plus  secret  et  plus  intime  avec  Dieu.  La 
prière  est  si  nécessaire,  et  est  la  source  de  tant  de 
biens,  que  l'amc  qui  a  trouvé  ce  trésor  ne  peut 
sempêcher  d'y  revenir  dès  qu'elle  est  laissée  à 
elle-même. 

Il  y  auroit  d'autres  choses  à  vous  dire  sur 
ces  trois  sortes  de  temps  ;  peut-être  pourrois-je 
en  dire  quelque  chose,  si  les  vues  qui  me  frap- 
pent présentement  ne  se  perdent  pas  ;  en  tout 
cas  ,  c'est  une  fort  petite  perte.  Dieu  donne 
d'autres  vues  quand  il  lui  plaît  :  s'il  n'en 
donne  pas,  c'est  une  marque  qu'elles  ne  sont 
pas  nécessaires  ;  et  dès  qu'elles  ne  sont  pas 
nécessaires  pour  notre  bien  ,  nous  devons 
être  bien  aises  qu'elles  soient  perdues. 


H. 


AVIS  A  UNE  PERSONNE  DE  LA  COLR. SE  PERMETTRE 

SANS  SCRI'PILE  LES  DIVERTISSEMENS  ATTACHES  A 
SON  ÉTAT  ;  LES  SANCTIFIER  PAR  LNE  INTENTION 
PIRE. 

N'oi  S  ne  devez  point ,  ce  me  semble  ,  vous 
embarrasser  sur  les  divertissemens  où  vous  ne 
pou\ez  éviter  de  prendre  part.  Il  y  a  bien  des 
gens  qui  veulent  qu'on  gémisse  de  tout ,  et 
qu'on  se  gêne  continuellement  en  excitant  en 
soi  le  dégoût  des  amuseinens  auxquels  on  est 


74 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


assujetti.  Pour  moi,  j'avoue  que  je  ne  saurois 
m'accommoder  de  cette  rigidité.  J'aime  mieux 
quelque  chose  de  plus  simple  ,  et  je  crois  que 
Dieu  même  l'aime  beaucoup  mieux.  Quand  les 
divertissemens  sont  innocens  en  eux-mêmes,  et 
qu'on  y  entre  par  les  règles  de  l'état  où  la 
Providence  nous  met ,  alors  je  crois  qu'il  suffît 
d'y  prendre  pari  avec  modération  et  dans  la 
vue  de  Dieu.  Dès  manières  plus  sèches  ,  plus 
réservées  ,  moins  complaisantes  et  moins  ou- 
vertes, ne  serviroient  qu'à  donner  une  fausse 
idée  de  la  piété  aux  gens  du  monde ,  qui  ne  sont 
déjà  que  trop  préoccupés  contre  elle,  et  qui 
croiroient  qu'on  ne  peut  servir  Dieu  que  par 
une  vie  sombre  et  chagrine. 

Je  conclus  donc  que  quand  Dieu  met  dans 
certaines  places  qui  engagent  à  être  de  tout, 
au  lieu  où  vous  êtes,  il  n'y  a  qu'à  y  demeurer 
en  paix  sans  se  chicaner  continuellement  soi- 
même  sur  les  motifs  secrets  qui  peuvent  insen- 
siblement se  glisser  dans  le  cœur.  On  ne  fini- 
roit  jamais  si  on  vouloit  continuellenieut  sou- 
der le  fond  de  son  cœur;  et  en  voulant  sortir 
de  soi  pour  chercher  Dieu,  on  s'occuperoit  trop 
de  soi  dans  ces  examens  si  fréquens.  Marchons 
dans  la  simplicité  du  cœur  avec  la  paix  et  la 
joie,  qui  sont  les  fruits  du  Saint-Esprit.  Qui 
marche  en  la  présence  de  Dieu  dans  les  choses 
les  plus  indifférentes ,  ne  cesse  point  de  faire 
l'œuvrede  Dieu,  quoiqu'il  ne  paroisse  rien  faire 
de  solide  et  de  sérieux.  Je  suppose  toujours 
qu'on  est  dans  l'ordre  de  Dieu,  et  qu'on  se  con- 
forme aux  règles  de  la  Providence  dans  sa  con- 
dition en  faisant  ces  choses  indifférentes. 

La  plupart  des  gens,  quand  ils  veulent  se 
convertir  ou  se  réformer,  songent  bien  plus  à 
remplir  leur  vie  de  certaines  actions  difficiles  et 
extraordinaires,  qu'à  purifier  leurs  intentions, 
et  à  mourir  à  leurs  inclinations  naturelles  dans 
les  actions  les  plus  communes  de  leur  état  :  en 
quoi  ils  se  trompent  fort  souvent.  Il  vaudroit 
beaucoup  mieux  changer  moins  les  actions  ,  et 
changer  davantage  la  disposition  du  cœur  qui  les 
fait  faire.  Quand  on  est  déjà  dans  une  vie  hon- 
nête et  réglée,  il  est  bien  plus  pressé,  pour  de- 
venir véritablement  chrétien,  de  changer  le  de- 
dans que  le  dehors.  Dieu  ne  se  paie  ni  du  bruit 
des  lèvres,  ni  de  la  posture  du  corps,  ni  des  cé- 
rémonies extérieures  :  ce  qu'il  demande,  c'est 
une  volonté  qui  ne  soit  plus  partagée  entre  lui 
et  aucune  créature  ;  c'est  une  volonté  souple 
dans  ses  mains ,  qui  ne  désire  et  ne  rejette  rien, 
qui  veuille  sans  réserve  tout  ce  qu'il  veut ,  et 
qui  ne  veuille  jamais,  sous  aucun  prétexte,  rieu 
de  tout  ce  qu  il  ne  veut  pas. 


Portez  cette  volonté  toute  simple  ,  cette  vo- 
lonté toute  pleine  de  celle  de  Dieu  ,  partout  où 
sa  providence  vous  conduit.  Cherchez  Dieu 
dans  ces  heures  qui  paroissent  si  vides;  et  elles 
seront  pleines  pour  vous,  puisque  Dieu  vous  y 
soutiendra.  Les  amusemens  même  les  plus  inu- 
tiles se  tourneront  en  bonnes  œuvres ,  si  vous 
n'y  entrez  que  selon  la  vraie  bienséance,  et 
pour  vous  y  conformer  à  l'ordre  de  Dieu.  Que 
le  cœur  est  au  large  quand  Dieu  ouvre  cette 
voie  de  simplicité!  On  marche  comme  de  petits 
eufans,  que  la  mère  mène  par  la  main,  et  qui  se 
laissent  mener  sans  se  mettre  en  peine  du  lieu 
où  ils  vont.  On  est  content  d'être  assujetti,  on 
est  content  d'être  libre  ;  on  est  prêt  à  parler,  on 
est  prêt  à  se  taire.  Quand  on  ne  peut  dire  des 
choses  édifiantes,  on  dit  des  riens  d'aussi  bon 
cœur;  on  s'amuse  à  ce  que  saint  François  de  Sales 
appelle  des  joyeusetés:  par  là  on  se  délasse  en  dé- 
lassant les  autres. 

Vous  me  direz  jieut-être  que  vous  aimeriez 
mieux  être  occupée  de  quelque  chose  de  plus 
sérieux  et  de  plus  solide.  Mais  Dieu  ne  l'aime 
pas  mieux  pour  vous,  puisqu'il  choisit  ce  que 
vous  ne  choisiriez  pas.  Vous  savez  que  son  goût 
est  meilleur  que  le  vôtre.  Vous  trouveriez  plus 
de  consolation  dans  les  choses  solides  dont  il 
vous  a  donné  le  goût  ;  et  c'est  cette  consolation 
qu'il  veut  vous  ôter;  c'est  ce  goût  qu'il  veut  mor- 
tifier en  vous,  quoiqu'il  soit  bon  et  salutaire.  Les 
vertus  mêmes  ont  besoin  d'être  purifiées  dans 
leur  exercice,  parles  contre-temps  que  la  Provi- 
dence leur  fait  souffrir  pour  les  mieux  détacher 
de  loute  volonté  propre.  0  que  la  piété  ,  quand 
elle  est  prise  par  le  principe  fondamental  de  la  vo- 
lonté de  Dieu,  sans  consulter  le  goût,  ni  le  tem- 
pérament, ni  les  saillies  d'un  zèle  excessif,  est 
simple,  douce,  aimable,  discrète  et  sûre  dans 
toutes  ses  démarches  !  On  vit  à  peu  près  comme 
les  autres  gens,  sans  affectation,  sans  apparence 
d'austérité,  d'une  manière  sociable  et  aisée  , 
mais  avec  une  sujétion  perpétuelle  à  tous  ses 
devoirs,  mais  avec  un  renoncement  sans  relâ- 
che à  tout  ce  qui  n'entre  point  dun  moment  à 
l'autre  dans  l'ordre  de  Dieu  sur  nous  ,  enfin 
avec  une  vue  pure  de  Dieu  ,  à  qui  on  sacrifie 
tous  les  mouvemens  irréguliers  de  la  nalure. 
Voilà  l'adoration  en  esprit  et  en  vérité  que  Jé- 
sus-Christ et  son  Père  cherchent.  Tout  le  reste 
n'est  qu'une  religion  en  cérémonie  ,  et  plutôt 
l'ombre  que  la  vérité  du  christianisme. 

Vous  me  demanderez  sans  doute  par  quels 
moyens  on  peut  parvenir  à  se  conserver  dans 
cette  pureté  d'intention,  dans  une  vie  si  com- 
mune, et  qui  paroit  si  amusée.  On  a  bien  de  la 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


75 


peine  ,  direz-vons ,  à  défendre  son  cœur  contre 
le  torrent  des  passions  et  des  mauvais  exemples^ 
du  monde,  lorsqu'on  est  à  toute  heure  en  garde 
contre  soi-même  ;  comment  pourra-t-ondonc 
espérer  de  se  soutenir,  si  l'on  s'expose  avec  tant 
de  facilité  aux  divertissemens  qui  empoisonnent , 
ou  qui  du  moins  dissipent  avec  tant  de  danger 
une  ame  chrétienne? 

J'avoue  le  danger,  et  je  le  crois  encore  plus 
grand  qu'on  ne  sauroit  le  dire.  Je  conviens  de 
la  nécessité  de  se  précautionner  contre  tant  de 
pièges;  et  voici  à  quoi  je  voudrois  réduire  ces 
précautions. 

Premièrement,  je  crois  que  vous  devez  poser 
pour  fondement  de  tout  la  lecture  et  la  prière. 
Je  ne  parle  point  ici  d'une  lecture  de  curiosité 
pour  vous  rendre  savante  sur  les  questions  de 
religion;  rien  n'est  plus  vain,  plusindécent,  plus 
dangereux.  Je  ne  voudrois  que  des  lectures  sim- 
ples, éloignées  des  moindres  subtilités,  bornées 
aux  choses  d'une  pratique  sensible  et  qui  soient 
toutes  tournées  à  nourrir  le  cœur.  Evitez  tout 
ce  qui  excite  l'esprit,  et  qui  fait  perdre  cette 
heureuse  simplicité  qui  rend  l'ame  docile  et 
soumise  à  tout  ce  que  l'Eglise  enseigne.  Quand 
vous  ferez  vos  lectures,  non  pour  savoir  davan- 
tage, mais  pour  apprendre  mieux  à  vous  défier 
de  vous-même ,  elles  se  tourneront  toutes  à 
profit.  Ajoutez  à  la  lecture  la  prière  ,  où  vous 
méditerez  en  profond  silence  quelque  grande 
vérité  de  la  religion.  Vous  pouvez  le  faire  en 
vous  attachant  à  quelque  action  ou  à  quelque 
parole  de  Jésus-Christ.  Après  avoir  été  con- 
vaincue de  la  vérité  que  vous  voudrez  considé- 
rer ,  faites-en  l'application  sérieuse  et  précise 
pour  la  correction  de  vos  défauts  en  détail  ; 
formez  vos  résolutions  devant  Dieu,  et  deman- 
dez-lui qu'il  vous  anime  pour  vous  faire  ac- 
complir ce  qu'il  vous  donne  le  courage  de  lui 
promettre.  Quand  vous  apercevrez  que  votre 
esprit  s'égarera  pendant  cet  exercice  ,  rame- 
nez-le doucement  sans  vous  inquiéter  ,  et  sans 
vous  décourager  jamais  de  l'importunité  de  ces 
distractions  qui  sont  opiniâtres.  Tandis  qu'elles 
seront  mvolontaires  ,  elles  ne  pourront  vous 
nuire  ;  au  contraire  ,  elles  vous  serviront  plus 
qu'une  prière  accompagnée  d'une  consolation 
et  d'une  ferveur  toute  sensible:  car  elles  vous 
humilieront ,  vous  mortitieront,  et  vous  accou- 
tumeront à  chercher  Dieu  purement  pour  lui- 
même  sans  mélange  d'aucun  plaisir.  Pourvu 
que  vous  soyez  fidèle  à  vous  dérober  des  temps 
réglés  soir  et  matin  pour  pratiquer  ces  choses  , 

(vous  verrez  qu'elles  vous  serviront  de  contre- 
poison contre  les  dangers  qui  vous  environnent. 


Je  dis  le  soir  et  le  matin,  parce  qu'il  faut  re- 
nouveler de  temps  en  tem[)s  la  nourriture  de 
l'ame  aussi  bien  que  celle  du  corps ,  pour  em- 
pocher qu'elle  ne  tombe  en  défaillance  en  s'é- 
puisanl  dans  le  commerce  des  créatures.  Mais 
il  faut  être  ferme  contre  soi  et  contre  les  autres 
pour  reserver  toujours  ce  temps.  Il  ne  faut  ja- 
mais se  laisser  entraîner  aux  occupations  exté- 
rieures, quelque  bonnes  qu'elles  soient,  jusqu'à 
perdre  le  temps  de  se  nourrir.      ' 

La  seconde  précaution  que  je  crois  néces- 
saire, est  de  prendre,  suivant  qu'on  est  libre  et 
qu'on  sent  son  besoin,  certains  jours  pour  se 
retirer  entièrement  et  pour  se  recueillir.  C'est 
là  qu'on  guérit  secrètement  aux  pieds  de  Jésus- 
Christ  toutes  les  plaies  de  son  cœur ,  et  qu'on 
efface  toutes  les  impressions  malignes  du  monde. 
Cela  sert  même  à  la  santé  ;  car  ,  pourvu  qu'on 
sache  user  simplement  de  ces  courtes  retraites  , 
elles  ne  reposent  pas  moins  le  corps  que  l'es- 
prit. 

Troisièmement  ,  je  suppose  que  vous  vous 
bornez  aux  divertissemens  convenables  à  la  pro- 
fession de  piété  que  vous  faites,  et  au  bon  exem- 
ple que  le  inonde  même  attend  de  vous.  Car  le 
monde,  tout  monde  qu'il  est,  veut  que  ceux  qui 
le  méprisent  ne  se  démentent  en  rien  dans  le 
mépris  qu'ils  ont  pour  lui ,  et  il  ne  peut  s'em- 
pêcher d'estimer  ceux  par  qui  il  se  voit  méprisé 
de  bonne  foi.  Vous  comprenez  bien  que  les 
vrais  chrétiens  doivent  se  réjouir  de  ce  que  le 
monde  est  un  censeur  si  rigoureux  ;  car  ils  doi- 
vent se  réjouir  d'être  par  là  dans  une  nécessité 
plus  pressante  de  ne  rien  faire  qui  ne  soit  édi- 
fiant. 

Enfin,  je  crois  que  vous  ne  devez  entrer  dans 
les  divertissemens  de  la  Cour,  que  par  complai- 
sance et  qu'autant  qu'on  le  désire.  Ainsi,  toutes 
les  fois  que  vous  n'êtes  ni  appelée  ni  désirée,  il 
ne  faut  jamais  paroître,  ni  chercher  à  vous  at- 
tirer indirectement  une  invitation.  Par  là  vous 
donnerez  à  vos  affaires  domestiques  et  aux  exer- 
cices de  piété  tout  ce  que  vous  serez  libre  de 
leur  donner.  Le  public  ,  ou  du  moins  les  gens 
raisonnables  et  sans  fiel  contre  la  vertu,  seront 
également  édifiés  ,  et  de  vous  voir  si  discrète 
pour  tendre  à  la  retraite  quand  vous  êtes  libre  , 
et  sociable  pour  entrer  avec  condescendance 
dans  les  divertissemens  permis  quand  vous  y 
serez  appelée. 

Je  suis  persuadé  qu'en  vous  attachant  à  ces 
règles ,  qui  sont  simples ,  vous  attirerez  sur 
vous  une  abondante  bénédiction.  Dieu,  qui  vous 
mènera  comme  par  la  main  dans  ces  divertisse- 
mens ,  vous  y  soutiendra.  Il  s'y  fera  sentir  à 


76 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


vous.  La  joie  de  sa  présence  vous  sera  plus  douce 
que  tous  les  plaisirs  qui  vous  seront  offerts. 
Vous  y  serez  modérée,  discrète  et  recueillie  sans 
contrainte  ,  sans  affectation,  sans  sécheresse  in- 
commode aux  autres.  Vous  serez  ,  suivant  la 
parole  de  saint  Paul ,  au  milieu  de  ces  choses 
comme  n'y  étant  pas  ;  et  y  montrant  néanmoins 
une  humeur  gaie  et  complaisante  ,  vous  serez 
toute  à  tous., 

Si  vous  apercevez  que  l'ennui  vous  abat  ou 
que  la  joie  vous  évapore,  vous  reviendrez  dou- 
cement et  sans  vous  troubler  dans  le  sein  du 
Père  céleste,  qui  vous  tend  sans  cesse  les  bras. 
Vous  attendrez  de  lui  la  joie  et  la  liberté  d'es- 
prit dans  la  tristesse  ,  la  modération  et  le  re- 
cueillement dans  la  joie  ;  et  vous  verrez  qu'il 
ne  vous  laissera  manquer  de  rien.  Un  regard 
de  conlîance  ,  un  simple  retour  de  votre  cœur 
sur  lui  vous  renouvellera  ;  et  ,  quoique  vous 
sentiez  souvent  votre  âme  engourdie  et  décou- 
ragée ,  dans  chaque  moment  où  Dieu  vous 
appliquera  à  faire  quelque  chose,  il  vous  don- 
nera la  facilité  et  le  courage  selon  votre  be- 
soin. Voilà  le  pain  quotidien  que  nous  deman- 
dons à  toute  heure,  et  qui  ne  nous  manquera 
jamais  ;  car  notre  Père  ,  bien  loin  de  nous 
abandonner  ,  ne  cherche  qu'à  trouver  nos 
cœurs  ouverts  pour  y  verser  des  torrens  de 
grâce. 


ni. 


AVIS    A    UNE  PERSONNE  DE   LA  COIR. ACCEPTER    EN 

ESPRIT    DE     RÉSIGNATION     LES    ASSIJETTISSEMENS 
DE    SON    ÉTAT. 

Les  chaînes  d'or  ne  sont  pas  moins  chaînes 
que  les  chaînes  de  fer  :  on  est  exposé  à  l'envie, 
et  l'on  est  digne  de  compassion.  Votre  capti- 
vité n'est  en  rien  préférable  à  celle  d'une  per- 
sonne qu'on  tiendroit  injustement  en  prison. 
L'unique  chose  qui  doit  vous  donner  une  solide 
consolation,  c'est  que  Dieu  vous  ôte  votre  li- 
berté ;  et  c'est  cette  consolation-là  même  qui 
soutiendroit  dans  la  prison  la  personne  inno- 
cente dont  je  viens  de  parler.  Ainsi  vous  n'avez 
rien  au-dessus  d'elle  qu'un  fantôme  de  gloire, 
qui,  ne  vous  donnant  aucun  avantage  effectif, 
vous  met  en  danger  d'être  éblouie  et  trompée. 

Mais  cette  consolation  de  vous  trouver,  par 
un  ordre  de  la  Providence ,  dans  la  situation 
où  vous  êtes  ,  est  une  consolation  inépuisa- 
ble. Avec  elle  rien  ne  peut  jamais  nous  man- 


quer ;  par  elle  les  chaînes  de  fer  se  changent, 
je  ne  dis  pas  en  chaînes  d'or  ,  car  nous  avons 
vu  combien  les  chaînes  d'or  sont  méprisables, 
mais  en  bonheur  et  en  liberté.  A  quoi  nous 
sert  cette  liberté  naturelle  dont  nous  sommes 
jaloux  ?  A  suivre  nos  inclinations  mal  réglées, 
même  dans  les  choses  innocentes  ;  à  flatter 
notre  orgueil  qui  s'enivre  d'indépendance  ;  à 
faire  notre  propre  volonté,  ce  qui  est  le  plus 
mauvais  usage  que  nous  puissions  faire  de 
nous-mêmes. 

Heureux  donc  ceux  que  Dieu  arrache  à  leur 
propre  volonté  pour  les  attacher  à  la  sienne  ! 
Autant  que  ceux  qui  s'enchaînent  eux-mêmes 
par  leurs  passions  sont  misérables,  autant  ceux 
que  Dieu  prend  plaisir  à  enchaîner  de  ses  pro- 
pres mains  sont-ils  libres  et  heureux.  Dans  cette 
captivité  apparente  ils  ne  font  plus  ce  qu'ils 
voudroient  :  tant  mieux  ;  ils  font  ,  depuis  le 
matin  jusqu'au  soir ,  contre  leur  goût,  ce  que 
Dieu  veut  qu'ils  fassent  j  il  les  tient  comme 
pieds  et  mains  liés  dans  les  liens  de  sa  volonté  ; 
il  ne  les  laisse  jamais  un  seul  moment  à  eux- 
mêmes  ;  il  est  jaloux  de  ce  moi  tyrannique  qui 
%eut  tout  pour  lui-même;  il  mène  sans  relâche 
de  sujétion  en  sujétion,  d'importunité  en  im- 
portunité,  et  vous  fait  accomplir  ses  plus  grands 
desseins  par  des  états  d'ennuis  ,  de  conversa- 
tions puériles  et  d'inutilité  dont  on  est  hon- 
teux. Il  presse  l'âme  fidèle,  et  ne  la  laisse  plus 
respirer  ;  à  peine  un  importun  s'en  va,  que 
Dieu  en  envoie  un  autre  pour  avancer  son  œ^u- 
vre.  Ou  voudroit  être  libre  pour  penser  à  Dieu  ; 
mais  on  s'unit  bien  mieux  à  lui  en  sa  volonté 
cruciflante,  qu'en  se  consolant  par  des  pensées 
douces  et  affectueuses  de  ses  bontés.  On  vou- 
droit être  à  soi  pour  être  plus  à  Dieu  ;  on  ne 
songe  point  que  rien  n'est  moins  propre  pour 
être  à  Dieu  que  de  vouloir  encore  être  à  soi. 
Ce  moi  du  vieil  homme,  dans  lequel  on  veut 
rentrer  pour  s'unira  Dieu,  est  mille  fois  plus 
loin  de  lui  que  la  bagatelle  la  plus  ridicule  ; 
car  il  y  a  dans  ce  moi  un  venin  subtil  qui  n'est 
point  dans  les  amusemens  de  l'enfance. 

Il  est  vrai  que  l'on  doit  profiter  de  tous  les 
momens  qui  sont  libres  pour  se  dégager  ;  il 
faut  même,  par  préférence  à  tout  le  reste,  se 
réserver  des  heures  pour  se  délasser  l'esprit  et 
le  corps  dans  un  état  de  recueillement;  mais 
pour  le  reste  de  la  journée,  que  le  torrent  em- 
porte malgré  nous,  il  faut  se  laisser  entraîner 
sans  aucun  regret.  Vous  trouverez  Dieu  dans 
cet  entraînement  ;  vous  l'y  trouverez  d'une 
manière  d'autant  plus  pure,  que  vous  n'aurez 
pas  choisi  cette  manière  de  le  chercher. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


71 


La  peine  que  l'on  souffre  dans  cet  état  de 
sujétion,  est  une  lassitude  de  la  nature  qui  vou- 
droit  se  consoler,  et  non  un  attrait  de  l'esprit 
de  Dieu.  On  croit  regretter  Dieu  ,  et  c'est  soi- 
même  qu'on  regrette  ;  car  ce  que  l'on  trouve 
de  plus  pénible  dans  cet  état  gênant  et  agité, 
c'est  qu'on  ne  peut  jamais  être  libre  avec  soi- 
même  ;  c'est  le  goût  du  moi  qui  nous  reste, 
et  qui  demanderoit  un  état  plus  calme  pour 
jouira  notre  mode  de  notre  esprit,  de  nos  sen- 
timens  et  de  toutes  nos  bonnes  qualités,  dans 
la  société  de  certaines  personnes  délicates  qui 
seroient  propres  à  nous  faire  sentir  tout  ce  que 
Xavioi  a  de  flatteur;  ou  bien  on  voudroit  jouir 
en  silence  de  Dieu  et  des  douceurs  de  la  piété, 
au  lieu  que  Dieu  veut  jouu"  de  nous,  et  nous 
rompre  pour  nous  accommoder  à  toutes  ses  vo- 
lontés. 

Il  mène  les  autres  par  l'amertume  des  priva- 
tions ;  pour  vous  il  vous  conduit  par  l'accable- 
ment de  la  jouissance  des  vaines  prospérités  : 
il  rend  votre  état  dur  et  pénible,  à  force  d'y 
mettre  ce  que  les  aveugles  croient  qui  fait  la 
parfaite  douceur  de  la  vie.  Ainsi  il  fait  deux 
choses  salutaires  en  vous  :  il  vous  instruit  par 
expérience,  et  vous  fait  mourir  par  les  choses 
qui  entretiennent  la  vie  corrompue  et  maligne 
du  reste  des  hommes.  Vous  êtes  comme  ce  roi 
qui  ne  pouvoit  rien  toucher  qui  ne  se  con- 
vertît en  or  sous  sa  main  ;  tant  de  richesses 
le  rendoient  malheureux  :  pour  vous,  vous  se- 
rez heureuse  en  laissant  faire  Dieu,  et  en  ne 
"voulant  le  trouver  que  dans  les  choses  où  il 
veut  être  pour  vous. 

En  pensant  à  la  misère  de  votre  faveur,  à  la 
servitude  oii  vous  gémissez  ,  les  paroles  de 
Jésus-Christ  à  saint  Pierre  me  sont  revenues 
dans  l'esprit  :  Autrefois  tu  marchois  comme  tu 
voulais  ;  mais  quand  tù  seras  dans  un  âge  plus 
avancé,  un  autre  plus  fort  que  toi  te  guidera  et 
te  mènera  ou  tu  ne  voudras  pas  aller  '.  Laissez- 
vous  aller  et  mener  ,  n'hésitez  point  dans  la 
voie  ;  vous  irez  ,  comme  saint  Pierre  ,  où  la 
nature  jalouse  de  sa  vie  et  de  sa  liberté  ne  veut 
point  aller  :  vous  irez  au  pur  amour,  au  parfait 
renoncement,  à  la  mort  totale  de  votre  propre 
volonté,  en  accomplissant  celle  de  Dieu  qui  vous 
mène  selon  son  bon  plaisir. 

Il  ne  faut  pas  attendre  la  liberté  et  la  retraite 
pour  se  détacher  de  tout ,  et  pour  vaincre  le 
vieil  homme  :  la  vue  d'une  situation  libre  n'est 
qu'une  belle  idée  ;  peut-être  n'y  parvien- 
drons-nous jamais.  Il  faut  se  tenir  prêtàmourir 

'  Juau.  Nxi.  m. 


dans  la  servitude  de  notre  état.  Si  la  Provi- 
dence prévient  nos  projets  de  retraite  ,  nous 
ne  sommes  point  à  nous  ;  et  Dieu  ne  nous 
demandera  que  ce  qui  dépend  de  nous.  Les 
Israélites  dans  Babylone  soupiroient  après  Jé- 
rusalem ;  mais  combien  y  en  eut-il  qui  ne  revi- 
rent jamais  Jérusalem,  et  qui  finirent  leur  vie  à 
Babylone  !  Quelle  illusion,  s'ils  eussent  toujours 
différé,  jusqn'cà  ce  temps  de  leur  retour  dans  leur 
patrie,  à  servir  fldèlement  le  vrai  Dieu  ,  et  à  se 
perfectionner  !  Peut-être  serons-nous  comme 
ces  Isriiélites. 


IV. 


AVIS  A  UNE  PERSONNE  DE  LA  COUR. DES  CROIX 

ATTACHÉES  A  UN  ETAT  DE  GRANDEUR  ET  DE  PROS- 
PÉRUrÉ. 

Dieu  est  ingénieux  à  nous  faire  des  croix.  11 
en  fait  de  fer  et  de  plomb,  qui  sont  accablantes 
par  elles-mêmes  ;  il  en  sait  faire  de  paille,  qui 
semblent  ne  peser  rien,  et  qui  ne  sont  pas 
moins  difficiles  à  porter  ;  il  en  fait  d'or  et  de 
pierreries,  qui  éblouissent  les  spectateurs ,  qui 
excitent  l'envie  du  public,  mais  qui  ne  cruci- 
fient pas  moins  que  les  croix  les  plus  mé- 
prisées. Il  en  fait  de  toutes  les  choses  qu'on 
aime  le  plus  ,  et  les  tourne  en  amertume.  La 
faveur  attire  la  gêne  et  l'importunité  ;  elle 
donne  ce  qu'on  ne  voudroit  point  ;  elle  ôte  ce 
qu'on  voudroit. 

Un  pauvre  qui  manque  de  pain  a  une  croix 
de  plomb  dans  son  extrême  pauvreté.  Dieu  sait 
assaisonner  les  plus  grandes  prospérités  de 
misères  semblables.  On  est,  dans  cette  prospé- 
rité, aflamé  de  liberté  et  de  consolation,  comme 
ce  pauvre  l'est  de  pain  :  du  moins  il  peut,  dans 
son  malheur  ,  heurter  à  toutes  les  portes  et 
exciter  la  compassion  de  tous  les  passans  :  mais 
les  gens  en  faveur  sont  des  pauvres  honteux  ; 
ils  n'osent  faire  pitié,  ni  chercher  quelque  sou- 
lagement. Il  plaît  souvent  à  Dieu  de  joindre 
l'intirmité  corporelle  à  cette  servitude  de  l'es- 
prit dans  l'état  de  grandeur.  Rien  n'est  plus 
utile  que  ces  deux  croix  jointes  ensemble  ;  elles 
crucifient  l'homme  depuis  la  tête  jusques  aux 
pieds  :  on  sent  son  impuissance  et  l'inutilité  de 
tout  ce  qu'on  possède.  Le  monde  ne  voit  point 
votre  croix;  car  il  ne  regarde  qu'un  peu  d'as- 
sujettissement adouci  par  l'autorité,  et  qu'une 
légère  indisposifion  qu'il  peut  soupçonner  de 
délicatesse  ;    en   même  temps  vous  ne   voyez 


78 


INSTRUCTIONS  SUR   LA    MORALE 


dans  votre  état  que  l' amertume,  la  sécheresse, 
l'ennui  ,  la  captivité  ,  le  découragement ,  la 
douleur  ,  l'impatience.  Tout  ce  qui  éblouit 
de  loin  les  spectateurs  disparoît  aux  yeux  de 
la  personne  qui  possède  ,  et  Dieu  la  crucilîe 
réellement  pendant  que  tout  le  monde  envie 
son  bonheur. 

Ainsi  la  Providence  sait  nous  mettre  à  toutes 
sortes  d'épreuves  dans  tous  les  états.  Il  ne  nous 
faut  point  déchoir  de  cette  grandeur  ,  et  sans 
des  chutes  et  des  calamités  on  peut  avaler  le 
calice  d'amertume  ;  on  l'avale  jusqu'à  la  lie  la 
plus  amère  dans  les  coupes  d'or  qui  sont  servies 
à  la  table  des  rois.  Dieu  prend  plaisir  à  con- 
fondre ainsi  la  puissance  humaine  ,  qui  n'est 
qu'une  impuissance  déguisée.  Heureux  qui 
voit  ces  choses  par  les  yeux  illuminés  du  cœur, 
dont  parle  saint  Paul  '  !  La  faveur ,  vous  le 
voyez  et  vous  le  sentez,  ne  donne  aucune  véri- 
table consolation  ;  elle  ne  peut  rien  contre  les 
maux  ordinaires  de  la  nature  ;  elle  en  ajoute 
beaucoup  de  nouveaux  et  de  très-cuisans,  à 
ceux  de  la  nature  même  déjà  assez  misérable. 
Les  importunités  de  la  faveur  sont  plus  dou- 
loureuses qu'un  rhumatisme  ou  qu'une  mi- 
graine :  mais  la  religion  met  à  profit  toutes 
les  charges  de  la  grandeur  ;  elle  ne  la  prend 
que  comme  un  esclavage,  et  c'est  dans  l'amour 
de  cet  esclavage  qu'elle  trouve  une  liberté  d'au- 
tant plus  véritable  qu'elle  est  plus  inconnue 
aux  hommes. 

Il  ne  faut  trouver  dans  la  prospérité  rien  de 
bon  que  ce  que  le  monde  n'y  peut  connoître, 
je  veux  dire  la  croix.  L'état  de  faveur  n'épar- 
gne aucune  des  peines  de  la  nature  :  elle  en 
ajoute  de  grandes  ;  et  elle  fait  encore  qu'on  ne 
peut  prendre  les  soulagemens  qu'on  prendroit 
si  on  étoit  dans  la  disgrâce.  Au  moins  dans  une 
disgrâce  ,  pendant  la  maladie  ,  on  verroit  qui 
on  voudroit,  on  n'entendroit  aucun  bruit  :  mais 
dans  la  haute  faveur  il  faut  que  la  croix  soit 
complète  ;  il  faut  vivre  pour  autrui  quand  on 
auroil  besoin  d'être  tout  à  soi  ;  il  faut  n'avoir 
aucun  besoin  ,  ne  rien  sentir,  ne  rien  vouloir, 
n'être  incommodé  de  rien  et  être  poussé  à 
bout  par  les  rigueurs  d'une  trop  bonne  fortune. 
C'est  que  Dieu  veut  rendre  ridicule  et  affreux 
ce  que  le  monde  admire  le  plus.  C'est  qu'il 
traite  sans  pitié  ceux  qu'il  élève  sans  mesure, 
pour  les  faire  servir  d'exemple.  C'est  qu'il  veut 
rendre  la  croix  complète,  en  la  plaçant  dans  la 
plus  éclatante  faveur  ,  pour  déshonorer  la  fa- 
veur mondaine.  Encore  une  fois,  heureux  sont 


ceux  qui  dans  cet  état  considèrent  la  main  de 
Dieu  qui  les  crucitie  par  miséricorde  !  Qu'il 
est  beau  de  faire  son  purgatoire  dans  le  lieu  où 
les  autres  cherchent  leur  paradis,  sans  pouvoir 
en  espérer  d'autre  après  cette  vie  si  courte  et  si 
misérable  ! 

Dans  cet  état,  il  n'y  a  presque  rien  à  faire  : 
Dieu  n'a  pas  besoin  que  nous  lui  disions  beau- 
coup de  paroles  ,  ni  que  nous  formions  beau- 
coup de  pensées  ;  il  voit  notre  cœur,  et  cela 
lui  suffit  ;  il  voit  bien  notre  souffrance  et  notre 
soumission.  On  n'a  que  faire  -de  répéter  de 
moment  en  moment  à  une  personne  qu'on 
aime  :  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  ;  il  ar- 
rive même  souvent  qu'on  est  long-temps  sans 
penser  qu'on  l'aime,  et  on  ne  l'aime  pas  moins 
dans  ce  temps-là  que  dans  ceux  où  on  lui  fait 
les  plus  tendres  protestations.  Le  vrai  amour 
repose  dans  le  fond  du  cœur;  il  est  simple, 
paisible  et  silencieux  ;  souvent  on  s'étourdit 
soi-même  en  mulli[»liaul  les  discours  et  les  ré- 
flexions. Cet  amour  sensible  n'est  que  dans  une 
imagination  échaulfée. 

Il  n'y  a  donc,  dans  la  souffrance,  qu'à  souf- 
frir et  à  se  taire  devant  Dieu.  Je  me  suis  tu, 
dit  David  ' ,  /jarce  que  c'est  vous  qui  l'avez  fait. 
C'est  Dieu  qui  envoie  les  vapeurs,  les  fluxions, 
les  tournemens  de  tête  ,  les  défaillances ,  les 
épuisemens,  les  importunités,  les  sujétions  ;  c'est 
lui  qui  envoie  la  grandeur  même  avec  tous  ses 
supplices  et  tout  son  maudit  attirail  ;  c'est  lui  qui 
fait  naître  au  dedans  la  sécheresse,  l'impatience, 
le  découragement ,  pour  nous  humilier  par  la 
tentation ,  et  pour  nous  montrer  à  nous-mêmes 
tels  que  nous  sommes.  C'est  lui  qui  fait  tout  ; 
il  n'y  a  qu'à  le  voir  et  qu'à  l'adorer  en  tout. 

Il  ne  faut  point  s'inquiéter  pour  se  procurer 
une  présence  ar  lilicielle  de  Dieu  et  de  ces  véri- 
tés ;  il  suffit  de  demeurer  simplement  dans 
cette  disposition  de  cœur,  de  vouloir  être  cru- 
cifié ;  tout  au  plus  une  vue  simple  et  sans  effort, 
qu'on  renouvellera  toutes  les  fois  qu'on  en  sera 
averti  intérieurement  par  un  certain  souvenir, 
qui  est  une  espèce  de  réveil  du  cœur. 

Ainsi  les  peines  de  la  faveur,  les  douleurs  de 
la  maladie  ,  et  les  imperfections  mêmes  du  de- 
dans ,  pourvu  qu'elles  soient  portées  paisible- 
ment et  avec  petitesse,  sont  le  contre-poison 
d'un  état  qui  est  par  lui-même  si  dangereux. 
Dans  la  prospérité  apparente  il  n'y  a  rien  de  bon 
que  la  croix  cachée.  0  croix  !  6  bonne  croix  ! 
je  t'embrasse  ;  j'adore  en  loi  Jésus  mourant, 
avec  qui  il  faut  que  je  meure. 


1  Ephcs.  I.  18. 


'  Ps.  xxxvm.  10. 


ET   LA  PERFECTION   CHRÉTIENNE. 


79 


V. 


AVIS  A  UNE  PERSONNE  DE  LA  COUR  ,   SOI  LA  fRATIQlE 
DE  LA  MORTIFICATION  ET  DU  RECUEILLEMENT  '. 

Il  ne  faut  point  se  faire  une  règle  ,  ni  de 
suivre  toujours  l'esprit  de  mortification  et  de 
recueillement  qui  éloigne  du  commerce,  ni  de 
suivre  toujours  le  zèle  qu'on  a  de  porter  les 
âmes  à  Dieu.  Que  faut-il  donc  faire  ?  Se  parta- 
ger entre  ces  deux  devoirs,  pour  n'abandonner 
pas  ses  propres  besoins  en  s'appliquant  à  ceux 
d'autrui,  et  pour  ne  négliger  pas  ceux  d 'autrui 
en  se  renfermant  dans  les  siens. 

La  règle  pour  trouver  ce  juste  milieu  dé- 
pend de  l'état  intérieur  et  extérieur  de  cha- 
que personne,  et  on  ne  sauroit  donner  de  règle 
générale  sur  ce  qui  dépend  des  circonstances 
où  se  trouve  chaque  personne  en  particulier. 
Il  faut  se  mesurer  sur  sa  foiblesse,  sur  son  be- 
soin de  se  précautionner  ,  sur  son  attrait  inté- 
rieur, sur  les  marques  de  providence  pour  les 
choses  extérieures  ,  sur  la  dissipation  qu'on  y 
éprouve  ,  et  sur  l'état  de  sa  santé.  Il  est  donc 
à  propos  de  commencer  par  les  besoins  de  l'es- 
prit et  du  corps  ,  et  de  réserver  des  heures 
suffisantes  pour  l'un  et  pour  l'autre,  par  l'avis 
d'une  personne  pieuse  et  expérimentée.  Pour 
le  reste  du  temps,  il  faut  encore  bien  exami- 
ner les  devoirs  de  la  place  où  l'on  est,  les  biens 
solides  qu'on  y  peut  faire  ,  et  ce  que  Dieu 
donne  pour  y  réussir,  sans  s'abandonnera  un 
zèle  aveugle. 

Venons  aux  exemples.  Il  n'est  point  à  pro- 
pos de  demeurer  avec  une  personne  à  qui  on 
ne  sauroit  être  utile  ,  pendant  qu'on  en  pour- 
roit  entretenir  d'autres  avec  fruit  ,  à  moins 
qu'on  n'eût  quelque  devoir,  comme  de  parenté, 
d'ancienne  amitié  ou  de  bienséance,  qui  obli- 
geât de  demeurer  avec  la  première  personne  : 
autrement  il  faut  s'en  défaire  ,  après  avoir  fait 
ce  qui  convient  pour  la  traiter  honnêtement. 
La  raison  de  se  mortifier  ne  doit  point  décider 
dans  ces  sortes  de  cas.  On  trouvera  assez  à  se 
mortifier  en  entretenant  contre  son  goût  les 
personnes  dont  on  ne  peut  se  défaire  ,  et  en 
s' assujettissant  à  tous  les  véritables  devoirs. 

*  LVnsenulc  et  la  suite  de  ces  Avis  nous  font  soupçonnor 
qu'ils  étoient  adress(?s  à  madame  de  Maintenon.  On  li'S  trouve 
en  partie  dans  le  chap.  x  des  Divers  Sentimeiis  et  Avis  chré- 
tiens,  «ïdilion  de  1738  et  suiv.  Nous  les  donnons  en  entier 
d'après  le  manuicrit  origiual.  [Edit,  de  Fers.] 


Quand  on  est  à  Saint-Cyr  ,  il  ne  faut  ni  se 
communiquer,  ni  se  retirer  par  des  motifs  d'a- 
mour-propre; mais  il  suffit  de  faire  simple- 
ment ce  qu'on  croit  le  meilleur  et  le  plus  con- 
forme aux  desseins  de  Dieu,  quoique  l'amour- 
propre  s'y  mêle.  Quoi  qu'on  puisse  faire,  il  se 
glissera  partout.  Il  faut  ne  le  conipter  pour 
rien,  et  aller  toujours  sans  s'arrêter.  Je  croi- 
rois  que,  quand  vous  êtes  à  Sainl-Cyr,  vous 
devez  reposer  votre  corps,  soulager  votre  esprit, 
et  le  recueillir  devant  Dieu  le  plus  long-temps 
que  vous  pourrez.  Vous  êtes  si  assujettie  ,  si 
affligée  et  si  fatiguée  à  Versailles,  que  vous  avez 
grand  besoin  d'une  solitude  libre  et  nourris- 
sante pour  l'intérieur  à  Saint-Cyr.  Je  ne  vou- 
drois  pourtant  pas  que  vous  y  manquassiez  aux 
besoins  pressans  de  la  maison.  Mais  n'y  faites 
par  vous-même  que  ce  qu'il  vous  sera  impos- 
sible de  faire  par  autrui. 

J'aime  mieux  que  vous  souffriez  moins ,  et 
que  vous  aimiez  davantage.  Cherchez  à  l'église 
une  posture  qui  n'incommode  point  votre  déli- 
cate santé,  et  qui  ne  vous  empêche  point  d'être 
recueillie,  pourvu  que  cette  posture  n'ait  rien 
d'immodeste,  et  que  le  pubhc  ne  la  voie  point. 
Vous  aurez  toujours  assez  d'autres  mortifica- 
tions dans  votre  état.  Ni  Dieu  ni  les  hommes 
ne  vous  en  laisseront  manquer.  Soulagez-vous 
donc  ;  mettez-vous  en  liberté  ;  et  ne  songez 
qu'à  nourrir  votre  coeur  pour  être  mieux  en  état 
de  souffrir  dans  la  suite. 

Je  ne  doute  nullement  que  vous  ne  deviez 
éviter  toutes  les  choses  que  vous  avez  éprouvé 
qui  nuisent  à  votre  santé,  comme  le  soleil,  le 
vent,  certains  aliinens ,  etc.  Cette  attention  à 
votre  santé  vous  épargnera  sans  doute  quelques 
souffrances  :  mais  cela  ne  va  qu'à  vous  soute- 
nir, et  non  à  vous  flatter.  D'ailleurs  ce  régime 
ne  demande  point  les  grandes  délicatesses  et 
l'usage  de  ce  qui  est  délicieux  ;  au  contraire, 
il  demande  une  conduite  sobre,  simple,  et  par 
conséquent  mortifiée  dans  tout  le  détail.  Rien 
n'est  plus  faux  et  plus  indiscret  que  de  vou- 
loir choisir  toujours  ce  qui  nous  mortifie  en 
toutes  choses.  Par  cette  règle  on  ruineroit 
bientôt  sa  santé,  ses  affaires,  sa  réputation, 
son  commerce  avec  ses  parens  et  amis  ,  enfin 
toutes  les  bonnes  œuvres  dont  la  Providence 
charge. 

Le  zèle  de  vous  mortifier  ne  doit  jamais  ni 
vous  détourner  de  la  solitude,  ni  vous  arracher 
aux  occupations  extérieures.  Il  faut  tour  à  tour 
et  vous  montrer  et  vous  cacher ,  et  parler  et 
vous  taire.  Dieu  ne  vous  a  pas  mise  sous  le 
boisseau,  mais  sur  le  chandelier,  afin  que  vous 


80 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


éclairiez  tous  ceux  qui  sont  dans  la  maison.  Il 
faut  donc  luire  aux  yeux  du  monde,  quoique 
l'amour-propre  se  complaise  malgré  \ous  dans 
cet  éclat.  Mais  vous  devez  vous  réserver  des 
heures  pour  lire,  pour  prier,  pour  reposer  votre 
esprit  et  votre  corps  auprès  de  Dieu. 

N'allez  point  au-devant  des  croix  :  vous  en 
chercheriez  peut-être  que  Dieu  ne  voudroitpas 
vous  donner,  et  qtii  seroient  incompatibles  avec 
ses  desseins  sur  vous.  Mais  embrassez  sans  hé- 
siter toutes  celles  que  sa  main  vous  présentera 
en  chaque  moment.  Il  y  a  une  providence  pour 
les  croix,  comme  pour  les  choses  nécessaires  à 
la  vie.  C'est  le  pain  quotidien  qui  nourrit  l'ame, 
et  que  Dieu  ne  manque  jamais  de  nous  distri- 
buer. Si  vous  étiez  dans  un  élat  plus  libre,  plus 
tranquille,  plus  débarrassé  ,  vous  auriez  plus  à 
craindre  une  vie  trop  douce  ;  mais  la  vôtre  aura 
toujours  ses  amertumes  ,  tandis  que  vous  serez 
fidèle. 

Je  vous  supplie  instamment  de  demeurer  en 
paix  dans  cette  conduite  droite  et  simple.  En 
vous  ôtant  cette  liberté ,  par  un  certam  empres- 
sement pour  des  mortifications  recherchées  , 
vous  perdriez  celles  que  Dieu  est  jaloux  de  vous 
préparer  lui-même,  et  vous  vous  nuiriez  sous 
prétexte  de  vous  avancer.  Soyez  libre ,  gaie , 
simple ,  enfant  ;  mais  enfant  hardi  ,  qui  ne 
craint  rien ,  qui  dit  tout  ingénument ,  qui  se 
laisse  mener,  qu'on  porte  entre  les  bras,  en  un 
mot ,  qui  ne  sait  rien,  qui  ne  peut  rien,  qui  ne 
prévoit  et  n'ajuste  rien:  mais  qui  a  une  liberté 
et  une  hardiesse  interdite  aux  grandes  person- 
nes. Cette  enfance  démonte  les  sages  ,  et  Dieu 
lui-même  parle  par  la  bouche  de  tels  enfans. 


VI. 


AVIS  A  UNE  PERSONNE  DU  MONDE. VOIR  SES  MISERES 

SANS  TROUBLE  ET  SANS  DECOURAGEMENT  :  COM- 
MENT IL  FAUT  VEILLER  SUR  SOI-MEME.  REMEDES 
CONTRE    LES    TENTATIONS. 

Vous  comprenez  qu'il  y  a  beaucoup  de  fautes 
qui  sont  volontaires  à  divers  degrés,  quoiqu'on 
ne  les  fasse  pas  avec  un  propos  délibéré  de  les 
faire  pour  manquer  à  Dieu.  Souvent  un  ami 
reproche  à  son  ami  une  faute  dans  laquelle  cet 
ami  n'a  pas  résolu  expressément  de  le  choquer, 
mais  dans  laquelle  il  s'est  laissé  aller  quoiqu'il 
n'ignorAt  point  qu'il  le  choqueroit.  C'est  ainsi 
que  Dieu  nous  reproche  ces  sortes  de  fautes. 
Elles  sont  volontaires;  car  encore  qu'on  ne  les 


fasse  pas  avec  réflexion  ,  on  les  fait  néanmoins 
avec  liberté  ,  et  avec  une  certaine  lumière  in- 
time de  conscience  qui  suffiroit  au  moins  pour 
douter  et  pour  suspendre  l'action.  Voilà  les 
fautes  que  font  souvent  les  bonnes  âmes. 

Pour  les  fautes  de  propos  délibéré,  il  est  bien 
extraordinaire  qu'on  y  tombe  quand  on  s'est 
entièrement  donné  à  Dieu.  Les  petites  fautes 
deviennent  grandes  et  monstrueuses  à  nos  yeux 
à  mesure  que  la  pure  lumière  de  Dieu  croît  en 
nous  ;  comme  vous  voyez  que  le  soleil,  à  mesure 
qu'il  se  lève,  nous  découvre  la  grandeur  des  ob- 
jets que  nous  ne  faisions  qu'entrevoir  confusé- 
ment pendant  la  nuit.  Comptez  que,  dans  l'ac- 
croissement de  la  lumière  intérieure  ,  vous 
verrez  les  imperfections  que  vous  avez  vues 
jusqu'ici,  comme  bien  plus  grandes  et  plus  ma- 
lignes dans  leur  fond  que  vous  ne  les  voyiez 
jusques  à  présent  ;  et  que  de  plus  vous  verrez 
sortir  en  foule  de  votre  cœur  beaucoup  d'autres 
misères ,  que  vous  n'auriez  jamais  pu  soupçon- 
ner d'y  trouver.  Vous  y  trouverez  toutes  les 
foiblesses  dont  vous  aurez  besoin  pour  perdre 
toute  confiance  en  votre  force  :  mais  cette  ex- 
périence ,  loin  de  vous  décourager  ,  servira  à 
vous  arracher  toute  confiance  propre  ,  et  à  dé- 
molir, rez-pied ,  rez-terre  ,  tout  l'édifice  de 
l'orgueil.  Rien  ne  marquetant  le  solide  avan- 
cement d'une  ame,  que  cette  vue  de  ses  misères 
sans  trouble  et  sans  découragement. 

Pour  la  manière  de  veiller  sur  soi,  sans  en 
être  trop  occupé,  voici  ce  qui  me  paroît  de  pra- 
tique. Le  sage  et  diligent  voyageur  veille  sur 
tous  ses  pas,  et  a  toujours  les  yeux  ouverts  sur 
l'endroit  du  chemin  qui  est  immédiatement  de- 
vant lui  :  mais  il  ne  retourne  point  sans  cesse 
eu  arrière  pour  compter  tous  ses  pas ,  et  pour 
examiner  toutes  ses  traces  ;  il  perdroit  le  temps 
d'avancer.  Une  ame  que  Dieu  mène  véritable- 
ment par  la  main  (  car  je  ne  parle  point  de  celles 
qui  apprennent  encore  à  marcher,  et  qui  sont 
encore  h  chercher  le  chemin),  doit  veiller  sur  sa 
voie  ,  mais  d'une  vigilance  simple  ,  tranquille, 
bornée  au  présent,  et  sans  inquiétude  pour  l'a- 
mour de  soi.  C'est  une  attention  continuelle  à 
la  volonté  de  Dieu  pour  l'accomplir  en  chaque 
moment ,  et  non  pas  un  retour  sur  soi-même 
pour  s'assurer  de  son  état ,  pendant  que  Dieu 
veut  que  nous  en  soyons  incertains.  C'est  pour- 
quoi le  Psalmiste  dit  :  Mes  yeux  sont  levés  vers 
le  Seigneur ,  et  cest  lui  qui  déliirera  mes  pieds  M 
fies  pièges  tendus  ' .  ' 

Remarquez  que  pour  conduire  ses  pieds  avec 

■  Ps.  XXIV.  13. 


ET    LA  PERFECTION   CHRÉTIENNES. 


8i 


sîii'elé  parmi  des  chemins  semés  de  piéf^es .  au 
lieu  de  baisser  les  yeux  pour  examiner  tous  ses 
pas ,  il  lève  au  contraire  les  yeux  vers  le  Sei- 
gneur. C'est  que  nous  ne  veillons  jamais  si  bien 
sur  nous ,  que  quand  nous  marchons  avec  Dieu, 
présent  à  nos  yeux,  comme  Dieu  l'avoit  or- 
donné à  Abraham.  Et  en  efl'et  à  quoi  doit  abou- 
tir toute  notre  vigilance?  A  suivre  pas  à  pas  la 
volonté  de  Dieu.  Qui   s'y   conforme  en  tout , 
veille  sur  soi  et  se  sanctilie  en  tout.   Si  donc 
nous  ne  perdions  jamais  la  présence  de  Dieu , 
jamais  nous  ne  cesserions  de  veiller  sur  nous- 
mêmes  ,  mais  d'une  vigilance  simple  ,  amou- 
reuse ,  tranquille  et  désintéressée  :  au  lieu  que 
cette  autre  vigilance  qu'on  cherche  pour  s'as- 
surer, est  âpre,  inquiète  et  pleine  d'intérêt.  Ce 
n'est  pas  à  notre  propre  lumière ,  mais  à  celle 
de  Dieu ,  qu'il  nous  faut  marcher.  On  ne  peut 
voir  la  sainteté  de  Dieu  sans  avoir  horreur  de 
ses  moindres  infidélités.  On  ne  laisse  pas  d'ajou- 
ter à  la  présence  de  Dieu  et  au  recueillement  les 
examens  de  conscience,  suivant  le  besoin  qu'on 
en  a  ,  pour  ne  se  relàclier  point ,  et  pour  facili- 
ter les  confessions  qu'on   a   à  faire  :  mais  ces 
examens  se  font  de  plus  en  plus  d'une  manière 
simple,  facile,  et  éloignée  de  tout  retour  inquiet 
sur  soi.  On  s'examine,  non  pour  son  intérêt 
propre,  mais  pour  se  conformer  aux a\is  qu'on 
prend  ,  et   pour  accomplir  la  pure  volonté  de 
Dieu.   Au  surplus ,  on  s'abandonne  entre  ses 
mains  ;  et  on  est  aussi  aise  de  se  savoir  dans  les 
mains  de  Dieu,  qu'on  seroit  fâché  d'être  dans 
les  siennes  propres.  On  ne  veut  rien  voir  de  tout 
ce  qu'il  lui  plait  de  cacher.  Comme  on  l'aime 
inllniment  plus  qu'on  ne  s'aime  soi-même,  on 
se  sacrifie  à  son  bon  plaisir  sans  condition  ;  on 
ne  songe  qu'à  l'aimer  et  qu'à  s'oublier.  Celui 
qui  perd  ainsi  généreusement  son  ame  ,  la  re- 
trouvera 1)0  ur  la  vie  éternelle. 

Au  reste ,  pour  les  tentations  je  ne  sais  que 
deux  choses  à  faire  :  l'une,  d'être  fidèle  à  la 
lumière  intérieure  pour  retrancher ,  sans  quar- 
tier et  sans  retardement,  tout  ce  que  nous  som- 
mes libres  de  retrancher  ,  et  qui  peut  nourrir 
ou  réveiller  la  tentation.  Je  dis  tout  ce  que  nous 
sommes  libres  de  retrancher,  parce  qu'il  ni; 
dépend  pas  toujours  de  nous  de  fuir  les  occa- 
sions. Celles  qui  sont  attachées  à  l'état  où  la 
Providence  nous  met,  ne  sont  pas  censées  en 
notre  pouvoir.  La  seconde  règle  est  de  se  tour- 
ner du  côté  de  Dieu  dans  la  tentation  ,  sans  se 
troubler,  sans  s'inquiéter  pour  savoir  si  on  n'v 
a  point  donné  un  demi-consentement ,  et  sans 
interrompre  sa  tendance  directe  à  Dieu.  On 
courroit  risque  de  rentrer  dans  la  tentation  ,  en 

FÉNELON.     TOME    VI. 


voulant  examiner  de  trop  près  si  on  n'y  a  com- 
mis nulle  infidélité.  Le  plus  court  et  le  plus  sûr 
est  de  faire  comme  un  petit  enfant  à  la  mamelle  : 
on  lui  montre  une  bête  horrible;  il  ne  fait  que 
se  rejeter  et  s'enfoncer  dans  le  sein  de  sa  mère  , 
pour  ne  rien  voir. 

La  pratique  de  la  présence  de  Dieu  est  le 
souverain  remède  :  il  soutient ,  il  console  ,  il 
calme.  Il  ne  faut  point  s'étonner  des  tentations, 
même  les  plus  honteuses.  L'Ecriture  dit  :  Que 
sait  celui  qui  n'a  point  été  tenté  '  ?  et  encore  : 
Mon  fils  ,  entrant  dans  la  servitude  de  Dieu , 
prépare  ton  orne  à  la  tentation  ^?  Nous  ne  som- 
mes ici-bas  que  pour  être  éprouvés  par  la  ten- 
tation. C'est  pourquoi  l'ange  disoit  à  Tobie  : 
Parce  que  vous  étiez  açp'éable  à  Dieu  ,  il  a  été 
nécessaire  que  la  tentation  vous  éprouvât  ^. 

Tout  est  tentation  sur  la  terre.  Les  croix  nous 
tentent  en  irritant  notre  orgueil ,  et  les  pros- 
pérités en  le  flattant.  Notre  vie  est  un  combat 
continuel,  mais  un  combat  où  Jésus-Christ  com- 
bat avec  nous.  Il  faut  laisser  la  tentation  gron- 
der autour  de  nous,  et  ne  cesser  point  de  mar- 
cher, comme  un  voyageur,  surpris  par  un 
grand  vent  dans  une  campagne ,  s'enveloppe 
dans  son  manteau ,  et  va  toujours  malgré  le 
mauvais  temps. 

Pour  le  passé  ,  quand  on  a  satisfait  un  sage 
confesseur  qui  défend  d'y  rentrer  ,  il  ne  reste 
plus  qu'à  jeter  toutes  ses  iniquités  dans  l'abîme 
des  miséricordes.  On  a  môme  une  certaine  joie 
de  sentir  qu'on  n'est  digne  que  d'une  peine 
éternelle,  et  qu'on  est  à  la  merci  des  bontés  de 
Dieu,  à  qui  on  devra  tout,  sans  pouvoir  jamais 
se  devoir  rien  à  soi-même  pour  son  salut  éter- 
nel. Quand  il  vient  un  souvenir  involontaire  des 
misères  passées ,  il  n'y  a  qu'à  demeurer  con- 
fondu et  anéanti  de\ant  Dieu  ,  poi'lant  paisible- 
ment devant  sa  face  adorable  toute  la  honte  et 
toute  l'ignoramie  de  ses  péchés,  sans  néanmoins 
chercher  à  entretenir  nia  rappeler  ce  souvenir. 
Concluez  que ,  pour  faire  tout  ce  que  Dieu 
veut ,  il  y  a  bien  peu  à  faire  en  un  certain  sens. 
Il  est  vrai  qu'il  y  a  prodigieusement  à  faire, 
parce  qu'il  ne  faut  jamais  rien  réserver,  ni  ré- 
sister un  si;ul  moment  à  cet  amour  jaloux,  qui 
A  a  poursuivant  toujours  sans  relâche  ,  dans  les 
derniers  replis  de  l'ame,  jusques  aux  moindres 
affections  propres,  jusques  aux  moindres  alla- 
chemens  dont  il  n'est  pas  lui-même  l'auteur. 
Mais  aussi,  d'un  autre  côté,  ce  n'est  point  la 
nmltitude  des  vues  ni  des  pratiques  dures,  ce 
n'est  point  la  gêne  et  la  contention  qui  font  le 


'  Ecdi.  x>  XIV.  0. 


-  Ibid.  II.  1, 


J  Tob.  \ii.  13. 


82 


INSTRUCTIONS  SUR  LA   MORALE 


véritable  avancement.  Au  contraire ,  il  n'est 
question  que  de  ne  rien  vouloir,  et  de  tout  vou- 
loir sans  restriction  et  sans  choix  ;  d'aller  gaie- 
ment au  jour  la  journée,  comme  la  Providence 
nous  mène;  de  ne  chercher  rien,  de  ne  rebuter 
rien  ;  de  trouver  tout  dans  le  moment  présent; 
de  laisser  faire  celui  qui  fait  tout,  et  de  laisser 
sa  volonté  sans  mouvement  dans  la  sienne.  0 
qu'on  est  heureux  en  cet  état  !  et  que  le  cœur 
est  rassasié,  lors  même  qu'il  paroît  vide  de  tout. 
Je  prie  notre  Seigneur  qu'il  vous  ouvre 
toute  l'étendue  infinie  de  son  cœur  paternel 
pour  y  plonger  le  vôtre  ,  pour  l'y  perdre ,  et 
pour  ne  faire  plus  qu'un  même  cœur  du  sien  et 
du  vôtre.  C'est  ce  que  saint  Paul  souhaitoit  aux 
fidèles,  quand  il  les  souhaitoit  dans  les  entrailles 
de  Jésus-Christ. 


VII. 

DE    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU    :    SON    UTILITE  , 
SA    PRATIQUE. 

Le  principal  ressort  de  notre  perfection  est 
renfermé  dans  cette  parole  que  Dieu  dit  autre- 
fois à  Abraham  :  Marchez  en  ma  présence ,  et 
vous  serez  parfait  '.  La  présence  de  Dieu  calme 
l'esprit ,  donne  un  sommeil  tranquille  et  du 
repos,  même  pendant  lo  jour,  au  milieu  de  tous 
les  travaux  ;  mais  il  faut  être  à  Dieu  sans  au- 
cune réserve.  Quand  on  a  trouvé  Dieu,  il  n'y  a 
plus  rien  à  chercher  dans  les  hommes;  il  faut 
faire  le  sacrifice  de  ses  meilleurs  amis  :  le  bon 
ami  est  au  dedans  du  cœur;  c'est  l'Epoux ,  qui 
est  jaloux  et  qui  écarte  tout  le  reste. 

Il  ne  faut  pas  beaucoup  de  temps  pour  aimer 
Dieu ,  pour  se  renouveler  en  sa  présence ,  pour 
élever  son  cœur  vers  lui,  ou  l'adorer  au  fond 
de  son  cœur,  pour  lui  offrir  ce  que  l'on  fait  et 
ce  que  l'on  souffre:  voilà  le  vrai  royaume  de 
Dieu  au  dedans  de  nous  - ,  que  rien  ne  peut 
troubler. 

Quand  la  dissipation  des  sens  et  la  vivacité 
de  l'imagimation  empêchent  l'ame  de  se  re- 
cueillir d'une  manière  douce  et  sensible  ,  il  faut 
du  moins  se  calmer  par  la  droiture  de  la  volonté  ; 
alors  le  désir  du  recueillement  est  une  espèce 
derecuedlement  qui  suffit  .  il  faut  se  retourner 
vers  Dieu ,  et  faire  avec  droite  intention  tout 
ce  qu'il  veut  que  l'on  fasse.  11  faut  tâcher  de 
réveiller  en  soi  de  temps  en  temps  le  désir  d'être 

*  Gci).  XVII.  I.  —  *  Luc.  XVII.  2). 


à  Dieu  de  toute  l'étendue  des  puissances  de 
notre  ame  ,  c'est-à-dire  de  notre  esprit ,  pour 
le  connoitre  et  pour  penser  à  lui ,  et  de  notre 
volonté  pour  l'aimer.  Désirons  aussi  que  nos 
sens  extérieurs  lui  soient  consacrés  dans  toutes 
leurs  opérations. 

Prenons  garde  de  n'être  point  trop  long- 
temps occupés  volontairement ,  soit  au  dehors, 
soit  au  dedans ,  à  des  choses  qui  causent  une  si 
grande  distraction  au  cœur  et  à  l'esprit ,  et  qui 
tirent  tellement  l'un  et  l'autre  hors  d'eux- 
mêmes  ,  qu'ils  aient  peine  à  y  rentrer  pour 
trouver  Dieu.  Dès  que  nous  sentons  que  quel- 
que objet  étranger  nous  donne  du  plaisir  ou  de 
la  joie  ,  séparons-en  notre  cœur,  et,  pour  l'em- 
pêcher de  prendre  son  repos  dans  cette  créature, 
présentons-lui  aussitôt  son  véritable  objet  et  son 
souverain  bien  qui  est  Dieu  même.  Pour  peu 
que  nous  soyons  fidèles  à  rompre  intérieure- 
ment avec  les  créatures,  c'est-à-dire  à  empê- 
cher qu'elles  n'entrent  jusque  dans  le  fond  de 
l'ame ,  que  notre  Seigneur  b'est  réservé  pour  y 
habiter  et  pour  y  être  respecté,  adoré  et  aimé  , 
nous  goûterons  bientôt  la  joie  pure  que  Dieu 
ne  manquera  pas  de  donner  à  une  ame  libre  et 
dégagée  de  toute  affection  humaine. 

Quand  nous  apercevons  en  nous  quelques  dé- 
sirs empressés  pour  quelque  chose  que  ce  puisse 
être,  et  que  nous  voyons  que  notre  humeur 
nous  porte  avec  trop  d'activité  à  tout  ce  qu'il  y 
a  à  faire,  ne  fut-ce  qu'à  dire  une  parole,  voir 
un  objet ,  faire  une  démarche  ;  tâchons  de  nous 
modérer,  et  demandons  à  notre  Seigneur  qu'il 
arrête  la  précipitation  de  nos  pensées  et  l'agita- 
tion de  nos  actions  extérieures ,  puisque  Dieu  a 
dit  lui-même  que  son  esprit  n'habite  point  dans 
le  trouble. 

Ayons  soin  de  ne  prendre  pas  trop  de  part  à 
tout  ce  qui  se  dit  et  se  fait ,  et  de  ne  nous  en 
pas  trop  remplir;  car  c'est  une  grande  source 
de  distractions.  Dès  que  nous  avons  vu  ce  que 
Dieu  demande  de  nous  dans  chaque  chose  qui  se 
présente,  bornons-nous  là  ,  et  séparons-nous  de 
tout  le  reste.  Par  là  nous  conserverons  toujours 
le  fond  de  notre  ame  libre  et  égal ,  et  nous  re- 
trancherons bien  des  choses  inutiles  qui  embar- 
rassent notre  cœur,  et  qui  l'empêchent  de  se 
tourner  aisément  vers  Dieu. 

Un  excellent  moyen  de  se  conserver  dans  la 
solitude  intérieure  et  dans  la  liberté  de  l'esprit, 
c'est ,  à  la  fin  de  chaque  action,  de  terminer  là 
toutes  les  réflexions,  en  laissant  tomber  les  re- 
tours de  l'amour-propre,  tantôt  de  vaine  joie  , 
tantôt  de  tristesse,  parce  qu'ils  sont  un  de  nos 
plus  grands  maux.  Heureux  à  qui  il  ne  demeure 


ET  LA    PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


83 


rien  dans  l'esprit  que  le  nécessaire,  et  qui  ne 
pense  à  chaque  chose  que  quand  il  est  temps  d'y 
penser  !  de  sorte  que  c'est  plutôt  Dieu  qui  en 
réveille  l'impression  par  la  \ue  de  sa  volonté 
qu'il  faut  accomplir,  que  non  pas  l'esprit  lui- 
même  qui  se  met  en  peine  de  les  prévenir  et  de 
les  chercher.  Enfin ,  accoutumons-nous  à  nous 
rappeler  à  nous-mêmes ,  durant  la  journée  et 
dans  le  cours  de  nos  emplois ,  par  une  simple 
vue  de  Dieu.  Tranquillisons  par  là  tous  les 
mouvemens  de  notre  cœur  ,  dès  que  nous  le 
voyons  agité.  Séparons-nous  de  tout  plaisir  qui 
ne  vient  point  de  Dieu.  Retranchons  les  pen- 
sées et  les  rêveries  inutiles.  Ne  disons  point  de 
paroles  vaines.  Cherchons  Dieu  au  dedans  de 
nous ,  et  nous  le  trouverons  infailliblement ,  et 
avec  lui  la  joie  et  la  paix. 

Dans  nos  occupations  extérieures,  soyons 
encore  plus  occupés  de  Dieu  que  de  tout  le  reste. 
Pour  les  bien  faire ,  il  les  faut  faire  en  sa  pré- 
sence ,  et  les  faire  toutes  pour  lui.  A  l'aspect  de 
la  majesté  de  Dieu  ,  notre  intérieur  doit  se  cal- 
mer et  demeurer  tranquille.  Une  parole  du  Sau- 
veur calma  autrefois  tout  d'un  coup  une  mer 
furieusement  agitée  :  un  regard  de  lui  vers  nous 
et  de  nous  vers  lui  devroit  faire  encore  tous  les 
jours  la  même  chose. 

Il  faut  élever  souvent  son  cœur  vers  Dieu  : 
il  le  purifiera,  il  l'éclairera,  il  le  dirigera.  G"é- 
toit  la  pratique  journalière  du  saint  prophète 
David  :  J'avois  toujours .  dit-il  ^ ,  le  Seigneur 
devant  mes  yeux.  Disons  encore  souvent  ces 
belles  paroles  du  même  prophète  :  Qui  est-ce 
que  Je  dois  chercher  dans  le  ciel  et  sicr  la  terre , 
sinon  vous  ,  ô  mon  Dieu  ?  ]'ous  êtes  le  Dieu  de 
mon  cœur,  et  mon  unique  partage  pour  jamais  -. 
Il  ne  faut  point  attendre  des  heures  libres  où 
l'on  puisse  fermer  sa  porte  ;  le  moment  qui  fait 
regretter  le  recueillement  peut  le  faire  prati- 
quer aussitôt.  Il  faut  tourner  son  cœur  vers 
Dieu  d'une  manière  simple,  familière  et  pleine 
de  confiance.  Tous  les  momens  les  plus  entre- 
coupés sont  bons  en  tout  temps,  même  en  man- 
geant ,  en  écoutant  parler  les  autres.  Des  his- 
toires inutiles  et  ennuyeuses,  au  lieu  de  fatiguer, 
soulagent  en  donnant  des  intervalles  et  la  liberté 
de  se  recueillir.  Ainsi  tout  tourne  à  bien  pour 
ceux  qui  aiment  Dieu. 

Il  faut  souvent  faire  des  lectures  proportion- 
nées à  son  goût  et  à  son  besoin ,  mais  souvent 
interrompues  pour  faire  place  à  l'esprit  inté- 
rieur qui  met  en  recueillement.  Deux  mots  sim- 
ples et  pleins  de  l'Esprit  de  Dieu  sont  la  manne 

^  Ps.  XV.  s.  —  '  lUid.  Lxxii.  23  «l  3C. 


cachée.  On  oublie  les  paroles,  mais  elles  opè- 
rent secrètement;  l'ame  s'en  nourrit  et  en  est 
engraissée. 


VIII. 

COMMENT    IL    FAUT    AIMER    DIEL". SUR    LA    FIDÉLITÉ 

DANS    LES    PETITES    CHOSES    *. 

Tous  les  hommes  dojvent  savoir  qu'ils  sont 
indispensablement  obligés  d'aimer  Dieu  ;  il  faut 
qu'ils  s'instruisent  encore  quelle  est  la  manière 
dont  ils  doivent  l'aimer.  Il  faut  aimer  Dieu  parce 
qu'il  est  notre  créateur,  et  que  nous  n'avons 
rien  qui  ne  vienne  de  sa  main  libérale.  Tout  ce 
qui  est  en  nous,  c'est  autant  de  dons  qu'il  a  faits 
à  qui  n'est  rien  ,  puisque  nous  ne  sommes  que 
néant  par  nous-mêmes.  Non-seulement  tout  ce 
qui  est  en  nous ,  nous  le  tenons  de  Dieu  ,  mais 
tout  ce  qui  nous  environne  vient  de  lui ,  et  a 
été  formé  par  lui.  Nous  devons  l'aimer  encore, 
parce  qu'il  nous  a  aimés,  mais  d'un  amour  ten- 
dre ,  comme  un  père  qui  a  pitié  de  ses  enfans , 
parce  qu'il  connoît  la  boue  et  l'argile  dont  il 
les  a  formés  ;  il  nous  a  cherchés  dans  nos  pro- 
pres voies,  qui  sont  celles  du  péché  :  il  a  couru 
comme  un  pasteur  qui  se  fatigue  pour  retrou- 
ver sa  brebis  égarée.  Il  ne  s'est  pas  contenté  de 
nous  chercher ,  mais  après  nous  avoir  trouvés. 
il  s'est  chargé  de  nous  et  de  nos  langueurs ,  en 
prenant  la  forme  humaine.  Il  est  dit  qu'il  a  été 
obéissant  jusqu'à  la  mort  de  la  croix  ,  et  que  la 
mesure  de  son  obéissance  a  été  celle  de  son 
amour  pour  nous. 

Après  nous  être  convaincus  du  devoir  d'aimer 
Dieu,  il  faut  examiner  comment  on  doit  l'aimer. 
Est-ce  comme  les  amis  lâches  qui  veulent  par- 
tager leur  cœur,  en  donner  une  partie  à  Dieu  , 
et  réserver  l'autre  pour  le  monde  et  pour  les 
amusemens  ;  qui  veulent  allier  la  vérité  et  le 
mensonge,  Dieu  et  le  monde;  qui  veulent  être 
à  Dieu  au  pied  des  autels ,  et  le  laisser  là  pour 
donner  le  reste  de  leur  temps  au  monde;  que 
Dieu  ait  la  superficie  ,  et  le  monde  ce  qu'il  y  a 
de  réel  dans  leurs  affections?  Mais  Dieu  rejette 


*  La  première  parlie  de  cet  arlicle,  jusqu'à  ces  mots  : 
S.  Frau(;ois  de  Sales,  etc.,  a  paru  pour  la  première  fois 
dans  IVililion  de  \ers.iilles,  d'après  une  copie  Irès-aiicieniie. 
Le  reste  se  trouve  dans  les  Divers  Seiitimeiis  et  Avis  chré- 
tiens, n.  xxiii.  On  reconiioU  aiséiiitiit  ,  au  slyle  de  celle 
pièce,  qu'elle  est  du  nonibie  de  celits  qui  n'ont  pas  èt'î 
rédigées  par  Fénelon  lui-même,  mais  qui  sont  de  simples 
extraits  de  ses  lellres  ou  de  ses  inslruclioiis,  rédigés  par  quel- 
qu'un de  «es  amis. 


Si 


INSTRUCTIONS  SUR   LA  MORALE 


celte  sorte  d'amour  :  c'est  un  Dieu  jaloux  ,  qui 
ne  veut  point  de  réserve;  tout  n'est  pas  trop 
pour  lui.  Il  ordonne  de  l'aimer,  et  voici  comme 
il  s'explique  :  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu., 
de  tout  ton  cœur ,  de  toute  ton  ame  ,  de  toutes 
tes  forces,  et  de  tout  ton  es^prit.  Nous  ne  pou- 
vons, après  cela,  croire  qu'il  se  contente  d'une 
religion  en  cérémonie  ;  si  on  ne  lui  donne  tout, 
il  ne  veut  rien. 

En  effet,  n'est-ce  pas  une  ingratitude  de 
n'aimer  qu'à  demi  celui  qui  nous  a  aimés  de 
toute  éternité?  que  dis-je  ?  celui  qui  nous  a 
aimés  jusque  dans  l'abîme  du  péché?  Le  monde 
même, tout  corrompu  qu'il  est,  se  pique  d'avoir 
horreur  de  l'ingratitude.  Il  ne  peut  souffrir 
qu'un  fils  n'ait  pas  pour  son  père  la  reconnois- 
sance  qu'il  doit  à  celui  qui  lui  a  donné  la  vie. 
Mais  de  quelle  vie  est-on  redevable  à  un  père? 
D'une  vie  remplie  de  misères  ,  d'amertumes  , 
de  toutes  sortes  de  véritables  maux  :  d'une  vie 
qui  tend  à  la  mort,  et  qui  est  ainsi  une  mort 
continuelle.  Cependant  c'est  un  précepte  absolu 
d'avoir  pour  nos  pères  et  mères  tous  les  respects 
imaginables.  Et  par  le  même  principe ,  de 
quelle  manière  devons-nous  être  pour  Dieu  ?  Il 
nous  a  donné  une  vie  qui  doit  durer  autant  que 
lui-même  ;  il  nous  a  créés  pour  nous  rendre  par- 
faitement heureux  :  il  est  plus  père,  dit  un  Père 
de  l'Eglise ,  que  tous  les  pères  ensemble.  Il 
nous  a  aimés  d'un  amour  éternel:  et  qu"a-t-il 
aimé  en  nous?  car  ,  quand  on  aime,  c'est  pour 
quelque  chose  bonne  que  l'on  suppose  ou  que 
l'on  trouve  dans  l'objet  aimé  ;  et  qu'a-t-il  donc 
trouvé  en  nous  digne  de  son  amour?  Le  néant , 
quand  nous  n'étions  pas  ;  elle  péché,  quand 
nous  avons  été.  0  quel  excès  de  bonté  !  Est-il 
possible  que  nous  n'aimions  pas  celui  qui  nous 
a  fait  tant  de  bien ,  qui  nous  soutient  et  qui 
nous  conserve,  en  sorte  que,  s'il  détournoit  un 
moment  sa  face ,  nous  retomberions  dans  le 
néant  dont  sa  main  toute-puissante  nous  a  tirés? 
Pouvons-nous  partager  notre  cœur,  et  mettre 
en  comparaison  Dieu  qui  nous  promet  des  biens 
éternels,  et  le  monde  qui  nous  éblouit,  et  qui 
au  moment  de  la  mort  nous  laissera  entre  les 
mains  d'un  Dieu  vengeur,  d'un  Dieu  à  qui  rien 
ne  peut  résister,  enfin  d'un  Dieu  juste  qui  nous 
traitera  connne  on  l'aura  traité?  Si  nous  avons 
servi  le  monde,  il  nous  renverra  à  ce  maitre 
misérable,  pour  nous  récompenser.  La  loi  par 
laquelle  Dieu  nous  ordonne  de  l'aimer  ,  n'a  été 
écrite  ,  dit  saint  Augustin,  que  pour  nous  faire 
ressouvenir  qu'il  est  monstrueux  de  l'avoir 
oublié. 

Considérons  la  bonté  do  Dieu ,  qui ,  sachant 


nos  ingratitudes,  et  connoissant  notre  foiblesse, 
a  voulu  se  servir  de  toutes  sortes  de  moyens  pour 
nous  ramener  à  lui.  Il  nous  promet  des  récom- 
penses éternelles  si  nous  l'aimons;  il  nous  me- 
nace de  châtimens  si  nous  ne  l'aimons  pas;  et 
c'est  même  dans  ces  menaces  terribles  que  nous 
voyons  mieux  l'excès  de  sa  miséricorde  et  de  sa 
clémence  :  car  pourquoi  menace-t  il  si  souvent? 
C'est  pour  n'être  pas  obligé  de  punir  à  toute  ex- 
trémité. Mais  prenons  garde  d'abuser  de  ses 
grâces ,  de  sa  miséricorde  et  de  sa  clémence  ; 
profitons  de  ce  temps  ;  craignons  de  l'irriter  ; 
ne  faisons  point  comme  ces  âmes  chancelantes  ; 
qui  disent  tous  les  jours  :  A  demain  ,  à  demain. 
Prenons  de  fortes  résolutions  d'être  tout  à  lui  ; 
commençons  dès  aujourd'hui ,  dès  ce  moment. 
Quelle  témérité  de  compter  sur  ce  qui  n'est  pas 
en  notre  pouvoir  !  L'avenir  est  un  abîme  que 
Dieu  nous  cache;  et  quand  même  il  seroit  à 
nous ,  comptons-nous  de  telle  sorte  sur  nous- 
mêmes  ,  que  nous  prétendions  faire  l'œuvre  de 
Dieu  sans  sa  grâce?  Profitons  de  celle  qu'il  nous 
offre  ;  c'est  peut-être  celle  d'où  dépend  notre 
conversion  :  avec  le  temps  les  passions  se  forli- 
iient  de  telle  sorte  qu'il  est  presque  impossible 
de  les  assujettir.  Faisons  notre  choix  présente- 
ment ,  et  écoutons  Dieu  ,  qui  dit  lui-même ,  par 
Elie.  Jusquesà  quand,  mou  peuple,  serez-vous 
partagé  entre  Baal  et  moi  ;  décidez  quel  est  le 
Dieu  véritable.  Si  c'est  moi ,  suivez-moi ,  et  ne 
tenez  plus  vos  cœurs  en  suspens  :  si  c'est  Baal , 
suivez  le;  suivez  le  monde,  abandonnez-vous 
à  lui;  et  nous  verrons  au  jour  de  la  mort  s'il 
Aous  délivrera  de  mes  mains. 

Mais  il  est  difficile  ,  dit-on  ,  de  n'aimer  que 
Dieu,  de  quitter  absolument  toute  attache.  Hé! 
quelle  difficulté  trouvez-vous  à  aimer  celui  qui 
vous  a  faits  ce  que  vous  êtes?  C'est  de  la  cor- 
ruption de  notre  nature  que  vient  cette  répu- 
gnance que  vous  sentez  à  rendre  à  votre  Créa- 
teur ce  que  vous  lui  devez.  Trouvez-vous  qu'il 
soit  doux  d'être  partagé  entre  Dieu  et  le  monde; 
d'être  sans  cesse  entraîné  par  les  passions,  et 
en  même  temps  déchiré  par  les  reproches  de  sa 
conscience  ;  de  ne  pouvoir  goûter  de  plaisir  sans 
amertume ,  et  d'être  dans  une  continuelle  vicis- 
situde? C'est  par  cet  injuste  partage,  qui  fait 
soulfrii'  sans  relâche  ,  qu'on  veut  adoucir  la 
rigueui-quela  lâcheté  fait  trouver  dans  l'amour 
divin.  Mais ,  encore  une  fois ,  on  se  trompe  en 
cela  grossièrement;  car  si  quelqu'un  peut  être 
heureux  ,  même  dès  cette  vie  ,  c'est  celui  qui 
aime  Dieu.  Si  l 'amour-propre  pou  voit  être  le 
principe  de  quelque  chose  de  bon  ,  il  devroit 
nous  porter  à  renoncer  à  tout  le  reste ,  afin 


ET  LA    PERFECTION    CHRÉTIENNES. 


83' 


d'être  à  Dieu  uniquement.  Ouaml  son  aninur 
est  seul  dans  une  aine,  elle  goûte  la  paix  dune 
bonne  conscience;  elle  est  constante  et  heu- 
reuse ;  il  ne  lui  faut  ni  grandeur,  ni  richesse , 
ni  réputation,  ni  enfin  rien  de  tout  ce  que  le 
temps  emporte  sans  en  laisser  aucunes  traces. 
Elle  ne  veut  que  la  volonté  de  son  hien-aiiné: 
c'est  assez  qu'elle  sache  que  cette  volonté  s'ac- 
complit, elle  veille  incessamment  dans  l'attente 
de  son  époux.  La  prospérité  ne  la  peut  enfler, 
ni  l'adversité  l'abattre  ;  c'est  dans  ce  détache- 
ment de  sa  volonté  propre  que  consiste  la  per- 
fection chrétienne  :  elle  n'est  point  dans  la  sub- 
tilité du  raisonnement.  Combien  de  docteurs 
vains  et  pleins  d'eux-mêmes  se  sont  égarés  dans 
les  choses  de  Dieu ,  et  en  qui  se  vérifie  la  pa- 
role de  saint  Paul  :  Ln  science  en  (te;  il  n'y  a 
que  la  charité  qui  édife. 

La  vertu  n'est  point  non  plus  dans  les  lon- 
gues prières,  puisque  Jésus-Christ  dit  lui-même  : 
Tous  ceux  qui  disent  :  Seigneur,  Seigneur, 
n'entreront  pas  au  royaume  des  deux  ;  et  mon 
Père  leur  dira  :  Je  ne  vous  connois  point.  Enfin, 
la  dévotion  ne  consiste  point  aussi  précisément 
dans  les  œuvres  sans  la  charité.  On  ne  peut  ai- 
mer Dieu  sans  les  œuvres,  parce  que  la  charité 
n'est  point  oisive.  Quand  elle  est  en  nous,  elle  , 
nous  porte  immanquablement  à  faire  quelque 
chose  pour  Dieu  ;  et  si ,  par  infirmité ,  nous 
sommes  incapables  d'agir,  c'est  faire  quelque 
chose  très-agréable  à  Dieu  que  de  souffrir.  Ce 
n'est  pas  encore  tout  ;  après  être  parvenu  à  ai- 
mer Dieu  sans  partage ,  il  faut  s'élever  à  l'aimer 
purement  pour  l'amour  de  lui ,  sans  vue  d'au- 
cun intérêt.  Hé!  n'en  vaut -il  pas  bien  la 
peine  ?  Si  quelque  chose  mérite  d'être  aimé 
ainsi,  n'est-ce  pas  celui  qui  est  infiniment  ai- 
mable ? 

Saint  François  de  Sales  dit  qu'il  en  est  des 
grandes  vertus  et  des  petites  fidélités  comme  du 
sel  et  du  sucre  :  le  sucre  a  un  goût  plus  exquis, 
mais  il  n'est  pas  dun  si  fréquent  usage  ;  au  con- 
traire, le  sel  entre  dans  tous  les  alimens  néces- 
saires à  la  vie.  Les  grandes  vertus  sont  rares  , 
l'occasion  n'en  vient  guère  :  quand  elle  se  pré- 
sente ,  on  y  est  préparé  par  tout  ce  qui  précède, 
on  s'y  excite  par  la  grandeur  du  sacrifice  ,  on 
y  est  soutenu  ,  ou  par  l'éclat  de  l'action  que  l'on 
fait  aux  yeux  des  autres,  ou  par  la  complaisance 
qu'on  a  en  soi-même  dans  un  effort  qu'on  trou\e 
extraordinaire.  Les  petites  occasions  sont  impré- 
vues, elles  reviennent  à  tout  moment,  elles 
nous  mettent  sans  cesse  aux  prises  avec  notre 
orgueil,  notre  paresse,  notre  hauteur,  notre 
promptitude  et  notre  chagrin  ;  elles  vont  à  rom- 


pre notre  volonté  en  tout,  et  l\  ne  nous  laisser 
aucune  réserve.  Si  on  veut  y  être  fidèle ,  la 
nature  n'a  jamais  le  temps  de  respirer,  et  il  faut 
qu'elle  meure  à  toutes  ses  inclinations.  On  ai- 
meroit  cent  fois  mieux  faire  à  Dieu  certains 
grands  sacrifices,  quoique  violens  et  doulou- 
reux, à  condition  de  se  dédonunager  par  la 
liberté  de  suivre  ses  goûts  et  ses  habitudes  dans 
tous  les  petits  détails.  Ce  n'est  pourtant  que  par 
la  fidélité  dans  les  petites  choses,  que  la  grâce 
du  véritable  amour  se  soutient ,  et  se  distingue 
des  faveurs  passagères  de  la  nature. 

Il  en  est  de  la  piété  comme  de  l'économie 
pour  les  biens  temporels  :  si  ou  n'y  prend  garde 
de  près,  on  se  ruine  plus  en  faux  frais  qu'eu 
gros  articles  de  dépense.  Quiconque  sait  mettre 
à  profit,  pour  le  spirituel  comme  pour  le  tem- 
porel, les  petites  choses,  amasse  de  grands 
biens.  Toutes  les  choses  qui  sont  grandes,  ne 
le  sont  que  par  l'assemblage  des  petites  qu'on 
recueille  soigneusement.  Qui  ne  laisse  rien  per- 
dre, s'enrichira  bientôt. 

D'ailleurs,  considérez  que  Dieu  ne  cherche 
pas  tant  nos  actions  ,  que  le  motif  d'amour  qui 
les  fait  faire  .  et  la  souplesse  qu'il  exige  de  notre 
volonté.  Les  hommes  ne  jugent  presque  nos 
actions  que  par  le  dehors  :  Dieu  compte  pour 
rien  dans  nos  actions  tout  ce  qui  éclate  le  plus 
aux  yeux  des  hommes.  Ce  qu'il  veut,  c'est  une 
intention  pure  ,  c'est  une  volonté  prête  à  tout , 
et  souple  dans  ses  mains,  c'est  un  sincère  déta- 
chement de  soi-même.  Tout  cela  s'exerce  plus 
fréquemment ,  avec  moins  de  danger  pour  l'or- 
gueil, et  d'ime  manière  qui  nous  éprouve  plus 
rigoureusement  dans  les  occasions  communes 
que  dans  les  extraordinaires.  Quelquefois  même 
on  tient  plus  à  une  bagatelle  qu'à  un  grand  in- 
térêt; on  aura  plus  de  répugnance  à  s'arracher 
un  anuisement ,  qu'à  faire  une  aumône  d'une 
très-grande  somme. 

On  se  trompe  d'autant  plus  aisément  sur  les 
petites  choses,  qu'on  les  croit  plus  innocentes  , 
et  qu'on  s'imagine  y  être  moins  attaché.  Cepen- 
dant ,  quand  Dieu  nous  les  ôte  ,  nous  pouvons 
facilement  reconnoître ,  par  la  douleur  de  la  pri- 
vation, combien  l'attachement  et  l'usage  étoient 
excessifs  et  inexcusables.  D'ailleurs  ,  si  on  né- 
glige les  petites  choses ,  on  scandalise  à  toute 
heure;  sa  fauîille ,  son  domestique  et  tout  le 
public.  Les  hommes  ne  peuvent  s'imaginer  que 
notre  piété  soit  de  bonne  foi ,  quand  notre  con- 
duite [laroit  en  détail  lâche  et  irrégulière.  Quelle 
apparence  de  croire  que  nous  ferions  sans  hési- 
ter les  plus  grands  sacrifices,  pendant  que  nous 
succombons  dès  qu'il  est  question  des  plus  petits? 


86 


INSTRUCTIONS  SUR  LA   xMORALE 


Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  dangereux,  c'est 
que  l'ame,  par  la  négligence  des  petites  choses, 
s'accoutume  à  l'infidélité.  Elle  centriste  le  Saint- 
Esprit ,  elle  se  laisse  à  elle-même,  elle  compte 
pour  rien  de  manquera  Dieu.  Au  contraire,  le 
vrai  amour  ne  voit  rien  de  petit;  tout  ce  qui 
peut  plaire  ou  déplaire  à  Dieu  lui  paroit  tou- 
jours grand.  Ce  n'est  pas  que  le  vrai  amour  jette 
ï'ame  dans  la  gêne  et  dans  le  scrupule .  mais 
c'est  qu'il  ne  met  peint  de  bornes  à  sa  fidélité. 
Il  agit  simplement  avec  Dieu;  et  comme  il  ne 
s'embarrasse  point  des  choses  que  Dieu  ne  lui 
demande  pas ,  il  ne  veut  aussi  jamais  hésiter  un 
seul  instant  sur  celles  que  Dieu  lui  demande , 
soit  grandes,  soit  petites.  Ainsi  ce  n'est  point 
par  gène  qu'on  devient  alors  fidèle  et  exact  dans 
les  moindres  choses;  c'est  par  un  sentiment 
d'amour,  qui  est  exempt  des  réflexions  et  des 
craintes  des  âmes  inquiètes  et  scrupuleuses.  On 
est  comme  entraîné  par  l'amour  de  Dieu  :  on  ne 
veut  faire  que  ce  qu'on  fait,  et  on  ne  veut  rien  de 
tout  ce  qu'on  ne  fait  pas.  En  même  temps  que 
Dieu  jaloux  presse  l'ame,  la  pousse  sans  relâche 
sur  les  moindres  détails,  et  semble  lui  ôler  toute 
liberté, elle  se  trouve  au  large, et  elle  jouitd'une 
profonde  paix  en  lui.  0  qu'elle  est  heureuse  ! 
An  reste ,  les  personnes  qui  ont  naturelle- 
ment moins  d'exactitude  sont  celles  qui  doivent 
se  faire  une  loi  plus  inviolable  sur  les  petites 
choses.  On  est  tenté  de  les  mépriser;  on  a  l'ha- 
bitude de  les  compter  pour  rien  ;  on  n'en  con- 
sidère point  assez  la  conséquence  ;  on  ne  se  re- 
présente point  assez  le  progrès  insensible  que 
font  les  passions;  on  oublie  même  les  expé- 
riences les  plus  funestes  qu'on  en  a  faites.  On 
aime  mieux  se  promettre  de  soi  une  fermeté 
imaginaire,  et  se  fier  à  son  courage,  tant  de  fois 
trompeur,  que  de  s'assujettir  à  une  fidélité  con- 
tinuelle. C'est  un  rien,  dit-on.  Oui,  c'est  un 
rien,  mais  un  rien  qui  est  tout  pour  vous;  un 
rien  que  vous  aimez  jusqu'à  le  refuser  à  Dieu; 
un  rien  que  vous  méprisez  en  parole  pour  avoir 
un  prétexte  de  le  refuser  :  mais  dans  le  fond 
c'est  un  rien  que  vous  réservez  contre  Dieu,  et 
qui  vous  perdra.  Ce  n'est  point  élévation  d'es- 
prit que  de  mépriser  les  petites  choses;  c'est  au 
contraire  par  des  vues  trop  bornées  qu'on  re- 
garde comme  petit  ce  qui  a  des  conséquences  si 
étendues.  Plus  on  a  de  peine  à  se  précau donner 
sur  les  pefites  choses ,  plus  il  faut  y  craindre  la 
négligence,   se  défier  de  soi-même,   et  poser 
des  barrières  invincibles  entre  soi  et  le  relâche- 
ment :  Qui  spernit  modica,  paulatim  decidet  '. 

'  Eccli.  xîx.  \. 


Enfin  jugez-vous  par  vous-même.  Vous  ac- 
commoderiez-vous  d'un  ami  qui  vous  devroit 
tout ,  et  qui ,  voulant  bien  par  devoir  vous  ser- 
vir dans  ces  occasions  rares  qu'on  nomme  gran- 
des, ne  voudroit  s'assujettir  à  avoir  pour  vous 
ni  complaisance  ni  égard  dans  le  commerce  de  m 
la  vie  ?  ^ 

Ne  craignez  point  cette  attention  continuelle 
aux  petites  choses.  D'abord  il  faut  du  courage  ; 
mais  c'est  une  pénitence  que  vous  méritez,  dont 
vous  avez  besoin,  qui  fera  votre  paix  et  votre 
sûreté;  hors  de  là  ,  rien  que  trouble  et  rechute. 
Dieu  vous  rendra  peu  à  peu  cet  état  doux  et  fa- 
cile. Le  vrai  amour  est  attenfif,  sans  gêne  et  sans 
contention  d'esprit. 


IX. 


SCR   LES    CONVERSIONS   LACHES     . 

Les  gens  qui  étoient  éloignés  de  Dieu  se 
croient  bien  près  de  lui  ,  dès  qu'ils  commen- 
cent à  faire  quelques  pas  pour  s'en  rapprocher. 
Les  gens  les  plus  polis  et  les  plus  éclairés  ont 
là-dessus  la  même  grossièreté  qu'un  paysan , 
qui  croiroit  être  bien  à  la  cour,  parce  qu'il  au- 
roit  vu  le  roi.  On  abandonne  les  vices  qui  font 
horreur,  on  se  retranche  dans  une  vie  lâche , 
mondaine  et  dissipée.  On  en  juge  ,  non  par  l'É- 
vangile, qui  est  l'unique  règle,  mais  par  la 
comparaison  qu'on  fait  de  cette  vie  avec  celle 
qii'on  a  menée  autrefois,  ou  qu'on  voit  mener 
à  tant  d'autres.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour 
se  canoniser  soi-même,  et  pour  s'endormir  d'un 
profond  sommeil  sur  tout  ce  qui  resteroit  à  faire 
par  rapport  au  salut. 

Cependant  cet  état  est  peut-être  plus  funeste 
qu'un  désordre  scandaleux.  Ce  désordre  trou- 
bleroit  la  conscience  .  réveilleroit  la  foi ,  et  en- 
gageroit  à  faire  quelque  grand  effort  :  au  lieu 
que  ce  changement  ne  sert  qu'à  étouffer  les  re- 
mords salutaires ,  qu'à  établir  une  fausse  paix 
dans  le  cœur,  et  qu'à  rendre  les  maux  irrémé- 
diables en  persuadant  qu'on  se  porte  bien.  Le 
salut  n'est  pas  seulement  attaché  à  la  cessation 
du  mal  ;  il  faut  encore  y  ajouter  la  pratique  du 
bien.  Le  royaume  du  ciel  est  d'un  trop  grand 
prix  pour  être  donné  à  une  crainte  d'esclave, 
qui  ne  s'abstient  du  mal  qu'à  cause  qu'il  n'ose 

*  On  a  vu  plus  haut,  painn  les  Réflexions  pour  tous  les 
jours  du  mois,  un  extrait  de  cette  instruction.  Nous  la  pu- 
blions ici  tout   entière  d'après  le  manuscrit  original.  [Edit. 

de  Fers.) 


ET  LA  PERFECTION   CHRÉTIENNE. 


87 


le  faire.  Dieu  veut  des  eufans  qui  aiment  sa 
bonté,  et  non  des  esclaves  qui  ne  le  servent  que 
par  la  crainte  de  sa  puissance.  Il  faut  donc  l'ai- 
mer, et,  par  conséquent,  faire  fout  ce  qu'ins- 
pire le  véritable  amour.  Peut-on  aimer  Uien  de 
bonne  foi,  et  aimer  avec  passion  le  monde  son 
ennemi ,  auquel  il  a  doimé  dans  l'Évangile  une 
si  rigoureuse  malédiction  ?  Peut-on  aimer  Dieu, 
et  craindre  de  le  trop  connoitre ,  de  peur  d'avoir 
trop  de  choses  à  faire  pour  lui?  Peut-on  aimer 
Dieu  ,  et  se  contenter  de  ne  l'outrager  pas,  sans 
se  mettre  jamais  en  peine  de  Iri  plaire,  de  le 
gloritler,  et  de  lui  témoigner  courageusement 
son  amour?  L'arbre  qui  ne  porte  aucun  fruit 
doit  être  coupé  et  jeté  au  feu,  selon  Jésus-Christ 
dans  l'Évangile  %  comme  s'il  éto't  mort.  En 
effet,  quiconque  ne  porte  point  les  fruits  de 
l'amour  divin  est  mort  et  desséché  jusqu'à  la 
racine. 

Y  a-t-il  de  vile  créature  sur  la  terre  qui  se 
contentât  d'être  aimée  comme  on  n'a  point  de 
honte  de  vouloir  aimer  Dieu?  On  veut  l'aimer 
à  condition  de  ne  lui  donner  que  des  paroles  et 
des  cérémonies,  et  encore  des  céiémonies  cour- 
tes, dont  on  est  bientôt  lassé  et  ennuyé  ;  à  con- 
dition de  ne  ^ui  sacrifier  aucune  passion  vive, 
aucun  intérêt  effectif,  aucune  des  commodités 
d'une  vie  molle.  On  veut  l'aimer  à  condition 
qu'on  aimera  avec  lui ,  et  plus  que  lui ,  tout  ce 
qu'il  n'aime  point ,  et  qu'il  condamne ,  dans  les 
vanités  mondaines.  On  veut  bien  l'aimer  à  con- 
dition de  ne  diminuer  en  rien  cet  aveugle  amour 
de  nous-mêmes,  qui  va  jusqu'à  l'idolâtrie,  et 
qui  fait  qu'au  lieu  de  nous  rapporter  à  Dieu 
comme  à  celui  pour  qui  nous  sommes  faits ,  on 
veut  au  contraire  rapporter  Dieu  à  soi ,  et  ne  le 
chercher  que  comme  un  pis-aller,  alin  qu'il 
nous  serve  et  qu'il  nous  console,  quand  les 
créatures  nous  manqueront.  En  vérité,  est-ce 
aimer  Dieu?  N'est-ce  pas  plutôt  l'irriter? 

Ce  n'est  pas  tout.  On  veut  encore  aimer  Dieu, 
à  condition  qu'on  aura  honte  de  son  amour, 
qu'on  le  cachera  comme  une  foiblesse;  qu'on 
rougira  de  lui  comme  d'un  ami  indigne  d'être 
aimé;  qu'on  ne  lui  donnera  que  quelques  appa- 
rerices  de  religion,  pour  éviter  le  scandale  de 
l'impiété,  et  qu'on  vivra  à  la  merci  du  monde, 
pour  n'oser  rien  donner  à  Dieu  qu'avec  sa  per- 
mission? Voilà  l'amour  avec  lequel  on  prétend 
mériter  les  récompenses  éternelles. 

Je  me  suis  confessé,  dira-t-on,  fort  exacte- 
ment des  péchés  de  ma  vie  passée  ;  je  fais  quel- 
ques lectures;  j'entends  la  messe  modestement, 


et  j'y  prie  Dieu  d'assez  bon  cœur  ;  j'évite  tous 
les  grands  péchés.  D'ailleurs  je  ne  me  sens  point 
assez  touché  pour  quitter  le  monde,  et  pour  ne 
garder  plus  de  mesure  avec  lui.  La  religion  est 
bien  rigoureuse  si  elle  rejette  de  si  honnêtes 
lempéramens.  Tous  ces  raftinemensde  dévotion 
vont  trop  loin,  et  sont  plus  propres  à  décou- 
rager, qu'à  faire  aimer  le  bien.  Voilà  ce  que 
disent  des  gens  qui  paroissent  d'ailleurs  bien 
intentionnés;  mais  il  est  facile  de  les  détromper, 
s'ils  veulent  examiner  les  choses  de  bonne  foi. 
Leur  erreur  vient  de  ce  qu'ils  ne  connoissent 
ni  Dieu  ni  eux-mêmes.  Ils  sont  jaloux  de  leur 
rherlé,  et  ils  cra"gnent  de  la  perdre,  en  se 
livrant  trop  à  la  piété.  Ma's  ils  doivent  considé- 
rer qu'ils  ne  sont  point  à  eux-mêmes  ;  ils  sont  à 
Dieu,  qui,  les  ayant  faits  uniquement  pour  lui, 
et  non  pour  eux-mêmes ,  les  doit  mener  comme 
il  lui  plait ,  avec  un  empire  absolu.  lisse  doi- 
vent tout  entiei's  à  lui  sans  condition  et  sans  ré- 
serve. Nous  n'avons  pas  même  ,  à  proprement 
parler,  le  droit  de  nous  donner  à  Dieu;  car 
nous  n'avons  aucun  droit  sur  nous  mêmes.  Mais 
si  nous  ne  nous  laissions  pas  à  Dieu,  comme 
une  chose  qui  est  de  sa  nature  toute  à  lui ,  nous 
ferions  un  larcin  sacrilège  ,  qui  renverseroit 
l'ordre  de  la  nature ,  et  qui  violeroit  la  loi  essen- 
tiellc  de  la  créature.  Ce  n'est  donc  pas  à  nous  à 
raisonner  sur  la  loi  que  Dieu  nous  impose;  c'est 
à  nous  à  la  recevoir,  à  l'adorer,  à  la  suivre  aveu- 
glément. Dieu  sait  mieux  que  nous  ce  qui  nous 
convient.  Si  nous  faisions  l'Evangile,  peut-être 
serions-nous  tentés  de  l'adoucir,  pour  l'accom- 
moder à  notre  lâcheté  :  mais  Dieu  ne  nous  a 
pas  consultés  en  le  faisant;  il  nous  l'adonné 
tout  tait ,  et  ne  nous  a  laissé  aucune  espérance 
de  salut  que  par  l'accomplissement  de  celte 
souveraine  loi,  qui  est  égale  pour  toutes  les  con- 
ditions. Le  ciel  et  la  terre  passeront,  et  celte 
parole  de  vie  ou  de  mort  71c  passe)'a  Jamais  : 
on  ne  peut  en  retrancher  ni  un  mot  ni  la  moin- 
dre lettre.  Malheur  aux  prêtres  qui  oseroient  en 
diminuer  la  force,  pour  nous  l'adoucir!  Ce 
n'est  pas  eux  qui  ont  fait  cette  loi  ;  ils  n'en  sont 
que  les  simples  dépositaires.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'en  prendre  à  eux  si  l'Évangile  est  une  loi  sé- 
vère. Cette  loi  est  autant  redoutable  pour  eux 
que  pour  le  reste  des  hommes,  et  plus  encore 
pour  eux  que  pour  les  autres,  puisqu'ils  répon- 
dent et  des  autres  et  d'eux-mêmes ,  pour  l'ob- 
servation de  cette  loi.  Ma\h(iuv  à  T aveugle  qui 
en  conduit  un  autre;  ils  tomberont  tous  deux , 
dit  le  Fils  de  Dieu  ' ,  dans  le  précipice!  Malheur 


1  Mallh.  vil.  19. 


1  Mallh.  XV.  n. 


88 


INSTRUCTKiNS  SUR   LA    MORALE 


au  prêtre  ignorant,  ou  lâche  el  Oatteur,  qui 
veut  élargir  la  voie  étroite!  La  voie  large  est 
celle  qui  conduit  à  la  perdition.  Que  l'orgueil 
de  l'honime  se  taise  donc  !  Il  croit  être  libre,  et 
il  ne  l'est  pas.  C'est  à  lui  à  porter  le  joug  de  la 
loi,  et  à  espérer  que  Dieu  lui  donnera  des  forces 
proportionnées  à  la  pesanteur  de  ce  joug. 

En  effet,  celui  qui  a  ce  souverain  empire 
sur  sa  créature  pour  lui  commander,  lui  donne, 
par  sa  grâce  intérieure ,  de  vouloir  et  de  faire 
ce  qu'il  commande.  11  fait  aimer  son  joug  ;  il 
l'adoucit  par  le  charme  intérieur  de  la  justice 
et  de  la  vérité.  Il  répand  ses  chastes  délices  sur 
les  vertus  et  dégoûte  des  faux  plaisirs.  Il  soutient 
l'homme  contre  lui-même ,  l'arrache  à  sa  cor- 
ruption et  le  rend  fort  malgré  sa  foiblesse.  0 
homme  de  peu  de  foi ,  que  craignez-vous  donc? 
laissez  faire  Dieu  :  abandonnez-\ous  à  lui  : 
vous  souffrirez  ;  mais  vous  souffrirez  avec 
amour  ,  paix  et  consolation.  Vous  combattrez  ; 
mais  vous  remporterez  la  victoire,  et  Dieu  lui- 
même  ,  après  avoir  combattu  avec  vous,  vous 
couronnera  de  sa  propre  main.  Vous  pleurerez  ; 
mais  vos  larmes  seront  douces ,  et  Dieu  lui- 
même  viendra  avec  complaisance  les  essuyer. 
Vous  ne  serez  plus  libre  pour  vous  abandonner 
à  vos  passions  tyranniques  ;  mais  vous  sacrifie- 
rez librement  votre  liberté ,  et  vous  entrerez 
dans  une  liberté  nouvelle  et  inconnue  au  monde, 
où  vous  ne  ferez  rien  que  par  amour. 

De  plus  considérez  quel  est  votre  esclavage 
dans  le  monde.  Que  n'avez-vous  point  à  souf- 
frir pour  ménager  l'estime  de  ces  hommes  que 
vous  méprisez?  Que  ne  vous  en  coùte-t-il  pas 
pour  réprimer  vos  passions  emportées  ,  quand 
elles  vont  trop  loin  ;  pour  contenter  celles  aux- 
quelles vous  voulez  céder  ;  pour  cacher  vos  pei- 
nes; pour  soutenir  les  bienséances  importunes? 
Est-ce  donc  là  cette  liberté  que  vous  vantez 
tant,  et  que  vous  avez  tant  de  peine  de  sacrifier 
<à  Dieu  ?  Où  est-elle  ,  où  est-elle  ?  montrez-la- 
moi.  Je  ne  vois  partout  que  gène  ,  que  servi- 
tude basse  et  indigne,  que  nécessité  déplorable 
de  se  déguiser  depuis  le  malin  jusqu'au  soir. 
On  se  refuse  à  Dieu,  qui  ne  nous  veut  que 
pour  nous  sauver  :  on  se  livre  au  monde,  qui 
ne  nous  veut  que  pour  nous  tyraïuiiser  et  pour 
nous  perdre.  On  s'imagine  qu'on  ne  fait  dans  le 
monde  que  ce  qu'on  veut ,  parce  qu'on  sent  le 
goût  de  ses  passions  par  lesquelles  on  est  en- 
traîné :  mais  compte-t-on  les  dégoûts  affreux  , 
les  ennuis  mortels  ,  les  mécomptes  inséparables 
des  plaisirs  ,  les  humiliations  qu'on  a  à  essuyer 
dans  les  places  les  plus  élevées?  Au  dehors  tout 
est  riant  ;  au  dedans  tout  est  plein  de  chagrins 


et  d'inquiétudes.  On  cruil  être  libre  quand  on 
ne  dépend  plus  que  de  ses  passions  :  folle  er- 
reur !  Y  a-t-il  au  monde  un  état  où  l'on  ne 
dépende  pas  encore  davantage  des  fantaisies 
d'autrui  que  des  siennes?  Tout  le  commerce 
de  la  vie  est  gêné  par  les  bienséances  et  par  la 
nécessité  de  complaire  aux  autres. 

D'ailleurs  nos  passions  sont  le  plus  rude  de 
tous  les  tyrans  :  si  on  ne  les  suit  qu'à  demi ,  il 
faut  à  toute  heure  être  aux  prises  contre  elles  et 
ne  respirer  jamais  un  seul  moment  eu  sûreté. 
Elles  trahissent ,  elles  déchirent  le  cœur  ;  elles 
foulent  aux  pieds  la  raison  et  l'honneur;  elles 
ne  disent  jamais  :  C'est  assez.  Quand  même  on 
seroil  sûr  de  les  vaincre  toujours,  quelle  af- 
freuse victoire  !  Si  au  contraire ,  on  s'aban- 
donne au  torrent,  où  vous  entraînera-t-il?  j'ai 
horreur  de  le  penser  :  vous  n'oseriez  le  penser 
vous-même. 

0  mon  Dieu!  préservez-moi  de  ce  funeste 
esclavage  ,  que  l'insolence  humaine  n'a  point 
de  honte  de  nommer  une  liberté.  C'est  en  vous 
(ju'on  est  libre  ;  c'est  votre  vérité  qui  nous  déli- 
vrera. Vous  servir  ,  c'est  régner. 

Mais  quel  aveuglement  de  craindre  d'aller 
trop  avant  dario  l'amour  de  Dieu  !  plongeons- 
nous-y  :  plus  on  l'aime  ,  plus  on  aime  aussi 
tout  ce  qu'il  nous  fait  faire.  C'est  cet  amour 
qui  nous  console  de  nos  pertes  .  qui  nous  adou- 
cit nos  croix,  qui  nous  détache  de  tout  ce  qu'il" 
est  dangereux  d'aimer ,  qui  nous  préserve  de 
mille  poisons,  qui  nous  montre  une  miséri- 
coide  bienfaisante  ,  au  travers  de  tous  les  maux 
que  nous  souffrons,  qui  nous  découvre  dans  la 
mort  même  une  gloire  et  une  félicité  éternelle. 
C'est  cet  amour  qui  change  tous  nos  maux  en 
biens  ;  comment  pouvons- nous  craindre  de 
nous  remplir  trop  de  lui  ?  Craignons-nous 
d'être  trop  heureux ,  trop  délivrés  de  nous- 
p.iêmes ,  des  caprices  de  notre  orgueil ,  de  la 
violence  de  nos  passions  et  de  la  tyrannie  du 
monde  trompeur?  Que  tardons-nous  à  nous 
jeter  avec  une  pleine  confiance  entre  les  brasj 
du  Père  des  miséricordes  et  du  Dieu  de  toute 
consolation?  Il  nous  aimera;  nous  l'aimerons. 
Son  amour  croissant  nous  tiendra  lieu  de  tout 
le  reste.  Il  remplira  lui  seul  notre  cœur,  qu€ 
le  monde  a  enivré ,  agité ,  troublé ,  sans  \i 
pouvoir  jamais  remplir.  Il  ne  nous  fera  mépri- 
ser que  le  monde  que  nous  méprisons  déjà.  Il 
ne  nous  ôtera  que  ce  qui  nous  rend  malheu- 
reux. Il  ne  nous  fera  faire  que  ce  que  nous 
faisons  tous  les  jours  ;  des  actions  simples  et 
raisonnables ,  que  nous  faisons  mal ,  faute  de 
les  faire  pour  lui;  il  nous  les  fera  faire  bien,  en 


ET   LA   PERFECTION  CHRÉTIENNES. 


89 


nous  inspirant  rie  les  faire  pour  lui  ohéir.  Tout, 
jusqu'aux  nioindrcs  actions  d'une  vie  siiui)le  et 
commune  ,  se  tournera  en  consolation  ,  en  mé- 
rite et  en  récompense.  Nous  verrons  en  paix 
venir  la  mort  :  elle  sera  changée  pour  nous  eu 
un  commencement  de  vie  immortelle.  Bien  loin 
de  nous  dépouiller ,  elle  nous  revêtira  de  tout, 
comme  dit  saint  Paul.  0  que  la  religion  est  ai- 
mable ! 


SIR    L  IMITATION    DE    lESfS-CHRIST. 

Il  faut  imiter  .Jésus  :  c'est  vivre  comme  il  a 
vécu  ,  penser  comme  il  a  pensé  ,  et  se  confor- 
mer à  son  image  ,  qui  est  le  sceau  de  notre 
sanctification. 

Quelle  diilerence  de  conduite  !  Le  néant  se 
croit  quelque  chose  et  le  Tout-Puissant  s'a- 
néantit. Je  m'anéantirai  avec  vous ,  Seigneur; 
je  vous  ferai  un  sacrifice  entier  de  mon  orgueil 
et  de  la  vanité  qui  m'a  possédé  jusqu'à  présent. 
Aidez  ma  bonne  volonté  ;  éloignez  de  moi  les 
occasions  où  je  tomberois  ;  détournez  )nes  yeux 
afin  que  je  ne  regai-de  point  la  vanité  '  ;  que  je 
ne  voie  que  vous  et  que  je  me  voie  devant 
vous  :  ce  sera  alors  que  je  connoîtrai  ce  que  je 
suis  et  ce  que  vous  êtes. 

Jésus-Christ  naît  dans  une  étable  ;  il  est 
contraint  de  fuir  en  Egypte  ;  il  passe  trente  ans 
de  sa  vie  dans  la  boutique  d'un  artisan  ;  il  souf- 
fre la  faim  ,  la  soif,  la  lassitude  ;  il  est  pauvre , 
méprisé  et  abject  ;  il  enseigne  la  doctrine  du 
ciel  et  personne  ne  l'écoute  :  tous  les  grands  et 
les  sages  le  poursuivent ,  le  prennent ,  lui  font 
souffrir  des  tourmens  effroyables,  le  traitent 
comme  un  esclave  ,  le  font  mourir  entre  deux 
voleurs  après  avoir  préféré  à  lui  un  voleur. 
Voilà  la  vie  que  Jésus-Christ  a  choisie  ;  et  nous, 
nous  avons  en  horreur  toutes  sortes  d'humi- 
liations, les  moindres  mépris  nous  sont  insup- 
portables. 

Comparons  notre  vie  à  celle  de  Jésus-Christ  ; 
souvenons-nous  qu'il  est  le  maître  et  que  nous 
sommes  les  esclaves;  qu'il  est  tout-puissant  et 
que  nous  ne  sommes  que  foiblesse  ;  il  s'abaisse 
et  nous  nous  élevons.  Accoutumons-nous  à 
penser  si  souvent  à  notre  misère,  que  nous 
n'ayons  de  mépris  que  pour  nous.  Pouvons- 
nous  avec  justice  mépriser  les  autres  et  consi- 

1  Ps.  cxviu.  37. 


(Icrcr  Icuro  défauts  ,  (juinid  nous  en  sommes 
nous-mêmes  remplis?  Commençons  à  marcher 
par  le  chemin  (luc  Jésus-Christ  nous  a  tracé  , 
puisque  c'est  le  seul  qui  nous  puisse  conduire 
à  lui. 

Et  comment  pouvons-nous  trouver  Jésus- 
Christ  ,  si  nous  ne  le  cherchons  dans  les  états  de 
sa  vie  mortelle,  c'est-à-dire  dans  la  solitude, 
dans  le  silence  ,  dans  la  pauvreté  et  la  souf- 
france ,  dans  les  persécutions  et  les  mépris , 
dans  la  croix  et  les  anéantissemens?  Les  saints 
le  trouvent  dans  le  ciel ,  dans  les  splendeurs  de 
la  gloire  et  dans  les  plaisirs  ineffables  ;  mais 
c'est  après  être  demeurés  avec  lui  en  terre  dans 
les  opprobres,  les  douleurs  et  les  humiliations. 
Etre  chrétiens  ,  c'est  être  imitateurs  de  Jésus- 
Christ.  En  quoi  pouvons-nous  l'imiter  que 
dans  ses  humiliations?  Rien  autre  chose  ne 
nous  peut  approcher  de  lui.  Comme  tout-puis- 
sant ,  nous  devons  l'adorer  ;  comme  juste,  nous 
devons  le  craindre;  comme  bon  et  miséricor- 
dieux, nous  devons  l'aimer  de  toutes  nos  for- 
ces; comme  humble,  soumis ,  abject  et  mortiiié, 
nous  devons  l'imiter. 

Ne  prétendons  pas  de  pouvoir  arriver  par 
nos  propres  forces  à  cet  état  ;  tout  ce  qui  est  en 
nous  y  résiste  :  mais  consolons-nous  dans  la 
présence  de  Dieu.  Jésus-Christ  a  voulu  sentir 
toutes  nos  foiblesses;  il  est  un  pontife  compa- 
tissant ,  qui  a  voulu  être  tenté  comme  nous  : 
prenons  donc  toute  notre  force  en  lui ,  devenu 
volontairement  foible  pour  nous  fortifier  .  enri- 
chissons-nous par  sa  pauvreté,  et  disons  avec 
confiance  :  Je  puis  tout  en  celui  qui  me  for- 
tifie *. 

Je  veux  suivre ,  ô  Jésus,  le  chemin  que  vous 
avez  pris;  je  vous  veux  imiter,  je  ne  le  puis 
que  par  votre  grâce.  0  Sauveur  abject  et  hum- 
ble ,  donnez-moi  la  science  des  véritables  Chré- 
tiens et  le  goût  du  mépris  de  moi-même;  et  que 
j'apprenne  la  leçon  inconq)réhensible  à  l'esprit 
humain,  qui  est  de  mourir  à  soi-même  par  la 
mortiticationet  la  véritable  humilité! 

Mettons  la  main  à  l'œuvre  ,  et  changeons  ce 
cœur  si  dur  et  si  rcl)elle  au  cœur  de  Jésus- 
Christ.  Approchons-nous  du  cœur  sacre  de  Jé- 
sus ;  qu'il  anime  le  nôtre  ,  qu'il  détruise  toutes 
nos  répugnances.  0  bon  Jésus  ,  qui  avez  souf- 
fert pour  l'amour  de  moi  tant  d'opprobres  et 
d"huiuiliatioiis,  imprimez-en  puissamment  l'es- 
time et  l'amour  dans  mon  cœur,  et  faites-m'en 
désirer  les  pratiques. 

1  Pliilii».  IV.  13. 


90 


INSTRUCTIONS  SUR   LA  MORALE 


XL 


DE    L  HUMKITE 


Tois  les  saints  sont  convaincus  que  l'humi- 
lité sincère  est  le  fondement  de  toutes  les  ver-- 
tus;  c'est  parce  que  l'humilité  est  la  fille  de  la 
pure  charité  ;  et  l'immilité  n'est  autre  chose  que 
la  vérité.  Il  n'y  a  que  deux  vérités  au  monde  , 
celle  du  tout  de  Dieu  et  du  rien  de  la  créature  : 
afin  que  l'humilité  soit  véritable  ,  il  faut  qu'elle 
nous  fasse  rendre  un  hommage  continuel  à  Dieu 
par  notre  bassesse,  demeurer  dans  notre  place, 
qui  est  d'aimer  à  n'être  rien.  Jésus-Christ  dit 
qu'il  faut  être  doux  et  humble  de  cœur.  La 
douceur  est  tille  de  l'humilité  ,  comme  la  co- 
lère est  fille  de  l'orgueil.  Il  n'y  a  que  Jésus- 
Christ  qui  nous  puisse  donner  cette  véritable 
humilité  du  cœur  qui  vient  de  loi  :  elle  nait  de 
l'onction  de  sa  grâce;  elle  ne  consiste  point , 
comme  on  s'imagine,  à  faire  des  actes  exté- 
rieurs d'humilité,  quoique  cela  soit  bon;  mais 
à  demeurer  à  sa  place.  Celui  qui  s'estime  quel- 
que chose  n'est  pas  véritablement  humble  ;  ce- 
lui qui  veut  quelque  chose  pour  soi-même  ne 
l'est  pas  non  plus  :  mais  celui  qui  s'oublie  si 
fort  soi-même  qu'il  ne  pense  jamais  à  soi ,  qui 
n'a  pas  un  retour  sur  lui-même  ;  qui  au-dedans 
n'est  que  bassesse  ,  et  n'est  blessé  de  rien  ,  sans 
affecter  la  patience  au  dehors ,  qui  parle  de  soi 
comme  il  parleroit  d'un  autre ,  qui  n'affecte 
point  de  s'oublier  soi-même  lorsqu'il  en  est  tout 
plein,  qui  se  livre  pour  la  charité  sans  faire 
attention  si  c'est  humilité  ou  orgueil  d'en  user 
de  la  sorte  ,  qui  est  très-content  de  passer  pour 
être  sans  humilité  ;  enfin  celui  qui  est  plein  de 
charité,  est  véritablement  humble.  Celui  qui 
ne  cherche  point  son  intérêt,  mais  le  seul  inté- 
rêt de  Dieu  pour  le  temps  et  l'éternité,  est 
humble.  Plus  on  aime  purement ,  plus  l'humi- 
lité est  parfaite.  Ne  mesurons  donc  point  l'hu- 
milité sur  l'extérieur  composé;  ne  la  faisons 
point  dépendre  d'une  action  ou  d'une  autre , 
mais  de  la  pure  charité.  La  pure  charité  dé- 
pouille l'homme  de  lui-même;  elle  le  revêt  de 
Jésus-Christ  :  c'est  en  quoi  consiste  la  vraie 
humilité  ,  qui  fait  que  nous  ne  vivons  plus  en 
nous-mêmes,  mais  que  Jésus-Christ  vit  en  nous. 

*  Cet  article  painit  ici  pniir  la  ]ireniiore  lois,  (rai>ios  une 
copie  trés-aiicieniie  des  iJivcrs  Seiitimciis  et  .-liis  chrétiens. 
\\  faut  appliquer  à  cet  article  l'observation  que  nous  avons 
faite  plus  haut,  a  l'occasion  de  l'article  viii.  (Edit.dc  fers  ] 


Nous  tendons  toujours  à  être  quelque  chose; 
nous  faisons  souvent  du  bruit  dans  la  dévotion, 
après  en  avoir  fait  dans  les  choses  que  nous 
avons  quittées  ;  et  pourquoi  ?  C'est  que  l'on 
veut  être  distingué  en  toutes  sortes  d'états. 
Mais  celui  qui  est  humble  ne  cherche  rien  ;  il 
lui  est  égal  d'être  loué  ou  méprisé  ,  parce  qu'il 
ne  prend  rien  pour  soi-même  ,  et  qu'il  laisse 
faire  de  lui  tout  ce  qu'on  veut.  En  quelque  lieu 
qu'on  le  mette,  il  s'y  tient  ;  il  ne  comprend  pas 
même  qu'il  lui  en  faille  un  autre.  Il  y  a  bien 
des  personnes  qui  pratiquent  l'humilité  exté- 
rieure, et  qui  cependant  sont  bien  éloignées  de 
celte  humilité  de  cœur  dont  je  viens  de  parler; 
car  l'humilité  extérieure,  et  qui  n'a  pas  sa  source 
dans  la  pure  charité  ,  est  une  fausse  humilité. 
Plus  on  croit  s'abaisser  ,  plus  on  est  persuadé 
de  son  élévation.  Celui  qui  s'aperçoit  qu'il 
s'abaisse,  n'est  point  encore  en  sa  place  ,  qui 
est  au  dessous  de  tout  abaissement.  Ces  person- 
nes qui  croient  s'abaisser  ont  beaucoup  d'élé- 
vation :  aussi  dans  le  fond,  cette  manière  d'hu- 
milité est  souvent  une  recherche  subtile  d'élé- 
vation. Ces  sortes  d'humilités  n'entreront  point 
dans  le  ciel  ,  qu'elles  ne  soient  réduites  à  la 
pure  charité  ,  source  de  la  véritable  humilité  , 
seule  digne  de  Dieu  ,  et  qu'il  prend  plaisir  de 
remplir  de  lui-même.  Ceux  qui  en  sont  remplis 
ne  peuvent  s'humilier  ni  s'abaisser  ,  à  ce  qui 
leur  paroit,  se  trouvant  au-dessous  de  tout 
abaissement.  S'ils  vouloient  s'abaisser  ,  il  fau- 
drait qu'ils  s'élevassent  auparavant  et  sortissent 
par  là  de  l'état  qui  leur  est  propre  :  aussi  sont- 
ils  si  persuadés  que  pour  s'humilier  il  faut  se 
mettre  au-dessous  de  ce  que  l'on  est ,  et  sortir 
de  sa  place,  qu'ils  ne  croient  pas  jamais  le 
pouvoir  faire.  Ils  ne  se  trouvent  point  humiliés 
par  tous  les  mépris  et  toutes  les  condamna- 
tions des  honnncs  ;  ils  ne  font  que  rester  en 
leur  place  :  de  même  ils  ne  preiment  aucune  i 
part  à  l'applaudissement  qu'on  pourroit  leur 
donner;  ils  ne  méritent  rien,  ils  n'attendent 
rien,  ils  ne  prennent  part  à  rien.  Ils  compren- 
nent qu'il  n'y  aque  le  Verbe  de  Dieu,  qui,  en 
s'incarnant  ,  s'est  abaissé  au-dessous  de  cequ'il 
étoit;  c'est  pourquoi  l'Ecriture  dit  qu'il  s'est 
anéanti  ;  ce  qu'elle  ne  dit  de  nulle  créature. 

Plusieurs  se  méprennent  en  ce  point:  sou- 
tenant leur  humilité  par  leur  propre  volonté  , 
et  manquant  à  la  résignation  et  au  parfait  re- 
noncement d'eux-mêmes,  ils  offensent  la  cha- 
rité divine  ,  croyant  favoriser  l'humilité  ,  qui 
néanmoins  n'est  pas  humilité  si  elle  ne  s'accom- 
mode pas  avec  la  charité.  Si  l'on  avoit  de  la  lu- 
mière pour  la  discerner,  on  verroit  clairement 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


91 


que  par  où  Von  croit  s'humilier  on  s'élève; 
qu'en  pensant  s'anéantir  ,  on  cherche  sa  propre 
subsistance;  lil  qu'enfin  on  goûte  et  on  possède 
'i  gloire  de  l'humilité  ,  comme  une  vertu  in- 
_ne,  dans  les  actes  de  l'humanité  que  l'on 
pratique.  Le  vrai  humble  ne  fait  rien  ,  et  ne 
s'oppose  à  rien  ;  il  se  laisse  conduire  et  mener 
où  l'on  veut;  il  croit  que  Dieu  peut  tout  faire 
de  lui,  ainsi  qu'il  pourroit  tout  faire  d'une 
paille  :  et  il  y  a  plus  d'humilité  à  faire  ces 
choses  et  à  s'y  rendre,  qu'à  s'opposer  sous  pré- 
texte d'humilité  aux  desseins  de  Dieu.  Celui 


XII. 

SUR    LA    VIOLE^'CE    QU'CN     CHRETIEN    SE    DOIT    FAIRE 
CONTINIELLE.MEKT. 


A  qui  croyez-vous  que  parle  saint  Paul  , 
quand  il  dit  '  :  Nous  sommes  fous  à  cause  de 
Jésus-Christ  ,  et  vous  êtes  prudens  en  Jcsus- 
^^ns^  .^  C'est  à  vous,  c'est  à  moi  ,  et  ce  n'est 
qui  préfère  le  mépris,  par  son  choix,  à  Téléva-  point  aux  gens  qui  ont  toute  honte  levée  et  qui 
tion  ,  n'est  point  encore  véritablement  humble  ne  connoissent  point  Dieu;  oui  ,  c'est  à  nous 
quoiqu'il  ait  le  goût  de  l'humilité.  Enfin  celui  qui  crovons  travaillera  notre  salut .  et  qui  ne 
qui  se  laisse   placer  et   mener   où  l'on  veut  ,      laissons' pas  de  fuir  la  folie  de  la  croix  ,  et  de 


;  haut  et  bas,  qui  ne  sent  pas  cette  différence , 
qui  n'aperçoit  pas  si  on  le  loue  ou  si  on  le 
blâme,  ni  si  ce  qu'on  dit  de  lui  est  à  son  avan- 
tage ou  s'il  lui  est  désavantageux,  est  véritable 


chercher  les  moyens  de  paroitre  sages  aux  yeux 
du  monde  ;  c'est  à  nous  qui  ne  tremblons  point 
dans  la  vue  de  notre  foiblesse.  Où  saint  Paul  se 
trouve  lui-même  foible  ,  nous  nous    trouvons 


ment  liumbie ,  quoiqu'il  ne  le  paroisse  pas  aux     forts;  et  nous  ne  pouvons  disconvenir  qu'avec 


yeux  des  hommes,  qui  ne  jugent  pas  de  la  vé- 
ritable vertu  parce  qu'elle  est  en  elle-même, 
mais  bien  par  les  idées  qu'ils  s'en  sont  faites. 
Le  véritable  humble  est  parfaitement  obéis- 
5  int ,  parce  qu'il  a  renoncé  à  sa  propre  vo- 
lonté; il  se  laisse  conduire  comme  l'on  veut  le 
mettre,  d'une  façon  ou  d'une  autre.  Il  plie  à 
tout ,  et  ne  résiste  à  rien  ,  parce  qu'il  ne  seroit 
pas  humble  s'il  avoit  un  choix  et  une  volonté 
ou  un  raisonnement  sur  ce  qu'on  lui  ordonne, 
fl  n'a  pas  de  penchant  propre  pour  aucune 
:bose,  mais  il  se  laisse  pencher  de  quelque  côlé 
que  l'on  veut.  Il  ne  veut  rien  ,  il  ne  demande 
.  rien  ,  non  par  pratique  de  ne  rien  demander  , 
mais  parce  qu'il  est  dans  un  si  profond  oubli 
de  soi,  et  si  fort  séparé  de  lui-même  ,  qu'il  ne 
sait  pas  ce  qu'il  lui  convient  le  mieux.  Le  véri- 
;  table  humble  est  un  de  ces  enfans  dont  Jésus- 
Christ  a  dit  que  le  royaume  des  cieux  leur  ap- 
partenoit.  Un  enfant  ne  sait  pas  ce  qu'il  lui  faut; 
li  ne  peut  rien,  il  ne  pense  àrien,  mais  il  se  laisse 
(  enduire.  Abandonnons-nous  donc  avec  cou- 
rage; si  Dieu  ne  fait  rien  de  nous,  il  nous  ren- 
dra justice,  puisque  nous  ne  sommes  bons  à 
jrien  ;  et  s'il  fait  de  grandes  choses ,  ce  sera  sa 
rloire  :  nous  dirons  avec  Marie  qu'il  a  fait  de 


de  bonnes  intentions  nous  ne  soyons  quasi  op- 
posés à  ce  grand  apôtre.  Cet  état  ne  doit  pas 
nous  paroitre  bon  :  faisons-y  donc  réflexion  ; 
et  après  nous  être  bien  examinés  ,  voyons  en 
quoi  nous  différons  des  véritables  serviteurs  de 
Dieu. 

Soyons  imitateurs  de  Jésus-Christ  en  deve- 
nant les  imitateurs  de  saint  Paul  * ,  qui  se 
donne  pour  modèle  après  le  premier  mo- 
dèle :  plus  de  complaisance  pour  le  monde, 
plus  de  complaisance  pour  nous,  plus  d'in- 
dulgerice  pour  nos  passions  ,  pour  nos  sens 
et  pour  notre  langueur  spirituelle.  Ce  n'est 
point  en  paroles  que  consiste  la  pratique 
de  la  vertu  ;  elles  ne  suffisent  pas  pour 
arriver  au  royaume  de  Dieu  :  c'est  dans  la 
force  et  le  courage  ,  et  dans  la  violence  que 
l'on  se  fait  ;  violence  en  toutes  rencontres  lors- 
qu'il faut  résister  au  torrent  du  monde,  qui 
nous  empêche  de  faire  le  bien  ,  après  nous 
avoir  tant  de  temps  fait  commettre  le  mal  ; 
violence  quand  il  faut  renoncer  à  une  partie  du 
nécessaire  pour  ne  pas  se  tromper  en  croyant 
avoir  renoncé  au  superflu  ;  violence  quand  il 
faut  se  mortifier  dans  l'esprit  après  s'être  mor- 
tifié dans  le  corps  ,  sans  croire  que  Dieu   nous 


1        1  '  "■"-  u""3  jc  Lui[j3  ,  saus  Cl  une  que  uieu    nous 

fiotre  bas's     ''  ^"  """'  '  ^""''^  "^        ""  '^^"""^^     ^"  ''°''  ""^  ''"'^^  '  '^°'''"'^  P°"'  augmenter  les 
^^^^^'  heures  de  prières ,  de  lectures  et  de  retraite  ; 

violence  pour  se  trouver  toujours  parfaitement 

bien  dans  l'état  où  l'on  est,  sans   souhaiter   ni 

plus  de  commodité,  ni  plus  d'honneur,  ni  plus 

de  santé,  ni  d'autre  compagnie  .  pas  même  de 


>  I  Cor.  IV.  10.  —2  Ibld.  XI.  I. 


92 


INSTRUCTIONS  SIR    LA   MORALE 


gens  de  bien;  enfin  violence  ponr  arrivera  ce  tés.  Le  Publicain  déplore  ses  vices;  le  Pharisien 

degré  d'indifférence  absolument  nécessaire  au  raconte  ses  vertus.  Le  Publicain  n'ose  deman- 

chrétien,  qui  n'a  de  volonté  que  celle  de  Dieu  der  des  grâces  ;  le  Pharisien  vante  avec  com- 

son  créateur  :  qui  lui  remet  les  succès  de  toutes  plaisance  celles  qu'il  a  reçues.  Dieu  se  déclare 


ses  affaires,  quoiqu'il  ne  laisse  pas  d'y  travail- 
ler :  qui  agit  selon  sa  condition  ,  mais  qui  agit 
sans  se  troubler  ;  qui  prend  plaisir  à  regarder 
Dieu  et  qui  ne  craint  point  d'en  être  regardé; 
qui  espère  que  ce  regard  sera  pour  ciM-riger  ses 
défauts,  et  qui  demeure  paisible  en  se  voyant  à 
sa  merci  {iour  la  j)unilion  de  ses  péchés.  Voilà 


pour  le  Publicain  :  il  aime  mieux  le  pécheur 
humble  et  confondu  à  la  vue  de  sa  misère  . 
que  le  juste  qui  se  complaît  dans  sa  justice,  et  qui 
tire  sa  propre  gloire  des  dons  de  Dieu.  S'appro- 
prier les  dons  de  Dieu,  c'est  les  tourner  contre 
Dieu  même  pour  flatter  son  propre  orgueil,  t) 
dons  de  Dieu  .  que  vous  èles  redoutables  à  um» 


où  je  vous  laisse,  et  oîi  je  vous  prie  de  vous  te-     anie  qui  se  cherche  en  elle-même  !  Elle  tourna 


en  poison  l'aliment  de  vie  éternelle:  tout  ce 
qui  devroit  la  faire  mourir  à  la  vie  d'Adam  ne 
sert  qu'à  entretenir  cette  vie.  On  nourrit  l'a- 
mour-propre  de  bounes  œuvres  et  d'austérités; 
on  se  raconte  à  soi-même  secrètement  ses  mor- 
tifications ,  ses  victoires  sur  son  goût  ,  ses  ac- 
tions de  justice,  de  patience,  d'humilité,  de  dé- 
sintéressement :  on  croit  chercher  dans  toutes 
ces  choses  une  consolation  spirituelle  ;  et  on  y 
cherche  un  appui  pour  se  confier  en  soi-même, 
et  pour  se  rendre  un  témoignage  avantageux 
de  sa  propre  justice .  on  veuf  toujours  être  en 
état  de  se  représenter  à  soi-même  ce  qu'on  fait 
de  bien.  Quand  ce  témoignage  intérieur  échap- 
pe ,  on  est  désolé,  troublé,  consterné  ;  on  croit 
Les  Publioainsou  receveurs  d'impôts  éfoient     avoir  tout  perdu.  Ce  témoignage  sensible   est 


nir,  afin  que  nous  puissions  et  vous  et  moi 
dans  le  trouble  et  le  tiacas  de  la  vie  du  monde, 
nous  conserver  en  paix.  Grand  Dieu  ,  pouvons- 
nous  penser  que  l'on  connaisse  en  nous  quel- 
que chose  de  la  vie  de  Jésus-Chrisf?  Plus  nous 
craignons  de  souflrir  ,  plus  nous  en  avons  be- 
soin. 


XIH. 

SUR    l'histoire    DC    pharisien     et     Dl-    PUBLICAIN 
CARACTÈRES    PE    LA    JUSTICE    PHARISaÏQUE. 


fort  odieux  au  peuple  juif,  jaloux  de  sa  liberté, 
et  accoutumé  à  n'avoir  pour  roi  que  Dieu 
même  ou  que  des  princes  de  la  nation.  Du 
temps  de  Jésus-Christ,  ils  étoient  assujettis  à  la 
domination  romaine,  qu'ils  supportoieni  inij^a- 
tiemment.  <Juand  Jésu^-Christ  représente  un 
Publicain,  il  met  devant  les  yeux  de  ceux  qu'il 
instruit  ce  qu'il  y  avoif  déplus  profane  et  de  plus 
scandaleux.  Do  là  vient  que  Jésus -Christ  met 
ensemble  les  femmes  de  mauvaise  vie  el  les  Pu- 
blicaiiis. 

Pour  les  Pharisiens,  c'étoit  une  secte  d'hom- 
mes réformés  ,  qui  pratiquoient  scrupuleuse- 
ment jusques  aux  moindres  circonstances  mar- 
quées par  la  lettre  de  la  loi.  Leur  vie  étoit 
exemplaire  ,  et  éclatante  eu  vertus  extérieures; 
mais  ils  éfoient  superbes  .  hautains  ,  jaloux  des 
premiers  rangs  et  de  l'autorité  ,  pleins  d'eux- 
mêmes  et  de  leurs  bonnes  œuvres ,  dédaigneux 
et  critiques  pour  autrui  .  en  un  mot ,  aveuglés 
par  la  confiance  en  leur  propre  justice. 

Jésus-Christ  fait  une  histoire  qui  représente 
ces  deux  caractères  '  ,  pour  montrer  combien 
le  Pharisien  est  plus  loin  du  vrai  royaume  de 
Dieu,  que  le  Publicain  qui  est  chargé  d'iniqui- 

'  Luc.  xviii.  10,  H  ,  etc. 


l'appui  des  commençans  ;  c'est  le  lait  des  amcs 
tendres  et  naissantes,  il  faut  qu'elles  le  sucent 
longtemps;  il  seroit  dangereux  de  les  en  sevrer. 
C'est  à  Dieu  seul  à  retirer  peu  à  peu  ce  goùl . 
et  à  y  substituer  le  pain  des  forts.  Mais  quand 
une  ame,  depuis  long-temps  instruite  et  exercée 
dans  le  don  de  la  foi,  commence  à  ne  sentir 
plus  ce  témoignage  si  doux  el  si  consolant  , 
elle  doit  demeurer  tranquille  dans  l'épreuve  , 
et  ne  se  point  tourmenter  pour  rappeler  ce  que 
Dieu  éloigne  d'elle.  Alors  il  faut  qu'elle  s'en- 
durcisse contre  elle-même,  et  qu'elle  soit  con- 
tente, comme  le  Publicain  ,  de  montrer  sa  mi- 
sère à  Dieu,  osant  à  peine  lever  les  yeux  vers 
lui.  C'est  dans  cet  état  que  Dieu  purifie  d'au- 
tant plus  lame  qu'il  lui  dérobe  la  vue  de  sa 
pureté. 

L'ame  est  si  infectée  de  l'amour-propre  , 
quelle  se  salit  toujours  un  peu  par  la  vue  de  sa 
vertu  :  elle  en  prend  toujours  quelque  chose  pour 
elle-même  :  elle  rend  grâces  à  Dieu  ;  mais  elle  se 
sait  bon  gré  d'être  plutôt  qu'une  autre  la  per- 
sonne sur  qui  découlent  les  dons  célestes.  Cette 
manière  de  s'approprier  les  grâces  est  très-sub- 
tile et  très-imperceptible  dans  certaines  âmes  qui 
paroisseut  droites  et  simples  :  elles  n'aperçoivent 
pas  elles-mêmes  le  larcin  qu'elles  font.  Ce  lar- 


ET   LA   PERFECTI'^N  CHRÉTIENNES. 


03 


fin  est  d'autant  plus  mauvais,  que  c'est  dérober 
If  hien  le  plus  pur,  et  qui  excite  par  conséquent 
il;ivantage  la  jalousie  de  Dieu.  Ces  auies  ne  ces- 
sent de  s'approprier  leurs  vertus  que  quand 
files  cessent  de  les  voir  ,  et  que  tout  semble 
Ifur  échapper.  Alors  elles  s'écrient  ,  comme 
saint  Pierre  quand  il  s'enfonçoit  dans  les  eaux  : 
Sauvez-nous,  Seigneur,  nous  périssons.  Elles  ne 
liouvent  plus  rien  en  elles  ;  tout  manque.  Il 
n'y  a  plus  dans  leur  fonds  que  sujet  de  con- 
damnation, d'honeur,  de  haine  de  soi-même, 
de  sacrifice  et  d'abandon.  En  perdant  ainsi 
(clte  propre  justice  pharisienne  ,  on  entre  dans 
il  vraie  justice  de  Jésus-Christ,  qu'on  n'a  garde 
df  considérer  comme  la  sienne  propre. 

Cette  justice  pharisienne  est  bien  plus  com- 
iiume  qu'on  ne  s'imagine.  Le  premier  défaut 
de  cette  justice  consistoit  en  ce  que  le  Pharisien 
la  mettoit  toute  dans  les  œuvres  ,  s'attachant 
superstitieusement  à  la  rigueur  de  la  lettre  de 
la  loi,  pour  l'observer  de  point  en  point  sans 
en  chercher  l'esprit.  Voilà  précisément  ce  que 
font  tant  de  Chrétiens.  On  jeûne ,  on  donne 
l'aumône  ,  on  fréquente  les  sacremens  ,  on  va 
à  l'office  de  l'église,  on  prie  même,  sans  amour 
pour  Dieu,  sans  détachement  du  monde  ,  sans 
charité,  sans  humilité  ,  sans  renoncement  à 
soi-même:  on  est  content,  pourvu  qu'on  ait 
devant  soi  un  certain  nombre  de  bonnes  œu- 
vres régulièrement  faites.  C'est  être  pharisien. 

Le  second  défaut  de  la  justice  pharisienne  est 
celui  que  nous  avons  déjà  remarqué  ;  c'est 
qu'on  veut  s'appuyer  sur  cette  justice  comme 
sur  sa  propre  force.  Ce  qui  fait  qu'elle  console 
tant,  c'est  qu'elle  donne  un  grand  soutien  à  la 
nature.  On  prend  un  grand  plaisir  à  se  voir 
juste,  à  se  sentir  fort,  à  se  mirer  dans  sa  \erlu, 
comme  une  femme  vaine  se  plaît  à  considérer 
sa  beauté  dans  un  miroii'.  L'attachement  à  cette 
vue  de  nos  vertus  les  salit,  nourrit  noire  amour- 
propre  ,  et  nous  empêche  de  nous  détacher  de 
nous-mêmes.  De  là  vient  que  tant  d'am(îs,  d'ail- 
leurs droites  et  plemcs  de  bons  désirs,  ne  font 
que  tournoyer  autour  d'elles-mêmes  sans  avan- 
cer jamais  vers  Dieu.  Sous  prétexte  de  vouloir 
conserver  ce  témoignage  intérieur,  elles  s'occu- 
pent toujours  d'elles-mêmes  avec  complaisance; 
elles  craignent  autant  de  se  perdre  de  vue  ,  que 
d'autres  craindroient  de  s'écarter  de  Dieu  :  elles 
veulent  toujours  voir  un  certain  arrangement 
de  vertus  composées  à  leur  mode  ;  elles  veulent 
toujours  goi^iter  le  plaisir  d'être  agréables  à 
Dieu.  Ainsi  elles  ne  se  nourrissent  que  d'un  plai- 
sir qui  les  amollit,  et  d'une  superficie  de  vertus 
qui    les  remplit    d'elles-mêmes.    Il   faudroit 


les  vider  ,  et  non  pas  les  remplir  ;  les  en- 
durcir contre  elles-mêmes  ,  et  non  pas  les 
accoutumer  à  cette  tendresse  sensible  qui  n'a 
souvent  rien  de  solide.  Cette  tendresse  est 
pour  elles  ce  que  seroit  le  lait  d'une  nourrice 
pour  un  homme  robuste  de  trente  ans.  Cette 
nourriture  affoiblit  et  appetisse  l'ame  ,  au  lieu 
de  la  fortifier.  De  plus,  c'est  que  ces  âmes,  trop 
dépendantes  du  goût  sensible  et  du  calme  inté- 
rieur, sont  en  danger  de  perdre  tout  au  premier 
orage  qui  s'élèvera  :  elles  ne  tiennent  qu'au  don 
sensible  ;  dès  que  le  don  sensible  se  retire,  tout 
tombe  sans  ressource.  Elles  se  découragent 
aussitôt  que  Dieu  les  éprouve;  elles  n'ont  mis 
aucune  dilîérence  entre  le  goût  sensible  et 
Dieu  :  de  là  vient  que,  quand  ce  goût  échappe, 
elles  concluent  que  Dieu  les  abandonne.  Aveu- 
gles, qui  quittent  l'oraison  ,  comme  dit  sainte 
Thérèse,  quand  l'oraison  commence  à  se  puri- 
fier par  l'épreuve,  et  à  devenir  plus  fructueuse! 
Une  ame  qui  vit  du  pain  sec  de  la  tribulation,  qui 
se  trouve  vide  de  tout  bien  ,  qui  voit  sans  cesse 
sa  pauvreté,  son  indignité  et  sa  corruption  ,  qui 
ne  se  lasse  jamais  de  chercher  Dieu  ,  quoique 
Dieu  la  repousse,  qui  le  cherche  lui  seul  pour 
l'amour  de  lui-même  sans  se  chercher  soi-même 
en  Dieu,  est  bien  au-dessus  d'une  ame  qui  veut 
\oir  sa  perfection,  qui  se  trouble  dès  qu'elle  la 
perd  de  vue,  et  qui  veut  toujours  que  Dieu  la 
prévienne  par  de  nouvelles  caresses. 

Suivons  Dieu  par  la  route  obscure  de  la  pure 
foi;  perdons  de  vue  tout  ce  qu'il  voudra  nous 
cacher;  marchons,  comme  Abraham  ,  sans  sa- 
voir où  tendent  nos  pas  ;  ne  comptons  que  sur 
notre  misère  et  sur  la  miséricorde  de  Dieu. 
Seulement  allons  droit  ;  soyons  simples  , 
fidèles  ,  n'hésitant  jamais  de  sacrifier  tout  à 
Dieu.  iMais  gardons-nous  bien  de  nous  ap- 
jHiyer  sur  nos  œuvres,  ou  sur  nos  sentimens , 
ou  sur  nos  vertus.  Allons  toujours  à  Dieu,  sans 
nous  arrêter  un  moment  pour  retourner  sur 
nous-mêmes  avec  complaisance  ou  avec  in- 
quiétude. Abandonnons-lui  fout  ce  qui  nous  re- 
garde ,  et  songeons  à  le  glorifier  sans  relâche 
dans  tous  les  moments  de  notre  vie. 


XIV. 

REMÈDES  CONTRE    LA   DISSIPATION    ET    CONTRE    L\ 
TRISTESSE. 

Il  me  semble  que  vous  êtes  en  peine  sur 
deux  choses  :  l'une  d'éviter  la  dissipation  .  et 


9i 


INSTRUCTIONS  SUR  LA   MORALE 


l'autre  de  vous  soutenir  contre  la  tristesse. 
Pour  la  dissipation  .  \ou3  ne  vous  en  guérirez 
point  par  des  réflexions  forcées.  N'espérez  pas 
de  faire  l'ouvrage  de  la  grâce  par  les  ressorts 
et  les  industries  de  la  nature.  Contentez-vous 
de  donner  votre  volonté  à  Dieu  sans  réserve  , 
et  de  n'envisager  jamais  aucun  état  douloureux 
que  vous  n'acceptiez  par  labaudon  à  la  divine 
Providence.  Gardez-vous  bien  d'aller  jamais 
au  devant  de  ces  pensées  de  croix  ;  mais  quand 
Dieu  permet  qu'elles  vous  viennent ,  sans  que 
vous  les  ayez  cherchées  ,  ne  les  laissez  jamais 
passer  sans  fruit. 

Acceptez,  malgré  les  répugnances  et  les  hor- 
reurs de  la  nature,  tout  ce  que  Dieu  présente  à 
votre  esprit,  comme  une  épreuve  par  laquelle 
il  veut  exercer  votre  foi.  Ne  vous  mettez  point 
en  peine  de  savoir  si  vous  aurez,  dans  l'occasion, 
la  force  d'exécuter  ce  que  vous  désirez  faire 
de  loin  :  l'occasion  présente  aura  sa  grâce  ; 
mais  la  grâce  du  moment  auquel  vous  envi- 
sagez ces  croix,  est  de  les  accepter  de  bon  cœur 
au  temps  que  Dieu  vous  les  donnera.  Le  fon- 
dement d'abandon  posé  ,  marchez  tranquille- 
ment et  en  conllance.  Pourvu  que  cette  dispo- 
sition de  votre  volonté  ne  soit  point  changée 
par  des  attachemens  volontaires  à  quelque  chose 
contre  l'ordre  de  Dieu,  elle  subsistera  toujours. 

Votre  imagination  sera  errante  sur  mille 
vains  objets  ;  elle  sera  même  plus  ou  moins 
agitée,  suivant  les  lieux  où  vous  serez,  et  sui- 
vant qu'elle  aura  été  plus  ou  moins  ébranlée 
par  des  objets  plus  vifs  ou  plus  languissans. 
Mais  qu'importe?  L'imagination  ,  comme  dit 
sainte  Thérèse,  est  la  folle  de  la  maison  ;  elle 
ne  cesse  de  faire  du  bruit  et  d'étourdir;  l'esprit 
même  est  entraîné  par  elle  ;  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  voir  les  images  qu'elle  lui  présente. 
Son  attention  à  ces  images  est  inévitable  ,  et 
cette  attention  est  une  distraction  véritable  : 
mais,  pourvu  qu'elle  soit  involontaire,  elle  ne 
sépare  jamais  de  Dieu  ;  il  n'y  a  que  la  distrac- 
tion de  la  volonté  qui  fait  tout  le  mal. 

Si  vous  ne  voulez  jamais  la  distraction,  vous 
ne  serez  jamais  distraite,  et  il  sera  vrai  de  dire 
que  votre  oraison  n'aura  point  défailli.  Chaque 
fois  que  vous  apercevrez  votre  distraction,  vous 
la  laisserez  tombe:*  sans  la  combattre,  et  vous 
vous  retournerez  doucement  du  côté  de  Dieu 
sans  aucune  contention  d'esprit.  Quand  vous 
ne  vous  apercevrez  point  de  votre  distraction, 
elle  ne  sera  pas  une  distraction  du  cœur.  Dès 
que  vous  l'apercevrez ,  vous  lèverez  les  yeux 
vers  Dieu.  La  fidélité  que  vous  aurez  à  rentrer 
en  sa  présence ,  toutes  les  fois  que  vous  vous 


apercevrez  de  votre  état,  vous  méritera  la  grâce 
d'une  présence  plus  fréquente  ;  et  c'est,  si  je 
ne  me  trompe  ,  le  moyen  de  rendre  bientôt 
cette  présence  familière. 

Cette  fidélité  à  se  détourner  promptement 
des  autres  objets,  toutes  les  fois  qu'on  remar- 
que les  distractions  ,  ne  sera  pas  long-temps 
dans  une  âme  sans  le  don  d'un  recueillement 
fréquent  et  facile.  Mais  il  ne  faut  pas  s'imagi- 
ner qu'on  puisse  entrer  dans  cet  état  par  ses 
propres  efforts  :  cette  contention  vous  rendroit 
gênée,  scrupuleuse,  inquiète  dans  les  affaires 
et  dans  les  conversations  où  vous  avez  besoin 
d'être  libre.  Vous  seriez  toujours  en  crainte  que 
la  présence  de  Dieu  ne  vous  échappe,  toujours 
à  courir  pour  la  rattraper  ;  vous  vous  envelop- 
periez dans  tous  les  fantômes  de  votre  imagi- 
nation. Ainsi  la  présence  de  Dieu  ,  qui  doit, 
par  sa  douceur  et  par  sa  lumière,  faciliter  l'ap- 
plication à  tous  les  autres  objets  que  nous 
avons  besoin  de  considérer  dans  l'ordre  de 
Dieu,  vous  rendroit  au  contraire  toujours  agitée 
et  presque  incapable  des  fonctions  extérieures 
de  votre  état. 

Ne  soyez  donc  jamais  inquiète  de  ce  que 
celte  présence  sensible  de  Dieu  aous  aura 
échappé  ;  mais  surtout  gardez-vous  bien  de 
vouloir  une  présence  de  Dieu  raisonnée,  et  sou- 
tenue par  beaucoup  de  réflexions.  Contentez- 
vous  ,  dans  le  cours  de  la  journée  et  dans  le 
détail  de  vos  occupations  ,  d'une  vue  confuse 
de  Dieu  ;  en  sorte  que,  si  on  vous  demandoit 
alors  quelle  est  la  disposition  de  votre  cœur,  il 
fût  vrai  de  dire  qu'il  tend  à  Dieu,  quoique  vous 
fussiez  alors  attentive  à  quelque  autre  objet. 
Ne  \ous  mettez  point  en  peine  des  égare- 
mens  de  votre  esprit  que  vous  ne  pouvez 
retenir.  On  se  distrait  souvent  par  la  crainte 
des  distractions ,  et  puis  par  le  regret  de  les 
avoir  eues. 

Que  diriez-vous  d'un  homme  qui,  dans  un 
voyage,  au  lieu  de  marcher  toujours  sans  s'ar- 
rêter, passeroit  son  temps  à  prévoir  les  chutes 
qu'il  pourroit  faire,  et,  quand  il  en  auroit  fait 
quelqu'une,  à  retourner  voir  le  lieu  où  il  seroit 
tombé  ?  Marchez,  marchez  toujours,  lui  diriez- 
vous.  Je  vous  dis  de  même  :  Marchez  sans 
regarder  derrière  vous ,  et  sans  vous  arrêter. 
Marchez,  dit  l'Apôtre  ',  afin  que  vous  soyez 
toujours  dans  une  plus  grande  abondance.  L'a- 
bondance de  l'amour  de  Dieu,  il  est  vrai,  vous 
corrigera  plus  que  vos  inquiétudes  et  vos  re- 
tours empressés  sur  vous-même. 

'  I  The88.  IT.  1. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


95 


Cette  règle  est  simple  ;  mais  la  nature, 
aocoulumée  à  faire  tout  par  sentiment  et  par 
réflexion,  la  trouve  simple  jusqu'à  l'excès.  On 
voudroit  s'aider  soi-même,  et  se  donner  plus 
de  mouvement  :  mais  c'est  en  quoi  cette  règle 
est  bonne,  de  ce  qu'elle  tient  dans  un  état  de 
pure  foi, -où  l'on  ne  s'appuie  que  sur  Dieu  à 
qui  l'on  s'abandonne,  et  où  l'on  meurt  à  soi- 
même  en  supprimant  tout  ce  qui  est  de  soi.  Par 
là  ou  ne  multiplie  point  les  pratiques  exté- 
rieures, qui  pourroient  gêner  les  personnes  fort 
occupées,  ou  nuire  à  la  santé:  on  les  tourne 
toutes  à  aimer,  mais  à  aimer  simplement  ;  en- 
suite on  ne  fait  que  ce  que  l'a^iour  fait  faire  : 
ainsi  on  n'est  jamais  surchargé  ;  car  on  ne  porte 
que  ce  qu'on  aime.  Celte  règle  ,  bien  prise, 
suffit  aussi  pour  guérir  la  tristesse. 

Souvent  la  tristesse  vient  de  ce  que ,  cher- 
chant Dieu  ,  on  ne  le  sent  pas  assez  pour  se 
contenter.  Vouloir  le  sentir  n'est  pas  vouloir 
le  posséder  ;  mais  c'est  vouloir  s'assurer,  pour 
l'amour  de  soi-même,  qu'on  le  possède,  afin 
de  se  consoler.  La  nature  abattue  et  découragée 
a  impatience  de  se  voir  dans  la  pure  foi  ;  elle 
fait  tous  ses  efforts  pour  s'en  tirer  ,  parce  que 
là  tout  appui  lui  manque  ;  elle  y  est  comme 
en  l'air  ;  elle  voudroit  sentir  son  avancement. 
A  la  vue  de  ses  fautes ,  l'orgueil  se  dépite,  et 
l'on  prend  ce  dépit  de  l'orgueil  pour  un  senti- 
ment de  pénitence.  On  voudroit  ,  par  amour- 
propre  ,  avoir  le  plaisir  de  se  voir  parfait  ;  on 
se  gronde  de  ne  l'être  pas  ;  on  est  impatient, 
hautain  et  de  mauvaise  humeur  contre  soi  et 
contre  les  autres.  Erreur  déplorable  !  Comme 
si  l'œuvre  de  Dieu  pouvoit  s'accomplir  par  notre 
chagrin  !  Comme  si  on  pouvoit  s'unir  au  Dieu 
de  paix  en  perdant  la  paix  intérieure  !  Marthe, 
Marthe  ,  pourquoi  vous  troubler  sur  tant  de 
choses  pour  le  service  de  Jésus-Christ  ?  Une 
seule  est  nécessaire  ',  qui  est  de  l'aimer  et  de  se 
tenir  immobile  à  ses  pieds. 

Quand  on  est  bien  abandonné  à  Dieu,  tout 
ce  que  l'on  fait  est  bien  fait ,  sans  faire  beau- 
coup de  choses  :  on  s'abandonne  avec  confiance 
pour  l'avenir  ;  on  veut  sans  réserve  tout  ce  que 
Dieu  voudra  ,  et  l'on  ferme  les  yeux  pour  ne 
rien  prévoir  de  l'avenir.  Cependant  on  s'ap- 
plique dans  le  présent  à  accomplir  sa  volonté  ; 
i  chaque  jour  suffit  son  bien  et  son  mal.  Ce 
journalier  accomplissement  de  la  volonté  de 
Dieu  est  l'avènement  de  son  règne  au  dedans 

I   de  nous,  et  tout  ensemble  notre  pain  quotidien. 

i   On  seroit  infidèle  ,  et  coupable  d'une  défiance 

1  Luc.  X.  4t  et  42. 


païenne,  si  on  vouloit  pénétrer  dans  cet  avenir 
du  temps  que  Dieu  nous  dérobe  :  on  le  lui 
laisse  ;  c'est  à  lui  de  le  faire  doux  ou  amer, 
court  ou  long  :  qu'il  fasse  ce  qui  est  bon  à 
ses  yeux.  La  plus  parfaite  préparation  à  cet 
avenir  ,  quel  qu'il  soit  ,  est  de  mourir  à  toute 
volonté  propre  ,  pour  se  livrer  totalement  à 
celle  de  Dieu.  Comme  la  manne  avoit  tous  les 
goûts,  cette  disposition  générale  renferme  tou- 
tes les  grâces  et  tous  les  senlimens  convenables 
à  tous  les  états  où  Dieu  pourra  nous  mettre 
dans  la  suite. 

Quand  on  est  ainsi  prêt  à  tout,  c'est  dans  le 
fond  de  l'abime  que  l'on  commeuce  à  prendre 
pied  ;  on  est  aussi  tranquille  sur  le  passé  que 
sur  l'avenir.  On  suppose  de  soi  tout  le  pis  qu'on 
en  peut  supposer;  mais  on  se  jette  aveuglément 
dans  les  bras  de  Dieu  :  on  s'oublie,  on  se  perd  ; 
et  c'est  la  |)lus  parfaite  pénitence  que  cet  oubli 
de  soi-même  :  car  toute  la  conversion  ne  con- 
siste qu'à  se  renoncer  pour  s'occuper  de  Dieu. 
Cet  oubli  est  le  martyre  de  l'amour-propre  ; 
on  aimeroit  cent  fois  mieux  se  contredire  ,  se 
condamner,  se  tourmenter  le  corps  et  l'esprit, 
que  de  s'oubUer.  Cet  oubli  est  un  anéantisse- 
ment de  l'amour-propre  ,  où  il  ne  trouve  au- 
cune ressource.  Alors  le  cœur  s'élargit  ;  on  est 
soulagé  en  se  déchargeant  de  tout  le  poids  de 
soi-même  dont  on  s'accabloit  ;  on  est  étonné  de 
voir  combien  la  voie  est  droite  et  simple.  On 
croyoit  qu'il  falloit  une  contention  perpétuelle 
et  toujours  quelque  nouvelle  action  sans  relâ- 
che :  au  contraire,  on  aperçoit  qu'il  y  a  peu  à 
■faire  ;  qu'il  suffit ,  sans  trop  raisonner  ni  sur 
l'avenir  ni  sur  le  passé,  de  regarder  Dieu  avec 
confiance  comme  un  père  qui  nous  mène  dans 
le  moment  présent  comme  par  la  main.  Si 
quelque  diotraction  le  fait  perdre  de  vue,  sans 
s'arrêter  à  la  distraction  ,  on  se  retourne  vers 
Dieu  ,  et  il  fait  sentir  ce  qu'il  veut.  Si  on  fait 
des  fautes,  on  en  fait  une  pénitence  qui  est  une 
douleur  toute  d'amour.  On  se  retourne  vers 
celui  de  qui  on  s'étoit  détourné.  Le  péché  pa- 
roit  hideux  :  mais  l'humiliation  qui  en  revient, 
et  pour  laquelle  Dieu  l'a  permis,  paroît  bonne. 
Autant  que  les  réfle.\ions  de  l'orgueil  sur  nos 
propres  fautes  sont  amères  ,  inquiètes  et  cha- 
grines ,  autant  le  retour  de  l'âme  vers  Dieu 
après  ses  fautes  est-il  recueilli ,  paisible  et  sou- 
tenu par  la  confiance. 

Vous  sentirez  par  expérience  combien  ce 
retour  simple  et  paisible  vous  facilitera  votre 
correction  ,  plus  que  tous  les  dépits  sur  les  dé- 
fauts qui  vous  dominent.  Soyez  seulement  fi- 
dèle à  vous  tourner  simplement  vers  Dieu,  dès 


d6 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


le  moment  que  vous  apercevrez  votre  faute.          Au  contraire,  l'âme  fidèle  a  une  volonté  qui 

Vous  aurez  beau  chicaner  avec  vous-même  ;  ce  n'est  contrainte  en  rien  ;  elle  accepte  librement 

n'est  point  avec  vous  que  vous  devez  prendre  tout  ce  que  Dieu  lui  donne  de  douloureux  ; 

vos  mesures.  Quand  vous  vous  grondez  sur  vos  elle  le  veut,  elle  l'aime,  elle  l'embrasse  ;  elle 

misères,  je  ne  vois  dans  votre  conseil  que  vous  ne  voudroit  pas  le  quitter  quand  même  il  ne 

seul  avec  vous-même.  Pauvre  conseil,  où  Dieu  lui  en  coûleroit  qu'un  seul  désir,  parce  que  ce 

n'est  pas  !  désir  seroit  un  désir  propre  ,  et  contraire  à  son 

Qui  vous  tendra  la  main    pour  sortir  du  abandon  à  la  Providence,  qu'elle  ne  veut  jamais 

bourbier?  Sera-ce  vous?  Hé!  c'est  vous-même  prévenir  en  rien. 


qui  vous  y  êtes  enfoncé  ,  et  qui  ne  pouvez  en 
sortir.  De  plus  ,  ce  bourbier  c'est  vous-même  ; 
tout  le  fond  de  votre  mal  est  de  ne  pouvoir 
sortir  de  vous.  Espérez-vous  d'en  sortir  en  vous 
entretenant  toujours  avec  vous-même  ,  et  en 
nourrissant  votre  sensibilité  par  la  vue  de  vos 
foiblesses  ?  Vous  ne  faites  que  vous  attendrir 
sur  vous-même  par  tous  ces  retours.  Mais  le 
moindre  regard  de  Dieu  calmeroit  bien  mieux 
votre  cœur  troublé  par  cette  occupation  de 
vous-même.  Sa  présence  opère  toujours  la  sortie 
de  soi-même,  et  c'est  ce  qu'il  vous  faut.  Sortez 
donc  de  vous-même,  et  vous  serez  en  paix.  Mais 
comment  en  sortir  ?  Il  ne  faut  que  se  tour- 
ner doucement  du  côté  de  Dieu  ,  et  en  for- 
mer peu  à  peu  l'iiabilude  par  la  fidélité  à  y 
revenir  toutes  les  fois  qu'on  s'aperçoit  de  sa 
distraction. 


Si  quelque  chose  est  capable  de  mettre  un 
cœur  au  large  et  en  liberté,  c'est  cet  abandon. 
Il  répand  dans  le  cœur  nne  paix  plus  abondante 
que  les  fleuves,  et  une  justice  qui  est  comme  les 
abîmes  de  la  mer  ;  c'est  l'expression  d'Isaïe'. 
Si  quelque  chose  peut  rendre  un  esprit  serein, 
dissiper  ses  scrupules  et  ses  craintes  noires, 
adoucir  la  peine  par  l'onction  de  l'amour,  don- 
ner une  certaine  vigueur  dans  toutes  les  actions, 
et  épancher  la  joie  du  Saiut-Esprit  jusque  sur 
le  visage  et  dans  les  paroles  ,  c'est  cette  con- 
duite simple  ,  libre  et  enfantine  entre  les  bras 
de  Dieu.  Mais  on  raisonne  trop  ,  et  on  se  gâte 
à  force  de  raisonner.  Il  y  a  une  tentation  de 
raisonnement ,  qu'il  faut  craindre  comme  les 
autres  tentations.  Il  y  a  une  occupation  de  soi- 
même,  sensib'e.  inquiète,  défiante,  qui  est  une 
tentation  d'autant  plus  subtile  ,   qu'on  ne  la 


Pour  la  tristesse  naturelle  qui  vient  de  la     regarde  point  comme  une  tentation  ,   et  qu'au 


mélancolie,  elle  ne  vient  que  du  corps;  ainsi 
les  remèdes  et  le  régime  la  diminuent.  Il  est 
vrai  qu'elle  revient  toujours,  maiselle  n'est  pas 
volontaire.  Quand  Dieu  la  donne  ,  on  la  sup- 
porte en  paix  ,  comme  la  lièvre  et  les  autres 
maux  corporels.  L'imagination  est  dans  une 
noirceur  profonde  ,  elle  est  toute  tendue  de 
deuil  ;  mais  la  volonté,  qui  ne  se  nourrit  que 
de  pure  foi,  veut  bien  éprouver  toutes  ces  im- 
pressions ;  on  est  en  paix,  parce  qu'on  est  d'ac- 
cord avec  soi-même,  et  soumis  à  Dieu.  Il  n'est 
pas  question  de  ce  que  l'on  sent,  mais  de  ce 
que  l'on  veut.  On  veut  tout  ce  qu'on  a,  on  ne 
veut  rien  de  ce  qu'on  n'a  i>as.  On  ne  voudroit 
pas  soi-même  se  délivrer  de  ce  qu'on  soulfre, 
parce  qu'il  n'appartient  qu'à  Dieu  de  distribuer 
les  croix  et  les  consolations.  On  est  dans  la  joie 
au  milieu  des  tribulations,  comme  dit  l'Apô- 
tre '  ;  ce  n'est  pas  une  joie  des  sens,  c'est  une 
joie  de  pure  volonté. 

Les  impies,  au  milieu  des  plaisirs,  ont  une 
joie  contrainte,  parce  qu'ils  ne  sont  jamais  con- 
tens  de  leur  état  :  ils  voudroient  repousser 
certains  dégoûts  et  goûter  encore  certaines  dou- 
ceurs qui  leur  manquent. 

»  Il  Cor.  VII.  4. 


contraire  on  s'y  enfonce  de  plus  en  plus,  parce 
qu'on  la  prend  pour  la  vigilance  recommandée 
dans  l'Evangile.  La  vigilance  que  Jésus-Christ 
ordonne  est  une  fidèle  attention  à  aimer  tou- 
jours ,  et  à  accomplir  la  volonté  de  Dieu  dans 
le  moment  présent ,  suivant  les  signes  qu'on 
en  a  :  mais  elle  ne  consiste  pas  à  se  troubler,  à 
se  mettre  à  la  torture ,  à  s'occuper  sans  cesse 
de  soi-même  ,  plutôt  que  de  lever  les  yeux 
vers  Dieu,  notre  unique  secours  contre  nous- 
mêmes. 

Pourquoi,  sous  prétexte  de  vigilance,  s'opi- 
niàtrer  à  découvrir  en  nous-mêmes  ce  que  Dieu 
ne  veut  pas  que  nous  y  découvrions  pendant 
cette  vie?  Pourquoi  perdre  par  là  le  fruit  de  la 
foi  pure  et  de  la  vie  intérieure?  Pourquoi  se 
détourner  de  la  présence  de  Dieu  ,  qu'il  veut 
nous  rendre  continuelle  ?  11  n'a  pas  dit  :  Soyez 
toujours  vous-même  l'objet  devant  lequel  vous 
marchiez  ;  mais  il  a  dit  :  Marchez  devant  moi, 
et  soyez  parfait  - . 

David,  plein  de  son  esprit,  a  dit  :  Je  croyais 
toujours  Dieu  devant  moi  ^  ;  et  encore  :  Mes 
yeux  sont  toujours  élevés  vei^s  le  Seigneur,  afin 
qu'il  garantisse  mes  pieds  des  filets  tendtis''.  Le 

*  Is.  xLYiii.  18.  —  "^Gen.  XVII.  1.  —  ^  Ps,  xv.  8.  — 
'■'  Ibid.  x\iv,  15. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


97 


danger  est  à  ses  pieds  ;  cependant  ses  yeux  sont 
en  haut  :  il  est  moins  utile  de  considérer  notre 
danger  que  le  secoins  de  Dieu.  De  plus  on  voit 
tout  réuni  en  Dieu  ;  on  y  voit  la  misère  hu- 
maine et  la  bonté  divine;  ini  seul  coup-d'œil 
d'une  âme  droite  et  pure  ,  si  simple  qu'il  soit, 
aperçoit  tout  dans  cette  lumière  infinie.  Mais 
que  pouvons-nous  voir  dans  nos  pr(^pres  ténè- 
bres, sinon  nos  ténèbres  mêmes  ? 

0  mon  Dieu  !  pourvu  que  je  ne  cesse  de 
vous  voir,  je  ne  cesserai  point  de  me  voir  dans 
toutes  mes  misères,  et  je  me  verrai  bien  mieux 
en  vous  qu'en  moi-même.  La  vraie  vigilance 
est  de  voir  en  vous  votre  volonté  pour  l'accom- 
plir, et  non  de  raisonner  à  l'intini  sur  l'élal  de 
la  mienne.  Quand  les  occupations  extérieures 
m'empêcheront  de  vous  voir  seul,  en  fermant 
dans  l'oraison  les  avenues  de  tous  mes  sens, 
alors  je  vous  verrai,  Seigneur,  faisant  tout  en 
tous.  Je  verrai  partout  avec  joie  votre  volonté 
s'accomplir  et  au  dedans  et  au  dehors  de  moi  ; 
je  dirai  sans  cesse  Amen,  connne  les  bienheu- 
reux ;  je  chanterai  toujours  dans  mou  cœur 
le  cantique  de  la  céleste  Sion.  Je  vous  bénirai 
même  dans  les  niéchans,  qui,  par  leur  volonté 
mauvaise,  ne  laissent  pas  d'accomplir  malgré 
eux  la  vôtre  toute  juste,  toute  sainte,  toute  puis- 
sante. Dans  la  chaste  liberté  de  l'esprit  que 
vous  donnez  à  vos  enfans,  j'agirai  et  je  parlerai 
simplement,  gaîment  et  avec  confiance  :  Qunnd 
iiu'ine  je  passerais  au  travers  des  onibrts  de  la 
mort,  je  ne  craindrais  rien,  parce  que  vous  êtes 
tau/ours  avec  moi  *.  Je  ne  chercherai  jamais 
aucun  péril  ;  je  n'entrerai  jamais  dans  aucun 
engagement  qu'avec  des  signes  de  votre  proyi- 
dence,  qui  y  soient  ma  force  et  ma  consolation. 
Dans  les  états  mêmes  où  votre  vocation  me  sou- 
tiendra, je  donnerai  au  recueillement,  à  l'orai- 
son, à  la  retraite  ,  tous  les  jours,  toutes  les 
heures,  tous  les  momens  que  vous  me  laisserez 
libres  :  je  ne  quitterai  jamais  ce  bienheureux 
étal  ,  qu'autant  que  vous  m  appellerez  vous- 
même  à  quelque  fonction  extérieure.  Alors  je 
sortirai  en  apparence  de  vous,  mais  vous  sorti- 
rez avec  moi  ;  et,  dans  cette  sortie  apparente, 
vous  me  porterez  dans  votre  sein  ;  je  ne  me 
chercherai  point  moi-même  dans  le  connnerce 
des  créatures  ;  je  ne  craindrai  point  que  le 
recueillement  diminue  mon  agrément  auprès 
d'elles,  et  dessèche  ma  conversation  ;  car  je  ne 
veux  plaire  aux  hommes  qu'autant  qu'il  le  faut 
pour  vous  plaire. 

Si  vous  voulez  vous  servir  de  moi  pour  votre 


'  Ps.  XXII.  4. 

FÉNELOX. 


o'uvre  sur  eux,  je  me  livre;  et,  sans  réflexion 
sur  moi  ,  je  répandrai  sinijdement  sur  eux 
tout  ce  que  vous  avez  fait  découler  de  vos  dons 
sur  moi  :  je  ne  marcherai  point  à  tâtons,  en 
retombant  toujours  sur  moi-même  :  quelque 
périlleuse  et  dissipante  que  soit  cette  fonction, 
je  me  comporterai  simplement  devant  vous 
avec  une  droite  intention,  sachant  quelle  est  la 
bonté  du  père  devant  qui  je  marche;  il  ne  veut 
point  de  subtilité  dans  les  siens. 

Si,  au  contraire,  vous  ne  voulez  pas  vous 
servir  de  moi  pour  les  autres  ,  je  ne  m'offrirai 
point  ;  je  n'irai  au-devant  de  rien  ;  je  ferai  en 
paix  les  autres  choses  auxquelles  vous  me  bor- 
nerez :  car,  selon  l'attrait  d'abandon  que  vous 
me  donnez,  je  ne  désire  ni  ne  refuse  rien,  je 
me  piêfe  à  tout,  et  consens  d'être  inutile  à  tout. 
Cdierché  ,  rebuté ,  connu  ,  ignoré  ,  applaudi , 
contredit,  que  m'inqiorte  ?  C'est  vous,  et  non 
])as  moi  ;  c'est  vous ,  et  non  pas  vos  dons  dis- 
tingués de  vous  et  de  votre  amour  que  je  cher- 
che. Tous  les  états  qui  sont  bons  me  sont  indif- 
férens.  Ameu. 


XV. 

REMÈDES    CONTRE    I.A    TRISTESSE. 

Poi  R  ce  (pii  regar-de  une  certaine  tristesse  qui 
resserre  le  cieur  et  qui  l'abat,  voici  deux  règles 
(pi'il  me  paroit  important  d'observer.  La  pre- 
mière est  de  remédier  à  cette  tristesse  par  les 
moyens  que  la  Providence  nous  fournit;  par 
exemple,  ne  se  point  surcharger  d'affaires  pé- 
nibles, pour  ne  succomber  point  sous  un  far- 
d(>au  dispropoî'tionné  ;  ménager  non-seulement 
les  forces  de  son  corps,  mais  encore  celles  de 
son  esprit,  en  ne  pienant  point  sur  soi  des  choses 
où  l'on  compteroit  trop  sur  son  courage  ;  se  ré- 
server des  heures  pour  prier  ,  pour  lire,  pour 
s'encourager  par  de  bonnes  conversations  ; 
même  s'égayer,  pour  délasser  tout  ensemble 
l'esjirit  avec  le  corps,  suivant  le  besoin. 

Il  faut  encore  quelque  personne  sûre  et  dis- 
crète, à  qui  on  puisse  décharger  son  cœur  pour 
tout  ce  qui  n'est  point  du  secret  d'antrui  ;  car 
cette  déchaige  soulage  et  élargit  le  ca^n-  op- 
pressé. Souvent  des  peines  trop  long -temps 
retenues  grossissent  jusqu'à  crever  le  cœur.  Si 
elles  pouvoient  s'exlialer  ,  on  verroit  qu'elles 
ne  méritent  point  toute  l'amertume  qu'elles 
ont  causée.  IVien  ne  tire  tant  l'àme  A'iuw.  cer- 
taine noirceui-  profonde,  que  la  simplicité  et  la 


TOME  VI. 


98 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


petitesse  avec  laquelle  elle  expose  son  découra- 
gement aux  dépens  de  sa  gloire  ,  demandant 
lumière  et  consolation  dans  la  communication 
qui  doit  être  entre  les  enfans  de  Dieu. 

La  seconde  règle  est  de  porter  paisiblement 
toutes  les  impressions  involontaires  de  tristesse 
que  nous  souffrons ,  malgré  les  secours  et  les 
précautions  que  nous  venons  d'expliquer.  Les 
découragemens  intérieurs  nous  font  aller  plus 
vite  que  tout  le  reste  ,  dans  la  voie  de  la  foi, 
pourvu  qu'ils  ne  nous  arrêtent  point,  et  que  la 
lâcheté  involontaire  de  l'àme  ne  la  livre  point 
à  cette  tristesse  qui  s'empare,  comme  par  force, 
de  tout  l'intérieur.  Un  pas  fait  en  cet  état  est 
toujours  un  pas  de  géant  ;  il  vaut  mieux  que 
mille,  faits  dans  une  disposition  plus  douce  et 
plus  consolante.  Il  n'y  a  donc  qu'à  mépriser 
notre  découragement ,  et  qu'à  aller  toujours, 
pour  rendre  cet  état  de  foiblesse  plus  utile  et 
plus  grand  que  celui  du  courage  et  de  la  force 
la  plus  héroïque. 

0  que  ce  courage  sensible,  qui  rend  tout 
aisé  ,  qui  fait  et  qui  souffre  tout  ,  qui  se  sait 
bon  gré  de  n'hésiter  jamais,  est  trompeur  !  0 
qu'il  nourrit  la  confiance  propre  et  une  cer- 
taine élévation  de  cn^ur!  Ce  courage,  qui  édifie 
quelquefois  merveilleusement  le  public,  nourrit 
au  dedans  une  certaine  satisfaction  et  un  témoi- 
gnage qu'on  se  rend  à  soi-même,  qui  est  un 
poison  subtil.  On  a  le  goût  de  sa  propre  vertu, 
on  s'y  complaît,  on  veut  la  posséder  ;  on  se 
sait  bon  gré  de  sa  force. 

Une  âme  affoiblie  et  humiliée,  qui  ne  trouve 
plus  de  ressource  en  elle  ,  qui  craint,  qui  est 
troublée,  qui  est  triste  jusqu'à  la  mort,  comme 
Jésus-Christ  lorsqu'il  étoit  dans  le  jardin,  qui 
s'écrie  enfin  comme  lui  sur  la  croix  :  0  Dieu, 
ô  mon  Dieu,  iioiirqvoi  in  avez-vous  délaissé  ?  est 
bien  plus  purifiée,  plus  déprise  d'elle-même, 
plus  anéantie  et  plus  morte  à  tout  désir  propre, 
que  ces  âmes  fortes  qui  jouissent  en  paix  des 
fruits  de  leur  vertu. 

Heureuse  l'âme  que  Dieu  abat  ,  que  Dieu 
écrase,  à  qui  Dieu  ôte  toute  force  en  elle-même 
pour  ne  se  plus  soutenir  qu'en  lui  ;  qui  voit  sa 
pauvreté,  qui  en  est  contente  ;  qui  porte,  outre 
les  croix  du  dehors  ,  la  grande  croix  intérieure 
du  découragement  ,  sans  laquelle  toutes  les 
autres  ne  péseroient  rien  ! 


XVI. 

SLR    LA    PENSÉE    DE    LA    MORT. 

On  ne  peut  trop  déplorer  l'aveuglement  des 
hommes  de  ne  pas  vouloir  penser  à  la  mort,  et 
de  se  détourner  d'une  chose  inévitable  que  l'on 
peut  rendre  heureuse  en  y  pensant  souvent.  La 
mort  ne  trouble  que  les  personnes  charnelles  : 
le  pM' fait  amour  chasse  la  crainte  '.  Ce  n'est  pas 
par  se  croire  juste  qu'on  cesse  de  craindre  :  c'est 
par  aimer  simplement ,  et  s'abandonner  sans 
retour  sur  soi  à  celui  qu'on  aime.  Voilà  ce 
qui  rend  la  mort  douce  et  précieuse.  Quand 
on  est  mort  à  soi-même  ,  la  mort  du  corps 
n'est  plus  que  la  consommation  de  l'œuvre  de 
la  grâce. 

(  )n  évite  la  pensée  de  la  mort  pour  ne  se  pas 
aUrister  ;  elle  ne  sera  triste  que  pour  ceux  qui 
n'y  auront  pas  pensé.  Elle  arrivera  enfin  cette 
mort ,  et  éclairera  celui  qui  n'aura  pas  voulu 
être  éclairé  pendant  sa  vie.  On  aura  à  la  mort 
une  lumière  très -distincte  de  tout  ce  que 
nous  aurons  fait  et  de  tout  ce  que  nous  au- 
rions dû  faire  ;  nous  verrons  clairement  l'u- 
sage que  nous  aurions  dû  faire  des  grâces 
reçues ,  des  talens,  des  biens ,  de  la  santé  ,  du 
temps  et  de  tous  les  avantages  ou  malheurs  de 
notre  vie. 

La  j)ensée  de  la  mort  est  la  meilleure  règle 
que  nous  puissions  prendre  pour  toutes  nos  ac- 
tions et  nos  projets.  11  faut  la  désirer  ;  mais  il 
la  faut  aussi  attendre  avec  la  même  soumission 
que  nous  devons  avoir  à  la  volonté  de  Dieu  dans 
tout  le  reste.  On  doit  la  désirer,  puisqu'elle  est 
la  consommation  de  notre  pénitence,  l'entrée 
de  notre  bonheur  et  notre  éternelle  récom- 
pense. 

Il  ne  faut  point  dire  que  l'on  veut  vivre  pour 
faire  pénitence ,  puisque  la  mort  est  la  meilleure 
que  nous  puissions  faire.  Nos  péchés  seront  pur- 
gés plus  jmrement ,  et  expiés  plus  efficacement 
par  notre  mort ,  que  par  toutes  nos  pénitences. 
Elle  sera  aussi  douce  pour  les  gens  de  bien  , 
qu'elle  sera  amère  pour  les  méchans.  Nous  la 
demandons  tous  les  jours  dans  le  Pater  ;  il  faut 
que  tous  demandent  que  le  royaume  de  Dieu 
leur  arrive.  Il  fiiut  donc  la  désirer,  puisque  la 
prière  n'est  que  le  désir  du  cœur,  et  que  ce 
royaume  ne  peut  venir  pour  nous  que  par  no- 


'  I  Joaii.  lY,  M, 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


99 


tre  mort.  Saint  Paul  recommande  aux  Chrétiens 
de  se  consoler  ensemble  '  dans  la  pensée  de  la 
mort. 


XVll. 

NÉCESSITÉ  DE  COXNOITRE  DIEU  :  CETTE  CONNOISSANCE 
EST  l'aME  et  le  fondement  DE  LA  SOLIDE  PIETE. 

Ce  qui  manque  le  ])lus  aux  hommes  ,  (;'est 
la  connoissance  de  Dieu.  Ils  savent,  quand  ils 
ont  beaucoup  lu,  une  certaine  suite  de  miracles 
et  de  marques  de  providence  par  les  taits  de 
l'histoire  ;  ils  ont  fait  des  réflexions  sérieuses 
sur  la  corruption  et  sur  la  fragilité  du  monde  ; 
ils  se  sont  même  convaincus  de  certaines  maxi- 
mes utiles  pour  la  réformation  de  leurs  mœurs 
par  rapport  au  salut  :  mais  tout  cet  édifice 
manque  de  fondement  ;  ce  corps  de  piété  et  de 
christianisme  est  sans  ame.  Ce  qui  doit  animer 
le  véritable  lidèle,  c'est  l'idée  de  Dieu,  qui  est 
tout,  qui  fait  tout  et  à  qui  tout  est  dû.  11  est 
infini  en  tout,  en  sagesse,  en  puissance  ,  en 
amour.  II  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  tout  ce 
qui  vient  de  lui  tient  de  ce  caractère  d'iufini , 
et  surpasse  la  raison  humaine.  Quand  il  pré[)are 
et  arrange  quelque  chose ,  ses  conseils  et  ses 
voies  sont,  comme  dit  l'Ecriture  ,  autant  au- 
dessus  de  nos  conseils  et  de  nos  voies ,  que  le 
ciel  est  au-dessus  de  la  terre.  Quand  il  veut 
exécuter  ce  qu'il  a  résolu,  sa  puissance  ne  se 
montre  par  aucuns  etforts  ,  car  il  n'y  a  aucun 
effet,  quelque  grand  qu'il  puisse  être  ,  qui  lui 
soit  moins  fa ':ile  que  lespluscommuns  :  il  ne  lui 
a  pas  plus  coûté  pour  tirer  du  néant  le  ciel  et 
la  terre  ,  tels  que  nous  les  voyons  ,  que  pour 
faire  couler  une  rivière  dans  sa  pente  naturelle, 
ou  pour  laisser  tomber  une  pierre  de  haut  en 
bas.  Sa  puissance  se  trouve  tout  entière  dans  sa 
volonté  :  il  n'a  qu'à  vouloir,  et  les  choses  sont 
d'abord  faites.  Si  l'Ecriture  le  représente  par- 
lant dans  la  création  ,  ce  n'est  pas  qu'il  ail  eu 
besoin  d'une  parole  qui  soit  sortie  de  lui  pour 
faire  entendre  sa  volonté  à  toute  la  nature  qu'il 
vouloit  produire.  Cette  parole,  que  l'Ecriture 
nous  représente ,  est  toute  simple  et  tout  inté- 
rieure ;  c'est  la  pensée  qu'il  a  eue  de  faire  les 
choses,  et  la  résolution  qu'il  en  a  formée  au 
fond  de  lui-même.  Celte  pensée  a  été  féconde  ; 
et,  sans  sortir  de  lui  ,  elle  a  tiré  de  lui  ,  comme 
une   source   de  tous  les  êtres  ,    tous  ceux    qui 

»  I  Thess.  IV.  17—2  Is.  l\  .  C. 


composent  rimivers.  Sa  miséricorde,  tout  de 
môme,  n'est  autre  chose  que  sa  pure  volonté  : 
il  nous  a  aimés  avant  la  création  du  monde  ;  il 
nous  a  vus,  il  nous  a  préparé  ses  biens;  il 
nous  a  aimés  et  choisis  dès  l'éternité.  Quand 
il  nous  arrive  quelque  bien  nouveau  ,  il  dé- 
coule de  cette  ancienne  source  :  Dieu  n'a 
jamais  de  volonté  nouvelle  sur  nous  :  il  ne 
change  point  ;  c'est  nous  qui  changeons. 
Quand  nous  sommes  justes  et  bons,  nous  lui 
sommes  conformes  et  agréables;  quand  nous 
quittons  la  justice  ,  et  que  nous  cessons  d'être 
bons,  nous  cessons  de  lui  être  conformes  et  de 
lui  plaire.  C'est  une  règle  immuable,  de  laquelle 
la  créature  changeante  s'approche  et  s'écarte 
successivement.  Sa  justice  contre  les  méchans 
et  son  amour  pour  les  bons  ne  sont  que  la  même 
chose  :  c'est  la  même  bonté  qui  s'unit  avec  tout 
ce  qui  est  bon,  et  qui  est  incompatible  avec  tout 
ce  qui  est  mauvais.  Pour  la  miséricorde,  c'est 
la  bonté  de  Dieu  qui ,  nous  trouvant  mauvais, 
veut  nous  rendre  bons.  Cette  miséricorde,  qui 
se  fait  sentir  à  nous  dans  le  temps  ,  est  dans  sa 
source  un  amour  éternel  de  Dieu  pour  sa  créa- 
ture. Lui  seul  donne  la  vraie  bonté.  Malheur 
à  l'ame  présomptueuse  qui  espère  delà  trouver 
en  soi-même!  C'est  l'amour  que  Dieu  a  pour 
nous  qui  nous  donne  tout. 

Mais  le  plus  grand  don  qu'il  nous  puisse 
faire,  c'est  de  nous  donner  l'amour  que  nous 
devons  avoir  |)our  lui.  Quand  Dieu  nous  aime 
jusqu'à  faire  que  nous  l'aimions,  il  règne  en 
nous;  il  y  fait  notre  vie,  et  notre  paix,  et  notre 
bonheur,  et  nous  commençons  déjà  à  vivre  de 
sa  vie  bienheureuse.  Cet  amour  qu'il  a  pour 
nous  pf»rte  son  caractèi'e  infini  :  il  n'aime  point, 
comme  nous,  d'un  amour  borné  et  rétréci: 
quand  il  aime,  toutes  les  démarches  de  son 
amour  sont  inlinies.  Il  descend  du  ciel  sur  la 
terre  pour  chercher  la  créature  de  boue  qu'il 
aime;  il  se  fait  homme  et  boue  avec  elle  ;  il  lui 
donne  sa  chair  à  manger.  C'est  par  de  tels  pro- 
diges d'amour  que  l'infini  surpasse  toutes  les 
affections  dont  les  hommes  sont  capables.  II 
aime  en  Dieu  :  et  cet  amour  n'a  rien  qui  ne 
soit  incompréhensible.  Le  comble  de  la  folie 
est  de  vouloir  mesurer  l'amour  infini  à  une 
sagesse  bornée.  Dieu  loin  de  perdre  quelque 
chose  de  sa  grandeur  dans  ces  excès  d'amour, 
il  y  grave  le  caractère  de  sa  grandeur,  en  y 
marquant  les  saillie»  et  les  transports  d'un 
amour  infiai.  0  qu'il  est  grand  et  aimable  dans 
ses  mystères!  Mais  nous  n'avons  point  d'yeux 
pour  les  voir,  et  nous  manquons  de  sentiment 
pour  apercevoir  Dieu  en  tout. 


100 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


XVHL 

SUITE  DU  MÊME  SUJET.    DIEU  n'eST  POINT  AIME  , 

PARCE  qu'il  n'est  PAS  CONNU. 

Il  ne  faut  point  s'étonner  que  les  hommes 
fassent  si  peu  pour  Dieu  ,  et  que  le  peu  qu'ils 
ibnt  pour  lui  leur  coûte  tant  :  il  ne  le  connois- 
sent  point;  à  peine  croient-ils  qu'il  est.  La 
croyance  qu'ils  en  ont  est  plutôt  une  déférence 
aveugle  à  l'autorité  d'un  sentiment  |)ublic , 
qu'une  conviction  vi\c  et  distincte  de  la  divi- 
nité. On  la  suppose,  parce  qu'on  n'oseroit 
l'examiner,  et  parce  qu'on  est  là-dessus  dans 
une  distraction  d'indifférence  qui  vient  de  ce 
qu'on  est  entraîné  par  ses  passions  vers  d'au- 
tres objets.  Mais  on  ne  connoit  Dieu  que  connue 
je  ne  sais  quoi  de  merveilleux,  d'obscur,  et 
d'éloigné  de  nous  :  on  le  regarde  comme  un 
être  puissant  et  sévère  ,  qui  demande  beaucoup 
de  nous,  qui  gêne  nos  inclinations,  qui  nous 
menace  de  grauds  maux  ,  et  contre  le  jugement 
terrible  duquel  il  faut  se  précaulionner.  Voilà 
ce  que  pensent  ceuv  qui  font  des  réflexions  sé- 
rieuses sur  la  religion  ;  encore  sont -ils  en 
bien  petit  nombre.  On  dit  :  C'est  une  per- 
sonne qui  craint  Dieu  :  en  eiïei ,  elle  ne  fait 
que  le  craindre  sans  l'aimer,  comme  des  enfans 
craignent  le  maître  qui  donne  le  fouel  ,  comme 
un  mauvais  valet  ci'uint  les  cou[)s  de  celui  qu'il 
sert,  quand  il  le  sert  par  crainte  et  sans  se 
soucier  de  ses  intérêts.  Voudroit-on  être  traité 
par  un  fils  ou  môme  par  un  domestique,  comme 
on  traite  Dieu  ?  C'est  qu'on  ne  le  connoît  pas  ; 
car  si  on  leconnoissoit ,  on  Taimeroit.  fJieii  est 
amour,  comme  dit  saint  Jean  '  ;  celui  qui  ne 
l'aime  point  ne  le  connoit  point ,  car  comment 
connoitre  l'amour  sans  l'aimer?  Il  faut  donc 
conclure  que  tous  ces  gens  qui  ne  font  encore 
que  craindre  Dieu,  ne  leconnoissent  i)oiiit. 

Mais  qui  est-ce ,  ô  mon  Dieu  ,  qui  vous  con- 
noîtra?  Celui  qui  ne  conuoîtra  plus  que  vous, 
qui  ne  se  coimoitra  plus  lui-même ,  et  à  qui 
tout  ce  qui  n'est  point  vous  sera  comme  s'il 
n'étoit  pas.  Le  monde  seroit  surpris  d'entendre 
parler  ainsi  ,  parce  que  le  monde  est  plein  de 
lui-même  ,  de  la  vanité,  du  mensonge,  et  vide 
de  Dieu.  Mais  j'espère  qu'il  y  aura  toujours 
des  aines  qui  auront  faim  de  Dieu  ,  et  qui  goû- 
teront les  vérités  que  je  vais  dire. 

*■  I  JoaD.  IV.  S  et  i6. 


0  mon  Dieu  !  avant  que  vous  fissiez  le  ciel 
et  la  terre  il  n'y  avoit  que  vous.  Vous  étiez  , 
car  vous  n'avez  jamais  commencé  à  être  : 
mais  vous  étiez  seul.  Hors  vous  il  n'y  avoit 
rien  :  vous  jouissiez  de  vous-même ,  et  vous 
n'aviez  besoin  de  trouver  rien  hors  de  vous , 
puisque  c'est  vous  qui  donnez,  bien  loin  de 
recevoir,  à  tout  ce  qui  n'est  pas  vous-même. 
Par  votre  parole  toute-puissante,  c'est-à-dire 
par  votre  simple  volonté  ,  à  qui  rien  ne  coûte  , 
et  qui  fait  tout  ce  qu'elle  veut  par  son  pur 
vouloir  sans  succession  de  temps  ,  et  sans  au- 
cun travail  extérieur ,  vous  fîtes  que  ce  monde 
qui  n'étoit  pas,  commençât  à  être.  Vous  ne 
fîtes  point  comme  les  ouvriers  d'ici-bas,  qui 
trouvent  les  matériaux  de  leurs  ouvrages,  qui 
ne  font  que  les  rassembler,  et  dont  l'art  con- 
siste à  ranger  peu  à  peu,  avec  beaucoup  de  peine, 
ces  matériaux  qu'ils  n'ont  pas  faits.  Vous  ne 
trouvâtes  rien  de  fait,  et  vous  fîtes  vous-même 
tous  les  matériaux  de  votre  ouvrage.  C'est  sur 
le  néant  que  vous  travaillâtes.  Vous  dîtes  :  Que 
le  monde  soit,  et  il  fut.  Vous  n'eûtes  qu'à  dire, 
et  tout  fut  fait. 

Mais  pourquoi  fites-vous  toutes  ces  choses? 
Elles  furent  toutes  faites  pour  l'homme,  et 
l'homme  fut  fait  pour  vous.  Voilà  l'ordre  que 
vous  établîtes  :  malheur  à  l'aine  qui  le  ren- 
verse ,  qui  veut  que  tout  soit  pour  elle  ,  et  qui 
se  renferme  en  soi!  C'est  violer  la  loi  fonda- 
mentale de  la  création.  Non  ,  mon  Dieu  ,  vous 
ne  pouvez  céder  vos  droits  essentiels  de  créa- 
teur ;  ce  seroit  vous  dégrader  vous-même.  Vous 
pouvez  pardonner  à  l'ame  coupable  qui  vous  a 
outragé  ,  parce  que  vous  pouvez  la  remplir  de 
votre  pur  amour:  mais  vous  ne  pouvez  cesser 
d'être  contraire  à  l'ame  qui  rapporte  vos  dons 
à  elle-même  ,  et  qui  refuse  de  se  rapporter  elle- 
même  par  un  sincère  et  désintéressé  amour  à 
son  créateur.  Ne  faire  que  vous  craindre  ,  ce 
n'est ])as  se  rapportera  vous ,  c'est  au  contraire 
ne  penser  à  vous  que  par  rapport  à  soi.  Vous 
aimei'  dans  la  seule  vue  de  jouir  des  avantages 
qu'on  trouve  en  vous,  c'est  vous  rapportera 
soi ,  au  lieu  de  se  rapporter  à  vous.  Que  faut- 
il  donc  pour  se  rapporter  entièrement  au  Créa- 
teur? Il  faut  se  renoncer,  s'oublier,  se  perdre  , 
entrer  dans  vos  intérêts ,  ô  mon  Dieu  ,  contre 
les  siens  propres  ;  n'avoir  plus  ni  volonté  ,  ni 
gloire  ,  ni  paix  que  la  vôtre,  en  un  mot  ,  c'est 
vous  aimer  sans  s'aimer  soi-même. 

0  combien  d'ames ,  qui ,  sortant  de  cette  vie 
chargées  de  vertus  et  de  bonnes  œuvres ,  n'au- 
ront point  cette  pureté  enfière  ,  sans  laquelle 
on  ne  peut  voir  Dieu  ;  et  qui,  faute  d'être  trou- 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


101 


vées  dans  ce  rapport  simple  cl  tntul  de  la  créa- 
ture à  son  créateur,  auront  besoin  dètre  [ui- 
rifiées  par  ce  feu  jaloux  qui  ne  laisse  ,  dans 
l'autre  vie,  rien  h  l'ame  de  tout  ce  qui  l'attache 
à  elle-même  I  Elles  n'entreront  en  Dieu  ,  ces 
âmes  ,  qu'après  être  pleinement  sorties  d'elles- 
mêmes  dans  cette  épreuve  d'une  inexorable 
justice.  Tout  ce  qui  est  encore  à  soi  est  du  do- 
maine du  purgatoire.  Hélas!  combien  d'ames 
qui  se  reposent  sur  leurs  vertus,  et  qui  ne  veu- 
lent point  entendre  ce  renoncement  sans  réser\e! 
Cette  parole  leur  est  dure  et  les  scandalise  : 
mais  qu'il  leur  en  coulera  pour  l'avoir  négli- 
gée !  Elles  paieront  au  centuple  les  retours  sur 
elles-mêmes  elles  vaines  consolations  dont  elles 
n'auront  pas  eu  le  courage  de  se  déprendre. 

Revenons  donc.  Telle  est  la  grandeur  de 
Dieu,  qu'il  ne  peut  rien  faire  que  pour  lui- 
même  et  pour  sa  propre  gloire.  C'est  cette 
gloire  incommunicable  dont  il  est  nécessaire- 
ment jaloux,  et  qu'il  ne  peut  donner  à  per- 
sonne, comme  il  le  dit  lui-même  ^  Au  con- 
traire ,  telle  est  la  bassesse  et  la  dépendance  de 
la  créature,  qu'elle  ne  peut,  sans  s'ériger  en 
fausse  divinité  ,  et  sans  violer  la  loi  immuable 
de  sa  création  ,  rien  faire,  rien  dire,  rien  pen- 
ser, rien  vouloir  pour  elle-même  et  pour  sa  pro- 
pre gloire. 

0  néant ,  tu  veux  te  glorifier  !  Tu  n'es  qu'à 
condition  de  n'être  jamais  rien  à  tes  propres 
yeux  :  tu  n'es  que  pour  celui  qui  te  fait  être. 
Il  se  doit  tout  à  lui-même  ;  lu  te  dois  tout  à  lui  : 
il  ne  peut  l'en  rien  relâcher;  tout  ce  qu'il  te 
laisseroit  à  toi-même  sorliroil  des  règles  invio- 
lables de  sa  sagesse  et  de  sa  bonté.  Un  seul  ins- 
tant ,  un  seul  soupir  de  ta  vie  donné  à  ton  inté- 
rêt propre ,  blesseroil  essentiellement  la  fin  du 
Créateur  dans  la  création.  Il  n'a  besoin  de  rien  ; 
mais  il  veut  tout ,  parce  que  tout  lui  est  dû  ,  et 
que  tout  n'est  pas  trop  pour  lui.  Il  n'a  besoin 
de  rien ,  tant  il  est  grand  :  mais  cette  même 
grandeur  fait  qu'il  ne  peut  rien  produire  hors 
de  lui  qui  ne  soit  tout  pour  lui-même  :  c'est  son 
bon  plaisir  qu'il  veut  dans  sa  créature.  Il  a  fait 
pour  moi  le  ciel  et  la  terre;  mais  il  ne  peut 
souffrir  que  je  fasse  volontairement  et  par  choix 
un  seul  pas  pour  une  autre  fin  que  celle  d'ac- 
complir sa  volonté.  Avantqu'il  eût  produit  des 
créatures  ,  il  n'y  avoit  point  d'autre  volonté  que 
la  sienne.  Croirons-nous  qu'il  ait  créé  des  créa- 
tures raisonnables  pour  vouloir  autrement  que 
lui?  Non ,  non  ;  c'est  sa  raison  souveraine  (|ui 
doit  les  éclairer  et  être  leur  raison  ;  c'est  sa  vo- 

'    Is   XLII.    8. 


lonlé  .  règle  de  tout  bien  ,  qui  doit  vouloir  en 
nous  :  toutes  ces  volontés  n'en  doivent  faire 
(ju'une  seule  i)ar  la  sienne;  c'est  pourquoi  nous 
lui  disons  •  Que  voire  règiie  cienne  ;  que  votre 
volonté  se  fasse. 

Pour  mieux  comprendre  tout  ceci ,  il  faut 
se  représenter  que  Dieu ,  qui  nous  a  faits  de 
rien  ,  nous  refait  encore ,  pour  ainsi  dire,  à 
chaque  instant.  De  ce  que  nous  étions  hier,  il 
ne  s'ensuit  pas  que  nous  devions  être  encore 
aujourd'hui  :  nous  pourrions  cesser  d'être  ,  et 
nous  retomberions  effectivement  dans  le  néant 
d'où  nous  sonnnes  sortis  ,  si  la  même  main 
toute-puissante  qui  nous  en  a  tirés  ne  nous  em- 
pèchoit  d'y  être  replongés.  Nous  ne  sommes 
rien  par  nous-mêmes  :  nous  ne  sommes  que  ce 
que  Dieu  nous  fait  être  ,  et  seulement  pour  le 
temps  qu'il  lui  plaît  :  il  n'a  qu'à  retirer  sa  main 
(jui  nous  porte  ,  pour  nous  renfoncer  dans  l'a- 
bîme de  notre  néant  ;  comme  une  pierre,  qu'on 
tient  en  l'air,  tombe  de  son  propre  poids  dès 
qu'on  ne  la  tient  plus.  Nous  n'avons  donc  l'être 
et  la  vie  que  par  le  don  de  Dieu. 

De  plus,  il  y  a  d'autres  biens,  qui  étant  d'un 
ordre  encore  plus  pur  et  plus  élevé ,  viennent 
encore  plus  de  lui.  La  bonne  vie  vaut  encore 
mieux  que  la  vie;  la  vertu  est  d'un  plus  grand 
prix  que  Lisante;  la  droiture  du  cœur  et  l'amour 
de  Dieu  sont  plus  au-dessus  des  dons  temporels 
que  le  ciel  ne  l'est  au-dessus  de  la  terre.  Si 
donc  nous  sommes  incapables  de  posséder  un 
seul  moment  ces  dons  vils  et  grossiers  sans  le 
secours  de  Dieu  ,  à  combien  plus  forte  raison 
faut-il  qu'il  nous  donne  ces  autres  dons  sublimes 
de  son  amour,  du  détachement  de  nous-mêmes, 
et  de  toutes  les  vertus. 

C'est  donc,  ô  mon  Dieu  ,  ne  vous  point  cou- 
noître  que  de  vous  regarder  hors  de  nous, 
comme  un  Etre  tout-puissant  qui  donne  ries 
lois  à  toute  la  nature  ,  et  qui  a  fait  tout  ce  que 
nous  voyons.  C'est  ne  connoître  encore  qu'une 
partie  de  ce  que  vous  êtes;  c'est  ignorer  ce  qu'il 
y  a  de  plus  merveilleux  et  de  plus  louchant 
pour  vos  créatures  raisonnables.  Ce  qui  m'en- 
lè\e  et  qui  m'attendrit,  c'est  que  vous  êtes 
le  Dieu  de  mon  cœur.  Vous  y  faites  tout 
ce  qu'il  vous  plaît.  Quand  je  suis  bon,  c'est 
vous  qui  me  rendez  tel  •  non-seulement  \ous 
tournez  mon  cœur  comme  il  vous  plaît ,  mais 
encore  vous  me  donnez  un  cœur  selon  le  vôtre. 
C'est  vous  qui  vous  aimez  vous-même  en  moi  ; 
c'est  vous  qui  animez  mon  ame  ,  comme  -non 
ame  anime  mon  corps  ;  vous  m'êtes  plus  pré- 
sent et  plus  intime  (jue  jele  suisà  moi-même  . 
ce  moi,  auquel  je  suis  si  sensible  et  que  j'ai  tant 


402 


INSTRUCTKINS  SUR  LA  MORALE 


aimé  ,  me  doit  être  étranger  en  comparaison  de 
vous  :  c'est  vous  qui  me  lavez  donné  ;  sans 
vous  il  ne  seroit  rieu  :  voilà  pourquoi  vous  vou- 
lez que  je  vous  aime  plus  que  lui. 

0  puissance  incompréhensible  de  mon  (Créa- 
teur !  0  droit  du  Créateur  sur  sa  créature,  que  ja- 
mais la  créature  ne  comprendra  assez  !  0  pro- 
dige d'amour,  que  Dieu  seul  peut  faire  !  Uieu 
se  met ,  pour  ainsi  dire  ,  entre  moi  et  moi  ;  il 
me  sépare  d'avec  moi-même;  il  veut  être  plus 
près  de  moi  par  le  pur  amour  que  je  ne  le  suis 
de  moi-même  ;  il  veut  que  je  regarde  ce  moi 
comme  je  regarderois  un  être  étranger  ;  que  je 
sorte  des  bornes  étroites  de  ce  moi ,  que  je  le 
sacrifie  sans  retour,  et  que  je  le  rapporte  tout 
entier  et  sans  condition  au  Créateur  de  qui  je  le 
tiens.  Ce  que  je  suis  me  doit  être  bien  moins 
cher  que  celui  par  qui  je  suis.  Il  m'a  fait  pour 
lui ,  et  non  pour  moi-même  ;  c'esl-à-dire  pour 
l'aimer,  j)0ur  vouloir  ce  qu'il  veut,  et  non  pour 
m'aimer  en  cherchant  ma  propre  volonté.  Si 
quelqu'un  sent  son  cœur  révolté  contre  ce  sacri- 
iice  entier  du  moi  à  celui  qui  nous  a  ciéés  ,  je 
déplore  son  aveuglement,  j'ai  compassion  de  le 
Aoir  esclave  de  lui-même,  et  je  prie  Dieu  de 
l'en  délivrer,  en  lui  enseignant  à  aimer  sans 
intérêt  propre  ! 

0  mon  Dieu  !  je  vois  dans  ces  personnes 
scandalisées  de  votre  pur  amour,  les  ténèbres  et 
la  rébellion  causées  par  le  péché  originel.  A'ous 
n'aviez  point  fait  le  cœur  de  l'homme  avec  celte 
pente  de  propriété  si  monstrueuse.  Cette  rec- 
titude, où  l'Ecriture  nous  apprend  que  vous 
l'aviez  créé ,  ne  consisloit  qu'à  n'être  point  à 
soi,  mais  à  celui  qui  nous  a  faits  pour  lui.  0 
Père  !  vos  enfans  sont  défigurés  ;  ils  ne  vous 
ressemblent  plus.  Ils  s'irritent  ,  ils  se  décou- 
ragent ,  quand  on  leur  parle  d'être  à  vous 
comme  vous  êtes  à  vous-même.  En  renversant 
cet  ordre  si  juste,  ils  veulent  follement  s'ériger 
en  divinités  :  ils  veulent  être  à  eux-mêmes  , 
faire  tout  pour  eux,  ou  du  moins  ne  se  donner 
à  vous  qu'avec  des  réserves  ,  à  certaines  con- 
ditions, et  pour  leur  propre  intérêt.  0  mons- 
trueuse propriété!  ô  droits  de  Dieu  inconnus! 
ô  ingratitude  et  insolence  de  la  créature  !  Misé- 
rable néant!  qu'as-tu  à  garder  pour  toi?  qu'as- 
tu  qui  t'ap[>arlienne?  qu'as-tu  qui  ne  vienne 
d'en  haut  ,  et  qui  ne  doive  y  retourner?  Tout , 
jusqu'à  ce  ?noi  si  injuste  ,  qui  veut  partager 
avec  Dieu  ses  dons,  est  un  don  de  Dieu  qui  n'est 
fait  que  pour  lui  :  tout  ce  qui  est  en  toi  crie 
contre  toi  pour  le  Créateur.  Tais-toi  donc,  créa- 
ture, qui  te  dérobes  à  ton  Créateur,  et  rends-toi 
à  lui. 


Mais  hélas  ,  à  mon  Dieu  !  quelle  consolaUon 
de  penser  que  tout  est  votre  ouvrage,  autant 
au  dedans  de  moi-même  qu'au  dehors  !  Vous 
êtes  toujours  avec  moi,  quand  je  fais  mal  :  vous 
êtes  au  dedans  de  moi ,  me  reprochant  le  mal 
que  je  fais,  m'inspiranl  le  regret  du  bien  que 
j'abandonne  ,  et  me  montrant  une  miséricorde 
qui  me  tend  les  bras.  Quand  je  fais  bien  , 
c'est  vous  qui  m'en  inspirez  le  désir,  qui  le 
faites  en  moi  et  par  moi  :  c'est  vous  qui  aimez 
le  bien  ,  qui  haïssez  le  mal  dans  mon  cœur,  qui 
priez,  qui  édifiez  le  prochain  ,  qui  faites  l'au- 
mône. Je  fais  toutes  ces  choses  ,  mais  c'est  par 
vous  ;  vous  me  les  faites  faire  ;  vous  les  mettez 
en  moi.  Ces  bonnes  œuvres ,  qui  sont  vos  dons, 
deviennent  mes  œuvres  ;  mais  elles  sont  tou- 
jours vos  dons  ;  elles  cessent  d'être  bonnes 
œuvres  dès  que  je  les  regarde  comme  miennes, 
etque  votre  don,  qui  en  fait  tout  le  prix,  échappe 
à  ma  vue. 

Vous  êtes  donc ,  el  je  suis  ravi  de  le  pouvoir 
penser,  sans  cesse  opérant  au  fond  de  moi- 
même  :  vous  y  travaillez  invisiblement,  comme 
un  ouvrier  qui  travaille  aux  mines  dans  les  en- 
trailles de  la  terre  .  vous  faites  tout,  et  le 
monde  ne  vous  voit  pas  ;  il  ne  vous  attribue 
rien  :  moi-même  je  m'égarois  en  vous  cher- 
chant par  de  vains  efforts  bien  loin  de  moi.  Je 
rassemblois  dans  mon  esprit  toutes  les  merveil- 
les de  la  nature  ,  pour  me  former  quelque 
image  de  votre  grandeur  ;  j'allois  vous  deman- 
der à  toutes  vos  créatures  ;  et  je  ne  songeois  pas 
à  vous  trouver  au  fond  de  mon  cœur,  où  vous 
ne  cessez  d'être.  Non,  mon  Dieu ,  il  ne  faut 
point  creuser  au  fond  de  la  terre,  il  ne  faut 
point  passer  au-delà  des  mers  ,  il  ne  faut  point 
voler  jusque  dans  les  cieux,  comme  disent  vos 
saints  oracles  * ,  pour  vous  trouver  :  vous  êtes 
plus  près  de  nous  que  nous-mêmes. 

0  Dieu  si  grand  et  tout  familier  tout  ensem- 
ble ,  si  élevé  au-dessus  des  cieux  ,  et  si  propor- 
tionné à  la  bassesse  de  sa  créature  ;  si  immense 
et  si  intimement  renfermé  dans  le  fond  de  mon 
cœur;  si  terrible  et  si  aimable;  si  jaloux  el 
si  facile  pour  ceux  qui  vous  traitent  avec  la  fa- 
miliarité du  pur  amour,  quand  est-ce  que  vos 
propres  enfans  cesseront  de  vous  ignorer  ? 
Qui  me  donnera  une  voix  assez  forte  pour  re- 
procher au  monde  entier  son  aveuglement ,  et 
pour  lui  annoncer  avec  autorité  tout  ce  que 
vous  êtes? 

Quand  on  dit  aux  hommes  de  vous  chercher 
dans  leur  propre  cœur,  c'est  leur  proposer  de 

1  Dcul.  XXX.  12.  Ron).  x.  6. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


103 


vous  aller  chercher  plus  loui  que  les  terres  les 
plus  inconuues.  Qu'y  a-t-il  de  plus  éloigné  ,  et 
de  plus  inconnu  ,  pour  la  plupart  des  hommes 
vains  et  dissipés ,  que  le  fond  de  leur  propre 
cœur?  Savent-ils  ce  que  c'est  que  de  rentrer 
jamais  en  eux-mêmes?  En  ont-ils  jamais  tenté 
le  chemin?  Peuvent-ils  même  s'imaginer  ce 
que  c'est  que  ce  sanctuaire  intérieur,  ce  fond 
impénétrable  de  l'ame  où  vous  voulez  être 
adoré  en  esprit  et  en  vérité?  Ils  sont  toujours 
hors  deux-mêmes,  dans  les  objets  de  leur  am- 
bition ou  de  leur  amusement.  Hélas  1  comment 
entendroient-ils  les  vérités  célestes  ,  puisque 
les  vérités  même  terrestres ,  comme  dit  Jésus- 
Christ  * ,  ne  peuvent  se  faire  sentir  à  eux  ?  Ils 
ne  peuvent  concevoir  ce  que  c'est  que  de  ren- 
trer en  soi  par  de  sérieuses  réflexions  :  que 
diroieut-ils  si  on  leur  proposoit  d'en  sortir  pour 
se  perdre  en  Dieu  ? 

Pour  moi,  ô  mon  Créateur,  les  yeux  fermés 
à  tous  les  objets  extérieurs,  qui  ne  sont  que 
vanité  et  qu'affliction  d'esprit',  je  veux  trouver 
dans  le  plus  secret  de  mon  cœur  une  intime 
familiarité  avec  vous  par  Jésus  votre  fils,  qui 
est  votre  sagesse  et  votre  raison  éternelle,  de- 
venue enfant ,  pour  rabaisser  par  son  enfance 
et  par  la  folie  de  sa  croix  notre  vaine  et  folle 
sagesse.  C'est  là  que  je  veux  ,  quoi  qu'il  m'en 
coûte ,  malgré  mes  prévoyances  et  mes  ré- 
flexions,  devenir  petit ,  insensé,  encore  plus 
méprisable  à  mes  propres  yeux  qu'à  ceux  de 
tous  les  faux  sages.  C'est  là  que  je  veux  m'eui- 
vrer  du  Saint-Esprit,  comme  lesapôtres,  et  con- 
sentir, comme  eux,  à  être  le  jouet  du  monde. 
Mais  qui  suis-je  pour  penser  ces  choses?  Ce  nest 
plus  moi ,  vile  et  fragile  créature,  ame  de  boue 
et  de  péché  ;  c'est  vous,  ô  Jésus,  vérité  de  Dieu, 
qui  les  pensez  en  moi  ,  et  qui  les  accomplirez, 
pour  faire  mieux  triompher  votre  grâce  par  un 
plus  indigne  instrument. 

0  Dieu  !  on  ne  vous  connoît  point  ;  on  ne 
sait  qui  vous  êtes.  La  lumière  luit  au  milieu  des 
ténèbres,  et  les  ténèbres  ne  peuvent  la  compren- 
dre^. C'est  par  vous  qu'on  vit,  qu'on  respire, 
qu'on  pense,  qu'on  goûte  les  plaisirs;  et  on 
oubhe  celui  par  qui  on  fait  toutes  ces  choses! 
On  ne  voit  rien  que  par  vous ,  lumière  univer- 
selle, soleil  des  âmes,  qui  luisez  encore  plus 
clairement  que  celui  des  corps;  et,  ne  voyant 
rien  que  par  vous,  on  ne  vous  voit  point!  C'est 
vous  qui  donnez  tout  :  aux  astres  leur  lumière, 
aux  fontaines  leurs  eaux  et  leur  cours,  à  la 
terre  ses  plantes,  aux  fruits  leur  saveur,  aux 

1  Joan.  III.  12.  —  2  Eccles.  i.  U.  —  3  joau.  i.  5. 


fleurs  leurs  parfums,  à  toute  la  nature  sa  ri- 
chesse et  sa  beauté;  aux  hommes  la  santé,  la 
raison  ,  la  vertu  :  vous  donnez  tout;  vous  faites 
fout;  vous  réglez  tout.  Je  ne  vois  que  vous; 
tout  le  reste  disparoît  comme  une  ombre  aux 
yeux  de  celui  qui  vous  a  vu  une  fois  :  et  le 
monde  ne  vous  voit  point  !  Mais  hélas  !  celui  qui 
ne  vous  voit  point  n'a  jamais  rien  vu  et  a  passé 
sa  vie  dans  l'illusion  d'un  songe;  il  est  comme 
s'il  n'étoitpas,  plus  malheureux  encore,  car  il 
eût  mieux  valu  pour  lui ,  comme  je  l'apprends 
de  voire  [>arole ,  qu'il  ne  fût  jamais  né. 

Pour  moi,  mon  Dieu,  je  vous  trouve  partout: 
au  dedans  de  moi-même,  c'est  vous  qui  faites 
tout  ce  que  je  fais  de  bon.  J'ai  senti  mille  fois 
que  je  ne  pouvois  par  moi-même,  ni  vaincre 
mon  humeur,  ni  détruire  mes  habitudes,  ni 
modérer  mon  orgueil ,  ni  suivre  ma  raison  ,  ni 
continuer  de  vouloir  le  bien  que  j'avois  une  fois 
voulu.  C'est  vous  qui  donnez  cette  volonté; 
c'est  vous  qui  la  conservez  pure  :  sans  vous  je 
ne  suis  qu'un  roseau  agité  par  le  moindre  vent. 
Vous  m'avez  donné  le  courage,  la  droiture  ,  et 
tous  les  bons  sentimens  que  j'ai  :  vous  m'avez 
formé  un  cœur  nouveau  qui  désire  votre  justice 
et  qui  est  altéré  de  votre  vérité  éternelle.  En  me 
le  donnant ,  vous  avez  arraché  ce  cœur  du  vieil 
homme,  pétri  de  boue  et  de  corruption,  jalou\, 
vain,  ambitieux,  inquiet,  injuste,  ardent  pour 
les  plaisirs.  Quelque  misère  qui  me  reste,  hélas  ! 
aurois-je  pu  jamais  espérer  de  me  tourner  ainsi 
vers  vous ,  et  de  secouer  le  joug  de  mes  pas- 
sions tyranniques? 

Mais  voici  la  merveille  qui  efï'ace  tout  le  reste. 
Quel  autre  que  vous  pouvoit  m'arracher  à  moi- 
même  ,  tourner  toute  ma  haine  et  tout  mon 
mépris  contre  moi?  Ce  n'est  point  moi  qui  ai 
fait  cet  ouvrage  ;  car  ce  n'est  point  par  soi- 
même  qu'on  sort  de  soi  :  il  a  donc  fallu  un  sou- 
tien étranger  surlequel  je  pusse  m'appuyer  hors 
de  mon  projM-e  cœur  pour  en  condamner  la 
misère.  Il  falloit  que  ce  secours  fût  étranger  ; 
car  je  ne  pouvois  le  trouver  en  moi ,  qu'il  fal- 
loit cond)altre  :  mais  il  falloit  aussi  qu'il  fût  in- 
time, pour  arracher  le  /«o<  des  derniers  replis 
de  mon  co'ur.  C'est  vous.  Seigneur,  qui  ,  por- 
tant votre  lumière  dans  ce  fond  de  mon  ame  , 
impénétrable  à  tout  autre,  m'y  avez  montré 
toute  ma  laideur.  Je  sais  bien  qu'en  la  voyant 
je  ne  l'ai  pas  changée ,  et  que  je  suis  encore  dif- 
forme à  vos  yeux;  je  sais  bien  que  les  miens 
n'ont  [ui  découvrir  toute  ma  difformité  ;  mais  du 
moins  j'en  vois  une  partie,  et  je  voudrois  dé- 
couvrir le  fout.  Je  me  vois  horrible,  et  je  suis 
en  paix  ;  car  je  ne  veux  ni  flatter  mes  vices ,  ni 


104 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


que  mes  vice» me  dccouiagenl.  Je  les  \ois  donc, 
et  je  porte  sans  me  troubler  cet  opprobre.  Je 
suis  pour  vous  contre  moi ,  ô  mon  Dieu  !  11  n'y 
a  que  vous  qui  ayez  pu  me  diviser  ainsi  d'avec 
moi-même.  Voilà  ce  que  vous  avez  fait  au  de- 
dans^ et  vous  continuez  chaque  jour  de  le  faire, 
pour  m'ôler  tous  les  restes  de  la  vie  maligne 
d'Adam,  et  pour  achever  la  formation  de  l'hom- 
nie  nouveau.  C'est  cette  seconde  création  de 
l'homme  intérieur  qui  se  renouvelle  de  jour 
en  jour. 

Je  me  laisse ,  ô  mon  Dieu  ,  dans  vos  mains  . 
tournez,  retournez  celte  boue,  donnez-lui  une 
forme  ;  brisez-la  ensuite;  elle  est  à  vous,  elle 
n'a  rien  à  dire  :  il  me  suftlt  qu'elle  serve  à  tous 
vos  desseins ,  et  que  rien  ne  résiste  à  votre  bon 
plaisir  ,  pour  lequel  je  suis  fait.  Demandez,  or- 
donnez ,  défendez  :  que  voulez-vous  que  je 
fasse?  que  voulez-vous  que  je  ne  fasse  pas? 
Elevé,  abaissé,  consolé,  souffrant,  appliqué 
à  vos  œuvres,  inutile  à  tout,  je  vous  adorerai 
toujours  également ,  eu  sacritiant  toute  volonté 
propre  à  la  vôtre  :  il  ne  me  reste  qu'à  dire  en 
tout  connue  Marie  *  :  Qu'il  me  soit  fait  selon 
votre  parole  ! 

Mais  pendant  que  vous  faites  tout  ainsi  au 
dedans ,  vous  n'agissez  pas  moins  au  dehors. 
Je  découvre  partout ,  jusque  dans  les  moindres 
atomes,  cette  grande  main  qui  porte  le  ciel  et 
la  terre  ,  et  qui  semble  se  jouer  en  conduisant 
tout  l'univers.  L'unique  chose  qui  m'a  embar- 
rassé, est  de  comprendre  comment  vous  laissez 
tant  de  maux  mtMés  avec  les  biens.  Vous  ne 
pouvez  faire  le  mal  ;  tout  ce  que  vous  faites  est 
bon  ;  d'où  vient  donc  que  la  face  de  la  ferre  est 
couverte  de  crimes  et  de  misères?  11  semble  que 
le  mal  prévale  partout  sur  le  bien.  Vous  n'avez 
fait  le  monde  que  pour  votre  gloire ,  et  on  est 
tenté  de  croire  qu'il  se  tourne  à  votre  déshon- 
neur. Le  nombre  des  méchans  surpasse  infini- 
ment celui  des  bons  ,  au  dedans  même  de  votre 
Eglise  .  toute  chair  a  corrompu  sa  voie  ;  les 
bons  mêmes  ne  sont  bons  qu'à  demi,  et  me  font 
jiresque  autant  gémir  que  les  autres.  Tout  souf- 
fre, tout  est  dans  un  état  violent;  la  misère 
égale  la  corruption.  Que  lardez-vous,  Sei- 
gneur, à  séparer  les  biens  et  les  maux?  Hâtez- 
vous  ;  donnez  gloire  à  votre  nom  ;  apprenez  à 
ceux  qui  le  blasphèment  combien  il  est  grand. 
Vous  vous  devez  à  vous-même  de  rappeler 
toutes  choses  à  l'ordre.  J'entends  l'impie  qui  dit 
sourdement  que  vous  avez  les  yeux  fermés  à 
tout  ce  qui  se  passe  ici-bas  "^ .  Elevez-vous,  élevez- 

»  Luc,  I.  38.  —  *  Ezech.  vin.  12. 


VOUS,  Seigneur;  foulez  aux  pieds  tous  vos  en- 
nemis. 

Mais,  ô  mon  Dieu,  que  vosjugemens  sont 
profonds  !  vos  voies  sont  plus  élevées  au-dessus 
des  nôtres,  que  les  cieux  ne  le  sont  au-dessus 
de  la  terre '.  Nous  sonunes  impatiens,  parce 
que  notre  vie  entière  n'est  que  comme  un  mo- 
ment; au  contraire,  votre  longue  patience  est 
fondée  sur  votre  éternité  ,  devant  qui  mille  ans 
sont  comme  le  jour  d'hier  déjà  écoulé  '.  Vous 
tenez  les  momens  en  votre  puissance  * ,  et  les 
hommes  ne  les  connoissent  pas  :  ils  s'impatien- 
tent; ils  se  scandalisent;  ils  vous  regardent 
comme  si  vous  succombiez  sous  l'effort  de 
l'iniquité  :  mais  vous  riez  de  leur  aveuglement 
et  de  leur  faux  zèle. 

Vous  me  faites  entendre  qu'il  y  a  deux  gen- 
res de  maux  :  les  uns,  que  les  hommes  outfaits, 
contre  votre  loi  et  sans  vous ,  par  le  mauvais 
usage  de  leur  liberté;  les  autres,  que  vous  avez 
faits  '  et  qui  sont  des  biens  véritables,  si  on  les 
considère  par  rapport  à  la  punition  et  à  la  cor- 
rection des  méchans ,  à  laquelle  vous  les  des- 
tinez. Le  péché  est  le  mal  qui  vient  de  l'homme; 
la  mort ,  les  maladies,  les  douleurs,  la  honte 
et  toutes  les  autres  misères,  sont  des  maux  que 
vous  tournez  en  biens ,  les  faisant  servir  à  la 
réparation  du  péché.  Pour  le  péché,  Seigneur  , 
vous  le  souffrez,  pour  laisser  l'homme  libre  et 
en  la  main  r/e  son  conseil ,  selon  le  terme  de  vos 
Ecritures  ''.  Mais  ,  sans  être  auteur  du  péché, 
quelles  merveilles  n'en  faites-vous  pas  pour  ma- 
nifester votre  gloire!  Vous  vous  servez  des  mé- 
chans pour  corriger  les  bons,  et  pour  les  per- 
fectionner en  les  humiliant  :  \ous  vous  servez 
encore  des  méchans  contre  eux-mêmes  ,  en  les 
punissant  les  uns  par  les  autres.  Mais,  ce  qui 
est  touchant  et  aimable ,  vous  faites  servir  l'in- 
justice et  la  persécution  des  uns  à  convertir  les 
autres.  Combien  y  a-t-il  de  personnes  qui 
vivoient  dans  l'oubli  de  vos  grâces  et  dans  le 
mépris  de  votre  loi ,  et  que  vous  avez  ramenées 
à  vous  en  les  détachant  du  monde  par  les  injus- 
tices qu'elles  y  ont  souffertes!  \ 

Mais  j'aperçois,  ô  mou  Dieu,  une  autre  mer- 
veille; c'est  que  vous  souffrez  un  mélange  de 
bien  et  de  mal  jusque  dans  le  cœur  de  ceux  qui 
sont  le  plus  à  vous  :  ces  imperfections  qui  res- 
lent  dans  ces  bonnes  âmes ,  servent  à  les  humi- 
lier, à  les  détacher  d'elles-mêmes  ,  à  leur  faire 
senfir  leur  impuissance,  à  les  faire  recourir  plus 
ardennnent  avons,  et  à  leur  faire  comprendre 


1  Is.  LV.  9.  —  2  11  Petr.  m, 
m.  6.  —  S  Eccli.  XV.  \k. 


,  —  '  Acl.  1.7.  —  *  Aiiioï. 


ET  LA  PERFECTION  CHHI^:TIENNE. 


10^ 


que  l'oraison  est  la  source  de  toute  \riilable 
vertu.  0  quelle  abondance  de  biens  vous  lirez 
des  maux  que  vous  ave/  permis!  Vous  ne  souf- 
frez donc  les  nuuix  que  pour  en  tirer  de  plus 
grands  biens,  et  pour  faire  éclater  votre  bonté 
toute-puissante  par  l'art  avec  lequel  vous  usez 
de  ces  maux.  Vous  arrangez  ces  maux  suivant 
vos  desseins.  Vous  ne  faites  pas  l'iniquité  de 
l'homme;  mais,  étant  incapable  de  la  produire, 
vous  la  tournez  seulement  d'un  côté  plutôt  que 
d'un  autre  ,  selon  qu'il  vous  plaît,  pour  exécu- 
ter vos  profonds  conseils  ou  de  justice  ou  de 
miséricorde. 

J'entends  la  raison  humaine  qui  veut  entrer 
eu  jugement  avec  vous,  qui  veut  pénétrer  votre 
secret  éternel ,  et  qui  dit  :  Dieu  n'avoit  pas  be- 
soin de  tirer  le  bien  du  ruai  ;  il  n'avoit  tout  d'un 
coup  qu'à  ne  permettre  aucun  mal ,  et  qu'à 
rendre  tous  les  hommes  bons  :  il  le  pouvoit;  il 
n'avoit  qu'à  faire  pour  tous  les  hommes  ce  qu'il 
a  fait  pour  quelques-uns,  qu'il  a  enlevés  hors 
d'eux-mêmes  par  le  charme  de  sa  grâce  :  pour- 
quoi ne  l'a-t-il  pas  fait? 

0  mon  Dieu ,  je  le  sais  par  votre  parole  : 
Vous  ne  haïssez  rien  de  ce  que  vous  avez  fait  '  ; 
vous  ne  voulez  la  perte  d'aucun  *  ;  vous  êtes  le 
Sauveur  de  tous  '  :  mais  vous  l'êtes  des  uns 
plus  que  des  autres.  Quand  vous  jugerez  la 
terre,  vous  serez  victorieux  dans  vos  jugemens  ; 
la  créature  condamnée  ne  verra  qu'équité  dans 
sa  condamnation  ;  vous  lui  montrerez  claire- 
ment que  vous  avez  faitpour  la  culture  de  votre 
vigne  fout  ce  que  vous  deviez.  Ce  n'est  point 
vous  qui  lui  manquez  ;  c'est  elle  qui  se  man- 
que et  qui  se  perd  elle-même.  Maintenant 
l'homme  ne  voit  point  ce  détail ,  car  il  ne  con- 
uoît  point  son  propre  cœur  ;  il  ne  discerne  ni 
les  grâces  qui  s'offrent  à  lui,  ni  ses  propres  sen- 
timens ,  ni  sa  résistance  inférieure.  Dans  votre 
jugement  vous  le  développerez  tout  entier  à  ses 
propres  yeux  :  il  se  verra;  il  aura  horreur  de 
se  voir;  il  ne  pourra  s'empêcher  de  voir  dans 
un  éternel  désespoir  ce  que  vous  aurez  fait  pour 
lui ,  et  ce  qu'il  aura  fait  contre  lui-même. 

Voilà  ce  que  l'homme  n'entend  point  en 
cette  vie  :  mais ,  ô  mon  Dieu ,  dès  qu'il  vous 
connoît ,  il  doit  croire  cette  vérité  sans  la  com- 
prendre. Il  ne  peut  douter  que  vous  ne  soyez, 
vous  par  qui  toutes  choses  sont;  il  ne  peut  dou- 
ter que  vous  ne  soyez  la  bonté  souveraine  : 
donc ,  il  ne  lui  reste  qu'à  conclure ,  malgré 
toutes  les  ténèbres  qui  l'environnent,  qu'en 
faisant  grâce  aux  uns  vous  faites  justice  à  tous. 


Bien  plus ,  vous  faites  grâce  même  à  ceux  qui 
ressentiront  éternellement  la  rigueur  de  votre 
justice.  Il  est  vrai  que  vous  ne  leur  faites  pas 
toujoiu-s  d'aussi  grandes  grâces  qu'aux  autres; 
mais  enfin  vous  leur  faites  des  grâces,  et  des 
grâces  qui  les  rendront  inexcusables  quand  vous 
les  jugerez,  ou  plutôtquand  ils  se  jugeront  eux- 
mêmes,  et  que  la  vérité  imprimée  au  dedans 
d'eux-mêmes  prononcera  leur  condamnation. 
H  est  vrai  que  vous  auriez  pu  faire  davantage 
pour  eux  ;  il  est  vrai  que  vous  ne  l'avez  pas 
voulu  :  mais  vous  avez  voidu  tout  ce  qu'il  fal- 
loit  pour  n'être  point  chargé  de  leur  perte  ; 
vous  l'avez  permise ,  et  vous  ne  l'avez  point 
faite.  S'ils  ont  été  méchans,  ce  n'est  pas  que 
vous  ne  leur  eussiez  donné  de  quoi  être  bons  : 
ils  ne  l'ont  pas  voulu;  vous  les  avez  laissés  dans 
leur  liberté.  Qui  peut  se  plaindre  de  ce  que 
vous  ne  leur  avez  pas  donné  une  surabondance 
de  grâce?  Le  maître  qui  ofl're  à  tous  ses  servi- 
teurs la  juste  récompense  de  leurs  travaux , 
n'esf-il  pas  en  droit  de  faire  à  quelques-uns  un 
excès  de  libéralité?  Ce  qu'il  donne  à  ceux-là 
par-dessus  la  mesure  donne-t-il  aux  autres  le 
moindre  fondement  de  se  plaindre  de  lui.  Par 
là  ,  Seigneur,  vous  montrez  que  toutes  vos  voies, 
comme  dit  votre  Ecriture  ' ,  so7it  vérité  et  juge- 
ment. Vous  êtes  bon  à  tous  ,  mais  bon  à  divers 
degrés;  et  les  miséricordes  que  vous  répandez 
avec  une  extraordinaire  profusion  sur  les  uns, 
ne  sont  point  une  loi  rigoureuse  que  vous  vous 
imposiez  pour  devoir  faire  la  même  largesse  à 
tous  les  autres. 

Tais-toi  donc,  ô  créature  ingrate  et  révoltée  ! 
Toi  qui  penses  dans  ce  moment  aux  dons  de 
Dieu  ,  souviens-toi  que  cette  pensée  est  un  don 
de  Dieu  même  :  dans  le  moment  où  tu  veux 
murmurer  de  la  privation  de  la  grâce,  c'est  la 
grâce  elle-même  qui  te  rend  attentive  à  la  vue 
des  dons  de  Dieu.  Loin  de  murmurer  contre 
l'auteur  de  tous  les  biens,  hâte-toi  de  profiter 
de  ceux  qu'il  te  fait  dans  ce  moment  :  ouvre 
ton  cœur  ,  humilie  ton  foible  esprit ,  sacrifie  ta 
vaine  et  présomptueuse  raison.  Vase  de  boue! 
celui  qui  t'a  fait  est  en  droit  de  te  briser; 
et .  loin  de  te  briser  ,  le  voilà  qui  craint  d'être 
obligé  de  te  rompre  :  il  te  menace  par  miséri- 
corde. 

Je  veux  donc  pour  toujours,  ô  mon  Dieu  , 
étouller  dans  mon  cœur  tous  ces  raisonnemens 
qui  me  tentent  de  douter  de  votre  bonté.  Je  sais 
que  vous  ne  pouvez  jamais  être  que  bon  ;  je  sais 
que  vous  avez  fait  votre  ouvrage  semblable  à 


'  Sap.  XI.  25.  —  2  11  Peir.  m.  9.  —3  I  Tim.  iv,  10. 


»  Ps,  XXI.  10,  rt  ex.  7. 


106 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


vous,  droit,  juste  et  hou  comme  vous  Tètes  .  vous  coûte;   parce  que  nul   ouvrage  ne  vous 

mais  vous  n'avez  pas  voulu  lui  oter  le  choix  tlu  coûte  jamais  ni  effort  ni  travail,  et  que  l'unique 

bien  et  du  mal.  Vous  lui  offrez  le  bien,  c'est  fruit  que  vous  pouvez  tirer  de  tous  vos  ouvrages 

assez  ;  j'en  suis  sûr,  sans  savoir  précisément  par  est  l'accomplissement  de  votre  bon  plaisir.  Vous 

quels  moyens  :  mais  l'idée  immuable  et  iufail-  n'avez  besoin  de  rien;  il  n'y  a  rien  que  vous 

lible  que  j'ai  de  vous  ne  me  permet  pas  d'eu  puissiez  acquérir  :  vous  portez  tout  au  dedans 

douter  ;  je  ne  saurois  avoir  de  raison  aussi  forte  de  vous-même;  ce  que  vous  faites  au  dehors 

pour  vous  croire  en  demeure  à  l'égard  d'aucun  n'y  ajoute  rien  ni  pour  votre  bonheur  ni  pour 

homme,  dont  je  ne  connois  point  l'iutérieur  ,  \otre  gloire.   Votre  gloire  ne  seroit  donc  pas 

et  dont  l'intérieur  est  inconnu  à  lui-même  ,  que  moindre  quand  même  aucun  homme  ne  rece- 

j'en  ai  d'inébranlables  pour  m'assurer  que  vous  vroit   le  fruit  de  la  mort  du  Sauveur.   Vous 

ne  condamnerez  aucun  homme  dans  votre  juge-  auriez  pu  le  faire  naître  pour  un  seul  prédes- 

ment,  sans  le  rendre  inexcusable  à  ses  propres  tiné;  un   seul  eût  suffi,  si  vous  n'en  eussiez 

yeux.  En  voilà  assez  pour  me  mettre  en  paix  :  voulu  qu'un  seul  ;  car  tout  ce  que  vous  faites , 

après  cela  ,  si  je  péris,  c'est  que  je  me  perdrai  vous  le  faites  non  pour  le  besoin  que  vous  avez 

moi-même;  c'est  que  je  résisterai,  comme  les  des  choses,  ou  pour  leur  mérite  à  votre  égard, 

Juifs,  au  Saint-Esprit,  qui  est  la  grâce  inlé-  mais  pour  accomplir  votre  volonté  toute  gra- 


rieure. 

0  Père  des  miséricordes  !  je  ne  pense  plus  à 
philosopher  sur  la  grâce,  mais  à  m'abandonner 
à  elle  en  silence.  Elle  fait  tout  dans  l'homme; 


luitc,  qui  n'a  nulle  autre  règle  qu'elle-même 
et  votre  bon  plaisir.  Au  reste ,  si  tant  d'hom- 
mes périssent,  quoique  lavés  dans  le  sang  de 
votre  Fils,  c'est,  encore  une  fois,  que  vous  les 


mais  elle  fait  tout  avec  lui  et  par  lui  :  c'est  donc     laissez  dans  l'usage  de  leur  liberté  :  vous  trou- 


avec  elle  qu'il  faut  que  j'agisse  et  que  je  m'abs- 
tienne, que  je  souffre,  que  j'attende,  que  je 
résiste,  que  je  croie,  que  j'espère,  que  j'aime, 
suivant  toutes  ses  impressions.  Elle  fera  tout 
en  moi;  je  ferai  tout  par  elle  :  c'est  elle  qui 
meut  le  cœur  ;  mais  enfin  le  conn-  est  mû ,  et 
vous  ne  sauvez  point  l'homme  sans  faire  agir 
l'homme.  C'est  donc  à  moi  à  travailler  ,  sans 
perdre  un  moment,  pour  ne  retarder  point  la 
grâce  qui  me  pousse  sans  cesse.  Tout  le  bien 
vient  d'elle;  tout  le  mal  vient  de  moi.  Quand 
je  fais  bien  ,  c'est  elle  qui  m'anime  ;  quand  je 
fais  mal ,  c'est  que  je  lui  résiste.  A  Dieu  ne 
plaise  que  j'en  veuille  savoir  davantage  !  tout 
le  resie  ne  serviroit  qu'à  nourrir  en  moi  une 
curiosité  présomptueuse.  0  mon  Dieu  ,  tenez- 
moi  toujours  au  rang  de  ces  petits  à  qui  vous 
révélez  vos  mystères,  pendant  que  vous  les 
cachez  aux  sages  et  aux  prudens  du  siècle. 

Maintenant,  ô  grand  Dieu  ,  je  ne  m'arrête 
plus  à  cette  difficulté  qui  a  souvent  frappé  mon 
esprit  :  D'où  vient  que  Dieu  si  bon  a  fait  tant 
d'hommes  qu'il  laisse  perdre?  d'où  vient  qu'il 
a  fait  naître  et  mourir  son  propre  Fils,  en  sorte 
que  sa  naissance  et  sa  mort  sont  utiles  à  un  si 
petit  nombre  d'honanes?  Je  comprends  ,  ô  Etre 
tout-puissant ,  que  fout  ce  que  vous  faites  ne 
vous  coûte  rien.  Les  choses  que  nous  admirons 
et  qui  nous  surpassent  le  plus  vous  sont  aussi 
faciles  et  aussi  familières  que  celles  que  nous 
admirons  moins  à  force  d'y  être  accoutuinés. 
Vous  n'avez  pas  besoin  de  proportionner  le 
fruit  de  votre  travail  au  travail  que  l'ouvrage 


vez  votre  gloire  en  eux  par  votre  justice,  comme 
vous  la  trouvez  dans  les  bons  par  votre  miséri- 
corde :  vous  ne  punissez  les  médians  qu'à  cause 
qu'ils  sont  méchans  malgré  vous,  quoiqu'ils 
aient  eu  de  quoi  être  bons;  et  vous  ne  couron- 
nez les  bons  qu'à  cause  qu'ils  sont  devenus  tels 
par  votre  grâce  :  ainsi  je  vois  qu'en  vous  tout 
est  justice  et  bonté. 

Pour. tous  les  maux  extérieurs,  j'ai  déjà  re- 
marqué ,  ô  Sagesse  éternelle,  ce  qui  fait  que 
vous  les  souffrez.  Votre  providence  en  tire  les 
jdus  grands  biens.  Les  hommes  foibles  et  igno- 
rans  de  vos  voies  eu  sont  scandalisés;  ils  gémis- 
sent pour  vous ,  comme  si  votre  cause  étoit 
abandonnée.  Peu  s'en  faut  qu'ils  ne  croient  que 
vous  succombez,  et  que  l'impiété  triomphe  de 
vous  :  ils  sont  tentés  de  croire  que  vous  ne  voyez 
pas  ce  qui  se  passe,  ou  que  vous  y  êtes  insen- 
sible. Mais  qu'ils  attendent  encore  un  peu,  ces 
hommes  aveugles  et  impatiens.  L'impie  qui 
triomphe  ne  triomphe  guère;  il  se  flétrit  comme 
l'herbe  des  champs  '  ,  qui  fleurit  le  matin ,  et 
qui  le  soir  est  foulée  aux  pieds  :  la  mort  ramène 
tout  à  l'ordre.  Rien  ne  vous  presse  pour  acca- 
bler vos  ennemis  .  vous  êtes  patient,  connue 
dit  saint  Augustin,  parce  que  vous  êtes  éter- 
nel ;  vous  êtes  sûr  du  coup  qui  les  écrasera  ; 
vous  tenez  long-temps  votre  bras  levé ,  parce 
que  vous  êtes  père,  que  vous  ne  frappez  qu'à 
regret,  à  l'extrémité,  et  que  vous  n'ignorez 
point  la  pesanteur  de  votre  bras.  Que  les  hom- 


1  ps 


ET  LA  PERFECTION  CHKÉTIENNE. 


107 


mes  impatiens  se  scandalisent  donc  :  pour  moi, 
je  regarde  les  siècles  comme  une  minute  :  car 
je  sais  que  les  siècles  sontmoins  qu'une  minute 
devant  vous.  Cette  suite  de  siècles,  qu'on  nom- 
me la  durée  du  monde,  n'est  qu'une  décoration 
qui  va  disparoître ,  qu'une  figure  qui  passic  cl 
qui  s'évanouit.  Encore  un  peu,  ô  lioinme  qui 
ne  voyez  rien  ;  encore  un  peu  ,  et  vous  ^  errez 
ce  que  Dieu  prépare  :  vous  le  verrez  lui-même 
tenant  sous  ses  pieds  tous  ses  ennemis.  Quoi , 
vous  trouvez  cette  liorrihle  attente  trop  éloi- 
gnée !  Hélas  !  elle  n'est  que  trop  prochaine  pom* 
tant  de  malheureux.  Alors  les  biens  et  les  maux 
seront  séparés  à  jamais;  et  ce  sera,  comme  dit 
l'Ecriture  * ,  le  temps  de  chaque  chose. 

Cependant  tout  ce  qui  nous  arrive,  c'est  Dieu 
(|ui  le  fait ,  et  qui  le  fait  atin  qu'il  tourne  à  bien 
pour  nous.  Nous  verrons  à  sa  lumière ,  dans 
l'éternité  ,  que  ce  que  nous  désirions  nous  eût 
été  funeste  ,  et  que  ce  que  nous  voulions  éviter 
étoit  essentiel  à  notre  bonheur. 

0  biens  trompeurs,  je  ne  vous  nommerai 
jamais  biens,  puisque  vous  ne  serviez  qu'à  me 
rendre  méchant  et  malheureux!  0  croix  dont 
Dieu  me  charge,  et  dont  la  nature  lâche  se  croit 
accablée,  vous  que  le  monde  aveugle  appelle  des 
maux ,  vous  ne  serez  jamais  des  maux  pour 
moi  !  Plutôt  ne  parler  jamais,  que  de  parler  ce 
langage  maudit  des  enfans  du  siècle  !  Vous  êtes 
mes  vrais  biens  :  c'est  vous  qui  m'humiliez, 
qui  me  détachez,  qui  me  faites  sentir  ma  misère, 
et  la  vanité  de  tout  ce  que  je  voulois  aimer  ici- 
bas.  Béni  soyez-vous  à  jamais,  ô  Dieu  de  vérité, 
qui  m'avez  attaché  à  la  croix  avec  votre  Fils  , 
pour  me  rendre  semblable  à  l'objet  éternel  de 
vos  complaisances  ! 

Qu'on  ne  me  dise  point  que  Dieu  n'observe 
pas  de  si  près  ce  qui  se  passe  parmi  les  honnnes. 
0  aveugles,  qui  parlez  ainsi ,  vous  ne  savez  pas 
même  ce  que  c'est  que  Dieu  !  Conmie  tout  ce 
qui  est  n'est  que  par  la  communication  de  son 
être  inliui,  tout  ce  qui  a  de  l'intelligence  ne  l'a 
que  par  un  écoulement  de  sa  raison  souveraine, 
et  tout  ce  qui  agit  n'agit  que  par  l'impression 
de  sa  suprême  activité.  C'est  lui  qui  fait  tout 
en  tout  ;  c'est  lui  qui.  dans  chaque  moment  de 
notre  vie  ,  est  la  respiration  de  notre  cœur,  le 
mouvement  de  nos  membres,  la  lumière  de  nos 
yeux,  l'intelligence  de  notre  esprit,  l'ame  de 
notre  ame  :  tout  ce  qui  est  en  nous  ,  vie  ,  ac- 
tions ,  pensée ,  volonté  ,  se  fait  par  l'actuelle 
impresssion  de  cette  puissance  et  de  cette  vie , 
de  cette  pensée  et  de  cette  volonté  éternelle. 


Connncnt  donc,  ô  mon  Dieu,  pourriez-vous 
ignorer  en  nous  ce  que  vous  y  faites  vous-même? 
Comment  pourriez-vousctre  indifférent  sur  les 
maux  ipii  ne  se  connncltent  qu'en  vous  résistant 
int('ri('urcment,  et  sur  les  biens  que  nous  ne 
faisons  qu'autant  que  vous  prenez  plaisir  à  les 
faire  vous-même  en  nous?  Cette  attention  ne 
vous  coiite  rien  :  si  vous  cessiez  de  l'avoir,  tout 
périroit;  il  n'y  auroit  plus  de  créature  qui  pût 
ni  vouloir,  ni  penser,  ni  exister.  O  combien 
s'en  faut-il  que  les  hommes  ne  connoissent  leur 
impuissance  et  leur  néant ,  votre  puissance  et 
votre  action  sans  bornes,  quand  ils  s'imaginent 
que  vous  seriez  fatigué  d'être  attentif  et  opé- 
rant en  tant  d'endroits!  Le  feu  brûle  partout  on 
il  est;  il  faudroil  l'éteindre  et  l'anéantir  pour 
le  faire  cesser  de  brûler,  tant  il  est  actif  et  dé- 
vorant par  sa  nature  :  ainsi  en  Dieu  tout  est  ac- 
tion,  vie  et  mouvement;  c'est  un  feu  consu- 
mant •,  comme  il  le  dit  lui-même  :  partout  où  il 
est  il  fait  tout;  et,  comme  il  est  partout,  il  fait 
toutes  choses  dans  tons  les  lieux.  Il  fait,  comme 
nous  l'avons  vu  ,  une  création  perpétuelle  et 
sans  cesse  renouvelée  pour  tous  les  corps  :  il  ne 
crée  pas  moins  à  chaque  instant  toutes  les  créa- 
ture libres  et  intelligentes;  c'est  lui  qui  leur 
donne  la  raison  ,  la  volonté ,  la  bonne  volonté , 
et  les  divers  degrés  de  volonté  conforme  à  la 
sienne  ;  car  il  donne ,  comme  dit  saint  Paul  -  , 
le  vouloir  et  le  faire. 

Voilà  donc  ce  que  vous  êtes,  ô  mon  Dieu,  ou 
du  moins  ce  que  vous  faites  dans  vos  ouvrages; 
car  nul  ne  peut  ap[)rocher  de  cette  source  de 
gloire  qui  éblouit  nos  yeux,  pour  comprendre 
tout  ce  que  vous  êtes  en  vous-même.  Mais  en- 
fin je  conçois  clairement  que  vous  faites  tout, 
et  que  vous  vous  servez  même  des  maux  et  des 
imperfections  des  créatures  pour  faire  les  biens 
que  vous  avez  résolus.  Vous  vous  cachez  sous 
l'inqiortun  pour  importuner  le  fidèle  impatient 
et  jaloux  de  sa  liberté  dans  ses  occupations ,  et 
qui ,  par  conséquent ,  a  besoin  d'être  impor- 
tuné ,  pour  mourir  au  plaisir  d'être  libre  et  ar- 
rangé dans  ses  bonnes  oeuvres.  C'est  vous,  mon 
Dieu  ,  qui  vous  servez  des  langues  médisantes 
pour  déchirer  la  réputation  des  innocens ,  qui 
ont  besoin  d'ajouter  à  leur  innocence  le  sacrilice 
de  leur  réputation  qui  leur  étoit  trop  chère. 
C'est  vous  qui ,  par  les  mauvais  offices  et  les 
subtilités  malignes  des  envieux ,  renversez  la 
fortune  et  la  prospérité  de  vos  serviteurs  qui 
tiennent  encore  à  cette  vaine  prospérité.  C'est 
vous  qui  précipitez  dans  le  tombeau  les  per- 


•  Eccles.  m.  M. 


'  Hi'br.  Ml.  29.  —  -  riiiliii.  u.  13. 


108 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


sonnes  à  qui  la  vie  est  un  danger  continuel ,  et 
la  mort  une  grâce  qui  les  met  en  sûreté.  C'est 
vous  qui  faites  de  la  mort  de  ces  personnes  un 
remède  ,  très-amer  à  la  vérité  ,  mais  très-salu- 
taire pour  ceux  qui  tenoient  à  ces  personnes  par 
une  amitié  trop  vive  et  trop  tendre.  Ainsi  le 
même  coup  qui  enlève  l'un  pour  le  sauver,  dé- 
tache l'autre ,  et  le  prépare  à  sa  mort  par  celle 
des  personnes  qui  lui  étoient  les  plus  chères. 
Vous  répandez  ainsi  miséricordieusement ,  ô 
mon  Dieu,  de  l'amertume  sur  tout  ce  qui  n'est 
point  vous  ,  alin  que  notre  cceur ,  formé  pour 
vous  aimer  et  pour  vivre  de  votre  amour,  soit 
comme  contraint  de  revenir  à  vous,  sentant  que 
tout  appui  lui  manque  dans  le  reste. 

C'est ,  mon  Dieu  ,  que  vous  êtes  tout  amour, 
et  par  conséquent  tout  jalousie.  0  Dieu  jaloux! 
(car  c'est  ainsi  que  vous  vous  nommez  vous- 
même*),  un  cœur  partagé  vous  irrite;  un  cœur 
égaré  vous  fait  compassion.  Vous  êtes  infini  en 
tout;  intini  en  amour,  coumic  en  sagesse  et  en 
puissance.  Vous  aimez  en  Dieu  ;  quand  vous 
aimez  ,  vous  remuez  le  ciel  et  la  terre  pour  sau- 
ver ce  qui  vous  est  cher.  Vous  vous  faites  hom- 
me, enfant,  le  dernier  des  hommes,  rassasié 
d'opprobres,  mourant  dans  l'infamie  et  dans 
les  douleurs  de  la  croix  ;  ce  n'est  pas  trop  pour 
l'amour  qui  aime  infiniment.  Un  amour  fini  et 
une  sagesse  bornée  ne  peuvent  le  comprendre. 
Mais  comment  le  fini  pourroit-il  comprendre 
l'infini?  il  n'a  ni  des  yeux  pour  le  voir,  ni  un 
cœur  proportionné  pour  le  sentir  :  le  cœur  bas 
et  resserré  de  l'homme,  sa  vaine  sagesse  en  sont 
scandalisés ,  et  méconnoissent  Dieu  dans  cet 
excès  d'amour.  Pour  moi,  je  le  reconnois  à  ce 
caractère  d'infini  :  c'est  cet  amour  qui  fait  tout, 
même  les  maux  que  nous  souffrons  :  c'est  par 
ces  maux  qu'il  nous  prépare  les  vrais  biens. 

Mais  quand  rendrons  -  nous  amour  pour 
amour?  Quand  chercherons-nous  celui  qui  nous 
cherche  ,  et  qui  nous  porte  entre  ses  bras?  C'est 
dans  son  sein  tendre  et  paternel  que  nous  l'ou- 
blions; c'est  par  la  douceur  de  ses  dons  que 
nous  cessons  de  penser  à  lui  :  ce  qu'il  nous  donne 
à  toutmoment,  au  lieu  de  nous  attendrir,  nous 
amuse.  Il  est  la  source  de  tous  les  plaisirs;  les 
créatures  n'en  sont  que  les  canaux  grossiers  : 
le  canal  nous  fait  compter  pour  rien  la  source. 
Cet  amour  immense  nous  poursuit  en  tout,  et 
nous  ne  cessons  d'échapper  à  ses  poursuites.  Il 
est  partout,  et  nous  ne  le  voyons  en  aucun  en- 
droit. Nous  croyons  être  seul  quand  nous  n'avons 
que  lui  :  il  fait  tout,  et  nous  ne  comptons  sur  lui 

'  E\od.  XN.  ô.  XXXIV.  14. 


en  rien  :  nous  croyons  fout  désespéré  dans  les 
all'aires  ,  quand  nous  n'avons  plus  d'autre  res- 
source que  celle  de  sa  providence;  comme  si 
l'amour  infini  et  tout-puissant  ne  pouvoil  rien  ! 
0  égarement  njonstrueux  !  ô  renversement  de 
tout  l'homme!  Non,  je  ne  veux  plus  parler;  la 
créature  égarée  irrite  ce  qui  nous  reste  de  rai- 
son ;  on  ne  peut  la  souffrir. 

0  amour,  vous  la  souffrez  pourtant  ;  vous 
l'attendez  avec  une  patience  sans  fin;  et  vous 
paroissez  même ,  par  votre  excès  de  patience  , 
flatter  ses  ingratitudes!  Ceux  mêmes  qui  dési- 
rent vous  aimer  ne  vous  aiment  que  pour  eux  , 
pour  leur  consolation  ou  pour  leur  sûreté.  Où 
sont-ils  ceux  qui  vous  aiment  pour  vous  seul? 
On  sont-ils  ceux  qui  vous  aiment  parce  qu'ils 
ne  sont  faits  que  pour  vous  aimer?  où  sont-ils? 
Je  ne  les  vois  point,  Y  en  a-t-il  sur  la  terre?  S'il 
n'y  en  a  point ,  faites-en.  A  quoi  sert  le  monde 
entier  si  on  ne  vous  aime ,  mais  si  on  ne  vous 
aime  pour  se  perdre  en  vous?  C'est  ce  que  vous 
avez  voulu  en  produisant  hors  de  vous  ce  qui 
n'est  pas  vous-même.  Vous  avez  voulu  faire  des 
êtres  qui,  tenant  tout  de  vous,  se  rapportas- 
sent uniquement  à  vous. 

0  mon  Dieu  !  ô  amour  !  aimez  vous-même  en 
moi;  par  là  vous  serez  aimé  suivant  que  vous 
êtes  aimable.  Je  ne  veux  subsister  que  pour  me 
consumer  devant  vous,  comme  une  lampe  brûle 
sans  cesse  devant  vos  autels.  Je  ne  suis  point 
pour  moi  ;  il  n'y  a  que  vous  qui  êtes  pour  vous- 
même  ;  rien  pour  moi,  tout  pour  vous;  ce  n'est 
pas  trop.  Je  suis  jaloux  de  moi  pour  vous  contre 
moi-même.  Plutôt  périr  que  de  souffrir  que 
l'amour  qpi  doit  tendre  à  vous  retourne  jamais 
sur  moi  !  Aimez  ,  ô  amour  !  aimez  dans  votre 
foible  créature ,  aimez  votre  souveraine  beauté. 
0  beauté!  ô  bonté  infinie!  ô  amour  infini!  brû- 
lez, consumez,  transportez,  anéantissez  mon 
cœur;  faites-en  l'holocauste  parfait. 

Je  ne  m'étonne  point  que  les  hommes  ne  vous 
connoissenl  pas;  plus  je  vous  connois,  plus  je 
vous  trouve  incompréhensible  ,  et  trop  éloigné 
de  leurs  frivoles  pensées  pour  pouvoir  être  connu 
dans  votre  nature  infinie.  Ce  qui  fait  l'imper- 
fecfion  des  hommes  fait  votre  perfection  souve- 
raine. Vous  ne  choisissez  jamais  personne  pour 
le  bien  que  vous  y  trouvez  ;  car  vous  ne  trouvez 
en  chaque  chose  que  le  bien  que  vous  y  avez 
mis  vous-même.  Vous  ne  choisissez  pas  les 
honnnes,  parce  qu'ils  sont  bons;  mais  ils  de- 
viennent bons,  parce  que  vous  les  avez  choisis. 
Vous  êtes  si  grand  que  vous  n'avez  besoin  d'au- 
cune raison  pour  vous  déterminer  :  votre  bon 
plaisir  est  la  raison  souveraine;  vous  faites  tout 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


109 


pour  votre  gloire .  vous  rapportez  tout  à  vous 
seul.  Vous  êtes  jaloux  d'une  jalousie  implaca- 
ble ,  qui  ne  peut  soufîrir  la  moindre  réserve 
d'un  cœur  que  vous  voulez  tout  entier  pour 
vous.  Vous,  qui  défendez  la  Tcn^^cauce,  vous 
vous  la  réservez ,  et  vous  punissez  éternelle- 
ment. Vous  ménagez  avec  une  condescendance 
et  une  patience  incroyable  les  âmes  lâches  qui 
vivent  partagées  entre  vous  et  le  monde;  pen- 
dant que  vous  poussez  à  bout  les  âmes  géné- 
reuses qui  se  donnent  à  vous  jusqu\à  ne  se 
compter  plus  pour  rien  elles-mêmes.  Votre 
amour  est  tyrannique  ;  il  ne  dit  jamais  :  C'est 
assez;  plus  on  lui  donne,  [dus  il  demande.  Il 
fait  même  àl'ame  lidèle  ime  espèce  de  trahison  : 
d'abord  il  l'attire  par  ses  douceurs;  puis  il  lui 
devient  rigoureux  ;  et  entin  il  se  cache  pour  lui 
donner  le  coup  de  la  mort ,  en  lui  ôtant  tout 
appui  aperçu.  0  Dieu  incompréhensible,  je  vous 
adore  !  Vous  m'avez  fait  uniquement  pour  vous; 
je  suis  à  vous,  et  point  à  moi. 


XIX. 

SA   POSSlBILrrK,    SES   MOTIFS. 


.SIR  LE    PIR    AMÛIR 


Dieu  a  fait  toutes  chnses  pour  lui-même  , 
comme  dit  l'Écriture*;  il  se  doit  à  lui-même 
tout  ce  qu'il  fait;  et  en  cela  il  ne  peut  jamais 
rien  relâcher  de  ses  droits.  La  créature  intelli- 
gente et  libre  n'est  pas  moins  à  lui  que  la  créa- 
ture sans  intelligence  et  sans  liberté.  Il  rapporte 
essentiellement  et  totalement  à  lui  seul  tout  ce 
qui  est  dans  la  créature  sans  intelligence,  et  il 
veut  que  la  créature  intelligente  se  rap[)orte  de 
même  toute  entière  et  sans  réserve  à  lui  seul.  Il 
est  vrai  qu'il  veut  notre  bonheur  ;  mais  notre 
bonheur  n'est  ni  la  lin  principale  de  son  ouvra- 
ge, ni  une  fin  égale  à  celle  de  sa  gloire.  C'est 
pour  sa  gloire  même  qu'il  veut  notre  bonheur  : 
notre  bonheur  n'est  qu'une  fin  subalterne  .  qu'il 
rapporte  à  la  lin  dernière  et  essentielle,  qui  est 
sa  gloire.  Il  est  lui-même  sa  fin  unique  et  essen- 
tielle en  toutes  choses. 

Pour  entrer  dans  cette  un  essentielle  de  notre 
création ,  il  faut  préférer  Dieu  à  nous  ;  et  ne 
vouloir  plus  notre  béatitude  que  pour  sa  gloire  ; 
autrement  nous  renverserions  son  ordre.  Ce 
n'est  pas  l'intérêt  propre  de  notre  béatitude  qui 
doit  nous  faire  désirer  sa  gloire  :  c'est  au  con- 
traire le  désir  de  sa  gloire  qui   doit  nous  faire 

*  Prov.  XVII.   i. 


désirer  notre  béatitude  .  comme  une  chose  qu'il 
lui  a  plu  de  rapporter  à  sa  gloire.  Il  est  vrai  que 
toutes  les  âmes  justes  ne  sont  pas  capables  de 
cette  préférence  si  explicite  de  Dieu  à  elles  : 
mais  la  préférence  inqdicite  est  au  moins  néces- 
saire :  et  re\[)licile ,  qui  est  la  plus  parfaite  ,  ne 
convient  qu'aux  âmes  à  qui  Dieu  donne  la  lu- 
mière et  la  force  de  le  préférer  tellement  à  elles, 
qu'elles  ne  veulent  plus  leur  béatitude  que  pour 
sa  gloire. 

<.^ie  qui  fait  que  les  hommes  ont  tant  de  répu- 
gnance à  entendre  cette  vérité .  et  que  cette 
parole  leur  est  si  dure  ,  c'est  qu'ils  s'aiment  et 
veulent  s'aimer  pai-  intérêt  propre.  Ils  com- 
prennent en  général  et  superficiellement  qu'il 
faut  aimer  Dieu  plus  que  toutes  les  créatures; 
maisils  n'enlendcul  point  ce  que  veut  dire  aimer 
Dieu  plus  que  sui-mènie,  et  ne  s'aimer  plus 
soi-même  que  pour  lui.  Us  prononcent  ces  gran- 
des paroles  sans  peine ,  parce  qu'ils  le  font  sans 
en  pénétrer  toute  la  force;  mais  ils  frémissent 
dès  qu'on  leur  explique  qu'il  faut  préférer  Dieu 
et  sa  gloire  à  nous  et  à  notre  béatitude,  en  sorte 
que  nous  aimions  sa  gloire  plus  que  notre  béa- 
titude ,  et  que  nous  rapportions  sincèrement 
l'une  à  l'autre ,  comme  la  fin  subalterne  à  la 
principale. 

Il  seroit  étonnant  que  les  hommes  eussent 
tant  de  peine  à  entendre  une  règle  si  claire ,  si 
juste  ,  si  essentielle  à  la  créature  :  mais,  depuis 
que  l'homme  s  est  arrêté  en  lui-même ,  comme 
parle  saint  Augustin ,  il  ne  voit  plus  rien  que 
dans  ces  bornes  étroites  de  l'amour-propre  où  il 
s'est  renfermé  :  il  [lerd  de  vue  à  tout  moment 
qu'il  est  créature,  qu'il  ne  se  doit  rien,  puis- 
qu'il n'est  pas  lui-même  à  lui-même,  et  qu'il 
se  doit  sans  réserve  au  bon  plaisir  de  celui  par 
qui  seul  il  est.  Dites-lui  cette  vérité  accablante, 
il  n'ose  la  nier;  mais  elle  lui  échappe,  et  il 
veut  toujours  insensiblement  revenir  à  compter 
avec  Dieu  pour  y  trouver  son  intérêt. 

On  allègue  que  Dieu  nous  a  donné  une  incli- 
nation naturelle  j)0ur  la  béatitude,  qui  est  lui- 
même.  En  cela  il  peut  avoir  voulu  faciliter  notre 
union  avec  lui ,  et  avoir  mis  en  nous  une  pente 
pour  notre  bonheur,  comme  il  en  a  mis  une 
pour  les  aliniens  dont  nous  avons  besoin  pour 
vivre  ;  mais  il  faut  soigneusement  distinguer  la 
délectation  que  Dieu  a  mise  en  nous  à  la  vue  de 
lui-même,  qui  est  notre  béatitude,  d'avec  la 
pente  violente  que  la  révolte  du  premier  homme 
a  mise  dans  nos  cteurs  pour  nous  faire  centre 
de  nous-mêmes ,  et  pour  faire  dépendre  notre 
amour  pour  Dieu  de  la  béatitude  que  nous  cher- 
chons dans  cet  amour.  D'ailleurs,  ce  n'est  d'au- 


110 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


cune  inclination  naturelle,  nécessaire  et  indéli- 
bérée  ,  qu'il  s'agit  ici.  Peut-on  craindre  que  les 
hommes  tombent  clans  l'illusion  en  se  dispen- 
sant de  ce  qui  est  nécessaire  et  indélibéré?  Ces 
désirs  indélibérés,  qui  sont  moins  des  désirs  que 
des  inclinations  nécessaires ,  ne  peuvent  non 
])lus  manquer  dans  les  hommes  que  la  pesanteur 
dans  les  pierres.  Il  n'est  question  que  de  nos 
actes  volontaires  et  délibérés,  que  nous  pouvons 
faire  ou  ne  faire  pas.  A  l'égard  de  ces  actes  li- 
bres ,  le  motif  de  notre  propre  béatitude  n'est 
pas  défendu  :  Dieu  \  eut  bien  nous  faire  trouver 
notre  propre  intérêt  dans  notre  union  avec  lui  ; 
niafis  il  faut  que  ce  motif  ne  soit  que  le  moin- 
dre, et  le  moins  voulu  par  la  créature  :  il  faut 
vouloir  la  gloire  de  Dieu  plus  que  notre  béati- 
tude :  il  ne  faut  vouloir  cette  béatitude  que  |>our 
la  rapporter  à  sa  gloire  ,  comme  la  chose  ([u'ou 
veut  le  moins  à  celle  qu'on  veut  le  plus.  Il  faut 
que  notre  intérêt  nous  touche  incom[)arable- 
menl  moins  que  sa  gloire.  Voilà  ce  que  la  créa- 
ture ,  attachée  à  elle-même  depuis  le  péché,  a 


eux-mêmes,  malgré  cette  inclination  violente 
du  fond  de  la  nature? 

Encore  une  fois ,  il  ne  s'agit  que  de  nos  actes 
libres  d'amour  de  Dieu  ,  et  des  motifs  qui  peu- 
vent y  entrer  pour  la  béatitude.  Nous  venons  de 
voir  que  le  motif  de  notre  intérêt  propre  pour 
la  béatitude  n'est  permis  qu'autant  qu'il  est  le 
moins  voulu  par  nous,  et  qu'il  n'est  voulu  que 
par  raj^port  au  motif  principal ,  qu'il  faut  vou- 
loir d'une  xolonté  dominante,  je  veux  dire  la 
gloire  de  Dieu.  Il  n'est  plus  question  que  de 
comparer  deux  diverses  manières  de  préférer 
ainsi  Dieu  à  nous  :  la  première  est  de  l'aimer 
tout  ensemble  et  comme  parfait  en  lui-même  et 
comme  béatilîant  pour  nous  ;  en  sorte  que  le 
motif  de  notre  béatitude ,  quoique  moins  fort , 
soutienne  néanmoins  l'amour  que  nous  avons 
jxiur  la  perreclion  di\ine.  et  que  nous  jimerions 
un  peu  moins  Dieu  s'il  n'étoit  pas  béatifiant 
pour  nous.  La  seconde  manière  est  d'aimer 
Dieu,  qu'on  connoîl  béatihant  pour  nous,  et 
duquel  on  veut  recevoir  la  béatitude  parce  qu'il 


tant  de  peine  à  comi)rendre.  Voilà  une  vérité  l'a  promise,  mais  de  ne  l'aimer  point  par  le 

qui  est  dans  l'essence  même  de  la  créature,  qui  motif  du  propre  intérêt  de  cette  béatitude  qu'on 

devroit  soumettre   tous  les  cœurs,  et  qui  les  en  attend ,  et  de  l'aimer  uniquement  pour  lui- 

scandalise  néanmoins  quand  on  l'approfondit,  même  à  cause  de  sa  perfection;  en  sorte  qu'on 

Mais  qu'on  se  fasse  justice,  et  qu'on  la  fasse  à  l'aimeroit autant,  quand  même  (par supposition 

Dieu.  Nous  sommes-nous  faits  nous-mêmes?  impossible)  il  ne  voudroit  jamais  être  béatifiant 


Sommes-nous  à  Dieu  ou  à  nous?  Nous  a-t-il 
faits  pour  nous  ou  pour  lui  ?  A  qjii  nous  devons- 
nous?  Est-ce  pour  notre  béatitude  propre  ou 
pour  sa  gloire  que  Dieu  nous  a  créés?  Si  c'est 


pour  nous.  Il  est  manifeste  que  le  dernier  de  ces 
deux  amours,  qui  est  le  désintéressé,  accomplit 
plus  parfaitement  le  rapport  total  et  unique  de 
la  créature  à  sa  tin,  qu'il  ne  laisse  rien  à  la 


pour  sa  gloire,  il  faut  donc  nous  conformer  à     créature,  qu'il  donne  tout  à  Dieu  seul,  et  par 
l'ordre  essentiel  de  notre  création  ;  il  faut  vou- 
loir sa  gloire  plus  (jue  notre  béatitude  ,  en  sorte 
que  nous  rapportions  toute  notre  béatitude  à  sa 
propre  gloire. 

Il  n'est  donc  pas  question  d'inie  inclination 


conséquent  qu'il  est  plus  parfait  que  cet  autre 
amour  mélangé  de  noire  intérêt  avec  celui  de 
Dieu. 

Ce  n'est  pas  que  l'homme  qui  aime  sans  in- 
térêt n'aime  la  récompense  ;  il  l'aime  en  tant 


naturelle  et  indélibérée  de  l'homme  pour  la  qu'elle  est  Dieu  même  ,  et  non  en  tant  qu'elle 

béatitude.  Combien  y  a-t-il  de  pentes  ou  incli-  est  son  intérêt  propre  ;   il  la  veut  parce  que 

nations  naturelles  dans  les  houmies,  qu'ils  ne  Dieu  veut  qu'il  la  veuille  :  c'est  l'ordre,  et  non 

peuvent  jamais   ni  détruire   ni   diminuer,   et  pas  son  intérêt  qu'il  y  cherche  :  il  s'aime,  mais 

qu'ils  ne  suivent  pourtant  pas  toujours!   Par  il  ne  s'aime  que  pour  l'amour  de  Dieu,  comme 

exemple,  l'inclination  de  conserver  notre  vie  un  étranger,  et  pour  aimer  ce  que  Dieu  a  fait, 

est  une  des  plus  fortes  et  des  plus  naturelles  ;  Ce  qui  est  évident ,  c'est  que  Dieu  ,  infini- 

celle  qu'on  a  pour  être  heureux  ne  peut  être  ment  parfait  en  lui-même  ,  ne  suftit  pas  pour 

plus  invincible  que  celle  qu'on  a  pour  être.  La  soutenir  l'amour  de  celui  qui  a  besoin  d'être 

béatitude  n'est  que /e ////«■«.r  è^re,  conmie  parle  animé  par  le   motif  de  sa  propre  béatitude, 

saint  Augustin.  L'inclination  pour  être  heureux  qu'il  lrou\e  en  Dieu.  L'autre  n'a  pas  besoin 

n'est  donc  qu'une  suite  de  l'inclination  qu'on  a  de  ce  motif  :  il  ne  lui  faut ,  pour  aimer  ce  qui 

pour  conserver  son  être  et  sa  vie.  Cependant  on  est  parfait  en  soi,  qu'en  connoître  la  perfection, 

peut  ne  pas  suivre  celte  pente  dans  les  actes  dé-  Celui  qui  a  besoin  du  motif  de  sa  béatitude  n'est 

libérés.   Combien  de  Grecs  et  de  Romains  se  si  attaché  à  ce  motif  ,  qu'à  cause  qu'il   sent 

sont-ils  dévoués  librement  à  une  mort  certaine?  que  son  amour  seroit  moins  fort  si  on   lui  ôtoit 

Combien  en  voyons-nous  qui  se  la  sont  donnée  cet  appui.  Le  malade  qui  ne  peut  marcher  sans 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


1*1 


bâton  ne  peiil  consentir  qu'on  lui  ôte  :  il  sent 
sa  foiblesse  .  il  crainl  de  tomber,  et  il  a  raison; 
mais  il  ne  doit  pas  se  scandaliser  de  voir  un 
bomme  sain  et  vigoureux  qui  n'a  pas  besoin  du 
même  soutien.  L'bomme  sain  marcbe  plus  li- 
brement sans  bâton  ;  mais  il  ne  doit  jamais  mé- 
priser celui  qui  ne  peut  s'en  passer.  Quel'bomme 
qui  a  encore  besoin  d'ajouter  le  motif  de  sa 
propre  béatitude  à  celui  de  la  suprême  perfec- 
tion de  Dieu  pour  l'aimer  ,  reconnoisse  bum- 
blement  qu'il  y  a  dans  les  trésors  de  la  grâce  de 
Dieu  une  perfection  au-dessus  de  la  sienne  ,  et 
qu'il  rende  gloire  à  Djeu  sur  les  dons  qui  sont 
en  autrui ,  sans  en  être  jaloux  ;  qu'en  même 
temps  celui  qui  est  attiré  à  aimer  sans  intérêt 
suive  cet  attrait  ;  mais  qu'il  ne  juge  ni  lui  ni  les 
autres;  qu'il  ne  s'attribue  rien;  qu'il  soit  prêt 
à  croire  qu'il  n'est  pas  dans  l'état  où  il  paroît 
être  ;  qu'il  soit  docile,  soumis,  déliant  de  lui- 
même,  et  éditié  de  tout  ce  qu'il  voit  de  vertueux 
dans  son  procbain  qui  a  encore  besoin  d'un 
amour  mélangé  d'intérêt  propre.  Mais  enfin  l'a- 
mour sans  aucun  motif  d'intérêt  propre  pour  la 
béatitude  est  manifestement  plus  parfait  que 
celui  qui  est  mélangé  de  ce  motif  d'intérêt 
propre. 

Si  quelqu'un  s'imagine  que  cet  amour  par- 
fait est  impossible  et  cbimérique  ,  et  que  c'est 
une  vaine  subtilité  qui  peut  devenir  une  source 
d'illusion,  je  n'ai  que  deux  mots  à  lui  répondre: 
Rien  n'est  impossible  à  Dieu  ;  il  se  nomme  lui- 
même  le  Dieu  jaloux  ;  il  ne  nous  tient  dans  le 
pèlerinage  de  cette  vie  que  pour  nous  conduire 
à  la  perfection.  Traiter  cet  amour  de  subtilité 
chimérique  et  dangereuse  ,  c'est  accuser  témé- 
rairement d'illusion  les  plus  grands  saints  de 
tous  les  siècles  ,  qui  ont  admis  cet  amour  ,  et 
qui  en  ont  fait  le  plus  liant  degré  de  la  vie 
spirituelle. 

Mais  si  mon  lecteur  refuse  encore  de  recon- 
noître  la  perfection  de  cet  amour,  je  le  conjure 
de  me  répondre  exactement  sur  les  questions 
que  je  vais  lui  faire.  La  vie  éternelle  n'est-elle 
pas  une  pure  grâce,  et  le  comble  de  toutes  les 
grâces  ?  N'est-il  pas  de  foi  que  le  royaume  du 
ciel  ne  nous  est  dû  que  sur  la  promesse  pure- 
ment gratuite  et  sur  l'application  également 
gratuite  des  mérites  de  Jésus-Cbrisl?  Le  bien- 
fait ne  sauroit  être  moins  gratuit  ([ue  la  pro- 
messe sur  laquelle  il  est  fondé  :  c'est  ce  que 
nous  ne  cessons  de  dire  tous  les  jours  à  nos 
frères  errans  ;  nous  nous  justifions  vers  eux  sur 
le  terme  de  mérite,  dont  l'Eglise  se  sert,  en 
protestant  que  tous  nos  mérites  ne  sont  point 
fondés  sur  un  droit  rigoureux,  mais  seulement 


sur  une  promesse  faite  par  pure  miséricorde. 
Ainsi  la  vie  éternelle,  qui  est  la  fin  du  décret 
de  Dieu,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  gratuit  :  toutes 
les  autres  grâces  sont  données  par  rapport  à 
celle-là.  Cette  grâce ,  qui  renferme  toutes  les 
autres,  n'est  fondée  sur  aucun  titre  que  sur  la 
promesse  purement  gratuite  ,  et  suivie  de  l'ap- 
plication aussi  gratuite  des  mérites  de  Jésus- 
Cbrist.  La  promesse  elle-même,  qui  est  le  fon- 
dement de  tout,  n'est  appuyée  que  sur  la  pure 
miséricorde  de  Dieu,  sur  son  bon  plaisir  et  sur 
le  bon  propos  de  sa  volonté.  Dans  cet  ordre  des 
grâces,  tout  se  réduit.évidemment  à  une  volonté 
souverainement  libre  et  gratuite. 

Ces  principes  indubitables  étant  posés,  je  fais 
une  supposition.  Je  suppose  que  Dieu  voulût 
anéantir  mon  ame  au  moment  où  elle  se  déta- 
chera de  mon  corps.  Cette  supposition  n'est 
impossible  qu'à  cause  de  la  promesse  purement 
gratuite.  Dieu  auroit  donc  pu  excepter  mon 
ame  en  particulier  de  sa  promesse  générale  pour 
les  autres.  Hui  osera  nier  que  Dieu  n'eût  pu 
anéantir  mon  ame,  suÎAant  ma  supposition?  La 
créature  ,  qui  n'est  point  par  soi,  n'est  qu'au- 
tant que  la  volonté  arbitraire  du  Créateur  la 
fait  exister  :  afin  qu'elle  ne  tombe  pas  dans  son 
néant,  il  faut  que  le  Créateur  renouvelle  sans 
cesse  le  bienfait  de  sa  création,  en  la  conservant 
par  la  même  puissance  qui  l'a  créée.  Je  suppose 
donc  une  chose  très-possible ,  puisque  je  ne 
suppose  qu'une  sim'ple  exception  à  une  règle 
purement  gratuite  et  arbitraire.  Je  suppose  que 
Dieu,  qui  rend  toutes  les  autres  âmes  immor- 
telles, finira  la  durée  de  la  mienne  au  moment 
de  ma  mort  :  je  suppose  encore  que  Dieu  m'a 
révélé  son  dessein.  Personne  n'oseroit  dire  que 
Dieu  ne  le  peut. 

Ces  suppositions  très-possibles  étant  admises, 
il  n'y  a  plus  de  promesse,  ni  de  récompense, 
ni  de  béatitude,  ni  d'espérance  de  la  vie  future 
pour  moi.  Je  ne  puis  plus  espérer  ni  de  possé- 
der Dieu  ,  ni  de  voir  sa  face  ,  ni  de  l'aimer 
éternellement  ,  ni  d'être  aimé  de  lui  au-delà 
de  cette  vie.  Je  suppose  que  je  vais  mourir  ; 
il  ne  me  reste  plus  qu'un  seul  moment  à  vivre, 
qui  doit  être  suivi  d'une  extinction  entière  et 
éternelle.  Ce  moment,  à  quoi  l'emploierai-je  ? 
je  conjure  mon  lecteur  de  me  répondre  dans  la 
plus  exacte  précision.  Dans  ce  dernier  instant, 
me  dispenserai-je  d'aimer  Dieu,  faute  de  pou- 
voir le  regarder  comme  une  récompense  ?  Re- 
noncerai-je  à  lui  dès  qu'il  ne  sera  plus  béatifiant 
pour  moi?  Abandonnerai-je  la  \\n  essentielle 
de  ma  création  ?  Dieu  ,  en  m'excluant  de  la 
bienheureuse  éternité,  qu'il  ne  me  devoit  pas, 


112 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


a-t-il  pu  se  dépouiller  de  ce  qu'il  se  doit  essen- 
tiellement à  lui-même  ?  A-l-il  cessé  de  faire 
sou  ouvrage  pour  sa  pure  gloire?  A-t-il  perdu 
le  droit  de  créateur  en  me  créant  ?  M'a-l-il 
dispensé  des  devoirs  de  la  créature,  qui  doit 
essentiellement  tout  ce  qu'elle  est  à  celui  par 
qui  seul  elle  est?  N'est-il  pas  évident  que  dans 
cette  suppositiou  très-possible  je  dois  aimer  Dieu 
uniquement  pour  lui-même,  sans  attendre  au- 
cune récompense  de  mon  amour,  et  avec  une 
exclusion  certaine  de  toute  béatitude,  en  sorte 
que  ce  dernier  instant  de  ma  vie,  qui  sera  suivi 
d'un  anéantissement  éternel ,  doit  être  néces- 
sairement rempli  par  un  acte  d'amour  pur  et 
pleinement  désintéressé  ? 

Mais  si  celui  à  qui  Dieu  ne  donne  rien  pour 
l'éternité  doit  tant  à  Dieu  ,  qu'est-ce  que  lui 
doit  celui  à  qui  il  se  donne  tout  entier  lui- 
même  sans  tin  ?  Je  vais  être  anéanti  tout  à 
l'beure  ;  jamais  je  ne  verrai  Dieu  ;  il  me  refuse 
son  royaume  qu'il  donne  aux  autres:  il  ne 
veut  ni  m'aimer  ni  être  aimé  de  moi  éternelle- 
ment :  je  suis  obligé  néanmoins,  en  expirant, 
de  l'aimer  encore  de  tout  mon  cœur  et  de  toutes 
mes  forces;  si  j'y  manque,  je  suis  un  monstre 
et  une  créature  dénaturée.  Et  vous,  mon  lec- 
teur, à  qui  Dieu  prépare,  sans  vous  le  devoir, 
la  possession  éternelle  de  lui-même,  craindrez- 
vous  comme  un  raftinement  chimérique  cet 
amour  dont  je  dois  vous  donner  l'exemple  ? 
Aimerez- vous  Dieu  moins  que  moi,  parce  qu'il 
vous  aime  davantage?  La  récompense  ne  ser- 
vira-t-elle  qu'à  vous  rendre  intéiessé  dans  votre 
amour?  Si  Dieu  vous  aiiuoit  juoius  qu'il  ne 
vous  aime,  il  faudroil  que  vous  l'aimassiez  sans 
aucun  motif  d'intérêt.  Est-ce  donc  là  le  fruit 
des  promesses  et  du  sang  de  Jésus-Christ,  que 
d'éloigner  les  hommes  d'un  amour  généreux  et 
sans  intérêt  pour  Dieu?  A  cause  qu'il  vous 
oflre  la  pleine  béatitude  en  lui-même,  ne  l'ai- 
merez-vous  qu'autant  que  \ous  serez  soutenu 
par  cet  intérêt  infini  ?  Le  royaume  du  ciel  qui 
vous  est  offert ,  pendant  que  j'en  suis  exclus, 
vous  est-il  un  bon  titre  pour  ne  vouloir  point 
aimer  Dieu  sans  y  chercher  le  motif  de  \otre 
propre  gloire  et  de  votre  propre  félicité? 

Ne  dites  pasque  cette  lélicitéest  Dieu  même. 
Dieu  pourroit,  s'il  le  vouloit ,  n'être  pas  plus 
béatifiant  pour  vous  que  pour  moi.  11  faut  que 
je  l'aime,  quoiqu'il  ne  le  soit  point  pour  moi  ; 
pourquoi  faut-il  que  vous  ne  puissiez  vous 
résoudre  à  l'aimer  ,  sans  être  soutenu  par  ce 
motif,  qu'il  est  béatifiant  pour  vous?  Pourquoi 
frémissez-vous  au  seul  nom  d'un  amour  qui  ne 
donne  plus  ce  soutien  d'intérêt. 


Si  la  béatitude  éternelle  nous  étoil  due  de 
plein  droit,  et  que  Dieu,  en  créant  les  hommes, 
fût  à  leur  égard  un  débiteur  forcé  pour  la  vie 
éternelle,  ou  pourroit  nier  ma  supposition. 
Mais  on  ne  pourroit  la  nier  sans  une  impiété 
manifeste  .  la  plus  grande  des  grâces,  qui  est 
la  vie  éternelle,  ne  seroit  plus  grâce  :  la  récom- 
pense nous  seroit  due  indépendamment  de  la 
promesse  :  Dieu  devroit  l'existence  éternelle  et 
la  félicité  à  sa  créature  ;  il  ne  pourroit  plusse 
passer  d'elle  ;  elle  dcviendroit  un  être  néces- 
caire.  Celte  doctrine  est  monstrueuse.  D'un 
autre  côté,  ma  supposition  met  en  évidence 
les  droits  de  Dieu,  et  fait  voir  des  cas  possibles, 
oi!i  l'amour  sans  intérêt  seroit  nécessaire.  S'il 
ne  l'est  pas  dans  les  cas  de  l'ordre  établi  par  la 
promesse  gratuite,  c'est  que  Dieu  ne  nous  juge 
pas  digues  de  ces  grandes  épreuves,  c'est  qu'il 
se  contente  d'une  préférence  implicite  de  lui 
et  de  sa  gloire  à  nous  et  à  notre  béatitude,  qui 
est  comme  le  germe  du  pur  amour  dans  les 
cœurs  de  tous  les  justes.  Mais  enfin  ma  sup- 
positiou ,  en  comparant  l'homme  prêt  à  être 
anéanti  avec  celui  qui  a  reçu  la  promesse  de 
la  vie  éternelle  ,  fait  senfir  combien  l'amour 
mélangé  d'intérêt  est  au-dessous  du  désinté- 
ressé. 

Témoignages  des  Païens. 

Mais  en  attendant  que  les  Chrétiens  soient 
capables  de  bien  comprendre  les  droits  infinis  de 
Dieu  sur  sa  créature,  je  veux  tâcher  du  moins 
de  les  faire  rentrer  dans  leur  propre  cœur,  pour 
y  consulter  l'idée  de  ce  qu'ils  appellent  entre 
eux  amitié. 

Chacun  veut,  dans  la  société  de  ses  amis, 
être  aimé  sans  motif  d'intérêt,  et  uniquement 
pour  lui-même.  Hélas  !  si  l'homme  indigne 
de  tout  amour  ne  peut  soufi'rir  d'être  aimé  par 
intérêt,  comment  osons-nous  croire  que  Dieu 
n'aura  pas  la  même  délicatesse  ?  On  est  péné- 
trant jus(]u'à  l'infini  pour  démêler  jusqu'aux 
plus  subtils  motifs  d'intérêt,  de  bienséance,  de 
plaisir  ou  d'honneur,  qui  attachent  nos  amis  à 
nous  ;  on  est  au  désespoir  de  n'être  aimé  d'eux 
que  par  reconnoissance,  à  plus  forte  raison  par 
d'autres  motifs  plus  choquans  :  on  veut  l'être 
par  pure  inclinafion.  par  estime,  par  admira- 
tion. L'amitié  est  si  jalouse  et  si  délicate  ,  qu'un 
atome  qui  s'y  mêle  la  blesse  ;  elle  ne  peut 
souffrir  dans  l'ami  que  le  don  simple  et  sans 
réserve  du  fond  de  son  amour.  Celui  qui  aime 
ne  veut,  dans  le  transport  de  sa  passion,  qu'être 
aimé  poui-  lui  seul  ,   que  l'êlrc   au-dessus  de 


ET  LA  PERFECTION  CHRETIENNE. 


113 


tout  et  uniquement ,  que  l'être  en  sorte  que  le  II  ajoute,  dans  la  suite,  que  «  l'amitié  ne  peut 

monde  entier  lui  soit  sacrifié,  que  l'être  en  sorte  »  être  qu'entre  les  bons  »,  c'est-à-dire    entre 

qu'on  s'oublie  et  qu'on  se  compte  pour  rien,  ceux  qui,  suivant  ses  principes,  préfèrent  tou- 

aiin  d'être  tout  à  lui  :  telle  est  la  jalousie  for-  jours  l'honnête  à  ce  que  le  vulgaire  nomme 

cenée  et  l'injustice  extravagante  des  amours  utile  ;    «  autrement,  dit-il ,  l'intérêt  étant  la 


passionnés;  cette  jalousie  n'est  qu'une  tyrannie 
de  l'amour-propre. 

II  n'y  a  qu'à  se  sonder  soi-même  pour  y 
trouver  ce  fond  d'idolâtrie  ;  et  quiconque  ne 
l'y  démêle  pas,  ne  se  counoît  point  encore  assez 
soi-même.  Ce  qui  est  en  nous  l'injustice  la  plus 
ridicule  et  la  plus  odieuse  ,  est  la  souveraine 
justice  en  Dieu.  Rien  n'est  si  ordinaire  et  si 
honteux  aux  hommes  que  d'être  jaloux  :  mais 
Dieu,  qui  ne  peut  céder  sa  gloire  à  un  autre, 
se  nomme  lui-même  le  Dieu  jaloux,  et  sa  ja- 
lousie est  essentielle  à  sa  perfection.  Consultez 
donc,  ô  vous  qui  lisez  ceci,  la  corruption  de 
votre  cœur,  et  que  votre  jalousie  sur  l'amitié 
serve  à  vous  faire  entendre  les  délicatesses  infi- 
nies de  l'amour  divin.  Quand  vous  trouvez  ces 
délicatesses  dans  votre  cœur  pour  l'amitié  que 
vous  exigez  de  vos  amis,  \ous  ne  les  regardez 
jamais  comme  des  raftinemeus  chimériques  ; 
au  contraire  ,  vous  seriez  choqué  de  la  gros- 
sièreté des  amis  qui  n'auroient  point  ces  déli- 
catesses sur  l'amitié.  Il  n'y  a  que  Dieu  à  qui 
vous  voulez  les  défendre  :  vous  ne  voulez  pas 
qu'il  cherche  à  être  aimé  connue  vous  pré- 
tendez que  vos  amis  vous  aiment  :  vous  ne 
pouvez  croire  que  sa  grâce  puisse  lui  former 
en  cette  vie  des  adorateurs  qui  l'aiment  comme 
vous  n'avez  point  de  honte  de  vouloir  être 
aimé  :  jugez-\ous  vous-même,  et  rendez  eniin 
gloire  à  Dieu. 

J'avoue  que  les  hommes  profanes  ,  qui  ont 
cette  idée  de  l'amitié  pure,  ne  la  suivent  pas  , 
et  que  toutes  leurs  amitiés  sans  grâce  ne  sont 
qu'un  amour-propre  subtilement  déguisé  :  mais 
enfin  ils  ont  cette  idée  de  l'amitié  pure.  Faut-il 
qu'ils  l'aient  quand  il  ne  s'agit  que  d'aimer  la 
créature  vile  et  corrompue,  et  que  nous  soyons 
les  seuls  à  la  méconnoître  dès  qu'il  s'agit  d'ai- 
mer Dieu  ? 

Les  Païens  mêmes  ont  eu  cette  pure  idée  de 
l'amitié  ;  et  nous  n'avons  qii'à  les  lire  pour  être 
étonnés  que  les  Chrétiens  ne  veuillent  pas  qu'on 
puisse  aimer  Dieu  par  sa  grâce  ,  comme  les 
Païens  ont  cru  qu'il  falloit  s'aimer  les  uns  les 
autres  pour  mériter  le  nom  d'amis. 

Ecoutons  Cicéron  :  «  Etre  impatient,  dit-il , 
»  pour  les  choses  qu'on  souffre  dans  l'amitié, 
»  c'est  s'aimer  soi-même,  et  non  pas  son  ami.  '  » 


»  règle  et  le  motif  de  l'amitié  ,  les  moins  ver- 
»  tueux  ,  qui  ont  plus  de  besoins  et  de  désirs 
»  que  les  autres  ,  seroieut  les  plus  propres  à 
»  se  lier  d'amitié  avec  autrui,  puisqu'ils  sont 
»  les  plus  avides  pour  aimer  ce  qui  leur  est 
»  utile.  » 

«  Nous  croyons  donc  (c'est  encore  Cicéron 
»  qui  |)arle)  qu'il  faut  rechercher  l'amitié,  non 
»  par  resi)érance  des  avantages  qu'on  en  tire, 
»  mais  parce  que  tout  le  fruit  de  l'amitié  est 

»  dans  l'amitié  même Les  hommes  inté- 

»  ressés  sont  privés  de  cette  excellente  et  très- 
»  naturelle  amitié  qui  doit  être  cherchée  par 
»  elle-même  et  pour  elle-même  :  ils  ne  profi- 
»  teiit  point  de  leurs  propres  exemples  pour 
»  apprendre  jusqu'où  va  la  force  de  l'amitié  ; 
»  car  chacun  s'aime,  non  pour  tirer  de  soiquel- 
»  que  récompense  de  sou  amour,  mais  parce 
»  que  chacun  est  par  soi  cher  à  soi-même.... 
»  Que  si  l'on  ne  transporte  cette  même  règle 
»  dans  l'amitié,  on  ne  trouvera  jamais  d'ami 
»  véritable  :  celui-là  est  notre  véritable  ami  qui 

»  est  comme  un  autre  nous- même Mais  la 

»  plupart  des  hommes  prétendent  injustement, 
»  pour  ne  pas  dire  avec  impudence,  un  ami 
»  tel  qu'ils  ne  voudroient  pas  être  eux-mêmes, 
»  et  en  exigent  ce  qu'ils  ne  voudroient  pas  lui 
»  donner.  » 

Cicéron  ne  peut  pousser  plus  loin  le  désin- 
téressement de  l'amitié  ,  qu'en  voulant  que 
notre  ami  nous  soit  cher  par  lui  seul,  sans  au- 
cun motif,  comme  nous  nous  sommes  chers  à 
nous-mêmes  sans  aucune  espérance  qui  nous 
excite  à  cet  amour.  L'amour-propre  est  sans 
doute  en  ce  sens  le  parfait  modèle  de  l'amitié 
désintéressée. 

Horace,  quoique  épicurien,  n'a  pas  laissé  de 
raisonner  sur  ce  principe  pour  l'union  des  amis 
entre  eux  ,  lorsque  ,  parlant  des  conversations 
philosophiques  qui  l'occupoienl  à  la  campagne, 
il  dit  '  qu'on  examinoit  si  les  hommes  sont  heu- 
reux par  les  richesses  ou  par  la  vertu  ;  si  c'est 
l'utilité  propre  ou  la  perfection  en  elle-même 
qui  est  le  motif  de  l'amitié  : 

Utrùmne 

Divitiis  hoinines ,  an  sint  virtute  beati? 

Quidve  ad  amicilias,  usas  rectumve,  tralial  nos? 


*  De  Antic.  cap.  v  et  seq. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


1  Serm.  lib.  ii ,  ><(/.  \i. 


\\i 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


Voilà  ce  qu'ont  pensé  les  Païens,  et  les  Païens 
épicuriens  ,  sur  l'amitié  pour  des  créatures 
indignes  d'être  aimées.  C'est  sur  cette  idée 
d'amitié  pure  que  les  théologiens  distinguent, 
H  l'égard  de  Dieu  ,  l'amour  qu'ils  nomment 
d'amitié,  des  autres  amours,  et  les  amis  de  Dieu 
de  ses  serviteurs. 

Cette  idée  si  pure  de  l'amitié  n'est  pas  seu- 
lement (comme  nous  l'avons  vu)  dans  Cicéron  : 
il  l'avoit  puisée  dans  la  doctrine  de  Socrate. 
expliquée  dans  les  livres  de  Platon.  Ces  deux 
grands  philosophes,  dont  l'un  rapporte  les  dis- 
cours de  l'autre  dans  ses  Dialogues  ,  veulent 
qu'on  s'attache  à  ce  qu'ils  appellent  to  xaXiv, 
qui  signilie  tout  ensemhle  le  beau  et  le  bon, 
c'est-à-dire  le  parfait ,  par  le  seul  amour  du 
beau,  du  bon.  du  vrai,  du  parfait  en  lui-même. 
C'est  pourquoi  ils  disent  souvent  qu'il  ne  faut 
compter  pour  rien  ce  qui  se  fut .  -ri  -i-ivoaîvov, 
c'est-à-dire  l'être  passager  ,  pour  s'unir  à  ce 
qui  est,  c'est-à-dire  l'être  parfait  et  immuable, 
qu'ils  appellent  -h  ôv ,  c'est-à-dire  ce  qui  est. 
De  là  vient  que  Cicéron,  qui  n'a  fait  que  répé- 
ter leurs  maximes,  dit  que  a  si  nous  pouvions 
»  voir  de  nos  propres  yeux  la  beauté  de  la 
»  vertu,  nous  serions  ravis  d'amour  par  son 
»  excellence  ';  » 

Platon  fait  dire  à  Socrate  .  dans  son  Fes- 
tin ,  a  qu'il  y  a  quelque  chose  de  plus  divin 
»  dans  celui  qui  aime  que  dans  celui  qui  est 
»  aimé.  »  Voilà  toute  la  délicatesse  de  l'amour 
le  plus  pur.  Celui  qui  est  aimé  .  et  qui  veut 
l'être  ,  est  occupé  de  soi  :  celui  qui  aime  sans 
songer  à  être  aimé,  a  ce  que  l'amour  renferme 
de  plus  diviu,  je  veux  dire  le  transport,  l'oubli 
de  soi,  le  désintéressement.  «  Le  beau,  dit  ce 
»  philosophe,  ne  consiste  en  aucune  des  choses 
»  particulières,  telles  que  les  animaux,  la  terre 
j)  ou  le  ciel  ;  mais  le  beau  est  lui-même  par 
»  lui-même,  étant  toujours  uniforme  avec  soi. 
»  Toutes  les  autres  choses  belles  participent  de 
»  ce  beau  ,  en  sorte  que  si  elles  naissent  ou 
»  périssent,  elles  ne  lui  ôtent  et  ne  lui  ajoutent 
»  rien,  et  qu'il  n'en  souffre  aucune  perte  :  si 
»  donc  quelqu'un  s'élève  daus  la  bonne  amitié, 
»  il  commence  à  voir  le  beau,  il  touche  presque 
»  au  terme.  » 

Il  est  aisé  de  voir  que  Platon  parle  d'un 
amour  du  beau  en  lui-même,  sans  aucun  retoui- 
d'intérêt.  C'est  ce  beau  universel  qui  enlève  le 
cœur  ,  et  qui  fait  oublier  toute  beauté  particu- 
lière. Ce  philosophe  assure  ,  dans  le  mêuie 
Dialogue,  que  l'amour  divinise  l'homme,  qu'il 

1  De  Offic.  lib.  i. 


l'inspire ,  qu'il  le  transporte.  «  Il  n'y  a  per- 
»  sonne,  dit-il,  qui  soif  tellement  mauvais,  que 
»  l'amour  n'en  fassse  un  dieu  par  la  vertu,  en 
»  sorte  qu'il  devient  semblable  au  beau  par 
»  nature  ;  et  comme  Homère  dit  qu'un  dieu  a 
»  inspiré  quelques  héros,  c'est  ce  que  l'amour 
«  donne  aux  amans  formés  par  lui  :  ceux  qui 
»  aiment,  veulent  seuls  mourir  pour  un  autre.  » 
Ensuite  Platon  cite  l'exemple  d'Alceste,  morte 
pour  faire  vivre  son  époux.  Voilà,  suivant  Pla- 
ton, ce  qui  fait  de  l'homme  un  dieu ,  c'est  de 
préférer  par  amour  autrui  à  soi-même,  jusqu'à 
s'oublier  ,  se  sacrilier  .  se  compter  pour  rien. 
Cet  amour  est,  selon  lui,  une  inspiration  di- 
vine ;  c'est  le  beau  immuable  qui  ravit  l'homme 
à  l'homme  même  ,  et  qui  le  rend  semblable  à 
lui  par  la  vertu. 

Telle  étoit  l'idée  de  1  amitié  chez  les  Païens. 
Pythias  et  Damon,  chez  Denys  le  tyran,  vou- 
loient  mourir  l'un  [)Our  l'autre  :  et  le  tyran 
étonné  soupira  lorsqu'il  vit  ces  deux  amis  si 
désintéressés.  Cette  idée  du  parfait  désintéres- 
sement régnoit  dans  la  politique  de  tous  les 
anciens  législateurs.  Il  falloit  préférer  à  soi  les 
lois,  la  patrie,  parce  que  la  justice  le  vouloit, 
et  qu'on  devoit  préférer  à  soi-même  ce  qui  est 
appelé  le  beau,  le  bon,  le  juste,  le  parfait.  C'est 
cet  ordre  auquel  on  croyoit  devoir  rapporter 
tout,  et  soi-même  autant  que  tout  le  reste.  Il 
ne  s'agièsoil  pas  de  se  rendre  heureux  en  se 
conformant  à  cet  ordre.  Il  falloit  au  contraire, 
pour  l'amour  de  cet  ordre,  se  dévouer ,  périr, 
et  ne  se  laisser  aucune  ressource.  C'est  ainsi  que 
Socrate ,  dans  le  Criton  de  Platon  ,  aime  mieux 
mourir  que  s'enfuir  ,  de  peur  de  désobéir  aux 
lois  qui  le  retiennent  en  prison  :  c'est  ainsi  que 
le  même  Socrate  ,  dans  le  Dialogue  intitulé 
Gorgias,  dépeint  un  homme  qui  s'accuse  lui- 
même,  et  qui  se  dévoue  à  la  mort  plutôt  que 
d'éluder  par  son  silence  les  lois  rigoureuses  et 
l'autorité  des  magistrats.  Tous  les  législateurs 
et  tous  les  philosophes  qui  ont  raisonné  sur  les 
lois,  ont  supposé  comme  un  principe  fonda- 
mental de  la  société  dans  la  patrie ,  qu'il  faut 
préférer  le  public  à  soi,  non  par  espérance  de 
quelque  intérêt,  mais  ])ar  le  seul  amour  désin- 
téressé de  l'ordre,  qui  est  la  beauté  ,  la  justice 
et  la  vertu  même.  C'étoit  pour  cette  idée  d'or- 
dre et  de  justice  qu'il  falloit  mourir,  c'est-à- 
dire,  suivant  les  Païens,  perdre  tout  ce  qu'on 
avoit  de  réel ,  être  réduit  à  une  ombre  vaine, 
et  ne  savoir  pas  même  si  cette  ombre  n'étoit  pas 
une  fable  ridicule  des  poètes.  Les  Chrétiens 
refuseront-ils  de  donner  autant  au  Dieu  infini- 
ment parfait  qu'ils  connoissent.  que  ces  Païens 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


115 


croyoient  devoir  donner  à  une  idée  abstraite 
et  confuse  de  l'ordre  ,  de  lu  justice  et  de  la 
vertu  ? 

Platon  dit  souvent  que  l'auiour  du  beau  est 
tout  le  bien  de  l'homme  ;  que  riionime  ne  peut 
être  heureux  en  soi.  et  que  ce  qu'il  y  a  de  plus 
divin  pour  lui ,  c'est  de  sortir  de  soi  par  l'a- 
mour ;  et  en  effet  le  plaisir  qu'on  éprouve  dans 
le  transport  des  passions  n'est  qu'un  efîet  de  la 
pente  de  l'àme  pour  sortir  de  ses  bornes  étroites, 
et  pour  aimer  hors  d'elle  le  beau  intini.  Quand 
ce  transport  se  termine  au  beau  passager  et 
trompeur  qui  reluit  dans  les  créatures  ,  c'est 
l'amour  divin  qui  s'égare  et  qui  est  déplacé  : 
c'est  un  trait  divin  en  lui-même,  mais  qui  porte 
à  faux  :  ce  qui  est  divin  en  soi,  devient  illusion 
et  folie  quand  il  tombe  sur  une  vaine  image  du 
bien  parfait ,  telle  que  l'être  créé ,  qui  n'est 
qu'une  ombre  de  l'Etre  suprême  :  mais  enfin 
cet  amour  qui  préfère  le  parfait  infini  à  soi,  est 
un  mouvement  divin  et  inspiré  ,  comme  parle 
Platon.  Cette  impression  est  donnée  à  l'homme 
dès  son  origine.  Sa  perfection  est  tellement  de 
sortir  de  soi  par  l'amour,  qu'il  veut  sans  cesse 
persuader  et  aux  autres  et  à  soi-même  qu'il 
aime  sans  retour  sur  soi  les  amis  auxquels  il 
s'attache.  Cette  idée  est  si  forte  ,  malgré  l'a- 
mour-propre  ,  qu'on  auroit  honte  d'avouer 
qu'on  n'aime  personne  sans  y  mêler  quelque 
motif  intéressé.  On  ne  déguise  si  subtilement 
tous  les  motifs  d'amour-propre  dans  les  amitiés, 
que  pour  s'épargner  la  honte  de  paroître  se  re- 
chercher soi-même  dans  les  autres.  Rien  n'est 
si  odieux  que  cette  idée  d'un  cœur  toujours 
occupé  de  soi  :  rien  ne  nous  flatte  tant  que 
certaines  actions  généreuses  qui  persuadent  au 
monde  et  à  nous  que  nous  avons  fait  le  bien 
pour  l'amour  du  bien  en  lui-même  sans  nous 
y  chercher.  L'amour-[)ropre  même  rend  hom- 
mage à  cette  vertu  désintéressée,  par  les  sub- 
tilités avec  lesquelles  il  veut  en  prendre  les 
apparences  ;  tant  il  est  vrai  que  l'houime  ,  qui 
n'est  point  par  lui-même,  n'est  pas  fait  pour  se 
chercher  ,  mais  pour  être  uniquement  à  celui 
qui  l'a  fait  !  Sa  gloire  et  sa  perfection  sont  de 
sortir  de  soi,  de  s'oublier,  de  se  perdre,  de  s'a- 
bîmer dans  l'amour  simple  du  heau  infini. 

Cette  pensée  effraie  l'honune  amoureux  de 
lui-même  et  accoutumé  à  se  faire  le  centre  de 
tout.  Cette  pensée  suffit  seule  pour  faire  frémir 
l'amour-propre ,  et  pour  révolter  im  orgueil 
stcret  et  intime  ,  qui  rapporte  toujours  insensi- 
blement à  soi  la  fin  à  laquelle  nous  devons  nous 
rapporter.  Mais  cette  idée  qui  nous  étonne  est 
le  fondement  de  toute  amitié  et  de  toute  justice. 


Nous  ne  pouvons  ni  accorder  l' amour-propre 
avec  cette  idée ,  ni  l'abaudonner  ;  elle  est  ce 
qu'il  y  a  de  jAus  divin  en  nous.  On  ne  peut 
point  dire  que  cette  pensée  n'est  qu'une  imagi- 
nation creuse.  Quand  les  hommes  inventent  des 
chimères,  ils  les  inventent  à  plaisir  et  pour  se 
flatter.  Rien  n'est  moins  naturel  à  l'homme  in- 
juste ,  vain  ,  enivré  d'orgueil ,  que  de  penser 
ainsi  contre  son  amour-propre.  Non-seulement 
la  prati(jue  de  celte  pensée  est  un  prodige  de 
vertu  au-dessus  de  l'homme,  mais  encore  cette 
seule  pensée  est  une  merveflle  que  nous  devons 
être  étonnés  de  trouver  en  nous.  Ce  ne  peut 
être  qu'un  principe  infiniment  supérieur  à  nous 
qui  ait  pu  nous  enseigner  à  nous  élever  ainsi 
entièrement  au-dessus  de  nous-mêmes.  Qui 
est-ce  qui  peut  avoir  donné  à  l'homme  malade 
d'un  excès  d'amour-propre  et  d'idolâtrie  de  soi- 
même,  cette  haute  pensée  de  se  compter  pour 
rien  ,  de  devenir  étranger  à  soi-même,  et  de 
ne  s'aimer  plus  que  par  charité,  comme  le  pro- 
chain ?  Qui  est-ce  qui  peut  lui  avoir  appris  à 
être  jaloux  de  lui-même  contre  lui-même  , 
pour  un  autre  objet  invisible  qui  doit  à  jamais 
effacer  le  moi,  et  n'en  laisser  aucune  trace  ? 
Cette  seule  idée  rend  l'homme  dicin,  elle  l'ins- 
pire, elle  met  l'infini  en  lui. 

J'avoue  que  les  Païens^  qui  ont  tant  loué  la 
vertu  désintéressée,  la  pratiquoient  mal.  Per- 
sonne ne  croit  plus  que  moi  que  tout  amour 
sans  grâce,  et  hors  de  Dieu^  ne  peut  jamais  être 
qu'un  amour-propre  déguisé.  Il  n'y  a  que  l'Etre 
infiniment  partait  qui  puisse,  comme  objet  par 
son  infinie  perfection,  et  comme  cause  par  son 
infinie  puissance,  nous  enlever  hors  de  nous- 
mêmes,  et  nous  faire  préférer  ce  qui  n'est  pas 
nous  à  notre  propre  être.  Je  conviens  que  l'a- 
mour-i)ropre  se  glorifioit  vainement  des  appa- 
rences d"un  pur  amour  chez  les  Païens  ;  mais 
enfin  il  s'en  glorifioit  :  ceux  même  que  leur 
orgueil  dominoil  le  plus  ,  étoient  charmés  de 
celte  belle  idée  de  la  vertu  et  de  l'amitié  sans 
intérêt  ;  ils  la  portoient  au  dedans  d'eux-mêmes, 
et  ils  ne  pouvoieut  ni  l'effacer  ni  l'obscurcir  ; 
ils  ne  pouvoieut  ni  la  suivre  ni  la  contredire. 
Des  Chrétiens  la  contrediront-ils  ?  Ne  se  con- 
tenteront-ils pas,  conmie  les  Païens ,  de  l'ad- 
mirer sans  la  suivre  fidèlement  ?  La  vanité 
même  des  Païens  sur  cette  vertu  montre  com- 
bien elle  est  excellente.  Par  exemple,  la  louange 
que  toute  l'antiquité  a  donnée  à  Alceste  eût 
porté  à  faux,  et  seroit  ridicule,  s'il  n'eût  pas  été 
réellement  beau  et  vertueux  à  Alceste  de  mou- 
rir pour  son  époux  ;  sans  ce  principe  fonda- 
mental  snn  action  eût  été  une  fureur  extrava- 


il6 


INSTRUCTIONS  SLR  LA  MORALE 


gante,  un  désespoir  affreux.  L'antiquité  païenne 
toute  entière  décide  autrement  .••elle  dit  avec 
Platon ,  que  ca  qu'il  y  a  de  plus  divin  est  de 
s'oublier  pour  ce  quon  aime. 

Alceste  est  l'adiniralion  des  hommes,  pour 
avoir  voulu  mourir  et  n'êtie  plus  qu'une  vaine 
ombre,  afin  de  faire  vivre  celui  qu'elle  aime. 
Cet  oubli  de  soi,  ce  sacrifice  total  de  son  être, 
cette  perte  de  tout  soi-même  pour  jamais,  est 
aux  yeux  de  tous  les  Païens  ce  qu'il  y  a  de 
plus  divin  dans  l'homme  ;  c'est  ce  qui  eu  fait 
un  dieu  ;  c'est  ce  qui  le  fait  presque  arriver  au 
terme. 

Voilà  l'idée  de  la  vertu  et  de  l'amitié  pure, 
imprimée  dans  le  cœur  des  honuDes  qui  n'ont 
jamais  connu  la  création  ,  que  l'amour-pro- 
pre  aveugloit ,  et  qui  étoient  aliénés  de  la  vie 
de  Dieu. 


XX. 

l'oubli  de  soi-même   n'empêche    pas    la  recon- 
noissance  des  bienfaits  de  dieu. 

L'oiBLi  de  soi-même,  dont  on  parle  souvent, 
pour  les  âmes  qui  veulent  chercher  Dieu  géné- 
reusement, n'empêche  pas  la  reconnoissance  de 
ses  bienfaits.  En  voici  la  raison  :  c'est  que  cet 
oubli  ne  consiste  pas  à  ne  voir  jamais  rien  en 
soi,  mais  seulement  à  ne  demeurer  jamais  ren- 
fermé en  soi-même,  occupé  de  ses  biens  ou  de 
ses  maux  par  une  vue  de  propriété  ou  d'intérêt. 
C'est  cette  occupation  de  nous-mêmes  qui  nous 
éloigne  de  l'amour  pur  et  simple  ,  qui  rétrécit 
notre  cœur^  et  qui  nous  éloigne  de  notre  vraie 
perfection,  à  force  de  nous  la  faire  cliercher 
avec  empressement,  avec  trouble  et  avec  inquié- 
tude^ pour  l'amour  de  nous-mêmes. 

Mais  quoiqu'on  s'oublie ,  c'est-à-dire  qu'on 
ne  recherche  plus  volontairement  son  propre 
intérêt  ,  on  ne  laisse  pas  de  se  voir  en  bien  des 
occasions.  On  ne  se  regarde  pas  pour  l'amour  de 
soi-même  ;  mais  la  vue  de  Dieu  qu'on  cherche 
nous  donne  souvent ,  comme  par  contre-coup  . 
certaine  vue  de  nous-mêmes.  C'est  comme  un 
homme  qui  en  regarde  un  autre  derrière  lequel 
est  un  grand  miroir  ;  eu  considérant  l'autre  il 
se  voit,  et  se  trouve  sans  se  chercher.  Ainsi 
est-ce  dans  la  pure  lumière  de  Dieu  que  nous 
nous  voyons  parfaitement  nous-mêmes.  La 
présence  de  Dieu,  quand  elle  est  pure,  simple, 
et  soutenue  par  une  vraie  fidélité  de  l'ame  et  la 
plus  exacte  vigilance  sur  nous-mêmes,  est  ce 


grand  miroir  où  nous  découvrons  jusqu'à  la 
moindre  tache  de  notre  ame. 

Un  paysan  renfermé  dans  son  village  n'en 
connoît  qu'imparfaitement  la  misère  :  mais 
faites-lui  voir  de  riches  palais  ,  une  Cour  su- 
perbe ,  il  conçoit  toute  la  pauvreté  de  son  vil- 
lage et  ne  peut  souffrir  ses  haillons  à  la  vue  de 
tant  de  magnificence.  C'est  ainsi  qu'on  voit  sa 
laideur  et  son  néant  dans  la  beauté  et  dans  l'in- 
finie giaudeurde  Dieu. 

Mais  montrez  tant  qu'il  vous  plaira  la  vanité 
et  le  néant  de  la  créature  par  les  défauts  des 
créatures  ;  faites  remarquer  la  brièveté  et  l'in- 
certitude de  la  vie,  l'inconstance  de  la  fortune, 
l'intidélifé  des  amis  ,  l'illusion  des  grandes 
places,  les  amertumes  qui  y  sont  inévitables,  le 
mécompte  des  plus  belles  espérances ,  le  vide 
de  tous  les  biens  qu'on  possède  ,  la  réalité  de 
tous  les  maux  qu'on  souffre  :  toutes  ces  mora- 
les, quelque  vraies  et  sensibles  qu'elles  soient  , 
ne  fout  qu'effleurer  le  cœur  ;  elles  ne  passent 
point  la  superficie  ;  le  fond  de  l'homme  n'en 
est  point  changé.  Il  soupire  de  se  voir  esclave 
de  la  vanité,  et  ne  sort  point  de  cet  esclavage. 
Mais  si  le  rayon  de  la  lumière  divine  l'éclairé 
intérieurement  ,  il  ^0!t  dans  l'abîuie  du  bien  , 
qui  est  Dieu,  l'abîme  du  néant  et  du  mal  ,  qui 
est  la  cré.iture  corrompue  ;  il  se  méprise ,  il  se 
hait,  il  se  quitte ,  il  se  fuit ,  il  se  craint  ,  il  se 
renonce  soi-même;  il  s'abandonne  à  Dieu  ,  il  se 
perd  en  lui.  Heureuse  perte  !  car  alors  il  se 
trouve  sans  se  chercher.  Il  n'a  plus  d'intérêt 
propre  ,  et  tout  lui  profite  :  car  tout  se  tourne  à 
bien  pour  ceux  qui  aiment  Dieu.  Il  voit  les  mi- 
séricordes qui  A  iennent  dans  cet  abîme  de  foi- 
blesse,  de  néant  et  de  péché  ;  il  voit,  et  il  se 
complaît  dans  cette  vue. 

Remarquez  que  ceux  qui  ne  sont  pas  encore 
fort  avancés  dans  le  renoncement  à  eux-mêmes 
regardent  encore  ce  cours  de  miséricordes  di- 
vines par  rapport  à  leur  propre  avantage  spiri- 
tuel ,  à  [)roportion  qu'ils  tiennent  encore  plus 
ou  moins  à  eux-mêmes.  Or  ,  comme  l'entière 
désapropriation  de  la  volonté  est  très-rare  en 
cette  vie,  il  n'y  a  aussi  guère  d'ames  qui  ne  re- 
gardent encore  les  miséricordes  reçues  par  rap- 
port aux  fruits  qu'elles  en  reçoivent  pour  leur 
salut  :  de  façon  que  ces  aines,  quoiqu'elles  ten- 
dent à  n'avoir  [dus  aucun  intérêt  propre  ,  ne 
laissent  pas  d'être  encore  très-sensibles  à  ce 
grand  intérêt.  Elles  sont  ravies  de  voir  une 
main  toute  i)uissante  qui  les  a  arrachées  à  elles- 
mêmes  ,  qui  les  a  délivrées  de  leurs  propres 
désirs,  qui  a  rompu  leurs  liens  lorsqu'elles  ne 
songeoiout  qu'à  s'enfoncer  dans  leur  esclavage  , 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


117 


qui  les  a  sauvées,  pour  ainsi  dire,  malgré  elles- 
mêmes  ,  et  qui  a  pris  plaisir  à  leur  faire  autant 
de  bien  qu'elles  se  faisoient  de  mal. 

Des  âmes  entièrement  pures  et  désapropriées, 
telles  que  celles  des  saints  dans  le  ciel,  regarde- 
roient  avec  autant  d'amour  et  de  complaisance 
les  miséricordes  répandues  sur  les  autres  que 
les  miséricordes  qu'elles  ont  reçues  elles- 
mêmes  ;  car  ,  ne  se  comptant  plus  pour  rien  , 
elles  aiment  autant  le  bon  plaisir  de  Dieu ,  les 
richesses  de  sa  grâce  ,  et  la  gloire  qu'il  tire  de 
de  la  sanctiticalion  d'autrui,  que  cellequ'il  tire 
de  leur  propre  sanctiOcation.  Tout  est  alors 
égal ,  parce  que  le  moi  est  perdu  et  anéanti,  le 
7«oe  n'est  pas  plus  ynoi  qa' autrui  :  c'est  Dieu 
seul  qui  est  tout  en  tous;  c'est  lui  seul  qu'on 
aime,  qu'on  admire,  et  qui  fait  toute  la  joie  du 
cœur  dans  cet  amour  céleste  et  désintéressé.  On 
est  ravi  de  ses  miséricordes ,  non  pour  l'amour 
de  soi,  maispourramourdelui.  On  le  remercie 
d'avoir  fait  sa  volonté,  et  de  s'être  gloritié  lui- 
même  ,  comme  nous  lui  demandons  dans  le 
Pater  qu'il  daigne  faire  sa  volonté  et  donner 
gloire  à  son  nom.  En  cet  état,  ce  n'est  plus 
pour  nous  que  nous  demandons  ,  ce  n'est  plus 
poumons  que  nous  remercions.  Mais,  en  atten- 
dant cet  état  bienheureux  ,  l'ame,  tenant  en- 
core à  soi,  est  attendrie  par  ce  reste  de  retour 
sur  elle-même.  Tout  ce  qu'il  y  a  encore  de 
ces  retours  excite  une  vive  recounoissance  :  cette 
reconnoissance  est  un  ainnur  encore  un  })cu 
mêlé  et  recourbé  sur  soi  ;  au  lieu  que  la  re- 
connoissance des  âmes  perdues  en  Dieu ,  telles 
que  celles  des  saints,  est  un  amour  immense, 
un  amour  sans  retour  sur  l'intérêt  propre  ,  un 
amour  aussi  transporté  des  miséricordes  faites 
aux  autres  que  des  miséricordes  faites  à  soi- 
même  ;  un  amour  qui  n'admire  et  ne  reçoit  les 
dons  de  Dieu  que  pour  le  pur  intérêt  de  la 
gloire  de  Dieu  même. 

Mais  comme  rien  n'est  plus  dangereux  que 
de  vouloir  aller  au-delà  des  mesures  de  son  état, 
rien  ne  seroit  plus  nuisible  à  une  ame  qui  a 
besoin  d'être  soutenue  par  des  sentimeus  de 
recounoissance ,  que  de  se  priver  de  cette  nour- 
riture qui  lui  est  propre,  et  de  courir  après  des 
idées  d'une  plus  haute  perfection  qui  ne  lui  con- 
viennent pas. 

Quand  l'ame  est  touchée  du  souvenir  de  tout 
ce  que  Dieu  a  fait  pour  elle,  c'est  une  marque 
certaine  qu'elle  a  besoin  de  ce  souvenir ,  sup- 
posé même  qu'elle  ait  dans  ce  souvenir  une 
certaine  j<»ic  intéressée  sur  son  boidieur.  11  faut 
laisser  cette  joie  en  liberté  et  dans  toute  son 
étendue;  car  l'amour,  quoique  intéressé,  sanc- 


tilie  l'ame  ;  et  il  faut  attendre  patiemmentque 
Dieu  lui-même  vienne  l'épurer.  Ce  seroit  le 
prévenir  ,  et  entreprendre  ce  qui  est  réservé  à 
lui  seul,  que  de  vouloir  ôter  à  l'homme  tous 
les  motifs  où  l'intérêt  propre  se  mêle  avec  celui 
de  Dieu.  L'homme  lui-même  ne  doit  point 
gêner  son  cœur  là-dessus,  ni  renoncer  avant  le 
temps  aux  a[)puis  dont  son  inhrmité  a  besoin. 
L'enfant  qui  marche  seul  avant  qu'on  le  laisse 
aller  tombera  bientôt.  Ce  n'est  point  à  lui  à 
ôter  les  lisières  avec  lesquelles  sa  gouvernante 
le  soutint. 

Vivons  donc  de  reconnoissance  ,  tandis  que 
la  reconnoissance  ,  même  intéressée  ,  servira  à 
nourrir  notre  cœur.  Aimons  les  miséricordes 
de  Dieu,  non -seulement  pour  l'amour  de  lui  et 
de  sa  gloire,  mais  encore  pour  l'amour  de  nous 
et  de  notre  bonheur  éternel  ,  tandis  que  cette 
vue  aura  pour  nous  un  certain  soutien  propor- 
tionné à  notre  état.  Si  dans  la  suite  Dieu  ouvre 
notre  cœur  à  un  amour  plus  épuré  et  plus  gé- 
néreux, à  un  eimour  qui  se  perdroit  en  lui  sans 
retour  et  qui  ne  verroit  plus  que  sa  gloire  , 
laissons-nous  entraîner  sans  retardement  ni  hé- 
sitation à  cet  amour  si  parfait. 

Si  donc  nous  aimons  les  miséricordes  de 
Dieu;  si  elles  nous  ravissent  de  joie  et  d'admi- 
ration par  le  seul  plaisir  de  voir  Dieu  si  bon  et 
si  grand  :  si  nous  ne  sommes  plus  touchés  que 
de  l'accomplissement  de  sa  volonté,  de  sa  gloire 
qu'il  trouve  coiume  il  lui  plaît,  de  la  grandeur 
avec  laquelle  il  fait  un  vase  d'honneur  de  ce 
qui  étoit  un  vase  d'ignominie  ;  rendons-lui 
grâces  encore  plus  volontiers,  puisque  le  bien- 
fait est  plus  grand,  et  que  le  plus  pur  de  tous  les 
dons  de  I>ieuesf  de  n'aimer  ses  dons  que  pour 
lui,  sans  se  chercher  soi-même. 


XXI. 

Ri'ALrrÉ  DE  l'amoir  plr.  —  l'amoir  intéressé  et 

l'aMOIR    désintéressé    ont    LEIR    SAISON. 

PoiRQLoi  aiine-t-on  mieux  voir  les  dons  de 
Dieu  en  soi  qu'en  autrui,  si  ce  n'est  par  atta- 
rliement  à  soi?  Quiconque  aime  mieux  les  voir 
en  soi  que  dans  les  autres  ,  s'affligera  aussi  de 
les  voir  dans  les  autres  plus  parfaits  qu'en  soi  ; 
et  voilà  la  jalousie.  Que  faut-il  donc  faire  ?  Il 
faut  se  réjouir  de  ce  que  Dieu  fait  sa  volonté 
en  nous,  et  y  règne  ,  non  pour  notre  bonheur, 
ni  jiiiur  notre  perfection  en  tant  qu'elle  est  la 


118 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


nôtre,  mais  pour  le  bon  plaisir  de  Dieu  et  pour 
sa  pure  gloire. 

Remarquez  là-dessus  deux  choses:  l'une, 
que  tout  ceci  n'est  point  une  subtilité  creuse  ; 
car  Dieu  ,  qui  veut  dépouiller  l'anie  pour  la 
perfectionner  et  la  poursuivre  sans  relâche  jus- 
qu'au plus  pur  amour ,  la  fait  passer  réellement 
par  ces  épreuves  d'elle-même,  et  ne  la  laisse 
point  en  repos  jusqu'à  ce  qu'il  ait  ôté  à  son  amour 
tout  retour  et  appui  en  soi.  Rien  n'est  si  jaloux, 
si  sévère  et  si  délicat  que  ce  principe  du  pur 
amour.  l\  ne  sauroit  souffrir  mille  choses  qui 
nous  sont  imperceptibles  dans  un  état  commun  ; 
et  ce  que  le  commun  des  personnes  pieuses  ap- 
pelle subtilité,  paroit  une  chose  essentielle  à 
l'ame  que  Dieu  veut  déprendre  d'elle-même. 
C'est  comme  l'or  qui  se  puritie  au  creuset  ;  le 
feu  consume  tout  ce  qui  n'est  pas  le  pur  or. 
n  faut  aussi  qu'il  se  fasse  comme  une  fonte 
universelle  du  cœur  ,  pour  puritier  l'amour 
divin . 

La  seconde  chose  à  remarquer,  est  que  Dieu 
ne  poursuit  pas  ainsi  en  cette  vie  toutes  les 
âmes.  Il  y  en  a  un  nombre  intini  de  très  pieuses 
qu'il  laisse  dans  quelque  retour  sur  elles-mê- 
mes :  ces  retours  mêmes  les  soutiennent  dans 
la  pratique  des  vertus ,  et  servent  à  les  puritier 
jusqu'à  un  certain  point.  Rien  ne  seroit  plus 
indiscret  et  plus  dangereux  que  de  leur  ôter 
cette  occupation  consolante  des  grâces  de  Dieu 
par  rapport  à  leur  propre  perfection.  Les  pre- 
mières personnes  ont  une  reconnoissance  désin- 
téressée; elles  rendent  gloire  à  Dieu  de  ce  qu'il 
fait  en  elles  pour  sa  pure  gloire  :  les  dernières 
s'y  regardent  aussi  elles-mêmes  ,  et  unissent 
leur  intérêt  à  celui  de  Dieu.  Si  les  premières 
vouloient  ôter  aux  autres  ce  mélange  et  cet  ap- 
pui en  elles-mêmes  par  rapport  aux  grâces,  elles 
feroient  le  même  mal  que  si  on  sevroit  un  enfant 
qui  ne  peut  encore  manger  :  lui  ôter  la  mamelle, 
c'est  le  faire  mourir.  Il  ne  faut  jamais  vouloir 
ôter  à  une  ame  ce  qui  la  nourrit  encore,  et  que 
Dieu  lui  laisse  pour  soutenir  son  intirmité.  C'est 
détruire  la  grâce  que  de  vouloir  la  prévenir.  Il 
ne  faut  pas  aussi  que  le  second  genre  de  per- 
sonnes condamne  les  autres,  quoiqu'elles  ne 
soient  point  occupées  de  leur  propre  perfection 
dans  les  grâces  qu'elles  reçoivent.  Dieu  tait  en 
chacun  ce  qu'il  lui  plaît  :  t Esprit  souffle  ou  il 
veut  *  et  comme  il  veut.  L'oubli  de  soi  dans 
la  pure  vue  de  Dieu  est  un  état  où  Dieu  peut 
faire  dans  une  ame  tout  ce  qui  lui  est  le  plus 
agréable.  L'importance  est  que  le  second  genre 


de  personnes  ne  soit  point  curieux  sur  l'état  des 
autres,  et  que  les  autres  ne  veuillent  point  leur 
faire  connoître  les  épreuves  auxquelles  Dieu  ne 
les  appelle  pas. 


xxir. 

ÉCOLIER  LA  PAROLE  INTERIEURE  DE  l' ESPRIT  SAINT  : 

snvRE  l'inspiration   qui   nous  appelle  a  un 

ENTIER    DÉPOUILLEMENT. 

Il  est  certain  ,  par  l'Ecriture  * ,  que  l'Esprit 
deDieu  habite  au  dedans  de  nous,  qu'il  y  agit, 
qu'il  y  prie  sans  cesse,  qu'il  y  gémit,  qu'il  y  dé- 
sire, qu'il  y  demande  ce  que  nous  ne  savons  pas 
nous-mêmes  demander  ;  qu'il  nous  pousse  , 
nous  anime,  nous  parle  dans  le  silence,  nous  sug- 
gère toute  vérité,  et  nous  unit  tellement  à  lui  que 
nous  ne  sommes  plus  qu'zm  même  esprit  avec 
Dieu  '^.  Voilà  ce  que  la  foi  nous  apprend;  voilà 
ce  que  les  docteurs  les  plus  éloignés  delà  vie  in- 
térieure ne  peuvent  s'empêcher  de  reconnoître. 
Cependant,  malgré  ces  principes,  ils  tendent  tou- 
jours à  supposer,  dans  la  pratique ,  que  la  loi 
extérieure,  ou  tout  au  plus  une  certaine  lumière 
de  doctrine  et  de  raisonnement ,  nous  éclaire  au 
dedans  de  nous-mêmes,  et  qu'ensuite  c'est  no- 
tre raison  qui  agit  par  elle-même  sur  cette 
instruction.  On  ne  compte  point  assez  sur  le 
docteur  intérieur ,  qui  est  le  Saint-Esprit  ,  et 
qui  fait  tout  en  nous.  Il  est  l'ame  de  notre  ame  : 
nous  ne  saurions  former  ni  pensée  ni  désir  que 
par  lui.  Hélas!  quel  est  donc  notre  aveuglement! 
Nous  comptons  comme  si  nous  étions  seuls 
dans  ce  sanctuaire  intérieur  :  et  tout  au  con- 
traire. Dieu  y  est  plus  intimement  que  nous  n'y 
sommes  nous-mêmes. 

Vous  me  direz  peut-être  :  Est-ce  que  nouS 
sommes  inspires?  Oui ,  sans  doute;  mais  non 
pas  comme  les  prophètes  et  les  apôtres.  Sans 
l'inspiration  actuelle  de  l'esprit  de  grâce  ,  nous 
ne  pouvons  ni  faire  ,  ni  vouloir  ,  ni  croire  au- 
cun bien.  Nous  sommes  donc  toujours  inspirés; 
mais  nous  étoufîbns  sans  cesse  cette  inspiration. 
Dieu  ne  cesse  point  de  parler  ;  mais  le  bruit  des 
créatures  au  dehors  et  de  nos  passions  au  de- 
dans, nous  étourdit  et  nous  empêche  de  l'en- 
tendre. Il  faut  faire  taire  toute  créature,  il  faut 
se  faire  taire  soi-même  ,  pour  écouter  dans  ce 
profond  silence  de  toute  l'ame  cette  voix  inef- 
fable de  l'Epoux.  Il  faut  prêter  l'oreille;  car  c'est 


1  Joan.  m.  8. 


'  Rom.  viii.  9  :  et  Joau.  xiv.  16.  -  =-  -  I  Cor.  vi.  il. 


ET  LA  PERFECTION  (^.HRÉTIENNE. 


119 


une  voix  douce  cl  dclicalo  ,  qui  n'est  entendue 
que  de  ceux  qui  n'entendent  plus  tout  le  reste. 
0  qu'il  est  rare  que  l'aine  se  taise  assez  pour 
laisser  parler  Dieu  !  Le  moindre  murmure  de 
nos  vains  désirs,  ou  d'un  amour-propre  atten- 
tif à  soi,  conlbud  toutes  les  paroles  de  l'Esprit 
de  Dieu.  On  entend  bien  qu'il  j)arle  ,  et  qu'il 
demande  quelque  chose  ;  mais  on  ne  sait  point 
ce  qu'il  dit,  et  souvent  on  est  bien  aise  de  ne 
le  deviner  pas.  La  moindre  réserve,  le  moindre 
retour  sur  soi  ,  la  moindre  crainte  d'entendre 
trop  clairement  que  Dieu  demande  plus  qu'on 
ne  lui  veut  donner  ,  trouble  cette  parole  inté- 
rieure. Faut-il  donc  s'étonner  si  tant  de  gens, 
même  pieux,  mais  encore  pleins  d'amnsemens, 
de  vains  désirs,  de  fausse  sagesse, -de  contiance 
en  leurs  vertus,  ne  peuvent  l'entendre  ,  et  re- 
gardent cette  parole  intérieure  comme  une  chi- 
mère de  fanatiques?  Hélasîque  veulent-ils  donc 
dire  avec  leurs  raisonnemens  dédaigneux?  A  quoi 
serviroit  la  parole  extérieure  des  pasteurs  ,  et 
même  de  l'Ecriture  ,  s'il  n'y  avoit  une  parole 
intérieure  du  Saint-Esprit  même,  qui  donne  à 
l'autre  toute  son  efficace?  La  parole  extérieure , 
même  de  l'Evangile,  sans  cette  parole  vivante  et 
féconde  de  l'intérieur,  ne  seroit  qu'un  vain  son. 
C'est  la  lettre  qui  seule  tue,  et /'espv'^  seul  peut 
nous  vivifier  '.  0  Verbe  ,  ô  Parole  éternelle  et 
loule-puisanle  du  Père  ,  c'est  vous  qui  parlez 
dans  le  fond  des  âmes  !  Cette  parole  ,  sortie  de 
la  bouche  du  Sauveur  pendant  les  jours  de  sa 
vie  mortelle,  n'a  eu  tant  de  vertu ,  et  n'a  pro- 
duit tant  de  fruits  sur  la  terre  ,  qu'à  cause 
qu'elle  étoit  animée  par  celte  parole  de  vie  qui 
est  le  Verbe  même.  De  là  vient  que  saint 
Pierre  dit  :  .4  qui  irions-nom  ?  vous  avez  les 
paroles  de  la  vie  éternelle  -.  Ce  n'est  donc  pas 
seulement  la  loi  extérieure  de  l'Evangile  que 
Dieu  nous  montre  intérieurement  par  la  lu- 
mière de  la  raison  et  de  la  foi  :  c'est  son  espiit 
qui  parle, qui  nous  touche,  qui  op)ère  en  nous, 
et  qui  nous  anime  ;  en  sorte  que  c'est  cet  esprit 
qui  fait  en  nous  et  avec  nous  tout  ce  que  nous 
faisons  de  bien  ,  comme  c'est  notre  ame  qui 
anime  notre  corps  et  qui  en  règle  les  mou\e- 
mens. 

Il  est  donc  vrai  que  nous  sommes  sans  cesse 
inspirés,  et  que  nous  ne  vivons  de  la  vie  de  la 
grâce  qu'autant  que  nous  avons  cette  inspira- 
lion  intérieure.  Mais,  mon  Dieu,  peu  de  Chré- 
tiens la  sentent  ;  car  il  y  en  a  bien  peu  qui  ne 
l'anéantissent  par  leur  dissi[)ali()U  volonlaiie  ou 
par  leur   résistance.   Cette  inspiration  ne  doit 

*  1  Cw.  111.  6.  —  -  Juan.  vi.  6'J. 


point  nous  persuader  que  nous  soyons  sembla- 
bles aux  prophètes.  L'inspii-ation  des  prophètes 
étoit  pleine  de  certitude  pour  les  choses  que 
Dieu  leur  découvroit ,  ou  leur  commandoil  de 
l'aire;  c'étoit  un  mouvement  extraordinaire  ,  ou 
pour  révéler  les  choses  futures  ,  ou  pour  faire 
des  miracles,  ou  pour  agir  avec  toute  l'auto- 
rité divine.  Ici,  tout  au  contraire,  l'inspiration 
est  sans  lumière,  sans  certitude  ;  elle  se  borne 
à  nous  insinuer  l'obéissance,  la  patience,  la 
douceur,  rtiumilité,  et  toutes  les  autres  vertus 
nécessaires  à  tout  Chrétien.  Ce  n'est  point  un 
mouvement  divin  pour  prédire  ,  pour  changer 
les  lois  de  la  nature  ,  et  pour  commander  aux 
hommes  de  la  part  de  Dieu  ;  c'est  une  simple 
invitation  dans  le  fond  de  l'ame  pour  obéir,  pour 
nous  laisser  détruire  et  anéantir  selon  les  des- 
seins de  l'amour  de  Dieu.  Celte  inspiration , 
prise  ainsi  dans  ses  bornes  et  dans  sa  simpli- 
cité, ne  renferme  donc  que  la  doctrine  com- 
mune de  toute  l'Eglise  :  elle  n'a  par  elle-même, 
si  l'imagination  des  hommes  n'y  ajoute  rien  , 
aucun  piège  de  présomption  ni  d'illusion  ;  au 
contraire  elle  nous  tient  dans  la  main  de  Dieu 
sous  la  conduite  de  l'Eglise  ,  donnant  tout  à  la 
grâce  sans  blesser  notre  liberté,  et  ne  laissant 
rien  ni  à  l'orgueil  ni  à  l'imagination. 

Ces  principes  posés ,  il  faut  reconnoître  que 
Dieu  parle  sans  cesse  en  nous  ' .  11  parle  dans 
les  pécheurs  inq)énitens  ;  mais  ces  pécheurs  , 
élourcUspar  le  bruit  du  monde  et  de  leurs  pas- 
sions ,  ne  peuvent  l'entendre  ;  sa  parole  leur  est 
une  fable.  Il  parle  dans  les  pécheurs  qui  se  con- 
vertissent :  ceux-ci  sentent  les  remords  de  leur 
conscience  ;  et  ces  remords  sont  la  voix  de 
Dieu  qui  leur  reproche  intérieurement  leurs 
vices.  Quand  ces  pécheurs  sont  bien  touchés, 
ils  n'ont  pas  de  peine  à  comprendre  celte  voix 
secrète  ;  car  c'est  elle  qui  les  pénètre  si  vi- 
vement. Elle  est  en  eux  ce  glaive  à  deux 
trancimns,  dont  parle  sant  Paul';  il  \a.  jusqu'à 
la  division  de  l'ame  d'avec  clle-mênie.  Dieu  se 
fait  sentir  ,  goûter  ,  suivre  ;  on  entend  cette 
douce  voix  qui  porte  jusqu'au  fond  du  cœur  un 
reproche  tendre ,  et  le  cœur  en  est  déchiré  : 
voilà  la  vraie  et  pure  contrition.  Dieu  parle 
dans  les  personnes  éclairées,  savantes,  et  dont  la 
vie ,  extérieurement  régulière  en  tout ,  paroit 
ornée  de  beaucoup  de  vertus  ;  mais  souvent  ces 
l)er3onnes ,  pleines  d'elles-mêmes  et  de  leurs 
lumières,  s'écoutent  trop  pour  écouler  Dieu. 
Ou  tourne  tout  eu  raison  :  on  se  fait  des  prin- 
cipes de  sagesse  naturelle,  et  des  méthodes  de 

1   />   Iniit.   rii  ri.it  i ,  lib.    m,  c;ip    i  ,  ii.    I;   cnr-    l'i,  ii. 
3.  —  -  Hi'br.  IV.   1-2. 


120 


INSTRUCTIONS  SLTI  LA  MORALE 


prudence ,  de  tout  ce  qui  nous  viendroit  infi- 
niment mieux  par  le  canal  de  la  simplicité  et 
de  la  docilité  à  l'Esprit  de  Dieu.  Ces  personnes 
paroissent  bonnes,  quelquefois  plus  que  les  au- 
tres; elles  le  sont  même  jusqu'à  un  certainpoint: 
mais  c'est  une  bonté  mélangée.  On  se  possède, 
on  veut  toujours  se  posséder  selon  la  mesure 
de  sa  raison  :  on  veut  être  toujours  dans  la 
main  de  son  propre  conseil  ;  on  est  fort  et 
grand  à  ses  propres  yeux.  0  mon  Dieu  !  je  vous 
rends  grâces  avec  Jésus-Christ  '  de  ce  que  vous 
cachez  vos  secrets  ineffables  à  ces  grands  et  à 
ces  sages ,  tandis  que  vous  prenez  plaisir  à  les 
révéler  aux  âmes  foibles  et  petites  !  11  n'y  a  que 
les  enfans  avec  qui  vous  vous  familiarisez  sans 
réserve.  Vous  traitez  les  autres  à  leur  mode. 
Ils  veulent  du  savoir  et  des  vertus  hautes  ;  vous 
leur  donnez  des  lumières  éclatantes,  et  vous  en 
faites  des  espèces  de  héros.  Mais  ce  n'est  pas  là 
le  meilleur  partage.  Il  y  a  quelque  chose  de 
plus  caché  pour  vos  plus  chers  enfans.  Ceux-là 
reposent  avec  Jean  sur  votre  poitrine.  Pour  ces 
grands,  qui  craignent  toujours  de  se  ployer  et 
de  s'appetisser,  vous  les  laissez  dans  leur  gran- 
deur; vous  les  traitez  selon  leur  gravité.  Ils 
n'auront  jamais  vos  caresses  et  vos  familiarités  : 
il  faut  être  enfant  et  jouer  sur  vos  genoux  pour 
les  mériter.  J'ai  souvent  remarqué  qu'un  pé- 
cheur ignorant  et  grossier,  qui  commence  à  être 
touché  vivement  de  l'amour  de  Dieu  dans  sa 
conversion  ,  est  plus  disposé  à  entendre  ce  lan- 
gage intérieur  de  l'esprit  de  grâce,  que  certaines 
personnes  éclairées  et  savantes,  qui  ont  vieilli 
dans  leur  propre  sagesse.  Dieu,  qui  ne  cherche 
qu'à  se  communiquer,  ne  sait,  pour  ainsi  dire, 
où  poser  le  pied  dans  ces  âmes  pleines  d'elles- 
mêmes  ,  et  trop  nourries  de  leur  sagesse  et  de 
leurs  vertus  :  mais  son  entretien  familier, 
comme  dit  l'Ecriture  -,  est  avec  les  simples. 

Où  sont-ils  ces  simples?  Je  n'en  vois  guère. 
Dieu  les  voit ,  et  c'est  en  eux  qu'il  se  plaît  à 
habiter  :  Mon  Père  et  moi  ,  dit  Jésus-Christ  ^ , 
nous  y  viendrons,  et  nous  y  ferons  notre  démettre. 
0  qu'une  ame  livrée  à  la  grâce  sans  retour  sur 
soi ,  ne  se  comptant  pour  rien ,  et  marchant 
sans  mesure  au  gré  du  puramour  qui  est  le  par- 
fait guide,  éprouve  de  choses  que  les  sages  ne 
peuvent  ni  éprouver  ni  comprendre  !  J'ai  été 
sage  (je  l'ose  dire)  comme  un  autre;  mais 
alors,  croyant  tout  voir,  je  ne  voyois  rien. 
J'allois  tâtonnant  par  une  suite  de  raisonne- 
mens;  mais  la  lumière  ne  luisoit  point  dans 
mes  ténèbres.   J'étois  content  de   raisonner. 


Mais,  hélas!  quand  une  fois  on  a  fait  taire  tout 
ce  qui  est  en  nous  pour  écouter  Dieu  ,  on  sait 
tout  sans  rien  savoir  ;  et  on  ne  peut  douter  que 
jusque-là  on  ait  ignoré  tout  ce  qu'on  s'imaginoit 
comprendre.  Tout  ce  qu'on  tenoit  échappe,  et 
on  ne  s'en  soucie  plus  :  on  n'a  plus  rien  à  soi  ; 
on  a  tout  perdu  ;  on  s'est  perdu  soi-même.  Il  y 
a  un  j'e  ne  sais  quoi  qui  dit  au  dedans  ,  comme 
l'épouse  du  Cantique  :  Faites-moi  entendre 
votre  voix  ;  quelle  raisonne  à  mes  oreilles  *.  0 
qu'elle  est  douce  cette  voix  !  elle  fait  tressaillir 
toutes  mes  entrailles.  Parlez  ,  ô  mon  époux,  et 
que  nul  autre  que  vous  n'ose  parler!  Taisez- 
vous  ,  mon  ame  :  parlez ,  ô  amour  ! 

Je  dis  qu'alors  on  sait  tout  sans  rien  savoir. 
Ce  n'est  pas  qu'on  ait  la  présomption  de  croire 
qu'on  possède  en  soi  toute  venté.  Non  ,  non, 
tout  au  contraire  :  on  sent  qu'on  ne  voit  rien , 
qu'on  ne  peut  rien  et  qu'on  n'est  rien.  On  le 
sent ,  et  on  est  ravi.  Mais  ,  dans  cette  désap- 
propriafion  sans  réserve,  on  trouve  de  moment 
à  autre  dans  l'infini  de  Dieu  tout  ce  qu'il  faut 
selon  le  cours  de  sa  providence.  C'est  là  qu'on 
trouve  le  pain  quotidien  de  vérité  comme  de 
toute  autre  chose,  sans  en  faire  provision.  C'est 
alors  que  l'onction  nous  enseigne  toute  vérité 
en  nous  ôtant  toute  sagesse  ,  toute  gloire  ,  tout 
intérêt,  toute  volonté  propre;  en  nous  tenant 
contens  dans  notre  impuissance ,  et  au-dessous 
de  toute  créature ,  prêts  à  céder  aux  derniers 
vers  de  la  terre  ,  prêts  à  confesser  nos  plus  se- 
crètes misères  à  la  face  de  tous  les  hommes  ;  ne 
craignant  dans  les  fautes  que  l'infidélité ,  sans 
craindre  ni  le  châtiment  ni  la  confusion.  En  cet 
état ,  dis-je  ,  l'Esprit  nous  enseigne  toute  vé- 
rité ;  car  toute  vérité  est  comprise  éminemment 
dans  ce  sacrifice  d'amour,  où  l'ame  s'ôte  tout 
pour  donner  tout  à  Dieu.  Voilà  la  manne  ,  qui  , 
sans  être  chaque  viande  particulière,  a  le  goût 
de  toutes  les  viandes. 

Dans  les  commencemens  ,  Dieu  nous  atta- 
quoit  par  le  dehors  :  il  nous  arrachoit  peu  à  peu 
toutes  les  créatures  que  nous  aimions  trop  et 
contre  sa  loi.  Mais  ce  travail  du  dehors^  quoique 
essentiel  pour  poser  le  fondement  de  tout  l'édi- 
fice, n'en  fait  qu'une  bien  petite  partie.  0  que 
l'ouvrage  du  dedans ,  quoique  invisible ,  est 
sans  comparaison  plus  grand  ,  plus  difficile  et 
plus  merveilleux  !  Il  vient  un  temps  où  Dieu, 
après  nous  avoir  bien  dépouillés  ,  bien  morti- 
fiés par  le  dehors  sur  les  créatures  auxquelles 
nous  tenions,  nous  attaque  par  le  dedans  pour 
nous  arracher  à  nous-mêmes.  Ce  n'est  plus  les 


«  Malth.  XI.  12.  —  2  Prov,  m    32.  —  '  Joaii.  xiv.  23.  '  Caiil.  ii.  U. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


121 


objets  étrangers  qu'il  nous  ôte  :  alors  il  nous  ar- 
rache le  riioi.  qui  ctoit  le  centre  de  notre  amour. 
Nous  n'aimions  tout  le  reste  que  pour  ce  moi  ; 
et  c'est  ce  moi  que  Dieu  poursuit  impitoyable- 
ment et  sans  relâche.  Oter  à  un  homme  ses 
habits  ,  c'est  le  traiter  mal  ;  mais  ce  n'est  rien 
eu  comparaison  de  la  rigueur  qui  l'écorcheroit 
et  qui  ne  laisseroit  aucune  chair  sur  tous  ses 
os.  Coupez  les  branches  d'un  arbre  ,  bien  loin 
de  le  faire  mourir,  vous  fortifiez  sa  sève  ,  il  re- 
pousse de  tous  côtés;  mais  attaquez  le  tronc  , 
desséchez  la  racine,  il  se  dépouille  ,  il  languit, 
il  meurt.  C'est  ainsi  que  Dieu  prend  plaisir  à 
nous  faire  mourir. 

Pour  la  morfification  extérieure  des  sens ,  il 
nous  la  fait  faire  par  certains  efforts  de  courage 
contre  nous-mêmes.  Plus  les  sens  sont  amortis 
par  ce  courage  de  l'ame ,  plus  l'ame  voit  sa 
vertu,  et  se  soutient  par  son  travail.  Mais  dans 
la  suite  Dieu  se  réserve  à  lui-même  d'attaquer 
le  fond  de  cette  ame,  et  de  lui  arracher  jusqu'au 
dernier  soupir  de  toute  vie  proj)re.  Alors  ce 
n'est  plus  par  la  force  de  l'ame  qu'il  combat 
les  objets  extérieurs  ;  c'est  par  la  foiblesse  de 
l'ame  qu'il  la  tourne  contre  elle-même.  Elle 
se  voit  ;  elle  a  horreur  de  ce  qu'elle  voit.  Elle 
demeure  fidèle  :  mais  elle  ne  voit  plus  sa  fidé- 
lité. Tous  les  défauts  qu'elle  a  eus  jusqu'alors 
s'élèvent  contre  elle  ;  et  souvent  il  en  paroît  de 
nouveaux  dont  elle  ne  s'étoit  jamais  défiée.  Elle 
ne  trouve  plus  cette  ressource  de  ferveur  et  de 
courage  qui  la  soutenoit  autrefois.  Elle  tombe 
en  défaillance  ;  elle  est,  comme  Jésus-Christ  , 
triste  jusqu'à  la  mort.  Tout  ce  qui  lui  reste  , 
c'est  la  volonté  de  ne  tenir  à  rien  et  de  laisser 
faire  Dieu  sans  réserve.  Encore  même  n'a-t- 
elle  pas  la  consolafion  d'apercevoir  en  elle 
cette  volonté.  Ce  n'est  plus  une  volonté  sensi- 
ble et  réfléchie ,  mais  une  volonté  simple  ,  sans 
retour  sur  elle-même  ,  et  d'autant  plus  cachée 
qu'elle  est  plus  intime  et  plus  profonde  dans 
l'ame.  En  cet  état,  Dieu  prend  soin  de  tout  ce 
qui  est  nécessaire  pour  détacher  cette  personne 
d'elle-même.  Il  la  dépouille  peu  à  peu  ,  en  lui 
ôtant  l'un  après  l'autre  tous  les  habits  dont  elle 
jétoit  revêtue.  Les  derniers  dépouillemens  , 
quoiqu'ils  ne  soient  pas  toujours  les  plus  grands, 
sont  néanmoins  les  plus  rigoureux.  Quoique  la 
robe  soit  en  elle-même  plus  précieuse  que  la 
chemise  ,  on  sent  bien  plus  la  perte  de  la  che- 
mise que  celle  de  la  robe.  Dans  les  premiers 
dépouillemens ,  ce  qui  reste  console  de  ce  qu'on 
perd;  dans  les  derniers,  il  ne  reste  qu'amer- 
tume ,  nudité  et  confusion. 

On  demandera  peut-être  en  quoi  consistent 


ces  dépouillemens;  mais  je  ne  puis  le  dire.  Ils 
sont  aussi  diflérens  que  les  hommes  sont  diffé- 
rens  entre  eux.  Chacun  souffre  les  siens  suivant 
ses  besoins  et  les  desseins  de  Dieu.  Comment 
peut-on  savoir  de  quoi  on  sera  dépouillé  ,  si  on 
ne  sait  pas  de  quoi  on  est  revêtu?  Chacun  tient 
à  une  infinité  de  choses  qu'il  ne  devineroit  ja- 
mais. Il  ne  seul  qu'il  y  est  attaché  que  quand 
on  les  lui  ôte.  Je  ne  sens  mes  cheveux  que 
quand  on  les  arrache  de  ma  tête.  Dieu  nous  dé- 
veloppe peu  à  peu  notre  fond  qui  nous  étoit  in- 
connu ;  et  nous  sommes  tout  étonnés  de  décou- 
vrir, dans  nos  vertus  mêmes ,  des  vices  dont 
nous  nous  étions  toujours  crus  incapables.  C'est 
comme  une  grotte  qui  paroît  sèche  de  tous  côtés, 
et  d'où  l'eau  rejaillit  tout-à-coup  par  les  en- 
droits dont  on  se  déficit  le  moins. 

Ces  dépouillemens  que  Dieu  nous  demande 
ne  sont  point  d'ordinaire  ce  qu'on  pourroit  s'i- 
maginer. Ce  qui  est  attendu  nous  trouve  pré- 
parés ,  et  n'est  guère  propre  à  nous  faire  mou- 
rir. Dieu  nous  surprend  par  les  choses  les  plus 
imprévues.  Ce  sont  des  riens ,  mais  des  riens 
qui  désolent,  etquifont  lesupplice  de  l'amour- 
propre.  Les  grandes  vertus  éclatantes  ne  sont 
plus  de  saison  :  elles  soutiendroient  l'orgueil  ; 
elles  donneroient  une  certaine  force  et  une  as- 
surance intérieure  et  contraire  aux  desseins  de 
Dieu ,  qui  est  de  nous  faire  perdre  terre.  Alors 
c'est  une  conduite  simple  et  unie  ;  tout  est 
commun.  Les  autres  ne  voient  rien  de  grand  , 
et  la  personne  même  ne  trouve  rien  de  soi  que 
de  naturel ,  de  foible  et  de  relâché  :  mais  on 
aimeroit  cent  fois  mieux  jeûner  toute  sa  vie  au 
pain  et  à  l'euu ,  et  pratiquer  les  plus  grandes 
austérités,  que  de  souffrir  tout  ce  qui  se  passe 
au  dedans.  Ce  n'est  pas  qu'on  ait  un  goût  de 
ferveur  pour  les  austérités  ;  non  ,  cette  ferveur 
s'est  évanouie  :  mais  on  trouve ,  dans  la  sou- 
plesse que  Dieu  demande  pour  une  infinité  de 
petites  choses,  plus  de  renouccmens  et  plus  de 
mort  à  soi  ,  qu'il  n'y  en  auroit  dans  de  grands 
sacrifices.  Cependant  Dieu  ne  laisse  point  l'ame 
en  repos  ,  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  rendue  souple 
et  maniable  en  la  pliant  de  tous  côtés.  Il  faut 
parler  trop  ingénument  ,  puis  il  faut  se  taire  ; 
il  faut  être  loué,  puis  blâmé  ,  puis  oublié,  puis 
examiné  de  nouveau  ;  il  faut  être  bas  ,  il  faut 
être  haut  ;  il  faut  se  laisser  condamner  sans 
dire  un  mot  qui  justitieroit  d'abord  :  une  autre 
fois  il  faut  dire  du  bien  de  soi.  Il  faut  consentir 
à  se  trouver  foible  ,  inquiet ,  irrésolu  sur  une 
bagatelle  ;  à  montrer  des  dépits  de  petit  enfant; 
à  choquer  ses  amis  par  sécheresse  ;  à  devenir 
jaloux  et  défiant ,   sans  nulle  raison  ;    même  à 


i^ 


INSTRUCTIONS  SUH  LA  MORALE 


dire  ses  jalousies  les  plus  sottes  à  ceux  contre 
qui  on  les  éprouve  ;  à  parler  avec  patience  et 
ingénuité  à  certaines  gens ,  contre  leur  goût  et 
contre  le  sien  propre  ,  sans  fruit  ;  à  paroître 
artificieux  et  de  mauvaise  foi  :  eniin  à  se  trouver 
soi-même  sec,  languissant,  dégoûté  de  Dieu, 
dissipé  et  si  éloigné  de  tout  sentiment  de  grâce, 
qu'on  est  tenté  de  tomber  dans  le  désespoir. 
Voilà  des  exemples  de  ces  dépouillemens  inté- 
rieurs ,  qui  me  viennent  maintenant  dans  l'es- 
prit ;  mais  il  y  en  a  une  inlinité  d'autres  que 
Dieu  assaisonne  à  chacun  selon  ses  desseins. 

Qu'on  ne  me  dise  point  que  ce  sont  des  ima- 
ginations creuses.  Peut-on  douter  que  Dieu 
n'agisse  immédiatement  dans  les  âmes?  Peut- 
on  douter  qu'il  n'y  agisse  pour  les  faire  mourir 
à  elles-mêmes?  Peut-on  douter  que  Dieu,  après 
après  avoir  arraché  les  passions  grossières  , 
n'attaque  au  dedans  tous  les  retours  subtils  de 
l'amour-propre  ,  surtout  dans  les  âmes  qui  se 
sont  livrées  généreusement  et  sans  i-éserve  à 
l'esprit  de  grâce  !  Plus  il  veut  les  purifier,  plus 
il  les  éprouve  intérieurement.  Le  monde  n'a 
point  d'yeux  pour  voir  ces  épreuves,  ni  d'o- 
reilles pour  les  entendre  :  mais  le  monde  est 
aveugle;  sa  sagesse  n'est  que  mort;  elle  ne 
peut  compatir  avec  l'esprit  de  vérité.  //  71  y  a 
que  l'Esprit  de  Dieu,  comme  dit  l'Apôtre  *  , 
qui  puisse  pénétrer  les  profondeiirs  de  Dieu 
même. 

Dans  les  commencemens ,  on  n'est  point 
encore  accoutumé  à  cette  conduite  du  dedans, 
qui  va  à  nous  dépouiller  parle  fond.  On  veut 
bien  se  taire  ,  être  recuedli  ,  souffrir  tout  , 
se  laisser  mener  au  cours  de  la  Providence  , 
comme  un  honune  qui  se  laisseroit  porter  par 
le  courant  d'un  fleuve  ;  mais  on  n'ose  encore 
se  hasarder  à  écouter  la  voix  intérieure  pour 
les  sacrifices  que  Dieu  prépare.  On  est  comme 
l'enfant  Samuel,  qui  n'étoit  point  encore  ac- 
coutumé aux  communications  du  Seigneur.  Le 
Seigneur  l'appeloit,  il  croyoitque  c'étoitHéli  ^ 
Héli  disoit  :  Mon  enfant,  vous  avez  rêvé ,  per- 
sonne ne  vous  parle.  Tout  de  même  on  ne  sait  si 
c'est  quelque  imagination  qui  nous  pousseroit 
trop  loin.  Souvent  le  grand-prêtre  Héli,  c'est- 
à-dire  les  conducteurs  nous  disent  que  nous 
avons  rêvé ,  et  que  nous  demeurions  en  repos. 
Mais  Dieu  ne  nous  y  laisse  point,  et  nous  réveille 
jusqu'à  ce  que  nous  prêtions  l'oreille  à  ce  qu'il 
veut  dire.  S'il  s'agissoit  de  visions ,  d'appari- 
tions, de  révélations ,  de  lumières. extraordi- 
naires ,  de  miracles,  de  conduite  contraire  aux 

*  /  Cor.  11.  10  et  11.  —  "^  /  Ri-(j.  m.  k  ,  etc. 


seutimens  de  l'Eglise ,  ou  auroit  raison  de  ne 
s'y  arrêter  pas.  Mais  quand  Dieu  nous  amenés 
jusqu'à  un  certain  point  de  détachement ,  et 
qu'ensuite  nous  avons  une  conviction  intéiieure 
qu'il  veut  encore  certaines  choses  innocentes  , 
qui  ne  vont  qu'à  devenir  plus  simples,  et  qu'à 
mourir  plus  profondément  à  nous-mêmes, y  a- 
t-il  de  l'illusion  à  suivre  ces  mouvemens?  Je 
suppose  qu'on  ne  les  suit  pas  sans  un  bon  con- 
seil. La  répugnance  que  notre  sagesse  et  notre 
amour-propre  ont  à  suivre  ces  mouvemens 
marque  assez  qu'ils  sont  de  grâce;  car  alors  on 
voit  bien  qu'on  n'est  retenu  contre  ces  mouve- 
mens ,  que  par  quelque  sensibilité  et  quelque 
retour  sur-soi-même.  Plus  on  craint  de  faire 
ces  choses ,  plus  on  en  a  besoin  ;  car  c'est  une 
crainte  qui  ne  vient  que  de  délicatesse  ,  de  dé- 
faut de  souplesse  ,  et  d'attachement  ou  à  ses 
goûts  à  ou  ses  vues.  Or  il  faut  mourir  à  tous  ses 
sentimens  de  vie  naturelle.  Ainsi  tout  prétexte 
de  reculer  est  ôté  par  la  conviction  qui  est  au 
fond  du  cœur,  qu'elles  aideront  à  nous  faire 
mourir. 

La  souplesse  et  la  promptitude  pour  céder  à 
ces  mouvemens  est  ce  qui  avance  le  plus  les 
âmes.  Celles  qui  ont  assez  de  générosité  pour 
n'hésiter  jamais  font  bientôt  un  progrès  in- 
croyable. Les  autres  raisonnent ,  et  ne  man- 
quent jamais  de  raisons  pour  se  dispenser  de 
faire  ce  qu'elles  ont  au  cœur  ;  elles  veulent  et 
ne  veulent  pas;  elles  attendent  des  certitudes  ; 
elles  cherchent  des  conseils  à  leur  point ,  qui 
les  déchargent  de  ce  qu'elles  craignent  de  faire  ; 
à  chaque  pas  elles  s'arrêtent  et  regardent  eu 
arrière;  elles  languissent  dans  l'irrésolution, 
et  éloignent  insensiblement  l'Esprit  de  Dieu. 
D'abord  elles  le  contristent  par  leurs  hésita- 
tions ;  puis  elles  l'irritent  par  des  résistances 
formelles  ;  enfin  elles  l'éteignent  par  ces  résis- 
tances réitérées. 

Quand  on  résiste,  on  trouve  des  prétextes  pour 
couvrir  sa  résistance  et  pour  l'autoriser;  mais 
insensiblement  on  se  dessèche  soi-même  ;  ou 
perd  la  simplicité  ;  et,  quelque  effort  qu'on  fasse 
pour  se  tromper,  on  n'est  point  en  paix  ;  il  y  a 
toujours  dans  le  fond  de  la  conscience  un  je  ne 
sais  quoi  qui  reproche  qu'on  a  manqué  à  Dieu. 
Mais,  comme  Dieu  s'éloigne  ,  parce  qu'on  s'est 
éloigné  de  lui ,  l'aine  s'endurcit  peu  à  peu.  Elle 
n'est  plus  en  paix;  mais  elle  ne  cherche  point 
la  vraie  paix  ;  au  contraire ,  elle  s'en  éloi- 
gne de  plus  en  plus  en  la  cherchant  où  elle 
n'est  pas.  C'est  comme  un  os  qui  est  déboî- 
té .  et  qui  fait  toujours  une  douleur  secrète  ; 
mais  quoiqu'il  soit  dans  un  étal  violent  hors  de 


KT   LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


r23 


sa  place  ,  il  ne  tend  point  à  y  rentrer  ;  tout  au 
contraire  ,  il  s'affermit  dans  sa  mauvaise  situa- 
tion. 0  qu'une  ame  est  digne  de  pitié  lorsqu'elle 
conuTience  à  rejeter  les  invitations  secrètes  de 
Dieu  qui  demande  qu'elle  meure  à  tout  !  D'a- 
bord ce  n'est  qu'un  atome  ;  mais  cet  atome  de- 
vient une  montagne,  et  forme  bientôt  une  espèce 
de  chaos  impénétrable  entre  Dieu  et  elle.  On  fait 
le  sourd  quand  Dieu  demande  une  petite  sim- 
plicité :  on  craint  <le  l'entendre  ;  on  voudroit 
bien  pouvoir  se  dire  à  soi-même  quon  ne  l'a 
pas  entendu  ;  on  se  le  dit  même  ,  mais  on  ne 
se  le  persuade  pas.  On  s'embrouille  ,  on  doute 
de  tout  ce  qu'on  a  éprouvé  ;  et  les  grâces  qui 
avoient  le  plus  servi  à  nous  rendre  simples 
et  petits  dans  la  main  de  Dieu  ,  commencent  à 
paroître  comme  des  illusions.  On  cherche  au 
dehors  des  autorités  de  directeurs  pour  apaiser 
les  troubles  du  dedans  ;  on  ne  manque  pas  d'en 
trouver  ;  car  il  y  en  a  tant  qui  ont  peu  d'expé- 
rienre ,  même  avec  beaucoup  de  savoir  et  de 
piété  !  En  cet  état ,  plus  on  veut  se  guérir, 
plus  on  se  fait  malade.  On  est  comme  un  cerf , 
qui  est  blessé ,  et  qui  porte  dans  ses  flancs  le 
trait  dont  il  est  percé  ;  plus  il  s'agite  au  travers 
des  forêts  pour  s'en  délivrer,  plus  il  l'enfonce 
dans  son  corps.  î{é\aii\  qui  est  celui  qui  a  7'é- 
sisté  à  Dieu  et  qui  a  eu  la  poix  '.  Dieu,  qui  est 
lui  seul  la  paix  véritable  ,  peut-il  laisser  tran- 
quille un  cœur  qui  s'oppose  à  ses  desseins  ? 
Alors  on  est  comme  les  personnes  qui  ont  une 
maladie  inconnue.  Tous  les  médecins  emploient 
leur  art  à  les  soulager,  et  rien  ne  les  soulage. 
Vous  les  voyez  tristes ,  abattus  ,  languissans  :  il 
n'y  a  ni  aliment  ni  remède  qui  puisse  leur  faire 
aucun  bien  ;  ils  dépérissent  chaque  jour.  Faut- 
il  s'étonner  qu'en  s'égarant  de  sou  vrai  chemin 
on  aille  hors  de  toute  route,  s'égarant  sans  cesse 
de  plus  en  plus  ? 

Mais ,  direz-vous ,  les  coiuniencemens  de 
tous  ces  malheurs  ne  sont  rien  :  il  est  vrai , 
mais  les  suites  en  sont  funestes.  On  ne  vou- 
loit  rien  réserver  dans  le  sacriiice  qu'on  faisoit 
à  Dieu  ;  c'est  ainsi  qu'on  étoit  disposé  en  re- 
gardant les  choses  de  loin  confusément  :  mais 
ensuite,  quand  Dieu  nous  prend  au  mot,  et 
accepte  en  détail  nos  offres,  on  sent  mille  répu- 
gnances très-fortes  dont  on  ne  se  défioit  pas.  Le 
courage  manque  ,  les  vains  prétextes  viennent 
flatter  un  cohu-  foible  et  ébranle  :  d'abord  on 
retarde,  et  on  doute  si  on  doit  suivre;  puis 
on  ne  fait  que  la  moitié  de  ce  que  Dieu  de- 
mande ;  on  y  mêle  avec  l'opération  divine  un 

'  Job.  IX.  4. 


certain  mouvement  [)ropre  et  des  manières  na- 
turelles, pour  conserver  quelque  ressource  à 
ce  fond  corrotnpu  qui  ne  veut  point  mourir. 
Dieu  ,  jaloux,  se  refroidit.  L'ame  commence  à 
vouloir  fermer  les  yeux  ,  pour  ne  pas  voir  plus 
qu'elle  n'a  le  courage  de  faire.  Dieu  la  laisse  à 
sa  foiblesse  et  à  sa  lâcheté,  puisqu'elle  veut 
y  être  laissée.  Mais  comprenez  combien  sa  faute 
est  grande.  Plus  elle  a  reçu  de  Dieu  ,  plus 
elle  doit  lui  rendre.  Elle  a  reçu  un  amour 
prévenant  et  des  grâces  singulières  ;  elle  a  goûté 
le  don  de  l'amour  pur  et  désintéressé,  que  tant 
d'ames ,  d'ailleurs  très-pieuses,  n'ont  jamais 
senti.  Dieu  n'a  rien  ménagé  pour  la  posséder 
toute  entière.  Il  est  devenu  l'époux  intérieur  ; 
il  a  pris  soin  de  faire  tout  dans  son  épouse  ; 
mais  il  est  infiniment  jaloux  :  mais  ne  vous 
étonnez  pas  des  rigueurs  de  sa  jalousie.  De 
quoi  est-il  donc  si  jaloux?  Est-ce  des  ta- 
lens,  des  lumières,  delà  régularité  des  ver- 
tus extérieures  ?  Non  ;  il  est  condescendant 
et  facile  sur  toutes  ces  choses.  L'amour  n'est 
jaloux  que  sur  l'amour  ;  toute  sa  délicatesse 
ne  tombe  que  sur  la  droiture  de  la  volonté. 
Il  ne  peut  souffrir  aucun  partage  du  cœur 
de  l'épouse  ,  et  il  souffre  encore  moins  tous 
les  prétextes  dont  l'épouse  cherche  à  se  trom- 
per pour  excuser  le  partage  de  son  cœur. 
Voilà  ce  qui  allume  le  feu  dévorant  de  sa  ja- 
lousie. Tant  que  l'amour  pur  et  ingénu  vous 
conduira  ,  ô  épouse  ,  l'époux  supportera  avec 
une  patience  sans  homes  tout  ce  que  vous  ferez 
d'irrégulier,  par  mégarde  ou  par  fragilité  ,  sans 
préjudice  de  la  droiture  de  votre  cœur  :  mais 
dès  le  moment  que  votre  amour  refusera  quelque 
chose  à  Dieu  ,  et  que  vous  voudrez  vous  trom- 
per vous-même  dans  ce  refus  ,  l'époux  vous  re- 
gardera comme  une  épouse  infidèle  qui  veut 
couvrir  son  infidélité. 

Combien  d'ames  ,  après  de  grands  sacrifices, 
tombent  dans  ces  résistances  !  La  fausse  sagesse 
cause  presque  tous  ces  malheurs.  Ce  n'est  pas 
tant  pour  n'avoir  pas  assez  de  courage,  que  pour 
avoir  trop  de  raison  humaine  qu'on  s'arrête 
dans  cette  course.  Il  est  vrai  que  Dieu  ,  quand 
il  a  appelé  les  âmes  à  cet  état  de  sacrifice  sans 
réserve  ,  les  traite  à  proportion  des  dons  inef- 
fables dont  il  les  a  comblées.  Il  est  insatiable 
de  mort ,  de  perte ,  de  renoncement  -,  il  est 
même  jaloux  de  ses  dons ,  parce  que  l'excel- 
lence de  ses  dons  nourrit  en  nous  secrètement 
une  certaine  conliance  propre.  Il  faut  que  tout 
soit  détruit,  que  tout  périsse.  Nous  avons  tout 
donné  :  Dieu  veut  nous  ôter  tout  ;  et  en  effet  il 
ne  nous  laisse  rien.  S'il  y  a  encore  la  moindre 


124 


INSTRUCTIONS  SLR  LA  MORALE 


chose  à  laquelle  nous  tenions ,  si  bonne  qu'elle 
paroisse  ,  c'est  celle-là  qu'il  vient,  le  glaive  en 
main,  couper  jusqu'au  dernier  repli  de  notre 
cœur.  Si  nous  craignons  encore  par  quelque 
endroit ,  c'est  cet  endroit  par  où  il  vient  nous 
prendre;  car  il  nous  prend  toujours  par  l'en- 
droit le  plus  foible.  11  nous  pousse  sans  nous 
laisser  jamais  respuer.  Faut-il  s'en  étonner? 
Peut-on  mourir  tandis  qu'on  respire  encore? 
Nous  voulons  que  Dieu  nous  donne  le  coup  de 
la  mort;  mais  nous  voudrions  mourir  sans 
douleur;  nous  voudrions  mourir  à  toutes  nos 
volontés  par  le  choix  de  notre  volonté  même  ; 
nous  voudrions  tout  perdre  et  retenir  tout. 
Hélas!  quelle  agonie,  quelles  angoisses,  quand 
Dieu  nous  mène  jusqu'au  bout  de  nos  forces  ! 
On  est  entre  ses  mains  connue  un  malade  dans 
celles  d'un  chirurgien  qui  fait  une  opération 
douloureuse;  ou  tombe  en  défaillance.  Mais 
celte  comparaison  n'est  rien  ;  car,  après  tout, 
l'opération  du  chirugien  est  pour  nous  faire 
vivre,  et  celle  de  Dieu  pour  nous  faire  réelle- 
ment mourir. 

Pauvres  âmes  !  âmes  foibles  !  que  ces  der- 
niers coups  vous  accablent  !  L'attente  seule  vous 
fait  frémir,  et  retourner  en  arrière.  Combien  y 
en  a-t-il  qui  n'achèvent  point  de  traverser  l'af- 
freux désert  !  A  peine  deux  ou  trois  verront  la 
terre  promise.  Malheur  à  celles  de  qui  Dieu  at- 
tendoit  tout  ,  et  qui  ne  remplissent  point  leur 
grâce  !  Malheur  à  quiconque  résiste  intérieu- 
rement !  Etrange  péché ,  que  celui  de  pécher 
contre  le  Saint-Esprit  !  Ce  péché,  irrémissible 
en  ce  monde  et  en  l'autre  .  n'est-il  pas  celui  de 
résister  à  l'invitation  intérieure?  Celui  qui  y 
résiste  pour  sa  conversion,  sera  puni  en  ce 
monde  parle  trouble,  et  en  l'autre  parles  dou- 
leurs de  l'enfer.  Celui  qui  y  résiste  pour  mourir 
sans  réserve  à  lui-même  ,  et  pour  se  livrer  à  la 
grâce  du  pur  amour,  sera  puni  en  ce  monde 
par  les  remords  ,  et  en  l'autre  par  le  feu  ven- 
geur du  purgatoire.  Il  faut  faire  son  purgatoire 
en  ce  monde  ou  en  l'autre  ,  ou  par  le  martyre 
intérieur  du  pur  amour,  ou  par  les  tourmens 
de  la  justice  divine  après  la  mort.  Heureux 
celui  qui  n'hésite  jamais,  qui  ne  craint  que  de 
ne  suivre  pas  assez  proniptement  ,  qui  aime 
toujours  mieux  faire  trop  que  trop  peu  contre 
lui-même  !  Heureux  celui  qui  présente  hardi- 
ment toute  l'étoffe  dès  qu'on  lui  demande  un 
échantillon  ,  et  qui  laisse  tailler  Dieu  en  plein 
drap  !  Heureux  celui  qui  ,  ne  se  comptant  pour 
rien  ,  ne  met  jamais  Dieu  dans  la  néeessiié  de 
le  ménager!  Heureux  celui  que  tout  ceci  n'ef- 
fraie point. 


On  croit  que  cet  état  est  horrible;  on  se 
trompe,  on  se  trompe  :  c'est  là  qu'on  trouve 
la  paix,  la  liberté  ,  et  que  le  cœur,  détaché  de 
tout,  s'élargit  sans  bornes,  en  sorte  qu'il  de- 
vient immense  ;  rien  ne  le  rétrécit  ;  et,  selon  la 
promesse,  il  devient  une  même  chose  avec  Dieu 
même. 

0  mou  Dieu ,  vous  seul  pouvez  donner  la 
paix  qu'on  éprouve  en  cet  état-là.  Plus  l'ame 
se  sacrifie  sans  ménagement  et  sans  retour  sur 
elle-même  ,  plus  elle  est  libre.  Taudis  qu'elle 
n'hésite  point  à  tout  perdre  et  à  s'oublier,  elle  pos- 
sède tout.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  point  une  pos- 
session réfléchie  ,  en  sorte  qu'on  se  dise  à  soi- 
même  :  Oui,  je  suis  en  paix,  et  je  vis  heureux  ; 
car  ce  seroit  trop  retomber  sur  soi  ,  et  se  cher- 
cher après  s'être  quitté  :  mais  c'est  une  image 
de  l'état  des  bienheureux  ,  qui  seront  à  jamais 
ravis  en  Dieu  ,  sans  avoir  pendant  toute  l'éter- 
nité un  instant  pour  penser  à  eux-mêmes  et  à 
leur  bonheur.  Ils  sont  si  heureux  dans  ce  trans- 
port ,  qu'ils  seront  heureux  éternellement,  sans 
se  dire  à  eux-mêmes  qu'ils  jouissent  de  ce  bon- 
heur. 

Vous  faites,  ô  Epoux  des  âmes,  éprouver  dès 
cette  vie  aux  âmes  qui  ne  vous  résistent  jamais, 
un  avant-goût  de  cette  félicité.  On  ne  veut  rien, 
et  on  veut  tout.  Connue  il  n'y  a  que  la  créature 
qui  borne  le  cœur ,  le  cœur  n'étant  jamais  res- 
serré ni  par  l'attachement  aux  créatures,  ni  par 
le  retour  sur  lui-même,  il  entre  pour  ainsi  dire 
dans  votre  immensité.  Rien  ne  l'arrête;  il  se 
perd  toujours  en  vous  de  plus  en  plus  :  mais 
quoique  sa  capacité  croisse  à  l'infini ,  vous  le 
remplissez  tout  entier;  il  est  toujours  rassasié. 
Il  ne  dit  point  :  Je  suis  heureux  ;  car  il  ne  se 
soucie  point  de  l'être;  s'il  s'en  soucioit ,  il  ne 
le  seroit  plus  ;  il  s'aimeroit  encore.  Il  ne  pos- 
sède point  son  bonheur  .  mais  son  bonheur  le 
possède.  En  quelque  moment  qu'on  le  prenne, 
et  qu'on  lui  demande  :  Voulez-vous  souffrir  ce 
que  vous  souffrez?  voudriez-vous  avoir  ce  que 
vous  n'avez  pas?  il  répondra  sans  hésiter,  et 
sans  se  consulter  soi-même  :  Je  veux  souffrir 
ce  que  je  souffre,  et  n'avoir  point  ce  que  je  n'ai 
pas:  je  veux  tout ,  je  ne  veux  rien. 

Voilà,  mon  Dieu,  la  vraie  et  pure  adoration 
en  esprit  et  en  vérité.  Vous  cherchez  de  tels 
adorateurs  ;  mais  vous  u'en  trouvez  guère.  Pres- 
que tous  se  cherchent  eux-mêmes  dans  vos  dons, 
au  lieu  de  vous  chercher  tout  seul  dans  la  croix 
et  dans  le  dépouillement.  On  veut  vous  con- 
duire ,  au  lieu  de  se  laisser  conduire  par  vous. 
On  se  donne  à  vous  pour  devenir  grand:  mais 
on  se  refuse  dès  qu'il  faut  se  laisser  appetisser. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


d2o 


On  dit  qu'on  ne  tient  à  rien;  et  on  est  effrayé 
par  les  moindres  pertes.  On  veut  vous  posséder  ; 
mais  on  ne  veut  point  se  perdre  pour  être  pos- 
sédé par  vous.  Ce  n'est  pas  vous  aimer;  c'est 
vouloir  être  aimé  par  vous.  0  Dieu,  la  créature 
ne  sait  point  pourquoi  vous  l'avez  faite  :  ap- 
prenez-le-lui, et  imprimez  au  tond  de  son  cœur 
que  la  boue  doit  se  laisser  donner  sans  résistance 
toutes  les  formes  qu'il  plaît  à  l'ouvrier. 


XXIII. 


riILlTE    DES     PEINES     ET     DES 

RIELRS.     N  AIMER    SES 

POt'R    DIEl". 


PELAISSEMENS    INTE- 
AMIS    qu'en    mec    et 


Dieu  ,  qui  paroît  si  rigoureux  aux  âmes ,  ne 
leur  fait  jamais  rien  souffrir  par  le  plaisir  de 
les  faire  souffrir.  Il  ne  les  met  en  sonffrance  que 
pour  les  purifier.  La  rigueur  de  l'opération 
vient  du  mal  qu'il  faut  arracher  :  il  ne  feroit 
aucune  incision  si  tout  étoit  sain  ;  il  ne  ?oupe 
que  ce  qui  est  mort  et  ulcéré.  C'est  donc  notre 
amour-propre  corrompu  qui  fait  nos  douleurs  : 
la  main  de  Dieu  nous  en  fait  le  moins  qu'elle 
peut.  Jugeons  combien  nos  j)laies  sont  profon- 
des et  envenimées,  puisque  Dieu  nous  épargne 
tant,  et  qu'il  nous  fait  néanmoins  si  violem- 
ment souffrir. 

De  même  qu'il  ne  nous  fait  jamais  souffrir 
que  pour  notre  guérison ,  il  ne  nous  ôte  aussi 
aucun  de  ses  dons  que  pour  nous  le  rendre  au 
centuple.  Il  nous  ôte  par  amour  tous  les  dons 
les  plus  purs  que  nous  possédons  impurement. 
Plus  les  dons  sont  purs,  plus  il  est  jaloux ,  afin 
que  nous  les  conservions  sans  nous  les  appro- 
prier et  sans  nous  les  rapporter  jamais  à  nous- 
mêmes.  Les  grâces  les  plus  éminentes  sont  les 
plus  dangereux  poisons,  si  nous  y  prenons  quel- 
que appui  et  quelque  complaisance.  C'est  le 
péché  des  mauvais  anges.  Ils  ne  firent  que  re- 
garder leur  état  et  s'y  complaire;  les  voilà 
dans  l'instant  même  précipités  du  ciel  et  éter- 
nels ennemis  de  Dieu. 

Cet  exemple  fait  voir  combien  les  hommes 
s'entendent  peu  en  péchés.  Celui-là  est  le  plus 
grand  de  tous;  cependant  il  est  bien  rare  de 
trouver  des  âmes  assez  pures  pour  posséder 
purement  et  sans  propriété  le  don  de  Dieu. 
Quand  on  pense  aux  grâces  de  Dieu  ,  c'est  tou- 
jours pour  soi ,  et  c'est  l'amour  du  moiqm  fait 
presque  toujours  une  certaine  sensil)ililé  qu'on 
a  pour  les  grâces.  On  est  contristé  de  se  trouver 


foible;  on  est  tout  animé  quand  on  se  trouve 
fort  ;  on  ne  regarde  point  sa  perfection  unique- 
ment pour  la  gloire  de  Dieu,  comme  on  regar- 
deroit  celle  d'un  autre.  On  est  contristé  et  dé- 
couragé quand  le  goiit  sensible  et  quand  les 
grâces  aperçues  échappent  :  en  un  mot,  c'est 
presque  toujours  de  soi  et  non  de  Dieu  qu'il  est 
question. 

De  là  vient  que  toutes  les  vertus  aperçues  ont 
besoin  d'être  purifiées ,  parce  qu'elles  nourris- 
sent la  vie  naturelle  en  nous.  La  nature  corrom- 
pue se  fait  un  aliment  très-subtil  des  grâces  les 
plus  contraires  à  la  nature  :  l'amour-propre  se 
nourrit,  non-seulement  d'austérités  et  d'humi- 
liations ,  non-seulement  d'oraison  fervente  et 
de  renoncement  à  soi,  mais  encore  de  l'abandon 
le  plus  pur  et  des  sacrifices  les  plus  extrêmes. 
C'est  un  soutien  infini  que  de  penser  qu'on 
n'est  plus  soutenu  de  rien ,  et  qu'on  ne  cesse 
point ,  dans  cette  épreuve  horrible  .  de  s'aban- 
donner lidèlement  et  sans  réserve.  Pour  con- 
sonmier  le  sacrifice  de  purification  en  nous  des 
dons  de  Dieu  .  il  faut  donc  ache\er  de  détruire 
l'holocauste  ;  il  faut  tout  perdre  ,  même  l'aban- 
don aperçu  par  lequel  on  se  voit  livré  à  sa 
perte. 

On  ne  trouve  Dieu  seul  purement  que  dans 
cette  perte  apparente  de  tous  ses  dons,  et  dans 
ce  réel  sacrifice  de  tout  soi-même ,  après  avoir 
perdu  toute  ressource  intérieure.  La  jalousie  in- 
linie  de  Dieu  nous  pousse  jusque-là,  et  notre 
amour-propre  le  met,  pour  ainsi  dire,  dans 
cette  nécessité,  parce  que  nous  ne  nous  perdons 
totalement  en  Dieu  ,  que  quand  tout  le  reste 
nous  manque.  C'est  comme  un  homme  qui 
toml)e  dans  un  abîme;  il  n'achève  de  s'y  laisser 
aller  qu'après  que  tous  les  appuis  du  bord  lui 
échappent  des  mains.  L'amour-propre,  que  Dieu 
précipite ,  se  prend  dans  son  désespoir  à  toutes 
les  ombres  de  grâce,  comme  un  homme  qui  se 
noie  se  prend  à  toutes  les  ronces  qu'if  trouve 
en  tombant  dans  l'eau. 

Il  faut  donc  bien  comprendre  la  nécessité  de 
cette  soustraction  qui  se  fait  peu  à  peu  en  nous 
de  tous  les  dons  divins.  Il  n'y  a  pas  un  seul  don, 
si  éminent  qu'il  soit,  qui,  après  avoir  été  un 
moyen  d'avancement ,  ne  devienne  d'ordinaire 
pour  la  suite  un  piège  et  un  obstacle  par  les 
retours  de  propriété  qui  salissent  l'ame.  De  là 
vient  que  Dieu  ôte  ce  qu'il  avoit  donné.  Mais 
il  ne  l'ôte  pas  pour  en  priver  toujours  ;  il  l'ôte 
pour  le  mieux  donner,  et  pour  le  rendre  sans 
l'impureté  de  cette  appropriation  maligne  que 
nous  en  faisons  sans  nous  en  apercevoir.  La 
perte  du  don  sert  à  en  ôter  la  propriété;  et,  la 


426 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


propriété  étant  ôtée  ,  le  don  est  rendu  au  cen- 
tuple. Alors  le  don  n'est  plus  don  de  Dieu  ;  il 
est  Dieu  même  à  l'ame.  Ce  n'est  plus  don  de 
Dieu  ;  car  on  ne  le  regarde  plus  comme  quelque 
chose  de  distingué  de  lui  et  que  l'ame  peut  pos- 
séder :  c'est  Dieu  lui  seul  immédiatement  qu'on 
regarde,  et  qui,  sans  être  possédé  par  l'ame  , 
la  possède  selon  tous  ses  bons  plaisirs. 

La  conduite  la  plus  ordinaire  de  Dieu  sur  les 
âmes  est  donc  de  les  attirer  d'abord  à  lui  pour 
les  détacher  du  monde  et  des  passions  grossières, 
en  leur  faisant  goûter  toutes  les  vertus  les  plus 
ferventes  et  la  douceur  du  recueillement.  Dans 
ce  premier  attrait  sensible,  toute  l'ame  se  tourne 
à  la  mortification  et  à  l'oraison.  Elle  se  contra- 
rie sans  cesse  elle-même  en  tout  ;  elle  se  déprend 
de  toutes  les  consolations  extérieures  ;  et  celles 
de  l'amitié  sont  aussi  retranchées,  parce  qu'elle 
y  ressent  l'impureté  de  l'amour-propre  qui  rap- 
porte les  amis  à  soi.  Il  ne  reste  plus  que  les 
amis  auxquels  on  est  lié  par  conformité  de  sen- 
timens,  ou  ceux  qu'on  cultive  par  charité  ou 
par  devoir  :  tout  le  reste  devient  à  charge  ;  et 
si  on  n'en  a  pas  perdu  le  goût  naturel ,  on  se 
défie  encore  davantage  de  leur  amitié  lorsqu'ils 
ne  sont  pas  dans  le  même  goût  de  piété  où 
l'on  est. 

Il  y  a  beaucoup  d'ames  qui  ne  passent  jamais 
cet  état  de  ferveur  et  d'abondance  spirituelle  : 
mais  il  y  en  a  d'autres  que  Dieu  mène  plus  loin, 
et  qu'il  dépouille  par  jalousie  après  les  avoir 
revêtues  et  ornées.  Celles-là  tombent  dans  un 
état  de  dégoût,  de  sécheresse  et  de  langueur  où 
tout  leur  est  à  charge.  Bien  loin  d'être  sensibles 
à  l'amitié,  l'amitié  des  personnes  qu'elles  goû- 
loient  le  plus  autrefois  leur  devient  importune. 
Une  ame  en  cet  état  sent  que  Dieu  et  tous  ses 
dons  se  retirent  d'elle.  C'est  pour  elle  un  état 
d'agonie  et  une  espèce  de  désespoir  :  on  ne  peut 
se  supporter  soi-même  ;  tout  se  tourne  à  dégoût. 
Dieu  arrache  tout,  et  le  goût  des  amitiés  comme 
tout  le  reste.  Faut-il  s'en  étonner?  il  ôte  même 
le  goût  de  son  amour  et  de  sa  loi.  On  ne  sait 
plus  où  l'on  en  est  ;  le  cœur  est  flétri  et  presque 
éteint  :  il  ne  sauroit  rien  aimer.  L'amertume 
d'avoir  perdu  Dieu  ,  qu'on  avoit  senfi  si  doux 
dans  sa  ferveur,  est  une  absinthe  ré[»andnesur 
tout  ce  qu'on  avoit  aimé  parmi  les  créatures. 
On  est  comme  un  malade  qui  sent  sa  défaillance 
faute  de  nourriture,  et  qui  a  horreur  de  tous 
les  alimens  les  plus  exquis.  Alors  ne  parlez 
point  d'amitié;  le  nom  même  en  est  affiigeanl, 
ef  feroit  venir  les  larmes  aux  yeux  :  tout  vous 
surmonte;  vous  ne  savez  ce  que  vous  voulez. 
Vous  avez  des  amitiés  et  des  peines .  comme  un 


enfant,  dont  vous  ne  sauriez  dire  de  raison,  et 
qui  s'évanouissent  comme  un  songe  dans  le 
moment  que  vous  en  parlez.  Ce  que  vous  dites 
de  votre  disposition  vous  paroît  toujours  un 
mensonge  ,  parce  qu'il  cesse  d'être  vrai  dès  que 
vous  commencez  à  le  dire.  Rien  ne  subsiste  en 
vous  ;  vous  ne  pouvez  répondre  de  rien ,  ni 
vous  promettre  rien,  ni  même  vous  dépeindre. 
Vous  êtes  sur  les  sentimens  intérieurs ,  comme 
les  filles  de  la  Visitation  sur  leurs  cellules  et  sur 
leurs  meubles  :  tout  change  ;  rien  n'est  à  vous, 
et  votre  cœur  moins  que  tout  le  reste.  On  ne 
sauroit  croire  combien  cette  inconstance  puérile 
ap[)etisse  et  détruit  une  ame  sage  ,  ferme  et 
hautaine  dans  sa  vertu.  Parler  alors  de  bon  na- 
turel ,  de  tendresse ,  de  générosité ,  de  cons- 
tance ,  de  reconnoissance  pour  ses  amis,  à  une 
ame  malade  et  agonisante,  c'est  parler  de  danse 
et  de  nuisique  à  un  moribond.  Le  cœur  est 
comme  un  arbre  desséché  jusqu'à  la  racine. 

Mais  attendez  que  l'hiver  soit  passé  ,  et 
que  Dieu  ait  fait  mourir  tout  ce  qui  doit  mou- 
rir: alors  le  printemps  ranime  tout.  Dieu  rend 
l'amitié  avec  tous  les  autres  dons  jusques  au 
centuple.  Ou  sent  renaître  au  dedans  de  soi 
ses  anciennes  inclinations  pour  les  vrais  amis  : 
on  ne  les  aime  plus  en  soi  et  pour  soi;  on 
les  aime  en  Dieu  et  pour  Dieu ,  mais  d'un 
amour  vif  ,  tendre  ,  accompagné  de  goût  et 
de  sensibilité;  car  Dieu  sait  bien  rendre  la 
sensibilité  pure.  Ce  n'est  pas  la  sensibilité  , 
mais  l'amour-propre,  qui  corrompt  nos  amitiés. 
Alors  on  se  livre  sans  scrupule  à  cette  chaste 
amitié,  parce  que  c'est  Dieu  qui  l'imprime;  on 
aime  au  travers  de  lui  sans  en  être  détourné  ; 
c'est  lui  qu'on  aime  dans  ce  qu'il  fait  aimer. 

Dans  cet  ordre  de  providence,  qui  nous  lie  à 
certaines  gens,  Dieu  nous  donne  du  goût  pour 
eux  ;.  et  nous  ne  craignons  point  de  vouloir  être 
aimés  par  ces  personnes,  parce  que  celui  qui 
imprime  ce  désir  l'imprime  très-purement  et 
sans  aucun  retour  de  propriété  sur  nous.  On 
veut  être  aimé  comme  on  voudroit  qu'un  autre 
le  fût,  si  c'étoit  l'ordre  de  Dieu.  On  s'y  cher- 
che pour  Dieu  ,  sans  complaisance  et  sans  in- 
térêt propre.  Dans  cette  résurrection  de  l'amitié, 
comme  tout  est  sans  intérêt  et  sans  réflexion  sur 
soi,  on  voit  tous  les  défauts  de  son  ami  et  de  son 
amitié ,  sans  se  rebuter. 

Avant  que  Dieu  ait  ainsi  purifié  les  amitiés , 
les  personnes  les  plus  pieuses  sont  délicates , 
jalouses,  épineuses  pour  leurs  meilleurs  amis; 
parce  que  l'amour-propre  craint  toujours  de 
perdre,  et  veut  toujours  gagner  dans  le  com- 
merce même  qui  paroît  le  plus  généreux  et  le 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


127 


plus  désintéressé  .  s'il  ne  cherche  ni  hien  ni 
honneur  dans  l'ami ,  du  moins  il  y  cherclie 
l'agrément  du  commerce ,  la  consolation  de  la 
confiance,  le  repos  du  cœur,  qui  est  la  plus 
grande  douceur  de  la  vie  ,  entin  le  plaisir  ex- 
quis d'aimer  généreusement  et  sans  intérêt. 
Olez  cette  consolation,  trouhlez  cette  amitié  qui 
semble  si  pure,  l'amour-propre  est  désolé;  il 
se  plaint;  il  veut  qu'on  le  plaigne  ;  il  se  dépite; 
il  est  hors  de  lui  :  c'est  pour  soi  qu'on  est  fâché  ; 
ce  qui  marque  que  c'est  soi-même  qu'on  ai- 
moit  dans  son  ami.  Mais  quand  c'est  Dieu  qu'on 
y  aime ,  on  y  tient  fortement  et  sans  réserve  ; 
et  cependant  si  l'amitié  se  rompt  par  ordre  de 
Dieu,  tout  est  paisible  au  fond  de  l'ame  :  elle 
n'a  rien  perdu  ;  car  elle  n'a  rien  à  perdre  pour 
elle  à  force  de  s'être  perdue  elle-même.  Si  elle 
s'attriste,  c"est  pour  la  personne  qu'elle  aimoit, 
en  cas  que  cette  rupture  lui  soit  nuisible.  La 
douleur  peut  être  vive  et  amère,  puisque  l'ami- 
tié éloit  très-sensible,  mais  c'est  une  douleur 
paisible  et  exempte  des  chagrins  cuisans  d'un 
amour  intéressé. 

Il  y  a  encore  une  seconde  différence  à  remar- 
quer dans  ce  changement  des  amitiés  par  la 
grâce.  Tandis  qu'on  est  encore  en  soi ,  on 
n'aime  rien  que  pour  soi  ;  et  l'homme  renfermé 
en  lui-même  ne  peut  avoir  qu'une  amitié  bor- 
née suivant  sa  mesure  :  c'est  toujoui's  un  cœur 
rétréci  dans  toutes  ses  affections;  et  la  plus 
grande  générosité  mondaine  a  toujours  par  quel- 
que endroit  des  bornes  étroites.  Si  la  gloire  de 
bien  aimer  mène  loin  ,  on  s'arrêtera  tout  court 
dès  qu'il  arrivera  ou  qu'on  pourra  s'imaginer 
que  cette  gloire  sera  blessée.  Pour  les  âmes  qui 
j^ortent  d'elles-mêmes,  et  qui  s'oublient  véri- 
tablement en  Dieu ,  leur  amitié  est  immense 
comme  celui  en  qui  elles  aiment.  II  n'y  a  que 
le  retour  sur  nous  qui  borne  notre  cœur;  car 
Dieu  lui  a  donné  je  ne  sais  quoi  diniini  par 
rapport  à  lui.  C'est  pourquoi  lame  qui  ne  s'oc- 
cupe point  d'elle-même ,  et  qui  se  compte  en 
tout  pour  rien,  trouve  dans  ce  rien  l'immensité 
de  Dieu  même  :  elle  aime  sans  mesiu-e,  sans  fin, 
sans  motif  humain;  elle  aime,  parce  que  Dieu, 
amour  immense  ,  aime  en  elle. 

Voilà  l'état  des  apôtres,  qui  est  si  bien  ex- 
primé par  saint  Paul.  Il  sent  tout  avec  une  pu- 
reté et  une  vivacité  infinie;  il  porte  dans  son 
cœur  toutes  les  égUses  ;  l'univers  entier  est  trop 
borné  pour  ce  cœur  :  il  se  réjouit  ;  il  s'afflige  : 
il  se  met  en  colère  ;  il  s'attendrit;  son  cœur  est 
comme  le  siège  de  toutes  les  plus  fortes  pas- 
sions. Il  se  fait  petit;  il  se  fait  grand;  il  a  l'au- 
torité d'un  père  et  la  tendresse  d'une  mère  ;  il 


aime  d'un  amour  de  jalousie  ;  il  veut  être  ana- 
thème  pour  ses  enfans  :  tous  ces  sentimens  lui 
sont  imprimés  ;  et  c'est  ainsi  que  Dieu  fait  aimer 
les  autres  quand  on  ne  s'aime  plus. 


XXIV. 

CONTRE    l'horreur    NATURELLE    DES    PRIVATIONS 
ET    DES    DÉPOLILLEMENS. 

Presque  tous  ceux  qui  songent  à  servir  Dieu 
n'y  songent  que  pour  eux-mêmes.  Ils  songent 
à  gagner,  et  point  à  perdre;  à  se  consoler,  et 
point  à  souffrir  ;  à  posséder ,  et  non  à  être  pri- 
vés  ;  à  croître,  et  jamais  à  diminuer  :  et  au  con- 
traire toutl'ouvrage  intérieur  consiste  à  perdre, 
à  sacrifier,  à  diminuer ,  às'appetisser,  et  à  se 
dépouiller  même  des  dons  de  Dieu  ,  pour  ne 
tenir  plus  qu'à  lui  seul.  On  est  sans  cesse  comme 
les  malades  passionnés  pour  la  santé ,  qui  se 
tàtent  le  pouls  trente  fois  par  jour,  et  qui  ont 
besoin  qu'un  médecin  les  rassure  en  leur  or- 
donnant de  fréquens  remèdes,  et  en  leur  disant 
qu'ils  se  portent  mieux.  Voilà  presque  tout 
l'usage  que  l'on  fait  d'un  directeur.  On  ne  fait 
que  tournoyer  dans  un  petit  cercle  de  vertus 
communes,  au-delà  desquelles  on  ne  passe 
jamais  généreusement.  Le  directeur,  comme  le 
médecin ,  flatte  ,  console ,  encourage ,  entre- 
tient la  déUcatesse  et  la  sensibilité  sur  soi-même, 
il  n'ordonne  que  de  petits  remèdes  bénins  et 
qui  se  tournent  en  habitude.  Dès  qu'on  se  trouve 
privé  des  grâces  sensibles ,  qui  ne  sont  que  le 
lait  des  enfans,  on  croit  que  tout  est  perdu. 
C'est  une  preuve  manifeste  qu'on  tient  trop  aux 
moyens  ,  qui  ne  sont  pas  la  fin ,  et  qu'on  veut 
toujours  tout  pour  soi.  Les  privations  sont  le 
pain  des  forts  ;  c'est  ce  qui  rend  l'ame  robuste, 
qui  l'arrache  à  elle-même,  qui  la  sacrifie  pure- 
ment à  Dieu  ;  mais  on  se  désole  dès  qu'elles 
commencent.  On  croit  que  tout  se  renverse 
quand  tout  commence  à  s'établir  solidement  et 
à  se  purifier.  On  veut  bien  que  Dieu  fasse  de 
nous  ce  qu'il  voudra,  pourvu  qu'il  en  fasse  tou- 
jours quelque  chose  de  grand  et  de  parfait.  Mais 
si  on  ne  veut  point  être  détruit  et  anéanti ,  ja- 
mais on  ne  sera  la  victime  d'holocauste  dont  il 
ne  reste  rien  ,  et  que  le  feu  divin  consume.  On 
voudroit  enti'er  dans  la  pure  foi ,  et  garder  tou- 
jours sa  propre  sagesse  ;  être  enfant ,  et  grand  à 
ses  j)ropres  yeux.  Quellechimère  de  spiritualité  ! 


428 


INSTRUCTIONS  SLR  LA  MORALE 


XXV. 

CONTRE  l'attachement  AUX.  LUMIERES  ET  AUX  GOUTS 
SENSIBLES. 

Ceux  qui  ne  sont  attachés  à  Dieu  qu'autant 
qu'ils  y  goûtent  de  plaisir  et  de  consolation , 
ressemblent  aux  peuples  qui  sui voient  Jésus- 
Christ,  non  pour  sa  doctrine,  mais  pour  les 
pains  qu'il  multiplioit  miraculeusement  '.  Ils 
disent  comme  saint  Pierre  :  Seigneur ,  nous 
sommes  bien  ici .  dressons-y  trois  tabernacles. 
Mais  ils  ne  savent  ce  qu'ils  disent  ^.  Après  s'être 
enivrés  des  douceurs  du  Tliabor,  ils  mécon- 
noissent  le  Fils  de  Dieu,  et  refusent  de  le  suivre 
sur  le  Calvaire.  Non-seulement  ils  cherchent 
des  goûts,  mais  ils  veulent  encore  dos  lumières  : 
c'est-à-dire  que  l'esprit  est  curieux  de  voir  , 
pendant  que  le  cœur  veut  être  remué  par  les 
sentimens  doux  et  flatteurs.  Est-ce  mourir  à 
soi?  Est-ce  là  \e  juste  de  saint  Paul  ' ,  dont  la 
foi  est  la  vie  et  la  nourriture. 

On  voudroit  avoir  des  lumières  extraor  - 
dinaires  qui  marquassent  des  dons  surnaturels 
et  une  communication  infime  de  Dieu.  Rien  ne 
flatte  tant  l'amour-propre.  Toutes  les  grandeurs 
du  monde  mises  ensemble  n" élèvent  pas  autant 
un  cœur.  C'est  une  vie  secrète  qu'on  donne  à 
la  nature  dans  les  dons  surnaturels.  C'est  une 
ambition  d'autant  plus  raftlnée  qu'elle  est  toute 
spirituelle:  on  veut  sentir,  goûter,  posséder 
Dieu  et  ses  dons,  voir  sa  lumière  ,  pénétrer  les 
cœurs,  connoître  l'avenir,  être  une  ame  tout 
extraordinaire;  car  le  goût  des  lumières  et  des 
sentimens  mène  peu  à  peu  uneame  jusquà  un 
désir  secret  et  subtil  de  toutes  ces  choses. 

L'Apôtre  nous  montre  une  voie  pli'S  excel- 
lente *,  pour  laquelle  il  nous  inspire  une  sainte 
émulation  :  il  s'agit  de  la  charité ,  qui  ne  c/ter- 
che  point  ce  qui  est  à  elle  ^  :  elle  ne  veut  point 
être  survêtue,  pour  parler  comme  l'Apôtre; 
mais  elle  se  laisse  dépouiller.  Ce  n'est  point  le 
plaisir  qu'elle  aime;  c'est  Dieu  ,  dont  elle  veut 
faire  la  volonté.  Si  elle  trouve  du  goût  dans 
l'oraison,  elle  se  sert  de  ce  goût  passager,  sans 
s'y  arrêter  ,  pour  ménager  sa  propre  foiblesse  , 
comme  un  malade  qui  relève  de  maladie  se  sert 
d'un  bâton  pour  marcher;  mais  la  convales- 
cence est-elle  parfaite ,  l'homme  guéri  marche 


tout  seul.  Tout  de  même,  l'ame  encore  tendre 
et  enfantine  ,  que  Dieu  nourrissoit  de  lait  dans 
les  commencemens,  se  laisse  sevrer  quand  Dieu 
veut  la  nourrir  du  pain  des  forts. 

Que  seroit-ce  si  nous  étions  toujours  enfans, 
toujours  pendant  à  la  mamelle  des  célestes  con- 
solations? Il  faut  évacuer,  comme  parle  saint 
Paul  ' ,  ce  qui  est  du  petit  enfant.  Les  premières 
douceurs  étoient  bonnes  pour  nous  attirer,  pour 
nous  détacher  des  plaisirs  grossiers  et  mondains 
par  d'autres  plus  purs ,  enfin  pour  nous  accou- 
tumer à  une  vie  doraison  et  de  recueillement  : 
mais  goûter  un  plaisir  délicieux  qui  ôte  le  sen- 
timent des  croix,  et  jouir  d'une  ferveur  qui  fait 
qu'on  vit  comme  si  on  voyoit  le  paradis  ouvert, 
ce  n'est  point  mourir  sur  la  croix  et  s'anéantir. 

Cette  vie  de  lumières  et  de  goûts  sensibles , 
quand  on  s'y  attache  jusquà  s'y  borner ,  est 
un  piège  très-dangereux. 

1"  Quiconque  n'a  d'autre  appui  quittera 
l'oraison ,  et  avec  l'oraison  Dieu  même,  dès 
que  cette  source  de  plaisir  tarira.  Vous  savez 
que  sainte  Thérèse  disoit  qu'un  grand  nombre 
d'ames  quittoient  loraison  quand  l'oraison  coni- 
mençoit  à  être  véritable.  Combien  dames,  qui, 
pour  avoir  eu  en  Jésus-Christ  une  enfance  trop 
tendre ,  trop  délicate  ,  trop  dépendante  d'un 
lait  si  doux,  reculent  en  arrière,  et  abandon- 
nent la  vie  intérieure  dès  que  Dieu  commence 
à  les  sevrer!  Faut-il  s'en  étonner?  Elles  font  le 
sanctuaire  de  ce  qui  n'est  que  le  parvis  du  tem- 
ple. Elles  ne  veulent  qu'une  mort  extérieure 
des  sens  grossiers,  pour  vivre  à  elles-mêmes  dé- 
licieusement dans  leur  intérieur.  Delà  viennent 
tant  d'infidélités  et  de  mécomptes  parmi  les 
aines  mêmes  qui  ont  paru  les  plus  ferventes  et 
les  plus  détachées.  Celles  même  qui  ont  le  plus 
parlé  de  détachement,  de  mort  à  soi ,  de  ténè- 
bres de  la  foi ,  et  de  dépouillement ,  sont  sou- 
vent les  plus  surprises  et  les  plus  découragées , 
dès  que  l'épreuve  vient ,  et  que  la  consolation 
se  retire.  0  qu'il  est  bon  de  suivre  la  voie  mar- 
quée par  le  bienheureux  Jean  de  la  Croix ,  qui 
veut  qu'on  croie  dans  le  non  voir ,  et  qu'on 
aime  sans  chercher  à  sentir  ! 

•1°  De  l'attachement  aux  goûts  sensibles  nais- 
sent toutes  les  illusions.  Les  âmes  sont  grossières 
en  ce  point,  qu'elles  cherchent  le  sensible  pour 
trouver  la  sûreté.  C'est  tout  le  contraire  ;  c'est 
le  sensible  qui  donne  le  change;  c'est  un  appât 
flatteur  pour  l'amour-propre.  Ou  ne  craint 
point  de  manquer  à  Dieu  tandis  que  le  plaisir 
dure.  On  dit  alors  dans  son  abondance  :  Je  ne 


»  Joan.  VI.  26.  —  *  Marc.  ix.  4  et  3.  —  ^  fjebr.  \.  38. 
—  *  i  Cor.  XII.  3J,  —  5  jiid,  XIII.  o. 


>  /  Cor.  xiM.  II. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


129 


serai  jamais  ébranlé  *,  mais  on  croit  tout  perdu 
dès  que  l'ivresse  est  passée  :  ainsi  on  met  son 
plaisir  et  son  imagination  en  la  place  de  Dieu. 
Il  n'y  a  que  la  pure  foi  qui  préserve  de  l'illusion. 
Quand  on  ne  s'appuie  sur  rien  d'imaginé,  de 
senti ,  de  goûté ,  de  lumineux  et  d'extraordi- 
naire; quand  on  ne  tient  qu'à  Dieu  seul,  en 
pure  et  nue  foi,  dans  la  simplicité  de  l'Evan- 
gile ,  recevant  les  consolations  qui  viennent  et 
ne  s'arrêtant  à  aucune ,  ne  jugeant  point  et 
obéissant  toujours  ,  croyant  facilement  qu'on 
peut  se  tromper  et  que  les  autres  peuvent  nous 
redresser,  enfin  agissant  à  chaque  moment  avec 
simplicité  et  bonne  intention,  suivant  la  lumière 
de  foi  actuellement  présente,  on  est  dans  la  voie 
la  plus  opposée  à  l'illusion. 

La  pratique  fera  voir  mieux  que  toute  autre 
chose  combien  cette  voie  est  plus  sûre  que  celle 
des  goûts  et  des  lumières  extraordinaires.  Qui- 
conque voudra  l'essayer ,  reconnoîtra  bientôt 
que  celte  voie  de  pure  foi ,  suivie  en  tout ,  est 
la  plus  profonde  et  la  plus  universelle  mort  à 
soi-même.  Les  goûts  et  les  certitudes  intérieures 
dédommagent  l'amour-propre  de  tout  ce  qu'il 
peut  sacrifier  au  dehors  :  c'est  une  possession 
subtile  de  soi-même  qui  donne  une  vie  secrète 
et  raffinée.  Mais  se  laisser  dépouiller  au  dehors 
et  au  dedans  tout  ensemble  ,  au  dehors  par  la 
Providence  ,  et  au  dedans  par  la  nudité  de  foi 
obscure ,  c'est  le  total  martyre  et  par  consé- 
quent l'état  le  plus  éloigné  de  l'illusion.  On  ne 
se  trompe  et  on  ne  ségare  qu'en  se  flattant, 
qu'en  s'épargnant,  qu'en  réservant  quelque 
vie  secrète  à  l'amour-propre ,  qu'en  mettant 
quelque  chose  de  déguisé  en  la  place  de  Dieu. 
Quand  vous  laissez  tomber  toute  lumière  par- 
ticulière et  tout  goût  flatteur  ;  quand  vous  ne 
voulez  qu'aimer  Dieu  sans  vous  attacher  à  le 
sentir,  et  que  croire  la  vérité  de  la  foi  sans  vous 
attacher  à  voir,  cette  nudité  si  obscure  ne  laisse 
aucune  prise  à  la  volonté  et  au  sens  propre,  qui 
sont  les  sources  de  toute  illusion. 

Ainsi  ceux  qui  veulent  se  précautionner 
contre  l'illusion  ,  en  cherchant  à  sentir  des 
goûts  et  à  se  faire  des  certitudes,  s'exposent  par 
là  même  à  l'illusion  :  au  contraire  ,  ceux  qui 
suivent  l'attrait  de  l'amour  dénuant  et  de  la  foi 
pure,  sans  rechercher  des  lumières  et  des  goûts 
pour  s'appuyer,  évitent  ce  qui  peut  causer  l'il- 
lusion et  l'égarement.  Vous  trouverez  dans 
V Imitation  de  Jésus-Christ^,  où  l'auteur  dit 
que  si  Dieu  vous  ôte  les  douceurs  intérieures, 
votre  plaisir  doit  être  de  demeurer  privé  de  tout 

1  f«.  \xix.  7.-2  Lil).  iir. 
FÉNELON.    TOME    VI. 


plaisir  :  0  qu'une  ame  ainsi  crucifiée  est  agréa- 
ble à  Dieu  ,  quand  elle  ne  cherche  point  à  se 
détacher  de  la  croix  ,  et  qu'elle  veut  bien  y 
expirer  avec  Jésus-Christ  !  On  cherche  des 
prétextes,  en  disant  qu'on  craint  d'avoir  perdu 
Dieu  lorsqu'on  ne  le  sent  plus.  Mais  dans  la 
vérité  c'est  impatience  dans  l'épreuve  ;  c'est  in- 
quiétude de  la  nature  délicate  et  attendrie  sur 
elle-même  ;  c'est  recherche  de  quelque  appui 
pour  l'amour-propre  ;  c'est  une  lassitude  dans 
l'abandon,  et  une  reprise  secrète  de  soi-même 
après  s'être  livré  à  la  grâce.  Mon  Dieu,  où  sont 
les  âmes  qui  ne  s'arrêtent  point  dans  la  voie  de 
la  mort  ?  Celles  qui  auront  persévéré  jusqu'à  lu 
fin  seront  couronnées. 


XXVI. 

SlR    LA    SÉCHERESSE    ET    LES    DISTRACTIONS    QUI 
ARRIVENT    DANS    l'oRAISON. 

On  est  tenté  de  croire  qu'on  ne  prie  plus 
Dieu  dès  qu'on  cesse  de  goûter  un  certain 
plaisir  dans  la  prière.  Pour  se  détromper,  il 
faudroit  considérer  que  la  parfaite  prière  et 
l'amour  de  Dieu  sont  la  même  chose.  La  prière 
n'est  donc  pas  une  douce  sensation,  ni  le  charme 
d'une  imagination  enflammée,  ni  la  lumière  de 
l'esprit  qui  découvre  facilement  en  Dieu  des 
vérités  sublimes,  ni  même  une  certaine  consola- 
tion dans  la  vue  de  Dieu  :  toutes  ces  choses 
sont  des  dons  extérieurs ,  sans  lesquels  l'amour 
peut  subsister  d'autant  plus  purement,  qu'étant 
privé  de  toutes  ces  choses,  qui  ne  sont  que  des 
dons  de  Dieu  ,  on  s'attachera  uniquement  et 
immédiatement  à  lui-même.  Voilà  ïamour  de 
pu7'e  foi ,  qui  désole  la  nature  ,  parce  qu'il 
ne  lui  laisse  aucun  soufien  :  elle  croit  que 
tout  est  perdu,  et  c'est  par  là  même  que  tout 
est  gagné. 

Le  pur  amoiu'  n'est  que  dans  la  seule  vo- 
lonté :  ainsi  ce  n'est  point  un  amour  de  senti- 
ment ,  car  l'imagination  n'y  a  aucune  part  ; 
c'est  un  amour  qui  aime  sans  senfir,  comme  la 
pure  foi  croit  sans  voir.  Il  ne  faut  pas  craindre 
que  cet  amour  soit  imaginaire  ;  car  rien  ne  l'est 
moins  que  la  volonté  détachée  de  toute  imagi- 
nation. Plus.les  opérations  sont  purement  intel- 
lectuelles et  spirituelles,  plus  elles  ont,  non- 
seulement  la  réalité,  mais  encore  la  perfection 
que  Dieu  demande  :  l'opération  en  est  donc 
plus  parfaite  ;  en  même  temps  la  foi  s'y  exerce, 
et  l'humilité  s'v  conserve.  Alors  l'amour  est 


130 


INSTRUCTIONS   SUR    LA    MORALE 


chaste  ;  car  c'est  Dieu  en  lui-même  et  poui- 
lui-même  :  ce  n'est  plus  ce  qu'il  fait  sentir  à 
quoi  on  s'attache  :  on  le  suit,  mais  ce  n'est  pas 
à  cause  des  pains  multipliés. 

Quoi,  (lira-t-on,  toute  la  piété  ne  consistera- 
t-elle  que  dans  une  volonté  de  s'unir  à  Dieu, 
qui  sera  peut-être  plutôt  une  pensée  et  une 
imagination,  qu'une  volonté  effective  ?  Si  cette 
volonté  n'est  soutenue  par  la  iidélité  dans  les 
principales  occasions,  je  croirai  qu'elle  n'est  pas 
véritable  ;  car  le  bon  arbre  porle  de  bons  fruits, 
et  cette  volonté  doit  rendre  attentif  pour  accom- 
plir la  volonté  de  Dieu  :  mais  elle  est  compa- 
tible en  cette  vie  avec  de  petites  fragilités,  que 
Dieu  laisse  à  l'ame  pour  l'humilier.  Si  donc  on 
n'éprouve  que  de  ces  fragilités  journalières,  il 
faut  en  tirer  le  fruit  de  l'humiliation,  sans  per- 
dre courage. 

Mais  enfin  la  \  raie  vertu  et  le  pur  amour  ne 
sont  que  dans  la  volonté  seule.  N'est-ce  pas 
beaucoup  que  de  vouloir  toujours  le  souverain 
bien  dès  qu'on  l'aperçoit  ;  de  retourner  son 
intention  vers  lui  dès  qu'on  remarque  qu'elle 
en  est  détournée  ;  de  ne  vouloir  jamais  rien  par 
délibération  que  selon  son  ordre  ;  et  enfin  de 
demeurer  soumis  en  esprit  de  sacrifice  et  d'a- 
bandon à  lui,  lorsqu'on  n'a  plus  de  consolation 
sensible  ?  Comptez-vous  pour  rien  de  retran- 
cher toutes  les  réflexions  inquiètes  de  l'amour- 
propre  ;  de  marcher  toujours  sans  voir  où  l'on 
va,  et  sans  s'arrêter  ;  de  ne  penser  jamais  vo- 
lontairement à  soi-même  ,  ou  du  moins  de  n'y 
penser  jamais  que  comme  on  penseroit  à  une 
autre  personne,  pour  remplir  un  devoir  de  pro- 
vidence dans  le  moment  présent,  sans  regarder 
plus  loin  ?  N'est-ce  pas  là  ce  qui  fait  mourir  le 
vieil  homme,  plutôt  que  les  belles  réflexious  où 
l'on  s'occupe  encore  de  soi-  par  ainom-propre, 
et  plutôt  que  plusieurs  œuvres  extérieures  sur 
lesquelles  on  se  rendroit  témoignage  à  soi-même 
de  son  avancement  ? 

C'est  par  une  espèce  d'infidélité  contre  l'at- 
trait de  la  pure  foi,  qu'on  veut  toujours  s'assu- 
rer qu'on  fait  bien  :  c'est  vouloir  savoir  ce 
qu'on  fait;  ce  qu'on  ne  saura  jamais,  et  que 
Dieu  veut  qu'on  ignore  :  c'est  s'amuser  dans 
la  voie  pour  raisonner  sur  la  voie  même.  La 
voie  la  plus  sûre  et  la  plus  courte  est  de  se  re- 
noncer, de  s'oublier,  de  s'abandonner,  et  de  ne 
plus  penser  à  soi  que  par  fidélité  pour  Dieu. 
Toute  la  religion  ne  consiste  qu'à  sortir  de  soi 
et  de  son  amour-propre  pour  tendre  à  Dieu. 

Pour  les  distractions  involontaires,  elles  ne 
distraient  point  l'amour,  puisqu'il  est  dans  la 
volonté,  et  que  la  volonté  n'a  jamais  de  distrac- 


tions quand  elle  n'en  veut  point  avoir.  Dès 
qu'on  les  remarque,  on  les  laisse  tomber  et  on 
se  retourne  vers  Dieu.  Ainsi ,  pendant  que  les 
sens  extérieurs  de  l'épouse  sont  endormis  ,  son 
cœur  veille  ,  son  amour  ne  se  relâche  point.  Un 
père  tendre  ne  pense  pas  toujours  distincte- 
ment à  son  fils  ;  mille  objets  entraînent  son 
imagination  et  son  esprit  :  mais  ces  distractions 
n'interromj)ent  jamais  l'amour  paternel  ;  à 
quelque  heure  que  son  fils  revienne  dans  son 
esprit,  il  l'aime,  et  il  sent  au  fond  de  son  cœur 
qu'il  n'a  pas  cessé  un  seul  moment  de  l'aimer, 
quoiqu'il  ait  cessé  de  penser  à  lui.  Tel  doit  être 
notre  amour  pour  notre  père  céleste;  un  amour 
simple,  sans  défiance  et  sans  inquiétude. 

Si  l'imagination  s'égare,  si  l'esprit  est  en- 
traîné ,  ne  nous  troublons  point  :  toutes  ces 
puissances  ne  sont  pas  le  vrai  homme  du  cœur, 
r homme  caché  ,  dont  parle  saint  Pierre  ',  qui 
est  dans  rincomi/jtiùilité  d'un  esprit  modeste 
et  tranquille.  Il  n'y  a  qu'à  faire  un  bon  usage 
des  pensées  libres,  en  les  tournant  toujours  vers 
la  présence  du  bien-aimé  ,  sans  s'inquiéter  sur 
les  autres  :  c'est  à  Dieu  à  augmenter  quand  il 
lui  plaira  cette  facilité  sensible  de  conserver  sa 
présence.  Souvent  il  nous  l'ôte  pour  nous  avan- 
cer ;  car  cette  facilité  nous  amuse  par  trop  de 
réllexions  :  ces  réflexions  sont  des  distractions 
véritables,  qui  interrompent  le  regard  simple  et 
direct  de  Dieu,  et  qui  par  là  nous  retirent  des 
ténèbres  de  la  pure  foi. 

On  cherche  souvent  dans  ces  réflexions  le 
repos  de  l'amour-propre,  et  la  consolation  dans 
le  témoignage  qu'on  veut  se  rendre  à  soi-même. 
Ainsi  on  se  distrait  par  cette  ferveur  sensible  ; 
et  au  contraire  on  ne  prie  jamais  si  purement 
que  quand  on  est  tenté  de  croire  qu'on  ne  prie 
plus  :  alors  on  craint  de  prier  mal  ;  mais  on  ne 
devroit  craindre  que  de  se  laisser  aller  à  la 
désolation  de  la  nature  lâche,  à  l'infidélité  phi- 
losophique ,  qui  veut  toujours  se  démontrer  à 
elle-même  ses  propres  opérations  dans  la  foi  ; 
enfin  aux  désirs  impatiens  de  voir  et  de  sentir 
pour  se  consoler. 

Il  n'y  a  point  de  pénitence  plus  amère  que 
cet  état  de  pure  foi  sans  soutien  sensible  :  d'où 
je  conclus  que  c'est  la  pénitence  la  plus  effec- 
tive, la  plus  crucifiante,  et  la  plus  exempte  de 
toute  illusion.  Etrange  tentation  !  On  cherche 
impatiemment  la  consolafion  sensible  par  la 
crainte  de  n'être  pas  assez  pénitent  !  Hé  !  que 
ne  prend -on  pour  pénitence  le  renoncement  à 
la  consolation  qu'on  est  si  tenté  de  chercher  ? 

'  1  Pcir.  m.  h. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


131 


Enfin  il  faut  se  ressouvenir  de  Jésus-Christ, 
que  son  Père  abandonne  sur  la  croix  :  Dieu 
retire  tout  sentiment  et  toute  réflexion  pour  se 
cacher  à  Jésus-Christ  :  ce  fut  le  dernier  coup 
de  la  main  de  Dieu  qui  frappoit  l'homme  de 
douleurs;  voilà  ce  qui  consomma  le  sacrifice. 
Il  ne  faut  jamais  tant  s'abandonner  à  Dieu  que 
quand  il  semble  nous  abandonner.  Prenons 
donc  la  lumière  et  la  consolation  quand  il  la 
répand ,  mais  sans  nous  y  attacher  :  quand  il 
nous  enfonce  dans  la  nuit  de  la  pure  foi,  alors 
laissons-nous  aller  dans  cette  nuit,  et  souffrons 
amoureusement  cette  agonie.  Un  moment  en 
vaut  mille  dans  cette  tribulation  :  on  est  trou- 
blé et  on  est  en  paix  :  non-seulement  Dieu  se 
cache,  mais  il  nous  cache  à  nous-mêmes,  afin 
que  tout  soit  en  foi.  On  se  sent  découragé  ;  et 
cependant  on  a  une  volonté  immobile  qui  veut 
tout  ce  que  Dieu  veut  de  rude  :  on  veut  tout, 
on  accepte  tout,  jusqu'au  trouble  même  par 
lequel  on  est  éprouvé.  Ainsi  on  est  secrètement 
en  paix  par  cette  volonté  qui  se  conserve  au 
fond  del'ame  pour  souffrir  la  guerre.  Béni  soit 
Dieu  qui  fait  en  nous  de  si  grandes  choses  mal- 
gré nos  indignités. 


XXYII. 

AVIS  A  UNE  DAME  DE  LA  COUR.  NE  POINT  s'É- 

TONXER  NI  SE  DF.C0UR.\GER  A  LA  VUE  DE  SES 
DÉFAUTS  NI  DES  DEFAUTS  d' AUTRUI. 

On  n'a  point  encore  assez  approfondi  la  mi- 
sère des  hommes  en  général,  ni  la  sienne  en 
particulier,  quand  on  est  encore  surpris  de  la 
foiblesse  et  de  la  corruption  des  hommes.  Si  on 
n'attendoit  aucun  bien  des  hommes,  aucun  mal 
ne  nous  étonneroit.  Notre  étonnement  vient 
donc  du  mécompte  d'avoir  compté  l'humanité 
entière  pour  quelque  chose,  au  lieu  qu'elle  n'est 
rien ,  et  pis  que  rien.  L'arbre  ne  doit  point 
surprendre  quand  il  porte  ses  fruits.  Mais  on 
doit  admirer  Jésus-Christ ,  en  qui  nous  som- 
mes entrés,  comme  dit  saint  Paul,  lorsque  nous 
autres  sauvageons  nous  portons  en  lui  ,  à  la 
place  de  nos  fruits  amers,  les  plus  doux  fruits 
de  la  vertu. 

Désabusez-vous  de  toute  vertu  humaine  qui 
est  empoisonnée  de  complaisance  et  de  con- 
fiance en  soi-même.  Ce  qui  est  haut  aux  yeux 
des  hommes,  dit  le  Saint-Esprit  ' ,  est  une  ahomi- 

*  Luc,  XVI.  13. 


nation  devant  Dieu.  C'est  une  idolâtrie  inté- 
rieuie  dans  tous  les  momens  de  la  vie.  Celte 
idolâtrie,  (juoique  couverte  de  l'éclat  des  ver- 
tus ,  est  plus  horrible  que  beaucoup  d'autres 
péchés  que  l'on  croit  plus  énormes.  Il  n'y  a 
qu'une  seule  vérité  et  qu'une  seule  manière  de 
bien  juger,  qui  est  de  juger  comme  Dieu  même. 
Devant  Dieu  les  crimes  monstrueux  commis 
par  foiblesse,  par  emportement  ou  par  igno- 
rance, sont  moins  crimes  que  les  vertus  qu'une 
ame  pleine  d'elle-même  exerce  pour  rapporter 
tout  à  sa  propre  excellence  comme  à  sa  seule 
divinité  ;  car  c'est  le  renversement  total  de  tout 
le  dessein  de  Dieu  dans  la  création.  Cessons 
donc  de  juger  des  vertus  et  des  vices  par  notre 
goût,  que  l'amour-propre  a  rendu  dépravé,  et 
par  nos  fausses  vues  de  grandeur.  Il  n'y  a  rien 
de  grand  que  ce  qui  se  fait  bien  petit  devant 
l'unique  et  souveraine  grandeur.  Vous  ten- 
dez au  grand  par  la  pente  de  votre  cœur,  et 
par  l'habitude  d'y  tendre  :  mais  Dieu  veut  vous 
rabaisser  et  vous  rappetiser  dans  sa  main  )  lais- 
sez-le faire. 

Pour  les  gens  qui  cherchent  Dieu,  ils  sont 
pleins  de  misères  :  non  que  Dieu  autorise  leurs 
imperfections  ;  mais  parce  que  leurs  imperfec- 
fions  les  arrêtent  et  les  empêchent  d'aller  à 
Dieu  par  le  plus  court  chemin.  Ils  ne  peuvent 
aller  vite  ;  car  ils  sont  trop  chargés  et  d'eux- 
mêmes  et  de  tout  ce  grand  attirail  de  choses 
superflues,  qu'ils  rapportent  à  eux  avec  tant 
d'empressement  et  de  jalousie.  Les  uns  croient 
aller  droit ,  usant  toujours  de  certains  petits 
détours  pour  parvenir  à  leurs  fins  qui  leur  sem- 
blent permises.  Les  autres  ignorent  leur  propre 
cœur  ,  jusqu'à  s'imaginer  qu'ils  ne  tiennent 
plus  à  rien  ,  quoiqu'ils  tiennent  encore  à  tout, 
et  que  le  moindre  intérêt  ou  la  moindre  pré- 
vention les  surmonte.  On  se  flatte  sur  ses  rai- 
sons dans  le  temps  qu'on  croit  peser  celles 
dantrui  au  poids  du  sanctuaire  ;  et  par  là  on 
devient  injuste,  ne  parlant  que  de  jusfice  et  de 
bonne  foi.  On  se  prévient  contre  les  gens  dont 
on  est  jaloux  ;  la  jalousie,  cachée  dans  les  der- 
niers replis  du  cœur  ,  exagère  les  moindres 
défauts  .  on  en  est  plein,  on  ne  peut  s'en  taire, 
on  s'échappe  malgré  soi  à  laisser  entrevoir  son 
dégoijt  et  son  mépris.  De  là  viennent  les  criti- 
ques déguisées  et  les  mauvais  offices  qu'on  rend 
sans  penser  à  les  rendre.  Le  cœur,  rétréci  par 
l'intérêt  propre,  se  trompe  lui-même  pour  se 
permettre  ce  qui  lui  convient  :  il  est  foible, 
incertain  ,  timide  ,  prêt  à  ramper,  à  flatter,  à 
encenser,  pour  obtenir.  Il  est  si  occupé  de  lui, 
qu'il  ne  lui  reste  ni  temps  ,  ni  pensée  ,  ni  sen- 


132 


INSTRUCTIONS  SLR  LA  MORALE 


timent  pour  le  prochain.  De  temps  en  temps  la 
crainte  de  Dieu  le  trouble  dans  sa  fausse  paix, 
et  le  force  de  se  donnera  autrui  :  mais  il  ne  s'y 
donne  que  par  crainte  el  malgré  lui.  C'est  une 
impulsion  étrangère,  passagère  et  violente  :  on 
retombe  bientôt  au  fond  de  soi-même  ,  où  l'on 

.  redevient  son  tout  et  son  dieu  même  ;  tout 
pour  soi  ou  pour  ce  qui  s'y  rapporte,  et  le  reste 
du  monde  entier  n'est  rien.  On  ne  veut  être  ni 
ambitieux  ,  ni  avare  ,  ni  injuste,  ni  traître  : 
mais  ce  n'est  point  l'amour  qui  rend  perma- 
nentes et  lixes  toutes  les  vertus  contraires  à 
ces  vices  ;  c'est  au  contraire  une  crainte  étran- 
gère qui  vient  par  accès  inégaux,  et  qui  sus- 
pend tous  ces  vices  propres  à  l'ame  attachée  à 
elle-même. 

Voilà  de  quoi  je  me  plains  tant  ;  voilà  ce  qui 
me  fait  tant  désirer  une  piété  de  pure  foi  et  de 
mort  sans  réserve  ,  qui  arrache  l'ame  à  elle- 
même  sans  espérance  d'aucun  retour.  On  trouve 
celte  perfection  trop  haute  et  impraticable;  Hé 
bien  !  qu'on  retombe  donc  dans  cet  amour- 
propre  qui  craint  Dieu,  et  qui  va  toujours  tom- 
bant et  se  relevant  avec  lâcheté  jusqu'à  la  fin 
de  la  vie.  Tandis  qu'on  s'aime  tant,  on  ne 
peut  être  que  plein  de  misères  .  on  fait  meil- 
leure mine  que  les  autres  quand  on  est  plus 
glorieux  et  plus  délicat  dans  sa  gloire  :  mais  ces 
dehors  n'ont  aucun   véritable    soutien.   C'est 

"cette  dévotion  mélangée  d'amour-propre  qui 
infecte  ;  c'est  elle  qui  scandalise  le  monde,  et 
que  Dieu  même  vomit.  Quand  est-ce  que  nous 
la  vomirons  aussi,  et  que  nous  irons  jusqu'à  la 
source  du  mal  ? 

Quand  on  pousse  la  piété  jusque-là,  les  gens 
sont  effrayés,  et  trouvent  qu'elle  va  trop  loin. 
Quand  elle  ne  va  point  jusque-là,  elle  est  molle, 
jalouse,  délicate,  intéressée.  Peu  de  personnes 
ont  assez  de  courage  et  de  iidélité  pour  se  per- 
dre ,  s'oublier  et  s'anéantir  elles-mêmes  :  par 
conséquent  peu  de  personnes  font  à  la  piété  tout 
l'honneur  qu'on  devroit  lui  faire. 

Il  y  a  des  défauts  de  promptitude  et  de  fra- 
gilité que  vous  comprenez  bien,  qui  ne  sont  pas 
incompatibles  avec  une  piété  sincèi-e  :  mais 
vous  ne  comprenez  pas  aussi  clairement  que 
d'autres  défauts^  qui  viennent  de  foiblesse,  d'il- 
lusion, d'amoui'-propre  et  d'habitude,  compa- 
tissent avec  une  véritable  intention  de  plaire  à 
Dieu.  A  la  vérité,  cette  intention  n'est  ni  assez 
pure  ni  assez  forte  :  mais  ,  quoique  foible  et 
imparfaite,  elle  est  sincère  dans  ses  bornes.  On 
est  avare  ;  mais  on  ne  voit  point  son  avarice  : 
elle  est  couverte  de  prétextes  spécieux;  elle 
s'appelle  bon  ordre  ,  soin  de  ne  rien  perdre, 


prévoyance  des  besoins.  On  est  envieux  ;  mais 
on  ne  sent  pas  en  soi  cette  passion  basse  et  ma- 
ligne qui  se  cache  ;  elle  n'oseroit  paroître,  car 
elle  donneroit  trop  de  confusion;  elle  se  dé- 
guise ,  et  quelquefois  elle  trompe  bien  plus  la 
personne  qui  en  est  tourmentée,  que  les  autres 
qui  l'examinent  de  près  avec  des  yeux  critiques. 
On  est  âpre,  délicat,  difficultueux,  ombrageux 
sur  les  affaires  .  c'est  l'intérêt  qui  fait  tout 
cela  ;  mais  l'intérêt  se  pare  de  cent  belles  rai- 
sons. Ecoutez-le  :  vous  ne  finirez  point  ;  il 
faudra  lui  avouer  qu'il  n'a  point  de  tort.  Je 
conclus  que  les  gens  de  bien  ,  et  vous  comme 
les  autres,  sont  pleins  d'imperfections  mélan- 
gées avec  leur  bonne  volonté  ,  parce  que  leur 
volonté ,  quoique  bonne  ,  est  encore  foible , 
partagée ,  et  retenue  par  les  secrets  ressorts  de 
r  amour-propre. 

Votre  ardeur  même  contre  les  défauts  d'au- 
trui  est  un  grand  défaut.  Ce  dédain  des  misères 
d'autrui  est  une  misère  qui  ne  se  connoît  pas 
assez  elle-même.  C'est  une  hauteur  qui  s'élève 
au-dessus  de  la  bassesse  du  genre  humain  ;  au 
lieu  que,  pour  la  voir  bien  ,  il  faudroit  la  voir 
de  plain-pied.  Mon  Dieu  !  quand  n'aurez-vous 
plus  rien  à  voir  ni  chez  vous  ni  chez  les  autres? 
Dieu  tout  bien  ;  la  créature  tout  mal.  D'ail- 
leurs les  impressions  passagères  que  vous  pre- 
nez sont  trop  fortes.  Vous  les  prenez  vivement 
suivant  les  différentes  occasions  ;  au  lieu  que 
vous  pourriez  prendre  de  sang-froid  certaines 
vues  justes  qui  seroient  fixes  ,  qui  convien- 
droient  à  tous  les  événemens  particuliers,  qui 
vous  donneroient  une  clef  générale  de  tous 
les  détails ,  et  qui  ne  seroient  guère  sujettes  à 
changer. 

Vous-^raiguez  de  tomber  dans  le  mépris  de 
tout  le  genre  humain.  En  un  sens,  je  voudrois 
que  vous  le  méprisassiez  tout  entier  autant  qu'il 
est  méprisable.  La  seule  lumière  de  Dieu  peut, 
en  croissant,  vous  donner  cette  pénétration  de 
l'abîme  du  mal  qui  est  dans  tous  les  hommes. 
Mais,  en  connoissant  à  fond  tout  ce  mal,  il  faut 
connoître  aussi  le  bien  que  Dieu  y  mêle.  C'est 
ce  mélange  de  bien  et  de  mal  qu'on  a  de  la 
peine  à  se  persuader.  C'est  le  bon  et  le  mauvais 
grain  que  l'ennemi  a  mis  ensemble  K  Les  ser- 
viteurs veulent  les  séparer  ;  mais  le  père  de 
famille  s'écrie  ;  Laissez-les  croître  ensemble  Jus- 
f/ues  au  Jour  de  la  moisson. 

Le  principal  est  de  ne  se  point  décourager  à 
la  vue  d'un  si  triste  spectacle,  et  de  ne  pousser 
pas  la  défiance   trop  loin.  Les  gens  naturelle- 

1  Mdtlli.  \iii.  23  ,  cU-. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


133 


ment  ouverts  et  confians  se  resserrent  et  se  dé- 
fient plus  que  d'autres  quand  ils  se  rebutent 
par  expérience  d'avoir  de  la  confiance  et  de 
l'ouverture  ?  ils  sont  comme  les  poltrons  déses- 
pérés .  qui  sont  plus  que  vaillans.  Vous  avez 
beaucoup  à  vous  précautionner  de  ce  côté-là; 
car,  outre  que  la  place  où  vous  êtes  fait  passer 
en  revue  devant  vous  les  misères  de  tout  le 
genre  humain,  d'ailleurs  l'envie,  la  jalousie,  la 
témérité  desjugemens,  et  la  malignité  des  mau- 
vais offices,  empoisonnent  une  infinité  de  choses 
innocentes,  et  exagèrent  sans  pitié  beaucoup  de 
légères  imperfecfions.  Tout  cela  vient  en  foule 
attaquer  votre  patience,  votre  confiance  et  votre 
charité  qui  en  sont  fatiguées.  Mais  tenez  bon  : 
Dieu  s'est  réservé  de  vrais  serviteurs  ;  s'ils  ne 
font  pas  tout,  ils  font  beaucoup  par  comparai- 
son au  reste  du  monde  corrompu,  et  par  rap- 
port à  leur  naturel.  Ils  reconnoissent  leurs 
imperfections ,  ils  s'en  humilient,  ils  les  com- 
battent ;  ils  s'en  corrigent  lentement  à  la 
vérité,  mais  enfin  ils  s'en  corrigent.  Ils  louent 
Dieu  de  ce  qu'ils  font  ;  ils  se  condamnent  de 
ce  qu'ils  ne  font  pas.  Dieu  s'en  contente  ;  con- 
tentez-vous-en. 

Si  vous  trouvez  ,  comme  je  le  trouve  ,  que 
Dieu  devroit  être  mieux  servi,  aspirez  donc  sans 
bornes  et  sans  mesures  à  ce  culte  de  vérité,  où 
il  ne  reste  plus  rien  à  la  créature  pour  elle,  et 
où  tout  retour  est  banni  comme  une  infidélité 
et  un  intérêt  propre.  0  si  vous  étiez  dans  ce 
bienheureux  état,  bien  loin  de  supporter  impa- 
tiemment ceux  qui  n'y  seroient  pas,  l'étendue 
Immense  de  votre  cœur  vous  rendroit  indul- 
gente et  compatissante  pour  toutes  les  foiblesses 
qui  rétrécissent  les  cœurs  intéressés.  Plus  on 
est  parfait,  plus  on  s'apprivoise  avec  l'imper- 
fecfion.  Les  Pharisiens  ne  pouvoient  supporter 
les  Publicains  et  les  femmes  pécheresses ,  avec 
qui  Jésus-Christ  étoit  avec  tant  de  douceur  et 
de  bonté.  Quand  on  ne  fient  plus  à  soi,  on  entre 
dans  cette  grandeur  de  Dieu  que  rien  ne  lasse 
ni  ne  rebute.  Quand  serez-vous  dans  cette 
liberté  et  cet  élargissement  de  cœur  ?  La  déli- 
catesse, la  sensibilité,  qu'on  croit  qui  vieimcnt 
d'un  goût  exquis  de  la  vertu  ,  viennent  bien 
davantage  de  défaut  d'étendue  et  de  resserre- 
ment en  soi-même.  Qui  n'est  plus  à  soi,  est  en 
Dieu  tout  au  prochain  :  qui  est  encore  à  soi, 
n'est  ni  à  Dieu  ni  au  prochain  qu'avec  une 
mesure  courte,  et  courte  à  proportion  de  ratta- 
chement qui  reste  encore  à  soi-même.  Que  la 
paix,  la  vérité,  la  simplicité,  la  liberté,  la  foi 
pure,  l'amour  sans  intérêt,  fassent  de  vous  l'ho- 
locauste ! 


XXVIII. 

EN    QUOI     CONSISTE    LA    VRAIE     LIBERTE    DES   ENFANS 
DE   DIEU   .   MOYENS  DE  l' ACQUERIR. 

Je  crois  que  la  liberté  de  l'esprit  doit  avoir 
de  la  simplicité.  Quand  on  ne  s'embarrasse  point 
par  des  retours  inquiets  sur  soi-même,  on  com- 
mence à  devenir  libre  de  la  véritable  liberté. 
Au  contraire,  la  fausse  sagesse,  qui  est  toujours 
tendue,  toujours  occupée  d'elle-même,  toujours 
jalouse  de  sa  propre  perfection  ,  souffre  une 
douleur  cuisante  toutes  les  fois  qu'elle  aperçoit 
en  elle  la  moindre  tache. 

Ce  n'est  pas  que  l'homme  simple  et  détaché 
de  soi-même  ne  travaille  à  sa  perfection  ;  il  y 
travaille  d'autant  plus  qu'il  s'oublie  davantage, 
et  qu'il  ne  songe  aux  vertus  que  pour  accom- 
plir lu  volonté  de  Dieu.  Le  défaut  qui  est  en 
nous  la  source  de  tous  les  autres  est  l'amour  de 
nous-mêmes ,  auquel  nous  rapportons  tout,  au 
lieu  de  rapporter  tout  à  Dieu.  Quiconque  tra- 
vaille donc  à  se  désoccuper  de  soi-même  ,  à 
s'oublier ,  à  se  renoncer  ,  suivant  le  précepte 
de  Jésus-Christ ,  coupe  d'un  seul  coup  la  ra- 
cine à  tous  ses  vices  ,  et  trouve  dans  ce  simple 
renoncement  à  soi-même  le  germe  de  toutes  les 
vertus. 

Alors  on  enlend  et  on  éprouve  au  dedans  de 
soi  la  vérité  profonde  de  celte  parole  de  l'Ecri- 
ture :  Là  oh  est  r esprit  du  Seigneur ,  là  est  la 
liberté  *.  On  ne  néglige  rien  pour  faire  régner 
Dieu  au  dedans  de  soi-même  et  au  dehors  ; 
mais  on  est  en  paix  au  milieu  de  l'humiliation 
causée  par  ses  fautes.  On  ainicroit  mieux  mou- 
rir que  de  commettre  la  moindre  faute  volon- 
tairement ;  mais  on  ne  craint  pas  le  jugement 
des  hommes  pour  l'intérêt  de  sa  propre  réputa- 
tion ;  ou  du  moins  si  on  les  craint ,  c'est  pour 
ne  pas  les  scandaliser.  D'ailleurs,  on  se  dévoue 
à  l'opprobre  de  Jésus-Christ,  et  on  demeure  en 
paix  pour  l'incertitude  des  évéuemens.  Pour 
les  jugemensde  Dieu,  on  s'y  abandonne  sui- 
vant les  divers  degrés  ou  de  confiance  ,  ou  de 
sacrifice  ,  ou  de  désappropriation  entière  de  soi- 
même.  Plus  on  s'abandonne,  plus  on  trouve  la 
paix  ;  et  cette  paix  met  tellement  le  cœur  au 
large  ,  qu'on  est  prêt  à  tout  ;  on  veut  tout  et  on 
ne  veut  rien  ;  on  est  simple  comme  de  petits 
enfans. 

1  II  C»r.  m.  17. 


134 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


La  lumière  de  Dieu  fait  sentir  jusques  aux 
moindres  fautes  ,  mais  elle  ne  décourage  point. 
On  marche  devant  lui;  mais  si  on  bronche  on 
se  hâte  de  reprendre  sa  course ,  et  on  ne  pense 
qu'à  avancer  toujours.  0  que  cette  simplicité  est 
heureuse  !  mais  qu'il  y  a  peu  d'anies  qui  aient 
le  courage  de  ne  regarder  jamais  derrière  elles  ! 
Semblables  à  la  femme  de  Lot,  elles  attirent  sur 
elles  la  malédiction  de  Dieu  par  ces  retours 
inquiets  d'un  amour-propre  jaloux  et  délicat. 

Il  faut  nous  perdre,  si  nous  voulons  nous  re- 
trouver en  Dieu  ;  c'est  aux  petits  que  Jésus- 
Christ  déclare  qu'appartient  son  royaume.  Ne 
raisonner  point  trop  ,  aller  au  bien  par  une  in- 
tention droite  dans  les  choses  communes ,  lais- 
ser tomber  mille  réflexions  par  lesquelles  on 
s'enveloppe  et  on  s'enfonce  en  soi-même  sous 
prétexte  de  se  corriger  :  voilà  en  gros  les  prin- 
cipaux moyens  d'être  libre  de  la  vraie  liberté 
sans  négliger  ses  devoirs. 


XXIX. 

OBLIGATION  DE  s'aBA>T)0NNER  A  DIEU  SANS  RESERVE. 

Le  salut  n'est  pas  seulement  attaché  à  la  ces- 
sation du  mal  :  il  faut  encore  y  ajouter  la  pra- 
tique du  bien.  Le  royaume  du  ciel  est  d'un 
trop  grand  prix  pour  être  donné  à  une  crainte 
d'esclave ,  qui  ne  s'abstient  du  mal  qu'à  cause 
qu'il  n'ose  le  faire.  Dieu  veut  des  enfans  qui 
aiment  sa  bonté ,  et  non  des  esclaves  qui  ne  le 
servent  que  par  la  crainte  de  sa  puissance.  Il 
faut  donc  l'aimer  et  par  conséquent  faire  tout 
ce  qu'inspire  le  véritable  amour. 

Bien  des  gens,  qui  paroissent  d'ailleurs  bien 
intentionnés ,  se  trompent  à  ce  sujet  :  mais  il 
est  facile  de  les  détromper  s'ils  veulent  examiner 
les  choses  de  bonne  foi.  Leur  erreur  vient  de 
ce  qu'ils  ne  connoissent  ni  Dieu  ni  eux-mêmes. 
Ils  sont  jaloux  de  leur  liberté,  et  ils  craignent 
de  la  perdre  en  se  livrant  trop  à  la  piété  ;  mais 
ils  doivent  considérer  qu'ils  ?ie  sont  point  à  eux- 
mêmes  *  ;  ils  sont  à  Dieu  ,  qui ,  les  ayant  faits 
uniquement  pour  lui  et  non  pour  eux-mêmes  . 
les  doit  mener  comme  il  lui  plaît ,  avec  un  em- 
pire absolu.  Ils  se  doivent  tout  entiers  à  lui, 
sans  condition  et  sans  réserve.  Nous  n'avons 
pas  même ,  à  proprement  parler ,  le  droit  de 
nous  donner  à  Dieuj  car  nous  n'avons  aucun 
droit  sur  nous-mêmes  :  mais  si  nous  ne  nous 


laissions  pas  à  Dieu  comme  une  chose  qui  est  de 
sa  nature  tout  à  lui ,  nous  ferions  un  larcin  sa- 
crilège qui  renverseroit  l'ordre  de  la  nature  et 
qui  violeroit  la  loi  essentielle  de  la  créature. 

Ce  n'est  donc  pas  à  nous  à  raisonner  sur  la 
loi  que  Dieu  nous  impose  :  c'est  à  nous  à  la  re- 
cevoir, à   l'adorer,  à  la  suivre  aveuglément. 
Dieu  sait  mieux  que  nous  ce  qui  nous  convient. 
Si  nous  faisions  l'Evangile  ,  peut-être  serions- 
nous  tentés  de  l'adoucir  pour  l'accommoder  à 
notre  lâcheté  :  mais  Dieu  ne  nous  a  pas  con- 
sultés en  le  faisant  :  il  nous  l'a  donné  tout  fait , 
et  ne  nous  a  laissé  aucune  espérance  de  salut 
que  par  l'accomplissement  de  cette  souveraine 
loi ,  qui  est  égale  pour  toutes  les  conditions  : 
Le  ciel  et   la  terre  passeront;  cette  parole  de 
vie  ou  de  mort  ne  passera  jamais  *.  Ou  ne  peut 
en  retrancher  ni  un  mot  ni  la  moindre  lettre. 
Malheur  aux  prêtres  qui  oseroient  en  diminuer 
la  force  pour  nous  l'adoucir  !  Ce  n'est  pas  eux 
qui  ont  fait  cette  loi  ;  ils  n'en  sont  que  les  sim- 
ples dépositaires.  Il  ne  faut  donc  pas  s'en  pren- 
dre à  eux  si  l'Evangile  est  une  loi  sévère.  Cette 
loi  est  autant  redoutable  pour  eux  que  pour 
le  reste  des  hommes  ,  et  plus  encore  pour  eux 
que  pour  les  autres ,  puisqu'ils  répondront  et 
des  autres  et  d'eux-mêmes  pour  l'observation 
de  cette  loi.  Malheur  â  l'aveugle  qui  en  conduit 
un  autre  I  ils  tomberont  tous  deux ,  dit  le  Fils  de 
Dieu  * ,  dans  le  précipice.  Malheur  au  prêtre 
ignorant ,  ou  lâche  et  flatteur ,  qui  veut  élargir 
la  voie  étroite  !  La  voie  large  est  celle  qui  con- 
duit à  la  perdition  ^. 

Que  l'orgueil  de  l'homme  se  taise  donc.  11 
croit  être  libre  et  il  ne  l'est  pas.  C'est  à  lui  à 
porter  le  joug  de  la  loi ,  et  à  espérer  que  Dieu 
lui  donnera  des  forces  proportionnées  à  la  pe- 
santeur de  ce  joug.  En  eftèt ,  celui  qui  a  ce  sou- 
verain empire  sur  sa  créature  pour  lui  com- 
mander ,  lui  donne  par  sa  grâce  intérieure  de 
vouloir  et  de  faire  ce  qu'il  commande, 


XXX. 

BONHEIR  DE  l'aME  QUI  SE  DONNE  ENTIEREMENT  A  DIEU. 

COMBIEN   LAMOCR    DE  DIEU   ADOUCIT   TOUS  LES 

SACRIFICES. AVEUGLEMENT  DES  HOMMES  UUI  PRÉ- 
FÈRENT LES  BIENS  DU  TEMPS  A  CEUX  DE  l'ÉTERNITÉ. 

La   perfection  chrétienne  n'a  point  les  ri- 
gueurs ,  les  ennuis  et  les  contraintes  que  l'on 


»  ICor.  VI.  19. 


1  Matlh.  XXIV.  35.  —  -  Luc.  vi.  30.  —  3  Mallh.  vu.    I  3 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


13o 


s'imagine.  Elle  demande  qne  l'on  soit  à  Dieu 
du  fond  du  cœur;  et  dès  qu'on  est  ainsi  à  Dieu, 
tout  ce  qu'on  t'ait  pour  lui  devient  l'acile.  Ceux 
qui  sont  à  Dieu  sont  toujours  contens  lorsqu'ils 
Jic  sont  point  partagés  j  car  ils  ne  \eulent  que 
ce  que  Dieu  veut ,  et  veulent  faire  pour  lui 
tout  ce  qu'il  veut.  Ils  se  dépouillent  de  tout  et 
trouvent  le  centuple  dansée  dépouillement.  La 
paix  de  la  conscience,  la  liberté  du  c(Pur,  la 
douceur  de  s'abandonner  entre  les  mains  de 
Dieu,  lajoie  de  voir  toujours  croître  la  lumière 
dans  son  creur  ,  enlin  le  dégagement  des  crain- 
tes et  des  désirs  tyranniques  du  siècle ,  font  ce 
centuple  de  bonlieur  que  les  véritables  enfans 
de  Dieu  possèdent  au  milieu  des  croix,  pourvu 
qu'ils  soient  fidèles. 

Ils  se  sacrifient ,  mais  à  ce  qu'ils  aiment  le 
plus  ;  ils  souffrent ,  mais  ils  veulent  souffrir  ,  et 
ils  préfèrent  la  souffrance  à  toutes  les  fausses 
joies.  Leurs  corps  ont  des  maux  cuisans ,  leur 
imagination  est  troublée  .  leur  esprit  tombe  en 
langueur  et  en  défaillance;  mais  leur  volonté 
est  ferme  et  tranquille  dans  le  fond  et  le  plus 
intime  d'elle-même,  et  elle  dit  sans  cesse  Amen 
à  tous  les  coups  dont  Dieu  la  frappe  pour  la  sa- 
crifier. 

Ce  que  Dieu  demande  de  nous ,  c'est  une 
volonté  qui  ne  soit  plus  partagée  entre  lui  et 
aucune  créature;  c'est  une  volonté  souple  dans 
ses  mains ,  qui  ne  désire  et  ne  rejette  rien  ,  qui 
veuille  sans  réserve  tout  ce  qu'il  veut,  et  qui  ne 
veuille  jamais,  sous  aucun  prétexte,  rien  de 
ce  qu'il  ne  veut  pas.  Quand  on  est  dans  cette 
disposition ,  tout  est  salutaire  ;  et  les  amusemens 
les  plus  inutiles  se  tournent  en  bonnes  oeuvres. 

Heureux  celui  qui  se  donne  à  Dieu  !  il  est 
délivré  de  ses  passions  ,  des  jugemens  des  bom- 
mes  ,  de  leur  malignité,  de  la  tyrannie  de  leurs 
maximes  .  de  leur  froides  et  misérables  raille- 
ries ,  des  malheurs  que  le  monde  attribue  à  la 
fortune ,  de  l'infidélité  et  de  l'inconstance  des 
amis ,  des  artifices  et  des  pièges  des  ennemis , 
de  sa  propre  foiblesse,  de  la  misère  et  de  la 
brièveté  delà  vie,  des  horreurs  d'une  mort 
profane ,  des  cruels  remords  attachés  aux  plai- 
sirs criminels ,  et  enfin  de  l'éternelle  condam- 
nafion  de  Dieu.  Il  est  délivré  de  cette  multitude 
innombrable  de  maux,  puisque,  mettant  sa 
volonté  entre  les  mains  de  Dieu  ,  il  ne  veut  plus 
que  ce  que  Dieu  veut  ;  et  il  trouve  ainsi  sa 
consolation  dans  la  foi ,  et  par  conséquent  l'es- 
pérance au  milieu  de  toutes  ses  peines.  Quelle 
foiblesse  seroit-ce  donc  de  craindre  de  se  don- 
ner à  Dieu  ,  et  de  s'engager  trop  avant  dans  un 
état  si  désirable  ! 


Heureux  ceux  qui  se  jettent  tète  baissée  et 
b's  yeux  fermés  entre  les  bras  du  Père  des  ud- 
séricovdes  et  du  Dieu  de  toute  consolation , 
comme  parle  saint  Paul  '  !  Alors  on  ne  désire 
rien  tant  que  de  connoître  ce  que  l'on  doit  à 
Dieu  ;  et  on  ne  craint  rien  davantage  que  de  ne 
voir  pas  assez  ce  qu'il  demande.  Sitôt  qu'on  dé- 
couvre une  lumière  nouvelle  dans  la  foi ,  on  est 
transporté  de  joie  ,  comme  un  avare  qui  a 
trouvé  un  trésor.  Le  vrai  Chrétien ,  de  quelque 
malheur  que  la  Providence  l'accable  ,  veut  tout 
ce  qui  lui  arrive ,  et  ne  veut  rien  de  tout  ce  qui 
lui  manque  :  plus  il  aime  Dieu  ,  et  plus  il  est 
content  ;  et  la  plus  haule  perfection ,  loin  de  le 
surcharger,  rend  son  joug  plus  léger. 

Quelle  folie  de  craindre  d'être  trop  à  Dieu  ! 
C'est  craindre  d'être  trop  heureux;  c'est  crain- 
dre d'aimer  la  volonté  de  Dieu  en  toutes  cho- 
ses; c'est  craindre  d'avoir  trop  de  courage  dans 
les  croix  inévitables ,  trop  de  consolation  dans 
l'amour  de  Dieu  ,  et  trop  de  détachement  pour 
les  passions  qui  rendent  misérables. 

Méprisons  donc  les  choses  de  la  terre  pour 
être  tout  à  Dieu.  Je  ne  dis  pas  que  nous  les 
quittions  absolument  ;  car  .  quand  on  est  déjà 
dans  une  vie  honnête  et  réglée  ,  il  n'y  a  qu'à 
changer  le  fond  de  sou  cœur  en  aimant,  et  nous 
ferons  à  peu  près  les  mêmes  choses  que  nous 
faisions  :  car  Dieu  ne  renverse  point  les  condi- 
tions des  hommes,  ni  les  fonctions  qu'il  y  a 
lui-même  attachées;  mais  nous  ferons  pour 
servir  Dieu  ce  que  nous  faisions  pour  servir  et 
pour  plaire  au  monde  et  pour  nous  contenter 
nous-mêmes.  Il  y  aura  seulement  cette  diffé- 
rence ,  qu'au  lieu  d'être  dévorés  par  notre  or- 
gueil ,  i)ar  nos  passions  tyranniques  et  par  la 
censure  maligne  du  monde  ,  nous  agirons  au 
contraire  avec  liberté ,  avec  courage  ,  avec  es- 
pérance en  Dieu  :  la  confiance  nous  animera  ; 
l'attente  des  biens  éternels  qui  s'approchent , 
pendant  que  ceux  d'ici-bas  nous  échappent , 
nous  soutiendra  au  milieu  des  peines;  l'amour 
de  Dieu  ,  qui  nous  fera  sentir  celui  qu'il  a  pour 
nous  ,  nous  donnera  des  ailes  pour  voler  dans 
sa  voie  et  pour  nous  élever  au-dessus  de  tou- 
tes nos  misères.  Si  nous  avons  de  la  peine  à  le 
croire  ,  l'expérience  nous  en  convaincra  :  Ve- 
nez,  coijez  et  gotUez  ,  dit  David  -,  combien  le 
Seigneur  est  doux. 

Jésus-Christ  dit  à  tous  les  Chrétiens  sans 
exception  :  Que  celui  qui  veut  être  mon  disciple 
[torle  sa  croix  ,  et  qu  il  nie  suive  '.  La  voie 
large  conduit  à  la  perdition  ;  il  faut  suivre  la 

'  II  On-.  \.  -i.  —  '  Ps.   XNM-.i.  9.  —  'J  Matlh.  wi.  24. 


136 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


voie  étroite  où  le  petit  nombre  eutre.  11  nv  a 
que  ceux  qui  se  fout  violence  qui  emportent  le 
royaume  du  ciel.  Il  faut  renaître  ,  se  renoncer j 
se  haïr,  devenir  enfant  ,  être  pauvre  d'esprit , 
pleurer  pour  être  consolé,  et  n'être  point  du 
monde  ,  qui  est  maudit  à  cause  de  ses  scanda- 
les. Ces  vérités  effraient  bien  des  gens ,  et  cela 
parce  qu'ils  connoisseut  simplement  ce  que  la 
religion  fait  faire ,  sans  connoître  ce  qu'elle 
présente ,  et  qu'ils  ignorent  l'esprit  d'amour 
qui  rend  tout  léger.  Ils  ne  savent  pas  qu'elle 
mène  à  la  plus  haute  perfection ,  par  un  sen- 
tier de  paix  et  d'amour ,  qui  en  adoucit  tous 
les  travaux. 

Ceux  qui  sont  à  Dieu  sans  partage  sont  tou- 
jours heureux.  Ils  éprouvent  que  le  joug  du 
Seigneur  est  doux  et  léger  ;  qu'on  trouve  en  lui 
le  repos  de  l'ame ,  et  qu'il  soulage  ceux  qui  sont 
chargés  et  fatigués,  comme  il  l'a  dit  lui-même*. 
ISlais  malheur  à  ces  âmes  lâches  et  timides  qui 
sont  partagées  entre  Dieu  et  le  monde  1  Elles 
veulent  et  ne  veulent  pas  ;  elles  sont  déchirées 
tout  à  la  fois  par  leurs  passions  et  par  leurs 
remords  ;  elles  craignent  les  jugemens  de  Dieu 
et  ceux  des  hommes  ;  elles  ont  horreur  du  mal 
et  honte  du  bien  ;  elles  ont  les  peines  de  la  vertu 
sans  en  goûter  les  consolations.  0  qu'elles  sont 
malheureuses  !  Ah  !  si  elles  avoient  un  peu  de 
courage  pour  mépriser  les  vains  discours,  les 
froides  railleries  et  les  téméraires  censures  des 
hommes ,  quelle  paix  ne  goùteroient-elles  pas 
dans  le  sein  de  Dieu  ! 

Qu'il  est  dangereux  pour  le  salut,  qu'il  est 
indigne  de  Dieu  et  de  nous,  qu'il  est  pernicieux 
même  pour  la  paix  de  notre  cœur,  de  vouloir 
toujours  demeurer  où  l'on  est  !  La  vie  entière 
ne  nous  est  donnée  que  pour  nous  avancer  à 
grands  pas  vers  notre  patrie  céleste.  Le  monde 
s'enfuit  comme  une  ombre  trompeuse  ;  l'éter- 
nité s'avance  déjà  pour  nous  recevoir.  Que 
tardons-nous  à  nous  avancer  pendant  que  la 
lumière  du  Père  des  miséricordes  nous  éclaire? 
Hâtons-nous  d'arriver  au  royaume  de  Dieu. 

Le  seul  commandement  suffit  pour  faire  éva- 
nouir en  un  moment  tous  les  prétextes  qu'on 
pourroit  prendre  de  faire  des  réserves  avec 
Dieu  :  Vous  aimerez  le  Seigneur  votre  Bien  de 
tout  votre  cœur,  de  toute  votre  ame ,  de  foutes 
vos  forces  et  de  toutes  vos  pensées.  A'oyez  com- 
bien de  termes  joints  ensemble  par  le  Saint- 
Esprit  ,  pour  prévenir  toutes  les  réserves  que 
l'homme  pourroit  vouloir  faire  au  préjudice  de 
cet  amour  jaloux  et  dominant.   Tout  n'est  pas 


trop  pour  lui  ;  il  ne  souffre  point  de  partage  ; 
et  il  ne  permet  plus  d'aimer  hors  de  Dieu ,  que 
ce  que  Dieu  commande  lui-même  d'aimer  pour 
l'amour  de  lui.  Il  faut  l'aimer  non-seulement 
de  toute  l'étendue  et  de  toute  la  force  de  son 
cœur,  mais  encore  de  toute  l'application  de  sa 
pensée.  Comment  donc  pourrait-on  croire  qu'on 
l'aime ,  si  on  ne  peut  se  résoudre  à  penser  à  sa 
loi ,  et  à  s'appliquer  de  suite  à  accomplir  sa  vo- 
lonté ? 

Ceux  qui  craignent  de  voir  trop  clairement 
ce  que  cet  amour  demande,  se  moquent  de 
croire  qu'ils  ont  cet  amour  vigilant  et  appliqué. 
Il  n'y  a  qu'une  seule  manière  d'aimer  Dieu, 
c'est  de  ne  faire  aucun  marché  avec  lui ,  et  de 
suivre  avec  un  cœur  généreux  tout  ce  qu'il  ins- 
pire. Tous  ceux  qui  vivent  dans  des  retranche- 
mens ,  mais  qui  voudroient  bien  être  un  peu 
du  monde,  courent  grand  risque  d'être  de  ces 
tièdes  dont  il  dit  qu'il  les  vomira  ^  Dieu  sup- 
porte impatiemment  ces  âmes  lâches  qui  disent 
en  elles-mêmes  :  J'irai  jusque-là  .  et  jamais 
plus  loin.  Appartient-il  à  la  créature  de  faire  la 
loi  à  son  Créateur?  Que  diroitun  roi  d'un  sujet, 
ou  un  maître  de  son  domestique  ,  qui  ne  vou- 
droit  le  servir  qu'à  sa  mode  .  qui  craindroit  de 
trop  s'affectionner  pour  ses  intérêts  ,  et  qui  au- 
roit  honte ,  aux  yeux  du  public  ,  de  s'attacher  à 
lui?  Mais  plutôt  que  dira  le  Roi  des  rois,  si  nous 
faisons  comme  ces  lâches  serviteurs? 

Il  faut  s'instruire  non-seulement  de  la  vo- 
lonté de  Dieu  en  général ,  mais  encore  quelle 
est  sa  volonté  en  chaque  chose  ,  avec  ce  qui  lui 
plaît  davantage  et  qui  est  le  plus  parfait.  Nous 
ne  somn)es  véritablement  raisonnables  qu'au- 
tant que  nous  consultons  la  volonté  de  Dieu  , 
pour  y  conformer  la  nôtre  ;  c'est  la  véritable 
lumière  que  nous  devons  suivre,  toute  autre 
lumière  est  fausse  :  c'est  une  lueur  trompeuse, 
et  non  une  lumière  véritable.  Aveugles  donc 
tous  ceux  qui  se  croient  sages,  et  qui  ne  le  sont 
pas  de  la  sagesse  de  Jésus-Christ ,  seule  digne 
du  nom  de  sagesse  !  Ils  courent  dans  une  pro- 
fonde nuit  après  des  fantômes;  ils  sont  comme 
ceux  qui  dans  un  songe  pensent  être  éveillés,  et 
qui  s'imaginent  que  tous  les  objets  du  songe 
sont  réels.  Ainsi  sont  abusés  tous  les  grands  de  la 
terre ,  les  sages  du  siècle  ,  tous  les  hommes  en- 
chantés par  les  faux  plaisirs.  Il  n'y  a  que  les 
enfans  de  Dieu  qui  marchent  aux  rayons  de 
la  pure  vérité.  Qu'est-ce  que  les  hommes 
pleins  de  leurs  pensées  vaines  et  ambitieuses,  ont 
devant  eux?  Souvent  la  disgrâce,   toujours  la 


1  Matih.  XI.  29  et  30. 


1  Jjwc.  III.  16. 


ET  LA  PERFKCTION  CHRÉTIENNE. 


137 


mort,  le  jugement  de  Dieu  et  l'éternité.  Voilà 
les  grands  objets  qui  s'avancent  et  qui  viennent 
au-devant  de  ces  hommes  profanes  :  cependant 
ils  ne  les  voient  pas;  leur  politique  prévoit  tout, 
excepté  la  chute  et  l'anéantissement  inévitable 
de  tout  ce  qu'ils  cherchent.  0  aveugles  !  quand 
ouvrirez-vous  les  yeux  à  la  lumière  de  Jésus- 
Christ ,  qui  vous  découvriroit  le  néant  de  toutes 
les  grandeurs  d'ici-bas? 

Ils  sentent  qu'ils  ne  sont  pas  heureux  ,  et  ils 
espèrent  trouver  de  quoi  le  devenir  par  les 
choses  mêmes  qui  les  rendent  misérables  :  ce 
qu'ils  n'ont  pas  les  afflige  ;  ce  qu'ils  ont  ne  les 
peut  remplir.  Leurs  douleurs  sont  véritables  ; 
leurs  joies  sont  courtes,  vaines  et  empoisonnées  ; 
elles  leur  coûtent  plus  qu'elles  ne  leur  valent. 
Toute  leur  vie  est  une  expérience  sensible  et 
continuelle  de  leur  égarement  :  le  jugement 
éternel  pend  déjà  sur  leur  tête  ;  leurs  fausses 
joies  vont  se  changer  en  des  pleurs  et  des  hur- 
lemens  qui  ne  finiront  jamais.  Leur  vie  est 
comme  une  ombre  qui  va  disparoître ,  ou  tout 
au  plus  comme  une  fleur  qui  s'épanouit  le  ma- 
tin, mais  qui  est  le  soir  flétrie,  desséchée  et 
foulée  aux  pieds.  Que  sont-ils  devenus  ces  in- 
sensés mondains?  On  les  a  vus  ,  au  moment  de 
la  mort,  abattus,  tremblans  et  découragés  :  ils 
avouent  l'illusion  dans  laquelle  ils  ont  vécu  ,  et 
déplorent  leur  erreur.  Ils  passent  même  sou- 
vent d'une  extrémité  à  l'autre  ,  et  ,  après  avoir 
été  sans  respect  pour  la  religion,  ils  deviennent 
lâches  et  superstitieux.  N'est-il  pas  horrible 
que  les  hommes  veuillent  hasarder  l'éternité, 
plutôt  que  de  se  gêner  dans  leurs  mauvaises  in- 
clinations? cependant  rien  de  plus  ordinaire. 
Montrez-leur  tout  ce  qu'il  vous  plaira, ,  la  va- 
nité et  le  néant  de  la  créature  ;  faites-leur  re- 
marquer la  brièveté  et  l'incertitude  de  la  vie  , 
l'inconstance  de  la  fortune,  l'infidélité  des  amis, 
l'illusion  des  grandes  places,  les  amertumes 
qui  y  sont  inévitables,  le  mécontentement  des 
grands,  le  mécompte  de  toutes  les  plusgrandes 
espérances,  le  vide  de  tous  les  biens  qu'on  pos- 
sède, la  réalité  de  tous  les  maux  qu'on  soutire; 
toutes  ces  morales  ,  quelque  vraies  qu'elles 
soient,  ne  font  qu'effleurer  leur  cœur;  elles  pas- 
sent par  la  superficie  ;  le  fond  de  l'homme 
n'en  est  point  changé  :  il  soupire  de  se  voii- 
esclave  de  la  vanité  ,  et  ne  sort  point  de  son  es- 
clavage. 

Que  faut-il  donc  qu'il  fasse  pour  sortir  de 
cet  état  pitoyable  ?  Il  faut  qu'il  prie  ,  afin  que 
Dieu  l'éclairé  enfièrement  ;  et  d'abord  il  con- 
naîtra l'abîme  du  bien;,  qui  est  Dieu,  et  l'a- 
bîme du  mal  et  du  néant ,  qui  est  la   créature 


corrompue;  alors  il  se  méprisera  et  se  haïra,, 
il  se  quittei'a,  il  se  craindra  ,  il  se  renoncera 
soi-même ,  il  s'abandonnera  à  Dieu  ,  il  se  per - 
dra  en  lui.  Heureuse  perte!  puisqu'il  se  trou- 
vera par  là  sans  se  chercher;  il  n'aura  plu* 
d'intérêt  propre  ,  et  tout  lui  profitera;  car  tout 
tourne  à  bien  pour  ceux  qui  aiment  Dieu  et  qui 
sont  animés  de  son  esprit  :  ceux  qui  n'ont  pas 
ce  bon  esprit  sont  fort  malheureux  de  ne  le 
point  avoir  ;  celui  qui  en  est  privé,  ou  ne  le  de- 
mande plus,  ou  le  demande  mal.  Ce  n'est  point 
par  les  lèvres  ni  par  les  actions  extérieures  ,, 
c'est  par  le  désir  du  cœur,  et  par  un  profond 
abaissement  de  soi-même  devant  Dieu  ,  qu'on 
attire  au  dedans  de  soi  cet  esprit  de  vie ,  sans; 
lequel  les  meilleures  actions  sont  mortes.  Dieu 
est  si  bon,  qu'il  n'attend  que  notre  désir  pour 
nous  combler  de  ce  don  qui  est  lui-même.  Le 
cri,  dit-il  dans  l'Ecriture  ,  ne  sera  pas  encore 
formé  dans  votre  bouche,  que  moi,  qui  le  ver- 
rai avant  que  de  naître  dans  votre  cœur,  je 
l'exaucerai  avant  qu'il  soit  fait.  C'est  donc  la 
prière  du  cœur  que  Dieu  exauce  ordinairement. 
On  choisit  quelque  mystère  ou  quelque  grande 
vérité  de  la  religion  ,  que  l'on  doit  méditer  en 
profond  sUence  ;  et  ,  après  s'en  être  convaincu  „ 
il  faut  s'en  faire  l'application  à  soi-même  ,  for- 
mer ses  résolutions  devant  Dieu  par  rapport  à. 
ses  devoirs  et  à  ses  défauts,  lui  demander  qu'il 
nous  anime  pour  nous  faire  accomplir  ce  qu'il 
nous  donne  le  courage  de  lui  promettre.  Quand 
nous  nous  apercevons  dans  la  prière  que  notre, 
esprit  s'égare,  il  n'y  a  qu'à  le  ramener  douce- 
ment ,  sans  nous  décourager  jamais  de  l'im- 
portunité  de  ces  distractions  qui  sont  si  opiniâ- 
tres. Tandis  qu'elles  sont  mvolontaires,  elles 
ne  peuvent  nous  nuire  ;  au  contraire  elles; 
nous  serviront  plus  qu'une  prière  accompagnée 
d'une  ferveur  sensible;  car  elles  nous  humi- 
lieront ,  nous  mortifieront ,  et  nous  accoutu- 
meront à  chercher  Dieu  purement  pour  lui- 
même,  sans  mélange  d'aucun  plaisir. 

Mais,  outre  ces  prières,  pour  lequelles  on 
doit  se  réserver  des  temps  particuliers;  car  les 
occupations,  quelque  nécessaires  qu'elles  soient, 
ne  vont  jamais  jusqu'à  ne  nous  pas  laisser  le 
temps  de  manger  le  pain  quotidien;  il  faut, 
dis-je,  outre  ces  prières  réglées,  s'accoutumer 
à  faire  de  courtes  ,  simples  et  fréquentes  éléva- 
tions du  cœur  à  Dieu.  Un  mot  d'un  Psaume,  ou 
de  l'Evangile,  ou  de  l'Ecriture,  qui  est  propre  à 
nous  toucher,  suffit  pour  cela.  On  peut  faire 
ces  élévations-là  au  ntilieu  des  gens  qui  sont 
avec  nous,  sans  que  personne  s'en  aperçoive. 
Elles  font  ordinairement  plus  de  bien  que  les 


38 


INSTRUCTIONS  SUH  I.A  MORALE 


applications  suivies  à  un  sujet  particulier.  Il 
est  bon  ,  par  exemple,  de  prendre  la  résolution 
défaire,  tant  le  matin  que  l'après-dîner,  ces 
élévations:  de  penser  à  Dieu  toutes  les  fois 
qu'on  verra  certaines  choses  ou  certaines  gens  ; 
de  prévoir  les  actions  que  l'on  fera,  les  repas- 
ser; c'est  le  vrai  moyen  d'agir  en  la  présence 
de  Dieu  .  et  de  se  la  rendre  familière  ;  et  cette 
présence  est  un  vrai  moyen  de  parvenir  au  mé- 
pris du  monde. 

Car  c'est  en  voyant  Dieu  quon  voit  le  néant 
du  monde  ,  qui  s'évanouira  dans  peu  comme 
la  fumée.  Toutes  les  grandeurs  et  leur  attirail 
s'enfuiront  comme  un  songe  ;  toute  hauteur 
sera  aplanie  .  toute  puissance  sera  écrasée  , 
toute  tête  superbe  sera  courbée  sous  le  poids  de 
l'éternelle  majesté  de  Dieu.  Dans  ce  jour  où 
il  jugera  les  hommes,  d'un  seul  regard  il  e(fa- 
cera  tout  ce  qui  brille  dans  la  nuit  présente  , 
comme  le  soleil  en  se  levant  ell'ace  toutes  les 
étoiles.  On  ne  verra  que  Dieu  partout,  tant  il 
sera  grand  ;  on  cherchera  en  vain,  on  ne  trou- 
ver plus  que  lui,  tant  il  remplira  tout.  Que 
sont-ils  devenus  ,  dira-t-on  ,  ces  objets  qui 
avoient  enchanté  notre  cœur?  qu'en  reste-t-il  ? 
où  étoient  leurs  places?  Hélas  !  il  ne  reste  pas 
même  les  marques  du  lieu  où  ils  ont  été  !  Ils  ont 
passé  comme  une  ombre  que  le  soleil  dissipe; 
à  peine  est-il  vrai  de  dire  qu'ils  ont  été  ;  tant  il 
est  vrai  de  dire  qu'ils  n'ont  fait  que  paroître  ,  et 
qu'ils  ne  sont  plus. 

Mais  quand  le  monde  ne  devroit  point  tinir, 
il  vous  laissera  ,  quoi  que  vous  fassiez  :  un  peu 
plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard;  qu'miporte? 
Encore  un  petit  nombre  d'années  qui  s'écoule- 
ront rapidement  comme  l'eau,  qui  disparoîtront 
comme  un  songe ,  la  jeunesse  sera  passée  ,  le 
monde  se  tournera  d'un  autre  côté  ;  il  mépri- 
sera avec  dégoût  ceux  qui  n'auront  pas  su  dans 
le  temps  le  mépriser  lui-même.  Ce  temps  s'ap- 
proche ,  il  vient ,  le  voilà  ,  hâtons-nous  de  le 
prévenir.  Aimons  l'éternelle  beauté  qui  ne 
vieillit  point  et  qui  empêche  de  vieillir  ceux  qui 
n'aiment  qu'elle  ;  méprisons  ce  monde  qui 
tombe  déjà  en  ruines  de  toutes  parts.  Ne  voyons- 
nous  pas  que  depuis  tant  d'années  les  personnes 
qui  étoient  dans  les  mêmes  places,  surprises  par 
la  mort ,  sont  tombées  dans  l'abîme  dévorant  de 
l'éternité  !  Il  s'est  élevé  comme  un  monde 
nouveau  sur  celui  qui  nous  a  vus  naître.  Si  peu 
qu'on  vive,  il  faut  chercher  d'autres  amis, 
après  avoir  perdu  les  anciens  ;  ce  n'est  plus  la 
même  famille  où  l'on  a  été  élevé  ,  d'autres  pa- 
rens  inconnus^ viennent  prendre  la  place;  on 
voit  même  disparoîlre  une  cour  entière,  d'au- 


tres sont  à  la  place  de  ceux  qu'on  admiroit  ;  ils 
viennent  éblouir  à  leur  tour.  Que  sont  devenus 
tous  ces  grands  acteurs  qui  remplissoient  la  scène 
il  y  a  trente  ans?  Mais  sans  remonter  si  haut, 
combien  y  en  a-t-il  de  morts  depuis  sept  ou  huit 
ans?  Bientôt  nous  les  suivrons.  Est-ce  donc  ce 
monde  auquel  on  est  si  attaché?  on  n'y  fait  que 
passer,  on  en  va  sortir  :  il  est  lui-même  la 
misère ,  la  vanité  ,  la  folie  ;  il  n'est  qu'un  fan- 
tôme, une  tigure  qui  passe,  comme  dit  saint 
Paul. 

0  monde  si  fragile  et  insensé  1  est-ce  à  toi  à 
t'en  faire  accroire?  Avec  quelle  audace  espères- 
lu  nous  imposer,  toi  vaine  et  creuse  figure,  qui 
passe  et  qui  va  disparoître  ?  Tu  n'es  qu'un  songe, 
et  tu  veux  qu'on  te  croie  !  On  sent  même  en  te 
[)Ossédant  que  tu  n'es  rien  de  vrai  qui  remplisse 
le  cœur.  N'as-tu  point  de  honte  de  donner  des 
noms  magnilîques  aux  misères  éclatantes  par 
lesquelles  tu  éblouis  ceux  qui  s'attachent  à  toi? 
Dans  le  moment  où  tu  toffres  à  nous  avec  un 
visage  riant ,  tu  nous  causes  mille  douleurs.  ;, 
Dans  le  moment  tu  vas  disparoître  ,  et  tu  oses 
nous  promettre  de  nous  rendre  heureux  !  Heu- 
reux seulement  celui  qui  voit  son  néant  à  la  lu- 
mière de  Jésus-Christ  ! 

Mais  ce  qui  est  terrible  ,  c'est  que  mille  gens 
s'aveuglent  eux-mêmes,  fuyant  la  lumière  qui 
leur  découvre  ce  néant,  et  qui  condamne  leurs 
œuvres  de  ténèbres.  Connue  ils  veulent  vivre 
en  bêtes,  ils  ne  veulent  point  connoître  d'autre 
vie  que  celle  des  bêtes,  et  ils  se  dégradent  eux- 
mêmes  pour  étouffer  toute  pudeur  et  tout 
remords.  Ils  se  moquent  de  ceux  qui  pensent 
sérieusement  à  l'éternité  ;  ils  traitent  de  foiblesse 
les  sentimens  de  religion  par  lesquels  on  veut 
éviter  d'être  ingrat  envers  Dieu  de  qui  nous 
tenons  tout.  Le  commerce  de  telles  gens  doit 
être  évité  ,  et  on  doit  le  fuir  avec  soin.  Il  est 
important  de  rompre  sans  retardement  avec 
les  personnes  que  l'on  sait  être  dangereuses; 
plus  on  est  exposé  ,  et  plus  on  doit  veiller  sur 
soi-même  ,  redoubler  ses  efforts  ,  être  fidèle  à 
la  lecture  des  hvres  de  piété  ,  à  la  prière  et  à  la 
fréquentation  des  sacremens  sans  lesquels  on 
languit  exposé  à  toutes  les  tentations. 

Il  est  certain  que  quand  nous  demandons  à 
Dieu  dans  le  Pater  le  pain  quotidien  ,  c'est-à- 
dire  de  chaque  jour,  nous  lui  demandons  l'Eu- 
charistie. Pourquoi  donc  ne  mangeons-nous 
pas  chaque  jour,  ou  du  moins  très-souvent  , 
ce  pain  quotidien?  Pour  nous  en  rendre  dignes, 
accoutumons-nous  peu  à  peu  à  nous  vaincre, 
à  pratiquer  la  vertu,  à  recourir  à  Dieu  par  des 
prières  simples  et  courtes,  mais  faites  de   bon 


HT  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


i39 


cœur.  Le  goùl  de  ce  que  nous  avons  aime  s'é- 
vanouira insensiblement  ;  un  nouveau  goût  de 
grâce  s'emparera  enfin  de  notre  cœur  ;  nous  se- 
rons ail'amés  de  Jésus-Christ,  qui  nous  doit  nour- 
rir pour  la  vie  éternelle.  Plus  nous  mangerons  ce 
pain  sacré,  plus  notre  foi  s'augmentera;  nous 
ne  craindrons  rien  tant  que  de  nous  exclure  de 
la  sainte  table  par  quelque  infidélité  ;  nos  dévo- 
tions ,  bien  loin  d'être  pour  nous  une  occupa- 
tion qui  gène  et  qui  surchai"ge  ,  seront  au  con- 
traire une  source  de  consolation  et  d'adoucisse- 
ment à  nos  croix.  Mettons-nous  donc  en  état 
d'approcher  souvent  de  ce  sacrement  :  sans  cela 
nous  mènerons  toujours  une  vie  tiède  et  lan- 
guissante pour  le  salut  ;  nous  irons  contre  le 
vent  à  force  de  rames ,  et  sans  avancer.  Au  lieu 
que  si  nous  nous  nourrissons  de  la  chair  de 
Jésus-Chris!  et  de  sa  parole,  nous  serons  comme 
un  vaisseau  que  le  vent  pousse  à  pleines  voiles. 
Heureux  ceux  qui  sont  en  cet  état ,  ou  du  moins 
qui  le  désirent  ! 


XXXI. 

PRIÈRE  d'une  A.ME  QLI  DESIRE  SE  DONNER   \  DIEU 
SANS  RÉSERVE. 

Mon  Dieu  ,  je  veux  me  donnera  vous;  don- 
nez-m'en le  courage  ;  fortifiez  ma  foible  volonté 
qui  soupire  après  vous  :  je  vous  tends  les  bras, 
prenez-moi  :  si  je  n'ai  pas  la  force  de  me  don- 
ner à  vous  ,  attirez-moi  par  la  douceur  de  vos 
parfums;  entraînez-moi  après  vous  par  les  liens 
de  votre  amour.  Seigneur,  à  qui  serois-je  si  je 
ne  suis  à  vous?  Quel  rude  esclavage  que  d'être 
à  soi  et  à  ses  passions  !  0  vraie  liberté  des  en- 
fi'ns  de  Dieu  !  on  ne  vous  connoît  pas.  Heureux 
qui  a  découvert  où  elle  est ,  et  qui  ne  la  cher- 
che plus  où  elle  n'est  pas!  Heureux  mille  fois 
qui  dépend  de  Dieu  en  tout  pour  ne  dépendre 
plus  que  de  lui  seul  ! 

Mais  d'où  vient,  ô  mon  divin  Epoux,  que  l'on 
craint  de  rompre  ses  chaînes?  Les  vanités  passa- 
gères valent-elles  mieux  que  votre  éternelle  vé- 
rité et  que  vous-même?  peut-on  craindre  de  se 
donnera  vous?  0  folie  monstrueuse!  ce  seroit 
craindre  son  bonheur;  ce  seroit  craindre  de  sor- 
tir de  l'Egypte  pour  entrer  dans  la  Terre-Pro- 
mise; ce  seroit  murmurer  dans  le  désert ,  et  se 
dégoûter  de  la  manne  par  le  souvenir  des  ognons 
d'Egypte. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  me  donne  à  vous;  c'est 
vous,  ô  mon  amour,  qui  vous  donnez  tout  à  moi. 


Je  n'hésite  point  de  vous  donner  mon  cœur. 
Quel  bonheur  d'être  dans  la  solitude,  et  d'y 
être  avec  vous ,  de  n'écouter  et  de  ne  dire  plus 
ce  qui  est  vain  et  inutile  ,  pour  vous  écouter!  U 
sagesse  inlinie!  ne  me  parlerez-vous  pas  mieux 
que  ces  hommes  vains!  Vous  me  parlerez  ,  ô 
amour  de  mon  Dieu  !  vous  m'instruirez  ;  vous  me 
ferez  fuir  la  vanité  et  le  mensonge  ;  vous  me 
nourrirez  de  vous;  vous  retiendrez  en  moi  toute 
vaine  curiosité.  Seigneur,  quand  je  considère 
votre  joug  ,  il  me  semble  trop  doux  :  et  est-il 
donc  la  croix  que  je  dois  porter  en  vous  suivant 
tous  les  jours  de  ma  vie?  N'avez-vous  point 
d'autre  calice  plus  amer  de  votre  passion  à  me 
faire  boire  jusqu'à  la  lie?  Bornez-vous  à  cette 
retraite  paisible  ,  sous  une  sainte  règle  et  parmi 
tant  de  bons  exemples  ,  l'austère  pénitence  que 
j'ai  méritée  par  mes  péchés?  0  amour  !  vous  ne 
faites  qu'aimer  ;  vous  ne  frappez  point  ,  vous 
épargnez  ma  foiblesse.  Craindrois-je  après  cela 
de  m'approcher  de  vous?  Les  croix  de  la  soli- 
tude pourront-elles  m'eft'rayer  ?  Celles  dont  le 
monde  accable  doivent  faire  peur.  Quel  aveu- 
glement de  ne  les  craindre  pas  ! 

0  misère  infinie,  que  votre  seule  miséricorde 
peut  surpasser!  Moins  j'ai  eu  de  lumières  et  de 
courage,  plus  j'ai  été  digne  de  votre  compassion. 
0  Dieu  !  je  me  suis  rendu  indigne  de  vous  , 
mais  jepeux  devenir  un  miracle  de  votre  grâce. 
Donnez-moi  tout  ce  qui  me  manque,  et  il  n'y 
aura  rien  en  moi  qui  n'exalte  vos  dons. 


XXXH. 

NÉCESSITÉ    DE  RENONCER   A   SOI-MÉME 
CE  RENONCEMENT. 


PRATIQUE  DE 


Si  VOUS  voulez  bien  comprendre  ce  que  c'est 
que  se  renoncer  à  soi-même,  vous  n'avez  qu'à 
vous  souvenir  de  la  difficulté  que  vous  sentîtes 
au  dedans  de  vous ,  et  que  vous  témoignâtes 
fort  naturellement  quand  je  disois  de  ne  jamais 
compter  pour  rien  ce  moi  qui  nous  est  si  cher. 
Se  renoncer  c'est  se  compter  pour  rien  ;  et  qui- 
conque en  sent  la  difficulté  a  déjà  compris  en 
quoi  consiste  ce  renoncement  qui  révolte  toute 
la  nature.  Puisque  vous  avez  senti  le  coup,  il 
faut  qu'il  ait  trouvé  la  plaie  de  votre  cœur; 
c'est  à  vous  à  laisser  faire  la  main  toute-puis- 
sante de  Dieu  ,  qui  saura  bien  vous  arracher  à 
vous-même. 

Le  fond  de  notre  mal  est  de  nous  aimer  d'un 
amour  aveugle  ,  qui  va  jusqu'à  l'idolâtrie.  Tout 


140 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


ce  que  nous  aimons  au  dehors  nous  ne  l'aimons 
que  pour  nous.  Il  faut  se  désabuser  de  toutes 
ces  amitiés  généreuses,  où  l'on  paroît  s'oublier 
pour  ne  penser  plus  qu'aux  intérêts  des  person- 
nes auxquelles  on  s'attache.  Quand  on  ne  cher- 
che point  un  intérêt  bas  et  grossier  dans  le  com- 
merce de  l'amitié  ,  on  y  recherche  un  autre  in- 
térêt ,  qui  pour  être  plus  caché  ,  plus  délicat , 
et  même  plus  honnête  selon  le  monde ,  n'en 
est  que  plus  dangereux,  et  plus  capable  de  nous 
empoisonner  en  nourrissant  mieux  l'amour- 
propre. 

On  cherche  donc  dans  ces  amitiés ,  qui  pa- 
roissent  et  aux  autres  et  à  nous-mêmes  si  géné- 
reuses et  si  désintéressées,  le  plaisir  d'aimer  sans 
intérêt,  et  de  s'élever  par  ce  sentiment  noble  au- 
dessus  de  tous  les  cœurs  foibles  et  attachés  à  des 
intérêts  sordides.  Outre  ce  témoignage  qu'on  veut 
se  rendre  à  soi-même  pour  flatter  son  orgueil , 
on  cherche  encore  dans  le  monde  la  gloire  du 
désintéressement  et  de  la  générosité  ;  on  cher- 
che à  être  aimé  de  ses  amis,  quoiqu'on  ne  cher- 
che pas  à  être  servi  par  eux  :  on  espère  qu'ils 
seront  charmés  de  tout  ce  que  l'on  fait  pour  eux 
sans  retour  sur  soi;  et  par  là  on  retrouve  le  re- 
tour sur  soi  qu'on  semble  abandonner  :  car  qu'y 
a-t-il  de  plus  doux  et  de  plus  flatteur  pour  un 
amour-propre  sensé  et  d'un  goût  délicat,  que 
de  se  voir  applaudir  jusqu'à  ne  passer  plus  pour 
un  amour-propre  ? 

On  voit  une  personne  qui  paroît  toute  aux 
autres  et  pointa  elle-même  ,  qui  fait  les  délices 
des  honnêtes  gens ,  qui  se  modère ,  qui  semble 
s'oublier.  L'oubli  de  soi-même  est  si  grand,  que 
l'amour- propre  même  veut  l'imiter,  et  ne 
trouve  pomt  de  gloire  pareille  à  celle  de  ne  pa- 
roître  en  rechercher  aucune.  Cette  modération 
et  ce  détachement  de  soi ,  qui  seroit  la  mort  de 
la  nature  ,  si  c'étoit  un  sentiment  réel  et  effec- 
tif, devient  au  contraire  l'aliment  le  plus  subtil 
et  le  plus  imperceptible  d'un  orgueil  qui  mé- 
prise tous  les  moyens  ordinaires  de  s'élever,  et 
qui  veut  fouler  aux  pieds  tous  les  sujets  de  va- 
nité les  plus  grossiers  qui  élèvent  le  reste  des 
hommes.  Mais  il  est  facile  de  démasquer  cet  or- 
gued  modeste,  quoiqu'il  ne  paroisse  orgueil 
d'aucun  côté ,  tant  il  semble  avoir  renoncé  à 
tout  ce  qui  tlatte  les  autres.  Si  on  le  condamne , 
il  supporte  impatiemment  d'être  condamné  ;  si 
les  gens  qu'il  aime  et  qu'il  sert  ne  le  paient  point 
d'amitié,  d'estime  et  de  confiance,  il  est  piqué  au 
vif.  Vous  le  voyez  ,  il  n'est  pas  désintéressé  , 
quoiqu'il  s'elVorce  de  le  paroître.  A  la  vérité  , 
il  ne  se  paie  point  d'une  monnoie  aussi  grossière 
que  les  autres  ;  il  ne  lui  faut  ni  louanges  ftides , 


ni  argent,  ni  fortune  qui  consiste  en  charges  et 
en  dignités  extérieures  :  il  veut  pourtant  être 
payé  ;  il  est  avide  de  l'estime  des  honnêtes 
gens  ;  il  veut  aimer  afin  qu'on  l'aime  ,  et  qu'on 
soit  touché  de  son  désintéressement  ;  il  ne  pa- 
roît s'oublier  que  pour  mieux  occuper  de  soi 
tout  le  monde. 

Ce  n'est  pas  qu'il  fasse  toutes  ces  réflexions 
d'une  manière  développée  :  il  ne  dit  pas  :  Je 
veux  tromper  tout  le  monde  par  mon  désinté- 
ressement, afin  que  tout  le  monde  m'aime  et 
m'admire.  Non  ,  il  n'oseroit  se  dire  à  soi-même 
des  choses  si  grossières  et  si  indignes  :  mais  il 
se  trompe  en  trompant  les  autres;  il  se  mire 
avec  conqîlaisance  dans  son  désintéressement  , 
comme  une  belle  femme  dans  son  miroir  ;  il 
s'attendrit  sur  soi-même  en  se  voyant  plus 
sincère  et  plus  désintéressé  que  le  reste  des 
hommes;  l'illusion  qu'il  répand  sur  les  autres 
rejaillit  sur  lui  ;  il  ne  se  donne  aux  autres  que 
pour  ce  qu'il  croit  être,  c'est-à-dire  pour  dé- 
sintéressé ;  et  voilà  ce  qui  le  flatte  le  plus. 

Si  peu  qu'on  rentre  sérieusement  au  dedans 
de  soi ,  pour  observer  ce  qui  nous  attriste  et 
ce  qui  nous  flatte,  on  reconnoîtra  aisément 
que  l'orgueil ,  suivant  qu'il  est  plus  gros- 
sier ou  plus  délicat  ,  a  des  goûts  différens. 
Mais  l'orgueil ,  quelque  bon  goût  que  vous  lui 
donniez,  est  toujours  orgueil ,  et  celui  qui  pa- 
roît le  plus  modéré  et  le  plus  raisonnable  est  le 
plus  diabolique  ;  car,  en  s'estimant,  il  méprise 
les  autres  :  il  a  pitié  des  gens  qui  se  repaissent 
de  sottes  vanités  ;  il  connoît  le  vide  des  gran- 
deurs et  des  plus  hauts  rangs  ;  il  ne  peut  sup- 
porter les  gens  qui  s'enivrent  de  leur  fortune  ; 
il  veut  par  sa  modération  être  au-dessus  de  la 
fortune  même  ,  et  par  là  se  faire  un  nouveau 
degré  d'élévation  pour  laisser  à  ses  pieds  toute 
la  fausse  gloire  du  genre  humain;  c'est  vou- 
loir, comme  Lucifer ,  devenir  semblable  au 
Très-Haut.  On  veut  être  une  espèce  de  divi- 
nité au-dessus  des  passions  et  des  intérêts  des 
hommes  ;  et  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'on  se  met 
au-dessous  des  autres  hommes  par  cet  orgueil 
troiupeur  qui  nous  aveugle. 

Concluons  donc  qu'il  n'y  a  que  l'amour  de 
Dieu  qui  puisse  nous  faire  sortir  de  nous.  Si  la 
puissante  main  de  Dieu  ne  nous  soutient  pas  , 
nous  ne  saurions  où  poser  le  pied  pour  faire 
un  pas  hors  de  nous-mêmes.  Il  n'y  a  point  de 
milieu  :  il  faut  rapporter  tout  à  Dieu  ou  à  nous- 
mêmes.  Si  nous  rapportons  tout  à  nous-mêmes, 
nous  n'avons  point  d'autre  dieu  que  ce  moi 
dont  j'ai  tant  parlé;  si  au  contraire  nous  rap- 
portons tout  à  Dieu,  nous  sommes  dans  l'ordre; 


ET  LA  PERFECTION  ^CHRETIENNE. 


14i 


et  alors ,  ne  nous  regardant  plus  que  comme 
les  autres  créatures  ,  sans  intérêt  propre  et  par 
la  seule  vue  d'accomplir  la  volonté  de  Dieu, 
nous  entrons  dans  ce  renoncement  à  nous- 
mêmes  que  vous  souhaitez  de  bien  comprendre. 

Mais ,  encore  une  fois ,  rien  ne  boucheroit 
tant  votre  cœur  à  la  grâce  du  renoncement,  que 
cet  orgueil  philosophique  et  cet  amour-propre 
déguisé  en  générosité  mondaine ,  dont  vous 
devez  vous  défier,  à  cause  de  la  pente  naturelle 
et  de  l'habitude  que  vous  y  avez.  Plus  on  a  par 
son  naturel  un  fonds  de  franchise ,  de  désinté- 
ressement ,  de  plaisir  à  faire  du  bien ,  de  déli- 
catesse de  sentimeiis ,  de  goiàt  pour  la  probité 
et  pour  l'amitié  désintéressée  ,  plus  on  doit  se 
déprendre  de  soi  et  craindre  de  se  complaire  en 
ces  dons  naturels. 

Ce  qui  fait  qu'aucune  créature  ne  peut  nous 
tirer  de  nous-mêmes,  c'est  qu'il  n'y  en  a  aucune 
qui  mérite  que  nous  la  préférions  à  nous.  Il  n'y 
en  a  aucune  qui  ait  ni  le  droit  de  nous  enle\er 
à  nous-mêmes,  ni  la  perfection  qui  seroit  né- 
cessaire pour  nous  attacher  à  elle  sans  retour 
sur  nous,  ni  enfin  le  pouvoir  de  rassasier  notre 
cœur  dans  cet  attachement.  De  là  vient  que 
nous  n'aimons  rien  hors  de  nous  que  pour  le 
rapport  à  nous  :  nous  choisissons,  ou  selon  nos 
passions  grossières  et  brutales ,  si  nous  sommes 
brutaux  et  grossiers,  ou  selon  le  goût  que  notre 
oreueil  a  de  la  gloire  ,  si  nous  avons  assez  de 
délicatesse  pour  ne  nous  contenter  pas  de  *e  qui 
est  grossier  et  brutal. 

Mais  Dieu  fait  deux  choses,  que  lui  seul  peut 
faire  ;  l'une  de  se  montrer  à  nous  avec  tous  ses 
droits  sur  sa  créature  et  avec  tous  les  charmes 
de  sa  bonté.  On  sent  bien  qu'on  ne  s'est  pas  fait 
soi-même,  et  qu'ainsi  on  n'est  pas  fait  pour  soi; 
qu'on  est  fait  pour  la  gloire  de  celui  à  qui  il  a 
plu  de  nous  faire  ;  qu'il  est  trop  grand  pour  rien 
faire  que  pour  lui-même  :  qu'ainsi  toute  notre 
perfection  et  tout  notre  bonheur  est  de  nous 
perdre  en  lui.  Voilà  ce  qu'aucune  créature  , 
quelque  éblouissante  qu'elle  soit,  ne  peut  jamais 
nous  faire  sentir  pour  elle.  Bien  loin  d'y  trouver 
cet  infini  qui  nous  remplit  et  qui  nous  trans- 
porte en  Dieu  ,  nous  trouvons  toujours  au  con- 
traire, dans  les  créatures,  un  vide,  une  impuis- 
sance de  remplir  notre  cœur,  une  imperfec- 
tion qui  nous  laisse  toujours  retomber  en  nous- 
mêmes. 

La  seconde  merveille  que  Dieu  fait ,  est  de 
remuer  notre  cœur  cojnme  il  lui  plaît ,  après 
avoir  éclairé  notre  esprit.  11  ne  se  contente  pas 
de  se  montrer  infiniment  aimable  ;  mais  il  se 
fait   aimer  en    produisant   par   sa   grâce  son 


amour  dans  nos  cœurs  :  ainsi  il  exécute  lui- 
même  en  nous  ce  qu'il  nous  fait  voir  que  nous 
lui  devons. 

Vous  direz  peut-être  que  vous  voudriez  sa- 
voir d'une  manière  plus  sensible  et  plus  en 
détail  ce  que  c'est  que  se  renoncer  :  je  vais  tâcher 
de  vous  satisfaire. 

On  comprend  aisément  qu'on  doit  renoncer 
aux  plaisirs  criminels  ,  aux  fortunes  injustes  et 
aux  grossières  vanités ,  parce  que  le  renonce- 
ment à  toutes  ces  choses  consiste  dans  un  mé- 
pris qui  les  rejette  absolument  et  qui  en  con- 
damne toute  jouissance  :  mais  il  n'est  pas  aussi 
facile  de  comprendre  le  renoncement  aux  biens 
légitimement  acquis,  aux  douceurs  d'une  vie 
honnête  et  modeste,  enfin  aux  honneurs  qui 
viennent  de  la  bonne  réputation  et  d'une  vertu 
qui  s'élève  au-dessus  de  l'envie. 

Ce  qui  fait  qu'on  a  peine  à  comprendre  qu'il 
faille  renoncera  ces  choses,  c'est  qu'on  ne  doit 
pas  les  rejeter  avec  horreur,  et  qu'au  contraire 
il  faut  les  conserver  pour  en  user  selon  l'état 
où  la  divine  providence  nous  met.  On  a  besoin 
des  consolations  d'une  vie  douce  et  paisible 
pour  se  soulager  dans  les  embarras  de  sa  con- 
dition ;  il  faut  pour  les  honneurs  avoir  égard 
aux  bienséances;  il  faut  conserver  pour  ses  be- 
soins le  bien  qu'on  possède.  Comment  donc 
renoncer  à  toutes  ces  choses,  pendant  qu'on  est 
occupé  du  soin  de  les  conserver?  C'est  qu'il 
faut ,  sans  passion ,  faire  modérément  ce  que 
l'on  peut  pour  conserver  ces  choses,  afin  d'en 
faire  un  usage  sobre,  et  non  pas  en  vouloir 
jouir  et  y  mettre  son  cœur.  Je  dis  un  usage 
sobre;  parce  que,  quand  on  ne  s'attache  point 
à  une  chose  avec  passion  pour  en  jouir  et  pour 
y  chercher  son  bonheur,  on  n'en  prend  que  ce 
qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  prendre;  comme 
vous  voyez  qu'un  sage  et  fidèle  économe  s'étu- 
die à  ne  prendre  sur  le  bien  de  son  maître  que 
ce  qui  lui  est  précisément  nécessaire  pour  ses 
véritables  besoins.  Ainsi  la  manière  de  renoncer 
aux  mauvaises  choses  est  d'en  rejeter  l'usage 
avec  horreur;  et  la  manière  de  renoncer  aux 
bonnes  est  de  n'en  user  jamais  qu'avec  modé- 
ration pour  la  nécessité,  en  s'étudiant  à  retran- 
cher tous  les  besoins  imaginaires  dont  la  nature 
avide  se  veut  flatter. 

Remarquez  qu'il  faut  renoncer  non-seule- 
ment aux  choses  mauvaises ,  mais  encore  aux 
bonnes;  car  Jésus-Christ  a  dit  sans  restriction  : 
Quiconque  ne  renonce  pas  à  tout  ce  qu'il  possède, 
ne  peut  être  mon  disciple  ' .  Il  faut  donc  que  tout 

>  Luc.  MV.  3. 


4  42 


INSTRLXTIONS  SUR  LA  MORALE 


chrétien  renonce  à  tout  ce  qu'il  possède,  même 
aux  choses  les  plus  innocentes ,  puisqu'elles 
cesseroient  de  l'être  s'il  n'y  renonçoit  pas.  11  faut 
qu'il  renonce  même  aux  choses  qu'il  est  obligé 
de  conserver  avec  un  grand  soin,  comme  le  bien 
de  sa  famille,  ou  comme  sa  propre  réputation , 
puisqu'il  ne  doit  tenir  par  le  cœur  à  aucune  de 
toutes  ces  choses  :  il  ne  doit  les  conserver  que 
pour  un  usage  sobre  et  modéré,  enfin  il  doit 
être  prêt  à  les  perdre  toutes  les  fois  que  la  Pro- 
Yidence  voudra  l'en  priver. 

Il  doit  même  renoncer  aux  personnes  qu'il 
aime  le  plus ,  et  qu'il  est  obligé  d'aimer  :  et 
voici  en  quoi  consiste  ce  renoncement ,  c'est  de 
ne  les  aimer  que  pour  Dieu  :  d'user  sobrement, 
et  pour  le  besoin,  de  la  consolation  de  leur 
amitié  ;  d'être  prêt  à  les  perdre  quand  Dieu  les 
ôtera,  et  de  ne  vouloir  jamais  chercher  en  eux 
le  vrai  repos  de  son  cœur.  Voilà  cette  chasteté 
de  la  vraie  amitié  chrétienne  qui  ne  cherche  que 
l'Époux  sacré  dans  l'ami  mortel  et  terrestre.  En 
cet  état ,  on  use  de  la  créature  et  du  monde 
comme  n'en  usant  point ,  suivant  le  terme  de 
saint  Paul  '  :  on  ne  veut  point  jouir,  on  use 
seulement  de  ce  que  Dieu  donne  et  qu'il  veut 
qu'on  aime;  mais  ou  en  use  avec  la  retenue 
d'un  cœur  qui  n'en  use  que  pour  la  nécessité, 
et  qui  se  réserve  pour  un  plus  digne  objet. 
C'est  en  ce  sens  que  Jésus-Christ  veut  qu'on 
laisse  père  et  mère,  frères,  sœurs  et  amis,  et 
qu'il  est  venu  apporter  le  glaive  au  milieu  des 
familles  *. 

Dieu  est  jaloux  :  si  vous  tenez  par  le  fond  du 
cœur  à  quelque  créature,  votre  cœur  n'est  point 
digne  de  lui;  il  le  rejette  comme  une  épouse 
qui  se  partage  entre  l'époux  et  l'étranger. 

Après  avoir  renoncé  à  tout  ce  qui  est  autour 
de  nous  et  qui  n'est  pas  nous-mêmes,  il  faut 
enfin  venir  au  dernier  sacrifice,  qui  est  celui  de 
tout  ce  qui  est  en  nous  et  nous-mêmes.  Le  re- 
noncement à  notre  corps  est  affreux  pour  la 
plupart  des  personnes  délicates  et  mondaines. 
Ces  personnes  foibles  ne  connoissent  rien  qui 
soit  plus  elles-mêmes,  pour  ainsi  dire,  que  leur 
corps,  qu'elles  flattent  et  qu'elles  ornent  avec 
tant  de  soin  :  souvent  même  ces  personnes ,  dé- 
sabusées des  grâces  du  corps ,  conservent  un 
amour  pour  la  vie  corporelle  qui  va  jusqu'à  une 
honteuse  lâcheté ,  et  qui  les  fait  frémir  au  seul 
nom  de  la  mort.  Je  crois  que  votre  courage  na- 
turel vous  élève  assez  au-dessus  de  ces  craintes  : 
il  me  semble  que  je  vous  entends  dire  :  Je  ne 
veux  ni  flatter  mon  corps ,  ni  hésiter  à  consentir 

»  1  Cor.  XI.  i.  —  ^  Slatth.  x   34  et  37;  cl  mx.  29. 


à  sa  destruction,  quand  Dieu  voudra  le  frapper 
et  le  mettre  en  poudre. 

Mais,  quoiqu'on  renonce  ainsi  à  son  corps,  il 
reste  de  grands  obstacles  pour  renoncer  à  son 
esprit.  Plus  on  méprise  ce  corps  de  boue  par  un 
courage  naturel ,  plus  on  est  tenté  d'estimer  ce 
qu'on  porte  au  dedans  de  soi,  qui  va  jusqu'à 
mépriser  le  corps.  On  est  pour  son  esprit ,  pour 
sa  sagesse  et  pour  sa  vertu ,  comme  une  jeune 
femme  mondaine  est  pour  sa  beauté  ;  on  s'y 
complaît  ;  on  se  sait  bon  gré  d'être  sage ,  mo- 
déré ,  préservé  de  l'ivresse  des  autres  ;  et  par  là 
on  s'enivre  du  plaisir  même  de  ne  pas  paroître 
enivré  de  la  prospérité  :  on  renonce  par  une 
modération  pleine  de  courage  à  la  jouissance  de 
tout  ce  que  le  monde  a  de  plus  flatteur;  mais  on 
veut  jouir  de  sa  modération  même.  0  que  cet 
état  est  dangereux!  ô  que  ce  poison  est  subtil! 
0  que  vous  manqueriez  à  Dieu  si  vous  livriez 
votre  cœur  à  ce  raffinement  de  l'amour-propre  ! 
Il  faut  donc  renoncer  à  toute  jouissance  et  à 
toute  complaisance  naturelle  de  votre  sagesse  et 
de  votre  vertu. 

Remarquez  que ,  plus  les  dons  de  Dieu  sont 
purs  et  excellens,  plus  Dieu  en  est  jaloux.  Il  a 
fait  miséricorde  au  premier  homme  pécheur,  et 
il  a  condamné  sans  miséricorde  l'ange  rebelle. 
L'ange  et  l'homme  avoient  péché  par  l'amour 
d'eux-mêmes;  et  connue  l'ange  étoit  parfait,  en 
sorte  qu'il  étoit  tenté  de  se  regarder  comme 
une  espèce  de  divinité  ,  Dieu  a  puni  son  infidé- 
lité avec  une  jalousie  plus  sévère  qu'il  a  puni 
celle  de  l'honune. 

Concluons  donc  que  Dieu  est  plus  jaloux  de 
ses  dons  les  plus  excellens  que  des  choses  les 
plus  communes  :  il  veut  qu'on  ne  tienne  à  rien 
qu'à  lui-même,  et  qu'on  ne  s'attache  à  ses 
dons,  quelque  purs  qu'ils  soient,  que  suivant 
son  dessein .  pour  nous  unir  plus  facilement  et 
plus  intimement  à  lui  seul.  Quiconque  envisage 
avec  complaisance  et  a^ec  un  certain  plaisir  de 
propriété  une  grâce,  la  tourne  d'abord  en  poison. 
Ne  vous  appropriez  donc  jamais  non-seulement 
les  choses  extérieures,  comme  la  faveur,  ou  vos 
talens  ,  mais  pas  même  les  dons  intérieurs. 
Votre  bonne  volonté  n'est  pas  moins  un  don  de 
miséricorde,  que  l'être  et  la  vie  qui  vient  de 
Dieu.  Vivez  comme  à  l'emprunt  :  tout  ce  qui 
est  à  vous  et  tout  ce  qui  est  vous-même  n'est 
qu'un  bien  prêté  :  servez-vous  en  selon  l'inten- 
tion de  celui  qui  le  prête  ;  mais  n'en  disposez 
jamais  comme  d'un  bien  qui  est  à  vous.  C'est 
cet  esprit  de  désappropriation  et  de  simple  usage 
de  soi-même  et  de  notre  esprit ,  pour  suivre  les 
mouvemens  de  Dieu,  qui  est  le  seul  véritable 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


d43 


propriétaire  de  sa  créature,  en  quoi  consiste  le 
solide  renoncement  à  nous-mêmes. 

Vous  me  demanderez  apparemment  quelle 
doit  être  en  détail  la  pratique  de  cette  désappro- 
priation  et  de  ce  renoncement.  Mais  je  vous 
répondrai  que  ce  sentiment  n'est  pas  plus  tôt 
dans  le  fond  de  la  volonlé,  que  Dieu  mène  lui- 
même  l'ame  comme  par  la  main  pour  l'exercer 
dans  ce  renoncement  en  toutes  les  occasions  de 
la  journée. 

Ce  n'est  point  par  des  réflexions  pénibles,  et 
par  une  contention  continuelle,  qu'on  se  re- 
nonce ;  c'est  seulement  en  s' abstenant  de  se 
rechercher  et  de  vouloir  se  posséder  à  sa  mode, 
qu'on  se  perd  en  Dieu. 

Toutes  les  fois  qu'on  aperçoit  un  mouvement 
de  hauteur,  de  vaine  complaisance ,  de  con- 
fiance en  soi-même  ,  de  désir  de  suivre  son  in- 
clination contre  la  règle ,  de  recherche  de  son 
propre  goût ,  d'impatience  contre  les  foiblesses 
d'autrui  ou  contre  les  ennuis  de  son  {)ropre  état, 
il  faut  laisser  tomber  toutes  ces  choses  comme 
une  pierre  au  fond  de  l'eau,  se  recueillir  devant 
Dieu,  et  attendre  à  agir  jusqu'à  ce  qu'on  soit 
dans  la  disposition  où  le  recueillement  doit 
mettre.  Que  si  la  dissipation  des  allaires  ou  la 
vivacité  de  l'imagination  empêche  l'ame  de  se 
recueillir  d'une  manière  facile ,  douce  et  sen- 
sible ,  il  faut  au  moins  tâcher  de  se  calmer  par 
la  droiture  de  la  volonté  et  par  le  désir  du  re- 
cueillement. Alors  la  volonté  de  ce  recueillement 
est  une  espèce  de  recueillement  qui  suffit  pour 
dépouiller  l'ame  de  sa  volonté  propre,  et  pour 
la  rendre  souple  dans  la  main  de  Dieu. 

Que  s'il  vous  échappe,  dans  votre  prompti- 
tude, quelque  mouvement  trop  naturel,  et  qui 
soit  de  cette  propriété  maligne  dont  nous  par- 
lons, ne  vous  découragez  pas;  suivez  toujours 
votre  chemin;  portez  en  paix  devant  Dieu  l'hu- 
miliation de  votre  faute,  sans  vous  laisser  re- 
tarder dans  votre  course  par  le  dépit  très-cuisant 
que  l'amour-propre  vous  fait  ressentir  de  votre 
foiblesse.  Allez  toujours  avec  confiance,  sans 
vous  laisser  troubler  par  les  chagrins  d'un  or- 
gueil délicat  qui  ne  peut  souffrir  de  se  voir 
imparfait.  Votre  faute  servira,  par  cette  confu- 
sion intérieure,  à  vous  faire  mourir  à  vous- 
même  ,  à  vous  désapproprier  des  dons  de  Dieu  , 
et  à  vous  anéantir  devant  lui.  La  meilleure  ma- 
nière de  la  réparer  est  de  mourir  au  sentiment 
de  l'amour-propre,  et  de  s'abandonner  sans 
retardement  au  cours  de  la  grâce ,  qu'on  avoit 
un  peu  interrompu  par  cette  infidélité  pas- 
sagère. 

Le  principal  est  de  renoncer  à  votre  propre 


sagesse  par  une  conduite  simple,  et  d'être  prêt 
à  sacrifier  la  faveur,  l'estime  et  l'approbation 
publique,  toutes  les  fois  que  la  conduite  de  Dieu 
sui-  vous  vous  y  engagera.  Ce  n'est  pas  qu'il 
faille  se  mêler  des  choses  dont  Dieu  ne  vous 
charge  pas ,  ni  vous  commettre  inutilement  en 
disant  des  véi'ités  que  les  personnes  bien  inten- 
tionnées ne  sont  pas  encore  capables  de  porter. 
Il  faut  suivre  Dieu  ,  et  ne  le  prévenir  jamais. 
Mais  aussi ,  quand  il  donne  le  signal ,  il  faut 
tout  quitter  et  tout  hasarder  pour  le  suivre. 
Hésiter,  retarder,  s'amollir,  affoiblir  ce  qu'il 
veut  qu'on  fasse,  craindre  de  s'exposer  trop , 
vouloir  se  mettre  à  l'abri  des  dégoûts  et  des  con- 
tradictions, chercher  des  raisons  plausibles  pour 
se  dispenser  de  faire  de  certains  biens  difficiles 
et  épineux,  quand  on  est  convaincu  en  sa  cons- 
cience que  Dieu  les  attend  de  nous ,  et  qu'il 
nous  a  mis  en  état  de  les  accomplir  :  voilà  ce 
qui  seroit  se  reprendre  soi-même,  après  s'être 
donné  sans  réserve  à  Dieu.  Je  le  prie  de  vous 
préserver  de  celte  infidélité.  Rien  n'est  si  terri- 
ble que  de  résister  intérieurement  à  Dieu  ;  c'est 
le  péché  contre  le  Saint-Esprit ,  dont  Jésus- 
Christ  nous  assure*  qu'«7  ne  sera  pardonné  ni  en 
ce  monde  ni  en  l'autre. 

Les  autres  fautes  que  vous  ferez  dans  la 
simplicité  de  votre  bonne  intention  se  tourne- 
ront à  profit  pour  vous ,  en  vous  humiliant  et 
en  vous  rendant  plus  pefit  à  vos  propres  yeux. 
Mais  pour  ces  fautes  de  résistance  à  l'Esprit  de 
Dieu  par  une  hauteur  et  par  une  sagesse  mon- 
daine ,  qui  ne  marcheroit  pas  avec  un  courage 
assez  simple,  et  qui  voudroit  trop  se  ménager 
dans  l'accomplissement  de  l'œuvre  de  Dieu,  c'est 
ce  qui  éleindroit  insensiblement  l'esprit  de  grâce 
dans  votre  cœur.  Dieu  jaloux,  et  rebuté  après 
tant  de  grâces ,  se  retireroit  et  vous  livreroit  à 
vous-même  :  vous  ne  feriez  plus  que  tournoyer 
dans  une  espèce  de  cercle  ,  au  lieu  d'avancer  à 
grands  pas  dans  le  droit  chemin  :  vous  lan- 
guiriez dans  la  vie  intérieure ,  et  ne  feriez  que 
diminuer,  sans  que  vous  puissiez  presque  vous 
dire  à  vous-même  la  cause  secrète  et  profonde 
de  votre  mal. 

Dieu  vous  a  donné  une  ingénuité  et  une  can- 
deur qui  lui  plaît  sans  doute  beaucoup  :  c'est 
sur  ce  fondement  qu'il  veut  bâtir  tout  l'édifice. 
Il  veut  de  vous  une  simplicité  qui  sera  d'autant 
plus  sa  sagesse,  que  ce  ne  sera  point  la  vôtre. 
Il  vous  veut  petit  à  vos  yeux,  et  souple  dans  ses 
mains  comme  un  petit  enfant.  C'est  cette  en- 
fance, si  contraire  à  l'esprit  de  l'homme,  et  si 

'  Miitth.  XII.  32. 


iU 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


recommandée  dans  l'Évangile ,  que  Dieu  veut 
mettre  dans  votre  cœur,  malgré  la  contagion 
qui  règne  dans  le  monde  où  elle  est  si  inconnue 
et  si  méprisée.  C'est  même  par  cette  simplicité 
et  cette  petitesse  qu'il  veut  guérir  en  vous  tout 
reste  de  sagesse  hautaine  et  déliante.  Vous  devez 
dire  comme  David  '  :  Je  serai  encore  plus 
simple ,  plus  vil  et  plus  petit  que  Je  ne  l'ai 
été  depuis  le  moment  que  je  me  suis  donné  à 
Dieu. 

Pourvu  que  vous  soyez  fidèle  à  lire  assez 
pour  nourrir  votre  cœur  et  pour  vous  instruire, 
que  vous  vous  recueilliez  de  temps  en  temps 
en  certains  momens  dérobés  de  la  journée , 
qu'enfin  vous  ayez  des  temps  réglés  pour  être 
avec  Dieu,  vous  verrez  assez  tout  ce  que  vous 
aurez  à  faire  pour  la  pratique  de  toutes  les 
vertus  ;  les  choses  se  présenteront  à  vous 
comme  d'elles-mêmes.  Si  vous  êtes  simple  en 
la  présence  de  Dieu,  il  ne  vous  laissera  guère 
douter. 

Mais  ce  qui  peut  vous  embrouiller,  et  arrêter 
les  grâces  que  Dieu  verse  sur  vous  comme  un 
torrent,  c'est  que  vous  craignez  d'aller  trop  loin 
dans  le  bien  ,  et  que  vous  ne  laissez  pas  assez 
faire  Dieu  aux  dépens  de  votre  sagesse.  Surtout 
ne  lui  donnez  aucunes  bornes.  Il  ne  s'agit  pas 
d'entreprendre  de  grandes  choses,  que  Dieu  ne 
demande  peut-être  pas  de  vous  en  la  manière 
que  vous  le  concevriez,  et  qui  seroient  hors  de 
saison  ;  mais  de  suivre  sans  empressement , 
sans  précipitation  et  sans  aucun  mouvement 
propre,  les  ouvertures  que  Dieu  vous  donnera 
de  moment  à  autre  pour  déboucher  le  cœur  de 
vos  amies  ,  et  pour  leur  montrer  ce  qu'elles 
doivent  à  Dieu  dans  leur  état.  C'est  un  ouvrage 
de  patience,  de  foi  et  d'attention  continuelle  : 
il  y  faut  une  merveilleuse  discrétion:  et  il  faut 
bien  se  garder  de  suivre  là-dessus  un  certain 
zèle  qui  s'échauffe  inconsidérément.  Mais  cette 
discrétion  si  nécessaire  n'est  pas  celle  qu'on 
s'imagine  :  c'est  une  discrétion  qui  ne  va 
point ,  comme  celle  du  monde,  à  prendre  ses 
mesures  avec  soi-même  ,  mais  seulement  à 
attendre  toujours  le  moment  de  Dieu,  et  à 
tenir  sans  cesse  les  yeux  sur  lui  pour  ne  nous 
mouvoir  qu'à  mesure  qu'il  nous  pousse  par 
les  ouvertures  que  sa  providence  fournit  au 
dehors,  et  par  les  lumières  qu'il  nous  commu- 
nique au  dedans.  Je  ne  demande  donc  pas  que 
vous  vous  excitiez  jamais  :  au  contraire ,  que 
vous  soyez  par  vous-même  immobile  ,  mais 
sans  résistance  ;   en  sorte  que  rieu   ne  vous 

»  Il  Rey.  VI.  22. 


arrête  ni  ne  vous  refarde  quand  Dieu  voudra 
agir  par  vous. 

Je  le  prie  de  répandre  sur  vous  la  grâce  de 
l'enfant  Jésus  ,  avec  la  paix,  la  confiance  et  la 
joie  du  Saint-Esprit. 


XXXIII. 

SDITE  DU  MÊME  SUJET. 

Quand  j'ai  dit  que  quiconque  n'est  point 
attaché  à  soi-même  par  la  volonté  en  est  détaché 
véritablement,  j'ai  songé  à  prévenir  ou  à  guérir 
les  scrupules  qu'on  peut  avoir  par  les  retours 
qu'on  fait  sur  soi-même.  Les  âmes  fidèles  à  se 
renoncer  sont  souvent  tourmentées  par  certai- 
nes vues  d'intérêt  propre  qu'elles  ont  en  par- 
lant ou  en  agissant.  Elles  craignent  de  n'avoir 
pas  résisté  à  une  vaine  complaisance,  à  un  motif 
de  gloire  ,  au  goût  d  une  commodité ,  à  une 
recherche  de  soi-même  dans  les  consolations 
de  la  vertu.  Tout  cela  fait  peur  à  une  ame 
tendre  ;  elle  s'en  accuse.  Pour  la  rassurer,  il 
est  bon  de  lui  dire  que  tout  le  bien  et  tout  le 
mal  sont  dans  la  volonté.  Quand  ces  retours  sur 
son  propre  intérêt  sont  involontaires,  ils  n'em- 
pêchent point  qu'on  ne  soit  véritablement  déta- 
ché de  soi. 

Mais  quand  on  est  réellement  détaché  de  soi, 
dites-vous,  peut-on  avoir  involontairement  ces 
vues  d'intérêt  propre  qui  sont  volontaires  ?  A 
cela  je  réponds  qu'il  est  rare  qu'une  ame  véri- 
tablement détachée  d'elle  ,  et  attachée  à  Dieu, 
se  cherche  encore  pour  son  propre  intérêt  de 
propos  délibéré.  Mais  il  est  nécessaire  ,  pour  la 
mettre  au  large,  et  pour  l'empêcher  d'être  con- 
tinuellement sur  des  épines  ,  de  savoir  une 
bonne  fois  que  les  retours  involontaires  sur 
notre  propre  intérêt  ne  nous  rendent  point  désa- 
gréables à  Dieu,  non  plus  que  les  autres  tenta- 
tions auxquelles  on  n'a  donné  aucun  consente- 
ment. D'ailleurs  il  faut  comprendre  que  les 
personnes  qui  ont  une  sincère  piété,  mais  qui 
ne  sont  point  entièrement  mortes  à  la  commo- 
dité de  la  vie,  ou  à  la  réputation,  ou  à  l'amitié, 
se  laissent  un  peu  aller  à  se  rechercher  elles- 
mêmes  sur  toutes  ces  choses.  On  n'y  va  pas 
directement  et  ouvertement  tête  baissée  ,  mais 
on  s'y  laisse  entraîner  comme  par  occasion.  On 
tient  encore  à  soi  par  toutes  ces  choses  ;  et  une 
marque  évidente  qu'on  y  tient,  c'est  que  si  quel- 
qu'un ébranle  ces  soutiens  de  la  nature,  elle  est 
désolée.  Si  quelque  accident  trouble  le  repos 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


445 


de  notre  \ie,  menace  noire  réputation,  ou  dé- 
tache de  nous  les  gens  dont  nous  estimons 
l'amitié,  nous  sentons  alors  en  nous  une  vive 
douleur,  qui  marque  combien  l'amour-propre 
est  encore  vivant  et  sensible. 

Nous  tenons  donc  encore  à  nous  presque  sans 
nous  en  apercevoir  ;  et  il  n'y  a  que  les  occasions 
de  perdre  qui  nous  découvrent  le  vrai  fond  de 
notre  cœur.  Ce  n'est  qu'à  mesure  que  Dieu 
nous  les  arrache,  ou  qu'il  fait  semblant  de  nous 
les  arracher  ,  que  nous  en  perdons  une  pro- 
priété injuste  et  maligne  ,  par  le  sacrifice  que 
nous  lui  en  faisons.  Tout  ce  qu'on  appelle 
usage  modéré  ne  nous  assure  point  de  notre  dé- 
tachement comme  nous  en  sommes  assurés  par 
une  privation  tranquille.  Il  n'y  a  que  la  perte, 
et  la  perte  que  Dieu  opère  lui-même,  qui  nous 
désapproprie  véritablement. 

En  cet  état  de  piété  sincère  ,  mais  encore 
imparfaite,  on  a  une  infinité  de  ces  recherches 
secrètes  de  soi-même.  Il  y  a  un  temps  où  on  ne 
les  voit  pas  encore  distinctement ,  et  où  Dieu 
permet  que  la  lumière  intérieure  n'aille  pas  plus 
loin  que  la  force  de  sacrifier.  Jésus-Christ  dit 
intérieurement  ce  qu'il  disoit  à  ses  apôtres  '  : 
J'ai  bien  d'autres  choses  à  vous  découvrir  ;  mais 
vous  n'êtes  pas  encore  capables  de  les  porter. 
On  voit  en  soi  de  bonnes  intentions  qui  sont 
véritables  ;  mais  on  seroit  effrayé  si  l'on  pou- 
voit  voira  combien  de  choses  on  tient  encore. 
Ce  n'est  pas  d'une  volonté  pleine  ,  et  avec  ré- 
flexion, qu'on  a  ces  attachemens  ;  on  ne  dit  pas 
en  soi-même  :  Je  les  ai  et  je  veux  les  avoir  ; 
mais  enfin  on  les  a ,  et  quelquefois  même  on 
craint  de  trop  creuser  et  de  les  trouver.  On  sent 
sa  foiblesse,  on  n'ose  pénétrer  plus  loin.  Quel- 
quefois aussi  on  voudroit  trouver  tout  pour  tout 
sacrifier  ;  mais  c'est  un  zèle  indiscret  et  témé- 
raire, comme  celui  de  saint  Pierre,  qui  disoit  : 
Je  suis  prêt  à  mourir  ^  ;  et  une  servante  lui  fit 
peur.  On  cherche  à  découvrir  toutes  ses  foi- 
blesses;  et  Dieu  nous  ménage  dans  cette  recher- 
che. Il  nous  refuse  une  lumière  trop  avancée 
pour  notre  état;  il  ne  permet  pas  que  nous 
voyions  dans  notre  cœur  ce  qu'il  n'est  pas  en- 
core temps  d'en  arracher.  C'est  un  ménage- 
ment admirable  de  la  bonté  de  Dieu,  de  ne  nous 
solliciter  jamais  intérieurement  à  lui  sacrifier 
quelque  chose  que  nous  avons  aimé  et  possédé 
jusqu'ici  sans  nous  en  donner  une  lumière,  et 
de  ne  nous  donner  jamais  la  lumière  du  sacri- 
fice sans  nous  en  donner  la  force.  Jusque-là 
nous  sommes  à  l'égard  de  ce  sacrifice  comme 

'  Joaii.  XVI.  12.  — ■•'  Luc.  xxii.  33. 
FÉNELON.    TOME  VI. 


les  apôtres  étoient  sur  ce  que  Jésus-Christ  leur 
prédisoit  de  sa  mort;  ils  ne  comprenoient  rien, 
et  leurs  yeux  étoient  fermés  à  la  lumière.  Les 
âmes  les  plus  droites  et  les  plus  vigilantes  contre 
leurs  défauts  sont  encore  dans  cet  état  d'obscu- 
rité sur  certains  détachemens,  que  Dieu  réserve 
à  un  état  de  foi  et  de  mort  plus  avancé.  Il 
ne  faut  point  vouloir  en  prévenir  le  temps, 
et  il  suffit  de  demeurer  en  paix,  pourvu  qu'on 
soit  fidèle  dans  tout  ce  qu'on  connoît.  S'il 
reste  quelque  chose  à  connoître,  Dieu  nous  le 
découvrira. 

Cependant  c'est  un  voile  de  miséricorde  dont 
Dieu  nous  cache  ce  que  nous  ne  serions  pas 
encore  capables  de  porter.  On  a  un  certain  zèle 
impatient  pour  sa  propre  perfection  ;  on  vou- 
droit d'abord  voir  tout  et  sacrifier  tout  ;  mais 
une  humble  attente  sous  la  main  de  Dieu  et  un 
doux  support  de  soi-même ,  sans  se  flatter  dans 
cet  état  de  ténèbres  et  de  dépendance,  nous 
sont  infiniment  plus  utiles  pour  mourir  à  nous- 
mêmes,  que  tous  les  efforts  inquiets  pour  avan- 
cer notre  perfection.  Contentons-nous  donc  de 
suivre,  sans  regarder  plus  loin,  toute  la  lumière 
qui  nous  est  donnée  de  moment  à  autre.  C'est 
le  pain  quotidien  ;  Dieu  ne  le  donne  que  pour 
chaque  jour.  C'est  encore  la  manne  :  celui  qui 
veut  en  prendre  double  portion,  et  faire  provi- 
sion pour  le  lendemain,  s'abuse  grossièrement  ; 
elle  pourrira  dans  ses  mains ,  il  n'en  mangera 
pas  plus  que  celui  qui  en  a  pris  seulement  pour 
sa  journée. 

C'est  cette  dépendance  d'enfant  vers  son  père 
à  laquelle  Dieu  veut  nous  plier,  même  pour  le 
spirituel.  Il  nous  dispense  la  lumière  intérieure, 
comme  une  sage  mère  donneroità  sa  jeune  fille 
de  l'ouvrage  à  faire  ;  elle  ne  lui  en  donneroit 
de  nouveau  qu'au  moment  où  le  premier  seroit 
fini.  Avez-vous  achevé  tout  ce  que  Dieu  a  mis 
devant  vous  ;  dans  l'instant  même  il  vous  pré- 
sentera un  nouveau  travail  ;  car  il  ne  laisse 
jamais  l'ame  oisive  et  sans  progrès  dans  le  déta- 
chement. Si  au  contraire  vous  n'avez  point  en- 
core fini  le  premier  travail,  il  vous  cache  celui 
qui  doit  suivre.  Un  voyageur  qui  marche  dans 
une  vaste  campagne  fort  unie  ne  voit  rien 
au-delà  d'une  petite  hauteur  qui  termine  l'ho- 
rizon bien  loin  de  lui.  Est-il  arrivé  à  cette  hau- 
teur, il  découvre  d'abord  une  nouvelle  étendue 
de  pays  aussi  vaste  que  la  première.  Ainsi  dans 
la  voie  du  dépouillement  et  du  renoncement  à 
soi-même  on  s'imagine  découvrir  tout  d'un 
premier  coup  d'œil  ;  on  croit  qu'on  ne  réserve 
rien,  et  qu'on  ne  tient  ni  à  soi  ni  à  autre  chose  ; 
on  aimeroit  mieux  mourir  que  d'hésiter  à  faire 

10 


146 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


un  sacrifice  universeL  Mais,  dans  le  détail  jour- 
nalier, Dieu  nous  montre  sans  cesse  de  nou- 
veaux pays.  On  trouve  dans  son  cœur  mille 
choses  qu'on  auroit  juré  n'y  être  pas.  Dieu  ne 
nous  les  montre  qu'à  mesure  qu'il  les  fait  sortir. 
C'est  comme  un  abcès  qui  crève  ;  le  moment 
auquel  il  crève  est  l'unique  qui  fait  horreur. 
Auparavant  on  le  portoit  sans  le  sentir,  et  on 
ne  croyoit  pas  l'avoir;  on  l'avoit  pourtant,  et  il 
ne  crève  qu'à  cause  qu'on  l'avoit.  Quand  il 
étoit  caché  on  se  croyoit  sain  et  propre;  quand 
il  crève,  on  sent  l'infection  du  pus.  Le  moment 
où  il  crève  est  salutaire,  quoiqu'il  soit  doulou- 
reux et  dégoiàtant.  Chacun  porte  au  fond  de 
son  cœur  un  amas  d'ordure,  qui  feroit  mourir 
de  honte  si  Dieu  nous  en  montroit  tout  le  poi- 
son et  toute  l'horreur  ;  l'amour-propre  seroit 
dans  un  supplice  insupportable.  Je  ne  parle  pas 
ici  de  ceux  qui  ont  le  cœur  gangrené  par  des 
vices  énormes  ;  je  parle  des  âmes  qui  parois- 
sent  droites  et  pures.  On  verroit  une  folle  vanité 
qui  n'ose  se  découvrir ,  et  qui  demeure  toute 
honteuse  dans  les  derniers  replis  du  cœur.  On 
verroit  des  complaisances  en  soi,  des  hauteurs 
de  l'orgueil ,  des  recherches  délicates  de  l'a- 
mour-propre, et  mille  autres  replis  intérieurs 
qui  sont  aussi  réels  qu'inexplicables.  Nous  ne 
les  verrons  qu'à  mesure  que  Dieu  commencera 
à  les  faire  sortir.  Tenez,  vous  dira-t-il,  voilà  la 
corruption  qui  étoit  dans  le  profond  abîme  de 
votre  cœur.  Après  cela,  glorihez-vous  ;  promet- 
tez-vous quelque  chose  de  vous-même  ! 

Laissons  donc  faire  Dieu,  et  coutentons-nous 
d'être  fidèles  à  la  lumière  du  moment  présent. 
Elle  apporte  avec  elle  tout  ce  qu'il  nous  faut 
pour  nous  préparer  à  la  lumière  du  moment 
qui  suit  ;  et  cet  enchaînement  de  grâces,  qui 
entrent,  comme  les  anneaux  d'une  chaîne,  les 
unes  dans  les  autres,  nous  prépare  insensible- 
ment aux  sacrilices  éloignés  dont  nous  n'avons 
pas  même  la  vue.  Cette  mort  à  nous-mêmes  et 
à  tout  ce  que  nous  aimons,  qui  est  encore  géné- 
rale et  superticielle  dans  notre  volonté,  après  en 
avoir  percé  la  surface,  jettera  de  profondes  ra- 
cines dans  le  plus  intime  de  celte  volonté.  Elle 
pénétrera  jusqu'au  centre  ;  elle  ne  laissera  rien 
à  la  créature  ;  elle  poussera  au  dehors,  sans 
relâche,  tout  ce  qui  n'est  point  Dieu. 

Au  reste,  soyez  persuadé  sur  la  parole  d'au  - 
trui,  en  attendant  que  l'expérience  vous  lofasse 
goûter  et  sentir,  que  ce  détachement  de  soi  et 
de  tout  ce  qu'on  aime  ,  bien  loin  de  dessécher 
les  bonnes  amitiés  et  d'endurcir  le  cœur,  pro- 
duit au  contraire  en  Dieu  une  amitié  non-seu- 
emeut  pure  et  solide,    mais  toute  cordiale, 


fidèle,  affectueuse,  pleine  d'une  douce  corres- 
pondance ;  et  on  y  trouve  tous  les  assaisonne- 
mens  de  l'amitié  que  la  nature  même  cherche 
pour  se  consoler. 


XXXIV. 

SUR  LA  CONFORMITÉ  A  LA  VOLONTE  DE  DIEU. 

Pour  la  conformité  à  la  volonté  de  Dieu,  vous 
trouvez  divers  chapitres  de  V Imitation  de  Jésus- 
Chist  qui  sont  merveilleux  ;  la  lecture  de  saint 
François  de  Sales  vous  nourrira  aussi  de  cette 
manne.  Toute  la  vertu  consiste  essentiellement 
dans  la  bonne  volonté:  C'est  ce  que  Jésus-Christ 
nous  fait  entendre  en  disant  *  :  Le  royaume  de 
Dieu  est  au  dedans  de  vous.  Il  n'est  point  ques- 
tion de  savoir  beaucoup  ,  d'avoir  de  grands 
lalens,  ni  même  de  faire  de  grandes  actions  ; 
il  ne  faut  qu'avoir  un  cœur  et  vouloir  le  bien. 
Les  œuvres  extérieures  sont  les  fruits  et  les 
suites  inséparables  auxquelles  on  reconnoît  la 
vraie  piété  ;  mais  la  vraie  piété,  la  source  de  ces 
œuvres,  est  toute  au  fond  du  cœur.  11  y  a  cer- 
taines vertus  qui  sont  pour  certaines  conditions, 
et  non  pour  d'autres.  Les  unes  sont  convena- 
bles en  un  temps  et  les  autres  dans  un  autre  ; 
mais  la  bonne  volonté  est  de  tous  temps  et  de 
tous  lieux.  Vouloir  tout  ce  que  Dieu  veut,  le 
vouloir  toujours,  pour  tout  et  sans  réserve, 
voilà  ce  royaume  de  Dieu  qui  est  tout  intérieur. 
C'est  par  là  que  son  règne  arrive,  puisque  sa 
volonté  s'accomplit  sur  la  terre  comme  dans  le 
ciel,  et  que  nous  ne  voulons  plus  que  ce  que  sa 
volonté  souveraine  imprime  dans  la  nôtre. 
Heureux  les  pauvres  d'esprit  !  heureux  ceux  qui 
se  dépouillent  de  tout,  et  même  de  leur  propre 
volonté  ,  pour  n'être  plus  à  eux-mêmes  !  0 
qu'on  est  pauvre  en  esprit  et  dans  le  fond  de 
son  intérieur,  quand  on  n'est  plus  à  soi-même, 
et  qu'on  s'est  dépouillé  jusqu'à  perdre  tout  droit 
sur  soi  ! 

Mais  coimnent  est-ce  que  notre  volonté  de- 
vient bonne  ?  En  se  conformant  sans  réserve  à 
celle  de  Dieu.  On  veut  tout  ce  qu'il  veut,  on  ne 
veut  rien  de  tout  ce  qu'il  ne  veut  pas;  on  atta- 
che sa  volonté  foible  à  la  volonté  toute-puissante 
qui  fait  tout.  Parla  il  ne  peut  plus  rien  arriver 
que  ce  que  Dieu  veut  ;  on  est  parfaitement 
satisfait  quand  sa  volonté  s'accomplit  ;  et  l'on 
trouve  dans  le  bon  plaisir  de  Dieu  une  source 

*  f.tir,  Nvil.  21. 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


147 


inépuisable  de  paix  et  de  consolation.  La  vie 
entière  est  un  commencement  de  la  paix  des 
bienheureux,  qui  disent  éternellement  :  Amen, 
amen. 

On  adore,  on  loue,  on  bénit  Dieu  de  tout  ; 
on  le  voit  sans  cesse  en  toutes  choses ,  et  en 
toutes  choses  sa  main  paternelle  est  l'unique 
objet  dont  on  est  occupé.  Il  n'y  a  plus  de 
maux;  car  tout ,  jusques  aux  maux  même  les 
plus  terribles,  se  tourne  en  bien,  comme  dit 
saint  Paul  *,  pour  ceux  qui  aiment  Dieu.  Peut- 
on  appeler  maux  les  peines  que  Dieu  nous  en- 
voie pour  nous  purifier  et  nous  rendre  dignes 
de  lui  ?  Ce  qui  nous  fait  un  si  grand  bien  ne 
peut  être  un  mal. 

Jetons  donc  tous  nos  soins  dans  le  sein  d'un 
si  bon  père  ;  laissons-le  faire  comme  il  lui  plaira. 
Contentons-nous  de  suivre  sa  volonté  en  tout, 
et  de  mettre  la  nôtre  dans  la  sienne  pour  nous 
en  désapproprier.  Il  n'est  pas  juste  que  nous 
ayons  quelque  chose  à  nous,  nous  qui  ne  som- 
mes pas  à  nous-mêmes.  L'esclave  n'a  rien  à 
soi  ;  à  combien  plus  forte  raison  la  créature,  qui 
n'a  de  son  fonds  que  le  néant  et  le  péché,  et  en 
qui  tout  est  don  et  pure  grâce,  ne  doit-elle  rien 
avoir  en  propriété.  Dieu  ne  lui  a  donné  une 
volonté  libre  et  capable  de  se  posséder  elle- 
même  ,  qu3  pour  l'engager  par  ce  don  à  se 
dépouiller  plus  généreusement.  Nous  n'avons 
rien  à  nous  que  notre  volonté  ;  tout  le  reste 
n'est  point  à  nous.  La  maladie  enlève  la  santé 
et  la  vie  ;  les  richesses  nous  sont  arrachées  par 
la  violence  ;  les  talens  de  l'esprit  dépendent  de 
la  disposition  du  corps.  L'unique  chose  qui  est 
véritablement  à  nous,  c'est  notre  volonté.  Aussi 
est-ce  elle  dont  Dieu  est  jaloux  ;  car  il  nous  l'a 
donnée,  non  afin  que  nous  la  gardions,  et  que 
nous  en  demeurions  propriétaires ,  mais  afin 
que  nous  la  lui  rendions  tout  entière  telle  que 
nous  l'avons  reçue,  et  sans  en  rien  retenir. 
Quiconque  réserve  le  moindre  désir  ou  la 
moindre  répugnance  en  propriété,  fait  un  larcin 
à  Dieu  contre  l'ordre  de  la  création.  Tout  vient 
de  lui,  et  tout  lui  est  dû. 

Hélas  !  combien  d'ames  propriétaires  d'elles- 
mêmes  qui  voudroient  faire  le  bien  et  aimer 
Dieu  ,  mais  selon  leur  goi^itet  par  leur  mouve- 
ment propre  ;  qui  voudroient  donner  à  Dieu  des 
règles  dans  la  manière  de  les  satisfaire  et  de  les 
attirer  à  lui  !  Elles  veulent  le  servir  et  le 
posséder  ;  mais  elles  ne  veulent  pas  se  donner 
à  lui  et  se  laisser  posséder.  Quelle  résistance 
Dieu  ne  trouve-t-il  pas  dans  ces  âmes ,  lors 


même  qu'elles  paroissent  si  pleines  de  zèle  et  de 
ferveur  !  Il  est  certain  même  qu'en  un  sens  leur 
abondance  spirituelle  leur  devient  un  obstacle  ; 
car  elles  ont  tout ,  même  jusqu'aux  vertus  ,  en 
propriété  et  avec  une  continuelle  recherche 
d'elles-mêmes  dans  le  bien.  0  qu'une  ame  bien  * 
pauvre ,  bien  renonçante  à  sa  propre  vie  et  à 
tous  ses  mouvemens  naturels,  bien  désappro- 
priée  de  toute  volonté  pour  ne  plus  vouloir  que 
ce  que  Dieu  lui  fait  vouloir  à  chaque  moment, 
selon  les  règles  de  son  Evangile  et  selon  le  cours 
de  sa  providence  ,  est  au-dessus  de  toutes  ces 
âmes  ferventes  et  lumineuses  qui  veulent  tou- 
jours marcher  dans  les  vertus  par  leur  propre 
chemin  ! 

Voilà  le  sens  profond  des  paroles  de  Jésus- 
Christ  prises  dans  toute  leur  étendue  :  Que  celui 
qui  veut  être  mon  disciple  ,  se  renonce  ,  et  qu'il 
me  suive  *.  Il  faut  suivre  pas  à  pas  Jésus-Christ, 
et  non  oas  s'ouvrir  une  route  vers  lui.  On  ne  le 
suit  qu'en  se  renonçant.  Qu'est-ce  que  se  re- 
noncer, sinon  abandonner  tout  droit  sur  soi 
sans  réserve?  Aussi  saint  Paul  nous  dit-il  *  : 
Vous  n'êtes  plus  à  vous.  Non,  il  ne  nous  reste 
plus  rien  en  nous  qui  nous  appartienne.  Mal- 
heur à  qui  se  reprend  après  s'être  donné! 

Je  prie  le  Père  des  miséricordes  et  le  Dieu  de 
toute  consolation  de  vous  arracher  votre  propre 
cœur,  et  de  ne  pas  vous  en  laisser  la  moindre 
parcelle.  Il  en  coûte  beaucoup  dans  une  si  dou- 
loureuse opération  :  on  a  bien  de  la  peine  à 
laisser  faire  Dieu  ,  et  à  demeurer  sous  sa  main 
quand  il  coupe  jusqu'au  vif.  Mais  c'est  la  pa- 
tience des  saints  et  le  sacrifice  de  la  pure  foi. 

Laissons  Dieu  faire  de  nous  tout  ce  qu'il 
voudra.  Jamais  aucune  résistance  volontaire 
d'un  seul  moment.  Dès  que  nous  apercevons 
la  révolte  des  sens  et  de  la  nature ,  tournons- 
nous  vers  Dieu  avec  confiance ,  et  soyons  pour 
lui  contre  la  nature  lâche  et  rebelle  ;  livrons-la 
à  l'Esprit  de  Dieu  qui  la  fera  peu  à  peu  mourir. 
Veillons  en  sa  présence  contre  les  moindres 
fautes  pour  ne  jamais  contrister  le  Saint-Esprit, 
qui  est  jaloux  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  l'in- 
térieur. Profitons  des  fautes  que  nous  aurons 
faites  ,  par  un  sentiment  humble  de  notre 
misère,  sans  découragement  et  sans  lassitude. 

Peut-on  mieux  glorifier  Dieu  ,  qu'en  se  dé- 
sappropriant  de  soi-même  et  de  toute  volonté , 
pour  le  laisser  faire  selon  son  bon  plaisir?  C'est 
alors  qu'il  est  véritablement  notre  Dieu  ,  et  que 
son  règne  arrive  en  nous ,  lorsque  indépendam- 
ment de  tous  les  secours  extérieurs  et  de  toutes 


'  Rom.  viii.  28. 


*  Matdi.  XVI.  2^.  Luc.  xiv.  27  cl  33   —  "M  Cor.  vi.  19. 


as 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


les  consolations  intérieures ,  nous  ne  regardons 
plus  et  au  dedans  et  au  dehors  que  la  seule 
main  de  Dieu  qui  fait  tout ,  et  que  nous  ne 
cessons  point  d'adorer. 

Vouloir  le  servir  en  un  lieu  plutôt  qu'en  un 
autre ,  par  une  telle  voie  et  non  par  celle  qui  y 
est  opposée ,  c'est  vouloir  le  servir  à  notre 
mode,  et  non  à  la  sienne.  Mais  être  également 
prêt  à  tout ,  vouloir  tout  et  ne  vouloir  rien  . 
se  laisser  comme  un  jouet  dans  les  mains  de  la 
Providence  ,  ne  mettre  point  de  bornes  à  cette 
soumission  comme  l'empire  de  Dieu  n'en  peut 
souffrir  ;  c'est  le  servir  en  se  renonçant  soi- 
même  ;  c'est  le  traiter  véritablement  en  Dieu  , 
et  nous  traiter  en  créature  qui  n'est  faite  que 
pour  lui. 

0  que  nous  serions  heureux  s'il  nous  metloit 
aux  plus  rudes  épreuves  pour  lui  donner  la 
moindre  gloire  !  A  quoi  sommes-nous  bons  ,  si 
celui  qui  nous  a  faits  trouve  encore  quelque  ré- 
sistance ou  quelque  réserve  dans  notre  cœur 
qui  est  son  ouvrage  ? 

Ouvrez  donc  votre  cœur,  mais  ouvrez-le  sans 
mesure  ,  afin  que  Dieu  et  son  amour  y  entrent 
sans  mesure  comme  un  torrent.  Ne  craignez 
rien  dans  le  chemin  où  vous  marchez.  Dieu  vous 
mènera  comme  par  la  main ,  pourvu  que  vous 
ne  doutiez  pas,  et  que  vous  soyez  plus  rempli 
de  son  amour  que  de  crainte  par  rapport  à 
vous. 


XXXV. 

RECEVOIR  AVEC  SOUMISSION  CE  QUE  DIEU  FAIT  AU 
DEHORS  ET  AU  DEDANS  DE  NOUS. 

Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  à  faire  ,  c'est  de  re- 
cevoir également  et  avec  la  même  soumission 
toutes  les  différentes  choses  que  Dieu  nous  donne 
dans  la  journée  ,  et  au  dehors  et  au  dedans  de 
nous. 

Au  dehors ,  il  y  a  des  choses  désagréables 
qu'il  faut  supporter  courageusement ,  et  des 
choses  agréables  auxquelles  il  ne  faut  point 
arrêter  son  cœur.  On  résiste  aux  tentations  des 
choses  contraires  en  les  acceptant  ,  et  l'on  ré- 
siste aux  choses  flatteuses  en  refusant  de  leur 
ouvrir  son  cœur.  Pour  les  choses  du  dedans  il 
n'y  a  qu'à  faire  de  même.  Celles  qui  sontamères 
servent  à  crucifier,  et  elles  opèrent  dans  l'ame 
selon  toute  leur  vertu  ,  si  nous  les  recevons 
simplement  avec  une  acceptation  sans  bornes, 
et  sans  chercher  à  les  adoucir.  Celles  qui  sont 


douces ,  et  qui  nous  sont  données  pour  soutenir 
notre  foiblesse  par  une  consolation  sensible  dans 
les  exercices  extérieurs  ,  doivent  aussi  être  ac- 
ceptées, mais  d'une  autre  façon.  Il  faut  les  re- 
cevoir, puisque  c'est  Dieu  qui  les  donne  pour 
notre  besoin  ;  mais  il  faut  les  recevoir,  non 
pour  l'amour  d'elles,  mais  par  conformité  aux 
desseins  de  Dieu .  Il  faut  en  user  dans  le  mo- 
ment, comme  on  use  d'un  remède  ,  sans  com- 
plaisance ,  sans  attachement ,  sans  propriété. 
Ces  dons  doivent  être  reçus  en  nous ,  mais  ils 
ne  doivent  point  tenir  en  nous,  afin  que,  quand 
Dieu  les  retirera,  leur  privation  ne  nous  trou- 
ble ni  ne  décourage  jamais.  La  source  de  la 
présomption  est  dans  l'attachement  à  ces  dons 
passagers  et  sensibles.  On  s'imagine  ne  compter 
que  sur  le  don  de  Dieu  ;  mais  on  compte  sur 
soi,  parce  qu'on  s'approprie  le  don  de  Dieu, 
et  qu'on  le  confond  avec  soi-même.  Le  malheur 
de  cette  conduite,  c'est  que  toutes  les  fois 
qu'on  trouve  quelque  mécompte  en  soi-même , 
on  tombe  dans  le  découragement.  Mais  une 
ame  qui  ne  s'appuie  que  sur  Dieu ,  n'est  point 
surprise  de  sa  propre  misère.  Elle  se  plaît  à 
voir  qu'elle  ne  peut  rien  ,  et  que  Dieu  seul  peut 
tout.  Je  ne  me  soucie  guère  de  me  voir  pauvre, 
sachant  que  mon  père  possède  des  biens  infinis 
qu'il  veui  me  donner.  Ce  n'est  qu'en  nourrissant 
son  cœur  de  la  pure  confiance  en  Dieu  ,  qu'on 
s'accoutume  à  se  passer  de  la  confiance  en  soi- 
même. 

C'est  pourquoi  il  faut  moins  compter  sur 
une  ferveur  sensible ,  et  sur  certaines  mesures 
de  sagesse  que  l'on  prend  avec  soi-même  pour 
sa  perfection,  que  sur  une  simplicité,  une  pe- 
titesse, un  renoncement  à  tout  mouvement  pro- 
pre, et  une  souplesse  parfaite  pour  se  laisser  aller 
à  toutes  les  impressions  de  la  grâce.  Tout  le 
reste,  en  établissant  des  vertus  éclatantes,  ne 
feroit  que  nous  inspirer  secrètement  plus  de  con- 
fiance en  nos  propres  efforts. 

Prions  Dieu  qu'il  arrache  de  notre  cœur  tout 
ce  que  nous  voudrions  y  planter  nous-mêmes , 
et  qu'il  y  plante  de  ses  propres  mains  l'arbre  de 
vie  charcfé  de  fruits. 


XXXVI. 

SUR  l'utilité  et  le  bon  USAGE  DES  CROIX. 

On  a  bien  de  la  peine  à  se  convaincre  de  la 
bonté  avec  laquelle  Dieu  acable  de  croix  ceux 
qu'il  aime.  Pourquoi ,  dit-on,  prendre  plaisir 


ET   LA  PERFECTION    CHRÉTIENNE. 


149 


à  nous  faire  souffrir?  Ne  sauroit-il  nous  ren- 
dre bons  sans  nous  rendre  misérables  ?  Oui, 
sans  doute  ,  Dieu  le  pouvoit  ;  car  rien  ne 
lui  est  impossible.  Il  tient  dans  ses  mains  toutes- 
puissantes  les  cœurs  des  bommes  ,  et  les  tourne 
comme  il  lui  plaît ,  ainsi  que  la  main  d'un 
fontainier  donne  aux  eaux ,  sur  le  sommet 
d'une  montagne  ,  la  pente  qu'il  veut.  Mais 
Dieu ,  qui  a  pu  nous  sauver  sans  croix ,  n'a 
pas  voulu  le  faire;  de  même  qu'il  a  mieux 
aimé  laisser  les  hommes  croître  peu  à  peu  ,  avec 
tous  les  embarras  et  toutes  les  foiblesses  de  l'en- 
fance ,  que  de  les  faire  naître  avec  toute  la  force 
d'un  âge  mûr.  Sur  cela  il  est  le  maître  ;  nous 
n'avons  qu'à  nous  taire  .  et  qu'à  adorer  sa  pro- 
fonde sagesse  sans  la  comprendre.  Ce  que  nous 
voyons  clairement ,  c'est  que  nous  ne  pouvons 
devenir  entièrement  bons  qu'autant  que  nous 
deviendrons  humbles ,  désintéressés  ,  détachés 
de  nous-mêmes ,  pour  rapporter  tout  à  Dieu 
sans  aucun  retour  sur  nous. 

L'opération  de  la  grâce  qui  nous  détache  de 
nous-mêmes,  et  qui  nous  arrache  à  notre 
amour-propre  ne  peut  ,  sans  un  miracle  de 
grâce,  éviter  d'être  douloureuse.  Dieu,  dans 
l'ordre  de  la  grâce  ,  non  plus  que  dans  celui  de 
la  nature,  ne  fait  pas  tous  les  jours  des  miracles. 
Ce  seroit  pour  la  grâce  un  aussi  grand  miracle 
de  voir  une  personne  pleine  d'elle-même  ,  en 
un  moment  morte  à  tout  intérêt  propre  et  à 
toute  sensibilité,  que  ce  seroit  un  grand  miracle 
de  voir  un  enfant  qui  se  couche  enfant ,  et  qui 
se  lèveroit  le  lendemain  grand  comme  un 
homme  de  trente  ans.  Dieu  cache  son  opéra- 
tion ,  dans  l'ordre  de  la  grâce  comme  dans  celui 
de  la  nature  ,  sous  une  suite  insensible  d'événe- 
mens.  C'est  par  là  qu'il  nous  tient  dans  les 
obscurités  de  la  foi.  Non-seulement  il  fait  son 
ouvrage  peu  à  peu  ,  mais  il  le  fait  par  des  voies 
qui  paroissent  les  plus  simples  et  les  plus  con- 
venables pour  y  réussir  ;  afin  que  les  moyens 
paroissant  propres  au  succès,  la  sagesse  hu- 
maine attribue  le  succès  aux  moyens  qui  sont 
comme  naturels  ,  et  qu'ainsi  le  doigt  de  Dieu 
y  soit  moins  marqué  :  autrement  tout  ce  que 
Dieu  fait  seroit  un  perpétuel  miracle  qui  ren- 
verseroit  l'état  de  foi  où  Dieu  veut  que  nous 
vivions. 

Cet  état  de  foi  est  nécessaire  ,  non-seule- 
ment pour  exercer  les  bons,  en  leur  faisant 
sacrifier  leur  raison  dans  une  vie  pleine  de  té- 
nèbres ,  mais  encore  pour  aveugler  ceux  qui 
méritent ,  par  leur  présomption  ,  de  s'aveugler 
eux-mêmes.  Ceux-ci  ,  voyant  les  ouvrages 
de  Dieu,    ne   les  comprennent  point;  ils  n'y 


trouvent  l'ien  que  de  naturel.  Ils  sont  privés  de 
la  vraie  intelligence ,  parce  qu'on  ne  la  mérite 
qu'autant  qu'on  se  défie  de  son  propre  esprit , 
et  que  la  sagesse  superbe  est  indigne  de  décou- 
vrir les  conseils  de  Dieu. 

C'est  donc  pour  tenir  dans  l'obscurité  de  la 
foi  l'opération  de  la  grâce  ,  que  Dieu  rend  cette 
opération  lente  et  douloureuse.  Il  se  sert  de  l'in- 
constance ,  de  l'ingratitude  des  créatures  ,  des 
mécomptes  et  des  dégoûts  qu'on  trouve  dans  les 
prospérités  ,  pour  nous  détacher  des  créatures 
et  des  prospérités  trompeuses.  Il  nous  désabuse 
de  nous-mêmes  par  l'expérience  de  notre  foi- 
blesse  et  de  notre  corruption  dans  une  infinité 
de  rechutes.  Tout  cela  paroît  naturel,  et  c'est 
cette  suite  de  moyens  comme  naturels  qui  nous 
fait  brûler  à  petit  feu.  On  voudroit  bien  être 
consumé  tout  d'un  coup  par  les  flammes  du  pur 
amour:  mais  cette  destruction  si  prompte  ne 
nous  coûteroit  presque  rien.  C'est  par  un  excès 
d'amour-propre  qu'on  voudroit  ainsi  devenir 
parfait  en  un  moment  et  à  si  bon  marché. 

Qu'est-ce  qui  nous  révolte  contre  la  longueur 
des  croix?  c'est  l'attachement  à  nous-mêmes  . 
et  c'est  cet  attachement  que  Dieu  veut  détruire  ; 
car,  tandis  que  nous  tenons  encore  à  nous- 
mêmes,  l'œuvre  de  Dieu  ne  s'achève  point.  De 
quoi  pouvons-nous  donc  nous  plaindre?  Notre 
mal  est  d'être  attachés  aux  créatures,  et  encore 
plus  à  nous-mêmes.  Dieu  prépare  une  suite 
d'événemens  qui  nous  détache  peu  à  peu  des 
créatures ,  et  qui  nous  arrache  enfin  à  nous- 
mêmes.  Cette  opération  est  douloureuse  ;  mais 
c'est  notre  corruption  qui  la  rend  nécessaire  , 
et  qui  est  cause  de  la  douleur  que  nous  souf- 
frons. Si  notre  chair  étoil  saine,  le  chirurgien 
n'y  feroit  aucune  incision.  Il  ne  coupe  qu'à  pro- 
portion que  la  plaie  est  profonde ,  et  que  la 
chair  est  plus  corrompue.  Si  l'opération  nous 
cause  tant  de  douleur,  c'est  que  le  mal  est 
grand.  Est-ce  cruauté  au  chirurgien  de  couper 
jusqu'au  vif?  Non  .  tout  au  contraire  ,  c'est  af- 
fection ,  c'est  habileté  ;  il  traiteroit  ainsi  son  fils 
unique. 

Dieu  nous  traite  de  même.  Il   ne  nous  fait 
jamais  aucun  mal  que  malgré  lui  ,  pour  ainsi 
dire.  Son  cœur  de  père  ne  cherche  pointa  nous 
désoler;  mais  il  coupe  jusqu'au  vif  pour  guérir 
l'ulcère  de  notre  cœur.  Il  faut  qu'il  nous  arrache 
ce  que  nous  aimons  trop ,  ce  que  nous  aimons 
mal  et  sans  règle  ,  ce  que  nous  aimons  au  pré- 
judice de  son  amour.    En  cela  que  fait-il?  il 
nous  fait  pleurer  comme  desenfansà  qui  on  ôte 
le  couteau  dont  ils  se  jouent ,  et  dont  ils  pour- 
roient  se  tuer.  Nous  pleurons  ,   nous  nous  dé- 


loO 


INSTRUCTIONS   SUR   LA  MORALE 


courageoDs ,  nous  crions  les  hauts  cris  ;  nous 
sommes  prêts  à  murmurer  contre  Dieu,  comme 
les  eufans  se  dépitent  contre  leurs  mères.  Mais 
Dieu  nous  laisse  pleurer  et  nous  sauve.  Il  ne 
nous  afflige  que  pour  nous  corriger.  Lors  même 
qu'il  paroît  nous  accabler,  c'est  pour  notre  bien, 
c'est  pour  nous  épargner  les  maux  que  nous  nous 
ferions  à  nous-mêmes.  Ce  que  nous  pleurons 
nous  auroit  fait  pleurer  éternellement  ;  ce  que 
nous  croyons  perdu  étoit  perdu  quand  nous 
pensions  le  posséder  :  Dieu  l'a  mis  en  sûreté 
pour  nous  le  rendre  bientôt  dans  l'éternité  qui 
s'approche.  Il  ne  nous  prive  des  choses  que  nous 
aimons  ,  que  pour  nous  les  faire  aimei'  d'un 
amour  pur,  solide  et  modéré,  pour  nous  en  assu- 
rer l'éternelle  jouissance  dans  son  sein,  et  pour 
nous  faire  cent  fois  plus  de  bien  que  nous  ne  sau- 
rions nous  en  désirer  à  nous-mêmes. 

Il  n'arrive  rien  sur  la  terre  que  Dieu  n'ait 
voulu.  C'est  lui  qui  fait  tout,  qui  règle  tout , 
qui  donne  à  chaque  chose  tout  ce  qu'elle  a.  Il 
a  compté  les  cheveux  de  notre  tête ,  les  feuilles 
de  chaque  arbre  ,  les  grains  de  sable  du  rivage, 
et  les  gouttes  d'eau  qui  composent  les  abîmes 
de  rOcéan.  En  faisant  l'univers,  sa  sagesse  a 
mesuré  et  pesé  jusqu'au  dernier  atome.  C'est 
lui  qui  en  chaque  moment  produit  et  renouvelle 
le  souffle  de  vie  qui  nous  anime;  c'est  lui  qui  a 
compté  nos  jours ,  qui  tient  dans  ses  puissantes 
mains  les  clefs  du  tombeau  pour  le  fermer  ou 
pour  l'ouvrir.  Ce  qui  nous  frappe  le  plus  n'est 
rien  aux  yeux  de  Dieu  :  un  peu  plus  ou  un  peu 
moins  de  vie  sont  des  différences  qui  disparois- 
sent  en  présence  de  son  éternité.  Qu'importe 
que  ce  vase  fragile,  ce  corps  de  boue  ,  soit  brisé 
et  réduit  en  cendres  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu 
plus  tard? 

0  que  nos  vues  sont  courtes  et  trompeuses  ! 
On  est  consterné  de  voir  une  personne  mourir 
en  la  fleur  de  son  âge.  Quelle  horrible  perte  ! 
dit-on.  Mais  pour  qui  est  la  perte?  Que  perd 
celui  qui  meurt  ?  Quelques  années  de  vanité , 
d'illusion  et  de  danger  pour  la  mort  éternelle. 
Dieu  l'enlève  du  milieu  des  iniquités ,  et  se 
hâte  de  l'arracher  au  monde  corrompu  et  à  sa 
propre  fragilité.  Que  perdent  les  personnes  dont 
il  étoit  aimé?  Elles  perdent  le  poison  d'une  fé- 
licité mondaine  ;  elles  perdent  un  enivrement 
perpétuel;  elles  perdent  l'oubli  de  Dieu  et 
d'elles-mêmes  où  elles  étoient  plongées  ;  ou 
plutôt  elles  gagnent ,  par  la  vertu  de  la  croix  , 
le  bonheur  du  détachement.  Le  même  coup, 
qui  sauve  la  personne  qui  meurt ,  prépare  les 
autres  à  se  détacher  par  la  souffrance  pour 
travaiUer  courageusement  à  leur  salut.  0  qu'il 


est  donc  vrai  que  Dieu  est  bon ,  qu'il  est  ten- 
dre ,  qu'il  est  compatissant  à  nos  vrais  maux 
lors  même  qu'il  paroît  nous  foudroyer,  et  que 
nous  sommes  tentés  de  nous  plaindre  de  sa  ri- 
gueur ! 

Quelle  différence  trouvons-nous  maintenant 
entre  deux  personnes  qui  ont  vécu  il  y  a  cent 
ans?  L'une  est  morte  vingt  ans  avant  l'autre; 
mais  enfin  elles  sont  mortes  toutes  deux.  Leur 
séparation  ,  qui  a  paru  dans  le  temps  si  longue 
et  si  rude,  ne  nous  paroît  plus  maintenant  et 
n'étoit  dans  la  vérité  qu'une  courte  séparation. 
Bientôt  ce  qui  est  séparé  sera  réuni ,  et  il  ne 
paroîtra  aucune  trace  de  cette  séparation  si 
courte.  On  se  regarde  comme  immortel ,  ou 
du  moins  comme  devant  vivre  des  siècles.  Folie 
de  l'esprit  humain  !  Ceux  qui  meurent  tous  les 
jours  suivent  de  bien  près  ceux  qui  sont  déjà 
morts.  Celui  qui  va  partir  pour  un  voyage  ne 
doit  pas  se  croire  éloigné  de  celui  qui  prit  les 
devans  il  n'y  a  que  deux  jours.  La  vie  s'écoule 
comme  un  torrent.  Le  passé  n'est  plus  qu'un 
songe  ;  le  présent ,  dans  le  moment  que  nous 
croyons  le  tenir ,  nous  échappe  et  se  précipite 
dans  cet  abîme  du  passé.  L'avenir  ne  sera  point 
d'une  autre  nature,  il  passera  aussi  rapidement. 
Les  jours ,  les  mois ,  les  années  se  pressent 
comme  les  flots  d'un  torrent  se  poussent  l'un 
l'autre.  Encore  quelques  momens,  encore  un 
peu,  dis-je ,  et  tout  sera  fini.  Hélas!  que  ce 
qui  nous  paroît  long  par  l'ennui  et  par  la  tris- 
tesse ,  nous  paroîtra  court  quand  il  finira  ! 

C'est  par  foiblesse  d'amour-propre  que  nous 
sommes  si  sensibles  à  notre  état.  Le  malade  qui 
dort  mal  la  nuit  trouve  la  nuit  d'une  longueur 
sans  fin  ;  mais  cette  nuit  est  aussi  courte  que 
les  autres.  On  exagère  par  lâcheté  toutes  ses 
souffrances  :  elles  sont  grandes ,  mais  la  déli- 
catesse  les  augmente  encore.  Le  vrai  moyen  de 
les  raccourcir,  c'est  de  s'abandonner  à  Dieu  cou- 
rageusement. Il  est  vrai  qu'on  souffre;  mais 
Dieu  veut  cette  souffrance  pour  nous  purifier ,  | 
et  pour  nous  rendre  dignes  de  lui.  Le  monde  ' 
nous  rioit ,  et  cette  prospérité  empoisonnoit 
notre  cœur.  Youdroit-on  passer  toute  sa  vie 
jusqu'au  moment  terrible  de  la  mort  dans  cette 
mollesse ,  dans  ces  délices ,  dans  cet  éclat ,  dans 
cette  vaine  joie  ,  dans  ce  triomphe  de  l'orgueil, 
dans  ce  goût  du  monde  ennemi  de  Jésus-Christ, 
dans  cet  éloignement  de  la  croix  qui  seule  nous 
doit  sanctifier?  Le  monde  nous  tournera  le  dos, 
nous  oubliera  avec  ingratitude,  nous  mécou- 
noîtra .  nous  mettra  au  rang  des  choses  qui  ne 
sont  plus.  Hé  bien!  faut-il  s'étonner  que  le 
monde  soit  toujours  monde,  injuste,  trompeur, 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


151 


perfide?  C'est  pourtant  là  ce  monde  que  nous 
n'avions  pas  honte  d'aimer,  et  que  peut-être 
nous  voudrions  pouvoir  aimer  encore.  C'est  à  ce 
monde  abominable  que  Dieu  nous  arrache , 
pour  nous  délivrer  de  sa  servitude  maudite  ,  et 
pour  nous  faire  entrer  dans  la  liberté  des  âmes 
détachées;  et  c'est  lace  qui  nous  désole.  Si 
nous  sommes  si  sensibles  à  l'indifrérence  de  ce 
monde  ,  qui  est  si  méprisable  et  si  digne  d'hor- 
renr,  il  faut  que  nous  soyons  bien  ennemis  de 
nous-mêmes.  Quoi ,  nous  ne  pouvons  souffrir 
ce  qui  nous  est  si  bon  ,  et  nous  regrettons  tant 
ce  qui  nous  est  si  funeste  !  Voilà  donc  la  source 
de  nos  larmes  et  de  nos  douleurs  ! 

0  mon  Dieu ,  vous  qui  voyez  le  fond  de 
notre  misère,  vous  seul  pouvez  nous  en  guérir. 
Hâtez-vous  de  nous  donner  la  foi,  l'espérance, 
lamour  ,  le  courage  chrétien  qui  nous  man- 
quent. Faites  que  nous  jetions  sans  cesse  les 
yeux  sur  vous ,  ô  Père  tout-puissant,  qui  ne 
donnez  rien  à  vos  chers  enfans  que  pour  leur 
salut ,  et  sur  Jésus  votre  Fils ,  qui  est  notre 
modèle  dans  les  souffrances.  Vous  l'avez  atta- 
ché sur  la  croix  pour  nous;  vous  l'avez  fait 
l'homme  de  douleur  ,  pour  nous  apprendre 
combien  les  douleurs  sont  utiles.  Que  la  nature 
molle  et  lâche  se  taise  donc  à  la  vue  de  Jésus 
rassasié  d'opprobres  et  écrasé  par  les  souffran- 
ces. Relevez  mon  cœur  ,  ô  mon  Dieu  ;  donnez- 
moi  un  cœur  selon  le  vôtre,  qui  s'endurcisse 
contre  soi-même  ,  qui  ne  craigne  que  de  vous 
déplaire ,  qui  du  moins  craigne  les  douleurs 
éternelles,  et  non  pas  celles  qui  nous  préparent 
votre  royaume.  Seigneur ,  vous  voyez  la  foi- 
blesse  et  la  désolation  de  votre  créature  :  elle 
n'a  plus  de  ressource  en  elle-même ,  tout  lui 
manque.  Tant  mieux,  pourvu  que  vous  ne  lui 
manquiez  jamais ,  et  qu'elle  cherche  en  vous 
avec  confiance  tout  ce  qu'elle  désespère  de 
trouver  dans  son  propre  cœur. 


XXXVII. 

IL  n'y  a  que  le  pur  amour  qui  sache  souffrir 

COMME  IL    FAUT. 

On  sait  qu'il  faut  souffrir  ,  et  qu'on  le 
mérite;  cependant  on  est  toujours  surpris  de 
la  souffrance ,  comme  si  on  ne  croyoil  ni  la 
mériter  ni  en  avoir  besoin.  Il  n'y  a  que  le  vrai 
et  pur  amour  qui  aime  à  souffrir  ,  parce  qu'il 
n'y  a  que  le  vrai  et  pur  amour  qui  s'aban- 
donne. La  résignation  fait  souffrir  ;  mais  il  y 


a  en  elle  quelque  chose  qui  souffre  de  souffrir, 
et  qui  résiste.  La  résignation  qui  ne  donne  rien 
à  Dieu  qu'avec  mesure  et  avec  réflexion  sur  soi, 
veut  bien  souffrir;  mais  elle  se  tâte  souvent, 
craignant  de  souffrir  mal.  A  parler  propre- 
ment ,  on  est  comme  deux  personnes  dans  la 
résignation  :  l'une  dompte  l'autre,  et  veille  sur 
elle  pour  l'empêcher  de  se  révolter.  Dans  le 
pur  amour,  qui  est  désapproprié  et  abandonné, 
l'ame  se  nourrit  en  silence  de  la  croix  et  de 
l'union  à  Jésus-Christ  crucifié  ,  sans  aucun  re- 
tour sur  sa  souffrance.  Il  n'y  a  qu'une  volonté 
unique ,  simple ,  qui  se  laisse  voir  à  Dieu  telle 
qu'elle  est ,  sans  songer  à  se  voir  elle-même. 
Elle  ne  dit  rien;  elle  ne  remarque  rien.  Que 
fait-elle?  Elle  souffre.  Est-ce  tout?  Oui  c'est 
tout  ;  elle  n'a  qu'à  souffrir.  L'amour  se  fait 
assez  entendre  sans  parler  et  sans  penser.  II 
fait  l'unique  chose  qu'il  a  à  faire,  qui  est  de  ne 
vouloir  rien  quand  il  manque  de  toute  conso- 
lation. Une  volonté  rassasiée  de  celle  de  Dieu  , 
pendant  que  tout  le  reste  lui  est  ôté,  est  le  plus 
pur  de  tous  les  amours. 

Quel  soulagement  de  penser  qu'on  n'a  donc 
point  tant  d'inquiétudes  à  se  donner  pour  s'ex- 
citer sans  cesse  à  la  patience ,  et  pour  être  tou- 
jours en  garde  et  tendu  afin  de  soutenir  le, 
caractère  d'une  vertu  accomplie  au  dehors!  II 
suffit  d'être  petit  et  abandonné  dans  la  douleur. 
Ce  n'est  point  courage  ;  c'est  quelque  chose  de 
moins  et  de  plus  ;  de  moins  aux  yeux  du  com- 
mun des  hommes  vertueux;  de  plus  aux  yeux 
delà  pure  foi.  C'est  une  petitesse  en  soi,  qui 
met  l'ame  dans  toute  la  grandeur  de  Dieu.  C'est 
une  foiblesse  qui  désapproprié  de  toute  force 
et  qui  donne  la  toute-puissance  de  Dieu.  Quand 
je  suis  f'oible ,  dit  saint  Paul  * ,  cest  alors  que 
Je  suis  puissant  :  Je  puis  tout  en  celui  qui  me 
fortifie   '. 

Alors  il  suffit  de  se  nourrir  par  quelque 
courte  lecture  proportionnée  à  son  état  et  à  son 
goût,  mais  souvent  interrompue,  pour  soulager 
les  sens,  et  pour  faire  place  à  l'esprit  intérieur 
qui  met  en  recueillement.  Deux  mots  simples  , 
sans  raisonnement,  et  pleins  de  l'onction  divine, 
sont  la  manne  cachée.  On  oublie  ces  paroles; 
mais  elles  opèrent  secrètement,  et  on  s'en  nour- 
rit; l'ame  en  est  engraissée.  Quelquefois  on 
souffre  sans  savoir  presque  si  l'on  souflre  ; 
d'autres  fois  on  souffre  et  on  trouve  qu'on  souf- 
fre mal ,  et  on  supporte  son  impatience  conmie 
une  seconde  croix  plus  pesante  que  la  première; 
mais  rien  n'arrête ,  parce  que  le  vrai  amour  va 

'  Il  for.  XII.  10.  —  '  Philip.  [V.  13. 


lo2 


INSTRUCTIONS  SUR   LA    MORALE 


toujours ,  n'allant  point  pour  lui-même  et  ne 
se  comptant  plus  pour  rien.  Alors  on  est  vrai- 
ment heureux.  La  croix  n'est  plus  croix  quand 
il  n'y  a  plus  un  moi  pour  la  souffrir,  et  qui 
s'approprie  les  biens  et  les  maux. 


XXXVIII. 

LA    PAIX     INTÉRIEURE   NE    SE    TROUVE    QUE  DANS    UN 
ENTIER  ABANDON  A  LA  VOLONTE  DE  DIEU. 

Il  n'y  aura  jamais  de  paix  pour  ceux  qui  ré- 
sistent à  Dieu  :  s'il  y  a  quelque  joie  au  monde, 
elle  est  réservée  à  la  conscience  pure  :  toute  la 
terre  est  un  lieu  de  tribulation  et  d'angoisse  pour 
une  mauvaise  conscience. 

0  que  la  paix  qui  vient  de  Dieu  est  différente 
de  celle  qui  vient  du  siècle!  Elle  calme  les  pas- 
sions; elle  entretient  la  pureté  de  la  conscience  ; 
elle  est  inséparable  de  la  justice;  elle  unit  à 
Dieu  ;  elle  nous  fortifie  contre  les  tentations. 
Cette  pureté  de  conscience  s'entretient  par  la 
fréquentation  des  sacremens.  La  tentation  ,  si 
elle  ne  nous  surmonte  point,  porte  toujours  son 
fruit  avec  elle.  La  paix  de  l'ame  consiste  dans 
une  entière  résignation  à  la  volonté  de  Dieu. 

Marthe,  Marthe,  vous  vous  inquiétez,  et  vous 
vous  troublez  pour  bien  des  choses  ;  il  n'y  en  a 
qu'une  de  nécessaire  '.  Une  vraie  simplicité,  un 
certain  calme  d'esprit  qui  est  le  fruit  d'un  en- 
tier abandon  à  tout  ce  que  Dieu  veut ,  une  pa- 
tience et  un  support  pour  les  défauts  du  pro- 
chain, que  la  présence  de  Dieu  inspire,  une 
certaine  candeur  et  une  certaine  docilité  d'en- 
fant pour  avouer  ses  fautes,  pour  vouloir  en 
être  repris ,  et  pour  se  soumettre  au  conseil  des 
personnes  expérimentées  ,  seront  des  vertus 
solides ,  utiles  et  propres  pour  vous  sanctifier. 

La  peine  que  vous  avez  sur  un  grand  nom- 
bre de  choses  vient  de  ce  que  vous  n'acceptez 
pas  avec  assez  d'abandon  à  Dieu  tout  ce  qui 
peut  vous  arriver.  Mettez  donc  toutes  choses 
entre  ses  mains,  et  faites-en  par  avance  le  sacri- 
fice entier  dans  votre  cœur.  Dès  le  moment  que 
vous  ne  voudrez  plus  rien  selon  votre  propre 
jugement ,  et  que  vous  voudrez  sans  réserve 
tout  ce  que  Dieu  voudra ,  vous  n'aurez  plus 
tant  de  retours  inquiets  et  de  réflexions  à  faire 
sur  ce  qui  vous  regarde;  vous  n'aurez  rien  à 
cacher  ni  à  ménager.  Jusque-là  vous  serez  trou- 
blé, changeant  dans  vos  vues  et  dans  vos  goûts, 

»  Luc.  X.  41  et  42. 


facilement  mécontent  d'autrui ,  peu  d'accord 
avec  vous-même,  plein  de  réserve  et  de  dé- 
fiance :  votre  bon  esprit,  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
bien  humilié  et  simple,  ne  servira  qu'à  vous 
tourmenter;  votre  piété,  quoique  sincère,  vous 
donnera  moins  de  soutien  et  de  consolation  que 
de  reproches  intérieurs.  Si  au  contraire  vous 
abandonnez  tout  votre  cœur  à  Dieu  ,  vous 
serez  tranquille  et  plein  de  la  joie  du  Saint- 
Esprit. 

Malheur  à  vous  si  vous  regardez  encore  l'hom- 
me dans  l'œuvre  de  Dieu  !  Quand  il  s'agit  de 
choisir  un  guide  il  faut  compter  tous  les  hommes 
pour  rien.  Le  moindre  respect  humain  fait  tarir 
la  grâce,  augmente  les  irrésolutions.  On  souffre 
beaucoup  ,  et  on  déplaît  encore  davantage  à 
Dieu. 

Ce  qui  nous  oblige  à  aimer  Dieu  ,  c'est  qu'il 
nous  a  aimés  le  premier ,  et  aimés  d'un  amour 
tendre ,  comme  un  père  qui  a  pitié  de  ses  en- 
fans  ,  dont  il  connoît  l'extrême  fragilité  et  la 
boue  dont  il  les  a  pétris?  Il  nous  a  cherchés  dans 
nos  propres  voies  qui  sont  celles  du  péché;  il  a 
couru  comme  un  pasteur  qui  se  fafigue  pour 
retrouver  sa  brebis  égarée.  Il  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  nous  chercher;  mais ,  après  nous  avoir 
trouvés ,  il  s'est  chargé  de  nous  et  de  nos  lan- 
gueurs ;  il  a  été  obéissant  jusqu'à  la  mort  de  la 
croix.  On  peut  dire  de  même  qu'il  nous  a  aimés 
jusqu'à  la  mort  de  la  croix ,  et  que  la  mesure 
de  son  obéissance  a  été  celle  de  son  amour. 
Quand  cet  amour  remplit  bien  une  ame,  elle 
goûte  la  paix  de  la  conscience  ;  elle  est  contente 
et  heureuse;  il  ne  lui  faut  ni  grandeur,  ni  ré- 
putation ,  ni  plaisir ,  rien  de  tout  ce  que  le 
temps  emporte  sans  en  laisser  aucunes  traces  ; 
elle  ne  veut  que  la  volonté  de  Dieu  ,  et  elle 
veille  incessamment  dans  l'heureuse  attente  de 
son  époux. 


XXXIX. 

SUITE   DU    MÊME    SUJET. 

Je  vous  souhaite  tous  les  biens  que  vous 
devez  chercher  dans  la  retraite  :  le  principal  est 
la  paix  dans  une  conduite  simple  où  on  ne  re- 
garde jamais  l'avenir  avec  trop  d'inquiétude. 
L'avenir  est  à  Dieu,  et  pointa  vous  :  Dieu  l'as- 
saisonnera comme  il  faut,  selon  vos  besoins; 
mais  si  vous  voulez  pénétrer  cet  avenir  par  votre 
propre  sagesse ,  vous  n'en  tirerez  aucun  fruit 
que  l'inquiétude  et  la  prévoyance  de  certains 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


153 


maux  inévitables.  Songez  seulement  à  profiter 
de  chaque  jour;  chaque  jour  a  son  bien  et  son 
mal ,  en  sorte  même  que  le  mal  devient  sou- 
vent un  bien ,  pourvu  qu'on  laisse  faire  Dieu 
et  qu'on  ne  le  prévienne  jamais  par  impatience. 
Dieu  vous  donnera  alors  tout  le  temps  qu'il 
faudra  pour  aller  à  lui.  Il  ne  vous  donnera  peut- 
être  pas  tout  celui  que  vous  voudriez  pour  vous 
occuper  selon  votre  goût,  et  pour  vivre  à  vous- 
même  sous  prétexte  de  perfection  ;  mais  vous 
ne  manquerez  ni  de  temps  ni  d'occasions  de  re- 
noncer à  vous-même  et  à  vos  inclinations.  Tout 
autre  temps  au-delà  de  celui-là  est  perdu,  quel- 
que bien  employé  qu'il  paroisse.  Soyez  même 
persuadé  que  vous  trouverez  sur  toutes  ces 
choses  des  facilités  convenables  à  vos  vrais  be- 
soins ;  car  autant  que  Dieu  déconcertera  vos  in- 
clinations ,  autant  soutiendra- t-il  votre  foi- 
blesse.  Ne  craignez  rien  ,  et  laissez-le  faire  : 
évitez  seulement  par  une  occupation  douce  , 
tranquille  et  réglée,  la  tristesse  et  l'ennui,  qui 
sont  la  plus  dangereuse  tentation  pour  votre 
naturel.  Vous  serez  toujours  libre  en  Dieu  , 
pourvu  que  vous  ne  vous  imaginiez  point  d'avoir 
perdu  votre  liberté. 


XL. 

EN  QUOI    CONSISTE   LA    SIMPLICITE  :   SA    PRATIQUE    ET 
SES  DIVERS  DEGRÉS. 

Il  y  a  une  simplicité  qui  est  un  défaut ,  et 
il  y  a  une  simplicité  qui  est  une  merveilleuse 
vertu.  La  simplicité  est  souvent  un  défaut  de 
discernement ,  et  une  ignorance  des  égards 
qu'on  doit  à  chaque  personne.  Quand  on  parle 
dans  le  monde  d'une  personne  simple  ,  on  veut 
dire  un  esprit  court ,  crédule  et  grossier.  La 
simplicité  qui  est  une  vertu  ,  loin  d'être  gros- 
sière, est  quelque  chose  de  sublime.  Tous  les 
gens  de  bien  la  goûtent ,  l'admirent ,  sentent 
quand  ils  la  blessent,  la  remarquent  en  autrui, 
et  sentent  quand  il  est  nécessaire  de  la  pratiquer  ; 
mais  ils  auroient  de  la  peine  à  dire  précisément 
ce  que  c'est  que  cette  vertu.  On  peut  dire  là- 
dessus  ce  que  le  petit  livre  de  l'Imitation  de 
Jésus-Christ  dit  de  la  componction  du  cœur  : 
//  vaut  mieux  la  pratiquer  que  de  savoir  la 
définir  *. 

La  simplicité  est  une  droiture  de  l'ame  qui 
retranche  tout  retour  inutile  sur  elle-même  et 

*  Lib.  I ,  cap.  1 ,  n.  3. 


sur  ses  actions.  Elle  est  différente  de  la  sincé- 
rité. La  sincérité  est  une  vertu  au-dessous  de  la 
simplicité.  On  voit  beaucoup  de  gens  qui  sont 
sincères  sans  être  simples  :  ils  ne  disent  rien 
qu'ils  ne  croient  vrai  ;  ils  ne  veulent  passer  que 
pour  ce  qu'ils  sont;  mais  ils  craignent  sans 
cesse  de  passer  pour  ce  qu'ils  ne  sont  pas  ;  ils 
sont  toujours  à  s'étudier  eux-mêmes  ,  à  com- 
passer  toutes  leurs  paroles  et  toutes  leurs  pen- 
sées ,  et  à  repasser  tout  ce  qu'ils  ont  fait  dans 
la  crainte  d'avoir  trop  fait  ou  trop  dit.  Ces  gens- 
là  sont  sincères;  mais  ils  ne  sont  pas  simples  : 
ils  ne  sont  point  à  leur  aise  avec  les  autres ,  et 
les  autres  ne  sont  point  à  leur  aise  avec  eux  : 
on  n'y  trouve  rien  d'aisé  ,  rien  de  libre  ,  rien 
d'ingénu  ,  rien  de  naturel  ;  on  aimeroit  mieux 
des  gens  moins  réguliers  et  plus  imparfaits,  qui 
fussent  moins  composés.  Voilà  le  goût  des 
hommes,  et  celui  de  Dieu  est  de  même  :  il  veut 
des  âmes  qui  ne  soient  point  occupées  d'elles , 
et  comme  toujours  au  miroir  pour  se  composer. 

Etre  tout  occupé  des  créatures,  sans  jamais 
faire  aucune  réflexion  sur  soi,  c'est  l'état  d'aveu- 
glement des  personnes  que  le  présent  et  le  sen- 
sible entraînent  toujours  :  c'est  l'extrémité  op- 
posée à  la  simplicité.  Etre  toujours  occupé  de 
soi  dans  tout  ce  qu'on  a  à  faire,  soif  pour  les 
créatures,  soit  pour  Dieu  ,  c'est  l'autre  extré- 
mité qui  rend  l'ame  sage  à  ses  propres  yeux  , 
toujours  réservée ,  pleine  d'elle-même ,  inquiète 
sur  les  moindres  choses  qui  peuvent  troubler  la 
complaisance  qu'elle  a  en  elle-même.  Voilà  la 
fausse  sagesse ,  qui  n'est,  avec  toute  sa  gran- 
deur, guère  moins  vaine  et  guère  moins  folle 
que  la  folie  des  gens  qui  se  jettent  tête  baissée 
dans  tous  les  plaisirs.  L'une  est  enivrée  de  tout 
ce  qu'elle  voit  au  dehors  ;  l'autre  est  enivrée  de 
tout  ce  qu'elle  s'imagine  faire  au  dedans;  mais 
enfin  ce  sont  deux  ivresses.  L'ivresse  de  soi- 
même  est  encore  pire  que  celle  des  choses  exté- 
rieures, parce  qu'elle  paroît  une  sagesse,  et 
qu'elle  ne  l'est  pas  :  on  songe  moins  à  en  guérir  ; 
on  s'en  fait  honneur  ;  elle  est  approuvée  ;  on  y 
met  une  force  qui  élève  au-dessus  des  honneurs 
et  au-dessus  du  reste  des  hommes  :  c'est  une 
maladie  semblable  à  la  frénésie  ;  on  ne  la  sent 
pas  ;  on  est  à  la  mort ,  et  on  dit  :  Je  me  porte 
bien.  Quand  on  ne  fait  point  de  retours  sur  soi, 
à  force  d'être  entraîné  par  les  objets  extérieurs, 
on  est  étourdi;  au  contraire,  quand  on  fait  trop 
de  retours ,  c'est  une  conduite  forcée  et  con- 
traire à  la  simplicité. 

La  simplicité  consiste  en  un  juste  milieu  où 
l'on  n'est  ni  étourdi ,  ni  trop  composé  :  l'ame 
n'est  point  entraînée  par  l'extérieur  ,  en  sorte 


ÏM 


INSTRUCTIONS  SUR  LA   MORALE 


qu'elle  ne  puisse  plus  faire  les  réflexions  néces- 
saires :  mais  aussi  elle  retranche  les  retours  sur 
soi  qu'un  amour-propre  inquiet  et  jaloux  de  sa 
propre  excellence  multiplie  à  l'infini.  Cette 
liberté  d'une  ame  qui  voit  immédiatement  devant 
elle  pendant  qu'elle  marche  ,  mais  qui  ne  perd 
point  son  temps  à  trop  raisonner  sur  ses  pas  ,  à 
les  étudier,  à  regarder  sans  cesse  ceux  qu'elle  a 
déjà  faits  ,  est  la  véritable  simplicité. 

Voici  donc  le  progrès  de  l'ame.  Le  premier 
degré  est  celui  où  elle  se  déprend  des  objets  ex- 
térieurs pour  rentrer  au  dedans  d'elle-même,  et 
pour  s'occuper  de  son  état  pour  son  propre  in- 
térêt :  jusque-là  il  n'y  a  encore  rien  que  de 
naturel  ;  c'est  un  amour-propre  sage ,  qui  veut 
sortir  de  l'enivrement  des  choses  extérieures. 

Dans  le  second  degré,  l'ame  joint  à  la  vue 
d'elle-même  celle  de  Dieu  qu'elle  craint.  Voilà 
un  foible  commencement  de  la  véritable  sagesse; 
mais  elle  est  encore  enfoncée  en  elle-même  : 
elle  ne  se  contente  pas  de  craindre  Dieu ,  elle 
veut  être  assurée  qu'elle  le  craint  ;  elle  craint 
de  ne  le  pas  craindre  ;  sans  cesse  elle  revient 
sur  ses  propres  actes.  Ces  retours  si  inquiets  et 
si  multipliés  sur  soi-même  sont  encore  bien 
éloignés  de  la  paix  et  de  la  liberté  qu'on  goûte 
dans  l'amour  simple  :  mais  ce  n'est  pas  encore 
le  temps  de  goûter  cette  liberté;  il  faut  que 
l'ame  passe  par  ce  trouble  ;  et  qui  voudroit 
d'abord  la  mettre  dans  la  liberté  de  l'amour 
simple  ,  courroit  risque  de  l'égarer. 

Le  premier  homme  voulut  d'abord  jouir  de 
lui-même  ;  c'est  ce  qui  le  lit  tomber  dans  l'at- 
tachement aux  créatures.  L'homme  revient 
d'ordinaire  par  le  même  chemin  qu'il  a  fait  en 
s'égarant;  c'est-à-dire  qu'ayant  passé  de  Dieu 
aux  objets  extérieurs,  en  rentrant  d'abord  en 
soi-même,  il  repasse  aussi  des  objets  extérieurs 
en  Dieu  en  rentrant  au  fond  de  son  cœur.  Il 
faut  donc .  dans  la  conduite  ordinaire ,  laisser 
quelque  temps  une  ame  pénitente  aux  prises 
avec  elle-même  dans  une  rigoureuse  recherche 
de  ses  propres  misères ,  avant  que  de  l'intro- 
duire dans  la  liberté  des  enfans  bien-aimés. 
Tant  que  l'attrait  et  le  besoin  de  la  crainte  dure, 
il  faut  nourrir  l'ame  de  ce  pain  de  tribulation 
et  d'angoisse.  Quand  Dieu  commence  à  ouvrir 
le  cœur  à  quelque  chose  de  plus  pur  ,  il  faut 
suivre ,  sans  perdre  le  temps  et  comme  pas  à 
pas ,  l'opération  de  sa  grâce.  Alors  l'ame  com- 
mence à  entrer  dans  la  simplicité. 

Dans  le  troisième  degré,  elle  n'a  plus  ces  re- 
tours inquiets  sur  elle-même  ;  elle  commence  à 
regarder  Dieu  plus  souvent  qu'elle  ne  se  re- 
garde ,  et  insensiblement  elle  tend  à  s'oubher 


pour  s'occuper  en  Dieu  par  un  amour  sans  inté- 
rêt propre.  Ainsi  l'ame ,  qui  ne  pensoit  point 
autrefois  à  elle-même  ,  parce  qu'elle  étoit  tou- 
jours entraînée  par  les  objets  extérieurs  qui 
excitoieut  ses  passions ,  et  qui  dans  la  suite  a 
passé  par  une  sagesse  qui  la  rappeloit  sans  cesse 
à  elle-même ,  vient  enfin  peu  à  peu  à  un  autre 
état ,  où  Dieu  fait  sur  elle  ce  que  les  objets  exté- 
rieurs faisoient  autrefois;  c'est-à-dire  qu'il  l'en- 
traîne ,  et  la  désoccupe  d'elle-même,  en  l'occu- 
pant de  lui. 

Plus  l'ame  est  docile  et  souple  pour  se  laisser 
entraîner  sans  résistance  ni  retardement ,  plus 
elle  avance  dans  la  simplicité.  Ce  n'est  pas  qu'elle 
devienne  aveugle  sur  ses  défauts,  et  qu'elle  ne 
sente  ses  infidélités;  elle  les  sent  plus  que  ja- 
mais; elle  a  horreur  des  moindres  fautes;  sa 
lumière  augmente  toujours  pour  découvrir  sa 
corruption  :  mais  cette  connoissance  ne  lui  vient 
plus  par  des  retours  inquiets  sur  elle-même  ; 
c'est  par  la  lumière  de  Dieu  présent  qu'elle  se 
voit  contraire  à  sa  pureté  infinie. 

Ainsi  elle  est  libre  dans  sa  course,  parce 
qu'elle  ne  s'arrête  point  pour  se  composer  avec 
art.  Encore  une  fois ,  cette  simplicité  merveil- 
leuse ne  convient  point  aux  âmes  qui  ne  sont 
point  encore  purifiées  par  une  solide  pénitence; 
car  elle  ne  peut  être  que  le  fruit  du  détachement 
total  de  soi-même ,  et  d'un  amour  pour  Dieu 
sans  intérêt  :  mais  on  y  parvient  peu  à  peu  :  et 
quoique  les  âmes  (jui  ont  besoin  de  pénitence 
pour  s'arracher  aux  vanités  du  monde  doivent 
faire  beaucoup  de  réflexions  sur  elles-mêmes , 
je  crois  néanmoins  qu'il  faut,  suivant  les  ouver- 
tures que  la  grâce  donne ,  les  empêcher  de 
tomber  dans  une  certaine  occupation  excessive 
et  inquiète  d'elles-mêmes,  qui  les  gêne  ,  qui  les 
trouble  ,  qui  les  embarrasse  et  qui  les  retarde 
dans  leur  course.  Elles  sont  enveloppées  en 
elles-mêmes  comme  un  voyageur  qui  seroit  en- 
veloppé de  tant  de  manteaux  l'un  sur  l'autre, 
qu'il  ne  pourroit  marcher.  Les  trop  grands  re- 
tours sur  soi  produisent  dans  les  âmes  foibles  la 
superstition  et  le  scrupule  qui  sont  pernicieux, 
et  dans  les  âmes  qui  sont  naturellement  fortes 
une  sagesse  présomptueuse  qui  est  incompatible 
avec  l'esprit  de  Dieu.  Tout  cela  est  contraire  à 
la  simplicité,  qui  est  libre,  droite,  et  généreuse 
jusqu'à  s'oublier  elle-même  pour  se  livrer  à 
Dieu  sans  réserve.  0  qu'une  ame  délivrée  de  ces 
retours  bas ,  intéressés  et  inquiets ,  est  heu- 
reuse !  que  ses  démarches  sont  nobles!  qu'elles  - 
sont  grandes!  qu'elles  sont  hardies! 

Si  un  homme  veut  que  son  ami  soit  simple  et 
libre  avec  lui ,  en  sorte  qu'il  s'oublie  lui-même 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


155 


dans  ce  commerce  d'amitié ,  à  combien  plus 
forte  raison  Dieu  ,  qui  est  le  vrai  ami ,  veut-il 
que  l'ame  soit  sans  retour,  sans  inquiétude, 
sans  gêne ,  sans  jalousie  sur  elle-même ,  sans 
réserve ,  dans  cette  douce  et  intime  familiarité 
qu'il  lui  prépare!  C'est  cette  simplicité  qui  fait 
la  perfection  des  vrais  enfans  de  Dieu;  c'est  le 
but  auquel  on  doit  tendre  et  auquel  on  doit  se 
laisser  conduire.  Le  grand  obstacle  à  cette  bien- 
heureuse simplicité  est  la  folle  sagesse  du  siècle, 
qui  ne  veut  rien  coulier  à  Dieu  ,  qui  veut  tout 
faire  par  son  industrie  ,  tout  arranger  par  elle- 
même,  et  se  mirer  sans  cesse  dans  ses  ouvrages. 
Cette  sagesse  est  une  folie ,  selon  saint  Paul  *  ; 
et  la  vraie  sagesse,  qui  consiste  à  se  livrer  à 
l'Esprit  de  Dieu  sans  retour  inquiet  sur  soi , 
est  une  folie  aux  yeux  insensés  des  mondains. 

Quand  un  Chrétien  n'est  pas  encore  pleine- 
ment converti,  il  faut  sans  cesse  lui  demander 
d'être  sage  :  quand'il  est  pleinement  converti,  il 
faut  commencer  à  craindre  qu'il  ne  soit  trop 
sage  ;  il  faut  lui  inspirer  cette  sagesse  sobre  et 
tempérée  dont  parle  saint  Paul  ^  :  enfin,  s'il 
veut  s'avancer  vers  Dieu  ,  il  faut  qu'il  se  perde 
pour  se  retrouver;  il  faut  démonter  cette  sagesse 
propre  qui  sert  d'appui  à  la  nature  défiante;  il 
faut  avaler  le  calice  amer  delà  folie  de  la  croix, 
qui  tient  lieu  de  martyre  aux  âmes  généreuses 
qui  ne  sont  point  destinées  à  répandre  leur  sang 
comme  les  premiers  Chrétiens. 

Le  retranchement  des  retours  inquiets  et  in- 
téressés sur  soi  met  l'ame  dans  une  paix  et  dans 
une  liberté  inexplicable  :  c'est  la  simplicité.  Il 
est  aisé  de  voir  de  loin  qu'elle  doit  être  mer- 
veilleuse ;  mais  la  seule  expérience  peut  mon- 
trer quelle  largeur  de  cœur  elle  donne.  On  est 
comme  un  pefit  enfant  dans  le  sein  de  sa  mère; 
on  ne  veut  plus  et  on  ne  craint  plus  rien  pour 
soi;  on  se  laisse  tourner  en  tous  sens  :  avec  cette 
pureté  de  cœur,  on  ne  se  met  plus  en  peine  de 
ce  que  les  autres  croiront  de  nous,  si  ce  n'est 
qu'on  évite  par  charité  de  les  scandaliser  :  on 
fait  dans  le  moment  toutes  ses  actions  le  mieux 
qu'on  peut  avec  une  attention  douce,  libre, 
gaie;  et  on  s'abandonne  pour  le  succès.  On  ne 
se  juge  plus  soi-même,  et  on  ne  craint  point 
d'être  jugé,  comme  saint  Paul  le  dit  de  lui- 
même  '. 

Tendons  donc  à  celle  aimable  simplicité. 
Qu'il  nous  reste  de  chemin  pour  y  parvenir! 
Plus  nous  en  sommes  éloignés,  plus  il  nous  faut 
hâter  pour  avancer  à  grands  pas  vers  elle.  Bien 
loin  d'être  simples  ,  la  plupart  des  Chrétiens  ne 


sont  pas  sincères  :  ils  sont  non-seulement  com- 
posés, mais  faux  et  dissimulés  avec  le  prochain, 
avec  Dieu  et  avec  eux-mêmes;  mille  petits  dé- 
tours, mille  inventions  pour  donner  indirecte- 
ment des  contorsions  à  la  vérité.  Hélas  !  tout 
homme  est  menteur  '  :  ceux  mêmes  qui  sont  na- 
turellement droits ,  sincères ,  ingénus ,  et  qui 
ont  ce  qu'on  appelle  un  naturel  simple  et  aisé  en 
tout ,  ne  laissent  pas  d'avoir  une  applicafion 
délicate  et  jalousv3  sur  eux-mêmes ,  qui  nourrit 
secrètement  l'orgueil ,  et  qui  empêche  la  vraie 
simplicité ,  qui  est  le  renoncement  sincère  et 
l'oubli  constant  de  soi-même. 

Mais ,  dira-t-on ,  comment  pourrai-je  m'em- 
pêcher  d'être  occupé  de  moi?  c'est  une  foule  de 
retours  sur  moi-même  qui  m'inquiètent,  qui 
me  tyrannisent ,  et  qui  me  causent  une  très- 
vive  sensibilité. 

Je  ne  demande  que  ce  qui  est  volontaire  dans 
ces  retours.  Ne  soyez  jamais  volontairement  dans 
les  retours  inquiets  et  jaloux ,  cela  suffira  ;  votre 
fidélité  à  y  renoncer  toutes  les  fois  que  vous  les 
apercevrez  vous  eu  délivrera  peu  à  peu  :  mais 
n'allez  pas  attaquer  de  front  ces  pensées ,  ne 
cherchez  point  querelle  en  vous  opiniâtrant  pour 
les  combattre  ;  vous  les  irriteriez.  Un  effort  con- 
tinuel pour  repousser  les  pensées  qui  nous  oc- 
cupent de  nous  et  de  nos  intérêts ,  seroit  une 
occupation  continuelle  de  nous-mêmes,  qui 
nous  dislrairoil  de  la  présence  de  Dieu  et  des 
devoirs  qu'il  veut  nous  faire  accomplir. 

Le  principal  est  d'avoir  sincèrement  aban- 
donné entre  les  mains  de  Dieu  tous  nos  iulérêls 
de  plaisir,  de  commodité ,  de  réputation.  Qui- 
conque met  tout  au  pis-aller,  et  qui  accepte  sans 
réserve  tout  ce  que  Dieu  veut  lui  donner  d'hu- 
miliations, de  peines  et  d'épreuves,  soit  au 
dehors ,  soit  au  dedans ,  commence  à  s'endurcir 
contre  soi-même  :  il  ne  craint  point  de  n'être  pas 
approuvé ,  et  de  ne  pouvoir  éviter  la  critique 
des  hommes;  il  n'a  plus  de  délicatesse;  ou  s'il 
en  a  une  involontaire,  il  la  méprise  et  la  gour- 
mande; il  la  traite  si  rudement,  pour  n'y  avoir 
aucun  égard  ,  qu'elle  diminue  bientôt.  Cet  état 
de  pleine  acceptation  et  d'acquiescement  per- 
pétuel fait  la  vraie  liberté  ;  et  cette  liberté  pro- 
duit la  simplicité  parfaite. 

Une  ame  qui  n'a  plus  d'intérêt ,  et  qui  ne  se 
soucie  point  d'elle ,  n'a  plus  que  de  la  candeur  ; 
elle  va  tout  droit  sans  s'embarrasser  ;  sa  voie  va 
toujours  s'élargissant  à  l'infini ,  à  mesure  que 
son  renoncement  cl  son  oubli  d'elle-même 
s'augmentent;  sa  paix  est  profonde  comme  la 


«/Ce 


20. 


-  Rom,  Ml.  3.  —  ^  l  Cor.  iv.  3. 


1  Ps.  cxv.  i. 


156 


INSTRUCTIONS  SUR  LA   MORALE 


mer  au  milieu  de  ses  peines.  Mais  tandis  qu'on 
tient  encore  à  soi ,  on  est  toujours  gêné  ,  incer- 
tain ,  enveloppé  dans  les  retours  de  l'amour- 
propre.  Heureux  qui  uest  plus  à  soi! 

J'ai  déjà  remarqué  que  le  monde  est  du  même 
goût  que  Dieu  pour  s'accommoder  d'une  noble 
simplicité  qui  s'oublie  elle-même.  Le  monde 
goûte  dans  ses  enfans ,  corrompus  comme  lui , 
les  manières  libres  et  aisées  d'un  homme  qui  ne 
paroît  point  occupé  de  soi  ;  c'est  qu'en  effet  rien 
n'est  plus  grand  que  de  se  perdre  de  vue  soi- 
même.  Mais  cette  simplicité  est  déplacée  dans 
les  enfans  du  siècle  ;  car  ils  ne  sont  distraits 
d'eux-mêmes  qu'à  force  d'être  entraînés  par  des 
objets  encore  plus  vains.  Cependant  cette  sim- 
plicité ,  qui  n'est  qu'une  fausse  image  de  la  vé- 
ritable ,  ne  laisse  pas  d'en  représenter  la  gran- 
deur. Ceux  qui  ne  peuvent  trouver  le  corps 
courent  après  l'ombre,  et  cette  ombre,  toute 
ombre  qu'elle  est,  les  charme,  parce  qu'elle 
ressemble  un  peu  à  la  vérité  qu'ils  ont  perdue. 
Voilà  ce  qui  fait  le  charme  de  la  simplicité,  lors 
même  qu'elle  est  hors  de  sa  place. 

Un  homme  plein  de  défauts,  qui  n'en  veut 
cacher  aucun  ,  qui  ne  cherche  jamais  à  éblouir, 
qui  n'allecte  jamais  ni  talens  ,  ni  vertu  ,  ni 
bonne  grâce  ,  qui  paroît  ne  songer  pas  plus  à 
soi-même  qu'à  autrui ,  qui  semble  avoir  perdu 
le  77}oi  dont  on  est  si  jaloux,  et  qui  est  comme 
étranger  à  l'égard  de  soi-même  ,  est  un  homme 
qui  plaît  intîniment  malgré  ses  défauts.  C'est 
que  l'homme  est  charmé  par  l'image  d'un  si 
grand  bien.  Cette  fausse  simplicité  est  prise 
pour  la  véritable.  Au  contraire,  un  homme 
plein  de  talens ,  de  vertus  acquises  et  de  grâces 
extérieures,  s'il  est  trop  composé,  s'il  paroît 
toujours  attentif  à  lui ,  s'il  affecte  les  meilleures 
choses,  c'est  un  personnage  dégoûtant,  en- 
nuyeux et  contre  lequel  chacun  se  révolte.  Rien 
n'est  donc  ni  meilleur  ni  plus  grand  que  d'être 
simple ,  c'est-à-dire  jamais  occupé  de  soi.  Les 
créatures,  à  quelque  point  qu'elles  nous  met- 
tent, ne  nous  rendent  jamais  véritablement 
simples.  On  peut,  par  naturel,  être  moins 
jaloux  sur  certains  honneurs ,  et  ne  se  gêner 
point  dans  ses  actions  par  certaines  réflexions 
subtiles  et  inquiètes  ;  mais  enfin  on  ne  cherche 
les  créatures  que  pour  soi  ;  et  on  ne  s'y  oublie 
jamais  véritablement  soi-même  ;  car  on  ne  s'y 
attache  que  pour  en  jouir,  c'est-à-dire  les  rap- 
porter à  soi. 

Mais ,  dira-t-on  ,  faudra-t-il  ne  jamais  songer 
à  soi ,  ni  à  aucune  des  choses  qui  nous  intéres- 
sent, et  ne  parler  jamais  de  nous?  Non,  il  ne 
faut  point  se  mettre  dans  cette  gêne  :  en  vou- 


lant être  simple,  on  s'éloigneroit  de  la  simpli- 
cité, en  s'attachant  scrupuleusement  à  la  pra- 
tique de  ne  parler  jamais  de  soi,  par  la  crainte 
de  s'en  occuper  et  d'en  dire  quelques  paroles. 
Que  faut-il  donc  faire?  ne  faire  rien  de  réglé 
là-dessus ,  mais  se  contenter  de  n'affecter  rien. 
Quand  on  a  envie  de  parler  de  soi  par  recherche 
de  soi-même,  il  n'y  a  qu'à  mépriser  cette  vaine 
démangeaison  ,  en  s'occupant  simplement  ou  de 
Dieu,  ou  des  choses  qu'il  veut  qu'on  fasse. 
Ainsi  la  simplicité  consiste  à  n'avoir  point  de 
mauvaise  honte ,  ni  de  fausse  modestie ,  non 
plus  que  d'ostentation,  de   complaisance  vaine 
et  d'attention  sur  soi-même.  Quand  la  pensée 
vient  d  en  parler  par  vanité,  il  n'y  a  qu'à  lais- 
ser tomber  tout  court  ce  vain  retour  sur  soi- 
même  :  quand  ,  au  contraire ,  on  a  la  pensée 
d'en  parler  pour  quelque  besoin  ,  c'est  alors 
qu'il  ne  faut  point  trop  raisonner  ;  il  n'y  a  qu'à 
aller  droit  au  but.  Mais  que  pensera-t-on  de 
moi?  on  croira  que  je  me  vante  sottement  : 
mais  je  me  rendrai  suspect  en  parlant  librement 
sur  mon  propre  intérêt.  Toutes  ces  réflexions 
inquiètes  ne  méritent  pas  de  nous  occuper  un 
seul  moment  ^  parlons  généreusement  et  sim- 
plement de  nous  comme  d'autrui  quand  il  en  est 
question.  C'est  ainsi  que  saint  Paul  parle  sou- 
vent de  lui  dans  ses  Épîtres.  Pour  sa  naissance 
il  déclare  qu'il  est  citoyen  romain  3  il  en  fait 
valoir  les  droits  jusqu'à  faire  peur  à  son  juge.  11 
dit  qu'il  n'a  rien  fait  de  moins  que  les  plus 
grands  d'entre  les  apôtres  ;  qu'il  n'a  rien  appris 
d'eux  pour  la  doctrine  ,  ni  rien  reçu  pour  le 
ministère;  qu'il  est  tout  aussi  bien  qu'eux  à 
Jésus-Christ  ;  qu'il  a  plus  travaillé  et  plus  souf- 
fert qu'eux;  qu'il  a  résisté  à  Pierre  en  face, 
parce  qu'il  était  répréhensible  * ,  qu'il  a  été  ravi 
jusqu'au  troisième  ciel;  qu'il  n'a  rien  à  se  re- 
procher dans  sa  conscience  ;  qu'il  est  un  vase 
d'élection  pour  éclairer  les  Gentils;  enfin  il  dit 
aux  tîdèles  :  Soyez  mes  imitateurs  comme  je  le 
suis  de  Jésus-Christ  ^  Qu'il  y  a  de  grandeur  à 
parler  ainsi  simplement  de  soi  !  Saint  Paul  en 
dit  les  choses  les  plus  hautes  sans  en  paroître  ni 
énm  ,  ni  occupé  de  lui  ;  il  les  raconte  comme  on 
raconteroit   une   histoire   passée   depuis  deux 
mille  ans.  Tous  ne  doivent  pas  entreprendre  de 
dire  et  de  faire  de  même;  mais  ce  qu'on  est 
obligé  de  dire  de  soi,  il  faut  le  dire  simplement  : 
tout  le  monde  ne  peut  pas  atteindre  à  cette  su- 
blime simplicité ,  et  il  faut  bien  se  garder  d'y 
vouloir  atteindre  avant  le  temps.  Mais  quand  on 
a  un  vrai  besoin  de  parler  de  soi  dans  les  occa- 

1  Gai.  II.  II.  —  -  /  Cvr.  XI.  1. 


ET   LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE, 


457 


sions  communes ,  il  faut  le  faire  tout  uniment , 
et  ne  se  laisser  aller  ni  à  une  modestie  affectée , 
ni  à  une  honte  qui  vient  de  mauvaise  gloire.  La 
mauvaise  gloire  se  cache  souvent  sous  un  air 
modeste  et  réservé  :  on  ne  veut  pas  montrer  ce 
qu'on  a  de  bon  ;  mais  on  est  bien  aise  que  les 
autres  le  découvrent ,  pour  avoir  l'honneur  tout 
ensemble  et  de  ses  vertus  et  du  soin  de  les 
cacher. 

Pour  juger  du  besoin  qu'on  a  de  penser  à  soi 
ou  de  parler  de  soi ,  il  faut  prendre  conseil  de 
la  personne  qui  connoît  voire  degré  de  grâce. 
Par  là  vous  éviterez  de  vous  conduire  et  de 
vous  juger  vous-même  ;  ce  qui  est  une  source 
de  bénédictions.  C'est  donc  à  l'homme  pieux  et 
éclairé  dont  nous  prenons  conseil ,  à  décider  si 
le  besoin  de  parler  de  soi  est  véritable  ou  ima- 
ginaire ;  son  examen  et  sa  décision  nous  épar- 
gneront beaucoup  de  retours  sur  nous-mêmes  : 
il  examinera  aussi  si  le  prochain  ,  à  qui  nous 
devons  parler,  est  capable  de  porter  sans  scan- 
dale cette  liberté  et  cette  simplicité  à  parler  de 
nous  avantageusement  et  sans  façon  dans  le 
vrai  besoin. 

Pour  les  cas  imprévus,  où  Ion  n'a  pas  le 
loisir  de  consulter,  il  faut  se  donner  à  Dieu  et 
faire  suivant  sa  lumière  présente  ce  qu'on  croit 
le  meilleur  ,  mais  sans  hésiter;  car  l'hésita- 
tion embrouilleroit.  Il  faut  d'abord  prendre  son 
parti  :  quand  même  on  le  prendroit  mal ,  le  mal 
se  tourneroit  à  bien  par  la  droite  intention  ;  et 
Dieu  ne  nous  imputera  jamais  ce  que  nous  au- 
rons fait  faute  de  conseil  en  nous  abandonnant 
à  la  simplicité  de  son  esprit. 

Pour  toutes  les  manières  de  parler  contre 
soi-même ,  je  n'ai  garde  ni  de  les  blâmer  ni  de 
les  conseiller.  Quand  elles  viennent  par  voie  de 
simplicité,  de  la  haine  et  du  mépris  que  Dieu 
nous  inspire  pour  nous-mêmes,  elles  sont  mer- 
veilleuses; et  c'est  ainsi  que  je  les  regarde  dans 
un  si  grand  nombre  de  saints.  Mais  comnmné- 
ment  le  plus  simple  et  le  plus  sûr  est  de  ne  ja- 
mais parler  de  soi  ni  en  bien  ni  en  mal  sans 
besoin  :  l'amour-propre  aime  mieux  les  injures 
que  l'oubli  et  le  silence.  Quand  on  ne  peut 
s'empêcher  de  parler  mal  de  soi  ,  on  est  bien 
prêt  à  se  raccommoder  avec  soi-même;  comme 
les  amans  insensés  qui  sont  prêts  à  recom- 
mencer leurs  folies  lorsqu'ils  paroissent  dans 
le  plus  horrible  désespoir  contre  la  personne 
dont  ils  sont  passionnés. 

Pour  les  défauts,  nous  devons  être  attentifs 
à  les  corriger  suivant  l'état  intérieur  où  nous 
sommes.  Il  y  a  autant  de  manières  différentes  de 
veiller  pour  sa  correction,  qu'il  y  a  de  diffé- 


rens  états  dans  la  vie  intérieure.  Chaque  tra- 
vail doit  être  proportionné  à  l'état  où  l'on  se 
trouve;  mais  en  général  il  est  certain  que  nous 
déracinons  plus  nos  défauts  par  le  recueille- 
ment, par  l'extinction  de  tout  désir  et  de  toute 
répugnance  volontaire,  enfin  par  le  pur  amour 
et  par  l'abandon  à  Dieu  sans  intérêt  propre, 
que  par  les  réflexions  inquiètes  sur  nous-mêmes. 
Quand  Dieu  s'en  mêle  ,  et  que  nous  ne  retar- 
dons point  son  action ,  l'ouvrage  va  bien  vite. 

Cette  simplicité  se  répand  peu  à  peu  jusque 
sur  l'extérieur.  Comme  on  est  intérieurement 
dépris  de  soi-même  par  le  retranchement  de 
tous  les  retours  volontaires ,  on  agit  plus  natu- 
rellement. L'art  tombe  avec  les  réflexions.  On 
agit  sans  penser  à  soi  ni  à  son  action  ,  par  une 
certaine  droiture  de  volonté  qui  est  inexplicable 
à  ceux  qui  n'en  ont  pas  l'expérience.  Alors  les 
défauts  se  tournent  à  bien  ,  car  ils  humilient 
sans  décourager.  Quand  Dieu  veut  faire  par 
nous  quelque  œuvre  au  dehors,  ou  il  ôte  ces 
défauts ,  ou  il  les  met  en  œuvre  pour  ses  des- 
seins j  ou  il  empêche  que  les  gens  sur  qui  on 
doit  agir  n'en  soient  rebutés. 

Mais  enfin,  quand  on  est  véritablement  dans 
cette  simplicité  intérieure,  tout  l'extérieur  en 
est  plus  ingénu  ,  plus  naturel  :  quelquefois 
même  il  paroît  moins  simple  que  certains  exté- 
rieurs plus  graves  et  plus  composés;  mais  cela 
ne  paroît  qu'aux  personnes  d'un  mauvais  goût, 
qui  prennent  l'affectation  de  modestie  pour  la 
modestie  même,  et  qui  n'ont  pas  l'idée  de  la 
vraie  simplicité.  Celte  vraie  simplicité  paroît 
quelquefois  un  peu  négligée  et  moins  régulière: 
mais  elle  a  un  goût  de  candeur  et  de  vérité  qui 
fait  sentir  je  ne  sais  quoi  d'ingénu,  de  doux, 
d'innocent ,  de  gai  ,  de  paisible  ,  qui  charme 
quand  on  le  voit  de  près  et  de  suite  avec  des 
yeux  purs. 

0  qu'elle  est  aimable  celte  simplicité!  Qui 
me  la  donnera?  Je  quitte  tout  pour  elle,  c'est 
la  perle  de  l'Evangile.  0  qui  la  donnera  à  tous 
ceux  qui  ne  veulent  qu'elle  !  Sagesse  mondaine, 
vous  la  méprisez,  et  elle  vous  méprise.  Folle 
sagesse,  vous  succomberez,  et  les  enfans  de 
Dieu  délesteront  celte  prudence  ,  qui  n'est  que 
mo)H  ,  comme  dit  son  Apôtre  *. 

1  Rom.  VIII.  6. 


158 


INSTRUCTIONS  SUR  LA  MORALE 


XLI. 

SUR  LES  AMITIÉS  PARTICULIÈRES  :  COMBIEN  ELLES  SONT 
A  CRAINDRE  DANS  LES  COMMUNAUTES. 

On  croit  communément  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  innocent  que  de  se  lier  d'une  amitié  étroite 
avec  les  personnes  en  qui  on  trouve  du  mérite 
avec  des  qualités  convenables  à  notre  goût. 
C'est  une  nécessité  dans  la  vie ,  dit-on  ,  que 
d'avoir  quelque  personne  de  contiance  à  qui  on 
épanche  son  cœur  pour  se  consoler.  Il  n'y  a 
que  des  cœurs  durs  qui  peuvent  se  passer  du 
plaisir  d'une  amitié  vertueuse  et  solide. 

Mais  ces  choses  ,  qui  sont  pleines  d'écueils 
dans  tous  les  autres  états ,  sont  singulièrement 
à  craindre  dans  les  communautés  :  et  on  doit , 
quand  on  se  croit  appelé  à  cette  vie,  se  regarder 
par  rapport  aux  amitiés,  tout  autrement  qu'on 
ne  feroit  dans  une  vie  privée  et  libre  au  milieu 
du  siècle.  En  voici  les  raisons  : 

Premièrement,  on  s'est  sacrifié  à  l'obéissance 
et  à  la  subordination  :  ainsi  on  n'est  plus  à  soi. 
Si  on  ne  peut  disposer  ni  de  son  temps ,  ni  de 
son  travail ,  on  doit  encore  moins  disposer  de 
ses  attachemens,  puisque  les  attachemens,  s'ils 
étoient  suivis ,  emporteroient  et  le  temps  et  l'ap- 
plication de  l'esprit.  Quand  vous  formez  des 
liaisons  que  vos  supérieurs  n'approuvent  pas . 
vous  désobéissez  ,  vous  entrez  insensiblement 
dans  un  esprit  particulier  contraire  à  l'esprit 
général  delà  maison.  Vous  courez  même  risque 
de  tomber  dans  des  délicatesses ,  dans  des 
jalousies,  dans  des  cmpressemens,  dans  des 
ombrages ,  et  dans  des  excès  de  chaleur  pour 
les  petits  intérêts  de  la  personne  que  vous  aimez, 
que  vous  auriez  honte  d'avoir  pour  vous-même. 
Les  supérieurs  ont  raison  de  se  défier  de  votre 
modération  ,  de  votre  discrétion  ,  de  votre  dé- 
tachement et  de  vos  autres  vertus.  Ces  attache- 
mens particuliers  vous  rendent  souvent  indocile 
sur  les  vues  qu'on  auroit ,  ou  de  vous  écarter 
absolument ,  ou  de  vous  donner  quelque  fonc- 
tion qui  soit  cause  que  vous  vous  trouviez  rare- 
ment avec  la  personne  que  vous  aimez.  En 
voilà  assez  pour  vous  aigrir  contre  vos  supé- 
rieurs, pour  vous  rendre  l'obéissance  amère  , 
et  pour  vous  faire  chercher  des  prétextes  de 
l'éluder.  On  rompt  le  silence  ;  on  a  souvent  de 
petits  secrets  à  dire  ;  on  est  ravi  de  dérober  des 
momens  pour  s'entretenir  contre  les  règles.  Un 
quart  d'heure,  où  le  cœur  s'épanche  ainsi  avec 


intempérance ,  fait  plus  de  mal  et  éloigne 
davantage  de  la  soumission ,  que  toutes  les  con- 
versations qu'on  pourroit  avoir  d'ailleurs. 

Les  supérieurs ,  voyant  ce  mal ,  tâchent  d'y 
remédier ,  et  tous  les  remèdes  les  plus  chari- 
tables qu'ils  y  emploient  passent  dans  votre  es- 
prit pour  une  défiance  et  pour  une  cruauté. 
Quefais-je  ?  dit-on  :  qu'a-t-on  à  me  reprocher? 
j'estime  une  telle  personne  pour  son  mérite; 
mais  je  ne  la  vois  guère  plus  qu'une  autre;  je 
ne  la  flatte  point  ;  nous  ne  nous  aimons  que 
pour  Dieu.  On  me  veut  arracher  l'unique  con- 
solation qui  me  reste.  Avec  quelle  sévérité  me 
traiteroit-on ,  si  je  faisois  quelque  démarche 
contre  les  règles,  puisqu'on  est  impitoyable  sur 
une  chose  si  innocente  ? 

Les  supérieurs  voient  le  mal ,  et  ne  peuvent 
presque  l'expliquer.  Ils  aperçoivent  qu'une 
amitié  indiscrète  empoisonne  iusensiblement  le 
cœur,  et  ils  ne  savent  dans  le  détail  comment 
prévenir  cette  contagion.  La  personne  d'abord 
s'échauffe  ,  puis  s'aigrit ,  et  enfin  se  révolte 
jusqu'à  s'égarer.  Les  plus  beaux  commence- 
mens  causent  ces  malheureuses  suites. 

2°  On  fait  un  grand  mal  aux  autres  :  on  leur 
donne  un  pernicieux  exemple.  Chacun  se  croit 
permis  de  former  des  attachemens  parlicuHers, 
qui  vont  insensiblement  plu?  loin  qu'on  n'avoit 
cru  d'abord.  Il  s'excite  une  espèce  d'émulation 
et  d'opposition  de  sentimens  entre  ceux  qui  ont 
des  amitiés  différentes.  De  là  naissent  les  petites 
cabales  et  les  intrigues  qui  bouleversent  les 
maisons  les  plus  régulières.  De  plus ,  il  arrive 
des  jalousies  entre  deux  personnes,  lorsqu'elles 
s'attachent  à  la  même  :  chacun  craint  que  l'autre 
ne  lui  soit  préférée.  Quelle  perte  de  temps! 
quelle  dissipation  d'esprit  !  quelles  folles  in- 
quiétudes! quel  dégoût  de  tous  les  exercices  in- 
térieurs! quel  abandon  funeste  à  la  vanité! 
quelle  extinction  de  l'esprit  d'humilité  et  de 
ferveur  !  quel  trouble  même  et  quel  scandale  au 
dehors  dans  tous  ces  attachemens  indiscrets  ! 

11  faut  avouer  néanmoins  que  les  commu- 
nautés sont  bien  exposées  à  ce  danger  ;  car  ces 
attachemens  sont  contagieux.  Dès  qu'une  per- 
sonne prend  cette  liberté,  c'est  le  fruit  défendu 
qu'elle  fait  manger  aux  autres  après  en  avoir 
mangé  la  première.  Les  autres  ne  veulent  pas 
avoir  moins  de  consolation  et  d'appui  que  cette 
personne  qui  cherche  à  aimer  et  à  se  faire 
aimer. 

3°  On  fait  un  tort  irréparable  à  la  personne 
qu'on  aime  trop.  On  la  fait  sortir  de  sa  conduite 
simple,  détachée  et  soumise.  On  la  fait  rentrer 
en  elle-même  avec  complaisance ,  et  dans  tous 


ET  LA  PERFECTION  CHRÉTIENNE. 


159 


les  amusemens  les  plus  flatteurs  de  l'amour- 
propre.  On  lui  attire  beaucoup  demortitiôations 
de  la  part  des  supérieurs  ;  elle  les  afflige ,  et 
elle  est  affligée  par  eux.  lisse  voieut  contraints 
à  se  délier  d'elle ,  à  la  soupçonner  même  quel- 
quefois sur  des  choses  qu'elle  n'a  point  faites, 
à  observer  ses  moindres  démarches,  à  ne  croire 
point  ce  qu'efle  dit ,  et  à  la  gêner  en  beaucoup 
de  petites  choses  qui  la  touchent  jusqu'au  fond 
du  cœur. 

Vous  qui  vous  êtes  attaché  à  elle  ,  vous  par- 
tagez avec  elle  vos  croix  et  les  siennes.  Il  s'en 
fait  un  commerce  très-dangereux  ;  car  ayant  de 
part  et  d'autre  le  cœur  plein  d'amertume,  vous 
répandez  l'un  sur  l'autre  tout  votre  fiel.  Vous 
murmurez  ensemble  contre  les  supérieurs  ;  vous 
vous  fortifiez  par  de  vains  prétextes  contre  la 
simplicité  de  l'obéissance  ;  et  voilà  le  malheu- 
reux fruit  de  toutes  ces  belles  amitiés. 

D'ailleurs  ,  une  seule  amitié  particulière  est 
capable  de  troubler  l'union  générale.  Une  per- 
sonne aimée  par  une  autre  excite  souvent  la 
jalousie  et  la  critique  de  toute  une  communauté. 
On  hait  cette  personne ,  on  la  traverse  en  tout, 
on  ne  peut  la  souffrir,  parce  qu'elle  paroît  d'or- 
dinaire fière  et  dédaigneuse,  ou  du  moins  froide 
et  indifférente  pour  les  autres  qu'elle  n'aime 
pas.  Quand  on  agit  suivant  une  charité  géné- 
rale ,  on  est  généralement  aimé ,  et  on  édifie 
tout  le  monde.  Quand,  au  contraire,  on  se  con- 
duit par  des  amitiés  particulières ,  suivant  son 
goût,  on  blesse  la  charité  générale  par  des  dif- 
férences qui  choquent  toute  une  maison. 

4"  Enfin  on  se  nuit  beaucoup  à  soi-même. 
Est-ce  donc  lu  se  renoncer ,  suivant  le  précepte 
de  Jésus-Christ?  est-ce  là  mourir  à  tout?  est-ce 
là  s'oublier  soi-même ,  et  marcher  nu  après 
Jésus-Christ  !  Au  lieu  de  se  crucifier  avec  lui , 
on  ne  cherche  qu'à  s'amollir,  qu'à  s'enivrer 
d'une  amitié  folle  :  on  perd  le  recueillement  ; 
on  ne  goûte  plus  l'oraison.  On  est  toujours  em- 
pressé ,  inquiet,  craintif,  mystérieux,  déliant. 
Le  cœur  est  plein  de  ce  qu'on  aime,  c'est-à-dire 
d'une  créature,  et  non  pas  de  Dieu.  On  se  fait 
une  idole  de  cette  créature,  et  on  veut  être  aussi 
la  sienne.  C'est  un  amusement  perpétuel. 

Ne  dites  point  :  Je  me  retiendrai  dans  cette 
amitié.  Si  vous  avez  cette  présomption ,  vous 
êtes  incapable  de  vous  retenir.  Comment  vous 
retiendriez-vous ,  lorsque  vous  serez  dans  une 
pente  si  roide ,  puisque  vous  ne  pouvez  pas 
même  vous  retenir  avant  que  vous  y  soyez?  Ne 
vous  flattez  donc  plus.  Le  naturel  tendre  et  af- 
fectueux ,  qui  fait  que  vous  ne  pouvez  vous 
passer  de  quelque  attachement ,  ne  vous  per- 


mettra aucune  modération  dans  ceux  que  vous 
formerez.  D'abord  ils  vous  paroitront  nécessaires 
et  modérés;  mais  bientôt  vous  sentirez  combien 
il  s'en  faut  que  vous  ne  sachiez  gouverner  votre 
cœur,  et  l'arrêter  précisément  où  il  vous  plaît. 

Je  conclus  que  si  vous  n'avez  aucun  attache- 
ment particulier ,  vous  ne  sauriez  trop  veiller 
sur  votre  cœur ,  ni  le  garder  avec  précaution  , 
pour  ne  lui  permettre  jamais  de  s'échapper  dans 
ces  vaines  aiîections,  qui  sont  toujours  cuisantes 
dans  leurs  suites. 

N'aimez  point  tant  une  seule  personne ,  et 
aimez  davantage  tous  ceux  que  Dieu  vous  com- 
mande d'aimer.  0  que  vous  goûterez  la  paix  et 
le  bonheur ,  si  l'amour  de  Dieu  ,  qui  est  si  bon 
et  si  parfait,  vous  ôte  le  loisir  et  le  goût  de  vous 
amuser  à  des  amitiés  badines  pour  des  créatures 
toujours  imparfaites  et  incapables  de  remplir 
nos  cœurs  ! 

Mais  si  vous  êtes  déjà  malade  de  cette  fan- 
taisie ,  si  l'entêtement  d'une  belle  amitié  vous 
occupe,  du  moins  essayez  de  vous  guérir  douce- 
ment et  peu  à  peu.  Ouvrez  les  yeux  :  la  créature 
que  vous  aimez  n'est  pas  sans  défaut.  N'en  avez- 
vous  jamais  rien  souffert?  Tournez  vos  affec- 
tions vers  la  souveraine  bonté ,  de  qui  vous  ne 
souffrirez  jamais  rien.  Ouvrez  votre  cœur  à 
l'amour  de  l'ordre  et  de  l'obéissance;  goûtez  le 
plaisir  pur  de  la  charité  qui  embrasse  tout  le 
monde  ,  et  qui  ne  fait  point  de  jaloux.  Aimez 
l'œuvre  de  Dieu ,  l'union  et  la  paix  dans  la 
maison  où  il  vous  appelle.  Si  vous  avez  quelque 
obligation  à  cette  personne,  témoignez-lui  delà 
reconnoissance ,  mais  non  pas  aux  dépens  des 
heures  de  silence  et  de  vos  exercices  réguliers. 
Aimez-la  en  Dieu,  et  selon  Dieu.  Retranchez 
les  confidences  indiscrètes  et  pleines  de  mur- 
mures ,  les  caresses  folles ,  les  attendrissemens 
indécens,  les  vaines  joies,  les  empressemens 
affectés,  les  fréquentes  conversaUons.  Que  votre 
amitié  soit  grave,  simple  et  édifiante  en  tout. 
Aimez  encore  plus  Dieu  ,  son  œuvre ,  votre 
communauté  et  votre  salut ,  que  la  personne 
dont  il  s'agit. 


160 


INSTRUCTIONS  SUR  LA   MORALE,  etc.; 


ORDRE  ANCIEN. 


ORDRE  NOUVEAU. 


Ordre  ancien  des  chapitres  de  l'ouvrage  inti- 
tulé :  Divers  Sentimem  et  Avis  chrétiens; 
avec  l'indication  des  endroits  qui  leur  cor- 
respondent dans  cette  édition  '. 


DIVERS  SENTIMENS  ET  AVIS  CHRETIENS. 


ORDRE   ANCIEN. 


ORDRE  NOUVEAU. 


I.  Que  Dieu  est  peu  connu  présente- 

ment. 

II.  De  la  nécessité  de  connoitre  et  d'ai- 

mer Dieu. 

III.  Sur  le  pur  amour. 

IV.  Avis  sur  la  prière  et  sur  les  princi- 

paux exercices  de  piété. 

V.  De  la  conformité  à  la  vie  de  Jésus- 

Christ. 

VI.  De  l'humilité. 


VII.         Sur  la  prière. 
YIII.        Prière  pour  se  donner  entièrement 
à  Dieu  dans  la  solitude. 

IX.  De  la  méditation. 

X.  De  la  mortification. 

XI.  Sur  le  renoncement  à  soi-même. 

XII.  Du  détachement  de  soi-même. 

XIII.  Sur  la  violence  qu'un  Chrétien  se 

doit  faire  continuellement. 

XIV.  Le  royaume  de  Dieu  ne  se  donne 

qu'à  ceux  qui  font  sa  volonté. 

XV.  Contre  les  tentations. 

XVI.  De  la  tristesse. 

XVII.  Sur  la  dissipation  et  sur  la  tristesse. 

XVIII.  De  la  confiance  en  Dieu. 

XIX.  Comment  il  faut  veiller  sur  soi. 

XX.  Que  l'esprit  de  Dieu  enseigne  au  de- 

dans. 

XXI.  Sur  la  prière  du  Pharisien. 

XXII.  Sur  les  fautes  journalières  et  le  sup- 

port de  soi-même. 

XXIII.  Sur  la  fidélité  dans  les  petites  choses. 


XVII. 

XVIII. 
XIX. 

Manuel  de 
piété. 

X. 

Let.  spir.à  la 
comtesse  de 
Grammont. 

XXVI. 

XXXI. 

Let. spir.à  un 
militaire. 
V. 

XXXII. 
XXXIII. 

XII. 

XXIX. 

VI. 

XV. 

XIV. 

XXXV. 

VI. 

XXII. 
XIII. 

VI. 
VIII. 


XXIV.  Des  mouvemens  passagers,  de  la 

fidélité  et  simplicité.  XXXII. 

XXV.  Qu'il  ne  faut  juger  des  vertus  ni  des 

vices  de  soi  ou  d'autrui  selon  le 

goût  humain.  XXVII. 

XXVI.  Sur  l'utilité  du  silence  et  du  recueil- 

lement. 


Let,  spir.  à  la 
comtesse  de 
Grammont. 

XXIV. 
XXXVI. 

A  la  comt.  de 
Grammont. 

A  la  même. 


'  On  a  vu  dans  V Avertissement  du  tome  xvn,  n.  v,  les 
raisons  qui  nous  ont  engagés  à  donner  celte  table  de  com- 
paraison. [Edit.  de  t'ersailles.) 


XXVII.  Horreur  des  privations  et  de  l'anéan- 

tissement entre  les  dévots  mêmes. 

XXVIII.  Du  bon  usage  des  croix. 

XXIX.  Sur  les  croix. 

XXX.  De  la  trop  grande  sensibilité  dans 

les  peines. 

XXXI.  Nécessité  de  la  purification  de  l'ame 

par  rapport  aux  dons  de  Dieu ,  et 
spécialement  aux  amitiés.  XXIII. 

XXXII.  Des  opérations  intérieures  de  Dieu 

pour  ramener  l'homme  à  sa  véri- 
table fin ,  pour  laquelle  il  nous  a 
créés.  XXII. 

XXXIII.  De  la  perfection  chrétienne.  XXX. 

XXXIV.  Que  la  voie  de  la  foi  nue  et  de  la 

pure  charité  est  meilleure  et  plus 
sûre  que  celle  des  lumières  et  des 
goûts.  XXV. 

XXXV.  De  la  simplicité.  XL. 

XXXVI.  De  la  véritable  lumière.  Fin  du  XXX. 

XXXVII.  De  la  présence  de  Dieu.  VII. 

XXXVIII.  Sur  la  conformité  k  la  volonté  de 

Dieu.  XXXIV. 

XXXIX.  Instruction  générale  pour  avoir  la 

paix  intérieure.  XXXVIII. 

XL.         Sur  l'abandon  à  Dieu.  XXXIX. 

XLI.        De  la  reconnoissance.  XX. 

XLII.  Que  le  seul  amour  pur  sait  souffrir 
comme  il  faut  et  aimer  les  souf- 
frances. XXXVII. 

XLHI.  L'amour  désintéressé  et  l'amour  in- 
téressé ont  leur  saison.  XXI. 

XLIV.      De  la  vraie  liberté.  XXVIII. 

XLV.       Des  divertissemens  attachés  à  l'état 

des  personnes.  II. 

XLVI.      Avis  à  une  personne  attachée  à  la 

Cour.  III. 

XLVII.  Des  croix  qu'il  y  a  dans  l'état  de 
prospérité ,  de  faveur  et  de  gran- 
deur. IV. 

XLVni.    De  l'emploi  du  temps.  I. 

XLIX.      Du  ménagement  du  temps.  A  la  comt.  de 

Grammont. 

L.  Du  mariage.  Manuel  de 

piété. 

LI.  De  la  mort.  XVI. 


ŒUVRES  DE  FÉNELON. 


TROISIÈME  CLASSE. 


RECUEIL   DE    MANDEMEINTS. 


v**t^f^f^f.t4.tr.rt.ritJtfjtfs^ttsjt^tjj^4jjjjjtj4Sjrtis.tiJ4jit3ft.tjjijtstsi-iJjtsi.t4Jt.iJ.iJSJttjisi.im.ttjjsii}utiiitijttttt 


MANDEMENTS. 


1. 

MANDEMENT  POUR  LE  JUBILÉ 

DE  l'année  sainte  1  701 . 

Après  une  traduction  de  la  bulle  de  noire  saint  père  le  pape 
Clément  XI,  et  la  désignation  des  églises  à  ■visiter  pour 
gagner  le  Jubilé  dans  le  diocèse  de  Cambrai,  monsei- 
gneur l'archevêque  parle  ainsi  à  son  peuple. 

François  ,  par  la  miséricorde  de  Dieu  et  la 
grâce  du  saint  Siège  apostolique ,  archevêque 
duc  de  Cambrai,  prince  du  Saint-Empire,  comte 
du  Cambrésis,  etc. ,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  ,  salut  et  bénédiction. 

Nous  avons  trouvé  à  propos ,  mes  Irès-chers 
Frères  ,  de  faire  publier,  le  premier  dimanche 
de  l'Avent ,  le  Jubilé  de  l'année  sainte,  que 
notre  saint  père  le  Pape  a  bien  voulu  accorder 
en  faveur  de  nos  diocésains.  En  vous  donnant 
la  traduction  de  la  bulle  de  Sa  Sainteté ,  nous 
commençons  par  désigner  les  églises  qu'il  fau- 
dra visiter  en  chaque  lieu ,  etc. 

Une  nous  reste,  mes  très-chers  Frères,  qu'à 
vous  représenter  combien  les  dons  de  Dieu  sont 
terribles  contre  ceux  qui  les  méprisent.  Hélas  ! 
les  jours  de  bénédictions  s'écoulent,  et  le  péché 
règne  toujours.  Le  ciel  verse  une  rosée  abon- 
dante ,  et  la  terre  demeure  stérile  en  fruits  di- 
gnes de  pénitence.  Ne  reverrons-nous  pas  encore 

FÉNELON.    tome  VI. 


après  le  Jubilé  les  mêmes  déréglemens  ,  les 
mêmes  habitudes,  les  mêmes  scandales!  Les 
fidèles  courent  avec  empressement  pour  obtenir 
cette  grâce  ;  mais  ils  veulent  apaiser  Dieu  sans 
se  convertir  ni  se  corriger.  La  religion  se  tourne 
en  vaine  cérémonie.  Un  pécheur  veut  payer 
Dieu  des  apparences  dont  il  n'oseroit  payer  un 
ami  offensé.  Il  donne  à  Dieu  tout  le  moins  qu'il 
peut  dans  sa  réconciliation.  Il  semble  regretter 
tout  ce  qu'il  lui  donne  ,  et  le  compter  comme 
perdu.  lise  prosterne  aux  pieds  d'un  prêtre, 
et  prétend  lui  faire  la  loi  ;  il  frappe  sa  poitrine, 
et  flatte  ses  passions  ;  il  avoue  sa  fragilité  ,  et 
refuse  de  se  défier  de  lui-même  ;  sa  fragilité 
sert  d'excuse  à  ses  rechutes,  et  ne  lui  fait  sentir 
le  besoin  d'aucune  précaution  :  il  veut  apaiser 
Dieu,  mais  à  condition  de  ne  se  gêner  en  rien. 
«C'est  aux  pénitens  que  je  parle,  disoit  saint 
»  Augustin.  Que  faites-vous?  Sachez  que  vous 
»  ne  faites  rien.  A  quoi  vous  sert  cette  humi- 
»  liation  apparente  ,  sans  changement  de  vie? 
»  Quid  est  quod  agitisl  Scitote ,  nihil  agitis. 
»  Quid  prndest  quia  humiliamini ,  si  non  mu- 
»  t ami  ni?  ' » 

Faut-il  que  les  Chrétiens  retombent  dans  le 
judaïsme,  et  que  les  cœurs  soient  loin  de  Dieu 
pendant  qu'on  l'honore  des  lèvres?  C'est  parler 
de  pénitence,  sans  se  repentir;  c'est  réciter  des 
prières ,  sans  prier  véritablement  ;  c'est  tourner 
le  remède  en  poison,  et  rendre  le  mal  incurable. 


1  Serin,  cccxcii,  al.  Horiiil.  xLix  inter  l, 
p.  1506. 


n.   6:1.  V, 


11 


\6i 


MANDEMENTS. 


L'exercice  de  la  foi  se  réduit  à  n'oser  contredire 
les  mystères  incompréhensibles,  à  l'égard  des- 
quels une  certaine  soumission  \ague  ne  coûte 
rien.  Mais  les  maximes  de  la  pauvreté  et  de 
l'humilité  évangélique,  qui  sont  révélées  comme 
les  mystères,  et  qui  attaquent  Famour-propre, 
ne  souffrent-elles  pas  en  toute  occasion  une 
contradiction  ,  et  une  dérision  scandaleuse?  On 
craint  le  moindre  mépris  du  monde  plus  que 
les  jugemens  de  Dieu ,  et  la  moindre  perte  des 
biens  temporels,  plus  que  celle  du  salut.  On  a 
honte  de  faire  le  bien,  la  parole  de  Dieu  ennuie, 
on  est  dégoûté  du  pain  descendu  du  ciel ,  la 
table  sacrée  est  déserte  ;  presque  personne  ne 
porte  sérieusement  et  avec  docilité  le  joug  de  la 
loi  divine.  0  Seigneur,  approchons-nous  de 
ces  temps  où  vous  avez  dit  que  le  Fils  de 
l'homme  trouveroit  à  peine  quelque  foi  sur  la 
terre?  Jetez  un  regard  de  compassion  sur  vos 
enfans.  Envoyez  votre  Esprit ,  et  ils  seront 
créés ,  et  vous  renouvellerez  la  face  de  la  terre. 
Rallumez  le  feu  de  votre  amour  dont  vous  avez 
voulu  embraser  le  monde.  Après  avoir  été  jus- 
tement irrité ,  ressouvenez-vous  de  votre  mi- 
séricorde. Rappelez  pour  votre  gloire  ces  an- 
ciens jours,  où  votre  peuple  hien-aimé,  n'étant 
qu'un  cœur  et  qu'une  ame  sous  votre  main  , 
usoit  de  ce  monde  comme  n'en  usant  pas,  et 
ne  se  consoloit  que  dans  l'amour  de  votre  beauté 
élernelle. 
Donné  à  Cambrai  le  1.")  de  novembre  1701 . 


II. 

MANDEMENT    POUR    LE    CARÊME 

DE    l'année    170-4. 

François,  etc.,  à  tous  les  tidèles  de  notre 
diocèse  ,  salut  et  bénédiction. 

Pendant  la  dernière  paix  nous  avons  cru  de- 
voir nous  appliquer  à  rappeler  nos  diocésains  à 
la  parfaite  observation  de  la  pénitence  du  Ca- 
rême, qui  est  aussi  ancienne  que  l'Eglise  ,  et 
qu'elle  a  pratiquée  pendant  tant  de  siècles  avec 
une  exactitude  incomparablement  plus  rigou- 
reuse qu'en  nos  jours.  Dans  cet  intervalle  de 
tranquillité  publique  ,  nous  avions  déjà  accou- 
tumé les  peuples  à  se  priver  de  l'usage  des  œufs, 
que  les  malheurs  de  la  guerre  avoient  rendu  au- 
trefois nécessaire.  Mais  une  guerre  nouvelle  a 
suspendu  malgré  nous  le  parfait  rétablissement 
de  cette  discipline.  Nous  nous  bornâmes  l'année 


dernière  à  résister  aux  désirs  de  ceux  qui  de- 
mandoient  qu'on  permît  la  viande.  Nous  ne 
crûmes  pas  devoir  autoriser  un  relâchement 
d'une  si  dangereuse  conséquence  ,  et  qui  avoit 
été  inoui  dans  les  Pays-Bas  catholiques  ,  même 
pendant  les  plus  longues  guerres  et  les  plus 
affreuses  désolations.  Nous  savions  que  les 
peuples  de  ce  pays ,  malgré  les  ravages  et  les 
misères  incroyables  des  temps  passés,  avoient 
toujours  en  le  zèle  de  s'abstenir  de  manger  de 
la  viande  pendant  tous  les  Carêmes ,  étant  ja- 
loux de  conserver  cette  glorieuse  marque  de 
discipline  de  l'Eglise  catholique  ,  qui  les  dis-  i 

tinguoit  des  Protestans  leurs  voisins.  ' 

Mais  enfin,  cette  année  ,  l'entière  cessation 
de  commerce  avec  la  Hollande  prive  les  Pays- 
Bas  de  tontes  les  provisions  de  poisson  qu'ils 
avoient  accoutumé  d'en  recevoir;  et  notre  saint 
père  le  Pape  nous  inspire  par  sa  sagesse  pater- 
nelle une  indulgence  extraordinaire  pour  ce  cas 
singulier,  autant  que  notre  conscience  et  la 
connoissanoe  exacte  que  nous  avons  sur  les  lieux 
des  vrais  besoins  de  notre  troupeau  nous  le  per- 
mettront. 

Des  raisons  si  puissantes  nous  déterminent 
à  permettre  ,  pendant  le  Carême  prochain  ,  à 
la  partie  de  notre  diocèse  qui  est  sous  la  domi- 
nation du  Roi  Catholique  ,  l'usage  de  la  viande 
pendant  trois  jours  de  chaque  semaine ,  savoir, 
le  dimanche  ,  lé  mardi  et  le  jeudi.  Nous  en  ex- 
ceptons néanmoins  le  jeudi  qui  arrive  le  len- 
demain du  merci'edi  des  Cendres ,  le  dimanche 
des  Rameaux  ,  le  mardi  et  le  jeudi  de  la  semaine 
sainte.  Quoique  nous  leur  permettions  ainsi  l'u- 
sage de  la  viande  pour  certains  jours,  nous  con- 
servons le  commandement  de  l'Eglise  dans  toute 
sa  force,  à  l'égard  du  jeûne,  non-seulement 
pour  tous  les  autres  jours ,  mais  encore  pour 
les  jours  mêmes  où  ils  mangeront  de  la  viande. 
Plus  la  nourriture  qu'on  prend  est  forte,  plus 
on  est  en  état  de  garder  la  règle  du  jeûne  en 
ne  faisant  chaque  jour  qu'un  seul  repas  avec 
une  petite  collation. 

De  plus,  nous  exhortons  les  riches  à  suppléer 
par  des  aumônes,  au-delà  même  de  celles  qu'ils 
font  d'ordinaire ,  la  pénitence  qu'ils  ne  feront 
point  du  côté  de  leur  nourriture.  Enfin  nous 
conjurons  tous  les  peuples  en  général  de  pra- 
tiquer quelque  autre  mortification ,  qui  tienne 
lieu  de  celle  dont  nous  les  dispensons.  Jamais 
temps  n'a  montré  plus  que  celui-ci  une  pres- 
sante nécessité  d'apaiser  la  colère  de  Dieu  par  bj 
des  humiliations  et  par  des  pénitences  extraordi- 
naires. Il  faut  que  sa  justice  soit  bien  irritée 
par  les  péchés  des  hommes  ,    puisque    nous 


iMANDEMENTS. 


463 


Toyons  toutes  les  nations  de  la  chrétienté  dans 
des  guerres  semblables  à  celles  qui  ont  été  pré- 
dites pour  la  fin  des  siècles. 

A  l'égard  de  la  partie  de  notre  diocèse  qui 
est  sous  la  domination  de  France ,  nous  lui  per- 
mettons seulement  ,  et  en  commun  avec  la 
partie  qui  est  sous  la  domination  d'Espagne , 
l'usage  des  œufs  ,  exceptant  néanmoins  les 
quatre  premiers  et  les  quatre  derniers  jours. 

De  plus,  comme  les  militaires  reviennent  à 
peine  d'une  longue  campagne,  et  sont  à  toute 
heure  sur  le  point  de  se  remettre  en  marche 
pour  recommencer  leurs  fatigues,  nous  leur 
permettons  de  manger  de  la  viande  cinq  jours 
de  chaque  semaine,  savoir,  le  dimanche,  le 
lundi ,  le  mardi ,  le  mercredi  et  le  jeudi ,  ex- 
ceplant  néanmoins  le  mercredi  des  Cendres,  le 
poursuivant ,  et  toute  la  semaine  sainte. 

Mais  nous  ne  prétendons  point  comprendre 
dans  cette  dispense,  par  rapport  à  la  viande,  au- 
cun des  officiers  des  états-majors  des  places; 
parce  que,  demeurant  tranquillement  chez  eux 
dans  les  villes,  ils  peuvent  encore  plus  facilement 
que  le  peuple  se  contenter  des  œufs ,  qui  leur 
sont  permis. 

Nous  espérons  du  zèle  des  peuples  soumis  à  la 
France  dans  notre  diocèse,  qu'ils  ne  seront  nul- 
lement jaloux  de  la  condescendance  particulière 
dant  nous  usons  à  l'égard  de  ceux  qui  obéissent 
à  l'Espagne  ;  et  qu'ils  se  croiront  heureux  au 
contraire  de  pouvoir,  par  leur  situation  plus 
éloignée  de  la  guerre ,  faire  un  peu  plus  qu'eux 
pour  garder  la  règle.  Selon  saint  Augustin  , 
ceux-là  sont  les  plus  riches  en  Jésus-Christ , 
qui  ont  plus  de  courage  pour  supporter  la  pri- 
vation ;  car  il  est  bien  plus  avantageux  d'être 
au-dessus  des  besoins,  que  d'avoir  de  quoi  y  sa- 
tisfaire. Illœ  se  existiment  ditioi^es ,  quœ  fuerint 
in  sustineiida  parcitate  for  tiares.  Melius  est 
enim  minus  egere  ,  quàm  plus  habere  ' .  Mais 
enfin  les  uns  et  les  autres  doivent  en  cette  oc- 
casion suivre  ce  que  saint  Paul  disoit  aux  pre- 
miers fidèles  ,  dont  les  uns  usoient  d'une  li- 
berté que  les  autres  se  refusoient  :  Que  celui  qui 
mange  ne  méprise  point  celui  qui  ne  mange  pas  ; 
et  que  celui  qui  ne  mange  pas  ne  juge  point  celui 
qui  mange  -.  Au  milieu  de  ces  petites  diversités 
passagères  que  certaines  circonstances  causent 
dans  la  discipline ,  tous  doivent  demeurer  dans 
une  parfaite  unité  de  cœur,  en  attendant  que 
les  uns  puissent  revenir  au  plus  lot  au  même 
point  où  les  autres  auront  la  gloire  en  Jésus- 
Christ  d'être  demeurés  fermes. 

*  Ep.  tcxi ,  11.  9  :  I.  Il,  p.  78  i.  —  '  Rom.  xiu.  3. 


Au  reste,  mes  très-chers  Frères,  nous  avons 
appris  avec  douleur  qu'un  grand  nombre  d'en- 
tre vous,  ayant  entendu  pubUer  dans  le  pays 
de  la  domination  d'Espagne  un  ordre  de  la 
puissance  séculière ,  qui  éloit  borné  à  la  simple 
police ,  pour  avertir  de  bonne  heure  les  bou- 
chers ,  marchands  de  poisson  et  autres  qui  font 
les  provisions  publiques  ,  ont  cru  pouvoir  man- 
ger aussitôt  de  la  viande  tous  les  samedis ,  sans 
attendre  que  la  voix  de  l'Eglise  leur  mère  les 
instruisît  de  sa  volonté.  Vous  devez  savoir  que 
c'est  l'Eglise  seule  à  laquelle  il  appartient  non- 
seulement  de  dispenser,  mais  encore  de  publier 
elle-même  ses  propres  dispenses  sur  les  com- 
mandemens  qu'elle  a  faits  toute  seule.  Le  com- 
mandement du  jeûne  du  Carême  est  sans  doute 
un  des  plus  anciens  et  des  principaux  comman- 
demeus  que  cette  sainte  mère  ait  faits  à  ses  en- 
fans  pour  leur  faire  pratiquer  la  pénitence,  sans 
laquelle  nul  homme  ne  peut  expier  ses  péchés, 
vaincre  les  tentations  ,  et  se  rendre  digne  du 
royaume  du  ciel. 

Comme  les  ministres  de  l'autel  sont  infini- 
ment éloignés  de  s'ingérer  dans  aucune  affaire 
qui  regarde  l'autorité  temporelle  ,  et  qu'à  cet 
égard  ils  donneront  toujours  à  tout  le  reste  des 
sujets  des  rois  l'exemple  de  la  soumission  la 
plus  parfaite  et  du  zèle  le  plus  ardent  ;  aussi 
les  rois  vraiment  chrétiens  et  catholiques  n'ont 
garde  de  décider  jamais  sur  les  choses  purement 
spirituelles ,  telles  que  les  commandemens  de 
l'Eglise  pour  l'expiation  des  péchés  par  la  pé- 
nitence. Quand  ils  ont  besoin  de  quelque  dis- 
pense à  cet  égard  pour  leurs  personnes  sacrées 
mêmes ,  ils  sont  les  premiers  à  se  soumettre 
humblement  à  l'autorité  des  pasteurs,  pour 
en  donner  l'exemple  à  tous  les  peuples  de  leurs 
Etats.  Souvenez-vous  donc  pour  toujours  , 
mes  très-chers  Frères ,  que  c'est  de  l'Eglise 
seule  que  vous  devez  apprendre  les  dispenses 
qu'elle  accorde  sur  ses  propres  commandemens. 
Donné  à  Cambrai  le  dernier  jour  de  l'année 
1703. 


III. 

MANDEMENT    POUR   LE  CARÊME 

DR     l'annke     170."). 

François  ,    etc. ,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  ,  salut  et  bénédiction. 


164. 


MANDEMENTS. 


Il  y  a  déjà  environ  quinze  cents  ans  que  Tertul- 
lienrapporloit  comme  une  tradition  la  coutume 
oùétoientles  évêques  cï ordonner  les  jeunes  pour 
iout  le  peuple  ;  et  dès  lors  t  abstinence  de  certains 
ah'mens  faisoit  une  partie  de  cette  pénitence  ;  por- 
tionalejejunium  '.  C'est  suivant  cette  tradition, 
qui  remonte  jusqu'aux  apôtres,  que  les  pasteurs 
doivent  répondre  à  Dieu  des  mortitications 
du  troupeau  pour  l'expiation  des  péchés.  Mais 
nous  remarquons  avec  douleur  que  la  sainte 
discipline  du  Carême  a  été  très-dangereuse- 
ment altérée  dans  cette  frontière  par  la  lon- 
gueur des  guerres.  Nos  peuples ,  autrefois  si 
jaloux  de  conserver  cette  marque  qui  les  distin- 
guoit  des  Protestans  leurs  voisins ,  semblent 
avoir  oublié  cette  ancienne  ferveur.  Ceux  qui 
auroient  refusé  des  dispenses  dans  leurs  plus 
pressans  besoins  ,  en  demandent  chaque  année 
avec  empressement.  La  pénitence  diminue  pen- 
dant que  son  besoin  augmente.  L'iniquité  cou- 
vre la  face  de  la  terre.  La  main  de  Dieu  est 
étendue  et  s'appesantit  sur  toute  la  chrétienté. 
Il  semble  dire  à  tant  de  nations  désolées  par 
des  guerres  sanglantes  :  Super  ipio  pcrcutiani 
vos  ultra?  Que  me  reste-t-il  à  frap[)cr?  quelle 
plaie  puis-je  encore  ajouter?  Mais  les  hommes, 
loin  d'affliger  leurs  âmes  pour  apaiser  sa  colère, 
ne  cherchent  qu'à  élargir  la  voie  étroite. 

Ceux  ,  dit  saint  Augustin,  qui  manquent  de 
véritables  /v//,so»s  pour  ol)lenir  des  dispenses, 
sont  ingénieux  pour  s'éblouir  eux-mêmes  par 
de  fausses  nécessités. /^«/««s  faciunt,  quia  veras 
non  inveniunt  '.  On  devroit,  dit-il ,  passer  ces 
Jours  d'humiliation  dans  le  fjé)nissenient  de  l'o- 
raison ,  et  dans  la  nwrtif.cation  du  corps.  D'un 
côté,  il  faudroit  que  l'oraison  fut  nourrie  par 
le  jeune,  selon  le  langage  de  TertuUien.  En  effet 
l'oraison  étant  toute  spirituelle,  elle  n'est  par- 
faite qu'à  proportion  qu'elle  sépare  l'ame  de  la 
chair,  pour  l'unir  à  Dieu  dans  la  vie  de  la  foi. 
D'un  autre  côté  ,  les  hommes  sont  occupés  de 
leurs  corps,  comme  s'ils  n'avoient  point  d'anie. 
Ils  craignent  de  laisser  jeûner  leurs  corps ,  et 
ils  laissent  tomber  leurs  âmes  en  défaillance 
dans  un  funeste  jevine  de  la  parole  de  vie  ,  et  de 
l'Eucharistie ,  qui  est  le  pain  au-dessus  de  toute 
substance.  Ils  s'alarment  avec  lâcheté  sur  les 
moindres  infirmités  de  ce  corps  ,  dont  ils  ne 
peuvent  que  retarder  un  peu  la  corruption  ; 
mais  ils  ne  sentent  ni  les  tentations ,  ni  les  ma- 
ladies mortelles  de  l'ame  ,  qui  est  faite  pour 
vivre  éternellement. 

On  allègue  contre  le  Carême  la  misère  pu- 


•  De  Jejuii.  tap.  IX  :  y.  5'i8. 
VI,  II.  1-2  :  t.  V,  p.  932. 


—  -  Scm.  cc\,  (7c  Qiiiidrag. 


blique  :  raison  que  la  vénérable  antiquité  n'au- 
roit  eu  garde  d'approuver.  Dans  ces  premiers 
temps  ,  les  riches  jeùnoient  pour  donner  aux 
pauvres  ce  qu'ils  épargnoient  dans  le  jeûne. 
Saint  Augustin  disoit  à  son  peuple  :  Que  Jésus- 
»  Christ ,  souffrant  la  faim  en  la  personne  du 
»  pauvre,  reçoive  de  vos  mains  l'aliment  que 
»  le  jeûne  vous  retranche —  Que  la  pauvreté 
»  volontaire  du  riche  devienne  l'abondance 
»  dont  le  pauvre  a  besoin.  Voluntaria  copiosi 
»  inopia  fat  necessaria  inopis  copia.  »  De  là 
vient  que  ce  Père  veut  que  le  jeûne  aille  jusqu'à 
souffrir  la  faim  et  la  soif.  Il  faut ,  dit-il ,  que 
les  riches  se  dégradent ,  s'appauvrissent ,  et  se 
nourrissent  comme  les  pauvres  ,  pour  les  se- 
courir. 

Mais  en  nos  jours  le  Carême  s'approche-t-il, 
les  pauvres  sont  ceux  qui  s'en  plaignent  le 
moins  ,  et  leur  misère  sert  de  prétexte  à  la  dé- 
licatesse des  riches.  Les  dispenses  ne  sont  pres- 
que pas  pour  les  pauvres  :  toute  leur  vie  est  un 
Carême  perpétuel.  Qui  est-ce  donc  qui  élève 
sa  voix  contre  la  pénitence  ?  Les  riches  qui  en 
ont  le  plus  pressant  besoin  peur  corriger  la 
mollesse  de  leur  vie.  Ils  ne  savent  que  trop  élu- 
der la  loi ,  lors  même  qu'ils  ne  peuvent  en  se- 
couer le  joug.  La  pénitence  se  tourne  chez  eux 
en  rafliiiemens  de  plaisirs.  On  dépense  en  Ca- 
rême plus  que  dans  les  temps  de  joie  et  de  li- 
cence. La  volupté  même  ,  dit  saint  Augustin  , 
ne  voudroit  pas  perdre  la  variété  des  mets  que 
le  Carême  a  fait  inventer.  Ut  ipsa  faucium 
concupiscentia  nolit  Quadragesimam  prœtejnre. 

Hélas!  où  en  son)mes-nous?  Arrivons-nous 
à  ces  derniers  temps  où  saint  Paul  assure  qu'?'/s 
ne  souffriront  plus  la  saine  doctrine,  et  dont 
Jésus-Christ  même  dit  :  Croyez-vous  que  le  Fils 
de  l'homme  trouvera  de  la  foi  sur  la  terre?  On 
se  dit  chrétien  ,  et  on  veut  se  persuader  à  soi- 
même  qu'on  l'est.  On  va  à  l'Eglise,  et  on  auroit 
horreur  d'y  manquer.  Mais  on  réduit  la  religion 
à  une  pure  cérémonie ,  comme  les  Juifs.  On  ne 
donne  rien  à  Dieu,  que  ce  qui  ne  coûte  presque 
rien  à  l'amour-propre.  On  lui  refuse  tout  ce  qui 
humilie  l'esprit,  ou  qui  afflige  la  chair.  On  vit 
comme  si  on  ne  croyoit  point  d'autre  vie  que 
celle  du  corps.  Ne  craignons  pas  d'employer 
une  expression  de  l'Apôtre  :  Le  ventile  de  ces 
hommes  sensuels  est  leur  dieu.  Cependant  ce 
corps  qu'on  flatte  ,  qu'on  orne,  et  dont  chacun 
fait  son  idole ,  se  flétrit  connue  une  fleur  qui 
est  épanouie  le  matin ,  et  qu'on  foule  aux  pieds 
dès  le  soir.  Il  se  défigure ,  il  meurt  tous  les 
jours  :  il  est  le  corps  de  mort  et  de  péché  , 
comme  dit  l'Apôtre.  Hélas  !  le  jour  de  la  per- 


MANDEMENTS. 


16» 


dition  est  déjà  proche ,  et  les  temps  se  hâtent 
d'arriver.  Voilà  la  conclusion  de  saint  Augus- 
tin. «  Plus  le  jour  de  la  mort  est  incertain  ,  et 
»  le  jour  passager  de  cette  vie  plein  d'amer- 
»  tume ,  plus  nous  devons  jeûner  et  prier  ;  car 
»  nous  mourrons  demain.  »  Alais  pourquoi  , 
dit  Tertullien  ,  le  jciàne  ,  qui  est  très-salutaire 
aux  pécheurs  ,  est-il  si  triste  et  si  pénible  pour 
eux  ?  Cur  enim  triste ,  quod  salutare  *  ? 

Voilà ,  mes  très-chers  Frères ,  ce  qui  nous  a 
tant  fait  désirer  de  maintenir  la  pénitence  du 
Carême.  Nous  avons,  malgré  nous,  fait  quelque 
peine  à  ceux  que  nous  aimons  le  plus  ,  et  dont 
nous  voulons  le  plus  être  aimés  pour  Dieu. 
Mais  nous  leur  disons ,  comme  l'Apôtre  :  Si  je 
vous  contriste ,  eh  qui  est-ce  qui  me  consolera, 
si  ce  n'est  celui  qui  a  été  contriste  par  moi? 
N'êtes-vous  pas  notre  joie  et  notre  couroyine  en 
Jésus-Christ?  Malgré  cette  fermeté  que  nous 
avons  crue  nécessaire  ,  nous  n'avons  pas  laissé 
de  relâcher  beaucoup  par  rapport  à  la  sainteté 
d'une  discipline  apostolique  ,  et  par  rapport 
aux  péchés  innombrables  des  hommes.  La  con- 
descendance que  nous  eûmes  l'année  dernière 
paroi t  encore  nécessaire  en  celle-ci.  La  cessa- 
tion du  commerce  continue.  La  voix  du  saint 
Père,  qui  nous  invite  à  l'indulgence  dans  ce 
cas  singulier  ,  nous  rassure  contre  la  crainte  où 
nous  étions  de  laisser  les  pécheurs  prescrire 
contre  la  loi.  Ainsi  nous  permettons  encore 
pendant  le  Carême  prochain ,  etc. 

La  docilité  éditlante  de  tous  nos  diocésains  de 
la  domination  de  France  ,  qui  a  éclaté  l'année 
dernière  dans  l'inégalité  que  nous  avons  cru 
devoir  mettre  entr'eux  et  nos  diocésains  soumis 
à  l'Espagne ,  ne  nous  permet  pas  de  douter 
qu'ils  ne  veuillent  montrer  encore  le  même 
zèle  cette  année.  Heureux  ceux  qui  ont  le  cou- 
rage de  donner  un  grand  exemple  d'amour 
pour  la  loi  !  Qu'ils  soient  à  jamais  bénis ,  pour 
avoir  soutenu  dans  un  temps  fâcheux  une  si 
pure  discipline ,  et  pour  n'avoir  point  regardé 
d'un  œil  jaloux  le  soulagement  de  leurs  frères  ! 
Nous  espérons  que  les  autres ,  également  zélés 
pour  la  règle  ,  se  hâteront ,  dans  la  suite  ,  de 
faire  autant  qu'eux  ,  pour  être  la  bonne  odeur 
de  Jésus-Christ. 

Donné  à  Cambrai  le  25  janvier  1705. 

'  De  Jejiiii, 


IV. 


MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 
1705. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  ,  salut  et  bénédiction. 

Dieu  ,  dit  saint  Augustin  ',  partage  les  temps 
entre  sa  justice  et  sa  miséricorde.  Tantôt  il 
brise  le  genre  humain  par  les  guerres,  et  tantôt 
il  le  console  par  la  paix.  Mais  la  nécessité  des 
guerres,  ajoute  ce  Père  %  loin  d'adoucir  ces 
grandes  calamités  ,  est  au  contraire  ce  qu'elles 
ont  de  plus  rigoureux  ;  puisqu'il  n'y  a  rien  de 
plus  déplorable  dans  les  maux ,  que  de  ne  pou- 
voir les  éviter  par  sa  sagesse.  A  la  vue  de  tant 
de  malheurs  ,  dont  une  guerre  presque  univer- 
selle aftlige  la  chrétienté,  ne  devons-nous  pas 
conclure ,  mes  très-chers  Frères  ,  que  les  peu- 
ples ont  profondément  péché? profundè  pecca- 
vei^unt  '.  Puisque  Dieu  ,  ce  père  si  tendre  et  si 
miséricordieux,  nous  frappe  si  terriblement,  il 
faut  que  nous  soyons  des  enfans  ingrats  et  dé- 
naturés qui  aient  attiré  sa  colère.  Non-seule- 
ment ,  dit  le  même  Père  %  ceux  qui  ont  oublié 
Dieu,  et  foulé  aux  pieds  toutes  ses  lois,  doivent 
trembler  sous  les  coups  de  sa  puissante  main  , 
mais  encore  ceux  qui  n'ont  point  à  se  reprocher 
un  orgueil  insolent ,  une  volonté  impudente , 
une  insatiable  avarice  ,  une  injustice  cruelle , 
une  scandaleuse  impiété,  doivent  s'humilier 
avec  les  méchans  pour  apaiser  la  justice  di- 
vine :  Flagellantur  enim  simul,  non  quia  simnl 
agunt  malam  vitam ,  sed  quia  simul  amant  teru- 
poralem  vitam.  Il  est  juste  qu'ils  sentent  avec 
les  impies  l'amertume  de  cette  vie  périssable  , 
puisqu'ils  en  ont  aimé  avec  eux  la  fausse  dou- 
ceur. Que  nous  reste-t-il  donc,  sinon  de  nous 
ranimer  par  ces  paroles  du  Saint-Esprit  : 

£t  maintenant,  dit  le  Seigneur  ^ ,  convertis- 
sez-vous à  moi  de  tout  votre  cœur  dans  le  jeûne , 
dans  les  larmes  et  dans  les  gémissemens.  Déchi- 
rez vos  cœurs,  et  non  vos  habits.  Convertissez- 
vous  au  Seigneur  votre  Dieu  ;  car  il  est  bon  , 
compatissant,  patient,  riche  en  miséricorde, 
aimant  mieux  à  faire  le  bien  que  le  mal.  Qui  sait 
s'il  ne  sera  pas  lui-même  changé  ,  pour  nouspar- 


1  De  Civit.    Dei,   lib.    v,  lap.  xxii  :  t. 
Ihid.  lib.  XIX,  l'ap.  vu   :  p.    551.  —  * 

Dr  Ciril.  Dci ,  lib.  i ,  i»f.  ix  :  l.  mi  ,  V-  i 


m,  p.  139.  — 
Jsee.  IX.  9.  — 
cl  9.  —  ^  h.  11. 


166 


MANDEMENTS. 


donner,  et  s'il  ne  laisso'a  point  après  lui  sa  bé- 
nédiction ,  pour  recevoir  nos  sacrifices  ?  Sonnez 
de  la  trompette  au  milieu  de  Sion.  Appelez  tout 
le  peuple  ;  purifiez-le  :  assemblez  les  vieilla7'ds; 
amenez  même  les  en  fans  qui  sucent  la  mamelle. 
Que  l'époux  se  lève ,  que  l'épouse  quitte  son  lit 
nuptial.  Entre  le  vestibule  et  l'autel ,  les  prêtres 
et  les  ministres  diront  en  pleurant  :  Pardonnez, 
Seigneur,  pardonnez  à  votre  peuple ,  et  n'aban- 
donnez point  votre  héritage  à  l'opprobre  et  à  la 
domination  des  Gentils.  Souffrirez-vous  que  ces 
peuples  disent  de  nous  :  Où  est  leur  Dieu  ? 

Comme  nos  infidélités  ont  attiré  la  guerre  , 
hàtons-nous  de  ramener  la  paix  par  nos  priè- 
res ,  et  par  nos  vertus  demandons  à  Dieu  qu'il 
comble  de  ses  grâces  la  personne  du  Roi ,  qu'il 
bénisse  ses  armes  ,  qu'il  protège  sa  juste  cause , 
et  qu'il  dissipe  tous  les  projets  de  ses  ennemis. 
Faisons  même  une  demande  qui  ne  sera  pas 
moins  pour  nos  ennemis  que  pour  nous.  De- 
mandons une  paix  commune ,  où  personne  ne 
combatte  plus  que  contre  les  vices .  où  l'on  ne 
voie  plus  les  hommes  verser  des  larmes  que 
pour  leurs  péchés ,  où  le  ciel  ramène  sur  la 
terre  la  beauté  des  anciens  jours ,  et  où  tous  les 
enfans  de  Dieu  ,  sans  distinction  d'aucun  pays, 
ne  soient  plus  qu'un  cœur  et  une  ame. 

Pour  obtenir  ces  grâces  du  Ciel ,  nous  or- 
donnons qu'on  chantera  tous  les  dimanches  et 
toutes  les  fêtes ,  à  la  fin  de  la  messe  ,  pendant 
tout  le  reste  de  cette  guerre ,  dans  toutes  les 
églises  ,  tant  exemptes  que  non  exemptes ,  etc. 

Donné  à  Cambrai  le  18  d'août  1705. 


MANDEMENT  POUR  LE   CARÊME 
DE  l'année  1706. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

Pendant  les  premiers  siècles  de  l'Eglise  ,  les 
Chrétiens  vivoient  de  foi ,  dans  le  jeûne  ,  dans 
la  prière ,  dans  le  silence ,  dans  le  travail  des 
mains.  Ils  usoient  de  ce  monde  comme  n'en 
usant  pas ,  parce  que  c'est  une  figure  qui{)asse 
dans  le  moment  où  l'on  s'imagine  en  jouir. 
Leur  conversafion  étoit  dans  le  ciel. 

Que  si  quelqu'un  venoit  à  décheoir  de  cet 
heureux  état ,  chacun  le  regardoit  comme  un 
astre  tombé  du  ciel.  Aussitôt  toute  l'Eglise  étoit 


en  pleurs  et  en  gémissement  pour  lui.  Ce  pé- 
cheur ,  trop  heureux  de  faire  pénitence,  se  te- 
noit  à  la  porte  de  la  maison  de  Dieu,  frappant 
sa  poitrine  ,  criant  miséricorde  aux  pieds  du 
pasteur  ,  et  se  jugeoit  indigne  de  la  vue  du 
saint  autel.  Un  grand  nombre  d'années  s'écou- 
loit  dans  cette  humiliation,  avant  qu'il  fût  rap- 
pelé au  festin  sacré  de  l'Agneau.  Les  empereurs 
même  du  monde  (le  grand  Théodose  en  est  un 
merveilleux  exemple  ) ,  loin  de  faire  la  loi  à 
l'Eglise  en  ce  point ,  ne  lui  étoient  pas  moins 
soumis  que  le  reste  de  ses  enfans  pour  cette 
discipline  salutaire.  L'Eglise  étoit  jalouse  de 
ne  souffrir  pas  que  les  saints  martyrs  allant  ré- 
pandre leur  sang,  accordassent  aux  pécheurs 
quelque  adoucissement  de  cette  règle  rigou- 
reuse. Combien  eût-elle  été  indignée,  si  elle 
eût  vu  les  pécheurs  eux-mêmes  vouloir  se  ren- 
dre les  juges  de  leurs  propres  péchés,  et  pré- 
tendre lui  extorquer  des  dispenses  ,  pour  en 
éluder  l'expiation  ! 

Loin  de  voir  les  pécheurs  vouloir  s' épargner 
comme  des  hommes  innocens ,  on  voyoit  les 
justes  les  plus  édifians  qui  se  punissoient  sans^ 
cesse  comme  coupables.  Non-seulement  les  so- 
litaires dans  les  déserts  pratiquoient  une  absti- 
nence qui  paroissoit  miraculeuse,  jusque  dans 
la  plus  extrême  vieillesse  ,  et  vivoient  comme 
des  anges  dans  des  corps  mortels ,  mais  encore 
les  fidèles  de  tous  les  états  sembloient  regretter 
tout  ce  qu'ils  ne  pouvoient  refuser  à  leur  corps 
sans  le  détruire.  La  sainte  pâleur  du  jeûne  étoit 
peinte  sur  les  visages,  pour  parler  comme  saint 
Basile.  «  J'ai  connu  à  Rome  ,  dit  saint  Au- 
»  gustin  ' ,  beaucoup  d'hommes  qui  menoient 
»  une  vie  tout  ensemble  libre  et  sainte —  J'ai 
»  appris  qu'ils  prafiquoient  des  jeûnes  entière- 
»  ment  incroyables.  Non-seulement  ils  se  bor- 
»  noient  à  manger  une  seule  fois  chaque  jour  à 
»  l'entrée  de  la  nuit ,  ce  qui  est  très-ordinaire 
»  en  tous  lieux ,  mais  encore  ils  passoient  trois 
»  jours  de  suite,  ou  un  plus  long  temps,  sans 
»  boire  ni  manger.  Cette  coutume  se  trouvoit 
»  parmi  les  femmes,  aussi  bien  que  parmi  les.. 
»  hommes.  » 

C'est  ainsi  que  les  amis  de  Dieu  affligeoient, 
leur  chair,  pour  nourrir  plus  facilement  leur 
esprit  dans  une  prière  continuelle.  Mais  dans 
ces  derniers  temps,  qui  sont  devenus  les  jours 
de  péché ,  plus  les  hommes  pèchent ,  plus  ils 
s'irritent  contre  la  pénitence.  Le  malade  re- 
pousse avec  indignation  la  main  charitable  du 
médecin  qui  se  présente  pour  le  guérir.  Nous 

1  De  Morihut  Eccles.  Cathol.  lib.  i .  cap.  xxxkî  ,  ii.  70  : 
I.  I,  p.   TH. 


MANDEMENTS. 


167 


n'oserions  le  dire,  si  l'Apôtre  ne  Tavoit  pas  dit: 
ils  semblent  n'avoir  plus  d'autre  dieu  que  leur 
ventre.  Ils  sont  (  nous  le  disons  en  pleurant  )  les 
ennemis  delà  cro'x  de  Jésus-Christ  ;  ils  veulent 
r évacuer.  Ils  ne  cherchent  qu'à  se  flatter;  ils 
n'écoutent  que  leur  délicatesse;  ils  se  font  ac- 
croire à  eux-mêmes  qu'ils  ont  besoin  de  vivre 
dans  une  mollesse  dont  les  anciens  fidèles  au- 
roient  eu  horreur.  Ils  ne  craignent  que  pour 
leurs  corps ,  sans  se  mettre  jamais  en  peine  de 
leurs  âmes.  Avant  le  Carême  ils  n'ont  que  trop 
de  forces  pour  pécher,  et  ils  ne  deviennent  in- 
firmes que  pendant  le  Carême,  pour  secouer  le 
joug  de  la  pénitence.  Us  se  livrent  à  l'intempé- 
rance qui  détruit  leur  santé,  et  rejettent  la  so- 
briété, qui  ne  guériroit  pas  moins  leurs  corps 
que  leurs  âmes.  On  ne  trouve  plus  en  eux  ni 
honte  ni  regret  de  leurs  péchés  les  plus  scanda- 
leux, ni  défiance  d'eux-mêmes  après  tant  de 
rechutes  ,  ni  précautions  sincères  contre  leur 
propre  fragilité  ,  ni  docilité  pour  l'Eglise  ,  qui 
Voudroit  les  guérir  par  la  pénitence.  On  ne  re- 
marque plus  en  eux  que  la  sensualité  de  la 
chair  avec  l'orgueil  et  la  présomption  de  l'es- 
prit. Ils  ne  tendent  qu'à  abolir  insensiblement 
le  Carême,  sans  révérer  ni  l'exemple  de  Jésus- 
Christ,  ni  une  tradition  aussi  ancienne  que  les 
apôtres. 

Ils  allèguent  la  pauvreté  des  peuples.  Mais 
ce  discours  peut-il  être  sérieux?  Les  uns  attirent 
chez  eux  cette  pauvreté  par  la  délicatesse  de 
leurs  repas  et  par  leurs  excès  les  plus  odieux. 
Les  autres  refusent  de  la  diminuer  dans  leurs 
familles  par  une  sobriété  laborieuse.  Ilfaudroit, 
dit  saint  Augustin ,  que  Jésus-Christ,  qui  souf- 
fre la  faim  en  la  personne  du  pauvre  ,  reçût  le 
pain  dont  le  riche  se  priverait  par  son  Jeûne  '. 
La  pénitence  volontaire  de  Fun  feroit  la  nour- 
riture de  l'autre.  Voilà  le  vrai  remède  à  la  pau- 
vreté. Mais  hélas  î  les  riches  sont  ceux  qui 
crient  le  plus  haut  contre  le  Carême.  Ils  mur- 
murent, comme  le  peuple  juif  dans  le  désert , 
contre  une  nourriture  trop  légère.  Ils  se  ser- 
vent du  prétexte  de  la  misère  des  pauvres,  pour 
nous  obliger  à  flatter  leur  sensualité  et  leur  im- 
pénitence. Si  la  misère  des  pauvres  les  touchoit 
véritablement,  ils  ne  songeroient  qu'à  jeûner, 
et  qu'à  garder  une  plus  austère  abstinence 
pour  les  pouvoir  nourrir.  Le  jeûne  et  l'aumône 
iroient  d'un  pas  égal. 

Ecoutez  saint  Augustin  ,  mes  très- chers 
Frères;  vous  verrez  dans  ses  paroles  un  por- 
trait naïf  de  ces  mauvais  riches,  qui  croient  le 

'  Serw.  ccx,  in  Quadray.  vi,  ii.  12  :  l.  v,   p.  932. 


Carême  impossible,  à  moins  qu'ils  n'y  puissent 
trouver  commodément  de  quoi  être  sensuels 
jusque  dans  la  pénitence.  «  11  y  a,  dit  ce  Père  ', 
»  certains  observateurs  du  Carême  qui  le  font 
w  avec  plus  de  volupté  que  de  religion.  Deli- 
»  ciosi  POTius  QUAM  REUGiosi.  Ils  cherchent  bien 
»  plus  de  nouveaux  plaisirs,  qu'ils  ne  punis- 
»  sent  leurs  anciennes  sensualités.  Par  l'abon- 
»  dance  et  par  la  diversité  des  fruits ,  dont  l'ap- 
»  prêt  leur  coûte  beaucoup,  ils  lâchent  de  sur- 
»  passer  la  variété  et  le  goût  exquis  de  leurs 
»  viandes  ordinaires.  Ils  craindroient  de  tou- 
fl  cher  les  vases  où  l'on  a  fait  cuire  de  la  viande, 
»  comme  s'ils  étoient  impurs;  mais  ils  ne  crai- 
»  gnent  point  de  souiller  leurs  propres  corps  par 
»  le  plaisir  impur  de  leurs  repas  excessifs.  Ils 
»  jeûnent  ,  non  pour  diminuer  par  la  sobriété 
»  leur  volupté  ordinaire,  mais  pour  exciter  da- 
»  vantage  l'avidité  de  leur  appétit,  en  retardant 
»  leur  nourriture;  car  aussitôt  que  leur  heure 
»  arrive,  ils  se  jettent  sur  leurs  repas  exquis, 
»  comme  les  bêles  sur  leurs  pâtures.  L'abon- 
»  dance  des  mets  accable  leur  esprit,  et  appe- 
»  santit  même  leurs  corps.  Mais  de  peur  que 
»  l'abondance  ne  les  dégoûte,  ils  réveillent 
»  leur  appétit  par  de  nouvelles  modes  de  ra- 
»  goûts  étrangers.  Enfin  ils  prennent  plus  d'a- 
»  limens  qu'ils  n'en  pourroienl  digérer  même  eu 
»  se  privant  long-temps  de  toute  nourriture... 
»  Qu'y  a-t-il  de  moins  raisonnable,  que  de  pren- 
»  dre  le  temps  où  il  faudroit  châtier  la  chair 
»  avec  [)lus  de  sévérité  ,  pour  lui  procurer  de 
»  plus  grands  plaisirs,  en  sorte  que  la  délica- 
»  tesse  des  hommes  aille  jusqu'à  craindre  de 
»  perdre  les  ragoûts  du  Carêaie!  Qu'y  a-t-il  de 
»  plus  contraire  à  l'ordre  ,  que  de  choisir  les 
»  jours  d'humiliation,  pendant  lesquels  tous  les 
»  riches  devroient  se  réduire  à  la  nourriture 
»  des  pauvres,  pour  vivre  avec  tant  de  délica- 
»  tesse,  que  si  on  vivoit  toujours  de  la  sorte, 
»  à  peine  les  biens  des  riches  y  pourroient-ils 
»  sufflre  ?  » 

Nous  voyons  tous  ces  maux ,  mes  très-chers 
Frères.  Nous  tremblons  pour  ceux  qui  ne  trem- 
blent pas  en  les  commettant.  Nous  craignons 
d'en  être  complices  devant  Dieu,  par  une  per- 
nicieuse complaisance,  dans  le  temps  même  où 
l'on  se  plaint  de  notre  sévérité.  Nous  deman- 
dons humblement  la  lumière  du  Saint-Esprit 
pour  trouver  un  juste  milieu  entre  la  rigueur 
et  le  relâcliement.  Notre  consolation  est  de  rap- 
porter ici  le  souvenir  de  cette  excellente  maxime 
de  saint  Augustin  *.  Les  pasteurs  ne  sont  pas 

>  Sierm.  ccx,  in  Qnadrag.  vi ,  n.  10  filH  :  p.  931  et  932. 
—  ^DeMorib.  Ecdes.  Cathol.  1.  i,  c.  xxxii,  ii.  69  : 1. 1,  p.  7H . 


168 


MANDEMENTS. 


moins  chargés  des  hommes  malades  qui  ont  be- 
soin d'être  guéris,  que  de  ceux  qui  étant  guéris 
sont  sains  et  parfaits.  «  Il  faut,  ajoute  ce  Père, 
»  souffrir  les  déréglemens  de  la  multitude  , 
»  pour  se  mettre  à  portée  de  les  guérir,  et  to- 
»  lérer  la  contagion  même.  a\ant  que  de  pou- 
»  voir  y  remédier.  Perpetienda  sunt  vitia  mul- 
»  titudinis  utciirentur,  et  prihs  toleranda  quàni 
»  sedanda  est  pestilentia.  » 

C'est  dans  cet  esprit  que  nous  voulons  bien 
encore  une  fois  user  d'une  extrême  condescen- 
dance ,  et  faire  souffrir ,  pour  ainsi  dire  ,  la  loi , 
dans  l'espérance  de  mieux  inspirer  aux  peuples 
l'amour  de  la  loi  même.  Nous  espérons  que  les 
fidèles ,  touchés  de  cette  tendresse  de  l'Eglise 
et  de  sa  patience  au-delà  de  toutes  les  bornes  , 
ouvriront  enfin  les  yeux.  Il  est  temps  qu'ils  se 
ressouviennent  que  leurs  pères  auroient  géné- 
reusement refusé  les  dispenses  que  ceux-ci 
veulent  maintenant  nous  arracher  ;  tant  leurs 
pères  craignoient  de  perdre  leur  couronne  en 
Jésus-Christ  :  tant  ils  étoient  jaloux  de  se  dis- 
tinguer des  Protestans  par  cette  sainte  discipline, 
qui  étoit  comme  la  marque  de  la  catholicité 
dans  les  Pays-Bas.  C'est  uniquement  dans  l'at- 
tente de  voir  au  plus  tôt  un  renouvellement  de 
cette  ancienne  ferveur ,  que  nous  permettons 
encore,  etc. 

«  Il  ne  faut  point ,  dit  saint  Augustin  ,  que 
»  les  uns  regardent  les  autres  comme  plus  heu- 
»  reux  ,' parce  qu'ils  prennent  une  nourriture 
»  qu'eux-mêmes  ne  prennent  pas;  mais,  au 
»  contraire  ,  ils  doivent  se  congratuler  eux- 
»  mêmes  de  ce  qu'ils  ont  une  force  qui  man- 
»  que  aux  autres.  Nec  illis  feliciores  putent , 
»  quia  sumunt  quod  non  swnunt  ipsi  ,  sed  sibi 
»  potiùs  gratidentur ,  quia  valent  quod  non  va- 
»  lent  illi.  »  Nous  ne  doutons  point  que  ceux 
que  nous  ménageons  encore  sans  mesure  ne 
soient  enfin  touchés  d'une  pieuse  émulation,  et 
qu'ils  ne  veuillent  faire  ,  pour  l'expiation  de 
leurs  péchés,  ce  qu'ils  voient  faire  pendant  trois 
Carêmes  à  leurs  frères  dans  leur  voisinage. 
Aussi  tiendrons- nous  ferme  à  l'avenir  pour 
ramener  tout  selon  la  justice  à  l'égalité,  et  pour 
rétablir  la  discipline  apostolique  du  Carême. 
Que  si  quelqu'un  a  des  besoins  extraordinaires, 
il  doit  se  souvenir  que  c'est  à  l'Eglise  seule 
qu'il  doit  avoir  recours,  pour  être  dispensé  de 
ses  commandemens. 

Donné  à  Cambrai,  le  10  février  1706. 


VI. 


MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 

1706; 

Fr.\>'çois,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi  Ca- 
tholique, salut  et  bénédiction. 

Jamais  l'Eglise  ne  fut  dans  un  plus  pressant 
besoin,  qu'en  la  conjecture  présente  ,  de  de- 
mander le  secours  du  Ciel.  Toutes  les  nations 
chrétiennes  sont  sous  les  armes  les  unes  contre 
les  autres  ;  celles  qui  avoient  joui  de  la  plus  lon- 
gue paix  sont  maintenant  exposées  aux  mal- 
heurs d'une  sanglante  guerre.  Nos  Pays-Bas, 
accoutumés  depuis  si  long-temps  à  être  le  théâ- 
tre de  ces  grands  mouvemens  ,  voient  encore 
aujourd'hui  des  armées  innombrables  qui  sont 
prêtes  à  combattre.  Un  jeune  roi,  vraiment  ca- 
tholique par  ses  mœurs  pures,  par  sa  piété  sin- 
cère, par  son  zèle  pour  l'Eglise,  expose  actuel- 
lement sa  personne  sacrée  aux  dangers  de  la 
guerre  pour  défendre  les  royaumes  que  le  titre 
le  plus  légitime  lui  a  acquis  ,  et  où  le  désir  de 
tous  les  peuples  l'a  appelé.  Demandons  au  Dieu 
des  armées  qu'il  bénisse  celles  qui  combattent 
avec  tant  de  justice  et  de  nécessité  ;  soupirons 
après  une  prompte  et  heureuse  fin  de  tant  de 
maux  qui  désolent  l'Europe.  Disons  d'un  cœur 
humble  et  soumis  à  la  puissante  main  de  Dieu  : 
Malheur  à  nous,  parce  que  nous  avons  péché. 
Tâchons  d'apaiser  la  juste  colère  de  Dieu.  Atti- 
rons enfin  pas  nos  vœux  et  par  nos  bonnes  œu- 
vres cette  paix  opulente,  que  Dieu  promettoit 
autrefois  à  son  peuple  par  la  bouche  d'un  pro- 
phète. Souhaitons  cette  paix,  moins  pour  jouir 
des  prospérités  dangereuses  de  la  terre ,  que 
pour  être  plus  libres  de  nous  préparer  au  bien- 
heureux repos  de  notre  patrie  céleste. 

C'est  dans  cet  esprit  que  nous  ordonnons, 
conformément  à  la  lettre  écrite  par  Son  Altesse 
électorale  de  Bavière,  au  nom  de  Sa  Majesté 
Catholique ,  que  l'on  fera  le  trente-et-unièrae 
de  ce  mois  et  les  deux  jours  suivans  des  prières 
publiques  dans  toutes  les  Eglises  ,  tant  collé- 
giales que  paroissiales,  tant  des  communautés 
séculières  que  des  régulières  de  ce  diocèse,  qui 
sont  sous  la  domination  d'Espagne,  pour  de- 
mander la  prospérité  des  armes  de  Sadite  Ma- 
jesté, et  pour  obtenir  une  paix  constante  entre 


MANDEMENTS. 


169 


les  Chrétiens.  Nous  voulons  que  le  très-véné- 
rable Sacrement  soit  exposé  dans  toutes  les 
églises  ledit  jour  et  les  deux  suivans ,  depuis 
six  heures  du  matin  jusques  à  six  heures  du 
soir,  et  que  le  tout  soil  terminé  par  un  salut 
solennel.  Dans  les  villes  on  fera  une  procession 
générale,  où  tous  les  corps  seront  invités,  et  où 
tout  le  clergé  tant  séculier  que  régulier  se  join- 
dra à  celui  de  l'église  principale. 

Donné  à   Avesnes,    dans   le  cours  de  nos 
visites,  le  vingt-cinquième  mai  1700. 


VII. 
MANDEMENT  POUR   DES  PRIÈRES. 

1700. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

La  guerre  ,  quoique  aussi  ancienne  que  le 
genre  humain,  devroit  nous  étonner,  comme  si 
elle  étoit  nouvelle  parmi  les  hommes.  Ils  sont 
accablés  du  poids  de  leur  mortalité  ,  et  ils  se 
hâtent  de  se  détruire ,  comme  s'ils  ne  se  trou- 
voieut  pas  assez  mortels.  Ils  ne  veulent  qu'être 
heureux  ,  et  ils  agissent  comme  s'ils  étoient 
ennemis  de  leur  bonheur.  Ils  cherchent  tou- 
jours la  paix,  et  ils  la  troublent  eux-mêmes.  Ils 
ont  inventé  un  art,  auquel  ils  ont  attaché  toute 
leur  gloire,  pour  augmenter  les  maux  presque 
infinis  de  l'humanité.  Ce  spectacle  est  terrible. 
La  justice  d'en-haut  les  livre  à  leurs  passions, 
afin  qu'ils  se  punissent  eux-mêmes ,  et  qu'ils 
vengent  Dieu  de  leurs  péchés. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  déplorable,  est  de  voir 
qu'en  nos  jours  le  sang  chrétien  est  presque  le 
seul  qui  paroît  couler  sur  la  terre,  pendant  que 
les  nations  infidèles  jouissent  d'un  profond 
repos.  Ceux  qui  devroient  Wèlre  qu'un  cœur 
et  une  ame,  ceux  qui  composent  la  famille  du 
Père  céleste,  ceux  qu'on  devroit  reconnoître  à 
la  marque  de  l'amour  mutuel,  sont  tous  armés 
les  uns  contre  les  autres. 

Mais  le  comble  du  malheur  pour  les  guerres, 
c'est  qu'elles  sont  souvent  inévitables.  Un 
jeune  prince  doux  ,  modéré  ,  courageux,  exem- 
plaire dans  ses  mœurs,  vraiment  digne  de  por- 
ter le  nom  de  Roi  Catholique  par  son  zèle  pour 
l'Eglise,  est  appelé  au  trône  d'Espagne  par  le 
testament  du  feu  roi  son  oncle,  par  la  demande 
solennelle  de  toute  la  nation  espagnole,  par  les 


acclamations  de  tous  les  peuples  d'une  si  vaste 
monarchie.  Aussitôt  des  puissances  jalouses  et 
conjurées  pour  le  détrôner  ,  mettent  en  armes 
toute  l'Europe.  Le  Roi  penl-il  abandonner  la 
bonne  cause  de  son  petit-fils?  Ne  faut-il  pas 
espérer  que  Dieu  le  protégera  dans  une  défense 
si  juste  et  si  nécessaire  ?  Prions  donc  pour  de- 
mander au  Dieu  des  armées  qu'il  dissipe  cette 
confédération,  et  qu'il  donne  enfin  à  la  chré- 
tienté une  paix  dont  elle  fasse  un  saint  usage. 
L'Apôtre  nous  recommande  de  faire  des 
prières....  pour  les  rois  et  pour  tous  ceux  qui 
sont  dans  l'autorité,  afin  que  nous  menions  une 
vie  paisible  et  tranquille  en  toute  piété,  etc.  ' . 

En  effet,  la  paix  et  le  bon  ordre  de  l'Eghsc 
dépendent  beaucoup  du  repos  des  royaumes 
chrétiens.  Ainsi  c'est  prier  pour  nous-mêmes, 
c'est  prier  pour  toute  l'EgUse,  que  de  prier 
pour  les  rois  fidèles.  C'est  dans  cette  vue  que 
saint  Augustin  disoit  -  .  «  Pendant  que  les  deux 
»  cités  sont  mêlées  ensemble  ici-bas,  nous  nous 
»  servons  de  la  paix  de  Babylone  même.  »  La 
tranquiUité  du  monde  sert  à  l'Eglise  pour  épar- 
gner à  ses  enfans  foibles  et  fragiles  un  surcroît 
de  tentation  dans  le  pèlerinage  de  cette  vie.  A 
Dieu  ne  plaise  que  nous  cherchions  une  paix 
qui  amollisse  ,  qui  enivre,  qui  empoisonne  les 
cœurs.  A  Dieu  ne  plaisse  que  nous  soyons 
jamais  du  nombre  de  ces  hommes  dont  saint 
Augustin  dit  qu'ils  font  à  Dieu  des  prières  et 
des  offrandes  pour  en  obtenir ,  non  la  grâce  de 
guérir  leurs  passions,  mais  une  prospérité  mon- 
daine pour  les  assouvir  ^.  Craignons  d'être  du 
nombre  de  ces  lâches  et  mercenaires  Chrétiens 
qui  usent  de  Dieu  pour  jouir  du  inonde.  Joi- 
.gnons-nous  à  ceux  qui  usent  de  ce  monde  pour 
jouir  de  Dieu  \  Ne  demandons  à  Dieu  la  paix, 
qu'afin  qu'elle  ramène  la  beauté  des  anciens 
jours,  qu'elle  fasse  fleurir  la  pure  discipline,  et 
que  Jésus-Christ  règne  encore  plus  au-dessus 
des  rois  que  les  rois  régneront  au-dessus  des 
peuples.  Demandons,  pour  la  consolation  de 
l'Eglise,  la  fin  de  ces /ours  de  colère,  de  tribu- 
lation  et  d'angoisse,  de  ces  jours  de  calamité  et 
de  misère,  de  ces  jours  de  ténèbres  e<  d'obscu- 
rité, de  ces  jours  de  nuages  et  de  tourbillons ,  de 
ces  jours  où  la  trompette  sonne  sur  les  places 
fortes  ■'  ;  enfin  où  l'Eglise  ne  peut  qu'à  demi 
instruire,  exhorter,  consoler,  corriger.  Regar- 
dons toutes  les  nations  ennemies  avec  des  yeux 
de  foi  et  de  charité.  Désirons-leur  le  même 
bien  qu'à  nous.   Prions  le  souverain   Père  de 

*   1  lim.  M.   —  2  jjg  civ.  Dei,  lib.  xix,  cap.  xvii  :  t. 
vil,  p.  562.   —  3  iiiii^  lib.   XV,  cap.   vu,   u.  \    :  p.  385. 

—  '•  Ibid.—  s  Hoph.  I.  15. 


170 


MANDEMENTS. 


famille  de  réunir  dans  sa  maison  tous  ses 
enfans,  afin  qu'ils  soient  moins  touchés  de  ce 
qu'ils  sont  des  peuples  séparés  en  divers  Etats, 
que  de  ce  qu'ils  sont  hommes ,  chrétiens  et 
enfans  de  Dieu. 

Prions  afin  que  le  fer  du  glaive  ioit  changé 
en  soc  de  charrue  ;  que  les  armes  tombent  des 
mains  des  peuples  ;  qu'ils  oublient  à  faire  la 
guerre  ;  que  chacun  soit  assis  à  l'ombre  de  sa 
vigne  ou  de  son  figuier  ;  que  nul  ennemi  n'ose 
les  troubler ,  parce  que  la  bouche  du  Seigneur 
des  armées  aura  parlé  pour  annoncer  la  paix  ; 
que  tous  les  peuples  marchent  ensemble  sans 
jalousie  ni  défiance  ,  chacun  on  nom  de  son 
Dieu;  que  cette  paix  dure  jusqu'à  la  fin  d^s 
temps  et  au-delà  ,  et  que  le  Seigneur  l'ègne  ù 
jamais  sur  eux  dans  la  montagne  de  S  ion  '. 

C'est  dans  ce  dessein  d'attirer  la  bénédic- 
tion de  Dieu  sur  les  armes  du  Roi,  et  d'obte- 
nir une  paix  prompte  et  universelle,  que  nous 
ordonnons ,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  21  août  1706. 


Vin. 

MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 
DE  l'année  1707. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

Nous  avions  espéré  ,  mes  très-chers  Frères, 
que  nous  pourrions  enfin  cette  année  rétablir 
la  pénitence  du  Carême.  Cette  discipline,  qui  a 
été  si  austère,  et  pratiquée  avec  tant  de  ferveur 
dans  toute  l'antiquité,  n'est  plus  qu'une  omi)re 
de  ce  qu'elle  a  été  autrefois.  Mais  plus  elle  est 
affoiblie  ,  plus  nous  devons  être  jaloux  d'en 
conserver  les  précieux  restes.  Saint  Augustin 
montroit  aux  Manichéens  la  pureté  des  mœurs 
de  l'Eglise  catholique,  en  disant  qu'un  grand 
nombre  de  fidèles  observoient  un  jeune  quoti- 
dien, et  le  continuaient  même  d'une  manière 
incroyable  '.  Il  assure  que  beaucoup  de  Catho- 
liques, même  des  femmes  ,  ne  se  contentoient 
pas  de  jeûner,  «  en  ne  prenant  aucune  nour- 
»  riture  qu'à  l'entrée  de  la  nuit;  ce  qui  est, 
»  dit-il  ,  partout  très-commun  ;  mais  encore 
))  qu'ils  ne  buvoient  ni  ne  mangeoient  rien  peu- 
»  dant  trois  jours  de  suite  ,    et  très-souvent 

1  Mich.  IV.  3.  —  2  DeMorib.Eccl.Cafho1,\Va.\,cvi\i.-f<\\\\\, 
p,  70  :  l.  i,p.  71 1.  Contra  Faxsl.Wh.  v,  cup.  ix  :t.  vu,  p.  200. 


»  encore  au-delà.  »  Il  ajoute  qu'il  y  avoit  des 
Chrétiens  accoutumés  à  jeûner  (de  ce  grand 
jeûne  jusqu'à  la  nuit)  le  mercredi,  le  vendredi 
et  le  samedi,  comme  le  peuple  de  Rome,  dit-il  *, 
le  fait  souvent.  Il  assure  qu'un  grand  nombre 
de  ces  Chrétiens ,  et  surtout  de  solitaires,  jeû- 
noient  cinq  jours  de  la  semaine,  et  le  conti- 
nuoient  toute  leur  vie.  «  Nous  savons,  dit  en- 
»  core  ce  Père  ^,  que  quelques  fidèles  l'ont  fait, 
»  c'est-à-dire  que  ,  passant  au-delà  d'une 
»  semaine  entière  sans  prendre  aucune  nourri- 
»  ture  ,  ils  approchoient  le  plus  qu'ils  pou- 
»  voient  du  nombre  de  quarante  jours;  car  des 
»  frères  très-dignes  de  foi  nous  ont  assuré  qu'un 
»  fidèle  est  parvenu  jusqu'à  ce  nombre.  »  Dans 
ces  bienheureux  siècles,  on  voyoit  de  tous  côtés 
des  Chrétiens  innocens  qui  se  punissoient  comme 
s'ils  eussent  été  de  grands  pécheurs.  Un  soli- 
taire n'avoit  besoin  dans  le  désert  que  d'un 
palmier  et  d'une  fontaine  pour  satisfaire  à  tous 
ses  besoins.  Ils  ne  vivoient  que  d'alimens  secs, 
et  sans  les  faire  cuire. 

Voilà  ,  mes  très-chers  Frères ,  ce  que  nos 
Chrétiens  relâchés  ne  peuvent  pas  même  croire 
quand  ils  le  lisent ,  loin  d'oser  essayer  de  le 
mettre  en  pratique.  Avez-vous  moins  de  tenta- 
tions à  vaincre  ,  moins  de  péchés  à  expier, 
moins  de  récompenses  à  obtenir  ?  La  vie  est- 
elle  moins  fragile  et  moins  courte,  ou  l'éternité 
moins  longue?  Dieu  est-il  devenu  moins  aima- 
ble ?  Devez-vous  moins  à  Jésus-Christ  ?  La  na- 
ture des  corps  humains  n'est-elle  plus  la  même? 
Quelle  différence  reste-t-il  donc,  sinon  que  les 
premiers  Chrétiens  étoient  du  nombre  de  ces 
violens  qui  ravissent  le  royaume  du  ciel,  et  que 
nos  ChréUens  qui  ont  dégénéré  ,  n'ayant  , 
comme  parle  l'Apôtre ,  d'autre  dieu  que  leur 
ventre,  se  jugent  eux-mêmes  indignes  de  la  vie 
éteimelle  ? 

\\  n'y  a  donc  rien  de  plus  important  que  de 
rétablir  cette  discipline  aussi  ancienne  que  les 
apôtres.  Elle  ne  fut  jamais  si  nécessaire  qu'en 
ces  jours  de  péché.  Quand  est-ce  que  nous  jeû- 
nerons, comme  les  Ninivites,  sinon  en  un  temps 
où  les  crimes  énormes  de  la  terre  ont  attiré  la 
colère  du  Ciel,  et  où  toutes  les  nations  semblent 
animées  à  s'entre-déchirer  pour  venger  la  loi 
de  Dieu  méprisée  ?  Quand  est-ce  que  nous  frap- 
perons nos  poitrines  pour  apaiser  Dieu  ,  si  ce 
n'est  lorsque  son  bras  est  levé  sur  nous. 

Mais  les  malheurs  que  la  guerre  entraîne 
sont  eux-mêmes  l'obstacle  qui  retarde  encore 
l'entier  rétablissement  d'une  discipline  si  révé- 

*  Jd  Casul.  Ep.  XXXVI ,  cap.  iv  ,  n.  8  :  t.  ii ,  p.  71 .  — 

■-  Ihid.  cap.  XII  ,  n.  27  :  t.  il  ,  p.  78. 


MANDEMENTS. 


171 


rée  de  tous  les  siècles.  Malgré  tant  de  raisons 
pressantes  de  la  rétablir,  nous  usons  encore 
d'une  dernière  indulgence  dans  ces  temps  de 
confusion  et  de  désordre.  C'est  pourquoi  nous 
permettons,  etc. 

Enfin  nous  ne  saurions  trop  fortement  aver- 
tir les  riches  sur  deux  points  que  saint  Augus- 
tin explique  touchant  le  jeûne.  Le  premier  est 
que  celte  mortification  se  tourne  en  volupté, 
par  les  délicatesses  qu'on  y  introduit  :  Xego- 
tium  ventris  agitur,  non  religionis  '.  Ce  n'est 
plus  une  peine  imposée  au  corps  par  religion  ; 
c'est  un  raffinement  de  table,  qui  tourne  en 
jeu  la  pénitence  même.  Le  second  point  est 
«  qu'il  ne  suffit  pas  de  jeûner.  Votre  jeûne, 
»  dit  ce  Père  *,  abat  votre  corps,   mais  il  ne 

»  relève  pas  celui  de  votre  prochain A  qui 

»  donnerez-vous  ce  que  vous  vous  refusez  à 
»  vous-même  ?  Combien  ce  repas  retranché 
»  aujourd'hui  peut-il  nourrir  de  pauvres  !  » 
C'est  dans  cet  esprit  que  nous  recommandons  à 
chacun  de  ceux  qui  mangeront  des  œufs  pen- 
dant ce  Carême,  en  vertu  de  la  présente  per- 
mission, de  donner  au  moins  trois  sous  en 
aumônes.  Il  n'y  aura  que  les  pauvres  qui  soient 
exempts  de  donner  une  si  petite  somme.  D'ail- 
leurs nous  exhortons  tous  ceux  qui  sont  en 
plus  grande  commodité,  de  donner  davantage 
à  proportion  de  leurs  moyens.  Ces  aumônes 
seront  mises  entre  les  mains  de  la  trésorière  de 
l'assemblée  de  la  charité  dans  les  villes  où  l'on 
a  établi  de  telles  assemblées  pour  les  pauvres 
malades.  Dans  tous  les  autres  lieux  chacun 
remettra  sa  petite  somme  au  pasteur,  pour  être 
employée  au  même  usage. 

Donné  à  Cambrai ,  le  15  février  1707. 


IX. 


MANDEMENT  POUR  LE  JUBILÉ 

DE  l'année   1  707. 

François,  etc.,  à  tous  les  tidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

Saint  Augustm  dit  que  la  terre  est  agitée 
par  les  guerres,  comme  la  mer  l'est  par  les  tem- 
pêtes '.  En  effet,  le  genre  humain  a  ses  orages  : 
tels  sont  les  tristes  jours  où  nous  voyons  que 

'  In  Psal.  Lxxxvi,  n.  9  :  t.  iv,  p.  923.  —  *  In  Psal.  XLii, 
n,  8  :  p.  270.  —  »  De  Civ.  Dei.  lib.  v,  cap.  xxii;  t.  vu, 
p.  139. 


le  ciel  semble  couvert  de  tous  côtés  ;  tout  paroît 
entraîné  malgré  soi  dans  ce  tourbillon  de  guerre 
universelle.  On  allègue,  dit  encore  ce  Père ', 
«  que  le  sage  fait  des  guerres  justes.  Mais 
))  comme  ce  sage  se  souvient  qu'il  est  homme, 
»  sa  peine  n'en  est  que  plus  grande,  de  se  voir 

»  réduit  à  soutenir  des  guerres  nécessaires 

»  Souffrir  ou  voir  ces  maux,  sans  en  être  affiigé, 
»  ce  seroit  être  d'autant  plus  malheureux,  en 
»  se  croyant  heureux,  qu'on  auroit  perdu  jus- 
»  qu'au  sentiment  de  l'humanité. 

»  Ceux,  dit  le  saint  Docteur  %  qui  font  la 
»  guerre  avec  tant  de  fatigues  et  de  dangers 
»  pour  vaincre  un  ennemi,  et  pour  donner  un 
»  repos  à  la  république  ,  méritent  sans  doute 
»  une  louange  ;  mais  on  acquiert  une  gloire 
»  bien  plus  solide,  en  exterminant  la  guerre  par 
»  les  paroles  de  paix  ,  qu'en  exterminant  les 
»  ennemis  par  les  armes —  La  condition  de 
»  ceux  qui  combattent  est  nécessaire  ;  mais  la 
M  condition  de  ceux  qui  épargnent  les  combats 
»  est  plus  heureuse.  » 

Le  saint  pontife  que  la  main  du  Très-Haut 
amis  malgré  lui  sur  la  chaire  apostolique,  voit 
d'un  lieu  si  élevé  l'affreux  spectacle  de  tant  de 
nations  animées  à  se  détruire.  Il  voit  des  ruis- 
seaux de  sang  qui  coulent  depuis  sept  années, 
et  ce  sang  est  celui  des  enfans  de  Dieu.  Le  père 
commun  sent  ses  entrailles  déchirées;  il  gémit 
sur  la  montagne  sainte  ;  il  lève  des  mains  pures 
au  ciel;  il  tâche  d'apaiser  Dieu,  afin  que  Dieu 
apaise  les  hommes  ;  il  nous  envoie  un  nouveau 
Jubilé,  afin  que  l'esprit  de  paix  descende  sur 
les  cœurs  désunis.  Joignons,  mes  très-chers 
Frères,  nos  vœux  aux  siens.  Hâtons-nous  de 
demander  ce  que  nous  avons  un  si  pressant 
besoin  d'obtenir.  Soupirons  après  cette  paix 
d'ici-bas,  puisqu'elle  peut  servir  pour  nous  pré- 
parer à  celle  de  la  Jérusalem  d'en-haut.  Deman- 
dons des  jours  sereins  qui  soient  l'image  de  ce 
beau  jour,  de  ce  jour  sans  nuage  et  sans  fin,  où 
nous  verrons  la  lumière  dans  la  source  de  la 
lumière  même  ;  de  ce  jour  où  nous  n'aurons 
plus  d'autre  soleil  que  Dieu  et  d'autre  lumière 
que  l'Agneau;  de  ce  jour  où  les  douleurs,  les 
gémissemens  et  les  maux  s'enfuiront  à  jamais. 

Mais  le  vrai  moyen  de  finir  la  guerre  causée 
par  nos  péchés  est  de  finir  les  péchés  qui  la 
causent.  Dieu  ne  la  permet,  dit  saint  Augustin, 
que  pour  humilier  les  ornes  et  pour  exercer  leur 
patience.  C'est  le  grand  bien  que  nous  pouvons 
tirer  de  tant  de  maux.  Que  chacun  repasse  ses 
années  dans  l'ainertunie  de  son  orne  ;  que  tout 

^  De  Civ.  Diti.  liti.  xiK.,  cap.  vu  :  p.  531.  —  -  Ep^ 
ccxxix  ,  ad  Dar'tHin,  n.  2  :  t.  ii  ,  p.  836. 


172 


MANDEMENTS. 


enfant  prodigue  revenu  de  ses  égaremens  s'é- 
crie :  0  Père,  j'ai  péché  contre  le  ciel  et  contre 
vous!  Gardez-vous  bien,  mes  très-chers  Frères, 
de  regarder  le  Jul)ilé  comme  un  asile  du  relâ- 
chement contre  la  pénitence.  Le  Jubilé  ,  tout 
au  contraii-e,  est  un  adoucissement  de  la  péni- 
tence extérieure,  qui  invite  les  hommes  à  redou- 
bler la  pénitence  du  cœur.  Déchirez  vos  cœurs 
et  non  pas  vos  vêfemens  ,  dit  l'Eglise  après 
l'Ecriture.  L'Eglise  relâche  de  grandes  peines, 
il  est  vrai  ;  mais  elle  ne  dispense  point  de  la 
douleur  d'avoir  péché.  Au  contraire,  c'est  celui 
à  qui  il  est  le  plus  remis,  qui  doit  le  plus  aimer, 
le  plus  sentir  l'excès  de  la  bonté  qui  l'épargne, 
le  plus  détester  son  ingratitude,  le  plus  haïr 
tout  ce  qu'il  a  aimé  et  que  Dieu  n'aime  pas. 
L'indulgence  n'élargit  point  la  voie  étroite. 
Elle  ne  nous  dispense  point  de  suivre  Jésus- 
Christ  eu  portant  la  croix  avec  lui,  ni  de  nous 
renoncer  nous-mêmes.  Elle  soulage  seulement 
notre  foiblesse  ;  elle  nous  supporte  dans  notre 
découragement  ,  en  attendant  que  nous  crois- 
sions en  Jésus-Christ,  et  que  nous  soyons  deve- 
nus robustes  dans  la  foi.  0  vous  tous  qui  êtes 
fatigués  et  chargés  ,  venez  à  Jésus-Christ ,  il 
vous  soulagera  ;  venez  ,  goûtez  ,  et  voyez  com- 
bien le  Seigneur  est  doux  !  Du  moins  ayez  le 
courage  d'en  faire  l'expérience,  et  bientôt  vous 
direz  comme  le  prophète  :  fai  couru  dans  la 
voie  de  vos  commandemens ,  dès  que  l'amour  a 
élargi  mon  cœur.  Qu'on  se  détîe  de  soi,  qu'on 
se  fie  à  Dieu,  qu'on  se  livre  à  un  bon  confes- 
seur, qui,  plein  de  l'esprit  de  grâce,  mène  tout 
à  sa  fin  avec  force  et  douceur.  Qu'on  ne  se 
confesse  que  pour  se  convertir  et  pour  se  corri- 
ger. Qu'on  cherche  le  confesseur  qu'on  avoit 
toujours  craint  ,  parce  qu'il  ne  flatte  pas ,  et 
qu'on  craigne  celui  qu'on  cherchoit,  s'il  est  vrai 
qu'il  flatte.  Que  la  grâce  du  Jubilé  se  fasse 
sentir  par  les  fruits  ,  et  qu'elle  change  les 
mœurs  corrompues.  Que  les  pauvres  devien- 
nent humbles,  exempts  de  faste  et  charitables. 
Que  la  sanctification  du  jour  du  Seigneur  ré- 
pande ses  grâces  sur  tous  les  autres  de  la 
semaine.  Que  l'ivrognerie  ,  qui  exclut  du 
royaume  de  Dieu  ,  selon  l'Apôtre,  fasse  hor- 
reur aux  Chrétiens  ;  que  l'impureté  ne  soit  pas 
même  nommée  parmi  eux.  Qu'on  se  détache 
d'une  vie  qui  échappe  à  tout  moment;  qu'on 
se  prépare  au  royaume  de  Dieu,  qui  ne  finira 
jamais,  et  qui  sera  bientôt  le  nôtre,  si  nous  le 
désirons  ;  qu'efin  l'amour,  loin  d'être  un  com- 
mandement onéreux  ,  soit  l'adoucissement  de 
tous  les  autres,  et  qui  nous  rende  nos  croix 
légères  par  ses  consolations. 


Profitez  donc,  mes  très-chers  Frères,  de  la 
grâce  qui  vous  est  olferte  ;  n'endurcissez  pas 
vos  cœurs  en  ce  jour  de  miséricorde.  C'est  par 
la  pénitence  que  vous  désarmerez  la  colère  de 
Dieu  pour  rappeler  la  paix  sur  la  terre.  Venez , 
vous  tous  qui  avez  la  bienheureuse  soif,  vous 
puiserez  avec  Joie  dans  les  fontaines  du  Sauveur. 

Nous  avons  jugé  à  propos  de  ne  faire  gagner 
le  Jubilé  aux  peuples  de  notre  diocèse  que  pen- 
dant la  quinzaine  qui  commence  précisément 
le  lundi  d'après  le  dimanche  de  la  Passion,  et 
qui  finit  le  dimanche  de  Pâque,  afin  que  cha- 
cun soit  plus  touché  et  plus  recueilli  dans  le 
concours  de  la  grande  solennité  de  Pâque  avec 
la  grâce  du  Jubilé.  Ainsi  tout  le  temps  du  Ca- 
rême servira  à  se  préparer  à  ces  deux  grandes 
actions  réunies  dans  une  seule. 

Mais  comme  les  malades  peuvent  ne  vivre 
pas  jusqu'à  ce  temps-là,  et  que  les  militaires 
peuvent  être  obligés  de  partir  avant  ce  terme, 
nous  donnons  aux  uns  et  aux  autres  la  conso- 
lation de  pouvoir  gagner  le  Jubilé  dès  le  com- 
mencement du  Carême,  quand  leurs  confesseurs 
les  trouveront  suffisamment  préparés. 

Au  reste  ,  comme  il  faut ,  selon  la  Bulle, 
faire  quelque  aumône,  nous  réglons  que  chaque 
particulier  qui  ne  sera  pas  dans  uue  impuis- 
sance véritable  donnera  au  moins  trois  sous 
pour  les  pauvres  malades,  exhortant  tous  ceux 
qui  sont  en  état  de  donner  davantage  de  le  faire 
à  proportion  de  leurs  facultés.  Ils  mettront  leurs 
aumônes  entre  les  mains  de  leurs  pasteurs,  qui 
les  remettront  entre  les  mains  des  trésorières  de 
la  Charité,  s'il  y  a  dans  leur  lieu  des  assemblées 
de  charité  pour  les  pauvres  ;  sinon  ils  les  distri- 
bueront eux-mêmes  aux  pauvres  de  leurs  pa- 
roisses selon  leur  prudence. 

La  bulle  détermine  suffisamment  les  autres 
choses  qu'on  doit  faire  pour  gagner  le  Jubilé. 
Il  ne  nous  reste  qu'à  désigner  les  églises  qu'il 
faudra  visiter,  et  où  chacun  devra  faire  ses 
prières,  etc. 

Donné  àCambrai,  le  douzième  de  mars  1707. 


X. 


MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 
1707. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi,  salut 
et  bénédiction. 


Î\]ANDEMENTS. 


173 


Nous  n'avons  jamais  eu,    mes  très -chers  J'où  nous  viendra  le  vrai  secours,  et  nous  di- 

Frères,  un  si  pressant  besoin  de  prier  pour  la  sons  :  C'est  du  Seigneur  qu'il  nous  viendra, 

tranquillité  publique,  qu'en  ce  temps  oia  la  paix  C'est  en  nous  humiliant  ;  c'est  en  nous  défiant 

semble  s'éloigner,  et  où  les  maux  de  la  guerre  de  nous-mêmes;  c'est  en  apaisant  la  colère  de 

augmentent.  Dieu  ,  que  nous  apaiserons  la  jalousie  des  na- 

11  est  vrai ,  comme  le  remarque  saint  Augus-  tions  voisines.  Disons  à  Dieu  .  C'est  par  vous 

tin ,  que  si  les  hommes  gardoient  les  règles  du  que  nous  dissiperons  les  années  de  nos  ennemis, 

(liristianisme  ,   ils   conserveroient ,    même  au  ei  c'est  en  votre  nom  que  nous  mépriserons  ceux 

milieu  des  combats,  une  sincère  bienveillance  qui  s'élèvent  contre  nous.  Je  nespéirrai  point  en 

pour  les  peuples  ennemis.  Les  bons ,  dit  ce  mon  arc,  et  ce  n'est  point  mon  glaive  qui  me 

Père ',  combattroient  sans  perdre  jamais  le  sen-  sauverai  Demandons  à  Dieu,  mes  très-chers 

['imeni  de  compjassion ,  que  l'humanité  inspire.  Frères,   non  des  triomphes  inutiles,   non  la 

«  La  volonté  ,  ajoute  ce  Père  ',  doit  garder  la  perte  de  nos  ennemis,  puisqu'ils  sont  nos  frères 

»  paix,  quoique  la  nécessité  réduise  à  faire  la  mais  des  succès  qui  amènent  une  paix  solide  et 


»  guerre  ;  car  on  ne  cherche  point  la  paix  pour 
»  recommencer  la  guerre.  Au  contraire,  on  fait 
»  la  guerre  pour  s'assurer  de  la  paix.  »  Mais 
où  est-ce,  dit  encore  ce  saint  docteur  ^,  «  qu'on 
»  nous  donnera  une  armée  composée  de  soldats 
»  tels  que  la  doctrine  de  Jésus-Christ  les  de- 
»  mande?  »  De  plus ,  une  armée  qui  observe- 
roit  inviolablement  cette  discipline  évangélique 
auroit  le  malheur  de  répandre  malgré  elle  le 
sang  humain.  Elle  ne  seroit  assemblée  que  pour 
faire,  dans  l'espérance  des  biens  à  venir,  des 


constante  pour  réunir  toutes  les  nations  chré- 
tiennes. Demandons  ce  qu'un  prophète  a  promis 
au  nom  du  Seigneur.  Je  briserai  l'ajx-,  le  glaive, 
et  la  guerre,  et  je  les  ferai  dormir  avec  con- 
fiance... ;  et  voici  ce  qui  arrivera  en  ce  jour. 
J'exaucerai ,  dit  le  Seigneur,  j'exaucerai  les 
deux,  et  les  deux  exauceront  la  teiTe ,  et  la 
terre  répandra  le  blé,  le  vin  et  l'huile....  Je 
dirai  :  Vous  êtes  mon  peuple  ,  et  il  répondra  : 
]'ous  êtes  mon  Dieu  *.  Soupirons  donc  après 
cette  paix  de  la  terre  ;  mais  gardons-nous  bien 


maux  présens  dont  elle  auroit  horreur.  Quelle  d'oublier  jamais  celle  du  ciel ,   pour  laquelle 

déplorable  nécessité  !  seule  nous  devons  demander  celle  d'ici-bas. 

Il  faut  donc  demander  à  Dieu  qu'il  abrège  «  Si  la  paix  humaine ,  dit  saint  Augustin  *,  est 

ces  jours  de  péché ,  de  licence  ,  de  scandale  et  »  si  douce  pour  la  conservation  temporelle  des 

de  tentation,  où  les  cœurs  même  les  plus  justes,  »  hommes  mortels,  combien  plus  sera  douce 


les  plus  modérés  et  les  plus  humains  sont  en- 
traînés par  le  torrent,  et  ne  peuvent  donner 
une  borne  certaine  aux  maux  qu'ils  sont  con- 
traints de  tolérer. 

Prions  Dieu,  mes  très-chers  Frères,  qu'il 
bénisse  les  armes  du  Roi.  Ce  n'est  point  pour 
sa  propre  cause  que  ce  prince  combat.  Il  se 
borne  à  défendre  son  petit-lils ,  que  la  nation 
espagnole  est  venue  lui  demander  pour  le  met- 
tre sur  le  trône  de  son  oncle  .  en  vertu  de  son 
testament.  Il  ne  fait  que  prêter  son  secours  à  la 
monarchie  d'Espagne ,  sans  aucune  vue  d'am- 
bition pour  la  sienne.  Des  intentions  si  droites 
nous  font  espérer  pour  lui  le  secours  d'en-haut. 
Que  nos  ennemis  se  glorifient  de  leurs  forces  ; 
pour  nous  c'est  au  nom  du  Seigneur  que  nous 
mettons  notre  confiance.  Quoique  la  France, 
après  tant  de  pertes,  se  montre  encore  de  tous 
côtés  supérieure  à  ses  ennemis;  quoique  rien 
ne  semble  pouvoir  épuiser  les  ressources  qu'elle 
trouve  dans  son  courage,  dans  sa  patience,  et 
dans  son  zèle  pour  son  Roi ,  nous  levons  néan- 
moins les  yeux  vers  les  montagnes ,  pour  voir 


*  Ep.  cxxxviii ,  n.  14  :  t.  II  ,  p.  4*6.  — 
.  6  :  p.  G99.  —  '^  Ep,  cxxviii,  11,  13  ;  p. 


Ep.   CLXXXIX, 

ilG. 


»  cette  paix  divine,  qui  fait  le  salut  éternel  des 
»  esprits  célestes?  Ainsi  quand  nous  entendons 
»  ces  paroles  :  Que  les  coelrs  soient  en  haut  ; 
»  prenons  garde  que  notre  réponse  ne  soit  pas 
»  un  mensonge ,  et  que  nous  ne  répondions 
»  faussement  :  Nols  les  tenons  élevés  au  Sei- 

»    GNEUR.   » 

A  ces  causes,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  18  d'août  1707. 


XI. 

MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 

DE    l'année   1708. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

Saint  Augustin  ,  mes  très-chers  Frères,  re- 
présente à   son    peuple   que  la   discipline  du 

>  Ps.  XLiii.  7,  —  *  Oie>,  u  ,  40.  —  ^  Ep.  cLXXXiX,  n. 

C   :   11.   699. 


i74 


MANDEMENTS. 


Carême  est  autorisée  dans  Vancienne  loi ,  dans 
les  prophètes  et  dans  l' Évangile  ' .  Il  ajoute  que 

les  conciles  des  Pères ont  persuadé  au  monde 

chrétien  qu'il  doit  se  préparer  ainsi  à  la  célébra- 
tion de  la  Pôque-.  Saint  Ambroise  fait  remonter 
le  jeune  jusqu'à  l'origine  du  monde.  C'est  en 
mangeant  le  fruit  défendu,  dit-il,  que  l'homme 
fut  chassé  du  paradis  terrestre ,  et  c'est  par 
l'abstinence  qu'il  y  rentre  :  «  En  jeûnant  Moïse 
»  reçut  la  loi  ;  Pierre  eut  la  révélation  du  mys- 
»  tère  de  la  vocation  des  Gentils  au  baptême: 
»  Daniel  ferma  les  gueules  des  lions  ,  et  décou- 
»  \rit  les  temps  à  venir  ^.  » 

Remarquez  que  dans  les  siècles  où  ces  Pères 
parloient ,  le  jeûne  étoit  très-rigoureux ,  et  très- 
religieusement  observé.  Maintenant  il  est  très- 
radouci,  et  \iolé  sans  scrupule.  Autrefois  on 
jeûnoit  jusqu'au  soleil  couché,  et  on  ne  prenoit 
que  de  vils  alimens  '\  Aujourd'hui  on  élude  la 
règle  pour  la  quantité,  en  mangeant  dans  un 
seul  repas  presque  autant  qu'on  mange  d'ordi- 
naire en  deux ,  et  pour  la  qualité  on  tourne  en 
délicatesse  de  ragoûts  l'abstinence  même. 

Mais  quoi  !  les  raisons  de  jeûner  furent-elles 
jamais  plus  pressantes  qu'en  notre  temps? 

On  doit  jeûner  pour  réprimer  les  tentations. 
Et  quand  est-ce  que  les  hommes  furent  plus 
tentés?  Tout  est  piège,  tout  est  scandale;  la 
pudeur  est  tournée  en  dérision;  le  mal  s'appelle 
bien.  La  loi  du  monde  semble  avoir  prescrit 
contre  celle  de  Dieu. 

Le  jeûne  doit  donner  à  la  nourriture  du  pau- 
vre ce  qu'il  retranche  à  celle  du  riche.  Mais  le 
monde  eut-il  jamais  tant  de  pauvres?  Le  ravage 
des  guerres  appauvrit  moins  les  honuues,  que 
le  luxe,  le  faste  et  la  mollesse.  Les  pauvres  sont 
abandonnés,  parce  que  les  riches  sont  appauvris 
eux-mêmes  sous  le  joug  des  vaines  bienséances 
qui  les  tyrannisent. 

Le  jeûne  doit  servir  à  expier  les  péchés  du 
peuple  :  ainsi  plus  ou  a  péché ,  plus  on  doit 
jeûner.  Mais  nos  jours  ne  sont-ils  pas  lesjoum 
du  péché?  L'ambition  et  l'avarice  ne  font  plus 
qu'une  seule  passion ,  qui  enlève  tout  pour  tout 
dissiper.  Le  faste  répandu  dans  les  mœurs  rend 
la  probité  presque  impossible.  La  justice  n'est 
plus  qu'un  beau  nom.  L'impiété  passe  pour 
force  d'esprit.  Vous  trouvez  presque  partout . 
ou  le  scandale ,  ou  la  superstition ,  ou  l'hy- 
pocrisie. L'Église  n'est  plus  écoutée;   les  pé- 


cheurs lui  font  la  loi  jusque  dans  le  tribunal  de 
la  pénitence. 

Enfin  le  jeûne  doit  apaiser  Dieu.  Hélas  ! 
quand  est-ce  qu'il  fut  plus  irrité  contre  nous? 
Combien  y  a-t-il  d'années  que  les  Chrétiens  se 
déchirent,  pendant  que  les  Infidèles  vivent  en 
paix.  Il  semble  que  Dieu  nous  punit  les  uns  par 
les  autres.  Ou  s'accoutume  à  cet  affreux  spec- 
tacle; on  le  voit  sans  horreur;  on  ne  gémit  plus 
pour  en  obtenir  la  lin. 

Tant  de  fortes  raisons  nous  faisoient  désirer 
ardemment  de  rétablir  entîn  la  sainte  discipline 
du  Carême,  que  l'état  violent  de  cette  frontière 
a  altérée  depuis  quelques  années.  Mais  il  faut 
avouer,  mes  très-chers  Frères,  que  les  malheurs 
de  la  guerre  ,  qui  devroient  redoubler  la  péni- 
tence des  peuples,  sont  précisément  ce  qui  nous 
contraint  d'user  encore  cette  année  de  quelque 
relâchement  à  leur  égard  pour  le  Carême.  Nous 
protestons  devant  Dieu,  que  c'est  pour  soulager 
les  véritables  pauvres  dans  ce  triste  temps ,  et 
non  pour  flatter  les  riches  voluptueux  dans  leur 
mollesse ,  que  nous  usons  encore  de  condescen- 
dance. 

C'est  dans  cet  esprit  que  nous  permettons 
l'usage  des  œufs  à  tous  nos  diocésains  ,  excep- 
tant néanmoins  les  quatre  premiers  et  les  qua- 
tre derniers  jours  du  Carême. 

De  plus ,  comme  les  militaires  reviennent 
d'une  rude  campagne ,  et  sont  à  toute  heure 
sur  le  point  de  se  remettre  en  marche,  pour 
recommencer  leurs  fatigues,  nous  leur  permet- 
tons de  manger  de  la  viande  cinq  jours  de  la 
semaine ,  savoir ,  le  dimanche ,  le  lundi ,  le 
mardi,  le  mercredi  et  le  jeudi,  exceptant  néan- 
moins le  mercredi  des  Cendres  et  toute  la  se- 
maine sainte. 

Mais  nous  ne  prétendons  pas  comprendre 
dans  celte  dispense ,  par  rapport  à  la  viande , 
aucun  des  officiers  des  états-majors  des  places , 
parce  que ,  demeurant  tranquillement  chez  eux 
dans  des  villes ,  ils  peuvent  encore  plus  facile- 
ment que  le  peuple ,  se  contenter  des  œufs  qui 
leur  sont  permis  ". 

Au  reste ,  quoique  nous  permettions  à  tous 
nos  diocésains  l'usage  des  œufs,  et  aux  militaires 
celui  de  la  viande  en  la  manière  ci-dessus  ex- 
pliquée ,  nous  conservons  néanmoins  le  com- 
mandement de  l'Église  dans  toute  sa  force  à 
l'égard  du  jeûne,  pour  tous  les  jours  du  Carême, 


1  7«  Psal 

ex 

II.  1 

:   1 

.  1^  1 

P- 

1244. — 

^  Ep. 

LV  , 

ad 

Janiiar.  n. 

27  : 

t.    u 

r- 

139 

-  3  S.  Aï 

BR.    Ep 

LXlll  , 

n. 

Î6  :  t.  1 

.  P- 

1026. 

*  S. 

Al- G.  SerjH. 

cr.x,  11. 

11 

:  t. 

V 

,  p.  932. 

a  Le  MaiiJeuienl  Ju  15  février  1707  est  absoluiiienl  con- 
forme a  celui-ci,  pour  les  adoucissements  que  Fénelon  ap- 
porte à  la  loi  (lu  CarOmc.  C'est  pour  cela  que  nous  en  avons 
omis  le  dispositif. 


MANDEMENTS. 


iU 


où  la  loi  de  l'Église  l'exige.  Plus  on  est  dispensé 
de  l'abstinence ,  et  soutenu  par  une  forte  nour- 
riture, pluî,  on  est  en  état  de  ne  faire  qu'un  seul 
repas,  avec  une  légère  collation. 

II  faut  que  les  riches  entrent  dans  les  senti- 
mcns  de  l'Église  en  faveur  des  pauvres ,  afin 
que  la  charité  gagne  en  cette  occasion  ce  que  la 
pénitence  semble  perdre.  Ainsi  tous  ceux  qui 
mangeront  des  œufs,  et  qui  peuvent  donner 
trois  sous  en  aumône ,  les  donneront.  Nous 
exhortons  tous  ceux  qui  peuvent  donner  plus 
abondamment,  à  faire  pour  leur  salut  éternel 
une  partie  de  ce  qu'ils  font  tous  les  jours  pour 
le  faste  du  siècle.  Nous  désirons  que  les  au- 
mônes soient  mises  entre  les  mains  de  la  tréso- 
rière  de  l'assemblée  de  la  charité  dans  les  villes 
où  l'on  a  établi  de  telles  assemblées  pour  les 
pauvres  malades,  afin  qu'elles  soient  distribuées 
de  concert  avec  les  pasteurs ,  et  que ,  dans  tous 
les  autres  lieux ,  chacun  donne  son  aumône  au 
pasteur  pour  le  même  usage. 

Donné  à  Cambrai  le  1  i  février  1708. 


XII. 

MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 

1708  *. 

Frakiçois  ,  etc. ,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi  , 
salut  et  bénédiction. 

Si  le  monde  n'avoit  jamais  vu  la  guerre  al- 
lumée entre  les  nafions  voisines,  il  auroit  peine 
à  croire  que  les  hommes  pussent  s'armer  les 
uns  contre  les  autres.  Eux  qui  sont  accablés  de 
leur  misère  et  de  leur  mortalité,  ils  augmentent 
avec  industrie  les  plaies  de  la  nature  ,  et  ils  in- 
ventent de  nouvelles  morts.  Ils  n'ont  que  quel- 
ques momens  à  vivre ,  et  ils  ne  peuvent  se 
résoudre  à  laisser  couler  en  paix  ces  tristes  mo- 
mens. Ils  ont  devant  eux  des  régions  immenses 
qui  n'ont  point  encore  trouvé  de  possesseur ,  et 
ils  s'entre-déchirent  pour  un  coin  de  terre. 
Ravager ,  répandre  du  sang ,  détruire  l'huma- 
nité ,  c'est  ce  qu'on  appelle  l'art  des  grands 
hommes.  Mais  les  guerres  ne  sont,  dit  saint  Au- 
gustin, que  des  spectacles,  où  le  démon  se  joue 
cruellement  du  genre  humain  :  ludi  dœmonum. 

Les  princes  les  plus  justes  et  les  plus  modérés 

Voyez,  au  sujet  de  ce  Mandement,  la  lettre  de  Fénelon 
»u  P.  Lanii,  bt5u(5diciin,  du  30  nov.  1708.  [Edit.  de  Fers.) 


sont  réduits  à  prendre  les  armes.  Malheur 
d'autant  plus  déplorable,  dit  saint  Augustin  , 
qu'il  est  devenu  nécessaire  !  Dieu  même  fait  en- 
trer la  guerre  dans  ses  desseins  de  miséricorde, 
comme  ou  fait  entrer  les  poisons  les  plus  mor- 
tels dans  la  composition  des  remèdes  les  plus 
salutaires.  Hélas!  quelle  doit  être  l'extrémité  de 
nos  maux  ,  puisqui;  nous  avons  besoin  d'un  si 
violent  remède  !  «  Une  longue  paix,  dit  saint 
»  Cyprien  ' ,  corrompt  la  discipline  que  Dieu 
»  avoit  donnée  aux  hommes.  Il  faut  qu'un  châ- 
»  timent  céleste  vienne  réveiller  notre  foi  abat- 
»  tue  et  comme  endormie.  »  Dieu  punit  les 
peuples  les  uns  par  les  autres,  parce  que  tous 
ont  péché.  11  frappe  ces  grands  coups  qui  ébran- 
lent la  terre  ,  dit  saint  Augustin  ,  pour  dompter 
l'orgueil  des  méchans ,  et  pour  exercer  la  pa- 
tience des  bons.  Il  y  a  déjà  huit  ans ,  mes  très- 
chers  Frères,  que  la  main  est  levée,  et  on  ne 
la  reconnoit  pas.  Les  pécheurs  sont  abattus  sans 
être  convertis.  Jamais  on  ne  vit  tant  de  faste  et 
tant  de  mollesse  ;  jamais  tant  de  bassesse  pour 
l'intérêt ,  et  tant  de  hauteur  contre  la  vertu.  Le 
luxe  ne  vit  que  d'injustice.  L'état  violent  où 
chacun  se  jette  sape  lesfondemens  de  toute  pro- 
bité, et  corrompt  le  fond  des  mœurs  des  nations 
entières.  L'humilité  est  foulée  aux  pieds,  et  la 
simplicité  est  tournée  en  dérision.  La  curiosité 
et  la  présomption  sont  au  comble.  L'autorité  de 
l'Eglise  n'est  plus  qu'un  grand  nom.  Seroit-ce 
que  nous  approcherions  des  derniers  temps,  où 
la  charitc  sera  refroidie,  F  iniquité  abondante  , 
et  où  le  Fils  de  l'homme  trouvera  à  peine  de  la 
foi  sur  la  terre?  Ne  cherchons  point  ailleurs 
qu'en  nous-mêmes  la  source  de  nos  maux.  Nos 
péchés  sont  nos  plus  grands  ennemis.  Ils  nous 
attirent  tous  les  autres.  Nous  combattons  contre 
les  autres  ;  et  loin  de  vaincre  ceux-ci,  nous  nous 
livrons  lâchement  à  eux.  Nous  ne  pouvons  cal- 
mer la  tempête  qui  agite  toutes  les  nations  chré- 
tiennes ,  qu'en  apaisant  la  juste  colère  de  Dieu. 
Il  aime  à  être  désarmé  par  des  cœurs  contrits  et 
humiliés.  Après  s'être  irrité  ,  il  se  ressouvient 
de  ses  anciennes  miséricordes.  Demandons-lui, 
non  la  destruction  de  nos  ennemis ,  qui  ne  ces- 
sent jamais  d'être  nos  frères,  mais  notre  réunion 
avec  eux  par  une  bonne  paix.  Demandons-lui 
cette  paix  ,  non  pour  flatter  nos  passions ,  pour 
nous  attacher  aux  douceurs  trompeuses  du  pè- 
lerinage ,  et  pour  nous  faire  oublier  notre  véri- 
table patrie ,  mais  au  contraire  atin  que  nous 
soyons  plus  libres ,  plus  tranquilles ,  plus  re- 
cueillis et  plus  préparés  au  royaume  de  Dieu. 

'  De  La})sis,  p.  182. 


176 


MANDEMENTS. 


Prions  pour  la  prospérité  des  armes  du  Roi,  afin 
qu'elles  nous  procurent ,  selon  ses  desseins  ,  un 
repos  qui  console  l'Eglise  aussi  bien  que  les 
peuples,  et  qui  soit  sur  la  terre  une  image  du 
repos  céleste. 

A  ces  causes  ,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  12  mai  1708. 


XIII 
MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 

DE  l'année  1709. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  ,  salut  et  bénédiction. 

Vous  savez ,  mes  très-chers  Frères,  que  nous 
n'avons  point  cessé  de  maintenir  dans  ce  diocèse 
la  loi  du  Carême,  malgré  les  vives  instances  qui 
nous  ont  été  faites  depuis  quelques  années  , 
pour  nous  obliger  à  en  interrompre  l'observa- 
tion. Il  nous  a  paru  que  les  malheurs  de  la 
guerre,  loin  de  devoir  ébranler  une  si  sainte 
discipline,  la  rendent  plus  nécessaire  que  jamais. 
Les  pécheurs  doivent-ils  cesser  de  taire  péni- 
tence ,  parce  que  la  colère  de  Dieu  éclate  sur 
eux?  Nous  éprouvons  ce  que  Jérémie  disoit  du 
peuple  juif  *  .  Ils  ont  semé  du  blé,  et  ils  ont 
moissonné  des  épines;  ils  ont  acquis  des  héri- 
tages,  et  ils  leur  seront  infructueux;  c'est  la 
colère  du  Seigneur  qui  con  fondra  \ os  espévdincas 
pour  les  fruits  de  vos  champs.  Faut-il  s'éton- 
ner que  Dieu  frappe  la  terre  qu'il  voit  couverte 
d'un  déluge  d'iniquités''  «  Vous  murmurez, 
»  disoit  saint  Cyprien  aux  infidèles  ^ ,  de  ce  que 
»  Dieu  est  irrité ,  comme  si  vous  méritiez  par 
»  vos  mauvaises  mœurs  de  recevoir  quelque 
»  bien  de  lui;  comme  si  toutes  ces  calamités 
»  qui  viennent  fondre  sur  vous  n'étoient  pas 
»  douces  et  légères  en  comparaison  de  vos 
»  crimes.  Vous  qui  vous  mêlez  de  juger  les 
))  autres  hommes ,  soyez  enfin  juge  de  vous- 
j)  même  ;  pénétrez  jusque  dans  les  replis  cachés 
»  de  votre  conscience,  ou  plutôt  regardez- vous 
»  vous-même  ,  tel  que  tout  le  monde  vous  voit 
»  à  découvert;  puisqu'il  ne  reste  plus  en  vous 
»  ni  crainte  ni  pudeur,  qui  vous  détourne  de 
»  pécher,  et  que  vous  faites  le  mal  comme  si 
»  vous  en  deviez  tirer  des  louanges.  Vous  êtes 
»  ou  enflé  d'orgueil,  ou  ravisseur  du  bien  d'au- 


»  trui,  ou  emporté  de  colère,  ou  ruiné  par  le 
»  jeu  ,  ou  abruti  par  l'excès  du  vin  ,  ou  rongé 
»  d'envie  ,  ou  infâme  par  vos  impuretés ,  ou 
»  cruel  par  votre  vengeance  ;  et  vous  vouséton- 
»  nez  de  ce  que  la  colère  de  Dieu  croît  pour 
»  punir  le  genre  humain ,  pendant  que  les  pé- 
»  chés  qu'il  doit  punir  croissent  de  jour  en  jour. 
»  Vous  vous  plaignez  de  ce  que  l'ennemi  vous 
»  fait  sentir  les  maux  de  la  guerre  ,  et  vous  ne 
»  voyez  pas  que  si  vous  n'aviez  au  dehors  aucun 
»  ennemi,  vous  deviendriez  bientôt  vous-même 
»  votre  propre  ennemi  au  milieu  de  la  paix.  » 
En  effet,  le  luxe  et  le  faste,  qui  dérèglent  toutes 
les  mœurs  et  qui  confondent  toutes  les  con- 
ditions ;  l'avarice  ,  l'ambition  et  l'envie ,  qui 
rendent  tous  les  hommes  incompatibles ,  ne 
ruinent  pas  moins  un  peuple  que  la  guerre 
même.  Vous  n'avez,  dit  le  même  Père  %  qu'une 
impatience  toujours  criante  et  plaintive ,  au  lieu 
de  la  patience  forte,  religieuse  et  tranquille  que 
Dieu  demande  à  ses  enfans  :  cessez  de  critiquer 
témérairement  ce  qui  est  au-dessus  de  vous ,  et 
remédiez  aux  maux  publics  par  une  humble 
correction  de  vos  mœurs  qui  en  sont  la  véri- 
table cause.  Quoi ,  dit  encore  ce  Père  * ,  «  tant 
»  de  coups  terribles  de  la  main  de  Dieu  ne  vous 
»  rappellent  point  à  la  règle  et  à  l'innocence...! 
»  Dieu  est  tout  prêt  à  finir  nos  peines;  mais 
»  l'indignité  des  pécheurs  l'empêche  de  nous 

»  secourir Ce  qui  l'irrite  le  plus  est  de  voir 

»  que  tant  de  chàfimens  ne  peuvent  nous  con- 
»  vertir.  »  Il  est  donc  vrai ,  mes  très-chers 
Frères,  que,  loin  de  chercher  des  adoucisse- 
mcns  au  jeûne  du  Carême,  nous  devrions  l'aug- 
menter à  proportion  de  nos  péchés  et  des  maux 
qu'ils  attirent  sur  nous. 

Mais  Dieu  daigne  se  contenter  de  ce  que 
notre  bonne  volonté  lui  offre ,  dans  l'impuis- 
sance défaire  mieux.  Les  sources  du  commerce 
pour  le  poisson  de  mer  nous  sont  fermées  ;  la 
rigueur  de  l'hiver  nous  prive  des  légumes;  la 
campagne  désolée  manque  d'œufs;  ce  qui  a 
échappé  aux  ravages  de  la  guerre  devient  né- 
cessaire et  presque  insuffisant  aux  troupes  in- 
nombrables qui  remplissent  tout  le  pays  ;  à  la 
cherté  se  joint  la  misère.  Nous  cédons  enfin  à 
une  si  triste  nécessité.  L'Eglise  ,  cette  mère 
pleine  de  tendresse  et  de  compassion  ,  descend 
jusqu'aux  derniers  besoins  de  ses  enfans.  Elle 
ne  souffre  ni  relâchement,  ni  mollesse,  ni  vains 
prétextes  pour  éluder  la  loi  :  mais  elle  a  appris 
de  son  Epoux  que  le  grand-prêtre  dans  une 
pressante  nécessité  donna  à  David  et  aux  siens 


1  .1er.  MU.  3.  —  -  Ad  Deiiielr,  [K  216  cl  scq. 


'  Ad  Démet)-.  —  ^  Jbid. 


I 


MANDEMENTS. 


177 


les  pains  consacrés  ,  que  les  prêtres  seuls  avaient 
permission  démanger.  Elle  sait  que  le  Seigneur, 
qui  est  maître  du  sabbat  '  ,  ne  l'est  pas  moins 
du  Carême  ,  et  qu'on  peut  dire  de  l'mstitution 
de  ce  grand  jeûne  ce  que  le  Fils  de  Dieu  a  dit 
de  l'institution  du  saint  repos  :  Le  sabbat  est  fait 
pour  l'homme,  et  non  l homme  pour  le  sabbat  *. 
Telle  est  la  condescendance  de  l'Eglise.  Com- 
ment ne  relâcheroit-elle  pas  un  peu  de  sa  dis- 
cipline présente,  elle  qui,  comme  dit  saint 
Augustin,  juge  que  la  paix  qu'elle  conserve 
avec  les  foibles  la  dédommage  de  ce  qu'elle  souf- 
fre certains  relàchemens  contre  la  loi  ?  Pacis  ip- 
sius  compensatione  sanaretur  ^. 

C'est  dans  cet  esprit ,  mes  très-chers  Frères, 
que  nous  permettons  les  choses  suivantes  ,  etc. 

Nous  voyons  avec  une  sensible  douleur  que 
la  plus  grande  partie  des  peuples  qui  n'obser- 
veront pas  le  Carême  avec  la  régularité  ordinaire 
ne  pratiqueront  que  trop  par  leur  misère  une 
abstinence  forcée.  Leur  consolation  doit  être  de 
la  tourner  en  mérite  par  une  humble  patience. 
«  Le  jeûne  ,  dit  saint  Augustin  %  nous  repré- 
»  sente  la  mortification  universelle  de  nos 
»  corps.  »  Ceux  mêmes  qui  ne  pourront  pas  se 
retrancher  l'usage  de  la  viande  ,  doivent  se 
modérer  dans  la  dispense  qui  leur  est  accordée, 
et  ne  se  permettre  rien  de  superflu  dans  les 
commodités  sensibles.  Enlin  les  peuples  qui 
nous  sont  confiés  peuvent  voir,  par  les  égards 
que  nous  avons  pour  leurs  besoins,  combien 
nous  sommes  éloignés  d'une  sévérité  dure  et 
rigoureuse.  C'est  ce  qui  doit  nous  préparer  dans 
leurs  cœurs  une  pleine  confiance  pour  les  temps 
plus  heureux,  où  nous  ne  manquerons  pas  de 
rétablir  dans  son  intégrité  celte  salutaire  péni- 
tence ,  que  les  apôtres  ,  instruits  par  l'exemple 
de  Jésus-Christ  même ,  ont  transmise  de  siècle 
en  siècle  jusqu'à  nous. 

Il  faut  que  les  riches  entrent  dans  les  senti- 
mens  de  l'Eglise  en  faveur  des  pauvres  ,  atin 
que  la  charité  gagne  en  celte  occasion  ce  que  la 
pénitence  semble  perdre.  Ainsi  tous  ceux  qui 
useront  de  la  présente  dispense,  et  qui  peuvent 
donner  trois  sous  en  aumône,  les  donneront. 

Nous  exhortons  tous  ceux  qui  peuvent  donner 
plus  abondamment,  à  faire  pour  leur  salut  éter- 
nel une  partie  de  ce  qu'ils  font  tous  les  jours 
pour  le  faste  du  siècle.  Nous  désirons  que  ces 
aumônes  soient  mises  entre  les  mains  de  la  tré- 
sorière  de  l'assemblée  de  la  Charité  dans  les 
villes  où  on  a  établi  de  telles  assemblées  pour 

'  Luc.  VI.  4  et  5.  —  *  Marc,  ii  ,27.  —  *  Ep.  CLXxxv  , 
ad  Boni/,  u.  44  :  I.  ii,  p.  660.  —  '  />  pcrj.  .Iitsiit.  Iw„i. 
cap.  VIII ,  II.  18  :  I.  \,  p.  174. 

FÉNELOX.    TOME    VI. 


les  pauvres  malades ,  afin  qu'elles  soient  dis- 
tribuées de  concert  avec  les  pasteurs,   et  que 
dansions  les  autres  lieux  chacun  donne  son  au- 
mône au  pasteur  pour  le  même  usage. 
Donné  à  Cambrai ,  le  3  février  1709. 


XIV. 
MANDEMENT 

POUR     DES     PRIÈRES     PUBLIQUES, 
SL'R   LA    STÉRILITÉ. 

1709. 

François  ,  etc. ,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

Nous  apprenons,  mes  très-chers  Frères,  avec 
une  sensible  douleur ,  qu'on  doit  craindre  une 
grande  stérilité.  La  terre  paroît  comme  morte  : 
elle  ne  promet  ni  fruits  ni  moisson  ,  et  le  prin- 
temps même  ne  la  ranime  point.  D'où  viennent 
ces  malheurs?  Les  hommes  n'ouvriront-ils  ja- 
mais les  yeux?  ne  sentiront-ils  jamais  la  main 
qui  les  frappe?  Us  ont  oublié  Dieu.  Ils  se  sont 
oubliés  eux-mêmes.  Ils  ont  contraint,  pour 
ainsi  dire,  leur  Père  céleste  aies  oublier.  Hélas! 
voici  la  neuvième  année  où  l'on  voit  couler  des 
ruisseaux  de  sang  dans  toute  la  chrétienté!  Mais 
les  hommes  sont  punis  ,  sans  être  corrigés.  Si 
nous  n'apaisons  au  plus  tôt  la  juste  colère  de 
Dieu,  au  glaive  vengeur  se  joindra  la  faim, 
plus  cruelle  que  le  glaive  même. 

Dieu  ,  dit  le  Psalmisle  * ,  a  appelé  la  faim  sur 
la  terre  ;  aussitôt  elle  accourt,  et  tout  appui  du 
pain  est  brisé.  Voilà  ,  dit  Isaïe  * ,  le  Seigneur 
dominateur  des  armées  qui  ùferu  de  Jérusalem 

et  de  Juda toute  force  du  pain.  Les  en  fans, 

dit  Jérémie  ^ ,  ont  demandé  où  est  le  pain , 

en  rendant  le  dernier  soupir  dans  le  sein  de  leurs 

mères La  langue  de  l'enfant  à  la  mamelle 

se  dessèche  de  soif  dans  sa  bouche.  Les  petits  ont 
demandé  du  pain,  et  personne  ne  leur  en  rompt. 
Ceux  qui  vivaient  dans  la  volupté,  tombent  en 
défaillance  au  milieu  des  chemins.  Ceux  qui  se 
nourrissaient  avec  délicatesse  ,   se  jettent  avec 

avidité  sur  l'ordure Ceux  que  le  glaive  abat 

sont  moins  et  plaindre  que  ceux  qui  périssent  de 
faim  ;  car  ceux-ci  sont  desséchés  et  consumés 
par  la  stérilité  de  la  terre. 


1  Ps.  civ.  16. 
4,  5  el  9. 


I.   —  ^  Tliren.  ii.  12  ;  el  iv. 


la 


ilS 


MANDEMENTS. 


«  La  faim  el  la  soif,  dit  saint  Augustin  *  , 
»  sont  (le  véritables  douleurs,  qui  nous  brillent, 
»  et  qui  nous  consument  comme  la  fièvre,  à 
»  moins  que  le  remède  des  alimens  ne  vienne 
»  nous  secourir.  Mais  comme  ce  remède  est 
«  tout  prêt ,  ô  mon  Dieu  ,  à  nous  soulager  par 
»  la  libéralité  de  vos  dons,  et  comme  le  ciel,  la 
»  terre  et  l'eau  nous  servent  dans  notre  infir- 
»  mité,  les  bommes  donnent  à  cette  calamité  le 
»  nom  de  délices.  »  Non ,  il  n'y  a  que  la  main 
de  Dieu  qui  retarde  cbaque  jour  par  ses  dons  la 
défaillance  procbuine  du  genre  bumain.  Les 
montagnes,  dit  le  Psalmiste  " ,  se  sont  élevées,  et 
fes  campagnes  sont  descendues  en  la  place  que 
Dieu  leur  a  marquée Cest  lui  qui  fait  cou- 
ler les  ioniens  dans  les  vallons  au  pied  des  mon- 
tagnes pour  désaltérer  tous  les  animaux 0 

Dieu,  la  terre  est  rassasiée  du  fruit  de  vos  mains. 
J^ lie  produit  ses  herhoges  pour  les  animaux  qui 
sont  au  service  de  l'homme.  La  terre  est  pleine 
de  vos  biens.  Tout  est  daiis  l'attente  de  la  nour- 
riture que  vous  distribuez  à  chacun  en  son  temps. 
Dès  que  vous  donnez ,  ils  recueillent.  Ouvrez- 
vous  votre  main  ,  tout  est  comblé  de  biens.  Mais 
détournez-vous  votre  face ,  ils  sont  dans  le  trou- 
ble. Itefusez-vous  l'esprit  de  vie ,  ils  tombent  en 
défaillance,  et  rentrent  dans  la  poussière.  Pen- 
dant que  les  hommes  s'enivrent  de  vaines  espé- 
rances, il  ne  faut  qu'une  gelée  après  une  fonio 
de  neige,  ou  qu'un  brouillard,  ^«uivid'un  rayon 
de  soleil ,  pour  confondre  tous  leurs  projets. 
Aussitôt  le  ciel  devient  d'airain  an-dessus  de 
leurs  têtes ,  et  la  terre  qui  les  porte  est  de  fer 
pour  eux  ^. 

Que  rcste-t-il  doue,  sinon  d'apaiser  Dieu  ? 
Sa  main  est  déjà  levée  sur  nous  :  mais  nous  sa- 
vons que  dix  justes  suftîsenl  pour  sauver  un 
peuple  innombrable  ;  non  delebopropter  decon  '' . 
0  peuples  consternés ,  écoutez  ces  douces  et  for- 
tes paroles  :  Voyez ,  dit  Dieu  à  ses  enfans  •' , 
ou  est— ce  que  vous  n'avez  pas  commis  des  abo- 
minations—  ?  C'est  ce  qui  a  empêché  la  pluie 
d'engraisser  vos  champs....  0 enfans,  revenez 
en  vous  tournant  vers  moi ,  et  je  vous  guérirai 

après  vos  égareniens 0  Israël ,  tes  voies 

et  tes  pensées  ont  attiré  sur  toi  tous  ces  maux. 
C'est  ta  malice  qui  se  tourne  en  anwrtume  ,  et 

qui  blesse  ton  cœur Mon  peuple  insensé  ne 

m'a  point  connu.  Mes  enfans  sont  sans  sagesse  et 
sans  cœur.  Ils  ne  sont  sages  que  pour  faille  le 
mal ,  et  ne  savent  pas  faire  le  bien J'ai  ras- 
sasié vos  enfans  ,  et  ils  ont  co7n7nis  des  crimes 

1  Conf.  lib.  X,  cap.  xxxi ,  n.  43  :  t.  i  ,  p.  185.  — 
'  Ps.  cm.  —  3  Deut.  xxviii.  23.  —  ^  Gen.  xxviii.  32.  — 
•  Jevein.  iii-xii. 


infâmes. . . .  Quoi  donc  ?  est-ce  que  je  ne  visiterai 
point  leurs  péchés,  et  que  je  ne  me  vengerai 

point  de  ces  peuples ?  Jusques  à  quand  la 

terre  sera-t-elle  en  deuil,  et  l'herbe  de  ses  champs 
sera-t-elle  desséchée  par  la  malice  des  peuples 

qui  r habitent ?  Ils  ont  semé  du  blé  ,  et  ils 

ont  moissonné  des  épines.  Ils  ont  acquis  des  hé- 
ritages,  et  ils  n'en  jouiront  pas.  Soyez  confon- 
dus par  les  fruits  mêmes  de  vos  terres —  Mais 
apr'es  que  je  les  aurai  arrachés,  je  changerai 
mon  cœAir  pour  eux,  j'en  aurai  pitié  ,  et  je  ré- 
tablirai chacun  d'eux  dans  la  jouissance  de  son 
héritage. 

Telles  sont  nos  espérances  pour  vous,  mes  très- 
cbers  Frères.  Celui  qui  menace  craint  de  frap- 
per. Il  ne  nous  montre  les  maux  qu'il  prépare, 
qu'afin  que  nous  les  détournions  de  dessus  nos 
têtes.  La  terre  ,  qui  refuse  ses  biens  aux  peuples 
ingi'ats  et  impéuiteus ,  germera  en  faveur  des 
peuples  humiliés  et  convertis.  Qu'est-ce  qu'un 
cœur  contrit  ne  peut  pas  sur  celui  de  Dieu  ?  Que 
si  sa  justice  vouloil  nous  éprouver  par  de  plus 
longues  peines ,  au  moins  nous  aurions  la  con- 
solation de  soufl'rir,  avec  amour  et  confiance  , 
ce  que  les  impies  soulfriroient  avec  révolte  et 
désespoir.  Quelle  diiïérence  entre  ceux  que  le 
Père  châtie  comme  ses  enfans  bien-aimés  et  qui 
portent  l.i  croix  avee  Jésus-Christ  pour  régner 
bientôt  avec  lui ,  et  les  ennemis  qui  sont  punis 
sans  consolation  et  sans  espérance.  Après  tout , 
si  vous  êtes  détachés  du  monde  et  si  vous  vivez 
de  la  foi,  que  pouvez- vous  perdre,  si  ce  n'est 
une  vie  qui  n'est  qu'une  mort  continuelle  pour 
passer  à  la  vie  véritable?  De  quoi  pouvez- vous 
manquer  pendant  que  Dieu  ne  vous  manquera 
point  ?  Vos  maux  seront-ils  sans  consolation  , 
pendant  que  vous  porterez  au  dedans  de  vous 
le  véritable  consolateur?  Les  hommes,  dit  saint 
.\ugustin  '  ,  ne  peuvent  être  dépouillés  sur  la 
terre  que  des  faux  biens .  dont  ils  n'auront  pas 
fait  le  sacrifice  à  Dieu.  Hoc  enim  potuit  in 
terra  perire  ,  quod  piguit  inde  irons  ferre.  Pour 
tout  le  reste,  ils  se  dédommagent  d'une  légère 
perte,  par  un  profit  immense  et  éternel.  Magnis 
sunt  lucris  levia  damna  solati^.  En  quelque 
extrémité  de  misère  où  ils  puissent  être  réduits, 
seront-ils  jamais  dans  un  état  où  ils  ne  trouvent 
phis  leur  Dieu  ?  Hoc  sanè  miseri'imum  est ,  si 
alicpi.o  daci  potuerunt ,  ubi  Deumsuum  non  in- 
venerunt  '  ?  Croit-on  que  Dieu  cessera  d'être 
père  ?  Croit-on  que  celui  qui  prépare  à  ses  en- 
fans le  royaume  du  ciel ,  leur  refusera  le  pain 
quotidien  sur  la  terre ,  quand  ils  seront  péni- 

1  JDe  Civ.  Dei.  lib.  i,  cap.  x,  n.   2  :  t.  vu,  p.  H.  — 
-  Ibid,  —  3  /j„(/_  i-ap.  jjiv  :  p.  H. 


MANDEMENTS. 


179 


tens ,  soumis,  sobres  et  laborieux?  0  deux  , 
louez  le  Seigneur  ;  ô  terre  ,  réjouissez-vous  ;  ô 
montagnes ,  chantez  de  joie!  Le  Seigneur  con- 
sole son  peuple,  et  il  aura  pitié  de  ses  pauvres. 
Sion  a  dit  :  Le  Seigneur  m'a  abandonnée ,  et  il 
ne  se  souvient  plus  de  moi.  Quoi!  est-ce  qu'une 
mère  peut  oublier  son  enfant ,  et  n  avoir  (lucune 
pitié  de  celui  quelle  a  porté  dans  ses  entrailles  ? 
et  quand  même  elle  Foublieroit,  pour  moi ,  je  ne 
vous  oublierai  jamais  K  C'est  ainsi,  mes  très- 
chers  Frères  ,  que  parle  le  Père  de  miséricorde 
et  le  Dieu  de  toute  consolation.  Ne  doutons  ja- 
mais de  sa  providence.  C'est  de  nous ,  et  non 
de  lui ,  qu'il  faut  se  défier.  Nous  rendrons  la 
terre  fertile  ,  quand  nous  cultiverons  dans  nos 
cœurs  les  vertus ,  et  que  nous  en  arracherons 
tous  les  vices. 

C'est  dans  un  besoin  si  pressant  que  nous  or- 
donnons, etc.  Donné  à  Cambrai,  le  20  avril  1709. 


XV. 

MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 

1709. 

François  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi , 
salut  et  bénédiction. 

Nous  avions  espéré ,  mes  très-cliers  Frères , 
que  Dieu  s'apaiseroit  enfin  ,  et  qu'il  laisseroit 
respirer  son  peuple.  Mais  sa  main  est  encore 
levée  pour  nous  frapper.  Il  est  juste  que  nous 
souffrions  encore  ,  puisqu'on  ne  cesse  point  de 
pécher.  Le  mensonge  et  la  fraude  sont  encore 
sur  les  lèvres  et  dans  le  cœur  de  presque  tous 
les  hommes.  La  misère,  loin  de  les  détacher  des 
faux  biens ,  irrite  de  plus  en  plus  leur  avarice  ; 
le  faste  et  le  luxe  croissent  avec  la  pauvreté.  La 
délicatesse  et  la  volupté  la  plus  raffinée  n'ont 
point  de  honte  de  paroître  avec  la  famine  :  on 
ne  voit  que  la  bassesse  la  plus  houleuse,  et  que 
l'orgueil  le  plus  insolent.  L'Eglise  n'est  plus 
écoulée.  Chacun  se  croit  soi-même,  au  lieu  de 
la  croire  avec  uue  humble  docilité.  Les  hommes 
sont  écrasés,  et  ils  ne  furent  jamais  moins  con- 
vertis. Faut-il  donc  s'étonner  si  Dieu  ne  s'apaise 
point?  Il  se  sert  des  hommes  dans  les  combats 
pour  les  punir  les  uns  par  les  autres  de  leurs  pro- 
pres mains.  Le  ravage  des  provinces,  les  batailles 

•  Is.  XLix.   13,  \k  .1  13. 


sanglantes  ,  le  renversement  des  empires  sont 
le  jugement  de  Dieu  sur  les  peuples  coupables, 
qu'il  faut  exécuter  par  les  coupables  mêmes. 
Ceux  qui  pensent  le  moins  à  Dieu  sont  dans  sa 
main  ,  sans  l'apercevoir,  les  instrumens  de  ses 
vengeances.  Ils  s'imaginent  exécuter  leurs  vains 
projets,  et  ils  ne  font  que  suivre  aveuglément 
une  volonté  supérieure.  «  Dieu  ,  dit  saint  Au- 
»  gustin  '  ,  opère  dans  les  cœurs  même  des 
«  inéchans  tout  ce  qu'il  lui  plaît....  Le  Tout- 
»  Puissant  produit  au  dedans  des  hommes  le 
»  mouvement  même  de  leurs  volontés  ,  pour 
»  faire  par  eux  ce  qu'il  veut  qu'ils  fassent.  »  Il 
envoie  à  son  clioix  dans  les  plus  puissantes  armées 
ou  le  courage  et  la  victoire ,  ou  la  peur  et  la  fuite. 
C'est  lui  qui  donne  ou  l'esjirit  de  sagesse  et  de 
force  ,  ou  celui  d'ivresse  et  de  vertige.  Les  na- 
tions ,  dit  le  Roi  prophète  - ,  ont  été  troublées , 
et  les  royaumes  ont  penché  vers  leur  ruine.  Dieu 
a  fait  entendre  sa  voix.  La  terre  a  été  ébranlée  : 
mais  le  Seigneur  des  armées  est  avec  nous.  Le 
Dieu  de  Jacob  nous  soutient.  Venez,  et  voyez 
les  œuvres  du  Seigneur  et  les  prodiges  qu'il  fait 
sur  la  terre  :  il  fait  cesser  la  guerre  jusqu'aux 
extrémités  du  pays  ;  il  brise  l'arc  ,  il  rompt  les 
armes  ,  il  fond  les  boucliers.  Ecoutez  encore  le 
Saint-Esprit  ^  :  Dieu  dessèche  les  racines  des 
nations  superbes,  et  il  en  plante  d'auti^es  qui 
sont  humbles.  Cessons  donc  de  chercher  dans 
les  hommes  les  véritables  causes  de  ce  qui  leur 
arrive  ;  remontons  plus  haut.  Leur  sagesse  et 
leur  puissance  ne  sont  qu'empruntées.  Dieu 
commande  aux  passions ,  comme  aux  vents  et 
aux  tempêtes.  Tu  viendras  ,  dit-il  à  la  mer  '' , 
jusqu'ici  ;  tu  n'iras  pas  plus  loin  ,  et  tu  briseras 
ici  l'orgueil  de  tes  flots.  Ou  ,  si  nous  voulons 
rentrer  en  nous-mêmes,  ne  cherchons  que  dans 
nos  péchés  les  sources  de  nos  malheurs.  Effa- 
çons l'iniquité  par  la  pénitence ,  et  tous  nos 
maux  disparaîtront.  Prévenons  Dieu,  humilions- 
nous,  et  il  ne  nous  humiliera  point.  Mettons 
notre  confiance  ,  non  dans  nos  armes  ,  mais 
dans  nos  prières.  Aimons  Dieu  en  sorte  qu'il 
nous  aime  ,  et  nous  n'aurons  plus  d'ennemis. 
La  douleur,  dit-il  ^ ,  et  le  gémissement  s'en- 
fuiront. C'est  moi,  c'est  moi  qui  vous  conso- 
lerai. Eh  !  qui  ètes-vous  pour  craindre  quelque 
chose  d'un  homme  mortel ,  du  fils  d'un  homme, 
qui  sèche  comme  l'herbe  des  champs  ?  Vous  avez 
oublié  le  Seigneur  votre  créateur,  qui  a  tendu 
les  deux  ,  et  qui  a  fmdé  la  terre.  Vous  avez 
craint  sans  cesse  à  In  vue  de  la  colère  de  celui 


»  De  Grat.  et   Ub.  Arh.  cap.  xxi ,  n.  42  :  t.  x,  p.  .7*0. 

—  ï  Psal.  XLV.  9.-3  Eccli.  \.  18.  —  ^  Job.  xxxviii.  \\, 

—  ••  if.  i.i.   H. 


180 


MANDEMENTS. 


qui  vous  accablait ,  et  qui  se  préparait  «  vaus 
perd?'e.  Et  maintenant  qu  est-elle  devenue  cette 

colère ?  Dieu  ne  vaus  exterminera  point  ,  et 

sonpain  ne  vous  manquerapas.  Craignons  Dieu, 
et  nous  serons  délivrés  de  toute  autre  crainte.... 
Le  Seigneur,  disoil  un  roi  ',  est  mon  sab/t  ;  qui 
craindrai-je  ?  Le  Seigneur  protège  ma  vie  ;  qui 
m' intimidera  ?  Pendant  que  mes  ennemis  m'en- 
vironnent pour  me  nuire  et  pour  me  dévoiler, 
ceux  mêmes  qui  viennent  ptov.r  m' accabler  s  af- 
faiblissent et  tombent.  Si  les  ennemis  ont  leur 
camp  autour  de  moi,  mon  cœur  ne  craindra  rien; 
et  si  le  combat  commence ,  alors  f  espérerai. 

C'est  avec  cette  humble  confiance,  mes  très- 
chers  Frères .  que  nous  devons  demander  à 
Dieu  qu'il  bénisse  les  armes  du  Roi.  Il  est  moins 
jaloux  de  sa  gloire  et  de  ses  conquêtes,  que  du 
soulagement  de  ses  peuples.  Prier  ])our  le  suc- 
cès de  ses  désirs  dans  cette  guerre .  c'est  pour 
une  heureuse  et  constante  paix.  Demandons 
pour  lui,  comme  il  fut  demandé  pour  David, 
que  la  paix  vienne  de  Dieu  su»'  lui ,  sur  sa  pos- 
térité ,  sur  sa  maison  et  sur  son  trône  à  Jamais. 
Demandons  que  ,  comme  Salomon  '  .  il  soit 
envii'onné  de  la  paix.  Quil  dise  comme  Ezé- 
chias  :  Que  la  paix  et  la  vérité  régnent  en  mes 
Jours  *.  Que  Dieu  dise  pour  lui  avec  complai- 
sance :  Je  donnerai  en  Israël  la  paix  et  la  tran- 
quillité pendant  tous  ses  Jours  K  Demandons 
que  Jérusalem  loue  le  Seigneur,  parce  qu'il  af- 
fermii^a  ses  portes,  qu'il  bénira  les  en  fans  nour- 
ris dans  son  sein  .  (pie  la  paix  sera  comme  la 
garde  de  ses  frontières,  et  qu'elle  sera  rassasiée 
des  fruits  de  la  terre  ".  Mais  eu  demandant  le 
soulagement  des  peuples,  demandons  aussi  leur 
conversion.  Demandons  encore  plus  ardem- 
ment la  fin  de  nos  péchés  que  celle  de  nos 
peines,  La  paix  qui  ne  scrviroit  qu'à  nous 
amoUir,  qu'à  nous  enivrer  d'orgueil,  qu'à  nous 
faire  oublier  Dieu  ,  seroit  un  don  funeste. 

A  ces  causes,  nous  ordonnons,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  18  juin  1709. 


XVI. 

MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 

DE  l'année  1710, 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de   notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 


Il  faudroit  sans  doute,  mes  très-chers Frères, 
renouveler  en  nos  jours  la  plus  rigoureuse  dis- 
cipline de  l'ancienne  Eglise  sur  le  Carême,  pour 
la  proportionner  aux  péchés  des  peuples.  Toute 
chair  a  corrompu  sa  voie;   ceux  qu'on  nomme 
Chrétiens  semblent  n'en  porterie  nom  que  pour 
l'avilir  :  l'esprit  qui  doit  réprimer  les  passions 
ne  sert  qu'à  les  flattter;    on  joint  un  ^orgueil  de 
démon  à  la  sensualité  des  bêtes  :  le  faste  croît 
avec  la  misère.  L'un,  malgré  sa  basse  condition, 
dépense  à  proportion  de  ses  biens  mal  acquis. 
L'autre,  enivré  de  sa  condition  ,  dépense,  non 
son  propre  bien ,  mais  celui  d'autrui  qu'il  em- 
prunte. Tous  vivent  d'injustice;  tous  veulent 
paroître  ce  qu'ils  ne  sont  pas.  Le  commerce 
est  plein  de  fraude  ,  les  procès  de  chicanes ,  la 
conversation  de  médisances  et  de  moqueries. 
Les  hommes  ne  disent  vrai  que  quand  il  n'y  a 
ni  commodité  ni  vanité  à  mentir,  La  société 
cache  sous  une  politesse  llatteuse  une  jalousie, 
une  envie  et  une  critique    envenimée.   Les 
hommes  ne  peuvent  ni  se  passer  les  uns  des 
autres,  ni  se  supporter.  Les  riches  ne  comptent 
pour  rien  les  pauvres,  quoiqu'ils  soient  hommes 
autant  qu'eux.  Les  pauvres  semblent  avoir  ou- 
blié qu'ils  sont  hommes  autant  que  les  riches. 
Ils  se  dégradent  et  ne  cherchent  que  la  vie  ani- 
male ;   encore  n'ont-ils  pas   le  courage  de  la 
chercher,  tant  ils  sont  lâches  et  paresseux.  Ils 
aiment  mieux  devoir  leur  nourriture  à  la  men- 
dicité ou  au  larcin  ,   qu'à  un  travail  honnête. 
Ils  ne  travaillent  qu'à  demi  pendant  six  jours 
de  la  semaine  ;  et  le  septième,  que  Dieu  réserve 
au  saint  repos  pour  son  culte,  ils  font  un  travail 
que  Dieu  ne  peut  bénir,  et  qui  n'est  digne  de  leur 
rapporter  que  des  mnces  et  des  épines.  Le  jour 
du  Seigneur  est  devenu  celui  du  dém(>n;  c'est 
celui  qu'on  réserve  au  péché  et  au  scandale.  On 
n'a  point  de  honte  d'y  préférer  le  cabaret  à  la 
maison  de  Dieu ,  les  chansons  impudiques  aux 
cantiques  sacrés,  et  les  excès  les  plus  brutaux 
à  la  pure  joie  de  se  nourrir  du  pain  des  anges. 
L'ignorance  résiste  à  toute  instruction.  Un  pas- 
teur dénonce-t-il  aux  peuples  la  vengeance 
divine  prêle  à  éclater  sur  leurs  têtes?  sa  parole 
ne  leur  semble  qu'un  Jeu  :  visas  est  eis  quasi  lu- 
dens  loqv.i\  Pendant  l'illusion  de  la  vie  la  re- 
ligion n'est  pour  eux  qu'une  belle  cérémonie, 
qu'un  grand  spectacle  :  à  la  mort  elle  devient 
tout-à-coup,  et  trop  tard,  un  objet  affreux.  Il 
semble  que  voici  le  temps  réservé  au  feu  ven- 
geur pour  la  fin  des  siècles.   Dieu  cherche  dix 
Justes,  en  fa\eur  desquels  il  puisse  épargner 


t  P$.  XXVI.  4.-2  IIIReg.  ii.  33.  —  »  IV  Keg.  xx.  << 
-  *  /  Paralip.  xxii.  9,  —  *  Ps.  cxLvii. 


Cènes,  xix.   U. 


MANDEMENTS. 


181 


foute  la  multitude  innombrable.  Oui  ,  dix  justes     «correction   salutaire C'est  une   épreuve 

lui  sufliroiciit  pour  pardonner  à   tous,   et  ces     »  plutôt  qu'une  condamnation C'est  moins 


dix  justes  lui  manquent  pour  arrêter  son  bras. 
Faut-il  donc  s'étonner  s'il  frappe  ces  grands 
coups  ,  qui  brisent  les  nations  superbes?  C'est 
lui  qui  envoie  le  glaive  pour  l'enivrer  de  sang  ; 
au  glaive  se  joint  la  famine  ;  à  la  famine  se  joint 
la  maladie  ,  qui  devient  contagieuse.  Que  mes 
yeux,  dit  Jérémie  ^,  pleurent  nuit  et  jour,  et 
que  ma  douleur  ne  se  taise  point ,  ear  la  fille  de 
mon  peuple  est  écrasée  et  couverte  d'une  horrible 
plaie.  Si  Je  vais  dans  la  campagne  ,  voilà  les 
cadavres  des  hommes  tués  ;  si  je  rentre  dans  la 
ville ,  voilà  les  vivans  exténués  par  la  faim.  Le 
prophète  et  le  prêtre  s'en  sont  enfuis  en  ferre  in- 
connue. 0  Dieu,  est-ce  que  vous  avez  rejeté  sans 
retour  votre  peuple?  Votre  ame  a-t-elle  aban- 
donné Sion  avec  horreur  ?  Pourquoi  donc  nous 
frappez-vous  encore .  après  dix  ans  delribulation 
qui  ont  abattu  la  chrétienté?  .Y'y  a-t-il plusde 
santé  pour  yiotis  ?  yous  avons  attendu  la  paix  , 
et  aucun  bien  n'arrive  ;  nous  avons  espéré  le 
temps  de  la  çjuérison,  et  voici  le  trouble.  Ce  n'est 
ni  dans  le  conseil  des  sages  ,  ni  dans  la  force 
des  courageux  guerriers  que  les  nations  doivent 
mettre  leur  confiance  ;  c'est  le  Seigneur  seul 
qu'il  faut  désarmer.  C'est  dans  le  cilice  et  sur 
la  cendre  qu'il  faut  lui  demander  la  paix.  Que 
chacun  frappe  sa  poitrine  plutôt  que  l'ennemi. 
C'est  en  nous  réconciliant  avec  Dieu,  que  nous 
réconcilierons  toutes  les  nations  entre  elles. 
L'Europe  entière  devroit  être,  comme  Ninive , 
dans  la  prière  ,  dans  les  jeûnes  et  dans  les 
larmes ,  pour  apaiser  Dieu. 

Mais  la  juste  main  qui  nous  frappe  nous  a 
ôlé  jusqu'aux  moyens  d'observer  religieusement 
les  lois  de  la  pénitence.  La  terre  ,  pour  venger 
Dieu  ,  refuse  aux  hommes  pécheurs  ses  fruits 
dont  ils  sont  indignes  de  se  nourrir.  A  peine  les 
jieuples  trouveront-ils  pendant  ce  Carême  de 
quoi  soutenir  leur  vie  languissante  ,  en  ramas- 


»  le  signe  de  la  colère  ,  que  de  la  miséricorde  de 
»  Dieu —  Elh  1  quel  seroit  l'exercice  de  notre 
»  jiatience,  si  nous  n'avions  pas  des  maux  à 
)i  souffrir!  Pourquoi  donc  refuser  à  souffrir 
»  en  ce  monde?  Est-ce  que  nous  craignons  d'y 
»  être  perfectionnés  par  la  croix  ?  » 

Il  est  juste  néanmoins  d'avoir  égard  à  ce 
pressant  besoin  des  peuples.  C'est  ce  qui  nous 
lait  encore  retarder  le  rétablissement  de  la  dis- 
cipline du  Carême,  et  qui  nous  réduit  à  per- 
mettre les  choses  suivantes,  etc. 

Donné  à  Cambrai  ,  le  24  février  1710. 


XYIL 

MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 

1710. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi  , 
salut  et  bénédiction. 

Dieu,  terrible  dans  ses  conseils  sur  les  enfans 
des  hommes,  n'est  point  apaisé,  mes  très-chers 
Frères.  La  maladie  se  joint  à  la  famine  et  au 
glaive  pour  nous  punir.  Ceux  qui  ravagent  le 
pays,  dit  Jérémie  *,  couvrent  nos  campagnes  dé- 
sertes. Le  glaive  du  Seigneur  dévore  tout  d'un 
bout  à  loutre ,  et  nulle  chair  n'est  en  repos. 
Ecoutez  encore  le  Seigneur  ;  voici  ses  paroles , 
ô  mon  peuple.  Si  vous  dites  :  Pourquoi  tant  de 
maux  viennnent-ilssur  mot?  C'est  pour  la  mul- 
titude de  vos  péchés Voilà  ton  sort,  voilà  ton 

partage  ,  selon  ta  mesure  ,  parce  que  tu  m'as 
oublié  et  que  tu  as  mis  ta  confiance  dans  le  men- 
songe  Malheur  à  toi,  Jérusalem!  Est-ce  que 

tu  ne  seras  pas  purifiée  après  tant  d'épreuves? 
sant  sans  distinction  tous  les  alimens  gras  et  Jusques  à  quand  faudra-t-il  encore  que  je  te 
maigres   qu'ils   pourront  trouver.    Le  prix  le     frappe"-? 

plus  modique  des  alimens  est  devenu  une  cherté  Comme  toutes  les  nations  ont  péché,  toutes 
pour  les  familles  épuisées.  Dans  celte  déplo-  boivent  dans  le  calice  de  la  colère  du  Seigneur; 
rable  extrémité,  la  misère  de  notre  pays  ne  nous  aussitôt  elles  se  tournent  les  unes  contre  les  au- 
répond  que  trop  de  l'abstinence  et  du  jeûne  ^^.gg^  g^  s'entre-déchirent  pour  venger  Dieu  de 
forcé  des  peuples.  Heureux,  s'ils  tournent  par  jg^-g  iniquités  communes.  Nous  avons  espéré 
amour  en  pénitence  volontaire  cette  dure  et  j.^  p^j^  ^  gt  gHe  semble  s'enfuir  devant  nous, 
accablante  nécessité!  Heureux,  si  la  main  qui     Le  monde  ne  peut  nous  la  donner ,  et  nous  ne 


les  afflige,  les  console  et  essuie  leurs  larmes! 
«  Tout  ce  que  l'homme  souffre  ici-bas ,  dit  saint 
»  Augustin-,  s'il  sert  aie  convertir,  n'est  qu'une 

^  Jer.  XIV.  16  et  seq.  —  ^  De  l'rh.  excid.  cap.  vu  et  \iii  ■ 
t.  VI,  p.  6-27  et  628. 


paraissons  pomt  encore  dignes  de  la  faire  des- 
cendre du  ciel  sur  nous.  Nous  disons  en  vain  à 
Dieu  :  Dissipez  /es  conseils  des  7iations  qui  veu- 

•   Jer.  Ml    1-2.  —  '  Ihid.  xiii.  i-2  cl  stq. 


182 


MANDEMENTS, 


lent  la  guerre  :  Dissipa  gentes  quœ  bella  volunt  ' . 
En  vain  nous  lui  rappelons  ces  aimables  pa- 
l'oles  :  Paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne 
volonté  -.  Il  amis  entre  lui  et  nous  un  nuage . 
afin  que  notre  prière  ne  passe  point  ^.  Les  nio- 
raens  qu'il  tient  en  sa  puissance  ne  sont  pas  ve- 
nus. Nous  ne  le  voyons  point  encore  chassant 
la  guerre  Jusqu'aux  extrémités  du  monde,  bri- 
sant l'arc  ,  rompant  les  armes  et  fondant  les 
boucliers  '\  Quand  sera-ce  que  le  maître  des 
cœurs  guérira  les  jalousies  et  les  défiances  des 
princes  et  des  peuples,  pour  préparer  au  monde 
cette  beauté  de  la  paix ,  ces  tabernacles  o'n  ha- 
bite la  confiance,  ce[[e  paix  opulente  '^,  qui  est 
une  image  de  la  félicité  céleste.  Quand  est-ce 
que  Dieu  fera  entendre  ces  paroles  de  consola- 
tion à  son  héritage  ?  J'établirai  la  paix  pour 
vous  visiter,  et  Injustice  pour  présider  au  mi- 
lieu de  vous.  La  voix  de  l'iniquité  ne  se  fera  plus 
entendre  dans  votre  terre.  Le  ravage  et  la  ruine 
disparo/tront  de  vos  frontières.  Ze  salut  gardera 
vos  murs,  et  ma  louange  défendra  vos  portes.... 
Le  Seigneur  stva  lui-même  votre  jour  éternel, 

et  votre  Dieu  sera  votre  gloire Les  temps 

de  votre   deuil  seront  écoulés Le  moindre 

homme  sera  comme  mille ,  et  le  petit  enfant 
comme  la  plus  forte  nation.  C'est  7noi,  c'est  le 
Seigneur ,  qui  ferai  ceci  tout-à-coup  en  son 
temps  ^.  Cependant  la  colère  du  Seigneur  de- 
meure sur  nous.  Nos  peuples  perdent  ce  qu'ils 
possèdent  ''  ;  mais  que  dis-je?  «  ont-ils  perdu 
»  la  foi  ?  ont-ils  perdu  les  biens  de  Ihomme  in- 
»  térieur  ,  qui  est  riche  devant  Dieu  ?  Voilà  les 
»  véritables  richesses  des  Chrétiens,  qui  ren- 
»  doient  l'Apôtre  opulent,  quand  il  disoit  :  La 
»  piété  est  un  grand  profit ,  etc.  »  Et  qu'im- 
porte que  les  faux  biens  nous  quittent,  puisque 
nous  les  devons  quitter  par  une  prompte  mort. 
Hélas  !  où  en  sommes-nous  ?  Les  nations  ne 
peuvent  ni  se  passer  de  la  paix,  ni  se  la  donner. 
Dieu  se  joue  de  la  plus  profonde  sagesse  des 
hommes;  il  prend  plaisir  à  nous  faire  sentir 
qu'il  n'y  a  que  lui  de  sage.  Il  a  formé  un  nœud 
que  nulle  main  d'homme  ne  peut  défaire  ;  le 
dénouement  ne  peut  plus  venir  que  d'en-haut, 
0  Dieu,  vous  voyez  un  royaume  qui,  mal- 
gré ses  péchés ,  vous  donne  encore  des  adora- 
teurs en  esprit  et  en  vérité.  Souvenez-vous  de 
saint  Louis,  que  vous  avez  formé  sur  le  trône  se- 
lon votre  cœur.  Soutenez  un  autre  Louis,  qui 
n'est  pas  moins  héritier  de  sa  foi  que  de  sa  cou- 

1  Psal.  Lxvii.  31.  —  -  Luc.  ii.  li.  —  ''  Tlircn.  m.  ii. 
—  *  Psal.  XLv.  9  et  10.  —  »  /s.  xxxii.  18.  —  «  Is.  l\. 
et  seq.  —  ''S.  Auc.  de  Civ.  Dei.  lib.  i,  cap.  x.  n.  1  :  t. 
Vil  ,  i>.  <0. 


ronne.  Après  lui  avoir  donné  tant  de  fois  les 
victoires  de  David,  donnez-lui  la  paix  de  Salo- 
mont  pour  faire  fleurir  votre  Eglise.  Daignez 
bénir  ses  armes ,  puisqu'il  ne  veut  combattre 
que  pour  faire  cesser  les  combats  et  pour 
réunir  vos  enfans.  «  Prions,  mes  très-chers 
»  Frères,  gémissons,  répandons  des  larmes  de- 
»  vaut  le  Seigneur ,  afin  que  cette  parole  de 
»  l'Apôtre  s'accomplisse  :  Dieu  est  fidèle  ;  il  ne 
»  permettra  point  que  vous  sogez  tentés  au-dessus 
»  de  vos  forces  ;  mais  il  donnei^a  une  borne  à  la 
»  tentation  ,  afin  que  vous  puissiez  la  soute- 
»  nir  '.  » 

A  ces  causes  nous  ordonnons ,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  28  avril  1710. 


XYIIl. 
MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 

DE   l'année  1711. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 

L'Eglise  gémit,  mes  très-chers  Frères,  de  ce 
qu'elle  ne  peut  parvenir  ni  à  nourrir  suffisam- 
ment les  pauvres ,  ni  à  modérer  les  riches  dans 
leur  nourriture.  Les  uns  périssent  faute  du  né- 
cessaire, et  les  autres  se  détruisent  eux-mêmes 
par  un  usage  avide  du  superflu.  La  nature, 
comme  dit  saint  Augustin,  se  suffit  à  elle-même. 
La  terre,  cultivée  par  des  hommes  sobres  et  la- 
borieux, produiroit  assez  d'alimens  pour  nour- 
rir sans  peine  tout  le  genre  humain.  La  Provi- 
dence ne  manque  à  personne,  mais  l'homme  se 
manque  à  soi-même.  Rendez  tous  les  hommes 
tempérans,  modérés,  ennemis  du  faste  et  de  la 
mollesse,  humams  et  charitables,  vous  les  ferez 
tous  riches  sans  leur  rien  donner;  vous  chan- 
gerez en  un  moment  cette  vaflée  de  larmes  en 
une  espèce  de  paradis  terrestre. 

C'est  pour  donner  au  monde  un  essai  de  cet 
heureux  état,  que  l'Eglise  veut  que  les  riches 
imitent  les  pauvres  pour  leur  nourriture,  au 
moins  pendant  les  jours  d'humilité.  In  diebus 
humilitatis,  dit  saint  Augustin -,  quando  paupe- 
rwa  victum  victus  omnibus  imitandus  est.  Telle 
étoit  l'idée  du  jeune  et  de  l'abstinence  dans  ces 
beaux  jours ,  où  la  religion  était  encore  écoutée 
et  crue  par  la  multitude  docile  ;   l'Eglise  vou- 


1  s.  AuG.  de  Vib.  excid.  cap.  viii,  n.  9  :  t.  vi ,  p.  628. 
—  -  Serm.  ccx  ,  in   Qiiadrag.  vi ,  n.  Il  :  t.  v  ,  j».  932. 


MANDEMENTS. 


483 


loit  enrichir  les  pauvres  ,  eu  appauvrissant  les 
riches  pendant  le  Carême.  Elle  vouloit  changer 
en  pain  ,  pour  ceux  que  la  faim  consume,  les 
mets  qui  corrompent  les  mœurs  ,  qui  altèrent 
la  santé  ,  et  qui  abrègent  la  vie  des  autres. 
»  Que  Jésus-Christ,  qui  souflVe  la  faim  en  la 
»  personne  de  votre  frère  ,  disoit  saint  Augus- 
»  tin  ',  se  nourrisse  de  ce  que  le  Chrétien  , 
))  qui  jeûne,  retranche  sur  sa  nourriture,  et  que 
»  la  pénitence  volontaire  du  riche  fasse  le  soula- 
»  gement  du  pauvre.  » 

Cette  discipline  est  aussi  ancienne  que  sainte, 
mes  très-chers  Frères.  Moïse  et  le  prophète  Elle, 
par  leur  jeûne  de  quarante  jours ,  aunoncèrent 
de  loin  celui  de  Jésus-Christ  ,  dont  il  n'étoit 
qu'une  figure.  C'est  par  le  jeûne  dans  le  désert 
.que  le  Sauveur,  notre  modèle,  se  prépara  à 
vaincre  toute  tentation.  Le  corps  entier  de  Jésus- 
Christ  répandu  dans  tout  l'univers,  dit  saint 
Augustin  * ,  c' esf-à-dij^e  toute  l'Eglise  ,  épouse 
qui  suit  pas  à  pas  l'Epoux  ,  a  observé  ce  jeûne 
depuis  les  apôtres  jusqu'à  notre  temps.  Voilà 
le  précieux  héritage  de  pénitence  que  nous 
avons  reçu  des  saints  de  tous  les  siècles.  Tous 
les  péchés  sont  entrés  dans  le  monde  par  l'in- 
tempérance. C'est  l'abstinence  qui  y  ramène 
toutes  les  vertus.  Elle  facilite  le  recueillement 
et  la  prière;  elle  accoutume  l'homme  à  la  pau- 
vreté et  au  détachement  ;  elle  dompte  la  chair 
rebelle;  elle  nous  détrompe  des  nécessités  ima- 
ginaires, et  nous  en  délivre.  Elle  met  dans  les 
mains  de  la  charité  tout  ce  qu'elle  épargne. 
Comme  l'amour-propre  prend  tout ,  et  craint 
de  donner,  l'amour  de  Dieu  ne  craint  que  de 
prendre  et  s'écrie  :  On  est  plus  heureux  de  don- 
ner que  de  recevoir^.  L'opulence  des  impies  est 
toujours  pauvre,  avide,  insatiable  et  même  jnen- 
diante  :  Nonsunt  ergoillœdivitiœ,  sedmendici- 
tas,  quia  quanta  magis  abundant,  tantô  crescit  et 
inopia  '*.  Au  contraire  la  pauvreté  des  enfans  de 
Dieu  est  noble  et  simple,  sobre  et  frugale;  elle 
jeûne  de  tout  pour  soi ,  afin  d'être  riche,  libé- 
rale et  inépuisable  pour  nourrir  le  prochain. 

Mais  hélas!  qu'est  devenue  cette  sobriété? 
Nous  ne  voyons  plus  qu'une  intempérance  tou- 
jours nécessiteuse.  Les  pauvres  se  plaignent  de 
ce  qu'ils  n'ont  pas  de  quoi  observer  l'absti- 
nence commandée,  et  ils  trouvent  néanmoins , 
jusque  dans  leur  misère,  de  quoi  violer  les  rè- 
gles de  la  sobriété  par  les  excès  les  plus  hon- 
teux. Les  riches  tournent  sans  pudeur  la  péni- 
tence en  volupté,  et  le  Carême  en  raffinement 

'  Scrm.  ces,  in  Quadrag .  vi ,  n.  12  :  t.  v,  p.  932.  — 
-  Ihid.  n.  8  :  p.  930.  —  3  j,-t.  x\.  33.  —  ">  S.  Alg.  in 
Psal  c\xii  ,  n.  1 1   :  I.  i\  ,  p.  1402. 


pour  la  table.  Les  pécheurs  nous  allèguent  pen- 
dant le  Carême  les  infirmités  qui  les  mettent 
dans  l'impuissauce  d'observer  cette  loi  pour 
leur  salut,  eux  qui  pendant  les  jours  de  scan- 
dale ont  montré  tant  de  ressources  de  santé 
pour  pécher  et  pour  se  perdre.  Le  Carême , 
presque  anéanti  par  les  relàchemens  qu'on  y  a 
introduits,  est  néanmoins  encore  un  joug  insup- 
portable à  la  délicatesse  et  à  la  sensualité  inouie 
de  notre  siècle.  Ceux  qui  affectent  le  plus  de 
hauteur  et  de  force  d'esprit  sont  les  plus  foibles 
et  les  moins  courageux  contre  les  passions 
grossières  de  la  chair.  Ils  ne  veulent  point 
se  soumettre  à  Dieu;  mais  ils  sont  esclaves 
de  leur  goût,  et  ils  n'ont  point  de  honte  de 
se  faire  un  dieu  de  leur  ventre  :  quorum  deus 
venter  est,  dit  l'Apôtre  '.  Jamais  les  hom- 
mes n'ont  eu  un  si  pressant  besoin  de  pé- 
nitence qu'en  nos  jours.  L'iniquité  abonde  ,  la 
charité  est  refroidie.  A  peine  peut-on  croire  que 
le  Fils  de  l'homme ,  revenant  pour  juger  le 
monde  trouvera  quelque  reste  de  foi  sur  la 
terre.  Les  hommes  manquent  autant  à  eux-mê- 
mes qu'à  Dieu.  Leur  vie  n'est  pas  moins  indigne 
de  leur  raison  que  de  leur  foi.  Le  faste  et  l'ambi- 
tion rendent  les  riches  inhumains  et  sans  pitié. 
La  misère  et  le  désespoir  réduisent  les  pauvres 
au  larcin  et  à  l'infamie.  Nul  bien  ne  peut  plus 
suffire  aux  riches ,  sans  emprunter  des  pauvres 
artisans.  Le  luxe  ne  se  soutient  qu'aux  dépens 
de  la  veuve  et  de  l'orphelin.  Les  fausses  com- 
modités qu'on  a  inventées  contre  la  simplicité 
de  nos  pères,  incommodent  ceux  mêmes  qui  ne 
peuvent  plus  s'en  passer  ,  et  ruinent  toutes  les 
familles.  Le  commerce  ne  roule  plus  que  sur 
la  fraude.  La  société  est  pleine  de  soupçons, 
de  critique  envenimée,  de  moquerie  cruelle,  de 
jalousie  ,  de  médisance  déguisée  et  de  trahison. 
Plus  les  besoins  croissent,  plus  on  voit  croître 
avec  eux  l'avidité,  l'envie  et  l'art  de  nuire  pour 
exclure  ses  concurrens. 

Mais  voici  une  autre  espèce  de  maux  réser- 
vée à  ces  derniers  temps.  La  multitude  ne  sait 
rien ,  et  décide  de  tout.  Elle  refuse  de  croire 
l'Eglise,  et  n'a  point  de  honte  de  se  croire  elle- 
même.  Au  dehors ,  nos  frères  séparés  de  nous 
tombent  dans  une  tolérance  inconnue  à  toute 
la  sainte  antiquité ,  qui  est  une  indifférence  de 
religion  ,  et  qui  aboutit  à  une  irreligion  vé- 
ritable. Au  dedans,  les  novateurs,  qui  veulent 
paroître  tatholiques,  ne  demeurent  unis  à  l'E- 
glise que  pour  éluder  ses  décrets  et  pour  l'en- 
traîner dans  leurs  préjugés. 

<  l'hirip.  111.   19. 


18  i 


MANDEMENTS. 


Faut-il  donc  s'étonner  si  Dieu  irrité  frappe 
d'un  seul  coup  toutes  les  nations  chrétiennes , 
et  s'il  permet  dans  sa  colère  qu'elles  s'entre-dé- 
chirent  depuis  plus  de  dix  ans?  L'Europe  en- 
tière, pour  venger  Dieu,  se  détruit  de  ses  pro- 
pres mains;  elle  se  consume  par  toutes  sortes 
de  misères ,  elle  verse  de  tous  côtés  le  sang  hu- 
main ;  et  ce  sont  les  Chrétiens  qui  donnent  cet 
horrible  spectacle  aux  nations  infidèles. 

C'est  dans  cette  nuit  si  périlleuse  et  si  rem- 
»  plie  de  tentations,  comme  parle  saint  Augus- 
))  tin,  qu'il  faut  jeûner.  »  Voici  un  temps  où 
il  nous  faudroit  des  prophètes  envoyés  miracu- 
leusement pour  nous  dénoncer  les  châlimens 
pendans  sur  nos  têtes.  Nous  devrions  renouve- 
ler le  grand  jeûne  de  Ninive  ,  pendant  lequel 
tous  les  hommes,  dans  le  cilice  et  sur  la  cendre^ , 
se  privoient  même  du  pain  et  de  l'eau,  pour  dé- 
tourner la  vengeance  du  Ciel  prête  à  éclater. 

Mais  qu'est-ce  que  nous  voyons  encore?  La 
main  de  Dieu  appesantie  sur  les  peuples  leur 
ôte  jusqu'aux  moyens  de  faire  une  pénitence  ré- 
gulière. Ceux  que  la  misère  réduit  à  un  jeûne 
forcé  n'ont  pas  de  quoi  garder  l'abstinence.  La 
rareté,  la  cherté  des  alimens  maigres,  la  misère 
qui  met  les  peuples  dans  l'impuissance  de  les 
acheter ,  les  ravages  soufferts  qui  ont  afiamé 
les  villes,  en  désolant  toutes  les  campagnes,  et 
qui  vont  recommencer  sur  cette  frontière,  tout 
nous  réduit  à  souffrir  le  relâchement  dans  cet  ex- 
trême besoin  de  rigueur.  L'ne  si  triste  situation 
nous  fait  perdre  pour  cette  année  l'espérance 
de  rétablir  la  discipline  du  Carême.  Trop  heu- 
reux si  nous  pouvions,  au  moins  avant  mourir, 
voir  des  jours  de  consolation  pour  les  enfans  de 
Dieu,  où  cette  sainte  loi  refleurisse. 

C'est  sur  ces  raisons  qu'après  avoir  consulté 
les  personnes  les  plus  sages,  les  plus  pieuses 
et  les  plus  expérimentées  sur  l'état  des  lieux  . 
nous  avons  réglé  les   choses  suivantes  ,   etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  9  février  171 1 . 


XIX. 

MANDEMENT  POUR  DES  PRIÈRES. 

17ii. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi, 
salut  et  bénédiction. 

'  Jon.    11. 


Il  y  a  déjà  plus  de  dix  ans ,  mes  très-chers 
Frères ,  que  nous  soupirons  en  vain  après  une 
heureuse  paix.  Elle  s'enfuit  toujours ,  pour 
ainsi  dire  ,  devant  nous ,  et  elle  échappe  à  nos 
désirs  les  plus  empressés.  Il  semble  que  nous 
soyons  au  temps  marqué  par  ces  terribles  pa- 
roles :  //  lui  fui  donné  d'enlever  la  paix  de  la 
terre,  afin  qu'ils  sentre-tuent  '.  Hélas!  où  la 
trouvera-t-on  cette  paix  que  le  monde  ne  peut 
donner?  Elle  n'habite  plus  en  aucune  terre  con- 
nue. La  guerre  est  comme  une  flamme  que  le 
vent  pousse  rapidement  de  peuple  en  peuple 
jusqu'aux  extrémités  de  l'Europe  ,  et  l'Asie 
même  va  s'en  ressentir. 

Approchez,  nations,  dit  le  Dieu  des  armées  % 
écoutez.  0 peuples,  soyez  attentifs;  que  la  terre 
avec  tout  ce  qu'elle  contient ,  que  l'univers  avec 
tout  ce  qu'il  produit ,  m'écoute  ;  car  l'indigna- 
tion du  Seigneur  est  sur  tous  les  peuples ,  et  sa 
fureur  sur  tant  d'hommes  armés....  Mon  glaive, 
qui  pend  du  ciel  sur  la  terre,  est  enivré  de  sang  ; 
voilà  qu'il  va  descendre  surl'Idumée. 

Les  hommes  sont  étonnés  des  maux  qu'ils 
souffrent ,  et  ils  ne  voient  pas  que  ces  maux 
sont  fouvrage  de  leurs  propres  mains.  Ils  n'ont 
point  à  craindre  d'autresennemis  qu'eux-mêmes, 
ou  pour  mieux  dire  que  leurs  péchés.  Quoi  !  ils 
se  flattent  jusqu'à  espérer  de  se  rendre  heureux 
par  les  dons  de  Dieu  ,  loin  de  lui,  et  malgré  lui- 
même  1  Quoi  !  ils  veulent  obtenir  de  lui  la  paix 
pour  violer  sa  loi  plus  impunément ,  et  pour 
triompher  avec  plus  de  scandale  dans  l'ingra- 
titude! Quel  esprit  de  vertige!  Dieu  se  doit  à 
lui-même  de  les  frapper  et  de  les  confondre. 

Voici ,  dit  Jérémie  ^ ,  comment  le  Seigneur 
parle  :  Est-ce  q^œ celui  qui  est  tombé  ne  se  relè- 
vera point ,  et  que  celui  qui  est  égaré  ne  revien- 
dra jamais  ?  Poiav/uoi  donc  ce  peuple  est-il  loin 
de  moi,  au  milieu  même  de  Jérusalem ,  par  un 
égarement  contentieux  ?  Ils  ont  couru  après  le 
mensonge,  et  ne  veulent  point  revenir.  J'ai  été 
attentif  ;  f  ai  prêté  l'oreille  :  aucun  d'eux  ne  dit 
ce  qui  est  bon  ;  aucun  ne  se  repent  de  son  péché 
en  disant  :  Quai-je  fait  ?  Tous  courent  selon 
leurs  passions ,  comme  des  chevaux  poussés  avec 
violence  dans  le  combat. . . .  Mon  peuple  n'a  point 
connu  le  Jugement  du  Seigneur.  Il  n'a  point 
senti  la  juste  et  puissante  main  qui  le  frappe 
par  miséricorde.  Pourquoi  dites-vous  :  Nous 
soinmes  sages,  et  la  loi  de  Dieu  est  au  milieu  de 
nous?  La  main  trompeuse  de  vos  écrivains  a 
véritablement  écrit  le  mensonge...  Depuis  le  plus 
petit jusques  au  plus  grand  Jous  suivent  l'avarice. 

1  Jpoc.  VI.  4.  —  *  Isai.  XXXIV.  1  et  seq.  —  '  Jerem. 
VIII  et  seq. 


MANDEMENT:^. 


i8o 


depuis  le  prophrtejiisques  au  prêtre,  toussant 
coupables  de  mensonge. 

Ils  se  vantoient  de  guérir  les  plaies  de  la  fille 
do  mon  peuple  ,  et  cette  guérison  s'est  tournée  en 
ignominie.  Ils  ont  dit  :  Paix ,  paix;  et  la  paix 
ne  venait  point.  Ces  peuples  idolâtres  d'eux- 
mêmes  sont  confondus ,  ou  plutôt  ils  sont  sans 
confusion  ,  et  ils  ne  savent  pas  même  rougir  de 
ce  qui  devroit  les  humilier....  Taisons-nous; 
car  c'est  le  Seigneur  notre  Dieu  qui  7ious  fait 
taire,  et  gui  nous  présente  à  boire  une  eau  pleine 
de  fiel,  parce  que  nous  avons  péché.  Nous  avons 
attendu  la  paix,  et  il  n'est  venu  aucun  bien. 
Nous  avons  cm  que  c  était  le  temps  de  la  guéri- 
son  ,  et  voilà  l'épouvante. 

En  vain  les  princes  sages,  pieux  et  modérés 
veulent  acheter  chèrement  la  paix  et  épargner 
le  sang  humain.  En  vain  les  peuples  de  l'Eu- 
rope entière,  épuisés,  accahlés,  déchirés  les  uns 
par  les  autres,  cherchent  à  respirer.  En  vain 
les  sages  étudient  tous  les  tempéramens  conve- 
nables pour  guérir  les  défiances  et  pour  con- 
cilier les  divers  intérêts.  La  paix  est  refusée 
d'en-haut  aux  hommes ,  qui  en  sont  encore  in- 
dignes. C'est  au  ciel  qu'elle  se  doit  faire;  c'est 
le  ciel  irrité  qui  en  exclut  la  terre  coupable. 

Depuis  que  les  hommes  murmurent  contre 
les  maux  innombrables  que  la  guerre  traîne 
après  elle  ,  en  sont-ils  moins  fastueux  dans  leur 
dépense?  Y  voit-on  moins  de  mollesse  et  de 
vanité?  Sont-ils  moins  jaloux,  moins  envieux, 
moins  cruels  dans  leurs  moqueries  ?  Sont-ils 
plus  sincères  dans  leurs  discours,  plus  justes 
dans  leur  conduite  ,  plus  sages  et  plus  sobres 
dans  leurs  mœurs?  L'expérience  de  leurs  pro- 
pres maux  les  rend-elle  moins  durs  pour  ceux 
d' autrui?  Sont-ils  moins  attachés  à  cette  vie 
courte ,  fragile  et  misérable  ?  Se  tournent- 
ils  avec  plus  de  confiance  vers  Dieu  pour  désirer 
son  royaume  éternel?  On  demande  la  paix,  est- 
ce  pour  essuyer  les  larmes  de  la  veuve  et  de 
l'orphelin?  Est-ce  pour  faire  refleurir  les  lois 
et  la  piété?  Est-ce  pour  faire  tarir  tant  de  ruis- 
seaux de  sang?  Est-ce  pour  donner  un  peu  de 
pain  à  tant  d'hommes  qu'on  voit  périr  par  une 
misère  plus  meurtrière  que  le  glaive  même? 
Non,  c'est  pour  s'enivrer  et  pour  s'empoisonner 
plus  librement  soi-même  de  mollesse  et  d'or- 
gueil ;  c'est  pour  oublier  Dieu  ,  et  pour  faire 
de  soi-même  sa  propre  divinité  dans  une  plus 
libre  jouissance  de  tous  les  faux  biens. 

En  ce  temps ,  où  la  main  de  Dieu  est  appe- 
santie sur  tant  de  nations,  il  taudroit  travailler 
tous  ensemble  à  une  réforme  générale  des 
mœurs.  Nous  devrions ,  pour  apaiser  Dieu  ,  re- 


nouveler le  jeûne  de  Ninive  dans  le  cilice  et  sur 
la  cendre.  Il  faudroit  demander  la  paix  de  Sion, 
et  non  celle  de  Babylone,  la  paix  qui  calme  tout 
par  l'amour  de  Dieu  ,  et  non  celle  qui  llatte  le 
délire  de  notre  orgueil.  «  Si  la  piété  et  la  cha- 
»  rite  manquent,  dit  saint  Augustin  '  ,  qu'est- 
»  ce  que  la  tranquillité  et  que  le  repos  d'une 
»  vie  où  l'on  est  à  l'abri  de  tant  de  misères , 
»  sinon  une  source  de  dissolutions  et  d'égare- 
»  ment  qui  nous  invite  k  notre  perte  ,  et  qui  la 
»  facilite.  » 

0  Dieu ,  daignez  regarder  du  haut  de  votre 
sanctuaire  céleste  le  royaume  de  France,  où 
votre  nom  est  invoqué  avec  tant  de  foi  depuis 
tant  de  siècles.  Regardez  même  toutes  les  nations 
qui  nous  environnent,  et  qui  composent  l'héri- 
tage de  votre  Fils.  Souvenez-vous  de  saint  Louis 
et  de  ses  vertus,  qui  ont  fait  de  lui  un  modèle 
des  rois.  Conservez  à  jamais  sa  race.  Bénissez 
les  armes  de  cet  autre  Louis,  qui  veut  marcher 
sur  les  traces  de  la  foi  de  son  père ,  et  qui  ne 
continue  malgré  lui  la  guerre  que  pour  assurer 
au  monde  une  solide  paix.  Déconcertez  les  na- 
tions qui  veulent  la  guerre.  Dissipa  génies  qua' 
bella  valant.  Déconcertez-les,  non  pour  leur 
ruine ,  que  nous  n'avons  garde  de  vous  deman- 
der, mais  pour  leur  réunion  avec  nous,  qui 
feroit  la  prospérité  commune.  Surtout  voyez  les 
larmes  de  votre  Eglise.  Celte  guerre  divise  ses 
enfans ,  et  rassemble  ses  ennemis;  cette  guerre 
la  menace  de  tous  côtés ,  et  nous  craindrions 
tout  pour  elle,  si  les  portes  de  l'enfer  pouvoient 
prévaloir. 

A  ces  causes  ,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  25  avril  1711. 


XX. 

MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 

DE  l'année    1712. 

François  ,  etc. ,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  ,  salut  et  bénédiction. 

Nous  voyons  avec  douleur ,  mes  très-chers 
Frères ,  nos  espérances  s'éloigner  chaque  année 
pour  le  rétablissement  de  l'abstinence  du  Ca- 
rême. La  guerre  a  altéré  dans  cette  frontière 
une  si  sainte  discipline  ,  qui  nous  vient  des 
apôtres  mêmes ,  et  dont  vos  pères  furent  si 
jaloux.  La  continuation  de  la  guerre  en  retarde 

'  F.pist.  CCNXXI ,  n.  G  :  t.  Il  ,  p,  842. 


186 


MANDEMENTS. 


le  rétablissement.  11  est  vrai  que  la  guerre  elle- 
même  deraanderoit  le  jeune  le  plus  rigoureux 
et  l'abstinence  la  plus  pénible.  Quel  Carême  ne 
seroit  pas  dû  à  ces  temps  de  nuage  et  de  tem- 
pête ,  où  Dieu  est  si  justement  irrité  !  Quelle 
pénitence  austère  chacun  ne  devroit-il  pas  s'im- 
poser volontairement  pour  mériter  une  heu- 
reuse paix  !  Qui  seroit  l'homme  ennemi  du 
genre  humain  et  de  lui-même  jusqu'à  refuser 
cette  légère  peine  ,  pour  procurer  à  lui-même  et 
à  sa  patrie  la  fin  de  tant  de  maux ,  et  le  com- 
mencement de  tant  de  biens  ?  Nous  devrions 
être  dans  le  cilice  et  sur  la  cendre,  pour  affliger 
nos  âmes  par  le  jeime ,  comme  les  habitans  de 
Ninive.  Ne  cherchons  point  hors  de  nous-mêmes 
la  cause  des  maux  qui  nous  accablent.  Vit-on 
jamais  tant  de  fraude  dans  le  commerce ,  tant 
d'orgueil  dans  les  mœurs,  tant  d'irréligion  au 
fond  des  consciences?  Celui-ci  préfère  de  sang 
froid  le  plus  vil  profit  au  salut  éternel  ;  celui-là 
aime  mieux  le  cabaret  que  le  royaume  de  Dieu  ; 
il  fait  plus  de  cas  d'une  boisson  superflue  qui 
l'abrutit,  qui  ruine  sa  famille ^  qui  détruit  sa 
santé ,  que  du  torrent  des  délices  éternelles , 
dont  les  bienheureux  sont  à  jamais  enivrés  dans 
la  Jérusalem  d'en-haut.  Un  autre  craint  moins 
les  tourmens  de  l'enfer  que  la  fin  de  ses  infâmes 
débauches.  Les  ouvriers  sont  oisifs  et  libertins 
pendant  six  jours  de  la  semaine.  Le  septième  , 
(jui  doit  être  le  jour  du  Seigneur,  est  devenu 
celui  du  démon  ;  c'est  le  jour  qu'on  réserve  aux 
plus  honteux  scandales.  Les  gens  d'une  con- 
dition supérieure  sont  encore  plus  sensuels, 
plus  injustes,  plus  révoltés  contre  Dieu;  ils  ne 
disent  la  vérité  que  quand  ils  ne  trouvent  aucune 
vanité  à  mentir ,  ni  aucun  plaisir  malin  à  ca- 
lomnier. Ils  se  plaignent  de  la  misère,  et  ils  la 
redoublent  par  leurs  excès.  Il  sont  impitoyables 
pour  les  pauvres,  jaloux,  envieux,  incompa- 
tibles, haïssons  et  haïssables  *  à  l'égard  des  ri- 
ches. 11  ne  leur  faut  que  le  bonheur  d'autrui 
pour  les  rendre  malheureux.  La  religion  n'est 
pour  eux  qu'une  vaine  cérémonie.  Leur  avarice 
est  une  véritable  idolâtrie;  ils  n'ont  d'autre  dieu 
que  leur  argent.  Chacun  raisonne,  décide,  sape 
les  fondemens  de  la  plus  sainte  autorité.  Ils  se 
vantent  f/e  connoïtre  Dieu ,  et  ils  le  nient  par 
leurs  actions  les  plus  sérieuses  ;  factis  aiitetn 
negant  -.  Oserons-nous  le  dire  avec  l'Apôtre? 
ils  deviennent  abominables,  incrédules,  réprou- 
véspour  toute  bonne  œuvre.  Ils  sont  chrétiens  de 
nom,  et  impies  de  mœurs.  Ils  ne  pensent  pas 
même  selon   la  foi:  car  ils   méprisent  tout  ce 

J  Tit.  m.  3.  —  -  Ihid.  1.  16. 


qu'elle  estime,  et  ils  admirent  tout  ce  qu'elle 
méprise.  Ils  vivent  dans  le  sein  de  l'Eglise,  non 
pour  lui  être  dociles,  mais  pour  sauver  la  bien- 
séance et  pour  étoufl'er  leurs  remords.  0  têtes 
dures  contre  le  joug  du  Seigneur,  ô  hommes  in- 
circoncis de  cœur  et  d'oreille ,  vous  résistez  tou- 
jours au  Saint-Esprit  * .  Jusques  à  quand  vivrez- 
vous  sans  Christ,  loin  delà  société  d' Isi^ael , 
étrangers  aux  saintes  alliances ,  sans  espérance 
des  promesses,  et  sans  Dieu  en  ce  monde  *? 

Quoi  donc  !  seroit-ce  que  nous  approchons  de 
ces  derniers  temps,  dont  il  est  dit  :  Croyez- 
vous  que  le  Fils  de  l'homme  tî'ouvera  de  la  foi 
sur  la  terre  ^?  En  trouvera-t-il  dans  les  places 
publiques ,  où  le  scandale  est  impuni  ?  En  trou- 
vera-t-il dans  le  secret  des  familles,  où  l'avarice 
et  l'envie  rongent  les  cœurs ,  et  où  chacun  vit 
comme  s'il  n'espéroii  point  une  meilleure  vie  ? 
En  trouvera-t-il  aux  pieds  des  autels ,  où  les 
pécheurs  se  confessent  sans  se  convertir,  et  où 
ils  mangent  avec  une  (fonscience  impure  le  pain 
descendu  du  ciel  pour  donner  la  vie  au  monde? 
Ceux  mêmes  en  qui  il  paroît  rester  quelque 
crainte  de  Dieu  se  bornent  à  vouloir  mourir 
suivant  le  chrisUanisme,* après  avoir  vécu  sans 
gêne  selon  le  siècle  corrompu.  Ils  veulent ,  dit 
saint  Augustin  ' ,  «  croire  en  Jésus-Christ  par 
»  un  raffinement  d'amour-propre,  pour  trouver 
»  quelque  adoucissement  jusque  dans  les  hor- 
»  reurs  de  la  mort.  Propter  removendam  mor- 
»  tis  molestiam  ,  delicatiùs  crederetur  in  Chris- 
»  tum.  n  Nous  voyons  ce  déluge  d'iniquités,  et 
nous  sentons  notre  impuissance  pour  changer 
les  cœurs.  Il  y  a  déjà  près  de  dix-sept  ans  que 
nous  parlons  en  vain  à  la  pierre  :  il  n'en  coule 
aucune  fontaine  d'eau  vive.  Que  n'avons-nous 
pas  dit  au  peuple  de  Dieu  en  son  nom  ?  Hélas  ! 
nous  ne  remarquons  aucun  changement  qui 
puisse  nous  consoler.  Nous  disons  souvent  au 
Seigneur  en  secret  et  avec  amertume  :  Malheur, 
malheur  à  nous!  C'est  nous,  qui  affoiblissons 
votre  parole  toute  -puissante  par  notre  indignité. 
Suscitez  quelque  autre  pasteur  plus  digne  de 
vous  ,  qui  vous  fasse  sentir  à  ce  peuple. 

Faut-il  s'étonner  si  la  paix  .  ce  grand  don 
du  ciel ,  promis  sur  la  terre  aux  hommes  de 
bonne  volonté  %  ne  descend  point  sur  les  peuples 
ingrats  ,  aveugles  et  endurcis.  Ils  ne  la  veulent 
que  pour  tourner  les  dons  de  Dieu  contre  Dieu 
même  ,  et  que  pour  s'enivrer  des  douceurs  em- 
poisonnées de  leur  exil ,  jusques  à  oublier  la 
céleste  patrie.  Il  faudroit  que  tout  homme  fidèle 

'  Jet.  vil.  51.  —  -  f:ph.  II.  12.  —  3  Luc.  xviii.  8.  — 
^  De  pecc.  mer.  rt  rem.  lib.  ii,  cap.  xxxi  ,  ii.  50  :  t.  x, 
p.  66.  —  3  Luc.  II.  H. 


MANDEMENTS. 


187 


humiliât  son  esprit  et  affligeât  son  corps;  que 
chacun  sortit  de  sa  maison  et  de  sou  propre  cceur 
pour  aller  sur  la  sainte  montagne;  que  tout 
homme  frappât  sa  poitriue  ;  que  tous  ensemble 
ne  flssent  qu'un  seul  cri  qui  montât  jusqu'au 
ciel  pour  attendrir  de  compassion  le  cœur  de 
Dieu  dans  ces  jours  de  juste  colère  ;  qu'entin  le 
(barème  fût  le  temps  de  conversion  ,  de  prière  , 
de  faim  de  la  parole  sacrée,  d'abstinence  de  tous 
les  alimens  qui  flattent  la  chair  rebelle ,  pour 
nourrir  l'esprit  de  toutes  les  vertus. 

Mais  les  malheurs  présens,  qui  demandent  un 
tel  remède,  nous  ôtent  l'usage  du  remède  même 
dont  ils  ont  besoin.  Ceux  que  la  misère  prive 
de  presque  tous  les  alimens  sont  réduits  à  user 
indifféremment  de  tous  ceux  que  le  hasard  ou 
la  compassion  pourront  leur  fournir.  La  rareté, 
la  cherté  des  alimens  maigres,  la  misère  qui  met 
les  peuples  dans  l'impuissance  de  les  acheter, 
les  ravages  soufferts  qui  ont  affamé  les  villes, 
en  désolant  toute  la  campagne ,  et  qui  vont  re- 
commencer sur  cette  frontière,  tout  nous  réduit 
à  souffrir  le  relâchement  dans  cet  extrême  besoin 
de  rigueur.  Une  si  triste  situation  nous  fait  per- 
dre encore  pour  cette  année  l'espérance  de  ré- 
tablir la  discipline  du  Carême.  Trop  heureux 
si  nous  pouvons ,  au  moins  avant  mourir  ,  voir 
des  jours  de  consolation  pour  les  enfans  de  Dieu , 
où  celte  sainte  loi  refleurisse. 

C'est  sur  ces  raisons  qu'après  avoir  consulté 
les  personnes  les  plus  sages,  les  plus  pieuses,  et 
les  plus  expérimentées  sur  l'état  des  lieux,  nous 
avons  réglé  les  choses  suivantes,  etc. 

Donné  à  Cambrai,  le  30  janvier  171-2. 


XXI 

MANDEMENT  POUR  DES   PRIÈRES. 

1711. 

François,  etc.,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse  qui  sont  sous  la  domination  du  Roi,  sa- 
lut et  bénédiction. 

Nous  voyons ,  mes  très-chers  Frères ,  dans 
les  anciens  monumcns,  que  les  Chrétiens  furent 
préservés  des  malheurs  des  .Juifs  dans  la  ruine 
de  Jérusalem  ,  et  que  la  Providence  les  épar- 
gna encore  dans  la  prise  de  Rome  idolâtre.  Tout 
au  contraire,  nous  voyons  aujourd'hui  la  chré- 
tienté tout  entière  qui  est  déchirée  par  de  cruel- 
les guerres ,  tandis  que  tant  de  nations  infidèles 


jouissent  d'une  profonde  paix.  C'est  que  les 
enfans  ingrats  et  indociles  ont  irrité  leur  père, 
ci  que  le  Jugement  commence  par  la  maison  de 
Dieu  '.  Qu'entendons-nous  de  tous  côtés  dans 
toute  l'Europe?  Combats  et  bruits  des  armes , 
nation  contre  nation ,  royaume  contre  royaume. 
Faut-il  s'en  étonner?  L iniquité  abonde,  lu 
charité  se  refroidit  *.  Le  Seigneur  a  fait  enten- 
dre ces  paroles  par  la  bouche  d'un  de  ses  pro- 
phètes :  Voici  le  ravage ,  le  renversement ,  la 
famine ,  le  glaive.  Qui  te  consolera  ?  Ecoute ,  ô 
toi ,  qui  es  si  rabaissée ,  si  appauvrie  et  enivrée. 
7nais  non  pas  de  vin  '. 

Un  autre  prophète  s'écrie  :  Ecoutez  ,  6  vieil- 
lards ,  et  vous  tous  habitans  de  la  terre ,  prêtez 
l  oreille.  Voyez  s'il  est  arrivé  rien  de  semblable 
en  vos  jours  ou  en  ceux  de  vos  pères.  Racontez 
ces  prodiges  à  vos  enfans.  Que  vos  enfans  les  ap- 
prennent aux  leurs  ,  et  que  les  leurs  les  trans- 
mettent à  une  postérité  encore  plus  reculée.  Ce 
qui  échappe  à  un  insecte  est  rongé  par  un  au- 
tre. Les  restes  du  second  sont  dévorés  par  le 
troisième.  La  nielle  achève  de  détruire  ce  que 
les  insectes  ont  laissé.  Bé veillez- vous ,  ô  peuples 
enivrés  ;  pleurez  et  poussez  des  cris  doidoureux  '* . 

Bientôt  il  ne  restera  plus  à  nos  campagnes 
désertes  de  quoi  craindre  ni  la  flamme  ni  le  fer 
de  l'ennemi.  Ces  terres ,  qui  payoient  le  labou- 
reur de  ses  peines  par  de  si  riches  moissons  , 
demeurent  hérissées  de  ronces  et  d'épines.  Les 
villages  tombent;  les  troupeaux  périssent.  Les 
familles  errantes,  loin  de  leur  ancien  héritage, 
vont  sans  savoir  où  elles  pourront  trouver  un 
asile.  Le  Seigneur  voit  ces  choses ,  et  il  les  souf- 
fre. Mais  que  dis-je  ?  C'est  lui  qui  les  fait.  Le 
glaive  qui  dévore  tout  est  un  glaive  ,  non  de 
main  d'homme;  in  gladio,  non  viri  ''.  C'est  le 
glaive  du  Seigneur ,  qui  pend  du  ciel  sur  la 
terre  pour  frapper  toutes  les  nations.  Il  est 
juste  ;  nous  avons  péché. 

La  paix  est  l'unique  remède  à  tant  de  lar- 
.mes  et  de  douleurs;  mais  la  paix  où  habité-t- 
elle ?  d'où  peut-elle  venir  ?  qui  nous  la  donnera  ? 
Princes  sages ,  modérés ,  victorieux  de  vous- 
mêmes  ,  supérieurs  par  votre  sagesse  à  votre 
puissance  et  à  votre  gloire  ,  compatissans  pour 
les  misères  de  vos  peuples  ,  en  vain  vous  cou- 
rez après  cette  paix  qui  vous  fuit  ;  en  vain  vous 
faites  des  assemblées  pour  éteindre  le  feu  qui 
embrase  l'Europe.  La  paix  sera  le  fruit ,  non 
de  vos  négociations,  mais  de  nos  prières.  C'est 
eu  frappant  nos  poih'ines  que   nous  la  ferons. 


1  /  Pelr.    iv.    17.  —  ^    Matth.  xxiv.  6  et  seq.  —  *  Js. 
Li.  19  et  21.  —  '•  JorI,  I,  2  et  seq.  —  5  /s.  xxxi.  8. 


188 


MANDEMENTS. 


Elle  \iendra  .  non  de  la  sagesse  des  profonds 
politiques  ,  mais  de  la  foi  des  simples  et  des 
petits.  Elle  est  dans  nos  mains.  Aimons  le  Sei- 
gneur comme  il  nous  aime,  et  la  voilà  faite. 
Tous  nos  maux  s'enfuiront  dès  que  nous  serons 
convertis.  C'est  Dieu  .  et  non  les  princes  de  la 
terre,  qu'il  faut  désarmer.  C'est  la  colère  du 
Seigneur  .  et  non  la  jalousie  des  nations  ,  que 
nous  avons  besoin  d'apaiser. 

«  Si  les  hommes,  dit  saint  Augustin  \,  pen- 
»  soient  sagement,  ils  attribueroient  tout  ce 
»  qu'ils  ont  souffert  de  dur  et  d'affreux  de  la 
B  part  de  leurs  ennemis,  à  une  providence  qui 
»  a  coutume  de  corriger  et  d'écraser  les  moeurs 
»  dépravées  des  peuples.  »  Ce  Père  ajoute  -  : 
«  Vous  n'avez  point  réprimé  vos  passions  hou- 
»  teuses ,  lors  même  que  vous  étiez  accablés 
»  par  vos  ennemis;  vous  avez  perdu  le  fruit  de 
n  votre  calamité;  vous  êtes  devenus  plus  mal- 
»  heureux  ,  et  vous  n'en  êtes  pas  demeurés 
n  moins  coupables.  Vos  vec  contriti  ab  hosfe 
»  luxuriam  repressistis.  Perdidistis  utilitatem 
»  calavdtads  ;  et  mhern'mi  fftcii  cstis ,  et  pes- 
»  simi  pennonsisfis.  »  Vous  avez  enduré  les 
maux  sans  mérite  et  sans  consolation  ;  vous 
avez  souffert  à  pure  perte  ,  comme  les  démons, 
avec  un  cœur  révolté  et  endurci.  «  C'est  néan- 
»  moins  ,  conclut  ce  Père  " ,  un  reste  de  misé- 
»  ricorde  de  ce  que  vous  vivez  encore  ;  Dieu 
»  vous  épargne  pour  vous  avertir  de  vous  cor- 
»  riger  par  la  pénitence.  Ff  tauren  qiiod  vicifis, 
»  J)ei  est ,  qui  vobis  parcendo  adtimnet  .  ut  cor- 
»  rlgamim  pœnitendo.  » 

Ce  qui  nous  met  en  crainte  pour  la  paix  est 
l'indignité  avec  laquelle  les  peuples  la  désirent. 
Pendant  qu'on  lève  les  mains  vers  le  ciel  pour 
l'obtenir ,  les  hommes  se  ressouviennent-ils  de 
la  sobriété  et  de  la  pudeur?  Les  cabarets  ne 
sont-ils  pas  remplis  de  peuples ,  pendant  que 
la  maison  du  Seigneur  est  abandonnée?  Les 
chansons  impudiques  sont-elles  moins  en  la 
place  des  cantiques  sacrés?  L'avarice  et  l'usure 
sont-elles  moins  cruelles  contre  la  veuve  et 
contre  l'orphelin?  L'envie  et  la  médisance  sont- 
elles  moins  envenimées?  Le  luxe  est-il  moins 
insolent?  Les  conditions  sont-elles  moins  con- 
fondues? La  fraude  règne-t-elle  moins  dans  le 
commerce  ?  Pendant  que  chacun  se  plaint  de 
la  misère  ,  est-on  plus  épargnant  et  plus  la- 
borieux ?  La  jeunesse  est-elle  moins  oisive  , 
moins  ignorante  ,  moins  indocile?  Les  person- 
nes âgées  sont-elles  plus  détachées  de  la  vie 
pour  se   préparer  à  la  mort?   Où  trouverons- 

*  De  Civ.  Dei,  lib.  i  ,  cap.  \  :  1.  vu,  i>.  3.  —  ^  Ibid. 
cap.  xxxiii.  p.  30.  —  '  Ihid.  cap.  \xxiv. 


nous  des  hommes  qui  veillent ,  qui  prient,  qui 
croient ,  qui  espèrent,  qui  aiment ,  qui  vivent 
comme  ne  comptant  point  sur  une  vie  si  courte 
et  si  fragile  ,  qui  usent  de  ce  monde  comme  n'en 
usant  point,  parce  que  ce  n'est  qu'une  figure 
qui  passe  au  moment  où  l'on  se  flatte  d'en 
jouir  ? 

Mais  pourquoi  soupirez-vous  après  la  paix? 
Qu'en  voulez-vous  faire?  «  Vous  ne  cherchez 
»  point  dans  cette  sécurité,  dit  saint  Augustin  ', 
»  une  république  vertueuse  et  tranquille,  mais 
»  une  dissolution  impunie  ;  vous  qui  ayant 
»  été  corrompus  par  la  prospérité  ,  n'avez  pu 
»  être  corrigés  par  tant  de  malheurs.  Neque 
D  enim  in  vestra  securitate  pacatam  rempu- 
»  blicam ,  sed  luxuriant  quœritis  impunitam  ; 
»  qui  depravati  rébus  prosperis^  nec  corrigi 
»  potuisfis  adi'ersis.  »  C'est  donc  vous  qui  re- 
lardez la  paix  par  vos  mœurs.  C'est  vous  qui 
êtes  les  auteurs  des  calamités  publiques.  C'est 
vous-mêmes  qui  forcez  Dieu ,  malgré  ses  bon- 
tés paternelles,  à  vous  faire  souffrir  tous  les 
maux  dont  vous  murmurez. 

Mais  que  vois-je?  C'est  un  nouveau  Josa- 
phat ,  roi  du  peuple  de  Dieu  ,  qui ,  à  la  vue  de 
tant  de  maux ,  se  tourne  tout  entier  vers  la 
prière  ;  totum  se  contulit  ad  rogandum  Domi- 
num  ^  Voici  les  paroles  qu'il  prononcera  en 
s'humiliant  sous  la  puissante  main  de  Dieu. 
Si  tous  les  maux  viennent  ensemble  fondre  sur 
nous ,  LE  GL.4IVE  PI'  JUGEMENT  ,  la  pcstc  et  la  fa- 
mine ,  nous  demeurerons  debout  en  votre  pré- 
sence devant  cette  maison,  où  votre  nom  est  in- 
voqué. Là  nous  crierons  vers  vous  dons  nos  tri- 
bulations ;  vous  nous  exaucerez  ,  et  nous  serons 
sauvés. 

Vous  le  voyez  ,  mes  très-chers  Frères ,  le 
glaive  que  le  Saint  -  Esprit  nous  représente 
comme  n'étant  pas  de  main  d'homme;  in  gla- 
dio  non  viri ;  est  le  même  qui  est  nommé  ici 
le  glaive  du  jugement ,  gladius  judicii.  Ce  n'est 
point  un  glaive  poussé  au  hasard  par  l'aveugle  ■ 
fureur  du  soldat  ;  c'est  la  justice  elle-même  qui  * 
le  conduit  ;  c'est  \&  jugement  d'en  haut  qui  en 
règle  tous  les  coups  ici-bas;  c'est  une  main  in- 
visible ,  éternelle  et  toute-puissante  qui  écrase 
notre  foible  orgueil.  Hue  devons-nous  en  con- 
clure ?  Faisons  tout  au  plus  tôt  notre  paix  avec 
Dieu,  et  notre  paix  avec  les  hommes  se  trou- 
vera d'abord  toute  faite.  C'est  pour  seconder 
les  sincères  et  pieux  désirs  d'un  grand  roi  dans 
une  si  pressante  nécessité ,  que  nous  voulons 
demander  à  Dieu  qu'il  dicte  lui-même  de  son 

1  De  Civ.  Dei,  lib.  i,  cap.  xxxiii  :  p.  30.  —  *  II  Parai. 
XX.  3  cl  9. 


MANDEMENTS. 


489 


ne  les  avez  point  laissé  reposer  aux  jours  du  saint 
repos.  Hélas  !  nous  avons  vu  les  familles  chas- 
sées de  l'habitation  de  leurs  ancêtres,  errer  sans 
ressource  ,  et  porter  leurs  enfans  moribonds 
dans  une  terre  étrangère.  Qu'est-ce  qui  nous  a 
fait  tant  de  maux?  c'est  nous-mêmes.  D'où  nous 
sont-ils  venus?  de  nos  seuls  péchés.  Que  u'a- 
vons-nous  pas  encore  à  craindre  de  nos  mœurs  ! 
Dieu  juste  se  doit  des  exemples.  Quand  l'apai- 
serons-nous?  Ceux  qui  resteront,  dit  le  Sei- 
gneur * .  sécheront  de  peine  dans  leurs  iniquités. . . 
Je  marcherai  contre  eux —  Jusqu'à  ce  que  leur 
cœur  incirconcis  rougisse  de  leur  ingratitude. 
Hàtons-nous  donc,  mes  très-chers  Frères,  de 
faire  la  paix  de  ce  monde  en  faisant  la  nôtre 
avec  Dieu  et  avec  nous-mêmes.  «  0  étonnante 
»  vanité,  dit  saint  Augustin  -,  les  honnnes  veu- 
»  lent  se  rendre  heureux  ici-bas ,  et  faire  ce 
»  bonheur  de  leurs  propres  mains  :  mais  la  vé- 
0  rite  tourne  en  dérision  »  leur  folle  espérance. 
«  La  paix  même  d'ici-bas,  dit  encore  ce  Père  ^ 
»  tant  celle  des  nations  que  celle  de  chaque 
L'attente  d'une  prompte  paix,  mes  très-chers     »  homme ,  est  plutôt  une  consolation  qui  adou 


trône  céleste  une  paix  qui  dissipe  tout  ombrage, 
qui  calme  toute  jalousie  ,  qui  réunisse  tous  les 
cœurs ,  et  qui  fasse  ressouvenir  toutes  les  na- 
tions qu'elles  ne  sont  que  les  branches  d'une 
même  famille.  L'Eglise  ,  dans  ce  temps  de  pé- 
ché et  de  confusion  ,  souffre  des  maux  presque 
irréparables  ,  et  nous  espérons  que  les  larmes 
de  l'Epouse  toucheront  le  cœur  de  l'Epoux. 

A  ces  causes,  nous  ordonnons ,  etc. 

Donné  à  Cambrai ,  le  6  février  1712. 


XXII. 

MANDEMENT  POUR  LE  CARÊME 

DE  l'annfk    1713. 

François  ,  etc. ,  à  tous  les  fidèles  de  notre 
diocèse,  salut  et  bénédiction. 


Frères,  nous  faisoit  espérer  dès  cette  année  le 
rétablissement  de  la  discipline  du  Carême.  Mais 
les  péchés  des  peuples  retardent  encore  ces  heu- 
reux jours.  Le  Seigneur ,  justement  irrité,  tient 
toujours  sur  nos  têtes  le  glaive  vengeur  de  son 
alliance  violée  '.  Faut-il  s'en  étonner?  Nos  peu- 
ples sont  écrasés  sans  être  convertis.  On  ne 
trouve  dans  les  pauvres  que  lâcheté,  découra- 
gement ,  murmure ,  corruption  et  fraude.  On 
ne  voit  dans  les  riches  que  mollesse,  faste,  pro- 
fusion pour  le  mal ,  avarice  contre  le  bien  ;  la 
société  est  un  jeu  ruineux  :  la  conversation  n'est 
que  médisance;  l'amitié  n'est  qu'un  commerce 
flatteur  et  intéressé.  La  vertu  n'est  plus  qu'un 
beau  langage,  que  la  vanité  parle.  La  religion 
n'a  plus  aucune  sérieuse  autorité  dans  le  détail 
des  mœurs.  Nous  ne  pouvons  que  trop  dire  ce 
que  saint  Augustin  disoit  en  son  temps  :  «  C'est 
»  par  nos  vices,  et  non  par  hasard,  que  nous 
»  avons  fait  tant  de  pertes  •.  » 

Nous  avons  vu  à  nos  portes  deux  armées  in- 


»  cit  nos  misères,  qu  une  joie  ou  nous  goûtions 
»  un  vrai  bonheur.  »  Les  biens  et  les  maux  de 
cette  vie  ne  sont  rien ,  par  la  brièveté  cl  j)ar 
l'incertitude  de  cette  vie  même.  Que  peut-on 
penser  des  faux  biens,  qui  ne  servent  qu'à  rendre 
les  hommes  méchans,  et  que  Dieu  méprise  jus- 
qu'à les  prodiguer  à  ses  ennemis  qu'il  réprouve? 
Que  peut-on  croire  des  maux  qui  servent  à  nous 
rendre  bons,  et  conformes  à  Jésus-Christ  alla- 
ché  sur  la  croix  ?  Heureux  celui  qui  souffie  dans 
ce  court  pèlerinage ,  et  que  la  mort  ne  sur- 
prend point  dans  l'ivresse  d'une  trompeuse 
prosj)ériléI 

Il  est  vrai  néanmoins,  mes  très-chers  Frères 
que  nous  devons  tâcher  de  mériter,  par  une 
humble  correction  de  nos  mœurs  ,  que  la  paix 
règne  en  nos  Jours,  et  que  nous  menions  une  vie 
tranquille.  Quand  nous  serons  convertis.  Dieu 
réunira  les  nations  divisées;  tous  les  enfaus  du 
Père  céleste  ne  seront  plus  dans  son  sein  qu'un 
cœur  et  qu'une  ame.  Plus  d'ombrages,  plus  de 


nombrables,  qui,  prêtes  à  répandre  des  ruis-     jalousie;  le  glaive  sera  changé  en  faux,  et  la 


seaux  de  sang ,  ne  paroissoient  que  comme  un 
camp,  tant  elles  étoient  voisines.  Nos  campagnes 
ravagées  sont  encore  incultes  comme  les  plus 
sauvages  déserts.  Voti-e  tore,  ô  mon  peuple, 
dit  le  Seigneur  *,  sera  déf^erte ,  et  vos  villes 
tomberont  en  ruine.  Vos  champs,  pendant  tons 
les  Jours  deleur  solitude,  sepiairont  «  se  reposer, 
et  à  ne  produire  aucune  mo\sion,  parce  que  vous 

'  Levit.  XXVI.  25.   —  '^  De  Civ.  l)ei ,  lib.  ii,   cap.   xxi  . 
n.  3  ;  I.  vil,  p.  50.  —   3  Ln-U.  xx  i.  ;J3  v\  st-ii. 


lance  en  soc  de  charrue  ''.  Ecoutez  le  Seiçneur  : 
Si  vous  suivez  ma  loi  ,  dit-il  %  Je  répandrai  sur 
vous  en  leur  saison  des  pluies  fécondes.  Vos 
champs  se  revêtiront  de  verdure,  et  vos  arbres 
seront  chargés  de  fruits.  Les  moissons  dureront 
Jusques  aux  vendanges,  et  ci  peine  les  vendanges 
seront  finies  qu'il  faudra  semer J'enverrai 


'  Levil.  XXV 
IV  ,  n.  1  :  i.  \ 

""  Isai.  11.   4.  —  •'  Leril.  xxvi.  3  ol  soci 


39  et  41.  —  «  De  Civ.   Dei ,  lib.  xix,  <ap. 
p.  545.  —  3  ifjid   lap   XXVII  :  p.  574, 


190 


MANDEMENTS. 


la  paix  autour  de  vos  frontières.  Vous  doi^nirez, 

et  personne  ne  vous  alarmera Le  glaive  ne 

passera  plus  auprès  de  vos  familles.  Je  jeterai 
un  regard  sur  vous,  et  je  vous  fej^i  croître.  ]'ous 
vous  multiplierez,  et  Je  confirmerai  mon  alliance 
en  votre  faveur.  Mais,  encore  une  fois,  nous  ne 
devons  ni  «  craindre  les  maux  que  Dieu  fait 
»  souffrir  aux  bons,  ni  estimer  les  biens  qu'il 
»  donne  aux  méchans  '  :  »  si  le  culte  de  Dieu 
n'éloit  dans  nos  cœurs,  que  pour  en  obtenir  les 
douceurs  de  la  paix  terrestre,  une  telle  religion, 
dit  saint  Augustin*,  ne  nous  rendroitpas/)?^?/.^, 
mais  au  contraire  plus  avides  et  plus  avares. 
Tous  nos  vrais  biens  sont  au-delà  de  cette  vie  ; 
c'esl  pour  l'avenir,  dit  saint  Augustin  ^,  que  nous 
sommes  chrétiens. 

Le  retardement  de  la  paix  éloignant  la  tin  de 
nos  misères,  il  nous  réduit  avec  douleur,  mes 
très-chers  Frères ,  à  retarder  aussi  le  rétablisse- 
ment de  cette  salutaire  discipline  du  Carême 
que  nous  avons  reçue  des  apôtres ,  dont  nos 
pères  furent  si  jaloux.  Mais,  en  attendant  quelle 
puisse  reprendre  toute  sa  force ,  nous  voulons 
au  moins  faire  deux  choses.  La  première  est  de 
nous  rapproclierun  peu  de  la  règle,  en  ne  don- 
nant à  nos  diocésains  que  trois  jours  dans  la  se- 
maine l'usage  de  la  viande,  au  lieu  de  quatre 
jours  que  le  malheur  des  temps  nous  avoit  fait 
accorder  les  autres  années.  La  seconde  est,  qu'en 
permettant  l'usage  de  la  viande  aux  familles 
nécessiteuses  qui  auront  un  pressant  besoin  de 
se  sustenter  par  tous  les  alimens  qu'elles  pour- 
ront trouver,  nous  exhortons  très-sérieusement 
tous  les  riches  qui  ne  sont  point  dans  le  cas  de 
cette  triste  nécessité,  de  n'abuser  point  par  mol- 
lesse d'une  dispense  qui  ne  leur  convient  pas. 
Nous  ne  voulons  point  troubler  les  consciences 
par  une  ordonnance  absolue  de  l'Eglise  ;  mais 
nous  représentons  aux  riches ,  au  nom  du  sou- 
verain pasteur  des  âmes ,  qu'ils  doivent  faire  ce 
qu'ils  peuvent ,  pendant  que  les  pauvres  n'en 
sont  dispensés  qu'autant  qu'ils  ne  le  peuvent 
pas  ;  que  le  besoin  d'apaiser  Dieu  par  la  péni- 
tence croît  chaque  jour:  et  que  rien  n'est  plus 
scandaleux ,  que  de  voir  la  sensualité  flattée  par 
une  dispense  que  l'Église  ne  donne  qu'à  la 
misère  et  à  l'impuissance.  Enfin  nous  déclarons 
que  nous  ne  nous  abstenons  d'exclure  de  cette 
dispense  les  riches  de  tout  le  diocèse,  et  même 
certains  endroits  du  pays  qui  ont  beaucoup  moins 
souffert  que  les  autres,  qu'à  cause  que  nous  ne 
pourrions  établir  cette  différence  sans  abandon- 

*  De  C'iv.  Dei,  lib.  \x ,  tap.  ii  :  t.  \ii,  p.  ôlH.  — 
î  Ibid.  lib.  1,  rap.  vin,  n.  2  :  p.  8.  —  '  In  Psal.  \ci,  u. 
i  :  I.  IV,  p.  98». 


ner  une  certaine  uniformité  qui  paroît  néces- 
saire pour  faciliter  l'ordre  dans  les  points  de      i 
discipline,  et  pour  ne  faire  pas  naître  dans  les      | 
esprits  scrupuleux  une  infinité  de  questions. 

C'est  sur  ces  raisons  qu'après  avoir  consulté 
les  personnes  les  plus  sages ,  les  plus  pieuses  et 
les  plus  expérimentées  sur  l'état  des  lieux,  nous 
avons  réglé  les  choses  suivantes  : 

1"  Tous  les  peuples  pourront  manger  de  la 
viande  trois  jours  de  la  semaine  pendant  le  Ca- 
rême prochain,  savoir,  le  dimanche,  le  mardi 
et  le  jeudi.  L'abstinence  ne  sera  d'obligation 
que  le  lundi ,  le  mercredi ,  le  vendredi  et  le  sa- 
medi ". 

"2°  Il  faut  néanmoins  excepter  le  mercredi 
des  Cendres  et  les  trois  autres  jours  suivans,  où 
l'on  ne  mangera  point  de  viande. 

3°  L'usage  des  œufs  sera  permis  tous  les  jours 
du  Carême  à  tous  les  fidèles,  excepté  le  ven- 
dredi saint. 

•4"  On  ne  mangera  point  de  la  viande  pendant 
la  semaine  sainte. 

5°  Les  militaires  qui  ne  sont  point  officiers 
pourront  manger  de  la  viande  tous  les  jours  du 
Carême  .  excepté  les  vendredis  et  les  samedis. 
Nous  avons  égard  aux  grandes  fatigues  d'où  ils 
sortent ,  et  où  ils  doivent  bientôt  rentrer. 

(i°  Quoique  nous  permettions  aussi  l'usage 
de  la  viande  pour  certains  jours ,  nous  conser- 
vons néanmoins  dans  toute  sa  force  le  comman- 
dement de  l'Eglise  à  l'égard  du  jeûne,  pour  les 
jours  mêmes  où  la  viande  sera  permise.  Plus 
la  nourriture  qu'on  prend  est  forte ,  plus  on  est 
en  état  de  jeûner,  en  se  contentant  chaque  jour 
d'un  seul  repas,  avec  une  légère  coUafion  qui 
sera  toujours  maigre. 

Entin  ceux  qui  ne  pourront  pas  se  retrancher 
l'usage  de  la  viande  doivent  se  modérer  dans  la 
dispense  qui  leur  est  accordée,  et  ne  se  per- 
mettre rien  de  superflu  dans  les  commodités 
sensibles.  Les  peuples  qui  nous  sont  confiés 
peuvent  voir,  par  les  égards  que  nous  avons 
pour  leurs  besoins,  combien  nous  sommes  éloi- 
snés  d'une  sévérité  dure  et  ricroureuse  :  c'est 
ce  qui  doit  nous  préparer  dans  leurs  cœurs  une 
pleine  confiance  pour  les  temps  plus  heureux  , 
où  nous  ne  manquerons  pas  de  rétablir  dans 
son  intégrité  cette  salutaire  pénitence,  que  les 
apôtres  ,  instruits  par  l'exemple  de  Jésus-Christ 


"  Le  (lisposilif  du  Mîiidpiiieiil  du  3  f(?>Ticr  1709  est  sem 
blable  à  celui-ci  ,  excepté  en  un  seul  point.  La  rigueur  de 
l'hiver  avoit  détruit  IfS  légumes;  on  inanquoit  d'œufs;  la 
(juerre  enipéchoit  le  commerce  du  poisson  de  mer  [voyez 
li  dessus  p.  176  .  Féœlon  crut  devoir  permettre  l'usage  de 
la  viande  quatre  jours  de  la  semaine,  savoir,  le  dimanche, 
le  lundi ,  le  mardi  et  le  jeudi. 


MANDEMENTS. 


491 


même,  ont  transmise  de  siècle  en  siècle  jusqu'à 
nous. 

Il  faut  que  les  riches  entrent  dans  les  senti- 
mens  de  l'Église  en  faveur  des  pauvres ,  atin 
que  la  charité  gagne  en  cette  occasion  ce  que  la 
pénitence  semble  perdre.  Ainsi  tous  ceux  qui 
useront  de  la  présente  dispense,  et  qui  peuvent 
donner  trois  sous  en  aumône  ,  les  donneront. 
Nous  exhortons  tous  ceux  qui  peuvent  donner 
plus  abondamment ,  à  faire  pour  leur  salut 
éternel  une  partie  de  ce  qu'ils  font  tous  les  jours 
pour  le  faste  du  siècle.  Nous  désirons  que  ces 
aumônes  soient  mises  entre  les  mains  de  la  tré- 
sorière  de  l'assemblée  delà  charité,  dans  les 
villes  où  on  a  établi  de  telles  assemblées  pour 
les  pauvres  malades,  afin  qu'elles  soient  distri- 
buées de  concert  avec  les  pasteurs,  et  que,  dans 
tous  les  autres  lieux ,  chacun  donne  son  au- 
mône aux  pasteurs  pour  le  même  usage. 

Donné  à  Cambrai  le  23  février  4  713. 


XXIII. 
MANDEMENT 

QUI    AUTORISE    l' INSTITUT    DES    ERMITES    DU    DIOCESE 
DE    CAMBRAI. 

François,  par  la  miséricorde  de  Dieu,  etc., 
aux  Frères  ermites  de  notre  diocèse  y  résidant, 
salut  et  bénédiction. 

Nous  avons  vu  avec  joie  l'empressement  que 
vous  nous  avez  témoigné  de  vous  associer  tous 
en  congrégation.  C'est  un  moyen  très-efficace 
que  Dieu  vous  a  suggéré  ,  pour  vous  sanctifier 
dans  votre  état ,  remettre  votre  institut  en  hon- 
neur, et  édifier  les  autres  fidèles.  Nous  ne  pou- 
vons que  louer  votre  zèle,  et  approuver  votre 
dessein.  Nous  vous  érigeoni^  donc  en  congréga- 
tion, sous  la  protection  de  Notre  Seigneur  Jésus- 
Christ  ,  de  saint  Jean-Baptiste  et  saint  Antoine  , 
vrais  modèles  de  tous  les  solitaires  ;  vous  enjoi- 
gnant,  au  nom  de  Notre-Seigneur,  l'exacte 
observance  des  règles  que  nous  vous  donnons , 
conformes  à  celles  qui  sont  prescrites  aux  er- 
mites associés  en  congrégatioi  dans  les  diocèses 
de  Liège  et  Namur,  voisins  du  nôtre. 

Respectez  surtout,  comme  vos  pères,  les  supé- 
rieurs ecclésiastiques  que  nous  établirons,  et  les 
visiteurs  ermites  que  vous  choisirez.  N'admettez 
à  demeurer  dans  vos  ermitages  qui  que  ce  soit, 
sans  une  permission  signée  ce  nous,  ou  de  nos 


vicaires-généraux,  ou  de  vos  supérieurs;  et 
soyez  assurés  qu'à  l'exemple  de  nosseigneurs 
nos  confrères  les  évêques  voisins,  nous  ne  souf- 
frirons dans  notre  diocèse  aucun  ermite  qui  ne 
sera  pas  associé  à  votre  congrégation ,  ou  qui  y 
étant  associé,  tomberoit  (ce  qu'à  Dieu  ne  plaise) 
dans  des  désordres  scandaleux. 

Au  reste,  nous  prions  Dieu,  mes  chers  Frè- 
res ,  de  fortifier  en  vous  la  bonne  volonté  qu'il 
vous  a  donnée,  et  de  vous  faire  la  grâce  d'y  per- 
sévérer jusqu'à  la  mort ,  afin  qu'ayant  pratiqué 
dans  le  désert  les  vertus  de  vos  saints  protec- 
teurs, vous  jouissiez  comme  eux  dans  le  ciel  du 
souverain  bien. 

Donné  à  Cambrai  le  1"  novembre  1713. 


XXIV. 
MANDATUM  DE  RITUALI  EDENDO. 

FraNCISCVS    DK    SALIGNAf.    DE    LA    .HOTHE    FENEI.ON  , 

Archiepiscopus  Dux  Cameracensis ,  sancti 
Romani  Imperii  Princeps ,  Comes  Camera- 
cesii,  Parochis,  Yicariis  et  aliis  Sacerdoti- 
bus  nostrœ  diœcesis,  salutem  et  benedic- 
tionem. 

Felicis  mémorise  decessores  noslri  illustris- 
simi  ac  reverendissimi  domini  Guillelmus  de 
Berghes  ,  Franciscus  Yanderbuck  et  Gaspar 
Nemius  ,  Manuali  perficiendo  omnem  operam 
multa  cum  laude  dederant.  Verùm  quotidiano 
pastorum  usu  jampridem  detrita  jacent  penè 
omnia  qua'  excusa  erant  exemplaria.  Unde  no- 
vam  editionem  approperari  necesse  est.  Neque 
tamen  est  animus  Manuale  a  veteri  diversum 
instituere  :  imô  majorum  vestigiis  insistere, 
eorumque  placita  amplecli  juvat.  Paucissima 
lantiun  occurrunt  qiKc  temporum  diversitati 
accommodanda  esse  videntur.  Absit  vero  ut  in 
hoc  privata;  opinioni  quidquam  indulserimus. 
Insignes  siquidem  viri  ex  nostra  metropolitana 
Ecclesia  delecti  ;  quorum  peritià,  sagacitate  et 
pietate  vicariatiis  nosler  hactenus  lloruit,  ea  sin- 
gula  patriis  morii)Usaplari  studuerunt. 

Cœterùm  ,  ut  brevitati  optandie  consulatur, 
ab  omni  eruditione  investiganda  origine  re- 
rum  ,  et  ab  omni  dogmatica  dissertatione  tem- 
perandum  esse  duximus  ,:  hoc  unum  scilicet 
assequi  studentes  ,  ut  singula  qua*  in  praxi 
passim  gerenda  sunt,  semotâ  omni  specula- 
tione,  in  promptu  sint,  et  prima  fronte  pers- 
pecta  habeantur.  Reliqua  apud  theologos,  vel 


192 


MANDEMENTS. 


historicos  ,  vel  rituum  indagatores  prœstô  esse 
paslores  norunt. 

PoiTo  in  his  omnibus  quae  sacrum  ritum  atti- 
nant,  duae  sunt  Augustini  regulcC  quas  religiosè 
sectari  velimus.   Altéra  hœc  est:  «Omnia.... 
»  quœ  neque  sanctaruni  Scripturaruni  auctori- 
»  tate  continentur,  nec  in  concilio  episcoporum 
»  statuta  inveniuntur ,  nec  consuetuJine  uni- 
»  versai  Ecclesiae  roborata  sunt,  sed  pro  diver- 
»  sorum  locoruin  diversis  moribus  innumera- 
»  biliter  variantur.  ita  ut  vix  aut  oamino  nun- 
»  quani  inveniri  possint  causœ  ,   quas  in  eis 
»  instituendis  bomines  secuti  sunt,  ubi  facultas 
»  tribuitur  ,    sine   uUa  dubitatione   resecanda 
»  existimo'.  »  En  \ides,  piissime  lector,  rese- 
canda esse  ea  omnia  qna^  tum  omni  auctoritate, 
tum  omni  causa  sperandœ  œdificationis  omnino 
carent.   Neque  vero  prœtexere  licet  leviusculas 
rudis  et  indocilis  vulgi  opiniones  ,  aut  usus 
temerarios.  Pronum  quippe  est,  [ilebem  impe- 
ritam  muUa,  qua^  niniùs  décent ,  in  divinum 
cultum   sensim  invebcre.  Nostrum  autem  est 
hune  cultum  ad  puruni  excoquere,  ne  supers- 
titio    subrepat  ,    et   bairetici    malè    insultent. 
Altéra  bœc  est  Augustini  sententia,  quà  prio- 
rem  temperari  oportuit  :  k  Totuni  boc  genus 
»  rerum  libéras  babet  observationes,  nec  disci- 
»  plina  uUa  est  in  bis  melior  gravi  prudentique 
r  cbristiano,  quàm  ut  eo  modo  agat,  quo  agere 
»  viderit  Ecclesiam  ,  ad  quam  forte  devenerit. 
»  Quod  enim  neque  contra  fidem  neque  contra 
»  bonos  mores  esse  convincitur.   indillerenter 
»  est  babendum,  et  propter  eorum,  inter  quos 
»  vivitur  ,  societatem   servandum    est....    Ad 
»  quam  forte  Ecclesiam  veneris  ,  ejus  morem 
»  serva ,   si  cuiquam  non  vis  esse  scandalo  , 

»  nec  quemquam   tibi Ipsa  enim    niu- 

»  tatio  consuetudinis  ,  eliam  qute  adjuval  uti- 
))litate,  novitate  perturbât  -.  »  Ex  quibus 
profecto  liquet  banc  esse  saluberrbuain  Au- 
gustini regulam  ,  ut  ea  ,  qua?  absque  ulla 
œdificationis  causa  invaluerunt  ,  et  in  aper- 
tam  superstitionem  redundant  .  resecta  snrt , 
ea  vero  «  qua  non  sunt  contra  fidem  neque 
»  contra  bonos  mores  ,  et  babent  aliquid  ad 
»  exhortationem  melioris  vita; ,  ubicumque  in- 
»  stitui  videmus  ,  vel  iustituta  cognoscimus , 
»  non  solum  non  improbemus,  sed  etiam  lau- 
»  dando  et  imitando  sectemur  -.  »  Quemad- 
modum  enim  coercenda  est  plebis  saperstitio , 
ita  etiam  frangenda  videtur  recentiorum  cri- 
ticorum  audacia  .  qui   ritum  asperiori  refor- 


Ef. 

L\ ,  ad 

Janua 

r.  n.  35 

:  t 

.  Il , 

P- 

m. 

— 

^Ep. 

ad 

Januar. 

n.  2, 

3  et  6  : 

r- 

124 

et 

»26. 

— 

^  Ep. 

ad  Janvar. 

u.  34  : 

p.  Ul. 

matione  ita  atténuant,  ut  veluti  exsanguis  et 
exsuccus  jaceat. 

Hinc  bomines  creduli,  superstitionis  amantes, 
et  aversantes  interiorem  cultum,  quo  quisque 
abnegat  semetipsum,  et  tollit  crucem  suam,  et 
Cbristum  sequitur,  avido  ore  captant  caerimo- 
nias  ,  quce  suis  cupiditatibus  nibil  incommo- 
dent. «  Ipsam  religionem,  ut  ait  Augustinus  \ 
»  quam  paucissimis  et  manifestissimis  celebra- 
»  tionum  sacramentis  misericordia  Dei  esse 
»  liberam  voluit.  servilibus  oneribus  premunt, 
»  ut  tolerabiUor  sit  conditio  Judœorum  ,  qui, 
»  etiamsi  tempus  libertatis  non  agnoverunt , 
»  legalibus  tamen  sarcinis,  non  bumanis  prae- 
»  sumptionibus,  subjiciuntur.  »  De  bis  sanctus 
Doctor  ita  conqueritur  -  :  «  Sed  boc  nirais  do- 
rt leo,  quod  multa,  qua*  in  divinis  libris  salu- 
»  berrimè  prœcepta  sunt,  minus  curantur  ;  et 
»  tam  multis  prœsumptionibus  sic  plena  sunt 
»  omnia,  ut  graviùs  corripiatur,  qui  per  octavas 
»  suas  tcrram  nudo  pede  tetigerit  ,  quàm  qui 
»  mentem  vinolentià  sepelierit.  »  Gum  Angus- 
tino  libens  dixerim  ^  «  Hoc  approbare  non  pos- 
»  sum,  etiamsi  multa  bujusmodi  propter  non- 
»  ullarum  vel  sanctarum  vel  tnrbulentanim 
»  personarum  scandala  devitanda.  liberiùs  im- 
»  probare  non  audeo.  »  Itaque  bujusmodi  ritus 
adventitios  ,  qui  extra  ritum  ab  Ecclesia  in 
Mannalibus  comprobatum  temerè  vagantur  , 
dolentes  quidem  tolerare  cogimur,  minime  ver6 
snademus. 

Ilbnc  critici  lastidiosi  bomines,  dum  supers- 
titionem acriùs  amputant,  vivos  piissimi  cultûs 
ramos  evellunl.  Nimirum  diclitant,  ea  singula, 
qu*  in  privatis  quibusdam  ecclesiis  fieri  soient, 
amputanda  esse,  ut  aliéna  ab  universali  aut  a 
puriore  antiquissim:e  Ecclesiaî  ritu.  Quasi  verô 
universalis  Ecrlesia  banc  rituun»  varietatem 
ratam  non  fecerit  :  quasi  verô  Romana  Eccle- 
sia, cœterarum  omnium  mater  ac  magistra,  id 
nunquam  aegrè  tulerit  :  quasi  verô  non  accepta 
sit  apud  omnes  optima  bœc  Augustini  senten- 
tia *  :  «  In  bis  reb  is  in  quibus  nibil  certi  sta- 
»  tuit  Scriptura  divina,  mos  populi  Dei,  vel 
»  instituta  majorum  pro  lege  tenenda  sunt.  De 
»  quibus  si  disputare  voluerimus,  et  ex  alioruin 
»  consuetudine  alios  improbare,  orietur  inter- 
»  minata  luctatio.  »  Prœterea  nefas  est  minoris 
facere  recentiores  quàm  antiquiores  Ecclesiae 
ritus.  Neque  enim  Ecclesia  senescendo  minus 
sapit,  aut  Spiritu  promisso  sensim  destituitur. 
Profectô  non  satis catbolicè  sentit,  quisquis  non 


'  Ep.    LV,    ad   Janinr.    a.    35  :  p.    \k-2.  —  -  Ibid^  — 
Ibid.  • —  ^  Epist.  xx>vi ,  a'.i  Casiilnii.  a.  3  :  p.  68. 


MANDEMENTS. 


193 


fatetur,  pari  omnino  auctorilate  pollere  ritus  in 
decimo  octavo  ac  ritus  in  quarto  saeculo  ab  Ec- 
clesia  institulos.  Immota  enim  stat  hsec  Augus- 
tini  senlentia  unicuique  sœculo  aequè  aptanda  : 
«  Si  quid  horum  tota  per  orbem  fréquentât  Ec- 
»  clesia — ;  quin  ila  tacienduin  sit,  disputare, 
»  insolentissimœ  insaniae  est  '.  » 

Itaque  pastores  singulos  gravissimè  mone- 
mus,  et  amantissimè  adhortamur,  ut  geniino 
huic  officio  se  totos  impendant  ,  sicuti  decet 
ministros  Christi,  et  dispensatores  mysteriorum 
Dei.  Scilicet  ut  diligentissiniè  observent  ea 
omnia,  quœ  Ecclesia  in  Manuali  observari  ju- 
bet;  caeteros  autem  ritus,  quos  popularis  aura 
inconsultè  usurpât  ,  déclinent  ;  neque  ipsi, 
obtento  quovis  pietatis  incentivo  ,  quidquam 
novi  et  insoliti  tenlare  audeant.  Absit  verè  ut  in 
tanto  munere  obeundo  ab  illa  aurea  Augustin! 


sententia  unquam  recédant  '  :  «  Non  ergo 
»  asperè,  quantum  existimo,  non  duriter,  non 
»  modoimperioso  isla  tolluntur  ;  magisdocendo 
M  quàm  jubendo  ,  magis  monendo  quàm  mi- 
»  nando.  Sic  enim  agendum  est  cum  multitu- 
»  dine  :  scverilas  antem  exercenda  est  in  peccata 
»  paucorum.  Et  si  quid  minamur,  cum  dolore 
»  fiât  ,  de  Scripturis  comminando  vindictam 
»  fuiuram,  ne  nos  ipsi  in  nostra  potestate,  sed 
»  Deus  in  nostro  sermone  timeatur.  Ita  priùs 
»  monebuntur  spirituales  ,  vei  spiritualibus 
»  pro\imi  ,  quorum  auctoritate  ,  et  lenissimis 
»  quidem  ,  sed  instanlissimis  admonilionibus, 
»  cjetera  multiludo  frangatur.  » 

Datum  Cameraci,  die  ^20  Augusti,  anno  Do- 
mini  1707. 

Fr.  Ar.  D.  Cameracensis. 


*  Epist.  Liv  ,  ad  Jamiar.  n.  6  :  p.  126, 


>  Eji.  xxii,  ad  Au)tl.  II.  5  :  p.  28. 


—  «flO»^ 


FENELON.    TOME    VI. 


1» 


OEUVRES  DE  FÉNELON. 


QUATRIÈME  CLASSE. 


OUVRAGES   DE   LITTÉHATUnE. 


■^t4t'H**4t4t44trff.Httftt4*t*tttfSti.tttt.tHttt*HSttttt44St*.tt'tt.tS.tttt.t4tltt*4*t.t4tt-tHt<tMt.tr4H^tfitf^triri-tHt*t-*irtH 


RECUEIL  DE  FABLES 


COMPOSÉES  POUR  L'ÉDUCATION  DE  Mgr  LE  DUC  DE  BOURGOGNE. 


I. 

HISTOIRE  D'UNE    VIEILLE  REINE  ET  D'LNE  JEUNE 
PAYSANNE. 

Il  éloil  une  fois  une  reine  si  vieille,  si  vieille, 
qu'elle  n'avoit  plus  ni  dents  ni  clieveux  :  sa 
tête  branloit  comme  les  feuilles  que  le  vent 
remue  \  elle  ne  voyoit  croutte,  même  avec  ses 
lunettes;  le  bout  de  son  nez  et  celui  de  son 
menton  se  touchoient  ;  elle  étoit  rapetissée  de 
la  moitié,  et  toute  en  un  peloton,  avec  le  dos 
si  courbé,  qu'on  auroit  cru  qu'elle  avoit  tou- 
jours été  contrefaite.  Une  fée,  qui  avoit  assisté 
à  sa  naissance  ,  l'aborda  ,  et  lui  dit  ;  Voulez- 
vous  rajeunir?  Volontiers,  répondit  la  Heine  : 
je  donnerois  tous  mes  joyaux  pour  n'avoir  que 
vingt  ans.  11  faut  donc,  continua  la  fée,  donner 
votre  vieillesse  à  quelque  autre  dont  vous  pren- 
drez la  jeunesse  et  la  santé.  A  qui  donnerons- 
nous  vos  cent  ans  ?  La  Heine  fit  cbercher  par- 
tout quelqu'un  qui  voulût  être  vieux  pour  la 
rajeunir.  11  vint  beaucoup  de  gueux  qui  vou- 
loient  vieillir  pour  être  riclies  :  mais  quand  ils 
avoient  vu  la  Heine  tousser  .  cracher  .  râler  , 
vivre  de  bouillie,  être  sale,  hideuse,  pu;mte, 
souffrante  et  radoter  un  peu  ,  ils  ne  vouloient 
plus  se  charger  de  ses  années  ;   ils  aimoient 


mieux  mendier  et  porter  des  haillons.  Il  venoit 
aussi  des  ambitieux  ,  à  qui  elle  promettoit  de 
grands  rangs  et  de  grands  honneurs.  Mais  que 
faii'ê  de  ces  rang^V  disoient-ils  après  l'avoir 
vue  :  nous  n'oserions  nous  montrer  étant  si 
dégoùtans  et  si  horribles.  Mais  enfin  il  se  pré- 
senta une  jeune  fille  de  village,  belle  comme  le 
jour,  qui  demanda  la  couronne  pour  prix  de  sa 
jeunesse  ;  elle  seuoinmoit  Péronnelle.  La  Reine 
s'en  fâcha  d'abord  :  mais  que  faire?  à  quoi 
sert-il  de  se  fâcher  ?  elle  vouloit  rajeunir.  Par- 
tageons, dit-elle  à  Péronnelle,  mon  royaume  ; 
vous  en  aurez  une  moitié,  et  moi  l'autre  :  c'est 
bien  assez  pour  vous  cjui  êtes  une  petite  pay- 
sanne. Non,  répondit  la  fille,  ce  n'est  pas  assez 
pour  moi  :  je  veux  tout.  Laissez-moi  mon  ba- 
volet,  avec  mon  teint  fleuri  ;  je  vous  laisserai 
vos  cent  ans  avec  vos  rides  et  la  mort  qui  vous 
talonne.  Mais  aussi ,  répondit  la  Heine,  que 
fcrois-je,  si  je  n'avois  plus  de  royaume?  Vous 
ririez,  vous  danseriez,  vous  chanteriez  comme 
moi,  lui  dit  cette  fille.  En  parlant  ainsi,  elle  se 
mit  à  rire ,  à  danser  et  à  chanter.  La  Reine, 
qui  étoit  bien  loin  d'en  faire  autant,  lui  dit  : 
Que  feriez-vous  en  ma  place  ?  vous  n'êtes  point 
accoutumée  à  la  vieillesse.  Je  ne  sais  pas,  dit  la 
paysanne  ,  ce  que  je  ferois  :  mais  je  voudrois 
bien  l'essayer  ;    car  j'ai  toujours  ouï  dire  qu'il 


196 


FABLES. 


est  beau  d'être  reine.  Pendant  qu'elles  étoient 
en  marché,  la  fée  survint,  qui  dit  à  la  paysanne  : 
Voulez-vous  faire  voire  apprentissage  de  vieille 
reine,  pour  savoir  si  ce  métier  vous  accommo- 
dera ?  Pourquoi  non  ?  dit  la  tille.  A  l'instant 
les  rides  couvrent  son  front  ;  res  cheveux  blan- 
chissent ;  elle  devient  grondeuse  et  rechignée  ; 
sa  tête  branle  et  toutes  ses  dents  aussi  ;  elle  a 
déjà  cent  ans.  La  foe  ouvre  une  petite  boite,  et 
en  tire  une  foule  d'ofliciers  et  de  courtisans 
richement  vêtus,  qui  croissent  à  mesure  qu'ils 
en  soclent,  et  qui  rendent  raille  respects  à  la 
nouvelle  reine.  On  lui  sert  un  grand  festin  : 
mais  elle  est  dégoûtée  ,  et  ne  sauroit  mâcher  ; 
elle  est  honteuse  et  étonnée  ;  elle  ne  sait  ni  que 
dire  ni  que  faire  ;  elle  tousse  à  crever  ;  elle 
crache  sur  son  menton  ;  elle  a  au  nez  une  rou- 
pie gluante  qu'elle  essuie  avec  sa  manche  ;  elle 
se  regarde  au  miroir,  et  se  trouve  plus  laide 
qu'une  guenuche.  Cependant  la  véritable  reine 
étoit  dans  un  coin,  qui  rioit  et  qui  commeuçoit 
à  devenir  jolie  ;  ses  cheveux  revenoient  et  ses 
dents  aussi  ;  elle  reprenoit  un  bon  teint  frais  et 
vermeil  ;  elle  se  redressoit  avec  mille  petites 
façons  :  mais  elle  étoit  crasseuse,  court  vêtue, 
et  faite  connue  un  petit  torchon  qui  a  traîné 
dans  les  cendres.  Elle  n'étoit  pas  accoutumée  à 
cet  équipage  ;  et  les  gardes ,  la  prenant  pour 
quelque  servante  de  cuisine,  \ouloieut  la  chas- 
ser du  palais.  Alors  Péronnelle  lui  dit  :  Vous 
voilà  bien  embarrassée  de  n'être  plus  reine,  et 
moi  encore  davantage  de  l'être  :  tenez,  voilà 
votre  couronne  ;  rendez-moi  ma  cotte  grise. 
L'échange  fut  aussitôt  fait;  et  la  Reine  de  re- 
vieillir, et  la  paysanne  de  rajeunir.  A  peine  le 
changement  fut  fait,  que  toutes  deux  s'en  repen- 
tirent ;  mais  il  n'étoit  plus  temps.  La  fée  les 
condanma  à  deuieurer  chacuue  dans  sa  condi- 
tion. La  Ueine  pleuroit  tous  les  jours.  Dès 
qu'elle  avoit  mal  au  bout  du  doigt,  elle  disoit  : 
Hélas  !  si  j'étois  Péronnelle,  à  l'heure  que  je 
parle,  je  serois  logée  dans  une  chaumière  et  je 
vivrois  de  châtaignes  ;  niais  je  danserois  sous 
l'orme  avec  les  bergers  au  son  de  la  flûte.  Que 
me  sert  d'avoir  un  beau  lit,  où  je  ne  fais  que 
souffrir,  et  tant  de  gens,  qui  ne  peuvent  me 
soulager.  Ce  chagrin  augmenta  ses  maux  ;  les 
médecins,  qui  étoient  sans  cesse  douze  autour 
d'elle,  les  augmentèrent  aussi.  Enfin  elle  mou- 
rut au  bout  de  deux  mois.  Péronnelle  taisoit 
une  danse  ronde  le  long  d'un  clair  ruisseau  avec 
ses  compagnes,  quand  elle  apprit  la  mort  de  la 
Reine  :  alors  elle  reconnut  qu'elle  avoit  été  plus 
heureuse  que  sage  d'avoir  perdu  la  royauté. 
La  fée  leviul  la  voir,  cl  lui  donna  à  choisir  de 


trois  maris  :  l'un,  vieux,  chagrin,  désagréable, 
jaloux  et  cruel  ,  mais  riche,  puissant  et  très- 
grand  seigneur,  qui  ne  pourroit  ni  jour  ni  nuit 
se  passer  de  l'avoir  auprès  de  lui  ;  l'autre,  bien 
fait,  doux,  commode,  aimable  et  d'une  grande 
naissance,  mais  pauvre  et  malheureux  en  tout  ; 
le  dernier,  paysan  comme  elle,  qui  ne  seroit  ni 
beau  ni  laid,  qui  ne  l'aimeroit  ni  trop  ni  peu, 
qui  ne  seroit  ni  riche  ni  pauvre.  Elle  ne  savoit 
lequel  prendre  ;  car  naturellement  elle  aimoit 
fort  les  beaux  habits,  les  équipages  et  les  grands 
honneurs.  Mais  la  fée  lui  dit  :  Allez,  vous  êtes 
une  sotte.  Voyez-vous  ce  paysan?  voilà  le  mari 
qu'il  vous  faut.  Vous  aimeriez  trop  le  second  ; 
vous  seriez  trop  aimée  du  premier  ;  tous  deux 
vous  rendroient  malheureuse  :  c'est  bien  assez 
que  le  troisième  ne  vous  batte  point.  Il  vaut 
mieux  danser  sur  l'herbe  ou  sur  la  fougère  que 
dans  un  palais  ,  et  être  Péronnelle  au  village, 
qu  une  dame  malheureuse  dans  le  beau  monde. 
Pourvu  que  vous  n'ayez  aucun  regret  aux  gran- 
deurs, vous  serez  heureuse  avec  votre  laboureur 
toute  votre  vie. 


IL 


HISTOIRE  DE  LA  REINE  GISÈLE  ET  DE  LA  FÉE 
CORYSANTE. 

Il  étoit  une  fois  une  reine  nommée  Gisèle  , 
qui  avait  beaucoup  d'esprit  et  un  grand  royau- 
me. Son  palais  étoit  tout  de  marbre;  le  toit  étoit 
d'argent  ;  tous  les  meubles  qui  sont  ailleurs  de 
fer  ou  de  cuivre ,  étoient  couverts  de  diamans. 
Cette  reine  étoit  fée  ;  et  elle  n'avoit  qu'à  faire 
des  souhaits,  aussitôt  tout  ce  qu'elle  vouloit  ne 
manquoit  pas  d'arriver.  Il  n'y  avoit  qu'un  seul 
point  qui  ne  dépendoit  pas  d'elle;  c'est  qu'elle 
avoit  cent  ans,  et  elle  ne  pouvoit  se  rajeunir. 
Elle  avoit  été  plus  belle  que  le  jour,  et  elle  étoit 
devenue  si  laide  et  si  horrible ,  que  les  gens 
mêmes  qui  venoient  lui  faire  la  cour  cherchoient 
en  lui  parlant  des  prétextes  pour  tourner  la  tête, 
de  peur  de  la  regarder.  Elle  étoit  toute  cour- 
bée .  tremblante  ,  boiteuse ,  ridée ,  crasseuse  , 
chassieuse,  toussant  et  crachant  toute  la  jour- 
née avec  une  saleté  qui  faisoit  bondir  le  cœur. 
Elle  étoit  borgne  et  presque  aveugle  ;  ses  yeux 
de  travers  avoient  une  bordure  d'écarlate  :  en- 
fin elle  avoit  une  barbe  grise  au  menton.  En  cet 
état,  elle  ne  pouvoit  se  regarder  elle-même,  et 
elle  avoit  fait  casser  tous  les  miroirs  de  son  pa- 
lais. Elle  n'y  pouvoit  souiTrir  aucune  jeune  per- 


FABLES. 


197 


sonne  d'une  figure  raisonnable.  Elle  ne  se  fai- 
soit  servir  que  par  des  gens  borgnes,  bossus, 
boiteux  et  estropiés.  Un  jour  on  présenta  à  la 
Reine  une  jeune  tille  de  quinze  ans,  d'une  mer- 
veilleuse beauté,  nommée  Corysanfe.  D'abord 
elle  se  récria  :  Qu'on  ôte  cet  objet  de  devant 
mes  yeux.  Mais  la  mère  de  celte  jeune  fille  lui 
dit  :  Madame  ,  ma  fille  est  fée,  et  elle  a  le  pou- 
voir de  vous  donner  en  un  moment  toute  sa  jeu- 
nesse et  toute  sa  beauté.  La  Reine  ,  détournant 
ses  yeux  ,  répondit  :  Hé  bien!  que  faut-il  lui 
donner  en  récompense?  Tous  vos  trésors,  et 
votre  couronne  môme,  lui  répondit  la  mère. 
C'est  de  quoi  je  ne  me  dépouillerai  jamais ,  s'é- 
cria la  Reine;  j'aime  mieux  mourir.  Cette  otl're 
ayant  été  rebutée,  la  Reine  tomba  malade  d'une 
maladie  qui  la  rendoit  si  puante  et  si  infecte  , 
que  ses  femmes  n'osoient  approcher  d'elle  pour 
la  servir  ,  et  que  ses  médecins  jugèrent  qu'elle 
mourroit  dans  peu  de  jours.  Dans  cette  extré- 
mité ,  elle  envoya  chercher  la  jeune  fille ,  et  la 
pria  de  prendre  sa  couronne  et  tous  ses  trésors, 
})Our  lui  donner  sa  jeunesse  avec  sa  beauté.  La 
jeune  fille  lui  dit  :  Si  je  prends  votre  couronne 
et  vos  trésors ,  en  vous  donnant  ma  beauté  et 
mon  âge ,  je  deviendrai  tout-à-coup  vieille  et 
difforme  comme  vous.  Vous  n'avez  pas  voulu 
d'abord  faire  ce  marché,  et  moi  j'hésite  à  mon 
tour  pour  savoir  si  je  dois  le  faire.  La  Reine  la 
pressa  beaucoup,  et  comme  la  jeune  fille  sans 
expérience  étoit  fort  ambitieuse ,  elle  se  laissa 
toucher  au  plaisir  d'être  reine.  Le  marché  fut 
conclu.  En  un  moment  Gisèle  se  redressa  ,  et 
sa  taille  devint  majestueuse  ;  son  teint  prit  les 
plus  belles  couleurs;  ses  yeux  parurent  vifs;  la 
fieur  de  la  jeunesse  se  répandit  sur  son  visage  ; 
elle  charma  toute  l'assemblée.  Mais  il  fallut 
qu'elle  se  retirât  dans  un  village,  et  sous  une 
cabane,  étant  couverte  de  haillons.  Corysante  , 
au  contraire  ,  perdit  tous  ses  agrémens  ,  et  de- 
vint hideuse.  Elle  demeura  dans  ce  superbe  pa- 
lais ,  et  commanda  en  reine.  Dès  qu'elle  se  vit 
dans  un  miroir,  elle  soupira  ,  et  dit  qu'on  n'en 
présentât  jamais  aucun  devant  elle.  Elle  chercha 
à  se  consoler  par  ses  trésors.  Mais  son  or  et  ses 
pierreries  nel'empêchoient  point  de  soulfrir  tous 
les  maux  de  la  vieillesse.  Elle  vouloit  danser , 
comme  elle  étoit  accoutumée  à  le  faire  avec  ses 
compagnes,  dans  des  prés  fleuris  à  l'ombre  des 
bocages;  mais  elle  ne  pouvoit  plus  se  souleiur 
qu'avec  un  bâton.  Elle  vouloit  faire  des  festins; 
maiselle  étoit  si  languissante  et  si  dégoûtée,  que 
les  mets  les  plus  délicieux  lui  faisoient  mal  au 
cœur.  Elle  n'avoit  mèmeaucunedent,  etnepou- 
voit  se  nourrir  que  d'un  peu  de  bouillie.   Elle 


vouloit  entendre  des  concerts  de  musique,  mais 
elle  étoit  sourde.  Alors  elle  regretta  sa  jeunesse 
et  sa  beauté,  qu'elleavoit  follement  quittées  pour 
une  couroime  et  pour  des  trésors  dont  elle  ne 
pouvoit  se  servir.  De  plus,  elle  qui  avoit  été 
bergère,  et  qui  étoil  accoutumée  à  passer  les 
jours  à  chanter  en  conduisant  ses  moulons  ,  elle 
étoit  à  tout  moment  importunée  des  affaires  dif- 
ficiles quelle  ne  pouvoit  |)oint  régler.  D'un 
autre  côté,  Gisèle,  accoutumée  à  régner,  à  pos- 
séder tous  les  plus  grands  biens  ,  avoit  déjà  ou- 
blié les  incommodités  de  la  vieillesse  ;  elle  étoit 
inconsolable  de  se  voir  si  pauvre.  Quoi!  disoit- 
elle,  serai-je  toujours  couverte  de  haillons?  A 
quoi  me  sert  toute  ma  beauté  sous  cet  habit  cras- 
seux et  déchiré.  A  quoi  me  sert-il  d'être  belle  , 
pour  n'être  vue  que  dans  un  village  par  des 
gens  si  grossiers?  On  me  méprise;  je  suis  ré- 
duite à  servir  et  à  conduire  des  bêtes.  Hélas  ! 
j'étois  reine  ;  je  suis  bien  malheureuse  d'avoir 
quitté  UKi  couronne  et  tant  de  trésors!  0  si  je 
jtouvois  les  ravoir  !  11  est  vrai  que  je  mourrois 
bientôt;  hé  bien  !  les  autres  reines  ne  meurent- 
elles  pas?  rs'c  faut- il  pas  avoir  le  courage  de 
souffrir  et  de  mourir  plutôt  que  de  faire  une 
bassesse  pour  devenir  jeune?  Corysante  sent 
que  Gisèle  regrcttoit  son  premier  état,  et  lui  dit 
qu'en  qualité  de  fée  elle  pouvoit  faire  un  second 
échange.  Chacune  reprit  sou  premier  état,  Gi- 
sèle redevint  reine ,  mais  vieille  et  horrible. 
Corysante  reprit  ses  charmes  et  la  pauvreté  de 
bergère.  Bientôt  Gisèle  accablée  de  maux  s'en 
repentit ,  et  déplora  son  aveuglement.  Mais  Co- 
rysante, qu'elle  pressoit  de  changer  encore,  lui 
répondit  :  J'ai  maintenant  éprouvé  les  deux  con- 
ditions :  j'aime  mieux  être  jeune,  et  manger 
du  pain  noir,  et  chanter  tous  les  jours  en  gar- 
dant mes  moutons ,  que  d'être  reine  comme 
vous  dans  le  chacrrin  et  dans  la  douleur. 


HL 


HISTOIRE  DINE  JEUNE  PRINCESSE. 

Il  y  avoit  une  fois  un  roi  et  une  reine  ,  qui 
n'avoient  point  d'enf'ans.  Ils  en  eioient  si  fâchés, 
si  fâchés,  que  personne  n'ajamais  été  plus  fâché. 
Enfin  la  Reine  devint  grosse,  et  accoucha  d'une 
iillc,  la  plus  belle  qu'on  ait  jamais  vue.  Les 
fées  vinrent  à  sa  naissance  ;  mais  elles  dirent 
toutes  à  la  Reine  que  le  mari  de  sa  fille  auroit 
onze  bouches ,  ou  que,  si  elle  ne  se  marioit 
avant  l'âu^e  de  vinsît-deux  ans,  elle  devieudroit 


198 


FABLES. 


crapaud.  Celte  prédictioD  troubla  la  Reine.  La 
fille  avoit  à  peine  quinze  ans,  qu'il  se  présenta 
un  homme  qui  avoit  les  onze  bouches  et  dix- 
huit  pieds  de  haut  ;  mais  la  princesse  le  trouva 
si  hideux,  qu'elle  n'en  voulut  jamais.  Cepen- 
dant l'âge  fatal  approcboit ,  et  le  Roi ,  qui  ai- 
moit  mieux  voir  sa  fille  mariée  à  un  monstre  , 
que  devenir  crapaud,   résolut  de  la  donner  à 
l'homme  à  onze  bouches.  La  Reine  trouva  l'al- 
ternative fâcheuse.  Comme   tout  se  préparoit 
pour  les  noces,  la  Reine  se  souvint  d'une  cer- 
taine fée  qui  avoit  été  autrefois  de  ses  amies  ; 
elle  la  fit  venir  ,  et  lui  demanda  si  elle  ne  pou- 
voit  les  empêcher.  Je  ne  le  puis ,  madame ,  lui 
répondit-elle,  qu'eu  chang»!ant  voire  lille  en 
linotte.  Vous  l'aurez  dans  votre  chambre;  elle 
parlera  toutes  les  nuits ,  et  chaulera  toujours. 
La  Reine  y  consentit.  Aussitôt  la  princesse  fut 
couverte  de  plumes  fines ,   et  s'envola  chez  le 
Roi;  de  là  elle  revint  à  la  Reine,  qui   lui  fit 
mille  caresses.  Cependant  le  Roi  fit  chercher  la 
princesse;  on  ne  la  trouva  point.  Toute  la  Cour 
étoit  en  deuil.  La  Reine  faisoit  semblant  de  s'af- 
fliger comme  les  autres;  mais  elle  avoit  tou- 
jours sa  linotte  ;   elle  s'entrelcnoit  toutes  les 
nuils  avec  elle.  Un  jour  le  Roi  lui  demanda 
comment  elle  avoil  eu  une  linotte  si  spirituelle; 
elle  lui  répondit  que  c'étoit  une  fée  de  ses  amies 
qui  la  lui  avoit  donnée.  Deux  mois  se  passèrent 
tristement.  Enfin  le  monstre,  lassé  d'attendre  , 
dit  au  Roi  qu'il  le  mangeroit  avec  toute  sa  cour, 
si  dans  huit  jours  il  ne  lui  donnoit  la  princesse  ; 
car  il  étoit  ogre.  Cela  inquiéta  la  Reine  ,  qui 
découvrit  tout  au  Roi.  On  envoya  quérir  la  fée, 
qui  rendit  à  la  princesse  sa  première  forme. 
Cependant  il  arriva  un  prince,  qui,  outre  sa 
bouche  naturelle  ,  en  avoit  une  au  bout  de  cha- 
que doigt  de  la  main.  Le  Roi  auroit  bien  voulu 
lui  donner  sa  tille  ;  maisil  craignoit  le  monstre. 
Le  prince ,  qui  étoit   devenu  amoureux  de  la 
princesse  ,  résolut  de  se  battre  contre  l'ogre. 
Le  Roi  n'y  consentit  qu'avec  beaucoup  de  peine. 
On  prit  le  jour  :  lorsqu'il  fut  arrivé,  les  cham- 
pions s'avancèrent  dans  le  lieu  du  combat.  Tout 
le  monde  faisoit  des  vœux  pour  le  prince;  mais, 
à  voir  le  géant  si  terrible,  on  trembloil  de  peur 
pour  le  prince.  Le  monstre  portoit  une  massue 
de  chêne,  dont  il  déchargea  un  coup  sur  Aglaor  : 
car  c'étoit  ainsi  que  se  nommoitle  prince  :  mais 
Aglaor,  ayant  évité  le  coup,  lui  coupa  le  jarret 
de  son  épée.  et  l'ayant  fait  tomber,  lui  ôta  la 
vie.  Tout  le  monde  cria  victoire  ;  et  le  prince 
Aglaor  épousa  la  princesse  avec  d'autant  plus 
de   contentement,  qu'il   Tavoit  délivrée  d'un 
rival  aussi  terrible  qu'incommode. 


lY 


HISTOIRE     DE    FLORISE. 


Une  paysanne  connoissoit  dans  son  voisinage 
une  fée.  Elle  la  pria  de  venir  à  une  de  ses  cou- 
ches, où  elle  eut  une  fille.  La  fée  prit  d'abord 
l'enfant  entre  ses  bras ,  et  dit  à  la  mère  :  Choi- 
sissez ;  elle  sera ,  si  vous  voulez ,  belle  comme 
le  jour  ,  d'un  esprit  encore  plus  charmant  que 
sa  beauté,  et  reine  d'un  grand  royaume,  mais 
malheureuse  ;  ou  bien  elle  sera  laide  et  paysanne 
comme  vous ,  mais  contente  dtuis  sa  condition. 
La  paysanne  choisit  d'abord  pour  cet  enfant  la 
beauté  et  l'esprit  avec  une  couronne,  au  hasard 
de  quelque  malheur.  Voilà  la  pefite  fille  dont  la 
beauté  connnence  déjà  à  effacer  toutes  celles 
qu'on  avoit  jamais  vues.  Son  esprit  étoit  doux, 
poli ,  insinuant  ;  elle  apprenoit  tout  ce  qu'on 
vouloit  lui  apprendre,  et  le  savoit  bientôt  mieux 
que  ceux  qui  le  lui  avoient  appris.  Elle  dansoit 
sur  l'herbe,  les  jours  de  fête,   avec  plus  de 
grâce  que  toutes  ses  compagnes.  Sa  voix  étoit 
plus  touchante  qu'aucun  instrument  de  musi- 
que, et  elle  faisoit  elle-même  les  chansons 
qu'elle  chantoit.  D'abord  elle  ne  savoit  point 
qu'elle  étoit  belle  :  mais,  en  jouant  avec  ses 
compagnes  sur  le  bord  d'une  claire  fontaine, 
elle  se  vit,  elle  remarqua  combien  elle  étoit  dif- 
férente des  autres  ,  elle  s'admira.  Tout  le  pays, 
qui  accouroiten  foule  pour  la  voir,  luitît  encore 
plus  connoître  ses  charmes.  Sa  mère,  quicomp- 
toit  sur  les  prédictions  de  la  fée ,  la  regardoit 
déjà  comme  une  reine,  et  la  gàtoit  par  ses  com- 
plaisances. La  jeune  fille  ne  vouloit  ni  filer,  ni 
coudre,  ni  garderies  moutons;  elle  s'amusoit 
à  cueillir  des  fleurs,  à  en  parer  sa  tête,  à  chan- 
ter ,  et  à  danser  à  l'ombre  des  bois.  Le  roi  de 
ce  pays-là  étoit  fort  puissant,  et  il  n'avoit  qu'un 
fils  nonmié  Rosimond  qu'il  Aouloit  marier.  Il 
ne  put  jamais  se   résoudre  à  entendre  parler 
d'aucune  princesse    des   Etats  voisins ,   parce 
qu'une  fée  lui  avoit  assuré  qu'il  trouveroit  une 
paysanne  plus  belle  et  plus  parfaite  que  toutes 
les  princesses  du  monde.  Il  prit  la  résolution  de 
faire  assembler  toutes  les  jeunes  villageoises  de 
son  royaume  au-dessous  de  dix-huit  ans,  pour 
choisir  celle  qui  seroit  la  plus  digne  d'être  choi- 
sie. Un  exclut  d'abord  une  quantité  innom- 
brable de  filles  qui  n'avoient  qu'une  médiocre 
beauté,  et  on  en  sépara  trente  qui  surpassoient 
infiniment  toutes  les  autres.  Florise  (c'est  le 


FABLES. 


199 


nom  de  notre  jeune  fille)  n'eut  pas  de  peine  à 
être  mise  dans  ce  nombre.  On  rangea  ces  trente 
tilles  au  milieu  d'une  grande  salle,  dans  une 
espèce  d'amphithéâtre  ,  où  le  Roi  et  son  fils  les 
pou  voient  regarder  toutes  à  la  fois.  Florise  parut 
d'abord,  au  milieu  de  toutesles  autres,  ce  qu'une 
belle  anémone  paroitroit  parmi  des  soucis ,  ou 
ce  qu'un  oranger  fleuri  paroitroit  au  milieu  des 
buissons  sauvages.  Le  Roi  s'écria  qu'elle  méri- 
toit  sa  couronne.  Rosimond  se  crut  heureux  de 
posséder  Florise.  On  lui  ôta  ses  habits  du  vil- 
lage; on  lui  en  donna  qui  étoient  tout  bordés 
d'or.  En  un  instant  elle  se  vit  couverte  de  perles 
et  de  diamans.  Un  grand  nombre  de  dames 
étoient  occupées  à  la  servir.  On  nesongeoitqu'à 
deviner  ce  qui  pouvoit  lui  plaire  ,  pour  le  lui 
donner  avant  qu'elle  eût  la  peine  de  le  deman- 
der. Elle  étoit  logée  dans  un  magnifique  appar- 
tement du  palais  ,  quin'avoit,  au  lieu  de  tapis- 
series, que  de  grandes  glaces  de  miroir  de  toute 
la  hauteur  des  chambres  et  des  cabinets  ,  afin 
qu'elle  eût  le  plaisir  de  voir  sa  beauté  multipliée 
de  tous  côtés,  et  que  le  prince  pfit  l'admirer  en 
quelque  endroit  qu'il  jetât  les  yeux.  Rosimond 
avoil  quitté  la  chasse,  le  jeu,  tous  les  exercices 
du  corps,  pour  être  sans  cesse  auprès  d'elle  : 
et  comme  le  Roi  son  père  étoit  mort  bientôt 
après  le  mariage  ,  c'éloit  la  sage  Florise,  deve- 
nue Reine,  dont  les  conseils  décidoienl  de  toutes 
les  affaires  de  l'Etat.  La  Reine  mère  du  nouveau 
Roi,  nommée  Gronipote,  fut  jalouse  de  sa  belle- 
lille.  Elle  étoit  artificieuse,  maligne,  cruelle. 
La  vieillesse  avoit  ajouté  une  afh'euse  difl'or- 
mité  à  sa  laideur  naturelle ,  et  elle  ressembloil 
à  une  furie.  La  beauté  de  Florise  la  faisoit  pa- 
roîlre  encore  plus  hideuse ,  et  l'irriloit  à  tout 
moment  :  elle  ne  pouvoit  souffrir  qu'une  si 
belle  personne  la  défigurât.  Elle  craignoit  aussi 
son  esprit ,  et  elle  s'abandonna  à  toutes  les  fu- 
reurs de  lenvie.  Vous  n'avez  point  de  cœur  , 
disoit-elle  souvent  à  son  fils ,  d'avoir  voulu 
épouser  cette  petite  paysanne;  et  vous  avez  la 
bassesse  d'en  faire  votre  idole  :  elle  est  fière 
comme  si  elle  étoit  née  dans  la  place  où  elle  est. 
Quand  le  Roi  votre  père  voulut  se  marier,  il 
me  préféra  à  toute  autre,  parce  que  j'étois  la 
fille  d'un  roi  égal  à  lui.  C'est  ainsi  que  vous 
devriez  faire.  Renvoyez  cette  petite  bergère  dans 
son  village ,  et  songez  à  quelque  jeune  princesse 
dont  la  naissance  vous  convienne.  Rosimond 
résisloit  à  sa  mère  :  mais  Gronipolc  enleva  un 
jour  un  billet  que  Florise  écrivoit  au  Roi,  el  le 
donna  à  un  jeune  homme  delà  Cour,  qu'elle 
obligea  d'aller  poi'ter  ce  billet  au  Roi.  comme 
si   Florise  lui    avoit    témoigné    toute  l'amitié 


qu'elle  ne  devoit  avoir  que  pour  le  Roi  seul. 
Rosimond ,  aveuglé  par  sa  jalousie  et  par  les 
conseils  malins  que  lui  donna  sa  mère ,  fît  en- 
fermer Florise  pour  toute  sa  vie  dans  Une  haute 
tour  bâtie  sur  la  pointe  d'un  rocher  qui  s'élevoit 
dans  la  mer.  Là,  elle  pleuroit  nuit  et  jour  ,  ne 
sachant  par  quelle  injustice  le  Roi,  qui  l'avoit 
tant  aimée,  la  traitoit  si  indignement.  H  ne  lui 
étoit  permis  de  voir  qu'une  vieille  femme  à  qui 
Gronipote  l'avoit  confiée,  et  qui  lui  insulloit  à 
tout  moment  dans  cette  prison.  Alors  Florise  se 
ressouvint  de  son  village ,  de  sa  cabane  el  de 
tous  ses  plaisirs  champêtres.  Un  jour  ,  pendant 
qu'elle  étoit  accablée  de  douleur,  et  qu'elle  dé- 
ploroit  l'aveuglement  de  sa  mère  ,  qui  avoit 
mieux  aimé  qu'elle  fût  belle  et  reine  malheu- 
reuse ,  que  bergère  laide  et  contente  dans  son 
état,  la  vieille  qui  la  traitoit  si  mal  vint  lui  dire 
que  le  Roi  envoyoit  un  bourreau  pour  lui  cou- 
per la  tète,  et  qu'elle  n'avoit  plus  qu'à  se  ré- 
soudre à  la  mort.  Florise  répondit  qu'elle  étoit 
prête  à  recevoir  le  coup.  En  effet,  le  bourreau 
envoyé  par  les  ordres  du  Roi,  sur  les  conseils  de 
Gronipote,  tenoit  un  grand  coutelas  pour  l'exé- 
cution .  quand  il  parut  une  femme  qui  dit 
qu'elle  venoit  de  la  part  de  cette  reine  pour  dire 
deux  mots  en  secret  à  Florise  avant  sa  mort.  La 
vieille  la  laissa  parler  à  elle,  parce  que  cette  per- 
sonne lui  parut  une  des  dames  du  palais;  mais 
c'étoit  la  fée  qui  avoit  prédit  les  malheurs  de 
Florise  à  sa  naissance,  et  qui  avoit  pris  la  figure 
do  cette  dame  de  la  Reine-mère.  Elle  parla  à 
Florise  en  particulier ,  en  faisant  retirer  tout 
le  monde.  Voulez-vous,  lui  dit-elle,  renoncer 
à  la  beauté  qui  vous  a  été  si  funeste?  Voulez- 
vous  quitter  le  titre  de  reine,  reprendre  vos  an- 
ciens habits  ,  et  retourner  dans  votre  village? 
Florise  fut  ravie  d'accepter  cette  offre.  La  fée 
lui  appliqua  sur  le  visage  un  masque  enchanté; 
aussitôt  les  traits  de  son  visage  devinrent  gros- 
siers, et  perdirent  toute  leur  proportion;  elle 
devint  aussi  laide  qu'elle  avoit  été  belle  et  agréa- 
ble. En  cet  état,  elle  n'étoitplusreconnoissable, 
et  elle  passa  sans  peine  au  travers  de  tous  ceux 
qui  étoient  venus  là  pour  être  témoins  de  son 
supplice.  Elle  suivit  la  fée,  et  repassa  avec  elle 
dans  son  pays.  On  eut  beau  chercher  Florise  , 
on  ne  la  put  trouver  en  aucun  endroit  de  la 
tour.  On  alla  en  porter  la  nouvelle  au  Roi  et  à 
Gronipote,  qui  la  tirent  encore  chercher,  mais 
iiiulilement,  par  tout  le  royaume.  La  fée  l'avoit 
rendue  a  sa  mère,  qui  ne  l'eût  pas  connue  dans 
un  si  grand  changement ,  si  elle  n'en  eût  été 
avertie.  Florise  fut  contente  de  vivre  laide,  pau- 
\ re  el  inconnue  dans  son  village,  où  elle  gar- 


200 


FAPT.ES. 


doit  des  moutons.  Elle  entendoit  tons  les  jonrs 
raconter  ses  aventures  et  déplorer  ses  malheurs. 
On  en  avoit  fait  des  chansons  qui  faisoient  pleu- 
r«ir  tout  le  monde;  elle  prenoit  plaisir  à  les 
chanter  souvent  avec  ses  compagnes ,  et  elle  en 
pleuroit  comme  les  autres  :  mais  elle  se  croyoit 
heureuse  en  gardant  sontrouj»eau,  et  ne  voulut 
jamais  découvrira  personne  qui  elleétoif. 


HISTOIRE  DU  ROI  ALFAROUTE  ET  DE  CLARIPHILE. 

Il  y  avoit  un  roi  nommé  Alfaroute,  qui  étoit 
craint  de  tous  ses  voisins  et  aimé  de  tous  ses 
sujets.  Il  étoit  sage,  bon,  juste,  vaillant,  habile; 
rien  ne  lui  manquoit.  Une  fée  vint  le  trouver  , 
et  lui  dire  qu'il  lui  arriveroil  bientôt  de  grands 
malheurs,  s'il  ne  se  servoit  pas  de  la  bague 
qu'elle  lui  mit  au  doigt.  Quand  il  tournoit  le 
diamant  de  la  bague  en  dedans  de  sa  main  ,  il 
devenoit  d'abord  invisible  ;  et  dès  qu'il  le  re- 
tournoit  en  dehors ,  il  étoit  visible  comme  au- 
paravant. Celte  bague  lui  fut  très-commode,  et 
lui  tit  grand  plaisir.  Ouand  il  se  délioit  de  quel- 
qu'un de  ses  sujets ,  il  alloit  dans  le  cabinet  de 
cet  homme,  avec  son  diamant  tournéen  dedans; 
il  entendoit  et  il  voyoit  tous  les  secrets  domes- 
tiques sans  être  aperçu.  S'il  craignoit  les  des- 
seins de  quelque  roi  voisin  de  son  royaume  ,  il 
s'en  alloit  jusque  dans  ses  conseils  les  plus  se- 
crets ,  où  il  apprenoit  tout  sans  être  jamais  dé- 
couvert. Ainsi  il  prévenoit  sans  peine  tout  ce 
qu'on  vouloit  faire  contre  lui;  il  détourna  plu- 
sieurs conjurations  formées  contre  sa  personne, 
et  déconcerta  ses  ennemis  qui  vouioient  l'acca- 
bler. Il  ne  fut  pourtant  pas  content  de  sa  bague, 
et  il  demanda  à  la  fée  un  moyeu  de  se  transpor- 
ter en  un  moment  d'un  pays  dans  un  autre, 
pour  pouvoir  faire  un  usage  plus  prompt  et 
plus  commode  de  l'anneau  qui  le  rendoit  in- 
visible. La  fée  lui  répondit  en  soupirant  :  Vous 
en  demandez  trop!  craignez  que  ce  dernier  don 
ne  vous  soit  nuisible.  11  n'écouta  rien,  etiapressa 
toujours  de  le  lui  accorder.  Hé  bien!  dit-elle, 
il  faut  donc,  malgré  moi ,  vous  donner  ce  que 
vous  vous  repentirez  d'avoir.  Alors  elle  lui 
frotta  les  épaules  d'une  liqueur  odoriférante. 
Aussitôt  il  sentit  de  petites  ailes  qui  naissoient 
sur  son  dos.  Ces  petites  ailes  ne  paroissoient 
point  sous  ses  habits  :  mais  quand  il  avoit  résolu 
de  voler,  il  n'avoit  qu'à  les  toucher  avec  la 
main;  aussitôt  elles  devenoient  si  longues,  qu'il 


étoit  en  état  de  surpasser  infiniment  le  vol  ra- 
pide d'un  aigle.  Dès  qu'il  ne  vouloit  plus  voler, 
il  n'avoit  qu'à  retoucher  ses  ailes  :  d'abord 
elles  se  rapetissoient .  en  sorte  qu'on  ne  pou- 
voit  les  apercevoir  sous  ses  habits.  Par  ce 
moyen ,  le  Roi  alloit  partout  en  peu  de  rao- 
mens:  il  savoil  tout,  et  on  ne  pouvoit  conce- 
voir par  où  il  devinoit  tant  de  choses;  car  il 
se  renfermoit ,  et  paroissoit  demeurer  presque 
toute  la  journée  dans  son  cabinet ,  sans  que  per- 
sonne osât  y  entrer.  Dès  qu'il  y  étoit ,  il  se  ren- 
doit invisible  par  sa  bague,  étendoit  ses  ailes  en 
lescouchant,  et  parcouroit  des  pays  immenses. 
Par  là,  il  s'engagea  dans  de  grandes  guerres,  où  il 
remporta  toutes  les  victoires  qu'il  voulut  :  mais 
comme  il  voyoit  sanscesse  les  secretsdes  hommes, 
il  les  connut  si  méchans  et  si  dissimulés  ,  qu'il 
n'osoit  plus  se  fier  à  personne.  Plus  il  devenoit 
puissant  et  redoutable,  moins  il  étoit  aimé;  et 
il  voyoit  qu'il  n'étoit  aimé  d'aucun  de  ceux 
mêmes  à  qui  il  avoit  fait  les  plus  grands  biens. 
Pour  se  consoler,  il  résolut  d'aller  dans  tous  les 
pays  du  monde  chercher  une  femme  parfaite 
qu'il  pût  épouser,  dont  il  pût  être  aimé,  et  par 
laquelle  il  pût  se  rendre  heureux.  Il  la  chercha 
long-temps;  et  comme  il  voyoit  tout  sans  être  vu. 
il  connoissoit  les  secrets  les  plus  impénétrables. 
Il  alla  dans  toutes  les  cours  :  il  trouva  partout 
des  femmes  dissimulées,  qui  vouioient  être  ai- 
mées et  qui  s'aimoient  trop  elles-mêmes  pour 
aimer  de  bonne  foi  un  mari.  Il  passa  dans  toutes 
les  maisons  particulières:  l'une  avoit  l'esprit 
léger  et  inconstant  ;  l'autre  étoit  artificieuse, 
l'autre  hautaine,  l'autre  bizarre;  presque  toutes 
fausses,  vaines  ,  et  idolâtres  de  leur  personne. 
Il  descendit  jusqu'aux  plus  basses  conditions , 
et  il  trouva  enfin  la  fille  d'un  pauvre  laboureur, 
belle  comme  le  jour,  mais  simple  et  ingénue 
dans  sa  beauté,  qu'elle  comptoit  pour  rien  ,  et 
qui  étoit  en  effet  sa  moindre  qualité  ;  car  elle 
avoit  un  esprit  et  une  vertu  qui  surpassoient 
toutes  les  grâces  de  sa  personne.  Toute  la  jeu- 
nesse de  son  voisinage  s'empressoit  pour  la  voir  ; 
et  chaque  jeune  homme  eût  cru  assurer  le  bon- 
heur de  sa  vie  en  l'épousant.  Le  roi  Alfaroute  ne 
put  la  voir  sans  en  être  passionné.  11  la  deman- 
da à  son  père,  qui  fut  transporté  de  joie  de  voir 
que  sa  fille  seroit  une  grande  reine.  Clariphile 
(c'étoit  son  nom)  passa  delà  cabane  de  son  père 
dans  un  riche  palais,  où  une  cour  nombreuse  la 
reçut.  Elle  n'en  fut  point  éblouie  ;  elle  conserva 
sa  simplicité,  sa  modestie ,  sa  vertu,  et  elle 
n'oublia  point  d'où  elle  étoit  venue,  lorsqu'elle 
fut  au  comble  des  honneurs.  Le  Roi  redoubla 
sa  tendresse  pour  elle,  et  crut  enfin  qu'il  par- 


fablef;. 


201 


viendroit  à  être  heureux.  Peu  s'en  falloil  qu'il 
ne  le  fût  déjà,  tant  il  commen<?nit  à  se  fier 
au  bon  cœur  de  la  Reine.  Il  se  rendoit  à  toute 
heure  invisible  pour  l'observer  et  pour  la  sur- 
prendre ,  mais  il  ne  découvroit  rien  en  elle 
qu'il  ne  trouvât  digne  d'être  admiré.  Il  n'y  avoit 
plus  qu'un  reste  de  jalousie  et  de  défiance  qui 
le  troubloit  encore  un  peu  dans  son  amitié.  La 
fée,  qui  lui  avoit  prédit  les  suites  funestes  de 
son  dernier  don,  l'avertissoit  souvent,  et  il  en  fut 
importuné.  11  donna  ordre  qu'on  ne  la  laissât 
plus  entrer  dans  le  palais,  et  dit  à  la  Reine  qu'il 
lui  défendoit  de  la  recevoir.  La  Reine  promit , 
avec  beaucoup  de  peine  ,  d'obéir  ,  parce  qu'elle 
aimoit  fort  cette  bonne  fée.  Un  jour  la  fée.  vou- 
lant instruire  la  Reine  sur  l'avenir  ,  entra  chez 
elle  sous  la  figure  d'un  officier,  et  déclara  à  la 
Reine  qui  elle  étoit.  Aussitôt  la  Reine  l'embrassa 
tendrement.  Le  Roi ,  qui  étoit  alors  invisible  . 
l'aperçut,  et  fut  transporté  de  jalousie  jusqu'à  la 
fureur.  Il  lira  son  épée.  et  en  perça  la  Reine  , 
qui  tomba  mourante  entre  ses  bras.  Dans  ce 
moment,  la  fée  reprit  sa  véritable  figure.  Le 
Roi  la  reconnut ,  et  comprit  l'innocence  de  la 
Reine.  Alors  il  voulut  se  tuer.  La  fée  arrêta  le 
coup,  et  tâclia  de  le  consoler.  La  Reine ,  en  ex- 
pirant, lui  dit  :  Quoique  je  meure  de  votre 
main  ,  je  meurs  toute  à  vous.  Altaroute  déplora 
son  malheur  d'avoir  voulu  ,  malgré  la  fée,  un 
don  qui  lui  étoit  si  funeste.  Il  lui  rendit  la  bague, 
et  la  pria  de  lui  ôfer  ses  ailes.  Le  reste  de  ses 
jours  se  passa  dans  l'amertume  et  dans  la  dou- 
leur. Il  n'avoit  point  d'autre  consolation  que 
d'aller  pleurer  sur  le  tombeau  de  Clariphile. 


VI. 


HISTOIRE  DE  ROSIMOND  ET  DE  BRAMINTE. 

Il  étoit  une  fois  un  jeune  homme  [dus  beau 
que  le  jour,  nommé  Rosimond ,  et  qui  avoit 
autant  d'esprit  et  de  vertu  que  son  frère  aîné 
Braminte  étoit  mal  fait ,  désagréable ,  brutal  et 
méchant.  Leur  mère  ,  qui  avoit  horreur  de  son 
fils  aîné ,  n'avoit  des  yeux  que  pour  voir  le 
cadet.  L'aîné  ,  jaloux  ,  invente  une  calomnie 
horrible  pour  perdre  son  frère  :  il  dit  à  son 
père  que  Rosimond  alloit  souvent  chez  un  voi- 
sin,  qui  étoit  son  ennemi.  |tour  lui  rapporter 
tout  ce  qui  se  passoit  au  logis  .  et  pour  lui 
donner  le  moyen  d'empoisonner  son  père.  Le 
père,  fort  emporté,  battit  cruellement  son  fils, 
le  mit  en  sang  ,    puis  il  le  tint   trois  jours  en 


prison  ,  sans  nourriture,  et  enfin  le  chassa  de 
sa  maison  ,  en  le  menaçant  de  le  tuer,  s'il  re- 
venoit  jamais.  La  mère  éf)0uvantée  n'osa  rien 
dire;  elle  ne  fit  que  gémir.  L'enfant  s'en  alla 
pleui-ant  ;  et  ne  s  icliant  où  se  retirer,  il  traversa 
sur  le  soir  uu  grand  bois  :  la  nuit  le  surprit  au 
pied  d'un  rocher;  il  se  mit  à  l'entrée  d'une 
caverne  sur  un  tapis  de  mousse  où  couloit  uu 
clair  ruisseau,  et  il  s'y  endormit  de  lassitude. 
Au  point  du  jour,  en  s'éveiilant,  il  vil  une  belle 
femme,  montée  sur  un  cheval  gris,  avec  une 
housse  en  broderie  d'or,  qui  paroisoit  aller  à  la 
chasse.  N'avez-vous  point  vu  passer  un  cerf  et 
des  chiens?  lui  dit-elle.  Il  répondit  que  non. 
Puis  elle  ajouta  :  Il  me  semble  que  vous  êtes 
affligé.  Qu'avez-vous,  lui  dit-elle?  Tenez,  voilà 
une  bague  qui  vous  rendra  le  plus  heureux  et 
le  plus  puissant  des  hommes,  pourvu  que  vous 
n'en  abusiez  jamais.  Quand  vous  tournerez  le 
diamant  en  dedans,  vous  serez  d'abord  invisible  ; 
dès  que  vous  le  tournerez  en  dehors ,  vous  pa- 
roîtrez  à  découvert.  Quand  vous  mettrez  l'an- 
neau à  votre  doigt,  vousparoîtrez  le  fils  du  Roi, 
suivi  de  tout  une  cour  magnifique  :  quand  vous 
le  mettrez  au  quatrième  doigt ,  vous  paroîtrez 
dans  votre  figure  naturelle.  Aussitôt  le  jeune 
homme  comprit  que  c'éloit  une  fée  qui  lui  par- 
loit.  Après  ces  paroles,  elle  s'enfonça  dans  le 
bois.  Pour  lui,  il  s'en  retoura  aussitôt  chez  son 
père,  avec  impatience  de  faire  l'essai  de  sa  bague. 
11  vil  et  entendit  tout  ce  qu'il  voulut  sans  être 
découvert.  Il  ne  tint  qu'à  lui  de  se  venger  de 
son  frère  ,  sans  s'exposer  à  aucun  danger.  Il 
se  montra  seulement  à  sa  mère  ,  l'embrassa  ,  et 
lui  dit  toute  sa  merveilleuse  aventuie.  Ensuite, 
mettant  l'anneau  enchanté  à  son  petit  doigt,  il 
parut  tout-à-coup  comme  le  prince  ,  fils  du  Roi, 
avec  cent  beaux  chevaux  ,  et  un  grand  nombre 
d'officiers  richement  vêtus.  Son  père  fut  bien 
étonné  de  voir  le  fils  du  Roi  dans  sa  petite 
maison  ;  il  étoit  embarrassé  ,  ne  sachant  quels 
respects  il  devoit  lui  rendre.  Alors  Rosimond 
lui  demanda  combien  il  avoit  de  fils.  Deux  , 
répondit  le  père.  Je  veux  les  voir:  faites-les 
venir  tout-à-l'heure,  lui  dit  Rosimond  :  je  veux 
les  euimener  tous  deux  à  la  Cour  pour  faire 
leur  fortune.  Le  père  timide  répondit  en  hési- 
tant :  Voilà  l'aîné  que  je  vous  présente.  Où  est 
donc  le  cadet?  je  le  veux  voir  aussi,  dit  encore 
Rosimond.  Il  n'est  pas  ici,  dit  le  père.  Jel'avois 
châtié  pour  une  faute  ,  et  il  m'a  quitté.  Alors 
Rosimond  lui  dit  :  Il  falloil  l'instruire,  mais 
non  pas  le  chasser.  Donnez-moi  toujours  l'aîné  ; 
qu'il  me  suive.  Et  vous,  dit-il,  parlant  au  père, 
suivez  deux  gardes  qui  vous  conduiront  au  lieu 


202 


FABLES. 


que  je  leur  marquerai.  Aussitôt  deux  gardes 
emmenèrent  le  père;  et  la  fée  dont  nous  avons 
parlé  l'ayant  trouvé  dans  une  forêt,  elle  le  frappa 
d'une  verge  d'or,  et  le  fit  entrer  dans  une 
caverne  sombre  et  profonde ,  où  il  demeura 
enchanté.  Demeurez-y,  dit-elle  ,  jusqu'à  ce 
que  votre  fils  vienne  vous  en  tirer.  Cependant 
le  fils  alla  à  la  cour  du  Roi ,  dans  un  temps  où 
le  jeune  prince  s'éloit  embarqué  pour  aller  faire 
la  guerre  dans  une  île  éloignée.  Il  avoit  été 
emporté  par  les  vents  sur  des  côtes  inconnues , 
où  ,  après  un  naufrage  ,  il  étoit  captif  chez  un 
peuple  sauvage.  Rosimond  parut  à  la  Cour, 
comme  s'il  eût  été  le  prince  qu'on  croyoit  perdu, 
et  que  tout  le  monde  pleuroit.  Il  dit  qu'il  étoit 
revenu  par  le  secours  de  quelques  marchands  , 
sans  lesquels  il  seroit  péri.  Il  lit  la  joie  publique. 
Le  Roi  parut  si  transporté,  qu'il  ne  pouvoit 
parler;  et  il  ne  se  lassoil  point  d'embrasser  ce  fils 
qu'il  avoit  cru  mort.  La  Reine  fut  encore  plus 
attendrie.  On  fit  de  grandes  réjouissances  dans 
tout  le  royaume.  L'n  jour  celui  qui  passoit  pour 
le  prince,  dit  à  son  véritable  frère  :  Braminte, 
vous  voyez  que  je  vous  ai  tiré  de  votre  village 
pour  faire  votre  fortune;  mais  je  sais  que  vous 
clés  un  menteur  ,  et  que  vous  avez  ,  par  vos 
impostures,  causé  le  malheur  de  votre  frère 
Rosimond  :  il  est  ici  caché.  Je  veux  que  vous 
parliez  à  lui,  et  qu'il  vous  reproche  vos  im- 
postures. Braminte,  tremblant ,  se  jeta  à  ses 
pieds ,  et  lui  avoua  sa  laute.  N'importe,  dit 
Rosimond ,  je  veux  que  vous  parliez  à  votre 
frère,  et  que  vous  lui  demandiez  pardon.  Il  sera 
bien  généreux  s'il  vous  pardonne;  il  est  dans 
mon  cabinet ,  où  je  vous  le  ferai  voir  tout-à- 
l'heure.  Cependant  je  m'en  vais  dans  une  cham- 
bre voisine ,  pour  vous  laisser  librement  avec 
lui.  Braminte  entra  pnur  obéii'dans  le  cabinet. 
Aussitôt  Rosimond  changea  son  anneau,  passa 
dans  cette  chambre  ,  et  puis  il  entra  par  une 
autre  porte  de  derrière  avec  sa  ligure  naturelle 
dans  le  cabinet  où  Braminte  fut  bien  honteux 
de  le  voir.  Il  lui  demanda  pardon,  et  lui  promit 
de  réparer  foutes  ses  fautes;  Rosimond  l'em- 
brassa en  pleurant,  lui  pardonna,  et  lui  dit  : 
Je  suis  en  pleine  faveur  auprès  du  priiice;  il  ne 
tient  qu'à  moi  de  vous  faire  périr,  ou  de  vous 
tenir  toute  votre  vie  dans  une  prison  :  mais  je 
veux  être  aussi  bon  pour  vous  que  vous  avez  été 
méchant  pour  moi.  Braminte  ,  honteux  et  con- 
fondu, lui  répondit  avec  soumission,  n'osaut 
lever  les  yeux  ni  le  nommer  sou  frère.  Ensuite 
Rosimond  fit  semblant  de  faire  uu  voyage  en 
secret  pour  aller  épouser  une  princesse  d'un 
royaume  voisin  :  mais,  sous  ce  prétexte,  il  alla 


voir  sa  mère ,  à  laquelle  il  raconta  tout  ce  qu'il 
avait  fait  à  la  Cour  ,  et  lui  donna  ,  dans  le  be- 
soin ,  quelque  petit  secours  d'argent;  car  le  Roi 
lui  laissoit  prendre  tout  celui  qu'il  vouloit,  mais 
il  n'en  prenoit  jamais  beaucoup.  Cependant  il 
s'éleva  une  furieuse  guerre  entre  le  Roi  et  un 
autre  roi  voisin  ,  qui  étoit  injuste  et  de  mau- 
vaise foi.  Rosimond  alla  à  la  cour  du  Roi  en- 
nemi ,  entra,  parle  moyeu  de  son  anneau,  dans 
tous  les  conseils  secrets  de  ce  prince,  demeurant 
toujours  invisible.  Il  profita  de  tout  ce  qu'il  ap- 
prit des  mesures  des  ennemis  :  il  les  prévint  et 
les  déconcerta  en  tout;  il  commanda  l'armée 
contre  eux  ;  il  les  défit  entièrement  dans  une 
grande  bataille,  et  conclut  bientôt  avec  eux  une 
paix  glorieuse ,  à  des  conditions  équitables.  Le 
Roi  ne  songeoit  qu'à  le  marier  avec  une  prin- 
cesse héritière  d'un  royaume  voisin,  et  plus 
belle  que  les  Grâces.  Mais  un  jour,  pendant 
que  Rosimond  étoit  à  la  chasse  dans  la  même 
forêt  où  il  avoit  autrefois  trouvé  la  fée ,  elle  se 
présentai  lui.  Gardez-vous  bien,  lui  dit-elle 
d'une  voix  sévère,  de  vous  marier  comme  si 
vous  étiez  le  prince;  il  ne  faut  tromper  per- 
sonne :  il  est  juste  que  le  prince  pour  qui  l'on 
vous  prend,  revienne  succéder  à  son  père.  Allez 
le  chercher  dans  une  île  où  les  vents  que  j'en- 
verrai enfler  les  voiles  de  votre  vaisseau  vous 
mèneront  sans  penie.  Hàtez-vous  de  rendre  ce 
service  à  votre  maître ,  contre  ce  qui  pourroit 
flatter  votre  ambition ,  et  songez  à  rentrer  en 
homme  de  bien  dans  votre  condition  naturelle. 
Si  vous  ne  le  faites ,  vous  serez  injuste  et  mal- 
heureux; je  vous  abandonnerai  à  vos  anciens 
malheurs.  Rosimond  profita  sans  peine  d'un  si 
sage  conseil.  Sous  prétexte  dune  négociation 
secrète  dans  un  Etat  voisin,  il  s'embarqua  sur 
un  vaisseau,  et  les  vents  le  menèrent  d'abord 
dans  l'île  où  la  fée  lui  avoit  dit  qu'étoit  le  vrai 
fils  du  Roi.  Ce  prince  étoit  captif  chez  un  peu- 
ple sauvage,  où  on  lui  faisoit  garder  des  trou- 
peaux. Rosimond,  invisible,  l'alla  enlever  dans 
les  pâturages  où  il  conduisoil  son  troupeau;  et 
le  couvrant  de  son  propre  manteau  ,  qui  étoit 
invisible  comme  lui ,  il  le  délivra  des  mains  de 
ces  peuples  cruels  :  ils  s'embarquèrent.  D'au- 
tres vents  ,  obéissant  à  la  fée  ,  les  ramenèrent  ; 
ils  arrivèrent  ensemble  dans  la  chambre  du  Roi. 
Rosimond  se  présenta  à  lui ,  et  lui  dit  :  Vous 
m'avez  cru  votre  fils ,  je  ne  le  suis  pas  :  mais 
je  vous  le  rends;  tenez,  le  voilà  lui-même.  Le 
Roi,  bien  étonné,  s'adressa  à  son  fils,  et  lui 
dit  :  X'est-ce  pas  vous  ,  mou  fils  .  qui  avez 
vaincu  mes  ennemis,  et  qui  avez  fait  glorieuse- 
ment la  paix'?  ou  bien  est-il  vrai  que  vous  avez 


FABLES. 


203 


fait  un  naufrage  ,  que  vous  avez  été  captif,  et 
que  Rosimond  vous  a  délivré?  Oui ,  mon  père, 
répondit-il.  C'est  lui-tjui  est  venu  dans  le  pays 
où  j'étois  captif.  11  m'a  enlevé  ;  je  lui  dois  la 
liberté ,  et  le  plaisir  de  vous  revoir.  C'est  lui , 
et  non  pas  moi ,  à  qui  vous  devez  la  victoire. 
Le  Roi  ne  pouvoit  croire  ce  qu'on  lui  disoit  : 
mais  Rosimond  ,  changeant  sa  bague ,  se  mon- 
tra au  Roi  sous  la  ligure  du  prince;  et  le  Roi 
épouvanté  vit,  à  la  fois,  deux  hommes  qui  lui 
parurent  tous  deux  ensemble  son  même  fils. 
Alors  il  offrit;,  pour  tant  de  services ,  des  som- 
mes immenses  à  Rosimond  ,  qui  les  refusa  ;  il 
demanda  seulement  au  Roi  la  grâce  de  con- 
server à  son  frère  Braminle  une  charge  qu'il 
avoit  à  la  Cour.  Pour  lui,  il  craignit  l'incons- 
tance de  la  fortune  ,  l'envie  des  hommes,  et  sa 
propre  fragilité  :  il  \oulut  se  retirer  dans  son 
village  avec  sa  mère,  où  il  se  mit  à  cultiver  la 
terre.  La  fée  ,  qu'il  revit  encore  dans  les  bois  , 
lui  montra  la  caverne  où  son  père  étoit ,  et  lui 
dit  les  paroles  qu'il  falloit  prononcer  pour  le 
délivrer  ;  il  prononça  avec  une  très-sensible 
joie  ces  paroles;  il  délivra  son  père,  qu'il  avoit 
depuis  long-temps  impatience  de  délivrer ,  et 
lui  donna  de  quoi  passer  doucement  sa  vieil- 
lesse. Rosimond  fut  ainsi  le  bienfaiteur  de  toute 
sa  famille,  et  il  eut  le  plaisir  de  faire  du  bien 
à  tous  ceux  qui  avoient  voulu  lui  faire  du 
mal.  Après  avoir  fait  les  plus  grandes  choses 
pour  la  Cour  ,  il  ne  voulut  d'elle  que  la  liberté 
de  vivre  loin  de  sa  corruption.  Pour  comble  de 
sagesse,  il  craignit  que  son  anneau  ne  le  tentât 
de  sortir  de  sa  solitude,  et  ne  le  rengageât  dans 
les  grandes  affaires  ;  il  retourna  dans  le  bois  où 
la  fée  lui  avoit  apparu  si  favorablement.  Il  al- 
loit  tous  les  jours  auprès  de  la  caverne  où  il  avoit 
eu  le  bonheur  delà  voir  autrefois;  et  c'étoit 
dans  l'espérance  de  l'y  revoir.  Enfin  ,  elle  s'y 
présenta  encore  à  lui ,  et  il  lui  rendit  l'anneau 
enchanté.  Je  vous  rends,  lui  dit-il,  un  don  d'un 
si  grand  prix,  mais  si  dangereux,  et  duquel  il 
est  si  facile  d'abuser.  Je  ne  me  croirai  en  sûreté 
que  quand  je  n'aurai  plus  de  quoi  sortir  de  ma 
solitude  avec  tant  de  moyens  de  contenter  tou- 
tes mes  passions. 

Pendant  que  Rosimond  rendoit  cette  bague  , 
Braminte,  dont  le  méchant  naturel  n'étoit  point 
corrigé ,  s'abandonnoit  à  toutes  ses  passions,  et 
voulut  engager  lejeune  prince,  qui  étoit  devenu 
roi ,  à  traiter  indignement  Rosimond.  La  fée 
dit  à  Rosimond  :  Votre  frère  ,  toujours  impos- 
teur, a  voulu  vous  rendre  suspect  au  nouveau 
roi,  et  vous  perdre  :  il  mérite  d'èlre  puni,  et 
il  faut  qu'il  périsse.  Je  m'en  vais  lui  donner 


cette  bague  que  vous  me  rendez.  Rosimond 
pleura  le  malheur  de  son  frère;  puis  il  dit  à  la 
fée  :  Comment  prétendez-vous  le  punir  par  un 
si  merveilleux  présent?  lien  abusera  pour  per- 
sécuter tous  les  gens  de  bien,  et  pour  avoir  une 
puissance  sans  bornes.  Les  mêmes  choses  ,  ré- 
pondit la  fée,  sont  un  remède  salutaire  aux  uns, 
et  un  poison  mortel  aux  autres.  La  prospérité 
est  la  source  de  tous  les  maux  pour  les  mé- 
chans.  Quand  on  veut  punir  un  scélérat ,  il  n'y 
a  qu'à  le  rendre  bien  puissant  pour  le  faire  pé- 
rir bientôt.  Elle  alla  ensuite  au  palais;  elle  se 
montra  à  Braminte  sous  la  figure  d'une  vieille 
femme  couverte  de  haillons  ;  elle  lui  dit  :  J'ai 
tiré  des  mains  de  votre  frère  la  bague  que  je 
lui  avois  prêtée,  et  avec  laquelle  il  s'étoit  acquis 
tant  de  gloire  :  recevez-la  de  moi ,  et  pensez 
bien  à  l'usage  que  vous  en  ferez.  Braminte  ré- 
pondit en  riant  :  Je  ne  ferai  pas  comme  mon 
frère  ,  qui  fut  assez  insensé  pour  aller  chercher 
le  prince  ,  au  lieu  de  régner  en  sa  place.  Bra- 
minte, avec  cette  bague,  ne  songea  qu'à  dé- 
couvrir le  secret  de  toutes  les  familles,  qu'à 
commettre  des  trahisons ,  des  meurtres  et  des 
infamies ,  qu'à  écouler  les  conseils  du  Roi,  qu'à 
enlever  les  richesses  des  parficuliers.  Ses  crimes 
invisibles  étonnèrent  tout  le  monde.  Le  Roi  , 
voyant  tant  de  secrets  découverts ,  ne  savoit  à 
quoi  attribuer  cet  inconvénient;  mais  la  pros- 
périté sans  bornes  et  l'insolence  de  Braminte 
lui  firent  soupçonner  qu'il  avoit  l'anneau  en- 
chanté de  son  frère.  Pour  le  découvrir  il  se  ser- 
vit d'un  étranger  d'une  nation  ennemie,  à  qui 
il  donna  une  grande  somme.  Cet  homme  vint 
la  nuit  oifrir  à  Braminle  ,  de  la  part  du  Roi  en- 
nemi ,  des  biens  et  des  hoimeurs  immenses,  s'il 
vouloit  lui  fiiire  savoir  par  des  espions  tout  ce 
qu'il  ])ourroit  apprendre  des  secrets  de  son  Roi. 

Braminte  promit  tout ,  alla  même  dans  un 
lieu  où  on  lui  donna  une  somme  très-grande 
pour  commencer  sa  récompense.  Il  se  vanta 
d'avoir  un  anneau  qui  le  rendoit  invisible.  Le 
lendemain  ,  le  Woi  l'envoya  chercher  ,  et  le  fit 
d'abord  saisir.  On  lui  ôta  l'anneau,  et  on  trouva 
sur  lui  plusieurs  papiers  qui  prouvoient  ses  cri- 
mes. Rosimond  revint  à  la  Cour  pour  demander 
la  grâce  de  son  frère,  qui  lui  fut  refusée.  On 
fit  mourir  Braminte  :  et  l'anneau  lui  fut  plus 
funeste  qu'il  n'avoit  été  utile  à  son  frère. 

Le  Roi,  pour  consoler  Rosimond  de  la  puni- 
tion de  Braminte,  lui  rendit  l'anneau  ,  connue 
un  trésor  d'un  i)rix  infini.  Rosimond  affiigé 
n'en  jugea  pas  de  même  :  û  retourna  chercher 
la  fée  dans  les  bois.  Tenez  ,  lui  dit-il,  votre  an- 
neau. L'expérience  de  mon  frère  m'a  fait  com- 


204 


FABLES, 


prendre  ce  que  je  n'avois  pas  bien  rompris  d'a- 
bord quand  vous  me  le  dîtes.  Gardez  cet  in- 
strument fatal  de  la  perte  de  mon  frère.  Hélas! 
il  seroit  encore  vivant  ;  il  n'auroit  pas  accablé 
de  douleur  et  de  honte   la  vieillesse  de   mon 


prononce  même  quelques  paroles.  Tous  prêtè- 
rent l'oreille  ;  tous  furent  étonnés  d'entendre 
une  voix,  et  de  ne  voir  pei-sonne.  Ils  se  disoient 
les  uns  aux  autres  :  Est-ce  un  songe  ou  une  vé- 
rité? N'avez-vous  pas  cru  entendre  parler  quel- 


père  et  de  ma  mère;  il  seroit  peut-être  sage  et  qu'un?  Callimaque,  ravi  d'avoir  fait  cette  ex- 
lieureux,  s'il  n'avoit  jamais  eu  de  quoi  conten-  périence  ,  quitte  ces  esclaves  et  s'approche  du 
ter  ses  désirs.  0  qu'il  est  dangereux  de  pou-  Roi.  Il  est  déjà  tout  auprès  de  lui  sans  être  dé- 
voir plus  que  les  autres  hommes!  Reprenez  couvert;  il  monte  avec  lui  sur  son  char,  qui 
votre  anneau  :  malheur  à  ceux  à  qui  vous  le  étoit  tout  d'argent,  orné  d'une  merveilleuse 
donnerez  !  L'unique  grâceque  je  vous  demande,  sculpture.  La  Reine  étoit  auprès  de  lui  ,  et  ils 
c'est  de  ne  le  donner  jamais  à  aucune  des  per-  parloient  ensemble  des  plus  grands  secrets  de 


sonnes  pour  qui  je  m  mteresse. 


VIL 
L'ANNEAU  DE  GYGÉS. 

Pendant  le  règne  du  fameux  Crésus,  il  v 
avoit  en  Lydie  un  jeune  homme  bien  fait,  plein 
d'esprit,  très  vertueux,  nommé  Callimaque,  de 
la  race  des  anciens  rois ,  et  devenu  si  pauvre  , 
qu'il  fut  réduit  à  se  faire  berger.  Se  promenant 
nn  jour  sur  des  montagnes  écartées  où  il  revoit 
sur  ses  malheurs  en  menant  son  troupeau  ,  il 
s'assit  au  pied  d'un  arbre  pour  se  délasser.  Il 
aperçut  auprès  de  lui  une  ouverture  étroite 
dans  un  rocher.  La  curiosité  l'engage  à  y  en- 
trer. Il  trouve  une  caverne  large  et  profonde. 
l>"abord  il  ne  voit  goutte  ;  enfin  ses  yeux  s'ac- 
coutument à  1  obscurité.  II  entrevoit  dans  une 
lueur  sombre  une  urne  d'or ,  sur  laquelle  ces 
mots  étoient  gravés  :  «  Ici  tu  trouveras  l'anneau 
»  deGygès.  0  mortel,  qui  que  tu  sois,  à  qui  les 
»  dieux  destinent  un  si  grand  bien  ,  montre- 
»  leur  que  tu  n'es  pas  ingrat ,  et  garde-toi 
»  d'envier  jamais  le  bonheur  d'aucun  autre 
)>  homme.  » 

Callimaque  ouvre  l'urne ,  trouve  l'anneau  , 
le  prend ,  et,  dans  le  transport  de  sa  joie,  il 
laissa  l'urne,  quoiqu'il  fût  très-pauvre  et  qu'elle 
lût  d'un  grand  prix.  Il  sort  de  la  caverne,  et  se 
hâte  d'éprouver  l'anneau  enchanté  ,  dont  il 
avoit  si  souvent  entendu  parler  depuis  son  en- 
fance. II  voit  de  loin  le  roi  Crésus  qui  passoit 
pour  aller  de  Sardes  dans  une  maison  déli- 
cieuse sur  les  bords  du  Pactole.  D'abord  il  s'ap- 
proche de  quelques  esckves  qui  niarchoient  de- 
vant, et  qui  portoient  des  parfums  pour  les  ré- 
pandre sur  les  chemins  où  le  Roi  devoit  passer. 
Il  se  mêle  parmi  eux  après  avoir  tourné  son 
anneau  en  dedans  ,  et  personne  ne  l'aperçoit. 
Il   fait  du  bruit  tout  exprès  en  marchant  :  il 


l'Etat,  que  Crésus  ne  confioit  qu'à  la  Reine 
seule.  Callimaque  les  entendit  pendant  tout  le 
chemin. 

On  arrive  dans  cette  maison  dont  tous  les 
murs  étoient  de  jaspe;  le  toit  étoit  de  cuivre  fin 
et  brillant  comme  l'or  :  les  lits  étoient  d'argent, 
et  tout  le  reste  des  meubles  de  même  :  tout 
étoit  orné  de  diamans  et  de  pierres  précieuses, 
Tout  le  palais  étoit  sans  cesse  rempli  des  plus 
doux  parfums  ;  et  pour  les  rendre  plus  agréa- 
ble ,  on  en  répandoit  de  nouveaux  à  chaque 
heure  du  jour.  Tout  ce  qui  servoit  à  la  personne 
du  Roi  étoit  d'or.  Quand  il  se  promenoit  dans 
ses  jardins,  les  jardiniers  avoient  l'art  de  faire 
naître  les  plus  belles  fleurs  sous  ses  pas.  Sou- 
vent on  changeoit,  pour  lui  donner  une  agréa- 
ble surprise  ,  la  décoration  des  jardins  ,  comme 
on  change  une  décoration  de  scène.  On  trans- 
portoitpromptenient.  par  de  grandes  machines, 
les  arbres  avec  leurs  racines,  et  on  en  apportoit 
d'autres  tout  entiers  ;  en  sorte  que  chaque  ma- 
tin le  Roi,  en  se  levant,  apercevoit  ses  jardins 
entièrement  renouvelés.  Un  jour  c'étoient  des 
grenadiers,  des  oliviers,  des  myrtes,  des  oran- 
gers et  une  forêt  de  citronniers.  Un  autre  jour 
paroissoit  tout-à-coup  un  désert  sablonneux 
avec  des  pins  sauvages ,  de  grands  chênes  ,  de 
vieux  sapins  qui  paroissoient  aussi  vieux  que 
la  terre.  Un  autre  jour  on  voyoit  des  gazons 
fleuris,  des  prés  d'une  herbe  fine  et  naissante, 
tout  éraaillés  de  violettes ,  au  travers  desquels 
couloient  impétueusement  de  petits  ruisseaux. 
Sur  les  rives  étoient  plantés  de  jeunes  saules 
d'une  tendre  verdure,  de  hauts  peupliers  qui 
monloient  jusqu'aux  nues;  des  ormes  touffus  et 
des  tilleuls  odoriférans,  plantés  sans  ordre,  fai- 
soient  une  agréable  irrégularité.  Puis  tout-à- 
coup,  le  lendemain  ,  tous  ces  petits  canaux  dis- 
paroissoient  ;  on  ne  voyoit  plus  qu'un  canal  de 
rivière,  d'une  eau  pure  et  transparente.  Ce 
fleuve  étoit  le  Pactole  dont  les  eaux  couloient 
sur  un  sable  doré.  On  voyoit  sur  ce  fleuve 
des  vaisseaux  avec  des  rameurs  vêtus  des  plus 


FABLES. 


20Î 


riches  étoffes  couvertes  d'une  broderie  d'or. 
Les  bancs  des  rameurs  étoient  d'ivoire;  les  ra- 
mes, d'ébène  ;  le  bec  des  proues,  d'argent;  tous 
les  cordages,  do  soie;  les  voiles,  de  pourpre  ; 
et  le  corps  des  vaisseaux,  de  bois  odoriférans 
comme  le  cèdre.  Tous  les  cordages  étoient  or- 
nés de  festons  ;  tous  les  matelots  étoient  cou- 
ronnés de  fleurs.  Il  couloit  quelquefois,  dans 
l'endroit  des  jardins  qui  étoit  sous  les  fenêtres 
de  Crésus,  un  ruisseau  d'essence,  dont  l'odeur 
exquise  s'exbaloit  dans  tout  le  palais.  Crésus 
avoit  des  lions,  des  tigres  et  des  léopards  ,  aux- 
quels on  avoit  limé  les  dents  et  les  griffes,  qui 
étoient  attelés  à  de  petits  chars  d'écaillés  de  tor- 
tue garnis  d'argent.  Ces  animaux  féroces  étoient 
conduits  par  un  frein  d'or  et  par  des  rênes  de 
soie.  Ils  servoienf  au  Roi  et  à  toute  la  Cour 
pour  se  promener  dans  les  vastes  routes  d'une 
forêt  qui  conservoit  sous  ses  rameaux  impéné- 
trables une  éternelle  nuit.  Souvent  on  faisoit 
aussi  des  courses  avec  ces  chars  le  long  du 
fleuve  dans  une  prairie  unie  comme  un  tapis 
verd.  Ces  fiers  animaux  couroient  si  légère- 
ment et  avec  tant  de  rapidité  ,  qu'ils  ne  lais- 
soient  pas  même  sur  l'herbe  tendre  la  moindre 
trace  de  leurs  pas,  ni  des  roues  qu'ils  traînoient 
après  eux.  Chaque  jour  on  inventoit  de  nou- 
velles espèces  de  courses  pour  exercer  la  vi- 
gueur et  l'adresse  des  jeunes  gens.  Crésus,  à 
chaque  nouveau  jeu  ,  attachoit  quelque  grand 
prix  pour  le  vainqueur.  Aussi  les  jours  cou- 
loient  dans  les  délices  et  parmi  les  plus  agréa- 
bles spectacles. 

Callimaque  résolut  de  surprendre  tous  les 
Lydiens  par  le  moyen  de  son  anneau.  Plu- 
sieurs jeunes  hommes  de  la  plus  haute  nais- 
SBnce  a  voient  couru  devant  le  Roi,  qui  étoit 
descendu  de  son  char  dans  la  prairie  pour  les 
voir  courir.  Dans  le  moment  oii  tous  les  pré- 
tendans  eurent  achevé  leur  course,  et  que  Cré- 
sus examinoit  à  qui  le  prix  devoit  appartenir, 
Callimaque  se  met  dans  le  char  du  Roi.  Il  de- 
meure invincible  :  il  pousse  les  lions,  le  char 
vole.  On  eût  cru  que  c'étoit  celui  d'Achille, 
traîné  par  des  coursiers  immortels  ;  ou  celui  de 
Phébus  même,  lorsque  après  avoir  parcouru  la 
voûte  immense  des  cieux  il  précipite  ses  ciie- 
vaux  enflannnésdans  le  sein  des  ondes.  D'abord 
on  crut  que  les  lions  ,  s'étant  échappés,  s'cn- 
fuyoient  au  hasard  :  mais  bientôt  on  reconnut 
qu'ils  étoient  guidés  par  beaucoup  d'art,  et  que 
cette  course  surpasseroit  toutes  les  antres.  Ce- 
pendant le  char  paraissoit  vide,  et  tout  le  monde 
demeuroit  immobile  d'étonnement.  Enfin  la 
course  est  achevée,  et  le  prix  remporté,   sans 


qu'on  puisse  comprendre  par  qui.  Les  uns 
croient  que  c'est  une  divinité  qui  se  joue  des 
hommes  :  les  autres  assurent  que  c'est  un  homme 
nommé  Orodes,  venu  de  Perse,  qui  avoit  l'art 
des  enchanlemens,  qui  évoquoit  les  ombres  des 
enfers,  qui  tenoit  dans  ses  mains  toute  la  puis- 
sance d'Hécate,  qui  envoyoit  à  son  gré  la  Dis- 
corde et  les  Furies  dans  l'ame  de  ses  ennemis, 
qui  faisoit  enlendrela  nuit  les  hurlemens  de  Cer- 
bère et  les  gémissemens  profonds  de  l'Erèbe, 
enfin  qui  pouvoit  éclipser  la  lune  et  la  faire 
descendre  du  ciel  sur  la  terre.  Crésus  crut 
qu'Orodes  avoit  mené  le  char;  il  le  fit  appeler. 
On  le  trouva  qui  lenoit  dans  son  sein  des  ser- 
pens  entortillés  ,  et  qui  ,  prononçant  entre  ses 
dents  des  paroles  inconnues  et  mystérieuses  , 
conjuroit  les  divinités  infernales.  Il  n'en  fallut 
pas  davantage  pour  persuader  qu'il  étoit  le 
vainqueur  invisible  de  cette  course.  Il  assura 
que  non  ;  mais  le  Roi  ne  put  le  croire.  Callima- 
que étoit  ennemi  d'Orodes,  parce  que  celui-ci 
avoit  prédit  à  Crésus  que  ce  jeune  homme  lui 
causeroitun  jour  de  grands  embarras,  et  seroit 
la  cause  de  la  ruine  entière  de  son  royaume. 
Cette  prédiction  avoit  obligé  Crésus  à  tenir 
Callimaque  loin  du  monde  dans  un  désert,  et 
réduit  à  une  grande  pauvreté.  Callimaque  sen- 
tit le  plaisir  de  la  vengeance,  et  fut  bien  aise  de 
voir  l'embarras  de  son  ennemi.  Crésus  pressa 
OrodeS;  et  ne  put  pas  l'obligera  dire  qu'il  avoit 
couru  pour  le  prix.  Mais  connue  le  Roi  le  me- 
naça de  le  punir,  ses  amis  lui  conseillèrent  d'a- 
vouer la  chose  et  de  s'en  faire  honneur.  Alors 
il  passa  d'une  extrémité  à  l'autre;  la  vanité  l'a- 
veugla. I!  se  vanta  d'avoir  fait  ce  coup  merveil- 
leux par  la  vertu  de  ses  enchantemens.  Mais , 
dans  le  moment  où  on  lui  parloit ,  on  fut  bien 
surpris  de  voir  le  même  char  recommencer  la 
même  course.  Puis  le  Roi  entendit  une  voix 
qui  lui  disoit  à  l'oreille  :  Orodes  se  moque  de 
toi  ;  il  se  vante  de  ce  qu'il  n'a  pas  fait.  Le  Roi, 
irrité  contre  Orodes,  le  fit  aussitôt  charger  de 
fers  et  jeter  dans  une  profonde  prison. 

Callimaque,  ayant  senti  le  plaisir  de  conten- 
ter ses  passions  par  le  secours  de  son  anneau, 
perdit  peu  à  peu  les  senlimens  de  modération  et 
de  vertu  qu'il  avoit  eus  dans  sa  solitude  et  dans 
ses  malheurs.  Il  fut  môme  tenté  d'entrer  dans 
la  chambre  du  Roi ,  et  de  le  tuer  dans  son  lit. 
Maison  ne  passe  point  tout  d'un  coup  aux  plus 
grands  crimes  :  il  eut  horreur  d'une  action  si 
noire,  et  ne  put  endurcir  son  cœur  pour  l'exé- 
cuter. Mais  il  partit  pour  s'en  aller  en  Perse 
trouver  Cyrus  :  il  lui  dit  les  secrets  de  Crésus 
qu'il  avoit  eulcndus  et  le  dessein  des  Lydiens  de 


206 


FABLES. 


faire  une  ligue  contre  les  Perses  avec  les  colonies 
grecques  de  toute  la  côte  de  l'Asie  mineure  :  en 
même  temps  il  lui  expliqua  les  préparatifs  de 
Crésus  et  les  moyens  de  le  prévenir.  Aussitôt 
Cyrus  part  de  dessus  les  bords  du  Tygre.  où 
il  étoil  campé  avec  une  armée  innombrable,  et 
vient  jusqu'au  fleuve  Halys,  oii  Crésus  se  pré- 
présenta à  lui  avec  des  troupes  plus  magnifi- 
ques que  courageuses.  Les  Lydiens  vivoient  trop 
délicieusement  pour  ne  craindre  point  la  mort. 
Leurs  habits  étoient  brodés  d'or  j  et  semblables 
à  ceux  des  femmes  les  plus  vaines  ;  leurs  ar- 
mes étoient  toutes  dorées  ;  ils  étoient  suivis  d'un 
nombre  prodigieux  de  chariots  superbes  ; 
l'or,  l'argent,  les  pierres  précieuses,  éclatoient 
partout  dans  leurs  tentes,  dans  leurs  vases,  dans 
leurs  meubles ,  et  jusque  sur  leurs  esclaves.  Le 
faste  et  la  mollesse  de  cette  armée  ne  dévoient 
faire  attendre  qu'imprudence  e(  lâcheté,  quoi- 
que les  Lydiens  fussent  en  beaucoup  ])lus  grand 
nombre  que  les  Perses.  Ceux-ci.  au  coniraire, 
ne  moutroient  que  pauvreté  et  courage  .  ils 
étoient  légèrement  vêtus  ;  ils  vivoient  de  peu, 
se  nourrissoient  de  racines  el  de  légumes,  ne 
buvoient  que  de  l'eau,  dormoient  sur  la  terre, 
exposés  aux  injures  de  l'air,  exerçoient  sans 
cesse  leurs  corjjs  pour  les  endurcir  au  travail  : 
ils  n'avoient  pour  tout  ornement  que  le  1er  ; 
leurs  troupes  étoient  toutes  hérissées  de  piques, 
de  dards  et  d'épées  :  aussi  n'avoient-ils  que  du 
mépris  pour  des  ennemis  noyés  dans  les  délices. 
A  peine  la  bataille  mcrita-t-elle  le  nom  d'im 
combat.  Les  Lydiens  ne  purent  soutenir  le  pre- 
mier choc  :  ils  se  renvei'scnt  les  uns  sur  les 
autres;  les  Perses  ne  fout  que  tuer  ;  ils  nagent 
dans  le  sang.  Crésus  s'enfuit  jusqu'à  Sardes. 
Cyrus i'y  poursuit  sans  perdre  uu  moment.  Le 
voilà  assiégé  dans  sa  ville  caj)itale.  Il  succombe 
après  uu  long  siège  ;  il  est  pris  ,  on  le  rnène  au 
supplice.  En  cette  extrémité,  il  prononce  le  nom 
de  Solon.  Cyrus  veut  savoir  ce  qu'il  dit.  11  ap- 
prend que  Crésus  déplore  son  malheur  de  n'a- 
voir pas  cru  ce  Grec  qui  lui  avoit  donné  de  si 
sages  conseils.  Cyrus,  touché  de  ces  paroles , 
donne  la  vie  à  Crésus. 

Alors  Calliniaque  commença  à  se  dégoiiter 
de  sa  fortune.  Cyrus  l'avoit  mis  au  rang  de  ses 
satrapes,  et  lui  avoit  donné  d'assez  grandes 
richesses.  Ln  autre  en  eût  été  content  :  mais  le 
Lydien,  avec  son  anneau ,  se  sent()it  en  état  de 
monter  plus  haut.  Il  ne  pouvoit  souffrir  de  se 
voir  borné  à  une  condition  où  il  avoit  tant 
d'égaux  et  un  maître.  Il  ne  pouvoit  se  résoudre 
à  tuer  Cyrus,  qui  lui  avoit  fait  tant  de  bien.  Il 
avoit  môme  quelquefois  du  regret  d'avoir  ren- 


versé Crésus  de  son  trône.  Lorsqu'il  l'avoit  vu 
conduit  au  supplice,  il  avoit  été  saisi  de  dou- 
leur. Il  ne  pouvoit  plus  demeurer  dans  un  pays 
oii  il  avoit  causé  tant  de  maux  ,  el  où  il  ne  pou- 
voit rassasier  son  ambition.  Il  part;  il  cherche 
un  pays  inconnu  :  il  traverse  des  terres  immen- 
ses ,  éprouve  partout  l'effet  magique  et  mer- 
veilleux de  son  anneau,  élève  à  son  gré  et  ren- 
verse les  rois  et  les  royaumes ,  amasse  de  gran- 
des richesses,  parvient  au  faîte  des  honneurs, 
et  se  trouve  cependant  toujours  dévoré  de  dé- 
sirs. Son  talisman  lui  procure  tout ,  excepté  la 
paix  et  le  bonlieur.  C'est  qu'on  ne  les  trouve 
que  dans  soi-même ,  qu'ils  sont  indépendans  de 
tous  ces  avantages  extérieurs  auxquels  nous 
mettons  tant  de  prix,  et  que.  quand  dans  l'opu- 
lence et  la  grandeur  on  perd  la  simplicité,  l'in- 
nocence et  la  modération ,  alors  le  cœur  et  la 
conscience,  qui  sont  les  vrais  sièges  du  bonheur, 
deviennent  la  proie  du  trouble,  de  l'inquiétude, 
de  la  honte  et  du  remords. 


VIÏI. 

VOYAGE  DANS  L1LE  DES  PLAISIRS. 

Après  avoir  long-temps  vogué  sur  la  mer 
Pacifique ,  nous  aperçûmes  de  loin  une  île  de 
sucre  avec  des  montagnes  de  compote ,  des  ro- 
chers de  sucre  candi  et  de  caramel .  et  des  riviè- 
res de  sirop  qui  couloienl  dans  la  campagne. 
Les  habitans,  qui  étoient  fort  friands,  léchoient 
tous  les  chemins,  et  suçoient  leurs  doigts  après 
les  avoir  trempés  dans  les  tleuves.  Il  y  avoit  aussi 
des  forêts  de  réglisse ,  et  de  grands  arbres  d'où 
tond)oient  des  gaufres  que  le  vent  emportoit 
dans  la  bouche  des  voyageurs,  si  peu  qu'elle  fût 
ouverte.  Comme  tant  de  douceurs  nous  paru- 
rent fades,  nous  voulûmes  passer  en  quelque 
autre  pays  où  l'on  pût  trouver  des  mets  d'un 
goût  plus  relevé.  On  nous  assura  qu'il  y  avoit, 
à  dix  lieues  de  là,  une  autre  île  où  il  y  avoit  des 
mines  de  jambons,  de  saucisses  et  de  ragoûts 
poivrés.  On  les  creusoit  comme  on  creuse  les 
mines  d'or  dans  le  Pérou.  On  y  trouvoit  aussi 
des  ruisseaux  de  sauces  à  l'ognon.  Les  murailles 
des  maisons  sont  de  croûtes  de  pâté.  Il  y  pleut 
du  vin  couvert  quand  le  temps  est  chargé;  et, 
dans  les  plus  beaux  jours,  la  rosée  du  matin  est 
toujours  de  vin  blanc,  semblable  au  vin  grec 
ou  à  celui  de  Saint-Laurent.  Pour  passer  dans 
cette  île ,  nous  fîmes  mettre  sur  le  port  de  celle 
d'où  nous  voulions  partir,  douze  hommes  d'une 


FABLES. 


207 


grosseur  prodigieuse,  et  qu'on  avoit  endormis  : 
ils  souffloient  si  fort  en  ronflant,  qu'ils  rempli- 
rent nos  voiles  d'un  vent  favorable.  A  peine 
fûmes-nous  arrives  dans  l'autre  île ,  que  nous 
trouvâmes  sur  le  rivage  des  marchands  qui  ven- 
doient  de  l'appétit;  car  on  en  manquoit  souvent 
parmi  tant  de  ragoûts.  Il  y  avoit  aussi  d'autres 
gens  qui  veudoient  le  sommeil.  Le  prix  en  étoit 
réglé  tant  par  heure  ;  mais  il  y  avoit  des  som- 
meils plus  chers  les  uns  que  les  autres  ,  à  pro- 
portion des  songes  qu'on  vouloit  avoir.  Les  plus 
beaux  songes  étoient  fort  chers.  J'en  demandai 
des  plus  agréables  pour  mon  argent  ;  et  comme 


catesse  et  d'une  propreté  exquises.  Le  soir  je  fus 
lassé  d'avoir  passé  toute  la  journée  à  table 
comme  im  cheval  à  son  râtelier.  Je  pris  la  ré- 
solution de  faire  tout  le  contraire  le  lendemain, 
et  de  ne  me  nourrir  que  de  bonnes  odeurs.  On 
me  donna  à  déjeûner  de  la  fleur  d'orange.  A 
dîner  ce  fut  une  nourriture  plus  forte  :  on  me 
servit  des  tubéreuses  et  puis  des  peaux  d'Es- 
pagne. Je  n'eus  que  des  jonquilles  à  collation. 
Le  soir,  on  me  donna  à  souper  de  grandes  cor- 
beilles pleines  de  toutes  les  fleurs  odoriférantes, 
et  on  y  ajouta  des  cassolettes  de  toutes  sortes  de 
parfums.  L;i  nuit,  j'eus  une  indigestion  pour 


j'étois  las,  j'allai  d'abord  me  coucher.  Mais  à     avoir  trop  senti  tant  d'odeurs  nourrissantes.  Le 


peine  fus-je  dans  mon  lit  que  j'entendis  un 
grand  bruit;  j'eus  peur,  et  je  demandai  du  se- 
cours. On  me  dit  que  cétoit  la  terre  qui  s'en- 
tr'ouvroit.  Je  crus  être  perdu  :  mais  on  me  ras- 
sura en  me  disant  qu'elle  sentrouvroit  ainsi 
toutes  les  nuits  à  une  certaine  heure,   pour 


jour  suivant,  je  jeûnai  pour  me  délasser  de  la 
fatigue  des  plaisirs  de  la  table.  On  me  dit  qu'il 
y  avoit  en  ce  pays-là  une  ville  toute  singulière, 
et  on  me  promit  de  m'y  mener  par  une  voiture 
qui  m'étoit  inconnue.  On  me  mit  dans  une 
petite  chaise  de  bois  fort  léger  et  toute  garnie 


vomir  avec  grand  effort  des  ruisseaux  bouillans  de  grandes  plumes,  el  on  attacha  à  cette  chaise, 

de  chocolat  moussé,  et  des  liqueurs  glacées  de  avec  des  cordes  de  soie,  quatre  grands  oiseaux, 

toutes  les  façons.  Je  me  levai  à  la  hâte  pour  en  grands  comme  des  autruches ,  qui  avoient  des 

prendre,  et  elles  étoient  délicieuses.  Ensuite  je  ailes  proportionnées  à  leurs  corps.  Ces  oiseaux 

me  recouchai,  et,  dans  mon  sommeil,  je  crus  prirent  d'abord  leur  vol.  Je  conduisis  les  rênes 

voir  que  tout  le  monde  étoit  de  cristal,  que  les  du  côté  de  l'orient  qu'on  m'avoit  marqué.  Je 

hommes  se  nourrissoient  de  parfums  quand  il  voyois  à  mes  pieds  les  hautes  montagnes,  et 

leur  plaisoit,  qu'ils  ne  pouvoient  marcher  qu'en  nous  volâmes  si  rapidement,  que  je  perdois  pres- 

dausant  ni  parler  qu'en  chaulant,  qu'ils  avoient  que  l'haleine  en  fendant  le  vague  de  l'air.  En 

des  ailes  pour  fendre  les  airs,  et  des  nageoires  une  heure  nous  arrivâmes  à  cette  ville  si  re- 

pour  passer  les  mers.  >hiis  ces  hommes  étoient  nommée.  Elle  est  toute  de  marbre,  et  elle  est 

comme  des  pierres  à  fusil  :  on  ne  pouvoit  les  grande  trois  fois  comme  Paris.  Toute  la  ville 

choquer  qu'aussitôt  ils  ne  prissent  feu.  Ils  s'en-  n'est  qu'une  seule  maison.  Il  y  a  vingt-quatre 

flammoient  comme  une  mèche,  et  je  ne  pouvois  grandes  cours ,  dont  chacune  est  grande  comme 

m'empècher  de  rire  voyant  combien  ils  étoient  le  plus  grand  palais  du  monde:  et  au  milieu  de 

faciles  à  émouvoir.  Je  voulus  demander  à  l'un  ces  vingt-quatre  cours,  il  yen  a  une  vingt-cin- 

d'eux  pourquoi  il  paroissoit  si  animé  :  il  me  ré-  quième  qui  est  six  fois  plus  grande  que  chacune 

pondit,  en  me  montrant  le  i)oing ,  qu'il  ne  se  des  autres.  Tous  les  logemens  de  cette  maison 

mettoit  jamais  en  colère.  sont  égaux,  car  il  n'y  a  point  d'inégalité  de 

A  peine  fus-je  éveillé  ,  qu'il  vint  un  mar-  condition  entre  les  habitans  de  cette  ville.  II  n'y 

chand  d'appétit,  me  demandant  de  quoi  je  vou-  a  là  ni  domestiques  ni  petit  peuple;  chacun  se 

lois  avoir  faim,  et  si  je  voulois  qu'il  me  vendît  sert  soi-même,  personne  n'est  servi  :  il  y  a  seu- 

des  relais  d'estomacs  pour  manger  toute  la  jour-  lement  des  souhaits,  qui  sont  de  petits  esprits 

née.  J'acceptai  la  condition.  Pour  mon  argent ,  follets  et  voltigeans ,  qui  donnent  à  chacun  tout 

il  me  donna  douze  petits  sachets  de  taffetas  que  ce  qu'il  désire  dans  le  moment  même.  En  arri- 

je  mis  sur  moi,  et  qui  dévoient  me  servir  comme  vaut ,  je  reçus  un  de  ces  esprits  qui  s'attacha  à 

douze  estomacs ,  pour  digérer  sans  peine  douze  moi ,  et  qui  ne  me  laissa  manquer  de  rien  :  à 

grands  repas  en  un  jour.  A  peine  eus-je  pris  les  peine  me  donnoit-il  le  temps   de   désirer.  Je 

douze  sachets ,  que  je  commençai  à  mourir  de  commençois  même  à  être  fatigué  des  nouveaux 

faim.  Je  passai  ma  journée  à  faire  douze  festins  désirs  que  celte  liberté  de  me  contenter  excitoit 

délicieux.  Dès  qu'un  repas  étoit  fini ,  la  faim  sans  cesse  en  moi;  et  je  compris,  par  expérience, 

me  reprenoit ,  et  je  ne  lui  donnois  pas  le  temps  qu'il  valoit  mieux  se  passer  des  choses  super- 

de  me  presser.  Mais  comme  j'avois  une  faim  flues,  que  d'être  sans  cesse  dans  de  nouveaux 

avide,   on  remarqua  que  je  ne  mangeois  pas  désirs  ,  sans  pouvoir  jamais  s'arrêter  à  la  jouis- 

proprement  :  les  gens  du  pays  sont  dune  déli-  sauce  tranquille  d'aucun  plaisir.  Les  habitans 


â08 


FABLES. 


de  cette  ville  étoienl  polis ,  doux  ot  obligeans. 
Ils  me  reçurent  comme  si  j'avois  été  l'un  d'entre 
eux.  Dès  que  je  voulois  parler,  ils  devinoieut 
ce  que  je  voulois,  et  le  faisoient  sans  attendre 
que  je  m'expliquasse.  Cela  me  surprit  ,  et 
j'aperçus  qu'ils  ne  parloienl  jamais  entre  eux  ; 
ils  lisent  dans  les  yeux  les  uns  des  autres  tout  ce 
qu'Us  pensent,  comme  on  lit  dans  un  livre; 
quand  ils  veulent  cacher  leurs  pensées,  ils  n'ont 
qu'à  fermer  les  yeux.  Ils  me  menèrent  dans  une 
salle  où  il  y  eut  une  musique  de  parfums.  Us 
assemblent  les  parfums  comme  nous  assemblons 
les  sons.  Un  certain  assemblage  de  parfums,  les 
uns  plus  forts,  les  autres  plus  doux,  fait  une 
harmonie  qui  chatouille  lodorat,  comme  nos 
concerts  tlattent  l'oreille  i)ar  des  sons  tantôt 
graves  et  lanlôt  aigus.  En  ce  pays-là,  les  fem- 
mes gouvernent  les  hommes,  elles  jugent  les 


IX. 

LA  PATIENCE  ET  L'ÉDUCATION  CORRIGENT  BIEN 
DES  DÉFAUTS. 


Une  ourse  avoit  un  petit  ours  qui  venoit  de 
naître.  Il  étoit  horriblement  laid.  On  ne  recon- 
noissoil  en  lui  aucune  ligure  d'animal  :  c'étoit 
une  masse  informe  et  hideuse.  L'ourse,  toute 
honteuse  d'avoir  un  tel  fils ,  va  trouver  sa  voi- 
sine la  corneille  ,  qui  faisoit  un  grand  bruit  par 
son  caquet  sous  un  arbre.  Que  ferai-je  ,  lui  dit- 
elle,  ma  bonne  conunère,  de  ce  petit  monstre? 
j'ai  envie  de  l'étrangler.  Gardez-vous-en  bien  , 
procè^  elles  enseignent  les  sciences  et  vont  à  la  dit  la  causeuse  :  j'ai  vu  d'autres  ourses  dans  le 
guerre.  Les  hommes  s'y  fardent,  s'y  ajustent  même  embarras  que  vous.  Allez  :  léchez  dou- 
depuis  le  matin  jusqu'au  soir;  ils  lilent ,  ils  cernent  votre  tils  ;  il  sera  bientôt  joli,  mignon, 
cousent  ils  travaillent  à  la  broderie,  et  ils  et  propre  à  vous  faire  honneur.  La  mère  crut 
craignent  d'être  battus  \>ar  leurs  fcnunes,  quand  facilement  ce  qu'on  lui  disoit  en  faveur  de  son 
ils  ne  leur  ont  pas  obéi.  On  dit  que  la  chose  se  fils.  Elle  eut  la  patience  de  le  lécher  long-temps, 
passoilautrement  il  y  a  un  certain  nombre  d'an-  Enfin  il  conmiença  à  devenir  moins  difforme, 
nées  :  mais  les  honmies,  servis  par  les  souhaits,  et  elle  alla  remercier  la  corneille  en  ces  termes  : 
sont  devenus  si  lâches .  si  paresseux  et  si  igno-  Si  vous  n'eussiez  modéré  mon  impatience,  j'au- 
rans.  que  les  femmes  fvu-ent  honteuses  de  se  rois  cruellement  déchiré  mon  fils,  qui  fait 
laisser  gouverner  par  eux.  Elles  s'assemblèrent  maintenant  tout  le  plaisir  de  ma  vie. 
pour  réparer  les  maux  de  la  république.  Elles  0  que  l'impatience  empêche    de    biens  et 

firent  des  écoles  publiques,  où  les  personnes  de  cause  de  maux  1 
leur  sexe  qui  avoient  le  plus  d'esprit  se  mirent 
à  étudier.  Elles  désarmèrent  leurs  maris,  qui  ne 
demandoient  pas  mieux  que  de  n'aller  jauiais 
aux  coups.  Elles  les  débarrassèrent  de  tous  les 
procès  à  juger,  veillèrent  à  Tordre  pubhc,  éta- 
blirent des  lois ,  les  firent  observer,  et  sauvè- 
rent la  chose  publique,  dont  l'inapplication ,  la 
lé'Tèreté  ,  la  mollesse  des  hommes,  auroient 
sûrement  causé  la  ruine  totale.  Touché  de  ce 
spectacle,  et  fatigué  de  tant  de  festins  et  d'amu- 
semens ,  je  conclus  que  les  plaisirs  des  sens , 
quelque  variés ,  quelque  facdes  qu'ils  soient, 
avilissent  et  ne  rendent  point  heureux.  Je  m'é- 
loignai donc  de  ces  contrées  en  apparence  si 
délicieuses  ;  et ,  de  retour  chez  moi ,  je  trouvai 
dans  une  vie  sobre ,  dans  un  travail  modéré  , 


X. 


LE  HIBOU. 


U>  jeune  hibou  ,  qui  s'étoit  vu  dans  une  fon- 
taine, et  qui  se  trouvoit  plus  beau,  je  ne  dirai 
pas  que  le  jour,  car  il  le  trouvoit  fort  désagréa- 
ble, mais  que  la  nuit,  qui  avoit  de  grands 
charmes  pour  lui,  disoit  en  lui-même  :  J'ai  sa- 
crifié aux  Grâces  ;  Vénus  a  mis  sur  moi  sa  cein- 
ture dans  ma  naissance;  les  tendres  Amours  , 
accompagnés  des  Jeux  et  des  Ris ,  voltigent 
dans  des  mœurs  pures,  dans  la  pratique  de  la  autour  de  moi  pour  me  caresser.  Il  e^t  temps 
vertu    le  bonheur  et  la  santé  que  n'avoient  pu     que  le  blond  Hyménce  me  donne  des  enfans 


me  procurer  la  continuité  de  la  bonne  chère  et 
la  variété  des  plaisirs. 


gracieux  comme  moi;  ils  seront  l'ornement  des 
bocages  et  les  délices  de  la  nuit.  Quel  dommage 
que  la  race  des  plus  parfaits  oiseaux  se  perdît  ! 
heureuse  l'épouse  qui  passera  sa  vie  à  me  voir! 
Dans  cette  pensée ,  il  envoie  la  corneille  de- 
mander de  sa  part  une  petite  aiglonne,  fille  de 


FABLES. 


209 


l'aigle ,  reine  *  des  airs.  La  corneille  avoit  peine 
à  se  charger  de  cette  ambassade  :  Je  serai  mal 
reçue ,  disoit-elle ,  de  proposer  un  mariage  si 
mal  assorti.  Quoi!  l'aigle,  qui  ose  regarder 
fixement  le  soleil,  se  marieroit  avec  vous,  qui 
ne  sauriez  seulement  ouvrir  les  yeux  tandis 
qu'il  est  jour  !  c'est  le  moyen  que  les  deux 
époux  ne  soient  jamais  ensemble;  l'un  sortira  le 
jour,  et  l'autre  la  nuit.  Le  hibou,  vain  et  amou- 
reux de  lui-même,  n'écouta  rien.  La  corneille, 
pour  le  contenter,  alla  enfin  demander  l'ai- 
glonne. On  se  moqua  de  sa  folle  demande. 
L'aigle  lui  répondit  :  Si  le  hibou  veut  être  mon 
gendre,  qu'il  vienne  après  le  lever  du  soleil  me 
saluer  au  milieu  de  l'air.  Le  hibou  présomptueux 
y  voulut  aller.  Ses  yeux  furent  d'abord  éblouis; 
il  fut  aveuglé  par  les  rayons  du  soleil,  et  tomba 
du  haut  de  l'air  sur  un  rocher.  Tous  les  oiseaux 
se  jetèrent  sur  lui ,  et  lui  arrachèrent  ses  plu- 
mes. Il  fut  trop  heureux  de  se  cacher  dans  son 
trou ,  et  d'épouser  la  chouette ,  qui  fut  une 
digne  dame  du  lieu.  Leur  hymen  fut  célébré  la 
nuit ,  et  ils  se  trouvèrent  l'un  et  l'autre  très- 
beaux  et  très-agréables. 

Il  ne  faut  rien  chercher  au-dessus  de  soi ,  ni 
se  flatter  sur  ses  avantas;es. 


XL 


L'ABEILLE  ET  LA  MOUCHE. 

Un  jour  une  abeille  aperçut  une  mouche  au- 
près de  sa  ruche.  Que  viens-tu  faire  ici?  lui  dit- 
elle  d'un  ton  furieux.  Vraiment,  c'est  bien  à 
toi,  vil  animal,  à  te  mêler  avec  les  reines  de 
l'air  !  Tu  as  raison ,  répondit  froidement  la 
mouche  :  on  a  toujours  tort  de  s'approcher  d'une 
nafion  aussi  fougueuse  que  la  vôtre.  Rien  n'est 
plus  sage  que  nous ,  dit  l'abeille  :  nous  seules 
avons  des  lois  et  une  république  bien  policée  ; 
nous  ne  broutons  que  des  Heurs  odoriférantes; 
nous  ne  faisons  que  du  miel  délicieux  ,  qui 
égale  le  nectar.  Ote-toi  de  ma  présence ,  vilaine 
mouche  importune,  qui  ne  fais  que  bourdonner 
et  chercher  ta  vie  sur  des  ordures.  Nous  vivons 
comme  nous  pouvons  ,  répondit  la  mouche  :  la 
pauvreté  n'est  pas  un  vice  ;  mais  la  colère  en 
est  un  grand.  Vous  faites  du  miel  qui  est  doux, 

*  On  lit  roi  dans  toutes  les  édiliuiis;  mais  Fénelou  a  etril 
reine.  La  Fontaine,  liv.  ii,  fable  viii,  «lit  :  On  fit  entendre 
à  V  aigle ,  enfin,  qu'elle  avoil  tort;  liv.  xii  ,  fable  xi  : 
L'ai'jle,  reine  des  airs;  et  rAcailén)ie,  jusqu'en  l7iC,  au 
mot  .4ifjle ,  le  fait  de  tout  genre.  'Edit.  de  I  ers.) 

FÉXELOX.    TOME    VI. 


mais  votre  cœur  est  toujours  amer  ;  vous  êtes 
sages  dans  vos  lois ,  mais  emportées  dans  votre 
conduite.  Votre  colère,  qui  pique  vos  ennemis, 
vous  donne  la  mort,  et  votre  folle  cruauté  vous 
fait  plus  de  mal  qu'à  personne.  11  vaut  mieux 
avoir  des  qualités  moins  éclatantes,  avec  plus 
de  modération. 


XII. 


LE  RENARD  PLNI  DE  SA  CURIOSITÉ. 

Un  renard  des  montagnes  d'Aragon,  ayant 
vieilli  dans  la  finesse  ,  voulut  donner  ses  der- 
niers jours  à  lu  curiosité.  Il  prit  le  dessein 
d'aller  voir  en  Castille  le  fameux  Escurial,  qui 
est  le  palais  des  rois  d'Espagne,  bâti  par  Phi- 
lippe IL  En  arrivant  il  fut  surpris,  car  il  étoit 
peu  accoutumé  à  la  magnificence  :  jusqu'alors 
il  n'avoit  vu  que  son  terrier  ,  et  le  poulailler 
d'un  fermier  voisin,  où  il  étoit  d'ordinaire  assez 
mal  reçu.  Il  voit  là  des  colonnes  de  marbre,  là 
des  portes  d'or,  des  bas-reliefs  de  diamant.  Il 
entra  dans  plusieurs  chambres,  dont  les  tapis- 
series étoient  admirables  :  on  y  voyoit  des 
chasses,  des  combats,  des  fables  où  les  dieux  se 
jouoient  parmi  les  hommes  ;  enfin  l'histoire  de 
don  Quichotte,  où  Sancho,  monté  sur  son  gri- 
son,  alloit  gouverner  l'île  que  le  duc  lui  avoit 
confiée.  Puis  il  aperçut  des  cages  où  l'on  avoit 
renfermé  des  lions  et  des  léopards.  Pendant  qm; 
le  renard  regardoit  ces  merveilles,  deux  chiens 
du  palais  l'étranglèrent.  Il  se  trouva  mal  de  sa 
curiosité. 


XIII. 
LES  DEUX  RENARDS.    . 

Delx  renards  entrèrent  la  nuit  par  surprise 
dans  un  poulailler:  ils  étranglèrent  le  coq,  les 
poules  et  les  poulets  :  après  ce  carnage  ,  ils 
apaisèrent  leur  faim.  L'un,  qui  étoit  jeune  et 
ardent ,  vouloit  tout  dévorer  ;  l'autre,  qui  étoit 
vieux  et  avare  ,  vouloit  garder  quelque  provi- 
sion pour  l'avenir.  Le  vieux  disoit  :  Mon  enfant, 
l'expérience  ma  rendu  sage  ;  j'ai  vu  bien  des 
choses  depuis  que  je  suis  au  monde.  Ne  man- 
geons pas  tout  notre  bien  en  un  seul  jour.  Nous 
avons  fait  fortune  ;  c'est  un  trésor  que  nous 
a^ons  trouvé,  il  l'aut  le  ménager.  Le  jeune  ré- 

1'» 


210 


FABLES. 


pondoit  .  Je  veux  tout  manger  pendant  que  j'y 
suis ,  et  me  rassasier  pour  huit  jours  :  car  pour 
ce  qui  est  de  revenir  ici,  chansons  !  il  n'y  fera  pas 
bon  demain  :  le  maître ,  pour  venger  la  mort 
de  ses  poules ,  nous  assommeroit.  Après  cette 
conversation,  chacun  prend  son  parti.  Le  jeune 
mange  tant,  qu'il  se  crève,  et  peut  à  peine  aller 
mourir  dans  son  terrier.  Le  vieux,  qui  se  croit 
bien  plus  sage  de  modérer  ses  appétits  et  de 
vivre  d'économie,  veut  le  lendemain  retourner 
à  sa  proie,  et  est  assommé  par  le  maître. 

Ainsi  chaque  âge  a  ses  défauts  :  les  jeunes 
gens  sont  fougueux  et  insatiables  dans  leurs 
plaisirs  ;  les  vieux  sont  incorrigibles  dans  leur 
avarice. 


XIV. 

LE  DRAGON  ET  LES  RENARDS. 

Uk  dragon  gardoit  un  trésor  dans  imc  pro- 
fonde caverne  ;  il  veilloil  jour  et  nuit  pour  le 
conserver.  Deux  renards ,  grands  fourbes  et 
grands  voleurs  de  leur  métier,  s'insinuèrent 
auprès  de  lui  par  leurs  flatteries.  Ils  devinrent 
ses  confidens.  Les  gens  les  plus  complaisans  et 
les  plus  empressés  ne  sont  pas  les  plus  sûrs.  Ils 
le  traitoient  de  grand  personnage  ,  admiroient 
toutes  ses  fantaisies  .  étoient  toujours  de  son 
avis,  et  se  moquoient  entre  eux  de  leur  dupe. 
Entin  il  s'endormit  un  jour  au  milieu  d'eux  : 
ils  l'étranglèrent,  et  s'emparèrent  du  trésor.  Il 
fallut  le  partager  entre  eux  :  c'étoit  une  affaire 
bien  difficile,  car  deux  scélérats  ne  s'accordent 
que  pour  faire  le  mal.  L'un  d'eux  se  mit  à  mo- 
raliser :  A  quoi,  disoit-il,  nous  servira  tout  cet 
argent  ?  un  peu  de  chasse  nous  vaudroit  mieux  : 
on  ne  mange  point  du  métal  ;  les  pistoles  sont 
de  mauvaise  iligestion.  Les  hommes  sont  des 
fous  d'aimer  tant  ces  fausses  richesses  :  ne 
soyons  pas  aussi  insensés  qu'eux.  L'autre  fit 
semblant  d'être  touché  de  ces  réflexions,  et 
assura  qu'il  vouloif  vivre  en  philosophe  comme 
Bias,  portant  tout  son  bien  sur  lui.  Chacun  fait 
semblant  de  quitter  le  trésor  :  mais  ils  se  dn-s- 
sèrent  des  embiiclicset  s' eut  redéchirèrent.  L'un 
d'eux  en  mourant  dit  à  l'autre,  qui  étoit  aussi 
blessé  que  lui  :  (Jue  voulois-tu  faire  de  cet  ar- 
gent ?  La  mémo  chose  que  lu  voulois  en  faire, 
répondit  l'autre.  L'n  homme  passant  apprit  leur 
aventure,  et  les  trouva  bien  fous.  Vous  ne  l'êtes 
pas  moins  que  nous ,  lui  dit  un  des  renards. 
Vous  ne  sauriez  ,   non  plus  que  nous  .   vous 


nourrir  d'argent ,  et  vous  vous  tuez  pour  en 
avoir.  Du  moins,  notre  race  jusqu'ici  a  été  assez 
sage  pour  ne  mettre  en  usage  aucune  mon- 
noie.  Ce  que  vous  avez  introduit  chez  vous 
pour  la  commodité  fait  votre  malheur.  Vous 
perdez  les  vrais  biens  pour  chercher  les  biens 
imaginaires. 


XV. 


LE  LOUP  ET  LE  JEUNE  MOUTON. 

Des  moutons  étoient  en  sûreté  dans  leur 
parc  ;  les  chiens  dormoient  ;  et  le  berger,  à 
l'ombre  d'un  grand  ormeau  ,  jouoitde  la  flûte 
avec  d'autres  bergers  voisins.  Un  loup  affamé 
vint,  par  les  fentes  de  l'enceinte  ,  reconnoître 
l'état  du  troupeau.  Un  jeune  mouton  sans  expé- 
rience, et  qui  n'avoit  jamais  rien  vu,  entra  en 
conversation  avec  lui  :  Que  venez-vous  cher- 
cher ici  ?  dit-il  au  glouton.  L'herbe  tendre  et 
fleurie,  lui  répondit  le  loup.  Vous  savez  que 
rien  n'est  plus  doux  que  de  paître  dans  une 
verte  prairie  émaillée  de  fleurs  ,  pour  apaiser 
sa  faim,  et  d'aller  éteindre  sa  soif  dans  un  clair 
ruisseau  :  j'ai  trouvé  ici  l'un  et  l'autre.  Que 
faut-il  davantage?  J'aime  la  philosophie  qui 
enseigne  à  se  contenter  de  peu.  Est-il  donc  vrai, 
repartit  le  jeune  mouton,  que  vous  ne  mangez 
point  la  chair  des  animaux  ,  et  qu'un  peu 
d'herbe  vous  suffit?  Si  cela  est,  vivons  comme 
frères,  et  paissons  ensemble.  Aussitôt  le  mouton 
sort  du  parc  dans  la  prairie,  où  le  sobre  philo- 
sophe le  mit  en  pièces  et  l'avala. 

Défiez-voTis  des  belles  paroles  des  gens  qui 
se  vantent  d'être  vertueux.  Jugez-en  par  leurs 
actions,  et  non  par  leurs  discours. 


XVL 

LE  CHAT  ET  LES  LAPINS. 

Un  chat,  qui  faisoit  le  modeste,  étoit  entré 
dans  une  garenne  peuplée  de  laphis.  Aussitôt 
toute  la  république  alarmée  ne  songea  qu'à 
s'enfoncer  dans  ses  trous.  Comme  le  nouveau 
venu  étoit  au  guet  auprès  d'uu  terrier,  les  dé- 
putés de  la  nation  lapine,  qui  avoient  vu  ses 
terribles  griffes,  comparurent  dans  l'endroit  le 
plus  étroit  de  l'entrée  du  terrier,  pour  lui  de- 
mander ce  qn'i]   prétendoit.  Il  protesta  d'une 


FABLES. 


211 


voix  douce  qu'il  vouloit  seulement  étudier  les 
mœurs  de  la  nation  ;  qu'en  qualité  de  philoso- 
phe il  alloit  dans  tous  les  pays  pour  s'informer 
des  coutumes  de  chaque  espèce  d'animaux.  Les 
députés,  simples  et  crédules,  retournèrent  dire 
à  leurs  frères  que  cet  étranger  ,  si  vénérable 
par  son  maintien  modeste  et  par  sa  majestueuse 
fourrure,  étoit  un  philosophe,  sobre,  désinté- 
ressé, pacifique,  qui  vouloit  seulement  recher- 
cher la  sagesse  de  pays  en  pays  ;  qu'il  venoit 
de  beaucoup  d'autres  lieux  où  il  avoit  vu  de 
grandes  merveilles  ;  qu'il  y  auroit  bien  du  plai- 
sir à  l'entendre,  et  qu'il  n'avoit  garde  de  cro- 
quer les  lapins,  puisqu'il  croyoit  en  bon  Bra- 
min  la  métempsycose,  et  ne  mangeoit  d'aucun 
aliment  qui  eut  eu  vie.  Ce  beau  discours  toucha 
l'assemblée.  En  vain  un  vieux  lapin  rusé,  qui 
étoit  le  docteur  de  la  troupe  ,  représenta  com- 
bien ce  grave  philosophe  lui  étoit  suspect  : 
malgré  lui  on  va  saluer  le  Bramin,  qui  étrangla 
du  premiei'  salut  sept  ou  huit  de  ces  pauvres 
gens.  Les  autres  regagnent  leurs  trous  ,  bien 
effrayés  et  bien  honteux  de  leur  faute.  Alors 
dom  Mitis  revint  à  l'entrée  du  terrier,  protes- 
tant, d'un  ton  plein  de  cordialité,  qu'il  n'avoit 
fait  ce  meurtre  que  malgré  lui,  pour  son  pres- 
sant besoin  ;  que  désormais  il  vivroit  d'autres 
animaux,  et  feroit  avec  eux  une  alliance  éter- 
nelle. Aussitôt  les  lapins  entrent  en  négociation 
avec  lui,  sans  se  mettre  néanmoins  à  la  portée 
de  sa  griffe.  La  négociation  dure,  on  l'amuse. 
Cependant  un  lapin  des  plus  agiles  sort  par 
les  derrières  du  terrier,  et  va  avertir  un  berger 
voisin,  qui  aimoit  à  prendre  dans  un  lacs  de 
ces  lapins  nourris  de  genièvre.  Le  berger,  irrité 
contre  ce  chat  exterminateur  d'un  peuple  si 
utile  ,  accourt  au  terrier  avec  un  arc  et  des 
flèches  ;  il  aperçoit  le  chat  qui  n'étoit  attentif 
qu'à  sa  proie  ;  il  le  perce  d'une  de  ses  flèches  ; 
et  le  chat  expirant  dit  ces  dernières  paroles  : 
Quand  on  a  une  fois  trompé,  on  ne  peut  plus 
être  cru  de  personne  ;  on  est  haï  ,  craint ,  dé- 
testé ;  et  on  est  enfin  attrapé  par  ses  propres 
finesses. 


XVIL 

LE  LIÈVRE  QUI  FAIT  LE  BRAVE. 

Un  lièvre,  qui  étoit  honteux  d'être  poltron, 
cherchoit  quelque  occasion  de  s'aguerrir.  Il 
afloit  quelquefois  par  un  trou  d'une  haie  dans 
les  choux  du  jardin  d'un  paysan,  pour  s'accou- 


tumer au  bruit  du  village.  Souvent  même  il 
passoit  assez  près  de  quelques  mâtins,  qui  se 
contentoient  d'aboyer  après  lui.  Au  retour  de 
ces  grandes  expéditions,  il  se  croyoit  plus  redou- 
table qu'Alcide  après  tous  ses  travaux.  On  dit 
même  qu'il  ne  rentroit  dans  son  gîte  qu'avec 
des  feuilles  de  laurier,  et  faisoit  l'ovation.  Il 
vantoit  ses  prouesses  à  ses  compères  les  lièvres 
voisins.  Il  représentoit  les  dangers  qu'il  avoit 
courus,  les  alarmes  qu'il  avoit  données  aux  en- 
nemis, les  ruses  de  guerre  qu'il  avoit  faites  en 
expérimenté  capitaine,  et  surtout  son  intrépi- 
dité héroïque.  Chaque  matin  il  remercioit  Mars 
et  Bellone  de  lui  avoir  donné  des  talens  et  un 
courage  pour  dompter  toutes  les  nations  à  lon- 
gues oreilles.  Jean  lapin  ,  discourant  un  jour 
avec  lui,  lui  dit  d'un  ton  moqueur  :  Mon  ami, 
je  te  voudrois  voir  avec  cette  belle  fierté  au  mi- 
lieu d'une  meute  de  chiens  courans.  Hercule 
fuiroit  bien  vite,  et  feroit  une  laide  contenance. 
Moi,  répondit  noire  preux  chevalier,  je  ne  re- 
culerois  pas,  quand  toute  la  gent  chienne  vien- 
droit  m' attaquer.  A  peine  eut-il  parlé ,  qu'il 
entendit  un  petit  tournebroche  d'un  fermier 
voisin ,  qui  glapissoit  dans  les  buissons  assez 
loin  de  lui.  Aussitôt  il  tremble,  il  frissonne,  il 
a  la  fièvre  ;  ses  yeux  se  troublent  comme  ceux 
de  r*aris  quand  il  vit  Ménélas  qui  venoit  ardem- 
ment contre  lui.  Il  se  précipite  d'un  rocher 
escarpé  dans  une  profonde  vallée,  où  il  pensa 
se  noyer  dans  un  ruisseau.  Jean  lapin,  le  voyant 
faire  le  saut,  s'écria  de  son  terrier  :  Le  voilà 
ce  foudre  de  guerre  !  le  voilà  cet  Hercule  qui 
doit  purger  la  terre  de  tous  les  monstres  dont 
elle  est  pleine  ! 


XVIII. 

LE  SINGE. 

Un  vieux  singe  malin  étant  mort,  son  ombre 
descendit  dans  la  sombre  demeure  de  Pluton, 
où  elle  demanda  à  retourner  parmi  les  vivans. 
Pluton  vouloit  la  renvoyer  dans  le  corps  d'un 
âne  pesant  et  slupide,  pour  lui  ôter  sa  souplesse, 
sa  vivacité  et  sa  malice  :  mais  elle  fit  tant  de 
tours  plaisans  et  badins ,  que  l'inflexible  roi  des 
enfers  ne  put  s'empêcher  de  rire,  et  lui  laissa 
le  choix  d'une  condition.  Elle  demanda  à  entrer 
dans  le  corps  d'un  perroquet.  Au  moins,  disoil- 
clle,  je  conserverai  par  là  quelque  ressemblance 
avec  les  hommes,  que  j'ai  si  long-temps  imités. 
Etant  singe,  je  fi\isois  des  gestes  comme  eux  ; 


212 


FABLES. 


et  étant  perroquet  ,  je  parlerai  avec  eux  dans 
les  plus  agréables  conversations.  A  peine  l'ame 
du  singe  fut  introduite  dans  ce  nouveau  métier, 
qu'une  vieille  femme  causeuse  l'acheta.  Il  fit 
ses  délices  ;  elle  le  mit  dans  une  belle  cage.  Il 
faisoit  bonne  chère,  et  discouroit  toute  la  jour- 
née avec  la  vieille  radoteuse,  qui  ne  parloil  pas 
plus  sensément  que  lui.  Il  joignoit  à  son  nou- 
veau talent  d'étourdir  tout  le  monde,  je  ne  sais 
quoi  de  son  ancienne  profession  :  il  remuoit  sa 
tête  ridiculement  ;  il  faisoit  craquer  son  bec  ;  il 
agitoit  ses  ailes  de  cent  façons,  et  faisoit  de  ses 
pattes  plusieurs  tours  qui  sentoient  encore  les 
grimaces  de  Fagotin.  La  vieille  prenoit  à  toute 
heure  ses  lunettes  pour  l'admirer.  Elle  étoit 
bien  fâchée  d'être  un  peu  sourde,  et  de  perdre 
quelquefois  des  paroles  de  son  perroquet,  à  qui 
elle  trouvoif  plus  d'esprit  qu'à  personne.  Ce 
perroquet  gâté  devint  bavard,  importun  et  fou. 
Il  se  tourmenta  si  fort  dans  sa  cage,  et  but  tant 
de  vin  avec  la  vieille,  qu'il  en  mourut.  Le  voilà 
revenu  devant  Pluton,  qui  voulut  cette  fois  le 
faire  passer  dans  le  corps  d'un  poisson  pour  le 
rendre  muet  :  mais  il  fit  encore  une  farce  de- 
vant le  roi  des  ombres  ;  et  les  princes  ne  résis- 
tent guère  aux  demandes  des  mauvais  plaisans 
qui  les  flattent.  Pluton  accorda  donc  à  celui-ci 
qu'il  iroit  dans  le  corpg  d'un  honmie.  Mais 
comme  le  dieu  eut  honte  de  l'envoyer  dans  le 
corps  d'un  homme  sage  et  vertueux,  il  le  des- 
tina au  corps  d'un  harangueur  ennuyeux  et  im- 
portun, qui  mentoit,  qui  se  vantoit  sans  cesse, 
qui  faisoit  des  gestes  ridicules,  qui  se  moquoit  de 
tout  le  monde,  qui  iuterrompoil  toutes  les  con- 
versations les  plus  polies  et  les  plus  solides,  pour 
dire  des  riens  ou  les  sottises  les  plus  grossières. 
Mercure,  qui  le  reconnut  dans  ce  nouvel  état, 
lui  dit  en  riant  :  Ho  !  ho  !  je  te  reconnois  ;  tu 
n'es  qu'un  composé  du  singe  et  du  perroquet 
que  j'ai  vus  autrefois.  Qui  t'ôteroit  tes  gestes  et 
tes  paroles  apprises  par  cœur  sans  jugement,  ne 
laisseroit  rien  de  toi.  D'un  joli  singe  et  d'un 
bon  perroquet ,  on  n'en  fait  qu'un  sot  homme. 
0  combien  d'hommes  dans  le  monde,  avec 
des  gestes  façonnés,  un  petit  caquet  et  un  air 
capable,  n'ont  ni  sens  ni  conduite  ! 


XIX. 


lardus,  qui  faisoient  grand  carnage  de  la  nation 
souriquoise,  appela  sa  commère,  qui  étoit  dans 
un  trou  de  son  voisinage.  Il  m'est  venu,  lui 
dit-elle,  une  bonne  pensée.  J'ai  lu,  dans  cer- 
tains livres  que  je  rongeois  ces  jours  passés, 
qu'il  y  a  un  beau  pays  nommé  les  Indes,  où 
notre  peuple  est  mieux  traité  et  plus  en  sûreté 
qu'ici.  Eu  ce  pays-là,  les  sages  croient  que 
l'ame  d'une  souris  a  été  autrefois  l'ame  d'un 
grand  capitaine  ,  d'un  roi  ,  d'un  merveilleux 
fakir,  et  qu'elle  pourra,  après  la  mort  de  la 
souris,  entrer  dans  le  corps  de  quelque  belle 
dame  ou  de  quelque  grand  Pandiar  *.  Si  je 
m'en  souviens  bien,  cela  s'appelle  métempsy- 
cose. Dans  cette  opinion,  ils  traitent  tous  les 
animaux  avec  une  charité  fraternelle  :  on  voit 
des  hôpitaux  de  souris,  qu'on  met  en  pension, 
et  qu'on  nourrit  comme  personnes  de  mérite. 
Allons,  ma  sœur,  partons  pour  un  si  beau  pays 
où  la  police  est  si  bonne,  et  où  l'on  fait  justice 
à  notre  mérite.  La  commère  lui  répondit  : 
Mais,  ma  sœur,  n'y  a-t-il  point  de  chats  qui 
entrent  dans  ces  hôpitaux  ?  Si  cela  étoit,  ils  fe- 
roieut  en  peu  de  temps  bien  des  métempsy- 
coses :  un  coup  de  dent  ou  de  griffe  feroit  un 
roi  ou  un  fakir  ;  merveille  dont  nous  nous  pas- 
serions très-bien.  Ne  craignez  point  cela,  dit  la 
première  •  l'ordre  est  parfait  dans  ce  pays-là  : 
les  chats  ont  leurs  maisons,  comme  nous  les 
nôtres,  et  ils  ont  aussi  leurs  hôpitaux  d'inva- 
lides, qui  sont  à  part.  Sur  celte  conversation, 
nos  deux  souris  parlent  ensemble  ;  elles  s'em- 
barquent dans  un  vaisseau  qui  alloit  faire  un 
voyage  de  long  cours,  en  se  roulant  le  long  des 
cordages  le  soir  de  la  veille  de  l'embarquement. 
On  part  ;  elles  sont  ravies  de  se  voir  sur  la  mer, 
loin  des  terres  maudites  où  les  chats  exerçoient 
leur  tyrannie.  La  navigation  fut  heureuse  ; 
elles  arrivent  à  Surate,  non  pour  amasser  des 
richesses,  comme  les  marchands,  mais  pour  se 
faire  bien  traiter  par  les  Indous.  A  peine  furent- 
elles  entrées  dans  une  maison  destinée  aux  sou- 
ris, qu'elles  y  prétendirent  les  premières  places. 
L'une  prétendoit  se  souvenir  d'avoir  été  autre- 
fois un  fameux  Bramin  sur  la  côte  de  Malabar; 
l'autre  prolestoit  qu'elle  avoit  été  une  belle 
dime  du  même  pays  avec  de  longues  oreilles. 
Elles  firent  tant  les  insolentes,  que  les  souris 
indiennes  ne  purent  les  souffrir.  Voilà  une 
guerre  civile.  On  donna  sans  quartier  sur  ces 


LÈS  DEUX  SOURIS. 

Une  souris  ennuyée  de  vivre  dans  les  périls 
et  dans  les  alarmes,  à  cause  de  Mitis  et  de  Rodi- 


'  Dans  l'idilioii  de  Diilol  et  dans  celles  qui  l'ont  suivie  , 
on  lit  potentat.  L'édition  de  1718  porte  Peudiar ,  et  Féne- 
lon  a  écrit  Pandiar.  On  appelle  ainsi  les  Brames  qui  s'oc- 
cupent de  l'astronomie.  Mais  le  nom  est  un  peu  défiguré  ; 
Sonnerai  les  iiuiiiine  Pandjacurcrs.  {Edil.  de  fers.] 


FABLES. 


213 


deux  Franguis  * ,  qui  vouloicnt  faire  la  loi 
aux  autres  ;  au  lieu  d'être  mangées  par  les 
chats,  elles  furent  étranglées  par  leurs  propres 
sœurs. 

On  a  beau  aller  loin  pour  éviter  le  péril  ;  si 
on  n'est  modeste  et  sensé  ,  on  va  chercher  son 
malheur  bien  loin  ;  autant  vaudroit-il  le  trouver 
chez  soi. 


XX. 


LE  PIGEON  PUNI  DE  SON  INQUIÉTUDE. 

Deux  pigeons  vivoient  ensemble  dans  un  co- 
lombier avec  une  paix  profonde.  Ils  fendoient 
lair  de  leurs  ailes,  qui  paroissoient  immobiles 
par  leur  rapidité.  Ils  se  jouoient  en  volant  l'un 
auprès  de  l'autre,  se  fuyant  et  se  poursuivant 
tour  à  tour.  Puis  ils  alloient  chercher  du  grain 
dans  l'aire  du  fermier  ou  dans  les  prairies  voi- 
sines. Aussitôt  ils  alloient  se  désaltérer  dans 
l'onde  pure  d'un  ruisseau  qui  couloit  au  tra- 
vers de  ces  prés  fleuris.  De  là  ils  revenoient 
voir  leurs  pénates  dans  le  colombier  blanchi  et 
plein  de  petits  trous  :  ils  y  passoient  le  temps 
dans  une  douce  société  avec  leurs  fidèles  com- 
pagnes. Leurs  cœurs  étoienl  tendres  ;  le  plu- 
mage de  leurs  cous  étoit  changeant .  et  peint 
d'un  plus  grand  nombre  de  couleurs  que  l'in- 
constante Iris.  On  entendoit  le  doux  murmure 
de  ces  heureux  pigeons ,  et  leur  vie  étoit  déli- 
cieuse. L'un  d'eux ,  se  dégoûtant  des  plaisirs 
d'une  vie  paisible,  se  laissa  séduire  par  une 
folle  ambition,  et  livra  son  esprit  aux  projets  de 
la  politique.  Le  voilà  qui  abandonne  son  ancien 
ami;  il  part,  il  va  du  côté  du  Levant.  Il  passe 
au-dessus  de  la  mer  Méditerranée  ,  et  vogue 
avec  ses  ailes  dans  les  airs ,  comme  un  navire 
avec  ses  voiles  dans  les  ondes  de  Téthys.  Il 
arrive  à  Alexandrette  ;  de  là  il  continue  sou 
chemin  ,  traversant  les  terres  jusques  à  Alep. 
En  y  arrivant ,  il  salue  les  autres  pigeons  de  la 
contrée ,  qui  servent  de  courriers  réglés ,  et  il 
envie  leur  bonheur.  Aussitôt  il  se  répand  parmi 
eux  un  bruit ,  qu'il  est  venu  un  étranger  de 
leur  nation  ,  qui  a  traversé  des  pays  immenses. 
Il  est  mis  au  rang  des  courriers  :  il  porte  tou- 
tes les  semaines  les  lettres  d'un  hacha  attachées 
à  son  pied  ,  et  il  fait  vingt-huit  lieues  en  moins 
d'une  journée.  Il  est  orgueilleux  de  porter  les 
secrets  de  l'Etat ,  et  il  a  pitié  de  son  ancien 

*  En  Orient  on  appelle  Fraiikis  ou  Francs  lus  Européi-iis. 
Ft'nelon  a  Ocril  Fraiirjuis.  {F.dit,  de  fers.) 


compagnon ,  qui  vit  sans  gloire  dans  les  trous 
de  son  colombier.  Mais  un  jour,  comme  il  por- 
toit  les  lettres  du  hacha  ,  soupçonné  d'infidélité 
par  le  Grand-Seigneur,  on  voulut  découvrir 
par  les  lettres  de  ce  hacha  s'il  n'avoit  point 
quelque  intelligence  secrète  avec  les  officiers 
du  roi  de  Perse  :  une  flèche  tirée  perce  le  pauvre 
pigeon  ,  qui  d'une  aile  traînante  se  soutient 
encore  un  peu,  pendant  que  son  sang  coule. 
Enfin  ,  il  tombe,  et  les  ténèbres  de  la  mort  cou- 
vrent déjà  ses  yeux  :  pendant  qu'on  lui  ôte  les 
lettres  pour  les  lire  ,  il  expire  plein  de  douleur, 
condamnant  sa  vaine  ambition  ,  et  regrettant  le 
doux  repos  de  son  colombier,  où  il  pouvoit  vivre 
en  sûreté  avec  son  ami. 


XXL 

LE  JEUNE  BACCHUS  ET  LE  FAUNE. 

Un  jour  le  jeune  Bacchus  ,  que  Silène  ins- 
truisoit ,   cherchoit  les  Muses  dans  un  bocage 
dont  le  silence  n'étoit  troublé  que  par  le  bruit 
des  fontaines  et   par  le  chant  des  oiseaux.  Le 
soleil    n'en  pouvoit  ,   avec  ses  rayons  ,   percer 
la  sombre  verdure.  L'enfant  de  Semélé,  pour 
étudier  la  langue  des  dieux  ,   s'assit  dans  un 
coin  au  pied  d'un  vieux  chêne,  du  tronc  duquel 
plusieurs  hommes  de  l'âge  d'or  étoient  nés.  Il 
a\oit  même  autrefois  rendu  des  oracles  ,    et  le 
temps  n'avoit  osé  l'abattre  de   sa  tranchante 
faux.  Auprès  de  ce  chêne  sacré  et  antique  se 
cachoit  un  jeune  Faune  ,  qui  prêtoit  l'oreille 
aux  vers  que  chantoit  l'enfant,  et  qui  marquoit 
à  Silène  ,  [)ar  un  ris  moqueur,  toutes  les  fautes 
que  faisoit  son  disciple.  Aussitôt  les  Naïades  et 
les   autres  Nymphes  du  bois  sourioient  aussi. 
Ce  critique  étoit  jeune ,  gracieux  et  folâtre  ;  sa 
tête  étoit  couronnée  de  lierre  et  de  pampre  ; 
ses  tempes  étoient  ornées  de  grappes  de  raisin  ; 
de  son  épaule  gauche  pendoit  sur  son  côté  droit, 
en  écharpe  ,   un  feston  de  lierre  :  et  le  jeune 
Bacchus  se  plaisoit  avoir  ces  feuilles  consacrées 
à  sa  divinité.   Le  Faune  étoit  enveloppé  au- 
dessous  de  la  ceinture  par  la  dépouille  affreuse 
et  hérissée  d'une  jeune  lionne  qu'il  avoit  tuée 
dans  les  forêts.  Il  tenoitdans  sa  main  une  hou- 
lette courbée  et  noueuse.  Sa  queue   paroissoit 
derrière  ,   comme  se  jouant  sur  son  dos.  Mais 
comme  Bacchus  ne  pouvoit  soulïrir  un  rieur 
malin  ,   toujours  prêt  à  se  moquer  de  ses  ex- 
pressions si  elles  n'étoieni  pures  et  élégantes  , 
il  lui  dit  d'un  ton  lier  et  impatient  :   Comment 


214 


FABLES. 


oses-lu  le  moquer  du  fils  de  Jupiter?  Le  Faune 
répondit  sans  s'émouvoir  :  Hé  !  comment  le  fils 
de  Jupiter  ose -t-il  faire  quelque  faute  '? 


XXIL 

LE  NOURRISSON  DES  MUSES  FAVORISÉ  DU  SOLEIL. 

Le  Soleil ,  ayant  laissé  le  vaste  tour  du  ciel 
en  paix ,  avoit  fini  sa  course ,  et  plongé  ses 
chevaux  fougueux  dans  le  sein  des  ondes  de 
l'Hespérie.  Le  bord  de  l'horizon  étoit  encore 
rouge  comme  la  pourpre  ,  et  enflammé  des 
rayons  ardens  qu'il  y  avoit  répandus  sur  son 
passage.  La  brillante  canicule  desséchoit  la 
terre  ;  toutes  les  plantes  altérées  languissoient; 
les  fleurs  ternies  penchoient  leurs  tètes,  et  leurs 
tiges  malades  ne  pouvoient  plus  les  soutenir; 
les  zéphirs  mêmes  relenoient  leurs  douces  ha- 
leines ;  l'air  que  les  animaux  respiroient  étoit 
semblable  à  de  l'eau  tiède.  La  nuit,  qui  répand 
avec  ses  ombres  une  douce  fraîcheur,  ne  pou-- 
voit  tempérer  la  chaleur  dévorante  que  le  jour 
avoit  causée  :  elle  ne  pouvoit  verser  sur  les 
hommes  abattus  el  défaillans,  ni  la  rosée  qu'elle 
fait  distiller  quand  Vesper  brille  à  la  queue  des 
autres  étoiles ,  ni  cette  moisson  de  pavots  qui 
font  sentir  les  charmes  du  sommeil  à  toute  la 
nature  fatiguée.  Le  Soleil  seul,  dans  le  sein  de 
Téthys,  jouissoit  d'un  profond  repos  :  mais 
ensuite  ,  quand  il  fut  obligé  de  remonter  sur 
son  char  attelé  par  les  Heures  ,  et  devancé  par 
l'Aurore  qui  sème  son  chemin  de  roses  ,  il 
aperçut  tout  l'Olympe  couvert  de  nuages  ;  il 
vit  les  restes  d'une  tempête  qui  avoit  effrayé  les 
mortels  pendant  toute  la  nuit.  Les  nuages  étoient 
encore  empestés  de  l'odeur  des  vapeurs  soufrées 
qui  avoient  allumé  les  éclairs  et  fait  gronder 
le  menaçant  tonnerre  ;  les  vents  séditieux ,  ayant 
rompu  leurs  chaînes  et  forcé  leurs  cachots  pro- 
fonds ,  mugissoient  encore  dans  les  vastes  plai- 
nes de  l'air  :  des  torrens  tomboient  des  mon- 
tagnes dans  tous  les  vallons.  Celui  dont  l'œil 
plein  de  rayons  anime  toute  la  nature  ,  voyoit 
de  toutes  parts ,  en  se  levant,  le  reste  d'un  cruel 
orage.  Mais,  ce  qui  l'émut  davantage,  il  vit 
un  jeune  nourrisson  des  INIuscs  qui  lui  étoit 
fort  cher,  et  à  qui  la  tempête  avoit  dérobé  le 
sommeil  lorsqu'il  commenroit  déjà  à  étendre 
ses  sombres  ailes  sur  ses  paupières.  Il  fut  sur  le 
point  de  ramener  ses  chevaux  en  arrière ,  et  de 
retarder  le  jour,  pour  rendre  le  repos  à  celui 
qui  l'avoit  perdu.  Je  veux,  dit-il ,  qu'il  dorme  : 


le  sommeil  rafraîchira  son  sang  ,  apaisera  sa 
bile ,  lui  donnera  la  saaté  et  la  force  dont  il 
aura  besoin  pour  imiter  les  travaux  d'Hercule, 
lui  inspirera  je  ne  sais  quelle  douceur  tendre 
qui  pourroit  seule  lui  manquer.  Pourvu  qu'il 
dorme,  qu'il  rie  ,  qu'il  adoucisse  son  tempé- 
rament, qu'il  aime  les  jeux  de  la  société,  qu'il 
prenne  plaisir  à  aimer  les  hommes  et  à  se  faire 
aimer  d'eux,  toutes  les  grâces  de  l'esprit  et  du 
corps  viendront  en  foule  pour  l'orner. 


xxm. 

ARISTÉE  ET  VIRGILE. 

Virgile,  étant  descendu  aux  enfers,  entra 
dans  ces  campagnes  fortunées  où  les  héros  et 
les  hommes  inspirés  des  dieux  passent  une  vie 
bienheureuse  sur  des  gazons  toujours  émaillés 
de  fleurs  et  entrecoupés  de  mille  ruisseaux. 
D'abord  le  berger  Aristée  ,  qui  étoit  là  au  nom- 
bre des  demi-dieux,  s'avança  vers 'lui ,  ayant 
appris  son  nom.  Que  j'ai  de  joie,  lui  dit-il ,  de 
voir  un  si  grand  poète!  Vos  vers  coulent  plus 
doucement  que  la  rosée  sur  l'berbe  tendre  ;  ils 
ont  une  harmonie  si  douce  qu'ils  attendrissent 
le  cœur,  et  qu'ils  tirent  les  larmes  des  yeux. 
Vous  en  avez  fait  ,  pour  moi  et  pour  mes 
abeilles,  dont  Homère  même  pourroit  être  ja- 
loux. Je  vous  dois,  autant  qu'au  Soleil  et  à 
Cyrène  ,  la  gloire  dont  je  jouis.  Il  n'y  a  pas 
encore  long-tenq)s  que  je  les  récitai  ,  ces  vers 
si  tendres  et  si  gracieux  ,  à  Linus ,  à  Hésiode  et 
à  Homère.  Après  les  avoir  entendus,  ils  allè- 
rent tous  trois  boire  de  l'eau  du  fleuve  Léthé 
pour  les  oublier  ;  tant  fls  étoient  affligés  de  re- 
passer dans  leur  mémoire  des  vers  si  dignes 
d'eux,  qu'ils  n'avoient  pas  faits.  Vous  savez 
que  la  nation  des  poètes  est  jalouse.  Venez  donc 
parmi  eux  prendre  votre  place.  Elle  sera  bien 
mauvaise  ,  cette  place  ,  répondit  Virgile,  puis- 
qu'ils sont  si  jaloux.  J'aurai  de  mauvaises 
heures  à  passer  dans  leur  compagnie  ;  je  vois 
bien  que  vos  abeilles  n'étoient  pas  plus  faciles  à 
irriter  que  ce  chœur  des  poètes.  Il  est  vrai , 
reprit  Aristée;  ils  bourdonnent  comme  les  abeil- 
les; comme  elles,  ils  ont  un  aiguillon  perçant 
pour  piquer  tout  ce  qui  enflamme  leur  colère. 
J'aurai  encore,  dit  Virgile,  un  autre  grand 
homme  à  ménager  ici  ;  c'est  le  divin  Orphée. 
Comment  vivez-vous  ensemble?  Assez  mal,  ré- 
pondit Aristée.  Il  est  encore  jaloux  de  sa  femme, 
comme  les  trois  autres  de  la  gloire  des  vers  ; 


FABLES. 


215 


mais  pour  vous ,  il  vous  recevra  bien ,  car  vous 
l'avez  traité  honorableuient ,  et  vous  avez  parlé 
beaucoup  plus  sagement  qu'Ovide  de  sa  querelle 
avec  les  tenimcs  de  Tbraco  qui  le  massacrè- 
rent. Mais  ne  tardons  pas  davantage  ;  entrons 
dans  ce  petit  bois  sacré ,  arrosé  de  tant  de  fon- 
taines plus  claires  que  le  cristal  :  vous  verrez 
que  toute  la  troupe  sacrée  se  lèvera  pour  vous 
faire  bonneur.  N'entendez- vous  pas  déjà  la  lyre 
dOrpbée?  Ecoutez  Linus  qui  cbante  le  combat 
des  dieux  contre  les  t;éans.  Homère  se  prépare 
H  cbanter  Acbille ,  qui  venge  la  mort  de  Pa- 
trocle  par  celle  d'Hector.  Mais  Hésiode  est  celui 
que  vous  avez  le  plus  à  craindre  ;  car  de  l'bu- 
nieur  dont  il  est,  il  sera  bien  fàclié  que  vous 
ayez  osé  traiter  avec  tant  d'élégance  toutes  les 
choses  rustiques  qui  ont  été  son  partage.  A 
peine  Aristée  eut  achevé  ces  mots ,  qu'ils  arri- 
vèrent dans  cet  ombrage  frais ,  où  règne  un 
éternel  enthousiasme  qui  possède  ces  hommes 
divins.  Tous  se  levèrent;  on  fit  asseoir  Virgile, 
on  le  pria  de  chanter  ses  vers.  Il  les  chanta 
d'abord  avec  modestie,  et  puis  avec  transport. 
Les  plus  jaloux  sentirent  malgré  eux  une  dou- 
ceur qui  les  ravissoit.  La  lyre  d'Orphée  ,  qui 
avoit  enchanté  les  rochers  et  les  bois,  échappa 
de  ses  mains,  et  des  larmes  amères  coulèrent 
de  ses  yeux.  Homère  oublia  pour  un  moment  la 
magnificence  rapide  de  l'Iliade,  et  la  variété 
agréable  de  l'Odyssée.  Linus  crut  que  ces  beaux 
vers  avoient  été  faits  par  sou  père  Apollon  ;  il 
étoit  immobile  ,  saisi ,  et  suspendu  par  un  si 
doux  chaut.  Hésiode ,  tout  ému  ,  ne  pouvoit 
résister  à  ce  charme.  Enfin  ,  revenant  un  peu  à 
lui ,  il  prononça  ces  paroles  pleines  de  jalousie 
et  d'indignation  :  0  Virgile ,  tu  as  fait  des 
vers  plus  durables  que  l'airain  et  que  le  bron- 
ze !  Mais  je  te  prédis  qu'un  jour  on  verra  un 
enfant  qui  les  traduira  en  sa  langue,  et  qui 
partagera  avec  toi  la  gloire  d'avoir  chanté  les 
abeilles. 


XXW. 

LE  ROSSIGNOL  ET  LA  FÂl'VETTE. 

Sur  les  bords  toujours  verts  du  fleuve  Alphée, 
il  y  a  un  bocage  sacré,  où  trois  Naïades  répan- 
dent à  grand  bruit  leurs  eaux  claires ,  et  arro- 
sent les  fieors  naissantes  :  les  Grâces  y  vont 
souvent  se  baigner  Les  arbres  de  ce  bocage  ne 
sont  jamais  agités  par  les  vents,  qui  les  respec- 
tent ;  ils  sont  seulement  caressés  par  le  souffle 


des  doux  zéphirs.  Les  Nymphes  et  les  Faunes 
y  font  la  nuit  des  danses  au  son  de  la  flûte  de 
Fan.  Le  soleil  ne  sauroit  percer  de  ses  rayons 
l'ombre  épaisse  que  forment  les  rameaux  en- 
trelacés de  ce  bocage.  Le  silence,  l'obscurité 
et  la  délicieuse  fraîcheur  y  régnent  le  jour 
comme  la  nuit.  Sous  ce  feuillage,  on  entend 
Philornèle  qui  chante  d'une  voix  plaintive  et 
mélodieuse  ses  anciens  malheurs  dont  elle  n'est 
[>as  encore  consolée.  Une  jeune  fauvette  ,  au 
contraire  ,  y  chante  ses  plaisirs,  et  elle  annonce 
le  printemps  à  tous  les  bergers  d'alentour. 
Philornèle  même  est  jalouse  des  chansons  ten- 
dres de  sa  compagne.  Un  jour  elles  aperçurent 
un  jeune  berger  qu'elles  n'avoient  point  encore 
vu  dans  ces  bois  ;  il  leur  parut  gracieux,  noble, 
aimant  les  Muses  et  l'harmonie  :  elles  crurent 
que  c'éloit  Apollon  ,  tel  qu'il  fut  autrefois  chez 
le  roi  Admète  ,  ou  du  moins  quelque  jeune 
héros  du  sang  de  ce  dieu.  Les  deux  oiseaux  , 
inspirés  parles  Muses,  commencèrent  aussitôt 
à  chanter  ainsi  : 

«  Ouel  est  donc  ce  berger,  ou  ce  dieu  in- 
»  connu  qui  vient  orner  ce  bocage  ?  Il  est  sen- 
»  sible  à  nos  chansons  ;  il  aime  la  poésie  :  elle 
»  adoucira  son  cœur,  et  le  rendra  aussi  aimable 
n  qu'il  est  fier.  » 

Alors  Philomèle  continua  seule  : 

«  Que  ce  jeune  héros  croisse  en  vertu  , 
»  comme  une  fleur  que  le  printemps  fait  éclore  ! 
»  qu'il  aime  les  doux  jeux  de  l'esprit  !  que  les 
»  grâces  soient  sur  ses  lèvres  !  que  la  sagesse 
»  d-.'  Minerve  règne  dans  son  cœur!  » 

La  fauvette  lui  répondit  : 

»  Qu'il  égale  Orpliée  par  les  charmes  de  sa 
T)  voix ,  et  Hercule  par  ses  hauts  faits  !  qu'il 
»  porte  dans  son  cœur  l'audace  d'Achflle,  sans 
»  en  avoir  la  férocité  !  Qu'il  soit  bon,  qu'il  soit 
»  sage  ,  bienfaisant ,  tendre  pour  les  hommes , 
»  et  aimé  d'eux  !  Que  les  Muses  fassent  naître 
»  en  lui  toutes  les  vertus!  » 

Puis  les  deux  oiseaux  inspirés  reprirent  en- 
semble : 

«  Il  aime  nos  douces  chansons  :  elles  en- 
»  trent  dans  son  cœur,  comme  la  rosée  tombe 
»  sur  nos  gazons  brûlés  par  le  soleil.  Que  les 
»  dieux  le',modèreiit,  etle  rendent  toujours  for- 
»  tuné  !  qu'il  tienne  en  sa  main  la  corne  d'a- 
»  bondance  !  que  l'âge  d'or  revienne  par  lui  ! 
»  que  la  sagesse  se  répande  de  son  cœur  sur 
n  tous  les  mortels!  et  que  les  fleurs  naissent 
»  sous  ses  ])as  !  » 

Pendant  qu'elles  chantèrent ,  les  zéphirs  re- 
tinrent leurs  haleines;  toutes  les  fleurs  du  bo- 
cage s'épanouirent:  les  ruisseaux  formés  par 


2!G 


FABLES. 


es  trois  fontaines  suspendirent  leur  cours;  les 
Satyres  et  les  Faunes ,  pour  mieux  écouter, 
dressoient  leurs  oreilles  aiguës  ;  Echo  redisoit 
ces  belles  paroles  à  tous  les  rochers  d'alentour  ; 
et  toutes  les  Dryades  sortirent  du  sein  des  ar- 
bres verts  pour  admirer  celui  que  Philomèle  et 
sa  compagne  venoient  de  chanter. 


XXV. 

LE  DÉPART  DE  LYCON. 

Qla^d  la  Renommée  .  par  le  son  éclatant  de 
sa  trompette,  eut  annoncé  aux  divinités  rus- 
tiques et  aux  bergers  de  Cynthe  le  départ  de 
Lycon ,  tous  ces  bois  si  sombres  retentirent  de 
plaintes  amères.  Echo  les  répétoit  tristement  à 
tous  les  vallons  d'alenlour.  On  n'en  tendoitjtl  us  le 
doux  son  de  la  tlùte  ni  celui  du  hautbois.  Les 
bergers  mêmes ,  dans  leur  douleur,  brisoieut 
leurs  chalumeaux.  Tout  languissoit  :  la  tendre 
verdure  des  arbres  commençoit  à  s'etlacer  ;  le 
ciel,  jusqu'alors  si  serein,  se  chargeoit  de  noires 
tempêtes  :  les  cruels  aquilons  faisoient  déjà 
frémir  les  bocages  comme  en  hiver.  Les  divi- 
nités même  les  plus  champêtres  ne  furent  pas 
insensibles  à  cette  perte  :  les  Dryades  sortoient 
des  troncs  creux  des  vieux  chênes  pour  regret- 
ter Lycon.  Il  se  tlt  une  assemblée  de  ces  tristes 
divinités  autour  d'un  grand  arbre  qui  élevoit 
ses  branches  vers  les  cieux  ,  et  qui  couvroit  de 
son  ombre  épaisse  la  terre  sa  mère  depuis  plu- 
sieurs siècles.  Hélas!  autour  de  ce  vieux  tronc 
noueux  et  d'une  grosseur  prodigieuse  ,  les 
Nymphes  de  ce  bois  accoutumées  à  faire  leurs 
danses  et  leurs  jeux  folâtres ,  vinrent  raconter 
leur  malheur.  C'en  est  fait  ,  disoient-elles , 
nous  ne  reverrons  plus  Lycon  ;  il  nous  quitte  ; 
la  fortune  ennemie  nous  l'enlève  :  il  va  être 
l'ornement  et  les  délices  d'un  autre  bocage  plus 
heureux  que  le  nôtre.  Non  ,  il  n'est  plus  per- 
mis d'espérer  d'entendre  sa  voix,  ni  de  le  voir 
tirant  de  l'arc  ,  et  perçant  de  ses  flèches  les  ra- 
pides oiseaux.  Pan  lui-même  accourut ,  ayant 
oublié  sa  flûte  ;  les  Faunes  et  les  Satyres  sus- 
pendirent leurs  danses.  Les  oiseaux  mêmes  ne 
chantoient  plus  :  on  n'entendoit  que  les  cris 
affreux  des  hibouset  des  autres  oiseaux  de  mau- 
vais présage.  Philomèle  et  ses  compagnes  gar- 
doient  un  morne  silence.  Alors  Flore  et  Po- 
mone  parurent  tout-à-coup  ,  d'un  air  liant ,  au 
milieu  du  bocage,  se  tenant  par  la  main  :  l'une 
étoit  couronnée  de  fleurs .  et  en   faisoit  naître 


sous  ses  pas  empreints  sur  le  gazon  ;  l'autre 
portoit ,  dans  une  corne  d'abondance  ,  tous  les 
fruits  que  l'automne  répand  sur  la  terre  pour 
payer  l'homme  de  ses  peines.  Consolez-vous, 
dirent-elles  à  cette  assemblée  de  dieux  conster- 
nés :  Lycon  part ,  il  est  vrai  :  mais  il  n'aban- 
donne pas  cette  montagne  consacrée  à  Apollon. 
Bientôt  vous  le  reverrez  ici  cultivant  lui-même 
nos  jardins  fortunés  :  sa  main  y  plantera  les 
verts  arbustes  ,  les  plantes  qui  nourrissent 
l'homme  ,  et  les  fleurs  qui  font  ses  délices.  0 
aquilons,  gardez-vous  de  flétrir  jamais  par  vos 
souffles  empestés  ces  jardins  où  Lycon  prendra 
des  plaisirs  innocens.  Il  préférera  la  simple  na- 
ture au  faste  et  aux  divertissemeus  désordonnés; 
il  aimera  ces  lieux:  il  les  abandonne  à  regret.  A 
ces  mots ,  la  tristesse  se  change  en  joie  ;  ou 
chante  les  louanges  de  Lycon  ;  on  dit  qu'il  sera 
amateur  des  jardins ,  comme  Apollon  a  été 
berger  conduisant  les  troupeaux  d'Admète  : 
mille  chansons  divines  remplissent  le  bocage  ; 
et  le  nom  de  Lycon  passe  de  l'antique  forêt 
jusque  dans  les  campagnes  les  plus  reculées. 
Les  bergers  le  répètent  sur  leurs  chalumeaux  ; 
les  oiseaux  mêmes ,  dans  leurs  doux  ramages  , 
font  entendre  je  ne  sais  quoi  qui  ressemble  au 
nom  de  Lycon.  La  terre  se  pare  de  fleurs,  et 
s'enrichit  de  fruits.  Les  jardins,  qui  attendent 
son  retour,  lui  préparent  les  grâces  du  prin- 
temps et  les  magniflques  dons  de  l'automne.  Les 
seuls  regards  de  Lycon,  qu'il  jette  encore  de  loin 
sur  cette  agréable  montagne  ,  la  fertilisent.  Là, 
après  avoir  arraché  les  plantes  sauvages  et  sté- 
riles, il  cueilleral'oliveet  le  myrte,  en  attendant 
que  Mars  lui  fasse  cueillir  ailleurs  des  lauriers. 


XXM. 

CHASSE  DE  DIANE. 

Il  y  avoit  dans  le  pays  des  Celtes ,  et  assez 
près  du  fameux  séjour  des  Druides  ,  une  som- 
bre forêt  dont  les  chênes ,  aussi  anciens  que  la 
terre  ,  avoient  vu  les  eaux  du  déluge,  et  con- 
servoient  sous  leurs  épais  rameaux  une  profonde 
nuit  au  milieu  du  jour.  Dans  celte  forêt  reculée 
étoit  une  belle  fontaine  plus  claire  que  le  cris- 
tal ,  et  qui  donnoit  son  nom  au  lieu  où  elle 
couloit.  Diane  alloit  souvent  percer  de  ses  traits 
des  cerfs  et  des  daims  dans  cette  forêt  pleine  de 
rochers  escarpés  et  sauvages.  Après  avoir  chassé 
avec  ardeui-,  elle  alloit  se  plonger  dans  les  pures 
eaux  de  la  fontaine,  et  la  Naïade  se  glorifioitde 


FABLES. 


217 


faire  les  délices  de  la  déesse  et  de  toutes  les 
Nymphes.  Un  jour  Diane  chassa  en  ces  lieux  un 
sanglier  plus  grand  et  plus  furieux  que  celui  de 
(^alydon.  Son  dos  étoit  armé  d'une  soie  dure, 
aussi  hérissée  et  aussi  horrible  que  les  piques 
d'un  bataillon.  Ses  yeux  étincelansétoient  pleins 
de  sang  et  de  feu.  Il  jetoit  d'une  gueule  béante 
et  enflammée  une  écume  mêlée  d'un  sang  noir. 
Sa  hure  monstrueuse  ressembloit  à  la  proue  re- 
courbée d'un  navire.  Il  étoit  sale  et  couvert  de 
la  boue  de  sa  bauge  où  il  s'étoit  vautré.  Le 
souffle  brûlant  de  sa  gueule  agitoit  l'air  tout 
autour  de  lui,  et  faisoit  un  bruit  effroyable.  Il 
.s'élançoit  rapidement  comme  la  foudre  ;  il  ren- 
versoit  les  moissons  dorées,  et  ravageoit  toutes 
les  campagnes  voisines:  il  coupoit  les  hautes 
liges  des  arbres  les  plus  durs  pour  aiguiser  ses 
défenses  contre  leurs  troncs.  Ses  défenses  étoient 
aiguës  et  tranchantes  comme  les  glaives  recour- 
bés des  Perses.  Les  laboureurs  épouvantés  se 
réfugioient  dans  leurs  villages.  Les  bergers , 
oubliant  leurs  foibles  troujjeauxerrans  dans  les 
pâturages ,  couroient  vers  leurs  cabanes.  Tout 
étoit  consterné;  les  chasseurs  mêmes,  avec  leurs 
dards  et  leurs  épieux ,  n'osoient  entrer  dans  la 
forêt.  Diane  seule  ,  ayant  pitié  de  ce  pays  ,  s'a- 
vance avec  son  carquois  doré  et  ses  flèches.  Une 
troupe  de  Nymphes  la  suit ,  et  elle  les  surpasse 
de  toute  la  tête.  Elle  est  dans  sa  course  plus 
légère  que  les  zéphirs ,  et  plus  prompte  que  les 
éclairs.  Elle  atteint  le  monstre  furieux,  le  perce 
d'une  de  ses  flèches  au-dessous  de  l'oreille,  à 
l'endroit  où  l'épaule  commence.  Le  voilà  qui  se 
roule  dans  les  flots  de  son  sang  :  il  pousse  des 
cris  dont  toute  la  forêt  retentit,  et  montre  en 
vain  ses  défenses  prêtes  à  déchirer  ses  ennemis. 
Les  Nymphes  en  frémissent.  Diane  seule  s'a- 
vance ,  met  le  pied  sur  sa  tète  ,  et  enfonce  son 
dard  ;  puis  se  voyant  rougie  du  sang  de  ce  san- 
glier ,  qui  avoit  rejailli  sur  elle ,  elle  se  baigne 
dans  la  fontaine,  et  se  retire  charmée  d'avoir  dé- 
livré les  campagnes  de  ce  monstre. 


XXVII. 

LES  ABEILLES  ET  LES  VERS  A  SOIE. 

Un  jour  les  abeilles  montèrent  jusque  dans 
l'Olympe  au  pied  du  trône  de  Jupiter ,  pour  le 
prier  d'avoir  égard  au  soin  qu'elles  avoient  pris 
de  son  enfance,  quand  elles  le  nourrirent  de 
leur  miel  sur  le  mont  Ida.  Jupiter  voulut  leur 
accorder  les  premiers  honneurs  entre  tous  les 


petits  animaux.  Mais  Minerve,  qui  préside  aux 
arts  ,  lui  représenta  qu'il  y  avoit  une  autre  es- 
pèce qui  disputoit  aux  abeilles  la  gloire  des 
inventions  utiles.  Jupiter  voulut  en  savoir  le 
nom.  Ce  sont  les  vers  à  soie,  répondit-elle. 
Aussitôt  le  père  des  dieux  ordonna  à  Mercure 
de  faire  venir  sur  les  ailes  des  doux  zéphirs  des 
députés  de  ce  petit  peuple,  afin  qu'on  put  en- 
tendre les  raisons  des  deux  partis.  L'abeille  am- 
bassadrice de  sa  nation  représenta  la  douceur  du 
miel  qui  est  le  nectar  des  hommes  ,  son  utilité  , 
l'artifice  avec  lequel  il  est  composé  ;  puis  elle 
vanta  la  sagesse  des  lois  qui  policent  la  répu- 
blique volante  des  abeilles.  Nulle  autre  espèce 
d'animaux,  disoit  l'orateur,  n'a  cette  gloire;  et 
c'est  une  récompense  d'avoir  nourri  dans  un 
antre  le  père  des  dieux.  Déplus,  nous  avons 
en  partage  la  valeur  guerrière ,  quand  notre  roi 
anime  nos  troupes  dans  les  combats.  Comment 
est-ce  que  ces  vers,  insectes  vils  et  méprisables, 
oseroient  nous  disputer  le  premier  rang?  Ils  ne 
savent  que  ramper,  pendant  que  nous  prenons 
un  noble  essor ,  et  que  de  nos  ailes  dorées  nous 
montons  jusque  vers  les  astres.  Le  harangueur 
des  vers  à  soie  répondit  :  Nous  ne  sommes  que 
de  petits  vers,  et  nous  n'avons  ni  ce  grand  cou- 
rage pour  la  guerre  ,  ni  ces  sages  lois  ;  mais 
chacun  de  nous  montre  les  merveilles  de  la 
nature,  et  se  consume  dans  un  travail  utile. 
Sans  lois ,  nous  vivons  en  paix ,  et  on  ne  voit 
jamais  de  guerres  civiles  chez  nous,  pendant  que 
les  abeilles  s'entretuent  à  chaque  changement 
de  roi.  Nous  avons  la  vertu  de  Protée  pour  chan- 
ger de  forme.  Tantôt  nous  sonuues  de  petits 
vers  composés  d'onze  petits  anneaux  entrelacés 
avec  la  variété  des  plus  vives  couleurs  qu'on  ad- 
mire dans  les  fleurs  d'un  parterre.  Ensuite  nous 
filons  de  quoi  vêtir  les  hommes  les  plus  magni- 
fiques jusque  sur  le  trône ,  et  de  quoi  orner  les 
temples  des  dieux.  Cette  parure  si  belle  et  si 
durable  vaut  bien  du  miel,  qui  se  corrompt 
bientôt.  Enfin,  nous  nous  transformons  en  fève, 
mais  en  fève  qui  sent,  qui  se  meut,  et  qui  mon- 
tre toujours  de  la  vie.  Après  ces  prodiges,  nous 
devenons  touf-à-coup  des  papillons  avec  l'éclat 
des  plus  riches  couleurs.  C'est  alors  que  nous 
ne  cédons  plus  aux  abeilles  pour  nous  élever 
d'un  vol  hardi  jusque  vers  l'Olympe.  Jugez 
maintenant,  ô  père  des  dieux.  Jupiter,  embar- 
rassé pour  la  décision  .  déclara  enfin  que  les 
abeilles  tiendroient  le  premier  rang,  à  cause  des 
droits  qu'elles  avoient  acquis  depuis  les  anciens 
temps.  Quel  moyen,  dit-il,  de  les  dégrader?  je 
leur  ai  trop  d'obligation  ;  mais  je  crois  que  les 
hommes  doivent  encore  plus  aux  vers  à  soie. 


218 


FABLES. 


XXVIIl. 

L'ASSEMBLÉE  DES  ANLMAlX  POUR  CHOISIR  UN  ROI. 

Le  lion  étant  mort ,  tous  les  animaux  ac- 
coururent dans  son  antre ,  pour  consoler  la 
lionne  sa  veuve  ,  qui  faisoit  retentir  de  ses  cris 
les  montagnes  et  les  forêts.  Après  lui  avoir  fait 
leurs  complimens,  ils  commencèrent  l'élection 
d'un  roi  :  la  couronne  du  défunt  étoit  au  milieu 
de  l'assemblée.  Le  lionceau  étoit  trop  jeune  et 
trop  foible  pour  obtenir  la  royauté  sur  tant  de 
tiers  animaux.  Laissez-moi  croître  ,  disoit-il  ;  je 
saurai  bien  régner  et  me  faire  craindre  à  mon 
tour.  En  attendant,  je  veux  étudier  l'histoire 
des  belles  actions  de  mon  père,  pour  égaler  un 
jour  sa  gloire.  Pour  moi,  dit  le  léopard,  je  pré- 
tends être  couronné  ;  car  je  ressemble  [)lus  au 
lion  que  tous  les  autres  prétendans.  Et  moi,  dit 
l'ours,  je  soutiens  qu'on  m'avoit  fait  une  injus- 
tice ,  quand  on  me  préféra  le  lion  :  je  suis  fort, 
courageux ,  carnassier  .  tout  autant  que  lui  ;  et 
j'ai  un  avantage  singulier,  qui  est  de  grimper 
sur  les  arbres.  Je  vous  laisse  à  juger,  messieurs, 
dit  l'éléphant,  si  quelqu'un  peut  me  disputer  la 
gloire  d'être  le  plus  grand,  le  plus  fort  et  le  plus 
brave  de  tous  les  animaux.  Je  suis  le  plus  noble 
<>t  le  plus  beau  ,  dit  le  cheval.  Et  moi ,  le  plus 
lin,  dit  le  renard.  Et  moi  ,  le  plus  léger  à  hi 
course,  dit  le  cerf.  Où  trouverez-vous ,  dit  le 
singe  ,  un  roi  plus  agréable  et  plus  ingénieux 
que  moi?  Je  divertirai  chaque  jour  mes  sujets. 
Je  ressemble  même  à  l'homme,  qui  est  le  véri- 
table roi  de  toute  la  nature.  Le  perroquet  alors 
harangua  ainsi  :  Puisque  tu  te  vantes  de  res- 
sembler à  l'honnne  ,  je  puis  m'en  vanter  aussi. 
Tu  ne  lui  ressembles  que  par  ton  laid  visage  et 
par  quelques  grimaces  ridicules  :  pour  moi ,  je 
lui  ressemble  par  la  voix ,  qui  est  la  marque  de 
la  raison  et  le  plus  bel  ornement  de  l'homme. 
Tais-toi,  maudit  causeur,  lui  répondit  le  singe  ; 
tu  parles,  mais  non  pas  comme  l'homme;  tu 
dis  toujours  la  même  chose ,  sans  entendre  ce 
que  tu  dis.  L'assemblée  se  moqua  de  ces  deux 
mauvais  copistes  de  l'homme  ,  et  on  donna  la 
couronne  à  l'éléphant ,  parce  qu'il  a  la  force  et 
la  sagesse  ,  sans  avoir  ni  la  cruauté  des  bêtes 
furieuses,  ni  la  sotte  vanité  de  tant  d'autres  qui 
ve  nient  toujours  paroitre  ce  qu'elles  ne  sont  pas. 


XXIX. 

LES  DEUX  LIONCEAUX. 

Deux  lionceaux  avoient  été  nourris  ensemble 
dans  la  même  forêt  •  ils  étoient  de  même  âge, 
de  même  taille  ,  de  mêmes  forces.  L'un  fut  pris 
dans  de  grands  filets  à  une  chasse  du  grand 
Mogol  :  l'autre  demeura  dans  des  montagnes 
escarpées.  Celui  qu'on  avoit  pris  fut  mené  à  la 
Cour,  où  il  vivoit  dans  les  délices  :  on  lui  don- 
uoit  chaque  jour  une  gazelle  à  manger  ;  il  n'avoit 
qu'à  dormir  dans  une  loge  où  on  avoit  soin  de 
le  faire  coucher  mollement.  Un  eunuque  blanc 
avoit  soin  de  peigner  deux  fois  le  jour  sa  longue 
crinière  dorée.  Comme  il  étoit  apprivoisé,  le 
Roi  même  le  caressoit  souvent.  Il  étoit  gras , 
poli  ,  de  bonne  mine,  et  magnifique,  carilpor- 
toit  un  collier  d'or  ,  et  on  lui  mettoit  aux  oreil- 
les des  pendans  garnis  de  perles  et  de  diamans  : 
il  méprisoit  tous  les  autres  fions  qui  étoient 
dans  des  loges  voisines ,  moins  belles  que  la 
sienne ,  et  qui  n'éloient  pas  en  faveur  comme 
lui.  Ces  prospérités  lui  enflèrent  le  cœur  ;  il 
crut  être  un  grand  personnage,  puisqu'on  le 
h-aitoil  si  honorablement.  La  Cour  où  il  brilloit 
lui  donna  le  goût  de  l'ambition;  il  s'imaginoit 
qu'il  auroit  été  un  héros,  s'il  eût  habité  les 
lorôts.  Un  jour,  comme  on  ne  l'attachoit  plus 
à  sa  chaîne,  il  s'enfuit  du  palais,  et  retourna 
dans  le  pays  où  il  avoit  été  nourri.  Alors  le  roi 
de  toute  la  nation  lionne  venoit  de  mourir,  et 
on  avoit  assemblé  les  Etats  pour  lui  choisir  un 
successeur.  Parmi  beaucoup  de  prétendans,  il 
y  en  avoit  un  qui  effaçoit  tous  les  autres  par  sa 
fierté  et  par  son  audace  ;  c'étoit  cet  autre  lion- 
ceau ,  qui  n'avoit  point  quitté  les  déserts  ,  pen- 
dant que  son  compagnon  avoit  fait  fortune  à  la 
Cour.  Le  solitaire  avoit  souvent  aiguisé  son  cou- 
rage par  une  cruelle  faim  ,  il  étoit  accoutumé  à 
ne  se  nourrir  qu'au  travers  des  plus  grands  pé- 
rils et  par  des  carnages  ;  il  déchiroit  et  trou- 
peaux et  bergers.  Il  étoit  maigre  ,  hérissé ,  hi- 
deux :  le  feu  et  le  sang  sortoient  de  ses  yeux; 
il  étoit  léger ,  nerveux ,  accoutumé  à  grimper  , 
à  s'élancer,  intrépide,  contre  les  épieux  et  les 
dards.  Les  deux  anciens  compagnons  deman- 
dèrent le  combat ,  pour  décider  qui  régneroit. 
Mais  une  vieille  lionne  ,  sage  et  expérimentée , 
dont  toute  la  république  respectoit  les  conseils , 
fut  d'avis  de  mettre  d'abord  sur  le  trône  celui 
qui  avoit  étudié  la  politique  à  la  Cour.  Bien  des 


FABLES. 


219 


gens  murmuroient,  (lisant  qu'elle  vouloit  qu'on 
préférât  un  personnage  vain  et  voluptueux  à  un 
guerrier  qui  avoit  appris,  dans  la  fatigue  et 
dans  les  périls,  à  soutenir  les  grandes  all'aires. 
Cependant  l'autorité  de  la  vieille  lionne  pré- 
valut :  on  mit  sur  le  trône  le  lion  de  Cour. 
D'abord  il  s'amollit  dans  les  plaisirs  ;  il  n'aima 
que  le  faste;  il  usoit  de  souplesse  et  de  ruse, 
pour  cacher  sa  cruauté  et  sa  tyrannie.  Bientôt 
il  fut  haï ,  méprisé  ,  détesté.  Alors  la  vieille 
lionne  dit  :  Il  est  temps  de  le  détrôner.  Je  savois 
bien  qu'il  étoit  indigne  d'être  roi  :  mais  je  vou- 
lois  que  vous  en  eussiez  un  gâté  par  la  mollesse 
et  par  la  politique ,  pour  vous  mieux  faire  sen- 
tir ensuite  le  prix  d'un  autre  qui  a  mérité  la 
royauté  par  sa  patience  et  par  sa  valeur.  C'est 
maintenant  qu'il  faut  les  faire  combattre  l'un 
contre  l'autre.  Aussitôt  on  les  mit  dans  un 
champ  clos  ,  où  les  deux  champions  servirent 
de  spectacle  à  l'assemblée.  Mais  le  spectacle  ne 
fut  pas  long  ;  le  lion  amolli  trembloit,  et  n'osoit 
se  présenter  à  l'autre  :  il  fuit  honteusement,  et 
se  cache;  l'autre  le  poursuit,  et  lui  insulte. 
Tous  s'écrièrent  :  Il  faut  l'égorger  et  le  mettre 
en  pièces.  Non  ,  non  ,  répondit-il  ;  quand  on 
a  un  ennemi  si  lâche ,  il  y  auroit  de  la  lâche  lé 
à  le  craindre.  Je  veux  qu'il  vive;  il  ne  mérite 
pas  de  mourir.  Je  saurai  bien  régner  sans  m'em- 
barrasser  de  1q  tenir  soumis.  En  effet,  le  vigou- 
reux lion  régna  avec  sagesse  et  autorité.  L'au- 
tre fut  très-content  de  lui  faire  bassement  sa 
cour  ,  d'obtenir  de  lui  quelques  morceaux  de 
chair ,  et  de  passer  sa  vie  dans  une  oisiveté 
honteuse. 


XXX. 

LES  ABEILLES. 

U>'  jeune  prince,  au  retour  des  zéphirs, 
lorsque  toute  la  nature  se  ranime,  se  promenoit 
dans  un  jardin  délicieux  ;  il  entendit  un  grand 
bruit,  et  aperçut  une  ruche  d'abeilles.  Il  s'ap- 
proche de  ce  spectacle ,  qui  étoit  nouveau  pour 
lui  ;  il  vit  avec  étonnement  l'ordre,  le  soin  et 
le  travail  de  cette  petite  république.  Les  cellules 
commençoient  à  se  former ,  et  à  prendre  une 
figure  régulière.  Une  partie  des  abeilles  les 
remplissoient  de  leur  doux  nectar  .  les  autres 
apportoient  des  fleurs  qu'elles  avoient  choisies 
entre  toutes  les  richesses  du  printemps.  L'oisi- 
veté et  la  paresse  éloient  bannies  de  ce  petit 
Etat  :  tout  y  étoit  en  mouvement ,   mais  sans 


confusion  et  sans  trouble.  Les  plus  considérables 
d'entre  les  abeilles  conduisoient  les  autres,  qui 
obéissoient  sans  nmrmure  et  sans  jalousie  con- 
tre celles  qui  étoient  au-dessus  d'elles.  Pen- 
dant que  le  jeune  prince  admiroit  cet  objet  qu'il 
ne  connoissoit  pas  encore,  une  abeille,  que 
toutes  les  autres  reconuoissoient  pour  leur  reine, 
s'approcha  de  lui,  et  lui  dit  :  La  vue  de  nos  ou- 
vrages et  de  notre  conduite  vous  réjouit  ;  mais 
elle  doit  encore  plus  vous  instruire.  Nous  ne 
souffrons  point  chez  nous  le  désordre  ni  la  li- 
cence ;  on  n'est  considérable  parmi  nous  que  par 
son  travail ,  et  par  les  talens  qui  peuvent  être 
utiles  à  notre  république.  Le  mérite  est  la  seule 
voie  qui  élève  aux  premières  places.  Nous  ne 
nous  occupons  nuit  et  jour  qu'à  des  choses  dont 
les  hommes  retirent  toute  l'utilité.  Puissiez-vous 
être  un  jour  comme  nous,  et  mettre  dans  le 
genre  humain  Tordre  que  vous  admirez  chez 
nous!  Vous  travaillerez  par  là  à  son  bonheur  et 
au  vôtre  ;  vous  remplirez  la  tâche  que  le  destiu 
vous  a  imposée  :  car  vous  ne  serez  au-dessus 
des  autres  que  pour  les  protéger ,  que  pour 
écarter  les  maux  qui  les  menacent ,  que  pour 
leur  procurer  tous  les  biens  qu'ils  ont  droit 
d'attendre  d'un  gouvernement  vigilant  et  pa- 
ternel. 


XXXI. 

LE  ML  ET   LE  GANGE. 

Un  jour  deux  fleuves,  jaloux  l'un  de  l'autre, 
se  présentèrent  à  Neptune  pour  disputer  le  pre- 
mier rang.  Le  dieu  étoit  sur  un  trône  d'or  ,  au 
milieu  d'une  grotte  profonde.  La  voîite  étoit  de 
pierres  ponces ,  mêlées  de  rocailles  et  de  con- 
ques marines.  Les  eaux  immenses  venoient  de 
tous  côtés,  et  se  suspcndoient  en  voûte  au-des- 
sus de  la  tète  du  dieu.  Là.  paroissoient  le  vieux 
Nérée,  ridé  et  courbé  comme  Saturne;  le  grand 
Océan,  père  de  tant  de  Nymphes;  Téthys  pleine 
de  charmes;  Amphitrite  avec  le  petit  Palémon: 
Ino  et  Mélicerte.  la  foule  des  jeunes  Néréides 
couronnées  de  fleurs.  Protée  même  y  étoit  ac- 
couru avec  ses  troupeaux  marins,  qui,  de  leurs 
vastes  narines  ouvertes,  avaloient  l'onde  amèrc 
pour  la  revomir  comme  des  fleuves  rapides  qui 
tombent  des  rochers  escarpés.  Toutes  les  petites 
fontaines  transparentes  ,  les  ruisseaux  bondis- 
sans  et  écumeux  ,  les  fleuves  qui  arrosent  la 
terre  ,  les  mers  qui  l'environnent ,  venoient  ap- 
porter le  tribut  de  leurs  eaux  dans  le  sein  im-. 


220 


FABLES. 


mobile  du  souverain  père  des  ondes.  Les  deux 
fleuves,  dont  l'un  est  le  Nil  et  l'autre  le  Gange, 
s'avancent.  Le  Nil  tenoit  dans  sa  main  une 
palme ,  et  le  Gange  ce  roseau  indien  dont  la 
moelle  rend  un  suc  si  doux  que  l'on  nomme 
sucre.  Ils  étoient  couronnés  de  jonc.  La  vieil- 
lesse des  deux  étoit  également  majestueuse  et 
vénérable.  Leurs  corps  nerveux  étoient  d'une 
vigueur  et  d'une  noblesse  au-dessus  de  l'bomme. 
Leur  barbe  ,  d'un  vert  bleuâtre,  flottoit  jusqu'à 
leur  ceinture.  Leurs  yeux  étoient  vifs  et  étince- 
lans  ,  malgré  un  séjour  si  bumide.  Leurs  sour- 
cils épais  et  mouillés  tomboient  sur  leurs  pau- 
pières. Ils  traversent  la  foule  des  monstres 
marins  ;  les  troupeaux  de  Tritons  folâtres  son- 
noient  de  la  trompette  avec  leurs  conques  re- 
courbées; les  Daupbins  s'élevoient  au-dessus  de 
l'onde  qu'ils  taisoicnt  bouillonner  par  les  mou- 
vemens  de  leurs  queues  .  et  ensuite  se  replon- 
geoient  dans  l'eau  avec  un  bruit  effroyable, 
comme  si  les  abîmes  se  fussent  ouverts. 

Le  Nil  parla  le  premier  ainsi  :  0  grand  fils 
do  Saturne,  qui  tenez  le  vaste  empire  des  eaux, 
compatissez  à  ma  douleur;  on  m'enlève  injus- 
tement la  gloire  dont  je  jouis  depuis  tant  de 
siècles  :  un  nouveau  fleuve,  qui  ne  coule  qu'en 
des  pays  barbares ,  ose  me  disputer  le  premier 
rang.  Avez-vous  oublié  que  la  terre  d'Egypte  , 
fertilisée  par  mes  eaux  ,  fut  l'asile  des  dieux 
quand  les  géans  voulurent  escalader  l'Olympe? 
C'est  moi  qui  donne  à  cette  terre  son  prix  :  c'est 
moi  qui  fais  l'Egypte  si  délicieuse  et  si  puissante. 
Mon  cours  est  immense  :  je  viens  de  ces  climats 
brùlans  dont  les  mortels  n'osent  approcher:  et 
quand  Pbaétou  sur  le  cbar  du  Soleil  embrasoit 
les  terres  ,  pour  l'empêcher  de  faire  tarir  nies 
eaux  ,  je  cachai  si  bien  ma  tête  superbe  ,  qu'on 
n'a  point  encore  pu  ,  depuis  ce  temps-là  ,  dé- 
couvrir où  est  ma  source  et  mon  origine.  Au 
lieu  que  les  débordemens  déréglés  des  autres 
fleuves  ravagent  les  campagnes ,  le  mien ,  tou- 
jours régulier  ,  répand  l'abondance  dans  ces 
heureuses  terres  d'Egypte  ,  qui  sont  plutôt  un 
beau  jardin  qu'une  can)pagne.  Mes  eaux  dociles 
se  partagent  en  autant  de  canaux  qu'il  plaît  aux 
habitans  pour  arroser  leurs  terres  et  pour  faci- 
liter leur  commerce.  Tous  mes  bords  sont  pleins 
de  villes,  et  on  en  compte  jusqucs  à  vingt  mille 
dans  la  seule  Egypte.  Vous  savez  que  mes  cata- 
doupes  ou  cataractes  font  une  chute  merveil- 
leuse de  toutes  mes  eaux  de  certains  rochers  en 
bas.  au-dessus  des  plaines  d'Egypte.  On  dit 
môme  que  le  bruit  de  mes  eaux ,  dans  cette 
chute,  rend  sourds  tous  les  habitans  du  pays. 
Sept  bouches  différentes   apportent  mes  eaux 


dans  votre  empire  ;  et  le  Delta  qu'elles  forment 
est  la  demeure  du  plus  sage,  du  plus  savant  , 
du  mieux  policé  et  du  plus  ancien  peuple  de 
l'univers;  il  compte  beaucoup  de  milliers  d'an- 
nées dans  son  histoire ,  et  dans  la  tradition  de 
ses  prêtres.  J'ai  donc  pour  moi  la  longueur  de 
mon  cours,  l'ancienneté  de  mes  peuples,  les 
merveilles  des  dieux  accomplies  sur  mes  rivages, 
la  fertilité  des  terres  par  mes  inondations,  la 
singularité  de  mon  origine  inconnue.  Mais  pour- 
quoi raconter  tous  mes  avantages  contre  un  ad- 
versaire qui  en  a  si  peu?  Il  sort  des  terres  sau- 
vages et  glacées  de  Scythes,  se  jette  dans  une 
mer  qui  n'a  aucun  conmierce  qu'avec  des  bar- 
bares ;  ces  pays  ne  sont  célèbres  que  pour  avoir 
été  subjugués  par  Bacchus ,  suivi  d'une  troupe 
de  femmes  ivres  et  échevelées,  dansant  avec  des 
thyrses  en  main.  Il  n'a  sur  ses  bords  ni  peuples 
polis  et  savans,  ni  villes  magnifiques,  ni  monu- 
mens  de  la  bienveillance  des  dieux  :  c'est  un 
nouveau  venu  qui  se  vante  sans  preuve.  0  puis- 
sant dieu  ,  qui  commandez  aux  vagues  et  aux 
tempêtes ,  confondez  sa  témérité. 

C'est  la  vôtre  qu'il  faut  confondre,  répliqua 
alors  le  Gange.  Vous  êtes,  il  est  vrai,  plus  an.- 
ciennement  connu  ;  mais  vous  n'existiez  pas 
avant  moi.  Comme  \ous  je  descends  de  hautes 
montagnes,  je  parcours  de  vastes  pays,  je  reçois 
le  tribut  de  beaucoup  de  rivière^,  je  me  rends 
par  plusieurs  bouches  dans  le  sein  des  mers,  et 
je  fertilise  les  plaines  que  j'inonde.  Si  je  vou- 
lois,  à  votre  exemple  ,  donner  dans  le  merveil- 
leux, je  dirois,  avec  les  Indiens,  que  je  descends 
du  ciel ,  et  que  mes  eaux  bienfaisantes  ne  sont 
])as  moins  salutaires  à  l'ame  qu'au  corps.  Mais 
ce  n'est  pas  devant  le  dieu  des  fleuves  et  des 
mers  qu'il  faut  se  prévaloir  de  ces  prétentions 
chimériques.  Créé  cependant  quand  le  monde 
sortit  du  chaos  ,  plusieurs  écrivains  me  font 
naître  dans  le  jardin  de  délices  qui  fut  le  séjour 
du  premier  homme.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  j'arrose  encore  plus  de  royaumes  que 
vous  ;  c'est  que  je  parcours  des  terres  aussi 
riantes  et  aussi  fécondes  ;  c'est  que  je  roule  cette 
poudre  d'or  si  recherchée  ,  et  peut-être  si  fu- 
neste au  bonheur  des  hommes  ;  c'est  qu'on 
trouve  sur  mes  bords  des  perles,  des  diamans, 
et  tout  ce  qui  sert  à  l'ornement  des  temples 
et  des  mortels  ;  c'est  qu'on  voit  sur  mes  rives 
des  édifices  superbes,  et  qu'on  y  célèbre  de  lon- 
gues et  înagnifiques  fêtes.  Les  Indiens ,  comme 
les  Egyptiens,  ont  aussi  leurs  antiquités,  leurs  ' 
méta?norphoses,  leurs  fables;  mais  ce  qu'ils  ont 
plus  qu'eux,  ce  sont  d'illustres  gymnosophistes, 
des  philosophes  éclairés.  Qui  de  vos  prêtres  si 


FABLES. 


221 


renommés  poiirriez-vous  comparer  au  fameux 
Pilpay?  Il  a  enseigné  aux  princes  les  principes 
de  la  morale  et  l'art  de  gouverner  avec  justice 
et  bonté.  Ses  apologues  ingénieux  ont  rendu 
son  nom  immortel  ;  on  les  lit ,  mais  on  n'en 
profite  guère  dans  les  états  que  j'enrichis  :  et 
ce  qui  fait  notre  honte  à  tous  les  deux,  c'est 
que  nous  ne  voyons  sur  nos  bords  que  des 
princes  malheureux,  parce  qu'ils  n'aiment  que 
les  plaisirs  et  une  autorité  sans  bornes;  c'est 
que  nous  ne  voyons  dans  les  plus  belles  con- 
trées du  monde  que  des  peuples  misérables, 
parce  qu'ils  sont  presque  tous  esclaves,  presque 
tous  victimes  des  volontés  arbitraires  et  de  la 
cupidité  insatiable  des  maîtres  qui  les  gouver- 
nent ou  plutôt  qui  les  écrasent.  A  quoi  me 
servent  donc  et  l'antiquité  de  mon  origine  ,  et 
l'abondance  de  mes  eaux,  et  tout  le  spectacle 
des  merveilles  que  j'ollVe  au  navigateur?  Je 
ne  veux  ni  les  honneurs  ni  la  gloire  de  la 
préférence,  tant  que  je  ne  contribuerai  pas 
plus  au  bonheur  de  la  multitude  ,  tant  que  je 
ne  servirai  qu'à  entretenir  la  mollesse  ou  l'a- 
vidité de  quelques  tyrans  fastueux  et  inap- 
pliqués. Il  n'y  a  rien  de  grand ,  rien  d'esti- 
mable, que  ce  qui  est  utile  au  genre  humain. 
Neptune  et  l'assemblée  des  dieux  marins  ap- 
plaudirent au  discours  du  Gange  ,  louèrent  sa 
tendre  compassion  pour  l'humanité  vexée  et 
souffrante.  Ils  lui  firent  espérer  que,  d'une  au- 
tre partie  du  monde,  il  se  transporteroit  dans 
l'Inde  des  nations  policées  et  humaines,  qui 
pourroient  éclairer  les  princes  sur  leur  vrai  bon- 
heur, et  leur  faire  comprendre  qu'il  consiste 
principalement ,  comme  il  le  croyoit  avec  tant 
de  vérité ,  à  rendre  heureux  tous  ceux  qui  dé- 
pendent d'eux  ,  et  à  les  gouverner  avec  sagesse 
et  modération. 


XXXII. 

PRIÈRE  INDISCRÈTE  DE  NÈLÈE ,   PETIT-FILS 
DE  NESTOR. 

Entre  tous  les  mortels  qui  avoient  été  aimés 
des  dieux  ,  nul  ne  leur  avoit  été  plus  cher  que 
Nestor  ;  ils  avoient  versé  sur  lui  leurs  dons  les 
plus  précieux,  la  sagesse  ,  la  profonde  connois- 
sance  des  hommes ,  une  éloquence  douce  et  in- 
sinuante. Tous  les  Grecs  l'écoutoient  avec  ad- 
miration; et,  dans  une  extrême  vieillesse,  il 
avoit  un  pouvoir  absolu  sur  les  cœurs  et  sur  les 


esprits.  Les  dieux,  avant  la  fin  de  ses  jours,  von- 
lurent  lui  accorder  encore  une  faveur,  qui  fut 
de  voir  naître  un  fils  de  Pisistrate.  Quand  il 
vint  au  monde,  Nestor  le  prit  sur  ses  genoux  ; 
et  levant  les  yeux  au  ciel  :  0  Pallas  !  dit-il  , 
vous  avez  comblé  la  mesure  de  vos  bienfaits;  je 
n'ai  plus  rien  à  souhaiter  sur  la  terre,  sinon 
que  vous  remphssiez  de  votre  esprit  l'enfant 
que  vous  m'avez  fait  voir.  Vous  ajouterez,  j'en 
suis  sur,  puissante  déesse,  cette  faveur  à  toutes 
celles  que  j'ai  reçues  de  vous.  Je  ne  demande 
point  de  voir  le  temps  où  mes  vœux  seront 
exaucés,  la  terre  m'a  porté  trop  long-temps  ; 
coupez,  fille  de  Jupiter,  le  til  de  mes  jours. 
Ayant  prononcé  ces  mots,  un  doux  sommeil  se 
répand  sur  ses  yeux,  il  fut  uni  avec  celui  de  la 
mort;  et,  sans  effort,  sans  douleur,  son  ame 
quitta  son  corps  glacé  et  presque  anéanti  par  trois 
âges  d'homme  qu'il  avoit  vécu. 

Ce  petit-fils  de  Nestor  s'appeloit  Nélée. 
Nestor,  à  qui  la  mémoire  de  son  père  avoit  tou- 
jours été  chère,  voulut  qu'il  portât  son  nom. 
Quand  Nélée  fut  sorti  de  l'enfance,  il  alla  faire 
un  sacrifice  à  Minerve  dans  un  bois  proche  do 
la  ville  de  Pylos,  qui  étoit  consacré  à  celte 
déesse.  Après  que  les  victimes  couronnées  de 
fleurs  eurent  été  égorgées,  pendant  que  ceux 
qui  l'avoient  accompagné  s'occupoient  aux  cé- 
rémonies qui  suivoient  l'immolation  ,  que  les 
uns  coupoient  du  bois,  que  les  autres  faisoient 
sortir  le  feu  des  veines  de  cailloux,  qu'on  écor- 
choit  les  victimes  et  qu'on  lescoupoit  en  plu- 
sieurs morceaux  ,  tous  étant  éloignés  de  l'autel, 
Nélée  étoit  demeuré  auprès.  Tout  d'un  coup  il 
entendit  la  terre  trembler  ,  du  creux  des  arbres 
sortoient  d'atfreux  mugissemens,  l'autel  parois- 
soit  en  feu ,  et  sur  le  haut  des  flammes  parut 
une  femme  d'un  air  si  majestueux  et  si  véné- 
rable, que  Nélée  en  fût  ébloui.  Sa  figure  étoit 
au-dessus  de  la  forme  humaine,  ses  regards 
étoient  plus  perçans  que  les  éclairs  ;  sa  beauté 
n'avoit  rien  de  mou  ni  d'edéminé  :  elle  étoit 
pleine  de  grâce,  et  marquoit  de  la  force  et  de  la 
vigueur.  Nélée,  ressentant  l'impression  de  la 
divinité,  se  prosterne  à  terre  :  tous  ses  membres 
se  trouvent  agités  par  un  violent  tremblement, 
son  sang  se  glace  dans  ses  veines,  sa  langr.e 
s'attache  à  son  palais  et  ne  peut  plus  proférer 
aucune  parole;  il  demeure  interdit,  immobile 
et  presque  sans  vie.  Alors  Pallas  lui  rend  la 
force,  qui  l'avoit  abandonné.  Ne  craignez  rien, 
lui  dit  cette  déesse  ;  je  suis  descendue  du  haut  de 
l'Olympe  pour  vous  témoigner  le  même  amour 
que  j'ai  fait  ressentir  à  votre  aïeul  Nestor  ;  je 
mets  votre  bonheur  dans  vos  mains,  j'exau- 


00^) 


FABLES. 


cerai  tous  vos  vœux  ;  mais  pensez  attentivement 
à  ce  que  vous  me  devez  demander.  Alors  Nélée, 
revenu  de  son  étonnement ,  et  charmé  par  la 
douceur  des  paroles  de  la  déesse  ,  sentit  au  de- 
dans de  lui  la  même  assurance  que  s'il  n'eût 
été  que  devant  une  personne  mortelle.  Il  étoit 
à  l'entrée  de  la  jeunesse  :  dans  cet  âge  où  les 
plaisirs  qu'on  commence  à  ressentir  occupent 
et  entraînent  l'ame  toute  entière,  on  n'a  point 
encore  connu  l'amertume  ,  suite  inséparable 
des  plaisirs;  on  n'a  point  encore  été  instruit  par 
l'expérience.  0  déesse  !  s'écria-t-il ,  si  je  puis 
toujours  goûter  la  douceur  de  la  volupté,  tous 
mes  soubaits  seront  accomplis.  L'air  de  la  déesse 
étoit  auparavant  gai  et  ouvert;  à  ces  mots  elle 
en  prit  un  froid  et  sérieux  :  Tu  ne  comptes ,  lui 
dit-elle,  que  ce  qui  flatte  les  sens  :  hé  bien,  tu 
va  être  rassasié  des  plaisirs  que  ton  cœur  désire, 
La  déesse  aussitôt  disparut.  Nélée  quitte  l'autel 
et  reprend  le  chemin  de  Pylos.  Il  voit  sous  ses 
pas  naître  etéclore  des  fleurs  d'une  odeur  si  déli- 
cieuse ,  que  les  bonunes  n'avoicnt  jamais  res- 
senti un  si  précieux  parfum.  Le  pays  s'embel- 
lit, et  prend  une  forme  qui  charme  les  yeux  de 
Nélée.  La  beauté  des  Grâces  ,  com.pagnes  de 
Vénus,  se  répand  sur  toutes  les  femmes  qui  pa- 
roissent  devant  lui.  Tout  ce  qu'il  boit  devient 
nectar,  tout  ce  qu'il  mange  devient  and)roisie  : 
son  ame  se  trouve  noyée  dans  un  océan  de  plai- 
sirs. La  volupté  s'empare  du  cœur  de  Nélée,  il 
ne  vit  plus  que  pour  eUe  :  il  n'est  plus  occupé 
que  d'un  seul  soin  ,  qui  est  que  les  divertissc- 
mens  se  succèdent  toujours  les  uns  aux  autres  . 
et  qu'il  n'y  ait  pas  un  seul  moment  où  ses  sens 
ne  soient  agréablement  charmés.  Plus  il  goûte 
les  plaisirs  ,  plus  il  les  souhaite  ardemment. 
Son  esprit  s'amollit  et  perd  toute  sa  vigueur  : 
les  affaires  lui  deviennent  un  poids  d'une  pesan- 
teur horrible  :  tout  ce  qui  est  sérieux  lui  donne 
un  chagrin  mortel.  Il  éloigne  de  ses  yeux  les 
sages  conseillers  qui  avoient  été  formés  par 
Nestor ,  et  qui  étoient  regardés  comme  le  plus 
précieux  héritage  que  ce  prince  eût  laissé  à  son 
petit-fils.  La  raison,  les  remontrances  utiles  de- 
viennent l'objet  de  son  aversion  la  plus  vive,  et 
il  frémit  si  quelqu'un  ouvre  la  bouche  devant 
lui  pour  lui  donner  un  sage  conseil.  Il  fait  bâtir 
un  magnifique  palais  où  on  ne  voit  luire  que  l'or, 
l'argent  et  le  marbre,  où  tout  est  prodigué  pour 
contenter  les  yeux  et  appeler  le  plaisir.  Le  fruit 
de  tant  de  soins  pour  se  satisfaire,  c'est  l'ennui , 
l'inquiétude.  A  peine  a-t-il  ce  qu'il  souhaite, 
qu'il  s'en  dégoûte  :  il  faut  qu'il  change  sou- 
vent de  demeure  ,  qu'il  coure  sans  cesse  de 
palais  en  palais,  qu'il  abatte  et  qu'il  réédifie.  Le 


beau,  l'agréable,  ne  le  touchent  plus;  il  lui  faut 
du  singulier,  du  bizarre,  de  l'extraordinaire  : 
tout  ce  qui  est  naturel  et  simple  lui  paroît  insi- 
pide, et  il  tombe  dans  un  tel  engourdissement, 
qu'il  ne  vit  plus,  qu'il  ne  sent  plus  que  par  se- 
cousse, par  soubresaut.  Pylos  sa  capitale  change 
de  face.  On  y  aimoit  le  travail  ,  on  y  honoroit 
les  dieux  ;  la  bonne  foi  régnoit  dans  le  com- 
merce, tout  y  étoit  dans  l'ordre;  et  le  peuple 
même  trouvoit  dans  les  occupations  utiles  qui 
se  succédoient  sans  l'accabler  ,  l'aisance  et  la 
paix.  Un  luxe  effréné  prend  la  place  de  la  dé- 
cence et  des  vraies  richesses  :  tout  y  est  prodi- 
gué aux  vains  agrémens,  aux  commodités  re- 
cherchées. Les  maisons,  les  jardins,  les  édifices 
publics  changent  de  forme;  tout  y  devient  sin- 
gulier; le  grand,  le  majestueux,  qui  sont  tou- 
jours simples,  ont  disparu.  Mais  ce  qui  est  en- 
core plus  fâcheux,  les  habitans,  à  l'exemple  de 
Nélée,  u'aimeut ,  n'estiment  ,  ne  recherchent 
que  la  volupté  :  on  la  poursuit  aux  dépens  de 
l'innocence  et  de  la  vertu;  on  s'agite,  on  se 
tourmente  pour  saisir  une  ombre  vaine  et  fu- 
gitive de  bonheur,  et  l'on  en  perd  le  repos  et 
la  tranquillité;  personne  n'est  content,  parce 
qu'on  veut  l'être  trop,  parce  qu'on  ne  sait  rien 
souffrir  ni  rien  entendre.  L'agriculture  et  les 
autres  arts  utiles  sont  devenus  presque  avilis- 
sans  :  ce  sont  ceux  que  la  mollesse  a  inventés 
qui  sont  en  honneur,  qui  mènent  à  la  richesse, 
et  auxquels  on  prodigue  les  encouragemens. 
Les  trésors  que  Nestor  et  Pisistrate  avoient 
amassés  sont  bienlôt  dissipés;  les  revenus  de 
l'Etat  deviennent  la  proie  de  l'étourderie  et  de 
la  cupidité.  Le  peuple  nmrmure,  les  grands  se 
plaignent ,  les  sages  seuls  gardent  quelque 
temps  le  silence;  ils  parlent  enfin,  et  leur  voix 
respectueuse  se  fait  entendre  à  Nélée.  Ses  yeux 
s'ouvrent,  son  cœur  s'attendrit.  Il  a  encore  re- 
cours à  Minerve  :  il  se  plaint  à  la  déesse  de  sa 
facilité  à  exaucer  ses  vœux  téméraires;  il  la 
conjure  de  retirer  ses  dons  perfides;  il  lui  de- 
mande la  sagesse  et  la  justice.  Que  j'étois  aveu- 
gle !  s'écria-t-il  :  mais  je  connois  mon  erreur, 
je  déteste  la  faute  que  j'ai  faite  ,  je  veux  la  ré- 
parer, et  chercher  dans  l'application  à  mes  de- 
voirs, dans  le  soin  de  soulager  mon  peuple,  et 
dans  l'innocence  et  la  pureté  des  mœurs,  le 
repos  et  le  bonheur  que  j'ai  vainement  cher- 
chés dans  les  plaisirs  des  sens. 


FABLES. 


223 


XXXHI. 

HISTOIRE  D'ALIBÉE ,  PERSAN. 

Schah-Abbas  ,  roi  de  Perse,  faisant  un 
voyage  ,  s'écarta  de  toute  sa  Cour,  pour  passer 
dans  la  campagne  sans  y  être  connu,  et  pour  y 
voir  les  peuples  dans  tonte  leur  liberté  natu- 
relle. Il  prit  seulement  avec  lui  un  de  ses  cour- 
tisans. Je  ne  connois  point ,  lui  dit  le  Roi ,  les 
véritables  mœurs  des  hommes  :  tc-ut  ce  qui 
nous  aborde  est  déguisé  ;  c'est  l'art,  et  non  pas 
la  nature  simple,  qui  se  montre  à  nous.  Je 
veux  étudier  la  vie  rustique,  et  voir  ce  genre 
d'hommes  qu'on  méprise  tant,  quoiqu'ils  soient 
le  vrai  soutien  de  toute  la  société  humaine.  Je 
suis  las  de  voir  des  courtisans  qui  m'observent 
pour  me  surprendre  en  me  flattant  :  il  faut  que 
j'aille  voir  des  laboureurs  et  des  bergers  qui  ne 
me  connoissent  pas.  Il  passa  avec  son  confident, 
au  milieu  de  plusieurs  villages  où  l'on  faisoit 
des  danses;  et  il  éloit  ravi  de  trouver  loin  des 
Cours  des  plaisirs  tranquilles  et  sans  dépense. 
Il  fit  un  repas  dans  une  cabane  ;  et  comme  il 
avoit  grand'faim ,  après  avoir  marché  plus  qu'à 
l'ordinaire,  les  alimens  grossiers  qu'il  y  prit  lui 
parurent  plus  agréables  que  tous  les  mets  ex- 
quis de  sa  table.  En  passant  dans  une  prairie 
semée  de  fleurs,  qui  bordoit  un  clair  ruisseau, 
il  aperçut  un  jeune  honmie  berger  qui  jouoit  de 
la  flûte,  à  l'ombre  d'un  grand  ormeau  ,  auprès 
de  ses  moutons  paissans.  Il  l'aborde,  il  l'exa- 
mine ;  il  lui  trouve  une  physionomie  agréable. 
un  air  simple  et  ingénu ,  mais  noble  et  gracieux. 
Les  haillons  dont  le  berger  étoit  couvert  ne  di- 
minuoient  point  l'éclat  de  sa  beauté.  Le  Roi 
crut  d'abord  que  c'étoit  (juclque  personne  de 
naissance  illustre  qui  s'étoit  déguisée  :  mais  il 
apprit  du  berger  que  son  père  et  sa  mère  étoient 
dans  un  village  voisin,  et  que  son  nom  étoit 
Alibée.  A  mesure  que  le  Roi  le  questionnoit, 
il  admiroit  en  lui  un  esprit  ferme  et  raisonna- 
ble. Ses  yeux  étoient  vifs,  et  n'avoient  rien 
d'ardent  ni  de  farouche;  sa  voix  étoit  douce,  in- 
sinuante et  propre  à  toucher  •  son  visage  n'avoit 
rien  de  grossier;  mais  ce  n'étoil  pas  une  beauté 
molle  et  efféminée.  Le  berger,  d'environ  seize 
ans  ,  ne  savoit  point  qu'il  lut  tel  qu'il  parois- 
soit  aux  autres  :  il  croyoit  penser,  parler,  être 
fait  comme  tous  les  autres  bergers  de  son  vil- 
lage; mais,  sans  éducation,  il  avoit  appris  tout 
ce  que  la  raison  fait  apprendre  à  ceux  qui  l'é- 


coutent.  Le  Roi,  l'ayant  entretenu  familière- 
ment, en  fut  charmé  :  il  sut  de  lui  sur  l'état  des 
peuples  tout  ce  que  les  rois  n'apprennent  jamais 
d'une  foule  de  flatteurs  qui  les  environnent. 
De  temps  en  temps  il  rioit  de  la  naïveté  de  cet 
enfant  qui  ne  ménageoit  rien  dans  ses  réponses. 
C'étoit  une  grande  nouveauté  pour  le  Roi,  que 
d'entendre  parler  si  naturellement  :  il  fit  signe 
au  courtisan  qui  l'accompagnoit  de  ne  point 
découvrir  qu'il  étoit  le  Roi  ;  car  il  craignoit 
qu'Alibée  ne  perdît  en  un  moment  toute  sa  li- 
berté et  toutes  ses  grâces ,  s'il  venoit  à  savoir 
devant  qui  il  parloit.  Je  vois  bien  .  disoit  le 
prince  au  courlisan,  que  la  nature  n'est  pas 
moins  belle  dans  les  plus  basses  conditions  que 
dans  les  plushautes.  Jamais  enfant  deroi  n'a  paru 
mieux  né  .que  celui-ci ,  qui  garde  les  moutons. 
Je  me  trouverois  trop  heureux  d'avoir  un  fils 
aussi  beau,  aussi  sensé,  aussi  aimable.  Il  me 
paroît  propre  à  tout  ;  et ,  si  on  a  soin  de  l'in- 
struire, ce  sera  assurément  un  jour  un  grand 
homme  :  je  veux  le  faire  élever  auprès  de  moi. 
Le  Roi  ennnena  Alibée,  qui  fut  bien  surpris 
d'apprendre  à  qui  il  s'étoit  rendu  agréable.  On 
lui  fit  apprendre  à  lire,  à  écrire,  à  chanter,  et  en- 
suite on  lui  donna  des  maîtres  pour  les  arts  et 
pour  les  sciences  qui  ornent  l'esprit.  D'abord 
il  fut  un  [)eu  ébloui  de  la  Cour  ;  et  son  grand 
changement  de  fortune  changea  un  peu  son 
cœur.  Son  âge  et  sa  faveur  jointes  ensemble  al- 
térèrent un  peu  sa  sagesse  et  sa  modération. 
Au  lieu  de  sa  houlette  ,  de  sa  flûte  et  de  son 
habit  de  berger,  il  prit  une  robe  de  pourpre, 
brodée  d'or,  avec  un  turban  couvert  de  pier- 
reries. Sa  beauté  effaça  tout  ce  que  la  Cour 
avoit  de  plus  agréable.  Il  se  rendit  capable  des 
affaires  les  [Ans  sérieuses,  et  mérita  la  confiance 
de  son  maître,  qui,  connoissant  le  goût  exquis 
d' Alibée  pour  toutes  les  magnificences  d'un 
palais ,  lui  donna  enfin  une  charge  très-consi- 
dérable en  Perse  ,  qui  est  celle  de  garder  tout 
ce  que  le  j)rince  a  de  pierreries  et  de  meubles 
précieux. 

Pendant  toute  la  vie  du  grand  Schah-Abbas, 
la  faveur  d'Alibée  ne  fit  que  croîh'e.  A  mesure 
qu'il  s'avança  dans  un  âge  plus  mûr,  il  se  res- 
souvint enfin  de  sou  ancienne  condition,  et 
souvent  il  la  regrettoit.  0  beaux  jours,  disoit-il 
en  lui-même ,  jours  innocens ,  jours  où  j'ai 
goûté  une  joie  pure  et  sans  péril,  jours  depuis 
lesquels  je  n'en  ai  vu  aucun  de  si  doux,  ne  vous 
reverrai-je  jamais  ?  Celui  qui  m'a  privé  de 
vous ,  en  me  donnant  tant  de  richesses,  m'a 
tout  ôté.  Il  voulut  aller  revoir  son  village  :  il 
s'attendrit  dans  tous  les  lieux  où  il  avoit  antre- 


224 


FABLES. 


fois  dansé  ,  chanté  ,  joué  de  la  flûte  avec  ses 
compagnons.  Il  fit  quelque  bien  à  tous  ses  pa- 
rens  et  à  tous  ses  amis  ;  mais  il  leur  souhaita 
pour  principal  bonheur  de  ne  quitter  jamais  la 
\ic  champêtre  ,  et  de  n'éprouver  jamais  les 
malheurs  de  la  Cour. 

Il  les  éprouva  ces  malheurs.  Après  la  mort 
de  son  bon  maître  Schah-Abbas,  son  fils  Schah- 
Sephi  succéda  à  ce  prince.  Des  courtisans  en- 
vieux et  pleins  d'artifice  trouvèrent  moyeu  de  le 
prévenir  contre  Alibée.  Il  a  abusé,  disoient-ils, 
de  la  confiance  du  feu  Roi  ;  il  a  amassé  des 
trésors  immenses,  et  a  détourné  plusieurs  choses 
d'un  très-grand  priv.  dont  il  étoit  dépositaire. 
Schah-Sephi  étoit  tout  ensemble  jeune  et 
prince  ;  il  n'en  falloit  pas  tant  pour  être  cré- 
dule, inappliqué  et  sans  précaution.  Il  eut  la 
vanité  de  vouloir  paroître  réformer  ce  que  le 
Roi  son  père  avoit  fait,  et  juger  mieux  que  lui. 
Pour  avoir  un  prétexte  de  déposséder  Alibée  de 
sa  charge,  il  lui  demanda,  selon  le  conseil  de 
ces  courtisans  envieux,  de  lui  apporter  un  cime- 
terre garni  de  diamans  d'un  prix  immense,  que 
h'  Roi  son  grand-père  avoit  accoutumé  de  por- 
ter dans  les  combats.  Schah-Abbas  avoit  fait 
autrefois  ôter  de  ce  cimeterre  tous  ces  beaux 
diamans  ;  et  Alii)ée  prouva  par  de  bons  témoins 
que  la  chose  avoit  été  faite  par  l'ordre  du  feu 
Roi,  avant  que  la  charge  eût  été  donnée  à  Ali- 
bée. Quand  les  ennemis  d'Alibée  virent  qu'ils 
ne  pouvaient  plus  se  servir  de  ce  prétexte  pour 
le  perdre  ,  ils  conseillèrent  à  Schah-Sephi  de 
lui  commander  de  faire,  dans  quinze  jours,  un 
inventaire  exact  de  tous  les  meubles  précieux 
dont  il  étoit  chargé.  Au  bout  des  quinze  jours, 
il  demanda  à  voir  lui-même  toutes  choses.  Ali- 
bée lui  ouvrit  toutes  les  portes,  et  lui  montra 
tout  ce  qu'il  avoit  en  garde.  Rien  n'y  man- 
quoit  ;  tout  étoit  propre ,  bien  rangé  et  con- 
servé a^ec  grand  soin.  Le  Roi,  bien  mécompte 
de  trouver  partout  tant  d'ordre  et  d'exactitude, 
étoit  presque  revenu  en  faveur  d'Alibée,  lors- 
qu'il aperçut  au  bout  d'une  grande  galerie, 
pleine  de  meubles  très-somptueux ,  une  porte 
de  fer  qui  avoit  trois  grandes  serrures.  C'est  là, 
lui  dirent  à  l'oreille  les  courtisans  jaloux,  qu'A- 
libée  a  caché  toutes  les  choses  précieuses  qu'il 
vous  a  dérobées.  Aussitôt  le  Roi  en  colère  s'é- 
cria :  Je  veux  voir  ce  qui  est  au-delà  de  celte 
porte.  Qu'y  avez-vous  mis?  montrez-le-moi.  A 
ces  mots  Alibée  se  jeta  à  ses  genoux,  le  conju- 
rant, au  nom  de  Dieu,  de  ne  lui  ôter  pas  ce 
qu'il  avoit  de  plus  précieux  sur  la  terre.  Il  n'est 
pas  juste,  disoit-il,  que  je  perde  eu  un  moment 
ce  qui  me  reste,  et  qui  fait  ma  ressource,  après 


avoir  travaillé  tant  d'années  auprès  du  Roi 
votre  père.  Otez-moi,  si  vous  voulez ,  tout  le 
reste  ;  mais  laissez-moi  ceci.  Le  Roi  ne  douta 
point  que  ce  ne  fût  un  trésor  mal  acquis, 
qu' Alibée  avoit  amassé.  Il  prit  un  ton  plus 
haut,  et  voulut  absolument  qu'on  ouvrît  cette 
porte.  Enfin  Alibée  ,  qui  en  avoit  les  clefs, 
l'ouvrit  lui-même.  On  ne  trouva  en  ce  lieu 
que  la  houlette  ,  la  flûte ,  et  l'habit  de  ber- 
ger qu'Alibée  avoit  porté  autrefois  ,  et  qu'il 
revoyoit  souvent  avec  joie,  de  peur  d'oublier 
sa  première  condition.  Voilà,  dit-il,  ô  grand 
Roi,  les  précieux  restes  de  mon  ancien  bon- 
heur :  ni  la  fortune  ni  votre  puissance  n'ont  pu 
me  les  ôter.  Voilà  mon  trésor  ,  que  je  garde 
pour  m'enrichir  quand  vous  m'aurez  fait  pau- 
vre. Reprenez  tout  le  reste  ;  laissez-moi  ces 
chers  gages  de  mon  premier  état.  Les  voilà 
mes  vrais  biens,  qui  ne  me  manqueront  ja- 
mais. Les  voilà  ces  biens  simples  ,  innocens, 
toujours  doux  à  ceux  qui  savent  se  contenter 
du  nécessaire,  et  ne  se  tourmenter  point  pour 
le  superflu.  Les  voilà  ces  biens  dont  la  liberté 
et  la  sûreté  sont  les  fruits.  Les  voilà  ces  biens 
qui  ne  m'ont  jamais  donné  un  moment  d'em- 
barras. 0  chers  instrumens  d'une  vie  simple  et 
heureuse  !  je  n'aime  que  vous  ;  c'est  avec  vous 
que  je  veux  vivre  et  mourir.  Pourquoi  faut-il 
que  d'autres  biens  trompeurs  soient  venus  me 
tromper,  et  troubler  le  repos  de  ma  vie?  Je 
vous  les  rends,  grand  Roi,  toutes  ces  richesses 
qui  me  viennent  de  votre  libéralité  :  je  ne 
garde  que  ce  que  j'avois  quand  le  Roi  votre 
père  vint ,  par  ses  grâces,  me  rendre  malheu- 
reux. 

Le  Roi.  entendant  ces  paroles,  comprit  l'in- 
nocence d'Alibée  ;  et,  étant  indigné  contre  les 
courtisans  qui  l'avoient  voulu  perdre,  il  les 
chassa  d'auprès  de  lui.  Alibée  devint  son  prin- 
cipal officier,  et  fut  chargé  des  affaires  les  plus 
secrètes  :  mais  il  revoyoit  tous  les  jours  sa  hou- 
lette, sa  flûte  et  son  ancien  habit,  qu'il  tenoit 
toujours  prêts  dans  son  trésor,  pour  les  repren- 
dre, dès  que  la  fortune  inconstante  troubleroit 
sa  faveur.  Il  mourut  dans  une  extrême  vieil- 
lesse, sans  avoir  jamais  voulu  ni  faire  punir  ses 
ennemis,  ni  amasser  aucun  bien,  et  ne  laissant 
à  ses  parens  que  de  quoi  vivre  dans  la  condition 
de  bergers ,  qu'il  crut  toujours  la  plus  sûre  et 
la  plus  heureuse. 


FABLES. 


225 


XXXIV. 

LE  BERGER  CLÉOBULE  ET  LA  NYMPHE  PHIDILE. 

Un  berger  rêveur  menoit  son  troupeau  sur 
les  rives  fleuries  du  fleuve  Acbéloûs.  Les  Fau- 
nes et  les  Satyres,  cachés  dans  les  bocages  voi- 
sins, dansoient  sur  l'herbe  au  doux  son  de  sa 
flûte.  Les  Naïades ,  cachées  dans  les  ondes  du 
fleuve ,  levèrent  leurs  têtes  au-dessus  des  ro- 
seaux pour  écouter  ses  chansons.  Acbéloûs 
lui-même,  appuyé  sur  son  urne  penchée,  mon- 
tra son  front,  où  il  ne  restoit  plus  qu'une  corne 
depuis  son  combat  avec  le  grand  Hercule  ;  et 
cette  mélodie  suspendit  pour  un  peu  de  temps 
les  peines  de  ce  dieu  vaincu.  Le  berger  étoit 
peu  touché  de  voir  ces  Naïades  qui  l'admi- 
roient  :  il  ne  pensoit  qu'à  la  bergère  Phidile, 
simple,  naïve,  sans  aucune  parure,  à  qui  la 
fortune  ne  donna  jamais  d'éclat  emprunté,  et 
que  les  Grâces  seules  avoient  ornée  et  embellie 
de  leurs  propres  mains.  Elle  sortoit  de  son  vil- 
lage, ne  songeant  qu'à  faire  paitre  ses  moutons. 
Elle  seule  ignoroit  sa  beauté.  Toutes  les  autres 
bergères  en  étoient  jalouses.  Le  berger  l'ai- 
moit,  et  n'osoit  le  lui  dire.  Ce  qu'il  aimoit  le 
plus  en  elle,  c'étoit  cette  vertu  simple  et  sévère 
qui  écartoit  les  amans,  et  qui  fait  le  vrai  charme 
de  la  beauté.  Mais  la  passion  ingénieuse  fait 
trouver  l'art  de  représenter  ce  qu'on  n'oseroit 
dire  ouvertement  :  il  finit  donc  toutes  ses  chan- 
sons les  plus  agréables,  pour  en  commencer 
une  qui  pût  toucher  le  cœur  de  cette  bergère. 
Il  savoit  qu'elle  aimoit  la  vertu  des  héros  qui 
ont  acquis  de  la  gloire  dans  les  combats  :  il 
chanta  sous  un  nom  supposé  ses  propres  aven- 
tures ;  car  ,  en  ce  temps  ,  les  héros  mêmes 
étoient  bergers,  et  ne  méprisoient  point  la  hou- 
lette. Il  chanta  donc  ainsi  : 

Quand  Polynice  alla  assiéger  la  ville  de 
Thèbes  pour  renverser  du  trône  son  frère  Etéo- 
cle,  tous  les  rois  de  la  Grèce  parurent  sous  les 
armes,  et  poussoient  leurs  chariots  contre  les 
assiégés.  Adraste,  beau-père  de  Polynice,  abat- 
toit  les  troupes  de  soldats  et  les  capitaines, 
comme  un  moissonneur,  de  sa  faux  tranchante, 
coupe  les  moissons.  D'un  autre  côté  ,  le  divin 
Amphiaraûs ,  qui  avoit  prévu  son  malheur, 
s'avançûit  dans  la  mêlée,  et  fut  tout-à-coup  en- 
glouti parla  terre,  qui  ouvrit  se^  abîmes  pour 
le  précipiter  dans  les  sombres  rives  du  Styx.  En 
tombant ,  il   déploroit   son  infortune,   d'avoir 

îÉî<ELON.    TOME    VI. 


eu  une  femme  infidèle.  Assez  près  de  là,  on 
voyoit  les  deux  frères  lils  d'CEdipe  qui  s'alta- 
quoient  avec  fureur  :  comme  un  léopard  et  un 
tigre  qui  s'entre-déchirent  dans  les  rochers  du 
Caucase  ,  ils  se  rouloient  tous  deux  dans  le 
sable ,  chacun  paroissant  altéré  du  sang  de  son 
frère.  Pendant  cet  horrible  spectacle  ,  Cléo- 
bule,  qui  avoit  suivi  Polynice,  combattit  contre 
un  vaillant  Thébain  que  le  dieu  Mars  rendoit 
presque  invincible.  La  flèche  du  Thébain,  con- 
duite par  le  dieu,  auroit  percé  le  cou  de  Cléo- 
bule,  qui  se  détourna  promptement.  Aussitôt 
Cléobulelui  enfonça  son  dard  jusqu'au  fond  des 
entrailles.  Le  sang  du  Thébain  ruisselle,  ses 
yeux  s'éteignent,  sa  bonne  mine  et  sa  fierté  le 
quittent ,  la  mort  eflace  ses  beaux  traits.  Sa 
jeune  épouse,  du  haut  d'une  tour,  le  vit  mou- 
rant, et  eut  le  cœur  percé  d'une  douleur  incon- 
solable. Dans  son  malheur  je  le  trouve  heureux 
d'avoir  été  aimé  et  plaint  :  je  mourrois  comme  . 
lui  avec  plaisir,  pourvu  que  je  pusse  être  aimé 
de  même.  A  quoi  servent  la  valeur  et  la  gloire 
des  plus  fameux  combats  ;  à  quoi  servent  la 
jeunesse  et  la  beauté  ,  quand  on  ne  peut  ni 
plaire,  ni  toucher  ce  qu'on  aime? 

La  bergère,  qui  avoit  prêté  l'oreille  à  une  si 
tendre  chanson  ,  comprit  que  ce  berger  étoit 
Cléobule,  vainqueur  du  Thébain.  Elle  devint 
sensible  à  la  gloire  qu'il  avoit  acquise  ,  aux 
grâces  qui  brilloient  en  lui,  et  aux  maux  qu'il 
souflVoit  pour  elle.  Elle  lui  donna  sa  main  et 
sa  foi.  Un  heureux  hymen  les  joignit  :  bientôt 
leur  bonheur  fut  envié  des  bergers  d'alentour 
et  des  divinités  champêtres.  Ils  égalèrent  par 
leur  union  ,  par  leur  vie  innocente,  par  leurs 
plaisirs  rustiques,  jusque  dans  une  extrême 
vieillesse,  la  douce  destinée  de  Philémon  et  de 
Baucis. 


XXXV. 

LES  AVENTURES  DE  MÉLÉSICHTHON. 

MÉLÉsicHTHON,  ué  à  Mégare,  d'une  race  illus- 
tre parmi  les  Grecs,  ne  songea  dans  sa  jeunesse 
qu'à  imiter  dans  la  guerre  les  exemples  de  ses 
ancêtres  :  il  signala  sa  valeur  et  ses  talens  dans 
plusieurs  expéditions  ;  et  comme  toutes  ses  incli- 
nations étoient  magnifiques,  il  y  fit  une  dépense 
éclatante  qui  le  ruina  bientôt.  Il  fut  contraint 
de  se  retirer  dans  une  maison  de  campagne, 
sur  le  bord  de  la  mer,  oii  il  vivoit  dans  une 
profonde   solilude   avec   sa   fenune   Proxinoé. 

15 


226 


FABLES. 


Elle  avoit  de  l'esprit,  du  courage,  de  la  fierté. 
Sa  beauté  et  sa  naissance  l'avoient  fait  recher- 
cher par  des  partis  beaucoup  plus  riches  que 
Mélésichthon  ;  mais  elle  l'avoit  préféré  à  tous 
les  autres,  pour  son  seul  mérite.  Ces  deux  per- 
sonnes, qui,  par  leur  vertu  et  leur  amitié,  s'é- 
toient  rendues  naturellement  heureuses  pen- 
dant plusieurs  années,  commencèrent  alors  à  se 
rendre   mutuellement   malheureuses  ,   par   la 
compassion  qu'elles  avoient  l'une  pour  l'autre. 
Mélésichthon  auroit  supporté   plus  facilement 
ses  malheurs,  s'il  eût  pu  les  souffrir  tout  seul, 
et  sans  une  personne  qui  lui  étoit  si  chère. 
Proxinoé  sentoit  qu'elle  augmentoit  les  peines 
de  Mélésichthon.  Ils  cherchoient  à  se  consoler 
par  deux  enfans  qui  sen)bloient  avoir  été  for- 
més par  les  Grâces  ;  le  fds  se  nommoit  Mélibée, 
et  la  fille  Poéménis.  Mélibée,  dans  un  âge  ten- 
dre, commençoit  déjà  à  montrer  delà  force,  de 
l'adresse  et  du  courage  :  il  surmontoit  à  la  lutte, 
à  la  course  et  aux  autres  exercices,  les  enfans 
de  son  voisinage.  Il  s'enfonçoit  dans  les  forets, 
et  ses  flèches  ne  portoient  pas  des  coups  moins 
assurés  que  celles  d'Apollon  ;  il  suivoit  encore 
plus  ce  dieu  dans  les  sciences  et  dans  les  beaux 
arts,  que  dans  les  exercices  du  corps.  Mélésich- 
thon, dans  sa  solitude,  lui  enscignoit  tout  ce 
qui  peut  cultiver  et  orner  l'esprit,  tout  ce  qui 
peut  faire  aimer  la  vertu,  et  régler  les  mœurs. 
Mélibée  avoit  un  air  simple,  doux  et  ingénu, 
mais  noble,  ferme  et  hardi.  Son  père  jetoit  les 
yeux  sur  lui,  et  ses  yeux  se  noyoient  de  larmes. 
Poéménis  étoit  instruite  par  sa  mère  dans  tous 
les  beaux  arts  que  Minerve  a  donnés  aux  hom- 
mes :  elle  ajoutoit  aux  ouvrages  les  plus  exquis 
les  charmes  d'une  voix  qu'elle  joignoit  avec 
une  lyre  plus  touchante  que  celle  d'Orphée.  A 
la  voir,  on  eût  cru  que  c'étoit  la  jeune  Diane 
sortie  de  l'ile  flottante  où  elle  naquit.  Ses  che- 
veux blonds  étoient  noués  négligemment  der- 
rière sa  tête  ;  quelques-uns  échappés  flottoient 
sur  son  cou  au  gré  des  vents.   Elle  n'avoit 
qu'une  robe  légère,  avec  une  ceinture  qui  la 
relevoit  un  peu  pour  être  plus  en  état  d'agir. 
Sans  parure  ,   elle  eflaçoit  tout  ce  qu'on  peut 
voir  de  plus  beau,  et  elle  ne  le  savoil  pas  :  elle 
n'avoit  même  jamais  songé  à  se  regarder  sur  le 
bord  des  fontaines  ;  elle  ne  voyoit  que  sa  fa- 
mille, et  ne  songeoit  qu'à  travailler.   Mais  le 
père,  accablé  d'ennuis,  et  ne  voyant  plus  au- 
cune ressource  dans  ses  affaires,  ne  cherchoit 
que  la  solitude.  Sa  femme  et  ses  enfans  fai- 
soient  son  supplice.   Il  alloit  souvent  sur  le 
rivage  de  la  mer,  au  pied  d'un  grand  rocher 
plein  d'antres  sauvages  ;  là,   il  déploroit  ses 


malheurs  ;  puis  il  entroit  dans  une  profonde 
vallée,  qu'un  bois  épais  déroboit  aux  rayons  du 
soleil  au  milieu  du  jour.  Il  s'asseyoit  sur  le 
gazon  qui  bordoit  une  claire  fontaine,  et  toutes 
les  plus  tristes  pensées  revenoient  en  foule  dans 
son  cœur.  Le  doux  sommeil  étoit  loin  de  ses 
^eux  :  il  ne  parloit  plus  qu'en  gémissant  ;  la 
vieillesse  venoit  avant  le  temps  flétrir  et  rider 
son  visage  :  il  oublioit  même  tous  les  besoins 
de  la  vie,  et  succomboit  à  sa  douleur. 

Un  jour,  comme  il  étoit  dans  cette  vallée  si 
profonde,  il  s'endormit  de  lassitude  et  d'épui- 
sement :  alors  il  vit  en  songe  la  déesse  Cérès, 
couronnée  d'épis  dorés,  qui  se  présenta  à  lui 
avec  un  visage  doux  et  majestueux.  Pourquoi, 
lui  dit-elle  en  l'appelant  par  son  nom  ,  vous 
laissez-vous  abattre  aux  rigueurs  de  la  fortune? 
Hélas  !  répondit-il,  mes  amis  m'ont  abandonné  ; 
je  n'ai  plus  de  bien  :  il  ne  me  reste  que  des 
procès  et  des  créanciers  :  ma  naissance  fait  le 
comble  de  mon  malheur,  et  je  ne  puis  me  ré- 
soudre à  travailler  comme  un  esclave  pour  ga- 
gner ma  vie. 

Alors  Cérès  lui  répondit  :  La  noblesse  con- 
siste-t-elle  dans  les  biens  ?  Ne  consiste-t-elle 
pas  plutôt  à  imiter  la  vertu  de  ses  ancêtres?  Il 
n'y  a  de  nobles  que  ceux  qui  sont  justes.  Vivez 
de  peu  ;  gagnez  ce  peu  par  votre  travail  ;  ne 
soyez  à  charge  à  personne  :  vous  serez  le  plus 
noble  de  tous  les  hommes.  Le  genre  humain  se 
rend  lui-même  misérable  par  sa  mollesse  et 
par  sa  fausse  gloire.  Si  les  choses  nécessaires 
vous  manquent ,  pourquoi  voulez-vous  les  de- 
voir à  d'autres  qu'à  vous-même  ?  Manquez- 
vous  de  courage  pour  vous  les  donner  par  une 
vie  laborieuse  ? 

Elle  dit  :  et  aussitôt  elle  lui  présenta  une 
charrue  d'or  avec  une  corne  d'abondance.  Alors 
Bacchus  parut  couronné  de  lierre  ,  et  tenant 
un  thyrse  dans  sa  main  :  il  étoit  suivi  de  Pan, 
qui  jouoit  de  la  flûte  ,  et  qui  faisoit  danser  les 
Faunes  et  les  Satyres.  Pomone  se  montra  char- 
gée de  fruits ,  et  Flore  ornée  des  fleurs  les  plus 
vives  et  les  plus  odoriférantes.  Toutes  les  divi- 
nités champêtres  jetèrent  un  regard  favorable 
sur  Mélésichthon. 

Il  s'éveilla,  comprenant  la  force  et  le  sens 
de  ce  songe  divin  ;  il  se  sentit  consolé ,  et 
plein  de  goût  pour  tous  les  travaux  de  la  vie 
champêtre.  Il  parle  de  ce  songe  à  Proxinoé, 
qui  entra  dans  tous  ses  sentimens.  Le  lendemain 
ils  congédièrent  leurs  domestiques  inutiles  ;  on 
ne  vit  plus  chez  eux  de  gens  dont  leur  emploi 
fût  le  service  de  leurs  personnes.  Ils  n'eurent 
plus  ni  char  ni  conducteur.  Proxinoé  avecPoé- 


FABLES. 


227 


ménis  filoient  en  menant  paître  leurs  moutons  ; 
ensuite  elles  faisoient  leurs  toiles  et  leurs  étof- 
fes ;  puis  elles  tailloient  et  cousoient  elles- 
mêmes  leurs  habits  et  ceux  du  reste  de  la 
famille.  Au  lieu  des  ouvrages  de  soie,  d'or  et 
d'argent,  qu'elles  avoient  accoutumé  défaire 
avec  l'art  exquis  de  Minerve,  elles  n'exerçoient 
plus  leurs  doigts  qu'au  fuseau  ou  à  d'aulres 
travaux  semblables.  Elles  préparoient  de  leurs 
propres  mains  les  légumes  qu'elles  cueilloient 
dansleur  jardin  pour  nourrir  toute  la  maison. 
Le  lait  de  leur  troupeau,  qu'elles alloient  traire, 
achevoit  de  mettre  l'abondance.  On  n'achetoit 
rien  ;  tout  était  préparé  promptement  et  sans 
peine.  Tout  étoit  bon,  simple ,  naturel,  assai- 
sonné par  l'appétit  inséparable  de  la  sobriété  et 
du  travail. 

Dans  une  vie  si  champêtre,  tout  étoit  chez 
eux  net  et  propre.  Toutes  les  tapisseries  étoient 
vendues  ;  mais  les  murailles  de  la  maison 
étoient  blanches,  et  on  ne  voyoit  nulle  part  rien 
de  sale  ni  de  dérangé  ;  les  meubles  n'étoient 
jamais  couverts  de  poussière  :  les  lits  étoient 
d'étoffes  grossières ,  mais  propres.  La  cuisine 
même  avoit  une  propreté  qui  n'est  point  dans 
les  grandes  maisons  ;  tout  y  étoit  bien  rangé  et 
luisant.  Pour  régaler  la  famille  dans  les  jours 
de  fête,  Proxinoé  faisoit  des  gâteaux  excellens. 
Elle  avoit  des  abeilles,  dont  le  miel  étoit  plus 
doux  que  celui  qui  couloit  du  tronc  des  chênes 
creux  pendant  l'âge  d'or.  Les  vaches  venoient 
d'elles-mêmes  offrir  des  ruisseaux  de  lait.  Cette 
femme  laborieuse  avoit  dans  son  jardin  toutes 
les  plantes  qui  peuvent  aider  à  nourrir  l'homme 
en  chaque  saison,  et  elle  étoit  toujours  la  pre- 
mière à  avoir  les  fruits  et  les  légumes  de  chaque 
temps  :  elle  avoit  même  beaucoup  de  fleurs, 
dont  elle  vendoit  une  partie,  après  avoir  em- 
ployé l'autre  à  orner  sa  maison.  La  fille  secon- 
doit  sa  mère,  et  ne  goûtoit  d'autre  plaisir  que 
celui  de  chanter  en  travaillant,  ou  en  condui- 
sant ses  moutons  dans  les  pâturages.  Nul  autre 
troupeau  n'égaloit  le  sien  :  la  contagion  et  les 
loups  mêmes  n'osoienten  approcher.  A  mesure 
qu'elle  chantoit,  ses  tendres  agneaux  dansoient 
sur  l'herbe,  et  tous  les  échos  d'alentour  sem- 
bloient  prendre  plaisir  à  répéter  ses  chansons. 

Mélésichthon  labouroit  lui-même  son  champ  ; 
lui-même  il  conduisoit  sa  charrue,  semoit  et 
moissonnoit  :  il  trouvoit  les  travaux  de  l'agri- 
culture moins  durs,  plus  innocens  et  plus  utiles 
que  ceux  de  la  guerre.  A  peine  avoit-il  fauché 
l'herbe  tendre  de  ses  prairies ,  qu'il  se  hâtoU 
d'enlever  les  dons  de  Cérès,  qui  le  payoient  au 
centuple  du  grain  semé.  Bientôt  Bacchus  faisoit 


couler  pour  lui  un  nectar  digne  de  la  table  des 
dieux.  Minerve  lui  donnoit  aussi  le  fruit  de  son 
arbre,  qui  est  si  utile  à  l'homme.  L'hiver  étoit 
la  saison  du  repos,  où  toute  la  famille  assem- 
blée goiitoit  une  joie  innocente  ,  et  remercioit 
les  dieux  d'être  si  désabusée  des  faux  plaisirs. 
Ils  ne  mangeoient  de  viande  que  dans  les  sacri- 
fices ,  et  leurs  troupeaux  n'étoient  destinés 
qu'aux  autels. 

Mélibée  ne  montroit  presque  aucune  des 
passions  de  la  jeunesse  :  il  conduisoit  les  grands 
troupeaux  ;  il  coupoit  de  grands  chênes  dans  les 
forêts  ;  il  creusoit  de  petits  canaux  pour  arroser 
les  prairies  5  il  étoit  infatigable  pour  soulager 
son  père.  Ses  plaisirs  ,  quand  le  travail  n'étoit 
pas  de  saison  ,  étoient  la  chasse  ,  les  courses 
avec  les  jeunes  gens  de  son  âge  ,  et  la  lecture , 
dont  son  père  lui  avoit  donné  le  goût. 

Bientôt  Mélésichton,  ens'accoutumant  à  une 
vie  si  simple  ,  se  vit  plus  riche  qu'il  ne  l'avoit 
été  auparavant.  Il  n'avoitchez  lui  que  les  cho- 
ses nécessaires  à  la  vie  ;  mais  il  les  avoit  toutes 
en  abondance.  Il  n'avoit  presque  de  société  que 
dans  sa  famille.  Ils  s'aimoient  tous:  ils  se  ren- 
doient  mutuellement  heureux  :  ils  vivoient  loin 
des  palais  des  rois  ,  et  des  plaisirs  qu'on  achète 
si  chei'  ;  les  leurs  étoient  doux ,  innocens,  sim- 
ples ,  faciles  à  trouver ,  et  sans  aucune  suite 
dangereuse.  Mélibée  et  Poéménis  furent  ainsi 
élevés  dans  le  goût  des  travaux  champêtres.  Ils 
ne  se  souvinrent  de  leur  naissance  ,  que  pour 
avoir  plus  de  courage  en  supportant  la  pauvreté. 
L'abondance  revenue  dans  toute  cette  maison 
n'y  ramena  point  le  faste  :  la  famille  entière  fut 
toujours  simple  et  laborieuse.  Tout  le  monde 
disoit  à  Mélésichton  :  Les  richesses  rentrent 
chez  vous;  il  est  temps  de  reprendre  votre  an- 
cien éclat.  Alors  il  répondoit  ces  paroles  :  A  qui 
voulez-vous  que  je  m'attache  ,  ou  au  faste  qui 
m'avoit  perdu  ,  ou  à  une  vie  simple  et  labo- 
rieuse qui  m'a  rendu  riche  et  heureux?  Enfin 
se  trouvant  un  jour  dans  ce  bois  sombre  oii 
Cérès  l'avoit  instruit  par  un  songe  si  utile  ,  il 
s'y  reposa  sur  l'herbe  avec  autant  de  joie  qu'il 
y  avoit  eu  d'amertume  dans  le  temps  passé.  Il 
s'endormit  ;  et  la  déesse  ,  se  montrant  à  lui 
comme  dans  son  premier  songe  ,  lui  dit  ces  pa- 
roles :  La  vraie  noblesse  consiste  à  ne  recevoir 
rien  de  personne  ,  et  à  faire  du  bien  aux  au- 
tres. Ne  recevez  donc  rien  que  du  sein  fécond 
de  la  terre  et  de  votre  propre  travail.  Gardez- 
vous  bien  de  quitter  jamais ,  par  mollesse  ou 
par  fausse  gloire  ,  ce  qui  est  la  source  natu- 
relle et  inépuisable  de  tous  les  biens. 


2^28 


FABLES. 


XXXVI. 

LES  AVENTURES  D'ARISTONOL'S. 

SoPHRONTME,  ayaiit  perdu  les  biens  de  ses 
ancêtres  par  des  naufrages  et  par  d'autres  mal- 
heurs ,  s'en  consoloit  par  sa  vertu  dans  l'île  de 
Délos.  Là ,  il  chantoit  sur  une  lyre  d'or  les 
merveilles  du  dieu  qu'on  y  adore  :  il  cultivoit 
les  Muses ,  dont  il  étoit  aimé  :  il  recherchoit 
curieusement  tous  les  secrets  de  la  nature  ,  le 
cours  des  astres  et  des  cieux  ,  l'ordre  des  élé- 
mens,  la  structure  de  l'univers,  qu'il  mesuroit 
de  son  compas ,  la  vertu  des  plantes ,  la  con- 
formation des  animaux  :  mais  surtout  il  s'élu- 
dioit  lui-même  et  s'appliquoit  à  orner  son  ame 
par  la  vertu.  Ainsi  la  fortune  ,  en  voulant  l'a- 
battre ,  l'avoit  élevé  à  la  véritable  gloire,  qui 
est  celle  de  la  sagesse. 

Pendant  qu'il  vivoit  heureux  sans  biens  dans 
celte  retraite  ,  il  aperçut  un  jour  sur  le  rivage 
de  la  mer  un  vieillard  vénérable  qui  lui  étoit 
inconnu;  c'étoit  un  étranger  qui  venoit  d'abor- 
der dans  l'île.  Ce  vieillard  admiroit  les  bords 
de  la  mer  ,  dans  laquelle  il  savoit  que  celte  île 
avoit  été  autrefois  ilottante:  il  considéroit  cette 
côte ,  où  s'élevoient ,  au-dessus  des  sables  et 
des  rochers ,  de  petites  collines  toujours  cou- 
vertes d'un  gazon  naissant  et  fleuri;  il  ne  pou- 
voit  assez  regarder  les  fontaines  pures  et  les 
ruisseaux  rapides  qui  arrosoient  cette  délicieuse 
campagne  ;  il  s'avançoit  vers  les  bocages  sacrés 
qui  environnent  le  temple  du  dieu  ;  il  étoit 
étormé  de  voir  cette  verdure  que  les  aquilons 
n'osent  jamais  ternir  ,  et  il  considéroit  déjà  le 
temple,  d'un  marbre  de  Paros  plus  blanc  que 
la  neige  ,  environné  de  hautes  colonnes  de 
jaspe.  Sophrouyrne  n'étoil  pas  moins  attentif  à 
considérer  ce  vieillard  :  sa  barbe  blanche  tom- 
boit  sur  sa  poitrine  ;  son  visage  ridé  n 'avoit  rien 
de  difforme  :  il  étoil  encore  exempt  des  injures 
d'une  vieillesse  cadu(jue;  ses  yeux  montroient 
une  douce  vivacité:  sa  taille  étoit  haute  et  ma- 
jestueuse, mais  un  peu  courbée,  et  un  bâton 
d'ivoire  le  soutenoit.  0  étranger,  lui  dit  Sophro- 
nyme  ,  que  cherchez-vous  dans  f^ette  île  ,  qui 
paroît  vous  être  inconnue?  Si  c'est  le  temple  du 
dieu  ,  vous  le  voyez  de  loin  ,  et  je  m'otfre  de 
vous  y  conduire;  car  je  crains  les  dieux,  et  j'ai 
appris  ce  que  Jupiter  veut  qu'on  fasse  pour  se- 
courir les  étrangers. 

J'accepte,  répondit  le  vieillard,    l'offre  que 


vous  me  faites  avec  tant  de  marques  de  bonté  ; 
je  prie  les  dieux  de  récompenser  votre  amour 
pour  les  étrangers.  Allons  vers  le  temple.  Dans 
le  chemin  il  raconta  à  Sophronyme  le  sujet  de 
son  voyage  :  Je  m'appelle  ,  dit-il ,  Aristonoûs  , 
natif  de  Clazomène  ,  ville  d'Ionie,  située  sur 
cette  côte  agréable  qui  s'avance  dans  la  mer,  et 
semble  s'aller  joindre  à  l'île  de  Chio ,  fortunée 
pairie  d'Homère.  Je  naquis  de  parens  pauvres, 
quoique  nobles.  Mon  père  ,  nommé  Polystrate, 
qui  étoit  déjà  chargé  d'une  nombreuse  famille, 
ne  voulut  point  m'élever  ;  il  me  fit  exposer  par 
un  de  ses  amis  de  Téos.  Une  vieille  femme  d'E- 
rythre,  qui  avoit  du  bien  auprès  du  lieu  où 
l'on  m'exposa ,  me  nourrit  de  lait  de  chèvre 
dans  sa  maison  :  mais  comme  elle  avoit  à  peine 
de  quoi  vivre,  dès  que  je  fus  en  âge  de  servir  , 
elle  me  vendit  à  un  marchand  d'esclaves  qui 
me  mena  dans  la  Lycie.  Il  me  vendit ,  à  Pa- 
tare  ,  à  un  homme  riche  et  vertueux ,  nommé 
Alcine  ;  cet  Alcine  eut  soin  de  moi  dans  ma 
jeunesse.  Je  lui  parus  docile  ,  modéré,  sincère  , 
affectionné  et  appliqué  à  toutes  les  choses  hon- 
nêtes dont  on  voulut  m'instruire;  il  me  dévoua 
aux  arts  qu'Apollon  favorise;  il  me  fit  appren- 
dre la  musique  ,  les  exercices  du  corps ,  et 
surtout  lart  de  guérir  les  plaies  des  hommes. 
J'acquis  bientôt  une  assez  grande  réputation 
dans  cet  art ,  qui  est  si  nécessaire  ;  et  Apollon  , 
qui  m'inspira,  me  découvrit  des  secrets  mer- 
veilleux. Alcine ,  qui  m'aimoit  de  plus  en  plus, 
et  qui  étoit  ravi  de  voir  le  succès  de  ses  soins 
pour  moi ,  m'affranchit  et  m'envoya  à  Damo- 
clès,  roi  de  Lycaonie  ,  qui ,  vivant  dans  les  dé- 
lices, aimoit  la  vie  et  craignoit  de  la  perdre.  Ce 
roi  ,  pour  me  retenir,  me  donna  de  grandes  ri- 
chesses. Quelques  années  après ,  Damoclès 
mourut.  Son  fils  ,  irrité  contre  moi  par  des  flat- 
teurs, servit  à  me  dégoûter  de  toutes  les  choses 
qui  ont  de  l'éclat.  Je  sentis  enfin  un  violent  dé- 
sir de  revoir  la  Lycie  ,  où  j'avois  passé  si  dou- 
cement mon  enfance  '*.  J'espérois  y  retrouver 


'  Au  liiii  lie  ce  qui  est  ilil  ici  de  Danioclës  ,  ou  lit  dans 
toutes  les  éditions  antérieures  à  celle  de  1718  l'épisode  sui- 
vaut,  que  nous  avons  cru  devoir  conserver  en  noie.  Féuelon 
le  supprima,  vraiseniblableniciit  parce  qu'il  le  trouvoit  trop 
long,  eu  égard  au  plan  de  la  pièce  enlière. 


Alcine,  (|tii  m'aimoil  de  plus  en  plus,  el  qui  étoit 
ravi  lie  voir  le  succès  de  sts  soins  pour  moi,  m'af- 
franchit, rt  m'envoya  à  Polycrate,  tyran  de  Saraos, 
qui  dans  son  incroyable  félicité  craigmiil  toujours 
que  la  fortune,  après  l'avoir  si  long-temps  flatté  , 
ne  le  iialiii  cruellement.  11  aimoit  la  vie,  qui  éloil 
pour  lui  pleine  de  délices  ;  il  craignoit  de  la  perdre, 
el  vouloii  prévenir  les  moindres  apparences  de 


fabt.es. 


229 


Alcine  qui  m'avoit  nourri ,  et  qui  étoit  le  pre- 
mier auteur  de  toute  ma  fortune.  En  arrivant 
dans  ce  pays,  j'appris  qu' Alcine  étoit  mort 
après  avoir  perdu  ses  biens  ,    et   souffert  avec 

maux  :  ainsi  il  fioilloiiiourscnvironnédes  hommes 
les  plus  célèbres  (iiiii.s  la  médecine 

Polycrate  lut  ravi  (|ue  je  voulusse  passer  ma  vie 
auprès  <le  lui.  Pour  m'y  attacher  ,  il  luc  donna  de 
grandes  richesses,  el  mei   coiribla  d'honneurs.   Je 
demeurai   long-lem;)S  a  Samos,  où  je  ne  pouvois 
assez  in'élonnêr  de  voir  un  homme  que  la  fortune 
sembloii  prendre  plaisir  à  servir  selon  lous  ses  dé- 
sirs. Il  sutlisoil  qu'il  entreprit  une  guerre,  la  vic- 
toire suivoil  prés  ;  il  n'avoilqu'à  vouloir  les  choses 
les  plus  difficiles,  elles  st  laisoienl  d'abord  comme 
d'elles-mèmi  s.  Ses  richesses  immenses  se  mulii- 
plioienl  lous  les  jours;  lous  ses  ennemis  étoienl 
abattus  à  ses  pieds;  sa  santé,  loin  de  diminuer, 
devenoil  plus  forte  et  plus   égale.  H  y  avoil  déjà 
quarante   ans  que  ce  tyran  tranquille  et  heureux 
tenoit  la  fortune,  comme  enchaînée,   sans  qu'elle 
os.àt  jamais  se  démentir  en  rien,  ni  lui  causer   le 
moindre  mécomptedans  lous  ses  desseins. Une  pros- 
périté si  inouie  parmi  les  hommes  me  laisoit  peur 
pour  lui.   .le   l'aimois  sincèrement,  el  je  ne  pus 
m'empécher  de  lui  découvrir  ma  crainte  :  elle  fit 
impression  dans  son  coMir  ;   car,  encore  qu'il  fût 
amolli  par  les  délices  el  enorgueilli    de  sa  puis- 
sance, il  nelaissoit  pas  d'avoir  quelques  sentimens 
d'humanité,  quand  on  le  faisoil  ressouvenir   des 
dieux  el  de  l'inconstance  des  choses  humaiues.  Il 
souffrit  que  je  lui  disse  la  vérité,  et  il  fut  si  louché 
de  ma  crainte  pour  lui,  (pi'enlin  il  résolut  d'inter- 
rompre le  cours  de  ses  prospérités_,  par  une  perle 
qu'il  vouloil  se  préparer  lui-même.  Je  vois  hien, 
/ne  dit-il,  qu'il  n'y  a  point  dhomme  qui  ne  doive 
en  sa  vie  éprouver  quelque  disgrâce  de  la  fortune  : 
plus  on  a  été  épargné  d'elle,  plus  on  a  à  craindre 
quelque  révolution  affreuse;  moi  (ju'elle  a  comblé 
de  biens  pendant  tanl  d'années  ,  je  dois  en  attendre 
des  maux  extrêmes,  si  je  ne  détourne  ce  (|ui  semble 
me  menacer.  Je  veux  donc  me  hâter  de  prévenir 
les  trahisons  de  cette  fortune  flaUeuse.  En  liisanlces 
paroles,  il  tira  de  son  doigl  son  anneau  ,  qui  étoit 
d'un  très-grand  prix,  el  qu'il  ainioil  fort  :  il  lejela 
eu  ma  présence  du  haut  d'une  tour  dans  la  mer,  et 
espéra,  par  celle  perte,  d'avoir  salislait  à  la  néces- 
sité de  subir,  du  moins  une  fois  en  sa  vie,  les  ri- 
gueurs de  la  fortune.  Mais  c'étoit  un  aveuglement 
causé  par  sa  prospérité.  Les  maux  (ju'on  choisit,  et 
qu'on  se  fait  soi-même,  ne  sont  plus  des  maux; 
nous  ne  sommes  alOigés  que  par  les  peines  forcées 
et  imprévues  dont  les  dieux  nous  frappent.  Poly- 
cratene  savoit  pas  ([ue  le  vrai  moyen  de  prévenir 
la  fortune,  étoit  de  se  détacher  par  sagesse  et  par 
modération  de  lous  les  biens  fragiles  qu'elle  doime. 
l-a  fortune,  à  laquelle  il   voulut  sacrifier  son  an- 
neau,  n'accepta  point  ce  sacrifice;  et  Polyrrate, 
malgré   lui,   parut  plus   heureux  que  jamais    Un 
poisson  avoil  avale  l'anneau  ;  le  poisson  avoil  été 
pris,  porté  chez  Polvcrale,  préparé  po\ir  être  servi 
a  sa  lable  ,  el   l'anneau,    trouvé    par  un  cuisinier 
dans  le  ventre  du  poisson,  fut  rendu  au  lyran  ,  qui 
pâlit  à  la  vue  d'une  fortune  si  opiniâtre  à  le  favoriser. 
Mais  le  temps  s'ai»prochoit  où  ses  prospérités  se 


beaucoup  de  constance  les  malheurs  de  sa  vieil- 
lesse. J'allai  répandre  des  fleurs  et  des  larmes 
sur  ses  cendres;  je  mis  une  inscription  hono- 
rable sur  son  tombeau  ,  et  je  demandai  ce  qu'é- 
toient  devenus  ses  enfans.  On  me  dit  que  le 
seul  qui  étoit  resté,  nommé  Orciloque,  ne 
pouvant  se  résoudre  à  paroître  sans  biens  dans 
sa  patrie  ,  où  son  père  avoit  eu  tant  d'éclat, 
s'étoit  embarqué  dans  un  vaisseau  étranger 
pour  aller  mener  une  vie  obscure  dans  quelque 
ile  écartée  de  la  mer.  On  m'ajouta  que  cet  Or- 
ciloque avoit  fait  naufrage  ,  peu  de  temps  après, 
vers  l'ile  de  Carpathe ,  et  qu'ainsi  il  ne  restoit 
plus  rien  de  la  famille  de  mon  bienfaiteur  Al- 
cine. Aussitôt  je  songeai  à  acheter  la  maison 
où  il  avoit  demeuré,  avec  les  champs  fertiles 
qu'il  possédoit  autour.  J'étois  bien  aise  de  re- 
voir ces  lieux,  qui  me  rappeloient  le  doux  sou- 
venir d'un  âge  si  agréable  et  d'un  si  bon  maî- 
tre :  il  mesembloit  que  j'étois  encore  dans  cette 
fleur  de  mes  premières  années  où  j'avois  servi 
Alcine.  A  peine  eus-je  acheté  de  ses  créanciers 
les  biens  de  sa  succession  ,  que  je  fus  obligé 
d'aller  à  Clazomène  :  mon  père  Polystrate   et 

dévoient  changer  toul-à-coup  en  des  adversités 
affreuses.  Le  grand  roi  de  Perse,  Darius  fils  d  Hys- 
taspe,  entreprit  la  guerre  contie  les  Grecs.  Il  sub- 
jugua bienlôl  toutes  les  colonies  grecques  de  la  rôte 
d'Asie,  el  des  iles  voisines,  qui  sont  dans  la  mer 
Egée.  Samos  fut  prise,  le  tyran  fut  vaincu,  et 
Oranle,  qui  commandoil  pour  le  grand  Roi,  ayant 
faii  dresser  une  haute  crtiix,  y  fil  aliacher  le  tyran. 
Ainsi  cet  liouiine,qui  avoit  joui  d'une  si  haute  pros- 
l>érilé,  et  qui  u'avoil  pu  mêmeéprouver  le  malheur 
(ju'il  avoil  chiTché,  périt  toul-à-coup  par  le  plus 
cruel  et  le  plus  infâme  de  tous  les  supplices.  Ainsi 
rien  ne  menace  tant  les  hommes  de  quelque  grand 
malheur,  qu'une  trop  grande  prospérité. 

Cette  loi  lune,  quit-e  joue  cruellement  des  hommes 
les  plus  élevés,  tire  aussi  de  ta  poussière  ceux  qui 
étoienl  les  plus  malheureux.   Elle  avoit  précipité 
Polycraie  du  haut  de  sa  roue,  el  elle  m'avoit  fait 
sortir  lie  la  plusinisérahle  de  toutes  les  conditions, 
pour  me  donner  de  grands  biens.  Les  Perses  ne 
me  les  ôtèreiit point  ;  au  contraire,  ils  firent  grand 
cas  de  ma  science  pour  guérir  les  hommes,    el  de 
la    modération  avec  laquelle  j  avois  vécu  pendant 
(|ue  j'étois  en  fweur  auprès  du  lyran.  Ceux  qui 
avoient  abusé  de  sa  confiance  etde  son  autorité  fu- 
rent punis  de  divers  supplices.   Comme  je  n'avois 
jamais  fait  de  mal  a  personne,  el  (jue  j'avois  au  con- 
traire fait  tout  le  bien  que  j'avois   pu  faire,  je  de- 
meurai le  seul  que  les  victorieux  épargnèrent,  et 
qu'ils  trailèrent   honorablement.  Chacun  s'en  ré- 
jouit, car  j'elois  aimé,  el  j'avois  joui  de  la  prospérité 
hans  envie,  parce;  que  je  n'avois  jamais  nronlré  ni 
<lurt!e,ni  orgueil,  ni  avidité,  ni  injustice.  Je  passai 
encore  à  Samos  (pielques  atuu'es  assez  Iranquille- 
meul,  mais  je  semis  enfin  un  violent  désir  de  revoir 
la  Lycie,  ou  j'avois  passé  si  doucement  mon  enfance. 


230 


FABLES. 


ma  mère  Phydile  étoient  morts.  J'avois  plu- 
sieurs frères  qui  \ivoient  mal  ensemble;  aussi- 
tôt que  je  fus  arrivé  à  Clazomène ,  je  me  pré- 
sentai à  eux  avec  un  habit  simple  ,  comme  un 
homme  dépourvu  de  biens  ,  en  leur  montrant 
les  marques  avec  lesquelles  vous  savez  qu'on  a 
soin  d'exposer  les  enfans.  Ils  furent  étonnés  de 
voir  ainsi  augmenter  le  nombre  des  héritiers  de 
Polystrate  ,  qui  dévoient  partager  sa  petite  suc- 
cession ;  ils  voulurent  même  me  contester  ma 
naissance  ,  et  ils  refusèrent  devant  les  juges  de 
me  reconnoilre.  Alors  ,  pour  punir  leur  inhu- 
manité ,  je  déclarai  que  je  consentois  à  être 
comme  un  étranger  pour  eux:  et  je  demandai 
qu'ils  fussent  aussi  exclus  pour  jamais  d'être 
mes  héritiers.  Les  juges  l'ordonnèrent  ,  et  alors 
je  montrai  les  richesses  que  j'avois  apportées 
dans  mon  vaisseau  ;  je  leur  découvris  que  j'é- 
tois  cet  Aristonoiis  qui  avoit  acquis  tant  de  tré- 
sors auprès  de  Damoclès ,  roi  de  Lycaonie  ,  et 
que  je  ne  m'étois  jamais  marié. 

Aies  frères  se  repentirent  de  m' avoir  traité  si 
injustement  ;  et  dans  le  désir  de  pouvoir  être 
un  jour  mes  héritiers ,  ils  firent  les  derniers 
efforts,  mais  inutilement ,  pour  s'insinuer  dans 
mon  amitié.  Leur  division  fut  cause  que  les 
biens  de  notre  père  furent  vendus  ;  je  les  ache- 
tai ;  et  ils  eurent  la  douleur  de  voir  tout  le  bien 
de  notre  père  passer  dans  les  mains  de  celui  à 
qui  ils  n'avoient  pas  voulu  en  donner  la  moin- 
dre partie  :  ainsi  ils  tombèrent  tous  dans  une 
affreuse  pauvreté.  Mais  après  qu'ils  eurent  as- 
sez senti  leur  faute ,  je  voulus  leur  montrer 
mon  bon  naturel  ;  je  leur  pardonnai ,  je  les  re- 
çus dans  ma  maison ,  je  leur  donnai  à  chacun 
de  quoi  gagner  du  bien  dans  le  commerce  de 
la  mer  ;  je  les  réunis  tous  :  eux  et  leurs  enfans 
demeurèrent  ensemble  paisiblement  chez  moi  ; 
je  devins  le  père  commun  de  toutes  ces  diffé- 
rentes familles.  Par  leur  union  et  par  leur  ap- 
plication au  travail ,  ils  amassèrent  bientôt  des 
richesses  considérables.  Cependant  la  vieillesse, 
conmie  vous  le  voyez  ,  est  venue  frapper  à  ma 
porte  ;  elle  a  blanchi  mes  cheveux  et  ridé  mon 
visage  ;  elle  m'avertit  que  je  ne  jouirai  pas  long- 
temps d'une  si  parfaite  prospérité.  Avant  que 
de  mourir  ,  j'ai  voulu  voir  encore  une  dernière 
fois  cette  terre  qui  m'est  si  chère,  et  qui  me 
touche  plus  que  ma  patrie  même  ,  cette  Lycie 
où  j'ai  appris  à  être  bon  et  sage  sous  la  con- 
duite du  vertueux  Alcine.  En  y  repassant  par 
mer ,  j'ai  trouvé  un  marchand  d'une  des  îles 
Cyclades ,  qui  m'a  assuré  qu'il  restoit  encore  à 
Délos  un  filsd'Orciloque,  qui  imitoit  la  sagesse 
et  la  vertu  de  son  grand-père  Alciue.  Aussitôt 


j'ai  quitté  la  route  de  Lycie  ,  et  je  me  suis  hâté 
de  venir  chercher ,  sous  les  auspices  d'Apollon, 
dans  sou  île,  ce  précieux  reste  d'une  famille  à 
qui  je  dois  tout.  Il  me  reste  peu  de  temps  à 
vivre  :  la  Parque  ,  ennemie  de  ce  doux  repos 
que  les  dieux  accordent  si  rarement  aux  mor- 
tels ,  se  hâtera  de  trancher  mes  jours  ;  mais  je 
serai  content  de  mourir,  pourvu  que  mes  yeux, 
avant  que  de  se  fermer  à  la  lumière ,  aient  vu 
le  petit-fils  de  mon  maître.  Parlez  maintenant, 
ô  vous  qui  habitez  avec  lui  dans  cette  île  ,  le 
connoissez-vous?  pouvez-vous  me  dire  où  je  le 
trouverai?  Si  vous  me  le  faites  voir,  puissent 
les  dieux  en  récompense  vous  faire  voir  sur  vos 
genoux  les  enfans  de  vos  enfans  jusqu'à  la  cin- 
quième génération  !  puissent  les  dieux  conser- 
ver toute  votre  maison  dans  la  paix  et  dans 
l'abondance  pour  fruit  de  votre  vertu  ! 

Pendant  qu'Aristonous  parloit  ainsi  ,  So- 
phronyme  versoit  des  larmes  mêlées  de  joie  et 
de  douleur.  Enfin  il  se  jette  sans  pouvoir  parler 
au  cou  du  vieillard  ,  il  l'embrasse,  il  le  serre, 
et  il  pousse  avec  peine  ces  paroles  entre-coupées 
de  soupirs  :  Je  suis,  ô  mon  père,  celui  que  vous 
cherchez  :  vous  voyez  Sophronyme,  petit-fils 
de  voire  ami  Alcine  :  c'est  moi  ;  et  je  ne  puis 
douter,  en  vous  écoutant ,  que  les  dieux  ne 
vous  aient  envoyé  ici  pour  adoucir  mes  maux. 
La  reconnoissance ,  qui  sembloit  perdue  sur  la 
terre,  se  retrouve  en  vous  seul.  J'avois  ouï  dire, 
dans  mon  enfance ,  qu'un  homme  célèbre  et 
riche,  établi  en  Lycaonie ,  avoit  été  nourri  chez 
mon  grand-père  :  mais  comme  Orciloque  mon 
père,  qui  est  mort  jeune,  me  laissa  au  berceau, 
je  n'ai  su  ces  choses  que  confusément.  Je  n'ai 
osé  aller  en  Lycaonie  dans  l'incertitude ,  et  j'ai 
mieux  aimé  demeurer  dans  cette  île ,  me  conso- 
lant dans  mes  malheurs  par  le  mépris  des 
vaines  richesses ,  et  par  le  doux  emploi  de  cul- 
tiver les  muses  dans  la  maison  sacrée  d'Apollon. 
La  sagesse,  qui  accoutume  les  hommes  à  se 
passer  de  peu  et  à  être  tranquilles,  m'a  tenu 
lieu  jusqu'ici  de  tous  les  autres  biens. 

En  achevant  ces  paroles ,  Sophronyme ,  se 
voyant  arrivé  au  temple ,  proposa  à  Aristonoûs 
d"y  faire  sa  prière  et  ses  otfrandes.  Us  firent  au 
dieu  un  sacrifice  de  deux  brebis  plus  blanches 
que  la  neige,  et  d'un  taureau  qui  avoit  un  crois- 
sant sur  le  front  entre  les  deux  cornes  :  ensuite 
ils  chantèrent  des  vers  en  l'honneur  du  dieu  qui 
éclaire  l'univers,  qui  règle  les  saisons,  qui  pré- 
side aux  sciences,  et  qui  anime  le  chœur  des 
neuf  Muses.  Au  sorfir  du  temple ,  Sophronyme 
et  Aristonoûs  passèrent  le  reste  du  jour  à  se 
raconter  leurs  aventures.  Sophronyme   reçut 


FABLES. 


231 


chez  lui  le  vieillard  ,  avec  la  tendresse  elle  res- 
pect qu'il  auroit  témoignés  à  Alcine  même  ,  s'il 
eût  été  encore  vivant.  Le  lendemain  ils  partirent 
ensemble,  et  firent  voile  vers  la  Lycie.  Aristo- 
nciis  mena  Soplironyme  dans  une  fertile  cam- 
pagne sur  le  bord  du  fleuve  Xantbe ,  dans  les 
ondes  duquel  Apollon  au  retour  de  la  cbasse  , 
couvert  de  poussière  ,  a  tant  de  fois  plongé  son 
corps  et  lavé  ses  beaux  cheveux  blonds.  Ils  trou- 
vèrent ,  le  long  de  ce  fleuve ,  des  peupliers  et 
des  saules  dont  la  verdure  tendre  et  naissante 
cachoit  les  nids  d'un  nombre  infini  d'oiseaux 
qui  chantoient  nuit  et  jour.  Le  fleuve,  tombant 
d'un  rocher  avec  beaucoup  de  bruit  et  d'écume, 
brisoit  ses  flots  dans  un  canal  plein  de  petits 
cailloux  :  toute  la  plaine  étoit  couverte  de  mois- 
sons dorées  ;  les  collines ,  qui  s'élevoient  en 
amphithéâtre,  étoient  chargées  de  ceps  de  vignes 
et  d'arbres  fruitiers.  Là  toute  la  nature  étoit 
riante  et  gracieuse  j  le  ciel  étoit  doux  et  serein, 
et  la  terre  toujours  prête  à  tirer  de  son  sein  de 
nouvelles  richesses  pour  payer  les  peines  du 
laboureur.  En  s'avançant  le  long  du  fleuve , 
Sophronyme  aperçut  une  maison  simple  et  mé- 
diocre ,  mais  d'une  architecture  agréable,  avec 
de  justes  proportions.  Il  n'y  trouva  ni  marbre  , 
ni  or,  ni  argent,  ni  ivoire,  ni  meubles  de  pour- 
pre :  tout  y  est  propre ,  et  plein  d'agrément  et 
de  commodité ,  sans  magnificence.  Une  fon- 
taine couloit  au  milieu  de  la  cour,  et  formoit 
un  petit  canal  le  long  d'un  tapis  vert.  Les  jar- 
dins n'étoient  point  vastes;  on  y  voyoit  des 
fruits  et  des  plantes  utiles  pour  nourrir  les 
hommes  :  aux  deux  côtés  du  jardin  paroissoient 
deux  bocages ,  dont  les  arbres  étoient  presque 
aussi  anciens  que  la  terre  leur  mère ,  et  dont 
les  rameaux  épais  faisoient  une  ombre  impéné- 
trable aux  rayons  du  soleil.  Ils  entrèrent  dans 
un  salon ,  où  ils  firent  un  doux  repas  des  mets 
que  la  nature  fournissoit  dans  les  jardins,  et  on 
n'y  voyoit  rien  de  ce  que  la  délicatesse  des  hom- 
mes va  chercher  si  loin  et  si  chèrement  dans  les 
villes;  c'étoit  du  lait  aussi  doux  que  celui  qu'A- 
pollon avoit  le  soin  de  traire  pendant  qu'il  étoit 
berger  chez  le  roi  Admète  ;  c'étoit  du  miel  plus 
exquis  que  celui  des  abeilles  d'Hybla  en  Sicile, 
ou  du  mont  Hymette  dansl'Attique  :  il  y  avoit 
des  légumes  du  jardin,  et  des  fruits  qu'on  ve- 
noit  de  cueillir.  Un  vin  plus  délicieux  que  le 
nectar  couloit  de  grands  vases  dans  des  coupes 
ciselées.  Pendant  ce  repas  frugal ,  mais  doux  et 
tranquille ,  Aristonoiis  ne  voulut  point  se  met- 
tre à  table.  D'abord  il  fit  ce  qu'il  put,  sous 
divers  prétextes,  pour  cacher  sa  modestie;  mais 
enfin,  comme  Soplironyme  voulut  le  presser,  il 


déclara  qu'il  ne  se  résoudroit  jamais  à  manger 
avec  le  petit-fils  d'Alcine,  qu'il  avoit  si  long- 
temps servi  dans  la  même  salle.  Voilà,  lui 
disoit-il ,  où  ce  sage  vieillard  avoit  accoutumé 
de  manger;  voilà  où  il  conversoit  avec  ses  amis; 
voilà  où  il  jouoit  à  divers  jeux  :  voici  où  il  se 
promenoit  en  lisant  Hésiode  et  Homère;  voici 
où  il  se  reposoit  la  nuit.  En  rappelant  ces  cir- 
constances son  cœur  s'attendrissoit,  et  les  larmes 
couloient  de  ses  yeux.  Après  le  repas ,  il  mena 
Sophronyme  voir  la  belle  prairie  où  erroient  ses 
grands  troupeaux  mugissans  sur  le  bord  du 
fleuve  ;  puis  ils  aperçurent  les  troupeaux  de 
moutons  qui  revenoient  des  gras  pâturages  ;  les 
mères  bêlantes  et  pleines  de  lait  y  étoient  sui- 
vies de  leurs  petits  agneaux  bondissans.  On 
voyoit  partout  les  ouvriers  empressés ,  qui  ani- 
moient  le  travail  pour  l'intérêt  de  leur  maître 
doux  et  humain,  qui  se  faisoit  aimer  d'eux ,  et 
leur  adoucissoit  les  peines  de  l'esclavage. 

Aristonoùs  ayant  montré  à  Sophronyme  cette 
maison ,  ces  esclaves ,  ces  troupeaux ,  et  ces 
terres  devenues  si  fertiles  par  une  soigneuse 
culture,  lui  dit  ces  paroles  :  Je  suis  ravi  de  vous 
voir  dans  l'ancien  patrimoine  de  vos  ancêtres; 
me  voilà  content,  puisque  je  vous  mets  en  pos- 
session du  lieu  où  j'ai  servi  si  long-temps  Alcine. 
Jouissez  en  paix  de  ce  qui  étoit  à  lui ,  vivez 
heureux,  et  préparez-vous  de  loin  par  votre 
vigilance  une  fin  plus  douce  que  la  sienne.  En 
même  temps  il  lui  fait  une  donation  de  ce  bien, 
avec  toutes  les  solennités  prescrites  par  les  lois; 
et  il  déclare  qu'il  exclut  de  sa  succession  ses 
héritiers  naturels,  si  jamais  ils  sont  assez  ingrats 
pour  contester  la  donation  qu'il  a  faite  au  petit- 
fils  d'Alcine  son  bienfaiteur.  Mais  ce  n'est  pas 
assez  |)0ur  contenter  le  cœurd'Aristonous.  Avant 
que  de  donner  sa  maison ,  il  l'orne  toute  en- 
tière de  meubles  neufs,  simples  et  modestes  à  la 
vérité,  mais  propres  et  agréables  :  il  remplit  les 
greniers  des  riches  présens  de  Cérès,  et  les  cel- 
liers d'un  vin  de  Chio  ,  digne  d'être  servi  par  la 
main  d'Hébé  ou  de  Ganymède  à  la  table  du 
grand  Jupiter;  il  y  met  aussi  du  vin  Pramé- 
nien ,  avec  une  abondante  provision  de  miel 
d'Hymette  et  d'Hybla,  et  d'huile  d'Attique, 
presque  aussi  douce  que  le  miel  même.  Enfin  il 
y  ajoute  d'innombrables  toisons  d'une  laine  fine 
et  blanche  comme  la  neige,  riche  dépouille  des 
tendres  brebis  qui  paissoienl  sur  les  montagnes 
d'Arcadie  et  dans  les  gras  pâturages  de  Sicile. 
C'est  en  cet  état  qu'il  donne  sa  maison  à  So- 
phronyme :  il  lui  donne  encore  cinquante  talens 
enboïqiies  .  et  réserve  à  ses  parens  les  biens 
qu'il  possède  dans  la  péninsule  de  Clazomène, 


232 


FABLES. 


aux  environs  de  Smyrne ,  de  Lébède  et  de  Co- 
loplion,  qui  étoient  d'un  très-grand  prix.  La 
donation  étant  faile.  Aristonoiis  se  rembarque 
dans  son  vaisseau  pour  retourner  dans  l'Ionie. 
Sophronyme ,  étonné  et  attendri  par  des  bien- 
faits si  magnifiques,  l'accompagne- jusqu'au 
vaisseau  les  larmes  aux  yeux,  le  nommant  tou- 
jours son  père  et  le  serrant  entre  ses  bras.  Aris- 
tonoiis arriva  bientôt  cbez  lui  par  une  heureuse 
navigation  :  aucun  de  ses  parens  n'osa  se  plain- 
dre de  ce  qu'il  venoit  de  donner  à  Sophronyme. 
J'ai  laissé,  leur  disoit-il,  pour  dernière  volonté 
dans  mon  testament ,  cet  ordre ,  que  Ions  mes 
biens  seront  vendus  et  distribués  aux  pauvres 
de  rionie ,  si  jamais  aucun  de  vous  s'oppose 
au  don  que  je  viens  de  faire  au  petit-fils  d"Al- 
cine. 

Le  sage  vieillard  vivoit  en  paix  ,  et  jouissoit 
des  biens  que  les  dieux  avoient  accordés  à  sa 
vertu.  Chaque  année,  malgré  sa  vieillesse  ,  il 
faisoit  un  voyage  en  Lycie  pour  revoir  Sophro- 
nyme ,  et  pour  aller  faire  un  sacrifice  sur  le 
tombeau  d'Alcine  ,  qu'il  avoit  enrichi  des  plus 
beaux  ornemens  de  l'architecture  et  de  la  sculp- 
ture. Il  avoit  ordonné  que  ses  propres  cendres, 
après  sa  mort,  seroienl  portées  dans  le  même 
tombeau ,  afin  qu'elles  reposassent  avec  celles 
de  son  cher  maître.  Chaque  année  au  prin- 
temps ,  Sophronyme ,  impatient  de  le  revoir, 
avoit  sans  cesse  les  yeux  tournés  vers  le  rivage 
de  la  mer,  pour  tâcher  de  découvrir  le  vaisseau 
d'Aristonoiis ,  qui  arrivoit  dans  cette  saison. 
Chaque  année  il  avoit  le  plaisir  de  voir  venir  de 
loin ,  au  travers  des  ondes  amères ,  ce  vaisseau 
qui  lui  étoit  si  cher,  et  la  venue  de  ce  vaisseau 
lui  étoit  infiniment  plus  douce  que  toutes  les 
grâces  de  la  nature  renaissante  au  printemps  , 
après  les  rigueurs  de  l'affreux  hiver. 

Une  année  il  ne  voyoit  point  venir,  connne 
les  autres,  ce  vaisseau  tant  désiré;  il  soupiroit 
amèrement  ;  la  tristesse  et  la  crainte  étoient 
peintes  sur  son  visage;  le  doux  sommeil  fuyoit 
loin  de  ses  yeux;  nul  mets  exquis  ne  lui  sem- 
bloit  doux  :  il  étoit  inquiet,  alarmé  du  moindre 
bruit,  toujours  tourné  vers  le  port;  il  deman- 
doit  à  tous  momens  si  on  n'avoit  point  vu  quel- 
que vaisseau  venu  d'ionie.  Il  en  vit  un  ;  mais, 
hélas!  Aristonoiis  n'y  étoit  pas,  il  ne  portoit 
que  ses  cendres  dans  une  urne  d'argent.  Am- 
phiclès ,  ancien  ami  du  mort ,  et  à  peu  près  du 
même  âge ,  fidèle  exécuteur  de  ses  dernières 
volontés,  apportoit  tristement  cette  urne.  Quand 
il  aborda  Sophronyme  ,  la  parole  leur  manqua 
à  tous  deux,  et  ils  ne  s'exprimèrent  que  par 
leurs  sanglots.  Sophronyme  ayant  baisé  l'urne. 


et  l'ayant  arrosée  de  ses  larmes ,  parla  ainsi  : 
0  vieillard ,  vous  avez  fait  le  bonheur  de  ma 
vie,  et  vous  me  causez  maintenant  la  plus  cruelle 
de  toutes  les  douleurs  :  je  ne  vous  verrai  plus  ; 
la  mort  me  seroit  douce  pour  xous  voir  et  pour 
vous  suivre  dans  les  champs  Élysées ,  où  votre 
ombre  jouit  de  la  bienheureuse  paix  que  les 
dieux  justes  réservent  à  la  vertu.  Vous  avez 
ramené  en  nos  jours  la  justice ,  la  piété  et  la  re- 
connoissance  sur  la  terre  :  vous  avez  montré 
dans  un  siècle  de  fer  la  bonté  et  l'innocence  de 
l'âge  d'or.  Les  dieux  ,  avant  que  de  vous  cou- 
ronner dans  le  séjour  des  justes ,  vous  ont  ac- 
cordé ici-bas  une  vieillesse  heureuse  ,  agréable 
et  longue  :  mais,  hélas!  ce  quidevroit  toujours 
durer  n'est  jamais  assez  long.  Je  ne  sens  plus 
aucun  plaisir  à  jouir  de  vos  dons,  puisque  je 
suis  réduit  à  en  jouir  sans  vous.  0  chère  ombre  ! 
quand  est-ce  que  je  vous  suivrai?  Précieuses 
cendres,  si  vous  pouvez  sentir  encore  quelque 
chose ,  vous  ressentirez  sans  doute  le  plaisir 
d'être  mêlées  à  celle  d'Alcine.  Les  miennes  s'y 
mêleront  aussi  un  jour.  En  attendant,  toute  ma 
consolation  sera  de  conserver  ces  restes  de  ce 
que  j'ai  le  plus  aimé.  0  Aristonoiis!  ô  Aristo- 
noiis !  non  ,  vous  ne  mourrez  point ,  et  vous 
vivrez  toujours  dans  le  fond  de  mon  cœur.  Plu- 
tôt m'oublier  moi-même,  que  d'oublier  jamais 
cet  homme  si  aimable ,  qui  m'a  tant  aimé  ,  qui 
aimoit  tant  la  vertu  ,  à  qui  je  dois  tout! 

Après  ces  p)aroles  entrecoupées  de  profonds 
soupirs,  Sophronyme  mit  l'urne  dans  le  tom- 
beau d'Alcine  :  il  immola  plusieurs  victimes, 
dont  le  sang  inonda  les  autels  de  gazon  qui  en- 
vironnoient  le  tombeau  ;  il  répandit  des  liba- 
tions abondantes  de  vin  et  de  lait;  il  brûla  des 
parfums  venus  du  fond  de  l'Orient,  et  il  s'éleva 
un  nuage  odoriférant  au  milieu  des  airs.  So- 
phronyme établit  à  jamais,  pour  toutes  les  an- 
nées, dans  la  même  saison  ,  des  jeux  funèbres 
en  l'honneur  d'Alcine  et  d'Aristonoiis.  On  y 
venoit  de  la  Carie  ,  heureuse  et  fertile  contrée  ; 
des  bords  enchantés  du  Méandre ,  qui  se  joue 
par  tant  de  détours,  et  qui  semble  quitter  à 
regret  le  pays  qu'il  arrose  ;  des  rives  toujours 
vertes  du  Caystre,  des  bords  du  Pactole,  qui 
roule  sous  ses  flots  un  sable  doré  ;  de  la  Pam- 
phylie  ,  que  Cérès ,  Pomone  et  Flore  ornent  à 
l'envi  :  enfin  des  vastes  plaines  de  la  Cilicie , 
arrosées  comme  un  jardin  par  les  torrens  qui 
tombent  du  mont  Taurus ,  toujours  couvert  de 
neige.  Pendant  cette  fête  si  solennelle  ,  les 
jeunes  garçons  et  les  jeunes  filles,  vêtus  de 
robes  traînantes  de  lin  plus  blanches  que  les 
lis .  chantoient  des  hvmnes  à  la  louange  d'Al- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


233 


cine  et  d'Arlstonous;  car  on  ne  pouvoit  louer 
l'un  sans  louer  aussi  l'autre,  ni  séparer  deux 
hommes  si  étroitement  unis,  même  après  leur 
mort. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  merveilleux,  c'est  que, 
dès  le  premier  jour,  pendant  que  Sophronyme 
faisoit  les  libations  de  vin  et  de  lait ,  un  myrte 
d'une  verdure  et  d'une  odeur  exquise  naquit  au 
milieu  du  tombeau,  et  éleva  tout-à-coup  sa  tête 
touffue  pour  couvrir  les  deux  urnes  de  ses  ra- 


meaux et  de  son  ombre.  Chacun  s'écria  qu'A- 
ristonoiis,  en  récompense  de  sa  verlu  ,  avoit  été 
changé  par  les  dieux  en  un  arbre  si  beau.  So- 
phronyme prit  soin  de  l'arroser  lui-même ,  et 
de  l'honorer  comme  une  divinité.  Cet  arbre, 
loin  de  vieillir,  se  renouvelle  de  dix  ans  en  dix 
ans  ;  et  les  dieux  ont  voulu  faire  voir ,  par 
cette  merveille ,  que  la  vertu  ,  qui  jette  un  si 
doux  parfum  dans  la  mémoire  des  hommes,  ne 
meurt  jamais. 


DIALOGUES   DES   MORTS 


COMPOSÉS  POUR  L^ÉDUCATION  DE  Mgr  LE  DUC  DE  BOURGOGNE. 


MERCURE  ET  CHÂRON. 

Comment  ceux  qui  sont  préposés  à  Téducation  des  princes 
doivent  travailler  à  corriger  leurs  vices  naissans  et  à 
leur  inspirer  les  vertus  de  leur  état. 

CrfAR.  —  D'eu  vient  que  tu  arrives  si  tard? 
Les  hommes  ne  meurent-ils  plus?  Avois-tu 
oublié  les  ailes  de  ton  bonnet  ou  de  ton  chapeau  ? 
T'es-tu  amusé  à  dérober?  Jupiter  t'avoit-il  en- 
voyé loin  pour  ses  amours?  As -tu  fait  le 
Sosie?  Parle  donc,  si  tu  veux. 

Mer.  —  J'ai  été  pris  pour  dupe  ;  car  je 
croyois  mener  dans  ta  barque  aujourd'hui  le 
prince  Picrochole  :  c'eût  été  une  bonne  prise. 

Char.  —  Quoi,  si  jeune  ! 

Mer.  Oui,  si  jeune.  Il  avoit  la  goutte  re- 
montée ,  et  crioit  comme  s'il  eût  vu  la  mort  de 
bien  près. 

Char.  — Hé  bien,  l'aurons-nous? 

Mer.  —  Je  ne  me  lie  plus  à  lui;  il  m'a 
trompé  trop  souvent.  A  peine  fut-il  dans  son 
lit ,  qu'il  oublia  son  mal  et  s'endormit. 

Char.  —  Mais  ce  n'étoit  donc  pas  un  vrai 
mal? 

Mer.  —  C'étoit  un  petit  mal  qu'il  croyoit 
grand.  Il  a  donné  bien  des  fois  de  telles  alar- 


mes. Je  l'ai  vu  ,  avec  la  colique  ,  qui  vouloit 
qu'on  lui  ôtàt  son  ventre.  Une  autre  fois  sai- 
gnant du  nez,  il  croyoit  que  son  amealloit  sortir 
dans  son  mouchoir. 

Char.  —  Comment  ira-t-il  à  la  guerre  ? 

Mer.  —  Il  la  fait  avec  des  échecs  sans  mal 
et  sans  douleur  ;  il  a  déjà  donné  plus  de  cent 
batailles. 

Char.  —  Triste  guerre  !  Il  ne  nous  en  revient 
aucun  mort. 

Mer,  —  J'espère  néanmoins  que  s'il  peut  se 
défaire  du  hadinage  et  de  la  mollesse  ,  il  fera 
grand  fracas  un  jour.  Il  a  la  colère  et  les  pleurs 
d'Achille:  il  pourroit  bien  en  avoir  le  courage  ; 
il  est  assez  mutin  pour  lui  ressembler.  On  dit 
qu'il  aime  les  Muses ,  qu'il  a  un  Chiron  ,  un 
Phœnix 

Char.  —  Mais  tout  cela  ne  fait  pas  notre 
compte.  Il  nous  faudroit  plutôt  un  jeune  prince 
brutal ,  ignorant ,  grossier,  qui  méprisât  les 
lettres,  qui  n'aimât  que  les  armes;  toujours 
prêta  s'enivrer  de  sang  .  qui  mît  sa  gloire  dans 
le  malheur  des  hommes.  Il  rempliroit  ma  barque 
vingt  fois  par  jour. 

Mer.  —  Ho  !  ho!  il  t'en  faut  donner  de  ces 
princes,  ou  plutôt  de  ces  monstres  affamés  de 
carnage  !  Celui-ci  est  plus  doux.  Je  crois  qu'il 
aimera  la  paix  ,  et  qu'il  saura  faire  la  guerre. 
On  voit  en  lui  les   commencemens  d'un  grand 


234 


DIALOGUES  DES  iMORTS. 


prince ,  comme  on  remarque  dans  un  bouton  de 
rose  naissante  ce  qui  promet  uue  belle  fleur. 

Char.  —  Mais  n'est-il  pas  bouillant  et  im- 
pétueux ? 

Mer.  Il  l'est  étrangement. 

Char.  —  Que  veux-tu  donc  dire  avec  tes 
Muses  ?  Il  ne  saura  jamais  rien;  il  mettra  le  dé- 
sorde  partout,  et  nous  enverra  bien  des  ombres 
plaintives.  Tant  mieux. 

Mer.  —  Il  est  impétueux,  mais  il  n'est  point 
mécbant  ;  il  est  curieux  ,  docile ,  plein  de  goût 
pour  les  belles  cboses  ;  il  aime  les  honnêtes  gens, 
et  sait  bon  gré  à  ceux  qui  le  corrigent.  S'il  peut 
surmonter  sa  promptitude  et  sa  paresse,  il  sera 
merveilleux  ;  je  te  le  prédis. 

Char.  —  Quoi!  prompt  et  paresseux?  Cela 
se  contredit.  Tu  rêves. 

Mer.  —  Non,  je  ne  rêve  point.  Il  est  prompt 
à  se  fâcher,  et  paresseux  à  faire  son  devoir  ; 
mais  chaque  jour  il  se  corrige. 

Char.  —  Nous  ne  l'aurons  donc  point  sitôt  ? 

Mer.  —  Non  ;  ses  maux  sont  plutôt  des 
impatiences  que  de  vraies  douleurs.  Jupiter 
le  destine  à  faire  long-temps  le  bonheur  des 
hommes. 


II. 


HERCULE  ET  THESEE. 

Les  reproches  que  se  font  ici  les  deux  héros  en  apprennent 
l'histoire  et  le  caractère  d'une  manière  courte  et  ingé- 
nieuse. 

Thés.  —  Hercule  ,  tu  me  surprends  :  je  te 
croyois  dans  le  haut  Olympe  à  la  table  des 
dieux.  Le  bruit  couroit  que  sur  le  mont  Œla, 
le  feu  avoit  consumé  en  toi  toute  la  nature 
mortelle  que  tu  tenois  de  ta  mère  ,  et  qu'il  ne 
te  restoit  plus  que  ce  qui  venoit  de  Jupiter.  Le 
bruit  couroit  aussi  que  tu  avois  épousé  Hébé  , 
qui  est  de  grand  loisir  depuis  que  Ganymède 
verse  le  nectar  en  sa  place. 

Her.  —  Ne  sais-tu  pas  que  ce  n'est  ici  que 
mon  ombre? 

Thés.  —  Ce  que  tu  vois  n'est  aussi  que  la 
mienne.  Mais  quand  elle  est  ici,  je  n'ai  rien  dans 
rOlympe. 

Her.  —  C'est  que  tu  n'es  pas ,  comme  moi , 
fils  de  Jupiter. 

Thés.  —  Bon!  Élhra  ma  mère  et  mon  père 
Egeus  nont-ils  pas  dit  que  j'etoisfils  de  Neptu- 
ne, comme  Alcmène,  pour  cacher  safaute  pen- 


dant qu'Amphitryon  étoit  au  siège  de  Thèbes, 
lui  fit  accroire  qu'elle  avoit  reçu  une  visite  de 
Jupiter  ? 

Her.  —  Je  te  trouve  bien  hardi  de  te  moquer 
du  dompteur  des  monstres.  Je  n'ai  jamais  en- 
tendu raillerie. 

Thés.  —  Mais  ton  ombre  n'est  guère  à  crain- 
dre. Je  ne  vais  point  dans  l'Olympe  rire  aux  dé- 
pens du  fils  de  Jupiter  immortalisé.  Pour  des 
monstres,  j'en  ai  dompté  en  mon  temps  aussi 
bien  que  toi. 

Her.  —  Oserois-tu  comparer  tes  foibles  ac- 
tions avec  mes  travaux  ?  On  n'oubliera  jamais 
le  lion  de  Némée  ,  pour  lequel  sont  établis  les 
jeux  Néméaques  ;  l'hydre  de  Lerne  ,  dont  les 
têtes  se  muUiplioient;  le  sangher  d'Erymanthe  ; 
le  cerf  aux  pieds  d'airain;  les  oiseaux  de  Stym- 
phale  ;  l'Amazone  dont  j'enlevai  la  ceinture; 
l'étable  d'Augée  ;  le  taureau  que  je  traînai  dans 
l'Hespérie  ;  Cacus ,  que  je  vainquis  ;  les  che- 
vaux de  Diomède,  qui  se  nourrissoient  de  chair 
humaine  ;  Géryon ,  roi  des  Espagnes ,  à  trois 
têtes  ;  les  pommes  d'or  du  jardin  des  Hespéri- 
des  ;  enfin  Cerbère ,  que  je  traînai  hors  des  en- 
fers ,  et  que  je  contraignis  de  voir  la  lumière. 

Thés.  —  Et  moi ,  n'ai-je  pas  vaincu  tous  les 
brigands  de  la  Grèce,  chassé  Médée  de  chez 
mon  père  ,  tué  le  Minotaure  ,  et  trouvé  l'issue 
du  Labyrinthe,  ce  qui  fit  établir  les  jeux  Isthmi- 
ques?  ils  valent  bien  ceux  de  Némée.  De  plus, 
j'ai  vaincu  les  Amazones  qui  vinrent  assiéger 
Athènes.  Ajoute  à  ces  actions  le  combat  des  La- 
pithes,,  le  voyage  de  Jason  pour  la  toison  d'or, 
et  la  chasse  du  sanglier  de  Calydon  ,  où  j'ai  eu 
tant  de  part.  J'ai  osé  ,  aussi-bien  que  toi ,  des- 
cendre aux  enfers. 

Her.  —  Oui ,  mais  tu  fus  puni  de  ta  folle 
entreprise.  Tu  ne  pris  point  Proserpine  ;  Cer- 
bère, que  je  traînai  hors  de  son  antre  ténébreux, 
dévora  à  tes  yeux  ton  ami ,  et  tu  demeuras 
captif.  As-tu  oublié  que  Castor  et  Pollux  re- 
prirent dans  tes  mains  Hélène  leur  sœur  dans 
Aphidne?  Tu  leur  laissas  aussi  enlever  ta  pau- 
vre mère  Ethra.  Tout  cela  est  d'un  foible  héros. 
Enfin  tu  fus  chassé  d'Athènes  ;  et  te  retirant 
dans  l'île  de  Scyros  ,  Lycomède,  qui  savoit 
combien  tu  étois  accoutumé  à  faire  des  entre- 
prises injustes ,  pour  te  prévenir  te  précipita  du 
haut  d'un  rocher.  Voilà  une  belle  tin! 

Thés.  —  La  tienne  est-elle  plus  honorable? 
Devenir  amoureux  d'Omphale,  chez  qui  tu  fi- 
lois  ;  puis  la  quitter  pour  la  jeune  lole  ,  au  pré- 
judice de  la  pauvre  Déjanire  à  qui  tu  avois 
donné  ta  foi  ;  se  laisser  donner  la  tunique  trem- 
pée dans  le  sang  du  centaure  Nessus;  devenir 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


235 


furieux  jusqu'à  précipiter  des  rochers  du  mont 
QEtadans  la  mer  le  pauvre  Lichas,  qui  ne  t'a- 
voit  rien  fait ,  et  prier  Philoctète  en  mourant  de 
cacher  ton  sépulcre ,  alin  qu'on  te  crût  un  dieu  : 
cela  est-il  plus  beau  que  ma  mort?  Au  moins  , 
avant  que  d'être  chassé  par  les  Athéniens  , 
je  les  avois  tirés  de  leurs  bourgs,  où  ils  vivoient 
avec  barbarie,  pour  les  civiliser  et  leur  donner 
des  lois  dans  l'enceinte  d'une  nouvelle  ville. 
Pour  toi,  tu  n'avois  garde  d'être  législateur; 
tout  ton  mérite  étoit  dans  tes  bras  nerveux  et 
dans  tes  épaules  larges. 

Her.  —  Mes  épaules  ont  porté  le   monde 

pour  soutenir  Atlas.  Déplus  mon  courage  étoit 

admiré.  Il  est  vrai  que  j'ai  été  trop  attaché  aux 

femmes  ;  mais  c'est  bien  à  toi  à  me  le  reprocher, 

toi  qui  abandonnas  avec  ingratitude   Ariadne 

qui  t'avoit  sauvé  la  vie  en  Crète!  Penses-tu  que 

je  n'aie  point  entendu  parler  de  l'amazone  An- 

tiope  à  laquelle   tu  fus  encore  infidèle  ?  Eglé 

qui  lui  succéda  ne  fut  pas  plus  heureuse.  Tu 

(    avois   enlevé  Hélène  ;  mais  ses  frères  te  surent 

i;   bien  punir.    Phèdre  t'avoit  aveuglé  jusqu'au 

\   point  qu'elle  t'engagea  à  faire  périr  Hippolyte 

;■   que  tu  avois  eu  de  l'Amazone.  Plusieurs  autres 

ont  possédé  ton  cœur,  et  ne  l'ont  pas  possédé 

long-temps. 

'Thés.  —  Mais  entlnje  ne  filois  pas  comme 
celui  qui  a  porté  le  monde. 

Her.  —  Je  t'abandonne  ma  vie  lâche  eteflé- 
minée  en  Lydie;  mais  tout  le  reste  est  au-dessus 
de  l'homme. 

Thés.  —  Tant  pis  pour  toi,  que  tout  le  reste 
étant  au-dessus  de  l'homme  ,  cet  endroit  soit  si 
fort  au-dessous.  D'ailleurs  tes  travaux ,  que  lu 
vantes  tant ,  tu  ne  les  as  accomplis  que  pour 
obéir  à  Eurysthée. 

Her.  —  Il  est  vrai  que  Junon  m'avoit  assu- 
jetti à  toutes  ses  volontés.  Mais  c'est  la  destinée 
de  k  vertu  d'être  livrée  à  la  persécution  des 
lâches  et  des  méchans  :  mais  sa  persécution  n'a 
servi  qu'à  exercer  ma  patience  et  mon  courage. 
Au  contraire ,  tu  as  souvent  fait  des  choses 
injustes.  Heureux  le  monde  ,  si  tu  ne  fusses 
point  sorti  du  Labyrinthe. 

Thés.  —  Alors  je  déhvrai  Athènes  du  tribut 
de  sept  jeunes  hommes  et  d'autant  de  filles , 
que  Minos  lui  avoit  imposé  à  cause  de  la  mort 
de  son  fils  Androgée.  Hélas!  mon  père  Egée, 
qui  mattendoil,  ayant  cru  voir  la  voile  noire  au 
lieu  de  la  blanche  ,  se  jeta  dans  la  mer,  et  je  le 
trouvai  mort  en  arrivant.  Dès  lors  je  gouvernai 
sagement  Athènes. 

Her.  —  Gomment  l'aurois-tu  gouvernée  , 
puisque  tu  étois  tous  les  jours  dans  de  nouvelles 


expéditions  de  guerre  ,  et  que  tu  mis ,  par  tes 
amours,  le  feu  dans  toute  la  Grèce? 

Thés.  —  Ne  parlons  plus  d'amours  :  sur  ce 
chapitre  honteux  nous  ne  nous  en  devons  rien 
l'un  à  l'autre. 

Her.  —  Je  l'avoue  de  bonne  foi  ;  je  te  cède 
même  pour  l'éloquence  :  mais  ,  ce  qui  décide , 
c'est  que  tu  es  dans  les  enfers  à  la  merci  de 
Plutonque  tuas  irrité,  et  que  je  suis  au  rang 
des  immortels  dans  le  haut  Olympe 


m. 


LE  CENTAURE  CHIRON  ET  ACHILLE. 

Peinture  vive  des  écueils  d'une  jeunesse  bouillante  ,  dans 
un  prince  né  pour  commander. 

ÀCH.  —  A  quoi  me  sert-il  d'avoir  reçu  tes 
instructions  ?  Tu  ne  m'as  jamais  parlé  que  de 
sagesse,  de  valeur,  de  gloire,  d'héroïsme.  Avec 
tes  beaux  discours,  me  voilà  devenu  une  ombre 
vaine  :  ne  m'auroit-il  pas  mieux  valu  passer 
une  longue  et  délicieuse  vie  chez  le  roi  Lyco- 
mède  ,  déguisé  en  fille,  avec  les  princesses  filles 
de  ce  roi? 

Chir.  —  Hé  bien  ,  veux-tu  demander  au 
destin  de  retourner  parmi  ces  filles?  Tu  fileras; 
tu  perdras  toute  ta  gloire  ;  on  fera  sans  toi  un 
nouveau  siège  de  Troie  ;  le  fier  Agamemnon , 
ton  ennemi ,  sera  chanté  par  Homère  ;  Ther- 
site  même  ne  sera  pas  oublié  :  mais  pour  toi , 
tu  seras  enseveli  honteusement  dans  les  ténèbres. 

AcH.  —  Agamemnon  m'enlever  ma  gloire  ! 
moi  demeurer  dans  un  honteux  oubli!  Je  ne 
puis  le  soulfrir,  et  j'aimerois  mieux  périr  encore 
une  fois  de  la  main  du  lâche  Paris. 

Chir.  —  Mes  instructions  sur  la  vertu  ne 
sont  donc  pas  à  mépriser. 

Ach.  —  Je  l'avoue;  mais  pour  en  profiter, 
je  voudrois  retourner  au  monde. 

Chir.  —  Qu'y  ferois-tu  cette  seconde  fois? 

Ach.  —  Qu'est-ce  que  j'y  ferois?  j'éviterois 
la  querelle  que  j'eus  avec  Agamemnon  ;  par  là 
j'épargnerois  la  vie  de  mon  ami  Patrocle  ,  et  le 
sang  de  tant  d'autres  Grecs  que  je  laissai  périr 
sous  le  glaive  cruel  des  Troyens ,  pendant  que 
je  me  roulois  de  désespoir  sur  le  sable  du  rivage 
comme  un  insensé. 

Chir.  —  Mais  ne  t'avois-je  pas  prédit  que  ta 
colère  te  feroit  faire  toutes  ces  folies  ? 

AcH.  —  Il  est  vrai  ,  lu  me  l'avois  dit  cent 
fois  ;  mais  la  jeunesse  écoute-t-elle  ce  qu'on  lui 


-236 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


(lit?  Elle  ne  croit  que  ce  qu'elle  voit.  0  si  je 
poiivois  redevenir  jeune  ! 

Chir. — Tu  redeviendrois  emporté  et  indocile. 

AcH.  —  Non  ,  je  te  le  promets. 

Chir.  —  Hé  !  ne  m'avois-tu  pas  promis  cent 
et  cent  fois  dans  mon  antre  de  Thessalie  de  te 
modérer  quand  tu  serois  au  siège  de  Troie?  l'as- 
lufait? 

AcH.  —  J'avoue  que  non. 

Chir.  —  Tu  ne  le  ferois  pas  mieux  quand  tu 
redeviendrois  jeune  ;  tu  promettrois  comme  tu 
promets,  et  tu  tiendrois  ta  promesse  comme  tu 
l'as  tenue. 

AcH.  —  La  jeunesse  est  donc  une  étrange 
maladie  ! 

Chir.  — Tu  voudrois  pourtant  encore  en  être 
malade. 

AcH.  —  Il  est  vrai  :  mais  la  jeunesse  seroit 
charmante,  si  on  pouvoit  la  rendre  modérée  et 
capable  de  réflexions.  Toi ,  qui  connois  tant  de 
remèdes  ,  n'en  as-tu  point  quelqu'un  pour 
guérir  cette  fougue,  ce  bouillon  du  sang,  plus 
dangereux  qu'une  fièvre  ardente. 

Chir.  —  Le  remède  est  de  se  craindre  soi- 
même  ,  de  croire  les  gens  sages ,  de  les  appeler 
à  son  secours ,  de  profiter  de  ses  fautes  passées 
pour  prévoir  celles  qu'il  faut  évitera  l'avenir, 
et  d'invoquer  souvent  Minerve,  dont  la  sagesse 
est  au-dessus  de  la  valeur  emportée  de  Mars. 

AcH.  —  Hé  bien,  je  ferai  tout  cela,  si  tu  peux 
obtenir  de  .lupiter  qu'il  me  rappelle  à  la  jeu- 
nesse florissante  où  je  me  suis  vu.  Fais  qu'il  te 
rende  aussi  la  lumière,  et  qu'il  m'assujettisse 
à  tes  volontés  comme  Hercule  le  fut  à  celles 
d'Eurysthée. 

Chir.  —  J'y  consens;  je  vais  faire  cette 
prière  au  père  des  dieux  :  je  sais  qu'il  m'exau- 
cera. Tu  renaîtras,  après  une  longue  suite  de 
siècles ,  avec  du  génie ,  de  l'élévation ,  du 
courage  ,  du  goût  pour  les  muses  ,  mais  avec 
un  naturel  impatient  et  impétueux  :  tu  auras 
Chiron  à  tes  côtés;  nous  verrons  l'usage  que  tu 
en  feras. 


IV. 


ACHILLE  ET  HOMERE. 

Manière  aimable  de  faire  naître  dans  le  cœur  d'un  jeune 
prince  l'amour  des  belles  lettres  et  de  la  gloire. 

AcH.  —  Je  suis  ravi,    grand  poète,  d'avoir 
servi  à  t'immortaliser.  Ma  querelle  contre  Aga- 


niemnon  ,  ma  douleur  de  la  mort  de  Patrocle, 
mes  combats  contre  les  Troyens ,  la  victoire 
que  je  remportai  sur  Hector,  t'ont  donné  le 
l)lus  beau  sujet  de  poème  qu'on  ait  jamais  vu. 

Hoji.  —  J'avoue  que  le  sujet  est  beau  ;  mais 
j'en  aurois  bien  pu  trouver  d'autres.  Une 
preuve  qu'il  y  en  a  d'autres,  c'est  que  j'en  ai 
trouvé  effectivement.  Les  aventures  du  sage  et 
patient  Ulysse  valent  bien  la  colère  de  l'impé- 
tueux Achflle. 

AcH.  —  Quoi  î  comparer  le  rusé  et  trompeur 
Ulysse  au  fils  de  Thétys  plus  terrible  que  Mars  ! 
Va,  poêle  ingrat,  tu  sentiras.... 

HoM.  —  Tu  as  oublié  que  les  ombres  ne 
doivent  point  se  mettre  en  colère.  Une  colère 
d'ombre  n'est  guère  à  craindre.  Tu  n'as  plus 
d'autres  armes  à  employer  que  de  bonnes  rai- 
sons. 

AcH.  —  Pourquoi  aussi  viens-tu  me  désa- 
vouer que  tu  me  dois  la  gloire  de  ton  plus  beau 
poème  ?  L'autre  n'est  qu'un  amas  de  contes  de 
vieilles;  tout  y  languit;  tout  sent  son  vieillard 
dont  la  vivacité  est  éteinte,  et  qui  ne  sait  point 
finir. 

HoM.  —  Tu  ressembles  à  bien  des  gens,  qui, 
faute  de  connoîtrc  les  divers  genres  d'écrire  , 
croient  qu'un  auteur  ne  se  soutient  pas  quand 
il  passe  d'un  genre  vif  et  rapide,  à  un  autre 
plus  doux  et  plus  modéré.  Ils  devroient  savoir 
que  la  perfection  est  d'observer  toujours  les 
divers  caractères,  de  varier  son  style  suivant  les 
sujets  ,  de  s'élever  ou  de  s'abaisser  à  propos  , 
et  de  donner,  par  ce  contraste ,  des  caractères 
plus  marqués  et  plus  agréables.  Il  faut  savoir 
sonner  de  la  trompette ,  toucher  la  lyre ,  et 
jouer  même  de  la  flûte  champêtre.  Je  crois  que 
tu  voudrois  que  je  peignisse  Calypso  avec  ses 
nymphes  dans  sa  grotte  ,  ou  >fausicaa  sur  le 
rivage  de  la  mer,  comme  les  héros  et  les  dieux 
mêmes  combattant  aux  portes  de  Troie.  Parle 
de  guerre  ,  c'est  ton  fait,  et  ne  le  mêle  jamais 
de  décider  sur  la  poésie  en  ma  présence. 

AcH.  —  0  que  tu  es  fier,  bonhomme  aveu- 
gle! tu  te  prévaux  de  ma  mort. 

HoM.  —  Je  me  prévaux  aussi  de  la  mienne. 
Tu  n'es  plus  que  l'ombre  d'Achille  ,  et  moi  je 
ne  suis  que  l'ombre  d'Homère. 

AcH.  —  Ah  !  que  ne  puis-je  faire  sentir  mon 
ancienne  force  à  cette  ombre  ingrate  ! 

HoM.  —  Puisque  tu  me  presses  tant  sur  l'in- 
grafitude,  je  veux  enfin  te  détromper.  Tu  ne 
m'as  fourni  qu'un  sujet  que  je  pouvois  trouver 
ailleurs  :  mais  moi ,  je  t'ai  donné  une  gloire 
qu'un  autre  n'eût  pu  te  donner,  et  qui  ne  s'ef- 
facera jamais. 


DIALOGUES  DES  xMORTS. 


237 


AcH.  —  Comment!  tu  t'imagines  que  sans 
tes  vers  le  grand  Achille  ne  seroit  pas  admiré  de 
toutes  les  nations  et  de  tous  les  siècles  ? 

HoM.  —  Plaisante  vanité!  pour  avoir  ré- 
pandu plus  de  sang  qu'un  autre  au  siège  d'une 
ville  qui  n'a  été  prise  qu'après  la  mort!  Hé! 
combien  y  a-t-il  do  héros  qui  ont  voincu  de 
grands  peuples  et  conquis  de  grands  royaumes  ! 
cependant  ils  sont  dans  les  ténèbres  de  l'oubli  ; 
on  ne  sait  pas  même  leurs  noms.  Les  Muses 
seules  peuvent  immortaliser  les  grandes  ac- 
tions. Un  roi  qui  aime  la  gloire  la  doit  cher- 
cher dans  ces  deux  choses  :  premièrement  il 
faut  la  mériter  par  la  vertu,  ensuite  se  faire 
aimer  par  les  nourrissons  des  Muses  qui  peu- 
vent les  chanter  à  toute  la  postérité. 

AcH.  —  iMais  il  ne  dépend  pas  toujours  des 
princes  d'avoir  de  grands  poètes  :  c'est  par 
hasard  que  tu  as  conçu,  long-temps  après  ma 
mort  ,  le  dessein  de  faire  ton  Iliade. 

HoM.  —  Il  est  vrai;  mais  quand  un  prince 
aime  les  lettres ,  il  se  forme  pendant  son  règne 
beaucoup  de  poètes.  Ses  récompenses  et  son  es- 
time excitent  entre  eux  une  noble  émulation  ;  le 
goût  se  perfectionne.  11  n'a  qu'à  aimer  et  qu'à  fa- 
voriser les  Muses ,  elles  feront  bientôt  paroitre 
des  hommes  inspirés  pour  louer  tout  ce  qu'il 
y  a  de  louable  en  lui.  Quand  un  prince  manque 
d'un  Homère,  c'est  qu'il  n'est  pas  digne  d'en 
avoir  un  :  son  défaut  de  goût  attire  l'ignorance, 
la  grossièreté  et  la  barbarie.  La  barbarie  dés- 
honore toute  une  nation,  et  ôte  toute  espé- 
rance de  gloire  durable  au  prince  qui  règne. 
Ne  sais-tu  pas  qu'Alexandre,  qui  est  depuis  peu 
descendu  ici-bas ,  pleuroit  de  n'avoii-  point  un 
poète  qui  fît  pour  lui  ce  que  j'ai  fait  pour  toi? 
c'est  qu'il  avoit  le  goût  bon  sur  la  gloire.  Pour 
toi,  tu  me  dois  tout,  et  tu  n'as  point  de  honte  de 
me  traiter  d'ingrat  !  Il  n'est  plus  temps  de  s'em- 
porter :  ta  colère  devant  Troie  étoit  lionne  à  me 
fournir  le  sujet  d'un  poème  ;  mais  je  ne  puis 
chanter  les  empoilemens  que  tu  aurois  ici ,  et 
ils  ne  te  feroient  point  d'honneur.  Souviens- 
toi  seulement  que  la  Parque  t'ayant  ôté  tous  les 
autres  avantages ,  il  ne  te  reste  plus  que  le 
grand  nom  que  tu  tiens  de  mes  vers.  Adieu. 
Quand  tu  seras  de  plus  belle  humeur,  je  vien- 
drai te  chanter  dans  ce  bocage  certains  endroits 
de  l'Iliade;  par  exemple,  la  défaite  des  Grecs 
en  ton  absence ,  la  consternation  des  Troyens 
dès  qu'on  te  vit  paroitre  pour  venger  Patrocle  , 
les  dieux  mêmes  étonnés  de  le  voir  comme 
Jupiter  foudroyant.  Après  cela,  dis,  si  tu  l'oses, 
qu'Achille  ne  doit  point  sa  gloire  à  Homère. 


ULYSSE  ET  ACHILLE. 

Caractères  de  ces  deux  guerriers. 

Ul.  —  Bonjour ,  fils  de  Thétys ,  je  suis 
enfin  descendu,  après  une  longue  vie  ,  dans  ces 
tristes  lieux  ,  où  tu  fus  précipité  dès  la  fleur  de 
ton  âge. 

AcH.  —  J'ai  vécu  peu  ,  parce  que  les  des- 
tins injustes  n'ont  pas  permis  que  j'acquisse 
plus  de  gloire  qu'ils  n'en  veulent  accorder  aux 
mortels. 

Ul.  —  Ils  m'ont  pourtant  laissé  vivre  long- 
temps parmi  des  dangers  infinis,  d'où  je  suis 
toujours  sorti  avec  honneur. 

AcH. —  Quel  honneur,  de  prévaloir  tou- 
jours par  la  ruse!  Pour  moi,  je  n'ai  point  su 
dissimuler  ;  je  n'ai  su  que  vaincre. 

Ul.  —  Cependant  j'ai  été  jugé  après  ta  mort 
le  plus  digne  de  porter  tes  armes. 

AcH.  —  Bon  !  tu  les  as  obtenues  par  ton 
éloquence ,  et  non  par  ton  courage.  Je  fré- 
mis quand  je  pense  que  les  armes  faites  par  le 
dieu  Vulcain  ,  et  que  ma  mère  m'avoit  don- 
nées, ont  été  la  récompense  d'un  discoureur 
artificieux. 

Ul.  —  Sache  que  j'ai  fait  plus  que  toi.  Tu 
es  tombé  mort  devant  la  ville  de  Troie,  qui 
étoit  encore  dans  toute  sa  gloire ,  et  c'est  moi 
qui  l'ai  renversée. 

AcH.  —  Il  est  plus  beau  de  périr  par  l'in- 
juste courroux  des  dieux  après  avoir  vaincu 
ses  ennemis ,  que  de  finir  une  guerre  en  se 
cachant  dans  un  cheval ,  et  en  se  servant  des 
mystères  de  Minerve  pour  tromper  ses  ennemis. 

Ul.  —  As-tu  donc  oublié  que  les  Grecs  me 
doivenlAchille  mème?Sansmoi,  lu  aurois  passé 
une  vie  honteuse  parmi  les  filles  du  roi  Lyco- 
mède.  Tu  me  dois  toutes  les  belles  actions  que 
je  t'ai  contraint  de  fan-e. 

AcH.  —  Mais  enfin  je  les  ai  faites ,  et  toi  tu 
n'as  rien  fait  que  des  tromperies.  Pour  moi  , 
quand  j'étois  parmi  les  filles  de  Lycomède,  c'est 
que  ma  mère  Thétys,  qui  savoit  que  je  devois 
périr  au  siège  de  Troie,  m'avoit  caché  pour 
sauver  ma  vie.  Mais  toi ,  qui  ne  devois  point 
mourir,  pourquoi  faisois-tu  le  fou  avec  ta  char- 
rue quand  Palamède  découvrit  si  bien  ta  ruse? 
0  qu'il  y  a  de  plaisir  de  voir  trom[)er  un  troin  - 
peur  !    Il    mit ,  t'en  souviens-tu ,   Télémaque 


238 


dans  le  champ ,  pour  voir  si  tu  ferois  passer  la 
charrue  sur  ton  propre  fils. 

Ul.  —  Je  m'en  souviens;  mais  j'aimois  Pé- 
nélope que  je  ne  voulois  pas  quitter.  N'as-tu 
pas  fait  de  plus  grandes  folies  pour  Briséis , 
quand  tu  quittas  le  camp  des  Grecs,  et  fus  cause 
de  la  mort  de  ton  ami  Patrocle? 

AcH.  —  Oui;  mais,  quand  j'y  retournai, 
je  vengeai  Patrocle  et  je  vainquis  Hector.  Qui 
as-tu  vaincus  en  ta  vie,  si  ce  n'est  Irus ,  ce 
gueux  d'Ithaque? 

Ul.  —  Et  les  amans  de  Pénélope ,  et  le 
cyclope  Polyphême  ? 

AcH.  —  Tu  as  pris  les  amans  en  trahison  ; 
c'étoient  des  hommes  amollis  par  les  plaisirs, 
et  presque  toujours  ivres.  Pour  Polyphême  , 
tu  n'en  devrois  jamais  jiarler.  Situ  eusses  osé 
l'attendre,  il  t'auroitfait  payer  bien  chèrement 
l'œil  que  tu  lui  crevas  pendant  son  sommeil. 

Ul.  —  Mais  enfin  j'ai  essuyé  pendant  vingt 
ans  ,  au  siège  de  Troie  et  dans  mes  voyages , 
tous  les  dangers  et  tous  les  malheurs  qui  peu- 
vent exercer  le  courage  et  la  sagesse  d'un 
homme.  Mais  qu'as-tu  jamais  eu  à  conduire? 
11  n'y  avoit  en  toi  qu'une  impétuosité  folle  ,  et 
une  fureur  que  les  hommes  grossiers  ont  nom- 
mée courage.  La  main  du  lâche  Paris  eu  est 
venue  à  bout. 

AcH.  —  Mais  toi ,  qui  te  vantes  de  ta  pru- 
dence, ne  t'es-tu  pas  fait  tuer  sottement  par  ton 
propre  filsTélégone  qui  te  naquit  de  Gircé?  Tu 
n'eus  pas  la  précaution  de  te  faire  reconnoître 
par  lui.  Voilà  un  plaisant  sage  pour  me  traiter 
de  fou  ! 

Ul.  —  Va ,  je  te  laisse  avec  l'ombre  d'Ajax, 
aussi  brutal  que  toi  ,  et  aussi  jaloux  de  ma 
gloire. 


DIALOGUES  DES  MORTS.  ,,  , 

premier  étal.  Plutarque  a  parlé  de  cette  fable; 
et  j'ai  cru  que  c'étoit  un  sujet  propre  à  faire  un 
dialogue ,  pour  montrer  que  les  hommes  se- 
roient  pires  que  les  bêle3  ,  si  la  solide  philo- 
sophie et  la  vraie  religion  ne  les  soutenoient. 


VL 


ULYSSE  ET  GRILLUS. 


Lorsql' Ulysse  délivra  ses  compagnons,  et 
qu'il  contraignit  Circé  de  leur  rendre  leur  pre- 
mière forme  ,  chacun  d'eux  fut  dépouillé  de  la 
figure  d'un  animal ,  dont  Circé  l'avoit  revêtu 
par  l'enchantement  de  sa  verge  d'or  *.  Il  n'y 
eut  que  Grillus,  qui  étoit  devenu  pourceau,  qui 
ne  put  jamais  se  résoudre  à  redevenir  homme. 
Ulysse  employa  inutilement  toute  son  éloquence 
pour  lui  persuader  qu'il  devoit  rentrer  dans  son 

•  Voyez  HoM.    Odyss.  liv.  x.   Ce  prt'ambule  a   élé  omis 
dans  les  (■dilions  préc(^deDles.  {Edit.  de  î'ers.) 


Ul.  —  N'êtes-vous  pas  bien  aise,  mon  cher 
Grillus ,  de  me  revoir,  et  d'être  en  élat  de  re- 
prendre votre  ancienne  forme? 

Grill.  —  Je  suis  bien  aise  de  vous  voir  , 
favori  de  Minerve  ;  mais  ,  pour  le  changement 
de  forme ,  vous  m'en  dispenserez  ,  s'il  vous 
plait. 

Ul.  —  Hélas!  mon  pauvre  enfant,  savez- 
vous  bien  comment  vous  êtes  fait  ?  Assurément 
vous  n'avez  point  la  taille  belle  ;  un  gros  corps 
courbé  vers  la  terre  ,  de  longues  oreilles  pen- 
dantes ,  de  petits  yeux  à  peine  entr'ouverts , 
un  groin  horrible ,  une  physionomie  très-dé- 
savantageuse,  un  vilain  poil  grossier  et  hérissé. 
Enfin  vous  êtes  une  hideuse  personne;  je  vous 
l'apprends  si  vous  ne  le  savez  pas.  Si  peu  que 
vous  ayez  de  cœur ,  vous  vous  trouverez  trop 
heureux  de  redevenir  homme. 

Grill.  —  Vous  avez  beau  dire,  je  n'en  ferai 
rien  :  le  métier  de  cochon  est  bien  plus  joli. 
11  est  vrai  que  ma  figure  n'est  pas  fort  élégante  ; 
mais  j'en  serai  quitte  pour  ne  me  regarder  ja- 
mais au  miroir.  Aussi  bien,  de  l'hum.eur  dont 
je  suis  depuis  quelque  temps,  je  n'ai  guère  à 
craindre  de  me  mirer  dans  l'eau,  et  de  m'y  re- 
procher ma  laideur  :  j'aime  mieux  un  bourbier 
qu'une  claire  fontaine. 

Ul.  —  Cette  saleté  ne  vous  fait-elle  point 
horreur?  vous  ne  vivez  que  d'ordure  ;  vous  vous 
vautrez  dans  des  lieux  infects;  vous  êtes  tou- 
jours puant  à  faire  bondir  le  cœur. 

Grill.  —  Qu'importe?  tout  dépend  du  goût. 
Cette  odeur  est  plus  douce  pour  moi  que  celle 
de  l'ambre ,  et  cette  ordure  est  du  nectar  pour 
moi. 

Ul.  —  J'en  rougis  pour  vous.  Est-il  pos- 
sible que  vous  ayez  sitôt  oublié  tout  ce  que 
l'humanité  a  de  noble  et  d'avantageux? 

Grill.  —  Ne  me  parlez  plus  de  l'humanité  ; 
sa  noblesse  n'est  qu'imaginaire  ;  tous  ses  maux 
sont  réels,  et  ses  biens  ne  sont  qu'en  idée.  J'ai 
un  corps  sale  et  couvert  d'un  poil  hérissé,  mais 
je  n'ai  plus  besoin  d'habits  ;  et  vous  seriez  plus 
heureux  dans  vos  tristes  aventures,  si  vous  aviez 
le  corps  aussi  velu  que  moi ,  pour  vous  passer 
de  vêtemens.  Je  trouve  partout  ma  nourriture  , 
jusque  dans  les  lieux  les  moins  enviés.  Les  pro- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


239 


ces  et  les  guerres,  et  tous  les  autres  embarras 
de  la  vie,  ne  sont  plus  rien  pour  moi.  11  ne  me 
faut  ni  cuisinier  ,  ni  barbier ,  ni  tailleur,  ni  ar- 
chitecte. Me  voilà  libre  et  content  à  peu  de 
frais.  Pourquoi  me  rengager  dans  les  besoins  des 
hommes? 

Lx.  —  Il  est  vrai  que  l'homme  a  de  grands 
besoins;  mais  les  arts  qu'il  a  inventés  pour  satis- 
faire à  ses  besoins  se  tournent  à  sa  gloire  et  font 
ses  délices. 

Grill.  —  Il  est  plus  simple  et  plus  sûr  d'èlre 
exempt  de  tous  ces  besoins,  que  d'avoir  les 
moyens  les  plus  merveilleux  d'y  remédier.  Il 
vaut  mieux  jouir  d'une  santé  parfaite  sans  au- 
cune science  de  la  médecine,  que  d'être  toujours 
malade  avec  d'excellens  remèdes  pour  se  guérir. 

Ll.  —  Mais,  mon  cher  Grillus,  vous  ne 
comptez  donc  plus  pour  rien  l'éloquence,  la 
poésie ,  la  musique  ,  la  science  des  astres  et  du 
monde  entier,  celle  des  figures  et  des  nombres? 
Avez-vous  renoncé  à  notre  chère  patrie ,  aux 
sacrifices,  aux  festins,  aux  jeux,  aux  danses, 
aux  combats  ,  et  aux  couronnes  qui  servent  de 
prix  aux  vainqueurs?  Répondez, 

Grill.  —  Mon  tempérament  de  cochon  est 
si  heureux ,  qu'il  me  met  au-dessus  de  toutes 
ces  belles  choses.  J'aime  mieux  grognoner,  que 
d'être  aussi  éloquent  que  vous.  Ce  qui  me  dé- 
goûte de  l'éloquence ,  c'est  que  la  vôtre  même , 
qui  égale  celle  de  Mercure ,  ne  me  persuade  ni 
ne  me  touche.  Je  ne  veux  persuader  personne  ; 
je  n'ai  que  faire  d'être  persuadé.  Je  suis  aussi 
peu  curieux  de  vers  que  de  prose;  tout  cela  est 
devenu  viande  creuse  pour  moi.  Pour  les  com- 
bats du  ceste ,  de  la  lutte  et  des  chariots ,  je  les 
laisse  volontiers  à  ceux  qui  sont  passionnés  pour 
une  couronne ,  comme  les  enfans  pour  leurs 
jouets  :  je  ne  suis  plus  assez  dispos  pour  rem- 
porter le  prix  ;  et  je  ne  l'envierai  point  à  un 
autre  moins  chargé  de  lard  et  de  graisse.  Pour 
la  musique,  j'en  ai  perdu  le  goût,  et  le  goût 
seul  décide  de  tout  ;  le  goût  qui  vous  y  attache 
m'en  a  détaché;  n'en  parlons  plus.  Retournez  à 
Ithaque  ;  la  patrie  d'un  cochon  se  trouve  par- 
tout où  il  y  a  du  gland.  Allez ,  régnez ,  revoyez 
Pénélope,  punissez  ses  amans  :  pour  moi ,  ma 
Pénélope  est  la  truie  qui  est  ici  près;  je  règne 
dans  mon  étable ,  et  rien  ne  trouble  mon  em- 
pire. Reaucoup  de  rois  dans  des  palais  dorés  ne 
peuventatteindre  à  mon  bonheur;  on  les  nomme 
fainéans  et  indignes  du  trône,  quand  ils  veulent 
régner  comme  moi ,  sans  se  mettre  à  la  gêne,  et 
sans  tourmenter  tout  le  genre  humain. 

Ul.  —  Vous  ne  songez  pas  qu'un  cochon 
est  à  la  merci  des  hommes,  et  qu'on  ne  l'en- 


graisse que  pour  l'égorger.  Avec  ce  beau  rai- 
sonnement vous  finirez  bientôt  votre  destinée. 
Les  hommes,  au  rang  desquels  vous  ne  voulez 
pas  être  ,  mangeront  votre  lard ,  vos  boudins  et 
vos  jambons. 

Grill.  —  Il  est  vrai  que  c'est  le  danger  de 
ma  profession  ;  mais  la  vôtre  n'a-t-elle  pas  aussi 
ses  périls  et  ses  alarmes?  Je  m'expose  à  la  mort 
par  une  vie  douce  dont  la  volupté  est  réelle  et 
présente  ;  vous  vous  exposez  de  même  à  une 
mort  prompte  par  une  vie  malheureuse,  et  pour 
une  gloire  chimérique.  Je  conclus  qu'il  vaut 
mieux  être  cochon  que  héros.  Apollon  lui-même 
dût-il  chanter  un  jour  vos  victoires,  son  chant 
ne  vous  guériroit  point  de  vos  peines,  et  ne  vous 
garantiroit  point  de  la  mort.  Le  régime  d'un 
cochon  vaut  mieux, 

L  L.  —  Vous  êtes  donc  assez  insensé  et  assez 
abruti  pour  mépriser  la  sagesse,  qui  égale  pres- 
que les  hommes  aux  dieux  ? 

Grill.  —  Au  contraire,  c'est  par  sagesse  que 
je  méprise  les  hommes.  C'est  une  impiété  de 
croire  qu'ils  ressemblent  aux  dieux,  puisqu'ils 
sont  aveugles,  injustes,  trompeurs,  malfaisans, 
malheureux  et  dignes  de  l'être ,  armés  cruelle- 
ment les  uns  contre  les  autres,  et  autant  enne- 
mis d'eux-mêmei  que  de  leurs  voisins.  A  quoi 
aboutit  cette  sagesse  que  l'on  vante  tant  ?  elle  ne 
redresse  point  les  mœurs  des  hommes;  elle  ne 
se  tourne  qu'à  flatter  et  à  contenter  leurs  pas- 
sions. Ne  vaudroit-il  pas  mieux  n'avoir  point  de 
raison,  que  d'en  avoir  pour  exécuter  et  pour 
autoriser  les  choses  les  plus  déraisonnables? 
Ah  !  ne  me  parlez  plus  de  l'homme  :  c'est  le 
plus  injuste,  et  par  conséquent  le  plus  déraison- 
nable de  tous  les  animaux.  Sans  flatter  notre 
espèce,  un  cochon  est  une  assez  bonne  personne  : 
il  ne  fait  ni  fausse  monnoie  ni  faux  contrats;  il 
ne  se  parjure  jamais  ;•  il  n"a  ni  avarice  ni  am- 
bition ;  la  gloire  ne  lui  fait  point  faire  de  con- 
quête injuste;  il  est  ingénu  et  sans  malice  ;  sa 
vie  se  passe  à  boire ,  manger  et  dormir.  Si  tout 
le  monde  lui  ressembloit ,  tout  le  monde  dor- 
miroit  aussi  dans  un  profond  repos ,  et  vous  ne 
seriez  pas  ici;  Paris  n'auroit  jamais  enlevé  Hé- 
lène ;  les  Grecs  n'auroient  point  renversé  la 
superbe  ville  de  Troie  après  un  siège  de  dix  ans  ; 
vous  n'auriez  point  erré  sur  mer  et  sur  terre  au 
gré  de  la  fortune,  et  vous  n'auriez  pas  besoin  de 
conquérir  votre  propre  royaume.  Ne  me  parlez 
donc  plus  déraison;  car  les  hommes  n'ont  que 
la  folie.  Ne  vaut-il  pas  mieux  être  bête  que  mé- 
chant fou  ? 

Ul,  —  J'avoue  que  je  ne  puis  assez  m'éton- 
ner  de  votre  stupidité. 


240 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


Grill.  —  Belle  merveille,  qu'un  cochon  soit 
stupide  !  Chacun  doit  garderson  caractère.  Vous 
gardez  le  vôtre  d'homme  inquiet  ,  éloquent , 
impérieux  ,  plein  d'artifice  ,  et  perturbateur  du 
repos  public.  La  nation  à  laquelle  je  suis  incor- 
poré est  modeste  ,  silencieuse  ,  ennemie  de  la 
subtilité  et  des  beaux  discours  ;  elle  va,  sans 
raisonner ,  tout  droit  au  plaisir. 

Ll.  —  Du  moins,  vous  ne  sauriez  désavouer 
que  l'immortalité  réservée  aux  hommes  n'élève 
infiniment  leur  condition  au-dessus  de  celle  des 
bêtes.  Je  suis  effrayé  de  l'aveuglement  de  Gril- 
lus,  quand  je  songe  qu'il  compte  pour  rien  les 
délices  des  Champs  Elysées,  où  les  hommes 
sages  vivent  heureux  après  leur  mort. 

Giull.  —  Arrêtez  ,  s'il  vous  plaît.  Je  ne  suis 
pas  encore  tellement  cochon,  que  je  renonçasse 
à  être  homme,  si  vous  me  montriez  dans  l'hom- 
me une  immortalité  véritable  :  mais  pour  n'être 
qu'une  ombre  vaine  après  ma  mort ,  et  encore 
une  ombre  plaintive  ,  qui  regrette  jusque  dans 
les  Champs  Elysées  avec  lâcheté  les  misérables 
plaisirs  de  ce  monde,  j'avoue  que  cette  ombre 
d'immortalité  ne  vaut  pas  la  peine  de  se  con- 
traindre. Achille,   dans  les  Champs  Elysées, 
joue  au  palet  sur  l'herbe;  mais   il   donneroit 
toute  sa  gloire,  qui   n'est  plus  qu'un  songe, 
pour  être  l'infâme  Thersite   au  nombre   des 
vivans.  Cet  Achille ,  si  désabusé  de  la  gloire  et 
de  la  vertu,  n'est  plus  qu'un  fantôme  ;  ce  n'est 
plus  lui-même  :  on  n'y  reconnoît  plus  ni  son 
courage  ni  ses  sentimens  ;   c'est  un  je  ne  sais 
quoi,  qui  ne  reste  delui  que  pour  le  déshonorer. 
Cette  ombre  vaine  n'est  non  plus  Achille,  que 
la  mienne  n'est  mon  corps.  N'espérez  donc  pas, 
éloquent  Ulysse ,  m'éblouir  par  une  fausse  ap- 
parence d'immortalité.  Je  veux  quelque  chose 
de  plus  réel ,  faute  de  quoi ,  je  persiste  dans  la 
secte  brutale  que  j'ai  embrassée.  Montrez-moi 
que  l'homme  a  en  lui  quelque  chose  de  plus 
noble  que  son  corps ,  et  qui  est  exempt  de  la 
corruption  ;  montrez-moi  que  ce  qui  pense  en 
l'homme  n'est  point  le  corps  ,  et  subsiste  tou- 
jours après  que  cette  machine  grossière  est  dé- 
concertée ;  en  un  mot,  faites  voir  que  ce  qui  reste 
de  l'honnne  après  cette  vie  est  un  être  véritable 
et  véritablement  heureux ,  établissez  que  les 
dieux  ne  sont  point  injustes,  et  qu'il  y  a  au-delà 
de  cette  vie  une  solide  récompense  pour  la  vertu 
toujours  souffrante  ici-bas  :  aussitôt ,  divin  fils 
de  Laerte ,  je  cours  après  vous  au  travers  des 
dangers  ;  je  sors  content  de  l'étable  de  Circé  ;  je 
ne  suis  plus  cochon  ;  je  redeviens  homme  ,  et 
homme  en  garde  contre  tous  les  plaisirs.  Par 
tout  autre  chemin,  vous  ne  me  conduirez  jamais 


à  votre  but.  J'aime  mieux  n'être  que  cochon 
gros  et  gras,  content  de  mon  ordure,  que  d'être 
homme  foible ,  vain,  léger,  malin,  trompeur 
et  injuste,  qui  n'espère  d'être  après  sa  mort 
qu'une  ombre  triste  ,  et  un  fantôme  mécontent 
de  sa  condition. 


VIL 

CONFUCIUS  ET  SOCRATE. 

Sur  la  prééminence  tant  vantée  des  Chinois. 

CoNF.  —  J'apprends  que  vos  Européens  vont 
souvent  chez  nos  Orientaux,  et  qu'ils  me  nom- 
ment le  Socrate  de  la  Chine.  Je  me  tiens  honoré 
de  ce  nom. 

Soc.  —  Laissons  les  complimens,  dans  un 
pays  où  ils  ne  sont  plus  de  saison.  Sur  quoi 
fonde-t-on  cette  ressemblance  entre  nous  ? 

CoNF.  —  Sur  ce  que  nous  avons  vécu  à  peu 
près  dans  les  mêmes  temps,  et  que  nous  avons 
été  tous  deux  pauvres ,  modérés  ,  pleins  de  zèle 
pour  rendre  les  hommes  vertueux. 

Soc.  —  Pour  moi  je  n'ai  point  formé,  comme 
vous,  des  hommes  excellens ,  pour  aller  dans 
toutes  les  provinces  semer  la  vertu ,  combattre 
le  vice,  et  instruire  les  hommes. 

CoNF.  —  Vous  avez  formé  une  école  de  phi- 
losophes qui  ont  beaucoup  éclairé  le  monde. 

Soc.  —  Ma  pensée  n'a  jamais  été  de  rendre 
le  peuple  philosophe  ;  je  n'ai  pas  osé  l'espérer. 
J'ai  abandonné  à  toutes  ses  erreurs  le  vulgaire 
grossier  et  corrompu  :  je  me  suis  borné  à  l'instruc- 
tion d'un  petit  nombre  de  disciples  d'un  esprit 
cultivé  ,  et  qui  cherchoient  les  principes  des 
bonnes  mœurs.  Je  n'ai  jamais  voulu  rien  écrire, 
et  j'ai  trouvé  que  la  parole  étoit  meilleure  pour 
enseigner.  Un  livre  est  une  chose  morte  qui  ne 
répond  pouit  aux  difficultés  imprévues  et  diver- 
ses de  chaque  lecteur  ;  un  livre  passe  dans  les 
mains  des  hommes  incapables  d'en  faire  un  bon 
usage  ,  un  livre  est  susceptible  de  plusieurs  sens 
contraires  à  celui  de  l'auteur.  J'ai  mieux  aimé 
choisir  certains  hommes ,  et  leur  confier  une 
doctrine  que  je  leur  fisse  bien  comprendre  de 
vive  voix. 

CoNF.  —  Ce  plan  est  beau;  il  marque  des 
pensées  bien  simples,  bien  solides,  bien  exemp- 
tes de  vanité.  Mais  avez-vous  évité  par  là  toutes 
les  diversités  d'opinions  parmi  \os  disciples? 
Pour  moi ,  j'ai  évité  les  subtilités  de  raison- 
nement ,  et  je  me  suis  borné  à  des  maximes 


DIAT  nCiUES  DES  MORTS. 


241 


sensées  pour  la  pratique  des  vertus  dans  la  so- 
ciété. 

Soc.  —  Pour  uioi  ,  j'ai  cru  qu'où  ne  peut 
établir  les  vraies  maximes  qu'eu  remontant  aux 
premiers  principes  qui  peuvent  les  prouver  ,  et 
en  réfutant  tous  les  autres  préjuj^és  des  hommes. 

CoNF.  —  Mais  enlui ,  jiar  vos  premiers  prin- 
cipes, avez-vous  évité  les  combats  d'opinions 
entre  vos  disciples? 

Soc. — Nullement;  Platon  et  Xénophon  , 
mes  principaux  disciples  ,  ont  eu  des  vues 
toutes  différentes.  Les  Académiciens  formés  par 
Platon  se  sont  divisés  entre  eux  ;  cette  expé- 
rience m'a  désabusé  de  mes  espérances  sur  les 
hommes.  Un  homme  ne  peut  presque  rien  sur 
les  autres  hommes.  Les  hommes  ne  peuvent 
vien  sur  eux-mêmes,  par  l'impuissance  où  l'or- 
gueil et  les  passions  les  tieunent  ;  à  pUis  forte 
raison  les  hommes  ne  peuveut-ils  rien  les  uns 
sur  les  autres  :  l'exemple  ,  et  la  raison  insinuée 
avec  beaucoup  d'art,  font  seulement  quelque 
effet  sur  un  fort  petit  nombre  d'hommes  mieux 
nés  que  les  autres.  Une  réforme  générale  d'une 
république  me  paroit  enfin  impossible,  tant  je 
suis  désabusé  du  genre  humain. 

CoNF.  —  Pour  moi,  j'ai  écrit ,  et  j'ai  en- 
voyé mes  disciples  pour  tâcher  de  réduire  aux 
bonnes  mœurs  toutes  les  provinces  de  notre 
empire. 

Soc.  —  Vous  avez  écrit  des  choses  courtes 
et  simples,  si  toutefois  ce  qu'on  a  publié  sous 
votre  nom  est  efrectivement  de  \ous.  Ce  ne  sont 
que  des  maximes,  qu'on  a  peut-être  recueillies 
de  vos  conversations ,  comme  Platon  ,  dans  ses 
Dialogues ,  a  rapporté  les  miennes.  Des  maxi- 
mes coupées  de  -fettc  façon  ont  une  sécheresse 
qui  n'étoit  pas,  je  m'imagino,  dans  vos  entre- 
tiens. D'ailleurs  vous  étiez  d'une  maison  royale 
et  en  grande  autorité  dans  toute  votre  nation  : 
vous  pouviez  faire  bien  des  choses  qui  ne  m'é- 
toient  pas  permises  à  moi,  liis  d'un  artisan. 
Pour  moi,  je  n'avois  garde  d'écrire,  et  je  n'ai 
que  trop  parlé  :  je  me  suis  même  éloigné  de 
tous  les  emplois  de  ma  république  pour  apai- 
ser l'env.'e;  et  je  n'ai  pu  y  réussir,  tant  il  est 
impossible  de  faire  quelque  chose  de  bon  des 
hommes. 

CoxF.  —  J'ai  été  plus  lieureux  parmi  les 
Chinois  :  je  les  ai  laissés  avec  des  lois  sages,  et 
assez  bien  policés. 

Soc.  —  De  la  manière  que  j'en  entends  par- 
ler sur  les  relations  de  nos  Européens,  il  faut 
en  effet  que  la  Chine  ait  eu  de  bonnes  lois  et 
une  exacte  police.  Il  y  a  grande  apparence  que 
les  Chinois  ont  été   meilleurs  qu'il  ne  sont.  Je 

FÉXELON.     TOME  VI, 


ne  veux  pas  désavouer  qu'un  peuple,  quand  il  a 
une  bonne  et  constante  forme  de  gouverne- 
ment, ne  puisse  devenir  fort  supérieur  aux 
autres  jieuples  moins  policés.  Par  exemple, 
nous  autres  Grecs,  qui  avons  eu  de  sages  légis- 
lateurs et  certains  citoyens  désintéressés  qui 
n'ont  songé  qu'au  bien  de  la  république,  nous 
avons  été  bien  plus  polis  et  plus  vertueux  que 
les  peuples  que  nous  avons  nomuiés  Barbares. 
Les  Egyptiens,  avant  nous,  ont  eu  aussi  des 
sages  qui  les  ont  policés,  et  c'est  d'eux  que 
nous  sont  venues  les  bonnes  lois.  Parmi  les  ré- 
publiques de  la  Grèce,  la  nôtre  a  excellé  dans 
les  arts  libéraux,  dans  les  sciences,  dans  les 
armes  :  mais  celle  qui  a  montré  le  plus  long- 
temps une  discipline  pure  et  austère,  c'est  celle 
de  Lacédémone.  Je  conviens  donc  qu'un  peuple 
gouverné  par  de  bons  législateurs  qui  se  sont 
succédé  les  uns  aux  autres ,  et  qui  ont  soutenu 
les  coutumes  vertueuses,  peut  être  mieux  policé 
que  les  autres  qui  n'ont  pas  eu  la  même  cul- 
ture. Un  peuple  bien  conduit  sera  plus  sensible 
à  l'honneur,  plus  ferme  contre  les  périls,  moins 
sensible  à  la  volupté,  plus  accoutumé  à  se  pas- 
ser de  peu,  plus  juste  pour  empêcher  les  usur- 
pations et  les  fraudes  de  citoyen  à  citoyen.  C'est 
ainsi  que  les  Lacédémoniens  ont  été  disciplinés; 
c'est  ainsi  que  lesChmois  ont  pu  l'être  dans  les 
siècles  reculés.  Mais  je  persiste  à  croire  que 
tout  un  peuple  n'est  point  capable  de  remonter 
aux  vrais  principes  de  la  vraie  sagesse  :  il  peut 
garder  certaines  règles  utiles  et  louables  :  mais 
c'est  plutôt  par  l'autorité  de  l'éducation,  parle 
respect  des  lois ,  par  le  zèle  de  la  patrie,  par 
l'émulation  qui  vient  des  exemples,  par  la  force 
de  la  coutume,  souvent  même  par  la  crainte 
du  déshonneur  et  par  l'espérance  d'être  récom- 
pensé. Mais  être  philosophe,  suivre  le  beau  et 
le  bon  en  lui-même  par  la  simple  persuasion, 
et  par  le  vrai  et  libre  amour  du  beau  et  du  bon, 
c'est  ce  qui  ne  peut  jamais  être  répandu  dans 
tout  un  peuple  ;  c'est  ce  qui  est  réservé  à  cer- 
taines aines  choisies  que  le  Ciel  a  voulu  séparer 
des  aiih-es.  Le  peuple  n'est  capable  que  de  cer- 
taines vertus  d'habitude  et  d'opinion  ,  sur  l'au- 
torité de  ceux  qui  ont  gagné  sa  confiance.  Eiii- 
core  une  fois,  je  crois  que  telle  fut  la  vertu  de 
vos  anciens  Chinois.  De  telles  gens  sont  justes 
dans  les  choses  où  on  les  a  accoutumés  à  mettre 
une  règle  de  justice,  et  point  en  d'autres  plus 
importantes  oîi  l'habitude  de  juger  de  même 
leur  manque.  On  sera  juste  pour  son  conci- 
toyen, et  inhumain  contre  son  esclave j  zélé 
pour  sa  patrie,  et  conquérant  injuste  contre  un 
peuple  voisin,  sans  songer  que  la  terre  entière 

16 


2-i-2 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


n'est  qu'une  seule  pairie  cojuniune,  où  tous  les 
hommes  des  divers  peuples  dcvroient  \ivre 
lOiiimc  une  seule  famille.  Ces  vertus,  fondées 
sur  lacoiilumeel  sur  les  préjiijjivs  d'un  |>euple, 
soni  toujours  des  vertus  estropiées,  faute  de  re- 
monter jusqu'aux,  premiers  [)rincipes  qui  don- 
nent dans  toute  son  étendue  la  véritable  idée 
de  la  justice  et  de  la  vertu.  Ces  mêmes  peuples, 
(pii  paroissoieni  si  vertueux  dans  certains  sen- 
limciis  et  dans  certaines  actions  détachées  , 
avoient  une  religion  aussi  remplie  de  fraude  , 
d'injustice  et  d'impureté,  que  leuislois  étoient 
justes  et  austères.  Quel  mélange!  quelle  con- 
tradiction 1  Voilà  pourtant  ce  quil  y  a  eu  de 
meilleur  dans  ces  peuples  tant  vantés  :  voilà 
l'humanité  regardée  par  sa  plus  belle  face. 

CoNF.  —  Peul-èlre  avons-nous  été  plus  heu- 
reux que  vous  :  car  la  vertu  a  été  grande  dans 
la  Chine. 

Soc.  —  On  le  dit;  mais,  pour  en  être  assoie 
par  une  voie  non  suspecte,  il  faudrrtit  que  les 
Européens  connussent  de  prés  votre  liistoire, 
comme  ilsconnoissent  la  leur  propre.  Quand  le 
commerce  sera  entièrement  libre  et  fréquent, 
quand  les  critiques  européens  auront  passé  dans 
la  Chine  poiu'  examiner  en  ligueur  tous  les 
anciens  man\iscrils  de  votre  histoire,  quand  ils 
auront  séparé  les  fables  et  les  choses  douteuses 
d'avec  les  certaines  .  quand  ils  auront  vu  le 
fort  et  le  foible  du  détail  des  m(eurs  antiques  . 
peut-être  trouvera-t-on  que  la  multitude  des 
hommes  a  été  toujours  Ibible  ,  vaine  et  cor- 
rompue chez  \o\is  comme  partout  ailleurs,  et 
que  les  hommes  ont  été  hommes  dans  tous  les 
pays  et  dans  tous  les  temps. 

CoNF.  —  Mais  pourquoi  n'en  croyez-vous 
pas  nos  historiens  et  vos  relateurs? 

Soc.  —  Vos  historiens  nous  sont  inconnus  : 
on  n'en  a  que  des  morceaux  extraits  et  rapportés 
par  des  relateurs  peu  critiques.  Il  faudroit  sa- 
voir à  fond  votre  langue  ,  lire  tons  xos  livres, 
voir  surtout  les  originaux  .  et  attendre  qu'un 
grand  nomhre  de  savans  eût  fait  cette  étude  à 
fond,  atin  que  ,  par  le  grand  nomhre  d'exami- 
nateurs, la  chose  p\!it  être  pleinement  éclaircie. 
Jusque-là,  votre  nation  me  paroît  un  spectacle 
beau  et  grand  de  loin,  mais  très-douteux  et 
équivoque. 

CoNP,  —  Voulez-vous  ne  rien  croire,  parce 
que  Fernand  Mendez  Pinto  a  beaucoup  exagéré? 
Douteroz-vous  que  la  Chine  ne  soit  un  vaste  et 
puissant  empire,  très-peuplé  et  bien  policé, 
que  les  arts  n'y  fleurissent ,  qu'on  n'y  cultive 
les  hautes  sciences,  que  le  respect  des  lois  n'y 
soit  admirable  ? 


Soc.  —  Par  où  voulez- vous  que  j6  me  con- 
vainque de  toutes  ces  choses? 

CoNF.  — Par  vos  propres  relateurs. 

Soc.  —  Il  faut  donc  que  je  les  croie  ces  rela- 
teurs ? 

CoNF.  —  Pourquoi  non  ? 

Soc.  — Et  que  je  les  croie  dans  le  mal  comme 
dans  le  bien?  répondez,  de  grâce. 

CoNF. — Je  le  veuv. 

Soc. — Selon  ces  relateurs,  le  peuple  de  la 
terre  le  plus  vain,  le  plus  superstitieux,  le  plus 
intéressé,  le  plus  injuste,  le  plus  menteur,  c'est 
le  Chinois. 

CoNF,  —  Il  y  a  partout  des  hommes  vains  et 
mentems. 

Soc.  —  Je  l'avoue;  mais  à  la  Chine  les  prin- 
cipes de  toute  la  nation  ,  auxquels  on  n'attache 
aucun  déshonneur,  sont  de  mentir  et  de  se  pré- 
valoir du  mensonge.  Que  peut-on  attendre 
d'un  tel  peuple  ])our  les  vérités  éloignées  et 
difficiles  à  éclaircir?  Ils  sont  fastueux  dans  tou- 
tes leurs  histoires  :  comment  ne  le  seroient-ils 
pas,  puisqu'ils  sont  même  si  vains  et  si  e.xagé- 
rans  pour  les  choses  présentes  qu'on  peut  exa- 
miner de  ses  |)ropres  yeux,  et  où  l'on  peut  les 
convaincre  d'avoir  voulu  imposer  aux  étran- 
gers? Les  Chinois,  sur  le  portrait  que  j'en 
ai  ouï  faire ,  me  paroissent  assez  senddables 
aux  Egyptiens.  C'est  un  peuple  tranquille  et 
paisible,  dans  un  beau  et  riche  pays  ,  un  peu- 
j'.le  vain  qui  méprise  tous  les  antres  peuples  de 
l'univers,  im  peuple  qui  se  pique  d'une  an- 
tiquité extraordinaire,  et  qui  met  sa  gloire  dans 
le  nombre  des  siècles  de  sa  durée;  c'est  un 
peuple  superstitieux  jusqu'à  la  siqierstition  la 
plus  grossière  et  la  plus  ridicule,  malgré  sa  poli- 
tesse ;  c'est  un  peuple  qui  a  mis  toute  sa  sagesse 
à  garder  ses  lois,  sans  oser  examiner  ce  qu'elles 
ont  de  bon:  c'est  un  peuple  grave,  mystérieux, 
composé  ,  et  rigide  observateur  de  toutes  ses 
anciennes  coutumes  pour  l'extérieur,  sans  y 
chercher  la  justice  .  la  sincérité  et  les  antres 
vertus  intérieures;  c'est  un  peuple  qui  a  fait  de 
grands  mystères  de  plusieurs  choses  très-super- 
ficielles, et  dont  la  simple  explication  diminue 
beaucoup  le  prix.  Les  arts  y  sont  fort  médiocres, 
et  les  sciences  n'y  étoient  presque  rien  de  solide 
quand  nos  Européens  ont  commencé  à  les  con- 
noilre. 

Co>F.  —  N'avions-nous  pas  l'imprimerie,  la 
poudre  à  canon,  la  géométrie,  la  peinture,  l'ar- 
chitecture, l'art  de  faire  la  porcelaine,  enfin 
Une  manière  de  lire  et  d'écrire  bien  meilleure 
que  celle  de  vos  Occidentaux?  Pour  l'antiquité 
de  nos  histoires,  elle  est  constante  par  nos  ob- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


243 


servalions  astronomiques.  Vos  Occidentaux  pré- 
tendent que  nos  calculs  sont  fautifs;  mais  les 
observations  ne  leur  sont  pas  suspectes,  et  ils 
avouent  qu'elles  cadrent  juste  avec  les  révolu- 
tions du  ciel. 

Soc. — Voilà  bien  des  choses  que  vous  met- 
tez ensemble,  pour  réunir  tout  ce  que  la  Chine 
a  de  plus  estimable  ;  mais  examinons-les  de 
près  l'une  après  l'autre. 

CoNF.  — Volontiers. 

Soc.  —  L'imprimerie  n'est  qu'une  commo- 
dité pour  les  gens  de  lettres,  et  elle  ne  mérite 
pas  une  grande  gloire.  Un  artisan  avec  des 
qualités  peu  estimables,  peut  être  l'auteur  d'une 
telle  invention  ;  elle  est  même  imparfaite  chez 
vous,  car  vous  n'avez  que  l'usage  des  planches; 
au  lieu  que  les  Occidentaux  ont  avec  l'usage  des 
planches  celui  des  caractères ,  dont  ils  font  telle 
composition  qu'il  leur  plaît  en  fort  peu  de  temps. 
Do  plus  il  n'es'  pas  tant  question  d'avoir  un  art 
pour  faciliter  les  études,  que  de  l'usage  qu'on  en 
fait.  Les  Athéniens  de  mon  temps  n'avoient  pas 
l'imprimerie  ,  et  néanmoins  on  voyoit  fleurir 
chez  eux  les  beaux-arts  et  les  hautes  sciences;  an 
contraire,  les  Occidentaux,  (jui  ont  trouvé  lim- 
primerie  mieux  que  les  (]lhinois.  étoient  des 
hommes  grossiers ,  ignorans  et  barbares.  La 
poudre  à  canon  est  une  invention  pernicieuse 
pour  détruire  le  genre  humain  ;  elle  nuit  à 
tous  les  hommes,  et  ne  sert  véritablement  à 
aucun  peuple  :  les  uns  imitent  bientôt  ce  que 
les  autres  font  contre  eux.  Cliez  les  Occiden- 
taux, où  les  armes  à  feu  ont  été  bien  plus  per- 
fectionnées qu'à  la  Chine ,  de  telles  armes  ne 
déci.lent  rien  de  part  ni  d'autre  :  on  a  propor- 
tionné les  moyens  de  défensive  aux  armes  de 
ceux  qui  attaquent  ;  tout  cela  revient  à  une  es- 
pèce de  compensation  .  après  laquelle  chacun 
n'est  pas  plus  avancé  que  quand  on  n'avoit  que 
des  tours  et  de  smiples  murailles,  avec  des  pi- 
ques, des  javelots,  des  épées,  des  arcs,  des  tor- 
tues et  des  béliers.  Si  on  convenoit  de  part  et 
d'autre  de  renoncer  aux  armes  à  feu  ,  on  se  dé- 
barraseroit  mutuellement  d'une  infinité  de 
choses  superflues  et  incommodes  :  la  valeur , 
la  discipline,  la  vigilance  et  le  génie  auroient 
plus  de  part  à  la  décision  de  toutes  les  guerres. 
Voilà  donc  une  invention  qu'il  n'est  guère  per- 
mis d'estimer. 

CoxF.  —  Mépriserez-vous  aussi  nos  mathé- 
maticiens? 

Soc.  —  Ne  m'avez-vous  pas  donné  pour  règle 
de  croire  les  faits  rapportés  par  nos  relateurs? 

CoNF.— ^11  est  vrai;  mais  ils  avouent  que 
nos  mathématiciens  sont  habiles. 


Soc.  —  Ils  disent  qu'ils  ont  fait  certains  pro- 
grès, et  qu'ils  savent  bien  faire  plusieurs  opé- 
rations; mais  ils  ajoutent  qu'ils  manquent  de 
méthode,  qu'ils  font  mal  certaines  démonstra- 
tions, qu'ils  se  trompent  sur  des  calculs,  qu'il 
y  a  plusieurs  choses  très-importantes  dont  ils 
n'ont  rien  découvert.  Voilà  ce  que  j'entends 
dire.  Ces  hommes  si  entêtés  de  la  connoissance 
des  astres,  et  qui  y  bornent  leur  principale 
étude,  se  sont  trouvés  dans  cette  étude  même 
très-inférieurs  aux  Occidentaux  qui  ont  voyagé 
dans  la  Chine,  et  qui ,  selon  les  apparences,  ne 
sont  pas  les  plus  parfaits  astronomes  de  l'Oc- 
cident. Tout  cela  ne  répond  point  à  cette  idée 
merveilleuse  d'un  peuple  supérieur  à  toutes  les 
autres  nations.  Je  ne  dis  rien  de  votre  porce- 
laine; c'est  plutôt  le  mérite  de  votre  terre  que 
de  votre  peuple  ;  ou  du  moins  si  c'est  un  mérite 
pour  les  hommes,  ce  n'est  qu'un  mérite  de  vil 
artisan.  Votre  architecture  n'a  point  de  belles 
proportions;  tout  y  est  bas  et  écrasé;  tout  y  est 
confus,  et  chargé  de  petits  ornemens  qui  ne 
sont  ni  nobles  ni  naturels.  Votre  peinture  a 
quelque  vie  et  une  grâce  je  ne  sais  quelle  :  mais 
elle  n'a  ni  correction  de  dessin,  ni  ordonnance 
ni  noblesse  dans  les  figures,  ni  vérité  dans  les 
représentations;  on  n'y  voit  ni  paysages  na- 
turels ,  ni  histoires  ,  ni  pensées  raisonnables 
et  suivies  ;  on  n'est  ébloui  que  par  la  beauté 
des  couleurs  et  du  vernis. 

CoNF.  —  Ce  vernis  même  est  une  merveille 
inimitable  dans  tout  l'Occident. 

Soc.  —  Il  est  vrai  :  mais  vous  avez  cela  de 
commun  avec  les  peuples  les  plus  barbares, 
qui  ont  quelquefois  le  secret  de  faire  en  leur 
pays,  par  le  secours  de  la  nature,  des  choses  que 
les  nations  les  plus  industrieuses  ne  sauroient 
exécuter  chez  elles. 

CoNF.  — Venons  à  l'écriture. 

Soc.  — Je  conviens  que  vous  avez  dans  votre 
écriture  un  grand  avantage  pour  la  mettre  en 
commerce  chez  tous  les  peuples  voisins  qui 
parlent  des  langues  différentes  de  la  chinoise. 
Chaque  caractère  signifiant  un  objet,  de  même 
que  nos  mots  entiers,  un  étranger  peut  lire  vos 
écrits  sans  savoir  votre  langue,  et  il  peut  vous 
répondre  par  les  mêmes  caractères ,  quoique  sa 
langue  vous  soit  entièrement  inconnue.  De  tels 
caractères  ,  s'ils  étoient  partout  en  usage  ,  se- 
roient  comme  une  langue  commune  pour  tout 
le  genre  humain,,  et  la  commodité  en  seroit  in- 
finie pour  le  commerce  d'un  bout  du  monde  à 
l'autre.  Si  toutes  les  nations  pouvoient  conve- 
nir entre  elles  d'enseigner  à  tous  leurs  enfans 
ces  caractères,  la  diversité  des  langues  n'arrê- 


Ul 


DIALOr.rRS  DES  MORTS. 


teroit  plus  les  voyageurs,  il  \  auroil  un  lien  uni- 
versel de  société.  Mais  rien  n'est  plus  imprati- 
cable que  cet  usage  universel  de  vos  caractères; 
il  y  en  a  un  si  prodigieux  noniliro  jjour  signi- 
fier tous  les  objets  qu'on  désigne  dans  le  langage 
humain ,  que  vos  savans  mettent  un  grand 
nombre  d'années  à  apprendre  à  écrire.  Quelle 
nation  s'assujettira  à  une  étude  si  pénible?  Tl 
n'y  a  aucune  science  épineuse  qu'on  n'apprit 
plus promptement. Que saif-ou,  en  vérité,  quand 
on  ne  sait  encore  que  lire  et  écrire?  D'ailleurs, 
peut-on  espérer  que  tant  de  nations  s'accordent 
à  enseigner  cette  écriture  à  leurs  enfans?  Dès 
que  vous  renfermerez  cet  art  dans  un  seul  pays, 
ce  n'est  plus  rien  que  de  très-incommode  :  dès 
lors  vous  n'avez  plus  l'avantage  de  vous  faire 
entendre  aux  nations  d'une  langue  inconinie, 
et  vous  avez  l'extrême  désavantage  de  passer 
misérablement  la  meilleure  partie  de  votre  vie 
à  apprendre  à  écrire  ;  ce  qui  vous  jette  dans 
deux  inconvéniens,  l'un  d'admirer  vainement 
un  art  pénible  et  infructueux,  l'autre  de  con- 
sumer toute  xotre  jeunesse  dans  celte  élude  sè- 
che, qiii  vous  exclut  de  tout  progrès  pour  les 
connaissances  les  i)lus  solides. 

CoNV.  —   Mais  notre  auticpiité  ,   de  bonne 
foi  ,  n'en  êtcs-vons  pas  convaincu? 

Soc.  —  Nullement  :  les  raisons  qui  persua- 
dent aux  astronomes  occidentaux  que  vos  ob- 
servations doivent  être  véritables,  peuvent  avoir 
frappé  de  même  vos  astronomes,  et  leur  avoir 
fourni  une  vraisendtlance  pour  autoriser  vos 
vaines  fictions  sur  les  antiquités  de  la  Chine, 
Vos  astronomes  auront  vu  que  telles  choses  ont 
dû  arriver  en  tels  et  en  tels  temps,  par  les  mê- 
mes règles  qui  en  persuadent  nos  astronomes 
d'Occident:  ils  n'auront  pas  manqué  de  faire 
leurs  prétendues  observations  sur  ces  règles 
pour  leur  donner  une  apparence  de  vérité.  In 
peuple  fort  vain  et  fort  jaloux  de  la  gloire  de 
son  antiquité  ,  si  peu  qu'il  soit  intelligent  dans 
l'astronomie,  ne  manque  pas  décolorer  ainsi 
ses  fictions;  le  hasard  même  peut  les  avoir  \\n 
peu  aidés.  Enfin  il  faiidroit  que  les  plus  savans 
astronomes  d'Occident  eussent  la  commodité 
d'examiner  dans  les  originaux  toute  celte  suite 
d'observations,  l.es  Egyptiens*  étoient  grands 
observateurs  des  astres,  et  en  même  temps 
amonieux  de  leurs  fables  pour  remonter  à  des 
milliers  de  siècles.  Il  ne  faut  pas  douter  qu'ils 
n'aient  travaillé  à  accorder  ces  deux  passions. 

CoNF.  —  Que  concluriez-vous  donc  sur  notre 
empire?  Il  étoit  hors  de  tout  commerce  avec  vos 
nations  où  les  sciences  ont  régné;  il  étoit  envi- 
ronné de  tous  côtés  par  des  nations  grossières  ; 


il  a  certainement ,  depuis  plusieurs  siècles  au- 
dessus  de  mon  temps,  des  lois,  une  police  et 
des  arts  que  les  autres  peuples  orientaux  n'ont 
point  eus.  L'origine  de  notre  nation  est  incon- 
nue ;  elle  se  cache  <laus  lobscuri  lé  des  siècles 
les  plus  reculés.  Vous  voyez  bien  que  je  n'ai  ni 
entêtement  ni  vanité  là-dessus.  De  bonne  foi , 
que  pensez- vous  sur  l'origine  d'un  tel  peuple? 
So(\  —  il  est  difficile  de  décider  juste  ce  qui 
est  ai'rivé,  parmi  tant  de  choses  qui  ont  pu  se 
faire  et  ne  se  fiiire  pas  dans  la  manière  dont  les 
terres  ont  été  peuplées.  Mais  voici  ce  qui  me 
paroit  assez  naturel.  Les  peuples  les  plus  an- 
ciens de  nos  histoires,  les  peuples  les  plus  puis- 
sans  et  les  plus  polis,  sont  ceux  de  l'Asie  et  de 
l'Egypte  :  c'est  là  comme  la  source  des  colonies. 
Nous  voyons  que  les  Égyptiens  ont  fait  des  co- 
lonies dans  la  Grèce,  et  en  ont  formé  les  mœurs. 
Quelques  Asiatiques,  comme  les  Phéniciens  et 
les  Phrygiens,  ont  fait  de  même  sur  toutes  les 
côtes  de  la  mer  Méditerranée.  D'autres  Asiati- 
ques de  ces  royaumes  (jui  étoient  sur  les  bords 
du  Tigre  et  de  l'Euphrale  ont  pu  pénétrer  jus- 
que dans  les  Indes  pour  les  peupler.  Les  peu- 
))les  ,  en  se  nudlipliaut,  auront  passé  les  (leuves 
et  les  montagnes,  et  insensiblement  auront  ré- 
pandu leuis  colonies  jusque  dans  la  Cbine  : 
rien  ne  les  aura  arrêtés  dans  ce  vaste  continent 
qui  est  presque  tout  uni.  11  n'y  a  guère  d'appa- 
rence que  les  hommes  soient  parvenus  à  la  Chine 
par  rextrémitédu  Nord  qu'on  uonmie  à  présent 
la  Tarlarie;  car  les  Chinois  paroisscnl  avoir  été, 
dès  la  [dus  grande  antiquité,  des  peuples  doux, 
paisibles,  jiolicés,  et  cnltivanl  la  sagesse,  ce  qui 
est  le  contraire  des  nations  violentes  et  farou- 
ihes  qui  ont  été  nourries  dans  les  pays  sauvages 
du  Nord.  Il  n'y  a  guère  d'apparence  non  plus 
que  les  hoimnes  soient  arrivés  à  la  Chine  par  la 
mer  :  les  grandes  navigations  u'étoicnt  alors  ni 
usitées,  ni  possibles.  De  plus,  les  mœurs,  les 
arts,  les  sciences  et  la  religion  des  Chinois  se 
rapportenf  très-bien  aux  monu's,  aux  arts  .  aux 
sciences  ,  à  la  religion  des  Dabylonieus  et  de 
ces  autres  peuples  que  nos  historiens  nous  dé- 
peignent. Je  croirois  donc  que  quelques  siècles 
avant  le  vôtre  ces  peuples  asiatiques  ont  pénétré 
jusqu'à  la  Chine;  qu'ils  y  ont  fonde  votre  em- 
pire; que  vous  avez  eu  des  rois  habiles  et  de 
vertueux  législateurs;  que  la  Chine  a  été  plus 
estimable  qu'elle  lie  l'est  aujourd'hui  pour  les 
arts  et  pour  les  mœurs  ;  que  vos  historiens  ont 
flatté  l'orgueil  de  la  nation  ;  qu'on  a  exagéré  des 
choses  qui  mériloient  quelque  louange  ;  qu'on 
a  mêlé  la  fable  avec  la  vérité ,  et  qu'on  a  voulu 
dérober  à  la  postérité  l'origine  de  la  nation , 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


!io 


pour  la  roiidrc  plus  merveilleuse  ;i  tous  les  au- 
tres peuples. 

CoNF.  —  Vus  Grecs  n'eu  oiil-il?  pas  t'ait  au- 
tant? 

Soc.  —  Encore  pis  :  ils  ont  leurs  teni[is  (a- 
bulenx  ,  qui  approchent  beaucoup  du  vôtre. 
J'ai  vécu ,  suivant  la  supputation  couunune  , 
environ  trois  cents  ans  après  vous.  Cependant, 
quand  on  \eul  en  rigueur  remonter  au-dessus 
de  mon  temps .  on  ne  trouve  aucun  historien 
qu'Hérodote  ,  qui  a  écrit  immédiatement  après 
la  guerre  des  Perses,  c"c^t-à-dire  environ  soi- 
xante ans  avant  ma  mort  :  cet  historien  n'éta- 
blit rien  de  suivi ,  et  ne  pose  aucune  date  pré- 
cise par  des  auteurs  contemporains,  pour  tout 
ce  qui  est  beaucoup  plus  ancien  que  cette  guerre. 
Les  temps  de  la  guerre  de  Troie ,  qui  n'ont 
qu'environ  six  cents  ans  au-dessus  de  moi,  sont 
encore  des  temps  reconnus  pour  fabuleux.  Jugez 
s'il  faut  s'étonner  que  la  Chine  ne  soit  pas  bien 
assurée  de  ce  grand  nombre  de  siècles  que  ses 
histoires  lui  donnent  avant  votre  temps. 

CoNF.  —  Mais  pourquoi  auriez-vous  inclina- 
tion de  croire  que  nous  sommes  sortis  des  Baby- 
loniens ? 

Soc.  —  Le  voici.  Il  y  a  beaucoup  d'appa- 
rence que  vous  venez  de  quelque  peuple  de  la 
haute  Asie  qui  s'est  répandu  de  proche  en  pro- 
che jusqu'à  la  Chine  .  et  peut-être  même  dans 
les  temps  de  quelque  conquête  des  Indes,  qui  a 
mené  le  peuple  conquérant  jusque  dans  les  pays 
qui  composent  aujourd'hui  votre  empire.  Votre 
antiquité  est  grande  ;  il  faut  donc  que  votre  es- 
pèce de  colonie  se  soit  faite  par  quelqu'un  de 
ces  anciens  peuples,  comme  ceux  de  Ninive  ou 
de  Babylone.  Il  faut  que  vous  veniez  de  quelque 
peuple  pui?sant  et  fastueux ,  car  c'est  encore  le 
caractère  de  votre  nation.  Vous  êtes  seul  de 
cette  espèce  dans  tous  vos  pays  ;  et  les  peuples 
voisins,  qui  n'ont  rien  de  send)lable  ,  n'ont  pu 
vous  donner  ces  monu's.  Vous  avez  .  connue  les 
anciens  Babyloniens,  l'astronomie,  et  même 
l'astrologie  judiciaire  ,  la  superstition  ,  l'art  de 
deviner,  une  architecture  plus  somptueuse  que 
proportionnée,  une  vie  de  délices  et  de  faste  , 
de  grandes  \illes,  un  eui[>ire  où  le  prince  a  une 
autorité  absolue,  des  lois  fort  révérées,  des 
temples  en  abondance,  et  une  nudtitude  de 
dieux  de  toutes  les  ligures.  Tout  ceci  n'est 
qu'une  coujecture  .  mais  elle  pourroit  être 
\raie. 

Co.NK.  —  Je  vais  en  demaîider  des  nouvelles 
au  roi  Yao,  qui  se  promène  ,  dit-on,  avec  vos 
anciens  rois  d'Argos  et  d'Athènes  dans  ce  petit 
bois  de  mvrtes. 


Soc.  —  Pour  moi ,  je  ne  me  fie  ni  à  Cé- 
crops,  ni  à  Inachus  ,  ni  à  Pélops ,  pas  même 
aux  bi'ios  d'Homère  ,  sur  nos  antiquités. 


VIII. 

IIOMILLS  Eï  REMIS. 

La  grandeur  à  laquelle  on  ne  parvient  que  par  le  crime  ,  ne 
sauroil  donner  ni  gloire  ni  bonheur  solide. 

REMIS.  —  Enliu  vous  voilà,  mon  frère,  au 
même  état  que  moi  ;  cela  ne  valoil  pas  la  peine 
de  me  faire  mourir.  Quelques  aniiées  où  vous 
avez  régné  seul  sont  finies;  il  n'en  reste  rien  : 
et  vous  les  auriez  passées  plus  doucement,  si 
vous  aviez  vécu  en  paix,  partageant  l'autorité 
avec  moi. 

Rom.  —  Si  j'avois  eu  cette  modération ,  je 
n'aurois  ni  fondé  la  puissante  ville  que  j'ai  éta- 
blie ,  ni  fait  les  conquêtes  qui  m'ont  immor- 
talisé. 

RÉMcs.  —  Il  valoit  mieux  être  moins  puis- 
sant,  et  être  plus  juste  et  plus  vertueux;  je 
m'en  rapporte  à  Minos  et  à  ses  deux  collègues 
qui  vont  vous  juger. 

KoM.  —  Cela  est  bien  dur.  Sur  la  terre  per- 
sonne n'eût  osé  méjuger. 

Rkmls.  —  Mon  sang,  dans  lequel  vous  avez 
trempé  vos  mains,  fera  votre  condanniation  ici- 
bas  ,  et  sui-  la  terre  noircira  à  jamais  votre  ré- 
putation. Vous  vouliez  de  l'autorité  et  de  la 
gloire.  L'autoiité  n'a  fait  que  passer  dans  vos 
mains;  elle  vous  a  échappé  connue  un  songe. 
Pour  la  gloire,  vous  ne  l'aurez  jamais.  Avant 
que  d'être  grand  homme,  il  faut  être  honnête 
honnne;  et  on  doit  s'éloigner  des  crimes  indi- 
gnes des  honnnes,  avant  que  d'aspirer  aux  ver- 
tus des  dieux.  Vous  aviez  l'inbumanilé  d'un 
monstre  ,  et  vous  [)rélendiez  être  un  héros  ! 

Rom. — Vous  ne  m'auriez  pas  parlé  de  la 
sorte  impunément,  quand  nous  tracions  notre 
ville. 

Remis.  —  Il  est  vrai  ;  et  je  ne  l'ai  que  tro[) 
seiîli.  Mais  d'où  vient  que  vous  êtes  descendu 
ici?  On  disoit  (juc  vous  étiez  devenu  immortel. 

RoM.  —  Mon  [ieu[ilc  a  été  assez  sot  pour  le 
croire. 


246 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


IX. 

ROMLLUS  ET  TATIU3. 

Le  véritable  héroïsme  est  incompatible  avec  la  fraude  et  la 
violence. 

Tat.  —  Je  suis  arrive  ici  un  peu  plus  tôt  que 
toi  ;  mais  enfin  nous  y  sommes  tous  deux ,  et  tu 
n'es  pas  plus  avance  que  moi ,  ni  mieux  dans 
tes  afîaires. 

RoM.  —  La  différence  est  grande.  J'ai  la 
gloire  d'avoir  fondé  une  ville  éternelle  avec  un 
empire  qui  n'aura  d'autres  bornes  que  celles  de 
l'univers;  j'ai  vaincu  les  peuples  voisins;  j'ai 
formé  une  nation  invincible  d'une  foule  de  cri- 
minels réfugiés.  Qu'as-tu  fait  qu'on  puisse  com- 
parer à  ces  merveilles  ? 

Tat.  —  Belles  merveilles  !  assembler  des 
voleurs,  des  scélérats,  se  faire  chef  de  bandits, 
ravager  impunément  les  pays  voisins  ,  enlever 
des  femmes  par  trahison  ,  n'avoir  pour  loi  que 
la  fraude  et  la  violence,  massacrer  son  propre 
frère  :  voilà  ce  que  j'avoue  que  je  n'ai  point  fait. 
Ta  ville  durera  tant  qu'il  plaira  aux  dieux;  mais 
elle  est  élevée  sur  de  mauvais  fondemens.  Pour 
ton  empire ,  il  pourra  aisément  s'étendre ,  car 
tu  n'as  appris  à  tes  citoyens  qu'à  usurper  le 
bien  d'autrui  :  ils  ont  grand  besoin  d'être  gou- 
vernés par  un  roi  plus  modéré  et  plus  juste  que 
toi.  Aussi  dit-on  que  Numa ,  mon  gendre  ,  t'a 
succédé  :  il  est  sage,  juste,  religieux  ,  bienfai- 
sant. C'est  justement  l'homme  qu'il  faut  pour 
redresser  ta  république  et  réparer  tes  fautes. 

Rom.  —  Il  est  aisé  de  passer  sa  vie  à  juger 
des  procès ,  à  apaiser  des  querelles ,  à  faire  ob- 
server une  police  dans  une  ville  ;  c'est  une  con- 
duite foible  et  une  vie  obscure  :  mais  remporter 
des  victoires ,  faire  des  conquêtes ,  voilà  ce  qui 
fait  les  héros. 

Tat.  —  Bon  !  voilà  un  étrange  héroïsme , 
qui  n'aboutit  qu'à  assassiner  les  gens  dont  on 
est  jaloux  ! 

Rom.  — Comment,  assassiner!  je  vois  bien 
que  tu  me  soupçonnes  de  t'avoir  fait  tuer. 

Tat.  —  Je  ne  t'en  soupçonne  nullement , 
car  je  n'en  doute  point  ;  j'en  suis  sûr.  11  y  avoit 
long-temps  que  tu  ne  pouvois  plus  souffrir  que 
je  partageasse  la  royauté  avec  toi.  Tous  ceux 
qui  ont  passé  le  Styx  après  moi  m'ont  assuré 
que  tu  n'as  pas  même  sauvé  les  apparences;  nul 
regret  de  ma  mort ,  nul  soin  de  la  venger,  ni 
de  punir  mes  meurtriers.  Mais  tu  as  trouvé  ce 


que  tu  méritois.  Quand  on  apprend  à  des  impies 
à  massacrer  un  roi ,  bientôt  ils  sauront  faire 
périr  l'autre. 

RoM.  —  Hé  bien  1  quand  je  t'aurois  fait  tuer, 
j'aurois  suivi  l'exemple  de  mauvaise  foi  que  tu 
m'avois  donné  en  trompant  cette  pauvre  fille 
qu'on  nommoit  Tarpéia.  Tu  voulus  qu'elle  te 
laissât  monter  avec  tes  troupes  pour  surprendre 
la  roche  qui  fut  de  son  nom  appelée  Tarpéienne. 
Tu  lui  avois  promis  de  lui  donner  ce  que  les 
Sabius  portoieul  à  la  main  gauche.  Elle  croyoit 
avoir  les  bracelets  de  grand  prix  qu'elle  avoit 
vus  ;  on  lui  douna  tous  les  boucliers  dont  on 
l'accabla  sur-le-champ.  Yoilàune  action  perfide 
et  cruelle. 

Tat.  —  La  tienne  ,  de  me  faire  tuer  en  tra- 
hison ,  est  encore  plus  noire;  car  nous  avions 
juré  alliance  ,  et  uni  nos  deux  peuples.  Mais  je 
suis  vengé.  Tes  sénateurs  ont  bien  su  réprimer 
ton  audace  et  ta  tyrannie.  Il  n'est  resté  aucune 
parcelle  de  ton  corps  déchiré  ;  appareumient 
chacun  eut  soin  d'emporter  son  morceau  sous  sa 
robe.  Voilà  comment  on  te  fit  dieu.  Proculus  te 
vit  avec  une  majesté  d'immortel.  N'es-lu  pas 
content  de  ces  honneurs,  toi  qui  es  si  glorieux? 

RoM.  —  Pas  trop  :  mais  il  n'y  a  point  de  re- 
mède à  mes  maux.  On  me  déchire  et  on  m'a- 
dore ;  c'est  une  espèce  de  dérision.  Si  j'étois 
encore  vivant,  je  les.;.. 

Tat.  —  11  n'est  plus  temps  de  menacer,  les 
ombres  ne  sont  plus  rien.  Adieu  ,  méchant ,  je 
t'abandonne. 


X. 


ROMULUS  ET  NUMA  POMPILIUS. 

Combien  la  gloire  d'un  roi  sage  et  pacifique  est  préférable 
à  celle  d'un  conquérant. 

RoM.  —  Vous  avez  bien  tardé  à  venir  ici  ! 
votre  règne  a  été  bien  long  ! 

Numa.  —  C'est  qu'il  a  été  très-paisible.  Le 
moyen  de  parvenir  à  une  extrême  vieillesse  , 
c'est  de  ne  faire  mal  à  personne,  de  n'abuser 
point  de  l'autorité ,  et  de  faire  en  sorte  que 
personne  n'ait  d'intérêt  à  souhaiter  notre  mort. 

Rom.  —  Quand  on  se  gouverne  avec  tant  de 
modération,  on  vit  obscurément,  on  meurt  sans 
gloire;  on  a  la  peine  de  gouverner  les  hommes  : 
l'autorité  ne  donne  aucun  plaisir.  Il  vaut  mieux 
vaincre,  abattre  tout  ce  qui  résiste,  et  aspirer  à 
l'immortalité. 

NiMA.  —  Mais  votre  immortalité ,  je  vous 


lUALOGIîES  DES  MORTS. 


217 


prie,  en  quoi  consiste-t-elle?  J'avois  ouï  dire 
que  vous  étiez  au  rang  des  dieux  ,  nourri  de 
nectar  à  la  table  de  Jupiter  :  d'où  vient  donc 
que  je  vous  trouve  ici  ? 

HoM.  —  A  parler  franclieinent,  les  séna- 
teurs, jaloux  de  ma  puissance,  se  d<Hirent  de 
moi  ,  et  me  comblèrent  d'iionneurs  ,  après 
m'avoir  mis  en  pièces.  Ils  aimèrent  mieux 
m'invoquer  conune  dieu  ,  que  de  m'obéir  com- 
me à  leur  roi. 

Ni'MA.  —  Quoi  donc!  ce  que  Proculus  ra- 
conta n'est  pas  vrai  ? 

UoM.  —  lié!  ne  savez-vous  pas  cond)ien  on 
tait  accroire  de  choses  au  peuple?  Vons  en  êtes 
plus  instruit  qu'un  autre,  vous  qui  lui  avez  per- 
suadé que  vous  étiez  inspiré  par  la  nvmphe 
Égérie.  l'rociUus ,  voyant  le  peuple  irrité  de 
ma  mort,  voulut  le  consoler  par  une  fable.  Les 
hommes  aiment  à  être  trompés  ;  la  flatterie 
apaise  les  plus  grandes  douleurs. 

NcMA.  —  Vous  n'avez  donc  eu  pour  toute 
immortalité  que  des  coups  de  poignard  ? 

RoM.  —  Mais  j'ai  eu  des  autels,  des  prêtres, 
des  victimes  et  de  l'encens. 

Mu>r\.  —  Mais  cet  encens  ne  guérit  de  rien  ; 
TOUS  n'en  êtes  pas  moins  ici  une  ombre  vaine  et 
impuissante,  sans  espérance  de  revoir  jamais  la 
lumière  du  jour.  A'ous  voyez  donc  qu'il  n'y  a 
rien  de  si  solide  que  d'être  bon ,  juste,  modéré, 
aimé  des  peuples;  on  vit  long-tenq)s,  on  est 
toujours  en  paix.  A  la  vérité,  on  n'a  point  d'en- 
cens ,  on  ne  passe  point  pour  immortel  ;  mais 
on  se  porte  bien ,  on  règne  long-temps  sans 
trouble  ,  et  on  fait  beaucoup  de  bien  aux  hom- 
mes qu'on  gouverne. 

Rom.  —  Vous,  qui  avez  vécu  si  long-temps  , 
vous  n'étiez  pas  jeune  quand  vous  avez  com- 
mencé à  régner. 

NcMA.  —  J'avois  quarante  ans.  et  c'a  été  mon 
bonheur.  Si  j'eusse  conunencé  à  régner  plus  tôt. 
j'aurois  été  sans  expérience  et  sans  sagesse,  ex- 
posé à  toutes  mes  passions.  La  puissance  c>[ 
trop  dangereuse  «piand  on  est  jeune  et  ardent. 
Vous  l'avez  bien  éprouvé,  vous  qui  avez  dans 
votre  eujporlcment  tué  votre  propre  frère,  et 
qui  vous  clés  rendu  insupportable  ;i  tous  vos  ci- 
toyens, 

RuM.  —  Puisque  vous  avez  ^écu  si  long- 
temps, il  falloitque  vous  eussiez  une  bonne  et 
fidèle  garde  autour  de  vous; 

NcMA.  —  Point  du  tout;  je  commençai  pai- 
me  défaire  des  trois  cents  gai'des  que  vous  aviez 
choisis  et  nonunés  Célères.  Lu  houune  qui 
acce|)te  avec  peine  la  royauté  ,  qui  ne  la  veut 
que  pour  le  bien  public,  et  qui  seroil  content 


de  la  quitter  ,  n'a  point  ."i  craindre  la  mort 
comme  un  tyran.  Pour  moi  ,  je  croyois  faire 
une  grâce  aux  Romains  de  les  gouverner;  je 
vivois  pauvrement  pour  enrichir  le  peuple  ; 
toutes  les  nations  voisines  auroient  souhaité 
d'être  sous  ma  conduite.  En  cet  état  l'aut-il  des 
gardes?  Pour  moi,  pauvre  mortel,  personne 
n'avoit  d'intérêt  à  me  donner  l'innuorlalilé  dont 
le  sénat  vous  jugea  digne.  Ma  garde  étoit  l'ami- 
tié des  citoyens,  qui  me  regardoient  tous  comme 
leur  père.  Un  roi  ne  peut-il  [»as  (-ontier  sa  vie 
à  un  peuple  qui  lui  confie  ses  biens,  son  repos, 
sa  conservation?  La  confiance  est  égale  des  deux 
côtés, 

RoM.  —  A  vous  entendre ,  on  croiroit  que 
vons  avez  été  roi  malgré  vous.  Mais  vous  avez 
là-dessus  trompé  le  peuple,  comme  vous  lui 
avez  imposé  sur  la  religion. 

NcMA.  —  On  m'est  venu  chercher  dans  ma 
solitude  de  Cures.  D'abord  j'ai  représenté  que 
je  n'étois  point  propre  à  gouverner  un  peuple 
belliqueux,  accoutumé  à  des  conquêtes  ;  qu'il 
leur  falloit  un  Ronuilus  toujours  prêt  à  vaincre. 
J'ajoutai  que  la  jiiort  de  Tatius  et  la  vôtre  ne 
medonnuieni  |>as  grande  envie  de  succéder  à  ces 
deux  rois.  Enfin  je  représentai  que  je  n'avois 
jamais  été  à  la  guerre.  On  persista  à  me  désirer  ; 
je  me  rendis  :  mais  j'ai  toujovu's  vécu  pauvre, 
simple,  modéré  dans  la  royauté,  sans  me  pré- 
férer à  aucim  citoyen.  J'ai  réuni  les  deux  peu- 
ples des  Sabins  el  des  Romains,  eu  sorte  qu'on 
ne  peut  plus  les  distinguer.  J'ai  fait  revivre 
l'âge  d'or,  'l'ous  les  peuples,  non-seulement  des 
environs  de  Home,  mais  encore  de  l'Italie,  ont 
senti  l'abondance  que  j'ai  répandue  [larlout. 
Le  labi>urag('  niis  en  honneur  a  adouci  les  peu- 
ples fai'ouches  ,  et  les  a  attachés  à  la  patrie  , 
s;ins  leur  donner  une  ardeur  inquiète  pour  en- 
vahir les  terres  de  leurs  voisins. 

RoM.  —  Cette  paix  et  cette  abondance  ne 
servent  (\yih  enorgueillir  les  peuples,  qu'aies 
i-eudre  indociles  à  leur  roi,  ettpi'à  les  amollir  ; 
eu  sorte  (ju'ils  ne  peuvent  plus  ensuite  suppor- 
ter les  fatigues  et  les  périls  de  la  guerre.  Si 
on  fût  venu  vous  attaquer  ,  qu'auriez-vous 
fait,  vous  (pii  n'aviez  jamais  rien  vu  pour  la 
guerre  ?  il  auroit  fallu  dire  aux  einiemis  d'at- 
tendre juerpi'à  ce  (lue  vous  eussiez  consulté  la 
nymphe  *. 

Nr.MA.  —  Si  je  n'ai  pas  su  faire  la  guerre 
connue  vous,  j'ai  su  l'éviter,  et  me  faire  respcc- 


'  l/orijiiiial  liiiil  iri  ,  ri  rnlilioii  ilc  17  I  ii  \  ^^l  c(im(oiiiii'. 
Nous  (■i>))ioiis  CL'  iiiii  suit  «le  rr-ililion  <lc  1718  :  l'c-ililiiir 
rnura  ^iius  lUiulo  iijoulf  pour  Ifiiiiiiu'i'  ce  l)ialii(;ui'  ,  ([ui  lui 
a  scnibli^  iiHoiniilct.  'Kdil.  de  rn:s.) 


248 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


ter  et  aimer  de  tous  mes  voisins.  J'ai  donné  aux 
Romains  des  lois  qui,  en  les  rendant  justes, 
laborieux,  sobres,  les  rendront  toujours  assez 
redoutables  à  ceux  qui  voudroient  les  attaquer. 
Je  crains  bien  encore  qu'ils  ne  se  ressentent 
trop  de  l'esprit  de  rapine  et  de  violence  auquel 
vous  les  aviez  accoutumés. 


XI. 


XERXES  ET  LÉONIDAS. 

La  sagesse  et  la  valeur  rendent  les  Etats  invincibles,  et  non 
pas  le  grand  nombre  de  sujets ,  ni  l'autorité  sans  bornes 
des  princes. 

Xerx.  —  Je  prétends,  Léonidas,  te  faire  un 
grand  honneur.  Il  ne  tient  qu'à  toi  d'être  tou- 
jours à  ma  suite  sur  les  bords  du  Styx. 

Léon.  —  Je  n'y  suis  descendu  que  pour  ne 
te  voir  jamais,  et  pour  repousser  ta  tyrannie. 
Va  chercher  tes  femmes  ,  tes  eunuques ,  tes 
esclaves  et  tes  flatteurs  ;  voilà  la  conqiagnie 
qu'il  te  faut. 

Xerx.  —  Voyez  ce  brutal ,  cet  insolent,  un 
gueux  qui  n'eut  jamais  que  le  nom  de  roi  sans 
autorité,  un  capitaine  de  bandits,  qui  n'ont 
que  la  cape  et  l'épée.  Quoi  !  tu  n'as  point  de 
honte  de  te  comparer  au  grand  Roi  ?  As-tu  donc 
oublié  que  je  couvrois  la  terre  de  soldats  et  la 
mer  de  navires  ?  Ne  sais-tu  pas  que  mon  armée 
ne  pouvoit,  en  un  repas,  se  désaltérer  sans  faire 
tarir  les  rivières  ? 

LÉON.  —  Gomment  oses-tu  vanter  la  multi- 
tude de  tes  troupes  ?  Trois  cents  Spartiates  que 
je  commandois  aux  Thermopyles  furent  tués 
par  ton  armée  innombrable  sans  pouvoir  être 
vaincus;  ils  ne  succombèrent  qu'après  s'être 
lassés  de  tuer.  Ne  vois-tu  pas  encore  ici  près 
ces  ombres  errant  en  foule  ,  qui  couvrent  le  ri- 
vage ?  Ce  sont  les  vingt  mille  Perses  que  nous 
avons  tués.  Demande-leur  combien  un  Spartiate 
seul  vaut  d'autres  hommes,  et  surtout  des  tiens. 
C'est  la  valeur,  et  non  pas  le  nombre,  qui  rend 
invincible. 

Xerx.  —  Ton  action  est  un  coup  de  fureur 
et  de  désespoir. 

LÉON.  —  C'étoit  une  action  sage  et  géné- 
reuse. Nous  crûmes  que  nous  devions  nous  dé- 
vouer à  une  mort  certaine,  pour  l'apprendre  ce 
qu'il  en  coi!ite  quand  on  veut  mettre  les  Grecs 
dans  la  servitude  ,  et  pour  donner  le  temps  à 
toute  la  Grèce  de  se  préparer  à  vaincre  ou  à  pé- 
rir comme  nous.  En  effet,  cet  exemple  de  cou- 


rage étonna  les  Perses ,  et  ranima  les  Grecs 
découragés.  Notre  mort  fut  bien  employée. 

Xerx.  —  0  que  je  suis  fâché  de  n'être  point 
entré  dans  le  Péloponèse  après  avoir  ravagé 
lAtlique  !  j'aurois  mis  en  cendres  ta  Lacédé- 
mone  comme  j'y  mis  Athènes.  Misérable,  im- 
pudent, je  t'aurois.... 

LÉON.  — ■  Ce  n'est  plus  ici  le  temps  ni  des 
injures  ni  des  flatteries  ;  nous  sommes  au  pays 
de  la  vérité.  T'imagines-tu  donc  cfrc  encore  le 
grand  Roi  ?  tes  trésors  sont  bien  loin  ;  tu  n'as 
plus  de  gardes  ni  d'armée,  plus  de  faste  ni  de 
délices  ;  la  louange  ne  vient  plus  chatouiller  tes 
oreilles  ;  te  voilà  nu  ,  seul ,  prêt  à  être  jugé 
par  Minos.  Mais  ton  ombre  est  encore  bien 
colère  et  bien  superbe  ;  tu  u'étois  pas  plus 
emporté  quand  tu  faisois  fouetter  la  mer.  En 
vérité,  tu  méritois  bien  d'être  fouetté  toi-même 
pour  cette  extravagance.  Et  ces  fers  dorés,  t'en 
souviens-tu  ?  que  tu  fis  jeter  dans  l'Hellespont 
pour  tenir  les  tempêtes  dans  ton  esclavage  ? 
Plaisant  homme,  pour  dompter  la  mer  !  Tu  fus 
contraint  bientôt  après  de  repasser  à  la  hâte  en 
Asie  dans  une  barque  comme  un  pêcheur. 
A'^oilà  à  quoi  aboutit  la  folle  vanité  des  hommes 
qui  veulent  forcer  les  lois  de  la  nature  et  ou- 
blier leur  propre  foiblesse. 

Xerx.  —  Ah  !  les  rois  qui  peuvent  tout  (je. 
le  vois  bien,  mais,  hélas  !  je  le  vois  trop  tard  ) 
sont  livrés  à  toutes  leurs  passions.  Hé  !  quel 
moyen,  quand  on  est  homme,  de  résister  à  sa 
jiropre  puissance  et  à  la  flatterie  de  tous  ceux 
dont  on  est  entouré  ?  0  quel  malheur  de  naître 
dans  de  si  grands  périls  ! 

LÉON.  —  Vodà  pourquoi  je  fais  plus  de  cas 
de  ma  royauté  que  de  la  tienne.  J'étois  roi  à 
condition  de  mener  une  vie  dure,  sobre  et  labo- 
rieuse ,  connue  mon  peu{)le.  Je  n'étois  roi  que 
pour  défendre  ma  patrie  ,  et  pour  faire  régner 
les  lois  :  tna  royauté  me  donnoit  le  pouvoir  de 
faire  du  bien,  sans  me  permettre  de  faire  du 
mal. 

Xerx.  —  Oui  ;  mais  tu  étois  pauvre,  sans 
éclat,  sans  autorité.  Un  de  mes  satrapes  étoit 
bien  plus  grand  et  plus  magnifique  que  toi. 

LÉON.  —  Je  n'aurois  pas  eu  de  quoi  percer 
le  mont  Athos  comme  toi.  Je  crois  même  que 
chacun  de  tes  satrapes  voloit  dans  sa  province 
plus  d'or  et  d'argent  que  nous  n'en  avions  dans 
toute  notre  ré|)ublique.  Mais  nos  armes ,  sans 
être  dorées,  savoient  fort  bien  percer  ces  hom- 
mes lùches  et  efféminés ,  dont  la  multitude  in- 
nombrable te  donnoit  ime  si  vaine  confiance. 

Xerx.  —  Mais  enfln,  si  je  fusse  entré  d'abord 
dans  le  Péloponèse,  toute  la  Grèce  étoit  dans 


DIALOGUES  DES  MQHTS. 


240 


les  fers.  Aucune  ville  ,  pas  même  l;i  licune. 
n'eût  pu  me  résister. 

Léon.  ■ —  .Je  le  crois  comme  tu  le  dis  ;  et 
c'est  en  quoi  je  méprise  la  grande  puissance 
d'un  peuple  barbare,  qui  n'est  ni  instruit  ni 
aguerri.  Il  manque  de  sages  conseils;  ou,  si  on 
les  lui  oflVe  ,  il  ne  sait  pas  les  suivre  ,  et  pré- 
fère toujours  d'autres  conseils  foibles  ou  trom- 
peurs. 

Xerx.  —  Les  Grecs  vouloient  faire  une  mu- 
raille pour  fermer  l'isthme  ;  mais  elle  nétoit 
pas  encore  faite,  et  je  pouvois  y  entrer. 

LÉox.  —  La  nmraille  n'étoit  pas  faite  ,  il 
est  vrai  :  mais  tu  n'étois  pas  fait  pour  prévenir 
ceux  qui  la  vouloient  faire.  Ta  foiblesse  fut 
plus  salutaire  aux  Grecs  que  leur  force. 

Xerx.  —  Si  j'eusse  pris  cet  isthme,  j'aurois 
fait  voir 

LÉox.  —  Tu  aurois  fait  quehpie  autre 
faute;  car  il  falloit  que  tu  en  fisses,  étant 
aussi  gâté  que  tu  Vétois  par  la  mollesse,  par 
l'orgueil,  et  par  la  haine  des  conseils  sincères. 
Tu  étois  encore  plus  facile  à  surprendre  que 
l'isthme. 

Xerx.  —  Mais  je  n'étois  ni  lâche  ni  méchant, 
comme  tu  t'imagines. 

LÉON.  — Tu  avois  naturellement  du  courage 
et  de  la  bonté  de  cœur.  Les  larmes  que  tu  ré- 
pandis à  la  vue  de  tant  de  milliers  d'hommes, 
dont  il  n'en  devoit  rester  aucim  sur  la  terre 
avant  la  lin  du  siècle,  marquent  assez  ton  hu- 
manité. C'est  le  plus  bel  endroit  de  ta  vie. 
Si  lu  n'avois  pas  été  un  roi  trop  puissant  et 
trop  heureux ,  tu  aurois  été  un  assez  honnête 
homme. 


Xll. 

SOLON  ET  PISISTRATE. 

La  tyrannie  est  souvent  plus  funeste  aux  souverains  qu'aux 
peuples. 

SoL.  —  lié  bien  !  tu  croyois  devenir  le  plus 
heureux  de  fous  les  mortels  en  rendant  tes  con- 
citoyens tes  esclaves  ;  te  voilà  bien  avancé  !  Tu 
as  méprisé  toutes  mes  remontrances  :  tu  as  foule 
aux  pieds  toutes  mes  lois  :  que  te  reste-il  de  ta 
tyrannie ,  que  l'exécration  des  Athéniens,  et 
les  justes  peines  que  tu  vas  endurer  dans  le  noir 
Tartare  ? 

PisisT.  —  Mais  je  gouvernois  assez  douce- 
ment. Il  est  vrai  que  je  voulais  gouverner,  et 


sacrilîer  tout  ce  qui  ctoit  suspect  à  mon  au- 
torité. 

SoL.  —  C'est  ce  qu'on  appelle  un  tyran.  Il 
ne  fait  point  le  mal  par  le  seul  plaisir  de  le 
faire  ;  mais  le  mal  ne  lui  coûte  rien  toutes  les 
fois  qu'il  le  croit  utile  à  l'accroissement  de  sa 
grandeur. 

PisiST.  —  Jcvoulois  acquérir  de  la  gloire. 

SoL.  —  Quelle  gloire  à  mettre  sa  patrie 
dans  les  fers,  et  à  passer  dans  toute  la  [)0blérité 
pour  un  impie  qui  n'a  connu  ni  justice  ,  ni 
bonne  foi,  ni  humanité  !  Tu  dcvois  acquérir 
de  la  gloire  comme  tant  d'autres  Grecs  en  ser- 
vant ta  patrie,  et  non  en  l'opprimant  comme 
tu  as  fuis. 

PisisT.  —  Mais  quand  on  a  assez  d'élé\ation 
de  génie  et  d'éloquence  pour  gouverner,  il  est 
bien  rude  de  passer  sa  vie  dans  la  dépendance 
d'un  peuple  capricieux. 

SoL.  —  J'en  conviens  ;  mais  il  faut  tâcher 
de  mener  justement  les  peuples  par  l'aulorilé 
des  lois.  Moi  qui  te  parle,  j'élois,  tu  le  sais  bien, 
de  la  race  royale  ;  ai-je  montré  quelque  am- 
bition pour  gouverner  Athènes?  Au  contraire  , 
j'ai  tout  sacritié  pour  mettre  en  autorité  des  lois 
salutaires;  j'ai  vécu  pauvre;  je  me  suis  éloi- 
gné ;  je  n'ai  jamais  voulu  employer  que  la 
persuasion  et  le  bon  exemple ,  qui  sont  les 
armes  de  la  vertu.  Est-ce  ainsi  que  tu  as  fait? 
Parle. 

Pisisr.  —  Non,  mais  c'est  que  je  songeois  à 
laisser  à  mes  enfans  la  royauté. 

Soi..  —  Tu  as  fort  bien  réussi  ;  car  tu  leur 
as  laissé  pour  tout  héritage  la  haine  et  l'hor- 
reur publique.  Les  plus  généreux  citoyens  ont 
acquis  une  gloire  immortelle  avec  des  statues 
pour  avoir  [)oignardé  l'un;  l'autre,  fugitif,  est 
allé  servilement  chez  un  roi  baibare  implorer 
son  secours  contre  sa  propre  patrie.  Voilà  les 
biens  que  tu  as  laissés  à  tes  enfans.  Si  tu  leur 
avois  laissé  l'amour  de  la  patrie  et  le  mépris 
du  faste,  ils  vivroient  encore  heureux  parmi  les 
Athéniens. 

PisisT.  —  Mais  quoi  !  \ivie  sans  ambition 
dans  l'obscurité  ? 

Son.  —  La  gloire  ne  s'aquiert-elle  que  par 
des  crimes  ?  II  la  faut  chercher  dans  la  guerre 
contre  les  ennemis,  dans  toutes  les  vertus  mo- 
dérées d'un  bon  citoyen,  dans  le  iiié[)ris  de  tout 
ce  qui  enivre  et  qui  amollit  les  hommes.  0  Pi- 
sistrate  ,  la  gloire  est  belle  :  heureux  ceux  qui 
la  savent  trouver  !  mais  qu'il  est  pernicieux  de 
la  vouloir  trouver  où  elle  n'est  pas  ! 

PisisT.  —  Mais  le  peuple  avoit  trop  de  li- 


250 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


berlé  ;  et  le  peuple  trop  libre  est  le  plus  insup- 
portable de  tous  les  tyrans. 

Sol.  —  Il  falloit  m'aidera  modérer  la  liberté 
du  peuple  en  établissant  mes  lois,  et  non  pas 
renverser  les  luis  pour  tyranniser  le  peujde.  Tu 
as  fait  comme  un  [)ère  ,  (|ui,  pour  rendre  son 
fils  modéré  et  docile,  le  vendroit  pour  lui  faire 
passer  sa  vie  dans  l'esclavage. 

PisisT.  —  .Mais  les  Afbéniens  sont  trop  jaloux 
de  leur  liberté. 

Sol.  —  Il  est  vrai  que  les  Athéniens  sont 
jusqu'à  l'excès  jaloux  d'une  liberté  qui  leur 
appartient  :  mais  loi,  n'élois-tu  pas  encore  plus 
jaloux  d'une  tyramiie  qui  ïiq  ponvoit  t'appar- 
tenir  ? 

PisisT.  —  Je  sûuffrois  impatiemment  de  voir 
le  peuple  h  la  merci  des  sophistes  et  des  rhé- 
teurs, qui  prévaloient  sur  les  gens  sages. 

SoL.  —  Il  valoif  mieux  encore  que  les  so- 
phistes et  les  rhéteurs  abusassent  quelquefois 
le  peuple  par  leurs  raisonuemens  et  par  leur 
éloquence,  que  de  le  voir  fermer  la  bouche  des 
bons  et  des  mauvais  conseillers,  pour  accabler 
le  peuple,  et  pour  n'écouter  plus  que  tes  pro- 
pres passions.  Mais  quelle  douceur  goùtois-tu 
dans  cette  puissance  ?  Quel  est  donc  le  charme 
de  la  tyrannie  ? 

PisisT.  —  C'est  d'être  craint  de  tout  le 
monde,  de  ne  craindre  personne,  et  de  pouvoir 
tout. 

SoL.  —  Insensé  !  tu  avois  tout  à  craindre  ; 
et  tu  l'as  bien  éprouvé  quand  tu  es  tond)é  du 
haut  de  ta  fortune,  et  que  tu  as  eu  tanl  de  peine 
à  te  relever.  Tu  le  sens  encore  dans  tes  enCans. 
Qui  est-ce  qui  avoit  plus  à  craindre,  ou  de  loi, 
ou  des  Athéniens  :  des  Athéniens ,  qui,  portant 
le  joug  de  la  servitude,  ne  laissoient  [>as  de 
vivre  eu  paix  dans  leurs  familles  et  avec  leurs 
voisins  :  ou  de  toi,  qui  devois  toujours  craindre 
d'être  trahi ,  dépossédé,  et  puni  de  ton  usur- 
pation ?  Tu  avois  donc  plus  à  craindre  que  ce 
peuple  même  captif  à  qui  tu  te  rendois  redou- 
table. 

PisisT.  —  Je  l'avoue  franchement,  la  tyran- 
nie ne  me  donnoit  aucun  vrai  plaisir  ;  mais  je 
n'aurois  pas  eu  le  com-age  de  la  quitter.  En 
perdant  l'autorité  ,  je  serois  tombé  dans  une 
langueur  mortelle. 

SoL,  —  Reconnois  donc  combien  la  tyrannie 
est  pernicieuse  pour  le  tyran  ,  aussi  bien  que 
pour  les  peuples  :  il  n'est  point  heureux  de 
l'avoir,  et  il  est  mallieureux  de  la  perdre. 


XIII. 


SOLOiN   ET  JLSTINIEN. 


Idée  juste  des  liùs  propres  à  rendre  un  peuple  bon  et  heureux. 

Ji  ST.  —  Uien  n'est  semblable  à  la  majesté 
des  lois  romaines,  \o\is  avez  eu  chez  les  Grecs 
la  réputation  d'un  grand  législateur  ;  mais  si 
vous  aviez  vécu  parmi  nous,  votre  gloire  auroit 
été  bien  obscurcie. 

SoL.  —  Pourquoi  m'auroit-on  méprisé  en 
votre  pays  ? 

Jlst.  —  C'est  que  les  Romains  ont  bien  en- 
chéri sur  les  Grecs  pour  le  nombre  des  lois  et 
pour  leur  perfection. 

SoL.  —  En  quoi  ont-ils  donc  enchéri  ? 

JisT.  —  Nous  avons  uneiufmité  de  lois  mer- 
veilleuses qui  oui  été  faites  en  divers  temps. 
J'aurai,  dans  tous  les  siècles,  la  gloire  d'avoir 
compilé  dans  mon  Code  tout  ce  grand  corps  de 
luis. 

Sol.  —  J'ai  ouï  tlire  souvent  à  Cicéron  ici- 
bas  ,  que  les  lois  des  Douze  Tables  étoieut  les 
plus  parfaites  que  les  Romains  aient  eues.  A^ous 
trouverez  bon  que  je  remarque  en  passant  que 
CCS  lois  allèrent  de  Grèce  à  Rome  ,  et  qu'elles 
Tenoient  principalement  de  Lacédémoue. 

Jlst.  —  Elles  viendront  d'où  il  vous  plaira  ; 
mais  elles  éloient  trop  simples  et  trop  courtes 
pour  entrer  en  comparaison  avec  nos  lois  ,  qui 
ont  tout  prévu,  tout  décidé,  tout  mis  en  ordre 
avec  un  détail  intini. 

SoL.  —  Pour  moi ,  je  croyois  que  des  lois  , 
pour  être  bonnes,  dévoient  être  claires,  sim- 
ples .  courtes,  proportionnées  à  tout  un  peujde 
qui  doit  les  entendie,  les  retenir  facilement,  les 
aimer,  les  suivreàtouteheureelà  tout  moment. 

JcsT.  —  Mais  des  lois  simples  et  courtes 
n'exercent  point  assez  la  science  et  le  génie  des 
jurisconsultes;  elles  n'approfondissent  point 
assez  les  belles  questions. 

Sol.  —  J'avoue  qu'il  me  paroissoit  que  les 
lois  étoient  faites  pour  éviter  les  questions  épi- 
neuses, et  pour  conserver  dans  un  peuple  les 
bonnes  mœurs .  l'ordre  et  la  paix  ;  mais  vous 
m'apprenez  qu'elles  doivent  exercer  les  esprits 
subtils  ,  et  leur  fournir  de  quoi  plaider. 

Jr^T.  —  Rome  a  produit  de  savans  juriscon- 
sultes :  Sparte  n'avoit  que  des  soldats  ignorans. 

SoL.  —  J'aurois  cru  que  les  bonnes  lois  sont 
celles  qui  font  qu'on  n'a  pas  besoin  de  juris- 
consultes, et  que  tous  les  ignorans  vivent  en 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


251 


paix  à  l'abri  de  ces  lois  simples  et  claires ,  sans 
être  réduits  à  consulter  de  vains  sophistes  sur  le 
sens  des  divers  textes ,  ou  sur  la  manière  de  les 
concilier.  Je  couclurois  que  des  lois  ne  sont 
guères  bonnes  quand  il  faut  tant  de  savans  pour 
les  expliquer  ,  et  qu'ils  ne  sont  jamais  d'accord 
entre  eux. 

Jlst.  —  Pour  accorder  tout .  j'ai  fait  ma 
compilation. 

Sol.  —  Tribonien  me  disoit  hier  que  c'est 
lui  qui  l'a  faite. 

JusT.  —  Il  est  vrai,  mais  il  l'a  faite  par  mes 
ordres.  Un  empereur  ne  lait  pas  lui-même  un 
tel  ouvrage. 

Sol.  —  Pour  moi,  qui  ai  régué,  j"ai  cru  que 
la  fonction  principale  de  celui  qui  gouverne  les 
peuples  est  de  leur  donner  des  lois  qui  règlent 
tout  ensemble  le  roi  et  les  peuples  pour  les  ren- 
dre bons  et  heureux.  Commander  des  armées 
et  remporter  des  victoires  nest  rien  en  compa- 
raison de  la  gloire  d'un  législateur.  Mais  pour 
revenir  à  votre  Tribonien,  il  n"a  fait  qu'une 
compilation  des  lois  de  divers  temps  qui  ont  sou- 
vent varié,  et  vous  n'avez  jamais  eu  un  vrai 
corps  de  lois  faites  ensemble  par  un  même  des- 
sein pour  former  les  mœurs  et  le  gouvernement 
entier  d'une  nation  :  c'est  un  recueil  de  lois 
particulières  pour  décider  sur  les  prétentions  ré- 
ciproques des  particuliers.  Mais  les  Grecs  ont 
seuls  la  gloire  d'avoir  fait  des  lois  fondamentales 
pour  conduire  un  peuple  sur  des  principes  jjhi- 
losophiques,  et  pour  régler  toute  sa  politique 
et  tout  son  gouvernement.  Pour  la  multitude 
de  vos  lois  que  vous  vantez  tant ,  c'est  ce  qui 
nie  fait  croire  que  vous  n'en  avez  pas  eu  de  bon- 
nes ,  ou  que  vous  n'avez  pas  su  les  conserver 
dans  leur  snnplicilé.  Pour  bien  gouverner  un 
peuple,  il  faut  peu  de  juges  et  peu  de  lois.  Il  y 
a  peu  d'hommes  capables  d'être  juges;  la  mul- 
titude des  juges  corrompt  tout.  La  multitude 
des  lois  n'est  pas  moins  pernicieuse;  on  ne  les 
entend  plus,  on  ne  les  garde  plus.  Des  qu'il  y 
en  a  tant ,  on  s'accoutume  à  les  révérer  en  iip- 
parence,  et  à  les  violer  sous  de  beaux  prétextes. 
La  vanité  les  fait  faire  avec  faste;  l'avarice  et 
les  autres  passions  les  font  mépriser.  On  s'en 
joue  par  la  subtilité  des  sophistes ,  qui  les  ex- 
pliquent comme  chacun  le  demande  pour  son 
argent  :  de  là  naît  la  chicane,  qui  est  un  mons- 
tre né  pour  dévorer  le  genre  humain.  Je  juge 
des  causes  par  leurs  effets.  Les  lois  ne  me  pa- 
roissent  bonnes  que  dans  les  pays  où  l'on  ue 
plaide  point,  et  où  des  lois  simples  et  courtes 
ont  évité  toutes  les  questions.  Je  ne  voudrois  ni 
dispositions  par  testament,  ni  adoptions ,  ni  ex- 


hérédations ,  ni  substitutions^  ni  emprunts,  ni 
ventes,  ni  échanges.  Je  ne  voudrois  qu'une 
étendue  très-bornée  de  terre  dans  chaque  fa- 
mille, que  ce  bien  fût  inaliénable,  et  que  le 
magistrat  le  partageât  également  aux  cnfans 
selon  la  loi  après  la  mort  du  père.  Quand  les 
i'amilles  se  muUi[>lieroient  trop  à  proportion  de 
l'étendue  des  terres,  j'enverrois  une  partie  du 
peuple  faire  une  colonie  dans  quelque  île  dé- 
serte. Moyennant  celle  règle  courte  el  simple , 
je  me  passerois  de  tout  votre  fatras  de  lois,  el  je 
ne  songerois  qu'à  régler  les  mœurs  ,  qu'à  éle- 
ver la  jeunesse  à  la  sobriété,  au  travail,  à  la 
patience,  au  mépris  de  la  mollesse,  au  courage 
contre  les  douleurs  et  contre  la  mort.  Cela 
vaudroit  mieux  que  de  subtiliser  sur  les  contrats 
ou  sur  les  tulellt-s. 

Jlst.  —  Vous  renverseriez  par  des  lois  si 
sèches  et  si  austères  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
ingénieux  dans  la  jurisprudence. 

SoL. — J'aime  mieux  des  lois  simples,  dures 
et  sauvages ,  qu'un  art  ingénieux  de  troubler  le 
repos  des  hounnes ,  et  de  corrompre  le  fond  des 
mœurs.  Jamais  on  n'a  vu  tant  de  lois  que  de 
votre  teuq)s;  jamais  on  n'a  vu  votre  empire  si 
lâche  ,  si  eifémiué  ,  si  abâtardi  ,  si  indigne  des 
anciens  liomains  qui  ressenddoieut  assez  aux 
Spartiates.  Vous-même  vous  n'avez  été  qu'un 
fourbe  ,  un  impie,  un  scélérat,  un  dcstrucleur 
des  bonnes  lois,  un  homme  vain  el  faux  en 
tout.  Votre  Tribonien  a  été  aussi  méchant,  aussi 
double  et  aussi  dissolu.  Procope  vous  a  démas- 
qué. Je  reviens  aux  lois  ;  elles  uesont  lois  qu'au- 
tant qu'elles  sont  facilement  connues,  crues, 
aimées  ,  suivies,  el  elles  ne  sont  bonnes  qu'au- 
tant que  leur  exécution  rend  les  peuples  bons  et 
heureux.  Vous  n'avez  fait  personne  bon  et  heu- 
reux par  voire  fastueuse  compilation;  d'où  je 
conclus  qu'elle  mérite  d'être  brûlée.  Mais  je 
vois  que  vous  vous  fâchez.  La  majesté  impériale 
se  croit  au-dessus  de  la  vérité  ;  mais  son  ombre 
li'est  plus  qu'une  ombre  à  qui  on  dit  la  vérité 
impunément.  Je  me  retire  néanmoins  pour 
apaiser  votre  bile  allunȎe. 


XIV. 

DÉMOCRITE   KT  HERACLITE. 

Comparaison  df  Dtimocrite  vA  d'Héraclitr ,  oii  Fou  donne 
l'avantage  au  deniior.  comme  idus  humain. 

DÉM.  —  Je  ne  saurois  ni'accommoder  d'une 
philosophie  triste. 


252 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


HÉRAc.  —  Ni  moi  d'une  gaie.  Quand  on  est 
sage  ,  on  ne  voit  rien  dans  le  monde  qui  ne  pa- 
roisse de  travers  et  (im  ne  dépl.iisc. 

DÉM.  —  Vous  prenez  les  dioses  d'un  trop 
grand  sérieux  :  cela  vous  fera  mal. 

Hekac.  —  Vous  les  prenez  avec  trop  d'en- 
jouement; Notre  air  moqueur  est  plutôt  celui 
d'un  Satyre  que  d'un  philosophe.  N'êtes-vous 
point  louche  de  voir  le  genre  humain  si  aveugle, 
si  corrompu  ,  si  égaré? 

DÉM.  —  Je  suis  bien  plus  touché  de  le  voir  si 
impertinent  et  si  ridicule. 

HÉRAC.  —  •Niais  enfin  ce  genre  humain  dont 
vous  riez,  c'est  le  monde  entier  avec  qui  vous 
vivez ,  c'est  la  société  de  vos  amis  ,  c'est  votre 
famille,  c'est  vous-même. 

DÉM.  —  Je  ne  me  soucie  guère  Je  tous  les 
fous  que  je  vois ,  el  je  me  crois  sage  en  me  mo- 
quant d'eux. 

HÉRAC.  —  S'ils  sont  fous,  vous  n'êtes  guère 
sage  ni  hou,  de  ne  les  plaindre  pas  et  d'insulter 
à  leur  folie.  Uailleurs  qui  vous  répond  que  vous 
ne  soyez  pas  aussi  extiavagant  qu'eux  '.' 

DÉM.  —  Je  ne  puis  l'être,  pensant  en  toutes 
choses  le  contraire  de  ce  qu'ils  pensent. 

HÉRAC.  —  Il  y  a  des  folies  de  diverses  espè- 
ces. Peut-être  qu'à  force  de  contredire  les  folies 
des  autres,  vous  vous  jclcz  dans  une  extrémité 
contraire,  qui  n'est  pas  moins  folle. 

DÉM.  —  Croyez-en  ce  qu'il  vous  plaira ,  et 
pleurez  encore  sur  moi,  si  vous  avez  des  larmes 
de  reste;  pour  moi  je  suis  content  de  rire  des 
fous.  Tous  les  honmies  ne  le  sont-ils  pas?  Ré- 
pondez. 

HÉRAC.  — Hélas!  ils  ne  le  sont  que  trop; 
c'est  ce  qui  m'aftlige  :  nous  convenons  vous  et 
moi  en  ce  point ,  que  les  hommes  ne  suivent 
point  la  raison.  Mais  moi .  qui  ne  veux  pas  faire 
comme  eux,  je  veux  suivre  la  raison  qui  m'oblige 
de  les  aimer  ;  et  cette  amitié  me  renq)lit  de  com- 
passion pour  leurs  égaremens.  Ai-je  tort  d'avoir 
pitié  de  mes  semblables ,  de  mes  frères,  de  ce 
qui  est ,  pour  ainsi  dire  ,  une  partie  de  moi- 
même  ?  Si  vous  entriez  dans  un  hô[)ital  de  bles- 
sés, ririez-vous  de  voir  leurs  blessures?  Les 
plaies  du  corps  ne  sont  rien  en  comparaison  de 
celles  de  l'ame  :  vous  auriez  honte  de  votre 
cruauté,  si  vous  aviez  ri  d'un  malheureux  qui  a 
la  jambe  coupée;  et  vous  avez  rinhumauilé  de 
vous  moquer  du  monde  entier  qui  a  perdu  la 
raison. 

DÉM.  —  Celui  qui  a  perdu  une  jambe  est  à 
plaindre,  en  ce  qu'il  ne  s'est  point  ôté  lui-même 
ce  membre  ;  mais  celui  qui  perd  la  raison  la  perd 
par  sa  fiiulc. 


HÉRAC — Hé!  c'est  en  quoi  il  est  plus  à  plaindre 
Un  insensé  furieux,  qui  s'arracheroit  lui-même 
les  yeux ,  seroit  encore  plus  digne  de  compas- 
sion qu'un  autre  aveugle. 

DÉM.  —  Accommodons-nous;  il  y  a  de  quoi 
nous  justifier  tous  deux.  II  y  a  partout  de  quoi 
rire  et  de  quoi  pleurer.  Le  monde  est  ridicule, 
et  j'eji  ris.  Il  est  déplorable,  et  vous  en  pleurez. 
Chacun  le  regarde  à  sa  mode ,  et  suivant  son 
tempérament.  Ce  qui  est  certain  ,  c'est  que  le 
monde  est  de  travers.  Pour  bien  faire,  pour 
bien  penser,  il  faut  faire  ,  il  faut  penser  autre- 
ment que  le  grand  nombre  :  se  régler  par  l'au- 
torité et  par  l'exemple  du  commun  des  hommes, 
c'est  le  partage  des  sols. 

HÉRAC.  —  Tout  cela  est  vrai:  mais  vous  n'ai- 
mez rien  ,  et  le  mal  d'autrui  vous  réjouit.  C'est 
n'aimer  ni  les  hommes,  ni  la  vertu  qu'ils  aban- 
doiment. 


XV 


HERODOTE  ET  LUCIEN. 

L  incrédulité  est  un  excès  plus  funeste  que  la  trop  grande 
crédulité. 

HÉROD.  —  Ah  !  bon  jour,  mon  ami.  Tu  n'as 
plus  envie  de  rire  ,  toi  qui  as  fait  discourir  tant 
d'hommes  célèbres  en  leur  faisant  passer  la  bar- 
que de  Charon.  Te  voilà  donc  descendu  à  ton 
tour  sur  les  bords  du  Styx  !  Tu  avois  raison  de 
te  jouer  des  tyrans,  des  flatteurs,  des  scélérats  ; 
mais  de  moi ! 

Lie.  —  Quand  est-ce  que  je  m'ensuis  moqiié? 
Tu  cherches  querelle. 

HÉRon.  —  Dans  ton  Histoire  véritable,  et 
ailleiu's,  où  tu  prends  mes  relations  pour  des 
fables. 

Luc.  —  Avois-je  tort?  Combien  as-tu  avancé 
de  choses  sur  la  parole  des  prêtres  et  des  autres 
gens  qui  veulent  toujours  du  mystère  et  du  mer- 
\ei lieux  ! 

HÉROD.  —  hnpie!  tu  ne  croyois  pas  la  reli- 
gion. 

Lie.  —  Il  falloit  une  religion  plus  pure  et 
plus  sérieuse  que  celle  de  Jupiter  et  de  Vénus  , 
de  Mars ,  d'Apollon ,  et  des  autres  dieux  ,  pour 
persuader  les  gens  de  bon  sens.  Tant  pis  pour 
toi  de  lavoir  crue. 

llÉRon.  —  Mais  tu  ne  méprisois  pas  moins  la 
philoso[)liie.  Rien  n'étoit  sacré  pour  toi. 

Lie.  —  Je  méprisois  les  dieux,  parce  que  les 
poètes  nous  les  dépeignoient  comme  les  plus 


DIALOGUES  DFS  MORTi^. 


2ri3 


malhonnêtes  gens  du  monde.  Pour  les  philoso- 
phes, ils  l'ciisoient  sendjlaut  de  n'estinier  que  la 
vertu  ,  et  ils  étoicnt  pleins  de  vices.  S'ils  eus- 
sent été  philosophes  de  honne  foi ,  je  les  aurois 
respectés. 

HÉRon.  —  Et  Socrato.  connnent  l'as-ln  traité? 
Est-ce  sa  taule  ,  ou  la  tienne?  Parle. 

Lie.  —  Il  est  vrai  que  j'ai  hadiné  sur  les 
choses  dont  on  l'accusoit;  mais  je  ne  l'ai  pas 
coadamué  sérieusement. 

HÉRon.  —  Faut-il  se  jouer  aux  dépens  d'un 
si  grand  homme  sur  des  calomnies  grossières? 
Mais,  dis  la  vérité  ,  tu  ne  songeois  qu'à  rire  , 
qu'à  te  moquer  de  tout .  qu'à  montrer  du  ridi- 
cule en  chaque  chose  ,  sans  te  mettre  en  peine 
d'en  établir  aucune  solidement. 

Luc.  —  Hé!  n'ai-je  pas  gourmande  les  vices? 
N'ai-je  pas  fi)udi'oyé  les  grands  qui  abusent  de 
leur  grandeur?  N'ai-je  pas  élevé  jusqu'au  ciel 
le  mépris  des  richesses  et  des  délices? 

Hérod.  —  Il  est  vrai ,  tu  as  bien  parlé  de  la 
vertu ,  mais  pour  blâmer  les  vices  de  tout  le 
humain  :  c'étoit  plutôt  un  goût  de  satire,  qu'un 
sentiment  de  solide  philosophie.  Tu  louois 
même  la  vertu  sans  vouloir  reuiontor  jusqu'aux 
principes  de  religion  et  de  philosophie  qui  en 
sont  les  vrais  fondemens. 

Luc.  —  Tu  raisonnes  mieux  ici-bas  que  tu  ne 
faisois  dans  tes  grands  voyages.  Mais  accordons- 
nous.  Hé  bien,  je  n'étois  pas  assez  crédule,  et 
tu  l'étois  trop. 

HÉRon.  —  Ah  !  te  voilà  encore  loi-méine  , 
tournant  tout  en  plaisanterie.  Ne  seroit-il  pas 
temps  que  ton  ombre  eût  un  peu  de  gravité? 

Luc.  —  (jravité?  j'en  suis  las,  à  force  d'en 
avoir  vu.  J'étois  environné  de  philosophes  qui 
s'en  piquoieut  sans  bonne  foi,  sans  justice,  sans 
amitié,  sans  modération  ,  sans  pudeur. 

Hkrod.  —  Tu  parles  des  philosophes  de  ton 
temps,  qui  avoieut  dégénéré  :  mais 

Luc.  —  Que  voulois-tn  donc  que  je  fisse? 
que  j'eusse  vu  ceuv  qui  étoieul  morts  plusieurs 
siècles  avant  ma  naissance?  Je  ne  me  souvenois 
point  d'avoir  été  au  siège  de  Troie  ,  comme  Py- 
thagore.  Tout  le  monde  ne  peut  pas  avoir  été 
Euphorbe. 

Hérod.  —  Autre  moquerie.  Et  voilà  tes  ré- 
ponses aux  plus  solides  raisonnemens!  Je  sou- 
haite, pour  ta  punition  ,  que  les  dieux  ,  que  tu 
n'as  pas  voulu  croire  .  t'envoient  dans  le  corps 
de  quelque  voyageur  qui  aille  dans  tous  les  pays 
dont  j'ai  raconté  des  choses  que  tu  traites  de 
fahuleuscs. 

Luc.  —  Après  cela  ,  il  ne  me  manqucroit 
plus  que  de  passer  de  corps  en  corps  dans  toutes 


les  sectes  de  philosophes  que  j'ai  décriées  :  par 
là  je  serois  tour  à  tour  de  toutes  les  opinions 
oontraii-es  dont  je  me  suis  moqué.  Cela  seroil 
bien  joli.  Mais  tu  as  dit  des  choses  à  peu  près 
aussi  croyables, 

Hkrol).  —  Va,  je  t'abandonne,  et  je  me  con- 
sole quand  je  songe  que  je  suis  avec  Homère, 
Socrate  ,  Pythagore  ,  que  tu  n'as  pas  épargnés 
plus  que  moi;  enfin  avec  Platon,  de  qui  tu  as 
appris  l'art  des  dialogues  ,  quoique  tu  te  sois 
moqué  de  sa  philosopliie. 


XVI. 

?Or.RATE    ET  ALCmiADE. 

Les  nieilleiii'os  qualités  nalurellos  no  servent  souvent  qu'à 
(léslioaorcr,  si  elles  ne  sont  soutenues  par  une  vertu 

solide. 

SocR.  —  Te  voilà  toujours  agréable.  Qui 
charmeras-tu  dans  les  enfers? 

AuciB.  —  Et  toi,  te  voilà  toujours  moqueur. 
Qui  persuaderas-tu  ici ,  tt)i  qui  veux  toujours 
persuader  quelqu'un  ? 

SocR.  —  Jesnis  rebuté  de  vouloir  persuader 
les  hommes,  depuis  que  j'ai  éprouvé  combien 
mes  discoui's  ont  mal  réussi  pour  te  persuader 
la  vertu. 

Ali.ir.  —  Vonlois-tu  que  je  vécusse  pauvre  , 
comme  loi  ,  sans  me  mêler  des  alfaires  publi- 
ques ? 

SocR.  —  Le(|iicl  \aloil  mieux,  ou  de  ne  s'en 
mêler  pas  ,  ou  de  les  brouillei'  et  de  de\cnir 
l'ennemi  de  sa  patrie  ? 

Aix.iB.  —  J'aime  mieux  mon  personnage  que 
le  tien.  J'ai  été  beau,  magnifique,  tout  couvert 
de  gloire,  vivant  dans  les  délices,  la  terreur 
des  Lacédémoiiiens  et  des  Perses.  Les  Athéniens 
n'ont  pu  sauver  leur  Nille  qu'en  me  rappelant. 
S'ils  m'eussent  cru.  Lysander  ne  seroit  jamais 
entré  dans  leur  poil.  Pour  toi,  lu  n'étois  qu'un 
pauvre  homme,  laid  ,  camus,  chauve,  qui  pas- 
soit  sa  vie  à  discourir  pour  blâmer  les  honnnes 
dans  tout  ce  qu'ils  font.  Aristoi)liane  t'a  joué 
sur  le  tliéùlre:  tu  as  passé  pour  un  impie,  et  on 
t'a  fait  mourir. 

SocR.  —  \'oiIà  bien  des  choses  que  lu  mets 
ensemble  :  examinons -les  en  détail.  Tu  as 
été  beau ,  mais  décrié  pour  avoir  fait  de  hon- 
teux usages  de  la  beauté.  Les  délices  ont  cor- 
rompu ton  beau  naturel.  Tu  as  rendu  de  grands 
services  à  ta  patrie,  mais  tu  lui  as  fait  de  grands 
maux.  Dans  les  biens  et  dans  les  maux  que  tu 


-25.t 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


lui  as  faits  ,  c'est  uno  vainc  ambition  et  non 
l'amour  de  la  vertu  .  rjui  t'a  fait  agir  .  par  con- 
séquent il  ne  t'en  revient  aucune  gloire  véri- 
lahie.  Les  ennemis  de  la  Grèce  .  auxquels  tu 
t'étois  livré ,  ne  pouvoieut  se  fier  à  toi ,  et  tu  ne 
pouvois  te  fier  à  eux.  N'auroit-il  pas  été  plus 
beau  (le  vivre  pauvre  dans  ta  patrie,  et  d'y  souf- 
frir patieiimieut  tout  ce  que  les  mécbans  font 
d'ordinaire  pour  opprimer  la  vertu?  Il  vaut 
mieux  être  laid  et  sage  comme  moi .  que  beau 
et  dissolu  comme  lu  l'étois.  L'unique  chose 
qu'on  peut  me  rej)roclier .  est  de  t'avoir  trop 
aimé,  et  de  m'('tre  laissé  éblouir  ]>ar  mi  naturel 
aussi  léger  que  le  tien.  Tes  vices  ont  désiionnr/' 
l'édijcalion  philosophique  que  Soerale  tavoil 
donnée  :  voilà  mon  tort. 

Alcib.  —  Mais  ta  mort  ino)itre  que  tu  étois 
un  impie. 

Sor.u.  —  Les  impies  somI  ceu\  qui  ont  lirisé 
les  Hermès.  J'aime  mieuv avoir  axalé  du  poison 
pour  avoir  enseigné  la  vérité,  et  avoir  irrité  les 
hommes  qui  ne  la  peuvent  souffrir .  que  de 
trouver  la  mort ,  counne  toi,  dans  le  sein  d'une 
courtisane. 

Alcib.  —  Ta  raillerie  est  liiujonrs  i)i(|Manle. 

Sncu.  —  Hé!  (jiu'l  moyen  de  snullVir  un 
homme  qui  éloit  propre  à  faire  la'.il  de  biens,  et 
qui  a  fait  tant  de  maux?  Tu  \iens  encore  insul- 
ter à  la  vertu. 

Alcib.  —  Quoil  l'ombre  de  Socrate  et  la 
vertu  sont  don.'  la  même  chose  !  Te  voilà  bien 
présomptueux. 

SooR.  —  Compte  pour  rien  Socrate  .  si  tu 
veux;  j'y  consens  :  mais,  après  avoir  trompé 
mes  espérances  sur  la  vertu  que  je  làchois  de 
t'inspirer  .  ne  viens  point  encore  le  moquer  de 
la  philosophie,  et  me  vauler  toutes  tes  actions  ; 
elles  ont  eu  de  l'éclat,  mais  point  de  règle.  Tu 
n'as  point  de  quoi  rire  :  la  mort  t"a  fait  aussi 
laid  et  aussi  camus  que  iiii)i  :  que  li-  reste-t-il 
de  tes  plaisirs? 

Alcib.  —  Ah!  il  est  vrai  .  il  ne  m'en  reste 
que  la  honte  et  le  remords.  M;iis  où  vas-tu? 
Pourquoi  donc  veux-tu  me  quitter? 

Socn.  —  Adieu:  je  ne  t'ai  suivi  .  dans  tes 
voyages  ambitieux  ,  ni  eu  Sicile  .  ni  à  Sparte  . 
ni  en  Asie  ;  il  n'est  pas  juste  que  tu  me  suives 
dans  les  Cbamps-Elysiens.  où  je  vais  mener  nue 
vie  paisible  et  bienheureuse  avec  Solon,  Lycur- 
gue  ,  et  les  autres  sages. 

Alc.ib.  —  Ah  !  mon  rher  Socrate,  faut- il  que 
je  sois  séparé  de  loi  !   Hélas  !  oîi  irai-je  donc  ? 

SooR,  —  Avec  ces  âmes  vaines  et  foiblesdont 
la  vie  a  été  un  mélange  perpétuel  de  bien  et  de 
mal  .  et  qui  n'ont  jamais  aimé  de  suite  la  pure 


vertu.  Tu  étois  né  pour  la  suivre  ;  tu  lui  as  pré- 
féré tes  passions.  Maintenant  elle  te  quitte  à  son 
tour,  et  tu  la  regretteras  éternellement. 

Alcib.  —  Hélas!  mon  cher  Socrate  ,  tu  m'as 
tant  aimé  :  ne  veux-tu  plus  avoir  jamais  aucune 
pitié  de  moi?  Tu  ne  saurois  désavouer,  car  tu 
le  sais  mieux  qu'un  autre,  que  le  fond  de  mon 
naturel  étoit  bon. 

SocR.  —  C'est  ce  qui  te  rend  plus  inexcusa- 
ble. Tu  étois  bien  né  ,  et  tu  as  mal  vécu.  Mou 
amitié  pour  toi,  non  plus  que  ton  beau  naturel, 
ne  sert  qu'à  ta  condamnation.  Je  t'ai  aimé  pour 
la  vertu  :  mais  enfin  je  t'ai  aimé  jusqu'à  hasar- 
der ma  réputation.  J'ai  souffert  pour  l'amour 
de  toi  qu'on  m'ait  soupçonné  injustement  de 
vices  monstrueux  que  j'ai  condamnés  dans  toute 
ma  doctrine.  Je  t'ai  sacrifié  ma  vi(?  aussi  bien 
(pie  mon  honneur.  As-tu  oublié  l'expédition  de 
l'otidée,  où  je  logeai  toujours  avec  toi?  Un  père 
ne  sauroit  être  plus  attaché  à  son  fils  que  je 
l'étoisàtoi.  Dans  toutes  les  rencontres  des  guer- 
res j'étois  toujours  à  ton  côté.  Un  jour  le  com- 
bat étant  douteux ,  tu  fus  blessé  ;  aussilcM  je  me 
jetai  au-de\ant  de  loi  pour  te  couvrir  de  mon 
corps ,  comme  d'un  bouclier.  Je  sauvai  ta  vie, 
ta  liberté,  tes  armes.  La  couronne  m'étoit  due 
|)ar  cette  action  :  je  priai  les  chefs  de  l'armée 
de  te  la  donner.  Je  n'eus  de  passion  que  pour 
ta  gloire.  Je  n'eusse  jamais  cru  que  tu  eusses  pu 
devenir  la  honte  de  ta  patrie  et  la  source  de  tous 
ses  malheurs. 

Alcib.  —  Je  m'imagine ,  mon  cher  Socrate  , 
que  tu  n'as  pas  oublié  aussi  cette  autre  occa- 
sion ,  où  ,  nos  troupes  ayant  été  défaites,  tu  le 
retirois  à  pied  avec  beaucoup  de  peine  ,  et  où 
me  trouvant  à  cheval  je  m'arrêtai  pour  repous- 
ser les  ennemis  qui  t'alloienl  accabler.  Faisons 
compensation. 

SocR.  Je  le  veux.  Si  je  rappelle  ce  que  j'ai 
fait  pour  toi,  ce  n'est  point  pour  te  le  reprocher, 
ni  pour  me  faire  valoir;  c'est  pour  montrer  les 
soins  que  j'ai  pris  pour  te  rendre  bon  ,  et  com- 
bien tu  as  mal  répondu  à  tontes  mes  peines. 

Alcib.  —  Tu  n'as  rien  à  dire  contre  ma  pre- 
mière jeunesse.  Souvent ,  en  écoutant  les  ins- 
tructions, je  m'altendrissois  jusqu'à  en  pleurer. 
Si  quelquefois  je  t'échappois  étant  entraîné  par 
les  compagnies  ,  tu  courois  après  moi ,  comme 
lui  maître  après  son  esclave  fugitif.  Jamais  je 
n'ai  osé  te  résister.  Je  n'écoutois  que  toi  :  je  ne 
craignois  que  de  te  déplaire.  Il  est  vrai  que  je 
fis  une  gageure  un  jour  de  donner  un  soufflet 
à  Hipponicus.  Je  le  lui  donnai  ;  ensuite  j'allai 
lui  demander  pardon  ,  et  me  dépouiller  devant 
lui .  afin  qu'il  me  punît  avec  des  verges  :  mais 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


il  me  pardonna,  voyant  que  je  ne  l'avois  oflensc 
que  par  la  légèreté  de  mon  naturel  enjoué  et 
folAlrc. 

SocH.  —  Alors  tu  n'avois  coninub'  que  la 
faute  d'un  jeune  fou  ;  mais  dans  la  suite  lu  as 
fait  les  crimes  d'un  scélérat  qui  ne  compte  pour 
rien  les  dieux,  qui  se  joue  de  la  \ertu  cl  de  la 
bonne  foi ,  qui  met  sa  patrie  en  cendres  pour 
contenter  son  ambition  .  qui  porte  dans  toutes 
les  nations  étrangères  des  moeurs  dissolues.  Xa, 
tu  me  fais  borreur  et  pitié.  Tu  étois  fait  pour 
être  bon  ,  et  tu  as  voulu  être  méchant  ;  je  ne 
puis  m'en  consoler.  Séparons-nous.  Les  trois 
juges  décideront  de  Ion  sort  ;  mais  il  ne  peut 
plus  y  avoir  ici-bas  d'union  entre  nous  deui. 


XVII. 

SOCRATE  KT  AIXIBIADE. 

Le  bon  goiivcrneinonl  esl  celui  où  U^s  citoyens  sont  élevés 
dans  le  respect  des  lois,  dans  l'amour  de  la  patrie  et  du 
genre  humain  qui  est  la  grande  patrie. 

SocR.  —  Vous  voilà  devenu  bien  sage  à  vos 
dépens ,  et  aux  dépens  de  tous  ceux  que  vous 
avez  trompés.  Vous  pourri'îz  être  le  digne  béros 
d'une  seconde  Odyssée  :  car  vous  avez  vu  les 
mœurs  d'un  plus  grand  nombre  de  peuples 
dans  vos  voyages,  qu'Ulysse  n'en  vit  dans  les 
siens. 

Atf.iB.  —  Ce  n'est  pas  l'expérience  qui  me 
manque  ,  mais  la  sagesse  ;  mais  quoique  vous 
vous  moquiez  de  moi,  vous  no  sauriez  nier 
qu'un  homme  n'apprenne  bien  des  choses 
quand  il  voyage  et  qu'il  éludie  sérieusement  les 
mœurs  de  tant  de  peuples. 

SocR.  —  Il  est  vrai  que  cette  élude,  si  elle 
étoit  bien  faite,  pourroit  beaucoup  agrandir 
l'esprit  :  mais  il  faudroit  un  vrai  pliilosophe  , 
un  homme  tranquille  et  appliqué  ,  qui  ne  fCil 
point  dominé  comme  \ous  par  rand)ilionet  par 
le  plaisir;  un  homme  sans  passion  et  sans  pré- 
jugé ,  qui  chercheroit  tout  ce  qu'il  y  auroit  de 
bon  en  chaque  peuple  ,  et  qui  découvriroit  ce 
que  les  lois  de  chaque  pays  lui  ont  apporté  de 
bien  et  de  mal.  Au  retour  d'un  lel  voyage,  ce 
philosophe  seroil  un  excellent  législateur.  Mais 
vous  n'avez  jamais  été  l'homme  qu'il  falloit 
pour  donner  des  lois  ;  votre  talent  étoit  pour 
les  violer.  A  peine  étiez-voushors  de  l'enfance, 
que  vous  conseillâtes  à  votre  oncle  Périclès 
d'engager  la  guerre  pour-  éviter  de  rendre 
compte  des  deniers  publics.    Je  crois  mômç 


qu'après  votre  mort  vous  seriez  encore  un  dan- 
gereuA  garde  des  lois. 

Alcir.  —  Laissez-moi  là  ,  je  vous  prie  ;  le 
(louve  d'oubli  doit  effacer  toutes  mes  fautes  : 
parlons  des  nueurs  des  [)eu|)les.  .Je  n'ai  trouvé 
partout  que  des  coutumes  .  et  fort  peu  de  lois. 
Tous  lej  Barbares  n'ont  d'autres  règles  que 
l'habitude  et  l'exemple  de  leurs  pères.  Les  Per- 
ses mêmes,  dont  on  a  tant  vanté  les  mœurs  du 
temps  de  Cyrus  ,  n'ont  aucune  trace  de  celle 
vertu.  Leur  valeur  et  leur  magnificence  mon- 
trent un  assez  beau  naturel  :  mais  il  est  cor- 
rompu par  la  mollesse  et  par  le  faste  le  plus 
grossier.  Leurs  rois,  encensés  comme  des  idoles, 
ne  sauroient  être  honnêtes  gens  ,  ni  connoître 
la  vérité;  l'humanité  ne  peut  soutenir  avec 
modération  une  puissance  aussi  désordonnée 
que  la  leur.  Ils  s'imaginent  que  tout  est  fait 
pour  eux  :  ils  se  jouent  du  bien  ,  de  l'honneur 
et  de  la  vie  des  autres  hommes.  Rien  ne  mar- 
que tant  de  barbarie  dans  une  nation  ,  que 
cette  forme  de  gouvernement;  car  il  n'v  a  plus 
de  lois  ,  et  la  volonté  d'un  seul  homme  ,  dont 
on  flatte  toutes  les  passions,  est  la  loi  unique. 

SocR.  —  (]e  pays-là  neconvenoil  guère  à  un 
génie  aussi  libre  et  aussi  hardi  que  le  vôtre. 
Mais  ne  trouvez-vous  pas  aussi  que  la  liberté 
d'Athènes  est  dans  ime  autre  extrémité  ? 

Alcir.  —  Sparte  est  ce  que  j'ai  vu  de  meil- 
leur. 

Sor.R.  —  La  servitude  des  Ilotes  ne  vous 
paroît-elle  pas  contraire  à  l'humanilé?  Remon- 
tez hardiment  aux  vrais  principes  ;  défaites- 
vous  de  tons  les  préjugés  :  avouez  qu'en  cela 
les  Grecs  sont  eux-mêmes  un  peu  barbares. 
Est-il  permis  à  une  parti*'  des  hommes  de  trai- 
ter l'autre  connue  des  bêtes  de  charge  ? 

Alcip.  —  Pourquoi  non,  si  c'est  un  peuple 
subjugué? 

Soc.  —  Le  peuple  subjugué  esl  toujours 
peuple:  le  droit  de  conquête  esl  un  droit  moins 
fort  que  celui  de  l'humanité.  Ce  qu'on  appelle 
conquête  devient  le  comble  de  la  tyrannie  et 
l'exécration  du  genre  humain  ,  à  moins  que  le 
conquérant  n'ait  fait  sa  conquête  par  une  guerre 
juste,  et  n'ait  rendu  heureux  le  peuple  con- 
quis en  lui  donnant  de  bonnes  lois.  Il  n'est 
donc  pas  permis  aux  La((''démoniens  de  traiter 
si  indignement  les  Ilotes,  qui  sont  hommes 
connue  eux.  Quelle  horrible  barbarie  que  de 
voir  un  peuple  qui  se  joue  de  la  vie  d'un  autre, 
et  qui  coruple  pour  rien  ses  mu'urs  et  son  re- 
pos'.De  même  qu'un  chef  de  famille  ne  doit 
jamais  s'entêter  poiu' la  grandeur  de  sa  maison, 
jusqu'à   vouloir    troubler  la  paix  et  la  liberté 


2r)fi 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


publique  de  tout  le  peuple,  dont  lui  et  sa  fa- 
mille ne  sont  qu'un  membre;  de  même  c'est 
une  conduite  insensée  ,  brutale  et  pernicieuse  , 
que  le  chef  d'une  nation  mette  sa  gloire  à  aug- 
menter la  puissance  de  sou  peuple  en  troublant 
le  repos  et  la  liberté  des  peuples  voisins.  Un 
peuple  n'est  pas  moins  un  membre  du  genre 
humain,  qui  est  la  société  générale,  qu'une 
famille  est  un  membre  d'une  nation  particulière. 
Chacun  doit  infiniment  plus  au  genre  humain, 
qui  est  la  grande  patrie ,  qu'à  la  patrie  parti- 
culière dans  laquelle  il  est  né  ;  il  est  donc  in- 
finiment plus  pernicieux  de  blesser  la  justice 
de  peuple  à  peuple ,  que  de  la  blesser  de  fa- 
mille à  famille  contre  sa  république.  Renoncer 
au  sentiment ,  non-seulement  c'est  manquer 
de  politesse  et  tomber  dans  la  l)arbari(' ,  mais 
c'est  l'aveuglement  le  plus  dénaturé  des  bri- 
gands et  des  sauvages;  c'est  n'être plushomme, 
c'est  être  anthropophage. 

Alcib.  —  Vous  vous  fâchez!  Il  me  semble 
que  vous  étiez  de  meilleure  humeur  dans  le 
monde  ;  vos  ironies  piquantes  avoicnt  quelque 
chose  do  plus  enjoué. 

Soc.  —  Je  ne  saurois  être  enjoué  sur  des 
choses  si  sérieuses.  Les  Lacédéinoniens  ont 
abandonné  tous  les  arts  pacKiqnes  ^  i)our  no  se 
réserver  que  celui  de  la  guerre;  et  comme  la 
guerre  est  le  plus  grand  des  maux  .  ils  ne  sa- 
vent que  faire  du  mal;  ils  s'en  piquent:  ils  <lé- 
daignent  tout  ce  qui  n'est  pas  la  destruction  du 
genre  humain  ,  et  tout  ce  qui  ne  peut  servir  à 
la  gloire  brutale  d'une  poignée  d'hommes  qu'on 
appelle  les  Spartiates,  Il  faut  que  d'autres 
hommes  culti\ent  la  terre  pour  les  nourrir, 
pendant  qu'ils  se  réservent  pour  ravager  et  pour 
dépeupler  les  terres  voisines.  Ils  ne  sont  pas 
sobres  et  austères  contre  eux-mêmes,  pour  être 
justes  et  modérés  à  l'égard  d'aulrui  :  au  con- 
traii'O  ,  ils  soûl  durs  et  fai'oucbes  contre  tout  ce 
qui  n'est  poiul  la  patrie  ,  comme  si  la  nature 
humaine  n'étoit  pas  plus  leur  [)alrieque  Sparte. 
La  guerre  est  un  mal  qui  déshonore  le  genre 
humain  :  si  on  pouvoit  ensevelir  toutes  les  his- 
toires dans  im  étei'uel  oubli,  il  fa  udroit  cacher 
à  la  postérité  que  des  houuues  ont  été  capables 
de  tuer  d'autres  bouuiies.  Toutes  les  guerres 
sont  civiles  ;  car  c'est  toujours  l'homme  contre 
l'homme ,  qui  répand  son  propre  sang  ,  qui 
déchire  ses  propres  entrailles.  Plus  la  guerre  est 
étendue  ,  plus  elle  est  ftmesie  :  donc  celle  des 
peuples  qui  conipcseut  le  goure  humain  est 
encore  pire  que  colle  des  familles  qui  lioublent 
une  nation.  Il  n'est  donc  permis  de  faire  la 
guerre  que  malgré  soi,  à  la  dernière  extrémité. 


pour  repousser  la  violence  do  l'ennemi.  Com- 
ment est-ce  que  Lycurgue  n'a  point  eu  d'horreur 
de  former  un  peuple  oisifel  imbécile  pour  toutes 
les  occupations  douces  et  innocentes  de  la  paix, 
et  do  ne  lui  avoir  donné  d'autre  exercice  d'es- 
prit et  de  corps,  que  celui  de  nuire  par  la  guerre 
à  l'humanité! 

Alcib.  —  Votre  bile  s'échauffe  avec  raison  : 
mais  aimeriez-vous  mieux  un  peuple  comme 
celui  d'Athènes,  qui  raffine  jusqu'au  dernier 
excès  sur  tous  les  arts  destinés  à  la  volupté? 
Il  vaut  encore  mieux  souffrir  des  naturels  fa- 
rouches et  violons,  comme  ceuxdoLacédémone. 

Soc.  —  Vous  voilà  bien  changé  !  xous  n'êtes 
plus  cet  homme  si  décrié  dans  une  ville  si 
décriée  :  les  bords  du  Styx  font  de  beaux 
chaugomens!  Mais  peut-être  que  vous  par- 
lez ainsi  par  complaisance  ;  car  vous  avez 
été  toute  votre  vie  un  Protée  sur  les  mœurs. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  j'avoue  qu'un  peuple 
qui  par  la  contagion  de  ses  moeurs  porte  le 
faste  ,  la  mollesse  ,  l'injustice  et  la  fraude  chez 
les  antres  peuples,  fait  encore  pis  que  celui  qui 
n'a  d'autre  occupation  ni  d'autre  mérite  que 
celui  de  répandre  du  sang  ;  car  la  vertu  est  plus 
précieuse  aux  houuues  que  la  vie.  Lycurgue  est 
donc  louable  d'avoir  banni  de  sa  république  tous 
les  arts  qui  no  servent  qu'au  faste  et  à  la  vo- 
lupté, mais  il  est  inexcusable  d'en  avoir  ôté 
l'agriculture  et  les  autres  arts  nécessaires  pour 
une  vie  simple  et  frugale.  N'est-il  pas  honteux 
qu'un  peuple  ne  se  suffise  pas  à  lui-même  . 
et  qu'il  lui  faille  un  autre  peuple  appliqué  à 
l'agriculture  pour  le  nourrir? 

Alcib.  —  Hé  bien  !  je  passe  condamnation 
sur  ce  chapitre.  Mais  n'aimoz-vous  pas  mieux 
la  sévère  discipline  de  Sparte,  et  l'inviolable 
subordination  qui  y  soumet  la  jeunesse  aux 
Nioillards,   que  la  licence  effrénée  d'Athènes? 

Soc.  —  Un  peuple  gâté  par  une  liberté  ex- 
cessive est  le  plus  insupportable  de  tous  les 
tyrans;  ainsi  l'anarchie  n'est  le  comble  des 
maux,  qu'à  cause  qu'elle  est  le  plus  extrême 
despotisme  :  la  populace  soulevée  contre  les  lois 
est  le  plus  insolent  de  tous  les  maîtres.  Mais  il 
faut  un  milieu.  Ce  milieu  est  qu'un  peuple  ait 
des  lois  écrites,  toujours  constantes,  et  consa- 
crées par  toute  la  nation  :  qu'elles  soient  au- 
dessus  de  tout  ;  que  ceux  qui  gouvernent  n'aient 
d'autorité  que  par  elles  ;  qu'ils  puissent  tout 
pour  le  bien,  et  suivant  les  lois;  qu'ils  ne  puis- 
sent rien  contre  les  lois  pour  autoriser  le  mal. 
Voilà  ce  que  les  honuuos ,  s'ils  n'étoient  pas 
aveugles  et  ennemis  d'eux-mêmes,  établiroient 
unanimement  pour  leur  félicité.   Mais  les  uns, 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


2o7 


comme  les  Athéniens,,  renversent  les  lois,  de 
peur  de  donner  ti'0|)  d'autorité  aux  magistrats, 
par  qui  les  lois  devroient  régner:  et  les  autres, 
comme  les  Perses,  par  un  respect  supei'stiticux 
des  lois  ,  se  mettent  dans  un  tel  esclavage  sous 
ceux  qui  devroient  faire  régner  les  lois,  que 
ceux-ci  régnent  eux-mêmes,  et  qu'il  n'y  a  pins 
d'autre  loi  réelle  que  leur  volonté  absolue. 
Ainsi  les  uns  et  les  autres  s'éloignent  du  but , 
qui  est  une  liberté  modérée  par  la  seule  auto- 
rité des  lois,  dont  ceux  qui  gouvernent  ne  de- 
vroient être  que  les  simples  défenseurs.  Celui 
qui  gouverne  doit  être  le  pins  obéissant  à  la  loi. 
Sa  personne  détachée  de  la  loi  n'est  rien,  et 
elle  n'est  consacrée  qu'autant  qu'il  est  lui- 
même  ,  sans  intérêt  et  sans  passion ,  la  loi  vi- 
vante donnée  pour  le  bien  des  hommes.  Ju- 
gez parla  combien  les  Grecs,  qui  méprisent 
tant  les  Barbares,  sont  encore  dans  la  barbarie. 
La  guerre  du  Péloponèse  ,  où  la  jalousie  ambi- 
tieuse de  deux  républiques  a  mis  tout  en  feu 
pendant  vingt-huit  ans ,  en  est  une  preuve  fu- 
neste. Vous-même  qui  parlez  ici ,  n'avez -vous 
pas  flatté  tautôU'ambition  triste  et  implacable  des 
Lacédémoniens,  tantôt  l'ambition  desAthéniens 
plus  vaine  et  plus  enjouée?  Athènes  avec  moins 
de  puissance  a  fait  de  plus  grands  efforts ,  et  a 
triomphé  long-temps  de  toute  la  Grèce  :  mais 
enfin  elle  a  succombé  tout-à-coup  ;  parce  que 
le  despotisme  du  peuple  est  une  puissance  folle 
et  aveugle  ,  qui  se  tourne  contre  elle-même  , 
et  qui  n'est  absolue  et  au-dessus  des  lois  que 
pour  achever  de  se  détruire. 

Alcib.  — -  Je  vois  bien  qu'Auytus  n'a  pas  eu 
tort  de  vous  faire  boire  un  peu  de  ciguë  et  qu'on 
devoit  encore  plus  craindre  votre  politique  que 
votre  nouvelle  religion. 


XVIIL 

SOCRATE,  ALCIBI.VDE  ET  TIMON. 

Juste  milieu  entre  la  misanthropie  de  Timon  et  la 
pliilantbropic  d'Alcibiade. 

Alcib.  —  Je  suis  surpris,  mon  cher  Socrate, 
de  voir  que  vous  avez  tant  de  goût  pour  ce  mi- 
santhrope, qui  fait  peur  aux  petits  enfans. 

Soc.  —  Il  faut  être  bien  plus  surpris  de  ce 
qu'il  s'apprivoise  avec  moi. 

TiM.  —  On  m'accuse  de  haïr  les  hommes,  et 
je  ne  m'en  défends  pas;  on  n'a  qu'à  voir  com- 
ment ils  sont  faits  pour  juger  si  j'ai  tort.  Haïr 
le  genre  humain,  c'est  haïr  une  méchante  bêle, 

FÉNELO?(.    TOME  VF. 


une  multitude  de  sots,  de  fripons,  de  flatteurs, 
de  traîtres  et  d'ingrats. 

Alcib.  —  Voilà  un  beau  dictionnaire  d'inju- 
res. Mais  vaut-il  mieux  être  farouche,  dédai- 
gneux, incompatiide ,  et  toujours  mordant? 
Pour  moi,  je  trouve  que  les  sots  me  réjouissent, 
et  que  les  gens  d'esprit  me  contentent.  J'ai 
envie  de  leur  plaire  à  mon  tour,  et  je  m'accom- 
mode de  tout  pour  me  rendre  agréable  dans  la 
société. 

TiM.  —  Et  moi  je  ne  m'accommode  de  rien  : 
tout  me  déplaît;  tout  est  faux ,  de  travers ,  in- 
supj)ortable  j  tout  m'irrite  ,  et  me  fait  bondir 
le  cœur.  Vous  êtes  un  Protée  qui  prenez  in- 
différemmment  toutes  les  formes  les  plus  con- 
traires, parce  qne  vous  ne  tenez  à  aucune.  Ces 
métamorphoses,  qui  ne  vous  coûtent  rien  , 
montrent  un  cœur  sans  principes  ni  de  justice 
ni  de  vérité.  La  vertu,  selon  vous,  n'est  qu'un 
beau  nom  :  il  n'y  en  a  aucune  de  fixe.  Ce  que 
vous  approuvez  à  Athènes,  vous  le  condamnez 
à  Lacédémone.  Dans  la  Grèce  vous  êtes  grec  ; 
en  Asie  vous  êtes  perse  :  ni  dieux  ,  ni  lois ,  ni 
patrie  ne  vous  retiennent.  Vous  ne  suivez 
qu'une  règle,  qui  est  la  passion  de  plaire, 
d'éblouir,  de  dominer,  de  vivre  dans  les  dé- 
lices, et  de  brouiller  tous  les  Etats.  0  ciel! 
faut  -  il  qu'on  soulfre  sur  la  terre  un  tel 
homme  ,  et  que  les  autres  hommes  n'aient 
point  de  honte  de  l'admirer!  Alcibiade  est  aimé 
des  hommes,  lui  qui  se  joue  d'eux  ,  et  qui  les 
précipite  par  ses  crimes  dans  tant  de  malheurs. 
Pour  moi ,  je  hais  et  Alcibiade ,  et  tous  les 
sots  qui  l'aiment  ;  et  je  serois  bien  fâché  d'être 
aimé  par  eux  ,  puisqu'ils  ne  savent  aimer  que  le 
mal. 

Alcib.  —  Voilà  une  déclaration  bien  obli- 
geante !  je  ne  vous  en  sais  néanmoins  aucun 
mauvais  gré.  Vous  me  mettez  à  la  tête  de  tout 
le  genre  humain,  et  me  faites  beaucoup  d'hon- 
neur. Mon  parti  est  plus  fort  que  le  vôtre  ;  mais 
vous  avez  bon  courage,  et  ne  craignez  pas 
d'être  seul  contre  tous. 

Tnr.  —  J'aurois  horreur  de  n'être  pas  seul , 
quand  je  vois  la  bassesse,  la  lâcheté  ,  la*  légè- 
reté ,  la  corruption  et  la  noirceur  de  tous  les 
hommes  qui  couvrent  la  terre. 

Alcib.  —  N'en  exceptez-vous  aucun? 

Ti.M.  —  Non  ,  non ,  en  vérité  ;  non,  aucun  , 
et  vous  moins  qu'aucun  autre. 

Alcib.  —  Quoi!  pas  vous-même?  Vous 
ha'issez-vous  aussi  ? 

TiM.  —  Oui ,  je  me  hais  souvent  ,  quand  je 
me  surprends  dans  quelque  foiblesse. 

Alcib.  —   Vous  faites  très-bien  ,   et  vous 

17 


258 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


n'avez  de  tort  qu'en  ce  que  vous  ne  le  faites  pas 
toujours.  Qu'\  a-t-il  de  plus  haïssable  qu'un 
homme  qui  a  oublié  qu'il  est  homme  ,  qui 
hait  sa  propre  nature ,  qui  ne  voit  rien  qu'avec 
horreur  et  avec  une  mélancolie  farouche,  qui 
tourne  tout  en  poison,  et  qui  renonce  à  toute 
société,  quoique  les  hommes  ne  soient  nés  que 
pour  être  sociables  ? 

TiM.  —  Donnez-moi  des  houimes  simples, 
droits ,  mais  en  tout  bons  et  pleins  de  justice  ; 
je  les  aimerai ,  je  ne  les  quitterai  jamais ,  je 
les  encenserai  comme  des  dieux  qui  habitent 
sur  la  terre.  Mais  tant  que  vous  me  donnerez 
des  hommes  qui  ne  sont  pas  hommes,  mais 
de-s  renards  en  finesse  et  des  tigres  en  cruauté , 
qui  auront  le  visage  ,  le  corps  et  la  voix  hu- 
maine .  avec  un  cœur  de  monstre  comme  les 
Sirènes ,  l'humanité  même  me  les  fera  détester 
et  fuir. 

Au.iB.  —  Il  faut  donc  vous  faire  des  hommes 
exprès.  Ne  vaut-il  pas  mieux  s'accommoder 
aux  hommes  tels  qu'on  les  trouve  ,  que  de 
vouloir  les  haïr  jusqu'à  ce  qu'ils  s'accommo- 
dent à  nous?  Avec  ce  chagrin  si  critique  on 
passe  tristcuienl  sa  vie.  méprisé,  moqué,  aban- 
donné, et  on  ne  goûte  aucun  plaisir.  Pour 
moi ,  je  donne  tout  aux  coutumes  et  aux  ima- 
ginations de  chaque  peuple  ;  partout  je  me  ré- 
jouis, et  je  fais  des  liommes  tout  ce  que  je  veux. 
La  philosophie  qui  n'aboutit  qu'à  faire  d'un 
philosophe  un  hibou .  est  d'un  bien  mauvais 
usage.  Il  faut  en  ce  monde  uue  philosophie 
qui  aille  plus  terre  à  terre.  On  prend  les  hon- 
nêtes gens  par  les  motifs  de  la  vertu  ,  les  volup- 
tueux par  leurs  plaisirs,  et  les  fripons  par  leur 
iulérêl.  C'est  la  seule  bonne  manière  do  savoir 
vivre  ;  tout  le  reste  est  vision,  et  bile  noire  qu'il 
faudroit  purger  avec  un  peu  d'ellébore. 

TiM.  —  Parler  ainsi,  c'est  anéantir  la  vertu, 
et  tourner  en  ridicule  les  bonnes  mo'urs.  On 
ne  souffriroit  pas  un  homme  si  contagieux  dans 
une  république  bien  policée  :  mais,  hélas  1  où 
est-elle  ici -bas,  cette  république?  0  mon 
pauvre  Socrate  !  la  vôtre ,  quand  la  verrons- 
nous?  Demain  ,  oui  demain  je  m'y  retirerois  si 
elle  étoit  commencée  :  mais  je  voudrois  que 
nous  allassions,  loin  de  toutes  les  terres  con- 
nues, fonder  cette  heureuse  colonie  de  philo- 
sophes purs  dans  l'ile  Atlantique. 

Alcib.  —  Hé*!  vous  ne  songez  pas  que  vous 
vous  y  porteriez.  Il  faudroit  auparavant  vous 
réconcilier  avec  vous-même,  avec  qui  vous  dites 
que  vous  êtes  si  souvent  brouillé. 

Tni.  —  Vous  avez  beau  vous  en  moquer, 
rien  n'est  plus  sérieux.  Oui ,  je  le  soutiens  que 


je  me  hais  souvent .  et  que  j'ai  raison  de  me 
haïr.  Quand  je  me  trouve  amolli  par  les  plai- 
sirs ,  jusqu'à  suppportcr  les  vices  des  hommes  , 
et  prêta  leur  complaire;  quand  je  sens  réveiller 
en  moi  l'intérêt ,  la  volupté  .  la  sensibilité  pour 
une  vaine  réputation  parmi  les  sots  et  les  mé- 
chans;  je  me  trouve  presque  semblable  à  eux, 
je  me  fais  mon  procès .  je  m'abhorre  ,  et  je  ne 
puis  me  supporter. 

Alcib.  —  Qui  est-ce  qui  fait  ensuite  votre 
accommodement  ?  Le  faites-vous  tête  à  tête 
avec  vous-même  sans  arbitre  ? 

TiM.  —  C'est  qu'après  m'être  condamné, 
je  me  redresse  et  je  me  corrige. 

Alcib.  —  Il  y  a  donc  bien  des  gens  chez  vous  ! 
Un  homme  corrompu  et  entraîné  par  les  mau- 
vais exemples:  un  second  qui  gronde  le  pre- 
mier :  un  troisième  qui  les  raccommode ,  en 
corrigeant  celui  qui  s'est  gâté. 

TiM.  —  Faites  le  plaisant  tant  qu'il  vous 
plaira  :  chez  vous  la  compagnie  n'est  pas  si 
nombreuse  ;  car  il  n'y  a  dans  votre  cœur  qu'un 
seul  homme  toujours  souple  et  dépravé,  qui  se 
travestit  en  cent  façons  pour  taire  toujours  éga- 
lement le  mal. 

Alcib.  —  Il  n'y  a  donc  que  vous  sur  la  terre 
qui  soyez  bon  :  encore  ne  l'êtes-vous  que  dans 
certains  intervalles. 

TiM.  Non  ,  je  ne  connois  rien  de  bon  ,  ni 
digne  d'être  aimé. 

Alcib.  —  Si  vous  ne  connoîssez  rien  de  bon, 
rien  qui  ne  vous  choque  et  dans  les  autres  et 
au  dedans  de  vous  ;  si  la  vie  entière  vous  dé- 
plaît ,  vous  devriez  vous  en  délivrer,  et  pren- 
dre congé  d'une  si  mauvaise  compagnie.  Pour- 
quoi continuer  à  vivre  pour  être  chagrin  de 
tout,  et  pour  blâmer  tout  depuis  le  matin  jus- 
qu'au soir?  Ne  savez-vous  pas  qu'on  ne  manque 
à  Athènes  ni  de  cordons  coulans,  ni  de  préci- 
pices ? 

Tni.  —  Je  serois  tenté  de  faire  ce  que  vous 
dites,  si  je  ne  ci-aignois  de  faire  plaisir  à  tant 
d'hommes  qui  sont  indignes  qu'on  leur  en  fasse. 

Alcib.  —  Mais  n'auriez-vous  aucun  regret 
de  quitter  personne?  Quoi  1  personne  sans  ex- 
ception? Songez-y  bien  avant  que  de  répondre. 

Tni.  J'aurois  un  peu  de  regret  de  quitter 
Socrate  ;  mais... 

Alcib.  —  Hé  1  ne  savez-vous  pas  qu'il  est 
homme  ? 

Tni.  —  Non,  je  n'en  suis  pas  bien  assuré  : 
j'en  doute  quelquefois  :  car  il  ne  ressemble 
guère  aux  autres.  11  me  paroît  sans  intérêt,  sans 
ambition  ,  sans  artifice.  Je  le  trouve  juste,  sin- 
cère, éeal.  S'il  V  avoit  au  monde  dix  hommes 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


2a9 


comme  lui,  en  vérilé;  je  crois  qu'ils  me  récon- 
cilieroient  avec  l'humanité. 

Alcib.  —  rié])iea!  croyez-le  donc.  Deman- 
dez-lui si  la  raison  permet  d'être  misanthrope 
au  point  où  vous  l'êtes. 

TiM.  — Je  le  veux;  quoiqu'il  ait  toujours 
été  un  peu  trop  facile  et  trop  sociahle  ,  je  ne 
crains  pas  de  m'engagei- à  suivre  son  conseil. 
0  mon  cher  Socrate  !  quand  je  vois  les  hom- 
mes, el  que  je  jette  ensuite  les  yeux  sur  vous, 
je  suis  tenté  de  croire  que  vous  êtes  Minerve,  qui 
est  venue  sous  une  figure  d'homme  instruire  sa 
ville.  Parlez-moi  selon  votre  cœur;  me  conscil- 
leriez-vous  de  rentrer  dans  la  société  empestée 
des  hommes,  aveugles,  méchans  et  trompeurs? 

Soc.  —  Non,  je  ne  vous  conseillerai  jamais 
de  vous  rengager  ,  ni  dans  les  asscmhlécs  du 
peuple,  ni  dans  les  festins  pleins  de  licence,  ni 
dans  aucune  société  avec  un  grand  nondtre  de 
citoyens  ;  carie  grand  nomlireest  toujours  cor- 
rompu. Une  retraite  honnête  et  tranquille  ,  à 
l'abri  des  passions  des  hommes  et  des  siennes 
propres,  est  le  seul  état  qui  convienne  à  un  vrai 
philosophe.  Mais  il  faut  aimer  les  honnnes,  et 
leur  faire  dn  hien  malgré  leurs  défauts.  Il  ne 
faut  rien  attendre  d'eux  que  de  l'ingratitude,  et 
les  servir  sans  intérêt.  Vivre  au  milieu  d'eux 
pour  les  tromper,  pour  les  éblouir  ,  et  pour  en 
tirer  de  quoi  contenter  ses  passions,  c'est  être 
le  plus  méchant  des  hommes,  et  se  préparer  des 
malheurs  qu'on  mérite  :  mais  se  tenir  à  l'écart, 
et  néanmoins  à  portée  d'instruire  et  de  servir 
certains  hommes,  c'est  être  une  divinité  bien- 
faisante sur  la  terre.  L'ambition  d'Alcibiade  est 
pernicieuse;  mais  votre  misanthropie  est  une 
vertu  foible,quiest  mêlée  d'un  chagrin  de.  tem- 
pérament. Vous  êtes  plus  sauvage  que  détaché  : 
votre  vertu  âpre  et  impatiente  ne  sait  pas  assez 
supporter  le  vice  d'autrui  ;  c'est  un  amour  de 
soi-même,  qui  fait  qu'on  s'impatiente  quand 
on  ne  peut  réduire  les  autres  au  point  qu'on 
voudroit.  La  philanthropie  est  une  vertu  douce, 
patiente  et  désintéressée,  qui  supporte  le  mal 
sans  l'approuver.  Elle  attend  les  honnnes;  elle 
ne  donne  rien  à  son  goût ,  ni  à  sa  connnodité. 
Elle  se  sert  de  la  connoissance  de  sa  propre 
foiblesse,  pour  supporter  celle  d'autrui.  Elle 
n'est  jamais  dupe  des  hommes  les  plus  trom- 
peurs et  les  plus  ingrats,  car  elle  n'espère  ni  ne 
veut  rien  d'eux  pour  son  propre  intérêt  ;  elle 
ne  leur  demande  rien  que  pour  leur  bien  véri- 
table. Elle  ne  se  lasse  jamais  dans  cette  bonté 
désintéressée  ;  et  elle  imite  les  dieux,  qui  ont 
donné  aux  hommes  la  vie  sans  avoir  besoin  de 
leur  encens  ni  de  leurs  victimes. 


TiM.  —  Maisje  ne  hais  point  les  hommes  par 
inhumanité  :  je  ne  les  hais  que  malgré  moi, 
parce  qu'ils  sont  haïssables.  (Test  leur  dépra- 
vation que  je  hais,  et  leurs  personnes ,  parce 
qu'elles  sont  dépravées. 

Soc.  —  Hé  bien  !  je  le  suppose.  Mais  si  vous 
ne  ha'issez  dans  l'homme  que  le  mal,  pourquoi 
n'aimez-vous  pas  l'homme  pour  le  délivrer  de 
ce  mal,  et  pour  le  rendre  bon  ?  Le  médecin 
hait  la  lièvre  et  toutes  les  autres  maladies  qui 
tourmentent  les  corps  des  hommes  ;  mais  il  ne 
hait  point  les  malades.  Les  vices  sont  les  ma- 
ladies des  âmes  :  soyez  un  sage  et  charitable 
médecin^  qui  songe  à  guérir  son  malade  par 
amitié  pour  lui  ,  loin  de  le  haïr.  Le  monde 
est  un  2:rand  hôpital  de  tout  le  genre  humain, 
qui  doit  exciter  votre  compassion  :  l'avarice, 
l'ambition,  l'envie  et  la  colère,  sont  des  plaies 
plus  grandes  et  plus  dangereuses  dans  les  âmes, 
que  des  abcès  et  des  ulcères  ne  le  sont  dans 
les  corps.  Guérissez  tous  les  malades  que  vous 
pourrez  guérir  ,  et  plaignez  tous  ceux  qui  se 
trouveront  incurables. 

Tni.  —  0  !  voilà,  mon  cher  Socrate  ,  un 
sophisme  facile  à  démêler.  Il  y  a  une  extrême 
différence  entre  les  vices  de  l'ame  et  les  mala- 
dies du  corps.  Les  maladies  sont  des  maux  qu'on 
soufîre  et  qu'on  ne  fait  pas  ;  on  n'en  est  point 
coupable  ,  on  est  à  plaindre.  Mais  ,  pour  les 
vices,  ils  sont  volontaires,  ils  rendent  la  volonté 
coupable.  Ce  ne  sont  pas  des  maux  qu'on  souf- 
fre ;  ce  sont  des  maux  qu'on  fait.  Ces  maux 
méritent  de  l'indignation  et  du  châtiment,  et 
non  pas  de  la  pitié. 

Soc.  —  Il  est  vrai  qu'il  y  a  deux  sortes  de 
maladies  des  honnnes  :  les  unes  involontaires  et 
innocentes  ;  les  autres  volontaires,  et  qui  ren- 
dent le  malade  coupable.  Puisque  la  mauvaise 
volonté  est  le  plus  grand  des  maux,  le  vice  est 
la  plus  déplorable  de  toutes  les  maladies. 
L'honnnc  méchant  qui  fait  souffrir  les  autres 
souffre  lui-même  par  sa  malice,  et  il  se  prépare 
les  supplices  que  les  justes  dieux  lui  doivent  :  il 
est  donc  encore  plus  à  plaindre  qu'un  malade 
innocent.  L'innocence  est  une  santé  précieuse 
de  l'ame  :  c'est  une  ressource  et  une  consola- 
tion dans  les  plus  affreuses  douleurs.  Quoi  ! 
cesserez-vous  de  plaindre  un  homme  ,  parce 
qu'il  est  dans  la  plus  funeste  maladie,  qui  est 
la  mauvaise  volonté?  Si  sa  maladie  n'étoit  qu'au 
pied  ou  à  la  main,  vous  le  plaindriez  ;  et  vous 
ne  le  plaignez  pas  lorsqu'elle  a  gangrené  le  fond 
de  son  cœur  ! 

Tnr.  —  Hé  bien  !  je  conviens  qu'il  faut 
plaindre  les  méchans^  mais  non  pas  les  aimer. 


2no 


r»!ALÛGUES  DES  MORTS. 


Soc.  —  Il  ne  faut  pas  les  aimer  poiii-  leur 
malice ,  mais  il  faut  les  aimer  pour  les  en  gué- 
rir. Vous  aimez  donc  les  hommes  sans  croire 
les  aimer  ;  car  la  compassion  est  un  amour  qui 
s'afflige  du  mal  de  la  personne  qu'on  aime.  Sa- 
vez-vous  bien  ce  qui  vous  empêche  d'aimer  les 
inéchans  ?  ce  n'est  pas  votre  vertu,  mais  c'est 
l'imperfection  de  la  vertu  qui  est  en  vous.  La 
vertu  imparfaite  succombe  dans  le  support  des 
imperfections  d'antrui.  On  s'aime  encore  trop 
soi-même  pour  pouvoir  toujours  supporter  ce 
qui  est  contraire  à  son  govit  et  à  ses  maximes. 
E'amour-propre  ne  veut  non  plus  être  contre- 
dit pour  la  vertu  que  pour  le  vice.  Ou  s'irrite 
contre  les  ingrats,  parce  qu'on  veut  de  la  recon- 
noissance  par  amour-propre.  La  vertu  parfaite 
détache  l'homme  de  lui-même,  et  fait  qu'il  ne 
se  lasse  point  de  supporter  la  foiblesse  des 
autres.  Plus  on  est  loin  du  vice,  plus  on  csl 
patient  et  tranquille  pour  s'appliquer  à  le  guérir. 
I,a  vertu  imparfaite  est  ombrageuse,  critique, 
flpre ,  sévère  et  implacable.  La  vertu  qui  ne 
cherche  plus  que  le  bien  est  toujours  égale, 
douce,  affable,  compatissante  ;  elle  n'est  sur- 
prise ni  choquée  de  rien  ;  elle  prend  tout  sur 
elle,  et  ne  songe  qu'à  faire  du  bien. 

ïiM.  —  Tout  cela  est  bien  aisé  à  dire,  mais 
difficile  à  faire. 

Soc.  —  0  mon  cher  Timon  !  les  hommes 
grossiers  et  aveugles  croient  que  vous  êtes  mi- 
santhrope parce  que  vous  poussez  trop  loin  la 
vertu  :  et  moi  je  vous  soutiens  que  ,  si  vous 
étiez  plus  vertueux,  vous  feriez  tout  ceci  comme 
je  le  dis  ;  vous  ne  vous  laisseriez  entraîner  ni 
par  votre  humeur  sauvage,  ni  par  votre  tris- 
tesse de  tenipérameut  ,  ni  par  vos  dégoûts,  ni 
par  l'impatience  que  vous  causent  les  défauts 
des  hommes.  C'est  à  force  de  vous  aimer  trop, 
que  vous  ne  pouvez  plus  aimer  les  autres  hom- 
mes imparfaits.  Si  vous  étiez  parfait,  vous  par- 
donneriez sans  peine  aux  hommes  d'être  impar- 
faits, comme  les  dieux  le  font.  Pourquoi  ne 
pas  souffrir  doucement  ce  que  les  dieux  meil- 
leurs que  vous  souffrent  ?  Cette  délicatesse,  qui 
vous  rend  si  facile  à  être  blessé,  est  une  véri- 
table imperfection.  La  raison  qui  se  borne  à 
s'accommoder  des  choses  raisonnables,  et  à  ne 
s'échauffer  que  contre  ce  qui  est  faux  ,  n'est 
qu'une  demi-raison.  La  raison  parfaite  va  plus 
loin  ;  elle  supporte  en  paix  la  déraison  d'autrui. 
Voilà  le  principe  de  vertu  compatissante  pour 
autrui  et  détachée  de  soi-même,  qui  est  le  vrai 
lien  de  la  société. 

Au.iB.  —  En  vérité,  Timon,  vous  voilà  bien 
confondu  avec  votre  vertu  farouche  et  critique. 


C'est  s'aimer  trop  soi-même  que  de  vouloir 
A  ivre  tout  seul  uniquement  pour  soi,  et  de  ne 
pouvoir  souffrir  rien  de  tout  ce  qui  choque 
notre  propre  sens.  Quand  on  ne  s'aime  point 
tant,  on  se  donne  libéralement  aux  autres. 

Soc.  —  Arrêtez  ,  s'il  vous  plaît,  Alcibiade  ; 
vous  abuseriez  aisément  de  ce  que  j'ai  dit.  Il  y 
a  deux  manières  de  se  donner  aux  hommes.  La 
première  est  de  se  faire  aimer,  non  pour  être 
l'idole  des  hommes  ,  mais  pour  employer  leur 
confiance  à  les  rendre  bons.  Cette  philanthropie 
est  toute  divine.  Il  y  en  a  une  autre  qui  est 
une  fausse  monnoie.  Quand  on  se  donne  aux 
hommes  pour  leur  plaire,  pour  les  éblouir, 
pour  usurper  de  l'autorité  sur  eux  en  les  flat- 
tant, ce  n'est  pas  eux  qu'on  aime,  c'est  soi- 
même.  On  n'agit  que  pir  vanité  et  par  intérêt  ; 
on  fait  semblant  de  se  donner,  pour  posséder 
ceux  à  qui  on  fait  accroire  qu'on  se  donne  à 
eux.  Ce  taux  philanthrope  est  comme  un  pê- 
cheur qui  jette  un  hameçon  avec  un  appât  :  il 
paroît  nourrir  les  poissons,  mais  il  les  prend  et 
les  fait  mourir.  Tous  les  tyrans  ,  tous  les  ma- 
gistrats ,  tous  les  politiques  qui  ont  de  l'ambi- 
tion ,  paroissent  bienfaisans  et  généreux  ;  ils 
paroissent  se  donner,  et  ils  veulent  prendre  les 
peuples;  ils  jettent  l'hameçon  dans  les  festins, 
dans  les  compagnies,  dans  les  assemblées  publi- 
ques. Ils  ne  sont  pas  sociables  pour  l'intérêt  des 
honnnes  ,  mais  pour  abuser  de  tout  le  genre 
humain.  Ils  ont  un  esprit  flatteur,  insinuant, 
artificieux  ,  pour  corrompre  les  mceurs  des 
hommes  comme  les  courtisanes,  et  pour  réduire 
en  servitude  tous  ceux  dont  ils  ont  besoin.  La 
corruption  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  est  le 
plus  pernicieux  de  tous  les  maux.  De  tels 
hommes  sont  les  pestes  du  genre  humain.  Au 
moins  l'amour-propre  d'un  misanthrope  n'est 
que  sauvage  et  inutde  au  monde  ;  mais  celui  de 
ces  faux  philanthropes  est  traître  et  tyrannique. 
Ils  promettent  toutes  les  vertus  de  la  société,  et 
ils  ne  font  de  la  société  qu'un  trafic,  dans  le- 
quel ils  veulent  tout  attirer  à  eux,  et  asservir 
tous  les  citoyens.  Le  misanthrope  fait  plus  de 
peur  et  moins  de  mal.  Un  serpent  qui  se  glisse 
entre  des  fleurs  est  plus  à  craindre  qu'un  ani- 
mal sauvage  qui  s'enfuit  vers  sa  tanière  dès  qu'il 
vous  aperçoit. 

Aloib.  —  Timon  ,  retirons-nous  :  eu  voilà 
bien  assez;  nous  avons  chacun  une  bonne  le- 
çon ;  en  profitera  qui  pourra.  Mais  je  crois 
que  nous  n'en  profiterons  guère  :  vous  serez 
encore  furieux  contre  toute  la  nature  humaine  ; 
et  moi  je  vais  faire  le  Protée  entre  les  Grecs  et 
le  roi  de  Perse. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


2fil 


XIX. 

PÉRICLÉS  ET  ÂLCIOIADE. 

Sans  la  vertu  les  plus  grands  talcns  sont  comptés  pour  rien 
après  la  mort. 

PÉR,  —  Mon  cher  neveu,  je  suis  bien  aise 
de  le  revoir.  J'ai  toujours  eu  de  l'amitié  pour 
toi. 

Alcib.  —  Tu  me  l'as  bien  témoigné  dès  mon 
enfance.  Mais  je  n'ai  jamais  eu  tant  de  besoin 
de  ton  secours  qu'à  présent  :  Socrate,  que  je 
viens  de  trouver,  me  fait  craindre  les  trois  juges, 
devant  lesquels  je  vais  coniparoître. 

PÉR.  —  Hélas  !  mon  cher  neveu,  nous  ne 
sommes  plus  à  Athènes.  Ces  trois  vieillards 
inexorables  ne  comptent  pour  rien  l'éloquence. 
Moi-même  j'ai  senti  leur  rigueur,  et  je  prévois 
que  tu  n'en  seras  pas  exempt. 

Alcib.  —  Quoi  !  n'y  a-t-il  pas  quelque 
moyen  pour  gagner  ces  trois  hommes  ?  sont- 
ils  insensibles  à  la  flatterie ,  à  la  pitié ,  aux 
grâces  du  discours,  à  la  poésie,  à  la  musique, 
aux  raisonnemens  subtils,  au  récit  des  grandes 
actions  ? 

PÉK.  —  Tu  sais  bien  que  si  l'éloquence  avoit 
ici  quelque  jiouvoir,  sans  vanité,  ma  condition 
devroit  être  aussi  bonne  que  celle  d'un  autre  ; 
mais  on  ne  gagne  rien  ici  à  parler.  Ces  traits 
flatteurs  qui  enlevoient  le  peuple  d'Athènes, 
ces  tours  convaincans,  ces  manières  insinuantes 
qui  prennent  les  hommes  parleurs  commojités 
et  par  leurs  passions,  ne  sont  })lus  d'usage  ici  : 
les  oreilles  y  sont  bouchées  et  les  cœurs  de 
fer.  Moi  qui  suis  mort  dans  cette  malheureuse 
guerre  du  Péloponèse  ,  je  ne  laisse  pas  d'en 
être  puni.  On  devroit  bien  me  pardonner  une 
faute  qui  m*a  coûté  la  vie  ;  et  même  c'est  toi 
qui  mêla  lis  faire. 

Alciiî.  —  Il  est  vrai  que  je  te  conseillai 
d'engager  la  guerre,  plutôt  que  de  rendre 
compte.  N'est-ce  pas  ainsi  que  l'on  fait  tou- 
jours, quand  on  gouverne  un  l"ltat?  On  com- 
mence par  soi,  par  sa  commodité,  sa  réputation, 
son  intérêt  ;  le  public  va  comme  il  peut  :  autre- 
ment quel  seroit  le  sol  qui  se  dotineroit  la  peine 
de  gouverner  ,  et  de  veiller  nuit  et  jour  pour 
faire  bien  dormir  les  autres  ?  Est-ce  que  vos 
juges  d'ici  trouvent  cela  mauvais? 

PEU.  —  Oui,  si  mauvais,  qu'après  être  mort 
de  la  peste  dans  cette  maudite  guerre,  où  je 
perdis  la  confiance  du  peuple,  j'ai  souffert  ici  de 


grands  supplices  pour  avoir  troublé  la  paix  mal 
à  propos.  Juge  par-là,  mon  pauvre  neveu,  si  tu 
en  seras  quitte  à  bon  marché. 

Alcib.  —  Voilà  de  mauvaises  nouvelles.  Les 
vivans,  quand  ils  sont  bien  fâchés,  disent  :  Je 
voudrois  être  mort  ;  et  moi,  je  dirois  volontiers 
au  contraire  :  Je  voudrois  me  porter  bien. 

Peu.  —  0  !  tu  n'es  plus  au  temps  de  cette 
belle  robe  traînante  de  pourpre  avec  laquelle  tu 
cliarmois  toutes  les  femmes  d'Athènes  et  de 
Sparte.  Tu  seras  puni  ,  non-seulement  de  ce 
que  tu  as  fait,  mais  encore  de  ce  que  tu  m'as 
conseillé  de  faire. 


XX. 

MERCURE.   CHÂRON   ET   ÂLCIBIADE. 

Caractère  d'un  jeune  prince  corrompu  par  l'ambition  et 
l'amour  du  plaisir. 

Chvr.  —  Quel  homme  mènes-tu  là?  il  fait 
bien  l'important.  Qu'a-t-il  plus  qu'un  autre 
pour  s'en  faire  accroire? 

Merc.  —  Il  étoil  beau  ,  bien  fait,  habile, 
vaillant ,  élncjuent ,  propre  à  charmer  tout  le 
monde.  Jamais  homme  n'a  été  si  souple  ;  il  pre- 
noit  toutes  sortes  de  formes  comme  Protée.  A 
Athènes,  il  étoit  délicat,  savant  et  poli  ;  à  Sparte, 
dur,  austère  et  laborieux  ;  en  Asie,  elféminé, 
mou  et  magnifique  comme  les  Per.ses  ;  en 
Thrace,  il  étoit  toujours  à  cheval  ,  et  buvoit 
connue  Silène.  Aussi  a-t-il  tout  brouillé  et  tout 
renversé  dans  tous  les   pays  où  il  a  passé. 

Char.  —  Mais  ne  renversera-t-il  point  aussi 
ma  barque,  qui  est  vieille  et  qui  fait  eau  par- 
tout ?  Pourquoi  vas-tu  te  charger  de  telle  mar- 
chandise ?  Il  valoil  mieux  le  laisser  parmi  les 
vivans  :  il  auroit  causé  des  guerres,  des  carna- 
ges, des  désolations  qui  nous  auroient  envoyé 
ici  bien  des  ombres.  Pour  la  sienne  ,  elle  me 
fait  peur.  Conmient  s'appelle-t-il  ? 

Merc  —  Alcibiade.  N'en  as-tu  i)oint  ouï 
j)arler  ? 

Char.  —  Alcibiade!  Hé!  toutes  les  ombres 
qui  viennent  ine  rompent  la  tête  à  force  de 
Jiien  entretenir.  11  m'a  donné  bien  de  la  peine 
avec  tous  ces  morts  qu'il  a  fait  périr  en  tant  de 
guerres.  N'est-ce  pas  lui  qui,  s'étant  réfugié  à 
Sparte,  après  les  impiétés  qu'il  avoit  faites  à 
Athènes,  corrompit  la  femme  du  roi  j\gis? 

Merc.  —  C'est  lui-même. 

Char.  —  Je  crains  qu'il  ne  fasse  de  même 
avec  Proserpine  ;  car  il  est  plus  joli  et  plus  ilat- 


2G;2 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


leur  que  notre  roi  Platon.  Mais  Pliiton  n'entend 
pas  raillerie. 

Mekc.  —  Je  te  le  livre  tel  qu'il  est.  S'il  fait 
autant  de  fracas  aux  enfers  qu'il  eu  a  fait  toute 
sa  vie  sur  la  terre,  ce  ne  sera  plus  ici  le  royaume 
du  silence.  Mais  demande-lui  un  peu  connnent 
il  fera.  Ho  !  Alcibiadc,  dis  à  Charron  comment 
tu  prétends  faire  ici-bas. 

Alcib.  —  Moi,  je  prétends  y  ménager  tout  le 
monde.  Je  conseille  à  Cliaron  de  doubler  son 
droit  de  péage,  à  Pluton  de  faire  la  gueri-c 
contre  Jupiter  pour  être  le  premier  des  dieux, 
attendu  que  Jupiter  gouverne  mal  les  hommes, 
et  que  l'empire  des  morts  est  plus  étendu  que 
celui  des  vivans.  Que  fait-il  là-haut  dans  son 
Olympe,  où  il  laisse  toutes  choses  sur  la  terre 
aller  de  travers?  U  vaut  bien  mieux  rcconnoître 
pour  souverain  de  toutes  les  divinités  celui  qui 
punit  ici-bas  les  crimes,  et  qui  redresse  tout  ce 
que  son  frère,  par  son  indolence,  a  laissé  gâter. 
Pour  Proserpiue,  je  lui  dirai  des  nouvelles  de 
la  Sicile  qu'elle  a  tant  aimée  ;  je  lui  chanterai 
sur  ma  lyre  les  chansons  qu'on  y  a  faites  en 
son  honneur  ;  je  lui  parlerai  des  nymphes 
avec  lesquelles  elle  cueilloit  des  fleurs  quand 
Pluton  la  vint  enlever  ;  je  lui  dirai  aussi  toutes 
mes  aventures,  et  il  y  aura  bien  du  malheur  si 
je  ne  puis  lui  plaire. 

Merc.  —  Tu  vas  gouverner  les  enfers  3  je 
parierois  pour  toi  :  Pluton  te  fera  entrer  dans 
son  conseil,  et  s'en  trouvera  mal.  Voilà  ce  qui 
me  console  pour  Jupiter  mon  père,  que  tu  veux 
faire  détrôner. 

Alcib.  —  Pluton  s'en  trouvera  fort  bien,  et 
vous  le  verrez. 

Merc.  —  Tu  as  donné  de  pernicieux  conseils 
en  ta  vie. 

Alcib.  —  J'en  ai  donné  de  bons  aussi. 

Merc  —  Celui  de  l'entreprise  de  Sicile 
étoit-il  bien  sage  ?  les  Athéniens  s'en  sont-ils 
bien  trouvés? 

Alcib.  —  Il  est  vrai  que  je  donnai  aux  Athé  • 
niens  le  conseil  d'attaquer  les  Syracusains  , 
non-seulement  pour  conquérir  toute  la  Sicile  et 
ensuite  l'Afrique,  mais  encore  pour  tenir  Athè- 
nes daus  ma  dépendance.  Quand  on  a  affaire  à 
un  peuple  léger,  inégal,  sans  raison,  il  ne  faut 
pas  le  laisser  saus  affaire  ;  il  faut  le  tenir  tou- 
jours dans  quelque  grand  embarras,  afin  qu'il 
ait  sans  cesse  besoin  de  vous,  et  qu'il  ne  s'avise 
j)as  de  censurer  votre  conduite.  Mais  cette 
affaire  ,  quoique  un  peu  hasardeuse ,  n'auroit 
pas  laissé  de  réussir  si  je  l'eusse  conduite.  On 
me  rappela  à  Athènes  pour  une  sottise,  pour 
ces  Hermès  mutilés.  Après  mon  départ,  Lama- 


chus  périt  comme  un  étourdi.  Nicias  étoit  un 
grand  indolent,  toujours  craintif  et  irrésolu. 
Les  gens  qui  craignent  tant  ont  plus  à  craindre 
que  les  autres  :  car  ils  perdent  les  avantages 
que  la  fortune  leur  présente,  et  ils  laissent 
venir  tous  les  inconvéniens  qu'ils  ont  prévus, 
On  m'accusa  encore  d'avoir  par  dérision,  avec 
des  libertins,  représenté  dans  une  débauche  les 
mystères  de  Cérès.  On  disoit  que  j'y  faisois  le 
principal  personnage,  qui  étoit  celui  du  sacrifi- 
cateur :  mais  tout  cela,  chansons:  on  ne  pou- 
voit  m'en  convaincre. 

IMerc.  —  Chansons  1  D'où  vient  donc  que 
tu  n'osas  jamais  te  présenter,  et  réponcU'e  aux 
accusations? 

Alcib.  —  Je  me  serois  livré  à  eux  s'il  eût 
été  question  de  toute  autre  choses  mais  comme 
il  s'agissoit  de  ma  vie,  je  ne  l'aurois  pas  confiée 
à  ma  propre  mère. 

Merc.  —  Voilà  une  lâche  réponse.  N'as-tu 
point  de  honte  de  me  la  faire  ?  Toi  qui  savois 
hasarder  ta  vie  à  la  merci  d'un  charretier  bru- 
tal, dès  ta  plus  tendre  enfance,  tu  n'as  point 
osé  mettre  ta  vie  entre  les  mains  des  juges  pour 
sauver  ton  honneur  dans  un  âge  mûr  !  0  mou 
ami,  il  falloit  que  tu  te  sentisses  coupable. 

Alcib.  —  C'est  qu'un  enfant  qui  joue  dans 
un  chemin,  et  qui  ne  veut  pas  interrompre  son 
jeu  pour  laisser  passer  une  charrette,  fait  par 
dépit  et  par  mutinerie  ce  qu'un  homme  ne  fait 
point  par  raison.  Mais  enfin  aous  direz  ce  qu'il 
vous  plaira,  je  craignis  mes  envieux,  et  la  sot- 
tise du  peuple,  qui  se  met  en  fureur  quand  il 
est  question  de  toutes  vos  divinités. 

Merc.  —  Voilà  un  langage  de  libertin,  et  je 
parierois  que  tu  t'étois  moqué  des  mystères  de 
Gérés  d'Eleusine.  Pour  mes  figures ,  je  n'en 
doute  point,  tu  lesavois  mutilées. 

Chah.  —  Je  ne  veux  point  recevoir  daus  ma 
barque  cet  ennemi  des  dieux,  cette  peste  du 
genre  huruain. 

Alcib.  —  11  faut  bien  que  tu  me  reçoives  ; 
où  veux-tu  donc  que  j'aille? 

Char.  —  Retourne  à  la  lumière,  pour  tour- 
menter les  vivans  et  faire  encore  du  bruit  sur 
la  terre.  C'est  ici  le  séjour  du  silence  et  du  repos. 

Alcib.  —  Hé  !  de  grâce  ,  ne  me  laisse  point 
errer  sur  les  rives  du  Styx  comme  les  morts  pri- 
vés de  la  sépulture  :  mon  nom  a  été  trop  grand 
parmi  les  hommes  pour  recevoir  un  tel  affront. 
Après  tout,  puisque  j'ai  reçu  les  honneurs  funè- 
bres, je  puis  contraindre  Charon  à  me  passer 
dans  sa  bai'que.  Si  j'ai  mal  vécu  ,  les  juges  des 
enfers  me  puniront  ;  mais  pour  ce- vieux  fantas- 
que, je  l'obligerai  bien.... 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


263 


Ch.\r.  —  Puisque  tu  le  prends  sur  ua  loa  si 
haut,  je  veux  savoir  conuiient  tu  as  été  iuhunié: 
car  ou  parle  de  la  mort  bien  confusément.  Les 
uns  disent  que  tu  as  été  poignardé  dans  le  sein 
d'une  courtisane.  Lkdle  mort  pour  un  homme 
qui  fait  le  grand  personnage  !  D'autres  disent 
qu'on  te  brijla.Jusqu'àceque  le  fait  soitéclairci, 
je  me  mo(jue  de  ta  fierté;  non,  tu  n'entreras 
poinl  ici. 

Alcib.  —  Je  n'aurai  poiut  de  peine  à  racon- 
ter ma  dernière  aventure  ;  elle  est  à  mon  hon- 
neur, et  elle  couronne  une  belle  vie.  Lysander, 
sachant  combien  j'avois  fait  de  mal  aux  Lacédé- 
mouiens  en  servant  ma  patrie  dans  les  combats, 
et  en  négociant  pour  elle  auprès  des  Perses , 
résolut  de  demander  à  Pliarnabaze  de  me  faire 
mourir.  Ce  Pharnabaze  connnandoit  sur  la  cote 
d'Asie  au  nom  du  grand  Roi.  Pour  moi ,  ayant 
vu  que  les  chefs  Athéniens  se  conduisoient  avec 
témérité;  et  qu'ils  ne  vouloient  pas  même  écou- 
ter mes  avis ,  pendant  que  leur  Hotte  étoit  dans 
la  rivière  de  la  Chèvre  près  de  l'Hellespont,  je 
leur  prédis  leur  ruine  ,  qui  arriva  bientôt  après  ; 
et  je  me  retirai  dans  un  lieu  de  Phrygie  que  les 
Perses  ra'avoient  donné  pour  ma  subsistance. 
Là  je  vivùis  content,  désabusé  de  la  fortune  qui 
m'avoit  tant  de  fois  trompé ,  et  je  ne  songeois 
plus  qu'à  me  réjouir.  La  courtisane  Timandra 
étoit  avec  moi.  Pharnabaze  n'osa  refuser  ma 
mort  aux  Lacédémoniens  .  il  envoya  son  frère 
Maga?us  pour  me  faire  couper  la  tête ,  et  pour 
hrùler  mon  corps.  Mais  il  n'osa  avec  tous  ses 
Perses  entrer  dans  la  maison  où  je  demeurois  : 
ils  mirent  le  feu  tout  autour,  aucun  d'eux 
n'ayant  le  courage  d'entrer  pour  m'attaquer. 
Dès  que  je  m'aperçus  de  leur  dessein  ,  je  jetai 
sur  le  feu  mes  habits ,  toutes  les  bardes  que  je 
trouvai;  et  même  les  tapis  qui  étoient  dans  la 
maison  :  puis  je  mis  mon  manteau  plié  autour 
de  ma  main  gauche,  et;  de  la  droite  tenant  mon 
épée  nue  ,  je  me  jetai  hors  de  la  maison  au  tra- 
vers de  mes  ennemis ,  sans  que  le  feu  me  fit 
aucun  mal;  à  peine  brùla-t-il  un  peu  mes  ha- 
bits. Tous  ces  barbares  s'enfuirent  dès  que  je 
parus;  mais,  en  fuyant,  ils  me  tirèrent  tant  de 
traits,  quejetouduii  percé  de  coups.  Quand  ils 
se  furent  retirés,  Timandra  alla  prendre  mon 
corps,  l'enveloppa,  et  lui  donna  lasé[)ullure  le 
plus  honorablement  qu'elle  put. 

Meuc.  —  Cette  Timandra  jrest-elle  pas  la 
mère  de  la  fameuse  courtisane  de  Corintbe 
nommée  Laïs? 

Alcik.  —  C'est  elle-même.  Voilà  l'histoire 
de  ma  mort  et  de  ma  sépulture.  Vous  reslc-t-il 
(iuelquedifficulté? 


Cn.ui,  —  Oui ,  sans  doute,  une  grande,  que 
je  te  délie  de  lever. 

Alcib.  —  Explique-la,  nous  verrons. 

Cu.vR.  —  Tu  n'as  pu  te  sauver  de  cette  mai- 
son brûlée  qu'en  te  jetant  comme  un  désespéré 
au  travers  de  tes  ennemis:  et  tu  veux  que  Ti- 
mandra, qui  demeura  dans  les  ruines  de  cette 
maison  toute  en  feu.  n'ait  souffert  aucun  mal  ! 
De  plus,  j'entends  dire  à  plusieurs  ombres  que 
les  Lacédémoniens  ni  les  Perses  ne  t'ont  point 
fait  mourir  :  on  assure  que  tu  avois  séduit  une 
jeune  femme  d'une  maison  très-noble,  selon  ta 
coutume  ;  que  les  frères  de  cette  femme  vou- 
lurent se  venger  de  ce  déshonneur,  et  te  firent 
brûler. 

Alcib.  —  Quoi  qu'il  en  soit,  suivant  ce  conte 
même,  tu  ne  peux  douter  que  je  n'aie  été  brûlé 
connue  les  autres  morts. 

Char.  —  Mais  tu  n'as  pas  reçu  les  honneurs 
de  la  sépulture.  Tu  cherches  des  subtilités.  Je 
vois  bien  que  tu  as  été  un  dangereux  brouillon. 

Alcuj.  —  J'ai  été  brûlé  comme  les  autres 
morts ,  et  cela  suffît.  Veux-tu  donc  que  Ti- 
mandra vienne  t 'apporter  mes  cendres ,  ou 
qu'elle  t'envoie  un  certificat?  Mais  si  tu  veux 
encore  contester,  je  m'en  rapporte  aux  trois 
juges  d'ici-bas.  Laisse-moi  passer  pour  plaider 
ma  cause  devant  eux. 

Char.  —  Bon  !  tu  l'aurois  gagnée  si  tu  pas- 
sois.  ^ oici  un  homme  bien  rusé! 

Mekc.  —  11  faut  avouer  la  vérité  :  en  passant 
j'ai  vu  l'urne  où  la  courtisane  avoit.  disoit-on. 
mis  les  cendres  de  son  amant.  Un  homme  qui 
sa\oit  si  bien  enchanter  les  feunnes  ne  pouvoit 
manquer  de  sépulture  :  il  a  eu  des  honneurs , 
des  regrets,  des  larmes,  plus  qu'il  ne  méritoit. 

Alcib.  —  Je  prends  acte  que  Mercure  a 
vu  mes  cendres  dans  une  urne.  Maintenant  je 
sonnne  Charon  de  me  recevoir  dans  sa  barque; 
il  n'est  plus  en  droit  de  me  refuser. 

Merc.  —  Je  le  plains  d'avoir  à  se  charger  de 
loi.  Méchant  homme,  tu  as  mis  le  feu  partout  : 
c'est  toi  qui  as  allumé  cette  horrible  guerre  dans 
loule  la  (îrèce.  Tu  es  cause  que  les  Athéniens 
et  les  Lacédémoniens  ont  été  \ingt-huit  ans  en 
armes  les  uns  contre  les  autres,  par  mer  et  par 
terre. 

Alcib.  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  en  suis  la 
cause;  il  faut  s'en  prendre  à  mon  oncle  Péridès. 

Merc.  —  Péridès  ,  il  est  vrai ,  engagea  cette 
funeste  guerre,  mais  ce  fut  par  ton  conseil.  Ne 
te  souviens-tu  pas  d'un  jour  que  tu  allas  heur- 
ter à  sa  porte?  Ses  gens  te  dirent  qu'il  n'avoit 
pas  le  temps  de  te  voir,  parce  qu'il  étoit  embar- 
rassé pour  les  comptes  qu'il  devoit  rendre  aux 


264 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


Athéniens  de  l'administration  des  revenus  de  la 
république.  Alors  tu  répondis  :  Au  lieu  de  son- 
ger à  rendre  compte ,  il  feroit  bien  mieux  de 
songer  à  quelque  expédient  pour  n'en  rendre 
jamais.  L'expédient  que  tu  lui  fournis  fut  de 
brouiller  les  affaires,  d'allumer  la  guerre,  et  de 
tenir  le  peuple  dans  la  confusion.  Périclès  fut 
assez  corrompu  pour  te  croire  :  il  alluma  la 
guerre;  il  y  périt.  Ta  patrie  y  est  presque  périe 
aussi;  elle  y  a  perdu  la  liberté.  Après  cela  faut- 
il  s'étonner  si  Arcbestrate  disoit  que  la  Grèce 
entière  n'étoit  pas  assez  puissante  pour  suppor- 
ter deux  Alcibiade  ?  Timon  le  Misanthrope  n'é- 
toit pas  moins  plaisant  dans  son  chagrin  ;  il  étoit 
indigné  contre  tous  les  Athéniens,  dans  lesquels 
il  ne  voyoit  plus  de  trace  de  vertu  ;  te  rencontrant 
un  jour  dans  la  rue ,  il  te  salua  et  te  prit  par  la 
main,  en  te  disant  :  Courage,  mon  enfant  !  [>ourvu 
que  ta  croisses  encore  en  autorité ,  tu  donneras 
bientôt  àces  gens-ci  tous  les  maux  qu'ils  méritent. 

AxciB.  —  Faut-il  s'amuser  aux  discours  d'un 
mélancolique  qui  haïssoit  tout  le  genre  humain? 

Merc.  —  Laissons  là  ce  mélancolique.  Mais 
le  conseil  que  tu  donnas  à  Périclès,  n'est-ce  pas 
le  conseil  d'un  voleur? 

Alcib.  —  0  mon  pauvre  Mercure  !  ce  n'est 
point  à  toi  à  parler  de  voleur;  on  sait  que  tu  en 
as  fait  long-temps  le  métier  :  un  dieu  fdou  n'est 
pas  propre  à  corriger  les  hommes  sur  la  mau- 
vaise foi  en  affaires  d'argent. 

Merc.  —  Charon,  je  te  conjure  de  le  passer 
le  plus  vite  que  tu  pourras;  car  nous  ne  gagne- 
rions rien  avec  lui.  Prends  garde  seulement 
qu'il  ne  surprenne  les  trois  juges,  et  Pluton 
même  :  avertis-les  de  ma  part  que  c'est  un  scé- 
lérat capable  de  faire  révolter  tous  les  morts,  et 
de  renverser  le  plus  paisible  de  tous  les  empires. 
La  punition  qu'il  mérite,  c'est  de  ne  voir  au- 
cune femme,  et  de  se  taire  toujours.  Il  a  trop 
abusé  de  sa  beauté  et  de  son  éloquence.  Il  a 
tourné  tous  ses  grands  talens  à  faire  du  mal. 

Char.  —  Je  donnerai  de  bons  mémoires 
contre  lui ,  et  je  crois  qu'il  passera  fort  mal  son 
temps  parmi  les  ombres ,  s'il  n'a  plus  de  mau- 
vaise intrigue  à  y  faire. 


XXI. 

DENYS,   PYTHIAS   ET  DAMON. 
La  véritable  vertu  ue  pont  aimer  que  la  vertu. 

Den.  —  Ho  1  dieux!  qu'est-ce  qui  se  pré- 
sente à  mes  yeux?  c'est  Pylhias  qui  arrive;  oui, 


c'est  Pythias  lui-même.  Je  ne  laurois  jamais 
cru.  Ah  !  c'est  lui  ;  il  vient  pour  mourir  et  pour 
dégager  son  ami. 

PïTH.  —  Oui,  c'est  moi.  Je  n'étois  parti  que 
pour  payer  aux  dieux  ce  que  je  leur  avois  voué, 
régler  mes  affaires  domestiques  selon  la  justice, 
et  dire  adieu  à  mes  enfans,  pour  mourir  avec 
plus  de  tranquillité. 

Dex.  —  Mais  pourquoi  reviens-tu?  Quoi 
donc!  ne  crains-tu  point  la  mort?  viens-tu  la 
chercher  comme  un  désespéré,  un  furieux? 

PvTH.  —  Je  viens  la  souffrir,  quoique  je  ne 
l'aie  point  méritée  ;  car  je  ne  puis  me  résoudre 
k  laisser  mourir  mon  ami  en  ma  place. 

Dex.  —  Tu  l'aimes  donc  plus  que  toi-même? 

Pyth.  —  Xon  ,  je  l'aime  comme  moi;  mais 
je  trouve  que  je  dois  périr  plutôt  que  lui,  puis- 
que c'est  moi  que  tu  as  eu  intention  de  faire 
mourir  :  il  ne  seroit  pas  juste  qu'il  souffrit,  pour 
me  délivrer  de  la  mort,  le  supplice  que  tu  m'as 
préparé. 

Den.  —  Mais  tu  prétends  ne  mériter  pas 
plus  la  mort  que  lui. 

Pyth.  —  Il  est  vrai;  nous  sommes  tous  deux 
également  innocens,  et  il  n'est  pas  plus  juste 
de  me  faire  mourir  que  lui. 

Den.  —  Pourquoi  dis-tu  donc  qu'il  ne  se- 
roit pas  juste  qu'il  mourût  au  lien  de  toi? 

Pyth.  —  Il  est  également  injuste  à  toi  de 
faire  mourir  Damon,  ou  bien  de  me  faire  mou- 
rir :  mais  Pythias  seroit  injuste  s'il  laissoit  souf- 
frir à  Damon  une  mort  que  le  tyran  n'a  prépa- 
rée qu'à  Pythias. 

Den.  —  Tu  ne  viens  donc,  au  jour  marqué, 
(jue  pour  sauver  la  vie  à  ton  ami,  en  perdant  la 
tienne  ? 

Pyth.  —  Je  viens  à  ton  égard  souffrir  une 
injustice  qui  est  ordinaire  aux  tyrans;  et,  à  l'é- 
gard de  Damon.  faire  une  action  de  justice  en 
le  retirant  d'un  péril  où  il  s'est  mis  par  généro- 
sité pour  moi. 

Den.  —  Et  loi,  Damon,  ne  craignois-tu  pas, 
dis  la  vérité,  que  Pythias  ne  reviendroit  point; 
et  que  tu  paierois  pour  lui  *  ? 

Dam.  —  Je  ne  savois  que  trop  que  Pythias 
reviendroit  ponctuellement,  et  qu'il  craindroit 
bien  plus  de  manquer  à  sa  parole  que  de  perdre 
la  vie.  Plut  aux  dieux  que  ses  proches  et  ses 
amis  l'eussent  retenu  malgré  lui  !  maintenant  il 


*  Dans  rrdilion  de  17J8,  un  lit  t  ve  revint  point ,  et  de 
paijer  pmir  lui.  Noii*  copions  le  niamiscril  original.  On 
Irouvora  ailleurs  ilcs  locutions  semblables;  c'est  uuc  prcu\e 
que  Fonelon  a  écrit  ainsi  à  dessein.  Ce  Dialogue  fut  imprimé 
})Our  la  première  fois  en  1700  a  la  suite  des  aventures  d\i- 
ristonoûs ;  on  y  lit  ce  passage  connue  nous  le  douuous  ici. 
(F.cUt.  de  rers.^ 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


265 


seroit  la  consolation  des  gens  de  bien,  et  j'aurois 
celle  de  mourir  pour  lui. 

Df.n.  —  Quoi!  la  vie  te  déplaît-elle  ? 

Dam.  —  Oui,  elle  me  déplaît  quand  je  vois 
un  tyran. 

Den.  —  Hé  bien!  tu  ne  le  verras  plus.  Je 
vais  te  faire  mourir  tout-à-l'heure. 

PïTH.  —  Excuse  le  transport  d'un  bommc 
qui  regrette  son  ami  prêt  à  mourir;  mais  sou- 
viens-toi que  c'est  moi  seul  que  tu  as  destiné  à 
la  mort.  Je  viens  la  soulVrir  pour  dégager  mon 
ami;  ne  me  refuse  pas  cette  consolation  dans  ma 
dernière  heure. 

Den.  —  Je  ne  puis  souffiir  deux  hommes 
qui  méprisent  la  vie  et  ma  puissance. 

Dam.  Tu  ne  peux  donc  souffrir  la  vertu? 

Dex.  —  Non,  je  ne  puis  souffrir  cette  verta 
fière  et  dédaigneuse  qui  méprise  la  vie  ,  qui  ne 
craint  aucun  supplice ,  qui  est  insensible  aux 
richesses  et  aux  plaisirs. 

Dam.  —  Du  moins  tu  vois  qu'elle  n'est  point 
insensible  <à  l'honneur,  à  la  justice  et  à  l'amitié. 

Den.  —  Ça,  qu'on  emmène  Pythias  an  sup- 
plice ;  nous  verrons  si  Damon  continuera  à  mé- 
priser mon  pouvoir. 

Dam.  —  Pythias,  en  revenant  se  soumettre 
à  tes  ordres ,  a  mérité  de  toi  que  tu  le  laisses 
vivre;  et  moi,  en  me  livrant  pour  lui  à  ton  in- 
dignation, je  t'ai  irrité:  contente-toi,  fais-moi 
mourir. 

Pyth. —  Non,  non,  Denys;  souviens-toi 
que  je  suis  le  seul  qui  t'a  déplu  :  Damon  n'a 

pu 

Den.  —  Hélas!  que  vois-je?  où  suis-je?  que 
je  suis  malheureux  et  digne  de  l'être!  Non,  je 
n'ai  rien  connu  jusqu'ici  :  j'ai  passé  ma  vie  dans 
les  ténèbres  et  dans  l'égarement.  Toute  ma  puis- 
sance m'est  inutile  pour  me  faire  aimer  :  je  ne 
puis  pas  me  vanter  d'avoir  acquis  ,  depuis  plus 
de  trente  ans  de  tyrannie,  un  seul  ami  dans 
toute  la  terre.  Ces  deux  hommes,  dans  une  con- 
dition privée  ,  s'aiment  tendrement,  se  confient 
l'un  à  l'autre  sans  réserve,  sont  heureux  en  s'ai- 
mant,  et  veulent  mourir  l'un  pour  l'autre. 

PïTH.  —  Comment  auriez-vous  des  amis  , 
vous  qui  n'avez  jamais  aimé  personne?  Si  vous 
aviez  aimé  les  hommes,  ils  vous  aimeroient. 
Vous  les  avez  craints,  ils  vous  craignent,  ils 
vous  haïssent. 

Den.  —  Damon,  Pythias,  daignez  me  rece- 
voir entre  vous  deux,  pour  être  le  troisième  ami 
d'une  si  parfaite  société  ;  je  vous  laisse  vivre,  et 
je  vous  comblerai  de  biens. 

Dam.  —  Nous  n'avons  pas  besoin  de  tes 
biens,  et  pour  ton  amitié,  nous  ne  pouvons 


l'accepter  que  quand  tu  seras  bon  et  juste.  Jus- 
que-là tu  ne  peux  avoir  que  des  esclaves  trem- 
blans  et  de  lâches  flalleurs.  Il  faut  être  vertueux, 
bienfaisant,  sociable,  sensible  à  l'amitié,  prêt  à 
entendre  la  vérité,  et  savoir  vivre  dans  une  es- 
pèce d'égalité  avec  de  vrais  amis,  pour  être 
aimé  par  des  hommes  libres. 


XXII. 

PION   ET   GÉLON. 

Dans  un  souverain  ce  n'est  pas  l'homme  qui  doit  régner, 
ee  sont  les  lois. 

Dion.  —  Il  y  a  long-temps,  ô  merveilleux 
homme  !  que  je  désire  de  te  voir  ;  je  sais  que 
Syracuse  te  dut  autrefois  sa  liberté. 

GÉLON.  —  Et  moi  je  sais  que  tu  n'as  pas  eu 
assez  de  sagesse  pour  la  lui  rendre.  Tu  n'avois 
pas  mal  commencé  contre  le  tyran ,  quoiqu'il 
fût  ton  beau-frère  ;  mais,  dans  la  suite  ,  l'or- 
gueil, la  mollesse  et  la  défiance,  vices  d'un 
tyran  ,  corrompoient  peu  à  peu  tes  mœurs. 
Aussi  les  tiens  mêmes  t'ont  fait  périr. 

Dion.  —  Peut-on  gouverner  la  république 
sans  être  exposé  aux  traîtres  et  aux  envieux? 

GÉLON.  —  Oui ,  sans  doute  ;  j'en  suis  une 
belle  preuve.  Je  n'étois  pas  syracusain;  quoi- 
que étranger,  on  me  vint  chercher  pour  me 
faire  roi;  on  me  fit  accepter  le  diadème;  je  le 
portai  avec  tant  de  douceur  et  de  modération 
pour  le  bonheur  des  peuples,  que  mon  nom  est 
encore  aimé  et  révéré  par  les  citoyens,  quoique 
ma  famille,  qui  a  régné  après  moi ,  m'ait  dés- 
honoré par  ses  vices.  On  les  a  soufferts  pour 
l'amour  de  moi.  Après  cet  exemple,  il  faut 
avouer  qu'on  peut  conmiander  sans  se  faire 
haïr.  Mais  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  faut  cacher 
tes  fautes  :  la  prospérité  t'avoit  fait  oublier  la 
philosophie  de  ton  ami  Platon. 

Dion.  — Hé  !  quel  moyen  d'être  philosophe, 
quand  on  est  le  maîire  de  tout,  et  qu'on  a  des 
passions  qu'aucune  crainte  ne  retient! 

GÉLON.  — J'avoue  que  les  hommes  qui  gou- 
vernent les  autres  me  fout  pitié  ;  cette  grande 
puissance  de  faire  le  mal  est  un  horrible  poison. 
Mais  enfin  j'étois  homme  comme  toi,  et  cepen- 
dant j'ai  vécu  dans  l'autorité  royale  jusqu'à 
une  extremis  vieillesse ,  sans  abuser  de  ma  puis- 
sance. 

Dion. — Je  reviens  toujours  là  :  il  est  facile 
d'être  philosophe  dans  une  condition  privée; 
mais  quand  on  est  au-dessus  de  tout 


266 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


GÉLOx.  —  Hé!  c'est  (jiKUid  ou  se  voit  au- 
dessus  de  tout  qu'on  a  un  plus  grand  besoin  de 
philosopbie  pour  soi  et  pour  les  autres  qu'on 
doit  gouverner.  Alors  il  faut  être  doublement 
sage,  et  borner  au  dedans  par  sa  raison  une 
puissance  que  rien  ne  borne  au  debors. 

Dion.  —  Mais  j'avois  vu  le  vieux  Denys, 
mon  beau-père,  qui  avoit  lini  ses  jours  paisi- 
blement dans  la  tyrannie;  je  m'imaginois  qu'il 
n'y  avoit  qu'à  faire  de  niènie. 

Gélox.  —  Ne  vois-tu  pas  que  tu  avois  com- 
mence comme  un  liommc  de  bien  qui  veut 
rendre  la  liberté  à  sa  patrie?  Espérois-tu  qu'on 
le  souffriroit  dans  la  tyrannie,  puisqu'on  ne 
s'étoitconliéà  toi  qu'alin  de  renverser  le  tyran? 
C'est  un  hasard  quand  les  méchans  évitent  les 
dangers  qui  les  environnent  :  encore  même 
sont-ils  assez  punis  par  le  besoin  où  ils  se  trou- 
vent de  se  précautionner  contre  ces  périls.  Eu 
répandant  le  sang  humain,  en  désolant  les  ré- 
publiques, ils  n'ont  aucun  moment  de  repos 
ni  de  sûreté  ;  ils  ne  peuvent  jamais  goûter  ni  le 
plaisir  de  la  vertu,  ni  la  douceur  de  l'amitié, 
ni  celle  de  la  confiance  et  d'une  bonne  répu- 
tation. Mais  toi,  qui  étois  l'espérance  des  gens 
de  bien ,  qui  promettois  dos  vertus  sincères  , 
qui  avois  voulu  établir  la  république  de  Platon, 
tu  commençois  à  vivre  en  tyran  ,  et  tu  croyois 
qu'on  te  laisseroit  vivre  ! 

Dion.  —  Ho  bien  î  si  je  retournois  au  monde, 
je  laisserois  les  hommes  se  gouverner  eux- 
mêmes  comme  ils  pourroient.  J'aimerois  mieux 
m'aller  cacher  dans  quelque  île  déserte  que  de 
me  charger  de  gouverner  une  république.  Si 
on  est  niéchaut,  ou  a  tout  à  craindre  ;  si  on  est 
l»on,  on  a  trop  à  soullrir. 

Gklox.  — Les  bons  rois,  il  est  vrai,  ont  bien 
des  peines  à  souflrir;  mais  ils  jouissent  dune 
tranquillité  et  d'un  plaisir  pur  au  dedans  d'eux- 
mêmes,  que  les  tyraus  ignorent  toute  leur  xie. 
Sais-tu  bien  le  secret  de  régner  ainsi?  Tu  de- 
vrois  le  savoir,  car  tu  l'as  souvent  ouï  dire  à 
Platon. 

Dion.  —  Redis-le-moi  de  grâce,  caria  bonne 
fortune  me  l'a  fait  oublier. 

Gélox.  —  Il  ne  faut  pas  que  l'homme  règne; 
il  faut  qu'il  se  contenle  de  faire  régner  les  lois. 
S'il  prend  la  royauté  pour  lui ,  il  la  gâte  ,  et  se 
perd  lui-même  ;  il  ne  doit  l'exercer  que  pour  le 
maintien  des  lois  et  le  bien  des  peuples. 

Dion.  —  Cela  est  bien  aisé  à  dire  ,  mais  dif- 
iicile  à  faire. 

GÉLON.  —  Difficile,  il  est  vrai,  mais  non  pas 
impossible.  Celui  qui  en  parle  l'a  fait  comme  il 
te  le  dit.  Je  ne  cherchai  point  l'autorité;  elle  me 


vint  chercher;  je  la  craignis  ;  j'en  connus  tous 
les  embarras;  je  ne  l'acceptai  que  pour  le  bien 
des  hommes.  Je  ne  leur  fis  jamais  sentir  que  j'é- 
tois  le  maître;  je  leur  fis  seulement  sentir  qu'eux 
et  moi  nous  devions  cédera  la  raison  et  à  la  jus- 
fice.  Une  vieillesse  respectée  ,  une  mort  qui  a 
mis  toute  la  Sicile  en  deuil,  une  réputafion 
sans  tache  et  éternelle,  une  vertu  récompensée 
ici-bas  par  le  bonheur  des  Champs  Elysiens, 
sont  le  fruit  de  cette  philosophie  si  long-temps 
conservée  sur  le  trône. 

Dion.  —  Hélas  1  je  savois  tout  ce  que  tu  me 
dis;  jeprétendois  en  faire  autant;  mais  je  ne  me 
défiois  point  de  mes  passions,  et  elles  m'ont 
perdu.  De  grâce,  souffre  que  je  ne  te  quitte 
plus. 

GÉtoN.  —  Non,  tu  ne  peux  être  admis  parmi 
ces  âmes  bienheureuses  qui  ont  bien  gouverné. 
Adieu. 


XXIII. 

PLATON  KT  DENYS  LE  TYRAN. 

Vn  piiiiLC  ne  peut  trouver  de  véritable  bonlieur  et  de  sûreté 
que  dans  l'amour  de  ses  sujets. 

Den.  — Hé!  bonjour,  Platon;  te  voilà  comme 
je  t'ai  ^u  eu  Sicile. 

Plat.  —  Pour  toi  ,  il  s'en  faut  bien  que  tu 
sois  ici  aussi  brillant  que  sur  ton  trône. 

Den. — Tu  n'étois  qu'un  jihilosophe  chi- 
mérique :  ta  république  n'éloit  qu'un  beau 
songe. 

Pi.AT  —  Ta  tyrannie  n'a  pas  été  plus  solide 
que  ma  république;  elle  est  tombée  par  terre. 

Den.  —  C'est  ton  ami  Dion  qui  me  trahit. 

Pivr.  —  C'est  toi  qui  te  trahis  toi-même. 
Quand  on  se  fait  haïr,  on  a  tout  à  craindre. 

Den.  —  Mais  aussi,  quel  plaisir  de  se  faire 
aimer  !  Pour  y  parvenir,  il  faut  contenter  les 
autres.  Ne  vaut-il  pas  mieux  se  contenter  soi- 
même,  au  hasard  d'être  haï? 

Plat.  —  Quand  on  se  fait  haïr  pour  conten- 
ter ses  passions,  on  a  autant  d'ennemis  que  de 
sujets;  on  n'est  jamais  en  sûreté.  Dis-moi  la 
vérité  ;  dormois-tu  eu  repos  ? 

Den.  —  Non,  je  l'avoue.  C'est  que  je  n'avois 
pas  encore  fait  mourir  assez  de  gens. 

Plat  —  Hé  !  ne  vois-tu  pas  que  la  mort  des 
uns  t'atliroit  la  haine  des  autres;  que  ceux  qui 
voyoient  massacrer  leurs  voisins  attendoient  de 
périr  à  leur  tour,  et  ne  pouvoient  se  sauver 
qu'en  te  prévenant?  Il  faut,  ou  tuer  jusqu'au 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


267 


dernier  des  citoyens,  ou  abandonner  la  rigueur 
des  peines,  pour  tâcher  de  se  faire  aimer. 
Quand  les  peuples  \ous  aiment,  vous  n'avez 
plus  besoin  de  gardes  j  vous  êtes  au  milieu  de 
votre  peuple  comme  un  père  qui  ne  craint  rien 
au  milieu  de  ses  propres  enfans. 

Den.  —  Je  me  souviens  que  tu  me  disois  tou- 
tes ces  raisons  ,  quand  je  fus  sur  le  pouit  de 
quitter  la  tyrannie  pour  être  ton  disciple  ;  mais 
un  flatteur  m'en  empêcha.  Il  faut  avouer  qu'il 
est  bien  difficile  de  renoncer  à  la  puissance  sou- 
veraine. 

Plat.  —  N'auroit-il  pas  mieux  valu  la  quit- 
ter volontairement  pour  être  philosophe  ,  que 
d'eu  être  honteusement  dépossédé,  pour  aller 
gagner  sa  vie  à  Corinthe  par  le  métier  de  maî- 
tre d'école  ? 

Dex.  —  Mais  je  ne  prévoyois  pas  qu'on  me 
chasseroit. 

Plat.  —  Hé  !  comment  pou  vois- tu  espérer 
de  demeurer  le  maître  en  un  lieu  où  tu  avois 
mis  tout  le  monde  dans  la  nécessité  de  te  per- 
dre pour  éviter  ta  cruauté  ! 

Den. — J'espérois  qu'on  n'oseroit  jamais 
m'atfaquer. 

Plat.  —  Quand  les  hommes  risquent  davan- 
tage en  vous  laissant  vivre  qu'en vousattaquant, 
il  s'en  trouve  toujours  qui  vous  préviennent  : 
vos  propres  gardes  ne  peuvent  sauver  leur  vie 
qu'en  vous  arrachant  la  votre.  Mais  parle-moi 
franchement;  n'as-tu  pas  vécu  avec  plus  de 
douceur  dans  ta  pauvreté  de  Corinthe  que  dans 
ta  splendeur  de  Syracuse  ? 

Dex.  — A  Corinthe,  le  maître  d'école  man— 
geoit  et  dormoit  assez  bien  ;  le  tyran  à  Syracuse 
avoit  toujours  des  craintes  et  des  défiances  :  il 
falloit  égorger  quelqu'un,  ravir  des  trésors, 
faire  des  conquêtes.  Les  plaisirs  n'étoient  plus 
plaisirs  ;  ils  étoient  usés  pour  moi ,  et  ne  lais- 
soient  pas  de  m'agiter  avec  trop  de  violence. 
Dis-moi  aussi,  philosophe  ,  te  trouvois-tu  bien 
malheureux  quand  je  te  fis  vendre  ? 

Plat. — J'avois  dans  l'esclavage  le  même 
repos  que  tu  goùtoisà  Corinthe,  avec  cette  dif- 
férence, que  j'avois  l'honneur  de  souil'rir  pour 
la  vertu  par  l'injustice  du  tyran,  et  que  tu  étois 
le  tyran  honteusement  dépossédé  de  sa  tyran- 
nie. 

De>".  —  Va,  je  ne  gagne  rien  à  disputer  con- 
tre toi;  si  jamais  je  retourne  au  monde,  je  choi- 
sirai une  condition  privée,  ou  bien  je  me  ferai 
aimer  par  le  peuple  que  je  gouvernerai. 


XXIV 


PLATON  ET  ARISTOTE. 


Ciifique  de  la  pliilusophie  cTAiistole;  solidité  des  idées 
éternelles  de  Platon. 

Arist.  —  Avez-vous  oublié  votre  ancien  dis- 
ciple ?  Ne  me  connaissez-vous  plus?  J'aurois 
besoin  de  votre  réminiscence. 

Plat.  —  Je  n'ai  garde  de  reconnoître  en  vous 
mon  disciple.  Vous  n'avez  jamais  songé  qu'à 
paroître  le  maître  de  tous  les  philosophes,  et 
qu'à  faire  tomber  dans  l'oubli  tous  ceux  qui 
vous  ont  précédé. 

Arist.  —  C'est  que  j'ai  dit  des  choses  origi- 
nales, et  que  je  les  ai  expliquées  fort  clairement. 
Je  n'ai  point  pris  le  style  poétique  ;  en  cher- 
chant le  sublime,  je  ne  suis  point  tombé  dans 
le  galimatias  :  je  n'ai  point  donné  dans  les  idées 
éternelles. 

Plat.  — Tout  ce  que  vous  avez  dit  étoit  tiré 
de  livres  que  vous  avez  tâché  de  supprimer.  Vous 
avez  parlé,  j'en  conviens,  d'une  manière  nette, 
précise ,  pure,  mais  sèche  et  incapable  de  faire 
sentir  la  sublimité  des  vérités  divines.  Pour  les 
idées  éternelles  ,  vous  vous  en  moquerez  tant 
qu'il  vous  plaira  ;  mais  aous  ne  sauriez  vous 
en  passer  ,  si  vous  voulez  établir  quelques  vé- 
rités certaines.  Quel  moyen  d'assurer  ou  de  nier 
une  chose  d'une  autre,  à  moins  qu'il  n'y  ait 
des  idées  de  ces  deux  choses  qui  ne  changent 
point?  Qu'est-ce  que  la  raison  ,  sinon  nos  idées? 
Si  nos  idées  changeaient,  la  raison  seroit  aussi 
cliangcanfe.  Aujourd'hui  le  tout  seroit  plus 
grand  que  la  partie  :  demain  la  mode  en  seroit 
passée,  et  la  partie  seroit  plus  grande  que  le  tout. 
Ces  idées  éternelles,  que  vous  voulez  tourner  en 
ridicule,  ne  sont  donc  que  les  premiers  prin- 
cipes de  la  raison,  qui  demeurent  toujours  les 
mêmes,  liien  loin  que  nous  puissions  juger  de 
ces  premières  vérités,  ce  sont  elles  qtii  nous  ju- 
gent, et  qui  nous  corrigent  quand  nous  nous 
trompons.  Si  je  dis  une  chose  extravagante,  les 
autres  hommes  en  rient  d'abord,  et  j'en  suis 
honteux.  C'est  que  ma  raison  et  celle  de  mes 
voisins  est  une  règle  au-dessus  de  moi,  qui 
vient  me  redi-esser  malgré  moi,  conune  une  rè- 
gle véritable  redresseroit  une  ligne  tortue  que 
j'aurois  tracée.  Faute  de  remonter  aux  idées, 
qui  sont  les  premières  et  les  simples  notions  de 
chaque  chose,  vous  n'avez  point  eu  de  prin- 
cipes assez  fermes,  et  vous  n'alliez  qu'à  tâtons. 


268 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


Arist.  —  Y  a-t-il  rien  de  plus  clair  que  ma 
morale  ? 

Plat.  —  Elle  est  claire,  elle  est  belle,  je  Ta- 
voue;  votre  logique  est  siiblilc,  nictliodique, 
exacte,  ingénieuse  :  mais  voire  physique  n'est 
qu'un  amas  de  termes  abstraits  qui  n'expli- 
quent point  la  nature  des  corps  ;  c'est  une  phy- 
sique mélaphysiquée,  ou,  pour  mieux  dire,  des 
noms  vagues,  pour  accoutumer  les  esprits  à  se 
payer  de  mots,,  et  à  croire  entendre  ce  qu'ils 
n'entendent  pas.  C'est  en  cette  occasion  que 
vous  auriez  eu  grand  besoin  d'idées  claires  pour 
éviter  le  galimatias  que  vous  reprochez  aux  au- 
tres. Un  ignorant  sensé  avoue  de  bonne  loi  qu'il 
ne  sait  ce  que  c'est  que  la  matière  première.  Un 
de  vos  disciples  croit  dire  des  merveilles,  en  di- 
sant qu'elle  n'est  ni  quoi ,  ni  quel ,  ni  combien  , 
ni  aucune  des  choses  par  lesquelles  l'être  est  dé- 
terminé. Avec  ce  jargon  un  homme  se  croit 


ménager  les  princes,  n'avez-vous  pas  perdu  les 
bonnes  grâces  de  votre  disciple  par  vos  entre- 
prises trop  ambitieuses? 

Anisr.  —  Hélas!  il  n'est  que  trop  vrai.  Ici- 
bas  même,  il  ne  daigne  plus  me  reconnoître  ; 
il  me  regarde  de  travers. 

Plat.  —  C'est  qu'il  n'a  point  trouvé  dans 
votre  conduite  la  pure  morale  de  vos  écrits. 
Dites  la  vérité  ;  vous  ne  ressembliez  point  à 
votre  Magnanime. 

Arist.  —  Et  vous,  n'avez-vous  point  parlé 
du  mépris  de  toutes  les  choses  terrestres  et  pas- 
sagères, pendant  que  vous  viviez  magnifique- 
ment? 

Plat.  —  Je  l'avoue,  mais  j'étois  considérable 
dans  ma  patrie.  J'y  ai  vécu  avec  modération  et 
honneur.  Sans  autorité  ni  ambition,  je  me  suis 
fait  révérer  des  Grecs.  Le  philosophe  venu  de 
Stagyre,  qui  \  eut  tout  brouiller  dansle  royaume 


grand  philosophe,  et  méprise  le  vulgaire.  Les  de  son  disciple,  est  un  personnage  qui  en  bonne 
Epicuriens  venus  après  vous  ont  raisonné  plus  philosophie  doit  être  fort  odieux, 
sensément  que  vous  sur  les  figures  et  sur  le 
mouvement  des  petits  corps  qui  forment  par 
leur  assemblage  tous  les  composés  que  nous 
voyons.  Au  moins  c'est  une  physique  vraisem- 
blable. Il  est  vrai  qu'ils  n'ont  jamais  l'emonté 
jusqu'à  l'idée  et  à  la  nature  de  ces  petits  corps  ; 
ils  supposent,  toujours  sans  preuve,  des  règles 
toutes  laites,  et  sans  savoir  par  qui;  puis  ils  en 
tirent,  comme  ils  peuvent,  la  composition  de 
toute  la  nature  sensible.  Cette  philosophie  est 
imparfaite,  il  est  vrai  ;  mais  enfin  elle  sert 
à  entendre  beaucoup  de  choses  dans  la  nature. 
Votre  philosophie  n'enseigne  que  des  mots;  ce 
n'est  pas  une  philosophie  ,  ce  n'est  qu'une 
langue  bizarre.  Tirésias  vous  menace  qu'un 
jour  il  viendra  d'autres  philosophes  qui  vous 
déposséderont  des  écoles  où  vous  aurez  régné 
longtemps,  et  qui  feront  tomber  de  bien  haut 
votre  réputation. 

Arist. — Je  voulois  cacher  mes  principes: 
c'est  ce  qui  m'a  fait  envelopper  ma  physique. 

Plat.  —  Vous  y  avez  si  bien  réussi,  que  per- 
sonne ne  vo«s  entend  ;  ou  du  moins,  si  on  vous 
entend,  on  trouve  que  vous  ne  dites  rien. 

Arist.  — Je  ne  pouvois  rechercher  toutes  les 
vérités,  ni  faire  toutes  les  expériences. 

Plat.  —  Personne  ne  le  pouvoit  aussi  com- 
modément que  vous  ;  vous  aviez  l'autorité  et 
l'argent  d'Alexandre.  Si  j'avois  eu  les  mêmes 
avantages,  j'aurois  fait  de  belles  découvertes. 

Arist.  — Que  ne  ménagiez-vousDenysle  ty- 
ran, pour  en  tirer  le  même  parti? 

Plat.  —  C'est  que  je  n'étois  ni  courtisan  ni 
flatteur.    Mais   vous ,  qui  trouvez  qu'on  doit 


XXY. 

ALEXANDRE  ET  ARISÏOTE. 

Ouelquc  grandes  que  soient  les  qualités  naturelles  d'un 
jeune  prince ,  il  a  tout  à  craindre  s'il  n'éloigne  les  flat- 
teurs, s'il  ne  s'accoutume  de  bonne  heure  k  combattre 
ses  passions ,  et  à  aimer  ceux  qui  auront  le  courage  de 
lui  dire  la  vérité. 

Arist.  —  Je  suis  ravi  de  voir  mon  disciple. 
Huelle  gloire  pour  moi  d'avoir  instruit  le  vain- 
queur de  l'Asie  ! 

Alex.  —  Mon  cher  Aristote,  je  te  revois  avec 
plaisir.  Je  ne  t'avois  point  vu  depuis  que  je 
quittai  la  Macédoine;  mais  je  ne  t'ai  jamais  ou- 
blié pendant  mes  conquêtes  :  tu  le  sais  bien. 

Arist.  — Te  souviens-tu  de  ta  jeunesse,  qui 
éloit  si  aimable  ? 

Alex.  —  Oui,  il  nie  semble  que  je  suis  en- 
core à  Pella  ou  à  Pydne;  que  tu  viens  de  Sta- 
gyre pour  m'enseigner  la  i)hilosophie. 

Arist.  —  Mais  tu  avois  un  peu  négligé  mes 
préceptes,  quand  la  trop  grande  prospérité  eni- 
vra ton  cœur. 

Alex.  — Je  l'avoue  :  tu  sais  bien  que  je  suis 
sincère.  Maintenant  que  je  ne  suis  plus  que 
l'ombre  d'Alexandre,  je  reconnois  qu'Alexan- 
dre étoif  trop  hautain  et  trop  superbe  pour  un 
mortel. 

Arist.  —  Tu  n'avois  point  pris  mon  Magna- 
nime pour  te  servir  de  modèle. 


DIALOGUES  DES  MÙRTS. 


269 


Alex.  —  Je  n'avois  garde  :  ton  Map:nanime 
n'est  qu'un  pédant;  il  n'a  rien  de  Mai  ni  de 
naturel  ;  il  est  guindé  et  outré  en  tout. 

Arist.  —  Mais  n'étois-tu  [)as  outré  dans  ton 
héroïsme?  Pleurer  de  n'avoir  pas  encore  sub- 
jugué un  monde,  quand  on  disoit  qu'il  y  en 
avoit  plusieurs^  parcourir  les  royaumes  im- 
menses pour  les  rendre  à  leurs  rois  après  les 
avoir  vaincus  :  ravager  l'univers  pour  faire 
parler  de  toi;  se  jeter  seul  sur  les  remparts 
d'une  ville  ennemie:  vouloir  passer  pour  une 
divinité  !  Tu  es  plus  outré  que  mon  Magna- 
nime. 

Alex.  —  Me  voilà  donc  revenu  à  ton  école? 
Tu  me  dis  toutes  mes  vérités  ,  comme  si  nous 
étions  encore  à  Pella.  Il  n'auroit  pas  été  trop  sur 
de  me  parler  si  librement  sur  les  bords  de  l'Eu- 
phrate  :  mais,  sm-les  bords  du  Styx,  on  écoute 
un  censeur  plus  patiemment.  Dis-moi  donc  , 
mon  pauvre  Aristote,  toi  qui  sais  tout,  d'où 
vient  que  certains  princes  sont  si  jolis  dans  leur 
enfance,  et  qu'ensuite  ils  oublient  toutes  les 
bonnes  maximes  qu'ils  ont  apprises  ,  lorsqu'il 
seroit  question  d'en  faire  quelque  usage  ?  A 
quoi  sert-il  qu'ils  parlent  dans  leur  jeunesse 
comme  des  perroquets,  pour  approuver  tout  ce 
qui  est  bon,  et  que  la  raison,  qui  devroit  croître 
en  eux  avec  l'âge,  semble  s'enfuir  dès  qu'ils  sont 
entrés  dans  les  affaires? 

Arist.  — En  effet,  ta  jeunesse  fut  merveil- 
leuse ;  tu  entretenois  avec  politesse  les  ambassa- 
deurs qui  venoient  chez  Philippe;  tu  aimois 
les  lettres  ;  tu  lisois  les  poètes  ;  tu  éfois  charmé 
d'Homère;  ton  cœur  s'enflammoit  au  récit  des 
vertus  et  des  grandes  actions  des  héros.  Quand 
tu  pris  Thèbes,  tu  respectas  la  maison  de  Pin- 
dare  ;  ensuite  lu  allas ,  en  entrant  dans  l'Asie  , 
voir  le  tombeau  d'Achille  et  les  ruines  de  Troie. 
Tout  cela  marque  un  naturel  humain  et  sen- 
sible aux  belles  choses.  On  vit  encore  ce  beau 
naturel  quand  tu  confias  ta  vie  au  médecin  Phi- 
lippe, mais  surtout  lorsque  tu  traitas  si  bien  la 
famille  de  Darius,  que  ce  roi  mourant  se  conso- 
loit  dans  son  malheur,  pensant  que  lu  serois  le 
père  de  sa  famille.  Voilà  ce  que  la  philosophie 
et  le  beau  naturel  avoient  mis  en  toi.  Mais 
le  reste,  je  n'ose  le  dire... 

Alex.  —  Dis,  dis,  mon  cher  Aristote;  tu  n'as 
plus  rien  à  ménager. 

AuisT.  —  Ce  faste,  ces  mollesses ,  ces  soup- 
çons, ces  cruautés,  ces  colères,  ces  emportemens 
furieux  contre  tes  amis,  cette  crédulité  pour  les 
lilcbcs  flatteurs  qui  t'appcloieiit  un  dieu. 

Alex.  —  Ah  !  tu  dis  vrai.  Je  voudrois  être 
mort  après  avoir  vaincu  Darius. 


ArusT.  —  Quoi  !  f  u  voudrois  n'avoir  point 
subjugué  le  reste  deTOrient. 

Alex.  —  Cette  conquête  m'est  moins  glo- 
rieuse, qu'il  ne  m'est  honteux  d'avoir  succombé 
à  mes  prospérités,  et  d'avoir  oublié  la  condition 
humaine.  Mais  dis-moi  donc?  d'où  vient  qu'on 
est  si  sage  dans  l'enfance,  et  si  peu  raisonnable 
quand  il  seroittemps  de  l'être? 

Arist.  —  C'est  que  dans  la  jeunesse  on  est 
instruit,  excité^  corrigé  par  des  gens  de  bien. 
Dans  la  suite ,  on  s'abandonne  à  trois  sortes 
d'ennemis  :  à  sa  présomption,  à  ses  passions  et 
aux  flatteurs. 


XXAI. 

ALEXANDRE   ET  CLITIS. 

Funeste  délicatesse  des  gi-ands,  qui  ne  peuvent  souffrir 
d'être  avertis  de  leurs  défauts ,  même  par  leurs  plus 
lulèles  serviteurs. 

Clh.  —  Bonjour,  grand  roi.  Depuis  quand 
es-tu  descendu  sur  ces  rives  sombres  ? 

Alex.  —  Ah  !  Clitus ,  retire-toi  ;  je  ne  puis 
supporter  ta  vue  ;  elle  me  reproche  ma  faute. 

Clit.  —  Pluton  veut  que  je  demeure  devant 
tes  yeux,  pour  te  punir  de  m'avoir  tué  injuste- 
ment. J'ensuis  taché;  car  je  t'aime  encore, 
malgré  le  mal  que  tu  m'as  fait  ;  mais  je  ne  puis 
plus  te  quitter. 

Alex.  —  0  la  cruelle  compagnie  !  Voir  tou- 
jours un  homme  qui  rappelle  le  souvenir  de  ce 
qu'on  a  eu  tant  de  houle  d'avoir  fait  ! 

Clit.  —  Je  regarde  bien  mon  meurtrier; 
pourquoi  ne  saurois-tu  pas  regarder  un  homme 
que  tu  as  fait  mourir?  Je  vois  bien  que  lesgrands 
sont  plus  délicats  que  les  autres  hommes  ;  ils  ne 
veulent  voir  que  des  gens  contens  d'eux,  qui  les 
flattent,  et  qui  fassent  semblant  de  les  admirer. 
-Mais  il  n'est  plus  temps  d'être  délicat  sur  les 
bords  du  Styx.  Il  falloit  quitter  cette  délicatesse 
en  quittant  la  grandeurroyale.  Tu  n'as  plus  rien 
à  donner  ici,  et  tu  ne  trouveras  plusde  flatteurs. 

Alex.  —  Ah  !  quel  malheur  !  sur  la  terre 
j'éloisun  dieu;  ici  je  ne  suis  plusqu'une  ombre, 
et  on  m'y  reproche  sans  [tilié  mes  fautes. 

Clit.  —  Pourquoi  les  faisois-tu  ? 

Alex.  —  Quand  je  te  tuai,  j'avois  trop  bu. 

Clit.  —  Voilà  une  belle  excuse  pour  un  hé- 
ros et  pour  un  dieu  !  Celui  qui  devoit  être  assez 
raisonnable  pour  gouverner  la  terre  entière, 
perdoil,  |)ar  l'ivresse,  toute  sa  raison,  et  se  ren- 
doit  semblable  à  une  bête  féroce.  Mais  avoue  de 


270 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


bonne  foi  la  vérité  ;  lu  étols  encore  plus  enivré 
par  la  mauvaise  gloire  et  par  la  colère  que  par 
le  vin  :  tu  ne  pou  vois  souft'rir  que  je  condam- 
nasse ta  vanité  qui  te  faisoit  recevoir  les  hon- 
neurs divins,  et  oublier  les  services  qu'on  t'avoit 
rendus.  Réponds-moi  -,  je  ne  craius  plus  que  tu 
me  tues. 

Ai-E\.  —  0  dieux  cruels,  que  ne  puis-je  me 
venger  de  vous  !  Mais  liélas  !  je  ne  puis  pas 
même  me  \enger  de  celte  ombre  de  Clitus  qui 
vient  m'insulter  brutalement. 

CLrr.  —  Te  voilà  aussi  colère  et  aussi  fou- 
gueux que  tu  l'étois  parmi  les  vivans.  Mais  per- 
sonne ne  te  craint  ici  :  pour  moi  .  lu  me  fais 
pitié. 

Alkx.  —  Quoi  !  le  grand  Alexandre  faire 
pitié  à  un  bomme  vil  tel  que  Clitus  !  Que  ne 
puis-je  ou  le  tuer  ou  me  tuer  moi-même  ! 

CuT.  —  Tu  ne  peux  plus  ni  l'un  ni  l'autre;  les 
ombres  ne  meurent  point  :  te  voilà  immortel , 
mais  autrement  que  tu  ne  l'avois  prétendu.  Il 
faut  te  résoudre  à  n'être  qu'une  ombre  connue 
moi,  et  comme  le  dernier  des  liommes.  Tu  ne 
trouveras  plus  ici  de  proNinccs  à  ravager,  ni  do 
rois  à  fouler  aux  pieds,  ni  de  palais  à  brûler 
dans  ton  ivresse,  ni  <le  fables  ridicules  à  conter 
pour  te  vanter  d'être  le  lils  de  Jupiter. 

Alex.  —  Tu  me  traites  comme  un  misérable. 

Clit.  —  Non,  je  te  reconnois  pour  un  grand 
eonquéranl,  d'un  naturel  sublime,  mais  gâté 
par  de  trop  grands  succès.  Te  dire  la  vérité  avec 
affection,  est-ce  t'offenser?  Si  la  ^érité  t'of- 
fense, retourne  sur  la  terre  chercher  les  flal- 
leurs. 

Alex.  —  A  quoi  donc  me  servira  toule  ma 
gloire,  si  Clitus  même  ne  m'épargne  pas? 

Clit.  —  C'est  ton  emporlerncnt  qui  a  terni 
ta  gloire  parmi  les  vivans.  Yeux-tu  la  conserver 
pure  dans  les  enfers  ?  il  faut  être  modeste  avec 
des  ombres  qui  n'ont  rien  à  perdre  ni  à  gagner 
avec  toi. 

Alf.x.  —  Mais  lu  disols  que  tu  m'aimois. 

Clit.  —  Oui,  j'aime  ta  personne  sans  aimer 
les  défauts. 

Alkx.  —  Si  tu  m'aimes,  éparizne-moi. 

Clit.  —  Parce  que  je  t'aime,  je  ne  t'épargne- 
rai point.  Quand  tu  parus  si  chaste  à  la  vue  de 
la  femme  et  de  la  RUe  de  Darius,  quand  tu  mon- 
tras tant  de  générosité  pour  ce  prince  vaincu,  tu 
méritas  de  grandes  louanges  ;  je  le  les  donne. 
Ensuite  la  gloire  te  fit  tourner  la  têle.  Je  le 
quitte,  adieu. 


XXVII. 

ALEXANDRE  ET  DIOGÈNE. 

Combien  la  flatterie  est  pornicieiise  aux  princes. 

DioG.  —  Ne  vois-je  pas  Alexandre  parmi  les 
morts  ! 

Alex.  —  Tu  ne  te  trompes  pas,  Diogèue. 

DiOG.  —  Hé ,  comment  !  les  dieux  meurent- 
ils? 

Alex.  —  Non  pas  les  dieux  ,  mais  les  hom- 
mes mortels  par  leur  nature. 

DioG.  —  Mais  crois-tu  n'être  qu'un  simple 
homme  ! 

Alex.  —  Hé  !  pourrois-je  avoir  un  autre 
sentiment  de  moi-même? 

DioG.  Tu  es  bien  modeste  après  la  mort.  Rien 
n'auroit  manqué  à  ta  gloire ,  Alexandre  ,  si  tu 
l'avois  été  autant  pendant  ta  vie. 

Alex.  —  En  quoi  donc  me  suis-je  si  fort  ou- 
blié ? 

DiOG.  —  Tu  le  demandes,  loi  qui ,  non  con- 
tent d'être  lils  d'un  grand  roi,  qui  s'éloit  rendu 
maître  de  la  Grèce  entière  ,  prélendois  venir  de 
Jupiter?  On  te  faisoit  la  cour,  ente  disant  qu'un 
serpent  s'éloit  approché  d'Olympias.  Tu  aimois 
mieux  avoir  ce  monstre  pour  père,  parce  que 
celaflattoil  davantage  ta  vanité,  qued'êlre  des- 
cendu de  plusieurs  rois  de  Macédoine,  parce  que 
tu  ne  trouvois  rien  dans  celte  naissance  au-dessus 
de  l'humanité.  Ne  soulfrois-tu  pas  les  basses  et 
honteuses  ilalleries  de  la  prêtresse  de  Jupiter- 
Annnon?  Elle  répondit  que  tu  blasphémois  en 
supposant  que  ton  père  pouvoit  avoir  des  meur- 
triers ;  tu  sus  profiter  de  ses  salutaires  avis,  et 
tu  évitas  avec  un  grand  soin  de  tomber  dans  la 
suite  dans  de  pareilles  impiétés.  0  homme  trop 
foible  pour  supporter  les  talens  que  tu  avois 
reçus  du  Ciel  ! 

Alex.  —  Crois-tu  ,  Diogène  ,  que  j'aie  été 
assez  insensé  pour  ajouter  foi  à  toutes  ces  fables? 

DiOG.  —  Pourquoi  donc  les  aulorisois-tu  ? 

Alex.  —  C'est  qu'elles  m'aulorisoient  moi- 
même.  Je  les  méprisois,  et  je  m'enservois  parce 
qu'elles  me  donnoient  un  pouvoir  absolu  sur 
les  hommes.  Ceux  qui  auroient  peu  considéré 
le  fils  de  Philippe  trembloient  devant  le  fils  de 
Jupiter.  Les  peuples  ont  besoin  d'être  trompés  : 
la  vérité  est  foible  auprès  d'eux:  le  mensonge 
est  tout-puissant  sur  leur  esprit.  La  seule  ré- 
ponse de  la  prêtresse,  dont  tu  parles  avec  déri- 
sion, a  plus  avancé  mes  conquêtes  que  mon  cou- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


271 


rage  et  toutes  les  ressources  de  mon  esprit.  Il 
faut  connoitre  les  hommes  ,  se  proportionner  à 
eux,  et  les  mener  par  les  voies  par  lesquelles  ils 
sont  capables  de  marcher. 

DiOG.  —  Les  hommes  du  caractère  que  tu 
dépeins  sont  dignes  de  mépris,  comme  l'erreur 
à  laquelle  ils  sont  livrés  :  et  pour  être  estimé 
de  ces  hommes  si  vils,  tu  as  eu  recours  au  men- 
songe, qui  t'a  rendu  plus  indigne  qu'eux. 


XXVIII. 
DENYS  L'ANCIEN  ET  DIOGÈNE. 

Un  prinre  qui  fait  consister  sou  bonheur  et  ?a  gloire  k 
satisfaire  ses  passions ,  n'est  heureux  ni  en  celte  vie  ni 
en  l'autre. 

Den.  —  Je  suis  ravi  de  voir  un  homme  de 
ta  réputation.  Alexandre  m'a  parlé  de  toi  depuis 
qu'il  est  descendu  en  ces  lieux. 

DiOG.  —  Pour  moi  ,  je  n'avois  que  trop  en- 
tendu parler  de  toi  sur  la  terre.  Tu  y  faisois  du 
bruit  comme  les  torrensqui  ravagent  tout. 

Den.  —  Est-il  vrai  que  tu  élois  heureux  dans 
ton  tonneau  ? 

DiOG.  —  Une  marque  certaine  que  j'y  élois 
heureux  ;  c'est  que  je  ne  cherchai  jamais  rien  , 
et  que  je  méprisai  même  les  oiTres  de  ce  jeime 
Macédonien  dont  tu  parles.  Mais  n'est-il  pas  vrai 
que  tu  n'étois  point  heureux  en  possédant  Sy- 
racuse et  la  Sicile  ,  puisque  tu  voulois  encore 
entrer  par  Rhége  dans  toute  l'Italie  ? 

Den.  —  Ta  modération  n'éloit  que  vanité  et 
affectation  de  vertu. 

DiOG.  Ton  ambition  n'étoit  que  folie,  qu'un 
orgueil  forcené  qui  ne  peut  faire  justice  ni  à  soi 
ni  aux  autres. 

Den.  —  Tu  parles  bien  hardiment. 

DioG.  —  Et  toi,  t'imagines-tu  être  encore  ty- 
ran ici  ? 

Den.  —  Hélas  î  je  ne  sens  que  trop  que  je  ne 
le  suis  plus.  Je  fenois  les  Syracusains  ,  comme 
je  m'en  suis  vanté  bien  des  fois,  dans  des  chaî- 
nes de  diamans  ;  mais  le  ciseau  des  Parques  a 
coupé  ces  chaînes  avec  le  fd  de  mes  jours. 

DiOG.  —  Je  t'entends  soupirer,  et  je  suis  sur 
que  lu  soupirois  aussi  dans  ta  gloire.  Pour  moi , 
je  ne  soupirois  point  dans  mon  tonneau,  et  je 
n'ai  que  faire  de  soupirer  ici-bas  ;  car  je  n'ai 
laissé,  en  mourant,  aucun  bien  digne  d'être  re- 
gretté. 0  mon  pauvre  tyran  .  que  tu  as  perdu  à 
être  si  riche,  et  que  Diogène  a  gagné  à  ne  pos- 
séder rien  î 


Den.  —  Tous  les  plaisirs  en  foule  venoien 
s'oifrir  à  moi  :  ma  musique  étoit  admirable  5 
j'avois  une  table  exquise,  des  esclaves  sans  nom- 
bre, des  parfums. des  meubles  d'or  et  d'argent , 
des  tableaux,  des  statues,  des  spectacles  de  toutes 
les  façons,  des  gens  d'esprit  pour  m'entretenir 
et  pour  me  louer,  des  armées  poiir  vaincre  fous 
mes  ennemis. 

DioG.  —  Et  par-dessus  tout  cela  des  soupçons, 
des  alarmes  et  des  fureurs,  qui  t'empêchoient 
de  jouir  de  tant  de  biens. 

Den.  —  Je  l'avoue.  Mais  aussi  quel  moyen 
de  vivre  dans  un  tonneau  ? 

DiOG.  —  Hé  !  qui  t'empêchoit  de  vivre  pai- 
siblement en  homme  de  bien  comme  un  autre 
dans  la  maison,  et  d'embrasser  une  douce  phi- 
losophie ?  Mais  est-il  vrai  que  tu  croyois  tou- 
jours voir  un  glaive  suspendu  sur  ta  fête  an  mi- 
lieu de  tous  les  plaisirs  ? 

Dex.  —  N'en  parlons  plus,  tu  veux  m'in- 
sultcr. 

DioG.  — Souffriras-tu  une  autre  question  aussi 
forte  que  celle-là  ? 

Den.  —  Il  faut  bien  la  soufl'rir  :  je  n'ai  plus 
de  menaces  à  te  faire  pour  l'en  empêcher  ;  je 
suis  ici  bien  désarmé. 

DiOG.  —  Avois-tu  promis  des  récompenses  à 
fous  ceuxcjuiinventeroient  de  non  veaux  plaisirs? 
(rétoiluneélrange  rage  pour  la  volupté.  M  que  tu 
t'éloisbien  mécompte!  Avoir  tout  renversé  dans 
son  pays  pour  êti'c  heureux,  et  être  si  misérable 
et  si  affamé  de  ])laisirs. 

Den.  —  11  falloit  bien  tâcher  d'en  faire  in- 
venter de  nouveaux .  puisque  tous  les  plaisirs 
ordinaires  éloient  usés  pour  moi. 

DioG.  —  La  nature  entière  ne  te  suffisoit 
donc  pas?  Hé  !  qu'csl-ce  qui  auroit  pu  apaiser 
tes  passions  furieuses?  Mais  les  plaisirs  nouveaux 
auroient-ils  pu  guérir  tes  défiances^  et  étouffer 
les  remoidsde  tes  crimes?... 

Den.  —  Non:  mais  les  malades  cherchent 
comme  ils  |)(Mivcnt  à  se  soulager  dans  leurs 
maux.  Ils  essaient  de  nouveaux  remèdes  pour 
se  guérir,  et  de  nouveaux  metspour  se  ragoùter. 

DioG. — Tu  étois  donc  dégoûté  et  affamé 
tout  ensemble  ;  dégoûté  de  tout  ce  que  fu  avois, 
affamé  de  tout  ce  que  lu  ne  pouvois avoir.  Voilà 
un  bel  état  ;  et  c'est  là  ce  que  tu  as  pris  tant  de 
peine  à  acquérir  et  à  conserver!  Voilà  une  belle 
recette  pour  se  faire  heureux.  C'est  bien  à  toi  de 
te  moquer  de  mon  tonneau  ,  où  un  peu  d'eau , 
de  pain  et  de  soleil,  me  rendoit  content  !  Quand 
on  sait  goûter  ces  plaisirs  simples  de  la  pure  na- 
ture, ils  ne  s'usent  jamais,  et  on  n'en  manque 
point  ;  mais  quand  on  les  méprise ,  on  a  beau 


272 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


être  riclie  et  puissant,  on  manqnc  de  fout,  car  on 
ne  peut  jouir  de  rien. 

Den.  —  Ces  vérités  que  tu  dis  m'affligent; 
car  je  pense  à  mon  fds  que  j'ai  laissé  tyran  après 
moi  :  il  seroit  plus  heureux  si  je  l'avois  laissé 
pauvre  artisan ,  accoutumé  à  la  modération  ,  et 
instruit  par  la  mauvaise  fortune  ;  au  moins  il 
auroit  quelques  vrais  plaisirs  que  la  nature  ne 
refuse  point  dans  les  conditions  médiocres. 

DiOG.  —  Pour  lui  rendre  l'appétit ,  il  fau- 
droit  lui  faire  souffrir  la  faim  ;  et  pour  lui  ôter 
l'ennui  de  sou  palais  doré  ,  le  mettre  dans  mon 
tonneau  vacant  depuis  ma  mort. 

Dex.  —  Encore  ne  saura-t-il  pas  se  soutenir 
dans  celte  puissance  que  j'ai  eu  tant  de  peine  h 
lui  préparer. 

DioG.  —  Hé!  que  veux-tn  que  sache  un 
homme  né  dans  la  mollesse  d'une  trop  grande 
prospérité?  A  peine  sait-il  prendre  le  plaisir 
quand  il  vient  à  lui.  11  faut  que  tout  le  monde 
se  tourmente  pour  le  divertir. 


XXIX. 

PYRItnON   ET  SON  VOISIN. 

Absurdité  ilii  pyvilioaisrne. 

Le  Vois.  —  Bonjour,  Pyrrhon.  On  dit  que 
vous  avez  hien  des  disciples,  et  ^\\^c  votre  école 
a  une  haute  réputation.  Voudriez-vous  hien  me 
recevoir  et  m'instruirc? 

Pyrr.  —  Je  le  veux,  ce  me  semble. 

Le  Vois,  —  Pourquoi  donc  ajoutez-vous ,  ce 
me  semhle?  Est-ce  que  vous  ne  savez  pas  ce  que 
vous  voulez?  Si  vous  ne  le  savez  pas,  qui  le  saura 
donc?  Et  que  savez-vous  donc ,  vous  qui  passez 
pour  un  si  savant  homme? 

Pyrr.  —  Moi,  je  ne  sais  rien. 

Le  Vois.  —  Qu'appreud-on  donc  à  vous 
écouter? 

Pyrr.  —  Rien,  rien  du  tout. 

Le  Vois. —  Pourquoi  donc  vousécoute-t-ou? 

Pyru.  —  Pour  se  convaincre  de  son  igno- 
rance. N'est-ce  pas  savoir  beaucoup ,  que  de 
savoir  qu'on  ne  sait  rien? 

Le  Vois.  —  Non,  ce  n'est  pas  savoir  grand'- 
chose.  Un  paysan  hien  grossier  et  bien  ignorant 
connoît  son  ignorance;  et  il  n'est  pourtant  ni 
philosophe  ni  habile  homme,  et  ilconnoit  pour- 
tant mieux  son  ignorance  que  vous  la  vôtre;  car 
vous  vous  croyez  au-dessus  de  tout  le  genre  hu- 
main en  alfectant  d'ignorer  toutes  choses.  Cette 
ignorance  affectée  ne  vous  ôte  point  la  présomp- 


tion ,  au  lieu  que  le  paysan  qui  connoît  son 
ignorance  se  déhe  de  lui-même  en  toutes  choses, 
et  de  bonne  foi. 

PvRR.  —  Le  paysan  ne  croit  ignorer  que  cer- 
taines choses  élevées,et  qui  demandent  de  l'étude; 
mais  il  ne  croit  pas  ignorer  qu'il  marche  ,  qu'il 
parle,  qu'il  vil.  Pour  moi,  j'ignore  tout  cela  , 
et  par  principes. 

Le  Vois.  —  Quoi  !  vous  ignorez  tout  cela 
de  vous  ?  Beaux  principes ,  de  n'en  admettre 
aucun! 

Pyrr.  —  Oui ,  j'ignore  si  je  vis  ,  si  je  suis  : 
en  un  mot,  j'ignore  toutes  choses  sans  exception. 

Le  Vois,  —  ISIais  ignorez-vous  que  vous 
pensez  ? 

Pyrr.  —  Oui ,  je  l'ignore. 

Le  Vois.  —  Ignorer  toutes  choses,  c'est  dou- 
ter de  toutes  choses  et  ne  trouver  rien  de  certain , 
n'est-il  pas  vrai  ? 

Pyrr. —  Il  est  vrai,  si  quelque  chose  le  peut 
être. 

Le  Vois.  —  Ignorer  et  douter,  c'est  la  même 
chose  ;  douter  et  penser  sont  encore  la  même 
chose  :  donc  vous  ne  pouvez  douter  sans  penser. 
Votre  doute  est  donc  la  preuve  certaine  que 
vous  pensez  :  donc  il  y  a  quelque  chose  de  cer- 
tain ,  puisque  votre  doute  même  prouve  la  cer- 
titude de  votre  pensée. 

Pyrr. — J'ignore  même  mon  ignorance.  Vous 
voilà  bien  attrapé. 

Le  Vois.  —  Si  vous  ignorez  votre  ignorance, 
pourquoi  en  parlez-vous?  pourquoi  la  défendez- 
vous?  pourquoi  voulez- vous  la  persuader  à  vos 
disciples,  et  les  détromper  de  tout  ce  qu'ils  ont 
jamais  cru  ?  Si  vous  ignorez  jusqu'à  votre  igno- 
rance, il  n'en  faut  plus  donner  des  leçons  ,  ni 
mépriser  ceux  qui  croient  savoir  la  vérité. 

Pyrr.  —  Toute  la  vie  n'est  peut-être  qu'un 
songe  continuel.  Peut-être  que  le  moment  de 
la  mort  sera  un  réveil  soudain  ,  où  l'on  décou- 
vrira l'illusion  de  tout  ce  que  l'on  a  cru  de  plus 
réel,  comme  un  homme  qui  s'éveille  voit  dis- 
paioître  tous  les  fantômes  qu'il  croyoit  voir  et 
loucher  pendant  ses  songes. 

Le  Vois.  —  Vous  craignez  donc  de  dormir 
et  de  rêver  les  yeux  ouverts?  Vous  dites  de 
toutes  choses ,  Peut-être  :  mais  ce  Peut-êlre 
que  vous  dites  est  une  pensée.  Votre  songe,  tout 
faux  qu'il  est,  est  pourtant  le  songe  d'un  homme 
qui  rêve.  Tout  au  moins  il  est  sûr  que  vous 
rêvez;  car  il  faut  être  quelque  chose,  et  quelque 
chose  de  pensant,  pour  avoir  des  songes.  Le 
néant  ne  peut  ni  dormir,  ni  rêver  ,  ni  se  Irom- 
per  ,  ni  ignorer,  ni  douter ,  ni  dire  Peut-être. 
Vous  voilà  donc  malgré  vous  condamné  à  savoir 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


273 


quelque  chose  ,  q\ii  est  votre  rêverie  ,  et  à  être 
tout  au  moins  un  être  rêveur  et  pensant. 

Pyrk.  —  Cette  sLil)tilité  ni'cinharrasse.  Je  ne 
veux  point  d'un  disciple  si  subtil  et  si  incom- 
mode dans  mon  école. 

Le  Vois,  —  Vous  voulez  donc  ,  et  vous  ne 
voulez  pas?  Eu  vérité,  tout  ce  que  vous  dites 
et  tout  ce  que  vous  faites  dément  votre  doute 
affecté  :  votre  secte  est  une  secte  de  menteurs. 
Si  vous  ne  voulez  point  de  moi  pour  disciple,  je 
veux  encore  inoins  de  vous  pour  maître. 


x.xx. 

PYRRHUfi   ET  DÉMÉTRirS    PÔLIORCÉTES. 
La  vertu  seuli-  fait  It-s  heivis. 

DÉM.  —  Je  viens  saluer  ici  le  plus  grand 
héros  que  la  Grèce  ait  eu  après  Alexandre. 

PïRR.  —  N'est-ce  pas  là  Démétrius  que  j'a- 
perçois? Je  le  reconnois  au  portrait  qu'on  m'en 
a  fait  ici. 

Dkm.  —  Avez-vous  entendu  parler  des  gran- 
des guerres  que  j'ai  eues  à  soutenir  ? 

Pyrr.  —  Oui;  mais  j'ai  aussi  entendu  par- 
ler de  votre  mollesse  et  de  votre  lâcheté  pendant 
la  paix. 

DÉM.  —  Si  j'ai  eu  un  peu  de  mollesse  ,  mes 
grandes  actions  l'ont  assez  réparée. 

Pyrr.  —  Pour  moi ,  dans  toutes  les  guerres 
que  j'ai  faites  j'ai  toujours  été  ferme.  J'ai  mon- 
tré aux  Romains  que  je  savois  soutenir  mes  al- 
liés ;  car  lorsqu'ils  attaquèrent  les  Tarentins,  je 
passai  à  leur  secours  avec  une  armée  formidable, 
et  fis  sentir  aux  Romains  la  force  de  mon  bras. 

DÉu.  —  Mais  Fabricius  eut  eutin  bon  marché 
de  vous;  et  on  voyoit  bien  (]ue  vos  troupes  n'é- 
toient  pas  des  meilleures,  puisque  vos  éléphans 
furent  cause  de  votre  victoire.  Us  troublèrent 
les  Romains  ,  qui  n'étcient  pas  accoutumés  à 
cette  manière  de  combattre.  Mais,  dès  le  second 
combat,  l'avantage  fut  égal  de  part  et  d'autre. 
Dans  le  troisième ,  les  Romains  remportèrent 
une  pleine  victoire  ;  vous  fûtes  contraint  de  re- 
passer en  Epire ,  et  enfin  vous  mourûtes  de  la 
main  d'une  femme. 

Pyrr. —  Je  mourus  en  combattant:  mais 
pour  vous,  je  sais  ce  qui  vous  a  mis  au  tom- 
beau; ce  sont  vos  débauch<>s  et  votre  gourman- 
dise. Vous  avez  soutenu  de  rudes  guerres,  je 
l'avoue  ,  et  même  vous  avez  eu  de  l'avantage  ; 
mais ,  au  milieu  de  ces  guerres .  vous  étiez  en- 
\ironné  d'un  troupeau  de  courtisanes  qui  vous 

PÉNELON.    TOME    VI. 


suivoient  incessamment  comme  des  moutons 
suivent  leiu-  berger.  Pour  luoi ,  je  me  suis  mon- 
tré ferme  en  toutes  sortes  d'occasions .  même 
dans  mes  malheurs;  et  je  crois  en  cela  avoir 
surpassé  Alexandre  même. 

Dkm.  — Oui!  ses  actions  ont  bien  surpassé 
les  vôtres  aussi.  Passer  le  Danube  sur  des  peaux 
de  boucs  ;  forcer  le  passage  du  Granique  avec 
très-peu  de  troupes  contre  une  multitude  infinie  , 
de  soldats  ;  battre  toujours  les  Perses  eu  plaine 
et  en  défilé  ;  prendre  leurs  villes  ;  percer  jus- 
qu'aux Indes;  enfin  subjuguer  toute  l'Asie  : 
cela  est  bien  plus  grand  qu'entrer  en  Italie,  et 
être  obligé  d'en  sortir  honteusement. 

Pyrr.  —  Par  ces  grandes  conquêtes,  Alex- 
andre s'attira  la  mort;  car  on  prétend  qu'An- 
tipater  ,  qu'il  avoit  laissé  en  Macédoine  ,  le  fit 
empoisonner  à  Rabylone  pour  avoir  tous  ses 
Etats. 

DÉM. — Son  espérance  fut  vaine,  et  mou 
père  lui  montra  bien  qu'il  se  jouoit  à  plus  fort 
que  lui. 

Pyrr.  —  J'avoue  que  je  donnai  un  mauvais 
exemple  à  Alexandre,  car  j'avois  dessein  de  con- 
quérir l'Italie.  Mais  lui ,  il  vouloit  se  faire  roi 
du  monde  ;  et  il  auroit  été  bien  plus  heureux  en 
demeurant  roi  de  Macédoine,  qu'en  courant  pai- 
toute  l'Asie  comme  un  insensé. 


XXXI. 

DÉMOSTIIÈNE  ET  CICÉRON. 
Parallèle  de  ces  deux  orateurs. 

DÉM.  —  Il  y  a  longtemps  que  je  soubaitois 
de  vous  voir  :  j'ai  entendu  parler  de  votre  élo- 
quence; César  .  qui  est  arri\é  ici  depuis  peu  , 
m'en  a  iusti'uit. 

Cic.  —  Il  est  vrai  que  c'a  été  un  de  mes  plus 
grands  lalens. 

DÉM.  —  Parlez-m'en  en  détail ,  je  vous  en 
prie. 

Cic.  —  D'abord  j'ai  défendu  plusieurs  gens 
accusés  injustement  ;  j'ai  fait  bannir  Verres  , 
préteur  de  Sicile  ;  j'ai  parlé  pour  et  contre  des 
lois  ;  j'ai  abattu  Catilina  et  son  parti  ;  j'ai  plaidé 
pour  Sextius,  tribun  du  peuple  ,  qui  avoit  tou- 
jours été  pour  moi  ,  même  pendant  mon  exil  : 
enfin  j'ai  couronné  ma  vie  par  ces  Philippiques 
si  célèbres ,  qui 

DÉM.  —  J'entends,  (jui  ont  surpassé  les 
miennes  :  je  ne  pensois  pas  que  vous  eussiez 
apporté  ici  votre  vanité:  mais  laissons  cela  ; 

18 


274 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


comment  vous  ètes-vous  gouverné  dans  la  rhé- 
torique ? 

Cic.  —  J'ai  fait  des  ouvrages  qui  dureront 
élernellemenl;  j'ai  parlé  des  orateurs  les  plus 
célèbres  ;  j'ai 

DÉM.  —  Je  vois  bien  que  vous  voulez 
toujours  revenir  à  vos  Oraisons  .  ne  croyez 
pas  me  tromper.  J'en  sais  autant  qu'un  autre  ; 
et 

Cic.  —  Tout  beau  :  vous  me  reprenez  de  ma 
vanité  ,  et  vous  vous  louez  vous-même! 

DÉM.  —  Il  est  vrai  :  j'ai  tort,  je  l'avoue  :  je 
me  suis  laissé  emporter;  mais  vous  avouerez 
vous-même  que  vous  vous  louez  un  peu  trop 
partout.  Y  a-t-il  rien  de  plus  fade  que  la  louange 
que  vous  vous  donnez  au  commencement  de  la 
troisième  Catilinaire;  lorsque  vous  dites  que 
«  puisque  l'on  a  élevé  au  rang  des  dieux  Romu- 
lus,  fondateur  de  la  ville  de  Rome,  que  ne  fera- 
t-on  point  à  celui  qui  a  conservé  cette  même 
ville  fondée  et  augmentée?  » 

Cic.  —  Mais,  dans  le  fond ,  ne  falloit-il  pas 
nous  vanter ,  pour  nous  défendre  contre  de  tels 
ennemis?  Nous  avons  tous  deux  eu  affaire  à  des 
gens  très-puissans.  Vous  aviez  Philippe,  roi  de 
Macédoine,  contre  vous  ;  et  moi,  Marc-Antoine, 
qui  depuis  partagea  l'empire  avec  Auguste  en 
deux  parties,  et  qui  a  eu,  sans  contredit,  lapins 
belle  et  la  plus  florissante. 

DÉM.  —  Oui  ;  mais  lorsque  vous  avez  parlé 
contre  lui ,  il  n'éloit  que  triumvir  ;  votre  peu- 
ple vous  regardoit  comme  une  merveille ,  et 
vous  croyoit.  Moi  j'ai  eu  à  persuader  un  peu|>lc 
foible .  superstitieux  ,  incapable  de  choses  sé- 
rieuses :  de  plus,  j'ai  parlé  avec  force.  Vous, 
vous  avez  eu  de  la  force,  je  l'avoue  ;  mais  vous 
y  ajoutiez  trop  d'ornemens.  La  véritable  élo- 
quence va  à  cacher  son  art  :  on  il  faut  ne  point 
parler,  ou  il  faut  étudier  la  vraie  et  la  solide 
éloquence. 


XXX  IL 

CICÉHON   ET  DÉMOSTHÉNE. 

Parallèle  de  ces  deux  oralPur-;;  caiactèies  de  la  véritable 
éloquence. 

Cic.  —  Quoi!  prétends-tu  que  j'ai  été  un 
orateur  médiocre  ? 

DÉM.  —  Non  pas  médiocre:  car  ce  n'est  pas 
sur  une  personne  médiocre  que  je  prétends  avoir 
la  supérioiité.  Tu  as  été  sans  doute  un  orateur 
célèbre  ;.  tu  avois  de  grandes  parties  :  mais  sou- 


vent tu  t'es  écarté  du  point  en  quoi  consiste  la 
perfection. 

Cic.  —  Et  loi,  n'as-tu  point  eu  de  défauts? 

DÉM.  —  Je  crois  qu'on  ne  peut  m'en  repro- 
cher aucun  pour  l'éloquence. 

Cic.  —  Peux-tu  comparer  la  richesse  de  ton 
génie  à  la  mienne  ,  toi  qui  es  sec,  sans  orne- 
ment; qui  es  toujours  contraint  par  des  bornes 
étroites  et  resserrées  ;  toi  qui  n'étends  aucun 
sujet  ;  toi  à  qui  on  ne  peut  rien  retrancher  , 
tant  la  manière  dont  tu  traites  les  sujets,  si  j'ose 
me  servir  de  ce  terme,  estafftimée?  au  lieu  que 
je  donne  aux  miens  une  étendue  qui  fait  paroître 
une  abondance  et  une  fertilité  de  génie  qui  a 
fait  dire  qu'on  ne  pouvoit  rien  ajouter  à  mes 
ouvrages. 

DÉM.  —  Celui  à  qui  on  ne  peut  rien  retran- 
cher n'a  rien  dit  que  de  parfait. 

Cic.  —  Celui  à  qui  on  ne  peut  rien  ajouter 
n'a  rien  omis  de  tout  ce  qui  pouvoit  embellir 
son  ouvrage. 

DÉM.  —  Ne  trouves-tu  pas  tes  discours  plus 
remplis  de  traits  d'esprit  que  les  miens?  Parle 
de  bonne  foi ,  n'est-ce  pas  là  la  raison  pour  la- 
quelle tu  t'élèves  au-dessus  de  moi? 

Cic  —  Je  veux  bien  te  l'avouer,  puisque  lu 
me  parles  ainsi.  Mes  pièces  sont  infiniment  plus 
ornées  que  les  tiennes  ;  elles  marquent  bien 
plus  d'esprit ,  de  tour ,  d'art ,  de  facilité.  Je  fais 
paroître  la  même  chose  sous  vingt  manières  dif- 
férentes. On  ne  pouvoit  s'empêcher  ,  en  enten- 
dant mes  Oraisons,  d'admirer  mon  esprit,  d'être 
continuellement  sui-pris  de  mon  art,  de  s'écrier 
sur  moi ,  de  m'interronq)re  pour  m'applaudir 
et  me  donner  des  louanges.  Tu  devois  être 
écouté  fort  trani[uillement,  et  apparemment  tes 
auditeurs  ne  t'interronqjoient  pas. 

DÉM.  —  Ce  que  tu  dis  de  nous  deux  est  vrai  ; 
lu  ne  te  trompes  que  dans  la  conclusion  que  tu 
en  tires.  Tu  rn-cupois  l'assemblée  de  toi-même  ; 
et  moi  je  ne  roccu|)ois  que  des  affaires  dont  je 
parlois.  On  t'admiroit;  et  moi  j'étois  oublié  par 
mes  auditeurs,  qui  ne  voyoient  que  le  parti  que  je 
voulpis  leur  faire  prendre.  Tu  réjouissois  par  les 
traits  de  ton  esprit;  et  moi  je  frappois,j'abaltois 
j'atterrois  par  des  coups  de  foudre.  Tu  faisois 
dire  :  Ah  !  qu'il  parle  bien  !  et  moi  je  faisois 
dire  .  Allons,  marchons  contre  Philippe.  On  te 
louoit  :  on  étoit  trop  hors  de  soi  pour  me  louer 
quand  je  haranguois.  Tu  paroissois  orné  :  on 
ne  découvroit  en  moi  aucun  ornement;  il  n'y 
avoit  dans  mes  pièces  que  des  raisons  précises , 
fortes,  claires,  ensuite  des  mouvemens  sem- 
blables à  des  foudres  auxquels  on  ne  pouvoit 
résister.  Tu  as  été  un  orateur  parfait  quand  tii 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


273 


as  été,  comme  moi  .  simple,  grave  ,  austère, 
sans  art  apparent,  en  un  mot,  quand  tu  as  été 
Démosthénique  ;  et  lori^qu'on  a  senti  en  tes  dis- 
cours l'esprit,  le  tour  et  l'art ,  alors  lu  n'étois 
que  Cicéron,  t'éloignant  de  la  perfection  autant 
que  tu  t'éloignois  de  mon  caractère. 


xxxin. 

CICÉRON  ET  DÉMOSTHÈNE. 

Différence  enlie  Torateur  ot  le  pliilosoplie. 

Cic.  —  Pour  avoir  vécu  du  temps  de  Platon, 
et  avoir  mêmcété  son  disciple,  il  me  semble  que 
vous  avez  bien  peu  profité  de  cet  avantage. 

Dém.  —  N'avez-vous  donc  rien  remarqué 
dans  mes  Oraisons ,  vous  qui  les  avez  si  bien 
lues,  qui  sentît  les  maximes  de  Platon  et  sa 
manière  de  persuader? 

Cic.  —  Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  dire.  Vous 
avez  été  le  plus  grand  orateur  des  Grecs  ;  mais 
enfin  vous  n'avez  été  qu'orateur.  Pour  moi , 
quoique  je  n'aie  jamais  connu  Platon  que  dans 
ses  écrits,  et  que  j'aie  vécu  environ  trois  cents 
ans  après  lui ,  je  me  suis  efforcé  de  l'imiter 
dans  la  philosophie  :  je  l'ai  fait  connoître  aux 
Romains,  et  j'ai  le  premier  introduit  chez  eux 
ce  genre  d'écrire 5  en  sorte  que  j'ai  rassemblé  , 
autant  que  j'en  ai  été  capable,  en  une  même 
personne  ,  l'éloquence  et  la  philosophie. 

Dém.  —  Et  vous  croyez  avoir  été  un  grand 
philosophe  ? 

Cic.  —  Il  suffit,  pour  l'être,  d'aimer  la  sa- 
gesse ,  et  de  travailler  à  acquérir  la  science  et 
la  vertu.  Je  crois  me  pouvoir  donner  ce  titre 
sans  trop  de  vanité. 

DÉM.  —  Pour  orateur  ,  j'en  conviens,  vous 
avez  été  le  premier  de  votre  nation  ;  et  les  Grecs 
mêmes  de  votre  temps  vous  ont  admiré  :  mais 
pour  philosophe,  je  ne  puis  en  convenir  ;  on  ne 
1  est  pas  à  si  bon  marché. 

Cic  —  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'il  m'en  a 
coûté,  mes  veilles,  mes  travaux,  mes  médita- 
tions, les  livres  que  j'ai  lus,  les  maîtres  que  j'ai 
écoutés,  les  traités  que  j'ai  composés. 

DÉM.  —  Tout  cela  n'est  point  la  philosophie. 

Cic.  —  Que  faut-il  donc  de  plus? 

Dém.  —  Il  faut  faire  ce  que  vous  avez  dit  de 
Caton,  en  vous  moquant  de  lui  :  étudier  la  phi- 
losophie, non  pour  en  discourir,  comme  la  plu- 
part des  hommes  ,  mais  pour  la  réduire  en  pra- 
tique. 

Cic.  — Et  ne  l'ai-je  pas  fait?  n'ai-je  pas 


vécu  conformément  à  la  doctrine  de  Platon  et 
d'Aristote  que  j'avois  embrassée? 

Dém.  —  Laissons  Aristote  :  je  lui  disputerois 
peut-être  la  qualité  de  philosophe  ;  et  je  ne  puis 
avoir  grande  opinion  d'un  Grec  qui  s'est  attaché 
à  un  roi,  et  encore  à  Philippe.  Pour  Platon, 
je  vous  maintiens  que  vous  n'avez  jamais  suivi 
ses  maximes. 

Cic.  —  Il  est  vrai  que  dans  ma  jeunesse,  et 
pendant  la  plus  grande  partie  de  ma  vie,  j'ai 
suivi  la  vie  active  et  laborieuse  de  ceux  que  Pla- 
ton appelle  politiques  ;  mais  quand  j'ai  vu  que 
ma  patrie  avoit  changé  de  face,  et  que  je  ne 
pouvois  plus  lui  être  utile  par  les  grands  em- 
plois, j'ai  cherché  à  la  servir  par  les  sciences, 
et  je  me  suis  retiré  dans  mes  maisons  de  cam- 
pagne pour  m'adonner  à  la  contemplation  et  à 
l'étude  de  la  vérité. 

DÉM.  —  C'est-à-dire  que  la  philosophie  a 
été  votre  pis-aller ,  quand  vous  n'avez  plus  eu 
de  part  au  gouvernement  et  que  vous  avez 
voulu  vous  distinguer  par  vos  études  :  car  vous 
y  avez  plus  cherché  la  gloire  que  la  vérité. 

Cic.  —  Il  ne  faut  point  mentir  :  j'ai  toujours 
aimé  la  gloire  comme  une  suite  de  la  vertu. 

DÉM.  —  Dites  mieux,  beaucoup  la  gloire  et 
peu  la  vertu. 

Cic  —  Sur  quel  fondement  jugez-vous  si 
mal  de  moi  ? 

DÉM.  —  Sur  vos  propres  discours.  Dans  le 
même  temps  que  vous  faisiez  le  philosophe  , 
n'avez-vous  pas  prononcé  ces  beaux  discours 
où  vous  flattiez  César  votre  tyran  ,  plus  bas- 
sement que  Philippe  ne  l'étoit  par  ses  escla- 
ves? Cependant  on  sait  comme  vous  l'aimiez  ; 
il  y  a  bien  paru  après  sa  mort,  et  de  son  vivant 
vous  ne  l'épargniez  pas  dans  vos  lettres  à  At- 
ticus. 

Cic  —  Il  falloit  bien  s'accommoder  au 
temps,  et  tâcher  d'adoucir  le  tyran  ,  de  peur 
qu'il  ne  fit  encore  pis. 

DÉM.  —  Vous  parlez  en  bon  rhéteur  et  en 
mauvais  philosophe.  jNIais  que  devint  votre 
philosophie  après  sa  mort?  qui  vous  obligea  de 
rentrer  dans  les  affaires? 

Cic  —  Le  peuple  romain,  qui  me  regardoit 
comme  son  unique  appui. 

DÉM.  —  Votre  vanité  vous  le  fit  croire  , 
et  vous  livra  à  un  jeune  homme  dont  vous 
étiez  la  dupe.  Mais  enfin  revenons  au  point  ; 
vous  avez  toujours  été  orateur  et  jamais  philo- 
sophe. 

Cic  —  Vous,  avez-vous  jamais  été  autre 
chose  ? 

DÉM.  —  Non  ,  je  l'avoue;  mais  aussi  n'ai-je 


276 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


jamais  fait  autre  profession  :  je  n'ai  trompé 
peri-oniie.  J'ai  compris  de  bonne  heure  qu'il 
falloit  choisir  entre  Va  rliétorique  ef  la  philoso- 
phie ,  et  que  chacune  ilemandoit  nu  homme 
entier.  Le  désir  de  la  gloire  ma  louché  :  j'ai 
cru  qu'il  étoit  beau  de  gouverner  un  peuple 
par  mon  éloquence  ,  et  de  résister  à  la  puis- 
sance de  Philippe ,  n'étant  quun  simple  citoyen 
fils  d'un  artisan.  J'aimois  le  bien  public  et  la 
liberté  de  la  Grèce  ,  mais  je  l'avoue  à  présent  . 
je  m'aimois  encore  plus  moi-même  .  et  jélois 
fort  sensible  au  plaisir  de  recevoir  une  cou- 
ronne en  plein  théâtre ,  et  de  laisser  ma  statue 
dans  la  place  publique  avec  une  belle  inscrip- 
tion. Maintenant  je  vois  les  choses  d'une  autre 
manière,  et  je  comprends  que  Socrate  avoit 
raison  quand  il  soutenoit  à  (iorgias  «  que  l'élo- 
»  quence  n'éloit  pas  une  si  belle  chose  qu'il 
»  pensoit ,  dùt-il  arriver  à  sa  lin ,  et  rendre 
»  un  homme  maître  absolu  dans  sa  républi- 
»  que.  »  Nous  y  sommes  arrivés  .  vous  et  moi  ; 
avouez  que  nous  n'en  avons  pas  été  plus  heu- 
reux. 

Cic.  —  Il  est  vrai  que  notre  vie  n'a  été  pleine 
que  de  travaux  et  de  périls.  Je  n'eus  pas  sitôt 
défendu  Roscius  d'Amérie  ,  qu'il  fallut  m'en- 
fiiir  en  Grèce  pour  éviter  l'indignation  deSylla. 
L'accusation  de  Verres  m'attira  bien  des  en- 
nemis. Mon  consulat,  le  temps  de  ma  plus 
grande  gloire  ,  fut  aussi  le  temps  de  mes  plus 
grands  travaux  et  de  mes  plus  grands  périls  : 
je  fus  plusieurs  fois  en  danger  de  ma  vie ,  et  la 
haine  dont  je  me  chargeai  alors  éclata  ensuite 
par  mon  exil.  Enlin  ce  n'est  que  mon  éloquence 
qui  a  causé  ma  mort  ;  et  si  j'avois  moins  poussé 
Antoine,  je  serois  encore  en  vie.  Je  ne  vous  dis 
rien  de  vos  malheurs,  \ous  les  savez  mieux 
que  moi  ;  mais  il  ne  nous  en  faut  prendre , 
l'un  et  l'autre  ,  qu'au  destin ,  ou  ,  si  vous  vou- 
lez, à  la  fortune,  qui  nous  a  fait  naître  dans 
des  temps  si  corrorupus  ,  qu'il  étoit  impossible 
de  redresser  nos  républiques,  ni  même  d'em- 
pêcher leur  ruine. 

DÉM.  —  C'est  en  quoi  nous  avons  manqué 
de  jugement,  entreprenant  l'impossible;  car 
ce  n'est  point  notre  peuple  qui  nous  a  forcés  à 
prendre  soin  des  alfaires  pnblicpies.  et  nous  n'y 
étions  point  engagés  par  notre  naissance.  Je 
pardonne  à  un  prince  né  dans  la  pourpre  de 
gouverner  le  moins  mal  qu'il  peut  un  Etat 
que  les  dieux  lui  ont  cnntiéen  le  t'aisant  naître 
d'une  certaine  race,  puisqu'il  ne  lui  est  pas 
libre  de  l'abandonner,  en  quelque  mauvais  état 
qu'il, se  trouve  :  mais  un  simple  particulier  ne 
doit  songer  qu'à  se  régler  lui-même  et  gouver- 


ner sa  ftimille  :  il  ne  doit  jamais- désirer  les 
charges  publiques  ,  moins  encore  les  recher- 
cher. Si  on  le  force  à  les  piendre,  il  peut  les 
accepter  [)ar  l'amour  de  la  patrie;  mais  dès 
qu'il  voit  qu'il  n'a  plus  la  liberté  de  bien  faire, 
et  que  ses  citoyens  n'écoulent  plus  les  lois  ni  la 
raison  ,  il  doit  rentrer  dans  la  vie  privée  ,  et  se 
contenter  de  déplorer  les  calamités  publiques 
qu'il  ne  peut  détourner. 

Cu:.  —  A  votr-e  compte  _.  mon  ami  Pompo- 
nius  Atticus  étoit  plus  sage  que  moi,  et  que 
Gatonmême  que  nous  avons  tant  vanté. 

DÉM.  —  Oui,  sans  doute.  Atticus  étoit  un 
vrai  philosophe.  Caton  s'opiniàlra  mal  à  pro- 
pos à  vouloir  redresser  un  peuple  qui  ne  vou- 
loit  plus  vivre  en  liberté  ,  et  voift  cédâtes  trop 
facilement  à  la  fortune  de  César  :  du  moins 
\ous  ne  conservâtes  pas  assez  votre  dignité. 

Gir.  —  Mais  enfin  l'éloquence  n'est-elle  pas 
une  bonne  chose  et  un  grand  présent  des  dieux? 

Dkm.  —  Elle  est  très-bonne  en  elle-même  : 
il  n'y  a  que  l'usage  qui  en  peut  être  mauvais  , 
comme  de  llatter  les  passions  du  peuple,  ou  de 
contenter  les  nôtres.  Et  que  faisions-nous  autre 
chose  dans  nos  déclamations  amères  contre  nos 
ennemis;  moi  contre  Midiasou  Eschine ,  vous 
contre  Pison,  Vatinius  ou  Antoine?  Combien  nos 
passions  et  nos  intérêts  nous  ont-ils  fait  offenser 
la  vérité  et  la  justice  !  Le  véritable  usage  de  l'é- 
loquence est  de  mettre  la  vérité  en  son  jour,  et 
de  persuader  aux  autres  ce  qui  leur  est  vérita- 
blement utile  ,  c'est-à-dire  la  justice  et  les  au- 
tres vertus;  c'est  l'usage  qu'en  a  fait  Platon  , 
que  nous  n'avons  imité  ni  l'un  ni  l'autre. 


XXXIV. 

MARCr?  CORIOLANUS  ET  F.  CAMILLUS. 

Les  liimiiiits  ne  naissent  pas  indépendans .  niais  soumis  aux 
lois  de  leur  patrie. 

Cor.  —  Hé  bien  î  vous  avez  senti  comme 
moi  l'ingratitude  de  la  patrie.  C'est  une  étrange 
chose  que  de  servir  un  peuple  insensé.  Avouez- 
le  de  bonne  foi ,  et  excusez  un  peu  ceux  à  qui 
la  patience  échappe. 

Cam.  —  Pour  moi ,  je  trouve  qu'il  n'y  a 
jamais  dexcuse  pour  ceux  qui  s'élèvent  contre 
leur  patrie.  On  peut  se  retirer,  céder  à  l'injus- 
tice, atteindre  des  temps  moins  rigoureux;  mais 
c'est  une  impiété  que  de  prendre  les  armes  con- 
tre la  mère  qui  nous  a  fait  naître. 


DIALOGUES  I>ES  MORTS. 


277 


GoH.  —  Ces  grands  noms  de  more  cl  de 
patrie  ne  sont  que  des  noms.  Les  hommes  nais- 
sent libres  et  indépcndaiis;  les  sociétés,  avec 
toutes  leurs  subordinations  et  leurs  polices  , 
sont  des  institutions  humaines  ,  qui  ne  peuvent 
jamais  détruire  la  liberté  essentielle  à  l'homme. 
Si  la  société  d'hommes  dan»  laquelle  nous 
sommes  nés  manque  à  la  justice  et  à  la  bonne 
foi ,  nous  ne  lui  devons  plus  rien  ,  nous  ren- 
trons dans  les  droits  naturels  de  notre  liberté  . 
et  nous  pouvons  aller  chercher  quelque  autre 
société  plus  raisonnable  pour  y  vivre  en  repos  , 
connue  un  voyageiu'  passe  do  ville  en  ville  selon 
.son  goût  et  sa  commodité.  Toutes  ces  belles 
idées  de  patrie  ont  été  données  par  des  esprits  ar- 
tilieieux  et  pleins  d'ambition,  pour  nous  do- 
miner ;  les  législateurs  nous  en  ont  bien  fait 
accroire.  Mais  il  faut  toujours  revenir  au  droit 
naturel  qui  rend  chaque  homme  libre  et  indé- 
pendant. Chaque  honnne  étant  né  dans  cette 
indépendance  à  l'égard  des  autres,  il  n'engage 
sa  liberté  ,  en  se  mettant  dans  la  société  d'un 
peuple  ,  qu'à  condition  qu'il  sera  traité  équita- 
blement;  dès  que  la  société  manque  à  la  con- 
dition ,  le  particulier  rentre  dans  ses  droits, 
et  la  terre  entière  est  à  lui  aussi  bien  qu'aux 
antres.  Il  n'a  qu'à  se  garantir  d'une  force 
supérieure  à  la  sienne  ,  et  qu'à  jouir  de  sa 
liberté. 

Cam.  —  Vous  Yûilà  devenu  bien  subtil  phi- 
losophe ici-bas;  on  dit  que  vous  étiez  moins 
adonné  au  raisonnement  pendant  que  vous 
étiez  vivant.  Mais  ne  voyez-vous  pas  votre  er- 
reur? Ce  pacte  avec  une  société  peut  avoir 
quelque  vraisemblance,  quand  un  homme  choi- 
sit un  pays  pour  y  vivre;  encore  même  ost-on 
en  droit  de  le  punir  selon  les  lois  de  la  nation  , 
s'il  s'y  est  agrégé,  et  qu'il  n'y  vive  pas  selon 
les  mœurs  de  l;i  république.  Mais  les  ontans  qui 
naissent  daus  un  pays  ne  choisissent  [)oint  leur 
patrie  .  les  dieux  la  leur  donnent ,  ou  plutôt 
les  donnent  à  cette  société  d'hommes  (|ui  est 
leur  patrie,  atùi  que  cette  patrie  les  possède, 
les  gouverne ,  les  récompense  ,  les  punisse 
connue  ses  enfans.  Ce  n'est  point  le  choix  ,  la 
police  ,  l'art,  l'institution  arbitraire  ,  qui  assu- 
jettit les  cntans  à  un  père;  c'est  la  jialure  qui 
l'a  décidé.  Les  ])èros  joints  cnseniblo  i"')iit  la 
patrie  ,  et  ont  une  ])lcino  autorité  sur  les  eu- 
fans  qu'ils  ont  mis  au  monte.  < 'seriez-vous  en 
douter? 

Con.  —  Oui ,  je  l'ose.  (Quoiqu'un  honuno 
soit  mon  porc  ,  je  suis  un  honnne  aussi  bien 
que  lui,  et  aussi  libre  que  lui ,  par  la  règle  es- 
sentielle de  l'humanité.  Je  lui  dois  de  la  recon- 


noissance  et  du  respect;  mais  enfin  la  nature  ne 
m'a  point  fait  dépendant  de  lui. 

Cam.  —  Vous  état)lissez  là  de  belles  règles 
pour  la  vertu  !  Chacun  se  croira  en  droit  de  vivre 
selon  ses  pensées;  il  n'y  aura  plus  sur  la  terre  ni 
I»olico  ,  ni  sûreté,  ni  subordination,  ni  société 
réglée  ,  ni  |)rincipes  certains  de  bonnes  mœurs. 

CoR.  —  Il  y  aura  toujours  la  raison  et  la 
vertu  imprimées  par  la  nature  dans  le  cœur 
des  hommes.  S'ils  abusent  de  leur  liberté,  tant 
pis  pour  eux  ;  mais  quoique  leur  liberté  mal 
prise  puisse  se  tourner  en  libertinage  ,  il  est 
pourtant  certain  que  par  leur  nature  ils  sont 
libres. 

Cam.  —  J'eu  conviens.  Mais  il  faut  avouer 
aussi  que  tous  les  hommes  les  plus  sages  ayant 
senti  l'inconvéuienl  de  cette  liberté,  qui  feroit 
autant  de  gouvernemens  bizarres  qu'il  y  a  de 
tètes  mal  faites  ,  ont  conclu  que  rien  n'étoit  si 
capital  au  repos  du  genre  humain,  que  d'assu- 
jettir la  multitude  aux  lois  établies  en  chaque 
lieu.  N'est-il  pas  vrai  que  c'est  là  le  règlement 
que  les  honunes  sages  ont  fait  en  tous  les  pays  , 
comme  le  fondement  de  toute  société  ? 

Cor.  —  Il  est  vrai. 

Cam.  —  Ce  règlement  éloit  nécessaire. 

Cor.  —  Il  est  vrai  encore, 

Cam.  —  Non-seulement  il  est  sage,  juste  et 
nécessaire  en  lui-même  ,  mais  encore  il  est 
autorisé  par  le  consentement  presque  universel, 
ou  du  moins  du  plus  grand  nombre.  S'il  est  né- 
cessaire jiour  la  vie  humaine  ,  il  n'y  a  que  les 
hommes  indociles  et  déraisonnables  qui  le  re- 
jettent. 

CoK.  —  .ren  convions:  mais  il  n'est  qu'ar- 
l)itrairo. 

Cam.  —  Ce  qui  est  essentiel  à  la  société  ,  à 
la  paix,  à  la  sûreté  des  hommes;  ce  que  la 
raison  demande  nécessairement,  doit  être  fondé 
dans  la  nature  raisomuible  même,  et  n'est  [)oint 
arbitraire.  Donc  celte  subordination  n'est  point 
une  invention  pour  mener  les  esprits  foibles; 
c'est  au  contraire  un  lien  nécessaire  que  la  rai- 
son fournit  pour  régler,  pour  pacifier,  pour  unir 
les  honunes  entre  eux.  Donc  il  est  vrai  que  la 
raison,  qui  est  la  \raio  nature  des  animaux 
raisonnables  ,  domando  qu'ils  s'assujettissent  à 
des  lois  et  à  certains  hou)mos  qui  sont  en  la 
j)lace  des  premiers  législateurs  ;  qu'en  un  mot 
ils  obéissent:  qu'ils  concourent  tous  ensemble 
aux  besoins  et  aux  intérêts  comnums  ;  (ju'ils 
n'usent  de  leiu"  liberté  que  selon  la  raison,  [)our 
allermir  et  perfoctionuor  la  société.  Voilà  ce  que 
j'ap[)olle  être  bon  citoyen,  iiimer  la  patrie  ,  et 
s'attacher  à  la  république. 


278 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


Cor.  —  Vous  qui  m'accusez  de  subtilité^  vous 
êtes  plus  subtil  que  moi. 

Cam.  —  Point  du  tout.  Rentrons,  si  \ous 
voulez  .  dans  le  détail  :  par  quelle  proposition 
vous  ai-je  surpris  ?  La  raison  est  la  nature  de 
l'homme.  Celle-là  est-elle  vraie? 

Cor.  —  Oui ,  sans  doute. 

Cam.  —  L'homme  n'est  point  libre  pour 
aller  contre  la  raison.  Que  dites-vous  de  celle-là? 

Cor.  —  Il  n'y  a  pas  moyen  de  l'empécber 
de  passer. 

Cam.  —  La  raison  veut  qu'on  vive  en  société, 
et  par  conséquent  avec  subordination.  Ré- 
pondez. 

Cor.  —  Je  le  crois  comme  vous. 

Cam.  —  Donc  il  faut  qu'i^  y  ait  des  règles  in- 
violables de  société,  que  l'on  nomme  lois  ;  et 
des  hommes  gardiens  des  lois,  qu'on  nomme 
magistrats  ,  pour  punir  ceux  qui  les  violeront  : 
autrement  il  y  auroit  autant  de  gouvernemens 
arbitraires  que  de  têtes  ,  et  les  têtes  les  plus 
mal  faites  scroient  celles  qui  voudroient  le  plus 
renverser  les  mœurs  et  les  lois,  pour  gouver- 
ner, ou  du  moins  se  gouverner  selon  leurs  ca- 
prices. 

Cor.  —  Tout  cela  est  clair. 

Cam.  —  Donc  il  est  de  la  nature  raisonnable 
d'assujettir  sa  liberté  aux  lois  et  aux  magistrats 
de  la  société  où  l'on  vit. 

Cor.  —  Cela  est  certain.  Mais  on  est  libre  de 
quitter  cette  société. 

Cam.  —  Si  chacun  est  libre  de  quitter  la 
sienne  où  il  est  né ,  bientôt  il  n'y  aura  plus  de 
société  réglée  sur  la  terre. 

Cor.  —  Pourquoi? 

Cam.  —  Le  voici  :  c'est  que  le  nombre  des 
mauvaises  têtes  étant  le  plus  grand ,  toutes  les 
mauvaises  têtes  croiront  pouvoir  secouer  le  joug 
de  leur  patrie  ,  et  aller  ailleurs  vivre  sans  règle 
et  sans  joug  ;  ce  plus  grand  nombre  deviendra 
indépendant ,  et  détruira  bientôt  partout  toute 
autorité.  Ils  iront  même  hors  de  leur  patrie 
chercher  des  armes  contre  la  patrie  même. 
Dès  ce  moment  il  n'y  a  plus  de  société  de 
peuple  qui  soit  constante  et  assurée.  Ainsi 
vous  renverseriez  les  lois  et  la  société ,  que  la 
raison  selon  vous  demande,  pour  flatter  une 
liberté  effrénée  ou  plutôt  le  libertinage  des  fous 
et  des  médians ,  qui  ne  se  croient  libres  que 
quand  ils  peuvent  impunément  mépriser  la  rai- 
son et  les  lois. 

Cor.  —  Je  vois  bien  maintenant  toute  la 
suite  de  votre  raisonnement,  et  je  commence  à 
le  goûter. 

Cam.  —  Ajoutez  que  cet  établissement  de 


républiques  et  de  lois  étant  ensuite  autorisé  par 
le  consentement  et  la  pratique  universelle  du 
genre  humain ,  excepté  de  quelques  peuples 
brutaux  et  sauvages ,  la  nature  humaine  en- 
tière ,  pour  ainsi  dire,  s'est  livrée  aux  lois  de- 
puis des  siècles  innombrables,  par  une  absolue 
nécessité.  Les  fous  mêmes  et  les  médians,  pourvu 
qu'ils  ne  le  soient  qu'à  demi,  sentent  et  recon- 
noissent  ce  besoin  de  vivre  en  commun,  et  d'être 
sujets  à  des  lois. 

Cor.  —  J'entends  bien  ;  et  vous  voulez  que 
la  patrie  ayant  ce  droit  qui  est  sacré  et  inviolable, 
on  ne  puisse  s'armer  contre  elle. 

Cam.  —  Ce  n'est  pas  seulement  moi  qui  le 
veux ,  c'est  la  nature  qui  le  demande.  Quand 
Volumnia  votre  mère  ,  et  Yéturia  votre  femme 
vous  parlèrent  pour  Rome  ,  que  vous  dirent- 
elles?  quesentites-vous  au  fond  de  votre  cœur? 

Cor.  —  Il  est  vrai  que  la  nature  me  parloil 
pour  ma  mère  ;  mais  elle  ne  me  parloit  pas  de 
même  pour  Rome. 

Cam.  —  Ké  bien!  votre  mère  vous  parloit 
pour  Rome,  et  la  nature  vous  parloit  par  la 
bouche  de  votre  mère.  Voilà  les  liens  naturels 
qui  nous  attachent  à  la  patrie.  Pouviez-vous 
attaquer  la  ville  de  votre  mère  ,  de  tous  vos  pa- 
rens  ,  de  tous  vos  amis ,  sans  violer  les  droits  de 
la  nature?  Je  ne  vous  demande  là-dessus  aucun 
raisonnement  ;  c'est  votre  sentiment  sans  ré- 
flexion que  je  consulte. 

Cor.  —  Il  est  vrai;  on  agit  contre  la  nature 
toutes  les  fois  que  l'on  combat  contre  sa  patrie  : 
mais,  s'il  n'est  pas  perftiis  de  l'attaquer,  du 
moins  avouez  qu'il  est  permis  de  l'abandonner, 
quand  elle  est  injuste  et  ingrate. 

Cam.  —  Non ,  je  ne  l'avouerai  jamais.  Si  elle 
vous  exile,  si  elle  vous  rejette,  vous  pouvez 
aller  chercher  un  asile  ailleurs.  C'est  lui  obéir 
que  de  sortir  de  son  sein  quand  elle  nous  chasse  ; 
mais  il  faut  encore  loin  d'elle  la  respecter,  sou- 
haiter son  bien  ,  être  prêt  à  y  retourner,  à  la 
défendre  et  à  mourir  pour  elle. 

Cor.  —  Où  prenez-vous  toutes  ces  belles 
idées  dlîéroïsme?  Quand  ma  patrie  m'a  renoncé, 
et  ne  veut  plus  me  rien  devoir,  le  contrat  est 
rompu  entre  nous  ;  je  la  renonce  réciproque- 
ment, et  ne  lui  dois  plus  rien. 

Cam.  —  Vous  avez  déjà  oublié  que  nous 
avons  mis  la  patrie  en  la  place  de  nos  parens  , 
et  qu'elle  a  sur  nous  l'autorité  des  lois;  faute 
de  quoi  il  n'y  auroit  plus  aucune  société  fixe  et 
réglée  sur  la  terre. 

Cor.  —  llestvrai;  je  conçois  qu'on  doit  regar- 
der comme  une  vraie  mère  cette  société  qui  nous 
a  donné  la  naissance,  les  mœurs,  la  nourriture  ; 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


279 


qni  a  acquis  de  si  grands  droits  sur  nous  par 
nos  parens  et  piir  nos  amis  qu'elle  porte  dans 
son  sein.  Je  vcu\  bien  qu'on  lui  dnivecc  qu'on 
doit  à  une  mère  ;  mais 

Cam.  —  Si  ma  mère  m'avoit  abandonné  et 
maltraité  ,  pourrois-je  la  méconnoîtrc  et  la 
combattre? 

CoB.  —  Non  :  mais  vous  pourriez — 

Cam  —  Pourrois-je  la  mépriser  et  l'aban- 
donner, si  elle  revenoit  à  moi ,  et  me  montroit 
un  vrai  déplaisir  de  m'avoir  maltraité? 

Cor.  —  Non. 

Cam.  —  11  fyut  donc  être  toujours  tout  prêt 
à  reprendre  les  sentimens  de  la  nature  pour  sa 
patrie ,  ou  plutôt  ne  les  perdre  jamais,  et  reve- 
nir à  son  service  toutes  les  fois  qu'elle  vous  en 
ouvre  le  ebemiu. 

Cor.  —  J'avoue  que  ce  parti  me  paroît  le 
meilleur  ;  mais  la  fierté  et  le  dépit  d'un  bomme 
qu'on  a  poussé  à  bout  ne  lui  laissent  pas  faire 
tant  de  réflexions.  Le  peuple  romain  insolent 
fouloit  aux  pierls  les  patriciens  :  je  ne  pus  souf- 
frir cette  indignité  :  le  peuple  furieux  me  con- 
traignit de  me  retirer  cbez  lesYolsques.  Quand 
je  fus  là ,  mon  ressentiment  et  le  désir  de  me 
faire  valoir  cbez  ce  peuple  ennemi  des  Romains, 
m'engagèrent  à  prendre  les  armes  contre  mon 
pays.  Vous  m'avez  fait  voir,  mon  cber  Furius, 
qu'il  auroit  fallu  demeurer  paisible  dans  luon 
nialbeur. 

Cam.  —  Nous  avons  ici-bas  les  ombres  de 
plusieurs  grands  lionnnes  qui  ont  fait  ce  que  je 
vous  dis.  Tbémistocle ,  ayant  fait  la  faute  de 
s'en  aller  en  Perse,  aima  mieux  mourir  et  s'em- 
poisonner en  buvant  du  sang  de  taureau,  que 
de  servir  le  roi  de  Perse  contre  les  Albéniens. 
Scipion  ,  vainqueur  de  l'Afrique,  ayant  été 
traité  indignement  à  Rome  à  cause  qu'on  accu- 
soit  son  frère  d'avoir  pris  de  l'argent  dans  sa 
guerre  contre  Antiocbus,  se  retirai  Linter- 
num ,  où  il  passa  dans  la  solitude  le  reste  de 
ses  jours ,  ne  pouvant  se  résoudre  ni  à  vivre 
au  milieu  de  sa  patrie  ingrate ,  ni  h  manquer  à 
la  fidélité  qu'il  lui  devoif  :  voilà  ce  que  nous 
avons  appris  de  lui  depuis  qu'il  est  descendu 
dans  le  royaume  de  Pluton. 

Cor. — Vous  citez  les  autres  exemples,  et 
vous  ne  dites  rien  du  vôtre  qui  est  le  plus  beau 
de  tous. 

Cam.  —  Il  est  vrai  ([ue  l'injustice  ([non  m'a- 
voit faite  me  reridoit  inutile.  Les  autres  ca- 
pitaines mèriies  avoienl  perdu  toute  autorité; 
on  ne  faisoit  jdus  que  flatter  le  peuple  :  et 
vous  savez  combien  il  est  funeste  à  un  Etat, 
que  ceux  qui  le  gouvernent  se  repaissent  tou- 


jours d'espérances  vaines  et  flatteuses.  Tout-à- 
coup  les  Caulois,  auxquels  on  avoit  manqué  de 
parole,  gagnèrent  la  bataille  d'Allia  ;  c'étoit 
fuit  dt;  Romes'ilseusscnt  poursuivi  les  Romains. 
Vous  savez  que  la  jeunesse  se  renferma  dans  le 
Capitole,  et  que  les  sénateurs  se  mirent  dans 
leurs  sièges  curules  où  ils  furent  tués.  Il  n'est 
pas  nécessaire  de  raconter  le  reste  .  que  vous 
avez  oui  dire  cent  fois.  Si  je  n'eusse  étouffe 
mon  ressentiment  pour  sauver  ma  patrie  ,  tout 
étoit  perdu  sans  ressource.  J'étois  à  Ardée 
quand  j'appris  le  malheur  de  Rome;  j'armai  les 
Ardéates.  J'appris  par  des  espions  que  les  Gau- 
lois, se  croyant  les  maîtres  de  tout,  étoient  en- 
sevelis dans  le  vin  et  dans  la  bonne  cbère.  J(; 
les  surpris  la  nuit  ;  j'en  fis  un  grand  carnage. 
A  ce  coup  les  Romains,  comme  des  gens  res- 
suscites qui  sortent  du  tombeau,  m'envoient 
prier  d'être  leur  chef.  Je  répondis  qu'ils  ne  pou- 
voient  représenter  la  patrie,  ni  moi  les  recon- 
noître,  et  que  j'attendrois  les  ordres  des  jeunes 
patriciens  qui  défendoient  le  Capitole ,  parce 
que  ceux-ci  étoient  le  vrai  corps  de  la  répu- 
blique; qu'il  n'y  avoit  qu'eux  à  qui  je  dusse 
obéir  pour  me  mettre  à  la  tête  de  leurs  troupes. 
Ceux  qui  étoient  dans  le  Capitole  m'élurent  dic- 
tateur. Cependant  les  Gaulois  se  consumoient 
par  des  maladies  contagieuses  après  un  siège  de 
sept  mois  devant  le  Capitole.  La  paix  fut  faite  ; 
et  dans  le  moment  qu'on  pesoit  l'argent  moyen- 
nant lequel  ils  promettoient  de  se  retirer,  j'ar- 
rive, je  rends  l'or  aux  Romains  :  Nous  ne  gar- 
dons point  notre  ville,  dis-je  alors  aux  Gaulois, 
avec  l'or,  mais  avec  le  fer  ;  retirez-vous.  Ils  sont 
surpris,  ils  se  retirent.  Le  lendemain,  je  les  atta- 
que dans  leur  retraite,  et  je  les  taille  en  pièces. 


XXXV. 

F.  CA.M1LLU6  ET  FABllS  MAXIMLS. 

La  ecnérosité  et  la  bonne  foi  sont  plus  utiles  dans  la  politique 
que  la  linesse  et  les  fUMours. 

Lab.  —  C'est  aux  trois  juges  à  nous  régler 
pour  le  rang,  puisque  vous  ne  voulez  pas  me 
céder:  ils  décideront,  et  je  les  crois  assez  justes 
pour  pièférer  les  grandes  acti(jus  de  la  guerre 
Punique,  où  la  république  étoit  d<''jà  puissante 
et  admirée  de  toutes  les  nations  éloignées,  an\ 
petites  guerres  de  Rome  naissante  pendant  les- 
quelles on  combattoit  toujours  aux  portes  de  la 
ville. 


280 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


Cam.  —  Ils  n'aurout  pas  grande  peine  à  dé- 
cider entre  un  Romain  qui  a  été  cinq  fois  dicta- 
teur, quoiqu'il  n'ait  jamais  été  consul,  qui  a 
triomphé  quatre  fois ,  qui  a  mérité  le  titre  de 
second  fondateur  de  Rome  ■.  et  un  autre  citoyen 
qui  n'a  fait  que  temporiser  par  finesse,  et  fuir 
devant  Annibal. 

Fab.  —  J'ai  plus  mérité  que  vous  le  titre  de 
second  fondateur;  car  Annibal  et  toute  la  puis- 
sance des  Carthaginois,  dont  j'ai  délivré  Rome, 
étoient  un  mal  plus  redoutable  que  l'incursion 
d'une  foule  de  Barbares  que  vous  avez  dissipés. 
Vous  serez  bien  embarrassé  quand  il  faudra 
comparer  la  prise  de  Veies ,  qui  étoit  un  vil- 
lage, avec  celle  de  la  superbe  et  belliqueuse 
Tarente,  cette  seconde  Lacédémone  dont  elle 
étoit  une  colonie. 

Cam.  —  Le  siège  de  Yeies  étoit  plus  impor- 
tant aux  Romains  que  celui  de  Tarente.  Il  n'en 
faut  pas  juger  par  la  grandeur  de  la  ville,  mais 
par  les  maux  qu'elle  causoit  à  Rome.  Veies  étoit 
alors  à  proportion  plus  forte  pour  Rome  nais- 
sante, que  Tarente  ne  le  fut  dans  la  suite  pour 
Rome  qui  avoit  augmenté  sa  puissance  par  tant 
de  prospérités. 

Fab.  —  Mais  cette  petite  ville  de  Veies,  vous 
demeurâtes  dix  ans  à  la  prendre  ;  ce  siège  dura 
autant  que  celui  de  Troie  :  aussi  entràtes-vous 
dans  Rome,  après  cette  conquête  ,  sur  un  cha- 
riot triomphal  traîné  par  quatre  chevaux  blancs. 
Il  vous  fallut  même  des  vœux  pour  parvenir  à 
ce  grand  succès;  vous  promîtes  aux  dieux  la 
dixième  partie  du  butin.  Sur  cette  parole  ils 
vous  tirent  prendre  la  ville;  mais  dès  qu'elle 
fut  prise,  vous  oubliâtes  vos  bienfaiteurs,  et 
vous  donnâtes  le  pillage  aux  soldats,  quoique 
les  dieux  méritassent  la  préférence. 

Caji.  —  Ces  fautes-là  se  font  sans  mauvaise 
volonté ,  dans  le  transport  que  cause  une  vic- 
toire remportée.  Mais  les  dames  romaines  payè- 
rent mon  vœu,  car  elles  donnèrent  l'or  de  leurs 
joyaux  pour  faire  une  coupe  d'or  du  poids  de 
huit  talens  qu'on  offrit  au  temple  de  Delphes  : 
aussi  le  sénat  ordonna  qu'on  feroit  l'éloge  pu- 
blic de  chacune  de  ces  généreuses  femmes  après 
sa  mort. 

Fab.  — Je  consens  à  leur  éloge  ,  et  point  au 
vôtre.  C'est  vous  qui  avez  violé  votre  vœu  ; 
c'est  elles  qui  l'ont  accompli. 

Cam.  — On  ne  peut  point  me  reprocher  d'a- 
voir jamais  manqué  volontairement  à  la  bonne 
foi  :  j'en  ai  donné  une  belle  marque. 

Fab.  — Je  vois  déjà  venir  de  loin  notre  maî- 
tre d'école  tant  de  fois  rebattu. 

Cam.  — Ne  pensez  pas  vous  en  moquer;  ce 


maître  d'école  me  fait  grand  honneur.  Les 
Falériens  avoient,  à  la  mode  des  Grecs,  un 
homme  instruit  des  lettres  pour  élever  leurs 
enfans  en  commun,  afin  que  la  société,  l'ému- 
lation, et  les  maximes  du  bien  public  les  ren- 
dissent encore  plus  les  enfans  de  la  république 
que  leurs  parens;  ce  traître  me  vint  livrer 
toute  la  jeunesse  des  Falériens.  Il  ne  tenoit  qu'à 
moi  de  subjuger  ce  peuple  ,  ayant  de  si  pré- 
cieux otages:  mais  j'eus  horreur  du  traître  et 
de  la  trahison.  Je  ne  fis  pas  comme  ceux  qui 
ne  sont  qu'à  demi  gens  de  bien,  et  qui  ai- 
ment la  trahison,  quoiqu'ils  détestent  le  traître  ; 
je  commandai  aux  licteurs  de  déchirer  les  ha- 
bits du  maître  d'école  ;  je  lui  fis  lier  les  mains 
derrière  le  dos,  et  je  chargeai  les  enfans  mêmes 
de  le  ramener  en  le  fouettant  jusque  dans  leur 
ville.  Est-ce  aimer  la  bonne  foi?  qu'en  croyez- 
vous,  Fabius?  parlez. 

Fab.  Je  crois  que  cette  action  est  belle ,  et  elle 
vous  relève  plus  que  la  prise  de  Veies. 

Cam. — Mais savez-vous  la  suite?  elle  mar- 
que bien  ce  que  fait  la  vertu,  et  combien  la 
générosité  est  pi  us  utile  pour  la  politique  même, 
que  la  finesse. 

Fab.  —  N'est-ce  pas  que  les  Falériens,  touchés 
de  votre  bonne  foi,  vous  envoyèrent  des  ambas- 
sadeurs pour  se  mettre,  eux  et  leur  ville,  à  vo- 
tre discréfiou,  disant  qu'ils  ne  pouvoient  rien 
faire  de  meilleur  pour  leur  patrie,  que  de  la 
soumettre  à  un  homme  si  juste  et  si  ennemi 
du  crime? 

Cam. —  11  est  vrai;  mais  je  renvoyai  leurs 
ambassadeurs  à  Rome,  afin  que  le  sénat  et  le 
peuple  décidassent. 

Fab.  —  Vous  craigniez  l'envie  et  la  jalousie 
de  vos  concitoyens. 

Cam.  —  N'avois-je  pas  raison  ?  Plus  on  pra- 
tique la  vertu  au-dessus  des  autres,  plus  on 
doit  craindre  d'irriter  leur  jalousie;  d'ailleurs, 
je  devois  cette  déférence  à  la  république.  Mais 
enfin  on  ne  voulut  point  décider;  on  me  ren- 
voya les  ambassadeurs  ,  et  je  finis  l'affaire 
comme  je  l'avois  commencée,  par  un  procédé 
généreux.  Je  laissai  les  Falériens  en  hberté  se 
gouverner  eux-mêmes  selon  leurs  lois;  je  fis 
avec  eux  une  paix  juste  et  honorable  pour  leur 
ville. 

Fab.  — J'ai  ouï  dire  que  les  soldats  de  votre 
armée  furent  bien  irrités  de  cette  paix  ;  car  ils 
espéroient  un  grand  pillage. 

Cam.  —  Ne  devois-je  pas  préférer  la  gloire 
de  Rome  et  mon  honneur  à  l'avarice  des  sol- 
dats ? 

Fab. — J'en  conviens.  Mais  revenons  à  no- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


281 


tre  question.  Vous  ne  savez  peut-être  pas  que 
j'ai  donné  des  marques  de  probité  plus  fortes 
que  l'alTaire  de  votre  maître  d'école. 

Cam.  —  Non,  je  ne  le  sais  point,  et  je  ne 
saurois  me  le  persuader. 

Fab.  —  J'avois  réglé  avec  Aunibal  qu'on 
échangeroit  dans  les  deux  armées  les  prison- 
niers ,  et  que  ceux  qui  ne  pourroient  être 
échangés  seroient  rachetés  deux  cent  cinquante 
drachmes  pour  ch.aque  homme.  L'échange 
achevé,  on  trouva  qu'il  y  avoit  encore,  au-delà 
du  nombre  des  Carthaginois ,  deux  cent  cin- 
quante Romains  qu'il  falloit  racheter.  Le  sénat 
désapprouve  mon  traité,  et  refuse  le  paiement: 
j'envoie  mon  lils  à  Rome  pour  vendre  mon  bien, 
et  je  paie  à  mes  dépens  toutes  ces  rançons  que 
le  sénat  ne  vouloit  point  payer.  Vous  n'étiez 
généreux  qu'aux  dépens  de  la  république;  mais 
moi  je  l'ai  été  sur  mon  propre  compte  ;  vous 
ne  l'avez  été  que  de  concert  avec  le  sénat  ;  je 
l'ai  été  contre  le  sénat  même. 

Cam.  — Il  n'est  pas  difficile  à  un  homme  de 
cœur  de  sacrifier  un  peu  d'argent  pour  se  pro- 
curer tant  de  gloire.  Pour  moi,  j'ai  montré  ma 
générosité  en  sauvant  ma  patrie  ingrate  :  sans 
moi,  les  Gaulois  ne  vous  auroient  pas  même 
laissé  une  ville  de  Rome  à  défendre.  Allons 
trouver  Mines,  afin  qu'il  finisse  notre  contes- 
tation et  règle  nos  rangs. 


XXXVL 

FABIUS  MAXIMLS  ET  ANNIBAL. 

l'n  général  d'armée  doit  sacrifier  sa  réputation  au  salut 
public. 

A>"x.  —  Je  vous  ai  fait  passer  de  mauvais 
jours  et  de  mauvaises  nuits  ;  avouez-le  de  bonne 
foi. 

Fab,  —  n  est  vrai  ;  mais  j'ai  eu  ma  revanche. 

A>>'.  — Pas  trop;  vous  ne  faisiez  que  recu- 
ler devant  moi ,  que  chercher  des  campemens 
inaccessibles  sur  des  montagnes  ;  vous  étiez 
toujours  dans  les  nues.  C'étoit  mal  relever  la 
réputation  des  Romains ,  que  de  montrer  tant 
d'épouvante. 

Fab.  —  Il  faut  aller  au  plus  pressé.  Après 
tant  de  batailles  perdues  ,  j'eusse  achevé  la 
ruine  de  la  répuldique  de  hasarder  de  nou- 
veaux combats.  11  falloit  relever  le  courage  de 
nos  troupes,  les  accoutumer  à  vos  armes,  à  vos 
éléphans,  à  vos  ruses,  à  votre  ordre  de  bataille, 


vous  laisser  amollir  dans  les  plaisirs  de  Capouc, 
et  attendre  que  vous  usassiez  pou  à  peu  vos  for- 
ces. 

An>.  —  Mais  cependant  vous  vous  déshono- 
riez par  votre  timidité.  Belle  ressource  pour  la 
patrie,  après  tant  de  malheurs,  qu'un  capitaine 
qui  n'ose  rien  tenter,  qui  a  peur  de  son  ombre 
comme  un  lièvre,  qui  ne  trouve  point  de  ro- 
chers assez  escarpés  pour  y  faire  grimper  ses 
troupes  toujours  tremblantes  !  C'étoit  entretenir 
la  lâcheté  dans  votre  camp,  et  augmenter  l'au- 
dace dans  le  mien. 

Fab.  —  Il  valoit  mieux  se  déshonorer  par 
cette  lâcheté,  que  faire  massacrer  toute  la  fleur 
des  Romains,  comme  Terentius  Varro  le  fit  à 
Cannes.  Ce  qui  aboutit  à  sauver  la  patrie,  et  à 
rendre  les  victoires  des  ennemis  inutiles,  ne 
peut  déshonorer  un  capitaine;  on  voit  qu'il  a 
préféré  le  salut  public  à  sa  propre  réputation, 
qui  lui  est  plus  chère  que  sa  vie;  et  ce  sacrifice 
de  sa  réputation  doit  lui  en  attirer  une  grande  : 
encore  même  n'est-il  pas  question  de  sa  réputa- 
tion; il  ne  s'agit  que  des  discours  téméraires 
de  certains  critiques  qui  n'ont  pas  de  vues  assez 
étendues  pour  prévoir  de  loin  combien  cette 
manière  lente  de  faire  la  guerre  sera  enfin 
avantageuse.  Il  faut  laisser  parler  les  gens  qui 
ne  l'egardent  que  ce  qui  est  présent  et  que  ce 
qui  brille.  Quand  vous  aurez,  par  votre  pa- 
tience,  obtenu  un  bon  succès,  les  gens  mêmes 
qui  vous  ont  le  plus  condamné  seront  les  plus 
empressés  à  vous  applaudir.  Ils  ne  jugent  que 
parles  succès  :  ne  songez  qu'à  réussir;  si  vous  y 
parvenez,  ils  vous  accableront  de  louanges. 

Ann. — Mais  (juc  voulez-vous  que  pensas- 
sent vos  alliés  ? 

Fab,  —  Je  les  laissois  penser  tout  ce  qui  leur 
plairoit,  pourvu  que  je  sauvasse  Rome;  comp- 
tant que  je  serois  bien  justifié  sur  toutes  leurs 
critiques ,  après  que  j'aurois  prévalu  sur  vous. 

Ann. — Sur  moi!  Vous  n'avez  jamais  eu 
celte  gloire.  Une  seule  fois,  j'ai  décam[)é  devant 
vous,  et  en  cela  j'ai  montré  que  je  savois  me 
jouerde  toute  votre  science  dans  l'art  militaire; 
car  avec  des  feux  attachés  aux  cornes  d'un  grand 
nombre  de  bœufs  ,  je  vous  donnai  le  change, 
et  je  décampai  la  nuit,  pendant  que  vous  vous 
imaginiez  que  j'étois  auprès  do  votre  camp. 

Fab. — Ces  ruses-là  peuvent  surprendre  tout 
le  monde  ;  mais  elles  n'ont  rien  décidé  entre 
nous.  Enfin  vous  no  pouvez  désa\ouer  que  je 
vous  ai  afroibfi,  que  j'ai  repris  des  places,  que 
j'ai  relevé  de  leurs  chutes  les  troupes  Romaines; 
et,  si  le  jeune  Scipion  ne  m'en  eût  dérobé  la 
gloire,  je  vous  aurois  chassé  de  l'Italie.  Si  Sci- 


282 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


pion  en  est  venu  à  boul ,  c'est  qu'il  y  avoil  en- 
core une  Rome  sauvée  i)ar!a  lenteur  deFaluu.s. 
Cessez  donc  de  vous  moquer  d'un  lionuue,  qui, 
en  reculant  un  peu  devant  aous,  est  cause  que 
vous  avez  abandonné  toute  l'Italie,  et  tait  périr 
Cartilage.  Il  n'est  pas  question  d'éblouir  par 
des  commenceniens  avantageux;  l'essentiel  est 
de  bien  tinir. 


XXXVII. 

RHADAMÀ>TE  ,.   CATON   LE  CENSEUR   ET   SCIPION 
L'AFRICAIN. 

Les  plus  grandes  vertus  sont  gâtées  par  une  humeur  cluigrine 
et  caustique. 

Rhad.  —  Qui  es-tu  donc,  vieux  Romain? 
Dis-moi  ton  nom.  Tu  as  la  physionomie  assez 
mauvaise  ,  un  visage  dur  et  rébarbatif.  Tu  as 
l'air  d'un  vilain  rousseau;  du  moins,  je  crois 
que  tu  l'as  été  pendant  ta  jeunesse.  Tu  avois, 
si  je  ne  me  trompe,  plus  de  cent  ans  quand  tu  es 
mort. 

Cat. — Point  :  je  n'en  avois  que  quatre- 
vingt-dix,  et  j'ai  trou\é  ma  vie  bien  courte; 
car  j'aimois  fort  à  vivre,  et  je  me  portoisà  mer- 
veille. Je  m'appelle  Caton.  N'as- lu  point  ouï 
parler  de  moi ,  de  ma  sagesse,  de  mon  courage 
contre  les  médians  ? 

Rhad.  —  Ho!  je  te  reconnois sans  peine  sur 
le  portrait  qu'on  m'avoit  fait  de  toi.  Le  voilà 
tout  juste,  cet  homme  toujours  prêt  à  se  vanter 
et  à  mordre  les  autres.  Mais  j'ai  un  procès  à  ré- 
gler entre  toi  et  le  grand  Scipion  qui  vainquit 
Annibal.  Holà,  Scipion ,  liâtez-vous  de  venir; 
voici  Caton  qui  arrive  enfin;  je  prétends  juger 
tout  à  l'heure  votre  vieille  querelle.  Cà .  que 
chacun  défende  sa  cause. 

Scip.  —  Pour  moi,  j'ai  à  me  plaindre  de  la 
jalousie  maligne  de  Caton  ;  elle  étoit  indigne  de 
sa  haute  réputation.  Il  se  joignit  à  Fabius  Ma- 
ximus,  et  ne  fut  son  ami  que  pour  m'attaquer. 
Il  vouloit  m'empècher  de  j)asser  en  Afrique. 
Ils  étoienl  tous  deux  timides  dans  leur  politique  ; 
d'ailleurs  Fabius  ne  savoit  que  sa  vieille  mé- 
thode de  temporiser  à  la  guerre,  d'éviter  les 
batailles,  de  cam[)er  dans  les  nues  ,  d'attendre 
que  les  einieiiiis  se  consumassent  d'eux-mêmes. 
Caton  ,  qui  aimoit  par  pédanterie  les  vieilles 
gens,  s'attacha  à  Fabius,  et  fut  jaloux  de  moi, 
parce  que  j'étois  jeune  et  hardi.  Mais  la  princi- 
pale cause  de  son  entêtement  fut  son  avarice  :  il 


vouloit  qu'on  fit  la  guerre  avec  épargne,  comme 
il  plantoil  ses  choux  et  ses  oignons.  Pour  moi  , 
je  voulois  qu'on  fit  vivement  la  guerre  ,  pour 
la  linir  bientôt  avec  avantage  :  qu'on  regardât 
non  ce  qu'il  en  coiiteroit,  mais  les  actions  que 
je  ferois.  Le  pauvre  Caton  étoit  désolé;  car  il 
vouloit  toujours  gouverner  la  république  comme 
sa  petite  chaumière,  et  remporter  des  victoires 
à  juste  prix.  Il  ne  voyoit  pas  que  le  dessein 
de  Fabius  ne  pouvoit  réussir.  Jamais  il  n'au- 
roit  chassé  Annibal  d'Italie.  Annibal  étoit  assez 
habile  pour  y  subsister  toujours  aux  dépens  du 
pays,  et  pour  conserver  des  alliés  ;  il  auroit 
même  toujours  fait  venir  de  nouvelles  troupes 
d'Afrique  par  mer.  Si  Néron  n'eut  défait  Asdru- 
bal  avant  qu'il  put  se  joindre  à  son  frère  ,  tout 
étoit  perdu  ;  Fabius  le  temporiseur  eût  été  mal 
dans  ses  affaires.  Cependant  Rome,  pressée  de 
si  près  par  un  tel  ennemi,  auroit  succombé  à 
la  longue.  Mais  Caton  ne  voyoit  point  cette  né- 
cessité de  faire  une  puissante  diversion  pour 
transporter  à  Carthage  la  guerre  qu'Annibal 
avoit  su  porter  jusqu'à  Rome.  Je  demande  donc 
réparation  de  tous  les  torts  que  Caton  a  eus  con- 
tre moi  ,  et  des  persécutions  qu'il  a  faites  à  ma 
famille. 

Cat.  —  Et  moi  je  demande  récompense 
d'avoir  soutenu  la  justice  et  le  bien  public  contre 
ton  frère  Lucius,  qui  étoit  un  brigand.  Laissons 
là  cette  guerre  d'Afrique ,  où  tu  fus  plus  heu- 
reux que  sage.  Venons  au  fait.  N'est-ce  pas  une 
chose  indigne  que  tu  aies  arraché  à  la  répu- 
blique un  commandement  d'armée  pour  ton 
frère  qui  en  étoit  incapable?  Tu  promis  de  le 
suivre,  et  de  servir  sous  lui  :  tu  étois  son  péda- 
gogue. Dans  cette  guerre  contre  Antiochus,  ton 
frère  fit  toutes  sortes  d'injustices  et  de  concus- 
sions. Tu  fermois  les  yeux  pour  ne  les  pas  voir; 
la  passion  fraternelle  t'a\  oit  aveuglé. 

Scip.  —  Mais  quoi  !  cette  guerre  ne  finit-elle 
pas  glorieusement  ?  Le  grand  Antiochus  fut  dé- 
fait, chassé  et  repoussé  des  côtes  d'Asie.  C'est 
le  dernier  ennemi  qui  ait  pu  nous  disputer  la 
suprême  puissance.  Après  lui  tous  les  royaumes 
venoieut  tomber  les  uns  sur  les  autres  aux  pieds 
des  Rouîains. 

Cat.  —  Il  est  vrai  qu'Antiochus  pouvoit  bien 
les  embarrasser,  s'il  eût  cru  les  conseils  d' An- 
nibal :  mais  il  ne  fit  que  s'amuser,  que  se  désho- 
norer par  d'infâmes  plaisirs.  11  épousa  dans  sa 
vieillesse  une  jeune  Grecque.  l'hilopœmendisoit 
alors  que  s'il  eût  été  préteur  des  Achéens,  il  eût 
voulu  sans  peine  défaire  toute  l'armée  d' Antio- 
chus en  la  surprenant  dans  les  cabarets.  Ton 
frère,  et  loi, Scipion,  vousn'eûtes pas grand'peine 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


283 


à  vaincre  des  ennemis  qui  s'étoient   déjà  ainsi 
vaincus  eux-mêmes  par  leur  mollesse. 

Scip.  —  La  puissance  d'Antiochus  étoit  pour- 
tant formidable. 

Cap.  —  Mais  revenons  à  notre  affaire.  Lucius 
ton  frère  n'a-t-il  pasenlevé,  pillé,  ravagé?  Ose- 
rois-tu  dire  qu'il  a  gouverné  en  homme  de  bien? 
Scip.  —  Après  ma  mort,  tu  as  eu  la  dureté 
de  le  condamner  à  une  amende,  et  de  vouloir 
le  faire  prendre  par  des  licteurs. 

Cat.  —  Illemériloitbienj  et  toi.quiavois — 
Scip.  —  Pour  moi ,  je  pris  mon  parti  avec 
courage.  Quand  je  vis  que  le  peuple  se  touruoit 
contre  moi,  au  lieu  de  répondre  à  l'accusation  , 
je  dis  :  Allons  au  Capitule  remercier  les  dieux 
de  ce  qu'en  un  jour  semblable  à  celui-ci,  je 
vainquis  Annibal  et  les  Carthaginois.  Après  quoi 
je  ne  m'exposai  plus  à  la  fortune  ;  je  me  retirai 
àLinternuni,  loin  d'une  patrie  ingrate,  dans 
une  solitude  tranquille ,  et  respecté  de  tous  les 
honnêtes  gens,  où  j'attendis  la  mort  en  philo- 
sophe. Voilà  ce  que  Caton,  censeur  implacable, 
me  contraignit  de  faire.  Voilà  de  quoi  je  de- 
mande justice. 

Cat.  —  Tu  me  reproches  ce  qui  fait  ma 
gloire.  Je  n'ai  épargné  personne  pour  la  justice. 
J'aifait  trembler  tous  les  plus  illustres  Romains. 
Je  voyois  combien  les  mœurs  se  corrompoient 
de  jour  en  jour  par  le  faste  et  par  les  délices. 
Par  exemple,  peut-on  me  refuser  d'immortelles 
louanges  pour  avoir  chassé  du  sénat  Lucius 
Quintius,  qui  avoit  été  consul,  et  qui  étoit  frère 
de  T.  Q,  Flaminius,  vainqueur  de  Philippe,  roi 
de  Macédoine,  qui  eut  la  cruauté  de  faire  tuer 
un  homme  devant  un  jeune  garçon  qu'il  aimoit, 
pour  contenter  la  curiosité  de  cet  enfant  par  un 
si  horrible  spectacle. 

Scip.  —  J'avoue  que  cette  action  est  juste,  et 
que  tu  as  souvent  puni  le  crime.  Mais  tu  étcis 
trop  ardent  contre  tout  le  monde  ;  et  quand  tu 
avois  fait  une  bonne  action,  tu  t'en  vantois  trop 
grossièrement.  Te  souviens-tu  d'avoir  dit  une 
fois,  que  Rome  te  devoit  plus  que  tu  ne  devois 
à  Rome?  Ces  paroles  sont  ridicules  dans  labouche 
d'un  homme  grave. 

Rhad.  —  Que  réponds-tu,  Caton  ,  à  ce  qu'il 
te  reproche  ? 

Cat.  — Que  j'ai  eu  effet  soutenu  la  répu- 
blique Romaine  contre  la  mollesse  et  le  faste 
des  femmes  qui  eu  corrompoient  les  mœurs  ; 
que  j'ai  tenu  les  grands  dans  la  crainledes  lois  ; 
que  j'ai  pratiqué  moi-même  ce  (joej^ai  enseigné 
aux  autres  ;  et  que  la  république  ne  m'a  pas 
soutenu  de  même  contre  les  gens  qui  n'étoient 
mes  ennemis  qu'à  cause  queje  les  avois  attaqués 


pour  l'intérêt  de  la  patrie.  Comme  mon  bien 
de  campagne  étoit  dans  le  voisinage  de  celui  de 
Marcus  Curius,  je  me  proposai  dès  ma  jeunesse 
d'imiter  ce  grand  homme  pour  la  sitnplicilé  des 
mœurs  ;  j'endant  que  d'un  autre  côté  je  me  pro- 
posois  Démosthèue  pour  mon  modèle  d'élo- 
quence. On  m'appeloit  même  le  Démosthèue 
latin.  On  me  voyoit  tous  les  jours  marchant  nu 
avec  mes  esclaves  pour  aller  labourer  la  terre. 
Mais  ne  croyez  pas  que  cette  application  à  l'a- 
griculture et  à  l'éloquence  me  détournât  de  l'art 
militaire.  Dès  l'âge  de  dix-sept  ans,  je  me  mon- 
trai intrépide  dans  les  guerres  contre  Annibal. 
Bientôt  mon  corps  fut  tout  couvert  de  cicatrices. 
Quand  je  fus  envoyé  préteur  en  Sardaigne,  je 
rejetai  le  luxe  que  tous  les  autres  préteurs 
avoient  introduit  avant  moi  ;  je  ne  songeai  qu'à 
soulager  le  peuple,  qu'à  maintenir  le  bon  ordre, 
qu'à  rejeter  tous  les  présens.  Ayant  été  fait  con- 
sul ,  je  gagnai  en  Espagne,  au-deçà  du  Bœtis, 
une  bataille  contre  les  Barbares.  Après  cette 
victoire,  je  pris  plus  de  villes  en  Espagne  que  je 
n'y  demeurai  de  jours. 

Scip.  —  Autre  vanterie  insupportable.  Mais 
nous  la  connoissions  déjà  ;  car  tu  l'as  souvent 
faite,  et  plusieurs  morts  venus  ici  depuis  vingt 
ans  me l'avoient  racontée  pour  me  réjouir.  Mais, 
mon  pauvre  Caton,  ce  n'est  pas  devant  moi  qu'il 
faut  parler  ainsi;  je  connois  l'Espagne  et  tes 
belles  conquêtes. 

Cat.  —  II  est  certain  que  quatre  cents  villes 
se  rendirent  presque  en  même  temps,  et  tu  n'en 
as  jamais  tant  fait. 

Scip.  Carthage  seule  n  au  t  mieux  que  tes  quatre 
cents  villages. 

Cat.  —  Mais  que  diras-tu  de  ce  queje  fis  sous 
Marcus  Acilius,  pour  aller,  au  travers  des  pré- 
cipices, surprendre  Antiochus  dans  les  monta- 
gnes entre  la  Macédoine  et  la  Tbessalie  ? 

Scip.  —  J'approuve  cette  action  ,  et  il  seroit 
injuste  de  lui  refuser  des  louanges.  On  t'en  doit 
aussi  pour  avoir  réprimé  les  mauvaises  ma^urs. 
Mais  on  ne  te  peut  excuser  sur  ton  avarice  sor- 
dide. 

(L\T.  —  Tu  parles  ainsi,  parce  que  c'est  loi 
qui  as  accoutumé  les  soldats  à  vivre  délicieuse- 
ment. Mais  il  faut  se  représenter  que  je  me  suis 
vu  dans  une  république  qui  se  corroinpoit  tous 
les  jours.  Les  dépenses  y  augmentoient  sans 
mesure.  On  y  achetoit  un  poisson  plus  cher 
qu'un  bœnif  u'avoit  été  vendu  quand  j'entrai 
dans  les  alfaires  puldiques.  Il  est  vrai  que  les 
choses  qui  étoieut  au  plus  bas  prix  me  parois- 
soient  encore  trop  dières  quand  elles  étoient 
inutiles.  Je  disois  aux  Romains  :  A  quoi  vous 


28i 


I)IAL<:)GUES  DES  MORTS. 


sert  de  gouverner  les  nations,  si  vos  femmes 
vaines  ef  corrompues  vous  gouvernent  ?  Avois- 
je  tort  de  ['arler  ainsi?  On  vivoit  sans  pudeur  ; 
chacun  se  ruinoit,  et  vivoit  avec  toute  sorte  de 
bassesse  et  «le  mauvaise  foi ,  pour  avoir  de  quoi 
soutenir  ses  lolles  dépenses.  J'étois  censeur  ; 
javois  acquis  de  l'autoritr  par  ma  vieillesse  et 
par  ma  ^ertu  :  pouvois-je  me  taire? 

Scip.  —  Mais  pourquoi  être  encore  le  déla- 
teur universel  à  quatre-vingt-dix  ans  ?  C'est  un 
beau  métier  à  cet  âge. 

Cat.  —  C'est  le  métier  d'un  homme  qui  n'a 
rien  perdu  de  sa  vigueur,  ni  de  son  zèle  pour  la 
république,  et  quise  sacrifie  pour  l'amour  d'elle 
à  la  haine  des  grands,  qui  veulent  être  impuné- 
ment dans  le  désordre. 

Scip.  —  Mais  tu  as  été  accusé  aussi  souvent 
que  tu  as  accusé  les  autres.  11  me  semble  que 
tu  l'as  été  jusqu'à  cinquante  fois,  et  jusqu  a 
Tàge  de  quatre-vingts  ans. 

Cat.  —  Il  est  vrai,  et  je  m'en  gloritie.  Il 
n'étoit  pas  possible  que  les  médians  ne  fissent, 
par  des  calomnies,  une  guerre  continuelle  à  un 
homme  qui  ne  leur  a  jamais  rien  pardonné. 

SciP.  —  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  tu  te 
défendis  contre  les  dernières  accusations. 

Cat.  —  Je  l'avoue  ;  faut-il  s'en  étonner  ?  11 
est  bien  malaisé  de  rendre  compte  de  toute  sa 
vie  devant  des  hommes  d'un  autre  siècle  que 
celui  où  l'on  a  \écu.  J'étois  un  pauvre  vieillard 
exposé  aux  insultes  de  la  jeunesse,  qui  croyoit 
que  je  radolois,  et  qui  comjjtoit  pour  des  fables 
tout  ce  que  j'avois  fait  autrefois.  Quand  je  le 
racontois,  ils  ne  faisoient  que  bâiller  et  que  se 
moquer  de  moi,  comme  d'un  homme  qui  se 
louoit  sans  cesse. 

Sc.ir.  —  Ils  n'avoicnf  pas  grand  lorl.  ^Nlais 
enfin  pourquoi  aimois-tn  tant  à  reprendre  les 
autres  ?  Tu  étois  comme  un  chien  qui  aboie 
contre  tous  les  passans. 

Cat.  —  J'ai  trouve  toute  ma^ie  que  jappre- 
nois  beaucoup  plus  des  foris  que  des  sages.  Les 
sages  ne  le  sont  qu'à  demi ,  et  ne  donnent  que 
de  faibles  leçons  ;  mais  les  fous  sont  bien  fous  , 
etJl  n'y  a  qu'à  les  voir  pour  savoir  comment  il 
ne  faut  pas  faire. 

Scip.  —  J'en  comiens;  mais  toi,  qui  étois  si 
sage,  pourquoi  étois-tu  d'abord  si  ennemi  des 
Grecs  ;  et.  dans  la  suite,  pouiquoi  pris-lu  tant 
de  peine,  dans  ta  vieille>se.  pour  apprendre  leur 
langue  ? 

Cat.  —  C'est  que  je  ciaignois  que  les  Grecs 

nous   communiqueroient  bien   plus   leurs  arts 

que  leur  sagesse,  et  leurs  mœurs  dissolues  que 

leurscie  es.  Je  n'aiuiois  point  tous  ces  joueurs 


d'inslruniens ,  ces  musiciens ,  ces  poètes ,  ces 
peintres  ,  ces  sculpteurs  ;  tout  cela  ne  sert  qu'à 
la  curiosité  et  à  une  vie  voluptueuse.  Je  trouvois 
qu'il  valoit  mieux  garder  notre  simplicité  rus- 
tique, notre  vie  pauvre  et  laborieuse  dans  l'a- 
griculture :  être  j)lus  grossier,  et  mieux  vivre; 
moins  discourir  sur  la  vertu,  et  la  pratiquer  da- 
vantage. 

Scip.  —  Pourquoi  doncappris-tu  le  grec? 

Cat.  —  A  la  lin  je  me  laissai  enchanter  par 
les  Sirènes,  comme  les  autres.  Je  prêtai  l'oreille 
aux  muses  grecques.  Mais  je  crains  bien  que 
tous  ces  petits  sophistes  grecs,  qui  viennent  af- 
famés à  Rome  pour  faire  fortune,  achèveront  de 
corrompre  les  mœurs  romaines. 

Scip.  —  Ce  n'est  pas  sans  sujet  que  tu  le 
crains:  inaistu  auroisdù  craindre  aussi  de  cor- 
ronqjre  les  mœnirs  romaines  par  ton  avarice. 

Cat.  —  Moi  avare!  j'étois  bon  ménager;  je 
ne  voulois  laisser  rien  perdre;  mais  je  ne  dé- 
pensois  que  trop  ! 

RiiAD.  —  Ho  1  voilà  le  langage  de  l'avarice  , 
qui  croit  toujours  être  prodigue. 

Scip.  —  N'est-il  pas  honteux  que  tu  aies  aban- 
donné l'agriculture  pour  te  jeter  dans  l'usure 
la  plus  infâme  ?  Tu  ne  trouvois  pas  sur  tes 
vieux  jours,  à  ce  que  j'ai  oui'  dire,  queles  terres 
et  les  troupeaux  ra|)portassent  assez  de  revenu; 
tu  devins  usurier.  Est-ce  là  le  métier  d'un  Cen- 
seur qui  veut  réformer  la  ville  ?  Qu'as-tu  à  ré- 
pondre ? 

RuAi).  —  Tu  n'oses  parler,  et  je  vois  bien 
que  tu  es  coupable.  Voici  une  cause  assez  dif- 
licile  à  juger.  Il  faut,  mon  pauvre  Caton,  te 
punir  et  te  récompenser  tout  ensemble  :  tu 
m'endiarrasses  fort.  Voici  ma  décision.  Je  suis 
touché  de  tes  vertus  et  de  tes  grandes  actions 
pour  ta  république  :  mais  aussi  quelle  apparence 
de  mettre  un  usurier  dans  les  Champs  Elysées? 
ce  seroitun  trojt  grand  scandale.  Tu  demeureras 
donc,  s'il  te  plait,  à  la  porte  ;  mais  ta  consola- 
tion sera  d'empêcher  les  autres  d'y  entrer.  Tu 
contrôleras  tous  ceux  qui  se  présenteront  ;  lu 
seras  Censeur  ici-bas  comme  tu  l'étoisà  Rome, 
Tu  auras  ,  pour  menus  pla  sirs,  toutes  les  ver- 
tus du  genre  humain  à  critiquer.  Je  te  livre 
Liicius  Scipion  ,  et  L.  (Juintius  ,  et  tous  les 
autres,  pourrépandresureux  ta  bile:  tu  pourras 
même  l'exercer  sur  tous  les  autres  morts  qui 
Aiendront  en  foule  de  tout  l'univers  ;  citoyens 
Romains,  grandscapitaines,  roisbarbares,  tyrans 
des  nations,  tousseront  soumis  à  ton  chagrin  et 
à  ta  satire.  Mais  prends  garde  à  Lucius  Scipion  ; 
car  je  l'établis  pour  te  censurer  à  son  tour  im- 
pitoyablement. Tiens,  voilà  de  l'argent  pour  en 


DIAT.OGUES  DES  MORTS. 


28S 


prêter  à  tous  les  morts  f|ui  n'oii  auront  point  le  hion  par  Hml>ition  sont  loujours  mécontens  ; 
dans  la  bouche  pour  passer  la  barque  de  C.liaron.  un  peu  pluslôt,  un  peu  ])Iustard,  la  fortune  les 
Si  tu  |)rètescà  quelqu'un  à  usure,  Lucius  ne  nian-  traliit.  d  les  liomtues  seul  iuj^rats  pour  eux. 
quera  pas  de  m'en  avertir,  et  je  te  punirai  comme  Mais  quand  ou  l'ail  le  bien  par  l'amour  de  la 
les  plus  infômes  voleurs.  vertu,  la  vertu  qu'où  aime  récompense  toujours 

assez  parle  plaisir  qu'il  va  à  la  suivre  ,  et  elle 
fait  mépriser  toutes  les  autres  récompenses  dont 

on  est  privé. 
XXXVIII. 


SCIPION   ET   AXNIBAI.. 

La  vertu  trouve  en  elle-mèiue  sa  récompense  par  le  plaisir 
pur  qui  raccompagne. 


XXXIX. 

ANNIBAF.   ET  SCIPION. 


AxN.  — Nous  \oici  rassemblés,  vous  et  moi, 
comme  nousle  fûmes  en  Afrique  un  peu  avant 
la  bataille  de  Zama. 

Scip.  —  Il  est  vrai  ;  mais  la  conférence  d'au- 
jourd'hui est  bien  ditïérente  de  l'autre.  Nous 
n'avons  plus  de  gloire  à  acquérir,  ni  de  victoires 
à  remporter.  Une  nousreste  qu'une  ombre  vaine 
et  légère  de  ce  que  nous  avons  été,  avec  un  sou- 
venir denosaventuresqui  ressemble  àun  songe. 
Voilà  cequimet  d'accord  Annibal  et  Scipion,  Les 
mêmes  dieux  qui  ont  mis  Carthage  en  poudre  , 
ont  réduit  à  un  i)eu  de  cendre  le  vainqueur  de 
Carthage  que  vous  voyez. 

Ann.  — Sans  doute,  c'est  dans  votre  solitude 
de  Liuternum  que  vous  avez  appris  toute  cette 
belle  philosophie. 

Scip.  —  Quand  je  nel'auivjispasapprisedans 
ma  retraite,  je  l'apprendrois  ici  ;  car  la  mort 
donne  les  plus  grandes  leçons  pour  désabuser  de 
tout  ce  que  le  moude  ci^oit  merveilleux. 

Ann.  —  La  disgrâce  et  lasolitude  ne  \ousont 
pas  été  inutiles  pour  faire  ces  sages  réflexions. 

Scip.  —  J'en  con\iens;  mais  vous  n'avez 
pas  eu  moins  que  moi  ces  instructions  de  la  for- 
tune. Vous  avez  vu  tomber  Carthage  ;  il  vous  a 
fallu  abandonner  votre  patrie  ;  et  après  avoir 
fait  trembler  Rome,  vous  avez  été  contraint  de 
vous  dérober  à  sa  vengeance  par  une  vie  errante 
de  pays  en  pays. 

A>>".  —  11  est  vrai  :  mais  je  n'ai  abandoimé 
ma  patrie  que  quand  je  ne  pouvois  plus  la  dé- 
fendre, et  qu'elle  ne  pouvoit  me  sauver  du  sup- 
plice :  je  l'ai  quittée  pour  épargner  sa  ruine  en- 
tière, et  pour  ne  voir  point  sa  servitude.  Au 
contraire ,  vous  avez  été  réduit  à  quitter  votre 
patrie  au  plus  haut  point  de  sa  gloire,  et  d'une 
gloire  qu'elle  tenoit  de  vous.  Y  a-t-il  rien  de  si 
amer?  Quelle  ingratitude  1 

Scip,  — C'est  ce  qu'il  faut  attendre  des  hom- 
mes quand  on  les  sert  le  mieux.  Ceux  qui  fout 


L'ambition  ne  connoit  point  de  bornes. 

vScip.  —  Il  me  semble  que  je  suis  encore  à 
notre  conférence  avant  la  bataille  de  Zama  ; 
mais  nous  ne  sommes  pas  ici  dans  la  même  si- 
tuation. Nous  n'avons  plus  de  différend;  toutes 
nos  guerres  sont  éteintes  dans  les  eaux  du 
fleuve  d'oubli.  Après  avoir  conquis  l'un  et  l'au- 
tre tant  de  provinces ,  une  a  suffi  à  recueillir 
nos  cendres. 

Ann.  —  Tout  cela  est  vrai  ;  notre  gloire 
passée  n'est  plus  qu'un  songe,  nous  n'avons 
plus  rien  à  conquérir  ici  :  pour  moi ,  je  m'en 
ennuie. 

Scip.  —  Il  faut  avouer  que  vous  étiez  bien 
inquiet  et  bien  insatiable. 

Ann.  —  Pourquoi  ?  je  trouve  que  j'étois  bien 
modéré. 

Scip.  —  Modéré  !  quelle  modération  !  D'a- 
bord les  (Carthaginois  ne  songeoient  qu'à  se 
maintenir  eu  Sicile,  dans  la  partie  occidentale. 
Le  sage  roi  (lélon,  et  [)uis  le  tyran  Denys,  leur 
avoient  donné  bien  de  l'exercice. 

Ann.  —  Il  est  vrai  ;  mais  dès  lors  nous  son- 
gions à  subjuguer  toutes  ces  villes  florissantes 
qui  se  gouvcrnoient  en  républiques  ,  comme 
Léonte,  Agrigeute.  Sélinonte. 

Scip.  —  Mais  enfin  les  Romains  et  les  Cartha- 
ginois étant  vis-à-vis  les  uns  dos  autres,  la  mer 
entre  deux,  se  rcgardoient  d'un  o^il  jaloux,  et 
se  disputoient  l'ile  de  Sicile,  qui  étoitau  milieu 
des  deux  peuples  prélendans.  Voilà  à  quoi  se 
bornoit  volie  ambition. 

Ann.  —  l'oint  du  tcul.  Nous  avions  encore 
nos  prétentions  du  côté  de  l'Espagne.  Carthage 
la  Neuve  nous  donnoit  en  ce  pays-là  un  empire 
presque  égal  à  celui  de  l'ancienne  au  milieu  de 
l'Afrique. 

Scip.  —  Tout  cela  est  vrai.  Mais  c'étoit  par 
quelque  port  pour  vos  marchandises  que  vous 


286 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


aviez  commencé  à  vous  établir  sur  les  côtes 
d'Espagne  ;  les  facilités  que  vous  y  trouvâtes 
vous  donnèrent  peu  à  peu  la  pensée  de  conqué- 
rir ces  vastes  régions. 

A>N.  —  Dès  le  temps  de  notre  première 
guerre  contre  les  Romains,  nous  étions  puissans 
en  Espagne,  et  nous  en  aurions  été  bientôt  les 
maîtres  sans  votre  république. 

Scip.  —  Enlln  le  traité  que  nous  conclûmes 
avec  les  Carthaginois  les  obligeoit  à  renoncer 
à  tous  les  pays  qui  sont  entre  les  Pyrénées  et 
l'Ebre. 

Ann."  —  La  force  nous  réduisit  à  cette  paix 
honteuse;  nous  avions  fait  des  portes  inlinies 
sur  terre  et  sur  mer.  Mon  père  ne  songea  qu'à 
nous  relever  après  celte  chute.  Il  me  fit  jurer 
sur  les  autels,  à  l'âge  de  neuf  ans,  que  je  serois 
jusqu'à  la  mort  ennemi  des  Romains.  Je  le 
jurai;  je  l'ai  accompli.  Je  suivis  mon  père  en 
Espagne;  après  sa  mort,  je  commandais  l'ar- 
mée carthaginoise,  et  vous  savez  ce  qui  arriva. 

Scip.  —  Oui,  je  le  sais,  et  vous  le  savez  bien 
aussi  à  vos  dépens.  Mais  si  vous  fîtes  bien  du 
chemin,  c'est  que  vous  trouvâtes  la  fortune  qui 
venoit  partout  au-devant  de  vous  pour  vous  sol- 
liciter à  la  suivre.  L'espérance  de  vous  joindre 
aux  Gaulois  ,  nos  anciens  enneuns  ,  vous  fil 
passer  les  Pyrénées.  La  victoire  que  vous  rem- 
portâtes sur  nous  au  bord  du  Rhône  vous  en- 
couragea à  passer  les  Alpes  :  vous  y  perdîtes 
beaucoup  de  soldats,  de  chevaux  et  d'éléphans. 
Quand  vous  fûtes  passé  .  vous  défîtes  sans 
peine  nos  troupes  étonnées  que  vous  surprîtes 
à  Ticinum.  Une  victoire  en  attire  une  autre, 
en  consternant  les  vaincus  ,  et  en  procurant 
aux  vainqueurs  beaucoup  d'alliés;  car  tous  les 
peuples  du  pays  se  donnent  en  foule  aux  plus 
forts. 

Ann.  —  ]\Iais  la  bataille  de  Trébie  ,  qu'en 
pensez-vous  ? 

SciP.  —  Elle  vous  coûta  peu  ,  venant  après 
tant  d'autres.  Après  cela,  vous  fûtes  le  maître 
de  l'Italie.  Trasimène  et  Cannes  furent  plutôt 
des  carnages  que  des  batailles.  Vous  perçâtes 
toute  l'Italie.  Dites  la  vérité,  vous  n'aviez  pas 
d'abord  espéré  de  si  grands  succès. 

A>x.  —  Je  ne  savois  pas  bien  jusqu'où  je 
pourrois  aller  ;  mais  je  voulois  tenter  la  fortune. 
Je  déconcertai  les  Romains  par  un  coup  si  hardi 
et  si  imprévu.  Quand  je  trouvai  la  fortune  si 
favorable,  je  crus  qu'il  falloit  en  profiter  :  le 
succès  me  donna  des  desseins  que  je  n'aurois 
jamais  osé  concevoir. 

Scip.  —  Hé  bien  !  n'est-ce  pas  ce  que  je 
disois  ?  La  Sicile,  l'Espagne,  l'Italie  n'étoient 


plus  rien  pour  vous.  Les  Grecs,  avec  lesquels 
vous  vous  étiez  ligués  ,  auroient  bientôt  subi 
votre  joug. 

Axx.  —  Mais,  vous  qui  parlez,  n'avez-vous 
pas  fait  précisément  ce  que  vous  nous  repro- 
chez d'avoir  été  capables  de  faire  ?  L'Flspagne, 
la  Sicile,  Carthage  même  et  l'Afrique  ne  furent 
l'ien  :  bientôt  foute  la  Grèce  ,  la  Macédoine, 
toutes  les  îles,  l'Egypte,  l'Asie,  tombèrent  à 
vos  pieds;  et  vous  aviez  encore  bien  de  la  peine 
à  souffrir  que  les  Parthes  et  les  Arabes  fussent 
libres.  Le  monde  entier  étoit  trop  petit  pour  ces 
Romains,  qui,  pendant  cinq  cents  ans,  avoient 
été  bornés  à  ^aincre  autour  de  leur  ville  les 
Volsques,  les  Sabins  et  les  Samnites. 


XL. 

LUCL'LLUS   ET  CRASSUS. 

Contre  le  luxe  de  la  table. 

Luc.  —  Jamais  je  n'ai  vu  un  souper  si  délicat 
et  si  sonq)tueux. 

GuAS.  —  El  moi  je  n'ai  pas  oublié  que  j'en 
ai  Xait  de  bien  meilleurs  dans  votre  salle  d'A- 
pollon. 

Luc.  —  Point  ;  je  n'ai  jamais  fait  meilleure 
chère.  Mais  voulez-vous  que  je  vous  parle  sur 
un  ton  libre  et  gai?  Ne  vous  en  fâcherez-vous 
point  ? 

Cras.  —  Non  ;  j'entends  raillerie. 

Luc.  —  Quoi  !  un  souper  pendant  lequel 
nous  avons  eu  une  comédie  Atellane,  des  panto- 
mimes, plusieurs  parasites  bien  affamés  et  bien 
impudens,  qui  par  jalousie  ont  pensé  se  battre  ; 
c'est  une  fête  merveilleuse  ! 

Gras.  —  J'aime  le  spectacle  ,  et  je  sais  que 
vous  l'aimez  aussi  ;  j'ai  voulu  vous  faire  ce 
plaisir. 

Luc.  —  Mais  quoi  !  ces  grandes  murènes, 
CCS  poules  d'Ionie,  ces  jeunes  paons  si  tendres, 
ces  sangliers  tout  entiers,  ces  olives  de  Vénafre, 
ces  vins  de  Massique  ,  de  Cécube ,  de  Falerne, 
de  Chio.  J'admirai  ces  tables  de  citronnier  de 
Numidie,  ces  lits  d'argent  couverts  de  pourpre. 

Gras.  —  Tout  cela  n'étoit  pas  trop  pour 
vous. 

Luc.  —  Et  ces  jeunes  garçons  si  bien  frisés 
qui  donnoient  à  boire  ;  ils  servoient  du  nectar, 
et  c'étolent  autant  de  Ganymèdes. 

Gras.  —  Eussiez-vous  voulu  être  servi  par 
des  eunuques  vieux  et  laids,  ou  par  des  escla- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


287 


ves  (le  Sardaigne  ?   De  tels  ohjels  salissent  nn 
repas. 

J.LC.  —  Il  est  vrai  ;  mais  où  aviez-vous 
pris  ce  joueur  de  flûte,  et  cette  jeune  Grecque 
avec  sa  lyre  dont  les  accords  égalent  ceux  d'A- 
pollon mèuie  ;  elle  étoit  gracieuse  connue  Vé- 
nus, et  passionnée  dans  le  chant  de  ses  odes 
comme  Sapho. 

Gras.  — Je  savois  combien  vous  avez  l'oreille 
délicate. 

Llc.  —  Mais  enfin  je  reviens  d'Asie.,  où  l'on 
apprend  à  raffiner  sur  les  plaisirs.  Mais  pour 
vous,  qui  n'êtes  pas  encore  parti  pour  y  aller, 
comment  pouvez-vous  en  savoir  tant  ? 

Gras.  —  ^'otre  exemple  m'a  instruit  ;  vous 
donnez  du  goût  à  ceux  qui  vous  fréquentent. 

Luc.  —  Mais  je  ne  puis  revenir  de  mon 
étonnement  sur  ces  synthèses  *  des  plus  fines 
étoffes  de  Gos,  avec  des  ornemens  Phrygiens 
d'or  et  d'argent,  dont  elles  étoient  bordées  : 
chaque  convié  avoit  la  sienne,  et  on  en  a  encore 
trouvé  de  reste  pour  toutes  les  ombres.  Les  trois 
lits  étoient  pleins;  la  grande  compagnie  vous 
plait-elle  ? 

Gras.  —  Je  vous  ai  ouï  dire  quelle  ne  con- 
vient pas,  et  qu'il  vaut  mieux  être  peu  de  gens 
bien  choisis. 

Luc.  —  Venons  au  fait.  Gombien  \ous  coûte 
ce  repas  ? 

Gras.  —  Gent  cinquante  grands  sesterces. 

Luc.  —  Vous  n'hésitez  point  à  répondre,  et 
vous  savez  bien  votre  compte  ;  ce  souper  se  fit 
hier  au  soir,  et  vous  savez  déjà  à  quoi  se  monte 
toute  la  dépense  :  sans  doute  elle  vous  lient  au 
cœur. 

Gras.  —  Il  est  vrai  que  je  rogrelto  ces  dé- 
penses superflues  et  excessives. 

Luc,  —  Pourquoi  donc  les  faites-vous? 

Gras.  —  Je  ne  les  fais  pas  souvent. 

Luc.  —  Si  j'étois  en  votre  place,  je  ne  les 
ferois  jamais.  Votre  inclination  ne  vous  y  poi-le 
point  ;  qu'est-ce  qui  vous  y  oblige  ? 

Gras.  —  Une  mauvaise  honte,  e.lla  crainte 
de  passer,  chez  vous  pour  avare.  Les  prodignes 
preinient  toujours  la  frugalité  pour  une  avarice 
infâme. 

Luc.  —  Vous  avez  donc  domié  un  souper 
magnifique,  comme  un  poltron  va  au  coml)al 
en  désespéré  ? 

Gras.  —  Pas  touf-à- fait  de  même,  car  je  ne 
prétends  pas  être  avare  :  je  crois  niéme ,  en 
bonne  foi,  que  je  ne  suis  pas  assez  épargnant. 

Luc.  —  Tous  les  avares  en   croient  autant 

Robes  Jout  on  te  servoit  daiis  les  festins. 


d'eux-mêmes.  Mais  enfin  pourquoi  ne  vous  étes- 
vous  pas  tenu  dans  la  médiocrité,  puisque  l'excès 
de  la  dépense  vous  choque  tant  ? 

Gras.  —  G'est  que  ne  sachant  point  com- 
ment ces  sortes  de  dépenses  se  font,  j'ai  pris  le 
parti  de  ne  ménager  rien .  à  condition  de  n'y 
retourner  pas  souvent. 

Luc.  —  Bon  ;  je  vous  entends  :  vous  allez 
épargner  pour  réparer  cette  dépense,  et  vous 
vous  en  dédommagerez  en  Asie  en  pillant  les 
peuples. 


XLI. 

SYLLA.    r.ATlLINA  ET   CÉSAR, 

Les  funestes  suites  du  vice  ne  foiiigenl  point  les  piinces 
corrompus. 

Syl.  —  Je  viens  à  la  hâte  vous  donner  un 
avis,  Gésar,  et  je  mène  avec  moi  un  bon  second 
pour  vous  persuader  :  c'est  Gatilina.  Vous  le 
connoissez,  et  vous  n'avez  été  que  trop  de  sa 
cabale.  N'ayez  point  de  peur  de  nous;  les  om- 
bres ne  font  point  de  mal. 

GÉs.  —  Je  me  passerois  bien  de  votre  visite  ; 
vos  figures  sont  tristes,  et  vos  conseils  le  seront 
peut-être  encore  davantage.  <ju'avez-vons  donc 
de  si  pressé  à  me  dire  ? 

Syl.  —  Qu'il  ne  faut  point  que  vous  aspiriez 
à  la  tyrannie. 

GÉS.  —  Pourquoi  ?  N'y  avez-vous  pas  aspiré 
vous-mêmes  ? 

Syl.  —  Sans  doute,  et  c'est  pour  cela  que 
nous  sonnnes  plus  croyables  quand  nous  vous 
conseillions  d'y  renoncer. 

Gks.  —  Pour  moi,  je  veux  vous  imiter  en  tout, 
chercher  la  tyrannie  comme  vous  l'avez  cher- 
chée, et  ensuite  revenir  comme  vous  de  l'autre 
nionde  après  sa  mort,  pour  désabuser  les  tyrans 
qui  viendront  en  ma  place. 

Syl.  —  Il  n'est  pas  question  de  ces  gentil- 
lesses et  de  ces  jeux  d'esprit  ;  nous  autres 
ombres  nous  ne  voulons  rien  que  de  sérieux. 
Venons  auv  faits.  J'ai  quitté  volontairement  la 
tyrannie  ,  et  m'en  suis  bien  trouvé.  Gatilina 
s'est  efforcé  d'y  parvenir  ,  et  a  succombé  mal- 
heureusement. Voilà  deux  exemples  bien  ins- 
tructifs pour  vous. 

GÉS.  —  Je  n'entends  point  tous  ces  beaux 
exemples.  Vous  avez  tenu  la  république  dans 
les  fers,  et  vous  avez  été  assez  malhabile  homme 
pour  vous  dégrader  vous-même.  Après  avoir 


•288 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


quitté  la  supi'cme  puissance,  vous  êtes  demeuré 
avili,  ol)SCur,  inutile,  abattu.  Lliomuie  fortuné 
fut  ahaniloinié  tle  la  fortune.  Voilà  déjà  un  de 
vos  deux  exeni[)les(jne  je  ne  comprends  point. 
Pour  laulre  ,  T.atilina  a  voulu  se  rendre  le 
maître,  et  a  bien  fait  jusque-là.  11  n'a  passn 
bien  prendre  ses  mesures  ;  tant  pis  pour  lui. 
Quant  à  moi  je  ne  tenterai  rien  qu'avec  de- 
bonnes  précautions. 

Cahl.  —  J'avois  pris  les  niêmes  mesures  que 
vous  :  flatter  la  jeunesse,  la  corrompre  par  des 
plaisirs  ,  l'engager  dans  des  crimes,  l'abîmer 
par  la  dépense  et  par  les  dettes,  s'autoriser  par 
des  femmes  d'un  esprit  intrigant  et  brouillon. 
Pouvez-vous  mieux  faire  ? 

Cks.  —  Vous  dites  là  des  cboses  que  je  ne 
connois  point.  Chacun  fait  comme  il  peut. 

Catil.  —  Vons  pouvez  éviter  les  maux  où  je 
suis  tombé,  et  je  suis  venu  vous  en  avertir. 

Syl.  —  Pour  moi,  je  vous  le  dis  encore  ;  je 
me  suis  bien  trouvé  d'avoir  renoncé  aux  affaires 
avant  ma  mort. 

CES.  —  Renoncé  au\  affaires  1  Faut-il  aban- 
donner la  république  dans  ses  besoins  ? 

SïL.  —  Hé  !  ce  n'est  pas  ce  que  je  vous  dis. 
Il  V  a  bien  de  la  différence  entre  la  servir  ou  la 
tyranniser. 

Cf:s.  —  Hé  !  poui'(juoi  donc  avcz-vous  cessé 
de  la  servir? 

Syl.  —  Ho!  vous  ne  voulez  pas  m'entendre. 
Je  dis  qu'il  faut  servir  la  patrie  jusqu'à  la  mort, 
mais  qu'il  ne  faut  ni  chercher  la  tyrannie,  ni  s'y 
maintenir  quand  on  y  est  parvenu. 


XLII. 

CÉS.\R  ET  CATÛN. 

Le  pouvoir  despotiqiiP  ,  loin  d'assurei  le  repos  el  l'autorité 
des  princes,  les  rend  malheureux,  et  entraîne  inévita- 
blement leur  ruine. 

CES.  —  Hélas  1  mon  cher  Caton,  le  voilà  en 
pitoyable  état  !  L'horrible  plaie  ! 

C\T.  —  Je  me  perçai  moi-même  à  Ulique, 
après  la  bataille  deTbapse.  pour  ne  point  sur- 
vivre à  la  liberté.  Mais  toi,  à  qui  je  fais  pitié, 
d'où  vient  que  lu  m'as  suivi  de  si  près  ? 
Qu'est-ce  que  j'aperçois  ?  combien  de  plaies  sur 
ton  corps  !  Attends  que  je  les  compte.  En  voilà 
vingt-trois  ! 

CES.  —  Tu  seras  bien  surpris  quand  tu 
sauras  que  j'ai  été  percé  de  tant  de  coups  au 


milieu  du  sénat  par  mes  meilleurs  amis.  Quelle 
trahison  1 

Cat.  —  'Son  ,  je  n'en  suis  point  surpris. 
N'étois-tu  pas  le  tyran  de  les  amis  aussi  bien 
que  du  reste  des  citoyens  ?  Ne  devoient-ils  pas 
prêter  leurs  bras  à  la  vengeance  de  la  patrie 
opprimée".'  Il  faudroit  iumioler  non-seulement 
son  ami,  mais  encore  son  propre  frère,  à  l'exem- 
ple de  Timoléon,  et  ses  propres  enfans,  comme 
lit  l'ancien  Brulus. 

Ces.  —  Un  de  ses  descendans  n'a  que  trop 
suivi  cette  belle  leçon.  C'est  Brutus  que  j'ai- 
mois  tant ,  et  qui  passoit  pour  être  mon  fils, 
qui  a  été  le  chef  de  la  conjuration  pour  me 
massacrer. 

C.\T.  —  0  heureux  Brutus  ,  qui  a  rendu 
Rome  libre,  el  qui  a  consacré  ses  mains  dans 
le  .sang  d'un  nouveau  Tarquin ,  plus  impie  et 
plus  superbe  que  celui  qui  fut  chassé  par  Ju- 
nius  ! 

Ces.  —  Tu  as  toujours  été  prévenu  contre 
moi.  et  outré  dans  tes  maximes  de  vertu. 

Cat.  —  Qu'est-ce  qui  m'a  prévenu  contre 
toi?  ta  vie  dissolue,  prodigue,  artificieuse,  effé- 
minée :  tes  dettes  ,  tes  brigues ,  ton  audace  : 
voilà  ce  qui  a  prévenu  Galon  contre  cet  homme 
dont  la  ceinture  ,  la  robe  traînante  .  l'air  de 
mollesse,  ne  promeltoient  rien  qui  fût  di.^Mle 
des  anciennes  mœurs.  Tu  ne  m'as  point 
trompé  ;  je  t'ai  connu  dès  ta  jeunesse.  Osi  l'on 
m'avoil  cru.  .  .  . 

Ces.  —  Tu  m'aurois  enveloppé  dans  la  con- 
juration de  Catilina  pour  me  perdre. 

Cat.  —  Alors  tu  vivois  en  femme  ,  et  tu 
n'étois  homme  que  contre  ta  patrie.  Que  nefis-je 
point  pour  te  convaincre  ?  Mais  Rome  couroit 
à  sa  perle,  et  elle  ne  vouloil  pas  connoître  ses 
ennemis. 

CES.  —  Ton  éloquence  me  lit  peur,  je  l'a- 
voue, et  j'eus  recours  à  l'autorité.  Mais  tu  ne 
peux  désavouer  que  je  me  tirai  d'affaire  en  ha- 
bile homme. 

Cat.  —  Dis  en  habile  scélérat.  Tu  éblouissois 
les  plus  sages  par  tes  discours  modérés  et  insi- 
nuans  ;  tu  favorisois  les  conjurés  sous  prétexte 
de  ne  pousser  pas  la  rigueur  trop  loin.  Moi  seul 
je  résistai  en  vain.  Dès  lors  les  dieux  étoient 
irrités  contre  Rome. 

Ces.  —  Dis-rnoi  la  vérité  :  lu  craignis,  après 
la  bataille  de  Thapse  ,  de  tomber  entre  mes 
mains  :  lu  aurois  été  fort  embarrassé  de  paroilre 
devant  moi.  Hé!  ne  savois-tu  pas  que  je  ne 
voulois  que  vaincre  et  pardonner  ? 

Cat.  —  C'est  le  pardon  du  tyran  ,  c'est  la 
vie  même .  oui ,  la  vie  de  Caton  due  à  César, 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


289 


que  je  craignois.   Il  valoil  mieux  uiourir  que 
te  voir. 

Ces.  —  Je  t'aurois  traité  généreusement, 
comme  je  traitai  ton  tils.  Ne  valoit-il  pas  mieux 
secourir  encore  la  républiiiuc  ? 

Cat.  —  Il  n'y  a  plus  de  république  dès  qu'il 
n'y  a  plus  de  liberté. 

Ces.  —  Mais  quoi  !  être  furieux  contie  soi- 
même  ? 

Cat.  —  Mes  propres  mains  m'ont  mis  en 
liberté  malgré  le  tyran,  el  jai  méprisé  la  vie 
qu'il  m'eût  offerte.  Pour  loi ,  il  a  fallu  que 
tes  propres  amis  t'aient  déchiré  comme  un 
monstre, 

CES.  —  Mais  si  la  vie  étoit  si  honteuse  pour 
un  Romain  api-ès  ma  victoire,  pourquoi  m"en- 
\oyer  ton  fils?  voulois-tu  le  faire  dégénérer? 

Cat.  —  Cliacun  prend  son  parti  selon  son 
cœur  pour  vivre  ou  pour  mourir.  Caton  ne 
pouvoit  que  mourir;  son  fils,  moins  grand 
que  lui,  pouvoit  encore  supporter  la  vie,  et 
espérer,  à  cause  de  sa  jeunesse,  des  temps  plus 
libres  et  plus  heureux.  Ilélas  !  que  ne  souf- 
frois-je  point  lorsque  je  laissai  aller  mon  lils 
vers  le  tyran  ! 

CES.  —  Mais  pourquoi  me  donnes-tu  le 
nom  de  tyran?  je  n'ai  jamais  pris  le  titre  de  roi. 

Cat.  —  Il  est  question  de  la  chose,  et  non 
pas  du  nom.  De  plus,  combien  de  fois  te  vit-on 
prendre  divers  détours  pour  accoutumer  le 
sénat  et  le  peuple  à  ta  royauté  !  Antoine  méme^ 
dans  la  fête  des  Lupercales,  fut  assez  impudent 
pour  te  mettre,  sous  une  apparence  de  jeu,  un 
diadème  autour  de  la  tète.  Ce  jeu  parut  trop 
sérieux,  et  fit  horreur.  Tu  sentis  bien  l'indi- 
gnation publique  ,  et  tu  renvoyas  à  Jupiter  un 
honneur  que  tu  n'osois  accepter.  Voilà  ce  qui 
acheva  de  déterminer  les  conjurés  à  ta  perte. 
Hé  bien ,  ne  savons-nous  pas  ici-bas  d'assez 
bonnes  nouvelles  ? 

Ces.  —  Trop  bonnes  !  Mais  tu  ne  me  fais 
pas  justice.  Mon  gouvernement  a  été  doux;  je 
me  suis  comporté  en  vrai  père  de  la  patrie  :  on 
en  peut  juger  par  la  douleur  que  le  peuple  té- 
moigna après  ma  mort.  C'est  un  temps  où  tu 
sais  que  la  Ilatîerie  n'est  plus  de  saison.  Hélas  ! 
ces  pauvres  gens,  quand  on  leur  présenta  ma 
robe  sanglante  ,  voulurent  me  vengei*.  Quels 
regrets  !  quelle  j)ompe  au  champ  de  Mars  à  mes 
funérailles!  Qu'as-tu  à  répondre? 

Cat.  —  Que  le  peuple  est  toujours  peuple, 
crédule,  grossier,  capricieux,  aveugle,  ennemi 
de  son  véritable  intérêt.  Pour  avoir  favorisé  les 
successeurs  du  tyran  et  persécuté  ses  libéra- 
teurs, qu'est-ce  que  ce  peuple  n'a  pas  souffert  ? 

FÉNELON.    tome    VI. 


On  a  vu  ruisseler  le  plus  pur  sang  des  citoyens 
par  d'innombrables  proscriptions.  Les  Trium- 
virs ont  été  plus  barbares  que  les  Gaulois  mômes 
qui  prirent  Rome.  Heureux  qui  n'a  point  vu 
ces  jours  de  désolation!  Mais  entin  parle-moi, 
o  tyran  ;  pourquoi  déchirer  les  entrailles  de 
Rome  ta  mère?  Quel  fruit  te  reste-t-il  d'avoir 
mis  ta  patrie  dans  les  fers  ?  Est-ce  de  la  gloire 
que  tu  cherchois  ?  N'en  aurois-tu  pas  trouve 
une  plus  pure  et  plus  éclatante  à  conserver  la 
liberté  et  la  grandeur  de  cette  ville ,  reine  de 
l'univers,  comme  les  Fabricius,  les  Fabius,  les 
Marcellus,  les  Scipions  ?  Te  falloit-il  une  vie 
douce  et  heureuse  ?  L'as-tu  trouvée  dans  les 
horreurs  inséparables  de  la  tyrannie  ?  Tous  les 
jours  de  ta  vie  étoient  pour  toi  aussi  périlleux 
que  celui  oii  tant  de  bons  citoyens  immortali- 
sèrent leur  vertu  en  te  massacrant.  Tu  ne  voyois 
aucun  vrai  Romain  dont  le  courage  ne  dût  te 
faire  pâlir  d'eiîroi.  Est-ce  donc  là  cette  vie  tran- 
quille et  heureuse  que  tu  as  achetée  par  tant 
de  peines  et  de  crimes?  Mais  que  dis-je?  tu  n'as 
pas  eu  même  le  temps  de  jouir  du  fruit  de  ton 
impiété.  Parle,  parle,  tyran;  tu  as  maintenant 
autant  de  peine  à  soutenir  mes  regards  que  j'en 
aurois  eu  à  soutfrir  ta  présence  odieuse  quand  je 
me  donnai  la  mort  à  Utique.  Dis,  si  tu  l'oses, 
que  tu  as  été  heureux. 

Ces.  —  J'avoue  que  je  ne  létois  pas;  mais 
c'étoient  tes  semblables  qui  troubloient  mon 
bonheur. 

Cat.  —  Dis  plutôt  que  tu  le  troublois  toi- 
même.  Si  tu  avois  aimé  la  patrie,  la  patrie  t'au- 
roit  aimé.  Celui  que  la  patrie  aime  n'a  pas 
besoin  de  garde:  la  patrie  entière  veille  autour 
de  lui.  La  vraie  sûreté  est  de  ne  faire  que  du 
bien  ,  et  d'intéresser  le  monde  entier  à  sa  con- 
servation. Tu  as  voulu  régner  et  te  faire  crain- 
dre. Hé  bien  ,  tu  as  régné  ,  on  t'a  craint;  mais 
les  hommes  se  sont  délivrés  et  du  tyran  et  de  la 
crainte  tout  ensemble.  Ainsi  périssent  ceux  qui, 
voulant  être  craints  de  tous  les  hommes,  ont 
eux-mêmes  tout  à  craindre  de  tous  les  hommes 
intéressés  à  les  prévenir  et  à  se  délivrer. 

Ces.  —  Mais  cette  puissance,  que  tu  appelles 
tyrannique,  étoit  devenue  nécessaire.  Rome  ne 
pouvoit  |)lus  soutenir  sa  liberté;  il  lui  falloit  un 
maître.  Pompée  commençoit  à  l'être  ;  je  ne  pus 
souffrir  qu'il  le  fût  à  mon  préjudice. 

Cat.  —  Il  falloit  abattre  le  tyran  sans  aspirer 
à  la  tyrannie.  Après  tout,  si  Rome  étoit  assez 
lâche  pour  ne  pouvoir  plus  se  passer  d'un  maî- 
tre ,  il  valoil  mieux  laisser  faire  ce  crime  à  un 
autre.  Quand  un  voyageur  va  tomber  entre  les 
mains  des  scélérats  qui  se  préparent  à  le  voler, 


290 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


faul-il  les  prévenir,  en  se  hùlant  de  faire  une 
action  si  horrible?  Mais  la  trop  grande  autorité 
de  Pompée  t'a  servi  de  prétexte.  Ne  sait-on  pas 
<;e  que  tu  dis ,  en  allant  en  Espagne,  dans  une 
petite  ville  où  divers  citoyens  briguoient  la  ma- 
gistrature? Crois-tu  qu'on  ait  oublié  ce  vers 
grec  *  qui  étoit  si  souvent  dans  la  bouche?  De 
plus,  si  tu  connoissois  la  misère  et  l'infamie  de 
la  tyrannie  ,  que  ne  la  quittois-tu? 

Cks.  —  Hé  !  quel  moyen  de  la  quitter?  Le 
sentier  par  où  l'on  y  monte  est  rude  et  escarpé  ; 
mais  il  n'y  a  point  de  chemin  pour  en  descen- 
dre ;  on  n'en  sort  qu'en  tombant  dans  le  pré- 
cipice. 

Cat.  —  Malheureux!  pourquoi  donc  y  as- 
pu'er?  pourquoi  tout  renverser  pour  y  parvenir? 
pourquoi  verser  tant  de  sang,  et  n'épargner  pas 
le  tien  même,  qui  fut  encore  répandu  trop  tard  ? 
Tu  cherches  de  vaines  excuses. 

Ces.  —  Et  toi ,  tu  ne  me  réponds  pas  :  je  te 
demande  comment  on  peut  avec  sûreté  quitter 
la  tyrannie. 

Cat.  —  Va  le  demander  à  Sylla,  et  tais-toi. 
Consulte  ce  monstre  affamé  de  sang  ;  son  exem- 
ple te  fera  rougir.  Adieu  ;  je  crains  que  l'ombre 
de  Brutus  ne  soit  indignée ,  si  elle  me  voyoit 
parlant  avec  toi. 


XLIIL 

CATON  ET  CICÉRON. 

Comparaison  de  ces  deux  pliilosoplies  :  vertu  fainuclie  et 
auslère  de  l'un;  caiaclèie  foible  de  l'anlro. 

Cat.  —  11  y  a  long-temps,  grand  orateur  , 
que  je  vous  attendois  ici.  Il  y  a  long-temps  que 
vous  y  deviez  arriver.  Mais  vous  y  êtes  venu  le 
plus  tard  qu'il  vous  a  été  possible. 

Cic.  — J'y  suis  venu  après  une  mort  pleine 
de  courage.  J'ai  été  la  victime  de  la  république  : 
car  depuis  les  temps  de  la  conjuration  de  Cati- 
lina  ,  où  j'avois  sauvé  Rome,  personne  ne  pou- 

*  Ce  sonl  (loin  vois  qu'Eiiripiilo  inct  dans  la  lidiidie 
trEléocle,  Pha'ii.  aci.  u,  si,  m.  Les  vdiii,  avec  la  Iradix  lioa 
)iU(^iale  : 

S'il  faut  enfin  \iolor  la  justice,  punr  posséder  un  trône  il 
est  l)eau  d'i-tre  injuste  :  en  toute  autre  occasion  la  iiiélé  doit 
conseiver  ses  druils. 

Ce  trait  de  César  est  rapporté  par  Cicéron  ,  De  Ojjic.  lib. 
III  ,  cap.  XXI,  n.  82.  Ihidii.  lU  l'trs.) 


voit  plus  être  ennemi  de  la  république  sans  me 
déclarer  aussitôt  la  guerre. 

Cat. — J'ai  pourtant  su  que  vous  aviez  trouvé 
grâce  auprès  de  César  par  vos  soumissions,  que 
vous  lui  prodiguiez  les  plus  magnifiques  louan- 
ges ,  que  vous  étiez  l'ami  intime  de  tous  ses  lâ- 
ches favoris,  et  que  vous  leur  persuadiez  même» 
dans  NOS  lettres,  d'avoir  recours  à  sa  cléiTience 
pour  vivre  en  paix  au  milieu  de  Rome  dans  la 
servitude.  Voilà  à  quoi  sert  l'éloquence. 

Cic.  —  Il  est  vrai  que  j'ai  harangué  César 
pour  obtenir  la  grâce  de  Marccllus  et  de  Liga- 
riïis 

Cat.  —  Hé  î  ne  vaut-il  pas  mieux  se  taire 
que  d'employer  son  éloquence  à  flatter  un  ty- 
ran? 0  r.icéron,  j'ai  su  plus  que  vous:  j'ai  su 
me  taire  et  mourir. 

Ci(..  —  Vous  n'avez  pas  vu  une  belle  obser- 
vation que  j'ai  faite  dans  mes  Offices ,  qui  est 
que  chacun  doit  suivre  son  caractère.  Il  y  a  des 
hommes  d'un  naturel  fier  et  intraitable,  qui 
doivent  soutenir  cette  vertu  austère  et  farouche 
jusqu'à  la  mort  :  il  ne  leur  est  pas  permis  de 
supporter  la  vue  du  tyran  ;  ils  n'ont  d'autre  res- 
source que  celle  de  se  tuer.  Il  y  a  une  autre 
vertu  plus  douce  et  plus  sociable ,  de  certaines 
personnes  modérées,  qui  aiment  mieux  la  ré- 
jttiblique  que  leur  propre  gloire  :  ceux-là  doi- 
vent vivre,  et  ménagerie  tyran  pour  le  bien 
public  ;  ils  se  doivent  à  leurs  citoyens ,  et  il  ne 
leur  est  pas  permis  d'achever  par  une  mort  pré- 
cipitée la  ruine  de  la  patrie. 

Cat.  —  Vous  avez  bien  rempli  ce  devoir;  et 
s'il  faut  juger  de  votre  amour  pour  Rome  par 
votre  crainte  de  la  mort,  il  faut  avouer  que 
Rome  vous  doit  beaucoup.  Mais  les  gens  qui 
parlent  si  bien  devroient  ajuster  toutes  leurs 
paroles  avec  assez  d'art  pour  ne  se  pas  contre- 
dire eux-mêmes.  Ce  Cicéron,  qui  a  élevé  jusques 
au  ciel  César  ,  et  qui  n'a  point  eu  de  honte  de 
prier  les  dieux  de  n'envier  pas  un  si  grand  bien 
aux  hommes,  de  quel  front  a-t-il  pu  dire  ensuite 
que  les  meurtriers  de  César  étoient  les  libéra- 
teurs de  lapatrie?  Quelle  grossière  contradiction  ! 
quelle  lâcheté  infâme  !  Peul-on  se  fier  à  la  vertu 
d'un  homme  qui  parle  ainsi  selon  le  temps? 

Cic.  —  Il  falloit  bien  s'accommoder  aux  be- 
soins de  la  république.  Cette  souplesse  valoit 
encore  mieux  que  la  guerre  d'Afrique  entre- 
prise par  Scipion  et  par  vous  contre  toutes  les 
règles  de  la  prudence.  Pour  moi,  jel'avoisbien 
prédit  (et  on  n'a  qu'à  lire  mes  lettres)  que  vous 
succomberiez.  Mais  votre  naturel  inflexible  et 
âpre  ne  pouvoit  souffrir  aucun  tempérament; 
vous  étiez  né  pour  les  extrémités. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


291 


Cat.  —  Et  vous  pour  tout  craindre,  comme 
vous  l'avez  souvent  avoué  vous-même.  Vous 
n'étiez  capable  que  de  prévoir  des  inconvéniens. 
Ceux  qui  prévaloient  vous entraînoient  toujours, 
jusqu'à  vous  faire  dédire  de  vos  premiers  senti- 
mens.  ^ie  vous  a-t-on  pas  vu  admirer  Pompée, 
et  exhorter  tous  vos  amis  à  se  livrer  à  lui  ?  En- 
suite n'avez-vous  pas  cru  que  Pompée  mettroit 
Rome  dans  la  servitude  s'il  surmontoit  César  ? 
Comment,  disiez-vous,  croira-t-il  les  gens  de 
bien  s'il  est  le  maître  ,  puisqu'ilne  veut  croire 
aucun  de  nous  pendant  la  guerre  oîi  il  a  besoin 
de  notre  secours?  Enfin  n'avez-vous  pas  admiré 
César?  n'avez-vous  pas  recherché  et  loué  (Jctave  ? 

Cic.  —  Mais  j'ai  attaqué  Antoine.  Qu'y  a-t- 
il  de  plus  véhément  que  mes  harangues  contre 
lui ,  semblables  à  celles  de  Démosthène  contre 
Philippe  ? 

Cat.  —  Elles  sont  admirables  :  mais  Démos- 
thène savoit  mieux  que'  vous  comment  il  faut 
mourir.  Antipaler  ne  put  lui  donner  ni  la  mort 
ni  la  vie.  Falloit-il  fuir  comme  vous  fîtes,  sans 
savoir  où  vous  alliez,  et  attendre  la  mort  des 
mains  dePopilins?J'ai  mieux  fait  de  mêla  don- 
ner moi-même  à  Utique. 

Cic.  —  Et  moi ,  j'aime  mieux  n'avoir  point 
désespéré  de  la  république  jusqu'à  la  mort,  et 
l'avoir  soutenue  par  des  conseils  modérés,  que 
d'avoir  fait  une  guerre  foible  etinqjrudente,  et 
d'avoir  fini  par  un  coup  de  désespoir. 

Cat.  —  Vos  négocialions  ne  valoient  pas 
mieux  que  ma  guerre  d'Afrique  ;  car  Octave , 
tout  jeune  qu'il  étoit,  s'est  joué  de  ce  grand 
Cicéron  qiii  éloit  la  lumière  de  Rome.  11  s'est 
servi  de  vous  pour  s'autoriser  ;  ensuite  il  vous 
a  livré  à  Antoine.  Mais  vous,  qui  parlez  de 
guerre,  l'avez-vous  jamais  su  faire?  Je  n'ai  pas 
encore  oublié  votre  belle  conquête  de  Pinde- 
nisse  ,  petite  ville  des  détroits  de  la  Cilicie  ;  un 
parc  de  moutons  n'est  guère  plus  facile  à  pren- 
dre. Pour  cette  belle  expédition  il  vous  falloit 
un  triomphe  ,  si  on  eût  voulu  vous  en  croire  ; 
les  supplications  ordonnées  par  le  sénat  ne  suf- 
fisoient  pas  pour  de  tels  exploits.  Voici  ce  que 
je  répondis  aux  sollicitations  que  vous  me  fîtes 
là-dessus.  Vous  devez  être  plus  content ,  disois- 
je ,  des  louanges  du  sénat  que  vous  avez  méri- 
tées par  votre  bonne  conduite ,  que  d'un  triom- 
phe :  car  le  triomphe  marqueroit  moins  la  vertu 
(lu  triomphateur ,  que  le  bonheur  dont  les  dieux 
auroient  accompagné  ses  entreprises.  C'est  ainsi 
qu'on  lâche  d'amuser  comme  on  peut  les  hom- 
mes vains  et  incapables  de  se  faire  justice. 

Cic.  —  Je  reconnois  que  j'ai  toujours  été 
passionné  pour  les  louanges  ;  mais  faut-il  s'en 


étonner?  N'en  ai-je  pas  mérité  de  grandes  par 
mon  consulat,  par  mon  amour  pour  la  répu- 
blique ,  par  mon  éloquence  ,  enfin  par  mon 
amour  pour  la  philosophie?  Quand  je  ne  voyois 
plus  de  moyen  de  servir  Rome  dans  ses  mal- 
heurs ,  je  me  consolois,  dans  une  honnête  oisi- 
veté, à  raisonner  et  à  écrire  sur  la  vertu, 

Cat.  —  Il  valoit  mieux  la  pratiquer  dans  les 
périls,  qu'en  écrire.  Avouez-le  franchement , 
vous  n'étiez  qu'un  foible  copiste  des  Grecs  ;  vous 
mêliez  Platon  avec  Epicure,  l'ancienne  Acadé- 
mie avec  la  nouvelle  ;  et  après  avoir  fait  l'his- 
torien sur  leurs  dogmes  dans  des  dialogues ,  où 
un  homme  parloit  presque  toujours  seul ,  vous 
ne  pouviez  presque  jamais  rien  conclure.  Vous 
étiez  toujours  étranger  dans  la  philosophie ,  et 
vous  ne  songiez  qu'à  orner  votre  esprit  de  ce 
qu'elle  a  de  beau.  Enfin  vous  avez  toujours  été 
tlotlant  en  politique  et  en  philosophie. 

Cic. — Adieu,  Catonj  votre  mauvaise  hu- 
meur va  trop  loin.  A  vous  voir  si  chagrin  ,  on 
croiroitque  vous  regrettez  la  vie.  Pour  moi,  je 
suis  consolé  de  l'avoir  perdue,  quoique  je  n'aie 
point  tant  fait  le  brave.  Vous  vous  en  faites  trop 
accroire  ,  pour  avoir  fait  en  mourant  ce  qu'ont 
fait  beaucoup  d'esclaves  avec  autant  de  courage 
que  vous. 


XLIV. 

CÉSAR  KT  ALEXANDRE. 

Comparaison  d'un  tyran  avec  un  prince  qui ,  étant  doué 
des  qualités  propres  à  faire  un  grand  roi ,  s'abandonne  à 
son  orgueil  et  à  ses  passions, 

Alex.  —  Qui  est  donc  ce  Romain  nouvelle- 
ment venu  ?  Il  est  percé  de  bien  des  coups.  Ah  ! 
j'entends  qu'on  dit  ({ue  c'est  César.  Je  te  salue  , 
grand  Romain  :  on  disoit  que  tu  devois  aller 
vaincre  les  Parthes,  et  conquérir  tout  l'Orient  ; 
d'où  vient  que  nous  te  voyons  ici  ? 

CES.  —  Mes  amis  m'ont  assassiné  dans  le 
sénat. 

Alex.  —  Pourquoi  étois-tu  devenu  leur  ty- 
ran ,  toi  qui  n'étois  qu'un  simple  citoyen  de 
Rome  ? 

CES.  —  C'est  bien  à  toi  à  parler  ainsi  !  N'as- 
lu  pas  fait  l'injuste  conquête  de  l'Asie?  N'as-tu 
pas  mis  la  Grèce  dans  la  servitude? 

Alex,  —  Oui  ;  mais  les  Grecs  étoient  des  peu- 
ples étrangers  et  ennemis  de  la  Macédoine.  Je 
n'ai  point  mis,  comme  toi^,  dans  les  fers  ma  pro-' 


292 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


pre  patrie;  au  contraire  ,  j'ai  donné  aux  Macé- 
doniens une  gloire  immortelle  avec  l'empire  de 
tout  l'Orient. 

CES.  —  Tu  as  vaincu  des  honunes  eiVéminés, 
et  tu  es  devenu  aussi  efféminé  qu'eux.  Tu  as  pris 
les  richesses  des  Perses,  et  les  richesses  des  Per- 
ses t'ont  vaincu  en  te  corrompant.  As-tu  porté 
jusqu'aux  enfers  cet  orgueil  insensé  qui  te  lit 
croire  que  tu  étois  un  dieu  ? 

Alex.  — J'avoue  mes  fautes  et  mes  erreurs. 
Mais  est-ce  à  loi  à  me  reprocher  ma  mollesse? 
Ne  sait-on  pas  ta  vie  infâme  en  Bithynie,  ta  cor- 
ruption à  Rome  ,  où  tu  n'obtins  les  honneurs 
que  par  des  intrigues  houleuses?  Sans  tes  infa- 
mies tu  n'aurois  jamais  été  qu'un  particulier 
dans  ta  république.  Il  est  vrai  aussi  que  tu 
vivrois  encore. 

Ces.  —  Le  poison  fit  contre  toi  à  Rabylone 
ce  que  le  fer  a  fait  contre  moi  dans  Rome. 

Alex.  —  Mes  capitaines  n'ont  pu  m 'empoi- 
sonner sans  crime;  tes  concilovens,  en  te  poi- 
gnardant, sont  les  libérateurs  de  leur  patrie  : 
ainsi  nos  morts  sont  bien  diflorentes.  Nos  jeu- 
nesses le  sont  encore  davantage  :  la  mienne  fut 
ciiaste,  noble  ,  ingénue;  la  tienne  fut  sans  pu- 
deur et  sans  probité. 

CES.  —  Ton  ombre  n'a  l'ien  perdu  de  l'or- 
gueil et  de  remporteiiieut  ([ui  ont  paru  dans  ta 
vie. 

Alex.  —  .l'ai  été  emporté  par  mon  orgueil  , 
je  l'avoue.  Ta  conduite  a  été  plus  mesurée  que 
la  mienne:  mais  tu  n'as  point  imiié  ma  candeur 
et  ma  franchise.  Il  falloit  être  honnête  homme 
avant  que  d'aspirer  à  la  gloire  de  grand  homme. 
J'ai  été  souvent  foible  cl  vain  ;  mais  au  moins 
j'élois  meilleur  pour  ma  patrie  et  moins  injuste 
que  toi. 

Ces.  —  Tu  fais  grand  cas  de  la  justice  sans 
l'avoir  suivie.  Pour  moi  ,  je  crois  que  le  plus 
habile  homme  doit  se  rendre  le  maître  ,  et  puis 
gouverner  sagement. 

Alex.  — Je  ne  l'ai  quf*  trop  cru  comme  toi. 
Laque,  Rhadamante  et  Miuos  m'en  ont  sévère- 
ment repris,  et  ont  condaumé  mes  conquêtes. 
Je  n'ai  pourtant  jamais  cru  .  dans  mes  égare- 
mens,  qu'il  fallut  mépriser  la  justice.  Tu  te 
trouves  mal  de  l'avoir  violée. 

CES.  —  Les  Romains  ont  beaucoup  perdu  en 
me  tuant  ;  j'avois  fait  des  projets  pour  les  ren- 
dre heureux. 

Alex.  —  Le  meilleur  projet  eut  été  d'imiter 
Sylla,  qui,  ayant  été  tyran  comme  loi,  leur 
rendit  la  liberté;  tu  aurois  fini  ta  vie  en  paix 
comme  lui.  Mais  lu  ne  peux  me  croire,  et  je 
t'attends  devant  les  trois  juges  qui  le  vont  juger. 


XLV. 

POMPIÎE  ET  CÉSAR. 

RiiMi  ii'i'sl  plus  fiaiip;oieiix ,  dans  un  état  libre  ,  que  la 
corruplinn  des  feiuines  et  la  prodigalité  de  ceux  qui 
aspirent  h  la  tyrannie. 

Pour,  — Je  m'épuise  en  dépenses  pour  plaire 
aux  Romains,  et  j'ai  bien  de  la  peine  à  y  par- 
venir. A  l'âge  de  vingt -cinq  ans  j'avais  déjà 
triomphé.  J'ai  vaincu  Serlorius  ,  Mithridales, 
les  pirates  de  Cillcic.  Ces  trois  triomphes  m'ont 
attiré  mille  envieux.  Je  fais  sans  cesse  des  lar- 
gesses; je  donne  des  spectacles;  j'attire  par 
mes  bienfaits  des  cliens  innombrables  :  tout  cela 
n'apaise  point  l'envie.  .Ce  chagrin  Caton  refuse 
même  mon  alliance.  Mille  autres  me  traversent 
dans  mes  desseins.  Mon  beau-père,  que  pensez- 
vous  là-dessus?  Vous  ne  dites  rien. 

Ces.  —  Je  pense  que  vous  prenez  de  fort 
mauvais  moyens  pour  gouverner  la  république. 

PoMP.  —  Comment  donc?  Que  voulez-vous 
dire?  En  savez-vous  de  meilleurs  que  de  don- 
ner à  pleines  mains  aux  particuliers  pour  enlever 
tous  les  suffrages,  et  que  de  tenir  tout  le  peuple 
par  des  gladiateurs ,  par  des  combats  de  bêles 
î'arouches ,  par  des  mesures  de  blé  et  de  vin  , 
enfin  d'avoir  beaucoup  de  cliens  zélés  par  les 
sportules  *  que  je  donne?  Marins,  Cinna,  Fim- 
bria,  tous  les  autres  les  plus  habiles,  n'ont-ils 
pas  pris  ce  chemin  ? 

CES.  —  Tout  cela  ne  va  point  au  but,  et  vous 
n'y  entendez  rien.  Calilina  étoit  de  meilleur 
sens  que  tous  ces  gens-là. 

Pojip.  —  En  quoi?  Vous  me  surprenez  ;  je 
crois  que  vous  voulez  rire. 

Ces.  —  Non,  je  ne  ris  point  :  je  ne  fus  ja- 
mais si  sérieux. 

PoMP,  —  Quel  est  donc  votre  secret  pour 
apaiser  l'envie,  pour  guérir  les  soupçons,  pour 
charmer  les  Patriciens  et  les  Plébéiens? 

CES. —  Le  voulez-vous  savoir?  Faites  comme 
moi  :  je  ne  vous  conseille  que  ce  que  je  pratique 
niûi-même. 

PoMP.  —  Quoi  !  flatter  le  peuple  sous  une 
apparence  de  justice  et  de  liberté?  faire  le  tribun 
ardent  et  zélé ,  le  Gracchus? 

'  Oii  nppeliiil  iiiiihi,  thc7.  l.s  ■Rdniains,  ilos  corboilk-s 
jOiMiifS  (le  viaiiile^  cl  il'.-  Iriiils.  (jiic  les  grands  doiinoii-nl  à 
K'U\  qui  vciioiL'iit  le  malin  leur  faire  la  tour;  un  faisoil  aussi 
le  presenl  en  aryeiit ,  cl  il  eon-.cr\uil  le  inCme  nom. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


2^3 


CES.  —  C'est  quelque  chose,  mais  ce  n'est 
pas  tout;  il  y  a  qiichiue  chose  de  bien  pins  sûr. 

PoMP.  —  Huui  donc?  Est-ce  quelqnc  eu- 
ciianleinent  magique ,  (juelque  invocation  de 
génie,  quelque  science  des  asti-cs. 

Ces.  —  Bon  !  tout  cela  n'est  rien,;  ce  ne  sont 
que  contes  de  vieilles. 

PoMP.  —  Ho,  ho  !  vous  êtes  bien  mcpi'isaiit. 
^'ous  avez  donc  quelque  commerce  avec  les  dieux, 
comme  Nuuia  ,  Scipion,  et  plusieurs  autres? 

Ces.  —  Non  ,  tous  ces  artifices-là  sont  usés. 

PoMp.  — Quoi  donc  enlîu?  ne  me  tenez  plus 
en  suspens. 

CES.  —  Voici  les  deux  points  fondamentaux 
de  ma  doctrine  :  premièrement  ,  cori'ompre 
toutes  les  femmes  pour  entrer  dans  le  secret  le 
plus  intime  de  toutes  les  familles  :  secondement, 
emprunter  et  dépenser  toujours  sans  mesure , 
ne  payer  jamais  rien.  Chaque  créancier  est  in- 
téressé à  avancer  votre  fortune  pour  ne  perdre 
poiut  l'argent  que  vous  lui  devez.  Ils  vous  don- 
nent lenrs  suffrages;  ils  remuent  ciel  et  terre 
pour  vous  procurer  ceux  de  leurs  amis.  Pins 
vous  avez  de  créanciers ,  plus  votre  brigue  est 
forte.  Pour  me  rendre  maître  de  Rome  ,  je  tra- 
vaille à  être  le  débiteur  universel  de  toute  la 
ville.  Plus  je  suis  ruiné  ,  plus  je  suis  puissant. 
Il  n'y  a  qu'à  dépenser ,  les  richesses  vous  vien- 
nent comme  un  torrent. 


XLYI. 

CICËRON  ET  AtT.CSTE. 
Obliger  les  ingrats,  c'est  se  iierdre  soi-niôine. 

AfG.  —  Bon  jour,  grand  oraf'un-.  Je  suis 
ravi  de  vous  revoir;  car  je  n'ai  j)asoul>lié  lonies 
les  obligations  (|ue  je  vous  ai. 

Cu;.  —  Vous  pouvez  vous  en  sou\enir  ici- 
bas;  mais  vous  ne  vous  en  souveniez  gurrc 
dans  le  monde. 

AcG.  —  Ai)rès  voire  mort  même  je  trouvai 
un  jour  nu  de  mes  petits-fils  qui  lisoit  vos  ou- 
vrages :  il  craignit  que  je  ne  blâmasse  cette 
lecture  ,  et  fut  embarrassé  ;  mais  je  le  rassurai, 
en  disant  de  vous  :  C'étoit  nu  grand  homme,  et 
qui  aimoit  bien  sa  |)atrie.  Vous  voyez  que  je  n'ai 
pas  attendu  la  fin  de  ma  vie  pour  bien  parler  de 
vous. 

(^ii:.  —  Belle  récompense  de  tout  ce  que  j'ai 
fait  pour  vous  élever  !  Quand  vous  parûtes, 
jeune  et  sans  autorité  ,  après  la  mort  de  Jules  , 


je  vous  df)nnai  mes  conseils  ,  mes  amis,  mon 
crédit. 

Ai  G.  —  Vous  le  faisiez  moins  |)uur  l'amour 
de  moi  ,  que  pour  contrebalancer  l'autorité 
<rAntoine  dont  \ous  craigniez  la  tyrannie. 

(lie.  —  Il  est  vrai ,  je  craignis  moins  un  en- 
fant que  cet  honnne  puissant  et  emporté.  En 
cela  je  me  trompai  ;  car  vous  étiez  plus  dange- 
reux que  lui.  Mais  enfin  vous  me  devez  votre 
fortune.  Que  ne  disois-je  point  au  sénat ,  pen- 
dant ce  siège  de  Modène ,  où  les  deux  consuls 
Hirlius  et  Pansa,  victorieux,  périrent?  Leur 
victoire  ne  servit  qu'à  vous  mettre  à  la  tête  de 
l'armée.  C'étoit  moi  quiavois  fait  déclarer  la 
république  contre  Antoine  par  mes  harangues, 
qu'on  a  nommées  Pliili[)piques.  Au  lieu  de  com- 
battre pour  ceux  qui  vous av oient  mis  les  armes 
à  la  main  ,  vous  vous  unîtes  lâchement  avec 
votre  ennemi  Antoine  et  avec  Lépide ,  le  der- 
nier des  honnncs  ,  pour  mettre  Rome  dans  les 
fers.  Quand  ce  monstrueux  triumvirat  fut  formé, 
vous  vous  demandâtes  des  têtes  les  uns  aux 
autres.  Chacun  ,  pour  obtenir  des  crimes  de  son 
compagnon,  étoit  obligé  d'en  commettre.  An- 
toine fut  contraint  de  sacrifier  à  votre  ven- 
geance L.  César,  son  propre  oncle,  pour  obte- 
nir de  vous  ma  tête  :  vous  m'abandonnâtes  in- 
dignement à  sa  fureur. 

AuG.  —  Il  est  vrai  ;  je  ne  pus  résister  à  un 
homme  dont  j'avois  besoin  pour  me  rendre 
maître  du  monde.  Celte  tentation  est  violente  , 
il  faut  l'excuser. 

Cic.  —  Il  ne  faut  jamais  excuser  une  si  noire 
ingratitude.  Sans  moi,  vous  n'auriez  jamais 
paru  dans  le  gouvernement  de  la  république.  0 
que  j'ai  de  regret  aux  louanges  (jue  je  vous  ai 
doiméesl  Vous  êtes  devenu  un  tyran  cruel;  vous 
n'étiez  qu'un  ami  lrom[)Cur  et  perfide. 

AiG.  —  Voilà  un  torrent  d'injures.  Je  crois 
(]iie  vous  allez  faire  contre  moi  une  Philipique 
plus  vélîémente  (pie  celles  que  vous  avez  faites 
contre  Antoine. 

Cic.  —  Non;  j'ai  laissé  mon  éloquence  en 
passant  les  ondes  du  Styx.  Mais  la  postérité 
saura  que  je  vous  ai  fait  tout  ce  que  vous  avez 
été,  el  que  c'est  vous  qui  m'avez  fait  mourir 
]'our  llallor  la  passion  d'Antoine.  Mais  ce  qui 
me  fâche  le  plus,  est  ([ue  \otie  làchelé  en  vous 
rendant  odieux  à  tous  les  siècles ,  me  rendra  mé- 
prisable aux  hommes  critiques  :  ils  diront  que 
j'ai  été  la  dupe  d'un  jeune  homme  qui  s'est 
servi  de  moi  pour  contenter  son  ambition. 
Obligez  les  hommes  mal  nés,  il  ne  vous  en  re- 
vient que  de  la  douleur  et  de  la  honte. 


294 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


XLVII. 

SERTORIUS  ET  MERCURE. 

Les  fables  et  les  illusions  font  plus  sur  la  populace  crédule, 
que  la  vérité  et  la  vertu. 

Mer.  —  Je  suis  bien  pressé  de  m'en  retour- 
ner vers  l'Olympe  ;  et  j'en  suis  fort  fâché,  car 
je  meurs  d'envie  de  savoir  par  où  tu  as  fini  ta 
vie. 

Sert.  —  En  deux  mots  je  vous  l'appren- 
drai. 

Le  jenne  apprenti  et  la  bonne  vieille  ne  pou- 
voient  me  vaincre.  Perpenna  le  traître  me  fit 
périr;  sans  lui  j'aurois  fait  voir  bien  du  pays  à 
mes  ennemis. 

Merc.  —  Qui  appelles-tu  le  jeune  apprenti 
et  la  bonne  vieille  ? 

Sert.  —  Hé  !  ne  savez-vouspas  ?  c'est  Pom- 
pée etMétellus.  Métellus  étoit  mou,  appesanti, 
incertain,  trop  vieux  et  usé  ;  il  perdoit  les  occa- 
sions décisives  par  sa  lenteur.  Pompée  étoit  au 
contraire  sans  expérience.  Avec  les  Barbares 
ramassés,  je  me  jouoisde  ces  deux  capitaines  et 
de  leurs  légions. 

Mer.  —  Je  ne  m'en  étonne  pas.  On  dit  que 
tu  étois  magicien  ,  que  tu  avois  une  biche  qui 
venoit  dans  ton  camp  te  dire  tous  les  desseins 
de  tes  ennemis ,  et  tout  ce  que  tu  pouvois  en- 
treprendre contre  eux. 

Sert.  —  Tandis  que  j'ai  eu  besoin  de  ma 
biche,  je  n'en  ai  découvert  le  secret  à  per- 
sonne ;  mais  maintenant ,  que  je  ne  puis  plus 
m'en  servir  ,  j'en  dirai  tout  haut  le  niys- 
tère. 

Merc.  —  Hé  bien!  étoit-ce quelque  enchan- 
tement ? 

Sert.  —  Point  du  tout.  C'cloil  une  solfise 
qui  m'a  plus  servi  que  mou  argent  .  que  mes 
troupes,  que  les  débris  du  parti  de  Marius  con- 
tre Sylla ,  que  j'avois  recueillis  dans  un  coin 
des  montagnes  d'Espagne  et  de  Lusitanie.  Une 
illusion  faite  bien  à  propos  mène  loin  les  peu- 
ples crédules. 

Merc.  —  Mais  cette  illusion  n'étail-ellc  pas 
bien  grossière  ? 

Sert.  —  Sans  doute  :  mais  les  peuples  pour 
qui  elle  étoit  préparée  étoicnt  encore  plus  gros- 
siers. 

Merc.  —  Quoi  !  ces  barbares  croyoicnt  tout 
ce  que  tu  racontois  de  ta  biche  ! 


Sert.  —  Tout  ;  et  il  ne  tenoit  qu'à  moi  d'en 
dire  encore  davantage;  ilsl'auroient  cru.  Avois- 
je  découvert  par  des  coureurs  ou  des  espions  la 
marche  des  ennemis,  c'étoit  la  biche  qui  mel'a- 
voit  dit  à  l'oreille.  Avois-jeété  battu,  la  biche  me 
parloit  pourdéclarer  que  les  dieux  alloient  relever 
mon  parti.  La  biche  ordonnoit  aux  habitans  du 
pays  de  me  domier  toutes  leurs  forces,  faute 
de  quoi  la  peste  et  la  famine  dévoient  les  déso- 
ler. Ma  biche  étoit-elle  perdue  depuis  quelques 
jours,  et  ensuite  retrouvée  secrètement,  je  la 
faisois  tenir  bien  cachée ,  et  je  déclarois  par  un 
pressentiment  ou  sur  quelque  présage  qu'elle 
alloit  revenir  ;  après  quoi  je  la  faisois  rentrer 
dans  le  camp,  où  elle  ne  manquoit  pas  de  me 
rapporter  des  nouvelles  de  vous  autres  dieux. 
Enfin  ma  biche faisoit  tout,  et  elle  seule  répa- 
roit  tous  mes  malheurs. 

Merc.  —  Cet  animal  t'a  bien  servi.  Mais 
tu  nous  servois  mal  ;  car  de  telles  impostures 
décrient  les  immortels ,  et  font  grand  tort  à 
tous  nos  mystères.  Franchement  tu  étois  un 
impie. 

Sert.  —  Je  ne  l'étois  pas  plus  que  Numa 
avec  sa  nymphe  Egérie  ,  que  Lycurgue  et 
Solon  avec  leur  commerce  secret  des  dieux , 
que  Socrale  avec  son  esprit  familier ,  enfin  que 
Scipion  avec  sa  façon  mystérieuse  d'aller  au 
Capitole  consulter  Jupiter  ,  qui  lui  inspiroit 
toutes  ses  entreprises  de  guerre  contre  Car- 
thage.  Tous  ces  gens-là  ont  été  aussi  impos- 
teurs que  moi. 

Merc.  —  Mais  ils  ne  l'étoient  que  pour  éta- 
blir de  bonnes  lois  ,  ou  pour  rendre  la  patrie 
victorieuse. 

Sert.  Et  moi  pour  me  défendre  contre  le 
parti  du  tyran  Sylla ,  qui  avoit  opprimé  Rome 
et  qui  avoit  envoyé  des  citoyens  changés  en 
esclaves,  pour  me  faire  périr  comme  le  dernier 
soutien  de  la  liberté. 

Merc.  —  Quoi  doncl  la  république  en- 
tière, tu  ne  la  i-egardes  que  comme  le  parti 
de  Sylla?  De  bonne  foi ,  tu  étois  demeuré  seul 
contre  tous  les  Romains.  Mais  enfin  tu  trom- 
pois  ces  pauvres  Barbares  par  des  mystères  de 
religion. 

Sert.  —  Il  est  vrai;  mais  comment  faire 
autrement  avec  les  sots?  Il  faut  bieu  les  amuser 
par  des  sottises,  et  aller  à  son  but.  Si  on  ne 
leur  disoit  que  des  vérités  solides ,  ils  ne  les 
croiroient  pas.  Racontez  des  fables;  flattez, 
amusez:  grands  et  petits  courent  après  vous. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


29S 


XLYin. 

LE  JEUNE  POMPÉE  ET  MENAS  AFFRANCHI  DE 
SON  PÈRE. 

Caractère  d'un  homme  qui,  n'aimant  pas  la  vertu  pour 
elle-même .  n'est  ni  assez  bon  pour  ne  vouloir  pas  pro- 
fiter (l'un  crime,  ni  assez  méchant  pour  vouloir  le  com- 
mettre. 

Mkx.  —  Voulez-vous  que  je  fasse  un  beau 
coup? 

PoMi-. —  Quoi  donc?  parle.  Te  voilà  tout 
troublé;  tu  as  l'air  d'une  Sibylle  dans  son  antre, 
qui  étouffe,  qui  écume,  qui  est  forcenée. 

MÉ>'.  —  C'est  de  joie.  0  l'heureuse  occa- 
sion !  Si  c'étoit  mon  atl'aire  ,  tout  seroit  déjà 
achevé.  Le  voulez-vous?  un  mot  ;  oui  ou  non. 

PoMP.  —  Quoi  !  tu  ne  m'expliques  rien,  et  tu 
demandes  une  réponse  !  Dis  donc ,  si  lu  veux  ; 
parle  clairement. 

MÉN.  —  Vous  avez  là  Octave  et  Antoine  cou- 
chés à  cette  table  dans  votre  vaisseau  ;  ils  no 
songent  qu'à  faire  bonne  chère. 

PoMP.  —  Crois-tu  que  je  n'aie  pas  des  yeux 
pour  les  voir! 

MÉN.  —  Mais  avez-vous  des  oreilles  pour 
n)'entendre?  le  beau  coup  de  filet  ? 

PoMv,  —  Quoi!  voudrois-tu  que  je  les  tra- 
hisse? Moi  manquera  la  foi  donnée  à  mes  en- 
nemis !  Le  tils  du  grand  Pompée  agir  en  scélé- 
rat! Ah!  Menas,  tu  me  connoismal. 

MÉN.  —  Vous  m'entendez  eucore  plus  mal  ; 
ce  n'est  pas  vous  qui  devez  faire  ce  coup.  Voilà 
la  main  qui  le  prépare.  Tenez  votre  parole  en 
grand  homme  ,  et  laissez  faire  Menas  qui  n'a 
rien  promis. 

PoMP.  —  Mais  tu  veux  que  je  ic  laisse  faire, 
n)oi  à  qui  on  s'est  confié?  Tu  veux  que  je  le 
sache  et  que  je  le  scuflVe?  Ah!  Menas!  mon 
pauve  Menas  !  pourquoi  me  l'as-lu  dis?  ilfalloit 
le  faire  sans  me  le  dire. 

Mkn.  —  Mais  vous  n'en  sauriez  rieu.  Je  cou- 
'perai  la  corde  des  ancres;  nous  irons  en  pleine 
mer  :  les  deux  tyrans  de  Rome  sont  dans  vos 
mains.  Les  mânes  de  votre  père  seront  vengées 
des  deux  héritiers  de  César.  Rome  sera  en  li- 
berté. Qu'un  vain  scrupule  ne  vous  arrête  pas  ; 
Menas  n'est  pas  Potnpée.  Pompée  sera  fidèle  à 
sa  parole,  généreux,  toul  couvert  de  gloire; 
Menas  l'affranchi,  Menas  fera  le  crime,  et  le 
vertueux  Pompée  eu  profitera. 


PoMp.  —  Mais  F^ompée  ne  peut  savoir  le 
crime  et  le  permettre  sans  y  participer.  Ah  î 
malheureux  !  tu  as  tout  perdu  en  me  parlant. 
Que  je  regrette  ce  que  tu  pouvois  faire! 

MÉN.  —  Si  vous  le  regrettez  ,  pourquoi  ne 
le  permettez-vous  pas?  Etsivous  ne  le  pouvez, 
pourquoi  le  regrettez-vous?  Si  la  chose  est 
bonne,  il  faut  la  vouloir  hardiment  et  n'en 
faire  point  de  façon;  si  elle  est  mauvaise,  pour- 
quoi vouloir  qu'elle  fù(  faite  ,  et  ne  vouloir  pas 
qu'on  la  fasse?  Vous  êtes  contraire  à  vous- 
même.  Un  fantôme  de  vertu  vous  rend  ombra- 
geux, et  vous  me  faites  bien  sentir  la  vérité  de 
ce  qu'on  dit,  qu'il  faut  une  ame  forte  pour 
oser  faire  les  grands  crimes. 

PoMP.  —  Il  est  vrai ,  Menas ,  je  ne  suis  ni 
assez  bon  pour  ne  vouloir  pas  profiter  d'un 
crime,  ni  assez  méchant  pour  oser  le  commettre 
moi-même.  Je  me  vois  dans  un  entre-deux  qui 
n'est  ni  vertu  ni  vice.  Ce  n'est  pas  le  vrai  hon- 
neur, c'est  une  mauvaise  honte  qui  me  retient. 
Je  ne  puis  autoriser  un  traître  ;  et  je  n'aurois 
point  d'horreur  de  la  trahison,  si  elle  étoil  faite 
pour  me  rendre  maître  du  monde. 


XLIX. 

CALIGL'LA  ET  NÉRON. 

Dangers  du  pouvoir  absolu  dans  un  souverain  qui  a  la  fêle 
foible. 

Cal.  —  Je  suis  ravi  de  te  voir  .  tu  es  une  ra- 
reté. On  a  voulu  me  donner  de  la  jalousie  contre 
toi,  en  m'assurant  que  tu  m'as  surpassé  en  pro- 
diges; mais  je  n'en  crois  rien. 

Nkr.  —  Belle  comparaison!  tu  étois  un  fou. 
Pour  moi ,  je  me  suis  joué  des  hommes ,  et  je 
leur  ai  fait  voir  des  choses  qu'ils  n'avoient  ja- 
mais vues.  J'ai  fait  périr  ma  mère,  ma  femme, 
mon  gouverneur,  mon  précepteur  ;  j'ai  brûlé 
ma  [talrie.  Voilà  des  coups  d'un  grand  courage 
qui  s'élève  au-dessus  de  la  foiblesse  humaine. 
Le  vulgaire  appelle  cela  cruauté;  moi  je  l'ap- 
pelle mépris  de  la  nature  entière  et  grandeur 
d'ame. 

Cal.  —  Tu  fiis  le  fanfaron.  As-tu  étouffé 
comme  moi  ton  père  mourant?  As-tu  caressé 
comme  moi  ta  femme  en  lui  disant  :  Jolie  petite 
tête,    que  je  ferai  cou[»er  quand  il  me  plaira  ! 

Néiv.  —  Tout  cela  n'est  que  gentillesse  :  pour 
moi,  je  n'avance  rien  (jui  ne  soit  solide.  Hé! 
vraiment  j'avois  oublié  un  des  beaux   endroits 


296 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


de  ma  vie  ;   c'est  d'avoir  fait  mourir  mon  frère 
Britannicus.    . 

Cal.  —  C'est  quelque  chose ,  je  l'avoue. 
Sans  doute  tu  l'as  fait  pour  imiter  la  vertu  du 
grand  fondateur  de  Rome  ,  qui,  pour  le  bien 
public,  n'épargna  pas  même  le  sang  de  son  frère. 
Mais  tu  n'étois  qu'un  musicien. 

NÉR  —  Pour  loi ,  tu  avois  des  prétentions 
plus  hautes;  tu  voulois  être  dieu,  et  massacrer 
tous  ceux  qui  en  auroient  douté. 

Cal.  —  Pourquoi  non?  pouvoit-on  mieux 
employer  la  vie  des  hommes  que  de  la  sacrifier 
à  ma  divinité?  (Vétoient  autant  de  victimes  im- 
molées sur  mes  autels. 

NÉR.  —  Je  ne  donuois  point  dans  de  telles 
visions;  maisj'étois  le  plus  grand  musicien  et 
le  comédien  le  plus  parfait  de  l'empire  :  j'étois 
mémo  bon  poète. 

Cal.  —  Du  moins  tu  le  croyois  :  mais  les 
autres  n'en  croyoient  rien;  on  se  moquoit  de 
ta  voix  et  de  tes  vers. 

NÉR.  —  On  ne  s'en  moquoit  pas  impuné- 
ment. Lucaiu  se  repentit  d'avoir  voulu  me  sur- 
passer. 

Cal.  —  Voilà  un  bel  honneur  pour  un  em- 
pereur romain  ,  que  de  monter  sur  le  théâtre 
comme  un  bouffon,  d'être  jaloux  des  poètes^  et 
de  s'attirer  la  dérision  publique! 

NÉR.  —  C'est  le  voyage  que  je  lis  dans  la 
Grèce  qui  m'échauffa  la  cervelle  sur  le  théâtre 
et  sur  toutes  les  représentations. 

Cal.  —  Tu  devcis  demeurer  en  Grèce  pour 
y  gagner  ta  vie  en  comédien ,  et  laisser  faire  un 
autre  empereur  à  Rome,  qui  en  soutînt  mieux 
la  majesté. 

NÉR.  —  N'avois-je  pas  ma  maison  dorée  , 
qui  devoit  être  plus  grande  que  les  plus  grandes 
villes?  Oui-da,  jem'entendoisen  magnificence. 

CvL.  —  Si  on  l'eût  achevée  ,  cette  maison  , 
il  auroit  fallu  que  les  Romains  fussent  allés 
loger  hors  de  Rome.  Cette  maison  étoit  propor- 
tionnée au  colosse  qui  te  représentoit,  et  non 
pas  à  toi,  qui  n'étois  pas  plus  grand  qu'un  autre 
homme. 

NÉR.  —  C'est  que  je  visois  au  graud. 

Cal.  —  Non  ;  tu  visois  au  gigantesque  et  au 
monstrueux.  Mais  tous  ces  beaux  desseins  fu- 
rent renversés  par  Vindez. 

NÉR.  —  Et  les  tiens  par  (^héréas,^  comme  tu 
allois  au  théâtre. 

Cal.  —  A  n'en  point  mentir,  nous  fîmes 
tous  deux  une  fin  assez  malheureuse,  et  dans  la 
fleur  de  notre  jeunesse. 

NÉR.  —  n  faut  dire  la  vérité;  peu  de  gens 
étoient  intéressés  à  faire  des  vœux  pour  nous  et 


à  nous  souhaiter  une  longue  vie.  On  passe  mal 
son  temps  à  se  croire  toujours  entre  des  poi- 
gnards. 

Cal.  —  De  la  manière  que  tu  en  parles ,  tu 
ferois  croire  que  si  tu  retournois  au  monde ,  tu 
changcrois  de  vie. 

NÉR.  —  Point  du  tout  ;  je  ne  pourrois  gagner 
sur  moi  de  me  modérer.  Vois-tu  bien,  mon 
pauvre  ami,  et  tu  l'as  senti  aussi  bien  que  moi., 
c'est  une  étrange  chose  que  de  pouvoir  tout. 
Quand  on  a  la  tête  ua  peu  foible,  elle  tourne 
bien  vite  dans  cette  puissance  sans  bornes.  Tel 
seroit  sage  dans  une  condition  médiocre  ,  qui 
devient  fou  quand  il  est  maître  du  monde. 

Cal.  —  Cette  folie  seroit  bien  jolie  si  elle 
n'avoit  rien  à  craindre  :  mais  les  conjurations  , 
les  troubles,  les  remords  ,  les  embarras  d'un 
graud  empire  ,  gâtent  le  métier.  D'ailleurs,  la 
comédie  est  courte  ;  ou  plutôt  c'est  une  horrible 
tragédie  qui  finit  tout-à-coup.  Il  faut  venir 
compter  ici  avec  les  trois  vieillards  chagrins  et 
sévères ,  qui  n'entendent  point  raillerie ,  et  qui 
punissent  comme  des  scélérats  ceux  qui  se  fai- 
soient  adorer  sur  la  terre.  Je  vois  venir  Do- 
mitien.  Commode,  Caracalla  et  Héliogabale , 
chargés  de  chaînes ,  qui  vont  passer  leur  temps 
aussi  mal  que  nous. 


L. 


antonin  pie  et  marc  AT"RELE. 

M.  Air.  0  mon  père,  j'ai  grand  besoin  de 
venir  me  consoler  avec  toi.  Je  n'eusse  jamais 
cru  pouvoir  sentir  une  si  vive  douleur,  ayant 
été  nourri  dans  la  vertu  insensible  des  Stoïciens, 
et  étant  descendu  dans  ces  demeures  bienheu- 
reuses, où  tout  est  si  tranquille. 

Ant.  —  Hélas I  mon  cher  fils,  quel  malheur 
te  jette  dans  ce  trouble  ?  Tes  larmes  son  bien 
indécentes  pour  un  Stoïcien.  Qu'y  a-t-il  donc  ? 

M.  AuR.  —  Ah!  c'est  mon  fils  Commode 
que  je  viens  de  voir;  il  a  déshonoré  notre  nom 
si  aimé  du  peuple.  C'est  une  femme  débauchée 
qui  l'a  fait  massacrer,  pour  prévenir  ce  mal- 
heureux, parce  qu'il  l'avoil  mise  dans  une  liste 
de  gens  qu'il  prétendoit  faire  mourir. 

Ant.  —  J'ai  su  qu'il  a  mené  une  vie  infâme. 
Mais  pourquoi  as-tu  négligé  son  éducation  ?  Tu 
es  cause  de  son  malheur  ;  il  a  bien  plus  à  se 
plainiire  de  ta  négligence  qui  l'a  perdu,  que  tu 
n'as  à  te  plaindre  de  ses  désordres. 

M.  Air.  — Je  n'avois  pas  le  loisir  de  penser 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


297 


à  un  enfant  :  j'élois  toujours  accalmie  de  la  mul- 
titude des  aflaires  d'un  si  grand  ernpiie  ,  et  des 
guerres  étrangères  :  je  n'ai  pourtant  pas  laissé 
d'en  prendre  quelque  soin.  Hélas  !  si  j'eusse  été 
un  simple  particulier,  j'aurois  nioi-nième  ins- 
truit et  formé  mon  lils  ;  je  l'aurois  laissé  hon- 
nête homme  :  mais  je  lui  ai  laissé  trop  de  puis- 
sance pour  lui  laisser  de  la  modération  et  delà 
vertu. 

Am.  —  Si  tu  prévoyois  que  l'empire  dût  le 
gâter,  il  falloit  s'abstenir  de  le  faire  empereur  , 
et  pour  l'amour  de  l'empire  qui  avoit  besoin 
d'être  bien  gouverné,  et  pour  l'amour  de  ton 
fils  qui  eût  mieux  valu  dans  une  condition  mé- 
diocre. 

M.  Alr.  —  Je  n'ai  jamais  prévu  qu'il  se  cor- 
romproit. 

A>r.  —  Mais  ne  devois-tu  pas  le  prévoir? 
N'est-ce  point  que  la  tendresse  paternelle  t'a 
aveuglé?  Pour  moi,  je  choisis  en  ta  personne 
un  étranger  ,  foulant  aux  pieds  tous  les  intérêts 
de  famille.  Si  tu  en  avois  fait  autant,  tu  n'aurois 
pas  tant  de  déplaisir  :  mais  ton  fils  te  fait  autant 
de  honte  que  tu  m'as  fait  d'honneur.  Mais  dis- 
moi  la  vérité  ;  ne  voyois-tu  rien  de  mauvais 
dans  ce  jeune  homme  ? 

M.  Air.  —  J'y  voyois  d'assez  grands  défauts  ; 
mais  j'espérois  qu'il  se  corrigeroit. 

Ant.  —  C'est-à-dire  que  tu  en  voulois  faire 
l'expérience  aux  dépens  de  l'empire.  Si  tu  avois 
sincèrement  aimé  la  patrie  j)lus  que  ta  famille  , 
tu  n'aorois  |)as  voulu  hasarder  le  bien  public 
pour  soutenir  la  grandeur  particuhère  de  la 
maison. 

M.  x\lr.  —  Pour  te  parler  ingénument,  je 
n'ai  jamais  eu  d'autre  intention  que  celle  de 
préférer  l'empire  à  mon  lils:  mais  l'amitié  que 
j'avois  pour  mon  iilsm'a  empêché  de  l'observer 
d'assez  près.  Dans  le  doute,  je  me  suis  flatté,  et 
l'espérance  a  séduit  mon  cœur. 

Ant.  —  0  quel  malheur  que  les  meilleurs 
hommes  soient  si  iin[tarfa!ts,  et  qu'ayant  tant 
de  peine  à  faire  dubicn,  ils  fassent  souvent  sans 
le  vouloir  des  maux  irréparables  ! 

M.  Alr.  —  Je  le  voyois  bien  fait  ,  adroit  à 
tous  les  exercices  du  corps,  environné  de  sages 
conseillers  qui  avoient  eu  ma  couliance ,  et  qui 
pouvoient  modérer  sa  jeunesse.  11  est  vrai  que 
son  naturel  éloit  léger,  violent,  adonné  au 
plaisir. 

Ant.  —  Ne  connoissois-iu  dans  Rome  aucun 
homuie  plus  digne  de  rem[)ire  du  monde  ? 

M.  Air.  —  J'avoue  qu'il  y  en  a\oi(  plusieurs  ; 
mais  je  croyois  pouvoir  prélerermon  fils,  pour- 
vu qu'il  eût  de  bonnes  qualités. 


Ant.  —  Que  signifioit  donc  ce  langage  de 
ACrtu  si  héroïque,  (|uand  tu  écrivois  à  Faustine 
que  si  Avidius  Cassius  étoit  plus  digne  de  l'em- 
pire que  toi  et  ta  famille,  il  falloit  consentir 
qu'il  prévalut,  et  que  ta  famille  pérît  avec  toi  ? 
Pourquoi  ne  suivre  point  ces  grandes  maximes, 
lorsqu'il  s'agissoit  de  te  choisir  un  successeur  ? 
Ne  devois-tu  pas  à  la  patrie  de  préférer  le  plus 
digne  ? 

M.  Arn.  —  J'avoue  ma  faute;  mais  la  femme 
que  tu  m'avois  donnée  avec  l'empire  ,  et  dont 
j'ai  soulfert  les  désordres  par  rcconnoissancc 
pour  toi,  ne  m'a  jamais  permis  de  suivre  la  pu- 
reté de  ces  maximes.  En  medonnant  cette fenuue 
avec  l'empire  ,  tu  fis  deux  fautes.  En  me  don- 
nant ta  fille,  tu  fis  la  première  faute,  dont  la 
mienne  a  été  la  suite.  Tu  me  fis  deux  présens  , 
dont  l'un  gàtoit  l'autre,  et  m'a  empêché  d'en 
faire  un  bon  usage.  J'avoisde  la  peine  à  m'excuser 
en  te  blâmant  ;  mais  enfin  tu  me  presses  trop. 
N'as-tu  pas  fait  i)our  ta  fille  ce  que  tu  me  re- 
proches d'avoir  fait  pour  mon  fils  ? 

Axr.  —  En  le  reprochant  ta  faute ,  je  n'ai 
garde  de  désavouer  la  mienne.  Mais  je  t'avois 
donné  une  femme  qui  n'avoit  aucune  autorité  ; 
elle  n'avoit  que  le  nom  d'impératrice  :  tu  pou- 
vois  et  tu  devois  la  répudier,  selon  les  lois, 
quand  elle  eut  une  mauvaise  conduite.  Enfin  il 
falloit  au  moins  t'élever  au-dessus  des  injpor- 
lunités  d'une  fenuue.  De  plus,  elle  étoit  morte, 
et  tu  étois  libre  quand  tu  laissas  l'empire  à  ton 
fils.  Tu  as  reconnu  le  naturel  léger  et  emporté 
de  ce  fils  ;  il  n'a  songé  qu'à  donner  des  spec- 
tacles, qu'à  tirer  de  l'arc,  qu'à  percer  des  bêtes 
farouches,  qu'à  se  rendreaussi  farouchequ'elles , 
qu'à  devenir  un  gladiateur,  qu'à  égarer  son 
imagination,  allant  tout  nu  avec  une  peau  de 
lion  comme  s'il  eut  été  Hercule,  qu'à  se  plonger 
dans  des  vices  qui  font  horreur,  et  qu'à  suivre 
tousses  soupconsavec  unecruautémoustrueuse. 
0  mon  fils,  cesse  de  t'excuser  ;  un  boimue  si 
insensé  et  si  méchant  ne  pouvoit  tromper  un 
homme  aussi  éclairé  que  toi,  si  la  tendresse 
n'avoit  point  alfoibli  ta   [trudence  et  la  vertu. 


LI. 

iiottAct-:  !:t  viHGH-t:. 

Caractères  d!'  ct's  dinix'  poêles. 

\  iRG.  —  Hue   nous  sommes   tranquilles  et 
heureux  sur  ces  gazons  toujours  fleuris,  au  bord 


298 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


de  cette  onde  si  pure,  auprès  de  ce  bois  odori- 
férant ! 

HoR.  —  Si  vous  n'y  prenez  garde,  vous  allez 
faire  une  églogue.  Les  ombres  n'en  doivent 
point  faire.  Voyez  Homère,  Hésiode,  Tiiéocrite  : 
couronnés  de  laurier,  ils  entendentchanterleurs 
vers  ;  mais  ils  n'en  font  plus. 

ViRG.  —  J'apprends  avec  joie  que  les  vôtres 
sont  encore  après  tant  de  siècles  les  délices  des 
gens  de  lettres.  Vous  ne  vous  tronipiezpas  quand 
vous  disiez  dans  vos  odes  d'un  ton  si  assuré  :  Je 
ne  mourrai  pas  tout  entier. 

HoR.  —  Mes  ouvrages  ont  résisté  au  temps , 
il  est  vrai  ;  mais  il  faut  vous  aimer  autant  que 
je  le  fais  pour  n'être  point  jaloux  de  votre 
gloire.  On  vous  place  d'abord  après  Homère. 

ViRG.  —  Nos  muses  ne  doivent  point  être  ja- 
louses l'une  de  l'autre  ;  leurs  genres  sont  si  dif- 
férens.  Ce  que  vous  avez  de  merveilleux  ,  c'est 
la  variété.  Vos  odes  sont  tendres,  gracieuses, 
souvent  véhémentes  ,  rapides  ,  sublimes.  Vos 
satires  sont  simples  ,  naïves .  courtes ,  pleines 
de  sel  ;  on  y  frou\e  une  profonde  connois- 
sance  de  l'homme,  une  philosophie  très-sérieuse, 
avec  un  tour  plaisant  qui  redresse  les  mœurs  des 
hommes ,  et  qui  les  instruit  en  se  jouant.  Votre 
art  poétique  montre  que  vous  aviez  toute  l'é- 
tendue des  connoissances  acquises,  et  toute  la 
force  de  génie  nécessaire  pour  exécuter  les  plus 
grands  ouvrages,  soit  pour  le  poème  épique, 
soit  pour  la  tragédie. 

HoR.  —  C'est  bien  à  vous  à  parler  de  va- 
riété, -sous  qui  avez  mis  dans  vos  églogucs  la 
tendresse  naïve  de  Théocrite  !  Vos  Géorgiqucs 
sont  pleines  des  peintures  les  plus  riantes  ;-\ous 
embellissez  et  vous  passionnez  toute  la  nature. 
Enfin,  dans  votre  Enéide,  le  bel  ordre,  la 
magnificence,  la  force  et  la  sublimité  d'Homère 
éclatent  partout. 

ViRG.  —  Mais  je  n'ai  fait  que  le  suivre  ]kis  à 
pas. 

HoR.  —  Vous  n"a^ez  point  suivi  Homère 
quand  vous  avez  traité  les  amours  de  Didon.  Ce 
quatrième  livre  est  tout  origmal.  On  ne  peut  pas 
même  vous  ôter  la  louange  d'avoir  fait  la  des- 
cente d'Enée  aux  enfers  plus  belle  que  nest  l'é- 
vocation des  âmes  qui  est  dans  l'Odyssée. 

Vn;r,.  —  Mes  derniers  livressont  négligés.  Je 
ne  prétendois  pas  les  laisser  si  inq)arfaits.  Vous 
savez  que  je  voulus  les  brûler. 

HoR.  —  Huel  donuuage  si  Nousl'eussiez  fait  ! 
C'étoit  une  délicatesse  excessive;  on  voit  bien 
que  l'auteur  des  Géorgiques  auroil  pu  linir 
l'Enéide  avec  le  même  soin.  Je  regarde  moins 
cette  dernière  exactitude  que  l'essor  du  génie  , 


la  conduite  de  tout  l'ouvrage,  la  force  et  la  har- 
diesse des  peintures.  A  vous  parler  ingénument, 
si  quelque  chose  vous  empêche  d'égalerHomère, 
c'est  d'être  plus  poli,  plus  châtié,  plus  fini,  mais 
moins  simple,  mc»iiis  fort,  moins  sublime  ;  car 
d'un  seul  trait  il  met  la  nature  toute  nue  devant 
les  yeux. 

ViRG.  —  J'avoue  que  j'ai  dérobé  quelque 
chose  à  la  simple  nature,  pour  m'accommoder 
au  goût  d'un  peuple  magnifique  et  délicat  sur 
toutes  les  choses  qui  ont  rapport  à  la  politesse. 
Homère  semble  avoir  oublié  le  lecteur  pour  ne 
songer  qu'à  peindre  en  tout  la  vraie  nature.  En 
cela  je  lui  cède. 

HoR.  —  Vous  êtes  toujours  ce  modeste  Vir- 
gile, qui  eut  tant  de  peine  à  se  produire  à  la 
cour  d'Auguste.  Je  vous  ai  dit  libren;ent  ce  que 
je  pense  sur  vos  ouvrages  ;  dites-moi  de  même 
les  défauts  des  miens.  Quoi  donc  !  me  croyez  • 
vous  incapable  de  les  reconnoitre  ? 

VniG.  —  Il  y  a,  ce  me  semble,  quelques 
endroits  de  vos  odes  qui  pourroienl  être  retran- 
chés sans  rien  ôter  au  sujet,  et  qui  n'entrent 
point  dans  votre  dessein.  Je  n'ignore  pas  le  trans- 
port que  l'ode  doit  avoir  ;  mais  il  y  a  des  choses 
écartées  qu'un  beau  transport  ne  va  point  cher- 
cher. Il  y  a  aussi  quelques  endroits  passionnés 
et  merveilleux,  où  vous  remarquerez  peut-être 
quelque  chose  qui  manque,  ou  pour  l'harmonie, 
ou  pour  la  simplicité  de  lapassion.  Jamais  homme 
n'a  donné  un  tour  plus  heureux  que  vous  à  la 
parole,  pour  lui  fairesiguitier  un  beau  sens  avec 
brièveté  etdélicatesse;  les  mots  deviennent  tout 
nouveaux  par  l'usage  que  vous  en  faites.  Mais 
tout  n'est  paségalement  coulant  ;  ilyadeschoses 
que  je  croirois  un  peu  trop  tournées. 

HoR. —  Pour  l'harmonie,  je  ne  m'étonne 
pas  que  vous  soyez  si  difficile.  Rien  n'est  si  doux 
et  si  nombreux  que  vos  vers  ;  leur  cadence  seule 
attendrit  et  fait  couler  les  larmes  des  yeux. 

VuiG.  —  L'ode  demande  une  autre  har- 
monie toute  différente  ,  que  vous  avez  trouvée 
pres(|ue  toujours  ,  et  qui  est  plus  variée  que  la 
mienne. 

HoR.  —  Enfin  je  n'ai  fait  que  de  petits  ou- 
vrages. J'ai  hlàmé  ce  qui  est  mal;  j'ai  montré 
les  règles  de  ce  qui  est  bien  :  mais  je  n'ai  rien 
exécuté  de  grand  comme  votre  poème  héroïque. 

VniG.  —  En  vérité,  mou  cher  Horace,  il  y  a 
déjà  trop  longtemps  (|ue  nous  nous  donnons 
des  louanges;  pour  dliounêtcs  gens,  j'en  ai 
honte.  Finissons. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


299 


LU. 


PARRHÂSirS    KT   POISSIX. 

Sur  la  peinture  des  auciens;  et  sur  le  tableau  des  funéiailles 
de  Phocion  par  le  Poussin. 

Parr.  —  Il  y  a  déjà  assez  longtemps  qu'on 
nous  faisoil  attendre  votre  venue  ;  il  faut  que 
vous  soyez  mort  assez  vieux. 

Porss.  —  Oui,  et  j'ai  travaillé  jusque  dans 
une  vieillesse  fort  avancée. 

P.\RR.  — On  vous  a  marqué  ici  un  rang  assez 
honorable  à  la  tête  des  peintres  francois  :  si  vous 
aviez  été  mis  parmi  les  Italiens,  vous  seriez  en 
meilleure  compagnie.  Mais  ces  peintres,  que 
Vasari  nous  vante  tous  les  jours,  vous  auroient 
fait  hien  des  querelles.  Il  y  a  ces  deux  écoles 
Lombarde  et  Florentine ,  sans  parler  de  celle 
qui  se  forma  ensuite  à  Rome  :  tous  ces  gens-là 
nous  rompent  sans  cesse  la  tète  |)ar  leurs  jalou- 
sies. Ils  avoient  [)ris  pour  juges  de  leurs  dillc- 
rendsApelles,  Zeuxisetmoi  :  mais  nousaurioiis 
plusd'ail'airesque  Minos,  EaqueetRliadamantc, 
si  nous  les  voulions  accorder.  Ils  sont  même  ja- 
loux des  anciens,  et  osent  se  comparer  à  nous. 
Leur  vanité  est  insupportable. 

Pouss.  —  Il  ne  faut  point  faire  de  compa- 
raison, car  vos  ouvrages  ne  restent  j)oint  pour 
en  juger;  et  je  crois  que  aous  n'en  faites  jjIus 
sur  les  bords  du  Styx.  Il  y  fait  un  peu  trop  obs- 
cur pour  y  excellerdans  le  coloris,  dans  la  pers- 
pective et  dans  la  dégradation  de  lumière.  Un 
tableau  fait  ici-bas  ne  pourroit  être  qu'une  nuit; 
tout  y  seroit  ombre.  Pour  revenir  à  vous  autres 
anciens,  je  conviens  que  le  préjugé  général  est 
en  votre  faveur.  Il  y  a  sujet  de  croire  que  votre 
art.  qui  est  du  même  goût  que  la  sculpture,  avoit 
été  poussé  jusqu'à  la  même  perfection  ,  et  que 
vos  tableaux  égaloient  les  statuesde  Praxiteles  , 
de  Scopas  et  de  Phidias  ;  mais  enfin  il  ne  nous 
reste  rien  de  vous,  et  la  comparaison  n'est  plus 
possible  ;  par  là  vous  êtes  hors  de  toute  atteinte  , 
et  vous  nous  tenez  en  respect.  U.e  qni  est  vrai , 
c'est  que,  nous  aulies  peintres  modu'nes  ,  nous 
devons  nos  meilleurs  ouvrages  aux  niodùles  an- 
tiques que  nous  avons  étudiés  dans  les  bas-re- 
liefs. Ces  bas-reliefs ,  quoiqu'ils  appartiennent 
à  la  scul[)ture,  font  assez  entendre  avec  quel 
goût  on  devoit  peindre  dans  ce  temps^là.  C'est 
une  demi-peinture. 

Parr.  —  Je  suis  ravi  de  trou\cr  u'i  peintre 


moderne  si  équitable  et  si  modeste.  Vous  com- 
prenez bien  que  quand  Zeuxis  fit  des  raisins  qui 
trompoientles  petitsoiseaux,  il  ialloitque  lana- 
ture  lût  bien  imitée  pour  tromper  lanature  même. 
Quand  je  fis  ensuite  un  rideau  qui  trompa  les 
yeux  si  habiles  du  grand  Zeuxis,  il  se  confessa 
vaincu.  Voyez  jusqu'où  nous  avions  poussé  cette 
belle  erreur.  Non,  non,  ce  n'est  pas  pour  rien 
que  tous  les  siècles  nous  ont  vantés.  Mais  dites- 
moi  quelque  chose  de  vos  ouvrages.  On  a  rap- 
porté ici  à  Phocion  que  vous  aviez  fait  de  beaux 
tableaux  où  il  est  représenté.  Cette  nouvelle  l'a 
réjoui.  Est-elle  véritable  ? 

Pouss. — Sans  doute;  j'ai  représenté  son 
corps  que  deux  esclaves  emportent  de  la  ville 
d'Athènes.  Ilsparoissenttousdeuxaffligés,etces 
deux  douleurs  ne  se  ressemblent  en  rien.  Le 
pren)ier  de  ces  esclaves  est  vieux  ;  il  est  enve- 
loppé dans  une  draperie  négligée  ;  le  nu  des  bras 
et  des  jambes  montre  un  honmie  fort  et  nerveux, 
c'est  une  carnation  qui  marque  un  corps  endurci 
au  travail.  L'autre  est  jeune,  couvert  d'une  tu- 
nique qui  fait  des  plis  assez  gracieux.  Les  deux 
attitudes  sont  didérentes  dans  la  même  action  ; 
et  les  deux  airs  des  têtes  sont  fort  variés  ,  quoi- 
qu'ils soient  tous  deuxserviles  *. 

Pahr.  —  Bon  ;  l'art  n'imite  bien  la  nature 
qu'autant  qu'il  attrape  cette  variété  infinie  dans 
SCS  ouvrages.  Mais  le  mort 

Pouss.  —  Le  mort  est  caché  sous  une  dra- 
perie confuse  qui  l'enveloppe.  Cette  draperie 
est  négligée  et  pauvre.  Dans  ce  convoi  tout  est 
capable  d'exciter  la  pitié  et  la  douleur. 

Paru.  —  Ou  ne  voit  donc  point  le  mort? 

Pouss.  —  On  ne  laisse  pas  de  remanjuer  sous 
cette  draperie  confuse  la  forme  de  la  tête  et  de 
tout  le  corps.  Pour  les  jambes,  elles  sont  décou- 
vertes :  on  y  peut  remarquer,  non-seulement  la 
couleur  flétrie  de  la  chair  morte ,  mais  encore 
laroideur  et  la  pesanteur  des  membres  affaissés. 
('es  deux  esclaves,  qui  cnqjorteut  ce  corps  le 
long  d'un  grand cheniin.  trouventà  côté  du  che- 
min de  grandes  pierres  taillées  en  carré  ,  dont 
quelques-ujies  sont  élevées  en  ordre  au-dessus 
des  antres,  en  sorte  qu'on  croit  voir  les  ruines 
de  quelque  majestueux  édifice.  Le  chemin  pa- 
roit  sablonneux  et  batiu. 

Paru.  —  On  ;»\c'z-vous  mis  aux  deux  côtés 
de  ce  taideau.  pour  accompagner  vos  figures 
principales  ? 

Porss.  —  Au  ci')lé  droit  sont  doux  ou  trois 
arbres  dont  le   tronc  est  d'une   écorcc  âpre  et 

On  a  [iiaM'  co  lalilcan  .  et  celui  <iur  l-'iMu-lon  <l(*(rit 
«laiis  le  dialddiu;  siii\aiil.  ]ls  foiil  partie  de»  paysages  du 
l'uussin.  (F.dil.  de  /'crs.^ 


.^00 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


noueuse.  Ils  ont  peu  de  brandies,  dont  le  ^crt, 
qui  est  un  peu  tuible  ,  se  perd  insensiblement 
dans  le  sombre  a/Air  du  ciel.  Derrière  ces  lon- 
gues tiyes  darbies,   on  voit  la  ville  d'Athènes. 

Paru.  —  Il  faut  un  contraste  bien  man[uc 
dans  le  côté  gancbe. 

Porss.  —  Le  voici.  C'est  un  terrain  raboteux; 
on  y  voit  des  creux  qui  sont  dans  une  oud)re 
très-forte,  et  des  pointes  de  rocbes  fort  éclairées. 
Là  se  présentent  aussi  quelques  buissons  assez 
sauvages.  Il  y  a  un  peu  au-dessus  un  clieinin  qui 
mène  à  un  bocage  sombre  et  épais  :  un  ciel  ex- 
trêmement clair  donne  encore  plus  de  force  à 
cette  verdure  sombre. 

Paru.  — Hon;  voilà  qui  est  bien.  Je  vois  que 
vous  savez  le  grand  art  dos  couleurs,  qui  est 
de  fortitier  l'une  par  son  opposition  avec  l'autre. 

Poiss.  —  Au-delà  de  ce  terrain  rude  se  pré- 
sente un  gazon  frais  cl  fendre.  On  y  voit  un 
berger  appuyé  s"ur  sa  boulette,  et  occupé  à  re- 
garder ses  moulons  blancs  comme  la  neige, 
qui  errent  en  paissant  dans  une  prairie.  Le 
chien  du  berger  est  couche  et  dort  derrière  lui. 
Dans  cette  campagne,  on  voit  un  autre  chemin 
où  passe  un  chariot  traîné  par  des  ba-ufs. 
Vous  remarquez  d"abord  la  force  et  la  pesan- 
teur de  ces  animaux,  dont  le  cou  est  penché 
vers  la  terre,  et  qui  marchent  à  pas  lents.  Un 
homme  d'un  air  rustique  est  devant  le  chariot; 
une  femme  marche  derrière  ,  et  elle  paroît  la 
lidèle  compagne  de  ce  sinq)le  villageois.  Deux 
autres  femmes  voilées  sont  sur  le  chariot. 

Parr.  —  Hien  ne  fait  un  plus  sensible  plai- 
sir que  ces  peintures  champêtres.  Nous  les  de- 
vons aux  poètes.  Ils  ont  commencé  à  chanter 
dans  leurs  vers  les  grâces  naïves  de  la  nature 
sinqile  et  sans  art;  nous  les  avons  suivis.  Les 
ornemens  d'une  canqiagne  où  la  nature  est 
belle,  font  une  image  plus  riante  que  toutes 
les  magnificences  que  l'art  a  pu  inventer. 

Porss.  On  voit  au  côté  droit  ,  dans  ce  che- 
min, sur  un  cheval  alezan,  un  ca\alicr  en\e- 
loppé  dans  un  manteau  rouge.  Le  ca\alier  et  le 
cheval  sont  penchés  en  avant  ;  il  send)le  s"é- 
Janccr  pour  courir  avec  plus  de  vitesse.  Les 
crins  du  cheval,  les  cheveux  de  l'homme  ,  son 
manteau  ,  tout  est  lloltant  et  repoussé  par  le 
vent  en  arrière. 

Parr.  —  ('eux  qui  ne  sa\enl  que  représen- 
ter des  figures  gracieuses  n'ont  atteint  que  le 
genre  médiocre.  Il  faut  peindre  l'action  et  le 
mouvement,  animer  les  ligures,  et  exprimer  les 
passions  de  l'ame.  Je  vois  (jue  vous  èles  bien 
entré  dans  le  goût  de  l'anlique. 

Poiss.  —  Plus  avant  on  trouve  un  ^^izon  sous 


lequel  paroit  un  terrain  de  sable.  Trois  figures 
humaines  sont  sur  cette  herbe  :  il  y  en  a  une 
debout,  couverte  d'une  robe  blanche  à  grands 
plis  (Ifjttatis;  les  deux  autres  sont  assises  auprès 
d'elle  sur  le  l)ord  de  l'eau,  et  il  y  en  a  une  qui 
joue  de  la  lyre.  Au  bout  de  ce  terrain  couvert 
de  gazon,  on  voit  un  bàtunent  carré,  orné  de 
bas-reliefs  et  de  festons,  d'un  bon  goût  d'ar- 
chiteclure  sini[)le  et  noble.  C'est  sans  doute  un 
tombeau  de  quelque  citoyen,  qui  étoit  mort 
peut-être  avec  moins  de  vertu,  mais  plus  de 
fortune  que  Phocion. 

Parr.  —  Je  n'oublie  j)as  que  vous  m'avez 
parlé  du  bord  de  l'eau.  Est-ce  la  rivièie  d'A- 
thènes nommée  ilissus? 

PoLss.  —  Oui,  elle  paroît  en  deux  endroits 
aux  côtés  de  ce  tombeau.  Cette  eau  est  pure  et 
claire  :  le  ciel  serein  qui  est  peint  dans  cette 
eau,  sert  à  la  rendre  encore  plus  belle.  Elle  est 
bordée  de  saules  naissans  et  d'autres  aibris- 
seaux  tendres  dont  la  fraîcheur  réjouit  la  vue. 

Parr.  —  Jusque-là  il  ne  me  reste  rien  à 
souhaiter.  Mais  vous  avez  encore  un  grand  et 
difficile  objet  à  me  représenter  ;  c'est  là  que  je 
vous  atlends. 

Pouss.  —  Quoi  ? 

Parr.  —  C'est  la  ville.  C'est  là  qu'il  faut 
montrer  que  vous  savez  l'histoire,  le  costume, 
l'archi  lecture. 

Poi'ss.  —  J'ai  [)eint  celte  grande  ville  d'A- 
thènes sur  la  |)ente  d'un  long  coteau,  pour  la 
mieux  faire  voir.  Les  bàtimens  y  sont  par  de- 
giès  dans  un  amphithéâtre  naturel.  Cette  ville 
ne  paroît  point  grande  du  premier  coup-d'œil  : 
on  n'en  voit  près  de  soi  qu'un  morceau  assez 
médiocre:  mais  le  derrière  qui  s'enfuit  découvre 
une  gi-aude  étendue  d'édifices. 

Paru.  —  Yavez-vous  évité  la  confusion  ? 

Porss.  —  J'ai  évité  la  confusion  et  la  symé- 
trie. J'ai  fait  beaucoup  de  bàtimens  irré- 
guliers :  mais  ils  ne  laissent  |)as  de  faire  un  as- 
semblage gracieux,  où  chaque  chose  a  sa  place 
la  plus  naturelle.  Tout  se  démêle  et  se  distin- 
gue sans  peine;  tout  s'unit  et  fait  corps  .  ainsi 
il  y  a  une  confusion  apparente,  cl  un  ordre  ^c- 
ri table  quaud  on  l'observe  de  près. 

Paru.  —  N'avez-vous  pas  mis  sur  le  devant 
quelque  principal  édifice? 

PdLss.  —  J'y  ai  mis  deux  tem[)les.  Chacun 
a  une  graurle  enceinte  comme  il  la  doit  avoir, 
où  l'on  dislingue  le  corps  du  temple  des  autres 
bàtimens  (jui  l'accompagnent.  Le  temple  qui  est 
à  la  main  droite  a  un  portail  orné  de  quatre 
grandes  colonnes  de  l'ordre  corinthien,  avec 
un  fronton  et  des  statues.  Autour  de  ce  tensple 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


301 


on  voit  des  feslons  pcnJans  :  c'esl  une  fête  que 
j'ai  voulu  représenter  suivant  la  vérité  de  l'his- 
toire. Pendant  qu'on  emporte  IMiocion  hors  de 
la  ville  vers  le  hùcher,  tout  le  peuple  en  joie 
et  en  pompe  fait  une  grande  solennité  autour 
du  temple  dont  je  vous  |)arle.  Quoique  ce  peu- 
ple |)aroisse  assez  loin,  on  ne  laisse  pas  de  re- 
marquer sans  peine  une  action  de  joie  pour  ho- 
norer les  dieux.  Derrière  ce  temple  [)aroit  une 
grosse  tour  très-haute,  au  sommet  de  laquelle 
est  une  statue  de  quelque  divinité.  Cettti  tour 
est  comme  une  grosse  colonne. 

Paru  —  Où  est-ce  que  vous  en  avez  pris 
l'idée? 

Pouss.  —  Je  ne  m'en  souviens  plus  .  mais 
elle  est  si'irement  prise  dans  l'antique,  car  ja- 
mais je  n'ai  pris  la  liherté  de  rien  donner  à  l'an- 
tiquité qui  ne  fut  tiré  de  ses  monumens.  On  volt 
aussi  auprès  de  cette  tour  nnohélisque. 

Paur.  —  Et  l'autre  temple  ,  n'en  direz-vous 
rien  ? 

PoLss.  —  Cet  autre  temple  est  un  édifice 
rond,  soutenu  de  colonnes  ;   l'architecture  en 
paroît  majestueuse  et   singulière.    Dans  l'en- 
ceinte on  remarque  divers  grands  hàtimens  avec 
des  frontons.  Quelques  arbres  en  dérobent  une 
partie  à  la  vue.  J'ai  voulu  marquer  unbois  sacré. 
Parr.  —  Mais  venons  an  corps  de  la  ville. 
Pouss.  —  J'ai  cru  y  devoir  marquer  les  di- 
vers temps  delà  république  d'Athènes;  sa  pre- 
mière simplicité,  à  remonter  jusque  vers  les 
temps  héroïques  ;  et  sa  magnificence  dans  les 
siècles,  suivans  où  les  arts  y  ont  fleuri.    Ainsi 
j'ai  fait  beaucoup  d'édifices  ou  ronds  ou  carrés 
avec  une  architecture  régulière  ,  et  beaucoup 
d'autres  qui  sentent   cette  antiquité  rustique  et 
guerrière.  Tout  y  est  d'une  tigure  bizarre  :  on 
ne  voit  que  tours,  que  créneaux,  que  hautes 
murailles,  que  petits  bâtimeus  inégaux  et  sim- 
ples. Une  chose  rend  cette  ville  agréable,  c'est 
que  tout  y  est  mêlé  de  grands  édifices  et  de  bo- 
cages. J'ai  cru  qu'il  falloit  mettre  de  la  verdure 
partout,  pour  représenter  les  bois  sacrés  des 
temples,  et  les  arbres  qui  étoient  soit  dans  les 
gymnases  ou   dans  les  autres  édifices  publics. 
Partout  j'ai  tâché  d'éviter  de  faire  .les  hàtimens 
qui  eussent  rapport  à  ceux  de  mon  temps  et  de 
mon  pays ,  pour  donner  à  l'antiquité  un  ca- 
ractère facile  à  reconnoître. 

Parr,  —  Tout  cela  est  observé  judicieuse- 
ment. Mais  je  ne  vois  point  l'Acropolis.  L'avez- 
vous  oublié?  ce  seroit  dommage. 

Porss.  —  Je  n'avois  garde.  Il  est  derrière 
foule  la  ville  sur  le  sommet  de  la  uonlagne, 
laquelle  domine  tout  le  coteau  en  pente.  On 


voit  à  ses  pieds  de  grands  hàtimens  fortifiés  par 
des  tours.  La  montagne  est  couverte  d'une 
agréable  verdure.  Pour  la  citadelle,  il  paroit 
une  assez  grande  enceinte  avec  une  vieille  tour 
qui  s'élève  jusque  dans  la  nue.  Vous  remar- 
querez que  la  ville,  qui  va  toujours  en  baissant 
vers  le  côté  gauche,  s'éloigne  insensiblement, 
et  se  perd  entre  un  bocage  fort  somi)re  dont  je 
vous  ai  parlé  ,  et  un  petit  bouquet  d'autres  ar- 
bres d'un  vert  brun  et  enfoncé  *,  qui  est  sur  le 
bord  de  l'eau. 

Parr.  —  Je  ne  suis  pas  encore  content. 
Qu'avez-vous  mis   derrière  toute  cette  ville? 

Pouss.  —  C'est  un  lointain  où  l'on  voit  des 
montagnes  escarpées  et  assez  sauvages.  Il  y  en 
a  une.  derrière  ces  beaux  temples  et  celte 
pompe  si  riante  dont  je  vous  ai  parlé,  qui  est 
un  roc  tout  nu  et  alfreux.  Il  m'a  paru  que  je 
devois  faire  le  tour  de  la  ville  cultivé  et  gracieux, 
comme  celui  des  grandes  villes  l'est  toujours. 
Mais  j'ai  donné  une  certaine  beauté  sauvage  au 
lointain,  pour  me  conformer  à  l'histoire,  qui 
parle  de  l'Attique  comme  d'un  pays  rude  et 
stérile. 

Parr.  —  J'avoue  que  ma  cuiiosilé  est  bien 
satisfaite,  et  je  serois  jaloux  pour  la  gloire  del'an- 
tiquilé,  si  on  pouvoit  l'être  d'un  honnne  qui  l'a 
imitée  si  modestement. 

pouss.  —  Souvenez-vous  au  moins  que  si 
je  vous  ai  longtemps  entretenu  de  mon  ou- 
vrage ,  je  l'ai  fait  pour  ne  vous  rien  refuser  .  et 
pour  me  soumettre  à  votre  jugement. 

Parr.  —  Après  tant  de  siècles  vous  avez 
fait  plus  d'honneur  à  Phocion,  que  sa  patrie 
n'auroil  pu  lui  en  faire  le  jour  de  sa  mort  par 
de  somptueuses  funérailles.  Mais  allons  dans 
ce  bocage  ici  près,  où  il  est  avec  Timoléon  et 
Aristide,  pour  lui  ap[)rendre  de  si  agréables 
nouvelles. 


LUI. 

LÉONARD   DE   VINCI    ET    POUSSIN. 

Di\S(ri|ili(iii  (riiii  paysâiTi'.   peint  par  le  Poii5sin. 

Lko.n.   —  Votre  con\ersation  avec  Parrlia- 
sius  fait  beaucoup  de  bruit  en  ce  bas  monde  ; 


C'esl  ainsi  i|u'(in  lit  iliiiis  rôililion  originale.  Dans  ccll«! 
clf  Di<l(il,  lin  a  mh  fiinré ,  sans  faire  attention  qui'  Fi'ni'lou 
suit  ici  l'Acailéniie,  qui,  dans  toutes  les  éililions  de  sou 
Dictionnaire,  au  mol  onitciir,  donne  cet  eieniple,  Couleur 
enfuncée.  [Edil.  de  f  ers. 


302 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


on  assure  qu'il  est  prévenu  en  votre  faveur,  et 
qu'il  vous  met  au-dessus  de  tous  les  peintres 
italiens.  Mais  nous  ne  le  souffrirons  jamais 

Porss.  —  I.e  croyez -vous  si  facile  à  préve- 
nir ?  Vous  lui  faites  tort  j  vous  vous  faites  tort 
à  vous-même,  et  vous  me  faites  trop  d'honneur. 

LÉON.  —  Mais  il  m'a  dit  qu'il  ne  connoissoit 
rien  de  si  Iteau  que  le  tableau  que  vous  lui 
aviez.  rc{)résenté.  A  quel  propos  ofl'cnser  tant 
de  grands  hommes  pour  en  louer  un  seul  , 
qui 

PoLss.  —  Mais  pourquoi  croyez-vous  qu'on 
vous  offense  en  louant  les  autres?  Parrhasius 
n'a  point  fait  de  comparaison.  De  quoi  vous 
fàchez-^ous? 

Lkon.  —  Oui  vraiment,  un  petit  peintre 
français  qui  fut  contraint  de  quitter  sa  patrie 
pour  aller  gagner  sa  vie  à  Home  ? 

Pouss.  —  Ho  1  puisque  vous  le  prenez  par 
là,  vous  n'aurez  pas  le  dernier  mot.  Hé  bien  ! 
je  quittai  la  France,  il  est  vrai  pour  aller  vivre 
à  Rome,  où  j'avois  étudié  les  modèles  antiques, 
et  où  la  peinture  étoit  plus  eu  honneur  qu'en 
mon  pays  :  mais  enfin  quoique  étranger,  j'é- 
tois  admiré  dans  Rome.  Et  vous,  qui  étiez  ita- 
lien, ne  fùtes-vous  pas  obligé  d'abandonner  vo- 
tre pays,  quoique  la  peinture  y  fût  si  honorée, 
pour  aller  mourir  à  la  cour  de  François  I"*^ 

Lkon.  —  Je  voudrois  bien  examiner  un  peu 
quelqu'un  de  vos  tableaux  sur  les  règles  de 
peinture  que  j'ai  expliquées  dans  mes  livres. 
On  verroit  autant  de  fautes  que  de  coups  de 
pinceau. 

Pouss.  —  J'y  consens.  Je  veux  croire  que  je 
ne  suis  pas  aussi  grand  peintre  que  vous,  mais 
je  suis  moins  jaloux  de  mes  ouvrages.  Je  vais 
vous  mettre  devant  les  yeux  toute  l'ordonnance 
d'un  de  mes  tableaux  :  si  vous  y  remarquez  des 
défauts,  je  les  avouerai  franchement  ;  si  vous 
approuvez  ce  que  j'ai  fait,  je  vous  contraindrai 
à  m'estimer  un  peu  plus  que  vous  ne  faites. 

Lkon.  — Hé  bien  !  voyons  donc.  Mais  je  suis 
un  sévère  critique,  souvenez-vous-en. 

PoLss.  —  Tant  mieux.  Représentez-vous  un 
rocher  qui  est  dans  le  côté  gauche  du  tableau. 
De  ce  rocher  toml)e  une  source  d'eau  pure 
et  claire,  qui,  après  avoir  fait  quelques  petits 
bouillons  dans  sa  chute ,  s"enfuit  au  travers 
de  la  campagne.  Un  homme  qui  étoit  venu 
puiser  de  cette  eau,  est  saisi  par  un  serpent 
monstrueux  ;  le  serpent  .se  lie  autour  de  son 
corps ,  et  entrelace  ses  bras  et  ses  jambes  par 
plusieurs  tours,  le  serre,  l'empoisonne  de  son 
venin,  et  l'étoulfe.  Cet  homme  est  déjà  mort: 
il  est  étendu  ;  on  voit  la  pesanteur  et  la  roideur 


de  tous  ses  membres;  sa  chair  est  déjà  livide j 
son  visage  affreux  représente  une  mort  cruelle. 

LÉON.  —  Si  vous  ne  nous  présentez  point 
d'autre  objet,  voilà  un  tableau  bien  triste. 

Pouss,  —  Vous  allez  voir  quelque  chose 
qui  augmente  encore  cette  tristesse.  C'est  un 
autre  homme  qui  s'avance  vers  la  fontaine  :  il 
aperçoit  le  serpent  autour  de  l'homme  mort, 
il  s'arrête  soudainement:  un  de  ses  pieds  de- 
jueure  suspendu;  il  lève  un  bras  en  haut,  l'au- 
tre tombe  en  bas  ;  mais  les  deux  mains  s'ou- 
vrent ,  elles  marquent  la  surprise  et  l'horreur. 

LÉON.  —  Ce  second  objet,  quoique  triste,  ne 
laisse  pas  d'animer  le  tableau  ,  et  de  faire  un 
certain  plaisir  semblable  à  ceux  que  goûtoient 
les  spectateurs  de  ces  anciennes  tragédies  où 
tout  inspiroit  la  terreur  et  la  pitié:  mais  nous 
verrous  bientôt  si  vous  avez.... 

Pouss.  —  Ah  !  ah  !  vous  commencez  à  vous 
humaniser  un  peu  :  mais  attendez  la  suite,  s'il 
vous  plaît  :  vous  jugerez  selon  vos  règles  quand 
j'aurai  tout  dit.  Là  auprès  est  un  grand  chemin, 
sur  le  bord  duquel  paroît  une  femme  qui  voit 
l'homme  effrayé  ,  mais  qui  ne  sauroit  voir 
l'homme  mort,  parce  qu'elle  est  dans  un  en- 
foncement, et  que  le  terrain  fait  une  espèce  de 
rideau  entre  elle  et  la  fontaine.  La  vue  de  cet 
homme  effrayé  fait  en  elle  un  contre-coup  de 
tcrrenr.  Ces  deux  frayeurs  sont,  comme  on  dit, 
ce  que  les  douleurs  doivent  être  :  les  grandes  se 
taisent,  les  petites  se  plaignent.  La  frayeur  de 
cet  homme  le  rend  immobile  :  celle  de  cette 
femme,  qui  est  moindre,  est  plus  marquée  par 
la  grimace  de  son  visage  ;  on  voit  en  elle  une 
peur  de  fennne,  qui  ne  peut  rien  retenir ,  qui  ex- 
prime toute  son  alarme,  qui  se  laisse  aller  à  ce 
qu'elle  sent:  elle  tombe  assise,  elle  laisse  tom- 
ber et  oublie  ce  qu'elle  porte;  elle  tend  les  bras 
et  semble  crier.  ÎN 'est-il  pas  vrai  que  ces  divers 
degrés  de  crainte  et  de  surprise  font  une  es- 
pèce de  jeu  qui  touche  et  plaît? 

LÉON.  —  J'en  conviens.  Mais  qu'est-ce  que 
ce  dessin  !  est-ce  une  histoire  ?  je  ne  la  con- 
nois  pas.  C'est  plutôt  un  caprice. 

Pouss.  —  C'est  un  caprice.  Ce  genre  d'ou- 
vrage nous  sied  fort  bien,  pourvu  que  le  caprice 
soit  réglé,  et  qu'il  ne  s'écarte  en  rien  de  la  vraie 
nature.  On^oit  au  côté  gauche  quelques  grands 
arbres  qui  ^xu-oisseut  vieux,  et  tels  que  ces  an- 
ciens chênes  qui  ont  passé  autrefois  pour  les  di- 
vinités d'un  pays.  Leurs  tiges  vénérables  ont 
une  écorce  rude  et  âpre  ,  qui  fait  fuir  un  bo- 
cage tendre  et  naissant,  placé  derrière.  Ce  bo- 
cage a  une  fraîcheur  délicieuse;  on  voudroit  y 
être.  On  s'imagine  un  été  brûlant,  qui  respecte 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


303 


ce  bois  sacré.  11  est  planté  le  long  d'une  eau 
claire,  et  semble  se  mirer  dedans.  On  voit  d'un 
côté  un  vert  enfoncé  ;  de  l'autre  une  eau  pure  , 
où  l'on  découvre  le  sombre  azur  d'un  ciel  se- 
rein. Dans  cette  eau  se  présentent  divers  objets 
qui  amusent  la  vue,  pour  la  délasser  de  toul  ce 
qu'elle  a  vu  d'afl'reux.  Sur  le  devant  du  tableau, 
les  lipures  sont  toutes  tragiques.  Mais  dans  ce 
fond  tout  est  paisible,  doux  et  riant  :  ici  on  voit 
de  jeunes  gens  qui  se  baignent  et  qui  se  jouent 
en  nageant  ;  là,  des  pècbeurs  dans  un  bateau  : 
l'un  se  penche  en  avant,  et  semble  prêt  à  tom- 
ber,  c'est  qu'il  tire  un  filet  ;  deux  autres,  pen- 
chés en  arrière,  rament  avec  efl'ort.  D'autres 
sont  sur  le  bord  de  l'eau,  etjouentàlamourre*  : 
il  paroît  dans  les  visages  que  l'un  pense  à  un 
nombre  pour  surprendre  son  compagnon  ,  qui 
paroi  t  être  attentif  de  peur  d'être  surpris.  D'au- 
tres se  promènent  au-delà  de  cette  eau  sur  un 
gazon  frais  et  tendre.  En  les  voyant  dans  un 
si  beau  lieu,  peu  s'en  faut  qu'on  n'envie  leur 
bonheur.  On  voit  assez  de  loin  une  femme  qui 
va  sur  un  àne  à  la  ville  voisine,  et  qui  est  sui- 
vie de  deux  hommes.  Aussitôt  on  s'imagine  voir 
ces  bonnes  gens,  qui,  dans  leur  simplicité  rus- 
tique ,  vont  porter  aux  villes  l'abondance  des 
champs  qu'ils  ont  cultivés.  Dans  le  même  coin 
gauche  paroit  au-dessus  du  bocage  une  mon- 
tagne assez  escarpée,  sur  laquelle  est  un  châ- 
teau. 

LtON.  —  Le  côté  gauche  de  votre  tableau 
me  donne  de  la  curiosité  de  voir  le  côté  droit. 

PoLss.  —  C'est  un  petit  coteau  qui  vient  en 
pente  insensible  jusqnes  au  bord  <le  la  rivière. 
Sur  cette  pente  on  voit  en  confusion  des  arbiis- 
seaux  et  des  buissons  sur  un  terrain  inculte. 
Au-devant  de  ce  coteau  sont  plantés  de  grands 
arbres,  entre  lesquels  on  aperçoit  la  campagne, 
l'eau  et  le  ciel. 

Lkon.  —  Mais  ce  ciel ,  comment  lavez-vous 
fait? 

Poiss.  —  Il  est  d'un  bel  azur,  mêlé  de 
nuages  clairs  qui  semblent  être  d'or  et  d'ar- 
gent. 

Léon.  —  Vous  l'avez  fait  ainsi .  sans  doute  , 
pour  avoir  la  liberté  de  disposer  à  votre  gré  de 
la  lumière  ,  et  pour  la  répandre  sut  chaque  ob- 
jet selon  vos  desseins. 

Porss,  — Je  l'avoue  ;  mais  vous  devez  avouer 
aussi  qu'il  paroît  par  là  que  je  n'i?nore  pnint 
vos  règles  que  vous  vantez,  tant. 


'  Ji-ii  fini  iiiiiiinuii  fil  lUiIii-,  q\ii'  iIl'UV  i)Pi^onnos  ji.iiiMit 
cnseiiibU-  ,  en  se  iimnlranl  U-t,  iliiiijls  en  parte  laves  el  eii 
partie  fermes,  el  ileviiianl  eu  iiiêiiie  temps  1;  nombre  Je 
ceux  qui  sont  Ie>éb. 


Lkox,  —  Qu'y  a-t-il  dans  le  milieu  de  ce  ta- 
bleau au-delà  de  cette  rivière? 

Poiss.  —  Une  ville  dont  j'ai  déjà  parlé.  Elle 
est  dans  un  eufonccmenf  où  elle  se  perd  ;  un 
coteau  plein  de  verdure  en  dérobe  une  partie. 
On  voit  de  vieilles  tours,  des  créneaux,  de  grands 
édilices,  et  une  confusion  de  maisons  dans  une 
ombre  très-forte  ;  ce  qui  relève  certains  endroits 
éclairés  par  une  certaine  lumière  douce  et  vive 
qui  vient  d'en  haut.  Au-dessus  de  celte  ville 
paroît  ce  que  l'on  voit  presque  toujours  au- 
dessus  des  villes  dans  un  beau  temps  :  c'est  une 
fumée  qui  s'élève,  et  qui  fait  fuir  les  montagnes 
qui  font  le  lointain.  Ces  montagnes,  de  ligure 
bizarre,  varient  l'horizon,  en  sorte  que  les  yeux 
sont  coutens. 

Lkon.  —  Ce  tableau  ,  sur  ce  que  vous  m'en 
dites,  me  paroît  moins  savant  que  celui  de  Pho- 
cion. 

Pouss.  —  Il  y  a  moins  de  science  d'architec- 
ture ,  il  est  vrai:  d'ailleurs  on  n'y  voit  aucune 
connoissance  de  l'antiquité  :  mais  en  revanche 
la  science  d'exprimer  les  passions  y  est  assez 
grande  :  de  plus,  tout  ce  paysage  a  des  grâces 
et  une  tendresse  que  l'autre  n'égale  point. 

Lkon.  —  Vous  seriez  donc ,  à  tout  prendre  , 
pour  ce  dernier  tableau? 

Pûiss.  —  Sans  hésiter,  je  le  préfère;  mais 
vous,  qu'en  pensez-vous  sur  ma  relation? 

Lkox.  —  Je  ne  connois  pas  assez  le  tableau 
de  Phocion  pour  le  comparer.  Je  vois  que  vous 
avez  assez  étudié  les  bons  modèles  du  siècle 
passé  el  mes  livres;  mais  vous  louez  trop  vos 
ouvrages. 

Poiss.  —  (^est  vous  qui  m'avez  contraint 
d'en  parler  :  mais  sachez  que  ce  n'est  ni  dans 
vos  livres  ni  dans  les  tableaux  du  siècle  passé 
que  je  me  suis  instruit  :  c'est  dans  les  bas-reliefs 
antiques ,  où  vous  avez  étudié  aussi  bien  que 
moi.  Si  je  pou  vois  un  jour  retourner  parmi  les 
vi\ans,  je  peindrois  bien  la  jalousie;  car  vous 
m'en  donnezici  d'excellens  modèles.  Pour  moi, 
je  ne  préfends  vous  rien  ôter  de  votre  science 
ni  de  votre  gloire  ;  mais  je  vous  céderois  avec 
plus  de  plaisir,  si  vous  étiez  moins  entêté  de 
votre  rang.  Allons  troinei  Parrhasius  .  vous  lui 
ferez  votie  critique,  il  décidera,  s'il  vous  plaît; 
car  je  ne  vous  cède  à  vous  autres  messieurs  les 
modernes,  qu'à  condition  que  vous  céderez  aux 
anciens.  Après  que  Parrhasius  aura  prononcé , 
je  serai  prêt  à  retourner  sur  la  terre  ,  pour  cor- 
v'vjev  mon  tableau. 


304 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


LÏV. 

LÉGER    ET    EBROIN. 

La  vie  simple  ot  solitaire  n'a  point  tli-  charnws  pour  un 
ambitieux. 

Ébb.  —  Ma  consolation  dans  mes  malheurs 
est  (le  vous  trouver  dans  celte  solitude. 

Lkg.  —  Et  moi  je  suis  fàelii?  de  vous  y  voir  ; 
car  on  y  est  sans  fruit  ,  quand  on  y  est  makn-é 
soi. 

Ébu.  —  Pourquoi  désespcrcz-vous  donc  de 
ma  conversion  ?  Peut-être  que  vos  exemples  et 
vos  conseils  me  rendront  meilleur  que  vous  ne 
pensez.  Vous  qui  êtes  si  charilahle.  vous  de- 
vriez bien  dans  ce  loisir  [irendre  un  peu  soin  de 
moi. 

LÉG.  —  On  ne  m'a  mis  ici  qu'afin  que  je  ne 
me  mêle  de  rien  :  je  suis  assez  chargé  d'avoir  à 
me  corriger  moi-même. 

Ébr.  —  Quoi  !  en  entrant  dans  la  solitude  on 
renonce  à  la  charité?. 

Li'g.  —  Point  du  tout  ;  je  prierai  Dieu  pour 
vous. 

Err.  —  Ho  !  je  le  vois  bien  :  c'est  que  vous 
m'abandonnez  comme  un  homme  indigue  de 
vos  instructions.  Mais  vous  en  répondrez,  et 
tous  ne  me  laites  pas  justice.  J'a\oueque  j'ai  été 
fâché  de  venir  ici  ;  mais  maintenant  je  suis  assez 
content  d'y  être.  Voici  le  plus  beau  désert  qu'on 
|)uisse  voir.  N'admirez-vous  pas  ces  ruisseaux 
qui  tombent  des  montagnes,  ces  rochers  escar- 
pés et  en  partie  couverts  de  mousse ,  ces  vieux 
arbres  qui  paroissenl  aussi  anciens  que  la  terre 
où  ils  sont  plantés?  La  nature  a  ici  je  ne  sais 
quoi  de  brut  et  d'aiïreux  qui  plaît ,  et  qui  lait 
rêver  agréablement. 

Lk(;.  —  Toutes  ces  choses  sont  bien  fades  ù 
qui  a  le  goût  de  l'ambition ,  et  qui  n'est  point 
désabusé  des  choses  vaines.  Il  faut  avoir  le  cœur 
innocent  et  paisible  pour  être  sensible  à  ces  beau- 
tés champêtres. 

Ébr.  —  Mais  j'étois  las  du  monde  et  de  ses 
embarras  ,  quand  on  m'a  mis  ici. 

LÉG.  —  Il  paroît  que  vous  en  étiez  fort  las , 
puisque  vous  en  êtes  sorti  par  force! 

Ebk.  —  Je  n'aurois  pas  eu  le  courage  d'en 
sortir;  mais  j'en  étois  pourtant  dégoûté. 

Lkg.  —  Dégoûté  comme  un  homme  qui  y 
retourueroit  encore  avec  joie,  et  qui  ne  cherche 
qu'une  porte  pour  y  rentrer.  Je  connois  votre 


cœur;  vous  avez  beau  dissimuler  :  avouez  votre 
inquiétude  ;  soyez  au  moins  de  bonne  foi. 

Ebr,  — Mais,  saint  prélat,  si  nous  rentrions 
vous  et  moi  dans  les  allaires,  nous  y  ferions  des 
biens  infinis.  Nous  nous  soutiendrions  l'un  l'au- 
tre pour  protéger  la  vertu  ;  nous  abattrions  de 
concert  tout  ce  qui  s'opposeroit  à  nous. 

Lkg.  —  Gontîez-vousàAons-même  tant  qu'il 
vous  plaira,  sur  vos  expériences  passées  ;  cher- 
<  liez  des  prétextes  pour  flatter  vos  passions  : 
pour  moi ,  qui  suis  ici  depuis  plus  de  temps  que 
vous  ,  j'y  ai  eu  le  loisir  d'apprendre  à  me  détier 
de  moi  et  du  monde.  Il  m'a  trompé  une  fois  ce 
monde  ingrat  ;  il  ne  me  trompera  plus.  J'ai  tâ- 
ché de  lui  faire  du  bien;  il  ne  m'a  jamais  rendu 
que  du  mal.  J'ai  voulu  aider  une  reine  bien  in- 
tentionnée ;  on  l'a  décréditée  et  réduite  à  se  re- 
tirer. Ou  m'a  rendu  ma  liberté  en  croyant  me 
mettre  en  prison  ;  trop  haurcux  de  n'avoir  plus 
d'autre  alîaire  que  celle  de  mourir  en  paix  dans 
ce  désert. 

Ébr.  —  Mais  vous  n'y  songez  pas;  si  nous 
voulons  nous  réunir  ,  nous  pouvons  encore  être 
les  maîtres  absolus. 

Lkg.  —  Les  maîtres  de  quoi  ?  de  la  mer  ,  des 
vents  et  des  Ilots?  Non  ,  je  ne  me  rembarque 
plus  après  avoir  fait  naufrage.  Allez  cbercher  la 
fortune;  tourmentez-vous,  soyez  malheureux 
dès  cette  vie,  hasardez  tout,  périssez  à  la  fleur  de 
\otrc  âge,  damnez-vons  pour  troubler  le  monde 
et  pour  faire  i)arler  de  vous;  vous  le  méritez  bien, 
puisque  vous  ne  pouvez  demeurer  en  repos. 

KIbr.  —  Mais  quoi!  est-il  bien  vrai  que  vous 
ne  désirez  plus  la  fortune  ?  l'ambition  est-elle  bien 
éteinte  dans  les  derniers  replis  de  votre  cœur? 

Lkg.  —  Me  croiriez-vous  si  je  vous  le  disois  ? 

Ébr.  —  En  vérité,  j'en  doute  fort.  J'aurois 
bien  de  la  peine;  car  enfin 

Lkg.  —  Je  ne  vous  le  dirai  donc  pas  ;  il  est 
inutile  de  vous  parler  non  plus  qu'aux  sourds. 
Ni  les  peines  inlinies  de  la  prospérité  ,  ni  les  ad- 
versités affreuses  qui  l'ont  suivie  n'ont  pu  vous 
corriger.  Allez,  retournez  à  la  cour  ;  gouvernez  ; 
faites  le  malheur  du  monde,  et  trouvez-y  le  vôtre. 


LV. 

LE  PRINCE  DE  GALLES  ET  RICHARD  SON  FILS. 
Caractère  d'un  piinee  fuilile. 

Le  Pr.  —  Hélas!  mon  cher  fils,  je  te  revois 
avec  douleur  :  j'espérois  pour  toi  une  vie  plus 


J 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


30ri 


longue ,  et  un  règne  plus  heureux.  Qu'est-ce 
qui  a  rendu  ta  mort  si  prompte  ?  N'as-tu  point 
fait  la  même  faute  que  moi,  en  ruinant  ta  santé 
par  un  excès  de  travail  dans  la  guerre  contre  les 
Français? 

Rica.  —  Non.  mon  pèie,  ma  santé  n'a  point 
manqué,  d'autres  malheurs  ont  liui  ma  vie. 

LePr.  —  Quoi  donc?  quelque  traître  a-t-il 
trempé  ses  mains  dans  ton  sang  ?  Si  cela  est , 
l'Angleterre,  qui  ne  m'a  pas  oublié,  vengera 
ta  mort. 

Rica.  —  Hélas  !  mon  père,  toute  l'Angleterre 
a  été  de  concert  pour  me  déshonorer ,  pour  me 
dégrader ,  pour  me  faire  périr. 

Le  Pr.  —  0  ciel!  qui  l'auroit  pu  croire?  à 
qui  se  fier  désormais  ?  Mais  qu'as-tu  donc  fait  , 
mon  fils?  n'as-tu  point  de  tort?  dis  la  vérité  à 
ton  père. 

RicH.  —  A  mon  père  !  ils  disent  que  vous  ne 
l'êtes  pas,  et  que  je  suis  fils  d'un  chanoine  de 
Bordeaux. 

Le  Pr.  —  C'est  de  quoi  personne  ne  peut 
répondre;  mais  je  ne  saurois  le  croire.  Ce  n'est 
pas  la  conduite  de  ta  mère  qui  leur  donne  cette 
pensée;  mais  n'est-ce  point  la  tienne  qui  leur 
fait  tenir  ce  discours  ? 

RicH.  —  Ils  disent  que  je  prie  Dieu  comme 
un  chanoine,  que  je  ne  sais  ni  conserver  l'au- 
torité sur  les  peuples,  ni  exercer  la  justice,  ni 
faire  la  guerre. 

LePr.  — 0  mon  enfant!  tout  cela  est-il 
vrai?  Il  auroit  mieux  valu  pour  toi  passer  ta  vie 
moine  à  Westminster,  que  d'être  sur  le  trône 
avec  tant  de  mépris. 

RicH.  — J'ai  eu  de  bonnes  intentions  ;  j'ai 
donné  de  bonsexemples:  j'aicu  même  quelque- 
fois assez  de  vigueur.  Par  exemple ,  je  lis  en- 
lever et  exécuter  le  duc  deGlocestre  mon  oncle, 
qui  rallioit  tous  les  mécontens  contre  moi ,  et 
qui  m'auroit  détrôné  si  je  ne  l'eusse  prévenu. 

Le  Pr.  —  Ce  coup  étoit  hardi  et  peut-être 
nécessaire ,  car  je  connoissois  bien  mon  frère  , 
qui  étoit  dissimulé  ,  artificieux ,  entreprenant , 
ennemi  de  l'autorité  légitime,  propre  à  rallier 
une  cabale  dangereuse.  Mais,  mon  fils,  ne  lui 
avois-tu  donné  aucune  prise  sur  toi?  D'ailleurs, 
ce  coup  étoit-il  assez  mesuré?  l'as-tu  bien  sou- 
tenu? 

RicH.  —  Le  duc  de  Gloceslre  m'accusoit 
d'être  trop  uni  avecles  Français,  anciens  enne- 
mis de  notre  nation  :  mon  mariage  avec  la  fille 
de  Charles  VI,  roi  de  France  ,  servit  au  duc  à 
éloigner  de  moi  les  cœurs  des  Anglais. 

Le  Pr.  —  Quoi!  mon  fils,  tu  l'es  rendu  sus- 
pect aux  tiens  par  une  alliance  avec  les  ennemis 

FÉNELOX.     TOME    VI. 


irréconciliables  de  l'Angleterre  !  et  que  t'ont-ils 
donné  pour  ce  mariage?  as-tu  joint  le  Poitou  et 
la  Touraineà  la  Guicnne  ,  pour  unir  tous  nos 
Etats  de  France  jusqu'à  la  Normandie? 

Rien.  —  Nullement;  mais  j'ai  cru  qu'il  étoit 
bon  d'avoir  hors  de  l'Angleterre  un  appui  con- 
tre les  Anglais  factieux. 

Le  Pr.  —  0  malheur  de  l'Etat!  ô  déshon- 
neur de  la  maison  royale  !  tu  vas  mendier  le  se- 
cours de  tes  ennemis,  qui  auront  toujours  un 
intérêt  capital  de  rabaisser  la  puissance  !  Tu  veux 
alfermir  ton  règne  en  prenant  des  intérêts  con- 
traires à  la  grandeur  de  ta  propre  nation!  Tu 
ne  te  contentes  pas  d'être  aimé  de  tes  sujets 
comme  leur  père  ;  tu  veux  être  craint  comme 
un  ennemi  qui  s'entend  avec  les  étrangers  pour 
les  opprimer!  Hélas  !  que  sont  devenus  ces  beaux 
jours  où  je  mis  en  fuite  le  roi  de  France  dans 
les  plaines  de  Créci ,  inondées  du  sang  de  trente 
mille  Français,  et  où  je  pris  un  autre  roi  de 
cette  nation  aux  portes  de  Poitiers?  0  que  les 
temps  sont  changés!  Non,  je  ne  m'étonne  plus 
qu'on  t'ait  pris  pour  le  fils  d'un  chanoine.  Mais 
qui  est-ce  qui  t'a  détrôné? 

RicH.  —  Le  comte  d'Erby. 

Le  Pr.  —  Comment?  a-t-il  assemblé  une  ar- 
mée? a-t-il  gagné  une  bataille? 

RicH. —  Rien  de  tout  cela.  Il  éloit  en  France 
à  cause  d'une  querelle  avec  le  grand  maréchal, 
pour  laquelle  je  l'avois  chassé  :  l'archevêque  de 
Cantorbéri  y  passa  secrètement ,  pour  l'inviter 
à  entrer  dans  une  conspiration.  Il  passa  par  la 
Bretagne,  arriva  à  Londres  pendant  que  je  n'y 
étois  pas,  trouva  le  peuple  prêt  à  se  soulever. 
La  plupart  des  mutins  prirent  les  armes  ;  leurs 
troupes  montèi'ont  jusqu'à  soixante  mille  hom- 
mes ;  tout  m'abandonna.  Le  comte  vint  me  trou- 
ver dans  un  château  où  je  me  renfermai;  il  eut 
l'audace  d'y  entrer  presque  seul  :  je  pouvois 
alors  le  faire  périr. 

Le  Pr.  —  Pourquoi  ne  le  fis-tu  pas,  mal- 
heureux? 

RicH. —  Les  peuples,  que  je  voyois  en  armes 
dans  toute  la  campagne ,  m'auroient  massacré. 

Le  Pr.  —  Hé!  ne  valoit-il  pas  mieux  mourir 
en  homme  de  courage? 

Ricii.  —  Il  y  eut  d'ailleurs  un  présage  qui 
me  découragea. 

Le  Pr.  —  Qu'éloit-ce? 

RioH.  —  Ma  chienne,  qui  n'avoit  jamais  voulu 
caresser  que  moi  seul,  me  quitta  d'abord  pour 
aller  en  ma  présence  caresser  le  comte;  je  vis 
bien  ce  que  cela  signifioit,  et  je  le  dis  au  comte 
même. 

Le  Pr.  —  Voilà  une  belle  na'iveté  !  Un  chien 

20 


306 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


a  donc  décidé  de  ton  autorité  ,  de  ton  honneur  . 
de  ta  vie,  et  du  soii  de  toute  TA ngtc terre  !  Alors 
que  lîs-tu  ? 

Ku.H.  —  Je  priai  le  comte  de  nie  mettre  en 
sûreté  contre  la  fureur  de  ce  peuple. 

Le  Pr.  —  Hélas!  il  ne  te  manquoit  plus  que 
de  demander  lâchement  la  vie  à  l'usurpateur. 
Te  la  donna-t-il  au  moins? 

RicH.  —  Oui  .  d'abord.  Il  me  renferma  dans 
la  tour,  oùj'aurois  vécu  encore  assez  douce- 
ment ;  mais  mes  amis  me  firent  plus  de  mal 
que  mes  ennemis  ;  ils  voulurent  se  rallier  pour 
me  tirer  de  captivité  et  pour  renverser  l'usur- 
pateur. Alors  il  se  délit  de  moi  malgré  lui  ;  car 
il  n'avoit  pas  envie  de  se  rendre  coupable  de  ma 
mort. 

Le  Pr.  —  Voilà  nn  malheur  complet.  Mou 
ills  est  foible  et  inégal  :  sa  verlu  mal  sou- 
tenue le  rend  méprisable  :  il  s'allie  avec  ses  en- 
nemis, et  soulève  ses  sujets;  il  ne  prévoit  point 
l'orage;  il  se  décourage  dès  qu'il  éclate  ;  il  perd 
les  occasions  de  punir  l'usurpateur:  il  demande 
lâchement  la  vie  ,  et  il  ne  l'oblient  pas.  0  ciel  , 
vous  vous  jouez  de  la  gloire  des  princes  et  de  la 
pi'ospérité  des  Étals  !  Voilà  le  petit-tils  d'E- 
douard qui  a  \aincu  Philip[)e  et  ravagé  son 
royaume!  Voilà  mon  fils,  de  moi  qui  ai  pris 
Jean  ,  et  fait  trembler  la  France  et  l'Espagne. 


LVl. 

r.HARLES  VII   ET  JEAN   DIT,  DE   BOURGOGNE. 

La  criiaiilc  et  la  pcifidie  augnuMitent  les  périls,  loin  de  les 
diminuer. 

Le  Duc.  —  Maintenant  que  toutes  nos  affaires 
sont  Unies  ,  et  que  nous  n'avons  plus  d'intérêt 
parmi  les  vivans,  pailons  .  je  vous  prie  ,  sans 
passion.  Pourquoi  me  faire  assassiner?  l'n  Dau- 
phin faire  cette  trahison  à  son  propre  sang .  à 
son  cousin,  qui 

Charl.  —  A  son  cousin  qui  vouloit  tout 
brouiller,  et  qui  pensa  ruiner  la  France.  Vous 
prétendiez  me  gouverner  comme  vous-  aviez 
gouverné  les  deux  Dauphins  mes  frères  qui 
éloienl  avant  moi. 

Le  Duc.  —  Mais  quoi!  assassiner!  Cela  est 
infâme. 

Charl.  —  Assassiner  est  le  plus  sur. 

Le  Duc.  —  Quoi!  dans  un  lieu  où  vous  m'a- 
viez attiré  par  les  promesses  les  plus  solennelles  ! 
J'entre   dans  la    barrière   (  il   me  semble  que 


j'y  suis  encore)  avecNoailles  frère  du  captai  de 
Buch  :  ce  perfide  Tannegui  du  Chàtel  me  mas- 
sacre inhumainement  avec  ce  [lauvreiNoaille. 

Ch.\rl.  —  Vous  déclamerez  tant  qu'il  vous 
plaira;  mon  cousin,  je  m'en  tiens  à  ma  pre- 
mière maxime  :  quand  ou  a  affaire  à  un  homme 
aussi  violent  et  aussi  brouillon  que  vous  l'étiez, 
assassiner  est  le  ])lus  sûr. 

Le  Duc.  —  Le  plus  sûr  !  vous  n'y  songez  pas. 

Chaui..  —  J'y  songe:  c'est  le  plus  sûr,  vous 
dis-je. 

Le  Duc,  —  Est-ce  le  plus  sûr  de  se  jeter 
dans  tous  les  périls  où  vous  vous  êtes  précipité 
en  me  faisant  périr?  Vous  vous  êtes  fait  plus  de 
mal  en  me  faisant  assassiner  ,  que  je  n'aurois 
pu  vous  en  faire. 

Charl.  —  Il  y  a  bien  à  dire.  Si  vous  ne  fussiez 
mort ,  j'éfois  perdu  ,  et  la  France  avec  moi. 

Le  Duc.  —  Avois-je  intérêt  de  ruiner  la 
France?  Je  voulois  la  gouverner,  et  point  la  dé- 
truire ni  l'abattre;  il  auroit  mieux  valu  souffrir 
quelque  chose  de  ma  jalousie  et  de  mon  ambi- 
tion. Après  tout,  j'étois  de  votre  sang,  assez 
près  de  succéder  à  la  couronne  ;  j'avois  un  très- 
grand  intérêt  d'en  conserver  la  grandeur.  Ja- 
mais je  n'aurois  pu  me  résoudre  à  me  liguer 
contre  la  France  avec  les  Anglais  ses  ennemis; 
mais  votre  trahison  et  mon  massacre  mirent  mon 
iils,  quoiqu'il  fût  bon  homme,  dans  une  espèce 
de  nécessité  de  venger  ma  mort,  et  de  s'unir 
aux  Anglais.  Voilà  le  fruit  de  votre  perfidie: 
c'étoit  de  former  une  ligue  de  la  maison  de 
Bourgogne  avec  la  reine  votre  mère  et  avec  les 
Anglais  pour  renverser  la  monarchie  française. 
La  cruauté  et  la  perfidie,  bien  loin  de  diminuer 
les  périls,  les  augmentent  sansmesure.  Jugez-eu 
par  votre  propre  expérience  :  ma  mort,  en  vous 
déli\rant  d'un  ennemi,  vous  en  fit  de  bien  plus 
terribles ,  et  mit  la  France  dans  un  élat  cent  fois 
plus  déplorable.  Toutes  les  provinces  furent  en 
feu  ;  toute  la  campagne  étoit  au  pillage  :  et  il  a 
fallu  des  miracles  pour  vous  lirer  de  l'abîme  où 
cet  exécrable  assassinat  vous  avoit  jeté.  Après 
cela,  venez  encore  médire  d'un  ton  décisif:  As- 
sassiner est  le  plus  sûr. 

Charl.  —  J'avoue  que  vous  m'embarrassez 
par  le  raisonnement,  et  je  Nois  que  vous  êtes 
bien  subtil  en  politique;  mais  j'aurai  ma  revan- 
che par  les  faits.  Pourquoi  croyez-vous  qu'il 
n'est  pas  bon  d'assassiner?  u'avez-\ous  pas  fait 
assassiner  mon  oncle  le  duc  d'Orléans?  Alors 
vous  pensiez  sans  doute  comme  moi ,  et  vous 
n'étiez  pas  encore  si  philosophe. 

Le  Duc.  —  Il  est  vrai ,  et  je  m'en  suis  mal 
trouvé ,  comme  vous  voyez.  Une  bonne  preuve 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


307 


que  l'assassinat  est  un  mauvais  expédient ,  est 
de  Aoir  combien  il  m'a  réussi  mal.  Si  j'eusse 
laissé  vivre  le  duc  d'Orléans ,  vous  n'auriez  ja- 
mais songé  à  m'ôter  la  vie ,  et  je  m'en  serois 
tort  bien  trouvé.  Celui  qui  commence  de  telles 
afraires  doit  prévoir  qu'elles  tinironl  par  lui  ; 
dès  qu'il  entreprend  sur  la  vie  des  autres,  la 
sienne  n'a  plus  un  quart  d'heure  d'assuré. 

CïiAUL.  —  Hé  bien!  mon  cousin,  nous  avons 
tous  deux  tort.  Je  n'ai  pas  été  assassiné  à  mon 
tour  comme  vous,  mais  j'ai  souffert  d'étranges 
malheurs. 


LVII. 

LOUIS  XI   ET  LE   CARDINAL   BESSARION. 

Un  savant  qui  n'est  pas  propre  aux  affaires,  vaut  encore 
mieux  qu'un  esprit  inquiet  et  artificieux  qui  ne  peut 
souffrir  ni  la  justice  ni  la  bonne  foi. 

Louis.  Bonjour,  monsieur  le  cardinal.  Je 
vous  recevrai  aujourd'hui  plus  civilement  que 
quand  vous  vîntes  me  voir  de  la  part  du  Pape. 
Le  cérémonial  ne  peut  plus  nous  brouiller  ; 
toutes  les  ombres  sont  ici  pêle-mêle  et  incognito  ; 
les  rangs  sont  confondus. 

Bess.  —  J'avoue  que  je  n'ai  pas  encore  ou- 
blié votre  insulte,  quand  vous  me  prîtes  par  la 
barbe  ,  dès  le  commencement  de  ma  harangue. 

Louis.  —  Cette  barbe  grecque  me  surprit,  et 
je  voulois  couper  court  pour  la  harangue  ,  qui 
eût  été  longue  et  superllue. 

Bess.  —  Pourquoi  cela!  Ma  harangue  étoit 
des  plus  belles  :  je  l'avois  composée  sur  le  mo- 
dèle d'Isocrate,  de  L-ysias,  d'Hypéride  et  de 
Périclès. 

Louis.  —  Je  ne  connois  point  tous  ces  mes- 
sieurs-là. Vous  aviez  été  voir  le  duc  de  Bour- 
gogne mon  vassal ,  avant  que  de  venir  chez 
moi;  il  auroit  bien  mieux  valu  ne  lire  pas  tant 
vos  vieux  auteurs ,  et  savoir  mieux  les  règles 
du  siècle  présent  :  vous  vous  conduisîtes  comme 
un  pédant  qui  n'a  aucune  connoissance  du 
monde. 

Bess.  J'avois  pourtant  étudié  à  fond  les  lois 
de  Prracon ,  celles  de  Lycurgue  et  de  Solon  , 
les  Lois  et  la  République  de  Platon,  tout  ce  qui 
nous  reste  des  anciens  rhéteurs  qui  gouvernoient 
le  peuple  ;  enfin  les  meilleurs  scholiastcs  d'Ho- 
mère ,  qui  ont  parlé  de  la  police  d'une  répu- 
blique. 

— Louis.    Et  moi  je  n'ai  jamais  rien  lu  de 


tout  cela;  mais  je  sais  bien  qu'il  ne  falloit  pas 
qu'un  cardinal,  envoyé  parle  Pape  pour  faire 
rentrer  le  duc  de  Bourgogne  dans  mes  bonnes 
grâces,  allât  le  voir  avant  que  de  venir  chez 
moi. 

Bess.  —  J'avois  cru  pouvoir  suivre  Yusteron 
protevon  des  Grecs;  jesavois  même  par  le  Phi- 
losophe, (\UQce  qui  est  le  premier  quant  à  l' in- 
tention ,  est  le  dernier  quant  à  l'exécution. 

Louis.  —  Oh  laissons  là  votre  Philosophe  : 
venons  au  fait. 

Bess.  — Je  vois  en  vous  toute  la  barbarie 
des  Latins  ,  chez  qui  la  Grèce  désolée  ,  après  la 
prise  de  Constantinople,  a  essayé  en  vain  de  dé- 
fricher l'esprit  et  les  lettres. 

Louis.  —  L'esprit  ne  consiste  que  dans  le 
bon  sens ,  et  point  dans  le  grec  ;  la  raison  est 
de  toutes  les  langues.  Il  falloit  garder  l'ordre  , 
et  mettre  le  seigneur  devant  son  vassal.  Les 
Grecs  ,  que  vous  vantez  tant ,  n'étoient  que 
des  sots ,  s'ils  ne  savoient  pas  ce  que  savent  les 
hommes  les  plus  grossiers.  Mais  je  ne  puis 
m'empêcher  de  rire  quand  je  me  souviens 
comment  vous  voulûtes  négocier  :  dès  que  je  ne 
convenois  pas  de  vos  maximes,  vous  ne  me 
donniez  pour  toute  raison  que  des  passages  de 
Sophocle  ,  de  Lycophron  et  de  Pindare.  Je  ne 
sais  comment  j'ai  retenu  ces  noms,  dont  je  n'a- 
vois  jamais  ouï  parler  qu'à  vous  :  mais  je  les 
ai  retenus  à  force  d'être  choqué  de  vos  citations. 
Il  étoit  question  des  places  de  la  Somme  ,  et 
vous  me  citez  un  vers  de  Ménandre  ou  de  Gal- 
limaque.  Je  voulois  demeurer  uni  aux  Suisses 
et  au  duc  de  Lorraine  contre  le  duc  de  Bourgo- 
gne ;  vous  me  prouviez ,  par  le  Gorgias  de 
Platon,  que  ce  n'étoit  pas  mon  véritable  in- 
térêt. Il  s'agissoit  de  savoir  si  le  roi  d'Angle- 
terre seroit  pour  ou  contre  moi,  vous  m'allé- 
guiez l'exemple  d'Epamiuondas.  Enfin  vous 
me  codsolàtes  de  n'avoir  jamais  guère  étudié. 
Je  disois  en  moi-même  :  Heureux  celui  qui  ne 
sait  point  tout  ce  que  les  autres  ont  dit ,  et  qui 
sait  un  peu  ce  qu'il  faut  dire  ! 

Bess.  —  Vous  m'étonnez  par  votre  mauvais 
goLit.  Je  croyois  que  vous  aviez  assez  bien  étu- 
dié :  on  m'avoit  dit  que  le  Roi  votre  père  vous 
avoit  donné  un  assez  bon  précepteur,  et  qu'en- 
suite vous  aviez  pris  plaisir  en  Flandre ,  chez 
le  duc  de  Bourgogne  ,  à  faire  raisonner  tous 
les  jours  des  philosophes. 

Louis — J'étois  encore  bien  jeune  quand  je 
quittai  le  Roi  mon  père  et  mon  précepteur  :  je 
passai  à  la  cour  de  Bourgogne,  où  l'inquiétude 
et  l'ennui  me  réduisirent  à  écouter  un  peu 
quelques savans.  Mais  j'en  fus  bientôt  dégoûté; 


308 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


ils  éloienl  pédaiis  el  imbéciles,  comme  vous  ;  ils 
n'eiilendoieiit  point  les  affaires;  ils  ne  connois- 
soient  point  les  divers  caractères  des  hommes; 
ils  ne  savoient  ni  dissimuler,  ni  se  taire  ,  ni 
s'insinuer,  ni  entrer  dans  les  passions  d'autrui, 
ni  trouver  des  ressources  dans  les  difficultés, 
ni  deviner  les  desseins  des  autres  ;  ils  étoient 
vains,  indiscrets,  disputeurs,  toujours  occupés 
de  mots  et  de  faits  inutiles  ,  pleins  de  subtilités 
qui  ne  persuadent  personne  ,  incapables  d'ap- 
prendre à  vivre  et  de  se  contraindre.  Je  ne  pus 
souffrir  de  tels  animaux. 

Bess.  — 11  est  vrai  que  lessavaus  ne  sont  pas 
d'ordinaire  trop  propres  à  l'action,  parce  qu'ils 
aiment  le  repos  des  muses;  il  est  vrai  aussi  qu'ils 
ne  savent  guère  se  contraindre  ni  dissimuler, 
parce  qu'ils  sont  au-dessus  des  passions  gros- 
sières des  hommes,  el  delà  llalterie  que  les 
tyrans  demandent. 

Louis.  —  Allez  ,  grande  barbe,  pédant  hé- 
rissé de  grec  ;  vousperdezle  respect  qui  m'est  dû. 

Bess.  —  Je  ne  vous  en  dois  point.  Le  sage  , 
suivant  les  Stoïciens  el  toute  la  secle  du  Por- 
tique, est  plus  roi  que  vous.  Vous  ne  l'avez 
jamais  été  que  par  le  rang  et  par  la  puissance  ; 
vous  ne  !e  fûtes  jamais,  comme  le  sage  .  par 
un  véritable  empire  sur  vos  passions.  D'ailleurs 
vous  n'avez  plus  qu'une  ombre  de  royauté; 
d'ombre  à  ombre  ,  je  ne  vous  cède  point. 

Louis.  Voyez  l'insolence  de  ce  vieux  pédant  ! 

Bess.  —  J'aime  encore  mieux  être  pédant  , 
que  fourbe,  tyran  et  ennemi  du  gcnrehumain.  Je 
n'ai  pas  fait  mourir  mon  frère  :  je  n'ai  pas  tenu 
en  prison  mon  fils  :  je  n'ai  employé  ni  le  poison 
ni  l'assassinat  pour  me  défaire  de  mes  ennemis  ; 
je  n'ai  point  eu  une  vieillesse  affieuse,  semblable 
à  celle  des  tyrans  que  la  Grèce  a  tant  détestés. 
Mais  il  faut  vous  excuser  ;  avec  beaucoup  de 
tlnesse  et  de  vivacité  ,  vous  aviez  beaucoup  de 
choses  d'une  tète  un  peu  démoulée.  Ce  néloil 
pas  pour  rien  que  vous  étiez  fils  d'un  homme 
qui  s'éloit  laissé  mourir  de  faim  ,  et  petit-llls 
d'un  autre  quiavoitété  renfermé  tant  d'années. 
Votre  tils  même  n'a  la  cervelle  guère  assurée  ; 
et  ce  sera  un  grand  bonheur  pour  la  France  ,  si 
la  couronne  passe  après  lui  dans  une  lirauchc 
plus  sensée. 

Louis.  —  J'avoue  que  ma  tète  n'étoit  pas 
tout-à-fait  bien  réglée  ;  j'avois  des  foiblesses  , 
des  visions  noires,  des  emporleinens  furieux  : 
mais  j'avois  de  la  pénétration  ,  du  courage,  de 
la  ressource  dans  l'esprit,  des  taleus  pour  ga- 
gner les  hommes,  et  pour  accroître  mon  au- 
torité; je  savois  fort  bien  laisser  à  l'écart  un 
pédant  inutile  à  tout  ,    découvrir  les  qualités 


utiles  dans  les  sujets  les  plus  obscurs.  Dans  les 
langueurs  mêmes  de  ma  dernière  maladie ,  je 
conservai  encore  assez  de  fermeté  d'esprit  pour 
travailler  à  faire  une  paix  avec  Maximilien.  Il 
attendoit  ma  mort .  et  ne  cherchoit  qu'à  éluder 
la  conclusion;  par  mes  émissaires  secrets,  je  sou- 
levai les  Gantois  contre  lui  ;  je  le  réduisis  à 
faire  malgré  lui  un  traité  de  paix  avec  moi,  oii 
il  me  donuoit .  pour  mon  fils  ,  Marguerite  sa 
lille  avec  trois  provinces.  Voilà  mon  chef-d'œu- 
vre de  politique  dans  ces  derniers  jours  où  l'on 
me  croyoit  fou.  Allez ,  vieux  pédant ,  allez 
chercher  vos  Grecs,  qui  n'ont  jamais  su  autant 
de  politique  que  moi  ;  allez  chercher  vos  savans, 
qui  ne  savent  que  lire  et  parler  de  leurs  livres, 
qui  ne  savent  ni  agir  ni  vivre  avec  les  hommes. 
Bess.  —  J'aime  encore  mieux  un  savant  qui 
n'est  pas  propre  aux  affaires  ,  et  qui  ne  sait 
que  ce  qu'il  a  lu,  qu'un  esprit  inquiet,  artifi- 
cieux et  entreprenant,  qui  ne  peut  souffrir  ni  la 
justice  ni  la  bonne  foi .  et  qui  renverse  tout  le 
genre  humain. 


LVIIL 

I.oriS   XI  ET   I.E  CARDINAL   BALLE, 

In  ])rince  fourbe  et  méchaiU  rend  ses  sujets  traîtres  et 
inCdèles. 

Louis.  —  Comment  osez-vous,  scélérat,  vous 
présenter  encore  devant  moi  après  toutes  vos 
trahisons? 

Baluf..  —  Où  voulez-vous  donc  que  je  m'aille 
cacher?  Ne  suis-je  pas  assez  caché  dans  la  foule 
des  ombres?  Nous  sommes  tous  égaux  ici-bas. 

Louis.  —  C'est  bien  à  vous  à  parler  ainsi  , 
vous  qui  n't'liez  (jue  le  lils  d'un  meunier  de 
^'el•duu  ! 

Bal.  —  Hé  !  c'étoit  un  mérite  auprès  de  vous 
que  d'être  de  basse  naissance  :  votre  compère 
le  prévôt  Tristan  ,  votre  médecin  Coctier,  votre 
barbier  Olivier  le  Diable,  étoient  \os  favoris  et 
vos  ministres.  Janfredy  ,  avant  moi,  avoit  ob- 
tenu la  pourpre  par  votre  laveur.  Ma  naissance 
valoit  à  peu  près  celle  de  ces  gens-là. 

Louis.  —  Aucun  d'eux  n'a  fait  des  trahisons 
aussi  noires  que  vous. 

Bai..  —  Je  n'en  crois  rien.  S'ils n'avoient  pas 
été  de  malhonnêtes  gens  ,  vous  ne  les  auriez  ni 
bien  traités  ni  employés. 

Louis.  —  Pourquoi  voulez-vous  que  je  ne 
les  aie  pas  choisis  pour  leur  mérite? 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


309 


Bal.  —  Parce  que  le  iiiérile  vous  étoit  tou- 
jours suspect  et  odieux  ;  parce  que  la  vertu  vous 
taisoil  peur,  et  que  vous  n'eu  sa\iez  faire  aucun 
usage  ;  parce  que  vous  ne  vouliez  vous  servir 
que  d'ames  basses  et  vénales,  prèles  à  eulrer 
dans  vos  intrigues ,  dans  vos  tromperies,  dans 
vus  cruautés.  Un  homme  honnête  ,  qui  auroit 
eu  horreur  de  trom]>eret  de  faire  du  mal,  ne 
vous  auroit  été  bon  à  rien  ,  à  vous  qui  ne  vou- 
liez que  tromper  et  que  nuire  ,  pour  contenter 
votre  ambition  sans  bornes.  Puisqu'il  faut  par- 
ler franchement  dans  le  pays  de  vérité,  j'avoue 
que  j'ai  été  un  malhonnête  honnne  ;  mais  c'étoit 
par  là  que  vous  m'aviez  préféré  à  d'autres.  Ne 
vous  ai-je  pas  bien  servi  avec  adresse  pour 
jouer  les  grands  et  les  peuples  ?  Avez-vous 
trouvé  un  fourbe  plus  souple  que  moi  pour 
tous  les  personnages  ? 

Louis  —  Il  est  vrai;  mais  en  trompant  les 
autres  pour  m'obéir,  il  ne  falloit  pas  me  trom- 
per moi-même  :  vous  étiez  d'intelligence  avec 
le  Pape  pour  me  faire  abolir  la  Pragmatique  , 
contre  les  véritables  intérêts  de  la  France. 

Bal.  —  Hé  !  vous  êtes-vous  jamais  soucié  ni 
de  la  France,  ni  de  ses  véritables  intérêts? 
Vous  n'avez  jamais  regardé  que  les  vôtres.  A'ous 
vouliez  tirer  parti  du  Pape,  et  lui  sacrilier  les 
canons  pour  votre  intérêt  :  je  n'ai  fait  que  vous 
servir  à  votre  mode. 

LoLis.  —  Mais  vous  m'aviez  mis  dans  la  tête 
toutes  ces  visions  ,  contre  l'intérêt  véritable  de 
ma  couronne  même  ,  à  laquelle  étoit  attachée 
ma  véritable  grandeur. 

Bal.  —  Point  :  je  voulois  que  vous  vendis- 
siez chèrement  cette  pancarte  crasseuse  à  la  cour 
de  Home.  INtais  allons  plus  loin.  Quand  même 
je  vous  aurois  trompé,  qu'auriez-vousà  médire? 

Louis.  —  Couunent!  à  vous  dire?  Je  vous 
trouve  bien  plaisant.  Si  nous  étions  encore  vi- 
vans,  je  vous  remettrois  bien  en  cage. 

Bal.  —  Ho  !  j'y  ai  assez  demeuré.  Si  vous 
me  fâchez ,  je  ne  dirai  plus  mol.  Savez-vous 
bien  que  je  ne  crains  guère  les  mauvaises  hu- 
meurs d'une  ombre  de  roi?  (Juoi  donc!  vous 
croyez  être  encore  au  Plessis-les-Tours  avec 
vos  assassins  ? 

Louis.  —  Non.  je  sais  que  je  n'y  suis  pas  , 
et  bien  vous  en  vaut.  Mais  enfin  je  veux  bien 
vous  entendre  pour  la  rareté  du  fait.  Ça,  prou- 
vez-moi par  vives  raisons  que  vous  avez  dû 
trahir  votre  maître. 

Bal.  —  (]e  paradoxe  vous  surprend  ;  mais 
je  m'en  vais  vous  le  vérifier  à  la  lettic. 

Louis.  —  Voyons  ce  qu'il  veut  dire. 

Bal.  N'est-il  pas  vrai  qu'un  pauvre  fils  de 


meunier,  (|iii  n'a  jamais  eu  d'autre  éducation 
que  celle  de  la  cour  d'un  grand  roi ,  a  dû 
suivre  les  maximes  qui  y  passoientpour  les  plus 
utiles  cl  pour  les  meilleures  d'un  commun  con- 
sentement? 

Louis.  —  Ce  que  vous  dites  a  quelque  vrai- 
semblance. 

Bal.  —  Mais  répondez  oui  ou  non  sans  vous 
fâcher. 

Louis.  —  Je  n'ose  nier  une  chose  qui  paroît 
si  bien  fondée,  ni  avouer  ce  qui  peut  m'eiu- 
barrasser  par  ses  conséquences. 

Bal.  —  Je  vois  bien  qu'il  faut  que  je  prenne 
votre  silence  pour  un  aveu  forcé.  La  maxime 
fondamentale  de  tous  vos  conseils,  que  vous  aviez 
répandue  dans  toute  votre  cour,  étoit  de  faire 
tout  pour  vous  seul.  Vous  necomptiez  pour  rien 
les  princes  de  votre  sang  ;  ni  la  Heine,  que  vous 
teniez  captive  et  éloignée;  ni  le  Dauphin,  que 
vous  éleviez  dans  l'ignorance  et  en  prison  ;  ni 
le  royaume,  que  vous  désoliez  par  votre  poli- 
tique dure  et  cruelle  ,  aux  intérêts  duquel  vous 
préfériez  sans  cesse  la  jalousie  pour  l'autorité 
tyrannique  :  vous  ne  comptiez  même  pour  rien 
les  favoris  et  les  ministres  les  plus  affidés  dont 
vous  vous  serviez  pour  tromperies  autres.  Vous 
n'en  avez  jamais  aimé  aucun;  vous  ne  vous 
êtes  jamais  confié  à  aucun  d'eux  que  pour  le 
besoin  :  vous  chercbiezàles  trompera  leur  tour, 
comme  le  reste  des  hommes  :  vous  étiez  prêt  à 
les  sacrifier  sur  le  moindre  ombiage,  ou  pour 
la  moindre  utilité.  <>n  n'avoit  jamais  un  seul 
moment  d'assuré  avec  vous  ;  vous  vous  jouiez 
de  la  vie  des  hommes.  Vous  n'aimiez  personne  : 
qui  vouliez-vous  qui  vous  aimât?  Vous  vouliez 
tromper  tout  le  monde  :  qui  vouliez-vous  qui 
se  livrât  à  vous  de  bonne  foi  et  de  bonne  amitié, 
et  sans  intérêt?  Cette  fidélité  désintéressée,  où 
l'aurions-nniis apprise?  la  méritiez-vous  ?  l'es- 
périez-vous?  la  pouvoit-on  pratiquer  auprès  de 
vous  et  dans  votre  cour  ?  Auroit-on  pu  durer 
huit  jours  chez  vous  avec  un  cœur  droit  et  sin- 
cère? N'étoit-on  pas  forcé  d'être  un  fripon  dès 
qu'on  vous  a[ij»roclioit?  n'étoit-on  pas  déclaré 
scélérat  dès  qu'on  parvenoit  à  votre  faveur, 
puisqu'on  n'y  parvenoit  jamais  que  par  la  scé- 
lératesse? Ne  deviez-vous  pas  vous  le  tenir  pour 
dit?  Si  on  avoit  voulu  conserver  quelque  hon- 
neur et  quehjue  conscience .  on  se  seroit  bien 
gardé  d'être  jamais  connu  de  vous  :  on  seroit 
allé  au  bout  du  monde  plutôt  que  de  vivre  à 
votre  service.  Dès  qu'on  est  fripon  ,  on  l'est 
pour  tout  le  inonde.  Voudriez-vous  qu'une  ame 
que  vous  avez  gangrenée  ,  et  à  qui  vous  n'avez 
inspiré  que  scélératesse  pour  tout  le  genre  hu- 


310 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


iiiaiu  ,  n'ait  jamais  que  vertu  pure  et  sans 
lâche,  que  fidélité  désintéressée  et  héroïque  pour 
vous  seul  ?  Etiez-vous  assez  dupe  pour  le  pen- 
ser? Ne  comptiez-vous  pas  que  tous  les  hommes 
seroient  pour  vous  comme  vous  pour  eux? 
Quand  même  on  auroit  été  bon  et  sincère  pour 
tous  les  autres  hommes .  on  auroit  été  forcé  de 
devenir  faux  et  méchant  à  votre  égard.  En  vous 
trahissant,  je  n'ai  donc  fait  que  suivre  vos  leçons, 
que  marcher  sur  vos  traces,  que  vous  rendre  ce 
que  vous  donniez  tous  les  jours,  que  faire  ce 
que  vous  attendiez  de  moi,  que  prendre  pour 
principe  de  ma  conduite  le  principe  que  vous 
regardiez  comme  le  seul  qui  doit  animer  tous 
les  hommes.  Vous  auriez  méprisé  un  homme 
qui  auroit  connu  d'autre  intérêt  que  le  sien 
propre.  Je  n'ai  pas  voulu  mériter  votre  mépris; 
et  j'ai  mieux  aimé  vous  tromper,  que  d'être  un 
sot  selon  vos  principes. 

Louis.  —  J'avoue  que  votre  raisonnement 
me  presse  et  m'incommode.  Mais  pourquoi  vous 
entendre  avec  mon  frère  le  duc  de  Guienne  , 
et  avec  le  duc  de  Bourgogne  ,  mon  plus  cruel 
ennemi  ? 

Bal.  —  C'est  parce  qu'ils  étoient  vos  plus 
dangereux  ennemis  que  je  me  liai  avec  eux , 
pour  avoir  une  ressource  contre  vous ,  si  votre 
jalousie  ombrageuse  vous  portoit  à  me  perdre. 
Je  savais  que  vous  compteriez  sur  mes  trahisons 
et  que  vous  pourriez  les  croire  sans  fondement  : 
j'aimois  mieux  vous  trahir  pour  me  sauver  de 
vos  mains,  que  périr  dans  vos  mains  sur  des 
soupçons,  sans  vous  avoir  trahi.  Enûn  j'étois 
bien  aise,  selon  vos  maximes,  de  me  faire  va- 
loir dans  les  deux  partis ,  et  de  tirer  de  vous 
dans  l'embarras  des  affaires,  la  récompense  de 
mes  services  ,  que  vous  ne  m'auriez  jamais  ac- 
cordée de  bonne  grâce  dans  un  temps  de  paix. 
Voilà  ce  que  doit  attendre  de  ses  ministres  un 
prince  ingrat ,  défiant,  trompeur,  qui  n'aime 
que  soi. 

Louis.  —  Mais  voici  tout  de  même  ce  que 
doit  attendre  un  traître  qui  vend  son  roi  :  on 
ne  le  fait  pas  mourir  quand  il  est  cardinal  ; 
mais  on  le  tient  onze  ans  en  prison  ,  on  le  dé- 
pouille de  ses  grands  trésors. 

Bal.  —  J'avoue  mon  unique  faute  :  elle  fut 
de  ne  vous  tromper  pas  avec  assez  de  précau- 
tion ,  et  de  laisser  intercepter  mes  lettres.  Re- 
mettez-moi dans  l'occasion  ;  je  vous  tromperai 
encore  selon  vos  mérites  :  mais  je  vous  trompe- 
rois  plus  subtilement,  de  peur  d'être  découvert. 


LIX. 


LOLIS  XI   ET  PHILIPPE   DE  COMMIMES. 


Lfs  foiblesses  et  les  cniiies  des  rois  ne  sauroient  être  cachés. 


On  dit  que  vous  avez  écrit  mon 
sire  :  et  j'ai  parlé  eu 


Louis, 
histoire. 

CoM.  —  Il  est  vrai 
bon  domestique. 

Louis.  —  Maison  assure  que  vous  avez  ra- 
conté bien  des  choses  dont  je  me  passerois 
volontiers. 

CoM.  —  Cela  peut  être  ;  mais  eu  gros  j'ai  fait 
de  vous  un  portrait  fort  avantageux.  Voudriez- 
vous  que  j'eusse  été  un  flatteur  perpétuel ,  au 
lieu  d'être  un  historien? 

Louis.  —  Vous  deviez  parler  de  moi  comme 
un  sujet  comblé  des  grâces  de  sou  maitre. 

CoM.  —  C'eût  été  le  moyen  de  n'être  cru 
de  personne.  La  reconnoissunce  n'est  pas  ce 
qu'on  cherche  dans  un  historien  ;  au  contraire , 
c'est  ce  qui  le  rend  suspect. 

Louis.  —  Pourquoi  faut-il  qu'il  y  ait  des 
gens  qui  aient  la  démangeaison  d'écrire?  Il  faut 
laisser  les  morts  en  paix  ,  et  ne  flétrir  point 
leur  mémoire. 

CoM.  —  La  vôtre  étoit  étrangement  noir- 
cie ;  j'ai  tâché  d'adoucir  les  impressions  déjà 
faites:  j'ai  relevé  toutes  vos  bonnes  qualités;  je 
vous  ai  déchargé  de  toutes  les  choses  odieuses 
qu'on  vous  imputoit  sans  preuves  décisives. 
Que  pouvois-je  faire  de  mieux? 

Louis.  —  Ou  TOUS  taire  ,  ou  me  défendre  en 
tout.  On  dit  que  vous  avez  représenté  toutes  mes 
grimaces,  toutes  mes  contorsions  lorsque  je  par- 
lois  tout  seul ,  toutes  mes  intrigues  avec  de  petites 
gens.  On  dit  que  vous  avez  parlé  du  crédit  de 
mon  prévôt ,  de  mon  médecin ,  de  mon  barbier 
et  de  mon  tailleur;  vous  avez  étalé  mes  vieux 
habits.  On  dit  que  vous  n'avez  pas  oublié  mes 
petites  dévotions,  surtout  à  la  fin  de  mes  jours  ; 
mou  empressement  à  ramasser  des  reliques;  à 
me  faire  frotter  depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds, 
de  l'huile  de  la  sainte  ampoule,  et  à  faire  des 
pèlerinages  où  je  prétcudois  toujours  avoir 
été  guéri.  Vous  avez  fait  mention  de  ma  barrette 
chargée  de  petits  saints  ,  et  de  ma  petite  Notre- 
Dame  de  plomb,  que  je  baisois  dès  que  je  voulois 
faire  un  mauvais  coup  ;  enfin  de  la  croix  de 
Saint-Lo,  par  laquelle  je  n'osois  jurer  sans 
vouloir  garder  mon  serment,  parce  que  j'aurois 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


311 


cru  niûiirir  dans  l'année  si  j'y  a\ois  manque. 
Tout  cela  est  fort  ridicule. 

CoM.  — Tout  cela n'est-il  pas  vrai?  l'ou- 
Yois-je  le  taire  ? 

Lons.  —  Vous  pouviez  n'en  rien  dire. 

CoM.  —  Vous  pouviez  n'en  rien  faire. 

LoLis.  —  Mais  cela  étoit  fait,  et  il  ne  falloit 
pas  le  dire. 

CoM.  —  Mais  cela  étoit  fait,  et  je  ne  pouvois 
le  cacher  à  la  postérité. 

Louis.  —  Quoi  1  ne  peut-on  pas  cacher  cer- 
taines choses  ? 

CoM.  —  Hé!  croyez-vous  qu'un  roi  puisse 
être  caché  après  sa  mort  comme  vous  cachiez 
certaines  intrigues  pendant  votre  vie?  Je  n'au- 
rois  rien  sauvé  pour  vous  par  mon  silence,  et 
je  me  serois  déshonoré.  Contentez-vous  que  je 
pouvois  dire  hien  pis  et  être  cru  :  mais  je  ne  l'ai 
pas  voulu  faire. 

Locis.  —  Quoi  1  l'histoire  ne  doit-elle  pas 
respecter  les  rois  ? 

CoM.  —  Les  rois  ne  doivent-ils  pas  respecter 
l'histoire  et  la  postérité ,  à  la  censure  de  laquelle 
ils  ne  peuvent  écliapper  ?  Ceux  qui  veulent 
qu'on  ne  parle  pas  mal  deux  nont  qu'une  seule 
ressource  ,  qui  est  de  hien  faire. 


core  valoit-il  mieux  se  lier  à  moi  qu'au  traître 
(",ampohache,  qui  te  vendit  si  cruellement. 

Ch.  —  Voulez-vous  que  je  parle  ici  franche- 
ment, puisqu'il  ne  s'agit  plus  de  politique  chez 
Pluton?  Nous  étions  tous  deux  dans  d'étranges 
maximes  ;  nous  ne  connoissions  ,  ni  vous  ni 
moi,  aucune  vertu.  En  cet  état,  à  force  de  se 
délier,  on  persécute  souvent  les  gens  de  hien; 
puis  on  se  livre  par  une  espèce  de  nécessité  au 
premier  venu  ;  et  ce  premier  venu  est  d'ordi- 
naire un  scélérat  qui  s'insinue  par  la  flatterie. 
Mais,  dans  le  fond,  mon  naturel  étoit  meil- 
leur que  le  vôtre  :  j'étois  prompt ,  et  d'une 
humeur  un  peu  farouche;  mais  je  n'étois  ni 
trompeur  ni  cruel  comme  vous.  Avez-vous  ou- 
hlic  qu'à  la  conférence  de  Conflaiis  vous  m'a- 
vouâtes que  j'étois  un  vrai  gentilhomme,  et 
que  je  vous  avois  hien  tenu  la  parole  que  j'avois 
donnée  à  l'archevêque  de  Narhonne? 

Louis.  —  Bon!  c'étoient  des  paroles  flat- 
teuses que  je  vous  dis  alors  pour  vous  amuser, 
et  pour  vous  détacher  des  autres  chefs  de  la  ligue 
du  bien  public.  Je  savois  bien  qu'en  vous  louant 
je  vous  prendrois  pour  dupe. 


LXL 


LX. 


LOUIS   XI    ET   LOUIS   XII. 


LOUIS  XI   ET   CHARLES  DUC   DE   BOURGOGNE. 

Les  mécliaals ,  à  force  de  tromper  et  de  se  défier  des  autres, 
sont  trompés  eux-mêmes. 

Louis.  —  Je  suis  fâché,  mon  cousin,  des  mal- 
heurs qui  vous  sont  arrivés. 

Cii.  —  C'est  vous  qui  eu  êtes  cause;  vous 
m'avez  trompé. 

Louis.  —  C'est  votre  orgueil  et  votre  empor- 
tement qui  vous  trompoient.  Avez-^ous  oublié 
que  je  vous  avertis  qu'un  homme  m'avoit  offert 
de  vous  faire  périr? 

Gh.  —  Je  ne  pus  le  croire  :  je  m'imaginai 
que  si  la  chose  ei'it  été  vraie  ,  vous  n'auriez  pas 
eu  assez  de  probité  pour  m'en  avertir,  et  que 
vous  l'aviez  inventée  pour  me  faire  peur,  en  me 
rendant  suspects  tous  ceux  dont  je  me  servois  : 
cette  fourberie  étoit  assez  de  votre  caractère  ,  et 
je  n' avois  pas  grand  tort  de  vous  l'attribuer. 
Qui  n'eût  pas  été  trompé  comme  moi  dans  une 
occasion  où  vous  étiez  bon  et  sincère? 

Louis.  —  Je  conviens  qu'il  nétoit  pas  à  pro- 
pos de  se  lier  sousent  à  ma  sincérité:  mais  en- 


La  générosité  et  la  bonne  foi  sont  de  plus  sûres  maximes 
en  politique ,  que  la  cruauté  et  la  finesse. 

L.  XL  —  Voilà,  si  je  ne  me  trompe,  un  de 
mes  successeurs.  Quoique  les  ombres  n'aient 
plus  ici-bas  aucune  majesté,  il  me  semble  que 
celle-ci  pourroit  bien  être  quelque  roi  de  France; 
car  je  ^ois  que  ces  autres  ombres  la  respectent 
et  lui  parlent  français.  Qui  es-lu?  dis-le  moi , 
je  le  prie. 

L.  XIL  —  Je  suis  le  duc  d'Orléans,  devenu 
roi  sous  le  nom  de  Louis  XII. 

L.  XL  —  Comment  as-tu  gouverné  mon 
royaume? 

L.  XIL  —  Tout  autrement  que  toi.  Tu  te 
faisois  craindre;  je  me  suis  fait  aimer.  Tu  as 
commencé  par  charger  les  peuples  ;  je  les  ai 
soulagés,  et  j'ai  préféré  leur  repos  à  la  gloire  de 
vaincre  mes  ennemis. 

L.  XL  —  Tu  savois  donc  bien  mal  l'ait  de 
régner,  (^est  moi  qui  ai  mis  mes  successeurs 
dans  une  autorité  sans  bornes;  c'est  moi  qui  ai 
dissipé  les  ligues  des  princes  et  des  seigneurs; 
c'est  moi  qui  ai  levé  des  sommes  immenses.  J'ai 


312 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


découvert  les  secrets  des  autres  ;  j'ai  su  cacher 
les  miens.  La  finesse ,  la  hauteur  et  la  sévérité 
sont  les  vraies  maximes  du  gouvernement.  J'ai 
grand'  peur  que  tu  auras  tout  gâté,  et  que  ta 
mollesse  aura  détruit  tout  mon  ouvrage. 

L.  XII.  —  J'ai  montré,  par  le  succès  de  mes 
maximes,  que  les  tiennes  étoient  fausses  et  per- 
nicieuses. Je  me  suis  fait  aimer;  j'ai  vécu  en 
paix  sans  manquer  de  parole,  sans  répandre  de 
sang,  sans  ruiner  mon  peuple.  Ta  mémoire  est 
odieuse;  la  mienne  est  respectée.  Pendant  ma 
■vie  on  m'a  été  fidèle;  après  ma  mort  on  me 
pleure ,  et  on  craint  de  ne  retrouver  jamais  un 
aussi  bon  roi.  Quand  on  se  trouve  si  bien  de  la 
générosité  et  de  la  bonne  foi ,  on  doit  bien  mé- 
priser la  cruauté  et  la  finesse. 

L.  XL  —  Yoilà  une  belle  philosophie,  que 
tu  auras  sans  doute  apprise  dans  cette  longue 
prison  où  l'on  m'a  dit  que  tu  as  langui  avant 
que  de  monter  sur  le  trône. 

L.  XIL  —  Cette  prison  a  été  moins  honteuse 
que  la  tienne  de  Péronne.  Voilà  à  quoi  sert  la 
finesse  et  la  tromperie;  on  se  fait  prendre  par 
son  ennemi.  La  bonne  foi  n'exposeroit  pas  à  de 
si  grands  périls. 

L.  XL  —  Mais  j'ai  su  par  adresse  me  tirer 
des  mains  du  duc  de  Bourgogne. 

L.  XII.  —  Oui,  à  force  d'argent,  dont  tu 
corrompis  ses  domestiques,  et  en  le  suivant 
honteusement  à  la  ruine  de  tes  alliés  les  Lié- 
geois, qu'il  te  fallut  aller  voir  périr. 

L.  XL  —  As-tu  étendu  le  royaume  comme 
je  l'ai  fait?  J'ai  réuni  à  la  couronne  le  duché 
de  Bourgogne,  le  comté  de  Provence,  et  la 
Guienne  même. 

L.  XII.  —  Je  t'entends  :  tu  savois  l'art  de 
te  défaire  d'un  frère  pour  avoir  son  partage;  tu 
as  profité  du  malheur  du  duc  de  Bourgogne, 
qui  courut  à  sa  perte;  tu  gagnas  le  conseiller 
du  comte  de  Provence  pour  attraper  sa  succes- 
sion. Pour  moi,  je  me  suis  contenté  d'avoir  la 
Bretagne  par  une  alliance  légitime  avec  l'héri- 
tière de  cette  maison,  que  j'aimois,  et  que 
j'épousai  après  la  mort  de  ton  fils.  D'ailleurs 
j'ai  moins  songé  à  avoir  de  nouveaux  sujets , 
qu'à  rendre  fidèles  et  heureux  ceux  que  j'avois 
déjà.  J'ai  éprouvé  même,  par  les  guerres  de 
Naples  et  de  Milan,  combien  les  conquêtes  éloi- 
gnées nuisent  à  un  État. 

L.  XL  —  Je  vois  bien  que  tu  manquois 
d'ambition  et  de  génie. 

L.  XIL  —  Je  manquois  de  ce  génie  faux  et 
trompeur  qui  t'avoit  tant  décrié,  et  de  cette 
ambition  qui  met  l'honneur  à  compter  pour 
rien  la  sincérité  et  la  justice. 


L.  XL  —  Tu  parles  trop. 

L.  XIL  —  C'est  toi  qui  as  souvent  trop  parlé. 
As-tu  oublié  le  marchand  de  Bordeaux  établi  en 
Angleterre ,  et  le  roi  Edouard  que  tu  convias  à 
venir  à  Paris?  Adieu. 


LXIL 

LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON  ET  BAYARD. 

11  n'est  jamais  permis  de  prendre  les  armes  contre  sa  patrie- 

BouRB.  —  N'est-ce  point  le  pauvre  Bavard 
que  je  vois,  au  pied  de  cet  arbre,  étendu  sur 
l'herbe  et  percé  d'un  grand  coup?  Oui,  c'est 
lui-même.  Hélas!  je  le  plains.  En  voilà  deux 
qui  périssent  aujourd'hui  par  nos  armes,  Van- 
denesse  et  lui.  Ces  deux  Français  étoient  deux 
ornemens  de  leur  nation  par  leur  courage.  Je 
sens  que  mon  cœur  est  encore  touché  pour  sa 
patrie.  Mais  avançons  pour  lui  parler.  Ah  !  mon 
pauvre  Bavard,  c'est  avec  douleur  que  je  le 
\ois  en  cet  état. 

Bat.  —  C'est  avec  douleur  que  je  vous  vois 
aussi. 

BoLRB.  —  Je  comprends  bien  que  tu  es 
fâché  de  te  voir  dans  mes  mains  par  le  sort  de 
la  guerre.  Mais  je  ne  veux  point  te  traiter  en 
prisonnier;  je  te  veux  garder  comme  un  bon 
ami,  et  prendre  soin  de  ta  guérison  comme  si  tu 
étois  mon  propre  frère  :  ainsi  tu  ne  dois  pas 
être  fâché  de  me  voir. 

Bay.  —  Hé  !  croyez-vous  que  je  ne  sois  pas 
fâché  d'avoir  obligation  au  plus  grand  ennemi 
de  la  France?  Ce  n'est  point  de  ma  captivité  ni 
de  ma  blessure  dont  je  suis  en  peine.  Je  meurs  : 
dans  uu  moment  la  mort  va  me  délivrer  de  vos 
mains. 

BouRB.  —  Non,  mon  cher  Bayard,  j'espère 
que  nos  soins  réussiront  pour  te  guérir. 

Bay.  —  Ce  n'est  point  là  ce  que  je  cherche, 
et  je  suis  content  de  mourir. 

BoruB.  —  Qu"as-tu  donc?  Est-ce  que  tu  ne 
saurois  te  consoler  d'avoir  été  vaincu  et  fait  pri- 
sonnier dans  la  retraite  de  Bounivct?  Ce  n'est 
pas  ta  faute;  c'est  la  sienne  :  les  armes  sont 
journalières.  Ta  gloire  est  assez  bien  établie  par 
tant  de  belles  actions.  Les  Impériaux  ne  pour- 
ront jamais  oublier  cette  vigoureuse  défense  de 
Mézières  contre  eux. 

Bay.  —  Pour  moi ,  je  ne  puis  jamais  oublier 
que  vous  êtes  ce  grand  connétable,  ce  prince  du 
plus  noble  sang  qu'il  y  ait  dans  le  monde,  et 


DIALOGUES  DES  IMORTS. 


313 


qui  travaille  à  clécliirer  de  ses  propres  i>iains  sa 
patrie  et  le  royaume  de  ses  ancêtres. 

BoLRB.  —  Quoi!  Bavard,  je  te  loue,  et  tu 
me  condamnes!  je  te  plains,  et  tu  m'insultes! 

Bay.  —  Si  vous  me  plaignez,  je  vous  plains 
aussi  ;  et  je  vous  trouve  bien  plus  à  plaindre 
que  moi.  Je  sors  de  la  vie  sans  tache:  j'ai  sacri- 
fié la  mienne  à  mon  devoir:  je  meurs  pour  mon 
pays,  pour  mon  roi ,  estimé  des  ennemis  de  la 
France ,  et  regretté  de  tous  les  bons  Français. 
Mon  état  est  digne  d'envie. 

BoiRB.  —  Et  moi  je  suis  victorieux  d'un  en- 
nemi qui  m'a  outrage;  je  me  venge  de  lui;  je 
le  chasse  du  Milanez  ;  je  fais  sentir  à  toute  la 
France  combien  elle  est  malheureuse  de  m'avoir 
perdu  en  me  poussant  à  bout  :  appelles-tu  cela 
être  à  plaindre  ? 

Bay.  —  Oui  ,  on  est  toujours  à  plaindre 
quand  on  agit  contre  son  devoir  ;  il  vaut  mieux 
périr  en  combattant  pour  la  patrie,  que  la  vain- 
cre et  triompher  d'elle.  Ah  !  quelle  horrible 
gloire  que  celle  de  détruire  son  propre  pays  ! 

BouRB.  —  Mais  ma  patrie  a  été  ingrate  après 
tant  de  services  que  je  lui  avois  rendus.  Madame 
m'a  fait  traiter  indignement  par  un  dépit  d'a- 
mour. Le  roi ,  par  foiblesse  pour  elle  ,  m'a  fait 
une  injustice  énorme,  en  me  dépouillant  de 
mon  bien.  On  a  détaché  de  moi  jusqu'à  mes 
domestiques ,  Matignon  et  d'Argouges.  J'ai  été 
contraint,  pour  sauver  ma  vie,  de  m'enfuir 
presque  seul  :  que  voulois-tu  que  je  lisse? 

Bay.  —  Que  vous  souffrissiez  toutes  sortes  de 
maux,  plutôt  que  de  manquer  à  la  France  et  à 
la  grandeur  de  votre  maison.  Si  la  persécution 
étoit  trop  violente,  vous  pouviez  vous  retirer; 
mais  il  valoit  mieux  être  pauvre,  obscur,  inu- 
tile à  tout ,  que  de  prendre  les  armes  contre 
nous.  Votre  gloire  eût  été  au  comble  dans  la 
pauvreté  et  dans  le  plus  misérable  exil. 

Bourb.  —  Mais  ne  vois-tu  pas  que  la  ven- 
geance s'est  jointe  à  l'ambition  pour  me  jeter 
dans  cette  extrémité?  J'ai  voulu  que  le  Uoi  se 
repentît  de  m'avoir  traité  si  mal. 

Bay.  —  Il  falloit  l'en  faire  repentir  par  une 
patience  à  toute  épreuve,  qui  n'est  pas  moins 
la  vertu  d'un  héros  que  le  courage. 

BouRB.  —  Mais  le  Roi  étant  si  injuste  et  si 
aveuglé  par  sa  mère  ,  méritoit-il  que  j'eusse  de 
si  grands  égards  pour  lui  ? 

Bay.  —  Si  le  Roi  ne  le  méritoit  pas,  la 
France  entière  le  méritoit.  La  dignité  même  de 
la  couronne,  dont  vous  êtes  un  des  héritiers,  le 
méritoit.  Vous  vous  deviez  à  vous-même  d'é- 
pargner la  France,  dont  vous  pouvez  être  un 
jour  roi. 


BoiRB.  —  Hé  bien!  j'ai  tort,  je  l'avoue; 
mais  ne  sais-tu  pas  combien  les  meilleurs  cœurs 
ont  de  peine  à  résister  à  leur  lessentiment? 

Bay.  —  Je  le  sais  bien  ;  mais  le  vrai  courage 
consiste  à  y  résister.  Si  vous  connoissez  votre 
faute,  hàtez-vous  de  la  réparer.  Pour  moi,  je 
meurs;  et  je  vous  trouve  i>lus  à  plaindre  dans 
vos  prospérités,  que  moi  dans  mes  souffrances. 
Quand  l'Empereur  ne  vous  tromperoit  pas , 
quand  même  il  vous  donneroit  sa  sœur  en 
mariage ,  et  qu'il  partageroit  la  France  avec 
vous,  il  n'effaceroit  point  la  tache  qui  désho- 
nore votre  vie.  Le  connétable  de  Bourbon  re- 
belle !  ah  !  quelle  honte  !  Écoutez  Bayard  mou- 
rant comme  il  a  vécu,  et  ne  cessant  de  dire  la 
vérité. 


LXIII. 

HENRI   VII   ET   HENRI  Vlll   D'ANGLETERRE. 

Fuuesk's  effets  de  la  passion  de  ramour  dans  nn  prince. 

H.  VII.  —  Hé  bien!  mon  fils,  comment 
avez-vous  régné  après  moi? 

H.  VII L  —  Heureusement  et  avec  gloire 
pendant  trente-huit  ans. 

H.  MI.  —  Cela  est  beau!  Mais  encore,  les 
autres  ont-ils  été  aussi  contens  de  vous  que 
vous  le  paroissez  de  vous-même? 

H.  VIII.  —  Je  ne  dis  que  la  vérité.  Il  est 
vrai  que  c'est  vous  qui  êtes  monté  sur  le  trône 
par  votre  courage  et  par  voire  adresse  ;  vous  me 
l'avez  laissé  paisible  :  mais  aussi  que  n'ai-je 
point  fait!  J'ai  tenu  l'équilibre  entre  les  deux 
plus  grandes  puissances  de  l'Europe  ,  Fran- 
çois I"  et  Charles-Quint.  Voilà  mon  ouvrage  au 
dehors.  Pour  le  dedans,  j'ai  délivré  l'Angleterre 
de  la  tyrannie  papale,  et  j'ai  changé  la  reli- 
gion, sans  que  persoiuic  ait  osé  résister.  Après 
avoir  fait  un  tel  renversement,  mourir  en  paix 
dans  son  lit.  c'est  une  belle  et  glorieuse  fin. 

H.  VII.  —  Mais  j'avois  ouï  dire  que  le  Pape 
vous  avoit  donné  le  titre  de  Défenseur  de  l'Ë- 
glise  ,  à  cause  d'un  livre  que  vous  aviez  fait 
contre  lessentimens  de  Luther.  D'où  vient  que 
vous  avez  ensuite  changé? 

H.  MIL  —  J'ai  reconnu  cond^en  l'Église 
romaine  étoit  injuste  et  su|!erstitieuse. 

H.  VIL  —  Vous  a-t-elle  traversé  dans  quel- 
que dessein? 

H.  VIII.  —  Oui.  Je  voulois  me  déniarier. 
Cette  Aragonaise  me  déplaisoit  ;  je  voulois  épou- 


314 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


ser  Anne  de  Bouleii.  Le  pape  Clément  VU  com- 
mit le  cardinal  Cam[)i'ge  pour  cette  afl'aire.  Mais 
de  peur  de  t'àcber  l'Empereur,  neveu  de  Ca- 
therine, il  ne  vouloitque  m'anmser  ;  Campège 
demeura  près  d'un  au  à  aller  d'Italie  en  France. 

H.  YII.  —  Hé  bien!  que  fites-vons? 

H.  VIII.  —  Je  rompis  avec  Rome;  je  me 
moquai  de  ses  censures;  j'épousai  Amie  de  Bou- 
len  ,  et  je  me  lis  chef  de  TËglise  anglicane. 

H.  VU.  —  Je  ne  m'étonne  plus  si  j'ai  vu 
tant  de  gens  qui  éloient  sortis  du  monde  fort 
mécontens  de  vous. 

H.  VllI,  —  On  ne  peut  l'aire  de  si  grands 
changemens  sans  quelque  rigueur. 

H.  VII.  —  J'entends  dire  de  tous  côtés  que 
vous  avez  été  léger,  inconstant ,  lascif,  cruel  et 
sanguinaire. 

H.  VIII.  —  Ce  sont  les  papistes  qui  m'ont 
décrié. 

H.  VII.  —  Laissons  là  les  pa|)istes;  mais 
venons  au  fait.  N'avez-vous  pas  eu  six  femmes, 
dont  vous  avez  répudié  la  première  sans  fonde- 
ment, fait  mourir  la  seconde,  fait  ouvrir  le 
ventre  à  la  troisième  pour  sauver  son  enfant, 
fait  mourir  la  quatrième,  répudié  la  cinquiènse. 
et  choisi  si  mal  la  dernière,  qu'elle  se  remaria 
avec  l'amiral  peu  de  jours  après  votre  mort? 

H.  VIII.  —  Tout  cela  est  vrai;  mais  si  vous 
saviez  quelles  éloient  ces  femmes ,  vous  me 
plaindriez  au  lieu  de  me  condamner  :  l'Arago- 
naise  étoit  laide  et  ennuyeuse  dans  sa  vertu  : 
Anne  de  Boulen  étoit  une  coquette  scandaleuse; 
Jeanne  Sevmour  ne  valoit  guère  mieux;  N.  Ho- 
ward étoit  très-corrompue;  la  princesse  de  Clè- 
\es  éloil  une  statue  sans  agrément  ;  la  dernière 
m'avoit  paru  sage,  mais  elle  a  montré  après  iria 
mort  que  je  m'étois  trompé.  J'avoue  que  j'ai 
été  la  dupe  de  ces  fennnes. 

H.  VII.  —  Si  vous  aviez  gardé  la  vôtre  , 
tous  ces  malheurs  ne  vous  seroient  jamais  arri- 
vés; il  est  visible  que  Dieu  vous  a  puni.  Mais 
combien  de  sang  avez-vous  répandu  I  on  parle 
de  plusieurs  milliers  de  personnes  que  vous  avez 
fait  mourir  pour  la  religion,  parmi  lesquelles  on 
compte  beaucoup  de  nobles  prélats  et  de  reli- 
gieux. 

H.  VIII.  —  Il  l'a  bien  fallu  .  pour  secouer  le 
joug  de  Rome. 

H.  VIL  —  Quoi  î  pour  soutenir  la  gageure, 
pour  maintenir  votre  mariage  avec  cette  Anne 
de  Boulen  que  vous  avez  jugée  vous-même 
digne  du  supplice  ! 

H.  VIII.  —  Mais  j'avois  pris  le  bien  des 
églises,  que  je  ne  pouvais  rendre. 

H.  VIL  —  Bon!  vous  voilà  bien  justitlé  de 


votre  schisme  par  vos  uianages  ridicules  et  par 
le  pillage  des  églises  ! 

H.  VIII.  —  Puisque  vous  me  pressez  tant, 
je  vous  dirai  tout.  J'étois  passionné  pour  les 
femmes  ,  et  volage  dans  mes  amours  :  j'étois 
aussi  prompt  à  me  dégoûter  qu'à  prendre  une 
inclination.  D'ailleurs  j'étois  né  jaloux,  soup- 
çonneux ,  inconstant  ,  âpre  sur  l'intérêt.  Je 
trouvai  que  les  chefs  de  l'Eglise  anglicane  flat- 
loient  mes  passions  et  autorisoient  ce  que  je 
voulois  faire  :  le  cardinal  de  Wolsey,  archevê- 
que d'Yorck,  m'encouragea  à  répudier  Cathe- 
rine d'Aragon;  Cranmer,  archevêque  de  Can- 
torbéri,  me  fit  faire  tout  ce  que  j'ai  fait  pour 
Anne  de  Boulen  et  contre  l'Eglise  romaine. 
Meltez-vous  en  la  place  d'un  pauvre  prince 
violemment  tenté  pas  ses  passions  et  flatté  par 
les  prélats. 

H.  VIL  —  Hé  bien!  ne  saviez-vous  pas 
qu'il  n'y  a  rien  de  si  lâche  ni  de  si  prostitué  que 
les  prélats  ambitieux  qui  s'attachent  à  la  Cour? 
Il  falloit  les  renvoyer  dans  leurs  diocèses,  et 
consulter  des  gens  de  bien.  Les  la'iques  sages  et 
bons  politiques  ne  vous  auroient  jamais  con- 
seillé, pour  la  sûreté  même  de  votre  royaume, 
de  changer  l'ancienne  religion  ,  et  de  diviser 
vos  sujets  en  plusieurs  communions  opposées. 
N'esl-il  pas  ridicule  que  vous  vous  plaigniez  de 
la  tyrannie  du  Pape,  et  que  vous  vous  fassiez 
j)ape  en  sa  place  ;  que  vous  vouliez  réformer 
l'Eglise  anglicane,  et  que  cette  réforme  abou- 
tisse à  autoriser  tous  vos  mariages  monstrueux 
et  à  piller  tous  les  biens  consacrés?  Vous  n'avez 
achevé  cet  horrible  ouvrage  qu'en  trempant  vos 
mains  dans  le  sang  des  personnes  les  plus  ver- 
tueuses. Vous  avez  rendu  votre  mémoire  à  ja- 
mais odieuse  ,  et  vous  avez  laissé  dans  l'Etat 
une  source  de  division  éternelle.  Voilà  ce  que 
c'est  que  d'écouter  de  méchans  prêtres.  Je  ne 
dis  point  ceci  par  dévotion,  vous  savez  que  ce 
n'est  pas  là  mon  caractère  ;  je  ne  parle  qu'en 
politique,  counne  si  la  religion  étoit  à  compter 
pour  rien.  Mais,  à  ce  que  je  vois,  vous  n'avez 
jan)ais  fait  que  du  mal. 

H.  VIII.  —  Je  n'ai  pu  éviter  d'en  faire.  Le 
cardinal  Renauld  de  La  Poule  "*  lit  contre  moi 
avec  les  papistes  une  conspiration.  Il  fallut  bien 
punir  les  conjurés  pour  la  sûreté  de  n)a  vie. 

H.  VIL  —  Hé  !  voilà  le  malheur  qu'il  y  a 
à  entreprendre  des  choses  injustes.  Quand  on 
les  a  commencées  ,  on  les  veut  soutenir.  On 
passe  pour  tyran  ;  on  est  exposé  aux  conjura- 
tions. On  soupçonne  des   innocens  qu'on  fait 

Plus  connu  sous  le  nom  du  larJinal  Polus. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


3ir> 


périr  ;  on  trouve  des  coupables,  et  on  les  fait 
tels;  car  le  prince  qui  gouverne  mal  met  ses 
>iijets  en  tentation  de  lui  manquer  de  tidéliîé. 
Ku  cet  état,  un  roi  est  malheureux  et  digne  de 
l'être;  il  a  tout  à  craindre;  il  n'a  pas  un  mo- 
ment de  libre  ni  d'assuré  :  il  faut  qu'il  répande 
du  sang;  plus  il  en  répand,  plus  il  est  odieux 
et  exposé  aux  conjurations.  Mais  enfin,  voyons 
ce  que  vous  avez  l'ait  de  louable. 

H.  VIII.  —  J"ai  tenu  la  balance  égale  entre 
François  i"'"  et  Charles-Quint. 

H.  VII.  —  Chose  bien  difticile  !  Encore 
n'avez-vous  pas  su  faire  ce  personnage.  Wolsey 
vousjouoit  pour  plaire  à  Charles-Quint,  dont 
il  étoit  la  dupe,  et  qui  lui  promeltoit  de  le  faire 
pape.  Vous  avez  entiepris  de  faire  des  descentes 
en  France  ,  et  n'avez  eu  aucune  application 
pour  y  réussir.  Vous  n'avez  suivi  aucune  négo- 
ciation ;  vous  n'avez  su  faire  ni  la  paix  ni  la 
guerre.  Il  ne  tenoit  qu'à  vous  d'être  l'arbitre 
de  l'Europe,  et  de  \ous  faire  donner  des  places 
des  deux  côtés  ;  mais  vous  n'étiez  capable  ni  de 
fatigue,  ni  de  patience  ,  ni  de  modération,  ni 
de  fermeté.  Il  ne  vous  falloit  que  vos  maîtresses, 
des  favoris  ,  des  divertissemens  ;  vous  n'avez 
montré  de  vigueur  que  contre  la  religion,  et  en 
exerçant  votre  cruauté  pour  contenter  vos  pas- 
sions honteuses.  Hélas  !  mon  fils,  vous  êtes  une 
étrange  leçon  pour  tous  les  rois  qui  viendront 
après  vous. 


LXIV. 

LOUIS   XII   ET   FMANÇOIS   I". 

Il  vaut  mieux  être  père  de  la  patrie  en  gouvernant  paisi- 
blement son  royaume ,  <iue  de  l'agrandir  par  des  con- 
quêtes. 

Louis.  —  Mon  cher  cousin  ,  dites-moi  des 
nouvelles  de  la  France.  J'ai  toujours  aimé 
mes  sujets  comme  mes  enfans  ;  j'avoue  que 
j'en  suis  en  peine.  Vous  étiez  bien  jeune  en 
toute  manière  quand  je  vous  laissai  la  couronne. 
Comment  avez -vous  gouverné  mou  pauvre 
royaume  ? 

Fram;..  —  Jai  eu  quelques  malheurs;  mais 
si  vous  voulez  que  je  vous  parle  franchemenl, 
mon  règne  a  donné  à  la  France  bien  plus  d'éclat 
que  le  vôtre. 

LoLis.  —  Hé  mon  Dieu  !  c'est  cet  éclat  que 
j'ai  toujours  craint.  Je  vous  ai  connu  dès  votre 
enfance  d'un  naturel  à  ruiner  les  finances,  à 


hasarder  tout  pour  la  guerre,  à  ne  rien  soute- 
nir avec  patience,  à  renverser  le  bon  ordre  au 
dedans  de  l'Etat,  et  à  tout  gâter  j)our  faire  par- 
ler de  Aoiis. 

FnAxç.  —  C'est  ainsi  que  les  vieilles  gens 
sont  toujours  préoccupés  contre  ceux  qui  doi- 
vent être  leurs  successeurs.  Mais  voici  le  fait. 
J'ai  soutenu  une  horrible  guerre  contre  Char- 
les-Quint empereur  et  roi  d'Espagne.  J'ai  gagné 
en  Italie  les  fameuses  batailles  de  Marignan 
contre  les  Suisses ,  et  de  Cerisoles  contre  les 
Impériaux.  J'ai  vu  le  roi  d'Angleterre  hgué 
avec  l'empereur  contre  la  France  ;  et  j'ai  rendu 
leurs  cflbrts  inutiles.  J'ai  cultivé  les  sciences  : 
j'ai  uiéiité  d'être  immortalisé  parles  gens  de 
lettres;  j'ai  fait  revivre  le  siècle  d'Auguste  au 
milieu  de  ma  cour.  J'y  ai  mis  la  magniticcnce,  la 
politesse ,  l'érudition  et  la  galanterie  :  avant  moi 
tout  étoit  grossier,  pauvre,  ignorant,  gaulois. 
Enfin  je  me  suis  fait  nommer  le  père  des  lettres. 

Loiis.  -7-  Cela  est  beau,  et  je  ne  veux  point 
en  diminuer  la  gloire;  mais  j'aimerois  encore 
mieux  que  vous  eussiez  été  le  père  du  peuple, 
que  le  père  des  lettres.  Avez-vous  laissé  les 
Français  dans  la  paix  et  dans  l'abondance  ? 

Franc.  —  Non  ;  mais  mon  fils,  qui  est  jeune, 
soutiendra  la  guerre,  et  ce  sera  à  lui  à  soulager 
enfin  les  peuples  épuisés.  Vous  les  ménagiez 
plus  que  moi  ;  mais  aussi  vous  faisiez  foiblement 
la  guerre. 

Louis.  —  Vous  l'avez  donc  faite  sans  doute 
avec  de  grands  succès.  Quelles  sont  vos  conquê- 
tes? Avez-vous  pris  le  royaume  de  Naples? 

Franc.  —  Non,  j'ai  eu  d'autres  expéditions 
à  faire. 

Louis  —  Du  moins  vous  avez  conservé  le 
Milanez  ? 

Franc.  —  Il  m'est  arrivé  bien  des  accidens 
imprévus. 

Louis  —  Quoi  donc?  Charles-Quint  vous  l'a 
enlevé?  Avez-vous  perdu  quelque  bataille? 
Parlez...  ;  vous  n'osez  tout  dire. 

Franc.  —  J'y  fus  pris  dans  une  bataille  à 
Pavie. 

Louis.  —  Comment  !  pris?  Hélas  !  en  quel 
abîme  s'est-il  jeté  par  de  mauvais  conseils  !  C'est 
donc  ainsi  que  vous  m'avez  surpassé  à  la  guerre  ! 
Vous  avez  replongé  la  France  dans  les  mal- 
heurs qu'elle  souffrit  sous  le  roi  Jean.  0  pau- 
vre France,  que  je  te  plains  !  Je  l'avois  bien 
prévu.  Hé  bien  !  je  vous  entends;  il  a  fallu 
rendre  des  provinces  entières  ,  et  payer  des 
sommes  immenses.  Voilà  à  quoi  aboutit  ce 
faste,  cette  hauteur,  cette  témérité,  cette  ambi- 
tion. Et  la  justice...,  comment  va-t-ellc? 


316 


DIALOGUES  DES  IMORTS. 


Franc.  —  Elle  m'a  donné  de  grandes  res- 
sources. J'ai  vendu  lescliargesde  magistrature. 

Loiis.  —  Et  les  juges  qui  les  ont  achetées 
vendront  à  leur  tour  la  justice  !  ]Mais  tant  de 
sommes  levées  sur  le  peuple  ont-elles  été  bien 
employées  pour  lever  et  l'aire  subsister  les  ar- 
mées avec  économie? 

Franc.  —  Il  en  a  fallu  une  partie  pour  la 
magnificence  de  ma  cour. 

Louis.  —  Je  parie  que  vos  maîtresses  y  ont 
eu  une  j)lus  grande  part  que  les  meilleurs  ot'ii- 
ciers  d'armée  :  si  bien  donc  que  le  peuple  est 
ruiné,  la  guerre  encore  allumée,  la  justice  vé- 
nale, la  cour  livrée  à  toutes  les  folies  des  femmes 
galantes,  tout  l'état  en  souflVance.  Voilà  ce  règne 
si  brillant  qui  a  effacé  le  mien.  Un  peu  de  modé- 
ration vous  a u roi  I  fait  bien  plus  d'honneur. 

Fra>(^.  —  Mais  j'ai  fait  plusieurs  grandes 
choses  qui  m'ont  fait  louer  comme  un  héros.  On 
ni'appelle  le  grand  roi  François. 

Louis.  —  C'est-à-dire  que  vous  avez  été 
flatté  pour  votre  argent,  et  que  vous  vouliez 
être  héros  aux  dépens  de  l'Etat,  dont  la  seule 
prospérité  devoit  faire  toute  votre  gloire. 

Fra>ç.  —  Non,  les  louanges  qu'on  m'a  don- 
nées étoient  sincères. 

Louis.  —  Hé  !  y  a-t-il  quelque  roi  si  foible 
et  si  corrompu  à  qui  on  n'ait  pas  donné  autant 
de  louanges  que  vous  en  avez  reçu  ?  Donnez-moi 
le  plus  indigne  de  tous  les  princes,  on  lui  don- 
nera tous  les  éloges  qu'on  vous  a  donnés.  Après 
cela ,  aclieter  des  louanges  par  tant  de  sang  et 
par  tant  de  sommes  qui  ruinent  un  royaume  ! 

Franc.  —  Du  moins  j'ai  eu  la  gloire  de  me 
soutenir  avec  constance  dans  mes  malheurs. 

Louis.  — Vous  auriez  mieux  fait  de  ne  vous 
mettre  jamais  dans  le  besoin  de  faire  éclater  cette 
constance  :  le  peuple  n'avoit  que  fau'c  de  cet  hé- 
roïsme. Le  héros  ne  s'est-il  point  ennuyé  en 
prison? 

Franç.  —  Oui,  sans  doute  ,  et  j'achc^lai  la 
liberté  bien  chèrement. 


LXV. 

CHARLES-QIINT   ET    IN   Ji:i  NE   MOINE 
DE   S.UNT-.ILST. 

On  cherclie  souvent  la  retiaite  par  iiiquiétudo  .  plutùl  que 
par  un  véiitable  esprit  tic  religion. 

Ch.  —  Allons,  mon  frère,  il  est  temps  de  se 
lever  ;  vous  dormez  trop  pour  un  jeune  novice 
qui  doit  être  fervent. 


Le  m.  —  Quand  voulez-vous  que  je  dorme, 
sinon  )»endant  que  je  suis  jeune?  Le  sommeil 
n'est  point  incompatible  avec  la  ferveur. 

Cii.  —  Quand  on  aime  l'Office,  on  est  bientôt 
éveillé. 

Le  m.  —  Oui,  quand  on  est  à  l'âge  de  votre 
Majesté  :  mais  au  mien  on  dort  tout  debout. 

Ch.  —  Hé  bien  !  mon  frère  ,  c'est  aux  gens 
de  mou  âge  à  éveiller  la  jeunesse  trop  en- 
dormie. 

Le  m.  —  Est-ce  que  vous  n'avez  plus  rien 
de  meilleur  à  faire?  Après  avoir  si  long-temjjs 
troublé  le  repos  du  monde  entier,  ne  sauriez- 
vous  me  laisser  le  mien  ? 

Ch.  —  Je  trouve  qu'en  se  levant  ici  de  bon 
matin,  on  est  encore  bien  en  repos  dans  cette 
profonde  solitude. 

Le  m.  —  Je  vous  entends,  sacrée  Majesté  : 
quand  vous  vous  êtes  levé  ici  de  bon  matin, 
vous  y  trouvez  la  journée  bien  longue  :  vous 
êtes  accoutumé  à  un  plus  grand  mouvement  ; 
avouez-le  sans  façon.  Vous  vous  ennuyez  de 
n'avoir  ici  qu'à  prier  Dieu  ,  qu'à  monter  vos 
horloges,  et  qu'à  éveiller  de  pauvres  novices  qui 
ne  sont  pas  coupables  de  votre  ennui. 

Ch.  —  J'ai  ici  douze  domestiques  que  je  me 
suis  réservés. 

Le  m.  —  C'est  une  triste  conversation  i>our 
un  homme  qui  étoit  en  commerce  avec  toutes 
les  nations  connues. 

Ch.  — J'ai  un  petit  cheval  pour  me  pro- 
mener dans  ce  beau  vallon  orné  d'orangers, 
de  myrtes  ,  de  grenadiers  ,  de  lauriers  et  de 
mille  fleurs,  au  pied  de  ces  belles  montagnes 
de  l'Estrainadure,  couvertes  de  troupeaux  iu- 
nouibrables. 

Le  m.  Tout  cela  est  beau  ;  mais  tout  cela  ne 
parle  point.  Vous  voudriez  un  peu  de  bruit  et 
de  fracas. 

Ch.  —  J'ai  cent  mille  écus  de  pension. 

Le  m.  —  Assez  mal  payés.  Le  Roi  votre  fils 
n'en  a  guère  de  soin. 

Ch.  —  Il  est  vrai  qu'on  oublie  bientôt  les 
gens  qui  se  sont  dépouillés  et  dégradés. 

Le  m.  —  Ne  comptiez-vous  pas  là-dessus 
quand  vous  avez  quitté  vos  couronnes? 

Ch.  —  Je  voyois  bien  que  cela  devoit  être 
ainsi. 

Le  m.  —  Si  vous  avez  compté  là-dessus, 
pourquoi  vous  étonnez-vous  de  le  voir  arriver? 
Tenez-vous-en  à  votre  premier  projet  :  renon- 
cez à  tout  ;  oubliez  tout;  ne  désirez  plus  rien  ; 
reposez- vous,  et  laissez  reposer  les  autres. 

Cn.  — Mais  je  vois  que  mon  fils,  après  la 
bataille  de  Saint-Quentin,   n'a  pas  su  profiter 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


317 


de  la  victoire  :  il  dcvroit  être  déjà  ;i  Paris.  Le 
comte  d'Eginont  lui  a  gagné  une  autre  bataille 
à  rjravelines;  et  il  laisse  tout  perdre.  Voilà  Ca- 
lais repris  par  le  duc  de  Ouise  sur  les  Anglais. 
Voilà  ce  même  duc  qui  a  pris  Tliionville  pour 
couvrir  Metz.  Mon  fils  gouverne  mal  :  il  ne  suit 
aucun  de  mes  conseils;  il  ne  me  {)aie  point  ma 
pension  ;  il  méprise  ma  conduite  et  les  plus  fi- 
dèles serviteurs  dont  je  me  suis  servi.  Tout  cela 
me  chagrine  et  nfinquiètc. 

Le  m.  —  Quoi  1  n'étiez-vous  venu  cliercber 
le  repos  dans  celte  retraite,  qu'à  condition  que 
le  Roi  votre  tils  feroit  des  conquêtes,  croiroit 
tous  vos  conseils,  et  aclièveroit  d'exécnler  tous 
vos  projets  ? 

Ch.  —  Non  ;  mais  je  croyois  qu'il  feroit 
mieux. 

Le  m.  —  Puisque  vous  avez  tout  quitté 
pour  être  en  repos,  demeurez-y  ,  quoi  q\i'il 
arrive  ;  laissez  faire  le  Roi  votre  fils  comme  il 
voudra.  Xe  ûiites  point  dépendre  votre  tran- 
quillité de  guerres  qui  agitent  le  monde  :  vous 
n'en  êtes  sorti  que  pour  n'en  plus  entendre 
parler.  Mais,  dites  la  vérité,  vous  ne  connois- 
siez  guère  la  solitude  quand  vous  l'avez  cher- 
chée ;  c'est  par  inquiétude  que  vous  avez  désiré 
le  repos. 

Ch.  —  Hélas!  mon  pauvre  enfant,  tu  ne  dis 
que  trop  vrai  ;  et  Dieu  veuille  que  tu  ne  te  sois 
point  mécompte  connue  moi  en  quittant  le 
monde  dans  ce  noviciat  ! 


LXVL 

CHARLES-OriNT   ET   FRANÇOIS    I^r. 

La  jiistico  et  le  bonheur  ne  se  trouvent  que  dans  la  bonne 
foi,  la  droiture  et  le  courage. 

Ch.  —  Maintenant  que  toutes  nos  affaires 
sont  finies,  nous  ne  ferions  pas  mal  de  nous 
éclaircir  sur  les  déplaisirs  que  nous  nous  som- 
mes donnés  l'un  à  l'autre. 

FuvNf..  —  Vous  m'avez  fait  beaucoup  d'in- 
justices et  de  tromperies  ;  je  ne  vous  ai  jamais 
fait  de  mal  que  par  les  lois  de  la  guerre  ;  vous 
m'avez  arraché,  pendant  que  j'étois  en  prison, 
l'hommage  du  comté  de  Flandre  ;  le  vassal 
s'est  prévalu  de  la  force  pour  donner  la  loi  à 
son  souverain. 

Ch.  —  Vous  étiez  libre  de  ne  renoncer  pas. 

Franc.  —  Est-on  libre  ou  prison  ? 

Ch.   —  Les  hommes  foibles  n'y  sont  pas 


libres  :  mais  quand  on  a  un  vrai  courage,  on  est 
libre  partout.  Si  je  vous  eusse  demandé  votre 
couronne,  l'ennui  de  votre  prison  vous  auroit-il 
léduit  à  me  la  céder  ? 

Franc.  —  Non,  sans  doute  ;  j'aurois  mieux 
aimé  mourir  que  de  faire  cette  lâcheté  :  mais, 
pour  la  mouvance  du  comté  de  Flandre,  je 
vous  l'abandonnai  par  lassitude,  par  ennui,  par 
crainte  d'être  empoisonné  ,  par  l'intérêt  de 
retourner  dans  mon  royaume  où  tout  avoit  be- 
soin de  ma  présence  .  enfin  par  l'état  de  lan- 
gueur qui  me  menaçoit  d'une  mort  prochaine. 
Et .  en  elfet .  je  crois  que  je  serois  mort  sans 
l'arrivée  de  ma  sœur. 

Ch.  —  Non-seulement  un  grand  roi,  mais 
un  vrai  chevalier,  aime  mieux  mourir  que  de 
donner  une  parole,  à  moins  qu'il  ne  soit  résolu 
de  la  tenir  à  quelque  prix  (jue  ce  puisse  être. 
Rien  n'est  si  honteux  que  de  dire  qu'on  a  man- 
qué de  courage  pour  souffrir,  et  qu'on  s'est 
délivré  en  promettant  de  mauvaise  foi.  Si  vous 
étiez  persuadé  quil  ne  vous  étoit  pas  |jermis  de 
sacrifier  la  grandeur  de  votre  Etat  à  la  liberté 
de  votre  personne,  il  falloit  savoir  mourir  en 
prison,  mander  à  vos  sujets  de  ne  plus  compter 
sur  vous  et  de  couronner  votre  fils  :  vous  m'au- 
riez bien  end)arrassé  *.  Un  prisonnier  qui  a  ce 
courage  se  met  eu  liberté  dans  sa  prison  :  il 
échappe  à  ceux  qui  le  tiennent. 

Franc.  —  Ces  maximes  sont  vraies.  J'avoue 
que  l'enuui  et  l'impatience  m'ont  fait  promettre 
ce  qui  étoit  contre  l'intérêt  de  mon  Etat,  et  que 
je  ne  pouvois  exécuter  ni  éluder  avec  honneur. 
Mais  est-ce  à  vous  à  me  faire  un  (el  reproche? 
Toute  votre  vie  u'est-elle  pas  un  continuel  man- 
quement de  parole?  D'ailleurs  ma  foiblesse  ne 
vous  excuse  point.  \Sn  homme  intrépide,  il  est 
vrai,  se  laisse  égorger  plutôt  que  de  promettre 
ce  qu'il  ne  peut  pas  tenir  •  mais  nu  homme  juste 
n'abuse  point  de  la  foiblesse  d'un  autre  homme 
[)Our  lui  arracher,  dans  sa  captivité,  une  pro- 
messe qu'il  ne  peut  ni  ne  doit  exécuter.  Qu'au- 
riez-vousfait,  si  je  vous  eusse  retenu  en  France, 

Dans  lo  lonips  ou  rr-nolon  comixisii  ce  (lialoguc,  on  igiio- 
roii  que  Franc;ui>  !"■  cùl  vu  en  i-lT.'t  retours  a  cet  expédient, 
qui  ne  contribua  pas  peu  a  accélérer  sa  dôlivranco.  Ce  fail 
inii).irlaMl  a  élc  iiulili.'-  pour  la  prcinicrc  Tois  en  1774  ,  p.ir 
Tahlif  GarniiT,  conliuiratour  ilo  Velly,  qui  ou  fil  la  décou- 
verte dans  les  nrr/islrcs  du  Parlanait  île  Paris.  [Hist.  (h 
France  .-  t.  xxiv,  p.  195  ,  etc.;  Il  est  étonnant  que  le  car- 
dinal Maury,  i|ui  allril)ue  couiine  uous  celle  découverte  à 
l'aMié  Garnior,  eu  ail  pris  occasion  de  faire  a  l'arclievèque 
de  Cambrai  le  reprocbe  si  grave  de  sarri/ier  quelquefoh 
l'exaclitude  historique  à  la  murale  ,  dont  il  fait  h:  principal 
ohjel  de  ses  leçons.  {F.loge  de  Fenelon  ;}n)[c  :  vers  la  lin  de 
la  !'■'■  partie.  1  Est-ce  donc  sacrifier  VexactUiide  historique  it 
la  morale,  «(ue  de  rais.mner  sur  le  récit  unanime  des  liislo- 
riens  qui  racoaleut  un  fait?  \Fdil.  de  fers.) 


3l8 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


quanti  vous  y  passâtes,  quelque  temps  après  ma 
prison,  pour  aller  dans  les  Pays-Bas?  J'aurois 
pu  vous  demander  la  cession  du  Milanez  que 
vous  m'aviez  usurpe. 

Ch.  —  Je  passois  librement  en  France  sur 
votre  parole  :  vous  n'étiez  pas  venu  librement 
en  Espagne  sur  la  mienne. 

Fr.\no.  —  Il  'est  vrai  ;  je  conviens  de  celte 
différence  :  mais  comme  vous  m'aviez  fait  une 
injustice,  en  m' arrachant,  dans  ma  prison,  un 
traité  désavantageux,  j'aurois  pu  réparer  ce  tort 
en  vous  arrachant  à  mon  tour  un  autre  traité 
plus  équitable:  d'ailleurs  je  pouvois  vous  arrê- 
ter chez  moi,  jusqu'à  ce  que  vous  m'eussiez  res- 
titué mon  bien,  qui  étoit  le  Milanez. 

Ch.  —  Attendez  :  vous  joignez  plusieurs 
choses  qu'il  faut  que  je  démêle.  Je  ne  vous  ai 
jamais  manqué  de  parole  à  Madrid  :  et  vous 
m'en  auriez  manqué  à  Paris,  si  vous  m'eussiez 
arrêté  sous  aucun  prétexte  de  restitution^  quel- 
que juste  qu'elle  put  être.  C'étoit  à  vous  à  ne 
me  permettre  le  passage  qu'en  me  demandant 
le  préliminaire  de  la  restitution  :  mais  conmie 
\ous  ne  l'avez  point  demandé,  vous  ne  pouviez 
l'exiger  en  France  sans  violer  votre  promesse. 
D'ailleurs  ,  croyez-vous  qu'il  soit  permis  de 
repousser  la  fraude  par  la  fraude?  Vous  justi- 
fiez un  malhonnête  homme  en  l'imitant.  Dès 
qu'une  tromperie  eu  attire  une  autre,  il  n'y  a 
j)his  rien  d'assuré  parmi  les  hommes,  et  les 
suites  funestes  de  cet  engagement  vont  à  l'inlini. 
Le  plus  sûr  pour  vous-même  est  de  ne  vous 
venger  du  trompeur  qu'en  repoussant  foules 
ses  ruses  sans  le  tromper. 

Franc.  —  Voilà  une  subliioe  philosopliic  ; 
voilà  Platon  tout  pur.  Mais  je  \ois  bien  que 
vous  avez  fait  vos  alfaircs  avec  plus  de  subtilité 
que  moi  ;  mon  tort  est  de  m'être  lié  à  vous. 
Le  connétable  do  Montmorenci  aida  à  me  trom- 
per :  il  me  persuada  qu'il  falloil  vous  piquer 
d'honneur  ,  en  vous  laissant  passer  sans  condi- 
tion. Vous  aviez  déjà  promis  dès  lors  de  donner 
l'investiture  du  duché  de  Milan  au  plus  jeune 
de  mes  trois  fds  :  après  votre  passage  eu  France, 
vous  réitérâtes  encore  cette  promesse,  toutes  les 
fois  que  vous  crûtes  avoir  besoin  de  m'en  amu- 
ser. Si  je  n'eusse  pas  cru  le  connétable,  je  vous 
aurois  fait  rendre  le  Milanez  avant  que  devons 
laisser  passer  dans  les  Pays-Bas.  Jamais  je  n'ai 
pu  pardonner  ce  mauvais  conseil  de  mon  favori; 
je  le  chassai  de  ma  cour. 

Ch.  —  Plutôt  que  de  rendre  le  Milanez  , 
j'aurois  traversé  la  mer. 

Fra>ç.  —  Votre  santé ,  la  saison,  et  les  pé- 
rils de  la  navioation,  vous  ôtoient   cette  res- 


source. Mais  enfin,  pourquoi  me  jouer  si  indi- 
gnement à  la  face  de  toute  l'Europe  ,  et  abuser 
de  l'hospitalité  la  plus  généreuse  ? 

Ch.  —  Je  voulois  l«ien  donner  le  duché  de 
Milan  à  votre  troisième  fils  :  un  duc  de  Milan 
de  la  maison  de  France  ne  m'auroit  guère  plus 
embarrassé  que  les  autres  princes  d'Italie.  Mais 
votre  second  fils  ,  pour  lequel  vous  demandiez 
cette  investiture,  étoit  trop  près  de  succéder  à 
à  la  couronne  ;  il  n'y  avoit  entre  vous  et  lui  que 
le  Dauphin  qui  mourut.  Si  j'avois  donné  l'in- 
vestiture au  second,  il  se  seroit  bientôt  trouvé 
tout  ensemble  roi  de  France  et  duc  de  Milan  ; 
par  là  toute  l'Italie  auroit  été  à  jamais  dans  la 
servitude.  C'est  ce  que  j'ai  prévu,  et  c'est  ce 
qui  j'ai  dû  éviter. 

Franc.  —  Servitude  pour  servitude,  ne  va- 
loit-il  pas  mieux  rendre  le  Milanez  à  son  maî- 
tre légitime  ,  qui  étoit  moi ,  que  de  le  retenir 
dans  vos  mains  sans  aucune  apparence  de  droit? 
LesFrancaisqui  n'avoientplusunpoucede  terre 
en  Italie,  étoient  moins  à  craindre  dans  le  Mi- 
lanez pour  la  liberté  publique,  que  la  maison 
d'Autiiche  re\êtuedu  royaume  de  Naples  et  des 
droits  de  l'enqiire  sur  tous  les  liefs  qui  relèvent 
de  lui  eu  ce  pays-là.  Pour  moi,  je  dirai  franche- 
ment ,  toute  subtilité  à  part,  la  différence  de 
nos  deux  procédés.  Vous  aviez  toujours  assez 
d'adresse  pour  mettre  les  formes  de  votre  côté, 
pour  me  tromper  dans  le  fond  :  j'avois  tout  au 
contraire  assez  d'honneur  pour  aller  droit  dans 
le  fond;  mais,  par  foiblesse,  par  impatience, 
ou  par  légèreté,  je  ne  prcnois  pas  assez  de  pré- 
cautions, elles  formes  étoient  contre  moi.  Ainsi 
je  n'élois  trompeur  qu'en  apparence,  et  vous 
l'étiez  dans  l'essentiel.  Pour  moi,  j'ai  été  assez 
puni  de  mes  fautes  dans  le  temps  où  je  les  ai 
laites.  Pour  vous,  j'espère  que  la  fausse  poli- 
tique de  votre  fils  me  vengera  assez  de  votre  in- 
juste aud)ition.  11  vous  a  contraint  de  vous  dé- 
pouiller pendant  votre  vie  :  vous  êtes  mort  dé- 
gradé et  malheureux  ,  vous  qui  aviez  prétendu 
mettre  toute  l'Europe  dans  les  fers.  Ce  fils 
achèvera  son  ouvrage  :  sa  jalousie  et  sa  dé- 
fiance tyrannique  abattra  toute  vertu  et  toute 
émulation  chez  les  Espagnols:  le  mérite,  devenu 
suspect  et  odieux  ,  n'osera  paroître  ;  l'Espagne 
n'aura  plus  ni  grand  capitaine,  ni  génie  élevé 
dans  les  négociations,  ni  discipline  militaire, 
ni  bonne  police  dans  les  peuples.  Ce  roi ,  tou- 
jours caché  et  toujours  impraticable,  comme 
les  rois  de  l'Orient,  abattra  le  dedans  de  l'Es- 
pagne ,  et  soulèvera  les  nations  éloignées  qui  P 
dépendent  de  cette  monarchie.  Ce  grand  corps 
tombera  de  lui-même,  et  ne  servira  plus  que 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


319 


d'exemple  de  la  vanité  des  trop  grandes  for- 
tunes. Un  Etat  réuni  et  médiocre  ,  quand  il  est 
bien  piniplé,  bien  policé,  bien  cultivé  pour  les 
arts  et  pour  les  sciences  utiles;  quand  il  est 
d'ailleurs  gouverné  selon  ses  lois  avec  modéra- 
tion, par  un  prince  qui  rend  lui-même  la  jus- 
tice, et  qui  va  lui-même  à  la  guerre,  promet 
quelque  chose  de  plus  heureux  qu'une  vasto 
monarchie,  qui  n'a  plus  de  tête  pour  réunir  le 
gouvernement.  Si  vous  ne  voulez  pas  m'en 
croire,  attendez  un  peu;  nos  arrière-neveux 
vous  en  diront  des  nouvelles. 

Ch.  —  Hélas  !  je  ne  prévois  que  trop  la  vé- 
rité de  vos  prédictions.  La  prévoyance  de  ces 
malheurs,  qui  renverseront  tous  mes  ouvrages, 
m'a  découragé,  et  m'a  fait  quitter  l'empire. 
Cette  inquiétude  troubloit  mon  repos  dans  ma 
solitude  de  Saint-Just. 


LXVIL 

HENRI  III  ET  LA  DUCHESSE  DE  MONTPENSIEll. 
Caractère  foible  et  disàimulé  de  Ilenii  :  sa  dévotiou  bizarre. 

Henr.  — Bonjour,  ma  cousine.  Ne  sonmies- 
nous  pas  racommodés  au  moins  après  notre 
mort  ? 

La  D.  —  Moins  que  jamais.  Je  ne  saurois 
vous  pardonner  tous  vos  massacres  .  et  surtout 
le  sang  de  ma  famille  cruellement  répandu. 

Henu.  —  Vous  m'avez  fait  plus  de  mal  dans 
Paris  avec  votre  Ligue,  que  je  ne  vous  eu  ai  fait 
par  les  choses  que  vous  me  reprochez.  Faisons 
compensation,  et  soyons  bunsamis. 

La  D.  —  Non  ,  je  ne  serai  jamais  amie  d'un 
homme  qui  a  conseillé  l'horrible  massacre  de 
Blols. 

Hemi.  —  Mais  le  duc  de  fiuise  m'avoit 
poussé  à  bout.  Avez-vous  oublié  la  journée  des 
barricades,  où  il  vint  faire  le  roi  de  Paris,  et 
me  chasser  du  Louvre?  Je  fus  contraint  de  me 
sauver  par  les  Tuileries  et  par  les  Fenillans. 

La  D.  —  Mais  il  s'étoit  réconcilié  avec  vous 
par  la  médiation  de  la  Reine-mère.  On  dit  que 
vous  aviez  connu  unie  avec  lui,  en  rompant  tous 
une  même  hostie,  et  que  vous  aviez  juré  sa 
conservation. 

Henr.  —  Mes  ennemis  ont  dit  bien  des  cho- 
ses sans  preuve,  pour  donner  plus  de  crédit  à  la 
Ligue.  Mais  enfin  je  ne  pouvois  plus  être  roi  si 
votre  frère  n'eût  été  abattu. 

La  d.  —  Quoi!  vous  ne  pouviez  plus  être 


roi  sitns  tronquer  et  sans  faire  assassiner?  Quel 
moyen  de  maintcnii-  votre  autorité  ?  Pour- 
quoi signer  l'union?  pourquoi  la  faire  si- 
gner à  tout  le  monde  aux  états  de  Blois?  Il  fal- 
loit  résister  courageusement;  c'étoit  la  vraie 
manière  d'être  roi.  La  royauté  bien  entendue 
consiste  à  demeurer  terme  dans  la  raison  et  à 
se  faire  obéir. 

Hf.xk.  —  Mais  je  ne  pouvois  m'empêchcr  de 
suppléer  à  la  force  par  l'adresse  et  par  la  poli- 
tique. 

La  D.  —  Vous  vouliez  ménager  les  Hugue- 
nots et  les  Uatholiques  ,  et  vous  vous  rendiez 
méprisable  aux  uns  et  aux  autres. 

Henr.  —  Non,  je  ne  ménageois  point  les 
Huguenots. 

La  D.  —  Les  conférences  de  la  Reine  avec 
eux.  et  les  soins  que  vous  preniez  de  les  flatter 
toutes  les  fois  que  vous  vouliez  contre-balancer 
le  parti  de  l'union,  vous  rendoient  suspect  à 
tous  les  Catholiques. 

Henr.  —  Mais  d'ailleurs  ne  faisois-je  pas  tout 
ce  qui  dépendoit  de  moi  pour  témoigner  mon 
zèle  sur  la  religion? 

La  d.  —  Oui,  mille  grimaces  ridicules,  et 
qui  étoient  démenties  par  d'autres  actions  scan- 
daleuses. Aller  en  masque  le  mardi  gras,  et  le 
jour  des  Cendres  cà  la  procession  en  sac  de  pé- 
nitent avec  un  grand  fouet  ;  porter  à  votre  cein- 
ture un  grand  chapelet  long  d'une  aune  avec 
des  grains  qui  éloient  de  petites  têtes  de  mort, 
et  porter  en  même  temps  à  votre  cou  un  panier 
pendu  à  un  ruban,  qui  étoif  plein  de  petits  épa- 
gneuls,  dont  vous  faisiez  tous  les  ans  une  dé- 
pense de  cent  niille  écus;  faire  des  confréries, 
des  vœux,  des  pèlerinages,  des  oratoires;  passer 
sa  vie  avec  des  Fenillans,  des  Minimes,  des 
Hiéronymitaius.  qu'on  fait  venir  d'Espagne;  et 
de  l'autre  passer  sa  vie  avec  ces  infâmes  mi- 
gnons; découper,  coller  des  images,  et  se  jeter 
en  même  temps  dans  les  curiosités  de  la  magie, 
dans  l'impiété  et  dans  la  politique  de  Machiavel; 
enfin  courir  la  bague  en  femme,  faire  des  repas 
avec  vos  mignons  ,  oii  vous  étiez  servi  par  des 
femmes  mies  et  déchevelées:  puis  faire  le  dé- 
vot, et  chercher  [)artoul  des  ermitages  :  quelle 
disproportion  !  Aussi  dit-on  que  votre  méde- 
cin Miron  assuroil  que  cette  humeur  noire  qui 
causoit  tant  de  bizarreries,  on  vous  feroit  mou- 
rir bientôt ,  ou  vous  feroit  tomber  dans  la  folie. 

Henr.  —  Tout  cela  étoit  nécessaire  pour 
ménager  les  esprits  ;  je  donnois  des  plaisirs 
aux  gens  débauchés ,  et  de  la  dévotion  aux  dé- 
xots  ,  pour  les  tenir  tous. 

La  D.  —  Vous  les  avez  fort  bien  tenus.  C'est 


3^20 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


ce  qui  a  fait  dire  que  vous  n'étiez  bon  qu'à  ton- 
dre et  à  faire  moine. 

Henr.  —  Je  n'ai  pas  oublié  ces  ciseaux  que 
vous  montriez  à  tout  le  monde,  disant  que  vous 
les  portiez  pour  me  tondre. 

La  D.  —  Vous  m'aviez  assez  outragée  pour 
mériter  cette  insulte. 

Hfnr.  —  Mais  enfin  que  pouvois-je  faire?  il 
falloit  ménager  tous  les  partis. 

La  D.  —  Ce  n'est  point  les  ménager,  que  de 
montrer  de  la  foiblesse  ,  de  la  dissimulation  et 
de  l'hypocrisie  de  tous  les  côtés. 

Henr.  —  Chacun  parle  bien  à  son  aise  :  mais 
on  a  besoin  de  bien  des  gens  quand  on  trouve 
tant  de  gens  prêts  à  se  révolter. 

La  d.  —  Voyez  le  roi  de  Navarre,  votre  cou- 
sin. Vous  avez  trouvé  tout  votre  royaume  sou- 
mis ;  et  vous  l'avez  laissé  tout  en  feu  par  une 
cruelle  guerre  civile  :  lui,  sans  dissimulation, 
massacre  ni  hypocrisie  ,  a  conquis  le  royaume 
entier  qui  rcfusoit  de  le  reconnoître  :  il  a  tenu 
dans  ses  intérêts  les  Huguenots  en  quittant  leur 
religion^  il  a  attu'é  tous  le?  Catholiques,  et 
dissipé  la  Ligue  si  puissante.  Ne  cherchez  point 
à  vous  excuser;  les  choses  ne  valent  que  ce 
qu'on  les  fait  valoir. 


LXVIIL 

HEM^I   111   HT  IlliNlU    IV. 

DifTérence  entre  un  roi  qui  se  f:iit  ciaindre  el  haïr  par  la 
(Tuaulé  el  la  finesse,  el  un  roi  qui  se  fait  aimer  par  la 
simérité  et  le  désintéressement  de  son  caraetère. 

H.  IlL  —  Hé!  mon  pauArc  cousin  ,  vous 
voilà  tombé  dans  le  même  malheur  que  moi. 

H.  IV.  —  Ma  mort  a  été  violente  connue  la 
vôtre  ;  mais  personne  ne  vous  a  regretté  que 
vos  mignons,  à  cause  des  biens  immenses  que 
vous  répandiez  sur  eux  avec  profusion.  Pour 
moi,  toute  la  France  m'a  pleuré  comme  le  père 
de  toutes  les  familles.  On  me  proposera,  dans  la 
suite  des  siècles,  comme  le  modèle  d'un  bon  et 
sage  roi.  Je  commençois  à  mettre  le  royaume 
dans  le  calme  dans  l'abondance  et  dans  le  bon 
ordre. 

H.  m.  —  Quand  je  fus  tué  à  Saint-Cloud, 
j'avois  déjà  abattu  la  ligue  ;  Paris  étoit  prêt  à 
se  rendre  :  j'aurois  bientôt  rétabli  mnn  auto- 
rité. 

H.  IV  —  Mais  quel  moyen  de  rétablir  votre 
réputation  si  noircie?  Vous  passiez  pour  un 
fourbe,  un  hypocrite,  un  impie,  un  homme  ef- 


féminé et  dissolu.  Quand  on  a  une  fois  perdu  la 
réputation  de  probité  et  de;  bonne  foi ,  on  n'a 
jamais  une  autorité  tranquille  et  assurée.  Vous 
vous  étiez  défait  des  deux  Guises  à  Blois  ;  mais 
vous  ne  pouviez  jamais  vous  défaire  de  tous 
ceux  qui  avoient  horreur  de  vos  fourberies. 

H.  III.  —  Hé  !  ne  savez-vous  pas  que  l'art 
de  dissimu'er  est  l'art  de  régner  ? 

IL  IV  —  Voilà  les  behes  maximes  que  du 
Guast  et  quelques  antres  vous  avoient  inspirées. 
L'abbé  dElbène  et  les  autres  Italiens  vous 
avoient  mis  dans  la  tête  la  politique  de  Machia- 
vel. La  Reine  votre  mère  vous  avoit  nourri  dans 
ces  sentimens.  Mais  elle  eut  bien  sujet  de  s'en 
repentir;  elle  eut  ce  qu'elle  méritoit  :  elle  vous 
avoit  appris  à  être  dénaturé;  vous  le  fûtes  contre 
elle. 

H.  III.  —  Mais  quel  moyen  d'agir  sincère- 
ment et  de  se  confier  aux  hommes  ?  Us  sont 
tous  déguisés  et  corrompus. 

H.  IV.  —  Vous  le  croyez,  parce  que  vous 
n'avez  jamais  vu  d'honnêtes  gens ,  et  vous  ne 
croyez  pas  qu'il  y  en  puisse  avoir  au  monde. 
Mais  vous  n'en  cherchiez  pas  :  au  contraire, 
vous  les  fuyiez  ,  el  ils  vous  fuyoient  ;  ils  vous 
étoient  suspects  et  incommodes.  Il  vous  falloit 
des  scélérats  qui  vous  inventassent  de  nouveaux 
plaisirs,  qui  lussent  capables  des  crimes  les  plus 
noirs,  et  devant  lesquels  rien  ne  vous  fît  sou- 
venir ni  de  la  religion,  ni  de  la  pudeur  violées. 
Avec  de  telles  mœurs  ,  on  n'a  garde  de  trouver 
des  gens  de  bien.  Pour  moi  ,  j'en  ai  trouvé: 
j'ai  su  m'en  servir  dans  mon  conseil,  dans  les 
négociations  étrangères,  dans  plusieurs  charges; 
par  exemple  ,  Sully,  Jeannin  ,  d'Ossat,  etc. 

H.  ÎII.  —  A  vous  entendre  parler,  on  vous 
prendroit  pour  un  Caton;  votre  jeunesse  a  été 
aussi  déréglée  que  la  mienne. 

H.  IV. —  Il  est  vrai  ;  j'ai  été  inexcusable 
dans  ma  passion  honteuse  pour  les  femmes  : 
mais,  dans  mes  désordres,  je  n'ai  jamais  été 
ni  trompeur,  ni  méchant,  ni  impie;  je  n'ai  été 
que  foible.  Le  malheur  m'a  beaucoup  servi; 
car  j'étois  naturellement  paresseux  el  trop 
adonné  aux  plaisirs.  Si  je  fusse  né  roi,  je  me 
serois  peut-être  déshonoré  :  mais  la  mauvaise 
fortune  à  vaincre  el  mon  royaume  à  conquérir, 
m'ont  mis  dans  la  nécessité  de  m'élever  au- 
dessus  de  moi-même. 

H.  III.  — Combien  avcz-vous  perdu  de  belles 
occasions  de  vaincre  vos  ennemis  ,  pendant  que 
vous  vous  amusiez  sur  les  bords  de  la  Garonne 
à  soupirer  pour  la  comtesse  de  Guiche.  Vous 
étiez  comme  Hercule  filant  auprès  d'Omphale. 

H.  IV.  —  Je  ne  puis  le  désavouer;  mais  Cou- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


321 


tras,  Ivri  ,  Arques,  Fontaine-Française  ,  répa- 
rent un  peu... 

H.  III  —  N"ai-jc  pas  ;îagné  les  batailles  de 
Jarnac  et  de  iMoucontuur  "? 

H.  IV.  —  Oui  ;  mais  le  roi  Henri  III  sou- 
tint mal  les  espérances  qu'on  avoit  conçues  du 
duc  d'Anjou.  HenrilY,  au  contraire,  a  mieux 
valu  que  le  roi  de  Navarre. 

H.  III.  —  Vous  croyez  donc  que  je  n'ai 
point  ouï  parler  de  la  duchesse  de  Beaufort,  de 

la  marquise  de  Yerneuil,   delà ?  Mais  je 

ne  puis  les  compter  toutes,  tant  il  y  en  a  eu. 

H.  IV  —  Je  n'en  désavoue  aucune,  et  je 
passe  condamnation.  Mais  je  me  suis  fait  aimer 
et  craindre  :  j'ai  détesté  cette  politique  cruelle 
et  trompeuse  dont  vous  étiez  si  empoisonné,  et 
qui  a  causé  tous  vos  malheurs  ;  j'ai  fait  la 
guerre  avec  vigueur  ;  j'ai  conclu  au  dehors  une 
solide  paix:  au  dedans  j'ai  policé  l'Etat,  et  je 
l'ai  rendu  llorissant  ;  j'ai  rangé  les  grands  à 
leur  devoir  ,  et  même  les  plus  insolens  favoris  ; 
tout  cela  sans  tromper,  sans  assassiner,  sans 
faire  d'injustice,  me  liant  aux  gens  de  bien,  et 
mettant  toute  ma  gloire  à  soulager  les  peuples.. 


LXIX. 

HENRI  IV  ET  LE  Dl.'C  DE  MAYENNE. 
Les  maliieurs  font  les  héros  et  les  bons  rois. 

Hexr.  —  Mon  cousin,  j'ai  oublié  tout  le 
passéj  et  je  suis  bien  aise  de  vous  voir. 

Le  Duc.  —  Vous  êtes  trop  bon,  sire,  d'ou- 
blier mes  fautes  ;  il  n'y  a  rien  que  je  ne  vou- 
lusse faire  pour  en  elfacer  le  souvenir. 

Henr.  Promenons-nous  dans  cette  allée  en- 
tre ces  deux  canaux  ;  et,  en  nous  promenant  , 
nous  parlerons  d'affaires. 

Le  D.  —  Je  suivrai  avec  joie  Votre  Majesté. 

Henr.  —  Hé  bien  !  mon  cousin ,  je  ne  suis 
plus  ce  paiivre  Béarnais  qu'on  vonluit  chasser 
du  royaume.  Vous  souvenez-vous  du  temps  que 
nous  étions  à  Arques,  et  que  vous  mandiez  à 
Paris  que  vous  m'aviez  acculé  au  bord  de  la 
mer,  et  qu'il  faudroit  que  je  me  précipitasse  de- 
dans pour  pouvoir  me  sauver  ? 

Le  D.  —  Il  est  vrai;  mais  il  est  vrai  aussi 
que  vous  fûtes  sur  le  point  de  céder  à  la  mau- 
vaise fortune  ,  et  que  vous  auriez  pris  le  parti 
de  vous  retirer  en  Angleterre,  si  Biron  ne  vous 
eût  représenté  les  suites  d'un  tel  parti. 

Henr.   —  Vous  parlez  franchement ,  mon 

FÉNELON.    TOME    VI. 


cousin,  et  je  ne  le  trouve  point  mauvais.  Allez, 
ne  craignez  rien,  et  dites  tout  ce  que  vous  aurez 
sur  le  cœur. 

Le  D.  —  Mais  je  n'en  ai  peut-être  déjà  que 
tro])  dit  ;  les  rois  ne  veulent  point  qu'on  nomme 
les  choses  par  leurs  noms.  Ils  sont  accoutumés 
à  la  flatterie;  ils  en  font  une  partie  de  leur  gran- 
deur. L'honnête  liberté  avec  laquelle  on  parle 
aux  autres  hommes  les  blesse;  ils  ne  veulent 
point  qu'on  ouvre  la  bouche  que  pour  les  louer 
et  les  admirer.  Il  ne  faut  pas  les  traiter  en  liom- 
rnes  ;  il  faut  dire  qu'ils  sont  toujours  et  partout 
des  héros. 

Henr.  —  Vous  en  parlez  si  savamment,  qu'il 
paroît  bien  que  vous  en  avez  l'expérience.  C'est 
ainsi  que  vous  étiez  flatté  et  encensé  pendant 
que  vous  étiez  le  roi  de  Paris. 

LeD. —  Ilest  vrai  qu'on  m'a  amusé  par  beau- 
coup de  vaines  flatteries,  qui  m'ont  donné  de 
fausses  espérances ,  et  fait  faire  de  grandes 
fautes. 

Henr.  —  Pour  moi,  j'ai  été  instruit  par  mon 
raallieur.  De  telles  leçons  sont  rudes  :  mais  elles 
sont  bonnes  ,  et  il  m'en  restera  toute  ma  vie 
d'écouter  plus  volontiers  qu'un  autre  mes  véri- 
tés. Dites-les  moi  donc ,  mon  cher  cousin  ,  si 
\ous  m'aimez. 

Le  D.  —  Tous  nos  mécomptes  sont  venus  de 
l'idée  que  nous  avions  conçue  de  vous  dans  votre 
jeunesse.  Nous  savions  que  les  femmes  vous 
amusoient  partout;  que  la  comtesse  de  Guiche 
vous  avoit  fait  perdre  tous  les  avantages  de  la 
bataille  de  (foutras;  que  vous  aviez  été  jaloux 
de  votre  cousin  le  prince  de  Coudé,  qui  parois- 
soit  plus  ferme  ,  plus  sérieux  ,  et  plus  appliqué 
que  vous  aux  grandes  affaires,  et  qui  avoit  avec 
un  bon  esprit  une  grande  vertu.  Nous  vous  re- 
gardions conune  un  honmie  mou  et  efféminé, 
que  la  Reine-mère  avoit  trompé  par  mille  in- 
trigues d'amourettes,  qui  a\  oit  fait  tout  ce  qu'on 
avoit  voulu  dans  le  temps  de  la  Saint-Barthé- 
lemi  pour  changer  de  religion  ,  qui  s'étoit  en- 
core soumis ,  après  la  conjuration  de  La  Môle , 
à  tout  ce  que  la  Cour  voulut.  Enfin  nous  espé- 
rious  avoir  bon  marché  de  vous.  Mais  eu  vérité, 
sire,  je  n'en  puis  plus;  me  voilà  tout  en  sueur 
et  hors  d'haleine.  Votre  Majesté  est  aussi  maigre 
et  aussi  légère  que  je  suis  gros  et  pesant  :  je  ne 
puis  plus  la  suivre. 

Henr.  —  Il  est  vrai  ,  mon  cousin,  que  j'ai 
pris  plaisir  à  vous  lasser  ;  mais  c'est  aussi  le  seul 
mal  que  je  vous  ferai  de  ma  vie.  Achevez  ce  que 
vous  avez  commencé. 

Le  D.  — Vous  nous  avez  bien  surpris,  quand 
nous  vous  avons  vu ,  à  cheval  nuit  et  jour , 

21 


322 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


faire  des  actions  d'une  vigueur  et  d'une  diligence 
incroyable  ,  à  Caliors ,  à  Eause  en  (îascogne  ,  à 
Arques  en  Normandie ,  à  Ivri ,  devant  Paris,  à 
Arnai-le-Dnc  et  à  Fontaine-Française.  Vous 
avez  su  gagner  la  confiance  desC-atholiques  sans 
perdre  les  Huguenots  :  vous  avez  choisi  des  gens 
capables  et  dignes  de  votre  confiance  pour  les 
affaires  ;  vous  les  avez  consultés  sans  jalousie , 
et  avez  su  profiter  de  leurs  bons  avis  sans  vous 
laisser  gouverner  ;  vous  nous  avez  prévenus 
partout;  vous  êtes  devenu  un  autre  homme,  fer- 
me ,  vigilant ,  laborieux,  tout  à  vos  devoirs. 

Hf.nr.  —  Je  vois  bien  que  ces  vérités  si  har- 
dies que  vous  me  deviez  dire  se  tournent  en 
louanges  ;  mais  il  faut  revenir  à  ce  que  je  vous 
ai  dit  d'abord  ,  qui  est  que  je  dois  tout  ce  que 
je  suis  à  ma  mauvaise  fortune.  Si  je  me  fusse 
trouvé  d'abord  sur  le  trône,  environné  de  pompe, 
de  délices  et  de  flatteries,  je  me  serois  endormi 
dans  les  plaisirs.  Mon  naturel  penchoit  à  la  mol- 
lesse; mais  j'ai  senti  la  contradiction  des  hom- 
mes ,  et  le  tort  que  mes  défauts  me  pouvoient 
faire  :  il  a  fallu  m'en  corriger,  m'assujettir,  me 
contraindre ,  suivre  de  bons  conseils ,  profiter 
de  mes  fautes,  entrer  dans  toiites  les  alfaires  : 
voilà  ce  qui  redresse  et  forme  les  hommes. 


LXX. 

SIXTE-OriNT  ET  IIENHI   IV. 

Les  grands  linniines  s'cslimenl  malgré  l'opposition  de  lours 
intérêts. 

SixT.  —  Il  y  a  long-temps  que  j'étois  curieux 
de  vous  voir.  Pendant  que  nous  étions  tous  deux 
en  bonne  santé,  cela  n'étoit  guère  possible;  la 
mode  des  conférences  entre  les  papes  et  les  rois 
éloit  déjà  passée  en  notre  temps.  T.ela  étoit  bon 
pour  Léon  X  et  François  I",  qui  se  virent  à 
Bologne  ,  et  pour  Clément  VII ,  avec  le  même 
roi  à  Marseille  ,  pour  le  mariage  de  Catherine 
de  Médicis.  J'aurois  été  ravi  d'avoir  de  même 
avec  vous  une  conférence  :  mais  je  n'étois  pas 
libre ,  et  votre  religion  ne  me  le  permettt»it  pas. 

Hf.nr.  —  Vous  voilà  bien  i  adouci  :  la  niorl, 
je  le  vois  bien,  vous  a  mis  à  la  raison.  Dites  la 
vérité,  vous  n'étiez  pas  de  même  du  temps  que 
je  n'étois  encore  que  ce  |iauvre  Béarnais  excom- 
munié. 

Six^T.  — Voule/.-vousque  je  vous  parle  sansdé- 
guisemenl'.'  D'abord  je  crus  qu'il  n'y  avoit  qu'à 
vous  pousser  à  toute  extrémité.  J'avois  par  là 
bien  embarrassé  votre  prédécesseur:  aussi  le 


fis-je  bien  repentir  d'avoir  osé  faire  massacrer 
un  cardinal  de  la  sainte  Eglise.  S'il  n'eiàt  fait 
tuer  que  le  duc  de  Guise ,  il  en  eût  eu  meilleur 
marché  :  mais  attaquer  la  sacrée  pourpre,  c'étoit 
un  crime  irrémissible  ;  je  n'avois  garde  de  to- 
lérer un  attentat  d'une  si  dangereuse  consé- 
quence. Il  me  parut  capital ,  après  la  mort  de 
votre  cousin  ,  d'user  contre  vous  de  rigueur 
comme  contre  lui.  d'animer  la  Ligue  ,  et  de  ne 
laisser  point  monter  sur  le  trône  de  France  un 
hérétique.  Mais  bientôt  j'aperçus  que  vous  pré- 
vaudriez sur  la  Ligue ,  et  votre  courage  me 
dojma  bonne  opinion  de  vous.  Il  y  avoit  deux 
personnes  dont  je  ne  pouvois  avec  aucune  bien- 
séance être  ami ,  etque  j'aimois  ualurellement. 

Henr.  —  Qui  étoient  donc  ces  deux  per- 
sonnes qui  avoient  su  vous  plaire  ? 

SixT.  —  C'étoit  vous  et  la  reine  Elisabeth 
d'Angleterre. 

Hf.nr.  —  Pour  elle,  je  ne  m'étonne  pas 
qu'elle  fût  selon  votre  goût.  Premièrement  elle 
étoit  pape  aussi  bien  que  vous ,  étant  chef  de 
l'Eglise  anglicane  ;  et  c'étoit  un  pape  aussi  fier 
que  vous  ;  elle  savoit  se  faire  craindre  et  faire 
voler  les  tètes.  Voilà  sans  doute  ce  qui  lui  a  mé- 
rité l'honneur  de  vos  bonnes  grâces. 

SixT.  —  Cela  n'y  a  pas  nui  ;  j'aime  les  gens 
vigoureux,  et  qui  savent  se  rendre  maîtres  des 
autres.  Le  mérite  que  j'ai  reconnu  en  vous  et 
qui  m'a  gagné  le  c(eur,  c'est  que  vous  avez  battu 
la  Ligue  ,  ménagé  la  noblesse,  tenu  la  balance 
entre  les  Catholiques  et  les  Huguenots.  Un 
homme  qui  sait  faire  tout  cela,  est  un  homme, 
et  je  ne  le  méprise  point  comme  son  prédéces- 
seur, qui  perdoit  iout  par  sa  mollesse,  et  qui 
ne  se  relevoil  que  par  des  tromperies.  Si  j'eusse 
vécu  ,  je  vous  anrois  reçu  à  l'abjuration  sans 
vous  faire  languir.  Vous  en  auriez  été  quitte 
pour  quelques  petits  coups  de  baguette,  et  pour 
déclarer  que  vous  receviez  la  couronne  de  roi 
Très-(^.hrétien  de  la  libéralité  du  Sainl-Siége. 

Hfnr.  —  C'est  ce  que  je  n'eusse  jamais  ac- 
cepté; j'aurois  plutôt  reconuuencé  la  guerre. 

SiXT.  —  J'aime  à  vous  voir  celle  fierté.  Mais, 
faute  d'être  assez  appuyé  de  mes  successeurs  , 
vous  avez  été  exposé  à  tant  de  conjm'ations , 
qu'enlin  on  vous  a  fait  périr. 

Henr.  —  Il  est  vrai  ;  mais  vous,  avez-vous 
élé  épargné?  La  cabale  espagnole  ne  vous  a  pas 
mieux  traité  que  moi  ;  le  fer  ou  le  poison  ,  cela 
est  bien  égal.  Mais  allons  voir  cette  bonne  reine 
que  vous  aimez  tant  :  elle  a  su  régner  tranquil- 
lement,  et  plu-;  long-temps  que  vous  et  moi. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


323 


LXXI. 

LES  CARDINAUX  XI.MÉNÈS  ET  DE   RICHELIEU. 

La  vei'lii  vauL  mieux  ([ue  la  naissance. 

Xni.  —  Maintenant  que  nous  sommes  en- 
semble ,  je  vous  conjure  de  me  dire  s'il  est  vrai 
que  vous  avez  songé  à  m 'imiter. 

Ricu.  —  Point.  J'étois  trop  jaloux  de  la  bonne 
gloire,  pour  vouloir  être  la  copie  d'un  autre. 
J'ai  toujours  montré  un  caractère  hardi  et  ori- 
ginal. 

XiM.  —  J'avois  ouï  dire  que  vous  aviez  pris 
La  Rochelle ,  comme  moi  Oran  ;  abattu  les  Hu- 
guenots, comme  je  renversai  les  Maures  de  Gre- 
nade pour  les  convertir  ;  protégé  les  lettres , 
abaissé  l'orgueil  des  grands,  relevé  l'autorité 
royale  ,  établi  la  Sorbonne  comme  mon  univer- 
sité d'Alcala  de  Hénarès ,  et  même  prolité  de  la 
faveur  de  la  reine  Marie  de  Médicis ,  comme  je 
fus  élevé  par  celle  d'Isabelle  de  Castille. 

RicH.  —  Il  est  vrai  qu'il  y  a  entre  nous  cer- 
taines ressemblance  que  le  hasard  a  faites  :  mais 
je  n'ai  envisagé  aucun  modèle;  je  me  suis  con- 
tenté de  faire  les  choses  que  le  temps  et  les  af- 
faires m'ont  oflertespour  la  gloire  de  la  France. 
D'ailleurs  nos  conditions  étoienl  bien  différentes. 
J'étois  né  à  la  Cour  ;  j'y  avois  été  nourri  :  dès 
ma  plus  grande  jeunesse ,  j'étois  évêque  de  Lu- 
çon  et  secrétaire  d'État ,  attaché  à  la  Reine  et 
au  maréchal  d'Ancre.  Tout  cela  n'a  rien  de 
commun  avec  un  moine  obscur  et  sans  appui  , 
qui  n'eLtre  dans  le  monde  et  dans  les  affaires 
qu'à  soixante  ans. 

Xdi. —  Rien  ne  me  fait  plus  d'honneur  que 
d'y  être  entré  si  tard.  Je  n'ai  jamais  eu  de  vues 
d'ambition,  ni  d'empressement;  je  comptois 
d'achever  dans  le  cloître  ma  vie  déjà  bien  avan- 
cée. Le  cardinal  de  Meudoza ,  archevêque  de 
Tolède,  me  fit  confesseur  delà  Reine  ;  la  Reine, 
prévenue  pour  moi,  me  lit  successeur  de  ce  car- 
dinal pour  l'archevêché  de  Tolède^  contre  le 
désir  du  Roi.  qui  vouloil  y  mettre  son  bâtard  ; 
ensuite  je  devins  le  princii)al  conseil  de  la  Reine 
dans  ses  peines  à  l'égard  du  Roi.  J'entrepris  la 
conversion  de  Grenade  après  que  Ferdinand  en 
eut  fait  la  conquêle.  La  Reine  mourut.  Je  me 
trouvai  entre  Ferdinand  et  son  gendre  Philippe 
d'Autriche.  Je  rendis  de  glands  services  à  Fer- 
dinand après  la  mort  de  Philippe.  Je  procurai 
l'autorité  au  beau-père.  J'administrai  les  af- 
faires ,  malgré  les  grands ,  avec  vigueur.  Je  fis 


ma  conquête  d'Oran,  où  j'étois  en  personne, 
conduisant  tout,  et  n'ayant  point  là  de  roi  qui 
ei^it  part  à  cette  action  comme  vous  à  La  Rochelle 
et  au  Pas-de-Suse.  Après  la  mort  de  Ferdinand, 
je  fus  régent  dans  l'absence  du  jeune  prince 
Charles.  C'est  moi  qui  empêchai  les  commu- 
nautés d'Espagne  de  commencer  la  révolte  qui 
arriva  après  ma  mort  :  je  fis  changer  le  gouver- 
neur et  les  officiers  du  second  infant  Ferdinand, 
qui  vouloient  le  faire  roi  au  préjudice  de  son 
frère  aîné.  Enfin  je  mourus  tranquille,  ayant 
perdu  toute  autorité  par  l'artifice  des  Flamands, 
qui  avoient  prévenu  le  roi  Charles  contre  moi. 
En  tout  cela  je  n'ai  jamais  fait  aucun  pas  vers 
la  fortune  ;  les  affaires  me  sont  venues  trouver  , 
et  je  n'y  ai  regardé  que  le  bien  public.  Cela  est 
plus  honorable  que  d'être  né  à  la  Cour,  fils  d'un 
grand-prévôt ,  chevalier  de  l'Ordre. 

RicH.  —  La  naissance  ne  diminue  jamais  le 
mérite  des  grandes  actions. 

Xni.  —  Non  ;  mais  puisque  vous  me  pous- 
sez, je  vous  dirai  que  le  désintéressement  et 
la  modéraUon  valent  mieux  qu'un  peu  de  nais- 
sance. 

RicH.  —  Prétendez-vous  comparer  votre  gou- 
vernement au  mien?  Avez-vous  changé  le  sys- 
tème du  gouvernement  de  toute  l'Europe  ?  J'ai 
abattu  celte  maison  d'Autriche  que  vous  avez 
servie  ,  mis  dans  le  cœur  de  l'Allemagne  un 
roi  de  Suède  victorieux  ,  révolté  la  Catalogne, 
relevé  le  royaume  de  Portugal  usurpé  par  les 
Espagnols ,  rempli  la  chrétienté  de  mes  négo- 
ciations. 

XiM.  —  J'avoue  que  je  ne  dois  point  com- 
parer mes  négociations  aux  vôtres;  mais  j'ai 
soutenu  toutes  les  affaires  les  plus  difficiles  de 
Castille  avec  fermeté,  sans  intérêt,  sans  ambi- 
tion, sans  vanité,  sans  foiblesse.  Dites-en  autant, 
si  vous  le  pouvez. 


LXXII. 

LA   REINE   .MARIE   DE  MÉDICIS  ET   LE  CARDINAL 
DE   RICHELIEU. 

Vanité  de  l'astrologie. 

RicH.  —  Ne  puis-je  pas  espérer,  madame, 
de  vous  apaiser  en  me  justifiant  au  moins  après 
ma  mort  ? 

Mar.  —  Otez-vous  de  devant  moi,  ingrat, 
perfide,  scélérat,  qui  m'avez  brouillée  avec  mon 
fils,  et  qui  m'avez  fait  finir  une  ^ie  misérable 


3'2.i 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


hors  du  royaume.  Jamais  domcslique  n"a  dû 
tant  de  bienfaits  à  sa  maîtresse,  et  ne  l'a  traitée 
si  indignement. 

HicH.  —  Je  n'aurois  jamais  perdu  votre  con- 
fiance, si  vous  n'aviez  pas  écoulé  des  brouillons. 
Bérulle,  la  du  Fargis,  les  Marillac,  ont  com- 
mencé. Ensuite  vous  vous  êtes  livrée  au  F'. 
Chanteloube.  à  Saint-dermain  de  Mourgnes  . 
et  à  Fabroni ,  qui  étoient  des  tètes  mal  faites  et 
dangereuses.  Avec  de  telles  gens ,  vous  n'aviez 
pas  moins  de  peine  à  bien  vivre  avec  Monsieur 
à  Bruxelles  ,  qu'avec  le  Roi  à  Paris.  Vous  ne 
pouviez  plus  supporter  ces  beaux  conseillers . 
et  vous  n'aviez  pas  le  courage  de  vous  on  dé- 
faire. 

Mar.  —  Je  les  aurois  chassés  pour  me  rac- 
commoder avec  le  Roi  mon  fils.  Mais  il  falloit 
faire  des  bassesses .  revenir  sans  autorité  .  et 
subir  votre  joug  lyrannique  .  j'aimois  mieux 
mourir. 

Rien.  —  <]e  qui  étuit  le  plus  bas  et  le  ninins 
digne  de  vous  J  c'étoit  de  x'ous  unir  à  la  maison 
d'Autriche,  dans  des  négociations  publiques, 
contre  l'intérêt  de  la  France.  Il  auroit  mieux 
valu  vous  soumettre  au  lîoi  votre  lils:  mais  l-\i- 
broni  vous  en  di-tournoit  toujours  par  des  pré- 
dictions. 

Mar.  —  Il  est  vrai  qu'il  in'assiuoit  toujours 
que  la  vie  du  Roi  ne  seroit  pas  longue. 

Rit  H.  —  (létuitune  prédiction  bien  facile  à 
faire  :  la  santé  du  Roi  étoit  très-mauvaise  .  et  il 
la  gouvernoit  très-mal.  Mais  votre  astrologue 
auroit  dû  vous  prédire  que  vous  vivriez  encore 
moins  que  le  Roi.  Les  astrologues  ne  disent  ja- 
mais tout ,  et  leurs  prédictions  ne  font  jamais 
prendre  des  mesures  justes. 

Mar.  —  Vous  vous  moquez  de  Fabroni  , 
comme  un  homme  qui  n'auroit  jamais  été  cré- 
dule sur  l'astrologie  judiciaire.  N'aviez-vouspas 
de  votre  côté  le  P.  Campanelle  qui  vous  flalloit 
par  ses  horoscopes, 

Rir.H.  —  Au  moins  le  P.  Campanelle  disoit 
la  vérité;  car  il  me  promettoitque  Monsieur  ne 
régneroit  jamais,  et  que  le  Roi  auroit  un  fils 
qui  lui  succéderoit.  Le  fait  est  arrivé,  et  Fabi-o- 
ni  vous  a  trompée. 

Mar.  —  Vous  justitiez  par  ce  discours  l'as- 
ti'ologie  judiciaire  et  ceux  qui  y  ajoutent  foi  : 
car  vous  rcconnoissez  la  vérité  des  prédictions 
du  P.  Campanelle.  Si  un  homme  instruit  comme 
vous,  et  qui  se  piquoit  d'être  un  si  fort  génie  , 
a  été  si  crédule  sur  les  horoscopes,  faut-il  s'é- 
tonner qu'une  femme  l'ait  été  aussi?  Ce  qu'il  y 
a  de  vrai  et  de  plaisant,  c'est  que.  dans  l'affaire 
la  plus  sérieuse  et  la  plus  importante  de  toute 


l'Europe  .  nous  nous  déterminions  de  part  et 
d'autre,  non  sur  les  vraies  raisons  de  l'affaire  , 
mais  sur  les  promesses  de  nos  astrologues.  Je  ne 
voulois  point  revenir  ,  parce  qu'on  me  faisoit 
toujours  attendre  la  mort  du  Roi  ;  et  vous  ,  de 
votre  côté,  vous  ne  craigniez  [)oint  de  tomber 
ilans  mes  mains  ou  dans  celles  de  Monsieur  à  la 
mort  du  Roi,  parce  que  vous  comptiez  surl'lio- 
roscope  qui  vous  répondoit  de  la  naissance  d'un 
Dauphin.  Quand  on  veut  faire  le  grand  homme, 
on  affecte  de  mépiiser  l'astrologie  :  mais  quoi- 
qu'on fasse  en  public  l'esprit  fort,  on  est  curieux 
et  crédule  en  secret. 

RicH.  —  C'est  une  foiblesse  indigne  d'une 
bonne  tête.  L'astrologie  est  la  cause  de  tous  vos 
malheurs,  et  a  empêché  votre  réconciliation 
avec  le  Roi.  Elle  a  fait  autantde  nialàla  France 
qu'à  vous:  c'est  ime  peste  dans  tous  les  cours. 
Les  biens  qu'elle  promet  ne  servent  (|u';i  eni- 
\  reries  hommes  .  et  qu'à  les  endormir  par  de 
vaines  espérances  :  les  maux  dont  elle  menace 
ne  peuvent  point  être  évités  parla  prédiction,  el 
rendent  par  avance  une  personne  malheureuse. 
Il  vaut  donc  mieux  ignorer  l'avenir .  quand 
même  on  |)ourroit  en  découvrir  quelque  chose 
par  l'astrologie. 

Mar.  —  J'étois  née  italienne,  et  au  mi- 
lieu des  horoscopes.  J'avois  vu  en  France  des 
prédictions  véritables  de  la  mort  du  Roi  mou 
mari. 

Ricii.  —  Il  étoit  aisé  d'en  faire.  Les  restes 
d'un  dangereux  parti  songeoieni  à  le  faire  périr. 
Plusieurs  parricides  avoient  déjà  manqué  leur 
cou|i.  Le  danger  de  la  vie  du  Roi  étoit  mani- 
feste. Peut-être  que  les  gens  qui  abusoient  d^ 
votre  confiance  n'en  savoient  (pie  trop  de  nou- 
velles. D'ailleurs,  les  prédictions  viennent  après 
coup  ,  et  on  n'en  examine  guère  la  date.  Cha- 
cun est  ravi  de  favoriser  ce  qui  est  extraordi- 
naire. 

Mar.  —  J'aperçois,  en  passant,  que  votre 
ingratitude  s'élend  jusque  sur  le  pauvre  maré- 
chal d'Ancre  ,  qui  vous  avoit  élevé  à  la  Cour. 
Mais  venons  au  fait.  Vous  croyez  donc  que  l'as- 
trologie n"a  point  de  fondement?  Le  P.  Campa- 
nelle n'a-t-il  pas  dit  la  vérité?  ne  l'a-t-il  pas 
dite  contre  la  vraisemblance?  Quelle  apparence 
que  le  Roi  eût  un  fils  après  vingt-un  ans  de 
mariage  sans  en  avoir?  Répondez. 

RicH.  —  Je  réponds  que  le  Roi  et  la  Reine 
étoient  encore  jeunes,  et  que  les  médecins,  plus 
dignes  d'être  crus  que  les  astrologues  ,  comp— 
toient  qu'ils  pourroient  avoir  des  enfans.  De 
plus,  examinez  les  circonstances.  Fabroni,  pour 
vous  flatter ,  assuroit  que  le  Roi  mourroit  bien- 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


325 


tôt  sans  cnfans.  l\  a\oit  d'abord  bien  pris  ses 
avantages;  il  prcdisoit  ce  qni  étoit  le  plus  vrai- 
semblable. Que  resloit-il  à  faire  pour  le  V.  Ciun- 
panellc?  Il  l'alloiL  qu'il  me  donnât  de  son  côté 
de  grandes  espérances  ;  sans  cela  il  n'y  a  pas  tic 
l'eau  à  boire  dans  ce  métier.  C'étoit  à  lui  à  dire 
le  conlrairc  de  Fabroni,  et  à  soutenir  la  gageure. 
Pour  moi ,  je  voulois  être  sa  dupe  ;  et ,  dans 
l'incertitude  de  l'événement,  l'opinion  popu- 
laire, qui  t'aisoit  espérer  nn  Daupbin  contrôla 
cabale  de  Monsieur,  n'étoit  pas  inutile  pour  sou- 
tenir mon  autorité.  Enlin  il  n'est  pas  étonnant 
que  ,  parmi  tant  de  prédiclions  frivoles  dont  on 
ne  remarque  point  la  fausseté  ,  il  s'en  trouve 
une  dans  tout  un  siècle  qui  réussisse  par  un  jeu 
du  liasard.  Mais  remarquez  leboidieur  de  l'as- 
trologie :  il  falloit  que  Fabroni  ou  Campanelle 
fut  confondu  ;  du  moins  il  auroit  fallu  donner 
d'étranges  contorsions  à  leurs  horoscopes  pour 
les  concilier,  quoique  le  public  soit  si  indulgent 
pour  se  payer  des  plus  grossières  équivoques 
sur  racconq)lissement  des  prédictions.  Mais  en- 
fin, en  quelque  péril  que  fut  la  réputation  des 
deux  astrologues,  la  gloire  de  l'astrologie  étoit 
en  pleine  sûreté  :  il  falloit  que  l'un  des  deux 
eût  raison;  c'étoit  une  nécessité  que  le  Moi  eût 
des  enfans  ou  qu'il  n'en  eût  pas.  Lequel  des 
deux  qui  pût  arriver,  l'astrologie  triomphoit. 
Vous  voyez  par  là  qu'elle  triomphe  à  bon  mar- 
ché. On  ne  manque  pas  de  dire  maintenant  que 
les  principes  sont  certains ,  mais  que  (  ]anq>a- 
nelle  avoit  mieux  pris  le  moment  de  la  nativité 
du  Roi  que  Fabroni. 

Mar.  —  Mais  j'ai  toujours  ouï  dire  qu'il  y  a 
des  règles  infaillibles  pour  connoître  l'avenir  par 
les  astres. 

RicH.  —  Vous  l'avez  ouï  dire  connue  une  in- 
finité d'autres  choses  que  la  vanité  de  l'esprit 
humain  a  autorisées.  Mais  il  est  certain  ([ue  cet 
art  n'a  rien  que  de  faux  et  de  ridicule. 

Mar.  —  Ouoi  !  vous  doutez  que  les  cours 
des  astres  et  leurs intluences  ne  lassent  les  biens 
et  les  maux  des  hommes? 

RicH.  — Non,  je  n'en  doute  point  ;  car  je  suis 
convaincu  que  l'inlluence  des  astres  n'est  qu'une 
chimère.  Le  soleil  influe  sur  nous  parla  chaleur 
de  ses  rayons  ;  mais  tous  les  autres  astres  ,  par 
leur  distance,  ne  sont  à  notre  égard  que  comme 
une  étincelle  de  feu.  Une  bougie,  l)ien  allumée, 
a  bien  plus  de  vertu  ,  d'un  bout  de  cluunbre  à 
l'autre,  pour  agir  sur  nos  corps,  que  Jupiter  et 
Saturne  n'en  ont  |)our  agir  sur  le  globe  de  la 
terre.  Les  étoiles  fixes,  (jui  sont  infiniment  plus 
éloignées  que  les  planètes,  sont  encore  bien  plus 
hors  de  portée  de  Jious  faire  du  bien  ou  du  mal. 


D'ailleurs  les  |)rincipaux  événemens  de  la  vie 
roulent  sur  nos  volontés  libres;  les  astres  ne 
pourroicnt  agir  par  leurs  mflucnces  que  sur  nos 
corps,  et  indirecicmenl  sur  nos  âmes,  qui  se- 
roient  toujours  libres  de  résister  à  leurs  inq)res- 
sions,  et  de  rendre  les  prédictions  fausses. 

Mak.  —  Je  ne  suis  pas  assez  savante,  et  je 
ne  sais  si  \ous  l'êtes  assez  vous-même  pour  dé- 
cider cette  question  de  philosophie  ;  car  on  a 
toujours  dit  que  vous  étiez  plus  politique  que  sa- 
vant. Mais  je  voudrois  que  vous  eussiez  entendu 
parler  Fabroni  sur  les  rapports  qu'il  y  a  entre 
les  noms  des  astres  et  leurs  propriétés. 

RicH.  —  C'est  précisément  le  foible  de  l'as- 
trologie. Les  noms  des  astres  et  des  constella- 
tions leur  ont  été  donnés  sur  les  métamorphoses 
et  sur  les  fables  les  plus  puériles  des  poètes.  Pour 
les  constellations,  elles  ne  ressemblent  par  leur 
figure  à  aucune  des  choses  dont  on  leur  a  imposé 
le  nom.  Par  exemple,  la  Balance  ne  ressemble 
pas  plus  à  une  balance  qu'à  un  moulin  à  vent, 
I.e  Bélier,  le  Scorj)ion  ,  le  Sagittaire,  les  deux 
Ourses,  n'ont  aucun  rapport  raisoimable  à  ces 
noms.  Les  astrologues  ont  raisonné  vainement 
sur  ces  noms  inq)osés  au  hasard,  par  rapport  aux 
fables  des  poètes.  Jugez  s'il  n'est  pas  ridicule  de 
j)rétendre  sérieusement  fonder  toute  une  science 
de  l'avenir  sur  des  noms  appliqués  au  hasard, 
sans  aucun  rapport  naturel  à  ces  fables,  dont  on 
ne  peut  qu'endormir  les  enfans.  Voilà  le  fond  do 
l'astrologie. 

M  AH.  —  Il  faut  ou  que  vous  soyez  devemi 
liienplus  sage  (jue  \ous  ne  l'étiez  ,  ou  que  vous 
soyez  encore  un  grand  fourbe ,  de  parler  ainsi 
contre  vos  sentimens  ;  car  personne  n'a  jamais 
été  plus  passionné  que  vous  pour  les  prédic- 
tions. V'ous  en  cherchiez  i)artout,  pour  llatter 
votre  ambition  sans  bornes.  Peut-être  (pie  vous 
avez  changé  d'avis  depuis  que  vous  n'avez  plus 
rien  à  espérer  du  côté  des  astres.  Mais  enfin 
vous  avez  un  grand  désavantage  pour  me  per- 
suader, qui  est  d'avoir  en  cela,  comme  en  tout 
le  reste,  toujours  démenti  vos  paroles  par  votre 
coitduite. 

RicH.  —  Je  vois  bien.  Madame,  que  vous 
avez  oublié  mes  services  d'Angoulême  et  de 
Tours,  pour  ne  vous  souvenir  que  de  la  journée 
des  du|)es  et  du  voyage  de  Compiègne.  Pour 
moi,  je  ne  veux  point  oublier  le  respect  que  je 
vous  dois,  et  je  me  retire.  Aussi  bien  ai-je  aperçu 
l'oiidn-e  pâle  et  bilieuse  de  M.  d'Epernon  ,  qui 
s'approche  avec  toute  sa  fierté  gasconne.  Je  se- 
rois  mal  entre  vous  deux  ,  et  je  vais  chercher 
son  fils  le  cardinal,  qui  étoit  mon  bon  ami. 


326 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


LXXIIl. 

LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU   ET  LE  CHANCELIER 
OXENSTIERN. 

Différence  entre  un  ministre  qui  agit  par  vanité  et  par 
hauteur,  et  celui  qui  agit  pour  l'amour  de  la  patrie. 

RicH.  —  Depuis  ma  mort ,  on  n'a  point  vu  , 
dans  l'Europe,  de  ministre  qui  m'ait  ressemblé. 
Ox.  —  Non,  aucim  n'a  eu  tant  d'autorité. 
RicH.  — Ce  n'est  pas  ce  que  je  dis  :  je  parle 
du  génie  pour  le  gouvernement  ;  et  je  puis  sans 
vanité  dire  de  moi,  comme  je  le  dirois  d'un  autre 
qui  seroit  en  ma  place  ,  que  je  n'ai  rien  laissé 
qui  ait  pu  m'égaler. 

Ox.  —  Quand  vous  parlez  ainsi,  songez-vous 
que  je  n'étois  ni  marchaiîd  ni  laboureur,  et  que 
je  me  suis  mêlé  de  politique  autant  que  per- 
sonne ? 

RicH.  —  Vous  !  il  est  vrai  que  vous  avez 
donné  quelques  conseils  à  votre  roi  ;  mais  il  n'a 
rien  entrepris  que  sur  les  traités  qu'il  a  faits  avec 
la  France,  c'est-à-dire  avec  moi. 

Ox.  —  Il  est  vrai  ;  mais  c'est  moi  qui  l'ai  en- 
gagé à  faire  ces  traités. 

RicH.  —  J'ai  été  instruit  des  faits  par  le  P. 
Josepb  ;  puis  j'ai  pris  mes  mesures  sur  les  cboses 
queCharnacé  avoit  vues  de  près. 

Ox. — Votre  P.  Joseph  étoit  un  moine  vision- 
naire. Pour  Charnacé  il  ctoit  bon  négociateur  ; 
mais  sans  moi  on  n'eùtjamais  rien  fait.  Le  grand 
Gustave  ,  qui  manquoit  de  tout ,  eut  dans  les 
commencemens ,  il  est  vrai,  besoin  de  l'argent 
de  la  France  :  mais  dans  la  suite  il  battit  les  Ba- 
varois et  les  Impériaux  ;  il  releva  le  parti  Pro- 
testant dans  toute  l'Allemagne.  S'il  eût  vécu 
après  la  victoire  de  Lutzen  ,  il  auroit  bien  em- 
barrassé la  France  méme^  alarmée  de  ses  pro- 
grès, et  auroit  été  la  principale  puissance  de 
l'Europe.  Vous  vous  repentiez  déjà,  mais  trop 
tard,  de  l'avoir  aidé  :  on  vous  soupçonna  même 
d'être  coupable  de  sa  mort. 

RicH.  —  J'en  étois  aussi  innocent  que  vous. 
Ox.  — Je  le  veux  croire  ;  mais  il  est  bien 
fâcheux  pour  vous  que  personne  ne  mourût  à 
propos  pour  vos  intérêts,  qu'aussitôt  on  ne  crût 
que  vous  étiez  auteur  de  sa  mort.  Ce  soupçon 
ne  vient  que  de  l'idée  que  vous  aviez  donné  de 
vous  par  le  fond  de  votre  conduite,  dans  laquelle 
vous  avez  sacrifié  sans  scrupule  la  vie  des  hom- 
mes à  votre  propre  grandeur. 


RicH.  —  Cette  politique  est  nécessaire  en  cer- 
tains cas. 

Ox.  —  C'est  de  quoi  les  honnêtes  gens  dou- 
teront toujours. 

RicH.  —  C'est  de  quoi  vous  n'avez  jamais 
douté  non  plus  que  moi.  Mais  enfin  qu'avez- 
vous  tant  fait  dans  l'Europe,  vous  qui  vous  van- 
tez jusquesà  comparer  votre  ministère  au  mien  ? 
Vous  avez  été  le  conseiller  d'un  petit  roi  bar- 
bare, d'un  Goth  chef  de  bandits,  et  aux  gages 
du  roi  de  France  dont  j 'étois  le  ministre. 

Ox.  —  Mon  roi  n'avoit  point  une  couronne 
égale  à  celle  de  votre  maître  ;  mais  c'est  ce  qui 
fait  la  gloire  de  Gustave  et  la  mienne.  Nous 
sommes  sortis  d'un  pays  sauvage  et  stérile,  sans 
troupes,  sans  artillerie,  sans  argent  :  nous  avons 
discipliné  nos  soldats,  formé  des  officiers,  vaincu 
les  armées  triomphantes  des  Impériaux  ,  changé 
la  face  de  l'Europe,  et  laissé  des  généraux  qui 
ont  appris  la  guerre  après  nous  à  tout  ce  qu'il 
y  a  eu  de  grands  hommes. 

RicH.  —  Il  y  quelque  chose  de  vrai  à  tout  ce 
que  vous  dites  ;  mais,  à  vous  entendre,  oncroi- 
roit  que  vous  éUez  aussi  grand  capitaine  que 
Gustave. 

Ox.  —  Je  ne  l'étoispas  autant  que  lui  ;  mais 
j'entendois  la  guerre,  et  je  l'ai  fait  assez  voir 
après  la  mort  de  mon  maître. 

Ricii.  —  N'aviez-vous  pas  Tortenson,  Ban- 
nier,  et  le  duc  de  Weimar  sur  qui  tout  rouloit  ? 
Ox.  — Je  n'étois  pas  seulement  occupé  des 
négociations  pour  maintenir  la  ligue  ,  j'eutrois 
encore  dans  tous  les  conseils  de  guerre  ;  et  ces 
grands  hommes  vous  àlvonl  que  j'ai  eu  la  prin- 
cipale part  à  toutes  les  plus  belles  campagnes. 
RicH.  —  Apparemment  vous  étiez  du  conseil 
quand  on  perdit  la  bataille  de  Nordlingue  ,  qui 
abattit  la  ligue. 

Ox.  —  J'étois  dans  les  conseils  ;  mais  c'est 
au  duc  de  Weimar  à  vous  répondre  sur  cette  ba- 
taille qu'il  perdit.  Quand  elle  fut  perdue,  je  sou- 
tins le  parti  découragé.  L'armée  suédoise  de- 
meura étrangère  dans  un  pays  où  elle  subsisloit 
par  mes  ressources.  C'est  moi  qui  ai  fait  par  mes 
soins  un  petit  Etat  conquis,  que  le  duc  de  Wei- 
mar auroit  consené  s'il  eût  vécu,  et  que  vous 
avez  usurpé  indignement  après  sa  mort.  Vous 
m'avez  vu  en  France  chercher  du  secours  pour 
ma  nation  ,  sans  me  mettre  en  peine  de  votre 
hauteur,  qui  auroit  nui  aux  intérêts  de  votre 
maître,  si  je  n'eusse  été  plus  modéré  et  plus  zélé 
pour  ma  patrie  que  vous  pour  la  vôtre.  Vous 
vous  êtes  rendu  odieux  à  votre  nafion  ;  j'ai  fait 
les  délices  et  la  gloire  de  la  mienne.  Je  suis  re- 
tourné dans  les  rochers  sauvages  d'où  j'étois 


DIALOGUES  DES  !M(»RÏS. 


327 


sorti  ;  j'y  snisiTiort  en  paix  ;  et  toute  l'Europe 
est  pleine  de  mon  nom  aussi  bien  que  du  vôtre. 
Je  n'ai  eu  ni  vos  dignités  ,  ni  vos  richesses  .  ni 
votre  autorité  :  ni  vos  poètes nivos  orateurs  pour 
me  flatter.  Je  n'ai  pour  moi  que  la  bonne  opi- 
nion desSuédois,el  celle  de  tous  les  habiles  gens 
qui  lisent  les  histoires  et  les  négociations.  J'ai 
agi  suivant  ma  religion  contre  les  Inipériaux  ca- 
tholiques, qui,  depuis  la  bataille  de  Prague,  ty- 
rannisoient  toute  l'Allemagne  :  vous  avez ,  en 
mauvais  prêtre,  relevé  par  nous  les  Protestans 
et  abattu  les  ('atholiques  en  Allemagne.  Il  est 
aisé  de  juger  entre  vous  et  moi. 

RicH.  —  Je  ne  pouvois  éviter  cet  inconvé- 
nient sans  laisser  l'Europe  entière  dans  les  fers 
de  la  maison  d'Autriche  qui  visoit  à  la  monar- 
chie universelle.  Mais  enfin  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  rire  de  voir  un  chancelier  qui  se  donne 
pour  un  grand  capitaine. 

Ox.  —  Je  ne  me  donne  pas  pour  un  grand  ca- 
pitaine, mais  pour  un  homme  qui  a  servi  utile- 
ment les  généraux  dans  les  conseils  de  guerre. 
Je  vous  laisse  la  gloire  d'avoir  paru  à  cheval 
avec  des  armes  et  un  habit  de  cavalier  au  Pas- 
de-Suse.  On  dit  même  que  vous  vous  êtes  fait 
peindre  à  Richelieu  à  cheval  avec  un  buffle,  une 
écharpe,  des  plumes,  et  un  bâton  de  comman- 
dement. 

RioH.  —  Je  ne  puis  plus  souffrir  votre  inso- 
lence. 


LXXIV 

LES  CARDINAUX   DE   HICHELIEt;   KT  MAZÂRIN. 

Caractères  de  ces  deux  ministres.  Différence  entre  la  vraie 
et  la  fausse  politique. 

Rien.  —  Hé!  vous  voilà,  seigneur  Jules! 
On  dit  que  vous  avez  gouverné  la  France  après 
moi.  Coiiinient  avez-vousfait  ?  avez-vous achevé 
de  réunir  toute  l'Europe  contre  la  maison  d'Au- 
triche ?  avez-vous  renversé  le  parti  huguenot 
quej'avoisaffoibli?  enfin  avez-vous  achevé  d'a- 
baisser les  grands  ? 

Maz.  —  Vous  aviez  conuncncé  tout  cela: 
mais  j'ai  eu  bien  d'autres  choses  à  démêler  ;  il 
m'a  fallu  soutenir  une  régence  orageuse. 

RiCH.  —  Un  roi  inappliqué,  et  jaloux  du  mi- 
nistre même  qui  le  sert,  donne  bien  plus  d'em- 
barras dans  le  cabinet ,  que  la  foiblesse  et  la 
confusion  d'une  régence.  Vous  aviez  une  reine 
assez  ferme,  et  sous  laquelle  on  pouvoit  plus 
facilement  mener  les  affaires,  que  sous  un  roi 


épineux  qui  étoit  toujours  aigri  contre  moi  par 
quelque  favori  naissant.  Un  tel  prirv:e  ne  gou- 
verne ni  ne  laisse  gouverner.  Il  faut  le  ser- 
vir malgré  lui  ;  et  on  ne  le  fait  qu'eu  s'ex- 
posant  chaque  jour  à  périr.  Ma  vie  a  été  mal- 
heureuse par  celui  de  qui  je  tenois  toute 
mou  autorité.  Vous  savez  que  de  tous  les 
rois  qui  traversèrent  le  siège  de  La  Rochelle, 
le  Roi  mon  maître  fut  celui  qui  me  donna  le 
plus  de  peine.  Je  n'ai  pas  laissé  de  donner  le 
coup  mortel  au  parti  huguenot ,  qui  avoit  tant 
de  places  de  sûreté  et  tant  de  chefs  redoutables. 
J'ai  porté  la  guerre  jusque  dans  le  sein  delà 
maison  d'Autriche.  On  n'oubliera  jamais  la  ré- 
volte de  la  Catalogne  ;  le  secret  impénétrable 
avec  lequel  le  Portugal  s'est  préparé  à  secouer 
le  joug  injuste  des  Espagnols  ;  la  Hollande  sou- 
tenue par  notre  alliance  dans  une  longue  guerre 
contre  la  même  puissance  ;  tous  nos  alliés  du 
Nord,  de  l'Empire  et  de  l'Italie,  attaches  à  moi 
personnellement,  comme  à  un  homme  incapable 
de  leur  ujanquer  ;  enfin  au  dedans  de  l'Etat  les 
grands  rangés  à  leur  devoir.  Je  les  avois  trouvés 
intraitables,  se  faisant  honneur  de  cabaler  sans 
cesse  contre  tous  ceux  à  qui  le  Roi  confioit  son 
autorité,  et  necroyant  devoir  obéir  au  Roi  même 
qu'autant  qu'il  les  y  engageoit  en  flattant  leur 
ambition  et  en  leur  donnant  dans  leurs  gouver- 
nemens  un  pouvoir  sans  bornes. 

Maz.  —  Pour  moi,  j'étois  un  étranger;  tout 
étoit  contre  moi  ;  je  n'avois  de  ressource  que 
dans  mon  industrie.  J'ai  commencé  par  m'in- 
simier  dans  l'esprit  de  la  Reine;  j'ai  su  écarter 
les  gens  qui  avoient  sa  confiance  ;  je  me  suis 
défendu  contre  les  cabales  des  courtisans  ,  con- 
tre le  Parlement  déchaîné,  contre  la  Fronde, 
parti  animé  par  un  cardinal  audacieux  et  jaloux 
de  ma  fortune,  enfin  contre  un  prince  qui  se 
couvroit  tons  les  ans  de  nouveaux  lauriers  ,  et 
(jui  n'employoit  la  réputation  de  ses  victoires 
qu'à  me  perdre  avec  plus  d'autorité  :  j'ai 
dissipé  tant  dennemis.  Deux  fois  chassé  du 
royaume  .  j'y  suis  rentre  deux  l'ois  triomphant. 
Pendant  mon  absccnce  même  ,  c'étoit  moi  qui 
gouvernois  l'Etat.  J'ai  poussé  jusqu'à  Rome  le 
cardinal  de  Retz  ;  j'ai  réduit  le  prince  de  Coudé 
à  se  sauver  en  Flandre  ;  j'ai  conclu  une  paix 
glorieuse,  et  j'ai  laissé  en  mourant  un  jeune 
Roi  en  état  de  donner  la  loi  à  toute  l'Europe. 
Tout  cela  s'est  fait  par  mon  génie  fertile  en  ex- 
pédiens ,  par  la  souplesse  de  mes  négociations , 
et  par  l'art  que  j'avois  toujours  de  tenir  les 
hommes  dans  quelque  nouvelle  espérance.  Re- 
marquez que  je  n'ai  pas  répandu  une  seule  goutte 
de  sang. 


328 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


RicH.  —  Vous  n'aviez  garde  d'en  répandre  ; 
vous  étiez  trop  foible  et  trop  timide. 

Maz.  —  Timide  !  hé  !  n  "ai-je  pas  fait  met  lie 
les  trois  princes  à  Yincenues?  M.  le  Prince  eut 
tout  le  temps  de  s'ennuyer  dans  sa  prison. 

RicH.  —  Je  parie  que  vous  n'osiez  ni  le  re- 
tenir en  prison  ni  le  délivrer,  et  que  votre  em- 
barras fut  la  vraie  cause  de  la  lon^^ueur  de  sa 
prison.  Mais  venons  au  fait.  F'our  moi ,  j'ai  ré- 
pandu du  sang  ;  il  l'a  fallu  pour  abaisser  l'or- 
gueil des  grands  toujours  prêts  à  se  soulever. 
Il  n'est  pas  étonnant  qu'un  honnne  qui  a  laissé 
tous  les  courtisans  et  tous  les  ofticiers  d'armée 
reprendre  leur  ancienne  hauteur,  n'ait  fait 
mourir  personne  dans  un  gouvernement  si 
foible. 

Maz.  —  Un  gouvernement  n'est  point  foible 
quand  il  mène  les  affaires  au  but  par  sou- 
plesse, sans  cruauté.  Il  vaut  mieux  être  renard, 
que  lion  ou  tigre. 

RicH.  —  Ce  n'est  point  cruauté  que  de  punir 
des  coupables  dont  le  mauvais  exemple  en  pro- 
duiroit  d'autres.  L'impunité  attirant  sans  cesse 
des  guerres  civiles,  elle  eût  anéanti  l'autorité 
du  Roi,  eût  ruiné  l'Etat,  et  eût  coûté  le  sang 
de  je  ne  sais  combien  de  milliers  d'hommes  j 
au  lieu  que  j'ai  rétabli  la  paix  et  l'autorité  en 
sacrifiant  un  petit  nombre  de  tètes  coupables  : 
d'ailleurs  je  n'ai  jamais  eu  d'autres  ennemis  que 
ceux  de  l'Etat. 

Maz.  —  Mais  vous  pensiez  être  l'Etat  en 
personne.  Vous  supposiez  qu'on  ne  pouvoit 
être  bon  Français  sans  être  à  vos  gages. 

RicH.  —  Avez-vous  épargné  le  premier 
prince  du  sang ,  quand  vous  l'avez  cru  contraire 
à  vos  intérêts?  Pour  être  bien  à  la  Cour,  ne 
falloit-il  pas  être  Mazarin?  Je  n'ai  jamais  poussé 
plus  loin  que  vous  les  soupçons  et  la  défiance. 
Nous  servions  tous  deux  l'Etat  ;  en  le  servant , 
nous  voulions  l'un  et  l'autre  tout  gouvener. 
Vous  tâchiez  de  vaincre  vos  ennemis  par  la  ruse 
et  par  un  lâche  artifice  :  pour  moi ,  j'ai  abattu 
les  miens  à  force  ouverte ,  et  j'ai  cru  de  bonne 
foi  qu'ils  ne  cherchoient  à  me  perdre  que  pour 
jeter  encore  une  fois  la  France  dans  les  calamités 
et  dans  la  confusion  d'où  je  venois  de  la  tirer 
avec  tant  de  peine.  Mais  enfin  j'ai  tenu  ma  pa- 
role :  j'ai  été  ami  et  ennemi  de  bonne  foi;  j'ai 
soutenu  l'autorité  de  mon  maître  avec  courage 
et  dignité.  Il  n'a  tenu  qu'à  ceux  que  j'ai  poussés 
à  bout  d'être  comblés  de  grâces  ;  j'ai  fait  toutes 
sortes  d'avances  vers  eux  :  j'ai  aimé  ,  j'ai  cher- 
ché le  mérite  dès  que  je  l'ai  reconnu  :  je  vou- 
lois  seulement  qu'ils  ne  traversassent  pas  mon 
gouvernement,   que  je   croyois  nécessaire  au 


salut  de  la  France.  S'ils  eussent  voulu  servir  le 
Roi  selon  leurs  talens,  sur  mes  ordres,  ils 
eussent  été  mes  amis. 

Maz.  —  Dites  plutôt  qu'ils  eussent  été  vos 
valets;  des  valets  bien  pavés  à  la  vérité  :  mais  il 
falloit  s'accommoder  d'un  maître  jaloux,  im- 
périeux, implacable  sur  tout  ce  qui  blessoit  sa 
jalousie. 

RicH.  —  Hé  bien  !  quiuid  j'aurois  été  trop 
jaloux  et  trop  impérieux,  c'est  un  grand  défaut, 
il  est  vrai  ;  mais  combien  avois-je  de  qualités 
qui  marquent  un  génie  étendu  et  une  ame 
élevée!  Pour  vous,  seigneur  Jules,  vous  n'avez 
montré  que  de  la  finesse  et  de  l'avarice.  Vous 
avez  bien  fait  pis  aux  Français,  que  de  répandre 
leur  sang  :  vous  avez  corrompu  le  fond  de  leurs 
mœurs  ;  vous  avez  rendu  la  probité  gauloise  et 
ridicule.  Je  n'avois  que  réprimé  l'insolence  des 
grands  ;  vousavez  abattu  leur  courage,  dégradé 
la  noblesse,  confondu  toutes  les  conditions, 
rendu  toutes  les  grâces  vénales.  Vous  craigniez 
le  mérite;  on  ne  s'insinuoit  auprès  de  vous, 
qu'en  vous  montrant  un  caractère  d'esprit  bas , 
souple,  et  capable  de  mauvaises  intrigues.  Vous 
n'avez  même  jamais  eu  la  vraie  connoissance 
des  hommes;  vous  ne  pouviez  rien  croire  que 
le  mal ,  et  tout  le  reste  n'étoit  pour  vous  qu'une 
belle  fable  :  il  ne  vous  falloit  que  des  esprits 
fourbes,  qui  trom]»assent  ceux  avec  qui  vous 
aviez  besoin  de  négocier,  ou  des  tratiquans  qui 
vous  fissent  argent  de  tout.  Aussi  votre  nom 
demeure  avili  et  odieux  ;  au  contraire,  on  m'as- 
sure que  le  mien  croît  tous  les  jours  en  gloire 
dans  la  nation  française. 

Maz.  —  Vous  aviez  les  inclinations  plus 
nobles  que  moi,  un  peu  plus  de  hauteur  et  de 
fierté  ;  mais  vous  aviez  je  ne  sais  quoi  de  vain 
et  de  faux.  Pour  moi,  j'ai  évité  cette  grandeur 
de  travers ,  comme  une  vanité  ridicule  :  tou- 
jours des  poètes ,  des  orateurs ,  des  comédiens  ! 
Vous  étiez  vous-même  orateur,  poète  ,  rival  de 
Corneille  ;  vous  faisiez  des  livres  de  dévotion 
sans  être  dévot  :  vous  vouliez  être  de  tous  les  mé- 
tiers ,  faire  le  galant ,  exceller  en  tout  genre. 
Vous  avaliez  l'encens  de  tous  les  auteurs.  Y  a- 
t-il  en  Sorbonne  une  porte  ou  un  panneau  de 
vitre,  où  vous  n'ayez  fait  mettre  vos  armes? 

RicH.  —  Votre  satire  est  assez  piquante, 
mais  elle  n'est  pas  sans  fondement.  Je  vois  bien 
que  la  bonne  gloire  devroit  fait  fuir  certains 
honneurs  que  la  grossière  vanité  cherche ,  et 
qu'on  se  déshonore  à  force  de  vouloir  trop  être 
être  honoré.  Mais  enfin  j'aimois  les  lettres; 
j'ai  excité  l'émulation  pour  les  rétablir.  Pour 
vous ,  vous  n'avez  jamais  eu  aucune  attention, 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


329 


ni  à  l'Eglise,  ni  aux  lettres,  ni  aux  aiis,  ni  à 
la  vertu.  Faut-il  s'étonner  qu'une  conduite  si 
odieuse  ait  soulevé  tous  les  grands  de  l'Etat  et 
tous  les  honnêtes  gens  contre  un  étranger? 

Maz.  —  Vous  ne  parlez  que  de  votre  ma- 
gnanimité chimérique  :  mais  pour  bien  gou- 
verner un  Etat ,  il  n'est  question  ni  de  généro- 
sité, ni  de  bonne  foi,  ni  de  bonté  de  cœur  :  il  est 
question  d'un  esprit  fécond  en  expédiens  ,  qui 
soit  impénétrable  dans  ses  desseins  ,  qui  ne 
donne  rien  à  ses  passions,  mais  tout  à  l'intérêt, 
qui  ne  s'épuise  jamais  en  ressources  pour  vain- 
cre les  difiicultés. 

RicH.  —  La  vraie  habileté  consiste  à  n'avoir 
jamais  besoin  de  tromper,  et  à  réussir  toujours 
par  des  moyens  honnêtes.  Ce  n'est  que  par 
foiblesse ,  et  faute  de  connoitre  le  droit  chemin, 
qu'on  prend  les  sentiers  détournés  et  qu'on  a 
recours  à  la  ruse.  La  vraie  habileté  consiste  à 
ne  s'occuper  point  de  tant  d'cxpédiens,  mais 
à  choisir  d'abord  par  une  vue  nette  et  jirécise 
celui  qui  est  le  meilleur  en  le  comparant  aux 
autres.  Cette  fertilité  d'expédiens  vient  moins 
d'étendue  et  de  force  de  génie  ,  que  de  défaut 
de  force  et  de  justesse  pour  savoir  choisir.  La 
vraie  habileté  consiste  à  comprendre  qu'à  la 
longue ,  la  plus  grande  de  toutes  les  ressources 
dans  les  affaires  est  la  réputation  universelle  de 
probité.  Vous  êtes  toujours  en  danger  quand 
vous  ne  pouvez  mettre  dans  vos  intérêts  que  des 
dupes  ou  des  fripons  :  mais  quand  on  compte 
sur  votre  probité  ,  les  bons  et  les  méchans 
mêmes  se  fient  à  vous;  vos  ennemis  vous  crai- 
gnent bien ,  et  vos  amis  vous  aiment  de  même. 
Pour  vous,  avec  tous  vos  personnages  de  Protée, 
vous  n'avez  su  vous  faire  ni  aimer,  ni  estimer, 
ni  craindre.  J'avoue  que  vous  étiez  un  grand 
comédien  ,  mais  non  pas  un  grand  homme 

Maz.  —  Vous  parlez  de  moi  comme  si  j'avois- 
été  un  homme  sans  cœur  ;  j'ai  montré  en  Es- 
pagne, pendant  que  j'y  portois  les  armes,  que 
je  ne  craignois  point  la  mort.  On  l'a  encore  vu 
dans  les  périls  où  j'ai  été  exposé  pendant  les 
guerres  civiles  de  France.  Pour  vous,  on  sait 
que  vous  aviez  peur  de  votre  ombre,  et  que 
vous  pensiez  toujours  voir  sous  votre  lit  quelque 
assassin  prêt  à  vous  poignarder.  Mais  il  faut 
croire  que  vous  n'aviez  ces  terreurs  paniques 
que  dans  certaines  heures. 

RicH.  —  Tournez-moi  en  ridicule  tant  qu'il 
vous  plaira  ;  pour  moi ,  je  vous  ferai  toujours 
justice  sur  vos  bonnes  qualités.  Vous  ne  man- 
quiez pas  de  valeur  à  la  guerre  ;  mais  vous  man- 
quiez de  courage  ,  de  fermeté  et  de  grandeur 
d'anie  dans  les  affaires.  Vous  n'étiez  souple  que 


par  foiblesse  ,  et  faute  d'avoir  dans  l'esprit  des 
principes  fixes.  Vous  n'osiez  résister  en  face  ; 
c'est  ce  qui  vous  l'aisoit  promettre  trop  facile- 
ment, et  éluder  ensuite  toutes  vos  paroles  par 
cent  défaites  captieuses.  Ces  défaites  étoient 
pourtant  grossières  et  inutiles  ;  elles  ne  vous 
mettoient  à  couvert  qu'à  cause  que  vous  aviez 
l'autorité  ;  et  un  honnête  homme  auroit  mieux 
aimé  que  vous  lui  eussiez  dit  nettement  :  .J'ai 
eu  tort  de  vous  promettre ,  et  je  me  vois  dans 
l'impuissance  d'exécuter  ce  que  je  vous  ai  pro- 
mis ,  que  d'ajouter  au  manquement  de  parole 
des  pantalonades  pour  vous  jouer  des  malheu- 
reux. C'est  j)cu  que  d'être  brave  dans  un  com- 
bat ,  si  on  est  foible  dans  une  conversation. 
Beaucoup  de  princes  capables  de  mourir  avec 
gloire  ,  se  sont  déshonorés  comme  les  der- 
niers des  honunes  par  leur  mollesse  dans  les 
affaires  journalières. 

Maz.  —  Il  est  bien  aisé  de  parler  ainsi;  mais 
quand  on  a  tant  de  gens  à  contenter,  on  les 
amuse  comme  on  peut.  On  n'a  pas  assez  de 
grâces  pour  en  donner  à  tous  ;  chacun  d'eux 
est  bien  loin  de  se  faire  justice.  N'ayant  pas 
autre  chose  à  leur  donner,  il  faut  bien  au  moins 
leur  laisser  de  vaincs  espérances. 

Rick.  — Je  conviens  qu'il  faut  laisser  espérer 
beaucoup  de  gens.  Ce  n'est  pas  les  tromper  ; 
car  chacun  en  son  rang  peut  trouver  sa  récom- 
pense ,  et  s'avancer  môme  en  certaines  occasions 
au-delà  de  ce  qu'on  auroit  cru.  Pour  les  espé- 
rances disproportionnées  et  ridicules  ,  s'ils  les 
prennent .  tant  pis  pour  eux.  Ce  n'est  pas  vous 
qui  les  trompez  ;  ils  se  trompent  eux-mêmes  , 
et  ne  peuvent  s'en  prendre  qu'à  leur  propre 
folie.  Mais  leur  donner  dans  la  chambre  des  pa- 
roles dont  vous  rie/,  dans  le  cabinet ,  c'est  ce 
qui  est  indigne  d'un  honnête  honime  ,  et  per- 
nicieux à  la  réputation  des  afl'aires.  Pour  moi  , 
.  j'ai  soutenu  et  agrandi  l'autorité  du  Roi,  sans 
recourir  à  de  si  misérables  moyens.  Le  fait  est 
coavaincant  :  et  vous  dis[)utez  contre  un  homme 
qui  est  un  exemple  décisif  contre  vos  maximes. 


LXXV. 

LOUIS  XI  ET  L'EMPEREUR  MAXIMILIEN. 

Malhuiirs  où  UnwW  un  ji/mcc  ombraL'cux  ri  soiipronneux. 

Max.  —  Serons-nous  encore  après  notre 
mort  aussi  jaloux  l'un  de  l'autre  qu'après  la 
bataille  de  (luinegate? 

Louis.    —   Non  ;  il  n'est   plus  question  de 


330 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


rien;  il  n'y  a  plus  ici  ni  conquête  ni  mariage  qui 
puisse  nous  inquiéter.  Il  est  vrai  que  j'ai  craint 
le  [irogrés  de  votre  maison  :  vous  aviez  déjà 
l'Empire;  c'étoit  bien  assez  pour  des  comtes  de 
Hapsbourgen  Suisse.  Je  n'ai  [)U  vous  voir  join- 
dre à  vos  Etals  d'Allemagne  la  comté  de  Bour- 
gogne avec  tons  les  Pays-Bas  réunis  sur  la  télé 
de  ma  cousine  que  vous  avez  épousée  ,  sans 
craindre  cet  excès  de  puissance.  Cela  n'est-il  pas 
naturel  ? 

Max.  —  Sans  doute;  mais  si  vous  craigniez 
tant  cette  puissance,  pourquoi  l'avez-vous  pré- 
venue? Il  ne  lenoit  qu'à  vous  de  marier  avec 
votre  Dauphine  la  princesse  que  j'ai  épousée  : 
elle  le  souliaitoit  ardemment  ;  ses  sujets  le  sou- 
haitoient  comme  elle  ;  il  vous  étoit  capital  d'unir 
à  votre  monarchie  une  puissance  qui  avoit 
pensé  lui  être  fatale  :  vous  ne  deviez  pas  perdre 
l'occasion  d'agrandir  vos  Etats  du  côté  où  la 
frontière  éloit  troj)  voisine  de  Paris  ,  centre  de 
votre  royaume.  Vous  coupiez  la  racine  de  toutes 
les  guerres ,  et  vous  né  laissiez  dans  l'Europe 
aucune  puissance  qui  pùtfiiirelecontre-])oidsdc 
la  vôtre. 

LoL'is.  —  Il  est  vrai,  et  j'ai  vu  tout  cela  aussi 
clairement  que  vous  pouvez  le  voir. 

Max.  —  Hé,  qu'est-ce  donc  qui  vous  a  ar- 
rêté? Etiez-vous  ensorcelé?  Y  avoit-il  quelque 
enchantement  qui  empêchât,  malgré  toute  votre 
politique  raffinée ,  de  faire  ce  que  le  génie  le 
plus  borné  auroitfait?  Je  vous  remercie  de  cette 
faute  ;  car  elle  a  fait  toute  la  grandein-  de  notre 
maison. 

Louis.  —  L'extrême  disproportion  d'âge 
m'empêcha  de  marier  mon  (ils  avec  ma  cousine  : 
elle  avoit  neuf  ou  dix  ans  ))lus  que  lui  ;  n)on 
fils  étoit  malsain  ,  bossu  ,  et  si  petit ,  que  c'eût 
été  le  perdre. 

Max.  —  Il  n'y  avoit  qu'à  les  marier,  pour 
mettre  les  choses  en  sûreté  ;  vous  les  eussiez 
tenus  séparés  jusqu'à  ce  que  le  Dauphin  fut 
devenu  plus  grand  et  plus  robuste  :  cependant 
vous  auriez  été  en  possession  de  tout.  Avouez-le 
de  bonne  foi;  vous  ne  me  dites  pas  vos  vérita- 
bles raisons ,  et  vous  usez  encore  de  dissimula- 
tion après  votre  mort? 

Louis.  —  Oh  bien,  puisque  vous  me  pressez 
tant ,  et  que  nous  sommes  ici  hors  de  toute  in- 
trigue, je  vais  vous  découvrir  tout  mon  mystère. 
Je  craignois  fort  un  étranger  qui  épouseroit 
cette  grande  héritière  ,  et  qui  fcroit  sortir  tant 
de  beaux  Etats  de  la  maison  de  France  ;  mais , 
à  parler  frauchement ,  je  craignois  encore  da- 
\antage  un  prince  de  mon  sang,  sur  l'ex- 
périence des  derniers  ducs  de  Bourgogne.  De 


là  vient  que  je  ne  voulus  écouter  aucune 
proposition  sur  aucun  des  princes  delà  maison 
royale.  Pour  mon  lils  ,  je  le  craignois  plus 
qu'aucun  autre  prince;  je  n'avois  pas  oublié 
toutes  les  peines  dans  lesquelles  j'avois  fait 
mourir  mon  père,  quoique  je  n'eusse  aucun 
pays  dont  je  fusse  le  maître.  Je  disois  en  moi- 
même  :  Mon  fils  pourroit  me  faire  bien  pis  , 
s'il  étoit  souverain  des  deux  Bourgognes  et  des 
dix-sept  [)rovinces  des  Pays-Ras  ;  il  seroit  bien 
plus  redoutable  pour  moi  dans  ma  vieillesse, 
que  le  duc  Charles  de  Bourgogne,  qui  avoit 
pensé  me  détrôner  :  tous  mes  sujets ,  qui  me 
haïssoieni  ,  se  seroient  attachés  à  lui.  Il  etoit 
doux,  commode,  propre  à  se  faire  aimer,  facile 
pour  écouter  toutes  sortes  de  conseils:  s'il  eût 
été  si  puissant,  c'étoit  fait  de  moi. 

Max.  — Je  vois  bien  maintenant  ce  qui  vous 
a  arrêté  sm*  ce  mariage  ;  vous  avez  préféré  votre 
sûreté  à  l'accroissement  de  votre  monarchie. 
Mais  pourquoi  refusâtes-vous  encore  Jeanne , 
héritière  de  Castille  et  fille  du  roi  Henri  IV? 
Son  droit  étoit  incontestable,  et  sa  tante  Isabelle, 
qui  avoit  épousé  le  prince  Ferdinand  d'Aragon, 
ne  pouvoit  lui  disputer  la  couronne.  Henri ,  en 
mourant  ,  avoit  déclaré  qu'elle  étoit  sa  fille,  et 
qu'il  n'avoit  jamais  abandonné  la  Reine  sa 
femme  à  Bertrand  de  la  Cuéva.  Les  lois  déci- 
doient  clairement  pour  Jeanne  ;  le  roi  de  Por- 
tugal son  oncle  la  soutenoit;  la  plupart  des 
Castillans  étoient  pour  le  bon  parti  :  on  vous 
olfroit  cette  princesse  pour  votre  Dauphin;  si 
vous  l'eussiez  acceptée,  Ferdinand  et  Isabelle 
n'auroient  osé  prétendre  la  succession  ;  la  Cas- 
tille étoit  acquise  à  la  France  ;  c'étoit  une  oc- 
cupation éloignée  pour  votre  Dauphin  ;  il  eût 
régné  loin  de  vous,  et  sans  impatience  de  vous 
succéder.  La  Castille  ne  devoit  pas  vous  donner 
k«  mêmes  inquiétudes  que  la  Flandre  et  la 
Bourgogne,  qui  sont  des  pairies  de  votre  cou- 
ronne, et  aux  portes  de  Paris.  Que  ne  faisiez- 
vous  ce  mariage  ?  Pour  ne  l'avoir  pas  fait,  vous 
avez  achevé  de  mettre  au  comble  la  grandeur 
de  ma  maison  ;  car  mon  tîls  a  épousé  la  fille 
unique  de  Ferdinad  et  d'Isabelle  ;  par  là,  il  a 
uni  l'Espagne  avec  tous  nos  Etats  d'Allemagne 
et  avec  tous  ceux  de  la  maison  de  Bourgogne  ; 
ce  qui  met  notre  puissance  fort  au-dessus  de 
celle  de  votre  maison. 

Louis.  — Je  n'avois  pas  prévu  le  mariage  de 
votre  fils,  qui  est  encore  plus  redoutable  que 
le  vôtre  pour  la  liberté  de  l'Europe.  Mais  je 
vous  ai  dit  ce  qui  m'a  déterminé  pour  tous  ces 
mariages;  ce  n'est  point  le  ressentiment  que 
j'avois  contre  la  mémoire  du  duc  de  Bourgogne 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


331 


qui  m'a  éloigné  d'accepter  sa  fille.  Ce  n'est 
point  le  désir  de  réunir  par  un  mariage  la  Bre- 
tagne à  la  France  qui  m'a  feit  penser  à  Anne 
de  Bretagne  :  je  n'ai  pas  même  songé  à  marier 
mon  fils  pendant  ma  vie  ;  je  n'ai  pensé  qu'à 
me  défier  de  lui ,  qu'à  l'élever  dans  l'ignorance 
et  dans  la  timidité,  qu'à  le  tenir  renfermé  à 
Amboise  le  plus  loug-temps  que  je  pourrois. 
La  couronne  de  Casfille,  qu'il  auroil  eue  sans 
peine  ,  lui  auroit  donné  trop  d'autorité  en 
France,  où  j'étois  universellement  haï.  Vous 
ne  savez  pas  ce  que  c'est  qu'un  père  vieux , 
soupçonneux ,  jaloux  de  son  autorité  ,  qui  a 
donné  à  son  fils  un  mauvais  exemple  contre 
son  père  ;  son  ombre  lui  fait  peur. 

Max.  —  Je  vous  entends.  Vous  étiez  l)ien 
malheureux  dans  vos  alarmes.  Quand  on  a 
abandonné  le  chemin  de  la  probité  ,  on  ne 
marche  plus  qu'entre  des  précipices  dans  sa  pro- 
pre famille  :  on  est  misérable,  et  on  le  mérite. 


LXXVL 

FRANÇOIS  I"  ET  LE  CONNÉTABLE  DE  BOURBON. 

Toutes  le?  passions  doivent  céder  h  l'amour  de  la  patrie. 

Fr.  —  Bonjour,  mon  cousin;  hé  bien, 
sommes-nous  raccommodés  à  présent  ? 

BovRB.  —  Oui ,  je  n'ai  point  porté  mon  ini- 
mitié jusquesici. 

Fr.  —  J'avoue  que  j'ai  eu  fort,  en  faisant 
gagner  à  ma  mère  un  méchant  procès  contre 
vous ,  et  que  vous  êtes  sorti  de  France  par  ma 
faute. 

BouRB.  —  (]elte  sincérité  me  fait  oublier  da- 
vantage tous  nos  anciens  démêlés ,  et  je  vou- 
drois  être  encore  en  vie,  pour  pouvoir  vous  de- 
mander le  pardon  que  je  n'avois  pas  pourtant 
mérité. 

Fr.  —  Je  vous  l'aurois  facilement  accordé  , 
et  j'allois  tâcher  de  vous  regagner  par  toutes 
sortes  de  moyens  ;  mais  votre  mort  me  prévint. 

BovRB.  —  Pour  moi,  j'avoue  de  bonne  foi 
que  je  n'avois  pas  les  mêmes  sentimens,  et  que 
j'aurois  voulu  devenir' prince  souverain  en  Italie. 
Je  me  mis  pour  cela  au  service  de  Charles-Quint. 

F'r. —  Quoi!  ne  regrettiez- vous  point  votre 
patrie ,  et  n'aviez-vous  point  envie  de  la  revoir? 

BoLRB.  L'ambition  éloit  chez  moi  la  passion 
dominante^  et  je  voulois  m'enrichir  :  de  plus  , 
j'appréhendois  que  vous  ne  finssiez  encore  pour 
votre  mère  ,  qui  avoit  été  la  cause  de  ma  dis- 
grâce. 


Fr.  —  Mais  il  valoit  mieux  aller  dans  vos 
terres ,  et  demeurer  premier  prince  du  sang  , 
éloigné  de  la  Cour,  que  de  commander  les  ar- 
mées de  l'ennemi  capital  du  chef  de  votre  fa- 
mille. 

BoLRB.  —  Je  reconnois  à  présent  ma  faute, 
et  j'en  suis  touché  sincèrement. 

Fr.  —  Mais  qu'est-ce  qui  vous  lit  entrepren- 
dre le  pillage  de  Uome? 

BoiRB.  —  Il  faut  vous  découvrir  ici  tout  le 
mystère.  Lorsque  je  fus  entré  au  service  de 
Charles-Quint,  François  Sforce  étoit  duc  de 
Milan;  l'Empereur  vouloit  s'emparer  de  ce 
duché.  Le  duc  n' étoit  pas  assez  fort  pour  lui 
résister  :  il  n'y  avoit  que  son  chancelier,  nommé 
Moron  ,  homme  expérimenté  ,  homme  qui  dé- 
couvroit  tout,  et  empêchoit  le  duc  de  tomber 
dans  les  panneaux  qu'on  lui  tendoit.  L'Empe- 
reur, croyant  qu'on  ne  pourroit  exécuter  son 
entreprise  tant  que  cet  homme  seroit  auprès  du 
duc  ,  le  lit  prendre ,  et  lui  fit  faire  son  procès 
sur  de  fausses  accusations ,  par  lequel  il  fut 
condamné  à  mort.  Comme  on  le  menoit  au  sup- 
plice ,  il  me  fit  promettre  une  grande  somme 
d'argent ,  et  me  fil  dire  qu'il  me  découvriroit 
des  choses  iujportantes  si  je  lui  sauvois  la  vie.  Je 
fus  ébloui  par  ses  promesses ,  et  fis  retarder 
l'exécution.  Je  le  fis  venir  pour  me  découvrir 
ces  choses  d'importance  :  il  me  dit  que  je  devois 
débaucher  l'armée  de  l'Empereur,  et  ensuite 
aller  piller  Florence  ou  Rome  ;  ce  qui  me  seroit 
aisé,  parce  qu'elle  étoit  toute  composée  de  Lu- 
thériens. Mon  ambition  me  fit  trouver  ces  con- 
seils excellens  :  je  gagnai  l'armée ,  et  marchai 
à  Rome ,  oîi  je  fus  tué  au  commencement  de 
l'attaque.  \'ous  savez  le  reste. 

Fr.  —  Vous  étiez  donc  en  même  temps  or- 
gueilleux et  avare?  Voilà  de  belles  passions! 

BoiRB.  —  Vous  étiez  livré  à  vos  passions 
aussi  bien  que  moi  ;  car  vous  aviez  des  maî- 
tresses, vous  désiriez  être  empereur,  et  on  pré- 
tend que  vous  ne  haïssiez  pas  l'argent.  En  cette 
occasion  ,  c'est  la  pelle  qui  se  moque  du  four- 
gon. 

Fr.  —  Nous  nous  disons  l'un  à  l'autre  nos 
vérités  sans  ricu  craindre  ;  mais  nous  ne  nous 
en  fâchons  point. 

BorRB.  —  Pendant  que  nous  vivions  nous  ne 
les  aurions  pas  su[)portéos  si  facilement;  mais  la 
mort  ôte  une  grande  partie  des  défauts. 

Fr.  —  Mais  avouez  à  présent  que  vous  étiez 
beaucoup  mieux  connétable  et  premier  prince 
du  sang,  que  général  des  armées  de  Charles- 
Quint? 

BouRB.  —  Il  est  vrai  que  j'y  ai  eu  de  grands 


332 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


dégoûts;  mais  pourquoi  n'avez-vous  pas  voulu 
que  je  vous  aie  fait  la  révérence,  après  que  vous 
fûtes  pris  à  Pavie  ? 

Fr.  —  Je  voulus  soutenir  la  grandeur  royale, 
niénie  dans  ma  disgrâce,  et  j'aurois  ])lLilôt  souf- 
f.-rt  la  mort,  que  la  vue  d'un  sujet  rebelle: 
mais  ici-bas  il  n'y  a  plus  ni  sujets  ni  princes,  ni 
sujets  rebelles  ni  soumis,  ni  jeunes  ni  vieu.x,  ni 
sains  ni  malades. 


LXXVIl. 

PHILIPPE   II   ET  PHILIPPE   III   DESPAGNE. 

Rien  de  si  pernicieux  aux  rois  inie  de  se  laisser  entraîner 
par  ranibition  et  la  tlatlerie. 

Ph.  II.  —  HÉ  bien  !  mon  fils,  avez-\ous  gou- 
verné l'Espagne  selon  mes  maximes? Vous 

n'osez  répondre;  quoi  donc!  est-il  arrivé  quel- 
que grand  mallieur?  Les  Maures  sonl-iîs  ren- 
trés une  seconde  fois  en  Espagne... .' 

Ph.  III.  —  Non,  l'Espagne  est  toute  entière. 

Ph.  II.  —  Quoi  donc  !  les  Indes  se  sont- 
elles  révoltées?  parlez. 

Ph.  IIL  —  Non. 

Ph.  h.  —  Henri  IV  a-t-il  pris  le  royaume 
de  Naples?  j'apprébendois  fort  ce  prince  pendant 
ma  vie. 

Ph.  HL  —  Point  du  tout. 

Ph.  il  —  Je  ne  saurois  comprendre  ce  (pii 
est  arrivé;  éclaircissez-moi'.' 

Ph.  IIL  — Je  suis  obligé  d'a\oucr  moi-même 
mon  irabécilitc;  car  eu  suivant  vos  maximes 
j'ai  ruiné  l'Espagne.  En  \oulaut  abaisser  les 
grands,  je  leur  ai  donné  de  la  jalousie  ;  eu  sorte 
qu'ils  se  sont  ligués  et  se  sont  élexés  au-dessus 
de  moi.  Cela  a  fait  que  je  suis  tombé  dans  une 
si  grande  foiblesse,  que  je  navois  presque  plus 
d'autorité.  Pendant  ce  temps-là,  le  prince  Mau- 
rice a  réduit  sous  sa  puissance  la  meilleure  par- 
tie des  Pays-Bas,  et  j'ai  été  obligé  de  conclure 
avec  lui  un  traité  bonteux  ,  par  lequel  je  lui 
Idissois  une  partie  de  la  Gucldre,  la  Hollande, 
la  Zélande,  Zutpben  ,  Utrecbt ,  West-Frise  , 
Groningue  et  Over-Issel ,  etc. 

Ph.  il  —  Hélas!  dans  quels  malbcurs  avez- 
vousjeté  l'Espagne? 

Ph.  III.  —  J'avoue  qu'ils  sont  grands  :  mais 
ils  ne  sont  arrivés  qu'en  suivant  votre  politique. 
En  voulant  rabaisser  l'orgueil  des  grands ,  je 
l'ai  élevé  ;  vous  avez  vous-même  donné  com- 
mencement à  la  puissance  des  Hollandais  par  le 
commerce.... 


Ph.  il  —  Conmient? 

Ph.  IIL  —  Lorsque  vous  conquîtes  le  Por- 
tugal ,  les  Portugais  faisoient  tout  le  commerce 
des  Indes  :  quelque  temps  après,  les  Hollan- 
dais s'étant  révoltés,  vous  voulûtes  les  empê- 
cher de  venir  à  Lisbonne.  Ne  sacbant  donc  que 
devenir,  ils  allèrent  prendre  les  marchandises  à 
la  source,  el  enlin  ruinèrent  le  commerce  des 
Portugais. 

Ph.  il  —  Pendant  ma  vie,  mes  courtisans 
m'élevoient  cela  jusqu'aux  cieux  ;  je  reconnois 
à  présent  mes  fausses  maximes  et  ma  fausse 
politique ,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  pernicieux 
aux  rois  que  de  se  laisser  entraîner  par  l'ambi- 
tion et  par  la  ilatlerie. 


LXXVHI. 

ÂRI6T0TE   ET  DESCARTES. 

Sur  la  philosophie  eartésieune ,  et  en  particulier  sur  le        , 
système  des  bètes  machines. 

AnisT.  —  J'avois  entendu  parler  ici  de  votre 
nouvelle  métaphysique ,  et  je  suis  bien  aise  de 
m'en  éclaircir  avec  vous. 

Df.sc.  —  J'ai  avancé  de  nouveaux  principes, 
je  l'avoue  ;  mais  je  n'ai  rien  avancé  que  de  vrai, 
à  ce  qu'il  me  semble. 

AmsT.  —  Expliquez-moi  un  peu  ici  ces  nou- 
veaux principes  ? 

Dksc.  —  J'ai  découvert  aux  hommes  la  chose 
la  plus  importante  qu'on  ait  découverte  et  qu'on 
découvrira  .  c'est  que  les  animaux  ne  sont  que 
de  simples  machines ,  et  de  purs  ressorts  qui 
sont  montés  [)our  toutes  les  actions  qu'on  leur 
voit  faire. 

Aiusr.  —  Oui;  mais  nous  leur  en  voyons 
faire  plusieurs  qui  me  paraissent  difficiles  à  ex- 
pliquer par  la  machine.  Par  exemple,  lorsqu'un 
chien  suit  un  lièvre,  direz-vousque la  machine 
est  ainsi  montée? 

Desc.  —  Auparavant  (jue  d'en  venir  à  cette 
question,  il  faut  convenir  qu'il  y  a  un  Être  in- 
fini. 

Arist.  —  Voyons  un  peu  comment  vous  le 
pourrez  prouver. 

Desc.  —  N'est-il  pas  vrai  que  le  corps  n'est 
qu'une  simple  matière? 

Arist.  —  Oui. 

Desc.  —  De  même  l'ame  n'est  qu'une  subs- 
tance qui  pense. 

Arist.  —  Non. 

Desc.  —  Pour  joindre  donc  cette  matière  et   ^ 


DIALOGUES  DES  MORTS. 


333 


cette  substance  immatérielle ,  il  est  nécessaire 
d'un  lien  :  or,  ce  lien  ne  peut  point  être  maté- 
riel ;  donc  il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  un  Être 
tout-puissant  et  infini  qui  lie  cette  matière  et 
celte  substance  inmiatérielle. 

AiusT.  —  Pendant  ma  vie,  je  voyois  bien 
qu'il  talloit  qu'il  y  eut  quelque  cliose  comme 
cela;  mais  cette  connoissance  n'éloil  pas  si  dis- 
tincte que  vous  mêla  rendez  à  présent, 

Desc.  —  Pour  revenir  à  notre  cbien  ,  cet 
Être  infini  et  tout-puissant  ne  peut-il  pas  avoir 
fait  des  ressorts  si  délicats,  que,  toucbés  par  les 
corpuscules  qui  swtent  incessamment  de  ce 
lièvre ,  ils  fassent  agir  les  ressoils ,  en  sorte  que 
cela  les  tire  vers  le  lièvre. 

ÂRisT.  —  Mais  quand  ce  cbien  est  en  défaut, 
et  que  ces  corpuscules  ne  ^ienncnt  plus  lui  frap- 
per le  nez,  qu'est-ce  qui  fait  que  ce  chien  cber- 
cbe  de  tous  côtés,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  retrouvé 
la  voie? 

Desc.  —  Vous  entrez  dans  de  trop  petits  dé- 
tails que  l'on  n'a  pas  fort  approfondis. 

Arist.  —  Cette  question  vous  a  embarrassé; 
je  le  vois  bien. 

Desc.  —  Mon  principe  fondamental  est  que 
nous  ne  voyons  faire  aux  bètes  que  des  mouve- 
niens  où  l'on  n'a  besoin  que  de  la  machine. 

Arist.  —  Quoi  !  quand  un  chien  a  jierdu  son 
maître,  et  qu'il  est  dans  un  carrefom-  où  il  y  a 
trois  chemins,  après  avoir  senti  les  {]eu\  pre- 
miers inutilement ,  il  prend  le  troisième  sans 
hésiter  ;  en  vérité  ,  je  ne  vois  pas  que  la  simple 
machine  puisse  faire  cela. 

Desc.  —  Je  vous  ai  déjà  dit  que  ces  détails 
étoient  de  si  petite  conséquence  (|u'on  ne  se 
donne  point  la  |)eine  de  les  approfondir.  Mais 
venons  aux  principes  :  les  animaux  sont  de  sim- 
ples machines,  ou  bien  ils  ont  une  ame  maté- 
rielle, ou  une  spirituelle. 

Arist.  —  Pour  la  machine  et  l'aine  spiri- 
tuelle, je  le  nie. 

Desc.  —  Vous  revenez  donc  à  l'ame  maté- 
rielle? 

Arist.  —  Elle  est  bien  plus  ])rol)alile  que  la 
simple  machine  ;  et  pour  l'ame  spirituelle  ,  je 
crois  qu'elle  n'a  été  accordée  qu'aux  seuls  hom- 
mes. 

Desc.  —  J'ai  gagné  un  grand  point  :  n'esl- 
il  pas  vrai  que  la  matière  ne  pense  pas  ? 

Arist.  —  Non. 

Desc.  —  Puisque  la  matière  ne  pense  point, 
comment  voulez -vous   donc  qu'elle  soit   une 
ame,  qui  n'est  faite  que  |)nnr  penser? 
AiusT.  —  Hé  bien,  ofons-en  la  matière. 
Desc.  —  La  voilà  devenue  ame  spirituelle. 


Arist.  —  J'avoue  que  cette  forme  matérielle 
n'est  qu'un  pur  galimatias,  et  que  je  ne  l'ai 
voulu  soutenir  que  parce  que  mes  écoliers  l'en- 
seignent ainsi  :  mais  en  revenant  à  votre  Être 
infini  et  tout-puissant .  nous  devons  conclure 
qu'il  a  pu  donner  aii\  animaux  une  ame  spii-i- 
tuelle,  et  les  a  pu  faire  aussi  de  simples  ma- 
chines; mais  que,  comme  l'esprit  des  hommes 
est  borné,  il  ne  peut  pas  pénétrer  jusqu'à  cette 
science. 

Desc  —  Vous  voilà  tombé  dans  la  possibi- 
lité, et  c'est  une  carrière  où  il  est  facile  de  s'é- 
tendre. Dans  cette  possibilité  vous  trouverez  les 
choses  de  raison  ,  les  hircocerfs,  les  hippocen- 
taures ,  et  mille  autres  figures  bizarres. 

Arist.  —  Vous  voudriez  bien  m'éloigner  de 
la  métaphysique  ,  et  me  faire  tomber  sur  les 
êtres  de  raison ,  qui  font  partie  de  la  logique. 

Desc.  —  Vous  tachez  de  m'éblouir  par  vos 
vaines  raisons. 

Arist.  —  Avouez  ,  mon  pauvre  Descartes , 
que  nous  n'entendons  guère  tous  deux  ce  que 
nous  disons,  et  que  nous  plaidons  une  cause 
bien  erabrouillée. 

Desc.  —  Embrouillée  !  je  prétends  qu'il  n'y 
a  rien  de  plus  clair  que  la  mienne. 

Arist.  —  Croyez-moi ,  ne  disputons  pas  da- 
vantage; nous  y  perdrions  tous  deux  notre  latin. 


LXXIX. 

HARPAGON  ET  DORANTE. 

Coutro  l'.iv.iricc   qui   fnit  m'-glii^^i'i'  à   un  ])èi'e  do   famille 
réduralion  et.  riionneur  de  ses  enfan;-. 

DoR.  —  Non,  je  ne  puis  goûter  vos  raisons; 
ce  ne  sont  que  de  vains  prétextes  par  lesquels 
vous  voulez  m'éblouir,  et  vous  délivrer  de  mes 
remontrances.  Votre  manière  de  vivre  n'est  pas 
soutenable. 

Darp.  —  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise  , 
vous  qui  ne  vous  êtes  point  marié,  et  qui  êtes 
sans  suite  :  j'ai  des  enfans  ;  je  veux  me  faire 
aimer  d'eux  en  leur  amassant  du  bien .  et  leur 
donnant  moyen  de  mener  une  vie  heureuse. 

DoR.  —  Vous  voulez,  dites-vous,  vous  faire 
aimer  de  vos  enfans? 

IIarp.  —  Oui,  sans  doute;  et  je  leur  en  donne 
un  sujet  bien  fort  en  me  refusant  pour  eux  les 
clioses  les  plus  néoessaires. 

DoR.  —  Si  vons  avez  envie  de  vous  faire  hai'r 
d'eux  ,  vous  ne  pouvez  pas  prendre  une  plus 
sûre  \oie. 


dM 


DLàLOGUES  DES  MORTS. 


Harp.  —  Ah  !  il  taudroit  qu'ils  fussent  les 
plus  dénaturés  des  hommes.  Lu  père  qui  n'en- 
visage qu'eux,  qui  se  compte  pour  rien,  qui  re- 
nonce à  toutes  les  commodités,  à  toutes  les  dou- 
ceurs de  la  vie  ! 

DoR.  —  Seigneur  Harpagon  .  j'ai  une  autre 
chose  à  vous  dire  ;  mais  je  crains  de  vous  fâcher. 

Harp.  —  Non  ,  non  :  je  ne  veux  pas  qu'on 
me  dissimule  rien. 

DoR.  —  Vous  n'aimez  que  vos  enfans,  dites- 
vous. 

Harp.  —  Je  vous  en  fais  vous-même  le  juge; 
voyez  ce  que  je  fais  pour  eux. 

DoR.  —  C'est  vous  qui  m'obligez  de  parler  ; 
vous  ne  les  aimez  point,  seigneur  Harpagon;  et 
vous,  vous  croyez  ne  vous  point  aimer. 

Harp.  —  Moi  ;  hé  !  de  (juelle  manière  esl-ce 
que  je  me  traite? 

DoR.  —  Vous  n'aimez  que  vous. 

Harp.  —  0  Ciel  !  pouvois-je  attendre  cette  in- 
justice de  mon  meilleur  ami? 

DoR.  —  Doucement  ;  mou  but  est  de  vous 
détromper  par  une  persuasion  qui  vous  soit 
utile,  et  non  de  vous  aigrir.  \  ous  aimez,  dites- 
vous,  vos  enfans? 

Harf.  —  Si  je  les  aime  ! 

DoR.  —  Avez-vous  eu  soin  de  leur  éducation  ? 

Harp.  Hélas!  je  n'élois  jias  on  élat  de  cela  ; 
les  maîtres  étoient  d'une  cherté  épouvantable  : 
à  quoi  leur  auroit  servi  la  science  si  je  les  avois 
laissés  saus  pain? 

DoR.  —  C'est-à-dire,  car  il  faut  convenir  de 
bonne  foi  de  la  vérité  ,  que  vous  les  avez  laissés 
dans  une  grossière  ignorance,  indigne  de  gens 
qui  ont  une  naissance  Inmnète.  Vous  n'avez  eu 
nul  soin  de  culti\er  en  eux  la  vertu  ;  vous  n'avez 
jamais  étudié  leurs  inclinations  :  s'ils  ont  de  la 
probité,  vous  n'y  avez  aucune  part ,  et  c'est  un 
bonheui'  que  vous  ne  méritez  pas. 

Harp.  —  Mais  on  ne  jK'uI  leur  procurer  tous 
les  avantages. 

DoR.  —  Mais  on  doit  au  moins  songer  au 
plus  important  de  tout ,  à  celui  dont  rien  ne 
dédonnnage.  à  celui  qui  peut  suppléer  à  tout  ce 
qui  manque  :  cet  avantaiio  ,  c'est  hi  vertu. 

Hakp.  —  11  faut  être  honnête  homme  ;  mais 
il  faut  avoir  de  quoi  vivre,  et  rien  n'est  plus  mé- 
prisable qu'un  homme  dans  la  pauvreté. 

DoR.  —  In  malhonnête  homme  l'est  bien 
davantage,  eùt-il  toutes  les  richesses  de  Crépus. 

Harp.  —  Hé  bien  1  j'ai  trop  tourné  ma 
tendresse  pour  mes  enfan»  du  côté  du  bien  : 
prouverez-vous  par  là  que  je  ne  les  ai  point 
aimés? 


DoR.  —  Oui ,  seigneur  Harpagon ,  vous  ne 
les  aimez  pas;  et  ce  n'est  point  de  les  rendre 
riches  que  vous  êtes  occupé. 

Harp.  —  Comment?  Je  leur  conserve  tout 
mon  bien,  et  je  n'y  ose  toucher  :  tout  n'ira-t-il 
pas  à  eux  après  ma  mort  ? 

DoR.  —  Ce  n'est  pas  à  eux  que  vous  conser- 
vez votre  bien ,  c'est  à  votre  passion.  Il  y  a 
deux  plaisirs ,  celui  de  dépenser  et  celui  d'amas- 
ser. Vous  u'êtes  touché  que  du  second;  vous 
vous  y  abandonnez  sans  réserve,  et  vous  ne 
faites  que  suivre  votre  goût. 

Harp.  —  Mais  encore  ,  s'il  vous  plaît ,  à  qui 
ira  ma  succession? 

DoR.  —  A  vos  enfans,  sans  doute  ;  mais  lors- 
que vous  ne  pourrezplus  jouir  de  vos  richesses, 
lorsque  vous  en  serez  séparé  par  la  dure  néces- 
sité de  la  mort ,  votre  volonté  n'aura  nulle  part 
alors  au  prolit  que  feront  vos  enfans  ;  vous  leur 
avez  refusé  tout  ce  qui  dépendoit  de  vous,  et  ils 
ne  seront  riches  alors  que  parce  que  vous  ne 
serez  plus  le  maître  de  l'empêcher. 

Hakp.  —  Et  sans  mon  économie ,  ce  temps- 
là  arriveroit-il  jamais ]iour  eux? 

DoR.  —  C'est-à-dire  qu'ils  se  trouveront  bien 
de  ce  que  la  passion  d'amasser  vous  a  tyrannisé, 
pourvu  que  vous  ne  les  ruiniez  pas  auparavant: 
car  c'est  ce  que  j'appréhende  :  et  c'est  ce  qui 
montre  encore  que  vous  ne  les  aimez  pas. 

Harp.  —  Jamais  homme  n'a  dit  tant  de  cho- 
ses aussi  j)eu  vraiscnddables  que  vous. 

DoR.  —  Elles  n'en  sont  pas  moins  vraies  ; 
et  la  preuve  en  est  bien  aisée.  Y  a-t-il  rien  de 
plus  ruineux  que  d'emprunter  à  grosses  usures? 
Vous  savez  ce  que  font  vos  enfans,  vous  savez 
ce  qui  vous  est  arrivé  à  vous-même  :  ils  ne  le 
font  que  |)arcc  que  vous  leur  refusez  les  secours 
les  plus  nécessaires;  s'ils  continuent,  ils  se  trou- 
veront, à  votre  mort,  accablés  de  dettes.  H  ne 
tient  qu'à  vous  de  l'empêcher,  et  vous  n'en 
faites  rien,  l'^t  vous  me  venez  parler  de  l'amitié 
que  vous  avez  pour  eux  ,  et  de  l'envie  que  vous 
avez  de  les  rendre  heureux!  Ah!  vous  n'aimez 
que  votre  argent;  vous  vivez  de  la  vue  de  vos 
coffres-forts  ;  vous  préférez  ce  plaisir  à  tous  les 
autres  dont  vous  êtes  moins  touché.  Vous  pa- 
l'oissez  vous  épargner  tout,  et  vous  ne  vous  re- 
fusez rien ,  car  vous  ne  vous  demandez  à  vous- 
même  que  d'augmenter  toujours  vos  trésors, 
et  c'est  ce  que  vous  faites  nuit  et  jour.  Allez, 
vous  n'aimez  pas  plus  vos  enfans  et  leurs  inté- 
rêts que  votre  réputation ,  que  vous  sacritiez  à 
l'avarice.  Ai-je  tort  de  dire  que  vous  n'aimez 
que  vous  ? 


\tm'H-n*Mt~ttti,it\ttttjt-M.tt<tt^t~ttttJt-ttsmj4mnmtwtijijijt4s^ttf.tt4utt.nt.tt4tf$jtimmttt4tt.tttt4ttnt-tm.tité 


OPUSCULES   DIVERS, 


FRANÇAIS    ET    LATINS, 


COMPOSÉS  POUR   L'ÉDUCATION   DE  Mgr  LE  DUC  DE  BOURGOGNE. 


LE  FANTASQIE. 

Qu'est-il  donc  arrivé  de  funeste  à  Mélanthe? 
Rien  au  dehors,  tout  au  dedans.  Ses  all'aires 
vont  à  souhait  :  tout  le  monde  cherche  à  lui 
plaire.  Quoi  donc?  c'est  que  sa  rate  fume.  Il  se 
coucha  hier  les  délices  du  genre  humain  :  ce 
matin  on  est  honteux  pour  lui.  il  faut  le  cacher. 
Kn  se  le\ant,  le  pli  d'un  chausson  lui  a  déplu  ; 
toute  la  journée  sera  orageuse,  et  tout  le  monde 
en  souffrira.  Il  fait  peur,  il  fait  pitié  :  il  pleure 
comme  un  enfant,  il  rugit  comme  un  lion.  Une 
vapeur  maligne  et  farouche  trouhle  et  noircit 
son  imagination,  comme  l'encre  de  son  écri- 
toire  harhouilh;  ses  doigts.  N'allez  pas  lui  parler 
des  choses  qu'il  aimoil  U'  mieux  il  n'y  a  qu'un 
moment  :  par  la  raison  qu'il  les  a  aimées,  il  ne 
les  sauroit  plus  souffrir.  Les  parties  de  diver- 
tissement qu'il  a  tant  désirées  lui  deviennent 
ennuyeuses,  il  faut  les  rompre.  Il  cherche  à 
contredire,  à  se  plaindre,  à  piquer  les  autres  j 
il  s'irrite  de  voir  qu'ils  ne  veulent  point  se  fâ- 
cher. Souvent  il  porte  ses  coups  en  l'air , 
comme  un  taureau  furieux,  qui,  de  ses  cornes 
aiguisées,  va  se  hattre  contre  les  vents.  Quand 
il  manque  de  prétexte  |)0ur  attaquer  les  autres, 
il  se  tourne  contre  lui-même  :  il  se  hlàme.  il 
ne  se  trouve  hon  à  rien,  il  se  décourage  ;  il 
trouve  fort  mauvais  qu'on  veuille  le  consoler. 
H  veut  être  seul,  et  ne  peut  suppoi-ter  la  soli- 
tude. Il  revient  à  la  compagnie  ,  et  s'aigrit 
contre  elle.  Ou  se  tait  ;  ce  silence  affecté  le 
choque.  On  parle  tout  has  :  il  s'imagine  que 
c'est  contre  lui.  On  parle  tout  haut;  il  trouve 
qu'on  parle  trop,  et  qu'on  e.,t  trop  gai  pendant 


qu'il  est  triste.  On  est  triste  ;  cette  tristesse  lui 
paroît  un  reproche  de  ses  fautes.  On  rit  ;  il 
soupçonne  qu'on  se  moque  de  lui.  Que  faire? 
Etre  aussi  ferme  et  aussi  impatient  qu'il  est 
insupportahle  ,  et  attendre  en  paix  qu'il  re- 
vienne demain  aussi  sage  qu'il  étoit  hier.  Cette 
humeur  étrange  s'en  va  comme  elle  vient. 
Quand  elle  le  prend,  on  diroit  que  c'est  un  res- 
sort de  machine  qui  se  démonte  tout-à-coup  : 
il  est  comme  on  dépeint  les  possédés  ;  sa  raison 
est  comme  à  l'envers  ;  c'est  la  déraison  elle- 
même  en  persomie.  Poussez-le  ,  vous  lui  ferez 
dire  en  plein  jour  qu'il  est  nuit  ;  car  il  n'y  a 
plus  ni  jour  ni  nuit  pour  une  tète  démontée  par 
son  caprice.  Quelquefois  il  ne  peut  s'empêcher 
d'être  étonné  de  ses  excès  et  de  ses  fougues. 
Malgré  son  chagrin,  il  sourit  des  paroles  extra- 
vagantes qui  lui  ont  échappé.  Mais  quel  moyen 
de  prévoir  ces  orages  ,  et  de  conjurer  la  tem- 
pête? Il  n'y  en  a  aucun  ;  point  de  bons  alma- 
nachs  pour  prédire  ce  mauvais  temps.  Gardez- 
vous  hien  de  dire  :  Demain  nous  irons  nous 
divertir  dans  un  tel  jardin.  L'hoimne  d'aujour- 
d'hui ne  sera  j)oint  celui  de  demain;  celui  qui 
vous  promet  maintenant  disparoîlra  tantôt  ; 
vous  ne  saurez  plus  où  le  prendre  pour  le  faire 
souvenir  de  sa  parole  ;  en  sa  place,  vous  trou- 
verez un  je  ne  sais  quoi  qui  n'a  ni  forme  ni 
nom,  qui  n'en  peut  avoir,  et  que  vous  ne  sauriez 
définir  deiiv  instaus  de  suite  delà  même  ma- 
nière. Etudiez-le  hien  ,  puis  dites-en  tout  ce 
tpi'il  vous  plaira  :  il  ne  sera  plus  vrai  le  moment 
d'après  que  vous  l'aurez  dit.  Ce  je  ne  sais  quoi 
veut  et  ne  ^eut  pas  ;  il  menace,  il  tremhie  ;  il 
mêle  des  hauteurs  ridicules  avec  des  hassesses 
indignes.  Il  pleine,  il  rit,  il  hadine,  il  est  fu- 
rieux. Dauii  sa  fureur  la  plus  bizarre  et  la  plus 


336 


OPUSCULES  DIVERS. 


insensée,  il  est  plaisant,  éloquent,  subtil,  plein 
de  tours  nouveaux ,  quoiqu'il  ne  lui  reste  pas 
seulement  une  oniln-c  de  raison.  Prenez  bien 
garde  de  ne  lui  rien  dire  qui  ne  soit  juste,  précis 
et  exactement  raisonnable  :  il  sanroit  Liieu  eu 
prendre  davantage,  et  vous  donner  adroitement 
le  change  ;  il  passeroit  d'abord  de  son  tort  au 
^ôtre,  et  deviendroit  raisonnable  pour  le  seul 
plaisii-  de  vous  convaincre  que  vous  ne  l'êtes 
pas.  C'est  un  rien  qui  l'a  fait  monter  jusques 
aux  nues  ;  mais  ce  rien  qu"est-il  devenu  ?  il 
s'est  perdu  dans  la  mêlée  ;  il  n'en  est  plus 
question  :  il  ne  sait  plus  ce  qui  l'a  fàcbé,  il  sait 
seulement  qu'il  se  fàclie  et  qu'il  veut  se  lïïcber  ; 
encore  même  ne  le  sait-il  pas  toujours.  Il  s'ima- 
gine souvent  que  tous  ceux  qui  lui  j)arleut  sont 
emportés  ,  et  que  c'est  lui  qui  se  modère  ; 
comme  un  homme  qui  a  la  jaunisse  croit  que 
tous  ceux  qu'il  voit  sont  jaunes ,  quoique  le 
jaune  ne  soit  que  dans  ses  yeux.  Mais  peut-être 
qu'il  épargnera  certaines  personnes  auxquelles 
il  doit  jdus  qu'aux  autres,  ou  qu'il  paroîl  aimer 
davantage.  Son  ;  sa  bizarrer'ie  ne  connoil  per- 
sonne, elle  se  prend  sans  choix  à  tout  ce  qu'elle 
trouve  ;  le  premier  venu  lui  est  bon  pour  se 
décharger  ;  tout  lui  est  égal  pour\u  (pi'il  se 
fâche,  il  diroit  des  injures  à  tout  le  monde.  Il 
n'aime  plus  les  gens  ,  il  n'en  est  point  aimé  ; 
on  le  persécute,  on  le  trahit  ;  il  ne  doit  rien  <à 
qui  que  ce  soit.  Mais  attendez  un  moment, 
voici  une  autre  scène.  11  a  besoin  de  tout  le 
monde  ;  il  aime  ,  on  l'aime  aussi  ;  il  llatle  ;  il 
s'insinue,  il  ensorcelle  tous  ceux  qui  ne  pou- 
voient  plus  le  souffrir  ;  il  avoue  son  tort,  il  rit 
de  SCS  bizarreries ,  il  se  contrefait  ;  et  vous 
croiriez  que  c'est  lui-même  dans  ses  accès 
d'emportement,  tant  il  se  contrefait  bien.  Après 
celte  comédie,  jouée  à  ses  propres  dépens,  vous 
croyez  bien  qu'au  moins  il  ne  f«;ra  plus  le  dé- 
moniaque. Hélas  !  vous  vous  trompez  :  il  le 
fera  encore  ce  soir,  pour  s'en  moquer  demain 
sans  se  corriger. 


II. 


LA  MLnAII.LE  ". 

Je  crois  ,  Monsieur  ,  que  je  ne  dois  point 
perdre   de   temps   pour  vous   inforuicr   d'une 

*  (xUo  lillro  pivU'iidui' (U-  Baylo ii  Fimu-Ihu  n'csl  (lu'iuu-  lictioii 
imagin(''('  par  loliii-ci,  et  ilmil  le  Iml  isl  de  prouver  qu'avec  Kn 
plus  bcUi'S  iiualités  riioumn'  le  plus  parfuil  a  mui  mauvais  rùlé  ; 
d'où  il  suit  (|ue  personne  ne  doit  compter  sur  ses  lalens,  mais 
que  chacun  doit  travailler  sans  rdàclie  a  comballre  ses  delauls . 


chose  très-curieuse  .  et  sur  laquelle  vous  ne 
manquerez  pas  de  faire  bien  des  réflexions. 
Nous  avons  en  ce  pays  un  savant  nommé  M. 
Wanden  ,  qui  a  de  grandes  correspondances 
avec  les  antiquaires  d'Italie.  Il  prétend  avoir 
reçu  par  eux  une  médaille  antique,  que  je  n'ai 
pu  voir  jusqu'ici ,  mais  dont  il  a  fait  frapper 
des  copies  qui  sont  très-bien  faites,  et  qui  se 
répandront  bientôt,  selon  les  apparences,  dans 
tous  les  pays  où  il  y  a  dos  curieux.  J'espère  que 
dans  peu  de  jours  je  vous  en  enverrai  une.  En 
attendant,  je  vais  vous  en  faire  la  plus  exacte 
description  que  je  pourrai. 

D'un  coté,  cette  médaille,  qui  est  fort  grande, 
représenle  un  enfant  d'une  tiguiv  très-belle  et 
très-noble  ;  on  voit  Pallas  qui  le  couvre  de  son 
égide  :  en  même  temps  les  trois  Grâces  sèment 
son  chemin  de  Heurs  ;  Apollon  ,  suivi  des 
Muses,  lui  offre  sa  lyre  ;  Vénus  paroît  en  l'air 
dans  son  char  attelé  de  colombes  ,  qui  laisse 
tomber  sur  lui  sa  ceinture;  la  Victoire  lui  mon- 
tre d'une  main  un  char  de  triomphe  ,  et  de 
l'autre  lui  piésente  une  couronne.  Les  paroles 
sont  prises  d'Horace  :  Non  sine  dis  animosus 
infam.  Le  revers  est  bien  différent.  Il  est  mani- 
feste que  c'est  le  même  enfant,  car  on  recon- 
noît  d'abord  le  même  air  de  tête  ;  mais  il  n'a 
autour  de  lui  que  des  masques  grotesques  et 
bideuXj  des  reptiles  venimeux,  comme  des  vi- 
pères et  des  serpens  ,  des  insectes,  des  hibous, 
enlin  des  harpies  sales  ,  qui  répandent  de  l'or- 
dure de  tons  côtés,  et  qui  déchirent  tout  avec 
leurs  ongles  crochus.  Il  y  a  une  tioupe  de 
Satyres  impudens  et  moqueurs  ,  qui  font  les 
postures  les  plus  bizarres  ,  qui  rient ,  et  qui 
montient  du  doigt  la  queue  d'un  poisson  mons- 
trueux, par  oîi  linit  le  corps  de  ce  bel  enfant. 
Au  bas,  on  lit  ces  paroles,  qui,  comme  vous 
savez  ,  sont  aussi  d'Horace  :  Turpiter  atrum 
dcsinit  in  piscem. 

Les  savans  se  donnent  beaucoup  de  peine 
pour  découvrir  en  quelle  occasion  cette  médaille 
a  pu  être  frappée  dans  l'antiquité.  Quelques-uns 
soutiennent  qu'elle  représente  (>ali^ula  ,  qui, 
étant  fils  de  (îermanicus,  avoit  donné  dans  son 
enfance  de  hautes  espérances  pour  le  bonheur 
de  l'Empire,  mais  qui  dans  la  suite  devint  un 
monstre.  D'autres  veulent  que  tout  ceci  ait  été 
fait  pour  Néron  ,  dont  les  commencemens  fu- 
rent si  heureux  et  la  fin  si  horrible.  Les  uns  et 
les  autres  conviennent  qu'il  s'agit  d'un  jeune 
prince  éblouissant  qui  prometloit  beaucoup,  et 
dont  toutes  les  espérances  ont  été  trompeuses. 
Mais  il  y  en  a  d'autres  ,  plus  défians  ,  qui  ne 
croient  point  que  cette  médaille  soit  antique. 


OPUSCULES  DIVERS. 


337 


Le  mystère  que  fait  M.  Wanden  pour  cacher 
l'original,  donne  de  grands  soupçons.  On  s'ima- 
gine voir  quelque  chose  de  notre  temps  figuré 
dans  cette  médaille;  peut-être  signitle-t-elle  de 
grandes  espérances  qui  se  tourneront  en  de 
grands  malheurs  :  il  semble  qu'on  affecte  de 
faire  entrevoir  malignement  quelque  jeune 
prince  dont  on  tâche  de  rabaisser  toutes  les  bon- 
nes qualités  par  des  défauts  qu'on  lui  impute. 
D'ailleurs,  M.  Wanden  n'est  pas  seulement  cu- 
rieux ;  il  est  encore  politique  .  fort  attaché  au 
Prince  d'Orange  ,  et  on  soupçonne  que  c'est 
d'intelligence  avec  lui  qu'il  veut  répandre  cette 
médaille  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe. 
Vous  jugerez  bien  mieux  que  moi,  Monsieur, 
ce  qu'il  en  faut  croire.  Il  me  suffit  de  vous 
avoir  fait  part  de  cette  nouvelle  ,  qui  fait  rai- 
sonner ici  avec  beaucoup  de  chaleur  tous  nos 
gens  de  lettres ,  et  de  vous  assurer  que  je  suis 
toujours  votre  très-humble  et  très -obéissant 
serviteur, 

BAYLE. 
D'Amsterdam,  le  i  mai  1G9I . 


III. 

VOYAGE  SUPPOSÉ, 


Il  y  a  quelques  années  que  nous  fîmes  un 
beau  voyage,  dont  vous  serez  bien  aise  que  je 
vous  raconte  le  détail.  Nous  partîmes  de  .Mar- 
seille pour  la  Sicile  ,  et  nous  résolûmes  d'aller 
visiter  l'Egypte.  Nous  arrivâmes  à  Damiette, 
nous  passâmes  au  Grand-Caire. 

Après  avoir  vu  les  bords  du  Nil,  en  remon- 
tant vers  le  sud,  nous  nous  engageâmes  insen- 
siblement à  aller  voir  la  mer  Rouge.  Nous  trou- 
vâmes sur  retle  côte  un  vaisseau  qui  s'en  alloit 
dans  certaines  îles  qu'on  assuroit  être  encore  plus 
délicieuses  que  les  îles  Fortunées.  La  curiosité  de 
voir  ces  merveilles  nous  fit  embarquer  ;  nous 
voguâmes  pendant  trente  jours  :  enfin  nous 
aperçiimes  la  terre  de  loin.  A  mesure  que  nous 
approchions,  on  sentoit  les  parfums  que  ces  îles 
répandoient  dans  toute  la  mer. 

Quand  nous  abordâmes  ,  nous  reconnûmes 
que  tous  les  arbres  de  ces  îles  éloient  d'un  bois 
odoriférant  comme  le  cèdre.  Ils  éloient  chargés 
en  même  temps  de  fruits  délicieux  et  de  fleurs 
d'une  odeur  exquise.    La   terre   même .    qui 

FÉXELON.    TOME    VI. 


étoit  noire,  avoit  un  goût  de  chocolat,  et  on  en 
f'aisoit  des  pasfilles.  Toutes  les  fontaines  étoient 
de  liqueurs  glacées  :  là,  de  l'eau  de  groseille  ; 
ici,  de  l'eau  de  fleur  d'orange;  ailleurs,  des 
vins  de  toutes  les  façons.  Il  n'y  avoit  aucune 
maison  dans  toutes  ces  îles,  parce  que  l'air  n'y 
étoit  jamais  ni  froid  ni  chaud.  Il  y  avoit  par- 
tout, sous  les  arbre?,  des  lits  de  fleurs,  où  l'on 
se  couchoit  mollement  pour  dormir;  pendant 
le  sommefl  ,  on  avoit  toujours  des  songes  de 
nouveaux  plaisirs  ;  il  sortoit  de  la  terre  des 
vapeurs  douces  qui  repiésentoient  à  l'imagina- 
tion des  objets  encore  plus  enchantés  que  ceux 
qu'on  voyoit  en  veillant  :  ainsi  on  dormoit 
moins  pour  le  besoin  que  pour  le  plaisir.  Tous 
les  oiseaux  de  la  campagne  savoient  la  musique, 
et  faisoient  entre  eux  des  concerts. 

Les  zéphirs  n'agitoient  les  feuilles  des  arbres 
qu'avec  règle,  pour  faire  une  douce  harmonie. 
Il  y  avoit  dans  tout  le  pays  beaucoup  de  casca- 
des naturelles  :  toutes  ces  eaux,  en  tombant  sur 
des  rochers  creux,  faisoient  un  son  d'une  mélo- 
die semblable  à  celle  des  meilleurs  instrumeus 
de  musique.  Il  n'y  avoit  aucun  peintre  dans 
tout  le  pays  :  mais  quand  on  vouloit  avoir  le 
portrait  d'un  ami ,  un  beau  paysage,  ou  un 
tableau  qui  représentât  quelque  autre  objet,  ou 
mettoit  de  l'eau  dans  de  grands  bassins  d'or  ou 
d'argent  ;  puis  on  opposoit  cette  eau  à  l'objet 
qu'on  vouloit  peindre.  Bientôt  l'eau,  se  conge- 
lant, devenoit  comme  une  glace  de  miroir,  où 
l'image  de  cet  objet  demeuroit  ineffaçable.  On 
l'emportoitoù  l'on  vouloit.  etc'étoit  un  tableau 
aussi  fidèle  que  les  plus  polies  glaces  de  miroir. 
Quoiqu'on  n'eût  aucun  besoin  de  bâtimens,  on 
ne  laissoit  pas  d'en  faire,  mais  sans  peine.  II  y 
avoit  des  montagnes  dont  la  superficie  étoit 
couverte  de  gazons  toujours  fleuris.  Le  dessous 
étoit  d'un  marbre  plus  solide  que  le  nôtre,  mais 
si  tendre  et  si  léger,  qu'on  le  coupoit  comme 
du  beurre  ,  et  qu'on  le  transportoit  cent  fois 
plus  facilement  que  du  liège  :  ainsi  on  n'avoit 
qu'à  tailler  avec  un  ciseau,  dans  les  montagnes, 
des  palais  ou  des  temples  de  la  plus  magnifique 
architecture  ;  pnis  deux  enfans  emportoient 
sans  peine  le  palais  dans  la  place  où  l'on  vouloit 
le  mettre. 

Les  hommes  un  peu  sobres  ne  se  nourris- 
soient  que  d'odeurs  exquises.  Ceux  qui  vouloient 
une  plus  forte  nourriture  mangeoient  de  cette 
terre  mise  en  pastilles  de  chocolat,  et  buvoient 
de  ces  liqueurs  glacées  qui  couloient  des  fon- 
taines. Ceux  qui  commencoient  à  vieillir  alloient 
se  renfermer  pendant  huit  jours  dans  une  pro- 
fonde caverne,  où  ils  dormoient  tout  ce  temps-là 

22 


338 


OPUSCULES  DIVERS. 


avec  (les  songes  agréables  :  il  ne  leur  étoil  per- 
mis d'apporter  en  ce  lieu  ténébreux  aucune 
lumière.  Au  bout  de  buit  jours,  ils  s'éveilloieut 
avec  une  nouvelle  vigueur  :  leurs  cbevcux  rede- 
venoient  blonds  ;  leurs  rides  éloient  en'açées: 
ils  n'avoient  plus  de  barbe  ;  toutes  les  grâces 
de  la  plus  tendre  jeunesse  revenoient  en  eux. 
En  ce  pays  tous  les  bonmies  a\  oient  de  l'es- 
prit ;  mais  ils  n'en  laisoient  aucun  bon  usage. 
ils  faisoicnt  venir  des  esclaves  des  pays  étran- 
gers, et  les  loisoient  penser  pour  eux  ;  car  ils 
ne  voyoient  pas  qu'il  fût  digne  d'eux  de  prendre 
jamais  la  peine  de  penser  eux-mêmes.  Cbacun 
vouloit  avoir  des  penseurs  à  gages,  comme  ou 
a  ici  des  porteurs  de  cbaise  pour  s'épargner  la 
peine  de  niarcber. 

Ces  bonnnes,  qui  \ivoieut  avec  tant  de  délices 
et  de  magnificence  ,  étoieut  fort  sales  :  il  n'y 
a\oit  dans  tout  le  pays  rien  de  puant  ni  de  mal- 
propre que  l'ordure  de  leur  nez,  et  ils  n'avoient 
point  d'borreur  de  la  manger.  On  ne  tronvoit 
ni  politesse  ni  civilité  parmi  eux.  Ils  aimoient  à 
être  seuls  ;  ils  avoieul  un  air  sauxage  et  farou- 
rbe  ;  ils  cbautoient  des  cbansous  barbares  qui 
n'avoient  aucun  sens.  Ouvntieut-ils  la  boucbe. 
c'étoil  pour  dire  non  à  tout  ce  qu'on  leur  pro- 
posoit.  Au  lieu  qu'en  écrivant  nous  faisons  nos 
lignes  droites,  ils  faisoieut  les  leurs  en  demi- 
cercle.  Mais  ce  qui  me  surprit  da\au{age,  c'est 
(ju'ils  dansoient  les  pieds  en  dedans  :  ils  liroienl 
la  langue  ;  ils  faisoieut  des  grimaces  qu'on  ne 
voit  jamais  en  Europe,  ni  en  Asie,  ni  même  en 
Afrique,  oii  il  y  a  tant  de  monstres.  Ils  étoient 
froids,  timid(>s  et  bonteux  devant  les  éti-angers, 
bardis  et  emportés  contre  ceux  qui  étDient  dans 
le\u'  familiarité. 

Quoique  le  climat  soit  très-doux  et  le  ciel 
très-constant  en  ce  pays-là  ,  rhnmeur  des 
bonnnes  y  est  inconstante  et  rude.  \'oici  un 
remède  dont  ou  se  sert  pour  les  adoucir.  Il  y  a 
dans  ces  îles  certains  arbres  qui  portent  un 
grand  fruit  d'une  forme  longue  ,  qui  pend  du 
liant  des  brandies.  Quand  ce  fruit  est  cueilli, 
on  en  ùte  tout  ce  qui  est  bon  à  manger,  et  qui 
est  délicieux  ;  il  reste  une  écorce  dure,  qui 
forme  un  grand  creux,  à  jieu  près  de  la  ligure 
d'un  lutli.  (^ette  écorce  a  de  longs  filamens  diu's 
et  fermes,  comme  des  cordes  qui  vont  d'un 
bout  à  l'autre.  Ces  espèces  de  cordes,  dès  qu'on 
les  toucbe  un  peu,  rendent  d'elles-mêmes  tous 
les  sons  qu'on  veut.  On  n'a  qu'à  prononcer  le 
nom  de  l'air  iju'on  demande  .  ce  nom.  souftlé 
sur  les  cordes .  leur  imprime  aussitôt  cet  air. 
Par  cette  barmonie,  on  adoucit  un  peu  les  es- 
prits farouebes  et  violens.  Mais  malgré  les  cbar- 


mes  de  la  musique,  ilsretouibent  toujours  dans 
leur  bumeur  sombre  et  incompatible. 

Nous  demandâmes  soigneusement  s'il  n'y 
avoit  point  dans  le  pays  des  lions,  des  ours,  des 
tigres,  des  pantbères  ;  et  je  compris  qu'il  n'y 
avoit  dans  ces  cliarmantes  îles  rien  de  féroce 
que  les  bommes.  Nous  aurions  passé  volontiers 
notre  vie  dans  une  si  beureuse  terre  ;  mais 
Ibumeur  insupportable  de  ses  babitans  nous 
fit  renoncera  tant  de  délices.  Il  fallut,  pour  se 
délivrer  d'eux,  se  rembarquer  et  retourner  par 
la  mer  Hougc  en  Egypte  ,  d'où  nous  retour- 
nâmes en  Sicile  en  fort  peu  de  jours;  puis  nous 
viumes  de  Palerme  à  Marseille  avec  un  vent 
très-favorable. 

Je  ne  vous  raconte  point  ici  beaucoup  d'au- 
tres circonstances  merveilleuses  de  la  nature 
de  ce  pays,  et  des  mœurs  de  ses  babitaus.  Si 
vous  en  êtes  curieux,  il  me  sera  facile  de  satis- 
faire votre  curiosité. 

!\Iais  qu'en  conclurez-\ous?  Que  ce  n'est  pas 
un  beau  ciel,  une  terre  fertile  et  riante,  ce  qui 
amuse,  ce  qui  flatte  les  sens,  qui  nous  rendent 
bons  et  beureux.  N'est-ce  pas  là  au  contraire  ce 
qui  nous  amollit,  ce  qui  nous  dégrade,  ce  qui 
nous  fait  oublier  que  nous  avons  une  ame  rai- 
sonnalde,  et  négliger  le  soin  et  la  nécessité  de 
vaincre  nos  inclinations  perverses,  cl  de  travail- 
ler à  de\enir  vertueux  ? 


IV. 

DIALOGUE. 

r.lIROMIS   ET   MNASILE. 
*     Jugement  sur  difféienles  statues. 

Chu.  —  Cr  bocage  a  une  fraîcbeur  déli- 
cieuse :  les  arbres  en  sont  grands,  le  feuillage 
épais,  les  allées  sombres  :  on  n'y  entend  d'autre 
bruit  que  celui  des  rossignols  qui  cbantent  leurs 
amours. 

^In.vs.  —  Il  y  a  ici  des  beautés  encore  plus 
toucbantes. 

Chr.  —  Quoi  donc?  veux-tu  parler  de  ces 
statues?  je  ne  les  trouve  guère  jolies.  En  voilà 
une  qui  a  l'air  bien  grossier. 

Mnas.  —  Elle  représente  un  Faune.  Mais 
n'en  parlons  pas  :  car  tu  connois  un  de  nos 
bergers  qui  en  a  déjà  dit  tout  ce  que  l'on  en 
peut  dire. 

Chr.  —  Quoi  donc  ?  est-ce  cet  autre  qui  est 
pencbé  au-dessus  de  la  fontaine  ? 


OPUSCULES  DIVERS. 


339 


MxAS.  —  Non  ,  je  n'en  parle  point  :  le 
berger  Lycidas  l'a  chanté  sur  sa  tliite  ,  et 
je  n'ai  garde  d'entreprendre  de  louer  après 
hn'. 

Chr.  —  Quoi  donc?  celle  statue  qui  repré- 
sente une  jeune  femme ? 

Mnas.  —  Oui.  Elle  n'a  point  cet  air  rustique 
des  deux  autres  :  aussi  est-ce  une  plus  grande 
divinité  ;  c'est  Pornone,  ou  au  moins  une  Nym- 
phe. Elle  tient  d'une  main  une  corne  d'al)on- 
dance,  pleine  de  tous  les  doux  fruits  de  l'au- 
tomne ;  de  l'autre  elle  porte  un  vase  d'où  tom- 
bent en  confusion  des  pièces  de  monnoie  : 
ainsi,  elle  tient  en  même  temps  les  fruits  de  la 
terre,  qui  sont  les  richesses  delà  simple  nature, 
et  les  trésors  auxquels  l'art  des  hommes  donne 
un  si  haut  prix. 

Chr.  —  Elle  a  la  tète  un  peu  penchée:  pour- 
quoi cela  ? 

Mnas.  —  Il  est  vrai  :  c'est  que  toutes  figures 
faites  pour  être  posées  en   des  lieux  élevés  ,  et 


V. 


JUGEMENT   SI  R  DIFFÉRENS  TABLEAUX. 

Le  premier  tableau  que  j'ai  vu  à  Cbantilli 
e>t  une  tète  de  suint  Jean-Baptiste,  qu'on  donne 
au  Titien  ,  et  qui  est  assez  petite.  L'air  de  tête 
est  noble  et  louchant:  l'expression  est  heureuse. 
Il  paroît  que  c'est  un  homme  qui  a  expiré  dans 
la  paix  et  dans  la  joie  du  Sauit-Esprit  ;  mais  je 
ne  sais  si  cette  tète  est  assez  morte. 

Les  amours  des  dieux  me  parurent  d'abord 
du  Titien,  tant  c'est  sa  manière  ;  mais  on  me 
dit  que  ce  tableau  étoit  du  Poussin,  dans  ces 
temps  où,  n'ayant  pas  encore  pris  un  caractère 
original,  il  imiloit  le  Titien.  Col  ouvrage  ne 
m'a  guère  touché. 


Il  y  a  une  autre  pièce  du  même  peintre  qui 
pour  être  vues  d'en  bas,  sont  mieux  au  point  de  me  plait  infiniment  davantage.  C'est  un  pavsage 
vue  quand  elles  sont  un  peu  penchées  vers  les      d'une  fraîcheur  délicieuse  sur  le  devant  ,  et  les 


spectateurs.. 

Chu.  —  Mais  quelle  est  donc  cette  coilfure  ? 
elle  est  inconnue  à  nos  bergères 

.M>AT.  —  Elle  est  pourtant  très-négligée, 
et  elle  n'en  est  pas  moins  gracieuse.  Ce  sont 
des  cheveux  bien  partagés  sur  le  front  ,  qui 
pendent  un  peu  sur  les  côtés  avec  une  frisure 
naturelle,  et  qui  se  nouent  par  derrière. 

Chr.  —  Et  cet  habit?  pourquoi  tant  de 
plis? 

Mnas.  —  C'est  nu  habit  qui  a  le  même  air 
de  négligence  :  il  est  attaché  par  une  ceinture, 
afin  que  la  Nymphe  puisse  aller  plus  commo- 
dément dans  ces  bois.  Ces  plis  flottans  font  une 
draperie  plus  agréable  que  des  habits  étroits  et 
façonnés.  La  main  de  l'ouvrier  semble  avoir 
amoUi  le  marbre  pour  faire  des  plis  si  délicats; 
vous  voyez  même  le  nu   sous  cette   draperie. 


lointains  s'enfuient  avec  une  variété  très- 
agréable.  On  voit  par  là  combien  un  horizon  de 
montagnes  bizarres  est  plus  beau  que  les  coteaux 
les  plus  riches  quand  ils  sont  unis.  Il  y  a  sur  le 
devant  une  île,  dans  une  eau  claire  qui  fait  plu- 
sieurs tours  et  retours  dans  des  prairies  et  dans 
des  bocages  où  on  voudroit  être,  tant  ces  lieux 
paroissent  aimables.  Personne,  ce  me  semble  , 
ne  fait  des  arbres  comme  le  Poussin  ,  quoique 
son  vert  soit  un  peu  gris.  Je  parle  en  ignorant, 
et  j'avoue  que  ces  paysages  me  plaisent  beau- 
coup plus  que  ceux  du  Titien. 

Il  y  a  un  Christ  avec  deux  apôtres  d'Antonio 
Moro.  C'est  un  ouvrage  médiocre;  les  airs 
de  tête  n'ont  rien  de  noble,  et  sont  sans  expres- 
sion :  mais  cela  est  bien  peint  ;  c'est  une  vraie 
cil  air. 

Le   portrait  de  Moro  fait  par  lui-même  est 


Ainsi  vous  trouvez  tout  ensemble  la  tendresse  bien  meilleur.  C'est  une  grosse  tête  avec  une 

de  la  chair  avec  la  variété  des  plis  de  la  dra-  barbe  horrible  ,  une  physionomie  fantasque,  et 

pefie.  un  habillement  qui  l'est  encore  plus.  Il  est  en- 

CuR.  —  Ho  !  ho  !  te  voilà  bien  savant  !  Mais  veloppé  dune  robe  de  chambre  noire,  qui  est 

puisque  tu   sais  tout,   dis-moi  :   cette  corne  ample,  et  avec  tant  de  gros  plis,  qu'on  croit  le 


d'abondance  est-ce  celle  du  fleuve  Achéloûs 
arrachée  par  Hercule ,  ou  bien  celle  de  la 
chèvre  Amalthée  nourrice  de  Jupiter  sur  le 
mont  Ida? 

Mnas.  —  Cette  question  est  encore  à  déci- 
der; cependant  je  cours  à  mon  troupeau.  Bon- 
jour. 


voir  suer  sous  tant  d'étoffe. 

Il  y  a  une  Assomption  de  la  Vierge  d(>  Van- 
Dyck,  qui  ne  sert  qu'à  montrer  qu'il  n'auroit 
jamais  dû  travailler  qu'en  portraits. 

On  voit  deux  tableaux  faits  avec  émulation 
pour  feu  M.  le  Prince  ;  l'un  est  Andromède  par 
Mignard;  l'autre  est  de  M.  le  Brun,  et  repré- 
sente Vénus  avec  Vulcain  qui  lui  donne  des  ar- 
mes pour  Achille.  Le  premier  me  paroît  foible  : 


340 


OPUSCULES  DIVERS. 


l'autre  est  plus  fort,  et  il  a  inênie  un  plus  beau 
coloris  que  la  plupart  des  ouvrages  de  M.  le 
Brun.  .Mais  ce  tableau  nie  paroît  peu  toucbant  ; 
la  Vénus  même  n'est  point  assez  Vénus. 

11  y  a  une  Andromède  de  Jacomo  Palme,  qui 
efface  bien  celle  de  M.  Mignard.  Elle  est  ef- 
frayée, et  son  visage  montre  tout  ce  qu'elle  doit 
sentir  à  la  vue  du  monstre. 

Il  y  a  une  Vénus  de  Van-Dyck  bien  meil- 
leure que  celle  de  M.  le  Brun.  Mars  lui  dit  adieu, 
elle  s'attendrit.  Mars  est  trop  grossier,  et  elle 
est  trop  maniérée. 


VI. 


ELOGE  DE  FABRICIIS,  PAR  PYRRIS  SON  ENNEMI. 

Un  an  après  que  les  Romains  curent  vaincu 
et  repoussé  Pyrrbus  jusqu'à  Tareule,  on  en- 
voya Fabricius  pour  continuer  cette  guerre. 
Celui-ci,  ayant  été  auparavant  chez  Pyrrbus 
avec  d'autres  ambassadeurs  .  avoil  rejeté  l'offre 
que  ce  prince  lui  lit  de  la  quatrième  partie  de 
son  royaume  .  pour  le  corrompre.  Pendant 
que  les  deux  armées  campoient  en  présence 
l'une  de  l'autre  ,  le  médecin  de  Pyrrbus  vint  la 
nuit  trouver  Fabricius,  lui  promettant  d'empoi- 
sonner son  maître,  pour\u  (lu'on  lui  donnât  une 
récompense.  Fabricius  le  renvoya  cncbaîné  à 
son  maître,  et  lit  dire  à  Pyi-rbusce  que  sou  mé- 
decin avoit  offert  contre  sa  vie.  Ou  dit  que  le 
Roi  répondit  avec  admiration  :  C'est  ce  Fabri- 
cius qui  est  plus  diflicile  à  détourner  de  la  vertu, 
que  le  soleil  de  sa  course. 


VII. 

EXPÉDITION  DE  FLAMINILS  CONTRE  PHILIPPE.  ROI 
DE  MACÉDOINE. 

TiTis  Qli>tus  F'lamimis  fut  envoyé  par  le 
peuple  romain  contre  Pbilippe,  roi  de  Macé- 
doine, qui  dans  la  cbute  de  la  ligue  des  Acbéens 
étoit  devenu  le  tyran  de  toute  la  Grèce.  Fla- 
minius.  qui  vouloit  rendre  Philippe  odieux, 
et  faire  aimer  le  nom  romain,  passa  par  la  Thes- 
'  salie  avec  toutes  sortes  de  précautions,  pour  em- 
pêcher ses  troupes  de  faire  aucune  violence  ni 
aucun  dégât.  Cette  modération  toucha  telle- 
ment toutes  les  villes  de  Thessalie  qu'elles  lui 
ouvrirent  leurs  portes  comme  à  leur  alliéqui  ve- 


noit  pour  les  secourir.  Plusieurs  villes  grecques , 
voyant  avec  quelle  humanité  et  quelle  douceur 
il  avoit  traité  les  Thessaliens ,  imitèrent  leur 
exemple,  et  se  mirent  entre  ses  mains.  Ils  le 
louoient  déjà  comme  le  libérateur  de  toute  la 
Grèce.  Mais  sa  répulalion  et  l'amour  des  peu- 
ples augmentèrent  beaucoup  quand  on  le  vit 
offrir  la  paix  à  Philippe,  à  condition  que  ce  roi 
demeureroit  borné  à  ses  Etats,  et  qu'il  rendroit 
la  liberté  à  toutes  les  \illes  grecques.  Philippe 
refusa  ces  offres  :  il  fallut  décider  par  les  ar- 
mes. Flaminius  donna  une  bataille  où  Philippe 
fut  contraint  de  s'enfuir.  Huit  mille  Macédo- 
niens furent  tués,  et  les  Romains  en  prirent  cinq 
mille.  Après  cette  victoire,  Flaminius  ne  fui 
pas  moins  modéré  qu'auparavant.  Il  accorda  la 
paix  à  Philippe,  à  condition  que  le  Roi  aban- 
donneroit  toute  la  Grèce  ;  qu'il  paieroitia  somme 

de lalens  pour  les  frais  de  la  guerre;  qu'il 

n'auroit  plus  désormais  en  mer  que  dix  vais- 
seaux, et  qu'il  donneroit  aux  Romains  en  otage, 
pour  assurance  du  traite  de  paix,  le  jeune  Dé- 
métrius  son  iils  aîné,  qu'on  auroit  soin  d'élever 
à  Rome  selon  sa  naissance.  I.es  Grecs,  si  heu- 
reusement délivrés  de  la  guerre  par  le  secours 
de  Flaminius,  ne  songèrent  plus  qu'à  goûter  les 
doux  fruits  de  la  paix.  Ils  s'assemblèrent  de 
toutes  les  extrémités  de  la  Grèce  pour  célébrer 
les  jeux  Isthmiques.  Flaminius  y  envoya  un  hé- 
raut pour  publier  au  milieu  de  cette  grande  as- 
send)lée  que  le  sénat  et  le  consul  Flaminius 
alfrancbissoient  la  Grèce  de  toute  sorte  de  tri- 
buts. Le  héraut  ne  put  être  entendu  la  pre- 
mière fois,  à  cause  de  la  grande  multitude  qui 
faisoit  un  bruit  confus. 

Le  héraut  éleva  davantage  sa  voix  ,  et  re- 
commença la  proclamation.  Aussitôt  le  peuple 
jeta  de  grands  cris  de  joie.  Les  jeux  ftirent 
abandonnés;  tous  accoururent  en  foule  pour 
embrasser  Flaminius.  Ils  l'appeloient  le  bien- 
faiteur ,  le  prolecteur  et  le  libérateur  de  la 
Grèce,  Il  partit  ensuite  pour  aller  de  Aille  en 
ville  réformer  les  abus,  rétablir  la  justice  et 
les  bonnes  lois,  rappeler  les  bannis  et  les  fu- 
gitifs, terminer  tous  les  différends,  réunir  les 
concitoyens,  et  réconcilier  les  villes  entr'elles; 
enfin,  travailler  en  père  conmiun  à  leur  faire 
goûter  les  fruits  de  la  liberté  et  de  la  paix.  Une 
conduite  si  douce  gagna  tous  les  cœurs;  ils  re- 
çurent avec  joie  les  gouverneurs  envoyés  par 
Flaminius,  ils  allèrent  au  devant  d'eux  pour  se 
soumettre.  Les  rois  et  les  princes  opprimés  par 
les  Macédoniens  ,  ou  par  quelque  autre  puis- 
sance voisine,  eurent  recours  à  eux  avec  con- 
fiance. 


OPUSCULES  DIVERS. 


341 


Flaminius  ,  suivant  son  dessein  de  protéger 
les  foibles  accablés  ,  déclara  la  guerre  à  Nabis  , 
fyrandes  Lacédémoniens  ;  c'étoil  faire  plaisir  à 
toute  la  Grèce.  Mais ,  dans  une  occasion  où  il 
pouvoit  prendre  le  tyran,  il  le  laissa  échapper, 
apparennnent  pour  être  plus  longtemps  néces- 
saire aux  Grecs,  et  pour  mieux  aflermir  par  la 
durée  des  troubles  l'autorité  romaine.  Jl  tit 
même  peu  de  temps  après  la  paix  avec  Nabis , 
et  lui  abandonna  la  ville  de  Sparte;  ce  qui  sur- 
prit étrangement  les  Grecs. 


vni. 

HISTOIRE  D'UN  PETIT  ACCIDENT  ARRIVÉ  AU  DUC  DE 
BOURGOGNE  DANS  UNE  PROMENADE  A  TRIANON. 

Pendant  qu'un  jeune  prince,  d'une  course 
rapide  et  d'un  pied  léger,  parcourt  les  sentiers 
hérissés  de  buissons ,  une  épine  aiguë  se  fiche 
dans  son  pied.  Aussitôt  le  soulier  mince  est 
percé,  la  peau  tendre  est  déchirée ,  le  sang 
coule  :  mais  à  peine  le  prince  sentit  la  blessure: 
ilvouloit  continuer  sa  course  et  ses  jeux.  Mais 
le  sage  modérateur  a  soin  de  le  ramener;  il  est 
porté  en  carrosse;  les  chirurgiens  accourent  en 
foule;  ils  délibèrent,  ils  examinent  la  plaie  ,  ils 
ne  trouvent  en  aucun  endroit  la  pointe  de  l'é- 
pine fatale  :  nulle  douleur  ne  refarde  la  démar- 
che du  blessé;  il  rit,  il  est  gai.  Le  lendemain 
il  se  promène,  il  court  çà  et  là;  il  saute  comme 
un  faon.  Tout  à  l'heure,  il  part  ;  il  verra  les 
bords  de  la  Seine;  puis  il  entrera  dans  la  vaste 
forêt  où  Diane  sans  cesse  perce  les  daims  de 
ses  traits. 


IX. 


HISTOIRE   NATURELLE    DU   VER   A   SOIE. 

Les  habits  étaient  d'aburd  de  feuilles  ;  puis 
de  peaux  d'animaux  morts  sans  violence,  de  fils 
tirés  des  plantes  ,  et  d'écorce  ;  puis  de  laine  : 
par  là  on  apprit  ;i  filer. 

Les  vers  à  soie  furent  l<jii(j-te)niJS  libre»  au\ 
Indes;  puis  employés  par /es  (illes  de  l'île  de 
('oos  ;  mais/r?  soie  était  encore  frès-chère  sous 
Aurélieu.  Srtiis  Juslitiien,  /^s  neufs  de  ces  vers 
furent  transportés  des  Indes  à  Constantinople. 

L'œuf  de  ver  à  soie  produit  un  ver  au  prin- 
temps, qui  est  éclos  en  trois  jours  par  cha- 
leur humaine.  Il  est  d'abord  violet  ,  puis  bleu. 


ensuite  couleur  de  soufre,  enfin  de  cendre.  Le 
ver  est  enfermé  dans  une  écorce  transparente 
comme  une  j)erle.  Ce  ver  affamé  a  percé  son 
o^uf  :  il  est  sorti  montrant  tète  et  queue.  La 
tète  est  grosse  à  proportion  du  reste,  et  par  le 
microscope  ressemble  à  celle  d'un  corbeau.  Ses 
côtés  ont  des  bosses  dont  les  extrémités  ont  des 
poils  longs  et  rouges.  Dès  qu'il  vit ,  il  mange 
de  tendres  feuilles  de  mûrier,  y  fait  de  petits 
trous,  fait  déjà  des  pelotons  de  soie  de  fibres  de 
feuilles  rongées  :  il  s'y  siispend  '. 

//  est  composé  d'anneaux  :  au  premier,  il 
est  blanc;  ce/^e  couleur  se  communique  insen- 
siblement aux  anneaux  voisins.  Le  bas  ,  vers 
les  cuisses  ,  a  quelques  taches  rouges  :  puis 
la  couleur  (^s^  cendrée,  avec  des  taches  rouges 
et  verdà très  des  feuilles,  etc.  Tout  ceci  en  dix 
jours  jusqu'au  premier  sommeil. 

Après  ce  premier  sommeil,  il  quittesrt  vieille 
peau ,  il  en  paroit  une  autre  blanche  ;  sa  tète 
croît  triplement  ;  //  mange  trois  fois  le  jour. 

L.e  mûrier  blanc  a  les  feuilles  plus  longues  et 
plus  délicates.  Cet  arbre  était  inconnu  autrefois 
en  Italie.  En  Sicile  ,  les  feuilles  du  mûrier  noir 
font  une  soie  plus  ferme.  Si  vous  donnez  aux 
verts  à  soie  laurier,  vigne,  orme,  myrte  sau- 
vage, ils  meurent.  Quelques-uns  les  ont  nour- 
ris de  laitues. 

La  partie  supérieure  devient  argentée  ;  le 
reste  de  taches  fuligineuses  et  spirales  qui  s'é- 
tendent le  long  des  anneaux.  Son  crâne  prend 
la  couleur  d'agate.  Il  croît,  a  des  taches  rouges, 
devient  transparent  :  on  voit  les  feuilles  à  tra- 
vers so»  corps.  —  Changement  de  peau  blan- 
che en  pourpée  :  sa  vieille  peau  se  déchire  . 
alors  il  se  resserre,  pousse  entrailles  en  haut, 
sa  vieille  peau  se  ride  ,  et  passe  d'anneau  en 
anneau  ;  cependant  léthargie. 

Après  <'e  sommeil,  pioroisscuf  de  nouvelles 
dents  :  alfernati\empnt  //  dort  et  mange.  La 
dernière  fois,  //  se  tourmente  trois  jours  pour 
changer  de  peau.  Alors  il  allonge  :  //  a  treize 
anneaux.  Le  corps  du  ver  est  appuyé  sur  beau- 
coup de  cuisses  :  au  milieu,  quatre  paires  de 
cuisses.  Il  a  des  ongles  aux  pieils  comme  des  os: 
quarante  à  chaque  pied. 

Le  vent  du  midi  les  rend  hydropique»  et  de 
couleur  de  safran.  Le  froid  les  atl'oiblit  et  re- 
tarde leur  ouvrage. 

Le  ver  conunence  à  tirer  de  soi  comme  de 
l'ambre  (comme  u».  fil  p(MiJu  à  une  quenouille), 
l'attache  à  quelque  petit  morceau  de  bois  qui 
î.ccroche  le  til,  puis  s'en  retire,  et  conduit  ainsi 

'  Uisloiro   ilu  iiiUiiiM-,   l'vrninc  et  Tliisbc.  [  Owu.  M>:la))i. 


342 


FABULiE. 


un  fil  gluant  qui  s'épaissit  à  l'air.  C'est  un  rets 
assez  lâche.  —  Petite  trompe  d'où  sort  la 
soie.  —  Quelquefois  deux  vers  filent  ensemble 
la  même  soie. 

La  peau  du  ver  tombe  en  une  minute.  11 
maigrit.  Déjà  les  ailes  de  papillon  sont  ca- 
chées. Le  papillon  engendre  en  vieillesse  : 
œufs ,  environ  quatre  cents.  Le  papillon,  en 
canicule,  vil  douze  jours  :  en  hiver,  un  mois. 
La  femelle  meurt  la  première  :  les  poils  ou 
plumes  tombent  :  le  corps  devient  de  couleur 
de  citron. 

Les  œufs  du  papillon  s'attachent  à  un 
linge.  On  les  conserve  en  été  dans  une  cavej 
en  hiver,  sous  des  lits,  de  peur  qu'ils  ne  se 
gèlent.  Au  printemps ,  on  les  arrose  de  vin 
et  d'eau  tiède  :  ils  sont  couvés  sous  les  aisselles 
des  femmes. 

La  partie  de  la  soie  la  plus  voisine  du  ver  est 
la  plus  délicate  ;  elle  est  trop  fine,  et  ne  sert  pas. 
Elle  ne  peut  se  démêler.  Mais  ce  qui  est  retors 
est  de  cent  six  pieds.  Par  dessus,  un  quart  eu 
coton. 


FABULOSiE   NARUATIONES. 


NYMPH.E   CLJUSDAM  VÂTICIMUM. 

Nympha  venatrix,  et  in  superandis  montium 
jugis  cervâ  velocior  ,  nostra  nemora  nuper  in- 
visit.  Capillos  aureos  ventis  did'undere  dal)at  : 
altè  succincta  vestium  sinus  fluentesinframam- 
nias  nodo  colligit  :  nuda  genu  ,  nuda  lacertis  : 
surœ  alutà  tenui  Ainctifi  ;  summa  dignitas  oris  , 
simplicesmunditi»,  inculta  vcnustas,  virgineus 
pudor  purpureis  in  genis  suilusus,  virilis  in 
lucmbris  vigor  ,  nihil  tenerum  :  art  us  teretes  , 
torosi,  et  pleni  succo,  oculi  vegeti,  vultus,  ges- 
tus,  incessus,  habitus  corporis  ;  omnia  ,  etianisi 
incomposita,  décent.  Pharetra  eburnea  pendet 
ex  humero  ;  arcus  aureus,  nervus  habilis,  sa- 
gittœ  sonantes:  iluujina  ,  avesque  dca  vulucris 
antevertit.  Dianam  ipsaui  facile  crederes  ;  nec 
tainenip&aest,  sedunaconiitum.  Continuô  can- 
<i;die  Naïades  vitreis  spcluncis  eaiergunt  ;  paler 
ipse  Scaldis  frontem  arundine  glaucà  vinctam 
attollit  ;  deani  blandis  vocibus  certatim  compel- 
lant  onines.  Jucundè  confabulantur  numina. 
Venatrix  refertse  hue  commigrasse  ut  ad  hyper- 


boream  usque  glaciera  fulva  Dian»  arnienta 
recenseret  ;  se  relictis  Lyciœ  saltibus  vastis- 
sinias  regiones  peragrasse  ,  novumque  Apol- 
linem  ad  Scquana?  ripam  inter  venandum  ex 
improviso  sibi  occurrisse.  Ea  est  ,  inquit  , 
viva  gratia  ,  is  est  fronlis  honos  quo  Apollo 
ipse  adolevit.  Vidi,  vidi ,  in  opaca  silva  ad 
inarginem  limpidi  fontis,  auimosuni  puerum 
genilum  Jove  ;  nec  vana  fides.  Acer  gaudet 
equis  ,  aniniis  exultât,  et  silvas  indagine  cin- 
gens,  feras  telis  agit.  Musarum  alumnus,  dulce 
pdectrum  armis  consociat  ;  aller,  aller  ille 
Apollo  :  veri  et  aequi  amans,  bonaruni  ar- 
lium  studiosus,  per  omnia  çO.oy.aXo;.  ItaPhœ- 
bus  olim  adolesceus  oculos  ,  manus,  ora  tulit. 
<>  quanta  orbi  félicitas!  ô  fftas  aurea  !  o  for- 
lunale  puer,  regni  deliciee,  modo  importuna 
morositas  absit  ! 


II. 


ALIBEI  PERS.r.  HISTORIA  '. 

Dlm  aliquando  Schah-Abbas ,  rex  Persidis  , 
iler  faceret,  uno  tantùm  slipatus comité,  invenit 
in  pascuis  adolescenlem  agresti  habitu,  sed  for- 
ma honeslà  et  liberali,  facieque  ingenuà,  qui 
gregem  agebat.  Hune  blandè  et  comiter  allo- 
cutus,  cordalumef  solerlem supra aetalem,  supra 
institutionenjjudicavil.  JuvenisillejUomineMa- 
hunnnetes  Alil)ec  ,  quem  latuit  quisnam  essct 
quocum  confabularctur,  quid  quaque  de  re  sen- 
tiret  aperuit  confidentissimè.  Juvenem  rudeni, 
et  perspicacem  et  liberumrisit  imperator;  fanii- 
liariler  coUoquia  commiscuil  atque  protraxit  , 
innuens  comiti  ne  suam  dignilatcm  adolescenti 
indicaret  :  metuebat  enim  ne  rusticus  tantam 
reveritus  mnjestatcm,  ac  pudorepricdilus,  mi- 
nus ingenio  et  linguà  valcret.  His  artibus,  ubi 
periculum  fecit  eximia-  indolis  et  acris  ingenii, 
miralus  est  quantis  naturœ  polleret  dotibus. 
Tum  comiti  :  Quis  unquani  aplioi  cunctis , 
quos  postulat  usus  ,  officiis  ?  Probus  ,  cautus  , 
indusliius  ,  strenuus  et  facelus  mihi  videlur. 
Hune  igitur  universai  donuii  et  supcllectili 
regia;  [>ra,'fici  volo.  Continuô  honoribus  squa- 
lidum  juvenem  insignit  :  hic  exuit  vestem  pan 
niculis  obsitam  ;  pedum  ,  fistulam  peramque 
dej)onit  ;  chlamydc  purpureà  et  tiarà  sericà 
induitur  ;  Nazar  conclamatur.  Quoad  vixit 
Schah-Abbas.  Mahummeles  sunniià  apud  eum 

*  Iliec  iiarralio  fusiiis  e^l>ûi•.la  rcpcrilur  iiitcr  fsbulas  gal- 
lici-  ilaburalas  ,  sujuà  p.  223  et  scq. 


FABUL.E. 


343 


gratià  floruit.  Ubi  verô  Rex  inteiiil,  Schah-Sc- 
phi  filio  cjus  iiividi  obtrcctatorcs  cahimnias  iii 
Maliiumueten  congesseriint.  Commenti  sunt 
illmn  niulta  clam  subduxisse  a  promptuario. 
Schah-Sefibi,  uti  mos  est  principibus,  levis  et 
credulus,  virtuteia  suspeclain  et  exosam  facile 
habiiit,  Ab  assentaloribus  nialevolis  dolusus. 
qua,'  fecerat  pator  bior  iiulla  esse  voluit  ;  j.unque 
Maluiinnietem  ofticio  dcturbare  inoliel»atui-. 
Jubé,  iiiquit  uniis  e\  aulicis,  illum  tibi  aiï'eiic 
acinacein  insiguein  genirais,  quem  avi  tui  ges- 
tavere  in  pra-liis.  (lontiuuô  princeps  .Mabuni- 
meti ,  ut  insidias  instrueret,  jussit  bunc  sibi  e 
promptuario  aciuacem  depromere.  Scliab-Abbas 
liuuc  eusem  olim  gemmis  exui  jusserat.  Id  t'ac- 
tuin  esse,  antequam  sibi  priefcctura  domùs  rcgia* 
crédita  fuisset,  Mabumuietcs  tcstibus  compro- 
bavit.  Rex  verô  edixit  se  quindccim  dies  Ma- 
hummeti  conccdere.  ut  omnia  ejus  ministerio 
tradita  pararet  ,  ratiouemque  redderet,  Heus  ! 
iuquit  die  indictà,  ô  Mabumnietes,  aperi  mihi 
omues  januas  et  armaria  ;  mibi  est  auimus  om- 
iiem  recensere  supellectilem.  Illico  minister 
sedulus  omnes  reseravit  fores,  et  singula  Régi 
expiorandapra^buit.  Omnia  nilentia,  ordinedis- 
posita  et  asservata  diligentissimè  visa  snnf. 
Htec  ex  insperato  visa  Régis  animum  delinire 
incœperant  :  sed  ut  vidit  in  extremo  portion 
januani  triplici  nnmitarn  sera  ,  suspicatus  est, 
instigante  aulicorum  invidià,  Mahnmnietcm  ibi 
nmlta  furtim  ablata  recondisse.  Quaniam  ,  in- 
quit,  illic  reposnisti?  Meas  opes  ,  ait  minister, 
qnas  ,  oro  te  per  summum  numen  ,  ne  mibi 
abripias;  sunt  enim  justo  labore  partie,  injus- 
tumque  foret  mibi  quod  unum  oordi  est,  quod 
sacrum,  hoc  violare.  Sul)risit  Scbab-Sepbi,  ar- 
bitratus  se  ministri  sui  précdam  detesisse.  llle 
verô,  reseratls  fnnbus.  palàm  protuHt  pedum. 
peram,  fistulam.  squalidam  et  laceram  vesteia 
quibuspaslorolim  ususfuerat.  En,  imjuit,  pris- 
tina'  sortis  dulces  exuvias  :  bas  noque  forlnna  , 
neque  tu,  ô  prince[)s,  auferetis  mibi,  broc  mea 
est  gaza,  asse^ata  ut  me  ditet,  cùm  tu  me  pau- 
perem  feceris.  C-atera  tua  sint  :  ha'c  propria. 
ha^c  vcra  bona  ,  ba^c  libcrtalis ,  innocentia^ , 
vita.'que  beatœ  instrumenta  ad  extremnm  us- 
quc  spiritum  ,  procnl  ab  aula .  mea  sint.  His 
auditis,  Rex  falea  in  minislrum  crimina  indi- 
gnatiis.  iiîcorru[)lan!  \irtuteiii  admirari  co'pit, 
et  ad  exiremam  sencotulem  in  graviuribiis  iie- 
gotiiti  -Malmunneteni  minislrum  lideli.-siminn 
sibi  adhibnit. 


111. 


MF.RCI  un   CUM    LSOPO    COLLOniHM. 

.Esopus  ille  qui  carminé  bestias  vocales  fecit, 
et  quem  vicissim  bestiic  vocales  innnortalem  fe- 
cere  ;  is  .  inquam  ,  ille  .Esopus  janijam  luce 
iternni  donandns,  valde  sibi  metuebat,  ne  bes- 
tiis  qnas  ceciuerat ,  ipse  adscriberetur.  Tum 
Mercurius  pileo  alato  ,  talaribus  aureis  et  po- 
tenti  virgà  insignis  :  Parce  metu,  inquit  subri- 
dens,  neque  servitutis asperai  memineris  ultra: 
tua  te  manent  omnia:  ingenium  acre,  peclus 
virtutis  amans,  anima  candida,  splendidi  mores, 
sales,  joci ,  vénères,  lepores,  arles  et  gratia 
sermonum  vivax.  Id  unum  tibi  pervincendum 
aquo  aninio,  ut  gibbosus  iterum  lias  :  hoc  ua- 
luriC  vitium,  ne  tibi  sit  tœdio,  fata  amica  abun- 
de  compensant.  Rex  iuvictus  eris,  belli  fulnien, 
pacisdecus,  hominum  delicia" ,  praesidium  et 
grande  columen;  a  Gadibus  ad  Seras  usque  laus 
tua  inclarescet  :  benè  ferre  magnam  disce  for- 
tunam.  ApagC;,  relulit  iEsopns,  apage  tôt  tan- 
taque  deorum  mnnera,  si  vertanlur  mihi  ludi- 
brio.  Victori  Régi  ponenda  in  foro  statua , 
monumentnm  foret  aquc  perenneac  ridiculum. 
(}  indignum  virtutis  beroicœ  pramium,  gibbus 
aneus!  quanto  tolerabilins  vile  mancipinni  in- 
clementis  heri,  et  sponsa  rixosa  jugum  dcnuo 
perte'  ani  ! 


IV. 


Ml^LlERIS  CLJLSDAM   Cl  M    FATO  COLLOQin'M. 

SixE  te  exorem,  Fato  inquiebat  mulier  qu;c- 
dam,  prolis  cupida.  Natos,  dulces  natos,  tha- 
lami  sancti  pramia  ne  deneges.  Quinquaginta 
liberi  ,  re|)osuit  Fatum,  te  manent.  At  illa  : 
llu!  !  tôt  educandis  impar  sinn.  Sex  tantîuji  ha- 
beto  .  verùm  très  stultos  et  \ecordes  {)erferas 
;i-quo  animo.  Atqui  stronuos  et  industrios  ut 
de.s  ,  jubeo.  Si  slreuui  et  industrii  ,  subdolos 
igilur  et  imnrobos  liabeas  necesse  est.  I*roh 
sceliis  1  impins  et  perdifissimos  cruci  devo- 
\  endos  domi  alerem  !  Apage  iëlhaM'  omnia. 
J)iversa  igitm-  tibi  obtinganl;  sex  nati  pras- 
tanti  corpore ,  acri  ingeuio ,  anima  candidà  ,  ad 
unguem  facii  te  seuio  co.nfectam  oblectenl:  ve- 
rùm immaturà  morte  peremplos  compones.  0 
me  miseram  ,  et  Hecubà  ipsa  miserabiliorenil 


344 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


0  morosa  et  penicax  mulier!  omnia  respuis  : 
iiunquam  parias  longé  satius  est.  Fatum  ipsiim 
omnipotens  sortem  quœ  tuum  animuin  expleat 
parère  nequit. 


V. 


LUCTA  HERCULIS  CUM  ACHELOO  *. 

Dejamra  puella  formosissima  quamplures  al- 
lexerat  procos.  Id  his  Alcides  et  Aclieloûs  caete- 
ros  eliminaruiit.  Ille  dicebat  se  daturum  puellaB 
Jovem  socerum,  referebat  laborum  famain,  et 
su»  novercœ  mandata  superata.  Contra  Acbe- 
lûûs  liirpe  dixit  se  deumcedere  Herculi  mortali. 
Hic  dicebat  patri  Dejanira^  :  Ego  volve  rneas 
undas  cursu  obliquo  per  tua  régna j  non  ero 
gêner  ab  oris  longinquis  bue  accitus ,  sed  tuus 
popularis.  Quis  scit  an  Hercules  sit  verè  Jovis 
filius?  Etiamsi  esset ,  at  ccrtè  adulterio  natus 
est.  Dum  bœc  diceret  Acbeloûs,  Alcides  torvis 
oculis  jamdudum  illum  spectabat ,  nec  satis  ini- 
perabat  ira;  accensœ.  Ait  :  Melior  mihi  dextera 
linguà.  Dummodo  pugnando  superera,  tu  \ince 
ioquendo.  Tuni  ferox  adoritur  amnem.  Puduit 
deum  immorlalem  cedere  ,  postquam  tantà  jac- 
tantià  minatus  fuisset.  Ergo  Acbeloûs  rejecit  ex 
humeris  glaucam  vestem,  et  bracbia  opposait. 
Alcides  illum  sparsit  pulvere  collecto  cavis  ma- 
nibus.  Yicissim  ipse  flavescit  fulvâ  arenà  pro- 
jectâ  a  fluvio.  Captât  modo  cervicem,  modo 
crura  ,  omnique  ex  parte  lacessit  Acheloiim. 
Sola  gravitas  dci  tuetur  illum  :  non  sccus  ac 
moles  quam  fluclus  magno  cuni  murmure  op- 
pugnaut  ;  manet  illa  ,  suoque  est  pondère  tuta. 
Digrediuntur  paululum  ,  rursumque  concur- 
runt  ad  certamen.  Erat  cum  pede  pes  junctus  ; 
tolo  pectore  pronus  Acbeloûs.  et  digitos  digi- 
tis,  et  frontem  froute  premebat.  Non  aliter  for- 
tes videntur  concurrere  lauri  ,  cùm  juvenca 
iiitidissima  pretium  pugnsexpelifur  ab  illis  per 
lotum  nemus.  Specfant  armenta,  paventque  . 
nescia  utri  futura  sit  Victoria.  Alcides  1er  nixus 
a  se  dimovere  pectus  amnis  ;  quarto  sese  expc- 
divit  ab  ejus  am[>lexu,  et  solvit  ejus  bracbia  suo 
oorpori  aftixa  ;  impulsu  manùs  illum  amovit  a 
se,  tergoque  toto  pondère  inha?sif.  Tum  Acbe- 
loûs visus  est  oppressus  quasi  monte  bumeris 
iniposito  ;  bracbia  diffluebaut  niullo  sudore. 
Alcides  instat  anbelanti ,  probibefque  résumera 
vires.  Tandem  tellus  pressa  est  genibus  flexis 
Acheloi ,  et  infelix  arenas  ore  momordit.  Tum 

'  OviD.  Méluii.  liL.  IX. 


inferior  viribus  recurrit  ad  dolos  :  elabitur  ma- 
nibus  Herculis  mutalus  in  longum  anguem  , 
qui  sinuavit  corpus  in  orbes ,  et  movit  linguani 
bisulcam  fero  cum  stridore.  Tiryntbius  risit  bas 
artes.  Labor  fuit  meus,  inquit,  ab  ipsis  cunis 
angues  superare.  0  Acbeloë,  quota  pars  eris 
hydra*  Lernccœ  ?  Simul  atque  mei  comités  unum 
caput  amputaverant ,  pro  uno  reciso  gemina 
repuUulabant.  Hanc  egobydram  domui,quam- 
vis  esset  ramosa  nmltitudine  capitum  ,  et  sem- 
per  cresceret  vulneribus.  0  Acbeloë  ,  quid  spe- 
ras  te  facturum ,  tu  qui  versus  es  in  fictum  an- 
guem? His  dictis,  injecit  summo  collo  digitos 
validiores  vinculis  ferreis.  Acbeloûs  angebatur 
penè  suffocatus,  quasi  gutture  presso  forcipi- 
bus,  et  enitebatur  evellere  fauces  suas  e  pollici- 
bus  infcstis.  Adbuc  restabat  devicto  flumini  ter- 
tia  forma  tentanda,  nempe  tauri  trucis.  In  tau- 
rum  mutatus  reluctatur.  Tum  Alcides  injecit 
bracbia  torosain  armum  larvum  ;  trabit  taurum 
ruentem,  et  figit  humo  cornua  dura;1andem 
altà  arenà  eum  sternit.  Dum  tenebat  manu  fe- 
roci  rigidum  cornu ,  illud  infregit  et  a  fronte 
trunca  revellit.  Naiades  illum  refertum  pomis  et 
odoro  flore  sacraverunt  copiaegratissimo  numini. 


FABUL.E    SELECT.E 
JOANNIS    DE   LA    FOMAINE   ' 


E   LIBRO   PRIMO. 


FABULA  IX. 

MUS    LRBANUS   ET   MUS   RUSTICU5. 

Mus  urbanus  rusticum  murem  ad  epularum 
reliquias  edendas  olim  invitavit.  Pro  mensa  in- 
venit  tapetem  stratum.  Conjice  Quantum  unà 
gra'cati  sunt.  Splendidum  fuit  convivium  :  at 
dùm  incumbunt  dapibus ,  molestus  ad  fores 
strepitus  omnia  perturbât.  Aufugit  urbanus , 
ruslicus  sequitur.  Cessante  tumultu,  redit  uter- 
que.  Tum  urbanus  :  Assa  exedere  nunc  licet. 
Jam  satis  est ,  inquit  rusticus.  Cras  pauperem 
cavum  subeas  velim.  Regios  non  alfecto  appa- 
ratus  :  sed  vacat  animas ,  et  liber  metu  co- 
medo.  Yoluptates  metui  obnoxias  fastidio.  Vale. 


'  Vo^ez  ci-apies,  page  386,  une  y» 
uiort  de  La  Fonlsiue. 


ilo  pièce  lalino  sur  la 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


345 


FABULA  XL 

HOMO  ET  IMAGO  EJIS. 

Stultls  ,  captus  amore  sui ,  sibi  soli  for- 
mosus ,  sine  proeis  libère  se  deperibat ,  falsi 
quseque  arguens  spécula  ,  et  insano  beatus  er- 
rore.  Ut  convalesccret ,  sors  inclytè  officiosa 
objiciebat  passim  oculis  lidos  quos  inalroiue 
consulunt  arnicos.  Spécula  domi  forisque  pen- 
dent e  mercatorum  tabernis,  juvenuni  perulis 
amantium,  virginumque  zonis  ;  undique  spé- 
cula. Quid  tôt  inter  insidias  Narcissus  noster? 
Aufngit  timens  procul  ab  urbe  ,  et  honiinuni 
consortio,  in  dévia  usque  abruptaque  ferarum 
latibula ,  sperans  se  fore  tutuni  a  speculorum 
ludibrio.  Ât  linipidus  finit  ri\us  inter  saxa  : 
illic  se  conspicit  miser  ;  succenset ,  verarn  ima- 
ginem  ut  cbimœram  horrens ,  et  crudelem  fu- 
giens  undain  ;  beu  !  se  ignotum  ardet ,  refu- 
gitque  videre. 


atbleta.  Solvant,  inquit ,  Gemini  a  te  laudati , 
quod  sununa'  deest.  Ego  verô  te  cœnare  hodic 
apud  nie  jubeo  ;  splendidè  gra.'cabimur.  Delecti 
inter  propinquos  et  familiares  conviva;;  ad- 
scriptus  es  illis.  AnnuitSimonides,  corde,  vul- 
tuque  ficto  acrem  prernens  dolorem ,  ne  gra- 
tiam  cum  pra^nio  carminis  aniilteret.  Horâ 
condictà  venit  ;  accuinbunt  niensis  ;  auro,  ar- 
gento,  Corintbio  lere  rcnidet,  cantu  plausuque 
laeta  resonat  domus  ;  lautis  dapibus  onerantur 
nicnsa*.  Interea  servulus  accurrit.  Heus,  inquit, 
Simonides ,  adstant  janua.-  duo  juvenes  con- 
spersi  pulvere  ,  mulloque  sudore  diflluentes, 
qui  te  paucis  volunt  :  citô  prodeas.  Exilit;  videt 
juvcncs,  nempe  Geminos.  Pro  carminé  grati 
monemus,  inquiunt .  ut  propeies  doniîis  impiae 
ruinain  etfugere,  Ell'ugit  :  continué  mit  lec- 
tum  ;  convivium  ,  convivasque  ,  insuper  et 
afhlelani  opfirimit.  Hiiic  latè  rumor  spargitur, 
virum  diis  gratum  non  impune  la-di.  Dein  qui 
carmina  jubcnt ,  pra-mium  duplicanl. 


FABULA  XVII. 


FABULA  XIIL 

LATRONES  ET  ASIMS. 

Pro  asino  raplo  deccrtabant  latrones.  Al- 
teri  servare  ,  alteii  vendere  placuit.  Dum  pu- 
gnis  se  invicem  tundunt,  advenit  lerlius  asel- 
lum  occupans.  Asinus  est  provincia  jam  expi- 
lata.  Latrones  ,  hinc  inde  grassantes  principes  , 
utiTurca,  Transilvanns ,  aut  Hungarus,  Duo 
tantùm  qua^rens,  très  inveni  :  adeo  passim 
suppetit  hoc  genus.  Quartus  advolal ,  qui  litem 
dirimit ,  invasor. 


FABULA  XIV. 

SIMONIDES. 

Pyct.e  laudes,  pactà  mercede,  pollicetur 
Simonides.  Res  tentata  jejuna  videtur  ;  namque 
loco  obscuro  natus  athlefa.  Ergo  poeta  ,  parce 
laudato  heroe  ,  ad  Castorem  atque  Polhicem 
trans "olat.  Prielia  locaque  pradiis  rnemoranda 
fusé  canit.  Hoc  decus  ad  praeliantes  redundare 
sperans  in  laudandis  Geminis  ,  duas  operis 
partes  insumpsit  poeta.  Merces  pacta  talenluin 
fuit  ;    tertiam    talcnti    partem    tunti^nn   solvit 


HOMO  .ETATIS  MEDl.E. 

Homo  quidam  aetatis  mediae,  jamque  canes- 
cens  ,  nuplias  sibi  maturandas  esse  censuif.  Af- 
fluebiit  pecunià,  ac  proinde  pênes  illum  fuit 
eligere  quam  libueril  uxorem.  CunclK  certatim 
illi  blandiuntur  ;  at  ille  cautus  et  tardus,  de- 
ludi  metuit.  Duae  magis  ci  arriserunt  viduae  , 
quarum  altéra  florenti  a-tate  .  altéra  jam  ma- 
turior.  A'erùm  natura  marcoscens  acte  retloruit. 
Utraque  ludens  eircum  ,  bujus  comum  aptal  ; 
nigros  anus,  canos  suà  vice  a\ellit  junior; 
(|uaquc  ut  virum  suam  ad  aîlatem  trahat.  Sic 
illaruni  operà,  e  cano  calvus  repente  factus  , 
tandem  sensit  injuriam.  Valete,  inquit,  gra- 
tiam  habeo.  Plus  lucri  qiiàm  dispendii  su- 
perest.  Nuptiarum  ta'dium  elVugi.  Qua:  mibi 
foret  nupta ,  non  me  niilii ,  sed  sibi  obsequi 
vellet.  Ignosco  calviliem  ;  libertalem  servans 
habeo  gratiam.  Valele. 


FABULA  XVIII. 

Yl'LPES  ET  CICONIA. 

Magno  sumptu  \ulpes  aliquando  ciconiœ 
dapes  apparavit.  Dapes  ,  pnlmentum  plané  li- 
qnidum  diffusum  in  patina.  Longiori  roslro  ne- 


346 


FABLES  DE  LA  FONTALXE  EN  PROSE  LATL\E. 


quidern  guttiilam  hausit  ciconia.  At  contia  fa- 
cile vulpes  sorbcbal  cibutii.  Ut  fraïuioni  ulois- 
ceretur  ciconia  .  paulô  post  \ii!j>cin  invitât. 
Libenter ,  iiiquit  vulpes  :  fainiliaiitci-  amicis 
ulor.  Hoià  condictà  tcctuin  subit,  salutat  hos- 
pitem.  Esurit,  Aulpiuo  more;  opportune  et 
opiparc  .  dapes  appositas  landat:  gauJet ,  subo- 
doraus  evquisitas  epulas.  Hobj  ap|>osilus  fuit 
cibus ,  inirilus  inia  in  iagejia,  cujifs  os  angus- 
lum  ,  coUumque  oblonguui  crat.  Huic  facile 
suum  rostrum  iuserebat  ciconia  ,  rictum  cras- 
siorcni  minime  vulpes.  Secessit  jejuna.  caudy 
contracta  ,  auribus  dcmissis  ;  pudibnnda  ut 
vulpes  quaui  gallina  dccepisset. 

U  subduli  ,  ad  vos  liaec  scribo  :  Nicissiin  ca- 
piemini. 


FABULA  XL\. 

PI  ER  KT  LIDIMAGISTEK. 

H^c  fabella  docet  quantum  fueril  insulsa 
stulti  cujusdam  admonitio. 

Puer,  dum  ludit  ad  Sequan^e  ripam ,  in- 
c.mlus  in  produentem  dccidit.  Forte  fortuuà 
arrepto  salicis  runio.  pendulus  ba'sit.  Id  ci  fuit 
saluti.  Hàc  tran.^it  ludimagister.  Perii  .  e.xfla- 
mat  puer;  fer  opein.  Claraore  magister  excitus, 
illuni  voce  gra\i,  doctàque  increpatioue.  alieno 
in  tempore,  puerum  mulctat.  Nugalor ,  in- 
quit.  en  quo  le  conjecit  tua  dementia!  Cura 
nunc  bujusmodi  nebulones.  Ah  nii^eri  paren- 
tes, quibus  cura"  estisl  liorum  surteni  duleo. 
Gùin  jain  perora?sct.  ad  ripam  tandem  puerum 
atfrahit. 

Hic  carpo  plures  quàm  crcdis  ,  ô  leclor  I 
Nnmquc  hic  vidcrc  est  censores .  loquaces,  lit- 
feratores  insulsos.  Ebeul  quàm  ex  hoc  trijilici 
geneie  numerosus  lune  inde  diilluit  prtpuhis  ; 
his  Deus  annuit  miram  propagationem.  Quo- 
cumque  in  negotio  nil  nisi  verba  effutire  nô- 
runt.  Hem,  amice  ,  me  sospitcm  serva;  dein 
comminaberis. 


FABULA  NX. 


GA1.H:S  ET  GEMMA. 


ALioiANno  gallus  rostro  sustulil  unionem  in 
gemmarum  scalfitoris  tabernam.  Verus  est ,  ni 
fallor,  in(|uit  ,  et  puru^;:  at  minusculum  milii 
i^ranum  mihi  mains  arrideret.  lllitterato  ho- 


mini  obtigit  ,  baereditario  jure,  manuscriptus 
liber.  Continué  illum  defert  ad  librarium  vici- 
num.  Liber  perrarus  est  :  cedo ,  inquit;  at 
nummus  quantô  mihi  {)luris  est  ! 


FABULA  XXL 

CR.VBRONEri  ET  APES. 

(.>PERE  o]iificem  nossc  facile  est. 

Favi  melHs,  ignoto  domino,  primo  occu- 
pauti  deseruntur.  Crabroues  sibi  \indicant  ; 
apes  obsistunt  ;  vespa  litis  judex  deligitur. 
Causa  valde  abstrusa,  Tcstibus  constabat  circa 
fa\os  alalam  trentem.  et  obloniram  ,  fuscam  et 
magno  fremitu  tunmltuantem  ,  errasse.  Hue 
usque  totum  ambiguum.  Yespa,  impar  extri- 
candae  rei,  nova  inquirit;  formicas  interrogat; 
sed  frustra.  Huorsumba^c  tandem  .  inquit  apis? 
conlata  a  sex  mensibus  lis  pendeus ,  nil  proces- 
sit;  interea  mel  corrumpilur.  Properet  judex  , 
amotis  tôt  ambagibus,  litcm  dirimere.  Hinc 
<:rabrones,  nos  inde  operam  demus.  Facile  erit 
disccrnere  quis  nectareum  liquorem  fuderit 
et  strinxerit  cellas.  Kefugiunt  crabrones,  sibi 
diflidentes  tanla  in  arte.  A'espâ  judice  vincunt 
apes. 

0  utinam  sic  sensu  conunuui ,  spretâ  for- 
nmlà  legum  ,  dirimcrentur  lites  sine  niora, 
sine  sumptu ,  ut  apud  Turcas  mos  invaluit  ! 
\'oramur,  obligurimur,  lento  absumimur  \e- 
neno.  Tandem  ostrea  judici ,  lesta  cedit  con- 
tendentibus. 


FABULA  XXII. 
QIERCUS  ET  AULNDO. 

Aru.M'IM  dixit  olim  quercus  :  Merito  natu- 
ram  culpas  ;  namque  le  gravât  trochilus.  Aura 
vix  halalu  tenui  rugaus  éequora  tuum  in  ima 
defiiitlit  caput.  Al  contra  mea  frous,  Caucaso 
similis,  non  lantum  radiis  solis  est  inq)ervia  , 
sed  eliam  proccllis  insultât.  Tjbi  Boreas  aura  : 
mihi  Zephyrus  ventus  omnis.  Salteni  meà  pro- 
lectus  umbrà  si  cresceres .  tibi  minîis  incom- 
modi  esset  à  tempeslatibus.  At  sa^pius  humido 
in  littore.Eolico  regni  nasceris.  Xoverca  erga  te 
mihi  natura  videtur.  Borne  es  indolis ,  qui  sic 
me;im  misereris  sortem  .  inquit  arbuscula. 
Verùm  pone  curas.  Venti  tibi  plusquam  mihi 
nocenl.  Fkclor.  non   rumpor.  Hucusquc  im- 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


347 


motus  obslitisli ,  sed  expecla  fîucm.  Dùm  liaec 
dicebat  ,  furenti  impetu  seviit  filins  acerbior 
(juempepenljunqiumi  Septenlrio.  Kigida  sfat  ar- 
bor  ;  lenta  ilcctitur  arundo.  Vontus  obice  vebe- 
mentior  tandem  oradicat  superbam  arborem  , 
quœ  cacumine  cœluin ,  radice  Tartara  peitingit. 


LIBER    SECUNDUS. 


FABULA  L 

LECTOR  FÂSTIDI0SU3. 

Is  sira  cui ,  nasceiiti  uti  alumno,  Calliope 
primùm  arnserit  ;  lotum  hoc  muiieris  uni  tibi 
retulerim,  iEsopejocosè  mendax.  Musissemper 
fuit  amica  fictio.  Pauci  quibus  annuerinf  Ca- 
mœuœ  non  inlacetù  ludere  tabcHis.  Melam  attin- 
gere  possibilc  quidem,  sed  arduum.  Enitor; 
doctior  atlingat.  Hucusque  meo  in  libelle  voci- 
bus  insuetis  conta])ulati  sunt  lupus  et  agnus  ; 
quin  ctiam  vocales  arbores  feci.  Quis  non  cre- 
deret  ha^c  esse  incautamenta?  lîlc  inlerpellabil 
nigro  dente  me  pelens  ;enuilus  :  Fabulas  aniles 
jactare  num  le  pudct?  Itaque  jubés,  nialevole 
censor,   me  graviora  canere  j  en  modo  canam. 

Danai ,  decenni  bello  fracti ,  variis  prœliis  et 
artibus  Trojana  circum  mœnia  frustra  tentatis, 
lu'bem  expugnare  desperabant.  Tum  ligneus 
equus  ,  cxcogitatus  a  Minerva  ,  cavum  in  al- 
Yum  subdolum  excepilUiyssem,  Diomedemque 
fortem,  afque  Ajacem  asperum  ,  quos  denso 
cum  agmine  colossus  ingens  fusurus  erat  nocte 
inlra  muros ,  Pénates  ut  inconderent.  0  inau- 
ditum  fallacicr  genus  !  quo  dinturna-  obsidionis 
prajmium  tulerunt  insidialores. 

Jam  satis  est ,  inquiet  invidus  lector  ;  enor- 
mis  est  periodus  tua  ,  tu  vero  anbeius.  Equus 
iste,  necnon  heroes  tui.  fabula"  longé  incredi- 
biliores  fabellà  \ulpis  adulautis  corvo.  Preeterea 
minime  te  decet  buccam  inflare,  et  internubila 
sic  evebi.  Ergo  voci  remissiori  canam. 

Amaryllis  snllicita  deperibat  Alcippum,  solas 
adhibens  oves  cum  canibus  sui  testes  amoris. 
At  explorât  omnia  Tyrcis;  et  sequens  inter  sa- 
lices,  audit  puelhR  carmina  commissa  zephyris, 
quasi  lii  relaturi  essent  suspiiia  ad  aures  aman- 
tis.  Atqui  siste  gradum  ,  inquiet  indylus  cen- 
sor :  malè  cobaM-ent  ultima^  ilkc  syllaba-  ;  ergo 
ilerum  cude  ambo  lios  versus.  0  carnifex,  tace; 
quandonam  absohere  miliilicebit'.'  Periculosum 
est  tentasse  tuas  demulcere  aures.  Miseri  fasti- 
diosi ,  quibus  niliil  jucundè  sapitl 


FABULA  JI. 

RODILARUUS. 

Felis,  nomine  llodilardus  ,  tanlam  murium 
siragem  fccit ,  ut  genus  deticere  jam  videretur. 
Rarô  superstites  è  cavis  prodire  usquam  ausi, 
famé  conliciebantur.  Rodilardus  vero  miseris 
liabebatur  non  felis  ,  sed  furia.  Dum  aliquando 
procul  et  summis  in  teclis  donuis  ipse  feminaui 
peteret ,  habuere  comitia  sua  mures  ,  ut  rébus 
afflictis  consulerent.  Senior  gravis  et  peritus 
censuit  quamprimum  alligandumessc  lintinna- 
bulum  coUo  Kodilardi.  Sic  quotiesmoveret  bel- 
lum  ,  ipsos  rei  gnaros  se  recepturos  in  latebras. 
Hoc  unum  se  nosse  perfugium  tanlis  in  angus- 
tiis.  Huic  sententia'  omnes  accedunt  plaudunt- 
que  :  nil  utilius  visum  est.  Al  tinlitinabulum 
alligare,  hoc  opus,  hic  labor  est.  Absit  ut  dé- 
mens id  audeam  .  iuquit  unus  et  alter;  aliô 
mibi  eundum  est.  Sic  rébus  infestis  solvuntur 
comitia.  Heu!  quot  vidi  collegia,  non  murium 
quidem,  sed  monachorum,  sed  clericorum  , 
quœ  sic  incassiun  habentur  !  Senatoribus  abun- 
dat  curia  ,  si  diliberatione  ;  si  facto  ojjus  est , 
cuncti  aufugiunt. 


FABULA  III. 

LITIS  t;ï  VILPES,  Sl.MIO  .IIDICE. 

Lirijs  vulpem  famosam  fiu'li  acciisabat;  si- 
mius  delectus  judex.  Quisque  pro  se  dixit;  nec 
memoria*  hominum  proditum  unquam  fuit , 
Themidem  causam  magisintricatam  prie  mani- 
bus  habuisse.  Pro  tribunali  sedens  judex  insu- 
dabat  operi.  Posiquam  allercali  sunt  vebeuien- 
tius  .  discussà  lite,  judex  ait  :  Novi  vos;  jam- 
dudum  uterque  mulctabilur ,  nec  immeritô  ; 
namque  lu,  lupe,  de  ficto  danmo  quereris  ; 
tu,  vulpes,  vcri  argueris  danmi.  Sic  judex  non 
timuit  jura  violarc^  absquc  formulis  iilcctcndo 
sceleslos. 


FABULA  I\. 

Dl'O  TAIRI  ET  RA.NV. 

Dlo  rivales  tauii  pro  nivea  juvcnca,  ac  pro 
graminea'    ri[)a'    impcrio    acriler   decerlabant. 


348 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


Eheuî  imo  de  peclore  suspirat  rana  sagax.  Cur 
gémis,  inquil  socia?  Nuiu  vides,  ait,  rixam  eô 
deventuram  ?  Victus  exulans  procul  a  florenli 
campu,  et  juvenescenlibiis  herbis,  in  palus- 
tribus  et  aiundineto  ignoniiniam  abscondet. 
Ebeu!  quot  nostrûni ,  imo  in  cœno  ,  duro  ob- 
teret  pede,  modo  te  ;  sic  singulas.  0  juvenca  , 
duni  uris  œmulos,  innoxii  pœuas  damus.  Hic 
metus  providam  indicavit  nientem.  Victus  au- 
fugit  ad  paludem;  gens  coaxans  obteritur  ;  vi- 
ginli  per  singulas  horas  intcreunt.  Ebeu!  quo- 
ties  délirant  reges,  plectuntur  populi. 


FABULA  V. 

VESPERTILIO  ET  DIO  MISTEL/E. 

In  cavuiu  musfeUe,  pr.xcipilem  incauliùs  se 
dédit  vespertilio.  In  murium  gentcm  irata 
mustela,  hune  vorandum  arripit.  Ergo,  in- 
quit,  audes  mibi  occurrere .  ciim  sit  tuum 
mihi  infestnm  genus  ?  Numquid  sore\  aut 
mus  es  ?  ne  me  deludi  speres.  Sic  est  ,  ut 
sum  mustela.  Parce,  inquit  ves|)ertilio,  nun- 
quam  murem  me  picTstavi,  nedum  soricem. 
Scelesti  bœc  renuntiaiunl;  .Jupiter  beneficns 
aveni  me  finxit  ;  numquid  non  cernis  alas? 
Mvat  gens  alata  qu.e  aerem  lindil.  Sic  evasit 
periculum,  annuente  his  diclis  musielà.  Vix 
transactâ  postera  die,  \espertilio  imprudeus 
ruit  in  cavum  alius  mustela^  ,  cui  aves  in- 
visae  erant.  Iterum  discrimen  capitis  urgens. 
Sœva  lecti  domina  illum  ut  a\em  iongo  rictu 
\orare  j)roperat.  lUo  verù  deos  toslatur  se 
plecti  immérité.  Intuere  velim,  inquit;  ba-cne 
sunt  avis  signa?  Plunue  insunt  avi  ;  plumis 
careo.  Soricem  me  proiileor  :  vivant  sorices; 
perdat  fêles  Jupiter!  lia  subdolà  voce  bis  ne- 
cem  ell'ugit. 

Quamplurimi  ,  mulalà  lascià,  instans  decli- 
naverunt  periculum.  Sapiens  ,  prout  cuique 
evenit,  clamai  :  Rex  aut  Fœderali  vivant. 


FABULA   Vl. 

AVIS  SAGITTA  PERCLSSA. 

Avis  ,  prœcordiis  penniferà  sagittà  trans- 
fixis,  miseram  sortcm  moriens  detlebat.  Quaufo 
acriùs,  inquit,  casum  doleo,  qu»  mibimet 
exitio  lui!  0  crudele  bominum  genus  ,  noslris 
pennis   instruitur  fatulis  machina  ad  nostram 


incertans  perniciem.  Sed  ne  derideatis  nos,  ô 
duruin  et  immisericors  lapeti  genus  !  vobis  ac 
nobis  sors  eadem  syepius  obtingit.  Namque 
vestrûm  pars  altéra  alferi  impia  arma  cudit. 


FABULA  VIL 

CAMS  VENATICA,  ET  EJUS  SOCIA. 

Mox  editura  fœtus,  nec  que  deponeret  cha- 
rum  onus  prospiciens  canis,  adeo  precibus  sol- 
licitavit  sociam  ,  ut  tandem  hœc  ei  tugurium 
commodaret.  Elapso  tempore ,  rediit  socia  pé- 
nates repetens.  Hos  quindecira  dies  concède 
velim  ,  inquit  enixa;  vix  incedere  valent  catuli. 
Ut  brevi  dicam  ,  facile  impetravit.  Effluunt 
quindecim  dies;  instat  socia,  tectum  et  cubile 
sibi  vindicans.  Tum  scelesfa  dentés  exerens  acu- 
tos  ,  Prœsto  sum  ,  ail ,  meo  cum  agmine ,  modo 
vi  possis  nos  expellere.  Atqui  catuli  jam  cre- 
vé ranl. 

<Jua;  scelesto  dederis,  heec  deperdita  quereris 
brevi.  Pugnandum  est,  ut  qua>  commodasti 
restituât.  Si  pedem  concesseris  luis  in  sedibus, 
mox  decem  usu  capiel. 


FABULA  VIII. 

AQLILA  ET  SCARAB^US." 

Ad  cavum  confugienlem  cuniculum  insec- 
tabatur  aquila.  Scarabœi  latebra  forte  vicinior 
erat,  haud  tutum  perfugium  ;  sed  quô  tutius 
iret?  Ergo  illic  se  contrahil  pavitans.  Spreto 
asilo  ,  aquila  in  euin  irruit.  Sic  orat  supplex 
scarabceus  :  0  rex  avium,  hune  miseruni  me 
invito  rapere  tibi  facile  quidem;  verùm  ne  mibi 
insultes  velim  ;  vilam  exoret  iste ,  aut  eripe 
mihi  :  vicinus,  familiaris ,  cognalus  meus  est. 
.lovis  aies ,  nequidem  voce  prolatà ,  alà  scara- 
banim  proslornit  ,  pei'turbat .  stupore  ad  silcn- 
lium  adigit  ,  tollil  cuniculum.  Hoc  indigné 
ferens  scarabaius  ,  aquila  absente,  nido  ejus 
involat  ;  ova  fraugil,  o\a  tenella ,  spem  dul- 
cissimam ,  nec  uUi  pareil.  Hediens  aquila, 
com|)ertà  strage,  co^lum  ilamoribus  fatigat  ; 
nec  scit  quô  labiem  vertat  in  uUionem  sceleris. 
Frustra  geinit  ;  geniilum  aufcrunl  venli.  Ergo 
hoc  anno  mœrenlem  inatrein  agere  necesse  fuit. 
Sequenti  nidum  posuit  alliùs;  nec  eo  minus 
opportune  scarabœus  o\a  illinc  dejicit.  Sic  ite- 
rum ainici  cuniculi  necem  ulciscitur.  Eo  luctu 


FABLES  DE  I.A  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


349 


persex  niensesEchosihestris  ingemiiit.  Tandem 
avis  qiiœ  flavum  fort  (ianyine(l(»ni ,  a  snmmo 
deornni  pâtre  auxiliuiu  petit;  crédit  ova  greinio 
ejiis.  scilicet  tutissimo  loco.  Ipseeniiii.Iupiter  ea 
ibvebit;  nimium  audax ,  qui  hue  ea  invaderel. 
Arte  nova  saîviit  hoslis;  in  sinum  Jovis  iinmiltif 
excremenfa.  Ts  vestein  exculit;  ova  desiliunf. 
Aqnila  iinpotens,  ubi  casum  resciverit ,  niinatur 
ipsi  Jovi.  Te  deserani ,  iuquit,  Olynipuin  hor- 
>tdis  postponens  rupibus.  Dum  ha^c  deliranienta 
effunderet,  lacuit ,  erubuitque  Jupiter.  In  jus 
vocatnr  scarabaeus  :  venit ,  rem  narrât  ;  aquila 
vicia  lite  cecidit.  Dum  verô  partes  pacem  res- 
puunt ,  sic  visum  Jovi ,  ut  aquilarum  amores 
alii  assignaret  tempestati ,  nempe  quà  scaraboei 
hiberna  occupant ,  lucemque  fugiunl. 


FABULA  IX. 


sal(>  ouusIms.  Qui  spoiigiis  ,  ultro  et  celeriter; 
qui  sale  ,  ingratus  ibal.  Monlibus  ,  vallibusque 
peragratis,  alacres  fluminis  vadum  adeunt,  et 
t<'ntant ,  niagnis  non  sine  angustiis.  Asinarins, 
in  snperaiido  vado  peritus  ,  asinum  spongiis 
Dueralum  conscendit ,  alterntn  plagis  urgens. 
Hic  dum  genio  indulget ,  in  gurgitem  pra^ceps 
ruit  :  dein  emergens  ualando  casum  evadit  fa- 
cile ;  namque  sale  liquato  grave  onus  evanuif. 
Qui  spongias  ierebat  imitans  socium  ,  ovino 
more  ,  alienos  passus  adsequare  sludet.  Protinus 
collo  tenus  demergitur  cnm  asinario  ,  spon- 
giisque  simui.  Bibunt  omnes,  bibit  proesertim 
spongia,  et  lit  adeo  gravis  ,  ni  asinus  ripa?  in- 
siUre  non  valeat.  Tum  asinarius  ,  asellum  com- 
plectens,  cerlœ  et  proximœ  se  devovet  morti. 
Nescio  quis  opem  lulit;  quis  fuerit ,  nil  inlerest. 
Abunde  est ,  modo  videris .  lector ,  quo  ruai 
inepla  imilatio.  Hic  fabula*  scopus. 


I>EO  ET  CILEX. 

0  vile  et  excrementitium  inseclum  ,  abi  :  sic 
culicem  leo  increpabat  olim.  Allamen  bel! uni 
niovit  culex.  Gredisne,  inquit ,  me  vereri  re- 
giam  in  te  dignitatem?  Bos  te  superat  viribus; 
atqui  illum  ago  quôcumque  libel.  Vix  dixerat , 
cum  signo  dato  vagalur  canipis  apertis.  Mox 
opportune  involat  in  collum  leonis  quem  dire 
vexât.  Quadrupes  spumat  ;  ignei  scintillant 
oculi:  rugilus  horrendns  edit.  Vicini  pavere  j 
latitare  incipiunt  ;  tanlusque  omnium  pavor 
orilur  à  culice.  Aborlivum  musca^  nndequaqne 
regem  ferarum  crucial.  Modo  dorsum  ,  modo 
nares  pnngil ,  modo  nares  pénétrai  imas.  Tum 
rabies  sine  modo  .'estuat.  Subtilis  hostis  dentés 
nnguesque  ferae  in  ipsum  sa'vientes  deridet.  In- 
felix  tolum  se  dilaniat  ;  cauda  non  sine  gravi 
sonilu  ilia  conculil  ;  falsis  sœpè  iclibus  aerem 
verberal.  Tandem  defatigatus  et  defeclus  viribus 
jacet.  Insectum  parla  victoriâ,  et  signo  rursus 
dato  ,  ad  castra  se  recipit  ovans ,  et  jactans 
gloriani  tropœi.  Iter  t'aciens  incidit  in  araneœ 
telam,  et  illic  periit.  Qu»  fabula  nos  docet  ac- 
cipe  duo  :  prinium  ,  tenuis  hoslis  magno  in- 
fensior;  secundum  ,  qui  horrenda  evasit  peri- 
cula  ,  minori  succumbil. 


FABULA  X. 

ASINI  DUO. 

Flste  asinarius.  ul  sceplro  imperalor,  binos 
auritos  agebat  asellos.  Unus  erat  spongiis,  aller 


FABULA  XL 


MUS  ET  LEO. 


Pro  modulo  ,  quemque  benefîciis  dcvinctum 
habeas  ;  le  niinor  sa?pe  tibi  oflicium  pra'stat. 
Utràque  sequenli  fabula  id  palebit,  adeo  res 
argumentis  scalel. 

Mus  ex  hiiino  exiliens,  incaulè  lit  obviam 
leonis  nnguibus.  Ferarum  rex  ,  regià  magna- 
nimitale,eum  vilà  donavit,nec  frustra  bénigne 
se  gessil.  Quis  crederel  unquani  mûris  auxiliis 
leonem  indigere  ?  Indiguil  tamen  ;  namque 
silvà  cgressus  decidil  in  laqueum.  Rugit,  furit, 
nec  se  expedire  valet.  Tum  mus  officiosè  oc- 
curril;  dente  rodens  vinculum  ,  laqueum  dis- 
cerpsit ,  unde  saluli  fuit  amico.  Longanimitas 
et  induslria  viribus  praepollenl. 


FABULA  XII. 

r.OLl'MRA  ET  FORMICA. 

Mono  e\  minoribus  bestiis  exemplnm  sumere 
libel.  Limpido  in  i-ivo  columba  sitim  explebal  ; 
formica  prona  in  aquam  decidil.  Hoc  in  oceano 
vidisses  formicam  conanlem  ,  sed  frustra ,  ad 
lillus  appellere.  Columba  miserans  casum,  pro- 
jicit  tenue  gramen  ,  quo  veluti  in  promonlorio 
saluli  formica  consulit.  Cnntinuô  rusticus,  pe- 
dibus  nudis  incedens  ,  arcum  tendit  in  Veneris 
avem.  Jam  subsilil  .  de  prteda  quasi  securus  j 


'350 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LAÏLNE. 


jam  collineans  .  tain  pungitur  a  formica.  Cer- 
vioeni  flectit ,  ponè  se  circniùspiciens.  Tum 
columba  discrimen  horrens  ,  procul  evolat. 
Simul  evolat  cœna  rusiici. 


FABULA  XIÏL 

ASTROLOGIS  IN  in;TEi;M  DrLLAP>.lS. 

Altl.m  in  puleum  ruit  Aslrologiis.  Dixcre 
continué  :  0  insulsuni  caput,  duni  pedibus 
providere  nescis,  quo  pacto  speciilaheris  sidcra? 

Nec  plura  dicam  ;  id  sufficit  ul  quamplures 
erudiantur.  Ferè  onnies  deleciantui'  liis  diclis  . 
fata  in  siderihus  inscripta  legi  posse.  Al  liber, 
loties  ab  Homero  cjeterisque  decanlaiiis  ,  quid 
est  ?  Apud  vcleres  Forlnna  ,  TroNidenliu  aj)ud 
nos.  Ca?cae  Forlunai  nidla  datnr  lex,  nex  scien- 
lia  :  si  ceiià  lege  se  habcret ,  immcritù  Casus , 
Forluna  et  Sors  vocarelur  ;  naniqiie  lia^c  voca- 
biila  quid  incerlum  sonaiit.  Dei  omnipolenlis , 
nec  qiiidquam  sine  consilin  moventis  ,  |)lacila  , 
quis  delegere  polerit?  Quis  leget  recondila  imo 
in  pectare  ?  Omnia  ad  aibitrium  régit  ;  unus 
ipse  sibi  decretoriim  conscius.  Quasi  vcrô  quod 
futuri  altà  caligine  pressit  Deus  ,  hoc  stellis 
insculpsisset'.'  Quorstini  hxr  lend(Menl?  nenipe 
nt  distorquerel  ingeuium  houiinuni  qui  de 
sphcera  scriptitant ,  aul  ineluctabile  lalum  ut 
fugiamus  ,  vel  potiùs  prospei-a  inter  \ivamus 
trepidi  ,  scilicet,  et  futnra  niala  instantcm  feli- 
citatem  corrumpant?  Atqui  luer  credcre  insa- 
num  est ,  nefas  est.  Vohilut  coduni  ;  cursuni 
peragunt  sidéra:  sol  illucet  orbi .  tenobrasque 
fugat.  Hinc  collisas  tanlùm  a'iernâ  \cç:e  mo- 
veri,  ut  candela  lucem  variisque  lenipestatum 
vicibus  orbem  recreet  .  niaturet  fruges,  corpora 
iminissis  radiis  afficiat.  Ca?terùm  quid  inter 
sorfem  variani  .  certumque  nalune  motum?  0 
circulatores ,  veleralores ,  ô  mallieniatici ,  ab 
aula  regia  procul  abite.  Unà  abcanl  chiniici 
aequè  veraces.  At  nimis  invchor;  redeo  ad  nia- 
thernaticum  qui  justo  plus  bil)it.  Arte  fallaci 
assimilanlur  consetfaulibus  cliim;eras  ,  duni  in 
fortunaruin  capitisque  discrimine  versantur. 


animal  timoré  angitur.  Oinfelices,  inquit,  pa- 
vidi  !  NuUa  unquam  buccella  qu.c  dulcem  ela- 
boret  saporem  ;  nulla  siucera  voluptas  ;  semper 
et  undique  hostiles  impetus  ;  semper  et  trepi- 
datio.  Sic  vivo  miser;  nisi  aperlis oculis  medor- 
mire  non  sinit  malus  ille  paver.  Emenderis , 
inquiet  quis  sapiens  :  quasi  verô  pavor  enien- 
dari  possit.  Credo  equidem  bominum  genus 
itidem  paverc.  Sic  secuni  lepus,  omnia  explo- 
rans  anxius,  diftidens,  aura  tenuis ,  umbra, 
umbraque  quid  minus  febrim  incendebatvenis. 
His  agitatum  et  a-grum  animal  tum  forte  levi 
coucitatur  sirepitu  :  salis  superqueest  ut  ad  cu- 
bile  evolet.  Ripa;  slagni  transit.  Coutinuo  rance 
iu  a()uas  desiliunt,  et  petunl  ima  gurgitis.  Ohe  ! 
inquit,  quod  ca}tera  mibi ,  hoc  ego  ranis  ;  prae- 
sens  castra  terrco.  Undemihi  tanlaaudacia?  ha, 
ba  !  he ,  he  !  me  imminente  Iremunt  haec  anima- 
lia  :  ergo  sum  belli  fulmen.  Nec  est,  jam  teneo, 
ilapavidusquisquam,  qui  pavidiorem  nonfuget. 


FABULA  XV. 

GALLUS  ET  VI  I.PES. 

Ahboris  ramo  insidebat  gallus  subdolus  et 
velerator.  Fraler,  inquit  vulpes  blandâ  voce  , 
cessent  rixa*:  fœdus  ini  mccum,  pacem  denun- 
tio  lubens.  Hue  delabere,  et  complectamur  nos 
invicem.  Al  ne  moreris  ,  nam  niihi  quàm  lon- 
gissimum  hodie  conficiendum  est  iler.  Tu  in 
posteriun  Inique  negoliisincumbite  luti  ;  fraler- 
nis  auimis  opem  laluri  sumus.  Pro  bac  pace 
diem  l.etam  solcmnemque  Iransigere  decet;  in- 
térim te  deosculer  qiia^so.  Amice,  inquit  gallus, 
nihil  gratins  hoc  nuntio  meas  demulcil  aures; 
altamen  duplo  gratins  ,  quod  a  le  gaudium  hoc 
acceperim.  Duos  conspicio  vertagos  .  qui,  ni 
fallor,  bue  cursim  mittuntur,  ut  hoc  nuntinm 
perferant ,  alacres  advolant,  et  mox  aderunt. 
Delabor.  elnosmuluoamplecti  copia erit.  Vale, 
inquit  vulpes;  longius  iler  faciendum  mihi  est, 
quàm  ul  te  expectcm  ;  alias  de  pace  dixero.  Re- 
pente exilit ,  de  dolo  minus  sibi  ipsi  grains  ; 
gallus  antem  pavidum  irridet.  0  mira  voluptas, 
subdolum  dolo  capere! 


FABULA  XIV. 

l,EPi:>  ET  RAN.f.. 

Lepi'S  in  latebra   nescio  quid   medilabalur. 
Ut  quid  enim  in  latebra  ,  nisi  medilando  ,   vila 


FABULA  XVL 

CORVL'S  IMITANS  AQLTLAM. 
OvEM  rapuit  aquila  ;  cujus  rei  testis  corvus 


degitur?  Tsedio  se  dederat;  namque  hoc  triste      viribus  inferior,  nec  impar  famé,  actutum  idem 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


351 


inolitus  est.  Circuit  gregeni  ;  inter  centuin  laiii-  invicom  ,  iiec  quidquani  l'eliimm  in  ca  jam  ipse 

géras  eligit  |)iiiguissimani  .  (ligiianuine  saci'is  ,  l'cperil.    Peiiilus    nn(liMHia((iU'.    niulier    vidolur 

ipsis  deiiique  diis  soleclain.  (lorviis  liiiaris  iii-  iiisaun.  Tiim  sorox  tcgcleui  rodens  coiijiigiini 

tuilu  voiaiis  aiehat .  Qmv  tua  fucrif  nulrix,  me  liiihavit  amores.  (Gui  millier,  siihitô  iii  pedes 

latet;  at  quantum  corporis  tihi  fecisti;  hoc  cilx)  exiliens  ,   minatur;  sed  frustra  \)  Mox  iteruni 

fruar.  His  dictis  ,  inbalantem  irruit.  Ovis  caseo  fuit  nuilier  .  continué  redeunt  nuu'es.  Iteruui 

gravior;  s|nssum  vellus  ,  et  impexum  ut  harha  alque  iterum  mulier  felino  more  explorât ,  nec 

Folyphemi.  Cor\i  ungues  ita  impliciti  fuere  ni  forma  ejns  sorieibus  susjtecla  erat.  Sic  natura 


nunquaiu  ipse  e\olare  potuerit.  Accurrit  ])as- 
tor.arripuit  miserum,  detrusumque  in  caveaui 
ludibrio  tradit  pueris.  Ergo  viribus  consilia  ac- 
commodes :  hoc  liqnido  constat.  Maie  erit  furi  . 
qui  famosos  imitari  voluerit  latrone».  Exem- 
plum  robustioris  periculosum  est  illicium.  Om- 
nes  [wa?datores  non  summà  sunt  polestate  prcC- 
diti,  Quo  perineat  vespa  ,  infelix  capitur  culex. 


artem  conalii-^que  nostros  irridel .  simul  atqne 
.étale  iuduiiierimus.  A'as  imliutum  est;  vestis 
plicaia  riigaiiit  usque  :  nec  ab  assuelis  desuetu- 
dinem  sperare  licet.  Quidvis  facias ,  non  niula- 
bis  unquam.  Furcà  ,  loris,  fuste  ,  incassum  fé- 
riés: naturam  expellas  januA,  fenestris  recurret. 


FAIU  I.A  XIX. 


FABULA  XVII. 


PAVO  OIERENS  JINONI. 


PxvoJunoni  magnas  agitabatquerelas.  0  dea. 
inquit ,  non  immeritô  qneror  et  murmuro.  Ouo 
donatus  a  te  fui,  cantus  nemini  gratus  est.  Con- 
tra luscinia  ,  intirmum  et  vile  animal  ,  voce 
canorà  et  acutà  pollet ,  veris  decus  egregium. 
0  avis  invida,  tare,  respondit  Juno.  Num  te 
pudet  invidisse  luscinicp  voci.  cùm  collo  geslas 
Irim  affulgentem  mille  coloribus  varié  commis- 
sis.  Te  elatc  geris,  caudamque  explicas  ,  cau- 
dam  qute  toti  officina;  gcmmarii  œquiparalin-. 
Estne  avis  usquam  gratior?  Non  singulis  sin- 
gula  convcniunl.  Quanlas  tibi  concessimus  do- 
tes !  Sunt  qui  magnitudine  viribusque  polleanl. 
Levis  est  falco,  forlis  aquila  ,  corvns  pra^sa- 
gus,  adversa  prœcinit  cornix;  omnes  suà  sorte 
beantur.  Ergo  desine  queri ,  aul  formos.is  adi- 
mam  plumas. 


l.F.O  ET  ASIM  >  VENANTE>. 

Rex  ferarum  aliquando  venaii  voluit.  Ferias 
agebat  solenmes.  Leonis  venatio  non  passeres 
quidem  ,  at  apri  immanes,  al  dama^ ,  at  cervi. 
Ut  res  bene  cederet .  arcessit  asinum  voce  Sten- 
tori  parem ,  nemjte  ut  litui  suppléât  vices.  Léo 
asinum  ramis  obleclum  locavit  apposilè  .  si- 
mtilque  jussit  eiim  rudcre.  Audaciora  animalia 
proc^ul  dubio,  audilà  voce,  desertura  domos. 
Nondum  silvarum  incola;  assueti  erant  voci  , 
qua^  instar  tonitru  per  aéra  horreudas  egil  pro- 
cellas.  Pavor  invadit  cunctos:  cnncfi  palanles 
leonis  insidiis  capiuntur.  Numquid,  aicbat  asi- 
nus  elalus  prosperis ,  me  i'eliciler  usus  es?  Ita 
est  ,  inquit  leo  ;  probe  inlonuisli  ;  ni  nossem 
indolem  genusque,  memet  terruisses.  Asinus  , 
licet  meritô  derisus .  succensuisset  ;  sed  defuit 
audaeia.  Quis  indccenlem  asini  jactantiam  non 
a^izrè  lu  lit? 


FABULA  XVII l. 

FEl.IS  IN  ML'LIEREM  VERSA. 

Felem  suaui  quidam  adamaèit ,  scitam  .  bel- 
lani  ,  facetam  ,  in  deliciis  habens  ;  namque 
blandam  edebat  vocem.  Insano  quocumque 
longé  ipse  insanior  erat.  Hic  itaque  modo  pre- 
cibus  et  fletu  ,  modo  carminibus  niagicis ,  eo 
usque  processit ,  ut  Fatum  exoraret.  HIrgo  felis 
fit  mulier  actutum  insani  conjux.  Qui  amicitià 
olim  ,  tum  arnore  deperif.  Nec  unquam  tôt  vé- 
nères amanti  formosissima  put'lla,  quot  felina 
conjux  démenti  ostendit  hero.  Sibi  blandiuntur 


FABULA  XX. 

TEf^TAMEMlM    U5  .ESOIM)  il.j.l  STRATI'M. 

Si  (pia'  vultio  de  .Esopo  fertiulur  vera  sunt , 
loti  lîra'cia^  oraculum  fuit  .  Areopago  ipso  sa- 
pieulior.  En  liujus  rei  Icpidum  exeniplum,  quod 
leclorem  delectabit. 

Quidam  très  puellas  ingenio  sibi  in\icem  ad- 
versas  genuit.  Altéra  Baccbo,  allera  Veneri , 
novissima  Pluto  dedita  erat.  Lege  municipali 
hic  testamento  caveral ,  ut  illa;  Ih-eredes  œquis 
partibus  forent  ,    certain   pecuniam   assignans 

*  La  jihiaM-  que  nous  iiioUoiis  riilie  luiroiilliose,  li'uprès 
L:\  Fonlaiiie,  est  (niiiie  daus  lo  lnalla'^l'lit  ilc  IV-iiclou, 


3  ri  2 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


inati'i ,  qiiaiu  lamen  pecuniam  piiell;v  mininio 
solvereiit ,  qiiamdiu  cuiqiie  mancret  sua  pars 
propiia.  Defunclo  pâtre  ,  sorores  sine  mora 
testanienlnni  resiLTiiant.  Legitur:  quœcitui'  tcs- 
tatoris  voliintas  cl  aniiiius:  sed  frustra.  Quo 
pacto  euini  iutelliu^eves  malri  pecuniam,  nisi 
postquam  unaqiurquo  somnini  parteni  suain 
ami^erit ,  non  solvendain  esse?  Ecquis  ille  mo- 
dus  solvendi ,  scilicet  bonis  carere  ?  Et  quid  sii)i 
vult  igitui"  pater?  Res  delibei-ationi  suhjacot? 
Jurisperiti ,  qufostione  diu  varièque  tractatà  , 
se  viclos  fatentur;  suadent  puellis.  neglecto 
palris  mandato  ,  dividendani  esse  haîredilatem. 
Viduœ  unaquieque  ,  inquiunl,  solvat  ferliam 
pro  rata  parte  henelicii ,  nisi  maluerit  mater 
reditum  a  viri  nbitu  percipcre.  Sic  pactum  est  : 
tripartitur  b.ereditas  :  prima  sors  attulit  villain 
amœnam ,  cum  scNphis.  anq)boris  lagenisque 
argenleis;  insnper  oxstant  \ina.  cum  servis  rei 
oupedinariîje  inçervientibus.  Altéra  sorte  obtigit 
domus  urbis.  nitida  cum  supellectili,  eunuchis, 
puellis  qua"  comunt,  et  IMu-ygio  incumbunt 
operi ,  vestibus,  gemmis  magno  sumplu  cnm- 
paralis.  Tertia  dat  villas,  armenla,  pecora, 
pascua  simnl,  junienta  et  opéras.  Factis  parli- 
bus  ,  ne  ouique  sororum  sors  ingrala  obvenirel. 
qureque  ut  lii)uit  partem  elegit  silti  .  a^stinia- 
tione  omnium  priùs  l'aclà.  Id  aclum  est  Atbe- 
nis.  Omnes  benefactum  laudanl.  I  nus  censuit 
/Esopus  pra'posleram  esse  tcstameuti  inlerpre- 
tationem  ;  namque,  inquiebal.  si  viveret  pater, 
u  quantum  Atlica-  incitiam  increparel!  Siccine 
gens  acula,  et  de  ingenio  glnrians,  obtuse  tes- 
taloris  animum  in\estiga\it?  His  dictis.  ha're- 
ditatem  dividit  rursum  :  cuique  sororum  partem 
dat  minime  convenientem  :  Venerem  sectanti 
dat  scypbos  ;  palula' .  pecora  ;  parca^ .  ancillulas 
ad  ornatum.  Sic  \isinu  Pluygi.  Quid  enim  ,  in- 
quit,  pra^sentins,  utpatrio  fundo  sorores  cédant, 
plurima  cum  pecunia  di\itibus  mo\  nuplura:*  vi- 
ris,  malriqiie  solutura-  nuuunos.  juvla  volunla- 
tem  palris?  Obstupuit  urbs  Iota  audiens,  Phry- 
gem  unum  ingenio  pra^pollentem  tôt  civibus. 


LIBER    TERTIUS 


FABULA  I. 

MOLENDINARIL'S,  EJLS  FILIL >  ,  ET  ASINUS. 

Artum  invenlionem  praeoccupaverunt  majo- 
res natu  ;  sic  fabuloe  Graecis  debentur.  Nec  la- 


men ita  demessuerunt  campum,  ulspicas  légère 
nequeamus.  Fictio  veluti  regio  partim  déserta 
jacet  ;  banc  explorant  auctores.  Hujus  rei  ex- 
emplum  afferam  ;  id  narravil  olim  Racanno 
INlalberbius  '.  Hi  duo  Flacci  a?muli ,  lyrre  ba;re- 
des.  Apollinis  aluumi,  vel ,  ut  melius  loquar, 
magislri  nostri  ,  aliquando  invicem  obvii  et 
absque  teslibus,  aperto  peclore  sic  collocuti 
sunt  :  Die  velim  .  inquit  Racaninis.  tu  qui  jam 
j)eritus,  qui  nosti  varios  vita?  bominum  situs  , 
quemque  tandem  provectœ  a?tatis  nibil  fugit , 
die  quid  mibi  satins  sit  eligere.  -'Etas  matura 
monel;  bona,  ingenium ,  animi  dotes,  genus- 
que  nosti.  Quid  melius?  In  patria  vitam  degere, 
militare,  aulicisadscribi.  Falo  omnia  deliciis  et 
y^rumnis  condiuntur.  Nec  bello  voluptas,  nec 
conjugis  deest  limor  anxius.  Si  gcnio  obseque- 
rer,  quis  foret  vitte  finis  baud  me  lateret.  Al 
meos  ,  proceres ,  necuon  el  plebem  vereoi-. 
Tum  Malherbius  :  Ergo  obsequaris  omnibus  , 
si  potes.  Modo  pauca  quœ  diclurus  sum  accipe. 
Nescio  ubi  legerim  ,  sencm  moletrinœ  opera- 
lium  ,  cum  filio  quindecim  annos  .  ni  fallor, 
nato,  ibat  vendilum  asinum  ad  nimdinas.  Ve- 
rùm  ut  asinus  recreatus  otio  pluris  vaeniret , 
pedes  ejus  vinciunt ,  suspensum  gcstant.  0  rus- 
ticum  genus  cl  ineptum  ,  inquit  cacbinnans 
primus  qui  forlè  illac  Iransiit.  Quam  fabulam 
parant  bi  bislriones  !  Asino  bi  stupidiores  certè. 
Suam  fatelur  imperiliam  pater  ;  projicit  asi- 
num ,  et  agit  fuste.  Bellua  ,  oui  gratus  fuerat 
prier  incessus .  incassum  queritur.  Bestiaiu 
conscendit  adolescens  ;  senex  ponè  graditur. 
Displicuit  res  mercatoribws  facientibus  iler. 
Heus,  inquit  senior,  descendas  qiiamprimum  ; 
niim  te  pudet  asino  vebi  babentem  senem  pe- 
dissequum?  Te  pedes  sequi ,  illum  vebi  decuit. 
Continuù  ingenuus  adolescens  delabitur,  et 
pater  conscendit.  Occurrunt  puellœ ,  quarum 
una  :  Absurdum  est  lenellum  puerum  sic  pedes 
incedere  ,  bunc  bominem  inerlem  sibique  con- 
lidentem  asino  geslari;  vitnlnm  crederes.  Meà 
relate  .  respondit  senex  ,  viluli  boves  evaserunt. 

'  François  Mullierbo,  cclcbii'  poi-lc  fian<;i)is,  étant  loiisulle 
par  Racan,  soi\  élcvo  rt  son  ami,  sur  le  (jeurf  de  vie  qu'il 
ilevoi(  enibrassL'r  apsps  avoir  quitte  le  service,  au  lieu  de  lui 
répondre  lui  raconta  l'apologue  (jue  La  Fontaine  a  mis  en 
vers.  Cet  apologue  vient  originairement  d'Allemagne.  Pogge, 
qui  alla  au  concib^  de  Constance  en  \li\k  ,  en  eut  connois- 
bance,  el  l'inséra  dans  ses  Facéties.  C'est  sans  doute  de  cet 
auteur  que  La  Fontaine  l'a  iiré.  Un  écrivain  espagnol ,  Cara- 
inucl .  a  rendu  cette  même  fable  eu  quatre  lignes;  c'est  vrai- 
ment un  chef-d'œuvre  de  concision  : 

«  Erant  senex,  puer,  el  equus.  Si  neuler  equitat,  rident 
»  homines  :  si  ulerque,  acclamanl  :  si  puer  solus,  palris  im- 
»  prudenliam  ;  si  senex  solus,  palris  inclemenliam  accusant  : 
«  et  incriniinantur,  quid(|uid  lieret.  » 

Voyez  la  yutice  sur  la  vie  de  Malherbe,  en  lète  de  ses 
Œuvres.  Paris,  Biaise,   1822,  in-S".  page  \x\ij. 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


353 


Carpe  viam  ,  ô  puolla;  Mutua  post  dictei-ia  pa- 
trem  pœnituit  culpœ  ,  filiumque  clunibus  asini 
insidere  jubet.  Yix  paiilulum  ita  processerant , 
cùm  viator  quidam  hune  nioduni  eundi  carpens 
ait:  Hi  prorsns  insaniunt:  asinus  jam  ultimum 
spiritum  trahit,  plagis  confeclus.  Cur  niiseram 
bestiam  opprimunt?  Cur  non  miserantur  anti- 
qnam  hujus  scrvitutem.  Nundinis  pcllem  ven- 
dent. Ohe  ,  inquitseuex,  nimium  dcmens  qui 
cunctorum  gratiam  aucupatur;  tentemus  tamen 
si  quà  arte  id  effici  queat.  Uterque  it  pedes  ; 
asinus  vero  superbo  incedit  gradu.  Ha,  ha, 
he  ,  he,  inquid  viator  alius,  unde  hic.  nios,  ut 
asinus  vacuus  eat,  herusque  eundo  desudet? 
Uter  ad  laborera  nascitur?  Suadeo  ut  in  capsa 
eum  foveant.  Ne  defatigetur  bestia  calceos  ex- 
terunt;  certè  triplex  est  asinus.  Fateornie  esse 
asinum  respondit  senex.  At  in  posterum  nec 
laudibus  nec  vituperatione  moveor  ;  nico  vivam 
arbitrio.  Sic  egit ,  nec  temere. 

Quod  ad  te  attinet ,  Marti,  Amori ,  Régi  tuo 
obtempères  ;  i ,  redi ,  advola ,  otio  fruere  tuos 
ad  pénates.  Uxorem  duc ,  impetra  bénéficia , 
negotiis  vaces  maximis ,  provincia  tibi  deman- 
detur  ;  nihilo  tamen  minus  carperis  morsu 
invido. 


FABULA  H. 

MEMBR.V  ET  STOMACHUS. 

A  regia  dignitate  incipere  decuisset.  Si  spec- 
tes  officia,  régis  imago  venter.  Si  qnid  laboret, 
languent  ceeteri  arlus. 

Aliquando  omnia  membra,  dum  oegrè  fer- 
rent se  semper  ventris  lucro  operam  dare  ,  ab 
eo  defecerunt ,  ut  nobili  otio  vitam  inertem  de- 
gerent.  Nostro  ,  inquiebant ,  destitutus  auxilio, 
quo  cibo  vescetur?  Desudamus  ut  jumenta; 
quorsumhaec?  Nil  lucri  nobis  ;  totum  ei ,  ut 
epuletur  :  otiemur,  ejus  exemplo.  Sic  dictum  , 
sic  factum  ;  manus  cessant  prehendere ,  brachia 
distendi,  crura  incedere.  Aiuntomnes  :  Venter 
suà  vice  operetur.  At  mox  erroris  omncs  pœni- 
tuit ;  mox  deficiunt ,  nec  novus  fit  sanguis  in 
corde;  viribus  amissis ,  deliquium  patilur  cor- 
pus. Sic  tumultuantes,  qui  ventrem  inertem 
dixerant,  hune  communi  saluti  plus  cœteris  in- 
vigilantem  agnoscunl.  Ad  reges  hœc  referas. 
Fluit  refluitque  vicissim  quod  illis  datur;  cui- 
que  laborandum  est,  ut  rex  affluât  bonis.  Ipse 
omnes  alit  ;  operœ  mercedem  ,  opes  niercatori , 
magistratui  honorarium  ,  aratori  tutum  praesi- 

FÉNKLON.    TOME    VI. 


dium  ,  stipendium  militi ,  reipublica;  decus  et 
otium  subministrat.  Hoc  probe  caverat.  Mene- 
nius  ille,  cùm  plebsa  senatu  alienata  defecisset. 
Patricir)  generi ,  inquiebant  seditiosi,  insunt  po- 
testas ,  opes ,  dignitas  atque  honores  singuli  ; 
vectigalia,  tributa,  belli  pacisque  incommoda 
nnbis  impendent.  Jam  mœnibus  plebs  irata  ex- 
cesserat;  aliud  quaeritabant  solum.  Tum  Mene- 
nius,  fabula  membrorum  a  ventre  deficientium, 
omnes  ad  ofticium  revocavit. 


FABULA  III. 

LUPUS  PASTOR. 

Lupus  cui  minus  res  bene  cesserai  in  maclan- 
dis  gregibus,  judicavit  tandem  novas  artes  ten- 
tandas  esse.  Ergo  vulpinâ  pelle  indutus  pasto- 
rem  simulai ,  fuste  uti  pedo  munitus  ;  ac  ne  dolo 
qnid  deesset .  calamos  inflatos  ostentans ,  pileo 
hibens  inscripsisset  :  Ego  sum  Lycidas  hujus 
gregis  custos.  Eo  in  habitu  pedibus  anteriori- 
bus  pedo  innixis ,  sycophanta  Lycidas  sensim 
accedit.  Tum  verus  Lycidas,  tenero  in  gramine 
fusus ,  allum  carpebat  somnum  ;  nec  procul  uucà 
jacebant  niuti  canes  atque  fistula.  Quin  etiam 
plurimas  ovcs  dulcis  lenebat  sopor.  Subdolus  , 
dum  vult  gregem  sua  ad  latibula  agere,  pedo 
et  voce  urgct.  At  voxdetexit  fraudem.  Pastoris 
vocem  imitari  ausus ,  rauco  ululatu  nemora 
vallesqne  personat.  Subite  excitantur  oves ,  ca- 
nis  et  pastor  ipse.  Hoc  in  tumultu  lupus  im- 
pedilus  veste,  nec  fugere  nec  certare  potuit. 

Sic  semper,  quà  minus  sibi  cavit  fallax  ,  hâc 
proditur  fallaciâ.  Qui  lupus  est,  lupum  se  gé- 
rai :  longe  tutiusest. 


FABULA  IV. 

RAN.E  REGEM  POSTULANTES. 

Ran*  ,  deniocratiam  a^grè  ferentes ,  clamo- 
ribus  impelraverunl  à  Jove  regem  qui  summae 
rerum  prœessel.  Continua  e  nubibus  rex  paci- 
ficusdelabitur;  al  decidil  lanto  cum  strepitu,ut 
gens  paluslris,  vecors  et  pavida ,  confugit  imas 
in  aquas  inler  arundinefa  ,  juncos  et  cavos 
paludis,  nequc  dein  sunt  ans»  intueri  quem 
putabant  horrendum  giganlem.  Alqui  tigillum 
eral,  cujus  immola  gravitas  primam  ,  quœ  an- 
tro  exilire  tenlavil ,  lerruil  actutum.  Illa  acces- 

-n 


354 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


sit,  quaimis  Iremcns;  allera  sequitiir;  tortia 
advolat.  Tum  ccrtatirii  totaaccurritcoliois.  pro- 
tei'vè  régis  dorso  insiliens.  Id  palitiir,  nec  mu- 
tit  ipse.  Mo\  Joveni  itenim  tatifrant  :  salteai 
qui  sese  inoveat,  inquiiint.  conrode  roLroni.  Ini- 
misit  deoruni  ])ater  grueiii .  qua?  maclans  vo- 
rat  miseras,  Rursiis  ranto  coaxant  questa  ama- 
vo.  Nuin  sporaslis,  ait  .lupiter.  ineohsecuturuiu 
temere  deliriis  veslris?  Priiiunn  oiiorluit  pri?ti- 
nis  vos  régi  legibus;  verùin  id  eùm  non  fece- 
rilis,  sallein  rege  inodesto  frui  salins  eral.  Ini- 
probi  iuglu\iem  nunc  ferle ioquoauiiiio.  ne  de- 
terior  irriial. 


FABULA  V. 
VULPES  ET  IlIRCLS. 

ViLPES incedebat  ciun  birco  inagnitudinccor- 
nuuin  insigni.  Hic,  ingenio  bebete,  nil  prospi- 
c.iebat;  aller  acutus,  el  peritus  arle  fallendi. 
Famé  compulsi  in  puleumdescendunt ,  sedant- 
que  silim.  Dein  vulpessic  allocnla  est  bircnm. 
Parnm  esl  biltisse,  nisi  bine  exearans.  Altolle 
pedes  et  cornuain  ardiuim  parieteni  ;  tno  dorso 
adrepens,  tandem  cornibus  scfl'ullus,  bine  exi- 
liam.  Continiiô  extrabam  le.  Per  meam  bar- 
bam ,  inquit  liircus .  luam  miror  solerliam  : 
ego  \erb,  fateor.  nnnqiiam  id  excogilassem. 
Exilil  vnlpes  ,  relirto  socio  .  qiiem  dooto  ser- 
mone  bortatnr,  ni  »qun  animo  casnni  ferai  : 
Si  dii  te,  inquit  .  sagaeitate  œquè  ac barbà do- 
nassent.  non  temere  descendisses  in  pulenm. 
Memet  expedivi  ;  adniterennnc  ut  le  cruas.  Esl 
mibi  negotium  qnod  distineri  in  via  nonsinit. 

In  omnibus  respice  llnem. 


FABULA  VL 

AOI'ILA.  APER  ET  FEU?. 

AQrn.A  puUos  in  summa  et  cava  posuerat  ar- 
bore ;  sus  fera  ad  radiées:  felis  medio  intrun- 
co  sedem  eligit  :  ila  nec  invicem  molesla' ,  tôt 
familia?  nnà  degebant.  Veriim  omnia  permis- 
cuit  scelerata  felis.  Adrepil  ad  aquitain  .  di- 
ccns  :  Certum  esl  exilium  nostrum  .  natorum 
saltem  (  atqui  matribus  idem  est  ) .  nec  forte 
mora.  Nonne  vides  luis  sub  pedibus  improbam 
suem  indesinenter  quée  lerram  egerit  .  altè  ef- 
fodiens  ,  ni  fallor,  ut  quercum  eradicet ,  ad  pul- 
lorum   catulorumque  perniciem.  Arboris  casu 


prensi  vorabuntur:  ne  sperent  salulem  ullam. 
Saltem  si  mihi  superesset  nnus,  dolor  Jevare- 
Inr.  Terrore  incnsso  ,  periîda  bine  delabitur 
ad  suem  jacentem  intei"  fœtus.  Heu  ,  inquit 
submissà  voce,  amica .  vicina ,  le  admoneo 
aquilam.  si  lantisper  exeas,  catulos  tuos  inva- 
suram.  Ne  evulges  arcanum  quod  credo  libi  ; 
in  capul  meum  recideret  ira  ferae.  Hanc  in  fa- 
miliam  pavoie  itidem  conjecto.  felis  se  rece- 
pit  domum.  A(iuila  ,  egredi  nusquam  ausa,  ca- 
ret cibo  ad  alendos  tœtus  :  idem  sus  patitur.  0 
nimium  detnens  utraque  !  Etenim  qua>  major 
pernicies  famé?  L'traque  pertinaciùs  domi  ma- 
net  ad  tntandos  natos.  Inlereaconticiuntur  famé 
porci  el  aquilaj  ;  exanimes  liunt  opima  prœda 
gentis  felina\ 

Ebeu  !  quid  non  molitur  lingua  blanda  el  per- 
fida  ,  subdolis  vocibus?  E  Pandorœ  pyxide  ma- 
jus  malum  quod  emersit ,  meà  quidem  senten- 
tià,  malum  quod  jure  merito  horrenl  cuncli 
mortales ,  fuit  versutia. 


FABULA  VIL 

EBRIOSUS  ET  EJL?  UXOR. 

Clique  snum  inesl  \ilium  .  m  quod  recidat 
semper  :  nec  timor  nec  pudor  id  refringunt. 
Jam  memini  fabula*  ,  quà  ut  exemplo  nitar. 
Baccbi  sectator  assiduus  ,  valeludinem  ,  men- 
tem  ,  fortunasquc  dispcrdens,  vix  medio  vita? 
curriculo,  jam  bona  obligurierat.  Aliquando 
temulentus,  et  vapore  vini  caplus .  ab  uxore 
elîertur.  lllic  vinum  brevi  edormivit.  Tandem 
experreclus,  reperit  circa  se  funeris  apparatum, 
cereos  et  vestes  pullas.  Quid  rei  est  inquit  '! 
Num  vidua  forte  esset  mea  nxor?  Tum  conjux 
habitu  Furia\  vocem  alienam  simulans,  et  lar- 
vata  .  tumulo  compositum  adil  j  feretro  incum- 
bil ,  praebet  aquam  ebullientem  ,  quam  refor- 
midarel  ipse  Lucifer.  Tum  se  Tartaro  detrusum 
\ir  fatelur  tremens.  Ospectrum,  inquit,  qui  sis 
aperi .  sodés.  Respondit  :  Proma  sura  Plutonis 
regni  ;  umbris  extinctorum  cibum  ministro.  Ve- 
rùm,  pergit  improvise  marilns  :  Potum  omiltis? 


FABULA  Vill. 

PODAGRA  ET  ARANEA. 

PosTotAM  Pluto  Podagram   atque  Araneani 
evomuit  :    0  natse .   ait  illis  ,  cpquè  horribiles 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


3o5 


morlalibus  vos  jactare  licet.  At  prospiciamus 
qusenam  cuique  convcniat  scdes.  Hinc  videte 
humiles  casas,  illinc  superbas  œdes  renulentes 
auro  :  hos  vobis  assigne  seccssus.  Eu  duœ  pa- 
lese  ;  aut  conveiiite  ,  aul  jacite  sorteui.  Nihil  in 
casis,  inquit  Aranea,  quodine  deiectet.  Contra 
altéra  cei-nens  medicos  errantes  vastis  in  œdi- 
bus  ,  ibi  lœtam  degere  desperavit;  alia  sors 
arridet.  Ibi  sedem  ponil  ;  in  digilo  pedis  cu- 
jusdani  inopis  libère  sese  diiïundit,  Nec  limeo  , 
inquit ,  ne  Hippocrates  suis  artibus  me  iuvi- 
tam  hinc  abigat.  Intérim  Arachnc  sedem  figit 
in  laqueari ,  quasi ,  conducto  loco  ,  nunquam 
hinc  migratnra  ;  operatur  studiosè  ,  telam 
texit ,  capit  culices.  Advenit  ancilla.  verrens- 
que,  toluni  opus ,  heu,  scopà  tollit.  Iterum 
tela  lexta  ,  iterum  scopa  everrens.  Infelix 
Arachne  singulis  diebus  convasare  cogitur. 
Tentatis  omnibus  ,  tandem  convenit  Poda- 
gram.  Hsec  vicissim  agebatnr  hue  illuc  suis 
inforluniis.  Modo  Irahcbatur  a  rustico  i'en- 
dente  ligna ,  modo  fodiente  terram  ,  inter- 
dum  ligone  versare  glebas  :  Podagra  ,  in- 
quiunt,  fessa,  proxima  sanitati.  Tôt  malis  , 
inquit  ,  conticior  ;  ergo  ,  soror  Arachne  , 
mulemus  sortes.  Auscultât  Arachne;  pactum 
init  ;  subit  casam  ;  nec  jam  metuit  repen- 
tinos  scopae  impetus  ,  qui  opus  diruebant. 
E  regione  Podagra  reclà  inA'adit  anlistilem, 
quem  immotum  languere  jubet.  Quis  fando 
numeret  cataplasmata  ?  Nec  medicos  pudet 
morbum  inveteratum  in  pojus  protrahere.  Ita 
cuique  sorte  opportune  immutatà  ,  sors  ob- 
tigit  melior. 


FABULA  X. 

LEO  PROSTRATUS  AB  HOMINE. 

Objiciebatlr  oculis  tabula,  in  qiia  piclor  in- 
gentem  leonem  ab  homine  prostratum  delinea- 
verat.  Spectalores  dehac  victoria  gloriebantur. 
Léo  hue  transienshancsupcrbiam  refregit  ;  Fa- 
teor,  inquit  ;  vobis  hic  rêvera  palma  concedi- 
tur,  At  pictor,  oui  mentiri  fas  erat ,  vestrum 
adulatus  est  genus.  0  si  inter  leones  ars  pin- 
gendi  floreret ,  quanto  magis  vos  nostrum  supe- 
raret  genus! 


FABULA  XL 

VULPES  ET  UV/E. 

Qc.EDAM  vulpes,  Vasco  ut  quidam  ,  Norman- 
ims  ut  alii  i'erunt,  fiime  confeeta  conspexit  sum- 
ma  in  vile  uvas  maturas,  ut  videbatur,  et  pur- 
pura fulgentes.  Lubens  bas  vorasset  helluo  ; 
verùm  summis  adnitens  viribus  eas  attingere 
non  valuit.  Tum  :  Acerbœ  sunt ,  inquit ,  et  di- 
gna:;  calonibus.  Nonne  id  satins  fuit,  quàmtris- 
tem  edere  querelam  ? 


FABULA  XIL 


CYCNUS  ET  COQUUS. 


FABULA  IX. 


LUPUS  ET  CICONIA. 


Lupi  sunt  voraces.  Dum  epularetur  lupus , 
avidiùs  sorbens  cibos  penè  suffocatusest.  Adha;- 
sit  faucibus  os  altè  immissum.  Forte  fortunâ 
lupo ,  nequidem  ulnlare  valenti ,  occurrit  illac 
transiens  ciconia.  Eo  advocante  ,  hœc  advolat. 
Protinus  medica  dans  operam  os  extrahit.  Dein 
pro  tanto  officio  mercedem  postulat.  Mercedem, 
inquit  lupus  ?  Ludis  certè.  Parumne  tibi  vide- 
tur  meis  ex  faucibus  tuum  incolume  caput  eva- 
sisse?  Abi  ,  ingrata,  abij  ne  meos  in  ungues 
iterum  incidas. 


Pecorosa  in  villa ,  in  qua  abundabant  alites, 
unà  degebant  olor  et  anserculus.  lUe,  ut  ocu- 
los  heri  pasceret,  hicutdulcem  elaboraret  sa- 
poreni  ;  alter  errans  in  herbis  amœnis,  alfer 
domini  manens  assidue.  At  ulerque  fossis  do- 
nnas innatans  modo  e  regione,  modo  dissitis 
in  locis,  modo  aquis  immersus,  modo  hinc 
eniergens,  ludebat.  Aliquando  coquus,  mero 
nimius,  cycnum  pro  ansere  arripiens  collo  , 
miserum  jugulare  voluit,  ut  in  jusculo  deco- 
querelur.  Canorà  et  tlebili  voce  moriturus  de 
inulcel  aurcs.  Coquus  stupens  errorem  sensil. 
Ei'gone,  inquit ,  canorum  alitem  in  ollam  im- 
mitlerem?  Absit,  absit  ut  unquain  jugulem 
qui  tam  modulatè  utilur  faucibus! 

Ita  tôt  inter  discrimina,  quae  nostro  unde- 
quaque  imminent  capiti,   suaviloquentia  pro 
(lest. 


356 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


FABULA  XIII. 


LLPI  ET  OVES. 


Bellum  agitatum  per  mille  aunos  tandem 
composuere  lupi  cum  ovibus.  Utrisque  idutile 
visum  fuit  ;  namque  dum  lupi  vorarent  oves 
aberrantes  a  grege ,  gregis  pastores  vieissim 
luporum  detractà  pelle  induebantur.  Neutris  se- 
curitas  aut  copia  vel  pabulandi ,  \el  ca?dis  fa- 
ciendff  ;  uterque  trepidis  in  rébus  vix  suis  frue- 
batur  bonis.  Ergo  pax  inilur;  dantur  obsides  , 
hinc  luporum  catuli ,  illinc  canes  custodes  gre- 
gis. Commutatione  factâ ,  more  pristino  a  co- 
gnitoribus,  lapsu  teniporis  catuli  aduleverant. 
Jam  caedis  appetentes  captant  tempus  opportu- 
num  ,  quo  pastores  aberant;  dilaniant  pingues 
agnos,  riclu  imniani  rapiunt  in  saltus ,  nam- 
que illic  clam  condixerant  sociis.  Canes,  qui 
fide  data  niliil  sibi  timiicrant.  per  somnum  re- 
pentino  impetu  conflciunlur.  Omnes  discerpti 
fuere  ;  nuUus  evasit  necem. 

Hinc  colligas.  adversùs  scelestos  bellum  sine 
intermissionegei'ondum.  Pax  bonaquidem  :  ve- 
rùm  quœnam  pax  erit  cum  hoste  intido  ? 


FABULA  XIV. 
LEO  SENESCENS. 

Léo  ,  qui  silvas  olim  terruerat ,  tiim  domuni 
senio  confectus ,  et  deflens  antiquam  fnrtitudi- 
nem  ,  insultatns  est  a  subditis  ,  quorum  vires 
e  t  audaciam  débilitas  senis  auxerat.  Accedens 
equus  eum  petit  ungulà  .  dente  lupus ,  bos 
cornu.  Effetus  len  tristi  in  xgrimonia  vix  ru- 
gire  valet  ,  nec  queiilur  acerbuni  fatum.  Ve- 
rùm  cernens  asinum  properantem  ad  spelun- 
cam  ,  ail  :  0  sors  nimium  crudelis!  Certum 
erat  mori;  sod  mori  bis  mibi  videora  le  illisns. 


mille  annis  nusquam  te  vidi  :  ex  quo  Thraciœ 
tyrannum  fregisli ,  non  memini  le  migrasse 
apud  nos.  Ergo  mentem  et  consilium  aperi. 
Nunquamne  sedem  solam  et  asperam  fastidies  ? 
Quœ  dulcior  sedes ,  respondil  Philomela ,  me 
manet?  Subdit  Progne  :  Quid  igitur  canora  vox 
unis  blandietur  feris  ,  vel  ad  summum  quibus- 
dam  rusticis?  heu  ;  lot  egregiae  dotes  sic  obli- 
vione  carpentur?  Quin  poliùs  intra  mœnia  nos- 
tra  sis  in  deliciis  omnium.  Dum  cernis  nemora, 
nonne  paribus  in  si l vis  barbarum  in  tuam  for- 
mam  indigné  saevientem  mente  revocas?  Atqui 
fant;c  injuriœ  acerba  recordatio,  inquil  Philo- 
mela, impedit  quominus  le  sequar.  Heu,  dum 
video  homines,  quanlo  plus  memini  malorum  ! 


FABULA  XVI. 

MULIER  AQLIS  SUFFOCATA. 

Nec  sum  is  ille  qui  dicat  :  Nihil  est  ;  mulier 
aquis  suffocalur.  Magnum  est  malum  ;  namque 
hic  sexus  dignus  est  qui  longum  sui  desiderium 
faciat ,  sexus  voluptas  deliciceque  virorum.  Ne- 
que  ha^c  alieno  tempore  dicta  putes  ;  siquidem 
hcec  fabella  narrai  mulierem  fluctibus  immer- 
sam  interiisse.  Conjux ,  iniquam  miserans  sor- 
lem  ,  quicrit  cadaver  ,  ut  supremis  illud  cumu- 
let  honoribus.  Ad  ripam  fluminis  in  quo  ipsa 
volvilur  undis,  incidil  in  quosdam  homines 
inscios  rei.  Numquid,  ail  illis ,  uUum  suspexis- 
tis  misera;  conjugis  vestigium  ?  Nullum,  inijuit 
unus,  sed  inferiùs  explora  juxta  profluenlem. 
Coutrà,  inquil  aller  ,  répète  alliùs  ;  versus  fon- 
tem  remea.  Adverso  cnim  flumine ,  vicloque 
rapido  fluctuum  cursu  obslinalè  eluctaus  nata- 
bil.  Sic  juval  feminam  l'unctis  repugnare. 

lutempestivius  quidem  dicax  ille  erat  ;  sed 
jure  merilo  li»c  de  muliebri  pervicacia  censuit. 
Utrum  autem  haec  sit  indoles  mulierum,  necne, 
perinde  mihi  est.  Quicumque  autem  ita  affec- 
ius  est,  ita  affeclus  erit  in  aevum  :  ad  extremum 
usque  spiritum  contradicet ,  et  si  fas  essel ,  ul- 
teriùs. 


FABULA  XV. 

PHILOMELA  ET  FHOGNE. 

Olim  hirundo  Progne  sedem  solilam  dese- 
rens ,  procul  ab  urbibus  petiil  silvam ,  ubi 
Philomela  casum  miserabili  carminé  deflebal. 
0  soror  .  inquil  Progne,  reclène  vales?  Jam  a 


FABULA  XVII. 

MUSTELA  IN  GRANARIUM  IRREPENS. 

Tenu  et  macilento  corpore  muslela  grana- 
rium  jngressa  est  arclissimo  cavo.  Gravi  raorbo 
affliclala  diu  ,  convalescebat.  Ibi  suae  sortis  ar- 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


357 


bitra  ,  opiparè  epulabatur;  coniedit ,  rosit.  0 
quantum  laridi  avide  disperdidit  !  Ei'jzo  jam 
crassa ,  pinguis  et  obesa  ,  septimanà  iiiler  tôt 
dapes  elapsâ,  strepitum  audit,  trépidât,  ad 
cavum  confugit.  Illac  renieare  nou  potest  :  se 
errasse  crédit.  Tandem  circumquaque  agitata, 
Atqui ,  inquit ,  is  ille  est  cavus  que  nuper  hue 
veni.  Tum  mus  anxiam  ita  docuit  :  <  lùm  adve- 
nisses,  non  tantuni  corporis  feceras.  Abdomen 
tibi  inipedimento  erit.  Slacilenta  venisti ,  niaci- 
lenta  abeas.  Quod  tibi ,  hoc  multis  vulgo  dici- 
tur  ;  sed  parce  ioqui  satins  est ,  ne  lusus  nostros 
illorum  seriis  immiscere  videamur. 


FABULA  XVIII 

FELIS  ET  MUS  SENIOR. 

Apud  quemdam  fabularum  auctorem  legi  , 
Rodilardum  ,  alterum  felin;e  gentis  Alexan- 
drum  ,  niurium  Attilam  ,  ita  vexasse  mures , 
ut  Cerberi  more  cuncta  depopulans ,  terrorem 
latè  incuteret.  Murium  internecionem  raolitus 
crat.  Tabulai  levi  fuioro  appens;e  ,  muscipula^  , 
venenuni,  si  conféras  cum  hoc  vastatore  ,  lusus 
inanes.  Ubi  sensit  mures  cavis  inclusos  vagari 
non  audere  ,  sic  frustra  quœsilurum  prœdam  , 
scelestus  mortuum  simulât  ;  capite  in  terram 
inverso  e  summo  laqvieari  sese  suspendit ,  un- 
guibus  aduncis  vinculo  occulto  aftixus.  Gens 
murium  putat  hune  pœnas  dédisse  ,  lacérasse 
aliquem,  aut  damnum  fecisse  ;  tandem  scelera- 
tum  plecti.  Unanimi  consensu  onines  in  exe- 
quiis  se  ovaturas  promittunt.  Jam  exerunt  ros- 
trum  ,  attollunt  caput:  dein  repelunt  cavos  ; 
moxremeantsursum;  tandem aperte  pcrerranl. 
At  ex  improviso  eu  novum  spectaculum  :  re- 
surgit pendulus,  delaj)sus  in  pedes  lardiores 
arripit ,  voransque  eas  :  Varii  ,  inquit ,  sunf 
niihi  doli  ;  stralagenia  hoc  est .  nec  cavis  .  mo- 
neo  ,  evadetis  incolumes  ;  hue  singulœ  veniclis. 
Aiqui  verum  dixit  ;  nanique  magister  .Mitis  ite- 
rum  deludit  hoslem.  Farina  deali)at  pellem  ,  et 
sic  larvalus  sese  recondit  in  mactrau)  tuin  forte 
aperlam.  Id  sauè  aculuni  :  suam  ad  pernicieu! 
advulal  gens  iucauta.  Urius  aile^t  deuoelus,  qui, 
peritus  rei  mijitaris ,  olim  bello  cauùamamise- 
rat.  l'rocul  e\(lam;vl  :  Farina  conspcrsuni  iliud 
nescio  (piid,  tiihd  fausti  {)ortendit  -,  supposilam 
metuo  IVaudciM.  O  felium  sceleslissJnie,  nihil  tihi 
])roderit  f;iririaiii  simuhiro;  saccus  oliauisi  esses. 
minimèaccederem.Uplimèdictumapcritomure. 
Eum  non  latuit  diflidentiarnsecuritatem  parère. 


LIBER    QUARTU8. 


FABULA  I. 


LEO  AM.\NS. 


0  Galatea  ,  cujus  lepor  gratiis  excmplar 
fuit  ;  Galatea  formosa  penilus ,  durum  pectus 
siexceperis,  faveas  innocuœ  fabella?  lusibus  , 
nec  te  deterreat  leo  fortiori  superatus  amore. 
0  crudelis  amor ,  felix  qui  celeres  pueri  sagit- 
tas,  acres  nec  stimulos  novit ,  faraamque  audi- 
vit  tantùm  !  Si  verum  réfugias  ,  tlctum  saltem 
fer  i-equius.  Ergo  ha3C  fabella  ,  grati  et  memo- 
ris  animimunus,  tuos  ad  pedes  prodire  audeat. 

Quo  tempore  brutœ  animantes  vocales  fuere, 
in  primis  leo  cum  homine  fœdere  jungi  stu- 
duit.  Quidni?  Siquidem  progenies  tune  tem- 
poris  clara  animo  ,  ac  mentis  acie,  eleganli  ric- 
f  u  ,  et  flavà  insuper  gaudebat  coma.  Sic  contigit 
ut  leo  summo  loco  natus ,  errans  in  gramine  , 
gratamin  puellam  inciderit.  Actutuni  connubia 
petit.  Yerùm  pater  mitiorem  enixe  cupierat  ge- 
Jierum.  Durum  concedere  :  negare  periculo- 
sius.  Quiu  et  repulsam  ,  forte  conjugium  clan- 
destinum  ultum  fuisset  ;  namque  féroces  ama- 
tores  huic  puellœ  grati.  Puella  deperire  solet 
amantem  crispant!  coma-.  Pater  ,  non  ausus 
palàm  eum  excludere,  ait  :  Nata  tenera  est ,  et 
delioata:  ungues  adunci  inter  blanditias  molles 
arlus  krderenl;  ergo  sine,  velim ,  secentur , 
itidemque  dentés;  basia  ei  minus  aspera  ,  tibi 
dulciora  ut  sint.  Tum  minime  anxia  lubentius 
sinu  fovebit  amantem.  Leo  ,  insano  obcaîcatus 
amore  ,  annuit  ;  dente  et  ungue  spoliatus  ,  si- 
milis visus  c^t  urbi  dirutis  [tropuguaculis.  In 
eum  emittunt  canes  :  vix  reUictatur;  oppressus 
expirât. 

0  amor,  ôamor,  cùm  peclus  uris ,  quàm 
procul  abest  mens  sana  ! 


FABULA  IL 

p.\sToii  ET  .M.vm:. 

CiRis  vacuaui  vitam  degebat  .  grege  facilem 
victum  sup[)edi tante  ,  viciuus  quidam  Amphi- 
trites.  Exigua,'  facultates;  at  quies  secura  parvo 
C'juteiilinn  beavil.  Adveft.e  littori  opes  arduum 


358 


Fi\BLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


poctus  tentavere  seusini.  Jam  vendit  pecora; 
niimmis  negotia  ampla  molitur  ;  mari  coniniil- 
lil  fortunasomnes  :  uaufragiodispereunt.  Ergo 
iteriim  pecori  invigilat ,  non  quideni ,  ut  olini, 
pastor  multo  pécore  dives  ,  et  proprias  oves  lil- 
toris  in  gramine  pascentes  spectans  ;  qui  Cory- 


etiani  musc»  vocantur.  Ergo  desine  gloriari  ; 
superba  fastidia  pone.  Ex  aula  musca;  depei- 
luntur;  exploratores ,  similes  niuscis.  capite 
plectuntur.  Famé  ,  IVigore ,  languore  et  inedià 
contîceris ,  simul  atque  Phœbus  ad  alteram  or- 
bis  parteni  commigrarit.   Tum  labore  fruar  ; 


don  aut  Tyrcis  floruit,  infelix  Pelrulus  aut  nec  ultra  montes  aut  valles  lustrabo ,  patiens 
Joannulus  squalet.  Progressu  temporis  lijcratus  imbris  atque  ventorum.  Lœtani  vilam  vivere 
paululum,  émit  lanigeras  oves;  sed  aliquando  licebit;  providà  siigacitafe  curis  expediar.  Hiuc 
tacentibus  auris  ,  et  halitum  cohibenle  eliam  discis  quid  vera ,  quid  falsa  laus.  Vale  :  teni- 
zephyro  ,  placidum  per  mare  prospectât  naves  pus  inane  teris.  Sine  me  labori  incumbere  ; 
tuto  appelantes  littus.  Appetis,  inquit,  aurum,  confabulationibusnunquam  implerem  granaria 
ô  mare  ;  ne  meum  speres  ;  alium  quemvis  et  forulos. 
decipe. 

Quod  loquor  lictum  non  est  ;  historiam,  non     

fabulam ,  narro  ;  ut  patetîat  obolum  pluris  esse 

quàm  mille  iucertos.  Suà  sorte  animum  ciijus- 

que  explendum.  Nec  mari ,  nec  cupido  gloriae 

pectori  credendum  ;  eorum  blandis  consiliis  ob- 

turandas  aures;  vix  unus  palmà  gaudet  ;  mille 

cœteri  se  victos  délient.  Mira  pollicentur  mare         Hortorim  cultor  studiosus,  semi-civis  op- 

et  fortuna.  Eheu ,  ne  crédite  !  vcnti  latronesque     pidi ,  somi-rusticus,  prope  paguni  hortos  cum 


FABULA  IV 


HORTILANLS  ET  PAGl  DOMINUS. 


advolant. 


FABULA  m. 


MUSCA  ET  Fua.MICA. 


Musca  et  formica  decerlabant  utra  pluris 
esset.  Proli  Jupiter,  inquit  prima,  lantane  est 
csecilas  an' mi  seipsum  amantis  !  Vile  et  repens 
animal  jactat  se  parem  aHlieris  uatœ  !  Réglas 
aedes  frequento  :  tuis  inlersum  mensis  ;  si  libi 
bos  mactetur,  pra^guslo  :  duni  hxc  ignobilis  et 
misera  triduo  festucà  raptalà  iu  cavum  alitur. 
Verùm  die  \elim  ,  ôamica  ,  insidisne  uiiquam 
capiti  régis,  autimperatoris,  aut  forniosa»  puel- 
Ice?  Atqui  hoc  meum  est.  Ut  lihet  lacteum 
deosculor  collum  ;  aureis  illudo  crinibus  :  can- 
didœ  et  nitida:»  cuti  splendorem  addo.  Arlem 
maximam  aucupandi  gratifis  décentes,  e  muscis 
mulieres  vulgô  mutuantur.  Nuuc  insulsèjac- 
tansgrandia,  meas  obtunde  aures.  Dixistine  , 
rcposuit  parca?  Regiasœdes  fréquentas  ,  at  in- 
\idiosa  et  u)olesla.  Verùm  quod  piudibas  epu- 
ias  deorum  ,  quid  inde?  Nuniquid  hoc  reliquiis 
sapil  melius?  Capiti  regum  asinorumquc  in- 
discriminatiin  insides;  hoc  faleor.  lusupra  sio- 
j)iusimprob:tat!s  molesta  pœnas  dare  cogeris. 
Ais  orualum  muliebrem  quemdam  venustas 
facere  puclias  ;  nec  disscntio.  (<olore  nigro  me 
peraque  ac  te  refert.  Do  ut  musca  vocetur  : 
nihilo   plus  hinc  tibi  tribuere  licet  :   parasiti 


praediis  contiguis  tenuit  olim.  Dumeto  vivo  et 
spisso  agrum  sepserat.  Ibi  Iseta  crescebat  oxalis 
cum  lacluca  ;  insuper  et  unde  festiva  innecteret 
serta  Phyllidi ,  gelsimini  paruni  et  serpylli  co- 
pia. Beatam  banc  vilam  perturbavit  lepus. 
Domino  pagi  queritnr  rusticus  :  Scelestum  ani- 
mal,  inquit,  singulis  diebus  olera  depascit  , 
protervè  insidias  omnes  deridens  ;  nec  fusie  aut 
lapidibus  delerreri  potest  :  incantatorem  credo. 
Incaniatorcm  .  reposuit  dominus  :  alqui  pro- 
voco  illum.  Etiam  si  esset  satanas ,  Miraltus 
brevi  excludet  perfugia  ;  mehercule  ,  bone  vir, 
le  protinus  expediam.  At  quandonam?  Cras , 
nec  Uudiùs.  Sic  rébus  pactis  ,  dominus  advenit 
cum  caterva.  Agedum,  ait,  jentemus.  Suntne 
pulli  lenelli?  Ehodum,  propiùs accède,  puellaj 
Icvideam.  quaso.  Quandonam  nu[>tura  est? 
moxne  affluent  generi  ?  Optime  senex  ,  intelli- 
gis  :  tum  loculos  exculies.  His  dictis  .  puellam 
adit  quàm  familiariler.  unà  considet  :  mauum  , 
brachiuni  tangit ,  praMerquam  quod  decet  ad- 
tentat  animum  nugis.  Modesta  blanditiis  répu- 
gnât ;  tandem  seui  hoc  suspectum  habetur.  In- 
terea  iu  coquina  assantur  carnes.  Unde  pernaî. 
inquit  dominus?  mira  quideui  ut  ^!delur.  Tui 
sunt ,  ait  rusticus.  Dominus  refert  :  Mutins  ac- 
cipio  ;  ac  lubcns  jentat  cum  onnii  slipatii  bene 
denlato  ,  servis  ,  canibus  et  equis.  Domi  impe- 
l'ilat  .  quidlibet  audens  :  cnotat  cadum  ,  puella 
blauditur.  Pdst  jenlaculuiii  exorilur  venaulium 
tunmllus  .  sonitu  coucutiuiii  malles  tuba^  ac 
litiii.  Slupet  seucv;  horti  vaslanlur,  et  pulviui 
et  quadri  insili ,  necnon  malva,  porri,  et  quid- 


FABLES  DE  \A  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


359 


quid  olen.s  jiisciila  coudiens,  IMajj:no  suh  caule 
lalitabat  Icpus  ;  quarunt,  inseqinmtur  ,  aufu- 
gil  cavo  qua  sepis  latè  dehiscit ,  jussu  doinini  ; 
namque  oportueral  ut  ex  horto  \ia  facilis  equi- 
tibus  paterct.  Seuex  mussitabat  :  Ergone  hi 
siint  optiniatum  ludi  ?  Sed  dicta  parvi  pendunt, 
Unà  horà  plusniali  iinportaverunt .  quàm  ccii- 
tuin  amiis  fecissent  cuncti  regionis  lepores. 

0  parvi  principes ,  jurgia  sponte  vestra  com- 
ponite,  si  sapitis  ;  nec  reges  litis  arbitres  advo- 
cetis  ;  nec  bello  .  nec  linibus  intersint  unqnam. 


FABULA  V. 

ASINLS  ET  CAÏELLUS. 

Ne  ingenium  ad  aliéna  invité  trahamus  ;  nil 
apte  eleganter  quisquam  gereret.  Rudis  et  inep- 
tus,quantunivis  nitatur,  facetus  haberi  nequit. 
Pauci ,  quos  a^qiuis  amavit  Jupiter  :  pauci , 
quibus  primo  cum  haustu  lucis  arriserunt  gra- 
tisD  décentes .  infusa»  vénères ,  salesque  jocosi. 
Hoc  illis  proprium  unis. 

Id  punctum  ferre  ne  speres  ,  instar  asini , 
qui ,  si  fabuL-c  credas ,  ut  hero  gralior  et  carior 
esset ,  ei  blanditus  est.  (.)b ,  oli  ,  iiiquiebat  se- 
cum  ,  bic  canis  .  quia  lepidus  et  festivus  est  , 
familiariùs  ut  parem  se  gerit  erga  beruia  ;  ego 
vero  fuste  molar  ?  Quid  agit  ?  porrigit  pedeni  , 
actutum  in  deliciis  est ,  eunique  deosculantur. 
Si  blanditiœ  non  pluris  constant,  alqui  boc  ego 
valeo.  Totus  in  ilHs  forte  conspicit  beruiu  bila- 
rem  ;  tardé  et  inconsullè  acccdit  ,  ungulam  at- 
toUit  detritam  ;  eani  heri  mento  blandé  admo- 
vel,  necnon  et  canorà  voce  molles  ornât  blan- 
ditias.  Oh  ,  oh  ,  inquitherus,  quœnam  facelia», 
quodnam  nielos?  lieus,  ubinam  fustis?  Fustis 
advolat  ;  asinus  mutât  vocem.  Hic  tiniscom(Edi;c. 


FABULA   M. 

CONFLICTLS  MIRICM  CUM  .MISTELIS. 

IMiRF.s ,  genus  iuvisum  tnuslelarum  gonti 
frqué  ac  feiiu.e  ,  ni  lutai-enlur  angustiis  cavo- 
rum  ,  animal  (iblonguiu.  ut  opinor,  nsque  ad 
inlernecinnem  eos  cii'fieiet.  Quodam  anno  . 
quo  niuiiiuii  progonies  nnjUiplicata  crèverai  . 
rex  Ratapo  (ocgit  copias  .  exeicilumqne  e  cus- 
Iris  eduxil.  Uontra  mustelai  signa  confcrunt . 
fama  ferl  vicloriam  diu  luBsisse;  agniine,  crnore 


sulci  pinguescunt.  Verùm  undequaqut-  clades 
major  fuit  murium  ;  fusi  et  devicti  sunt ,  licet 
accerrimé  reluclati  fuerint  Artapax  ,  Psicarpax 
et  Meridarpax  fortissimi  duces  ,  qui  pulvere 
conspersi  ,  bostium  impetum  diu  refregerunt. 
At  incassum  obnituntur:  falo  cedere  necesse 
fuit.  Tum  dux  et  miles  promiscué  terga  dede- 
runt.  Desiderali  sunt  duces.  Ignobile  vulgus 
cavis  facile  se  recepil  ;  at  optimates  cristis  vel 
ad  ornatum  vel  adterrorem  insigniebantur;  id- 
que  eis  exitio  fuit.  Neque  cavi ,  neque  rinue 
ullcT  satis  patuerunt  ut  effugereut  ,  dum  vul- 
gus  minimos  subiret  cavos  ;  itaque  procerum 
magna  fuit  strages. 

Caput  pennis  implexum  sibi  ipsi  impedi- 
mento  est.  Nimia  ponipa  variis  in  angustiis  fu- 
gam  retardât.  Omni  in  negotio  facile  ignobiles 
sese  expediunt  ;   id  non  ^ aient  principes. 


FABULA  Ml. 

SIMIA  ET  DELPHIN. 

Apud  Graecos  mos  iuvaluit,  ut  transfretantes, 
simias  bistrionnmque  canes  navi  secum  aspor- 
larent.  Sic  inslructi  quidam  littore  in  Attico 
navem  fregeruut.  Nisi  del[>lunes  opem  tiilis- 
sent,  nemiui  ulla  fuisset  spes  salutis.  \ostro 
hoc  genus  amicissimum  est ,  asserit  Plinius  ; 
quis  negare  ausit  ?  Ergo  delphin  naufragos  pro 
viribus  servat  incolumes.  Eo  in  discrimine,  et 
simia,  cui  profuit  \ultum  bominis  utcumque 
referre,  a  delphine  pené  servata  est.  Dorso  pis- 
cis  insidebat .  instar  bominis  ;  et  eâ  gravitate  . 
ul  credci'cs  clarum  bunc  qui  carmina  ceciuit 
olim.  Jamquc  ad  littns  propemodum  vectus 
eraf,  cînn  forte  delphin  sic  quanit  :  Esne  Athe- 
nis  clarissima  in  urbe  natus?  Etiam  ,  inquit , 
illio  i)crtmiltisnotus.  Si  tibi  inciderit  negotiuui, 
flic  periciilum  gratia'  et  industriœ  mea' ;  nam- 
que priipinqui  sunnnum  locum  obtinent  : 
agriatus  judex  est  major.  Uiratiam  habes,  inquit 
del[)hin  :  alcpii  Pira-o  iVcquens  ades.  Ita  per 
singtilos  dios  ;  meus  familiaris  est  ,  autiquà 
necessitudiiie  conjimclus.  Hàc  vice  ballucinala 
simia  portum  pro  homine  sumpsit. 

Hunt  sunt  ImJMsinodi.  qui  Vallem-Ciirardi 
Roinam  cicdcri'iil  :  t;t  (|ui  garrientes.  licet  nil 
nôritit.  nmni.i  judiraiit  ! 

R'sil  di'lpbin.  et  detorquens  ca|)ut.  conspeclà 
simià  ,  se  tur|)eui  bes.iam  tautùm  ('.([iiis  e\- 
traxisse  seusil.  Ergo  inmicrgit  iterum.  et  petit 
hominem  quem  ci'ipere,  queat. 


360 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


FABULA  VIIL 


IDOLIM. 


CciDAM  pagano  fuit  domi  deus  ligneus.  Ge- 
nus  est  deorum,  quibus  cùm  sint  aures,  tamen 
siirdi  suut.  Mira  sperabat  de  idolo  ;  magno 
sumptuillud  colens,  vota,  dona.  lauros  coronis 
insignitos  frequens  aflerebat.  Nusquam  idohmi 
tôt  victimis  abundavit  ;  iiec  tamen  huic  emersit 
lucrum,  hsereditas,  pecunia-  acervus,  aut  bene- 
ficiuni  ullum.  Insuper  et  procelia,  sicubi  gras- 
saretur,  pro  parle  sua  paganus  damno  obnoxius 
erat.  Interea  nibilo  secius  deus  cpulabatur. 
Tum  demum  indigné  ferens  spem  delusani, 
vecle  idolum  fregit,  et  reperit  auruni  quo  trun- 
cus  cavus  affluebat.  Dum  te  colereni .  inquit, 
nuni  obolo  saltem  me  donasti?  Hinc  abi,  alias 
aras  quaerifans.  Similis  es  ils,  qui  naturâ  rudes 
et  vecordes  sunt  ;  nil  nisi  fuste  extudcris.  Dum 
te  cumulabam  bonis,  vacuuset  inops  mœrebam  ; 
ergo  opportune  aliam  viam  teutavi. 


FABULA  IX. 
GRACULUS. 

Pavone  mutante ,  plumas  graculus  eas  suffu- 
ratus  est,  iis  sese  instruens,  et  superbe  immis- 
cens  formoso  pavonum  gregi ,  necnon  et  exlen- 
tis  pennis.  Sevenustum  jactabat  verùmfraudem 
aliquis  agnovit.  Derisus .  illusus ,  exsibilatus . 
pennis  imniisericorditer  detractis ,  a  pavonibus 
expulsus^  confugit  pudibuudus  ad  prislinos  so- 
ciosj  paremque  tulit  repulsam. 

Quot  buic  similes ,  graciili  bipèdes  passim 
occurriint  ,  spoliis  ornati  alieiiis  1  Hos  vocani 
plagiarios.  Taceo,  nec  molestum  esse  volo  huic 
goneri  :  nil  meà  interest. 


FABULA  X. 

CAMELLS  ET  FISTES  ERRANTES  IN  AQUA. 

Qci  primùm  camelum  vidit,  fugit  monsfro 
atlonilus  ;  aller  accessit  ;  terlius  capistro  bel- 
luam  vincirc  ausus  est. 

Sic  insuela  usu  familiaria  liunl;  quod  primo 
aspeclu  horrendum  et  singiilare,  sensim  sine 
sensu  vulgare  videtur.  Quandoquidem  id  nunc 
tractamus.  hœc  narrem  sinas. 


Exploratores  aderant  ,  qui  procul  e  ripa 
speclantes  quid  ignotum  innatans  aquis,  voce 
erumpenle  exclamaverunt  :  Ingens  heec  navis 
est.  Paulô  post,  navis  fit  navicula  incendiaria  ; 
dein  phaselus  ;  vidulus  modo  ;  tandem  fustis 
fluctu,  circumaclus. 

Tam  plures  passim  novi,  de  quibus  hsec  apte 
dixerim  :  Eminus  quid  magnum  ;  cominus 
uihil  sunt. 


FABULA  XL 

RANA  ET  MUS. 

Qui,  ut  aiunl,  sperat  cœteros  deludere,  ipse 
se  deludit.  (Ut  melius  id  aperirem,  utinam 
liceret  verborum  exoletorum  antiquâ  vi  uti  !  ) 
Verùm  ,  ut  qu6  incœj)i  redeam,  mus  pinguis 
et  obcsus,  qui  nec  Advenlum  ,  nec  Quadrage- 
simam  noverat,  ad  marginem  stagni  vario  lusu 
genio  indulgebat.  Accedit  rana  suâ  linguâ 
dicens  :  Veni  domum  ,  epulaberis.  Continuô 
promisit  mus  ,  nec  fuit  necesse  ut  rogaretur 
impensiùs.  Jaclavit  tamen  rana  ,  ut  magis  alli- 
ceret ,  balineum  salubre,  voluptatem  itineris, 
aspeclu  mira  et  varia  paludis  ad  ripam.  Ali- 
quando,  inquit,  narrare  juvabit  dulcibus  natis 
amœnitales  rcgionis,  incolarum  mores,  reipu- 
blica*  aquatica;  administralionem.  Hoc  unum 
ei  cura;  fuil.  Nalabat  quidem  ,  sed  a?grè  sine 
ope  aliéna.  Huic  incommodo  sic  ranamedetur. 
Pcdcm  mûris  alligat  tenuijunco;  ipsainnans 
paludi,  ad  ima  gurgitis  miserum  bospitem  vin- 
culo  deprimere  nititur.  Nec  dalam  tidcm,  nec 
jus  gentium  violare  pudet  ,  inhians  largis 
epulis  ;  namque  exquisitus  ei  videtur  cibus  ; 
jam  praedam  devorare  crédit.  Ille  deos  testes 
invocal  ;  perfida  ridet  :  ille  reluctatur  ;  haec 
enixiùs  urget.  Eo  in  confliclu  ,  milvius  errans, 
gyrans^que  summo  in  aère  ,  despicit  miserum 
aquis  fluctuantem.  Irruit,  arripit  murem,  vin- 
culum  ranamque  simul  ;  duplici  praedà  gaudet  ; 
pisce  carneque  in  cœna  vescitur. 

Dolus  aculior  ipsi  subdolo  obest  plerumque  ; 
et  pcrtidia  in  capul  aucloris  recidil. 


FABULA  XII. 

TRIBITIM  AMMANTILM. 

Fabula  quœdam  apud  antiques  maxime  cla- 
ruit.  Qua  de  causa  ?  Id  me  fugit  :  hinc  lector 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


361 


moribiis  attendat  ;  ego  vero  fabulam  simpliciter 
narro. 

Fama  tulit  passim  Alexandrum  geniluni  c 
Jove  ,  afîectanlem  totius  orbis  imperium  ,  j as- 
sisse geiites  quotquot  sunt ,  nec  mora ,  suis 
genibus  supplices  advolvi.  Hominum  genus, 
quadrupedum  ,  ab  elepbanle  usque  ad  vernii- 
culum,  quin  et  piscium,  aviumque  respublicœ 
accessuntur.  Deacenlum  oribus  sonaus,  novuiu 
régis  placiluin  edicit,  terrorem  laïc  incutiens. 
Omne  genus  bclluarum ,  quai  hue  usque  uni 
suœ  ferilali  obsequebantur  ,  tum  temporis  ju- 
gum  ferre  decrcverunt.  E  latibulis  prodeunt, 
conveniunt  vasto  in  saltu.  Posteaquani  ali- 
quandiu  disceptaveriut,  tandem  placuit  tribu- 
tum  pendere  ,  supplicemque  legatum  miltere 
simiam.  Scripto  accepit  mandata  ;  de  tribu to 
autem  prtocipua  quœstio  fuit.  Quid  muneris? 
Pecunia  exigebatur.  Mutuum  petunt  ab  ofli- 
cioso  rege,  qui  suis  in  iinibus  fodinarum  auri 
potitus  ,  omnia  large  commodavit.  Tribuli  vec- 
tores  ultro  sese  prœbent  mulus  et  asinus  , 
equus  et  camelus.  Unà  \iam  carpunt  ,  cum 
legato  simia.  Coborti  leo  fit  obviam  ;  atqui 
hoc  malè.  Opportune,  inquit,  occurrimus  ;  iter 
faciemus  simul,  ô  comités  itineris  amantissimi. 
Ibam  seorsim  datuiu  munera;  at  munus  quani- 
quam  levé,  me  tamen  onerat  :  singuli  vestri^im 
quartam  partem  officiosè  gérant  ,  nec  gravi 
onere  prememini.  Ego  expeditiùs  in  lalrones, 
si  incesserint  ,  protinus  irruam.  Leoni  petifa 
denegare  insolitum  est  ;  ergo  blandè  excipitur, 
levatur  ,  spretoque  filio  Jo\is  magno  ,  cum 
publico  legationis  damno  opiparè  epulatur. 
Subeuut  pratum  rivis  irrigatum  ,  vernisque 
consitnm  floribus.  Hac  in  sede  zepbyri  capta- 
bant  frigus ,  et  pascebant  oves.  Repente  leo 
de  morbo  queritur.  Perficile  ,  inquit,  legalio- 
nem  ;  cœco  igni  malè  intus  uror  ,  berbasquc 
salubres  hic  quœrere  est  aiumus  ;  vos  prope- 
rate.  Restituite  pccuuiaiu  mihi  ;  namque  eà 
opus  est.  Explicant  sarciuas  ,  et  leo  ovans  ex- 
clamât :  0  dii,  quot  nummi  e  meis  pullula- 
runt  !  Plerique  parentes  adoequant  ;  meum  est 
incrementum.  Onmes  nummos  aut  saliem  fcre 
omnes  diripuil.  Veclores  et  simia  pudibuudi, 
nec  ausi  mutire,  rursus  i(cr  faciunt.  Jovis  nalo 
magnam  jactant  querelam  ;  al  injuria  inidla 
manct.  Quid  faceret  Alexander  ?  Leo  leoni 
adversusfuissel.  Adagium  id  prohibet  :  PiraUe 
confligentes  sibi  invirem  ofticiunt. 


FABULA  XIIL 


EQUUS  ET  CERVUS. 


Equi  ad  hominum  usum  ab  inilio  procreati 
non  fuerunt.  Dum  glande  conîenti,  prisci  bea- 
tam  vilam  agebant,  asini,  equi  et  muli  in  silvis 
errabant  ;  nec,  ut  moris  est  apud  nos,  vide- 
bantur  lot  clitellae,  tôt  ephippia,  strata  ornatûs 
bellici,  rhedse ,  pilenta  ;  nec  frequenlia  erant 
nupliarum  convivia.  Tum  orta  est  rixa  inter 
equum  et  cervum  velocem.  Dum  cursu  cer- 
vum  attingerc  non  possct ,  exoravit  hominem 
ut  industria  ejus  uteretur.  Homo  immisit  ori 
frenum  ;  dorso  insiluit ,  nec  requies  nec  mora 
donec  cervus  captus  interiisset.  His  gestis  , 
equus  gratias  agit  homini  ,  dicens  :  Prœslo 
sum  ut  te  adjuxem  ;  vale  :  redeo  ad  agres- 
tem  et  solam  sedem.  Neque  id  tu  faciès  un- 
quam  ,  respondit  eques  ;  melius  erit  tibi  apud 
nos.  Quis  sit  tui  usus  jam  teneo.  INlanedum  ; 
beatus  eris ,  nec  unquam  décrit  slramen  am- 
plum. 

Eheu  ,  quid  prolicit  cibus  exquisilior  ,  dum 
abesl  libertas  ?  Sensit  equus  se  errasse  ;  at 
seriùs.  Jam  equile  constructum  parabatur;  ca- 
pislro  alligatns  illic  oblit.  Félix  et  sapiens ,  si 
ignovisset  injuriam  !  Qualiscumque  sit  voluptas 
ultionis,  noli  banc  cmere  prctio  libertatis,  quâ 
ablatà  caetera  vilescunf. 


FABULA  XIV. 

VULPES  ET  HERMES. 

PLKiucirE  proceres  suiil  veluti  personœ  thea- 
Iri  ;  vulgus  rude  et  facile  suspiciens  specie 
capitur.  Hallucinatur  asinus  fidens  nimium 
oculis  ;  vulpes  verô  perspicax  rem  accura- 
tiùs  peipendit  .  et  sus  deque  exagitat.  Simul 
atque  sensit  vile  uescio  quid  occuli  magni- 
ticis  sub  involucris  ,  iuipingil  dicterium  olim 
ab  co  herois  hcrmoc  injectum.  Hermès  cavus 
eral ,  et  ingens.  Vulpes  laudans  artis  gra- 
tiam.  0  formosum  caput ,  iuqnit  ,  at  nullum 
cerebrum  ! 

0  quanti  Hol)iles  liac  in  re  herma.^  sunt. 


362 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


FABULA  XV. 

LITIS,  CAPELLA  ET  H^DUS. 

Capella,  duni  it  carptuni  herbain  pubescen- 
tem  ,  ut  depressa  distendat  ubeia ,  pessuluiii 
obdtt  ostio.  Cave,  inquit  h;vdo ,  ne  dispereas, 
reserando  januani  ,  nisi  pro  signo  dicatur  : 
Pereat  lupus,  atque  ejusprogenies.  Forte  duni 
hcec  dicerel,  illas  transit  lupus,  liccc  opportune 
recondens  aninio  ;  nec  nipacem  conspexerat 
capella.  Simul  atque  profeclani  vidit ,  voceni 
mutât,  et  blandè  orat  ut  aperialur  ostiuin  , 
addens  grata  verba  :  Pereat  lupus .  atque  cjus 
progenies.  Sperabat  se  siue  niora  ingressurum. 
At  quid  IVaudis  suspicans  iKodus  ,  rima  explo- 
rât. Ni  prrebeas  ,  inquit,  pedcm  album,  non 
aperiam.  Pesalbus  (ut  vulgo  constat)  insolilum 
est  in  gente  luporum.  Hic  stufietactus  tam 
improvisa  repulsà.  ut  venerat  sic  doumm  rediif. 
Quo  devenisset  tandem  sors  ha'di  .  si  lidisset 
verbis  auditis  à  lupo  ? 

Bis  cautusnil  nimis  prœcavet  sibi. 


licus  quidam.  Dominus  villœ  bis  januae  appensis 
banc  Belgico-Celticam  sententiam  scalpsit  : 
«1  Vos  fortes  lupi ,  ne  matri  credatis,  dum  cla- 
»    mitantem  objurgat  puerum.  » 


FABULA  XVII. 

SOCRATES  .EDIFICANS. 

SocRATEs  olim  acdes  extruens,  audiit  amicos 
carpentes  opus  suum.  Altcr  cubiculorum  an- 
gustias,  nec  tanto  viro  digna  atria  ;  alter  œdium 
faciem  minus  ornatam  ;  cuncti  andron  gyne- 
cœumque  inconcinnum  judicant.  Qu;e  domus  ! 
cui  viro  !  Vix  gyrari  potest  in  ea.  0  utinam, 
inquit  ipse,  utut  exigua  videtur.  tidis  opplere- 
lur  amicis  ! 

H«c  jure  merito  Socrates  falsis  injecit  ami- 
cis ;  veri  pauciores  erant ,  quàm  ut  domum 
totam  replerent.  Amicum  se  dicit  quisque  ; 
at  démens,  qui  crcdiderit  dantibus  verba.  No- 
mine  amici  nil  frequentius  ;  nil  rarius  ipsà 
amicitià. 


FABULA   XVI. 

LUPLS,  MATER  ET  l'IKH. 

Hic  lupus  in  nicntem  rovocat  aKerum  mcliori 
caplum  dolo  ;  sic  periit. 

Rustici  casa  semota  erat ,  cl  hqius  anle  ja- 
nuani inbiabat  pra^die.  Nainquc  viderat  im- 
mensum  grcgem,  tcnellos  \iliilos,  agnos,  oves, 
gallos  indices,  exquisila  doni([ue  opsonia.  .lam 
tamcn  eurn  taxlcbal  diutius  e\|)ectarc.  Al  cju- 
lantem  audit  puerum  ;  maler  increpat  :  ni 
taceat,  lupo  tradelur.  Arrectis  auribus  adstal 
animal,  do  felici  evenlu  jam  grales  ageiis  diis. 
Verùm  mater  placans  blandiliis  uatum  :  Ne 
plorcs,  inquit  :  si  veneiit ,  dabil  pœnas.  Quid 
reiest,  exclamai  vorax  animal?  Modo  polliceri, 
modo  negare.  Siccine  illudis  generi  meo  ?  Ha 
ut  vecors  a  te  iiabear?  Non  ila  res  eril  :  puer 
aliquanto  sallum  subeat  ad  legendas  avellanas  1 
Dum  Iktc  diccbal  .  exiliuul  domo  .  molo>sus 
irruit  ;  venabulis  cl  furcis  lupus  conl'ossus 
jacet.  Aiunt  :  Quidbuc  qua^silum  vetiisli?  U.on- 
tinuô  rem  narrât.  Ergo  ,  inqiiil  uialei- .  nalum 
vorasscs.  furcifer?  (Jcnueram  nem[!e  ni  ven- 
trem  impleret  tuum  !  'J'um  \erù  coiiiicitiu' 
lupus.  Abscidit  caput .  pïdem([uo  dextrum  \il- 


FABULA  XVHL 


SENEX  ET  EJUS  FILII. 


Omms  poteslas ,  nisi  una  et  sibi  lirmissimè 
coluerens.  niox  offeta  et  imbecillis  jacet.  De 
bac  rc  Pbrvgem  servum  audias  velim.  Si  cjus 
iuNcntis  addo  ,  non  ut  meum  hoc  do  pravâ 
ipinulatione  :  sed  ut  moribus  fabula  adcptetur  ^ 
nnstris.  Tanto  iucu  pto  me  miuorem  lateor.  • 
S;cpe  Pbsedrus  eiiilitur  ut  pnrcedcnlem  pr;e- 
verfal  ;  me  vero  luoc  audore  minimum  decel. 
Ergo  properemusad  patrem,  qui  nioriens  nalos 
arrtissimè  conjungcre  sluduit. 

Quo  mors  \ocabat  ]M'operans  senex  ,  ail  : 
Dulcissimi  nali  ,  cxperiiiiiiii  an  luec  jacula  in 
imum  fascem  compacta  IVangerc  queatis  ;  no- 
ilum  quo  vincinntur  vobis  aperiam.  Major  nalu 
tVusira  nisus  fascem  i-eddil  :  Incassum  ,  inquit. 
teMlal»nnt  validissinii.  Minor  suflicitur:  est  in 
|irocinctu  :  tentai,  nec  leliciùs.  Audel  deniqiic 
minimus  :  tcmpus  inane  ,  viies  impares  insu- 
liiil  :  t'ascis  ilbesus  manel.  ucc  dissiluil  e\  bac 
(•n[n|iage  liaslile  nlluiii.  O  inlirma  proies,  ail 
pater  :  (jutc  sit  hoc  in  iK^gnlio  virlus  niea  eli- 
ciam.  K\\\\\  Indere  pul.ml  ;  subridcnl.  al  malt-. 
Illc  dividil  j.nMila,  ol  singula  faiilè  dilîriiigil. 
En,  inqnil.  concordia-  vires.  0  nali.  amor  nos 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  liN  PROSE  LATINE. 


363 


niutuus  jungal  ;  ncc  his  diclis  fiiiem  l'ecit  ad 
extremuni  usque  spiritum.  Ubi  vero  sensit  se 
brcvi  iiioritui'iiin.  Ouo  avi  deveiiere,  inquit,  ô 
fîlii,  illiic  pergo.  Valele  ;  fidemdate,  \os  cari- 
talc  IVateruâ  nunquaiii  discessuros.  Ultimum 
boc  mihi  morienti  solatium  delur  ;  hsec  spes 
einercs  patris  allevet.  Singuli  deflenles  promif- 
lunt.  Omniuiii  datas  manus  tenet  iiiamis  jam 
defîciens.  Obit  tandem.  Hinc  occurrit  tVatribns 
ampla  hœreditas ,  at  ditTicillimis  implicata  iie- 
gotiis.  Créditer  sortem  petens,  in  bona  maniis 
injicit;  in  jus  \ocat  eos  vicinus  quidam.  Primo 
triumviratus  prospéré  repulit  injuriam.  Yerùm 
quœ  rara,  sic  et  brevis  inter  eos  amicilia  fuit. 
Natura  conjunxerat  ;  avariliasejunxit.  Ambitio 
mala,  livor,  jurisconsultorum  blanda  responsa, 
haereditatem  unà  invadunt.  Partiuntur  inter  se 
bona;  altcrcantur.  Ira,  clamor,  convicia  ob- 
tuûduQt  aures  ;  \itilitigant  ,  subterfugiunt. 
Centum  in  capitibus  quisque  causa  cadit.  Atqui 
refluunt  vicini  cum  creditoribus  ;  hi  errorem 
facti,  ilii  indictà  causa  se  damnatos  fuisse  obla- 
trantes.  Fratres  discordes  hue  illuc  impulsi 
in  diversa  tendunl.  Hic  litem  componere , 
ille  judicis  aleam  tentarc  capit.  Sic  fortunae 
dilapsae  pereunt.  Tune  demum  ,  at  serins  ilbis 
meminit  patris  pnecaventis  eoruni  mala ,  et 
fascis  jaculorum,  modo  conjunctim,  modo  seor- 
sum  tractali. 


FABULA  XIX. 

ORâCULUM  et  IMPIUS. 

ÏNSANORUMest  mortallum  cœlo  illudcre  velle. 
Quidquid  imis  pectoribus  reconditum  latet  , 
deos  neqiiil  fugere.  L'bivis  et  quidvis  vel  ipsa  iu 
nocte  feceris  ,  hoc  prœ  oculis  dcorum  imuioila- 
lium  lit  palùra. 

Impius  quidam,  rogo  dignus,  qui  divina 
utut  credere  consucverat,  cousultum  ApoHinem 
profectus  est.  Siunil  alque  ingressus  est  œdem 
sacram ,  (Juod  manu  teiieo  ,  iu(juit,  visitne 
annon?  Tenebat  passeiem  ,  jiaraliis  quidem  ad 
suilbcandum  \el  emillenduui.  prou!  couveui^sct 
ad  elusionem  oi'aculi.  Doluni  sensil  deus.  Aut 
vivum  aut  moriuinn  exliibe  ,  iiiquil  ,  p:!S,si!- 
rem  ,  nec  ultra  tende  insidias.  Tibi  nialè  cedcrct 
lenlare  dolo  nuniiaa.  Prociil  [terspicio  ,  ar 
ferio. 


FABULA  XX. 

AVARLS,  AMISSO  THESAIJRO. 

Usu  solo  bonis  polimur.  Qusero  ab  his ,  quo- 
rum sola  Yoluptas  est  pecuuiaî  acervos  accunm- 
lare,  qua  in  re  supra  ca^teros  homines  bcentur? 
Diogenes  in  int'eris  eoruui  opes  cequiparat.  Si;b 
luce  ,  avarus  instar  Diogenis  \itam  trahit  mise- 
ram.  Quem  narrât  .'Esopus  nummos  abden- 
tem  ,  ut  rei  exemplum  damus. 

Infelix  et  démens  aiteram  expectabat  vitani  , 
ut  labore  partis  frueretur.  Necpotiebalur  auro; 
contra  aurum  eo  polilum  est.  Ilumo  infoderat 
pecuniam  ,  amores  et  gaudium  simui;  pra^ter 
nummos  nil  videns,  nil  amans,  nil  dicens  ,  nil 
sperans,  nil  meditans  diu  noctu,  nil  somnians. 
Nuuimi  nescio  quid  ei  ipsi  sacrum,  qnod  vio- 
lare  nefas.  lens  ,  rediens ,  ediens  ,  polans  ,  nec 
leviori  momento  avertit  mentem  inhxam  loco 
quo  lafebat  carum  pignus.  Tolies  oberravit,  ut 
tandem  fossor  id  curiosiùs  observaverit.  Suspi- 
catus  illis  jacere  nummos  ,  clam  diripit.  Ali- 
quando  avarus  auxius  vacuam  reperit  fossam. 
Lacrymalur,  cjulat.  se  torquetet  dilacerat  mi- 
sère. Ouid  dolos  ,  qua^'so  ,  sciscitatur  illac  tran- 
siens?  Heu,  rapta  est  mea  pecunia  !  Ubiuam? 
Juxta  hune  lapidem.  Num  tempore  belli  hue 
adductam  celare  oporluit?  Nonne  rectiùs  fuisset 
domi  tuo  iu  cubiculo  servare,  quàm  transmu- 
lare  malè  tutis  scdibus?  Siugulis  horis  facile  de- 
prompsisses  ad  usum.  Siugulis  horis!  ô  dii 
œterni  !  siccinc  fieri  polest?  Quà  celeritate  dé- 
finit argentum  ,  cane  affluit?  Atqui  intactum 
erat.  Ergo  si  intactum  ,  cur  taotopcrc  doles? 
pro  pecunia  absconde  saxum  ;  ejusdem  erit 
nretii. 


FABULA  XXI. 

oci;],i  s  noMiM. 

Ad  bovile  (.oiifugiens  ccrNUS,  a  bobus  moui- 
tus  est  ul  tutius  quiereret  perfugium.  (.)  fra- 
tres, inquit,  ne  me  prodatis:  vlcissiui  piuguiora 
pascua  moMstraiiii  :  id  oflicii  arKjuaudo  prode- 
ril;  nec  vos  me  servasse  pd'uitebit.  Bo\es  ar- 
caiKt  se  obligaul  utut.  Ille  dclilescit  iu  augulo  , 
respirât  (juielr  ,  \ires  animos(pie  retirit.  Ad 
vesperam  .  uli  luos  est  diui'uus.  aiferunt  ré- 
centes hei'iias  :   bue  illuc  coneursanl  servi,  et 


364 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


centies  circumeuut.  Circuit  ipse  villicus,  nec 
uUus  uiiquam  advertit ,  aut  cervum  ,  aut  cor- 
nua  ejus  ramosa.  Silvarum  incola  jani  bobus 
gratcs  agit,  expectans  in  stabulo ,  donec  ad 
Cereris  negotia  redeuntibiis  singulis.  ipse  oppor- 
tuniùs  évadât.  Uuus  boum  dixil  ei  ruminans  : 
Bene  est  ;  attamen  qui  centum  oculis  perspicit 
nonduin  recensuit  cuncta.  Hujus  adventum 
valde  tibi  timeo;  donec  transierit  ne  te  securuni 
jactes.  Tuni  berus  advenit ,  et  gyraus  ubique 
explorât.  Quid  rei  est ,  inquit  servis?  Deest 
fœnum  clatbris;  hoc  stranien  minime  recens  est. 
Heus,  citô  ad  fœnile  pucri  advolent;  in  poste- 
rum  jumenta  nieliùs  niteaiit;  qnàm  facile  au- 
ferrentur  aranearum  telse.  Ordine  ponantur 
juga  cum  collaribus.  Dum  cuncta  observât , 
prœter  solita  capita  vidil  caput;  cervum  agnos- 
cit.  Arripiunt  venabula  ;  singuli  feriunt  mise- 
rum,  nec  lacrymis  mortem  eflugit.  Auferliu", 
sale  spargitur.  Variis  in  conviviis  hic  cibus  et 
vicinos  feslivos  delectat. 

Hic  Phffdrus  eleganter  :  Nihil  est  par  oculo 
heri;  ego  verô  lubens  addiderim  amatoris  ocu- 
lum. 


boris  consortes.  Nisi  plus  dixerit ,  inquit  alau- 
da,  nil  opus  est  immutare  sedes  ;  verùm  cras 
attentiiis  auscultate  mandata.  Interea  alacres  bis 
vescimini.  Pastu  refecti ,  mater  natique  unà 
dormiunt.  Prima  lux  dealbat  cœlum  ;  amici 
absunt  ;  alauda  evolat.  Herus  pro  more  agrum 
circuit.  Jam,  ait,  bœc  frumenta  succidere  opor- 
tuit.  Peccant  amici  ;  at  graviùs  peccat  qui  iis  in 
officiosis  nimium  lideus,  sibi  ipsi  deest.  Heus 
nale  ,  adi  propinquos ,  idem  rogans.  Hàc  vice 
pulli  pavidiores  aiunt  :  0  mater,  dixit  :  Arcesse 
propinquos,  nunc  ,  nunc.  Etiamnum,  ait  ma- 
ter^ ô  nati  quiescite.  Nec  res  eam  fefellit  ;  adve- 
nit nemo.  Tertiùm  herus  frumenta  invisens, 
Insanè  erramus,  ait,  dum  alienam  opem  expec- 
tantes,  nostraî  incuria?  damnum  ferimus.  Quis 
atriicior  propinquiorne  mibi  meipso?  Hoc  animo 
reconde  ,  lili ,  et  audi  quid  sit  agendum.  Ar- 
reptis  falculis  ,  nos  nostrique  cras  petamus 
agrum  ;  atqui  haec  via  brevior  ;  opus  absolve- 
mus  quando  per  vires  licebit.  Ubi  id  consilii 
sensit  alauda  ,  Hàc  vice,  inquit  nalis,  bine  rai- 
giate  ociùs.  Tum  pulli ,  absque  tuba;  signo , 
fugam  maturantes  volitant ,  cursitant ,  prœci- 
pilesque  ruunf. 


FABULA  XXI l. 

ALAUDA,  KJLS  PILI.I.  tf  AGRI  DOMINl'S. 

Lm  tibi  confidas;  vulgarc  proverbium  est. 
En  quo  modo  /Esopo  auctoreclaruit. 

Dum  frumenta  virescunt,  alaudio  in  iis  ni- 
dum  occultant ,  eâ  circiter  anni  tempestate  quâ 
cuncta  pullulant ,  ^'enusquc  blanda  grassatur, 
cùm  monstra  imo  in  mari ,  tum  tigres  in  silvis, 
uecnon  in  agris  alauda\  Una ,  jam  medio 
elapso  vere,  vcrnas  aiuoris  illecebras  inovpoi'ta. 
tum  demum  in  animum  induxit  ut  iterum  ,  ua- 
tura;  instar,  matris  implerct  partes.  Nidum 
struit,  parit  ova,  incubât  et  excludit.  Quamvis 
properè,  res  utut  sese  habuit.  Ubi  maluruit  vi- 
cinaseges,  antcquam  pulli  nido  evolare  pos- 
sent ,  ipsa  trépida  ,  vaiiisque  curis  distorta  ,  it 
quœsitum  cibos.  Explorate ,  inquit  nalis:  ex- 
cubias  agite.  Si  herus  agri  cuni  lilio  venerit , 
(namque  aiîveniet)  auscuilale.  et  prout  dixe- 
rit, evolabiiuus  siuL'uli.  Vi\  alauda  nalos  reli- 
querat ,  cùm  lierus  uiiàque  lilius  adveniunt  : 
Matura  est ,  inquit,  seges:  i  C'>n\ncatum  ami- 
cos,  ut  allatis  falculis  cras  suinmo  mane  suà 
operà  nos  adjuvent.  Rediens  alauda  familiani 
trej)idam  invenif.  Una  ait  :  Jussit  heiiis  siniul 
atque  aurora  illuxcrit .  cras  arcos^ant  amicos  la- 


LIBER    QUINTUS. 


FABULA  I. 

LIGNATOR  ET  MERCURIUS. 
Id  l\  (..  D.  B  ». 

Tio  quod  arri;leret  ingenio  ,  opus  arte  ex- 
cudi  summà;  supplex  suiïragium  rogavi  tuum. 
Ergo  respuis  uimis  tersum  sermouem,  ambi- 
tiosaque  ornanienta  jubés  ut  recidam  :  tibi 
adha'reo;  quod  non  sponte  fluit  invenustum 
i'f[.  Scriptorem  semper  grandiloquentia;  inten- 
tiim  fastidio:  nec  tamen  arccas  sales  et  lepores  ; 
h(is  amas,  nec  ego  et  odi.  Verùm  ad  metam  in 
quam  coUineal  .Esopus,  et  ego  pro  modulocol- 
lineo.  Nec  per  me  stabit  quiu  bis  \ersibuset  ' 
deloclem  et  moneam.  Atqui  hoc  non  est  levions 
moiiionti.  .Niinimè  lidens  viribus  .  nec  clavà 
Morculcà  in  piavos  more.s  invchi  valens,  melius 
lora  seco  ridiculo  quàm  acri.  Eo  deflectit  ingc- 
niiiin.  An  sit  par  operi ,  necue ,  id  nte  latet. 
Inlerdnm  narro  quid  facial  supcib'a  démens  li- 

'  Li-'  ili«.'\;iri.i-  Je  H'uillon. 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


361 


vori  conjuncta;  namque  lii  duo  cardines  quibus     sum  dementem  persuasif.  Socius  ferreus  surgit 


volvuntur  mores  nostno  letatis.  lia  vile  animal 
mole  bovem  aequare  visum  est.  Vice  muluà  , 
virluli  vitium  ,  sanae  menti  dementiam  objicio  , 
agnos  rapaci  lupo  ,  muscam  formica).  Eo  in 
opère  centuplicem  coniœdiam  contexui,  cujus 
scena  totus  est  orbis.  Homines,  dii,  bruta^  ani- 
mantes suas  partes  agunt ,  et  Jupiter  ipse.  Nunc 
qui  verbis  ejus  puellas  alloquitur,nuntius  prod- 
eat.  Nec  tamen  hic  tractanius  hodie  hujusmodi 
fabellas. 

Quo  victitabat  instrumentum  lignator  ami- 
serat.  Dum  securim  frustra  quaerit,  miserabili 
voce  gémit,  Nec  ut  propola  esset  instrumento- 
rum  copia  fuit;  hoc  uno  potitus.  Lacrymisfa- 
ciem  irrigat.  0  securis  mea,  inquiebat,  ô  secu- 
ris  dulcissima,  restitue  hanc  mihi,  Jupiter! 
iterum  a  te  même  creatum  putem.  Jovem  exo- 
ravit;  advolat  Mercurius.  Non  amissa  est ,  ait 
deus ,  agnoscesne  tuam?  Namque  in  vicinia , 
nil  fallor,  hanc  reperi.  Simul  auream  monstrat  : 
Mea  non  est,  ait.  Aureaî  argentea  suffîcitur  ; 
iterum  rejicit.  Denique  lignea  datur  :  Atqni 
haec  mea  est,  inquit:  ultimà  contentus  ei-o. 
Tribus  polieris  ,  ait  Mercurius  ;  iîdes  tua  remu- 
nerabilur.  Eo  modo  lubens  accipiam,  inquit 
rusticus.  Gontinuô  rem  fama  latè  perfert  ;  li- 
gnatores  ex  industria  et  secures  amittere,  et  res- 
titutionem  molestis  clamoribus  pelere  inciplunt. 
Quem  pra^  ca^teris  audiat ,  anceps  hceret  Jupi- 
ter; Mercurius  iterum  vociférantes  adit  ;  sin- 
gulis  auream  monstrat.  Singuli  se  vecordes 
putassent ,  nisi  dixissent  :  Mea  est.  Tuni  Jovis 
filius  non  modo  eos  aurea  non  donat ,  sed  etiam 
hâc  verticeui  vehementer  ferit. 

Nunquam  mentiri,suoet  parvo  beatuni  vive- 
re,longèsecurius.  Quanti  studentmendaciis  opes 
captare!  Quorsum  hœc?  Jupiter  minime  fallitur. 


FABULA  IL 

OLLA  LUTEA.  Eï  OLLA  FEilHEA. 

Vas  ferreum  (ictile  invilavit  ad  iter  imà  fa- 
ciendum.  Fictile  exciisafione  usus  est .  nimi- 
rum  se  .  si  saperet ,  adliœsurum  focis  ;  namque 
prae  summa  fragililate  minima  sibi  prcficavenda; 
leviori  denique  in  casu  nequidem  fragmen  sui 
superstiturum.  Tibi  verè,  inquit,  cujus  cutis 
paulc)  durior  est .  nil  obslat  quominus  proficis- 
caris.  Te  protegam  ,  ait  lerreum.  Si  quid  dii- 
rius  tuam  imminel  in  perniciom  ,  médium  me 
inseram;   refringam   iiHuîu.  Oflicium  promis- 


ad  dextrum  latus.  Tripedes  enixèclaudicant  ;  at 
(juocunique  in  as.sultu  ,  in  se  invicem  ailidun- 
lur.  Damiumi  lulit  fictile:  nnndum  centum 
passibus  confectis,  a  socio  dilhingitur  ,  nec  in- 
fortunium  queri  licel. 

Impari  socio  ne  te  adjungas  ,   nisi  fictilis  fa- 
tum subire  velis. 


FABULA  IlI. 
PISCICULUS  ET  PISCATOR. 

MoDO  dii  incolumitatem  dederint,  pisciculus 
piscis  evadet.  Hàc  spe  dimittere  illum  ,  hoc  in- 
sanum  duco;  incertum  namque  est.  an  iterum 
capiendi  sit  copia. 

Ad  ripam  fluminis  cyprium  exiguum  cepe- 
rat  piscator  ;  et  hoc  saltem  adnumerum,  in- 
quit, pracdœ  inhians.  En  primitiasad  parandum 
convivium;  vidulo  immittendus  est.  Cyprius 
ille  tenuis  suâ  voce  dixit  :  Quid  tibi  proliciam  , 
cùm  vix  dimidiam  praestem  buccellam  ?  Sine 
me  adolescere;  iterum  retibus  capiar  ;  prcedives 
aliquis  vectigaliuni  redemplor  magno  me  pretio 
émet  ;  nunc  vero  centum  pares  vix  patinam  in- 
struerent  :  verùm  quae  patina?  credc  dicfis , 
malè  instructa  quidem.  Malè  inslructa,  repo- 
suit  piscator,  quantum  libuerit ,  u  lepide  piscis; 
qui  oralorem  agis  elegantem  ,  incassum  oras  : 
vesperà  friclurum  in  sarlaginem  te  injiciam. 

Parvum  jam  partum  ,  amplioribus  speratis  , 
utpote  cor  tu  m  incerto  pripstat. 


FAUULA  IV. 

AIRICLL.-E  LEPORIS. 

CoRNLTLM  animal  Iconem  cùm  lœsisset,  hic, 
ne  recideret  eodem  ,  interdixit  fmibus  regni  om- 
ni  animali  cornigero.  Actutum  capra^,  arietes  , 
tauri ,  celeriteremigrant.  Lepus  verô  advertens 
aurium  umbram  fimuit,  ne  earum  amplitudo 
in  cornuum  suspicioneni  traherelnr  ab  inquisi- 
tore.  Inqnisitor  eas  coruua  assereret.  Valc  .  vi- 
cine  Grillo  .  inquit:  hincabeo,  Aures  cornua 
forent,  quam\is  breviores  esscnt  auribus  stru- 
thionis.  Necdum  metu  liber  essem  ,  ait  Grillo. 
Quid  tu?  cornua  hœc  ?  Me  insanum  putas  ?  Hae 
sunl  aures  a  Deo  lict».  Atqui  cornua  habebun- 
tur,  instat  pa\idum  animal  :  verimi  etiam  mo- 
nocerotis  cormia.  Quidquid  conlrà  alVeram  , 
oratio  et  argumenta  uti  deliria  ludibrio  erunt. 


366 


FABLES  DE  LA  FONTALNE  EN  PROSE  LATINE. 


FABULA  Y 


FABULA  VIL 


VULPES  CIRTA. 

ViLPES  jaui  senior  el  subilola ,  puîloruni 
plariniii  slrage  insignis ,  qucni  procul  vul- 
pino  liahitu  facile  nosses  ,  lu  laqiieum  tan- 
dem inciderat.  Forte  fortiinà  sese  expediit , 
at  non  intégra  :  naniquo  camla  illi'-  pro  pi- 
gnore  data,  curta  et  piidibiinda;  aiifugil.  Ut  pa- 
rium  numéro  opprobrinm  dilnerol ,  vulpiuni 
foncione  habita,  sic  ait  .  Cui  bono  pondus  inu- 
tile? Quid  prodest  ha-c  cauda  cœnosas  passiui 
verrenssemitas?  Meaquidem  sentenlia  si  stclis, 
singuli  anq)uteut.  Opiiinè  censés,  inquit  unus 
inler  caeteros  :  verùni  te  verlas  paulisper  :  tu;u 
solvetur  quxstio  :  Tantis  vociferationibus  irrisa 
est  curta  vulpes,  ut  nequidem  audiri  posset. 
Argumentis  asssequi  caudal  amputationem  .  ver- 
ba  futilia  tenipusquc  inane  :  ita  mos  ille  per- 
stitit. 


FABULA  VI. 
.i^NlS  CLM  ANCll.Ll  Ll^^. 

Ami  erant  dua*  auciUuhc  mirilieè  nenles  ; 
quibuscurn  .  si  conféras  Sorores  Icrgeminas  . 
ha-  lanani  iutricantes  videbuuliir.  Ponsuni  dis- 
tribucre  ambabus  uua  eri't  cura  vetuke.  Simul 
atque  Thetys  e  sinu  depellcbat  Pbœbuni  capil- 
lis  aureis  ,  volvebanlur  orbiculifusi.  Necmora, 
nec  requies.  Aurorà  bigas  agente,  continue) 
Galhis  cauebat.  Conlinuô  anus,  obsita  paunis 
squalidis.  acccndens  hicernani,  rectà  adibat  lec- 
fum  ubi  ancilluke  alto  mergebantur  somuo. 
Altéra  oculuni  semiapertuni  volvit;  alteralacer- 
tum  dislendit  oscitans.  Utraque  dolens  injuriain 
dentibus  infreudit.  0  galle,  scelestuni  animal, 
pœnas  dabis  1  Stant  dicto  :  jugulalur  aies  mo- 
Jestus  diei  nuntius.  Necsorlem  nieliorem  fecit 
haec  ca?des.  Ouiniuio  vix  ambœ  decubuerant, 
cùm  anus .  ne  pradcriisset  bora  condicta,  ut  lé- 
mures per  tolam  vagatur  domum. 

Sic  crebro  dum  te  e  negotio  expedire  studes, 
in  aliud  sollicitiùs  te  implicas.  Hujus  rei  testes 
adhibeo  ancillulas  ,  re  malè  geslà  ,  anxiores. 
Anus  pro  gallo  eas  urget  molestiùs.  E  Charybdi 
decidunt  in  ScvUam. 


SATVRIS  ET  RLSTICrS. 

Ima  in  spelunca,  ctquidemhorrida  senlibus, 
Satyrus  natique  uuà  juscidum  degluticbant  , 
cratère  dentibus  admorso.  Yiridi  in  inusco  cer- 
nere  erathunc,  conjugem  .  liberosque,  absque 
tapetc  aut  veste  ullà  sedentes,  et  faîne  \oraces. 
Imbre  sesubducturus  frigens  rusticus  ingredi- 
tiir  :  quannis  incxpectatus.  ad  bauriendum  jus- 
culum  invitatur.  Nec  |)lus  vice  simplici  rogare 
opus  fuit.  Gontinuo  balitu  digitos  refovet  ;  pos- 
tea  délicate  in  cibum  appositum  insufflât.  Stn- 
pet  Satyrus.  Hospes .  quorsum  bœc,  inquit? 
'Juo  balitu  jusculum  refrigcratur.  eodem  l'efo- 
\('ntur  digili!  Perge  quo  cœpisti  ;  nec  dii  irati 
siiiant  me  tecura  sub  eodem  tecto  cubare.  Apage 
rétro,  quorum  os  frigidum  calidumque  halat. 


FABULA  VIIL 

EQLLS  ET  LIPUS. 

Ea  tempeslatc  quà  lepentibus  zephyris  pu- 
bescunt  gramina ,  ei  aniinalia  desertis  sedibus 
viclum  quceritanl.  lupus  quidam,  asperitate 
hiemis  famis  im|)atiens  .  incidil  in  equum  , 
quem  vernas  in  berbascompulerat  herus.  Quan- 
tum exullaverit  animis,  dictum  puta.  Ampla 
venatio  ,  inquit  :  ô  si  uneino  nieo  pendula  es- 
set!  Tu  ,  si  vervcx  esses ,  quidni  ?  certa  prœda 
fores  mibi  !  Nunc  le  ut  occupem  dolo  utendum 
est  ;  ergo  dolo  uti  est  animus.  His  diclis  ,  ta- 
cite subrepit ,  discipulum  Hippocratis  se  pro- 
fitelur  ;  se  herbarum  liujus  prali  \im  medicam 
per  singula  nosse  jaclat  ;  variis  se  mederi  morbis 
tuto  posse ,  nec  ballucinari  asseverat.  Si  velit 
equus  morbum  aperire ,  se  gratis  hune  sana- 
turum:  namque  si  medica;  arli  fas  est  credere  , 
equus  libéré  et  sine  capistro  errans  in  pralis , 
minus  firmam  indicat  valetudinem.  Ulcus.  in- 
quit equus ,  pedi  meo  subcst.  Ullum  est ,  re- 
posuit  doctor,  membrum  morbis  magis  obno- 
xium.  Dominam  equorum  genlem  curare  mibi 
apud  omnes  laus  est  ;  insuper  cbirurgus  sum. 
Sceleslusopportunumtempus  captabat,  utmor- 
bidum  invaderet.  Hic  dolum  suspicans ,  exim- 
proviso  calcitrat,  dentés  maxillasque  elidens. 
Bene  est,  inquit  mœrens  lupus;  alqui  hoc  com- 
merui.  Singuli  suce  arti  incumbant.  Melanium, 
herbarum  peritum  agere  minime  decuit. 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


367 


FABULA  IX. 


ARATOR  CI  M  KILllS. 


Operi  incumbite  ,  indulgitc  labori  ;  fundiis  , 
certiores  divitiae. 

Ll)i  sensit  dives  aralor  se  niorti  proxiinum  , 
arcessivit  iiatos  ,  semotisqno  tcstibus  ,  sic  allocii- 
tusesl  :  Cavete  ne  vaineatunquain  agellus  accep- 
tas ab  avis;  illic  thésaurus  latet  ;  locus  me  fugit 
quidem;  al  reperietis,  modo  non  desit  animus. 
Succisis  fruiiienfis  properate,  humum  versate  . 
fodite  .  proscindile.  nec  intaclus  locns  supersit; 
iterum  afque  iterum  frangitc  nunutatim  ipsas 
glebulas,  Extincto  patie,  nalisusdequeagellnfu 
cxagitant  ;  labente'anno  longé  plures  fruges 
attulit.  Nummi  vero  nusquam  reperli  sunt.  Fé- 
lix et  sapiens  pater,  qui  tiliis  vitam  laboiiosam 
ut  praecipuas  opes  moricns  reliquit! 


quin  statini  Forfuiia  riilpetur,  (pjasi  singulis  se 
(lederit  vadeni.  De  oiniii  casu  ut  auctor  in  jus 
vocatuf.  Iiu()i'udens ,  incautus ,  sibi  nialè  con- 
sulens  ,  illà  incusatâ  ,  se  purgatuui  pulat.  Ut 
brevi  dicaui ,  semper  Foituna  peccat. 


FABULA  XII. 

MEDICI  Dit). 

MF.Dir.LsTanlopejus  inviseliat  a^groluni.quem 
a.libat  et  socius  Tanlomelius.  Quamvis  ille  as- 
sererel  jacentein  niigralurum  ad  avos,  hic  spe- 
ravit  convalilurimi.  Duni  in  adversas  irenl  sen- 
tentias,  etTanlopejuspraevaleret  socio,  aegrotus 
natunc  Iribuliim  pependit.  Utei'que  de  hoc  nior- 
bo  sibi  plaudebat  jactantiùs.  Aller  :  Inleriit,el 
préecaveram.  Aller  :  Si  meo  curassem  arbitrio  , 
convaluisset. 


FABULA  X. 

MONS  PARIENS. 

MoNs  parluriens  tantos  ciebal  claniores  ,  ni 
cuncli,  accili  ululatibus,  pulaverint  hune  pro- 
cul  dubin  paritnrum  urbem  ampliorcm  Lute- 
tià.  Soricem  enixus  esl. 

Dum  mente  revolvo  banc  [abellatn  ,  verbis 
raendacem  ,  veramque  sensu  ,  audire  mihi  vi- 
deor  poetam  insonanlem  ;  Cantabo  bellumges- 
tum  à  Titanibus  adversùs  Allisoaantem.  Quan- 
ta pollicelur  !  Quid  vero  proostat?  Venlos  inanes. 


FABULA  XL 
FORTl'NA  ET  PUER. 

In  margine  alti  putei  jacebat  sopore  oaplus 
puer,  qui  tuni  in  collegio  litleris  operam  dabal. 
Omnia  huic  éetali  leclulus  et  culcita  mollis.  Hic 
situs  vir  gravis  c\  allitudine  viginli  iiliiarum 
luisset.  Opportune  etauspicatô  bac  transiil  For- 
tunaipsa,  blandèque  eum  excitavit  bis  verbis  : 
Scile  puer,  le  sospito;  aliàs  plus  sapias  velim. 
Si  prolapsus  fuisses ,  id  imputaretur  raibi  ,  et 
imnierito  :  namque  lu  unns  in  culpa  fores.  Num 
tuœ  stultilia^  id  débet  d;u'i ,  an  morositali  niea'? 
Sic  locula  evolat. 

Mihi  verô  placent  bœc  dicla.  Nil  malè  cedit, 


FABULA  XlII. 

C.AL!JN\  OVA  PARIENS  AUREA. 

Amitut  oninia  ,  onmibus  inhians  avarus. 
Abonde  id  patebit  cxcmplo  gallinœ  ovum  au- 
reum  ,  si  i'.ibni;e  credas .  per  singiilos  dies  pa- 
rienlis.  rhesaurum  extis  ejus  inli.Trenlem  sus- 
])icalns  est.  Jugulavit.  dissecavit;  nil  nisicaile- 
ris  gallinis  commune  reperil.  Sibi  ipsi  certiores 
diripuit  fortunas. 

0  prœclaruni  in  a\aros  documenlum!  No- 
vissimis  leniporibus  quoi  visi  sunt ,  qui  opibus 
angeri  diim  iiimis  properèstuduere  ,  in  paupe- 
riemse  delruserunt! 


FABULA  XIV. 

ASIMS  GESTANS  RELIQL'IAS. 

Sanctokim  reliqniis  omislus  asinus  se  coli 
pulabal.  Ilis  clarus  .  jaclautiùs  incedebal,  sibi 
arrogans  Ihus  et  cantica.  Nescio  quis  errorem 
intcllexit,  el  ail  :  U  asine,  insanam  depone  su- 
perbiam  ;  non  lu.  sed  efligies  sacra  colilur  ; 
buic  uni  debetur  honos.  Ignari  magislralûs  to- 
ira  salutatur. 


368 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


FABULA  XV. 

CERVUS  ET  CANES  IN  VINEA. 

Alta  et  frondosà  vineà ,  qualis  pleruniqiie 
hixurial  quibusdam  in  regionibus  ,  protectus 
cervus  incolumitatem  qiiœrebat.  Venatoreshàc 
vice  canes  aberrasse  existlmant  :  ergo  revocant 
canes.  Cervus,  ô  indignurn  lacinus  !  beneficii 
immemor,  morsu  carpit  vilem  sibi  beneficam. 
Audiunt,  redeunt ,  depelhint;  eo  tandem  mo- 
ritiirus  redit.  Hanc  pienam  ,  inquit,  comnierui. 
0  ingrati ,  hoc  exemplum  vohis  prosit  !  Con- 
tinué procunibil  ;  canum  turba  satiatur;  frustra 
plorat  coram  venatoribus  qui  expirantem  cir- 
cumdant. 

Vera  hœc  est  imago  eoruni  qui  asylum  ipsum 
quo  mortem  evaserunt  ,  violant. 


FABULA  XVI. 
SERPENS  ET  LIMA. 

Fertlr  scrpentem  vicinimi  horologiorum 
opificis  (heu  quàin  niisero  cxiliosa  vicinia  ! ) 
officinam  subiil,  etvictum  quœritans,  nii  pra'- 
ter  limam  ex  acie ,  quam  rodere  cœpil.  Lima 
placide  dixit  :  Heu  rudis  et  impcrite  ,  quid  agis? 
Te  duriorem  aggrederis.  Serpenlicule  démens, 
antequam  e  mea  mole  dctrahas  oboli  quartani 
partem ,  dentés  tuos  comminuam  ;  temporis 
edacitateni  tantùm  nieluo. 

Hœc  ad  vos ,  ô  intima  ingénia  ,  genus  imbe- 
cillum  et  inutile  !  Frustra  desudatis  ad  car- 
pendum  alienum  opns.  Niim  speratis  vos  mor- 
su livido  coutumeliosèailecturospulchra  lolcar- 
mina?  ^Enca,  chalybca,  adamantina  vohis  snnt. 


FABULA  XVII. 

LEPL'S  ET  PERDIX, 

NfNQUAM  irrideas  miseros;  quis  enim  cons- 
tantem  sibi  felicitatem  partam  autumat?  Uno 
vel  altero  exemplo  fabellis  sapiens  .-Esopus  nos 
edocuit.  Idem  narrare  lubet. 

Lepus  et  perdix  eodem  in  agro  accolas  tran- 
quillam  ,  ut  videbatur,  vitam  degobant.  At  su- 
bito irruente  canum  tnrb;\ ,  lepus  perfugium 
quan'ere  coactus  fuit.  Ad  lalebram  confugit  ; 
deludit  aberrantes  canes,  Briialdumque  ipsum. 


At  se  ipsum  prodidit;  namque  e  membris  œs- 
tuantibus  emittuntur  spiritus  odorati.  Miraldus 
olfacit  ;  et  secum  cogitans  conjicit  Leporem 
adesse;  acriter  insequitur.  Veridicus  Rustaldus 
asserit  leporem  iterum  profectum  esse.  Adcu- 
bile  redit  moriturus  infelix.  Insultât  perdix,  his 
verbis  :  Jactabas  perniciem  tuam  ;  ubinam  sunt 
pedes?  Dum  ridet,  suà  vice  captatur  illa.  Con- 
iidit  alis ,  ut  instans  effugiat  discrimen;  at  mi- 
sera a  sœvis  unguibus  accipitris  non  sibi  caverat. 


FABULA  XVIII. 

AQl.lLA  ET  BUBO. 

Aqiila  etbubo,  rixis  sedalis ,  se  invicemam- 
plexi  sunt.  Alterregiam,  aller  bubonis  fidem 
obligavit,  neutrum  socii  pullos  voralum.  Nô- 
risne  meos,  inquit  .Minerva?  avis?  NuUatenus, 
respondit  aquila.  Tanlo  pejus,  reponit  lucifu- 
ga  ;  ideo  illis  timeo  admodum  ;  summo  versan- 
lur  in  periculo  ;  tu  rex  nil  observare  dignaris; 
reges,  ut  dii  ,  quidquid  dixeris,  omnia  ada:- 
quant.  Dulcissimi  valete  alumni  ,  hic  si  vos  re- 
perit.  lUos  ,  ait  aquila  ,  aut  describe  aut  mons- 
tra  mihi ,  utinfactosusquequaqueservem.  Tum 
bubo  :  Elégantes  sunt  nati  mei ,  belli ,  venusti, 
sciti  supra  coa^quales  omnes  :  eos  hoc  signo  fa- 
cile noveris;  crgo  nec  oblitus  signi  funestam 
apud  me  Parcam  inducas.  F.iventenumine,  Bu- 
bo genuerat  pullos.  Dum  ipse  ibat  quœsitum 
pra;dani ,  imminente  uoclc ,  forte  aqr.ila  ,  in 
angulo  rupis  abruptae  vel  domûs  semicollapsae 
(utrum  sit  nescio)  conspcxit  monstra  deformia, 
truci  asperoqne  vultu  ,  fnriali  voce.  Hos  ,  in- 
quit ,  non  genuit  amicus  nostcr:  voremus  igi- 
tur.  Deglutivit  totam  familiam  ,  neque  enim 
cibis  utitur  modicis.  Pullorum  pedes  invenil 
tantùm  bubo  reversus ,  heu  ,  cari  pignoris  tris- 
tes reliquia?  ?  Queritur,  et  obsecrat  deos,  ut  sce- 
lestum  tanti  luctùs  auctorem  plectant.  Quidam 
interpellans  ait  ;  Tibimet  imputes  casum  ;  quin 
potiùs  culpes  legem,  quà  cuncti  suî  similem  , 
scitum  ,  bellum  ,  venustum  putant.  Sic  natos 
aquiiae  depingebas  naviter  ;  num  aliquo  saltem 
lineamcnto  id  referebant? 


FABULA  XIX. 
LEO  AD  BELLUM  PROFECTURUS. 

Léo  incœptum  moliens ,  de  re  militari  con- 
cilium  coavocavit  :  arcessivit  cuncta  animalia 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


369 


singulis  probatuni  est  incœptum.  Singnla  pro 
ingenioassensere  :  machinas bellicas  inferre  dor- 
so  poUicitus  est  elephas,  pro  more  praeliaturus  ; 
iirsus  accingitur  ad  irruptionem  :  vulpes  nego- 
tia  subdolè  ordilur  ;  simia  mimicis  lusibus  bos- 
tem  distinct.  Nescio  quis  dixit  :  Procul  abigan- 
tiir  asini  tardi  et  graves,  leporesque  pavidi. 
Minime,  inquit  rex,  atque  bissuae  partes  erunt  ; 
si  abessent,  eorum  opéra  desideraretur.  Asini 
Yox  instar  tubae  terrorem  incutiet;  nuntium 
aget  lepus. 

Rex  solers  et  perspicax  singulis  subditis  com- 
mode uti  apprimè  callet  ;  singulas  dotes  accu- 
ratè  perpendit  :  cordatisnil  est  inutile. 


FABULA  XX. 

URSUS  ET  DUO  SOCII. 

Socu  duo ,  nummorum  egentes,  pellioni  ursi 
adhuc  vivi  pellem  vendiderant,  occisuri,  utaie- 
bant,  quamprimum.  Ursina;  gentis  regem  esse 
jactabant  :  hinc  lucrum  maximum  eiiiersurum 
emptori  ;  namque  qui  illà  indutus  foret,  algere 
nunquam  posset  ,  asperiori  hieme  ;  sufficeret 
ad  instruenda  duo  pallia.  Dindenius  oves,  quàm 
hi  ursum  ,  minoris  fecisset.  Jamque  ut  suam  , 
suàquidem,  non  belluœ  sententià  ,  banc  dicti- 
tabant  confideutiiis.  Ad  summum  intra  biduuni 
rem  tradere  pollicentur  ;  paciscuntur  de  pretio  ; 
praedam  quœritant;  occurrit  ursus  ;  en  quasi 
fulmine  icti  aufugiunt.  Evanescit  pactum  ;  id 
dissolvere  necesse  fuit;  de  fœnore  ab  ursoexi- 
gendo  nequidem  verbum.  Alter  adrepit  arboris 
cacumini;  aller  marmore  frigidior  cernuus  in 
faciem  ruit,  exanimem  se  simulât ,  balitum  co- 
hibet;  namque  audierat  ursum  perraro  sœvire 
in  corpus  exsangue  ,  immotum,  et  spiratione 
carens.  Atqui  dolo  imperitus  ursus  malèdelu- 
sus  est.  Jacens  corpus  ei  videtur  exanime  ;  ne 
fraus  subrepat,  hoc  versât  iterutn  atque  iterum  ; 
nares  admovet  naribus  si  forte  halitum  sentiat. 
Cadaver  est  inquit  ;  jumfœtet;  abeo.  Hisdictis, 
vicinam  petit  silvam.  Alter  mercatorum  ab  ar- 
bore delabitur,  sociumque  adit  :  Quàm  frus- 
tra,  inquit,  illoesus  pavisti?  agedum  de  pelle 
ferœ  quid  censés?  quid  tibi  adeo  proximus  in 
aurem  mussitavit  ,  pede  te  subigens  ?  Alter 
reposuit  :  Ne  sospitis  ursi  pellem  praematurè 
in  posterum  vendam  ,  monuit. 


FABULA  XXI. 

ASINUS  INDIENS  LEONIS  PELLEM. 

Leomna  pelle  indutus  asinus ,  quamvis  im- 
bccillum  animal  ,  cunctœ  viciniœ  terrorem  in- 
cussit.  Extrema  auricula  forte  elapsa,  dolum 
erroremque  detexit.  Tum  Martinus  officio  func- 
tus  est.Fraudis  inscii  stupebant,  quod  Martinus 
ad  pistrinum  leonesageret. 

Hujus  fabulœ  documentum  elucet  comphi- 
ribus  in  viris,  qui  magnam  sibi  famam  conci- 
liant :  in  cultuurbano  penè  omnis  eorum  forti- 
tudo  sita  est. 


LIBER    SEXTUS. 


PENELON,    TOME  VI. 


FABULA  I. 

PASTOR  ET  LEO. 

QuoD  primo  aspectu  videntur  non  sunt  fabu- 
lœ ;  bis  vilius  animal  nos  edocet.  Nuda  morum 
praecepla  fasiidiunlur  ;  fabell;p  jocis  prœcepta 
suaviiis  insinuantur;  fictis  et  docerc  et  placere 
studeas;  hàc  via  incedentes  plerique  clari  auc- 
tores  scripsêre  ;  nec  fusé  nec  ornatè  dicere  li- 
buit  ;  nequidem  verbum  superfluum  rccidere 
potuisses.  Adeo  brevitati  studuit  Pha^drus  ,  ut 
id  vitio  apud  quosdam  ductum  fuerit.  Breviùs 
et  yEsopus  scripsit  :  at  laconicè  loqui  plus  cte- 
teris  Grfccus  quidam  '  airecfat  ;  quatuor  ver- 
sibus  ad  sumnuim  fabulam  includit  :  bene  an 
maie,  boc  peritiscedo;  in  eo  génère  hune  yEso- 
piunque  coiiferre  placet.  Alter  venatorem,  altor 
pastorem  iiiducit.  Facetiis  tantùm  obiter  even- 
tum  condiens ,  communem  utriusque  metan» 
attigi.  His  propemodum  verbis  narrât  .Esopus: 

Pastor ,  cùm  ex  ovium  numéro  aliquam 
amissam  quœreret ,  furem   deprehendere  nisus 


1  La  FoiUahio  l'appcllf  Gahrias.  Le  vrai  nom  de  cet  auteur  est 
ISabrianou  Tiabriii-'. On  no  connoissoit,  jusiiu'ici,  qu'un  abrégt' 
de  ses  fables,  fait  par  IgnaliusMagi';ter  au  neuvième  siècle.  Mais 
en  1842,  M.  Minoidc  Minas,  charge  d'une  mission  scienli- 
flciue ,  par  M.  Villcmain  ,  ministre  de  l'instruction  publiciuc, 
trouva,  dans  la  bll)liothé([ue  d'un  couvent  du  mont  Atlios,  un 
manuscrit  ((ni  contient  la  plus  grande  partie  des  fables  com- 
posées par  Habrius.  M.  Hoissonadc  les  publia,  au  nombre 
de  cxxiii,  et  y  joignit  une  traduction  latine.  Paris,  Finniii 
Didot ,  1844,  grand  in-8".  On  en  a  fait  depuis  un  choiv 
pour  les  classes,  in-t2.  Celle-ci,  intitulée  :  Le  Chasfetii 
poltron,  est  la  92*  de  l'édition  originale. 

24 


370 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


csl  :  juxta  speluiicam  tetendit  laqueos  ad  cap- 
landos  lupos  ;  nainque  hoc  genus  in  suspicio- 
nem  venerat.  0  suinme  deorum ,  iiiquit,  si 
scelestum  me  praesenle  capi  jubés  his  laqueis  , 
ut  hâc  voluptate  fruar,  iiifer  viginti  vitulum 
cgregiiini  eligens  niactabo  tibi.  Duin  biTC  di- 
ceret,  ex  antro  leo  immanis  erunipit.  Paslor 
latitans  et  semianimis  ait  :  Heu  ,  quantum  fu- 
git  mortales  qiiid  optare  oporteat!  ut  furem 
dissipanicm  oves  capiam  ,  vitulum  pinguem 
vovi  ,  ô  Jupiter  ;  modo  abeat ,  bovem  destino 
aris. 

Sic  pr;ecipiius  anctor;  nunc  ad  imitalorem 
transeamus. 


FABULA  IL 

l.EO  ET  VENATOR. 

MiLF.5  glol'iosus  ,  quem  venatin  oblecfabat, 
generosum  canem  amissum  ,  a  leonc  voratum 
fuisse  suspicatus,  ait  pastori  :  Indioa  mibi  ubi- 
nam  latro  lafitet  :  e  \estigio  injuriam  ulciscar. 
Ad  clivuni  hujus  montis  .  inqnit  pastor.  Pro 
tributo  menstruo  vervecem  trado  tene  ;  bàc 
lege ,  rus  ut  libcl  tolum  securus  pcrerro.  Dum 
sic  coUoquebantur  ,  prodit  et  advolat  leo.  Re- 
pente déclinât  gloriosus  miles  ;  0  Jupiter,  ait, 
qnô  evadani  pra'be  refugium. 

Animosuni  jioctus  si  velis  experiri ,  oominns 
et  sub  oculis  periculum  tenta.  Qui  nuper  dis- 
crimini  occurrebat .  mutatâ  mente  et  voce,  ob- 
vium  effugit. 


FABULA  III. 

PHŒBL'S  ET  BOREA?.. 

• 

BoRK.vs  et  Phrebus  \iatorein  ,  qui  tcmpes- 
tatis  inrlementiœ  pra'cavens ,  forte  fortun.\  bo- 
nis se  munierat  vestibus  ,  spcctabat.  Nanique 
jam  aniumnus  aderat.  quo  viatores  cœlo  dif- 
fidere  oportet.  Tum  modo  udiini,  modo  sudnni 
cœlum  est  :  modo  Iris  fascià  multicolore  monet 
viatores  ehlamydem  sumant.;  quamobrem  hi 
menses  a  Latinis  auibigui  vocati  fuère.  Is  igitur, 
ad  imbrem  paratus  ,  cblamyde  assulâ  alteri 
panno  gaudebat  ;  atqui  chlamys  ipsa  crassa  et 
?olida  erra.  Hic  ,  inquit  Boreas.  se  cnnctis  casi- 
bus  praMiiunilum  putal  ;  alqui  non  providit  me 
xehementi  alllalu  globulos  omnes  laxaturum; 


ut  lubebit  mibi,  chlamys  evolabit;  atqui  id 
spectare  satis  ludicrum.  Visne  ,  inquit  Phœbo. 
Parce  verbis ,  ait  Pha^bus  ;  pignore  certemus 
uter  nostrùm  citiùs  equitis  humeros  nudaverit  ? 
Tuincipe;  meum  jubar  a  te  obnubilari  sino. 
Nec  plura  dixit.  Continuô  artis  sufflaloria?  peri- 
tns  ,  vaporibus  se  totum  ut  follem  adimplet  ; 
horrendum  edit  strepitum  ;  sibilat ,  perflat  , 
procellas  suscitât;  complura  tecta  innocua  dif- 
fringit  ;  lintres  demergit  aquis  :  horum  omnium 
causa  fuit  una  chlamys.  Gavit  eques  ne  ventus 
grassaretur  intra  vestis  sinus;  hoc  saluti  fuit. 
Ventus  ScCviit  incassum  ;  quo  Boreas  vehemen- 
tiùs  perflat ,  eo  tenaciùs  viator  obstat  ;  frustra 
exagitantur  coUare  atque  sinus.  Elapso  spon- 
sionis  spatio ,  sol  fugavit  nubes  ;  recréât ,  peni- 
tusque  equitem  afficit ,  sub  onere  chlamydis 
exsudantem  exspoliari  cogit  ;  nec  tamen  totâ 
usus  est  efficaciâ. 

Yim  superant  dulces  blanditia?. 


FABULA  IV. 

JUPITER  ET  VILLICUS. 

LocANDA  fuere  oliin  Jovis  prajdia.  Mercurius 
rem  edicit;  quamplurimi  se  sistunt ,  audiunt  ; 
multas  post  circuitiones  ,  pretium  dantrei.  Al- 
ter  agrum  asperum,  tractatuque  difficilem  que- 
ritur  ;  aller  similiajactat.  Dum  hi  ha-rentes  pen- 
dent, tertius  audacior,  ac  minor  sapientià,  pol- 
licitus  est  summam  ampliorem  ,  modo  Jupiter 
imperium  cœli  concederet,  ad  arbitrium  \aria- 
ret  calorem  frigusque  ,  uduni  ,  sudum  ,  atque 
brumam  ;  oscitanli  omnia  parèrent.  Annuit 
Jupiter;  initur  pactum.  Tempestatum  regem 
se  gerit  \illicus;  pluit ,  ventos  ciet;  sibi  uni 
cœlum  tempérât  novum  ;  id  tamen  confinibus , 
uti  Americanis,  ignolum  fuit.  Id  Incro  \ertitur 
ils  ;  namque  hic  annus  uber  Cereris  et  Bacchi 
frugum  retulit  copiam.  Locatori  sors  mala  ob- 
tigit.  Anno  sequenti,  omnia  iramutat  ;  cœli 
temperationem  diverse  destinât  :  nec  meliiis 
agro  cedit.  At  contra  vicinis  afflluunt  fruges. 
Quid  tune  ?  Jovem  adit  iterum  ;  inconsultimi 
se  faletur.  Dominum  benignum  se  habuit  deo- 
rum pater. 

Hinc  providentiam  supernam ,  quid  nobis 
cougruat ,  nobismet  melius  nosse  ,  inferas. 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


371 


FABULA  V. 

PARVILIS  GâLH:?.  FELIS   et  MUSCI'LIS. 

TiRiNcuLus  sorex  ,  et  imperilus  ,  incautè 
snnimiim  subiit  periculum.  Sic  matri  casum 
edixit  :  Superatis  montibiis  qui  banc  regionem 
fingimt  ,  itor  carpebam  iit  mus  adolescens,  qui 
tum  primum  iudulget  genio.  Mihi  objiciuntur 
duo  animalia  :  quorum  alterum  mite ,  beui- 
gnum  blandumque  videtur  ;  alterum  turbu- 
lentum  et  inquietum  ;  vox  aspera  et  acuta  : 
vertici  caro  supercrescens  ;  quasi  lacerti ,  qui- 
bus  in  aerem  sese  immittit  ut  evolet  ;  cauda 
instar  cristcC  sese  explicans.  Atqui  gallus  erat , 
quem  sorex  matri  depinxerat ,  quasi  animal  ex 
America  transvectum.  Lacertis  .  inquit  ,  ilia 
concutit,  tanto  cum  strepitu,  ut  quamvis  deo- 
rum  munere  audaciâ  polleam,  pavidus  aufu- 
gerim,  maledicta  in  monstrum  congerens.  Ni 
impedisset ,  adissem  officiosè  alterum  animal  , 
comitate  gratum.  Uti  nos  villosum  est  ,  et  ma- 
culosum  ;  caudà  oblongà  ,  vultu  modesto  et 
liabitu  ;  fulget  tamen  oculorum  acies.  Genti 
murinœ  amicissimum  crediderim  ;  namque  au- 
ros  nostris  similes.  Adil^am  lubens  ,  cùm  sonitu 
claro  alter  me  in  fugam  converterit.  0  nate  , 
inquit  mater ,  is  blandus  est  felis ,  qui  fictà 
modestiâ  sœvum  in  nostrum  genusodium  tegit. 
Alterum  animal  ulli  nostriam  nocuit  nunquam. 
Quinimo  aliquando  hoc  forte  vescemur.  Yerùm 
felis  nos  sibi  preedam  destinât.  Ergo  ex  vultu 
neniinem  unquam  detinias. 


FABULA  VI. 

VULPES,  SIMIA  ET  AMMANTIÂ. 

ExTiNCTO  leone  quodani  regionis  rege ,  ani- 
malium  habita  sunt  comitia  .  ut  regem  suffice- 
rent.  E  theca  corona  depromitur  :  in  fabulariis 
reconditam  draco  custodierat.  Dum  cunctorum 
capitibus  aptare  tentant  ,  nemini  convenit  :  his 
caput  exilius  ;  illis  crassius  ;  nonnuUis  cornu- 
tum.  Tentavit  et  simia  ludens,  sibique  impo- 
nens  coronam  minicis  lusibus  circum  ,  prcusti- 
giis  va"iisque  nugis  lasciviens,  quasi  in  circulum 
transmeabat.  Hanc  artemtanti  fecerunt  anima- 
lia, ut  rex  ipse  fuerit  delectus.  Cuncti  reveren- 
tur  ut  dominum.  Unam  vulpem  assensisse 
paenituit ,   nec  tamen   quid  censeret   aperuit. 


Post  verbaofficiosa,  régi  dixit  :  Latebram  om- 
nibus ignotam  novi  soins  ,  ni  fallor.  Quidquid 
thesauri  latet  ,  jure  regio  ad  te  pertinet.  Rex 
opibus  jam  inhiat;  ne  prœverlatur  advolat. 
Dolus  erat ,  quo  captus  ,  a  \ulpe  ex  verbis  co- 
mitiornm  dicente  ,  ha^c  audiit  :  Qui  teipsum 
rcgere  nescis,  ceteris  prœesse  num  te  puderet? 
E  solio  expuisus  est;  ac  pro  certo  habitum  est, 
panels  regnandi  \im  insitam  esse. 


FABULA  VIL 

Mll.r?  CLAROS  NATALES  VENDITANS. 

MuLus  summo  loco  ortum  se  pra^dicabat  ; 
matrem  equam  indesinenter  jactans ,  de  bac 
multa  prœclara  narrabat.  Hue  venerat ,  tran- 
sierat  illuc ,  id  fecerat.  Hinc  natus  se  bistoriis 
commendandum  putavit.  Medicum  vehere  de- 
dignatus  esset  ;  senescens  ad  molendinam  de- 
trusus  est  :  tune  patris  asini  recordatus  est. 

Adversa  ,  si  stultum  resipiscere  cogant  , 
maxime  prosunt. 


FABULA  VIIL 

SENEX    ET    ASINUS. 

Senex  asino  vectus ,  ut  conspexit  pratum 
floribusamœnum  ,  et  gramine  virens  ,  immisit 
jumentum.  Illuc  belluairruens  per  tenue  gra- 
men  .  sese  volulat  ,  defricat ,  et  scabit  ;  saltat, 
rudit ,  carpit  morsu  ,  tondetque  vireta.  Tum 
hostis  ex  insidiis  advolat.  Fugœ  nos  demus  , 
inquit  senex.  Qua  de  causa,  reponit  salax  ani- 
mal? Num  binas  clitellas,  duplex  onus  dorso 
imponet?  Nequaquam  ,  inquit  senex  fugiens. 
Ad  hoc  asinus  :  Ergo  quid  meà  refert  cui  ser- 
\iam  ?  Evadens  me  pasci  sinas.  Palam  edico  ; 
berus  est  verus  hostis. 


FABULA  IX. 

CERVLS  SE  IN  AQLIS  INTUENS. 

In  speculû  limpidi  fontis  cervus  olim  se  cons- 
pexit. Ramosa  cornua  laudans ,  crura  fusis  exi- 
liora,  quae  in  aquissensimevanescebant,  indigné 
tulit.  Quœ  proporlio  pedum  cum  capite  ;,  in- 
quiebat,  mœsto  animo  pedum  umbraniinluensî 


37i> 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


Neinorum  cacuniina  fronte  ferio  ;  pedes  nie 
deturpanl.  Haec  locutus  ea  veitago  dislurbatur  ; 
sibi  fugà  consulit;  in  silvas  desilit  ;  cornua, 
daninosiim  decus  ,  impedil  cursuin  ,  quo  pedes 
celeres  incolumitalem  pra?slare  studebat.  Tum, 
mente  immutatà  ,  cnipavit  munus  quotannis  a 
natura  d  a  lu  ni. 

Formosuni  magni  facinius,  flocci  utile  ;  for- 
niosum  saepe  exitio  fuit,  Pedes  veloces  cervus 
fastidivit ,  nociva  cornua  mirans. 


FABULA  X. 

LEPUS  ET  TESTUDO. 

QuiD  prodest  cursus,  nisi  opportune  curras  ? 
Id  testantur  lepus  et  testudo. 

Vis  spondere  .  inquid  hœc  ,  uter  banc  priùs 
attigerit  nielani?  Priùs?  Ad  déliras,  respondit 
velox  animal  ;  quatuor  ellebori  granis,  ô  arnica, 
sananda  es.  Atqui  sana  insanave  lamen  spon- 
deo.  Ergo  paciscuntur  ;  pignora  pone  metam 
deponunt.  Quid  fuerint  pignora  ,  quis  arbiter  , 
id  minime  refcrt.  Lepori  quatuor  ad  sunnnum 
erant  conliciendi  passus  ;  bos  autein  intelligo 
quibus  exilit  dum  canes  per  saltus  in\ios  er- 
rantes deludit.  Tempus  satis  superque  ei  sup- 
petebat  ad  paslum  ,  somnum  ,  explorationem 
venti  ;  testitudincni  senatorià  gravitatc  incedore 
sinit.  Illa  verù  lente  festinat  summo  nisu,  Is 
verô  banc  victoriani  parvi  lacit  ,  nec  sibi  ducit 
laudi  banc  sponsionetn  ;  inimè  mature  profi- 
cisci  eum  puduisset.  Pascit,  quiescit ,  lusu  dis- 
tinetur  ,  oblitus  nogotii.  l'bi  sensit  tandem 
œmulani  fore  voti  compotem  .  sagittâ  citiùs  ad- 
\olat  ;  sed  frustra  :  testudo  eum  antevertit. 
Nonne,  inquit,  mérité  spopondi?  Quid  juvat 
pedum  pernicitas?  Mené  te  vincere  ?  Quid  igi- 
tur  si  domiporta  fores  ? 


FABULA  XI. 

ASINUS  DOMINOS  MUTANS. 

AsiNi's  borlulani  Fato  querebatur.  Auroram 
antevenio,  inquit.  Galliquantumvis  primo  niane 
tantant  ,  ego  jam  laborein  prœoccupo  ;  at 
quare  ?  ut  berbas  ad  forum  deveham  ;  scilicet 
egregia  insomniœ  causa?  Fatum  ,  querelà  per- 
motum ,  alium  assignat  dominum  jumento  . 
quod  ex  hortulano  ad  coriarium  transmigrât, 
PtUiuni  gravitas  et  fœtor  moxinsulsum  animal 


molestant,  Atqui ,  inquit ,  jam  pristinum  desi- 
deroberum;  nanique ,  ut  meniini,  si  cervicem 
flexisset  tantisper,  caulium  frnsta  arripere  copia 
erat,  sine  ullo  meo  dispendio.  Hic  vero  nil 
lucri  ;  imô  plaga;  fréquentes,  Ergo  iterum  mu- 
talà  sorte,  carbonarii  familiœ  adscribitur.  Rur- 
sus  querela.  Tandem  Fatum  succensit  :  Vile  , 
inquit ,  boc  animal ,  uti  cenlum  reges  me  sol- 
licitum  detinet;  quasi  verô  mibi  curse  is  unus  ! 
Num  putat  sibi  uni  suam  displicere  sortem  ? 

Sic  meritô  aiebat  Fatum,  Omnes  ita  alTecti 
sunt  ;  nemo  suâ  sorte  beatus,  et  instans  videtur 
pejor,  Votis  deos  lacessimus  ;  singulis  petita 
Jupiter  annuat ,  nïhilo  secius  sacras  obtunden- 
tur  aures. 


FABULA  Xll. 
SOL  ET  RâN.£. 

Tyranm  nuptiis  dum  populi  laeli  atras  cra- 
teris  immergunt  curas  ,  uni  vEsopo  insanire 
videntur.  Cur  ,  inquit ,  tam  efîrena  lœtitia? 

Aliquando  Sol  uxorem  ducere  statuit.  Gon- 
tinuô  stagnorum  incola?  unâ  voce  sortem  defle- 
vere  suam.  Heu,  quid  spei  nobis ,  si  liberos 
genuerit?  Sic  Fatum  oranl  :  Vix  unum  per- 
ferre  Solem  potuimus;  sex  exbaurient  lacus 
atque  maria;  simul  natantium  genus  exstin- 
guent.  Valete,  ô  paludes,  juncique  ;  gens  nos- 
tradisperiit,  nec  ultra  innabil  nisi  undœstygiae. 
Quamvis  imbecillum  genus  ranarum,ut  mibi 
videtur,  sagax  fuit  senlentia. 


FABULA  XIII. 
RLSTICLS  ET  SERFENS. 

Naruat  /Esopus  rusticum  ,  beneficum  qui- 
dem  sed  improvidum  ,  obambulando  praedium 
per  brumam ,  conspexisse  anguem  jacenlem 
in  nive,  rigentem  ,  gelidum  .  torpentem  ,  im- 
motum .  nec  victurum  quartà  parte  borae.  Rus- 
ticus  bunc  aufert  domurn  :  nil  secum  reputans 
quid  grati  animi  pro  tanto  merito  sperare  fas 
sit,  explicat  anguem  ante  focum,  refovet ,  re- 
vocat  animum,  Vix  animal  torpens  sensit  beni- 
gnum  calorem  ,  et  jam  eum  anima  redit  ira 
teterrima.  Arrigit  caput,  sibilat ,  sinuoso  cor- 
pore  orbem  volvit;  repentino  impetu  nititur  in 
beneficum  dominum  ,  auctoremque  salutis.  0 
monstrum  ino:rati  animi.  ait  rusticus!  Hoccine 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


373 


laboris  est  prœmiiim?  Occides.  His  dictis ,  ex- 
candescens ,  arripit  securim ,  gemino  ictu  tri- 
partilo  augue,  truncus,  cauda,  caputque  coa- 
lescere  tentant,  at  frustra. 

Sis  beneficus,  laudo.  Erga  quem?  caveas  : 
immemorem  beneûcii  mori  miserum  jubeo. 


FABULA  XIV. 

LEO  .EGROTANS  ET  VULPES. 

Jcssu  ferarum  régis  segrotanlis  in  spelunca  , 
edictum  est  clientibus  ut  singula  gênera  per 
legatos  dominum  aîgruui  invisant.  Pollicetur 
ipse  legatos  comitatumque  se  bénigne  excep- 
turum.  Fide  data ,  subscribit  leo  :  Datur  com- 
meatus  liber  a  dente ,  liber  ab  unguibus.  Atqui 
régis  edictum  exécution!  mandatur;  legati  cu- 
jusque  generis  illuni  adcunt.  Cùm  verô  gens 
vulpina  domi  retnansisset ,  hanc  quaedam  vul- 
pes  facti  rationem  reddidit  :  Impressa  pulveri 
vestigia  pedum  eegrotum  invisentium ,  cuncta 
adversa  sunt  speluncœ  ;  nuUa  aversa  reditum 
indicanl  :  hoc  suspicionem  nobis  injicit.  Ergo 
rex  concédât  veniam  ;  de  commeatu  gratias  ngi- 
mus;  tutum  puto.  Quo  hue  ingrediar  prospicio 
quidem  ,  qua  egrediar  minime. 


FABULA  XV. 

AUCEPS ,  ACCIPITER  ET  ALAL'DA. 

Improborum  injurias  sœpe  nostris  excusamus. 
Eâ  lege  regilur  orbis  :  Vis  ignosci  libi,  ignosce. 

Rusticus  speculo  captabat  aviculas;  imago 
fulgens  allicit  alaudam.  Continua  asterias  ar- 
vis  involans  sublimis ,  e  sumnio  aère  irruit  in 
tenuem  avem ,  quce  modo  licet  moritura  cane- 
bat.  Jamque  illa  perfidam  macliinam  evaserat , 
cùm  rapacis  unguem  infeslum  sensit.  Dum 
ipse  miserœ  plumas  detrahendo  distinetur ,  reti 
involutus  capitur.  Auceps  ,  inquit ,  voce  uativà, 
mitte  me;  nil  unquam  tibi  nocui.  Quasi  verô  , 
respondit  auceps ,  bœc  plus  nocuerit  tibi  ! 


FABULA  XV L 

EQUIJS    ET    ASlNls. 

Hic  operae  pretium  est  sibi  inviceni  subsidio 
esse;  si  forte  vicinus  obeat.  onus  in  te  regeritur. 


Unà  incedebant  asinus  et  equus  inurbanus; 
hic  ephippia  tantùm  geslabat  ;  ille  sarcinis  onus- 
tus ,  viribus  defectus  erat.  Rogat  equuni  ut 
tantisper  fessum  allevet ,  sin  minus,  inquit, 
citra  portas  urbis  confectus  occumbam.  Nec 
iniqua  est  petitio  ;  namque  dimidiam  oneris 
partem  lusoriè  feres.  Negat,  oppedit  equus. 
Verùm  socio  labori  succumbente,  et  jara  exa- 
nirai ,  sensit  tardiiis  se  multum  errasse ,  dum 
asini  clitellas  pellemque  insuper  portare  cogi- 
tur. 


FABULA  XVII. 

CANIS  ,  DIMISSA  PR.EDA  ,  UMBRAM  CAPTANS. 

QuisQUE  nostrûni  decipimur.  Heu  ,  quot  in- 
sani  vauas  captant  umbras  !  horum  prorsus 
turba  innumera.  Cani  cujus  ^Esopus  meminit , 
hos  commendo.  Is  prtcdœ  imagine  falsâ  delusus, 
speciem  rei  antetulit,  et  fere  demersus  est.  In- 
tumuit  subito  aranis;  vlx  ripam  répétera  potuit, 
umbrâ  corporeque  privatus. 


FABULA  XVIII. 
AURIGA  CŒNO  DETENTUS. 

RusTicis  vehens  curru  fœnum  ,  alter  iile 
Phaëlon  currum  cœno  immersum  sensit.  Pro- 
cul  ab  hominibus,  omni  ope  destitutus  erat.  Id 
accidit  ruri  in  angulo  Armoricœ  regionis,  prope 
Corisopitum  ,  quô  Fatum  miseros  iierumnis  dis- 
cruciandos  abigit.  Dii  a  nobis  hanc  pœnam 
avertant  !  Igilur  carrucarius  succensit ,  execra- 
tur  sortem  ,  pejerat ,  increpat  démens  cavos 
itineris,  equos,  currum,  semet.  Tandem  deum 
laboribus  clarum  invocat.  0  Hercules,  inquit, 
fer  opem.  Si  quondam  oibem  liunieris  fulcisti, 
hinc  me  extrahere  potes  slrenuà  manu.  Sic  pre- 
catus,  hanc  e  nube  vocem  excepit.  Vult  Her- 
cules quemquc  nili  ;  dein  opilulatur.  Perspice 
unde  liât  mora  :  amove  a  rotarum  circuitu  hoc 
lutum  grave,  quo  axis  obducitur  :  arripe  fer- 
rum;  contere  silicem  obstantem  currui;  orbi- 
tam  impie.  Numqnid  peregisti?  Etiam,  inquit 
rusticus.  Nunc  opein  ferain  ,  ait  vox  ;  sumc 
flagellum.  Jam  sumpsi...  Quid  rei?  Currus 
movetur  adarbitrium  !  Laus  Herculi.  Tune  vox  : 
En  cernis  quàm  facile  hinc  te  extraxerint  equi. 
Ne  tibi  desis  ;  non  deerunt  numina. 


374 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


FABULA  XIX. 

CIRCULATÛR. 

Nlnqlam  orbi  défait  circulalorum  geûus  ; 
hauc  artem  quamplurimi  semper  coluere.  Modo 
hic  tbeatro  spectaudus  Acheronta  provocat  ; 
modo  alter ,  affixis  aute  fores  cliartis ,  edicit 
se  Ciceroni  prœcellere.  Horuni  nescio  quis  se 
ita  loquentem  jactabat,  ut  rusticum  infrunitum, 
vecordem  ,  disert  uni  facere  posset.  Ita  est  hcr- 
cle  ,  inquit  ;  stolidum  .  barduni ,  bestiani ,  asi- 
num  hue  adducite  ;  niagistrum  ,  et  quidem 
togatum  ,  prœbebo  iliurn.  Id  ubi  rescivit  prin- 
ceps  ,  rhetorem  accersiri  jubet.  Stat,  inquit, 
meo  in  equili  Arcadum  jumentorum  generosa 
proies;  hune  facundum  efiicias  volo.  Nil  tibi 
arduum ,  respondit  sycophanta.  Dantur  num- 
mi  ;  hàc  tamen  lege,  ut  intra  decennium  asinus 
subselliis  insidens  argutiis  famam  captet.  Sin 
minus  ,  circulator  palibulo  necandus  foret  . 
rbetoricà  asininisque  auribus  dorsoaftixis.  Quis 
aulicorum  ait  :  Jam  miserè  cupio  te  prospicero 
in  cruce  pendulum.  Ni  fallor ,  multa  erit  gratia 
et  dignitas  oris  ,  necnou  et  corporis  pra:'stantia. 
Hinc  memineris  velini  artis  quà  polies ,  con- 
cionem  habeas ,  at  non  movendis  animis  ido- 
neani,  et  quœ  deinceps  furibus  plectendis  sit 
forma  dicendi.  Sic  reposuit  veterator  :  Atqui 
intra  decennium  aut  rex  ,  aut  asinus  ,  aut 
egomet ,  quis  nostrùm  occidet. 

Meritô  ac  sapienter  dictum  ;  namque  slultum 
est  sibi  decem  aunos  iucoluniitatis  arrogarc. 
Sani  licet  et  florentes  cTtate ,  per  singula  de- 
cennia  uuus  trium  morti  debetur. 


FABULA  XX. 
DI6C0RDIA. 

Ubi  deos  inviceni  abalienasset  dea  Discordia, 
niagnasque  de  porno  lites  sursuni  exagifasset , 
ex  Olympo  depulsa  est.  Adiit  honiines,  a  quibus 
festivè  excepta  fuit ,  cum  fratribus  Ita  et  Non  , 
atque  pâtre  Tuum  et  Meum.  Dignata  est  nos- 
tram  orbis  lerrœ  parlem  aiteri  anteferre  :  nam- 
que alteri  sunt  incola-  rustici  .  rudes  ,  qui  con- 
nubia  absque  sacerdote  et  nolarioineunles,  Dis- 
cordiam  minime  norunt.  Ut  ubique  passim  of- 
licio  fungi  posset  (famà  explorante  )  ipsa  sedula 


et  velox  ,  ut  adesset  rixis,  pacem  antevertebat  ; 
scintilla  incendium  inextiuguibile  •  suscitans. 
Tum  démuni  occepit  conqueri  Fama  ,  deam 
errabundam  sedem  certam  nunquam  posuisse  ; 
in  ea  quœrenda  tempus  inane  teri ,  frustraque 
desudandum.  Sedem  deligeret ,  sedem  uude 
exciretur  in  singulas  domos,  die  condictà.  Ye- 
rùm  tune  monialium  conventus  non  erat  ;  ergo 
diflicultas  sic  perenipta  est.  Hymensei  sedes  ei 
assit^nata  fuit. 


FABULA  XXI. 
TENELLA  YIDUA. 

Amissls  defletur  sponsus  ;  primo  magni  eju- 
latus  ;  dein  solatium  ;  mœror  temporis  alis 
evolat  ;  tempus  revocat  ludos.  0  quantum  a 
vidua  qua?  flevit  annum ,  distat  vidua  sponso 
recens  exauimi  ;  nunquam  eamdem  crederes. 
Haecfugat,  illa  allicit  ;  hœc  gemebunda  ficto 
aut  veroindulgetdolori  ;  semper  idem  queslus. 
Asserit  nil  posse  lenire  mœrorem  ;  asserit ,  at 
falso  ,  ut  patebit  hàc  fabula  ,  aut  potiùs  verà 
descriptioue. 

Novae  nupta;  sponsus  extremam  agebat  aui- 
mam.  Lateri  adha,'rens  conjux  exclamabat  :  Ex- 
pecta,  te  sequar  ;  meaque  anima  tuac  aftixa  jam 
evolat.  Sponsus  solus  e  vita  migrât.  Puella; 
pater  ,  vir  caulus  et  sagax  ,  contra  doloris  im- 
petum  minime  reluctatus  est.  Postremo  bis  al- 
loquiis  ei  blanditur  :  0  nata,  jamdiu  niniium 
detles  :  quid  extinctis  cineribus  prodest  forma 
iletibus  delurpata?  Dum  suppetuut  \ivi ,  mor- 
tui  ne  sint  tibi  cur;c.  Nec  tamen  jubeo  bas 
arumnas  repentinisimmutari  nuptiis:  at  elapso 
tempore,  sinas  alium  tibi  sisleresponsum,  lepi- 
dum  ,  liberali  forma,  a-late  florentem,  extincto 
longé  digniorefn  quem  depereas.  Heu,  inquit 
illa  continua,  nubam  soli  claustro.  Iterum  pater 
dolori  cedit ,  et  sic  mensis  transigitur.  Altero 
mense  per  singulos  dies  illa  vestes,  liutea, 
comas  seusim  adornat.  Luclus  in  munditiem 
vertitur ,  usquedum  accédant  elegantiores  or- 
nalus.  Redit  amorum  turba  volitans  ad  colum- 
bai'ium  ;  joci ,  risusque  ,  et  saltalio  ,  suas  deui- 
que  obtinent  \ices.  Serô ,  mane  ,  in  fonlem 
JuveutLC  demergitur.  Nec  caros  olim  cineres 
pater  jam  metuit.  Eo  tacente,  Ubinam  ,  inquit 
nata  .  juvenis  sponsus  quem  pollicitus  es? 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


37o 


EPILOGLS. 

En  meta  cursus  nostri  ;  diulurniora  me  ter- 
rent opéra?  Maleriam  ne  exhaurias;  imô  flores 
tantùm  decerpendi.  Jam  tempus  est  me  reficere 
aniinam  atque  halitum,  ut  ad  alia  excurram. 
Tyrannus  Amor  me  ad  nova  fert  incœpla  ; 
morem  geram.  Ad  Psychen  redeo.  Horlaris  , 
ô  Damon  ,  ut  jerumnas  gaudiaque  describam. 
Volo  ?  forsan  tennis  evehitur  musa.  Félix  , 
modo  haic  sit  suprema  Cupidiuis  cura  pectori 
inflicta  meo  ! 


LIBER    SEPTIMUS. 


FONTÂNLS  AD  DOMINAM  MONTESPANAM. 

Fabularl'm  adinventio  numinis  donum  fuit  : 
cui  id  debetur,  debentur  et  arœ  :  singuli  quol- 
quot  sunms  hujus  artis  auctorem  ut  deiun 
colanuis.  0!  illecebra?  captant  aures,  animani 
rapiunt  suspensam  :  narratione  simplici  pectus 
ingeniumque  agunt  ad  arbitiium.  U  Olympa, 
fabuke  similis  ,  si  quondam  deorum  mensis 
meae  accubuit  musa,  hœc  dona  benignis  oculis 
aspice  ,  et  jocos  quibus  indnlsi  genio  gratos 
habeas  velim.  Tempus  ,  quod  cuncta  atterit, 
in  boc  opusculo,  tuo  parcet  nomini  ;  sic  amio- 
rum  injuria  superior  cvadaiii.  Quicumque  sibi 
ipsi  superstes  esse  velit  scriplor,  tua  petat  suf- 
fragia.  Tu  meis  carminibus  pretiuni  dices  ; 
nec  est  in  ullo  dicendi  génère  lepos  vel  tennis 
niica  salis  qua;  te  lateat  :  tu  vénères  gratiasque 
décentes  nosti  :  blandavox,  \ultusipse  sileiis 
pectora  demulcet.  0  quam  lubeus  musa  fusius 
h»c  grata  diceret  !  At  melioribus  Ikcc  resor- 
vanlur  ingeniis  ;  nobilioris  musœ  laus  le  ma- 
net.  Sat  mibi  dummodo  extreinum  opus  tuo 
muniatur  nomine.  Ergo  lave  libelio  cpio  redl- 
vivum  me  futnrum  spero  quondam.  Te  fa- 
vente,  !ia,'C  carmina  toto  oi'be  passini  Icgenda 
suut.  Nec  lantuin  nnuius  ego  unquau)  com- 
inerui  ;  at  id  postula  ipsa  fabula.  Sois  quanlà 
gratià  polleat  mondacium  :  si  tibi  bic  arriserit , 
pro  nierilo  lenij)lum  ponani.  Sed  erravi  :  tein- 
pla  uni  libi  ponero  decc4. 


FABULA   L 

ANIMALIA  PESTE  LABORÂNTIA. 

Malum  territîcum  ,  malum  à  numineexcogi- 
talum  ,  ut  mortalinm  scelera  ulciscerctur,  lues 
(  namque  sua  nomine  dicenda  est  ) ,  lues,  qua; 
intra  unam  diem  Acberonta  ditasset,  grassa- 
batur  in  animalia.  Omnia  morbo  correpta;  non 
omnia  occidebanl.  Nulla  remédia  dabant  ope- 
ram  ,  utanimam  »gram  et  lansïuidam  refice- 
rent.  Nullus  cibus  gratum  elai)orabat  saporem. 
Nec  lupus,  nec  vulpes  dulciprœda^  insidiabantur. 
Turtures  sibi  invicem  erant  terricube  :  nus- 
quam  amor  ;  ergo  nusquam  blanda  gaudia.  Léo, 
concione  babita  ,  dixit  :  Deos  iratos  credo  hoc 
exitium  immisisse  terris,  ut  scelerum  pœnasde- 
nms.  Oui  plusnostrùm  peccavit  numinis  irai  sesc 
devoveat.  Forsan  hoc  piaculo  cœteri  convales- 
cent. Atqui  historia  monet  eo  in  casu  hujus 
modi  piacula  felicem  exitum  habuissc.  Ergo  ne 
nobismel  adulemur,  afque  ul  severè  scrutemur 
qnidquid  vilii  [)eclori  inest  ,  ego  pro  me  di- 
cam  :  Aliquandn,  voraci  indulgens  appetentia-, 
vervecum  copiam  dicerpsi.  Quid  in  me  pecca- 
verant?  nil  prorsus.  Quin  et  ipsum  pastoreni 
Yoravi.  Siquidem  res  id  postulat  ut  me  devo- 
veam  ,  pra'sto  sum.  At  cécleri  sua  vice  peccata 
dicant;  namque  jure  nierito  scelo^tior  pœnas 
dabit.  0  doinine,  inquit  vulpes,  benignus  es 
pra'tcrquam  quod  decet.Scrnpulosiusreligione 
luus  animus  angitur.  Yili  ovium  plebeculà 
vesci ,  quid  in  hoc  pecca^ti?  Atqui  vorando  di- 
gnalus  es  girgcs  insigni  honore.  Pastor  vero 
iiaud  dubiè  nil  poitnlit  iimneritus.  cum  fuerit 
umjs  e  tyrannis  qui  in  animalia  iniquo  po- 
tiuntur  imperio.  His  dictis  applaudunt  assen- 
tatores.  Nemo  ausus  est  perscrutari  graviora 
ursoruin  ,  tigridum  ,  ca-lorarumque  ferarum 
scelera.  Huisquis  ad  rixas  promptior  ,  ctiain 
canes  ,  corona*  judicum  \isi  sunt  sancti  et 
innocui.  Tandem  sic  ail  asinus  :  Ad  oram 
prati  monachorum  dum  errarem  olini ,  famé ,. 
occasione  data  ,  tenero  gramine ,  ipso  sua- 
dente  diabolo,  ut  niemini ,  ad  lingu^e  nieu- 
suram  ,  herbam  totondi  ;  alcpii  id  injuria,  ul 
\erum  loquar.  r.ontinuo  oirmes  exclamant  : 
Tolbitur  asiujis.  Lupus  velei-ator  nec  illitera- 
tus,  concione  probavit  diris  devovendum  im- 
purum  animal ,  depile  et  scabie  exesum  ,  e\ 
quo  fous  onmium  malorum.  Levissima  noxa 
habita  est  summum  nefas.  Alienam  herbam  car- 


376 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


pcre  ;  proh  !  scelus horrendum ,  dignum  pœnâ  ca- 
pilali  !  Nec  inipunè  evasit  miser.  Prout iii  secunda 
aut  in  adversa  fortunâ  versaris  ,  coram  judice 
purgaveris,  aut  evictus  muictaberis  asperriraè. 


FABULA  II. 

VIR  MALE  CONJUGÂTUS. 

PuLCHRO  semper  bonum  societur;  cras  uxo- 
rem  ducam.  Verùm  multoties  disjunguntur; 
paucissimae  animœ  formosae  ,  formosis  inhae- 
rentes  corporibus ,  utrumque  adunant.  Unde  , 
\euiam  concédas,  uxorem  minime  ducam. 

Complures  novi  hymenaios;  nullus  animum 
inflexit.  Atlamen  plerique  homines  summum 
adeunt  periculum  ;  ideo  plerosque  facti  pœ- 
nilet.  Cujusdam  memini,  qui  cùm  pœniteret , 
id  unum  superesse  judicavit  :  repudia\it  scili- 
cet  sponsam  ,  rixis  ,  avaritiœ  ,  zelolypiœ  dedi- 
tam.  Nil  rectum  ei  videbatur;  maturiùs  cuba- 
bant ,  surgebant  tardiùs.  Alqui  hoc  minus  ap- 
positè,  hoc  aHeno  in  loco  ;  dein  islud  decentiùs  ; 
semper quid  aliud ;  nunquam bene. Servi  ureban- 
tur  ;  nec  jam  sponsus  suî  compos  erat.  Yirmeus 
nil  prospicit;  bona  decoquit  niiserè  ;  vagatur, 
quiescit  iners.  Eô  tandem  perductus  est  spon- 
sus, ut  fessus  hâclarvà,  illam  ad  propinquos 
rus  remiserit.  Tum  fada  est  socia  quarumdam 
Phyllidum  ,  quaî  cum  subulcis  galiinas  Indicas 
agunt.  Post  ahquos  menses,  ubi  vir  speravit 
hanc  resipuisse  ,  ad  se  revocat.  Quidnam  rei , 
inquit,  agebas  ruri?  quam  degebas  vitam  ?  Ar- 
ridebatne  dulce  et  innocuum  rusticandi  otium? 
Satis  ,  ait  illa  ;  scd  augebar  servorum  desidiâ  ; 
grèges  neghgunt.  Atqui  exprobrabam  acriter  ; 
unde  mihi  conflatum  est  iniquum  odium.  Cou- 
tinuo  sponsus  :  Heu,  molesta  et  morosa  mulicr, 
cùm  picc  œgritudine  animi  ferre  nequeas  servos 
summo  niane  abeuntes ,  et  redeuntes  sub  noc- 
tem  ,  quo  pacto  te  perferent  servi  quos  vexabis 
per  totam  diem?  Quid  spei  marito,  qui  tecum 
diu  noctuque  victurus  esset  ?  Yillani  répète 
ociùs;  vale.  Si  unquam  te  revocavcro,  faxint 
dii  ut  dem  pœnas  in  ripa  Stygia  ,  bimi  tuî  si- 
mili Furiâ  me  semper  infestante. 


FABULA  III. 

MUS  EREMITA. 

Oriemalium  historia  narrât  quemdam  mu- 
rem  civilibus  curis  defessum ,  procul  à  tumultu 


in  cavum  casei  HoUandici  secessisse.  Latè  sile- 
bat  regio  déserta.  Novus  eremita  hincinde  gras- 
sans  facilem  victum  comparabat.  Dente  ac  pede 
potitus  est  cibis  tectoque.  Quid  ultra  opus  est? 
Pinguescit  brevi.  Deus  sibi  devotis  bona  largi- 
tur  quamplurima.  Aliquando  legati  murinae 
gentis  adierunt  pium  eximiumque  fratrem  ,  ut 
saltem  \el  exiguam  eleemosynam  erogaret.  Pe- 
regrè  profecti  erant  ad  regiones  longinquas, 
adversus  felinam  genus  opem  oraturi.  Namque 
Ratapolis  urgebatur  ab  hoste,  libero  commeatu 
carens.  Absque  viatico  proficisci  coacti  fuerant , 
prae  summa  reipublicœ  profligatœ  inopia.  Mo- 
dico  contenti  fuissent  auxilio;  certum  enim 
erat  subsidium  intra  quatuor  aut  ad  sumnum 
quinque  dies  adventurum.  0  amici,  inquit  seve- 
rus  eremita ,  quid  me  tangunt  hujus  muudi 
curaî?  Quid  vestrte  calamitati  opitulari  potest 
solitarius?  Unis  precibus  numinis  opem  vobis 
demereri  jam  mihi  superest;  vobis  afluturum 
spero.  His  dictis ,  januam  clausit.  Hoc  mure 
immisericorde  quemdam  putas  me  désignasse  ? 
Monachum?  Minime;  at  dervidem.  Monachum 
semper  fratribus  benedcum  et  charitate  promp- 
tum  piè  credo. 


FABULA  IV. 

ARDEA. 

Aliqca>do  ,  nescio  quô  properabat  Ardea 
longis  cruribus,  longo  rostro,  longâ  cervice. 
Ripam  lluminis  lustrabat.  Uti  solet,  sudâ  tem- 
pestate  ,  unda  pellucida  erat.  Cyprins  atque 
lucins  sûcii ,  hue  illuc  lascivo  lusu  natitabant  ; 
ardea  facile  prœdà  potita  fuisset.  Pisces  ad  ri- 
pam insiliebant  incautè;  aies  cepisset  expeditè. 
At  fastidienti  visum  est  satiùs  expectare  famem. 
Diœtam  observabat,  et  statutishoris  vescebatur. 
Paulô  post  iugruit  famés;  aies  ripœ  accedens  , 
conspicit  in  aquarum  superlicie  tincas  émer- 
gentes ex  imis  lalcbris.  Yerùm  cibus  displicuit  ; 
quid  gustui  suavius  sperabat ,  superbe  respuens 
cuncta,  instar  mûris  Horatiani*.  Mené  arde- 
am,  inquit,  tincas!  Mené  tam  vile  opsonium! 
Ecquid  aliis  videor  !  Spretà  tincâ  ,  restât  go- 
bius.  Gobius,  inquit,  Ardeee!  ô  lepida  cœna  ! 
Nequidem  rostrum  recludere  dignarer.  Absit , 
nec  dii  sinant.  Yiliori  cibo  inhiavit  tandem  ;  res 
enim  ita  se  habuit ,  ut  careret  omnino  piscibus. 
Famé  oppressa ,  inventa  cochleâ  ,  se  felicem 
duxil. 

»  IIoR.  Sal.  II  ,  VI. 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


377 


Ne  simus  ita  fastidiosi  ;  solertiores  faciles  se 
praebent  in  negoliis.  Duni  nimio  inhiaslucrO; 
omnia  amittere  periclitaris.  Cave  ne  quidquam 
fastidias ,  modo  circiter  qiiod  tunm  est  redeat 
tibi.  Quaniplurimi  hac  in  re  decipiuntur.  Non 
ardeis,  sed  vobis ,  ô  homines,  id  dictum  sit. 
Atqui  alteram  e  génère  vestro  desumptam  fabel- 
lam  audite. 


FABULA  V. 

PUELLA. 

PuELLA  supeiba  sperabat  sponsum  juveuein  . 
scîtum,  venustum ,  elegantem  ;  nec  frigiduni  , 
nec  zelotypiâ  ferventem  (atqui  hœc  duo  nienio- 
randa  sanè);  insuper  diviteni ,  nobileni,  inge- 
niosum.  At  nullibi  affluunt  oninia.  lUi  colio- 
candae  haud  defuit  Fatum.  Accedunt  proci  insi- 
gnes; hos  minoris  facit  puella.  Mené,  inquit , 
hoc  vile  genus  !  Hoc  mihi  destinare  !  Délirant  ; 
pudet  me;  misereor.  En  quid  egregium!  Hujus 
ingenio  deerant  gratise  :  nil  facetum  prorsus  ; 
illi  nasus  turpis  :  modo  hoc ,  modo  illud  argui- 
tur.  Namque  hujuscemodi  delicatae  omnia  res- 
puunt.  Exactis  divitibus,  prodeunt  mediocris 
fortunée  viri.  Illa  deridet.  Benigna  sum,  inquit, 
quœ  œquo  animo  excipio  taies.  Existimant  me 
angi  multum  ut  nubam;  verùin  cœlibem  hila- 
remque  vitam  dego.  Dum  puella  his  dictis  sibi 
indulget  ,  forma  deteritur  annis  ;  amalores 
abeunt.  Unus  et  alter  effluit  annus;  nec  sine 
mœstitia.  Advolat  aegritudo  animi  ;  quotidie 
elapsos  sensit  risus  ,  jocos ,  deinde  amores; 
vultus  sensim  turpatur.  Frustra  accurrunt  varia 
fucorum  gênera;  fruslia  reluctatur  tempori , 
prœdoni  famoso  ,  qui  surripit  vénères.  Domus 
collapsa  restituitur  ;  ô  si  faciein  fatiscentem  res- 
tituere  fas  essel  !  Muta  voce  quoties  aiebat  spé- 
culum :  Viro  nubere  propera.  Nescio  quœ  cu- 
pido  eamdem  edebat  vocom.  Haec  enim  hujus- 
niodi  cupidiuis  immunes  sunt  superbiores  puel- 
lœ.  Precter  omnium  expectationem,  hœc  uupsit 
tandem  ignobili  imbecillique  viro,  quem  vix 
captare  potuit  suis  arlibus. 


tidos ,  hortos  virentes  facinnt  suâ  industriâ; 
Si  quod  fecerint  attractaveris,  corrunipis  omnia. 
Unus  horum  olim  ad  Gangem  hortos  cujusdam 
civis  coliiit.  Silentio,  solerter  ac  naviter  operam 
dabat  hero,  herœ  ,  maximeque  hortis  adamatis. 
0  quantum  Zephyri  amici  Genii ,  benigno  af- 
flatu,  incœpto  faverint,  quis  dicat?  Genius, 
indesincnter  opcri  intentus  ,  dominornm  fuit 
deliciœ.  Ut  amorem  significaret ,  nihil  obslante 
levitate  ingenitâ  ,  hoc  in  hospitio  sedem  fixisset 
lubens.  Verùm  cœteri  Genii  ila  egerunt  cum 
duce  gentis,  ut  hune  sive  ex  consilio,  sive  te- 
merè,  alio  transtulerit.  Jussit  eum  transmigrare 
ad  Arctum  gelidam ,  ut  domum  opertam  nive 
regeret  ;  ex  Indo  Lapo  factus  est.  Valefaciens 
Genius  ,  sic  ait  :  Nescio  quà  culpà  hinc  abigor. 
Brève  mihi  superest  tempus;  forte  mensis,  forte 
septimana.  Hàc  morâ  utimini;  dum  licet,  tria 
exoptate;  tria  namque  pra-stare  queo.  Quid 
exoptare,  nec  novum  ,  necarduum  hominibus. 
Hi  primo  appetunt  abundantiam  ;  continua  arca 
nummis,  horrea  frumento  ,  vino  cellaria  re- 
dundant;  copia  opprimit  domum.  Quis  locus 
tantas  opes  caperel?  qui  rationum  libri  ?  quœ 
cura?  quantum  temporis  insumptum?  Uterque 
ffrumnis  conficitur.  Fures  subrepunt  ;  nobiles 
mutuantur  ;  rex  ipse  exigit  pecuniai  summam. 
Pi'œ  nimia  opulentia  miseri  iiunt.  Molestas  au- 
fer  opes  ,  clamât  uterque;  beali  egeni  !  His  opi- 
bus  prœstat  pauperies.  Abite  ,  nummi,abite; 
tuoque  ,  dea ,  cordatorum  pia  mater,  ô  mcdio- 
critas  aurea,  gratum  qucc  fovesotium,  hue 
redi.  His  dictis  ,  tectum  subit  mediocritas;  cui 
loco  cesserc  reliqua.  Duobus  optatis ,  nihil  sibi 
profecerant.  Ita  se  habent  qui  miserè  cupiendo 
sese  enecant.  Atqui  rébus  suis  consulere  ,  quàm 
inhiare  chima^ris,  salins  esset.  Cum  utroque 
risit  Genius.  Sed  ne  dilaberetur  incassum  donum 
Genii,  eum  jam  proliciscenten),  rogarunt  pru- 
dentiam  ,  veras  opes  scilicet ,  quœ  nunquam 
dominum  vexant. 


FABULA  VIL 

LEO  CLM  ALLICIS. 


FABULA  VL 


VOTA. 


Apud  Mogolum  erant  Genii  jocosi ,  servorum 


Rex  leo  quondam  animo  inslitait ,  singulas 
quibus  inperitabat  ferarum  génies  recensere. 
Ei'go  clientes  subditosquc  cnjusque  generis  ad 
se  legatos  mitlcre  jussil.  Epislola  sigillo  regio 
munitacircumfertur.  Hœc  habuit  :  Regcm  men- 
se  integro  clientes  exceplurum  in  aula,  magnum 


fungenles  officio.  Domum  mundam  ,  equos  ni-     apparari  convivium  ,  Indosque  mimicos  in  pri- 


378 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


main  dicm.  Hàc  munilîceiilià  princepssuis  siiaiii 
indicabat  poteutiani.  In  regiani  cosvocat.  Hun' 
regia?  Ossuariuin,  cujiis  fœlor  nauseam  provo- 
cat.  Nares  reclusit  ursiis  ;  rectiîis  egissel  ricins 
non  distorqiiendo.  Displicuit  :  rex  olfensus  fas- 
tidiosnm  ad  Plutonis  régna  detrusit.  Huic  asp»^- 
ritati  applausit  siinia;  irain,  nngues  ,  spelun- 
cam  régis  putidam  adulatoriis  laudibns  extulit  ; 
flores  et  succinum  ,  si  conféras ,  alliuni  redo- 
lent. Verum  insulsa  adulatio  nialè  accepta  pœ- 
nas  dédit.  Rex  iile  leoninœ  gentis ,  (ùaliguhe 
consiniilis  fuit.  Vulpi  vicina;  ait  :  Quid  olfacis? 
Die,  née  simula.  Illa  verô  :  Exensatam  me  ha- 
beas  ,  quippe  quai  rheumate  oppressam ,  caren- 
temque  olfactu.  Ita  se  expedit. 

Hoc  tibi  sit  documento.  Si  gratiam  inire 
cupis  in  aula  ,  nec  insnlsus  adulator  ,  nec 
censor  ingenuus  adsis;  interduni  mentem  a[ie- 
rire  vîtes. 


FABULA  VIII. 
VLLTURES  ET  COLLMBI. 

Mars  oliin  aerem  perturbavit,  nescio  quà 
iuter  aves  confentione  ortà.  Non  erant  ilUid 
avium  genns  quas  secum  ver  diducit ,  et  quio 
sub  umbra  virenli,  exemple  voceque  canorà  , 
vénères  pectus  in  noslrum  revocant  ;  non  aves 
quasipsa  Cytherea  currui  adjungit.  Sed  vnllu- 
res  rosfro  adnnco  .  ungnibns  acnlis,  de  cane 
mortuo  inter  se  decertavernnt.  Imber  cruentus, 
nec  mentior,  decidit.  Singula  si  vellem  dicere  , 
vox  deticeret.  Duces  beroesque  quamplures  oc- 
cubuere.  Rupe  in  aeria  jam  Prometheo  glisce- 
bat  spes  pcenui  amovend.c.  (lonatus  bine  inde 
spectare  gratum  fuissel:  at  miserabile  visu  qnot 
cecidere  strenni  1  Forlitudo  ,  |)entia  ,  solertia  , 
dolus,  nil  defuit.  Llraque  manus,  acta  furore, 
omnia  lentavit ,  ut  stragem  faceret  quampluri- 
mam  ;  singula  elementa  ininislrant  innnmeros 
cives  immunibus  unibrarum  regnis.  Atqui  ca-- 
cus  furor  miserationeallbcit  aliain  gcnleni  collo 
versicolori ,  pectore  amori  dedito  tidoque.  Pro- 
xenetam  se  gessit  ut  bellum  componeret  A 
columbis  legati  missi  ita  egerunt  eu  n  vidturi- 
bus,  ut  cessa rcnl  a  prœliis;  pactis  induciis  |)ax 
initur  tandem.  Vcrnm  genti  bene  nierit.e  id 
fuit  exitio  :  ferum  et  acre  genus  in  columbas 
beneficas  sa-viit  usijue  ad  internccionem.  ^'ic:s. 
pagis,  campisque  nusquam  apparent  colnmbie. 
Heu  démentes,  qux  bostes  improbos  pace  re- 
créa verunt  ! 


Scelestos  sibi  invicem  infestos  babe;  hinc 
securilas  orbi.  Ni  bella  succendas ,  pax  nulla 
cum  eis  speranda  tibi.  Atqui  hœc  per  transen- 
nam:  jam  taceo. 


FABULA  IX. 

CARRUCA  ET  MUSCA. 

Clivoso  in  itinere,  arenis  resperso  atqne 
salebroso  ,  undique  soli  ferventi  objecto ,  sex 
equi  acres  carrucam  trabebant.  Mulieres,  mo- 
naclii ,  senes  descenderant.  Exsudant  ,  anhe- 
lant,  fatiscunt  equi.  Advolat  musca,  bondjo 
sperans  equos  concitare.  Huuc,  illmnpungit, 
creditque  macbinam  iugentera  suis  impelli  viri- 
bus.  Medio  in  temone,  aurigœ  naso  insidet. 
Dum  carrucam  insedentem.  viatoresque  seden- 
tesspectat,  id  sibi  laudi  apponit.  Ergo  it,  re- 
dit .  ardelionum  more,  t'rederes  Iribunum 
mililum  ,  qui  bue  iliuc  agit  singulos  ordines  in 
pradium  ,  et  victoriam  maturat.  Musca  quai- 
ritur  se  unam  communi  negotio  operam  dare  ; 
pra'ter  se  neminem  slimulare  equos  ad  iniquum 
superandum  iter.  Monacbus  oflîcinm  recilabat, 
alienore  quidem  tempore.  Mulier  canebat;  sci- 
licet  is  erat  cantilenis  locus  î  Sic  murmurabat 
singuloruni  auribus  inepta  musca.  Carruca 
tandem  mullis  exbaustis  laboribus  clivum  su- 
peiat.  Continue  nuisca  :  Nunc ,  ait,  reliciamus 
luililum:  meà  industrià  devenimus  in  banc 
])laniliem.  0  equi,  referte  gratiam;  solvile  prœ- 
mium.  Ita  complures  affeclaut  anxiuni  vita; 
genus,  ac  negotiis  sese  oblrudunt  ;  ubique  ut  ne- 
cessarii  accersiri  volunl  :  quantô  satins  arcendi 
foient. 


FABULA  X. 

MLLIER  ET  VAS  LACTELM. 

Te>li  cum  culcita  capili  impositum  ,  vas 
lictile  lacté  plénum  Petronilla  urbemdeferebat, 
sperans  se  facturam  iter  absque  ullo  casn. 
Levis  et  altè  succincta  pro[)erabat  unà  tantùm 
indula  veste  calceisqne  bumilibus  sibi  aptatis. 
Puistica  sic  pracinota  jam  ?ecnm  cogilabat  Jadis 
prelinm  ;  pecuniam  locatam,  centnm  ova  emen- 
da  ,  triplicemque  gallinam  iucubantem  ovis. 
Suà  industrià  rem  facere  proximè  certa  erat. 
Facile  est.  inqnit,  in  propatnlo  domus  enutrire 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE.  379 

Ita  se  habet  hominum  vita;  singuli  quotquot 
suiiius  ,  Coartiun  pastorein  agiiiius,  suo  lajtan- 
tem  niorluo  .  aut  fabcllain  rustica:  vas  lacteum 
irestaiitis. 


puilos  gallinaceos  :  nec  vulpes  dolosa  ita  depo- 
pDlabitur  ,  ut  pretio  pullorum  porcum  alere 
nequeaiii  j  t'uriuris  paululum  porcum  saginabit. 
Atqui  jam  adultus  et  pinguis  erat,  quaudo 
illum  emi.  Pro  mercaudo  redibunt  uuuinii. 
Quid  obstat  quoininus  nostra  in  slabula  dedu- 
cani  bovem  fœtani  cum  vitulo  ;  nec  enini  hos 
pluris  faciunt.  Eum  exsultim  ludentem  spec- 
tabo.  Ipsa  Petronilla  ludibunda  exsultat  ;  cou- 
tinuo  lac  efl'unditui-  ;  simul  evanescunt  vitulus, 
juvenca  ,  sus ,  pulli.  Misera  niœstisoculis  spec- 
tans  gazam  disperditam  ,  ne  det  pœnas  culpce  , 
e.xcnsationibus  sponsum  exorare  nititur.  Hinc 
fabula  ab  bistrionibus  acta  in  theatris  ,  cui  no- 
incn  Vas  lacteuui.  Quis  mente  non  aberrat? 
quis  cbimœras  non  sibi  lingit  ?  Picrocholus , 
Pyri-bus,  rustica  nostra ,  denique  omnes^  cor- 
dati  et  insani  promiscuè  \igilando  somuiant. 
Nil  dulciùs  quidquam;  gratum  delirium  ani- 
mam  rapit.  Tu  m  omnia  nostra  ,  dignitates 
summse,  venustaîque  mulieres.  Ubisolus  otior, 
fortissinios  ad  pugnam  provoco.  Aberrare  libet; 
regem  Persarum  disturbo  è  solio  ;  rex  ipse  de- 
ligor  cbarus  populis3  diademata  meo  capiti  ac- 
cumulantur.  Si  xerô,  nescio  quo  casu,  ad  me 
ipsum  redire  cogar,  uti  antea  Joannes  servulus 
resfo. 


FABULA  XL 

PAROCHLS  ET  MORTI  TS. 

MoRTULS  quô  sepeliendus  erat.  niœsto  ibat 
gradu.  Pastor  ovans  ibat  hune  sepultnm  quam- 
primum  posset.  Pilenfo  \cctus  involutusque 
ritcmorfuus,  jacebat  in  feretro  ,  ubi  hiberna 
œsti vaque  transigere  moris  est.  Instabat  Pastor 
pro  more  decantans  pias  orationes  ,  psalmos  , 
versiculos ,  lectiones  atque  responsa.  Quiesce  , 
inquit  mortuo  ;  donaberis  orani  modo  ritu  ; 
tantùm  merces  adsit.  Joannes  Coartus  cupidis 
oculis  mortuo  incubans,  quasi  (juis  in]ua^^et 
sua' prs'da^ ,  ^u!tn  non  verbis  luec  dicebaf  :  0 
mi  mortue,  htec  argento,  b.a'C  cercà.  ba^c  njini- 
mis  sumptibus  de  tuo  cxigam.  Ha:c  spes  ciat 
einendi  cadum  generoslssimi  vini  totius  \icinicc. 
Fralris  lilia  munditiis  satis  elcgans,  nccnon  et 
farimla ,  hiuc  vestes  aceeptuia'  erant.  His  de- 
lectalo  Pastore,  salebroso  in  itinere  currus  ever- 
tilur.  Pastor  illisus  mortuo  ,  exiremam  agit 
auimam,  obtrito  capite.  Plumbo  condifus  donii- 
nus  Pastorem  ad  tartara  raptat ,  alque  unà  in- 
cedunt. 


FABULA  XII. 

HOMO  SECTANS  FORTLNAM, ET  HOMO  FORTLNAM 
IN  LECTLLO  EXPECTAN>. 

Qlis  Forlunam  non  prosequitur?  0  quàni 
xellem  ex  edito  loco  spectare  molestam  homi- 
num turbam  ,  qui  caco  inq,etu  varia  pcr  régna 
hanc  Sortis  tiliam  expetunt,  vanœ  imaginis  vani 
captatores  1  Ubi  felix  imminet  inslans  ,  aut'ugit 
inconstans  dea.  Horum  misereor,  namque  mise- 
ratio  ,  non  ira,  insanis  debetur.  Hic  inquiunt, 
caules  serebat  olim  :  uunc  Papa  factus  est. 
Nonne  hune  a-quiparo  '.'  Longé  pluris  te  asti- 
mes.  Verùm  quid  prodesl  virtus?  Fortunacaca 
est.  Praterea  pontitieia  dignitas  plus  damui 
quàm  lucri  alïert.  0  otium,  otium  ,  vera  gaza  , 
quam  dii  sibi  reservaruut;  hoc  suis  Fortuna 
negat.  Ne  quares  hanc  deam  ;  occarret  tibi  :  id 
moris  est  huic  sexui. 

Socii  duo  in  pago  vitam  degentes  pradiolis 
poliebantur.  Aller  Fortuna  inhians  alteri  dixit 
aliquando  :  Hanc  descramus  sedem  ;  nemo  pro- 
pheta  est  in  patria;  aucupemur  aliô  beatam 
sorteni.  Ouaras  .  ut  libuerit ,  inquit  aller;  ego 
xero  nec  ctelum  clementius,  nec  fala  meliora 
Yolo.  Genio  indulge  ;  obsequere  anxio  animo  ; 
mox  redibis  vacuus.  Te  dormiens  expecto.  Cu- 
pidus  \ir  ille  ,  iter  faciens  pervenit  quô  dea 
maxime  sedem  fixit  ;  sedes  nempc  aula  rcgia. 
Hic  ibideiH  sedem  slatuit  ;  surgenti .  decum- 
benti  adest  principi  ;  adest  molliori  tenqjore. 
Nunquain,  nusquam  abest  ;  nihil  assequilur. 
Heu,  quidnam  rei  est,  inquit?  alio  quaram 
opes.  Hic  tameu  degit ,  namque  hue  modo  , 
modo  illuc  ingredientem  doleo  illam  ;  cur  et 
mihi  non  obligil  morosa?  Olim  hoc  mihi  quàm 
dictum  benc,  aulicorum  andjiliosos  mores  agrè 
ierendos.  0  aulici  valele  ;  xaletc  auliciï  Falla- 
cem  pergile,sequimini  umbram.  Atqui  Surata*, 
utierunt,  colilur  Fortuna;  illuc  uiigro.  Ait, 
et  conscendit  navim.  O  moi'tales,  pectoia  anea  1 
illi  lorica  fuit  certè  adaiiumtina,  qui  prinnis 
hanc  tentavit  viam  .  iratumque  non  horruit 
mare.  Hic  mulloties  desideravit  lares  rusticos; 
piratis,  ventis,  fluctibus,  scopulis  ,  ipsà  maris 
quiète  exagitatus.  Sic  mortem  pramaturam  ac- 
citum  e  longincjuis  oris  duro  cum  labore  quasi- 


380 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


\ero  ;  sedenti  propnis  in  laribus  non  instet 
cHô?  Pervenit  ad  Indos  ;  audit  Fortuiiarii  m 
Japonia  sua  munera  largiri  :  advolat.  Jam  mare 
lassum  refugit  illum  veliere.  Hic  unus  landem 
fuit  peregrinationis  fructus ,  hsec  scilicel  agres- 
tiurn  populoruni  senlentia  :  A  natura  edoctus  , 
mane  apud  tuos.  Nec  Japo  laustior  Indis.  (Juare 
eutn  pœnituit  rusiicos  deseruisse  pénates.  lu- 
gratas  répudiât  peregrinationes  ;  palriani  repe- 
liit  ;  pénates  conspicit  procul,  et  obortis  lacry- 
mis  ait  :  Félix  qui  rus  incolit  suum  ,  uni  sibi 
imperare  studens  ;  nec  unquani  expertus  est 
quid  aula,  quid  mare,  quid  tua  régna  ,  ô  For- 
tuna  ,  cujus  honores  opesque  nostris  illudunt 
oculis ,  arte  fallaci  1  In  posterum  resipiscam  ; 
nihil  molior  ampliùs.  Haecobtrectans  Fortund-, 
in  eam  incidit  sedentem  jauuœ  amici  alto  in 
sommo  stertentis. 


FABULA  XIII. 

DUO  GALLI. 

Dco  galli  tranquillam  vitam  degebant  :  una 
gallina  advenit  ;  en  bellum  accensum.  0  amor, 
evertisti  Trojani  !  Hinc  acerba  odia  ;  bine  Xan- 
thus  et  deorum  tinctns  cruore.  Diutina  gallo- 
rum  efferbuit  pugna.  It  latè  rumor  totam  per 
viciniam  ;  gens  cristata  ad  speclaculum  advolat  ; 
compluresHelenie  pennis  insignes  in  pra'mium 
cessera  victoris.  Victns  abit  gemens  ;  exulat, 
deiitescit  in  latebra  ;  dctlet  laudem  depcrditam, 
amoresque  siniul.  0  amores  ,  quibus  forus  ri- 
valis,  insullans  dadi  ,  prœ  oculis  potitus  est! 
Ipsa,  ipsa,  quam  sub  oculis  fovet  a?niulus,  odia 
animosque  in  dies  stimulât.  Ergo  exacuit  ros- 
trnni;  auras  et  ilia  concutit  démens;  ventes 
lacessit,  aMiiulamque  imo  pectore  coiicitat  ra- 
biem.  Neque  his  opus  fuit.  Victor  involilans 
lectis,  victoriamque  decantans  ,  audilur  a  vul- 
ture.  Valete,  ô  amores  atque  triumphi  !  Tanta 
feris  unguibus  discerpla  est  superbia.  Tan- 
dem Fato  referente  vices  ,  pristinus  rivalis 
pristinos  gallina^  rénovât  amores.  Proh  ,  quan- 
tusgarritus!  namque  feminarum  gregem  nac- 
tus  est  ! 

His  Fortuna  sa}va  delectalur  ludis.  Victor 
superbus  exitium  machinatar  sibi.  Victoria 
partà,  Fato  diffidamus,  rei  nostr»   caventes. 


FABULA  XIV. 

INGRATUS  ET  INJISTUS  HOMINUM  IN  FORTUNAM 
ANIMUS. 

Maui  comparavit  opes  negotiator  quidam. 
Quamplurimis  peregrinationibus  ventos  delusit. 
Gurgiti ,  nec  syrtis  ,  nec  scopulo  uUi  tributum 
pependit.  Omnes  mercium  fasces  evasere  ,  fa- 
vente  Fato.  In  cunctos  socios  Atropos  atque 
Neptunus  sua  jura  sibi  arrogarunt ,  dum  For- 
tunœ  cura  fuit  hune  mercatorem  tutô  deve- 
hendi  ad  portum.  Nec  ulla  fraus  ingruit  ab  ins- 
titoribus  aut  fœderatis.  Apud  illum  vaeneunt 
tabacum,  saccharum,  casia,  et  porcellana  vasa, 
quanti  lubet.  Luxu  atque  dementià  hominum 
adauctœ  sunt  opes;  ut  brevi  dicam ,  rem  fecit. 
In  todibus  amplis  sonat  nil  nisi  nummi  aurei  ; 
canes,  cquos  alit;  pilento  \ehitur.  Dies  jejunii 
nuptiarum  conviviis  œquiparantur.  Amicus  qui- 
dam ,  dum  lautas  considérât  dapes  ,  ait  :  Unde 
Ikt  epulai  ?  Ex  industria,  inquit.  Id  debeo  mihi 
uni ,  curis,  industrie  ,  ingenio  opportune  teu- 
tanti  omnia  et  pecuniam  apprime  locanti.  Lucre 
demulclus,  et  j)artaiterumForluna)  committit; 
neque  tune  quidquam  prospère  cessit.  Is  casus 
imprudentiîc  apponitur.  Navis,  malé  gravata 
saburrà,  fracta  est  procellis;  altéra,  minus 
instructa  armis  ,  rapla  est  prœdonibus.  Nec 
merciunj  venderidarum  copia  datur;  decreve- 
rant  luxus  insanique  mores.  Infidi  inslitores 
suffurati  erant.  Ipse  genialiler  vivens ,  sum- 
misque  impensis,  dapibus  et  damnosic  œdifica- 
tioni  indulserat  ;  ita  repente  bona  dilabunlur. 
Egenti  et  squalido  occurrit  amicus.  Unde  hoc, 
inquit?  Heu,  Forluna  morosa  in  me  saeviit. 
Leni  dolorem  ,  ait  amicus  ;  si  Fortuna  vetat  te 
esse  felicem  ,  at  saltem  resipisce. 

Nescio  an  huic  consilio  assensus  fuerit  ;  ve- 
rùm  scio  quemque  prospéra  industriae  suœ  , 
adversainiqua"  Fortune  Iribuere.  Nec  quidquam 
est  usu  frequentius  :  quod  bene  ,  nobis  ;  quod 
inalè,  Fortunœ  adscribimus.  Falum  semper  , 
nunquam  homo  errât. 


FABULA  XV. 

MLLIERES  FATIDIC.E. 

S.EPIUS  e  casu  oritur  opinio,  ex  opinione  fama. 
Exempla  cujusque  sortis ,  ut  id  pateat ,  suppe- 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


381 


tunt.   Apud  hoiuines  quid  occurrit?   Nil  nisi     tim  ludens ,  imas  sedes  repefiit.  Tuni  forte  fe- 
praeventio  mentis,  animns  pervicax,   factiones     nestra^  mustela  rostriiin  inseruit.  0  dii  indige- 


varise  ,  nenio  aequi  bonique  consulens.  Torrens 
eslj  quid  âges?  sine  hune  efflui.  lia  res  fuit  , 
et  erit. 

Mulier  quœdani  Lutctiœ  Pythonissam  age- 
bat.  De  re  quacumque  consulebatur.  Si  quis 
aniisisset  vilem  panniculum  ,  aut  arsisset  puel- 


tes ,  quid  cerno?  inquil  infelix  ilie  ,  patrio  ex- 
pulsus  lare.  Heus  scelesta,  actutum  abeas.  Ni 
facias  ,  iho  accitum  cunctos  viciniae  mures. 
Domina  roslroacuto  hœcreposuit  :  Terra  primo 
occupanti.  Sciliect  egregia  bclli  causa  ,  nempe 
cavus  quo  ipse  nisi  contractus  et  reptans  se  con- 


lam ,  si  marilus  vivax  gravis  esset  sponsae ,  si     dere  posset,  Etiamsi,  aiebat  illa,   hœc  régna 


cui  mater  morosa  aut  conjux  querula  ;  Pytho- 
nissam adibat  singuli ,  ut  optata  prœsagiret. 
PoUebat  dolis  ,  eruditis  vocibus,  plurimà  im- 
pudentiâ  ,  interdum  favebat  casus  ;  hœc  omnia 
conspirabant.   Hinc   sxpe  exclamatum  est  :  O 


ampla  forent  ,  die  ,  si  vales ,  quo  jure  sint 
concessa  Joanni  filio  aut  consobrino,  vel  Pétri  , 
vel  Guillelmi,  potins  quàm  Paulo  aut  mihi? 
Cuniculus  apposuit  jura  legesque.  Vi  legum  , 
inquil ,   adeplus  sum    dilioneu)  dominiumque 


miraculum  !  Denique  etsi  crassà  et  supinàigno-     hujus  sedis.   Petro  a\o  ,    Simoni  patri  ,    mihi 


rantiâ  esset ,  oraculum  habebatur.  Oraculuni 
summis  in  aedibus  sedem  tlxerat.  Illic  ,  absque 
ullo  alio  redilu  ,  ha;c  mulier  numinis  implet 
crumenam.  His  artilnis  marito  magislratum 
comparât,  émit  œdes.  lu  conclavisubtegulaneo 
mox  alia  sufficitur  saga,  ad  quam   mulieres  , 


denique  Joanni  jure  hœredilario  obvenit.  Num- 
quid  lex  primi  occupantis  sanctior  ridetur  ? 
Parcamus  conviciis:  visne,  arbilruin  deligamus 
Raminagrobisium.  Felis  erat  illepio  fervore  in- 
ter  eremilas  clarus;  felis  mitis,  et  benignitatem 
summam  pra-  se  ferens  ;  felis  modesto  vultu  , 


puellœ  ,  servi ,  proceres,  urbs  denique  tota  pro  purisque  moribus,  villosisornatus  infulis ,  pin- 
more  confluxit  ,  fata  ut  scirent  sua.  lia  subte-  guis  et  obesus,  arbiler  peritus  elhicorum.  Hoc 
gulaneum  penetrale  fit  Sybillinum  anlrum.  judice  a  cuniculo  accepto,  adeunt  parles  regeni 
Prior  mulier  banc  loco  dedcrat  fainam  :  poste-  villis  insignem.  Accedite  ,  filii  ,  inquil  ,  acce- 
rior  illa  frustra  renituit.  Mené  sagam?  Ridetis  dite  hue  ;  ohsurduerunl  aures  ,  senectutis  in- 
certè.  Num  lilleras  novi  ?  Nequidem  elementa  jurià.  Tum  uterque  incauliùs  accessit.  Sitnul 
didici  unquam.  Atqui  vana  hœc  argumenta  atqiie  liligantes  proximè  positos  sensit,  utroque 
fuere.  Ergo  oportuil  futura  canere,  et  coacer-  pede  diris  unguibus  irruit.  Sic  discerptis  parti- 
vare  numinos.  Duo  advocati  minus  lucri  fecis-  bus,  lis  composita  est. 


sent.  Supellex  et  composilio  rei  domestica'  exis- 
timationi  faverunt.  Quatuor  sedecuhe  claudi- 
cantes ,  manubrium  scopie  ,  omnia  denique 
redolebantarlem  magicam.  Sifemina  vera  ceci- 
nisset  in  conclavi  aulaeis  instruclo,  irrisa  fuis- 
set.  Fama  loco  inhœserat.  Prior  saga  se  deser- 
tam  sensit. 

Insigni  aftixa  est  farua  :  sécpe  in  foro  adverti 
inconcinnè  togatiim  magnas  opes  naclum.  Vul- 
gus  suspiciebat  magislrum ,...  quem  longa 
stipabat  clientûm  caterva.  Quare  hoc  ?  sciscitare, 
si  velis. 


FABULA  XVI. 

FELIS ,  ML'STELA  ET  Cl'NICL'LUS. 

Adolescentis  cuniculi  cavum  invaserat  ali- 
quando  mustela:  namque  subdola  est.  Absente 
domino  ,  omnia  fuero»pervia.  Ergo  sucs  trans- 
tulit  pénales  ,  dum  ille  Ihymo  ac  rore  perfusus 
aurora;  gratiam  iniref.  Postquam  cuniculus 
morsu  carpsisset  gramina,  eircumquaqueexul- 


Ha}c  similia  videnlur  rixis  exiguorum  prin- 
cipum  ,  qui  suas  ut  conlroversias  dirimant , 
potentiores  reges  adeunl. 


FABULA  XVII. 

CAPUT  ET  CALDA  SERPENTJS. 

Ancii  diiœ  pailes  insunt  liomini  infensœ  , 
caput  et  cauda.  Ulraque  apud  Parcas  inclaruit  ; 
unde  olim  inter  cas  magna  fuit  de  primatu 
contentio.  Caput  hucusque  prœcesserat  ;  cauda 
Olympo  ila  querebatur  :  Hujus  ad  arbitrium 
quamplurimas  leucas  conficio  ;  nimi  sperat  me 
semper  ei  obsecutiu-am?  Hallucinalur.  Sororem 
illi,  non  famularn  dii  me  assignarnnt  ;  eodem 
sanguine  crelas,  eàdem  sorte  gaudere  decet. 
Nec  minus  inest  mihi  vis  nociva,  venenumque 
praesens.  En  vota  mea  :  Jubele  me  vice  meâ 
sororem  anteire  ;  dux  ero  solers.  ne  querelœ 
sit  locuR.  Crudeli  obsequio  deus  moreni  gessit. 
Heu  ,  quolies  obsequium  deorum  nobis  obfuit  ! 
Insanis  hominum    votis    quare  non    obturant 


382 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


aures?  Tnra  faciliiis  exoralo  numine  ,  dux  ille 
novus  ,  in  iiice  nieridiana  quasi  in  furno  Céecu- 
liens,  modo  impopit  in  marmor  ,  modo  in  tur- 
ham  pra^lereunlem  ,  modo  in  arbores.  Ita  im- 
das  ad  Sty^Mas  sororem  deduxit. 

Va>  regnis  eo  in  errore  vei'sanlibus  ! 


FABULA  XVIIL 

ANIMAL  IN  LIN  A. 

Dlm  philosophus  quidam  asserit  sensus  esse 
fallaces,  aller  conlrà  iiumquam  eos  fefellisse 
jurât.  Rectè  ulerque.  Jure  merilo  quidemaiunt 
philosopbi ,  bomines  sensibus  ad  judicandum 
induclos  ,  erraturos  sempcr.  Vcrum  .  si  emen- 
detur  objecti  imaiio  ralione  dislantia' ,  medii 
ambientis,  orgaui,  denique  raacbina^  quà  uti- 
mur  ad  spectandum  .  nulla  erit  sensuum  do- 
ceplio.  Natura  hivc  sapienter  ordinavit  :  aii- 
quando  de  bis  fusé  dicam.  Soiem  speclo  ;  quav 
iiam  est  tigura  ejus?  Corpus  illud  immensum 
bine  videtur  tripedale  ;  at  sede  in  sua  cominus 
illud  si  intueres ,  ô  quantus  natura^  oculus! 
Distantià  conjicio  maguitudinem  :  angiilo  lalc- 
ribusque  quasi  in  manu  illud  diuietior.  Vul- 
gus  crédit  soleni  esse  planuni;  in  globum  boc 
siduseflîngo.  Immotum  sisto,  tellus  circum  mo- 
vetur.  Ut  brevi  dicani ,  oculis  meis  contradico 
penitus;  ncc  illudentcs  oculi  sanœ  menti  oITi- 
ciunt.  Menspassini  aspecie  veri  verum  seponit. 
Non  obsequor  oculis  Ibrtè  minus  causiis  ,  nec 
auri  tardiuscuke  ad  reuuntiandos  sonos  quos 
bausit.  Baculusfractusinaqua.  reclus  est  mea  in 
mente.  Ratio  pr^eest.  remque  dclinit  imperiosè. 
Sic  oculi  passim  meudaces  .  nunquam  inenda- 
cio  mentem  prœverlunt.  His  si  lideni  adbibeam, 
errore  communi  ,  in  orbe  Lun.e  \idere  est  fa- 
ciem  mulieris.  Nuni  id  verum  est?  Minime. 
Unde  igilur  bœc  species?  Loca  salebrosa  sic  il- 
ludunt  ocubs.  Nullibi  faciès  Luupe  plana  est  : 
bic  monlibus  aspera,  illic  planitie  polita  est. 
Hinc  fil  ut  umlww  lux  immixla  delineet  modo 
bominem  .  modù  bovem  ,  modo  elepbantem. 
Quid  siniile  nuper  evenit  in  Anglia.  Perspici- 
libus  posilis  ,  novum  ajiparuit  animal  in  boc  si- 
dère. Omnes  exclamant  :  <)  miraeuluml  Tanta 
supernè  mutatioiacta  magnos  portendebat  even- 
tus.  Forte  tôt  regum  acerba  bella  sic  pra'uun- 
liata  fuerant.  Accurrit  rex  ipse  ,  rex  barum  ar- 
tium  nobilium  fautor.  Ipse  in  Lima  monstrum 
intuetur,  Sorex  latens  pone  vitrumborrida  pra?- 
cinebat  bella;   rident  cunrti.   O   tjens    beata! 


Quandonam  et  Francis  licebif  bis  indulgere 
studiis?  Laureas  messes  Mars  nobis  demetit  ; 
bostiumet  terga  dare  ,  et  derlinare  prœlia  ;  nos- 
trum  lacessere  :  namque  victoria  .  amans  Lu- 
dovici,  vestigiis  ejus  inlueret.  Hujus  factisapud 
posteros  clari  crimus,  Necdum  Musa-  nos  dese- 
ruerunt  :  pacis  gaudia  in  bello  suppetunt  :  ergo 
pax  sineluctu  desideratur.  Hàcfruitur  Carolus'. 
Foret  ille  in  re  militari  fortis  et  peritus  ;  nunc 
Anglos  aliis  demulcet  jocis  gralo  in  otio.  Yerùm 
ù  quanta  tluira  incenderentur  buic  nurnini ,  si 
tantos  sedaret  tumultus  !  Quid  dignius  sagaci 
ingenio?  Nonne  placidum  Augusti  regnum  tré- 
pida Julii  fulminantis  facta  ada^quavit?  0  gens 
beala  .  (juandonam  pace  licebit .  et  nos  vicissim 
decoris  artibus  operam  dare  ? 


E    LIBRO    OCTAVO. 


FABULA  I. 


MORS  ET  MORIBUNDLS. 


Sapientf.m  ex  improviso  Mors  nunquam  occu- 
pât; seipsum  admonet  ,  ad  profectionem  sem- 
per  expedilus.  Tempus  illud  ,  ebeu  ,  totam  ani- 
plectilur  vitam  !  Computa  séries annoru m,  men- 
ses ,  boras  et  momenta  ;  omnia  bœc  falali  tri- 
bu to  debentur  ;  bœc  est  dilio  Mortis.  Primum 
instansquo  regum  nati  lucefruuntur,  interduni 
vitam  eripit,  Objice  sununum  genus,  opes, 
formam.  virtutes  animi,  ipsamque  juventutis 
florem  ;  Mors  absque  pudore  omnia  diripit. 
Aliquando  orbis  ipse  ditabit  eam.  Nibil  est  quod 
plus  nos  fugiat ,  quod  plus  instet  nobis  impa- 
ratis. 

Sa^culo  peracfo,  senex  moriens  querebatur 
Mortem  imniaturam  adventare.  Ab  intestato  , 
inquit,  et  imparatum ,  actutum  me  vità  mi- 
grarecogis  ;  aequumne  est  ita  festinanter  mori? 
Expecta  paulisper  ;  unà  profisci  suadet  uxor. 
Adbuc  superost  mibi  abnepos  quem  fortunisor- 
nare  cupio  ;  sine  me  fedes  meas  perficere.  0 
dea  crudelis,  quantum  instas!  Tum  illa  rcpo- 
suil  :  0  senex ,  non  te  ex  improviso  adorior. 
Immerito  meani  culpas  impatientiam  ;  num- 
quid  centum  annos  natus  es?  Ubinam  Lutetiae 
duos,  in  Galba  decem  inveniescoœtaneos?  Opor- 
tuisset  .  mquis.  te  admonitum  iri  .  ut  promp- 


•  Cliailes 
guerre  qui 


II .  loi  (rAiiglelerre  .  t^loit  reslé  nculre  «lans  Va 
se  lenniaa  par  la  pai^  de  Nimègue  ,  eu  1678.  - 


FABLES  DE  LA  FONTAINE  EN  PROSE  LATINE. 


383 


tins  obsequererîs  :  inveiiissem  bœredem  scrip- 
liim  ,  nepolem  bonis  aftluentem  ,  cpdes  absolu- 
tas.  Nonne  atlraonitus  fuisli  diini  faliscebaut  be- 
beles  sensus ,  genuaque  lababant  ,  e.xbauslis 
primigr-niis  spiritibus?  Nec  ni  Ira  guslal  pala- 
tum  ;  obsnrduitanris  :  onniia  te  deficiunt  ;  frus- 
tra tibi  candidi  nitent  soles;  bona  nec  j  a  m  tua 
clesideras.  Omnes  coœquales  aut  extinctos  ,  aut 
morientes,  aut  ygrotos  exbibui.  Nuniquid  luc-c 
fuit  admonitio  ?  Senex ,  silens  proticiscere.  Quid 
reipublicae  interest  utrum  testeris,  an  non? 

Mors  rectè  dicebat.  Vellem  bornines  e  vita 
quasi  ex  convivio  surgere  ,  hospiti  grates  agen- 
do",  coJlectisque  sarcinulis.  Quanto  enim  spatio 
se  decedentem  quis  morari  polest  ?  Murmuras  , 
ô  senex?  Aspice  juvenes  fungentes  fato  ,  deco- 
ram  quidem  ,  at  certam  et  crudelem  oppetentes 
morteni.  Frustra  insanientem  increpo.  Ais  me 
invebi  inconsultiùs  :  quiproximè  mortuum  re- 
fert ,  mortireluctatur  pertinaciùs. 


FABULA  IL 

QL/ESTOR  ET  SUTOR. 

A  sr\nro  mane  usque  ad  vesperam  docanta- 
bat  sutor.  Mirus  aspcctu  ,  mirus  auditu  cano- 
ram  vocem  modulabatur,  quoquam  septem  Sa- 
pientium  beatior.  E  regione  virinus  prœdives  , 
lantu  somnoque  carebat  :  aM'ario  pra'fectus 
prat.  Si  forte  sub  primaui  lucoin  interdum  dor- 
mitaltat,  sutoris  cantu  exritalus  ,  continuù  quc- 
rebatur  de  providentia  superna  ,  minus  sollicita 
<le  rébus  nostris.  cùm  somnus  uticibaria  in  foro 
nusquam  vœniret.  Canlorem  arcessit  domuni 
splendidam  :  Quid  tibi  lucri  estanuni  .  inquit. 
f'i  bone  (îregori?  Annui?  -Edepol  ,  non  ila 
l'omputo,  respondct  voce  iiiimicà  festivus  sutor  : 
neque  ea  fuit  unquani  agendi  ratio.  Rarô  diei 
accumulo  diem  ;  salis  superque  est  modo  extre- 
rnum  annum  attingam  :  unicuique  diei  suus  ob- 
Acuit  victus. — Ergo  quid  lucri  diurui? — Modo 
plus,  modo  minus.  Al  quarstumalioqui  salis  am- 
])lum  imminuunt  fesli  dics  .  quibiis  annus  in- 
lervertitur  ;  festorum  otio  iugruit  pauperies. 
Huic  ille  nocet  pr»  multitudine  :  et  pastor  sanc- 
tis  recentibus  ad  calcem  bomilia;  nos  seniper 
molestât.  Risil  quccstor  candorem  opificis.  Ho- 
die,  inquit ,  te  solio  insidere  volo.  Centum  bos- 
ce  accipe  nummos.  Yerùm  serva  cautissimè 
quàm  poteris,  ne  deficiant  ubi  maxime  opus 
foret.  Tum  visus  est  sutor  sibi  videre  omnes  ga- 
zas quas  ad  usum  bominum   tellus  a   centum 


annis  protulit.  Domum  repetif  ;  in  cella  subter- 
ranea  recondit  nummos  ,.  simulque  gaudia. 
Nec  ultra  cecinit  ,  amissà  voce  ,  comparatisque 
œrumnarum  causis.  Diifugiunt  somni  levés; 
bos[)ites  subeunt  cura*,  suspiciones  terroresque 
inepti.  Diu  explorabat  ;  noclu,  fêle  Iranseunte, 
fclem  arguebat  furti.  Tandem  miser  adit  divi- 
tem  ,  quem  tum  minime  cantu  excitabat.  Tibi 
lui  sint,  inquit ,  infausti  nummi  ;  restitue  som- 
nos  faciles,  dulcemque  canluni. 


FABULA  III. 

LEO,  LUPUS  ET  VUI^PES. 

Leo  senio  et  podagrâ  confectus,  senectuti 
sua»  mederi  jussit  suos  subditos.  Regibus  quid 
impossibile  abnuere  ,  error  insanus  est.  Is  cu- 
jusque  generis  medicos  convocat;  namque  sin- 
gulis  artibus  vacant,  Undique  confluunt  medici, 
undiquc  pbarmaci.  Dum  cursitant  cœteri,  vul- 
pes  boc  otïicio  abstinet,  et  intra  septa  otiatur. 
Hinc  lupus  gratiam  régis  aucupatur;  decum- 
bente  rege  absentem  roditamicum.  Conlinuô 
rex  jubet  vulpem  in  latebris  fumo  suffocari ,  ni 
illico  advolet.  Accitur  ;  sistitur.  Ubi  sensit  bœc 
in  se  ingessisse  negotia  lupum  .-Metuo,  inquit 
régi,  ne  quis  minime  siucerus  ba'c  malo  animo 
ad  te  retuleril,  moramque  duxerit  contemptui; 
veriim  itcr  feceram  ,  \otasoluturus  pro  tua  sa- 
inte. Ouin  etiam  vidi  in  via  gnaros  peritosque 
medicos.  lis  indicavi  morbum  que  fatiscens 
tibi  ipsi  nec  immerito  times.  Caves  nativo  ca- 
lore  ,  cui  officil  pro\ecla  .etas.  Pellemexlupo 
receiis  detraclam ,  adliuc  calenlem  ,  et  exba- 
lanlem  fumum  indue;  natura' labimti  medica- 
men  egregium.  Ergo  lupus,  velim ,  tua  erit 
vestis.  H.ec  placuit  sententia.  Lupi  detrabitur 
pellis;  frustatim  conciditur  ;  bine  cœna  régi, 
bine  vestis  quà  refovetur. 

0  aulici ,  desinite  invicem  obesse  ;  innocuè 
blandimini.  Apud  vos  ullio  quadruplo  uberior 
est,  gratiis  babitis.  Multimodi  lividi  cavillatores 
suâ  vice  carpuntur  ;  eo  in  curriculo  contendilisj 
quo  ignosciltu-  nemini. 


384 


HISTORLE. 


IlISTORIiE. 


eumque  secutus  gesta  magistri  diligenfissimè 
conscripsit.  Quod  ex  eis  superest,  a  philosopho 
Philostrato  ducentis  post  annis  collectum  acce- 
pimns.  Quisquis  ad  aperturam  libri  inspexerit, 
sanè  intelliget  quàm  fabulosa  hœc  sinl,  nec  di- 
gna  quœ  comparentur  Evangelio. 


APOLLONIUS  TYAN^US. 

SiB  finem  vitœ  Tiberii  imperatoris,  aut  sal- 
tem  Caligulà  jani  impcriurn  capessente,  prodiit 
média  in  Antiocliia  famosus  quidam  planiis  , 
nomine  Apollonius  ,  quem  apostolis  el  Chrislo 
ipso  conferre  ausi  sunl  Gentiles.  Natus  est  pa- 
rentibusclaris,  et  antiquà  stirpe  Tyanœ  in  Cap- 
padocia.  Proeditus  erat  eleganti  ingénie,  memo- 
ria  promptà,  facundià  in  grsecè  dicendo  jucun- 
dissimà ,  forma  denique  pra^stanti  ,  adeo  ut 
omnium  in  se  oculos  convcrteret.  Anno  setatis 
decimo  quarto,  in  Ciliciain .  Tbarsum  a  pâtre 
missus,  rlietoric;e  operam  dédit.  Mox  vero  pbi- 
losopbi;e  sludiosus,  sectam  Pytbagora?  pra^ulit 
caeteris,  cujus  dogmata  sexdeeim  tantîim  annos 
natus  palàm  asseruit.  Animaliuni  carnes  res- 
puit  utpote  crassiores.  et  qu;e  tardiusefficerenf 
ingcnium.  Quapropter  herbis  et  oleribus  vesci 
solebal.  Nec  tanien  viuum  ,  a  quo  temperabat 
penitus,  danuiavit;  sed  ut  tranquillitati  mentis 
nocivum  abjecit.  Nudispcdibusabsque  sandaliis 
incedebat,  lineisque  vestibus  indutus,  ne  ani- 
maliuni spoliis  abuleretur.  Comam  promissam 
nutriebat.  et  in  aide  /Esculapii  commorabatur , 
simulans  bunc  deum  se  fovere  ut  suum  alum- 
num  ,  juvenisque  gratià  cegrotos  sanare.  Hinc 
factum  est  ut  undique  ad  illum  minus  valcntes 
convenirent.  Ita  opes  sprevit.  ut  fratri  natu  ma- 
jori  facultatum  dimidiam  partem  ,  reliquis  vero 
propinquis  alteramcesserit.  Tum  inops  cœlibem 
vitam  aggressus  est,  neo  tamon  flagitii  occuiti 
suspicioncm  declinavit  onmino.  Per  quinqueii- 
nium  siluit.  et  peragravit  Pampbylia^  atqueCili- 
ci.'c  fines.  Tantà  erat  auctorilate  apud  populos, 
ut  solo  aspectu  tumultus  civiles  sedaret  ,  geslu 
et  litteris  quàm  paucissimis,  quid  sentiret  signi- 
ficans.  Postquainila  siluisset.  Antiocbiam  com- 
migravit.  Ibi  aftîrmativè  omnia  edocebat.  Certix- 
siniè,  inquiebat,  vovi;  aut,  Scitote,  aut,  Liquida 
constat.Xonquœroveriimalioruniphilosophorum 
more.  Quœsivi  olim  adolescens :  nunc  tempus  est 
edocendi.  Hisartibus,  rudes  sibi  conciliabat  ani- 
mos.  Mox  iter  incœpil  ut  inviseret  Bracbnianes 
Indorum,  et  ex  itinere  Magos  Persidis.  Ninive 
quidam  nomine  Damis  ei  ut  magistro  adbeesit. 


II. 


N05TRADAMUS. 

NosTRADAMus,  SalonsB  in  Provincia  natus,  sua- 
dente  avo  materno,  astrologia?  inani  studio  de- 
ceptus  est.  Adolescens  in  academiis  Monspe- 
liensi,  Tolosensi  et  Burdigalensi,  medicae  arti 
operam  dédit.  In  patriam  reversus,  Centurias 
in  lucem  edidit  anno  ITioo,  quaruni  laus  ita 
increbuit.  ut  rex  Henricus  II,  tantum  matbe- 
maticum  a  comité  Tendensi  ad  se  mittendum 
jusserit.  Illum  muneribus  donatum  misit  Ble- 
siam.  ut  puerorum  regiorum  futuros  evenlus 
ex  siderum  ac  nalaliliorum  inspectione  prsesa- 
giret.  Aliquanlè  post,  Carolus  IX,  Pro\inciam 
perlustrans,  Nostradaniuin  bénigne  exceptum 
donisque  auctum  clariorem  eiTecit.  Anno  setatis 
sexagesimo  secundo ,  morlem  obiit.  Eruditio 
fuit  modica,  maxima  ostentatio.  Immeritus  pas- 
sim  laudatur  auctor  ille  planus  ,  qui  multa 
a^nigmaticè ,  absque  ordine  locorum,  terapo- 
rum,  aut  bominum  congerens,  levés  bomi- 
num  mentes  delusit.  Casu  qua'dam  ambigua 
et  vaga  cerlis  eventibus  adaptant ur  ,  maxime 
adjuvante  bominura  industrià,  qui  fabulis  oblec- 
tari  vol  uni- 


IH. 


CARDINALIS  ODETUS  COLIGN^US. 

OrtETus  Colignacus,  Gaspardi  classium  prae- 
fecfi  frater  natu  minor  ,  summo  cum  studio 
magistrorum  in  liberalibus  disciplinis  et  buma- 
nioribus  litteris  institulus  ,  in  spem  Ecclesiae, 
cujus  ministerio  dicatus  fuerat,  adolevit.  Inge- 
nium  perspicax  et  facetum  ,  faciès  hilaris  et 
venusta ,  facilitas  morum  pergrata  omnibus. 
Quisquis  eruditus  eum  fautorem  babuit.  Clc- 
mens  VII,  in  colloquio  Massiliensi  cum  Fran- 
cisco rege  ,  adolescentem  in  cardinalium  colle- 
gium  cooptavit.  Yerùm  pra^clarus  adolescens, 
fratri  Gaspardo  ,  quem  Calvinus  suis  erroribus 
imbuerat,  plus  justo  obsequens,  a  recto  tramite 


HISTORIyE. 


385 


deflexit.  Ita  in  hœresim  lapsus  ,  suae  sectae 
tiiemlœ  operam  navavit.  A  Pio  lY  purpura  pri- 
vatus  uxorem  diixit,  ovantibus  hœreticis,  quod 
cardinalis.  cœlibatu  sprcto,  nuptias  pra-posuis- 
sel.  In  Anglia  exulans  a  patiia  obiit  aiino  1571 , 
dignus  certè  meliore  fato.  si  Ecclesian  catholi- 
cam  non  deseruisset.  Conjux  ,  ut  pacta  matri- 
monialia  sibi  solverentur,  sponsi  propinquis  in 
jus  vocatis,  causa  excidit. 


IV. 


JACOBUS  ALBONiUS  *. 

Jacobus  Albonius,  ex  antiquo,  ut  aiunt,  Co- 
mitum  in  Delphinatn  génère^  patrem  babuitN. 
qui  Lugdunensi  provinciœ  prsefuit.  Adolescens 
Henriro  Aurelianensi  duci  gratus  et  charus, 
insigni  apud  eum  regem  factuin  gratià  floruit. 
Domi  mollis  .  iners  ,  libidini  suie  modo  obtem- 
perans,  fastu  regali  equorum  servorumquc  nu- 
méro ,  splendido  ornatu  .  pretiosissimis  aulœis, 
viclùs  munditie  lautisque  dapibus  prœ  caeteris 
enituit.  Militi«  peritiaia  ac  torlitudinem  singu- 
larem  demonstravit ,  ila  ut  LucuUi  aut  Deme- 
trii  Poliorcetis  mores  referret,  sibi  ipsi  pro  locis 
ac  temporibus  valde  dissimilis.  In  Italia^  bello 
laudemsatisamplam.  adeptus,  in  Rentiaco  prse- 
lio  marescaili  Franciœ  qucm  vità  functus  Bie- 
zius  reliquerat  locuni  mernit.  Paulù  post,  San- 
Quintiniacensi  infelici  pugnà  captus  ,  ad  pacem 
componendam  Regem  inter  et  Imperatorem  ad 
suum  commodum  operam  dédit.  Verùm  Hen- 
rici  morte  in  hictuosissimos  tumultus  Gallia 
praeceps  ruit.  Tum  Albonius  tœdere  cum  rege 
Navarrfe  ac  duce  Guisio  inito,  etiam  invita 
Reginà,  unuselriutnvirisrjui  patriœac  religioni 
tuendœ  consulerent,  subito  e\asit.  Nec  mora, 
in  conflictu  Drocensi,  aciecalholicorum  jamin- 
clinata  jam  fusis  equitum  turmis,  quœ  Monmo- 
rentium  circumsteterant ,  'Monmorentius  ipse 
captus  erat.  Perduelles  ha^relici  victorià  gaude- 
bant,  nisiAlbonius  cum  duce  Guisio,  qui  semper 
fuit  alter  ab  illo,  aciem  reslituisset.  Tum  ,  vice 
versa,  profligati  hostes,  et  Condœus  ipse  captus 
ad  triumplium.  Verùm  Albonius  ,  sub  finem 
pugnae  ,  acriùs  et  inconsultiùs  in  manum  hos- 
tium  impetu  facto,  solus  instant)  agmini  obsfi- 
tit  ;  tum  nobilis  quidam,  cujns  bona  publicata 
Albonius  suis  adjunxerat  ,  telo  contorto  mares- 
calluminteremit. 

'  Vulgo  le  maréchal  de  Saint-André  :  poiiil  amio  13C.2. 
{Edit.) 

FÉKELON.    TOME    VI. 


V. 

ORIGO  PO.MP.E  SOLENNIS  APLD  VAI.ENCENAS 
glOTANMS  AGIT\T.'E. 

Hsx.  fuit  inslilutio  pompœ  ,  quam  Valen- 
cenenses  qnolannis  agitant.  AnnoDomini  mil- 
lesimo  octavo  ,  exiliosalues  ita  grassabatur,  ut 
lotum  penè  hominum  genus  demeteret.  Cor- 
ruit  acervalim  niiserabile  vulgus.  Unà  pereunl 
optimates  immaturâ  morte;  rapiuntur  juvenes 
animosi  et  innuptœ  puell».  Deiparse  Virginis  œ- 
dem  extcrriti  cives  adcunt. eamque  donis  ac votis 
lacessuut. Nec  mora,  funiculus  mysticè  innexus  e 
cœlo  sensim  delabens  ,  trans  mœnia  urbis  splen- 
denti  Iramite  circulum  desciibit.  Intrabunc  cir- 
culum,  subito  convalescunt  œgri,  et  sospitantur 
omnes.  Miraculo  pcrmoti  cives  ,  quà  funiculus 
ille  salubris  per  agros  mœnia  cinxerat,  banc 
pompam  duci  voluerutit.  Hrec  religio,  posteris 
Iradifa  ,  etiainnuni  \iget  ;  hinc  frequens  popu- 
lo:uni  Belgii  concursus.  Feslà  fronde  et  floribus 
odoratis  via;  stcrnunlur;  aulœis  decorantur  do- 
morum  limina.  Primo  longoque  ordine  proce- 
dunt  viginti  quatuor  arliliciorum  sodalia,  quo- 
rum vexilla  volitaut  ;  subsequunlur  confralerni- 
tates  varite,  qnarum  vestigiis  inbœrent  monacbi 
diversorum  ordinum ,  veste  et  colore  distincti. 
Proximè  eminentcapsa}  circiter  centum  viginti, 
quibus  sanctorum  reliqui*,  sacra  pignora,  con- 
duntur;  ali;c  aurea^  ,  alico  argenteœ,  quas  ma- 
gisfratus  Ingà  induli ,  nudis  pedibus,  obstipo 
capite,.  buincris  suppositisgestant.  Extremo  or- 
dine ,  derus  bymnos  pro  more  décantât.  Ante- 
cedit  prœsulem  insignem  infulis,  cui  assislunt 
quinque  abbates  ,  mitrâ  et  pastorali  baculo 
conspicui.  Hinc  et  indc  densissima  irruentium 
hominum  agUîina  ;  Ge^i  poplitcs,  oculi  in  cœlum 
sublati ,  nianus  juncta; ,  vullus  hilares  ,  ora 
benedictionibus  praesulis  inhiant.  E  fenestris 
prodeuut  capita  pendula ,  quae  deorsum  avidis 
oculis  pompam  depascuntur,  scilicet  alacres 
pueri ,  nitidœ  virgines,  venerandœ  matresfa- 
milias,  patres  longœvi ,  quibus  canities  décor 
et  dignilas.  Ubi  pompa  trans  mœnia  in  campum 
apertum  deveuit  ,  prœsul  tentorio  carbasino 
protectus ,  et  sedens  cum  presbyterio,  mona- 
chum  concionantem  per  horam  audiit.  Post- 
quam  cucullatus  fuse  perorasset,  pompa  omnis 
ante  profectionem  jam  abundè  epulata,  ne  in 
itinere  faciendo  deficerel  ,  iterum  convivari 
cœpit.  Abbates  ipsi,  mitrâ,  cappâ,  sandaliiset 

25 


386 


HISTORL'E. 


chirolhecis  auro  pictisornati,  genio  indulgent  ; 
vina  lœti  coronant,  scyphos  coliidunf,  epotant 
cratères;  prœsiili  sibiquc  iuvicem  propiiiant  : 
emicat  gcnialis  a,Mnulalio,  Qiiilius  sliuliosè  pe- 
ractis,  omnes  orJines,  e.\cc[itis  [ir.rsulo  et  abha- 
tibus,  per  agros extra  subiubiuin,  tluarum  leu- 
carum  spatio  iter  fccere.  Concentu  plo  valles 
quas  Scaldis  interluit  collesque  insonant.  Re- 
deunli  turke  ,  illudunt  varia^  tnonstrorum 
formae.  Hàc  prosiliunt  diomones  cornufi  ,  et 
\illis  horridis  ferina  niend)ra  imitantes  ;  illac 
miratur  \ulgus  draconem  squaniitcruni  atque 
ignivomuni,  cui  pedibus  insultât  viclor  Michael. 
Coniplures  angeli  et  sancti,  Imc  et  illuc  passiiu 
concursant.  Beata  Virgo  ,  asino  vccla  ,  juiorum 
Jesuni  ulnis  oouiplectens  ,  petit  .Egypluui  , 
sponsusque  ponc  scquens  jumentuin  agit.  Haec 
inter  pia  et  ludicra  ;cdcni  Deipar»,  unde  pro- 
cesserant ,  o\anles  subeunt.  Pulsantur  cam- 
pan.-e  ;  tympana  conrita  astra  t'eriunf .  Exslruun- 
tur  mensaî  in  alriis  pra;lccti  ;  apponuntur  dapes 
opiparœ  ;  instaurantur  lœta  pcrgra^tantium  cer- 
tamina.  Hic  est  ritus  solennis  quo  Valencena; 
urbs  beata  salutem  olim  sibi  cœlitus  concessarn 
grato  animo  commémorât. 


VI. 


IN  FONTAM  MORTEM. 

Heu!  fuit  vir  ille  lacetus,  .Esopus  aller, 
nugarura  laude  Phaedro  superior  ,  per  quem 
brulae  animantes  .  vocales  factœ  ,  bumanum 
genus  edocuere  sapientiam.  Heu  !  Fonlanus 
interiit.  Prohdolorl  interiore  simul  Jnci  dica- 
ces  ,  lascivi  Risiis  ,  Gratiie  décentes  ,  doct.c 
Camenaî.  Lugete,  ô  quibus  cordi  est  ingenuus 
lepos,  natura  nudaet  simplex,  iucompta  et  sine 
fuco  elegantia  !  Illi  .  illi  uni  per  omnes  docios 
licuit  esse  negligentem.  Pnlitiori  stilo  quantum 
priBstilit  aurea  negligentia  !  Tarn  cbaro  capiti 


quantum  debetur  desiderium  !  Lugete,  Musa- 
rum  alumni.  Yivunt  tamen.  sternumque  vivent 
caruiini  jocosd  commissfp  vénères,  dulces  nuga:-, 
sales  allici  ,  suadela  blanda  atque  parabilis  ; 
ncqueFoafanum  rccentioribus  juxla  temporum 
seriem  ,  sed  antiquis  ,  ob  amœnitales  ingenii 
adscribimus.  Tu  verô,  lector,  si  fidem  deneges, 
codicem  aperi.  Qnid  sentis?  Ludit  Anacreon, 
Sive  vacuus,  sive  quid  uritur  Flaccus,  bic  fidi- 
bus  canit.  Mores  bominum  atque  ingénia  fabulis 
Terentius  ad  vivum  depingit  ;  Marouis  molle  et 
facetura  spirat  hoc  in  opusculo.  Heu  !  quando- 
nam  mercuriales  viri  quadrupedum  facundiam 
œquiparabunt. 


YII. 

FENELONII  AD  SERENISSIMI'M  BURGUNDI^E  DUCEM 
EPISTOLA. 

QiAM  eleganter  latine  scriptites,  dulcissime 
Princeps,  a  Floro  noslro  teste  locuplete,  niihi 
renuntiatum  est.  Nibil  mibi  sanc  jucundius 
unquam  lioc  nuutio  luit  :  cui  quidcni  eo  luben- 
tiùs  lidem  adbibui,  quod  pergratum  mibi  fuerit 
ac  verisimile.  Tolis  oculis,  tolo  pectore  hansi, 
quod  animum  tu£c  laudis  cupidum  explet. 
Quare  âge.  ô  amantissinie  Musarum  alnmne  ; 
macte  \irtute;  Parnassi  juga  conscende  :  tibi 
Phœbi  chorus  omnis  assurgct.Antequam  aulaî 
repetendic  mibi  sit  copia,  te  grammaticaî  amba- 
gibus  ac  spinis  extricatum  vellem  ;  eô  colli- 
mant  vota  omnia.  Intérim  litterario  munusculo 
te  donem  sinas  ;  dialogus  est  Francise!  primi  et 
Caroli  quinti  :  quem  si  perlegere  te  non  laedet, 
non  insulsum  inlellexero.  Redde,  quaîso,  vices. 
Quantulacumque  charta,  quae  Terentii  sales, 
Cicerouisve  facetum  dicendi  genus  sapiat,  me 
totumque  Belgium  incredibili  voluptate  afO- 
ciet.  Vale 


=*«*— 


'*>*tttttfTJtrtsNt4tftJtst4stftttfftJtiSii*fjtft>ttirttJt^ttftftt4ttrittrrt*t*tft^i\ti\ttJ4tt*4\tt*t.tt-ittt*f^tttiM^trf 


DISCOURS  DE  LA  POÉSIE  ÉPIQUE 


ET  DE  L'EXCELLENCE  DU  POÈME  DE  TÉLÉiMAQUE. 


Origine  et  fin  de  la  poésie. 

Si  l'on  pouvoit  goûter  la  vérité  toute  mie,  elle 
n'auroil  pas  besoin,  |)Our  se  l'aire  aimer,  des  oine- 
nieiis  que  lui  prèle  limaginalion  :  mais  sa  lumière 
pure  et  délicate  ne  llaite  pas  assez  ce  qu'il  y  a  *le 
sensible  en  l'borame  ;  elle  demande  une  attention 
qui  gène  trop  son  inconstance  nalurellc.  Pour  l'ins- 
truire, il  faut  lui  donner,  non-seulement  des  idées 
pures  qui  l'éclairent,  mais  encore  des  images  sen- 
sibles qui  le  frappent  t:l  qui  i'arrèttnt  dans  une  vue 
fixe  de  la  vérité.  Voila  la  souife  de  rdojueuce, 
delà  poésie,  et  de  toutes  les  sciences  qui  sont  du 
ressort  de  l'imagina  lion.  C'estlaloiblessederiiomme 
qui  rend  ces  sciences  nécessaires.  La  beauté  sinple 
et  immuable  de  la  vertu  ne  le  toucbe  pas  toujours. 
Il  ne  suffit  point  de  lui  montrer  la  vérité  ;  il  faut 
la  peindre  aimable  '. 

Nous  examinerons  le  poème  de  Telémaque  selon 
ces  deux  vues,  d'instruire  et  de  plaire  ;  et  nous  là- 
cberoiis  défaire  voir  que  l'aïUeur  a  instruit  plus 
que  les  anciens,  par  la  sublimité  de  sa  morale  ,  et 
qu'il  a  plu  autant  qu'eux,  en  imitant  toutes  leurs 
beautés. 

Deux  sortes  de  poésies  héroïques. 

Il  y  a  deux  manières  d'instruire  lesbommos pour 
les  reniire  bons:  la  première,  en  leur  montrant  la 
difformité  du  vice  Pt  ses  suiies  funestes  ;  c'est  le 
dessein  principal  de  la  tragédie  :  la  seciuile,  en 
leur  découvrant  la  beauté  de  la  vertu  et  sa  (in  beu- 
reuse  ;  c'est  le  caractère  propre  à  Vépopée  ou  poème 
épique.  Lespr.ssionsqui  app.iriiennenià  l'une  ,  sont 
la  terreur  et  la  pitié  ;  celles  qui  convienuent  à  1  au- 
tre, sont  l'ahisiration  et  l';:inour.  Dans  l'une,  les 
acteurs  pailent  ;  dans  l'autre,  le  poète  fait  la  nar- 
ration. 

Définition  et  division  de  la  poésie  épique. 

On  peut  définir  le  poème  épique,  une  fable  ra- 
contée par  un  poète,  pour  exciter  l'admiration , 
et  inspirer  l'amour  de  la  vertu,  en  nous  représen- 

'  Omiio  tulit  runcluni ,  qui  miscuil  utile  diilci , 
Lectorcrn  delectando  ,  parilcrque  nioncnJo. 

HoR.  d*  Art.  poet.  v.  348. 


tant  l'action  d'un  héros  favorisé  du  ciel,  qui  exécuta 
wi  grand  dessein ,  en  triomphant  de  tous  les  obs- 
tacles qui  s'y  opposent.  11  y  adonctrois  cboses  dans 
l'épopée,  l'action,  la  morale  et  la  poésie. 

I.  DE  L'ACTION  EPIQUE. 

Qualités  de  l'action  épique. 

L'action  doitétre  grande^  une, entière ,  merveil- 
leuse, mais  cependant  vraisemblable,  ex  d'une  cer- 
taine durée.  I.c  Télemaque  a  toutes  ces  qualite.s. 
Coiupar'ns-le  avec  les  deux  modèles  de  la  poésie 
épique,  Homère  et  Virgile,  et  nous  en  serons  con- 
vaincus. 

Dessein  de  l'Odyssée. 

Nous  ne  parlerons  que  de  l'Odyssée,  dont  le  plan 
a  plus  de  conformité  avec  celui  du  Telémaque, 
Dans  ce  poème,  Homère  introduit  un  roi  sage,  re- 
venant d'une  guer  re  étrangère,  où  il  avoii  donné 
des  preuves  éclatantes  de  sa  prudence  et  de  sa  va- 
leur :  des  tempêtes  l'arrêtent  en  cliemin  ,  et  le 
jettentdansdivers  pays,  dont  ilapprend  les  mœurs, 
les  lois,  la  politi(iue.  De  là  naissent  naturelle- 
ment une  iiiliuite  d'inridens  et  de  périls.  Mais 
sachant  combien  son  absence  causoit  de  désordres 
dans  son  royaume,  il.  surmonte  tous  ces  obsta- 
cles, méprise  tous  lesplaisirs  delà  vie;  l'immor- 
talité mèmt  ne  le  louche  point  ;  il  renonce  à  tout, 
pour  soulager  son  peuple  et  revoir  sa  famille  '. 

Sujet  de  l'Enéide. 

Dans  l'Enéide^,  un  héros  pieux  el  vaillant, 
échappé  des  ruines  il'un  Etat  puissant,  est  destiné 
par  les  dieux  pour  en  conserver  la  religion,  et  pour 
établir  un  empiie  plus  g-and  et  plus  glorieux  que 
le  premier.  Ce  prince,  choisi  pour  roi  parles  restes 
inibrtuiiés  de  ses  concitoyens,  erre  long-temps  avec 
eux  dans  plusieurs  pays,  où  il  apprend  tont  ce  qui 
est  nécessaire  à  un  roi,  à  un  législateur,  à  un  pon- 
tife, il  trouve  encore  enfin  un  asile  dans  les  terres 


'  Voyez  le  P.  Lf.  Bossr  ,  Traité  du  poème  épique ,  liv.  i, 
cliap.  X.  —  *  Ibid.  chap.  xi. 


388 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


éloignées,  d'où  sesancé'res  étoient  soriis  ;  il  défait 
plusieurs  ennemis  piiissans  qui  s'opposerii  ^i  son  oin- 
hlissement,  et  jelle  les  fomienif^iis  d'un  empire  qui 
devoii  èirc  un  jour  le  maître  de  luoivors. 

Plan  (lu  Tcléiiiaque. 

L'aciion  du  Téléniaque  unii  ccqu"il  y  a  de  grand 
dans  l'un  et  dans  l'autre  d-'  ces  i1»eux  pnèiues.  On 
y  voit  un  jeune  prince,  animé  par  I  amour  de  la  pa- 
irie, aller  chercher  son  père,  dont  l'absence  cau- 
soil  le  malheur  d»;  sa  famille  el  de  so!i  royaume. 
Il  s'expose  à  (cit.  s  sortes  de  périls  ;  il  se  signale 
par  des  vertus  liéroïques  ;  il  renonce  à  la  royauté 
et  à  des  couronnes  plus  considérables  que  la  sienne; 
et  parcourant  plusieurs  terres  inconnues,  apprend 
tout  ce  qu'il  faut  pour  iiouverner  un  jour,  s-^lon  la 
prudence  dDlysse,  la  piété  d'Enée,  et  la  valeur  de 
de  tous  les  deux  ;  en  sage  politique,  en  prince  re- 
ligieux, en  héros  accompli. 

L'action  doit  être  une. 

L'aciion  de  l'épopée  doit  êire  une.  Le  poème 
épique  n'est  pas  une  histoire,  comme  la  Pharsale 
de  Lucain  el  la  (iuerre  l'unique  de  Silius  llalicus  ; 
ni  la  vie  toute  enficre  d'un  héros  ,  comme  l'.^chil- 
léide  de  Slace  :  l'uuilédu  héros  ne  fait  pas  l'unité 
de  l'aciion.  La  vie  de  l'homme  est  pleine  d'inéga- 
lités ;  il  change  sans  cesse  de  dessein,  ou  par  Tin- 
consiance  de  ses  passions,  ou  par  les  acci(b  ns  im- 
prévus de  la  vie.  (|"i  voudroit  décrire  tout  l'homnie, 
ne  formeroit  qu'un  tableau  bi/arre,  un  contraste 
de  passions  oppos  jes ,  sans  liaison  et  sans  ordre. 
C'est  pourquoi  l'épopec  n'est  pas  la  louange  d'un 
héros  (lu'on  propose  pour  modèle,  mais  le  récit 
d'une  action  grande  et  illustre  qu'on  donne  pour 
exemple. 

Dos  épisodi'î. 

11  en  est  de  la  poésie  comme  de  la  peinlurc  ;  l'u- 
nilé  de  l'action  principale  n'empêche  pas  qu'on  n'y 
insère  plusieuis  incidcn.s  particuliers.  Le  dessein 
est  formé  dès  le  comnienccruent  i\n  poème  :  le  héros 
en  vient  .à  bout  en  surmontant  toutes  b's  dillicultés. 
C'est  le  récit  de  cesobslacb  s  (pii  fait  les  épisodes  : 
mais  tous  ces  épisodes  dcpemlent  de  l'action  prin- 
cipale, el  sont  tellement  liés  avec  elle  ^ei  si  unis 
entre  eux,  que  le  tout  ensemble  ne  présente  qu'un 
seul  tableau,  composé  de  plusieurs  figures  dins  une 
belle  ordonnance  et  dans  une  juste  proportion. 


L'unité  (le?  raction  du  Téléniaque. 
des  épisodes. 


la  continuité 


Je  n'examine  point  ici  s'il  est  vrai  qu'Homère 
noie  quelquefois  son  action  principale  dans  la  lon- 
gueur et  le  nombre  de  ses  épisodes  ;  si  son  action 
est  double  ;  s'il  perd  souvent  de  vue  ses  principaux 
persoiitiages.  Il  sullil  de  remarquer  (!ue  l'auteur 
du  Téléniaque  a  imité  partout  la  régularité  de  Vir- 
gile, en  évitant  les  dtlauls  qu'on  impute  au  poète 
grec.  Tous  les  épisodes  de  notre  auteur  sont  con- 
tinus, et  si  habilement  enclavés  les  uns  dans  les 


autres,  que  le  premier  amène  celui  qui  suit.  Ses 
principaux  personnages  ne  disparoissenl  point;  et 
les  transitions  qu'il  fait  del'épisode  à  l'action  prin- 
cipale font  toujours  sentir  l'unité  du  dessein.  Dans 
les  six  premiers  livres,  où  Telémaque  parle,  et  fait 
le  récitdeses  aventuresà  Calypso,  ce  longcpisode, 
à  rimitation  decelui  do  Didon,  est  raconté  avec  tant 
d'arl ,  que  l'unité  de  l'action  principale  est  de- 
meurée pai  faite.  Le  lecteur  y  est  en  suspens,  el  sent, 
dès  le  con.nuiîcemcnl ,  que  le  séjour  de  ce  héros 
dans  ceti-'  île,  et  ce  qui  s'y  passe,  n'est  qu'un  (d)s- 
lacle  qu'il  tant  surmonter.  Dans  le  Xlll»  et  XIV 
livre,  où  Mentor  instruit  Moménée ,  Telémaque 
n'est  pas  présent,  il  est  à  l'armée;  mais  c'est  Men- 
tor, un  des  principaux  personnages  du  poème,  qui 
fait  tout  en  vue  de  Telémaque,  el  pour  l'instruire 
après  son  retour  du  camp.  C'esl  encore  un  grani 
art,  dans  notre  auteur  ,  de  faire  entrer  dans  son 
poènie ,  des  épisodes  qui  ne  sont  pas  des  suites  de 
sa  fable  principale,  sans  rompre  ni  l'unité  ni  la 
continuité  de  l'action.  Ces  épisodes  y  trouvent  place, 
non-seulement  comme  des  instructions  importantes 
pour  un  jeune  prince  (  ce  qui  est  le  grand  dessein 
du  poète) ,  mais  parce  qu'il  les  fait  raconter  à  son 
héios  dans  le  temps  d'une  inaction,  pour  en  renj- 
plir  le  vide.  C'est  ainsi  qu'Adoam  instruit  Télé- 
niaque des  mœurs  et  des  lois  de  la  Betique,  pen- 
dant le  calme  d'une  navigation  ;  el  Philoclèie  lui 
raconte  ses  malheurs,  tandis  que  ce  jeune  prince 
est  au  camp  des  alliés,  en  attendant  le  jour  du 
combat. 

L'action  doit  être  entière. 

L'action  épique  doit  être  entière.  Celte  inlégrilé 
suppose  trois  choses  :  la  cause,  le  nœud  et  le  dé- 
nouement. 

La  cause  de  l'action  doit  cire  digne  du  héros,  et 
conforme  à  son  caractère.  Tel  est  le  dessein  duTé- 
Icmaqi-e.  Nous  l'avons  déjà  vu. 

Du  nœud. 

Le  nœud  doit  être  naturel,  et  tirédu  fond  de  l'ac- 
tion. Dans  l'Odyssée,  c'est  Neptune  qui  le  forme  ; 
dans  l'Enéide,  c'est  la  colère  de  .lunnn;  dans  le 
Telémaque  ,  c'est  la  haine  d^Vénus.  Le  nœud  de 
10  lyssée  est  naturel ,  parce  que  naturellement  il 
n'y  a  point  dobstac  le  qui  soit  plus  à  craindre  pour 
ceux  qui  vontsurmer,  que  la  mer  mê:!ie '.  L'rippo- 
sitinn  de  Junon  dans  rEnéide ,  comme  ennemie 
des  Tioyens,  est  une  belle  fiction  :  mais  la  haine 
de  Vénus  contre  im  jeune  prince  qui  méprise  la  vo- 
lupté par  amour  de  la  vertu  et  donr»pie  ses  passions 
par  le  secours  de  la  sagesse  ,  est  une  fable  tirée  de 
la  nature,  qui  renferme  tn  même  temps  une  mo- 
rale sublime. 

Le  dénoueracnt. 

Le  dénouement  doit  être  aussi  naturel  que  le 
nœud.  Dans  l'Odyssée,  Ulysse  arrive  parmi  les 
Phéaciens,  leur  raconte  ses  aventures  ;   et  ces  in- 

'  Voyez  le  P.  Le  Bosm  ,  liv.  ii  ,  chap.  xni. 


DISCOURS  SUR  UE  POÈME  ÉPIQUE. 


389 


solaires,  amateurs  du  merveilleux,  ei  charmés  de 
ses  récils,  lui  fournissenl  un  vaisseau  pour  retour- 
ner chez  lui  :  le  dénouement  est  simple  ol  nature!. 
Dans  lEnéide,  Turnus  est  le  seul  obstacle  à  l'cla- 
blissemenl  d'Eiiée  ;  ce  héros,  pour  épargner  le 
sang  de  ses  Tf  oyens  et  celui  d(  s  Laiins,  dont  il  sera 
bientôt  roi,  vide  la  querelle  par  un  combat  s;nj;u- 
lier  *  :  ce  dénouement  est  noble.  Celui  du  Télé- 
maque  est  tout  ensemble  naturel  el  grand.  Ce  jeune 
héros,  pour  obéir  aux  ordres  du  Ciel,  surmonte  son 
amour  pour  Anliope,  et  son  amitié  pour  Idoménce, 
qui  lui  olîroitsa  couronne  et  sa  fille.  1!  sacrifie  les 
passiousles  plus  vives,  et  lesplaisirsmème  les  plus 
inuocens,  au  pur  amour  de  la  vertu.  11  s'embarque 
pour  Ithaque  sur  des  vaisseaux  que  lui  fournit 
Idoménée  ,  à  qui  il  avoil  rendu  tant  de  services. 
Quanti  il  est  près  de  sa  patrie,  Minerve  le  faitreià- 
ciier  dans  une  petite  île  déserte,  où  elle  se  découvre 
à  lui.  Après  l'avoir  accompagné  à  son  insu  au  ira- 
vers  des  mers  orageuses,  des  terres  inconnues,  des 
guerres  sanglantes ,  et  de  tous  les  maux  qui  peu- 
vent éprouver  le  cœur  de  l'homme,  le  Sagesse  le 
conduit  enfin  dans  un  lieu  solitaire:  c'est  la  qu'elle 
lui  parle,  qu'elle  lui  annonce  la  fin  de  ses  travaux, 
et  sa  destinée  heureuse  ;  puis  elle  le  quitte.  Siiôi 
qu'il  va  rentrer  dans  le  bonheur  el  le  repos,  la  di- 
vinité s'éloigne,  le  merveilleux  cesse,  l'action  hé- 
roïque finit.  C'est  dans  la  souflrance  que  l'homme 
se  montre  héros,  et  qu'il  a  besoin  d'un  appui  tout 
divin.  Ce  n'est  qu'après  avoir  soullért ,  qu'il  est 
capable  de  marcher  seul,  de  se  conduire  lui-même, 
ei  de  gouverner  les  autres.  Dans  le  poème  du  Té- 
léraaque  ,  l'observation  des  plus  p»;tites  régies  de 
l'art  est  accompagnée  d'une  profonde  morale. 

Qualités  générales  du  nœud  et  du  dénouement  du  poèuie 
épique. 

Outre  le  nœud  el  le  dénouement  général  île  l'ac- 
tion principale,  chaijue  épisode  a  son  noevid  et  son 
dénouement  propre;  ils  doivent  avoir  toutes  les 
mêmes  conditions.  D.ius  l'épopée,  on  ne  cherche 
point  les  intrigues  surprenantes  des  iomans  mo- 
dernes. La  surprise  seule  ne  pro  luit  qu'une  pas- 
sion très-imparlaile  et  passagère.  le  sublime  est 
d'imiter  la  si(np'e  nature;  préparer  les  évéuemens 
d'une  manière  si  d.'licalti,  (ju'on  ne  les  prévoie  pas  ; 
les  conduire  avec  tant  d'art,  (|ue  tout  paroisse  na- 
turel. On  n'est  point  inquiet,  suspeuilu,  détou:né 
du  but  principal  delà  poé.sie  héroïque,  qui  est  l'ins- 
iruclion,  pour  s'occuper  d'un  dénouement  fabuleux 
el  d'une  intrigue  imaginaiie  ;  cela  est  bon  ,  quand 
le  seul  dessein  est  d'amuser  ;  mais  dans  un  poèu.e 
épique,  qui  est  une  espèce  de  philMsophie  morale, 
ces  intrigues  sont  des  jeux  d'esprit  au-dessous  de 
sa  gravité  et  de  sa  noblesse. 

L'action  doit  ùlie  merveilleuse. 

Si  l'auteur  du  Teléuia  jue  a  évité  Ics  intrigues  des 
romans  modernes,  il  ne  s'est  pas  jeté  non  plus  dans 
le  merveilleux  (pie  que!q.ies-uns  reprochent  aux 
anciens.  Il  ne  fiiil  ni  parler  des  chevaux,  ni  marcher 
des  trépieds,  ni  travailler  des  statues.  Ce  n'est  pas 

'  Voyez  K'  P.  Ll  Bu-ssi  ,  le. .  ii,  diip.  xiii. 


que  ce  merveilleux  choque  la  raison,  quand  on  sup- 
p.ost  qu'il  est  l'ctf'et  d'une  puissance  divine  qui  peut 
tout.  Les  anciens  ont  iniroduilles  dieux  dans  leurs 
poèmes,  non-seulement  (our  exécuter,  parleur 
entremise,  de  grands  événemens  ,  et  unir  la  vrai- 
sembiance  et  lemerveilliMix  ,•  mais  pour  apprendre 
aux  hommes,  (jueles  plus  vaillans  elles  plus  sages 
ne  peuvent  rien  sans  le  secours  des  dieux.  Dans 
notre  poème,  ^Minerve  conduit  sans  cesse  Téié- 
maquc.  Par  là,  le  poète  rend  tout  possible  à  son 
héros,  el  lait  sentir  que,  san-;  la  sagesse  divine, 
l'homme  ne  peut  rien.  Ce  n'est  pas  là  tout  son  art  : 
le  sublime  e>t  d'avoir  caché  la  déesse  sous  une  forme 
humaine.  C'est  non-.seuiement  le  vraisem.b'able, 
niais  le  naturel  (pii  s'unit  ici  au  merveilleux  :  tout 
est  divin,  eltoul  paroit  humain.  Ce  n'est  pas  en- 
core tout:  si  Telemaqueavoit  su  qu'il  étoit  conduit 
par  une  divinité,  son  mérite  n'auroit  pas  éle  si 
grand  ;  i!  eu  auroit  été  trop  soutenu.  Les  héros 
d'Homère  savent  presque  toujours  ce  que  les  im- 
mortels font  pour  eux.  iSotre  poèle^tu  dérobant  à 
son  héros  le  merveilleux  de  la  fiction  ,  exerce  sa 
vertu  et  son  eouiage. 

Quoique  l'action  doive  cire  vraisemblable,  il  n'est 
pas  nécessaire  qu'elle  soit  vraie.  C'est  que  le  but 
du  poème  é|ii(jue  n'est  pas  de  faire  l'éloge  ou  la  cri- 
tique d'aucun  homme  en  particulier  ,  mais  d'ins- 
truireet  de  piaire  par  le  récitd'une  action  qui  laisse 
le  poète  en  liberté  de  teindre  des  caraclères,  des  per- 
sonnages, et  des  épisodes  à  son  gré,  propres  à  la 
morale  qu'il  veut  insinuer. 

La  vérité  del'aclion  n'estpas contraire  au  poème 
épique,  pourvu  ([u'cHe  n'empêche  point  la  variété 
des  caractères,  la  beauté  des  descriptions,  l'enthou- 
siasme, le  feu,  l'invention,  el  les  autres  parties  de 
la  poésie  ;  et  pourvu  que  le  héros  soit  fait  pour 
l'action^  et  non  pas  l'action  pour  le  héros.  On  peut 
faircun  poème  épiquedune  action  véritable,  comme 
d'une  action  fabuleuse. 

L,i  proximité  des  temps  ne  doit  pas  gêner  un 
poète  dans  le  choi.v  de  son  sujet  ,  pourvu  qu'il  y 
supplée  par  la  distance  des  lieux,  ou  par  des  événe- 
meus  probables  et  n;ilure!s,  dont  le  détail  a  pu  échap- 
peraux  bistoi  ii  ns,el  qu'on  suppose  ne  pouvoii  être 
conniisquedes  personnages  qui  agissent.  C'est  ainsi 
qti'on  peut  faite  un  poème  épique  cl  une  fable  ex- 
cellente dune  action  de  Henri  IV  ou  de.Monlézuma, 
parce  que  ressenliel  de  l  action  é;)i(iue,  comme  dit 
le  P.  Le  Bossu,  n'est  pas  qu'elle  soit  vraie  ou  fausse, 
mais  qu'elle  soit  morale,  et  qu'elle  signifie  des  vé- 
rités importantes. 

De  la  durée  du  poème  épique. 

Lu  durée  du  poèiDC  épiqu:î  est  plus  longue  que 
Celle  de  la  tragédie.  Dans  l'un,  on  raconte  le  triom- 
phe successii  de  la  verlu  qui  surmonte  tout  :  dans 
l'autre,  on  monlre  les  maux  inopinés  que  causent 
les  passions.  L'action  de  l'un  doit  avoir,  par  eonsé- 
(1  lenl,  une  plus  grande  étendue  quecellede  l'autre. 
L'épofiée  peut  rcnreimer  les  actions  de  plusieurs 
années  ,  mais,  selon  K  s  criii  îues,le  ttMiips  de  l'ac- 
tion principale,  depuis  l'endroit  où  le  poète  com- 
mence sa  nairaiiiui,  ne  peut  être  plus  long  (ju'une 
année,  comme  le  t.nips  d'une  action  tragique  doit 
être  au  plus  d'un  jour.  Aristole  et  Horace  n'en  di- 
sent rien  pourtant.  Homère  et  Virgile  n'ont  observé 


390 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


aucune  règle  fixe  là -dessus.  L'action  de  lUiade 
toule  eulière  se  passe  en  cinquanie  jours  :  celle  (!e 
l'Oilyssée,  depuis  l'endroii  où  le  poêle  coinmeiice 
sa  nairalion,  n'est  que  d'environ  deux  mois  ;  celle 
de  TEnéide  est  d'un  an.  Lne  seule  campagne  sullil  à 
Télémaque,  depuis  qu'il  soi  l  de  l'île  deCalypso, 
jusqu'à  son  retour  en  Iihaque.  rsolre  poète  a  clioisi 
le  milieu,  entre  rimpéiuosité  et  la  véiiémence  avec 
laquelle  le  poète  grec  court  vers  sa  fin,  et  la  dé- 
marche majestueuse  et  mesurée  du  poète  laliu,  qui 
paroit  quelquefois  lent,  et  semble  trop  alloog-r  sa 
nanatiou. 

De  la  narration  épique. 

Quand  l'action  du  poème  épique  est  longue  •  el 
n'est  pas  continue,  le  poète  divise  sa  l:tbleen  deux 
parties  :  l'une  ,  ou  le  héros  parle,  et  raconle  ses 
aventurts  passées  ;  l'autre  où  le  poêle  seul  fait  le 
récit  de  ce  qui  an  iveeusuileà  son  héros.  Ces!  ainsi 
qu'Homère  ne  commence  sa  narration  ,  qu'après 
qu'Ulysse  est  parti  de  l'Ile  d'Ogygie  ;  et  Virgile  , 
la  sienne,  qu'après  qu'Enée  est  arrivé  à  Carlhage. 
L'auteur  du  Télémaque  a  paif'aitenient  iniilé  cts 
deux  grands  modèles  :  il  divise  son  action,  comme 
eux,  en  deux  parties.  La  principale  contient  ce 
qu'il  raconle,  el  elle  commence  où  Télémaque  finit 
le  récit  de  ses  aventures  à  Calypso.  11  prenil  peu 
de  matière  ;  mais  il  la  traite  amplement.  l)i\-huit 
livres*  y  sont  employés.  L'autre  partie  esl  beaucoup 
plus  ample  pour  le  nombre  des  incidens  et  pour  le 
temps  ;  mais  elle  est  beaucoup  plus  resserrée  pour 
les  circonstances  :  elle  ne  tontient  que  les  six  pre- 
miers livres.  Par  celte  division  de  ce  que  notre 
poète  raconle,  et  de  ce  qu'il  fait  raconter  à  Télé- 
maque, il  rappelle  toute  la  vie  du  héros,  il  en  ras- 
semble tous  les  évéïiemens,  sans  blesser  l'unité  de 
1  action  principale,  et  sans  donner  une  trop  granJe 
durée  à  son  poème,  lljoiut  ensemble  la  variété  et 
la  continuité  des  aventures  ;  tout  est  mouvement  ^ 
l  oui  est  action  dans  son  poème.  On  ne  voit  jamais 
ses  personnages  oisifs,  ni  son  héros  disparoitre. 

H.  DE  LA  MORALE. 


On  peu  recommander  la  vertu  par  les  exemples 
et  parles  instructions,  par  les  mœurs  el  parles 
préceptes.  C'est  ici  où  notre  auteur  surpasse  de 
beaucoup  tous  les  autres  poètes. 

Des  mœurs. 

On  doit  à  Homère  la  riche  invention  d'avoir  per- 
sonnalisé les  ait  ri  buts  divins,  les  passions  humaines, 
et  les  causes  physiques  ;  source  féconde  île  belles 
fictions,  qui  anitneniet  vivifioul  touldans  la  poésie. 
^Mais  sa  religion  se  réduit  à  un  tissu  de  fables  qui 
ne  nous  représenl-'nt  la  divinité  ([ue  sous  des  ima- 
ges peu  propres  a  la  faire  aimer  et  respecter. 

L'on  sait  le  goùtqu'avoii  toute  l'anliquilé  sacrée 
el  profane,  grecque  et  baibare,  pour  les  paraboles 

^  Voyez  le  P.  Le  Bossr  .  liv.  ii,  cliap.  xviii. 
*  Ce  Discouru  a  été  fait  pour  l'éililiou  de   1717,  qui  étoit 
divisée  en  xxiv  livres.  Edit. 


et  les  allégories.  Les  Grecs  tiroienl  leur  mytholo- 
gie de  l  Egypte.  Or  les  caractères  hiéroglyphiques 
éioieut  chez  lesEgypliens  la  principale,  pour  ne  pas 
dire  la  plus  ancienne  manière  d'écriie  ;  ces  hiérogly- 
phes éioiciildes  figuresd'bommes,  d'oiseaux, d'ani- 
maux, de  reiiiiles,  et  des  diverses  produeiions  de  la 
nature,  qui  désignoienl  ^  comme  des  emblèmes  ,  les 
attribul-sdivinset  lesqualités  des  esprits.  Ce  style 
symbolique  étoit  fondé  sur  une  très  ancienne  opinion 
que  l'univers  n'est  qu'un  tableau  représentatif  des 
perfeclionsdivines;  quelenionde  visiblen'cslqu'uue 
copie  imparfaite  du  monde  invisible  ;  et  qu'il  y  a 
par  conséquent  une  analogiecachée  entre  l'original 
elles  portraits,  entre  les  êtres  spirituels  el  corpo- 
rels, entre  les  propriétés  des  uns  et  celles  des-auires. 

Celte  manière  de  peindre  la  parole,  et  de  donner 
du  corps  aux  pensées,  lui  la  véritable  source  de  la 
mythologie  et  de  toutes  les  fictions  poétiques  ;  mais 
dans  la  succession  des  temps,  surtout  lorsqu'on 
traduisit  le  style  hiéroglyphique  en  style  alphabé- 
tique cl  vulgaire,  les  liomnits  ayant  oublié  le.  sens 
primitif  de  ces  symboles,  tombèieul  dans  l'idolâ- 
trie la  plus  grossière.  Les  poètes  dégradèrent  lout 
en  se  livrant  à  leur  imagination.  Par  le  goût  du 
merveilleux,  ils  firent  de  la  théologie  et  des  tradi- 
tions anciennes  un  véritable  ciiaos,  et  un  mélange 
monstrueux  de  fictions  et  de  toutes  les  passions  hu- 
maines. Les  historiens  et  les  philosophes  des  siècles 
postérieurs,  comme  Hérodote,  Diodore  de  Sicile, 
Lucien,  Pline,  Cicérou,(]ui  ne  remontoient  pas  jus- 
qu'à l'idée  de  cette  théologie  allégorique ,  prenoieul 
tout  au  pied  de  la  letlre,  et  semoquoient  éualemenl 
des  mystères  de  leur  religion  el  de  la  fable.  Mais 
quand  on  consulte  chez  les  Perses,  les  Phéniciens, 
les  Grecs  elles  Romains,  ceux  qui  nous  ont  laissé 
•  [uelques  fiaguiens  impai faits  de  l'ancienne  théo- 
logie, comnte  Sanchoniathon  cl  Zoroastre,  Rusèbe, 
Pliilon  et  Manethon  ,  Apulée,  Damascius  ,  Horus- 
.Apollon,  Origène,  saint  Clément  d'Alexandiie  ,  ils 
nous  enseignent  tous  que  ces  caractères  hiérogly- 
phiques et  syml,'oliquesdésignoienl  1  s  mystères  du 
monde  invisible ,  les  dogmes  de  la  plus  profonde 
théologie,  le  ciel  et  les  visages  des  dieux. 

La  fable  phrygienne  inventée  par  Esope,  ou  se- 
lon quelques-uns  par  Socrale  même,  nous  anuonc  e 
d'abord  qu'il  ne  faut  pas  s'attacher  à  la  lettre,  puis- 
que 1,'S  acteurs  qu'on  fait  parler  el  raisonner,  sont 
des  animaux  privés  de  parole  et  de  raison  :  pour- 
quoi ne  s'atiaclier  qu'a  la  letlre,  dans  la  l'ahle 
égypiienue  et  dans  la  mythologie  d'Homère  ?  La 
fable  phrygienne  exalte  la  nature  de  la  brute  ,  en 
lui  donnant  de  l'esprit  et  des  vertus.  La  fable  égyp- 
tienne paroit,  à  la  vérité,  dégriîder  la  nature  di- 
vine en  lui  donnant  du  corps  et  des  passions.  Mais 
on  ne  sauroit  lire  Homère  avec  attention,  sans  être 
convaincu  que  l'auteur  éioil  pénétre  de  plusieurs 
grandes  vérités  qui,  sont  diamétralement  opposées 
a  !a  religion  insensée  que  la  letlre  de  sa  fiction  nous 
présente.  Ce  poète  établit  pour  principe,  dans  plu- 
sieurs endroits  de  ses  poèmes  ,  que  c'est  une  folie 
de  croire  que  les  dieux  ressemblent  aux  hommes, 
el  qu'ils  passent  avec  inconstance  d'une  passion  à 
une  auire  '  ;  que  tout  ce  que  les  dieux  possèdent  est 
éternel,  el  tout  ce  que  nous  avons  passe  et  se  dé- 
truit ',  que  l'étal  des  ombres  après  la  mort  est  un 

'  Odi/ss.  liv.  ui.  —  -  Ibid.  liv.   Y. 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


391 


clal  de  punition,  de  souffrance  el  d'expialion  ;  mais 
que  l'ame  des  héros  ne  s'arièle  point  dans  les  en- 
fers, qu'elle  s'envole  vers  les  astres  ei  {{u'eile  est 
assise  à  la  table  des  dit-ux,  où  elle  jouit  d'une  im- 
morlalilé  heureuse  ;  quil  y  a  un  commerce  conti- 
nuel entre  les  hommes  cl  Icshahilans  du  nionde  in- 
visible ;  que  sans  la  (li\  iniic,  les  tnorleis  no  peuvent 
rien  '  ;  que  la  vraie  verlu  est  une  force  divine  qui 
descend  du  ciel,  qui  uanslornie  les  hommes  les 
plus  brutaux,  les  plus  cruels  et  les  pluspassionnôs, 
el  qui  les  rend  humains,  tendres  et  compatissans'. 
Quand  je  vois  ces  vérités  sublimes  dans  Homère, 
inculquées,  délaillées,  insinuées  par  mille  exemples 
dilTérens  el  par  mille  images  variées,  je  ne  saurois 
croire  qu'il  faille  entendre  ce  poète  à  la  It-ltre  dans 
d'antres  endroits,  où  il  paroîl  attribuer  à  la  divinité 
suprême,  des  préjugés,  des  passions  et  des  crimes. 

Je  sais  que  plusieurs  moilernes,  à  l'imitation  de 
Pylhagore  el  de  Platon ,  ont  condamné  Homère 
d'avoir  ravalé  ainsi  la  nature  divine,  et  ont  dé- 
clamé avec  beaucoup  d'esprit  et  de  loi  ce  contre 
l'absurdité  qu'il  y  a  de  représenter  les  mystères  de 
la  ihéologie  par  des  actions  impies  attribuées  aux 
puissances  célestes,  el  d'enseigner  la  morale  par 
des  allégories  dont  la  lettre  ne  montre  que  le  vice. 
Mais  ,  sans  blesser  les  égards  qu'on  doil  avoir  pour 
le  jugement  et  le  goût  de  ces  critiques,  ne  peut-on 
pas  leur  représenter  avec  respect,  que  cette  colère 
contre  le  goût  allégorique  de  l'auiiquiié,  peut  être 
portée  trop  loin  ? 

Au  reste,  je  ne  prétends  pas  justifier  Homère 
dans  le  sens  outré  de  ses  aveugles  admirateurs  ;  il 
vivoit  dans  unlempsoù  les  anciennes  tiadilioiissur 
la  théologie  orientale  coinmençoienldéjà  à  être  ou- 
bliées. INos  modernes  ont  donc  quelque  sorte  de 
raison,  de  ne  pas  faire  grand  cas  de  la  théologie 
d'Homère,  et  ceux  qui  veulent  le  jusiKier  toul-à- 
fait,  sous  prétexte  d'une  allégorie  perpétuelle,  mon- 
treui  qu'ils  ne  connoissent  poinl  assez  l'esprit  de 
ces  véritables  anciens  ,  en  comparaison  de  qui  le 
chantre  d'ilion  n'est  lui-même  qu'un  iuoderne. 

Sans  continuer  plus  long-temps  cette  discussion, 
on  se  contentera  de  remarquer  que  l'auteur  du  Té- 
lémaque,  en  imitant  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  les 
fables  ilu  poète  grec,  a  évité  deux  grands  défauts 
qu'on  lui  impute.  11  personnalise  comme  lui  les 
attributs  divins^  el  en  lait  des  divinités  subalternes: 
mais  il  ne  les  tait  jamais  paroiiie  ((u'eii  des  occa- 
sions qui  méritent  leur  présence  ;  il  ne  les  fil  ja- 
mais parler  ni  agir  (pie  d'p.ne  manière  digne  d'elles. 
Il  unit  avec  ati  la  poésie  d'Homcrc  et  la  philoso- 
phie de  Pijthagore  :  il  i:e  dit  rien  que  ce  que  les 
p  liens  auroientpu  dire;  el  cependant  il  a  mis  dans 
leurs  bouches  ce  qu"il  y  a  de  plus  sublime  dans  la 
morale  chiéiienne,  el  a  montré  par  là  (pie  celte 
morale  est  éeiiie  en  caractères  inelTaçibUs  dans  le 
cœur  de  riiomnie,  et  (pi'il  les  y  découvriroit  inlail- 
liblemeiit,  s'il  suivoit  la  voix  de  la  pure  et  simple 
raison  ,  pour  se  livrei'  lolalemenl  à  cette  vérité 
souveiaiiiC  et  uuiveis(l!i;,  qui  éciaire  tous  les  es- 
prits comme  le  soiril  éclaire  tous  les  corps  ,  el  sans 
laquelle  loule  i  aison  particulière  n'est  que  ténèbres 
et  égarement. 

Les  idées  que  notre  poète  nous  donne  de  la  di- 
vinité sont  non-seulemcni  dignes  d'elle,  mais  infi- 

'  Odijss.  liv.  IV.  —  *  lliad.  liv.  xxiv. 


nimenl  aimables  pour  l'homme.  Tout  inspircla con- 
fiance et  l'amour,  une  pieté  douce  ,  une  adoration 
noble  el  libre,  due  à  la  peileclion  absolue  de  l'Etre 
iniini  ;  et  non  pas  un  cuIIt-  superstitieux,  sombre  et 
servile,  qui  sai>ii  et  abat  le  cœur,  lorsqu'on  consi- 
dère Dieu  seulement  comme  un  puissant  légis'a- 
leur  qui  punil  avec  rigueur  le  violeuienl  de  ses 
lois. 

Ses  idées  de  la  divinité. 

li  nous  représente  Dieu  comme  amateur  des 
hommes,  mais  dont  l'a-iiour  el  la  bonté  pour  nous 
ne  sont  pas  abandonnes  aux  décrets  aveugles  d'une 
destinée  fatale,  ni  mérités  par  les  pompeuses 
apparences  d'un  culte  extérieur,  ni  sujets  aux  ca- 
prices bizarres  des  divinités  païennes  ;  mais  tou- 
jours réglés  par  la  loi  immuable  de  la  sagesse,  qui 
ne  peut  qu'aimer  la  verlu,  el  traiter  les  hommes, 
non  selon  le  nombre  des  animaux  qu'ils  immolent, 
mais  des  passions  qu'ils  sacrilieni. 

Dos  mœurs  dos  héros  d'Houière. 


On  peut  justifier  plus  aisément  les  caraclères 
qu'Homère  donne  à  ses  héros,  que  ceux  qu'il  donne 
à  ses  dieux.  H  est  certain  qu'il  peint  les  hommes 
avec  simplicité,  force,  variété  el  passion.  L'igno- 
rance où  nous  sommes  des  coutumes  d'un  pays  , 
des  cérémonii'sdesa  religion,  du  génie  de  sa  langue; 
ledefaut  qu'ont  la  plupart  des  hommes  de  juger  de 
tout  par  le  goût  d.-  leur  siècle  et  de  leur  nation, 
l'amour  du  lasle  et  de  la  fausse  magnificence  ,  qui 
a  gâté  la  nature  pure  et  primitive  :  toutes  ces  choses 
peuvent  nous  tromper  ,  el  nous  dégoûter  mal  a 
propos  de  ce  qui  éloil  le  plus  esliiné  dans  l'an- 
cienne Grèce. 

Il  y  a,  selon  Ai  idiote,  deux  sortes  d'épopées  , 
l'une  pathétique,  V<i\iive  morale  :  l'une,  où  les 
grandes  passions  régnent  ;  l'autre,  où  les  grandes 
vertus  irionipheut.  L'Iliade  et  l'Odyssée  peuvent 
élre  des  exemples  de  ces  deux  espèces.  Dans  l'une  , 
Achille  est  repré\senté  naturellement  avec  lous  ses 
défauts;  tantôt  comme  emporté  ,  jus'iu'à  ne  con- 
serveraucune  dignité  dans  sa  colère;  laiitOl  comme 
furieux,  jusiju'a  sacrifier  sa  pairie  à  son  ressenti- 
ment. Quoique  le  héros  de  10  iyssée  soit  plus  ré- 
gulier que  le  jeune  .\eliille  bouillant  et  impétueux, 
cependant  le  sage  Clysse  est  souvent  laiix  el  trom- 
peur. C'est  que  le  poète  peint  les  hommes  avec 
siiuplicilé,  et  s.  Ion  ce  qu'ils  soni  d'ordinaire.  La 
valeur  se  trouve  souvent  alli-e  avec  une  violence 
furieuse  el  biulale;  la  politique  est  presque  lou- 
jmirs  jointe  avec  le  mensonge  et  la  dissimulation. 
Peindre  d'après  natiiie,  c'est  peindre  ccmine  Ho- 
mère. 

Sans  vouloir  ei  iiiquer  les  vues  différentes  de  l'I- 
liade et  de  l'Odyssée,  il  siilfil  d'avoir  remarqué  en 
passant  leurs  dilférentcs  beautés,  pour  faire  ad- 
mirer l'art  avec  lequel  notre  auteur  réunit  dans 
son  poème  ces  deux  sortes  d'épopées,  la  pathétique 
et  la  morale,  (hi  voit  un  mélange  et  un  contraste 
admirable  de  vertus  el  de  passions  dans  ce  mer- 
veilleux tableau.  Il  n'otfre  rien  de  irop  grand  ; 
mais  il  nous  représente  également  rexcellence  el 
la  bassesse  de  l'homme.  H  est  dangereux  de  nous 


39-2 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


nionlrer  l'une  sans  l'autre,  et  rien  n'est  pUis  utile, 
que  (le  noiislaire  voiries  dt-ux  euscnlde  ;  car  la  J!!S- 
lice  et  la  vertu  parfaites  (Irmandenl  qu'on  s'esiune 
et  se  méprise,  qu'on  s'aime  et  se  haïsse.  Noire 
poète  ij'oléve  pas  Tel<  ir.aqiie  au-dessus  de  l'Iiu- 
inanité  ;  il  le  fait  tomber  dans  Us  loililesssis  qui 
sont  compatibles  avec  un  amour  sincère  de  !a 
vertu  ;  et  ses  loiblesses  servent  à  lecdrriger,  en 
lui  inspirant  la  dtliance  de  soi  iiiènse  ei  de  ses 
propres  forces.  Il  ne  rend  pas  son  imilaiion  im- 
possible ,  en  lui  donnant  une  ptiltciion  sans  ta- 
che ;  mais  il  excite  noire  émulaiion  ,  en  nifitiiiii 
devant  les  yeux  l'exemp'e  d'tm  jrune  homme 
qui,  avec  les  mêmes  imperlèciions  que  chacun 
sent  en  soi  ,  fait  b  s  actions  les  plus  noLles  et  les 
plus  vertueuses,  il  a  uni  ensemble  ,  dans  le  ca- 
ractère de  son  iiéros  ,  le  courage  d'AcbilU-  ,  la 
prudence  dUlysse  et  le  naturel  tendre  d'Enée. 
Télémaque  est  colère  comme  le  premier  ,  sans 
êtrt'  brutal;  politique  comme  le  second,  sans  être 
fourbe;  sensible  comme  le  troisième,  sans  tre 
volnpiueux. 

J'avruîe  (pi'on  trouve  une  grande  variété  dans  les 
caractères  d  Hunu-re.  Le  couriiijt;  d  Achille  tl  ctliil 
d  Hector,  la  valeur  de  Diomède  et  celle  d'Ajax  , 
la  iirudence  de  Neslm-  et  celle  d'Ulysse,  l'iimour 
d'H.  lene  et  celui  de  Btiséis  ,  la  fi  ielité  d'Atriro- 
ma(iue  ei  celle  dt;  Peuébqte  ,  ne  se  resst'inli'eiit 
pnini.  On  trouve  un  jugement  ci  une  finesse  admi- 
rable! dans  les  caractères  du  poète  grec.  M:iis  que 
n  •  lroiivc-!-on  pas  en  ce  genre  dan>  le  Teldartque, 
dans  les  caracièics  si  variés  et  toujours  si  bien 
soutenus  de  Séso«tiis  cl  île  Pygmalinn  ,  d'I  !omé- 
née  et  d'A'Irasie.  de  Proiésilas  et  de  Pliiloclès  ,  de 
Calypso  el  d'Anlio^e,  de  Télémaciueei  te  B"C(  oris'.' 
J'ose  diie  ujcine  (\\C\\  <c  trouve  d;ii!s  ce  poème 
salutaire,  non-seulement  une  variété  de  nuanrts 
des  mèîues  vertus  et  des  mêmes  passions  ,  mais 
une  telle  diversité  de  caractères  opposés,  qu'on 
rencotitre  dans  cet  ouvrage  ranaiomie  entière 
de  iC-pril  el  du  cœur  humain  :  c'est  que  l'au- 
leur  connoissoit  Vhomme  et  les  hommes.  Il  avoii 
étudié  Tun  au  dedans  de  lui-même  ,  et  les  au- 
tres au  milieu  d'une  floiissante  Cour.  ]l  paria- 
g'-«til  sa  vie  entre  la  so'itinîe  el  la  société  ;  il 
vivoit  dans  un»"  attention  conlinuelle  à  la  vé- 
rité qui  nous  insliiiit  au  dKÎaes,  el  ne  sorioii 
de  là  que  pour  étudier  bs  caractèr*s  ,  afin  de 
guérir  les  passions  des  uns  ,  ou  de  perbctionuer 
les  vertus  des  autres.  Il  savoil  s'ac<omi:.oder  à 
tous  pour  les  approfondir  loiis  _,  et  |)rendre  toutes 
sortes  de  formes  sans  changer  jimais  son  carac- 
lère  essentiel. 

II.  Des  préceptes  et  des  instructions  morales. 

Une  autre  manière  d'instruire,  c'est  par  les  pré- 
ceptes. Laiiteur  du  Télémaque  joint  euseiï.ble  les 
grandes  insliiiclions  avecles  exemples  héroïques, 
la  morale  d'Homère  avec  les  mœurs  <ie  Virgile.  Sa 
uiorale  a  cepend.int  trois  qualités  qui  ne  ^e  l:ou- 
venl  au  même  degré  dans  aucun  des  anciens,  soit 
poètes,  soit  philosophes.  Elle  est  sublime  dans  ses 
principes,  ny6/e  dans  ses  moUfs,  universelle  dans 
ses  usages. 


Qualité  de  la  morale  du  Téléniaque.  —  1"  Elle  est  sublime 
dans  ses  principes. 

1°  Sublime  dans  ses  principes.  Elle  vient  d'une 
piofoude  counoissanre  de  l'homme  :  on  l'introduit 
dans  son  jjropre  fonds  ;  on  lui  développe  les  rcs- 
so  is  secrets  de  ses  passion^ ,  les  replis  cachés  de 
son  amour-propre,  la  difl'érence  des  vertus  fausses 
d'avec  les  Soliiles.  De  la  connoissance  de  l'homme, 
0!i  remonte  .i  celle  de  Dieu  même.  L'on  l'ail  sentir 
patidut.  que  lÉlre  infini  agii  sans  cesse  en  nous 
pour  nous  rendre  bons  el  heureux  ;  qu'il  est  la 
source  immédiate  de  toutes  nos  lumières  et  de 
toi; tes  nos  vertus  ;  que  nous  ne  lenons  pas  moins 
de  lui  la  raison  que  la  vie;  que  sa  véijié  souve- 
raine doit  cire  notre  unifjue  lumière,  et  sa  volotilé 
suprême  régler  tous  nos  aiisours  ;  que  faute  de  con- 
sulter cette  sagesse  universelle,  et  immuable  , 
l'Ixunnie  ne  voit  que  des  laniômesséduisans  ;  faute 
de  l'écouter,  il  nenteml  que  le  bruit  ciuifus  de  s^^s 
passions  ;  (jiie  les  solides  vertus  ne  nous  viennent 
(pie  comme  quelque  chose  d'étranger  qui  est  mis 
en  nous  ;  qu'i lies  ne  Siu;t  pas  Us  ellVis  de  nos  prn- 
pn  s  cITorIs,  mais  l'ouvrage  d'une  puis.'>ance  su|ié- 
rieure  i\  rhomme,  ipii  agit  en  nous  quand  nous  n'y 
nit  lions  point  d'ohslacU; ,  el  dont  nous  ne  distin- 
guons pas  toujours  l'action,  à  cause  de  sa  délica- 
tesse. L'on  nous  mimlrc  enfin  que  sans  celte  puis- 
sance première  et  S(mveraine,  (]ui  élève  1  homme 
au-dessiisde  lui-même,  les  vertus  les  plus  briHanles 
ne  sont  (jiie  des  ralbiiemi  ns  d'un  amour-propre 
qui  Se  renferme  en  soi-mèiue  ,  se  rend  sadiviuiic, 
et  devient  en  même  temits  et  l'idolâtre  cl  I  idide. 
Rif-n  n'est  plus  admirable  (pie  le  portrait  de  ce 
phiiosofdie  que  Telémaqiie  voit  ai:x  enfers,  el  diuit 
tinii  le  crime  éloiid  avoir  été  amoureux  de  sa  pro- 
pre venu. 

C'est  ainsi  que  la  morale  de  noire  auietir  lend  à 
nous  faire  oublier  nous-mêmes,  pour  tout  rapporter 
à  l'Etre  souverain,  el  nous  en  rendre  les  adora- 
teurs; rom:rie  le  but  de  sa  politique  csi  de  irons 
fiire  préférer  le  bien  piiblic  au  bien  particulier, 
et  de  nous  faire  aimer  le  genre  humain.  On  sail  les 
systèmes  de  Hlachiavel.  d  llobbes,  cl  de  dt-ux  au- 
teurs plus  modérés.  PiilTendui  fei  Groiius.  Les  deux 
premiers  établissent  pour  seules  maxiuus  dans  l'art 
de  gou\einer,  la  finesse,  les  aitiliees  ,  les  strata- 
giMiies,  le  d'spoiisme,  l'injustice  el  l'irréligion  Les 
deux  derr.ieis  auteurs  ne  b)ndenl  leur  [lolïti  ]ue  , 
que  siir  des  maximes  de  gouvernement  qui  même 
n'égalent  ni  Celles  de  la  Republique  de  Platon,  ni 
celles  des  Ollices  de  Cicéioii.  Il  est  vrai  que  ces 
deuv  écrivains  modernes  ont  travaillé  dans  le  des- 
sein d'être  utiles  à  la  société,  et  qu'ils  ont  rapporté 
presque  tout  au  bonheur  de  Ihoiume  consi  1ère 
selon  le  civil.  >Iais  l'auteur  du  Télémaque  esl  ori- 
ginal, en  ce  qu'il  a  uni  la  poliliijue  la  plus  parfaite 
avec  les  idées  de  la  vertu  la  plus  consommée.  Le 
gramî  principe  sur  lequel  tout  roule,  esl  que  le 
monde  entier  n'est  (|u'une  même  république  dont 
Dieu  c.'^l  le  père  commun,  el  chaque  peu|)le  comme 
une  grande  famille.  De  cette  belle  el  luni'iieuse 
idée  naissent  ce  que  les  politiques  appellent  les  lois 
de  nature ,  et  des  nations .,  équilabies  ,  généreuses^ 
pleines  d'humaniié.  On  ne  iVgarde  plus  chaque  pays 
comme  indépendant  des  aiiin  s;  mais  le  genre  hu- 
main comme  un  loul  indivisible  ;  on  ne  se  borne 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


plus  à  l'anionide  sa  pairie;  le  cœur  s'otoml.  devient 
immense,  el,  p:ir  une  aniilié  universelle,  embrasse 
lous  les  lionuii.-s.  De  là  naiss^'nl  l'aniour  (ies  éuan- 
gers,  la  confiance  nniluelle  en'.re  les  nations  voi- 
sines, la  bonne  toi,  la  justice  el  la  paix  parmi  Its 
princi's  de  i'univeis,  comme  entre  les  particuliers 
de  chaque  Elal,  Noire  auteur  nous  inonlre  encore 
que  la  g'oire  de  la  royauté  esl  (îe  gouverner  h  s 
hommes  pour  les  rendre  bons  el  heureux  ;  que 
l'auioriié  du  prince  n'esl  jamais  mirux  aflermie, 
que  lorsqu'elle  rsl  appuyée  sur  l'amour  des  peuples, 
el  que  la  véritable  richesse  de  l'Eial  consiste  à  re- 
iranciier  lous  les  faux  besoins  drt  la  vie,  pour  se 
contenltrdu  nécessaire,  eldes  plaisirs  simples  el 
innocens.  Par  là,  il  laii  voir  que  la  verluconuihiie, 
noa-s>'uIenunt  à  préparer  I  homme  pour  une  Icli- 
cilé  tulure  ,  niiiis  (ju'elle  rend  la  société  aciuelle- 
meni  heureuse  dais  celle  vie,  aulaui  qu'elle  le  peut 
être, 

2"  La  morale  du  Télémaque  est  noble  dans  ses  motifs. 

2"  La  morale  du  Télémaque  est  noble  dans  ses 
I  niotils.  Son  grand  principe  rsl  qu'il  faul  préférer 
1  l'ainor.r  d:i  beau  i\  l'amour  du  pZ/js/r,  comuH  di- 
sent Socrale  et  Platon  ;  l'honnête  à  l'agréable,  selon 
re>prfssion  de  Cicéron.  Voila  la  source  des  senti- 
mciis  nobles,  deia  grau  leur  d'ame,  el  de  toutes 
les  vei  lus  héroïques.  C'tsi  par  ces  idées  piires  et 
élevées,  qu'il  dél;  iiil,  d'une  mau'ére  iniiniiiietit  plus 
Inuchanle  que  ptr  la  dispute,  la  lausse  phiioso;  hie 
de  Ceux  (|ui  font  du  plaisir  le  seul  ressort  du  cœur 
humain.  Noire  pocie  luonlre,  p:ir  la  belle  morale 
qu'il  mel  dans  la  boiiehe  de  ses  héros,  et  les  ac- 
tions généreuses  qu'il  leur  fait  fiire,  ce  que  peut 
l'auioiir  pur  de  la  vertu  sur  un  cœur  noble.  Je  sais 
que  cette  vertu  héroii|ue  passe  parmi  les  âmes  vul- 
gaires pour  un  laninme,  et  que  les  g<=ns  d'iu:agi- 
nalion  se  sont  déch.iinés  contre  cette  vérité  su- 
blime elçnlide,  par  jdusieurs  pointes  d'esprit  Iri- 
voles  et  rnépri-subles.  C'esi  (|ue  ne  trouvant  rien  au 
dedans  dVux  qui  soitcompirab'e  à  ces  grands  stn- 
tiniens  ,  ils  concluent  que  1  iiumanilé  en  est  inca- 
pable. Ce  sont  drs  nains,  qui  jugent  de  la  force 
des  géans  par  la  leur.  Les  esprits  (pii  rampent  sans 
cesse  dans  les  bornes  étroites  de  l'arnour-propre, 
ne  compreniîrunl  jamais  le  pouvoir  el  l'étendue 
d'une  Vertu  qui  élève  riioniine  au-dessus  de  lui- 
niéme.  Qui-lques  philosophes  ,  qui  ont  fait  d'ail- 
leurs de  belles  découvertes  dans  la  philosophie, 
se  sont  laissé  entraîner  par  leurs  préjuges,  jus(|u'a 
ne  point  distinguer  assez  entre  l'amour  de  l'ordre 
et  1  amour  du  plaisir,  el  à  nier  que  la  volonlé 
puisse  être  remuée  aussi  forîenienl  par  la  vue 
claire  de  la  vérité^  (jue  par  le  goût  naturel  du 
plaisir. 

On  ne  peut  lire  aileuiivemeni  TéUniaque  ,  sans 
revenir  de  ces  préjuges.  L'on  y  voit  les  senliniens 
généreux  d'une  aine  noble  qui  ne  conçoit  rien  que 
de  grand  ;  d'un  cœur  desintéressé  qui  s'oublie 
sans  cesse  ;  d'un  pliilosophe  qui  ne  se  borne  ni  à 
sa  nation,  nia  rien  de  patliculier,  mais  qui  rap- 
porte tout  au  bien  commun  du  genre  humain,  el 
loul  le  genre  humain  à  1  Etre  snpréme. 


393 

30  La  morale  du  Télémaque  est  universelle  dans  ses  usages. 

3"  La  morale  du  Télémaque  est  universelle  dans 
ses  usages,  étendue,  féconde,  proportionnée  à  lous 
les  temps,  à  louies  les  nations  el  à  toutes  les  con- 
ditions. On  Y  apprend  les  devoirs  d'un  prince,  qui 
esl  tout  ensenible  roi,  guerrier,  philosophe  et  lé- 
gislateur. On  y  voit  l'art  de  conduire  des  nali()ns 
différenlf'S  ;la  manière  de  conserver  la  pais  au  au- 
hors  avec  ses  voisins,  el  cependant  d'avoir  toujours 
au  dedans  du  rovaume  une  jeunesse  agueri  ie  prèle 
à  le  défendre  ;  d'enrichir  ses  Etats  ,  sans  tomber 
dans  le  luxe  ;  de  trouver  le  nvilit  u  entre  les  excès 
d'un  pouvoir  despotique  et  les  désor.ires  de  l'anar- 
chie: on  y  donne  des  préceptes  pour  l'agriculture, 
pour  le  commerce,  pour  les  arts,  poui  la  police, 
pour  l'éducation  desenfans.  Noire  auteur  f.iii  en- 
trer dans  son  poème,  non-fculenu  ni  les  vertus  hé- 
roïques et  royales,  mais  celles  qui  sont  propres  à 
tomes  sortes  de  cunlitions.  En  furmant  le  ca'ur 
de  son  prince,  il  îi'insiruit  pas  moins  chaque  par- 
ticulier de  ses  devoirs. 

L'Iliade  a  pour  but  de  montrer  les  funestes  suiies 
de  la  désunion  parmi  les  ch  fs  d'une  armée  :  lO- 
dyssée  nous  fait  voir  ce  que  peut,  dans  un  roi  ,  la 
prudence  jointe  avec  la  valeur:  dans  l'Enéide  on 
dépeint  les  actions  d'un  héros  pieux  el  vaillant. 
Mais  Soûles  ces  vertus  particulières  ne  foui  pas  le 
bonheur  du  genre  humain.  Télémaque  va  bien  au- 
delà  de  tous  ces  plans,  par  la  grandeur,  le  nombre 
el  l'étendue  de  ses  vues  morales  ;  de  soile  qu'on 
pei'.t  dire  avtc  le  philo  opiie  critique  d  Homère  '  : 
a  Le  don  le  plus  utile  que  les  .Muses  aient  lait  aux 
»  iiommes,  c'est  le  Teb-maque  ;  car  si  le  bonheur 
M  du  genre  humain  pouvoil  nailre  d'un  poème,  il 
»  uaiiroil  de  Celui-la.  » 

IH.  DE  LA  POESIE. 

C'est  une  belle  remarque  du  chevalier  Temple, 
que  la  poéNÎe  doit  réunirce  que  la  musique,  la  pein- 
lure  el  l'eloqutnceonl  de  iorce  el  de  beauté.  Mais 
comme  ki  poésie  ne  diff'-re  de  1  éloquence,  qu'en 
ce  qu'elle  peint  avec  enthousiasme,  un  aime  mieux 
dire  que  la  poésie  emprunte  son  harmonie  de  la 
niusiij'ie,  sa  passion  de  la  peinture,  sa  force  et  sa 
justesse  de  la  philosophie. 

L'harmonie  du  style  dans  le  Télémaque. 

Le  slvle  du  Télémaque  esl  poli,  net,  coulant, 
magnifique.  1!  a  louis  la  richesse  dHiunère,  sans 
avoir  son  abondance  de  paroles  :  il  ne  tombe  jamais 
dans  les  redites  ;  quand  il  parle  des  mêmes  choses, 
il  ne  rappelle  poinl  les  mêmes  irnag.-*.  Toutes  ces 
périodes  rempliss»  i;l  l'oreille  par  leur  nombre  et 
leur  caience.  fiien  ne  choque,  poinl  de  mois  durs, 
poinl  de  termes  abstraits,  ni  de  tours  aU'ecles.  Il 
ce  parle  jamais  p^iur  parlei  ,  ni  simplerr.enl  pour 
plaire  :  loules  ses  paroles  font  penser,  el  toutes 
ses  pensées  ttndenl  à  nous  rendre  bons. 

*  L'abb'j   Tekhasson,   Disserl(i!i<Ji>  critique  sur  l'Iliade, 


394  DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 

Excellence  des  peintures  ilu  Télémaque.  Philosophie  ilu  Télémaque. 


Les  images  de  noire  poêle  sont  aussi  paifailes 
que  sonslyleesl  harruoiiieiix.  Peindre,  c'est  noîi- 
setilemenl  décrire  les  choses,  mais  en  représenter 
les  ciri'onstances  d'une,  luanicre  si  vive  et  si  lou- 
chante, qu'on  s'imagine  les  voir.  L'auteur  du  Té- 
lémaque peint  les  passions  avec  art  :  il  a.oil  cludir! 
le  cœur  (!e  l'homme,  ei  en  connoissoil  lous  les  res- 
sorts. En  lisant  son  poème,  on  ne  voit  plus  que  ce 
qu'il  fait  voir,  on  n'entend  plus  que  ceux  (ju'il  fait 
parler:  iléoliaulîe,  il  remue,  il  entraîne;  on  sent 
toutes  les  passions  qu'il  décrit. 

Des  comparaisons  et  descriptions  du  Télémaque. 

Les  poètes  se  servent  ordinairement  de  deux 
sorlesde  peintures,  les  comparaisons  el  les  descrip- 
tions. Los  comparaisons  du  Télémaque  sont  justes 
et  nobles.  L'auteur  n'elcve  pas  irop  l'esprit  au- 
dessus  de  son  sujet  par  des  méiapliorcs  outrées  ;  il 
ne  l'embarrasse  pas  non  plus  par  une  trop  grande 
foule  d'imagfs.  11  a  iniiie  tout  ce(|u'il  y  a  de  grand 
et  de  beau  dans  les  descriptions  des  anciens  ,  les 
combais,  les  jeux,  les  iiauftag<'S,  les  sacrifices,  etc., 
sans  s'étendre  sur  les  minuties  qui  font  languir  la 
narration,  sans  rabaisser  la  toajesté  du  poème  épi- 
que par  la  description  des  choses  basses  et  au- 
dessous  de  la  dignité  de  l'ouvrage.  Il  descend  quel- 
quefois dans  le  détail;  mais  il  ne  dit  rien  qui  ne 
mérite  altention,  et  qui  ne  contribue  à  l'idée  qu'il 
veut  donner;  ilsuit  la  nature  dans  toutes  ses  va- 
riétés. 11  savoit  Lit-n  ([ue  tout  discours  doit  avoir 
ses  inégalités  ,  laniôt  sublime  sans  être  guindé  , 
tantôt  naïf  sans  être  bas.  Ci  si  un  faux  goùl,  do 
vouloir  toujours  embellir.  SiS  descriplicms  sonl 
magni(iqucs,mais  n:ituielles, simples,  cicopen  iant 
agréables.  II  peint  non-seulrmeiil  d'après  nature, 
mais  ses  tableaux  sont  aimables  :  il  uuitensemble 
la  vérité  du  dessin  et  la  beauté  du  coloiis  .  la  vi- 
vacité d'Homère  et  la  noblesse  de  Virgile.  Ce  n'est 
pas  tout  :  les  descriptions  de  ce  poème  sonl  non- 
seulement  destinées  à  plaire,  mais  elles  sont  toutes 
instructives.  Si  l'auteurpai  ledela  viepaslorale, c'est 
pour  recommander  l'aimable  simplicité  des  mœurs  : 
s'il  décrit  des  jeux  cl  des  combats,  ce  n'est  pas  seule- 
ment pour  célebr.  r  les  funé:  ailles  d'un  ami  ou  d'un 
père,  c'est  pour  choisir  un  loi  (p.ii  surpasse  lous 
les  autres  dans  la  force  de  l'esprit  el  du  corps  .  et 
qui  soit  égalemanl  capable  de  soutenir  les  fatigues 
de  l'un  et  de  l'autre:  s'il  nous  représente  les  hor- 
reurs d'un  naufrage,  c'est  pour  inspirer  à  son  héros 
la  fermeté  de  cœur,  et  l'abandon  aux  dieux  dans 
les  plus  grands  périls.  Je  pourrois  parcourir  loules 
ses  descriptions,  et  y  trouver  de  semblables  beau- 
tés. Je  me  contenterai  de  remanpier  que,  dans 
celle  nouvelle  édition,  la  sculpture  de  la  redoutable 
égide  que  .Minerve  envoya  à  Télémaque,  est  pleine 
d'art  et  renferme  celte  morale  sublime,  que  le  bou- 
clier d'un  prince  el  le  soutien  d'un  Elal  ,  «ont  les 
bonnes  moMiis,  les  sciences  et  l'agriculture;  qu'un 
roi  armé  par  la  sagesse  cherche  toujours  la  paix, 
el  trouve  des  ressouices  fécondes  contre  tous  les 
maux  de  la  guerre,  dans  un  peuple  instruit  el  la- 
borieux, donl  l'es|(ritel  le  corps  sont  éga'cment  ac- 
coutumés au  travail. 


La  poésie  lire  sa  force  el  sa  justesse  de  la  philo- 
sophie. Dans  le  Télémaque  ou  voit  partout  une 
imagination  riche,  vive ,  agréable  ,  el  néanmoins 
nu  esprit  juste  et  profond.  Ces  deux  qiralités  se 
rencontrent  rarement  dans  un  auteur.  Il  faut  que 
l'ame  soit  dans  un  mouvement  presque  continuel 
pour  iuventer,  pour  passionner,  pour  imiter;  et  en 
même  temps  dans  une  tranquillité  parfaite  pour 
juger  en  pro.hiisanl^  el  choisir^  enlie  mille  pensées 
qui  se  prcsenlenl ,  celle  qui  convient.  Il  faut  que 
l'imagination  soutire  une  espèce  de  transport  et 
d'enthousiasme,  |  en  iant  que  l'esprit,  paisibledans 
sou  empire,  la  retient  et  la  tourne  où  il  veut.  Sans 
celle  passion  qui  anime  loul,  les  discours  devien- 
nent fioids,  languissans,  abstraits,  hisloriq\ies  ; 
sans  ce  jugement  qui  règle  loul,  ils  soûl  sans  jus- 
tesse et  sa!)s  vraie  beauté. 

Coniparaison  de  la  poésie  du  Télémaque  avec  Homère 
et  Virgile. 

Le  feu  d'Homère,  surtout  dans  l'Iliade,  est  im- 
pétueux el  ardent  comme  un  lourbil'on  de  llamme, 
qui  embrase  tout  :  le  feu  de  Virgile  a  plus  de 
clarté  que  de  chaleur  ;  il  luit  toujours  uniment  et 
également  :  celui  du  Télémaque  échaulïe  et  éclaire 
tout  ensemble,  scldii  qu'il  faut  persuader  ou  pas- 
sionner. Quand  celte  (lamme  éclaire,  elle  fait  sentir 
une  douce  chaleur  (|ui  n'incommode  point.  Tels 
sonl  les  discours  de  Mentor  sur  la  politique,  el  de 
Télémaque  sur  le  sens  des  lois  île  Minos,  etc.  Ces 
idées  pures  remi)Iissenl  l'rspril  de  leur  paisible 
1  imière  :  là  i'enihousiasme  cl  le  feu  poéliijDe  se- 
roient  nuisibles,  comme  les  rayons  irop  ar.lens  du 
soKil  qnicb'ouissenl.  Quand  il  n'est  plus  question 
de  raisonner,  mais  d'aijir;  quand  on  a  vu  claire- 
ment la  vérité;  quand  les  réflexions  ne  viennent 
que  d'irrésolution,  alors  le  poète  excite  un  feu  el 
«me  passion  qui  détermine,  et  qui  eusporle  une 
ame  all'oiblie  ,  (|ui  n'a  pas  le  courage  de  se  rendre 
à  la  vérité.  L'épisode  dt  s  amours  de  Télémaque, 
dans  l'ile  de  Calypso,  est  plein  de  ce  feu. 

Ce  mélange  de  lumière  cl  d'ardeur  distingue 
notie  poète  d'Homère  el  de  Virgile.  L'enthousiasme 
du  premier  lui  fait  <|uelquelois  oublier  l'art,  négli- 
ger l'ordre,  et  passer  les  bornes  de  la  nature.  C'<  toit 
la  force  cl  l'essor  de  son  grand  g'-nie  qui  l'enirai- 
noil  malgrélui,  La  pompeuse  maguilicence  ,  le  ju- 
gement el  la  conduite  (le  Virgile  dégénèrent  quel- 
quefois en  une  régularité  trop  compassée ,  où  il 
Semble  plutôt  historien  que  poète,  (le  dernier  plaît 
beaucoui)  plus  aux  poètes  philosophes  tl  modernes, 
que  le  premier.  N'est-ce  pas  qu'ils  senieni  qu'on 
peut  imiter  plus  facilement  par  art  le  grand  juge- 
ment du  poêle  laliu,  (|ue  le  beau  feu  du  poète  grec, 
que  la  nature  seule  peut  donner  ? 

Notre  atileur  doit  plaire  à  toutes  sortes  de  poètes, 
tant  à  ceux  qui  sonl  philosophes,  qu'à  ceux  qui 
n'admirent  que  l'enthotisiasme.  Ha  uni  les  lumières 
de  l'espril  avec  les  charmes  de  l'imagination  ;  il 
prouve  la  vérité  en  philosophe  ;  il  fait  aimer  la  vé- 
lité  prouvée,  par  les  sentimens  qu'il  excite.  Tout 
e.st  solide,  vrai,  convenable  à  la  persuasion  ;  ni 
jeux  d'esprit,  ni  pensées  brillanles  qui  n'ont  d'autre 
buique  de  faire  admirer  l'auieur.  11  a  suivi  ce  grand 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


395 


précepte  de  Plaion  ,  qui  dil  qu'en  écrivant  on  doit 
toujours  se  cacher  ,  disparoilre,  se  laire  oublier, 
pour  ne  produire  que  les  véritf^s  qu'on  veut  per- 
suader, et  les  passions  qu'on  veut  purifier. 

Dans  le  Télémaque  tout  est  raison;  tout  est  stn- 
limenl.  C'est  ce  qui  le  rend  un  poème  de  toutes 
les  nations  et  de  tous  les  siècles.  Tous  les  étrangers 
en  sont  également  touchés.  Les  traductions  qu'on 
eu  a  faites  en  des  langues  moins  délicates  que  la 
langue  française,  n'tiïacenl  pointées  beautés  ori- 
ginales. La  savante  apologiste  d'Homère  *  nous 
assure  que  le  poète  grec  pord  infiniment  par  une 
traduction  ;  qu'il  n'est  pas  possible  d'y  faire  passer 
la  force  ,  la  noblesse  et  Famé  de  sa  poésie.  Mais  on 
ose  dire  que  le  Teléniaque  conservera  toujours,  en 
toutes  sortes  de  langues,  sa  force,  sa  noblesse,  son 
atne,  et  ses  beautés  essentielles.  C'est  que  l'excel- 
lence de  ce  poème  ne  consiste  pas  dans  i'arrangemint 
heureux  et  harmonieux  dts  paroles,  ni  nièuiedans 
les  agrémens  que  lui  prête  l'imagination;  mais  dans 
un  goût  sublime  de  la  vérité,  dans  des  seniimons 
nobles  et  élevés,  et  dans  la  manière  naturelle,  déli- 
cate et  judicieuse  de  les  traiter.  De  pareilles  beau- 
lés  sont  de  toutes  les  langues,  de  tous  les  temps,  de 
de  tous  If  s  pays,  et  touchent  également  les  bons  es- 
prits et  les  grandes  âmes,  dans  tout  l'univers. 

Priiiiiière  objection  contre  le  Télémaque. 

On  a  formé  plusieurs  objections  contre  le  Télé- 
maque :  1"  Qu'il  n'est  pas  en  vers. 

Réponse. 

La  versification,  selon  Aristote,  Denys  d'Hali- 
carnasse  etSirabon,  n'est  pasessenlielle  à  l'épopée. 
On  peut  l'écrire  en  prose,  comme  on  écrit  des  tra- 
gédies sans  rimes;  on  peut  faire  des  vers  sans 
poésie,  et  être  tout  poétique  sans  faire  des  vers  ; 
on  peut  imiter  la  versilieaiion  par  art;  mais  il  faut 
naître  poète.  Ce  qui  fai^  la  poésie,  n'est  pas  le 
nombre  fixe  et  la  cadence  réglée  des  syllabes  ;  mais 
le  sentiment  qui  anisne  tout,  la  fiction  vive,  les  fi- 
gures hardies  ,  la  beauté  et  la  variété  des  images. 
C'est  l'enthousiasme,  le  feu,  l'impétuosité,  la  foice; 
un  je  ne  sais  quoi  dans  les  paroles  et  les  pensées, 
que  la  nature  seule  peut  donner.  On  trouve  toutes 
ces  qualités  dans  le  Télémaque  *.  L'auteur  a  donc 
fait  ce  que  Strabon  dit  de  Cailmus,  Phérécide,  Hé- 
calée  :  «Il  a  imité  parfailemenl  la  poésie,  en  rom- 
»  pant  seulement  la  mesure;  mais  il  a  conservé 
»  toutes  les  autres  beautés  poétiques.  » 

Notre  âge  retrouve  un  Homère 
Dans  ce  poème  salutaire, 
Par  la  vertu  même  inventé  ; 
Les  nymphes  de  la  double  cime 
Ne  l'affranchirent  de  la  rime, 
Qu'en  faveur  de  la  vérité  '. 

De  plus,  je  ne  saissi  la  gêne  des  rimes  et  la  ré- 
gularité scrupuleuse  de  notre  construction  euro- 

*  Madame  D.icier. 

'  Ode  à  Messieurs  de  VJcadcuiie ,  i>ar  M.  de  l.v  Motte. 
<'"  ode. 


péenne,  jointes  à  ce  nombre  fixe  et  mesuré  de  pieds, 
ne  diminueroient  pa.s  beaucoup  l'essor  et  la  passion 
de  la  poésie  héroïque.  Pour  bien  émouvoir  les  pas- 
sions, on  doit  souvent  retrancher  1  ordre  et  la  liai- 
son. Voilà  pourcjuoi  les  Grecs  et  les  Romains  ,  qui 
peignoient  tout  avec  vivacité  et  goiit,  usoient  des 
inversions  de  phrase  ;  leurs  mots  n'avoient  point 
de  place  fixe;  ils  les  arrangeoient  comme  ils  vou- 
loient.  Les  langues  de  l'Europe  sont  un  composé 
du  latin  et  des  jargons  de  toutes  les  nations  bar- 
bares qui  renversèient  l'empire  Romain.  Ces  peu- 
ples du  Nord  glaçoient  tout,  comme  leur  climat,  par 
une  froide  régularité  de  syntaxe.  lU  ne  compre- 
noient  point  cette  belle  variété  de  longues  et  de 
brèves,  qui  imite  si  bien  les  mouvemens  déliols 
de  l'aine:  ils  prononçoient  toulavtc  le  même  froid, 
et  ne  connurent  d'abdrd  d'autre  harmonie  dans  les 
paroles,  qu'un  vain  tintement  de  finales  monotones. 
Quelques  lialiens,  queUpies  Espagnols  ont  tâché 
ri'aUVancliir'  Ktir  versification  de  la  gène  dos  rimes. 
Un  poète  anglais  y  a  réussi  merveilleusement,  et 
a  commencé  mènie  avec  succès  d'introduire  les  in- 
versions de  phrases  dans  sa  langue.  Peut-être  que 
les  Fiançais  reprendront  un  jour  cette  noble  li- 
berté des  Grecs  et  des  Romains. 

Seconde  objection  contre  le  Télémaque. 

Quelques-uns,  par  une  ignorance  grossière  de  la 
noble  liberté  du  poème  épique,  ont  reproché  au 
Télémaque  qu'il  est  plein  d'anachronismes. 

Réponse. 

L'auteur  de  ce  poème  n'a  fait  qu'imiter  le  prince 
des  poètes  latins,  (|ui  nepouvoit  ignorer  que  Didon 
n'étoil  pas  contemporaine  d'Enée,  Le  Pygmalion  du 
Télémaque,  frère  de  celte  Didon  ;  Sésostris,  qu'on 
dit  avoir  vécu  vers  le  même  temps,  etc.  ne  sont 
pas  plus  des  fautes  que  l'anachronisme  de  Virgile. 
Pouiquoi  condamnei-  un  poète  de  manquer  quel- 
quefois à  l'orilre  des  temps,  puisque  c'est  une 
beauté  de  manquer  quelquefois  à  l'ordre  de  la  na- 
ture? Il  ne  seroit  pas  permis  de  contredire  un  point 
d'histoire  d'un  temps  peu  éloigné.  IMais  dans  l'an- 
tiquité reculée,  dont  les  annales  sont  si  incertaines, 
et  enveloppées  de  tant  d'obscurités  ,  il  est  permis 
d'accommoiler  les  traditions  anciennes  à  son  sujet. 
C'estl'idée  d'Aristolc,  conlirmée  par  Horace.  Quel- 
ques historiens  ont  écrit  que  Didon  étoit  chaste, 
Pénélope,  iuipu'li(|ue,  <|u'Helène  n'a  jamais  vu 
Troie,  ni  Eiiée  l'Italie.  Homère  et  Virgile  n'ont  pas 
fait  difficulté  de  s'écarter  de  l'histoire,  pour  rendre 
leurs  fables  plus  instructives.  Pourquoi  ne  sera-t- 
i!  pas  permis  à  l'auteur  du  Télémaque  ,  pour  l'ins- 
truction d'un  jeune  prince,  de  rassembler  les  héros 
de  l'antiquité,  Télémaque,  Sésostris,  Nestor,  Mo- 
ménée,  Pyguuilion,  Ailrasle,  pour  unir  dans  un 
ii\éme  tabieau  les  difr-rens  caractères  des  princes 
bons  et  mauvais,  dont  il  falloil  imiter  les  vertus  et 
éitej' les  vices  i^ 

Troisième  objection  contre  le  Télémaque. 

On  trouve  à  redire  que  l'auteur  du  Télémaque 
ait  inséré  l'histoire  des  amours  de  Calypso  et  d'Eu- 


396 


DISCOURS  SUR  LE  POÈME  ÉPIQUE. 


charis  dans  son  poème,  et  plusieurs  descriptions 
secibbbU's  ,  qui  paroissent,  dit-on  ,  trop  passion- 
nées. 

Réponse. 

La  meilleure  réponse  à  celle  objection  est  l'eiret 
qu'avoit  produit  le  Telém;i(nie  dans  le  cœur  du 
jeune  prince  pour  qui  il  avciit  clé  écrit  Les  per- 
sonnes d'une  condition  commune  n'ont  pas  le  même 
besoin  d'èlreprécauiionnéescoiilre  les  écueils  aux- 
quels l'élévat'oneirautoritéexposenlceux  qui  sont 
destinés  à  régner.  Si  noire  poète  avoiléciil  pour 
no  homme  qui  eût  dû  passer  sa  vie  ilans  l'obscurilé, 
ces  descriptions  lui  auroitnléié  moins  ni'Cessaires. 
Mais  pour  un  jeune  prince,  au  milieu  d'une  (^our 
où  la  galanterie  passe  pour  politesse,  où  chaque 
objet  reveille  iiifiilliblenuiil  le  goût  des  plaisirs, 
et  où  loutce  qui  l'environne  n'est  occupé  qu'a  le 
séduire;  pour  un  tel  piince  ,  dis-je ,  rien  n'éloit 
plus  nécessaire  que  de  lui  présenter,  avec  celle  ai- 
mable pudeur,  ceileinnocenceet  celle  sagesse  qu'on 
trouve  ilans  le  Tél?ma(iue,  tous  les  détours  sedui- 
sans  de  l'arisour  insensé;  que  de  lui  peindre  ce 
vice  dans  son  beau  imaginaire,  pour  lui  faire  seniir 
ensuite  sa  dillbrmile  réelle;  et  que  de  lui  monirer 
l'ahime  dans  toute  sa  profontleur,  pour  l'empêcher 
d'y  tomber,  et  l'éloigner  même  des  bords  d'un  pré- 
cipe  si  affreux.  C'eloil  donc  une  sagesse  digne  de 
noire  auteur,  de  précaulionncr  son  élève  contre  les 
folles  passions  de  la  jeunesse,  pu  la  Table  deCalvpso, 
eldelui  donner,  d;iiis  l'bistoir.'d  Anliope, l'exemple 
d'un  amour  cliaslc  et  légitime.  Eu  nous  représentant 
ainsi  celte  passion,  tantôt  comme  une  foibhsse  in- 
digne d'un  grand  cœur,  tantôt  comme  une  vertu 
digne  d'un  héros,  il  nous  montre  que  l'amour  n'est 
pas  au-des^ous  delà  majesté  de  l'épopée,  et  réunit 
par  là  dans  son  poème  les  passions  tendres  des 
romans  modernes,  avccles  venus  héroïques  de  la 
poésie  ancienne. 

Quatrième  objection  contre  le  Tclémaque. 

Quelques-uns  croient  que  l'auteur  du  Téléiiiaque 
épuise  trop  son  sujet,  par  l'abondance  et  la  rirbesse 
de  son  génie.  Il  dit  tout,  et  ne  laisse  lien  à  penser 
auxautns.  Comme  Homrre.il  met  la  nature  toute 
entière  devant  ks  yeux.  On  aime  mieux  un  auleur 
qui,  comme  Horace,  renferme  un  grand  sens  en  peu 
de  mois,  et  donne  le  plaisir  d'en  développer  lé- 
leodue. 

Réponse. 

Il  est  vrai  que  l'imagination  ne  peut  rien  ajouter 
aux  peintures  de  notre  poète  ;  mais  l'espiil,  en 
suivant  ses  iJées,  s'ouvre  ets'éti-nd.  Quand  il  s'agit 
seulement  de  peindre,  ses  tableaux  sont  parfaits, 
rien  n'y  manque;  quand  il  faut  insiruirt'.sts  lumières 
sont  fécondes,  et  nous  y  dévclofqionb  une  vaste  éten- 
due de  pensées.  Il  ne  laisse  rien  à  imaginei  ;  mais  il 
donne  infiniment  à  penser.  C'est  ce  tpii  convenoit 
au  caractère  du  prince  pour  quiseuU'ouvrage  a  clé 
fait.  On  déméloil  en  lui ,  an  travers  de  l'enlance  , 
une  imagination  féconde  et  heureuse,  un  génie 
élevé  et  étendu,  qui  le  reudoienl  sensible  aux  beaux 
endroits  d'Homère  et  de  Virgile.  Ce  fut  ce  qui  ins- 


pira à  l'auteur  le  dessein  d'un  poème  qui  renfer- 
nieroit  également  les  beautés  de  l'un  et  de  l'auire 
poêle.  Celle  afïluence  de  belles  images  éloii  néces- 
saiie  pour  occuper  l'imagination  et  former  le  goût 
'du  prince.  On  voit  assez  que  ces  beautés  n'auroient 
pas  plus  coûté  à  supprimer  qu'à  produire,  qii'elles 
coulent  avec  autant  de  dessein  que  d'abondance, 
pour  répondre  aux  besoins  du  prince  et  aux  vues 
de  l'auteur. 

Cinquième  objection  contre  le  Télémaque. 

On  a  objecté  que  le  héros  et  la  fable  de  ce  poème 
n'ont  point  de  rapport  à  la  nation  française:  Ho- 
mère et  Virgile  ont  intéressé  les  Grecs  cl  les  Ro- 
mains, en  choisissant  des  actions  et  des  acteurs 
dans  les  histoires  de  leur  pays. 

Réponse. 

Si  l'auteur  n'a  pas  intéressé  parliculièrement  la 
nation  française,  il  a  fait  plus,  il  a  intéressé  tout  le 
genre  humain.  Son  plan  est  tncore  plus  vaste  que 
Celui  de  l'un  cl  de  l'autre  des  deux  poètes  anciens  :  il 
esl  pi  us  grand  d'instruire  tous  les  bomnu  s  ensendde, 
que  de  borner  ses  préceptes  à  un  pays  parliculier. 
L'amour- propre  veut  qu'on  rapporte  tout  à  soi,  et  se 
trouve  même  dans  l'amour  de  la  pairie  ;  mais  une 
ame  généreuse  doit  avoir  des  vues  plus  étendues. 

D'ailleurs,  quel  intérêt  la  France  n'a-t-elle  point 
pris  à  un  ouvrage  qui  lui  avoil  formé  un  prince  si 
propre  à  la  gouverner  un  jour,  selon  ses  besoins  cl 
ses  désirs,  en  père  des  peuples  «  t  en  héros  chré- 
tien ?  Cit  (\u\h\  a  vu  de  ce  prince  donnoil  l'espé- 
rance et  les  préuiices  de  cet  avenir.  Les  voisins  de 
la  France  y  p.-tnoienl  dej  i  paît,  comme  à  un  bon- 
lieur  universel.  La  fable  du  prince  ^r<?c  devcnoit 
l'bistoiredu  prince  français. 

L'auteur avoit  un  dessein  plus  grand,  que  celui 
de  plaire  à  sa  nation  :  il  vouloit  la  servir  à  son 
insu,  en  contribuant  à  lui  former  un  prince  qui , 
jusque  dans  les  jeux  de  son  enfance  ,  paroissoit  né 
poui  la  combler  de  bonheur  et  de  gloire.  Cet  au- 
guste enfant  aimoil  les  fables  et  la  mythologie.  H 
falloil  proliler  de  son  goût,  lui  faire  voir  dans  ce 
qu'il  cstimoit  le  solide  et  le  beaujle  simple  et  le  grand; 
Cl  lui  imprimer  ,  par  des  faits  touchans  ,  les  p'  in- 
cipes  généraux  qui  pouvoient  le  précautionner  con- 
tre les  dangers  de  la  plus  haute  naissance  et  de  la 
puissance  suprême.  Dans  cedtssain,  un  héros  grtc 
et  un  poème  d'aprèsHomèreet  Virgile,  les  histoires 
des  pays,  des  temps  et  des  faits  étrangers,  éioieul 
d'une  convenance  parfaite,  cl  peut  être  unitpie  , 
pour  mettre  l'auteur  eti  pleine  liberté  de  peindre 
avec  vérité  et  force  tous  les  écueils  qui  menacent 
les  souverains  dans  toute  la  suite  des  siècles. 

Il  arrive,  par  une  conséquence  naturelle  et  né- 
cessaire, quecesvérilés  universelles  peuvent  quel- 
quefois paroitrea>oir  du  rapport  aux  histoires  du 
temps  et  aux  siiuaiions  actuelles  :  mais  ce  ne  sont 
jamais  que  des  rapports  généraux,  indépendans  de 
toute  application  particulière:  il  falloil  bien  que  les 
fictions  destinées  à  former  l'enfance  du  jeune  prin- 
ce, renfermassent  des  préceptes  pour  tous  les  mo- 
mens  de  sa  vie. 

Cette  convenancedes  moralités  générales  à  toutes 
sortes  de  circonstances,  fait  admirer  la  fécondité,  la 


DISCOURS  SLR  LE  POÈME  ÉPIQUE.                                    397 

profondeur  etlasogossedelauleur  ;  mais  elle  n'ex-  poêle  grec  ,  il  peint  tout  avec  force,  simplicité  et 
cuse  pas  l'injuslice  «le  ses  ennemi*,  qui  ont  voulu  vie  ;  avec  variété  dans  \a  falile  ,  et  diversité  dans 
trouver  dans  son  Téleinaqne  certaines  allégories  les  caractères  :  ses  ndcxions  sont  morales,  ses  des- 
odieuses, et  clianger  les  desseins  les  plus  s;iges  et  les  criplions  vives,  son  imagination  (écoule  ;  partout 
plus  njotlcréi  en  des  satires  onirageantes  contre  ce  in-au  feu  que  la  nature  seule  peut  donner, 
tout  ce.juH  respecloit  le  plus.  On  avoit  renversé  Comme  le  poète  latin,  il  garde  parlaiiemenl  i'u- 
les  caractères,  pour  y  trouver  des  rapports  imagi-  nilé  d'acliou,  l'uniformité  des  caractères,  l'ordre  et 
naires,  et  pour  empoisonner  les  intentions  les  les  règles  de  l'art  ;  son  jugement  est  profon  1  ,  et 
plus  pures.  L'auteur  devoil-il  supprimer  ces  maxi-  ses  pensées  élevées  ;  tuidis  que  le  naturel  s'unit  au 
mes  fondamentales  d'une  morale  et  d  une  politique  noble,  et  le  simple  au  suljli.ne:  partout  l'ait  deviml 
si  saine  et  si  convenable,  parce  que  la  manière  la  naiure.  Mais  le  héros  de  notre  poète  pst  plus  par- 
plus  sage  de  les  dire  ne  pouvoit  les  mettre  à  cou-  fait  que  ceux  d'Homère  et  de  Virgile  ;  sa  morale 
vert  des  interprétations  de  ceux  qui  ont  le  goût  est  plus  pure,  et  ses  seniinu.ns  plus  nobles.  Con- 
d'une  basse  malignité  ?  cluonsde  tout  ceci  que  Tautour  du  Telemaque  a 
.Noire  illustreauleur  a  donc  réuni  dans  son  poème  montré,  par  ce  poème,  que  la  nation  française  est 
les  plus  grandes  beautés  des  anciens.  Il  a  tout  l'en-  capable  de  toute  la  délicatesse  des  Grecs, et  de  tous 
tliousiasrae  et  l'abondance  d'Homère,  toute  la  ma-  les  gran  Is  senlimens  des  Romains.  L'éloge  de  l'au- 
gnificeoce  et  la  régularité  de  Virgile.   Comme  le  leur  est  celui  de  sa  nation. 


■^^S3^- 


\ttft*ttt44tt.tt.titt4t'trrt.tt.ttSttttttttl.titl*C*t*t.StSttf*4'tSTI.tttf'tt.tf.àtft.tt*ttttt*iStt*4t-ttSt.lt*ttt.ttfitttHt.tStHitH*!' 


LES  AVENTURES  DE  TÉLÉMAQUE  '. 


EXPLICATION  DES  ABRÉVIATIONS  QUI  SE  TROUVENT  DANS  LES  VARIANTES. 

A  désigne  le  maiiusciit  oiiainal.  —  b  la  preniicre  copie,  où  l'auteur  a  fait  plus  de  sept  cents  coneclions  et  additions. 
—  c  la  seconde  copie,  revue  par  lui,  avec  encore  quelques  corrections.  —  p  la  première  édition  complète,  faite  sur  les 
manuscrits.  Paris,  t7t7,  2  vol.  in-12.  —  ii  l'édition  de  Hollande,  1734,  in-fol.  et  in-4".  —  d  l'édition  de  Didot,  qui  fait 
partie  des  OEuvres  de  Féuelon  ,  1787,  in-i".  —  Edd.  marque  la  conformité  de  ces  trois  éditions  dans  le  passage  cité.  — 
m.  manque.  —  «y.  ajouté.  — /.  du  cop.  faute  du  copiste. 


LIVRE  PRE.MIER. 

Télémaque  ,  conduit  par  .Minerve  ,  sous  la  figure  de  Monter, 
est  jeté  par  une  lempète  dans  l'île  de  Calypso.  Cette 
déesse,  inconsolable  du  départ  d'Llysse.  fait  au  fils  de 
ce  héros  l'accueil  le  plus  favorable;  et  concevant  aussitôt 
pour  lui  une  violente  passion  ,  elle  lui  offre  l'iniuiorta- 
lité,  s'il  veut  demeurer  avec  elle.  Pressé  par  Calypso  de 
faire  le  récit  de  ses  aventures ,  il  lui  raconte  son  voyage 
à  Pylos  et  à  Lacédémone  ,  son  naufrage  sur  la  cote  de 
Sicile ,  le  danger  qu'il  y  courut  d'être  immolé  aux  mines 
d'Anchise,  le  secours  que  Mentor  et  lui  donnèrent  à 
Aceste  ,  roi  de  cette  contrée  ,  dans  une  incursion  de  bar- 
bares, et  la  reconnoissance  que  ce  prince  leur  en  témoigna, 
en  leur  donnant  un  vaisseau  phénicien  pour  retourner 
dans  leur  pays. 

Calypso  ne  pouvoit  se  consoler  du  départ 
d'Ulysse.  Dans  sa  douleur  ,  elle  se  Irouvoit 
malheureuse  d'être  immortelle.  Sa  grotte  ne 
raisonnoit  plus  de  son  cliant  -  :  les  nymphes 
qui  la  servoient  n'osoient  lui  parler.  Elle  se 
promenoil  souvent  seule  sur  les  grazons  fleuris 
dont  un  printemps  éternel  bordoil  son  île  :  mais 
ces  beaux  lieux,  loin  de  modérer  sa  douleur, 
ne  faisoient  que  lui  rappeler  le  triste  souvenir 
d'Ulysse,  qu'elle  y  avoit  vu  tant  de  fois  auprès 
d'elle.  Souvent  elle  demeuroit  immobile  sur  le 
rivage  de  la  mer,  qu'elle  arrosoit  de  ses  larmes; 
et  elle  étoit  sans  cesse  tournée  vers  le  côté  où  le 
vaisseau  d'Ulysse,  fendant  les  ondes,  avoit  dis- 
paru à  ses  yeux.  Tout-à-coup  elle  aperçut  les 

Var.  —  •  Le  manuscrit  original  et  la  première  copie  ne 
portent  point  de  titre  ;  mais  l'auteur  a  laisse  de  la  place  pour 
en  mettre  un.  —  ^  du  doux  chaut  de  sa  voix.  a. 


débris  d'un  navire  qui  venoit  de  faire  naufrage, 
des  bancs  de  rameurs  mis  en  pièces,  des  rames 
écartées  çà  et  là  sur  le  sable,  un  gouvernail,  un 
màt,  des  cordages  OoUans  sur  la  côte  :  puis  elle 
découvre  de  loin  deux  hommes ,  dont  l'un  pa- 
roissoil  âgé;  l'auti'e,  quoique  jeune ,  ressem- 
bloit  à  Ulysse.  Il  avoit  sa  douceur  et  sa  fierté, 
avec  sa  taille  et  sa  démarche  majestueuse.  La 
déesse  comprit  que  c'étoit  Télémaque ,  fils  de 
ce  héros.  Mais,  quoique  les  dieux  surpassent  de 
loin  en  connoissauce  tous  les  hommes ,  elle  ne 
put  découvrir  qui  étoit  cet  homme  vénérable 
dont  Télémaque  étoit  accompagné  :  c'est  que 
les  dieux  supérieurs  cachent  aux  inférieurs  tout 
ce  qu'il  leur  plaît;  et  Minerve,  qui  accompa- 
gnoit  Télémaque  sous  la  figure  de  Mentor,  ne 
vouloit  pas  être  connue  de  Calypso.  Cependant 
Calypso  se  réjouissoit  d'un  naufrage  qui  met  toit 
dans  sou  ile  le  lils  d'Ulysse,  si  semblable  à  son 
père.  Elle  s'avance  vers  lui;  et  sans  faire  sem- 
blant de  savoir  qui  il  est  :  D'où  vous  vient ,  lui 
dit-elle,  celle  témérité  d'aborder  en  mon  ile  ? 
Sachez  ,  jeune  étranger,  qu'on  ne  vient  point 
impunément  dans  mon  empire.  Elle  tâchoit  de 
couvrir  sous  ces  paroles  menaçantes  la  joie  de 
son  cœur,  qui  éclatoit  malgré  elle  sur  son  visage. 
Télémaque  lui  répondit  :  0  vous,  qui  que 
vous  soyez,  mortelle  ou  déesse  (quoique  à  vous 
voir  on  ne  puisse  vous  prendre  que  pour  une 
divinité),  seriez-vous  insensible  au  malheur 
d'un  fils  ,  qui ,. cherchant  son  père  à  la  merci 
des  vents  et  des  flots ,  a  vu  briser  son  navire 
contre  vos  rochers?  Quel  est  donc  votre  père 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  I. 


399 


que  vous  cherchez?  repril  la  déesse.  Il  se  nomme 
Ulysse,  dit  Télémaque;  c'est  un  des  rois  qui 
ont,  après  un  siège  de  dix  ans,  renversé  la  fa- 
meuse Troie.  Sou  nom  fut  célèbre  dans  toute  la 
Grèce  et  dans  toute  l'Asie,  par  sa  valeur  dans 
les  combats,  et  plus  encore  par  sa  sagesse  dans 
les  conseils.  Maintenant  ,  errant  dans  toute 
l'étendue  des  mers,  il  a  parcouru  '  tous  les 
écueils  les  plus  terribles.  Sa  patrie  semble  fuir 
devant  lui.  Pénélope  sa  femme,  et  moi  qui  suis 
son  fils,  nous  avons  perdu  l'espérance  de  le 
revoir.  Je  cours  ,  avec  les  mêmes  dangers  que 
lui ,  pour  apprendre  où  il  est.  Mais  que  dis-je? 
peut-être  qu'il  est  maintenant  enseveli  dans  les 
profonds  abimes  de  la  mer.  Ayez  pitié  de  nos 
malheurs;  et  si  \ous  savez,  ô  déesse,  ce  que 
les  destinées  ont  fait  pour  sauver  ou  pour 
perdre  Ulysse,  daignez  en  -  instruire  son  fils 
Télémaque. 

Calypso ,  étonnée  et  attendrie  de  voir  dans 
une  si  vive  jeunesse  tant  de  sagesse  et  d'élo- 
quence, ne  pouvoit  rassasier  ses  yeux  en  le 
regardant;  et  elle  demeuroit  en  silence.  Enfin 
elle  lui  dit  :  Télémaque ,  nous  vous  appren- 
drons ce  qui  est  arrivé  à  votre  père.  Mais  l'iiis- 
toii'e  en  est  longue  :  il  est  temps  de  vous  dé- 
lasser do  tous  vos  travaux.  Venez  dans  ma  de- 
meure ,  où  je  vous  recevrai  comme  mon  fils  : 
venez;  vous  serez  ma  consolation  dans  cette 
solitude;  et  je  ferai  votre  bonheur,  pourvu  que 
vous  sachiez  en  jouir. 

Télémaque  suivoit  la  déesse  accompagnée  '' 
d'une  foule  de  jeunes  nymphes,  au-dessus  des- 
quelles elle  s'élevoitde  toute  la  tête,  comme  un 
grand  chêne  dans  une  forêt  élève  ses  branches 
épaisses  au-dessus  de  tous  les  arbres  qui  l'envi- 
ronnent. Il  admiroit  l'éclat  de  sa  beauté ,  la 
riche  pourpre  de  sa  robe  longue  et  flottante, 
ses  cheveux  noués  par  derrière  négligemment 
mais  avec  grâce,  le  feu  qui  sortoit  de  ses  yeux, 
et  la  douceur  qui  tempéroit  cette  vivacité.  Men- 
tor, les  yeux  baissés ,  gardant  un  silence  mo- 
deste, suivoit  Télémaque. 

On  arriva  à  la  porte  de  la  grotte  de  Calypso, 
où  Télémaque  fut  surpris  de  voir,  avec  une  ap- 
parence de  simplicité  rustique,  des  objets  pro- 
pres à  charmer  les  yeux  '\  Il  est  vrai  qu'on  n'y 
voit  ni  or,  ni  argent ,  ni  marbre ,  ni  colonnes , 
ni  tableaux,  ni  statues  :  mais  ^  cette  grotte  étoit 


Var.  —  1  L'iuik'iir  il  t'iril  ainsi.  Le  iniisli^  ;i  mis  il  par- 
couru :  roninie  cela  éloit  faiilif,  Friiuloii ,  en  revoyant  la 
copie  B  ,  a  cfTaré  li'  Si;ooni1  janiliaue  de  Vu  ,  cl  barr<*  lo  pre- 
mier pour  en  faire  un  /  ;  ce  qui  donne  la  leeou  vulgaire  ,  il 
parcourt.  —  ^  daignez  instruira.  \.  —  '*  environnée.  \.  n. 
Edit.  —  *  rusii(iue,  lout  ce  ([ui  prul  (.liarmer  les  yeux.  Ou 
n'y  voyoit  ni  or,  etc.  a.  b.  —  ^  niai»  )it.  a,  aj.  s. 


taillée  dans  le  roc,  en  voûte  pleine  de  rocailles 
et  de  coquilles;  elle  étoit  tapissée  d'une  jeune 
vigno  qui  étendoit  ses  branches  souples  égale- 
ment de  tous  côtés.  Les  doux  zéphirs  conser- 
voicnt  en  ce  lieu,  malgré  les  ardeurs  du  soleil, 
une  délicieuse  fraîcheur  :  des  fontaines,  coulant 
avec  un  doux  murmure  sur  des  prés  semés 
d'amaranthes  et  de  violettes,  formoient  en  di- 
vers lieux  des  bains  aussi  purs  et  aussi  clairs  que 
le  cristal  :  mille  fleurs  naissantes  émailloient 
les  tapis  verts  dont  la  grotte  étoit  environnée. 
Là  on  trouvoit  un  bois  de  ces  arbres  touffus  qui 
portent  des  pommes  d'or,  et  dont  la  fleur,  qui 
se  renouvelle  dans  toutes  les  saisons,  répand  le 
plus  doux  de  tous  les  parfums  :  ce  bois  sembloit 
couronner  ces  belles  prairies ,  et  formoit  une 
nuit  que  les  rayons  du  soleil  ne  pouvoient  per- 
cer. Là  on  n'entendoit  jamais  que  le  chant  des 
oiseaux,  ou  le  bruit  d'un  ruisseau,  qui,  se  pré- 
cipitant du  haut  d'un  rocher,  tomboit  à  gros 
bouillons  pleins  d'écume,  et  s' enfuyoit  au  tra- 
vers de  la  prairie. 

La  grotte  de  la  déesse  étoit  sur  le  penchant 
d'une  colline.  De  là  on  découvroit  la  mer,  quel- 
quefois claire  et  unie  comme  une  glace,  quel- 
quefois follement  irritée  contre  les  rochers,  où 
elle  se  brisoit  en  gémissant,  et  élevant  ses  va- 
gues comme  des  montagnes.  D'un  autre  côté 
on  voyoit  une  rivière  où  se  formoient  des  îles 
bordées  de  tilleuls  fleuris  et  de  hauts  peupliers 
qui  portoient  leurs  têtes  superbes  jusque  dans 
les  nues.  Les  divers  canaux  qui  formoient  ces 
îles,  sembloient  se  jouer  dans  la  campagne  :  les 
uns  rouloient  leurs  eaux  claires  avec  rapidité  ; 
d'autres  avoient  une  eau  paisible  et  dormante  ; 
d'autres,  par  de  longs  détours,  revenoient  sur 
leurs  pas,  comme  pour  remonter  vers  leur 
source,  et  sembloient  ne  pouvoir  quitter  ces 
bords  enclianlés.  On  apercevoit  de  loin  des  col- 
lines et  des  montagnes  qui  se  perdoient  dans  les 
nues,  et  dont  la  figure  bizarre  formoit  un  hori- 
zon à  souhait  pour  le  plaisir  des  yeux.  Les  mon- 
tagnes voisines  étoient  couvertes  de  pampre  vert 
qui  pendoit  en  fe.>tous  :  le  raisin  ,  plus  éclatant 
que  la  {>ourprc ,  ne  pouvoit  se  cacher  sous  les 
feuilles,  et  la  vigne  étoit  accablée  sous  son 
fruit  ^  Le  figuier,  l'olivier,  le  grenadier,  et 
tous  les  autres  arbres,  couvroienl  la  campagne, 
et  en  faisoient  un  graud  jardin. 

('alypso ,  ayant  montré  à  Télémaque  toutes 
ces  beautés  naturelles,  lui  dit  :  Reposez-vous; 
vos  habits  sont  mouillés,  il  est  temps  que  vous 


Var.  —  '  sons   les  feui 
sous  son  fruit,  a. 


les  épaisses  de  la   vigne  accablée 


400 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  I. 


en  changiez  ;  ensuite  nous  nous  reverrons;  et 
je  vous  raconterai  des  histoires  dont  votre  cœur 
sera  touché.  En  même  temps  elle  le  fit  entrer 
avec  Mentor  dans  le  lieu  le  plus  secret  et  le 
plus  reculé  d'une  grotte  voisine  de  celle  où  la 
déesse  demeuroit.  Les  nvmphes  avoiont  eu  soin 
d'allumer  en  ce  lieu  un  grand  feu  de  bois  de 
cèdre,  dont  la  bonne  odeur  se  répandoit  de  tous 
côtés;  et  elles  y  avoient  laissé  des  habits  pour 
les  nouveaux  hôtes. 

Télémaque  .  voyant  qu'on  lui  avoit  destiné 
une  tunique  d'une  laine  line  dont  la  blancheur 
elTaçoit  celle  de  la  neige,  et  une  robe  de  pour- 
pre avec  une  broderie  d'or,  prit  le  plaisir  qui 
est  naturel  à  un  jeune  homme,  en  considérant 
cette  magnificence. 

Mentor  lui  dit  d'un  ton  grave  *  :  Est-ce  donc 
là,  ô  Télémaque,  les  pensées  qui  doivent  occu- 
per le  cœur  du  lils  d'Ulysse?  Songez  plutôt  à 
soutenir  la  réputation  de  votre  père  ,  et  à  vain- 
cre la  fortune  qui  vous  persécute.  Un  jeune 
homme  qui  ainie  à  se  parer  vainement,  comme 
une  femme  .  est  indigne  de  la  sagesse  et  de  la 
gloire  :  la  gloire  n'est  due  qu'à  un  cœur  qui 
sait  souflVir  la  peine  et  fouler  aux  pieds  les  plai- 
sirs. 

Télémaque  répondit  en  soupirant  :  Que  les 
dieux  me  fassent  périr  jtlutôt  que  de  soulfrir  que 
la  mollesse  et  la  volupté  s'emparent  de  mon 
cœur  !  Non,  non,  le  fils  d'Ulysse  ne  sera  jamais 
vaincu  par  les  charmes  d'une  vie  lâche  et  elTé- 
minée.  Mais  quelle  faveur  du  ciel  nous  a  fait 
trouver,  après  notre  naufrage  ,  celte  déesse  ou 
cette  mortelle  qui  nous  comble  de  biens? 

Craignez ,  repartit  Mentor,  qu'elle  ne  vous 
accable  de  maux;  craignez  ses  trompeuses  dou- 
ceurs plus  que  les  érueils  qui  ont  brisé  votre 
navire  :  le  naufrage  et  la  mort  sont  moins  fu- 
nestes -  que  les  plaisirs  qui  attaquent  la  vertu. 
Gardez-vous  bien  de  croire  ce  qu'elle  vous  ra- 
contera. La  jeunesse  est  présomptueuse;  elle  se 
promet  tout  d'elle-même  :  quoique  fragile,  elle 
croit  pouvoirtoul,  et  n'avoir  jamais  rien  à  craiii- 
dre;  elle  se  confie  légèrement  et  sans  précau- 
tion. Gardez-vous  d'écouter  les  paroles  douces 
et  flatteuses  deCalypso,  qui  se  glisseront  comme 
un  serpent  sous  les  fleurs^;  craignez  le  poison 
caché  :  défiez-vous  de  vous-même  ;  et  attendez 
toujours  mes  conseils. 

Ensuite  ils  retournèrent  auprès  de  Calypso  , 
qui  les  attendoit.  Les  nymphes,  avec  leurs  che- 
veux tressés,  et  des  habits  blancs,   servirent 


V  AR.  —  '  grave  pI  sévère,  a.  —  *  affreux . 
glisseront  avec  piaisir  dans  votre  cœur.  a. 


d'abord  un  repas  simple ,  mais  exquis  pour  le 
goût  et  pour  la  propreté.  On  n'y  voyoit  aucune 
autre  viande  que  celle  des  oiseaux  qu'elles 
avoient  pris  dans  des  lilets,  ou  des  bêtes  qu'elles 
avoient  percées  de  leurs  flèches  à  la  chasse  :  un 
vin  plus  doux  que  le  nectar  couloit  des  grands 
vases  d'argent  dans  des  tasses  d'or  com'onnées 
de  fleurs.  On  apporta  dans  des  corbeilles  tous 
les  fruits  que  le  printemps  promet,  et  que  l'au- 
tomne répand  sur  la  terre.  En  même  temps, 
quatre  jeunes  nymphes  se  mirent  à  chanter. 
D'abord  elles  chantèrent  le  coiubat  des  dieux 
contre  les  géants,  puis  les  amours  de  Jupiter  et 
de  Sémélé,  la  naissance  de  Bacchus  et  son  édu- 
cation conduite  par  le  vieux  Silène,  la  course 
d'Atalante  et  d'Hippomène  ,  qui  fut  vainqueur 
par  le  moyen  des  pommes  d'or  venues  du  jardin 
des  Hespérides  :  enfin  la  guerre  de  Troie  fut 
aussi  chantée;  les  combats  d'Ulysse  et  sa  sagesse 
furent  élevés  jusqu'aux  cieux.  La  première  des 
nymphes,  qui  s'appeloil  Leucothée  ,  joignit  les 
accords  de  sa  lyre  aux  douces  voix  '  de  toutes 
les  autres.  Quand  Télémaque  entendit  le  nom 
de  sou  père  ,  les  larmes,  qui  coulèrent  le  long 
de  ses  joues,  donnèrent  un  nouveau  lustre  à  sa 
beauté.  Mais  comme  Calypso  aperçut  qu'il  ne 
pouvoit  manger,  et  qu'il  éloit  saisi  de  douleur, 
elle  fit  signe  aux  nymphes.  A  l'instant  on  chanta 
le  combat  des  Centaures  avec  les  Lapillies,  et  la 
descente  d'Orphée  aux  enfers  pour  en  retirer  * 
Eurydice. 

Quand  le  repas  fut  fini,  la  déesse  prit  Télé- 
maque, et  lui  parla  ainsi  :  Vous  voyez,  fils  du 
grand  Ulysse  ,  avec  quelle  faveur  je  vous  re- 
çois. Je  suis  immortelle  :  nul  mortel  ne  peut 
entrer  dans  cette  ile  sans  être  puni  de  sa  témé- 
rité ;  et  votre  naufrage  même  ne  vous  garanti- 
roit  pas  de  mon  indignation  ,  si  d'ailleurs  je  ne 
vous  aimois.  Votre  père  a  eu  le  même  bonheur 
que  vous;  mais,  hélas  1  il  n'a  pas  su  en  pro- 
filer. Je  l'ai  gardé  long-temps  dans  cette  ile  :  il 
n'a  tenu  qu  à  lui  d'y  vivre  avec  moi  dans  un 
état  immortel  :  mais  l'aveugle  passion  da  re- 
tourner dans  sa  misérable  patrie  ^  lui  fit  rejeter 
tous  ces  avantages.  Vous  voyez  tout  ce  qu'il  a 
perdu  pour  Ithaque  '',  qu'il  n'a  pu  revoir.  11 
voulut  me  quitter  :  il  partit;  et  je  fus  vengée 
par  la  tempête  :  son  vaisseau,  après  avoir  été  le 
jouet  des  vents ,  fut  enseveli  dans  les  ondes. 
Profitez  d'un  si  triste  exemple.  Après  son  nau- 
frage, vous  n'avez  plus  rien  à  espérer,  ni  pour 

Var.  —  '  de  sa  lyre  à  ees  douces  voix.  a.  it.  —  ^  en  re- 
tirer sa  chère  Eurydice,  a.  —  '  r.ivcugle  passion  de  revoir 
sa  patrie,  a.  b.  —  '•  pour  revoir  Ithaque,  qu'il  ne  reverra 
jamais,  a,  —  pour  revoir  Ithaque  qu'il  n'a  pu  revoir,  d. 


TÉLÉMAQLE.  LIVRE  I. 


401 


le  revoir,  ni  pour  régner  jamais  dans  l'île 
d'Ithaque  après  lui  :  consolez-vous  de  l'avoir 
perdu,  puisque  vous  trouvez  ici  une  divinité 
prête  à  vous  rendre  heureux,  et  un  royaume 
qu'elle  vous  offre. 

La  déesse  ajouta  à  ces  paroles  de  longs  dis- 
cours pour  montrer  '  comhien  Ulysse  avoit  été 
heureux  auprès  d'elle  :  elle  raconta  ses  aven- 
tures dans  la  caverne  du  cyclope  Polyphonie  , 
et  chez  Antiphates  roi  des  Lestrigons  :  elle  n'ou- 
blia pas  ce  qui  lui  étoit  arrivé  dans  1  île  de  Circé 
fille  du  Soleil ,  ni  ^  les  dangers  qu'il  avoit  cou- 
rus entre  Scylle  et  Charybde.  Elle  représenta  la 
dernière  tempête  que  Neptune  avoit  excitée 
contre  lui  quand  il  partit  d'auprès  d'elle.  Elle 
voulut  faire  entendre  qu'il  étoit  péri  dans  ce 
naufrage,  et  elle  supprima  son  arrivée  dans  l'île 
des  Phéaciens. 

Télémaque,  qui  s'étoit  d'abord  abandonné 
trop  promptement  à  la  joie  d'être  si  bien  traité 
de  Calypso  ,  reconnut  enfin  son  artifice  ,  et  la 
sagesse  des  conseils  que  Mentor  venoit  de  lui 
donner.  11  répondit  en  peu  de  mots  :  0  déesse, 
pardonnez  à  ma  douleur  :  maintenant  je  ne  puis 
que  m'affliger;  peut-être  que  dans  la  suite  j'au- 
rai plus  de  force  pour  goûter  la  fortune  que 
vous  m'offrez  :  laissez-moi  en  ce  moment  pleu- 
rer mon  père;  car  vous  savez  mieux  que  moi 
combien  il  mérite  d'être  pleuré. 

Calypso  n'osa  d'abord  le  presser  davantage  : 
elle  feignit  même  d'entrer  dans  sa  douleur,  et 
de  s'attendrir  pour  Ulysse.  Mais  pour  mieux 
connoîtic  les  moyens  de  toucher  le  cœur  du 
jeune  homme  -,  elle  lui  demanda  comment  il 
avoit  fait  naufrage  ,  et  par  quelles  aventures  il 
étoit  sur  ces  ^  côtes.  Le  récit  de  mes  malheurs , 
dit-il  ^  seroit  trop  long.  Non ,  non ,  répondit- 
elle  ;  il  me  tarde  de  les  savoir,  hàtez-vous  de 
me  les  raconter.  Elle  le  pressa  long-temps.  En- 
fin il  ne  put  lui  résister,  et  il  parla  ainsi  : 

J'étois  parti  d'Ithaque  pour  aller  demander 
aux  autres  rois  revenus  du  siège  de  Troie  des 
nouvelles  de  mon  père.  Les  amans  de  ma  mère 
Pénélope  furent  surpris  de  mon  départ  :  j 'a vois 
pris  soin  de  le  leur  cacher,  connoissant  leur 
perfidie.  Nestor,  que  je  vis  à  Pylos,  ni  Ménélas, 
qui  me  reçut  avec  amitié  dans  Lacédémone,  ne 
purent  m'apprendre  si  mon  père  étoit  encore 
en  vie.  Lassé  de  vivre  toujours  en  suspens  et 
dans  l'incertitude,  je  me  résolus  d'aller  dans  la 
Sicile,  où  j'avois  ouï  dire  que  mon  père  avoit 
été  jeté  par  les  vents.  Mais  le  sage  Mentor,  que 

Var.  —  *  raconter,  a.  —  *  ni  m.  a  ;  aj.  b.  —  ^  Je  tou 
cher  son  cœur.  a.  d.  —  *  ses  côtes.  Edit. 

FÉ>EI,0>.     TOME  VI. 


vous  voyez  ici  présent,  s'opposoit  à  ce  téméraire 
dessein  :  il  me  représentoit ,  d'un  côté,  les  Cy- 
clopes,  géants  monstrueux  qui  dévorent  les 
hommes;  de  l'autre,  la  flotte  d'Enée  et  des 
Troyens,  qui  étoient  sur  ces  côtes.  Ces  Troyens, 
disoit-il .  sont  animés  contre  tous  les  Grecs; 
mais  surtoiit  ils  répandroient  avec  plaisir  le  sang 
du  lils  d'Ulysse.  Retournez,  continuoit-il ,  eu 
Ithaque  :  peut-être  que  votre  père  ,  aimé  des 
dieux ,  y  sera  aussitôt  que  vous.  Mais  si  les 
dieux  ont  résolu  sa  perte,  s'il  ne  doit  jamais 
revoir  sa  patrie,  du  moins  il  faut  que  vous  alliez 
le  venger,  délivrer  votre  mère ,  montrer  votre 
sagesse  à  tous  les  peuples,  et  faire  voir  en  vous 
à  toute  la  Grèce  un  roi  aussi  digue  de  régner 
que  le  fut  jamais  Ulysse  lui-même. 

Ces  paroles  étoient  salutaires,  mais  je  n'étois 
pas  assez  prudent  pour  les  écouter;  je  n'écou- 
tois  '  que  ma  passion.  Le  sage  Mentor  *  m'aima 
jusqu'à  me  suivre  dans  un  voyage  téméraire 
que  j'entreprenois  contre  ses  conseils  *  ;  et  les 
dieux  permirent  que  je  fisse  une  faute  qui  de- 
voit  servir  à  me  corriger  de  ma  présomption. 

Pendant  qu'il  parloit  ,  Calypso  regardoit 
Mentor.  Elle  étoit  étonnée  :  elle  croyoit  sentir 
en  lui  quelque  chose  de  divin  ;  mais  elle  ne 
pouvoit  démêler  ses  pensées  confuses  :  ainsi  elle 
demeuroit  pleine  de  crainte  et  de  défiance  à  la 
vue  de  cet  inconnu.  Alors  ^  elle  appréhenda  de 
laisser  voir  son  trouble.  Continuez,  dit-elle  à 
Télémaque  ,  et  satisfaites  ma  curiosité.  Téléma- 
que reprit  ainsi  : 

Nous  eûmes  assez  long-temps  un  vent  favo- 
rable pour  aller  en  Sicile;  mais  ensuite  une 
noire  tempête  déroba  le  ciel  à  nos  yeux,  et  nous 
fûmes  enveloppés  dans  une  profonde  nuit.  A  la 
lueur  des  éclairs  ,  nous  aperçûmes  d'autres 
vaisseaux  exposés  au  même  péril  ;  et  nous  re- 
connûmes bientôt  que  c'étoient  les  vaisseaux 
d'Éuée  :  ils  u'étoient  pas  moins  à  craindre  pour 
nous  que  les  rochers.  Alors  je  compris,  mais 
trop  tard,  ce  que  l'ardeur  d'une  jeunesse  im- 
prudente m'avoit  empêché  de  considérer  atten- 
tivement. Mentor  parut  dans  ce  danger,  non 
seulement  ferme  et  intrépide,  mais  encore  plus 
gai  ^  qu'à  l'ordinaire  :  c'étoit  lui  qui  m'encou- 
rageoit  ;  je  sentois  qu'il  m'inspiroit  une  force 
invincible.  Il  donnoit  tranquillement  tous  les 
ordres,  pendant  que  le  pilote  étoit  troublé.  Je 
lui  disois  :  Mon  cher  Mentor,  pourquoi  ai-je  re- 
fusé de  suivre  vos  conseils!  ne  suis-je  pas  mal- 
heureux d'avoir  voulu  me  croire  moi-même  , 

Var   —  '  n'ikoutai.  p..  c.  Edil.f.  du  cop.  —  *  et  le  sage 

Menlor.  a.  —  ^  et  les  dieux ma  présomption,  m.  a.  aj. 

a.  —  *  mais.  a.  —  °  mais  plus  gai.  a. 


402 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  I. 


dans  un  âge  où  l'on  n'a  ni  prévoyance  tle  l'a\e- 
nir.  ni  expérience  du  pas'^é,  ni  nindéralion  pour 
ménager  le  présent?  Û  si  jamais  nous  échap- 
pons de  celle  lempèie,  je  me  délierai  de  moi- 
même  comme  de  mon  plus  dangereux  ennemi  : 
c'est  vous,  Mentor,  que  je  croirai  toujours. 

Mentor,  en  souriant .  me  répondoit  ;  Je  n'ai 
garde  de  vous  reprocher  la  faute  que  vous  a\ez 
laite:  il  sulTit  que  vous  la  sentiez,  et  qu'elle 
vous  serve  à  êlre  une  autre  fois  plus  modéré 
dans  vos  désirs.  Mais  quand  le  péril  sera  passé, 
la  présomption  reviendra  peut-être.  Maintenant 
il  faut  se  àou tenir  par  le  courage.  Avant  que  de 
se  jeter  dans  le  péril ,  il  faut  le  prévoir  et  le 
craindre  ;  mais,  quand  on  y  est,  il  ne  reste  plus 
qu'à  le  mépriser.  Soyez  donc  le  digne  lils  d'U- 
lyssej  montrez  un  cœur  plus  grand  que  tous  les 
maux  qui  vous  menacent. 

La  douceur  et  le  courage  du  sage  Mentor  me 
charmèrent  :  mais  je  fus  encore  hien  plus  sur- 
pris quand  je  vis  avec  quelle  adresse  il  nous  dé- 
livra des  Troyens.  Dans  le  moment  où  le  ciel 
commençoit  à  s'éclaircir,  et  où  les  Troyens , 
nous  voyant  de  près,  n'auroient  pas  manqué 
de  nous  reconnoître,  il  remarqua  un  de  leurs 
vaisseaux  qui  éloit  presque  semhlahle  au  nôtre, 
et  que  la  tempête  avoit  écarté  '.  La  poupe  en 
éloit  couronnée  de  certaines  (leurs  :  il  se  hâta 
de  mettre  sur  notre  poupe  des  couronnes  de 
Heurs  semblables  :  il  les  attacha  lui-même  avec 
des  bandelettes  do  la  même  couleur  que  celles 
des  Troyens;  il  ordonna  à  tous  nos  rameurs  de 
se  baisser  le  plus  qu'ils  ponrroient  le  long  de 
leurs  bancs ,  pour  n'être  point  reconnus  des  en- 
nemis. En  cet  état,  nous  passâmes  au  milieu  de 
leur  llolle:  ils  poussèrent  des  cris  de  joie  en 
nous  voyant ,  comme  en  revoyant  dos  compa- 
gnons *  qu'ils  avoient  ci'us  perdus.  Nous  fûmes 
même  contraints,  par  la  violence  de  la  mer, 
d'aller  assez  long-temps  avec  eux  :  enfin  nous 
demeurâmes  un  peu  derrière:  et,  pendant  que 
les  vents  impétueux  les  poussoient  vers  l'A- 
frique ,  nous  finies  les  derniers  efforts  pour 
aborder  à  force  de  rames  sur  la  cote  voisine  de 
Sicile. 

Nous  y  arrivâmes  en  effet.  Mais  ce  que  nous 
cherchions  n'étoil  guère  moins  funeste  que  la 
flotte  qui  nous  faisoit  fuir  :  nous  trouvâmes  sur 
celle  côte  de  Sicile  d'autres  Troyens  ennemis 
des  Grecs.  C'étoit  là  que  régnoit  le  vieux  Aceste 
sorti  de  Troie.  A  peine  fûmes-nous  arrivés  sur 


Var.  —  '  un  de  leurs  vaisseaux  presfiuc  semblable  à  celui 
des  nulles  ((ue    la  tem)>iMe  a\oit  éearlé  ,  et  dont  la  pnupe 

iMoil A.  n.  —  *  voyant  les  tompagnons.  r..  c.  p.  ii.  /.  du 

cop.  revoyant  les d. 


ce  rivage,  que  les  habitans  crurent  que  nous 
étions  ,  ou  d'autres  peuples  de  l'ile  armés  pour 
les  surprendre,  ou  des  étrangers  qui  venoient 
s'emparer  de  leurs  terres.  Ils  brûlent  notre 
vaisseau:  dans  le  premier  emportement,  ils 
égorgent  tous  nos  compagnons;  ils  ne  réservent 
que  Mentor  et  moi  pour  nous  présenter  à  Aces- 
te ,  afin  qu'il  pût  savoir  de  nous  quels  étoient 
nos  desseins  ,  et  d'où  nous  venions.  Nous  en- 
trons dans  la  ville  les  mains  liées  derrière  le 
dos  ;  et  notre  mort  n'étoit  retardée  que  pour 
nous  faire  servir  de  spectacle  à  un  peuple  cruel, 
quand  on  sauroit  que  nous  étions  Grecs. 

On  nous  présenta  d'abord  à  Aceste  ,  qui , 
tenant  son  sceptre  d'or  en  main,  jngeoit  les 
peuples,  et  se  préparoit  à  un  grand  sacrifice. 
Il  nous  demanda,  d'un  ton  sévère,  quel  étoit 
notre  pays  et  le  sujet  de  notre  voyage.  Mentor 
se  bâta  de  répondre,  et  lui  dit:  Nous  venons 
des  côtes  de  la  grande  Hespérie ,  et  notre  patrie 
n'est  pas  loin  de  là.  Ainsi  il  évita  de  dire  que 
nous  étions  Grecs.  Mais  Aceste,  sans  l'écouter 
davantage,  et  nous  prenant  pour  des  étrangers 
qui  cachoient  leur  dessein,  ordonna  qu'on  nous 
envoyât  dans  une  forêt  voisine,  où  nous  servi- 
rions en  esclaves  sous  ceux  qui  gonvernoieni  ses 
troupeaux. 

Cette  condition  me  parut  |)lus  dure  que  la 
mort.  Je  m'écriai  :  0  roi  1  faites-nous  mourir 
plutôt  que  de  nous  traiter  si  indignement;  sa- 
chez que  je  suis  Télémaque,  lils  du  sage  Ulysse, 
roi  des  Ithaciens.  Je  cherche  mon  père  dans 
toutes  les  mers  .  si  je  ne  puis  le  trouver,  ni  re- 
tourner dans  ma  patrie  ,  ni  éviter  la  servitude  , 
ôtez-moi  la  vie,  que  je  ne  saurois  supporter. 

A  peine  cus-je  prononcé  ces  mots,  que  tout 
le  peuple  ému  s'écria  qu'il  falloit  faire  périr  le 
fils  de  ce  cruel  Ulysse,  dont  les  artifices  avoient 
renversé  la  ville  de  Troie.  0  fils  d'Ulysse!  me 
dit  Aceste,  je  ne  puis  refuser  votre  sang  aux 
mânes  de  tant  de  Troyens  que  votre  père  a  pré- 
cipités sur  les  rivages  du  noir  ("ocyle  :  vous,  cl 
celui  qui  vous  mène,  \ous  périrez.  En  même 
temps  un  vieillard  de  la  troupe  proposa  au  Roi 
de  nous  immoler  sur  le  tombeau  d'Anchise. 
Leur  sang ,  disoit-il ,  sera  agréable  à  rombre 
de  ce  héros;  Énée  même  ,  quand  il  saura  un  tel 
sacrifice ,  sera  touché  de  voir  combien  \ous  ai- 
mez ce  qu'il  avoit  de  plus  cher  au  monde. 

Tout  le  peuple  applaudit  à  cette  proposition, 
et  on  ne  songea  '  plus  qu'à  nous  immoler.  Déjà 
on  nous  menoit  sur  le  tombeau  d'Anchise  *. 
On  y  avoit  dressé  deux  autels,  où  le  feu  sacré 

Var.  —  •  songe,  a.  —  *  d'Anchise,  ou  l'on  avoil  dressa,  a. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  T. 


403 


ctoil  allumé;  le  glaive  qui  ilevoit  nous  percer 
étoit  devant  nos  yeux  ;  on  nous  avoil  couronnés 
de  fleurs,  et  nulle  conspassion  ne  pouvoit  ga- 
rantir notre  vie  .  c'étoit  fait  de  nous  ,  quand 
Mentor  demanda  tranquillement  à  parler  au 
Roi.  Il  lui  dit 

0  Acesle  !  si  le  malheur  du  jeune  Télénia- 
que,  qui  n'a  jamais  porté  les  armes  contre  les 
Troyens,  ne  peut  vous  toucher,  du  moins  que 
votre  propre  intérêt  vous  touche.  La  science 
que  j'ai  acquise  des  présages  et  de  la  volonté 
des  dieux  me  fait  connoîlre  qu'avant  que  trois 
jours  soient  écoulés  vous  serez  attaqué  par  des 
peuples  barhares,  qui  viennent  comme  un  tor- 
rent du  haut  des  montagnes  pour  inonder  votre 
ville  et  pour  ravager  tout  votre  pays.  Hàtez- 
vous  de  les  prévenir;  mettez  vos  peuples  sous 
les  armes  ;  et  ne  perdez  pas  un  moment  pour 
retirer  au  dedans  de  vos  murailles  les  riches 
troupeaux  que  vous  avez  dans  la  campagne. 
Si  ma  prédiction  est  fausse  ,  vous  serez  libre 
de  nous  immoler  dans  trois  jours;  si  au  con- 
traire elle  est  véritable,  souvenez-vous  qu'on 
ne  doit  pas  ôter  la  vie  à  ceux  de  qui  on  la  tient. 

Aceste  fut  étonné  de  ces  paroles  que  Mentor 
lui  disoit  avec  une  assurance  qu'il  n'avoit 
jamais  trouvée  en  aucun  homme.  Je  vois  bien, 
répondit-il,  ô  étranger,  que  les  dieux,  qui  vous 
ont  si  mal  partagé  pour  tous  les  dons  de  la 
fortune,  vous  ont  accordé  une  sagesse  qui  est 
plus  estimable  que  toutes  les  prospérités.  En 
même  temps  il  retarda  le  sacrifice  ,  et  donna 
avec  diligence  les  ordres  nécessaires  \)onr  pré- 
venir l'attaque  dont  Mentor  l'avoit  menacé. 
On  ne  voyoit  de  tous  côtés  que  des  femmes 
tremblant'^s  ,  des  vieillards  courbés  ,  de  petits 
enfans  les  larmes  aux  yeux  ,  qui  se  retiroient 
dans  la  ville.  Les  bœufs  mugissans  et  les  brebis 
bêlantes  venoient  en  foule  ,  qtiitlant  les  gras 
pâturages,  et  ne  pouvant  trouver  assez  d'éta- 
bles  pour  être  mis  à  couvert.  C'étoit  de  toutes 
parts  des  cris  *  confus  de  gens  qui  se  poussoient 
les  uns  les  autres,  qui  ne  pouvoient  s'entendre, 
qui  prenoient  dans  ce  trouble  un  inconnu 
pour  leur  ami,  et  qui  couroient  sans  savoir  où 
lendoient  leurs  pas.  Mais  les  principaux  de 
la  ville  ,  se  croyant  plus  sages  que  les  autres, 
s'imaginoient  que  Mentor  étoit  un  imposteur, 
qui  avoit  fait  une  fausse  prédiction  pour  sauver 
sa  \ie. 

Avant  la  fin  du  troisième  jour,  pendant  qu'ils 
étoient  pleins  de  ces  pensées,  on  vit  sur  le  pen- 
chant des  montagnes  voisines  un  tourbillon  de 

Var.  —  '  bruits,  c.  Edit.  f.  du  cop. 


poussière  ^  ;  puis  on  aperçut  une  troupe  innom- 
brable de  barbares  armés  :  c'étoient  les  Ilimé- 
riens,  peuples  féroces  ,  avec  les  nations  (pii 
lialiiient  sur  les  monts  Nébrodes,  et  sur  le  sotii- 
met  d'Acratas  ,  où  règne  un  hiver  que  les 
zéphirs  n'ont  jamais  adouci.  Ceux  qui  avoient 
méprisé  la  prédiction  -  de  Mentor  perdirent 
leurs  esclaves  et  leurs  troupeaux.  Le  Roi  dit  à 
Mentor  :  J'oublie  que  vous  êtes  des  Grecs;  nos 
ennemis  deviennent  nos  amis  fidèles.  Les  dieux 
vous  (-nt  envoyés  ^  pour  nous  sauver  :  je  n'at- 
tends pas  moins  de  votre  valeur  que  de  la 
sagesse  de  vos  conseils  '  :  hàtez-vous  de  nous 
secourir. 

Mentor  montre  dans  ses  yeux  une  audace  qui 
étonne  les  plus  tiers  combattans.  Il  prend  un 
bouclier,  un  casque,  une  épée ,  une  lance:  il 
range  les  soldats  d' Aceste  ;  il  marche  à  leur 
tète,  et  s'avance  en  bon  ordre  vers  les  ennemis. 
Aceste,  quoique  plein  de  courage,  ne  peut  dans 
sa  vieillesse  le  suivre  que  de  loin.  Je  le  suis  de 
plus  près,  mais  je  ne  puis  égaler  sa  valeur.  Sa 
cuirasse  ressembloit ,  dans  le  combat,  à  l'im- 
mortelle égide.  La  mort  couroil  de  rang  en  rang 
partout  sous  ses  coups.  Semblable  à  un  lion  de 
Numidie  que  la  cruelle  faim  dévore  ,  et  qui 
eu  Ire  dans  un  troupeau  de  foibles  brebis,  il  dé- 
chire, il  égorge,  il  nage  dans  le  sang;  et  les 
bergers  .  loin  de  secourir  le  troupeau  ,  fuient, 
tremblans,  pour  se  dérober  à  sa  fureur. 

Ces  barbares,  qui  espéroient  de  surprendre 
la  ville,  furent  eux-mêmes  surpris  et  déconcer- 
tés, les  sujets  d' Aceste,  animés  par  l'exemple 
et  parles  ordres  de  Mentor,  curent  une  vigueur 
dont  ils  ne  se  croyoient  point  capables.  De  ma 
lance  je  renversai  le  fils  du  roi  de  ce  peuple 
ennemi.  Il  étoit  de  mon  âge,  mais  il  étoit  plus 
grand  que  moi  ;  car  ce  peuple  venoit  d'une  race 
de  géans  qui  étoient  de  la  même  origine  que 
les  Gyclopes.  Il  méprisoit  un  ennemi  aussi 
foible  que  moi  :  mais ,  sans  m'étonner  de  sa 
force  prodigieuse,  ni  de  son  air  sauvage  et  bru- 
tal, je  poussai  ma  lance  contre  sa  poitrine,  et  je 
lui  fis  vomir  %  en  expirant  ,  des  torrens  d'un 
sang  noir.  Il  pensa  m'écraser.  Dans  sa  chute, 
le  bruit  de  ses  armes  retentit  jusques  aux 
montagnes.  Je  pris  ses  dépouilles,  et  je  revins 
trouver  Aceste  ".  Mentor  ,  ayant  achevé  de 
mettre  les  ennemis  en  désordre  ,  les  tailla  en 


Var.  —  '  (le  poussiLTo.  On  .iporçul  une  Inuipo  ck'  bar- 
h:ircs  armés.  C.oiu  iiui  ,  otc.  a.  —  -  la  sage  proJiclinn, 
F..  R.  —  ^  vous  pp.voiont.  A.  —  '*  (le  vos  paroles,  a.  — *  je 
lui  lis  vomir,  avee  des  torrens  d'un  san((  noir  et  fumant, 
son  ame  cruelle.  Eu  tombant  il  pensa  mVcrasor  a.  —  ^  Je 
revins  à  Acesle  avec  les  armes  lUi  mort  que  j'avois   cnle- 

Vt^CS.    A.   B. 


404 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  II. 


pièces,  et  poussa  les  fuyards  jusque  dans  les 
forêts. 

Lu  succès  si  inespén''  fit  regarder  .Mentor 
comme  un  homme  chéri  et  inspiré  des  dieux. 
Aceste,  touclié  de  reconnoissance,  nous  avertit 
qu'il  craignoit  tout  pour  nous,  si  les  vaisseaux 
d'Enée  revenoient  en  Sicile  :  il  nous  en  donna 
un  pour  retourner  '  sans  retardement  en  notre 
pays,  nous  comhla  de  présens,  et  nous  pressa 
de  partir  pour  prévenir  tous  les  malheurs  -  qu'il 
prévoyoit  ;  mais  il  ne  voulut  nous  donner  ni  un 
pilote  ni  des  rameurs  de  sa  nation  ,  de  peur 
qu'ils  ne  fussent  trop  exposés  sur  les  côtes  de 
la  Grèce.  11  nous  donna  des  marchands  phé- 
niciens, qui,  étant  en  commerce  avec  tous  les 
peuples  du  monde,  u'avoient  rien  à  craindre, 
et  qui  dévoient  ramener  le  vaisseau  à  Aceste 
quand  ils  nous  auroient  laissés  à  ^  Ithaque. 
Âlais  les  dieux,  qui  se  jouent  des  desseins  des 
hommes ,  nous  réservoient  à  d'autres  dangers. 


LIVRE  II. 

Suite  du  récit  de  Tùlémaque.  Le  vaisseau  tyrien  qu'il  mon- 
toit  ayant  été  pris  par  une  flotte  de  Sésostris,  Mentor  et 
lui  sont  faits  prisonniers,  et  conduits  en  Egypte.  Richesses 
et  merveilles  de  ce  pays  :  sagesse  de  son  gouvernement. 

•  Télémaque  et  Mentor  sont  traduits  devant  Sésostris,  qui 
renvoie  l'examen  de  leur  afl'aire  à  un  de  ses  officiers 
appelé  Métliopliis.  Par  ordre  de  cet  officier.  Mentor  est 
vendu  à  des  Ethiopiens  ([ui  remmènent  dans  leur  pays, 
et  Télémaque  est  réduit  à  conduire  un  troupeau  dans  le 
désert  d'Oasis.  Là  Termosiris,  prêtre  d'.Vpoîlon,  adoucit 
la  rigueur  de  son  exil,  en  lui  apprenant  à  imiter  le  dieu, 
qui,  étant  contraint  de  garder  les  troupeaux  d'.-\dmète , 
roi  dcThtssalie,  se  ronsoloit  de  sa  disgrâce  en  polissant 
les  mœurs  sauvages  des  bergers.  Bientôt  Sésostris ,  in- 
formé de  tout  ce  que  Télémaque  faisoit  de  merveilleux 
dans  les  déserts  d'Oasis,  le  rappelle  auprès  de  lui,  re- 
connoU  son  innocence,  et  lui  pi  omet  de  le  renvoyer  à 
Ithaque.  Mais  la  mort  de  ce  prince  replonge  Télémaque 
dans  de  nouveaux  malheurs  ;  il  est  emprisonné  dans  une 
tour  sur  le  bord  de  la  mer,  d'où  il  voit  Bocchoris ,  nou- 
veau roi  d'Egypte,  périr  dans  un  combat  contre  ses  sujets 
révoltés  et  secourus  par  les  Phéniciens. 

LEsTyriens,  par  leur  llcrté,  avoient  irrité 
contre  eux  le  grand  roi  Sésostris,  qui  régnoit  en 
Egypte,  et  qui  avoit  conquis  tant  de  royaumes. 
Les  richesses  qu'ils  ont  acquises  par  le  com- 
merce et  la  force  de  l'imprenable  ville  de  Tyr, 
située  dans  la  mer,  avoient  enflé  le  cœur  de  ces 
peuples.  Ils  avoient  refusé  de  payer  à  Sésostris 
le  tribut  qu'il  leur  avoit  imposé  en  revenant  de 

Var.  —  '  pour  retourner  en  noire  pays.  a.  b.  —  *  lous 
l«s  malheurs;  mais  il  ne  voulut,  a.  —  *  eu.  a. 


ses  conquêtes  ;  et  ils  avoient  fourni  des  troupes 
h  son  frère,  qui  avoit  voulu  ,  à  son  retour,  le 
massacrer  au  milieu  des  réjouissances  d'un 
grand  festin.  Sésostris  avoit  résolu,  pour  abat- 
tre leur  orgueil,  de  troubler  leur  commerce* 
dans  toutes  les  mers.  Ses  vaisseaux  alloient  de 
tous  côtés  chei"chant  les  Phéniciens.  Une  flotte 
égyptienne  nous  rencontra,  comme  nous  com- 
mencions à  perdre  de  vue  les  montagnes  de  la 
Sicile.  Le  port  et  la  terre  sembloient  fuir  der- 
rière nous  ,  et  se  perdre  dans  les  nues.  En 
même  temps  nous  voyons  approcher  les  navires 
des  Egyptiens,  semblables  cà  une  ville  flottante. 
Les  Phéniciens  les  reconnurent  ,  et  voulurent 
s'en  éloigner  :  mais  il  n'étoit  plus  temps;  leurs 
voiles  étoient  meilleures  que  les  nôtres  ;  le 
vent  les  favorisoit  ;  leurs  rameurs  étoient  en 
plus  grand  nombre  :  ils  nous  abordent ,  nous 
prennent ,  et  nous  emmènent  prisonniers  en 
Egypte. 

Eu  vain  je  leur  représentai  que  nous  n'é- 
tions *  pas  Phéniciens  ;  à  peine  daignèrent-ils 
m'écouter  :  ils  nous  regardèrent  comme  des 
esclaves  dont  les  Phéniciens  trafiquoieut;  et  ils 
ne  songèrent  qu'au  profit  d'une  telle  prise  *. 
Déjà  nous  remarquons  les  eaux  de  la  mer  qui 
blanchissent  par  le  mélange  de  celles  du  Nil,  et 
nous  voyons  la  côle  d'Egypte  presque  aussi 
basse  que  la  mer.  Ensuite  nous  arrivons  à  l'Ile 
de  Pharos,  voisine  de  la  ville  de  No  :  de  là  nous 
remontons  le  Nil  jusques  à  Memphis. 

Si  la  douleur  de  notre  captivité  ne  nous  eût 
rendus  insensibles  à  tous  les  plaisirs,  nos  yeux 
auroient  été  charmés  de  voir  cette  fertile  terre 
d'Egypte  ,  semblable  à  un  jardin  délicieux  ar- 
rosé d'un  nombre  infini  de  canaux.  Nous  ne 
pouvions  jeter  les  yeux  sur  les  deux  rivages  sans 
apercevoir  des  villes  opulentes,  des  maisons  de 
campagne  agréablement  situées,  des  terres  qui 
se  couvroient  tous  les  ans  d'une  moisson  dorée 
sans  se  reposer  jamais,  des  prairies  pleines  de 
troupeaux,  des  laboureurs  qui  étoient  accablés 
sous  le  poids  des  fruits  que  la  terre  épanchoit 
de  son  sein  %  des  bergers  qui  faisoient  répéter 
les  doux  sons  de  leurs  flûtes  et  de  leurs  chalu- 
meaux à  tous  les  échos  d'alentour. 

Heureux,  disoit  Mentor  ,  le  peuple  qui  est 
conduit  par  un  sage  roi!  il  est  dans  l'abon- 
dance; il  vit  heureux,  et  aime  celui  à  qui  il 
doit  tout  son  bonheur.  C'est  ainsi,  ajoutoil-il, 


Var.  —  1  Je  ruiner  leur  commerce,  et  de  le  troubler 
dans  toutes  les  mers.  A.  —  *  que  je  n'étoii  pas.  A.  b.  — 
5  d'une  telle  prise.  Nous  arrivons  a  l'Ile  de  Pharos.  De  Ik 
nous  reiuontous ,  etc.  a.  —  *  des  fruits  qu'ils  avoient 
semOs.  A. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  II. 


iOo 


ô  Télémaque  ,  que  vous  devez  régner,  et  faire 
la  joie  de  vos  peuples,  si  jamais  les  dieux  vous 
font  posséder  le  royaume  de  voire  père.  Aimez 
vos  peuples  comme  vos  cnfuns  ;  goûtez  le  plai- 
sir délre  aimé  d'eux;  et  laites  qu'ils  ne  puis- 
sent jamais  sentir  la  paix  et  la  joie  sans  se  res- 
souvenir que  c'est  un  bon  roi  qui  leur  a  fait 
CCS  riches  présens.  Les  rois  qui  ne  songent  iju'à  se 
faire  craindre,  et  qu'à  abattre  leurs  sujets  pour 
les  rendre  plus  soumis,  sont  les  Iléaux  du  genre 
humain.  Ils  sont  craints  comme  ils  le  veulent 
être  ;  mais  ils  sont  l.aïs ,  détestés  ;  et  ils  ont 
encore  plus  à  craindre  de  leurs  sujets,  que  leurs 
sujets  n'ont  à  craindre  d'eux. 

Je  répondois  à  Mentor  :  Hélas  !  il  n'est  pas 
question  de  songer  aux  maximes  suivant  '  les- 
quelles on  doit  régner  :  il  n'y  a  plus  d'Ithaque 
pour  nous;  nous  ne  reverrons  jamais  ni  notre 
patrie  ,  ni  Pénélope  :  et  quand  même  L'iysse 
retourneroit  plein  de  gloire  dans  son  royaume, 
il  n'aura  jamais  la  joie  de  m'y  voir;  jamais  je 
n'aurai  celle  de  lui  obéir  pour  apprendre  à 
commander.  Mourons  ,  mon  cher  Mentor  ; 
nulle  autre  pensée  ne  nous  est  plus  permise  : 
mourons,  puisque  les  dieux  n'ont  aucune  pitié 
de  nous. 

En  parlant  ainsi,  de  profonds  soupii's  entre- 
coupoienl  toutes  mes  paroles.  Mais  Mentor, 
qui  craignoit  les  maux  avant  qu'ils  arrivassent, 
ne  savoit  plus  ce  que  c'étoit  que  de  les  craindre 
dès  qu'ils  étoient  arrivés.  Indigne  fils  du  sage 
Ulysse  !  s'écrioit-il,  quoi  donc  !  vous  vous  lais- 
sez vaincre  à  votre  malheur!  Sachez  que  vous 
reverrez  un  jour  l'ile  d'Ithaque  et  Pénélope. 
Vous  verrez  même  dans  sa  première  gloire 
celui  *  que  vous  n'avez  point  connu  .  l'invin- 
cible Ulysse  ,  que  la  fortune  ne  [leut  abattre, 
et  qui,  dans  ses  malheurs,  encore  plus  grands 
que  les  vôtres,  vous  apprend  à  ne  vous  décou- 
rager jamais.  0  s'il  pouvoit  apprendre,  dans 
les  terres  éloignées  oi^i  la  tempête  l'a  jeté,  que 
son  fils  ne  sait  imiter  ni  sa  |)atiencc  ni  son 
courage,  cette  nouvelle  l'accableroit  de  honte, 
et  lui  seroit  plus  rude  que  tous  les  malheurs 
qu'il  souffre  depuis  si  long-temps. 

Ensuite  Mentor  me  faisoit  remarquer  la  joie 
cl  rabondance  répandue  dans  tonte  la  campagne 
d'EgypIe,  où  l'on  comptoit  ju:(|u'à  vingt-deux 
mille  villes.  Il  admiroil  la  bonne  police  de  ces 
villes:  la  justice  exercée  en  faveur  du  pauvre 
contre  le  riche  ;  la  bonne  éducation  des  enfans, 
qu'on  accoutnmoit  à  l'obéissance,  au  travail,  h 

V,\n.  —  '  avec  li'squellos.  a.  —  *  celui  que  vos  youx  n'ont 
jamais  vu.  a. 


la  sobriété,  à  l'amour  des  arts  ou  des  lettres  ; 
l'exactitude  pour  toutes  les  cérémonies  de  reli- 
gion ;  le  désintéressement,  le  désir  do  l'hon- 
neur, la  fidélité  pour  les  honnnes,  et  la  crainte 
pour  les  dieux,  que  chaque  père  inspiroil  à  ses 
enfans.  Il  ne  se  lassoit  point  d'admirer  ce  bel 
ordre.  Heureux,  me  disoil-il  sans  cesse,  le  peu- 
ple qu'un  sage  roi  conduit  ainsi  1  mais  encore 
plus  heureux  le  roi  qui  fait  le  bonheur  de  faut 
de  peuples,  et  (jui  trouve  le  sien  dans  sa  \ertu  ! 
Il  '  tient  les  hommes  jjai-  un  lieu  cent  fois  plus 
fort  que  celai  de  la  crainte,  c'est  celui  de  l'a- 
mour. Non -seulement  on  lui  obéit  ,  mais 
encore  on  airne  à  lui  obéir,  il  règne  dans  tous 
les  cœurs  ;  chacun,  bien  loin  de  vouloir  s'en 
défaire,  craint  de  le  perdre,  et  donncroit  sa  vie 
pour  lui. 

Je  remarquois  ce  que  disoit  Mentor,  et  je 
sentois  renaître  mon  courage  au  fond  de  mon 
cœur,  à  mesure  que  ce  sage  ami  me  parloit. 
Aussitôt  que  nous  fûmes  arrivés  à  Memphis, 
ville  opulente  et  magnifique  ,  le  gouverneur 
ordonna  que  nous  irions  jusqu'à  Thèbes  pour 
être  présentés  au  roi  Sésostris,  qui  vouloit  exa- 
miner les  choses  par  lui-même,  et  qui  étoit  fort 
animé  contre  les  Tyriens.  Nous  remontâmes 
donc  encore  le  long  du  Nil,  jusqu'à  cette  fa- 
meuse Thèbes  à  ^enl  portes ,  où  habiloit  ce 
grand  roi.  Cette  ville  nous  parut  d'une  étendue 
immense,  et  plus  peuplée  que  les  plus  floris- 
santes villes  de  Grèce.  La  police  y  est  parfaite 
pour  la  propreté  des  rues ,  pour  le  cours  des 
eaux,  pour  la  commodité  des  bains,  pour  la 
culture  des  arts  et  pour  la  sûreté  publique.  Les 
places  sont  ornées  de  fontaines  et  d'obélisques; 
les  temples  sont  de  marbre,  et  d'une  architec- 
ture simple  ,  mais  majestueuse.  Le  palais  du 
prince  est  lui  seul  comme  une  grande  ville  :  on 
n'y  voit  que  colonnes  de  marbre,  que  pyrami- 
des et  obélisques,  que  statues  colossales,  que 
meubles  d'or  et  d'argent  massif. 

Ceux  qui  nousavoient  pris  dirent  au  Roi  que 
nous  avions  été  trouvés  dans  un  naure  pl-.éni- 
cien.  Il  écoutoil  chaque  jour,  à  certaines  heures 
réglées,  tous  ceux  de  ses  sujets  qui  a\  oient,  ou 
des  plaintes  à  lui  faire,  ou  des  a\  is  à  lui  donner. 
Il  ne  méprisoit  ni  ne  rebuloit  personne,  el  ne 
croyoit  être  roi  que  pour  faire  du  bien  à  tous 
ses  sujets,  qu'il  aimoil  comme  ses  enfans.  Pour 
les  étrangers,  il  les  recevoit  avec  bonté,  et  vou- 
loit les  \oir,  paice  qu  il  croyoit  qu'on  ajtpre- 
noit  toujouis  quelque  chose  d'utile  en  s'instrui- 

Vah.  —  '  11  PSl  plus  quo  craint,  c;ir  il  csl  aiiiK'-.  Non- 
sculcnicnl  on  lui  obOit ,  mais  encore  on  aime  ii  lui  obéir.  Il 
est  lo  roi  de  tous  les  cœurs,  a.  b. 


406 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  II. 


sant  des  mœurs  et  des  maximes  '  des  peuples  - 
éloignes.  Celte  curiosité  du  Roi  fit  qu'on  nous 
présenta  à  lui.  11  étoit  sur  un  trône  d'ivoire, 
tenant  en  main  un  sceptre  d'or.  11  étoit  déjà 
>ieux,  mais  agréable,  plein  de  douceur  et  de 
majesté  :  il  jugeoit  tous  les  jours  les  peuples, 
avec  une  patience  et  une  sagesse  qu'on  admi- 
roit  sans  tlatterie.  Après  avoir  travaillé  toute  la 
journée  à  régler  les  affaires  et  à  rendre  une 
exacte  justice,  il  se  délassoit  le  soir  à  écouler 
des  hommes  savans,  ou  à  converser  avec  les 
plus  honnêtes  gens  ,  qu'il  savoit  bien  choisir 
pour  les  admettre  dans  sa  familiarité.  On  ne 
pouvoit  lui  reprocher  en  toute  sa  vie  que 
d'avoir  triomphé  avec  trop  de  faste  des  rois  qu'il 
avoit  vaincus,  et  de  s'être  confié  à  un  de  ses 
sujets  que  je  vous  dépeindrai  tout-à-l'heure. 

Quand  il  me  vit,  il  fut  touché  de  ma  jeu- 
nesse et  de  ma  douleur  ;  il  me  demanda  ma 
patrie  et  mou  nom.  Nous  fûmes  étonnés  de  la 
sagesse  qui  parloit  par  sa  bouche.  Je  lui  répon- 
dis :  0  grand  roi  1  vous  n'ignorez  pas  le  siège 
de  Troie,  qui  a  duré  dix  ans,  et  sa  ruine,  qui  a 
coûté  tant  de  sang  à  toute  la  Grèce.  Ulysse 
mon  père  a  été  un  des  principaux  rois  qui  ont 
ruiné  cette  ville  :  il  erre  sur  toutes  les  mers, 
sans  pouvoir  retrouver  lîle  d'Ith-aque  ,  qui 
est  son  royaume.  Je  le  dierche  ;  et  un  nsal- 
heur  semblable  au  sien  fait  que  j'ai  été  pris. 
Hendez-moi  à  mon  père  et  à  ma  patrie.  Ainsi 
puissent  les  dieux  vous  conserver  à  vos  enfans. 
et  leur  faire  sentir  la  joie  de  vivre  sous  un  si 
bon  père  ! 

Sésostris  confinuoit  à  me  regarder  d'un  œil 
de  compassion  :  mais,  voulant  savoir  si  ce  que 
je  disois  étoit  vrai ,  il  nous  renvoya  à  un  de  ses 
officiers,  qui  fut  chargé  de  savoir  de  ceux  qui 
avoient  pris  notre  vaisseau  si  nous  étions  efî'ec- 
tivemenl  ou  (Irecs  ou  Pliéniciens.  S'ils  sont 
Phénidens,  dit  le  Roi,  il  faut  doublement  les 
punir,  pour  être  nos  ennemis,  et  plus  encore 
pour  avoir  voulu  nous  tromper  par  un  lâche 
mensonge  :  si  au  contraire  ils  sont  Grecs,  je 
veux  qu'on  les  traite  favorablement,  et  qu'on 
les  renvoie  dans  leur  pays  sur  un  de  mes  vais- 
seaux :  car  j'aime  la  Grèce  ;  plusieur:  Egyp- 
tiens y  ont  donné  des  lois.  Je  counois  la  vertu 
d'Hercule  ;  la  gloire  d'Achille  est  [)arveuue 
jusqu'à  nous:  et  j'admire  ce  qu'on  m'a  raconté 
de  la  sagesse  du  malheureux  Ulysse  :  tout  mon 
plaisir  est  de  secourir  la  vertu  mallicureuse. 

L'officier  auquel  le  Roi  renvoya  l'examen  de 


notre  affaire  a\oit  l'ame  aussi  corrompue  et 
aussi  artificieuse  que  Sésostris  étoit  sincère  et 
généreux.  Cet  officier  se  nommoit  Mélhophis  ; 
il  nous  interrogea  pour  tàciier  de  nous  sur- 
prendre; et  connue  il  vil  que  .Mentor  répondoit 
avec  plus  de  sagesse  que  moi,  il  le  regarda  avec 
aversion  et  avec  défiance  :  car  les  méchans  s'ir- 
ritent contre  les  bons.  U  nous  sépara  ;  et  depuis 
ce  moment  je  ne  sus  point  '  ce  qu'étoit  devenu 
^lentor.  Cette  séparation  fut  un  coup  de  foudre 
pour  moi.  Mélhophis  espéroit  toujours  qu'en 
nous  questionnant  séparément  il  pourroit  nous 
faire  dire  des  choses  contraires  :  surtout  il 
croyoit  m'éblouir  par  ses  promesses  fiatteuses, 
et  me  faire  avouer  ce  que  Mentor  lui  auroit 
caché.  Enfin  il  ne  cherchoit  pas  de  bonne  foi  la 
vérité  ;  mais  il  vouloil  trouver  quelque  prétexte 
de  dire  au  Roi  que  nous  étions  des  Phéniciens, 
pour  nous  faire  ses  esclaves.  En  effet,  malgré 
notre  innocence,  et  malgré  la  sagesse  du  Roi,  il 
trouva  le  moyen  de  le  tronq)er. 

Hélas  1  à  quoi  les  rois  sont-ils  exposés  !  les 
plus  sages  mêmes  sont  souvent  surpris.  Des 
hommes  artificieux  et  intéressés  les  environ- 
nent. Les  bons  se  retirent,  parce  qu'ils  ne  sont 
ni  empressés  ni  fiatteurs  ;  les  bons  attendent 
qu'on  les  cherche  ,  et  les  princes  ne  savent 
guère  les  aller  chercher  :  au  contraire  ,  les 
méchans  sont  hardis,  trompeurs  ,  empressés  à 
s'insinuer  et  à  plaire,  adroits  à  dissimuler,  prêts 
à  tout  faire  contre  l'hoimeur  et  la  conscience 
pour  contenter  les  passions  de  celui  qui  règne. 
0  qu'un  roi  est  malheureux  d'être  exposé  aux 
artifices  des  méchans  !  11  est  perdu  s'il  ne  re- 
pousse la  fiatterie  ,  et  s'il  n'aime  ceux  qui 
disent  hardiment  la  vérité.  Voilà  les  réflexions 
que  je  faisois  dans  mon  malheur  ;  et  je  rappe- 
lois  tout  ce  que  j'avois  ouï  dire  à  -Mentor.  Ce- 
pendant Mélhophis  m'envoya  vers  les  monta- 
gnes du  désert  d'Oasis  *,  avec  ses  esclaves,  afin 
que  je  servisse  avec  eux  à  conduire  ses  grands 
troupeaux. 

En  cet  endroit  Calypso  inlerrom]»it  Téléma- 
que  ,  disant  :  Hé  bien  !  que  files-vous  alors, 
vous  qui  aviez  préféré  en  Sicile  la  mort  à  la 
servitude?  Télémaque  répondit  :  Mon  malheur 
croissoit  toujours;  je  n'avois  plus  la  misérable 
consolation  de  choisir  entre  la  servitude  et  la 
mort  :  il  fallut  être  esclave,  et  épuiser  pour  ainsi 
dire  toutes  les  rigueurs  de  la  fortune.  11  ne  me 
resloit  plus  aucune  espérance,  et  je  ne  pouvois 
pas  même  dire  un  mot  pour  travailler  à  me 


VaU.  —  '  niaiiiiTcs.  b.  C.   Edif,  f.  (lu  coji. 
pcuj'1-.s  cloicms.  A. 


des  uu(res 


Vaiî.  —  1  jo  uf  sus  te  qu'éluil.  A.  —  -  d'Oasis,  vt.  A 
aj.  B. 


TÉLÉMAOUE.  LIVHK  If. 


407 


délivrer.  Menlor  m'a  dit  d('[)uis  (iii'on  l"a\oit 
vendu  à  des  Ethiopiens,  et  qu'il  les  avoit  sui\is 
en  Ethiopie. 

Pour  moi,  j'arrivai  dans  des  déserts  afïreu.v  : 
on  y  voit  des  sahles  brùlans  au  milieu  des 
plaines.  Des  neiges  qui  ne  se  fondent  jamais 
t'ont  un  hiver  perpétuel  sui-  le  soniniet  dos 
)nonlagnes  ;  et  on  trouve  seulement  ,  pour 
nourrir  les  troupeaux,  des  pâturages  parmi  des 
rochers ,  vers  le  milieu  du  penchant  •  de  ces 
montagnes  escarpées  :  les  vallées  y  sont  si  pro- 
fondes, qu'à  i)eine  le  soleil  y  peut  faire  luire 
ses  rayons. 

Je  ne  trouvai  d'autres  hommes,  en  ce  pays, 
que  des  bergers  aussi  sauvages  que  le  pays 
même.  Là,  je  passois  les  nuits  à  déplorer  mon 
malheur,  elles  jours  à  suivre  un  troupeau, 
pour  éviter  la  fureur  brutale  d'un  premier 
esclave,  qui,  espérant  d'obtenir  sa  liberté,  accu- 
soit  sans  cesse  les  autres  pour  faire  valoir  à 
son  maître  son  zèle  et  son  attachement  à  ses 
intérêts.  Cet  esclave  se  nommoit  Buthis.  Je 
devois  succomber  en  cette  occasion  :  la  douleur 
me  pressant,  j'oubliai  un  jour  mon  troupeau, 
et  je  m'étendis  sur  l'herbe  auprès  d'une  caverne 
où  j'atlendoislaiiiort,  ne  pouvant  plus  suppor- 
ter mes  peines. 

En  ce  moment  je  remarquai  que  toute  la 
montagne  trembloit  :  les  chênes  et  les  pins 
sembloient  descendre  du  sommet  de  la  monta- 
gne ;  les  vents  vctenoient  leurs  haleines  ;  une 
voix  mugissante  sortit  de  la  caverne,  et  me  ilt 
entendre  ces  paroles  :  Fils  du  sage  Ulysse,  il 
faut  que  tu  deviennes,  comme  lui.  grand  par 
la  patience  :  les  princes  qui  ont  toujours  été 
heureux  ne  sont  guère  dignes  de  l'être  ;  la  mol- 
lesse les  corrompt,  l'orgueil  les  enivre.  Que  tu 
seras  heureux,  si  tu  surmontes  tes  mallieurs, 
et  si  tu  ne  les  oublies  jamais  !  Tu  reverras  Itha- 
que ,  et  ta  gloire  montera  jusqu'aux  astres. 
Quand  tu  seras  le  maître  des  autres  honuncs, 
souviens-toi  que  tu  as  été  foible,  pauvre  et  souf- 
frant comme  eux  ;  prends  plaisir  à  les  soula- 
ger; aime  ton  peuple  ;  déteste  la  flatterie  ;  et 
sache  que  tu  ne  seras  grand  qu'autant  que  tu 
seras  modéré,  et  courageux  pour  vaincre  tes 
passions. 

Ces  paroles  divines  entrèrent  jusqu'au  fond 
de  mon  cœur  ;  elles  y  (irent  renailie  la  joie  et 
le  courage.  Je  ne  sentis  point  cette  horreur  qui 
fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tê!e,  et  qui  glace 
le  sang  dans  les  \eincs,  quand  les  dieux  se  com- 
muniquent aux   moi  tels  ;  je   me   levai   trau- 

\\n.  —  '  v;ts  !•'  luili -Il  il'-   ci'5  nioni^i'itcs    cstarix^rs.  A. 


quille  :  j'adorai  à  genoux  ,  les  mains  levées 
vers  le  ciel.  Minerve,  à  qui  je  crus  devoir  cet 
oi'acle.  En  même  temps,  je  me  trouvai  un  nou- 
\('\  homme  ;  la  sagesse  éclairoit  mon  esprit  ; 
je  sentois  une  douce  force  pour  modérer  toutes 
mes  passions,  et  pour  arrêter  rini[)étuosité  de 
ma  jeunesse.  Je  me  lis  aimer  de  tous  les  bergers 
du  désert;  ma  douceur,  ma  patience,  mou 
exactitude,  apaisèrcntenfinle  cruel  Buthis,  qui 
étoit  en  autorité  sur  les  autres  esclaves,  et  qui 
avoit  voulu  d'abord  me  tourmenter. 

Pour  mieux  supporter  l'ennui  de  la  captivité 
et  de  la  solitude  ,  je  chercliai  des  livrés  ;  car 
j'étois  accablé  de  tristesse  ',  faute  de  quelque 
instruction  qui  pût  nourrir  mon  esprit  et  le 
soutenir.  Heureux,  disois-je  ,  ceux  qui  se  dé- 
goûtent des  plaisirs  violens,  et  qui  savent  se 
contenter  des  douceurs  d'une  vie  innocente  ! 
Heureux  ceux  qui  se  divertissent  en  s'instrui- 
sent ,  et  qui  se  plaisent  à  caltiver  leur  esprit 
par  les  sciences!  En  quelque  endroit  que  la 
fortune  ennemie  les  jette,  ils  portent  toujours 
avec  eux  de  quoi  s'entretenir  ;  et  l'ennui,  qui 
dévore  les  autres  hommes,  au  milieu  même  des 
délices,  est  inconnu  à  ceux  qui  savent  s'occuper 
par  quelque  lecture.  Heureux  ceux  qui  aiment 
à  lire,  et  qui  ne  sont  point,  connue  moi,  privés 
de  la  lecture  ! 

Pendant  que  ces  pensées  rouloient  dans  mon 
cs[)rit,  je  m'enfonçai  dans  une  sombre  forêt, 
où  j'aperçus  tout-à-coup  un  vieillard  qui  tenoil 
dans  sa  main  un  livre.  Ce  vieillard  avoit  un 
grand  front  chauve  et  un  peu  ridé:  une  barbe 
blanche  pendoit  jusqu'à  sa  ceinture;  sa  taille 
étoit  haute  et  majestueuse  ;  son  teint  étoit 
encore  frais  et  vermeil,  ses  yeux  vifs  et  per- 
çans  ,  sa  voix  douce,  ses  paroles  simples;' 
aimables.  Jamais  je  n'ai  vu  un  si  vénérab'.c 
vieillard.  Il  s'appeloit  Termosiris,  et  il  étoit 
prêtre  d'Apollon,  qu'il  servoit  -  dans  un  temple 
de  marbre  que  les  rois  d'Egypte  avoient  con- 
sacré à  ce  dieu  dans  celte  forêt.  Le  livre  qu'il 
tenoit  étoit  un  recueil  d'hymnes  en  l'honneur 
des  dieux.  Il  m'aborde  avec  amitié;  nous  nous 
entretenons.  Il  racontoit  si  bien  les  clioses  pas- 
sées, qu'on  croyoit  les  voir;  mais  il  les  racon- 
toit courtement  ,  et  jamais  ses  histoiies  ne 
m'ont  lassé.  11  prévoyoil  l'avenir  par  la  pro- 
fouilc  sagesse  qui  lui  faisoit  conuoitre  b-s  hom- 
mes et  les  desseins  dont  ils  sont  capables.  Avec 
tant  de  prudence,  il  étoit  gai,  complaisant  ;  et 
la  jeunesse  la  [)lus  enjouée  n'a  jtoint  autant  de 


VaPi.  —  '  l't  j'iiiiis  aicalili'  il'ciiiiui.   A.  u. 
vu  il  cf.  A.  "'■.  ii. 


-  iju  il  scr- 


408 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  II. 


grâces,  qu'en  avoit  cet  homme  dans  une  vieil- 
lesse si  avancée  :  aussi  aimoi!-il  les  jeunes  gens 
quand  ils  ctoient  dociles,  et  qu'ils  avoient  le 
goùl  de  la  vertu. 

Bientôt  il  m'aima  tendrement,  et  me  donna 
des  livres  pour  me  consoler  :  il  m'appeloit, 
Mon  fils.  Je  lui  disois  souvent  :  Mon  père,  les 
dieux,  qui  m'ont  ôté  Mentor,  ont  eu  initié  de 
moi  ;  ils  m'ont  donné  en  vous  un  autre  sou- 
tien. Cet  homme,  semblable  à  Orphée  ou  à 
Linus,  éloit  sans  doute  inspiré  des  dieux  :  il 
me  récitoit  les  vers  qu'il  avoit  faits,  et  me  don- 
noit  ceux  de  plusieurs  excellens  poètes  favorisés 
des  Muses.  Lorsqu'il  ctoit  revêtu  de  sa  longue 
robe  d'une  éclatante  blancheur,  et  qu'il  pre- 
noit  en  main  sa  lyre  d'ivoire  %  les  tigres,  les 
lions  et  les  ours  venoient  le  flatter  et  lécher  ses 
pieds  ;  les  Satyres  sortoient  des  forêts  pour  dan- 
ser autour  de  lui  ;  les  arbres  mêmes  parois- 
soisscnt  émus;  et  vous  auriez  cru  que  les  rochers 
attendris  alloicnt  descendre  du  haut  des  mon- 
tagnes au  charme  de  ses  doux  accens.  Il  ne 
chantoit  que  la  grandeur  des  dieux,  la  vertu  des 
héros,  et  la  sagesse  des  hommes  qui  préfèrent 
la  gloire  aux  plaisirs. 

11  me  disoit  souvent  que  je  devois  prendre 
courage,  et  que  les  dieux  u'abandonneroient  ni 
LUysse,  ni  son  fils.  Enfin  il  m'assura  que  je 
devois,  à  l'exemple  d'Apollon,  enseigner  aux 
bergers  à  cultiver  les  Muses.  Apollon,  disoil-il, 
indigné  de  ce  que  Jupiter  par  ses  foudres  trou- 
bloit  le  ciel  dans  les  plus  beaux  jours,  voulut 
s'en  venger  sur  les  Cyclopes  qui  forgeoient  les 
foudres,  et  il  les  perça  de  ses  flèches.  Aussitôt 
le  mont  Etna  cessa  de  vomir  des  tourbillons  de 
flammes;  on  n'entendit  plus  les  coups  des  ter- 
ribles marteaux  qui  ,  frappant  l'enclume  ,  fai- 
soieut  gémir  les  profondes  cavernes  de  la  terre 
et  les  abîmes  de  la  mer  :  lé  fer  et  l'airain,  n'é- 
tant plus  polis  par  les  Cyclopes ,  conmiençoient 
à  se  rouiller.  Vulcain  furieux  sort  de  sa  foui- 
naise  ^  ;  quoique  boiteux,  il  monte  en  diligence 
vers  l'Olympe  ;  il  arrive  ,  suant  et  couvert 
d'une  noire  poussière  ,  dans  rassemblée  des 
dieux  ;  il  fait  des  plaintes  amères.  Jupiter  s'ir- 
rite contre  Apollon,  le  chasse  du  ciel ,  et  le 
précipite  sur  la  terre.  Son  char  vide  faisoit  de 
lui-même  son  cours  ordinaire  ,  pour  donner 
aux  hommes  les  jours  et  les  nuits  avec  le  chan- 
gement régulier  des  saisons.  Apollon,  dépouillé 
de  tous  ses  rayons,  fut  contraint  de  se  faire 
berger,  et  de  garder  les  troupeaux  du  roi  Ad- 
mète.   Il  jouoit  de  la  flùie  ;   et  tous  les  autres 

YaB.  —  '  il'or.  A.  —  -  de  sa  fourn;:ise  enibras-c.  A.  d. 


bergers  venoient  à  l'ombre  des  ormeaux,  sur 
le  bord  d'une  claire  fontaine ,  écouter  ses  chan- 
sons. Jusque-là  ils  avoient  mené  une  vie  sau- 
vage et  brutale  ;  ils  ne  savoient  que  conduire 
leurs  brebis,  les  tondre,  traire  leur  lait,  et  faire 
des  fromages  :  toute  la  campagne  étoit  comme 
un  désert  affreux. 

Bientôt  Apollon  montra  à  tons  ces  bergers 
les  '  arts  qui  peuvent  rendre  leur  vie  agréable. 
Il  chantoit  les  fleurs  dont  le  printemjjs  se  cou- 
ronne, les  parfums  qu'il  répand,  et  la  verdure 
qui  naît  sous  ses  pas.  Puis  il  chantoit  les  déli- 
cieuses nuits  de  l'été,  où  les  zéphirs  rafraîchis- 
sent les  hommes ,  et  où  la  rosée  désaltère  la 
terre.  ^1  mêloit  aussi  dans  ses  chansons  les  fruits 
dorés  dont  l'automne  récompense  les  travaux 
des  laboureurs,  et  le  repos  de  l'hiver,  pendant 
lequel  la  jeunesse  folâtre  danse  auprès  du  feu. 
Enfin  -  il  représentoit  les  forêts  sombres  qui 
couvrent  les  montagnes  ,  et  les  creux  vallons, 
où  les  rivières,  par  mille  détours,  semblent  se 
jouer  au  milieu  des  riantes  prairies.  11  apprit 
ainsi  aux  bergers  quels  sont  les  charmes  de  la 
vie  champêtre,  quand  on  sait  goûter  ce  que  la 
sinqjle  nature  a  de  gracieux  ^.  Bientôt  les  ber- 
gers, avec  leurs  flûtes,  se  virent  plus  heureux 
que  les  rois  ;  et  leurs  cabanes  altiroient  en 
foule  les  plaisirs  purs  qui  fuient  les  palais  do- 
rés. Les  jeux,  les  ris,  les  grâces  suivoient  par- 
tout les  innocentes  bergères.  Tous  les  jours 
éloient  *  des  jours  de  fête  ;  on  n'entendoit  plus 
que  le  gazouillement  des  oiseaux,  ou  la  douce 
haleine  des  zéphirs  qui  se  jouoient  dans  les 
rameaux  des  arbres,  ou  le  murmure  d'une  onde 
claire  qui  tomboit  de  quelque  rocher  ,  ou  les 
chansons  que  les  Muses  inspiroient  aux  bergers 
qui  suivoient  Apollon.  Ce  dieu  leur  enseignoit 
à  remporter  le  prix  de  la  course,  et  à  percer  de 
fljches  les  daims  et  les  cerfs.  Les  dieux  mêmes 
devinrent  jaloux  des  bergers  :  cette  vie  leur 
parut  plus  douce  que  toute  le uii gloire;  et  ils 
rappelèrent  Apollon  dans  l'Olympe. 

Mon  fils,  celte  histoire  doit  vous  instruire. 
Puisque  vous  êtes  dans  l'état  où  fut  Apollon, 
défrichez  cette  terre  sauvage  ;  faites  fleurir 
comme  lui  le  désert;  apprenez  à  tous  ces  ber- 
gers quels  sont  les  charmes  de  l'harmonie; 
adoucissez  les  cœurs  farouches  ;  montrez-leur 
l'aimable  vertu  ;  faites-leur  sentir  combien  il 
est  doux  de  jouir  ,  dans  la  solitude,  des  plaisirs 
innocens  que  rien  ne  peut  ôter  aux  bergers. 
Uq  jour,  mon  fils,  un  jour  les  peines  et  les 

V.i.r..  —  1  les  (loucl'urs  d'une  vie  rusli((ue.  a.  —  ■  Tan- 
lîil.  A.  —  '  iiicrvt'illcuv.  A.  B.  —  *  cloienl  des  folos.  c.  Edit, 
f.  (hi  cop. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IL 


soucis  cruels,  qui  environnent  les  rois,   vous 
feront  regretter  sur  le  trône  la  vie  pastorale. 

Ayant  ainsi  parlé,  Termosiris  me  donna  une 
flûte  si  douce,  que  les  échos  de  ces  montagnes, 
qui  la  firent  entendre  de  tous  côtés,  attirèrent 
bientôt  autour  de  nous  tous  les  bergers  voisins. 
Ma  voix  avoit  une  harjnonie  divine  ;  je  nie  sen- 
tois  én)u,  et  comme  hors  de  moi-même,  pour 
chanter  les  grâces  dont  la  nature  a  orne  la  cam- 
pagne. Nous  passions  les  jours  entiers  et  une 
partie  des  nuits  à  chanter  ensemble.  Tous  les 
bergers,  oubliant  leurs  cabanes  et  leurs  trou- 
peaux, étoient  suspendus  et  immobiles  autour 
de  moi  pendant  que  je  leur  donnois  des  le- 
çons :  il  sembloit  que  ces  déserts  n'eussent  plus 
rien  de  sauvage  ;  tout  y  étoit  devenu  doux  et 
riant  ;  la  politesse  des  habitans  sembloit  adou- 
cir la  terre. 

Nous  nous  assemblions  souvent  pour  ofïrir 
des  sacrilices  dans  ce  temple  d'Apollon  où  Ter- 
mosiris étoit  prêtre.  Les  bergers  y  alloient 
couronnés  de  lauriers  en  l'honneur  du  dieu  ; 
les  bergères  y  alloient  aussi  ',  en  dansant,  avec 
des  couronnes  de  Heurs,  et  portant  sur  leurs 
tètes,  dans  des  corbeilles,  les  dons  sacrés.  Après 
le  sacrifice,  nous  faisions  un  festin  champêtre  ; 
nos  plus  doux  mets  étoient  le  lait  de  nos  chè- 
vres et  de  nos  brebis,  que  nous  avions  soin  de 
traire  nous-mêmes,  avec  les  fruits  fraîchement 
cueillis  de  nos  propres  mains,  tels  que  les  dat- 
tes, les  figues  et  les  raisins  :  nos  sièges  étoient 
les  gazons  ;  les  arbres  touffus  nous  donnoient 
une  ombre  plus  agréable  que  les  lambris  dorés 
des  palais  des  rois. 

Mais  ce  qui  acheva  de  me  rendre  fameux 
parmi  nos  bergeis,  c'est  qu'un  jour  un  lion 
affamé  vint  se  jeter  sur  mon  troupeau  :  déjà  il 
commençoit  un  carnage  affreux  ;  je  n'avois  en 
main  que  ma  houlette  ;  je  m'avance  hardiment. 
Le  lion  hérisse  sa  crijiière,  me  montre  ses  dents 
et  ses  griffes  ,  ouvre  une  gueule  sèche  et  en- 
flammée ;  ses  yeux  paroissent  pleins  de  sang 
et  de  feu  ;  il  bat  ses  flancs  avec  sa  longue 
queue.  Je  le  terrasse  :  la  petite  colle  de  maille 
dont  j'élois  revêtu,  félon  la  coutume  des  ber- 
gers d'Egypte,  l'empêcha  de  me  déchirer.  Trois 
fois  je  l'abbattis:  trois  fois  il  se  releva  ;  il  pous- 
so:t  des  rugissemens  qui  faisoient  retentir  toutes 
les  foiêts  ^  Enfin  je  l'éloufi'ai  entre  mes  bras  ; 
et  les  bergers,  témoins  de  ma  victoire,  voulurent 
que  je  me  revêtisse  de  la  p(^au  de  ce  terrible  lion. 


Var.  —  1  les  b'Tgércs  y  alloiont  on  liansuut  ,  avec  des 
couronnes  de  fleurs.  Après  le  sarrifice.  etc.  a.  —  ^  Trois 
fois  il  se  releva;  il  poussoil  des  rugissenions  qui  fnisoioiil 
rctonlir  loulcs  1rs  foriMs  :  trois  fois  je  l'aballis.  a.  o. 


409 

Le  bruit  de  cette  action,  et  celui  du  beau 
cliaiigement  de  tous  nos  bergers  ,  se  répandit 
dans  toute  l'Egypte;  il  parvint  même  jusqu'aux 
oreilles  de  Sésostris.  Il  sut  qu'un  de  ces  deux 
captifs,  qu'on  avoit  pris  pour  des  Phéniciens, 
avoiî  ramené  ITige  d'or  dans  ces  déserts  pres- 
que inhabitables.  Il  voulut  me  voir  :  car  il 
ainioil  les  .Cluses  ;  et  tout  ce  qui  peut  instruire 
les  hommes  touchoit  son  grand  cœur.  Il  me 
vil;  il  m'écouta  avec  plaisir;  il  découvrit  que 
Méthophis  l'avoit  trompé  par  avarice  :  il  le 
condamna  à  une  prison  perpétuelle,  et  lui  ôta 
toutes  les  richesses  qu'il  possédoil  injustement. 
0  qu'on  est  malheureux,  disoil-il ,  quand  on 
est  au-dessus  du  reste  des  hommes  !  souvent 
on  ne  peut  voir  la  vérité  par  ses  propres  yeux  : 
on  est  environné  de  gens  qui  l'empêchent  d'ar- 
river jusqu'à  celui  qui  commande;  chacun  est 
intéressé  à  le  tromper;  chacun,  sous  une  appa- 
rence de  zèle,  cache  son  ambition.  On  fait  sem- 
blant d'aimer  le  Roi,  et  on  n'aime  que  les 
richesses  qu'il  donne  :  on  l'aime  si  peu  ,  que 
pour  obtenir  ses  faveurs  on  le  flatte  et  on  le 
trahit. 

Ensuite  Sésostris  me  traita  avec  une  tendre 
amitié  ,  et  résolut  de  me  renvoyer  en  Ithaque 
avec  des  vaisseaux  et  des  troupes  pour  délivrer 
Pénélope  de  tous  ses  amans.  La  flotte  étoit  déjà 
prêle  ;  nous  ne  songions  qu'à  nous  embarquer. 
J'admirois  les  coups  de  la  fortune,  qui  relève 
tout-à-coup  ceux  qu'elle  a  le  plus  abaissés. 
Celte  expérience  me  faisuit  espérer  qu'Ulysse 
pourroit  bien  revenir  enfin  dans  son  royaume 
après  quelque  longue  souffrance.  Je  pensois 
aussi  en  moi-même  que  je  pourrois  encore 
revoir  Mentor,  quoiqu'il  eût  été  emmené  dans 
les  pays  les  plus  inconnus  de  l'Ethiopie.  Pen- 
dant que  je  retardois  ua  peu  mon  départ  , 
pour  làclier  d'en  savoir  des  nouvelles,  Sésos- 
tris, qui  étoit  fort  âgé,  mourut  subitement, 
et  sa  mort  me  plongea  dans  de  nouveaux  mal- 
heurs '. 

Toute  rEgy|)te  parut  inconsolable  dans  celle 
perle;  chaque  famille  croyoit  avoir  perdu  son 
meilleur  ami,  son  protecteur,  son  père.  Les 
vieillards,  levant  les  mains  au  ciel,  s'écrioient  : 
Jamais  l'Egypte  n'eut  un  si  bon  roi  !  jamais 
elle  n'en  aura  de  semblable!  0  dieux!  il  falloil 
ou  ne  le  montrer  poitit  aux  hommes,  ou  ne  le 
leur  ôter  jamais  :  pourquoi  faut-il  que  nous 
sursivions  au  grand  Sésostris  !  Les  jeunes  gens 
disoient  :  L'espérance  de  l'Egypte  est  détruite: 
nos  pères  ont  été  heureux  de  passer  leur  vie 

Var.  —  '  J.in^  toutes  mes  nitlheurs.  A. 


410 


TËLÉMAQUE.  LIVRE  H. 


sous  un  si  bon  roi  ;  pour  non»,  niius  ne  l'avons 
vu  (juc  pour  sentir  sa  [erle.  Ses  tJoniestiqiies 
pleiM-ojent  nuit  et  -jour.  Ouand  ou  lit  les  iuné- 
railles  du  Roi,  pendant  quarante  jours  tous  les 
peuples  les  |)lus  rerulés  y  accoururent  en  foule  : 
cliacun  vouloit  voir  encore  une  fois  le  corps  de 
Sésostris;  chacun  vouloit  en  conserver  l'image; 
plusieurs  voulu! eut  être  in's  avec  lui  dans  le 
tombeau. 

(^e  qui  augmenta  encore  la  douleur  de  sa 
jiCite,  c'est  que  son  fils  Boccoris  n'avoit  ni  hu- 
manité pour  les  étrangers,  ni  curiosité  pour  les 
sciences,  ni  estime  pour  les  homînes  vertueux, 
ni  amour  de  la  gloire.  La  grandeur  de  son 
père  avoit  contribué  à  le  rendre  si  indigue  de 
régner.  Il  avoit  été  nourri  dans  la  mollesse  et 
dans  une  lierté  brutale  ;  il  comploit  pour  rien 
les  hommes,  croyant  qu'ils  n'étoient  faits  que 
pour  lui  ,  et  qu'il  éloif  d'une  autre  nature 
qu'eux  :  il  ne  songeoit  qu'à  contenter  ses  pas- 
sions, qu'à  dissiper  les  trésors  immenses  que 
son  père  avoit  ménagés  avec  tant  de  soin,  qu'à 
tourmenter  les  peuples,  et  qu'à  sucer  le  sang 
des  malheureux  ;  enfin  qu'à  suivre  les  conseils 
flatteurs  des  jeunes  insensés  '  qui  l'environ- 
noient,  pendant  qu'il  écartoil  avec  méprisions 
les  sages  vieillards  qui  avoient  eu  la  confiance 
de  son  père.  C'étoit  un  monstre  ,  et  non  pas 
un  roi.  Toute  l'I-^gypte  gén/issoit  ;  et  quoi- 
que le  nom  de  Sésostris,  si  ch'eraux  Egyptiens, 
leur  fît  supporter  la  conduite  lâche  et  cruelle 
de  son  fils,  le  fils  couroit  à  sa  perle;  et  un 
prince  si  indigne  du  trône  ne  pouvoit  long- 
temps régner. 

11  ne  me  fut  plus  permis  d'espérer  mon 
retour  en  Ithaque.  Je  demeurai  dans  une  tour 
sur  le  bord  de  la  mer  aupi'ès  de  Péluse,  oii 
notre  embarquement  devoit  se  fa're,  si  Sésos- 
tris ne  fût  j)as  mort.  Métliophis  avoit  eu  l'a- 
dresse de  sortir  de  prison  ,  et  de  se  l'établir 
auprès  du  nouveau  roi  :  il  m'avoit  fait  reuier- 
mer  dans  cette  tour,  pour  se  venger  de  la  dis- 
grâce que  je  lui  avois  causée.  Je  passois  les 
jours  et  les  nuits  dans  une  profonde  tristesse  : 
tout  ce  que  Termosiris  m'avoit  prédit,  et  tout 
ce  que  j'avois  entendu  dans  la  ca\eriie,  ne  me 
paroissoit  plus  qu'un  songe;  j'étois  abîmé  dans 
la  plusamère  douleur.  Je  voyois  les  vagues  qui 
venoient  battre  le  pied  de  la  tour  ovi  j'étois 
prisonnier  :  souvent  je  m'occupois  à  considérer 
des  vaisseaux  agités  par  la  tempête,  qui  étoient 
en  danger  de  se  briser  contre  les  rochers  sur 
lcs(juels  la  tour  étoil  bâtie.  Loin  de  plaindre  ces 


hommes  menacés  du  naufrage  ,  j'enviois  leur 
sort.  Bientôt,  disois-je  en  moi-même,  ils  fini- 
lont  les  malheurs  de  leur  vie,  ou  ils  arriveront 
e!i  leur  pays.  Hélas!  je  ne  puisjilus  espérer  ni 
l'un  ni  l'autre. 

Pendant  que  je  me  consumois  ainsi  en  re- 
grets inutiles ,  j'aperçus  comme  une  forêt  de 
mâts  de  vaisseaux.  La  mer  étoit  couverte  de 
voiles  que  les  vents  enfloient  ;  l'onde  étoit  écu- 
mante  sous  les  coups  des  rames  innombrables. 
J'entendois  de  toutes  parts  des  cris  confus  ;  j'a- 
percevois  sur  le  rivage  une  partie  des  Egyptiens 
elTrayés  qui  couroieut  aux  armes ,  et  d'autres 
qui  sembloient  aller  au-devant  de  cette  flotte 
qu'on  voyoit  arriver.  Bientôt  je  reconnus  que 
ces  vaisseaux  étrangers  étoient  les  uns  de  Phé- 
nicie,  et  les  autres  de  l'île  de  Chypre;  car  mes 
malheurs  commençoient  à  me  rendre  expéri- 
menté sur  ce  qui  regarde  la  navigation.  Les 
Egyptiens  me  parurent  divisés  entre  eux  :  je 
n'eus   aucune  peine  à  croire   que  l'insensé  ' 
Bûccoris  avoit,  par  ses  violences,  causé  une 
révolte  de  ses  sujets,  et  allumé  la  guerre  civile. 
Je  fus,  du  haut  de  cette  tour,  spectateur  d'un 
sanglant   combat.   Les  Egyptiens  qui  avoient 
appelé  à  leur  secours  les  étrangers,  après  avoir 
favorisé  leur  descente,  attaciuèrent  les  autres 
Egyptiens ,  qui  avoient  le  Roi  à  leur  tête.  Je 
voyois  ce  roi   qui   animoit  les  siens  par  son 
exemple  ;  il  paroissoit  comme  le  dieu  Mars  . 
des  ruisseaux  de  sang  couloient  autour  de  lui  ; 
les  roues  de  son  ch.ar  étoient  teintes  d'un  sang 
noir  ,   épais  et  écuniant  :  à  peine  pouvoient- 
elles  passer  sur  des  las  de  corps  morts  écrasés. 
Ce  jeune  roi,  bien  fait,  vigoureux,  d'une  mine 
haute  et  lière  ,  avoit  dans  ses  yeux  la  fureur  et 
le  désespoir  :  il  étoit  comme  un  beau  cheval 
qui  n'a  point  de  bouche  ;  son  courage  le  pous- 
soit  au  hasard,  et  la  sagesse  ne  modéroit  point 
sa  valeur.  11  ne  savoit  ni  réparer  ses  fautes,  ni 
donner  des  ordres  j)iécis  ,  ni  prévoir  les  niaux 
qui  le  menaçoient,  ni  ménager  les  gens  dont  il 
avoit  le  plus  grand  besoin.  Ce  n'étoit  pas  qu'il 
manquât  de  génie  ;  ses  lumières  égaloient  son 
courage  :  mais  il  ji'avoit  jamais  été  instruit  par 
la  mauvaise  fortune  ;  ses  maîtres  avoient  em- 
poisonné par  la  flatterie  son  beau   naturel.  Il 
étoit  enivré  de  sa  puissance  et  de  son  bonheur  ; 
il  croyoit  que  tout  devoit  céder  à  ses  désirs 
fougueux  :  la  moindre  résistance  enflammoit 
sa  colère.  Alors  il  ne  raisonnoit  plus  ;  il  étoit 
comme  hors  de  lui-même  :  son  orgueil  furieux 
en  faisoit  une  bête  farouche  ;  sa  bouté  naturelle 


VaH.  —  '  jiUliPC-  f'HIS 


Var. 


^  ri;is'.-n«'^  roi  B.îcioris.  A.  b. 


TÉLÉMAQUE 

et  sa  droite  raison  l'abandonnoieiit  en  nn  instant  : 
ses  plus  fidèles  serviteurs  cloicnl  réduits  à  s'en- 
fuir; il  n'aimoit  plus  (jue  ceux  qui  thittoieiit  ses 
passions.  Ainsi  il  prenoit  toujours  des  pai  lis  ev- 
trêmes  contre  ses  véritables  intérêts,  et  il  forcoil 
tous  les  gens  de  bien  à  détester  sa  toile  conduite. 

Long-temps  sa  valeur  le  soutint  contre  la  mul- 
titude de  ses  ennemis  :  mais  enfin  il  fut  accaMé. 
Je  le  vis  périr  :  le  dard  d'un  Phénicien  pcrca  sa 
poitrine.  '  Les  rênes  lui  échappèrent  des  mains; 
il  tomba  de  son  char  sous  les  pieds  des  chevaux. 
Un  soldat  de  l'île  de  Chypre  lui  coupa  la  tète;  et, 
la  prenant  par  les  cbevenx,  il  la  montra  comme 
en  triomphe  à  toute  l'armée  victorieuse. 

Je  me  souviendrai  toute  ma  vie  d'avoir  vu 
celte  tète  qui  nageoiî  dans  le  sang;  ces  yeux 
fermés  et  éteints  ;  ce  visage  pâle  et  détiguré  ; 
cette  bouche  enlr'ouverte,  qui  sembloit  vouloir 
encore  achever  des  paroles  commencées  ;  cet 
air  superbe  et  menaçant,  que  la  mort  même 
n'avoit  pu  ell'acer.  Toute  ma  vie  il  sera  peint 
devant  mes  yeux  ;  et,  si  jamais  les  dieux  me 
faisoient  régner  ,  je  n'oublierois  point,  après 
un  si  funeste  exemple  ,  qu'un  roi  n'est  digue 
de  commander  ,  et  n'est  heureux  dans  sa  puis- 
sance ,  qu'autant  qu'il  la  soumet  à  la  raison. 
Hé!  quel  malheur  ,  pour  un  homme  destiné  à 
faire  le  bonheur  public,  de  n'être  le  maiire  de 
tant  d'honnnesque  pour  les  rendre  malheureux  ! 


LIVHE  III. 

Suite  du  récit  de  Télémaqiie.  Le  successeur  de  Boccoris 
■  rendant  tous  les  prisonniers  phéniciens ,  Télémaque  est 
.  emmené  avec  eux  sur  le  vaisseau  de  Marbal ,  qui  coni- 
niandoit  la  flotte  tyiienne.  Pendant  le  trajet,  Narbal  lui 
dépeint  la  puissance  di's  Phéniciens  ,  et  le  triste  esclavajic 
auquel  ils  sont  réduits  par  le  soupçonneux  et  cruel 
Pygmalion.  Télémaque,  retenu  quelque  temps  à  Tyr , 
observe  attentivement  l'opulence  et  la  prospérité  de  celle 
grande  ville.  Narbal  lui  apprend  par  quels  moyens  elle 
est  parvenue  à  un  état  si  llorissant.  Cependant  Télémaque 
étant  sur  le  point  de  s'embarquer  pour  l'ilc  de  Chypie , 
Pygmalion  découvre  qu'il  est  étranger,  et  veut  le  l'aire 
prendre  :  mais  Astarbé ,  maîlresse  du  tyran,  le  sauve, 
pour  faire  mourir  à  sa  place  im  jeune  homme  dont  le 
mépris  l'avuit  irritée.  Télémaque  s'embarque  cnlin  sur  un 
vaisseau  cliypricn,  pour  rclouuier  à  Itiiaque  par  l'ile  de 
Chypre. 

Calvpso  écoutoit  avec  élonnement  des  [laroles 
si  sages.  Ce  qui  la  cl'.aî'moit  le  [iluséloit  de  voir 

V.Mt.  —  1  II  tomba  lie  suii  liiir,  ipii-  1rs  ilievaiiv  Iraliioii'iit 
UHijoins;el  m.'  iiouviuil  plus  leni:'  les  ii'iies  ,  il  Tut  uiis  suus 
les  pieds  lies  tlicvaux.  A.  ». 


LIVRE  IlL 


411 


que  Télémaque  '  raconfoit  ingénument  les  fau- 
tes qu'il  avoit  faites  |iar  précipitation,  et  en 
Uiauquant  de  docilité  pour  le  sage  Mentor  : 
elle  IrouNoit  nue  nobles.^e  et  une  grandeur 
étonnante  dans  ce  jeune  honnne  '■*  qui  s'accusoit 
lui-même,  et  qui  paroissoit  avoir  si  bien  profité 
de  ses  imprudences  pour  se  rendre  sage,  pré- 
voyant et  modéré.  Continuez,  disoit-elle,  mon 
cher  Télémaque  ;  il  me  tarde  de  savoir  com- 
ment vous  sortîtes  de  l'Egypte,  et  où  vous  avez 
retrouvé  le  sage  Mentor,  dont  vous  aviez  senti 
la  perle  avec  tant  de  raison. 

Télémaque  i-eprit  ainsi  son  discours  .  Les 
Egyptiens  les  plus  vertueux  elles  plus  fidèles  au 
Roi  élanl  les  plus  foibles,  et  voyant  le  Roi  mort, 
furent  contra-nls  de  céder  aux  auties  :  on  éta- 
blit un  autre  roi  nommé  Termutis  ^.  Les  Phé- 
niciens, avec  les  troupes  de  l'île  de  Chypre, 
se  retirèrent  après  avoir  fait  alliance  avec  le 
nouveau  roi.  Celui-ci^  rendit  tous  les  prison- 
niers phéniciens  ;  je  fus  compté  comme  étant 
de  ce  ntanbre.  On  me  fil  sortir  de  la  tour  ;  je 
m'embarquai  avec  les  autres  ;  et  l'espérance 
commença  à  reluire  au  fond  de  mon  cœur.  Un 
vent  favorable  remplissoit  déjà  nos  voiles,  les 
rameurs  fendoienl  les  ondes  écumantes,  la  vaste 
mer  éloil  couverte  de  navires  ;  les  mariniers 
poussoient  des  cris  de  joie  ;  les  rivages  d'E- 
gypte s'cnfuyoient  loin  de  nous  ;  les  collines  et 
les  montagnes  s'aplanissoient  peu  à  peu.  Nous 
commencions  à  ne  voir  plus  que  le  ciel  et 
l'eau  ,  pendant  que  le  soleil  ,  qui  se  levoit  , 
sembloit  faire  sortir  du  sein  de  la  mer  ses  feux 
étincelans  :  ses  rayons  doroient  le  sommet  des 
montagnes  que  nous  découvrions  encore  un 
peu  sur  l'horizon  ;  et  tout  le  ciel,  peint  '^  d'un 
sondire  azur  ,  nous  prometloit  une  heureuse 
navigation. 

Quoiipi'on  m'eùl  renvoyé  comme  étant  phé- 
nicien, aucun  des  Phéniciens  avec  qui  j'élois 
ne  me  connoissoil.  Narbal  ,  qui  commandoit 
dans  le  vaisseau  où  l'on  me  mit.  me  demanda 
mon  nom  et  ma  patrie.  De  quelle  ville  de  Phc- 
nicie  êles-vous?  me  dil-il.  Je  ne  suis  point 
phénicien  ''  ,  lui  dis-jt;  ;  mais  les  Egyptiens 
m'avoicnt  [)ris  sur  la  mer  dans  un  vaisseau  de 
Phénicie  :  j'ai  demeuré  captif  "^  en  Egypte 
comme  un  Pl'éuicien  ;  c'est  sous  ce  nom  que 
j'ai  long-temps  soud'ert  ;  c'est  sous  ce  nom 
qu'on  m'a  délivré.  De   quel  pays  êles-vous  * 


\.\R.  —  1  que  11'  jciiiu'  l'rli'ir.p.iiuf.  A.  ii.  —  -  re  iM-inee. 
A.  II.  —  '^  Trinuilis  )/?.  A.  u.  ((/.  e.  —  '  !1  rciulil.  A.  n.  — 
''  [M'iiil  tu.  A.  (//.  11.  —  ''  Je  m-  suis  [loiiil  de  Phëniciul.  A. 
i:.  II.  —  '  liiiij;-l(>iiijis  laplif.  A.  u.  —  ^  es-tu  donc?  reprit 
i\arb;',l.  h-  lui  piului  aiiisi.  A, 


-412 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  III. 


donc  l  reprit  Narbal.  Alors  je  lui  parlai  ainsi  : 
Je  suis  Télémaque,  fils  d'Ulysse,  roi  d'Ilhaque 
en  Grèce.  Mon  père  s'est  rendu  fameux  enire 
tous  les  rois  qui  ont  assiégé  la  ville  de  Troie  : 
mais  les  dieux  ne  lui  ont  pas  accoidé  de  revoir 
sa  patrie.  Je  l'ai  cherché  en  plusieurs  pays;  la 
fortune  me  persécute  comme  lui  :  vous  voyez 
un  malheureux  qui  ne  soupire  qu'après  le  bon- 
heur de  i"etonrner  parmi  les  siens,  et  de  tr'ouver 
son  pèi'e. 

Narbal  me  regardait  avec  étonnenicnt,  et  il 
crut  apercevoir  en  moi  je  ne  sais  quoi  d'heureux 
qui  vient  des  dons  du  ciel,  et  qui  n'est  point 
dans  le  comnrun  '  des  hommes.  Il  étoit  natu- 
rellement sincère  et  généreux  ;  il  fut  touché  de 
mon  malheur,  et  me  parla  avec  uneconliance 
que  les  dieux  lui  inspirèrent  pour  me  sauver 
d'un  grand  péril. 

Télémaque,  je  ne  doute  point,  me*  dit-il, 
de  ce  que  vous  me  dites ,  et  je  ne  saurois  en 
douter  ;  la  douleur  et  la  vertu  peintes  sur  votr-e 
visage  ne  me  permettent  |)as  de  me  défier  de 
vous  :  je  sens  même  que  les  dieux  ,  que  j'ai 
toujours  servis,  vous  aiment,  et  qu'ils  veulent 
que  je  vous  aime  aussi  comme  si  vous  étiez 
mon  iils.  Je  vous  donner-ai  un  conseil  salutaire; 
et  pour  récompense  je  ne  vous  demande  que 
le  seci'et.  Ne  ci-aigriez  point,  luidis-je,  que  j'aie 
aucune  peine  à  me  taire  sur  les  choses  que 
vous  voudr'ez  me  conlier  :  iproique  je  sois  si 
jeune  ,  j'ai  déjà  vieilli  dans  l'habitude  de  ne 
dire  jamais  mou  seci'et,  et  encore  plus  de  ne 
trahir  jamais  ,  sous  aucun  prétexte,  le  secret 
d'autrui.  Comment  avez-vous  pu,  me  dit-il, 
vous  accoutumer  au  seci'ct  dans  une  si  grande 
jeunesse?  Je  serai  ravi  d'apprendre  par  quel 
moyen  vous  avez  acquis  celte  qualité,  qui  est  le 
fondement  de  la  plus  sage  conduite,  et  sans 
laquelle  tous  les  tulens  sont  inutiles. 

Quand  Ulysse  ,  lui  dis-je  ,  [tartit  [lour  aller 
au  siège  de  Troie,  il  me  prit  sur  ses  genoux  et 
entre  ses  bras  (c'est  ainsi  qu'on  me  la  ra- 
conté) :  après  ra'avoir  baisé  tendr-euient,  il  me 
dit  ces  paroles ,  quoique  je  ne  pusse  les  enten- 
dre :  0  mon  tils  !  que  les  dieux  me  préservent 
de  te  revoir  jamais  ;  que  plutôt  le  ciseau  de  la 
Pai-que  tr-anche  le  lil  de  tes  jours  lorsqu'il  est 
à  peine  formé  ,  de  mèu'.e  que  le  moissonneur 
tr-anche  de  sa  faux  une  tendre  fleur  qui  com- 
mence à  éclor-e  ;  que  mes  ennemis  te  puissent 
écraser  aux  yeux  de  ta  mère  et  aux  miens,  si 
tu  dois  un  jour  te  corrompr'c  et  abandonner  la 
vertu  !  0  mes  amis  !  coutinua-t-il  ,  je  vous 


laisse  ce  fils  qui  m'est  si  cher  ;  ayez  soin  de 
son  enfance  :  si  vous  m'aimez,  éloignez  de  lui 
la  pernicieuse  flatterie  ;  enseignez -lui  à  se 
vaincre  ;  qu'il  soit  comme  un  jeune  arbrisseau 
encor'e  tendre  ,  qu'on  plie  pour  le  redr'esser. 
Surtout  n'oubliez  rien  pour  le  rendre  juste, 
bienfaisant ,  sincère  ,  et  fidèle  à  garder  un  se- 
cr-ct.  Quiconque  est  capable  de  mentir  est  indi- 
gne d'être  compté  au  nombi-e  des  hommes  ;  et 
quiconque  ne  sait  pas  se  taire  est  indigne  de 
gouverner. 

Je  vous  rapporte  ces  paroles,  pai'ce  qu'on  a 
eu  soin  de  me  les  répéter  souvent,  et  qu'elles 
ont  pénétré  jusqu'au  fond  de  mon  cœur  :  je  me 
les  redis  souvent  à  moi-même.  Les  amis  de 
mon  père  eurent  soin  de  m'exercer  de  bonne 
heure  au  secret  :  j'étois  encore  dans  la  plus 
tendre  enfance,  et  ils  me  coufioient  déjà  toutes 
les  peines  qu'ils  ressentoienl,  voyant  ma  mèi'e 
exposée  à  un  gr-and  nombre  de  téméraires  qui 
vouloienl  l'éiiouser.  Ainsi  on  me  ti'ailoit  dès 
lor-s  comme  un  homme  raisonnable  et  siir  :  on 
m'entretenoit  secr-ètement  des  plus  grandes 
afiàires  ;  on  m'instruisoit  de  tout  ce  qu'on  avoit 
résolu  pour  écarter  ces  prétendans.  J'étois  ravi 
qu'on  eijt  en  moi  cette  confiance  :  *  ))ar  là  je 
me  croyois  déjà  un  homme  fait.  Jamais  je  n'en 
ai  abusé  ;  jamais  il  ne  m'a  échappé  une  seirle 
j)ar'ole  qui  put  découvrir  le  moindre  seci'et. 
Souvent  les  pi'élendans  tàchoient  de  me  faire 
parler  ,  espéi'ant  qu'un  enfant ,  qui  pourroit 
avoit  vu  ou  entendu  quelque  chose  d'important, 
ne  sauroit  pas  se  retenir;  mais  je  savois  bien 
leur  répondre  sans  mentir  ,  et  sans  leur  ap- 
pr'endie  ce  que  je  ne  devois  pas  dire. 

Alors  Narbal  me  dit  :  Vous  voyez,  Téléma- 
que ,  la  puissance  des  Phéniciens  ;  ils  sont  re- 
doutables à  toutes  les  nations  voisines,  par  leur-s 
innomblables  vaisseaux  :  le  commerce  ,  qu'ils 
fout  jusques  aux  coloimcs  d'Hercule  ,  leur 
dorme  des  richesses  qui  surpassent  celles  des 
peuples  les  plus  fiorissans.  Le  gr-and  roi  Sésos- 
tr-is,  qui  n'auroit  jamais  pu  les  vaincre  par  mer, 
eut  bien  de  la  peine  à  les  vainci'e  par  terre, 
avec  ses  armées  qui  avoient  conquis  tout  l'O- 
rient ;  il  nous  imposa  un  tribut  que  nous 
n'avons  pas  long-temps  paye  :  les  Phéniciens 
se  tr'ou voient  trop  riches  et  trop  puissans  pour 
porter  patiemment  le  joug  de  la  servitude  ; 
nous  reprimes  notre  liberté.  La  nrort  ne  laissa 
pas  à  Sésostris  le  temps  de  finir  la  guerre 
contr'e  nous.  11  est  vr-ai  que  nous  avions  tout  à 
craindre  de  sa  sagesse  encore  plus  que  de  sa 


Var    —  '  le  rcslo.  a  —  -  me  m.  a.  aj.  c. 


Var. 


la.. 


hoir.nie  fait,  vh  A.  ('.'.  b. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  III. 


413 


puissance  :  mais,  sa  puissance  passant  dans  les 
mains  de  son  lils,  dépoui'vu  de  toute  sagesse, 
nous  conclûmes  que  nous  n'avions  plus  rien 
à  craindre.  En  efîet,  les  Egyptiens,  bien  loin 
de  rentrer  les  armes  à  la  main  dans  notre  pays 
pour  nous  subjuguer  encore  une  fois,  ont  éié 
contraints  de  nous  appeler  à  leur  secours  pour 
les  délivrer  de  ce  roi  impie  et  furieux.  Nous 
avons  été  leurs  libérateurs.  Quelle  gloire  ajou- 
tée à  la  liberté  et  à  l'opulence  des  Pbéniciens  ! 
Mais  pendant  que  nous  délivrons  les  autres, 
nous  sommes  esclaves  nous-mêmes.  0  Télé- 
maque  !  craignez  de  tomber  dans  les  mains  * 
de  Pygmalion ,  notre  roi  :  il  les  a  trempées, 
ces  mains  cruelles  *,  dans  le  sang  de  Sichée, 
mari  de  Didon  sa  sœur.  Didon,  pleine  du  désir  ^ 
de  la  vengeance,  s'est  sau\ée  '  de  Tyr  avec 
plusieurs  vaisseaux.  La  j)Iuparl  de  ceux  qui 
aiment  la  vertu  et  la  liberté  Tnnt  suivie  :  elle 
a  fondé  sur  la  côte  d'Afrique  une  superbe  ville 
qu'on  nomme  Carthage.  Pygmalion,  tourmenté 
par  une  soif  insatiable  des  richesses  ,  se  rend 
de  plus  en  plus  misérable,  et  odieux  à  ses 
sujets.  C'est  un  crime  à  Tyr  que  d'avoir  de 
grands  biens  ;  l'avarice  le  rend  déliant ,  soup- 
çonneux ,  cruel  ;  il  persécute  les  riches ,  et  il 
craint  les  pauvres.  C'est  un  crime  encore  plus 
grand  à  Tyr  d'avoir  de  la  vertu  ;  car  Pygmalion 
suppose  que  les  bons  ne  peuvent  souffrir  ses 
injustices  et  ses  infamies  :  la  vertu  le  con- 
damne ;  il  s'aigrit  et  s'irrite  contre  elle  ^  Tout 
l'agile,  l'inquiète  ,  le  ronge;  il  a  peur  de  son 
ombre;  il  ne  dort  ni  nuit  ni  jour  :  les  dieux  , 
pour  le  confondre  ,  l'accablent  de  trésors  dont 
il  n'ose  jouir.  Ce  qu'il  cherche  pour  être  heu- 
reux est  précisément  ce  qui  rem[iôche  de  l'être. 
Il  regrette  tout  ce  qu'il  donne  ;  il  craint  tou- 
jours de  perdre  ;  il  se  tourmente  pour  gagner. 
On  ne  le  voit  presque  jamais  ;  il  est  seul ,  triste, 
abattu  ,  au  fond  de  son  palais  :  ses  amis  mêmes 
n'osent  l'aborder,  de  peur  de  lui  devenir  sus- 
pects. Une  garde  terrible  tient  toujours  des 
épées  nues  et  des  piques  levées  autour  de  sa 
maison.  Trente  chambres  qui  communiquent 
les  unes  aux  autres  ,  et  dont  chacune  a  une 
porte  de  fer  avec  six  gros  verrous,  sont  le  lieu 
où  il  se  renferme  :  on  ne  sait  jamais  dans  la- 
quelle de  ces  chambres  il  couche  ;  et  on  assure 
qu'il  ne  couche  jamais  deux  nuits  de  suite  dans 
la  même,  de  peur  d'y  être  égorgé.  Il  ne  con- 
noît  ni  les  doux  plaisirs  ,   ni  l'amitié  encore 


Var.  —  *  les  cruelles  mains,  a.  b.  —  *  ces  mains,  dans 
le  saiiîj.  A.  —  '  pleine  irhoneur  cl  de  vengeance,  a.  n.  — 

*  s'esl  enl'uie,  A.  —  *  C'est  un  crime  encore  plus  grand 

s'irrilc  couiré  elle  m.  A.  uj.  b" 


plus  douce  *  :  si  on  lui  parle  de  chercher  la 
joie  ,  il  sent  qu'elle  fuit  loin  de  lui ,  et  qu'elle 
refuse  d'entrer  dans  son  cœur.  Ses  yeux  creux 
sont  pleins  d'un  feu  âpre  et  farouche;  ils  sont 
sans  cesse  erransde  tous  côtés  :  il  prêle  l'oreille 
au  moindre  bruit ,  et  se  sent  tout  ému;  il  est 
pâle,  défait,  et  les  noirs  soucis  sont  peints  sur 
son  visage  toujours  ridé.  Il  se  lait ,  il  soupire , 
il  tire  de  son  cœur  de  profonds  gémissemens; 
il  ne  peut  cacher  les  remords  qui  déchirent  ses 
entrailles.  Les  mets  les  plus  exquis  le  dé- 
goûtent. Ses  eufans,  loin  d'être  son  espérance, 
sont  le  sujet  de  sa  terreur  :  il  en  a  fait  ses 
plus  dangereux  ennemis.  Il  n'a  eu  toute  sa  vie 
aucun  moment  d'assuré;  il  ne  se  conserve  qu'à 
force  de  répandre  le  sang  de  tous  ceux  qu'il 
craint.  Insensé  ,  qui  ne  voit  pas  que  sa  cruauté, 
à  laquelle  il  se  conhe ,  le  fera  périr  !  Quelqu'un 
de  ses  domestiques,  aussi  défiant  que  lui,  se 
hâtera  de  délivrer  le  monde  de  ce  monstre. 

Pour  moi ,  je  crains  les  dieux  :  quoi  qu'il 
m'en  coûte  ,  je  serai  fidèle  au  roi  qu'ils  m'ont 
donné  :  j'aimerois  mieux  qu'il  me  fit  mouiir, 
que  de  lui  ôter  la  vie,  et  même  que  de  man- 
quer à  le  défendre.  Pour  vous  ,  ô  Télémaque  , 
gardez-vous  bien  de  lui  dire  que  vous  êtes  le 
lils  d'L'lysse  :  il  espéreroit  qu'Ulysse,  retour- 
nant à  Ithaque,  lui  paieroit  quelque  grande 
somme  pour  vous  racheter,  et  il  vous  tiendroit 
en  prison. 

Quand  nous  arrivâmes  à  Tyr,  je  suivis  le 
conseil  de  Narbal  -,  et  je  reconnus  la  vérité  de 
tout  ce  qu'il  m'avoit  raconté.  Je  ne  pouvois 
comprendre  qu'un  homme  put  se  rendre  aussi 
misérable  que  Pygmalion  mêle  paroissoit.  Sur- 
pris d'un  sjiectacle  si  affreux  et  si  nouveau 
pour  moi ,  je  disois  en  moi-même  :  Voilà  un 
homme  qui  n'a  chcrclié  qu'à  se  rendre  heu- 
reux :  il  a  cru  y  parvenir  par  les  richesses,  et 
par  une  autorité  absolue  :  il  possède  tout  ce 
qu'il  peut  désirer  ^  ;  et  cependant  il  est  misé- 
rable par  ses  richesses  et  par  son  autorité  même. 
S'il  éfoit  berger,  comme  je  l'étois  naguère,  il 
seroil  aussi  heureux  que  je  l'ai  été  ;  il  jouiroit 
des  plaisirs  innocens  de  la  campagne,  et  en 
jouiroit  sans  remords  ;  il  ne  craindroit  ni  le  fer 
ni  le  poison;  il  aim?roit  les  hommes,  il  en 
seroit  aimé  :  il  n'auroit  point  ces  grandes  ri- 
chesses ,  qui  lui  sont  aussi  inutiles  que  du  sable  , 
puisqu'il  n'ose  y  toucher  ;  mais  il  jouiroit  libre- 
ment des  fruits  de  la  terre  ,  et  ne  soullriroit 
aucun  véritable  besoin.  Cet  homme  paroît  faire 


Vah.  —  *  plus  douce  encore.  A.  —  -  son  conseil.  A.  — 
3  il  fait  tout  ce  qu'il  veut  ;  cl  cependant.  A. 


414 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  HT. 


lout  ce  qu'il  vent  ;  mais  il  s'en  faut  ])ien  qu'il 
ne  le  fasse  :  il  fait  tout  ce  que  veulent  ses  pas- 
sions féroces  '  ;  il  est  toujours  entraîné  par  son 
avarice ,  par  sa  crainte  ,  par  ses  soupçons.  Il 
pareil  niaitre  de  tous  les  autres  hommes:  mais 
il  n'est  pas  maître  de  lui-même  ,  car  il  a  autant 
de  maitres  et  de  liourreaux  qu'il  a  de  désirs 
\iolens. 

Je  raisonnois  ainsi  de  Pygmaiion  sans  le 
voir;  car  on  ne  le  voyoit  point,  et  on  regardoit 
seulement  avec  cramle  ces  hautes  fours  ,  qui 
étoient  nuit  et  jour  entourées  de  gardes ,  où  il 
s'étoit  mis  lui-même  comme  en  prison ,  se  ren- 
fermant avec  ses  trésors.  Je  comparois  ce  roi 
invisible  avec  Sésostris  si  doux  ,  si  accessible  , 
si  affable,  si  curieux  de  voir  les  étrangers,  si 
attentif  à  écouter  tout  le  monde,  et  à  tirer  du 
cœur  des  hommes  la  vérité  qu'on  cache  aux 
rois.  Sésostris,  disois-je  ,  ne  craiguoil  rien  ,  et 
navoit  rien  à  craindre;  il  se  montroit  à  tons 
ses  sujets  conmie  à  ses  propres  enfans  :  celui-ci 
craint  lout ,  et  a  lout  à  craindre.  Ce  méchant 
roi  est  loujotus  exposé  à  une  murt  funeste  , 
même  dans  son  palais  inaccossilde  ,  au  milieu 
de  ses  gardes;  au  contraire,  le  bon  roi  Sésos- 
tris étoit  en  sûreté  au  milieu  de  la  foule  des 
peuples  ,  connue  un  bon  père  dans  sa  maison  , 
environné  de  sa  famille. 

Pygmaiion  donna  ordre  de  ion\oyer  les 
troupes  de  l'île  de  Chypre  qui  étoient  venues 
secourir  les  siennes  à  cause  de  l'alliance  qui 
étoit  entre  les  deux  peuples,  Narbal  prit  cette 
occasion  de  me  mellre  en  libellé  ;  il  me  lit 
passer  en  revue  parmi  les  soldats  chypriens  : 
car  le  Roi  étoit  ombrageux  jusque  dans  les 
moindres  choses.  Le  défaut  des  princes  trop 
faciles  et  inappliqués  est  de  se  livrer  avec  une 
aveugle  contiance  à  des  favoris  artificieux  et 
corrompus.  Le  défaut  de- celui-ci  étoit  au  con- 
traire de  se  délier  d(!S  plus  hoiinèles  gens  :  il  ne 
savoit  point  discerner  les  hommes  droits  et 
simples  qui  agissent  sans  déguisement;  aussi 
n'avoit-il  jamais  \n  de  gens  de  bien,  car  de 
telles  gens  ne  vont  point  chercher  un  roi  si 
corrompu.  D'ailleurs,  il  avoit  vu  .  depuis  qu'il 
étoit  sur  le  trône,  dans  les  liommes  dont  il 
s'étoit  servi,  tant  de  dissinnilalion  ,  de  perlidie, 
et  de  vices  affreux  déguisés  sous  les  apparences 
de  la  vertu  ,  qu'il  regardoit  Ions  les  hommes , 
sans  exception,  comme  s'ils  eussent  été  mas- 
qués. Il  snpposoit  qu'il  n'y  a  aucune  sincère 
vertu  sur  la  terre  -  :  ainsi  il  regardoit  tous  les 


homn^e?  comme  étant  à  peu  près  égaux.  Quand 
il  trouvoit  un  homme  faux  et  corrompu  ,  il  ne 
se  donnoit  point  la  peine  d'en  chercher  un  autre, 
comptant  qu'un  autie  ne  seroit  pas  meilleur. 
Les  bons  lui  paroissoient  pires  (|ue  les  médians 
les  plus  déclarés  ,  parce  qu'il  les  croyoil  aussi 
médians  et  plus  trompeurs. 

Pour  revenir  à  moi ,  je  fus  confondu  *  avec 
les  Chypriens,  et  j'échappai  à  la  défiance  péné- 
Iranle  du  Roi.  Narbal  Irembloit,  dans  la  crainte 
que  je  ne  fusse  découvert  :  il  lui  en  eût  coûté 
la  vie,  et  à  moi  aussi.  Son  impatience  de  nous 
voir  partir  étoit  incroyalde  :  mais  les  vejits  con- 
traires nous  retinrent  assez  long-temps  à  Tyr. 

Je  profilai  de  ce  séjour  pour  connoître  les 
mœurs  des  Phéniciens ,  si  célèbres  dans  toutes 
les  nations  connues.  J'admirois  l'heureuse  si- 
tuation de  cette  grande  ville,  qui  est  au  milieu 
de  la  mer,  dans  mie  ile.  La  côle  voisine  est  dé- 
licieuse par  sa  fertilité,  par  les  fruits  exquis 
qu'elle  porte  ,  par  le  nombre  des  villes  et  des 
villages  qui  se  touchent  presque  ,  enfin  par  la 
douceur  de  son  climat  :  car  les  montagnes  niel- 
lent cette  côle  à  l'abri  des  vents  brûlans  du 
midi;  elliiest  rafraîchie  |)ar  le  vent  du  nord  qui 
souflle  -  du  (Aie  de  la  mer.  Ce  pays  est  an  pied 
•lu  Liban,  dont  le  sommet  fend  les  nues  et  va 
toucher  les  aslres;  une  glace  éternelle  couvre 
son  front;  des  ileuves  pleins  de  neige  tombent, 
comme  des  torrens  ,  des  pointes  des  rochers  qui 
environnent  sa  léte.  Au-dessous  on  voit  une 
vaste  forêt  de  cèdres  antiques,  qui  paroissent 
aussi  vieux  que  la  terre  où  ils  sont  phuités,  et 
qui  portent  leurs  branches  épaisses  jusque  vers 
les  nues.  Ceile  forêt  a  sous  ses  pieds  de  gras  pâ- 
turages dans  la  pente  de  la  montagne.  C'est  là 
qu'on  voit  errer  les  taureaux  qui  mugissent,  les 
brebis  qui  bêlent,  avec  leurs  tendres  agneaux 
(|ui  bondissent  sur  l'herbe  fraîche  :  là  coulent 
raille  divers  ruisseaux  d'une  eau  claire,  qui  dis- 
Iribuenl  l'eau  pailont.  Eulin  on  voit  au-dessous 
de  ces  pâturages  le  |)ied  de  la  montagne  i\n\  est 
comme  un  jardin  :  le  prinleuips  et  l'aulomne  y 
régnent  ensemble  pour  y  joindre  les  fleurs  et 
les  fruits.  Jamais  ni  le  souffle  empesté  du  midi, 
qui  sèche  et  qui  brûle  tout ,  ni  le  rigoureux 
aquilon  ,  n'ont  osé  etfacer  les  vives  couleurs  qui 
ornent  ce  jardin. 

C'est  auprès  de  cette  belle  cote  que  s'élève 
dans  la  mer  l'île  où  est  bâtie  la  ville  de  Tyr. 
Celle  grande  ville  semble  nager  au-dessus  des! 
eaux,  et  être  la  reine  de  toute  la  mer.  Les  mar- 
chands y   abordent  de   toutes   les   parties  di 


Var.  —  *  fiToces  m.  A    «j.  n, 
el  plus  trompeurs,  m.  A.  oj.  u. 


—  -  ainsi  il  ivgar.loit. 


Var.  —  '  je  fus  Jonc  tonfonlu.  A.  —  ^  qui  vient,  a. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  HT, 


monde  ,  et  ses  habitans  sont  eux-mêmes  les 
plus  fameux  marchands  qu'il  \  ait  dans  l'uni- 
vers. Quand  on  entre  dans  cette  ville,  on  croit 
d'abord  que  ce  n'est  point  une  ville  qui  appar- 
tienne à  un  peuple  particulier,  mais  qu'elle  est 
la  ville  commune  de  tous  les  peuples ,  et  le 
centre  de  leur  commerce.  Elle  a  deux  grands 
môles,  semblables  à  deux  bras  ',  qui  s'avancent 
dans  la  mer,  et  qui  embrassent  un  vaste  port 
où  les  vents  ne  peuvent  entrer.  Dans  ce  port  on 
voit  comme  une  forêt  de  mais  de  navires  ;  et  ces 
navires  sont  si  nombreux ,  qu'à  peine  peut-on 
découvrir  la  mer  qui  les  porte.  Tous  les  citoyens 
s'appliquent  au  commerce,  et  leurs  grandes 
richesses  ne  les  dégoûtent  jamais  du  travail  né- 
cessaire pour  les  augmenter.  On  y  voit  de  tous 
côtés  le  fin  lin  d'Egypte,  et  la  pourpre  tyrienne 
deux  fois  teinte,  d'un  éclat  merveilleux;  cette 
double  teinture  est  si  vive,  que  le  temps  ne 
peut  l'effacer  :  on  s'en  sert  pour  des  laines 
fines,  qu'on  rehausse  d'une  broderie  d'or  et 
d'argent.  Les  Phéniciens  font  le  commerce  de 
tous  les  peuples  jusqu'au  détroit  de  Gadès ,  et 
ils  ont  même  pénétré  dans  le  vaste  océan  qui 
environne  foute  la  terre.  Ils  ont  fait  aussi  de 
longues  navigations  sur  la  mer  Houge;  et  c'est 
par  ce  chemin  qu'ils  vont  chercher,  dans  des 
îles  inconnues,  de  l'or,  des  parfums,  et  divers 
animaux  qu'on  ne  voit  point  ailleurs. 

Je  ne  pouvois  rassasier  mes  yeux  du  specta- 
cle magnifique  de  cette  grande  ville  où  tout 
étoit  en  mouvement.  Je  n'y  voyois  point,  comme 
dans  les  villes  de  la  Grèce,  des  hoimnes  oisifs  et 
curieux,  qui  vont  chercher  des  nouvelles  dans 
la  place  puldique,  ou  regarder  les  étrangers  qui 
arrivent  sur  le  j)orl.  Les  hommes  y  sont  occupés 
à  déchai'ger  leurs  vaisseaux,  à  transporter  leurs 
marchandises  ou  à  les  vendre;  à  ranger  leurs 
magasins,  et-  à  tenir  un  compte  exact  de  ce 
qui  leur  est  du  par  les  négocians  étrangers.  Les 
femmes  ne  cessent  jamais  ou  de  tiler  les  laines, 
ou  de  faire  des  desseins  de  broderie,  ou  de  jdier 
les  riches  étoffes. 

D'où  vient ,  disois-je  à  Narbal ,  que  les  Phé- 
niciens se  sont  rendus  les  maîtres  du  commerce 
de  toute  la  terre  ,  et  qu'ils  s'enrichissent  ainsi 
aux  dépens  de  tous  les  autres  peuples?  Vous  le 
voyez,  me  répondit-il;  la  situation  de  Tyr  est 
heureuse  pour  le  commerce  ^  C'est  notre  patrie 
qui  a  la  gloire  d'avoir  inventé  la  navigation  : 
lés  Tyriens  furent  les  premiers ,  s'il  en  faut 
croire  ce  qu'on  raconte  de  la  plus  obscure  an- 


Var.  —  *  qui  sont  comiïic  ilcu\    lu-as.  A.  —  -   l'I  m.  a. 
^[.  B.  —  3  la  navigalion.  a.  b. 


tiqnilé',  qui  domptèrent  les  flots  long-temps 
avant  l'àgc  de  ïiphys  et  des  Argonautes  tant 
vantés  dans  la  Grèce;  ils  furent ,  dis-je ,  les  pre- 
miers qui  osèrent  se  mettre  dans  nu  frêle  vais- 
seau à  la  merci  des  vagues  et  dos  tempêtes,  qui 
soudèrent  les  abîmos  -  de  la  mer,  qui  observè- 
rent les  astres  loin  de  la  terre,  suivant  la  science 
des  Egyptiens  et  des  Babyloniens  ,  enfin  qui 
réunirent  tant  de  peuples  que  la  mer  avoit  sé- 
parés. Les  Tyriens  sont  industrieux,  pafiens , 
laborieux,  propres  ^,  sobres  et  ménagers;  ils 
ont  une  exacte  police  ;  ils  sont  parfaitement 
d'accord  entr'eux  ;  jamais  peuple  n'a  été  plus 
constant,  plus  sincère,  plus  fidèle,  plus  sûr, 
plus  couimode  à  tous  les  étrangers.  Voilà,  sans 
aller  chercher  d'autres  causes ,  ce  qui  leur 
donne  l'empire  de  la  mer,  et  qui  fait  fleurir 
dans  leurs  ports  un  si  utile  commerce.  Si  la  di- 
vision et  la  jalousie  se  meltoient  entr'eux;  s'ils 
commençoient  à  s'amollir  dans  les  délices  et 
dans  l'oisiveté  ;  si  les  premiers  de  la  nation  * 
méprisoient  le  travail  et  l'économie;  si  les  arts 
cessoient  d'être  en  honneur  dans  leur  ville; 
s'ils  manquoient  de  bonne  foi  vers  les  étrangers; 
s'ils  alléroieut  tant  soit  peu  les  règles  d'un 
commerce  libre  ,  s'ils  négligeoient  leurs  manu- 
factures, et  s'ils  cessoient  de  faire  les  grandes 
avances  qui  sont  nécessaires  pour  rendre  leurs 
marchandises  parfaites,  chacune  dans  son  gen- 
re ",  vous  v;2rriez  bieulôl  tomber  cette  puissance 
qi«e  vous  admirez. 

Mais  expliquez-moi  ,  lui  disois-je,  les  vrais 
moyens  d'établir  un  jour  à  Ithaque  un  pareil 
commerce.  Faites,  me  répondit-il,  comme  on 
fait  ici  :  recevez  bien  et  facilement  tous  les 
étrangers  ;  faites-leur  trouver  dans  vos  ports  la 
sûreté,  la  commodité,  la  liberté  entière;  ne 
vous  laissez  jamais  entraîner  ni  par  l'avarice  ni 
par  l'orgueil.  Le  vrai  moyen  de  gagner  beau- 
coup est  de  ne  \ouloir  jamais  trop  gagner,  et 
de  savoir  perdre  à  proi)os.  Faites-vous  aimer 
])ar  tous  les  étrangers;  souffrez  même  quelque 
chose  d'eux:  craignez  d'exciter  leur  jalousie 
par  votre  hauteur  :  soyez  constant  dans  les  rè- 
gles du  comuiercc;  qu'elles  soient  simples  et 
faciles  ;  accoutumez  vos  peuples  à  les  suivre  in- 
violiblement;  puuissez  sévèrement  la  fraude  , 
et  même  la  négligeure  ou  le  faste  des  mar- 
chands, qui  ruinent  le  commerce  en  ruinant  les 
hommes  qui  le  font.  Surtout  n'entreprenez  ja- 
mais de  gêner  le  commerce  pour  le   tourner 


Vah.  —  '  dlis.un'  aiiliiiiiilé  ,  (|ui  oscri'iit  se  mctlro  a.  — 
*  qui  (lonipU  Ti'iil  ruiifiu'il  ili'  la  nier.  a.  —  ■*  propres  m.  a. 
(ij-  f-  —  ^  li's  premiois  d'culi'.iiv.  a.  —  5  j'm,  toiiinieice 
libre  ,  vous  verriez  ,  ele.  A. 


416 


TÉLÉMAQCE.  LIVRE  ITI. 


selon  vos  vues.  Il  faut  que  le  prince  ne  s'en 
nièle  point ,  de  peur  de  le  gêner,  et  qu'il  en 
laisse  tout  le  prolit  à  ses  sujets  qui  en  ont  la 
peine  ;  autrement  il  les  découragera  :  il  en 
tirera  assez  d'avantages  par  les  grandes  richesses 
qui  entreront  dans  ses  États.  Le  commerce  est 
comme  certaines  sources  :  si  vons  voulez  dé- 
tourner leurs  cours  ,  vous  les  faites  tarir.  Il  n'y 
a  que  le  prolit  et  la  commodité  qui  attirent  les 
étrangers  chez  vous;  si  vous  leur  rendez  le 
commerce  moins  commode  et  moins  utile ,  ils 
se  retirent  insensiblement .  et  ne  reviennent 
plus,  parce  que  d'autres  peuples,  profitant  de 
votre  imprudence  ,  les  attirent  chez  eux  ,  et  les 
accoutument  à  se  passer  de  vous.  Il  faut  même 
vous  avouer  que  depuis  quelque  temps  la  gloire 
de  Tyr  est  bien  obscurcie.  0  si  vous  l'aviez  vue, 
mon  cher  Tclémaquc ,  avant  le  règne  de  Pyg- 
malion,  vousaui'iez  été  bien  plus  étnnné!  Vous 
ne  trouvez  plus  mamtcnant  ici  que  les  tristes 
restes  d'une  grandeur  qui  menace  ruine.  0  mal- 
heureuse Tyr!  en  quelles  mains  es-tu  tombée  ! 
auti'efois  la  mei'  t'apportoil  le  tiihut  de  fi)us  les 
peu|)les  de  la  terre. 

Pygmalion  craiat  tout,  et  des  étrangers  et  de 
ses  sujets.  Au  lieu  d'ouvrir.  sui\aut  notre  an- 
cienne coutume  ,  ses  ports  à  toutes  les  nations 
les  plus  éloignées,  dans  une  entière  libeité  ,  il 
veut  savoir  le  nombre  des  vaisseaux  qui  arri- 
vent, leur  pays .  les  noms  des  honunes  qui  y 
sont,  leur  gL'in-e  de  commerce,  la  nature  et  le 
prix  de  leuis  marchandises,  et  le  temps  qu'ils 
doivent  demeurer  ici.  11  fait  encore  pis;  car  il 
use  de  supercherie  pour  surprendre  les  mar- 
chands, et  pour  contisqucr  leurs  marchandises. 
Il  inquiète  les  mari.iiands  qu'il  croit  les  plus 
opulens;  il  établit,  sous  divers  prétextes,  de 
nouveaux  im[)ôls.  Il  veut  entrer  lui-même  dans 
le  commerce;  cl  tout  le  monde  craint  d'avoir 
quelque  affaire  avec  lui.  Ainsi  le  commerce  lan- 
guit; les  étrangers  oublient  peu  à  peu  le  che- 
min de  Tyr,  qui  leur  étoit  autrefois  si  doux  : 
et,  si  Pygmalion  ne  change  de  conduite,  notre 
gloire  et  notre  puissance  seront  bientôt  trans- 
portées à  quelque  autre  peuple  ni:eu\  gouvernjî 
que  nous. 

Je  demandai  ensuite  à  Narbal  comment  les 
Tyriens  s'étoient  rendus  si  puissans  sur  la  * 
mer  :  car  je  voulois  n'ignorer  rien  de  tout  ce 
qui  sert  au  gouvernement  d'un  royaume.  Nous 
avons,  me  répondit-il,  les  forêls  du  Liban  qui 
fournissent  le  bois  des  vaisseaux  ;  et  nous  les 
réservons  avec  soin  pour  cet  usage  :  on  n'en 

Yak.  —  *  la  m.  A.  aj.  a. 


coupe  jamais  que  pour  les  besoins  publics.  Pour 
la  construction  des  vaisseaux ,  nous  avons  l'a- 
vantage d'avoir  des  ouvriers  habiles.  Comment, 
lui  disois-je,  avez-vous  pu  faire  pour  trouver 
ces  ouvriers? 

Il  me  répondoit  :  Ils  se  sont  formés  peu  à 
peu  dans  le  pays.  Quand  on  récompense  bien 
ceux  qui  excellent  dans  les  arts ,  on  est  sûr  d'a- 
voir bientôt  des  hommes  qui  les  mènent  à  leur 
dernière  perfection  ;  car  les  hommes  qui  ont  le 
plus  de  sagesse  et  de  talent  ne  manquent  point 
de  sadonner  aux  arts  auxquels  les  grandes  ré- 
compenses sont  attachées.  Ici  on  traite  avec 
honneur  tous  ceux  qui  réussissent  dans  les  arts 
et  dans  les  sciences  utiles  à  la  navigation.  On 
considère  un  bon  géomètre;  on  estime  fort  un 
habile  astronome  ;  on  comble  de  biens  un  pilote 
qui  surpasse  les  autres  dans  sa  fonction  :  on  ne 
méprise  point  un  bnn  charpentier;  au  contraire, 
il  est  bien  payé  cl  bien  traité.  Les  bons  rameurs 
mêmes  ont  des  récompenses  sûres,  et  propor- 
tionnées à  leurs  services;  on  les  nourrit  bien; 
on  a  soin  d'eux  quand  ils  sont  malades;  en  leur 
absence  on  a  soin  de  leurs  fenunes  et  de  leurs 
enfans;  s'ils  périssent  dans  un  naufrage,  on 
dédommage  leurs  familles .  on  renvoie  chez  eux 
ceux  qui  ont  servi  un  certain  temps.  Ainsi  on 
en  a  autant  qu'on  en  veut  :  le  père  est  ravi  d'é- 
lever son  fils  dans  un  si  bf)n  n)étier  ;  et,  dès  sa 
plus  tendre  jeunesse,  il  se  hâte  de  lui  enseigner 
à  manier  la  rame  ,  à  tendre  les  cordages,  et  à 
mépriser  les  tcnipêtes.  C'est  ainsi  qu'on  mène 
les  hommes ,  sans  contrainte ,  par  la  récom- 
pense et  par  le  bon  ordre.  L'autorité  seule  ne 
tait  jamais  bien  ;  la  soumission  des  inférieurs 
ne  suffit  pas  :  il  faut  gagner  les  cœurs,  et  faire 
trouver  aux  hommes  leur  avantage  pour  les 
choses  où  l'on  veut  se  servir  de  leur  industrie. 

Après  ce  discours,  Narbal  me  mena  visiter 
tous  les  magasins ,  les  arsenaux ,  et  tous  les  mé- 
tiers qui  servent  à  la  construction  des  navires. 
Je  demandois  le  détail  des  moindres  choses ,  et 
j'écrivois  tout  ce  que  j'avuis  a[)pris ,  de  peur 
d'oublier  quelque  circonstance  utile. 

Cependant  Narbal ,  qui  connoissoit  Pygma- 
lion ,  et  qui  m'aimoit,  attendoit  avec  impa- 
tience mon  départ ,  craignant  que  je  fuîSJ  dé- 
couvert par  les  espions  du  Roi,  qui  alloient  nuit 
et  jour  par  toute  la  ville  :  mais  les  vents  ne 
nous  permettoieut  point  encore  de  nous  embar- 
quer. Pendant  que  nous  étions  occupés  à  visi- 
ter curieusement  le  port,  et  à  interroger  divers 
marchands,  nous  vîmes  venir  à  nous  un  offi- 
cier de  Pygmalion,  qui  dit  à  Narbal  :  Le  Roi 
vient  d'apprendre  d'un  des  capitaines  de  vais- 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  III. 


417 


seaux  qui  sont  revenus  d'EgypIe  avec  vous,  que 
vous  avez  mené  d'Egypte  un  étranger  qui  passe 
pour  Cdiyprien  :  le  Hoi  veut  qu'on  l'arrête,  et 
qu'on  sache  certainement  de  quel  pays  il  est; 
vous  en  répondrez  sur  votre  tète.  Dans  ce  mo- 
ment je  m'étois  un  peu  éloigné  pour  regarder 
de  plus  près  les  proportions  que  les  Ty riens 
avoicut  gardées  dans  la  construction  d'un  vais- 
seau presque  neuf,  qui  étoit,  disoit-on ,  par 
cette  proportion  si  exacte  de  toutes  ses  parties , 
le  meilleur  voilier  qu'on  eut  jamais  vu  dans  le 
port;  et  j'inlerrogeois  l'ouvrier  qui  avoit  réglé 
ces  proportions. 

Narbal ,  surpris  et  effrayé  ,  répondit  :  Je  vais 
chercher  *  cet  étranger,  qui  est  de  l'ile  de  Chy- 
pre. Quand  il  eut  perdu  de  vue  cet  officier,  il 
courut  vers  moi  pour  m'avertir  du  danger  où 
j'étois.  Je  ne  l'avois  que  trop  prévu ,  me  dit-il , 
mon  cher  Télémaque!  nous  sommes  perdus!  Le 
Roi ,  que  sa  défiance  tourmente  jour  et  nuit, 
soupçonne  que  vous  n'êtes  pas  de  l'île  de  Chy- 
pre ;  il  ordonne  ^  qu'on  vous  arrête  :  il  veut 
me  faire  périr  si  je  ne  vous  mets  entre  ses 
mains.  Que  ferons-nous?  0  dieux,  donnez-nous 
la  sagesse  pour  nous  tirer  de  ce  péril.  Il  faudra, 
Télémaque,  que  je  vous  mène  au  palais  du  Roi. 
Vous  soutiendrez  que  vous  êtes  Chyprien,  de  la 
ville  d'Amathonte,  fils  d'un  statuaire  de  Vénus. 
Je  déclarerai  que  j'ai  connu  autrefois  votre 
père  ;  et  peut-être  que  le  Roi ,  sans  approfondir 
davantage  ,  vous  laissera  partir.  Je  ne  vois 
plus  d'autre  moyen  de  sauver  votre  vie  et  la 
mienne. 

Je  répondis  à  Narbal  :  Laissez  périr  un  mal- 
heureux que  le  destin  veut  perdre.  Je  sais  mou- 
rir, Narhal  ;  et  je  vous  dois  trop  pour  vouloir 
vous  entraîner  dans  mon  malheur.  Je  ne  puis 
me  résoudre  à  mentir  ;  je  ne  suis  pas  Chyprien, 
et  je  ne  saurois  dire  que  je  le  suis.  Les  dieux 
voient  ma  sincérité  :  c'est  à  eux  à  conserver 
ma  vie  par  leur  puissance ,  s'ils  le  veulent  ^; 
mais  je  ne  veux  point  la  sauver  par  un  men- 
songe. 

Narbal  me  répondoit  :  Ce  mensonge ,  Télé- 
maque ,  n'a  rien  qui  ne  soit  innocent  ;  les  dieux 
mêmes  ne  peuvent  le  condamner  :  il  ne  fait  au- 
cun mal  à  personne  ;  il  sauve  la  vie  à  deux  in- 
nocens;  il  ne  trompe  le  Roi  que  pour  l'empê- 
cher de  faire  un  grand  crime.  Vous  poussez 
trop  loin  ''  l'ainour  de  la  vertu  et  la  crainte  de 
blesser  la  religion. 

Il  suffit,  lui  disois-je,  que  le  mensonge  soit 

Var.  —  1  Je  cherche,  a.  b.  —  ^  il  veut.  A.  —  '  s'ils  le 
veulent,  m.  A.  aj.  b.  —  *  Vous  poussez  trop  loin,  Télémaque, 
l'amour ,  etc.  a. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


mensonge,  pour  n'être  pas  digne  d'un  homme 
qui  parle  en  présence  des  dieux  ,  et  qui  doit 
tout  à  la  vérité.  Cehii  qui  blesse  la  vérité  olfense 
les  dieux  ,  et  se  blesse  soi-même ,  car  il  parle 
contre  sa  conscience.  Cessez,  Narbal,  de  me 
proposer  ce  qui  est  indigne  de  vous  et  de  moi. 
Si  les  dieux  ont  pitié  de  nous,  ils  sauront  bien 
nous  délivrer  :  s'ils  veulent  nous  laisser  périr, 
nous  serons  en  mourant  les  victimes  de  la  vé- 
rité, et  nous  laisserons  aux  hommes  l'exemple 
de  préférer  la  vertu  sans  tache  à  une  longue 
vie  :  la  mienne  n'est  déjà  que  trop  longue  , 
élant  si  malheureuse.  C'est  vous  seul,  ô  mon 
cher  Narbal ,  pour  qui  mon  cœur  s'attendrit. 
Falloit-il  que  votre  amitié  pour  un  malheureux 
étranger  vous  fût  si  funeste  ! 

Nous  demeurâmes  long -temps  dans  cette 
espèce  de  combat  :  mais  enfin  nous  vîmes  arri- 
ver un  homme  qui  couroit  hors  d'haleine  ;  c'é- 
toit  un  autre  officier  du  Roi ,  qui  venoit  de  la 
part  d'Astarbé.  Cette  femme  étoit  belle  comme 
une  déesse;  elle  joignoit  aux  charmes  du  corps 
tous  ceux  de  l'esprit;  elle  étoit  enjouée,  flat- 
teuse, insinuante.  Avec  *  tant  de  charmes  trom- 
peurs elle  avoit,  comme  les  Sirènes,  un  cœur 
cruel  et  plein  de  malignité  ;  mais  elle  savoit 
cacher  ses  sentimens  corrompus,  par  un  pro- 
fond artifice.  Elle  avoit  su  gagner  le  cœur  de 
Pygmalion  par  sa  beauté ,  par  son  esprit,  par  sa 
douce  voix,  et  par  l'harmonie  de  sa  lyre.  Pyg- 
malion ,  aveuglé  par  un  violent  amour  pour 
elle  ,  avoit  abandonné  la  reine  Topha  ,  son 
épouse.  Il  ne  songeoit  qu'à  contenter  toutes  les 
passions  de  l'ambitieuse  Astarbé  :  l'amour  de 
cette  femme  ne  lui  étoit  guère  moins  funeste 
que  son  infâme  avarice.  Mais  quoiqu'i'  eût  tant 
de  passion  pour  elle  ,  elle  n'avoit  pour  lui  que 
du  mépris  et  du  dégoût;  elle  cachoit  ses  vrais 
sentimens  ;  et  elle  faisoit  semblant  de  ne  vouloir 
vivre  que  pour  lui ,  dans  le  même  temps  où  elle 
ne  pouvoit  le  soufl'rir. 

Il  y  avoit  à  Tyr  un  jeune  Lydien  nommé 
Malachon,  d'une  merveilleuse  beauté,  mais 
mou ,  efféminé ,  noyé  dans  les  plaisirs.  Il  ne 
songeoit  qu'à  conserver  la  délicatesse  de  son 
teint,  qu'à  peigner  ses  cheveux  blonds  flottans 
sur  ses  épaules,  quà  se  parfumer,  qu'à  don- 
ner un  tour  gracieux  aux  plis  de  sa  robe  ,  enfin 
qu'à  chanter  ses  amours  sur  sa  lyre.  Astarbé  le 
vit,  elle  l'aima,  et  devint  furieuse.  Il  la  mé- 
prisa, parce  qu'il  étoit  passionné  pour  une  autre 
femme.  D'ailleurs  il  craignit  de  s'exposer  à  la 


Var.  —  '  Avec  une  apparence  de  douceur,  elle  avoit  ui» 
cœur  cruel.  A. 

27 


ils 

ciuelle  jalousie  du  Roi.  Astaibé,  se  sentant  mé- 
prisée, s'abandonna  à  son  ressentiment.  Dans 
son  désespoir,  elle  s'imagina  qu'elle  pouvoit 
faire  passer  INlalachon  pour  l'étranger  que  le 
Roi  faisoit  chercher,  et  qu'on  disoit  qui  étoit 
venu  avec  Narbal.  En  eflet .  elle  le  persuada  à 
Pygmalion  ,  el  corrompit  tous  ceux  qui  auroient 
pu  le  détromper.  Comme  il  n'aimoit  point  les 
hommes  vertueux  ,  et  qu'il  ne  savoit  point  les 
discerner,  il  n'étoit  environné  que  de  gens  inté- 
ressés, artilicieux,  prêts  à  exécuter  ses  ordres 
injustes  et  sanguinaires.  De  telles  gens  crai- 
gnoient  l'autorité  d'Astarbé,  et  ils  lui  aidoient 
à  tromper  le  Roi,  de  peur  de  déplaire  à  cette 
femme  hautaine  qui  avoit  toute  sa  confiance. 
Ainsi  INlalachon  *,  quoique  connu  pour  Lydien  - 
dans  toute  la  ville,  passa  pour  le  jeune  étranger 
que  Narbal  avoit  emmené  d'Egypte  :  il  fut  mis 
en  prison. 

Astarbé ,  qui  craignit  que  Narbal  n'allât  par- 
ler au  Roi,  et  ne  découvrît  son  imposture,  en- 
voyoit  en  diligence  à  Narbal  cet  oriicier,  qui  lui 
dit  ces  paroles  :  Astarbé  vous  défend  de  décou- 
vrir au  Roi  quel  est  votre  étranger;  elle  ne  vous 
demande  que  le  silence,  et  elle  saura  bien  faire 
en  sorte  que  le  Roi  soit  content  de  vous  :  cepen- 
dant hàtez-vous  de  faire  embarquer  avec  les 
Chypriens  le  jeune  étranger  que  vous  avez  em- 
mené d'Egypte,  afin  qu'on  ne  le  voie  plus  dans 
la  ville.  Narbal,  ravi  de  pouvoir  ainsi  sauver 
sa  vie  et  la  mienne,  promit  de  se  taire  ;  et  l'ofti- 
cier,  satisfait  d'avoir  obtenu  ce  qu'il  demandoit, 
s'en  retourna  rendre  compte  à  Astarbé  de  sa 
commission. 

Narbal  et  moi  ,  nous  admirâmes  la  bonté 
des  dieux,  qui  récompensoient  notre  sincérité, 
et  qui  ont  •'  un  soin  si  touchant  de  ceux  qui 
hasardent  tout  pour  la  vertu.  Nous  regardions 
avec  horreur  un  roi  livré  à  l'avarice  et  à  la 
volupté.  Celui  qui  craint  avec  tant  d'excès 
d'être  trompé,  disions-nous,  mérite  de  l'être, 
et  l'est  presque  toujours  grossièrement.  Il  se 
défie  des  gens  de  bien,  et  il  s'abandonne  à 
des  scélér&ts  :  il  est  le  seul  qui  ignore  ce  qui 
se  passe.  Voyez  Pygmalion;  il  est  le  jouet 
d'une  femme  sans  pudeur.  Cependant  les  dieux 
se  servent  du  mensonge  des  médians  pour 
sauver  les  bons ,  qui  aiment  mieux  perdre  la 
vie  que  de  mentir. 

En  même  temps  nous  aperçûmes  que  les 


TÉLÉiMAQUE.  LIVRE  III. 


vents  changeoient,  et  qu'ils  devenoient  favora- 
bles aux  vaisseaux  de  Chypre.  Les  dieux  se  dé- 
clarent, s'écria  Narbal;  ils  veulent,  mon  cher 
Télémaque  ,  vous  mettre  en  sûreté  :  fuyez  cette 
terre  crnelle  et  maudite  !  Heureux  qui  pourroit 
vous  suivre  jusque  dans  les  rivages  les  plus  in- 
connus !  heureux  qui  pourroit  vivre  et  mourir 
avec  vous  !  Mais  un  destin  sévère  m'attache  à 
cette  malheureuse  patrie  ;  il  faut  souft'rir  avec 
elle  :  peut-être  faudra-t-il  être  enseveli  dans  ses 
ruines;  n'importe,  pourvu  que  je  dise  toujours 
la  vérité,  et  que  mon  cœur  n'aime  que  la  jus- 
lice.  Pour  vous,  ô  mon  cher  Télémaque,  je 
prie  les  dieux ,  qui  aous  conduisent  comme  par 
la  main,  de  vous  accorder  le  plus  précieux  de 
tous  leurs  dons ,  qui  est  la  vertu  pure  et  sans 
tache,  jusqu'à  la  mort.  Vivez,  retournez  en 
Ithaque,  consolez  Pénélope,  délivrez-la  de  ses 
téméraires  amans.  Que  vos  yeux  puissent  voir, 
que  vos  mains  '  puissent  embrasser  le  sage 
Ulysse;  et  qu'il  trouve  en  vous  un  fils  qui  égale 
sa  sagesse!  Mais,  dans  votre  bonheur,  souve- 
nez-vous du  malheureux  Narbal ,  et  ne  cessez 
jamais  de  m'aimer. 

Quand  il  eut  achevé  ces  paroles,  je  l'arrosai  * 
de  mes  larmes  sans  lui  répondre  :  de  profonds 
soupirs  m'empêchoient  de  parler;  nous  nous 
embrassions  en  silence.  Il  me  mena  jusqu'au 
vaisseau;  il  demeura  sur  le  rivage;  et,  quand 
le  vaisseau  fut  parti ,  nous  ne  cessions  de  nous 
regarder  tandis  que  nous  pûmes  nous  voir. 


var. 


■  1   que  vos  deux  yeux que  vos  deux  mains. 

raiTosois.  A.  B.  c.  L'auteur  avoit  écrit  d'abord  : 


Prndnnt  qu'il  me  parlait  ainsi,  je  l'arrosois,  etc.  11  a 
t'Hacc  les  premiers  mois,  pour  y  subsliliier.  Quand  il  eut 
achevé  ces  paroles;  mais  en  iiunue  temps  il  n'a  pas  songé  i» 
mettre  au  YSiis(',Jr  l'arrosai.  Tous  les  éditeurs,  depuis  1717, 
n'ont  pas  balancé  à  faire  cette  correction. 


Var.  —  *  Ainsi  le  jeune  ^iaIachon.  A.  — -pour  Cretois. 
A.  L'auteur  a  oublié  d'elTacer  ce  mot ,  et  de  le  remplacer 
par  Lydien  ,  comme  il  l'a  fait  plus  haut,  Ce  qui  fait  qu'on 
lit  Cretois  dans  les  éditious  antérieures  a  1717.  —  3  quj 
avoient.  A. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IV. 


419 


UYRE  IV. 

Calypso  iiitorrompt  Téléuiaquc  pour  le  faire  reposer.  Mentor 
le  blâme  en  secret  d'avoir  entrepris  le  récit  de  ses  aven- 
tures, et  cependant  lui  conseille  de  l'achever,  puisqu'il 
l'a  commencé.  Télémaque  ,  selon  l'avis  de  Mentor,  con- 
tinue son  récit.  Peudant  le  trajet  de  Tyr  à  l'iie  de  Cliypre, 
il  voit  en  songe  Vénus  et  Cupidon  l'inviter  au  plaisir  : 
Minerve  lui  apparoU  aussi,  le  protégeant  de  son  égide, 
et  Mentor  l'exhortant  k  fuir  de  l'ile  de  Chypre.  A  son 
réveil,  les  Chypriens ,  noyés  dans  le  vin,  sont  surpris 
par  une  furieuse  tempête,  qui  eût  fait  périr  le  navire  , 
si  Télémaque  lui-même  n'eût  pris  en  main  le  gouvernail , 
et  commandé  les  manœuvres.  Enfin  on  arrive  dans  l'ile. 
Peintures  des  mœurs  voluptueuses  de  ses  habitans ,  du 
culte  rendu  à  Vénus ,  et  des  impressions  funestes  que  ce 
spectacle  produit  sur  le  cœur  de  Télémaque.  Les  sages 
conseils  de  Mentor,  qu'il  retrouve  tout-k-coup  en  ce  lieu, 
le  délivrent  d'un  si  grand  danger.  Le  Syrien  Hasaël ,  k 
qui  Mentor  avoit  été  vendu  ,  ayant  été  contraint  par  les 
vents  de  relâcher  k  l'ile  de  Chypre ,  comme  il  alloit  en 
Crète  pour  y  étudier  les  lois  de  Minos ,  rend  k  Télémaque 
son  sage  conducteur,  et  s'embarque  avec  eux  pour  l'ile 
de  Crète.  Ils  jouissent,  dans  ce  trajet,  du  beau  spectacle 
d'.\niphitrite  tramée  dans  son  char  par  des  chevaux  marins. 

C.\LYPso ,  qui  avoit  été  jusqu'à  ce  moment 
iiiuiiobile  ,  et  transportée  de  plaisir  en  écoutant 
les  aventures  de  Télémaque  ,  l'interrompit  pour 
lui  faire  prendre  quelque  repos.  Il  est  temps  , 
lui  dit-elle  ,  que  vous  alliez  goûter  la  douceur 
du  sommeil  après  tant  de  travaux.  Vous  n'avez 
rien  à  craindre  ici  ;  tout  vous  est  favorable. 
Abandonnez-vous  donc  à  la  joie;  goûtez  la  paix  ^ 
et  tous  les  autres  dons  des  dieux ,  dont  vous 
allez  être  comblé.  Demain,  quand  l'Aurore  avec 
ses  doigts  de  roses  entr'ouvrira  les  portes  do- 
rées de  l'orient,  et  que  les  chevaux  du  soleil  , 
sortant  de  l'onde  amcre,  répandront  les  flam- 
mes du  jour  pour  chasser.devant  eux  toutes  les 
étoiles  du  ciel ,  nous  reprendrons ,  mon  cher 
Télémaque,  l'histoire  de  vos  malheurs.  Jamais 
votre  père  n'a  égalé  votre  sagesse  et  votre  cou- 
rage :  ni  Achille  vainqueur  d'Hector,  ni  Thésée 
revenu  des  enfers ,  ni  même  le  grand  Alcide 
qui  a  purgé  la  terre  de  tant  de  monstres  ,  n'ont 
fait  voir  ^  autant  de  force  et  de  vertu  que  vous. 
Je  souhaite  qu'un  profond  sommeil  vous  rende* 
cette  nuit  courte.  Mais  ,  hélas  !  qu'elle  sera 
longue  pour  moi  !  qu'il  me  tardera  de  vous  re- 
voir, de  vous  entendre,  de  vous  faire  redire  ce 
que  je  sais  déjà,  et  de  vous  demander  ce  que  je 

Var.  —  1  Abandonnez-vous  donc  a  la  joio,  à  la  paix,  et 
à  tous,  etc.  A.  —  2  n'ont  montré.  A.  —  *  rende  cette  uuit 
courte  pour  vous.  A.  b. 


ne  sais  pas  encore!  Allez,  mon  cher  Télémaque, 
avec  le  sage  Mentor,  que  les  dieux  vous  ont 
rendu;  allez  dans  cette  grotte  écartée,  où  tout 
est  préparé  pour  votre  repos.  Je  prie  Morphée 
de  répandre  ses  plus  doux  charmes  sur  vos 
paupières  appesanties ,  de  faire  couler  une 
vaj)eur  divine  dans  tous  vos  membres  fiitigués, 
et  de  vous  envoyer  des  songes  légers,  qui,  vol- 
tigeant autour  de  vous,  flattent  vos  sens  par  les 
images  les  plus  riantes ,  et  repoussent  loin  de 
vous  tout  ce  qui  pourroit  vous  réveiller  trop 
promptement. 

La  déesse  conduisit  elle-même  Télémaque 
dans  cette  grotte  séparée  de  la  sienne.  Elle 
n'étoit  ni  moins  rustique,  ni  moins  agréable. 
Une  fontaine  ,  qui  couloit  dans  un  coin ,  y  fai- 
soit  un  doux  muiMTiure  qui  appeloit  le  sommeil. 
Les  nymphes  y  avoient  préparé  deux  lits  d'une 
molle  verdure,  sur  lesquels  elles  avoient  étendu 
deux  grandes  peaux,  l'une  de  lion  pour  Télé- 
maque, et  l'autre  d'ours  pour  Mentor. 

Avant  que  de  laisser  fermer  ses  yeux  au  som- 
meil ,  Mentor  parla  ainsi  à  Télémaque  :  Le 
plaisir  de  raconter  vos  histoires  vous  a  en- 
traîné ;  vous  avez  charmé  la  déesse  en  lui  expli- 
quant '  les  dangers  dont  votre  courage  et  votre 
industrie  vous  ont  tiré  :  par  là  vous  n'avez  fait 
qu'enflammer  davantage  son  cœur,  et  que  vous 
préparer  une  plus  dangereuse  captivité.  Com- 
ment espérez-vous  qu'elle  vous  laisse  mainte- 
nant sortir  de  son  île,  vous  qui  l'avez  enchan- 
tée par  le  récit  de  vos  aventures?  L'amour 
d'une  vaine  gloire  vous  a  fait  parler  sans  pru- 
dence -.  Elle  s'étoit  engagée  à  vous  raconter 
des  histoires ,  et  à  vous  apprendre  quelle  a  été 
la  destinée  d'Ulysse  ;  elle  a  trouvé  moyen  de 
parler  long-temps  sans  rien  dire  ,  et  elle  vous  a 
engagé  à  lui  expliquer  tout  ce  qu'elle  désire 
savoir  :  tel  est  l'art  des  femmes  flatteuses  et 
passionnées.  Quand  est-ce ,  ô  Télémaque  ,  que 
vous  serez  assez  sage  pour  ne  parler  jamais  par 
vanité  ,  et  que  vous  saurez  taire  tout  ce  qui 
vous  est  avantageux  ,  quand  il  n'est  pas  utile  à 
dire?  Les  autres  admirent  votre  sagesse  dans 
un  âge  où  il  est  pardonnable  d'en  manquer  : 
pour  moi ,  je  ne  puis  vous  pardonner  rien  *  : 
je  suis  le  seul  qui  vous  connois,  et  qui  vous 
aime  assez  pour  vous  avertir  de  toutes  vos  fau- 
tes. Combien  êtes-vous  encore  éloigné  de  la  sa- 
gesse de  votre  père  ! 

Quoi  donc*!  i^épondit  Télémaque,  pouvois- 
je  refuser  à  Calypso  de  lui  raconter  mes  mal- 

Var.  —  1  lui  racontant,  a.  —  ^  gans  prudence.  Quand 
est-ce,  6  Télémaque,  etc.  A.  —  3  rien  vous  pardonner,  a.  — 
*  Mais  quoi  donc.  a. 


^20  TÉLÉMAQUE 

heurs?  Non,  reprit  Mentor,  il  falloit  les  lui  ra- 
conter :  mais  vous  deviez  le  faire  en  ne  lui  di- 
sant que  ce  qui  pouvoit  lui  donner  de  la  com- 
passion. Vous  pouviez  dire  que  vous  aviez  été  , 
tantôt  erraut .  tantôt  captif  en  Sicile  ,  et  puis 
en  Egypte.  C'étoit  lui  dire  assez  :  et  tout  le 
reste  n'a  servi  qu'à  augmenter  le  poison  qui 
brûle  déjà  son  cœur.  Plaise  aux  dieux  que  le 
vôtre  puisse  s'en  préserver  !  Mais  que  ferai-je 
donc?  continua  Télémaque,  d'un  ton  modéré 
et  docile.  Il  n'est  plus  temps,  repartit  Mentor, 
de  lui  cacher  ce  qui  reste  de  vos  aventures  : 
elle  en  sait  assez  pour  ne  pouvoir  être  trompée 
sur  ce  qu'elle  ne  sait  pas  encore  ;  votre  réserve 
ne  serviroit  qu'à  l'irriter.  Achevez  donc  demain 
de  lui  raconter  tout  ce  que  les  dieux  ont  fait  en 
voire  faveur,  et  apprenez  une  autre  fois  à  parler 
plus  sobrement  de  tout  ce  qui  peut  vous  attirer 
quelque  louange.  Télémaque  reçut  avec  amitié 
un  si  bon  conseil ,  et  ils  se  couchèrent. 

Aussitôt  que  Phébus  eut  répandu  ses  pre- 
miers rayons  sur  la  terre,  Mentor,  entendant 
la  voix  de  la  déesse  qui  appeloil  ses  nymphes 
dans  le  bois,  éveilla  Télémaque.  11  est  temps, 
lui  dit-il ,  de  vaincre  le  sommeil.  Allons  re- 
trouver Calypso  :  mais  déficz-vous  de  ses  dou- 
ces paroles;  ne  lui  ouvrez  jamais  votre  cœur: 
craignez  le  poison  Uatteur  de  ses  louanges.  Hier 
elle  vous  élevoil  au-dessus  de  votre  sage  père, 
de  l'invincible  Achille  ,  du  fameux  Thésée , 
d'Hercule  devenu  immortel.  Sentîtes  -  vous 
combien  cette  louange  est  excessive?  Criites- 
vous  ce  qu'elle  disoit?  Sachez  qu'elle  ne  le 
croit  pas  elle-même  :  elle  ne  vous  loue  qu'à 
cause  qu'elle  vous  croit  foible ,  et  assez  vain 
pour  vous  laisser  tromper  par  des  louanges  dis- 
proportionnées à  vos  actions. 

Après  ces  paroles,  ils  allèrent  au  lieu  où 
la  déesse  les  attendoit.  Elle  sourit  en  les  voyant, 
et  cacha ,  sous  une  apparence  de  joie  ,  la  crainte 
et  l'inquiétude  qui  troubloient  son  cœur;  car 
elle  prévoyoit  que  Télémaque,  conduit  par  Men- 
tor, lui  échapperoit  de  même  qu'Ulysse.  Hàtez- 
vous,  dit-elle  ,  mou  clîer  Télémaque,  de  satis- 
faire ma  curiosité  :  j'ai  cru,  pendant  toute  la 
nuit ,  vous  voir  partir  de  Pliénicie  et  chercher 
une  nouvelle  destinée  dans  l'Ile  de  Chypre. 
Dites-nous  donc  quel  fut  ce  voyage,  et  ne  per- 
dons pas  un  moment.  Alors  on  s'assit  sur  l'herbe 
semée  de  violettes ,  à  l'ombre  d'un  bocage 
épais. 

Calypso  ne  pouvoit  s'empêcher  de  jeter  sans 
cesse  des  regards  tendres  et  passionnés  sur  Té- 
lémaque, et  de  voir  avec  ind'gnation  que  Men- 
tor observoit  jusqu'au  moindre  mouvement  de 


LIVRE  IV. 

ses  yeux.  Cependant  toutes  les  nymphes  en  si- 
lence se  penchoient  pour  prêter  l'oreille ,  et 
faisoient  une  espèce  de  demi-cercle  pour  mieux 
voir  et  pour  mieux  écouter  '  :  les  yeux  de  toute 
l'assemblée  étoieut  immobiles  et  attachés  sur  le 
jeune  homme.  Télémaque,  baissant  les  yeux, 
et  rougissant  avec  beaucoup  de  grâce,  reprit 
ainsi  la  suite  *  de  son  histoire  : 

A  peine  le  doux  souffle  d'un  veut  favorable 
avoit  rempli  nos  voiles,  que  la  terre  de  Phé- 
nicie  disparut  à  nos  yeux.  Comme  j'étois  avec 
les  Chypriens,  dont  j'ignorois  les  mœurs,  je 
me  résolus  de  me  taire  ,  de  remarquer  tout,  et 
d'observer  toutes  les  règles  de  la  discrétion  pour 
gagner  leur  estime.  Mais  pendant  mon  silence 
un  sommeil  doux  et  puissant  vint  me  saisir  : 
mes  sens  étoieut  liés  et  suspendus;  je  goûtois 
une  paix  et  une  joie  profonde  qui  énivroit  mon 
cœur. 

Tout-à-coup  je  crus  voir  Vénus  qui  fendoit 
les  nues  dans  son  char  volant  conduit  par  deux 
colombes.  Elle  avoit  cette  éclatante  beauté , 
cette  vive  jeunesse,  ces  grâces  tendres,  qui 
parurent  en  elle  quand  elle  sortit  de  l'écume  de 
l'Océan,  et  qu'elle  éblouit  les  yeux  de  Jupiter 
même.  Elle  descendit  tout-à-coup  d'un  vol  ra- 
pide jusqu'auprès  de  moi,  me  mit  en  souriant 
la  main  sur  l'épaule,  et,  me  nommant  par  mon 
nom,  prononça  ces  paroles  :  Jeune  Grec,  tu  vas 
entrer  dans  mon  empire;  tu  arriveras  bientôt 
dans  cette  île  fortunée  où  les  plaisirs  ,  les  ris 
et  les  jeux  folâtres  naissent  sous  mes  pas.  Là  , 
tu  brûleras  des  parfums  sur  mes  autels;  là,  je 
te  plongerai  dans  un  fleuve  de  délices.  Ouvre 
ton  cccur  aux  plus  douces  espérances ,  et  garde- 
toi  bien  de  résister  à  la  plus  puissante  de  toutes 
les  déesses,  qui  veut  te  rendre  heureux. 

En  môme  temps  j'aperçus  l'enfant  Cupidon  , 
dont  les  petites  ailes  s'agilant  le  faisoient  voler 
autour  de  sa  mère.  Quoiqu'il  eût  sur  son  visage 
la  tendresse  ,  les  grâces  et  l'enjouement  de 
l'enfance ,  il  avoit  je  ne  sais  quoi  dans  ses 
yeux  perçans  qui  me  faisoit  peur.  Il  rioit  en 
me  regardant;  son  ris  étoit  malin,  moqueur  et 
cruel.  11  tira  de  son  carquois  d'or  la  plus  aiguë 
de  ses  flèches ,  il  banda  son  arc ,  et  alloit  me 
percer,  quand  Minerve  se  montra  soudainement 
pour  me  couvrir  de  son  égide.  Le  visage  de  cette 
déesse  n'avoit  point  cette  beauté  molle  et  cette 
langueur  passionnée  que  j'avois  remarquée  dans 
le  visage  et  dans  la  posture  de  Vénus.  C'étoit 
au  contraire  une  beauté  simple,  négligée,  mo- 


Var.  —  '  pour  mieux  écouter  et  pour  mieux  voir.  n.  c. 
Edit.f.  du  coj).—  2  le  fil.  a. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IV. 


421 


deste  ;  tout  étoit  grave,  vigoureux,  noble, 
plein  de  force  et  de  majesté.  La  flèche  de  Gu- 
pidon,  ne  pouvant  percer  l'égide,  tomba  par 
terre.  Cupidon,  indigné,  en  soupira  amère- 
ment; il  eut  honte  de  se  voir  vaincu.  Loin  d'ici, 
s'écria  Minerve,  loin  d'ici,  téméraire  enfant! 
tu  ne  vaincras  jamais  que  des  âmes  lâches ,  qui 
aiment  mieux  tes  honteux  plaisirs ,  que  la  sa- 
gesse, la  vertu  et  la  gloire.  A  ces  mots,  l'Amour 
irrité  s'envola;  et  Vénus  remontant  vers  l'O- 
lympe ,  je  vis  long-temps  son  char  avec  ses  deux 
colombes  dans  une  nuée  d'or  et  d'azur;  puis 
elle  disparut.  En  baissant  '  m.es  yeux  vers  la 
terre,  je  ne  retrouvai  plus  Minerve. 

Il  me  sembla  que  j'étois  transporté  dans  un 
jardin  délicieux,  tel  qu'on  dépeint  les  Champs- 
Elysées.  En  ce  lieu  je  reconnus  Mentor,  qui  me 
dit  :  Fuyez  cette  cruelle  terre,  cette  île  empes- 
tée ,  où  l'on  ne  respire  que  la  volupté.  La  vertu 
la  plus  courageuse  y  doit  trembler,  et  ne  se  peut 
sauver  qu'en  fuyant.  Dès  que  je  le  vis,  je  vou- 
lus me  jeter  à  son  cou  pour  l'embrasser;  mais 
je  sentois  que  mes  pieds  ne  pouvoient  se  mou- 
voir, que  mes  genoux  se  déroboient  sous  moi, 
et  que  mes  mains  ,  s' efforçant  de  saisir  Mentor, 
cherchoient  une  ombre  vaine  qui  m'échappoit 
toujours.  Dans  cet  effort  je  m'éveillai ,  et  je 
sentis  que  ce  songe  mystérieux  étoit  un  avertis- 
sement divin.  Je  me  sentis  plein  de  courage 
"contre  les  plaisirs,  et  de  défiance  contre  moi- 
même  pour  détester  la  vie  molle  des  Chypriens. 
Mais  ce  qui  me  perça  le  cœur  fut  que  je  crus 
que  Mentor  avoit  perdu  la  vie,  et  qu'ayant 
passé  les  ondes  du  Styx,  il  habitoit  l'heureux 
séjour  des  âmes  justes. 

Cette  pensée  me  fit  répandre  un  torrent  de 
larmes.  On  me  demanda  pourquoi  je  plenrois. 
Les  larmes,  réi)ondis-je,  ne  conviennent  que 
trop  à  un  malheureux  étranger  qui  erre  sans 
espérance  de  revoir  sa  patrie.  Cependant  tous 
les  Chypriens  qui  étoient  dans  le  vaisseau  s'a- 
bandonnoient  à  une  folle  joie.  Les  rameurs, 
ennemis  du  travail,  s'endormoient  sur  leurs 
rames;  le  pilote,  couronné  de  fleurs,  laissoit  le 
gouvernail,  et  lenoit  en  sa  main  une  grande 
cruche  de  vin  qu'il  avoit  presque  vidée  :  lui  et 
tous  les  autres,  troublés  par  la  fureur  de  Bac- 
chus,  chautoient,  en  l'honneur  de  Vénus  et  de 
Cupidon,  des  vers  qui  dévoient  faire  horreur  à 
tous  ceux  qui  aiment  la  vertu. 

Pendant  qu'ils  oublioient  ainsi  les  dangers 
de  la  mer,  une  soudaine  tempête  troubla  le  ciel 
et  la  mer.  Les  vents  déchaînés  mugissoient  avec 

^'AR.  —  1  En  rebaissant.  A. 


fureur  dans  les  voiles;  les  ondes  noires  battoient 
les  flancs  du  navire,  qui  géraissoit  sous  leurs 
coups.  Tantôt  nous  montions  sur  le  dos  des 
vagues  enflées;  tantôt  la  mer  sembloit  se  déro- 
ber sous  le  navire  ,  et  nous  précipiter  diuis  l'a- 
bîme. Nous  apercevions  auprès  de  nous  des  ro- 
chers contre  lesquels  les  flots  irrités  se  brisoient 
avec  un  bruit  horrible.  Alors  je  compris  par 
expérience  ce  que  j'avois  souvent  ouï  dire  à 
Mentor,  que  les  hommes  mous  et  abandonnés 
aux  plaisirs  manquent  de  courage  dans  les  dan- 
gers. Tous  nos  Chypriens  abattus  pleuroient 
comme  des  femmes;  je  n'entendois  que  des  cris 
pitoyables,  que  des  regrets  sur  les  délices  de  la 
vie  ,  que  de  vaines  promesses  aux  dieux  pour 
leur  faire  des  sacrifices,  si  on  pouvoit  arriver 
au  port.  Personne  ne  conservoit  assez  de  pré- 
sence d'esprit,  ni  pour  ordonner  les  manœu- 
vres, ni  pour  les  faire.  Il  me  parut  que  je  de- 
vois,  en  sauvant  ma  vie,  sauver  celle  des  au- 
tres. Je  pris  le  gouvernail  en  main ,  parce  que 
le  pilote ,  troublé  par  le  vin  comme  une  Bac- 
chante ',  étoit  hors  d'état  de  connoîlre  le  danger 
du  vaisseau  :  j'encourageai  les  matelots  effrayés; 
je  leur  fis  abaisser  les  voiles  :  ils  ramèrent  vi- 
goureusement; nous  passâmes  au  travers  des 
écueils,  et  nous  vîmes  de  près  toutes  les  hor- 
reurs de  la  mort  '^. 

Cette  aventure  parut  comme  un  songe  à  tous 
ceux  qui  me  dévoient  la  conservation  de  leurs 
vies  ;  ils  me  regardoient  avec  étonnement.  Nous 
arrivâmes  dans  l'île  de  Chypre  *  au  mois  du 
printemps  qui  est  consacré  à  Vénus.  Cette  sai- 
son, disent  les  Chypriens,  convient  à  cette 
déesse  ;  car  elle  semble  ranimer  toute  la  na- 
ture ,  et  faire  naître  les  plaisirs  comme  les 
fleurs. 

En  arrivant  dans  l'île,  je  sentis  un  air  doux 
qui  rendoit  les  corps  lâches  et  paresseux  ,  mais 
qui  inspiroit  une  humeur  enjouée  et  folâtre.  Je 
remarquai  que  la  campagne  ,  naturellement 
fertile  et  agréable,  étoit  presque  inculte;  tant 
les  habitans  étoient  ennemis  du  travail.  Je  vis 
de  tous  côtés  des  femmes  et  de  jeunes  filles, 
vainement  parées  ,  qui  alloient  en  chantant  les 
louanges  de  Vénus ,  se  dévouer  à  son  tem[)le. 
La  beauté,  les  grâces,  la  joie,  les  plaisirs  écla- 
toient  également  sur  leur  visage  :  mais  les  grâ- 
ces y  étoient  affectées;  on  n'y  voyoit  point  une 
noble  simplicité,  et  une  pudeur  aimable  qui 
fait  le  plus  grand  charme  de  la  beauté.  L'air  de 


Vaii.  —  *  lo  pilolo  seniblahln  a  une  Bacchanlc.  A.  — 
-  U's  lioncuis  (le  la  niurt.  Enlin  nous  arrivâmes  ilans  l'Ile 
de  Chypre.  Celle  avcnlure,  etc.  A.  —  *  dans  le  mois  d'avril, 
consacré  a  Vénus,  a. 


422 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  lY. 


mollesse,  l'art  de  composer  lem*s  visages,  leur 
parure  vaine  ,  leur  démarche  languissante  , 
leurs  regards  qui  sembloient  chercher  ceux  des 
hommes ,  leur  jalousie  entre  elles  pour  allumer 
de  grandes  passions  ;  en  un  mot ,  tout  ce  que 
je  voyois  dans  ces  femmes  me  sembloit  vil  et 
méprisable  :  à  force  de  vouloir  plaire ,  elles  me 
dégoùlûient. 

On  me  conduisit  au  temple  de  la  déesse  :  elle 
en  a  plusieurs  dans  cette  île  ;  car  elle  est  parti- 
culièrement adorée  à  Cythcre ,  à  Idalie  et  à 
Paphos.  C'est  à  Cythère  que  je  fus  conduit.  Le 
temple  est  tout  de  marbre  :  c'est  un  parfait  pé- 
ristyle ;  les  colonnes  sont  d'une  grosseur  et 
d'une  hauteur  qui  rendent  cet  édifice  très-ma- 
jestueux ;  au-dessus  de  l'architrave  et  de  la  frise 
sont  à  chaque  face  de  grands  frontons,  où  l'on 
voit  en  bas -reliefs  toutes  les  plus  agréables 
aventures  de  la  déesse.  A  la  porte  du  temple 
est  sans  cesse  une  foule  de  peuples  qui  vien- 
nent faire  leurs  offrandes.  On  n'égorge  jamais 
dans  l'enceinte  du  lieu  sacré  aucune  victime  ; 
on  n'y  brijle  point,  comme  ailleurs,  la  graisse 
des  génisses  et  des  taureaux;  on  ne  *  répand 
jamais  leur  sang  :  on  présente  seulement  de- 
vant l'autel  les  bêtes  qu'on  offre,  et  on  n'en 
peut  offrir  aucune  qui  ne  soit  jeune,  blanche, 
sans  défaut  et  sans  tache.  On  les  couvre  de  ban- 
delettes de  pourpre  brodées  d'or;  leurs  cornes 
sont  dorées, et  ornées  de  bouquets  des  fleurs  les 
plus  odoriférantes.  Après  qu'elles  ont  été  pré- 
sentées devant  l'autel ,  on  les  renvoie  dans  un 
lieu  écarté  ,  où  elles  sont  égorgées  pour  les 
festins  des  prêtres  de  la  déesse. 

On  offre  aussi  toute  sorte  de  liqueurs  parfu- 
mées ,  et  du  vin  plus  doux  que  le  nectar.  Les 
prêtres  sont  revêtus  de  longues  robes  blanches, 
avec  des  ceintures  d'or,  et  des  franges  de  môme 
au  bas  de  leurs  robes.  On  brûle  nuit  et  jour, 
sur  les  autels ,  les  parfums  les  plus  exquis  de 
l'Orient ,  et  ils  forment  une  espèce  de  nuage 
qui  monte  vers  le  ciel.  Toutes  les  colonnes  du 
temple  sont  ornées  de  festons  pendans;  tous 
les  vases  qui  servent  aux  sacrifices  sont  d'or  ; 
un  bois  sacré  de  myrte  environne  le  bâti- 
ment. Il  n'y  a  que  de  jeunes  garçons  et  de 
jeunes  filles  d'une  rare  beauté  qui  puissent 
présenter  les  victimes  aux  prêtres,  et  qui  osent 
allumer  le  feu  des  autels.  Mais  l'impudence 
et  la  dissolution  déshonorent  un  temple  si  ma- 
gnifique. 

D'abord,  j'eus  horreur  de  tout  ce  que  je 
voyois  ;  mais  insensiblement  je  commeuçois  à 


m'y  accoutumer.  Le  vice  ne  m'effrayoit  plus  *, 
toutes  les  compagnies  m'inspiroient  je  ne  sais 
quelle  inclination  pour  le  désordre  :  on  se  mo- 
quoit  de  mon  innocence,  ma  retenue  et  ma  pu- 
deur servoient  de  jouet  à  ces  peuples  effrontés. 
On  u'oublioit  rien  pour  exciter  toutes  mes  pas- 
sions, pour  me  tendre  des  pièges,  et  pour  ré- 
veiller eu  moi  le  goût  des  plaisirs.  Je  me  sen- 
tois  affoiblir  tous  les  jours  ;  la  bonne  éducation 
que  j'avois  reçue  ne  me  soutenoit  presque  plus; 
toutes  mes  bonnes  résolutions  s'évanouissoient. 
Je  ne  me  sentois  plus  la  force  de  résister  au  mal 
qui  me  pressoit  de  tous  côtés  ;  j'avois  même 
une  mauvaise  honte  de  la  vertu.  J'étois  comme 
un  homme  qui  nage  dans  une  rivière  profonde 
et  rapide  :  d'abord  il  fend  les  eaux  ,  et  remonte 
contre  le  torrent;  mais  si  les  bords  sont  escar- 
pés ,  et  s'il  ne  peut  se  reposer  sur  le  rivage , 
il  se  lasse  enfin  peu  à  peu;  sa  force  l'aban- 
donne ,  ses  membres  épuisés  s'engourdissent , 
et  le  cours  du   fleuve  l'entraîne.  Ainsi ,  mes 
yeux  commençoient  à  s'obscurcir,  mon  cœur 
tomboit   en  défaillance  ;  je  ne   pouvois  plus 
rappeler  ni  ma  raison  ,    ni  le  souvenir  des 
vertus  de  mon  père.  Le  songe  où  je  croyois 
avoir  vu  le  sage  Mentor  descendu  aux  Champs- 
Elysées  achevoit  de  me  décourager  :  une  se- 
crète et  douce  langueur  s'emparoit  de  moi; 
j'aimois  déjà  le  poison  flatteur  qui  se  glissoit 
de  veine  en  veine ,   et  qui  pénétroit  jusqu'à  * 
la  moelle  de  mes  os.  Je  poussois  néanmoins 
encore  de  profonds  soupirs  ;  je  versois  des 
larmes  ainèrcs  ;  je  rugissois  comme  un  lion , 
dans  ma   fureur.    0   malheureuse  jeunesse  ! 
disois-je  :  ô  dieux  ,  qui  vous  jouez  cruelle- 
ment des  hommes ,  pourquoi   les  faites-vous 
passer  par  cet  âge ,  qui  est  un  temps  de  folie 
et  de  fièvre  ardente!  0  que  ne  suis-je  couvert 
de  cheveux  blancs,  courbé,  et  proche  du  tom- 
beaii ,  comme  Laërte  mou  aïeul  1  La  mort  me 
seroit  plus  douce  que  la  faiblesse  honteuse  où 
je  me  vois. 

A  peine  avois-je  ainsi  parlé  que  ma  douleur 
s'adoucissoit ,  et  que  mon  cœur,  enivré  d'une 
folle  passion,  secouoit  presque  toute  pudeur; 
puis  je  me  voyois  replongé  dans  un  abîme  de 
remords.  Pendant  ce  trouble,  je  courois  errant 
çà  et  là  dans  le  sacré  bocage  ,  semblable  à  une 
biche  qu'un  chasseur  a  blessée  :  elle  court  au 
travers  des  vastes  forêts  pour  soulager  sa  dou- 
leur ;  mais  la  flèche  qui  l'a  percée  dans  le  flanc 
la  suit  partout  ;  elle  porte  partout  avec  elle  le 
trait  meurtrier.  Ainsi  je  courois  en  vain  pour 


VàR.  —  '  on  u"y  rcpanJ,  c.  Edit.  f.  du  cop. 


Var.  —  1  ne  me  faisoit  plus  aucune  peur.  A. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IV 


423 


m'oublier  moi-même  ,  et  rien  n'adoucissoit  la 
plaie  de  mon  cœur. 

En  ce  moment  j'aperçus  assez  loin  de  moi, 
dans  l'ombre  épaisse  de  ce  bois ,  la  figure  du 
sage  Mentor  ;  mais  son  visage  me  parut  si  pâle, 
si  triste  et  si  austère ,  que  je  ne  pus  en  res- 
sentir aucune  joie.  Est-ce  donc  vous ,  m'écriai- 
je,  ô  mon  cher  ami,  mon  unique  espérance? 
est-ce  vous?  quoi  donc!  est-ce  vous-même? 
une  image  trompeuse  ne  vient-elle  point  abuser 
mes  youx?  est-ce  vous ,  Mentor?  n'est-ce  point 
votre  ombre  encore  sensible  à  mes  maux?  n'êtes- 
vous  point  au  rang  des  âmes  heureuses  qui 
jouissent  de  leur  vertu ,  et  à  qui  les  dieux  don- 
nent des  plaisirs  purs  dans  vme  éternelle  paix 
aux  Champs-Elysées  ?  Parlez ,  Mentor  ;  vivez- 
vous  encore?  Suis-je  assez  heureux  pour  vous 
posséder?  ou  bien  n'est-ce  qu'une  ombre  de 
mon  ami?  En  disant  ces  paroles  je  courois  vers 
lui,  tout  transporte  ,  jusqu'à  perdre  la  respira- 
tion; il  m'attendoit  tranquillement  sans  faire 
un  pas  vers  moi.  0  dieux,  vous  le  savez,  quelle 
fut  ma  joie  quand  je  sentis  que  mes  mains  *  le 
touchoicnt  !  Non,  ce  n'est  pas  une  vaine  ombre  ! 
je  le  tiens!  je  l'embrasse,  mon  cher  Mentor! 
C'est  ainsi  que  je  m'écriai.  J'arrosai  son  visage 
d'un  torrent  de  larmes  ;  je  demeurois  attaché  à 
son  cou  sans  pouvoir  parler.  Il  me  regardoit 
tristement  avec  des  yeux  pleins  d'une  tendre 
compassion. 

Enfm  je  lui  dis  :  Hélas!  d'où  venez-vous? 
en  quels  dangers  ne  m'avez-vous  point  laissé 
pendant  votre  absence!  et  que  ferois-je  main- 
tenant sans  vous  ?  Mais ,  sans  répondre  à  mes 
questions  :  Fuyez!  me  dit-il  d'un  ton  terrible; 
fuyez  !  hâtez-vous  de  fuir  !  Ici  la  terre  ne  porte 
pour  fruit  que  du  poisoù;  l'air  qu'on  respire 
est  empesté;  les  hommes  contagieux  ne  se  par- 
lent que  pour  se  communiquer  un  venin  mortel. 
La  volupté  làcbe  et  infâme,  qui  est  le  plus 
horrible  des  maux  sortis  de  la  boîte  de  Pandore, 
amollit  tous  les  cœurs,  et  ne  souffre  ici  aucune 
vertu.  Fuyez!  que  tardez-vous?  ne  regardez 
pus  même  derrière  vous  en  fuyant  ;  effacez  jus- 
quesau  moindre  souvenir  de  cette  ile exécrable. 

Il  dit,  et  aussitôt  je  sentis  comme  un  nuage 
épais  qui  se  dissipoit  sur  mes  yeux,  et  qui  me 
laissoit  voir  la  pure  lumière  :  une  joie  douce 
et  pleine  d'un  ferme  courage  rcnaissoit  dans 
mon  cœur.  Celte  joie  étoit  bien  différente  de 
cette  autre  joie  molle  et  folâtre  dont  mes  sens 
avoient  été  d'abord  empoisonnés  ;  l'une  est  une 
joie  d'ivresse  et  de  trouble ,  qui  est  entrecoupée 

Var.  —  1  mes  bras.  A.  b. 


de  passions  furieuses  et  de  cuisans  remords  ; 
l'autre  est  une  joie  de  raison ,  qui  a  quelque 
chose  de  bienheureux  et  de  céleste;  elle  est 
toujours  pure  et  égale,  rien  ne  peut  l'épuiser  ; 
plus  on  s'y  plonge,  plus  elle  est  douce;  elle 
ravit  l'ame  sans  la  troubler.  Alors  je  versai  des 
larmes  de  joie ,  et  je  trouvois  que  rien  n'étoit 
si  doux  que  de  pleurer  ainsi.  0  heureux ,  disois- 
je ,  les  hommes  à  qui  la  vertu  se  montre  dans 
toute  sa  beauté!  peut-on  la  voir  sans  l'aimer! 
peut-on  l'aimer  sans  être  heureux  ! 

Mentor  me  dit  :  Il  faut  que  je  vous  quitte  ; 
je  pars  dans  ce  moment  ;  il  ne  m'est  pas  permis 
de  m'arrêter.  Où  allez- vous  donc?  lui  répon- 
dis-je  .  en  quelle  terre  inhabitable  ne  vous  sui- 
vrai-je  point?  ne  croyez  pas  pouvoir  m'échap- 
per;  je  mourrai  plutôt  sur  vos  pas.  En  disant 
ces  paroles ,  je  le  tenois  serré  de  toute  ma  force. 
C'est  en  vain ,  me  dit-il ,  que  vous  espérez  de 
me  retenir.  Le  cruel  Méthophis  me  vendit  à 
des  Éthiopiens  ou  Arabes.  Ceux-ci,  étant  allés 
à  Damas  en  Syrie  pour  leur  commerce,  vou- 
lurent se  défaire  de  moi ,  croyant  en  tirer  une 
grande  somme  d'un  nommé  Hasaël ,  qui  cher- 
choit  un  esclave  grec  pour  connoître  les  mœurs 
de  la  Grèce ,  et  pour  s'instruire  de  nos  sciences. 

En  effet,  Hasaël  m'acheta  chèrement.  Ce 
que  je  lui  ai  appris  de  nos  mœurs  lui  a  donné 
la  curiosité  de  passer  dans  l'île  de  Crète  pour 
étudier  les  sages  lois  de  Minos.  Pendant  notre 
navigation,  les  vents  nous  ont  contraints  de 
relâcher  dans  l'île  de  Chypre.  En  attendant  un 
vent  favorable,  il  est  venu  faire  ses  offrandes 
au  temple  :  le  voilà  qui  en  sort  ;  les  vents  nous 
appellent;  déjà  nos  voiles  s'enflent.  Adieu, 
cher  Télémaque  :  un  esclave  qui  craint  les 
dieux  doit  suivre  fidèlement  son  maître.  Les 
dieux  ne  me  permettent  plus  d'être  à  moi  ;  si 
j'étois  à  moi,  ils  le  savent,  je  ne  serois  qu'à 
vous  seul.  Adieu  :  souvenez-vous  des  travaux 
d'Ulysse  et  des  larmes  de  Pénélope  ;  souvenez- 
vous  des  justes  dieux.  0  dieux,  protecteurs  de 
l'innocence ,  en  quelle  terre  suis-je  contraint 
de  laisser  Télémaque! 

Non  ,  non  ,  lui  dis-je,  mon  cher  Mentor,  il 
ne  dépendra  pas  de  vous  de  me  laisser  ici  : 
plutôt  mourir  que  de  vous  voir  partir  sans  moi. 
Ce  maître  syrien  est-il  impitoyable?  est-ce  une 
ligressc  dont  il  a  sucé  les  mamelles  dans  son 
enfance?  voudra-t-il  vous  arracher  d'entre  mes 
bras?  Il  faut  qu'il  me  donne  la  mort ,  ou  qu'il 
souffre  que  je   vous  suive.  Vous  m'exhortez 
vous-même  à  fuir,  et  vous  ne  voulez  pas  que  je 
fuie  en  suivant  vos  pas  !  Je  vais  parler  à  Hasaël  ; 
il  aura  peut-être  pitié  de  ma  jeunesse  et  de  mes 


424 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IV. 


larmes  :  puisqu'il  aime  la  sagesse,  et  qu'il  va 
si  loiu  la  chercher,  il  ne  peut  point  avoir  un 
cœur  féroce  et  insensible.  Je  me  jetterai  à  ses 
pieds  ,  j'embrasserai  ses  genoux  ,  je  ne  le  lais- 
serai point  aller,  qu'il  ne  m'ait  accordé  de  vous 
suivre.  Mon  cher  Mentor,  je  me  ferai  esclave 
avec  vous  ;  je  lui  oilrirai  de  me  donner  à  lui  : 
s'il  me  refuse ,  c'est  fait  de  moi  %  je  me  déli- 
vrerai de  la  vie. 

Dans  ce  moment  Hasaël  appela  Mentor;  je 
me  prosternai  devant  lui.  Il  fut  surpris  de  voir 
un  inconnu  en  cette  posture.  Que  voulez-vous? 
me  dit-il.  La  vie,  répondis-je  ;  car  je  ne  puis 
vivre  ,  si  vous  ne  souffrez  que  je  suive  Mentor, 
qui  est  à  vous.  Je  suis  le  lils  du  grand  Ulysse  , 
le  plus  sage  des  rois  de  la  Grèce  qui  ont  ren- 
versé la  superbe  ville  de  Troie ,  fameuse  dans 
toute  l'Asie.  Je  ne  vous  dis  point  ma  naissance 
pour  me  vanter,  mais  seulement  pour  vous 
inspirer  quelque  pitié  de  mes  malheurs.  J'ai 
cherché  mon  père  par  toutes  les  mers,  ayant 
avec  moi  cet  homme ,  qui  étoit  pour  moi  un 
autre  père.  La  fortune  ,  pour  comble  de  maux, 
me  l'a  enlevé;  elle  l'a  fait  votre  esclave  :  souf- 
frez que  je  le  sois  aussi.  S'il  est  vrai  que  vous 
aimiez  la  justice  ,  et  que  vous  alliez  en  Crète 
pour  apprendre  les  lois  du  bon  roi  Minos,  n'en- 
durcissez point  votre  cœur  contre  mes  soupirs 
et  contre  mes  larmes.  Vous  voyez  le  fils  d'un 
roi ,  qui  est  réduit  à  demander  la  servitude 
connue  son  unique  ressource.  Autrefois  j'ai 
voulu  mourir  en  Sicile  pour  éviter  l'esclavage; 
mais  mes  premiers  malheurs  n'étoient  que  de 
foibles  essais  des  outrages  de  la  fortune  :  main- 
tenant je  crains  de  ne  pouvoir  être  reçu  parmi 
vos  esclaves.  0  dieux,  voyez  mes  maux;  ô 
Hasaël,  souvenez-vous  de  Minos,  dont  vous 
admirez  la  sagesse ,  et  qui  nous  jugera  tous 
deux  dans  le  royaume  de  Pluton. 

Hasaël ,  me  regardant  avec  un  visage  doux 
et  humain  ,  me  tendit  la  main  ,  et  me  releva. 
Je  n'ignore  pas,  me  dit-il,  la  sagesse  et  la 
vertu  d'Ulysse  ;  Mentor  m'a  raconté  souvent 
quelle  gloire  il  a  acquise  parmi  les  Grecs  ;  et 
d'ailleurs  la  prompte  renommée  a  fait  entendre 
son  nom  à  tous  les  peuples  de  l'Orient,  Suivez- 
moi  ,  iils  d'Ulysse;  je  serai  votre  père,  jusqu'à 
ce  que  vous  ayez  retrouvé  celui  qui  vous  a 
donné  la  vie.  Quand  même  je  ne  serois  pas 
touché  de  la  gloire  de  votre  père ,  de  ses  mal- 
heurs et  des  vôtres  ,  l'amitié  que  j'ai  pour 
Mentor  m'engageroit  à  prendre  soin  de  vous. 
Il  est  vrai  que  je  l'ai  acheté  comme  esclave; 

Var.  —  '  c'est  fait;  je  nie  délivrerai  de  la  vie. 


mais  je  le  garde  comme  un  ami  fidèle  :  l'argen* 
qu'il  m'a  coûté  m'a  acquis  le  plus  cher  et  le 
plus  précieux  ami  que  j'aie  sur  la  terre.  J'ai 
trouvé  en  lui  la  sagesse;  je  lui  dois  tout  ce 
que  j'ai  d'amour  pour  la  vertu.  Dès  ce  moment 
il  est  libre;  vous  le  serez  aussi  :  je  ne  vous  de- 
mande ,  à  l'un  et  à  l'autre,  que  votre  cœur. 

En  un  instant,  je  passai  de  la  plus  amère 
douleur  à  la  plus  vive  joie  que  les  mortels 
puissent  sentir.  Je  me  voyois  sauvé  d'un  hor- 
rible danger;  je  m'approchois  de  mon  pays; 
je  trouvois  un  secours  pour  y  retourner;  je 
goûtois  la  consolation  d'être  auprès  d'un  homme 
qui  m'aimoit  déjà  par  le  pur  amour  de  la  vertu  ; 
enfin  je  trouvois  tout ,  en  retrouvant  Mentor 
pour  ne  le  plus  quitter. 

Hasaël  s'avance  sur  le  sable  '  du  rivage  : 
nous  le  suivons  :  on  entre  dans  le  vaisseau  ;  les 
rameurs  fendent  les  ondes  paisibles  :  un  zéphir 
léger  se  joue  de  nos  voiles ,  il  anime  tout  le 
vaisseau  ,  et  lui  donne  un  doux  mouvement. 
L'ile  de  Chypre  disparoit  bientôt.  Hasaël,  qui 
avoit  impatience  de  connoître  mes  sentimens, 
me  demanda  ce  que  je  pensois  des  mœurs  de 
cette  île.  Je  lui  dis  ingénument  en  quel  danger 
ma  jeunesse  avoit  été  exposée ,  et  le  combat 
que  j'avois  souffert  au  dedans  de  moi.  Il  fut 
louché  de  mon  horreur  pour  le  vice  ,  et  dit  ces 
paroles  :  U  Vénus,  je  reconnois  votre  puissance 
et  celle  de  votre  fils  :  j'ai  brûlé  de  l'encens  sur 
vos  autels  ;  mais  souffrez  que  je  déteste  l'in- 
fàmc  mollesse  des  habitans  de  votre  île,  et 
l'impudence  brutale  avec  laquelle  ils  célèbrent 
vos  fêtes. 

Ensuite  il  s'entretenoit  avec  Mentor  de  cette 
première  puissance  qui  a  formé  le  ciel  et  la 
terre  ;  de  celle  lumière  simple  ,  infinie  et  im- 
muable, qui  se  donne  à  tous  sans  se  partager; 
de  cette  vérité  souveraine  et  universelle  qui 
éclaire  tous  les  esprits ,  comme  le  soleil  éclaire 
tous  les  corps.  Celui ,  ajouloit-il  ,  qui  n'a  ja- 
mais vu  cette  lumière  pure  est  aveugle  comme 
un  aveugle-né  :  il  passe  sa  vie  dans  une  pro- 
fonde nuit,  comme  les  peuples  que  le  soleil 
n'éclaire  point  pendant  plusieurs  mois  de  l'an- 
née ;  il  croit  être  sage  ,  et  il  est  insensé  -  ;  il 
croit  tout  voir,  et  il  ne  voit  rien;  il  meurt, 
n'ayant  jauiais  rien  vu;  tout  au  plus  il  aper- 
çoit ^  de  sombres  et  fausses  lueurs ,  de  vaines 
ombres,  des  faulùmes  qui  n'ont  rien  de  réel. 
Ainsi  sont  tous  les  hommes ,  entraînés  par  le 
plaisir  des  sens  et  par  le  charme  de  l'imagina- 

Var.  —  1  sur  le  bord.  c.  P.  u/.  du  cop.  —  -  il  est  fou. 
A.  —  3  j£n,i  Qu  plus  il  n'aperçoit  que  de  sombres  et  fausses 
lueurs ,  que  4e  vaieus  ombres,  que  des  fantômes,  etc.  a. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


ATi 


tion.  Il  n'y  a  point  sur  la  terre  de  véritables 
hommes ,  excepté  ceux  qui  consultent  ,  qui 
aiment,  qui  suivent  cette  raison  éternelle  :  c'est 
elle  qui  nous  inspire  ,  quand  nous  pensons 
bien  ;  c'est  elle  qui  nous  reprend  ,  quand  nous 
pensons  mal.  Nous  ne  tenons  pas  moins  d'elle 
la  raison  que  la  vie.  Elle  est  comme  un  grand 
océan  de  lumière  j  nos  esprits  sont  comme  de 
petits  ruisseaux  qui  en  sortent ,  et  qui  y  retour- 
nent pour  s'y  perdre. 

Quoique  je  ne  comprisse  point  encore  par- 
faitement la  profonde  sagesse  de  ces  discours , 
je  ne  laissois  pas  d'y  goûter  je  ne  sais  quoi  de 
pur  et  de  sublime  :  mon  cœur  en  étoit  écbaulîé  ; 
et  la  vérité  me  sembloit  reluire  dans  toutes  ces 
paroles.  Ils  continuèrent  à  parler  de  l'origine 
des  dieux ,  des  héros  ,  des  poètes ,  de  l'âge  d'or, 
du  déluge  ,  des  premières  histoires  du  genre 
humain ,  du  fleuve  d'oubli  oîi  se  plongent  les 
âmes  des  morts,  des  peines  éternelles  préparées 
aux  impies  dans  le  gouffre  noir  du  Tartare  ,  et 
de  cette  heureuse  paix  dont  jouissent  les  justes 
dans  les  Champs- élysées,  sans  crainte  de  pou- 
voir la  perdre. 

Pendant  qu'Hasaël  et  Mentor  parloient,  nous 
aperçûmes  des  dauphins  couverts  d'une  écaille 
qui  paroissoit  d'or  et  d'azur  ^  En  se  jouant ,  ils 
soulevoient  les  flots  avec  beaucoup  d'écume. 
Après  eux  venoient  des  Tritons, qui  sonnoient 
de  la  trompette  avec  leurs  conques  recourbées. 
Ils  environnoient  le  char  d'Ampliitrite,  traîné  par 
des  chevaux  marins  plus  blancs  que  la  neige , 
et  qui,  fendant  l'onde  salée ,  laissoicnt  loin  der- 
rière eux  un  vaste  sillon  dans  la  mer.  Leurs 
yeux  étoient  enflammés,  et  leurs  bouches  étoient 
fumantes.  Le  char  de  la  déesse  étoit  une  con- 
que d'une  merveilleuse  figure  ;  elle  étoit  d'une 
blancheur  plus  éclatante  que  l'ivoire,  et  les 
roues  étoient  d'or.  Ce  char  sembloit  voler  sur 
la  face  des  eau-x  paisibles  -.  Une  troupe  de 
Nymphes  couronnées  de  fleurs  nageoient  en 
foule  derrière  le  char  ;  leurs  beaux  cheveux 
pendoient  sur  leurs  épaules,  et  flottoient  au 
gré  du  vent.  La  déesse  tenoit  d'une  main  un 
sceptre  d'or  pour  commander  aux  vagues,  de 
l'autre  elle  portoit  sur  ses  genoux  le  petit  dieu 
Palémon  son  fils  pendant  à  sa  mamelle.  Elle 
avoit  un  visage  serein ,  et  une  douce  majesté 
qui  faisoit  fuir  *  les  vents  séditieux  et  toutes 
les  noires  tempêtes.  Les  Tritons  conduisoient 
les  chevaux  ,  et  tenoient  les  rênes  dorées.  Une 
grande  voile  de  pourpre  flottoit  dans  l'air  au- 


Var.  —  '  lesquels  en  se  jouant  soulevoienl  les  flols.  A.  — 
paisibles,  m.  a.  aj.  b.  —  '  enfuir.  A. 


dessus  du  char;  elle  étoit  à  demi  enflée  par  le 
souffle  d'une  mnililude  de  petits  zéphirs  qui 
s'elîorçoient  de  la  pousser  par  leurs  haleines. 
On  voyoit  au  milieu  des  airs  Éole  empressé , 
inquiet  et  ardent.  Son  visage  ridé  et  chagrin  , 
sa  voix  menaçante,  ses  sourcils  épais  et  pen- 
dans,  ses  yeux  pleins  d'un  feu  sombre  et  austère, 
tenoient  en  silence  les  fiers  aquilons,  et  repous- 
soient  tous  les  nuages.  Les  immenses  baleines 
et  tous  les  monstres  marins ,  faisant  avec  leurs 
narines  un  flux  et  reflux  de  l'onde  amère ,  sor- 
toient  à  la  liàte  de  leurs  '  grottes  profondes  , 
pour  voir  la  déesse. 


LIVRE  V. 

Suite  du  récit  de  Télémaquo.  Richesse  et  fertilité  de  file  de 
Crète  :  mœurs  de  ses  habitans ,  et  leur  prospérité  sous 
les  sages  lois  de  Minos.  Télémaque  ,  à  son  arrivée  dans 
l'île,  apprend  quldoménée,  qui  en  étoit  roi,  vient  de 
sacritier  son  lils  unique ,  pour  accomplir  un  vœu  indis- 
cret; que  les  Cretois,  pour  venger  le  sang  du  fiis,  ont 
réduit  le  père  à  quitter  leur  pays  ;  qu'après  de  longues 
incertitudes ,  ils  sont  actuellement  assemblés  afin  d'élire 
un  autre  roi.  Télémaque,  admis  dans  cette  assemblée, 
y  remporte  les  prix  à  divers  jeux ,  et  résout  avec  une 
rare  sagesse  plusieurs  questions  morales  et  politiques 
proposées  aux  concurrens  par  les  vieillards ,  juges  de 
File.  Le  premier  de  ces  vieillards,  frappé  de  la  sagesse 
de  ce  jeune  étranger,  propose  à  l'assemblée  de  le  cou- 
ronner roi  ;  et  la  proposition  est  accueillie  de  tout  le 
peuple  avec  de  vives  acclamations.  Cependant  Télémaque 
refuse  de  régner  sur  les  Cretois,  préférant  la  pauvre 
Ithaque  à  la  gloire  et  à  l'opulence  du  royaume  de  Crète. 
Il  propose  d'éhre  Mentor,  qui  refuse  au^si  le  diadème. 
Enfin  l'assemblée  pressant  Mentor  de  choisir  pour  toute 
la  nation ,  il  rapporte  ce  qu'il  vient  d'apprendre  des  vertus 
d'Aristodème,  et  décide  aussitôt  l'assemblée  aie  pro- 
clamer roi.  Bientôt  après.  Mentor  et  Télémaque  s'em- 
barquent sur  un  vaisseau  crétois,  pour  retournera  Ithaque. 
Alors  .\eptune  ,  pour  consoler  Vénus  irritée  ,  suscite  une 
horrible  tempête,  qui  brise  leur  vaisseau.  Ils  échappent 
à  ce  danger  en  s'attachant  aux  débris  du  màt ,  qui  poussé 
par  les  flols  les  fait  aborder  a  l'ile  de  Calyiiso. 

Aruiis  que  nous  eûmes  admiré  ce  spectacle , 
nous  connnençàmes  à  découvrir  les  montagnes 
de  Crète ,  que  nous  avions  encore  assez  de  peine 
à  distinguer  des  nuées  du  ciel  et  des  flots  de  la 
mer.  Bientôt  nous  vîmes  le  sommet  du  mont 
Ida ,  qui  s'élèvp  au-dessus  des  autres  monta- 
gnes de  l'île  ,  comme  un  vieux  cerf  dans  une 
foret  porte  son  bois  rameux  au-dessus  des  tètes 
des  jeunes  faons  dont  il  est  suivi.  Peu  à  peu 
nous  vîmes  plus  distinctement  les  côtes  de  cette 

Var.  —  *  lies  ijrotles  profondes.  A.  D. 


426 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


île ,  qui  se  présentoient  à  nos  yeux  comme  un 
amphithéâtre.  Autant  que  la  terre  de  Chypre 
nous  avoit  paru  négligée  et  inculte .  autant  celle 
de  Crète  se  montroit  fertile  et  ornée  de  tous  les 
fruits  par  le  travail  de  ses  habitaus.  De  tous 
côtés  nous  remarquions  des  villages  bien  bâtis, 
des  bourgs  qui  égaloient  des  villes  ,  et  des  villes 
superbes.  Nous  ne  trouvions  aucun  champ  *  où 
la  main  du  diligent  laboureur  ne  fût  imprimée  ; 
partout  la  charrue  avoit  laissé  de  creux  sillons  : 
les  ronces ,  les  épines ,  et  toutes  les  plantes  qui 
occupent  inutilement  la  terre,  sont  inconnues 
en  ce  pays.  Nous  considérions  avec  plaisir  les 
creux  vallons  où  les  troupeaux  de  bœufs  mu- 
gissoient  dans  les  gras  herbages  le  long  des  ruis- 
seaux; les  moutons  paissans  sur  le  penchant 
d'une  colline  ;  les  vastes  campagnes  couvertes 
de  jaunes  épis,  riches  dons  de  la  féconde  Cérès; 
entin  les  montagnes  ornées  de  pampre ,  et  de 
grappes  d'un  raisin  déjà  coloré  qui  promettoit 
aux  vendangeurs  les  doux  présens  de  Bacchus 
pour  charmer  ^  les  soucis  des  hommes. 

Mentor  nous  dit  qu'il  avoit  été  autrefois  en 
Crète  ;  et  il  nous  expliqua  ce  qu'il  en  connois- 
soit.  Cette  île,  disoit-il,  admirée  de  tous  les 
étrangers  ,  et  fameuse  par  ses  cent  villes  , 
nourrit  s;Tns  peine  tons  ses  habitans,  quoiqu'ils 
soient  innombrables.  C'est  que  la  terre  ne  se 
lasse  jamais  de  répandre  ses  biens  sur  ceux  qui 
la  cultivent  :  son  sein  fécond  ne  peut  s'épuiser. 
Plus  il  y  a  d'hommes  dans  un  pays,  pourvu 
qu'ils  soient  laborieux,  plus  ils  jouissent  de 
l'abondance.  Ils  n'ont  jamais  besoin  d'être  ja- 
loux les  uns  des  autres  .  la  terre  ,  cette  bonne 
mère  ,  nnilti})lie  ses  dons  selon  le  nombre  de 
ses  enlans  qui  méritent  ses  fruits  par  leur  tra- 
vail. L'ambition  et  l'avarice  des  hommes  sont 
les  seules  sources  de  leur  malheur  :  les  hommes 
veulent  tout  avoir,  et  ils  se  rendent  malheureux 
parle  désir  du  superflu;  s'ils  vouloient  vivre 
simplement,  et  se  contenter  de  satisfaire  aux 
vrais  besoins,  on  verroit  partout  l'abondance, 
la  joie  ,  la  paix  et  l'union. 

C'est  ce  que  Minos,  le  plus  sage  et  le  meilleur 
de  tous  les  rois ,  avoit  compris.  Tout  ce  que 
vous  verrez  de  plus  merveilleux  dans  cette  île 
est  le  fruit  de  ses  lois.  L'éducation  qu'il  faisoit 
donner  aux  enfans  rend  les  corps  sains  et  ro- 
bustes :  on  les  accoutume  d'abord  à  une  vie 
simple,  frugale  et  laboiieuse;  on  suppose  que 
toute  volupté  amollit  le  corps  et  l'esprit;  on 
ne  leur  propose  jamais  d'autre  plaisir,  que  celui 


d'être  invincibles  par  la  vertu ,  et  d'acquérir 
beaucoup  de  gloire.  On  ne  met  pas  seulement 
ici  le  courage  à  mépriser  la  mort  dans  les  dan- 
gers de  la  guerre ,  mais  encore  à  fouler  aux 
pieds  les  trop  ^  grandes  richesses  et  les  plaisirs 
honteux.  Ici  on  punit  trois  vices  qui  sont  im- 
punis chez  les  autres  peuples  :  l'ingratitude ,  la 
dissimulation  et  l'avarice. 

Pour  le  faste  et  la  mollesse ,  on  n'a  jamais 
besoin  de  les  réprimer;  car  ils  sont  inconnus 
en  Crète.  Tout  le  monde  y  travaille ,  et  per- 
sonne ne  songe  à  s'y  enrichir  ;  chacun  se  croit 
assez  payé  de  son  travail  par  une  vie  douce  et 
réglée,  où  l'on  jouit  en  paix  et  avec  abondance 
de  tout  ce  qui  est  véritablement  nécessaire  à  la 
vie.  On  n'y  souffre  ni  meubles  précieux ,  ni 
habits  magnifiques  ,  ni  festins  délicieux  ,  ni 
palais  dorés.  Les  habits  sont  de  laine  Une  et  de 
belles  couleurs,  mais  tout  unis  et  sans  broderie. 
Les  repas  y  sont  sobres  ;  on  y  boit  peu  de  vin  : 
le  bon  pain  en  fait  la  principale  partie  ,  avec  les 
fruits  que  les  arbres  offrent  comme  d'eux- 
mêmes,  et  le  lait  des  troupeaux.  Tout  au  plus 
on  y  mange  un  peu  de  grosse  viande  sans  ra- 
goût ;  encore  même  a-t-on  soin  de  réserA"er  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  dans  les  grands  troupeaux 
de  bœufs  pour  faire  fleurir  l'agriculture.  Les 
maisons  y  sont  propres,  commodes,  riantes, 
mais  sans  ornemens.  La  superbe  architecture 
n'y  est  pas  ignorée;  mais  elle  est  réservée  pour 
les  temples  des  dieux  :  et  les  hommes  n'ose- 
roient  avoir  des  maisons  semblables  à  celles  des 
immortels.  Les  grands  biens  des  Cretois  sont  la 
santé,  la  force  ,  le  courage ,  la  paix  et  l'union 
des  famdles ,  la  liberté  de  tous  les  citoyens , 
l'abondance  des  choses  nécessaires  ,  le  mépris 
des  superflues,  l'habitude  du  travail  et  l'hor- 
reur de  l'oisiveté  ,  l'émulation  pour  la  vertu , 
la  soumission  aux  lois  et  la  crainte  des  justes 
dieux.  • 

Je  lui  demandai  en  quoi  consistoit  l'autorité 
du  Roi  ;  et  il  me  répondit  :  Il  peut  tout  sur  les 
peuples  ;  mais  les  lois  peuvent  tout  sur  lui.  Il 
a  une  puissance  absolue  pour  faire  le  bien,  et 
les  mains  liées  dès  qu'il  veut  faire  le  mal.  Les 
lois  lui  conûent  les  peuples  comme  le  plus  pré- 
cieux de  tous  les  dépôts ,  à  condition  qu'il  sera 
le  père  de  ses  sujets.  Elles  veulent  qu'un  seul 
homme  serve  ,  par  sa  sagesse  et  par  sa  modéra- 
tion, à  la  félicité  de  tant  d'honunes;  et  non  pas 
que  tant  d'hommes  servent,  par  leur  misère  et 
par  leur  servitude  lâche,  à  flatter  l'orgueil  et 


Var.  —  1  nous  ne  trouvions  ni  vallon   ni  inouliignj,  ou  Var. 

la  uiaiu,  etc.  A.  —  ^  qui  dinment.  A.  elc.  a. 


'  mais  a  fouler  au\  pieds  les  grandes  richesses, 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


la  mollesse  d'un  seul  homme.  Le  Roi  ne  doit 
rien  avoir  au-dessus  des  autres  ,  excepté  ce  qui 
est  nécessaire ,  ou  pour  le  soulager  dans  ses 
pénibles  fonctions ,  ou  pour  imprimer  aux  peu- 
ples le  respect  de  celui  qui  doit  soutenir  les 
lois.  D'ailleurs ,  le  Roi  doit  être  plus  sobre ,  plus 
ennemi  de  la  mollesse  ,  plus  exempt  de  faste  et 
de  hauteur,  qu'aucun  autre.  Il  ne  doit  point 
avoir  plus  de  richesses  et  de  plaisirs,  mais  plus 
de  sagesse  ,  de  vertu  et  de  gloire  ,  que  le  reste 
des  hommes.  Il  doit  être  au  dehors  le  défen- 
seur de  la  patrie,  eu  commandant  les  armées  ; 
et  au  dedans,  le  juge  des  peuples,  pour  les 
rendre  bons ,  sages  et  heureux.  Ce  n'est  point 
pour  lui-même  que  les  dieux  l'ont  fait  roi  ;  il 
ne  l'est  que  pour  être  l'homme  des  peuples  : 
c'est  aux  peuples  qu'il  doit  tout  son  temps , 
tous  ses  soins  ,  toute  son  affection  ;  et  il  n'est 
digne  de  la  royauté,  qu'autant  qu'il  s'oublie 
lui-même  pour  se  sacrifier  au  bien  public.  Minos 
n'a  voulu  que  ses  enfans  régnassent  après  lui , 
qu'à  condition  qu'ils  régneroient  suivant  ces 
maximes  :  il  aimoit  encore  plus  son  peuple  que 
sa  famille.  C'est  par  une  telle  sagesse ,  qu'il  a 
rendu  la  Crète  si  puissante  et  si  heureuse  ;  c'est 
par  cette  modération,  qu'il  a  effacé  la  gloire 
de  tous  les  conquérans  qui  veulent  faire  servir 
les  peuples  à  leur  propre  grandeur,  c'est-à- 
dire  à  leur  vanité  ;  enfin  ,  c'est  par  sa  justice  , 
qu'il  a  mérité  d'être  aux  enfers  le  souverain 
juge  des  morts. 

Pendant  que  Mentor  faisoit  ce  discours,  nous 
abordâmes  dans  l'ile.  Nous  vîmes  le  fameux  la- 
byrinthe ,  ouvrage  des  mains  de  l'ingénieux  Dé- 
dale ,  et  qui  etoit  une  imitation  du  grand  labv- 
rinthe  que  nous  avions  vu  en  Egypte.  Pendant 
que  nous  considérions  ce  curieux  édifice  ,  nous 
vîmes  le  peuple  qui  couvroit  le  rivage,  et  qui 
accouroit  en  foule  dans  un  lieu  assez  voisin  du 
bord  de  la  mer.  Nous  demandâmes  la  cause  de 
leur  empressement;  et  voici  ce  qu'un  Cretois  , 
nommé  Nausicrate ,  nous  raconta  : 

Idoménée  ,  fils  de  Deucalion  et  petit-fils  de 
Minos  ,  dit-il,  était  allé,  comme  les  autres  rois 
de  la  Grèce ,  au  siège  de  Troie.  Après  la  ruine 
de  cette  ville,  il  fit  voile  pour  revenir  en  Crète; 
mais  la  tempête  fut  si  violente,  que  le  pilote  de 
son  vaisseau,  et  tous  les  autres  qui  étoient 
expérimentés  dans  la  navigation,  crurent  que 
leur  naufrage  étoit  inévitable.  Chacun  avoit  la 
mort  devant  les  yeux;  chacun  voyoit  les  abîmes 
ouverts  pour  l'engloutir  ;  chacun  déploroit  son 
malheur,  n'espérant  pas  même  le  triste  repos 
des  ombres  qui  traversent  le  Styx  après  avoir 
reçu  la  sépulture.  Idoménée ,  levant  les  veux 


427 

et  les  mains  vers  le  ciel ,  invoquoit  Neptune  : 
0  puissant  dieu  ,  s'écrioit-il,  toi  qui  tiens  l'em- 
pire des  ondes,  daigne  écouter  un  malheureux! 
Si  tu  me  fais  revoir  l'île  de  Crète,  malgré  la 
fureur  des  vents ,  je  t'immolerai  la  première 
tête  qui  se  présentera  à  mes  yeux. 

^  Cependant  son  fils  ,  impatient  de  revoir  son 
père ,  se  hâtoit  d'aller  au-devant  de  lui  pour 
l'embrasser  :  malheureux,  qui  ne  savoit  pas 
que  c'étoit  courir  à  sa  perte  !  Le  père ,  échappé 
à  la  tempête,  arrivoit  dans  le  port  désiré;  il 
remercioit  Neptune  d'avoir  écoulé  ses  vœux  : 
mais  bientôt  il  sentit  combien  ses  vœux  lui 
étoient  funestes.  Un  pressentiment  de  son  mal- 
heur lui  donnoit  un  cuisant  repentir  de  son 
vœu  indiscret;  il  craignoit  d'arriver  parmi  les 
siens  ^,  et  il  appréhendoit  de  revoir  ce  qu'il 
avoit  de  plus  cher  au  monde.  Mais  la  cruelle 
Némésis,  déesse  impitoyable,  qui  veille  pour 
punir  les  hommes ,  et  surtout  les  rois  orgueil- 
leux, poussoit  d'une  main  fatale  et  invisible 
Idoménée.  Il  arrive  ;  à  peine  ose-t-il  lever  les 
yeux  :  il  voit  son  fils;  il  recule  ,  saisi  d'hor- 
reur. Ses  yeux  cherchent ,  mais  en  vain,  quel- 
que autre  tête  moins  chère  qui  puisse  lui  servir 
de  victime. 

Cependant  le  fils  se  jette  à  son  cou  ,  et  est 
tout  étonné  que  son  père  réponde  si  mal  à  sa 
tendresse  ;  il  le  voit  fondant  en  larmes.  0  mon 
père,  dit-il,  d'oii  vient  cette  tristesse?  Après 
une  si  longue  absence  ,  êtes-vous  fâché  de  vous 
revoir  dans  votre  royaume,  et  de  faire  la  joie 
de  votre  fils  !  Qu'ai-je  fait?  vous  détournez  vos 
yeux  de  peur  de  me  voir  !  Le  père  ,  accablé  de 
douleur,  ne  répondoit  rien.  Eufin ,  après  de 
profonds  soupirs  ,  il  dit  :  0  Neptune  ,  que  t'ai- 
je  promis!  à  quel  prix  m'as-tu  garanti  du  nau- 
frage! rends-moi  aux  vagues  et  aux  rochers 
qui  dévoient,  en  me  brisant,  finir  ma  triste 
vie  ;  laisse  vivre  mon  fils  !  0  dieu  cruel  !  tiens , 
voilà  mon  sang ,  épargne  le  sien.  En  parlant 
ainsi ,  il  tira  son  épée  pour  se  percer  ;  mais 
ceux  qui  étoient  auteur  de  lui  arrêtèrent  sa 
main. 

Le  vieillard  Sophronyme ,  interprète  des  vo- 
lontés des  dieux ,  lui  assura  qu'il  pouvoit  con- 
tenter Neptune  sans  donner  la  mort  à  son  fils. 
Votre  prom'esse,  disoit-il ,  a  été  imprudente  : 
les  dieux  ne  veulent  point  être  honorés  par  la 
cruauté;  gardez-vous  bien  d'ajouter  à  la  faute 
de  votre  promesse  celle  de  l'accomplir  contre 
les  lois  de  la  nature  :  offrez  cent  taureaux  plus 

V.Aii.  —  1  parmi  les  siens;  il  baissoil  les  voux  ,  il  appré- 
hendoit ,  eU-.  A.  -IL 


428 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


blancs  que  la  neige  à  Neptune  ;  faites  couler 
leur  sang  autour  de  son  autel  couronné  de  fleurs  ; 
faites  fumer  un  doux  encens  en  1" honneur  de  ce 
dieu. 

Idoménée  écoutoit  ce  discours,  la  tète  bais- 
sée, et  sans  répondre  :  la  fureur  étoit  allumée 
dans  ses  yeux  ;  son  visage ,  pâle  et  délîguré  , 
diangeoit  à  tout  moment  de  couleur;  on  voyoit 
ses  membres  tremblans.  Cependant  son  tils  lui 
dîsoit  :  Me  voici,  mon  père;  votre  fils  est  prêt 
à  mourir  pour  apaiser  le  dieu  ;  n'attirez  pas  sur 
vous  sa  colère  :  je  meurs  content ,  puisque  ma 
mort  vous  aura  garanti  de  la  vôtre.  Frappez, 
mon  père  ;  ne  craignez  point  de  trouver  en  moi 
un  fils  indigne  de  vous,  qui  craigne  de  mourir. 

En  ce  moment ,  Idoménée ,  tout  hors  de  lui , 
et  comme  déchiré  par  les  F'uries  infernales, 
surprend  tous  ceux  qui  l'observent  '  de  près  ; 
il  enfonce  son  épée  dans  le  cœur  de  cet  enfant  : 
il  la  retire  toute  fumante  et  pleine  de  sang , 
pour  la  plonger  dans  ses  propies  entrailles;  il 
est  encore  une  fois  retenu  par  ceux  qui  l'envi- 
ronnent. L'enfant  tombe  dans  son  sang;  ses 
yeux  se  couvrent  des  ombres  de  la  mort  ;  il  les 
entr'ouvre  à  la  lumière  ;  mais  à  peine  l'a-t-il 
trouvée,  qu'il  ne  peut  plus  la  supporter.  Tel 
qu'un  beau  lis  au  milieu  des  champs,  coupé 
dans  sa  racine  par  le  tranchant  de  la  charrue  , 
languit  et  ne  se  soutient  plus  ;  il  n'a  point  en- 
core perdu  cette  vive  blancheur  et  cet  éclat 
qui  charme  les  yeux;  mais  la  terre  ne  le  nourrit 
plus,  et  sa  vie  est  éteinte  :  ainsi  le  fils  d'Ido- 
ménée  ,  comme  une  jeune  et  tendie  fleur,  est 
cruellement  moissonné  dès  son  premier  âge.  Le 
père,  dans  l'excès  de  sa  douleur,  devient  insen- 
sible ;  il  ne  sait  où  il  est,  ni  ce  qu'il  a  fait,  ni 
ce  qu'il  doit  faire;  il  marche  chancelant  vers  la 
ville  ,  et  demande  son  tils. 

Cependant  le  peuple  ,  touché  de  compassion 
pour  l'enfant ,  et  d'horreur  pour  l'action  bar- 
bare du  père  ,  s'écrie  que  les  dieux  justes  l'ont 
livré  aux  Furies.  La  furear  leur  fournil  des 
armes;  ils  prennent  des  bâtons  et  des  pierres; 
la  Discorde  souffle  dans  tous  les  cœurs  un  venin 
mortel.  Les  Cretois,  les  sages  Cretois ,  oublient 
la  sagesse  qu'ils  ont  tant  aimée  ;  ils  ne  recon- 
noissenf  plus  le  petit-fils  du  sage  Minos.  Les 
amis  d"Idou)énée  ne  trouvent  plus,  de  salut  - 
pour  lui ,  qu'en  le  ramenant  vers  ses  vaisseaux  : 
ils  s'embarquent  avec  lui  ;  ils  fuient  à  la  merci 
des  ondes,  idoménée ,  revenant  à  soi ,  les  re- 
mercie de  l'avoir  arraché  d'une  terre  qu'il  a 
arrosée  du  sang  de  son  fils ,  et  qu'il  ne  sauroit 

VaR.  —  '  liai  roLseivoicnt.  A.  —  -  d'aulre  salut.  A. 


plus  habiter.  Les  vents  les  conduisent  vers 
l'Hespérie  ,  et  ils  vont  fonder  un  nouveau 
royaume  dans  le  pays  des  Salentins. 

Cependant  les  Créto's ,  n'ayant  plus  de  roi 
pour  les  gouverner,  ont  résolu  d'en  choisir  un 
qui  conserve  dans  leur  pureté  les  lois  établies. 
Voici  les  mesures  qu'ils  ont  prises  pour  faire  ce 
cboix.  Tous  les  principaux  citoyens  des  cent 
villes  sont  assemblés  ici.  On  a  déjà  commencé 
par  des  sacrifices;  on  a  assemblé  tous  les  sages 
les  plus  fameux  des  pays  voisins ,  pour  exa- 
miner la  sagesse  de  ceux  qui  paroîlront  dignes 
de  commander.  On  a  préparé  des  jeux  publics  , 
où  tous  les  prétendans  combattront  '  ;  car  on 
veut  donner  pour  prix  la  royauté  à  celui  qu'on 
jugera  vainqueur  de  tous  les  autres ,  et  [)onr 
l'esprit  et  pour  le  corps.  On  veut  un  roi  dont  le 
corps  soit  fort  et  adroit,  et  dont  l'ame  soit 
ornée  de  la  sagesse  et  de  la  vertu.  On  appelle 
ici  tous  les  étrangers. 

Après  nous  avoir  raconté  toute  cette  histoire 
étonnante  ,  Nausicrate  nous  dit  :  Hàtez-vous 
donc ,  ô  étrangers  ,  de  venir  dans  notre  assem- 
blée ;  vous  combattrez  avec  les  autres;  et  si  les 
dieux  destinent  la  victoire  à  l'un  de  vous*,  il 
régnera  en  ce  pays.  Nous  le  suivîmes ,  sans 
aucun  désir  de  vaincre,  mais  par  la  seule  curio- 
sité de  voir  une  chose  si  extraordinaire. 

Nous  arrivâmes  à  une  espèce  de  cirque  très- 
vaste,  environné  d'une  épaisse  forêt  :  le  milieu 
du  cirque  étoit  une  arène  préparée  pour  les 
combattaus  ;  elle  étoit  bordée  par  un  grand  am- 
phithéâtre d'un  gazon  frais  sur  lequel  étoit 
assis  et  rangé  un  peuple  innombrable.  Quand 
nous  arrivâmes,  on  nous  reçut  avec  honneur; 
car  les  Cretois  sont  les  peuples  du  monde  qui 
exercent  le  plus  noblement  et  avec  le  plus  de 
religion  l'hospitalité.  On  nous  fit  asseoir,  et  on 
nous  invita  à  combattre.  Mentor  s'en  excusa 
sur  son  âge ,  et  Ilasaël  sur  sa  faible  santé.  Ma 
jeunesse  et  ma  vigueur  m'ôtoient  toute  excuse  ; 
je  jetai  néanmoins  un  coup  d'œil  sur  Mentor 
pour  découvrir  sa  pensée,  et  j'aperçus  qu'il 
soubaitoit  que  je  combattisse.  J'acceptai  donc 
l'offre  qu'on  me  faiâoit  :  je  me  dépouillai  de 
mes  habits;  on  fit  couler  des  flots  d'huile  douce 
et  luisante  sur  tous  les  membres  de  mon  corps  ; 
et  je  me  uîêlai  ^  parmi  les  combaltans.  On  dit 
de  tous  côtés  que  c'étoit  le  fils  d'Llysse,  qui 
étoit  venu  pour  fâcher  de  remporter  les  prix  ; 
et  plusieurs  Cretois,  qui  avoient  été  à  Ithaque 
pendant  mon  enfance ,  me  reconnurent. 

Vau.  —  *  combaUeut.  b.  c.  Edif.  Jà  du  cop.  —  -  riiii  de 
vous  deux.  a.  li.  —  '  el,  couvert  de  poussière ,  je  me  niOlai, 
clc.  a 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


429 


Le  premier  combat  fut  celui  de  la  lulle.  Un 
Rhodien  d'environ  trenle-cinq  ans  surmonta 
tous  les  autres  qui  osèrent  se  présenter  à  lui. 
Il  étoit  encore  dans  toute  la  vigueur  de  la  jeu- 
nesse :  ses  bras  ctoient  nerveux  et  bien  nourris; 
au  moindre  mouvement  qu'il  faisoit,  on  voyoil 
tous  ses  muscles  :  il  étoit  également  souple  et 
fort.  Je  ne  lui  parus  pas  digne  d'être  vaincu  ; 
et ,  regardant  avec  pitié  ma  tendre  jeunesse ,  il 
voulut  se  retirer  :  mais  je  me  présentai  à  lui. 
Alors  nous  nous  saisîmes  l'un  l'autre;  nous  nous 
serrâmes  à  perdre  la  respiration.  Nous  étions 
épaule  contre  épaule,  pied  contre  pied  ,  tous  les 
nerfs  tendus  ,  et  les  bras  entrelacés  comme  des 
serpens ,  chacun  s'elforcant  d'enlever  de  terre 
son  ennemi.  Tantôt  il  essayoit  de  me  surprendre 
en  me  poussant  du  côté  droit  ;  tantôt  il  s'eîfor- 
çoit  de  me  pencher  du  côté  gauche.  Pendant 
qu'il  me  tàtoit  ainsi  ,  je  le  poussai  avec  tant  de 
violence,  que  ses  reins  plièrent  :  il  tomba  sur 
l'arène,  et  m'entraîna  sur  lui.  En  vain  il  tâcha 
de  me  mettre  dessous  ;  je  le  tins  immobile  sous 
moi  ;  tout  le  peuple  cria  :  Victoire  au  fils  d'U- 
lysse !  Et  j'aidai  au  Rhodien  confus  à  se  relever. 

Le  combat  du  ceste  fut  plus  difticile.  Le  fils 
d'un  riche  citoyen  de  Samos  avoit  acquis  une 
haute  réputation  dans  ce  genre  de  combats. 
Tous  les  autres  lui  cédèrent;  il  n'y  eut  que  moi 
qui  espérai  la  victoire.  D'abord  il  me  donna 
dans  la  tète  ,  et  puis  dans  l'estomac  ,  des  coups 
qui  me  tirent  vomir  le  sang,  et  qui  répandirent 
sur  ïres  yeux  un  épais  nuage.  Je  chancelai  ;  il 
me  pressoit ,  et  je  ne  pouvois  plus  respirer  : 
mais  je  fus  ranimé  par  la  voix  de  Mentor,  qui 
me  crioit  :  0  iils  d'Ulysse,  seriez-vous  vaincu? 
La  colère  me  donna  de  nouvelles  forces  ;  j'évitai 
plusieurs  coups  dont  j'aurois  été  accablé.  Aussi- 
tôt que  le  Samien  m'avoit  porté  un  faux  coup, 
et  que  son  bras  s'allongeoit  en  vain  ,  je  le  sur- 
prenois  dans  cette  posture  penchée  :  déjà  il  re- 
culoit ,  quand  je  haussai  mon  ceste  pour  tomber 
sur  lui  avec  plus  de  force  :  il  voulut  esquiver, 
et  perdant  l'équilibre  ,  il  me  donna  le  moyen  de 
le  renverser.  A  peine  fut-il  étendu  par  terre , 
que  je  lui  tendis  la  main  pour  le  relever.  Il  se 
redressa  lui-même ,  couvert  de  poussière  et  de 
sang  :  sa  honte  fut  extrême  ;  mais  il  n'osa  re- 
nouveler le  combat. 

Aussitôt  on  commença  les  courses  des  cha- 
riots,  que  l'on  distribua  au  sort.  Le  mien  se 
trouva  le  moindre  pour  la  légèreté  des  roues  et 
pour  la  vigueur  des  chevaux.  Nous  partons  :  un 
nuage  de  poussière  vole,  et  couvre  le  ciel.  Au 
commencement ,  je  laissai  les  autres  passer  de- 
vant moi.  Un  jeune  Lacédémonien ,   nommé 


Crantor.laissoit  d'abord  tous  les  autres  derrière 
lui.  Un  Cretois,  nommé  Polyclète  ,  le  suivoit 
de  près.  Hippomaque,  parent  d'idoménée  ,  qui 
aspiroil  à  lui  succéder,  lâchant  les  rênes  à  ses 
clievaux  fumans  de  sueur,  étoit  tout  penché  sur 
leurs  crins  Ilottans;  et  le  mouvement  des  roues 
de  son  chariot  étoit  si  rapide  ,  qu'elles  pai"ois- 
soient  iusmobiles  conmies  les  ailes  d'un  aigle 
qui  fend  les  airs.  Mes  chevaux  s'animèrent ,  et 
se  mirent  peu  à  peu  en  haleine  ;  je  laissai  loin 
derrière  moi  presque  tous  ceux  qui  étoient  par- 
tis avec  tant  d'ardeur.  Hippomaque,  parent 
d'idoménée,  poussant  trop  ses  che^aux,  le  plus 
vigoureux  s'abattit ,  et  ôta  ,  par  sa  chute  ,  à  son 
maître  l'espérance  de  régner.  Polyclète,  se  pen- 
chant trop  sur  ses  chevaux ,  ne  put  se  tenir 
ferme  dans  une  secousse  ;  il  tomba  :  les  rênes 
lui  échappèrent,  et  il  fut  trop  heureux  de  pou- 
voir en  tombant  éviter  la  mort.  Crantor  ', 
voyant  avec  des  yeux  pleins  d'indignation  que 
j'étois  tout  auprès  de  lui,  redoubla  son  ardeur  : 
tantôt  il  invoquoit  les  dieux,  et  leur  promelloit 
de  riches  offrandes;  tantôt  il  parloit  à  ses  che- 
vaux pour  les  animer  :  il  craignoit  que  je  ne 
passasse  entre  la  borne  et  lui  :  car  mes  chevaux, 
mieux  ménagés  que  les  siens,  étoient  en  état  de 
le  devancer  :  il  ne  lui  restoit  plus  d'autre  res- 
source que  celle  de  me  fermer  le  passage^. 
Pour  y  réussir,  il  hasarda  de  se  briser  contre  la 
borne  ;  il  y  brisa  effectivement  sa  roue.  Je  ne 
songeai  qu'à  faire  pron)ptemcnt  le  tour,  pour 
n'êti'e  pas  engagé  dans  son  désordre;  et  il  me 
vit  un  moment  après  au  bout  de  la  carrière.  Le 
peuple  s'écria  encore  une  fois  :  Victoire  au  fils 
d'Ulysse  !  c'est  lui  que  les  dieux  destinent  à  ré- 
gner sur  nous. 

Cependant  les  plus  illustres  et  les  plus  sages 
d'entre  les  Cretois  nous  conduisirent  dans  un 
bois  antique  et  sacré ,  reculé  de  la  vue  des  hom- 
mes profanes,  où  les  vieillards  que  Minos avoit 
établis  juges  du  peuple  et  gardes  des  lois ,  nous 
asseud)lèient.  Nous  étions  les  mêmes  qui  avions 
combattu  dans  les  jeux;  nul  autre  ne  fut  admis. 
Les  sages  ouvrirent  le  livre  où  toutes  les  lois  de 
Minos  sont  recueillies.  Je  me  sentis  saisi  de  res- 
pect et  de  honte,  quand  j'approchai  de  ces 
vieillards  que  l'âge  rendoit  véuéra])les,  sans 
leur  ôter  la  vigueur  de  l'esprit.  Ils  étoient  assis 
avec  ordre ,  et  immobiles  dans  leurs  places  : 
leurs  cheveux  étoient  blancs;  plusieurs  n'en 
avoient  presque  plus.  On  voyoit  reluire  sur 


Var.  —  •  Pisislralo.  a.  C'est  li-  nom  que  Féiielon  avoil 
(lonno  d'abord  iiii  proniier  combatlaiil ,  et  qu'il  a  imbUé  de 
cliaiii;er  on  cet  endroit.  —  -  do  me  bouclier  le  iiassayo.  Pour 
e  boiidiei-,  il  hasarda,  etc.  a. 


430 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


leurs  visages  graves  uue  sagesse  douce  et  tran- 
quille ;  ils  ne  se  pressoient  point  de  parler  ;  ils 
ne  disoient  que  ce  qu'ils  avoient  résolu  de  dire. 
Quand  ils  étoient  d'avis  différens,  ils  étoient 
si  modérés  à  soutenir  ce  qu'ils  pensoient  de 
part  et  d'autre  ,  qu'on  auroit  cru  qu'ils  étoient 
tous  d'une  même  opinion.  La  longue  expé- 
rience des  choses  passées,  et  l'iiabilude  du  travail 
leur  dounoit  de  grandes  vues  sur  toutes  choses  ; 
mais  ce  qui  pertectionnoit  le  plus  leur  raison  , 
c'étoit  le  caln)e  de  leur  esprit  délivré  des  folles 
passions  et  des  caprices  de  la  jeunesse.  La  sa- 
gesse toute  seule  agissoit  en  eux ,  et  le  fruit  de 
leur  longue  vertu  étoit  d'avoir  si  bien  dompté 
leurs  humeurs,  qu'ils  goûloient  sans  peine  le 
doux  et  noble  plaisir  d'écouter  la  raison.  En  les 
admirant,  je  souhaitais  que  n)avie  pût  s'accour- 
cir  pour  arriver  tout-à-coup  à  une  si  estimable 
vieillesse.  Je  trouvois  la  jeunesse  malheureuse 
d'être  si  impétueuse,  et  si  éloignée  de  celte  vertu 
si  éclairée  et  si  tranquille. 

Le  premier  d'entre  ces  vieillards  ouvrit  le 
livre  des  lois  de  INlinos.  C'étoit  un  grand  livre 
qu'on  lenoit  d'ordinaire  renfermé  dans  une  cas- 
sette d'or  avec  des  parfums.  Tous  ces  vieillards 
le  baisèrent  avec  respect  ;  car  ils  disent  qu'après 
les  dieux ,  de  qui  les  bonnes  lois  viennent ,  rien 
ne  doit  être  si  sacré  aux  hommes  ,  que  les  lois 
destinées  à  les  rendre  bons,  sages  et  heureux. 
Ceux  qui  ont  dans  leurs  mains  les  lois  pour 
gouverner  les  peuples  doivent  toujours  se  lais- 
ser gouverner  eux-mêmes  par  les  lois.  C'est  la 
loi,  et  non  pas  l'homme  qui  doit  régner.  Tel 
est  le  discours  de  ces  sages.  Ensuite,  celui  qui 
présidoit  j^roposa  trois  questions  ,  qui  dévoient 
être  décidées  par  les  maximes  de  Miiios. 

La  première  question  est  de  savoir  quel  est  le 
plus  libre  de  tous  les  hommes.  Les  uns  répon- 
dirent que  c'étoit  un  roi  qui  avoit  sur  son  peuple 
un  empire  absolu,  et  qui  étoit  victorieux  de  tous 
ses  ennemis.  D'autres  soutinrent  que  c'étoit  un 
homme  si  riche  ,  qu'il  pouvoit  contenter  tous 
ses  désirs.  D'autres  dirent  que  c'étoit  un  homme 
qui  ne  se  marioit  point ,  et  qui  voyagcoit  pen- 
dant toute  sa  vie  en  divers  pays,  sans  être  ja- 
/nais  assujetti  aux  lois  d'aucune  nation.  D'au- 
tres s'imaginèrent  que  c'étoit  un  barbare  qui , 
vivant  de  sa  chasse  au  milieu  des  bois,  étoit 
indépendant  de  toute  police  et  de  tout  besoin. 
D'autres  crurent  que  c'étoit  un  homme  nouvel- 
lement affranchi,  parce  qu'en  sortant  des  ri- 
gueurs de  la  servitude  il  jouissoit  plus  qu'au- 
cun autre  des  douceurs  de  la  liberté.  D'autres 
enfin  s'avisèrent  de  dire  que  c'étoit  un  homme 
mourant ,  parce  que  la  mort  le  délivroit  de  tout, 


et  que  tous  les  hommes  ensemble  n'avoient 
plus  aucun  pouvoir  sur  lui.  Quand  mon  rang 
fut  venu ,  je  n'eus  pas  de  peine  à  répondre  . 
parce  que  je  n'avois  pas  oublié  ce  que  Mentor 
m'avoit  dit  souvent.  Le  plus  libre  de  tous  les 
hommes,  répoudis-je  ,  est  celui  qui  peut  être 
libre  dans  l'esclavage  même.  En  quelque  pays 
et  en  quelque  condition  qu'on  soit ,  on  est  très- 
libre,  pourvu  qu'on  craigne  les  dieux,  et  qu'on 
ne  craigne  qu'eux.  En  un  mot,  l'homme  véri- 
tablement libre  est  celui  qui ,  dégagé  de  toute 
crainte  et  de  tout  désir,  n'est  soumis  qu'aux 
dieux  et  à  sa  raison.  Les  vieillards  s'entre-regar- 
dèrent  en  souriant,  et  furent  surpris  de  voir 
que  ma  réponse  fût  '  précisément  celle  de 
Minos. 

Ensuite  on  proposa  la  seconde  question  en 
ces  termes  :  Quel  est  le  plus  malheureux  de 
tous  les  hommes?  Chacun  disoit  ce  qui  lui  ve- 
noit  dans  l'esprit.  L'un  disoit  :  C'est  un  homme 
qui  n'a  ni  biens,  ni  santé,  ni  honneur.  Un 
autre  disoit  :  C'est  un  homme  qui  n'a  aucun 
ami.  D'autres  soufenoienl  que  c'est  un  homme 
qui  a  des  enfants  ingrats  et  indignes  de  lui.  Il 
vint  un  sage  de  l'île  de  Lesbos,  qui  dit  :  Le  plus 
malheureux  de  tous  les  hommes  est  celui  qui 
croit  l'être  ;  car  le  malheur  dépend  moins  des 
choses  qu'on  souffre,  que  de  l'impatience  avec 
laquelle  on  augmente  son  malheur.  A  ces  mots 
toute  l'assemblée  se  récria;  on  applaudit,  et 
chacun  crut  que  ce  sage  Lesbieu  remporteroit 
le  prix  sur  cette  question.  Mais  on  me  demanda 
ma  pensée ,  et  je  répondis  ,  suivant  les  maximes 
de  Mentor  :  Le  plus  malheureux  de  tous  les 
hommes  est  un  roi  qui  croit  être  heureux  en 
rendant  les  autres  hommes  misérables  :  il  est 
doublement  malheureux  par  son  aveuglement . 
ne  counoissant  pas  son  malheur,  il  ne  peut  s'en 
guérir:  il  craint  même  de  le  connoitre.  La  vé- 
l'ité  ne  peut  percer  la  foule  des  flatteurs  pour 
aller  jusqu'à  lui.  Il  est  tyrannisé  par  ses  pas- 
sions; il  ne  connoît  point  ses  devoirs;  il  n'a 
jamais  goûté  le  plaisir  de  faire  le  bien ,  ni  senti 
les  charmes  de  la  pure  vertu.  Il  est  malheu- 
reux ,  et  digne  de  l'être  :  son  malheur  aug- 
mente tous  les  jours  ;  il  court  à  sa  perte ,  et  les 
dieux  se  préparent  à  le  confondie  par  une  puni- 
tion éternelle.  Toute  l'assemblée  avoua  que 
j'avois  vaincu  le  sage  Lesbien,  et  les  vieillards 
déclarèrent  que  j'avois  rencontré  le  vrai  sens  de 
Minos. 

Pour  la  troisième  question  ,  on  demanda  le- 
quel des  deux  est  préférable  :  d'un  côté ,  un  roi 

VaR.  —  1  cloit.  A. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  Y. 


431 


conquérant  et  invincible  dans  la  guerre  ;  de 
l'autre ,  un  roi  sans  expérience  de  la  guerre , 
mais  ])roi)re  à  policer  sagement  les  peuples  dans 
la  paix.  La  plupart  répondirent  que  le  roi  in- 
vincible dans  la  guerre  éloit  préférable.  A  quoi 
sert,  disoient-ils,  d'avoir  un  roi  qui  sacbe  ^ 
bien  gouverner  en  paix,  s'il  ne  sait  pas  dé- 
fendre le  pays  quand  la  guerre  vient  ?  Les  en- 
nemis le  vaincront,  et  réduiront  son  peuple  en 
servitude.  D'autres  soutenoient,  au  contraire, 
que  le  roi  pacifique  seroit  -  meilleur,  parce 
qu'il  craindroit  la  guerre,  et  l'éviteroit  par  ses 
soins.  D'autres  disoient  qu'un  roi  conquérant 
travailleroit  à  la  gloire  de  son  peuple  aussi  bien 
qu'à  la  sienne,  et  qu'il  rendroit  ses  sujets  maî- 
tres des  autres  nations;  au  lieu  qu'un  roi  paci- 
fique les  tiendroit  dans  une  honteuse  lâcheté. 

On  voulut  savoir  mon  sentiment.  Je  répondis 
ainsi  :  Un  roi  qui  ne  sait  gouverner  que  dans 
la  paix  ou  dans  la  guerre ,  et  qui  n'est  pas  capa- 
ble de  conduire  son  peuple  dans  ces  deux  états, 
n'est  qu'à  demi  roi.  Mais  si  vous  comparez  un 
roi  qui  ne  sait  que  la  guerre ,  à  un  roi  sage 
qui ,  sans  savoir  la  guerre,  est  capable  de  la 
soutenir  dans  le  besoin  par  ses  généraux,  je  le 
trouve  préférable  à  l'autre.  Un  roi  entièrement 
tourné  à  la  guerre  voudroit  toujours  la  faire  : 
pour  étendre  sa  domination  et  sa  gloire  propre , 
il  ruineroit  ses  peuples.  A  quoi  sert-il  à  un 
peuple,  que  son  roi  subjugue  d'autres  nations, 
si  on  est  malheureux  sous  son  règne?  D'ail- 
leurs ,  les  longues  guerres  entraînent  toujours 
après  elles  beaucoup  de  désordres;  les  victo- 
rieux mêmes  se  dérèglent  pendant  ces  temps  de 
confusion.  Voyez  ce  qu'il  en  coûte  à  la  Grèce 
pour  avoir  triomphé  de  Troie;  elle  a  été  privée 
de  ses  rois  pendant  plus  de  dix  ans.  Lorsque  ^ 
tout  est  en  feu  par  la  guerre  ,  les  lois  ,  l'agri- 
culture ,  les  arts  languissent.  Les  meilleurs 
princes  mêmes ,  pendant  qu'ils  ont  une  guerre 
à  soutenir,  sont  contraints  de  faire  le  plus 
grand  des  maux ,  qui  est  de  tolérer  la  licence , 
et  de  se  servir  des  médians.  Combien  y  a-t-il  de 
scélérats  qu'on  puniroit  pendant  la  paix,  et  dont 
on  a  besoin  de  récompenser  l'audace  dans  les 
désordres  de  la  guerre  !  Jamais  aucun  peuple 
n'a  eu  un  roi  conquérant ,  sans  avoir  beaucoup 
à  souffrir  de  son  ambition.  Un  conquérant, 
enivré  de  sa  gloire,  ruine  presque  autant  sa 
nation  victorieuse  que  les  nations  vaincues.  Un 
•  prince  qui  n'a  point  les  qualités  nécessaires 
l>our  la  paix  ,  ne  peut  faire  goiiter  à  ses  sujets 
les  fruits  d'une  guerre  heureusement  finie  :  il 

Var.  —  1  qui  sait.  A.  —  -  oluil.  A.  —  ^  Poiulanl  quo.  a. 


est  comme  un  homme  qui  défendroit  son  champ 
contre  son  voisin  ,  et  qui  '  usurperoit  celui  du 
voisin  même,  mais  qui  ne  sauroit  ni  labourer 
ni  semer,  pour  recueillir  aucune  moisson.  Un 
tel  homme  semble  né  pour  détruire  ,  pour  ra- 
vager, pour  renverser  le  monde,  et  non  pour 
rendre  un  peuple  heureux  par  un  sage  gouver- 
nement. 

Venons  maintenant  au  roi  pacifique.  11  est 
vrai  qu'il  n'est  pas  propre  à  de  grandes  conquê- 
tes ;  c'est-à-dire  qu'il  n'est  pas  né  pour  troubler 
le  bonheur  de  son  peuple,  en  voulant  vaincre 
les  autres  peuples  que  la  justice  ne  lui  a  pas 
soumis:  mais,  s'il  est  véritablement- propre  à 
gouverner  en  paix,  il  a  toutes  les  qualités  né- 
cessaires pour  mettre  son  peuple  en  sûreté  con- 
tre ses  ennemis.  Voici  comment  :  Il  est  juste  , 
modéré  et  commode  à  l'égard  de  ses  voisins  ;  il 
n'entreprend  jamais  contre  eux  rien  ^  qui  puisse 
troubler  sa  paix;  il  est  fidèle  dans  ses  alliances. 
Ses  alliés  l'aiment,  ne  le  craignent  point,  et 
ont  une  entière  confiance  eu  lui.  S'il  a  quelque 
voisin  inquiet,  hautain  et  ambitieux,  tous  les 
autres  rois  voisins ,  qui  craignent  ce  voisin  in- 
quiet ,  et  qui  n'ont  aucune  jalousie  du  roi  paci- 
fique ,  se  joignent  à  ce  bon  roi  pour  l'empêcher 
d'être  opprimé.  Sa  probité,  sa  bonne  foi,  sa 
modérafion  ,  le  rendent  l'arbitre  de  tous  les 
États  qui  environnent  le  sien.  Pendant  que  le 
roi  entreprenant  est  odieux  à  tous  les  autres,  el 
sans  cesse  exposé  à  leurs  ligues ,  celui-ci  a  la 
gloire  d'être  comme  le  père  et  le  tuteur  de  tous 
les  autres  rois.  Voilà  les  avantages  qu'il  a  au 
dehors.  Ceux  dont  il  jouit  au  dedans  sont  en- 
core plus  solides  '.  Puisqu'il  est  propre  à  gou- 
verner en  paix,  je  dois  supposer  qu'il  gouverne 
par  les  plus  sages  lois.  Il  retranclie  le  faste  ,  la 
mollesse  ,  et  tous  les  arts  qui  ne  servent  qu'à 
flatter  les  vices  *;  il  fait  fleurir  les  autres  arts 
qui  sont  utiles  aux  véritables  besoins  de  la  vie  : 
surtout  il  applique  ses  sujets  à  l'agriculture. 
Par  là  il  les  met  dans  l'abondance  des  choses 
nécessaires.  Ce  peuple  laborieux ,  simple  dans 
ses  mœurs,  accoutumé  à  vivre  de  peu,  cra- 
gnant  facilement  sa  vie  par  la  culture  de  ses 
terres,  se  multiplie  à  l'infiin.  Voilà  dans  ce 
royaume  un  peuple  innombrable  ,  mais  un 
peuple  sain,  vigoureux,  robuste,  qui  n'est 
point  amolli  par  les  voluptés  ,  qui  est  exercé  à 
la  vertu,  qui  n'est  point  attaché  '  aux  douceurs 
d'une  vie  lâche  et  délicieuse,  qui  sait  mépriser 
la  mort,  qui  aimeroit  mieux  mourir  que  per- 


Var.  —  1  qui  m.  A.  nj.  li.  —  *  aucun  dessein,  a.  n.  — 
-  *  CCS  vices.  A.  —  3  q,,i  ,n.  ,i^,„j 


3  plus   merveilleux 
point.  A 


432 


TÉLÉiMAQUE.  LIVRE  V. 


(VI) 


dre  *  celte  liberté  qu'il  goûte  sous  un  sage  roi 
appliqué  à  ne  régner  '-'  que  pour  faire  régner  la 
raison.  Qu'un  conquérant  voisin  attaque  ce 
peuple ,  il  ne  le  trouvera  peut-être  pas  assez 
accoutumé  à  camper,  à  se  ranger  en  bataille  , 
ou  à  dresser  des  macbines  pour  assiéger  une 
ville  ^;  mais  il  le  trouvera  invincible  par  sa  mul- 
titude ,  par  son  courage  ,  par  sa  patience  dans 
les  fatigues,  par  son  babilude  de  souffrir  la 
pauvreté,  par  sa  vigueur  dans  les  combats,  et 
par  une  vertu  que  les  mauvais  succès  mêmes  ne 
peuvent  abattre.  D'ailleurs ,  si  le  roi  n'est  point 
assez  expérimenté  pour  commander  lui-même 
ses  armées ,  il  les  fera  commander  par  des  gens 
qui  en  seront  capables;  et  il  saura  s'en  servir 
sans  perdre  son  autorité.  Cependant  il  tirera  du 
secours  de  ses  alliés  ;  ses  sujets  aimeront  mieux 
mourir  que  de  passer  sous  la  domination  d'un 
autre  roi  violent  et  injuste  :  les  dieux  mêmes 
combattront  pour  lui.  Voyez  quelles  ressources 
il  aura  au  milieu  des  plus  grands  périls.  Je  con- 
clus donc  que  le  roi  pacitique  qui  ignore  la 
guerre  est  un  roi  très-imparfait ,  puisqu'il  ne 
sait  point  remplir  une  de  ses  plus  grandes  fonc- 
tions., qui  est  de  vaincre  ses  ennemis  ;  mais 
j'ajoute  qu'il  est  néanmoins  iniiniinent  supé- 
rieur au  roi  conquérant  qui  manque  des  quali- 
tés nécessaires  dans  la  paix,  et  qui  n'est  propre 
qu'à  la  guerre. 

J'aperçus  dans  l'assemblée  beaucoup  de  gens 
qui  ne  pouvoicnt  goûter  cet  avis  '*  ;  car  la  plu- 
part des  bommes,  éblouis  par  les  cboscs  écla- 
tantes, comme  les  victoires  et  les  conquêtes,  les 
préfèrent  à  ce  qui  est  simple,  tranquille  et  so- 
lide, comme  la  paix  et  la  bonne  police  des 
peuples.  Mais  tous  les  vieillards  déclarèrent  que 
j'avois  parlé  couune  Minos. 

Le  premier  de  ces  vioillards  s'écria  :  Je  vois 
raccomplissement  d'un  oracle  d'Apollon,  connu 
dans  toute  notre  île.  fvlinos  avoit  consulté  le 
dieu,  pour  savoir  cond)ien  de  temps  sa  race  ré- 
gneroit,  suivant  les  lois  qu'il  venoit  d'établir. 
Le  dieu  lui  répondit  :  Les  tiens  cesseront  de 
régner  quand  un  étranger  eutrera  dans  ton  île 
pour  y  faire  régner  tes  lois.  Nous  avions  craint 
que  quelque  étranger  viendroit  faire  la  con- 
quête de  l'ilc  de  Crète  ;  mais  le  malbeur  d'Ido- 
ménée,  et  la  sagesse  du  lils  d'Ulysse,  qui  en- 
tend mieux  que  nul  autre  mortel  les  lois  de 
Minos,  nous  montrent  le  sens  de  l'oracle.  Que 
tardons-nous  à  couronner  celui  que  les  destins 
nous  donnent  pour  roi  ? 

Vak.  —  *  que  (le  in-iilrc.  b.  c.  Edil.  f.  du  cop.  —  "^  im 
sage  roi  qui  it-guo.  A.  —  ^  ou  h  assicgor  mwi  ville.  A.  —  '*  cet 
avis;  mais  tous  les  vicilliirJs,  eic.  a. 


*  Aussitôt  les  vieillards  sortent  de  l'enceinte 
du  bois  sacré  ;  et  le  premier,  nie  prenant  par  la 
main,  annonce  au  peuple  déjà  impatient,  dans 
l'attente  d'une  décision,  que  j'avois  remporté 
le  prix.  A  peine  acbeva-t-il  de  parler,  qu'on 
entendit-  un  bruit  confus  de  toute  l'assemblée. 
Cbacun  pousse  des  cris  de  joie.  Tout  le  rivage 
et  toutes  les  montagnes  voisines  retentissent  de 
ce  cri  :  Que  le  tils  d'Ulysse,  semblable  à  Minos, 
régne  sur  les  Cretois  ! 

J'attendis  un  moment,  et  je  faisois  signe  de 
la  main  pour  demander  qu'on  m'écoutàt.  Ce- 
pendant Mentor  me  disoit  à  l'oreille  :  Renoncez- 
vous  à  votre  patrie?  l'ambition  de  régner  vous 
fera-t-elle  oublier  Pénélope  ,  qui  vous  attend 
comme  sa  dernière  espérance,  et  le  grand  Ulysse, 
que  les  dieux  avoient  résolu  de  vous  rendre?  Ces 
paroles  percèrent  mon  cœur,  et  me  soutinrent 
contre  le  vain  désir  ^  de  régner. 

Cepentlant  un  profond  silence  de  toute  cette 
tuiuultueuse  assemblée  me  donna  le  moyen  de 
parler  ainsi  :  0  illustres  Cretois,  je  ne  mérite 
point  de  vous  commander.  L'oracle  qu'on  vient 
de  rapporter  marque  bien  que  la  race  de  Minos 
cessera  de  régner  quand  un  étranger  entrera 
dans  cette  île,  et  y  fera  régner  les  lois  de  ce 
sage  roi  ;  mais  il  n'est  pas  dit  que  cet  étranger  , 
régnera.  Je  veux  croire  que  je  suis  cet  étranger 
marqué  par  l'oracle.  J'ai  accompli  la  prédiction; 
je  suis  venu  dans  cette  ile  ;  j'ai  découvert  le 
vrai  sens  des  lois,  et  je  souliaite  que  mon  ex- 
plication serve  à  les  faire  régner  avec  l'bomme 
que  vous  cboisirez.  Pour  moi,  je  préfère  ma 
j)atrie,  la  pauvre,  la  jjelitc  ile  d'Ithaque  * ,  aux 
cent  villes  de  Crète,  à  la  gloire  et  à  l'opulence 
de  ce  beau  royaume.  Soutfrez  que  je  suive  ce 
que  les  destins  ont  marqué.  Si  j'ai  combattu 
dans  vos  jeux  ,  ce  n'étoit  pas  dans  l'espérance  i 
de  régner  ici;  c'était  pour  mériter  votre  estime 
et  votre  compassion  ;  c'étoit  afin  que  vous  me  \ 
donnassiez  les  moyens  de  retourner  prompte- 
ment  au  lieu  de  ma  naissance.  J'aime  mieux 
obéir  à  mon  père  Ulysse,  et  consoler  ma  mère 
Pénélope,  que  régner  sur  tous  les  peuples  de 
l'univers.  0  Cretois  ,  xous  voyez  le  fond  de 
mon  cœur  :  il  faut  que  je  vous  quitte  ;  mais  la 
mort  seule  pourra  finir  ma  reconnoissancc.  Oui, 
jusques  au  dernier  soupir,  Télémaque  aimera 
les  Cretois,  et  s'intéressera  à  leur  gloire  comme 
à  la  sienne  propre. 


Var.  —  *  Ciimmcnccnieitl  du  L;vni:  vi,  dans  lu  division 
en  XXIV  licres.  —  '^  A  peine  achève-t-il  de  parler,  qu'on  cn- 
leiiil ,  etc.  a.  —  ^  contre  le  dOsir.  A.  —  *  ma  pairie  ,  la 
petite  ile  d'Ithaque  A.  la  pauvre  petite  ile  d'Ithaque.  Kdit. 
f.  du  cop. 


(VI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


433 


A  peine  eus-je  parle  qu'il  s'éleva  dans  toute 
l'assemblée  un  bruit  sourd  ,  semblable  à  celui 
des  vagues  de  la  mer  qui  s'entre-choqueut  dans 
une  tempête.  Les  uns  disoient  :  Est-ce  quelque 
divinité  sous  une  figure  humaine  ?  D'autres 
soutenoient  qu'ils  m'avoienl  vu  en  d'autres  pays, 
et  qu'ils  me  reconnoissoient.  D'autres  s'é- 
crioient  .  Il  faut  le  contraindre  de  régner  ici. 
Enfin,  je  repris  la  parole,  et  chacun  se  bâta  de 
se  taire,  ne  sachant  si  je  n'allois  point  accepter 
ce  que  j'avnis  refusé  d'abord.  Voici  les  paroles 
que  je  leur  dis  : 

Souffrez,  ô  Cretois,  que  je  vous  dise  ce  que 
je  pense.  Vous  êtes  le  plus  sage  de  tous  les  peu- 
ples ;  mais  la  sagesse  demande  ,  ce  me  semble, 
une  précaution  qui  vous  échappe.  Vous  devez 
choisir  * ,  non  pas  l'homme  qui  raisonne  le 
mieux  sur  les  lois  ,  mais  celui  qui  les  pratique 
avec  la  plus  constante  vertu.  Pour  moi,  je  suis 
jeune,  par  conséquent  sans  expérience,  exposé 
à  la  violence  des  passions,  et  plus  eu  état  de 
m'iiistruire  en  obéissant ,  pour  commander  un 
jour,  que  de  commander  maintenant.  Ne  cher- 
chez donc  pas  un  lionnne  qui  ait  vaincu  les  au- 
tres dans  ces  jeux  d'esprit  et  de  corps,  mais  qui 
se  soit  vaincu  lui-même,  cherchez  un  homme 
qui  ait  vos  lois  écrites  dans  le  fond  de  son  cœur, 
et  dont  toute  la  vie  soit  la  pratique  de  ces  lois^j 
que  ses  actions  plutôt  que  ses  paroles  vous  le 
fassent  choisir. 

Tous  les  vieillards,  charmés  de  ce  discours, 
et  voyant  toujours  croître  les  applaudissements 
de  l'assemblée  ,  me  dirent  :  Puisque  les  dieux 
nous  ôtent  l'espérance  de  vous  voir  régner  au 
milieu  de  nous,  du  moins  aidez-nous  à  trous er 
un  roi  qui  fasse  régner  nos  lois.  Connoissez- 
vous  quelqu'un  qui  puisse  commander  avec 
cette  modération  ?  Je  connois,  leur  dis-je  d'a- 
bord, un  homme  de  qui  je  tiens  tout  ce  que 
vous  avez  estimé  en  moi  ;  c'est  sa  sagesse,  et 
non  pas  la  mienne,  qui  vient  de  parler  ;  il  m'a 
inspiré  toutes  les  réponses  que  vous  venez  d'en- 
tendre. 

En  même  temps  toute  l'assemblée  jeta  les 
yeux  sur  Mentor,  que  je  montrois  ,  le  tenant 
par  la  main.  Je  racontois  les  soins  qu'il  avoit 
eus  de  mon  enfance,  les  périls  dont  il  m'avoit 
délivré,  les  malheurs  qui  étoient  venus  fondre 
sur  moi  dès  que  j'avois  cessé  de  suivre  ses  con- 
seils. 

D'abord  on  ne  l'avoit  point  regardé,  à  cause 
de  ses  habits  simples  et  négligés,  de  sa  conte- 

Var.  —  1  Vous  devez  voire  choix,  non  pas  a  l'homme 
<\vi\  raisonne  le  mieux  sur  les  lois,  mais  a  celui,  elc.  a.  — 
*  de  vos  lois.  a. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


nance  modeste  ,  de  son  silence  presque  conti- 
nuel, de  son  air  froid  et  réservé.  Mais  quand  on 
s'appliqua  à  le  regarder,  on  découvrit  dans  son 
visage  je  ne  sais  quoi  de  ferme  et  d'élevé  ;  on 
remarqua  la  vivacité  de  ses  yeux,  et  la  vigueur 
avec  laquelle  il  faisoil  jusqu'aux  moindres  ac- 
tions. On  le  questionna;  il  fut  admiré  :  on  ré- 
solut de  le  faire  roi.  Il  s'en  défendit  sans 
s'émouvoir  :  il  dit  qu'il  préféroit  les  douceurs 
d'une  vie  privée  à  l'éclat  de  la  royauté;  que  les 
meilleurs  rois  étoient  malheureux  en  ce  qu'ils 
ne  faisoient  presque  jamais  les  biens  qu'ils  vou- 
loient  faire,  et  qu'ils  faisoient  souvent,  par  la 
surprise  des  flatteurs,  les  maux  qu'ils  ne  vou- 
loient  pas.  Il  ajouta  que  si  la  servitude  est  mi- 
sérable, la  royauté  ne  l'est  pas  moins,  puis- 
qu'elle est  une  servitude  déguisée.  Quand  on 
est  roi.  disait-il,  on  dépend  de  tous  ceux  dont 
on  a  besoin  pour  se  faire  obéir.  Heureux  celui 
qui  n'est  jjoint  obligé  de  commander  !  Nous  ne 
devons  qu'à  notre  seule  patrie,  quand  elle  nous 
confie  l'autorité,  le  sacrifice  de  notre  liberté  * 
pour  travailler  au  bien  public. 

Alors  les  Cretois,  ne  pouvant  revenir  de  leur 
surprise,  lui  demandèrent  quel  homme  ils  dé- 
voient choisir.  Un  homme ,  répondit-il ,  qui 
vous  connoisse  bien,  puisqu'il  faudra  qu'il  vous 
gouverne  ,  et  qui  craigne  de  vous  gouverner. 
Celui  qui  désire  la  royauté  ne  la  connoît  pas  ; 
et  comment  en  rempliia-t-il  les  devoirs,  ne  les 
connoissant  point  ?  Il  la  cherche  pour  lui  ;  et 
vous  devez  désirer  un  homme  qui  ne  l'accepte 
que  pour  l'amour  de  vous. 

Tous  les  Cretois  furent  dans  un  étrange 
étonnement  de  voir  deux  étrangers  qui  refu- 
saient la  royauté,  recherchée  jvu'  tant  d'autres; 
ils  voulurent  savoir  avec  qui  ils  étoient  venus. 
Nausicrate,  qui  les  avoit  conduits  depuis  le  port 
jusques  au  cirque  oii  l'on  célébroit  les  jeux, 
leur  montra  Hasaël  avec  lequel  Mentor  et  moi 
nous  étions  veims  de  l'île  de  Chypre.  Mais  leur 
étonnement  fut  encore  bien  plus  grand ,  quand 
ils  surent  que  Mentor  avoit  été  esclave  d'Ha- 
saël  ;  qu'Hasaël,  touché  de  la  sagesse  et  de  la 
vertu  de  son  esclave,  en  avoit  fait  son  conseil  et 
son  meilleur  ami  ;  que  cet  esclave  mis  en  li- 
berté étoit  le  même  qui  venoit  de  refuser  d'être 
roi  ;  et  qu'Hasaël  était  venu  de  Damas  en  Syrie, 
pour  s'instruire  des  lois  de  Minos,  tant  l'amour 
de  la  sagesse  remplissoit  son  cœur. 

Les  vieillards  dirent  à  Hasaël  :  Nous  n'osons 
vous  prier  de  nous  gouverner,  car  nous  jugeons 


Vah.  —  *  On  ne  doit  iju'à  sa  seule  pairie,  quand  elle  vous 
conlie  raulorité,  le  sacrifice  de  sa  lii)erlé,  elc.  A. 

28 


43-4 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


(VI) 


que  vous  avez  les  mêmes  pensées  que  Mentor. 
Vous  méprisez  trop  les  hommes  pour  vouloir 
vous  charger  de  les  conduire  :  d'ailleurs  vous 
êtes  trop  détaché  des  richesses  et  de  l'éclat  de 
la  royauté,  pour  vouloir  acheter  cet  éclat  par 
les  peiues  attachées  au  gouvernement  des  peu- 
ples. Hasaël  répondit  :  Ne  croyez  pas.  ô  Cre- 
tois, que  je  méprise  les  hommes.  Non.  non  :  je 
sais  comhien  il  est  grand  de  travailler  à  les  ren- 
dre bons  et  heureux;  mais  ce  travail  est  rempli 
de  peines  et  de  dangers.  L'éclat  qui  y  est  atta- 
ché est  fauX;  et  ne  peut  éblouir  que  des  âmes 
vaines.  La  vie  est  courte  ;  les  grandeurs  irri- 
tent plus  les  passions,  qu'elles  ne  peuvent  les 
contenter  :  c'est  pour  apprendre  à  me  passer  de 
ces  faux  biens,  et  non  pas  pour  y  parvenir,  que 
je  suis  venu  de  si  loin.  Adieu  :  je  ne  songe 
qu'à  retourner  dans  une  vie  paisible  et  retirée, 
où  la  sagesse  nourrisse  mon  cœur,  et  où  les  es- 
pérances qu'on  tire  de  la  vertu,  pour  une  nuire 
meilleure  vie  après  la  mort,  me  consolent  dans 
les  chagrins  de  la  vieillesse.  Si  j'avois  quelque 
chose  à  souhaiter,  cène  seroit  pas  d'être  roi,  ce 
scroil  de  ne  me  séparer  jamais  de  ces  deux 
hommes  que  vous  voyez. 

Enlin  les  Cretois  S'écrièrent,  parlant  à  Men- 
tor :  Dites-nous,  ô  le  plus  sage  et  le  plus  grand 
de  tous  les  mortels ,  dites-nous  donc  qui  est-ce 
que  nous  pouvons  choisir  pour  notre  roi  :  nous 
ne  vous  laisserons  point  aller,  que  vous  ne  nous 
ayez  appris  le  choix  que  nous  devons  faire.  Il 
leur  répondit  :  Pendant  que  j'étais  dans  la  foule 
des  spectateurs  ,  j'ai  remarqué  un  homme  qui 
ne  témoignoit  aucun  empressement  :  c'est  un 
vieillard  assez  vigoureux.  J'ai  demandé  quel 
homme  c'étoit  ;  on  m'a  répondu  qu'il  s'appcloit 
Aristodème.  Ensuite  j'ai  entendu  qu'on  lui  di- 
soit  que  ses  deux  enfants  étoient  au  nombre  de 
ceux  qui  combattoient;  il  a  paru  n'en  avoir  au- 
cune joie  :  il  a  dit  que  pour  l'un  il  ne  lui  sou- 
haitoit  point  les  périls  de  la  royauté,  et  qu'il 
aimoit  trop  la  patrie  pour  consentir  que  l'autre 
régnât  jamais.  Par  là  j'ai  compris  que  ce  père 
aimoit  d'un  amour  raisonnable  l'un  de  ses  en- 
fants qui  a  de  la  vertu,  et  qu'il  ne  tlattoit  point 
l'autre  dans  ses  dérèglements.  Ma  curiosité  aug- 
mentant, j'ai  demandé  quelle  a  été  la  vie  de  ce 
vieillard.  Un  de  vos  citoyens  m'a  répondu  ;  Il  a 
longtemps  porté  les  armes,  et  il  est  couvert  de 
blessures  ;  mais  sa  vertu  sincère  et  ennemie  de 
la  flatterie  l'avoit  rendu  incommode  à  Idoménée. 
C'est  ce  qui  empêcha  ce  roi  de  s'en  servir  dans 
le  siège  de  Troie  :  il  craignit  un  homme  qui 
lui  donneroit  de  sages  conseils  qu'il  ne  pourroit 
se  résoudre  à  suivre;  il  fut  même  jaloux  de  la 


gloire  que  cet  homme  ne  manqueroit  pas  d'ac- 
quérir bientôt  :  il  oublia  tous  ses  services;  il  le 
laissa  ici  pauvre,  méprisé  des  hommes  grossiers 
et  lâches  '  qui  n'estiment  que  les  richesses  , 
mais  content  dans  sa  pauvreté.  Il  vit  gaîment 
dans  un  endroit  écarté  de  l'ile,  où  il  cultive  son 
champ  de  ses  propres  mains.  Un  de  ses  fils  tra- 
vaille avec  lui  ;  ils  s'aiment  tendrement  ;  ils 
sont  heureux.  Par  leur  frugalité  et  par  leur  tra- 
vail, ils  se  sont  mis  dans  l'abondance  des  choses 
nécessaires  à  une  vie  simple.  Le  sage  vieillard 
donne  aux  pauvres  malades  de  son  voisinage 
tout  ce  qui  lui  reste  au-delà  de  ses  besoins  et 
de  ceux  de  son  fils.  Il  fait  travailler  tous  les 
jeunes  gens  ;  il  les  exhorte  ,  il  les  instruit  ;  il 
juge  tous  les  ditîérents  de  son  voisinage  ;  il  est 
le  père  de  toutes  les  familles.  Le  malheur  de  la 
sienne  est  d'avoir  un  second  lils  qui  n'a  voulu 
suivre  aucun  de  ses  conseils.  Le  père,  après 
l'avoir  longtemps  souffert  pour  tâcher  de  le 
corriger  de  ses  vices,  l'a  enfin  chassé  :  il  s'est 
abandonné  à  une  folle  ambition  et  à  tous  les 
plaisirs. 

Voilà,  ô  Cretois,  ce  qu'on  m'a  raconté  ;  vous 
devez  savoir  si  ce  récit  est  véritable.  Mais  si  cet 
homme  est  tel  qu'on  le  dépeint,  pourquoi  faire 
des  jeux?  pourquoi  assembler  tant  d'inconnus? 
Vous  avez  au  milieu  de  vous  un  homme  qui 
vous  connoît  et  que  vous  connoisscz;  qui  sait  la 
la  guene  :  qui  a  montré  son  courage  non-seu- 
lement contre  les  flèches  et  contre  les  dards , 
mais  contre  l'affreuse  pauvreté  ;  qui  a  méprisé 
les  richesses  acquises  par  la  flatterie  ;  qui  aime 
îe  travail  ;  qui  sait  combien  l'agriculture  est 
utile  à  un  peuple  ;  qui  déteste  le  faste;  qui  ne 
se  laisse  point  amollir  par  un  amour  aveugle  de 
ses  enfans  :  qui  aime  la  vertu  de  l'un  ,  et  qui 
condamne  le  vice  de  l'autre  ;  en  un  mot ,  un 
homme  qui  est  déjà  le  père  du  peuple.  Voilà 
votre  roi ,  s'il  est  vrai  que  vous  désiriez  de  faire 
régner  chez  vous  les  lois  du  sage  Minos. 

Tout  le  peuple  s'écria  :  Il  est  vrai,  Aristo- 
dème est  tel  que  vous  le  dites  ;  c'est  lui  qui  est 
digne  de  régner.  Les  vieillards  le  firent  appe- 
ler :  on  le  chercha  dans  la  foule  ,  où  il  étoit 
confondu  avec  les  derniers  du  peuple.  Il  parut 
tranquille.  On  lui  déclara  qu'on  le  faisait  roi. 
Il  répondit  :  Je  n'y  puis  consentir  qu'à  trois 
conditions  :  la  première  ,  que  je  quitterai  la 
royauté  dans  deux  ans,  si  je  ne  vous  rends  meil- 
leurs que  vous  n'êtes,  et  si  vous  résistez  aux 
lois  :  la  seconde  ,  que  je  serai  libre  de  con- 
tinuer une  vie  simple  et  frugale  ;  la  troisième  , 


Var. 


1  des  hommes  lâches.  A. 


(VI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


435 


que  mes  enfants  n'auront  aucun  rang ,  et  qu'a- 
près ma  mort  on  les  traitera  sans  distinction  . 
selon  leur  mérite  ,  comme  le  reste  des  citoyens. 

A  ces  paroles,  il  s'éleva  dans  l'air  mille  cris  de 
joie.  Le  diadème  fut  mis  par  le  chef  des  vieil- 
lards gardes  des  lois,  sur  la  tète  d'Aristodème. 
Un  fit  des  sacrifices  à  Jupiter  et  auxaul  res  grands 
dieux.  Aristodèmenous  til  des  présens,  non  pas 
avec  la  magnificence  ordinaire  aux  rois  ,  mais 
avec  une  noble  simplicité.  Il  donna  à  Hazael  les 
lois  de  Minos  écrites  de  la  main  de  Minos  même  ; 
il  lui  donna  aussi  un  recueil  de  toute  l'histoire  de 
Crète,  depuis  Saturne  et  l'âge  d'or  ;  il  lit  mettre 
dans  son  vaisseau  des  fruits  de  toutes  les  espèces 
qui  sont  bonnes  en  Crète  et  inconnues  dans  la 
Syrie  ,  et  lui  offrit  tous  les  secours  dont  il  pour- 
rait avoir  besoin. 

Comme  nous  pressions  notre  départ,  il  nous 
fit  préparer  un  vaisseau  avec  un  grand  nombre 
de  bons  rameurs  et  d'hommes  armés  ;  il  y  fit 
mettre  des  habits  pour  nous  et  des  provisions. 
A  l'instant  même  il  s'éleva  un  vent  fiivorable 
pour  aller  à  Ithaque  :  ce  vent,  qui  étoit  con- 
traire à  Hasaël ,  le  contraignit  d'attendre.  Il 
nous  vit  partir  ;  il  nous  embrassa  comme  des 
amis  qu'il  ne  devoit  jamais  revoir.  Les  dieux  sont 
justes  ,  disoit-il,  ils  voient  une  amitié  qui  lï'est 
fondée  que  sur  la  vertu  :  un  jour  ils  nous  réu- 
niront ;  et  ces  champs  fortunés  ,  où  l'on  dit  que 
les  justes  jouissenlaprès  la  mort  d'une  paix  éter- 
nelle •,  verront  nos  âmes  se  rejoindre  pour  ne  se 
séparer  jamais.  0  si  mes  cendres  pouvoient  aussi 
être  recueillies  avec  les  vôtres  !...  En  prononçant 
ces  mots,  il  versoit  des  torrens  de  larmes,  et  les 
soupirs  étouifoieut  sa  voix.  Nous  ne  pleurions  pas 
moins  que  lui  :  et  il  nous  conduisit  au  vaisseau. 

Pour  Aristodème  ,  il  nous  dit  :  C'est  vous 
qui  venez  de  me  faire  roi;  souvenez-vous  des 
dangers  oîi  vous  m'avez  mis.  Demandez  aux 
dieux  qu'ils  m'inspirent  la  vraie  sagesse,  et  que 
je  surpasse  autant  en  modération  les  autres 
hommes  ,  que  je  les  surpasse  en  autorité.  Pour 
moi ,  je  les  prie  de  vous  conduire  heureusement 
dans  votre  patrie  ,  d'y  confondre  l'insolence  de 
vos  ennemis  et  de  vous  y  faire  voir  en  paix 
Ulysse  régnant  avec  sa  chère  Pénélope.  Télé- 
maque  ,  je  vous  donne  un  bon  vaisseau  plein  de 
rameurs  et  d'hommes  armés  ;  ils  pourront  vous 
servir  contre  ces  hommes  injustes  qui  persécu- 
tent votre  mère.  0  Mentor,  votre  sagesse ,  qui 
n'a  besoin  de  rien  ,  ne  me  laisse  rien  à  désirer 
pour  vous.  Allez  tous  deux ,  vivez  heureux  en- 
semble ;  souvenez-vous  d'Aristodème  :  et  si  ja- 

Var.  —  i  irunc  éternelle  paix.  A. 


mais  les  Ithaciens  ont  besoin  des  Cretois,  comp- 
tez sur  moi  jusqu'au  dernier  soupir  de  ma  vie. 
Il  nous  embrassa  ;  et  nous  ne  pûmes  ,  eu  le  re- 
merciant, retenir  nos  larmes. 

Cependant  le  vent  qui  enfloit  nos  voiles  nous 
promeftoit  une  douce  navigation.  Déjà  le  mont 
Ida  n'étoit  plus  à  nos  yeux  que  comme  une  col- 
line; tous  les  rivages  disparoissoient;  les  côtes 
du    Péloponèse  sembloient    s'avancer  dans  la 
mer  pour  venir  au-devant  de  nous.  Touf-à- 
coup  une  noire  tempête  enveloppa  le  ciel ,  et 
irrita  toutes   les  ondes  delà  mer.  Le  jour  se 
changea  en  nuit,  et  la  mort  se  présenta  à  nous. 
0   Neptune,  c'est  vous  qui  excitâtes,  par  votre 
superbe  trident ,  toutes  les  eaux  de  votre  em- 
pire !  Vénus,   pour  se  venger  de  ce  que  nous 
l'avions  méprisée  jusque  dans  son  temple  de 
Cythère  ,  alla  trouver  ce  dieu  ;  elle  lui  parla 
avec  douleur;  ses  beaux  yeux  étoient  baignés 
de  larmes  :  du  moins  c'est  ainsi  que  Mentor, 
instruit  des  choses  divines,  me  l'a  assuré.  Souf- 
frirez-vous,  Neptune,  disoit-elle,  que  ces  im- 
pies se  jouent  impunément  de  ma  puissance? 
Les  dieux  mêmes  la  sentent;  et  ces  téméraires 
mortels  ont  osé  condamner  tout  ce  qui  se   fait 
dans  monile.  Ils  se  piquent  d'une  sagesse  à  toute 
épreuve  ,  et  ils  traitent  l'amour  de  folie.  Avez- 
vous  oublié  que  je  suis  née  dans  votre  empire? 
Hue  tardez-vous  à  ensevelir  dans  vos  profonds 
abîmes  ces  deux  hommes  que  je  ne  puis  souffrir  ? 
A  peine  avoit-elle  parlé ,  que  Neptune  sou- 
leva les  flots  jusqu'au  ciel  :  Vénus  rit,  croyant 
notre  naufrage  inévitable.  Notre  pilote  ,  trou- 
blé,   s'écria  qu'il  ne  pouvoit  plus  résister  aux 
vents  qui  nous  poussoient  avec  violence  vers 
des  rochers:  un  coup  de  vent  rompit  notre  mât  ; 
et,  un   moment  après,  nous  entendîmes  les 
pointes  des  rochers  qui  entr'ouvroient  le  fonJ 
du  navire.  L'eau  entre  de  tous  côtés  ;  le  na\ire 
s'enfonce  ;  tous  nos  rameurs  poussent  de  lamen- 
tables cris  vers  le  ciel.  J'embrasse  Mentor,  et  je 
lui  dis  :  Voici  la  mort;  il  faut  la  recevoir  avec 
courage.  Les  dieux  ne  nous  ont  délivrés  de  tant 
de  périls,  que  pour  nous  faire  périr  aujourd'hui. 
Mourons,  Mentor,  mourons.  C'est  une  consola- 
tion pour  moi  de   mourir  avec  vous;  il  seroit 
inutile  de  disputer  notre  vie  contre  la  tempête. 
Mentor  me  répondit .  Le  vrai  courage  trouve 
toujours  quelque  ressource.  Ce  n'est  pas  assez 
d'être  prêt  à  recevoir  tranquillement  la  mort  ; 
il  faut,  sans  la  craindre  ,  faire  tous  ses  efforts 
pour  la  repousser.  Prenons,  vous  et  moi,  un 
de  ces  grands  bancs  de  rameurs.  Tandis  que 
cette  multitude  d'hommes  timides  et  troublés 
regrette  la  vie,  sans  chercher  les  moyens  de  la 


436 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  V. 


conserver,  ne  perdons  pas  un  moment  pour 
sauver  la  nôtre.  Aussitôt  il  prend  une  hache, 
il  achève  découper  le  mal  qui  étoit  déjà  rompu, 
et  qui ,  penchant  dans  la  mer,  avoit  mis  le  vais- 
seau sur  le  côté;  il  jette  le  mât  hors  du  vais- 
seau ,  et  s'élance  dessus  au  milieu  des  ondes 
furieuses;  il  m'appelle  par  mon  nom, et  m'en- 
courage pour  le  suivre.  Tel  qu'un  giand  arbre 
que  tous  les  vents  conjurés  attaquent,  et  qui 
demeure  immobile  sur  ses  profondes  racines, 
en  sorte  que  la  tempête  ne  fait  qu'agiter  ses 
feuilles  ;  de  même  Mentor,  non  -  seulement 
ferme  et  courageux  ,  mais  doux  et  tranquille, 
sembloit  commander  aux  vents  et  à  la  mer.  Je 
le  suis  :  et  qui  auroit  pu  ne  le  pas  suivre ,  étant 
encouragé  par  lui? 

Nous  nous  conduisons  nous-mêmes  sur  ce  màt 
flottant.  C'étoilun  grand  secours  pour  nous,  car 
nous  pouvions  nous  asseoir  dessus;  et,  s'il  eût 
fallu  nager  sans  relâche ,  nos  forces  eussent  été 
bientôt  épuisées.  Mais  souvent  la  tempête  faisoit 
tourner  cette  grande  pièce  de  bois ,  et  nous 
nous  trouvions  enfoncés  dans  la  mer  :  alors  nous 
buvions  l'onde  amère,  qui  couloit  de  notre 
bouche  ,  de  nos  narines  et  de  nos  oreilles  . 
nous  étions  contraints  de  disputer  contre  les 
flots  ,  pour  rattraper  le  dessus  de  ce  mât.  Quel- 
quefois aussi  une  vague  haute  comme  une  mon- 
tagne venoit  passer  sur  nous;  et  nous  nous  te- 
nions fermes,  de  peur  que  dans  cette  violente  se- 
cousse, le  mât,  qui  étoit  notre  unique  espéran- 
ce ,  ne  nous  échappât. 

Pendant  que  nous  étions  dans  cet  état  af- 
freux. Mentor,  aussi  paisible  qu'il  l'est  maiutc- 
nant  sur  ce  siège  de  gazon,  me  disoit  :  Croyez- 
Yous  ,  Télémaque ,  que  votre  vie  soit  aban- 
donnée aux  vents  et  aux  flots?  Croyez-vous 
qu'ils  puissent  vous  faire  périr  sans  l'ordre 
des  dieux?  Non ,  non  :  les  dieux  décident  de 
tout.  C'est  donc  les  dieux  ,  et  non  pas  la  mer, 
qu'il  faut  craindre.  Fussiez-vous  au  fond  des 
abîmes ,  la  main  de  Jupiter  pourroit  vous  en  ti- 
rer. Fussiez-vous  dans  l'Olympe,  voyant  les  as- 
tres sous  vospieds,  Jupiter  pourroit  vous  plonger 
au  fond  de  l'abîme,  ou  vous  précipiter  dans  les 
flammes  du  noirTartare.  J'écoulois  et  j'admirois 
ce  discours  ,  qui  me  consoloit  un  peu  ;  mais  je 
n'avois  pas  l'esprit  assez  libre  pour  lui  répondre. 
Il  ne  me  voyoit  point:  je  ne  pouvoisle  voir.  Nous 
passâmes  toute  la  nuit,  trcrablans  de  froid  et 
demi-morts,  sans  savoir  où  latempêtenousjetoit. 
Enlîn  les  vents  commencèrent  à  s'apaiser  ;  et 
la  mer  mugissante  ressembloit  à  une  personne 
qui ,  ayant  été  longtemps  irritée  ,  n'a  plus 
qu'un  reste  de  trouble  et  d'émotion,  étant  lasse 


de  se  mettre  enfui  eur;  elle grondoit sourdement, 
et  ses  flots  n'étoient  presque  plus  que  comme 
les  sillons  qu'on  trouve  dans  un  champ  labouré. 
Cependant  l'aurore  vint  ouvrir  au  soleil  les 
portes  du  ciel ,  et  nous  annonça  un  beau  jour. 
L'orient  c(oit  tout  *  en  feu  ;  et  les  étoiles,  qui 
avoient  été  si  long-temps  cachées,  reparurent, 
et  s'enfuiront  à  l'arrivée  de  Phébus.  Nous  aper- 
çûmes de  loin  la  terre,  et  le  vent  nous  en  ap- 
prochoit  :  alors  ^  je  sentis  l'espérance  renaître 
dans  mon  cœur.  Mais  nous  n'aperçûmes  aucun 
de  nos  compagnons  :  selon  les  apparences ,  ils 
])erdirent  courage  ,  et  la  tempête  les  submer- 
gea tous  ^  avec  le  vaisseau.  Quand  nous  fûmes 
auprès  de  la  terre  ,  la  mer  nous  poussoit  contre 
des  pointes  de  rochers  qui  nous  eussent  brisés  ; 
mais  nous  tâchions  de  leur  présenter  le  bout  de 
notre  mât  •  et  Mentor  faisoit  de  ce  mât  ce  qu'un 
sage  pilote  fait  du  meilleur  gouvernail.  Ainsi 
nous  évitâmes  ces  rochers  affreux ,  et  nous  trou- 
vâmes enfin  une  côte  douce  et  unie ,  où ,  na- 
geant sans  peine,  nous  abordâmes  sur  le  sable. 
C'est  là  que  vous  nous  vîtes,  ô  grande  déesse 
qui  habitez  celte  île;  c'est  là  que  vous  daignâtes 
nous  recevoir. 


LIVRE  VI  *. 

Calypso ,  ravie  d'admiiation  par  le  récit  de  Télémaque  , 
conçoit  pour  lui  une  violente  passion ,  et  met  tout  en 
œuvre  pour  exciter  en  lui  le  même  sentiment,  Elle  est 
pui-;saniment  secondée  par  Vénus,  qui  amène  Cupidon 
dans  l'ile,  avec  ordre  de  percer  de  ses  flèches  le  cœur  de 
Télémaque.  Celui-ci,  déjà  hlessé  sans  le  savoir ,  sou- 
haite,  sous  divers  prétextes,  de  demeurer  dans  l'il--, 
malgré  les  sages  remontrances  de  Mentor.  RientAt  il  sent 
pour  la  nymphe  Eucharis  une  folle  passion,  qui  excite 
la  jalousie  et  la  colère  de  Calypso.  Elle  jure  par  le  Styx, 
que  Télémaque  sortira  de  son  île ,  et  presse  Mentor  de 
construire  un  vaisseau  pour  le  reconduire  à  Ithaque. 
Tandis  que  Mentor  entraine  Télémaque  vers  le  rivage 
pour  s"embarquer,  Cupidon  va  consoler  Calypso,  et  oblige 
les  nymphes  à  brûler  le  vaisseau.  A  la  vue  des  flammes, 
Télémaque  ressent  une  joie  secrète  ;  mais  le  sage  Mentor, 
qui  s'en  aperçoit,  le  précipite  dans  la  mer,  et  s'y  jette 
avec  lui ,  pour  gagner,  à  la  nage ,  un  autre  vaisseau  alors 
arrêté  auprès  de  l'ile  de  Calypso. 

Qland  Télémaque  eut  achevé  ce  discours  , 
toutes  les  nymphes,  qui  avoient  été  immobiles, 
les  yeux  attachés  sur  lui,  se  regardèrent  les 
unes  les  autres.  Elles  se  disoient  avec  étonne- 
nient  :  Quels  sont  donc  ces  deux  hommes  si 

Var.  —  *  tout  m.  A.  aj.  B.  —  ^  alors  m.  A.  uj.  b.  — 
3  tous  m.  A.  aj,  c.  —  *  Livre  vu. 


(VII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VI. 


^37 


chéris  des  dieux?  a-t-on  jamais  ouï  parler  d'a- 
ventures si  inervcilleui>es?  Le  fils  d'Ulysse  le  sur- 
passe déjà  eu  éloquence  ,  en  sagesse  et  en  va- 
leur. Quelle  mine  !  quelle  beauté!  quelle  dou- 
ceur! quelle  modestie!  mais  quelle  noblesse 
et  quelle  grandeur  !  Si  nous  ne  savions  qu'il 
est  fils  d'un  mortel,  on  le  prendroit  aisément 
pourBacchus,  pour  Mercure,  ou  même  pour 
le  grand  Apollon.  Mais  quel  est  ce  Mentor, 
qui  paroît  un  homme  simple,  obscur,  et  d'une 
médiocre  condition?  Quand  on  le  regarde  de 
près ,  on  trouve  en  lui  je  ne  sais  quoi  au-dessus 
de  l'homme. 

Calypso  écoutoit  ces  discours  avec  un  trouble 
qu'elle  ne  pouvoit  cacher  :  ses  yeux  errans  al- 
loient  sans  cesse  de  Mentor  à  Télémaque ,  et 
de  Télémaque  à  Mentor.  Quelquefois  elle  vou- 
loit  que  Télémaque  recommençât  celte  longue 
histoire  de  ses  aventures  ;  puis  tout-à-coup  elle 
s'interrompoit  elle-même.  Enlin,  selevantbrus- 
quement ,  elle  mena  Télémaque  seul  dans  un 
bois  de  myrte,  où  elle  n'oublia  rien  pour  savoir 
de  lui  si  Mentor  n'étoit  point  une  divinité  ca- 
chée sous  la  forme  d'un  homme.  Télémaque 
ne  pouvoit  le  lui  dire  ;  car  Minerve  ,  en  l'ac- 
compagnant sous  la  figure  de  Mentor,  ne  s'étoit 
point  découverte  à  lui  à  cause  de  sa  grande 
jeunesse.  Elle  ne  se  fioit  pas  encore  assez  à  son 
secret  pour  lui  confier  ses  desseins.  D'ailleurs 
elle  vouloit  l'éprouver  par  les  plus  grands  dan- 
gers ;  et  ,  s'il  eût  su  que  Minerve  étoit  avec  lui, 
un  tel  secours  l'eût  trop  soutenu;  il  n'auroit 
eu  aucune  peine  à  mépriser  les  accidens  les 
plus  affreux.  Il  prenoit  donc  Minerve  pour 
Mentor  ;  et  tous  les  artifices  de  Calypso  furent 
inutiles  pour  découvrir  ce  qu'elle  désiroit  savoir. 

Cependant  toutes  les  nymphes,  assemblées 
autour  de  Mentor,  prenoient  plaisir  à  le  ques- 
tionner. L'une  lui  demandoit  les  circonstances 
de  son  voyage  d'Ethiopie  ;  l'autre  vouloit  savoir 
ce  qu'il  avoit  vu  à  Damas  ;  une  autre  lui  de- 
mandoit s'il  av(>it  connu  autrefois  Ulysse  avant 
le  siège  de  Troie.  Il  répondoit  à  toutes  avec 
douceur;  etses  paroles,  quoique  simples,  étoient 
pleines  de  grâces. 

Calypso  ne  les  laissa  pas  long-temps  dans 
cette  conversation;  elle  revint:  et,  pendant 
que  ses  nymphes  se  mirent  à  cueillir  des  Heurs 
en  chantant  pour  amuser  Télémaque,  elle  prit 
à  l'écart  Mentor  pour  le  faire  parler.  La  douce 
vapeur  dusomnied  ne  coule  pas  plus  doucement 
dans  les  yeux  appesantis  et  dans  tous  les  mem- 
bres fatigués  d'un  homme  abattu,  que  les  pa- 
roles flatteuses  de  la  déesse  s'insinuoicnt  pour 
enchanter  le  cœur  de  Mentor;  mais  elle  sentoit 


toujours  je  ne  sais  quoi  qui  rcpoussoit  tous  ses 
efforts,  et  qui  se  jouoit  de  ses  charmes.  Sem- 
blable à  un  rocher  escarpé  qui  cache  son  front 
dans  les  nues ,  et  qui  se  joue  de  la  rage  des 
vents ,  Mentor,  immobile  dans  ses  sages  des- 
seins, selaissoit  presser  par  Calypso.  Quelque- 
fois même  il  lui  laissoit  espérer  qu'elle  l'em- 
barrasseroit  par  ses  questions,  et  qu'elle  tire- 
roit  la  vérité  du  fond  de  son  coeur.  Mais,  au 
moment  où  elle  croy oit  satisfaire  sa  curiosité, 
ses  espérances  s'évanouissoient  :  tout  ce  qu'elle 
s'imaginoit  tenir  lui  échappoit  tout-à-coup  ; 
et  une  réponse  courte  de  Mentor  la  replongeoit 
dans  ses  incertitudes.  Elle  passoit  ainsi  les 
journées,  tantôt  flattant  Télémaque,  tantôt  cher- 
chant les  moyens  de  le  détacher  de  Mentor, 
qu'elle  n'espéroit  plus  de  faire  parler.  Elleem- 
ployoit  ses  plus  belles  nymphes  à  faire  naître 
les  feux  de  l'amour  dans  le  cœur  du  jeune 
Télémaque  ;  et  une  divinité  plus  puissante 
qu'elle;  vint  à  son  secours  pour  y  réussir. 

Vénus ,  toujours  pleine  de  ressentiment  du 
mépris  que  Mentor  et  Télémaque  avoient  té- 
moigné pour  le  culte  qu'on  lui  rend(>it  dans  l'île 
de  Chypre ,  ne  pouvoit  se  consoler  de  voir  que 
ces  deux  téméraires  mortels  eussent  échappé  aux 
vents  et  à  la  mer  dans  la  tempête  excitée  par 
Neptune.  Elle  en  fit  des  plaintes  amères  à  Ju- 
piter :  mais  le  père  des  dieux ,  souriant  sans 
vouloir  lui  découvrir  que  IMinerve  ,  sous  la  fi- 
gure de  Mentor,  avoit  sauvé  le  fils  d'Ulysse, 
permit  à  Vénus  de  chercher  les  moyens  de  se 
venger  de  ces  deux  hommes.  Elle  quitte  l'O- 
lympe; elle  oublie  les  doux  parfums  qu'on 
brûle  sur  ses  autels  à  Paphos  ,  à  Cythère  et  à 
Idalie  ;  elle  vole  dans  son  char  attelé  de  colom- 
bes ;  elle  appelle  son  fils  ;  et,  la  douleur  ré- 
pandant sur  son  visage  de  nouvelles  grâces, 
elle  parla  ainsi  : 

Vois-tu,  mon  fils, ces  deux  hommes  qui  mé- 
prisent ta  puissance  et  la  mienne?  Qui  voudra 
désormais  nous  adorer?  Va,  perce  de  tes  flè- 
ches ces  deux  cœurs  insensibles  :  descends  avec 
moi  dans  cette  île;  je  parlerai  à  Calypso.  Elle 
dit  ;  et  fendant  les  airs  dans  un  nuage  tout 
doré ,  elle  se  présenta  à  Calypso,  qui  ,  dans  ce 
moment,  étoit  seule  au  bord  d'une  fontaine 
assez  loin  de  sa  grotte. 

Malheureuse  déesse,  lui  dit-elle,  l'ingrat 
U'Iysse  vous  a  méprisée;  son  fils  ,  encore  plus 
dur  que  lui ,  vous  prépare  un  semblable  mé- 
pris; mais  l'Amour  vient  lui-même  pour  vous 
venger.  Je  vous  le  laisse  :  il  demeurera  parmi 
vos  nymphes ,  comme  autrefois  l'enfant  lîac- 
chus  fut  nourri  par  les  nymphes   de   l'île  de 


438 


TÉLÉiMAQUE.  LIVRE  Yl. 


(VII) 


Naxos.  Télémaque  le  verra  comme  un  enfant 
ordinaire  ;  il  ne  pourra  s'en  défier,  et  sentira 
bientôtson  pouvoir.  Elledit;  et,  remoulant  dans 
ce  nuage  doré  d'où  elle  étoit  sortie  ,  elle  laissa 
après  elle  une  odeur  d'ambroisie  dont  tous  les 
bois  de  Calypso  furent  parfumés. 

L'Amour  demeura  entre  lesbrasde  Calypso. 
Quoique  déesse ,  elle  sentit  la  flamme  qui  cou- 
loit  déjà  dans  son  sein.  Pour  se  soulager,  elle 
le  donna  aussitôt  à  la  nymphe  qui  étoit  alors 
auprès  d'elle  ,  nommée  Eucbaris.  Mais ,  hélas  ! 
dans  la  suite ,  combien  de  fois  se  repentit-elle 
de  l'avoir  fait  !  D'abord  rien  ne  paroissoit  plus 
innocent ,  plus  doux  .  plus  aimable  ,  plus  in- 
génu et  plus  gracieux  ,  que  cet  enfant.  A  le 
voir  enjoué  ,  flatteur,  toujours  riant ,  on  auroit 
cru  qu'il  ne  pouvoit  donner  que  du  plaisir  : 
mais  à  peine  s'étoit-on  fié  à  ses  caresses  ,  qu'où 
y  sentoitje  ne  sais  quoi  d'empoisonné.  L'enfant 
malin  et  trompeur  ne  caressoitque  pour  trahir  : 
et  il  ne  rioit  jamais  que  dos  maux  cruels  qu'il 
avoit  faits  ,  ou  qu'il  vouloit  faire.  Il  n'osoit 
approcher  de  Mentor,  dont  la  sévérité  l'épou- 
vantoit;  et  il  sentoit  que  cet  inconnu  étoit  invul- 
nérable, en  sorte  qu'aucune  de  ses  flèchesn'au- 
roit  pu  le  percer.  Pour  les  nymphes,  elles  senti- 
rent bientôt  les  feux  que  cet  enfant  trompeur 
allume;  mais  elles  cachoient  avec  soin  la  plaie 
profonde  qui  s'envenimoit  dans  leurs  canu's. 

Cependant  Télémaque ,  voyant  cet  enfant 
qui  se  jouoit  avec  les  nym[)hcs,  fut  surpris  de 
sa  douceur  et  de  sa  beauté.  11  l'embrasse ,  il  le 
prend  tantôt  sur  ses  genoux,  tantôt  entre  ses 
bras;  lisent  en  lui-même  une  inquiétude  dont 
il  ne  peut  trouver  la  cause.  Plus  il  cherche  à  se 
jouer  innocemment,  plus  il  se  trouble  et  s'a- 
mollit. Voyez-vous  ces  nym])hes?  disoit-il  à 
Mentor  :  combien  sont-elles  dilférenles  de  ces 
femmes  de  l'ile  de  Chypre  ,  dont  la  beauté  étoit 
choquante  à  cause  de  leur  immodestie  !  Ces 
beautés  *  immortelles  montrent  une  innocence, 
une  modestie  ,  une  simplicité  qui  charme.  Par- 
lant ainsi  ,  il  rougissoit  sans  savoir  pourquoi. 
Il  ne  pouvoit  s'empêcher  de  parler  :  mais  à 
peine avoit-il  commencé,  qu'il  ne  pouvoit  con- 
tinuer ;  ses  paroles  étoient  entre-coupées,  obs- 
cures, et  quelquefois  elles  n'avoient  aucun  sens. 

Mentor  lui  dit  :  0  Télémaque  ,  les  dangers 
de  l'ile  de  Chypre  n'éloient  rien,  si  on  les  com- 
pare à  ceux  dont  vous  ne  vous  défiez  pas  main- 
tenant. Le  vice  grossier  fait  horreur  ;  l'impu- 
dence brutale  donne  de  l'indignation  ;  mais  la 
beauté  modeste  est  bien  plus  dangereuse  :  en 


l'aimant,  on  croit  n'aimer  que  la  vertu;  et  in- 
sensiblement on  se  laisse  aller  aux  appas  trom- 
peurs d'une  passion  qu'on  n'aperçoit  que  quand 
il  n'est  presque  plus  temps  de  l'éteindre.  Fuyez, 
ô  mon  cher  Télémaque  ,  fuyez  ces  nymphes , 
qui  ne  sont  si  discrètes  que  pour  vous  mieux 
tromper  ;  fuyez  les  dangers  de  votre  jeunesse  : 
mais  surtout  fuyez  cet  enfant  que  vous  ne  con- 
noissez  pas.  C'est  l'Amour,  que  Vénus,  sa  mère, 
est  venue  apporter  dans  cette  île  ,  pour  se  ven- 
ger du  mépris  que  vous  avez  témoigné  pour  le 
culte  qu'on  lui  rend  à  Cythère  :  il  a  blessé  le 
cœur  de  la  déesse  Calypso  ;  elle  est  passionnée 
pour  vous  :  il  a  brûlé  toutes  les  nymphes  qui 
l'envirounnent ;  vous  brûlez  vous-même,  ô 
malheureux  jeune  homme  ,  presque  sans  le  sa- 
voir. 

Telémaqueinterrompoit  souvent  Mentor,  en  ' 
lui  disant  .  Pourquoi  -  ne  demeurerions-nous 
j)as  dans  cette  île?  Ulysse  ne  vit  plus;  il  doit 
être  depuis  long-temps  enseveli  dans  les  ondes  : 
Pénélop.e ,  ne  voyant  revenir  ni  lui  ni  moi , 
n'aura  pu  résistera  tant  de  prétendans  :  son 
[•ère  Icare  l'aura  contrainte  d'accepter  un  nou- 
vel époux.  Retournerai-je  à  Ithaque  pour  la 
voir  engagée  dans  de  nouveaux  liens,  et  man- 
quant à  la  foi  qu'elle  avait  donnée  à  mon  père? 
Les  Rhaciens  ont  oublié  Ulysse.  Nous  ne  pour- 
rions y  retourner  que  pour  chercher  une  mort 
assurée,  puisque  les  amans  de  Pénélope  ont  oc- 
cupé toutes  les  avenues  du  port ,  pour  mieux 
assurer  notre  perte  à  notre  retour. 

Mentor  répondoit  :  Voilà  l'effet  d'une  aveu- 
gle passion.  On  cherche  avec  subtilité  toutes 
les  raisons  qui  la  favorisent ,  et  on  se  détourne 
de  peur  de  voir  toutes  celles  qui  la  condamnent. 
On  n'est  plus  ingénieux  que  pour  se  tromper 
et  j)our  étouffer  ses  remords.  Avez-vous  oublié 
tout  ce  que  les  dieux  ont  fait  pour  vous  rame- 
ner dans  votre  patrie?  Comment  êtes-vous  sorti 
delà  Sicile?  Les  malheurs  que  vous  avez  éprou- 
vés en  Egypte  ne  sont-ils  pas  tournés  tout-à- 
coup  en  prospérités?  Quelle  main  inconnue 
vous  a  enlevé  à  tous  les  dangers  qui  menaçoient 
votre  tète  dans  la  ville  de  Tyr?  Après  tant  de 
merveilles ,  ignorez -vous  encore  ce  que  les 
destinées  vous  ont  préparé?  Mais  quedis-je? 
vous  en  êtes  indigne.  Pour  moi ,  je  pars ,  et  je 
saurai  bien  sortir  de  cette  île.  Lâche  fils  d'un 
père  si  sage  et  si  généreux!  menez  ici  une  vie 
molle  et  sans  honneur  au  milieu  des  femmes; 
faites ,  malgré  les  dieux,  ce  que  votre  père  crut 
indisne  de  lui. 


Var.  —  1  Mais  CCS  beautés,  etc.  A. 


Vak.  —  *  en  m.  a.  c.  aj.  b.  — -  Mais  iiouiquoi.  A. 


O^ii) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  YI. 


439 


Ces  paroles  de  mépris  percèrent  Télémaque 
jusqu'au  fond  du  cœur.  Il  se  scnloit  attendri 
pour  Mentor  ;  sa  douleur  étoit  mêlée  de  honte  ; 
il  craignoit  l'indignation  et  le  départ  de  cet 
homme  si  sage  à  qui  il  devoit  tant  :  mais  une 
passion  naissante ,  et  qu'il  ne  connoissoit  pas 
lui-même ,  faisoit  qu'il  n'étoit  plus  le  même 
homme.  Quoi  donc!  disoit-il  à  Mentor,  les  lar- 
mes aux  yeux,  vous  ne  comptez  pourrienl'im- 
morlalité  qui  m'est  oiïerte  par  la  déesse?  Je 
compte  pour  rien ,  répondoit  ^  Mentor,  tout  ce 
qui  est  contre  la  vertu  et  contre  les  ordres  des 
dieux.  La  vertu  vous  rappelle  dans  votre  patrie 
pour  revoir  Ulysse  et  Pénélope  ;  la  vertu  vous 
défend  de  vous  abandonner  à  une  folle  passion. 
Les  dieux,  qui  vous  ont  délivré  de  tant  de  pé- 
rils pour  vous  préparer  une  gloire  égale  à  celle 
de  votre  père  ,  vous  ordonnent  de  quitter  cette 
île.  L'Amour  seul ,  ce  honteux  tyran,  peut  vous 
y  retenir.  Hé  !  que  feriez-vous  d'une  vie  immor- 
telle, sans  liberté,  sans  vertu ,  sans  gloire? 
Cette  vie  seroit  encore  plus  malheureuse ,  en 
ce  qu'elle  ne  pourroit  Unir. 

Télémaque  ne  répondoit  à  ce  discours  que  par 
des  soupirs.  Quelquefois  il  auroit  souhaité  que 
Mentor  l'eût  arraché  malgré  lai  de  cette  lie  j 
quelquefois  il  lui  tardoit  que  Mentor  fût  parti , 
pour  n'avoir  plus  devant  ses  yeux  cet  ami  sé- 
vère qui  lui  reprochoit  sa  foihlesse.  Toutes  ces 
pensées  contraires  agitoient  tour  à  tour  soncœur^ 
et  aucune  n'y  étoit  constante  :  son  cœur  étoit 
comme  la  mer,  qui  est  le  jouet  de  tous  les  vents 
contraires.  Il  demeuroit  souvent  étendu  et  im- 
mobile sur  le  rivage  de  la  mer;  souvent  dans 
le  fond  de  quelque  bois  sombre,  versant  des 
larmes  amères ,  et  poussant  des  cris  semblables 
aux  rugissemens  d'un  lion.  Il  étoit  devenu  mai- 
gre ;  ses  yeux  creux  étoient  pleins  d'un  feu  dé- 
vorant :  aie  voir  pâle,  abattu  et  défiguré,  on 
aurait  cru  que  ce  n'étoit  point  Télémaque.  Sa 
beauté ,  son  enjouement ,  sa  noble  lierté  s'cn- 
fuyoientloin  de  lui.  Il  périssoit  tel  qu'une  fleur, 
qui ,  étant  épanouie  le  matin  ,  répandoit  ses 
doux  parfums  dans  la  campagne ,  et  se  flétrit 
peu  à  peu  vers  le  soir;  ses  vives  couleurs  s'ef- 
facent ;  elle  languit ,  elle  se  dessèche ,  et  sa 
belle  tète  se  penche ,  ne  pouvant  plus  se  sou- 
tenir :  ainsi  le  iils  d'Ulysse  étoit  aux  portes  delà 
mort. 

Mentor  ,  voyant  que  Télémaque  ne  pouvoit 
résister  à  la  violence  de  sa  passion  ,  conçut  un 
dessein  plein  d'adresse  pour  le  délivrer  d'un 
si  grand  danger.  Il  avoit  remarqué  que  Calypso 

Vah.  —  1  répouJil.  B.  c.  Edit.  f.  du  cop. 


aimoit  éperdument  Télémaque  ,  et  que  Télé- 
maque n'aimoit  pas  moins  la  jeune  nymphe 
Eucharis  ;  car  le  cruel  Amour  ,  pour  tourmen- 
ter les  mortels,  fait  qu'on  n'aime  guère  la  per- 
sonne dont  on  est  aimé.  Mentor  résolut  d'ex- 
citer la  jalousie  de  Calypso.  Eucharis  devoit 
emmener  Télémaque  dans  une  chasse.  Mentor 
dit  à  Calypso  :  J'ai  remarqué  dans  Télémaque 
une  passion  pour  la  chasse,  que  je  n'avois  ja- 
mais vue  en  lui;  ce  plaisir  commence  à  le  dé- 
goûter de  tout  autre  :  il  n'aime  plus  que  les 
forêts  et  les  montagnes  les  plus  sauvages.  Est- 
ce  vous  ,  ô  déesse,  qui  lui  inspirez  cette  grande 
ardeur? 

Calypso  sentit  un  dépit  cruel  en  écoutant  ces 
paroles  ,  et  elle  ne  put  se  retenir.  Ce  Téléma- 
que ,  répondit-elle  ,  qui  a  méprisé  tous  les 
plaisirs  de  l'île  de  Chypre,  ne  peut  résistera  la 
médiocre  beauté  d'une  de  mes  nymphes.  Com- 
ment ose-t-il  se  vanter  d'avoir  fait  tant  d'ac- 
tions merveilleuses,  lui  dont  le  cœur  s'amollit 
lâchement  par  la  volupté  ,  et  qui  ne  semble  né 
que  pour  passer  une  vie  obscure  au  milieu  des 
femmes  ?  Mentor  ,  remarquant  avec  plaisir 
combien  la  jalousie  troubloit  le  cœur  de  Ca- 
lypso ,  n'en  dit  pas  davantage  ,  de  peur  de  la 
mettre  en  défiance  de  lui;  il  lui  montroit  seule- 
ment un  visage  triste  et  abattu.  La  déesse  lui 
découvroit  ses  peines  ^  sur  toutes  les  choses 
qu'elle  voyoit ,  et  elle  faisoit  sans  cesse  des 
plaintes  nouvelles.  Cette  chasse ,  dont  Mentor 
l'avoit  avertie  ,  acheva  de  la  mettre  en  fureur. 
Elle  sut  que  Télémaque  n'avoit  cherché  qu'à 
se  dérober  aux  autres  nymphes  pour  parler  à 
Eucharis.  On  proposoit'  même  déjà  une  seconde 
chasse,  où  elle  prévoyoit  qu'il  feroit  comme 
dans  la  première.  Pour  rompre  les  mesures  de 
Télémaque  ,  elle  déclara  qu'elle  en  vouloit 
être.  Puis  tout-à-coup  ,  ne  pouvant  plus  mo- 
dérer son  ressentiment,  elle  lui  parla  ainsi  : 

Est-ce  donc  ainsi ,  ô  jeune  téméraire  ,  que 
tu  es  venu  dans  mon  île  pour  échapper  au  juste 
naufrage  que  Neptune  te  préparoit  ,  et  à  la 
vengeance  des  dieux?  N'es-tu  entré  dans  cette 
ile,  qui  n'est  ouverte  à  aucun  mortel,  que  pour 
mépriser  ma  puissance  et  l'amour  que  je  t'ai 
témoigné  ?  0  divinités  de  l'Olympe  et  du  Styx  , 
écoutez  une  malheureuse  déesse!  Hàlez-vous 
de  confondre  ce  perfide,  cet  ingrat,  cet  impie. 
Puisque  tu  es  encore  plus  dur  et  plus  injuste 
que  ton  père  ,  puisses-tu  souffrir  des  maux 
encore  plus  longs  et  plus  cruels  que  les  siens  ! 


Var.  —  1   La  docsse  lui  faisoit  ses  plaintes,  A.   —  ^  On 
parloit  iiit'iiie  déjà  d'une  seconde  chasse.  A. 


440 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VI. 


(VII)   ( 


Non ,  non ,  que  jamais  tu  ne  revoies  ta  patrie  , 
cette  pauvre  et  misérable  Ithaque  ,  que  tu  n'as 
point  eu  honte  de  préférer  à  l'immortaUté!  ou 
plutôt  que  tu  périsses,  en  la  voyant  de  loin,  au 
milieu  de  la  mer  ;  et  que  ton  corps  ,  devenu  le 
jouet  des  flots ,  soit  rejeté ,  sans  espérance  de 
sépulture,  sur  le  sable  de  ce  rivage  !  Que  mes 
yeux  le  voient  mangé  par  les  vautours!  Celle 
que  tu  aimes  le  verra  aussi  :  elle  le  verra  ;  elle 
en  aura  le  cœur  déchiré  ,  et  son  désespoir  fera 
mon  bonheur  ! 

En  parlant  ainsi  ,  Calypso  avoit  les  yeux 
rouges  et  enflammés  :  ses  regards  ne  s'arrê- 
toient  jamais  en  aucun  endroit  ;  ils  avoient  je  ne 
sais  quoi  de  sombre  et  de  farouche.  Ses  joues 
tremblantes  étoient  couvertes  de  taches  noires 
et  livides  ;  elle  changeoit  à  chaque  moment  de 
couleur.  Souvent  une  pâleur  mortelle  se  répan- 
doit  sur  tout  son  visage  :  ses  larmes  ne  cou- 
loient  plus  comme  autrefois  avec  abondance  : 
la  rage  et  le  désespoir  scmbloient  en  avoir  tari 
la  source  ,  et  à  peine  en  couloit-il  quelqu'une 
sur  ses  joues.  Sa  voix  étoit  rauque,  tremblante 
et  entre-coupée.  Mentor  observoit  tous  ses  mou- 
vemens  ,  et  ne  parloit  plus  à  Télémaquc.  11  le 
traitoit  comme  un  malade  désespéré  qu'on 
abandonne;  il  jetoit  souvent  sur  lui  des  re- 
gards de  compassion. 

Télémaque  sentoit  combien  il  étoit  coupable 
et  indigne  de  l'amitié  de  Mentor.  Il  n'osoit 
lever  les  yeux,  de  peur  de  rencontrer  ceux  de 
son  ami,  dont  le  silence  même  le  condamnoit. 
Quelquefois  il  avoit  envie  d'aller  se  jeter  à  son 
cou ,  et  de  lui  témoigner  combien  il  étoit  tou- 
ché de  sa  faute  :  mais  il  étoit  retenu ,  tantôt 
par  une  mauvaise  honte  ,  et  *  tantôt  par  la 
crainte  d'aller  plus  loin  qu'il  ne  vouloit  pour 
se  tirer  du  péril  ;  car  le  péril  lui  sembloit  doux, 
et  il  ne  pouvoit  encore  se  résoudre  à  vaincre  sa 
folle  passion. 

Les  dieux  et  les  déesses  de  l'Olympe,  assem- 
blés dans  un  profond  silence  ,  avoient  les  yeux 
attachés  sur  l'île  de  Calypso  ,  pour  voir  qui  se- 
roit  victorieux ,  ou  de  Minerve  ou  de  l'Amour. 
L'Amour ,  en  se  jouant  avec  les  nymphes  , 
avoit  mis  tout  en  feu  dans  l'île.  Minerve  ,  sous 
la  tîgure  de  Mentor,  se  servoit  de  la  jalousie  , 
inséparable  de  l'amour,  contre  l'Amour  même. 
Jupiter  avoit  résolu  d'être  le  spectateur  de  ce 
combat ,  et  de  demeurer  neutre. 

Cependant  Eucharis  ,  qui  craignoit  que 
Télémaque  ne  lui  échappât ,  usoit  de  mille  ar- 
tifices pour  le  retenir  dans  ses  liens.  Déjà  elle 

Var.  —  *  et  m.  A.  aj.  b. 


alloit  partir  avec  lui  pour  la  seconde  chasse ,  et 
elle  étoit  vêtue  comme  Diane.  Vénus  et  Cu- 
pidon  avoient  répandu  sur  elle  de  nouveaux 
charmes  ;  en  sorte  que  ce  jour-là  sa  beauté  ef- 
façoit  celle  de  la  déesse  Calypso  même.  Calypso, 
la  regardant  de  loin,  se  regarda  en  même  temps 
dans  la  plus  claire  de  ses  fontaines  ;  et  elle  eut 
honte  de  se  voir.  Alors  elle  se  cacha  au  fond  de 
sa  grotte  ,  et  parla  ainsi  toute  seule  : 

Il  ne  me  sert  donc  de  rien  d'avoir  voulu 
troubler  ces  deux  amans ,  en  déclarant  que  je 
veux  être  de  cette  chasse  !  Enserai-je?  irai-je 
la  faire  triompher ,  et  faire  servir  ma  beauté  à 
relever  la  sienne?  Faudra-t-il  que  Télémaque, 
en  me  voyant ,  soit  encore  plus  passionné  pour 
son  Eucharis?  0  malheureuse!  qu'ai-je  fait? 
Non,  je  n'y  irai  pas,  ils  n'y  iront  pas  eux- 
mêmes,  je  saurai  bien  les  en  empêcher.  Je  vais 
trouver  Mentor;  je  le  prierai  d'enlever  Télé- 
maque :  il  le  remmènera  à  Ithaque.  Mais  que 
dis-je?  et  que  deviendrai-jc  quand  Télémaque 
sera  parti? Où  suis-je?  Que  rcste-t-il  à  faire? 
0  cruelle  Vénus  !  Vénus  ,  vous  m'avez  trom- 
pée !  ô  perfide  présent  que  vous  m'avez  fait  ! 
Pernicieux  enfant  !  Amour  empesté  !  je  ne 
t'avois  ouvert  mon  cœur,  que  dans  l'espérance 
de  vivre  heureuse  avec  Télémaque;  et  tu  n'as 
porté  dans  ce  cœur  que  troid)le  et  que  déses- 
poir! Mes  nymphes  sont  révoltées  contre  moi. 
Ma  divinité  ne  me  sert  plus  qu'à  rendre  mon 
malheur  éternel.  0  si  j'étois  libre  de  me  don- 
ner la  mort  pour  finir  mes  douleurs  !  Téléma- 
que ,  il  faut  que  lu  meures,  puisque  je  ne  puis 
mourir  !  Je  me  vengerai  de  tes  ingratitudes  :  ta 
nymphe  le  verra,  et  je  te  percerai  à  ses  yeux. 
Mais  je  m'égare.  0  malheureuse  Calypso!  que 
veux-tu?  faire  périr  un  innocent  que  tuas  jeté 
toi-même  dans  cet  abîme  de  malheurs?  C'est 
moi  qui  ai  mis  le  flambeau  fatal  dans  le  sein 
du  chaste  Télémaque.  Quelle  innocence  !  quelle 
vertu!  quelle  horreur  du  vice!  quel  courage 
contre  les  honteux  plaisirs  !  Falloit-il  empoi- 
sonner son  cœur?  Il  m'eût  quittée!  Hé  bien! 
ne  faudra-t-il  pas  qu'il  me  quitte,  ou  que  je 
le  voie ,  plein  de  mépris  pour  moi ,  ne  vivant 
plus  que  pour  ma  rivale  ?  Non ,  non ,  je  ne 
souffre  que  ce  que  j'ai  bien  mérité.  Pars,  Télé- 
maque, va-t'en  au-delà  des  mers  :  laisse  Ca- 
lypso sans  consolation  ,  ne  pouvant  supporter 
la  vie  ,  ni  trouver  la  mort  :  laisse-la  incon- 
bolable  ,  couverte  de  honte  ,  désespérée ,  avec 
ton  orgueilleuse  Eucharis. 

Elle  parloit  ainsi  seule  dans  sa  grotte  :  mais 
tout-à-ccup  elle  sort  impétueusement.  Où  étes- 
vous,  ô  Mentor?  dit-elle.  Est-ce  ainsi  que  vous 


(VII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VI. 


441 


soutenez  Télémaqne  contre  le  vice  auquel  il 
succombe?  Vous  dormez,  pendant  que  l'Amour 
veille  contre  vous.  Je  ne  puis  soutîrir  plus 
long-temps  cette  lâche  inditrérence  que  vous 
témoignez.  Verrez-vous  toujours  tranquillement 
le  fils  d'Ulysse  deshonorer  son  père,  et  négli- 
ger sa  haute  destinée?  Est-ce  à  vous  ou  à  moi 
que  ses  parens  ont  confié  sa  conduite?  C'est 
moi  qui  cherche  les  moyens  de  guérir  son 
cœur;  ot  vous,  ne  ferez-vous  rien?  Il  y  a, 
dans  le  lieu  le  plus  reculé  de  cette  forêt,  de 
grands  peupliers  propres  à  construire  un  vais- 
seau ;  c'est  là  qu'Ulysse  fit  celui  dans  lequel  il 
sortit  de  celte  ile.  Vous  trouverez  au  même  en- 
droit une  profonde  caverne,  où  sont  tous  les 
instruinens  nécessaires  pour  tailler  et  pour  join- 
dre toutes  les  pièces  d'un  vaisseau. 

A  peine  eut-elle  dit  *  ces  paroles ,  qu'elle 
s'en  repentit.  Mentor  ne  perdit  pas  un  moment  : 
il  alla  dans  cette  caverne,  trouva  les  instru- 
mens ,  abattit  les  peupliers ,  et  mit  en  un  seul 
jour  un  vaisseau  en  état  de  voguer.  C'est  que 
la  puissance  et  l'industrie  de  Minerve  n'ont  pas 
besoin  d'un  grand  temps  pour  achever  les  plus 
grands  ouvrages. 

Calypso  se  trouva  dans  une  horrible  peine 
d'esprit  :  d'un  côté  ,  elle  vouloil  voir  si  le  tra- 
vail de  Mentor  s'avançoit  ;  de  l'autre  ,  elle  ne 
pouvoil  se  résoudre  à  quitter  la  chasse,  où  Eu- 
charis  auroit  été  en  pleine  liberté  avec  Télé- 
maque.  La  jalousie  ne  lui  permit  jamais  de 
perdre  de  vue  les  deux  amans  :  mais  elle  tà- 
choit  de  tourner  la  chasse  du  côté  où  elle  sa- 
voit  que  Mentor  faisoit  le  vaisseau.  Elle  enten- 
doit  les  coups  de  haclie  et  de  marteau  :  elle 
prètoit  l'oreille  :  chaque  coup  la  faisoit  frémir. 
Mais  dans  le  moment  même  ,  elle  craignoit  que 
cette  rêverie  ne  lui  eût  dérobé  quelque  signe 
ou  quelque  coup  d'oeil  de  Télémaqne  à  la  jeune 
nymphe. 

Cependant  Eucharis  disoit  à  Télémaqne  d'un 
ton  moqueur  -  :  Ne  craignez  vous  point  que 
Mentor  ne  vous  blâme  d'être  venu  à  la  chasse 
sans  lui?  0  que  vous  êtes  à  plaindre  de  vivre 
sous  un  si  rude  maître  !  Rien  ne  peut  adoucir 
son  austérité  .  il  affecte  d'être  ennemi  de  tous 
les  plaisirs;  il  ne  peut  souffrir  que  vous  en 
goûtiez  aucun  ;  il  vous  fait  un  crime  des  choses 
les  plus  innocentes.  Vous  pouviez  dépendre  de 
lui ,  pendant  que  vous  étiez  hors  d'état  de  vous 
conduira  vous-même  ;  mais  après  avoir  mon- 
tré tant  de  sagesse ,  vous  ne  devez  plus  vous 
laisser  traiter  en  enfant. 

Var.  —  *  A  peine  lui  eut-elle  dit ,  etc.  A.  —  ^  comme  eu  se 
moquant.  A. 


Ces  paroles  artificieuses  perçoient  le  cœur 
de  Télémaque,  et  le  remplissoient  de  dépit  con- 
tre Mentor,  dont  il  vouloit  secouer  le  joug.  Il 
craignoit  de  le  revoir,  et  ne  répondit  rien  à 
Eucharis ,  tant  il  éloit  troublé.  EnOn  ,  vers  le 
soir  ,  la  dhasse  s'étant  passée  de  part  et  d'autre 
dans  une  contrainte  perpétuelle,  on  revint  par 
un  coin  de  la  forêt  assez  voisin  du  lieu  où  Men- 
tor avoit  travaillé  tout  le  jour.  Calypso  aper- 
çut de  loin  le  vaisseau  achevé  :  ses  yeux  se 
couvrirent  à  Uinstant  d'un  épais  nuage,  sem- 
blable à  celui  de  la  mort.  Ses  genoux  trcmblans 
se  déroboient  sous  elle  .  une  froide  sueur  cou- 
rut par  tous  les  membres  de  son  corps  :  elle 
fut  contrainte  de  s'appuyer  sur  les  nymphes 
qui  l'environnoienf;  et  Eucharis  lui  tendant  la 
main  pour  la  soutenir ,  elle  la  repoussa  en  je- 
tant sur  elle  un  regard  terrible. 

Télémaque,  qui  vit  ce  vaisseau,  mais  qui  ne 
vit  point  Mentor  ,  parce  qu'il  s'étoit  déjà  retiré, 
ayant  fini  son  travail ,  demanda  à  la  déesse  à 
qui  étoit  ce  vaisseau  ,  et  à  quoi  on  le  destinoit. 
D'abord  elle  ne  put  répondre;  mais  enfin  elle 
dit  :  C'est  pour  renvoyer  Mentor  que  je  l'ai  fait 
faire  ;  vous  ne  serez  plus  embarrassé  par  cet 
ami  sévère  ,  qui  s'oppose  à  votre  bonheur ,  et 
qui  seroit  jaloux  si  vous  deveniez  immortel. 

Mentor  m'abandonne  !  c'est  fait  de  moi  ! 
s'écria  Télémaque.  0  ^  Eucharis,  si  Mentor  me 
quitte  ,  je  n'ai  plus  que  vous.  Ces  paroles  lui 
échappèrent  dans  le  transport  de  sa  passion.  Il 
vit  le  tort  qu'il  avoit  eu  en  les  disant;  mais  il 
n 'avoit  pas  été  libre  de  penser  au  sens  de  ses 
paroles.  Toute  la  troupe  étonnée  demeura  dans 
le  silence.  Eucharis  ,  rougissant  et  baissant  les 
yeux,  demeuroit  derrière,  toute  interdite  ,  sans 
oser  se  montrer.  Mais  pendant  que  la  honte 
étoit  sur  son  visage  ,  la  joie  étoit  au  fond  de 
son  cœur.  Télémaque  ne  se  comprenoit  plus 
lui-même,  et  ne  pouvoil  croire  qu'il  eût  parlé 
si  indiscrètement.  Ce  qu'il  a\oit  fait  lui  parois- 
soit  connue  un  songe  ,  mais  un  songe  dont  il 
demeuroit  confus  et  troublé. 

Calypso,  plus  furieuse  qu'une  lionne  à  qui 
on  a  enlevé  ses  petits,  couroit  au  tra\ers  de  la 
forêt ,  sans  suivre  aucun  chemin  ,  et  ne  sachant 
où  elle  alloit.  Enfin  ,  elle  se  trouva  à  l'entrée 
de  sa  grotte  ,  où  Mentor  l'attendoit.  Sortez  de 
mon  île,  dit-elle  ,  ô  étrangers  ,  qui  êtes  venus 
troubler  mon  repos  :  loin  de  moi  ce  jeune  in- 
sensé !  Et  vous  ,  imprudent  vieillard  ,  vous 
sentirez  ce  que  peut  le  courroux  d'une  déesse, 
si  vous  ne  l'arrachez  d'ici  lout-à-lheure.  Je  ne 

Vau.  —  '  0  m.  A.  (ij.  B. 


442 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VI. 


(VII) 


Teux  plus  le  voir;  je  ue  veux  plus  souffrir 
qu'aucuue  de  mes  nymphes  lui  parle  *  ,  ni  le 
regarde.  J'en  jure  par  les  ondes  du  Slyx  ,  ser- 
ment qui  fait  trembler  les  dieux  mêmes.  Mais 
apprends ,  Télémaque  ,  que  tes  maux  ne  sont 
pas  finis  :  ingrat ,  tu  ne  sortiras  de  mon  île , 
que  pour  être  en  proie  à  de  nouveaux  mal- 
heurs. Je  serai  vengée  ;  tu  regretteras  Calypso, 
mais  en  vain.  Neptune,  encore  irrité  contre 
ton  père  ,  qui  l'a  offensé  en  Sicile  ,  et  sollicité 
par  Vénus,  que  tu  as  méprisée  dans  l'île  de 
Chypre,  te  prépare  d'autres  tempêtes.  Tu  ver- 
ras ton  père  ,  qui  n'est  pas  mort  ;  mais  tu  le 
verras  sans  le  connoître  ".  Tu  ne  te  réuniras 
avec  lui  en  Ithaque,  qu'après  avoir  été  le  jouet 
de  la  plus  cruelle  fortune.  Va  :  je  conjure  les 
puissances  célestes  de  me  venger.  Puisses-tu  au 
milieu  des  mers,  suspendu  aux  pointes  d'un 
rocher,  et  frappé  de  la  ioudre,  invoquer  en  vain 
Calypso,  que  ton  supplice  comblera  de  joie! 

Ayant  dit  ces  paroles,  son  esprit  agité  étoit 
déjà  prêt  à  prendre  des  résolutions  contraires. 
L'amour  rappela  dans  son  cœur  le  désir  de 
retenir  Télémaque.  Qu'il  vive ,  disoit-elle  en 
elle-même  ,  qu'il  demeure  ici  ;  peut-être  qu'il 
sentira  enfin  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui.  Eu- 
cliaris  ne  sauroit,  comme  moi,  lui  donner  l'im- 
mortalité. 0  trop  aveugle  Calypso  !  tu  t'es  tra- 
hie toi-même  par  Ion  serment  :  te  voilà  enga- 
gée ;  et  les  ondes  du  Styx  ,  par  lesquelles  '  tu 
asjuré,  ue  le  permettent  plus  aucune  espérance. 
Personne  n'entcndoit  ces  paroles  :  mais  on 
voyoitsur  son  visage  les  furies  peintes  ;  et  tout 
le  venin  empesté  du  noir  Cocyte  sembloit  s'ex- 
haler de  son  ca.^ur. 

Télémaque  eu  fut  saisi  d'horreur.  Elle  le 
comprit  ;  car  qu'est-ce  que  l'amour  jaloux  ne 
devine  pas  ?  et  l'horreur  de  Télémaque  redoubla 
les  transports  de  la  déesse.  Semblable  à  une 
Bacchante  .  qui  remplit  l'air  de  ses  hurlemens, 
et  qui  en  fait  retentir  les  hautes  montagties  de 
Thrace  ,  elle  court  au  travers  des  bois  avec  un 
dard  en  main ,  appelant  toutes  ses  nymphes ,  et 
menaçant  de  percer  toutes  celles  qui  ne  la  sui- 
vront pas.  Elles  courent  en  foule  ,  effrayées  de 
cette  menace.  Eucharis  tnêrae  s'avance  les  lar- 
mes aux  yeux,  et  regardant  de  loin  Télémaque, 
à  qui  elle  n'ose  plus  parler.  La  déesse  frémit 
en  la  voyant  auprès  d'elle  ;  et,  loin  de  s'apaiser 
par  la  soumission  de  celle  nymphe  ,  elle  res- 
sent une  nouvelle  fureur  ,  voyant  que  Tafllic- 
tion  augmente  la  beauté  d'Lucharis. 

Cependant    Télémaque  étoit  demeuré   seul 

VaU.  —  '  ni  lui  parK".  A.  —  -  sans  le  connoilre,  cl  saus 
pouvoir  le  faire  connoilre  a  lui.  A.  —  ^  par  qui.  A. 


avec  Mentor.  11  embrasse  ses  genoux  (car  il 
n'osoit  l'embrasser  autrement,  ni  le  regarder); 
il  verse  un  torrent  de  larmes  ;  il  veut  parler  , 
la  voix  lui  manque;  les  paroles  lui  manquent 
encore  davantage  :  il  ne  sait  ni  ce  qu'il  doit 
faire  ,  ni  ce  qu'il  fait ,  ni  ce  qu'd  veut.  Enfin 
il  s'écrie  :  0  mon  vrai  père  !  ô  Mentor  !  dé- 
livrez-moi de  tant  de  maux  !  Je  ne  puis  ni  vous 
abandonner,  ni  vous  suivre.  Délivrez-moi  de 
tant  de  maux,  délivrez-moi  de  moi-même; 
donnez-moi  la  mort. 

Menlor  l'embrasse,  le  console,  l'encourage, 
lui  apprend  à  se  supporter  lui-même,  sans 
flatter  sa  passion  ,  et  lui  dit  :  Fils  du  sage 
Ulysse  ,  que  les  dieux  ont  tant  aimé  ,  et  qu'ils 
aiment  encore,  c'est  par  un  ellet  de  leur  amour, 
que  vous  souffrez  des  maux  si  horribles.  Celui 
qui  n'a  point  senti  sa  foiblesse  et  la  violence 
de  ses  passions ,  n'est  point  encore  sage  ;  car  il 
ne  se  ccnnoit  point  encore  ,  et  ne  sait  point  se 
défier  de  soi.  Les  dieux  vous  ont  conduit  comme 
par  la  main  jusqu'au  bord  de  l'abîme ,  pour 
vous  en  montrer  toute  la  profondeur,  sans 
vous  y  laisser  tomber.  Comprenez  maintenant 
ce  que  vous  n'auriez  jamais  compris  si  vous  ne 
l'aviez  éprouvé.  Ou  vous  auroit  parlé  '  des  tra- 
hisons de  l'Amour  ,  qui  flatte  pour  perdre  ,  et 
qui  ,  sous  une  apparence  de  douceur ,  cache  les 
plus  affreuses  amertumes.  Il  est  venu  cet  en- 
fant plein  de  charmes,  parmi  les  ris,  les  jeux 
et  les  grâces.  Vous  l'avez  vu  ;  il  a  enlevé  votre 
cœur,  et  vous  avez  pris  plaisir  à  le  lui  laisser 
enlever.  Vous  cherchiez  des  prétextes  pour 
ignorer  la  plaie  de  votre  cœur  :  vous  cherchiez 
à  me  tromper ,  et  à  vous  flatter  vous-même; 
vous  ne  craigniez  rien.  Voyez  le  fruit  de  votre 
témérité  :  vous  demandez  maintenant  la  mort , 
et  c'est  l'unique  espérance  qui  vous  reste.  La 
déesse  troublée  ressemble  à  une  furie  infernale; 
Eucharis  brûle  d'un  feu  plus  cruel  que  toutes 
les  douleurs  de  la  mort;  toutes  ces  nymphes 
jalouses  sont  prêtes  à  s'entre-déchirer  :  et  voilà 
ce  que  fait  le  traîlre  Amour,  qui  paroit  si  doux  ! 
Rappelez  tout  votre  courage.  A  quel  point  les 
dieux  vous  aiment-ils  ,  puisqu'ils  vous  ouvrent 
un  si  beau  chemin  pour  fuir  l'Amour,  et  i)our 
revoir  votre  chère  patrie  !  Calypso  elle-même 
est  contrainte  de  vous  chasser.  Le  vaisseau  est 
tout  prêt  ;  que  tardons-nous  à  quitter  cette  île, 
011  la  verlu  ne  peut  habiter? 

Var.  —  *  parlé  en  i-ahi  :  p.  ii.  d.  Ces  deux  ino(s  ne 
sont  point  tlans  les  manuscrits  :  on  les  trouve  j-our  la  j)re- 
inièrc  fois  dans  Véditiou  de  La  Haye,  chez  Moctjens,  1703. 
C'est  de  là   qu'ils  ont  passé  dans    les   suivantes ,   et  niiuic 

dans  la  copie  c  ;  mais  ils  y  sont  surajoutés ,  cl  d'une  autre 

main. 


(VU) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VI. 


443 


En  disant  ces  paroles,  Mentor  le  prit  par  la 
main,  et  l'entraînoit  vers  le  rivage.  Télcmaque 
suivoit  à  peine,  regardant  toujours  derrière 
lui.  Il  considéroit  Eucliaris,  qui  s'éloiguoit  de 
lui.  Ne  pouvant  voir  son  visage ,  il  regardoit 
ses  beaux  cheveux  noués  ,  ses  habits  flottants , 
et  sa  noble  démarche.  Il  auroit  voulu  pouvoir 
baiser  les  traces  de  ses  pas.  Lors  même  qu'il  la 
perdit  de  vue,  il  prêtoit  encore  l'oreille,  s'ima- 
ginant  entendre  sa  voix.  Quoique  absente  ,  il 
lavoyoit;  elle  étoit  peinte  et  comme  vivante 
devant  ses  yeux  :  il  croyoit  même  parler  à  elle, 
ne  sachant  plus  où  il  étoit ,  et  ne  pouvant 
écouter  Mentor. 

Enfin,  revenant  à  lui  comme  d'un  profond 
sommeil ,  il  dit  à  Mentor  :  Je  suis  résolu  de 
vous  suivre  ,  mais  je  n'ai  pas  encore  dit  adieu 
à  Eucharis.  J'aimerois  mieux  mounr ,  que  de 
l'abandonner  ainsi  avec  ingratitude.  Attendez 
que  je  la  revoie  encore  une  dernière  fois  pour 
lui  faire  un  éternel  adieu.  Au  moins  souffrez 
que  je  lui  dise  :  0  nymphe  ,  les  dieux  cruels, 
les  dieux  jaloux  de  mon  bonheur  me  contrai- 
gnent de  partir;  mais  ils  m'empêcheront  plutôt 
de  vivre,  que  de  me  souvenir  à  jamais  de  vous. 
0  mon  père  !  ou  laissez-moi  cette  dernière  con- 
solation, qui  est  si  juste,  ou  arrachez-moi  la 
vie  dans  ce  moment.  Noîi,  je  ne  veux  ni  de- 
meurer dans  cette  île  ,  ni  m'abandonner  à 
l'amour.  L'amour  n'est  point  dans  mon  cœur; 
je  ne  sens  que  de  l'amitié  et  de  la  reconnois- 
sance  pour  Eucharis.  11  me  suffit  de  le  lui  dire  ^ 
encore  une  fois  ,  et  je  pars  avec  vous  sans  re- 
tardement. 

Que  j'ai  pitié  de  vous!  répondoit  ^  Mentor  : 
votre  passion  est  si  furieuse  que  vous  ne  la  sen- 
tez pas.  Vous  croyez  être  tranquille ,  et  vous 
demandez  la  mort  !  Vous  osez  dire  que  vous 
n'êtes  point  vaincu  par  l'amour,  et  vous  ne 
pouvez  vous  arracher  à  la  nymphe  que  vous 
aimez  !  Vous  ne  voyez,  vous  n'entendez  qu'elle; 
vous  êtez  aveugle  et  sourd  à  tout  le  reste.  Un 
homme  que  la  fièvre  rend  frénétique  dit  :  Je 
ne  suis  point  malade.  0  aveugle  Télémaque! 
vous  étiez  prêt  à  renoncer  à  Pénélope  qui  vous 
attend,  à  Ulysse  que  vous  verrez,  à  Ithaque  où 
vous  devez  régner ,  à  la  gloire  et  à  la  haute 
destinée  que  les  dieux  vous  ont  promise  par 
tant  de  merveilles  qu'ils  ont  faites  en  votre 
faveur  :  vous  renonciez  à  tous  ces  biens  pour 

Var.  —  1  (le  lui  dire  adieu  encore  une  fois.  b.  c.  Edit. 
Le  copiste  b.  avoil  mis  :  Il  me  sujjit  de  lui  dire  encore 
tine  fois,  eic.  La  phrase  n'ayant  pas  de  sens  ,  l'auteur  ajoiila 
adieu  ,  leçon  moins  bonne  que  celle  de  l'original ,  ([u'il 
n'avoit  point  alors  sous  les  yeu\.  —  -  rt-pondit.  c.  lidit.f. 
du  cop. 


vivre  déshonoré  auprès  d'Eucharis  !  Direz-vous 
encore  que  l'amour  ne  vous  attache  point  à 
elle  ?  Qu'est-ce  donc  qui  vous  trouble?  pour- 
quoi voulez-vous  mourir?  pourquoi  avez-vous 
j)arlé  devant  la  déesse  avec  tant  de  transport? 
Je  ne  vous  accuse  point  de  mauvaise  foi;  mais 
je  déplore  votre  aveuglement.  Fuyez ,  Télé- 
maque ,  fuyez  !  on  ne  peut  vaincre  l'amour 
qu'en  fuyant.  Contre  un  tel  ennemi,  le  vrai 
courage  consiste  à  craindre  et  à  fuir;  mais  à 
fuir  sans  délibérer ,  et  sans  se  donner  à  soi- 
même  le  temps  de  regarder  jamais  derrière  soi. 
Vous  n'avez  pas  oublié  les  soins  que  vous 
m'avez  coûtés  depuis  votre  enfance,  et  les  pé- 
rils dont  vous  êtes  sorti  par  mes  conseils  :  ou 
croyez-moi,  ou  souilVez  que  je  vous  abandonne. 
Si  vous  saviez  combien  il  m'est  douloureux  de 
vous  voir  courir  à  votre  perte  !  Si  vous  saviez 
tout  ce  que  j'ai  souffert  pendant  que  je  n'ai  osé 
vous  parler!  la  mère  qui  vous  mit  au  monde 
souffrit  moins  dans  les  douleurs  de  l'enfante- 
ment. Je  me  suis  tu  ;  j'ai  dévoré  ma  peine  ; 
j'ai  étouffé  mes  soupirs,  pour  voir  si  vous  re- 
viendriez à  moi.  0  mon  fils!  mon  cher  fils! 
soulagez  m(>n  cœur  ;  rendez-moi  ce  qui  m'est 
plus  cher  que  mes  entrailles  ;  rendez-moi  Télé- 
maque ,  que  j'ai  perdu  ;  rendez-vous  à  vous- 
même.  Si  la  sagesse  en  vous  surmonte  l'amour, 
je  vis,  et  je  vis  heureux;  mais  si  l'amour  vous 
entraîne  malgré  la  sagesse  ,  Mentor  ne  peut 
plus  vivre. 

Pendant  que  Mentor  parloit  ainsi ,  il  con- 
tinuoit  son  chemin  vers  la  mer  ;  et  Télémaque, 
qui  n'étoit  pas  encore  assez  fort  pour  le  suivre 
de  lui-même  ,  l'éloit  déjà  assez  pour  se  laisser 
mener  sans  résistance.  Minerve,  toujours  ca- 
chée sous  la  figure  de  Mentor,  couvrant  invi- 
siblement  Télémaque  de  son  égide ,  et  répan- 
dant autour  de  lui  un  rayon  divin  ,  lui  fit 
sentir  un  courage  qu'il  n'avoit  point  encore 
éprouvé  depuis  qu'il  étoit  dans  cette  île.  Enfin, 
ils  arrivèrent  dans  un  endroit  de  l'île  où  le 
rivage  de  la  mer  étoit  escarpé  ;  c'étoit  un  rocher 
toujours  battu  par  l'onde  écumante.  Ils  re- 
gardèrent de  cette  hauteur  si  le  vaisseau  que 
Mentor  avoit  préparé  étoit  encore  dans  la  même 
place  ;  mais  ils  aperçurent  un  triste  spectacle. 

L'Amour  étoit  vivement  piqué  de  voir  que 
ce  vieillard  inconnu  non-seulement  étoit  in- 
sensible à  ses  (r;iits ,  mais  encore  lui  enlevoit 
Télémaque  :  il  pleuroit  de  dépit,  et  il  alla 
trouver  Calypso  errante  dans  les  sombres  forêts. 
Elle  ne  put  le  voir  sans  gémir ,  et  elle  sentit 
qu'il  rouvroit  toutes  les  plaies  de  son  cœur. 
L'Amour  lui  dit  :  Vous  êtes  déesse ,   et  vous 


444 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VI. 


(VII) 


vous  laissez  vaincre  par  un  foible  mortel  qui  est 
captif  dans  votre  lie!  pourquoi  le  laissez-vous 
sortir?  0  malheureux  Amour,  répondit-elle, 
je  ne  veux  plus  écouter  tes  pernicieux  conseils: 
c'est  toi  qui  m'as  tirée  d'une  douce  et  profonde 
paix,  pour  me  précipiter  dans  un  ahime  de 
malheurs.  C'en  est  fait;  j'ai  juré  par  les  ondes 
du  Styx  que  je  laisserois  partir  Télémaque. 
Jupiter  même,  le  père  des  dieux,  avec  toute 
sa  puissance,  n'oseroit  contrevenir  à  ce  redou- 
table serment.  Télémaque  sort  de  mon  ile  : 
sors  aussi,  pernicieux  enfant:  tu  m'as  fait  plus 
de  mal  que  lui! 

L'Amour,  essuyant  ses  larmes,  fit  un  souris 
moqueur  et  malin.  En  vérité  ,  dit-il  ,  voilà  un 
grand  embarras  !  laissez-moi  faire  ;  suivez 
Totre  serment;  ne  vous  opposez  point  au  dé- 
part de  Télémaque.  Ni  vos  nymphes  ni  moi  n'a- 
vons juré  par  les  ondes  du  Styx  de  le  laisser 
partir.  Je  leur  inspirerai  le  dessein  de  brûler  ce 
vaisseau  que  Mentor  a  fait  avec  tant  de  précipi- 
tation. Sa  diligence  ,  qui  nous  a  surpris,  sera 
inutile.  11  sera  siupris  lui-même  à  son  tour  ;  et 
il  ne  lui  restera  plus  aucun  moyen  de  vous  arra- 
cher Télémaque. 

Ces  paroles  llatleuses  firent  glisser  l'espé- 
rance et  la  joie  jns(]u'au  fond  des  entrailles  de 
Calypso.  Ce  qu'un  zéphir  fait  par  sa  fraîcheur 
sur  le  bord  d'un  ruisseau  ,  pour  délasser  les 
troupeaux  languissans  que  l'ardeur  de  l'été 
consume  ,  ce  discours  le  fit  pour  apaiser  le  dé- 
sespoir de  la  déesse.  Son  visage  devint  serein  , 
ses  yeux  s'adoucirent ,  les  noirs  soucis  qui  rou- 
geoient son  cœur  s'enfuirent  pour  un  moment 
loin  d'elle  :  elle  s'arrêta,  elle  sourit  ',  elle 
flatta  le  folâtre  Amour  ;  et ,  en  le  flattant ,  elle 
se  prépara  de  nouvelles  douleurs. 

L'Amour,  content  de  l'avoir  persuadée  ,  alla 
pour  persuader  aussi  les  nymphes,  qui  étoient 
errantes  et  dispersées  sur  toutes  les  montagnes, 
comme  un  troupeau  de  moutons  que  la  rage 
des  loups  affamés  a  mis  eu  finie  loin  du  berger. 
L'Amour  les  rassemble  ,  et  leur  dit  :  Téléma- 
que est  encore  en  vos  mains  ;  hâtez-vous  de 
brûler  ce  vaisseau  que  le  téméraire  Mentor  a 
fait  pour  s'enfuir.  Aussitôt  elles  allument  des 
flambeaux;  elles  accourent  sur  le  rivage;  elles 
frémissent;  elles  poussent  des  hurlemens;  elles 
secouent  leurs  cheveux  épars ,  comme  des  Bac- 
chantes. Déjà  la  flamme  vole  ;  elle  dévore  le 
vaisseau  ,  qui  est  d'un  bois  sec  et  enduit  de 
résine;  des  tourbillons  de  fumée  et  de  flamme 
s'élèvent  dans  les  nues. 


Télémaque  et  Mentor  aperçoivent  ce  feu  de 
dessus  le  rocher ,  et  entendent  les  cris  des 
nymphes.  Télémaque  fut  tenté  de  s'en  réjouir, 
car  son  cœur  n'éloit  pas  encore  guéri  ;  et  Men- 
tor remarquoit  que  sa  passion  étoit  comme  un 
feu  mal  éteint ,  qui  sort  de  temps  en  temps  de 
dessous  la  cendre ,  et  qui  repousse  de  vives 
étincelles.  Me  voilà  donc,  dit  Télémaque  ,  ren- 
gagé dans  mes  liens  !  il  ne  nous  reste  plus  au- 
cune espérance  de  quitter  cette  ile. 

Mentor  vit  bien  que  Télémaque  alloit  retom- 
ber dans  toutes  ses  foiblesses,  et  qu'il  n'y  avoit 
pas  un  seul  moment  à  perdre.  Il  aperçut  de 
loin  au  milieu  des  flots  un  vaisseau  arrêté  qui 
n'osoit  approcher  de  l'ile,  parce  que  tous  les 
pilotes  conuoissoient  (jue  l'ile  de  Calypso  étoit 
inaccessible  à  tous  les  mortels.  Aussitôt  le  sage 
Mentor,  poussant  Télémaque,  qui  étoit  assis  sur 
le  bord  du  rocher ,  le  précipite  dans  la  mer ,  et 
s'y  jette  avec  lui.  Télémaque,  surpris  de  cette 
violente  chute,  but  l'onde  amère,  et  devint  le 
jouet  des  flots.  Mais  revenant  à  lui ,  et  voyant 
Mentor  qui  lui  tendoit  la  main  pour  lui  aider  à 
nager ,  il  ne  songea  plus  qu'à  s'éloigner  de  l'ile 
fatale. 

Les  nymphes ,  qui  avoient  cru  les  tenir  cap- 
tifs, poussèrent  des  cris  jdeins  de  fureur,  ne 
pouvant  plus  empêcher  leur  fuite.  Calypso  , 
inconsolable,  rentra  dans  sa  grotte,  qu'elle 
remplit  de  ses  hurlemens.  L'Amour,  qui  vit 
changer  son  triomphe  en  une  honteuse  défaite, 
s'éleva  au  milieu  de  l'air  en  secouant  ses  ailes  , 
et  s'envola  dans  le  bocage  d'Idalie,  où  sa  cruelle 
mère  l'attendoit.  L'enfant ,  encore  plus  cruel , 
ne  se  consola  qu'en  riant  avec  elle  de  tous  les 
maux  qu'il  avoit  faits. 

A  mesure  que  Télémaque  s'éloignoit  de  l'île, 
il  sentoit  avec  j)laisir  renaître  son  courage  ,  et 
son  amour  pour  la  vertu.  J'éprouve,  s'écrioit- 
il  parlant  à  Mentor,  ce  que  vous  me  disiez  ,  et 
que  je  ne  pou  vois  croire,  faute  d'expérience  : 
on  ne  surmonte  le  vice  qu'en  le  fuyant.  0  mon 
père,  que  les  dieux  m'ont  aimé  en  me  don- 
nant votre  secours  !  Je  méritois  d'en  être  privé, 
et  d'être  abandonné  à  moi-même.  Je  ne  crains 
plus  ni  mer,  ni  vents,  ni  tempêtes  ;  je  ne  crains 
plus  que  mes  passions.  L'amour  est  lui  seul 
plus  à  craindre  que  tous  les  naufrages. 


Var.  —  1  elle  rit.  a. 


(VIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VIL 


Ul 


LIVUE  VII  L 

Mentor  et  Télémaque  s'avancent  vers  le  vaisseau  pliénicien 
arrêté  auprès  de  File  de  Calypso  :  ils  sont  accueillis  fa- 
vorablement par  Adoam ,  frère  de  Narbal ,  commandant 
de  ce  vaisseau.  Adoam,  reconnaissant  Télémaque ,  lui 
promet  aussitôt  de  le  conduire  à  Ithaque.  Il  lui  raconte 
la  mort  tragique  de  Pygraalion  ,  roi  de  Tyr,  et  d'Astarbé. 
son  épouse  ;  puis  l'élévation  de  Baléazar,  que  le  tyran 
son  père  avoit  disgracié  à  la  persuasion  de  cette  femme. 
Télémaque  ,  à  son  tour,  fait  le  récit  de  ses  aventures 
depuis  son  départ  de  Tyr.  Pendant  un  repas  qu'Adoam 
donne  à  Télémaque  et  a  Mentor,  Acliitoas ,  par  les  doux: 
accords  de  sa  voix  et  de  sa  lyre ,  assemble  autour  du 
vaisseau  les  Tritons ,  les  Néréides ,  toutes  les  autres  divi- 
nités de  la  mer,  et  les  monstres  marins  eux-mêmes. 
Mentor,  prenant  une  lyre,  en  joue  avec  tant  d'art, 
qu'Achitoas  jaloux  laisse  tomber  la  sienne  de  dépit. 
Adoam  raconte  ensuite  les  merveilles  de  la  Bétique.  Il 
décrit  la  douce  température  de  l'air  et  toutes  les  richesses 
de  ce  pays ,  dont  les  peuples  mèrrent  la  vie  la  plus  heu- 
reuse dans  une  parfaite  simplicité  de  mœurs. 

Le  vaisseau  qui  étoit  arrêté,  et  vers  lequel 
ils  s'avançoient,  étoit  un  vaisseau  phénicien 
qui  alloit  dans  l'Epire.  Ces  Phéniciens  avoient 
vu  Télémaque  au  voyage  d'Egypte  ;  mais  ils 
n'avoient  garde  de  le  recounoître  au  milieu  des 
flots.  Quand  Mentor  fut  assez  près  du  vaisseau 
})Our  faire  entendre  sa  voix  '^  il  s'écria  d'une 
voix  forte  ,  en  élevant  sa  tète  au-dessus  de 
l'eau  :  Phéniciens,  si  secourables  à  toutes  les 
nations  ,  ne  refusez  pas  la  vie  à  deux  hommes 
qui  l'attendent  de  votre  humanité.  Si  le  respect 
des  dieux  vous  touche,  recevez-nous  dans  votre 
vaisseau  ;  nous  irons  partout  où  vous  irez. 
Celui  qui  commandoit  répondit  :  Nous  vous  re- 
cevrons avec  joie  ;  nous  n'ignorons  pas  ce  qu'on 
doit'faire  pour  des  inconnus  qui  paroissent  si 
malheureux.  Aussitôt  on  les  reçoit  dans  le  vais- 
seau. 

A  peine  y  furent-ils  entrés  %  que,  ne  pou- 
vant plus  respirer  ,  ils  demeurèrent  immobiles; 
car  ils  avoient  nagé  long-temps  et  avec  effort 
pour  résister  aux  vagues.  Peu  à  peu  ils  repri- 
rent leurs  forces  :  on  leur  donna  d'autres  ha- 
bits ,  parce  que  les  leurs  étoient  appesantis  par 
l'eau  qui  les  avoit  pénétrés  ,  et  qui  couioit  de 
tous  côtés  '*.  Lorsqu'ils  furent  en  état  de  par- 
ler, tous  ces  Phéniciens  ,  empressés  autour 
d'eux  ,  vouloient  savoir  leurs  aventures.  Celui 


Var.  —  1  Livre  vni.  —  ^  se  faire  ODlL'iniro.  c  Edit.  f. 
du  cop,  —  ^  \  peine  ils  furent  ciiUés.  —  *  de  touios  parts. 
C.  Edil.  /.  du  cop. 


qui  commandoit  leur  dit  :  Comment  avez- vous 
pu  entrer  dans  cette  ile  d'où  vous  sortez?  Elle 
est,  dit-on,  possédée  par  une  déesse  cruelle , 
qui  ne  souflre  jamais  qu'on  y  aborde.  Elle  est 
même  bordée  de  rochers  affreux,  contre  les- 
quels la  mer  va  follement  combattre,  et  on  ne 
pourroit  en  approcher  sans  faire  naufrage.  Aussi 
est-ce  par  un  naufrage,  répondit  Mentor  *, 
que  nous  y  avons  été  jetés.  Nous  sommes  Grecs; 
notre  patrie  est  l'Ile  d'Ithaque  ,  voisine  de  l'E- 
pire, où  vous  allez.  Quand  même  vous  ne  vou- 
driez pas  relâcher  en  Ithaque,  qui  est  sur  votre 
route  ,  il  nous  suffiroit  que  vous  nous  menas- 
siez dans  l'Épire  ;  nous  y  trouverons  des  amis 
qui  auront  soin  de  nous  faire  faire  le  court  tra- 
jet qui  nous  restera,  et  nous  vous  devrons  à  ja- 
mais la  joie  de  revoir  ce  que  nous  avons  de  plus 
cher  au  monde. 

Ainsi  c'étoit  Mentor  qui  portoit  la  parole  ;  et 
Télémaque  ,  gardant  le  silence  ,  le  laissoit  par- 
ler :  car  les  fautes  qu'il  avoit  faites  dans  l'île  de 
Calypso  augmentèrent  beaucoup  sa  sagesse.  Il 
se  délioit  de  lui-même;  il  sentoit  le  besoin  de 
suivre  toujours  les  sages  conseils  de  Mentor  ;  et 
quand  il  ne  pouvoit  lui  parler  pour  lui  deman- 
der ses  avis  ,  du  moins  il  consultoit  ses  yeux  , 
et  tàchoit  de  deviner  toutes  ses  pensées. 

Le  commandant  phénicien,  arrêtant  ses  yeux 
sur  Télémaque,  croyoit  se  souvenir  de  l'avoir 
vu;  mais  c'étoit  un  souvenir  confus  qu'il  ne 
pouvoit  démêler.  Souffrez ,  lui  dit-il ,  que  je 
vous  demande  si  vous  vous  souvenez  de  m'avoir 
vu  autrefois ,  comme  il  me  semble  que  je  me 
souviens  de  vous  avoir  vu.  Votre  visage  ne 
m'est  point  inconnu  ,  il  m'a  d'abord  frappé  ; 
mais  je  ne  sais  où  je  vous  ai  vu  :  votre  mémoire 
aidera  peut-être  la  mienne. 

Alors^  Télémaque  lui  répondit  avec  un  éton- 
tement  mêlé  de  joie  :  Je  suis  ,  en  vous  voyant , 
comme  vous  êtes  à  mon  égard  :  je  vous  ai  vu  , 
je  vous  reconnois;  mais  je  ne  puis  me  rappeler 
si  c'est  en  Egypte  ou  à  Tyr.  Alors  ce  Phéni- 
cien ,  tel  qu'un  homme  qui  s'éveille  le  matin, 
et  qui  rappelle  peu  à  peu  de  loin  le  songe  fugi- 
tif qui  a  disparu  ^  à  son  réveil,  s'écria  tout-à- 
coup  :  Vous  êtes  Télémaque ,  que  Narbal  prit 
en  amitié  lorsque  nous  revînmes  d'Egypte.  Je 
suis  son  frère,   dont  il  vous  aura  sans  doute 


Var.  —  1  Mentor  répondil  :  Xuus  y  nvons  Ole  jetés,  n.  c. 
Edit.  Le  eopislo  r..  ayont  omis  ces  nnils  :  .tiiasi  est-ce  par 
un  naufraijc  ;  on  lisoil  :  sans  faire  jiaiifratje  ,  répondit 
Menlur,  que  nous  y  avons  été  jetés.  Comme  la  phrase  ne 
présentoil  aiitun  sens,  l'autour  rorrigca  :  Mentor  repondit , 
etc.,  moins  bien  que  son  premier  te^te  ,  que  l'on  trouve  dans 
toutes  les  édilicms  avant  1717.  —  -  .Mors  ni.  c.  Edit.f.  du 
cop.  —  3  qui  disparull.  A. 


-146 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VII. 


(Mil) 


parlé  souvent.  Je  vous  laissai  entre  ses  mains 
après  l'expédition  d'Egypte  :  il  me  fallut  aller 
au-delà  de  toutes  les  mers  dans  la  fameuse  Re- 
lique, auprès  des  colonnes  d'Hercule.  Ainsi  je 
ne  fis  que  vous  voir,  et  il  ne  faut  pas  s'étonner 
si  j'ai  eu  tant  de  peine  a  vous  reconnoître  d'a- 
bord. 

Je  vois  bien  ,  répondit  Télémaque  ,  que  vous 
êtes  Adoam.  Je  ne  fis  presque  alors  •  que  vous 
entrevoir;  mais  je  vous  ai  connu  par  les  entre- 
tiens de  Narbal.  0  quelle  joie  de  pouvoir  ap- 
prendre par  vous  des  nouvelles  d'un  bomme 
qui  me  sera  toujours  si  clier!  Est-il  toujours  à 
Tyr  ?  ne  souffre-t-il  point  quelque  cruel  traite- 
ment du  soupçonneux  et  barltare  Pygmalion? 
Adoam  répondit  en  l'interrompant  :  Sachez, 
Télémaque  ,  que  la  fortune  favoiable  vous  con- 
fie à  un  bonnne  qui  prendra  toutes  sortes  de 
soins  de  vous.  Je  vous  ramènerai  dans  l'île  d'I- 
tbaque  avant  que  d'aller  en  Épire ,  et  le  frère 
de  Narbal  n'aura  pas  moins  d'amitié  pour  vous, 
que  Narbal  même. 

Ayant  parlé  ainsi,  il  remarqua  que  le  vont 
qu'il  attendoit  commençoit  à  souffier  ;  il  fit 
lever  les  ancres  ,  mettre  les  voiles,  et  fendre  la 
mer  à  force  de  rames.  Aussitôt  il  prit  à  part  Té- 
lémaque et  Mentor  pour  les  entrelonir. 

Je  vais  ,  dit-il ,  regardant  Télémaque  ,  satis- 
faire votre  curiosité.  Pygmalion  n'est  plus  :  les 
justes  dieux  en  ont  délivré  la  terre.  Comme  il 
ne  se  fioit  à  personne,  personne  ne  pouvoit  se 
fier  à  lui.  Les  bons  se  contentoient  de  gémir,  et 
de  fuir  ses  cruautés ,  sans  pouvoir  se  résoudre  à 
lui  faire  aucun  mal  ;  les  mécbans  ne  croyoient 
pouvoir  assurer  leurs  vies  qu'en  finissant  la 
sienne  :  il  n'y  avoit  point  de  Tyricn  qui  ne  fut 
chaque  jour  en  danger  d'être  l'objet  de  ses  dé- 
fiances. Ses  gardes  înèmcs  étoient  plus  exposés 
que  les  autres  :  comme  sa  vie  étoit  entre  leurs 
mains ,  il  les  cra'gnoit  plus  que  tout  le  reste  des 
hommes;  sur^  le  moindre  soupçon,  il  les  sa- 
crifioità  sa  sûreté.  Ainsi ,  à  force  de  chercher 
sa  sûreté  ,  il  ne  pouvoit  plus  la  trouver.  Ceux 
qui  étoient  les  dépositaires  de  sa  vie  étoient  dans 
un  péril  continuel  par  sa  défiance  ',  et  ils  ne 
pouvoient  se  tirer  d'un  état  si  horrible  ,  qu'en 
prévenant ,  par  la  mort  du  tyran ,  ses  cruels 
soupçons. 

L'impie  Astarbé  ,  dont  vous  avez  oui  parler 
si  souvent ,  fut  la  première  à  résoudre  la  perte 
du  Roi.  Elle  aima  passionnément  un  jeune 
Tyrien  fort  riche ,  nommé  Joazar  ;  elle  espéra 

Var.  —  1  Je  ne  fis  que  vous  eiilrcvoir.  A.  —  -  et  sur.  c. 
Edit.  /.  du  cop.  —  '  par  sa  défiance  m.  A.  aj.  b. 


de  le  mettre  sur  le  trône.  Pour  réussir  dans  ce 
dessein  ,  elle  persuada  au  Roi  que  l'aîné  de  ses 
deux  fils  ,  nommé  Phadaël ,  impatient  de  succé- 
der à  son  père,  avoit  conspiré  contre  lui  :  elle 
trouva  de  faux  témoins  pour  prouver  la  conspi- 
ration. Le  malheureux  roi  fit  mourir  son  fils 
innocent.  Le  second,  nommé  Baléazar  %  fut 
envoyé  à  Samos,  sous  prétexte  d'a[)prendre  les 
mœurs  et  les  sciences  de  la  Grèce  :  mais  en  effet 
parce  qu 'Astarbé  fit  entendre  au  Roi  qu'il  fal- 
loit  l'éloigner,  de  peur  qu'il  ne  prît  des  liaisons 
avec  les  mécontens.  A  peine  fut-il  parti ,  que 
ceux  qui  conduisoicnt  le  vaisseau  ,  ayant  été 
corrompus  par  cette  femme  cruelle  ,  prirent 
leurs  mesures  pour  faire  naufrage  pendant  la 
nuit;  ils  se  sauvèrent  en  nageant  jusqu'à  des 
barques  étrangères  qui  les  attendoient ,  et  ils 
jetèrent  le  jeune  prince  au  fond  de  la  mer. 

Cependant  les  amours  d'Arlaihé  nétoient 
ignorés  que  de  Pygmalion ,  et  il  s'imaginoit 
qu'ellen'aimeroit  jamais  que  lui  seul.  Ce  prince 
si  défiant  étoit  ainsi  plein  d'une  aveugle  con- 
fiance pour  cette  méchante  femme  :  c'étoit  l'a- 
mour qui  l'aveugloit  jusqu'à  cet  excès.  Eu 
même  temps  l'avarice  lui  fit  chercher  des  pré- 
textes pour  faire  mourir  Joazar,  dont  Astarbé 
étoit  si  passionnée  ;  il  ne  songeoit  qu'à  ravir  les 
richesses  de  ce  jeune  homme. 

-Mais  pendant  que  Pygmalion  étoit  en  proie 
à  la  défiance  ,  à  l'amour  et  à  l'avarice ,  Astarbé 
se  hâta  de  lui  ôter  la  vie.  Elle  crut  qu'il  avoit 
peut-être  découvert  quelque  chose  de  ses  infâ- 
mes amours  avec  ce  jeune  homme.  D'ailleurs, 
elle  savoit  que  l'avarice  seule  sufliroil  pour  por- 
ter le  Roi  à  une  action  cruelle  contre  Joazar; 
elle  conclut  qu'il  n'y  avoit  pas  un  moment  à 
perdre  pour  le  prévenir.  Elle  voyoit  les  princi- 
paux officiers  du  palais  prêts  à  tremper  leurs 
mains  dans  le  sang  du  Roi  ;  elle  entendoit  par- 
ler tous  les  jouis  de  quelque  nouvelle  conjura- 
tion; mais  elle  craiguoit  de  se  confier  à  quel- 
qu'un par  qui  elle  seroit  trahie.  Enfin,  il  lui 
parut  plus  assuré  d'empoisonner  Pygmalion. 

Il  mangeoit  le  plus  souvent  tout  seul  avec 
elle,  et  apprêtoit  lui-même  tout  ce  qu'il  devoit 
manger,  ne  |)ouvant  se  fier  qu'à  ses  propres 
mains.  Il  se  renfermoit  dans  le  lieu  le  plus  re- 
culé de  son  palais,  pour  mieux  cacher  sa  dé- 
fiance, et  pour  n'être  jamais  observé  quand  il 
prépareroit  ^  ses  repas  :  il  n'osoit  plus  chercher 
aucun  des  plaisirs  de  la  table  ;  il  ne  pouvoit  se 
résoudre  à  manger  d'aucune  des  choses  qu'il  ne 

Var.  —  '  Diiinas.  a.  C'est  le  nom  que  l'auteur  avoit  d'a- 
bord donné  au  fils  de  Pygmalion,  et  qu'il  a  oublié  de  changer 
ici.  —  2  préparoit.  b.  Edit,  pronoil.  c. /.  du  cop. 


(VIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VII. 


447 


savoit  pas  apprêter  lui-même.  Ainsi ,  non-seu- 
lement toutes  les  viandes  cuites  avec  des  ra- 
goûts par  des  cuisiniers  ',  mais  encore  le  vin  , 
le  pain  ,  le  sel ,  l'huile  ,  le  lait,  et  tous  les  au- 
tres alimens  ordinaires,  ne  pouvoient  être  de 
son  usage  :  il  ne  mangeoit  que  des  fruits  qu'il 
avoit  cueillis  lui-même  dans  son  jardin  ,  ou  des 
légumes  qu'il  avoit  semés,  et  qu'il  faisoit  cuire. 
Au  reste  ,  il  ne  buvoit  jamais  d'autre  eau  que 
celle  qu'il  puisoit  lui-même  dans  une  fontaine 
qui  était  renfermée  dans  un  endroit  de  son  pa- 
lais, dont  il  gardoit  toujours  la  clef.  Quoiqu'il 
parut  si  rempli  de  confiance  pour  Astarbé,  il 
ne  laissoit  pas  de  se  précautionner  contre  elle; 
il  la  faisoit  toujours  manger  et  boire  avant  lui 
de  tout  ce  qui  devoit  servir  à  son  repas ,  alln 
qu'il  ne  pût  point  être  empoisonné  sans  elle  ,  et 
qu'elle  n'eût  aucune  espérance  de  vivre  plus 
long-temps  que  lui.  Mais  elle  prit  du  contre- 
poison, qu'une  vieille  femme,  encore  plus  mé- 
chante qu'elle,  et  qui  étoit  la  conlidente  de  ses 
amours  ,  lui  avoit  fourni  :  après  quoi  elle  ne 
craignit  plus  d'empoisonner  le  Roi. 

Voici  comment  elle  y  parvint.  Dans  le  mo- 
ment où  ils  alloient  commencer  leur  repas , 
cette  vieille  dont  j'ai  parlé  fît  tout-à-coup  du 
bruit  à  une  porte.  Le  Roi ,  qui  croyoit  toujours 
qu'on  alloit  le  tuer,  se  trouble  ,  et  court  à  cette 
porte  pour  voir  si  elle  est  ^  assez  bien  fermée. 
La  vieille  se  retire  :  le  Roi  demeure  interdit ,  et 
ne  sachant  ce  qu'il  doit  croire  de  ce  qu'il  a  en- 
it-ndu  :  il  n'ose  pourtant  ouvrir  la  porte  pour 
>  i'ilaircir.  Astarbé  le  rassure,  le  flatte,  et  le 
piesse  de  manger;  elle  avoit  déjà  jeté  du  poison 
dans  sa  coupe  d'or  pendant  qu'il  étoit  allé  à  la 
porte.  Pygmalion ,  selon  sa  coutume,  la  fît 
boire  la  première  ;  elle  but  sans  crainte ,  se  fîant 
au  contre-poison.  Pygmalion  but  aussi ,  et  peu 
de  temps  a[)rès  il  tomba  dans  une  défaillance. 

Astarbé,  qui  le  connoissoit  capable  de   la 
tuer  sur  le  moindre  soupçon  ,  commença  à  dé- 
chirer ses  habits ,  à  arracher  ses  cheveux  ,  et  à 
pousser  des  cris  lamentables  ;  elle  embrassoit  le 
Roi  mourant  ;  elle  le  tenoit  serré  entre  ses  bras  ; 
elle  l'arrosoit  .d'un  torrent  de  larmes,  car  les 
larmes  ne  coûtoient  rien  à  cette  femme  artifi- 
cieuse. Enfin  ,  quand  elle  vit  que  les  forces  du 
Roi  étoienl  épuisées,  et  qu'il  étoit  comme  ago- 
nisant ,  dans  la  crainte  qu'il  ne  revînt ,  et  qu'il 
.  me  voulût  la  faire  mourir  avec  lui,  elle  passa 
,  jdes  caresses  et  des  plus  tendres  marques  d'aaii- 
:.  |tié  à  la  plus  horrible  fureur;  elle  se  jeta  sur 
^ui ,  et  l'étoulfa.  Ensuite  elle  arracha  de  son 

Var.  —  1  cuites  par  dos  cuisiniers.  A.  —  ^  oloit.  A. 


doigt  l'anneau  royal ,  lui  ôta  le  diadème  ,  et  fit 
entrer  Joazar,  à  qui  elle  donna  l'un  et  l'autre. 
Elle  crut  que  tous  ceux  qui  avoient  été  attachés 
à  elle  ne  nianqueroient  pas  de  suivre  sa  passion, 
et  que  son  amant  seroit  proclamé  roi.  Mais  ceux 
qui  avoient  été  les  plus  empressés  à  lui  plaire 
étoient  des  esprits  bas  et  mercenaires,  qui 
étoient  incapables  d'une  sincère  afTection  :  d'ail- 
leurs, ils  tnanquoient  de  courage*,  et  crai- 
gnoient  les  ennemis  qu'Aslarbé  s'étoit  attirés  ; 
enfin  i's  craignoient  encore  plus  la  hauteur,  la 
dissimulation  et  la  cruauté  de  cette  femme  im- 
pie :  chacun ,  pour  sa  propre  sûreté ,  désiroit 
qu'elle  pérît. 

Cependant  tout  le  palais  est  plein  d'un  tu- 
multe alTreux;  on  entend  partout  les  cris  de 
ceux  qui  disent  :  Le  Roi  est  mort.  Les  uns  sont 
eflVaycs  ;  les  autres  courent  aux  armes  :  tous 
paroissent  en  peine  des  suites,  mais  ravis  de 
cette  nouvelle.  La  renommée  la  fait  voler  de 
bouche  en  bouche  dans  toute  la  grande  ville  de 
Tyr,  et  il  ne  se  trouve  pas  un  seul  homme  qui 
regrette  le  Roi  ;  sa  mort  est  la  délivrance  et  la 
consolation  de  tout  le  peuple. 

Narbal ,  frappé  d'un  coup  si  terrible,  déplora 
en  homme  de  bien  le  malheur  de  Pygmalion , 
qui  s'étoit  trahi  lui-même  en  se  livrant  à  l'inqDie 
Astarbé,  et  qui  avoit  mieux  aimé  être  un  tyran^ 
monstrueux,  que  d'être  ,  selon  le  devoir  d'un 
roi ,  le  père  de  son  peuple.  Il  songea  au  bien 
de  l'Etat,  et  se  hâta  de  rallier  tous  les  gens  de 
bien,  pour  s'opposer  à  Astarbé,  sous  laquelle 
on  auroit  vu  un  règne  encore  plus  dur  que  ce- 
lui qu'on  voyoit  finir. 

^  Narbal  savoit  que  Oaléazar  ne  fut  point 
noyé  quand  on  le  jeta  dans  la  mer.  Ceux  qui 
assin-èrent  à  Astarbé  qu'il  étoit  mort  parlèrent 
ainsi  croyant  qu'il  l'étoit  :  mais  à  la  faveur  de 
la  nuit ,  il  s'étoit  sauvé  en  nageant  ;  et  des  mar- 
chands *  de  Crète  ,  touchés  de  compassion  ,  l'a- 
voient  reçu  dans  leurs  barques.  Il  n'avoit  pas 
ose  retourner  dans  le  royaume  de  son  père, 
soupçonnant  qu'on  avoit  voulu  le  faire  périr ,  et 
craignant  autant  la  cruelle  jalousie  de  Pygma- 
lion que  les  artifices  d'AsIarbé.  Il  demeura 
long-temps  errant  et  travesti  sur  les  bords  de 
la  mer,  en  Syrie,  où  les  marchands  ^  crétois 
l'avoient  laissé  ;  il  fut  même  obligé  de  garder 
un  troupeau  pour  gagner  sa  vie.  Enfin ,  il 
trouva  moyen  de  faire  savoir  à  Narbal  l'état  où 

Var.  —  '  ils  m:iii(iiiniciil  ili>  courage;  ils  craigiioionl  la 
liaulcur,  de.  A.  —  ^  un  tyran  lerrilile  et  nionslrueux.  a.  iî. 
—  ^  lî;tléu/.ar  no  lui  point  noyc  quand  on  le  jeta  dans  la  nn-r, 
et  ceux  qui  assun'renl  a  Astarbé  qu'il  éloit  mort,  le  llrenl 
croyant  qu'il  l'Oloit.  A.  —  ''  des  pécheurs.  A.  ii.  —  "'  le» 
pécheurs.  A.  b. 


448 


TËLÉMAQUE.  LIVRE  VII. 


(VIU) 


il  étoit  ;  il  crut  pouvoir  confier  son  secret  et  sa 
vie  à  un  hcmme  d'une  vertu  si  éprouvée.  Nar- 
bal ,  maltraité  par  le  père ,  ne  laissa  pas  d'aimer 
•le  fils  .  et  de  veiller  pour  ses  intérêts  :  mais  il 
n'en  prit  soin  que  pour  l'enipéclier  de  manquer 
jamais  à  ce  qu'il  devoit  à  son  père ,  et  '  il  l'en- 
gagea à  soull'rir  patiemment  sa  mauvaise  for- 
tune. 

Baléazar  avoit  mandé  à  Narbal  :  Si  vous 
jugez  que  je  puisse  vous  aller  trouver,  envoyez- 
moi  un  anneau  d'or,  et  je  comprendrai  aussitôt 
qu'il  sera  temps  de  vous  aller  joindre.  Narbal  ne 
jugea  point  à  propos,  pendant  la  vie  de  Pygma- 
lion ,  de  faire  venir  Baléazar:  il  auroit  tout 
hasardé  pour  la  vie  du  prince  et  pour  la  sienne 
propre  :  tant  il  éloit  difficile  de  se  garantir  des 
recherches  rigoureuses  de  l'ygmaliou.  .Mais  aus- 
sitôt que  ce  malheureux  roi  eut  fait  une  fin 
digne  de  ses  crimes,  Narbal  se  hâta  d'envoyer 
l'anneau  d'or  à  Baléazar.  Baléazar  partit  aussi- 
tôt, et  arriva  aux  portes  de  Tyr  dans  le  teaq»s 
que  toute  la  ville  étoit  en  trouble  pour  savoir 
qui  succéderoit  à  Pygmalion.  Baléazar  fut  *  ai- 
sément reconnu  par  les  principaux  Tyriens  et 
par  tout  le  peuple.  On  l'ainioit,  non  pour 
l'amour  du  feu  roi  son  père,  qui  éloit  haï  uni- 
versellement, mais  à  cause  de  sa  douceur  et  de 
sa  modération.  Ses  longs  mallieurs  mêmes  lui 
donnoient  je  ne  sais  quel  éclat  qui  relevoit  tou- 
tes ses  bonnes  qualités,  et  qui  atlendrissoit  tous 
les  Tyriens  en  sa  faveur. 

Narbal  assembla  les  chefs  du  peuple  ,  les 
vieillards  qui  formoient  le  conseil ,  et  les  pré  ' 
très  delà  grande  déesse  de  Phénicie.  Ils  saluè- 
rent Baléazar  comme  leur  roi,  et  le  firent  pro- 
clamer par  des  hérauts.  Le  peuple  répondit  par 
mille  acclamations  de  joie.  Astarbé  les  entendit 
du  fond  du  palais ,  où  elle  étoit  renfermée  avec 
son  lâche  et  infâme  Joazar.  Tous  les  médians 
dont  elle  s'étoit  servie  pendant  la  vie  de  Pygma- 
lion l'avoient  abandonnée  ;  ^  car  les  méchaiis 
craignent  les  méchans,  s'en  défient,  et  ne  sou- 
haitent point  de  les  voir  en  crédit.  Les  hommes 
corrompus  connoisscnt  combien  leurs  sembla- 
bles abuseroient  de  l'autorité  ,  et  quelle  seroit 
leur  violence.  Mais  pour  les  bons,  les  méchans 
s'en  accommodent  mieux,  parce  qu'au  moins 
ils  espèrent  de  trouver  en  eux  de  la  modération 
et  de  l'indulgence.  Il  ne  restoit  plus  autour 
d'Astarbé  que  certains  complices  de  ses  crimes 


Var.  —  '  cl  m.  A.  aj.  u.  —  -  \\  fui.  c.  Edit.f.  du  cnp. 
—  3  t'est  que  les  méchans  craigiu'iit  les  méchans  ,  s'en  ilé- 
fienl ,  et  ne  so>ihailent  point  de  les  voir  en  autorité  ,  parce 
qu'ils  connoissent  combien  ils  en  abuseroient ,  et  quelle 
seroit  leur  violence.  A. 


les  plus  affreux .  et  qui  ne  pouvoient  attendre 
que  le  supplice. 

On  força  le  palais  :  ces  scélérats  n'osèrent  pas 
résister  long-temps,  et  ne  songèrent  qu'à  s'en- 
fuir. Astarbé,  déguisée  en  esclave,  voulut  se 
sauver  dar.s  la  foule  ;  mais  un  soldat  la  recon- 
nut :  elle  fut  prise  ,  et  on  eut  bien  de  la  peine 
à  empêcher  qu'elle  ne  fût  déchirée  par  le  peuple 
en  fureur.  Déjà  on  avoit  commencé  à  la  traîner 
dans  la  boue  ;  mais  Narbal  la  tira  des  mains  de 
la  populace.  Alors  elle  demanda  à  parler  à  Ba- 
léazar, espérant  de  l'éblouir  par  ses  cb.armes  , 
et  de  lui  faire  espérer  qu'elle  lui  découvriroit 
des  secrets  importans.  Baléazar  ne  put  refuser 
de  l'écouter.  D'abord  elle  montra  ,  avec  sa 
beauté ,  une  douceur  et  une  modestie  capables 
de  toucher  les  cceurs  les  plus  irrités.  Elle  flatta 
Baléazar  par  les  louanges  les  plus  délicates  et 
les  plus  insinuantes;  elle  lui  représenta  com- 
bien Pygmalion  l'avoit  aimée  ;  elle  le  conjura 
par  ses  cendres  d'avoir  pitié  d'elle  ;  elle  invoqua 
les  dieux  ,  comme  si  elle  les  eût  sincèrement 
adorés;  elle  versa  des  torrcns  de  larmes  ;  elle 
se  jeta  aux  genoux  du  nouveau  roi  :  mais  en- 
suite elle  n'oublia  rien  pour  lui  rendre  suspects 
et  odieux  tous  ses  serviteurs  les  plus  affection- 
nés. Elle  accusa  Narbal  d'être  entré  dans  une 
conjuration  contre  Pygmalion ,  et  d'avoir  essayé 
de  suborner  les  peuples  pour  se  faire  roi  au 
préjudice  de  Baléazar  :  elle  ajouta  qu'il  vouloit 
empoisonner  ce  jeune  prince.  Elle  inventa  de 
send)lables  calomnies  contre  tous  les  autres  Ty- 
riens qui  aiment  la  vertu  ;  elle  espéroit  de  trou  - 
ver  dans  le  cœur  de  Baléazar  la  même  défiance 
et  les  mômes  soupçons  qu'elle  avoit  vus  dans 
celui  du  roi  son  père.  ?dais  Baléazar,  ne  pouvant 
plus  souffrir  la  noire  malignité  de  cette  femme, 
rinterrompil ,  et  appela  des  gardes.  On  la  mit 
en  prison  ;  les  plus  sages  vieillaids  furent  com- 
mis pour  examiner  toutes  ses  actions. 

On  découvrit  avec  horreur  qu'elle  avoit  em- 
poisonné et  étouffé  Pygmalion  :  toute  la  suite 
de  sa  vie  parut  un  enchaînement  continuel  de 
crimes  monstrueux.  On  alloit  la  condamner  au 
supplice  qui  est  destiné  à  punir  les  grands  cri- 
mes dans  la  Phénicie;  c'est  d'être  brûlé  à  petit 
feu  :  mais  quand  elle  comprit  qu'il  ne  lui  res- 
toit plus  aucune  espérance  ,  elle  devint  sem- 
blable à  une  Furie  sortie  de  l'enfer;  elle  avala 
du  poison  qu'elle  portoit  toujours  sur  elle  , 
pour  se  faire  mourir,  en  cas  qu'on  voulut  lui 
faire  souffrir  de  longs  tourments.  Ceux  qui  la 
gardèrent  aperçurent  qu'elle  souffroit  une  vio- 
lente douleur  :  ils  voulurent  la  secourir  ;  mais 
elle  ne  voulut  jamais  leur  répondre,  et  elle  fit 


(VIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VII. 


449 


signe  qu'elle  ne  vouloit  aucun  soulagement.  On 
lui  parla  des  justes  dieux  qu'elle  avoit  irrités  : 
au  lieu  de  témoigner  la  coniusion  et  le  repentir 
que  ses  fautes  méritoient,  elle  regarda  le  ciel 
avec  mépris  et  arrogance,  comme  pour  insulter 
aux  dieux.  La  rage  et  l'impiété  éloient  peintes 
sur  ?on  visage  mourant  '  :  on  ne  voyoit  plus 
aucun  reste  de  cette  beauté  qui  avait  fait  le  mal- 
heur de  tant  d'hommes.  Toutes  ses  grâces 
étoient  effacées  :  ses  yeux  éteints  rouioientdans 
sa  tête,  et  jetoient  des  regards  farouches;  un 
mouvement  convulsif  agitoit  ses  lèvres,  et  ienoit 
sa  bouche  ouverte  d'une  horrible  grandeur  ; 
tout  son  visage,  tiré  et  rétréci,  faisoit  des  gri- 
maces hideuses;  une  pâleur  li\!de  et  une  froi- 
deur mortelle  avoit  saisi  tout  sou  corps.  Ouci- 
quefois  elle  semblait  se  ranimer,  mais  ce  n'étoit 
que  pour  pousser  des  hurlements.  Enfin  elle  ex- 
pira, laissant  remplis  d'horreur  et  d'effroi  tous 
ceux  qui  la  virent.  Ses  mânes  impies  descendi- 
rent sans  doute  dans  ces  tristes  lieux  où  les 
cruelles  Dauaïdes  puisent  éternellement  de  l'eau 
dans  des  vases  percés;  où  Ixion  tourne  à  jamais 
sa  roue  ;  où  Tantale,  brûlant  de  soif,  ne  peut 
avaler  l'eau  qui  s'enfuit  de  ses  lèvres  ;  où  Si- 
syphe roule  inutilement  un  rocher  qui  retombe 
sans  cesse;  et  où  Titye  sentira  éternellement, 
dans  ses  entrailles  toujours  renaissantes ,  un 
vautour  qui  les  rouge. 

Baléazar,  délivré  de  ce  monstre,  rendit  grâces 
aux  dieux  par  d'innombrables  sacriiices.  Il  a 
commencé  son  règne  par  une  conduite  toute 
opposée  à  celle  de  Pygmalion.  Il  s'est  appliqué 
à  faire  refleurir  le  commerce,  qui  languissoit 
tous  les  jours  de  plus  en  plus  :  il  a  pris  les  con- 
seils de  Narhal  pour  les  principales  affaires,  et 
n'est  pourtant  point  gouverné  par  lui  ;  car  il 
veut  tout  voir  par  lui-même  :  il  écoute  tous 
les  différents  avis  qu'on  veut  lui  donner,  et  dé- 
cide ensuite  sur  ce  qui  lui  paroît  le  meilleur.  Il 
est  aimé  des  peuples.  En  possédant  les  cœurs, 
il  possède  plus  de  trésors  que  son  père  n'en  avoit 
amassés  par  son  avarice  cruelle  :  car  il  n'y  a 
aucune  famille  qui  ne  lui  donnât  tout  ce  qu'elle 
a  de  bien,  s'il  se  trouvoit  dans  une  pressante 
nécessité  :  ainsi,  ce  qu'il  leur  laisse  est  plus  à 
lui  que  s'il  le  leur  ôtoit.  Il  n'a  pas  besoin  de  se 
précaulionner  pour  la  sûreté  de  sa  vie  ;  car  il  a 
toujours  autour  de  lui  la  plus  sûre  garde,  qui 
est  l'amour  des  peuples.  11  n'y  a  aucun  de  ses 
sujets  qui  ne  craigne  de  le  perdre,  et  qui  ne  ha- 
sardât sa  propre  vie  pour  conserver  celle  d'un 
si  bon  roi.  Il  vit  heureux,  et  tout  son  peuple  est 


heureux  avec  lui  ;  il  craint  de  charger  trop  ses 
peuples;  ses  peuples  craignent  de  ne  lui  offrir 
pas  une  assez  grande  partie  de  leurs  biens  :  il 
les  laisse  dans  l'abondance  ;  et  cette  abondance 
ne  les  rend  ni  indociles  ni  insolents  ;  car  ils  sont 
laborieux,  adonnés  au  commerce,  fermes  à  con- 
server la  pureté  des  anciennes  lois.  La  Phénicie 
est  remontée  au  plus  haut  point  de  sa  grandeur 
et  de  sa  gloire.  C'est  à  son  jeune  roi  qu'elle  doit 
tant  de  prospérités. 

Narbal  gouverne  sous  lui.  0  Télémaque,  s'il 
vous  voyoit  maintenant,  avec  quelle  joie  vous 
combleroit-il  de  présents  !  Quel  plaisir  seroit-ce 
pour  lui  de  vous  renvoyer  magniiiqucment  dans 
votre  patrie  !  Ne  suis-je  pas  heureux  de  faire  ce 
qu'il  voadroit  pouvoir  faire  lui-même,  et  d'aller 
dans  l'ile  d'Ithaque  mettre  sur  le  trône  le  fils 
d'Ulysse,  afin  qu'il  y  règne  aussi  sagement  que 
Baléazar  règne  à  Tyr  ? 

Après  qu'Adoam  eut  parlé  ainsi,  Télémaque, 
charmé  de  l'histoire  que  ce  Phénicien  venoit  de 
raconter,  et  plus  encore  des  marques  d'amitié 
qu'il  en  recevoit  dans  son  malheur,  l'embrassa 
tendrement.  Ensuite  Adoam  lui  demanda  par 
quelle  aventure  il  étoit  entré  dans  l'île  de  Ca- 
lypso.  Télémaque  lui  fit,  à  son  tour,  l'histoire 
de  son  départ  de  Tyr  ;  de  son  passage  dans 
l'ile  de  Chypre  ;  de  la  manière  dont  il  avoit  re- 
trouvé Mentor;  de  leur  voyage  en  Crète;  des 
jeux  publics  pour  l'élection  d'un  roi  après  la 
fuite  d'Idoménée;  de  la  colère  de  Vénus;  de 
leur  naufrage;  du  plaisir  avec  lequel  Calypso 
les  avoit  reçus  ;  de  la  jalousie  de  cette  déesse 
contre  une  de  ses  nymphes  ;  et  l'action  de  Men- 
tor, qui  avoit  jeté  son  ami  dans  la  mer,  dès  qu'il 
vit  *  le  vaisseau  phénicien. 

Après  ces  entretiens,  Adoam  fit  servir  un 
magnifique  repas;  et,  pour  témoigner  une  plus 
grande  joie,  il  rassembla  tous  les  plaisirs  dont 
on  pouvoit  jouir.  Pendant  le  repas ,  qui  fut 
servi  par  de  jeunes  Phéniciens  vêtus  de  blanc  et 
couronnés  de  fleurs,  on  brûla  les  plus  exquis 
parfums  de  l'Orient.  Tous  les  bancs  de  rameurs 
étoient  pleins  de  joueurs  de  llùles.  Achitoas  les 
interrompit  par  les  doux  accords  de  sa  voix  et 
de  sa  lyre,  dignes  d'être  entendus  à  la  table  des 
dieux,  et  de  ravir  les  oreilles  d'Apollon  même. 
Les  Tritons,  les  Néréides,  toutes  les  divinités 
qui  obéissent  à  Neptune,  les  monstres  marins 
mêmes,  sortoient  de  leurs  grottes  humides  et 
profondes  pour  venir  en  foule  autour  du  vais- 
seau ,  charmés  par  cette  mélodie.  Une  troupe 
de  jeunes  Phéniciens  d'une  rare  beauté,  et  vô- 


VaR.  —  1  agonisant.  A. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


VaR.  —  '  ilaus  le  moiucul  qu'il  vit.  A. 


iO 


450 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  YII. 


(VIII) 


tus  (le  fin  lin  plus  blanc  que  la  neige,  dansèrent 
long-temps  les  danses  de  leur  pays,  puis  celles 
d'Egypte,  et  enlin  celles  de  la  Grèce.  De  temps 
en  temps  des  trompettes  faisoient  retentir  l'onde 
jusqu'aux  rivages  éloignés.  Le  silence  de  la  nuit, 
le  calme  de  la  mer,  la  lumière  tremblante  de  la 
lune  répandue  sur  la  face  des  ondes,  le  sombre 
azur  du  ciel  semé  de  brillantes  étoiles,  servoienl 
à  rendre  ce  spectacle  encore  plus  beau. 

Télémaque,  d'un  naturel  vif  et  sensible,  goû- 
toit  tous  ces  plaisirs;  mais  il  n'osoit  y  livrer  son 
cœur.  Depuis  qu'il  avoit  éprouvé  avec  tant  de 
honte,  dans  l'île  de  Calypso,  combien  la  jeu- 
nesse est  prompte  à  s'enflammer,  tous  les  plai- 
sirs, même  les  plus  innocens,  lui  faisoient  peur; 
tout  lui  étoit  suspect.  Il  regardoit  Mentor  ;  il 
cberchoit  sur  son  visage  et  dans  ses  yeux  ce  qu'il 
devoit  penser  de  tous  ces  plaisirs. 

Mentor  étoit  bien  aise  de  le  voir  dans  cet  em- 
barras^ et  ne  faisoit  pas  semblant  de  le  remar- 
quer. Enfin,  touché  de  la  modération  de  Télé- 
maque, il  lui  dit  en  souriant  :  Je  comprends  ce 
que  vous  craignez  :  vous  êtes  louable  de  cette 
crainte  ;  mais  il  ne  faut  pas  la  pousser  trop  loin. 
Personne  ne  souhaitera  jamais  plus  que  moi 
que  vous  goûtiez  des  plaisirs  ,  mais  des  plaisirs 
qui  ne  vous  passionnent  ni  ne  vous  amollissent 
point.  *  Il  vous  faut  des  plaisirs  qui  vous  délas- 
sent, et  que  vous  goûtiez  en  vous  possédant, 
mais  non  pas  des  plaisirs  qui  vous  entraînent. 
Je  vous  souhaite  des  plaisirs  doux  et  modérés, 
qui  ne  vous  ôtent  point  la  raison,  et  qui  ne  vous 
rendent  jamais  semblable  à  une  bèlc  en  fureur. 
Maintenant  il  est  à  propos  de  vous  délasser  de 
toutes  vos  peines.  Goûlez  avec  complaisance 
pour  Adoam  les  plaisirs  qu'il  vous  offre  ;  ré- 
jouissez-vous,  Télémaque,  réjouissez-vous.  La 
sagesse  n'a  rien  d'austère  ni  d'affecté  :  c'est  elle 
qui  donne  les  vrais  plaisirs  ;  elle  seule  les  sait 
assaisonner  pour  les  rendre  purs  et  durables  ; 
elle  sait  mêler  les  jeux  et  les  ris  avec  les  occu- 
pations graves  et  sérieuses  ;  elle  prépare  le  plai- 
sir par  le  travail,  et  elle  délasse  du  travail  par  le 
plaisir.  La  sagesse  n'a  point  de  honte  de  paroî- 
tre  enjouée  quand  il  le  faut. 

En  disant  ces  paroles.  Mentor  prit  une  lyre, 
et  en  joua  avec  tant  d'art,  qu'Achiloas,  jaloux, 
laissa  tomber  la  sienne  de  dépit;  ses  yeux  s'al- 
lumèrent-, son  visage  troublé  changea  de  cou- 
leur :  tout  le  monde  eût  aperçu  sa  peine  et  sa 
honte,  si  la  lyre  de  Mentor  n'eût  ^  enlevé  l'ame 


VaR.  —  ^  )ii  i>«  vous  amoUissenl.  II  vous  faul  dos  plaisirs 
que  vous  possôilicz ,  et  non  jias  des  plaisirs  ([ui  vous  possèdent 
et  ((ui  vous  entraînent.  A.  —  ^  s'allumoirnl.  c.  Edit.f,  du 
coj),  —  ^  ii"cùt  dans  ce  moment  mOme  enlevé,  etc.  A. 


de  tous  les  assistants.  A  peine  osoit-on  respirer, 
de  peur  de  troubler  le  silence,  et  de  perdre  quel- 
que chose  de  ce  chant  divin  ;  on  craignoit  tou- 
jours qu'il  finiroit  trop  tôt.  La  voix  de  Mentor 
n'avoit  aucune  douceur  efféminée;  mais  elle  étoit 
flexible,  forte,  et  elle  passionnoit  jusqu'aux 
moindres  choses. 

Il  chanta  d'abord  les  louanges  de  Jupiter, 
père  et  roi  des  dieux  et  des  hommes  ,  qui  d'un 
signe  de  sa  tète  ébranle  l'univers.  Puis  il  repré- 
senta Minerve  qui  sort  de  sa  tète,  c'est-à-dire 
la  sagesse ,  que  ce  dieu  forme  au-dedans  de 
lui-même ,  et  qui  sort  de  lui  pour  instruire  les 
hom.mes  dociles.  Mentor  chanta  ces  vérités  d'une 
voix  si  touchante  ,  et  avec  tant  de  religion  * , 
que  toute  l'assemblée  crut  être  transportée  au 
plus  haut  de  l'Olympe,  à  la  face  de  Jupiter, 
dont  les  regards  sont  plus  perçansque  son  ton- 
nerre. Ensuite  il  chaula  le  malheur  du  jeune 
Narcisse ,  qui ,  devenant  follement  amoureux 
de  sa  propre  beauté ,  qu'il  regardoit  sans  cesse 
au  bord  d'une  fontaine  ,  se  consuma  lui-même 
de  douleur,  et  fut  changé  en  une  fleur  qui  porte 
son  nom.  Enfin,  il  chanta  aussi  la  funeste 
mort  du  bel  Adonis,  qu'un  sanglier  déchira, 
et  que  Vénus ,  passionné  pour  lui ,  ne  put  ra- 
nimer en  faisant  au  ciel  des  plaintes  amères. 

Tous  ceux  qui  l'écoutèrent  ne  purent  retenir 
leurs  larmes,  et  chacun  sentoit  je  ne  sais  quel 
plaisir  en  pleurant.  Quand  il  eut  cessé  déchan- 
ter, les  Phéniciens  étonnés  se  regardoienl  les 
uns  les  autres.  L'un  disoit  :  C'est  Orphée  :  c'est 
ainsi  qu'avec  une  lyre  il  apprivoisoit  les  bêtes 
farouclies  ,  et  enlevoit  les  bois  et  les  rochers  ; 
c'est  ainsi  qu'il  enchanta  Cerbère,  qu'il  sus- 
pendit les  tourmens  d'lxi<in  et  des  Danaïdes  , 
et  qu'il  toucha  l'inexorable  Pluton  ,  pour  tirer 
des  enfers  la  belle  Euridice.  Un  autre  s'écrioit  : 
Non  ,  c'est  Linus ,  fils  d'Apollon.  Un  autre  ré- 
pondoit  :  Vous  vous  trompez,  c'est  Apollon  lui- 
même.  Télémaque  n'étoit  guère  moins  surpris 
que  les  autres,  car  il  n'avoit  jamais  cru  *  que 
Mentor  sût ,  avec  tant  de  perfection  ,  chanter 
et  jouer  de  la  lyre. 

Achitoas  ,  qui  avoit  eu  le  loisoir  de  cacher  sa 
jalousie  ,  commença  à  donner  des  louanges  à 
Mentor;  mais  il  rougit  en  le  louant,  et  il  ne 
put  achever  son  discours.  Mentor,  qui  voyoit 
sou  trouble ,  prit  la  parole  ,  comme  s'il  eût 
voulu  l'interrompre  ,  et  fâcha  de  le  consoler, 
en  lui  donnant  toutes  les  louanges  qu'il  méritoit. 
Achitoas  ne  fut  point  consolé  ;  car  il  sentit  que 

VaR.  —  '  d'un  Ion  si  religieux  et  si  sublime.  A.  B.  — 
*  il  n'avoit  janniis  su.  A.  U  ignoroit.  Edii,  correction  du 
marquis  de  fcitélon. 


(VIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VII. 


451 


Mentor  le  surpassoit  encore  plus   par  sa  mo- 
destie ,  que  par  les  cbarnies  de  sa  voix. 

Cependant  Téléniaque  dit  à  Adoam  :  Je  me 
souviens  que  vous  m'avez  parlé  d'un  voyage 
que  vous  fîtes  dans  la  Bétique  depuis  que  nous 
fûmes  partis  d'Egypte.  La  Bétique  est  un  pays 
dont  on  raconte  tant  de  merveilles  qu'à  peine 
peut-on  les  croire.  Daignez  m'apprendre  si 
tout  ce  qu'on  en  dit  est  vrai.  Je  serai  fort  aise  . 
répondit  Adoam  ,  de  vous  dépeindre  ce  fameux 
pays,  digne  de  votre  curiosité,  et  qui  sur- 
passe tout  ce  que  la  renommée  en  publie.  Aus- 
sitôt il  commença  ainsi  : 

Le  fleuve  Bétis  coule  dans  un  pays  fertile  ,  et 
sous  un  ciel  doux,  qui  est  toujours  serein.  Le 
pays  a  pris  le  nom  du  fleuve  ^ ,  qui  se  jette  dans 
le  grand  Océan  ,  assez  près  des  colonnes  d'Her- 
cule ,  et  de  cet  endroit  où  la  mer  furieuse, 
rompant  ses  digues,  sépara  autrefois  la  terre 
de  Tharsis  d'avec  la  grande  Afrique.  Ce  pays 
semble  avoir  conservé  les  délices  de  l'âge  d'or. 
Les  hivers  y  sont  tièdes  ,  et  les  rigoureux  aqui- 
lons n'y  soufflent  jamais.  L'ardeur  de  l'été  yest 
toujours  tempérée  parles  zépbirsrafraîcbissans, 
qui  viennent  adoucir  l'air  vers  le  milieu  du 
jour.  Ainsi  toute  l'année  n'est  qu'un  heureux 
hymen  du  printemps  et  de  l'automne  .  qui  sem- 
blent se  donner  la  main.  La  terre,  dans  les 
vallons  et  dans  les  campagnes  unies,  y  porte 
chaque  année  une  double  moisson  *.  Les  che- 
mins y  sont  bordés  de  lauriers ,  de  grenadiers , 
de  jasmins  ,  et  d'autres  arbres  toujours  verts  et 
toujours  fleuris.  Les  montagnes  sont  couvertes 
de  troupeaux,  qui  fournissent  des  laines  fines, 
recherchées  de  toutes  les  nations  connues.  Il  y  a 
plusieurs  mines  d'or  et  d'argent  dans  ce  beau 
pays;  mais  les  habitants  ,  simples  et  heureux 
dans  leur  simplicité  ;  ne  daignent  pas  seulement 
compter  l'or  et  l'argent  parmi  leurs  richesses; 
ils  n'estiment  que  ce  qui  sert  véritablement  aux 
besoins  de  l'homme. 

Quand  nous  avons  commencé  à  faire  notre 
commerce  chez  ces  peuples,  nous  avons  trouvé 
l'or  et  l'argent  parmi  eux  employés  aux  mêmes 
usages  que  le  fer;  par  exemple  ,  pour  des  socs 
de  charrue.  Comme  ils  ne  faisoient  aucun  com- 
merce au-dehors  ,  ils  n'avoient  besoin  d'aucune 
monnoie.  Ils  sont  presque  tous  bergers  ou  la- 
boureurs. On  voit  en  ce  pays  peu  d'artisans  : 
car  ils  ne  veulent  souffrir  que  les  arts  qui  ser- 
vent aux  véritables  nécessités  des  hommes  ;  en- 
core même  la  plupart  des  hommes  en  ce  pays. 


Var.  —  1  (le  co  fleuve,  c.  P.  II.  f.du  cop. 
moisson.  Les  moiUaencs,  etc.  A. 


■  -  une  double 


étant  adonnés  à  l'agriculture  ou  à  conduire  des 
troupeaux ,  ne  laissent  pas  d'exercer  les  arts 
nécessaires  pour  ^  leur  vie  simple  et  frugale. 

Les  femmes  filent  cette  belle  laine  %  et  en 
font  des  étoffes  fines  d'une  merveilleuse  blan- 
cheur :  elles  font  le  pain,  apprêtent  à  manger; 
et  ce  travail  leur  est  facile,  car  on  vit  en  ce 
pays  de  fruits  ou  de  lait,  et  rarement  de  viande. 
Elles  emploient  ■'  le  cuir  de  leurs  moutons  à 
faire  une  légère  chaussure  pour  elles,  pour 
leurs  maris,  et  pour  leurs  entans  ;  elles  font 
des  tentes ,  dont  les  unes  sont  de  peaux  cirées 
et  les  autres  d'écorces  d'arbres  ;  elles  *  font  et 
lavent  tous  les  habits  de  la  famille,  et  tiennent  les 
maisons  dans  un  ordre  et  une  propreté  admi- 
ral)le.  Leurs  habits  sont  aisés  à  faire;  car,  eh  ce 
doux  climat,  on  ne  porte  qu'une  pièce  d'étoffe 
fine  et  légère  ,  qui  n'est  point  taillée  ,  et  que 
chacun  met  à  longs  plis  autour  de  son  corps 
pour  la  modestie,  lui  donnant  la  forme  qu'il 
veut. 

Les  hommes  n'ont  d'autres  arts  à  exercer, 
outre  la  culture  des  terres  et  la  conduite  des 
troupeaux  .  que  l'art  de  mettre  le  bois  et  le  fer 
en  œuvre  ;  encore  même  ne  se  servent-ils  guère 
du  fer,  excepté  pour  les  instrumens  nécessaires 
au  labourage.  Tous  les  arts  qui  regardent  l'ar- 
chitecture leur  sont  inutiles  ;  car  ils  ne  bâtissent 
jamais  de  maison.  C'est ,  disent-ils  ,  s'attacher 
trop  à  la  terre,  que  de  s'y  faire  une  demeure 
qui  dure  beaucoup  plus  que  nous;  il  suffit  de 
se  défendre  des  injures  de  l'air.  Pour  tous  les 
autres  arts  estimés  chez  les  Grecs .  chez  les 
Egyptiens,  et  chez  tous  les  autres  peuples  bien 
policés  ,  ils  les  détestent,  comme  des  inventions 
de  la  vanité  et  de  la  mollesse. 

Quand  on  leur  parle  des  peuples  qui  ont  l'art 
de  faire  des  bàtimens  superbes ,  des  meubles 
d'or  et  d'argent  ,  des  étoffes  ornées  de  brode- 
ries et  de  pierres  précieuses  ,  des  parfums  ex- 
quis ,  des  mets  délicieux  ,  des  instrumens  dont 
l'harmonie  charme,  ils  répondent  en  ces  termes  : 
Ces  peuples  sont  bien  m;dheureux  d'avoir  em- 
ployé tant  de  travail  et  d'industrie  à  se  corrom- 
pre eux-mêmes  !  Ce  superflu  amollit ,  enivre, 
tourmente  ceux  qui  le  possèdent  :  il  tente  ceux 
qui  en  sont  privés ,  de  vouloir  l'acquérir  par 
l'injustice  et  parla  violence.  Peut-on  nommer 
bien  ,  un  superflu  qui  ne  sert  qu'à  rendre  les 

Vaii.  —  '  il  leur  vie.  b.  c.  Erlit.  f.  du  cop,  —  ^  Les 
feniiiies  lilcnt  celte  laiiio,  font  des  étoiles  fines  ,  et  d'uuR 
merveilleuse  blancheur,  a.  —  *  Elles  font  du  cuir  de  leuis 
nioiiloiis  une  légère  chaussure,  a.  —  '*  elles  lavent  tous  les 
liiibils  de  la  famille,  tiennent  las  maisons  dans  un  onlre  et 
une  propreté  admirable,  et  font  tous  les  habits  de  la  famille. 
Ils  sont  aisés  à  faire ,  etc.  a. 


4o2 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VIL 


(VIII) 


hommes  mauvais'.  Les  hommes  de  ces  pays 
sont-ils  plus  sains  et  '  plus  robustes  que  nous  ? 
\iYent-ils  plus  long-temps?  sont-ils  plus  unis 
entr'eux?  mènent-ils  une  \ie  plus  libre  ,  plus 
tranquille ,  plus  gaie?  Au  contraire  ,  ils  doi- 
vent être  jaloux  les  uns  des  autres,  rongés  par 
une  lâche  et  noire  envie  ,  toujours  agités  par 
l'ambition  ,  par  la  crainte,  par  l'avarice,  inca- 
pables des  plaisirs  purs  et  simples,  puisqu'ils 
sont  esclaves  de  tant  de  fausses  nécessités  dont 
ils  font  dépendre  tout  leur  bonheur. 

C'est  ainsi,  continuoit  Adoam  ,  que  parlent 
ces  hommes  sages  ,  qui  n'ont  appris  la  sagesse 
qu'en  étudiant  la  simple  nature.  Ilsout  horreur 
de  notre  politesse;  et  il  faut  avouer  que  la  leur 
est  grande  dans  leur  aimable  simplicité.  Ils  vi- 
vent tous  ensemble  sans  partager  les  terres  ; 
chaque  famille  est  gouvernée  par  son  chef,  qui 
en  est  le  véritable  roi.  Le  père  de  famille  est 
en  droit  de  punir  chacun  desesenfans  ou  petits- 
enfans  qui  fait  une  mauvaise  action;  mais, 
avant  que  de  le  punir,  il  prend  les  avis  du  reste 
de  la  famille.  Ces  punitions  n'arrivent  presque 
jamais;  car  l'innocence  des  mœurs,  la  bonne 
foi ,  l'obéissance ,  et  l'horreur  du  vice,  habitent 
dans  cette  heureuse  terre.  Il  scniblequ'Astrée, 
qu'on  dit  qui  est  retirée  dans  le  ciel,  est  en- 
core ici-bas  cachée  parmi  ces  hommes.  11  ne  faut 
point  déjuges  parmi  eux,  car  leur  propre  cons- 
cience les  juge.  Tous  les  biens  sont  communs  i 
les  fruits  des  arbres,  les  légumes  de  la  terre  , 
le  lait  des  troupeaux,  sont  des  richesses  si  abon- 
dantes, que  des  peuples  si  sobres  et  si  modé- 
rés n'ont  pas  besoin  de  les  partager.  Chaque 
famille,  errante  dans  ce  beau  pays,  transporte 
ses  tentes  d'un  lieu  en  un  autre  ,  quand  elle  a 
consumé  les  fruits  et  épuisé  les  pâturages  de 
l'endroit  où  elle  s'étoit  mise.  Ainsi,  ils  n'ont 
point  d'intérêts  à  soutenir  les  uns  contre  les  au- 
tres, et  ils  s'aiment  tous  d'une  amour  frater- 
nelle -  que  rien  ne  trouble.  C'est  le  retranche- 
ment des  vaines  richesses  et  des  plaisirs  trom- 
peurs, qui  lenr  conserve  cette  paix,  cette  union 
et  cette  liberté.  Ils  sont  tous  libres  et  tous  égaux. 
On  ne  voit  parmi  eux  aucune  distinction,  que 
celle  qui  vient  de  l'expérience  des  sages  vieil- 
lards ,  ou  de  la  sagesse  extraordinaire  de  quel- 
ques jeunes  hommes  qui  égalent  les  vieillards 
consommés  en  vertu.  La  fraude  ,  la  violence  , 
le  parjure ,  les  procès ,  les  guerres  ne  font  ja- 
mais entendre  leur  voix  cruelle  et  empestée  , 


VaR.  —  '  et  )».  A.  aj.  B.  —  -  d'un  amour  fraternel. 
Edit.  Depuis  long-tenips,  l'usage  veut  amour  au  masculin; 
on  trouve  cependant  de  bous  auteurs  du  siècle  de  Louis  XIV 
qui  oui  emrloyé  ce  mot  au  fcmiuin. 


dans  ce  pays  chéri  des  dieux.  Jamais  le  sang 
humain  n'a  rougi  cette  terre;  à  peine  y  voit-on 
couler  celui  des  agneaux.  Quand  on  parle  à  ces 
peuples  des  batailles  sanglantes ,  des  rapides 
conquêtes ,  des  renversemens  d'Etats  qu'on  voit 
dans  les  autres  nations ,  ils  ne  peuvent  assez  s'é- 
tonner. Quoi!  disent-ils,  les  hommes  ne  sont-ils 
pas  assez  mortels  ,  sans  se  donner  encore  les  uns 
aux  autres  une  mort  précipitée?  La  vie  est  si 
courte  !  et  il  semble  qu'elle  leur  paroisse  trop 
longue!  Sont-ils  sur  la  terre  pour  se  déchirer  les 
uns  les  autres ,  et  pour  se  rendre  mutuellement 
malheureux  ? 

Au  reste  ,  ces  peuples  de  la  Bétique  ne  peu- 
vent comprendre  qu'on  admire  tant  les  con- 
quérans  qui  subjuguent  les  grands  empires. 
Quelle  folie,  disent-ils,  de  mettre  son  bonheur 
à  gouverner  les  autres  hommes ,  dont  le  gou- 
vernement donne  tant  de  peine  ,  si  on  veut  les 
gouverner  avec  laison  et  suivant  la  justice  ! 
Mais  pourquoi  prendre  plaisir  à  les  gouverner 
malgré  eux?  C'est  tout  ce  qu'un  homme  sage 
peut  faire  ,  que  de  vouloir  '  s'assujettir  à  gou- 
verner un  peuple  docile  dont  les  dieux  l'ont 
chargé,  ou  un  peuple  qui  le  prie  d'être  comme 
son  père  et  son  pasteur.  Mais  gouverner  les 
peuples  contre  leur  volonté,  c'est  se  rendre 
très-misérable,  pour  avoir  le  faux  honneur  de 
les  tenir  dans  l'esclavage.  Un  conquérant  est  un 
homme  que  les  dieux  ,  irrités  contre  le  genre 
humain,  ont  donné  à  la  terre  dans  leur  colère, 
pour  ravager  les  royaumes,  pour  répandre  par- 
tout l'elfroi,  la  misère,  le  désespoir,  et  pour 
faire  autant  d'esclaves  qu'il  y  a  d'hommes  li- 
bres. Un  homme  qui  cherche  la  gloire  ne  la 
trouve-t-il  pas  assez  en  conduisant  avec  sa- 
gesse ce  que  les  dieux  ont  mis  dans  ses  mains? 
Croit-il  ne  pouvoir  mériter  des  louanges ,  qu'en 
devenant  violent,  injuste  ,  hautain  ,  usurpateur 
et  tyranniquesur  tous  ses  voisins  ?  Il  ne  faut  ja- 
mais songer  à  la  guerre  ,  que  pour  défendre  sa 
liberté.  Heureux  celui-  qui,  n'étant  point  es- 
clave d'autrui ,  n'a  point  la  folle  ambition  de 
faire  d'autrui  son  esclave!  Ces  grands  conqué- 
rans,  qu'on  nous  dépeint  avec  tant  de  gloire, 
ressemblent  à  ces  fleuves  débordés  qui  parois- 
sent  majestueux ,  mais  qui  ravagent  toutes  les 
fertiles  campagnes  qu'ils  devroient  seulement 
arroser. 

Après  qu'Adoam  eut  fait  cette  peinture  de 
la  Bétique,  Téléraaque',  charmé,  lui  fit  diver- 
ses questions  curieuses.  Ces  peuples,  lui  dit-il, 

Vau.  —  '  que  ce  s'assujeUir.  c,  r.  ii./.  du  cop.  —  '^  celui 
ut.  A.  aj.  B. 


(VIII) 


TKLÉMAQUE.  LIVRE  VI!. 


453 


boivent-ils  du  vin?  Ils  n'ont  garde  d'en  boire, 
reprit  Adoam ,  car  ils  n'ont  jamais  voulu  en 
faire.  Ce  n'est  pas  qu'ils  manquent  de  raisins; 
aucune  terre  n'en  porte  de  plus  délicieux;  mais 
ils  se  coulentent  de  manger  le  raisin  comme 
les  autres  fruits,  et  ils  craignent  le  vin  comme 
le  corrupteur  des  hommes.  C'est  une  espèce  de 
poison,  disent-ils,  qui  met  en  fureur;  il  ne 
lait  pas  mourir  l'homme,  mais  il  le  rend  bête. 
Les  hommes  peuvent  conserver  leur  santé  et 
leur  force  *  sans  vin  ;  avec  le  vin,  ils  courent 
risque  de  ruiner  leur  santé  ,  et  de  perdre  les 
bonnes  mœurs. 

Telémaque  disoil  ensuite  :  Je  voudrois  bien 
savoir  quelles  lois  règlent  les  mariages  dans  cette 
nation  ^.  Chaque  homme  ,  répondoit  Adoam  , 
ne  peut  avoir  qu'une  femme  ,  et  il  faut  qu'il  la 
garde  tant  qu'elle  vit.  L'honneur  des  honmacs, 
en  ce  pays,  dépend  autant  de  leur  lidélité  à 
l'égard  de  leurs  femmes ,  que  l'honneur  des 
femmes  dépend,  chez  les  autres  peuples,  de 
leur  fidélité  pour  leurs  maris.  Jamais  peuple  ne 
fut  si  honnête  ,  ni  si  jaloux  de  la  pureté.  Les 
femmes  y  sont  belles  et  agréables,  mais  simples, 
modestes  et  laborieuses.  Les  mariages  y  sont 
paisibles,  féconds,  sans  tache.  Le  mari  et  la 
femme  semblent  plus  n'être  qu'une  seule  per- 
sonne en  deux  corps  ditîérens.  Le  mari  et  la 
femme  partagent  ensemble  tous  les  soins  do- 
mestiques ;  le  mari  règle  toutes  les  alfaires  du 
dehors  :  la  femme  se  renferme  dans  son  ménage  ; 
elle  soulage  son  mari;  elle  paroît  n'être  faite 
que  pour  lui  plaire;  elle  gagne  sa  confiance, 
et  '  le  charme  moins  par  sa  beauté  que  par  sa 
vertu.  Ce  vrai  charme  de  leur  sociélé  dure  au- 
tant que  leur  vie.  La  sobriété,  la  modération  et 
les  mœurs  pures  de  ce  peuple  lui  donnent  une 
vie  longue  et  exempte  de  maladies.  On  y  voit 
des  vieillards  de  cent  et  de  six  vingts  ans  ,  qui 
ont  encore  de  la  gaîté  et  de  la  vigueur. 

Il  me  reste,  ajoutoit  Telémaque,  à  savoir 
comment  ils  font  pour  éviter  la  guerre  avec  les 
autres  peuples  voisins.  La  nature,  dit  Adoam  , 
les  a  séparés  des  autres  peuples  d'un  côté  par  la 
mer,  et  de  l'autre  par  de  hautes  montagnes  *  du 
côté  du  nord.  D'ailleurs  ,  les  peuples  voisins 
les  respectent  à  cause  de  leur  vertu.  Souvent 
les  autres  peuples,  ne  pouvant  s'accorder  entre 
eux  ,  les  ont  pris  pour  juges  de  leurs  différens, 
et  leur  ont  confié  les  terres  et  les  villes  qu'ils 
disputoient  entre  eux.  Comme  cette  sage  nation 

Var.  —  1  leurs  forces,  c.  Edit.f.  du  cop.  —  ^  ,ie  celte 
nation,  a.  —  *el  met ,  moins  par  sa  beaiiloquc  par  sa  vertu, 
un  charme  clans  leur  sociolô,  qui  dure  autant  ([uo  leur  vie. 
A.  —  *  (le  hautes  montagnes.  D'ailleurs,  etc. 


n'a  jamais  fait  aucune  violence  ,  personne  ne 
se  défie  d'elle.  Ils  rient  quand  on  leur  parle 
des  rois  qui  ne  peuvent  régler  entre  eux  les 
frontières  de  leurs  Etats.  Peut-on  craindre,  di- 
sent-ils, que  la  terre  manque  aux  hommes?  il 
y  en  aura  toujours  plus  qu'ils  n'en  pourront 
cultiver.  Tandis  qu'il  restera  des  terres  libres 
et  incultes  * ,  nous  ne  voudrions  pas  même  dé- 
fendre les  nôtres  contre  des  voisins  qui  vien- 
droient  -  s'en  saisir.  On  ne  trouve  ,  dans  tous 
les  habitans  de  la  Bétique,  ni  orgueil ,  ni  hau- 
teur, ni  mauvaise  foi  ,  ni  envie  d'étendre  leur 
domination.  Ainsi  leurs  voisins  n'ont  jamais  rien 
à  craindre  d'un  tel  peuple,  et  ils  '  ne  peuvent 
espérer  de  s'en  faire  craindtc ;  c'est  pourquoi 
ils  les  laissent  en  repos.  Ce  peuple  abandonne- 
roitson  pays,  ou  se  livreroit  à  la  mort,  plutôt 
que  d'accepter  la  servitude  :  ainsi  il  est  autant 
difficile  à  subjuguer,  qu'il  est  incapable  de  vou- 
loir subjuguer  les  autres.  C'est  ce  qui  fait  une 
paix  profonde  entre  eux  et  leurs  voisins. 

Adoam  finit  ce  discours  en  racontant  de  quelle 
manière  les  Phéniciens  faisoient  leur  commerce 
dans  la  Bétique.  Ces  peuples,  disoit-il,  furent 
étonnés  *  quand  ils  virent  venir,  au  travers  des 
ondes  de  la  mer,  des  hommes  étrangers  qui  ve- 
noient  de  si  loin.  Ils  nous  laissèrent  fonder  une 
ville  dans  l'île  de  Gadès;  ils  nous  reçurent 
même  chez  eux  avec  bonté ,  et  nous  firent  part 
de  tout  ce  qu'ils  avoient ,  sans  vouloir  de  nous 
aucun  paiement.  De  plus,  ils  nous  offrirent  de 
nous  donner  libéralement  tout  ce  qu'il  leur  res- 
teroit  de  leurs  laines,  après  qu'ils  en  auroient 
fait  leur  provision  pour  leur  usage  :  et  en  effet, 
ils  nous  en  envoyèrent  un  riche  présent.  C'est 
un  plaisir  pour  eux ,  que  de  donner  *  aux  étran- 
gers leur  superflu. 

Pour  leurs  mines,  ils  n'eurent  aucune  peine 
à  nous  les  abandonner  ;  elles  leur  étoient  inu- 
tiles. Il  leur  paroissoit  que  les  hommes  n'é- 
toient  guère  sages  d'aller  chercher  par  tant  de 
travaux ,  dans  les  entrailles  de  la  ferre  ,  ce  qui 
ne  peut  les  rendre  heureux,  ni  satisfaire  à 
aucun  vrai  besoin.  Ne  creusez  point,  nous  di- 
soient-ils ,  si  avant  dans  la  terre  :  contentez- 
vous  de  la  labourer  ;  elle  vous  donnera  de  vé- 
ritables biens  qui  vous  nourriront  ;  vous  en  ti- 
rerez des  fruits  qui   valent  mieux  que  l'or  et 


Var.  —  ^  et  incnlles  m.  A.  (ij.  B.  —  -  vonilroienl.  a.  — 
^  ils  m.  A.  aj.  B.  —  *  Ce  peuple,  ilisoit-il,  fut  tout  étonné, 
quand  ils  virent  venir,  au  travers  des  ondes  de  la  nier,  des 
hommes  étrangers  qui  venoient  de  si  loin.  Us  nous  reçurent 
avec  bonté,  et  nous  tirent  pari  de  tout  ce  ((u'ils  avoient,  sans 
vouloir  de  nous  aucun  paiement,  lis  nous  olIVireiil  tout  ce 
(jui  leur  resteroil ,  etc.  A.  —  °  de  donner  liliéralenient  aut 
étrangers.  A. 


454 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VIII. 


(IX) 


l'argent,  puisque  les  hommes  ne  veulent  de 
l'or  et  de  l'argent  que  pour  en  acheter  les  ali- 
mens  qui  soutiennent  leur  vie. 

Nous  avons  souvent  voulu  leur  apprendre  la 
navigation,  et  mener  les  jeunes  hommes  de  leur 
pays  dans  la  Phénicie;  mais  ils  n'ont  jamais 
voulu  que  leurs  enfans  apprissent  à  vivre  comme 
nous.  Us  apprendroient ,  nous  disoient-ils ,  à 
avoir  hesoin  de  toutes  les  choses  qui  vous  sont 
devenues  nécessaires  :  ils  voudroient  les  avoir  ; 
ils  abandonneroient  la  vertu  pour  les  obtenir  ' 
par  de  mauvaises  industries.  Ils  deviendroient 
comme  un  homme  qui  a  de  bonnes  jambes ,  et 
qui,  perdant  l'habitude  de  marcher,  s'accou- 
tume enfin  au  besoin  d'être  toujours  porté 
comme  un  malade.  Pour  la  navigation,  ils  l'ad- 
mirent à  cause  de  l'industrie  de  cet  art;  mais 
ils  croient  que  c'est  un  art  pernicieux.  Si  ces 
gens-là,  disent-ils,  ont  suffisamment  en  leur 
pays  ce  qui  est  nécessaire  à  la  vie  ,  que  vont- 
ils  chercher  en  un  autre?  Ce  qui  suffit  aux  be- 
soins de  la  nature  ne  leur  suffit-il  pas''  Ils 
mériteroient  de  faire  naufrage ,  puisqu'ils  cher- 
chent la  mort  au  milieu  des  tempêtes,  pouras- 
souvir  l'avarice  -  des  marchands ,  et  pour  tlatter 
les  passions  des  autres  hommes. 

Télémaque  étoit  ravi  d'entendre  ce  discours 
d'Adoam,  et  il  se  réjouissoit  qu'il  y  eùl  encore 
au  monde  un  peuple  ' ,  qui,  suivant  la  droite 
nature,  fût  si  sage  et  si  heureux  tout  ensem- 
ble. 0  combien  ces  mœurs,  disoit-il,  sont- 
elles  éloignées  des  mœurs  vaines  et  ambitieuses 
des  peuples  qu'on  croit  les  plus  sages  !  Nous 
sommes  tellement  gâtés ,  qu'à  peine  pouvons- 
nous  croire  que  cette  simplicité  si  naturelle 
puisse  être  véritable.  Nous  regardons  les  mœurs 
de  ce  peuple  comme  une  belle  fable  ,  et  il  doit 
regarder  les  nôtres  comme  un  songe  mons- 
trueux. 


Var    —  *  pour  les  obienir.  Ils  ilcviendroiont ,  etc.  A.  — 

-  iKiur  assouvir  leur  avarice.  Tcloinaque  éloitravi,  etc.  a. 

—  3  encore  un  peuple  au  monde  ,  etc.  a 


LIVRE  VIIl  K 

Vénus,  toujouis  irritée  contre  Télémaque,  demande  sa 
perte  à  Jupiter;  mais  les  destins  ne  permettant  pas  qu'il 
périsse  ,  la  déesse  va  solliciter  de  Neptune  les  moyens 
de  l'éloigner  d'Ithaque,  où  le  conduisoit  Adoam.  Aussitôt 
Neptune  envoie  au  pilote  .\cliamas  une  divinité  trom- 
peuse ,  qui  lui  enchante  les  sens  et  le  fait  entrer  à  pleines 
voiles  dans  le  port  de  Salenle ,  au  moment  où  il  croyoit 
arriver  à  Ithaque.  Idoménée  ,  roi  de  Salente,  fait  à  Télé- 
maque et  à  Mentor  l'accueil  le  plus  alfectueux  :  il  se  rend 
avec  eux  au  temple  de  Jupiter,  où  il  avoit  ordonné  un 
sacrifice  pour  le  succès  d'une  guerre  contre  les  Mandu- 
riens.  Le  sacrificateur,  consultant  les  entrailles  des  vic- 
times, fait  tout  espérer  à  Idoménée,  et  l'assure  qu'il  devra 
son  bonheur  à  ses  deux  nouveaux  hôtes. 


Pendant  que  Télémaque  et  Adoam  s'entre- 
tenoient  de  la  sorte,  oubliant  le  sommeil,  et 
n'apercevant  pas  que  la  nuit  étoit  déjà  au  mi- 
lieu de  sa  course,  une  divinité  ennemie  et  trom- 
peuse les  éloignoit  d'Ithaque ,  que  leur  pilote 
Acharnas  cherchoit  en  vain.  Neptune  ,  quoique 
favorable  aux  Phéniciens,  ne  pouvoit  supporter 
plus  long-temps  que  Télémaque  eùl  échappé 
à  la  tenq)êle  qui  l'avoit  jeté  contre  les  rochers 
de  l'île  de  Calypso.  Vénus  étoit  encore  plus  ir- 
ritée de  voir  ce  jeune  homme  qui  triomphoit, 
ayant  vaincu  l'Amour  et  tous  ses  charmes. 
Dans  le  transport  de  sa  douleur,  elle  quitta 
Cythère ,  Paphos  ,  Idalie  ,  et  tous  les  honneurs 
qu'on  lui  rend  dans  l'île  de  Chypre  :  elle  ne 
pouvoit  plus  demeurer  dans  ces  lieux  où  Té- 
lémaque avoit  méprisé  son  empire.  Elle  monte 
vers  l'éclatant  Olympe,  où  les  dieux étoient as- 
semblés auprès  du  trône  de  Jupiter.  De  ce  lieu, 
ils  aperçoivent  les  astres  qui  roulent  sous  leurs 
pieds  ;  ils  voient  le  globe  de  la  terre  comme  un 
petit  amas  de  boue  ;  les  mers  immenses  ne  leur 
paroissent  que  comme  des  gouttes  d'eau  dont 
ce  morceau  de  boue  est  un  peu  détrempé  :  les 
plus  grands  royaumes  ne  sont  à  leurs  yeux 
qu'un  peu  de  sable  qui  couvre  la  surface  de 
cette  boue  ;  les  peuples  innombrables  et  les 
plus  puissantes  armées  ne  sont  que  comme  des 
fourmis  qui  se  disputent  les  unes  aux  autres  un 
brin  d'herbe  sur  ce  morceau  de  boue.  Les  im- 
mortels rient  des  aifaires  les  plus  sérieuses  qui 
agitent  les  foibles  mortels  * ,  et  elles  leur  pa- 
roissent des  jeux  d' enfans.  Ce  que  les  hommes 
appellent  grandeur,  gloire,  puissance,  profonde 


Var.  —  '  Livre  ix.  — 
viarq.  de  Fén. 


humains.  Edil.  correction  du 


ax) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VIII. 


435 


politique  ' ,  ne  paroîl  à  ces  suprêmes  divinités 
que  misère  et  foiblesse. 

C'est  dans  cette  demeure ,  si  élevée  au-des- 
sus de  la  terre  ,  que  Jupiter  a  posé  son  trône 
immobile  :  ses  yeux  percent  jusque  dans 
l'abîme,  et  éclairent  jusque  dans  les  derniers 
replis  des  cœurs  :  ses  regards  doux  et  sereins 
répandent  le  calme  et  la  joie  dans  tout  l'uni- 
vers. Au  contraire  ,  quand  il  secoue  sa  cheve- 
lure ,  il  ébranle  le  ciel  et  la  terre.  Les  dieux 
mêmes  ^  éblouis  des  rayons  de  gloire  qui  l'en- 
vironnent ,  ne  s'en  approchent  qu'avec  trem- 
blement. 

Toutes  les  divinités  célestes  étoient  dans  ce 
moment  auprès  de  lui.  Vénus  se  présenta  avec 
tous  les  charmes  qui  naissent  dans  son  sein  ;  sa 
robe  flottante  avoit  plus  d'éclat  que  toutes  les 
couleurs  dont  Iris  se  pare  au  milieu  des  sombres 
nuages ,  quand  elle  vient  promettre  aux  mor- 
tels effrayés  la  fin  des  tempêtes  et  leur  an- 
noncer le  retour  du  beau  temps.  Sa  robe  éloit 
nouée  par  cette  fameuse  ceinture  sur  laquelle 
paroissent  ^  les  grâces  ;  les  cheveux  de  la  déesse 
étoient  attachés  par  derrière  négligemment  avec  * 
une  tresse  d'or.  Tous  les  dieux  furent  surpris 
de  sa  beauté  ,  comme  s'ils  ne  l'eussent  jamais 
vue;  et  leurs  yeux  en  furent  éblouis,  comme 
ceux  des  mortels  le.  sont  *,  quand  Phébus  , 
après  une  longue  nuit ,  vient  les  éclairer  par 
ses  rayons.  Ils  se  regardoient  les  uns  les  autres 
avec  étonnement,  et  leurs  yeux  revenoient  tou- 
jours sur  Vénus;  mais  ils  aperçurent  que  les 
yeux  de  cette  déesse  étoient  baignés  de  larmes, 
et  qu'une  douleur  amère  étoit  peinte  sur  son 
■visage. 

Cependant  elle  s'avançoit  vers  le  trône  de 
Jupiter  ,  d'une  démarche  douce  et  légère  , 
comme  le  vol  rapide  d'un  oiseau  qui  fend  l'es- 
pace immense  des  airs.  Il  la  regarda  avec  com- 
plaisance ;  il  lui  lit  un  doux  souris  ;  et  ,  se 
levant,  il  l'embrassa.  Ma  chère  fille,  lui  dit-il^ 
quelle  est  votre  peine?  Je  ne  puis  voir  vos  lar- 
mes sans  en  être  touché  :  ne  craignez  point  de 
m'ouvrir  votre  cœur  ;  vous  connoissez  ma  ten- 
dresse et  ma  complaisance. 

Vénus  lui  répondit  d'une  voix  douce  ,  mais 
entrecoupée  de  profonds  soupirs  :  0  père  des 
dieux  et  des  hoamies,  vçus  qui  voyez  tout, 
pouvez-Yous  ignorer  ce  qui  fait  ma  peine? 
Minerve  ne  s'est  pas  contentée  d'avoir  renversé 
jusqu'aux  fondemens  la  superbe  ville  de  Troie, 
que  je  défendois  ,  et  de  s'être  vengée  de  Paris  , 

Var.  —  i  puissance,  ne  parolt ,  etc.  A.  —  -  soûl  icinO- 
seiilécs.  A.  —  3  par  a.  —  ^  le  suut  m.  a.  oj.  li. 


qui  avoit  préféré  ma  beauté  à  la  sienne  ;  elle 
conduit  par  toutes  les  terres  et  par  toutes  les 
mers  le  tils  d'Ulysse,  ce  cruel  destructeur  de 
Troie.  Télémaqueest  accompagné  par  Minerve; 
c'est  ce  qui  empêche  qu'elle  ne  paroisse  ici  en 
son  rang  avec  les  autres  divinités.  Elle  a  con- 
duit ce  jeune  téméraire  dans  l'île  de  Chypre 
pour  m'outrager.  Il  a  méprisé  ma  puissance  ; 
il  n'a  pas  daigné  seulement  brûler  de  l'encens 
sur  mes  autels  :  il  a  témoigné  avoir  horreur 
des  fêtes  que  l'on  célèbre  en  mon  honneur  ;  il 
a  fermé  son  cœur  à  tous  mes  plaisirs.  En  vain 
Neptune  ,  pour  le  punir  à  ma  prière ,  a  irrité 
les  vents  et  les  flcits  contre  lui  :  Télémaque  , 
jeté  par  un  naufrage  horrible  dans  l'île  de 
Calypso  ,  a  triomphé  de  l'Amour  même  ,  que 
j'avois  envoyé  dans  cette  île  pour  attendrir  le 
cœur  de  ce  jeune  Grec.  Ni  sa  jeunesse,  ni  les 
charmes  de  Calypso  et  de  ses  nymphes ,  ni  les 
traits  enflammés  de  l'Amour ,  n'ont  pu  sur- 
monter les  artitices  de  Minerve.  Elle  l'a  arraché 
de  cette  île  :  me  voilà  confondue  ;  un  enfant 
triomphe  de  moi  ! 

Jupiter  ,  pour  consoler  Vénus ,  lui  dit  :  Il 
est  vrai ,  ma  fifle ,  que  Minerve  défend  le  cœur 
de  ce  jeune  Grec  contre  toutes  les  flèches  de 
votre  lils ,  et  qu'elle  lui  prépare  une  gloire  que 
jamais  jeune  homme  n'a  méritée.  Je  suis  fâché 
qu'il  ait  méprisé  vos  autels  ;  mais  je  ne  puis  le 
soumettre  à  votre  puissance.  Je  consens  ,  pour 
l'amour  de  vous,  qu'il  soit  encore  errant  par 
mer  et  par  terre  ,  qu'il  vive  loin  de  sa  patrie, 
exposé  à  toutes  sortes  de  maux  et  de  dangers; 
mais  les  destins  ne  permettent,  ni  qu'il  périsse, 
ni  que  sa  vertu  succombe  dans  les  plaisirs  dont 
vous  flattez  les  hommes.  Consolez-vous  donc , 
ma  flUe  ;  soyez  contente  de  tenir  dans  votre  em- 
pire tant  d'autres  héros  et  tant  d'immortels. 

En  disant  ces  paroles ,  il  fit  à  Vénus  un  sou- 
ris plein  de  grâce  et  de  majesté.  Un  éclat  de 
lumière  ,  semblable  aux  plus  perçans  éclairs  , 
sortit  de  ses  yeux.  En'baisant  Vénus  avec  ten- 
dresse ,  il  répandit  une  odeur  d'ambroisie  dont 
tout  l'Olympe  fut  parfumé.  La  déesse  ne  put 
s'empêcher  d'être  sensible  à  cette  caresse  du 
plus  grand  des  dieux  :  malgré  ses  larmes  et  sa 
douleur ,  on  vit  la  joie  se  répandre  sur  son  vi- 
sage ;  elle  baissa  son  voile  pour  cacher  la  rou- 
geur de  ses  joues ,  et  l'embarras  où  elle  se 
trouvoit.  Toute  l'assemblée  des  dieux  applaudit 
aux  paroles  de  Jupiter  ;  et  Véiuis  ,  sans  perdre 
un  moment ,  alla  trouver  Neptune  pour  con- 
certer avec  lui  les  moyens  de  se  venger  de 
Télémaque. 

Elle  raconta  à  Neptune  ce  que  Jupiter  lui 


456 


TELÉMAQUE.  LIVRE  VIII. 


(IX) 


avoit  dit.  Je  savois  déjà  ,  répondit  Neptune , 
l'ordre  immuable  des  destins  :  mais  si  nous  ne 
pouvons  abîmer  Télémaque  dans  les  flols  de  la 
mer  ,  du  moins  n'oublions  rien  pour  le  rendre 
malheureux,  et  pour  retarder  son  retour  à 
Ithaque.  Je  ne  puis  consentir  à  faire  périr  le 
\aisseau  phénicien  dans  lequel  il  est  embarqué. 
J'aime  les  Phéniciens,  c'est  mon  peu[)le  ;  nulle 
autre  nation  de  l'univers  '  ne  cultive  comme 
eux  mon  empire.  C'est  par  eux  que  la  mer  est 
devenue  le  lien  de  la  société  de  tous  les  peu- 
ples de  la  terre.  Ils  m'honorent  par  -  de  con- 
tinuels sacrifices  sur  mes  autels  \  ils  sont  justes, 
sages ,  et  laborieux  dans  le  commerce  ;  ils  ré- 
pandent partout  la  commodîté  et  l'abondance. 
Non  ,  déesse,  je  ne  puis  souffrir  qu'un  de  leurs 
vaisseaux  fasse  naufrage  :  mais  je  ferai  que  le 
pilote  perdra  sa  route  ,  et  qu'il  s'éloignera  d'I- 
thaque où  il  veut  aller. 

Vénus ,  contente  de  cette  promesse  ,  rit  avec 
malignité  .  et  retourna  dans  son  char  volant  sur 
les  prés  fleuris  didalie,  où  les  Grâces,  les  Jeux 
et  les  Ris  témoignèrent  leur  joie  de  la  revoir  , 
dansant  autour  d'elle  sur  les  fleurs  qui  parfu- 
ment ce  charmant  séjour. 

Neptune  envoya  aussitôt  une  divinité  trom- 
peuse ,  semblable  aux  songes ,  excepté  que  les 
songes  ne  trompent  que  pendant  le  sommeil , 
au  lieu  que  cette  divinité  enchante  les  sens  des 
hommes^  qui  veillent.  Ce  dieu  malfaisant,  en- 
vironné d'une  foule  innombrable  de  Mensonges 
ailés  qui  voltigent  autour  de  lui ,  vint  répandre 
une  liqueur  subtile  et  enchantée  sur  les  yeux 
du  pilote  Achamas ,  qui  considéroit  attentive- 
ment à  la  clarté  de  la  lune  le  cours  des  étoiles  , 
et  le  rivage  d'Ithaque  ,  dont  il  déc?uvroit  déjà 
assez  près  de  lui  les  rochers  escarpés.  Dans  ce 
même  moment,  les  yeux  du  pilote  ne  lui  mon- 
trèrent plus  rien  de  véritable.  Un  faux  ciel  et 
une  terre  feinte  '  se  présentèrent  à  lui.  Les 
étoiles  parurent  comme  si  elles  avoient  changé 
leur  course  ^ ,  et  qu'elles  fussent  revenues  sur 
leurs  pas;  tout  l'Olympe  sembloit  se  mouvoir 
par  des  lois  nouvelles.  La  terre  même  étoit 
changée  :  une  fausse  Ithaque  se  présentoit  tou- 
jours au  pilote  pour  l'amuser,  tandis  qu'il  s'é- 
loignoit  de  la  véritable.  Plus  il  s'avancoit  vers 
cette  image  trompeuse  du  rivage  de  l'île  ,  plus 
cette  image  reculoit  ;  elle  fuyoit  toujours  de- 
vant lui  ,  et  il  ne  savoil  que  croire  de  cette 

VaR.  —  1  Je  ruiiivers  m.  c.  Edil.  /.  du  cop.  —  ^  p^,.  ,„_ 
A.  aj.  B.  —  3  Je  ceux.  B.  c.  Edit.  Le  copisle  B.  avoil  eciil  : 
les  sens  qui  leillent:  l'auteur,  pour  faire  un  sens,  ajouta  de 
ceux.  —  *  Un  autre  ciel  se  présente  à  lui.  a.  —  ^  leurs  cours. 
c.  Edit.  f.  du  cop. 


fuite.  Quelquefois  il  s'imaginoit  entendre  déjà 
le  bruit  qu'on  fait  dans  un  port.  Déjà  il  se  pré- 
paroit  ,  seioii  l'ordre  qu'il  en  avoit  reçu  ,  à 
aller  aborder  secrètement  dans  une  petite  île 
qui  est  auprès  de  la  grande  ,  pour  dérober  aux 
amans  de  Pénélope  ,  conjurés  contre  Téléma- 
que ,  le  retour  de  celui-ci  *.  Quelquefois  il 
craignoit  les  éeueils  dont  celle  côte  de  la  mer 
est  bordée  :  et  il  lui  sembloit  entendre  l'horrible 
mugissement  des  vagues  qui  vont  se  briser  co 
tre  ces  éeueils  :  puis  tout-à-coup  il  remarquoit 
que  la  terre  paroissoit  encore  éloignée.  Les 
montagnes  n'étoicnt  à  ses  yeux  ,  dans  cet  éloi- 
gnement ,  que  comme  de  petits  nuages  qui 
obscurcissent  quelquefois  l'horizon  pendant  que 
le  soleil  se  couche.  Ainsi  Achanias  étoit  étonné  ; 
et  l'impression  de  la  divinité  trompeuse  ,  qui 
charmoit  ses  yeux  ,  lui  faisoit  éprouver  un  cer- 
tain saisissement  qui  lui  avoit  été  jusqu'alors  in- 
connu. 11  étoit  nièiiie  tenté  de  croire  qu'il  ne 
veilloitpas,  et  qu'il  étoit  dans  l'illusion  d'un 
songe.  Cependant  Neptune  commanda  au  vent 
d'orient  de  souffler  pour  jeter  le  navire  sur  les 
côtes  de  l'Hespérie.  Le  vent  obéit  avec  tant  de 
violence  ,  que  le  navire  arriva  bientôt  sur  le 
rivage  que  Neptune  avoit  marqué. 

Déjà  l'aurore  annonçoit  le  jour  ;  déjà  les 
étoiles  ,  qui  craignent  les  rayons  du  soleil , 
et  qui  en  sont  jalouses ,  alloient  cacher  dans 
l'Océan  leurs  sombres  feux,  quand  le  pilote 
s'écria  :  Enfln  ,  je  n'en  puis  plus  douter,  nous 
touchons  presque  à  l'Ue  d'Ithaque  !  Télémaque, 
réjouissez-vous  ;  dans  une  heure  vous  pourrez 
revoir  Pénélope  ,  et  peut-être  trouver  Ulysse 
remonté  sur  son  trône  !  A  ce  cri ,  Télémaque, 
qui  étoit  immobile  dans  les  bras  du  sommeil , 
s'éveille ,  se  lève ,  monte  au  gouvernail  ,  em- 
brasse le  pilote  ,  et  de  ses  yeux  encore  à  peine 
ouverts  regarde  Hxement  la  côte  voisine.  Il  gé- 
mit ,  ne  reconnoissant  point  les  rivages  de  sa 
patrie.  Hélas  !  où  sommts-nous  ?  dit-il  ;  ce 
n'est  point  la  ma  chère  Ithaque  !  Vous  vous  êtes 
trompé.  Acharnas;  vous  conooissez  mal  cette 
côte  ,  si  éloignée  de  votre  pays.  Non  ,  non,  ré- 
pondit Acharnas,  je  ne  puis  me  tromper  en 
considérant  -  les  bords  de  cette  ile.  Combien  de 
fois  suis-je  entré  dans  votre  port!  j'en  connois 
jusqucs  aux  moindres  rochers  ;  le  rivage  de  Tyr 
n'est  guère  mieux  dcfns  ma  mémoire.  Recon- 
noissez  cette  montagne  qui  avance  ;  voyez  ce 
rocher  qui  s'élève  comme  une  tour  ;  n'enfen- 
dez-vous  pas  la  vague  qui  se  rompt  contre  ces 


YaR.  —  *  <lo  ce  jeune  prince.  A.  —  -  me  tromper  pour 
reconnoitre.  a. 


(IX) 


TÉLËMAQUE.  LIVRE  VIII. 


457 


autres  rochers  lorsqu'ils  semblent  '  menacer  la 
mer  par  leur  cliute  ?  Mais  ne  remarquez-vous 
pas  le  temi)le  de  Minerve  qui  lend  la  nue  ?  Voilà 
la  forteresse,  ot  la  maison  d'Ulysse  votre  [>ère. 

Vous  vous  trompez  ,  ô  Achamas ,  répondit 
Télémaque  ;  je  vois  au  contraire  une  côte  assez 
relevée,  mais  unie;  j'aperçois  une  ville  qui 
n'est  point  Ithaque.  0  dieux!  est-ce  ainsi  que 
vous  vous  jouez  des  hommes? 

Pendant  qu'il  disoit  ces  paroles,  tout-à-coup 
les  yeux  d' Achamas  furent  changés.  Le  charme 
se  rompit  ;  il  vit  le  rivage  tel  qu'il  étoit  véri- 
tablement ,  et  reconnut  son  erreur.  Je  l'avoue, 
ô  Télémaque  ,  s'écria-t-il  :  quelque  divinité 
ennemie  avoit  enchanté  mes  yeux  ;  je  croyois 
voir  Ithaque  ,  et  son  image  toute  entière  se  jtré- 
sentoit  à  moi  ;  mais  dans  ce  moment  elle  dis- 
paroît  comme  un  songe.  Je  vois  une  autre  ville  ; 
c'est  sans  doute  Salante  ,  qu'Idoménée  ,  fugitif 
de  Crète  .  vient  de  fonder  dans  l'Hespérie  : 
j'aperçois  des  murs  qui  s'élèvent,  et  qui  ne 
sont  pas  encore  achevés  ;  je  vois  un  port  qui 
n'est  pas  encore  entièrement  fortifié. 

Pendant  qu'Acharnas  remarquoit  les  divers 
ouvrages  nouvellement  faits  dans  cette  ville 
naissante,  et  que  Télémaque  déploroit  son  mal- 
heur, le  vent  que  Neptune  faisoit  souffler  les 
fît  entrer  à  pleines  voiles  dans  une  rade  où  ils 
se  trouvèrent  à  l'abri ,  et  tout  auprès  du  port. 

Mentor ,  qui  n'ignoroit  ni  la  vengeance  de 
Neptune ,  ni  le  cruel  artitice  de  Vénus,  n'avoit 
fait  que  sourire  de  l'erreur  d'Achamas.  Quand 
ils  furent  dans  cette  rade,  Mentor  dit  à  Télé- 
maque :  Jupiter  vous  éprouve;  mais  il  ne  veut 
pas  votre  perte  :  au  contraire  ,  il  ne  vous 
éprouve  que  pour  vous  ouvrir  le  chemin  de  la 
gloire.  Souvenez-vous  des  travaux  d'Hercule  ; 
ayez  toujours  devant  vos  yeux  ceux  de  votre 
père.  Quiconque  ne  sait  pas  souffrir  n'a  point 
un  grand  cœur.  Il  faut ,  par  votre  patience  et 
par  votre  courage,  lasser  la  cruelle  fortune  qui 
se  plait  à  vous  persécuter.  Je  crains  moins  pour 
vous  les  plus  affreuses  disgrâces  de  Neptune , 
que  je  ne  craignois  les  caresses  flatteuses  de  la 
déesse  qui  vous  retenoit  dans  son  île.  Que  tar- 
dons-nous ?  entrons  dans  ce  port  :  voici  un 
peuple  ami  ;  c'est  chez  les  Grecs  que  nous  arri- 
vons :  Idoménée  ,  si  maltraité  par  la  fortune  , 
aura  pitié  des  malheureux.  Aussitôt  ils  entrè- 
rent dans  le  port  de  Salente  ,  oii  le  vaisseau 
phénicien  fut  reçu  sans  peine,  parce  que  les 
Phéniciens  sont  en  paix  et  en  commerce  avec 
tous  les  peuples  de  l'univers. 

Var.  —  '  qui  seinbloiit.  A.  d. 


Télémaque  regardoit  avec  admiration  cette 
ville  naissante,  semblable  à  une  jeune  plante  , 
qui  ,  ayant  été  nourrie  par  la  douce  rosée  de  la 
nuit ,  sent ,  dès  le  malin  ,  les  rayons  du  soleil 
qui  viennent  l'embellir;  elle  croît,  elle  ouvre 
ses  tendres  boutons,  elle  étend  ses  feuilles  ver- 
tes ,  elle  épanouit  ses  fleurs  odoriférantes  avec 
mille  couleurs  nouvelles;  à  chaque  moment 
qu'on  la  voit,  on  y  trouve  un  nouvel  éclat. 
Ainsi  fleurissoit  la  nouvelle  ville  d' Idoménée 
sur  le  rivage  de  la  mer  ;  chaque  join* ,  chaque 
heure  ,  elle  croissoit  avec  magnificence  ,  et  elle 
montroit  de  loin  aux  étrangers  qui  étoient  sur 
la  mer ,  de  nouveaux  ornemens  d'architecture 
qui  s'élevoient  jusques  au  ciel.  Toute  la  côte 
rctentissoit  des  cris  des  ouvriers  et  des  coups  de 
marteau  :  les  pierres  étoient  suspendues  en 
l'air  par  des  grues  avec  des  cordes.  Tous  les 
chefs  animoient  le  peuple  au  travail  dès  que 
l'aurore  paroissoit;  et  le  roi  Idoménée,  don- 
nant partout  les  ordres  lui-même,  faisoit  avan- 
cer les  ouvrages  avec  une  incroyable  diligence. 

A  peine  le  vaisseau  phénicien  fut  arrivé,  que 
les  Cretois  donnèrent  à  Télémaque  et  à  Mentor 
toutes  les  marques  d'amitié  sincère.  On  se  hâta 
d'avertir  Idoménée  de  l'arrivée  du  fils  d'Ulysse. 
Le  fils  d'Ulysse  !  s'écria-t-il  ;  d'Ulysse  ,  ce  cher 
ami  !  de  ce  sage  héros  !  par  qui  nous  avons  en- 
fin renversé  la  ville  de  Troie  !  Qu'on  le  mène 
ici  ',  et  que  je  lui  montre  combien  j'ai  aimé 
son  père!  Aussitôt  on  lui  présente  Télémaque, 
qui  lui  demande  l'hospitalité  ,  en  lui  disant  son 
nom. 

Idoménée  lui  répondit  avec  un  visage  doux 
et  riant  :  Quand  même  on  ne  m'auroit  pas  dit 
qui  vous  êtes,  je  crois  qne  je  vous  aurois  re- 
connu. Voilà  Ulysse  lui-même  ;  voilà  ses  yeux 
pleins  de  feu  ,  et  dont  le  regard  étoit  si  ferme  ; 
voilà  son  air,  d'abord  froid  et  réservé,  qui  ca- 
choit  tant  de  vivacité  et  de  grâces;  je  leconnois 
même  ce  sourire  fin  ,  cette  action  négligée , 
cette  parole  douce  ,  simple  et  insinuante  ,  qui 
persuadoit  sans  qu'on  eût  le  temps  de  s'en  dé- 
fier. Oui ,  vous  êtes  le  fils  d'Ulysse  ;  mais  vous 
serez  aussi  le  mien.  0  mon  fils  ,  mon  cher  fils  ! 
quelle  aventure  vous  mène  sur  ce  rivage  ?  Est- 
ce  pour  chercher  votre  père?  Hélas!  je  n'en  ai 
aucune  nouvelle.  La  fortune  nous  a  persécutés 
lui  et  moi  :  il  a  eu  le  malheur  de  ne  pouvoir 
retrouver  sa  patrie,  et  j'ai  eu  celui  de  retrouver 
la  mienne  pleine  de  la  colère  des  dieux  contre 
moi.  Pendant  qu'Idoménée  disoit  ces  paroles,  il 

Var.  —  *  Qu'on  me  reniniène,  et  que  je  lui  niontrc  com- 
bien j'ai  aimé  son  père!  Aussitôt  on  lui  présente  Télémaque, 
et  il  lui  dit  avec  un  visajje  doux  ,  etc.  A. 


458 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VIII. 


(IX) 


regardoit  fixement  Menlor,  comme  un  homme 
dont  le  visage  ne  lui  étoit  pas  inconnu,  mais 
dont  il  ne  pouvoit  retrouver  le  nom. 

Cependant  Télémaque  lui  répondoit  les  lar- 
mes aux  yeux  :  U  roi ,  pardonnez-moi  la  dou- 
leur que  je  ne  saurois  vous  cacher  dans  un 
temps  où  je  ne  devrois  vous  témoigner  *  que  de 
la  joie  et  delà  reconnoissancc  pour  vos  hontes. 
Par  le  regret  que  vous  témoignez  -  de  la  perte 
d' Ulysse ,  vous  m'apprenez  vous-même  à  sentir 
le  malheur  de  ne  pouvoir  trouver  mon  père. 
11  y  a  déjà  long-temps  que  je  le  cherche  dans 
toutes  les  mers.  Les  dieux  irrités  ne  me  per- 
mettent ni  de  le  revoir ,  ni  de  savoir  s'il  a  fait 
naufrage  ,  ni  de  pouvoir  retourner  à  Ithaque  , 
où  Pénélope  languit  dans  le  désir  d'être  délivrée 
de  ses  amans.  J'avois  cru  vous  trouver  dans 
l'île  de  Crète  :  j'y  ai  su  votre  cruelle  destinée  , 
et  je  ne  croyois  pas  devoir  jamais  approcher  de 
l'Hespérie ,  où  vous  avez  fondé  '  un  nouveau 
royaume.  Mais  la  fortune  ,  qui  se  joue  des 
hommes,  et  qui  me  tient  errant  dans  tous  les 
pays  loin  d'Ithaque  ,  m'a  enfin  jeté  sur  vos 
côtes.  Parmi  tous  les  maux  qu'elle  m'a  faits  , 
c'est  celui  que  je  supporte  plus  volontiers.  Si 
elle  m'éloigne  de  ma  patrie,  du  moins  elle  me 
fait  conuoître  le  plus  généreux  -  de  tous  les 
rois. 

A  ces  mots,  Idoménée  emhrassa  tendrement 
Télémaque  ;  et ,  le  menant  dans  sou  palais  ,  lui 
dit  :  Quel  est  donc  ce  prudent  vieillard  (|ui 
vous  accompagne?  il  me  semble  que  je  l'ai 
souvent  vu  autrefois.  C'est  Mentor ,  répliqua 
Télémaque,  Mentor  ami  d'Ulysse,  à  qui  il 
avoit  confié  mon  enfance.  Qui  pourroit  vous 
dire  tout  ce  que  je  lui  dois! 

Aussitôt  Idoménée  s'avance  ,  et  tend  la  main 
à  Mentor  :  Nous  nous  sommes  vus ,  dit-il , 
autrefois.  Vous  souvenez-vous  du  voyage  que 
vous  fîtes  en  Crète,  et  des  conseils  que  vous 
me  donnâtes  ?  Mais  alors  l'ardeur  de  la  jeu- 
nesse et  le  goût  des  vains  plaisirs  m'entraînoient. 
Il  a  fallu  que  mes  malheurs  m'aient  instruit , 
pour  m'apprendre  ce  que  je  ne  voulois  pas 
croire.  Plût  aux  dieux  que  je  vous  eusse  cru  , 
ô  sage  vieillard  !  Mais  je  remarque  avec  éton- 
nement  que  vous  n'êtes  presque  point  changé 
depuis  taut  d'années:  c'est  la  même  fraîcheur 
de  visage,  la  même  taille  droite,  la  même 
vigueur  :  vos  cheveux  seulement  ont  un  peu 
blanchi. 

Grand  roi ,  répondit  Mentor  ,  si  j'étois  flat- 

Yar.  —  '  mc\r<|iior.  Edit.  rurrectiun  du  viiinj.  de  Fni.  — 
'  vous  me  l(^nioicnc7,.  b.  c.  Edit.  /.  du  cop.  —  ■^  l'oniié.  A. 
—  *  le  plus  sage  et  le  plus  jjénOieux.  A. 


teur ,  je  vous  dirois  de  même  que  vous  avez 
conservé  cette  fleur  de  jeunesse  qui  éclatoit  sur 
sur  votre  visage  avant  le  siège  de  Troie  ;  mais 
j'aimerois  mieux  vous  déplaire,  que  de  blesser 
la  vérité.  D'ailleurs  je  vois,  par  votre  sage  dis- 
cours, que  vous  n'aimez  pas  la  flatterie  ,  et 
qu'on  ne  hasarde  rien  en  vous  parlant  avec  sin- 
cérité. Vous  êtes  bien  changé  ,  et  j'aurois  eu  de 
la  peine  à  vous  reconnoître.  J'en  conçois  claire- 
ment la  cause;  c'est  que  vous  avez  beaucoup 
souffert  dans  vos  malheurs  :  mais  vous  avez 
bien  gagné  en  soufl'rant,  puisque  vous  avez  ac- 
quis la  sagesse.  On  doit  se  consoler  aisément 
des  rides  qui  viennent  sur  le  visage ,  pendant 
que  le  cœur  s'exerce  et  se  fortifie  dans  la  vertu. 
Au  reste,  sachez  que  les  rois  s'usent  toujours 
plus  que  les  autres  hommes.  Dans  l'adversité  , 
les  peines  de  l'esprit  et  les  travaux  du  corps  les 
font  vieillir  avant  le  temps.  Dans  la  prospérité, 
les  délices  d'une  vie  molle  les  usent  bien  plus 
encore  ,  que  tous  les  travaux  de  la  guerre. 
Rien  n'est  si  malsain ,  que  les  plaisirs  où  l'on 
ne  peut  se  modérer.  De  là  vient  que  les  rois,  et 
en  paix  et  en  guerre  ,  ont  toujours  des  peines 
et  des  plaisirs  qui  font  venir  la  vieillesse  avant 
l'âge  où  elle  doit  venir  naturellement.  Une  vie 
sobre,  modérée,  simple,  exempte  d'inquiétudes 
et  de  passions ,  réglée  et  laborieuse ,  retient 
dans  les  membres  d'un  homme  sage  la  vive 
jeunesse  ,  qui ,  sans  ces  précautions ,  est  tou- 
jours prête  à  s'envoler  sur  les  ailes  du  temps. 
Idoménée,  charmé  du  discours  de  Mentor, 
l'eût  écouté  long-temps ,  si  on  ne  fût  venu 
l'avertir  pour  un  sacrifice  qu'il  devoit  faire  à 
Jupiter.  Télémaque  et  Menlor  le  suivirent ,  en- 
vironnés d'une  grande  foule  de  peuple,  qui 
considéroit  avec  empressement  et  curiosité  ces 
deux  étrangers.  Les  Salentins  se  disoient  '  les 
uns  aux  autres  :  Ces  deux  hommes  sont  bien 
différens  !  Le  jeune  a  je  ne  sais  quoi  de  vif  et 
d'aimable  :  toutes  les  grâces  de  la  beauté  et  de 
la  jeunesse  sont  répandues  sur  son  visage  et  sur 
tout  son  corps  :  mais  cette  beauté  n'a  rien  de 
mou  ni  d'efféminé  ;  avec  cette  fleur  si  tendre 
de  la  jeunesse  ,  il  paroît  \igoureux  ,  robuste  , 
endurci  au  travail.  Mais  cet  autre,  quoique  bien 
plus  âgé,  n'a  encore  rien  perdu  de  sa  force  : 
sa  mine  paroît  d'abord  moins  haute,  et  son 
visage  moins  gracieux  ;  mais ,  quand  on  le  re- 
garde de  près,  on  trouve  dans  sa  simplicité  des 
marques  de  sagesse  et  de  vertu  ,  avec  une  no- 
blesse qui  étonne.  Quand  les  dieux  sont  des- 
cendus sur  la  terre  pour  se  communiquer  aux- 

Yar.  —  1  Ils  se  Jisoieiil.  A. 


(IX) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  YIII. 


459 


mortels,  sans  duule  qu'ils  ont  pris  de  telles 
figures  d'étrangers  et  de  voyageurs. 

Cependant  on  arrive  dans  le  temple  de  Ju- 
piter ,  qu'Idoménce  ,  du  sang  de  ce  dieu,  avoit 
orné  avec  beaucoup  de  magnificence.  Il  ctoit 
environné  d'un  double  rang  de  colonnes  de 
marbre  jaspé  ;  les  chapiteaux  étoient  d'argent. 
Le  temple  étoit  tout  incrusté  de  marbre ,  avec 
des  bas-reliefs  qui  représentoient  Jupiter  changé 
en  taureau  ,  le  ravissement  d'Europe ,  et  son 
passage  en  Crète  au  travers  des  tlots  :  ils  sem- 
bloient  respecter  Jupiter,  quoiqu'il  fût  sous 
une  forme  étrangère.  On  voyoit  ensuite  la  nais- 
sance et  la  jeunesse  de  Minos  ;  enfin ,  ce  sage 
roi  donnant,  dans  un  âge  plus  avancé,  des  lois 
à  toute  son  île  pour  la  rendre  à  jamais  floris- 
sante. Télémaque  y  remarqua  aussi  les  prin- 
cipales aventures  du  siège  de  Troie  ,  où  Idomé- 
née  avoit  acquis  la  gloire  d'un  grand  capitaine. 
Parmi  ces  représentations  de  combats  ,  il  cher- 
cha son  père  ;  il  le  reconnut ,  prenant  les  che- 
vaux de  Rhésus  que  Diomède  venoit  de  tuer  ; 
ensuite  disputant  avec  Ajax  les  arnies  d'Achille 
devant  tous  les  chefs  de  l'armée  grecque  assem- 
blés; enfin  sortant  du  cheval  fatal  pour  verser 
le  sang  de  tant  de  Troyens. 

Télémaque  le  reconnut  d'abord  à  ces  fameu- 
ses actions ,  dont  il  avoit  souvent  oui  parler,  et 
que  Nestor  même  lui  avoit  racontées.  Les  lar- 
mes coulèrent  de  ses  yeux.  Il  changea  de  cou- 
leur; son  visage  parut  troublé.  Idoménée  l'aper- 
çut ,  quoique  Télémaque  se  détournât  pour  ca- 
cher son  trouble.  N'ayez  point  de  honte  ,  lui  dit 
Idoménée,  de  nous  laisser  voir  combien  vous  êtes 
touché  de  la  gloire  et  des  malheurs  de  votre  père. 

Cependant  le  peuple  s'assembloit  en  foule 
sous  les  vastes  portiques  formés  par  le  double 
rang  de  colonnes  qui  environnoient  le  temple. 
Il  y  avoit  deux  troupes  de  jeunes  garçons  et  de 
jeunes  filles  qui  chantoient  des  \  ers  à  la  louange 
du  dieu  qui  tient  dans  ses  mains  la  foudre.  Ces 
enfans  choisis  de  la  figure  la  plus  agréable, 
avoient  de  longs  cheveux  flottans  sur  leurs 
épaules.  Leurs  têtes  étoient  couronnées  de  roses, 
et  parfumées;  ils  étoient  tous  vêtus  de  blanc. 
Idoménée  faisoit  à  Jupiter  un  sacrifice  de  cent 
taureaux,  pour  se  le  rendre  favorable  dans  une 
guerre  qu'il  avoit  entreprise  contre  ses  voisins. 
Le  sang  des  victimes  fumoit  de  tous  côtés  :  on 
le  voyoit  ruisseler  dans  les  profondes  coupes 
d'or  et  d'argent. 

Le  vieillard  Théophane ,  ami  des  dieux  et 
prêtre  du  temple  ,  teuoit ,  pendant  le  sacrifice  , 
sa  tête  couverte  d'un  bout  de  sa  robe  de  pour- 
pre :  ensuite  il  consulta  les  entrailles  des  vic- 


times qui  palpitoient  encore;  puis  s'étant  mis 
sur  le  trépied  sacré  :  0  dieux  ,  s'écria-t-il , 
quels  sont  donc  ces  deux  étrangers  que  le  ciel 
envoie  en  ces  lieux?  Sans  eux ,  la  guerre  entre- 
prise nous  scroit  funeste  ,  et  Salenle  tomberoit 
en  ruine  avant  que  d'achever  d'être  élevée  sur 
ses  fondemens.  Je  vois  un  jeune  héros  que  la 
sagesse  mène  par  la  main.  Il  n'est  pas  permis  à 
une  bouche  mortelle  d'en  dire  davantage. 

En  disant  ces  paroles,  son  regard  étoit  fa- 
rouche et  ses  yeux  étincelans  ;  il  scmbloit  voir 
d'autres  objets  que  ceux  qui  paroissoient  devant 
lui  ;  son  visage  étoit  enflammé  ;  il  étoit  troublé 
et  hors  de  lui-même;  ses  cheveux  étoient  hé- 
rissés, sa  bouche  écumante  ,  ses  bras  levés  et 
immobiles.  Sa  voix  émue  étoit  plus  forte  qu'au- 
cune voix  humaine  ;  il  étoit  hors  d'haleine  ,  et 
ne  pouvoit  tenir  renfermé  au-dedans  de  lui 
l'esprit  divin  qui  l'agitoit. 

0  heureux  Idoménée  !  s'écria-t-il  encore  , 
que  vois-je  !  quels  malheurs  évités  !  quelle 
douce  paix  au  dedans  !  Mais  au  dehors  quels 
combats  !  quelles  victoires  !  0  Télémaque  !  tes 
travaux  surpasseront  ^  ceux  de  ton  père  ;  le  fier 
ennemi  gémit  dans  la  poussière  sous  ton  glaive; 
les  portes  d'airain  ,  les  inaccessibles  remparts 
tombent  à  les  pieds,  0  grande  déesse  ,  que  son 
père,...  0  jeune  homme,  tu  verras  enfin....  A 
ces  mots  ,  la  parole  meurt  dans  sa  bouche  ,  et 
il  demeure,  comme  malgré  lui,  dans  un  silence 
plein  d'étonnement. 

Tout  le  peuple  est  glacé  de  crainte.  Idomé- 
née ,  tremblant,  n'ose  lui  demander  qu'ilachè- 
ve.  Télémaque  même,  surpris,  comprend  à 
peine  ce  qu'il  vient  d'entendre  ;  à  peine  peut- 
il  croirequ'il  ait  entendu  ces  hautes  prédictions. 
Mentor  est  le  seul  que  l'esprit  divin  n'a  point 
étonné.  Vous  entendez,  dit-il  à  Idoménée  ,  le 
dessein  des  dieux.  Contre  quelque  nation  que 
vous  ayez  à  combattre,  la  victoire  sera  dans  vos 
mains ,  et  vous  devrez  au  jeune  fils  de  votre 
ami  le  bonheur  de  vos  armes.  N'en  soyez  point 
jaloux;  profitez  seulement  de  ce  que  les  dieux 
vous  donnent  par  lui. 

Idoménée  ,  n'étant  pas  encore  revenu  de  son 
étonnement ,  cherchoit  en  vain  des  paroles  ;  sa 
langue  demeuroit  immobile.  Télémaque,  plus 
prompt ,  dit  à  Mentor  :  Tant  de  gloire  promise 
ne  me  touche  point;  mais  que  peuvent  donc 
signifier  ces  dernières  paroles,  Tu  verras  ^..  ? 


Var.  —  1  surpasscnl ,  B.  c.  Edit.f.  du  cop.  —  -  Tu  rcviT- 
nis.  A.  B.  c.  Tous  les  cilik'urs  oui  fait  ccUe  correction.  L'au- 
teur avoit  mis  plus  ];aul  :  O  jeune  hoiniue,  iu  reverras  ;  et  plus 
bas  :  vous-mcme  que  je  dois  revoir  :  il  a  cflacé  re  dans  re- 
verras et  revoir,  et  il  a  oublié  de  le  bifler  ici. 


460 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  VIII. 


(IX) 


est-ce  mon  père ,  ou  seulement  Ithaque?  Hélas  ! 
que  n'a-t-il  achevé!  il  m'a  laissé  plus  en  doute 
que  je  n'étois.  0  Ulysse!  ô  mon  père  .  seroit-ce 
vous,  vous-même  que  je  dois  voii  ?  seroit-il 
vrai?  Mais  je  me  flatte.  Cruel  oracle  !  tu  prends 
plaisir  à  te  jouer  d'un  malheureux;  encore  une 
parole,  etj'étoisau  comble  du  bonheur. 

Mentor  lui  dit .  Respectez  ce  que  les  dieux 
découvrent,  et  n'entreprenez  point  de  découvrir 
ce  qu'ils  veulent  cacher.  Une  curiosité  témé- 
raire mérite  d'être  confondue.  C'est  par  une  sa- 
gesse pleine  de  bonté,  que  les  dieux  cachent 
aux  foibles  hommes  leur  destinée  dans  une 
nuit  impénétrable.  Il  est  utile  de  prévoir  ce  qui 
dépend  de  nous,  pour  le  taire;  mais  il  n'est  pas 
moins  utile  d'ignorer  ce  qui  ne  dépend  pas  de 
nos  soins,  et  ce  '  que  les  dieux  veulent  faire  de 
nous.  Télémaque,  touché  de  ces  paroles,  se 
retint  avec  beaucoup  de  peine. 

Idoménée ,  qui  étoit  revenu  de  son  étonne- 
ment ,  commença  de  son  côté  à  louer  le  grand 
Jupiter,  qui  lui  avoit  envoyé  le  jeune  Téléma- 
que et  le  sage  Mentor,  pour  le  rendre  victo- 
rieux de  ses  ennemis.  Après  qu'on  eut  fait  un 
magnifique  repas,  qui  suivit  le  sacrilice,  il 
parla  ainsi  en  particulier  -  aux  deux  étran- 
gers . 

J'avoue  que  je  ne  connoissois  point  encore 
assez  l'art  de  régner  quand  je  revins  en  Crète  , 
après  le  siège  de  Troie.  Vous  savez  ,  chers 
amis,  les  malheurs  qui  m'ont  privé  de  régner 
dans  cette  grande  ile  ,  puisque  vous  m'assurez 
que  vous  y  avez  été  depuis  que  j'ensuis  parti. 
Encore  trop  heureux  si  les  coups  les  plus  cruels 
de  la  fortune  ont  servi  à  m'instruire,  et  à  me 
rendre  plus  modéré  !  Je  traversai  les  mers 
comme  un  fugitif  que  la  vengeance  des  dieux 
et  des  hommes  poursuit  :  toute  ma  grandeur 
passée  ne  servoit  qu'à  me  rendre  ma  chute  plus 
honteuse  et  plus  insupportable.  Je  vins  réfugier 
mes  dieux  pénates  sur  cette  côte  déserte,  où  je 
ne  trouvai  que  des  terres  incultes,  couvertes  de 
ronces  et  d'épines ,  des  forêts  aussi  anciennes 
que  la  terre  ,  des  rochers  presque  inaccessibles 
oi^i  se  retiroient  les  bêtes  farouches.  Je  fus  ré- 
duit à  me  réjouir  de  posséder,  avec  un  petit 
nombre  de  soldats ,  et  de  compagnons  qui 
avoient  bien  voulu  me  suivre  dans  mes  mal- 
heurs ,  cette  terre  sauvage ,  et  d'en  faire  ma 
patrie,  ne  pouvant  plus  espérer  de  revoir  ja- 
mais cette  île  fortunée  où  les  dieux  m'avoient 
fait  naître  pour  y  régner.  Hélas  !  disois-je  en 


Var. 
aj.  B. 


ce  m.   A.   aj.    b. 


CI)  paiiiculier  m.   A. 


moi-même,  quel  changement  !  Quel  exemple 
terrible  nesuis-je  point  pour  les  rois!  il  faudroit 
me  montrer  à  tous  ceux  qui  régnent  dans  le 
monde,  pour  les  instruire  par  mon  exemple. 
Ils  s'imaginent  n'avoir  rien  à  craindre ,  à  cause 
de  leur  élévation  au-dessus  du  reste  des  hommes  : 
hé  !  c'est  leur  élévation  même  qui  fait  qu'ils 
ont  tout  à  craindre?  J'étois  craint  de  mes  en- 
nemis, et  *  aimé  de  mes  sujets;  je  commandois 
à  une  nation  puissante  et  belliqueuse:  la  re- 
nommée avoit  porté  mon  nom  dans  les  pays 
les  plus  éloignés  ;  je  régnois  dans  une  ile  fertile 
et  délicieuse  ;  cent  vdles  me  donnoient  chaque 
année  un  tribut  de  leurs  richesses:  ces  peu- 
ples me  reconnoissoient  pour  être  du  sang  de 
Jupiter  né  dans  leur  pays  ;  ils  m'aimoient 
comme  le  petit-fils  du  sage  Minos ,  dont  les 
lois  les  rendent  si  puissans  et  si  heureux.  Que 
mauquoit-il  à  mon  bonheur,  sinon  d'en  savoir 
jouir  avec  modération?  Mais  mon  orgueil  et 
la  flatterie  que  j'ai  écoutée  ,  ont  renversé  mon 
trône.  Ainsi  tomberont  tous  les  rois  qui  se 
livreront  à  leurs  désirs  et  aux  conseils  des  es- 
prits flatteurs. 

Pendant  le  jour  je  tàchois  de  montrer  un  vi- 
sage gai  et  plein  d'espérance  ,  pour  soutenir  le 
courage  de  ceux  qui  m'avoient  suivi.  Faisons  , 
leur  disois-je,  une  nouvelle  ville,  qui  nous 
console  de  tout  ce  que  nous  avons  perdu.  Nous 
sommes  environnés  de  peuples  qui  nous  ont 
donnéunbcl  exemple  pourcette  entreprise.  Nous 
voyons  Tarcnte  qui  s'élève  assez  près  de  nous. 
C'est  Phalante,  avec  ses  Lacédémoniens  ,  qui 
a  fondé  ce  nouveau  royaume.  Philoctète  donne 
le  nom  de  Pétille  à  une  grande  ville  qu'il  bâtit 
sur  la  même  côte.  Métaponte  est  encore  une 
semblable  colonie.  Ferons-nous  moins  que  tous 
ces  étrangers  errans  comme  nous?  La  fortune 
ne  nous  est  pas  plus  rigoureuse. 

Pendant  que  je  tàchois  d'adoucir  par  ces  pa- 
roles les  peines  de  mes  compagnons ,  je  cachois 
au  fond  de  mon  cœur  une  douleur  mortelle. 
C'étoit  une  consolation  pour  moi ,  que  la  lu- 
mière du  jour  me  quittât,  et  que  la  nuit  vînt 
m'envelopper  de  ses  ombres  ,  pour  déplorer  en 
liberté  ma  misérable  destinée.  Deux  torrens  de 
larmes  amères  couloieut  de  mes  yeux  ;  et  le 
doux  sommeil  leur  étoit  inconnu.  Le  lendemain, 
je  recommençois  mes  travaux  avec  une  nou- 
velle ardeur.  Voilà ,  Mentor,  ce  qui  fait  que 
vous  m'avez  trouvé  si  vieilli. 

Après  qu'Idoménée  eut  achevé  de  raconter 
ses  peines ,  il  demanda  à  Télémaque  et  à  Men- 

Var.  —   '  et  m.  A.  aj.  B. 


TÉLÉ.MAQUE.  LIVRE  IX. 


46i 


toi"  leur  secours  dans  la  guerre  où  il  se  trouvoit 
engagé.  Je  vous  renverrai  .  leur  '  disoil-il ,  à 
Itliaque,  dès  que  la  guerre  sera  finie.  Cepen- 
dant je  ferai  partir  '  des  vaisseaux  vers  '  toutes 
les  côtes  les  plus  éloignées,  pour  apprendre  des 
nouvelles  d'L'lysse.  En  quelque  endroit  des 
terres  connues  que  la  tempête  ou  la  colère  de 
quelque  divinité  lait  jeté,  je  saurai  bien  l'en 
retirer.  Plaise  aux  dieux  qu'il  soit  encore  vi- 
vant !  Pour  vous ,  je  vous  renverrai  avec  les 
meilleurs  vaisseaux  qui  aient  jamais  été  cons- 
truits dans  l'île  de  Crète  j  ils  sont  faits  du  bois 
coupé  sur  le  véritable  mont  Ida,  oij  Jupiter 
naquit.  Ce  bois  sacré  ne  sauroit  périr  dans  les 
floisjles  vents  et  les  rochers  le  craignent  et 
le  respectent.  Neptune  même ,  dans  son  plus 
grand  courroux  ,  n'oseroit  soulever  les  vagues 
contre  lui.  Assurez-vous  donc  que  vous  retour- 
nerez heureusement  à  Ithaque  saus  peine,  et 
qu'aucune  divinité  ennemie  ne  pourra  plus  vous 
faire  errer  sur  tant  de  mers;  le  trajet  est  court 
et  facile.  Renvoyez  le  vaisseau  phénicien  qui 
vous  a  portés  jusqu'ici ,  et  ne  songez  qu'à  ac- 
quérir la  gloire  d'établir  le  nouveau  royaume 
d'idoménée  pour  réparer  tous  ses  malheurs. 
C'est  à  ce  prix  ,  ô  fils  d'Ulysse  ,  que  vous  serez 
jugé  digne  de  votre  père.  Quand  mèiue  les  des- 
tinées rigoureuses  l'auroient  déjà  fait  descendre 
dans  le  sombre  royaume  de  Pluton ,  toute  la 
Grèce  charmée  croira  le  revoir  en  vous. 

A  ces  mots  ,  Télémaque  interrompit  Idomc- 
née  :  Renvoyons,  dit-il,  le  vaisseau  phénicien. 
Que  tardons-nous  à  prendre  les  armes  pour 
attaquer  vos  ennemis?  ils  sont  devenus  les  no- 
ires. Si  nous  avons  été  victorieux  en  combat- 
tant dans  la  Sicile  pour  Acesle  ,  Troyenet  en- 
nemi de  la  Grèce  ,  '*  ne  serons-nous  pas  encore 
plus  ardens  et  plus  favorisés  des  dieux  quand 
nous  combattrons  pour  un  des  héros  grecs  qui 
ont  renversé  la  ville  de  Priam?  L'oracle  que 
nous  venons  d'entendre  ne  nous  permet  pas 
d'en  douter. 

Var.  —  -  leur  m.  A.  aj,  b.  —  -  j'enverrai.  A.  —  >*  tlans. 
A.  —  *  faut-il  douter  que  nous  ne  soyons  encore  plus  aidons, 
et  plus  favorisés  des  dieux  ,  quand  nous  comballrons  pour  un 
(les  héros  grecs  qui  ont  renversé  l'impie  ville  de  Priam?  a. 
la  suite  aj.  b. 


LIVRE  IX  1. 

Idoménée  fait  connoitre  à  Mentor  le  sujet  de  la  guerre  contre 
les  Manduriens,  et  les  mesures  qu'il  a  prises  contre  leurs 
incursions.  Mentor  lui  montre  l'insuffisance  de  ces  moyens, 
et  lui  en  propose  de  plus  efficaces.  Pendant  cet  entretien, 
les  Manduriens  se  présentent  aux  portes  de  Salenle  ,  avec 
une  nombreuse  armée  composée  de  plusieurs  peuples 
voisins,  qu'ils  avoient  mis  dans  leurs  intérêts.  A  cette 
vue  ,  Mentor  sort  précipitamment  de  Salente  ,  et  va  seul 
proposer  aux  ennemis  les  moyens  de  terminer  la  guerre 
sans  effusion  de  sang.  Bientôt  Télémaque  le  suit,  impa- 
tient de  connoitre  l'issue  de  cette  négociation.  Tous  deux 
offrent  de  rester  comme  otages  auprès  des  Manduriens , 
pour  répondre  de  la  fidélité  d'idoménée  aux  conditions 
de  paix  qu'il  propose.  Après  quelque  résistance,  les  Man- 
duriens se  rendent  aux  sages  remontrances  de  .Mentor, 
qui  fait  aussitôt  venir  Idoménée  pour  conclure  la  paix  en 
personne.  Ce  prince  accepte  sans  balancer  toutes  les  con- 
ditions proposées  par  .Mentor.  On  se  donne  réciproque- 
ment des  otages,  et  l'on  offre  en  commun  des  sacrifices 
pour  la  confirmation  de  l'alliance  ;  après  quoi  Idoménée 
rentre  dans  la  ville  avec  les  rois  et  les  principaux  chefs 
alliés  dos  .Manduriens. 

Mentor,  regardant  d'un  œil  doux  et  tran- 
quille Télémaque  ,  qui  étoit  déjà  plein  d'une 
noble  ardeur  pour  les  combats ,  prit  ainsi  la  pa- 
role ;  Je  suis  bien  aise,  fils  d'L'lysse,  de  voir 
en  vous  une  si  belle  passion  pour  la  gloire  ; 
mais  souvenez-vous  que  votre  père  n'en  a  ac- 
quis une  si  grande  parmi  les  Grecs,  au  siège 
de  Troie ,  qu'en  se  montrant  le  plus  sage  et  le 
plus  modéré  d'entre  eux.  Achille  ,  quoique  in- 
vincible et  invulnérable,  quoique  sur  de  poi  ter- 
la  terreur  et  la  moit  partout  où  il  combaltoit , 
n'a  pu  prendre  la  ville  de  Troie  :  il  est  tombé 
lui-même  aux  pieds  des  murs  de  cette  ville  ,  et 
elle  a  triomphé  du  vainqueur  ^  d'Hector.  Mais 
Ulysse,  eu  qui  la  prudence  conduisoit  la  va- 
leur; a  porté  la  flamme  et  le  fer  au  milieu  des 
Troyens;  et  c'est  à  ses  mains  qu'on  doit  la 
chute  de  ces  hautes  et  superbes  tours  ,  qui  me- 
nacèrent pendant  dix  ans  toute  la  Grèce  con- 
jurée. Autant  que  Minerve  est  au-dessus  de 
-Mars,  autant  une  valeur  discrète  et  prévoyante 
surpasse-t-elle  un  courage  bouillant  et  farou- 
che. Commençons  donc  par  nous  instruire  des 
circonstances  de  cette  guerre  qu'il  faut  soute- 
nir. Je  ne  refuse  aucun  péril  .  mais  je  crois ,  ô 
Idoménée  .  que  vous  devez  nous  expliquer  pre- 
mièrement si  votre  guerre  est  juste  ;  ensuite  , 


Var.  —  '  Liv; 
meurtrier.  A.  B. 


L  X.  —  -  quoiqu'il  portât.  A.  B.  —  ^  J^ 


462 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


(X) 


nontre  qui  vous  lu  faites  ;  et  enfin ,  quelles 
sont  vos  forces  pour  en  espérer  un  heureux 
succès. 

Idoménée  lui  répondit  ;    Quand  nous  arri- 
vâmes sur  cette   côte ,    nous  y   trouvâmes  un 
peuple  sauvage  qui  erroit  dans  les  forêts  '  vi- 
vant de  sa  chasse  et  des  fruits  que  les  arbres 
portent  d'eux-mêmes. Ces  peuples,  qu'onnomme 
les    Manduriens .   furent    épouvantés,   voyant 
nos  vaisseaux  et  nos  armes  ;  ils    se  retirèrent 
dans  les  montagnes.   Mais  comme  nos  soldats 
furent  curieux  de  voir  le  pays ,  et  voulurent 
poursuivre  des  cerfs ,  ils  rencontrèrent  ces  sau- 
vages fugitifs.  Alors  les  chefs  de  ces  sauvages 
leur  dirent  ;   Nous  avons  abandonné  les  doux 
rivages  de  la  mer  pour  vous  les  céder  ;  il  ne 
•  nous  reste  que  des  montagnes  presque  inacces- 
sibles ;  du  moins  est-il  juste  que  vous  nous  y 
laissiez  en  paix  et  en  liberté.  Nous  vous  trou- 
vons errans  ,   dispersés  ,  et   plus  foibles   que 
nous  ;  il  ne  tiendroitqu'à  nous  de  vous  égorger, 
et  d'ôter  même  à  vos  compagnons  la  connois- 
sance  de  votre  malheur  :  mais  nous  ne  voulons 
point  tremper  nos  mains  dans  le  sang  de  ceux 
qui  sont  hommes  aussi  bien  que  nous.  Allez  ; 
souvenez-vous  que  vous  devez  la  vie  à  nos  sen- 
timens  d'humanité.  N'oubliez  jamais  que  c'est 
d'un  peuple  que  vous  nommez  grossier  et  sau- 
vage ,  que  vous  recevez  cette  leçon  de  modéra- 
tion et  de  générosité. 

Ceux  d'entre  les  nôtres  qui  furent  ainsi  ren- 
voyés par  ces  barbares  revinrent  dans  le  camp  , 
et  racontèrent  ce  qui  leur  cloit  arrivé.  Nos 
soldats  en  furent  émus  ;  ils  eurent  honte  de 
voir  que  les  Cretois  dussent  la  vie  à  cette  troupe 
d'hommes  fugitifs,  qui  leur  paroissoient  res- 
sembler plutôt  à  des  ours  qu'à  des  hommes  :  ils 
s'en  allèrent  à  la  chasse  en  plus  grand  nombre 
que  les  premiers  ,  et  avec  toutes  sortes  d'armes. 
Bientôt  ils  reconlrèrent  les  sauvages  et  les  atta- 
quèrent. Le  combat  fut  cruel.  Les  traits  voloient 
de  part  et  d'autre  ,  comme  la  grêle  tombe  dans 
une  campagne  pendant  un  orage.  Les  sauvages 
furent  contraints  de  se  retirer  dans  leurs  mon- 
tagnes escarpées ,  où  les  nôtres  n'osèrent  s'en- 
gager. 

Peu  de  temps  après,  ces  peuples  envoyèrent 
vers  moi  deux  de  leurs  plus  sages  veillards , 
qui  venoient  me  demander  la  paix.  Ils  m'appor- 
tèrent des  présens  .  c'étoit  des  peaux  des  bêtes 
farouches- qu'ils avoient  tuées,  et  des  fruits  du 

Var.  —  1  qui  vivoit  dans  les  forcis,  do  sa  chasse  et  dos 
fruits  (lue  les  arbres  porleul  d'ouv-uiùmcs.  Us  fureul  i^pou- 
vautés ,  etc.  A. 


pays.  Après  m'avoir  donné  leurs  présens,  ils 
parlèrent  ainsi  : 

Oroi,   nous  tenons,   comme  tu  vois,  dans 
une  main  l'épée,  et  dans  l'autre  une  branche 
d'oliAier.  (En  effet,  ils  tenoient  l'une  et  l'autre 
dans  leurs  mains.)  Voilà  la  paix  et  la   guerre  : 
choisis  :    Nous  aimerions  mieux  la  paix  ;    c'est 
pour  l'amour  d'elle ,  que   nous  n'avons  point 
eu  de  ^  honte  de  te  céder  le  doux  rivage  de  la 
mer,  où  le  soleil  rend  la  terre  fertile ,  et  pro- 
duit tant  de  fruits  délicieux.  La  paix  est  plus 
douce  que  tous  ces  fruits  :  c'est  pour  elle  que 
nous  nous  sommes  retirés  dans  ces  hautes  mon- 
tagnes toujours  couvertes  de  glace  et  de  neige  , 
où  l'on  ne   voit  jamais  ni  les  fleurs  du  prin- 
temps ,  ni  les  riches  fruits  de  l'automne.  Nous 
avons  horreur  de  cette  brutalité  qui ,  sous  de 
licaux  noms  d'ambition  et  de  gloire  ,  va  folle- 
ment ravager  les  provinces ,  et  répand  le  sang 
des  hommes,  qui  sont  tous  frères.  Si  cette  fausse 
gloire  te  touche ,  nous  n'avons  garde  de  te 
l'envier  :  nous  te  plaignons,  et  nous  prions  les 
dieux  de  nous  préserver  d'une  fureur  sembla- 
ble. Si  les  sciences  que  les  Grecs  apprennent 
avec  tant  de  soin,  et  si  la  politesse  dont  ils  se 
piquent,  ne  leur  inspirent  que  celte  détestable 
injustice,  nous  nous  croyons  trop  heureux  de 
n'avoir  point  ces  avantages.  Nous  ferons  gloire 
d'être  toujoui-s  ignorans  et  barbares  - ,  mais 
justes,   humains,    lidèles,   désintéressés,   ac- 
coutumés à  nous  contenter  de  peu  ,  et  à  mé- 
priser la  vaine  délicatesse  qui  fait  qu'on  a  besoin 
d'avoir  beaucoup.  Ce  que  nous  estimons  ,  c'est 
la  santé,  la  frugalité,  la  liberté,  la  vigueur 
de  corps  et  d'esprit;  c'est  l'amour  de  la  vertu  , 
la  crainte  des  dieux  ,  le  bon  naturel  pour  nos 
proches  ' ,  l'attachement  à  nos  amis ,  la  fidélité 
pour  tout  le  monde,  la  modération  dans  la  pros- 
périté, la  fermeté  dans  les  malheurs,  le  cou- 
rage pour  dire  toujours  hardiment  la  vérité  , 
riiorreur  de  la   flatterie.  Voilà  quels  sont  les 
peuples  que  nous  t'offrons  pour  voisins  et  pour 
alliés.   Si  les  dieux  irrités  t'aveuglent  jusqu'à 
te  faire  refuser  la  paix,  tu  apprendras,  mais 
trop  tard  ,   que  les  gens  qui  aiment  par  modé- 
ration la  paix  sont  les  plus  redoutables  dans  la 
guerre. 

Pendant  que  ces  vieillards  me  parloieut 
ainsi ,  je  ne  pouvois  me  lasser  de  les  regarder. 
Ils  avoient  la  barbe  longue  et  négligée,  les 
cheveux  plus  courts,  mais  blancs;  les  sourcils 
épais ,  les  yeux  vifs ,  un  regard  et  une  conte- 

Var. 1  do  m.  A.  aj.  B.  — *  toujours  barbares ,  mais  jiisles, 

ok .  A.  —  ^  SCS  proches ,  rallachemenl  à  ses  amis ,  clc.  a. 


(X) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


nance  ferme  ,  une  parole  grave  et  pleine  d'au- 
torité ,  des  manières  simples  et  ingénues.  Les 
fourrures  qui  leur  servoient  d'habits  ,  étant 
nouées  sur  l'épaule  ,  laissoient  voir  des  bras 
plus  nerveux  et  des  muscles  mieux  nourris  que 
ceux  de  nos  athlètes.  Je  répondis  à  ces  deux 
envoyés,  que  je  désirois  la  paix.  Nous  réglâmes 
ensemble  de  bonne  foi  plusieurs  conditions; 
nous  en'  prîmes  tous  les  dieux  à  témoins  ;  et  je 
renvoyai  ces  hommes  chez  eux  avec  des  présens. 
Mais  les  dieux,  qui  m'avoient  chassé  du 
royaume  de  mes  ancêtres ,  n'éloient  pas  encore 
lassés  de  me  persécuter.  Nos  chasseurs,  qui  ne 
pouvoient  pas  être  si  tôt  avertis  de  la  paix  que 
nous  venions  de  faire  ,  rencontrèrent  le  même 
jour  une  grande  troupe  de  ces  barbares  qui  ac- 
compagnoient  leurs  envoyés  lorsqu'ils  "^  reve- 
noient  de  notre  camp  :  ils  les  attaquèrent  avec 
fureur,  en  tuèrent  une  partie,  et  poursuivirent 
le  reste  dans  les  bois.  Voilà  la  guerre  rallumée. 
Ces  barbares  croient  qu'ils  ne  peuvent  plus  se 
fier  ni  à  nos  promesses  ni  à  nos  sermens. 

Pour  être  plus  puissans  contre  nous,  ils  ap- 
pellent à  leur  secours  les  Locriens ,  les  Apu- 
liens,  les  Lucaniens,  les  Brutiens,  les  peuples 
de  Grotone,  de  Nérite,  de  Messapie  *  et  de 
Brindes.  Les  Lucaniens  vieiuient  avec  des  cha- 
riots armés  de  faux  tranchantes.  Parmi  les 
Apuliens,  chacun  est  couvert  de  quelque  peau 
de  bête  farouche  qu'il  a  tuée  :  ils  portent  des 
massues  pleines  de  gros  nœuds  et  garnies  de 
pointes  de  fer;  ils  sont  presque  de  la  taille  des 
géans  ,  et  leurs  corps  se  rendent  si  robustes, 
par  les  exercices  pénibles  auxquels  ils  s'adon- 
nent,  que  leur  seule  vue  épouvante.  Les  Lo- 
criens, venus  de  la  Grèce  ,  sentent  encore  leur 
origine,  et  sont  plus  humains  que  les  autres; 
mais  ils  ont  joint  à  l'exacte  discipline  des  trou- 
pes grecques  la  vigueur  des  Barbares,  et  l'ha- 
bitude de  mener  une  vie  dure ,  ce  qui  les  rend 
invincibles.  Ils  portent  des  boucliers  légers,  qui 
sont  faits  d'un  tissu  d'osier,  et  couverts  de  peaux; 
leurs  épées  sont  longues.  Les  Brutiens  sont  lé- 
gers à  la  course  comme  les  cerfs  et  comme  les 
daims.  On  croiroit  que  l'herbe  même  la  plus 
tendre  n'est  point  foulée  sous  leurs  pieds;  à 
peine  laissent-ils  dans  le  sable  quelque  trace  de 
leurs  pas.  On  les  voit  tout-à-coup  fondre  sur  les 
ennemis,  et  puis  disparoître  avec  une  égale  ra- 
pidité. Les  peuples  de  Grotone  sont  adroits  à 

**"•  —  *  f"  m.  A.  B.  cij.  c.  —  -  cninnic  ils  revcnoiciil. 
—  'de  Mcssapie  m.  a.  B.  c.  aj.  par  d.  avec  raison  ;  puisque  , 
plus  bas,  Féueloii  coiiipienil  ces  peuples  dans  lYMiuniéralion 
■de  ceux  qu'il  a  ([("-ja  nomuiOs  ,  el  doiil  il  décrit  les  armes  cl  la 
manière  de  couiballre. 


463 

tirer  des  flèches.  Un  homme  ordinaire  parmi 
les  Grecs  ne  pourroit  bander  un  arc  tel  qu'on 
en  voit  communément  chez  les  Grotoniates;  et 
si  jamais  ils  s'appliquent  à  nos  jeux  ,  ils  y  rem- 
porteront les  prix.  Leurs  llèches  sont  trempées 
dans  le  suc  de  certaines  herbes  venimeuses,  qui 
viennent,  dit-on,  des  bords  de  l'Averne,  et  dont 
le  poison  est  mortel.  Pour  ceux  de  Nérite  ,  de 
Brindes  et  de  Messapie ,  ils  n'ont  en  partage 
que  la  force  du  corps  et  une  valeur  sans  a°t. 
Les  cris  qu'ils  poussent  jusqu'au  ciel,  à  la  vue 
de  leurs  ennemis  ,  sont  affreux.  Ils  se  servent 
assez  bien  de  la  fronde,  et  ils  obscurcissent 
l'air  par  une  grêle  de  pierres  lancées;  mais  ils 
combattent  sans  ordre.  Voilà  ,  Mentor,  ce  que 
vous  désiriez  de  savoir  :  vous  connoissez  main- 
tenant l'origine  de  cette  guerre,  et  quels  sont 
nos  ennemis. 

Après  cet  éclaircissement  .  Télémaque,  im- 
palient  de  combattre ,  croyoit  n'avoir  plus  qu'à 
prendre  les  armes.  Mentor  le  retint  encore  ,  et 
parla  ainsi  à  Idoménée  :  D'où  vient  donc  que 
les  Locriens  mêmes,  peuples  sortis  de  la  Grèce, 
s'unissent  aux  Barbares  contre  les  Grecs?  D'oii 
vient  que  tant  de  colonies  grecques  fleurissent 
sur  cette  côte  de  la  mer,  sans  avoir  les  mêmes 
guerres  à  soutenir  que  vous?  0  Idoménée,  vous 
dites  que  les  dieux  ne  sont  pas  encore  las  de 
vous  persécuter  ;  elmoi,  je  dis  qu'ils  n'ont  pas 
encore  achevé  de  vous  instruire.  Tant  de  mal- 
heurs que  vous  avez  soufferts  ne  vous  ont  pas 
encore  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour  prévenir 
la  guerre.  Ce  que  vous  racontez  vous-même  de 
la  bonne  foi  de  ces  barbares  suffit  pour  montrer 
que  vous  auriez  pu   vivre  en  paix  avec  eux; 
mais  la  hauteur  et  la  fierté  attirent  les  guerres 
les  plus  dangereuses.  Vous  auriez  pu  leur  don- 
ner des  otages,  et  en  prendre  d'eux.  Il  eût  été 
facile  d'envoyer  avec  leurs  ambassadeurs  quel- 
ques-uns de  vos  chefs  pour  les  reconduire  avec 
sûreté.  Depuis  celte  guerre  renouvelée  ,  vous 
auriez  dû  encore  les  apaiser  ,  en  leur  représen- 
tant qu'on  les  avoit  attaqués  faute  de  savoir  l'al- 
hance  qui  venoit  d'être  jurée.  11  falloit  leur  of- 
frir toutes  les  sûretés  qu'ils  auroient  demandées, 
et  établir  des  peines  rigoureuses  contre  tous 
ceux  de  vos  sujets  qui  auroient  manqué  à  l'al- 
liance. Mais  qu'est-il  arrivé  depuis  ce  commen- 
cement de  guerre? 

Je  crus,  répondit  Idoménée,  que  nous  n'au- 
rions pu  ,  sans  bassese  ,  rechercher  ces  bar- 
bares ,  qui  assemblèrent  à  la  hâte  tous  leurs 
hommes  en  âge  de  combattre  ,  et  qui  implorè- 
rent le  secours  de  tous  les  peuples  Noisins,  aux- 
quels ils  nous  rendirent  suspects  et  odieux.  Il 


464 


TÉLÉMAQLE.  LIVRE  IX. 


(X) 


me  parut  que  le  pai'li  le  plus  assuré  étoit  de 
s'emparer  promptement  de  certains  passages 
dans  les  montagnes ,  qui  étoient  mal  gardés. 
Nous  les  prîmes  sans  peine,  et  par  là  nous  nous 
sommes  mis  eu  état  de  désoler  ces  barbares.  J'y 
ai  fait  élever  des  tours,  d'où  nos  troupes  peu^eut 
accabler  de  traits  touslesennemis  qui  viendroient 
des  raonîagues  dans  notre  pays.  Nous  pouvons 
entrer  dans  le  leur ,  et  ravager ,  quand  il  nous 
plaira,  leurs  principales  habitations.  Par  ce 
moyen,  nous  sommes  en  état  de  résister,  avec 
des  forces  inégales,  à  cette  multitude  innom- 
brable d'ennemis  qui  nous  environnent.  Au 
reste  ,  la  paix  entre  eux  et  nous  est  devenue 
très-difficile.  Nous  ne  saurions  leur  abandonner 
ces  tours  sans  nous  exposer  à  leurs  incursions,  et 
ils  les  regardent  coumie  des  citadelles  dont  nous 
voulons  nous  servir  pour  les  réduire  en  servitude. 
Mentor  répondit  ainsi  à  Idoménée  :  Vous 
êtes  un  sage  roi ,  et  vous  voulez  qu'on  vous 
découvre  la  vérité  sans  aucun  adoucissement. 
Vous  n'êtes  point  comme  ces  hommes  foibles 
qui  craignent  de  la  voir  ,  et  qui ,  manquant  de 
courage  pour  se  corriger  ,  n'emploient  leur 
autorité  qu'à  soutenir  les  fautes  qu'ils  ont  faites. 
Sachez  donc  que  ce  peuple  barbare  vous  a  donné 
une  merveilleuse  leçon  quand  il  est  venu  vous 
demander  la  paix,  Eto;t-ce  par  foiblesse  qu'il 
la  demandoit?  Manquoit-il  de  courage  ,  ou  de 
ressources  contre  vous?  Vous  voyez  bien  que 
non,  puisqu'il  est  si  aguerri  ,  et  soutenu  par 
tant  de  voisins  redoutables.  Hiie  n'imiliez-vous 
sa  modération?  Mais  une  mauvaise  honte  et 
une  fausse  gloire  vous  ont  jeté  dans  ce  mal- 
heur. Vous  avez  craint  de  rendre  l'ennemi  trop 
lier  ;  et  vous  n'avez  pas  craint  de  le  rendre  trop 
puissant,  en  réunissant  tant  de  peuples  contre 
vous  par  une  conduite  hautaine  et  injuste.  A 
quoi  servent  ces  tours  que  vous  vantez  tant , 
sinon  à  mettre  tous  vos  voisins  dans  la  nécessité 
de  périr .  ou  de  vous  faire  périr  vous-même , 
pour  se  préserver  d'une  servitude  prochaine  ? 
Vous  n'avez  élevé  ces  tours  ,  que  pour  votre 
sûreté  ;  et  c'est  par  ces  tours  que  vous  êtes  dans 
un  si  grand  péril.  Le  rempart  le  plus  sur  d'un 
Etat  est  la  justice,  la  modération,  la  bonne  foi, 
et  l'assurance  où  sont  vos  voisins  que  vous  êtes 
incapa'ble  d'usurper  leurs  terres.  Les  plus  fortes 
murailles  peuvent  tomber  par  divers  accidens 
imprévus  ;  la  fortune  est  capricieuse  et  incon- 
stante dans  la  guerre  ;  mais  l'amour  et  la  con- 
fiance de  vos  voisins,  quand  ils  ont  senti  *  votre 


modération,  font  que  votre  Etat  ne  peut  être 
vaincu,  et  n'est  presque  jamais  attaqué.  Quand 
même  un  voisin  injuste  l'altaqueroit ,  tous  les 
autres ,  intéressés  à  sa  conservation  ,  prennent 
aussitôt  les  armes  pour  le  défendre.  Cet  appui 
de  tant  de  peuples,  qui  trouvent  leurs  véri- 
tables intérêts  à  soutenir  les  vôtres,  vous  auroit 
rendu  bien  plus  puissant  que  ces  tours,  qui 
vous  rendent  vos  maux  irrémédiables.  Si  vous 
aviez  songé  d'abord  à  éviter  la  jalousie  de  tous 
vos  voisins,  votre  ville  naissante  fleuriroit  dans 
une  heureuse  paix  ,  et  vous  seriez  l'arbitre  de 
toutes  les  nations  de  l'Hespérie. 

Retranchons-nous  maintenant  à  examiner 
comment  on  peut  réparer  le  passé  par  l'avenir  '. 
Vous  avez  commencé  à  me  dire  qu'il  y  a  sur 
cette  côte  diverses  colonies  grecques.  Ces  peu- 
))les  doivent  être  disposés  à  vous  secourir.  Ils 
n'ont  oublié  ni  le  grand  npm  de  Minos  fils  de 
Jupiter,  ni  vos  travaux  au  siège  de  Troie,  où 
vous  vous  êtes  signalé  tant  de  fois  entre  les 
jirinces  grecs  pour  la  .querelle  commune  de 
toute  la  Grèce.  Pourquoi  ne  songez-vous  pas  ;i 
mettre  ces  colonies  dans  votre  parti? 

Elles  sont  toutes,  répondit  Idoménée,  ré- 
solues à  demeurer  neutres.  Ce  n'est  pas  qu'elles 
n'eussent  quelque  inclination  à  me  secourir  ; 
mais  le  trop  grand  éclat  que  cette  ville  a  eu 
dès  sa  naissance  les  a  épouvantées.  Ces  Grecs , 
aussi  bien  que  les  autres  peuples-,  ont  craint 
que  nous  n'eussions  des  desseins  sur  leur  li- 
berté. Ils  ont  pensé  qu'après  avoir  subjugué 
les  Barbares  des  montagnes  nous  pousserions 
plus  loin  notre  an)bilion.  En  un  mot ,  tout  est 
contre  nous.  Ceux  mêmes  qui  ne  nous  font 
pas  une  guerre  ouverte  désirent  notre  abais- 
sement, et  la  jalousie  ne  nous  laisse  aucun 
allié. 

Etrange  extrémité  !  reprit  Mentor  :  pour 
vouloir  paroitre  trop  puissant,  vous  ruinez  votre 
puissance  ;  et,  pendant  que  vous  êtes  au  dehors 
l'objet  de  la  crainte  et  de  la  haine  de  vos  voisins, 
vous  vous  épuisez  au  dedans  par  les  efforts  né- 
cessaires pour  soutenir  une  telle  guerre.  0 
malheureux  ,  et  doublement  malheureux  Ido- 
ménée ,  que  le  malheur  même  n'a  pu  instruire 
qu'à  demi  !  aurez- vous  encore  besoin  d'une 
seconde  chute  pour  apprendre  à  prévoir  les 
maux  qui  menacent  les  plus  grands  rois?  Lais- 
sez-moi faire  ,  et  racontez-moi  seulement  en 
détail  quelles  sont  donc  ces  villes  grecques  qui 
refusent  votre  alliance. 


Yar. —  '  qui  "^nl  sonli  voire  modOralioii,  fonl  qu'un  Elat, 
etc.  A. 


Var.  - 
A.  aj.  B. 


1  par  l'uvcnir  n-parcr  le  passé.  A.  —  ^  peuples  m. 


(X) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


465 


La  principale  ,  lui  répondit  Idoménée ,  est  la 
■ville  de  Tarente  ;  Phalante  '  l'a  fondée  depuis 
trois  ans.  Il  ramassa  dans  la  Laconie  un  grand 
nombre  déjeunes  hommes  nés  des  lemmes  qui 
avoient  oublié  leurs  maris  absens  pendant  la 
guerre  de  Troie.  Quand  les  maris  revinrent, 
ces  femmes  ne  songèrent  qu'à  les  apaiser  et 
qu'à  désavouer  leurs  fautes.  Cette  nombreuse 
jeunesse,  qui  étoit  née  hors  du  mariage,  ne 
connoissant  plus  ni  père  ni  mère  ,  vécut  avec 
une  licence  sans  bornes.  La  sévérité  des  lois 
réprima  leurs  désordres.  Ils  se  réunirent  sous 
Phalante,  chef  hardi  ,  intrépide,  ambitieux,  et 
qui  sait  gagner  les  cœurs  par  ses  artifices.  Il 
est  venu  sur  ce  rivage  avec  ces  jeunes  Laco- 
niens  ;  ils  ont  fait  de  Tarente  une  seconde 
Lacédémone.  D'un  autre  côte,  Philoctète,  qui 
a  eu  une  si  grande  gloire  au  siège  de  Troie  en 
y  portant  les  flèches  d'Hercule  ,  a  élevé  dans  ce 
voisinage  les  murs  de  Pétilie,  moins  puissante 
à  la  vérité  ,  mais  plus  sagement  gouvernée  que 
Tarente.  Enfin ,  nous  avons  ici  près  la  ville  de 
Mélaponte,  que  le  sage  Nestor  a  fondée  avec  ses 
Pyliens. 

Quoi  !  reprit  Mentor,  vous  avez  Nestor  dans 
l'Hespérie,  et  vous, n'avez  pas  su  l'engager 
dans  vos  intérêts  !  Neslorqui  vous  a  vu  tant  de 
fois  combattre  contre  lesTroyens,  et  dont  vous 
aviez  l'amitié  !  Je  l'ai  perdue,  répliqua  Ido- 
ménée, par  l'artitice  de  ces  peuples  qui  n'ont 
rien  de  barbare  que  le  nom  :  ils  ont  eu  l'adresse 
de  lui  persuader  que  je  voulois  me  rendre  le 
tyran  de  l'Hespérie.  Nous  le  détromperons,  dit 
Mentor.  Télémaque  le  vit  à  Pylos ,  avant  qu'il 
fût  venu  fonder  sa  colonie  ,  et  avant  que  nous 
eussions  entrepris  nos  grands  voyages  pour 
chercher  Ulysse  :  il  n'aura  pas  encore  oublié 
ce  héros  ,  ni  les  marques  de  tendresse  qu'il 
donna  à  son  fils  Télémaque.  Mais  le  principal 
est  de  guérir  sa  défiance  :  c'est  par  les  ombrages 
donnés  à  tous  vos  voisins,  que  cette  guerre  s'est 
allumée;  et  c'est  en  dissipant  ces  vains  ombra- 
ges, que  cette  guerre  peut  s'éteindre.  Encore 
un  coup  ,  laissez-moi  faire. 

A  ces  mots,  Idoménée,  embrassant  Mentor, 
s'attendrissoit  et  ne  pouvoit  parler.  Enfin  il 
prononça  à  peine  ces  paroles  :  0  sage  vieillard 
envoyé  par  les  dieux  pour  réparer  toutes  mes 
fautes!  j'avoue  que  je  me  serois  irrité  contre 
tout  autre  qui  m'auroit  parlé  aussi  librement 
que  vous;  j'avoue  qu'il  n'y  a  que  vous  seul  qui 
puissiez  m'obliger  à  rechercher  la  paix.  J'avois 

Var.  —  1  L'aud'ui-  a  Ociit  lanlol  Plialunlus  ,  tanlot 
Phalante  .-dans  l'édition  de  1717  ol  suiv.  on  a  mis  partout 
Phalante ,  imur  runiloiniilé. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


résolu  de  périr  ou  de  vaincre  tous  meseunemis; 
mais  il  est  juste  de  croire  vos  sages  conseils 
plutôt  que  ma  passion.  0  heureux  Télémaque  , 
qui  ne  pourrez  jamais  vous  égarer  comme  moi, 
puisque  vous  avez  un  tel  guide!  Mentor,  vous 
êtes  le  maître  ;  toute  la  sagesse  des  dieux  est  en 
vous.  Minerve  même  né  pourroit  donner  de  plus 
salutaires  conseils.  Allez,  promettez,  concluez, 
donnez  tout  ce  qui  est  à  moi;  Idoménée  ap- 
prouvera tout  ce  que  vous  jugerez  à  propos  de 
faire. 

Pendant  qu'ils  raisonnoient  ainsi ,  on  enten- 
dit tout-à-coup  un  bruit  confus  de  chariots,  de 
chevaux  hennissans  ,  d'hommes  qui  poussoient 
des  hurleniens  épouvantables ,  et  de  trompettes 
qui  remplissoient  l'air  d'un  son  belliqueux.  On 
s'écrie  ;  Voilà  les  ennemis  ,  qui  ont  fait  un 
grand  détour  pour  éviter  les  passages  gardés  ! 
les  voilà  qui  viennent  assiéger  Salente  !  Les 
vieillards  et  les  femmes  paroissoient  consternés. 
Hélas  !  disoient-ils,  falloit-il  quitter  notre  chère 
patrie ,  la  fertile  Crète  ,  et  suivre  un  roi  mal- 
heureux au  travers  de  tant  de  mers  ,  pour  fon- 
der une  ville  qui  sera  mise  en  cendres  comme 
Troie!  On  voyoit  de  dessus  les  murailles  nou- 
vellement bâties  ,  dans  la  vaste  campagne  , 
briller  au  soleil  les  casques,  les  cuirasses  elles 
boucliers  des  ennemis  ;  les  yeux  en  étoient 
éblouis.  On  voyoit  aussi  les  piques  hérissées  qui 
couvroient  la  terre  ,  comme  elle  est  couverte 
par  une  abondante  moisson  que  Cérès  prépare 
dans  '  les  campagnes  d'Ennaen  Sicile,  pendant 
les  chaleurs  de  l'été  ,  pour  récompenser  le  la- 
boureur de  toutes  ses  peines.  Déjà  on  remar- 
quoit  les  chariots  armés  de  faux  tranchantes  ; 
on  distinguoil  facilement  chaque  peuple  venu  à 
cette  guerre. 

Mentor  monta  sur  une  haute  tour  pour  les 
mieux  découvrir.  Idoménée  et  Télémaque  le 
suivirent  de  près.  A  peine  y  fut-il  arrivé,  qu'il 
aperçut  d'un  côté  Philoctète  ,  et  de  l'autre  Nes- 
tor avec  Pisistrate  son  fils.  Nestor  étoit  facile  à 
reconnoître  à  sa  vieillesse  vénérable.  Quoi  donc  ! 
s'écria  Mentor  ,  vous  avez  cru  ,  ô  Idoménée  , 
que  Philoctète  et  Nestor  se  contentoient  de  ne 
vous  point  secourir;  les  voilà  qui  ont  pris  les 
armes  contre  vous  :  et ,  si  je  ne  me  trompe,  ces 
autres  troupes  qui  marchent  en  si  bon  ordre 
avec  tant  de  lenteur ,  sont  les  troupes  lacédé- 
moniennes ,  commandées  par  Phalante.  Tout 
est  contre  vous  ;  il  n'y  a  aucun  voisin  de  cette 
côte  dont  vous  n'ayez  fait  un  ennemi,  sans 
vouloir  le  faire. 


Var. 


1  dans  la  Sicile.  A. 


80 


466 


TÉLÉiMAQUE.  LIVRE  IX, 


(X) 


En  disant  ces  paroles ,  Mentor  descend  à  la 
hàle  de  cette  tour  ;  il  s'avance  vers  une  porte 
de  la  ville  du  côté  par  où  les  ennemis  s'avan- 
çoient  :  il  la  fait  ouvrir:  et  Idoménée ,  surpris 
de  la  majesté  avec  laquelle  il  fait  ces  choses, 
n'ose  pas  même  lui  demander  quel  est  son  des- 
sein. Mentor  fait  signe  de  la  main,  afin  que 
personne  ne  songe  à  le  suivre.  Il  va  au-devant 
des  ennemis  ;,  étonnés  de  voir  un  seul  homme 
qui  se  présente  à  eux.  Il  leur  montra  '  de  loin 
une  branche  d'olivier  en  signe  de  paix  ;  et , 
quand  il  fut  à  portée  de  se  faire  entendre  ,  il 
leur  demanda  d'assembler  tous  les  chefs.  Aussi- 
tôt les  chefs  s'assemblèrent  ;  et  il  parla  ainsi  : 

0  hommes  généreux,  assemblés  de  tant  de 
nations  qui  fleurissent  dans  la  riche  Héspérie  , 
je  sais  que  vous  n'êtes  venus  ici  que  pour  l'in- 
térêt commun  de  la  liberté.  Je  loue  votre  zèle  ; 
mais  souffrez  que  je  vous  représente  un  moyen 
facile  de  conserver  la  liberté  et  la  gloire  de  tous 
vos  peuples  ,  sans  répandre  le  sang  humain.  () 
Nestor ,  sage  Nestor ,  que  j'aperçois  dans  cette 
assemblée,  vous  n'ignorez  pas  combien  la  guerre 
est  funeste  à  ceux  mêmes  qui  l'entreprennent 
avec  justice  et  sous  la  protection  des  dieux. 
La  guerre  est  le  pins  grand  des  maux  dont  les 
dieux  affligent  les  hommes.  Vous  n'oublierez 
jamais  ce  que  les  Grecs  ont  souifert  pendant  dix 
ans  devant  la  malheureuse  Troie.  Quelles  divi- 
sions entre  les  chefs  î  quels  caprices  de  la  for- 
tune !  quels  carnages  des  Grecs  par  la  main 
d'Hector!  quels  malheurs  dans  toutes  les  villes 
les  plus  puissantes,  causés  par  la  guerre,  pen- 
dant lalongue  absence  de  leurs  rois  !  Au  retour, 
les  uns  ont  fait  naufrage  ^  au  promontoire  de  Ca- 
pharée  ;  les  antres  ont  trouvé  une  mort  funeste 
dans  le  sein  même  de  leurs  épouses.  0  dieux  , 
c'est  dans  votre  colère  que  vous  armâtes  les  Grecs 
pour  cette  éclatante  ^  expédition  !  <  >  peuples  hes- 
périens  !  je  prie  les  dieux  de  ne  vous  donner 
jamais  une  victoire  si  funeste.  Troie  est  en  cen- 
dres ,  il  est  vrai;  mais  il  vaudroit  mieux  pour 
les  Grecs,  qu'elle  fût  encore  dans  toute  sa  gloire, 
et  que  le  lâche  Paris  jouit  encore  en  paix  de  ses 
infâmes  amours  avec  Hélène.  Philoctète  ,  si 
long-temps  malheureux  et  abandonné  dans  l'île 
de  Lemnos,  ne  craignez-vous  point  de  retrou- 
ver de  semblables  malheurs  dans  une  semblable 
guerre  ?  Je  sais  que  les  peuples  de  la  Laconie 
ont  senti  aussi  les  troubles  causés  par  la  longue 
absence  des  princes ,  des  capitaines  et  des  sol- 
dats qui  allèrent  contre  les  Troyens.  0  Grecs  , 


YaR.  —  1  11  1  -ur  montre.  A.  —  ^  les  uns  ont  fait  nau- 
frage; les  autres,  etc.  A.  —  '  c'orieusc.  A.  B. 


qui  avez  passé  dans  l'Hespérie,  vous  n'y  avez 
tous  passé  que  par  une  suite  des  malheurs  *  qui 
ont  été  les  suites  de  la  guerre  de  Troie  ! 

Après  avoir  parlé  ainsi,  Mentor  s'avança  vers 
les  Pyliens  ;  et  Nestor  ,  qui  l'avoit  reconnu  , 
s'avança  aussi  pour  le  saluer.  0  Mentor,  lui  dit- 
il  ,  c'est  avec  plaisir  que  je  vous  revois.  Il  y  a 
bien  des  années  que  je  vous  vis  ,  pour  la  pre- 
mière fois  ,  dans  la  Phocide  ;  vous  n'aviez  que 
quinze  ans,  et  je  prévis  dès  lors  que  vous  seriez 
aussi  sage  que  vous  l'avez  été  dans  la  suite. 
Mais  *  par  quelle  aventure  avez-vous  été  con- 
duit en  ces  lieux?  Quels  sont  donc  les  moyens 
que  vous  avez  de  finir  cette  guerre  ?  Idoménée 
nous  a  contraints  de  lattaquer.  Nous  ne  de- 
mandions que  la  paix  ;  chacun  de  nous  avoit 
un  intérêt  pressant  de  la  désirer:  mais  nous  ne 
pouvions  plus  trouver  aucune  sûreté  avec  lui. 
Il  a  violé  toutes  ses  promesses  à  l'égard  de  ses 
plus  proches  voisins  '.  La  paix  avec  lui  ne  se- 
roit  point  une  paix:  elle  lui  serviroit  seulement 
à  dissiper  notre  ligue,  qui  est  notre  unique  res- 
source. Il  a  montré  à  tous  les  j)euples  son  des- 
sein ambitieux  de  les  mettre  dans  l'esclavage , 
et  il  ne  nous  a  laissé  aucun  moyen  de  défendre 
notre  liberté  ,  qu'en  tâchant  de  renverser  son 
nouveau  royaume  '*.  Par  sa  mauvaise  foi ,  nous 
sommes  réduits  à  le  faire  périr,  ou  à  recevoir 
de  lui  le  joug  de  la  servitude.  Si  vous  trouvez 
quelque  expédient  pour  faire  eu  sorte  qu'on 
puisse  se  confier  à  lui,  et  s'assurer  d'une  bonne 
paix  ,  tous  les  peuples  que  vous  voyez  ici  quit- 
teront volontiers  les  armes ,  et  nous  avoue- 
rons avec  joie  que  vous  nous  surpassez  en  sa- 
gesse. 

Mentor  lui  répondit  ;  Sage  Nestor,  vous  savez 
qu'Ulysse  m'avoit  confié  son  fils  Télémaque. 
Ce  jeune  homme,  impatient  de  découvrir  la 
destinée  de  son  père,  passa  chez  vous  à  Pylos  , 
et  vous  le  reçûtes  avec  tous  les  soins  qu'il  pou- 
voit  attendre  d'un  fidèle  ami  de  son  père;  vous 
lui  donnâtes  même  votre  fils  pour  le  conduire. 
11  entreprit  ensuite  de  longs  voyages  sur  la  mer; 
il  a  vu  la  Sicile,  l'Egypte,  l'ile  de  Chypre, 
celle  de  Crète.  Les  vents,  ou  plutôt  les  dieux , 
l'ont  jeté  sur  cette  côte  comme  il  vouloit  retour- 
ner à  Ithaque.  Nous  sommes  arrivés  ici  tout  à 
propos  pour  vous  épargner  les  horreurs  d'une 
cruelle  guerre.  Ce  n'est  plus  Idoménée  ,  c'est 
le  fils  du  sage  Ulysse ,  c'est  moi  qui  vous  ré- 

Var.  —  *  que  causa  la  guerre  de  Troie.  A.  —  ^  Par 
quelle  aventure  avez-vous  été  CDiiiluit  en  ces  lieu\?  mais 
quels  sont  ,  etc.  A.  —  *  ses  plus  proches  voisins.  11  a 
montré  a  tous  les  autres  son  dessein  ambitieux  ,  etc.  A.  — 
*  son  nouveau  royaume.  Si  vous  trouvez ,  etc.  a. 


(X) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


467 


ponds  de  toutes  les  choses  qui  vous  seront  pro- 
mises. 

Pendant  que  Mentor  parloit  ainsi  avec  Nes- 
tor, au  milieu  des  troupes  confédérées  ,  Idomé- 
née  et  Télémaquc  ,  avec  tous  les  Cretois  armés, 
les  regardoient  du  haut  des  murs  de  Salente; 
ils  étoient  attentifs  pour  remarquer  comment 
les  discours  de  Mentor  seroient  reçus;  et  ils 
auroient  voulu  pouvoir  entendre  les  sages  en- 
tretiens de  ces  deux  vieillards.  Nestor  avoit  tou- 
jours passé  pour  le  plus  expérimenté  et  le  plus 
éloquent  de  tous  les  rois  de  la  Grèce.  C'étoit  lui 
qui  modéroit ,  pendant  le  siège  de  Troie  ,  le 
bouillant  courroux  d'Achille  ,  l'orgueil  d'Aga- 
memnon  ,  la  fierté  d'Ajax  et  le  courage  impé- 
tueux de  Diomède.  La  douce  persuasion  couloit 
de  ses  lèvres  comme  un  ruisseau  de  miel  ^  :  sa 
voix  seule  se  faisoit  entendre  à  tous  ces  héros  ; 
tous  se  taisoient  dès  qu'il  ouvroit  la  bouche  ;  et 
il  n'y  avoit  que  lui  qui  pût  apaiser  dans  le  camp 
la  farouche  discorde.  Il  commençoit  à  sentir  les 
injures  de  la  froide  vieillesse;  mais  ses  paroles 
étoient  encore  pleines  de  force  et  de  douceur  : 
il  racontoit  les  choses  passées ,  pour  instruire 
la  jeunesse  par  ses  expériences;  mais  il  les  ra- 
contoit avec  grâce ,  quoique  avec  un  peu  de  len- 
teur. Ce  vieillard,  admiré  de  toute  la  Grèce  , 
sembla  avoir  perdu  toute  son  éloquence  et  toute 
sa  majesté  dès  que  Mentor  parut  avec  lui.  Sa 
vieillesse  paroissoit  flétrie  et  abattue  auprès  de 
celle  de  Mentor,  en  qui  les  ans  sembloient  avoir 
respecté  la  force  et  la  vigueur  du  tempérament. 
Les  paroles  de  Mentor,  quoique  graves  et  sim- 
ples, avoient  une  vivacité  et  une  autorité  qui 
commençoit  à  manquer  à  l'autre.  Tout  ce  qu'il 
disoit  étoit  court,  précis  et  nerveux.  Jamais  il 
ne  ûiisoit  aucune  redite  ;  jamais  il  ne  racontoit 
que  le  fait  nécessaire  pour  l'alfaire  qu'il  falloit 
décider.  S'il  étoit  oblige  de  parler  plusieurs  fois 
d'une  même  chose,  pour  l'inculquer,  ou  pour 
parvenir  à  la  persuasion ,  c'étoit  toujours  par  des 
tours  nouveaux  et  par  des  comparaisons  sensi- 
bles. Il  avoit  même  je  ne  sais  quoi  de  complai- 
sant et  d'enjoué ,  quand  il  vouloit  se  propor- 
tionner aux  besoins  des  autres ,  et  leur  insinuer 
quelque  vérité.  Ces  deux  honmies  si  vénérables 
furent  un  spectacle  touchant  à  tant  de  peuples 
assemblés. 

Pendant  que  tous  les  alliés  ennemis  de  Sa- 
lente se  jetoieut  en  foule  -  les  uns  sur  les  autres 
pour  les  voir  de  plus  près,  et  pour  tàcheu  d'en- 
tendre leurs  sages  discours  ,  Idoménée  et  tous 
les  siens  s'clforçoient  de  découvrir,  par  leurs  re- 

Vau.  —  '  (K;  luit.  A.  —  ^  011  fyulo.  m.  Edit, 


gards  avides  et  empressés ,  ce  que  signiftoient 
leurs  gestes  et  l'air  de  leurs  visages. 

*  Cependant  Télémaque  ,  impatient ,  se  dé- 
robe à  la  multitude  qui  l'environne  :  il  court  à 
la  porte  par  où  Mentor  étoit  sorti  ;  il  se  la  fait 
ouvrir  avec  autorité.  Bientôt  Idoménée,  qui  le 
croit  à  ses  côtés,  s'étonne  de  le  voir  qui  court 
au  milieu  de  la  campagne  ,  et  qui  est  déjà  au- 
près de  Nestor.  Nestor  le  reconnoît ,  et  se  hâte  , 
mais  d'un  pas  pesant  et  tardif,  de  l'aller  rece- 
voir. Télémaque  saute  à  son  cou,  et  le  tient 
serré  entre  ses  bras  sans  parler.  Enfin  il  s'écrie  : 
0  mon  père  !  je  ne  crains  pas  de  vous  nommer 
ainsi;  le  malheur  de  ne  retrouver  -  point  mon 
véritable  père,  et  les  bontés  que  vous  m'avez 
fait  sentir,  me  donnent  le  droit  de  me  servir 
d'un  nom  si  tendre  :  mon  père ,  mon  cher  père  , 
je  vous  revois  !  ainsi  puissé-je  voir  Ulysse  !  Si 
quelque  chose  pouvoit  me  consoler  d'en  être 
privé,  ce  seroit  de  trouver  en  vous  un  autre 
lui-même. 

Nestor  ne  put,  à  ces  paroles,  retenir  ses 
larmes;  et  il  fut  touché  d'une  secrète  joie, 
voyant  celles  qui  conloient  avec  une  merveil- 
leuse grâce  sur  les  joues  de  Télémaque.  La 
beauté,  la  douceur  et  la  noble  assurance  de  ce 
jeune  inconnu ,  qui  traversoit  sans  précaution 
tant  de  troupes  ennemies ,  étonna  tous  les  alliés. 
N'est-ce  pas,  disoient-ils,  le  lils  de  ce  vieillard 
qui  est  venu  parler  à  Nestor?  Sans  doute  ,  c'est 
la  même  sagesse  dans  les  deux  âges  les  plus  op- 
posés de  la  vie  '.  Dans  l'un,  elle  ne  fait  encore 
que  fleurir;  dans  l'autre  ,  elle  porte  avec  abon- 
dance les  fruits  les  plus  mûrs. 

Mentor,  qui  avoit  pris  plaisir  à  voir  la  ten- 
dresse avec  laquelle  Nestor  venoit  de  recevoir 
Télémaque ,  profita  de  cette  heureuse  disposi- 
tion. Voilà ,  lui  dit-il,  le  fils  d'Ulysse,  si  cher 
à  toute  la  Grèce  ,  et  si  cher  à  vous-même  ,  ô 
sage  Nestor!  le  voilà,  je  vous  le  livre  comme 
un  otage ,  et  comme  le  gage  le  plus  précieux 
qu'on  puisse  vous  donner  de  la  fidélité  des  pro- 
messes d'Idoménée.  Vous  jugez  bien  que  je  ne 
voudrois  pas  que  la  perte  du  fils  suivît  celle  du 
père  ,  et  que  la  malheureuse  Pénélope  pût  re- 
procher à  Slentor  qu'il  a  sacrifié  son  fils  à  l'am- 
bition du  nouveau  roi  de  Salente.  Avec  ce  gage, 
qui  est  venu  de  lui-même  s'offrir,  et  que  les 
dieux ,  amateurs  de  la  paix  ,  vous  envoient,  je 
commence ,  ô  peuples  assemblés  de  tant  de  na- 
tions, à  vous  faire  des  propositions  pour  établir 
à  jamais  une  paix  solide. 


Var.  —  '  Livue  XI.  — ^  Inuivor.  A. 
Icics  de  dillérens  âges.  a. 


•  '  dans  les  l'arac- 


4G8 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


(XI) 


A  ce  nom  de  paix  ,  on  entend  un  bruit  confus 
de  rang  en  rang.  Toutes  ces  différentes  nations 
frémissoient  de  courroux ,  et  croyoicnt  perdre 
tout  le  temps  où  l'on  retardoit  le  combat;  ils 
s'imaginoienl  qu'on  ne  faisoit  tous  ces  discours, 
que  pour  ralentir  leur  fureur,  et  pour  fiiire 
échapper  leur  proie.  Surtout  les  Manduriens 
soulfroient  impatiemment  qu'Idoméaée  espérât 
de  les  tromper  encore  une  fois.  Souvent  ils  en- 
treprirent d'interrompre  Mentor;  car  ils  crai- 
gnoient  que  ses  discours  pleins  de  sagesse  ne  dé- 
tachassent leurs  alliés.  Ils  commencoient  à  se 
délier  de  tous  les  Grecs  qui  étoient  dans  l'as- 
semblée. jNIentor,  qui  l'aperçut ,  se  hàla  d'aug- 
menter cette  défiance,  pour  jeter  la  division 
dans  les  esprits  de  tous  ces  peuples. 

J'avoue,  disoit-il ,  que  les  Manduriens  ont 
sujet  de  se  plaindre ,  et  de  demander  quelque 
réparation  des  torts  qu'ils  ont  soulferts:  mais  il 
n'est  pas  juste  aussi  que  les  Grecs,  qui  font  sur 
cette  côte  des  colonies ,  soient  suspects  et  odieux 
aux  anciens  peuples  du  pays.  Au  contraire, 
les  Grecs  doivent  être  unis  entre  eux,  et  se  faire 
bien  traiter  parles  autres;  il  faut  seulement 
qu'ils  soient  modérés,  et  qu'ils  n'entreprennent 
jamais  d'usurper  les  terres  de  leurs  voisins.  Je 
sais  qu'Idoménée  a  eu  le  malheur  de  vous  don- 
ner des  ombrages;  mais  il  est  aisé  de  guérir 
toutes  vos  défiances.  Télémaque  et  moi ,  nous 
nous  oiTrons  à  être  des  otages  qui  vous  répon- 
dent de  la  bonne  foid'Idoméiiée.  Nous  demeu- 
rerons entre  vos  mains  jusqu'à  ce  que  les  cho- 
ses qu'on  vous  promettra  soient  fidèlement 
accomplies.  Ce  qui  vous  irrite,  ô  Manduriens, 
s'écria-t-il ,  c'est  que  les  troupes  des  Cretois  ont 
saisi  les  passages  de  vos  montagnes  par  sur- 
prise, et  que  par  là  ils  sont  en  état  d'entrer 
malgré  vous ,  aussi  souvent  qu'il  leur  plaira , 
dans  le  pays  où  vous  vous  êtes  retirés,  pour  leur 
laisser  le  pays  uni  qui  est  sur  le  rivage  de  la 
mer.  Ces  passages ,  que  les  Cretois  ont  fortiliés 
par  de  hautes  tours  [)leines  de  gens  armés, 
sont  donc  le  véritable  sujet  de  la  guerre.  Ré- 
pondez-moi; y  en  a-t-il  encore  quelque  autre? 

Alors  le  chef  des  Manduriens  s'avança,  et 
parla  ainsi  ;  Que  n'avons-nous  pas  fait  pour 
éviter  cette  guerre  !  Les  dieux  nous  sont  témoins 
que  nous  n'avons  renoncé  à  la  paix  que  quand 
la  paix  nous  a  échappé  sans  ressource,  par  l'am- 
bition inquiète  des  Cretois ,  et  par  l'impossibi- 
lité où  ils  nous  ont  mis  de  nous  fier  à  leurs 
sermens.  Nation  insensée  !  qui  nous  a  réduits 
malgré  nous  à  l'affreuse  nécessité  de  prendre 
un  parti  de  désespoir  contre  elle ,  et  de  ne  pou- 
voir plus  chercher  notre  salut  que  dans  sa 


perte!  Tandis  qu'ils  conserveront  ces  passages, 
nous  croirons  toujours  qu'ils  veulent  usurper 
nos  terres ,  et  nous  mettre  en  servitude.  S'il 
étoit  vrai  qu'ils  ne  songeassent  plus  qu'à  vivre 
en  paix  avec  leurs  voisins ,  ils  se  contenteroient 
de  ce  que  nous  leur  avons  cédé  sans  peine,  et 
ils  ne  s'atlacheroieut  pas  à  conserver  des  entrées 
dans  un  pays  contre  la  liberté  duquel  ils  ne 
formeroient  aucun  dessein  ambitieux.  Mais  vous 
ne  les  connoissez  pas ,  ô  sage  vieillard.  C'est  par 
un  grand  malheur,  que  nous  avons  appris  à 
les  connoitre.  Cessez ,  ô  homme  aimé  des  dieux, 
de  retarder  une  guerre  juste  et  nécessaire  ,  sans 
laquelle  l'Hespérie  ne  pourroit  jamais  espérer 
une  paix  constante.  0  nation  ingrate ,  trom- 
peuse et  cruelle  ,  que  les  dieux  irrités  ont  en- 
voyée auprès  de  nous  pour  troubler  notre  paix, 
et  pour  nous  punir  de  nos  fautes  !  Mais  après 
nous  avoir  punis,  ô  dieux!  vous  nous  venge- 
rez; vous  ne  serez  pas  moins  justes  contre  nos 
ennemis,  que  contre  nous. 

A  ces  paroles ,  toute  l'assemblée  parut  émue  ; 
il  sembloit  que  Mars  et  Bellone  alloient  de  rang 
en  rang  rallumant  dans  les  cœurs  la  fureur  des 
combats,  que  Mentor  tàchoit  d'éteindre.  Il  re- 
prit ainsi  la  parole  : 

Si  je  n'avois  que  des  promesses  à  vous  faire  , 
vous  j)0urriez  refuser  de  vous  y  fier;  mais  je 
vous  ofi're  des  choses  certaines  et  présentes.  Si 
vous  n'êtes  pas  conlens  d'avoir  pour  otages  Té- 
lémaque et  moi ,  je  vous  ferai  donner  douze  des 
plus  nobles  et  des  plus  vaillans  Cretois.  Mais  ' 
il  est  juste  aussi  que  vous  donniez  de  votre  côte 
des  otages:  car  Idomenée,  qui  désire  sincère- 
ment la  paix  ,  la  désire  sans  crainte  et  sans  bas- 
sesse. Il  désire  la  paix,  comme  vous  dites  vous- 
mêmes  que  vous  La^•ez  désirée ,  par  sagesse  et 
par  modération ,  mais  non  par  l'amour  d'une 
vie  molle ,  ou  par  foiblesse  à  la  vue  des  dangers 
dont  la  guerre  menace  les  hommes  -.  Il  est  prêt 
à  périr  ou  à  vaincre;  mais  il  aime  mieux  la 
paix  ,  que  la  victoire  la  plus  éclatante.  Il  auroit 
honte  de  craindre  d'être  vaincu  ;  mais  il  craint 
d'être  injuste  ,  et  il  n'a  point  de  honte  de  vou- 
loir réparer  ses  fautes.  Les  armes  à  la  main ,  il 
vous  offre  la  paix  :  il  ne  veut  point  en  imposer 
les  conditions  avec  hauteur:  car  il  ne  fait  aucun 
cas  d'une  paix  forcée.  Il  veut  une  paix  dont  tous 
les  partis  soient  contens,  qui  finisse  toutes  les 
jalousies,  qui  apaise  tous  les  ressentimens ,  et 
qui  guérisse  toutes  les  défiances.  En  un  mot , 
Idomenée  est  dans  ^  les  senfimens  où  je  suis  sûr 


Var.  —  *  mais  m.  B.  c.  —  ^  les  hommes  m.  nj.  b.  — 
3  dans  lous  les.  A. 


(XI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


469 


que  vous  voiulriez  qu'il  fut.  Il  n'est  question 
que  de  vous  en  persuader.  La  persuasion  ne 
sera  pas  difficile  ,  si  vous  \oulez  m'écouter  avec 
un  esprit  dégagé  et  tranquille. 

Écoutez  donc  ,  ô  peuples  remplis  de  valeur, 
et  vous ,  u  chefs  si  sages  et  si  unis ,  écoutez  ce 
que  je  vous  olfre  de  la  part  d'Idoniénée.  Il  n'est 
pas  juste  qu'il  puisse  entrer  dans  les  terres  de 
ses  voisins  ;  il  n'est  pas  juste  aussi  '  que  ses  voi- 
sins puissent  entrer  dans  les  siennes.  Il  consent 
que  les  passages  qu'on  a  fortifiés  par  de  hautes 
tours  soient  gardés  par  des  troupes  neutres. 
Vous  Nestor,  et  vous  Philoctète  ,  vous  êtes 
Grecs  d'origine;  mais  en  cette  occasion  vous 
vous  êtes  déclarés  contre  Idomenée  :  ainsi  vous 
ne  pouvez  être  suspects  d'être  trop  favorables  à 
ses  intérêts.  Ce  qui  vous  touche  ,  c'est  l'intérêt 
commun  de  la  paix  et  de  la  liberté  de  l'Hespé- 
rie.  Soyez  vous-mêmes  les  dépositaires  et  les 
gardiens  de  ces  passages  qui  causent  la  guerre. 
Vous  n'avez  pas  moins  d'intérêt  à  empêcher 
que  les  anciens  peuples  d'Hespérie  ne  détrui- 
sent Salente ,  nouvelle  colonie  des  Grecs ,  sem- 
blable à  celles  que  vous  avez  fondées,  qu"à 
empêcher  qu'Idoménée  n'usurpe  les  terres  de 
ses  voisins.  Tenez  l'équilibre  entre  les  uns  et 
les  autres.  Au  lieu  de  porter  le  fer  et  le  feu  chez 
un  peuple  que  vous  devez  aimer,  réservez-vous 
la  gloire  d'être  les  juges  et  les  médiateurs.  Vous 
me  direz  que  ces  conditions  vous  paroîtroicnl 
merveilleuses  ,  si  vous  pouviez  vous  assurer 
qu'Idoménée  les  accompliroit  de  bonne  foi; 
m.ais  je  vais  vous  satisfaire. 

Il  y  aura ,  pour  sûreté  réciproque ,  les  otages 
dont  je  vous  ai  parlé,  jusqu'à  ce  que  tous  les 
passages  soient  mis  en  dépôt  dans  vos  mains. 
Quand  le  salut  de  l'Hespérie  entière  ,  quand 
celui  de  Salente  même  et  d'Idoniénée  sera  à 
votre  discrétion  ,  serez-vous  contens  ?  De  qui 
pourrez-vous  désormais  vous  délier?  Sera-ce  de 
vous-mêmes?  Vous  n'osez  vous  lier  à  Idome- 
née; et  Idomenée  est  si  incapable  de  vous 
tromper,  qu'il  veut  se  fier  à  vous.  Oui ,  il  veut 
vous  confier  -  le  repos ,  la  liberté ,  la  vie  de  tout 
son  peuple  et  de  lui-même.  S'il  est  vrai  que 
vous  ne  désiriez  qu'une  bonne  paix,  la  voilà 
qui  se  présente  à  vous  ,  et  qui  vous  ôte  tout 
prétexte  de  reculer.  Encore  une  fois,  ne  vous 
imaginez  pas  que  la  crainte  réduise  Idomenée  à 
vous  faire  ces  offres  ;  c'est  la  sagesse  et  la  jus- 
tice qui  l'engagent  à  prendre  ce  parti ,  sans  se 
mettre  en  peine  si  vous  imputerez  à  foiblesse  ce 
qu'il  fait  par  vertu.  Dans  les  comniencemens  il 

Var.  —  1  aussi  m.  A.  aj.  B.  —  -  vous  lier.  a. 


a  fait  des  fautes,  et  il  met  sa  gloire  à  les  re- 
coimoîtrc  par  les  offres  dont  il  vous  prévient. 
C'est  foiblesse ,  c'est  vanité  ' ,  c'est  ignorance 
grossière  de  son  propre  intérêt ,  que  d'espérer 
de  pouvoir  cacher  ses  fautes  en  affectant  de  les 
soutenir  avec  fierté  et  avec  hauteur.  Celui  qui 
avoue  ses  fautes  à  son  ennemi ,  et  qui  olfre  de 
les  réparer,  montre  par  là  qu'il  est  devenu  in- 
capable d'en  commettre ,  et  que  l'ennemi  a 
tout  à  craindre  d'une  conduite  si  sage  et  si 
ferme  .  à  moins  qu'il  ne  fasse  la  paix.  Gardez- 
vous  bien  de  souffrir  qu'il  vous  mette  à  son  tour 
dans  le  tort.  Si  vous  refusez  la  paix  et  la  justice 
qui  viennent  à  vous,  la  paix  et  la  justice  seront 
vengées.  Idomenée ,  qui  devoit  craindre  de  trou- 
ver les  dieux  irrités  contre  lui ,  les  tournera 
pour  lui  contre  vous.  ïélémaque  et  moi  nous 
combattrons  pour  la  bonne  cause.  Je  prends 
tous  les  dieux  du  ciel  et  des  enfers  à  témoins 
des  justes  propositions  que  je  viens  de  vous 
faire. 

En  achevant  ces  mots ,  Mentor  leva  son  bras, 
pour  montrer  à  tant  de  peuples  le  rameau  d'o- 
livier qui  étoit  dans  sa  main  le  signe  pacifique. 
Les  chefs,  qui  le  regardoient  de  près,  furent 
étonnés  et  éblouis  du  feu  divin  qui  éclatoit  dans 
ses  yeux.  Il  parut  avec  une  majesté  et  une  auto- 
rité qui  est  au-dessus  dé  tout  ce  qu'on  voit  dans 
les  plus  grands  d'entre  les  mortels.  Le  charme 
de  ses  paroles  douces  et  fortes  enlevoit  les  cann's; 
elles  étoient  semblables  à  ces  paroles  enchan- 
tées qui  tout-à-coup ,  dans  le  profond  silence  de 
la  nuit  ;  arrêtent  au  milieu  de  l'Olympe  la  lune 
et  les  étoiles ,  calment  la  mer  irritée  ,  font  taire 
les  vents  et  les  flots ,  et  suspendent  le  cours  des 
fleuves  rapides.  Mentor  étoit,  au  milieu  de  ces 
peuples  furieux,  comme  liacchus  lorsqu'il  étoit 
environné  des  tigres  qui ,  oubliant  leur  cruau- 
té ,  venoient ,  par  la  puissance  de  sa  douce  voix, 
lécher  ses  pieds  et  se  soumettre  far  leurs  ca- 
resses. D'abord  il  se  fit  un  profond  silence  dans 
toute  l'armée.  Les  chefs  se  regardoient  les  uns 
les  autres  ,  ne  pouvant  résister  à  cet  homme ,  ni 
comprendre  qui  il  étoit.  Toutes  les  troupes, 
immobiles,  avoient  les  yeux  attachés  sur  lui. 
On  n'osoit  parler  ^,  de  peur  qu'il  n'eût  encore 
quelque  chose  à  dire  ,  et  qu'on  ne  l'empêchât 
d'être  entendu.  Quoiqu'on  ne  trouvât  rien  à 
ajouter  aux  choses  qu'il  avoit  dites,  ses  paroles 
avoient  paru  courtes  %  et   on  auroit  souhaité 

Vaii.  —  1  t'est  VJiiité  rididilo.  A.  —  -  s'écrier  a.  — 
•'  (iii'il  avdit  dites,  on  auroil  soiiliailé,  elc.  B.  o.  lidit.  Le 
coj)is(e  B.  avoit  omis  paru  courtes,  et  ou  auroit,  de  sorte 
([u'on  lisoit  :  ses  paroles  avoient  souhaité,  elc.  l/auleur, 
pour  faire  un  sens,  elfuça  ses  paroles,  et  mit  on  aiiniit 
souhaité.  Nous  rétablissons  la  leçon  de  l'original. 


470 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


(XI) 


qu'il  eût  parle  plus  loug-tenips.  Tout  ce  qu'il 
îivoit  dit  denieuroit  comme  gravé  dans  tous  les 
Cœurs.  Eu  parlant ,  il  se  faisoit  aimer,  il  se  fai- 
soit  croire;  chacun  étoit  avide,  et  comme  sus- 
pendu ,  pour  recueillir  jusqu'aux  moindres 
paroles  qui  sortoient  de  sa  bouche. 

Enfin ,  après  un  assez  long  silence,  on  enten- 
dit un  bruit  sourd  qui  se  répandoit  peu  à  peu. 
Ce  n'étoit  plus  ce  bruit  confus  des  peuples  qui 
frémissoient  dans  leur  indignation;  c'étoit ,  au 
contraire  ,  un  murmure  doux  et  favorable.  On 
découvroit  déjà  sur  les  visages  je  ne  sais  quoi  de 
serein  et  de  radouci.  Les  Manduriens,  si  irrités, 
sentoient  que  les  armes  leur  tomboient  des 
mains.  Le  farouche  Phalante  ,  avec  ses  Lacédé- 
moniens,  fut  surpris  de  trouver  ses  entrailles  de 
fer  attendries.  Les  autres  commencèrent  à  sou- 
pirer après  cette  heureuse  paix  qu'on  venoit 
leur  montrer.  Philoctète,  plus  sensible  qu'un 
autre  par  l'expérience  de  ses  malheurs,  ne  put 
retenir  ses  larmes.  Nestor,  ne  pouvant  parler, 
dans  le  transport  où  ce  discours  *  venoit  de  le 
mettre ,  embrassa  tendrement  Mentor  sans  pou- 
voir parler;  et  tous  ces  peuples  à  la  fois,  comme 
si  c'eût  été  un  signal,  s'écrièrent  aussitôt-  : 
0  sage  "vieillard ,  vous  nous  désarmez  !  la  paix  î 
la  paix  ! 

Nestor,  un  moment  après,  voulut  commen- 
cer un  discours  ;  mais  toutes  les  troupes ,  impa- 
tientes ,  craignirent  qu'il  ne  voulût  représenter 
quelque  difficulté.  La  paix  !  la  paix  î  s'écriè- 
rent-elles '  encore  une  fois.  On  ne  put  leur  im- 
poser silence  ,  qu'en  faisant  crier  avec  eux  par 
tous  les  chefs  de  l'armée  :  La  paix!  la  paix! 

Nestor,  voyant  bien  qu'il  n'étoit  pas  libre  de 
faire  un  discours  suivi,  se  contenta  de  dire  : 
Vous  voyez,  ô  Mentor,  ce  que  peut  la  parole 
d'un  homme  de  bien.  Quand  la  sagesse  et  la 
vertu  parlent,  elles  calment  toutes  les  passions. 
Nos  justes  ressentimcns  se  changent  en  amitié, 
et  eu  désir  d'une  paix  durable.  Nous  l'acceptons 
telle  que  vous  nous  l'offrez.  En  même  temps, 
tous  les  chefs  tendirent  les  mains  en  signe  de 
consentement. 

Mentor  courut  vers  la  porte  de  la  ville  pour 
la  faire  ouvrir,  et  pour  mander  à  Idoménée  de 
sortir  de  Salente '^  sans  précaution.  Cependant 
Nestor  embrassoit  Téléniaque ,  disant  :  0  aima- 

Var.  —  *  dans  le  (raiisporl  ou  le  discours  de  Menlor  veuoil 
de  le  mettre  ,  embrassa  leiidrenicnt  Mentor,  b.  c.  l'embrassa 
londrenient.  Edil.  Cette  variante  provient  de  ee  que  le  co- 
piste B  a  écrit  le  discours,  au  lieu  de  ce  :  Fénelon  ,  eu  re- 
voyant cette  copie,  ajouta  de  Mcidur  ;  c\.  les  éditeurs  ont 
supprime  a  la  ligne  suivante  le  mot  Mentor,  pour  en  éviter  la 
répétition.  —  ^  aussitôt  m.  A.  aj.  B. — 3  sY-ci^-i-pnl-ils.  A. 
—  *de  la  ville.  A. 


ble  fils  du  plus  sage  de  tous  les  Grecs,  puissiez- 
vous  être  aussi  sage  et  plus  heureux  que  lui  ! 
N'avez-vous  rien  découvert  sur  sa  destinée?  Le 
souvenir  de  votre  père,  à  qui  vous  ressemblez, 
a  servi  à  étouffer  notre  indignation.  Phalante , 
quoique  dur  et  farouche  ,  quoiqu'il  n'eût  jamais 
vu  Ulysse ,  ne  laissa  pas  d'être  touché  de  ses 
malheurs  et  de  ceux  de  son  fils.  Déjà  on  pres- 
soit  Télémaqne  de  raconter  ses  aventures,  lors- 
que Mentor  revint  avec  Idoménée  et  toute  la 
jeunesse  crétoise  qui  le  suivoit. 

A  la  vue  d'Idoménée  ,  les  alliés  sentirent 
que  leur  courroux  se  rallumoit  ;  mais  les  pa- 
roles de  Mentor  éteignirent  ce  feu  prêt  à  écla- 
ter. Que  tardons-nous,  dit-il,  à  conclure  cette 
sainte  alliance,  dont  les  dieux  seront  les  témoins 
et  les  défenseurs?  Qu'ils  la  vengent,  si  jamais 
quelque  impie  ose  la  violer  ;  et  que  tous  les 
maux  horribles  de  la  guerre ,  loin  d'accabler 
les  jieuples  fidèles  et  iimocens ,  retombent  sur 
la  tête  parjure  et  exécrable  de  l'ambitieux  qui 
foulera  aux  pieds  les  droits  sacrés  de  cette  al- 
liance. Qu'il  soit  détesté  des  dieux  et  des  hommes; 
qu'il  ne  jouisse  jamais  du  fruit  de  sa  perfidie  ; 
que  les  Furies  infernales  ,  sous  les  figures  les 
plus  hideuses,  viennent  exciter  sa  rage  et  son 
désespoir;  qu'il  tombe  mort  sans  aucune  es- 
pérance de  sépulture  ;  que  son  corps  soit  la 
proie  des  chiens  et  dos  vautours;  et  qu'il  soit 
aux  enfers  ,  dans  le  profond  abîme  du  Tarfare, 
tourmenté  à  jamais  plus  rigoureusement  que 
Tantale  ,  Ixion  et  les  Danaïdes  !  Mais  plutôt  , 
que  cette  paix  soit  inébranlable  comme  les  ro- 
chers d'Atlas  qui  soutient  le  ciel  ;  que  tous  les 
l)euples  la  révèrent  ,  et  goûtent  ses  fruits  , 
de  génération  en  génération;  que  les  noms  de 
ceux  qui  l'auront  jurée  soient  avec  amour  et 
vénération  dans  la  bouche  de  nos  derniers  ne- 
veux; que  cette  paix,  fondée  sur  la  justice  et 
sur  la  bonne  foi,  soit  le  modèle  de  toutes  les 
paix  qui  se  feront  à  l'avenir  chez  foules  les  na- 
tions de  la  terre  ;  et  que  tous  les  peuples  qui 
voudront  se  rendre  heureux  en  se  réunissant , 
songent  à  imiter  les  peuples  de  l'Hespérie  ! 

A  ces  paroles,  Idoménée  et  les  autres  rois 
jurent  la  paix  aux  conditions  marqtiées.  On 
donne  de  part  et  d'autre  douze  otages.  Télé- 
niaque veut  être  du  nombre  des  otages  donnés 
par  Idoménée  ;  mais  on  ne  peut  consentir  que 
Mentor  en  soit  ;  parce  que  les  alliésveulent  qu'il 
demeure  auprès  d'Idoménée  ,  pour  répondre  de 
sa  conduite  et  de  celle  de  ses  conseillers  , 
jusqu'à  l'entière  exécution  des  choses  promises. 
On  immola,  entre  la  ville  et  l'armée  ennemie 
cent  génisses  blanches  comme  la  neige  ,  et  au- 


(XT) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  IX. 


471 


tant  de  taureaux  de  niêine  couleur,  dont  les 
cornes  étoient  dorées  et  ornées  de  festons.  On 
entendoit  retentir,  jusque  dans  les  montagnes 
voisines ,  le  mugissement  affreux  des  victimes 
qui  tomboient  sous  le  couteau  sacré.  Le  sang 
fumant  ruisseloit  de  toutes  parts.  On  faisoit 
couler  avec  abondance  un  vin  exquis  pour  les 
libations.  Les  aruspices  consultoient  les  entrail- 
les qui  palpitoient  encore.  Les  sacriiîcateurs 
brùloient  sur  les  autels  un  encens  qui  formoit 
un  épais  nuage ,  et  dont  la  bonne  odeur  parfu- 
moit  toute  la  campagne. 

Cependant  les  soldats  des  deux  partis  j  ces- 
sant de  se  regarder  d'un  œil  ennemi,  com- 
mençoient  às'entretenir  sur  leurs  aventures.  Ils 
se  délassoÏTint  déjà  de  leurs  travaux,  et  goiUoient 
par  avance  les  douceurs  de  la  paix.  Plusieurs 
de  ceux  qui  avoient  suivi  Idoménée  au  siège  de 
Troie  reconnurent  ceux  de  Nestor  qui  avoient 
combattu  dans  la  même  guerre.  Ils  s'embras- 
soient  avec  tendresse,  et  seraconloient  mutuel- 
lernent  tout  ce  qui  leur  étoit  arrivé  depuis  qu'ils 
avoient  ruiné  la  superbe  ville  qui  étoit  l'orne- 
ment de  toute  l'Asie.  Déjà  ils  se  couchoient  sur 
l'herbe,  se  couronnoient  de  fleurs,  et  buvoient 
ensemble  le  vin  qu'on  apportoit  de  la  ville  dans 
de  grands  vases ,  pour  célébrer  une  si  heureuse 
Journée. 

Tout-à-coup  Mentor  dit  aux  rois  et  aux  ca- 
pitaines assemblés  :  Désormais ,  sous  divers 
noms  et  sous  divers  chefs  ,  vous  ne  ferez  plus 
qu'un  seul  peuple.  C'est  ainsi  que  les  justes 
dieux  ,  amateurs  des  honnnes  ,  qu'ils  ont  for- 
més, veulent  être  le  lien  éternel  de  leur  par- 
faite concorde.  Tout  le  genre  humain  n'est 
qu'une  famille  dispersée  sur  la  face  de  toute  la 
terre.  Tous  les  peuples  sont  frères ,  et  doivent 
s'aimer  comme  tels.  Malheur  à  ces  impies  qui 
.cherchent  une  gloire  cruelle  dans  le  sang  de 
leurs  frères ,  qui  est  leur  propre  sang  !  La 
guerre  est  quelquefois  nécessaire ,  il  est  vrai  ; 
mais  c'est  la  honte  du  genre  humain,  qu'elle 
soit  inévitable  en  certaines  occasions.  0  rois, 
ne  dites  point  qu'on  doit  la  désirer  pour  acqué- 
rir de  la  gloire  :  la  wale  gloire  ne  se  trouve 
point  hors  de  l'humanité.  Quiconque  préfère 
sa  propre  gloire  aux  sentimens  de  l'humanité 
est  un  monstre  d'orgueil ,  et  non  pas  un  homme  : 
il  ne  parviendra  môme  qu'à  une  fausse  gloire  ; 
car  la  vraie  ne  se  trouve  que  dans  la  modéra- 
tion et  dans  la  bonté.  On  pourra  le  flatler  pour 
contenter  sa  vanité  folle;  iuais  on  dira  toujours 
de  lui  en  secret  ,  quand  on  voudra  parler  sin- 
cèrement :  11  a  d'autant  moins  mérité  la  gloire, 
qu'il  l'a  désirée  avec  une  passion  injuste.    Les 


hommes  ne  doivent  point  l'estimer,  puisqu'il  a 
si  peu  estimé  les  hommes^  et  qu'il  a  prodigué 
leur  sang  par  une  brutale  vanité.  Heureux  le 
roi  qui  aime  son  peuple  ,  qui  en  est  aimé ,  qui 
se  confie  en  ses  voisins ,  et  qui  a  leur  confiance  ; 
qui,  loin  de  leur  faire  la  guerre,  les  empêche 
de  l'avoir  entre  eux  ,  et  qui  fait  envier  à  toutes 
les  nations  étrangères  le  bonheur  qu'ont  ses  su- 
jets de  l'avoir  pour  roi  !  Songez  donc  à  vous 
rassembler  de  temps  en  temps ,  ô  vous  qui  gou- 
vernez les  puissantes  villes  de  l'Hespérie.  Faites 
de  trois  ans  en  trois  ans  une  assemblée  géné- 
rale ;,  où  tous  les  rois  qui  sont  ici  présens  se 
trouvent  pour  renouveler  l'alliance  par  un  nou- 
veau serment,  pour  raffermir  l'amitié  promise, 
et  pour  délibérer  sur  tous  les  intérêts  communs. 
Tandis  que  vous  serez  unis  ,  vous  aurez  au  de- 
dans de  ce  beau  pays  la  paix,  la  gloire  et  l'a- 
bondance ;  au  dehors  vous  serez  toujours  in- 
vincibles. Il  n'y  a  que  la  Discorde,  sortie  de 
l'enfer  pour  tourmenter  les  hommes  insensés  % 
qui  puisse  troubler  la  félicité  que  les  dieux  vous 
préparent. 

Nestor  lui  répondit  ;  Vous  voyez  ,  par  la 
facilité  avec  laquelle  nous  faisons  la  paix , 
combien  nous  sommes  éloignés  de  vouloir  faire 
la  guerre  par  une  vaine  gloire  ou  par  l'in- 
juste avidité  de  nous  agrandir  au  préjudice 
de  nos  voisins.  Mais  que  peut-on  faire  quand 
on  se  trouve  auprès  d'un  prince  violent ,  qui 
ne  connoît  point  d'autre  loi  que  son  intérêt, 
et  qui  ne  perd  aucune  occasion  d'envahir  les 
terres  des  autres  Etats  ?  Ne  croyez  pas  que  je 
parle  d'Idoménée;  non,  je  n'ai  plus  de  lui 
cette  pensée  ;  c'est  Adraste ,  roi  des  Dauniens  , 
de  qui  nous  avons  tout  à  craindre.  Il  méprise 
les  dieux  ,  et  croit  que  tous  les  hommes  qui 
sont  sur  la  terre  ne  sont  nés  que  pour  servir  à 
sa  gloire  par  leur  servitude.  Il  ne  veut  point  de 
sujets  dont  il  soit  le  roi  et  le  père;  il  veut  des 
esclaves  et  des  adorateurs;  il  se  fait  rendre  les 
honneurs  divins.  Jusqu'ici  l'aveugle  fortune  a 
favorisé  ses  plus  injustes  entreprises.  Nous  nous 
étions  hâtés  de  venir  attaquer  Salcnte  ,  pour 
nous  défaire  du  plus  foible  de  nos  ennemis,  qui 
ne  commençoit  qu'à  s'établir  dans  cette  côte  , 
afin  de  -  tourner  ensuite  nos  armes  contre  cet 
autre  ennemi  plus  puissant.  Il  a  déjà  pris  i)lu- 
sieurs  villes  de  nos  alliés.  Ceux  de  Crotone  ont 
perdu  contre  lui  deux  batailles.  Il  se  sert  de 
toutes  sortes  de  moyens  pour  contentersonam- 
bition  :  la  force  et  l'artifice,  tout  lui  est  égal  , 


Var.  —  '  ir.sonsis  m.  c.  p.  ii./.  iJii  cojk  —  -  pour  lour- 

IKT.    A. 


472 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


(XII) 


pourvu  qu'il  accable  ses  cnuemis.  Il  a  amassé 
de  grands  trésors;  ses  troupes  sont  disciplinés 
et  aguerries  ;  ses  capitaines  sont  expérimentés  : 
il  est  bien  servi;  il  veille  lui-même  sans  cesse 
sur  tous  ceux  qui  agissent  par  ses  ordres.  Il  pu- 
nit sévèrement  les  moindres  fautes ,  et  récom- 
pense avec  lil)éralité  les  services  qu'on  lui  rend. 
Sa  valeur  soutient  et  anime  celle  de  toutes  ses 
troupes.  Ce  seroit  un  roi  accompli ,  si  la  justice 
et  la  bonne  foi  régloient  sa  conduite  ;  mais  il 
ne  craint  ni  les  dieux,  ni  le  reproche  de  sa  cons- 
cience. Il  compte  même  pour  rien  la  réputation; 
il  la  regarde  comme  un  vain  fantôme  qui  ne 
doit  arrêter  que  les  esprits  foibles.  Il  ne  compte 
pour  un  bien  solide  et  réel,  que  l'avantage  de 
posséder  de  grandes  richesses ,  d'être  craint ,  et 
de  fouler  à  ses  pieds  tout  le  genre  humain. 
Bientôt  son  armée  paroîtra  sur  nos  terres;  et 
si  l'union  de  tant  de  peuples  ne  nous  met  en 
état  de  lui  résister,  toute  espérance  de  liberté 
nous  sera  ôtée.  C'est  l'intérêt  d'Idoménée,  aussi 
bien  que  le  nôtre,  de  s'opposer  à  ce  voisin,  qui 
ne  peut  souffrir  rien  de  libre  dans  son  voisinage. 
Si  nous  étions  vaincus,  Salente  seroit  menacée 
du  même  malheur.  Hàtons-nous  donc  tous  en- 
semble de  le  prévenir. 

Pendant  que  Nestor  parloit  ainsi ,  on  s'avan- 
çoit  vers  la  ville ,  car  Idoménée  avoit  prié  tous 
les  rois  et  tous  les  principaux  chefs  d'y  entrer 
pour  y  passer  la  nuit. 


LIVRE  X  ». 

Les  alliés  proposent  à  Idoménée  d'entrer  dans  leur  ligue 
contre  les  Dauniens.  Ce  prince  y  consent ,  et  leur  promet 
des  troupes.  Mentor  le  désapprouve  de  s'être  engagé  si 
légèrement  dans  une  nouvelle  guerre  ,  au  moment  où  il 
avoit  besoin  d'une  longue  paix  pour  consolider,  par  de 
sages  établissemens ,  sa  ville  et  son  royaume  à  peine 
fondés.  Idoménée  reconnoit  sa  faute;  et,  aidé  des  con- 
seils de  Mentor,  il  amène  les  alliés  à  se  contenter  d'a- 
voir dans  leur  armée  Télémaque  avec  cent  jeunes  Cretois. 
Sur  le  point  de  partir ,  et  faisant  ses  adieux  à  Mentor , 
Télémaque  ne  peut  s'empêcher  de  témoigner  quelque 
surprise  de  la  conduite  d'Idoménée.  Mentor  profite  de 
cette  occasion  pour  faire  sentir  à  Télémaque  combien  il 
est  dangereux  d'être  injuste  en  se  laissant  aller  à  une 
critique  rigoureuse  contre  ceux  qui  gouvernent.  Après  le 
départ  des  alliés ,  Mentor  examine  en  détail  la  ville  et 
le  royaume  de  Salente,  l'état  de  son  commerce  et  toutes 
les  parties  de  l'administration.  Il  fait  faire  à  Idoménée 
de  sages  réglemens  pour  le  commerce  et  pour  la  police  ; 
il  lui  fait  partager  le  peuple  en  sept  classes ,  dont  il  dis- 
tingue les  rangs  par  la  diversité  des  habits.  Il  retranche 
le  luxe  et  les  arts  inutiles,  pour  appliquer  les  artisans  aux 
arts  nécessaires,  au  commerce,  et  surtout  à  l'agriculture, 
qu'il  remet  en  honneur  :  enfm  il  ramène  tout  à  une  noble 
et  frugale  simplicité.  Heureux  effets  de  cette  reforme. 

Cependant  toute  l'armée  des  alliés  dressoit 
ses  tentes  ,  et  la  campagne  étoit  déjà  couverte 
de  riches  pavillons  de  toutes  sortes  de  couleurs, 
où  les  Hespérieus  fatigués  attendoient  le  som- 
meil. Quand  les  rois,  avec  leur  suite,  furent 
entrés  dans  la  ville  ,  ils  parurent  étonnés  qu'en 
si  peu  de  temps  on  eût  pu  faire  tant  de  bàti- 
mens  magniliques,  et  que  l'embarras  d'une  si 
grande  guerre  n'ei^it  point  empêché  cette  ville 
naissante  de  croître  et  de  s'embellir  tout-à- 
coup. 

On  admira  la  sagesse  et  la  vigilance  d'Ido- 
ménée ,  qui  avoit  fondé  un  si  beau  royaume  ;  et 
chacun  concluoit  que,  la  paix  étant  faite  avec 
lui,  les  alliés  seroieut  bien  puissans  s'il  entroit 
dans  leur  ligue  contre  les  Dauniens.  On  proposa 
à  Idoménée  d'y  entrer;  il  ne  put  rejeter  une  si 
juste  proposition,  et  il  promit  des  troupes.  Mais 
comme  .Slentor  n'iguoroit  rien  de  tout  ce  qui 
est  nécessaire  pour  rendre  un  Etat  florissant  , 
il  comprit  que  les  forces  d'Idoménée  ne  pou- 
voient  pas  être  aussi  grandes  qu'elles  le  parois- 
soient;  il  le  prit  en  particulier,  et  lui  parla 
ainsi  ; 

Vous  yoyez  que  nos  soins  ne  vous  ont  pas 


Var, 


1   LlVUE    XII. 


(XII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


473 


été  inutiles.  Salente  est  garantie  des  malheurs 
qui  la  menaçoient.  11  ne  tient  plus  qu'à  vous 
d'en  élever  jusqu'au  ciel  la  gloire  ,  et  d'égaler 
la  sagesse  de  .Miuos ,  votre  aïeul ,  dans  le  gou- 
vernement de  vos  peuples.  Je  continue  à  vous 
parler  librement ,  supposant  que  vous  le  voulez 
et  que  vous  détestez  toute  flatterie.  Pendant 
que  ces  rois  ont  loué  votre  magnificence,  je 
pensois  en  moi-même  à  la  témérité  de  votre 
conduite.  A  ce  mot  de  témérité ,  Idoraénée 
changea  de  visage,  ses  yeux  se  troublèrent, 
il  rougit  ,  et  peu  s'en  fallut  qu'il  n'interrompit 
Mentor  pour  lui  témoigner  son  ressentiment. 
Mentor  lui  dit  d'un  ton  modeste  et  respectueux, 
mais  libre  et  hardi  :  Ce  mot  de  témérié  vous 
choque,  je  le  vois  bien  :  tout  autre  que  moi 
auroit  eu  tort  de  s'en  servir;  car  il  faut  res- 
pecter les  rois  ,  et  ménager  leur  délicatesse, 
même  en  les  reprenant.  La  vérité  par  elle- 
même  les  blesse  assez,  sans  y  ajouter  des  termes 
forts;  mais  j'ai  cru  que  vous  pourriez  souffrir 
que  je  vous  parlasse  sans  adoucissement  pour 
,vous  découvrir  votre  faute.  Mon  dessein  a  été 
de  vous  accoutumer  à  entendre  nommer  les 
choses  parleur  nom,  et  à  comprendre  que 
quand  les  autres  vous  donneront  des  conseils 
sur  votre  conduite  ,  ils  n'oseront  jamais  vous 
dire  tout  ce  qu'ils  penseront  K  II  faudra,  si 
vous  voulez  n'y  être  point  trompé,  que  vous 
compreniez  toujours  plus  qu'ils  ne  vous  diront 
sur  les  choses  qui  vous  seront  désavantageuses. 
Pour  moi ,  je  veux  bien  adoucir  mes  paroles 
selon  voire  besoin  -;  mais  il  vous  est  utile 
qu'un  homme  sans  intérêt  et  sans  conséquence 
vous  parle  en  secret  un  langage  dur.  >sul  autre 
n'osera  jamais  vous  le  parler  :  vous  ne  verrez 
la  vérité  qu'à  demi ,  et  sous  de  belles  enve- 
loppes. 

A  ces  mots ,  Idoménée ,  déjà  revenu  de  sa 
première  promptitude  ,  parut  honteux  de  sa 
délicatesse.  Vous  voyez,  dit-il  à  Mentor,  ce  que 
fait  l'habitude  d'être  flatté.  Je  vous  dois  le  salut 
de  mon  nouveau  royaume;  il  n'y  a  aucune  vé- 
rité que  je  ne  me  croie  heureux  d'entendre  de 
votre  bouche;  mais  ayez  pitié  d'un  roi  que  la 
flatterie  avoit  enipoisonné,  et  qui  n'a  pu,  mêine 
dans  ses  malheurs,  trouver  des  hommes  assez 
généreux  pour  lui  dire  la  vérité.  Non,  je  n'ai 
jamais  trouvé  personne  qui  m'ait  assez  aimé 
pour  vouloir  me  déplaire  en  me  disant  la  vérité 
tout  entière. 

En  disant  ces  paroles,  les  larmes  lui  vinrent 


aux  yeux  ,  et  il  embrassait  tendrement  Mentor. 
Alors  ce  sage  vieillard  lui  dit  :  C'est  avec  dou- 
leur que  je  me  vois  contraint  de  vous  dire  des 
choses  dures  ;  mais  puis-je  vous  trahir  en  vous 
cachant  la  vérité?  Mettez-vous  en  ma  place. 
Si  vous  avez  été  trompé  jusqu'ici,  c'est  que  vous 
avez  bien  voulu  l'être  ;  c'est  que  vous  avez  craint 
des  conseillers  trop  sincères.  Avez-vous  cher- 
ché les  gens  les  plus  désintéressés,  et  les  plus 
propres  à  vous  contredire  ?  Avez-vous  pris  soin 
de  faire  parler  les  hommes  les  moins  empressés 
à  vous  plaire  ,  les  plus  désintéressés  dans  leur 
conduite ,  les  plus  capables  de  condamner  vos 
passions  etvos  sentimens  injustes?  Quand  vous 
avez  trouvé  des  flatteurs,  les  avez-vous  écartés? 
vous  en  êtes-vous  défié?  Non  ,  non  ,  vous  n'a- 
vez point  fait  ce  que  font  ceux  qui  aiment  la 
vérité,  et  qui  méritent  de  laconnoître.  Voyons 
si  vous  aurez  maintenant  le  courage'  de  vous 
laisser  humilier  par  la  vérité  qui  vous  con- 
damne. 

Je  disois  donc  que  ce  qui  vous  attire  tant  de 
louanges  ne  mérite  que  d'être  blâmé.  Pendant 
que  vous  aviez  au  dehors  tant  d'ennemis  qui 
menaçoient  votre  royaume  encore  mal  établi  , 
vous  ne  songiez  au  dedans  de  votre  nouvelle 
ville  qu'à  y  faire  des  ouvrages  magnifiques. 
C'est  ce  qui  vous  a  coiÀté  tant  de  mauvaises 
nuits,  conmie  vous  me  l'avez  avoué  vous-même. 
Vous  avez  épuisé  vos  richesses;  vous  n'avez 
songé  ni  à  augmentervotre  peuple,  ni  à  cultiver 
les  terres  fertiles  de  cette  côte.  Ne  falloit-il  pas 
regarder  ces  deux  choses  comme  les  deux  fou- 
demens  essentiels  de  votre  puissance  :  avoir 
beaucoup  de  bons  hommes ,  et  des  terres  bien 
cultivées  pour  les  nourrir?  Il  faUoit  une  lon- 
gue pais  dans  ces  commencemens ,  pour  fa- 
voriser la  multiplication  de  votre  peuple.  Vous 
ne  deviez  songer  qu'à  l'agriculture  et  à  l'éta- 
blissement des  plus  sages  lois.  Une  vaine  am- 
bition vous  a  poussé  jusques  au  bord  du  pré- 
cipice. A  force  de  vouloir  paroitre  grand  ,  vous 
avez  pensé  ruiner  votre  véritable  grandeur. 
Hàtez-vousde  réparer  ces  fautes;  suspendez  tous 
vos  grands  ouvrages  ;  renoncez  à  ce  faste  qui 
ruineroit  votre  nouvelle  ville;  laissez  en  paix 
respirer  vos  peuples;  appliquez-vous  à  les  met- 
tre dans  l'abondance ,  pour  faciliter  les  ma- 
riages. Sachez  que  vous  n'êtes  roi  qu'autant 
que  vous  avez  des  peuples  à  gouverner,  et  que 
votre  puissance  doit  se  mesurer,  non  par  l'éten- 
due des  terres  que  vous  occuperez ,  mais  par  le 


Var.  —  1  te  qu'ils  pcuseroiit,  cl  il  faiulra.  A 
votre  besoin,  A  ces  inos,  Idoménée,  elc.  a. 


L^lon 


Var.  —  1  le  courage 
luiiiiilier,  etc.  A. 


lie  faire  iiilou\  ,   l't   de  vous  laisser 


474 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


(XII) 


nombre  des  hommes  qui  liabilcront  ces  terres , 
et  qui  seront  attacbés  à  vous  obéir.  Possédez 
une  bonne  terre,  quoique  médiocre  en  étendue  ; 
couvrez- la  de  peuples  innombrables  ,  labo- 
rieux et  disciplines;  faites  que  ces  peuples  vous 
aiment  :  vous  êtes  plus  [juissont,  plus  heureux, 
plus  rempli  de  gloire,  que  tous  les  conquérans 
qui  ravagent  tous  les  royaumes. 

Que  ferai-je  donc  à  l'égard  de  ces  rois?  ré- 
pondit Idoménéc;  Icuravouerai-je  matoiblesse? 
Il  est  vrai  que  j'ai  négligé  l'agriculture  ,  et 
mêuie  le  commerce  qui  m'est  si  facile  sur  cette 
cote  :  je  n'ai  songé  qu'à  faire  une  ville  magni- 
fique. Faudra-t-il  donc,  mon  cher  Mentor,  me 
déshonorer  dans  l'assendjlée  de  tant  de  rois , 
et  découvrir  mon  imprudence?  S'il  le  faut ,  je 
le  veux  ;  je  le  ferai  sans  hésiter,  quoi  qu'il  m'en 
coûte  ;  car  vous  m'avez  appris  qu'un  vrai  roi,  qui 
est  fait  pour  ses  peuples  .  et  qui  se  doit  tout  en- 
tier à  eux,  doit  j)référer  le  salut  de  son  royaume 
à  sa  propre  réputation. 

Ce  sentiment  est  digne  du  père  des  peuples, 
reprit  Mentor  ;  c'est  à  celle  bonté  ,  et  non  à  la 
vainc  magnilicence  de  votre  ville  ,  que  je  recon- 
uoisen  vous  le  cœur  d'un  vrai  roi.  Mais  il  faut 
ménager  votre  honneur,  pour  liutérét  même 
de  votre  royaume.  Laissez-moi  faire  ;  je  vais 
faire  entendre  à  ces  rois  que  vous  êtes  engagé  à 
rétablir  Ulysse,  s'il  est  encore  vivant,  ou  du 
moins  son  lils,  dans  la  puissance  royale,  à 
Ithaque ,  et  que  vous  voulez  en  chasser  par 
force  tous  les  amans  de  Pénélope.  Ils  n'auront 
pas  de  peine  à  comprendre  que  celte  guerre  de- 
mande des  troupes  nombreuses.  Ainsi  ,  ils  con- 
sentiront que  vous  ne  leur  donniez  d'abord  qu'un 
foible  secours  contre  les  Dauniens. 

Aces  mots,  Idoménce  parut  comme  un  homme 
qu'on  soulage  d'un  fardeau  accablant.  Vous 
sauvez  ,  cher  ami ,  dit-il  à  Mentoi-,  mon  hon- 
neur, et  la  réputation  de  celte  ville  naissante, 
dont  vous  cacherez  l'épuisement  à  tous  mes 
voisins.  Mais  quelle  apparence  de  dire  que  je 
veux  envoyer  des  troupes  à  Ithaque  pour  y  ré- 
tablir Ulysse  ,  ou  du  moins  ïélémaque  son  fils, 
pendant  que  Télémaque  lui-même  est  engagé 
à  aller  à  la  guerre  contre  les  Dauniens? 

Ne  soyez  point  en  peine,  répliqua  Mentor; 
je  ne  dirai  rien  que  de  vrai.  Les  vaisseaux  que 
vous  enverrez  pour  l'établissement  de  votre 
commerce  iront  sur  la  côte  d'Epire;  ils  feront  à 
la  fois  deux  choses  :  l'une,  de  rappeler  sur  voire 
côte  les  marchands  étrangers  ,  que  les  trop 
grands  inqjôts  éloignent  de  Salente  ;  l'autre, 
de  chercher  des  nouvelles  d'Ulysse.  S'il  est  en- 
core vivant ,  il  faut  qu'il  ne  soit  pas  loin  de  ces 


mers  qui  divisent  la  Grèce  d'avec  l'Italie;  et  on 
assure  qu'on  Ta  vu  chez  les  Phéaciens.  Quand 
même  il  n'y  auroit  plus  aucune  espérance  de  le 
revoir,  vos  vaisseaux  rendront  un  signalé  ser- 
vice à  son  lils  :  ils  répandront  dans  Ithaque  et 
dans  tous  les  pays  voisins  la  terreur  du  nom  du 
jeune  Télémaque  ,  qu'on  croyoit  mort  comme 
son  père.  Les  amans  de  Pénélope  seront  éton- 
nés d'apprendre  qu'il  est  prêt  à  revenir  avec  le 
secours  d'un  puissant  allié.  Les  Ithaciens  n'o- 
seront secouer  le  joug.  Pénélope  sera  consolée, 
et  refusera  toujours  de  choisir  un  nouvel  ' 
époux.  Ainsi  vous  servirez  Télémaque ,  pen- 
dant qu'il  sera  en  votre  place  avec  les  alliés  de 
cette  côte  d'Italie  contre  les  Dauniens. 

A  ces  mots ,  Idoménée  s'écria  :  Heureux  le 
roi  (pii  est  soutenu  par  de  sages  conseils  !  Un 
ami  sage  et  fidèle  vaux  mieux  à  un  roi,  que  des 
armées  victorieuses.  Mais  doublement  heureux 
le  roi  qui  sent  son  bonheur ,  et  qui  en  sait  pro- 
liter  i)ar  le  bon  usage  des  sages  conseils  !  car 
souvent  il  arrive  qu'on  éloigne  de  sa  confiance 
les  hommes  sages  et  vertueux  dont  on  craint  la 
vcrlu,  pour  prêter  l'oreille  à  des  flatteurs  dont 
on  ne  craint  point  la  trahison.  Je  suis  moi- 
même  tombé  dans  cette  faute ,  et  je  vous  ra- 
conterai tous  les  malheurs  qui  me  sont  venus 
j)ar  un  faux  ami ,  qui  flatloit  mes  passions  dans 
l'espérance  que  je  flattcrois  à  mon  tour  les 
siennes. 

Mentor  fit  aisément  entendre  aux  rois  alliés 
qu' Idoménée  devoit  se  charger  des  affaires  de 
Télémaque,  pendant  que  celui-ci iroit  avec  eux. 
Ils  se  contentèrent  d'avoir  dans  leur  armée  le 
jeune  lils  d'Ulysse  avec  cent  jeunes  Cretois 
qu'Idoménée  lui  donna  pour  l'accompagner  ; 
c'éloit  la  fleur  de  la  jeune  noblesse  que  ce  roi 
avoit  emmenée  de  Crète.  Mentor  lui  avoit  con- 
seillé de  les  envoyer  dans  cette  guerre.  Il  faut , 
disoit-il ,  avoir  soin  ,  pendant  la  paix  ,  de  mul- 
tiplier le  peu|)le;  mais,  de  peur  que  toute  la 
nation  ne  s'amollisse,  et  ne  tombe  dans  l'igno- 
rance de  la  guerre  ,  il  faut  envoyer  dans  les 
guerres  étrangères  la  jeune  noblesse.  Ceux-là 
suflisent  pour  entretenir  toute  la  nation  dans 
une  émulation  de  gloire  ,  dans  l'amour  des  ar- 
mes, dans  le  mépris  des  fatigues  et  de  la  mort 
même,cnrir!  dans  l'expérience  de  l'art  mili- 
taire. 

Les  rois  alliés  partirent  de  Salente  contens 
d'idoménée  et  charmés  de  la  sagesse  de  Men- 
tor :  ils  étoient  pleins  de  joie  de  ce  qu'ils  em- 
menoient  avec  eux  Télémaque.  Celui-ci  ne  put 

Var.  —  '  nuuvel  m.  a.  cJ-  b. 


(XII) 


TËLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


^73 


modérer  sa  douleur  quand  il  fallut  se  séparer 
de  son  ami.  Pendant  que  les  rois  alliés  faisoient 
leurs  adieux,  et  juroient  à  Idoménée  qu'ils  gar- 
deroient  avec  lui  uneéternellc  alliance,  Mentor 
tenoit  Tcléniaquc  serré  entre  ses  bras  ,  et  se 
sentoit  arrosé  de  ses  larmes.  Je  suis  insensible , 
disoit  Télémaque,  à  la  joie  d'aller  acquérir  de 
la  gloire,  et  je  ne  suis  touché  que  de  la  douleur 
de  notre  séparation.  11  me  semble  que  je  vois 
encore  ce  tenq)s  infortuné,  où  les  Egyptiens 
m'arrachèrent  d'entre  vos  bras,  et  m'éloignèrent 
de  vous  sans  me  laisser  aucune  espérance  de 
vous  revoir. 

Mentor  répondoit  à  ces  paroles  avec  douceur, 
pour  le  consoler.  Voici,  lui  disoit-il,  une  sé- 
paration bien  dilVérente  :  elle  est  volontaire, 
elle  sera  courte  ;  vous  allez  chercher  la  victoire. 
Il  faut,  mon  fils,  que  vous  m'aimiez  d'un 
amour  moins  tendre  et  plus  courageux  :  ac- 
coutumez-vous à  mon  absence  ;  vous  ne  m'au- 
rez pas  toujours  :  il  faut  que  ce  soit  la  sagesse 
et  la  vertu  ,  plutôt  que  la  présence  de  Mentor, 
qui  vous  inspirent  ce  que  vous  devez  faire. 

En  disant  ces  mots ,  la  déesse  ,  cachée  sous 
la  figure  de  Mentor ,  couvroit  Télémaque  de 
son  égide  ;  elle  répandoit  au  dedans  de  lui  l'es- 
prit de  sagesse  et  de  prévoyance  ,  la  valeur  in- 
trépide et  la  douce  modération ,  qui  se  trouvent 
si  rarement  ensemble.  Allez,  disoit  Mentor,  au 
milieu  des  plus  grands  périls  ,  toutes  les  fois 
qu'il  sera  utile  que  vous  y  alliez.  Un  prince  se 
déshonore  encore  [)lus  en  évitant  les  dangers 
dans  les  combats  ',  qu'en  n'allant  jamais  à  la 
guerre.  Il  ne  faut  point  que  le  courage  de  celui 
qui  commande  aux  autres  puisse  être  douteux. 
S'il  est  nécessaire  à  un  peuple  de  conserver  son 
chef  ou  son  roi  ,  il  lui  est  encore  plus  néces- 
saire de  ne  le  voir  point  dans  une  réputation 
douteuse  sur  la  valeur.  Souvenez-vous  que 
celui  qui  commande  doit  être  le  modèle  de  tous 
les  autres;  son  exemple  doit  animer  toute  l'ar- 
mée. Ne  craignez  donc  aucun  danger  -,  ô  Télé- 
maque ,  et  périssez  dans  les  condjats  plutôt  que 
de  faire  douter  de  votre  courage.  Les  flatteurs 
qui  auront  le  plus  d'emj)rcssemcnt  pour  vous 
empêcher  de  vous  exposer  au  péril  dans  les  oc- 
casions nécessaires  ,  seront  les  premiers  à  dire 
en  secret  que  vous  manquez  de  cœur,  s'ils  vous 
trouvent  facile  à  arrêter  dans  ces  occasions. 

Mais  aussi    n'allez   pas  chercher  les  périls 


Var.  —  '  les  dai'.geis  il  la  (îiicnc,  <iii'on  n'y  alKir.l  jamais. 
A.  —  -  Exposez-vous  donc,  6  Tcléniaque  ,  et  pci-issuz  dans 
les  combats,  jilulot  (luo  do  vous  exposer  a  la  mali!;iiilé  de 
ceux  (jui  pounoicnl  doulcr  de  voire  couiage.  J!ais  aussi 
n'allez  pas,  elc.  A. 


sans  utilité.  La  valeur  ne  peut  être  une  vertu, 
qu'autant  qu'elle  est  réglée  par  la  prudence  : 
autrement ,  c'est  un  mépris  insensé  de  la  vie, 
et  une  ardeur  brutale.  La  valeur  emportée  n'a 
lien  de  sur  :  celui  qui  ne  se  possède  point  dans 
les  dangers  est  plutôt  fougueux  que  brave;  il  a 
besoin  d'être  hors  de  lui  pour  se  mettre  au- 
dessus  de  la  crainte,  parce  qu'il  ne  peut  la  sur- 
monter par  la  situation  naturelle  de  son  cœur. 
En  cet  état  ,  s'il  ne  fuit  pas ,  du  moins  il  se 
trouble  ;  il  perd  la  liberté  de  son  esprit ,  qui 
lui  seroit  nécessaire  ^  pour  doiîner  de  bons  or- 
dres ,  pour  profiter  des  occasions ,  pour  ren- 
verser les  ennemis ,  et  pour  servir  sa  patrie. 
S'il  a  toute  l'ardeur  d'un  soldat,  il  n'a  point  le 
discernement  d'un  capitaine.  Encore  même  n'a- 
t-il  pas  le  vrai  courage  d'un  simple  soldat;  car 
le  soldat  doit  conserver  dans  le  combat  la  pré- 
sence d'esprit  et  la  modération  nécessaire  pour 
obéir.  Celui  qui  s'expose  témérairement  trou- 
ble l'ordre  et  la  discipline  des  troupes,  donne 
un  exemple  de  témérité  ,  et  expose  souvent 
l'armée  entière  à  de  grands  malheurs.  Ceux  qui 
préfèrent  leur  vaine  ambition  à  la  sûreté  de  la 
cause  commune,  méritent  des  châtimens  ,  et 
non  des  récom.penses. 

Gardez-vous  donc  bien,  mon  cher  fils,  de 
chercher  la  gloire  avec  impatience.  Le  vrai 
moyen  de  la  trouver  est  d'attendre  tranquille- 
ment l'occasion  favorable.  La  vertu  se  fait  d'au- 
tant plus  révérer,  qu'elle  se  montre  plussimple, 
plus  modeste ,  plus  ennemie  de  tout  faste. 
C'est  à  mesure  que  la  nécessité  de  s'exposer  au 
péril  augmente,  qu'il  faut  aussi  de  nouvelles 
ressources  de  prévoyance  et  de  courage  qui  ail- 
lent toujours  croissant.  Au  reste,  souvenez- 
vous  qu'il  ne  faut  s'attirer  l'envie  de  personne. 
De  votre  côté  ,  ne  soyez  point  jaloux  du  succès 
des  autres.  Louez-les  pour  tout  ce  qui  mérite 
quelque  louange;  mais  louez  avec  discerne- 
ment :  disant  le  bien  avec  plaisir,  cachez  le  mal, 
et  n'y  pensez  qu'avec  douleur.  Ne  décidez  point 
devant  ces  anciens  capitaines  qui  ont  toute  l'ex- 
périence que  vous  ne  pouvez  avoir  :  écoutez- 
les  avec  délërence,  consultez-les  ;  priez  les  [)lus 
hai)iles  de  vous  instruire  ;  et  n'ayez  point  de 
honte  d'attribuer  à  leurs  instructions  tout  ce 
que  vous  ferez  de  meilleur.  Enfin ,  n'écoutez 
jamais  les  discours  par  lesquels  on  voudra  ex- 
citer votre  défiance  et  votre  jalousie  contre  les 
autres  chefs.  Parlez-leur  avec  conliauce  et  in- 
génuité. Si  vous  croyez  qu'ils  aient  manqué  à 
votre  égard  ,  ouvrez-leur  votre  cœur  ,  expli- 

Var.  —  '  nécessaire  pour  proliler  des  occasions  ,  elc.  A. 


476 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


(XII) 


quez-leur  toutes  vos  raisons.  S'ils  sont  capables 
de  sentir  la  noblesse  de  cette  conduite,  vous  les 
channerez,  et  vous  tirerez  d'eux  tout  ce  que 
vous  aurez  sujet  d'en  attendre.  Si  au  contraire 
ils  ne  sont  pas  assez  raisonnables  pour  entrer 
dans  vos  sentimens ,  vous  serez  instruit  par 
vous-même  de  ce  qu'il  y  aura  en  eux  d'injuste  à 
souffrir  ;  vous  prendrez  vos  mesures  pour  ne 
vous  plus  commettre  jusqu'à  ce  que  la  guerre 
Unisse  ,  et  vous  n'aurez  rien  à  vous  reprocher. 
Mais  surtout  ne  dites  jamais  à  certains  flatteurs, 
qui  sèment  la  division  ,  les  sujets  de  peine  que 
vous  croirez  avoir  contre  les  chefs  de  l'armée  où 
vous  serez. 

Je  demeurerai  ici ,  continua  Mentor,  pour 
secourir  Idoménée  dans  le  besoin  où  il  est  de 
travailler  au  bonheur  de  ses  peuples  *,  et  pour 
achever  de  lui  faire  réparer  les  fautes  que  ses 
mauvais  conseils  et  les  flatteurs  lui  ont  fait  com- 
mettre dans  l'établissement  de  son  nouveau 
royaume. 

Alors  Télémaque  ne  put  s'empêcher  de  té- 
moigner à  Mentor  quelque  surprise,  et  même 
quelque  mépris,  pour  la  conduite  d'Idoménée. 
Mais  Mentor  l'en  reprit  d'un  ton  sévère.  Etes- 
vous  étonné  ,  lui  dit-il,  de  ce  que  les  hommes 
les  plus  estimables  sont  encore  hommes ,  et 
montrent  encore  quelques  restes  des  foiblesses 
de  l'humanité  parmi  les  pièges  innombrables 
et  les  embarras  inséparables  de  la  royauté? 
Idoménée  ,  il  est  vrai ,  a  été  nourri  dans  des 
idées  de  faste  et  de  hauteur  ;  mais  quel  philo- 
sophe pourroit  se  défendre  de  la  flatterie ,  s'il 
avoitété  en  sa  place?  Il  est  vrai  qu'il  s'est  laissé 
trop  prévenir  par  ceux  qui  ont  eu  sa  conilance; 
mais  les  plus  sages  rois  sont  souvent  trompés  , 
quelques  précautions  qu'ils  prennent  pour  ne 
l'être  pas.  Un  roi  ne  peut  se  passer  de  ministres 
qui  le  soulagent  et  en  qui  il  se  confie  ,  puisqu'il 
ne  peut  tout  ftiire.  D'ailleurs  ,  un  roi  connoit 
beaucoup  moins  que  les  particuliers  les  honunes 
qui  ren\ironnent  .  on  est  toujours  masqué  au- 
près de  lui  ;  on  épuise  toutes  sortes  d'artifices 
pour  le  tromper.  Hélas  !  cher  Télémaque,  vous 
ne  l'éprouverez  que  trop!  On  ne  trouve  point 
dans  les  hommes  ni  les  vertus  ni  les  talens  qu'on 
y  cherche.  On  a  beau  les  étudier  et  les  approfon- 
dir, on  s'y  mécompte  tous  les  jours.  Ou  ne  vient 
jamais  à  bout  de  faire  ,  des  meilleurs  hommes  , 
ce  qu'on  auroit  besoin  d'en  faire   pour  le  bien 

Var.  —  1  SCS  peuples.  Je  vous  alloiulrai.  0  mou  cher  Télé- 
maque, souvenez-vous,  A.  B.  la  suite  page  477.  Le  icsle  a 
élé  ajouté  dans  la  copie  c  :  c'est  la  deruiére  addition  <iuc 
l'auteur  ail  faite  à  son  ouvrage.  Les  quatre  premières  lignes, 
depuis  e<  pour  acAffre  jusqu'à  iioiitraii  roijaitme,  sont  à  la 
marge  du  manuscrit ,  et  d'une  autre  main. 


public.  Ils  ont  leurs  entêtemens,  leurs  incompa- 
tibilités ,  leurs  jalousies.  On  ne  les  persuade  , 
ni  on  ne  les  corrige  guère. 

Plus  on  a  de  peuples  à  gouverner,  plus  il  faut 
de  ministres,  pour  faire  par  eux  ce  qu'on  ne 
peut  faire  soi-même;  et  plus  on  a  besoin 
d'hommes  à  qui  on  confie  l'autorité,  pinson 
est  exposé  à  se  tromper  dans  de  tels  choix.  Tel 
critique  aujourd'hui  im])itoyablement  les  rois  , 
qui  gouverneroil  demain  beaucoup  moins  bien 
qu'eux  ,  et  qui  feroit  les  mêmes  fautes ,  avec 
d'autres  infiniment  plus  grandes,  si  on  lui  con- 
fioit  la  même  puissance.  La  condition  privée  , 
quand  on  y  joint  un  peu  d'esprit  pour  bien 
parler,  couvre  tous  les  défauts  naturels,  relève 
des  talens  éblouissans ,  et  fait  paroître  un 
homme  digne  de  toutes  les  places  dont  il  est 
éloigné.  Mais  c'est  l'autorité  qui  met  tous  les 
talens  à  une  rude  épreuve  ,  et  qui  découvre  de 
grands  défauts. 

La  grandeur  est  comme  certains  verres  qui 
grossissent  tous  les  objets.  Tous  les  défauts  pa- 
roissent  croître  dans  ces  hautes  places ,  où  les 
moindres  choses  ont  de  grandes  conséquences , 
et  où  les  plus  légères  fautes  ont  de  violens 
contre-coups.  Le  monde  entier  est  occupé  à 
observer  un  seul  homme  à  toute  heure  ,  et  à  le 
juger  en  toute  rigueur.  Ceux  qui  le  jugent  n'ont 
aucune  expérience  de  l'état  où  il  est.  Ils  n'en 
sentent  point  les  difficultés ,  et  ils  ne  veulent 
plus  qu  il  soit  homme,  tant  ils  exigent  de  per- 
fection de  lui.  Un  roi,  quelque  bon  et  sage  qu'il 
soit,  est  encore  homme.  Son  esprit  a  des  bornes, 
et  sa  vertu  en  a'  aussi.  Il  a  de  l'humeur,  des 
passions  ,  des  habitudes  dont  il  n'est  pas  tout- 
à-fait  le  maitre.  Il  est  obsédé  par  des  gens  inté- 
ressés et  artificieux  ;  il  ne  t;  ouve  point  les  se- 
cours qu'il  cherche.  Il  tombe  chaque  jour  dans 
quelque  mécompte  ,  tantôt  par  ses  passions  et 
tantôt  par  celles  de  ses  ministres.  A  peine  a-t-il 
ré|)aré  une  faute  ,  qu'il  retombe  dans  une  autre. 
Telle  est  la  condition  des  rois  les  plus  éclairés  et 
les  plus  vertueux. 

Les  plus  longs  et  les  meilleurs  règnes  sont 
trop  courts  et  trop  imparfaits ,  pour  réparer  à 
la  fin  ce  qu'on  a  gâté  ,  sans  le  vouloir,  dans  les 
commencemens.  La  royauté  porte  avec  elle  tou- 
tes ces  misères  :  l'impuissance  humaine  suc- 
combe sous  un  fardeau  si  accablant.  Il  faut 
plaindre  les  rois  ,  et  les  excuser.  Ne  sont-ils  pas 
à  plaindre  d'avoir  à  gouverner  tant  d'hommes, 
dont  les  besoins  sont  infinis ,  et  qui  donnent 
tant  de  peines  à  ceux  qui  veulent  les  bien  gou- 

Vak. —  *  a  manque,  supplée  par  les  l'dileurs. 


(XII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


477 


verrier?  Pour  parler  franchement,  les  hommes 
sont  fort  à  plaindre  d'avoir  à  cire  gouvernés 
par  un  roi  qui  n'est  qu'honnne  semblable  à 
eux  ;  car  il  faudroit  des  dieux  pour  redresser  les 
hommes.  Mais  les  rois  ne  sont  pas  moins  à 
plaindre  ,  n'étant  qu'hommes ,  c'est-à-dire  foi- 
bles  et  imparfaits,  d'avoir  à  gouverner  cette  mul- 
titude innombrable  d'iiommes  corrompus  et 
trompeurs. 

Télémaque  répondit  avec  vivacité  :  Idoménée 
a  perdu  ,  par  sa  faute  ,  le  royaume  de  ses  ancê- 
tres en  Crète;  et ,  sans  vos  conseils  ,  il  en  au- 
roit  perdu  un  second  à  Salente. 

J'avoue,  reprit  Mentor,  qu'il  a  fait  de  gran- 
des fautes  ;  mais  cherchez  dans  la  Grèce ,  et 
dans  tous  les  autres  pays  les  mieux  policés  ,  un 
roi  qui  n'en  ait  point  fait  d'inexcusables.  Les 
plus  grands  hommes  ont,  dans  leur  tempéra- 
ment et  dans  le  caractère  de  leur  esprit,  des 
défauts  qui  les  entraînent;  et  les  plus  louables 
sont  ceux  qui  ont  le  courage  de  connoître  et  de 
réparer  leurs  égaremens.  Pensez-vous  qu'U- 
lysse, le  grand  Ulysse  votre  père,  qui  est  le 
modèle  des  rois  de  la  Grèce,  n'ait  pas  aussi  ses 
foiblesses  et  ses  défauts?  Si  Minerve  ne  Teiit 
conduit  pas  à  pas ,  combien  de  fois  auroit-il 
succombé  dans  les  périls  et  dans  les  embarras 
où  la  fortune  s'est  jouée  de  lui!  Combien  de 
fois  Minerve  l'a-t-elle  retenu  ou  redressé,  pour 
le  conduire  toujours  à  la  gloire  par  le  chemin 
de  la  vertu  !  N'attendez  pas  même ,  quand  vous 
le  verrez  régner  avec  tant  de  gloire  à  Itliaque  , 
de  le  trouver  sans  imperfections;  vous  lui  en 
verrez,  sans  doute.  La  Grèce,  l'Asie,  et  toutes 
les  îles  des  mers,  l'ont  admiré  malgré  ces  dé- 
fauts; mille  qualités  merveilleuses  les  font  ou- 
blier. V' ous  serez  trop  heureux  de  pouvoir  l'ad- 
mirer aussi ,  et  de  l'étudier  sans  cesse  comme 
votre  modèle. 

Accoutumez-vous  donc,  ô  Télémaque,  à  n'at- 
tendre des  plus  grands  hommes,  que  ce  que 
l'humanité  est  capable  défaire.  La  jeunesse, 
sans  expérience ,  se  livre  à  une  critique  pré- 
somptueuse, qui  la  dégoûte  de  tous  les  mo- 
dèles qu'elle  a  besoin  de  suivre,  et  qui  la  jette 
dans  une  indocilité  incurable.  Non-seulement 
vous  devez  aimer,  respecter,  imiter  votre  père, 
quoiqu'il  ne  soit  point  parfait;  mais  encore 
vous  devez  avoir  une  haute  estime  pour  Ido- 
ménée, malgré  tout  ce  que  j'ai  repris  en  lui.  Il 
est  naturellenjcnt  sincère,  droit,  équitable, 
libéral  ,  bienfaisant  ;  sa  valeur  est  parfaite;  il 
déteste  la  fraude  quand  il  la  connoît,  et  qu'il 
suit  librement  la  véritable  pente  de  son  cœur. 
Tous  ses  talens  extérieurs  sont  grands ,  et  pro- 


poi'lionnés  à  sa  place.  Sa  simplicité  à  avouer 
son  tort;  sa  douceur,  sa  palience  pour  se  laisser 
dire  par  moi  les  choses  les  plus  dures  ;  son  cou- 
rage contre  lui-même  pour  réparer  publique- 
ment ses  fautes  ,  et  pour  se  mettre  par  là 
au-dossus  de  tonte  la  critique  des  hommes  , 
montrent  une  ame  véritablement  grande.  Le 
bonheur,  ou  le  conseil  d'autrui  ,  peuvent  pré- 
server de  certaines  fautes  un  homme  très-mé- 
diocre ;  mais  il  n'y  a  qu'une  vertu  extraordi- 
naire qui  puisse  engager  un  roi ,  si  long-temps 
séduit  par  la  flatterie  ,  à  réparer  son  tort.  Il  est 
bien  plus  glorieux  de  se  relever  ainsi,  que  de 
n'êti'c  jamais  lond)é,  Idoménée  a  ftiit  les  fautes 
que  presque  tous  les  i^ois  font;  mais  presque 
aucun  roi  ne  fait,  pour  se  corriger,  ce  qu'il 
vient  de  faire.  Pour  moi  ,  je  ne  pouvois  me 
lasser  de  l'admirer  dans  les  monrens  mêmes  où 
il  me  permettoit  de  le  contredire.  Admirez-le 
aussi .  mon  cher  Télémaque  .  c'est  moins  pour 
sa  ix'putalion  que  pour  votre  utilité,  que  je 
vous  donne  ce  conseil. 

'  Mentor  fit  senlir  à  Télémaque,  par  ce  dis- 
cours ,  combien  il  est  dangereux  d'être  injuste, 
en  se  laissant  aller  à  une  ci'itique  rigoureuse 
contre  les  autres  hommes,  et  surtout  contre 
ceux  qui  sont  chargés  des  embarras  et  des  diffi- 
cultés du  gouvernement.  Ensuite  il  lui  dit  :  Il 
est  temps  que  vous  partiez  ;  adieu  :  je  vous  at- 
tendrai. 0  mon  cher  Télémaque,  souvenez- 
vous  que  ceux  qui  craignent  les  dieux  n'ont 
l'ien  à  craindre  des  hommes.  Vous  vous  trou- 
verez dans  les  plus  extrêmes  périls;  mais  sachez 
que  Minerve  ne  vous  abandonnera  point. 

A  ces  mots,  Télémaque  crut  sentir  la  pré- 
sence de  la  déesse,  et  il  efit  rnênre  rccounu  que 
c'étoit  elle  qui  parloit  pour  le  remplir  de  con- 
fiance ,  si  la  déesse  n'eût  rappelé  l'idée  de 
Mentor,  en  lui  disant  :  N'oubliez  pas,  mon  fils, 
tous  les  soins  que  j'ai  pris,  pendant  votre  en- 
fance, pour  vous  rendre  sage  et  courageux 
comme  votre  père.  Ne  faites  rien  qui  ne  soit 
digne  de  ses  grands  exemples  ,  et  des  mavimes 
de  vertu  que  j'ai  tâché  de  vous  inspirer. 

Le  soleil  se  levoit  déjà,  et  doroit  le  sommet 
des  montagnes ,  quand  les  rois  sortirent  de  Sa- 
lente pour  rejoindre  leurs  troupes.  Ces  troupes, 
campées  autour  de  la  ville  ,  se  miient  en  marclie 
sous  leurs  connnandans.  On  voyoit  de  tous 
rolés  briller  le  fer  des  piques  hérissées  ;  l'éclat 
des  boucliers  éblouissoit  les  yeux  ;  un  nuage  de 
poussière  s' élevoit  jusqu'aux  nues.  Idoménée, 

Vah. —  1  Les  six  liiiiu's  (|iii  siiivi'iil,  jusciii'a  adieu  ;  soiil 
a  la  iii:ii-i)i'  (lu  iiiaiiuscril ,  ol  iriiiic  .iulro  main. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


(XII) 


avec  Mentor,  conduisoit  dans  la  campagne  les 
rois  alliés,  et  s'éloignoit  des  murs  de  la  ville. 
Enfin  ,  ils  se  séparèrent ,  après  s'être  donné  de 
paTt»et  d'autre  les  marques  d'une  vraie  amitié; 
et  les  alliés  ne  doutéreut  jdus  que  la  paix  ne  fût 
durable,  lorsqu'ils  connurent  la  bonté  du  cœur 
d'Idoménéc,  qu'on  leur  avoit  représenté  bien 
différent  de  ce  qu'il  étoit  :  c'est  qu'on  jugeoil 
de  lui ,  non  par  ses  sentimcns  naturels ,  mais 
par  les  conseils  flatteurs  et  injustes  auxquels  il 
s'étoit  livré. 

Après  que  l'armée  fut  partie,  Idoménée  mena 
Mentor  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville. 
Voyons,  disoit  Mentor,  combien  vous  avez 
d'hommes  et  dans  la  ville  et  dans  la  campagne 
voisine;  faisons-en  le  dénombrement  '.  Exa- 
minons aussi  combien  vous  a\cz  de  laboureurs 
parmi  ces  hommes.  Voyons  combien  vos  terres 
portent,  dans  les  années  médiocres,  de  blé,  de 
vin,  d'huile  ,  et  des  autres  choses  utiles  :  nous 
saurons  par  cette  voie  si  la  terre  fournit  de 
quoi  nourrir  tous  ses  habitaus,  et  si  elle  pro- 
duit encore  de  quoi  faire  un  commerce  utile  de 
son  superflu  avec  les  pays  étrangers.  Exami- 
nons aussi  combien  vous  avez  de  vaisseaux  et  de 
matelots;  c'est  par  là  qu'il  faut  juger  de  votre 
puissance.  Il  alla  visiter  le  port,  et  entra  dans 
chaque  vaisseau.  Il  s'informa  des  pays  où  chaque 
vaisseau  alloit  pour  le  commerce;  quelles  mar- 
chandises il  y  apportoit  ;  cefles  qu'il  prenoit  au 
retour  ;  quelle  étoit  la  dépense  du  vaisseau  pen- 
dant la  navigation  ;  les  prêts  que  les  marchands 
se  faisoient  les  uns  aux  autres  ;  les  sociétés 
qu'ils  faisoient  entre  eux,  pour  savoir  si  elles 
étoient  équitables  et  fidèlement  observées  ;  en- 
fin ,  les  hasards  des  naufrages  et  les  antres 
malheurs  du  commerce  ,  pour  prévenir  la  ruine 
des  marchands  ,  qui .  par  l'avidité  du  gain  , 
entreprennent  souvent  des  choses  qui  sont  au- 
delà  de  leurs  forces. 

Il  voulut  qu'on  punît  sévèrement  toutes  les 
banqueroutes,  parce  que  celles  qui  sont  exemptes 
de  mauvaise  foi  ne  le  sont  presque  jamais  de 
témérité.  En  même  temps  il  lit  des  règles  pour 
faire  en  sorte  qu'il  fût  aisé  de  ne  faire  jamais 
banqueroute.  Il  établit  des  magistrats  à  qui  les 
marchands  rendoient  compte  de  leurs  effets,  de 
leurs  profits ,  de  leur  dépense  et  de  leurs  en- 
treprises. Il  ne  leur  étoit  jamais  permis  de  ris- 
quer le  bien  d'autrui ,  et  ils  ne  pouvoient  même 
risquer  que  la  moitié  du  leur.  De  plus  ,  ils  fai- 
soient en  société  les  entreprises  qu'ils  ne  pou- 


voient faire  seuls  ;  et  la  police  de  ces  sociétés 
étoit  inviolable ,  par  la  rigueur  des  peines  im- 
posées à  ceux  qui  ne  les  suivroient  pas.  D'ail- 
leurs ,  la  liberté  du  commerce  étoit  entière  . 
bien  loin  de  le  gêner  par  des  impôts  ,  on  pro- 
mettoit  une  récompense  à  tous  les  marchands 
qui  pourroient  attirer  à  Salente  le  commerce 
de  quelque  nouvelle  nation. 

Ainsi  les  peuples  y  accoururent  bientôt  en 
foule  de  toutes  parts.  Le  commerce  de  cette 
ville  étoit  semblable  au  flux  et  au  reflux  de  la 
mer.  Les  trésors  y  entroient  comme  les  flots 
viennent  l'un  sur  l'autre.  Tout  y  étoit  apporté 
et  tout  en  sortoit  librement.  Tout  ce  qui  entroit 
étoit  utile  ;  tout  ce  qui  sortoit  laissoit  ,  en  sor- 
tant ,  d'autres  richesses  en  sa  place.  La  justice 
sévère  présidoit  dans  le  port  au  milieu  de  tant 
de  nafions.  La  franchise  ,  la  bonne  foi  ,  la  can- 
deur, sembloient ,  du  haut  de  ces  superbes 
tours,  appeler  les  marchands  des  terres  les  plus 
éloignées  :  chacun  de  ces  marchands,  soit  qu'il 
vint  des  rives  orientales  où  le  soleil  sort  chaque 
jour  du  sein  des  ondes ,  soit  qu'il  fut  parti  de 
cette  grande  mer  où  le  soleil  ,  lassé  de  son 
cours  ,  va  éteindre  ses  feux  ,  vivoit  paisible  et 
en  sûreté  '  dans  Salente  comme  dans  sa  patrie. 

Pour  le  dedans  de  la  ville.  Mentor  visita  tous 
les  magasins  ,  toutes  les  boutiques  d'artisans 
et  toutes  les  places  publiques.  Il  défendit  toutes 
les  marchandises  de  pays  étrangers  qui  pou- 
voient inti'oduire  le  luxe  et  la  mollesse.  Il  régla 
les  habits,  la  nourriture  ,  les  meubles,  la  gran- 
deur et  l'ornement  des  maisons  ,  pour  toutes 
les  conditions  diilérentes.  11  bannit  tous  les  or- 
nemens  d'or  et  d'argent  ;  et  il  dit  à  Idoménée  : 
Je  ne  connois  qu'un  seul  moyen  pour  rendre 
votre  peuple  modeste  dans  sa  dépense ,  c'est 
que  vous  lui  en  donniez  vous-même  l'exemple. 
Il  est  nécessaire  que  vous  ayez  une  certaine 
majesté  dans  votre  extérieur  ;  mais  votre  auto- 
rité sera  assez  marquée  par  vos  gardes  et  par 
les  principaux  officiers  qui  vous  environnent. 
Contentez-vous  d'un  habit  de  laine  très-tine  , 
teinte  en  pourpre:  que  les  principaux  de  l'Etat, 
après  vous ,  soient  vêtus  de  la  même  laine  ,  et 
que  toute  la  différence  ne  consiste  que  dans  la 
couleur  et  dans  une  légère  broderie  d'or  que 
vous  aurez  sur  le  bord  de  votre  habit.  Les  dif- 
férentes couleurs  serviront  à  distinguer  les  diffé- 
rentes conditions  ,  sans  avoir  besoin  ni  d'or,  ni 
d'argent ,  ni  de  pierreries. 

Réglez  les  conditions  par  la  naissance.  Met- 


Var.  —  *  le   (lénonibremonl.  Examinons  aussi   cnuiMen 
vous  avez  do  vaisseaux ,  cic.  a 


Var. —  •  paisibleiiicul  en  sùrelé.  b.  c. /.  du  cop.  cl  en 
sùvelé.  Edit. 


(XII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


479 


tez  au  premier  rang  ceux  qui  ont  une  noblesse 
plus  ancieune  et  plus  éclatante.- Ceux  qui  au- 
ront le  mérite  et  l'autorité  des  emplois  seront 
assez  coutens  de  venir  après  ces  anciennes  et 
illustres  familles  ,  qui  sont  dans  une  si  longue 
possession  des  premiers  *  honneurs.  Les  hom- 
mes qui  n'ont  pas  la  même  noblesse  leur  cé- 
deront sans  peine  ,  pourvu  que  vous  ne  les 
accoutumiez  point  à  se  méconnoître  dans  une 
trop  prompte  et  trop  haute  fortune,  et  que 
vous  donniez  des  louanges  à  la  modération  de 
ceux  qui  seront  modestes  dans  la  prospérité. 
La  distinction  la  moins  exposée  à  l'envie  est 
celle  qui  vient  d'une  longue  suite  d'ancêtres. 
Pour  la  vertu  ,  elle  sera  assez  excitée  ,  et 
on  aura  assez  d'empressement  à  servir  l'Etat, 
pourvu  que  vous  donniez  des  couronnes  et  des 
statues  aux  belles  actions  ,  et  que  ce  soit  un 
commencement  de  noblesse  pour  les  enfans  de 
ceux  qui  les  auront  faites. 

Les  personnes  du  premier  rang ,  après  vous, 
^  seront  vêtues  de  blanc,  avec  une  frange  d'or 
au  bas  de  leurs  habits;  ils  auront  au  doigt  un 
anneau  d'or,  et  au  cou  une  médaille  d'or  avec 
votre  portrait.  Ceux  du  second  rang  seront 
vêtus  de  bleu  ;  ils  porteront  une  frange  d'ar- 
gent ,  avec  l'anneau  ,  et  point  de  médaille  ;  les 
troisièmes,  de  vert,  sans  anneau  et  sans  frange, 
mais  avec  la  médaille  d'argent  ;  les  quatrièmes, 
d'un  jaune  d'aurore  :  les  cinquièmes  .  d'un 
rouge  pâle  ou  de  rosé  ;  les  sixièmes ,  de  gris- 
de-lin  ;  et  les  septièmes,  qui  seront  les  derniers 
du  peuple ,  d'une  couleur  mêlée  de  jaune  et  de 
blanc.  Voilà  les  habits  de  sept  conditions  diffé- 
rentes pour  les  hommes  libres.  Tous  les  esclaves 
seront  vêtus  de  gris-brun.  Ainsi  ,  sans  aucune 
dépense  ,  chacun  sera  distingué  suivant  sa  con- 
dition ,  et  on  bannira  de  Salente  tous  les  arts 
qui  ne  servent  qu'à  entretenir  le  faste.  Tous  les 
artisans  qui  seroienl  employés  à  ces  arts  perni- 
cieux ,  serviront  ou  aux  arts  nécessaires  ,  qui 
sont  en  petit  nombre  ,  ou  au  conunerce ,  ou  à 
l'agriculture.  On  ne  souffrira  jamais  aucun 
changement ,  ni  pour  la  nature  des  étoffes  ,  ni 
pour  la  forme  des  habits;  car  il  est  indigne  que 
des  hommes ,  destinés  à  une  vie  sérieuse  et 
noble ,  s'anmsent  à  inventer  des  parures  affec- 
tées, ni  qu'ils  permettent  que  leurs  femmes  ,  à 
qui  ces  amusernens  seroient  moins  honteux  , 
tombent  jamais  dans  cet  excès. 

Mentor,  semblable  à  un  habile  jardinier  qui 
retranche  dans  ses  arbres  fruitiers  le  bois  inu- 
tile, tàchoit  ainsi  ^  de  retrancher  le  faste  inu- 


tile qui  corrompoit  les  mœurs  :  il  ramenoit 
toutes  choses  à  une  noble  et  frugale  simplicité. 
Il  régla  de  même  la  nourriture  des  citoyens  et 
des  esclaves.  Quelle  honte  ,  disoit-il  ,  que  les 
hommes  les  plus  élevés  fassent  consister  leur 
grandeur  dans  les  ragoûts,  par  lesquels  ils 
amollissent  leurs  âmes  %  et  ruinent  insensible- 
ment la  santé  de  leurs  corps!  Ils  doivent  faire 
consister  leur  bonheur  dans  leur  modération  , 
dans  leur  autorité  pour  faire  du  bien  aux  autres 
hommes,  et  dans  la  réputation  que  leurs  bonnes 
actions  doivent  leur  procurer.  La  sobriété  rend 
la  nourriture  la  plus  simple  très-agréable.  C'est 
elle  qui  donne,  avec  la  sauté  la  plus  vigoureuse, 
les  plaisirs  les  plus  purs  et  les  plus  constans. 
Il  faut  donc  borner  vos  repas  aux  viandes  les 
meilleures  ,  mais  apprêtées  sans  aucun  ragoût. 
C'est  un  art  pour  euqjoisonner  les  hommes  , 
que  celui  d'irriter  leur  appétit  au-delà  de  leur 
vrai  besoin. 

Idoménée  comprit  bien  qu'il  avoit  eu  tort  de 
laisser  les  habitans  de  sa  nouvelle  ville  amollir 
et  corrompre  leurs  mœurs  ,  en  violant  toutes 
les  lois  de  .Minos  sur  la  sobriété  ;  mais  le  sage 
Mentor  lui  fit  remarquer  que  les  lois  mêmes  , 
quoique  renouvelées  ,  seroienl  inutiles  ,  si 
l'exemple  du  Roi  ne  leur  donnoit  une  autorité 
qui  ne  pouvoit  venir  d'ailleurs.  Aussitôt  Ido- 
ménée régla  sa  table,  où  il  n'admit  que  du  pain 
excellent,  du  vin  du  pays,  qui  est  fort  et 
agréable  ,  mais  en  fort  petite  quantité  ,  avec 
des  viandes  simples ,  telles  qu'il  en  mangeoit 
avec  les  autres  Grecs  au  siège  de  Troie.  Per- 
sonne n'osa  se  plaindre  dune  règle  que  le  Roi 
s'imposoit  lui-même;  et  chacun  .se  corrigea  de 
la  profusion  et  de  la  délicatesse  où  l'on  com- 
mençoit  à  se  plonger  pour  les  repas. 

Mentor  retrancha  ensuite  la  musique  molle 
et  efféminée  ,  qui  corrompoit  toute  la  jeu- 
nesse. H  ne  condamna  pas  avec  une  moindre 
sévérité  ^  la  musique  bachique,  qui  n'enivre 
guère  moins  que  le  vin  ,  et  qui  produit  des 
mœurs  pleines  d'emportement  et  d'impudence. 
11  borna  toute  la  musique  aux  fêtes  dans  les 
temples,  pour  y  chanter  les  louanges  des  dieux 
et  des  héros  qui  ont  donné  l'exemple  des  plus 
rares  vertus.  Il  ne  permit  aussi  que  pour  les 
temples  les  grands  ornements  d'architecture, 
tels  que  les  colonnes ,  les  frontons ,  les  porti- 
ques; il  donna  des  modèles  d'une  architecture 
simple  et  gracieuse ,  pour  faire ,  dans  un  mé- 
diocre espace  ,  une  maison  gaie   et  commode 


Var.  —  •  preuiids  m,  A.  nj,  B.  —  -  ainsi  m.  A.  "J.  D. 


Var.  —  *  leur  aine leur  corps.  A. 

pas  moins  la  inusiquo  bachique  ,  elc.  A. 


■  2  11  ne  ciindamna 


•180 


TÉLÉ  MA  QUE.  LIVRE  X. 


(XIÎ) 


pour  une  faniillo  nombreuse  ;  en  sorte  qu'elle 
fut  tournée  à  un  aspect  sain  ,  que  les  logemens 
en  fussent  dégagés  les  uns  des  autres,  que 
l'ordre  et  la  propreté  s'y  conservassent  facile- 
ment, et  que  l'entretien  fût  de  peu  de  dé- 
pense *. 

Il  voulut  que  chaque  maison  un  peu  consi- 
dérable eut  un  salon  et  un  petit  péristyle,  avec 
de  petites  chambres  pour  toutes  les  personnes 
libres.  Mais  il  défendit  très-sévèrement  la  (uul- 
titude  superflue  et  la  magnificence  des  loge- 
mens. Ces  divers  modèles  de  maisons,  suivant 
la  grandeur  des  familles  ,  servirent  à  embellir 
à  peu  de  frais  une  partie  de  la  ville ,  et  à  la 
rendre  régulière;  au  lieu  que  l'autre  partie, 
déjà  achevée  suivant  le  caprice  et  le  faste  des 
particuliers  ,  avoit ,  malgré  sa  magnificence  , 
une  disposition  moins  agréable  et  moins  com- 
mode. ^  Cette  nouvelle  ville  fut  bâtie  en  très- 
peu  de  temps  ,  parce  que  la  côte  voisine  de  la 
Grèce  fournit  de  bons  architectes,  et  qu'on  fil 
venir  un  très -grand  nombre  de  maçons  de 
l'Epire  et  de  plusieurs  autres  pays,  à  condition 
qu'après  avoir  achevé  leurs  travaux  ils  s'établi- 
roient  autour  de  Salente  ,  y  prendroient  des 
terres  à  défiicher,  et  serviroienl  à  peupler  la 
campagne. 

La  peinture  et  la  sculpture  parurent  à  Men- 
tor des  arts  qu'ils  n'est  pas  permis  d'abandon- 
ner: mais  il  voulut  qu'on  souffrît  dans  Salente 
peu  d'hommes  attachés  à  ces  arts.  Il  établit  une 
école  où  présidoient  des  maîtres  d'un  gnùt  ex- 
quis,  qui  examinoienl  les  jeunes  élèves.  Il  ne 
faut ,  disoit-il ,  rien  de  bas  et  de  faible  dans  ces 
arts  qui  ne  sont  pas  absolument  nécessaires.  Par 
conséquent  on  n'y  doit  admettre  que  des  jeunes 
gens  d'un  génie  qui  promette  beaucoup,  et  qui 
tendent  h  la  perfection.  Les  autres  sont  nés 
pour  des  arts  moins  nobles ,  et  ils  seront  em- 
ployés plus  utilement  aux  besoins  ordinaires  de 
la  république.  Il  ne  faut ,  disoit-il ,  employer 
les  sculpteurs  et  les  [leintrcs,  que  pour  con- 
server la  mémoire  des  grands  honunes  et  des 
grandes  actions.  C'est  dans  les  bàtimcns  pu- 
blics ,  ou  dans  les  tombeaux  ,  qu'on  doit  con- 
server des  représenlationc  de  tout  ce  qui  a  été 
fait  avec  une  vertu  extraordinaire  pour  le  ser- 
vice de  la  patrie.  Au  reste,  la  modération  et  la 
frugalité  de  Mentor  n'empèclièrent  pas  qu'il 
n'autorisât  tous  les  granJs  bàtimcns  destines 
aux  courses  de  chevaux  et  de  chariots,  aux  com- 
bats de  lutteurs ,  à  ceux  du  ceste  ,  et  à  tous  les 


Yar.  —  *  Y'ni  tic  (li'^pensc.  Cos  divers  nioilèlcs,  etc.  A  — 
*  Celte  nouvelle  ville..,.,  a  peupler  la  campagiio.  m,  A.  aj.  B. 


autres  exercices  qui  cultivent  les  corps  pour  les 
rendre  plus  adroits  et  plus  vigoureux. 

Il  retrancha  un  nombre  prodigieux  de  mar- 
chands qui  vendoient  des  étoffes  façonnées  des 
pays  éloignés,  des  broderies  d'un  prix  exces- 
sif, des  vases  d'or  et  d'argent  avec  des  figures 
de  dieux  ,  d'hommes  et  d'animaux  ;  enfin  ,  des 
liqueurs  et  des  parfums.  Il  voulut  même  que 
les  meubles  de  cb.aque  maison  fussent  simples , 
et  faits  de  manière  à  durer  long-temps  ;  en 
sorte  que  les  Salentins ,  qui  se  plaignoient  hau- 
tement de  leur  pauvreté,  commencèrent  à  sen- 
tir combien  ils  avoicnt  de  richesses  superflues  : 
mais  c'étoit  des  richesses  tromjieuses  qui  les 
appauvrissoient,  et  ils  devenoient  effectivement 
riches  à  mesure  qu'ils  avoient  le  courage  de 
s'en  dépouiller.  C'est  s'enrichir  ,  disoient-ils 
eux-mêmes  ,  que  de  mépriser  de  telles  ri- 
cliesses,  qui  épuisent  l'Etat,  et  que  de  dimi- 
nuer ses  besoins ,  en  les  réduisant  aux  vraies 
nécessités  de  la  nature. 

McJètor  se  hâta  de  visiter  les  arsenaux  et 
tous  les  magasins  ,  pour  savoir  si  les  armes , 
et  toutes  les  autres  choses  nécessaires  à  la 
guerre  ,  étoient  en  bon  état  ;  car  il  faut ,  disoit- 
il  ,  être  toujours  prêt  à  faire  la  guerre,  pour 
n'être  jamais  réduit  au  malheur  de  la  faire.  Il 
trouva  que  plusieurs  choses  man(pioient  par- 
tout. Aussitôt  on  assembla  des  ouvriers  pour 
travailler  sur  le  fer,  sur  l'acier  et  sur  l'airain. 
Un  voyoit  s"élever  ,  des  fournaises  ardentes, 
des  tourbillons  de  fumée  et  de  flammes  sem- 
blables à  ces  feux  souterrains  que  vomit  le  mont 
Etna.  Le  marteau  résonnoit  sur  l'enclume , 
qui  gémissoit  sous  les  coups  redoublés.  Les 
montagnes  voisines  et  les  rivages  de  la  mer  en 
retentissoient;  on  eût  cru  être  dans  cette  île  où 
Vulcain  ,  animant  les  Cycîopes  ,  forge  des 
foudres  pour  '  le  père  des  dieux;  et  par  une 
sage  prévoyance  ,  on  voyoit  dans  une  profonde 
paix  tous  les  préparatifs  de  la  guerre. 

Ensuite  Mentor  sortit  de  la  ville  avec  Ido- 
ménée  ,  et  trouva  une  grande  étendue  de  terres 
fertiles  qui  demeuraient  incultes  :  d'autres  n'é- 
toient  cultivées  qu'à  demi  ,  par  la  négligence 
et  par  la  pauvreté  des  laboureurs  ,  qui ,  man- 
quant d'hommes  -  et  de  bœufs  ,  manquaient 
aussi  de  courage  et  de  forces  de  corps  pour 
mettre  l'agriculture  dans  sa  perfection.  Men- 
tor ,  voyant  cette  campagne  désolée ,  dit  au 
Roi  :  La  terre  ne  demande  ici  qu'à  enrichir  ses 
liabitans  ;    mais  les   habitans   manquent  à   la 

Yar.  —  '  forge  tics  foutlres  au  père  tics  dieux.  A.  —  ^  man- 
quant d'hommes,  niantiuoieut  aussi,  etc.  b.  c.  p,  d. /.  (lu 
cep.  manquant  d'hommes  et  de  bestiaux,  etc.  u. 


ti 


(XII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


481 


terre.  Prenons  donc  tous  ces  artisans  superflus 
qui  sont  dans  la»ville,  et  dont  les  métiers  ne 
serviroient  qu'à  dérégler  les  mœurs  ,  pour  leur 
faire  cultiver  ces  plaines  et  ces  collines.  11  est 
vrai  que  c'est  un  malheur ,  que  tous  ces  hom- 
mes exercés  à  des  arts  qui  demandent  une  vie 
sédentaire  ne  soient  point  exercés  au  travail  ; 
mais  voici  un  moyen  d'y  remédier.  Il  faut  parta- 
ger entre  eux  les  terres  vacantes ,  et  appeler  à 
leur  secours  des  peuples  \oisins,  qui  feront 
sous  eux  le  plus  rude  travail.  Ces  peuples  le 
feront  ,  pourvu  qu'on  leur  promette  des  ré- 
compenses convenahles  sur  les  fruits  des  terres 
mêmes  qu'ils  défricheront  :  ils  pourront,  dans 
la  suite ,  en  posséder  une  partie  ,  et  être  ainsi 
incorporés  à  votre  peuple  ,  qui  n'est  pas  assez 
nombreux.  Pourvu  qu'ils  soient  laborieux  et 
dociles  aux  lois ,  vous  n'aurez  point  de  meil- 
leurs sujets  ,  et  ils  accroîtront  votre  puissance. 
Vos  artisans  de  la  ville  ,  transplantés  dans  la 
campagne  ,  élèveront  leurs  enfans  au  travail  et 
au  goût  de  la  vie  champêtre  ^.  De  plus,  tous 
les  maçons  des  pays  étrangers  ,  qui  travaillent 
à  bâtir  votre  ville  ,  se  sont  engagés  à  défricher 
une  partie  de  vos  terres,  et  à  se  faire  labou- 
reurs :  incorporez-les  à  votre  peuple  dès  qu'ils 
auront  achevé  leurs  ouvrages  de  la  ville.  Ces 
ouvriers  sont  ravis  de  s'engager  à  passer  leur 
vie  sous  une  domination  qui  est  maintenant  si 
douce.  Connue  ils  sont  robustes  et  laborieux, 
leur  exemple  servira  pour  exciter  au  travail 
les  habitans  transplantés  de  la  ville  à  la  cam- 
pagne ,  avec  lesquels  ils  seront  mêlés.  Dans 
la  suite  ,  tout  le  pays  sera  peuplé  de  familles 
vigoureuses  et  adonnés  à  l'agriculture. 

Au  reste ,  ne  soyez  pont  en  peine  de  la  mul- 
tiplication de  ce  peuple  ;  il  deviendra  bientôt 
innombrable ,  pourvu  que  vous  facditiez  les 
mariages.  La  manière  de  les  faciliter  est  bien 
simple  :  presque  tous  les  hommes  ont  l'incli- 
nation de  se  marier  ;  il  n'y  a  que  la  misère  qui 
les  en  empêche.  Si  vous  ne  les  chargez  point 
d'impôts  ,  ils  vivront  sans  peine  avec  leurs 
femmes  et  leurs  enfans  ;  car  ha  terre  n'est  ja- 
mais ingrate ,  elle  nourrit  toujours  de  ses  fruits 
ceux  qui  la  cultivent  soigneusement  ;  elle  ne 
refuse  ses  biens  qu'à  ceux  qui  craignent  de  lui 
donner  leurs  peines.  Plus  les  laboureurs  ont 
d'enfans,  plus  ils  sont  riches,  si  le  prince  ne 
les  appauvrit  pasj  car  leurs  enfans  ,  dès  leur 
plus  tendre  jeunesse  ,  commencent  à  les  se- 
courir. Les  plus  jeunes  conduisent  les  moutons 
dans  les  pâturages  ;  les  autres ,  qui  sont  plus 

Var.  —  1  de  la  vie  cliamp(Hro.  Dans  la  suite,  etc.  A. 
FÉISELON.    TOME    VI. 


grands ,  mènent  déjà  les  grands  troupeaux  ;  les 
plus  âgés  labourent  avec  leur  père.  Cependant 
la"  mère  de  toute  la  famille  prépare  un  repas 
simple  à  son  époux  et  à  ses  chers  enfans ,  qui 
doivent  revenir  fatigués  du  travail  de  la  jour- 
née; elle  a  soin  de  traire  ses  vaches  et  ses  bre- 
bis ,  et  on  voit  couler  des  ruisseaux  de  lait  ; 
elle  fait  un  gi\ind  feu ,  autour  duquel  toute  la 
famille  innocente  et  paisible  prend  plaisir  à 
chanter  tout  le  soir  en  attendant  le  doux  som- 
meil :  elle  prépare  des  fromages ,  des  châtai- 
gnes ,  et  des  fruits  conservés  dans  la  même 
fraîcheur  que  si  on  venoit  de  les  cueillir.  Le 
berger  revient  avec  sa  flûte  ,  et  chante  à  la 
famille  assemblée  les  nouvelles  chansons  qu'il 
a  apprises  dans  les  hameaux  voisins.  Le  labou- 
reur rentre  avec  sa  charrue  ;  et  ses  bœufs  fati- 
gués marchent,  le  cou  penché,  d'un  pas  lent 
et  tardif,  malgré  l'aiguillon  qui  les  presse. 
Tous  les  maux  du  travail  finissent  avec  la  jour- 
née. Les  pavots  que  le  sommeil ,  par  l'ordre 
des  dieux ,  répand  sur  la  terre ,  apaisent  tous 
les  noirs  soucis  par  leurs  charmes  *  ,  et  tiennent 
toute  la  nature  dans  un  doux  enchantement  ; 
chacun  s'endort ,  sans  prévoir  les  peines  du 
lendemain. 

Heureux  ces  hommes  sans  ambition,  sans 
défiance ,  sans  artifice ,  pourvu  que  les  dieux 
leur  donnent  un  bon  roi  qui  ne  trouble  point 
leur  joie  innocente!  Mais  quelle  horrible  inhu- 
manité ,  que  de  leur  arracher  ,  pour  des  des- 
seins pleins  de  faste  et  d'atnbilion  ,  les  doux 
fruits  de  leur  terre ,  qu'ils  ne  tieiment  que  de 
la  libérale  nature  et  de  la  sueur  de  leur  front  ! 
La  nature  seule  lireroit  de  son  sein  fécond  tout 
ce  qu'il  faudroit  pour  un  nondjre  infini  d'hom- 
mes modérés  et  laborieux  ;  mais  c'est  l'orgueil 
et  la  mollesse  de  certains  hommes ,  qui  en 
mettent  tant  d'autres  dans  une  affreuse  pau- 
vreté. 

Que  ferai-je  ^ ,  disoit  Idoménéc  ,  si  ces  peu- 
ples que  je  répandrai  dans  ces  fertiles  cam- 
pagnes négligent  de  les  cultiver  ? 

Faites,  lui  répondoit  Mentor,  tout  le  con- 
traire de  ce  qu'on  fait  communément.  Les 
princes  avides  et  sans  prévoyance  ne  songent 
qu'à  charger  d'impôts  ceux  d'entre  leurs  sujets 
qui  sont  les  plus  vigilans  et  les  plus  industrieux 
pour  faire  valoir  leurs  biens;  c'est  qu'ils  es- 
pèrent en  être  payés  plus  facilement  :  en  même 
temps  ,  ils  chargent  moins  ceux  que  la  paresse 
rend  plus   misérables.  Renversez  ce  mauvais 

Var.  —  '  les  noirs  soucis ,  et  charme ,  et  tiennent ,  etc.  A. 
Les  éditeurs  avant  1717  ont  corrigé ,  et  charment,  —  ^  Mais 
que  ferai-je  ?  A. 

81 


482 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


(XII) 


ordre  ,  qui  accable  les  bons ,  qui  récompense 
le^ vice  ,  et  qui  introduit  une  négligence  aussi 
funeste  au  Roi  même  qu'à  tout  l'Etat.  Mettez 
des  taxes  ,  des  amendes  ,  et  même  ,  s'il  le  faut, 
d'autres  peines  rigoureuses,  sur  ceux  qui  né- 
gligeront leurs  cbamps ,  comme  vous  puniriez 
des  soldats  qui  abandonueroient  leurs  postes 
dans  la  guerre  :  au  contraire  ,  donnez  des 
grâces  et  des  eiemptions  aux  familles  qui  , 
se  multipliant  ,  augmentent  à  proportion  la 
culture  de  leurs  terres.  Bientôt  les  familles  se 
multiplieront,  et  tout  le  monde  s'animera  au 
travail  :  il  deviendra  même  bonorable.  La  pro- 
fession de  laboureur  ne  sera  plus  méprisée  , 
n'étant  plus  accablée  de  tant  de  maux.  On 
reverra  la  charrue  eu  honneur ,  maniée  par 
des  mains  victorieuses  ^  qui  auroient  défendu 
la  patrie.  Il  ne  sera  pas  moins  beau  de  cultiver 
l'héritage  reçu  de  ses  ancêtres,  pendant  une 
heureuse  paix  ,  que  de  l'avoir  défendu  généreu- 
sement pendant  les  troubles  de  la  guerre.  Toute 
la  campagne  refleurira.:  Cérès  se  couronnera 
d'épis  dorés  ;  Bacchus ,  foulant  à  ses  pieds  les 
raisins,  fera  couler,  du  penchant  des  mon- 
tagnes ,  des  ruisseaux  de  vin  plus  doux  que  le 
nectar  ;  les  creux  vallons  retentiront  des  con- 
certs des  bergers  ,  qui ,  le  long  des  clairs  ruis- 
seaux ^ ,  joindront  leurs  voix  avec  leurs  flûtes , 
pendant  que  leurs  troupeaux  bondissans  paî- 
tront sur  l'herbe  et  parmi  les  fleurs  ,  sans 
craindre  les  loups. 

Ne  serez-vous  pas  trop  heureux ,  ô  Idoménée, 
d'être  la  source  de  tant  de  biens,  et  de  faire 
vivre ,  à  l'ombre  de  votre  nom  ,  tant  de  peuples 
dans  un  si  aimable  repos  ?  Cette  gloire  n'est- 
elle  pas  plus  touchante  que  celle  de  ravager  la 
terre  ,  de  répandre  partout ,  et  presque  autant 
chez  soi ,  au  milieu  même  des  victoires ,  que 
chez  les  étrangers  vaincus ,  le  carnage ,  le 
trouble  ,  l'horreur  ,  la  langueur  ,  la  conster- 
nation ,  la  cruelle  faim  et  le  désespoir? 

0  heureux  le  roi  assez  aimé  des  dieux,  et 
d'un  cœur  assez  grand ,  pour  entreprendre 
d'être  ainsi  les  délices  des  peuples ,  et  de  mon- 
trer à  tous  les  siècles ,  dans  son  règne  ,  un  si 
charmant  spectacle!  La  terre  entière,  loin  de 
se  défendre  de  sa  puissance  par  des  combats  , 
viendroit  à  ses  pieds  le  prier  de  régner  sur 
elle. 

Idoménée  lui  répondit  :  Mais  quand  les 
peuples  seront  ainsi  dans  la  paix  et  dans  l'abon- 
dance^ les  délices  les  corrompront,  et  ils  tour- 

Var.  —  ^  \  ic'ioiieusos  de*  ennoinis  de  la  pairie,  a.  — 
2  olianlcronl  sur  leurs  Unies  leurs  peines  et  leurs  plaisirs, 
{tendanl  que,  elc.  a. 


lieront  contre  moi  les  forces  que  je  leur  aurai 
données. 

Ne  craignez  point ,  dit  Mentor ,  cet  inconvé- 
nient; c'est  un  prétexte  qu'on  allègue  toujours 
pour  flatter  les  princes  prodigues  qui  veulent 
accabler  leurs  peuples  d'impôts.  Le  remède  est 
facile.  Les  lois  que  nous  venons  d'établir  pour 
l'agriculture  rendront  leur  vie  laborieuse  ;  et , 
dans  leur  abondance ,  ils  n'auront  que  le  né- 
cessaire ,  parce  que  nous  retranchons  tous  les 
arts  qui  fournissent  le  superflu.  Cette  abon- 
dance même  sera  diminuée  par  la  facilité  des 
mariages  et  par  la  grande  multiplication  des 
familles.  Chaque  famille ,  étant  nombreuse , 
et  ayant  peu  de  terre ,  aura  besoin  de  la  culti- 
ver par  un  travail  sans  relâche.  C'est  la  mol- 
lesse et  l'oisiveté  qui  rendent  les  peuples  in- 
solens  et  rebelles.  Us  auront  du  pain  ,  à  la 
vérité,  et  assez  largement;  mais  ils  n'auront 
que  du  pain ,  et  des  fruits  de  leur  propre  terre, 
gagnés  à  la  sueur  de  leur  visage. 

Pour  tenir  votre  peuple  dans  cette  modé- 
ration, il  faut  régler,  dès  à  présent,  l'étendue 
de  terre  que  chaque  famille  pourra  posséder. 
Vous  savez  que  nous  avons  divisé  tout  votre 
peuple  en  se[)t  classes ,  suivant  les  diflé- 
rentes  conditions  :  il  ne  faut  permettre  à 
chaque  lamille  ,  dans  chaque  classe  ,  de  pou- 
vï)ir  posséder  que  l'étendue  de  terre  absolu- 
ment nécessaire  pour  nourrir  le  nombre  de 
personnes  dont  elle  sera  composée.  Cette  règle 
étant  inviolable ,  les  nobles  ne  pourront  point 
faire  des  acquisitions  sur  les  pauvres  :  tous 
auront  des  terres  ;  mais  chacun  en  aura  fort 
peu  ,  et  sera  excité  par  là  à  la  bien  cultiver. 
Si ,  dans  une  longue  suite  de  temps ,  les  terres 
manquoient  ici ,  on  feroit  ici  des  colonies  qui 
augnienteroient  la  puissance  de  cet  Etat. 

Je  crois  même  que  vous  devez  prendre  garde 
à  ne  laisser  jamais  le  vin  devenir  trop  commun 
dans  votre  royaume.  Si  on  a  planté  trop  de 
vignes  ,  il  faut  qu'on  les  arrache  :  le  vin  est  la 
source  des  plus  grands  maux  parmi  les  peu- 
ples; il  cause  les  maladies,  les  querelles,  les 
séditions,  l'oisiveté,  le  dégoût  du  travail,  le 
désordre  des  familles.  Que  le  vin  soit  donc 
réservé  comme  une  espèce  de  remède ,  ou 
comme  une  liqueur  très-rare,  qui  n'est  em- 
ployée que  pour  les  sacrilices  ou  pour  les 
fêtes  extraordinaires.  Mais  n'espérez  point  de 
fuire  observer  une  règle  si  importante ,  si  vous 
n'en  donnez  vous-même  l'exemple. 

D'ailleurs  il  faut  faire  garder  inviolablement 
les  lois  de  ?iIinos  pour  l'éducation  des  enfans. 
Il  faut  établir  des-  écoles  publiques ,  où  l'on 


(XII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  X. 


483 


enseigna  la  crainlc  des  dieux ,  l'amour  de  la 
patrie ,  le  respect  des  lois ,  la  préférence  de 
l'honneur  aux  plaisirs  et  à  la  vie  mêuie.  Il 
faut  avoir  des  magistrats  qui  veillent  sur  les 
familles  et  sur  les  mœurs  des  particuliers.  Veil- 
lez vous-même ,  vous  qui  n'êtes  roi ,  c'est-à- 
dire  pasteur  du  peuple ,  que  pour  veiller  nuit 
et  jour  sur  votre  trou[)eau  :  par  là  vous  pré- 
viendrez un  nombre  infini  de  désordres  et  de 
crimes;  ceux  que  vous  ne  pourrez  prévenir, 
punissez -les  d'abord  sévèrement.  C'est  une 
clémence  ,  que  de  faire  d'abord  des  exemples 
qui  arrêtent  le  cours  de  l'iniquité.  Par  un  peu 
de  sang  répandu  à  propos  ,  on  en  épargne  beau- 
coup par  la  suite  ^ ,  et  on  se  met  en  état  d'être 
craint ,  sans  user  souvent  de  rigueur. 

Mais  quelle  détestable  maxime  ,  que  de  ne 
croire  trouver  sa  sûreté  que  dans  l'oppression 
de  ses  peuples  !  Ne  les  point  faire  instruire  ,  ne 
les  point  conduire  à  la  vertu,  ne  s'en  faire 
jamais  aimer,  les  pousser  par  la  terreur  jus- 
qu'au désespoir,  les  mettre  dans  l'alîreuse  né- 
cessité ou  de  ne  pouvoir  jamais  respirer  libre- 
ment, ou  de  secouer  le  joug  de  votre  tyrannique 
domination  ;  est-ce  là  le  vrai  moyen  de  régner 
sans  trouble?  est-ce  là  le  vrai  cliemin  qui  mène 
à  la  gloire  ? 

Souvenez-vous  que  les  pays  où  la  domina- 
tion du  souverain  est  plus  absolue  ,  sont  ceux 
où  les  souverains  sont  moins  puissans.  Ils 
prennent ,  ils  ruinent  tout ,  ils  possèdent  seuls 
tout  l'Etat  ;  mais  aussi  tout  l'Etat  languit  :  les 
campagnes  sont  en  friche  et  presque  désertes  ; 
les  villes  diminuent  chaque  jour  ;  le  commerce 
tarit.  Le  Roi  qui  ne  peut  être  roi  tout  seul  , 
et  qui  n'est  grand  que  par  ses  peuples  ,  s'a- 
néantit lui-même  peu  à  peu  par  l'anéantisse- 
ment insensible  des  peuples  dont  il  tire  ses 
richesses  et  sa  puissance.  Son  Etat  s'épuise 
d'argent  et  d'hommes  :  cette  dernière  perte  est 
la  plus  grande  et  la  plus  irréparable.  Son  pou- 
voir absolu  fait  autant  d'esclaves  qu'il  a  de  su- 
jets. On  le  flatte,  on  fait  semblant  de  l'adorer, 
on  tremble  au  moindre  de  ses  regards;  mais 
attendez  la  moindre  révolution  :  celte  puissance 
monstrueuse ,  poussée  jusqu'à  un  excès  trop 
violent,  ne  sauroit  durer;  elle  n'a  aucune  res- 
source dans  le  cœur  des  peuples;  elle  a  lasse 
et  irrité  tous  les  corps  de  l'Etat  ;  elle  contraint 
tous  les  membres  de  ce  corps  de  soupirer  après 
un  changement.  Au  premier  coup  qu'on  lui 
porte,  l'idole  se  renverse,  se  brise  ^,   et  est 


Var.  —  •  iiiim-  la  suite  m.  a. 


"7- 


—  -  se  brise  m,  a. 


foulée  aux  pieds.  Le  mépris  ,  la  haine  ,  le  res- 
sentiment ,  la  défiance,  en  un  mot  toutes  les 
passions  se  réunissent  contre  une  autorité  si 
odieuse.  Le  Roi  qui ,  dans  sa  vaine  prospérité, 
ne  trou  voit  pas  un  seul  homme  assez  liardi  * 
pour  lui  dire  la  vérité,  ne  trouvera  ,  dans  son 
malheur,  aucun  homme  qui  daigne  ni  l'excu- 
ser, ni  le  défendre  contre  ses  ennemis. 

Après  ce  discours  ,  Idoménée  ,  persuadé  par 
Mentor,  se  hâta  de  distribuer  les  terres  va- 
cantes ,  de  les  remplir  de  tous  les  artisans  inu- 
tiles, et  d'exécuter  tout  ce  qui  avoit  été  résolu  ^. 
Il  réserva  seulement  pour  les  maçons  les  terres 
qu'il  leur  avoit  destinées,  et  qu'ils  ne  pou- 
voient  cultiver  qu'après  la  fin  de  leurs  travaux 
dans  la  ville. 

^  Déjà  la  réputation  du  gouvernement  doux 
et  modéré  d' Idoménée  attire  en  foule  de  tous 
côtés  des  peuples  qui  viennent  s'incorporer  au 
sien  ,  et  chercher  leur  bonheur  sous  une  si 
aimable  domination.  Déjà  ces  campagnes  ,  si 
long-temps  couvertes  de  ronces  et  d'épines , 
promettent  de  riches  moissons  et  des  fruits  jus- 
qu'alors inconnus.  La  terre  ouvre  son  sein  au 
tranchant  de  la  charrue,  et  prépare  ses  richesses 
j)our  récompenser  le  labourer  :  l'espérance  re- 
luit de  tous  côtés.  On  voit  dans  les  vallons  et 
sur  les  coHines  les  troupeaux  de  moutons  qui 
bondissent  sur  Therbe ,  et  les  grands  troupeaux 
de  bœufs  et  de  génisses  qui  font  retentir  les 
hautes  montagnes  de  leurs  mugissemens  :  ces 
troupeaux  servent  à  engraisser  les  campagnes. 
C'est  Mentor  qui  a  trouvé  le  moyen  d'avoir  ces 
troupeaux.  Mentor  conseilla  à  Idoménée  de 
faire  avec  les  Peucètes  ,  peuples  voisins ,  un 
échange  de  toutes  les  choses  superflues  qu'on 
ne  vouloit  phis  souffrir  dans  Salente  ,  avec  ces 
troupeaux  ,  qui  manquoient  aux  Salentins. 

En  même  temps  la  ville  et  les  villages  d'a- 
lentour étoient  pleins  d'une  belle  jeunesse  qui 
avoit  langui  long-temps  dans  la  misère  ,  et  qui 
n'avoit  osé  se  marier,  de  peur  d'augmenter 
leurs  maux.  Quand  ils  virent  qu'Idoménée  pre- 
noit  des  scntimens  d'humanité  ,  et  qu'il  vou- 
l(jit  être  leur  père,  ils  ne  craignirent  plus  la 
f;iim  et  'les  autres  fléaux  par  lesquels  le  ciel 
afflige  la  terre.  On  n'entendoit  plus  que  des 
cris  de  joie  ,  que  les  chansons  des  bergers  et 
des  laboureurs  qui  célébroient  leurs  hyménées. 
On  auroit  cru  voir  15  dieu  Pan  avec  une  foule 
de  Satyres  et  de  Faunes  mêlés  parmi  les  nvm- 
phes,   et  dansant  au  son  de  la  flùle  à  l'ombre 

Var.  —  '  un  spul  lionime  qui  osât  lui  dire  la  vérilc'.  a. 
—  -11  réserva..  ..  si  uii^iuiblc  dominatiou.  m.  a.  aj,  b.  — 
*  J.IVUE  xui. 


48-4 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


(XIII) 


des  bois.  Tout  étoit  tranquille  et  riant  ;  mais  la 
joie  étoit  modérée ,  et  les  plaisirs  ne  servoieut 
qu'à  délasser  des  longs  travaux  ;  ils  en  étoient 
plus  vifG  et  plus  purs. 

Les  vieillards ,  étonnés  de  voir  ce  qu'ils  n'a- 
voient  osé  espérer  dans  la  suite  d'un  si  long 
âge  ,  pleuroient  par  un  excès  de  joie  mêlée  de 
tendresse  ;  ils  levoient  leurs  mains  tremblantes 
vers  le  ciel.  Bénissez,  disoient-ils ,  ô  grand 
Jupiter,  le  roi  qui  vous  ressemble  ,  et  qui  est 
le  plus  grand  don  que  vous  nous  ayez  fait.  Il 
est  né  pour  le  bien  des  hommes  ,  rendez-lui 
tous  les  biens  que  nous  recevons  de  lui.  Nos 
arrière-neveux,  venus  de  ces  mariages  qu'il 
favorise  ,  lui  devront  tout ,  jusqu'à  leur  nais- 
sance ;  et  il  sera  véritablement  le  père  de  tous 
ses  sujets.  Les  jeunes  hommes ,  et  les  jeunes 
filles  qu'ils  épousoient ,  ne  faisoient  éclater  leur 
joie  qu'en  chantant  les  louanges  de  celui  de 
qui  cette  joie  si  douce  leur  étoit  venue.  Les 
bouches ,  et  encore  plus  les  cœurs  ,  étoient 
sans  cesse  remplis  de  son  nom.  On  se  croyoit 
heureux  de  le  voir  ;  on  craignoil  de  le  perdre  : 
sa  perte  eût  été  la  désolation  de  chaque  fa- 
mille. 

Alors  Idoménée  avoua  à  Mentor  qu'il  n'a- 
voit  jamais  senti  de  plaisir  aussi  touchant ,  que 
celui  d'être  aimé  ,  et  de  rendre  tant  de  gens 
heureux.  Je  ne  l'aurois  jamais  cru  ,  disoit-il  : 
il  me  sembloit  que  toute  la  grandeur  des  princes 
ne  consistoit  qu'à  se  faire  craindre;  que  le  reste 
des  hommes  étoit  fait  pour  eux  ;  et  tout  ce 
que  j'avois  ouï  dire  des  rois  qui  avoient  été  l'a- 
mour et  les  délices  de  leurs  peuples  me  pa- 
roissoit  une  pure  fable;  j'en  reconnois  main- 
tenant la  vérité.  Mais  il  faut  que  je  vous  raconte 
comment  on  avoit  empoisonné  mon  cœur,  dès 
ma  plus  tendre  enfance  ,  sur  l'autorité  des 
rois.  C'est  ce  qui  a  causé  tous  les  malheurs 
de  ma  vie.  ^  Alors  Idoménée  commença  cette 
narration  : 

Var.  —  1  Alors  et  les  quatre  mots  siiirans  m.  a.  nj.  b. 


LIVRE   XL 


Iiloménée  raconte  à  Mentor  la  cause  de  tous  ses  malheurs, 
son  aveugle  confiance  en  Protésilas ,  et  les  artilices  de  ce 
favori,  pour  le  dé;joûter  du  sage  et  vertueux  Philoclès  : 
comment,  s"étant  laissé  prévenir  contre  celui-ci,  au 
point  de  le  croire  coupable  d'une  horrible  conspiration, 
il  envoya  secrètement  Timocrate  pour  le  tuer,  dans  une 
expédition  dont  il  étoit  chargé.  Timocrate,  ayant  manqué 
son  coup ,  fut  arrêté  par  Philoclès,  auquel  il  dévoila  toute 
la  trahison  de  Protésilas.  Philoclès  se  retira  aussitôt  dans 
l'ile  de  Samos ,  après  avoir  remis  le  commandement  de 
sa  flotte  à  Polymène,  conformément  aux  ordres  d'Ido- 
ménée  Ce  prince  découvrit  enfin  les  artifices  de  Proté- 
silas; mais  il  ne  put  se  résoudre  à  le  perdre,  et  continua 
même  de  se  livrer  aveuglément  à  lui,  laissant  le  fidèle 
Philoclès  pauvre  et  déshonoré  dans  sa  retraite.  Mentor 
fait  ouvrir  les  yeux  à  Idoménée  sur  l'injustice  de  celte 
conduite  ;  il  l'oblige  à  faire  conduire  Protésilas  et  Timo- 
crate dans  l'ile  de  Samos ,  et  à  rappeler  Philoclès  pour 
le  remettre  en  honneur.  Hegésippe ,  chargé  de  cet  ordre, 
l'exécute  avec  joie.  11  arrive  avec  les  deux  traîtres  à 
Samos ,  où  il  revoit  son  ami  Philoclès  content  d'y  mener 
une  vie  pauvre  et  solitaire.  Celui-ci  ne  consent  qu'avec 
beaucoup  de  peine  à  retourner  parmi  les  siens.'  mais, 
après  avoir  reconnu  que  les  dieux  le  veulent ,  il  s'em- 
barque avec  Hegésippe ,  et  arrive  à  Salente ,  où  Idomé- 
née,  entièrement  changé  par  les  sages  avis  de  Mentor, 
lui  fait  l'accueil  le  plus  honorable,  et  concerte  avec  lui 
les  movens  d'affermir  son  gouvernement. 


Protésilas,  qui  est  un  peu  plus  âgé  que  moi, 
fut  celui  de  tous  les  jeunes  gens  que  j'aimai  le 
plus.  Son  naturel  vif  et  hardi  étoit  selon  mon 
goût  :  il  entra  dans  mes  plaisirs  ;  il  flatta  mes 
passions  ;  il  me  rendit  suspect  un  autre  jeune 
homme  que  j'aimois  aussi,  et  qui  se  nommoit 
Philoclès.  Celui-ci  avoit  la  crainte  des  dieux  ,  et 
l'ame  grande ,  mais  modérée  ;  il  mettoit  la  gran- 
deur, non  à  s'élever,  mais  à  se  vaincre,  et  à  ne 
rien  faire  de  bas.  Il  me  parloit  librement  sur 
mes  défauts  ;  et  lors  même  qu'il  n'osoit  me  par- 
ler, son  silence  et  la  tristesse  de  son  visage  me 
faisoient  assez  entendre  ce  qu'il  vouloit  me  re- 
procher. Dans  les  commencemens  celte  sincérité 
me  plaisoit  ;  et  je  lui  protestois  souvent  que  je 
l'écouterois  avec  confiance  toute  ma  vie  ,  pour 
me  préserver  des  flatteurs.  Il  me  disoit  tout  ce 
que  je  devois  faire  pour  marcber  sur  les  traces 
de  mon  aïeul  Minos  ,  et  pour  rendre  mon 
rovaume  heureux.  Il  n'avoit  pas  une  aussi  pro- 
fonde sagesse  que  vous,  ô  Mentor;  mais  ses 
maximes  étoient  bonnes  :  je  le  reconnois  main- 
tenant. Peu  à  peu  les  artifices  de  Protésilas , 
qui  étoit  jaloux  et  plein  d'ambition ,  me  dégoû- 


(XIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XL 


•48.: 


tèrent  de  Philoclès.  Celui-ci  étoit  sans  empres- 
sement ,  et  laissoit  l'autre  prévaloir  ;  il  se  con- 
tentoit  de  me  dire  toujours  la  vérité  lorsque  je 
voulois  l'entendre.  C'étoit  mon  bien  ,  et  non  sa 
fortune ,  qu'il  cherchoit. 

Protésilas  me  persuada  insensiblement  que 
c'étoit  un  esprit  chagrin  et  superbe  qui  criti- 
quoit  toutes  mes  actions  ;  qui  ne  me  demandoit 
rien ,  parce  qu'il  avoit  la  fierté  de  ne  vouloir 
rien  tenir  de  moi ,  et  d'aspirer  à  la  réputation 
d'un  homme  qui  est  au-dessus  de  tous  les  hon- 
neurs :  il  ajouta  que  ce  jeune  homme,  qui  me 
parloit  si  librement  sur  mes  défauts ,  en  parloit 
aux  autres  avec  la  même  liberté  ;  qu'il  laissoit 
assez  entendre  qu'il  ne  m'estimoit  guère;  et 
qu'en  rabaissant  ainsi  ma  réputation,  il  vouloit, 
par  l'éclat  d'une  vertu  austère  ,  s'ouvrir  le  che- 
min à  la  royauté. 

D'abord  je  ne  pus  croire  que  Philoclès  vou- 
lût me  détrôner  :  il  y  a  dans  la  véritable  vertu 
une  candeur  et  une  ingénuité  que  rien  ne  peut 
contrefaire ,  et  à  laquelle  on  ne  se  méprend 
point ,  pourvu  qu'on  y  soit  attentif.  Mais  la  fer- 
meté de  Philoclès  contre  mes  foiblesses  com- 
mençoit  à  me  lasser.  Les  complaisances  de  Pro- 
tésilas ,  et  son  industrie  inépuisable  pour  m'in- 
venter  de  nouveaux  plaisirs  ,  me  faisaient  ssntir 
encore  plus  impatiemment  l'austérité  de  l'autre. 

Cependant  Protésilas ,  ne  pouvant  soull'rir 
que  je  ne  crusse  pas  tout  ce  qu'il  me  disoit 
contre  son  ennemi,  prit  le  pafti  de  ne  m'en 
parler  plus ,  et  de  me  persuader  par  quelque 
chose  de  plus  fort  que  toutes  les  paroles.  Voici 
comment  il  acheva  de  me  tromper  :  il  me  con- 
seilla d'envoyer  Philoclès  commander  les  vais- 
seaux qui  dévoient  attaquer  ceux  de  Carpathie; 
et,  pour  m'y  déterminer,  il  me  dit  :  Vous  savez 
que  je  ne  suis  pas  suspect  dans  les  louanges 
que  je  lui  donne  :  j'avoue  qu'il  a  du  courage  et 
du  génie  pour  la  guerre  ;  il  vous  servira  mieux 
qu'un  autre  ,  et  je  préfère  lintérèt  de  votre  ser- 
vice à  tous  mes  ressenlimens  contre  lui. 

Je  fus  ravi  de  trouver  cette  droiture  et  cette 
équité  dans  le  cœur  de  Protésilas,  à  qui  j'avois 
confié  l'administration  de  mes  plus  grandes 
affaires.  Je  l'embrassai  dans  un  transport  de 
joie  ,  et  je  me  crus  trop  heureux  d'avoir  donné 
toute  ma  confiance  à  un  honmic  qui  me  parois- 
soit  ainsi  au-dessus  de  toute  passion  et  de  tout 
intérêt.  Mais,  hélas!  que  les  princes  sont  dignes 
de  compassion  !  Cet  homme  me  connoissoit 
mieux  que  je  ne  me  connoissois  moi-mèrne  :  il 
savoit  que  les  rois  sont  d'ordinaire  détlans  et 
inappliqués  :  défians ,  par  l'expérience  conti- 
nuelle qu'ils  ont  des  artifices  des  hommes  cor- 


rompus dont  ils  sont  environnés;  inappliqués  , 
parce  que  les  plaisirs  les  entraînent,  et  qu'ils 
sont  accoutumés  à  avoir  des  gens  chargés  de 
penser  pour  eux  ,  sans  qu'ils  en  prennent  eux- 
mêmes  la  peine.  11  comprit  donc  qu'il  '  n'auroit 
pas  grande  peine  à  me  mettre  en  déliance  et  en 
jalousie  contre  un  homme  qui  ne  manqueroit 
pas  de  faire  de  grandes  actions ,  surtout  l'ab- 
sence lui  donnant  une  entière  facilité  de  lui 
tendre  des  pièges. 

Philoclès ,  en  partant,  prévit  ce  qui  lui  pou- 
voit  arriver.  Souvenez-vous,  me  dit-il,  que  je 
ne  pourrai  plus  me  défendre  ;  que  vous  n'écou- 
terez que  mon  ennemi  ;  et  qu'en  vous  servant 
au  péril  de  ma  vie  je  courrai  risque  de  n'avoir 
d'autre  récompense  que  votre  indignation.  Vous 
vous  trompez ,  lui  dis-je  :  Protésilas  ne  parle 
point  de  vous  comme  vous  parlez  de  lui  ;  il  vous 
loue ,  il  vous  estime  ,  il  vous  croit  digne  des 
plus  importans  emplois  :  s'il  commençoit  à  me 
parler  contre  vous,  il  perdroit  ma  confiance. 
Ne  craignez  rien ,  allez ,  et  ne  songez  qu'à  me 
bien  servir.  Il  partit ,  et  me  laissa  dans  une 
étrange  situation. 

Il  faut  vous  l'avouer,  Mentor;  je  voyois  clai- 
rement combien  il  m'étoit  nécessaire  d'avoir 
plusieurs  hommes  que  je  consultasse ,  et  que 
rien  n'étoit  plus  mauvais ,  ni  pour  ma  réputa- 
tion ,  ni  pour  le  succès  des  affaires ,  que  de  me 
livrera  un  seul.  J'avois  éprouvé  que  les  sages 
conseils  de  Philoclès  m'avoient  garanti  de  plu- 
sieurs failles  dangereuses  où  la  hauteur  de  Pro- 
tésilas mauroit  fait  tomber.  Jesentois  bien  qu'il 
y  avoit  dans  Pliiloclès  un  fonds  de  probité  et  de 
maximes  équitables,  qui  ne  se  faisoit  point  sen- 
tir de  même  dans  Protésilas;  mais  j'avois  laissé 
prendre  à  Protésilas  un  certain  ton  décisif  au- 
quel je  ne  pouvois  presque  plus  résister.  J'étois 
fatigué  de  me  trouver  toujours  entre  deux  hom- 
mes que  je  ne  pouvois  accorder  ;  et,  dans  cette 
lassitude,  j'aimois  mieux,  par  foiblesse,  ha- 
sarder quelque  chose  aux  dépens  des  affaires  , 
et  respirer  en  liberté.  Je  n'eusse  osé  me  dire  à 
moi-môme  une  si  honteuse  raison  du  parti  que 
je  venois  de  prendre  ;  mais  celte  honteuse  rai- 
son ,  que  je  n'osois  développer,  ne  laissoit  pas 
d'agir  secrètement  au  fond  de  mon  cœur,  et 
d'être  la  vrai  motif  de  tout  ce  que  je  faisois. 

Philoclès  surprit  les  ennemis  ,  remporta  une 
pleine  victoire  ,  et  se  hâtoit  de  revenir  pour 
prévenir  les  mauvais  offices  qu'il  avoit  à  crain- 
dre :  mais  Protésilas ,  qui  n'avoit  pas  encore  eu 


Var.  —  '  il  110  lui  seroil  pas  diflkile  Je.  Edil,  corrcctlun 
du  marquis  de  Fcnclou. 


486 


TELÉIVIAQUE.  LTVRE  XI. 


(XIII) 


le  temps  de  me  tromper,  lui  écrivit  que  je  dé- 
sirois  qu'il  fît  une  descente  dans  l'île  de  Car- 
pathie,  pour  profiter  de  la  victoire.  En  elîet ,  il 
m'avoit  persuadé  que  je  pourrois  facilement 
faire  la  conquête  de  cette  île ,;  mais  il  fit  en 
sorte  que  plusieurs  choses  nécessaires  manquè- 
rent à  Philoclès  dans  cette  entreprise,  et  il 
l'assujettit  à  certains  ordres  qui  causèrent  divers 
contre-temps  dans  l'exécution. 

Cependant  il  se  servit  d'un  domestique  très- 
corrompu  que  j'avois  auprès  de  moi ,  et  qui 
observoit  jusqu'aux  moindres  choses  pour  lui 
en  rendre  compte,  quoiqu'ils  parussent  ne  se 
voir  guère  et  n'être  jamais  d'accord  en  rien. 
Ce  domestique  ,  nommé  Timocrafe ,  me  vint 
dire  un  jour,  en  grand  secret ,  qu'il  avoit  dé- 
couvert une  affaire  très-dangereuse.  Philoclès, 
me  dit-il,  veut  se  servir  de  votre  armée  navale 
pour  se  faire  roi  de  l'île  de  Carpathie  :  les  chefs 
des  troupes  sont  attachés  à  lui;  tous  les  soldats 
sont  gagnés  par  ses  largesses ,  et  plus  encore  par 
la  licence  pernicieuse  où  il  laisse  vivre  les  trou- 
pes :  il  est  enflé  de  sa  victoire.  Voilà  une  lettre 
qu'il  écrit  à  un  de  ses  amis  sur  son  projet  de  se 
faire  roi  ;  on  n'en  peut  plus  douter  après  une 
preuve  si  évidente. 

Je  lus  cette  lettre  ;  et  elle  me  parut  de  la  main 
de  Philoclès.  Mais  on  avoit  parfaitement  imité 
son  écriture;  et  c'étoit  Protésilas  qui  l'avoit 
faite  avec  Timocrate.  Cette  lettre  me  jeta  dans 
une  étrange  surprise  :  je  la  relisois  sans  cesse , 
et  ne  pouvois  me  persuader  qu'elle  fût  de  Phi- 
loclès ;  repassant  dans  mon  esprit  troublé  toutes 
les  marques  touchantes  qu'il  m'avoit  données  de 
son  désintéressement  et  de  sa  bonne  foi.  Ce- 
pendant que  pouvois-je  faire?  quel  moyen  de 
résister  à  une  lettre  où  je  croyois  être  sur  de 
reconnoître  l'écriture  de  Philoclès? 

Quand  Timocrate  vit  que  je  ne  pouvois  plus 
résister  à  son  artifice ,  il  le  poussa  plus  loin. 
Oserai-je,  me  dit-il  en  hésitant,  vous  faire  re- 
marquer un  mot  qui  est  dans  celle  lettre  ?  Phi- 
loclès dit  à  son  ami  qu'il  peut  parler  en  con- 
fiance à  Protésilas  sur  une  chose  qu'il  ne  dési- 
gne que  par  un  chiffre  :  assurément  Protésilas 
est  entré  dans  le  dessein  de  Philoclès,  cl  ils  se 
sont  raccommodés  à  vos  dépens.  Vous  savez  que 
c'est  Protésilas  qui  vous  a  pressé  d'envoyer  Phi- 
loclès contre  les  Carpathiens.  Depuis  un  certain 
temps  il  a  cessé  de  vous  parler  contre  lui , 
comme  il  le  faisoit  souvent  autrefois.  Au  con- 
traire, il  le  loue,  il  l'excuse  en  toute  occasion  : 
ils  se  voyoient  depuis  quelque  temps  avec  assez 
d'honnêteté.  Sans  doute  Protésilas  a  pris  avec 
Philoclès  des  mesures  pour  partager  avec  lui  la 


conquête  de  Carpathie.  Vous  voyez  même  qu'il 
a  voulu  qu'on  fît  celte  entreprise  contre  toutes 
les  règles,  et  qu'il  s'expose  à  faire  périr  votre 
armée  navale ,  pour  contenter  son  ambition. 
Croyez-vous  qu'il  voulût  servir  ainsi  à  celle  de 
Philoclès,  s'ils  éloienl  encore  mal  ensemble? 
Non ,  non  ,  on  ne  peut  plus  douter  que  ces  deux 
hommes  ne  soient  réunis  pour  s'élever  ensemble 
à  une  grande  autorité,  et  peut-être  pour  ren- 
verser le  trône  '  où  vous  régnez.  En  vous  par- 
lant ainsi ,  je  sais  que  je  m'expose  à  leur  res- 
sentiment ,  si ,  malgré  mes  avis  sincères ,  vous 
leur  laissez  encore  votre  autorité  dans  les  mains  : 
mais  qu'importe,  pourvu  que  je  vous  dise  la 
vérité  ? 

Ces  dernières  paroles  de  Timocrate  firent 
une  grande  impression  sur  moi  :  je  ne  doutai 
plus  de  la  trahison  de  Philoclès  ,  et  je  me  dé- 
liai de  Protésilas  comme  de  son  ami.  Cependant 
Timocrate  me  disoit  sans  cesse  :  Si  vous  atten- 
dez que  Philoclès  ait  conquis  l'île  de  Carpathie, 
il  ne  sera  plus  temps  d'arrêter  ses  desseins , 
hâtez-vous  de  vous  en  assurer  pendant  que  vous 
le  pouvez.  J'avois  horreur  de  la  profonde  dissi- 
mulation des  hommes  ;  je  ne  savois  plus  à  qui 
me  fier.  Après  avoir  découvert  la  trahison  de 
Philoclès,  je  ne  voyois  plus  d'homme  sur  la 
terre  dont  la  vertu  put  me  rassurer.  J'étois  ré- 
solu de  faire  au  plus  tôt  périr  ce  perfide  ;  mais 
je  craignois  Protésilas ,  et  je  ne  savois  comment 
faire  à  son  égard.  Je  craignois  de  le  trouver 
coupable,  et  je  craignois  aussi  de  me  fier  à  lui. 
Enfin  ,  dans  mon  trouble  ,  je  ne, pus  m'empê- 
cher  de  lui  dire  que  Philoclès  m'étoit  devenu 
suspect.  Il  en  parut  surpris  ;  il  me  représenta 
sa  conduite  droite  et  modérée  ;  il  m'exagéra  ses 
services;  en  un  mot,  il  fit  tout  ce  qu'il  falloit 
pour  me  persuader  qu'il  étoit  trop  bien  avec 
lui.  D'un  autre  côté  ,  Timocrate  ne  perdoit  pas 
un  moment  pour  me  faire  remarquer  cette  in- 
telligence ,  et  pour  m'obliger  à  perdre  Philo- 
clès pendant  que  je  pouvois  encore  m'assurer 
de  lui.  Voyez  ,  mon  cher  Mentor,  combien  les 
rois  sont  malheureux  ,  et  exposés  à  être  le 
jouet  des  autres  hommes  ,  lors  même  que  les 
autres  hommes  paroissent  tremblans  à  leurs 
pieds. 

Je  crus  faire  un  coup  d'une  profonde  poli- 
tique ,  et  déconcerter  Protésilas ,  en  envoyant 
secrètement  à  l'armée  navale  Timocrate  pour 
faire  mourir  Philoclès.  Protésilas  poussa  jus- 
qu'au bout  sa  dissimulation  ,   et   me   trompa 


Var.  —  1  réunis  pour  inoiilor  ensciiible  sur  le  Ironc,  et 
peut-èlre  pour  renverser  celui  ou  vous  régnez,  a. 


(XIII) 


TÉLÉ  MA  QUE.  LIVRE  XI. 


487 


d'autant  mieux,  qu'il  parut  plus  naturellement 
comme  un  lionnne  qui  se  laissoit  tromper.  Ti- 
niocratc  partit  donc  ;,  et  trouva  Philoclès  assez 
embarrassé  dans  sa  descente  :  il  manquoit  de 
tout;  car  Protésilas,  ne  sachant  si  la  lettre  sup- 
posée pourroit  faire  périr  son  ennemi ,  vouloit 
avoir  en  même  temps  une  autre  ressource  prête, 
par  le  mauvais  succès  d'une  entreprise  dont  il 
m'avoit  fait  tant  espérer,  et  qui  ne  manqueroit 
pas  de  rn'irriter  contre  Philoclès.  Celui-ci  sou- 
tenoit  cette  guerre  si  diftlcile,  par  son  courage, 
par  son  génie  ,  et  par  l'amour  que  les  troupes 
avoient  pour  lui.  Quoique  tout  le  monde  re- 
connût dans  l'armée  que  cette  descente  étoit 
téméraire  et  funeste  pour  les  Cretois ,  chacun 
travailloit  à  la  faire  réussir,  comme  s'il  eût  vu 
sa  vie  et  son  bonheur  attachés  au  succès.  Cha- 
cun étoit  content  de  hasarder  sa  vie  à  toute 
heure  ,  sous  un  chef  si  sage  et  si  appliqué  à 
se  faire  aimer. 

Timocrate  avoit  tout  à  craindre  en  voulant 
faire  périr  ce  chef  au  milieu  d'une  armée  qui 
l'aimoit  avec  tant  de  passion;  mais  l'ambition 
furieuse  est  aveugle.  Timocrate  ne  trouvoit 
rien  de  diftîcile  pour  contenter  Protésilas,  avec 
lequel  il  s'imaginoit  me  gouverner  absolument 
après  la  mort  de  Philoclès.  Protésilas  ne  pou- 
voit  souffrir  un  homme  de  bien  dont  la  seule 
vue  étoit  un  reproche  secret  de  ses  crimes,  et 
qui  pouvoit ,  en  m'ouvrant  les  yeux,  renverser 
ses  projets. 

Timocrate  s'assura  de  deux  capitaines  qui 
étoient  sans  cesse  auprès  de  Philoclès;  il  leur 
promit  de  ma  part  de  grandes  récompenses ,  et 
ensuite  il  dit  à  Philoclès  qu'il  étoit  venu  pour 
lui  dire  de  ma  part  des  choses  secrètes  qu'il  ne 
devoit  lui  confier  qu'en  présence  de  ces  deux 
capitaines.  Philoclès  se  renferma  avec  eux  et 
avec  Timocrate.  Alors  Timocrate  donna  un 
coup  de  poignard  à  Philoclès.  Le  coup  glissa  , 
et  n'enfonça  guère  avant.  Philoclès ,  sans  s'é- 
tonner^ lui  arracha  le  poignard,  s'en  servit 
contre  lui  et  contre  les  deux  autres.  En  même 
temps  il  cria  :  on  accourut  ;  on  enfonça  la 
porte  ;  on  dégagea  Philoclès  des  mains  de  ces 
trois  hommes,  qui,  étant  troublés,  l'avoient 
attaqué  foiblement.  Ils  furent  pris ,  et  on  les 
auroit  d'abord  décliirés  ,  tant  l'indignation  de 
l'armée  étoit  grande  ,  si  Philoclès  n'eût  arrêté 
la  multitude.  Ensuilc  il  prit  Timocrate  en  par- 
ticulier, et  lui  demanda  avec  douceur  ce  qui 
l'avoit  obligé  à  commettre  une  action  si  noire. 
Timocrate  ,  qui  craignoit  qu'on  ne  le  fît  mou- 
rir, se  hâta  de  montrer  l'ordre  que  je  lui  avois 
donné  par  écrit  de  tuer  Philoclès;  et^,  comme 


les  traîtres  sont  toujours  lâches,  il  ne  songea 
qu'à  sauver  sa  vie ,  en  découvrant  à  Philoclès 
toute  la  trahison  de  Proiésilas. 

Philoclès,  ed'rayé  de  voir  tant  de  malice  dans 
les  hommes ,  prit  un  parti  plein  de  modéra- 
tion :  il  déclara  à  toute  l'armée  que  Timocrate 
étoit  innocent;  il  le  mit  en  sûreté  ,  le  renvoya 
en  Crète  ,  déféra  le  commandement  de  l'armée 
H  Polymène ,  que  j'avois  nommé  ,  dans  mon 
ordre  écrit  de  ma  main,  pour  commander 
quand  on  auroit  tué  Philoclès.  Enfin,  il  exhorta 
les  troupes  à  la  fidélité  qu'elles  me  dévoient , 
et  passa  pendant  la  nuit  dans  une  légère  barque, 
qui  le  conduisit  dans  l'île  de  Samos,  où  il  vit 
tranquillement  dans  la  pauvreté  et  dans  la  soli- 
tude, travaillant  à  faire  des  statues  pour  gagner 
sa  vie,  ne  voulant  plus  entendre  parler  des 
hommes  trompeurs  et  injustes,  mais  surtout 
des  rois ,  qu'il  croit  les  plus  malheureux  et  les 
plus  aveugles  de  tous  les  hommes. 

En  cet  endroit  Mentor  arrêta  Idoménée  ;  Hé 
bien!  dit-il ,  fùtes-vous  long-temps  à  découvrir 
la  vérité?  Non,  répondit  Idoménée;  je  compris 
peu  à  peu  les  artifices  de  Protésilas  et  de  Timo- 
crate :  ils  se  brouillèrent  même  ;  car  les  mé- 
chans  ont  bien  de  la  peine  à  demeurer  unis. 
Leur  division  acheva  de  me  montrer  le  fond  de 
l'abîme  où  ils  m'avoient  jeté.  Hé  bien  !  reprit 
Mentor,  ne  prîtes-vous  point  le  parti  de  vous 
défaire  de  l'un  et  de  l'autre?  Hélas  !  répondit  * 
Idoménée  ,  est-ce,  mon  cher  Mentor,  que  vous 
ignorez  la  foiblesse  et  l'embarras  des  princes? 
Quand  ils  sont  une  fois  livrés  à  des  hommes 
corrompus  et  hardis  qui  ont  l'art  de  se  rendre 
nécessaires  ,  ils  ne  peuvent  plus  espérer  aucune 
liberté.  Ceux  qu'ils  méprisent  le  plus  sont  ceux 
qu'ils  traitent  le  mieux  et  qu'ils  comblent  de 
l)ienfaits.  J'avois  horreur  de  Protésilas  ,  et  je 
lui  laissois  toute  l'autorité.  Etrange  illusion  ! 
je  me  savois  bon  gré  de  le  connoître ,  et  je  n'a- 
vois  pas  la  force  de  reprendre  l'autorité  que  je 
lui  avois  abandonnée.  D'ailleurs  ,  je  le  trouvois 
commode  ,  conqduisant ,  industrieux  pour  flat- 
ter mes  passions  ,  ardent  pour  mes  intérêts. 
Enfin  j'avois  une  raison  pour  m' excuser  en 
moi-même  de  ma  foiblesse  :  c'est  que  je  ne 
connoissois  point  de  véritable  vertu  :  faute  d'a- 
voir su  choisir  des  gens  de  bien  qui  conduisis- 
sent mes  affaires  ,  je  croyois  qu'il  n'y  en  avoit 
point  sur  la  terre,  et  que  la  probité  cloit  un 
beau  fantôme.  Qu'importe  ,  disois-je  ,  de  faire 
un  grand  éclat  pour  sortir  des  mains  d'un 
homme  corrompu  ,  et  pour  tomber  dans  celles 

Var.  —  ^  reprit,  a.  b. 


488 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


(XIII) 


de  quelque  autre  qui  ne  sera  ni  plus  désinté- 
ressé ni  plus  sincère  que  lui.  Cependant  l'ar- 
mée navale  commandée  par  Polymène  revint. 
Je  ne  songeai  plus  à  la  conquête  de  l'île  de 
Carpathie  ;  et  Protésilas  ne  put  dissimuler  si 
profondément ,  que  je  ne  découvrisse  combien 
il  éloit  affligé  de  savoir  que  Philoclès  étoit  eu 
sûreté  dans  Samos. 

Mentor  interrompit  encore  Idoménée,  pour 
lui  demander  s'il  avoit  continué  ,  après  une  si 
noire  trahison  ,  à  confier  toutes  ses  affaires  à 
Protésilas.  J'étois,  lui  répondit  Idoménée,  trop 
ennemi  des  affaires ,  et  trop  inappliqué ,  pour 
pouvoir  me  tirer  de  ses  mains  :  il  auroit  fallu 
renverser  l'ordre  que  j'avois  établi  pour  ma 
commodité ,  et  instruire  un  nouvel  homme  ; 
c'est  ce  que  je  n'eus  jamais  la  force  d'entre- 
prendre. J'aimai  mieux  fermer  les  yeux  pour 
ne  pas  voir  les  artifices  de  Protésilas.  Je  me 
consolois  seulement  en  faisant  entendre  à  cer- 
taines personnes  de  confiance  que  je  n'ignorois 
pas  '  sa  mauvaise  foi.  Ainsi  je  m'imaginois 
n'être  trompé  qu'à  demi  ,  puisque  je  savois  que 
j'étois  trompé.  Je  faisois  même  de  temps  en 
temps  sentir  à  Protésilas  que  je  supportois  son 
joug  avec  impatience.  Je  prenois  souvent  plaisir 
à  le  contredire,  à  blâmer  publiquement  quelque 
chose  qu'il  avoit  fait ,  à  décider  contre  son  sen- 
timent; mais,  comme  il  connoissoit  ma  hau- 
teur et  ma  paresse,  il  ne  s'embarrassoit  point 
de  tous  mes  chagrins.  Il  revenoit  opiniâtrement 
à  la  charge;  il  usoit  tantôt  de  manières  pres- 
santes ,  tantôt  de  souplesse  et  d'insinuation  : 
surtout  quand  il  s'apercevoit  que  j'étois  peiné 
contre  lui ,  il  redoubloit  ses  soins  pour  me 
fournir  de  nouveaux  amusemens  propres  à  m'a- 
mollir,  ou  pour  m'embarquer  dans  quelque 
affaire  où  il  eût  occasion  de  se  rendre  néces- 
saire et  de  faire  valoir  son  zèle  pour  ma  répu- 
tation. 

Quoique  je  fusse  en  garde  contre  lui ,  cette 
manière  de  flatter  mes  passions  m'entraînoit 
toujours  :  il  savoit  mes  secrets;  il  me  soula- 
geoit  dans  mes  embarras  ;  il  faisoit  trembler 
tout  le  monde  par  mon  autorité.  Enfin  je  ne 
pus  me  résoudre  à  le  perdre  '.  Mais,  en  le 
maintenant  dans  sa  place ,  je  mis  tous  les  gens 
de  bien  hors  d'état  de  me  représenter  mes  véri- 
tables intérêts.  Depuis  ce  moment  on  n'entendit 
plus  dans  mes  conseils  aucune  parole  libre  ;  la 
vérité  s'éloigna  de  moi  ;  l'erreur,  qui  prépare 
la  chute  des  rois,   me  punit  d'avoir  sacrifié 


Philoclès  à  la  cruelle  ambition  de  Protésilas  : 
ceux  mêmes  qui  avoicnt  le  plus  de  zèle  pour 
l'Etat  et  pour  ma  personne  se  crurent  dispensés 
de  me  détromper,  après  un  si  terrible  exemple. 
Moi  même,  mon  cher  Mentor,  je  craignois  que 
la  vérité  ne  perçât  le  nuage  ,  et  qu'elle  ne  par- 
vînt jusqu'à  moi  malgré  les  flatteurs;  car, 
n'ayant  plus  la  force  de  la  suivre  ,  sa  lumière 
m'éfoit  importune.  Je  sentois  en  moi-même 
qu'elle  m'eût  causé  de  cruels  remords,  sans 
pouvoir  me  tirer  d'un  si  funeste  engagement. 
Ma  mollesse,  et  l'ascendant  que  Protésilas  avoit 
pris  insensiblement  sur  moi ,  me  plongeoient 
dans  une  espèce  de  désespoir  de  rentrer  jamais 
on  liberté.  Je  ne  voulois  ni  voir  un  si  honteux 
état ,  ni  le  laisser  voir  aux  autres.  Vous  savez  , 
cher  Mentor,  la  vaine  hauteur  et  la  fausse  gloire 
dans  laquelle  on  élève  les  rois  ;  ils  ne  veulent 
jamais  avoir  tort.  Pour  couvrir  une  faute,  il 
en  faut  faire  cent.  Plutôt  que  d'avouer  qu'on 
s'est  trompé  ,  et  que  de  se  donner  la  peine  de 
revenir  de  son  erreur,  il  faut  se  laisser  tromper 
toute  sa  vie.  Voilà  l'état  des  princes  foibles  et 
inappliqués  :  c'étoit  précisément  le  mien  ,  lors- 
qu'il fallut  que  je  partisse  pour  le  siège  de 
Troie. 

En  partant ,  je  laissai  Protésilas  maître  des 
affaires  ;  il  les  conduisit  en  mon  absence  avec 
hauteur  et  inhumanité.  Tout  le  royaume  de 
Crète  gémissoit  sous  sa  tyrannie  :  mais  per- 
sonne n'osoit  me  mander  l'oppression  des  peu- 
ples ;  ou  savoit  que  je  craignois  de  voir  la  vé- 
rité, et  que  j'abdudonnois  à  la  cruauté  de  Pro- 
tésilas tous  ceux  qui  eulreprenoient  de  parler 
contre  lui.  Mais  moins  on  osoit  éclater,  plus  le 
mal  étoit  violent.  *  Dans  la  suite  il  me  contrai- 
gnit de  chasser  le  vaillant  Mérione,  qui  m'avoit 
suivi  avec  tant  de  gloire  au  siège  de  Troie.  Il 
en  étoit  devenu  jaloux  ,  comme  de  tous  ceux 
que  j'aimois  et  qui  montroient  quelque  vertu. 

Il  faut  que  vous  sachiez  ,  mon  cher  Mentor, 
que  tous  mes  malheurs  sont  venus  de  là.  Ce 
n'est  pas  tant  la  mort  de  mon  fils  qui  causa  la 
révolte  des  Cretois,  que  la  vengeance  des  dieux 
irrités  contre  mes  foiblesses,  et  la  haine  des 
peuples ,  que  Protésilas  m'avoit  attirée.  Quand 
je  répandis  le  sang  de  mon  fils ,  les  Cretois , 
lassés  d'uu  gouvernement  rigoureux ,  avoient 
épuisé  toute  leur  patience  ;  et  l'horreur  de  cette 
dernière  action  ne  fit  que  montrer  au  dehors 
ce  qui  étoit  depuis  long-temps  dans  le  fond  des 
cœurs. 


Var.  —  1   pas  m. 
détruire,  a. 


A.   aj.  B. 


-  je  ne  pus  songer  a  le  Var.  —  i  Dans  la  suilc,  v[c.  jusqu'à  la  fui  de  l'alinéa, 

m.  A.  aj.  B. 


(XIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


489 


Timocrale  me  suivit  au  siège  de  Troie ,  et 
rendoit  compte  secrètement  par  ses  lettres  à 
Protésilas  de  tout  ce  qu'il  pouvoit  découvrir.  Je 
sentois  bien  que  j'étois  en  captivité  j  mais  je 
tàchois  de  n'y  penser  pas,  désespérant  d'y  re- 
médier. Quand  les  Cretois,  à  mon  arrivée  ,  se 
révoltèrent ,  Protésilas  et  Timocrate  furent  les 
premiers  à  s'enfuir.  Ils  m'auroient  sans  doute 
abandonné,  si  je  n'eusse  été  contraint  de  m'en- 
fuir  presque  aussitôt  qu'eux.  Comptez  ,  mon 
cher  Mentor,  que  les  hommes  insolens  pendant 
la  prospérité  sont  toujours  foibles  et  tremblans 
dans  la  disgrâce.  La  tête  leur  tourne  aussitôt 
que  l'autorité  absolue  leur  échappe.  On  les  voit 
aussi  rampans  qu'ils  ont  été  hautains;  et  c'est 
en  un  moment  qu'ils  passent  d'une  extrémité 
à  l'autre. 

Mentor  dit  à  Idoménée  :  Mais  d'où  vient 
donc  que  ,  connoissant  à  fond  ces  deux  mé- 
dians hommes  ,  vous  les  gardez  encore  auprès 
de  vous  comme  je  les  vois  ?  Je  ne  suis  pas  sur- 
pris qu'ils  vous  aient  suivi  ,  n'ayant  rien  de 
meilleur  à  faire  pour  leurs  intérêts  ;  je  com- 
prends même  que  vous  avez  fait  une  action 
généreuse  de  leur  donner  un  asile  dans  votre 
nouvel  établissement  :  mais  pourquoi  vous 
livrer  encore  à  eux  après  tant  de  cruelles  expé- 
riences ? 

Vous  ne  savez  pas,  répondit  Idoménée,  com- 
bien toutes  les  expériences  sont  inutiles  aux 
princes  amollis  et  inappliqués  qui  vivent  sans 
réflexion.  Ils  sont  mécontens  de  tout,  et  ils 
n'ont  le  courage  de  rien  redresser.  Tant  d'an- 
nées d'habitude  étoient  des  chaînes  de  fer  qui 
me  lioient  à  ces  deux  hommes  ;  et  ils  m'obsé- 
doient  à  toute  heure.  Depuis  que  je  suis  ici , 
ils  m'ont  jeté  dans  toutes  les  dépenses  exces- 
sives que  vous  avez  vues;  ils  ont  épuisé  cet  état 
naissant;  ils  m'ont  attiré  celte  guerre  qui  alloit 
m'accabler  sans  vous.  J'aurois  bientôt  éprouvé 
à  Salente  les  mêmes  malheurs  que  j'ai  sentis  en 
Crète  ;  mais  vous  m'avez  enfin  ouvert  les  yeux, 
et  vous  m'avez  inspiré  le  courage  qui  me  mau- 
quoit  pour  me  mettre  hors  de  servitude.  Je  ne 
sais  ce  que  vous  avez  fait  en  moi  ;  mais,  depuis 
que  vous  êtes  ici,  je  me  sens  un  autre  homme. 

Mentor  demanda  ensuite  à  Idoménée  quelle 
étoit  la  conduite  de  Protésilas  dans  ce  change- 
ment des  affaires.  Rien  n'est  plus  artificieux , 
répondit  Idoménée  ,  que  ce  qu'il  a  fait  depuis 
votre  arrivée.  D'abord  il  n'oublia  rien  pour 
jeter  indirectement  quelque  défiance  dans  mon 
esprit.  II  ne  disoit  rien  contre  vous;  mais  je 
voyois  diverses  gens  qui  venoient  m'avertir  que 
ces  deux  étrangers  étoient  fort  à  craindre.  L'un, 


disoient-ils ,  est  le  fils  du  trompeur  Ulysse; 
l'autre  est  un  homme  caché  et  d'un  esprit  pro- 
fond :  ils  sont  accoutumés  à  errer  de  royaume 
en  royaume  ;  qui  sait  s'ils  n'ont  point  formé 
quelque  dessein  sur  celui-ci  ?  Ces  aventuriers 
racontent  eux-mêmes  qu'ils  ont  causé  de  grands 
troubles  dans  tous  les  pays  où  ils  ont  passé  : 
voici  un  Etat  naissant  et  mal  affermi  ;  les 
moindres  mouvemens  pourroient  le  renverser. 

Protésilas  ne  disoit  rien  ;  mais  il  tàchoit  de 
me  faire  entrevoir  le  danger  et  l'excès  de  toutes 
ces  réformes  que  vous  me  faisiez  entreprendre. 
Il  me  prenoit  par  mon  propre  intérêt.  Si  vous 
mettez  ,  me  disoit-il ,  les  peuples  dans  l'abon- 
dance, ils  ne  travailleront  plus  ;  ils  deviendront 
fiers,  indociles,  et  seront  toujours  prêts  à  se 
révolter  :  il  n'y  a  que  la  foiblesse  et  la  misère 
qui  les  rende  souples ,  et  qui  les  empêche  de 
résister  à  l'autorité.  Souvent  il  tâchoit  de  re- 
prendre son  ancienne  autorité  pour  m 'en- 
traîner: et  il  la  couvroit  d'un  prétexte  de  zèle 
pour  mon  service.  En  voulant  soulagée  les 
peuples,  me  disoit-il.  vous  rabaissez  la  puis- 
sance royale  ;  et  par  là  vous  faites  au  peuple 
même  un  tort  irréparable,  car  il  a  besoin  qu'on 
le  tienne  bas  pour  son  propre  repos. 

A  tout  cela  je  répondois  que  je  saurois  bien 
tenir  les  peuples  dans  leur  devoir  en  me  faisant 
ainfer  d'eux  ;  en  ne  relâchant  rien  de  mon  au- 
torité ,  quoique  je  les  soulageasse  *  ;  en  punis- 
sant avec  fermeté  tous  les  coupables  ;  enfin,  eu 
donnant  aux  enfants  une  bonne  éducation,  et  à 
tout  le  peuple  une  exacte  discipline,  pour  le  tenir 
dans  une  vie  simple ,  sobre  et  laborieuse.  Ile 
quoi  !  disois-je  ,  ne  peut-on  pas  ^  soumettre  un 
peuple  sans  le  faire  mourir  de  faim  ?  Quelle  in- 
humanité !  quelle  politique  brutale  !  Combien 
voyons-nous  de  peuples  traités  doucement ,  et 
très-fidèles  à  leurs  princes  !  Ce  qui  cause  les 
révoltes  ,  c'est  l'ambition  et  l'inquiétude  des 
grands  d'un  Etat ,  quand  on  leur  a  donné  trop 
de  licence ,  et  qu'on  a  laissé  leurs  passions  s'é- 
tendre sans  bornes;  c'est  la  multitude  des  grands 
et  des  petits  qui  vivent  dans  la  mollesse,  dans 
le  luxe  et  dans  l'oisiveté;  c'est  la  trop  grande 
abondance  d'hommes  adonnés  à  la  guerre  ,  qui 
ont  négligé  toutes  les  occupations  utiles  qu'il 
faut  prendre  dans  les  temps  de  paix;  enfin, 
c'est  le  désespoir  des  peuples  maltraités,  c'est 
la  dureté,  la  hauteur  des  rois,  et  leur  mollesse, 
qui  les  rend  incapables  de  veiller  sur  tous  les 
membres  de  l'Etat  pour  prévenir  les  troubles. 

Var.  —   1  jo  les  soulageasse,  enllu,  eu  domianl,  etc.  A. 
—  -  pas  m.  A.  (ij.  u. 


490 


TÉLËMAQUE.  LIVRE  XI. 


(XIV) 


Voilà  ce  qui  cause  les  révoltes ,  et  non  pas  le 
pain  qu'on  laisse  manger  en  paix  au  labou- 
reur, après  qu'il  l'a  gagné  à  la  sueur  de  son 
visage. 

Quand  Protésilas  a  vu  que  j'étois  inébran- 
lable dans  ces  maximes,  il  a  pris  un  parti  tout 
opposé  à  sa  conduite  passée  :  il  a  commencé  à 
suivre  ces  maximes  qu'il  n'avoit  pu  détruire  ; 
il  a  fait  semblant  de  les  goûter,  d'en  être  con- 
vaincu ,  de  m'avoir  obligation  de  l'avoir  éclairé 
là-dessus.  Il  va  au-devant  de  tout  ce  que  je  puis 
souhaiter  pour  soulager  les  pauvres  ;  il  est  le 
premier  à  me  représenter  leurs  besoins ,  et  à 
crier  contre  les  dépenses  excessives.  Vous  savez 
même  qu'il  vous  loue  ,  qu'il  vous  témoigne  de 
la  contiance  ,  et  qu'il  n'oublie  rien  pour  vous 
plaire.  Pour  ïimocrate  ,  il  commence  à  n'être 
plus  si  bien  avec  Protésilas  ;  il  a  songé  à  se 
rendre  indépendant  :  Protésilas  en  est  jaloux  ; 
et  c'est  en  partie  par  leurs  différends  que  j'ai 
découvert  leur  perfidie. 

Mentor,  souriant ,  répondit  ainsi  à  Idomé- 
née  :  Quoi  donc  !  vous  avez  été  foible  jusqu'à 
vous  laisser  tyranniser  pendant  tant  d'années 
par  deux  traîtres  dont  vous  connoissiez  la  tra- 
hison !  Ah  !  vous  ne  savez  pas  ,  répondit  Ido- 
ménée  ,  ce  que  peuvent  les  hommes  artiticieux 
sur  un  roi  foible  et  inappliqué  qui  s'est  livré  à 
eux  pour  toutes  ses  aflaires.  D'ailleurs  je  vfîiis 
ai  déjà  dit  que  Protésilas  entre  maintenant  dans 
toutes  vos  vues  pour  le  bien  public.  Mentor  re- 
prit ainsi  le  discours  d'un  air  grave  :  Je  ne  vois 
que  trop  combien  les  méchans  prévalent  sur  les 
bons  auprès  des  rois  ;  vous  en  êtes  un  terril)le 
exemple.  Mais  vous  dites  que  je  vous  ai  ouvert 
les  yeux  sur  Protésilas;  et  ils  sont  encore  fermes 
pour  laisser  le  gouvernement  de  vos  affaires  à 
cet  homme  indigne  de  vivre.  Sachez  que  les 
méchans  ne  sont  point  des  hommes  incapables 
de  faire  le  bien  ;  ils  le  font  indifféremment ,  de 
même  que  le  mal ,  quand  il  peut  servir  à  leur 
ambition.  Le  mal  ne  leur  coûte  rien  à  faire, 
parce  qu'aucun  sentiment  de  bonté  ni  aucun 
principe  de  vertu  ne  les  retient  ;  mais  aussi  ils 
font  le  bien  sans  peine  ,  parce  que  leur  corrup- 
tion les  porte  à  le  faire  pour  paroître  bons,  et 
pour  tromper  le  reste  des  hommes.  A  propre- 
ment parler,  ils  ne  sont  pas  capables  de  la 
vertu  ,  quoiqu'ils  paroissent  la  pratiquer  ;  mais 
ils  sont  capables  d'ajouter  à  tous  leurs  autres 
vices  le  plus  horrible  des  vices  ,  qui  est  l'hypo- 
crisie. Tant  que  vous  voudrez  absolument  faire 
le  bien,  Protésiles  sera  prêt  à  le  faire  avec  vous, 
pour  conserver  l'autorité;  mais  si  peu  qu'il 
sente  en  vous  de  facilité  à  vous  relâcher,  il  n'ou- 


bliera rien  pour  vous  faire  retomber  dans  l'éga- 
rement, et  pour  reprendre  en  liberté  son  na- 
turel trompeur  et  féroce.  Pouvez-vous  vivre 
avec  honneur  et  en  repos ,  pendant  qu'un  tel 
homme  vous  obsède  à  toute  heure,  et  que  vous 
savez  le  sage  et  le  fidèle  Philoclès  pauvre  et 
déshonoré  dans  l'île  de  Samos  ? 

Vous  reconnoissez  bien  ,  ô  Idoménée  ,  que 
les  hommes  trompeurs  et  hardis  qui  sont  pré- 
sens entraînent  les  princes  foibles  ;  mais  vous 
devriez  ajouter  que  les  princes  ont  encore  un 
autre  malheur  qui  n'est  pas  moindre  ;  c'est 
celui  d'oublier  facilement  la  vertu  et  les  ser- 
vices d'un  homme  éloigné.  La  multitude  des 
hommes  qui  environnent  les  princes  est  cause 
qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  fasse  une  impression  I 
profonde  sur  eux  :  ils  ne  sont  frappés  que  de 
ce  qui  est  présent  ,  et  qui  les  flatte  ;  tout  le 
reste  s'efface  bientôt.  Surtout  la  vertu  les  touche 
peu  ,  parce  que  la  vertu  ,  loin  *  de  les  flatter, 
les  contredit  et  les  condamne  dans  leurs  foi- 
blesses.  Faut-il  s'étonner  s'ils  ne  sont  point 
aimés .  puisqu'ils  ne  sont  point  aimables ,  et 
qu'ils  n'aiment  rien,  que  leur  grandeur  et  leur 
plaisir? 

^  Après  avoir  dit  ces  paroles,  Mentor  per- 
suada à  Idoménée  qu'il  falloit  au  plus  tôt  chasser 
Protésilas  et  Timocrate  ,  pour  rappeler  Philo- 
clès. L'unique  difficulté  qui  arrôtoit  le  Roi  , 
c'est  qu'il  craignoit  la  sévérité  de  Philoclès. 
J'avoue  ,  disoit-il ,  que  je  ne  puis  m'empêcher 
de  craindre  un  peu  son  retour,  quoique  je 
l'aime  et  que  je  l'estim.e.  Je  suis  depuis  ma 
tendre  jeunesse  accoutumé  à  des  louanges,  à 
des  empressemens  et  à  des  complaisances ,  que 
je  ne  saurois  espérer  de  trouver  dans  cet  homme. 
Dès  que  je  faisois  quelque  chose  qu'il  n'approu- 
voit  pas  ,  son  air  triste  me  marquoit  assez  qu'il 
me  condamnoit.  Quand  il  étoit  en  particulier 
avec  moi ,  ses  manières  étoient  respectueuses  et 
modérées ,  mais  sèches. 

Ne  voyez-vous  pas,  lui  répondit  Mentor,  que 
les  princes  gâtés  par  la  flatterie  trouvent  sec  et 
austère  tout  ce  qui  est  libre  et  ingénu  ^.  Ils  vont 
même  jusqu'à  s'imaginer  qu'on  n'est  pas  zélé 
pour  leur  service  ,  et  qu'on  n'aime  pas  leur 
autorité,  dès  qu'on  n'a  point  l'ame  scrvile,  et 
qu'on  n'est  pas  prêt  à  les  flatter  dans  l'usage  le 
plus  injuste  de  leur  puissance.  Toute  parole 
libre  et  généreuse  leur  paroît  hautaine  ,  cri- 
tique et  séditieuse.  Ils  deviennent  si  délicats , 
que  tout  ce  qui  n'est  point  flatteur  les  blesse  et 


Var.  —  *  bien  loin.  a.  —  -  Livre  xit. 
Ils  devicnaciU  si  délicals,  elc.  a. 


3  et  injîéuu. 


(XIV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


491 


les  irrite.  Mais  allons  plus  loin.  Je  suppose  que 
Philoclès  est  en'cctiveinenl  sec  et  austère  .  son 
austérité  ne  ^aut-olle  pas  mieux  que  la  flatterie 
pernicieuse  de  vos  conseillers  ?  Uù  trouvercz- 
vous  un  homme  sans  défauts  ?  et  le  défaut  de 
vous  dire  trop  hardiment  la  vérité  n'est-il  pas 
celui  que  vous  devez  le  moins  craindre?  que 
dis-je?  n'est-ce  pas  un  défaut  nécessaire  [your 
corriger  les  vôtres  ,  et  pour  vaincre  ce  dégoût 
de  la  vérité  où  la  flatterie  vous  a  fait  tomber? 
Il  vous  faut  un  homme  qui  n'aime  que  la  vérité 
et  vous,  qui  vous  aime  mieux  que  vous  ne  savez 
vous  aimer  vous-même;  qui  vous  dise  la  vérité 
malgré  vous  ;  qui  force  tous  vos  retranche- 
mens  :  et  cet  homme  nécessaire  .  c'est  Philo- 
clès. Souvenez-vous  qu'un  prince  est  trop  heu- 
reux quand  il  naît  un  seul  homme  sous  son 
règne  avec  cette  générosité  ;  qu'il  est  le  plus 
précieux  trésor  de  l'Etat;  et  que  la  plus  grande 
punition  qu'il  doit  craindre  des  dieux  ,  est  de 
perdre  un  tel  homme  ,  s'il  s'en  rend  indigne 
faute  de  savoir  s'en  servir. 

Pour  les  défauts  des  gens  de  bien  ,  il  faut  les 
savoir  connoître,  et  ne  laisser  pas  de  se  servir 
d'eux.  Redressez-les  ;  ne  vous  livrez  jamais 
aveuglément  à  leur  zèle  indiscret;  mais  écou- 
tez-les favorablement;  honorez  leur  vertu; 
montrez  au  public  que  vous  savez  la  distin- 
guer ;  ^  surtout  gardez-vous  bien  d'être  plus 
long-temps  comme  vous  avez  été  jusqu'ici.  Les 
princes  gâtés  conmie  vous  l'étiez  ,  se  contentant 
de  mépriser  les  hommes  corrompus ,  ne  laissent 
pas  de  les  employer  avec  confiance  et  de  les 
combler  de  bienfaits  :  d'un  autre  côté,  ils  se 
piquent  de  connoître  aussi  les  hommes  ver- 
tueux; mais  ils  ne  leur  donnent  que  de  vains 
éloges ,  n'osant  ni  leur  confier  les  emplois ,  ni 
les  admettre  dans  leur  commerce  familier,  ni 
répandre  des  bienfaits  sur  eux. 

Alors  Idoménée  dit  qu'il  étoit  lionteux  d'avoir 
tant  tardé  à  délivrer  l'innocence  opprimée,  et 
à  punir  ceux  qui  l'avoient  trompé.  Mentor  * 
n'eut  même  aucune  peine  à  déterminer  le  Roi  à 
perdre  son  favori  ;  car  aussitôt  qu'on  est  par- 
venu à  rendre  les  favoris  suspects  et  importuns 
à  leurs  maîtres  ,  les  princes  ,  lassés  et  embar- 
rassés ,  ne  cherchent  plus  qu'à  s'en  défaire  : 
leur  amitié  s'évanouit,  les  services  sont  oubliés; 
la  chute  des  favoris  ne  leur  coûte  rien  ,  pourvu 
qu'ils  ne  les  voient  plus. 

Var.  —  1  cl  suiloul  gardez-vous  bien  d'èlre  connue  les 
princes  qui,  se  contentant  de  mépriser  les  hommes  corrom- 
pus, ne  laissent  pas  de  les  euiploycr  avec  conliance  et  de  les 
combler  de  bienfaits  ;  et  qui ,  se  piqunnt  de  connoilre  aussi  les 
hommes  vertueux,  ne  leur  donnent  (lue  de  vains  éloges,  a. 
—  -  Mentor,  nie.  jusqu'à  la  fut  de  l'aiinca,  w.  A.  af.  B. 


Aussitôt  le  Roi  ordonna  en  secret  à  Hégé- 
sippe,  qui  étoit  un  des  princi[)aux  officiers  de 
sa  maison  ,  de  prendre  Protésilas  et  Timocrate , 
de  les  conduire  en  sûreté  dans  l'île  de  Samos  , 
de  les  y  laisser,  et  de  ramener  Philoclès  de  ce 
lieu  d'exil.  Hégésippe  ,  surpris  de  cet  ordre,  ne 
put  s'empêcher  de  pleurer  de  joie.  C'est  main- 
tenant, dit-il  au  Roi  ,  que  vous  allez  charmer 
vos  sujets.  Ces  deux  hommes  ont  causé  tous 
vos  malheurs  et  tous  ceux  de  vos  peuples  :  il  y 
a  vingt  ans  qu'il  font  gémir  tous  les  gens  de 
bien,  et  qu'à  peine  ose-t-ou  même  gémir,  tant 
leur  tyrannie  est  cruelle  ;  ils  accablent  tous 
ceux  qui  entreprennent  d'aller  à  vous  par  un 
autre  canal  que  le  leur.  Ensuite  Hégésippe 
découvrit  au  Roi  un  grand  nombre  de  perfidies 
et  d'inhumanités  commises  par  ces  deux  hom- 
mes ,  dont  le  Roi  n'avoit  jamais  entendu  parler, 
parce  que  personne  n'osoit  les  accuser.  Il  lui 
raconta  même  ce  qu'il  avoit  découvert  d'une 
conjuration  secrète  pour  faire  périr  Mentor.  Le 
Roi  eut  horreur  de  tout  ce  qu'il  voyoit. 

Hégésippe  se  hâta  d'aller  prendre  Protésilas 
dans  sa  maison  :  elle  étoit  moins  grande ,  mais 
plus  commode  et  plus  riante,  que  celle  du  Roi  ; 
l'architecture  étoit  de  meilleur  goût  ;  Protésilas 
l'avoit  ornée  avec  une  dépense  tirée  du  sang 
des  misérables.  Il  étoit  alors  dans  un  salon  de 
marbre  auprès  de  ses  bains,  couché  négligem- 
ment sur  un  lit  de  pourpre  avec  une  broderie 
d'or;  il  paroissoit  las  et  épuisé  de  ses  travaux  ; 
ses  yeux  et  ses  sourcils  montroient  je  ne  sais 
quoi  d'agité,  de  sombre  et  de  farouche.  Les 
plus  grands  de  l'État  étoient  autour  de  lui , 
rangés  sur  des  tapis,  composant  leurs  visages 
sur  celui  de  Protésilas,  dont  ils  observoient  jus- 
qu'au moindre  clin  d'œil.  A  peine  ouvroit-il  la 
bouche,  que  tout  le  monde  se  récrioit  pour 
admirer  ce  qu'il  ailoit  dire.  In  des  principaux 
de  la  troupe  lui  racontoit  avec  des  exagérations 
ridicules  ce  que  Protésilas  lui-même  avoit  fait 
pour  le  Roi.  Un  autre  lui  assuroit  que  Jupiter, 
ayant  trompé  sa  mère,  lui  avoit  donne  la  vie  , 
et  qu'il  étoit  fils  du  père  des  dieux.  Un  poète 
vcnoit  de  lui  chanter  des  vers  où  il  assuroit  que 
Protésilas,  instruit  par  les  Muses,  avoit  égalé 
Apollon  pour  tous  les  ouvrages  d'esprit.  Un 
autre  poète,  encore  plus  lâche  et  plus  impu- 
dent ,  l'appeloit ,  dans  ses  vers ,  l'inventeur 
des  beaux-arts,  et  le  père  des  peuples,  qu'il 
rendoit  Lieurcux;  il  ledé[)eignoit  tenant  en  main 
la  corne  d'abondance. 

Protésilas  écouloit  toutes  ces  louanges  d'un 
air  sec ,  distrait  et  dédaigneux  ,  comme  un 
homme  qui  sait  bien  qu'il  en  mérite  encore  de 


492 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


(XIV) 


plus  grandes ,  et  qui  fait  trop  de  grâce  de  se 
laisser  louer.  Il  y  avoit  un  flatteur  qui  prit  la 
liberté  de  lui  parlera  l'oreille,  pour  lui  dire 
quelque  chose  de  plaisant  contre  la  police  que 
Mentor  làclioit  d'établir.  Protésilas sourit;  toute 
l'assemblée  se  mit  aussitôt  à  rire  ,  quoique  la 
plupart  ne  pussent  point  encore  savoir  ce  qu'on 
avoit  dit.  Mais  Protésilas  reprenant  bientôt  son 
air  sévère  et  hautain,  chacun  rentra  dans  la 
crainte  et  dans  le  silence.  Plusieurs  nobles  cher- 
choient  le  moment  où  Protésilas  pourroit  se 
tourner  vers  eux  et  les  écouter  .  ils  paroissoient 
émus  et  embarrassés;  c'est  qu'ils  avoienl  à  lui 
demander  des  grâces  :  leur  posture  suppliante 
parloit  pour  eux;  ils  par()issoient  aussi  soumis 
qu'une  mère  aux  pieds  des  autels ,  lorsqu'elle 
demande  aux  dieux  la  guérison  de  son  fils  uni- 
que. Tous  paroissent  conlens^  attendris  ,  pleins 
d'admiration  pour  Protésilas  ,  quoique  tous 
eussent  contre  lui,  dans  le  cœur,  une  rage 
implacable. 

Dans  ce  moment  Hégésippe  entre,  *  saisit 
l'épée  de  Protésilas ,  et  lui  déclare,  de  la  part 
du  Roi,  qu'il  va  l'emmener  dans  l'île  de  Sa- 
mos.  A  ces  paroles ,  toute  l'arrogauce  de  ce 
favori  tomba ,  comme  un  rocher  qui  se  détache 
du  sommet  d'une  montagne  escarpée.  Le  voilà 
qui  se  jette  tremblant  et  troublé  aux  pieds 
d'Hégésippe;  il  pleure,  il  hésite,  il  bégaie,  il 
tremble  ;  il  embrasse  les  genoux  de  cet  homme, 
qu'il  ne  daignoit  pas ,  une  heure  auparavant , 
honorer  d'un  de  ses  regards.  Tous  ceux  qui 
l'encensoient ,  le  voyant  perdu  sans  ressource , 
changèrent  leurs  llatteries  en  des  insultes  sans 
pitié. 

Hégésippe  ne  voulut  lui  laisser  le  temps  ni  de 
faire  ses  derniers  adieux  à  sa  famille,  ni  de 
prendre  certains  écrits  secrets.  Tout  fut  saisi  et 
porté  au  Roi.  Timocrate  fut  arrêté  dans  le 
même  temps  :  et  sa  surprise  fut  extrême;  car  il 
croyoit  qu'étant  brouillé  avec  Protésilas  il  ne 
pouvoit  être  enveloppé  dans  sa  ruine.  Ils  par- 
tent dans  un  vaisseau  qu'on  avoit  préparé.  On 
arrive  à  Samos.  Hégésippe  y  laisse  ces  deux 
malheureux;  et,  pour  mettre  le  comble  à  leur 
malheur,  il  les  laisse  ensemble.  Là ,  ils  se  re- 
prochent avec  fureur,  l'un  à  l'autre  ,  les  crimes 
qu'ils  ont  faits .  et  qui  sont  cause  de  leur  chute  : 
ils  se  trouvent  sans  espérance  de  revoir  jamais 
Salente,  condamnés  à  vivre  loin  de  leurs  fem- 
mes et  de  leurs  enfans;  je  ne  dis  pas  loin  de 
leurs  amis,  car  ils  n'en  avoient  point.  On  les 

Var.  —  1  SAisit  son  ('pcc  ,  et  lui  ik'dare  qu'il  va  l'oiii- 
niener  dans  l'ile  de  Samos.  A  ces  paroles  ,  toute  l'airogance 
de  Protésilas  loniba,  etc.  a. 


menoit  dans  une  terre  inconnue,  oi^i  ils  ne  dé- 
voient plus  avoir  ^  d'autre  ressource  pour  vivre, 
que  leur  travail ,  eux  qui  avoient  passé  tant 
d'années  dans  les  délices  et  dans  le  faste.  Sem- 
blables à  deux  bêtes  farouches ,  ils  étoient  tou- 
jours prêts  à  se  déchirer  l'un  l'autre. 

Cependant  Hégésippe  demanda  en  quel  lieu 
de  l'île  denieuroit  Philoclès.  On  lui  dit  qu'il 
demeuroit  assez  loin  de  la  ville ,  sur  une  mon- 
tagne où  une  grotte  lui  servoit  de  maison.  Tout 
le  monde  lui  parla  avec  admiration  de  cet  étran- 
ger. Depuis  qu'il  est  dans  cette  île,  lui  disoit-on, 
il  n'a  offensé  personne  :  chacun  est  touché  de  sa 
patience,  de  son  travail,  de  sa  tranquillité; 
n'ayant  rien,  il  paroît  toujours  content.  Quoi- 
qu'il soit  ici  loin  des  affaires ,  sans  biens  et  sans 
autorité,  il  ne  laisse  pas  d'obliger  ceux  qui  le 
méritent,  et  il  a  mille  industries  pour  faire 
plaisir  à  tous  ses  voisins. 

Hégésippe  s'avance  vers  cette  grotte ,  il  la 
trouve  vide  et  ouverte  ;  car  la  pauvreté  et  la 
simplicité  des  mœurs  de  Philoclès  faisoient  qu'il 
n'avoit ,  en  sortant ,  aucun  besoin  de  fermer  sa 
porte.  Une  natte  de  jonc  grossier  lui  servoit  de 
lit.  Rarement  il  allumoit  du  feu ,  parce  qu'il  ne 
mangeoit  rien  de  cuit  :  il  se  nourrissoit ,  pen- 
dant l'été,  de  fruits  nouvellement  cueillis,  et, 
eu  hiver,  de  dattes  et  de  figues  sèches.  Une 
claire  fontaine  ,  qui  faisoit  une  nappe  d'eau  en 
tombant  d'un  rocher,  le  désaltéroit.  Il  n'avoit 
dans  sa  grotte  que  les  instrumens  nécessaires  à 
la  sculpture ,  et  quelques  livres  qu'il  lisoit  à 
certaines  heures  ,  non  pour  orner  son  esprit , 
ni  pour  contenter  sa  curiosité,  mais  pour  s'ins- 
truire en  se  délassant  de  ses  travaux,  et  pour 
apprendre  à  être  bon.  Pour  la  sculpture,  il  ne 
s'y  appliquoit  que  pour  exercer  son  corps  ,  fuir 
l'oisiveté ,  et  gagner  sa  vie  sans  avoir  besoin  de 
personne. 

Hégésippe ,  en  entrant  dans  la  grotte ,  admira 
les  ouvrages  qui  étoient  commencés.  Il  reniar- 
qua  un  Jupiter,  dont  le  visage  serein  étoit  si 
plein  de  majesté ,  qu'on  le  reconnoissoit  aisé- 
ment pour  le  père  des  dieux  et  des  hommes. 
D'un  autre  côté  paroissoit  Mars  avec  une  fierté 
rude  et  menaçante.  Mais  ce  qui  étoit  de  plus 
louchant,  c'étoit  une  -^linerve  qui  animoit  les 
arts;  son  visage  étoit  noble  et  doux,  sa  taille 
grande  et  libre  :  elle  étoit  dans  une  action  si 
vive,  qu'on  auroit  pu  croire  qu'elle  alloit  mar- 
cher. 

Hégésippe ,  ayant  pris  plaisir  à  voir  ces  sta- 
tues ,  sortit  de  la  grotte,  et  vil  de  loin ,  sous  un 

Var.  —  1  ou  ils  u'auroieut  d'autre  ressource.  A. 


{ 


(XIV) 


TÉLÉiMAQUE.  LIVRE  XL 


493 


grand  arbre ,  Philoclès  qui  lisoit  sur  le  gazon  : 
il  va  vers  lui;  et  Philoclès,  qui  l'aperçoit,  ne 
sait  que  croire.  N'est-ce  point  là,  dit-il  en  lui- 
même  ,  Hégésippe,  avec  qui  j'ai  si  long-temps 
vécu  en  Crète?  Mais  quelle  apparence  qu'il 
vienne  dans  une  ilc  si  éloignée?  Ne  seroit-ce 
point  son  ombre  qui  viendroit  après  sa  mort 
des  rives  du  Slyx?  Pendant  qu'il  éfoit  dans  ce 
doute,  Hégésippe  arriva  si  proche  de  lui ,  qu'il 
ne  put  s'empêcher  de  le  reconnoître  et  de  l'em- 
brasser. Est-ce  donc  vous  ,  dit-il  ,  mon  cher 
et  ancien  ami?  quel  hasard,  quelle  tempête 
vous  a  jeté  sur  ce  rivage?  pourquoi  avez- vous 
abandonné  l'île  de  Crète  ?  est-ce  une  disgrâce 
semblable  à  la  mienne  qui  vous  a  arraché  à  notre 
patrie? 

Hégésippe  lui  répondit  :  Ce  n'est  point  une 
disgrâce  ;  au  contraire  ,  c'est  la  faveur  des  dieux 
qui  me  mène  ici.  Aussitôt  il  lui  raconta  la  lon- 
gue tyrannie  de  l'rolésilas;  ses  intrigues  avec 
Timocrate  ;  les  malheurs  où  ils  avoient  préci- 
pité Idoménée  ;  la  chute  de  ce  prince;  sa  fuite 
sur  les  côtes  d'Italie  ,  la  fondation  de  Salente  : 
l'arrivée  de  Mentor  et  de  Télémaque  ;  les  sages 
maximes  dont  Mentor  avoit  rempli  l'esprit  du 
Roi,  et  la  disgrâce  des  deux  traîtres.  Il  ajouta 
qu'il  les  avoit  menés  à  Samos,  pour  y  soullrir 
l'exil  qu'ils  avoient  fait  souffrir  à  Philoclès:  et 
il  tiuii  en  lui  disant  qu'il  avoit  ordre  de  le  con- 
duire à  Salente  ,  oii  le  Roi  ,  qui  connoissoit  son 
innocence  ,  vouloit  lui  confier  ses  affaires  et  le 
combler  de  biens. 

Voyez-vous,  lui  répondit  Philoclès,  celle 
grotte ,  plus  propre  à  cacher  des  bêtes  sauvages, 
qu'à  être  habitée  par  des  hommes?  j'y  ai  goûté 
depuis  tant  d'années  plus  de  douceur  et  de 
repos,  que  dans  les  palais  dorés  de  l'île  de 
Crète.  Les  hommes  ne  me  trompent  plus  ;  car 
je  ne  vois  plus  les  hommes,  je  n'entends  plus 
leurs  discours  flatteurs  et  empoisonnés  :  je  n'ai 
plus  besoin  d'eux;  mes  mains,  endurcies  au 
travail ,  me  donnent  facilement  la  nourriture 
simple  qui  m'est  nécessaire  :  il  ne  me  faut, 
comme  vous  voyez,  qu'une  légère  étoffe  pour 
me  couvrir.  N'ayant  plus  de  besoins,  jouissant 
d'un  calme  profond  et  d'une  douce  liberté ,  dont 
la  sagesse  de  mes  livres  m'apprend  à  faire  un 
bon  usage ,  qu'irois-je  encore  chercher  parmi 
les  hommes  jaloux,  trompeurs  et  inconstans? 
Non  ,  non ,  mon  cher  Hégésippe  ,  ne  m'enviez 
point  mon  bonheur.  Prolésilas  s'est  trahi  lui- 
même  ,  voulant  trahir  le  Roi  et  me  perdre. 
Mais  il  ne  m'a  fait  aucun  mal  ;  au  contraire  , 
il  m'a  fait  le  plus  grand  des  biens,  il  m'a  dé- 
livré du  tumulte  et  de  la  servitude  des  affaires  : 


je  lui  dois  ma  chère  solitude  et  tous  les  plai- 
sirs innocens  que  j'y  goûle. 

Retournez,  ô'  Hégésippe,  retournez  vers  le 
Roi:  aidez-lui  à  supporter  les  misères  de  la 
grandeur  ,  et  faites  auprès  de  lui  ce  que  vous 
voudriez  que  je  fisse.  Puisque  ses  yeux  ,  si 
long-temps  fermés  à  la  vérité ,  ont  été  enfin 
ouverts  par  cet  homme  sage  que  vous  nommez 
Mentor,  qu'il  le  retienne  auprès  de  lui.  Pour 
moi ,  après  mon  naufrage ,  il  ne  me  convient 
pas  de  quitter  le  port'  où  la  tempête  m'a  heu- 
reusement jeté  ,  pour  me  remettre  à  la  merci 
des  flols.  0  que  les  rois  sont  à  plaindre  !  ô  que 
ceux  qui  les  servent  sont  dignes  de  compassion  ! 
S'ils  sont  méchans ,  combien  font-ils  souffrir  les 
hommes!  et  quels  tourmens  leur  sont  préparés 
dans  le  noir  Tartare!  S'ils  sont  bons,  quelles 
difficultés  n'ont-ils  pas  à  vaincre!  quels  pièges 
à  éviter!  quels  maux  à  souffrir!  Encore  une 
fois ,  Hégésippe ,  laissez-moi  dans  mon  heureuse 
pauvreté. 

Pendant  que  Philoclès  parloit  ainsi  avec 
beaucoup  de  véhémence,  Hégésippe  le  regar- 
doil  avec  élonnement.  II  l'avoit  vu  autrefois 
en  Crète,  lorsqu'il  *  gouvernoit  les  plus  gran- 
des affaires,  maigre,  languissant  et  épuisé; 
c'est  que  son  naturel  ardent  et  austère  le  con- 
sumoit  dans  le  travail;  il  ne  pouvoit  voir  sans 
indignation  le  vice  impuni;  il  vouloit  dans  les 
aifairesune  certaine  exactitude  qu'on  n'y  trouve 
jamais  :  ainsi  ses  emplois  détruisoient  sa  santé 
délicate.  Mais,  à  Samos,  Hégésippe  le  voyoit 
gras  ôt  vigoureux;  malgré  les  ans,  la  jeunesse 
fleurie  s'étoit  renouvelée  sur  son  visage  ;  une 
vie  sobre,  tranquille  et  laborieuse  lui  a\(jit  fait 
comme  un  nouveau  tempérament. 

Vous  êtes  surpris  de  me  voir  si  changé  ,  dit 
alors  Philoclès  en  souriant;  c'est  ma  solitude 
qui  m'a  donné  cette  fraîcheur  et  cette  santé 
parfaite  :  mes  ennemis  m'ont  donné  ce  que  je 
n'aurois  jamais  pu  trouver  dans  la  plus  grande 
fortune.  Voulez-vous  que  je  perde  les  vrais 
biens  pour  courir  après  les  faux,  et  pour  me 
replonger  dans  mes  anciennes  misères  ?  Ne 
soyez  pas  plus  cruel  que  Protésilas;  du  moins 
ne  m'enviez  pas  le  bonheur  que  je  tiens  de  lui. 

Alors  Hégésippe  lui  représenta,  mais  inuti- 
lement ,  tout  ce  qu'il  crut  propre  à  le  toucher. 
Ètes-vous  donc,  lui  disoit-il,  insensible  au  plai- 
sir de  revoir  vos  proches  et  vos  amis,  qui  sou- 
pirent après  votre  retour,  et  que  la  seule  espé- 
rance de  vous  embrasser  comble  de  joie?  Mais 

Var.  —  1  6  m.  A.  aj.  tt.  —  -  Pour  moi ,  il  ne  me  con- 
vient plus ,  après  le  naufrage,  de  quillcr  le  port,  etc.  A.  — 
'  pondant  qu'il,  a. 


AM 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


(XIV) 


vous  ,  qui  craiguez  les  dieux  ,  et  qui  aimez  vo- 
tre devoir,  comptez-vous  pour  rien  de  servir 
votre  roi ,  de  l'aider  dans  tous  les  bieris  qu'il 
veut  faire  ,  et  de  rendre  tant  de  peuples  heu- 
reux? Est-il  permis  de  s'abandonner  à  une  phi- 
losophie sauvage ,  de  se  préférer  à  tout  le  reste 
du  genre  humain,  et  d'aimer  mieux  son  repos 
que  le  bonheur  de  ses  concitoyens?  Au  reste, 
on  croira  que  c'est  par  ressentiment ,  que  vous 
ne  vouiez  plus  voir  le  Roi.  S'il  vous  a  voulu 
faire  du  mal ,  c'est  qu'il  ne  vous  a  point  connu  ; 
ce  n'étoit  pas  le  véritable ,  le  bon ,  le  juste  Phi- 
loclès  qu'il  a  voulu  faire  périr  :  c'étoit  un 
homme  bien  diiférent  de  vous  qu'il  vouloit 
punir.  Mais  maintenant  qu'il  vous  connoît , 
et  qu'il  ne  vous  prend  plus  pour  un  autre,  il 
sent  toute  son  ancienne  amitié  revivre  dans  son 
cœur  :  il  vous  attend  ;  déjà  il  vous  tend  les  bras 
pour  vous  embrasser  :  dans  son  impatience ,  il 
compte  les  joui-s  et  les  heures.  Aurez-vous  le 
cœur  assez  dur  pour  être  inexorable  à  votre  Roi 
et  à  tous  vos  plus  tendres  amis? 

Philoclès,  qui  avoit  d'abord  été  attendri  en 
rcconnoissant  Hégésippe ,  reprit  son  air  austère 
en  écoutant  ce  discours.  Semblable  à  un  rocher 
contre  lequel  les  vents  combattent  eu  vain ,  et 
où  toutes  les  vagues  vont  se  brider  en  gémis- 
sant, il  dcmeuroit  immobile;  et  les  prières  ni 
les  raisons  ne  Irouvoient  aucune  ouverture  pour 
entrer  dans  son  cœur.  Mais,  au  moment  où 
Hégésippe  conuuençoit  à  désespérer  de  le  vain- 
ci'e ,  Philoclès,  ayant  consulté  les  dieux,  dé- 
CDuvrit,  par  le  vol  des  oiseaux,  par  les  entrailles 
des  victimes,  et  par  divers  autres  présages. 
qu'il  devoit  suivre  Hégésippe.  Alors  il  ne  ré- 
S'sta  plus ,  il  se  prépara  à  partir  5  mais  ce  ne  fut 
pas  sans  regretter  le  désert  où  il  avoit  passé 
tant  d'années.  Hélas  !  disoit-il  ,  faut-il  que  je 
vous  quitte  ,  o  aimable  grotte  ,  où  le  sonmieil 
paisible  venoit  toutes  les  nuits  me  délasser  des 
travaux  du  jour!  Ici  les  Parques  me  filoient , 
au  milieu  de  ma  pauvreté,  des  jours  d'or  et  de 
soie.  Il  se  prosterna,  en  pleurant,  pour  adorer 
la  naïade  qui  l'avoit  si  long-temps  désaltéré  par 
son  onde  claire ,  et  les  nymphes  qui  iiabitoient 
dans  toutes  les  montagnes  voisines.  Écho  en- 
lendit  ses  regrets,  et,  d'une  triste  voix,  les 
répéla  à  toutes  les  di\inités  champêtres. 

Ensuite  Philoclès  vint  à  la  ville  avec  Hégé- 
sippe pour  s'embarquer.  Il  crut  que  le  malheu- 
reux Protésilas  ,  plein  de  lionte  et  de  ressenti- 
ment ,  ne  voudroit  point  le  voir  :  mais  il  se 
trompoit  ;  car  les  hommes  corrompus  n'ont  au- 
cune pudeur,  et  ils  sont  toujours  prêts  à  toutes 
sortes  de  bassesses.  Philoclès  se  cachoit  modes- 


tement ,  de  peur  d'être  vu  par  ce  misérable  ;  il 
craignoit  d'augmenter  sa  misère  en  lui  montrant 
la  prospérité  d'un  ennemi  qu'on  alloit  élever 
sur  ses  ruines.  Mais  Protésilas  cherchoit  avec 
empressement  Philoclès:  il  vouloit  lui  faire 
pitié  ,  et  l'engager  à  demander  au  Roi  qu'il  pût 
retourner  à  Salente.  Philoclès  étoit  trop  sincère 
pour  lui  promettre  de  travailler  à  le  faire  rap- 
peler ;  car  il  savoit  mieux  que  personne  com- 
bien son  retour  eût  été  pernicieux  :  mais  il  lui 
parla  fort  doucement ,  lui  témoigna  de  la  com- 
passion ,  tâcha  de  le  consoler,  l'exhorta  à  apai- 
ser les  dieux  par  des  mœurs  pures  et  par  une 
grande  patience  dans  ses  maux.  Connue  il  avoit 
a[)pris  que  le  Roi  avoit  ôté  à  Protésilas  tous  ses 
biens  injustement  acquis,  il  lui  promit  deux 
choses  ,  qu'il  exécuta  fidèlement  dans  la  suite  : 
l'une  ,  fut  de  prendre  soin  de  sa  femme  et  de 
ses  enfants ,  qui  étoient  demeurés  à  Salente  , 
dans  une  affreuse  pauvreté,  exposés  à  l'indi- 
gnation publique  :  l'autre  étoit  d'envoyer  à  Pro- 
tésilas, dans  cette  ilc  éloignée,  quelque  secours 
d'argent  pour  adoucir  sa  misère. 

Cependant  les  voiles  s'enflent  d'un  vent  favo- 
rable. Hégésippe  ,  impatient,  se  hâte  de  faire 
partir  Philoclès.  Protésilas  les  voit  embarquer  : 
ses  yeux  demeurent  attachés  et  immobiles  sur 
le  rivage  ;  ils  suivent  le  vaisseau  qui  fend  les 
ondes ,  et  que  le  vent  éloigne  toujours.  Lors 
même  qu'il  ne  peut  plus  le  voir,  il  en  repeint 
encore  l'image  dans  son  esprit.  Enfin,  troublé, 
furieux  ,  livré  à  son  désespoir,  il  s'arrache  les 
cheveux,  se  roule  sur  le  sable,  reproche  aux 
dieux  leur  rigueur,  appelle  en  vain  à  son  se- 
cours la  cruelle  mort,  qui,  sourde  à  ses  prières, 
ne  daigne  le  délivrer  de  tant  de  maux,  et  qu'il 
n'a  pas  le  courage  de  se  donner  lui-même. 

Cependant  le  vaisseau  ,  favorisé  de  Neptune 
et  des  venis,  arriva  bientôt  à  Salente.  On  vint 
dire  au  Roi  qu'il  entroit  déjà  dans  le  port  :  aus- 
sitôt il  courut  au-devant  de  Philoclès  avec  Men- 
tor; il  l'embrassa  tendrement ,  lui  témoigna  un 
sensible  regret  de  l'avoir  persécuté  avec  tant 
d'injustice.  Cet  aveu  ,  bien  loin  de  paroître  une 
foiblesse  dans  un  roi  ,  fut  regardé  par  tous  les 
Salenlins  comme  l'elfort  d'une  grande  ame,  qui 
s'élève  au-dessus  de  ses  propres  fautes ,  en  les 
avouant  avec  courage  pour  les  réparer.  Tout  le 
monde  pleuroit  de  joie  de  revoir  l'homme  de 
bleu  qui  avoit  toujours  aimé  le  peuple,  et  d'en- 
tendre le  Roi  parler  avec  tant  de  sagesse  et  de 
bonté.  Philoclès ,  avec  un  air  respectueux  et 
modeste  ,  recevoit  les  caresses  du  Roi ,  et  avoit 
impatience  de  se  dérober  aux  acclamations  du 
peuple  ;  il  suivit  le  Roi  au  palais.  Bientôt  Meu- 


(XIV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XI. 


495 


tor  et  lui  furent  dans  la  même  confiance  que 
s'ils  avoient  passé  leur  vie  ensemble,  quoiqu'ils 
ne  se  fussent  jamais  vus  ;  c'est  que  les  dieux  , 
qui  ont  refusé  aux  médians  des  yeux  pour  con- 
noître  les  bons ,  ont  donné  aux  bons  de  quoi  se 
counoîtrc  les  uns  les  autres.  Ceux  qui  ont  le 
goût  de  la  vertu  ne  peuvent  ètie  ensemble  sans 
être  unis  par  la  vertu  '  qu'ils  aiment. 

Bientôt  Pbiloclcs  demanda  au  Roi  de  se  re- 
tirer, auprès  de  Salente,  dans  une  solitude,  où 
il  continua  à  vivre  pauvrement  comme  il  avoit 
vécu  à  Samos.  Le  Roi  alloit  avec  Mentor  le  voir 
presque  tous  les  jours  dans  son  désert.  C'est  là 
qu'on  examinoit  les  moyens  d'affermir  les  lois, 
et  de  donner  une  forme  solide  au  gouverne- 
ment pour  le  bonheur  public. 

Les  deux  principales  clîoses  qu'on  examina 
furent  l'éducation  des  enfans ,  et  la  manière  de 
vivre  pendant  la  paix.  Pour  les  enfans ,  Mentor 
disoit  :  Ils  appartiennent  moins  à  leurs  parens , 
qu'à  la  république;  ils  sont  les  enfans  du  peu- 
ple ,  ils  en  sont  l'espérance  et  la  force  ;  il  n'est 
pas  temps  de  les  corriger  quand  ils  se  sont  cor- 
rompus. C'est  peu  de  les  exclure  des  emplois , 
lorsqu'on  voit  qu'ils  s'en  sont  rendus  indignes; 
il  vaut  bien  mieux  prévenir  le  mal,  que  d'être 
réduit  à  le  punir.  Le  Roi ,  ajoutoit-il ,  qui  est 
le  père  de  tout  son  peuple,  est  encore  plus  par- 
ticulièrement le  père  de  toute  la  jeunesse,  qui 
est  la  fleur  de  toute  la  nation.  C'est  dans  la  fleur 
qn'il  faut  préparer  les  fruits  :  que  le  Roi  ne  dé- 
daigne donc  pas  de  veiller  sur  l'éducation  qu'on 
donne  aux  enfans;  qu'il  tienne  ferme  pour  faire 
observer  leslois  de  !Minos,  qui  ordonnent  qu'on 
élève  les  enfans  dans  le  mépris  de  la  douleur  et 
de  la  mort;  qu'on  mette  l'honneur  à  fuir  les 
délices  et  les  richesses;  que  l'injustice  et  le 
mensonge,  l'ingratitude^  et  la  mollesse  passent 
pour  des  vices  infâmes;  qu'on  leur  apprenne, 
dès  leur  tendre  enfance,  à  chanter  les  louanges 
des  héros  qui  ont  été  aimés  des  dieux  ,  qui  ont 
fait  des  actions  gériéreuses  pour  leurs  patries, 
et  qui  ont  fait  éclater  leur  courage  dans  les 
combats  ;  que  le  charme  de  la  musique  saisisse 
leurs  âmes  pour  rendre  leurs  mœurs  douces  et 
pures;  qu'ils  apprennent  à  être  tendres  pour 
leurs  amis,  fidèles  à  leurs  alliés,  équitables 
pour  tous  les  hommes  ,  même  pour  leurs  plus 
cruels  ennemis  ;  qu'ils  craignent  moins  la  mort 
et  lès  tourmens,  que  le  moindre  reproche  de 
leurs  consciences.  Si ,  de  bonne  heure,  on  rem- 
plit les  enfans  de  ces  grandes  maximes,  et  qu'on 


les  fasse  entrer  dans  leur  cœur  par  la  douceur 
du  chant,  il  y  en  aura  peu  qui  ne  s'enflam- 
ment de  l'amour  de  la  gloire  et  de  la  vertu. 

Mentor  ajoutoit  qu'il  étoit  capital  d'établir 
des  écoles  publiques'  pour  accoutumer  la  jeu- 
nesse aux  plus  rudes  exercices  du  corps,  et  ^ 
pour  éviter  la  mollesse  et  l'oisiveté,  qui  cor- 
rompent les  plus  beaux  naturels;  il  vouloit  une 
grande  variété  de  jeux  et  de  spectacles  qui  ani- 
massent tout  le  peuple  ,  mais  surtout  qui  exer- 
çassent les  corps  pour  les  rendre  adroits,  sou- 
ples et  ^  vigoureux  :  il  ajoutait  des  prix  pour 
exciter  une  noble  émulation.  Mais  ce  qu'il  sou- 
haitoit  le  plus  pour  les  bonnes  mœurs,  c'est 
que  les  jeunes  gens  se  mariassent  de  bonne 
heure ,  et  que  leurs  parens ,  sans  aucune  vue 
d'intérêt,  leur  laissassent  choisir  des  femmes 
agréables  de  corps  et  d'esprit,  auxquelles  ils 
pussent  s'attacher. 

Mais  pendant  qu'on  préparait  ainsi  les  moyens 
de  conserver  la  jeunesse  pure,  innocente,  la- 
borieuse ,  docile,  et  passionnée  pour  la  gloire, 
Philoclès,  qui  aimoit  la  guerre,  disoit  à  Men- 
tor :  En  vain  vous  occuperez  les  jeunes  gens  à 
tous  ces  exercices,  si  vous  les  laissez  languir 
dans  une  paix  continuelle ,  oii  ils  n'auront  au- 
cune expérience  de  la  guerre ,  ni  aucun  besoin 
de  s'éprouver  sur  la  \alcur.  Par  là  vous  af- 
foiblirez  insensiblement  la  nation  ;  les  coura- 
ges s'amolliront  ;  les  délices  corrompront  les 
mœurs  :  d'autres  peuples  belliqueux  n'auront 
aucune  peine  à  les  vaincre  ;  et ,  pour  avoir 
voulu  éviter  les  maux  que  la  guerre  entraîne 
après  elle,  ils  tomberont  dans  une  affreuse 
servitude. 

Mentor  lui  répondit  :  Les  maux  de  la  guerre 
sont  encore  plus  horribles  que  vous  ne  pensez. 
La  guerre  épuise  un  Etat  ,  et  le  met  toujours 
en  danger  de  périr,  lors  même  qu'on  remporte 
les  plus  grandes  victoires.  Avec  quelques  avan- 
tages qu'on  la  commence,  on  n'est  jamais  sîir 
de  la  finir  sans  être  exposé  aux  plus  tragiques 
renversemens  de  fortune.  Avec  quelque  supé- 
riorité de  forces  qu'on  s'engage  dans  un  combat, 
le  moindre  mécompte,  une  terreur  panique , 
un  rien  vous  arrache  la  victoire  qui  étoit  déjà 
dans  vos  mains  ,  et  la  transporte  chez  vos  enne- 
mis. Quand  même  on  tiendroit  dans  son  camp 
la  victoire  comme  enchaînée ,  on  se  détruit  soi- 
même  en  détruisant  ses  ennemis  ;  on  dépeuple 
son  pays  ;  on  laisse  les  terres  presque  incultes  ; 
on  trouble  le  commerce  ;  mais,  ce  qui  est  bien 


Var.  —  ^  par  ce  tiu'ils  aiiiifiil.  a.  —  -  riii(;:ali;iiil 
A.  rj.  B. 


Var.  —  •  L'iiiitciir  a  njuiilc  cuire   Irs  litjiii's  :  palestres 
gymnases,  a  —  "^  cl  ^  el  m    a.  tij.  c. 


496 


TÉLÉMAQUE.  LH^RE  XI. 


(XIV) 


pis,  on  aftoiblil  les  meilleures  lois^  et  on  laisse 
corrompre  les  mœurs  :  la  jeunesse  ne  s'adonne 
plus  aux  lettres;  le  pressant  besoin  fait  qu'on 
souffre  une  licence  pernicieuse  dans  les  trou- 
pes ;  la  justice ,  la  police ,  tout  souffre  de  ce  dé- 
sordre. Un  roi  qui  verse  le  sang  de  tant  d'hom- 
mes, et  qui  cause  tant  de  malheurs  pour  ac- 
quérir un  peu  de  gloire  ,  ou  pour  étendre  les 
bornes  de  son  royaume,  est  indigne  de  la  gloire 
qu'il  cherche,  et  mérite  de  perdre  ce  qu'il  pos- 
sède, pour  avoir  voulu  usurper  ce  qui  ne  lui 
appartient  pas. 

Mais  voici  le  moyen  d'exercer  le  courage 
d'une  nation  en  temps  de  paix.  Vous  avez  déjà 
vu  les  exercices  du  corps  que  nous  établissons, 
les  prix  qui  exciteront  l'émulation,  les  maximes 
de  gloire  et  de  vertu  dont  on  remplira  les  âmes 
des  enfans,  presque  dès  le  berceau ,  par  le  chant 
des  grandes  actions  des  héros:  ajoutez  à  ces 
secours  celui  d'une  vie  sobre  et  laborieuse.  Mais 
ce  n'est  pas  tout  :  aussitôt  qu'un  peuple  allié 
de  votre  nation  aura  une  guerre  ,  il  faut  y  en- 
voyer la  fleur  de  votre  jeunesse ,  surtout  ceux 
en  qui  on  remarquera  le  génie  de  la  guerre ,  et 
qui  seront  les  plus  propres  à  profiter  de  l'expé- 
rience. Par  là  vous  conserverez  une  haute  ré- 
putation chez  vos  alliés  :  votre  alliance  sera  re- 
cherchée ,  on  craindra  de  la  perdre  :  sans  avoir 
la  guerre  chez  vous  et  à  vos  dépens,  vous  aurez 
toujours  une  jeunesse  aguerrie  et  intrépide. 
Quoique  vous  ayez  la  paix  chez  vous,  vous  ne 
laisserez  pas  '  de  traiter  avec  de  grands  hon- 
neurs ceux  qui  auront  le  talent  de  la  guerre  : 
car  le  vrai  moyen  d'éloigner  la  guerre  et  de 
conserver  une  longue  paix ,  c'est  de  cultiver 
les  armes  ;  c'est  d'honorer  les  hommes  qui 
excellent  ^  dans  celte  profession  ;  c'est  d'en 
avoir  toujours  qui  s'y  soient  exercés  dans  les 
pays  étrangers  ,  et  qui  connoissent  les  forces  , 
la  discipline  militaire  et  les  manières  de  faire 
la  guerre  des  peuples  voisins  ;  c'est  d'être 
également  incapable  et  de  faire  la  guerre  par 
ambition  ,  et  de  la  craindre  par  mollesse. 
Alors  étant  toujours  prêt  à  la  faire  pour  la 
nécessité ,  on  parvient  à  ne  l'avoir  presque 
jamais. 

Pour  les  alliés  ,  quand  ils  sont  prêts  à  se  faire 
la  guerre  les  uns  aux  autres,  c'est  à  vous  à  vous 
rendre  médiateur.  Par  là  vous  acquérez  une 
gloire  solide  et  plus  sure  que  celle  des  conqué- 
rans  ;  vous  gagnez  l'amour  et  l'estime  des  étran- 


gers; ils  ont  tous  besoin  de  vous  :  vous  régnez 
sur  eux  par  la  confiance  ,  comme  vous  régnez 
sur  vos  sujets  par  l'autorité  ;  vous  devenez  '  le 
dépositaire  des  secrets ,  l'arbitre  des  traités ,  le 
maître  des  cœurs  ;  votre  i'éputation  vole  dans 
tous  les  pays  les  plus  éloignés  ;  votre  nom  est 
comme  un  parfum  délicieux  qui  s'exhale  ^  de 
pays  en  pays  chez  les  peuples  les  plus  reculés  ^. 
En  cet  étal,  qu'un  peuple  voisin  vous  attaque 
contre  les  règles  de  la  justice,  il  vous  trouve 
aguerri ,  préparé  ;  mais  ,  ce  qui  est  bien  plus 
fort ,  il  vous  trouve  aimé  et  *  secouru  ;  tous 
vos  voisins  s'alarment  pour  vous,  et  sont  per- 
suadés que  votre  conservation  fait  la  sûreté 
publique.  Voila  un  rempart  bien  plus  assuré 
que  toutes  les  murailles  des  villes  ,  et  que 
toutes  les  places  les  mieux  fortifiées:  voilà  la 
véritable  gloire.  Mais  qu'il  y  a  peu  de  rois  qui 
sachent  la  chercher  ,  et  qui  ne  s'en  éloignent 
point!  Ils  courent  après  une  ombre  trompeuse, 
et  laissent  derrière  eux  le  vrai  honneur,  faute 
de  le  connoîlre. 

Après  que  Mentor  eut  parlé  ainsi,  Philoclès 
étonné  le  regardoit  :  puis  il  jetoit  les  yeux 
sur  le  Roi,  et  étoit  charmé  de  voir  avec  quelle 
avidité  Idoménée  recueilloit  au  fond  de  son 
cœur  toutes  les  paroles  qui  sortoient ,  comme 
un  fleuve  de  sagesse  ,  de  la  bouche  de  cet 
étranger. 

Minerve  ,  sous  la  figure  de  Mentor,  établis- 
soit  ainsi  dans  Salenle  toutes  les  meilleures  lois 
elles  plus  utiles  maximes  du  gouvernement, 
moins  pour  faire  fleurir  le  royaume  d'Idomé- 
uée ,  que  pour  montrer  à  Télémaque,  quand  il 
reviendroit ,  un  exemple  sensible  de  ce  qu'un 
sage  gouvernement  peut  faire  pour  rendre  les 
peuples  heureux,  et  pour  donner  à  un  bon  roi 
une  gloire  durable. 


Var.  —  '  vous  (lomciirez.  B.  c.  p.  il,/,  du  rop.  —  *  qui 
s'('\hale  de  tous  colés.  En  col  iMal,  etc.  a.  —  *  éloignés.  B. 
—  -^  et  m.  A.  aj.  B. 


Var.  —  1  ne  laissez  pas.  a.  —  -  excellens.  B.  c.  v.  u.  /. 
du  cop.  B.  11  avoit  oublié  le  mot  qui;  l'auteur,  eu  revoyant 
cette  copie,  ajouta  une  s  aiexceUeitt.  Nous  suivons  l'original 
avec  D. 


(XV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XII. 


497 


LIVRE  XII  1. 

Télémaqne ,  pendant  son  séjour  chez  les  alliés,  gagne  l'af- 
fection (le  leurs  principaux  chefs,  et  celle  même  «le 
Philoctète  ,  d'abord  indisposé  contre  lui  à  cause  d'Ulysse 
son  père.  Philoctèle  lui  raconte  ses  aventures,  et  l'origine 
(le  sa  haine  contre  Ulysse;  il  lui  montre  les  funestes  effets 
de  la  passion  de  l'amour,  par  l'histoire  tragique  de  la 
mort  d'Hercule.  Il  lui  apprend  comment  il  obtint  de  ce 
héros  les  flèches  fatales ,  sans  lesquelles  la  ville  de  Troie 
ne  pouvoit  être  prise;  comment  il  fut  puni  d'avoir  trahi 
le  secret  de  la  mort  d'Hercule ,  par  tous  les  maux  qu'il 
eut  à  souffrir  dans  l'ile  de  Lcmnos;  enfin  comment  Ulysse 
se  servit  de  Néoplolème,  pour  l'engagera  se  rendre  au 
siège  de  Troie  ,  où  il  fut  guéri  de  sa  blessure  par  les  fils 
d'Esculape. 

Cepeîsd.vnt  Télémaque  nionlroil  son  courage 
dans  les  périls  de  la  guerre.  En  partant  de  Sa- 
lenle,  il  s'appliqua  à  gagner  rair^cliondes  vieux 
capitaines,  dont  la  réputation  et  l'expérience 
étoientau  comble.  Nestor,  qui  l'avoit  déjà  vu  à 
P^los,  et  qui  avoit  toujours  aimé  Ulysse  ,  le 
traitoit  comme  s'il  eiàt  été  son  propre  fils.  Il  lui 
donnoit  les  instructions  qu'il  appuyoit  de  divers 
exemples;  il  lui  racontoit  toutes  les  aventures 
de  sa  jeunesse,  et  tout  ce  qu'il  avoit  vu  faire  de 
plus  remarquable  aux  héros  de  l'âge  passé.  La 
mémoire  de  ce  sage  vieillard ,  qui  avoit  vécu 
trois  âges  d'homme,  étoit  comme  une  histoire 
des  anciens  temps  gravée  sur  le  marbre  ou  sur 
l'airain. 

Philoctète  n'eut  pas  d'abord  la  uiéme  incli- 
nation que  Nestor  ^  pour  Télémaque  :  la  haine 
qu'il  avoit  nourrie  si  long-temps  dans  son  cœur 
contre  Ulysse  l'éloignoit  de  son  fils  ;  et  il  ne 
pouvoit  voir  qu'avec  peine  tout  ce  qu'il  sembloit 
que  les  dieux  préparoient  en  faveur  de  ce  jeune 
homme,  pour  le  rendre  égal  aux  héros  qui 
avoient  renversé  la  ville  de  Xroic.  Mais  enfin  la 
modération  de  Télémaque  vainquit  tous  les  res- 
sentimens  de  Philoctète  ;  il  ne  put  se  défendre 
d'aimer  cette  viertu  douce  et  modeste.  Il  prenoit 
souvent  Télémaque ,  et  lui  disoil  ;  Mon  fils 
(  car  je  ne  crains  plus  de  vous  nommer  ainsi  ), 
votre  père  et  moi ,  je  l'avoue  ,  nous  avons  été 
long-temps  ennemis  l'un  de  l'autre  :  j'avoue 
même  qu'après  que  nous  eûmes  fait  tomber  la 
superbe  ville  de  Troie,  mon  cœur  n'étoit  point 
encore  apaisé  ;  et,  quand  je  vous  ai  vu,  j'ai  senti 
de  la  peine  à  aimer  la  vertu  dans  le  fils  d'Ulysse. 

Var.  —  1  Livre  XV,  —  -  qu.?  Nestor  m.  A.  oj.  B. 
FÉNELON.    TOME    VI. 


Je  me  le  suis  souvent  reproché.  Mais  enfin  la 
vertu,  quand  elle  est  douce ,  simple,  ingénue 
et  modeste,  surmonte  tout.  Ensuite  Philoctète  ' 
s'engagea  insensiblement  à  lui  raconter  ce  qui 
avoit  allumé  dans  son  cœur  tant  de  haine  contre 
Ulysse. 

Il  faut,  dit-il,  reprendre  mon  histoire  de 
plus  haut.  Je  suivois  partout  le  grand  Hercule, 
qui  a  délivré  la  terre  de  tant  de  monstres  ,  et 
devant  qui  les  autres  héros  n'étoient  que  comme 
sont  les  foibles  roseaux  auprès  d'un  grand  chêne, 
ou  comme  les  moindres  oiseaux  en  présence  de 
l'aigle.  Ses  malheurs  et  les  miens  vinrent  d'une 
passion  qui  cause  tous  les  désastres  les  plus  af- 
freux ;  c'est  l'amour.  Hercule,  qui  avoit  vaincu 
tant  de  monstres,  ne  pouvait  vaincre  cette  pas- 
sion honteuse  ;  et  le  cruel  enfant  Cupidon  se 
jouûit  de  lui.  Il  ne  pouvoit  se  ressouvenir,  sans 
rougir  de  honte ,  qu'il  avoit  autrefois  oublié  sa 
gloire  jusqu'à  filer  auprès  d'Omphale  ,  reine  de 
Lydie ,  comme  le  plus  lâche  et  le  plus  efféminé 
de  tous  les  honnnes;  tant  il  avoit  été  entraîné 
par  un  amour  aveugle.  Cent  fois  il  m'a  av.jué 
que  cet  endroit  de  sa  vie  avoit  terni  sa  vertu , 
et  presque  effacé  la  gloire  de  tous  ses  travaux. 

Cependant  ^ ,  ô  dieux  !  telle  est  la  foiblesse 
et  l'inconstance  des  hommes,  ils  se  promettent 
tout  d'eux-mêmes,  et  ne  résistent  à  rien.  Hélas  ! 
le  grand  Hercule  retomba  dans  les  pièges  de 
l'Amour  qu'il  avoit  si  souvent  détesté  ;  il  aima 
Déjanire.  Trop  heureux  s'il  eût  été  constant 
dans  cette  passion  ^  pour  une  femme  qui  fut  sou 
épouse!  Mais  bientôt  la  jeunesse  d'Iole  ,  sur 
le  visage  de  laquelle  les  grâces  étoient  peintes, 
ravit  *  son  cœur.  Déjanire  brûla  de  jalousie  , 
elle  se  ressouvint  de  cette  fatale  tunique  que  le 
centaure  Nessus  lui  avoit  laissée  ,  en  mourant , 
comme  un  moyen  assuré  de  réveiller  l'amour 
d'Hercule  toutes  les  fois  qu'il  paroitroit  la  né- 
gliger pour  en  aimer  quelque  autre.  "'  Cette  lu- 
nique  ,  pleine  de  sang  venimeux  du  centaure , 
renfermoit  le  poison  des  flèches  dont  ce  mons- 
tre avoit  été  percé.  Vous  savez  que  les  flèches 
d'Hercule,  qui  tua  ce  perfide  centaure ,  avoient 
été  trempées  dans  le  sang  de  l'hydre  de  Lerne  , 
et  que  ce  sang  empoisonnoit  ces  flèches,  en  sorte 
que  toutes  les  blessures  qu'elles  faisoient  étoient 
incurables. 

Hercule  ,  s'élant  revêtu  de  cette  tunique  , 
sentit  bientôt  le  feu  dévorant  qui  se  glissoit  jus- 

Var.  —  '  r.iisuile  Philoctèle  lui  déclara  (|u'il  Oloit  rcsolu 
lie  lui  raconter,  clc.  A.  —  ^  Cependant  il  retomba,  etc.  a. 
—  3  dans  cet  auiour.  A.  —  *cnlevèrenl.  A  :  ravirent,  b  :  tous 
les  ddileurs  ont  corrigé  ravil.  —  ^  Hélas!  celle  tuni([ue  , 
etc.  A. 

82 


498 


TÉLÉMAQUE.  LÏVRE  XII. 


(XV) 


que  dans  la  moelle  de  ses  os  ;  il  poussoit  des 
cris  horribles ,  dont  le  mont  Œta  résonnoit ,  et 
faisoit  retentir  toutes  les  profondes  vallées  ;  la 
mer  même  en  paroissoil  émue  :  les  taureaux 
les  plus  furieux  ',  qui  auroient  mugi  dans  leurs 
combats,  n'auroienl  pas  fait  un  bruit  aussi  af- 
freux. Le  malheureux  Lichas ,  qui  lui  avoit 
apporté  de  la  part  de  Déjanire  cette  tunique  , 
ayant  osé  s'approcher  de  lui.  Hercule,  dans  le 
transport  de  sa  douleur,  le  prit,  le  tit  pirouelter 
comme  un  frondeur  fait  avec  sa  fronde  tourner 
la  pierre  qu'il  veut  jeter  loin  de  lui.  Ainsi  Li- 
chas, lancé  du  haut  de  la  montagne  par  la  puis- 
sante main  d'Hercule  ,  tomboit  -  dans  les  flots 
de  la  mer,  où  il  fut  changé  tout-à-coup  en  un 
rocher  qui  garde  encore  la  figure  humaine  ,  et 
qui ,  étant  toujours  battu  par  les  vagues  irri- 
tées ,  épouvante  de  loin  les  sages  pilotes. 

Après  ce  malheur  de  Lichas,  je  crus  que  je 
ne  pouvois  plus  me  lier  à  Hercule  ;  je  songeois 
à  me  cacher  dans  les  cavernes  les  plus  profon- 
des. Je  le  voyois  déraciner  sans  peine  d'une 
main  ^  les  hauts  sapins  et  les  vieux  chênes 
qui,  depuis  plusieurs  siècles  ,  avoient  méprisé 
les  vents  elles  tempêtes.  De  l'autre  main  il  tà- 
choit  en  vain  d'arracher  de  dessus  son  dos 
la  fatale  tunique  ;  elle  s'étoit  collée  sur  sa  peau, 
et  comme  incorporée  à  ses  membres.  A  mesure 
qu'il  la  déchiroit ,  il  déchiroit  aussi  sa  peau  et 
sa  chair  ;  son  sang  ruisseloit  et  trempoit  la  terre. 
Enfin  sa  vertu  surmontant  sa  douleur,  il  s'é- 
cria :  Tu  vois,  ô  mon  cher  Philoctète.  les  maux 
que  les  dieux  me  fout  souffrir  :  il  sont  justes  ; 
c'est  moi  qui  les  ai  offensés  ;  jai  violé  lamour 
conjugal.  Après  avoir  vaincu  tant  d'ennemis  , 
je  me  suis  lâchement  laissé  vaincre  par  l'amour 
d'une  beauté  étrangère;  je  péris;  et  je  suis  con- 
tent de  périr  pour  apaiser  les  dieux.  Mais  , 
hélas!  cher  ami ,  où  est-ce  que  tu  fuis?  L'excès 
de  la  douleur  m'a  fait  commettre  ,  il  est  vrai , 
contre  ce  misérable  Lichas  ,  une  cruauté  que 
je  me  reproche  :  il  n'a  pas  su  quel  poison  il  me 
présentoit;  il  n\i  point  mérité  ce  que  je  lui  ai 
fait  souffrir  :  mais  crois-tu  que  je  puisse  ou- 
blier l'amitié  que  je  te  dois  ,  et  vouloir  t'arra- 
cherlavie?  Non,  non,  je  ne  cesserai  point 
d'aimer  Philoctète.  Philoctète  recevra  dans  son 
sein  mon  ame  prête  à  s'envoler  :  c'est  lui  qui 
recueillera  mes  cendres.  Où  es-tu  donc ,  ô  mon 
cher  Philoctète  !  Philoctète ,  la  seule  espérance 
qui  me  reste  ici-bas? 


VaR.  —  *  mille  bœufs  qui  auruicnl  mugi  eiiseniblo  n'au- 
roienl pas,  etc.  A.  —  ^  lomha.  Edit.  sana  autoiité.  — '  Je 
Jf  voyois  qui  d'une  maiu  déraciuoil  sans  peine  les  hauts 
lapiuS;  etc.  A> 


A  ces  mots ,  je  me  hâte  de  courir  vers  lui  ; 
il  me  tend  les  bras ,  et  veut  m' embrasser;  mais 
il  se  retient,  dans  la  crainte  d'allumer  dans  mon 
sein  le  feu  cruel  dont  il  est  lui-même  brûlé. 
Hélas!  dit-il ,  cette  consolation  même  ne  m'est 
plus  permise.  En  parlant  ainsi,  il  assemble 
tous  ces  arbres  qu'il  vient  d'abattre;  il  en  fait 
un  bûcher  sur  le  sommet  de  la  montagne  ;  il 
monte  tranquillement  siu"  le  bûcher;  il  étend 
la  peau  du  lion  de  Némée ,  qui  avoit  si  long- 
temps couvert  ses  épaules  *  lorsqu'il  alloit  d'un 
bout  de  la  terre  à  l'autre  abattre  les  monstres 
et  délivrer  les  malheureux  ;  il  s'appuie  sur  sa 
massue  ,  et  il  m'ordonne  d'allumer  le  feu  du 
bûcher.  Mes  mains,  tremblantes  et  saisies  d'hor- 
reur, ne  purent  lui  refuser  ce  cruel  office  ;  car 
la  vie  n'étoit  plus  pour  lui  un  présent  des  dieux, 
tant  elle  éloit  funeste  !  Je  craignis  même  que 
l'excès  de  ses  douleurs  ne  le  transportât  jusqu'à 
faire  quelque  chose  d'indigne  de  cette  vertu 
qui  avoit  étonné  l'univers.  Comme  il  vit  que  la 
flamme  commençoità  prendre  au  bûcher  :  C'est 
maintenant,  s'écria-t-il ,  mon  cher  Philoctète, 
que  j'éprouve  ta  véritable  amitié  ;  car  tu  aimes 
mon  honneur  plus  que  ma  vie.  Que  les  dieux 
te  le  rendent!  Je  te  laisse  ce  que  j'ai  de  plus 
précieux  sur  la  terre  ,  ces  flèches  trempées  dans 
le  sang  de  l'hydre  de  Lerne.  Tu  sais  que  les 
blessures  qu'elles  font  sont  incurables  ;  par  elles 
tu  seras  invincible  ,  comme  j'ai  été  ,  et  aucun 
mortel  n'osera  combattre  contre  toi.  Souviens- 
toi  que  je  meurs  fidèle  à  notre  amitié,  et  n'ou- 
blie jamais  combien  tu  m'as  été  cher.  JNIais,  s'il 
est  vrai  que  lu  sois  touché  de  mes  maux,  tu 
peux  me  donner  une  dernière  consolation  :  pro- 
mets-moi de  ne  découvrir  jamais  à  aucun  mor- 
tel ni  ma  mort  ni  le  lieu  où  tu  auras  caché  mes 
cendres.  Je  le  lui  promis;  hélas!  je  le  jurai 
même  ,  en  arrosant  son  bûcher  de  mes  larmes. 
Un  rayon  de  joie  parut  dans  ses  yeux  :  mais 
tout-à-coup  un  tourbillon  de  flammes  qui  l'en- 
veloppa étouffa  sa  ^oix  ,  et  le  déroba  presque  à 
ma  vue.  Je  le  voyois  encore  un  peu  néanmoins 
au  travers  des  flammes ,  avec  un  visage  aussi 
serein  que  s'il  eût  été  couronné  de  fleurs  et 
couvert  de  parfums ,  dans  la  joie  d'un  festin  dé- 
licieux ,  au  milieu  de  tous  ses  amis. 

Le  feu  consuma  bientôt  tout  ce  qu'il  y 
avoit  de  terrestre  et  de  mortel  en  lui.  Bientôt  il 
ne  lui  resta  rien  de  tout  ce  qu'il  avoit  reçu, 
dans  sa  naissance ,  de  sa  mère  Alcmène;  mais  il 
conserva,  par  l'ordre  de  Jupiter,  cette  nature 


Var.  —  1  couver!  ses  épaules;  il  s'appuie,  etc.  a.  —  ^  un 
peu  m.  A.  aj.  b. 


(XV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XII. 


499 


subtile  et  immortelle  ,  celte  flamme  céleste  qui 
est  le  \rai  principe  de  vie,  et  qu'il  avoit  reçue 
du  père  des  dieux.  Ainsi  il  alla  avec  eux  ,  sous 
les  voûtes  dorées  du  brillant  Olympe  ,  boire  le 
nectar,  où  les  dieux  lui  donnèrent  pour  épouse 
l'aimable  Hébé ,  qui  est  la  déesse  de  la  jeunesse, 
et  qui  versoit  le  nectar  dans  la  coupe  du  grand 
Jupiter,  avant  que  Ganymède  eût  reçu  cet  bon- 
neur. 

Pour  moi  ,  je  trouvai  une  source  inépuisable 
de  douleurs  dans  ces  flèches  qu'il  m'avait 
données  pour  m'élever  au-dessus  de  tous  les 
héros.  Bientôt  les  rois  ligués  entreprirent  de 
venger  Ménélas  de  l'infâme  Paris ,  qui  avait 
enlevé  Hélène  ,  et  de  renverser  l'empire  de 
Priam.  L'oracle  d'Apollon  leur  fit  entendre 
qu'ils  ne  devaient  point  espérer  de  finir  heu- 
reusement celte  guerre  ,  à  moins  qu'ils  n'eus- 
sent les  flèches  d'Hercule. 

Ulysse  ,  votre  père ,  qui  éloit  toujours  le 
plus  éclairé  et  le  plus  industrieux  dans  tous  les 
conseils ,  se  chargea  de  me  persuader  d'aller 
avec  eux  au  siège  de  Troie,  et  d'y  apporter 
ces  flèches  qu'il  croyoit  que  j'avois.  Il  y  avoit 
déjà  long-temps  qu'Hercule  ne  paroissoit  plus 
sur  la  terre  :  on  n'entendoil  plus  parler  d'au- 
cun nouvel  exploit  de  ce  b.éros  ;  les  monstres 
et  les  scélérats  recommençoicnt  à  paroître  im- 
punément. Les  Grecs  ne  savoient  que  croire 
de  lui  :  les  uns  disoient  qu'il  étoit  mortj  d'autres 
soutenoient  qu'il  étoit  allé  sous  l'Ourse  glacée 
dompter  les  Scythes.  Mais  Ulysse  soutint  qu'il 
étoit  mort ,  et  entreprit  de  me  le  faire  avouer. 
Il  me  vint  trouver  dans  un  temps  où  je  ne 
pouvois  encore  me  consoler  d'avoir  perdu  le 
grand  Alcide.  Il  eut  une  extrême  peine  à  m'a- 
border;  car  je  ne  pou\ois  plus  voir  les  hom- 
mes ;  je  ne  pouvois  souffrir  qu'on  m'arrachât 
de  ces  déserts  du  mont  <  Kta ,  où  j'avois  vu  pé- 
rir mon  ami  ;  je  ne  songeois  qu'à  me  repeindre 
l'image  de  ce  héros,  et  qu'à  pleurer  à  la  vue 
de  ces  tristes  lieux.  Mais  la  douce  et  puissante 
persuasion  étoit  sur  les  lèvres  de  votre  père  : 
il  parut  presque  aussi  affligé  que  moi  ,  il  versa 
des  larmes  ;  il  sut  gagner  insensiblement  mon 
cœur  et  attirer  ma  confiance;  il  m'attendrit 
pour  les  rois  grecs  qui  alloient  combattre  pour 
une  juste  cause  ,  et  qui  ne  pouvoient  réussir 
sans  moi.  Il  ne  put  jamais  néanmoins  m'arra- 
cher  le  secret  de  la  mort  d'Hercule  ,  que  j'avois 
juré  de  ne  dire  jamais;  mais  il  ne  doutoil  point 
qu'il  ne  tut  mort ,  et  il  me  pressoit  de  lui 
découvrir  le  lieu  où  j'avois  caché  ses  cendres. 

Hélas  !  j'eus  horreur  de  faire  un  parjure  , 
en  lui  disant  un  secret  que  j'avois  promis  aux 


dieux  de  ne  dire  jamais  ;  mais  j'eus  la  foiblesse 
d'éluder  mon  serment,  n'osant  le  violer;  les 
dieux  m'en  ont  puni  :  je  frappai  du  pied  la 
terre  à  l'endroit  où  j'avois  mis  les  cendres 
d'Hercule.  Ensuite  j'allai  joindre  les  rois  li- 
gués ,  qui  me  reçurent  avec  la  même  joie 
qu'ils  auroient  reçu  Hercule  même.  Comme 
je  passois  dans  l'île  de  Lemnos,  je  voulus  mon- 
trer à  tous  les  Grecs  ce  que  mes  flèches  pou- 
voient faire.  Me  préparant  à  percer  un  daim 
qui  s'élançoit  dans  un  bois ,  je  laissai ,  *  par 
mégarde  ,  tomber  la  flèche  de  l'arc  sur  mon 
pied  ,  et  elle  me  fit  une  blessure  que  je  ressens 
encore.  Aussitôt  j'éprouvai  les  mômes  douleurs 
qu'Hercule  avoit  souffertes;  je  remplissois  nuit 
et  jour  l'île  de  mes  cris  :  un  sang  noir  et  cor- 
rompu ,  coulant  de  ma  plaie  ,  infectoit  l'air  , 
et  répandoit  dans  le  camp  des  Grecs  une  puan- 
teur capable  de  suffoquer  les  hommes  les  plus 
vigoureux.  Toute  l'armée  eut  horreur  de  me 
voir  dans  cette  extrémité  ;  chacun  conclut  que 
c'étoit  un  supplice  qui  m'étoit  envoyé  par  les 
justes  dieux. 

Ulysse,  qui  m'avoil  engagé  dans  cette  guerre, 
fut  le  premier  à  m'abandonner.  J'ai  recon- 
nu ,  depuis  ,  qu'il  l'avoit  fait  parce  qu'il 
préféroit  l'intérêt  commun  de  la  Grèce  ,  et  la 
victoire  - ,  à  toutes  les  raisons  d'amitié  ou  de 
bienséance  particulière.  On  ne  pouvoit  plus 
sacrifier  dans  le  camp  ,  tant  l'horreur  de  ma 
plaie  ,  son  infecfion  et  la  violence  de  mes  cris 
troubloient  toute  l'armée.  Mais  au  moment  où 
je  me  vis  abandonné  de  tous  les  Grecs  par  le 
conseil  d'Ulysse  ,  cette  politique  me  parut 
pleine  de  la  plus  horrible  inhumanité  et  de  la 
plus  noire  trahison.  Hélas  !  j'étois  aveugle  ,  et 
je  ne  voyais  pas  qu'il  étoit  juste  que  les  plus 
sages  hommes  fussent  contre  moi ,  de  même 
que  les  dieux  que  j'avois  irrités. 

Je  demeurai ,  presque  pendant  tout  le  siège 
de  Troie  ,  seul  ,  sans  secours ,  sans  espérance , 
sans  soulagement,  livré  à  d'horribles  douleurs, 
dans  cette  île  déserte  et  sauvage,  oùjen'en- 
tendois  que  le  bruit  des  vagues  de  la  mer  qui 
se  brisoient  contre  les  rochers.  Je  trouvai,  *  au 
milieu  de  cette  solitude  ,  une  caverne  vide  dans 
un  rocher  qui  élevoit  vers  le  ciel  deux  pointes 
semblables  à  deux  têtes  :  de  ce  rocher  sortoit 
une  fontaine  claire.  Cette  caverne  étoit  la  re- 
traite des  bêtes  farouches,  à  la  fureur  des- 
quelles j'étois  exposé  nuit  et  jour.  J'amassai 
quelques  feuilles  pour  me  coucher.  Il  ne  me 

Var.  —  1  par  inoffaiJe  ,  je  laissai ,  etc.  a.  —  -  et  la  vii- 
toire  ((ii'on  chcrthoit ,  a  loules  les  raisons  d'amilio,  elc.  a. 
—  3  jy  trouve,  dans  celle  solitude.  A. 


500 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XII. 


(XV) 


restoit  ,  pour  tout  bien  ,  qu'un  pot  de  bois 
grossièrement  travaillé  ,  et  quelques  babils  dé- 
cbirés^  dont  j'enveloppois  ma  plaie  pour  arrê- 
ter le  sang  ,  et  dont  je  me  servois  aussi  pour  la 
nettoyer.  Là ,  abandonné  des  hommes ,  et  livré 
à  la  colère  des  dieux  ,  je  passois  mon  temps  à 
percer  de  mes  flèches  les  colombes  et  les  autres 
oiseaux  qui  voloient  autour  de  ce  rocher.  Quand 
j'avois  tué  quelque  oiseau  pour  ma  nourriture, 
il  falloit  que  je  me  traînasse  contre  terre  avec 
douleur  pour  aller  ramasser  ma  proie  :  ainsi 
mes  mains  me  préparoient  de  quoi  me  nourrir. 

Il  est  vrai  que  les  Grecs  ,  en  partant ,  me 
laissèrent  quelques  provisions  ;  mais  elles  du- 
rèrent peu.  J'allumois  du  feu  avec  des  cail- 
loux. Cette  vie  ,  toute  affreuse  qu'elle  est , 
m'eût  paru  douce  loin  des  hommes  ingrats  et 
trompeurs ,  si  la  douleur  ne  m'eut  accablé,  et 
si  je  n'eusse  sans  cesse  repassé  dans  mon  esprit 
ma  triste  aventure.  Quoi  !  disois-je  ,  tirer  un 
homme  de  sa  patrie  ,  comme  le  seul  homme 
qui  puisse  venger  la  Grèce  ,  et  puis  l'abandon- 
ner dans  cette  île  déserte  pendant  son  sonnneil! 
car  ce  fut  pendant  mon  sommeil  que  les  Grecs 
partirent.  Jugez  quelle  fut  ma  surprise ,  et  * 
combien  je  versai  des  larmes  à  mon  réveil , 
quand  je  vis  les  vaisseaux  fendre  les  ondes. 
Hélas!  cherchant  de  tous  cotés  dans  cette  île 
sauvage  et  horrible  ,  je  ne  trouvai  que  la  dou- 
leur. Dans  cette  île,  il  n'y  a  ni  port ,  ni  com- 
merce, ni  hospitalité,  ni  hommes  qui  y  abor- 
dent volontairement.  On  n'y  voit  que  les  mal- 
heureux '  que  les  tempêtes  y  ont  jetés,  et  on  n'y 
peut  espérer  de  société  que  par  des  naufrages  : 
encore  même  ceux  qui  venoient  en  ce  lieu 
n'osoient  me  prendre  pour  me  ramener;  ils 
craignoient  la  colère  des  dieux  et  celle  des 
Grecs. 

Depuis  dix  ans  je  souiîrois  la  honte ,  la  dou- 
leur ,  la  faim  ;  je  nourri&sois  une  plaie  qui  me 
dévoroit  ;  l'espérance  même  étoit  éteinte  dans 
mon  cœur.  Tout-à-coup ,  revenant  de  cher- 
cher des  plantes  médicinales  pour  ma  plaie , 
j'aperçus  dans  mon  antre  un  jeune  homme 
beau,  gracieux,  mais  lier,  et  d'une  taille  de 
héros.  Il  me  sembla  que  je  voyois  Achille  ,  tant 
il  en  avait  les  traits,  les  regards  et  la  démar- 
che :  son  âge  '  seul  me  fit  comprendre  que  ce 
ne  pouvait  être  lui.  Je  remarquai  sur  son  visage 
tout  ensemble  la  compassion  et  l'embarras  :  il 
fut  touché  de  voir  avec  quelle  peine  et  quelle 
lenteur  je  me  traînois  ;  les  cris  perçans  et  dou- 


Var.  —  *  et  m.  A.  aj.  b.  —  ^  On  n'y  voit  que  ceux  que  les 
tcuipéles,  elc.  At  —  '  l'âge  seul.  A. 


loureux  dont  je  faisois  retentir  les  échos  de  tout 
ce  rivage  attendrirent  son  cœur. 

0  étranger  !  lui  dis-je  d'assez  loin ,  quel 
malheur  t'a  conduit  dans  cette  île  inhabitée?  je 
reconnois  l'habit  grec,  cet  habit  qui  m'est  encore 
si  cher.  0  qu'il  me  tarde  d'entendre  ta  voix , 
et  de  trouver  sur  tes  lèvres  cette  langue  que 
j'ai  apprise  dès  l'enfance,  et  que  je  ne  puis 
plus  parler  à  personne  depuis  si  long-temps 
dans  cette  solitude  !  Ne  sois  point  effrayé  de 
voir  un  homme  si  malheureux  ;  tu  dois  en  avoir 
pitié. 

A  peine  Néoptolème  m'eut  dit ,  Je  suis  Grec, 
que  je  m'écriai  :  0  douce  parole  ,  après  tant 
d'années  de  silence  et  de  douleur  sans  conso- 
lation !  0  mon  fils  !  quel  malheur  ,  quelle  tem- 
pête ,  ou  plutôt  quel  vent  favorable  t'a  conduit 
ici  pour  finir  mes  maux?  Il  me  répondit:  Je 
suis  de  l'île  de  Scyros  ,  j'y  retourne  ;  on  dit  que 
je  suis  fils  d'Achille  :  tu  sais  tout. 

Des  paroles  si  courtes  ne  contentaient  pas  ma 
curiosité;  je  lui  dis  :  0  fils  d'un  père  que  j'ai 
tant  aimé  !  cher  nourrisson  de  Lycomède,  com- 
ment viens-tu  donc  ici?  d'où  viens-tu?  Il  me 
répondit  qu'il  venoit  du  siège  de  Troie.  Tu 
n'étois  pas ,  lui  dis-je  ,  de  la  première  expédi- 
tion. Et  toi ,  me  dit-il ,  en  étois-lu?  Alors  je 
lui  répondis  :  Tu  ne  connois,  je  le  vois  bien, 
ni  le  nom  de  Philoctèle,  ni  ses  malheurs.  Hé- 
las! infortuné  que  je  suis!  mes  persécuteurs 
m'insultent  dans  ma  misère  :  la  Grèce  ignore 
ce  que  je  souffre  ;  ma  douleur  augmente.  Les 
Atrides  m'ont  mis  en  cet  état:  que  les  dieux  le 
leur  rendent. 

Ensuite  je  lui  racontai  de  quelle  manière  les 
Grecs  m'avoient  abandonné.  Aussitôt  qu'il  eut 
écouté  mes  plaintes,  il  me  fit  les  siennes.  Après 
la  mort  d'Achille,  me  dit-il....  D'abord  je 
l'inlerrompis,  en  lui  disant  :  Quoi!  Achille  est 
mort  !  Pardonne-moi ,  mon  fils  ,  si  je  trouble 
ton  récit  par  les  larmes  que  je  dois  à  ton  père. 
Néoplolème  me  répondit  :  ^'ous  me  consolez 
en  minterrompant  ;  qu'il  m'est  doux  de  voir 
Philoctèle  pleurer  mon  père! 

Néoplolème ,  reprenant  son  discours ,  me 
dit  :  Après  la  mort  d'Achille ,  Ulysse  et  Phénix 
me  vinrent  chercher  ,  assurant  qu'on  ne  pou- 
voit  sans  moi  renverser  la  ville  de  Troie.  Ils 
n'eurent  aucune  peine  à  m'emmener  ;  car  la 
douleur  de  la  mort  d'Achille  ,  et  le  désir  d'hé- 
riter de  sa  gloire  dans  celte  célèbre  guerre  , 
m'engageaient  assez  à  les  suivre.  J'arrive  à 
Sigée  ;  l'armée  s'assemble  autour  de  moi  : 
chacun  jure  qu'il  revoit  Achille  ;  mais,  hélas  ! 
il  n'étoit  plus.  Jeune  et  sans  expérience ,  je 


(XV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XII. 


501 


croyois  ^  pouvoir  tout  espérer  de  ceux  qui  me 
donnoieut  tant  de  louanges.  D'abord  -  je  de- 
mande aux  Atrides  les  armes  de  mon  père;  ils 
me  répondent  cruellement  :  Tu  auras  le  reste 
de  ce  qui  lui  appartenoit  ;  mais  pour  ses  armes, 
elles  sont  destinées  à  Ulysse.  Aussitôt  je  me 
trouble  ,  je  pleure  ,  je  m'emporte  ;  mais  Ulysse, 
sans  s'émouvoir  ,  me  disait  :  Jeune  homme  , 
tu  n'étois  pas  avec  nous  dans  les  périls  de  ce 
long  siège;  tu  n'as  pas  mérité  de  telles  armes; 
et  tu  parles  déjà  trop  tièrement  ;  jamais  tu  ne 
les  auras,  r-épouillé  injustement  par  Ulysse ,  je 
m'en  retourne  dans  l'île  de  Scyros  ,  moins  in- 
digné contre  Ulysse  que  contre  les  Atrides.  Que 
quiconque  est  leur  ennemi  puisse  être  l'ami  des 
dieux  !  0  Philoctète  ,  j'ai  tout  dit. 

Alors  je  demandai  à  Néoptolème  comment 
Ajax  Télamonien  n'avoit  pas  empêché  cette 
injustice.  Il  est  mort,  me  répondit-il.  Il  est 
mort!  m'écriai-je;  et  Ulysse  ne  meurt  point! 
au  contraire,  il  fleurit  dans  l'armée!  Ensuite 
je  lui  demandai  des  nouvelles  d' Antiloque  fils 
du  sage  Nestor,  et  de  Patrocle  si  chéri  par 
Achille.  Ils  sont  morts  aussi,  me  dit-il.  Aussitôt 
je  m'écriai  encore  :  Quoi,  morts!  Hélas!  que 
me  dis-tu?  La  cruelle  guerre  moissonne  les 
bons  ,  et  épargne  les  méchans.  Ulysse  est  donc 
en  vie?  Thersite  l'est  aussi  sans  doute?  Voilà 
ce  que  font  les  dieux;  et  nous  les  louerions 
encore  ! 

Pendant  que  j'étois  dans  cette  fureur  contre 
votre  père ,  Néoptolème  continuait  à  me  trom- 
per ;  il  ajouta  ces  tristes  paroles  :  Loin  de  l'ar- 
mée grecque ,  où  le  mal  prévaut  sur  le  bien  , 
je  vais  vivre  content  dans  la  sauvage  île  de 
Scyros.  Adieu  :  je  pars.  Que  les  dieux  vous  ^ 
guérissent  !  Aussitôt  je  lui  dis  :  0  mon  fils ,  je 
te  conjure  ,  par  les  mânes  de  ton  père ,  par  ta 
mère  ,  par  tout  ce  que  tu  as  de  plus  cher  sur 
la  terre ,  de  ne  me  laisser  pas  seul  dans  ces 
maux  que  tu  vois.  Je  n'ignore  pas  combien  je 
te  serai  à  charge  ;  mais  il  y  aurait  de  la  honte  à 
m'abandonner  :  jette-moi  '*  à  la  proue,  à  la 
poupe  ,  dans  la  seutine  même  ,  partout  où  je 
t'incommoderai  le  moins.  Il  n'y  a  que  les  grands 
cœurs  qui  sachent  combien  il  y  a  de  gloire  à 
être  bon.  Ne  me  laisse  point  en  un  désert  où  il 
n'y  a  aucun  vestige  d'homme  ;  mène-moi  dans 
ta  patrie  ,  ou  dans  l'Eubée  ,  qui  n'est  pas  loin 
du  mont  CEta  ,  de  Trachine ,  et  des  bords 
agréables  du  fleuve  Sperchius  :  rends-moi  à 
mon  père.  Hélas!  je  crains  qu'il  ne  soit  mort! 

Vau.  —  *  je  crois,  a.  —  ^  D'aborJ  m.  A.  aj.  B.  —  'le 
guérisseut.  A.  —  *  jette-moi  dans  la  proue,  dans  la  poupe, 
etc.  A. 


Je  lui  avois  mandé  de  m'envoyer  un  vaisseau  : 
ou  il  est  mort,  ou  bien  '  ceux  qui  m'avoient 
promis  de  lui  le  dire  ^  ne  l'ont  pas  fait.  J'ai  re- 
cours à  toi ,  ô  mon  fils  !  souviens-loi  de  la  fra- 
gilité des  choses  humaines.  Celui  qui  est  dans 
la  prospérité  doit  craindre  d'en  abuser ,  et  se- 
courir les  malheureux. 

Voilà  ce  que  l'excès  de  la  douleur  me  faisoit 
dire  à  Néoptolème  ;  il  me  promit  de  m' emme- 
ner. Alors  je  m'écriai  encore  :  0  heureux  jour! 
ô  aimable  Néoptolème ,  digne  de  la  gloire  de 
son  père  !  Chers  compagnons  de  ce  voyage , 
soufl"rez  que  je  dise  adieu  à  cette  triste  demeure. 
Voyez  où  j'ai  vécu  ,  comprenez  ce  que  j'ai 
souffert  :  nul  autre  n'eût  pu  le  souffrir;  mais 
la  nécessité  m'avoit  instruit ,  et  elle  apprend 
aux  hommes  ce  qu'ils  ne  pourroient  jamais 
savoir  autrement.  Ceux  qui  n'ont  jamais  souf- 
fert ne  savent  rien  ;  ils  ne  connoissent  ni  les 
biens  ni  les  maux  :  ils  ignorent  les  hommes  ; 
ils  s'ignorent  eux-mêmes.  Après  avoir  parlé 
ainsi ,  je  pris  mon  arc  et  mes  flèches. 

Néoptolème  me  pria  de  souffrir  qu'il  les 
baisât ,  ces  armes  si  célèbres .  et  consacrées  par 
l'invincible  Hercule.  Je  lui  répondis  :  Tu  peux 
tout  ;  c'est  toi ,  mon  fils  ,  qui  me  rends  aujour- 
d'hui la  lumière  ,  ma  patrie  ,  mon  père  accablé 
de  vieillesse ,  mes  amis ,  moi-même  :  tu  peux 
toucher  ces  armes ,  et  te  vanter  d'être  le  seul 
d'entre  les  Grecs  qui  ait  mérité  de  les  toucher. 
Aussitôt  Néoptolème  entre  dans  ma  grotte  pour 
admirer  mes  armes. 

Cependant  une  douleur  cruelle  me  saisit  , 
elle  me  trouble  ,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  fais  , 
je  demande  un  glaive  tranchant  pour  couper 
mon  pied  ;  je  m'écrie  :  0  mort  tant  désirée  ! 
que  ne  viens-tu?  0  jeune  homme  !  brûle-moi 
tout-à-l'heure  cÔmme  je  brûlai  le  fils  de  Ju- 
piter. 0  terre  !  ô  terre  !  reçois  un  mourant  qui 
ne  peut  plus  se  relever.  De  ce  transport  de  dou- 
leur, je  tombe  soudainement,  selon  ma  cou- 
tume,  dans  un  assoupissement  profond;  une 
grande  sueur  commença  à  me  soulager  ;  un  sang 
noir  et  corrompu  coula  de  ma  plaie.  Pendant 
mon  sommeil ,  il  eût  été  facile  à  Néoptolème 
d'emporter  mes  armes  et  de  partir  ;  mais  il 
étoit  fils  d'Achille  ,  et  n'étoit  pas  né  pour  trom- 
per. En  m'éveillant ,  je  reconnus  son  embar- 
ras :  il  soupiroil  comme  un  honmie  qui  ne  sait 
pas  dissimuler ,  et  qui  agit  contre  son  cœur. 
^  Me  veux-tu  surprendre?  lui  dis-je  :  qu'y  a-t-il 


Var.  —  *  ou  ceux,  etc.  A.  —  ^  de  lui  dire  ma  misère. 
Edit.  contre  tous  les  Mss.  — '  y[(.  \euv-lu  donc  surprendre? 
lui  dis-je  :  qu'y  a-l-il?  11  faut,  me  répondit  il,  que  tu  me 
suives  au  siège  de  Troie.  A. 


502 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XII. 


(XV) 


donc?  Il  faut ,  me  répondit-il  ,  que  vous  me 
suiviez  au  siège  de  Troie.  Je  repris  aussitôt  : 
Ah  !  qu'as-tu  dit ,  mon  fils  ?  Rends-moi  cet 
arc;  je  suis  trahi!  ne  m'arrache  pas  la  vie. 
Hélas  !  il  ne  répond  rien  ;  il  me  regarde  tran- 
quillement; rien  ne  le  touche.  0  rivages!  ô 
promontoires  de  celle  île!  ô  bêtes  farouches! 
ô  rochers  escarpés  !  c'est  à  vous  que  je  me 
plains  ;  car  je  n'ai  que  vous  à  qui  je  puisse  me 
plaindre  :  vous  êtes  accoutumés  à  mes  gémisse- 
mens.  Faut -il  que  je  sois  trahi  par  le  iils 
d'Achille  !  il  m'enlève  l'arc  sacré  d'Hercule;  il 
veut  me  traîner  dans  le  camp  des  Grecs  pour 
triompher  de  moi  ;  il  ne  voit  pas  que  c'est 
triompher  d'un  mort  ,  d'une  ombre  ,  d'une 
image  vaine.  0  s'il  m'eût  attaqué  dans  ma  for- 
ce !.. .  mais  ,  encore  à  présent ,  ce  n'est  que  par 
surprise.  Que  ferai-je'?  Rends ,  mon  iils  ,  rends  : 
sois  semblable  à  ton  père  ,  semblable  à  toi- 
même.  Que  dis-tu?...  "Tu  ne  dis  rien  !  0  rocher 
sauvage!  je  reviens  à  toi,  nu,  misérable,  aban- 
donné ,  sans  nourriture  ;  je  mourrai  seul  dans 
cet  antre  :  n'ayant  plus  mon  arc  pour  tuer  des 
bêtes,  les  bêtes  me  dévoreront;  n'importe. 
Mais  ,  mon  fils  ,  tu  ne  parois  pas  mécliant  : 
quelque  conseil  te  pousse  ;  rends  mes  armes , 
va-t'en. 

Néoptolème ,  les  larmes  aux  yeux ,  disoit 
tout  bas  :  Plîit  aux  dieux  que  je  ne  fusse  jamais 
parti  de  Scyros!  Cependant  je  m'écrie  :  Ah  !  que 
vois-je?  n'est-ce  pas  Ulysse?  Aussitôt  j'entends 
sa  voix ,  et  il  me  répond  :  Oui ,  c'est  moi.  Si  le 
sombre  royaume  de  Plu  Ion  se  fut  entr'ouvert , 
et  que  j'eusse  vu  le  noir  ïartare,  que  les  dieux 
mêmes  craignent  d'entrevoir  '  ,  je  n'aurois  pas 
été  saisi,  je  l'avoue  ,  d'une  plus  grande  hor- 
reur. Je  m'écriai  encore  :  0  terre  de  Lemnos  ! 
je  te  prends  à  témoin  !  0  soleil,  tu  le  vois,  et 
tu  le  souffres  !  Ulysse  me  répondit  sans  s'émou- 
voir :  Jupiter  le  veut ,  et  je  l'exécute.  Oses-tu  , 
lui  disois-je ,  nommer  Jupiter  ?  Vois-tu  ce  jeune 
homme  qui  n'étoit  pas  né  pour  la  fraude  ,  et  qui 
souffre  en  exécutant  ce  que  tu  l'obliges  de  faire? 
Ce  n'est  pas  pour  vous  tromper ,  me  dit  Ulysse, 
ni  pour  vous  nuire,  que  nous  venons;  c'est 
pour  vous  délivrer  ,  vous  guérir  ,  vous  donner 
la  gloire  de  renverser  Troie ,  et  vous  ramener 
dans  votre  patrie.  C'est  vous ,  et  non  pas  Ulysse, 
qui  êtes  l'ennemi  de  Philoctète. 

Alors  je  dis  à  votre  père  tout  ce  que  la  fureur 
pouvoit  m'inspirer.  Puisque  tu  m'as  abandonné 
sur  ce  rivage  ,  lui  disois-je,  que  ne  m'y  lais- 
ses-tu en  paix?  Va  chercher  la  gloire  des  combats 

Var.  —  *  craignent  de  voir.  A. 


et  tous  les  plaisirs  ;  jouis  de  ton  bonheur  avec 
les  Atrides  .  laisse-moi  ma  misère  et  ma  dou- 
leur. Pourquoi  m 'enlever?  Je  ne  suis  plus  rien; 
je  suis  déjà  mort.  Pourquoi  ne  crois-tu  pas  en- 
core aujourd'hui ,  comme  tu  le  croyois  autre- 
fois ,  que  je  ne  saurois  partir  ;  que  mes  cris  et 
l'infection  de  ma  plaie  troubleroient  les  sacri- 
fices? 0  Ulysse  ,  auteur  de  mes  maux ,  que  les 

dieux  puissent  te! Mais  les  dieux  ne  m'é- 

coutent  point  :  au  contraire ,  ils  excitent  mon 
ennemi.  0  terre  de  ma  patrie  ,  que  je  ne  rever- 
rai jamais! 0  dieux,  s'il  en  reste  encore 

quelqu'un  d'assez  juste  pour  avoir  pitié  de  moi, 
punissez ,  punissez  Ulysse  ;  alors  je  me  croirai  ' 
guéri. 

Pendant  que  je  parlois  ainsi ,  votre  père , 
tranquille ,  me  regardoit  avec  un  air  de  com- 
passion ,  comme  un  homme  qui ,  loin  d'être 
irrité ,  supporte  et  excuse  le  trouble  d'un  mal- 
heureux que  la  fortune  a  irrité  ^.  Je  le  voyois  ' 
semblable  à  un  rocher ,  qui ,  sur  le  sommet 
d'une  montagne  ,  se  joue  de  la  fureur  des  vents, 
et  laisse  épuiser  leur  rage,  pendant  qu'il  de- 
meure immobile.  Ainsi  votre  père  ,  demeurant 
dans  le  silence  ,  altendoit  que  ma  colère  fût 
épuisée  ;  car  il  savoif  qu'il  ne  faut  attaquer  les 
passions  des  hommes,  pour  les  réduire  à  la 
raison  ,  que  quand  elles  commencent  à  s'afîoi- 
blir  par  une  espèce  de  lassitude.  Ensuite  il  me 
dit  ces  paroles  :  0  Philoctète  ,  qu'avez-vous  fait 
de  votre  raison  et  de  votre  courage?  voici  le 
moment  de  s'en  servir.  Si  vous  refusez  de  nous 
suivre  pour  remplir  les  grands  desseins  de  Ju- 
piter sur  vous  ,  adieu  ;  vous  êtes  indigne  d'être 
le  libérateur  de  la  Grèce  et  le  destructeur  de 
Troie.  Demeurez  à  Lemnos  ;  ces  armes ,  que 
j'emporte  ,  me  donneroient  une  gloire  qui  vous 
étoit  destinée.  Néoptolème,  partons;  il  estinu- 
tile  de  lui  parler  :  la  compassion  pour  un  seul 
homme  ne  doit  pas  nous  faire  abandonner  le 
salut  de  la  Grèce  entière. 

Alors  je  me  sentis  comme  une  lionne  à  qui 
on  vient  d'arracher  ses  petits  ;  elle  remplit  les 
forêts  de  ses  rugissemens.  0  caverne  ,  disois-je, 
jamais  je  ne  te  quitterai;  tu  seras  mon  tom- 
beau !  0  séjour  de  ma  douleur  ,  plus  de  nour- 
riture, plus  d'espérance!  qui  me  donnera  un 
glaive  pour  me  percer  ?  0  si  les  oiseaux  de  proie 

pouvoient  m'enlever  ! Je   ne  les  percerai 

plus  de  mes  flèches  !  0  arc  précieux ,  arc  con- 
sacré par  les  mains  du  fils  de  Jupiter  !  0  cher 
Hercule  ,  s'il  te  reste  encore  quelque  sentiment, 

Var.  —  1  je  me  croirois.  A.  —  -  a  aigri.  Edit,  correct,  du 
marq.  deFén. —  3  je  le  Yoyois  m.  A.  aj.  B. 


(XV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XII. 


503 


n'es-tu  pas  indigné?  Cet  arc  n'est  plus  dans  les 
mains  de  ton  tidclc  ami  ;  il  est  dans  les  mains 
impures  et  trompeuses  d'Ulysse.  Oiseaux  de 
proie ,  bêtes  farouches ,  ne  fuyez  plus  cette  ca- 
\erne  ,  mes  mains  n'ont  plus  de  flèches.  Misé- 
rable, je  ne  puis  vous  nuire  ,  venez  m'enle- 
A'er  '  !  ou  plutôt  que  la  foudre  de  l'impitoyable 
Jupiter  m'écrase! 

Votre  père  ,  ayant  tenté  tous  les  autres 
moyens  pour  me  persuader,  jugea  enfin  que 
le  meilleur  étoit  de  me  rendre  mes  armes;  il  fit 
signe  àNéoptolème,  qui  mêles  rendit  aussitôt. 
"  Alors  je  lui  dis  :  Digne  fils  d'Achille,  tu  montres 
que  tu  l'es.  Mais  laisse-moi  percer  mon  enne- 
mi. Aussitôt  je  voulus  tirer  une  flèche  contre 
votre  père  ;  mais  Néoptolème  m'arrêta  ,  en  me 
disant  :  La  colère  vous  trouble,  et  vous  empêche 
de  voir  l'indigne  action  que  vous  voulez  faire. 
Pour  Ulysse  ,  il  paroissoit  aussi  tranquille  con- 
tre mes  flèches,  que  contre  mes  injures.  Je  me 
sentis  touché  de  cette  intrépidité  et  de  cette  pa- 
tience. J'eus  honte  d'avoir  voulu ,  dans  ce  pre- 
mier transport ,  me  servir  de  mes  armes  pour 
tuer  celui  qui  me  les  avoit  fait  rendre;  mais, 
comme  mon  ressentiment  n'étoil  pas  encore 
apaisé,  j'étois  inconsolable  de  devoir  mes  armes 
à  un  homme  que  je  haïssois  tant.  Cependant 
Néoptelème  me  disoit  :  Sachez  que  le  divin  Hé- 
lénus ,  fils  de  Priam  ,  étant  sorti  de  la  ville  de 
Troie  par  l'ordre  et  par  l'inspiration  des  dieux  , 
nous  a  dévoilé  l'avenir.  La  malheureuse  Troie 
tombera  ,  a-t-il  dit  ;  mais  elle  ne  peut  tomber 
qu'après  qu'elle  aura  été  attaquée  par  celui  qui 
tient  les  flèches  d'Hercule  :  cet  homme  ne  peut 
guérir  que  quand  il  sera  devant  les  murailles  de 
Troie  ;  les  enfans  d'Esculape  le  guériront. 

En  ce  moment  je  sentis  mon  cœur  partagé  : 
j'étois  touché  de  la  naïveté  de  Néoptolème,  et 
de  la  bonne  foi  avec  laquelle  il  m'avoit  rendu 
mon  arc  ;  mais  je  ne  pouvois  me  résoudre  à 
voir  encore  le  jour,  s'il  falloit  céder  à  Ulysse; 
et  une  mauvaise  honte  me  tenoit  en  suspens. 
Me  verra-t-on  ,  disois-je  en  moi-même  ,  avec 
Ulysse  et  avec  les  Atrides?  Que  croira-t-on  de 
moi? 

Pendant  que  j'étois  dans  cette  incertitude, 
touf-à-coup  j'entends  une  voix  plus  qu'hu- 
maine :  je  vois  Hercule  dans  un  nuage  écla- 
tant ;  il  étoit  environné  de  rayons  de  gloire.  Je 
reconnus  facilement  ses  traits  un  peu  rudes  ^, 
son  corps  robuste,  et  ses  n)anières  simples; 
mais  il  avoit  une  hauteur  et  une  majesté  qui 


n'avoient  jamais  paru  si  grandes*  en  lui  quand 
il  domptoit  les  monstres.  Il  me  dit  :  Tu  entends, 
tu  vois  Hercule.  J'ai  quitté  le  haut  Olympe 
pour  t'annoncer  les  ordres  de  Jupiter.  Tu  sais 
par  quels  travaux  j'ai  acquis  l'immortalité  :  il 
faut  que  tu  ailles  avec  le  fils  d'Achille  ,  pour 
marcher  sur  mes  traces  dans  le  chemin  de  la 
gloire.  Tu  guériras;  tu  perceras  de  mes  flèches 
Paris  auteur  de  tant  de  maux.  Après  la  prise  de 
Troie  ,  tu  enverras  de  riches  dépouilles  à  Péan 
ton  père  ,  sur  le  mont  Œta;  ces  dépouilles  se- 
ront mises  sur  mon  tombeau  comme  un  monu- 
ment de  la  victoire  due  à  mes  flèches.  Et  toi,  ô  fils 
d'Achille  !  je  le  déclare  que  tu  ne  peux  vaincre 
sans  Philoctète ,  ni  Philoctète  sans  toi.  Allez 
donc  comme  deux  fions  qui  cherchent  ensemble 
leur  proie.  J'enverrai  Esculape  à  Troie  pour 
guérir  Philoctète.  Surtout ,  ô  Grecs ,  aimez  et 
observez  la  religion  :  le  reste  meurt  ;  elle  ne 
meurt  jamais. 

Après  avoir  entendu  ces  paroles,  je  m'écriai  : 
0  heureux  jour,  douce  lumière  ,  tu  te  montres 
enfin  après  tant  d'années!  Je  t'obéis,  je  pars  après 
avoir  salué  ces  lieux.  Adieu,  cher  antre.  Adieu, 
nymphes  de  ces  prés  humides.  Je  n'entendrai 
plus  le  bruit  sourd  des  vagues  de  celte  mer. 
Adieu,  rivage  où  tant  de  fois  j'ai  soulfert  les  in- 
jures de  l'air.  Adieu  ,  promontoire  où  Echo  ré- 
péta tant  de  fois  mes  gémissemens.  Adieu  , 
douces  fontaines  qui  me  fûtes  si  amères.  Adieu, 
ô  terre  de  Lemnos;  laisse-moi  partir  heureuse- 
ment ,  puisque  je  vais  où  m'appelle  la  volonté 
des  dieux  et  de  mes  amis  ! 

Ainsi  nous  partîmes  :  nous  arrivâmes  au 
siège  de  Troie.  Machaon  et  Podalyre  ,  par  la 
divine  science  de  leur  père  Esculape  ,  me  gué- 
rirent ,  ou  du  moins  me  mirent  dans  l'état  où 
vous  me  voyez.  Je  ne  souffre  plus  ;  j'ai  retrouvé 
toute  ma  vigueur  :  mais  je  suis  un  peu  boiteux. 
Je  fis  tomber  Paris  comme  un  timide  faon  de 
biche  qu'un  chasseur  perce  de  ses  traits.  Bien- 
tôt Ilion  fut  réduite  -  en  cendres;  vous  savez  le 
reste.  J'avois  néanmoins  encore  je  ne  sais  quelle 
aversion  pour  le  sage  Ulysse ,  parle  souvenir 
de  mes  maux  ;  et  sa  vertu  ne  pouvoit  apaiser  ce 
ressentiment  :  mais  la  vue  d'un  fils  qui  lui  res- 
semble ,  et  queje  ne  puis  m'empêcher  d'aimer, 
m'attendrit  le  cœur  pour  le  père  même. 

Vah.  —  1  si  graiulos  ;;(.  A.  aj.  B.  —  ^  rciluil,  A. 


Var.  —  *  me  dévorer.  Edit.  sans  autorité.  —  -  qui  me 
les  reudil.  Aussilot  je  lui  dis.  A.  — ^  un  peu  grossiers,  a. 


504 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XVI) 


LIVRE  X[II  '. 

Téléuiaqiie,  ponduut  son  séjour  chez  les  alliés,  trouve  de 
grandes  difficultés  pour  se  ménager  parmi  tant  de  rois 
jaloux  les  uns  des  autres.  Il  entre  en  différend  avec 
Phalante ,  chef  des  Lacédémoniens ,  pour  quelques  pri- 
sonniers faits  sur  les  Dauniens ,  et  que  chacun  prétcndoit 
lui  appartenir.  Pendant  que  la  cause  se  discute  dans  ras- 
semblée des  rois  alliés ,  Hippias ,  fVère  de  Phalante  ,  va 
prendre  les  prisonniers  pour  les  emmener  à  Tarente.  Télé- 
maque  irrité  attaque  Hippias  avec  fureur,  et  le  terrasse 
dans  un  combat  singuher.  Mais  bientôt ,  honteux  de  son 
emportement ,  il  ne  songe  qu'au  moyen  de  le  réparer. 
Cependant  Adrastc  ,  roi  des  Dauniens  ,  informé  du  trouble 
et  de  la  consternation  occasionnés  dans  l'armée  des  alliés 
par  le  différend  de  Télémaque  et  d'Hippias ,  va  les  atta- 
quer à  l'improviste.  Après  avoir  suipris  cent  de  leurs 
vaisseaux ,  pour  transporter  ses  troupes  dans  leur  camp  , 
il  y  met  d'abord  le  feu  ,  commence  l'attaque  parle  quartier 
de  Phalante,  tue  son  frère  Hippias  ;  et  Piialante  lui-même 
tombe  percé  de  coups.  A  la  première  nouvelle  de  ce 
désordre,  Télémaque,  revêtu  de  ses  armes  divines,  s'é- 
lance hors  du  camp ,  rassemble  autour  de  lui  l'armée  des 
alliés,  et  dirige  les  mouvemens  avec  tant  de  sagesse, 
qu'il  repousse  en  peu  de  temps  l'ennemi  victorieux.  Il 
eût  même  remporté  une  victoire  complète ,  si  une  tem- 
pête survenue  n'eût  séparé  les  deux  armées.  Après  le 
combat,  Télémaque  visite  les  blessés,  et  leur  procure 
tous  les  soulagemens  dont  ils  peuvent  avoir  besoin.  Il 
prend  un  soin  particulier  de  Phalante  ,  et  des  funérailles 
d'Hippias ,  dont  il  va  lui-même  porter  les  cendres  à 
Phalante ,  dans  une  urne  d'or. 

Pendant  que  Philoctète  avait  raconté  ainsi  ses 
aventures,  Télémaque  éloit  -  demeuré  comme 
suspendu  et  immobile.  Ses  yeux  étoient  attachés 
sur  ce  grand  homme  qui  parloit.  Toutes  les  pas- 
sions différentes  qui  avoient  agité  Hercule  , 
Philoctète  ,  Ulysse  ,  Néoptolème  ,  paroissoient 
tour  à  tour  sur  le  visage  naïf  de  Télémaque ,  à 
mesure  qu'elles  étoient  représentées  dans  la 
suite  de  cette  narration.  Quelquefois  il  s'écrioit, 
et  interrompoit  Philoctète  sans  y  penser  ;  quel- 
quefois il  paroissoit  rêveur  comme  un  homme 
qui  pense  profondément  à  la  suite  des  affaires. 
Quand  Philoctète  dépeignit  l'embarras  de  Néop- 
tolème ,  qui  ne  savoit  point  dissimuler,  Télé- 
maque parut  dans  le  même  embarras  ;  et  dans 
ce  moment  on  l'auroit  pris  pour  Néoptolème. 

Cependant  l'armée  des  alliés  marchoit  en 
bon  ordre  contre  Adraste  ,  roi  des  Dauniens , 
qui  meprisoit  les  dieux,  et  qui  ne  cherchoit 
qu'à  tromper  les  hommes.  Télémaque  trouva 
de  grandes  difficultés  pour  se  ménager  parmi 

Var.  —  '  Livre  xvi. —  ^  avoil.  a.  b. 


tant  de  rois  jaloux  les  uns  des  autres.  Il  failoit 
ne  se  rendre  suspect  à  aucun,  et  se  faire  aimer 
de  tous.  Son  naturel  étoit  bon  et  sincère,  mais 
peu  caressant;  il  ne  s'avisoit  guère  de  ce  qui 
pouvoit  faire  plaisir  aux  autres  :  il  n'étoit  point 
attaché  aux  richesses,  mais  il  ne  savoit  point 
donner.  Ainsi ,  avec  un  cœur  noble  et  porté  au 
bien ,  il  ne  paroissoit  ni  obligeant ,  ni  sensible 
à  l'amitié  ,  ni  libéral,  ni  reconnoissant  des  soins 
qu'on  prenoit  pour  lui,  ni  attentif  à  distinguer 
le  mérite.  Il  suivoit  son  goût  sans  réflexion.  Sa 
mère  Pénélope  l'avoit  nourri  ,  malgré  Mentor, 
dans  une  hauteur  et  une  llerté  qui  lernissoient 
tout  ce  qu'il  y  avoit  de  plus  aimable  en  lui.  Il 
se  regardoit  comme  étant  d'une  autre  nature 
que  le  reste  des  houmies  ;  les  autres  ne  lui  sem- 
bloient  mis  sur  la  terre  par  les  dieux,  que  pour 
lui  plaire  *  ,  pour  le  servir,  pour  prévenir  tous 
ses  désirs,  et  pour  rapporter  tout  à  lui  comme 
à  une  divinité.  Le  bonheur  de  le  servir  étoit , 
selon  lui ,  une  assez  haute  récompense  pour 
ceux  qui  le  servoient.  Il  ne  failoit  jamais  rien 
trouver  d'impossible  quand  il  s'agissoit  de  le 
contenter  ;  et  les  moindres  retardemens  irri- 
toient  son  naturel  ardent. 

Ceux  qui  l'auroientvu  ainsi  dans  son  naturel 
auroient  jugé  qu'il  étoit  incapable  d'aimer  au- 
tre chose  que  lui-même,  qu'il  n'éloit  insensible 
qu'à  sa  gloire  et  à  son  plaisir;  mais  cette  indif- 
férence pour  les  autres  et  celte  attention  con- 
tinuelle sur  lui-même  ne  venoientque  du  trans- 
port continuel  où  il  étoit  jeté  par  la  violence  de 
ses  passions.  -  Il  avoit  été  flatté  par  sa  mère  dès 
le  berceau  ,  et  il  étoit  un  grand  exemple  du 
malheur  de  ceux  qui  naissent  dans  l'élévation. 
Les  rigueurs  de  la  fortune,  qu'il  sentit  dès  sa 
première  jeunesse  ,  n'avoient  pu  modérer  cette 
impétuosité  et  cette  hauteur.  Dépourvu  de  tout, 
abandonné  ,  exposé  à  tant  de  maux  ,  il  n'avoit 
rien  perdu  de  sa  fierté;  et  se  relevoit  toujours, 
comme  la  palme  souple  se  relève  sans  cesse 
d'elle-même,  quelque  effort  qu'on  fasse  pour 
l'abaisser. 

Pendant  que  Télémaque  étoit  avec  Mentor, 
ces  défauts  ne  paroissoient  point ,  et  ils  se  di- 
minuoient  tous  les  jours.  Semblable  à  un  cour- 
•sicr  fougueux  qui  bondit  dans  les  vastes  prairies, 
que  ni  les  rochers  escarpés  ,  ni  les  précipices, 
ni  les  torrens  n'arrêtent ,  qui  ne  connoît  que  fa 
voix  et  la  main  d'un  seul  homme  capable  de  le 
dompter,  Télémaque,  plein  d'une  noble  ardeur, 
ne  pouvoit  être  retenu  que  par  le  seul  Mentor. 

Var.  —  1  pour  lui  plaire,  le  servir,  prévenir  tous  ses  dé- 
sirs ,  et  rapporter  tout  à  lui ,  etc.  A.  —  ^  De  plus  il  avoit  été 
flatté.  A. 


(XVI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XÏII. 


505 


Mais  aussi  un  de  ses  regardsl'arrctoit  tout-à-coup 
dans  sa  plus  grande  impétuosité  :  il  entendoit 
d'abord  ce  que  signilioit  ce  regard  ;  il  rappcloit 
d'abord  '  dans  son  cœur  tous  les  sentimensdela 
\erlu.  La  sagesse  -  rendoit  en  un  moment  son 
visage  doux  el  serein.  Neptune,  quand  il  élève 
son  trident,  et  qu'il  menace  les  tlofs  soulevés  , 
n'apaise  point  plus  soudainement  les  noires 
tempêtes. 

Quand  Téléraaque  se  trouva  seul,  toutes 
ces  ^  passions,  suspendues  comme  un  torrent 
arrêté  par  une  forte  digue,  reprirent  leur  cours  : 
il  ne  put  soufiVir  l'arrogance  des  Lacédémo- 
niens,  et  de  Phalante  qui  étoit  à  leur  tète.  Cette 
colonie  ,  qui  étoit  venue  fonder  Tarente  ,  étoit 
composée  de  jeunes  hommes  nés  pendant  le 
siège  de  Troie,  qui  n'avoient  eu  aucune  édu- 
cation :  leur  naissance  illégitime  ,  le  dérègle- 
ment de  leurs  mères ,  la  licence  dans  laquelle 
ils  avoient  été  élevés,  leur  donnoit  je  ne  sais 
quoi  de  farouche  et  de  barbare.  Ils  ressem- 
bloient  plutôt  à  une  troupe  de  brigands,  qu'à 
une  colonie  grecque. 

Phalante  ,  en  toute  occasion  ,  cherchoit  à 
contredire  Télèmaque  ;  souvent  il  linterrom- 
poit  dans  les  assemblées  ,  méprisant  ses  con- 
seils comme  ceux  d'un  jeune  homme  sans  ex- 
périence :  il  en  faisoit  des  railleries  ,  le  traitant 
de  foible  etd'eflèminè-,  il  faisoit  remarquer  aux 
chefs  de  l'armée  ses  moindres  fautes.  Il  tàrhoit 
de  semer  partout  la  jalousie,  et  de  rendre  la 
fierté  de  Télèmaque  odieuse  à  tous  les  alliés. 

Un  jour,  Télèmaque  ayant  fait  sur  les  Dau- 
nieus  quelques  prisonniers  ,  Phalante  prétendit 
que  ces  captifs  dévoient  lui  appartenir,  parce 
que  c'étoit  lui ,  disoit-il  ,  qui ,  à  la  tète  de  '• 
ses  Lacédémoniens ,  avoit  défait  cette  troupe 
d'ennemis;  et  que  Télèmaque,  trouvant  les 
Dauniens  déjà  vaincus  et  mis  en  fuite  ,  n'avoit 
eu  d'autre  peine  que  celle  de  leur  donner  la  vie 
et  de  les  mener  dans  le  camp.  Télèmaque  sou- 
tenoit ,  au  contraire,  que  c'étoit  lui  qui  avoit 
empêché  Phalante  d'être  vaincu  ,  et  qui  avoit 
remporté  la  victoire  sur  les  Dauniens.  Ils  allè- 
rent tous  deux  défendre  leurs  causes  dans  l'as- 
semblée des  rois  alliés.  Télèmaque  s'y  em.- 
porta  jusqu'à  menacer  Plialanle  ;  ils  se  fussent 
battus  sur-le-champ,  si  ou   ne  les  eût  arrêtés. 

Phalante  avoit  un  frère  nommé  Hippias  ,  cé- 
lèbre dans  toute  l'armée  par  sa  valeur,  par  sa 


Var.  —  *  aussitôt.  Edit.  correct,  du  marq.  de  Fcn,  — 
'  Sa  sagesse,  p.  La  sagesse  de  Mentor,  ii.  d.  sans  autorité, 
—  ^  ses.  Edit.  contre  (es  Mss.  —  '*  Jes  Lacédémoniens.  b.  c. 
Edit.  Ou  lit  dans  l'original  :  à  la  tête  ses  Laccdcmonicns ; 
nous  suppléons  de ,  avec  les  premiers  éditeurs. 


force  et  par  son  adresse.  Pollux,  disoient  les 
Tarentins,  ne  combattoit  pas  mieux  du  cesfe: 
Castor  n'eût  pu  le  surpasser  pour  conduire  un 
cheval;  il  avoit  presque  la  taille  et  la  force 
d'Hercule.  Toute  l'armée  le  craignoit;  car  il 
ètoil  encore  plus  querelleur  et  plus  brutal,  qu'il 
n'étoit  fort  et  vaillant.  Hippias,  ayant  vu  avec 
quelle  hauteur  Télèmaque  avoit  menacé  son 
frère,  va  à  la  hâte  prendre  les  prisonniers  pour 
les  emmener  à  Tarente  ,  sans  attendre  le  ju- 
gement de  l'assemblée.  Télèmaque,  à  qui  on 
vint  le  dire  en  secret ,  sortit  en  frémissant  de 
rage.  Tel  qu'un  sanglier  écumant ,  qui  cherche 
le  chasseur  par  lequel  il  a  été  blessé  ,  on  le 
voyoit  errer  dans  le  camp ,  cherchant  des  yeux 
son  ennemi ,  et  branlant  le  dard  dont  il  le  vou- 
loit  percer.  Enfin  il  le  rencontre  ;  et  ,  en  le 
voyant,  sa  fureur  se  redouble.  Ce  n'étoit  plus  ce 
sage  Télèmaque  ,  instruit  par  Minerve  sous  la 
figure  de  Meutor;  c'étoit  un  frénétique,  ou  un 
lion  furieux. 

Aussitôt  il  crie  à  Hippias  :  Arrête,  ô  le  plus 
lâche  de  tous  les  hommes  1  arrête  ;  nous  allons 
voir  si  tu  pourras  m'enlever  les  dépouilles  de 
ceux  que  j'ai  vaincus.  Tu  ne  les  conduiras  point 
à  Tarente  ;  va  ,  descends  tout-à-l'heure  dans 
les  rives  sombres  du  Styx.  Il  dit,  et  il  lança 
son  dard  ;  mais  il  le  lança  avec  tant  de  fureur, 
qu'il  ne  put  mesurer  son  coup;  le  dard  ne  tou- 
cha point  Hippias.  Aussitôt  Télèmaque  prend 
son  épée,  dont  la  garde  étoit  d'or,  et  que 
Laërte  lui  avoit  donnée,  quand  il  partit  d'I- 
thaque, comme  un  gage  de  sa  tendresse.  Laërte 
s'en  étoit  servi  avec  beaucoup  de  gloire  ,  pen- 
dant qu'il  étoit  jeune  ;  elle  avoit  été  teinte  du 
sang  de  plusieurs  fameux  capitaines  des  Epi- 
rotes,  dans  une  guerre  où  Laërte  fut  victorieux. 
A  peine  Télèmaque  eut  tiré  cette  épée ,  qu'Hip- 
nias,  qui  vouloit  profiter  de  l'avantage  de  sa 
force  ,  se  jeta  pour  l'arracher  des  mains  du 
jeune  fils  d'Ulysse.  L'épée  se  rompt  dans  leurs 
mains  ;  ils  se  saisissent  et  se  serrent  l'un  l'autre. 
Les  voilà  comme  deux  bêtes  cruelles  '  qui  cher- 
chent à  se  déchirer  ;  le  feu  brille  dans  leurs  yeux  ; 
ils  se  raccourcissent  ;  ils  s'allongent,  ils  s'abais- 
sent, ils  se  relèvent,  ils  s'élancent,  ils  sont 
altérés  de  sang.  Les  voilà  aux  prises  ,  pied  con- 
tre pied,  main  contre  main  :  ces  deux  corps 
entrelacés  sembloient  n'en  faire  qu'un.  Mais 
Hippias  ,  d'un  âge  plus  avancé ,  sembloit  *  de- 
voir accabler  Télèmaque,  dont  la  tendre  jeu- 
nesse étoit  moins  nerveuse.  Déjà  Télèmaque  , 


Var.  —  ^  deux  lions.  A.  —  ^  paroissoit.  Edil,  correct,  du 
marq.  de  Féii. 


506 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XVI) 


hors  d'haleine,  sentoit  ses  genoux  chancelans. 
Hippias  ,  le  voyant  ébranlé ,  redouMoit  ses  ef- 
forts. C'étoitfait  du  fils  d'Ulysse;  il  alloit  por- 
ter la  peine  de  sa  témérité  et  de  son  emporte- 
ment ,  si  Minerve  ,  qui  veilloit  de  loin  sur  lui  , 
et  qui  ne  le  laissoit  dans  celte  extrémité  de  pé- 
ril que  pour  l'instruire,  n'eût  déterminé  la 
victoire  en  sa  faveur. 

Elle  ne  quitta  point  le  palais  de  Salente  ; 
mais  elle  envoya  Iris ,  la  prompte  messagère 
des  dieux.  Celle-ci,  volant  d'une  aile  légère, 
fendit  les  espaces  immenses  des  airs ,  laissant 
après  elle  une  longue  trace  de  lumière  qui  pei- 
gnoitunnuagede  mille  diverses*  couleurs.  Elle 
ne  se  reposa  que  sur  le  rivage  de  la  mer  où 
étoit  campée  l'armée  innombrable  des  allies  : 
elle  voit  de  loin  la  querelle ,  l'ardeur  et  les 
ellbrts  des  deux  combattants  ;  elle  frémit  à  la 
vue  du  danger  où  étoit  le  jeune  Télémaque; 
elle  s'approche  ,  enveloppée  d'un  nuage  clair 
qu'elle  avoit  formé  de  vapeurs  subtiles.  Dans  le 
moment  où  Hippias  ,  sentant  toute  sa  force ,  se 
crut  victorieux  ,  elle  couvrit  le  jeune  nourisson 
de  Minerve  de  l'égide  que  la  sage  déesse  lui 
avoit  confiée.  Aussitôt  Télémaque  ,  dont  les 
forces  étoient  épuisées,  commence  à  se  ranimer. 
A  mesure  qu'il  se  ranime  ,  Hippias  se  trouble  ; 
il  sent  je  ne  sais  quoi  de  divin  qui  l'étonné  et 
qui  l'accable.  Télémaque  le  presse  et  '  l'atta- 
que ,  tantôt  dans  une  situation,  tantôt  dans  une 
autre;  ill'ébranle,  il  ne  lui  laisse  aucun  mo- 
ment pour  se  rassurer  ;  enfin  il  le  jette  à  terre 
et  tombe  sur  lui.  Un  grand  chêne  du  mont 
Ida ,  que  la  hache  a  coupé  par  mille  coups  dont 
toute  la  foret  a  retenti,  ne  l'ait  pas  un  plus  hor- 
rible bruit  en  tombant  ;  la  terre  en  gémit  ;  tout 
ce  qui  l'environne  en  est  ébranlé. 

Cependant  la  sagesse  étoit  revenue  avec  la 
force  au-dedans  de  Télémaque.  A  peine  Hip- 
pias fut-il  tombé  sous  lui  ,  que  le  fils  d'Ulysse 
comprit  ^  la  faute  qu'il  avoit  faite  d'attaquer 
ainsi  le  frère  d'un  des  rois  alliés  qu'il  étoit  venu 
secourir  :  il  rappela  en  lui-même,  avec  confu- 
sion, les  sages  conseils  de  Mentor  :  il  eut  honte 
de  sa  victoire  ,  et  comprit  *  combien  il  avoit 
mérité  d'être  vaincu.  Cependant  Phalante,  trans- 
porté de  fureur,  accouroit  au  secours  de  son 
frère  :  il  eût  percé  Télémaque  d'un  dard  qu'il 
portoit,  s'il  n'eût  craint  de  percer  aussi  Hip- 
pias ,  que  Télémaque  tenoit  sous  lui  dans  la 
poussière.  Le  fils  d'Ulysse  eût  pu  sans  peine 
ôter  la  vie  à  son  ennemi  ;  mais  sa   colère  étoit 

Var.  —  1  iliffOrentes.  A.  —  ^  et  m.  A.  aj.  b.  —  3  qji'j] 
comprit.  A.  —  '*  comprit  bion  qu'il  avoit,  etc.  b.  c.  /.  du  top. 
vit  bieu   p.  n.  comprit  qu'il  avoit,  etc.  d. 


apaisée ,  et  il  ne  songeoit  plus  qu'à  réparer  sa 
faute  en  montrant  de  la  modération.  Il  se  lève 
en  disant  :  0  Hippias  !  il  me  suffit  de  vous  avoir 
appiis  à  ne  mépriser  jamais  ma  jeunesse;  vivez  : 
j'admire  votre  force  et  votre  courage.  Les  dieux 
m'ont  protégé  ;  cédez  à  leur  puissance  :  ne  son- 
geons plus  qu'à  combattre  ensemble  contre  les 
Dauniens. 

Pendant  que  Télémaque  parloit  ainsi,  Hip- 
pias se  relcvoit  couveii  de  poussière  et  de  sang, 
plein  de  honte  et  de  rage.  Phalante  n'osoit  ôter 
la  vie  à  celui  qui  venoit  de  la  donner  si  géné- 
reusement à  son  frère  ;  il  étoit  en  suspens  et 
hors  de  lui-même.  Tous  les  rois  alliés  accouru- 
rent :  ils  mènent  d'un  côté  Télémaque  ,  de 
l'autre  FHialante  cl  Hippias,  qui,  ayant  perdu 
sa  fierté,  n'osoit  lever  les  yeux.  Toute  l'armée 
ne  pouvoit  assez  s'étonner  que  Télémaque  , 
dans  un  âge  si  tendre ,  où  les  hommes  n'ont 
point  encore  toute  leur  force  ,  eût  pu  renverser 
Hippias ,  semblable  *  en  force  et  en  grandeur  à 
ces  géans ,  enfans  de  la  terre ,  qui  osèrent  -  au- 
trefois chasser  de  l'Olympe  les  immortels. 

Mais  le  fils  d'Ulysse  étoit  bien  éloigné  de 
jouir  du  plaisir  de  cette  victoire.  Pendant  qu'on 
ne  pouvoit  se  lasser  de  l'admirer,  il  se  retira 
dans  sa  tente  ,  honteux  de  sa  faute  ,  et  ne  pou- 
vant plus  se  supporter  lui-même.  Il  gémissoit 
de  sa  promptitude  ;  il  reconnoissoit  combien  il 
étoit  injuste  et  déraisonnable  dans  ses  emporte- 
niens;  il  trouvoit  je  ne  sais  quoi  de  vain  ,  de 
foible  et  de  bas,  dans  cette  hauteur  démesu- 
rée ^.  Il  reconnoissoit  que  la  véritable  grandeur 
n'est  que  dans  la  modération  ,  la  justice,  la  mo- 
destie et  l'humanité  :  il  le  voyoit;  mais  il  n'osoit 
espérer  de  se  corriger  après  tant  de  rechutes; 
il  étoit  aux  prises  avec  lui-même,  et  on  l'en- 
tendoit  rugir  comme  un  lion  furieux. 

Il  demeura  deux  jours  renfermé  seul  dans 
sa  tente  ,  ne  pouvant  se  résoudre  à  se  rendre 
dans  aucune  société,  et  se  punissant  soi-même. 
Hélas  !  disoit-il ,  oserai-je  revoir  Mentor?  Suis- 
je  le  fils  d'Ulysse ,  le  plus  sage  et  le  plus  patient 
des  hommes?  Suis-je  venu  porter  la  division 
et  le  désordre  dans  l'armée  des  alliés?  est-ce 
leur  sang  ou  celui  des  Dauniens  leurs  ennemis, 
que  je  dois  répandre?  J'ai  été  téméraire;  je 
n'ai  pas  même  su  lancer  '*  mon  dard  ;  je  me  suis 
exposé  dans  un  combat  avec  Hippias  à  forces 
inégales  ;  je  n'en  devois  ^  attendre  que  la  mort, 
avec  la  honte  d'être  vaincu.  Mais  qu'importe  ? 

Var.  —  1  qui  ctoit  semblable'  A.  —  ^  qui  tentèrent  au- 
trefois de  chasser.  Edit.  correct  dumarq.  de  Fcn.  —  '  dé- 
mesurée  et  injuste,  a.   b.  —  '*  j'ai  oublié  de  lancer.  A.  — 
je  ne  devois.  a. 


(XYI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


507 


je  ne  scrois  plus  ;  non  .  je  ne  serois  plu^ce  té- 
méraire Téléniaque  ,  ce  jeune  inoensé,  qui  ne 
profite  d'aucun  conseil  :  ma  honte  tiniroit  avec 
ma  vie.  Hélas!  si  je  pouvois  au  moins  espérer 
(le  ne  plus  faire  ce  que  je  suis  désolé  d'avoir 
fait?  trop  heureux!  trop  heureux!  mais  peut- 
être  qu'avant  la  fin  du  jour  je  ferai  et  voudrai 
faire  encore  les  mêmes  fautes  ^  dont  j'ai  main- 
tenant tant  de  honte  et  d'horreur.  0  funeste 
\ictoire  !  ô  louanges  que  je  ne  puis  souffrir ,  et 
qui  sont  de  cruels  reproches  de  ma  folie  ! 

Pendant  qu'il  étoil  seul  inconsolahle ,  Nestor 
et  Philoctète  le  vinrent  trouver.  Nestor  voulut 
lui  remontrer  le  tort  qu'il  avoit  ;  mais  ce  sage 
vieillard  ,  reconnoissant  bientôt  la  désolation 
du  jeune  homme ,  changea  ses  graves  remon- 
trances en  des  paroles  de  tendresse,  pour  adou- 
cir son  désespoir. 

Les  princes  alliés  étoient  arrêtés  par  cette 
querelle  ;  et  ils  ne  pouvoient  marcher  vers  les 
ennemis,  qu'après  avoir  réconcilié  Télémaque 
avec  Phalante  et  Hippias.  On  craignoit  à  toute 
heure  que  les  troupes  des  Tarentins  n'atta- 
quassent les  cent  jeunes  Cretois  qui  avoicnt 
suivi  Télémaque  dans  cette  guerre  :  tout  étoit 
dans  le  trouble  pour  la  faute  du  seul  Téléma- 
que ;  et  Télémaque,  qui  voyoit  tant  de  maux 
présens  et  de  périls  pour  l'avenir,  dont  il  étoit 
l'auteur,  s'abandonnoit  à  une  douleur  amère. 
Tous  les  princes  étoient  dans  un  extrême  em- 
barras :  ils  n'osoient  faire  marcher  l'armée  ,  de 
peur  que  dans  la  marche  les  Cretois  de  Télé- 
maque et  les  Tarentins  de  Phalante  ne  combat- 
tissent les  uns  contre  les  entres.  On  avoit  bien 
de  la  peine  à  les  retenir  au  dedans  du  camp, 
où  ils  étoient  gardés  de  près.  Nestor  et  Philoc- 
tète alloient  et  venoient  sans  cesse  de  la  lente 
de  Télémaque  à  celle  de  l'implacable  Phalante, 
qui  ne  respiroit  que  la  vengeance.  La  douce  élo- 
quence de  Nestor  et  l'autorité  du  grand  Philoc- 
tète ne  pouvoient  modérer  ce  cœur  farouche, 
qui  étoit  encore  sans  cesse  irrité  par  les  discours 
pleins  de  rage  de  son  frère  Hippias.  Télémaque 
ctoit  bien  plus  doux;  mais  il  étoit  abattu  par 
une  douleur  que  rien  ne  pouvoit  consoler. 

Pendant  que  les  princes  étoient  dans  cette 
agitation,  toutes  les  troupes  étoient  conster- 
nées; tout  le  camp  paroissoit  comme  une  mai- 
son désolée  qui  vient  de  perdre  un  père  de 
famille  ,  l'appui  de  tous  ses  proches  et  la  douce 
espérance  de  ses  petils-enfans.  Dans  ce  désordre 
et  cette  consternation  de  l'armée ,  on  entend 
tout-à-coup  un  bruit  effroyable  de  chariots, 


d'armes ,  de  hennissemens  de  chevaux  .  de  cris 
d'hommes  ,  les  uns  vainqueurs  et  animés  au 
carnage ,  les  autres  ou  fuyans ,  ou  mourans , 
ou  blessés.  Un  tourbillon  de  poussière  forme  un 
épais  nuage  qui  couvre  le  ciel  et  qui  en^eloppe 
tout  le  camp.  Bientôt  à  la  poussière  se  joint  une 
fumée  épaisse  qui  troubloit  l'air,  et  qui  ôtoit  la 
respiration.  On  entendoit  '  un  bruit  sourd  , 
semblable  à  celui  des  tourbillons  de  flamme 
que  le  mont  Etna  vomit  du  fond  de  ses  en- 
trailles embrasées ,  lorsque  Vul(;ain  ,  avec  ses 
Cyclopes,  y  forge  des  foudres  pour  le  père  des 
dieux.  L'épouvante  saisit  les  cœurs. 

Adraste,  vigilant  et  infatigable ,  avoit  surpris 
les  alliés  ;  il  leur  avoit  caché  sa  marche  ,  et  il 
étoit  instruit  de  la  leur.  Pendant  deux  nuits,  il 
avoit  fait  une  incroyable  diligence  pour  faire  le 
tour  d'une  montagne  presque  inaccessible,  dont 
les  alliés  avoient  saisi  tous  les  passages.  Tenant 
ces  défilés  ,  ils  se  croyoient  en  pleine  siîreté ,  et 
prétendoient  même  pouvoir,  par  ces  passages 
qu'ils  occupoient ,  tomber  sur  l'ennemi  derrière 
la  montagne ,  quand  quelques  troupes  qu'ils 
attendnicnt  leur  seroient  venues.  Adraste ,  qui 
répandoit  l'argent  à  pleines  mains  pour  savoir 
le  secret  de  ses  ennemis ,  avoit  appris  leur  ré- 
solution; car  Nestor  et  Philoctète,  ces  deux 
capitaines  d'ailleurs  si  sages  et  si  expérimentés, 
n'étoient  pas  assez  secrets  dans  leurs  entreprises. 
Nestor,  dans  ce  déclin  de  l'âge  ,  se  plaisoit  trop 
à  raconter  ce  qui  poavoit  lui  attirer  quelque 
louange:  Philoctète  naturellement  parloit  moins; 
mais  il  étoit  prompt;  et,  si  peu  qu'on  excitât 
sa  vivacité,  on  lui  faisoit  dire  ce  qu'il  avoit  ré- 
solu de  taire.  Les  gens  artificieux  avoient  trouvé 
la  clef  de  son  cœur,  pour  en  tirer  les  plus  im- 
portans secrets.  On  n'avoitqu'à  l'irriter:  alors, 
fougueux  et  hors  de  lui-même ,  il  éclatoit  par 
des  menaces;  il  se  vantoit  d'avoir  des  moyens 
sûrs  de  parvenir  à  ce  qu'il  vouloit.  Si  peu  qu'on 
parût  douter  de  ces  moyens  ,  il  se  hâtoit  de  les 
expliquer  inconsidérément;  et  le  secret  le  plus 
intime  échappoit  du  fond  de  son  cœur.  Sem- 
blable à  un  vase  précieux ,  mais  fêlé ,  d'où  s'é- 
coulent toutes  les  liqueurs  les  plus  délicieuses^, 
le  cœur  de  ce  grand  capitaine  ne  pouvoit  rien 
garder.  Les  traîtres ,  corrompus  par  l'argent 
d' Adraste  ,  ne  manquoient  pas  de  se  jouer  de  la 
foiblesse  de  ces  deux  rois.  Ils  flatloient  sans 
cesse  Nestor  par  de  vaines  louanges  ;  ils  lui  rap- 
peloient  ses  victoires  passées ,  admiroient  sa  pré- 
voyance ,  ne  se  lassoient  jamais  d'applaudir. 


^AR,  —  1  el  voudrai  faire  les  mêmes  choses,  a. 


Var.  —  1  On  onlendoit pour  le  père  des  dieux,  m.  A. 

(ij.  n.  —  ^  les  plus  délicieuses  liqueurs*  A. 


)08 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XVI) 


D'un  autre  côté,  ils  tendoieiit  des  pièges  conti- 
nuels à  l'humeur  impatiente  de  Philoctète  ;  ils 
ne  lui  parloient  que  de  difficultés,  de  contre- 
temps, de  dangers,  d'inconvéniens,  de  fautes 
irrémédiables.  Aussilôt  que  ce  naturel  prompt 
étoit  enflammé,  sa  sagesse  l'abandonnoit ,  et  il 
n'étoit  pins  le  même  homme. 

Télémaque  ,  malgré  les  défauts  que  nous 
avons  \us,  étoit  bien  plus  prudent  pour  garder 
un  secret  :  il  y  étoit  accoutumé  par  ses  mal- 
heurs, et  par  la  nécessité  où  il  avoit  été  dès  son 
enfance  de  cacher  ses  desseins  *  aux  amans  de 
Pénélope.  Il  savoit  taire  un  secret  sans  dire  au- 
cun mensonge  :  il  n'avoit  point  même  un  cer- 
tain air  réservé  et  mystérieux  qu'ont  d'ordinaire 
les  gens  secrets  ;  il  ne  paroissoit  point  chargé 
du  poids  du  secret  qu'il  devoit  garder:  on  le 
trouvoit  toujours  libre,  naturel,  ouvert  comme 
un  homme  qui  a  son  cœur  sur  ses  lèvres.  Mais 
en  disant  tout  ce  qu'on  pouvoit  dire  sans  consé- 
quence, il  savoit  s'arrêter  précisément  et  sans 
affectation  aux  choses  qui  pouvoicnt  donner 
quelque  soupçon  et  entamer  son  secret  :  par 
là  son  cœur  étoit  impénétrable  et  inaccessible. 
Ses  meilleurs  amis  mêmes  ne  savoient  que  ce 
qu'il  croyoit  utile  de  leur  découvrir  pour  en 
tirer-  de  sages  conseils,  et  il  n'y  avoit  que  le 
seul  Mentor  pour  lequel  il  u'avoit  aucune  ré- 
serve. Il  se  conlioit  à  d'autres  amis ,  mais  à 
divers  degrés,  et  à  proportion  de  ce  qu'il  avoit 
éprouvé  leur  amitié  et  leur  sagesse. 

Télémaque  avoit  souvent  remarqué  que  les 
résolutions  du  conseil  se  répandoient  un  peu 
trop  dans  le  camp;  il  en  avoit  averti  Nestor  et 
Philoctète.  Mais  ces  deux  hommes  si  expéri- 
mentés ne  firent  pas  assez  d'attention  à  un  avis 
si  salutaire  :  la  vieillesse  n'a  plus  rien  de  souple, 
la  longue  habitude  la  tient  comme  enchaînée; 
elle  n'a  presque  ^  plus  de  ressource  contre  ses 
défauts.  Semblables  aux  arbres  dont  le  tronc 
rude  et  noueux  s'est  durci  par  le  nombre  des 
années,  et  ne  peut  plus  se  rediesser,  les  hom- 
mes, à  un  certain  âge ,  ne  peuvent  presque  plus 
se  plier  eux-rtiêmes  contre  certaines  habitudes 
qui  ont  vieilli  avec  eux ,  et  qui  sont  entrées  jus- 
que dans  la  moelle  de  leurs  os.  Souvent  ils  les 
connoissent ,  mais  trop  tard  ;  ils  en  gémissent  ^ 
en  vain  :  et  la  tendre  jeunesse  est  le  seul  âge  où 
l'homme  peut  encore  tout  sur  lui-même  pour  se 
corriger. 

X'ar.  —  *  (le  se  cacher,  b.  c.  Edif.  Le  copisic  b  avoit  omis 
ses  desseins;  l'auleur,  en  revoyanl  ceUe  copie,  ajouta  se  avant 
cacher,  pour  faire  un  sens.  >sous  suivons  l'original,  —  ^  pour 
avoir.  A.  —  *  presque  ni.  a.  aj.  n.  —  *  souvent  ils  les  con- 
noissent,  et  en  gémissent,  mais  trop  tard  :  ils  gémisscnl  en 
vaiu.  A. 


Il  y^ avoit  dans  l'armée  un  Dolope,  nommé 
Eurymaque,  flatteur  insinuant, sachant  s'accom- 
moder ^  à  tous  les  goûts  et  à  toutes  les  inclina- 
tions des  princes,  inventif  et  industrieux  pour 
trouver  de  nouveaux  moyens  de  leur  plaire.  A 
l'entendre  ,  rien  n'étoit  jaiuais  difficile.  Lui  de- 
mandoit-on  son  avis  ,  il  devinoit  celui  qui  seroit 
le  plus  agréable.  Il  étoit  plaisant ,  railleur  con- 
tre les  foibles ,  complaisant  pour  ceux  qu'il  crai- 
guoif,  habile  pour  assaisonner  une  louange  dé- 
licate qui  fût  bien  reçue  des  honnnes  les  plus 
modestes.  Il  étoit  grave  avec  les  graves  ,  enjoué 
avec  ceux  qui  étoient  dune  humeur  enjouée  : 
il  ne  lui  coùtoit  rien  de  prendre  toutes  sortes  de 
formes.  Les  hommes  sincères  et  vertueux ,  qui 
sont  toujours  les  mêmes ,  et  qui  s'assujettisent 
aux  règles  de  la  vertu  ,  ne  sauroient  jamais  être 
aussi  agréables  aux  princes  que  leurs  passions 
dominent. 

Eurymaque  savoit  la  guerre;  il  étoit  capable 
d'affaires  :  c  étoit  un  aventurier  qui  s'étoit  donné 
à  Nestor,  et  qui  avoit  gagné  sa  confiance.  Il 
tiroit  du  fond  de  son  cœur,  un  peu  vain  et  sen- 
sible aux  louanges,  tout  ce  qu'il  en  vouloit  sa- 
voir. Quoique  Philoctète  ne  se  confiât  point  à 
lui,  la  colère  et  l'impatience  faisoient  en  lui  ce 
que  la  confiance  faisoit  dans  Nestor.  Eurymaque 
n'avoit  qu'à  le  contredire;  en  l'irritant,  il  dé- 
couvroit  tout.  Cet  homme  avoit  reçu  de  grandes 
sommes  d'Adraste  pour  lui  mander  tous  les  des- 
seins des  alliés.  Ce  roi  des  Dauniens  avoit  dans 
l'armée  un  certain  nombre  de  transfuges  qui 
dévoient  l'un  après  l'autre  s'échapper  du  camp 
des  alliés  et  retourner  au  sien.  A  mesure  qu'il 
y  avoit  quelque  affaire  importante  à  faire  savoir 
à  Adraste,  Eurymaque  faisoit  partir  un  de  ces 
transfuges.  La  tromperie  ne  pouvoit  pas  être  fa- 
cilement découverte,  parce  que  ces  transfuges 
ne  portoient  point  de  lettres.  Si  on  les  surprc- 
noit,  on  ne  trouvoit  rien  qui  put  rendre  Eury- 
maque suspect.  Cependant  Adraste  prévenoit 
toutes  les  entreprises  des  alliés.  A  peine  une 
résolution  étoit-elle  prise  dans  le  conseil ,  que 
les  Dauniens  faisoient  précisément  ce  qui  étoit 
nécessaire  pour  en  empêcher  le  succès.  Télé- 
maque ne  se  lassoit  point  d'en  chercher  la  cause, 
et  d'exciter  la  défiance  de  Nestor  et  de  Philoc- 
tète :  mais  son  soin  étoit  inutile  ;  ils  étoient 
aveuglés. 

On  avoit  résolu ,  dans  le  conseil ,  d'attendre 
les  troupes  nombreuses  qui  dévoient  venir,  et 
on  avoit  fait  avancer  secrètement  pendant  la 
nuit  cent  vaisseaux  pour  conduire  plus  promp- 

Var.  —  1  s'accomuioJaul.  A 


(XVI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


509 


tement  ces  troupes .  depuis  une  côte  de  mer 
très-rude,  où  elles  dévoient  arriver,  jusqu'au 
lieu  où  l'armée  campoit.  Cependant  on  se 
croyoit  en  sûreté  ,  parce  qu'on  teuoit  avec  des 
troupes  les  détroits  de  la  montagne  voisine,  qui 
est  une  côte  presque  inaccessible  de  l'Apennin. 
L'armée  étoif  campée  sur  les  bords  du  fleuve 
Galése,  assez  près  de  la  mer.  Cette  campagne 
délicieuse  est  abondante  en  pâturages  et  en  tous 
les  fruits  qui  peuvent  nourrir  une  armée. 
Adraste  étoit  derrière  la  montagne  ,  et  ou 
comptoit  qu'il  ne  pouvoit  passer;  mais  comme 
il  sut  que  les  alliés  étoient  encore  foibles,  qu'ils 
attendoient  un  grand  secours  %  que  les  vais- 
seaux attendoient  l'arrivée  des  troupes  qui  dé- 
voient venir,  et  que  l'armée  étoit  divisée  par  la 
querelle  de  Télémaque  avec  Pbalanfe,  il  se 
bâta  de  faire  un  grand  tour.  Il  vint  en  diligence 
jour  et  nuit  sur  le  bord  de  la  mer,  ^  et  passa 
par  des  chemins  qu"on  avoit  toujours  crus  abso- 
lument impraticables.  Ainsi  la  hardiesse  et  le 
travail  obstiné  surmontent  les  plus  grands  obs- 
tacles; ainsi  il  n'y  a  presque  rien  d'impossible  à 
ceux  qui  savent  oser  et  souffrir;  ainsi  ceux  qui 
s'endorment,  comptant  que  les  choses  difficiles 
sont  impossibles,  méritent  d'être  surpris  et  ac- 
cablés. 

Adraste  surprit  au  point  du  jour  les  cent 
vaisseaux  qui  appai'tenoient  aux  alliés.  Comme 
ces  vaisseaux  étoient  mal  gardés  ,  et  qu'on  ne 
se  défioit  de  rien,  il  s'en  saisit  sans  résistance  , 
et  s'en  servit  pour  transporter  ses  troupes,  avec 
une  incroyable  diligence,  à  l'embouchure  du 
Galcse;  puis^  il  remonta  très-promptement  *  le 
long  du  fleuve.  Ceux  qui  étoient  dans  les  postes 
avancés  autour  du  camp,  vers  la  rivière  ,  cru- 
rent que  CCS  vaisseaux  leur  amenoient  les  trou- 
pes qu'on  at tendoi  t  ;  on  poussa  d'abord  de  grands 
cris  de  joie.  x\draste  et  ses  soldats  descendirent 
avant  qu'on  pût  les  reconnoître  :  ils  tombent 
sur  les  alliés,  qui  ne  se  défient  de  rien;  ils  les 
trouvent  dans  un  camp  tout  ouvert ,  sans  ordre , 
sans  chefs,  sans  armes. 

Le  côté  du  camp  qu'il  attaqua  d'abord  fut 
celui  des  Tarentins,  où  commandoit  Phalante. 
Les  Dauniens  y  entrèrent  avec  tant  de  vigueur, 
que  cette  jeunesse  lacédémonienne  ,  étant  sur- 
prise, ne  put  résister.  Pendant  qu'ils  cherchent 
leurs  armes ,  et  qu'ils  s'embarrassent  les  uns  les 
autres  dans  cette  confusion ,  Adraste  fait  mettre 

Var.  —  *  qu'il  leur  vonoit  un  grand  secours  ,  ijue  les 
vaisseaux  allendoienl  les  troupes  qui  dévoient  arriver.  Edit. 
correct,  du  marq.  de  Fcii.  —  ^  cl  passa surpris  et  acca- 
blés, m.  A.  aj.  n.  —  ^  puis  remontant  sur  les  bords  du 
fleuve ,  ceuv  qui  étoient ,  etc.  A.  —  *  puis  il  remonta  en 
diligence  le  long ,  etc.  c. 


le  feu  au  camp.  Aussitôt  la  flamme  s'élève  des 
pavillons,  et  monte  jusqu'aux  nues  :  le  bruit 
du  feu  est  semblable  à  celui  d'un  torrent  qui 
inonde  toute  une  campagne,  et  qui  entraine 
par  sa  rapidité  les  grands  chênes  avec  leurs  pro- 
fondes racines,  les  moissons,  les  granges,  les 
étables  et  les  troupeaux.  Le  vent  pousse  im- 
pétueusement la  flamme  de  pavillon  en  pavillon, 
et  bientôt  tout  le  camp  est  comme  une  vieille 
forêt  qu'une  étincelle  de  feu  a  embrasée. 

Phalante  ,  qui  voit  le  péril  de  plus  près  qu'un 
autre  ,  ne  peut  y  remédier.  Il  comprend  que 
toutes  les  troupes  vont  périr  dans  cet  incendie  , 
si  on  ne  se  hâte  d'aliandonner  le  camp  ;  mais  il 
comprend  aussi  combien  le  désordre  de  cette 
retraite  est  à  craindre  devant  un  ennemi  victo- 
rieux :  il  commence  à  faire  sortir  sa  jeunesse 
lacédémonienne  encore  à  demi  désarmée.  Mais 
Adraste  ne  les  laisse  point  respirer  :  d'un  côté  , 
une  troupe  d'archers  adroits  perce  de  flèches 
innombrables  les  soldats  de  Phalante;  de  l'au- 
tre, des  frondeurs  jettent  une  grêle  de  grosses 
pierres.  Adraste  lui-même,  l'épée  à  la  main, 
marchant  à  la  tête  d'une  troupe  choisie  des  plus 
intrépides  Dauniens,  poursuit,  à  la  lueur  du 
feu,  les  troupes  qui  s'enfuient.  Il  moissonne 
par  le  fer  tranchant  tout  ce  qui  a  échappé  au 
feu  ;  il  nage  daus  le  sang ,  et  il  ne  peut  s'assou- 
vir de  carnage  :  les  lions  et  les  tigres  n'égalent 
point  sa  furie  quand  ils  égorgent  les  bergers 
avec  leurs  troupeaux.  Les  troupes  de  Phalante 
succon)beut ,  et  le  courage  les  abandonne  :  la 
pâle  Mort,  conduite  par  une  Furie  infernale 
dont  la  tête  est  hérissée  de  serpens ,  glace  le 
sang  de  leurs  veines;  leurs  membres  engourdis 
se  roidissent ,  et  leurs  genoux  chancelans  leur 
ôteut  '  mêtnc  l'espérance  de  la  fuite. 

Phalante  ,  à  qui  la  honte  et  le  désespoir  don- 
nent ^  encore  un  reste  de  force  et  de  vigueur, 
élève  les  mains  et  les  yeux  vers  le  ciel  ;  il  voit 
tombera  ses  pieds  son  frère  Hippias,  sous  les 
coups  de  la  main  foudroyante  d'Adraste.  Hip- 
pias ,  étendu  par  terre  ',  se  roule  dans  la  pous- 
sière; un  sang  noir  et  bouillonnant  sort  comme 
un  ruisseau ,  de  la  profonde  blessure  qui  lui 
traverse  le  côté  ;  ses  yeux  se  ferment  à  la  lu- 
mière ;  son  ame  furieuse  s'enfuit  avec  tout  son 
sang.  Piîalante  lui-même,  tout  couvert  du  sang 
de  son  frère  ,  et  ne  pouvant  le  secourir,  se  voit 
enveloppé  par  une  foule  d'ennemis  qui  s'effor- 
cent de  le  renverser;  son  bouclier  est  percé  de 
mille  traits;  il  est  blessé  en  plusieurs  endroits 

Var.  —  '  leur  6tc.  a.  —  ^  donne.  A.  —  ■>  par  terre  m, 
\.  rij.  II. 


olO 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XVII) 


de  son  corps;  il  ne  peut  plus  rallier  ses  troupes 
fugitives  :  les  dieux  le  voient ,  et  ils  n'en  ont 
aucune  pitié. 

'  Jupiter,  au  milieu  de  toutes  les  divinités 
célestes ,  regardoit  du  haut  de  l'Olympe  ce  car- 
nage des  alliés.  En  même  temps  il  consultoit 
les  immuables  destinées,  et  voyoit  tous  les  chefs 
dont  la  trame  devoit  ce  jour-là  être  ti-anchée 
par  le  ciseau  de  la  Parque.  Chacun  des  dieux 
étoit  attentif  pour  découvrir  sur  le  visage  de  Ju- 
piter quelle  seroit  sa  volonté,  xMais  le  père  des 
dieux  et  des  hommes  leur  dit  d'une  voix  douce 
et  majestueuse  :  Vous  voyez  en  quelle  extré- 
mité sont  réduits  les  alliés  ;  vous  voyez  Adrastc 
qui  renverse  tous  ses  ennemis  :  mais  ce  spec- 
tacle est  bien  trompeur .  la  gloire  et  la  prospé- 
rité des  méchans  est  courte  :  Adraste  ,  impie  , 
et  odieux  par  sa  mauvaise  foi ,  ne  remportera 
point  une  entière  victoire.  Ce  malheur  n'arrive 
aux  alliés  ,  que  pour  leur  apprendre  à  se  cor- 
riger, et  à  mieux  garder  le  secret  de  leurs  en- 
treprises. Ici  la  sage  Minerve  prépare  une  nou- 
velle gloire  à  son  jeune  Télémaque,  dont  elle 
fait  ses  délices.  Alors  Jupiter  cessa  de  parler. 
Tous  les  dieux  en  silence  continuoient  à  re- 
garder le  combat. 

Cependant  Nestor  et  Philoclète  furent  avertis 
qu'une  partie  du  camp  éloit  déjà  brûlée;  que  la 
flamme,  poussée  par  le  vent ,  s'avançoit  tou- 
jours; que  leurs  troupes  étoient  en  désordre, 
et  que  Phalante  ne  pouvoit  plus  soutenir  l'effort 
des  ennemis.  A  peine  ces  funestes  paroles  frap- 
pent leurs  oreilles,  et  déjà  ils  courent  -  aux 
armes  ,  assemblent  les  capitaines,  et  ordonnent 
qu'on  se  hâte  de  sortir  du  camp  pour  éviter  cet 
incendie. 

Télémaque  ,  qui  étoit  abattu  et  inconsolable, 
oublie  sa  douleur  :  il  prend  ses  armes,  dons 
précieux  de  la  sage  Minerve,  qui  ,  paroissant 
sous  la  figure  de  Mentor,  fit  semblant  de  les 
avoir  reçues  d'un  excellent  ouvrier  de  Salentc  , 
mais  qui  les  avoit  fuit  faire  à  Vulcain  dans  les 
cavernes  fumantes  du  mont  Etna. 

Ces  armes  étoient  polies  comme  une  glace, 
et  brillantes  comme  les  rayons  du  soleil.  ^  On  y 

Var.  —  '  Livr.E  XVM.  —  -  (iii'ils  Cdurciil.  a.  Edit.  — 
3  Au  liou  (le  la  ilispulo  outre  NcpUino  el  Palhis,  jusciu'a  (  es 
niuls  renverser  l'empire  de  Priam ,  on  lit  dans  l'original 
riiistoire  d'OEdipe,  telle  que  nous  la  donnons  ici  : 

Dessus  éloit  ijravée  la  latueuse  hisloire  liii  sii'i^e 
de  Thèbes  :  on  voyoit  d'abord  le  lualheiireiix  Lisïtis, 
qui ,  ayanl  appris  par  la  réponse  de  l'oracle  d'A- 
pollon ,  qiiP  son  (ils  qui  veiioil  de  naître  seroii  le 
nieurlrier  de  son  père,  livra  aussitôt  Ttiifanl  à  un 
berger  pour  l'exposer  aux  bèies  sauvages  el  aux 


voyoit  Neptune  et  Pallas  qui  disputoient  entre 
eux  à  qui  auroit  la  gloire  de  donner  son  nom  à 
une  ville  naissante.  Neptune  de  son  trident  frap- 


oiseaux  de  i)roie.  Puis  on  rtmarquoil  le  berger  qui 
porioil  reniant  sur  la  montagne  de  Cyih'^ron,  enlre 
la  Béolie  et  !a  Phocide.  Cei  enfant  sembîoil  crier 
ei  sentir  sa  déplorable  desiinée.  li  avoit  je  ne  sais 
quoi  de  naît,  de  tendre  el  de  gracieux,  qui  rend 
reiifance  si  aimable.  Le  berger  (]ui  le  porioii  sur 
dt  s  rochers  afTit  ux  ,  paroissoitle  faire  à  rfgrel,  et 
être  louché  de  compassion  :  des  larmes  couloient 
de  ses  yeux.  Il  étoit  incertain  et  embarrassé;  puis 
il  |)erçoii  les  piels  de  l'enfant  avec  son  épée ,  les 
iraversoii  d'une  branche  d'osier,  el  le  suspendoit 
à  un  arbre,  ne  pouvant  se  résoudre  ni  à  le  sauver 
contre  l'ordre  de  son  niaitie ,  ni  à  le  livrer  à  une 
mort  certaine  :  après  quoi  il  pai  lit ,  de  peur  de  voir 
mourir  ce  petit  innocenl  qu'il  aiinoit. 

Cepeiiiiant  reiifaiil  alloit  mourir  Inule  de  nour- 
riture :  déjà  ses  pieds  ,  par  lesquels  tout  son  corps 
éiuii  susptn  lu  ,  eioienl  enllés  el  lividts.  Plioibas  , 
bi-rger  de  Polybe.  roi  de  Coriuliie,  qui  laisoit  pailre 
dans  ce  desi-rl  les  grands  troupeaux  du  Roi ,  en- 
tendit les  cris  de  ce  pelil  enfant  ;  il  accourt,  il  le 
déiaclie,  il  le  donne  à  un  autre  berger,  afin  qu'il 
le  porie  à  la  reine  Mérope,  qui  n'a  point  d'enfans  : 
elle  est  louchée  de  sa  beauté  ;  elle  le  nomme 
OEilipe,  à  cause  de  l'enflure  de  ses  pieds  percés, 
et  le  nourrit  couuiie  son  propre  fils,  le  croyant  un 
enfant  envoyé  dos  dieux.  Trxiies  ces  diverses  ac- 
tions p'uoissoieiil  rliaeune  en  leurs  places. 

Knsuite  on  voyoil  OEdipe  déjà  grand,  qui  ayant 
appris  que  Polybe  n'éloit  pas  son  père,  alloit  de 
pa\s  en  pays  pour  découvrir  sa  naissance.  L'oracle 
lui  déclara  qu'il  irouvoroit  son  père  dans  la  Pho- 
cide. Il  y  va  :  il  y  trouve  le  peuple  agité  par  une 
grande  sédition  ;  dans  ce  trouble  il  tue  Laïus  son 
père  sans  le  connoitrc.  Bieniol  on  le  voil  encore 
qui  se  [>ré>;enie  à  Tlubes  ;  il  explique  l'énigme  du 
Sphinx.  Il  lue  le  monstre;  il  épouse  la  reine Jocasle, 
sa  mère,  qu'il  ne  connoii  point,  et  qui  croit  OE<lipe 
fils  de  Polybe.  Une  horrible  peste,  signe  de  la  colère 
des  dieux,  suit  de  près  un  mariage  si  détestable. 
Là  Vulciiin  avoil  pris  plaisir  à  représenter  les  en- 
lans  qui  expiroient  dans  le  sein  de  leurs  mères , 
tout  un  peuple  languissant,  la  mort  el  la  douleur 
peintes  sur  les  visages.  iMais  ce  qui  étoit  de  plus 
alIVeux  ,  éloil  de  voir  OEdipe,  qui,  après  avoir 
long-temps  cherché  le  sujet  du  couiroux  des  dieux, 
découvre  qu'il  en  est  lui-même  la  cause.  Ou  voyoit 
sur  le  visage  de  Jocasle  la  honte  et  la  crainte  d'è- 
daircir  ce  qu'elle  ne  vouloit  pas  connoilre;  sur 
celui  dOEdipe,  l'iiorreur  el  le  désespoir  :  il  s'ar- 
rache les  yeux  ,  el  il  paroii  conduit  comme  un 
aveugle  par  sa  fille  Aniigone  :  on  voit  qu'il  reproche 
aux  dieux  les  crimes  dans  lesquels  ils  l'onl  laissé 
tomber.  Ensuite  on  le  voyoil  s'exiler  lui-même 
pour  se  punir,  et  ne  pouvant  plus  vivre  avec  les 
hommes. 

En  parlant  il  laissoit  son  royaume  aux  deux  fils 
qu'il  avoil  eus  de  Jocasle,  Eiéocle  et  Polvnice,  à 
condition  qu'ils  règn  roienl  tour  à  tour  chacun  leur 
année;  mais  la  discorde  des  frères  paroissoit  en- 
core plus  horrible  (|iie  les  malheurs  dOEdipe. 
Eiéocle  paroissoit  sur  le  trône,  refusant  d'eu  des- 


(XVII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


5H 


poit  la  terre  ,  et  on  en  voyoit  sortir  un  cheval 
fougueux  :  le  feu  sortoit  de  ses  yeux,  et  l'écume 
de  sa  bouche;  ses  crins  ilotloient  au  gré  du 
vent;  ses  jambes  souples  et  nerveuses  se  re- 
plioient  avec  vigueur  et  légèreté.  Il  ne  jnarcboit 

cendre  pour  y  f^ire  nionler  à  son  loiir  Polynice. 
Celui-ci ,  ayant  ou  recours  à  Adrasle  ,  roi  d'Aigos, 
donl  il  c|>ousa  la  fille  Aiçi^..  s'avauçoit  vers  Tlièb(S 
avec  des  (roupcs  iunomt)rables.  On  voyoil  parlout 
des  combats  autour  de  la  ville  assiégée.  Tous  les 
héros  de  la  Grèce  éioieul  assemblés  tians  celle 
guerre,  cl  elle  ne  paroissoit  pas  moins  sanglante 
que  celle  de  Troie. 

On  y  reconnoissoil  l'infortuné  mari  d  Eriphyle. 
C'etoit  le  célèbre  devin  Atiipbiaraus  ,  qui  prévit 
son  malheur,  el  qui  ne  sut  s'en  garantir  :  il  se 
caehe  pour  n'aller  point  au  siège  deThèbes.  sicliant 
qu'il  ne  peut  espérer  de  revenir  de  celte  guerre^ 
s'il  s'y  engage.  Eriphyle  étoi'  la  seule  à  qui  il  eût 
osé  conlier  son  secret  ;  Eri[)hyle  sun  épouse  ,  quMl 
aiinoii  plus  que  sa  vie,  el  dont  il  se  croyoil  lea- 
drtmenl  aimé.  Séduite  par  un  collier  qu'Adrasie, 
roi  d'Argos,  lui  donna,  elle  trahit  son  époux  An:- 
phiaraiis;  on  la  voyoit  qui  découvroil  le  lieu  où 
il  s'étoii  caché.  Adrasie  le  menoit  malgré  lui  à 
Thébes.  Bientol ,  en  y  arrivant,  il  paroissoit  en- 
glouti dans  la  terre  qui  s'entr'ouvtoil  tout-à-coup 
pour  l'abîmer. 

Parnii  tant  de  combats  où  Mars  exerçoil  sa  fj- 
rcur,  on  remarquoit  avec  horreur  celui  des  deux 
frères  Etéocle  et  Polynice  :  il  paroissoit  sur  leurs 
visages  je  ne  sais  quoi  d  odieux  et  de  funeste.  Le 
crime  de  leur  naissance  éloii  con)me  écrit  sur  leur"s 
fronts.  Il  éioil  facile  de  juger  qu'ils  éloient  dévoués 
aux  Furies  infernales  el  à  la  vengeance  des  dieux. 
Lts  dieux  les  sacrifioieul  pour  servir  d'exemple  à 
tous  les  frères  dans  la  suiie  de  loirs  les  siècles,  et 
pour  montrer  ce  que  fait  l'impie  Discorde  ,  quand 
elle  peut  séparer  des  cœurs  qui  doivent  èire  si 
étroitement  unis.  On  voyoit  Ces  deux  frères  pleins 
de  rage  _,  qui  s'entre-dechiroienl  ;  chacirn  oublioit 
de  défendre  sa  vie  pour  arracher  celle  de  son  frère  : 
ils  éloient  tous  deux  sanglans,  percés  de  coups 
mortels,  lous  deux  mourans,  sans  que  leur  fureur 
put  se  ralentir;  lous  deux  tombés  par  terre,  el 
prêts  a  rendre  le  dernier  soupir  :  mais  ils  se  irai- 
noienl  eircore  l'un  contre  lautre  poar  avoir  le 
plaisir  de  mourir  dans  un  dernir  elîorl  de  cruauté 
et  de  vengeance.  Tous  les  autres  combats  parois- 
soienl  suspeulus  par  celui-là.  Les  deux  armées 
éloient  consternées  et  saisi»  s  d'horreur  à  la  vue  de 
ces  deux  monstres.  >Iars  lui-mé.iie  (iélournoil  ses 
yeux  cruels  pour  ne  pas  voir  un  tel  spectacle.  Enfin 
on  voyoil  la  flamme  du  bùi  her  sur  leijuel  on  met- 
toit  les  corps  de  ces  deux  frères  dénaturés.  Mais, 
ô  chose  incroyable  !  la  (limme  se  pariageoit  en 
deux;  la  mort  meure  n'avoit  pu  iitiir  la  hairre  ira- 
plac.ible  qui  étoit  entre  Eli-.ocle  el  Polynice;  ils  ne 
pouvoieni  brûler  ensetirble,  et  leurs  cendres  en- 
core sensibles  aux  maux  (|u'ils  s'iloient  faits  l'uu 
à  l'aulre,  ne  purent  ja:nais  se  mêler.  Voilà  ce  qtte 
Vulcain  avoil  représenté  avec  \tn  art  divin  sur  les 
arrrres  que  Minerve  avoil  donitées  à  Télémaque. 

Le  bouclier  représenloil  Cérès  dans  les  campa- 
gnes d'Enna ,  etc. 


point,  il  sautoit  à  force  de  reins,  mais  avec  tant 
de  vitesse,  qu'il  ne  laissoit  aucune  trace  de  ses 
pas;  on  croyoil  l'entendre  hennir. 

De  l'autre  côté,  Minerve  donnoit  aux  habi- 
tans  de  sa  nouvelle  ville  l'olive  ,  fruit  de  l'arbi^e 
quelle  avoit  planté.  Le  rameau  auquel  pen- 
doit  son  fruit ,  représentoit  la  douce  paix  avec 
l'abondance,  préférable  aux  troubles  de  la  guerre 
dont  ce  cheval  étoit  l'image.  La  déesse  denteu- 
roit  victorieuse  par  ses  dons  simples  et  utiles, 
et  la  superbe  Athènes  portoit  son  nom. 

On  voyoit  aussi  Minerve  assemblant  autour 
d'elle  tous  les  beaux  arts ,  qui  étoient  des  en- 
fans  tendres  et  ailés  :  ils  se  réfugioient  autour 
d'elle,  étant  épouvantés  des  fureurs  brutales  de 
Mars  qui  ravage  tout ,  comme  les  agneaux  bê- 
lans  se  réfugient  sous  leur  mère  '  à  la  vue  d'un 
loup  aflanté  qui  ,  d'une  gueule  béante  et  en- 
flammée ,  s'élance  pour  les  dévorer.  Minerve  , 
d'un  visage  dédaigneux  et  irrité  ,  confondoit , 
par  l'excellence  de  ses  ouvrages,  la  folle  témé- 
rité d'Arachné  ,  qui  avoit  osé  disputer  avec  elle 
pour  la  perfection  des  tapisseries.  On  voyoit 
cette  malheureuse ,  dont  tous  les  membres  ex- 
téuués  se  défiguroient  et  se  changeoient  en 
araignée. 

Auprès  de  cet  endroit  -  i)aroissoit  encore 
Minerve  ,  qui  ,  dans  la  guerre  des  géans  ,  ser- 
voit  de  conseil  à  Jupiter  même  ,  et  soutenoit 
tous  les  autres  dieux  étonnés.  Elle  étoit  aussi  ' 
représentée  ,  avec  sa  lance  et  son  égide,  sur  les 
bords  du  Xanthe  et  du  Simois,  menant  Ulysse 
par  la  main  ,  ranimant  les  troupes  fugitives  des 
Grecs ,  soutenant  les  efforts  des  jrlus  vaillans 
capitaines  troyens ,  et  du  redoutable  Hector 
même  ;  enfin  ,  introduisant  Ulysse  dans  cette 
fatale  machine  qui  devoit  en  une  seule  nuit 
renverser  l'empire  de  Priam. 

D'un  autre  côté  ,  ce  bouclier  représentoit 
Cérès  dans  les  fertiles  campagnes  d'Enna,  qui 
sont  au  milieu  de  la  Sicile.  On  voyoit  la  déesse 
qui  rassembloit  les  peuples  épars  çà  et  là  cher- 
chant leur  nourriture  par  la  chasse,  ou  cueillant 
les  fruits  sauvages  qui  toinboient  des  arbres. 
Elle  montroit  à  ces  hommes  grossiers  l'art  d'a- 
doucir la  terre ,  et  de  tirer  de  son  sein  fécond 
leur  nourriture.  Elle  leur  présentoit  une  char- 
rue, et  y  faisoit  atteler  des  bœufs.  On  voyoit 
la  terre  s'ouvrir  en  sillons  par  le  tranchant  de 
la  charrue;  puis  on  t\percevoit  les  moissons 
dorées  qui  couvroient  ces  fertiles  campagnes  : 
le  moissonneur,  avec  sa  faux,  coupoit  les  doux 

VAti.  —  1  autour  tle  leur  inèrp.  EJil.  correct,  du  marq, 
de  l'en.  —  2  £)'ui,  autre  cùté.  n.  —  »  Enfin  clJe  étoit  re- 
prescnteu.  b. 


812 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XVII) 


fruits  de  la  terre,  et  se  payoit  de  toutes  ses 
peiues.  Le  fer,  destiné  ailleurs  à  tout  détruire, 
ne  paroissoit  employé  ,  en  ce  lieu  ,  qu'à  pré- 
parer l'abondance  ,  et  qu'à  faire  naître  tous  les 
plaisirs. 

Les  nymphes,  couronnées  de  fleurs,  dan- 
soient  ensemble  dans  une  prairie ,  sur  le  bord 
d'une  rivière  ,  auprès  d'un  bocasie  :  Pan  jouoit 
de  la  flùle  ;  les  Faunes  et  les  Satyres  folâtres 
sautoient  dans  un  coin.  Bacchus  y  paroissoit 
aussi  couronné  de  lierre  ,  appuyé  d'une  main  * 
sur  son  tliyrse  ,  et  tenant  de  l'autre  une  vigne 
ornée  de  pampre  et  de  plusieurs  grappes  de 
raisin.  C'éloit  une  beauté  molle ,  avec  je  ne  sais 
quoi  de  noble  ^,  de  passionné  et  de  languis- 
sant :  il  étoit  tel  qu'il  parut  à  la  malheureuse 
Ariadne,  lorsqu'il  la  trouva  seule,  abandonnée, 
et  ^  abîmée  dans  la  douleur,  sur  un  rivage  in- 
connu . 

Enlîn  ou  voyoit  de  toutes  parts  un  [leuple 
nombreux ,  des  vieillards  qui  alloient  porter 
dans  les  temples  les  prémices  de  leurs  fruits  ; 
de  jeunes  hommes  qui  revenoient  vers  leurs 
épouses,  lassés  du  travail  de  la  journée  :  les 
femmes  alloient  au-devant  d'eux  ,  menant  par 
la  main  leurs  petits  enfaus  qu'elles  caressoient. 
On  voyoit  aussi  des  bergers  qui  paroissoient 
chanter,  et  quelques-uns  dansoient  au  son  du 
chalumeau.  Tout  représentoit  la  paix,  l'abon- 
dance ,  les  délices  ;  tout  paroissoit  riant  et  heu- 
reux. On  voyoit  même  dans  les  pâturages  les 
loups  se  jouer  au  milieu  des  moutons  :  le  lion 
et  le  tigre,  ayant  quitté  leur  férocité  ,  étoient 
paisiblement  avec  les  tendres  agneaux^;  un 
petit  berger  les  menoit  ensemble  sous  sa  hou- 
lette ;  et  cette  aimable  peinture  rappeloit  tous 
les  charmes  de  l'âge  d'or. 

Télémaque  ,  s'étant  revêtu  de  ces  armes  di- 
vines ^,  au  lieu  de  prendre  son  baudrier  ®  or- 
dinaire ,  prit  la  terrible  égide  que  .Minerve  lui 
avoit  envoyée  '',  en  la  confiant  à  Iris  ,  prompte 
messagère  des  dieux.  Iris  lui  avoit  enlevé  son 
baudrier  *  sans  qu'il  s'en  aperçût ,  et  lui  avoit 
donné  en  la  place  cette  égide  redoutable  aux 
dieux  mêmes. 

En  cet  état ,  il  court  hors  du  camp  pour  en 
éviter  les  flammes  :  il  appelle  à  lui,  d'une  voix 
forte  ,  tous  les  chefs  de  l'armée  ,  et  cette  voix 


Var.  —  *  appuyé  sur  sou  lliyrst-,  et  loimiit  d'une  main 
«ne  vigne.  A.  —  *  de  noble  m.  A.  aj.  n.  —  ^  cl  v).  A.  aj. 
B.  —  *  les  loups  se  jouer  avec  les  moulons  :  le  lion  el  le 
tigre ,  ayant  quitté  leur  férocité ,  paissoient  avec  les  trou- 
peaux. A.  paissoient  avec  les  lemlres  agiieauv.  n.  —  »  Télé- 
maque, ayant  pris  ces  armes  divines,  a.  —  '^  et  ^  l)ou(lior. 
Edit.  contre  les  Mss.  —  "et  qu'Iris  la  messagère  dos  dieux 
lui  avoit  laissé,'.  Iris,  etc.  a. 


ranime  déjà  tous  les  alliés  éperdus.  Un  feu  divin 
étincelle  dans  les  yeux  du  jeune  guerrier.  Il 
paroit  toujours  doux,  toujours  libre  et  tran- 
quille ,  toujours  appliqué  à  donner  les  ordres, 
comme  pourroit  faire  un  sage  vieillard  appliqué 
à  régler  sa  famille  et  à  instruire  ses  enfaus.  Mais 
il  est  prompt  et  rapide  dans  l'exécution  :  sem- 
blable à  un  fleuve  impétueux  qui  non-seule- 
ment roule  avec  précipitation  ses  flots  écumeux, 
mais  qui  entraîne  encore  dans  sa  course  les  plus 
pesans  vaisseaux  dont  il  est  chargé. 

Philoctète,  Nestor,  les  chefs  des  Manduriens 
et  des  autres  nations,  sentent  dans  le  fils  d'Ulysse 
je  ne  sais  quelle  autorité  à  laquelle  il  faut  que 
tout  cède  :  l'expérience  des  vieillards  leur  man- 
que ;  le  conseil  et  la  sagesse  sont  ùtés  à  tous  les 
commandans  '  :  la  jalousie  même  ,  si  naturelle 
aux  hommes,  s'éteint  dans  les  cœurs  :  tous  se 
taisent  ;  tous  admirent  Télémaque  ;  tous  se  ran- 
gent pour  lui  obéir,  sans  y  faire  de  réflexion  , 
et  comme  s'ils  y  eussent  été  accoutumés.  Il 
s'avance,  et  monte  sur  une  colline,  d'où  il 
observe  la  disposition  des  ennemis  :  puis  tout- 
à-coup  il  juge  qu'il  faut  se  hâter  de  les  surpren- 
dre dans  le  désordre  où  ils  se  sont  mis  ^  en 
brûlant  le  camp  des  alliés.  11  fait  le  tour  en  di- 
ligence ,  et  tous  les  capitaines  les  plus  expéri- 
mentés le  suivent.  Il  attaque  les  Dauniens  par 
derrière  ,  dans  un  temps  oîi  ils  croyoient  l'ar- 
mée des  alliés  enveloppée  dans  les  flammes  de 
l'embrasement.  Olfe  surprise  les  trouble;  ils 
tombent  sous  la  main  de  Télémaque  ,  comme 
les  feuilles,  dans  les  derniers  jours  de  l'au- 
tomne, tombent  des  forêts,  quand  un  fier  aqui- 
lon, ramenant  l'hiver,  fait  gémir  les  troncs  des 
vieux  arbres  et  en  agite  toutes  les  branches. 
La  terre  est  (-ouverte  des  hommes  que  Téléma- 
que fait  tomber  '.  De  son  dard  il  perça  le  cœur 
d'Iphiclès,  le  plus  jeune  des  enfaus  d'Adraste  *  ; 
celui-ci  osa  se  présenter  contre  lui  au  combat, 
pour  sauver  la  vie  de  sou  père ,  qui  pensa  être 
surpris  par  Télémaque.  Le  fils  d'Llysse  et  Iphi- 
clès  étoient  tous  deux  beaux,  vigoureux,  pleins 
d'adresse  et  de  courage ,  de  la  même  taille  ,  de 
la  même  douceur,  du  même  âge  ;  tous  deux 
chéris  de  leurs  parens  :  mais  Iphiclès  étoit 
comme  une  fleur  qui  s'épanouit  dans  un  champ, 
et  qui  doit  être  coupée  par  le  tranchant  de  la 
faux  du  moissonneur^.  Ensuite  Télémaque  ren- 
verse Euphorion,  le  plus  célèbre  de  tous  les 
Lydiens  venus  en  Etrurie.   Enfin,  son  glaive 


Var.  —  *  les  commandans  i».  A.  nj.  n  —  ^  jy  désordre 
011  ils  sont  en  brûlant  le  camp.  Il  fait,  etc.  a.  —  *  renverse. 
E<U'.  correct,  dit  niarq.  de  Fcn.  —  *  d'Adraste,  qui  osa.  A. 
—  *  de  la  charrue,  a. 


(XVII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIIÏ. 


513 


perce  Cléoniènes,  nouveau  marié,  qui  avoit 
promis  à  son  épouse  de  lui  porter  les  riches  dé- 
pouilles des  ennemis ,  et  qui  ne  devoit  jamais 
la  revoir. 

Adraste  frémit  de  rage ,  voyant  la  mort  de 
son  cher  fils ,  celle  de  plusieurs  capitaines ,  et 
la  victoire  qui  échappe  de  ses  mains.  Phalante, 
presque  abattu  à  ses  pieds,  est  comme  une  vic- 
time à  demi  égorgée  qui  se  dérobe  au  couteau 
sacré  ,  et  qui  s'enfuit  loin  de  l'autel.  Il  ne  fal- 
loitplusà  Adraste  qu'un  moment  pour  achever 
la  perte  du  Lacédémonien.  Phalante,  noyé  dans 
sonsang  etdans  celui  des  soldats  qui  combattent 
avec  lui ,  entend  les  cris  de  ïélémaque  qui  s'a- 
vance pour  le  secourir.  En  ce  moment  la  vie 
lui  est  rendue;  un  nuage  qui  couvroit  déjà  ses 
yeux  se  dissipe.  Les  Dauniens  ,  sentant  cette 
attaque  imprévue,  abandonnent  Phalante  pour 
aller  repousser  un  plus  dangereux  ennemi. 
Adraste  est  tel  qu'un  ligre  à  qui  des  bergers  as- 
semblés arrachent  sa  proie  qu'il  étoit  prêt  à  dé- 
vorer. Télémaque  le  cherche  dans  la  mêlée  et 
veut  finir  tout-à-coup  la  guerre,  en  délivrant 
les  alliés  de  leur  implacable  ennemi. 

Mais  Jupiter  ne  vouloit  pas  donner  au  fils 
d'Ulysse  une  victoire  si  prompte  et  si  facile  : 
Minerve  même  vouloit  iju'il  eût  à  souiîrir  des 
maux  plus  longs,  pour  mieux  apprendre  à  gou- 
verner les  hommes.  L'impie  Adraste  fut  donc 
conservé  par  le  père  des  dieux ,  afin  que  Télé- 
maque eut  le  temps  d'acquérir  plus  de  gloire  et 
plus  de  vertu.  Un  nuage  que  Jupiter  assembla 
dans  les  airs  sauva  les  Dauniens  ;  un  tonnerre 
effroyable  déclara  la  volonté  des  dieux  :  on  au- 
roit  cru  que  les  voûtes  éternelles  du  haut  0- 
lympe  alloient  s'écrouler  sur  les  tètes  des  foibles 
mortels  ;  les  éclairs  fendoicnt  la  nue  de  l'un  à 
l'autre  pôle  ;  et  dans  l'instant  '  où  ils  éblouis- 
soient  les  yeux  par  leurs  feux  perçans,  on  re- 
lomboit  dans  les  affreuses  ténèbres  de  la  nuit. 
Une  pluie  abondante  qui  tomba  dans  l'instant 
servit  encore  à  séparer  les  deux  armées. 

Adraste  profita  du  secours  des  dieux  ,  sans 
être  touché  de  leur  pouvoir,  et  mérita  ,  par 
cette  ingratitude ,  d'être  réservé  à  une  plus 
cruelle  vengeance.  Il  se  hâta  de  faire  passer 
ses  troupes  entre  le  campa  demi  brûlé  et  un 
marais  qui  s'étendoit  jusqu'à  la  rivière  ;  il  le 
fit  avec  tant  d'industrie  et  de  promptitude, 
que  cette  retraite  montra  combien  il  avoit  de 
ressource  et  de  présence  d'esprit.  Les  alliés, 
animés  par  Télémaque,  vouloient  le  poursui- 


Var.  —  1  daus  le  momciil.  EiUt.  correct,  du  maru.  de 
Fén. 

FÉNELON.    TOME  VI. 


vre;  mais,  à  la  faveur  de  cet  orage,  il  leur 
échappa,  comme  un  oiseau  d'une  aile  légère 
échappe  aux  filets  des  chasseurs. 

Les  alliés  ne  songèrent  plus  qu'à  rentrer  dans 
leur  camp ,  et  qu'à  réparer  leurs  pertes.  En 
rentrant  dans  le  camp  * ,  ils  virent  ce  que  la 
guerre  a  de  plus  lamentable  :  les  malades  et 
les  blessés  ,  n'ayant  pu  se  traîner  hors  des 
tentes ,  n'avoient  pu  se  garantir  du  feu  ;  ils 
paroissoient  à  demi  brûlés  ,  poussant  vers  le 
ciel ,  d'une  voix  plainfive  et  mourante,  des  cris 
douloureux.  Le  cœur  de  Télémaque  en  fut 
percé  :  il  ne  put  s'empêcher  de  retenir  ses  lar- 
mes; il  détourna  plusieurs  fois  ses  yeux,  étant 
saisi  d'horreur  et  de  compassion  ;  il  ne  pouvoit 
voir  sans  frémir  ces  corps  encore  vivans,  et  dé- 
voués à  une  longue  et  cruelle  mort;  ils  parois- 
soient semblables  à  la  chair  des  victimes  qu'on 
a  brûlées  sur  les  autels,  et  dont  l'odeur  se  ré 
pand  de  tous  côtés. 

Hélas!  s'écrioit  Télémaque ,  voilà  donc  les 
maux  que  la  guerre  entraine  après  elle!  Quelle 
fureur  aveugle  pousse  les  malheureux  mortels  ! 
ils  ont  si  peu  de  jours  à  vivre  sur  la  terre  !  ces 
jours  sont  si  misérables  !  pourquoi  précipiter 
une  mort  déjà  si  prochaine?  pourquoi  ajouter 
tant  de  désolations  aifreuses  à  l'amertume  dont 
les  dieux  ont  rempli  cette  vie  si  courte?  Les 
hommes  sont  tous  frères,  et  ils  s'entre-déchi- 
rent  :  les  bêtes  farouches  sont  moins  cruelles 
qu'eux  -.  Les  lions  ne  font  point  la  guerre  aux 
lions  ,  ni  les  tigres  aux  tigres ,  ils  n'attaquent 
que  les  animaux  d'espèce  différente  :  l'homme 
seul,  malgré  sa  raison,  fait  ce  que  les  animaux 
sans  raison  ne  firent  jamais.  Mais  encore,  pour- 
quoi ces  guerres?  N'y  a-t-il  pas  assez  de  terre 
dans  l'univers  pour  en  donner  à  tous  les  hom- 
mes plus  qu'ils  n'en  peuvent  cultiver?  Combien 
y  a-t-il  de  terres  désertes  !  le  genre  humain  ne 
sauroit  les  remplir.  Quoi  donc!  une  fausse 
gloire^,  un  vain  titre  de  conquérant  qu'un 
prince  veut  acquérir,  allume  la  guerre  dans  des 
pays  immenses  !  Ainsi  un  seul  homme,  donné 
au  monde  par  la  colère  des  dieux ,  '^  sacrifie 
brutalement  tant  d'autres  hommes  à  sa  vanité  : 
il  faut  que  tout  périsse  ,  que  tout  nage  dans  le 
sang ,  que  tout  soit  dévoré  par  les  flammes,  que 
ce  qui  échappe  au  fer  et  au  feu  ne  puisse  échap- 
per à  la  faim  ,  encore  plus  cruelle  ,  afin  qu'un 
seul  homme  ,  qui  se  joue  de  la  nature  humaine 


Var.   —    '  En   y  iPiitranl, les   blessés  manquant  de 

force  pour  se  traîner.  Edit.  correct,  du  marq.  de  Fén.  — 
2  qu'eux  vu  A.  aj.  ii.  —  '  une  vaine  gloire  ,  un  titre  de 
conquérant.  A.  —  '*  en  sacrifie  brutalement  tant  d'autres  il 
sa  vanité.  Edit.  correct,  du  viarq.  de  Fén. 

83 


51  i 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XYII) 


entière  ,  trouve  dans  cette  destruction  générale 
son  plaisir  et  sa  gloire  !  Quelle  gloire  mons- 
trueuse! Peut-oa  trop  abhorrer  et  trop  mépriser 
des  hommes  qui  ont  tellement  oublié  l'huma- 
nité? Non,  non  :  bien  loin  d'être  des  demi- 
dieux  ,  ce  ne  sont  pas  même  des  hommes  ;  et 
ils  doivent  être  en  exécration  à  tous  les  siècles 
dont  ils  ont  cru  être  admirés.  0  que  les  rois 
doivent  prendre  garde  aux  guerres  qu'ils  en- 
treprennent! Elles  doivent  être  justes  :  ce  n'est 
pas  assez  ;  il  faut  qu'elles  soient  nécessaires  pour 
le  bien  public.  Le  sang  d'un  peuple  ne  doit 
être  versé  que  pour  sauver  ce  peuple  dans  les 
besoins  extrêmes.  Mais  les  conseils  flatteurs , 
les  fausses  idées  de  gloire  ,  les  vaines  jalousies , 
l'injuste  avidité  qui  se  couvre  de  beaux  pré- 
textes, enfin  les  engagemens  insensibles  entraî- 
nent presque  toujours  les  rois  dans  des  guerres 
où  ils  se  rendent  malheureux  ,  où  ils  hasardent 
tout  sans  nécessité,  et  où  ils  font  autant  de  mal 
à  leurs  sujets  qu'à  leurs  ennemis.  Ainsi  raison- 
noit  Télémaque. 

Mais  il  ne  se  contentoit  pas  de  déplorer  les 
maux  de  la  guerre  ;  il  tàchoit  de  les  adoucir. 
On  le  voyoit  aller  dans  les  tentes  secourir  lui- 
même  les  malades  et  les  mourans  ;  il  leur  don- 
hoit  de  l'argent  et  des  remèdes  ;  il  les  consoloit 
et  les  encourageoit,  par  des  discours  pleins  d'a- 
mitié :  il  envoyoit  visiter  ceux  qu'il  ne  pouvoit 
visiter  lui-même. 

Parmi  les  Cretois  qui  étoient  avec  lui,  il  y 
avoit  deux  vieillards,  dont  l'un  se  nommoit 
Traumaplile ,  et  l'autre  Nosophuge.  Trauma- 
phile  avoit  -été  au  siège  de  Troie  avec  Ido- 
ménée,  et  avoit  appris  des  enfans  d'Esculape 
l'art  divin  de  guérir  les  plaies.  Il  répandoit 
dans  les  blessures  les  plus  profondes  et  les 
plus  envenimées  une  liqueur  odoriférante  , 
qui  consumoit  les  chaires  mortes  et  corrom- 
pues, sans  avoir  besoin  de  faire  aucune  in- 
cision, et  qui  formoit  promptement  de  nou- 
velles chairs  plus  saines  et  phis  belles  que  les 
premières. 

Pour  Nosophuge,  il  n' avoit  jamais  vu  les 
enfans  d'Esculape;  mais  il  avoit  eu,  par  le 
moven  de  Mérione ,  un  livre  sacré  et  mysté- 
rieux qu'Esculape  avoit  donné  à  ses  enfans. 
D'ailleurs  Nosophuge  étoit  ami  des  dieux  :  il 
avoit  composé  des  hymnes  en  l'honneur  des 
enfans  de  Latone;  il  oCfroit  tous  les  jours  le 
sacrifice  d'une  brebis  blanche  et  sans  tache  à 
Apollon,  par  lequel  il  étoit  souvent  inspiré.  A 
peine  avoit-il  vu  un  malade,  qu'il  connoissoit 
à  ses  yeux ,  à  la  couleur  de  son  teint ,  à  la  con- 
formation de  son  corps  et  à  sa  respiration,  la 


cause  '   de  sa  maladie.   Tantôt  il  donnoit  des 
remèdes  qui  faisoient  suer,  et  il  montroit ,  par 
le  succès  des  sueurs  ,  combien  la  transpiration, 
facilitée  ou  diminuée,   déconcerte  ou  rétablit 
toute  la  machine  du  corps;  tantôt-  il  donnoit, 
pour  les  maux  de  langueur,  certains  breuvages 
qui  fortifioient'   peu  à  peu  les  parties  nobles, 
et  qui  rajeunissoient  les  hommes  en  adoucissant 
leur   sang.  Mais  il  assuroit  *  que   c'étoit  faute 
de  vertu  et  de  courage,  que  les  hommes  avoienl 
si  souvent  besoin  de  la  médecine.  C'est  une 
honte ,  disoit-il .  pour  les  hommes,  qu'ils  aient 
tant  de  maladies;    car  les  bonnes  mœurs  pro- 
duisent la  santé.  Leur  intempérance  ,  disoit-il 
encore  %  change  en  poisons  mortels  les  alimens 
destinés  à  conserver  la  vie.   Les  plaisirs,  pris 
sans  modération,  abrègent  plus  les  jours  des 
hommes,  que  les  remèdes  ne  peuvent  les  pro- 
longer. Les  pauvres  sont  moins  souvent  malades 
faute  de  nourriture,  que  les  riches  ne  le  devien- 
nent pour   en  prendre  trop.  Les  alimens  qui 
flattent  trop  le  goût ,  et  qui  font  manger  au- 
delà  du  besoin  ,  empoisonnent  au  lieu  de  nour- 
rir. Les  remèdes  sont  eux-mêmes  de  véritables 
maux  qui  usent  la  nature  ,  et  dont  il  ne  faut 
se   servir   que  dans   les  pressans  besoins.   I  e 
grand  remède,  qui  est  toujours  d'un  usage  utile, 
c'est  la  sobriété,  c'est  la  tempérance  dans  tous  les 
plaisirs  ,  t'est  la  tranquillité  de  l'esprit ,  c'est 
l'exercice  du  corps.  Par  là  on  fait  un  sang  doux 
et  tempéré  "^ ,  et  on  dissipe  toutes  les  humeurs 
superflues.  Ainsi  le  sage  Nosophuge  étoit  moins 
admirable  par  ses  remèdes  ,  que  par  le  régime 
qu'il  conseilloit  pour  prévenir  les  maux  et  pour 
rendre  les  remèdes  inutiles. 

Ces  deux  hounnes  étoient  envoyés  par  Télé- 
maque '  visiter  tous  les  malades  de  l'armée.  Ils 
en  guérirent  beaucoup  par  leurs  remèdes;  mais 
ils  en  guérirent  bien  davantage  par  le  soin  qu'ils 
prirent  *  pour  les  faire  servir  à  propos;  car  ils 
s'appliquoient  à  les  tenir  proprement ,  à  em- 
pêcher le  mauvais  air  par  cette  propreté  ,  et  à 
leur  faire  garder  un  régime  de  sobriété  exacte 
dans  leur  convalescence.  Tous  les  soldats  ,  tou- 
chés des  ces  secours,  rendoient  grâces  aux  dieux 
d'avoir  envoyé  Télémaque  dans  l'armée  des 
alliés. 

Ce  n'est  pas  un  homme,  disoient-ils,  c'est 
sans  doute  quelque  divinité  bienfaisante  sous 
une  figure  humaine.  Du  moins  ,  si  c'est  un 
homme ,  il  ressemble  moins  au  reste  des  hom- 


Var.  —  1  la  sourco.  A.  —  -  tanlol  m.  A.  aj.  b  —  ^  qui 
rélablissoionl.  a.  —  *  Mais  il  assuroit  souvent  que.  A.  — 
»  eucorc  m.  a.  uj.  b.  —  "^  e!  m.  A.  aj.  n.  —  *  pour  visiter. 
Edit.  correct,  du  marq.  de  Fi-n.  —  *  qu'ils  ou  urireiit.  A. 


(XVII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


515 


mes  qu'aux  dieux;  il  n'est  sur  la  terre  que 
pour  faire  du  bien  ;  il  est  encore  plus  aimable 
par  sa  douceur  et  par  sa  bonté,  que  par  sa  va- 
leur. 0  si  nous  pouvions  l'avoir  pour  roi  !  Mais 
les  dieux  le  réservent  pour  quelque  peuple  plus 
heureux  qu'ils  chérissent,  et  chez  lequel  ils  veu- 
lent renouveler  l'âge  d'or. 

Télémaque,  pendant  qu'il  alloit  la  nuit  vi- 
siter les  quartiers  du  camp,  par  précaution  con- 
tre les  ruses  d'Adraste,  entendoit  ces  louanges, 
qui  n'étoient  point  suspectes  de  flatterie  '  , 
comme  celles  que  les  flatteurs  donnent  souvent 
en  face  aux  princes,  supposant  qu'ils  n'ont  ni 
modestie,  ni  délicatesse  ,  et  qu'il  n'y  a  qu'à  les 
louer  sans  mesure  pour  s'emparer  de  leur  fa- 
veur. Le  fils  d'Ulysse  ne  pouvoit  goûter  que  ce 
qui  étoitvraijil  ne  pouvoit  souffrir  d'autres 
louanges  que  celles  qu'on  lui  donnoit  en  secret 
loin  de  lui ,  et  qu'il  avoit  véritablement  méri- 
tées. Son  cœur  n'étoit  pas  insensible  à  celles-là  : 
il  sentoit  ce  plaisir  si  doux  et  si  pur  que  les  dieux 
ont  attaché  à  la  seule  vertu,  et  que  les  mé- 
dians, faute  de  l'avoir  éprouvé  ,  ne  peuvent  ni 
concevoir  ni  croire  ;  mais  il  ne  s'abandonnoit 
point  à  ce  plaisir  :  aussitôt  revenoient  en  foule 
dans  sou  esprit  toutes  les  fautes  qu'il  avoit  fai- 
tes; il  n'oublioit  point  sa  hauteur  naturelle  ,  et 
son  indifférence  pour  les  hommes  ;  il  avoit  une 
honte  secrète  d'être  né  si  dur,  et  de  paroître  si 
humain.  Il  renvoyoit  à  la  sage  Minerve  toute 
la  gloire  qu'on  lui  donnoit,  et  qu'il  ne  croyoit 
pas  mériter. 

C'est  vous,  disoit-il  ,  ô  grande  déesse  ,  qui 
m'avez  donné  Mentor  pour  m'instruire  et  pour 
corriger  mon  mauvais  naturel;  c'est  vous  qui 
me  donnez  la  sagesse  de  profiter  de  mes  fautes 
pour  me  défier  de  moi-même  ;  c'est  vous  qui  re- 
tenez mes  passions  impétueuses;  c'est  vous  qui 
me  faites  sentir  le  plaisir  de  soulager  les  mal- 
heureux :  sans  vous  je  serois  haï  et  digne  de 
l'être;  sans  vous  je  ferois  des  fautes  irrépara- 
bles; je  serois  comme  un  enfant  qui ,  ne  sen- 
tant pas  sa  foiblesse  ,  quitte  sa  mère  et  tombe 
dès  le  premier  pas. 

Nestor  et  Philoctète  étoient  étonnés  de  voir 
Télémaque  devenu  si  doux  ,  si  attentif  à  obliger 
les  hommes  ,  si  officieux  ,  si  secourahle ,  si  in- 
génieux pour  faire  prévenir  tous  les  besoins  : 
ils  ne  savoienf  que  croire  ;  ils  ne  reconnoissoient 
plusea  lui  le  même  homme.  Ce  qui  les  surprit 
davantage  fut  le  soin  qu'il  prit  des  funérailles 
d'Hippias  ;  il  alla  lui-même  retirer  son   corps 

Var.  —  •  suspectes  (le  lliilterin.  Comme  il  n'en  vouloil 
point  d'autres,  sou  cœur  étoit  ému  de  celles-là  :  il  sentoit, 
etc.  A. 


sanglant  et  défiguré,  de  l'endroit  oi!i  il  étoit  ca- 
ché sous  un  monceau  de  corps  morts  ;  il  versa 
sur  lui  des  larmes  pieuses  ;  il  dit  :  0  grande 
ombre  ,  tu  le  sais  maintenant  combien  j'ai  es- 
timé ta  valeur  !  il  est  vrai  que  ta  fierté  m'avoit 
irrité:  mais  tes  défauts  venoienl  d'une  jeunesse 
ardente;  je  sais  combien  cet  âge  a  besoin  qu'on 
lui  pardonne.  Nous  eussions  dans  la  suite  été 
sincèrement  unis;  j'avois  tort  démon  côté.  0 
dieux,  pourquoi  me  le  ravir  avant  que  j'aie  pu 
le  forcer  de  m'aimer  ? 

Ensuite  Télémaque  fit  laver  le  corps  dans  des 
liqueurs  odoriférantes  ;  puis  on  prépara  par  son 
ordre  un  biicher.  Les  grands  pins,  gémissant 
sous  les  coups  de  haches  ,  tombent  en  roulant 
du  haut  des  montagnes.  Les  chênes,  ces  vieux 
enfans  de  la  terre ,  qui  sembloient  menacer  le 
ciel  ;  les  hauts  peupliers  ;  les  ormeaux,  dont  les 
têtes  sont  si  vertes  et  si  ornées  d'un  épais  feuil- 
lage; les  hêtres,  qui  sont  l'honneur  des  forêts, 
viennent  tomber  sur  le  bord  du  fleuve  Galèse. 
Là  s'élève  avec  ordre  un  bûcher  qui  ressemble 
à  un  bâtiment  régulier;  la  flamme  commence  à 
paroître,  un  tourbillon  de  fumée  monte  jusqu'au 
ciel. 

Les  Lacédémoniens  s'avancent  d'un  pas  lent 
et  lugubre,  tenant  leurs  piques  renversées  et 
leurs  yeux  baissés;  la  douleur  amère  est  peinte 
sur  ces  visages  si  farouches  ,  et  les  larmes  cou- 
lent abondamment.  Puis  on  voyoit  venir  Phé- 
récide ,  vieillard  moins  abattu  par  le  nombre 
des  années ,  que  par  la  douleur  de  survivre  à 
Hippias,  qu'il  avoit  élevé  depuis  son  enfance.  Il 
levoit  vers  le  ciel  ses  mains,  et  ses  yeux  noyés 
de  larmes.  Depuis  la  mort  d'Hippias,  il  refusoit 
toute  nourriture;  le  doux  sommeil  n'avoit  pu 
appesantir  ses  paupières ,  ni  suspendre  un  mo- 
ment sa  cuisante  peine:  il  marchoit  d'un  pas 
tremblant ,  suivant  la  foule,  et  ne  sachant  où  il 
alloit.  Nulle  parole  ne  sortoit  de  sa  bouche,  car 
son  cœur  étoit  trop  serré;  c'étoit  un  silence  de 
désespoir  et  d'abattement;  mais,  quand  il  vit 
le  bûcher  allumé,  il  parut  tout-à-coup  furieux, 
et  il  s'écria  :  0  Hippias  ,  Hippias,  je  ne  te  ver- 
rai plus!  Hippias  n'est  plus ,  et  je  vis  encore  ! 
0  mon  clicr  Hippias  ,  c'est  moi  '  qui  t'ai  donné 
la  mort  ;  c'est  moi  qui  t'ai  appris  à  la  mépriser  ! 
Je  croyois  que  tes  mains  fermeroient  mes  yeux, 
et  que  tu  recueillerois  mon  dernier  soupir.  0 

Var.  —  1  c'est  moi  cruel,  moi  impitoyable,  qui  t'ai  ap- 
pris à  mépriser  la  mort,  b,  c.  Edit.  Le  copiste  b  avoit  écrit  : 
O  mon  cher  Hippias  !  c'est  moi  qui  l'ai  apjiris  à  la  mcpriser. 
L'auteur  ne  voyant  pas  de  sens  complet ,  chercha  à  rétablir  le 
passage,  et  suppléa  les  mots  cruel,  nmi  iiiipilmiahli' ,  etc. 
<lu'on  y  lit  maintenant.  Nous  revenons  a  sa  première  leçon, 
(],ui  l'emporte  par  le  ualuiel. 


516 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIII. 


(XVII) 


dieux  cruels ,  vous  prolongez  ma  vie  pour  me 
faire  voir  la  mort  d'Hippias!  0  cher  enfant  que 
j'ai  nourri ,  et  qui  m'a  coûté  tant  de  soins,  je 
ne  te  verrai  j)lus;  mais  je  verrai  ta  mère,  qui 
mourra  de  tristesse  en  me  reprochant  ta  mort  j 
je  verrai  ta  jeune  épouse  frappant  sa  poitrine  , 
arrachant  ses  cheveux  ;  et  j'en  serai  cause  !  0 
chère  ombre  ,  appelle -moi  sur  les  rives  du 
Styx  ;  la  lumière  m'est  odieuse  :  c'est  toi  seul , 
mon  cher  Hippias  ,  que  je  veux  revoir.  Hip- 
pias  !  Hippias  !  ô  mon  cher  Hippias  !  je  ne  vis 
encore  que  pour  rendre  à  tes  cendres  le  dernier 
devoir. 

Cependant  on  voyoit  le  corps  du  jeune  Hip- 
pias étendu,  qu'on  portoit  dans  un  cercueil 
orné  de  pourpre ;,  d'or  et  d'argent.  La  mort, 
qui  avoit  éteint  ses  yeux,  n'avoit  pu  effacer 
toute  sa  beauté,  et  les  grâces  étoient  encore  à 
demi  peintes  '  sur  son  visage  pâle.  On  voyoit 
flotter  autour  de  son  cou  ,  plus  blanc  que  la 
neige,  mais  penché  sur  l'épaule,  ses  longs  che- 
veux noirs,  plus  beaux  que  ceux  d'Atys  ou  de 
Ganymède,  qui  alloient  être  réduits  en  cen- 
dres. On  remarquoit  dans  le  côté  la  blessure 
profonde,  par  où  tout  son  sang  s'éloit  écoulé,  et 
qui  l'avoit  fait  descendre  dans  le  royaume  som- 
bre de  Pluton. 

Télémaque ,  triste  et  abattu  ,  suivoit  de  près 
le  corps ,  et  lui  jetoit  des  fleurs.  Quand  on  fut 
arrivé  au  bûcher,  le  jeune  fils  d'Ulysse  ne  put 
voir  la  flamme  pénétrer  les  étoiles  qui  envelop- 
poicnt  le  corps ,  sans  répandre  de  nouvelles 
larmes.  Adieu,  dit-il,  ô  magnanime  Hippias! 
car  je  n'ose  te  nommer  mon  ami  ;  apaise-toi  , 
ô  ombre  qui  as  mérité  tant  de  gloire  !  Si  je  ne 
t'aimois  ,  j'envierois  ton  bonheur;  tu  es  délivré 
des  misères  où  nous  sommes  encore,  et  tu  en 
es  sorti  par  le  chemin  le  plus  glorieux.  Hélas! 
que  je  serois  heureux  de  tinir  de  même  !  Que  le 
Styx  n'arrête  point  ton  ombre  ;  que  les  Champs- 
Elysées  lui  soient  ouverts;  que  la  renommée 
conserve  ton  nom  dans  tous  les  siècles ,  et  que 
tes  cendres  reposent  en  paix  ! 

A  peine  eut-il  dit  ces  paroles  entremêlées  de 
soupirs ,  que  toute  l'armée  poussa  un  cri  :  on 
s'attendrissoit  sur  Hippias ,  dont  on  racontoit 
les  grandes  actions  ;  et  la  douleur  de  sa  mort 
rappelant  toutes  ses  bonnes  qualités,  faisoit  ou- 
Idier  les  défauts  qu'une  jeunesse  impétueuse 
et  une  mauvaise  éducation  lui  avoicnt  donnés. 
Mais  on  étoit  encore  plus  touché  des  sentimens 
tendres  de  Télémaque.  Est-ce  donc  là ,  disoit- 
on ,  ce  jeune   Grec  si  fier,  si  hautain  ,   si  dé- 

Var.  —  1  a  demi  peintes  m,  A.  ({/>  B. 


daigneux,  si  intraitable  ?  Le  voilà  devenu  doux, 
humain ,  tendre.  Sans  doute  Minerve  ,  qui  a 
tant  aimé  son  père,  l'aime  aussi;  sans  doute 
elle  lui  a  fait  le  plus  précieux  don  que  les  dieux 
puissent  faire  aux  hommes,  en  lui  donnant, 
avec  sa  sagesse ,  un  cœur  sensible  à  l'amitié. 

Le  corps  étoit  déjà  consumé  parles  flammes. 
Télémaque  lui-même  arrosa  de  liqueurs  par- 
fumées les  cendres  encore  fumantes  ;  puis  il 
les  mit  dans  une  urne  d'or  qu'il  couronna  de 
fleurs,  et  il  porta  cette  urne  à  Phalante.  Celui- 
ci  étoit  étendu  ,  percé  de  diverses  blessures;  et, 
dans  son  extrême  foiblesse,  il  entrevoyoit  *  près 
de  lui  les  portes  sombres  des  enfers. 

Déjà  Traumaphile  et  Nosophuge ,  envoyés 
par  le  fils  d'Ulysse,  lui  avcient  donné  tous  les 
secours  de  leur  art  :  ils  rappeloient  peu  à  peu 
son  ame  prête  à  s'envoler  ;  de  nouveaux  esprits 
le  ranimoient  insensiblement  *,  une  force  douce 
et  pénétrante  ,  un  baume  de  vie  s'insinuoit  de 
veine  en  veine  jusqu'au  fond  de  son  cœur,  une 
chaleur  agréable  *  le  déroboit  aux  mains  glacées 
de  la  mort.  En  ce  moment,  la  défaillance  ces- 
sant ,  la  douleur  succéda;  il  commença  à  sentir 
la  perte  de  son  frère,  qu'il  n'avoit  point  été  jus- 
qu'alors en  état  de  sentir.  Hélas!  disoit-il,  pour- 
quoi prend-on  de  si  grands  soins  de  me  faire 
vivre?  ne  me  vaudroit-il  pas  mieux  mourir,  et 
suivre  mon  cher  Hippias?  Je  l'ai  vu  périr  tout 
auprès  de  moi!  0  Hippias,  la  douceur  de  ma 
vie,  mon  frère,  tu  n'es  plus  !  je  ne  pourrai 
donc  plus  ni  te  voir,  ni  t'entendre,  ni  t'embras- 
ser,  ni  te  dire  mes  peines ,  ni  te  consoler  dans 
les  tiennes!  0  dieux  ennemis  des  hommes!  il 
n'y  a  plus  d'Hippias  pour  moi  !  est-il  possible  ? 
Mais  n'est-ce  point  un  songe?  Non,  il  n'est  que 
trop  vrai.  0  Hippias,  je  t'ai  perdu  :  je  t'ai  vu 
mourir  :  et  il  faut  que  je  vive  encore  autant 
qu'il  sera  nécessaire  pour  te  venger:  je  veux 
immoler  à  tes  mânes  le  cruel  Adraste  teint  de 
ton  sang. 

Pendant  que  Phalante  parloit  ainsi ,  les  deux 
hommes  divins  tâchoient  d'apaiser  sa  douleur, 
de  peur  qu'elle  n'augmentât  ses  maux,  et  n'em- 
pêchât l'elfet  des  remèdes.  Tout-à-coup  il  aper- 
çoit Télémaque  qui  se  présente  à  lui.  D'abord 
son  cœur  fut  combattu  par  deux  passions  con- 
traires. Il  conservoit  un  ressentiment  de  tout  ce 
qui  s'étoit  passé  entre  Télémaque  et  Hippias  ;  la 
douleur  de  la  perte  d'Hippias  rendoit  ce  ressen- 
timent encore  plus  vif  :  d'un  autre  côté  *,  il  ne 

Var.  —  1  il  enlrcvoyoii  déjà  les  portes.  A.  —  ^  de  iioii- 
vc.iux  esprits  naissoieut  insensiblement  dans  son  cœur.  A.  — 
3  une  chaleur  agn^nble  ranimoit  ses  membres.  A.  —  *  mais 
il  ne  pouvoit  ignorer,  a. 


(XVII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


517 


pouvoit  ignorer  qu'il  dovoit  la  conservation  de 
sa  vie  àTéléniaque  ,  qui  l'avoil  tiré  sanglant  et 
à  demi  mort  des  mains  d'Adraste.  Mais  ,  quand 
il  vit  l'urne  d'or  où  étoient  renfermées  les  cen- 
dres si  chères  de  son  frère  Hippias  ,  il  versa  un 
torrent  de  larmes  ;  il  embrassa  d'abord  '  Télé- 
maque  sans  pouvoir  lui  parler,  et  lui  dit  entîn 
d'une  voix  languissante  et  -  entrecoupée  de  san- 
glots : 

Digne  tils  d'Ulysse,  votre  vertu  me  force  à 
vous  aimer  ;  je  vous  dois  ce  reste  de  vie  qui  va 
s'éteindre  :  mais  je  vous  dois  quelque  chose  qui 
m'est  bien  plus  cher.  Sans  vous,  le  corps  de  mon 
frère  auroit  été  la  proie  des  vautours;  sans  vous, 
son  ombre ,  privée  de  la  sépulture  ,  seroit  mal- 
heureusement errante  ^  sur  les  rives  du  Styx , 
et  toujours  repoussée  par  l'impitoyable  Charon. 
Faut-il  que  je  doive  tant  à  un  homme  que  j'ai 
tant  haï  !  0  dieux ,  récompensez-le ,  et  délivrez- 
moi  d'une  vie  si  malheureuse!  Pour  vous,  *  ô 
Télémaque,  rendez-moi  les  derniers  devoirs  que 
vous  avez  rendus  à  mon  frère ,  afin  que  rien  ne 
manque  à  votre  gloire. 

A  ces  paroles  ,  Phalante  demeura  épuisé  et 
abattu  d'un  excès  de  douleur.  Télémaque  se 
tint  auprès  de  lui  sans  oser  lui  parler,  et  atten- 
dant qu'il  reprît  ses  forces.  Bientôt  Phalante  , 
revenant  de  cette  défaillance ,  prit  l'urne  des 
mains  de  Télémaque  ,  la  baisa  plusieurs  fois  , 
l'arrosa  de  ses  larmes,  et  dit  ;  0  chères,  ô  pré- 
cieuses cendres ,  quand  est-ce  que  les  miennes 
seront  renfermées  avec  vous  dans  cette  même 
urne?  0  ombre  d'Hippias ,  je  te  suis  dans  les 
enfers  :  Télémaque  nous  vengera  tous  deux. 

Cependant  le  mal  de  Phalante  diminua  de 
jour  en  jour  par  les  soins  des  deux  hommes  qui 
avoient  la  science  d'Esculape.  Télémaque  étoit 
sans  cesse  avec  eux  auprès  du  malade  ,  pour  les 
rendre  plus  attentifs  à  avancer  sa  guérison  ;  et 
toute  l'armée  admiroit  bien  plus  la  bonté  de 
cœur  avec  laquelle  il  secouroit  son  plus  grand 
ennemi ,  que  la  valeur  et  la  sagesse  qu'il  avoit 
montrées,  en  sauvant,  dans  la  bataille,  l'ar- 
mée des  alliés. 

En  même  temps  ,  Télémaque  se  monlroit 
infatigable  dans  les  plus  rudes  travaux  de  la 
guerre  :  il  dormoit  peu  ,  et  son  sommeil  étoit 
souvent  interrompu  ,  on  par  les  avis  qu'il  rece- 
voit  à  toutes  les  heures  de  la  nuit  comme  du 
jour,  on  par  la  visite  de  tous  les  quartiers  du 
camp,  qu'il  ne  faisoit  jamais  deux  fois  de  suite 
aux  mêmes  heures,    pour   mieux  surprendre 

Var.  — 1  J'iiboid  7)7.  A.  (/./.  r..  —  ^  e(  m.  a.  aj.  r..  — 
9  tTi-eroit  niallieurcuseiiU'iil.  A.  b.  —  '  El  vous,  TOlc- 
niaquc.  a. 


ceux  qui  n'étoient  pas  assez  vigilans.  Il  revenoit 
souvent  dans  sa  tente  couvert  de  sueur  et  de 
poussière  :  sa  nourriture  étoit  simple  ;  il  vivoit 
comme  les  soldats ,  pour  leur  donner  l'exemple 
de  la  sobriété  et  de  la  patieffce.  L'armée  ayant 
peu  ^  de  vivres  dans  ce  campement,  il  jugea 
nécessaire  d'arrêter  les  murmures  des  soldats, 
en  soutfrant  lui-même  volontairement  les  mê- 
mes incommodités  qu'eux.  Son  corps ,  loin  de 
s'affoiblir  dans  une  vie  si  pénible ,  se  fortifioit 
et  s'endurcissoit  chaque  jour  :  il  commençoit  à 
n'avoir  plus  ces  grâces  si  tendres  qui  sont 
comme  la  fleur  de  la  première  jeunesse  ;  son 
teint  devenoit  plus  brun  et  moins  délicat ,  ses 
membres  moins  mous  et  plus  nerveux. 


LIVRE  XIV  \ 

Télémaque ,  persuadé  par  divers  songes  que  son  père  Ulysse 
n'est  plus  sur  la  terre,  exécute  le  dessein,  qu'il  avoit 
conçu  depuis  longtemps ,  de  l'aller  chercher  dans  les 
enfers.  Il  se  dérobe  du  camp,  pendant  la  nuit ,  et  se  rend 
à  la  fameuse  caverne  d'Achérontia.  Il  s'y  enfonce  coura- 
geusement ,  et  arrive  bientôt  au  bord  du  Styx ,  où  Charon 
le  reçoit  dans  sa  barque.  Il  va  se  présenter  devant  Pluton, 
qui  lui  permet  de  chercher  son  père  dans  les  enfers.  II 
traverse  d'abord  le  ïartare ,  où  il  voit  les  tourmens  que 
souffrent  les  ingrats ,  les  parjures,  les  impies,  les  hypo- 
crites ,  et  surtout  les  mauvais  rois.  Il  entre  ensuite  dans 
les  Champs-Elysées,  où  il  contemple  avec  délices  la  féli- 
cité dont  jouissent  les  hommes  justes ,  et  surtout  les  bons 
rois,  qui,  pendant  leur  vie,  ont  sagement  gouverné  les 
hommes.  Il  est  reconnu  par  Arcésius,  son  bisaïeul,  qui 
rassure  qu'Ulysse  est  vivant,  et  qu'il  reprendra  bientôt 
l'autorité  dans  Ithaque  ,  où  son  fils  doit  régner  après  lui. 
Arcésius  donne  à  Télémaque  les  plus  sages  instructions 
sur  l'art  de  régner.  Il  lui  fait  lemarquer  combien  la  ré- 
compense des  bons  rois ,  qui  ont  principalement  excellé 
par  la  justice  et  par  la  vertu  ,  surpasse  la  gloire  de  ceux 
qui  ont  excellé  par  la  valeur.  Après  cet  entretien,  Télé- 
maque sort  du  ténébreux  empire  de  Pluton  ,  et  retourne 
promptement  au  camp  des  alliés. 

Cependant  Adraste  ,  dont  les  troupes  avoient 
été  considérablement  affoiblies  dans  le  combat, 
s'étoit  retiré  derrière  la  montagne  d'Aulon  , 
pour  attendre  divers  secours  ,  et  pour  tâcher  de 
surprendre  encore  une  fois  ses  ennemis  :  sem- 
blable à  un  lion  affamé ,  qui ,  ayant  été  re- 
poussé d'une  bergerie  ,  s'en  retourne  dans  les 
sombres  forêts,  et  rentre  dans  sa  caverne  ,  où 
il  aiguise  ses  dents  et  ses  griffes,  attendant  le 
moment  favorable  pour  égorger  tous  les  trou- 
peaux. 

Var.  —  '  iiruiquaut  de  vivres,  cf.  du  op.  —  2  Liyp,£  xvui. 


518 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


(XVIII) 


Télémaque ,  ayant  pris  soin  de  mettre  une 
exacte  discipline  dans  tout  le  camp  ,  ne  songea 
plus  qu'à  exécuter  un  dessein  qu'il  avoit  conçu, 
et  qu'il  cacha  à  tous  les  chefs  de  l'armée.  11  y 
avoit  déjà  long-temps  qu'il  éloit  agité  ,  pendant 
toutes  les  nuits ,  par  des  songes  qui  lui  repré- 
sentoient  son  père  Ulysse.  Cette  chère  image  * 
revenoit  toujours  sur  la  fin  de  la  nuit,  avant 
que  l'aurore  vînt  chasser  du  ciel,  par  ses  feux 
naissans,  les  inconstantes  étoiles ,  et  de  dessus 
la  terre ,  le  doux  sommeil ,  suivi  des  songes 
voltigeans.  Tantôt  il  crôyoit  voir  Ulysse  nu , 
dans  une  île  fortunée ,  sur  la  rive  d'un  fleuve, 
dans  une  prairie  ornée  de  fleurs  ,  et  environné 
de  nymphes  qui  lui  jetoient  des  hahils  pour  se 
couvrir;  tantôt  il  croyoit  l'entendre  parler  dans 
un  palais  tout  éclatant  d'or  et  d'ivoire  ,  où  des 
hommes  couronnés  de  fleurs  l'écoutoient  avec 
plaisir  et  admiration.  Souvent  Ulysse  lui  appa- 
roissoit  tout-à-coup  dans  des  festins,  où  la  joie 
éclatoit  parmi  les  délices,  et  où  l'on  entendoit 
les  tendres  accords  d'une  voix  avec  une  lyre  plus 
douce  que  la  lyre  d'Apollon  et  que  les  voix  de 
toutes  les  Muses. 

Télémaque,  en  s'éveillaut,  s'attristoit  de  ces 
songes  si  agréables.  0  mon  père ,  ô  mon  cher 
père  Ulysse,  s'écrioit-il,  les  songes  les  plus  af- 
freux me  seroient  plus  doux  !  Ces  images  de 
félicité  me  font  comprendre  que  vous  êtes  déjà 
descendu  dans  le  séjour  des  âmes  bienheu- 
reuses que  les  dieux  récompensent  de  leur 
vertu  par  une  éternelle  tranquillité.  Je  crois 
voir  les  Champs-Elysées.  0  qu'il  est  cruel  de 
n'espérer  plus  !  Quoi  donc  !  ô  mon  cher  père  , 
je  ne  vous  verrai  jamais  !  jamais  je  n'embras- 
serai celui  qui  m'aimoittant ,  et  que  je  cherche 
avec  tant  de  peine!  jamais  je  n'entendrai  par- 
ler cette  bouche  d'où  sortoit  la  sagesse  !  jamais 
je  ne  baiserai  ces  mains,  ces  chères  mains,  ces 
mains  victorieuses  qui  ont  abattu  tant  d'enne- 
mis !  elles  ne  puniront  point  les  insensés  amans 
de  Pénélope,  et  Ithaque  ne  se  relèvera  jamais 
de  sa  ruine  !  0  dieux  ennemis  de  mon  père  ! 
vous  m'envoyez  ces  songes  funestes  pour  arra- 
cher toute  espérance  de  mon  cœur;  c'est  m'ar- 
racher  la  vie.  JNon,  je  ne  puis  plus  vivre  dans 
cette  incertitude.  Que  dis-je?  hélas!  je  ne  suis 
que  trop  certain  que  mon  père  n'est  plus.  Je 
vais  chercher  son  ombre  jusque  dans  les  enfers. 
Thésée  y  est  bien  descendu  ;  Thésée,  cet  impie 
qui  vouloit  outrager  les  divinités  infernales;  et 
moi,  j'y  vais  conduit  par  la  piété.  Hercule  y 
descendit  .  je  ne  suis  pas  Hercule  ;  mais  il  est 

Var.  —  '  CoKc  image  d'Ulysse.  A. 


beau  d'oser  l'imiter.  Orphée  a  bien  louché,  par 
le  récit  de  ses  malheurs,  le  cœur  de  ce  dieu 
qu'on  dépeint  ^  comme  inexorable  :  il  obtint  de 
lui  qu'Eurydice  retournât  ^  parmi  les  vivans.  Je 
suis  plus  digne  de  compassion  qu'Orphée  ;  car 
ma  perte  est  plus  grande.  Qui  pourroit  compa- 
rer une  jeune  fille,  semblable  à  cent  autres', 
avec  le  sage  Ulysse,  admiré  de  toute  la  Grèce; 
Allons;  mourons ,  s'il  le  faut.  Pourquoi  crain- 
dre la  mort  quand  on  soulfre  tant  dans  la  vie  ! 
0  Pluton ,  ô  Proserpine,  j'éprouverai  bientôt 
si  vous  êtes  aussi  impitoyables  qu'on  le  dit  !  O 
mon  père  !  après  avoir  parcouru  en  vain  les  ter- 
res et  les  mers  pour  vous  trouver,  je  vais  enfin  ^ 
voir  si  vous  n'êtes  point  dans  la  sombre  de- 
meure des  morts.  Si  les  dieux  me  refusent  de 
vous  posséder  sur  la  terre  et  à  la  lumière  du 
soleil,  peut-être  ne  me  refuseront-Us  pas  de 
voir  au  moins  votre  ombre  dans  le  royaume  de 
la  nuit. 

En  disant  ces  paroles ,  Télémaque  arrosoit 
son  lit  de  ses  larmes  :  aussitôt  il  se  levoit,  et 
cherchoit,  par  la  lumière  ,  à  soulager  la  dou- 
leur cuisante  que  ces  songes  lui  avoient  causée; 
mais  c'étoit  une  flèche  qui  avoit  percé  son  cœur, 
et  qu'il  portoit  partout  avec  lui.  Dans  cette 
peine  ,  il  entreprit  de  descendre  aux  enfers  par 
un  lieu  célèbre ,  qui  n'étoit  pas  éloigné  du 
camp.  On  l'appeloit  Achérontia,  à  cause  qu'il 
y  avoit  en  ce  lieu  ime  caverne  affreuse,  de  la- 
quelle '"  on  descendoit  sur  les  rives  de  l'Acbé- 
ron ,  par  lequel  les  dieux  mêmes  craignent  de 
jurer.  La  ville  étoit  sur  un  rocher,  posée  comme 
un  nid  sur  le  haut  d'un  arbre  :  au  pied  de  ce 
rocher  on  trouvoil  la  caverne  ,  de  laquelle  les 
timides  mortels  n'osoienl  approcher;  les  ber- 
gers avoient  soin  d'en  détourner  leurs  trou- 
peaux. La  vapeur  souffrée  du  marais  Stygien  , 
qui  s'exhaloit  sans  cesse  par  cette  ouverture  , 
empestoit  l'air.  Tout  autour  il  ne  croissoit  ni 
herbe  ni  fleurs;  on  n'y  scntoit  jamais  les  doux 
zéphirs ,  ni  les  grâces  naissantes  du  printemps, 
ni  les  riches  dons  de  l'automne  :  la  terre  aride 
^'  languissoit;  on  y  voyoit  seulement  quelques 
arbustes  dépouillés  et  quelques  cyprès  funestes. 
Au  loin  même,  tout  à  l'entour,  Cérès  refusoit 
aux  laboureurs  ses  moissons  dorées  ;  Bacchus 
sembloit  en  vain  y  promettre  ses  doux  fruits  ; 
les  grappes  de  raisin  se  desséchoient  au  lieu  de 
mûrir.  Les  Naïades  tristes  ne  faisoient  point 
couler  une  onde  pure  ;   leurs  flots  étoient  tou- 


Vaii.  —   1  (lu'on  (lit  .pii   csl  inexorable.  A.  —  -  relour- 

neroii —   3  à  tant  d'autres.    Edi[.  contre    les   Mss.    — 

*  je  vais  voir.  A.  —  ^  par  ou  l'on  descendoit.  A. 


(XVIII) 


TELEMAQUE.  LIVRE  XIV. 


519 


jours  amers  el  troublés.  Les  oiseaux  '  ne  clian- 
toient  jamais  dans  cette  terre  hérissée  de  ronces 
et  d'épines  ,  et  n'y  trouvoienl  aucun  bocage 
pour  se  retirer  :  ils  alloient  chanter  leurs  amours 
sous  un  ciel  plus  doux.  Là,  on  n'entendoit  que 
le  croassement  des  corbeaux  et  la  voix  lugubre 
des  hiboux  :  l'herbe  même  y  étoit  amère,  et  les 
troupeaux  qui  la  paissoient  ne  sentoient  point 
la  douce  joie  qui  les  fait  bondir.  Le  taureau 
fuyoit  la  génisse  ;  et  le  berger,  tout  abattu  ,  ou- 
blioit  sa  musette  et  sa  flûte. 

De  cette  caverne  sortoit,  de  temps  en  temps, 
une  fumée  noire  et  épaisse,  qui  faisoit  une  es- 
pèce de  nuit  au  milieu  du  jour.  Les  peuples 
voisins  redoubloient  alors  leurs  sacrifices  pour 
apaiser  les  divinités  infernales;  mais  souvent 
les  hommes,  à  la  fleur  de  leur  âge  et  dès  leur 
plus  tendre  jeunesse ,  étoient  les  seules  victimes 
que  ces  divinités  cruelles  prenoient  plaisir  à  im- 
moler par  une  funeste  contagion. 

C'est  là  que  Télémaque  résolut  de  chercher 
le  chemin  de  la  sombre  -  demeure  de  Plu  ton. 
Minerve,  qui  veiiloit  sans  cesse  sur  lui,  et  qui 
le  couvroit  de  son  égide,  lui  avoit  rendu  Pluton 
favorable.  Jupiter  même ,  à  la  prière  de  Mi- 
nerve ,  avoit  ordonné  à  Mercure,  qui  descend 
chaque  jour  aux  enfers  pour  livrer  à  Charon  un 
certain  nombre  de  morts ,  de  dire  au  roi  des 
ombres  qu'il  laissât  entrer  le  fils  d'Ulysst-  dans 
son  empire. 

Télémaque  se  dérobe  du  camp  pendant  la 
nuit  ;  il  marche  à  la  clarté  de  la  lune,  el  il  in- 
voque cette  puissante  divinité  ,  qui  étant  dans 
le  ciel  le  brillant  astre  de  la  nuit ,  et  sur  la 
terre  la  chaste  Diane,  est  aux  enfers  la  redou- 
table Hécate.  Cette  divinité  écouta  favoral)le- 
raent  ses  vœux ,  parce  que  son  cœur  étoit  pur, 
et  qu'il  étoit  conduit  par  l'amour  pieux  qu'un 
fils  doit  à  son  père.  A  peine  fut-il  auprès  de 
l'entrée  de  la  caverne,  qu'il  entendit  l'empire 
souterrain  mugir.  La  terre  trenjbloit  sous  ses 
pas;  le  ciel  s'arma  d'éclairs  et  de  feux  qui  sem- 
bloient  tomber  sur  la  terre.  Le  jeune  lils  d'U- 
lysse sentit  son  cœur  ému  ,  et  tout  son  corps 
étoit  couvert  d'une  sueur  glacée;  mais  son  cou- 
rage se  soutint  ;  il  leva  les  yeux  et  les  mains  au 
ciel.  Grands  dieux,  s'écria-t-il ,  j'accepte  ces 
présages  que  je  crois  heureux;  achevez  votre 
ouvrage!  Il  dit,  et,  redoublant  ses  pas,  il  se 
présente  hardiment. 

Aussitôt  la  fumée  épaisse  qui  rendoit  l'en- 
trée de  la  caverne  funeste  à  tous  les  animaux  , 

^AR.  —  '  Nul  iiisLMU  ne  clKinluit  dans  celle  Icne  hérissée 
(le  roMies  et  d'épines  ,  el  ne  Irouvoil  de  bocages ,  elc.  a.  — 
^  sombre  m.  A.  oj.  u. 


dès  qu'ils  '  en  approchoient,  se  dissi])a;  l'odeur 
empoisonnée  cessa  pour  un  peu  de  temps. 
Télémaque  entre  seul  ;  car  quel  autre  mortel 
eiÀt  osé  le  suivre  !  Deux  Cretois,  qui  l'avoient 
accompagné  jusqu'à  une  certaine  distance  de 
la  caverne,  et  auxquels  il  avoit  conlié  son  des- 
sein ,  demeurèrent  tremblans  et  à  demi  morts 
assez  loin  de  là ,  dans  un  temple ,  faisant  des 
vœux ,  et  n'espérant  plus  de  revoir  Télémaque. 

Cependant  le  fils  d'Ulysse,  l'épce  à  la  main, 
s'enfonce  dans  les  ténèbres  horribles.  Bientôt  il 
aperçoit  une  foi'hle  et  sombre  lueur,  telle  qu'on 
la  voit  pendant  la  nuit  sur  la  terre  :  il  remarque 
les  ombres  légères  qui  voltigent  autour  de  lui; 
et  il  les  écarte  avec  son  épée  ;  ensuite  '  il  voit 
les  tristes  bords  du  fleuve  marécageux  dont  les 
eaux  bourbeuses  et  dormantes  ne  font  que  tour- 
noyer. Il  découvre  sur  ce  rivage  une  foule  in- 
nombrable de  morts  privés  de  la  sépulture,  qui 
se  présentent  en  vain  à  l'impitoyable  Charon. 
Ce  dieu,  dont  la  vieillesse  éternelle  est  toujours 
triste  et  chagrine  %  mais  pleine  de  vigueur,  les 
menace ,  les  repousse  ,  et  admet  d'abord  dans 
la  barque  le  jeune  Grec.  En  entrant,  Télémaque 
entend  les  gémissemens  d'une  ombre  qui  ne 
pouvoit  se  consoler. 

Quel  est  donc,  lui  dit-il,  votre  malheur?  qui 
étioz-vous  sur  la  terre?  J'étois  ,  lui  répondit 
cette  ombre,  Nabopharsan,  roi  de  la  superbe 
Babylone.  Tous  les  peuples  de  l'Orient  trem- 
bloient  au  seul  bruit  de  mon  nom  ;  je  me  faisois 
adorer  par  les  Babyloniens ,  dans  un  temple  de 
marbre ,  où  j'étois  représenté  par  une  statue 
d'or,  devant  laquelle  on  bri^iloit  nuit  et  jour  les 
plus  précieux  parfums  de  l'Ethiopie.  Jamais 
personne  n'osa  me  contredire  sans  être  aussitôt 
puni  :  on  inventoit  chaque  jour  de  nouveaux 
plaisirs  pour  me  rendre  la  vie  plus  délicieuse. 
J'étois  encore  jeune  et  robuste;  hchis!  que  de 
prospérités  ne  me  restoit-il  pas  encore  à  goûter 
sur  le  trône?  Mais  une  femme  que  j'aimois,  et 
qui  ne  m'aimoit  pas,  m'a  bien  fait  sentir  que  je 
n'étois  pas  dieu  ;  elle  m'a  empoisonné  :  je  ne 
suis  plus  rien.  On  mil  hier,  avec  pompe  ,  mes 
cendres  dans  une  urne  d'or  ;  on  pleura;  on  s'ar- 
racha les  cheveux  ;  on  fit  semblant  de  vouloir 
se  jeter  dans  les  flammes  de  mon  bûcher,  pour 
mourir  avec  moi;  on  va  encore  gémir  au  pied 
du  superbe  tombeau  où  l'on  a  mis  mes  cendres  : 
mais  personne  ne  me  regrette  ;  ma  mémoire 
est  en  horreur  même  dans  ma  famille;  et  ici 
bas ,  je  souffre  déjà  d'horribles  trailemens  *. 


V.\I!.   —  '  qui  en  approchoienl.  A.   —  -  liii'nlùl.   a. 
el  ciic'oriiie,  les  menace.  A.  —  *  injures.  A. 


520 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


(XVIII) 


Télémaque  ,  touché  de  ce  spectacle ,  lui  dit  : 
Etiez-vous  véritablemeut  heureux  pendant  votre 
règne  ?  sentiez-vous  cette  douce  paix  sans  la- 
quelle le  cœur  demeure  toujours  serré  et  flétri 
au  milieu  des  délices  ?  Non  ,  répondit  le  Baby- 
lonien ;  je  ne  sais  même  ce  que  vous  voulez 
dire.  Les  sages  vantent  cette  paix  comme  l'u- 
nique bien  :  pour  moi,  je  ne  l'ai  jamais  sentie  ; 
mon  cœur  étoit  sans  cesse  agité  de  désirs  nou- 
veaux ,  de  crainte  et  d'espérance.  Je  tàchois  de 
m'étourdir  moi-même  par  l'ébranlement  de  mes 
passions  ;  j'avois  soin  d'entretenir  cette  ivresse 
pour  la  rendre  continuelle  .  le  moindre  inter- 
valle de  raison  tranquille  m'eût  été  trop  amer. 
Voilà  la  paix  dont  j'ai  joui  ;  toute  autre  me 
paroît  une  fable  et  un  songe  :  voilà  les  biens 
que  je  regrette. 

En  parlant  ainsi ,  le  Babylonien  pleuroit 
comme  un  homme  lâche  qui  a  été  amolli  par  les 
prospérités,  et  qui  n'est  point  accoutumé  à  sup- 
porter constamment  un  malheur.  Il  avoit  au- 
près de  lui  quelques  esclaves  qu'on  avoit  fait 
mourir  pour  honorer  ses  funérailles  :  Mercure 
les  avoit  livrés  à  Charon  avec  leur  roi ,  et  leur 
avoit  donné  une  puissance  absolue  sur  ce  roi 
qu'ils  avoient  servi  sur  la  terre.  Ces  ombres 
d'esclaves  ne  craignoient  plus  l'ombre  de  Na- 
bopharsan  ;  elles  la  tenoient  enchaînée  ,  et  lui 
faisoient  les  plus  cruelles  indignités.  L'un  lui 
disoit  :  N'étions-nous  pas  hommes  aussi  bien 
que  toi?  comment  étois-tu  assez  insensé  pour 
te  croire  un  dieu  ?  et  ne  falloit-il  pas  te  sou- 
venir que  tu  étois  de  la  race  des  autres  hommes? 
Un  autre,  pour  lui  insulter,  disoit  :  Tu  avois 
raison  de  ne  vouloir  pas  qu'on  te  prît  pour  un 
homme  ;  car  tu  étois  un  monstre  sans  huma- 
nité. Un  autre  lui  disoit  :  Hé  bien  !  oii  sont 
maintenant  tes  flatteurs?  Tu  n'as  plus  rien  à 
donner,  malheureux  !  tu  ne  peux  plus  faire 
aucun  mal;  te  voilà  devenu  esclave  de  tes 
esclaves  mêmes  :  les  dieux  ont  été  *  lents  à  taire 
justice;  mais  enfin  ils  la  font. 

A  ces  dures  paroles ,  Nabopharsan  se  jetoit 
le  visage  contre  terre  ,  arrachant  ses  cheveux 
dans  un  excès  de  rage  et  de  désespoir.  Mais 
Charon  disoit  eux  esclaves  :  Tirez-le  par  sa 
chaîne  ;  relevez-le  malgré  lui  :  il  n'aura  pas 
même  la  consolation  de  cacher  sa  honte  ;  il  faut 
que  toutes  les  ombres  du  Styx  en  soient  té- 
moins, pour  justifier  les  dieux,  qui  ont  souffert 
si  long-temps  que  cet  impie  régnât  sur  la  terre. 
Ce  n'est  encore  là ,  ô  Babylonien ,  que  le  com- 
mencement de  tes  douleurs  ;  prépare-toi  à  être 

Var.  —  1  soul  Icnis.  Edit.  coutre  les  Mss. 


jugé  par  l'inflexible  Minos ,  juge  des  enfers. 

Pendant  ce  discours  du  terrible  Charon  ,  la 
barque  touchoit  déjà  le  rivage  de  l'empire  de 
Pluton  :  toutes  les  ombres  accouroient  pour 
considérer  cet  homme  vivant  qui  paroissoit  au 
milieu  de  ces  morts  dans  la  barque  :  mais ,  dans 
le  moment  où  Télémaque  mit  pied  à  terre,  elles 
s'enfuirent ,  semblables  aux  ombres  de  la  nuit 
que  la  moindre  clarté  du  jour  dissipe.  Charon  , 
montrant  au  jeune  Grec  un  front  moins  ridé  et 
des  yeux  moins  farouches  qu'à  l'ordinaire,  lui 
dit  :  Mortel  chéri  des  dieux,  puisqu'il  t'est 
donné  d'entrer  dans  ce  royaume  de  la  nuit,  in- 
accessible aux  autres  vivans ,  hâte-toi  d'aller 
où  les  destins  t'appellent  ;  va  ,  par  ce  chemin 
sombre  ,  au  palais  de  Pluton,  que  tu  trouveras 
sur  son  trône  ;  il  te  permettra  d'entrer  dans 
les  lieux  dont  il  m'est  défendu  '  de  te  découvrir 
le  secret. 

Aussitôt  Télémaque  s'avance  à  grands  pas  : 
il  voit  de  tous  côtés  voltiger  des  ombres,  plus 
nombreuses  que  les  grains  de  sable  qui  cou- 
vrent les  rivages  de  la  mer;  et,  dans  l'agitation 
de  cette  mullitude  infinie  ,  il  est  saisi  d'une 
horreur  divine  ,  observant  le  profond  silence 
de  ces  vastes  lieux.  Ses  cheveux  se  dressent  sur 
sa  têle  quand  il  aborde  le  noir  séjour  de  l'im- 
pitoyable Pluton  ;  il  sent  ses  genoux  chance- 
lans  ;  la  voix  lui  manque  ;  et  c'est  avec  peine 
qu'il  peut  prononcer  au  dieu  ces  paroles  :  Vous 
voyez ,  ô  terrible  divinité ,  le  fils  du  malheu- 
reux Ulysse;  je  viens  vous  demander  si  mon 
père  est  descendu  dans  votre  empire ,  ou  s'il 
est  encore  errant  sur  la  terre. 

Pluton  étoit  sur  un  trône  d'ébène  :  son  visage 
étoit  pâle  et  sévère  ;  ses  yeux,  creux  et  étince- 
lans  ;  son  front  %  ridé  et  menaçant  :  la  vue 
d'un  homme  vivant  lui  étoit  odieuse,  comme 
la  lumière  oflénse  les  yeux  des  animaux  qui 
ont  accoutumé  de  ne  sortir  de  leurs  retraites 
que  pendant  ^  la  nuit.  A  son  côté  paroissoit 
Proserpine  ,  qui  attiroit  seule  ses  regards,  et 
qui  sembloit  un  peu  adoucir  son  cœur  :  elle 
jouissoit  d'une  beauté  toujours  nouvelle  ;  mais 
elle  paroissoit  avoir  joint  à  ces  grâces  divines 
je  ne  sais  quoi  de  dur  et  de  cruel  de  son  époux. 

Aux  pieds  du  trône  étoit  la  Mort ,  pâle  et 
dévorante ,  avec  sa  faux  tranchante  qu'elle 
aiguisoit  sans  cesse.  Autour  d'elle  voloient  les 
noirs  soucis,  les  cruelles  défiances;  les  ven- 
geances, toutes  dégouttantes  de  sang,  et  cou- 


Var.  —  1  dont  il  ne  m'est  pas  permis.  A.  —  -  son  visage. 
A.  B.  son  fionl.  c.  mais  de  la  main  du  marq.  de  Fcn.  :  les 
éditeurs  depuis  1717  oui  adopté  celte  correction  ,  qui  paroit 
nécessaire.  —  3  ponilaut  m.  A.  aj.  b. 


(XYIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


521 


vertes  de  plaies  ;  les  haines  injustes  ;  l'avarice  , 
qui  se  ronge  elle-même;  le  désespoir,  qui  se 
déchire  de  ses  propres  mains;  l'ambition  for- 
cenée, qui  renverse  tout  ;  la  trahison,  qui  veut 
se  repaître  de  sang ,  et  qui  ne  peut  jouir  des 
maux  qu'elle  a  faits;  l'envie,  qui  verse  son 
venin  mortel  autour  d'elle ,  et  qui  se  tourne  en 
rage,  dans  l'impuissance  où  elle  est  de  nuire  ; 
l'impiété ,  qui  se  creuse  elle-même  un  abîme 
sans  fond,  où  elle  se  précipite  sans  espérance  ; 
les  spectres  hideux;  les  fantômes,  qui  repré- 
sentent les  morts  pour  épouvanter  les  vivans  : 
les  songes  atfreux  ;  les  insomnies,  aussi  cruelles 
que  les  tristes  songes.  Toutes  ces  images  fu- 
nestes environnoient  le  lier  Pluton,  et  rempîis- 
soient  le  palais  où  il  habite.  Il  répondit  à  Télé- 
maque  d'une  voix  basse  qui  fit  gémir  le  fond 
de  l'Érèbe  : 

Jeune  mortel ,  les  destinées  font  fait  violer 
cet  asile  sacré  des  ombres;  suis  ta  haute  desti- 
née :  je  ne  te  dirai  point  où  est  ton  père;  il 
suffit  que  tu  sois  libre  de  le  chercher.  Puisqu'il 
a  été  roi  sur  la  terre,  tu  n'as  qu'à  parcourir, 
d'un  côté,  l'endroit  du  noir  Tartare  où  les 
mauvais  rois  sont  punis  ;  de  l'autre,  les  Champs- 
Elysées,  où  les  bous  rois  sont  récompensés.  Mais 
tu  ne  peux  aller  d'ici  dans  les  Champs-Elysées, 
qu'après  avoir  passé  par  le  Tartare  ;  hâte-toi 
d'y  aller,  et  de  sortir  de  mon  empire. 

A  l'instant  Télémaque  semble  voler  dans  ces 
espaces  vides  et  immenses:  tant  il  lui  tarde  de 
savoir  s'il  verra  son  père,  et  de  s'éloigner  de 
la  présence  horrible  du  tyran  qui  tient  en 
crainte  les  vivans  et  les  morts.  Il  aperçoit  bien- 
tôt assez  près  de  lui  le  noir  Tartare  :  il  en  * 
sorloit  une  fumée  noire  et  épaisse,  dont  l'odeur 
empestée  donneroit  la  mort ,  si  elle  se  répan- 
doit  dans  la  demeure  des  vivans.  Cette  fumée 
couvroit  un  fleuve  de  feu,  et  des  tourbillons  ^ 
de  flamme,  dont  le  bruit,  semblable  à  celui 
des  torrcns  les  plus  impétueux  quand  ils  s'é- 
lancent des  plus  hauts  rochers  dans  le  fond  des 
abîmes,  faisoit  qu'on  ne  pouvoit  rien  entendre 
distinctement  dans  ces  tristes  lieux. 

Télémaque,  secrètement  animé  par  Minerve, 
entre  sans  crainte  dans  ce  gouffre.  D'abord  il 
aperçut  un  grand  nombre  d'hommes  qui  avoient 
vécu  dans  les  plus  basses  conditions,  et  qui 
éloient  punis  pour  avoir  cherché  les  richesses 
par  des  fiaudes,  des  trahisons  et  des  cruautés. 
Il  y  remarqua  beaucoup  d'impies  hypocrites, 
qui ,  faisant  semblant  d'aimer  la  religion,  s'en 
étoient  servis  comme  d'un  beau  prétexte  pour 

Var.  —  1  d'où  il  sorloit.  A.  —  -  lorrens.  a. 


contenter  leur  ambition  ,  et  pour  se  jouer  dcs 
hommes  crédules  :  ces  hommes  .  qui  avoient 
abusé  de  la  vertu  même  ,  quoiqu'elle  soit  '  le 
plus  grand  don  des  dieux ,  étoient  punis  comme 
les  plus  scélérats  de  tous  les  hommes.  Les  en- 
fans  qui  avoient  égorgé  leurs  pères  et  leurs 
mères,  les  épouses  qui  avoient  trempé  leurs 
mains  dans  le  sang  de  leurs  époux ,  les  traîtres 
qui  avoient  livré  leurs  patries  après  avoir  violé 
tous  les  sermens ,  souflroient  des  peines  moins 
cruelles  que  ces  hypocrites.  Les  trois  juges  des 
enfers  l'avoient  ainsi  voulu  ;  et  voici  leur  raison  : 
c'est  que  les  hypocrites  ne  se  contentent  pas 
d'être  méchans  comme  le  reste  des  impies;  ils 
veulent  encore  passer  pour  bons ,  et  font ,  par 
leur  fausse  vertu,  que  les  hommes  n'osent  plus 
se  fier  à  la  véritable.  Les  dieux ,  dont  ils  se  sont 
joués  ,  et  qu'ils  ont  rendus  méprisables  aux 
hommes,  prennent  plaisir  à  employer  toute  leur 
puissance  pour  se  venger  de  leurs  insultes  *. 

Auprès  de  ceux-ci  paroissoient  d'autres  hom- 
mes que  le  vulgaire  ne  croit  guère  coupables , 
et  que  la  vengeance  divine  poursuit  impitoya- 
blement :  ce  sont  les  ingrats,  les  menteurs,  les 
flatteurs  qui  ont  loué  le  vice  ;  les  critiques  malins 
qui  ont  tâché  de  flétrir  la  plus  pure  vertu  ;  enfin, 
ceux  qui  ont  jugé  témérairement  des  choses 
sans  les  connoître  à  fond  ,  et  qui  par  là  ont  nui 
à  la  réputation  desinnocens.  Mais,  parmi  toutes 
les  ingratitudes,  celle  qui  étoit  punie  comme 
la  plus  noire,  c'est  celle  où  l'on  tombe  ^  contre 
les  dieux.  Quoi  donc  !  disoit  Minos ,  on  passe 
pour  un  monstre  quand  on  manque  de  recon- 
noissance  pour  son  père  ,  ou  pour  son  ami  de 
qui  on  a  reçu  quelque  secours;  et  on  fait  gloire 
d'être  ingrat  envers  les  dieux,  de  qui  on  tient 
la  vie  et  tous  les  biens  qu'elle  renferme  !  Xe 
leur  doit-on  pas  sa  naissance  plus  qu'au  père 
même  *  de  qui  on  est  né?  Plus  tous  ces  crimes 
sont  impunis  et  excusés  sur  la  terre,  plus  ils 
sont  dans  les  enfers  l'objet  d'une  vengeance 
implacable  à  qui  rien  n'échappe. 

Télémaque,  voyant  les  trois  juges  qui  étoient 
assis  et  qui  condamnoient  un  homme,  osa  leur 
demander  quels  étoient  ses  crimes.  Aussitôt  le 
condamné,  prenant  la  parole  ,  s'écria  :  Je  n'ai 
jamais  fait  aucun  mal  ;  j'ai  mis  tout  mon  plai- 
sir à  faire  du  bien;  j'ai  été  magnifique,  libé- 
ral, juste,  compatissant  :  que  peut-on  donc  me 


Var.  —  •  qui  est  le  plus  grand  don.  a  —  -  leur  insullo. 
A.  Edil.  —  3  celle  qui  se  couuiiel  envers  les  dieux  Eilit. 
contre  les  Mss.  —  '*  iju'au  i)ére  cl  a  la  mine.  b.  c.  Edit.  Le 
copisfe  B  avoit  mis  ,  qu'au  père  mère  :  l'auteur,  pour  rcla- 
Wir  le  sens,  ajouta,  vl  à  la  avant  mcre.  Nous  suivons  l'ori- 
Uinal. 


522 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


reprocher?  Alors  Minos  lui  dit  :  On  ne  te  re- 
proche rien  à  l'égard  des  hommes  ;  mais  ne  de- 
vois-tu  pas  moins  aux  hommes  qu'aux  dieux  ? 
Quelle  est  donc  cette  justice  dont  tu  te  \antes  ? 
I^u  n'as  manqué  à  aucun  devoir  '  vers  les  hom- 
mes, qui  ne  sont  rien  ;  tuas  été  vertueux  :  mais 
tu  as  rapporté  toute  ta  vertu  à  toi-même  ,    et 
non  aux  dieux  qui  te  l'avoient  donnée  ;  car 
tu  Youlois  jouir  du  fruit  de  ta  propre  vertu  , 
et  te  renfermer  en  toi-même  :  tu  as  été  ta  di- 
vinité. Mais  les  dieux,  qui  ont  tout  fait,  et  qui 
n'ont  rien  fait  que  pour  eux-mêmes,  ne  peu- 
vent renoncer  à  leurs  droits  :  tu  les  as  oubliés, 
ils  t'oublieront;   ils  te  livreront  à  toi-même  , 
puisque  tu  as  voulu  être  à  toi ,  et  non  pas  à  eux.' 
Cherche  donc  maintenant,  situ  le  peux,  ta  con- 
solation dans  ton  propre  cœur.  Te  voilà  à  jamais 
séparé   des   hommes,    auxquels  tu   as  voulu 
plaire  ;  te  voilà  seul  avec  toi-même  ,  qui  étois 
ton  idole  :  apprends  qu'il  n'y  a  point  de  véri- 
table vertu  sansle  respect  etl'amour  des  dieux, 
à  qui  tout  est  dû.  ïa  fausse  vertu  ,  qui  a  long- 
temps ébloui  les  hommes  faciles  à  tromper,  va 
être  confondue.  Les  hommes  ,  ne  jugeant  des 
vices  et  des  vertus  ,  que  par  ce  qui  les  choque 
ou  les  accommode,  sont  aveugles  et  sur  le  bien 
et  sur  le  mal  :  ici,  une  lumière  divine  renverse 
tous  leurs  jugemeus  superllciels  ;  elle  condamne 
souvent  ce  qu'ils  admirent,  et  justitie  ce  qu'ils 
condamnent. 

A  ces  mots  ce  philosophe ,    comme  frappé 
d'un  coup  de  foudre,  ne  pou  voit  se  supporter 
soi-même.  La  complaisance  qu'il  avoit  eue  au- 
trefois à  contempler  sa  modération,  son  cou- 
rage et  ses  inclinations  généreuses  ,  se   change 
en  désespoir.  La  vue  de  son  propre  cœur,  en- 
nemi  des  dieux ,  devient  son  supplice  ;   il  se 
voit,  et  ne  peut  cesser  de  se  voir;  il  voit  la 
vanité  des  jugemens  des  hommes,  auxquels  il 
a  voulu  plaire  dans  toutes  ses  actions  :  il  se  fait 
une  révolution  universelle  de  tout  ce  qui  est 
au   dedans  de  lui ,  comme  si  on  bouleversoit 
toutes  ses  entrailles;    il  ne   se  trouve  plus  le 
même  :  tout  appui  lui  manque  dans  son  cœur; 
sa  conscience  ,  dont  le  léuioignage  lui  avoit  été 
SI  doux ,  s'élève  contre  lui,  et  lui  reproche  amè- 
rement '  l'égarement  et  l'illusion  de  toutes  ses 
vertus,  qui  n'ont  point  eu  le  culle  de  la  divi- 
nité pour  principe  et  pour  lin  :  il  est  troublé, 
consterné,  plein  de  honte,  de  remords  et  de 
désespoir.  Les  Furies  ne  le  tourmentent  point 
parce   qu'il  leur  suffit  de  l'avoir  livré  à  lui- 
même,  et  que  son  prepre  cœur  venge  assez  les 


(XVIII) 

dieux  méprisés.  Il  cherche  les  lieux  les  plus 
sombres  pour  se  cacher  aux  autres  morts  *,  ne 
pouvant  se  cacher  à  lui-même;  il  cherche  les 
ténèbres,  et  ne  peut  les  trouver  :  une  lumière 
importune  le  ^  poursuit  partout;  partout  les 
rayons  perçans  de  la  vérité  vont  venger  la  vérité 
qu'il  a  négligé  de  suivre.  Tout  ce  qu'il  a  aimé 
lui  devient  odieux,  comme  étant  la  source  de 
ses  maux,  qui  ne  peuvent  jamais  finir.  Il  dit 
en  lui-même  :  0  insensé  !  je  n'ai  donc  connu 
ni  les  dieux,  ni  les  hommes,  ni  moi-même  ! 
Non ,  je  n'ai  rien  connu  ,  puisque  je  n'ai  ja- 
mais aimé  l'unique  et  véritable  bien  :  tous  mes 
pas  ont  été  des  égaremens;  ma  sagesse  n'étoit 
que  folie  ;  ma  vertu  n'étoit  qu'un  orgueil  impie 
et  aveugle  .  j'étois  moi-même  mon  idole. 

Enfin,  Télémaque  aperçut  les  rois  qui  étoient 
condamnés  ^   pour  avoir  abusé  de  leur  puis- 
sance. D'un  côté,   une  Furie  vengeresse  leur 
présentoit  un  miroir,   qui  leur  montroit  toute 
la  dillbrmité  de  leurs  vices  :  là,  ils  voyoient  et 
ne  pouvoient  s'empêcher  de  voir  leur  vanité 
grossière  et  avide  des  plus  ridicules  louanges; 
leur  dureté  pour  les  hommes,  dont  ils  auroient 
du   faire  la  félicité  ;  leur  insensibilité   pour  la 
vertu;  leur  crainte  d'entendre  la  vérité;  leurin- 
clination  pour  les  hommes  lâches  et  flatteurs; 
leurinapplication,  leur  mollesse,  leur  indolence, 
leur  défiance  déplacée '%  leur  faste,  et  leur  exces- 
sive magnificence  fondée  sur  la  ruine  des  peu- 
ples; leurambifion  pour  acheter  un  peu  de 
vaine   gloire  par  le  sang  de   leurs   citoyens  ; 
enfin,   leur  cruauté  qui  cherche   chaque"  jour 
de  nouvelles  délices  parmi  les  larmes  et  le  dé- 
sespoir de  tant  de  malheureux.  Ils  se  voyoient 
sans  cesse  dans  ce  miroir  ^  :  ils  se  trouvoient 
plus  horribles  et  plus  monstrueux  que  ni  la 
Chimère  vaincue   par  Bellérophon ,  ni  l'hydre 
de  Lerne  abattue  par  Hercule,  ni  Cerbère  même, 
quoiqu'il  vomisse ,  de  ses  trois  gueules  béantes, 
un  sang  noir  et  venimeux,  qui  est  capable  d'em- 
pesicr  toute  la  race  des  mortels  vivans  sur  la 
terre. 

En  même  temps  ,  d'un  autre  côté,  une  au- 
tre Furie  leur  répétoit  avec  insulte  toutes  les 
louanges  que  leurs  fiaiteurs  leur  avoienl  don- 
nées pendant  leur  vie,  et  leur  [)rcsento!t  un 
aulre  miroir,  où  ils  se  voyoient  tels  que  la  iJa!- 
lerie  les  avoit  dépeints  :  l'onposifion  de  ces  deux 
peintures,  si  contraires,  éloit  le  supplice  de 
leur  vanité.  On  remarquoit  qne  les  plus  mé- 
chaus  d'entre  ces  rois  étoient  ceux  à  qui  on 


Vae.  —  1 


a  lien.  a.  —  -  lui  i.'proclie  avec  fureur,  a. 


Yak.  —  1  nioils  m.  a.  aj.  v..  —  -  lo  suil.  Eclil.  contre 
les  .1te.  —  3  qui  (■■toiont  dans  les  supplices.  A.  —  ^  déplacée 
m.  A.  aJ.  li.  —  3  iiaijg  j,,,  ,„i,.oiij  plus  horribles,  etc.  A. 


(XVIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


523 


avoit  donné  les  plus  magnifiques  louanges  pen- 
dant leur  vie,  parce  que  les  méchans  sont  plus 
craints  que  les  bons  ,  et  qu'ils  exigent  sans  pu- 
deur les  làclies  flatteries  des  poètes  et  des  ora- 
teurs de  leur  temps. 

On  les  entend  gémir  dans  ces  profondes  té- 
nèbres, oii  ils  ne  peuvent  voir  que  les  insultes 
et  les  dérisions  qu'ils  ont  à  souffrir  :  ils  n'ont 
rien  autour  d'eux  qui  ne  les  repousse  ,  qui  ne 
les  contredise,  qui  ne  les  confonde.  Au  lieu 
que  ,  sur  la  terre  ,  ils  se  jouoient  de  la  vie  des 
hommes  ,  et  prétendoient  que  tout  étoil  fait 
pour  les  servir  ;  dans  le  Tartare,  ils  sont  livrés  à 
tous  les  caprices  de  certains  esclaves  qui  leur 
font  sentir  à  leur  tour  une  cruelle  servitude  : 
ils  servent  avec  douleur,  et  il  ne  leur  reste  au- 
cune espérance  de  pouvoir  jamais  adoucir  leur 
captivité  ;  ils  sont  sous  les  coups  de  ces  esclaves, 
devenus  leurs  tyrans  impitoyables ,  comme  une 
enclume  est  sous  les  coups  des  marteaux  des 
Cyclopes.  quand  Vulcain  les  presse  de  travailler 
dans  les  fournaises  ardentes  du  mont  Etna. 

Là ,  Télémaque  aperçut  des  \isages  pâles , 
hideux  et  consternés.  C'est  une  tristesse  noire 
qui  ronge  ces  criminels;  ils  ont  horreur  d'eux- 
mêmes,  et  ils  ne  peuvent  non  plus  se  délivrer 
de  cette  horreur,  que  de  leur  propre  nature. 
Ils  n'ont  point  besoin  d'autre  châtiment  de  leurs 
fautes,  que  leurs  fautes  mêmes  :  ils  les  voient 
sans  cesse  dans  toute  leur  énormité  ;  elles  se 
présentent  à  eux  comme  des  spectres  horribles  ; 
elles  les  poursuivent.  Pour  s'en  garantir,  ils 
cherchent  une  mort  plus  puissante  que  celle  qui 
les  a  séparés  de  leurs  corps.  Dans  le  désespoir 
où  ils  sont ,  ils  appellent  à  leur  secours  une 
mort  qui  puisse  éteindre  tout  sentiment  et  toute 
counoissance  en  eux  ;  ils  deuiandent  aux  abîmes 
de  les  engloutir,  pour  se  dérober  aux  rayons 
vengeurs  de  la  vérité  qui  les  persécute  :  mais  ils 
sont  réservés  à  la  vengeance  qui  distille  sur  eux 
goutte  à  goutte  ,  et  qui  ne  tarira  jamais.  La 
vérité  qu'ils  ont  craint  de  voir  fait  leur  sup- 
plice ;  ils  la  voient,  et  n'ont  des  yeux  que  pour 
la  voir  s'élever  '  contre  eux  ;  sa  vue  les  perce  , 
les  déchire  ,  les  arraclie  à  eux-mêmes  :  elle  est 
comme  la  foudre;  sans  rien  détruire  au  dehors, 
elle  pénètre  jusqu'au  fond  des  entrailles.  Sem- 
blable à  un  métaildaus  une  fournaise  ardente  , 
l'ame  est  comme  fondue  par  ce  feu  vengeur; 
il  ne  laisse  aucune  consistance,  et  il  ne  consume 
rien  :  il  dissout  jusqu'aux  premiers  principes 
de  la  vie,  et  on  ne  peut  mourir.  On  est  arraché 
a  soi  ;  on  n'y  peut  plus  trouver  ni  appui  ni  re- 

I  I      ^  AR.  —  '  iKiur  la  voir  qui  soR'M'.  a. 


pos  pour  un  seul  instant  :  on  ne  vit  '  plus  que 
par  la  rage  qu'on  a  contre  soi-même  ,  et  par 
une  perte  de  toute  espérance  qui  rend  forcené. 

Parmi  ces  objets,  qui  faisoient  dresser  les 
cheveux  de  Télémaque  sur  sa  tête  ,  il  vit  plu- 
sieurs des  anciens  rois  de  Lydie,  qui  étoient 
punis  pour  avoir  préféré  les  délices  d'une  vie 
molle  au  travail  ,  qui  doit  être  inséparable  de 
la  royauté  pour  le  soulagement  des  peuples. 

Ces  rois  se  reprochoient  les  uns  aux  autres 
leur  aveuglement.  L'un  disoit  à  l'autre ,  qui 
avoit  été  son  lils  :  Ne  vous  avois-je  pas  recom- 
mandé souvent  .'pendant  ma  vieillesse  et  avant 
ma  mort ,  de  réparer  les  maux  que  j'avois  faits 
par  ma  négligence?  Le  fils  répoudoit  :  0  mal- 
heureux père!  c'est  vous  qui  m'avez  perdu! 
c'est  votre  exemple  qui  m'a  accoutu:né  -  au 
faste,  à  l'orgueil,  à  la  volupté,  à  la  dureté 
pour  les  honnnes  !  En  vous  voyant  régner  avec 
tant  de  mollesse  ,  avec  tant  de  lâches  flatteurs 
autour  de  vous  •' ,  je  me  suis  accoutumé  à  aimer 
la  ilatterie  et  les  plaisirs.  J'ai  cru  que  le  reste 
des  hommes  étoit ,  à  l'égard  des  rois ,  ce  que 
les  chevaux  et  les  autres  bêtes  de  charge  sont 
à  l'égard  des  hommes ,  c'est-à-dire  des  ani- 
maux dont  on  ne  fait  cas  qu'autant  qu'ils 
rendent  de  service,  et  qu'ils  donnent  de  com- 
modités. Je  l'ai  cru  ;  c'est  vous  qui  me  l'avez 
fait  croire;  et  maintenant  je  souffre  tant  de 
maux  pour  vous  avoir  imité.  A  ces  reproches  , 
ils  ajoutoient  les  plus  affreuses  malédictions  ,  et 
paroissoient  animés  de  rage  pour  s'entre-dé- 
cliirer. 

Autour  de  ces  rois  voltigeoient  encore  , 
comme  des  hiboux  dans  la  nuit,  les  cruels  soup- 
çons,  les  vaines  alarmes,  les  défiances,  qui 
vengent  les  peuples  de  la  dureté  de  leurs  rois , 
la  faim  insatiable  des  richesses,  la  fausse  gloire 
toujours  tyrannique  ,  et  la  mollesse  lâche  qui 
redouble  tous  les  maux  qu'on  souffre,  sans  pou- 
voir jamais  donner  de  solides  plaisirs. 

On  voyoit  plusieurs  de  ces  rois  sévèrement 
punis  ,  non  pour  les  maux  qu'ils  avoient  faits  , 
mais  pour  les  biens  qu'ils  auroient  dû  faire. 
Tous  les  crimes  des  peuples,  qui  viennent  de 
la  négligence  avec  laquelle  on  fait  observer  les 
lois ,  étoient  imputés  aux  rois  * ,  qui  ne  doi- 
vent régner  qn'alin  que  les  lois  régnent  par 
leur  ministère.  On  leur  iniputoit  aussi  tous  les 
désordres  qui  viennent  du  faste,  du  luxe,  et 
de  tous  les  autres  excès  qui  jettent  les  hommes 


Var.  —  1  (Ml  n'y  liciil  plus.  A.  —  -  qui  m'a  inspiié  le 
fasie,  etc.  K(fil.  correction  du  marq.  de  Fèit.  —  ^  cl  cii- 
kiuré  (le  lâches  llaltcurs.  A.  —  ''  aux  rois.  Ou  leur  iiniiuloil 
aussi.  A. 


524 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


dans  un  état  violent ,  et  dans  la  tentation  de 
mépriser  les  lois  pour  acquérir  du  bien.  Sur- 
tout on  trailoit  rigoureusement  les  rois  qui, 
au  lieu  d'être  de  bons  et  vigilans  pasteurs  des 
peuples,  n'avoient  songé  qu'à  ravager  le  trou- 
peau comme  des  loups  dévorans. 

Mais  ,  ce  qui  consterna  davantage  Téléraa- 
que  ,  ce  fut  de  voir,  dans  cet  abîme  de  ténèbres 
et  de  maux ,  un  grand  nombre  de  rois  qui 
avoient  passé  sur  la  terre  pour  des  rois  assez 
bons.  Us  avoient  été  condamnés  aux  peines  du 
Tartare,  pour  s'être  laissés  gouverner  par  des 
honnnes  méchanset  artiticieux.  Ilsétoient  punis 
pour  les  maux  qu'ils  avoient  laissé  faire  par  leur 
autorité.  De  plus,  la  plupart  de  ces  rois  n'a- 
voient été  ni  bons  ni  méchants ,  tant  leur  foi- 
blesse  avoit  été  grande;  ils  n'avoient  jamais 
craint  de  ne  connoître  point  la  vérité;  ils  n'a- 
voient point  eu  le  goût  de  la  vertu,  et  n'avoient 
pas  mis  leur  plaisir  à  faire  du  bien. 

*  Lorsque  Télémaque  sortit  de  ces  lieux,  il  se 
sentit  soulagé;  comme  si  on  avoit  ôté  une  mon- 
tagne de  dessus  sa  poitrine  ;  il  comprit ,  par 
ce  soulagement,  le  malheur  de  ceux  qui  y 
étoient  renfermés  sans  espérance  d'en  sortir  ja- 
mais. Il  étoit  effrayé  de  voir  combien  les  rois 
étoient  plus  rigoureusement  tourmentés  que 
les  autres  coupables.  Quoi  !  disoit-il ,  tant  de 
devoirs ,  tant  de  périls ,  tant  de  pièges ,  tant  de 
difticulté  de  connoître  la  vérité  pour  se  défendre 
contre  les  autres  et  contre  soi-même  ;  enfin  , 
tant  de  tourrnens  horribles  dans  les  enfers, 
après  avoir  été  si  agité  ,  si  envié ,  si  traversé 
dans  une  vie  courte!  0  insensé  celui  qui  cher- 
che à  régner!  Heureux  celui  qui  se  borne  aune 
condition  privée  et  paisible  ,  où  la  vertu  lui  est 
moins  difiicile  ! 

En  faisant  ces  réflexions  ,  il  se  troubloit  au- 
dedans  de  lui-même  :  il  frémit ,  et  tomba  dans 
une  consternation  qui  lui  ilt  sentir  quelque 
chose  du  désespoir  de  ces  malheureux  qu'il  ve- 
noit  de  considérer.  Mais  à  mesure  qu'il  s'éloi- 
gna de  ce  triste  séjour  des  ténèbres,  de  l'horreur 
et  du  désespoir,  son  courage  commença  peu  à 
peu  à  renaître  :  il  respiroit ,  et  entrevoyoit  déjà 
de  loin  la  douce  et  pure  lumière  du  séjour  des 
héros. 

C'est  dans  ce  lieu  '  qu'habitoient  tous  les 
bons  rois  qui  avoient  jusqu'alors  gouverné  sa- 
gement les  hommes  :  ils  étoient  séparés  du  reste 
des  justes.  Comme  les  méchans  princes  souf- 
froient,  dans  le  Tartare  ,  des  supplices  infini- 
ment plus  rigoureux  que  les  autres   coupables 


Var. 


1  L'VRE  XIX.  —  -  La  habiloient.  A.  D. 


(XIX) 

d'une  condition  privée  ,  aussi  les  bons  rois 
jouissoient,  dans  les  Champs-Elysées  * ,  d'un 
bonheur  infiniment  plus  grand  que  celui  du 
reste  des  hommes  qui  avoient  aimé  la  vertu  sur 
la  terre. 

Télémaque  s'avança  vers  ces  rois,  qui  étoient 
dans  des  bocages  odoriférans ,  sur   des  gazons 
toujours  renaissans  et  fleuris  :  mille  petits  ruis- 
seaux d'une  onde  pure  arrosoient  ces  beaux 
lieux  ,  et  y  faisoient  sentir  ^  une  délicieuse 
fraîcheur  ;  un  nombre  infini  d'oiseaux  faisoient 
résonner  ces  bocages  de  leur  doux  chant.  On 
voyoit  tout  ensemble  les  fleurs  du  printemps  qui 
naissoient  sous  les  pas ,   avec  les  plus  riches 
fruits  de  l'automne  qui  pendoient  des  arbres. 
1  .à ,  jamais  on  ne  ressentit  les  ardeurs  de  la  fu- 
rieuse Canicule;  là  ,  jamais  les  noirs  aquilons 
n'osèrent   souffler,  ni  faire  sentir  les  rigueurs 
de  l'hiver.  Ni  la  guerre  altérée  de  sang  ,  ni  la 
cruelle  envie  qui  mord  d'une  dent  venimeuse  , 
et  qui  porte  ^  des  vipères  entortillées  dans  sou 
sein  et  autour  de  ses  bras,  ni  les  jalousies,  ni  les 
défiances ,  ni   la  crainte  ,   ni  les  vains  désirs 
n'approchent  jamais  de  cet  heureux  séjour  de 
la  paix.  Le  jour  n'y  finit  point,  et  la  nuit,  avec  ses 
sombres  voiles ,  y  est  inconnue    :  une  lumière 
pure  et  douce  se  répand  autour  des  corps  de  ces 
hommes  justes  ,  et  les  environne  de  ses  rayons 
comme   d'un    vêtement.   Cette    lumière   n'est 
point  semblable  *   à  la   lumière   sombre  qui 
éclaire  les  yeux  des  misérables   mortels,  et  qui 
n'est  que  ténèbres;  c'est  plutôt  une  gloire  cé- 
leste qu'une  lumière  :    elle  pénètre  plus  sub- 
tilement les  corps  les  plus  épais,  que  les  rayons 
du  soleil  ne  pénètrent  le  plus  pur  cristal  :  elle 
n'éblouit  jamais;  au  contraire,  elle  fortifie  les 
yeux  ,  et  porte  ^  dans  le  fond   de  l'ame  je  ne 
sait  quelle  sérénité  :  c'est  d'elle  seule  que  ces 
hommes  bienheureux  sont  nourris  ;   elle  sort 
d'eux  et  elle  y  entre  ;  elle  les  pénétre  et  s'in- 
corpore à  eux  *  comme  les  alimens  s'incorporent 
à  nous.  Ils  la  voient,  ils  la  sentent .  ils  la  res- 
pirent ;  elle  fait  naître  en  eux  une   source  inta- 
rissable de   paix  et  de  joie  :  ils   sont  plongés 
dans   cet  abîme   de  joie  ''  comme   les  poissons 
dans  la  mer.  Ils  ne  veulent  plus  *  rien  ;  ils  ont 
tout   sans  rien  avoir,  car  ce  goût  de  lumière 
pure  apaise  la  faim  de  leur  cœur;   tous  leurs 
désirs  sont  rassasiés ,  et  leur  plénitude  les  élève 
au-dessus  de  tout  ce  que  les  hommes   vides  et 


V\n.  _  1  Champs-élysicns  a.  —  -  scnlir  m.  A  cj.  b. 
—  3  ^-t  qui  porie  m.  A.  aj.  B.  —  *  scmlluble  a  icUe  qui 
éclaire.  A.  —  *  el  nourrit.  A.  —  ^  s'iucorpore  en  eux.  Ils 
la  voient ,  etf.  A.  —  ''  «le  délices.  Edit.  correction  du  marq, 
(le  Fin.  —  8  plus  m-  A.  aj.  c. 


(XIX) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


525 


affamés  cherchent  sur  la  terre  :  toutes  les  dé- 
lices qui  les  environnent  ne  leur  sont  rien  , 
parce  que  le  comble  de  leur  félicité  ,  qui  vient 
du  dedans ,  ne  leur  laisse  aucun  sentiment 
pour  tout  ce  qu'ils  voient  de  délicieux  au  de- 
hors. Ils  sont  *  tels  que  les  dieux,  qui,  rassasiés 
de  nectar  et  d'arnbrosie,  ne  daigneroient  pas 
se  nourrir  des  viandes  grossières  qu'on  leur 
présenteroit  à  la  table  la  plus  exquise  des 
hommes  mortels.  Tous  les  maux  s'enfuient 
loin  de  ces  lieux  tranquilles  :  la  mort,  la  ma- 
ladie ,  la  pauvreté  ,  la  douleur,  les  regrets  ,  les 
remords  ,  les  craintes,  les  espérances  mêmes  , 
qui  coûtent  souvent  autant  'de  peines  -  que  les 
craintes:  les  divisions,  les  dégoûts  ,  les  dépits 
ne  peuvent  y  avoir  aucune  entrée. 

Les  hautes  montagnes  de  Thrace ,  qui  de  leur 
front  couvert  de  neige  et  de  glace  depuis  l'ori- 
gine du  monde ,  fendent  les  nues ,  seroieut  ren- 
versées de  leurs  fondemens  posés  au  centre  de 
la  terre ,  que  les  cœurs  de  ces  hommes  justes 
ne  pourroient  pas  même  être  émus.  Seulement 
ils  ont  pitié  des  misères  qui  accablent  les  hom- 
mes vivaus  dans  le  monde  ;  mais  c'est  une  pitié 
douce  et  paisible  qui  n'altère  en  rien  leur  im- 
muable félicité.  Une  jeunesse  éternelle ,  une 
félicité  sans  fin,  une  gloire  toute  divine  est 
peinte  sur  leurs  visages  :  mais  leur  joie  n'a  rien 
de  folâtre  ni  d'indécent;  c'est  une  joie  douce, 
noble,  pleine  de  majesté;  c'est  un  goût  subhme 
de  la  vérité  et  de  la  vertu  qui  les  transporte. 
Ils  sont,  sans  interruption  ,  à  chaque  moment  *, 
dans  le  même  saisissement  de  cœur  où  est  une 
mère  qui  revoit  son  cher  fils  qu'elle  avait  cru 
mort;  et  cette  joie,  qui  échappe  bientôt  à  la 
mère  ,  ne  s'enfuit  jamais  du  cœur  de  ces  hom- 
mes ;  jamais  elle  ne  languit  un  instant  ;  elle  est 
toujours  nouvelle  pour  eux  :  ils  ont  le  trans- 
port de  l'ivresse  ,  sans  en  avoir  le  trouble  et 
l'aveuglement. 

Ils  s'entretiennent  ensemble  de  ce  qu'ils 
voient  et  de  ce  qu'ils  goûtent  :  ils  foulent  à  leurs 
pieds  les  molles  délices  et  les  vaines  grandeurs 
de  leur  ancienne  condition  qu'ils  déplorent  ;  ils 
repassent  avec  plaisir  ces  tristes  mais  courtes 
années  où  ils  ont  eu  besoin  de  combattre  contre 
eux-mêmes  et  contre  le  torrent  des  hommes 
corrompus,  pour  devenir  bons;  ils  admirent 
le  secours  des  dieux  qui  les  ont  conduits , 
comme  par  la  main  ,  à  la  vertu  ,  au  travers  *  de 
tant  de  périls.  Je  ne  sais  quoi  de  divin  coule 
sans  cesse  au  travers  de  leurs  cœurs,  comme 

Var.  —  '  au  tlcliors.  Tels  ,  elc.  A.  —  ^  ilo  peiiios  m.  A. 
aj.  B.  —  *  dans  tous  les  moiiieus.  A.  —  *  au  milieu.  Edit. 
correction  du  tnarq,  de  t'en. 


un  torrent  de  la  divinité  même  qui  s'unit  à 
eux;  ils  voient,  ils  goûtent;  ils  sont  heureux, 
et  sentent  qu'ils  le  seront  toujours.  Ils  chantent 
tous  ensemble  les  louanges  des  dieux  ,  et  ils  ne 
font  tous  ensemble  qu'une  seule  voix  ,  une 
seule  pensée  ,  un  seul  cœur  .  une  même  '  féli- 
cité fait  comme  un  flux  et  reflux  dans  ces  âmes 
unies. 

Dans  ce  ravissement  divin  ,  les  siècles  coulent 
plus  rapidement  que  les  heures  parmi  les  mor- 
tels; et  cependant  mille  et  mille  siècles  écoulés 
n'ôtent  rien  à  leur  félicité  toujours  nouvelle  et 
toujours  entière  ^.  Ils  régnent  tous  ensemble, 
non  sur  des  trônes  que  la  main  des  hommes 
peut  renverser,  mais  en  eux-mêmes ,  avec  une 
puissance  immuable  ;  car  ils  n'ont  plus  besoin 
d'être  redoutables  par  une  puissance  enu^irunlée 
d'un  peuple  vil  et  misérable.  Ils  ne  portent  plus 
ces  vains  diadèmes  dont  l'éclat  cache  tant  de 
craintes  et  de  noir«;  soucis  :  les  dieux  mêmes 
les  ont  couronnés  de  leurs  propres  mains ,  avec 
des  couronnes  que  rien  ne  peut  flétrir. 

Télérnaque  ,  qui  cherchoit  son  père  ,  et  qui 
avoit  craint  de  le  trouver  dans  ces  beaux  lieux, 
fut  si  saisi  de  ce  goût  de  paix  et  de  félicité, 
qu'il  eût  voulu  y  trouver  Ulysse  ,  et  qu'il  s'af- 
fligeait d'être  contraint  lui-même  de  retourner 
ensuite  dans  la  société  des  mortels.  C'est  ici , 
disoit-il ,  que  la  véritable  vie  se  trouve,  et  la 
nôtre  n'est  qu'une  mort.  Mais  ce  qui  l'étonnoit 
étoit  d'avoir  vu  tant  de  rois  punis  dans  le  Tar- 
tare  ,  et  d'en  voir  si  peu  dans  les  Champs-Ely- 
sées '.  Il  comprit  qu'il  y  a  peu  de  l'ois  assez 
fermes  et  assez  courageux  pour  résister  à  leur 
propre  puissance ,  et  pour  rejeter  la  flatterie  de 
tant  de  gens  qui  excitent  toutes  leurs  passions. 
Ainsi ,  les  bons  rois  sont  très-rares;  et  la  plu- 
part sont  si  méchans,  que  les  dieux  ne  seroient 
pas  justes,  si,  après  avoir  souffert  qu'ils  aient 
abusé  de  leur  puissance  pendant  la  vie ,  ils  ne 
les  punissoieut  après  leur  mort. 

Télérnaque  ,  ne  voyant  point  son  père  Ulysse 
parmi  tous  ces  rois ,  chercha  du  moins  des  yeux 
le  divin  Laërte  ,  son  grand-père.  Pendant  qu'il 
le  cherchait  inutilement,  un  vieillard  vénérable 
et  plein  de  majesté  s'avança  vers  lui.  Sa  vieil- 
lesse ne  ressembloit  point  à  celle  des  hommes 
que  le  poids  des  années  accable  sur  la  terre  ;  on 
voyoit  seulement  qu'il  avoit  été  vieux  avant  sa 
mort  :  c'étoit  un  mélange  de  tout  ce  que  la 
vieillesse  a  de  grave  ,  avec  toutes  les  grâces  de 
la  jeunesse;  car  ces  grâces  renaissent  même 


VAIt. 

liére.  A. 


1  une   soûle  folicilé.  —  2  et  toujours  toute  en- 
•  3  Cliaiiips-élysieiis.  A. 


526 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


(XIX) 


dans  les  \'ieillai'ds  les  plus  caducs  ,  au  motiicnt 
ou  ils  sont  introduits  dans  les  Champs-Ely- 
sées *.  Cet  homme  s'avançoil  avec  empresse- 
ment ,  et  regardoit  Télémaque  avec  complai- 
sance, comme  une  personne  qui  lui  étoit  fort 
chère. Télémaque,  qui  ne  le  reconnoissoit  point, 
étoit  en  peine  et  en  suspens. 

Je  te  pardonne  ,  ô  mon  cher  lils ,  lui  dit  le 
vieillard  ,  de  ne  me  point  reconnoître  ;  je  suis 
Arcésius  .  père  de  Laërte.  J'avois  iini  mes  jours 
un  peu  avant  qu'Ulysse  ,  mon  petit-tils ,  partît 
pour  aller  au  siège  de  Troie:  alors  tu  étois  en- 
core un  petit  enfant  entre  les  hras  do  ta  nourrice  : 
dès  lorsj'avois  conçu  de  toi  de  grandes  espé- 
rances ;  elles  n'ont  point  été  trompeuses  ,  puis- 
que je  te  vois  descendu  dans  le  royaume  de 
Pluton  pour  chercher  ton  père ,  et  que  les 
dieux  te  soutiennent  dans  cette  entreprise.  0 
heureux  enfant ,  les  dieux  t'aiment ,  et  te  pré- 
parent une  gloire  égale  à  celle  de  ton  père  !  0 
heureux  moi-même  de  te  revoir!  Cesse  de 
chercher  Ulysse  en  ces  lieux  ;  il  vit  encore ,  et 
il  est  réservé  pour  relever  notre  maison  dans 
lile  d'Ithaque.  Laërlc  même ,  quoique  le  poids 
des  années  T'aient  abattu  ,  jouit  encore  de  la  lu- 
mière ,  et  attend  que  son  fils  revienne  lui  for- 
mer les  yeux.  Ainsi  les  hommes  passent  comme 
les  fleurs  qui  s'épanouissent  le  matin  ,  et  qui 
le  soir  sont  flétries  et  foulées  aux  pieds.  Les 
générations  des  hommes  s'écoulent  comme  les 
ondes  d'un  fleuve  rapide;  rien  ne  peut  arrêter 
le  temps ,  qui  entraîne  après  lui  tout  ce  qui 
paraît  le  plus  immobile.  Toi-même ,  ô  mon  fils! 
mou  cher  fils  !  toi-même  ,  qui  jouis  maintenant 
d'une  jeunesse  si  vive  et  si  féconde  en  plaisirs , 
souviens-toi  que  ce  bel  Age  n'est  qu'une  fleur 
qui  sera  presque  aussitôt  séchée  qu'éclose.  -  Tu 
te  verras  changer  msensiblement  ;  les  grâces 
riantes  ,  les  doux  plaisirs  ,  la  force  ,  la  santé  , 
la  joie  ,  s'évanouiront  comme  un  beau  songe; 
il  ne  t'en  restera  qu'un  triste  souvenir  :  la 
vieillesse  languissante  et  ennemie  des  plaisirs 
viendra  rider  ton  visage ,  courber  ton  corps , 
affaiblir  tes  membres  ' ,  faire  tarir  dans  ton 
cœur  la  source  do  la  joie  ,  te  dégoûter  du  pré- 
sent, te  faire  craindre  l'avenir,  le  rendre  in- 


Var.  —  '  r.liaïups-élysieiis.  A.  —  -  Tu  v.^rras  tliongor  iu- 
^seiisibleiiienl  les  grâces  lianlcs  el  los  (lou\  plaisirs  «iiii  l'ac- 
eompagiu'nl.  La  force ,  etc.  n.  c.  Tu  le  verras  changé  insen- 
siblement :  les  grâces  riantes  et  les  (li>ux  plaisirs  ([ui  l'ac- 
compagnent,  etc.  Edit.  L'auteur  avoit  écrit  Tu  verras,  ayant 
omis /e ,  nécessaire  pour  le  sens.  En  revoyant  la  copie  B,  il 
uc  til  point  attention  a  sa  première  ponctuation,  et  il  aiitiia 
et  (les  doux  plaisirs)  qui  f  uccoiiquujnent ,  comme  )>ortenl  les 
éditions  depuis  M\~.  Nous  suivons  sa  première  leçon,  qui 
est  préférable  ,  eu  suppléant  le.  —  ^  tes  membres  treiii- 
blans.  A. 


sensible  à  tout ,  excepté  à  la  douleur.  Ce  temps 
te  paroît  éloigné  :  hélas!  tu  te  trompes,  mon 
fils  ;  il  se  hâte  ,  le  voilà  qui  arrive  :  ce  qui  vient 
avec  tant  de  rapidité  n'est  pas  loin  de  toi  ;  el  le 
présent  qui  s'enfuit  est  déjà  bien  loin  ,  puisqu'il 
s'anéantit  dans  le  moment  que  nous  parlons , 
et  ne  peut  plus  se  rapprocher.  Me  compte  donc 
jamais ,  mon  fils ,  sur  le  présent  ;  mais  sou- 
tiens-toi dans  le  sentier  rude  et  âpre  de  la 
vertu,  par  la  vue  de  l'avenir.  Prépare-toi, 
par  des  mœurs  pures  et  par  l'amour  de  la 
justice,  une  place  dans  cet  heureux  séjour  de 
la  paix. 

Tu  ^  verras  enfin  bientôt  ton  père  repreuilre 
l'autorité  dans  Ithaque.  Tu  es  né  pour  régner 
après  lui;  mais,  hélas!  ô  mon  fils,  que  la 
royauté  est  trompeuse  !  Quand  on  la  regarde 
de  loin,  on  ne  voit  que  grandeur'^  ,  éclat  et 
délices;  mais  de  près,  tout  est  épineux.  Un 
particulier  peut ,  sans  déshonneur ,  mener  une 
vie  douce  et  obscure.  Un  roi  ne  peut ,  sans  se 
déshonorer ,  préférer  une  vie  douce  et  oisive 
aux  fonctions  pénibles  du  gouvernement  :  il  se 
doit  à  tous  les  hommes  qu'il  gouverne;  il  ne 
lui  est  jamais  permis  d'être  à  lui-même^  :  ses 
moindres  fautes  sont  d'une  conséquence  infinie, 
parce  qu'elles  causent  le  malheur  des  peuples , 
et  quelquefois  pendant  plusieurs  siècles  :  il  doit 
réprimer  l'audace  des  médians,  soutenir  l'in- 
nocence ,  dissiper  la  calomnie.  Ce  n'est  pas 
assez  pour  lui  de  ne  faire  aucun  mal  ;  il  faut 
qu'il  fasse  tous  les  biens  possibles  dont  l'État 
a  besoin.  Ce  n'est  pas  assez  de  faire  le  bien  par 
soi-même  ;  il  faut  encore  empêcher  tous  les 
maux  que  d'autres  feroient ,  s'ils  n'étoient  re- 
tenus. Crains  donc,  mon  fils,  crains  une  con- 
dition si  périlleuse  :  arme-loi  de  courage  contre 
toi-même ,  contre  tes  passion» ,  el  contre  les 
flatteurs. 

En  disant  ces  paroles.  Arcésius  paroissoit 
animé  d'un  feu  divin,  et  montroil  à  Télémaque 
un  visage  plein  de  compassion  pour  les  maux 
qui  accompagnent  la  royauté.  Quand  elle  est 
prise  ,  disoit-il ,  pour  se  contenter  soi-même , 
c'est  une  monstrueuse  tyrannie;  quand  elle  est 
prise  pour  remplir  ses  devoirs  et  pour  conduire 
\\n  peuple  innombrable  comme  un  père  conduit 
ses  enfans ,  c'est  une  servitude  accablante  qui 
demande  un  courage  et  une  patience  héroïque. 
Aussi  est-il  certain  que  ceux  qui  ont  régné 
avec  une  sincère  vertu  possèdent  ici  tout  ce  que 


Var.  —  1  Tu  es  né  pour  régner  après  ton  père  Ulysse  , 
que  tu  verras  enfin  bientôt  le  maître  dans  Illiaquc.  Tu  es  né 
pour  régner  :  mais,  hélas,  elc.  A.  —  ^  on  ne  voit  qu'au- 
torité, éclat,  elc.  A.  —  '^  même  m,  a.  oj.  d. 


(XIX) 


TELÉMAQUE.  LIVRE  XIY. 


la  puissance  des  dieux  peut  donner  pour  rendre 
une  félicité  coiiiplèle! 

Pendant  qu'Arcésius  parloit  de  la  sorte  ,  ces  ' 
paroles  enlroient  jusqu'au  fond  du  cœur  de 
Téléinaque  :  elles  s'y  ^"-ravoient,  comme  un 
habile  ouvrier,  avec  son  burin,  grave  sur  l'ai- 
rain des  figures  inelfaçables  qu'il  veut  montrer 
aux  yeux  de  la  plus  reculée  postérité.  Ces  sages 
paroles  étoient  comme  une  flamme  subtile  qui 
pénétroit  dans  les  entrailles  du  jeune  Télé- 
inaque ;  il  se  sentoit  ému  et  embrasé  ;  je  ne  sais 
quoi  de  divin  sembloit  fondre  son  cœur  au  de- 
dans de  lui.  Ce  qu'il  portoit  dans  la  partie  la 
plus  intime  de  lui-même  le  consumoit  secrète- 
ment; il  ne  pouvoit  ni  le  contenir,  ni  le  sup- 
porter ,  ni  résister  à  une  si  violente  impression  : 
c'étoit  ^  un  sentiment  vif  et  délicieux  ,  qui  étoit 
mêlé  d'un  tourment  capable  d'arracher  la  vie. 

Ensuite  Télémaque  commença  à  respirer 
plus  librement.  Il  reconnut  dans  le  visage 
d' Arcésius  une  grande  ressemblance  avec  Laërte; 
il  croyoit  même  se  ressouvenir  confusément 
d'avoir  vu  en  Ulysse  ,  son  père ,  des  traits  de 
cette  même  ressemblance  ,  lorsque  Ulysse  partit 
pour  le  riége  de  Troie.  Ce  ressouvenir  attendrit 
son  cœur;  des  larmes  douces  et  mêlées  de  joie 
coulèrent  de  ses  yeux  :  il  voulut  embrasser  une 
personne  si  chère;  plusieurs  fois  il  l'essaya 
inutilement  :  cette  ombre  vaine  échappa  à  ses 
cmbrasseniens ,  comme  un  songe  trompeur  se 
dérobe  à  l'homme  qui  croit  en  jouir.  Tantôt  la 
bouche  altérée  de  cet  homme  dormant  '^  pour- 
suit une  eau  fugitive  ;  tantôt  ses  lèvres  s'agitent 
pour  former  des  paroles  que  sa  langue  engour- 
die ne  peut  proférer;  ses  mains  s'étendent  avec 
effort ,  et  ne  prennent  rien  :  ainsi  Télémaque 
ne  peut  contenter  sa  tendresse;  il  voit  Arcésius, 
il  l'entend,  il  lui  parle,  il  ne  peut  le  toucher. 
Enfin  il  lui  demande  qui  sont,ces  hommes  qu'il 
voit  autour  de  lui. 

Tu  vois,  mon  (ils,  lui  répondit  le  sage  vieil- 
lard ,  les  hommes  qui  ont  été  l'ornement  de 
leurs  siècles,  la  gloire  et  le  bonheur  du  genre 
humain.  Tu  vois  le  petit  nombre  de  rois  qui  ont 
été  dignes  de  l'être  ,  et  qui  ont  fait  avec  iidélifé 
la  fonction  des  dieux  sur  la  terre.  Ces  autres  que 
tu  vois  assez  près  d'eux  ,  mais  séparés  par  ce 
petit  nuage,  ont  une  gloire  beaucoup  moindre  : 
ce  sont  des  héros  à  la  vérité;  mais  la  ré- 
compense de  leur  valeur  et  de  leurs  expédi- 
tions militaires  ne  peut  être  comparée  avec  celle 
des  rois  sages  ,  justes  et  bienfaisans. 

Var.  —  1  ses.  Edit.  cimire  les  Msn.  —  2  c'éloil  une  dou- 
leur (loiieo  cl  paisible  ,  un  sen(iriicnl,  etc.  A.  —  ^  Sa  boudie 
altOiée  poursuit.  A. 


527 

Parmi  ces  héros,  tu  vois  Thésée,  qui  a  le 
visage  un  peu  triste  :  il  a  ressenti  le  malheur 
d'être  trop  crédule  pour  une  femme  artifi- 
cieuse ,  et  il  est  encore  affligé  d'avoir  si  injus- 
tement demandé  à  Neptune  la  mort  cruelle  de 
son  filsHippolyte  :  heureux  s'il  n'eût  point  été 
si  prompt  et  si  facile  à  irriter  !  Tu  vois  aussi 
Achille  appuyé  sur  sa  lance  ,  à  cause  de  cette 
blessure  qu'il  reçut  au  talon  .  de  la  main  du 
lâche  Paris  ,  et  qui  finit  sa  vie.  S'il  etjt  été 
aussi  sage  ,  juste  et  modéré  ,  qu'il  étoit  intré- 
pide ,  les  dieux  lui  auroient  accordé  un  long 
règne  ;  mais  ils  ont  eu  pitié  des  Phtiotes  et  des 
Dolopcs ,  sur  lesquels  il  devoit  naturellement 
régner  après  Pétée  :  ils  n'ont  pas  voulu  livrer 
tant  de  peuples  à  la  merci  d'un  homme  fou- 
gueux, et  plus  facile  à  irriter  que  la  mer  la 
plus  orageuse.  Les  Parques  ont  accourci  •  le  fil 
de  ses  jours;  il  a  été  comme  une  fleur  à  peine 
éclose  que  le  tranchant  de  la  charrue  coupe  , 
et  qui  tombe  avant  la  fin  du  jour  où  l'on  l'avoit 
vu  naître.  Les  dieux  n'ont  voulu  s'en  servir , 
que  conmie  des  torrents  et  des  tempêtes,  pour 
punir  les  hommes  de  leurs  crimes;  ils  ont  fait 
servir  Achille  à  abattre  les  murs  de  Troie ,  pour 
venger  le  parjure  de  Laomédon  et  les  injustes 
amours  de  Paris.  Après  avoir  employé  ainsi 
cet  instrument  de  leut^s  vengeances,  ils  se  sont 
apaisés,  et  ils  ont  refusé  aux  larmes  de  Thétis 
de  laisser  plus  long-temps  sur  la  terre  ce  jeune 
héros,  qui  n'y  était  propre  qu'à  troubler  les 
hommes,  qu'à  renverser  les  villes  et  les  royau- 
mes. 

Mais  vois-tu  cet  autre  avec  ce  visage  fa- 
rouche !  c'est  Ajax  ,  fils  de  Télamon  et  cousin 
d'Achille  :  tu  n'ignoies  pas  sans  doute  quelle 
fut  sa  gloire  dans  les  combats?  Après  la  mort 
d'Achille  ,  il  prétendit  qu'on  ne  pouvoit  donner 
SOS  armes  à  nul  autre  qu'à  lui  ;  ton  père  ne  crut 
pas  les  lui  devoir  céder  :  les  Grecs  jugèrent  en 
faveur  d'Ulysse.  Ajax  se  tua  de  désespoir;  l'in- 
dignation et  la  fureur  sont  encore  peintes  sur 
son  visage.  N'approche  pas  de  lui  ,  mon  fils; 
car  il  croiroit  que  tu  voudrois  lui  insulter  dans 
sou  malheur,  et  il  est  juste  de  le  i  laindre  :  ne 
rcmarques-lu  pas  qu'il  nous  regarde  avec  peine , 
et  qu'il  entre  brusquement  dans  ce  sombre  bo- 
cage,  parce  que  nous  lui  sommes  odieux?  Tu 
vois  de  cet  autre  côté  Hector  ,  qui  eût  été  invin- 
cible si  le  fils  de  Thétis  n'et'it  point  été  au 
monde  dans  le  même  temps  '.  Mais  voilà  Aga- 
memnon  qui  passe ,  et  qui  porte  encore  sur  lui 
les  marques  de  la  perfidie  de  Clytemnestre.  0 

Vau.  —  '  oui  liaiiLlu'.  A.  —  2  au  nuiude.  Mais  voili»,  etc. 


528 


TÉLÉMAQUE  .  LIVRE  XIV. 


(XIX) 


mon  fils!  je  frémis  en  pensant  '  aux  malheurs 
de  cette  famille  de  l'impie  Tantale.  La  division 
des  deux  frères  Alrée  et  Tliyeste  a  rempli  cette 
maison  d'horreur  et  de  sang^.  Hélas!  combien 
un  crime  en  attire-t-il  d'autres!  Agamemnon  , 
revenant ,  à  la  tête  des  Grecs  ,  au  siège  de  Troie, 
n'a  pas  eu  le  temps  de  jouir  en  paix  de  la  gloire 
qu'il  avoit  acquise.  Telle  est  la  destinée  de 
presque  tous  les  conquérans.  Tous  ces  hommes 
que  tu  vois  ont  été  redoutables  dans  la  guerre; 
mais  ils  n'ont  point  été  aimables  et  \ertueux  : 
aussi  ne  sont-ils  que  dans  la  seconde  demeure 
des  Champs-Elysées-. 

Pour  ceux-ci,  ils  ont  régné  avec  justice,  et 
ont  aimé  leurs  peuples  :  ils  sont  les  amis  des 
dieux  ;  pendant  qu'Achille  et  Agamemnon  , 
pleins  de  leurs  querelles  et  de  leurs  combats, 
conservent  encore  ici  leurs  peines  et  leurs  dé- 
fauts naturels.  Pendant  qu'ils  regrettent  en  vain 
la  vie  qu'ils  ont  perdue,  et  qu'ils  s'affligent  de 
n'être  plus  que  des  ombres  impuissantes  et 
vaines,  ces  rois  justes,  étant  purifiés  parla  lu- 
mière divine  dont  ils  sont  nourris,  n'ont  plus 
rien  à  désirer  pour  leur  bonheur.  Us  regardent 
avec  compassion  les  inquiétudes  des  mortels  ; 
et  les  plus  grandes  aiVaires  qui  agitent  les  hom- 
mes ambitieux  leur  paroissent  connne  des  jeux 
d'enfans  :  leurs  cœurs  sont  rassasiés  de  la  vérité 
et  de  la  vertu,  qu'ils  |)uisentdans  la  source.  Ils 
n'ont  plus  rien  à  souffrir  ni  d'autrui,  ni  d'eux- 
mêmes;  plus  de  désirs  ,  j)lus  de  besoins,  plus 
de  craintes  ;  tout  est  fini  pour  eux,  excepté  leur 
joie,  qui  ne  peut  finir. 

Considère,  mon  fils,  cet  ancien  roi  Inachus 
qui  fonda  le  royaume  d'Argos.  Tu  le  vois  avec 
cette  vieillesse  si  douce  et  si  majestueuse  :  les 
Heurs  naissent  sous  ses  pas  ;  sa  démarche  légère 
ressemble  au  vol  d'un  oiseau;  il  tient  dans  sa 
main  une  lyre  d'ivoire  ^,  et,  dans  un  transport 
éternel,  il  chante  les  merveilles  des  dieux.  Il 
sort  de  son  cœur  et  de  sa  bouche  un  parfum 
exquis  ;  l'harmonie  de  sa  lyre  et  de  sa  voix  ravi- 
roit  les  hommes  et  les  dieux.  Il  est  ainsi  récom- 
pensé pour  avoir  aimé  le  peuple  qu'il  assembla 
dans  l'enceinte  de  ses  nouveaux  murs,  et  auquel 
il  donna  des  lois. 

De  l'autre  côté  ,  tu  peux  voir  ,  entre  ces 
myrtes,  Cécrops  Egyptien,  qui  le  premier  régna 
dans  Athènes ,  ville  consacrée  à  la  sage  déesse 
dont  elle  porte  le  nom.  Cécrops,  apportant  des 
lois  utiles  de  l'Egypte,  qui  a  été  pour  la  Grèce 
la  source  des  lettres  et  des  bonnes  mœurs,  adou- 


VaR.  —  *  passant.  A.  lapsus  calami.  —  -  Chaniiis-i51y- 
sieus,  A.  —  ^  d'or,  A. 


cit  les  naturels  farouches  des  bourgs  de  l'Alti- 
que,  et  les  unit  par  les  liens  de  la  société.  Il  fut 
juste,  humain,  compafissanl  ;  il  laissa  les  peu- 
ples dans  l'abondance,  et  sa  famille  dans  la  mé- 
diocrité ;  ne  voulant  point  que  ses  enfans  eussent 
l'autorité  après  lui  ,  parce  qu'il  jugeoit  que 
d'autres  en  étoient  plus  dignes. 

11  faut  que  je  te  montre  aussi ,  dans  cette 
petite  vallée,  Erichthon,  qui  inventa  l'usage  de 
l'argent  pour  la  monnoie  :  il  le  fit  en  vue  de 
faciliter  le  commerce  entre  les  îles  de  la  Grèce  ; 
mais  il  prévit  l'inconvénient  attaché  à  cette 
invention.  Appliquez-vous,  disoit-il  à  tous  les 
peuples  ,  à  multiplier  chez  vous  les  richesses 
naturelles ,  qui  sont  les  véritables  :  cultivez  la 
terre  pour  avoir  une  grande  abondance  de  blé, 
de  vin,  d'huile  et  de  fruits  ;  ayez  des  troupeaux 
innombrables  qui  vous  nouri-issent  de  leur  lait, 
et  qui  vous  couvrent  de  leur  laine  :  par  là  vous 
vous  mettrez  en  état  de  ne  craindre  jamais  la 
pauvreté.  Plus  vous  aurez  d'enfans,  plus  vous 
serez  riches,  pourvu  que  vous  les  rendiez  labo- 
rieux ;  car  la  terre  est  inépuisable,  et  elle  aug- 
mente sa  fécondité  à  proj)ortion  du  nombre  de 
ses  habitans  qui  ont  soin  de  la  cultiver  :  elle  les 
paie  tous  libéralement  de  leurs  peines  ;  au  lieu 
qu'elle  se  rend  avare  et  ingrate  pour  ceux  qui 
la  cultivent  négligemment.  Attachez-vous  donc 
principalement  aux  véritables  richesses  qui  sa- 
tisfont aux  vrais  besoins  de  l'homme.  Pour  l'ar- 
gent monnoyé ,  il  ne  faut  en  faire  aucun  cas, 
qu'autant  qu'il  est  nécessaire  ,  ou  pour  les 
guerres  inévitables  qu'on  a  à  soutenir  au  dehors, 
ou  pour  le  commerce  des  marchandises  néces- 
saires qui  manquent  dans  votre  pays  :  encore 
seroil-il  à  souhaiter  qu'on  laissât  tomber  le 
commerce  à  l'égard  '  de  toutes  les  choses  qui 
ne  servent  qu'à  entretenir  le  luxe  ,  la  vanité  et 
la  mollesse. 

Ce  sage  Erichthon  disoit  souvent  :  Je  crains 
bien,  mes  enfans,  de  vous  avoir  fait  un  présent 
funeste  en  vous  donnant  l'invention  de  la  mon- 
noie. Je  prévois  qu'elle  excitera  l'avarice,  l'am- 
bition, le  faste  ;  qu'elle  entretiendra  une  infinité 
d'arts  pernicieux,  qui  ne  vont  qu'à  amollir  et  à 
corrompre  les  monirs  ;  qu'elle  vous  dégoûtera 
de  l'heureuse  simplicité,  qui  fait  tout  le  repos 
et  toute  la  sûreté  de  la  vie  ;  qu'enfin  elle  vous 
fera  mépriser  l'agriculture,  qui  est  le  fonde- 
ment de  la  vie  humaine  et  la  source  de  tous  les 
vrais  biens  :  mais  les  dieux  sont  témoins  que 
j'ai  eu  le  cœur  pur  en  vous  donnant  cette  inven- 
tion utile  en  elle-même.  -  Enfin,  quand  Erich- 

Var.  —  1  pour  toutes  les  choses.  A.  —  -  Mais  eufiu.  A. 


(XIX) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XIV. 


529 


Ihon  aperçut  que  l'argent  corrompoit  les  peu- 
ples ,  comme  il  l'avoil  prévu,  il  se  retira  de 
douleur  sur  une  montagne  sauvage,  où  il  vécut 
pauvre  et  éloigné  des  hommes. ,  jusqu'à  une 
extrême  vieillesse  ,  sans  vouloir  se  mêler  du 
gouvernement  des  villes. 

Peu  de  temps  après  lui,  on  vit  paroîlre  dans 
la  Grèce  le  fameux  Triptolème  ,  à  qui  Gérés 
avoit  enseigné  l'art  de  cultiver  les  terres,  et  de 
les  couvrir  tous  les  ans  d'une  moisson  dorée.  Ge 
n'est  pas  que  les  hommes  ne  connussent  déjà 
le  blé  et  la  manière  de  le  multiplier  en  le 
semant  :  mais  ils  ignoroient  la  perfection  du 
labourage  ;  et  Triptolème,  envoyé  par  Gérés, 
vint,  la  charrue  en  main,  offrir  les  dons  de  la 
déesse  à  tous  les  peuples  qui  auroient  assez  de 
courage  pour  vaincre  leur  paresse  naturelle,  et 
pour  s'adonner  à  un  travail  assidu.  Bientôt 
Triptolème  apprit  aux  Grecs  à  fendre  la  terre, 
et  à  la  fertiliser  eu  déchirant  son  sein  :  bientôt  les 
moissonneurs  ardens  et  infatigables  firent  tom- 
ber, sous  leurs  faucilles  tranchantes,  les  jaunes 
épis  qui  couvroient  les  campagnes  :  les  peuples 
mêmes  ,  sauvages  et  ftirouclîes  ,  qui  couroient 
épars  çà  et  là  dans  les  forets  d'Epire  et  d'Etolie 
pour  se  nourrir  de  gland  ,  adoucirent  leurs 
mœurs ,  et  se  soumirent  à  des  lois  ,  quand  ils 
eurent  appris  à  faire  croître  des  moissons  et  à  se 
nourrir  de  pain.  Triptolème  fit  sentir  aux  Grecs 
le  plaisir  qu'il  y  a  à  ne  devoir  ses  richesses  qu'à 
son  travail^  et  à  trouver  dans  son  champ  tout  ce 
qu'il  faut  pour  rendre  la  vie  commode  et  heu- 
reuse. Gefte  abondance  si  simple  et  si  innocente, 
qui  est  attachée  à  l'agriculture,  les  fit  souvenir 
des  sages  conseils  d'Erichthon.  Ils  méprisèrent 
l'argent  et  toutes  les  richesses  artificielles,  qui 
ne  sont  richesses  qu'en  imagination  ',  qui  ten- 
tent les  hommes  de  chercher  des  plaisirs  dan- 
gereux, et  qui  les  détournent  du  travail,  où  ils 
trouveroient  tous  les  biens  réels  ,  avec  des 
mœurs  pures,  dans  une  pleine  liberté.  On  com- 
prit donc  qu'un  champ  fertile  et  bien  cultivé 
est  le  vrai  trésor  d'une  famille  assez  sage  pour 
vouloir  vivre  frugalement  comme  ses  pères  ont 
vécu.  Heureux  les  Grecs,  s'ils  étoient  demeurés 
fermes  dans  ces  maximes,  si  propres  à  les  ren- 
dre puissans ',  libres,  heureux,  et  dignes  de 
l'être  par  une  solide  vertu  !  Mais  hélas  !  ils 
commencent  à  admirer  les  fausses  richesses,  ils 
négligent  peu  à  peu  les  vraies,  et  ils  dégénèrent 
de  cette  merveilleuse  simplicité. 

0  mon  fils,  tu  régneras  un  jour  ;  alors  sou- 


viens-toi de  ramener  les  hommes  à  l'agricul- 
ture, d'honorer  cet  art,  de  soulager  ceux  qui 
s'y  appliquent,  et  de  ne  point  souffrir  que  les 
hommes  vivent  ni  oisifs,  ni  occupés  à  des  arts 
qui  entretiennent  le  luxe  et  la  mollesse.  Ces 
deux  houjmes,  qui  ont  été  si  sages  sur  la  terre, 
sont  ici  chéris  des  dieux.  Remarque,  mon  fils, 
que  leur  gloire  surpasse  autant  celle  d'Achille 
et  des  autres  héros  qui  n'ont  excellé  que  dans 
les  combats,  qu'un  doux  printemps  est  au-des- 
sus de  l'hiver  glacé,  et  que  la  lumière  du  soleil 
est  plus  éclatante  que  celle  de  la  lune. 

Pendant  qu'Arcésius  parloit  de  la  sorte,  il 
aperçut  que  Téléraaque  avoit  toujours  les  yeux 
arrêtés  du  côté  d'un  petit  bois  de  lauriers ,  et 
d'un  ruisseau  bordé  de  violettes,  de  roses,  de 
lis,  et  de  -  plusieurs  autres  fleurs  odoriférantes, 
dont  les  vives  couleurs  ressembloient  à  celles 
dTris,  quand  elle  descend  du  ciel  sur  la  terre 
pour  annoncer  à  quelque  mortel  les  ordres  des 
dieux.  G'étoit  le  grand  roi  Sésootris,  que  Télé- 
maque  reconnut  dans  ce  beau  lieu  ;  il  étoit 
mille  fois  plus  majestueux  qu'il  ne  l'avoit  jamais 
été  sur  son  trône  d'Egypte.  Des  rayons  d'une 
lumière  douce  sortoient  de  ses  yeux,  et  ceux  de 
Télémaque  en  étoient  éblouis.  A  le  voir,  on  eût 
cru  qu'il  étoit  enivré  de  nectar  ;  tant  l'esprit 
divin  lavoit  mis  dans  un  transport  au-dessus 
de  la  raison  humaine,  pour  récompenser  ses 
vertus. 

Télémaque  dit  à  Arcésius  :  Je  reconnois ,  ô 
mon  père,  Sésostris,  ce  sage  roi  d'Egypte,  que 
j'y  ai  vu  il  n'y  a  pas  long-temps.  Le  voilà, 
répondit  Arcésius  ;  et  tu  vois,  par  son  exemple, 
combien  les  dieux  sont  magnifiques  à  récom- 
penser les  bons  rois.  Mais  il  faut  que  tu  saches 
que  toute  cette  félicité  n'est  rien  en  comparaison 
de  celle  qui  lui  étoit  destinée,  si  une  trop 
grande  prospérité  ne  lui  eût  fait  oublier  les 
règles  de  la  modération  et  de  la  justice.  La  pas- 
sion de  rabaisser  l'orgueil  et  l'insolence  des 
Tyriens  l'engagea  à  prendre  leur  vifle.  Gette 
conquête  lui  donna  le  désir  d'en  faire  d'autres  ; 
il  se  laissa  séduire  par  la  vaine  gloire  des  con- 
quérans  ;  il  subjugua,  ou,  pour  mieux  dire,  il 
ravagea  toute  l'Asie.  A  son  retour  en  Egypte, 
il  trouva  que  son  frère  s'était  emparé  de  la 
royauté,  et  avait  altéré,  par  un  gouverne- 
ment injuste,  les  meilleures  lois  du  pays  '. 
Ainsi  ses  grandes  conquêtes  ne  servirent  qu'à 
troubler  son  royaume.  Mais  ce  qui  le  rendit 
plus  inexcusable ,  c'est  qu'il  fut  enivré  de  sa 


Var.  —  1  qui  np  sont  richesses  fine  par  l'imagination  des  Var.  —  '  de  m.  A.  aj.  b.  — 2  loi^  jy  p^yg^  \o\\a  ce  que 

Iiomnies,  qui  lés  tentent  de  chereher,  etc.  A.  —  ^  puissans,       les  conquôrans  fonl  conlre  leurs  Etats,  en  voulant  usurper 
heureux,  amateurs  delà  liberté  et  de  la  vertu.  A.  etc.  A.  ' 


FENELON.    TOME    VI. 


34 


530  TÉLÉMAQUE. 

propre  gloire  :  il  fît  atteler  à  un  char  les  plus 
superbes  d'entre  les  rois  qu'il  avait  vaincus. 
Dans  la  suite,  il  reconnut  sa  faute,  et  eut  honle 
d'avoir  été  si  inhumain.  Tel  fut  le  fruit  de  ses 
victoires.  Voilà  ce  que  les  conquérans  font 
contre  leurs  Etats  et  contre  eux-mêmes ,  en 
voulant  usurper  ceux  de  leurs  voisins.  Voilà 
ce  qui  fit  déchoir  un  roi  d'ailleurs  si  juste  et  si 
bienfaisant  ;  et  c'est  ce  qui  diminue  la  gloire 
que  les  dieux  lui  avoient  préparée. 

Ne  vois-tu  pas  cet  autre,  mon  fils,  dont  la 
blessure  paroît  si  éclatante  ?  C'est  un  roi  de 
Carie,  nommé  Dioclides,  qui  se  dévoua  pour 
son  peuple  dans  une  bataille,  parce  que  l'oracle 
avoit  dit  que  ,  dans  la  guerre  des  Cariens  et  des 
Lyciens,  la  nation  dont  le  roi  périroit  seroit 
victorieuse. 

Considère  cet  autre  ;  c'est  un  sage  législa- 
teur, qui,  ayant  donné  à  sa  nation  des  lois  pro- 
pres aies  rendre  bons  et  heureux,  leur  fit  jurer 
qu'ils  ne  violeroient  aucune  de  ces  lois  pendant 
son  absence  ;  après  quoi  il  partit,  s'exila  lui- 
même  de  sa  patrie,  et  mourut  pauvre  dans  une 
terre  étrangère,  pour  obliger  son  peuple,  par 
ce  serment,  à  garder  à  jamais  des  lois  si  utiles. 
Cet  autre,  que  tu  vois,  est  Ennésyme,  roi  des 
Pyliens  et  un  des  ancêtres  du  sage  Nestor. 
Dans  une  peste  qui  ravageoit  la  terre,  et  qui 
couvroit  de  nouvelles  ombres  les  bords  de 
l'Achéron,  il  demanda  aux  dieux  d'apaiser  leur 
colère,  en  payant,  par  sa  mort,  pourtant  de 
milliers  d'hommes  innocens.  Les  dieux  l'exau- 
cèrent, et  lui  firent  trouver  ici  la  vraie  royauté, 
dont  toutes  celles  de  la  terre  ne  sont  que  de 
vaines  ombres. 

Ce  vieillard,  que  tu  vois  couronné  de  fleurs, 
est  le  fameux  Bélus  :  il  régna  en  Egypte,  et  il 
épousa  Anchinoé,  fille  du  dieu  Nilus,  qui  cache 
la  source  de  ses  eaux,  et  qui  enrichit  les  terres 
qu'il  arrose  par  ses  inondations.  Il  eut  deux  fils  : 
Danaûs,  dont  tu  sais  Thistoiie  ,  et  Egyptus,  qui 
donna  son  nom  à  ce  beau  royaume.  Bélus  se 
croToit  plus  riche  par  l'abandonce  où  il  meltoit 
son  peuple,  et  par  l'amour  de  ses  sujets  pour 
lui,  que  par  tous  les  tributs  qu'il  auroit  pu  leur 
imposer.  Ces  hommes,  que  tu  crois  morts, 
vivent,  mon  fils  ;  et  c'est  la  vie  qu'on  traîne 
misérablement  sur  la  terre  qui  n'est  qu'une 
mort  :  les  noms  seulement  sont  changés.  Plaise 
aux  dieux  de  te  rendre  assez  bon  pour  mériter 
cette  vie  heureuse,  que  rien  ne  peut  plus  finir 
ni  troubler  !  Hâte-toi,  il  en  *  est  temps,  d'aller 
chercher  ton  père.  Avant  que  de  le  trouver, 

Var.  —  *  Il  est  temps,  b.  c.  Edit,  /.  du  cop. 


LH^RE  XV. 


(XX) 


hélas  !  que  tu  verras  répandre  de  sang  1  Mais 
quelle  gloire  t'attend  dans  les  campagnes  de 
l'Hespérie  !  Souviens-toi  des  conseils  du  sage 
Mentor  ;  pourvu  que  tu  les  suives,  ton  nom 
sera  grand  parmi  tous  les  peuples  et  dans  tous 
les  siècles. 

Il  dit  :  et  aussitôt  il  conduisit  Télémaque 
vers  la  porte  d'ivoire  ,  par  où  l'on  peut  sortir 
du  ténébreux  empire  de  Pluton.  Télémaque, 
les  larmes  aux  yeux,  le  quilla  sans  pouvoir 
l'embrasser;  et,  sortant  de  ces  sombres  lieux, 
il  retourna  en  diligence  vers  le  camp  des  alliés, 
après  avoir  rejoint ,  sur  le  chemin  ,  les  deux 
jeunes  Cretois  qui  l'avoient  accompagné  jusques 
auprès  de  la  caverne,  et  qui  n'espéroient  plus 
de  le  revoir. 


LIVBE  XV  K 

Télémaque.  dans  une  assemblée  des  chefs  de  l'armée,  combat 
la  fausse  politique  qui  leur  inspiroit  le  dessein  de  sur- 
prendre Yenuse  ,  que  les  deux  partis  étoient  convenus  de 
laisser  en  dépôt  entre  les  mains  des  Lucaniens.  11  ne 
montre  pas  moins  de  sagesse  k  l'occasion  de  deux  trans- 
fuges, dont  l'un,  nommé  Acante ,  étoit  chargé  par 
Adrastc  de  l'empoisonner  ;  l'autre ,  nommé  Dioscore , 
offroil  aux  alliés  la  tète  d'Âdraste.  Dans  le  combat  qui 
s'engage  ensuite,  Télémaque  excite  l'admiration  univer- 
selle par  sa  valeur  et  sa  prudence  :  il  porte  de  tous  côtés 
la  mort  sur  son  passage ,  en  cherchant  Adraste  dans  la 
mêlée.  Adraste,  de  son  côté,  le  cherche  avec  empres- 
sement, environné  de  l'élite  de  ses  troupes,  qui  fait  un 
horrible  carnage  des  alliés  et  de  leurs  plus  vaillans  ca- 
pitaines. A  cette  vue,  Télémaque  indigné  s'élance  contre 
Adraste  ,  qu'il  terrasse  bientôt,  et  qu'il  réduit  à  lui  de- 
mander la  vie.  Télémaque  l'épargne  généreusement  ; 
mais  comme  Adraste ,  à  peine  relevé  ,  cherchoit  à  le 
surprendre  de  nouveau,  Télémaque  le  perce  de  son  glaive. 
Alors  les  Dauniens  tendent  les  mains  aux  alhés  en  signe 
de  réconciliation,  et  demandent,  tomme  Tunique  con- 
dition de  paix ,  qu'on  leur  permette  de  choisir  ug  roi  de 
leur  nation. 

Cependant  les  chefs  de  l'armée  s'assemblèrent 
pour  délibérer  s'il  falloit  s'emparer  de  Venuse. 
C'étoit  une  ville  forte,  qu'Adraste  avoit  autre- 
fois usurpée  sur  ses  voisins  ,  les  Apuliens-Peu- 
cètes.  Ceux-ci  étoient  entrés  contre  lui  dans  la 
ligue,  pour  demander  justice  sur  cette  invasion. 
Adraste  ,  pour  les  apaiser,  avoit  mis  celte  ville 
en  dépôt  entre  les  mains  des  Lucaniens  :  mais 
il  avoit  corrotnpu  par  argent  et  la  garnison  luca- 
niemie ,  et  celui  qui  la  commandoit;  de  façon  ^ 


Var.  —  1  Livr.E 
main,  Edit. 


—  ^  de   manière,  c.  d'une  autre 


X) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV. 


331 


que  la  nation  des  Lucanicus  avoit  moins  d'au- 
torité effective  que  lui  dans  Venuse  ;  et  les 
Apuliens ,  qui  avoient  consenti  que  la  garnison 
lucanienne  gardât  Venuse  ,  avoient  été  trompés 
dans  cette  négociation. 

Un  citoyen  de  Venuse,  nommé  Déinophante, 
avoit  offert  secrètement  aux  alliés  de  leur  livrer, 
la  nuit,  une  des  portes  de  la  ville.  Cet  avantage 
étoit  d'autant  plus  grand  ,  qu'Adraste  avoit  mis 
toutes  ses  provisions  de  guerre  et  de  bouche 
dans  un  château  voisin  de  Venuse,  qui  ne  pou- 
voit  se  défendre  si  Venuse  étoit  *  prise.  Piiiloc- 
tète  et  Nestor  avoient  déjà  opiné  qu'il  falloit 
profiter  d'une  si  heureuse  occasion.  Tous  les 
chefs,  entraînés  par  leur  autorité,  et  éblouis  par 
l'utilité  d'une  si  facile  entreprise ,  applaudis- 
saient à  ce  sentiment  ;  mais  Télémaque ,  à  son 
retour,  fit  les  derniers  efforts  pour  les  en  dé- 
tourner. 

Je  n'ignore  pas,  leur  dit-il,  que  si  jamais 
un  homme  a  mérité  d'être  surpris  et  trompé , 
c'est  Adraste,  lui  qui  a  si  souvent  trompé  tout  le 
monde.  Je  vois  bien  qu'en  surprenant  Venuse , 
vous  ne  feriez  que  vous  mettre  en  possession 
d'une  ville  qui  vous  appartient,  puisqu'elle  est 
aux  Apuliens ,  qui  sont  un  des  peuples  de  votre 
ligue.  J'avoue  que  vous  le  pourriez  faire  avec 
d'autant  plus  d'apparence  de  raison,  qu'Adraste, 
qui  a  mis  cette  ville  en  dépôt ,  a  corrompu  le 
commandant  et  la  garnison  ,  pour  y  entrer 
qiïand  il  le  jugera  à  propos.  Enfin ,  je  com- 
prends ,  comme  vous ,  que  ,  si  vous  preniez 
Venuse,  vous  seriez  maîtres  ,  dès  le  lendemain  , 
du  château  où  sont  tous  les  préparatifs  de  guerre 
qu'Adraste  y  a  assemblés  - ,  et  qu'ainsi  vous  fi- 
niriez en  deux  jours  cette  guerre  si  formidable. 
Mais  ne  vaut-il  pas  mieux  périr,  que  ^  de  vaincre 
par  de  tels  moyens?  Faut-il  repousser  la  fraude 
par  la  fraude?  Sera-l-il  dit  que  tant  de  rois  ,  li- 
gués pour  punir  l'impie  Adraste  de  ses  trom- 
peries ,  seront  trompeurs  comme  lui  ?  S'il  nous 
est  permis  de  faire  comme  Adraste,  il  n'est  point 
coupable,  et  nous  avons  tort  de  vouloir  le  punir. 
Quoi!  l'Hespérie  entière,  soutenue  de  tant  de 
colonies  grecques  et  de  héros  revenus  du  siège 
de  Troie ,  n'a-t-elle  point  d'auties  armes  contre 
la  perfidie  et  les  parjures  d'Adraste,  que  la  per- 
fidie et  le  parjure?  Vous  avez  juré,  par  les 
choses  les  plus  sacrées ,  que  vous  laisseriez  Ve- 
nuse en  dépôt  dans  les  mains  des  Lucaniens.  La 
garnison  lucanienne,  dites-vous,  est  corrompue 
par  l'argent  d'Adraste.  Je  le  crois  comme  vous . 


mais  cette  garnison  est  toujours  à  la  solde  des 
Lucaniens  ;  elle  n'a  point  refusé  de  leur  obéir  ; 
elle  a  gardé,  du  moins  en  apparence  ,  la  neu- 
tralité. Adraste  ni  les  siens  ne  sont  jamais  entrés 
dans  Vemise  :  le  traité  subsiste  ;  votre  serment 
n'est  point  oublié  des  dieux.  Ne  gardera-t-on 
les  paroles  données  ,  que  quand  on  manquera 
de  prétextes  plausibles  pour  les  violer?  Ne  sera- 
t-on  fidèle  et  religieux  pour  les  sermens ,  que 
quand  on  n'aura  rien  à  gagner  en  violant  sa  foi? 
Si  l'amour  de  la  vertu  et  la  crainte  des  dieux  ne 
vous  touchent  plus,  au  moins  soyez  touchés  de 
votre  réputation  et  de  votre  intérêt.  Si  vous 
montrez  au  monde  cet  exemple  pernicieux ,  de 
manquer  de  parole ,  et  de  violer  votre  serment 
pour  terminer  une  guerre  ,  quelles  guerres 
n'exciterez-vous  point  par  cette  conduite  impie! 
Quel  voisin  ne  sera  pas  contraint  de  craindre 
tout  de  vous  ,  et  de  vous  détester  ?  qui  pourra 
désormais,  dans  les  nécessités  les  plus  pres- 
santes, se  fier  à  vous?  Quelle  sûreté  pourrez- 
vous  donner  quand  vous  voudrez  être  sincères, 
et  qu'il  vous  importera  de  persuader  à  vos  voi- 
sins votre  sincérité?  Sera-ce  un  traité  solennel? 
vous  en  aurez  foulé  un  aux  pieds.  Sera-ce  un 
serment?  hé  !  ne  saura-t-on  pas  que  vous  comp- 
tez les  dieux  pour  rien  ,  quand  vous  espérez 
tirer  du  parjure  quelque  avantage?  La  paix 
n'aura  donc  pas  plus  de  sûreté  que  la  guerre  à 
votre  égard.  Tout  ce  qui  viendra  de  vous  sera 
reçu  comme  une  guerre,  ou  feinte,  ou  décla- 
rée :  vous  serez  les  ennemis  perpétuels  '  de  tous 
ceux  qui  auront  le  malheur  d'être  vos  voisins  ; 
toutes  les  affliires  qui  demandent  de  la  réputa- 
tion de  probité  ,  et  de  la  confiance  ,  vous  de- 
viendront impossibles  :  vous  n'aurez  plus  de 
ressource  pour  faire  croire  ce  que  vous  promet- 
trez. Voici ,  ajouta  Télémaque  ,  un  intérêt  en- 
core plus  puissant  qui  doit  vous  frapper,  s'il 
vous  reste  quelque  sentiment  de  probité  et  quel- 
que prévoyance  sur  aos  intérêts^  :  c'est  qu'une 
conduite  si  trompeuse  attaque  par  le  dedans 
toute  votre  ligue  ,  et  va  la  ruiner  ;  votre  par- 
jure va  faire  triompher  Adraste. 

A  ces  paroles,  toute  l'assemblée  émue  lui 
demandoit  comment  il  osoit  dire  qu'une  action 
qui  donneroit  une  victoire  certaine  à  la  ligue 
pouvoit  la  ruiner.  Comment ,  leur  répondit-il, 
pourrez-vous  vous  confier  les  uns  aux  autres , 
si  une  fois  vous  rompez  l'unique  lien  de  la  so- 
ciété et  de  la  confiance ,  qui  est  la  bonne  foi  ? 
Après  que  vous  aurez  posé  pour  maxime,  qu'on 


Var.  —  1  pris.  A.  —  2  de  tous  les  préparatifs  d'Adraste, 
et  ainsi,  etc.  a.  —  *  que  de  vaincre,  b.  c.  p.  h./,  du  cop. 


Var.  —  *  l'ennemi  perpétuel.  A.  —  ^  quelque  sentiment 
et  quelque  prévoyance  :  c'est,  etc.  A. 


o3^2 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV. 


(XX) 


peut  violer  les  règles  de  la  probité  et  de  la  fidé- 
lité pour  un  grand  intérêt,  qui  d'entre  \ous 
pourra  se  fier  à  un  autre,  quand  cet  autre  pourra 
trouver  un  grand  avantage  à  lui  manquer  de 
parole  et  à  le  tromper?  Où  en  serez-vous  ?  Quel 
est  celui  d'entre  vous  qui  ne  voudra  point  pré- 
venir les  artifices  de  sou  voisin  par  les  siens  ^  ? 
Que  devient  une  ligue  de  tant  de  peuples ,  lors- 
qu'ils soiit  convenus  entre  eux  ,  par  une  déli- 
bération commune  ,  qu'il  est  permis  de  sur- 
prendre son  voisin  et  de  violer  la  foi  donnée? 
Quelle  sera  votre  défiance  mutuelle  ,  votre  di- 
vision ,  votre  ardeur  à  vous  détruire  les  uns  les 
autres  !  Adraste  n'aura  plus  besoin  de  vous  at- 
taquer ^  ;  vous  vous  décliirerez  assez  vous- 
mêmes  ;  vous  justifierez  ses  perfidies. 

0  rois  sages  et  magnanimes ,  ô  vous  qui  com- 
mandez avec  tant  d'expérience  sur  des  peuples 
iimombrables ,  ne  dédaignez  pas  d'écouter  les 
conseils  d'un  jeune  homme!  Si  vous  tombiez 
dans  les  plus  affreuses  extrémités  où  la  guerre 
précipite  quelquefois  les  hommes  ,  il  faudroit 
vous  relever  par  votre  vigilance  et  par  les  efforts 
de  votre  vertu  ;  car  le  vrai  courage  ne  se  laisse 
jamais  abattre.  Mais  si  vous  aviez  une  fois  rompu 
la  barrière  de  l'honneur  et  de  la  bonne  foi,  cette 
perte  est  irréparable  ;  vous  ne  pourriez  plus  ré- 
tablir ni  la  confiance  nécessaire  au  succès  de 
toutes  les  affaires  importantes,  ni  ramener  les 
hommes  aux  principes  de  la  vertu  ,  après  que 
vous  leur  auriez  appris  à  les  mépriser.  Que  crai- 
gnez—vous ?  N'avez-vous  pas  assez  de  courage 
pour  vaincre  sans  tromper?  Votre  vertu  ,  jointe 
aux  forces  de  tant  de  peuples,  ne  vous  sufiit-elle 
pas?  Combattons,  mourons,  s'il  le  faut,  plutôt 
que  de  vaincre  si  indignement.  Adraste ,  l'im- 
pie Adraste  est  dans  nos  mains,  pourvu  que 
nous  ayons  horreur  d'imiter  sa  lâcheté  et  sa 
mauvaise  foi. 

Lorsque  Télémaque  acheva  ce  discours ,  il 
sentit  que  la  douce  persuasion  avoit  coulé  de  ses 
lèvres  ,  et  avoit  passé  jusqu'au  fond  des  cœurs. 
Il  remarqua  un  profond  silence  dans  l'assem- 
blée ;  chacun  pensoit  ,  non  à  lui  ni  aux  grâces 
de  ses  paroles,  mais  à  la  force  de  la  vérité  qui 
se  faisoit  sentir  dans  la  suite  de  son  raisonne- 
ment :  l'étonnement  étoit  peint  sur  les  visages. 
Enfin  ,  on  entendit  un  murmure  sourd  qui  se 
répandoit  peu  à  peu  dans  l'assemblée  ^  :  les  uns 
regardoient  les  autres ,  et  n'osoient  parler  les 
premiers  ;  on  attendoit  que  les  chefs  de  l'armée 
se  déclarassent  ;  et  chacun  avoit  de  la  peine  à 

Var.  —  ^  les  siennes.  A.  b.  —  ^  jg  yo\i%  détruire  ;  vous 
TOUS  délruirez  assez,  etc.  a.  —  ^  jaus  l'assemblée  m.  A. 
aj.  B. 


retenir  ses  sentimens.  Enfin ,  le  grave  Nestor 
prononça  ces  paroles  : 

Digne  fils  d'Ulysse,  les  dieux  vous  ont  fait 
parler  ;  et  Minerve ,  qui  a  tant  de  fois  inspiré 
votre  père ,  a  mis  dans  votre  cœur  le  conseil 
sage  et  généreux  que  vous  avez  donné.  Je  ne 
regarde  point  votre  jeunesse  ;  je  ne  considère 
que  Minerve  dans  tout  ce  que  vous  venez  de 
dire.  Vous  avez  parlé  pour  la  vertu  ;  sans  elle 
les  plus  grands  avantages  sont  de  vraies  pertes; 
sans  elle  on  s'atfire  bientôt  la  vengeance  de  ses 
ennemis,  la  défiance  de  ses  alliés,  l'horreur  de 
tous  les  gens  de  bien  ,  et  la  juste  colère  des 
dieux.  Laissons  donc  Veuuse  entre  les  mains 
des  Lucanicns,  et  ne  songeons  plus  qu'à  vaincre 
Adraste  par  notre  courage. 

Il  dit ,  et  toute  l'assemblée  applaudit  à  ces 
sages  paroles  ;  mais ,  en  applaudissant ,  chacun 
étonné  lournoit  les  yeux  vers  le  fils  d'Ulysse  ,  et 
on  croyoit  voir  reluire  en  lui  la  sagesse  de  Mi- 
nerve, qui  l'inspiroit. 

Il  s'éleva  bientôt  une  autre  question  dans  le 
conseil  des  rois ,  où  il  n'acquit  pas  moins  de 
gloire.  Adraste,  toujours  cruel  et  perfide,  en- 
voya dans  le  camp  un  transfuge  nommé  Acante, 
qui  devoit  empoisonner  les  plus  illustres  *  chefs 
de  l'armée  :  surtout  il  avoit  ordre  de  ne  rien 
épargner  pour  faire  mourir  le  jeune  Télémaque, 
qui  étoit  déjà  la  terreur  des  Dauniens.  Téléma- 
que, qui  avoit  trop  de  courage  et  de  candeur  pour 
être  enclin  à  la  défiance  ,  reçtit  sans  peine  avec 
amitié  ce  malheureux ,  qui  avoit  vu  Ulysse  en 
Sicile  ,  et  qui  lui  racontoit  les  aventures  de  ce 
héros.  Il  le  nourrissoit,  et  tâchoit  de  le  consoler 
dans  son  malheur  ;  car  Acante  se  plaignoit 
d'avoir  été  trompé  et  traité  indignement  par 
Adraste.  Mais  c'étoit  nourrir  et  réchauffer  dans 
son  sein  une  vipère  venimeuse  toute  prête  à  faire 
une  blessure  mortelle. 

On  surprit  un  autre  transfuge,  nommé  Arion, 
qu'Acante  envoyoit  vers  Adraste  pour  lui  ap- 
prendre l'état  du  camp  des  alliés ,  pour  lui  as- 
surer qu'il  empoisonneroit ,  le  lendemain,  les 
principaux  rois  avec  Télémaque,  dans  un  festin 
que  celui-ci  leur  devoit  donner.  Arion  pris 
avoua  sa  trahison.  On  soupçonna  qu'il  étoit 
d'intelligence  avec  Acante  .  parce  qu'ils  étoient 
bons  amis;  mais  Acante,  profondément  dissi- 
mulé et  mtrépide,  se  défendoit  avec  tant  d'art, 
qu'on  ne  pouvoit  le  convaincre,  ni  découvrir  le 
fond  de  la  conjuration. 

Plusieurs  des  rois  furent  d'avis  qu'il  falloit , 

Var.  —  1  les  flus  célèbres..  A. 


(XX) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV 


533 


dans  le  cloule  ' ,  sacrifier  Acanto  à  la  sûreté  pu- 
blique. 11  faut,  disoient-ils,  le  faire  mourir j  la 
\ie  d'un  seul  homme  n'est  rien  "  quand  il  s'agit 
d'assurer  celle  de  tant  de  rois.  Qu'importe  qu'un 
innocent  périsse,  quand  il  s'agit  de  conserver 
ceux  qui  représentent  les  dieux  au  milieu  des 
hommes? 

Quelle  maxime  inhumaine!  quelle  politique 
barbare  !  répondoit  Télcmaque.  Quoi  !  vous  êtes 
si  prodigues  du  sang  humain,  ô  vous  qui  êîes 
établis  les  pasteurs  des  hommes  ,  et  qui  ne  com- 
mandez sur  eux  que  pour  les  conserver,  comme 
un  pasteur  conserve  son  troupeau!  Vous  êtes 
donc  les  loups  cruels ,  et  non  pas  les  pasteurs  ; 
du  moins  vous  n'êtes  pasteurs  ,  que  pour  ^  ton- 
dre et  pour  écorcher  le  troupeau  ,  au  lieu  de  le 
conduire  dans  les  pâturages.  Selon  vous,  on 
est  coupable  dès  qu'on  est  accusé;  un  soupçon 
mérite  la  mort  ;  les  innocens  sont  à  la  merci 
des  envieux  et  des  calomniateurs  :  à  mesure  que 
la  défiance  tyrannique  croîtra  dans  vos  cœurs , 
il  faudra  aussi  vous  égorger  plus  de  victimes. 

Télémaque  disait  ces  paroles  avec  une  auto- 
rité et  une  véhémence  qui  entraînoit  les  cœurs, 
et  qui  couvroit  de  honte  les  auteurs  d'un  si  lâche 
conseil.  Ensuite  ,  se  radoucissant  ,  il  leur  dit  : 
Pour  moi ,  je  n'aime  pas  assez  la  vie  pour  vou- 
loir vivre  à  ce  prix;  j'aime  mieux  qu'Acante 
soit  méchant ,  que  si  je  l'étais  ;  et  qu'il  m'ar- 
rache la  vie  par  une  trahison,  que  si  je  le  fai- 
sois  périr  injustement,  dans  le  doute.  Mais  écou- 
tez ,  ô  vous  qui ,  étant  établis  rois,  c'est-à-dire 
juges  des  peuples  ,  devez  savoir  juger  les 
hommes  avec  justice  ,  prudence  et  modération  ; 
laissez-moi  interroger  Acante  en  votre  présence. 

Aussitôt  il  interroge  cet  homme  sur  son  com- 
merce avec  Arion  ;  il  le  presse  sur  une  infinité 
de  circonstances  ;  il  fait  '^  semblant  plusieurs  fois 
de  le  renvoyer  à  Adraste  comme  un  transfuge 
digne  d'être  puni,  p('ur  observer  s'il  auroit  peur 
d'être  ainsi  renvoyé  ,  ou  non  ;  mais  le  visage  et 
la  voix  d'Acante  demeurèrent  tranquilles  :  et 
Télémaque  en  conclut  qu'Acante^  pouvoit n'être 
pas  innocent.  Enfin,  ne  pouvant  tirer  la  vérité 
du  fond  de  son  cœur,  il  lui  dit  :  Donnez-moi 


Vah.  —  '  riHNM'.l  d'avis  (le  s.irriiicr  Ataiiio  ,  (l.nss  le  (l(iu!o, 
à  la  sùi'Oli'  iiubliquo.  A.  —  ^  n'est  rien  nour  sr'uvcr  telle  de 
tant  de  rois.  A.  —  ^  que  pour  éconîier  le  lrou[):!au.  A.  (•{•(»:- 
ger.  Jùlil.  correction  du  iiuirq.  de  Feu.  —  *  !l  fit  soiiiblaiii. 
A.  —  »  deuieurôrcnl  trauciuilles.  Eiifiu  ,  oto.  [■Àlit.  Eu  1717 
et  dans  les  édlliuKs  siiivaiilcs,  on  a  omis  tes  mois  :  et  Teié- 
mar/iie  eu  conelul  qiCicante ,  parte  (|ue  l'anlcur  avoif  laissi^ 
le  sens  imparfail.  Les  éditeurs  de  i6S9  ont  suppltié  ,  2Joi/ro/7 
n'être  pas  coupable,  et  le  nvjr(iuis  de  Fénelun  a  ajuul(^  ces 
quatre  mois  djiis  la  copie  c;  erisuite  une  autre  main  a  sub- 
stitué iunocent  a  coupable  :  nous  suivons  cette  Icçoi! ,  tiui 
paroit  meilleure. 


votre  anneau  ,  je  veux  l'envoyer  à  Adraste.  A 
cette  demande  de  son  anneau  ,  Acante  pâlit ,  et 
fut  embarrassé.  Télémaque  ,  dont  les  yeux 
étaient  toujours  attachés  sur  lui ,  l'aperçut  ;  il 
prit  cet  anneau.  Je  m'en  vais ,  lui  dit-il ,  l'en- 
voyer à  Adraste  par  les  mains  d'un  Lucanien  * 
nommé  Polyfrope  ,  que  vous  connoissez  ,  et  qui 
paroitra  y  aller  secrètement  de  votre  part.  Si 
nous  pouvons  découvrir  par  cette  voie  votre  in- 
telligence avec  Adraste  ,  on  vous  fei^a  périr  im- 
pitoyablement par  les  tourmens  les  plus  cruels  . 
si,  au  contraire,  vous  avouez  dès  à  présent 
votre  faute  ,  on  vous  la  pardonnera,  et  on  se 
contentera  de  vous  envoyer  dans  une  île  de  la 
mer,  où  vous  ne  manquerez  de  rien.  Alors 
Acante  avoua  tout  ;  et  Télémaque  obtint  des 
rois  qu'on  lui  donneroit  la  vie,  parce  qu'il  la 
lui  avait  promise.  On  l'envoya  dans  une  des 
îles  Echinades,  où  il  vécut  en  paix. 

Peu  de  temps  après ,  un  Daunien  d'une  nais- 
sance obscure,  mais  d'un  esprit  violent  et  hardi, 
nommé  Dioscore ,  vint  la  nuit  dans  le  camp  des 
alliés  leur  olîdr  d'égorger  dans  sa  tente  le  roi 
Adraste.  Il  le  pouvoit ,  car  on  est  maître  de  la 
vie  des  autres  quand  on  ne  compte  plus  pour 
rien  la  sienne.  Cet  homme  ne  respiroit  que  la 
vengeance  ,  parce  que  Adraste  lui  avoit  enlevé 
sa  femme  ,  qu'il  aimoit  éperdurnent ,  et  qui 
éloit  égale  en  beauté  à  Vénus  même.  Il  étoit 
résolu  ,  ou  de  faire  périr  Adraste  et  de  repren- 
dre sa  femme  ,  ou  de  péinr  lui-même.  Il  avoit 
des  intelligences  secrètes  pour  entrer  la  nuit 
dans  la  tente  du  Roi ,  et  pour  être  favorisé  dans 
son  entreprise  par  plusieurs  capitaines  dau- 
niens  ;  mais  il  croyoit  avoir  besoin  que  les  rois 
alliés  attaquassent  en  même  temps  le  camp  d'A- 
draste  ,  afin  que ,  dans  ce  trouble  ,  il  put  plus 
facilement  se  sauver,  et  enlever  sa  femme.  Il 
étoit  content  de  périr,  s'il  ne  pouvoit  l'enlever 
après  avoir  tué  le  Roi  ^. 

Aussitôt  que  Dioscore  eut  expliqué  aux  rois 
son  dessein,  tout  le  monde  se  tourna  vers  Té- 
lémaque, comme  pour  lui  demander  une  déci- 
sion. Les  dieux,  répondit-il,  qui  nous  ont  pré- 
servés des  traîtres  ,  nous  défendent  de  nous  en 
servir.  Quand  même  nous  n'aurions  pas  assez 
de  vertu  pour  détester  la  trahison ,  notre  seul 
intérêt  suffiroit  pour  la  rejeter  :  dès  que  nous 
l'aurons  autorisée  par  notre  exemple,  nous  mé- 
riterons qu'elle  se  tourne  contre  nous  :  dès  ce 
moment ,  qui  d'entre  nous  sera  en  sûreté  ? 
Adraste  pourra  bien  éviter  le  coup  qui  le  me- 

Var.  —  *  d'un  Lacanien  artilitieuN.  A.  —  ^  Que  s'il  ne 
pouvoit  l'enlever  après  avoir  tué  le  Roi,  il  étoit  content  de 
périr.  A.  Mais  il  étoil  content ,  etc.  u. 


534 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV. 


(XX) 


nace  ,  et  le  faire  retomber  sur  les  rois  alliés.  La 
guerre  ne  sera  plus  une  guerre  ;  la  sagesse  et 
la  vertu  ne  seront  plus  d'aucun  usage  ;  on  ne 
verra  plus  que  perfidie,  trahison  et  assassinats*. 
Nous  en  ressentirons  nous-mêmes  les  funestes 
suites,  et  nous  le  mériterons,  puisque  nous 
aurons  autorisé  le  plus  grand  des  maux.  Je  con- 
clus donc  qu'il  faut  renvoyer  le  traître  à  Adraste. 
J'avoue  que  ce  roi  ne  le  mérite  pas;  mais  toute 
l'Hespérie  et  toute  la  Grèce ,  qui  ont  les  yeux 
sur  nous ,  méritent  que  nous  tenions  cette  con- 
duite pour  en  être  estimés.  Nous  nous  devons  à 
nous-mêmes,  et  plus  encore  aux  justes  dieux  ^, 
cette  horreur  de  la  perfidie. 

Aussitôt  on  envoya  Dioscore  à  Adraste,  qui 
frémit  du  péril  où  il  avoit  été,  et  qui  ne  pou- 
voit  assez  s'étonner  de  la  générosité  de  ses  en- 
nemis ;  car  les  médians  ne  peuvent  comprendre 
la  pure  vertu.  Adraste  admiroit ,  malgré  lui ,  ce 
qu'il  venoit  de  voir,  et  n'osoit  le  louer.  Cette 
action  noble  des  alliés  rappeloit  un  honteux  sou- 
venir de  toutes  ses  tromperies  et  de  toutes  ses 
cruautés.  Il  cherchoit  à  rabaisser  la  générosité 
de  ses  ennemis,  et  étoit  honteux  de  paroître  in- 
grat, pendant  qu'il  leur  devoit  la  vie  :  mais  les 
hommes  corrompus  s'endurcissent  bientôt  con- 
tre tout  ce  qui  pourroit  les  toucher.  Adraste, 
qui  vit  que  la  réputation  des  alliés  augmentoit 
tous  les  jours ,  crut  qu'il  étoit  pressé  de  faire 
contre  eux  quelque  action  éclatante  :  comme  il 
n'en  pouvoit  faire  aucune  de  vertu ,  il  voulut  du 
moins  tâcher  de  remporter  quelque  grand  avan- 
tage sur  eux  par  les  armes,  et  il  se  liAta  de 
combattre. 

Le  jour  du  combat  étant  venu  ,  à  peine  l'au- 
rore ouvroit  au  soleil  les  portes  de  l'orient , 
dans  un  chemin  semé  de  roses ,  que  le  jeune 
Télémaque,  prévenant  par  ses  soins  la  vigi- 
lance des  plus  vieux  capitaines,  s'arracha  d'en- 
tre les  bras  du  doux  sommeil ,  et  mit  en  mou- 
vement tous  les  officiers.  Son  casque,  couvert 
de  crins  flottans,  brilloit  déjà  sur  sa  tête  ,  et  sa 
cuirasse  sur  son  dos  éblouissoit  les  yeux  de 
toute  l'armée  ;  l'ouvrage  de  Vulcain  avoit  , 
outre  sa  beauté  naturelle  ,  l'éclat  de  l'égide  qui 
y  étoit  cachée.  11  tenoit  sa  lance  d'une  main  ;  de 
l'autre  il  montroit  les  divers  postes  qu'il  falloit 
occuper.  Minerve  avoit  mis  dans  ses  yeux  un 
feu  divin  ,  et  sur  son  visage  une  majesté  fière 
qui  proniettoil  déjà  la  victoire.  Il  marchoit  ;  et 
tous  les  rois  ,  oubliant  leur  âge  et  leur  dignité  , 
se  sentoient  entraînés  par  une  force  supérieure 

Vab.  —  *  et  assassinats.  Je  conclus  Jonc,  etc.  A.  —  -  à 
nous-nll^mes;  enfin  nous  devons  aux  jusles  dieux,  etc.  a. 


qui  leur  faisoit  suivre  ses  pas.  La  foible  jalousie 
ne  peut  *  plus  entrer  dans  les  cœurs;  tout  cède 
à  celui  que  Minerve  conduit  invisiblement  par 
la  uiain.  Son  action  n'avoit  rien  d'impétueux  ni 
de  précipité;  il  étoit  doux,  tranquille,  patient, 
toujours  prêt  à  écouter  les  autres  et  à  profiter 
de  leurs  conseils  ;  mais  actif,  prévoyant,  atten- 
tif aux  besoins  les  plus  éloignés ,  arrangeant 
toutes  choses  à  propos ,  ne  s'embarrassant  de 
rien  ,  et  n'embarrassant  point  les  autres  ;  excu- 
sant les  fautes,  réparant  les  mécomptes,  pré- 
venant les  difficuhés,  ne  demandant  jamais  rien 
de  trop  à  personne  ,  inspirant  partout  la  liberté 
et  la  contiance.  Donnoit-il  un  ordre ,  c'étoit 
dans  les  ternies  les  plus  simples  et  les  plus 
clairs.  Il  le  répétoit  pour  mieux  instruire  celui 
qui  devoit  l'exécuter  ;  il  voyoit  dans  ses  yeux 
s'il  l'avoit  bien  compris  ;  il  lui  faisoit  ensuite 
expliquer  familièrement  comment  il  avoit  com- 
pris ses  paroles  ,  et  le  principal  but  de  son  en- 
treprise. Quand  il  avoit  ainsi  éprouvé  le  bon 
sens  de  celui  qu'il  envoyoit ,  et  qu'il  l'avoit  fait 
entrer  dans  ses  vues,  il  ne  le  faisoit  partir  qu'a- 
près lui  avoir  donné  quelque  marque  d'estime 
et  de  confiance  pour  l'encourager.  Ainsi,  tous 
ceux  qu'il  envoyoit  étoient  pleins  d'ardeur  pour 
lui  plaire  et  pour  réussir  :  mais  ils  n'étoient 
point  gênés  par  la  crainte  qu'il  leur  imputeroit 
les  mauvais  succès;  car  il  excusoit  toutes  les 
fautes  qui  ne  venoient  point  de  mauvaise  vo- 
lonté. 

L'horizon  paroissoit  rouge  et  enflammé  par 
les  premiers  rayons  du  soleil;  la  mer  étoit 
pleine  des  feux  du  jour  naissant.  Toute  la  côte 
étoit  couverte  d'hommes,  d'armes,  de  che- 
vaux et  de  chariots  en  mouvement  :  c'étoit  un 
bruit  confus  ,  semblable  à  celui  des  flots  en 
courroux ,  quand  Neptune  excite ,  au  fond  de 
ses  abîmes ,  les  noires  tempêtes.  Ainsi  Mars 
commençoit ,  par  le  bruit  des  armes  et  par  l'ap- 
pareil frémissant  de  la  guerre  ,  à  semer  la  rage 
dans  tous  les  cœurs.  La  campagne  étoit  pleine 
de  piques  hérissées ,  semblables  aux  épis  qui 
couvrent  les  sillons  fertiles  dans  le  temps  des 
moissons.  Déjà  s'élevoit  un  nuage  de  poussière 
qui  déroboit  peu  à  peu  aux  yeux  des  hommes 
la  terre  et  le  ciel.  La  confusion  -,  l'horreur,  le 
carnage  ,  l'impitoyable  mort,  s'avançoient. 

A  peine  les  premiers  traits  étoient  jetés  , 
que  Télémaque  ,  levant  les  yeux  et  les  mains 
vere  le  ciel,  prononça  ces  paroles  :  0  Jupiter, 
père  des  dieux  et  des  hommes,  vous  voyez  de 
notre  côté  la  justice  et  la  paix  que  nous  n'avons 

Var.  —  1  ue  pouvoit.  A.  —  ^  La  nuit.  A. 


(XX) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XY. 


535 


point  eu  honte  de  chercher.  C'est  à  regret  que 
nous  combattons  ;  nous  voudrions  épargner  k^ 
sang  des  hommes  ;  nous  ne  haïssons  point  cet 
ennemi  même,  quoiqu'il  soit  cruel,  pertide  et 
sacrilège.  Voyez  et  décidez  entre  lui  et  nous  : 
s'il  faut  mourir,  nos  vies  sont  dans  vos  mains  :  s'il 
faut  délivrer  l'Hespérie  et  abattre  le  tyran,  ce 
sera  votre  puissance  ,  et  la  sagesse  de  INlinerve, 
votre  fille ,  qui  nous  donnera  la  victoire  ;  la 
gloire  vous  en  sera  due.  C'est  vous  qui .  la  ba- 
lance en  main,  réglez  le  sort  des  combats  :  nous 
combattons  pour  vous  ;  et,  puisque  vous  êtes 
juste,  Adraste  est  plus  votre  ennemi  que  le 
nôtre.  Si  votre  cause  est  victorieuse,  avant  la  tin 
du  jour  le  sang  d'une  hécatombe  entière  ruis- 
sellera sur  vos  autels. 

Il  dit,  et  à  l'instant  il  poussa  *  ses  coursiers 
fougueux  et  écumans  dans  les  rangs  les  plus 
pressés  des  ennemis.  Il  rencontra  d'abord  Pé- 
riandre,  Locrien,  couvert  d'une  peau  de  lion 
qu'il  avoit  tué  dans  la  Cilicie,  pendant  qu'il  y 
avoit  voyagé  :  il  étoit  armé,  comme  Hercule, 
d'une  massue  énorme  :  sa  taille  et  sa  force  le 
rendoient  semblable  aux  géans.  Dès  qu'il  vit 
Télémaque,  il  méprisa  sa  jeunesse  et  la  beauté 
de  son  visage.  C'est  bien  à  toi,  dit-il  ,  jeune 
efféminé,  à  nous  disputer  la  gloire  des  combats  ! 
va,  enfant,  va  parmi  les  ombres  chercher  ton 
père.  En  disant  ces  paroles  ,  il  lève  sa  massue 
noueuse,  pesante,  armée  de  pointes  de  fer  ;  elle 
paroît  comme  un  mât  de  navire  :  chacun  craint 
le  coup  de  sa  chute.  Elle  menace  la  tète  du  tils 
d'Ulysse  ;  mais  il  se  détourne  du  coup  ,  et 
s'élance  sur  Périandre  avec  la  rapidité  d'un 
aigle  qui  fend  les  airs.  La  massue,  en  tombant, 
brise  une  roue  d'un  char  auprès  de  celui  de 
Télémaque.  Cependant  le  jeune  Grec  perce 
d'un  trait  Périandre  à  la  gorge  ;  le  sang  qui 
coule  à  gros  bouillons  de  sa  large  plaie  étouffe 
sa  voix  :  ses  chevaux  fougueux,  ne  sentant  plus 
sa  main  défaillante, 'et  les  rênes  flottant  sur  leur 
cou,  s'emportent  çà  et  là  :  il  tombe  de  dessus 
son  char,  les  yeux  déjà  fermés  à  la  lumière,  et 
la  pâle  mort  étant  déjà  peinte  sur  son  visage 
défiguré.  Télémaque  eut  pitié  de  lui  ;  il  donna 
aussitôt  son  corps  à  ses  domestiques,  et  garda, 
comme  une  marque  de  sa  victoire,  la  peau  du 
lion  avec  la  massue. 

Ensuite^  il  cherche  Adraste  dans  la  mêlée  ; 
mais,  en  le  cherchant,  il  précipite  dans  les 
enfers  une  foule  de  combattans  :  Hilée,  qui 
avoit  attelé  à  son  char  deux  coursiers  semblables 


Var.  —  1  il  pousse.  A.  —  ^  sa  main  dcfaillaiilc,  s'eni- 
portoiil  ça  et  la,  les  rênes  UôltaiU  sur  Iciir  euu  :  il  tombe, 
elc.  A.  —  3  AussiIcM.  A. 


à  ceux  du   soleil  ,  et   nourris  dans   les  vastes 
prairies  qu'arrose  l'Aufide;   Démoléon,   qui, 
dans  la  Sicile ,   avoit   autrefois  presque  égalé 
Erix  dans  les  combats  du  ceste  ;  Crantor,  qui 
avoit  été  hôte  et  ami  d'Hercule,  lorsque  ce  lils 
de  Jupiter,  passant  dans  l'Hespérie,  y  ôta  la  vie 
à  l'infâme  Cacus  ;  Méuéci-ate,  qui  ressembloit, 
disoit-on,  à  Pollux  dans  la  lutte  ;   Hippocoon 
Salapieu,  qui  imitoit  l'adresse  et  la  bonne  grâce 
de  Castor  pour  mener  un  cheval  ;  le  fameux 
chasseur  Eurymède,  toujours  teint  du  sang  des 
ours  et  des  sangliers  qu'il  tuoit  dans  les  som- 
mets couverts  de  neige  du  froid  Apennin,  et 
qui  avoit  été,  disoit-on,  si  cher  à  Diane,  qu'elle 
lui  avoit  appris  elle-même  à  tirer  des  flèches  ; 
>iicostrate,  vainqueur  d'un  géant  qui  vomissoit 
le   feu    dans   les   rochers   du    mont  Gargan  ; 
Cléanlhe,  qui  devoit  épouser  la  jeune  Pholoé, 
tille  du  fleuve  Liris.  Elle  avoit  été  promise  par 
son  père  à  celui  qui  la  délivreroit  d'un  serpent 
ailé  qui  étoit  né  sur  les  bords  du  fleuve,  et  qui 
devoit  la  dévorer  dans  peu  de  jours,  suivant  la 
prédiction  d'un  oracle.  Ce  jeune  homme,  par 
un  excès   d'amour  ,    se   dévoua  pour    tuer  le 
monstre  ;  il  réussit  :  mais  il  ne  put  goûter  le 
fruit  de  sa  victoire;  et  pendant  que  Pholoé,  se 
préparant  à  un  doux  hyménée,  attendoit  impa- 
tiemment Cléanthe,  elle  apprit  qu'il  avoit  suivi 
Adraste  dans  les  combats,  et  que  la  Parque  avoit 
tranché  cruellement  ses  jours.  Elle  remplit  de 
ses  géinissemens  les  bois  et  les  montagnes  qui 
sont  auprès  du  fleuve  ;  elle  noya  ses  yeux  de 
larmes,  arracha  ses  beaux  cheveux  blonds^, 
oublia  les  guirlandes   de  fleurs  qu'elle  avoit 
accoutumé  de  cueillir,  et  accusa  le  ciel  d'injus- 
tice. Comme  elle  ne  cessoit  de  pleurer  nuit  et 
jour,  les  dieux,  touchés  de  ses  regrets,  et  pressés 
par  les  prières  du  fleuve  ,  mirent  fin  à  sa  dou- 
leur. A  force  de   verser  des  larmes,  elle  fut 
tout-à-coup  changée  en  une  fontaine,  qui,  cou- 
lant dans  le  sein  du  fleuve,  va  joindre  ses  eaux 
à  celles  du  dieu  son  père  :  mais  l'eau  de  cette 
fontaine   est  encore  amère  ;  l'herbe  du  rivage 
ne  fleurit  jamais  ;    et  on  ne   trouve  d'autre 
ombrage  ,   que  celui  des  cyprès,  sur  ces  tristes 
bords. 

Cependant  Adraste  ,  qui  apprit  que  Télé- 
maque répandoit  de  tous  côtés  la  terreur,  le 
cherchoit  avec  empressement.  Il  espéroit  de 
vaincre  facilement  le  fils  d'Ulysse  dans  un  âge 
encore  si  tendre  ,  et  il  menoit  autour  de  lui 
trente  Daunicns  d'une  force,  d'une  adresse  et 
d'une  audace  extraordinaires,  auxquels  il  avoit 

Var.  —  1  blonds,  m.  A.  aj.  b. 


536 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XY 


(XX) 


promis  de  grandes  récompenses,  s'ils  pouvoient, 
dans  le  combat,  faire  périr  Télémaque,  de  quel- 
que manière  que  ce  put  être.  S'il  l'eût  rencontré 
dans  ce  commencement  du  combat,  sans  doute 
ces  trente  hommes,  environnant  le  char  de  Té- 
lémaque, pendant  qu'Adraste  l'auroit  attaqué 
de  front,  n'auroienteu  aucune  peine  aie  tuer  : 
mais  Minerve  les  lit  égarer. 

Adraste  crut  voir  et  entendre  Télémaque  dans 
un  endroit  de  la  plaine  enfoncé,  au  pied  d'une 
colline,  où  il  y  avoit  une  foule  de  combattans  : 
il  court,  il  vole,  il  veut  se  rassasier  de  sang  : 
mais,  au  heu  de  Télémaque,  il  aperçoit  le  vieux 
Nestor,  qui ,  dune  main  tremblante,  jetoit  au 
hasard  quelques  traits  inutiles.  Adraste,  '  dans 
sa  fureur,  veut  le  percer;  mais  une  troupe  de 
Pvliens  se  jeta  autour  de  Nestor.  Alors  une  nuée 
de  traits  obscurcit  l'air  et  couvrit  tous  les  com- 
battans ;  on  u'entendoil  que  les  cris  plaintifs  des 
mourans  .  et  le  bruit  des  armes  de  ceux  qui 
tomboient  dans  la  mêlée  ;  la  terre  gémissoit 
sous  un  monceau  de  morts  ;  des  ruisseaux  de 
sang  couloient  de  toutes  parts.  Bellone  et 
Mars ,  avec  les  Furies  infernales  ,  vêtues  de 
robe  toutes  dégouttantes  de  sang,  repaissoient 
leurs  yeux  cruels  de  ce  spectacle,  et  renouve- 
loient  sans  cesse  la  rage  dans  les  cœurs.  Ces 
divinités  ennemies  des  hommes  '"'  repoussoient 
loin  des  deux  partis  la  piété  généreuse,  la  va- 
leur modérée  ,  la  douce  humanité.  Ce  n'étoit 
plus,  dans  cet  amas  confus  d'hommes  acharnés 
les  uns  sur  les  autres,  que  massacre,  vengeance 
désespoir  et  fureur  brutale  ;  la  sage  et  invin- 
cible Pallas  elle-même,  l'ayant  vu  ,  frémit  et 
recula  d'horreur. 

Cependant  Philoctèle,  marchant  à  pas  lents, 
et  tenant  dans  ses  mains  les  tlèches  d'Hercule, 
se  hàtoit  d'aller  au  secours  de  Nestor.  Adraste, 
n'ayant  pu  atteindre  le  divin  vieillard,  avoit 
lancé  ses  traits  sur  plusieurs  Pvliens,  auxquels 
il  avoit  fait  mordre  la  poudre.  Déjà  il  avoit 
abattu  Ctésilas,  si  léger  à  la  course  qu'à  peine 
il  imprimoit  la  trace  de  ses  pas  dans  le  sable,  et 
qu'il  dévançoit  en  son  pays  les  plus  rapides 
Ilots  de  l'Eurotas  et  l'Alphée.  A  ses  pieds  étoient 
tombés  Eutyphron,  plus  beau  qu'Hylas,  aussi 
ardent  chasseur  qu'Hippolyte;  Plérélas .  qui 
avoit  suivi  Nestor  au  siège  de  Troie,  et  qu'Achille 
même  avoit  aimé  à  cause  de  son  courage  et  de 
sa  force  ;  Aristogitou  ,  qui  ,  s'étant  baigné, 
disoit-on,  dans  les  ondes  du  fleuve  Achéloiis, 
avoit  reçu  secrètement  de  ce  dieu  la  vertu  de 

Var.  —  1  Dans  sa  fureur,  il  veut  le  percer.  A.  —  -  de 
l'honinie.  A. 


prendre  toutes  sortes  de  formes.  En  effet,  il 
étoit  si  souple  et  si  prompt  dans  tous  ses  mou- 
vemens  ,  qu'il  échappoit  aux  mains  les  plus 
fortes  :  mais  Adraste  ,  d'un  coup  de  lance,  le 
rendit  immobile  ;  et  son  ame  s'enfuit  d'abord 
avec  son  sang. 

Nestor,  qui  voyoit  tomber  ses  plus  vaillans 
capitaines  sous  la  main  du  cruel  Adraste  , 
comme  les  épis  dorés,  pendant  la  moisson,  tom- 
bent sous  la  faux  tranchante  d'un  infatigable 
moissonneur,  oublioit  le  danger  où  il  exposoit 
inutilement  sa  vieillesse.  Sa  sagesse  l'avoit 
quitté;  il  ne  songeoitplus  qu'à  suivre  des  yeux 
Pisistrate  son  fils  ,  qui ,  de  son  côté ,  soutenoit 
avec  ardeur  le  combat  pour  éloigner  le  péril 
de  son  père.  Mais  le  moment  fatal  étoit  venu 
où  Pisistrate  devoit  faire  sentir  à  Nestor  com- 
bien on  est  souvent  malheureux  d'avoir  trop 
vécu. 

Pisistrate  porta  un  coup  de  lance  si  violent 
contre  Adraste,  que  le  Daunien  devoit  succom- 
ber :  mais  il  l'évita;  et  pendant  que  Pisistrate, 
ébranlé  du  faux  coup  qu'il  avoit  donné,  rame- 
uoit  sa  lance  ,  Adraste  le  perça  d'un  javelot  au 
milieu  du  ventre.  Ses  entrailles  commencèrent 
d'abord  à  sortir  avec  un  ruisseau  de  sang  ;  son 
teint  se  flétrit  comme  une  fleur  que  la  main 
d'une  nymphe  a  cueillie  dans  les  prés  :  ses  yeux 
étoient  déjà  presque  éteints ,  et  sa  voix  défail- 
lante. Alcée,  son  gouverneur,  qui  étoit  auprès 
de  lui,  le  soutint  comme  il  allait  tomber,  et 
n'eut  le  temps  que  de  le  mener  entre  les  bras  de 
son  père.  Là,  il  voulut  parler,  et  donner  les 
dernières  marques  de  sa  tendresse  ;  mais  en 
ouvrant  la  bouche,  il  expira. 

Pendant  que  Philoctète  répandoit  autour  de 
lui  le  carnage  et  l'horreur  pour  repousser  les 
efforts  d'Adraste,  Nestor  tenoit  serré  entre  ses 
bras  le  corps  de  son  fils  :  il  remplissoit  l'air  de 
ses  cris,  et  ne  pouvoit  souffrir  la  lumière.  Mal- 
heureux, disoit-il,  d'avoir  été  père,  et  d'avoir 
vécu  si  long-temps  !  Hélas  !  cruelles  destinées, 
pourquoi  n'avez-vous  pas  fini  ma  vie,  ou  à  la 
chasse  du  sanglier  deCalydon,  ou  au  voyage  de 
Colchos,  ou  au  premier  siège  de  Troie  ?  Je  serois 
mort  avec  gloire  et  sans  amertume.  Maintenant 
je  traîne  une  vieillesse  douloureuse,  méprisée 
et  impuissante  ;  je  ne  vis  plus  que  pour  les 
maux  ;  je  n'ai  plus  de  sentiment  que  pour  la 
tristesse.  0  mon  fils  !  ô  mon  fils  !  ô  cher  Pi- 
sistrate !  quand  je  perdis  ton  frère  Anliloque, 
je  t'avois  pour  me  consoler  :  je  ne  t'ai  plus  ; 
je  n'ai  plus  rien,  et  rien  ne  me  consolera  ;  tout 
est  fini  pour  moi.  L'espérance,  seul  adoucisse- 
ment des  peines  des  hommes,    n'est  plus  un 


(XX) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV. 


537 


bien  qui  me  regarde.  Antiloque  ,  Pisistrute  ,  ô 
chers  enfans,  je  crois  que  c'est  aujourd'ui  que  je 
vous  perds  tous  deux  ;  la  mort  de  l'un  rouvre 
la  plaie  que  l'autre  avoit  faite  au  fond  de  mon 
cœur.  Je  ne  vous  verrai  plus  !  qui  fermera  mes 
yeux  ?  qui  recueillera  mes  cendres  ?  0  Pisis- 
trate?  tu  es  mort,  comme  ton  frère,  en  homme 
courageux  ;  il  n'y  a  que  moi  qui  ne  puis 
mourir. 

En  disant_  ces  paroles ,  il  voulut  se  percer 
lui-même  d'un  dard  qu'il  tenoit  ;  mais  on. ar- 
rêta sa  main  :  on  lui  arracha  le  corps  de  son 
fils;  et  comme  cet  infortune  vieillard  tomboit 
en  défaillance ,  on  le  porta  dans  sa  fente ,  où , 
ayant  un  peu  repris  ses  forces,  il  voulut  re- 
tourner au  combat  ;  mais  on  le  retint  malgré 
lui. 

Cependant  Adraste  et  Philoctète  se  clier- 
choient  ;  leurs  yeux  étoient  étincelans  comme 
ceux  d'un  lion  et  d'un  léopard  qui  cherchent  à 
se  déchirer  l'un  l'autre  dans  les  campagnes 
qu'arrose  le  Gaïstre.  Les  menaces,  la  fureur 
guerrière ,  et  la  cruelle  vengeance ,  éclatent 
dans  leurs  yeux  farouches;  ils  portent  une  mort 
certaine  partout  où  ils  lancent  leurs  traits;  tous 
les  combattans  les  regardent  avec  effroi.  Déjà 
ils  se  voient  l'un  l'autre,  et  Philoctète  tient  en 
main  une  de  ces  flèches  terribles  qui  n'ont  ja- 
mais manqué  leur  coup  dans  ses  mains ,  et  dont 
les  blessures  sont  irrémédiables  :  mais  Mars  , 
qui  favorisoit  le  cruel  et  intrépide  Adraste  ,  ne 
put  souilVir  qu'il  pérît  si  tôt  ;  il  vouloit ,  par 
lui  ,  prolonger  les  horreurs  de  la  guerre  et 
multiplier  les  carnages.  Adraste  étoit  encore  dû 
à  la  justice  des  dieux  pour  punir  les  hommes 
et  pour  verser  leur  sang. 

Dans  le  moment  où  Philoctète  veut  l'atta- 
quer ,  il  est  blessé  lui-même  par  un  coup  de 
lance  que  lui  donne  Amphiniaque  ,  jeune  Lu- 
canien  ,  plus  beau  que  le  fameux  Nirée,  dont 
la  beauté  ne  cédoit  qu'à  celle  d'Achille  parmi 
tous  les  Grecs  qui  combattirent  au  siège  de 
Troie.  A  peine  Philoctète  eut  reçu  le  coup, 
qu'il  tira  sa  (lèche  contre  Amphimaque;  elle 
lui  perça  le  cœur.  Aussitôt  ses  beaux  yeux  noirs 
s'éteignirent,  et  furent  couverts  des  ténèbres 
de  la  mort  :  sa  bouche,  plus  vermeille  que  les 
roses  dont  l'aurore  naissante  sème  l'iiorizon,  se 
flétrit;  une  pâleur  affreuse  ternit  ses  joues;  ce 
visage  si  tendre  et  si  gracieux  se  défigura  tout- 
à-coup  '.  Philoctète  lui-même  en  eut  pitié.  Tous 
les  coiijbatlans  gémirent ,  en  voyant  ce  jeune 
homme  tomber  dans  son  sang ,  où  il  se  rouloit, 


et  ses  clieveux ,  aussi  beaux  que  ceux  d'Apol- 
lon ,  traînés  dans  la  poussière. 

Philoctète,  ayant  vaincu  Amphimaque,  fut 
contraint  de  se  retirer  du  combat  ;  il  perdoit  son 
sang  et  ses  forces  ;  son  ancienne  blessure  même, 
dans  l'effort  du  combat ,  sembloit  prête  à  se 
rouvrir  et  à  renouveler  ses  douleurs  :  car  les 
enfans  d'Esculape  ,  avec  leur  science  divine, 
n'avoient  pu  le  guérir  entièrement.  Le  voilà 
prêt  à  tomber  dans  un  monceau  de  corps  san- 
glans  qui  l'environnent.  Arcbidame,  le  plus 
lier  et  le  plus  adroit  de  tous  les  Œbaliens  qu'il 
avoit  menés  avec  lui  pour  fonder  Pétilie ,  l'en- 
lève du  combat  dans  le  moment  où  Adraste 
l'auroit  abattu  sans  peine  à  ses  pieds.  Adrasie 
ne  trouve  plus  rien  qui  ose  lui  résister  ni  re- 
tarder sa  victoire.  Tout  tombe,  tout  s'enfuit; 
c'est  un  torrent  qui ,  ayant  surmonté  ses  bords, 
entraîne,  par  ses  vagues  furieuses,  les  mois- 
sons ,  les  troupeaux  ,  les  bergers  et  *  les  villages. 

Télémaque  entendit  de  loin  les  cris  des  vain- 
queurs ,  et  il  vit  le  désordre  des  siens ,  qui 
fuyoient  devant  Adraste,  comme  une  troupe 
de  cerfs  timides  traverse  les  vastes  campagnes , 
les  bois ,  les  montagnes  ,  les  fleuves  mêmes  les 
plus  rapides  ,  quand  ils  sont  poursuivis  par  des 
chasseurs.  Télémaque  gémit;  l'indignation  pa- 
roît  dans  ses  yeux  :  il  quitte  les  lieux  où  il  a 
combattu  long-temps  avec  tant  de  danger  et  de 
gloire.  Il  court  pour  soutenir  les  siens  ;  il  s'a- 
vance tout  couvert  du  sang  d'une  multitude 
d'ennemis  qu'il  a  étendus  sur  la  poussière.  De 
loin ,  il  pousse  un  cri  qui  se  fait  entendre  aux 
deux  armées. 

Minerve  avoit  mis  je  ne  sais  quoi  de  terrible 
dans  sa  voix  ,  dont  les  montagnes  voisines  re- 
tentirent. Jamais  Mars,  dans  la  Thrace,  n'a 
fait  entendre  plus  fortement  sa  cruelle  voix  , 
quand  il  ajipelle  les  Furies  infernales  ,  la  guerre 
et  la  mort.  Ge  cri  de  Télémaque  porte  le  cou- 
rage et  l'audace  dans  le  cœur  des  siens  ;  il  glace 
d'épouvante  les  ennemis  :  Adraste  même  a 
bonté  de  se  sentir  troublé.  Je  ne  sais  combien 
de  funestes  présages  le  font  frémir  ;  et  ce  qui 
l'anime  est  plutôt  un  désespoir,  qu'une  valeur 
tranquille.  Trois  fois  ses  genoux  trcmblans 
commencèrent  à  se  dérober  sous  lui  ;  trois  fois 
il  recula  sans  soiiger  à  ce  qu'il  faisoit.  Une  pn- 
leur  de  défaillance  et  une  sueur  froide  se  répan- 
dit dans  tous  ses  membres  ;  sa  voix  enrouée  et 
hésitante  ne  pouvoit  achever  aucune  parole  ; 
ses  yeux,  pleins  d'un  feu  sombre  et  étincelant, 
paroissoicnt  sortir  de  sa  tête  ;   on  le  voyoit , 


Var.  —  1  loul-a-coup  se  Jéfigirr.  a. 


Var.  —  1  c[  m,  A.  aj. 


538 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV. 


(XX) 


comme  Oreste  ,  agité  par  les  Furies  ;  tous  ses 
mouvemens  étoient  convulsifs  '.  Alors  il  com- 
mença à  croire  qu'il  y  a  des  dieux;  il  s'ima- 
ginoit  les  voir  irrites,  et  entendre  une  \oix 
sourde  qui  sorfoit  du  fond  de  l'abîme  pour  l'ap- 
peler dans  le  noir  Tarlare  :  tout  lui  faisoit  sen- 
tir une  main  céleste  et  invisible,  suspendue  sur 
sa  têle  ,  qui  alloit  s'appesantir  pour  le  frapper. 
L'espérance  étoit  éteinte  au  fond  de  son  cœur  ; 
son  audace  se  dissipoit,  comme  la  lumière  du 
jour  disparoit  quand  le  soleil  se  couche  dans  le 
sein  des  ondes ,  e"t  que  la  terre  s'enveloppe  des 
ombres  de  la  nuit. 

L'impie  Adraste ,  trop  long-temps  souffert 
sur  la  terre  ,  trop  long-temps ,  si  les  hommes 
n'eussent  en  besoin  d'un  tel  châtiment;  l'impie 
Adraste  touchoit  enlin  à  sa  dernière  heure.  Il 
court  forcené  au-devant  de  son  inévitable  des- 
tin; l'horreur^  les  cuisans  remords ,  la  conster- 
nation, la  fureur,  la  rage,  le  désespoir,  mar- 
chent avec  lui.  A  peine  voit-il Télémaque,  qu'il 
croit  voir  l'Averne  qui  s'ouvre ,  et  les  tourbillons 
de  flammes  qui  sortent  du  noir  Phlégéton  prêtes 
à  le  dévorer.  Il  s'écrie .  et  sa  bouche  demeure 
ouverte  sans  qu'il  puisse  prononcer  aucune  pa- 
role :  tel  qu'un  homme  dormant,  qui,  dans  un 
songe  affreux  ,  ouvre  la  bouche,  et  fait  des  ef- 
forts pour  parler  ;  mais  la  parole  lui  manque 
toujours,  et  il  la  cherche  en  vain.  D'une  main 
trenjblante  et  précipitée  Adraste  lance  son  dard 
contre  Télémaque.  Celui-ci ,  intrépide  -  comme 
l'ami  des  dieux  ,  se  couvre  de  son  bouclier;  il 
semble  que  la  Victoire  ,  le  couvrant  de  ses  ailes, 
tient  déjà  une  couronne  suspendue  au-dessus 
de  sa  tête  :  le  courage  doux  et  paisible  reluit 
dans  ses  yeux;  on  le  prendroit  pour  iMinerve 
même  ,  tant  il  paroît  sage  et  mesuré  au  milieu 
des  plus  grands  périls.  Le  dard  lancé  par 
Adraste  est  repoussé  par  le  bouclier.  Alors 
Adraste  se  hâte  de  tirer  son  épée  ,  pour  ô!er  au 
fils  d'Ulysse  l'avantage  de  lancer  son  dard  à  sou 
tour.  Télémaque,  voyant  Adraste  l'épée  à  la 
main ,  se  hâte  de  la  mettre  aussi ,  et  laisse  son 
dard  inutile. 

Quand  on  les  vit  ainsi  tous  deux  combattre 
de  près,  tous  les  autres  comballaus,  en  silence, 
mirent  bas  les  armes  pour  les  regarder  attenti- 
venîent,  et  on  attendit  de  leur  combat  la  déci- 
sion ^  de  toute  la  guerre.  Les  deux  glaives, 
brillans  comme  les  éclairs  d"où  partent  les 
foudres,  se  croisent  plusieurs  fois,  et  portent 
des  coups  inutiles  sur  les  armes  polies  ,  qui  en 


retentissent.  Les  deux  combattans  s'allongent, 
se  replient,  s'abaissent,  se  relèvent  tout-à-coup, 
et  enfin  se  saisissent.  Le  lierre  ,  en  naissant  au 
nied  d'un  ormeau,  n'en  serre  pas  plus  étroite- 
ment le  tronc  dur  et  noueux  par  ses  rameaux 
entrelacés  jusqu'aux  plus  haules  branches  de 
l'arbre  ,  que  ces  deux  combattans  se  serrent 
l'un  l'autre.  Adraste  n'avoit  encore  rien  perdu 
de  sa  force;  Télémaque  n'avoit  pas  encore  toute 
la  sienne.  Adraste  fait  plusieurs  efforts  pour 
surprendre  son  ennemi  et  pour  l^branler.  Il 
tâche  de  saisir  l'épée  du  jeune  Grec,  mais  en 
vain  :  dans  le  moment  où  il  la  cherche  ,  Télé- 
maque l'enlève  de  terre  ,  et  le  renverse  sur  le 
sable.  Alors  cet  impie  ,  qui  avoit  toujours  mé- 
prisé les  dieux  ,  montre  *  une  lâche  crainte  de 
la  mort;  il  a  honte  de  demander  la  vie,  et  il 
ne  peut  s'empêcher  de  témoigner  qu'il  la  dé- 
sire :  il  tâche  d'émouvoir  la  compassion  de  Té- 
lémaque. Fils  d'Ulysse ,  dit-il ,  enfin  c'est  main- 
tenant que  je  connois  les  justes  dieux;  ils  me 
punissent  comme  je  l'ai  mérité  :  il  n'y  a  que  le 
malheur  qui  ouvre  les  yeux  des  honmies  pour 
voir  la  vérité;  je  la  vois,  elle  me  condamne. 
Mais  qu'un  roi  malheureux  vous  fasse  souvenir 
de  votre  père  qui  est  loin  d'Ithaque ,  et  touche 
votre  cœur. 

Télémaque  ,  qui ,  le  tenant  sous  ses  genoux, 
avoit  le  glaive  déjà  levé  pour  lui  percer  la 
gorge  ,  répondit  aussitôt  :  Je  n'ai  voulu  que  la 
victoire  et  la  paix  des  nations  que  je  suis  venu 
secourir;  je  n'aime  point  à  répandre  le  sang. 
Vivez  donc ,  ô  Adiaste  ;  mais  vivez  pour  répa- 
rer vos  fautes  :  rendez  tout  ce  que  vous  avez 
usurpé  ;  rétablissez  le'calme  et  la  justice  sur  la 
côte-  de  la  grande  Hespérie,  que  vous  avez 
souillée  par  tant  de  massacres  et  de  trahisons  : 
vivez,  et  devenez  un  autre  homme.  Apprenez, 
par  votre  chute  ,  que  les  dieux  sont  justes  ;  que 
les  méchans  sont  malheureux  ;  qu'ils  se  trom- 
pent en  cherchant  la  félicité  dans  la  violence  , 
dans  l'inhumanité  et  dans  le  mensonge  ;  et 
qu'enfin  rien  n'est  si  doux  ni  si  heureux  ,  que 
la  simple  et  constante  vertu.  Donnez-nous  pour 
otage  votre  fis  Métrodore ,  avec  douze  des  prin- 
cipaux de  votre  nation. 

A  ces  paroles  ,  Télémaque  laisse  relever 
Adraste  ,  et  lui  fend  la  main,  sans  se  défier  de 
sa  mauvaise  foi  ;  mais  aussitôt  Adraste  lui  lance 
un  second  dard  fort  court,  qu'il  tenoit  caché. 
Le  dard  étoit  si  aigu,  et  lancé  avec  tant  d'a- 
dresse ,  qu'il  eût  percé  les  armes  de  Télémaque, 


\'ar.  —  1  eonvulsifs.    Il  cioyoil  avoir   les  diiux   irrilOs, 
etc.  A.  —  -  iiilrcpiile  cl  paisible.  A.  —  *  la  desliiiée.  A. 


Var.  —   "^  inonli-a.   A.  —    -   sur  les   bords..  ..   que  vous 
avez  souillés.  A. 


(XXI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XV. 


539 


si  elles  n'eussent  été  divines.  En  même  temps 
Adraste  se  jette  derrière  un  arbre  pour  éviter 
la  poursuite  du  jeune  Grec  '.  Alors  celui-ci 
s'écrie  :  Dauuicns,  vous  le  voyez,  la  victoire 
est  à  nous;  l'impie  ne  se  sauve  que  par  la 
trahison.  Celui  qui  ne  craint  point  les  dieux  , 
craint  la  mort  ;  au  contraire ,  celui  qui  les 
craint ,  ne  craint  qu'eux. 

En  disant  ces  paroles ,  il  s'avance  vers  'les 
Dauniens,  et  fait  signe  aux  siens,  qui  étoient 
de  l'autre  côlé  de  l'arbre  ,  de  couper  chemin 
au  perfide  Adraste.  Adraste  craint  d'être  sur- 
pris, fait  semblant  de  retourner  sur  ses  pas, 
et  veut  renverser  les  Cretois  qui  se  présentent 
à  son  passage;  mais  tout-à-coup  Télémaque , 
prompt  comme  la  foudre  que  la  main  du  père 
des  dieux  lance  du  haut  de  l'Olympe  sur  les 
tètes  coupables  ,  vient  fondre  sur  son  ennemi  ; 
il  le  saisit  d'une  main  victorieuse;  il  le  renverse 
comme  le  cruel  aquilon  abat  les  tendres  mois- 
sons qui  dorent  la  campagne.  Il  ne  l'écoute 
plus  ,  quoique  l'impie  ose  encore  une  fois  es- 
sayer d'abuser  de  la  bonté  de  son  cœur  :  il  en- 
fonce son  glaive  ,  et  le  précipite  dans  les  flam- 
mes du  noir  Tartare ,  digne  châtiment  de  ses 
crimes. 

^  A  peine  Adraste  fut  mort ,  que  tous  les 
Dauniens,  loin  de  déplorer  leur  défaite  et  la 
perte  de  leur  chef,  se  réjouirent  de  leur  déli- 
vrance; ils  tendirent  les  mains  aux  alliés  en 
signe  de  paix  et  de  réconciliation.  Métrodore , 
fils  d' Adraste,  que  son  père  avoit  nourri  dans 
des  maximes  de  dissimulation,  d'injustice  et 
d'inhumanité,  s'enfuit  lâchement.  Mais  un  es- 
clave, complicede  ses  infamies  et  de  ses  cruautés, 
qu'il  avoit  affranchi  et  comblé  de  biens,  et  au- 
quel seul  il  se  confia  dans  sa  fuite  ,  ne  songea 
qu'à  le  trahir  pour  son  propre  intérêt  :  il  le  tua 
par  derrière  pendant  qu'il  fuyoit,  lui  coupa  la 
tête ,  et  la  porta  dans  le  camp  des  alliés  ,  espé- 
rant une  grande  récompense  d'un  crime  qui 
finissoil  la  guerre.  Mais  on  eut  horreur  de  ce 
scélérat ,  et  on  le  fit  mourir.  Télémaque  ,  ayant 
vu  la  tête  de  Métrodore ,  qui  étoit  un  jeune 
homme  d'une  merveilleuse  beauté ,  et  d'un 
naturel  excellent  ,  que  les  plaisirs  et  les  mau- 
vais exemples  avoient  corrompu  ,  ne  put  re- 
tenir ses  larmes.  Hélas  !  s'écria-t-il  ,  voilà  ce 
que  fait  le  poison  de  la  prospérité  d'un  jeune 
prince  :  plus  il  a  d'élévation  et  de  vivacité  , 
plus  il  s'égare  et  s'éloigne  de  tout  sentiment  de 
vertu.  Et  maintenant  je  serois  peut-être  de 
même,  si  les  malheurs  où  je  suis  né,  grâces 


aux  dieux ,  et  les  instructions   de   Mentor  ne 
m'avoient  appris  à  me  modérer. 

Les  Dauniens  assendjlcs  demandèrent,  com- 
me l'unique  condition  de  paix,  qu'on  leur  per- 
mît de  faire  un  roi  de  leur  nation  ,  qui  put 
effacer,  par  ses  verlus  ,  l'opprobre  dont  l'impie 
Adraste  avoit  couvert  la  royauté.  Ils  remer- 
cioient  les  dieux  d'avoir  frappé  le  tyran;  ils 
venoient  en  foule  baiser  la  main  de  Télémaque, 
qui  avoit  été  trempée  dans  le  sang  de  ce  mons- 
tre ;  et  leur  défaite  étoit  pour  eux  comme  un 
triomphe.  Ainsi  tomba  en  un  moment,  sans 
aucune  ressource ,  cette  puissance  qui  menaçoit 
toutes  les  autres  dans  l'Hespérie,  et  qui  faisoit 
trembler  tant  de  peuples.  Semblable  à  ces  ter- 
rains qui  paroissent  fermes  et  immobiles  ,  mais 
que  l'on  sape  peu  à  peu  par  dessous  :  long- 
temps on  se  moque  du  foible  travail  qui  en  at- 
taque les  fondemens  ;  rien  ne  paroît  atfoibli  , 
tout  est  uni ,  rien  ne  s'ébranle  ;  cependant  tous 
les  soutiens  souterrains  '  sont  détruits  peu  à 
peu ,  jusqu'au  moment  où  tout-à-coup  le  ter- 
rain s'affaisse  et  ouvre  un  abîme.  Ainsi  une 
puissance  injuste  et  trompeuse,  quelque  pros- 
périté qu'elle  se  procure  par  ses  violences, 
creuse  elle-même  un  précipice  sous  ses  pieds. 
La  fraude  de  l'inhumanité  sapent  "  peu  à  peu 
tous  les  plus  solides  fondemens  de  l'autorité 
illégitime  :  on  l'admire,  on  la  craint,  on 
tremble  devant  elle,  jusqu'au  moment  où  elle 
n'est  déjà  plus;  elle  tombe  de  son  propre  poids, 
et  rien  ne  peutla  relever,  parce  qu'elle  a  détruit 
de  ses  propres  mains  les  vrais  soutiens  de  la 
bonne  foi  et  de  la  justice,  qui  attirent  l'amour 
et  la  confiance. 

Var.  —  *  souterrains  m.  Edit.  —  ^  saj)c.  a. 


Var.  —  1  la  poursuilc  do  Télémaque.  A.  —  ^  Livre  xsi. 


540 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYI. 


(XXI) 


LIVRE  XVL 

Les  chefs  de  l'armée  s'assemblent  pour  délibérer  sur  la  de- 
mande des  Dauniens.  Télémaque,  après  avoir  rendu  les 
derniers  devoirs  à  Pisistrate,  fils  de  Nestor,  se  rend  à 
l'assemblée ,  où  la  plupart  sont  d'avis  de  partager  entr'eux 
le  pays  des  Dauniens,  et  offrent  à  Télémaque  pour  sa 
part  la  fertile  contrée  d"Ârpine.  Bien  loin  d'accepter  cette 
offre ,  Télémaque  fait  voir  que  l'intérêt  commun  des  alliés 
est  de  laisser  aux  Dauniens  leurs  terres,  et  de  leur  donner 
pour  roi  Polydamas ,  fameux  capitaine  de  leur  nation , 
non  moins  estimé  pour  sa  sagesse  que  pour  sa  valeur. 
Les  alliés  consentent  à  ce  choix,  qui  comble  de  joie  les 
Dauniens.  Télémaque  persuade  ensuite  à  ceux-ci  de  donner 
la  contrée  d'Arpine  à  Diomède,roi  d'Étolie,  qui  étoit  alors 
poursuivi  avec  ses  compagnons  par  la  colère  de  Vénus 
qu'il  avoit  blessée  au  siège  de  Troie.  Les  troubles  étant 
ainsi  terminés,  tous  les  princes  ne  songent  plus  qu'à  se 
séparer  pour  s'en  retourner  cliacun  dans  son  pays. 

Les  chefs  de  l'armée  s'assemblèrent,  dès  le 
le  lendemain  ,  pour  accorder  un  roi  aux  Dau- 
niens. On  prenoit  plaisir  à  voir  les  deux  camps 
confondus  par  une  ainilié  si  inespérée ,  et  les 
deux  armées  qui  n'en  faisoient  qu'une.  Le  sage 
Nestor  ne  put  se  trouver  dans  ce  conseil ,  parce 
que  la  douleur,  jointe  à  la  vieillesse,  avoit  flé- 
tri son  cœur,  comme  la  pluie  abat  et  fait  lan- 
gnir,  le  soir,  une  fleur  qui  étoit  ,  le  matin  , 
pendant  la  naissance  de  l'aurore,  la  gloire  et 
l'ornement  des  vertes  campagnes.  Ses  yeux 
étoient  devenus  deux  fontaines  de  larmes  qui  ne 
pouvoient  tarir  :  loin  d'eux  s'enfuyoit  le  doux 
sommeil  ,  qui  cbarme  les  plus  cuisantes  peines. 
L'espérance  ,  qui  est  la  vie  du  cœur  de  Ibom - 
me  ,  étoit  éteinte  en  lui.  Toute  nourriture  étoit 
amère  à  cet  infortuné  vieillard  ;  la  lumière 
même  lui  étoit  odieuse  :  son  ame  ne  demandoit 
plus  qu'à  quitter  son  corps',  et  qu'à  se  plonger 
dans  rétcrnelle  nuit  de  l'empire  de  Pluton. 
Tous  ses  amis  lui  parloient  en  vain  :  son  cœur, 
en  défaillance,  étoit  dégoûté  de  toute  amitié , 
connue  un  malade  est  dégoûté  des  meilleurs 
alimens.  A  tout  ce  qu'on  pouvoit  lui  dire  de 
plus  touchant ,  il  ne  répondoit  que  par  des  gé- 
missemens  et  des  sanglots.  De  temps  en  temps 
on  l'entendoit  dire  :  0  Pisislrate  ,  Pisistrate  ! 
Pisistrate  ,  mou  fils,  tu  m'appelles  !  Je  te  suis  : 
Pisistrate,  tu  me  rendras  la  mort  douce.  0  mou 
cher  fils  !  je  ne  désire  plus  pour  tout  bien  ,  que 
de  te  revoir  sur  les  rives  du  Styx.  Il  passolt  des 
heures  entières  sans  prononcer  aucune  parole. 


Var. 


qu  a  mourir.  A. 


mais  gémissant,  et  '  levant  les  mains  el  les  yeux 
noyés  de  larmes  vers  le  ciel. 

Cependant  les  princes  assemblés  attendoient 
Télémaque  ,  qui  étoit  auprès  du  corps  de  Pi- 
sistrate :  il  répandoit  sur  son  corps  des  fleurs  à 
pleines  mains  ;  i!  y  ajoutoit  des  parfums  exquis, 
et  versoit  des  larmes  amères.  0  mon  cher  com- 
pagnon ,  disoit-il ,  je  n'oublierai  jamais  de  t'a- 
voir  vu  à  Pylos  ,  de  t'avoir  suivi  à  Sparte  ,  de 
t'avoir  retrouvé  sur  les  bords  de  la  grande  Hes- 
périe  ;  je  te  dois  mille  soins  :  je  t'aimois  ,  tu 
m'aimois  aussi.  J'ai  connu  la  valeur  ;  elle  au- 
roit  surpassé  celle  de  plusieurs  Grecs  fameux. 
Hélas  !  elle  t'a  fait  périr  avec  gloire,  mais  elle  a 
dérobé  au  monde  une  vertu  naissante  qui  eût 
égalé  celle  de  ton  père  :  oui ,  ta  sagesse  et  ton 
étoquence ,  dans  un  âge  mûr  ,  auroit  été  sem- 
blable à  celle  de  ce  vieillard  ,  admiré  ^  de  toute 
la  Grèce.  Tu  avois  déjà  cette  douce  insinuation 
à  laquelle  on  ne  peut  résister  quand  il  parle  , 
ces  manières  na'ives  de  raconter,  cette  sage  mo- 
dération qui  est  un  charme  pour  apaiser  les 
esprits  irrités ,  cette  autorité  qui  vient  de  la  pru- 
detice  et  de  la  force  des  bons  conseils.  Quand 
tu  parlois,  tous  prètoient  l'oreille  ,  tous  étoient 
prévenus,  tous  avoient  envie  de  trouver  que 
tu  avois  raison  :  ta  parole,  simple  et  sans  faste, 
couloit  doucement  dans  les  cœurs,  comme  la 
rosée  sur  l'herbe  naissante.  Hélas!  tant  de  biens 
que  nous  possédions  ,  il  y  a  quelques  heures  , 
nous  sont  enlevés  à  jamais.  Pisistrate,  que  j'ai 
embrassé  ce  malin  ,  n'est  plus;  il  ne  nous  en 
reste  qu'un  douloureux  souvenir.  Au  moins 
si  tu  avois  fermé  les  yeux  de  Nestor  avant  que 
nous  eussions  fermé  les  tiens,  il  ne  veri'oit  pas 
ce  qu'il  voit,  il  ne  seroit  pas  le  plus  malheureux 
de  tous  les  pères. 

Après  ces  paroles,  Télémaque  fit  laver  la 
plaie  sanglante  qui  étoit  dans  le  côté  de  Pisis- 
trate; il  le  fit  étendre  dans  un  lit  de  pourpre  , 
où  sa  tête  penchée  *,  avec  la  pâleur  delà  mort, 
ressembloit  à  un  jeune  arbre  ,  qui ,  ayant  cou- 
vert la  terre  de  son  ombre  ,  et  poussé  vers  le 
ciel  des*  rameaux  fleuris  ,  a  été  entamé  par  le 
tranchant  de  la  cognée  d'un  bûcheron  :  il  ne 
tient  plus  à  sa  racine  ni  à  la  terre,  mère  fé- 
conde qui  nourrit  les  tiges  dans  son  sein  ;  il 
languit,  sa  verdure  s'elface;  il   ne  peut  plus 


Vau.  —  '  cl  )ii.  A.  (ij.  B.  —  ^  l'.iiiiiiirjliuii.  B.  c.  Edit, 
L'Huleur  avoil  d'abord  mis  ,  qui  a  été  radmiraHon  :  ensuite 
il  a  eiracé  qui  a  été,  cl  iion  ,  en  sul>s!iluaiU  un  e  a  Va  du 
mol  acln-inition.  Mais  comme  il  oublia  de  bil'er  l'  au  coni- 
meucemeul  de  ce  mot ,  le  copiste  b  a  lu  el  écrit  l'admir  : 
Fénclou  ,  pour  faire  uu  sens  ajouta  atiuii  ;  leçon  suivie  de- 
l>uis  1717.  Nous  suivons  l'original.  —  ^  penchée  yur  l'épaule, 
A.  —  *  SCS.  E.  c.  I:dii.  f.  du  cop. 


(XXI) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYI. 


1-41 


se  soutenir,  il  tombe  :  ses  rameaux,  qui  ca- 
choient  le  ciel ,  traînent  sur  la  itoussière ,  flétris 
et  desséchés  ;  il  n'est  plus  qu'un  tronc  abattu 
et  dépouillé  de  toutes  ses  grâces.  Ainsi  Pisis-  . 
trate  ,  en  proie  à  la  mort ,  étoit  déjà  emporté 
par  ceux  qui  dévoient  le  mettre  dans  le  bûcher 
fatal.  Déjà  la  tlamme  montoit  vers  le  ciel.  Une 
troupe  de  Pyliens  ,  les  yeux  baissés  et  pleins 
de  larmes  ,  leurs  armes  renversées,  le  condui- 
soient  lentement.  Le  corps  est  bientôt  brûlé  : 
les  cendres  sont  mises  dans  une  urne  d'or  ;  et 
Télémaque  ,  qui  prend  soin  de  tout  ,  contie 
cette  urne,  comme  un  grand  trésor,  à  Callima- 
que  ,  qui  avoit  été  le  gouverneur  de  Pisistrate. 
Gardez ,  lui  dit-il ,  ces  cendres ,  tristes  mais 
précieux  restes  de  celui  que  vous  avez  aimé  ; 
gardez-les  pour  son  père  :  mais  attendez  à  les 
lui  donner,  quand  il  aura  assez  de  force  pour 
les  demander;  ce  qui  irrite  la  douleur  en  un 
temps,  l'adoucit  en  un  autre. 

Ensuite  Télémaque  entra  dans  l'assemblée 
des  rois  ligués,  où  chacun  garda  le  silence  pour 
l'écouter  dès  qu'on  l'aperçut;  il  rougit ,  et  on 
ne  pouvoit  le  faire  parler.  Les  louanges  qu'on 
lui  donna  par  des  acclamations  publiques,  sur 
tout  ce  qu'il  venoit  de  faire,  augmentèrent  sa 
honte  ;  il  auroit  voulu  se  pouvoir  cacher;  ce 
fut  la  première  fois  qu'il  parut  embarrassé  et 
incertain.  Enlîn  on  lui  demanda  comme  une 
grâce  qu'on  ne  lui  donnât  plus  aucune  louange. 
Ce  n'est  pas,  dit-il,  que  je  ne  les  aime,  sur- 
tout quand  elles  sont  données  par  de  si  bons 
juges  de  la  vertu  ;  mais  c'est  que  je  crains  de 
les  aimer  trop  :  elles  corrompent  les  hommes  ; 
elles  les  remplissent  d'eux-mêmes;  elles  les 
rendent  vains  et  présomptueux.  Il  faut  les  mé- 
riter et  les  fuir  :  les  meilleures  louanges  res- 
semblent aux  fausses.  Les  plus  méchans  de  tous 
les  hommes  ,  qui  sont  les  tyrans ,  sont  ceux  qui 
se  sont  fait  le  plus  louer  par  des  flatteurs.  Quel 
plaisir  y  a-t-il  à  être  loué  comme  eux  ?  Les 
bonnes  louanges  sont  celles  que  vous  me  don- 
nerez en  mon  absence  ,  si  je  suis  assez  heu- 
reux pour  en  mériter.  Si  vous  me  croyez  véri- 
tablement bon,  NOUS  devez  croire  aussi  que  je 
veux  être  modeste  et  craindre  la  vanité  .  épar- 
gnez-moi donc  ,  si  vous  m'estimez ,  et  ne  me 
louez  pas  comme  un  homme  amoureux  des 
louanges. 

Après  avoir  parlé  ainsi ,  Télémaque  ne  ré- 
pondit plus  rien  à  ceux  qui  continuoient  de  l'é- 
lever jusques  dans  le  ciel;  et,  par  un  air  d'in- 
différence, il  arrêta  bientôt  les  éloges  qu'on  lui 
donnoit.  On  commença  à  craindre  de  le  fâcher 
en  le  louant  :  ainsi  les  louanges  finirent  ;  mais 


l'admiration  augmenta.  Tout  le  monde  sut  la 
tendresse  qu'il  avoit  témoignée  à  Pisistrate,  et 
les  soins  qu'il  avoit  pris  de  lui  rendre  les  der- 
niers devoii's.  Toute  l'armée  fut  plus  touchée 
de  ces  marques  de  la  bonté  de  son  cœur,  que 
de  tous  les  prodiges  de  sagesse  et  de  valeur  qui 
venoient  d'éclater  en  lui.  Il  est  sage  ,  il  est 
vaillant ,  se  disoient-ils  en  secret  les  uns  aux 
autres  ;  il  est  l'ami  des  dieux  ,  et  le  vrai  liéros 
de  notre  âge;  il  est  au-dessus  de  l'humanité  : 
mais  tout  cela  n'est  que  merveilleux  ,  tout  cela 
ne  fait  que  nous  étonner.  Il  est  humain  * ,  il 
est  bon ,  il  est  ami  fidèle  et  tendre  ;  il  est  com- 
patissant ,  libéral ,  bienfaisant ,  et  tout  entier  à 
ceux  qu'il  doit  aimer  :  il  est  les  délices  de  ceux 
qui  vivent  avec  lui  ;  il  s'est  défait  de  sa  hau- 
teur, de  son  indifïérence  et  de  sa  fierté  :  voilà 
ce  qui  est  d'usage;  voilà  ce  qui  touche  les  cœurs; 
voilà  ce  qui  nous  attendrit  pour  lui,  et  qui  nous 
rend  sensibles  à  toutes  ses  vertus  ;  voilà  ce 
qui  fait  que  nous  donnerions  tous  nos  vies 
pour  lui. 

A  peine  ces  discours  furent-ils  finis,  qu'on  se 
hâta  de  parler  de  la  nécessité  de  donner  un  roi  aux 
Dauniens.  La  plupart  des  princes  qui  étoient 
dans  le  conseil  opinoient  qu'il  falloit  partager 
entre  eux  ce  pays,  comme  une  terre  conquise. 
On  offrit  à  Télémaque,  pour  sa  part  ,  la  fertile 
contrée  d'Arpine  -  qui  porte  deux  fois  l'an  les 
riches  dons  de  Cérès  ,  les  doux  présens  de  Bac- 
chus ,  et  les  fruits  toujours  verts  de  l'olivier 
consacré  à  Minerve,  (^ette  terre,  lui  disoit-on, 
doit  vous  faire  oublier  la  pauvre  Ithaque  avec 
ses  cabanes,  et  les  rochers  affreux  de  Dulichie, 
et  les  bois  sauvages  de  Zacinthe.  Ne  cherchez 
plus  ni  votre  père  ,  qui  doit  être  péri  dans  les 
flots  au  promontoire  de  Gapharée ,  par  la  ven- 
geance de  Nauplius  et  par  la  colère  de  Neptune  ; 
ni  votre  mère ,  que  ses  amans  possèdent  depuis 
votre  départ;  ni  votre  patrie,  dont  la  terre  n'est 
point  favorisée  du  ciel  comme  celle  que  nous 
vous  offrons. 

Il  écoutoit  patiemment  ces  discours  ;  mais  les 
rochers  de  Thrace  et  de  Thessalie  ne  sont  pas 
plus  sourds  et  plus  insensibles  aux  plainles 
des  amans  désespérés  ,  que  Télémaque  l'étoit 
à  ces  offres.  Pour  moi  ,  répondoit-il  ,  je  ne 
suis  touché  ni  des  richesses  ,  ni  des  délices  : 
qu'importe  de  posséder  une  plus  grande  éten- 
due de  terre,  et  de  commander  à  un  plus 
grand  nombre  d'hommes?  on  n'en  a  que  plus 
d'embarras  ,    et   moins  de  liberté  :  la  vie  est 

Var.  —  1  n  est  liDiuim" ,  il  csl  bon,  il  est  ami,  il  est 
tciulro,  il  est  coii)])alissaii(,  il  est  bieiifaisaul.  a.  — ^  d'Ar- 
pus.  A. 


54^2 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVI. 


(XXI) 


assez  pleine  de  malheurs  pour  les  hommes  les 
plus  sages  et  les  plus  modérés,  sans  y  ajouter 
encore  la  peine  de  gouverner  les  autres  hom- 
mes indociles ,  inquiets,  injustes,  trompeurs  et 
ingrats.  Quand  on  veut  élre  le  maître  des  hom- 
mes pour  l'amour  de  soi-même  ,  n'y  regardant 
que  sa  propre  autorité,  ses  plaisirs  et  sa  gloire, 
on  est  impie  ,  on  est  tyran  ,  on  est  le  fléau  du 
genre  humain.  Quand,  au  contraire,  on  ne  veut 
gouverner  les  hommes  que  selon  les  vraies  rè- 
gles ,  pour  leur  propre  bien  ,  on  est  moins  leur 
maître  que  leur  tuteur;  on  n'en  a  que  la  peine, 
qui  est  infinie,  et  on  est  bien  éloigné  de  vou- 
loir étendre  plus  loin  son  autorité.  Le  berger 
qui  ne  mange  point  le  troupeau  ,  qui  le  défend 
des  loups  eu  exposant  sa  vie  ,  qui  veille  nuit  et 
jour  pour  le  conduire  daus  les  bons  pâturages  , 
n'a  point  d'envie  d'augmenter  le  nombre  de 
ses  moutons  et  d'enlever  ceux  du  voisin  :  ce 
seroit  augmenter  sa  peine.  Quoique  je  n'aie 
jamais  gouverné,  ajoutoit  Télémaque,  j'ai  ap- 
pris, par  les  lois,  et  parles  hommes  sages  qui 
les  ont  faites,  combien  il  est  pénible  de  con- 
duire les  villes  et  les  royaumes.  Je  suis  donc 
content  de  ma  pauvre  Ithaque  :  quoiqu'elle 
soit  pelite  et  pauvre,  j'aurai  assez  de  gloire  , 
pourvu  que  j'y  règne  avec  justice,  piété  et  cou- 
rage ;  encore  même  n'y  régnerai-jc  que  trop 
(ôt.  Plaise  aux  dieux  que  mon  père  ,  échappé  à 
la  fureur  des  vagues,  y  puisse  régner  jusqu'à 
la  plus  extrême  vieillesse  ,  et  que  je  puisse  ap- 
prendre long-temps  sous  lui  comment  il  faut 
vaincre  ses  passions  pour  savoir  modérer  celles 
de  tout  un  pcu[)le  ! 

Ensuite  Télémaque  dit  :  Ecoutez  .  ô  princes 
assemblés  ici ,  ce  que  je  crois  vous  devoir  dire 
pour  votre  intérêt.  Si  vous  donnez  aux  Dau- 
niens  un  roi  juste,  il  les  conduira  avec  justice  , 
il  leur  apprendra  combien  il  est  utile  de  con- 
server la  bonne  foi,  et  de  n'usurper  jamais  '  le 
bien  de  ses  voisins  :  c'est  ce  qu'ils  n'ont  jamais 
pu  comprendre  sous  l'impie  Adraste.  Tandis 
qu'ils  seront  conduits  par  un  roi  sage  et  mo- 
déré ,  vous  n'aurez  rien  à  craindre  d'eux  :  ils 
vous  devront  ce  bon  roi  que  vous  leur  aurez 
donné  ;  ils  vous  devront  la  paix  et  la  prospérité 
dont  ils  jouiront  :  ces  peuples,  loin  de  vous  atta- 
quer, vous  béniront  sans  cesse;  et  le  roi  et  le 
peuple  ,  tout  sera  l'ouvrage  de  vos  mains.  Si 
au  contraire  vous  voulez  partager  leur  pays 
entre  vous  ,  voici  les  malheurs  que  je  vous  pré- 
dis :  ce  peuple  ,  poussé  au  désespoir,  recom- 
mencera la  guerre  ;  il  combattra  justement  pour 


sa  liberté ,  et  les  dieux  ennemis  de  la  tyrannie 
combattront  avec  lui.  Si  les  dieux  s'en  mêlent , 
tôt  ou  tard  vous  serez  confondus  ,  et  vos  pros- 
pérités se  dissiperont  comme  la  fumée  ;  le  con- 
seil et  la  sagesse  seront  ôtés  à  vos  chefs  .  le  cou- 
rage à  vos  armées ,  l'abondance  à  vos  terres. 
Vous  vous  flatterez  ;  vous  serez  téméraires  dans 
vos  entreprises  ;  vous  ferez  taire  les  gens  de 
bien  qui  voudront  dire  la  vérité  :  vous  tom- 
berez tout-à-coup  ,  et  on  dira  de  vous  :  Est-ce 
donc  laces  peuples  florissans  qui  dévoient  faire 
la  loi  à  toute  la  terre?  et  maintenant  ils  fuient 
devant  leurs  ennemis  ;  ils  sont  le  jouet  des  na- 
tions qui  les  foulent  aux  pieds  :  voilà  ce  que 
les  dieux  ont  fait  ;  voilà  ce  que  méritent  les 
peuples  injustes ,  superbes  et  inhumains.  De 
plus,  considérez  que,  si  vous  entreprenez  de 
partager  entre  vous  cette  conquête,  vous  réunis- 
sez contre  vous  tous  les  peuples  voisins  :  votre 
ligue,  formée  pour  défendre  la  liberté  commune 
de  l'Hespérie  contre  l'usurpateur  Adrasle,  de- 
viendra odieuse;  et  c'est  vous-mêmes  que  tous 
les  peuples  accuseront,  avec  raison,  de  vouloir 
usurper  la  tyrannie  universelle. 

Mais  je  suppose  que  vous  soyez  victorieux 
et  des  Dauniens,  et  de  tous  les  autres  peuples, 
cotte  victoire  vous  détruira;  voici  comment. 
Considérez  que  cette  entreprise  vous  désunira 
tous  :  comme  elle  n'est  point  fondée  sur  la  jus- 
tice ,  vous  n'aurez  point  de  règle  pour  borner 
entre  vous  les  prétentions  de  chacun  ;  chacun 
voudra  que  sa  part  de  la  conquête  soit  propor- 
ti(»nnée  à  sa  puissance;  nul  d  entre  vous  n'aura 
assez  d'autorité  parmi  les  autres  pour  faire 
paisiblenient  ce  partage  '  :  voilà  la  source  d'une 
guerre  dont  vos  petits-enfants  ne  verront  pas 
la  fin.  Ne  vaut-il  pas  bien  mieux  être  juste  et 
modéré,  que  de  suivre  son  ambition  avec  tant 
de  péril  ,  et  au  travers  de  tant  de  malheurs 
inévitables  ?  La  paix  profonde,  les  plaisirs  doux 
et  innocents  qui  l'accompagnent  ,  l'heureuse 
abondance,  l'amitié  de  ses  voisins,  la  gloire  qui 
est  inséparable  de  la  justice  ,  l'autorité  qu'on 
acquiert  en  se  rendant  par  sa  bonne  foi  l'arbitre 
de  tous  les  peuples  étrangers ,  ne  sont-ce  pas 
des  biens  plus  désirables  que  la  folle  vanité 
d'une  conquête  injuste?  0  princes  !  ô  rois  !  vous 
voyez  que  je  vous  parle  sans  intérêt  :  écoutez 
donc  celui  qui  vous  aime  assez  pour  vous  con- 
tredire, et  pour  vous  déplaire  en  vous  représen- 
tant la  vérité. 

Pendant  que  Télémaque  parloit  ainsi,  avec 
une  autorité  qu'on  n'avoit  jamais  vue  en  nul 


Var.  —  '  jamais  sur  ses  voisins.  A. 


Var.  —  *  faire  le  parlage  paisiblement,  a. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYI. 


(XXI) 

autre  ,  et  que  tous  les  princes ,  étonnés  et  en 
suspens,  adniiroient  la  sagesse  de  ses  conseils, 
on  entendit  un  bruit  confus  qui  se  répandit 
dans  tout  le  camp,  et  qui  vint  jusqu'au  lieu  oîi 
se  tenoit  l'assemblée.  Un  étranger,  dit-on,  est 
venu  aborder  sur  ces  côtes  avec  une  troupe 
d'hommes  armés  :  cet  inconnu  est  d'une  haute 
mine:  tout  paroil  héroïque  en  lui;  on  voit 
aisément  qu'il  a  long-temps  souffert,  et  que  son 
grand  courage  l'a  mis  au-dessus  de  toutes  ses 
souffiances.  D'abord  les  peuples  du  pays,  qui 
gardent  la  côte,  ont  voulu  le  repousser  comme 
un  ennemi  qui  vient  faire  une  irruption  ;  mais, 
après  avoir  tiré  son  épée  avec  un  air  intrépide, 
il  a  déclaré  qu'il  sauroit  se  défendre  si  on  l'at- 
taquoit ,  mais  qu'il  ne  demandoit  que  la  paix 
et  l'hospitalité.  Aussitôt  il  a  présenté  un  rameau 
d'olivier,  comme  suppliant.  On  l'a  écouté  ;  il 
a  demandé  à  être  conduit  '  vers  ceux  qui  gou- 
vernent dans  celte  côte  de  l'Hespérie ,  et  on 
l'emmène  ici  pour  le  faire  parler  aux  rois 
assemblés. 

A  peine  ce  discours  fut-il  achevé,  qu'on  vit 
entrer  cet  inconnu  avec  une  majesté  qui  surprit 
toute  l'assemblée.  On  auroit  cru  facilement  que 
c'éloit  le  dieu  Mars  ,  quand  il  assemble  sur  les 
montagnes  de  la  Thrace  ses  -  troupes  sangui- 
naires. Il  commença  à  parler  ainsi  : 

0  vous,  pasteurs  des  peuples,  qui  êtes  sans 
doute  assemblés  ici  pour  défendre  la  patrie 
contre  ses  ennemis ,  ou  pour  faire  fleurir  les 
plus  justes  lois,  écoutez  un  homme  que  la  for- 
tune a  persécuté.  Fassent  les  dieux  que  vous 
n'éprouviez  jamais  de  semblables  malheurs  ! 
Je  suis  Diomède,  roi  d'Etolie,  qui  blessai  Vénus 
au  siège  de  Troie.  La  vengeance  de  cette  déesse 
me  poursuit  dans  tout  l'univers.  Neptune,  qui 
ne  peut  rien  refuser  à  la  divine  fdle  de  la  mer, 
m'a  livré  à  la  rage  des  vents  et  des  ilôts,  qui  ont 
brisé  '  plusieurs  fois  mes  vaisseaux  contre  les 
écueils.  L'inexorable  Vénus  m'a  ôté  toute  es- 
pérance de  revoir  mon  royaume  ,  ma  famille  , 
et  cette  douce  lumière  d'un  pays  où  je  com- 
mençai à  voir  le  jour  en  naissant.  Non,  je  ne 
reverrai  jamais  tout  ce  qui  m'a  été  le  plus  cher 
au  monde.  Je  viens,  après  tant  de  naufrages, 
chercher  sur  ces  rives  inconnues  un  peu  de 
repos,  et  une  retraite  assurée.  Si  vous  craignez 
les  dieux,  et  surtout  Jupiter,  qui  a  soin  des 
étrangers;  si  vous  êtes  sensibles  à  la  compas- 
sion, ne  me  refusez  pas,  dans  ces  vastes  pays, 
quelque  coin  de  terre  infertile  ,  quelques  dé- 

Var.  —  '  mono.  A-  —  ^  los  trouiics.  A.  —  *  qui  m'ont 
brisé  plusieurs  fois  contre  les  écueils.  a. 


543 


serts  '■  ,  quelques  sables,  ou  quelques  rochers 
escarpés,  pour  y  fonder,  avec  mes  compagnons, 
une  ville  qui  soit  du  moins  une  triste  image  de 
notre  patrie  perdue.  Nous  ne  demandons  qu'un 
peu  d'espace  ^  qui  vous  soit  inutile.  Nous  vi- 
vrons en  paix  avec  vous  dans  une  étroite  al- 
liance ;  vos  ennemis  seront  les  nôtres  ;  nous 
entrerons  dans  tous  vos  intérêts  :  nous  ne  de- 
mandons que  la  liberté  de  vivre  selon  nos  lois. 

Pendant  que  Diomède  parloit  ainsi ,  Télé- 
maque,  ayant  les  yeux  attachés  sur  lui,  montra 
sur  son  visage  toutes  les  différentes  passions. 
Quand  Diomède  commença  à  parler  de  ses  longs 
malheurs,  il  espéra  que  ^  cet  homme  si  majes- 
tueux seroit  son  père.  Aussitôt  qu'il  eut  déclaré 
qu'il  étoit  Diomède  ,  le  visage  de  Télémaque  se 
flétrit  comme  une  belle  fleur  que  les  noirs 
aquilons  viennent  de  ^  ternir  par  leur  souffle 
cruel.  Ensuite  les  paroles  de  Diomède,  qui  se 
plaignoit  de  la  longue  colère  d'une  divinité, 
l'attendrirent  '  par  le  souvenir  des  mêmes  dis- 
grâces souffertes  par  sou  père  et  par  lui;  des 
larmes  mêlées  de  douleur  et  de  joie  coulèrent 
sur  ses  joues,  et  il  se  jeta  tout-à-coup  sur  Dio- 
mède pour  l'embrasser. 

Je  suis,  dit-il,  le  flls  d'Ulysse  que  vous  avez 
connu,  et  qui  ne  vous  fut  point  inutile  quand 
vous  prîtes  les  chevaux  fameux  de  Rhésus.  Les 
dieux  l'ont  traité  sans  pitié  comme  vous.  Si  les 
oracles  de  l'Erèbe  ne  sont  pas  trompeurs,  il  vit 
encore  :  mais,  hélas  !  il  ne  vit  point  pour  moi. 
J'ai  abandonné  [th.aque  pour  le  chercher  ;  je  ne 
puis  revoir  maintenant  ni  Ithaque ,  ni  lui  ; 
jugez  par  mes  malheurs  de  la  compassion  que 
j'ai  pour  les  vôtres.  C'est  l'avantage  qu'il  y  a  à 
être  malheureuv  ,  qu'on  sait  compatir  aux 
peines  d'autrui  ^.  Quoique  je  ne  sois  ici  qu'é- 
tranger, je  puis,  grand  Diomède,  (car,  malgré 
les  misères  qui  ont  accablé  ma  patrie  dans  mon 
enfance,  je  n'ai  pas  été  assez  mal  élevé  pour 
ignorer  quelle  est  votre  gloire  dans  les  combats), 
je  puis  ,  ô  le  plus  invincible  de  tous  les  Grecs 
après  Achille,  vous  procurer  quelque  secours. 
Ces  princes  que  vous  voyez  sont  humains  ;  ils 
savent  qu'il  n'y  a  ni  vertu  ,  ni  vrai  courage  , 
ni  gloire  solide,  sans  l'humanité.  Le  malheur 
ajoute  un  nouveau  lustre  à  la  gloire  des  hom- 
mes; il  leur  manque  quelque  chose  quand  ils 
n'ont  jamais  été  malheureux  ;  il  manque  dans 
leur  vie  des  exemples  de  patience  et  de 
fermeté  ;  la  vertu  souffrante  attendrit  tous  les 


Vau.  —  '  (niolquos  saMos  dosorls.  A.  —  -d'espace  inutile. 
A.  —  *  que  ce  seroit  son  père.  a.  —  *  de  hî.  a.  B.  c.  sup- 
pléé par  tous  h's  éditeurs.  —  *  l'attendrit.  A.  b.  c.  faute 
corrigée  par  tous  les  éditeurs,  —  ^  peines  des  autres,  a. 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVI. 


(XXI) 


rœiii's  qui  ont  quelque  goût  pour  la  \artu. 
I.aissez-nous  donc  le  soin  de  vous  consoler  : 
puisque  les  dieux  vous  mènent  à  nous,  c'est  un 
présent  qu'ils  nous  font,  et  nous  devons  nous 
croire  heureux  de  pouvoir  adoucir  vos  peines. 

Pendant  qu'il  parloit ,  Diomède  étonné  le 
regardoit  fixement  ,  et  sentoit  son  cœur  tout 
ému.  Us  s'embrassoient  comme  s'ils  avoient  été 
long-temps  liés  d'une  amitié  étroite.  0  digne 
tils  du  sage  Ulysse  !  disoit  Diomède,  je  recon- 
nois  en  vous  la  douceur  de  son  visage,  la  grâce 
de  ses  discours ,  la  force  de  son  éloquence;  la 
noblesse  de  ses  sentiments  .  la  sagesse  de  ses 
pensées. 

Cependant  Philoctètc  embrasse  aussi  le  grand 
fils  de  ïydée  ;  ils  se  racontent  leurs  tristes  aven- 
tures. Ensuite  Philoctète  lui  dit  :  Sans  doute 
vous  serez  bien  aise  de  revoir  le  sage  Nestor; 
il  vient  de  perdre  Pisisfrate,  le  dernier  de  ses 
enfants  ;  il  no  lui  reste  jdus  dans  la  vie,  qu'un 
chemin  de  larmes  qui  le  mène  vers  le  tombeau. 
Venez  le  consoler  :  un  ami  malb.eureux  est  plus 
propre  qu'un  autre  à  soulager  son  cœur.  Us 
allèrent  aussitôt  dans  la  tente  de  Nestor,  qui 
reconnut  à  peine  Diomède,  tant  la  tristesse 
abattoit  son  esprit  cl  ses  sens.  D'abord  Dio- 
mède pleura  avec  lui,  et  leur  entrevue  fut* 
pour  le  vieillard  un  redoublement  de  douleur; 
mais  peu  à  peu  la  présence  de  cet  ami  apaisa 
s  in  cœur.  On  reconnut  aisément  que  ses  maux 
étoient  un  peu  suspendus  par  le  plaisir  de  ra- 
conter ce  qu'il  avoit  soulfcrt ,  et  d'entendre  à 
son  tour  ce  qui  étoit  arrivé  à  Diomède. 

Pendant  qu'ils  s'entretenoienl ,  les  rois  as- 
semblés avec  Télémaque  examinoient  ce  qu'ils 
dévoient  faire.  Télémaque  leur  conseilloit  de 
donner  à  Diomède  le  pays  d'Arpine  -  ,  et  de 
choisir  pour  roi  des  Dauniens  Polydamas,  qui 
étoit  de  leur  nation.  Ce  Polydamas  étoit  un 
fameux  capitaine  ,  qu'Adrasle  ,  par  jalousie  , 
n'avoit  jamais  voulu  employer,  de  peur  qu'on 
n'attribuât  à  cet  homme  habile  les  succès  dont 
il  espéroit  d'avoir  seul  toute  la  gloire.  Poly- 
damas l'avoit  souvent  averti ,  en  particulier , 
qu'il  exposoit  trop  sa  vie  et  le  salut  de  son  Etat 
dans  cette  guerre  contre  tant  de  nations  conju- 
rées ;  il  l'avoit  voulu  engager  à  tenir  une  con- 
duite plus  droite  et  plus  modérée  avec  ses  voi- 
sins. Mais  les  houmies  qui  haïssent  la  vérité 
haïssent  aussi  les  gens  qui  ont  la  hardiesse  de 
la  dire;  ils  ne  sont  touchés  ni  de  leur  sincérité, 
ni  de  leur  zèle,  ni  de  leur  désintéressement. 

Var.  —  ^  fui  un  redoulilcmeiil  de  douleur;  mais  peu  U 
peu  la  priSencc  do  tel  ami  apaisa  le  cceur  du  vieillard,  a.  — 
2  d'Arpos,  A. 


Une  prospérité  trompeuse  endi..'cissoit  le  cœur 
d'Adraste  contre  les  plus  salutaires  conseils  ;  en 
ne  les  suivant  pas,  il  triomphoit  tous  les  jours  de 
ses  ennemis  :  la  hauteur,  la  mauvaise  foi ,  la  vio- 
lence ^  mettoient  toujours  la  victoire  dans  son 
parti  ;  tous  les  malheurs  dont  Polydamas  l'avoit 
si  long-îemps  menacé  n'arrivoient  point. Adraste 
se  moquoit  d'une  sagesse  timide  qui  prévoyoit  * 
toujours  des  inconvénients  ;  Polydamas  lui  étoit 
insupportable  :  il  l'éloigna  de  toutes  les  char- 
ges ;  il  le  laissa  languir  dans  la  solitude  et  dans 
^la  pauvreté. 

D'abord  Polydamas  fut  accablé  de  cette  dis- 
grâce :  mais  elle  lui  donna  ce  (jui  lui  manquoit, 
en  lui  ouvrant  les  yeux  sur  la  vanité  des  grandes 
fortunes  :  il  devint  sage  à  ses  dépens  ;  il  se  ré- 
jouit d'avoir  été  malheureux;  il  apprit  peu  à 
peu  à  se  taire ,  à  vivre  de  peu  ,  à  se  nourrir 
tranquillement  de  la  vérité  ,  à  cultiver  en  lui 
les  vertus  secrètes,  qui  sont  encore  plus  esti- 
mables que  les  éclatantes;  enfin  h  se  passer  des 
hommes.  Il  demeura  au  pied  du  mont  Gargan  , 
dans  un  désert ,  où  un  rocher  en  demi-voûte 
lui  servoit  de  toit.  Un  ruisseau,  qui  tomboit  de 
la  montagne  ,  apaisoit  sa  soif;  quelques  arbres 
lui  donnoient  leurs  fruits  :  il  avoit  deux  esclaves 
qui  cultivoient  un  petit  champ  ;  il  travailloit 
lui-même  avec  eux  de  ses  propres  mains  :  la 
ferre  le  payoit  de  ses  peines  avec  usure  ,  et  ne 
le  laissoit  manquer  de  rien.  11  avoit  non-seule- 
ment -  des  fruits  et  des  légumes  en  abondance  , 
mais  encore  toutes  sortes  de  fleurs  odoriierantes. 
Là  il  déploroit  le  malheur  des  peuples  que  l'am- 
bition insensée  d'un  roi  entraîne  à  leur  perte; 
là  il  attendoil  chaque  jour  que  les  dieux  justes  , 
quoique  patiens  ,  lissent  tomber  Adraste.  Plus 
sa  prospérité  croissoit ,  plus  il  croyoit  voir  de 
près  sa  chute  irrémédiable  ;  car  l'imprudence 
heureuse  dans  ses  fautes,  et  la  puissance  montée 
jusqu'au  dernier  excès  d'autorité  absolue,  sont 
les  avant-coureurs  du  renversement  des  rois  et 
des  royaumes.  Quand  il  apprit  la  défaite  et  la 
mort  d'Adraste  ,  il  ne  témoigna  aucune  jo'e  ni 
de  l'avoir  prévue ,  ni  d'être  délivré  de  ce  tyran; 
il  gémit  seulement ,  par  la  crainte  de  voir  les 
Dauniens  dans  la  servitude. 

Voilà  l'homme  que  Télémaque  proposa  pour 
le  faire  régner.  Il  y  avoit  déjà  quelque  temps 
qu'il  connoissoit  sou  courage  et  sa  vertu  ;  car 
Télémaque,  selon  les  conseils  de  Mentor,  ne 
cessoit  de  s'informer  partout  des  qualités  bonnes 
et  mauvaises  de  toutes  les  personnes  qui  étoient 


Var.  —  *  prévoit.  A.  —   2  les  fruits  et  les  légun.ei  en 
abondance  ,  mais  encore  loutes  les  fleurs  odoriférantes.  A. 


(xxr) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVI. 


345 


flans  quelque  emploi  considérable  ,  non-seule- 
ment parmi  ^  les  nations  alliées  qu'il  servoit  en 
cette  guerre  ,  mais  encore  chez  les  ennemis. 
Son  principal  soin  étoit  de  découArir  et  d'exa- 
miner partout  les  hommes  qui  avoient  quelque 
talent  ou  une  vertu  particulière. 

Les  princes  alliés  eurent  d'abord  quelque  ré- 
pugnance à  mettre  Polydamas  dans  la  royauté. 
Nous  avons  éprouvé ,  disoient-ils  ,  combien  un 
roi  des  Dauniens  ,  quand  il  aime  la  guerre  ,  et 
qu'il  la  sait  faire  ,  est  redoutable  à  ses  voisins. 
Polydamas  est  un  grand  capitaine  ,  et  ii  peut 
nous  jeter  dans  de  grands  périls.  Mais  Télé- 
niaque  leur  répondoit  :  Polydamas ,  il  est  vrai , 
sait  la  guerre  ;  mais  il  aime  la  paix  ;  et  voilà 
les  deux  choses  qu'il  faut  souhaiter.  Un  homme 
qui  connoît  les  malheurs ,  les  dangers  et  les  dif- 
ficultés de  la  guerre  ,  est  bien  plus  capable  de 
l'éviter,  qu'un  autre  qui  n'en  a  aucune  expé- 
rience. Il  a  appris  à  goûter  le  bonheur  d'une 
vie  tranquille;  il  a  condamné  les  entreprises 
d'Adraste  ;  il  en  a  prévu  les  suites  funestes.  Un 
prince  foible  - ,  ignorant,  et  sans  expérience, 
est  plus  cà  craindre  pour  vous,  qu'un  homme 
quiconnoîtra  et  qui  décidera  tout  par  lui-même. 
Le  prince  foible  et  ignorant  ne  verra  que  par 
les  yeux  d'un  favori  passionné,  ou  d'un  mi- 
nistre flatteur,  inquiet  et  ambitieux  :  ainsi  ce 
prince  aveugle  s'engagera  à  la  guerre  sans  la 
vouloir  faire.  Vous  ne  pourrez  jamais  vous  as- 
surer de  lui,  car  il  ne  pourra  être  sûr  de  lui- 
même  ;  il  vous  manquera  de  parole  ;  il  vous 
réduira  bientôt  à  cette  extrémité ,  qu'il  faudra 
ou  que  vous  le  fassiez  périr,  ou  qu'il  vous  ac- 
cable. N'est-il  pas  plus  utile  ,  plus  sûr,  et  en 
môme  temps  plus  juste  et  plus  floble  ,  de  ré- 
pondre plus  fidèlement  à  la  confiance  des  Dau- 
niens ,  et  de  leur  donner  Vin  roi  digne  de  com- 
mander ? 

Toute  l'assemblée  fut  peisuadée  par  ce  dis- 
cours. On  alla  proposer  Polydamas  aux  Dau- 
niens, qui  attendoient  une  réponse  avec  impa- 
tience. Quand  ils  entendirent  le  nom  de  Poly- 
damas ,  ils  répondirent  :  Nous  reconnoissons 
bien  maintenant  que  les  princes  alliés  veulent 
agir  de  bonne  foi  avec  nous,  et  faire  une  paix 
éternelle  ,  puisqu'ils  nous  veulent  donner  pour 
roi  un  homme  si  vertueux  et  si  capable  de 
nous  gouverner.  Si  on  nous  eût  proposé  un 
homme  lâche  ,  efféminé  et  mal  instruit ,  nous 
aurions  cru  qu'on  ne  cher;;hoit  qu'à  nous  abat- 
tre.  et  qu'à  corrompie  la  forme  de  notre  gou- 


Var.  —  1  (!ai!s.  A.  —  ^  Un  piiiuo  fuiblc  fl  igiioraiit  est 
plus  a  craindre,  a. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


vernement  ;,  nous  aurions  conservé  en  secret  un 
vif  ressentiment  d'une  conduite  si  dure  et  si  ar- 
titicieuse  :  mais  le  choix  de  Polydamas  nous 
montre  une  véritable  candeur.  Les  alliés  ,  sans 
doute,  n'attendent  rien  de  nous,  que  de  juste 
et  de  noble  ,  puisqu'ils  nous  accordent  un  roi 
qui  est  incapable  de  faire  rien  contre  la  liberté 
et  contre  la  gloire  de  notre  nation  :  aussi  pou- 
vons-nous protester,  à  la  face  des  justes  dieux  , 
que  les  fleuves  remonteront  vers  leur  source 
avant  que  nous  cessions  d'aimer  des  peuples  si 
bienfaisans.  Puissent  nos  derniers  neveux  se 
souvenir  ^  du  bienfait  que  nous  recevons  au- 
jourd'hui ,  et  renouveler,  de  génération  en  gé- 
nération ,  la  paix  de  l'âge  d'or  dans  toute  la  c(jte 
de  l'Hespérie  ! 

Télémaque  leur  proposa  ensuite  de  donner  à 
Diomède  les  campagnes  d'Arpine  -,  pour  y  fon- 
der une  colonie.  Ce  nouveau  peuple,  leur  di- 
soit-il ,  vous  devra  son  établissement  dans  un 
pays  que  vous  n'occupez  point.  Souvenez-vous 
que  tous  les  hommes  doivent  s'entr'aimer  ;  que 
la  terre  est  trop  vaste  pour  eux  ;  qu'il  faut  bien 
avoir  des  voisins;  et  qu'il  vaut  mieux  en  avoir 
qui  vous  soient  obligés  de  leur  établissement. 
Soyez  touchés  des  malheurs  d'un  roi  qui  ne. 
peut  retourner  dans  son  pays.  Polydamas  et  lui 
étant  unis  ensemble  par  les  liens  de  la  justice  et 
de  la  vertu  ,  qui  sont  les  seuls  durables  ,  vous 
entretiendront  dans  une  paix  profonde  ,  et  vous 
rendront  redoutables  à  tous  les  peuples  voisins 
qui  penseroient  à  s'agrandir.  Vous  voyez  ,  ô 
Dauniens ,  que  nous  avons  donné  à  votre  terre 
et  à  votre  nation  un  roi  capable  d'en  élever  la 
gloire  jusqu'au  ciel  :  donnez  aussi  ,  puisque 
nous  vous  le  demandons,  une  terre  qui  vous 
est  inutile  ,  à  un  roi  qui  est  digne  de  toute  sorte 
de  secour.'i. 

Les  Dauniens  répondirent  qu'ils  ne  pouvoient 
rien  refuser  à  Télémaque,  puisque  c'étoit  lui 
qui  leur  avoit  procuré  Polydamas  pour  roi. 
Aussitôt  ils  partirent  pour  l'aller  chercher  dans 
sou  désert ,  et  pour  le  faire  régner  sur  eux. 
Avant  *  que  de  partir,  ils  donnèrent  les  fertiles 
plaines  d'Arpine  *  à  Diomède,  pour  y  fonder  un 
nouveau  royaume.  Les  alliés  en  furent  ravis , 
parce  que  cette  colonie  des  Grecs  ^  pourroit  se- 
courir puissauunent  le  parti  des  alliés,  si  jamais 
les  Dauniens  vouloient  renouveler  les  usurpa- 
tions dont  Adraste  avoit  donné  le  mauvais  exem- 
ple. Tous  les  princes  ne  songèrent  plus  qu'à  se 

Var.  —  '  Piiiss^Mit  se  ressouveair  nos  derniers  ncvouï.  p. 
II.  Puissent  nos  derniers  noveuf  se  ressouvenir,  c.  ri.  — 
2  d'Arpos.  A.  —  ^  avant  parlii'.  A.  —  ^  il'Arpos.  A.  —  '•  for  - 
lilioit  considdrablenient  le  parti,  ctc    A. 

3» 


5i6 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYII. 


(XXII) 


séparer.  Télémaque ,  les  larmes  aux  yeux ,  par- 
tit avec  sa  troupe ,  après  avoir  embrassé  ten- 
drement le  vaillant  Diomède,  le  sage  et  incon- 
solable Nestor,  et  le  fameux  Philoctète ,  digne 
héritier  des  flèches  d'Hercule. 


LIVRE  XVII  \ 

Télémaque,  de  retour  à  Salente,  admire  l'état  florissant  de 
la  campagne  ;  mais  il  est  choqué  de  ne  plus  retrouver 
dans  la  ville  la  magnificence  qui  éclatoif  partout  avant 
son  départ.  Mentor  lui  donne  les  raisons  de  ce  change- 
ment :  il  lui  montre  en  quoi  consistent  les  solides  richesses 
d'un  Etat,  et  lui  expose  les  maximes  fondamentales  de 
l'art  de  gouverner.  Télémaque  ouvre  son  cœur  à  Mentor 
sur  son  inclination  pour  Antiope.  fille  d'Idoménée.  Mentor 
loue  avec  lui  les  bonnes  qualités  de  cette  princesse,  l'as- 
sure que  les  dieux  la  lui  destinent  pour  épouse;  mais  que 
maintenant  il  ne  doit  songer  qu'à  partir  pour  Ithaque. 
Idoménée ,  craignant  le  départ  de  ses  hùtes ,  parle  à 
Mentor  de  plusieurs  affaires  embarrassantes,  qu'il  avoit 
à  terminer ,  et  pour  lesquelles  il  avoit  encore  besoin  de 
son  secours.  Mentor  lui  trace  la  conduite  qu'il  doit  suivre, 
et  persiste  à  vouloir  s'embarquer  au  plus  tût  avec  Télé- 
maque. Idoménée  essaie  encore  de  les  retenir  en  excitant 
la  passion  de  ce  dernier  pour  .\ntiope.  Il  les  engage  dans 
une  partie  de  chasse ,  dont  il  veut  donner  le  plaisir  à  sa 
fille.  Elle  y  eût  été  déchirée  par  un  sanglier,  sans  l'a- 
dresse et  la  promptitude  de  Télémaque,  qui  perça  de 
son  dard  l'animal.  Idoménée,  ne  pouvant  plus  retenir  ses 
hôtes,  tombe  dans  une  tristesse  mortelle.  .Mentor  le  con- 
sole, et  obtient  enfin  son  consentement  pour  partir,  .aus- 
sitôt on  se  quitte ,  avec  les  plus  vives  démonstrations 
d'estime  et  d'amitié. 

Le  jeune  fils  d'Ulysse  brùloit  d'impatience 
de  retrouver  Mentor  à  Salente ,  et  de  s'embar- 
quer avec  lui  pour  revoir  Ithaque ,  où  il  espé- 
roit  que  son  père  seroit  arrivé.  Quand  il  s'ap- 
procha de  Salente ,  il  fut  bien  étonné  de  voir 
toute  la  campagne  des  environs ,  qu'il  avoit 
laissée  presque  inculte  et  déserte ,  cultivée 
comme  un  jardin,  et  pleine  d'ouvriers  diligens  : 
il  reconnut  l'ouvrage  de  la  sagesse  de  Mentor. 
Ensuite ,  entrant  daus  la  ville ,  il  remarqua 
qu'il  y  avoit  beaucoup  moins  d'artisans  pour  les 
délices  de  la  vie ,  et  beaucoup  moins  de  magni- 
ficence. Il'-  en  fut  choqué;  car  il  aimoit  nalii- 
rellement  toutes  les  choses  qui  ont  de  l'éclat  et 
de  la  politesse.  Mais  d'autres  pensées  occupèrent 
aussitôt  son  cœur:  il  vit  de  loin  venir  à  lui  Ido- 
ménée avec  Mentor  :  aussitôt  son  cœur  fut  ému 
de  joie  et  de  tendresse.  Malgré  tous  les  succès 
qu'il  avoit  eus  dans  la  guerre  contre  Adraste,  il 

Var.  —  '  Livre  xxii.  —  -  Télémaque  a. 


craignoit  que  Mentor  ne  fût  pas  content  de  lui; 
et ,  à  mesure  qu'il  s'avançoit  ,  il  cherchoit  dans 
les  yeux  de  Mentor  pour  voir  s'il  n'avoit  rien  à 
se  reprocher. 

D'abord  Idoménée  embrassa  Télémaque 
comme  son  propre  fils  ;  ensuite  Télémaque  se 
jeta  au  cou  de  Mentor,  et  l'arrosa  de  ses  larmes. 
Mentor  lui  dit  :  Je  suis  content  de  vous  :  vous 
avez  fait  de  grandes  fautes  ;  mais  elles  vous  ont 
servi  à  vous  connoitre  ,  et  à  vous  défier  de 
vous-même.  Souvent  on  tire  plus  de  fruit  de 
ses  fautes,  que  de  ses  belles  actions.  Les  grandes 
actions  enflent  le  cœur,  et  inspirent  une  pré- 
somption dangereuse  ;  les  fautes  font  rentrer 
l'homme  en  lui-même,  et  lui  rendent  la  sagesse 
qu'il  avoit  perdue  dans  les  bous  succès.  Ce  qui 
vous  reste  à  faire  ,  c'est  de  louer  les  dieux  ,  et 
de  ne  vouloir  pas  que  les  hommes  vous  louent. 
Vous  avez  fait  de  grandes  choses  ;  mais ,  avouez 
la  vérité,  ce  n'est  guère  vous  par  qui  elles  ont 
été  faites  :  n'est-il  pas  vrai  qu'elles  vous  sont 
venues  comme  quelque  chose  d'étranger  qui 
étoit  mis  eu  vous?  n'étiez-vous  pas  capable  de 
les  gâter  par  votre  promptitude  et  par  votre  im- 
prudence? Ne  sentez-vous  pas  que  Minerve  vous 
a  comme  transformé  en  un  autre  homme  au- 
dessus  de  vous-même ,  pour  faire  par  vous  ce 
que  vous  avez  fait?  elle  a  tenu  tous  vos  défauts 
en  suspens ,  comme  Neptune  ,  quand  il  apaise 
If^s  tempêtes ,  suspend  les  flots  irrités. 

Pendant  qu'Idoménée  '  interrogeoit  avec  cu- 
riosité les  Cretois  qui  étoient  revenus  de  la 
guerre ,  Télémaque  écoutoit  ^  ainsi  les  sages 
conseils  de  Mentor.  Ensuite  il  regardoit  de  tous 
côtés  avec  étonnement,  et  disoit  à  Mentor  : 
Voici  un  changement  dont  je  ne  comprends  pas 
bien  ^  la  raison.  Est-il  arrivé  quelque  calamité 
à  Salente  pendant  mon  absence?  d'où  vient 
qu'on  n'y  remarque  plus  cette  magnificence  qui 
éclatoit  partout  avant  mon  départ?  Je  ne  vois 
plus  ni  or,  ni  argent ,  ni  pierres  précieuses;  les 
habits  sont  simples;  les bàtimens  qu'on  fait  sont 
moins  vastes  et  moins  ornés  ;  les  arts  languis- 
sent ;  la  ville  est  devenue  une  solitude. 

Mentor  lui  répondit  en  souriant  :  Avez-vous 
remarqué  l'état  de  la  campagne  autour  de  la 
ville  ?  Oui  ,  reprit  Télémaque  :  j'ai  vu  partout 
le  labourage  en  honneur,  et  les  champs  défri- 
chés. Lequel  vaut  mieux,  ajouta  ^lentor,  ou 
une  ville  superbe  en  marbre  ,  en  or  et  en  ar- 
gent ,  avec  une  campagne  négligée  et  stérile  ; 
ou  une  campagne  cultivée  et  fertile  ,  avec  une 


Var.  —  1  Pendant  qu'Iiloménéo  parloit  aux  Ciélois.  A. — 
-  écouloil  CCS  sages  conseils,  etc.  a.  —  "^  bien  m.  A.  aj.  B. 


(XXIÏ) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVII. 


547 


ville  médiocre  et  modeste  dans  ses  mœurs?  Une 
grande  ville  fort  peuplée  d'artisans  occupés  à 
amollir  les  mœurs  par  les  délices  de  la  vio, 
quand  elle  est  entourée  d'un  royaume  pauvre 
et  mal  cultivé  ,  ressemble  à  un  monstre  dont  la 
tête  est  d'une  grosseur  énorme  ,  et  dont  tout  le 
corps  ,  exténué  et  privé  de  nourriture ,  n'a  au- 
cun rapport  avec  cette  tête.  C'est  le  nombre  du 
peuple  et  l'abondance  des  alimens  qui  font  ^  la 
vraie  force  et  la  vraie  richesse  d'un  royaume. 
Idoménée  a  maintenant  un  peuple  innombrable, 
et  infatigable  dans  le  travail  ,  qui  remplit  toute 
l'étendue  de  son  pays.  Tout  son  pays  n'est  plus 
qu'une  seule  ville  ;  Salente  n'en  est  que  le 
centre  .^  Nous  avons  transporté  de  la  ville  dans 
la  campagne  les  hommes  qui  manquoient  à  la 
campagne  ,  et  qui  étoient  superflus  dans  la 
ville.  De  plus ,  nous  avons  attiré  dans  ce  pays 
beaucoup  de  peuples  étrangers.  Plus  ces  peuples 
se  multiplient,  plus  ils  multiplient  les  fruits  de 
la  terre  par  leur  travail;  cette  multiplication,  si 
douce  et  si  paisible,  augmente  plus  un  ^  royaume 
qu'une  conquête.  On  n'a  rejeté  de  celte  ville 
que  les  arts  superflus  ,  qui  détournent  les  pau- 
vres de  la  culture  de  la  terre  pour  les  vrais  be- 
soins ,  et  qui  corrompent  les  riches  en  les  jetant 
dans  le  faste  et  dans  la  mollesse  ;  mais  ^  nous 
n'avons  fait  aucun  tort  aux  beaux  arts ,  ni  aux 
hommes  qui  ont  un  vrai  génie  pour  les  cultiver. 
Ainsi  Idoménée  est  beaucoup  plus  puissant  qu'il 
ne  l'étoit  quand  vous  admiriez  sa  magniflcence. 
Cet  éclat  éblouissant  cachoit  une  foiblesse  et  une 
misère  qui  eussent  bientôt  renversé  son  em- 
pire :  maintenant  il  a  un  plus  grand  nombre 
d'hommes  ,  et  il  les  nourrit  plus  facilement. 
Ces  hommes,  accoutumés  au  travail,  à  la  peine 
et  au  mépris  de  la  vie  ,  par  l'amour  des  bonnes 
lois  ,  sont  tous  prêts  à  combattre  pour  défendre 
ces  terres  cultivées  de  leurs  propres  mains. 
Bientôt  cet  Etat ,  que  vous  croyez  déchu ,  sera 
la  merveille  de  l'Hespérie. 

Souvenez-vous,  ô  Télémaque,  qu'il  y  a  deux 
choses  pernicieuses ,  dans  le  gouvernement  des 
peuples ,  auxquelles  on  n'apporte  presque  ja- 
mais aucun  remède  :  la  première  est  une  auto- 
rité injuste  et  trop  violente  dans  les  rois  ;  la 
seconde  est  le  luxe  ,  qui  corrompt  les  mœurs. 

Quand  les  rois  s'accoutument  à  ne  connoître 
plus  d'autres  lois  que  leurs  volontés  absolues  ^, 
et  qu'ils  ne  mettent  plus  de  frein  à  leurs  pas- 
sions, ils  peuvent  tout  :  mais,  à  force  de  tout 
pouvoir,  ils  sapent  les  fondemens  de  leur  puis- 

Var.  —  1  qui  fail.  A.  —  -  Nous  avons p.Hiplos  otran- 

gers.  m.  \.  aj.  b.  —  ^  sû:i.  a.  —  '^  mais.  ...  h's  i.ulli\cr.  m. 
A.  aJ.  B.  — »  absolues  m.  A.  aj.  n. 


San  ce  ;  fls  n'ont  plus  de  règle  certaine,  ni  de 
maximes  de  gouvernement;  chacun  à  l'envi  les 
flatte  ;  ils  n'ont  plus  de  peuple  ;  il  ne  leur  reste 
que  des  esclaves  ' ,  dont  le  nombre  diminue  cha- 
que jour.  Qui  leur  dira  la  vérité?  qui  donnera 
des  bornes  à  ce  torrent?  Tout  cède;  les  sages 
s'enfuient,  se  cachent,  et  gémissent.  Il  n'y  a 
qu'une  révolution  soudaine  et  violente  qui  puisse 
ramener  dans  son  cours  naturel  ^  cette  puis- 
sance débordée  :  souvent  même  le  coup  qui 
pourroit  la  modérer  l'abat  sans  ressource.  Rien 
ne  menace  tant  d'une  chute  funeste,  qu'une 
autorité  qu'on  pousse  trop  loin  :  elle  est  ^  sem- 
blable à  un  arc  trop  tendu  ,  qui  se  rompt  enfin 
toul-à-conp  si  on  ne  le  relâche  :  mais  qui  est- 
ce  qui  osera  le  relâcher?  Idoménée  étoit  gâté 
jusqu'au  fond  du  cœur  par  cette  autorité  si 
flatteuse  :  il  avoit  été  renversé  de  son  trône; 
mais  il  n'avoit  pas  été  détrompé.  Il  a  fallu  que 
les  dieux  nous  aient  envoyés  ici,  pour  le  désa- 
buser de  celte  puissance  aveugle  et  outrée  qui 
ne  convient  point  à  des  hommes  ;  encore  a-l-il 
fallu  des  espèces  de  miracles  pour  lui  ouvrir  les 
yeux. 

L'autre  mal,  presque  incurable  ,  est  le  luxe. 
Comme  la  trop  grande  autorité  empoisonne  les 
rois  ,  le  luxe  empoisonne  toute  une  nation.  On 
dit  que  ce  luxe  sert  à  nourrir  les  pauvres  aux 
dépens  des  riches  ;  comme  si  les  pauvres  ne 
pou  voient  pas  gagner  leur  vie  plus  utilement , 
en  multipliant  les  fruits  de  la  terre  ,  sans  amol- 
lir les  riches  par  des  raffinemens  de  volupté. 
Toute  une  nation  s'accoutume  à  regarder  comme 
les  nécessités  de  la  vie  les  choses  les  plus  super- 
flues :  ce  sont  tous  les  jours  de  nouvelles  néces- 
sités qu'on  invente ,  et  on  ne  peut  plus  se  pas- 
ser des  choses  qu'on  ne  connoissoil  point  trente 
ans  auparavant.  Ce  luxe  s'appelle  bon  goût, 
perfection  des  arts,  et  politesse  de  la  nation.  Ce 
vice,  qui  en  attire  tant  '"  d'autres,  est  loué 
comme  une  vertu  ;  il  répand  sa  contagion  de- 
puis le  Roi  jusqu'aux  derniers  de  la  lie  du 
peuple.  Les  proches  parens  du  Roi  veulent 
imiler  sa  magnificence  ;  les  grands  ,  celle  des 
parens  du  Roi  ;  les  gens  médiocres  veulent 
égaler  les  grands ,  car  qui  est-ce  qui  se  fait 
jnslice?  les  petits  veulent  passer  pour  médio- 
cres :  tout  le  monde  fait  plus  qu'il  ne  peut;  les 
uns  par  faste  ,  et  pour  se  prévaloir  de  leurs  ri- 
chesses ;  les   autres  par  mauvaise  honte  ,    et 


Vau.  —  1  dos  esclaves.  Qui  leur  ilira.  A.  —  ^  cviiti  puis- 
siiiee  (léburdée,  dans  snn  cours  iialurel.  A.  —  '  elle  est  m. 
A.  aj.  n.  —  *  une  infinité  d'autres.  B.  c.  FaUI.  Le  copiste  b 
a  omis  tant;  c'est  ce  qui  a  occasionné  la  correction  de  l'au- 
teur :  nous  suivons  l'original. 


o48 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYII. 


(XXII) 


pour  cacher  leui'  pauvreté.  Ceux  mêmes  qui 
sont  assez  sages  pour  coodamncr  un  si  grand 
désordre  ,  ne  le  sont  pas  assez  pour  oser  lever  la 
tête  les  premiers,  et  pour  donner  des  exemples 
contraires.  Toute  une  nation  se  ruine  ,  toutes 
les  conditions  se  confondent.  La  passion  d'ac- 
quérir du  bien  pour  soutenir  une  vaine  dépense 
corrompt  les  âmes  les  plus  pures  :  il  n'est  plus 
question  que  dètre  riche;  *  la  pauvreté  est  une 
infamie.  Soyez  savant ,  habile  ,  vertueux  ;  ins- 
truisez les  hommes  ;  gagnez  des  batailles;  sau- 
vez la  patrie;  sacrifiez  tous  vos  intérêts;  vous 
êtes  méprisé  si  vos  talens  ne  sont  relevés  par  le 
faste.  Ceux  mêmes  qui  n'ont  pas  de  bien  veu- 
lent paroîlre  en  avoir;  ils  en  dépensent  comme 
s'ils  en  avoient  :  on  emprunte,  on  trompe  ,  on 
use  de  mille  artifices  indignes  pour  parvenir. 
Mais  qui  remédiera  à  ces  maux?  Il  faut  changer 
le  goût  et  les  habitudes  de  toute  une  nation  ;  il 
faut  lui  donner  de  nouvelles  lois.  Qui  le  pourra 
entreprendre,  si  ce  n'est  un  roi  philosophe,  qui 
sache  ,  par  l'exemple  de  sa  propre  modération, 
faire  honte  à  tous  ceux  qui  aiment  une  dépense 
fastueuse  ,  et  encourager  les  sages,  qui  seront 
bien  aises  d'être  autorisés  dans  une  honnête  fru- 
galité! 

Télémaque  ,  écoutant  ce  discours  ,  étoit 
comme  un  homme  qui  revient  d'un  profond 
sommeil  :  il  sentoit  la  vérité  de  ces  paroles;  et 
elles  se  gravoient  dans  son  cœur,  comme  un 
savant  sculpteur  imprime  les  traits  qu'il  veut 
sur  le  marbre,  en  sorte  qu'il  lui  donne  de  la 
tendresse,  de  la  vie  et  du  mouvement.  Télé- 
maque ne  répondoit  rien  ;  mais  ,  repassant  tout 
ce  qu'il  venoit  d'entendre,  il  parcouroit  des 
yeux  les  choses  qu'on  avoit  changées  dans  la 
ville.  Ensuite  il  disoit  à  Mentor  : 

Vous  avez  fait  d'idoménée  le  plus  sage  de 
tous  les  rois;  je  ne  le  connois  plus,  ni  lui  ni 
son  peuple.  J'avoue  même  que  ce  que  vous 
avez  fait  ici  est  inllniment  plus  grand  que  les 
victoires  que  nous  venons  de  remporter.  Le 
hasard  et  la  force  ont  beaucoup  de  part  aux 
succès  de  la  guerre  -;  il  faut  que  nous  parta- 
gions la  gloire  des  combats  avec  nos  soldats  : 
mais  tout  votre  ouvrage  vient  d'une  seule  tête; 
il  a  fallu  que  vous  ayez  travaillé  seul  contre  un 
roi ,  et  contre  tout  son  peuple  ,  pour  les  corri- 
ger. Les  succès  de  la  guerre  sont  toujours  fu- 
nestes et  odieux  :  ici  tout  est  l'ouvrage  dune 
sagesse  céleste;  tout  est  doux ,  tout  est  pur,  tout 
est  aimable;  tout  marque  une  autnrité  qui  est 

Var.  —  *  In  itauvreté s'ils  en  avoii'i'.l.  m.  A.  aj.  B.  — 

*  aux  succès  de  la  guerre.  Ces  succès  sont  toujours  fuuesles , 
etc.  A. 


au-dessus  de  l'homme.  Quand  les  hommes  veu- 
lent de  la  gloire  ,  que  ne  la  cherchent-ils  dans 
cette  application  à  faire  du  bien?  0  ^  qu'ils  s'en- 
tendent mal  en  gloire,  d'en  espérer  une  solide 
en  ravageant  la  terre  et  en  répandant  le  sang 
humain  ! 

Mentor  montra  sur  son  visage  une  joie  sen- 
sible de  voir  Télémaque  si  désabusé  des  victoi- 
res et  des  conquêtes ,  dans  un  âge  où  il  étoit  si 
naturel  qu'il  fût  enivré  de  la  gloire  -  qu'il  avoit 
acquise 

Ensuite  Mentor  ajouta  :  Il  est  vrai  que  tout 
ce  que  vous  voyez  ici  est  bon  et  louable;  mais 
sachez  qu'on  pourroit  faire  des  choses  encore 
meilleures.  Idoménée  modère  ses  passions ,  et 
s'applique  à  gouverner  son  peuple  avec  justice  ; 
mais  il  ne  laisse  pas  de  faire  encore  bien  des 
fautes ,  qui  sont  des  suites  malheureuses  de  ses 
fautes  anciennes.  Quand  les  hommes  veulent 
quitter  le  mal,  le  mal  semble  encore  les  pour- 
suivre long-temps  :  il  leur  reste  de  mauvaises 
habitudes ,  un  naturel  affoibli ,  des  erreurs  in- 
vétérées ,  et  des  préventions  presque  incurables. 
Heureux  ceux  qui  ne  se  sont  jamais  égarés  !  ils 
peuvent  faire  le  bien  plus  parfaitement.  Les 
dieux,  ô  Télémaque,  vous  demanderont  plus 
qu'à  Idoménée  ,  parce  que  vous  avez  connu  la 
vérité  dès  votre  jeunesse  ,  et  que  vous  n'avez 
jamais  été  livré  aux  séductions  d'une  trop 
grande  prospérité. 

Idoménée,  continuoit  Mentor,  est  sage  et 
éclairé  ;  mais  il  s'applique  trop  au  détail ,  et  ne 
médite  pas  assez  le  gros  de  ses  affaires  pour 
former  des  plans  ^.  L'habileté  d'un  roi ,  qui  est 
au-dessus  des  autres  hommes,  ne  consiste  pas  à 
faire  tout  par  lui-même  :  c'est  une  vanité  gros- 
sière que  d'espérer  d'en  venir  à  bout ,  ou  de 
vouloir  persuader  au  monde  qu'on  en  est  capa- 
ble. Un  roi  doit  gouverner  en  choisissant  et  en 
conduisant  ceux  qui  gouvernent  sous  lui  :  il  ne 
faut  pas  qu'il  fasse  le  délail,  car  c  est  faire  la 
fonction  de  ceux  qui  ont  à  travailler  sous  lui  ;  il 
doit  seulement  s'en  faire  rendre  compte,  et  en 
savoir  assez  pour  entrer  dans  ce  compte  avec 
discernement.  C'est  merveilleusement  gouver- 
ner, que  de  choisir,  et  d'appliquer  selon  leurs 
talens  les  gens  qui  gouvernent  '*.  Le  suprême  et 
le  parfait  gouvernement  consiste  à  gouverner 
ceux  qui  gouvernent  :  il  faut  les  observer^  les 
éprouver,  les  modérer,  les  corriger,  les  animer, 


Var.  —  1  0  m.  A.  oj.  b.  —  -  Jont  il  Oioil  onvironiié. 
A.  —  *  pour  foriiier  îles  \\\.:\\i  m.  a.  aj.  B.  —  *  l<s  gens 
qui  gouvernenl ,  de  les  obseiver,  (!o  les  corriger,  de  los 
modérer ,  de  leur  inspirer  une  bonne  conduite.  Vouloir  , 
etc.  A. 


(XXIl) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XY!!. 


549 


les  élever,  les  rabaisser,  les  changer  de  places  , 
et  les  tenir  toujours  dans  sa  main. 

Vouloir  examiner  tout  par  soi-même  ,  c'est 
défiance ,  c'est  petitesse  ,  c'est  *  se  livrer  à  une 
jalousie  pour  les  détails  qui  consument  le  temps 
et  la  liberté  d'esprit  nécessaires  pour  les  grandes 
choses.  Pour  former  de  grands  desseins  ,  il  faut 
avoir  l'esprit  libre  et  reposé  ;  il  faut  penser  à 
son  aise  ,  dans  un  entier  dégagement  de  toutes 
les  expéditions  d'affaires  épineuses.  Un  esprit 
épuisé  par  le  détail  est  comme  la  lie  du  vin ,  qui 
n'a  plus  ni  force  ni  délicatesse.  Ceux  qui  gouver- 
nent par  le  détail  sont  toujours  déterminés  par 
le  présent ,  sans  étendre  leurs  vues  sur  un  ave- 
nir éloigné  ;  ils  sont  toujours  entraînés  par  l'af- 
faire du  jour  oi^i  ils  sont;  et  celte  affaire  étant 
seule  à  les  occuper ,  elle  les  frappe  trop  ^ ,  elle 
rétrécit  leur  esprit  ;  car  on  ne  juge  sainement 
des  affaires ,  que  quand  on  les  compare  toutes 
ensemble ,  et  qu'on  les  place  toutes  dans  un 
certain  ordre  ,  afin  qu'elles  aient  de  la  suite  et 
de  la  proportion.  Manquer  à  suivre  cette  règle 
dans  le  gouvernement ,  c'est  ressembler  à  un 
musicien  qui  se  contenteroit  de  trouver  des 
sons  harmonieux  ,  et  qui  ne  se  mettroit  point 
en  peine  de  les  unir  et  de  les  accorder  pour  en 
composer  une  musique  douce  et  touchante. 
C'est  ressembler  aussi  à  un  architecte  qui  croit 
avoir  tout  fait  pourvu  qu'il  assemble  de  grandes 
colonnes  ,  et  beaucoup  de  pierres  bien  taillées , 
sans  penser  à  l'ordre  et  à  la  proportion  des  or- 
nemens  de  son  édifice.  Dans  le  temps  qu'il  fait 
un  salon,  il  ne  prévoit  pas  qu'il  faudra  faire 
un  escalier  convenable  ;  quand  il  travaille  au 
corps  du  bâtiment ,  il  ne  songe  ni  à  la  cour ,  ni 
au  portail.  Son  ouvrage  n'est  qu'un  assemblage 
confus  de  parties  magnifiques ,  qui  ne  sont  point 
faites  les  unes  pour  les  autres;  cet  ouvrage, 
loin  de  lui  faire  honneur  ,  est  un  monument 
qui  éternisera  sa  honte  ;  car  ^  l'ouvrage  fait 
"voir  que  l'ouvrier  n'a  pas  su  penser  avec  assez 
d'étendue  pour  concevoir  à  la  fois  le  dessein 
général  de  tout  son  ouvrage  :  c'est  un  caractère 
d'esprit  court  et  subalterne.  Quand  on  est  né 
avec  ce  génie  borné  au  détail ,  on  n'est  propre 
qu'à  exécuter  sous  autrui.  N'en  doutez  pas  , 
n  mon  cher  Télémaque ,  le  gouvernement 
d'un  royaume  demande  une  certaine  harmonie 
comme  la  musique,  et  de  justes  proportions 
comme  l'architecture. 

Si  vous  voulez  que  je  me  serve  encore  de  la 


comparaison  de  ces  arts ,  je  vous  ferai  entendre 
combien  les  hommes  qui  gouvernent  parle  dé- 
tail sont  médiocres.  Celui  qui ,  dans  un  concert, 
ne  chante  que  certaines  choses,  quoiqu'il  les 
chante  parfaitement,  n'est  qu'un  chanteur; 
celui  qui  conduit  tout  le  concert ,  et  qui  en 
règle  à  la  fois  toutes  les  parties ,  est  le  seul 
maître  de  musique.  Tout  de  même  celui  qui 
taille  des  colonnes,  ou  qui  élève  un  côté  d'un 
bâtiment ,  n'est  qu'un  maçon  ;  mais  celui  qui  a 
pensé  tout  l'édifice,  et  qui  en  a  toutes  les  pro- 
portions dans  sa  tète  ,  est  le  seul  architecte. 
Ainsi  ceux  qui  travaillent,  qui  expédient,  qui 
font  le  plus  d'affaires ,  sont  ceux  qui  gouver- 
nent le  moins  ;  ils  ne  sont  que  les  ouvriers  su- 
balternes. Le  vrai  génie  qui  conduit  l'État ,  est 
celui  qui  ne  faisant  rien  fait  tout  faire ,  qui 
pense  ,  qui  invente ,  qui  *  pénètre  dans  l'ave- 
nir ,  qui  retourne  dans  le  passé  ;  qui  arrange , 
qui  proportionne  ,  qui  préjiare  de  loin  ;  qui  se 
roidit  sans  cesse  pour  lutter  contre  la  fortune  , 
comme  un  nageur  contre  le  torrent  de  l'eau; 
qui  est  attentif  nuit  et  jour  pour  ne  laisser  rien 
au  hasard.  Croyez-vous ,  Télémaque  ,  qu'un 
grand  peintre  travaille  assidûment  depuis  le 
matin  jusqu'au  soir ,  pour  expédier  plus  promp- 
tement  ses  ouvrages?  Non;  cette  gène  '^  et  ce 
travail  servile  éleindroient  tout  le  feu  de  son 
imagination  :  il  ne  travailleroit  plus  de  génie  : 
il  faut  que  tout  se  fasse  irrégulièrement  et  par 
saillies ,  suivant  que  son  génie  le  mène ,  et  que 
son  esprit  l'excite.  Croyez-vous  qu'il  passe  son 
temps  à  broyer  des  couleurs  et  à  préparer  des 
pinceaux?  Non  ,  c'est  l'occupation  de  ses  élèves. 
Il  se  réserve  le  soin  '  de  penser;  il  ne  songe 
qu'à  faire  des  traits  hardis  qui  donnent  '*  de  la 
noblesse ,  de  la  vie  et  de  la  passion  à  ses  figures. 
Il  a  dans  la  tête  les  pensées  et  les  senti  mens  des 
héros  qu'il  veut  représenter  ;  il  se  transporte 
dans  leurs  siècles ,  et  dans  toutes  les  circons- 
tances où  ils  ont  été.  A  cette  espèce  d'enthou- 
siasme il  faut  qu'il  joigne  une  sagesse  qui  le 
retienne  ;  que  tout  soit  vrai ,  correct ,  et  pro- 
portionné l'un  à  l'autre.  Croyez-vous,  Télé- 
maque ,  qu'il  faille  moins  d'élévafion  de  génie 
et  d'efi'ort  de  pensée  pour  faire  un  grand  roi , 
que  pour  faire  un  bon  peintre?  Concluez  donc 
que  l'occupation  d'un  roi  doit  être  de  penser, 
de  former  de  grands  projets ,  et  de  choisir  les 
hommes  propres  à  les  exécuter  sous  lui  "". 
Télémaque  lui  répondit  :  Il  me  semble  que 


Var.  —  1  e'csl  une  jal'jusic  pour  les  diMails  mcdiotrcs 
qui  consume  le  temps,  etc.  a.  b.  —  -  frappe  trop;  car  on 
ne  juge,  etc.  a.  —  ^  car  il  fait  voir  que  cet  ouvrier.  A.  car 
il  fait  voir  ijuc  l'ouvrier.  Edit.  correct,  du  marq.  de  Féit, 


Var.  —  '  qui  prévoit  l'avenir.  A.  —  -  celle  gùne  cl  cette 
sujétion  éleindruit,  A.  —  ^  le  soin  m.  A.  aj.  B.  —  *  qui 
donnent  de  la  douceur,  de  la  noblesse  ,  etc.  A.  —  *  de  penser, 
et  de  choisir  ceux  qui  travaillent.  A. 


550 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYII. 


(XXII) 


je  comprends  tout  ce  que  vous  me  dites;  mais 
si  les  choses  alloient  ainsi ,  un  roi  seroit  souvent 
trompé ,  n'entrant  point  par  lui-même  dans  le 
détail.  C'est  vous-même  qui  vous  trompez  , 
repartit  Mentor  :  ce  qui  empêche  qu'on  ne  soit 
trompé  ,  c'est  la  connoissance  générale  du  gou- 
vernement. Les  gens  qui  n'ont  point  de  prin- 
cipes dans  les  affaires  ,  et  qui  n'ont  point  le 
vrai  discernement  des  esprits,  vont  toujours 
comme  à  tâtons  j  c'est  un  hasard  quand  ils  ne 
se  trompent  pas  ;  ils  ne  savent  pas  même  pré- 
cisément ce  qu'ils  cherchent ,  ni  à  quoi  ils  doi- 
vent tendre  ;  ils  ne  savent  que  se  délier ,  et  se 
défient  plutôt  des  honnêtes  gens  qui  les  contre- 
disent, que  des  trompeurs  qui  les  flattent.  Au 
contraire  ,  ceux  qui  ont  des  principes  pour  le 
gouvernement ,  et  qui  se  connoissent  en  hom- 
mes, savent  ce  qu'ils  doivent  ^  chercher  en 
eux,  et  les  moyens  d'y  parvenir;  ils  recon- 
noissent  assez ,  du  moins  en  gros ,  si  les  gens 
dont  ils  se  servent  sont  des  instrumens  propres 
à  leurs  desseins  ^,  et  s'ils  entrent  dans  leurs 
vues  pour  tendre  au  but  qu'ils  se  proposent. 
D'ailleurs ,  comme  ils  ne  se  jettent  point  dans 
des  détails  accablans,  ils  ont  l'esprit  plus  libre 
pour  envisager  d'une  seule  vue  le  gros  de  l'ou- 
vrage ,  et  pour  observer  s'il  s'avance  vers  la  fin 
principale.  S'ils  sont  trompés ,  du  moins  ils  ne 
le  sont  guère  dans  l'essentiel.  D'ailleurs  ils  sont 
au-dessus  des  petites  jalousies  qui  marquent 
un  esprit  borné  et  une  ame  basse  :  ils  com- 
prennent qu'on  ne  peut  éviter  d'être  trompé 
dans  les  grandes  affaires ,  puisqu'il  faut  s'y  ser- 
vir des  hommes ,  qui  sont  si  souvent  trom- 
peurs. On  perd  plus  dans  l'irrésolution  où  jette 
la  défiance  ,  qu'on  ne  perdroit  à  se  laisser  un 
peu  tromper.  On  est  trop  heureux  quand  on 
n'est  trompé  que  dans  des  choses  médiocres  ; 
les  grandes  ne  laissent  pas  de  s'acheminer,  et 
c'est  la  seule  chose  dont  un  grand  homme  doit 
être  en  peine.  Il  faut  réprimer  sévèrement  la 
tromperie  ,  quand  on  la  découvre  ;  mais  il  faut 
compter  sur  quelque  tromperie  ,  si  l'on  ne  veut 
point  être  véritablement  trompé.  ^  Un  artisan , 
dans  sa  boutique ,  voit  tout  de  ses  propres  yeux, 
et  fait  tout  de  ses  propres  mains;  mais  un  roi , 
dans  un  grand  État ,  ne  peut  tout  faire  ni  tout 
voir.  Il  ne  doit  faire  que  les  choses  que  nul 
autre  ne  peut  faire  sous  lui  ;  il  ne  doit  voir  que 
ce  qui  entre  dans  la  décision  des  choses  impor- 
tantes. 

Enfin  Mentor  dit  à  Télémaque  :  Les  dieux 

Var.  —  *  ce  qu'ils  doivent  vouloir,  elles  moyens,  elc. 
A.  —  *  leur  dessein,  a.  —  '  Un  artisan choses  impor- 
tantes, m,  A.  oj^  B. 


VOUS  aiment ,  et  vous  préparent  un  règne  plein 
de  sagesse.  Tout  ce  que  vous  voyez  ici  est  fait 
moins  pour  la  gloire  d'Idoménée  ,  que  pour 
votre  instruction.  Tous  ces  sages  établissemens 
que  vous  admirez  dans  Salente  ne  sont  que 
l'ombre  de  ce  que  vous  ferez  un  jour  à  Ithaque, 
si  vous  répondez  par  vos  vertus  à  votre  haute 
destinée.  Il  est  temps  qus  nous  songions  à  par- 
tir d'ici;  Idoménée  tient  un  vaisseau  prêt  pour 
notre  retour. 

Aussitôt  Télémaque  ouvrit  son  cœur  à  son 
ami ,  mais  avec  quelque  peine  ,  sur  un  attache- 
ment qui  lui  faisoit  regretter  Salente.  Vous  me 
blâmerez  peut-être  ,  lui  dit-il ,  de  prendre  trop 
facilement  des  inclinations  dans  les  lieux  où  je 
passe  ;  mais  mon  cœur  me  feroit  de  continuels 
reproches ,  si  je  vous  cachois  que  j'aime  An- 
tiope  ,  fille  d'Idoiuénée.  Non  ,  mon  cher  Men- 
tor ,  ce  n'est  point  une  passion  aveugle  comme 
celle  dont  vous  m'avez  guéri  dans  l'ile  de  Ga- 
lypso  :  j'ai  bien  reconnu  la  profondeur  de  la 
plaie  que  l'Amour  m'avoit  faite  auprès  d'Eu- 
charis  ;  je  ne  puis  encore  prononcer  son  nom 
sans  être  troublé  ;  le  temps  et  l'absence  n'ont 
pu  l'effacer.  Celte  expérience  funeste  m'ap- 
prend à  me  défier  de  moi-même.  Mais  pour 
Antiope  ,  ce  que  je  sens  n'a  rien  de  semblable  : 
ce  n'est  point  amour  passionné  ;  c'est  goût , 
c'est  estime;  c'est  persuasion  que  je  serois  heu- 
reux ,  si  je  passois  ma  vie  avec  elle.  Si  jamais 
les  dieux  me  rendent  mon  père ,  et  qu'il  me 
permette  ^  de  choisir  une  femme  ,  Antiope  sera 
mon  épouse.  Ce  qui  me  touche  en  elle,  c'est 
son  silence  ,  sa  modestie  ,  sa  retraite ,  son  tra- 
vail assidu,  son  industrie  pour  les  ouvrages  de 
laine  et  de  broderie  ,  son  application  à  conduire 
toute  la  maison  de  son  père  depuis  que  sa  mère 
est  morte ,  son  mépris  des  vaines  parures , 
l'oubli  et  ^  l'ignorance  même  qui  paroit  en  elle 
de  sa  beauté.  Quand  Idoménée  lui  ordonne  de 
mener  les  danses  des  jeunes  Cretoises  au  son 
des  flûtes ,  on  la  prendroit  pour  la  riante  Vénus, 
qui  est  accompagnée  des  Grâces.  Quand  il  la 
mène  avec  lui  à  la  chasse  dans  les  forêts ,  elle 
paroît  majestueuse  et  adroite  à  tirer  de  l'arc  , 
comiue  Diane  au  milieu  de  ses  nymphes  :  elle 
seule  ne  le  sait  pas  ,  et  tout  le  monde  l'admire. 
Quand  elle  entre  dans  les  temples  des  dieux , 
et  qu'elle  porte  sur  sa  tête  les  choses  sacrées 
dans  des  corbeilles ,  ou  croiroit  qu'elle  est  elle- 
même  la  divinité  qui  habite  dans  les  temples. 
Avec  quelle  crainte  et  quelle  religion  l'avons- 

Var.  —  1  qu'ils  me  permettent,  c.  Edit.  f.  du  cop.  — 
*  ou.  A. 


(XXII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVIT. 


►1 


nous  vue  offrir  des  sacviflces,  et  fléchir  la  co- 
lère des  dieux  ,  quand  il  a  fallu  '  expier  quelque 
faute  ou  détourner  quelque  funeste  présage  ! 
Entin  ,  quand  on  la  voit  avec  une  troupe  de 
femmes ,  tenant  en  sa  main  une  aiguille  d'or , 
on  croit  que  c'est  Minerve  même  qui  a  pris  sur 
la  terre  une  forme  humaine  ,  et  qui  inspire  aux 
hommes  les  heaux  arts  ;  elle  anime  les  autres  à 
travailler;  elle  leur  adoucit  le  travail  et  l'ennui 
parles  charmes  de  sa  voix,  lorsqu'elle  chante 
toutes  les  merveilleuses  histoires  des  dieux  ;  et 
elle  surpasse  la  plus  exquise  peinture  par  la 
délicatesse  de  ses  broderies.  Heureux  l'homme 
qu'un  doux  hymen  unira  avec  elle  !  il  n'aura 
à  craindre  que  de  la  perdre  et  de  lui  survivre. 

Je  prends  ici ,  mon  cher  Mentor,  les  dieux 
à  témoins  que  je  suis  tout  prêt  à  partir  :  j'ai- 
merai Antiope  tant  que  je  vivrai  ;  mais  elle  ne 
retardera  pas  d'un  moment  mon  retour  à  Itha- 
que. Si  un  autre  la  devoit  posséder,  je  passerois 
le  reste  de  mes  jours  avec  tristesse  et  amer- 
tume; mais  enlm  je  la  quitterois.  Quoique  je 
sache  que  l'absence  peut  me  la  faire  perdre ,  je 
ne  veux  ni  lui  parler ,  ni  parler  à  son  père  de 
mon  amour  ;  car  je  ne  dois  en  parler  qu'à  vous 
seul,  jusqu'à  ce  qu'Ulysse,  remonté  sur  son 
trône ,  m'ait  déclaré  qu'il  y  consent.  Vous 
pouvez  reconnoître  par  là,  mon  cher  Mentor, 
combien  cet  attachement  est  différent  de  la  pas- 
sion dont  vous  m'avtrz  vu  aveuglé  pour  Éu- 
charis. 

Mentor  répondit  à  Télémaque  :  Je  conviens 
de  cette  différence.  Antiope  est  douce ,  simple 
et  sage;  ses  mains  ne  méprisent  point  le  travail; 
elle  prévoit  de  loin;  elle  pourvoit  à  tout;  elle 
sait  se  taire  ,  et  agir  de  suite  sans  empresse- 
ment ;  elle  est  à  toute  heure  occupée ,  et  ne 
s'embarrasse  jamais  ,  parce  qu'elle  fait  chaque 
chose  à  propos  :  le  bon  ordre  de  la  maison  de 
son  père  est  sa  gloire;  elle  eji  est  plus  ornée 
que  de  sa  beauté.  Quoiqu'elle  ait  soin  de  tout , 
et  qu'elle  soit  chargée  de  corriger,  de  refuser, 
d'épargner  (choses  qui  font  haïr  presque  toules 
les  femmes),  elle  s'est  rendue  aimable  à  toute 
la  maison  :  c'est  qu'on  ne  trouve  en  elle  ni 
passion,  ni  entêtement^  ni  légèreté,  ni  hu- 
meur, comme  dans  les  autres  femmes.  D'un 
seul  regard  elle  se  fait  entendre ,  et  on  craint 
de  lui  déplaire;  elle  donne  des  ordres  précis; 
elle  n'ordonne  que  ce  qu'on  peut  exécuter;  elle 

Var. —  '  la  voyons-nous  offiir  des  sacrifices, quand 

il  faut  expier,  etc.  b.  c.  d.  Celle  leçon  vient  du  eoinste  b, 
qui  ayant  écrit  la  voyons-nous,  au  lieu  de  V avons-nous 
vue,  a  oblige  l'auleur  a  mettre  il  faut.  Nous  suivons  l'ori- 
ginal, avec  p.  u.,  en  suppléant  vue,  qui  est  omis  dans  A. 


reprend  avec  bonté ,  et  en  reprenant  elle  encou- 
rage. Le  cœur  de  son  père  se  repose  sur  elle, 
comme  un  voyageur  abattu  par  les  ardeurs  du 
soleil  se  repose  à  l'ombre  sur  l'herbe  tendre. 
Vous  avez  raison,  Télémaque;  Antiope  est  un 
trésor  digne  d'être  cherché  *  dans  les  terres  les 
plus  éloignées.  Son  esprit ,  non  plus  que  son 
corps,  ne  se  pare  jamais  de  vains  ornemens; 
son  imagination,  quoique  vive,  est  retenue  par 
sa  discrétion  :  elle  ne  parle  que  pour  la  néces- 
sité; et  si  elle  ouvre  la  bouche,  la  douce  per- 
suasion et  les  grâces  naïves  coulent  de  ses 
lèvres.  Dès  qu'elle  parle  ,  tout  le  monde  se 
tait ,  et  elle  en  rougit  :  peu  s'en  faut  qu'elle 
ne  supprime  ce  qu'elle  a  voulu  dire,  quand  elle 
aperçoit  qu'on  l'écoute  si  attentivement.  A  peine 
l 'avons-nous  entendue  parler. 

Vous  souvenez-vous,  ô  Télémaque,  d'un 
jour  que  son  père  la  fit  venir  ?  Elle  parut ,  les 
yeux  baissés ,  couverte  d'un  grand  voile  ;  elle 
ne  parla  que  pour  modérer  la  colère  d'Idomé- 
née  ,  qui  vouloit  faire  punir  rigoureusement  un 
de  ses  esclaves  :  d'abord  elle  entra  dans  sa  peine; 
puis  elle  le  calma  ;  entin  elle  lui  fit  entendre  ce 
qui  pouvoit  excuser  ce  malheureux;  et,  sans 
faire  sentir  au  Roi  qu'il  s'étoit  trop  emporté, 
elle  lui  inspira  des  sentimens  de  justice  et  de 
compassion.  Thétis,  quand  elle  flatte  le  vieux 
Nérée,  n'apaise  pas  avec  plus  de  douceur  les 
flots  irrités.  Ainsi  Antiope,  sans  prendre  aucune 
autorité  ,  et  sans  se  prévaloir  de  ses  charmes  , 
maniera  un  jour  le  cœur  de  son  époux,  comme 
elle  touche  maintenant  sa  lyre  ,  quand  elle  en 
veut  tirer  les  plus  tendres  accords.  Encore  une 
fois ,  Télémaque  ,  votre  amour  pour  elle  est 
juste  ;  les  dieux  vous  la  destinent  :  vous  l'aimez 
d'un  amour  raisonnable  ;  il  faut  attendre  qu'U- 
lysse vous  la  donne.  Je  vous  loue  de  n'avoir 
point  voulu  lui  découvrir  vos  sentiments  ;  mais 
sachez  que  ,  si  vous  eussiez  pris  quelque  détour 
pour  lui  apprendre  vos  desseins,  elle  les  auroit 
rejetés,  et  auroit  cessé  de  vous  estimer.  Elle  ne 
se  promettra  jamais  à  personne  ;  elle  se  laissera 
donner  par  son  père  ;  elle  ne  prendra  jamais 
pour  époux  ,  qu'un  homme  qui  craigne  les 
dieux,  et  qui  remplisse  toutes  les  bienséances. 
Avez-vous  observé,  comme  moi,  qu'elle  se 
montre  encore  moins,  et  qu'elle  baisse  plus  les 
yeux  depuis  votre  retour?  Elle  sait  tout  ce  qui 
vous  est  arrivé  d'heureux  dans  la  guerre;  elle 
n'ignore  ni  votre  naissance,  ni  vos  aventures, 
ni  tout  ce  que  les  dieux  ont  mis  en  vous  :  c'est 
ce  qui  la  rend  si  modeste  et  si  réservée.  Allons, 

Var.  —  1  recherché.  Edit.  contre  les  Mss. 


552 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVII. 


(XXIIl) 


Télémaque  ,  allons  vers  Ithaque  ;  il  ne  me  reste 
plus  qu'à  vous  faire  trouver  votre  père  ,  et  qu'à 
vous  mettre  en  état  d'obtenir  une  femme  digne 
de  l'âge  d'or  :  fût-elle  bergère  dans  la  froide 
Algide ,  au  lieu  qu'elle  est  lille  du  roi  de  Sa- 
lente  ,  vous  seriez  trop  heureux  de  la  posséder. 

*  Idoménée  ,  qui  craignoit  le  départ  de  Té- 
lémaque et  de  Mentor ,  ne  songeoit  qu'à  le 
retarder  ;  il  représenta  à  Mentor  qu'il  ne  pou- 
voit  régler  sans  lui  un  différend  ,  qui  s'étoit 
élevé  entre  Diophanes ,  prêtre  de  Jupiter  Con- 
servateur, et  Héliodore  ,  prêtre  d'Apollon ,  sur 
les  présages  qu'on  tire  du  vol  des  oiseaux  et  des 
entrailles  des  victimes. 

Pourquoi,  lui  répondit  Mentor  ,  vous  niêle- 
riez-vous  des  choses  sacrées?  laissez-en  la  dé- 
cisic'n  aux  Etruriens,  qui  ont  la  tradition  des 
plus  anciens  oracles .  et  qui  sont  inspirés  pour 
être  les  interprêles  des  dieux  :  employez  seule- 
ment votre  autorité  à  étouffer  ces  disputes  dès 
leur  naissance.  Ne  montrez  ni  partialité  ni  pré- 
vention; contentez-vous  d'appuyer  la  décision 
quand  elle  sera  faite  :  souvenez-vous  qu'un  roi 
doit  être  soumis  à  la  religion  ,  et  qu'il  ne  doit 
jamais  entreprendre  de  la  régler.  La  religion 
vient  des  dieux,  elle  est  au-dessus  des  rois.  Si 
les  rois  se  mêlent  de  la  religion  ,  au  lieu  de  la 
proléger  ;  ils  la  mettront  en  servitude.  Les  rois 
sont  si  puissans  ,  et  les  autres  hommes  sont  si 
foibles ,  que  tout  sera  en  péril  d'être  altéré  au 
gré  des  rois  ,  si  on  les  fait  entrer  dans  les  ques- 
tions qui  regardent  les  choses  sacrées.  Laissez 
donc  en  pleine  liberté  la  décision  aux  amis  des 
dieux  ,  et  bornez-vous  à  réprimer  ceux  qui 
n'obéiroient  pas  à  leur  jugement  quand  il  aura 
été  prononcé. 

Ensuite  Idoménée  se  plaignit  de  l'embarras 
où  il  était  sur  un  grand  nombre  de  procès  entre 
divers  particuliers,  qu'on  le  pressoil  de  juger. 
Décidez,  lui  répondoil  Mentor,  toutes  les  ques- 
tions nouvelles  qui  vont  à  établir  des  maximes 
générales  de  jurisprudence  ,  et  à  interpréter  les 
lois;  mais  ne  vous  chargez  jamais  de  juger  les 
causes  particulières.  Elles  viendroient  toutes 
en  foule  vous  assiéger  :  vous  seriez  l'unique 
juge  de  tout  votre  peuple;  tous  les  autres  juges, 
qui  sont  sous  vous ,  deviendroient  inutiles  ; 
vous  seriez  accablé,  et  les  petites  affaires  vous 
déroberoient  aux  grandes ,  sans  que  vous  pus- 
siez suflire  à  régler  le  détail  des  petites.  Gar- 
dez-vous donc  bien  de  vous  jeter  dans  cet  em- 
barras ;  renvoyez  les  affaires  des  particuliers 
aux  juges  ordinaires  :  ne  faites  que  ce  que  nul 

Yar.  —  *  Livre  xxm. 


autre  ne  peut  faire  pour  vous  soulager;  vous 
ferez  alors  les  véritables  fonctions  du  roi. 

On  me  presse  encore  ,  disoit  Idoménée ,  de 
faire  certains  mariages.  Les  personnes  d'une 
naissance  distinguée  qui  m'ont  suivi  dans  toutes 
les  guerres ,  et  qui  ont  perdu  de  très-grands 
biens  en  me  servant ,  voudroient  trouver  une 
espèce  de  récompense  en  épousant  certaines 
filles  riches  ;  je  n'ai  qu'un  mot  à  dire  pour 
leur  procurer  ces  établissemens.  11  est  vrai , 
répondit  Mentor,  qu'il  ne  vous  en  coûteroit 
qu'un  mot  ;  mais  ce  mot  lui-même  vous  coû- 
teroit trop  cher.  Youdriez-vous  ôler  aux  pères 
et  aux  mères  la  liberté  et  la  consolation  de 
choisir  leurs  gendres,  et  par  conséquent  leurs 
héritiers  ?  Ce  seroit  mettre  toutes  les  familles 
dans  le  plus  rigoureux  esclavage  ;  vous  vous 
rendriez  responsable  de  tous  les  malheurs  do- 
mestiques de  vos  citoyens.  Les  mariages  ont 
assez  d'épines,  sans  leur  donner  encore  celte 
amertume.  Si  vous  avez  des  serviteurs  fidèles 
à  récompenser,  donnez-leur  des  terres  incultes; 
ajoutez-y  des  rangs  et  des  honneurs  propor- 
tionnés à  leur  condition  et  à  leurs  services; 
ajoutez-y  ,  s'il  le  faut ,  quelque  argent  pris  par 
vos  épargnes  sur  les  fonds  destinés  à  votre  dé- 
pense :  mais  ne  payez  jamais  vos  dettes  en 
sacritiant  les  filles  riches  malgré  leur  parenté. 

Idoménée  passa  bientôt  de  celle  question 
à  une  autre.  Les  Sybarites ,  disoit-il ,  se  plai- 
gnent de  ce  que  nous  avons  usurpé  des  terres 
qui  leur  appartiennent ,  et  de  ce  que  nous  les 
avons  données  ,  comme  des  champs  à  défricher, 
aux  étrangers  que  nous  avons  attirés  depuis  peu 
ici.  Céderai-je  à  ces  peuples?  Si  je  le  fais, 
chacun  croira  qu'il  n'a  qu'à  former  des  pré- 
tentions sur  nous.  Il  n'est  pas  juste,  répondit 
Mentor  ,  de  croire  les  Sybarites  dans  leur 
propre  cause;  mais  il  n'est  pas  juste  aussi  de 
vous  croire  dans  la  vôtre.  Qui  croirons-nous 
donc?  repartit  Idoménée.  Il  ne  faut  croire, 
poursuivit  Mentor ,  aucune  des  deux  parties , 
mais  il  faut  prendre  pour  arbitre  un  peuple 
voisin  qui  ne  soit  suspect  d'aucun  côté  :  tels 
sont  les  Sipontins  ;  ils  n'ont  aucun  intérêt  con- 
traire aux  vôtres. 

Mais  suis-je  obligé,  répondoit  Idoménée,  à 
croire  quelque  arbitre?  ne  suis-je  pas  roi  ?  Un 
souverain  est-il  obligé  à  se  soumettre  à  des  étran- 
gers sur  l'étendue  de  sa  domination?  Mentor 
reprit  ainsi  le  discours  .  Puisque  vous  voulez 
tenir  ferme  ,  il  faut  que  vous  jugiez  que  votre 
droit  est  bon  :  d'un  autre  côté,  les  Sybarites 
ne  relâchent  rien  ;  ils  soutiennent  que  leur 
droit  est  certain.  Dans  cette  opposition  de  sen- 


(XXIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVII. 


553 


timens  ,  il  faut  qu'un  arbitre,  clioisi  par  les 
parties,  vous  accommode,  ou  que  le  sort  des 
armes  décide  ;  il  n'y  a  point  de  milieu.  Si  vous 
entriez  dans  une  réj)ublique  où  il  n'y  eût  ni 
magistrats  ni  juges,  et  où  chaque  famille  se 
crût  en  droit  de  se  faire  justice  à  elle-même  , 
par  la  violence,  sur  toutes  ses  prétentions  con- 
tre ses  voisins ,  vous  déploreriez  le  malheur 
d'une  telle  nation ,  et  vous  auriez  horreur  de 
cet  affreux  désordre,  où  toutes  les  familles  s'ar- 
meroient  les  unes  contre  les  autres.  Croyez- 
vous  que  les  dieux  regardent  avec  moins  d'hor- 
reur le  monde  entier ,  qui  est  la  république 
universelle  ,  si  chaque  peuple,  qui  n'y  est  que 
comme  une  grande  famille ,  se  croit  en  plein 
droit  de  se  faire  ,  par  violence ,  justice  à  soi- 
même  ,  sur  toutes  ses  prétentions  contre  les  au- 
tres peuples  voisins?  Un  particulier  qui  pos- 
sède un  champ,  comme  l'héritage  de  ses  ancê- 
tres, ne  peut  s'y  maintenir  que  par  l'autorité 
des  lois  et  par  le  jugement  du  magistrat  ;  il 
seroit  très-sévèrement  puni  comme  un  sédi- 
tieux, s'il  vouloit  conserver  par  la  force  ce  que 
la  justice  lui  adonné.  Croyez-vous  que  les  rois 
puissent  employer  d'abord  la  violence  pour  sou- 
tenir leurs  {)rétentions,  sans  avoir  tenté  toutes 
les  voies  de  douceur  et  d'humanité?  La  justice 
n'est-elle  pas  encore  plus  sacrée  et  plus  inviola- 
ble pour  les  rois,  par  rapport  à  des  pays  entiers, 
que  pour  les  familles  ,  par  rapport  à  quelques 
champs  labourés?  Sera-t-on  injuste  et  ravis- 
seur, quand  on  ne  prend  que  quelques  arpens 
de  terre?  sera-t-on  juste,  sera-t-on  héros, 
quand  on  prend  des  provinces?  Si  on  se  prévient, 
si  on  se  flatte ,  si  on  s'aveugle  dans  les  petits  in- 
térêts de  particuliers ,  ne  doit-on  pas  encore 
plus  craindre  de  se  flatter  et  de  s'aveugler  sur 
les  grands  intérêts  d'Etat  ?  Se  croira-t-on  soi- 
même  dans  une  matière  où  l'on  a  tant  de  rai- 
sons de  se  défier  de  soi?  ne  craindra-t-on  point 
de  se  tromper,  dans  des  cas  où  l'erreur  d'un 
seul  homme  a  des  conséquenses  affreuses?  L'er- 
reur d'un  roi  qui  se  flatte  sur  ses  prétentions 
cause  souvent  des  ravages,  des  famines,  des 
massacres  ,  des  pestes  ,  des  dépravations  de 
raœuis.  dont  les  effets  funestes  s'étendent  jus- 
que dans  les  siècles  les  plus  reculés.  Un  roi 
qui  assemble  toujours  tant  de  flatteurs  autour 
de  lui ,  ne  craindra-t-il  point  d'être  flatté  en  ces 
occasions?  S'il  convient  de  quelque  arbitre  pour 
ternnner  le  diiférend ,  il  montre  son  équité  ,  sa 
bonne  foi,  sa  modération.  Il  publie  les  solides 
raisons  sur  lesquelles  sa  cause  est  fondée.  L'ar- 
bitre choisi  est  un  médiateur  amiable ,  et  non 
un  juge  de  rigueur.  On  ne  se  soumet  pas  aveu- 


glément à  ses  décisions;  mais  on  a  pour  lui 
une  grande  déférence  :  il  ne  prononce  pas  une 
sentence  en  juge  souverain  ;  mais  il  fait  des 
propositions ,  et  on  sacrifie  quelque  chose  par 
ses  conseils  ,  pour  conserver  la  paix.  Si  la 
guerre  vient,  malgré  tous  les  soins  qu'un  roi 
prend  pour  conserver  la  paix  ,  il  a  du  moins 
pour  lui  le  témoignage  de  sa  conscience,  l'es- 
time de  ses  voisins ,  et  la  juste  protection  des 
dieux.  Idoménéc ,  touché  de  ce  discours,  con- 
sentit que  les  Sipontins  fussent  médiateurs  en- 
tre lui  et  les  Sybarites. 

Alors  le  Roi ,  voyant  que  tous  les  moyens  de 
retenir  les  deux  étrangers  lui  échappoient  , 
essaya  de  les  arrêter  par  un  lien  plus  fort.  II 
avoit  remarqué  que  Télémaque  aimoit  Antiope  ; 
et  il  espéra  de  le  prendre  par  celte  passion. 
Dans  cette  vue,  il  la  fit  chanter  plusieurs  fois 
pendant  des  festins.  Elle  le  fit  pour  ne  désobéir 
pas  à  son  père,  mais  avec  tant  de  modestie  et  de 
tristesse  ,  qu'on  voyoit  bien  la  peine  qu'elle 
souifroit  en  obéissant.  Idoménée  alla  jusqu'à 
vouloir  qu'elle  chantât  la  victoire  remportée 
sur  les  Dauniens  et  sur  Adraste  :  mais  elle  ne 
put  se  résoudre  à  chanter  les  louanges  de  Télé- 
maque ;  elle  s'en  défendit  avec  respect ,  et  son 
père  n'osa  la  contraindre.  Sa  voix  douce  et 
touchante  pénétroit  le  cœur  du  jeune  fils  d'U- 
lysse; il  étoit  tout  ému.  Idoménée,  qui  avoit 
les  yeux  attachés  sur  lui  ,  jouissoit  du  plaisir 
de  remarquer  son  trouble.  Mais  Télémaque  ne 
faisoit  pas  semblant  d'apercevoir  les  desseins 
du  Roi  ;  il  ne  pouvoit  s'empêcher,  eu  ces  occa- 
sions ,  d'être  fort  touché  ;  mais  la  raison  étoit 
en  lui  au-dessus  du  sentiment;  et  ce  n'étoit 
plus  ce  même  Télémaque  qu'une  passion  tyran- 
nique  avoit  autrefois  captivé  dans  l'île  de  Ca- 
lypso.  Pendant  qu'Antiope  chantoit,  il  gardoit 
un  profond  silence;  dès  qu'elle  avoit  fini ,  il  se 
hâtoit  de  tourner  îa  conversation  sur  quelque 
autre  matière. 

Le  Roi ,  ne  pouvant  par  celte  voie  réussir 
dans  son  dessein,  prit  enfin  la  résolution  de 
faire  une  grande  chasse ,  dont  fl  voulut ,  contre 
la  coutume,  donner  le  plaisir  à  sa  fille.  Antiope 
pleura,  ne  voulant  point  y  aller;  mais  il  fallut 
exécuter  l'ordre  absolu  de  son  père.  Elle  monte 
un  cheval  écumant,  fougueux,  et  semblable  à 
ceux  que  Castor  domptoit  pour  les  combats  : 
elle  le  conduit  sans  peine  ;  une  troupe  de  jeunes 
filles  la  suit  avec  ardeur;  elle  paroîtau  milieu 
d'elles  comme  Diane  dans  les  forêts.  Le  Roi  la 
voit,  et  il  ne  peut  se  lasser  de  la  voir  ;  en  la 
voyant,  il  oublie  tous  ses  malheurs  passés.  Té- 
lémaque la  voit  aussi ,  et  il  est  encore  plus  tou- 


554 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XYII. 


(XXIII) 


ché  de  la  modestie  d' Anliope,  que  de  son  adresse 
et  de  toutes  ses  grâces. 

Les  chiens  poursuivoient  un  sanglier  d'une 
grandeur  énorme ,  et  furieux  comme  celui  de 
Calydon  :  ses  longues  soies  étoient  dures  et 
hérissées  comme  des  dards;  ses  yeux  élincelans 
étoieot  pleins  de  sang  et  de  feu;  son  souffle  se 
faisoit  entendre  de  loin  ,  comme  le  bruit  sourd 
des  \ents  séditieux,  quand  Eole  les  rappelle 
dans  son  antre  pour  apaiser  les  tempêtes  ;  ses 
défenses,  longues  et  crochues  comme  la  faux 
tranchante  des  moissonneurs,  coupoient  le  tronc 
des  arbres.  Tous  les  chiens  qui  osoient  en  ap- 
procher étoient  déchirés;  les  plus  hardis  chas- 
seurs ,  en  le  poursuivant ,  craignoient  de  l'at- 
teindre. Antiope  ,  légère  à  la  course  comme  les 
vents  ,  ne  craignit  point  de  l'attaquer  de  près  ; 
elle  lui  lance  un  trait  qui  le  perce  au-dessus  de 
l'épaule.  Le  sang  de  l'animal  farouche  ruisselle, 
et  le  rend  plus  furieux;  il  se  tourne  vers  celle 
qui  l'a  blessé.  Aussitôt  le  cheval  d' Antiope , 
malgré  sa  fierté,  frémit  et  recule  ;  le  sanglier 
monstrueux  s'élanr-e  contre  lui.  semblable  aux 
pesantes  machines  qui  ébranlent  les  murailles 
des  plus  fortes  villes.  Le  coursier  chancelle,  et 
est  abattu  ;  Antiope  se  voit  par  terre,  hors  d'état 
d'éviter  le  coup  fatal  de  la  défense  du  sanglier 
animé  contre  elle.  Mais  Télémaque,  attentif  au 
danger  d" Antiope  ,  étoit  déjà  descendu  de  che- 
val. Plus  prompt  que  les  éclairs  ,  il  se  jette 
entre  le  cheval  abattu  et  le  sanglier  qui  revient 
pour  venger  son  sang  ;  il  tient  dans  ses  mains 
un  long  dard,  et  l'enfonce  presque  tout  entier 
dans  le  flanc  de  l'horrible  animal ,  qui  tombe 
plein  de  rage. 

A  l'instant  Télémaque  en  coupe  la  hure  ,  qui 
fait  encore  peur  quand  on  la  voit  de  près ,  et 
qui  étonne  tous  les  chasseurs.  Il  la  présente  à 
Antiope  :  elle  en  rougit;  elle  consulte  des  veux 
son  père,  qui,  après  avoir  été  saisi  de  frayeur, 
est  transporté  de  joie  de  la  voir  hors  du  péril, 
et  lui  fait  signe  qu'elle  doit  accepter  ce  don.  Eu 
le  prenant ,  elle  dit  à  Télémaque  :  Je  reçois  de 
vous  avec  reconnoissance  un  autre  don  plus 
grand  ,  car  je  vous  dois  la  vie.  A  peine  eut-elle 
parlé ,  qu'elle  craignit  d'avoir  trop  dit  ;  elle 
baissa  les  yeux  ;  et  Télémaque  ,  qui  vit  son  em- 
barras, n'osa  lui  dire  que  ces  paroles  .  Heu- 
reux le  fils  d'Ulysse  d'avoir  conservé  une  vie 
si  précieuse!  mais  plus  heureux  encore  s'il 
pou  voit  passer  la  sienne  auprès  de  vous  !  An- 
tiope ,  sans  lui  répondre ,  rentra  brusquement 
dans  la  troupe  de  ses  jeunes  compagnes,  oii 
elle  remonta  à  cheval. 

Idoménée  auroit ,  dès  ce  moment,  promis  sa 


fille  à  Télémaque  ;  mais  il  espéra  d'enflammer 
davantage  sa  passion  en  le  laissant  dans  l'incer- 
titude ,  et  crut  même  le  retenir  encore  àSa- 
lente  par  le  désir  d'assurer  son  mariage.  Ido- 
ménée raisonnoit  ainsi  en  lui-même  ;  mais  les 
dieux  se  jouent  de  la  sagesse  des  hommes.  Ce 
qui  devoit  retenir  Télémaque  fut  précisément 
ce  qui  le  pressa  de  partir  :  ce  qu'il  commençoit 
à  sentir  le  mit  dans  une  juste  défiance  de  lui- 
même.  Mentor  redoubla  ses  soins  pour  lui  ins- 
pirer un  désir  impatient  de  s'en  retourner  à 
Ithaque  ;  et  il  pressa  en  même  temps  Idoménée  ' 
de  le  laisser  partir  :  le  vaisseau  étoit  déjà  prêt. 
Car  Mentor,  qui  régloit  tous  les  moments  de  la 
vie  de  Télémaque,  pour  l'élever  à  la  plus  haute 
gloire ,  ne  l'arrêtoit  en  chaque  lieu  ^  qu'autant 
qu'il  le  falloit  pour  exercer  sa  vertu,  et  pour  lui 
faire  acquérir  de  l'expérience.  Mentor  avoit  eu 
soin  de  faire  préparer  le  vaisseau  dès  l'arrivée 
de  Télémaque. 

Mais  Idoménée ,  qui  avoit  eu  beaucoup  de 
répugnance  à  le  voir  préparer,  tomba  dans  une 
tristesse  mortelle,  et  dans  une  désolation  à  faire 
pitié,  lorsqu'il  vit  que  ses  deux  hôtes,  dont  il 
avoit  tiré  tant  de  secours ,  alloient  l'abandon- 
ner. Il  se  renfermoit  dans  les  lieux  les  plus  se- 
crels  de  sa  maison  :  là  il  soulageoit  son  cœur 
en  poussant  des  gérnissemens  et  en  versant  des 
larmes  ;  il  oublioit  le  besoin  de  se  nourrir  :  le 
sommeil  n'adoucissoit  plus  ses  cuisantes  peines  ; 
il  se  désséchoit ,  il  se  consumoit  par  ses  mquié- 
tudes.  Semblable  à  un  grand  arbre  qui  cou- 
vre la  terre  de  l'ombre  de  ses  rameaux  épais , 
et  dont  un  ver  commence  à  ronger  la  tige  dans 
les  canaux  déliés  où  la  sève  coule  pour  sa  nour- 
riture; cet  arbre,  que  les  vents  n'ont  jamais 
ébranlé ,  que  la  terre  féconde  se  plaît  à  nourrir 
dans  son  sein  ,  et  que  la  hache  du  laboureur  a 
toujours  respecté  - ,  ne  laisse  pas  de  languir 
sans  qu'on  puisse  découvrir  la  cause  de  son 
mal  ;  il  se  flétrit ,  il  se  dépouille  de  ses  feuilles 
qui  sont  sa  gloire';  il  ne  montre  plus  qu'un 
tronc  couvert  d'une  écorce  entr' ouverte  ,  et  des 
branches  sèches  :  tel  parut  Idoménée  dans  sa 
douleur. 

Télémaque  attendri  n'osoit  lui  parler  :  il 
craignoit  le  jour  du  départ ,  il  cherchoit  des 
prétextes  pour  le  retarder;  et  il  seroit  demeuré 
long-temps  dans  cette  incertitude,  si  Mentor 


Var.  —  ^  A  la  place  de  ce  qui  précède  ,  depuis  l'alinéa 
Iiloir.eiiée,  qui  craignoil,  etc.  p.  552,  on  lit  seulement  ce 
qui  suit  dans  l'original  :  Ces  paroles  euflammèi-eiU  le  lœur 
de  Télémaque  d'un  désir  inipalient  de  s"eu  relouriier  a  Itha- 
que :  il  pressa  Idoménée  de  le  laisser  partir,  etc.  Le  reste 
est  ajouté  dans  b.  —  ^  la  hache  du  laboureur  n'a  jamais 
frappé.  A.  —  '  qui  sont  sa  gloire  et  ses  ornemens.  A 


(XXIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVII. 


555 


ne  lui  eût  dit  :  Je  suis  bien  aise  de  vous  voir  si 
change.  Vous  étiez  né  dur  et  hautain  ;  '  votre 
cœur  ne  se  laissoit  toucher  que  de  a^os  commo- 
dités et  de  vos  intérêts  ;  mais  vous  êtes  enlln 
devenu  homme,  et  vous  commencez,  par  l'ex- 
périence de  vos  maux  ,  à  compatir  à  ceux  des 
autres.  Sans  cette  compassion,  on  n'a  ni  bonté, 
ni  vertu,  ni  capacité  pour  gouverner  les  hom- 
mes :  mais  il  ne  faut  pas  la  pousser  trop  loin, 
ni  tomber  dans  une  amitié  foible.  Je  parlerois 
volontiers  à  Idoménée  pour  le  faire  consentir  à 
notre  départ,  et  je  vous  épargnerois  l'embarras 
d'une  conversation  si  fâcheuse  ;  mais  je  ne 
veux  point  que  la  mauvaise  honte  et  la  timi- 
dité- dominent  votre  cœur.  11  faut  que  vous 
vous  accoutumiez  à  mêler  le  courage  et  la  fer- 
meté avec  une  amitié  tendre  et  sensible.  Il  faut 
craindre  d'affliger  les  hommes  sans  nécessité  ; 
il  faut  entrer  dans  leur  peine,  quand  on  ne  peut 
éviter  de  leur  en  faire,  et  adoucir  le  plus  qu'où 
peut  le  coup  qu'il  est  impossible  de  leur  épar- 
gner entièrement.  C'est  pour  chercher  cet  adou- 
cissement, répondit  Télémaque,  que  j'aimerois 
mieux  qu'Idoménée  apprit  notre  départ  par 
vous  que  par  moi. 

Mentor  lui  dit  aussitôt  :  Vous  vous  trompez, 
mon  cher  Télémaque  ;  vous  êtes  né  comme  les 
enfans  des  rois  nourris  dans  la  pourpre  ,  qui 
veulent  que  tout  se  fasse  à  leur  mode,  et  que 
toute  la  nature  obéisse  à  leurs  volontés  ,  mais 
qui  n'ont  la  force  de  résister  à  personne  en  face. 
Ce  n'est  pas  qu'ils  se  soucient  des  hommes,  ni 
qu'ils  craignent  par  bonté  de  les  affliger;  mais 
c'est  que,  pour  leur  propre  commodité,  ils  ne 
veulent  point  voir  autour  d'eux  des  visages 
tristes  et  mécontens.  Les  peines  et  les  misères 
des  hommes  ne  les  touchent  point ,  pourvu 
qu'elles  ne  soient  pas  sous  leurs  yeux  ;  s'ils  en 
entendent  parler,  ce  discours  les  importune  et 
les  attriste.  Pour  leur  plaire,  il  faut  toujours 
dire  que  tout  va  bien  :  et  pendant  qu'ils  sont 
dans  leurs  plaisirs,  ils  ne  veulent  rien  voir  ni 
entendre  qui  puisse  interrompre  leurs  joies. 
Faut-il  reprendre,  corriger,  détromper  quel- 
qu'un, résister  aux  prétentions  et  aux  passions 
injustes  d'un  homme  importun  ;  ils  en  donne- 
ront toujours  la  commission  à  quelque  autre 
personne  :  plutôt  que  de  parler  eux-mêmes 
avec  une  douce  fermeté  dans  ces  occasions,  ils 
se  laisseroient  plutôt  arracher  les  grâces  les  plus 
injustes  ;  ils  gâteroient  leurs  aflaires  les  plus 
importantes,  faute  de  savoir  décider  contre  le 
sentiment  de  ceux  auxquels  ils  ont  affaire  tous 

Var.  —  '  ne  vous  laissant  loucher.  A.  —  ^  la  facililé.  A. 


les  jours.  Cette  foiblesse  qu'on  sent  en  eux,  fait 
que  chacun  ne  songe  qu'à  s'en  prévaloir  :  on 
les  presse,  on  les  importune,  on  les  accable,  et 
on  réussit  en  les  accablant.  D'abord  on  les  flatte 
et  on  les  encense  pour  s'insinuer  ;  mais  dès 
qu'on  est  dans  leur  confiance,  et  qu'on  est  au- 
près d'eux  dans  des  emplois  de  quelque  auto- 
rité, on  les  mène  loin,  on  leur  impose  le  joug  ; 
ils  en  gémissent,  ils  veulent  souvent  le  secouer  ; 
mais  ils  le  portent  toute  leur  vie.  Ils  sont  jaloux 
de  ne  paroitre  point  gouvernés,  et  ils  le  sont 
toujours  :  ils  ne  peuvent  même  se  passer  de 
l'être  ;  car  ils  sont  semblables  à  ces  foibles  tiges 
de  vigne  qui,  n'ayant  par  elles-mêmes  aucun 
soutien,  rampent  toujours  autour  du  tronc  de 
quelque  grand  arbre.  Je  ne  souff.'irai  point,  ô 
Télémaque,  que  vous  tombiez  dans  ce  défaut, 
qui  rend  un  homme  imbécile  pour  le  gouver- 
nement. Vous  qui  êtes  tendre  '  jusqu'à  n'oser 
parler  à  Idoménée,  vous  ne  serez  plus  touché 
de  ses  peines  dès  que  vous  serez  sorti  de  Sa- 
lente;  ce  n'est  point  sa  douleur  qui  vous  atten- 
drit, c'est  sa  présence  qui  vous  embarrasse. 
Allez  parler  vous-même  à  Idoménée  ;  appre- 
nez en  cette  occasion  à  être  tendre  et  ferme  tout 
ensemble  :  montrez-lui  votre  douleur  de  le 
quitter  ;  mais  montrez-lui  aussi  d'un  ton  déci- 
sif la  nécessité  de  votre  départ. 

Télémaque  n'osoit  ni  résister  à  Mentor,  ni 
aller  trouver  Idoménée  ;  il  étoit  honteux  de  sa 
crainte,  et  n'avoit  pas  le  courage  de  la  surmon- 
ter :  il  hésitoit  ;  il  faisoit  deux  pas,  et  revenoit 
incontinent  pour  alléguer  à  Mentor  quelque 
nouvelle  raison  de  différer.  Mais  le  seul  regard 
de  Mentor  lui  ôtoit  la  parole,  et  faisoit  dispa- 
roître  tous  ses  beaux  prétextes.  Est-ce  donc  là, 
disoit  Mentor  en  souriant ,  ce  vainqueur  des 
Dauniens,  ce  libérateur  de  la  grande  Hespérie, 
ce  fils  du  sage  Ulysse,  qui  doit  être  après  lui 
l'oracle  de  la  Grèce  !  Il  n'ose  dire  à  Idoménée 
qu'il  ne  peut  plus  retarder  son  retour  dans  sa 
patrie,  pour  revoir  son  père  !  0  peuples  d'Itha- 
que ,  combien  serez-vous  malheureux  un  jour, 
si  vous  avez  un  roi  que  la  mauvaise  honte  do- 
mine, et  qui  sacrifie  les  plus  grands  intérêts  à 
ses  foiblesses  sur  les  plus  petites  choses!  Voyez, 
Télémaque,  quelle  différence  il  y  a  entre  la 
valeur  dans  les  combats  et  le  courage  dans  les 
affaires  :  vous  n'avez  point  craint  les  armes 
d'Adraste,  et  vous  craignez  la  tristesse  d' Ido- 
ménée. A'oilà  ce  qui  déshonore  les  princes  qui 


Var.  —  1  Vous  qui  êtes  si  teiulre  pour  n'oser  parler  à 
Idoménée ,  vous  ne  serei  plus  louché  de  ces  maux ,  dés  que 
vous  serez  sorli  de  Salcnte  :  ce  n'est  point  sa  peine  qui  vous 
attendrit,  etc.  a. 


556 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVri. 


(XXIII) 


ont  fait  les  plus  grandes  actions  :  après  avoir 
paru  des  héros  dans  la  guerre,  ils  se  montrent 
les  derniers  des  hommes  dans  les  occasions 
communes,  où  d'autres  se  soutiennent  avec 
vigueur. 

Télémaque,  sentant  la  vérité  de  ces  paroles, 
et  piqué  de  ce  reproche  ,  partit  hrusquemeiit 
sans  s'écouter  lui-même.  Mais  à  peine  com- 
mença-t-il  à  paroître  dans  le  lieu  où  Idoménée 
étoit  assis,  les  yeux  baissés,  languissant  et  abattu 
de  tristesse,  qu'ils  se  craignirent  l'un  l'autre  ; 
ils  n'osoient  se  regarder  ;  ils  s'entendoient  sans 
se  rien  dire,  et  chacun  craignoit  que  l'autre  ne 
rompît  le  silence  :  ils  se  mirent  tous  deux  à 
pleurer.  Eniin  Idoménée,  pressé  d'un  excès  de 
douleur,  s'écria  :  A  quoi  sert  de  rechercher  la 
vertu,  si  elle  récompense  si  mal  ceux  qui  l'ai- 
ment ?  Après  m'avoir  montré  ma  faiblesse,  ou 
m'abandonne  !  hé  bien  !  je  vais  retomber  dans 
tous  mes  malheurs  :  qu'on  ne  me  parle  plus  de 
bien  gouverner  :  non,  je  ne  puis  le  faire  ;  je 
suis  las  des  hommes  !  Où  voulez-vous  aller, 
Télémaque  ?  Votre  père  n'est  plus  ;  vous  le 
cherchez  inutilement.  Ilhf.que  est  en  proie  à 
vos  ennemis  ;  ils  vous  feront  périr,  si  vous  y 
retourne/,.  Demeurez  ici  '  ;  vous  serez  mon 
gendre  et  mon  héritier  ;  vous  régnerez  après 
moi.  Pendant  ma  vie  même,  vous  aurez  ici 
un  pouvoir  absolu  ;  ma  confiance  en  vous  sera 
sans  bornes.  Que  si  vous  êtes  insensible  à  tous 
ces  avantages,  du  moins  laissez-moi  Mentor, 
qui  est  toute  ma  ressource.  Parlez  ;  répondez- 
moi  :  n'endurcissez  pas  votre  cœur  :  ayez  pitié 
du  plus  malheureux  de  tous  les  hommes.  Quoi  ! 
vous  ne  dites  rien  !  Ah  !  je  comprends  combien 
les  dieux  me  sont  cruels  ;  je  le  sens  encore 
plus  rigoureusement  qu'en  ('rcle,  lorsque  je 
perçai  mon  propre  tils. 

Enlîn  Télémaque  lui  répondit  d'une  voix 
troublée  et  timide  :  Je  ne  suis  point  à  moi  ;  les 
destinées  me  rappellent  dans  ma  patrie.  Men- 
tor, qui  a  la  sagesse  des  dieux,  m'ordonne  en 
leur  nom  de  partir.  Que  voulez-vous  que  je 
fasse  ?  Renoncerai-je  à  mon  père,  à  ma  mère, 
à  ma  patrie,  qui  me  doit  être  encore  plus  chère 
qu'eux?  Etant  né  pour  être  roi,  je  ne  suis  pas 
destiné  à  une  vie  douce  et  tranquille,  ni  à  suivre 
mes  inclinations.  -  Votre  royaume  est  plus  riche 
et  plus  puissant  que  celui  de  mon  père  ;  mais 
je  dois  préférer  ce  que  les  dieux  me  destinent, 
à  ce  que  vous  avez  la  bonté  de  m'oifrir.  Je  me 
croirois  heureux  si  j'avois  Antiope  pour  épouse, 

Var.  — 1  Demeurez  ici  ;  régnez  avec  ir.oi;  du  moins  Uiissez- 
moi,  etc.  A.  —  *  VoU-e  royaume..  ..  demande  pour  moi,  ni. 
A.  aj.  B. 


sans  espérance  de  votre  royaume  ;  mais,  pour 
m'en  rendre  digne,  il  faut  que  j'aille  où  mes 
devoirs  m'appellent,  et  que  ce  soit  mon  père 
qui  vous  la 'demande  pour  moi.  Ne  m'avez- 
vous  pas  promis  de  me  renvoyer  à  Ithaque  ? 
N'est-ce  pas  sur  cette  promesse  que  j'ai  com- 
battu pour  vous  contre  Adraste  avec  les  alliés? 
Il  est  temps  que  je  songe  à  réparer  mes  malheurs 
domestiques.  Les  dieux  ,  qui  m'ont  donné  à 
Mentor,  ont  aussi  donné  Menlorau  lils  d'Ulysse 
pour  lui  faire  remplir  ses  destinées.  Voulez- 
vous  que  je  perde  Mentor ,  après  avoir  perdu 
tout  le  reste  ?  Je  n'ai  plus  ni  biens,  ni  retraite, 
ni  père,  ni  mère,  ni  patrie  assurée  ;  il  ne  me  reste 
qu'un  homme  sage  et  vertueux,  qui  est  le  plus 
précieux  don  de  Jupiter  :  jugez  vous-même  si 
je  puis  y  renoncer,  et  '  consentir  qu'il  m'aban- 
donne. Non,  je  mourrois  plutôt.  Arrachez-moi 
la  vie  ;  la  vie  n'est  rien  :  mais  ne  m'arrachez 
pas  Mentor. 

A  mesure  que  Télémaque  parloit ,  sa  voix 
devenoit  plus  forte,  et  sa  timidité  disparoissoit. 
Idoménée  ne  savoit  que  répondre,  et  ne  pouvoit 
demeurer  d'accord  de  ce  que  le  fils  d'Ulysse 
lui  disoit.  Lorsqu'il  ne  pouvoit  plus  parler,  du 
moins  il  làchoit,  par  ses  regards  et  par  ses 
gesies,  de  faire  pitié.  Dans  ce  moment,  il  vit 
paroître  Mentor,  qui  lui  dit  ces  graves  paroles  : 
Ne  vous  affligez  point  :  nous  vous  quittons  ; 
mais  la  sagesse  qui  préside  aux  conseils  des  dieux 
denseurera  sur  vous  :  croyez  seulement  que 
vous  êtes  trop  heureux  que  Jupiter  nous  ait 
envoyés  ici  pour  sauver  votre  rovaume,  et  pour 
vous  ramener  de  vos  égaremens.  Philoclès , 
que  nous  vous  avons  rendu,  vous  servira  fidèle- 
ment :  la  crainte  des  dieux,  le  goût  de  la  vertu, 
l'amour  des  peuples,  la  compassion  pour  les 
misérables ,  seront  toujours  dans  son  cœur. 
Ecoutez-le ,  servez-vous  de  lui  avec  confiance 
et  sans  jalousie.  Le  plus  grand  service  que  vous 
puissiez  en  tirer  est  de  l'obliger  à  vous  dire  tous 
vos  défauts  sans  adoucissement.  Voilà  en  quoi 
consiste  le  plus  grand  courage  d'un  bon  roi , 
que  de  chercher  de  vrais  amis  qui  lui  fassent 
remarquer  ses  fautes.  Pourvu  que  vous  ayez 
ce  com'age,  notre  absence  ne  vous  nuira  point, 
et  vous  vivrez  heureux  :  mais  si  la  flatterie,  qui 
se  glisse  comme  un  serpent,  retrouve  un  che- 
min jusqu'à  votre  cœur,  pour  vous  mettre  en 
défiance  contre  les  conseils  désintéressés,  vous 
êtes  perdu.  Ne  vous  laissez  point  abattre  molle- 
ment à   la   douleur  ;    mais    efforcez-vous  de 


Yar.  —  1  el  ir.'abanJonuor  U  moi-mt^mc.  Non ,  je  mour- 
rois plutôt.  Arrachez-moi  la  vie;  ce  n'est  ricu  :  mais,  etc.  A. 


(XXIII) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVtlI. 


357 


suivre  la  vertu.  J'ai  dit  à  Philoclès  tout  ce  qu'il 
doit  l'aire  pour  vous  soulager,  et  pour  n'abuser 
jamais  de  votre  confiance  ;  je  puis  vous  répondre 
de  lui  :  les  dieux  vous  l'ont  donné  comme  ils 
m'ont  donné  à  Télémaquc.  Chacun  doit  suivre 
courageusement  sa  destinée  ;  il  est  inutile  de 
s'affliger.  Si  jamais  vous  aviez  besoin  de  mon 
secours,  après  que  j'aurai  rendu  Télémaque  à 
son  père  et  à  son  pays,  je  revicudrois  vous  voir. 
Que  pourrois-je  faire  qui  me  donnât  un  plaisir 
plus  sensible  1  Je  ne  cherche  ni  biens  ni  auto- 
rité sur  la  terre  ;  je  ne  veux  qu'aider  ceux  qui 
cherchent  la  justice  et  la  vertu.  Pourrois-je 
oublier  jamais  la  confiance  et  l'amitié  que  vous 
m'avez  témoignée  ? 

A  ces  mots,  Idoméuée  fut  tout -à -coup 
changé  3  il  sentit  son  cœur  apaisé,  comme  Nep- 
tune de  son  trident  apaise  les  flots  en  courroux^ 
et  les  plus  noires  tempêtes  :  il  restoit  seulement 
en  lui  une  douleur  douce  et  paisible;  c'étoit 
plutôt  une  tristesse  et  un  sentiment  tendre , 
qu'une  vive  douleur.  Le  courage,  la  confiance, 
la  vertu,  l'espérance  du  secours  des  dieux, 
commencèrent  à  renaître  au  dedans  de  lui. 

Hé  bien  !  dit-il  ,  mon  cher  Mentor,  il  faut 
donc  tout  perdre  et  ne  point  se  décourager  !  Du 
moins  souvenez-vous  d'Idoménée  quand  vous 
serez  arrivés  à  Ithaque ,  oii  votre  sagesse  vous 
comblera  de  prospérités.  N'oubliez  pas  que  Sa- 
lente  fut  votre  ouvrage  ,  et  que  vous  y  avez 
laissé  un  roi  malheureux  qui  n'espère  qu'en 
vous.  Allez,  digne  lils  d'Ciysse;  je  ne  vous 
retiens  plus  ;  je  n'ai  garde  de  résister  aux 
dieux,  qui  m'avoient  prêté  un  si  grand  tré- 
sor. Allez  aussi ,  Mentor,  le  plus  grand  et  le 
plus  sage  de  tous  les  hommes  (si  toutefois  l'hu- 
manité peut  faire  ce  que  j'ai  vu  eu  vous,  et  si 
vous  n'êtes  point  une  divinité  sous  une  forme 
empruntée  pour  instruire  les  hommes  foibles 
et  ignorants),  allez  conduire  le  fils  d'Ulysse, 
plus  heureux  de  vous  avoir  que  d'être  le  vain- 
queur d'Adraste.  Allez  tous  deux  :  je  M'ose 
plus  parler ,  pardonnez  mes  soupirs.  Allez , 
vivez  ,  soyez  heureux  ensemble  -  ;  il  ne  me 
reste  plus  rien  au  monde ,  que  le  souvenir  de 
vous  avoir  possédés  ici.  0  beaux  jours  !  trop 
heureux  jours  !  jours  dont  je  n'ai  pas  assez 
connu  le  prix  !  jours  trop  rapidement  écoulés  ! 
vous  ne  reviendrez  jamais  !  jamais  mes  yeux 
ne  reverront  ce  qu'ils  voient  ! 

Mentor  prit  ce  moment  pour  le  départ  :  il 
endjrassa  Philoclès,  qui  l'arrosa  de  ses  larmes 
sans  pouvoir  parler.  Télémaque  voulut  prendre 

Var.  —  1  les  flols  soclilicii\.  A.  —  -  euseiiiLli;  ni.  A.  cj.  n. 


Mentor  par  la  main  pour  le  tirer  de  celle  d'Ido- 
ménée ;  mais  Idoméuée,  prenant  le  chemin  du 
port,  se  mit  entre  Mentor  et  Télémaque  :  il  les 
regardoit  :  il  gémissoit;  il  commençoit  des  pa- 
roles entrecoupées ,  et  n'en  pouvoit  achever 
aucune. 

Cependant  on  entend  des  cris  confus  sur  le 
rivage  couvert  de  matelots  :  on  tend  les  corda- 
ges *  ;  le  veut  favorable  se  lève.  Télémaque  et 
IMenlor,  les  larmes  aux  yeux,  prennent  congé 
du  Roi,  qui  les  tient  long-temps  serrés  entre  ses 
bras,  et  qui  les  suit  des  yeux  aussi  loin  qu'il  le 
peut. 


LIVRE  XVIII  \ 

Pendant  la  navigation,  Télémaque  s'entretient  avec  Mentor 
sur  les  principes  d'un  sage  gouvernement,  et  en  parti- 
culier sur  les  moyens  de  connoitre  les  hommes,  pour  les 
chercher  et  les  employer  selon  leurs  talens.  Pendant  cet 
entretien ,  le  cahiie  de  la  mer  les  oblige  k  relâcher  dans 
une  i!e  où  Ulysse  venoit  d'aborder.  Télémaque  le  ren- 
contre, et  lui  parle  sans  le  reconnoitre:  mais,  après  l'avoir 
vu  s'embarquer,  il  ressent  un  trouble  secret  dont  il  ne  peut 
concevoir  la  cause.  Mentor  la  lui  explique,  et  l'assuro 
qu'il  rejoindra  bientôt  son  père  :  puis  il  éprouve  encore 
sa  patience,  en  refardant  son  départ,  pour  faire  un  sacri- 
fice à  Minerve.  Enfin  la  déesse  elle-même ,  cachée  sous 
la  figure  de  .Mentor,  reprend  sa  forme ,  et  se  fait  con- 
noitre. Elle  donne  à  Télémaque  ses  dernières  instruc- 
tions ,  et  disparoit.  .\iors  Télémaque  se  hâte  de  partir, 
et  arrive  à  Ithaque,  où  il  retrouve  son  père  chez  le  fidèle 
Eumée. 

DÉJÀ  les  voiles  s'enflent,  '  on  lève  les  ancres; 
la  terre  semblent  s'enfuir.  Le  pilote  expéri- 
menté aperçoit  de  loin  la  montagne  de  Leu- 
cate,  dont  la  tête  se  cache  dans  un  tourbillon 
de  frimas  glacés,  et  les  monts  Acrocérauniens , 
qui  montrent  encore  un  front  orgueilleux  au 
ciel ,  après  avoir  été  si  souvent  écrasés  par  la 
foudre. 

Pendant  cette  navigation  ,  Télémaque  disoit 
à  Mentor  :  Je  crois  maintenant  concevoir  les 
maximes  de  gouvernement  que  vous  m'avez 
expliquées.  D'abord  elles  me  paroissoient 
comme  un  songi;:  mais  peu  à  peu  elles  se  dé- 
mêlent dans  mon  esprit,  et  s'y  présentent  clai- 
rement  :   comme    tous   les    objets   paroissont 

Var.  —  '  ou  lond  les  cordages;  on  ti-vo  les  voilos  ;  lo  vont 
favorable  commciiciî  ii  los  cnller.  TolOiiiaqtie  et  Mentor  oal 
pris  coiiRi'  du  Uoi ,  qui  les  acconipagnOs  jusques  au  poit,  et 
ciui  les  suit  dos  youx.  a.  —  ^  Liviîe  xxiv.  —  3  Cependant 

0!i  love  les  ancros.  A.   Cepemiaul  les  Vdiles  s'eiiflcul Le 

pilc.te  o\porinicn(é  apen.uit  déjii  de  loin,  etc.  c. 


)8 


TELÉMAQUE.  LIVRE  XYIII. 


(XXIV) 


sombres  et  en  confusion ,  le  matin ,  aux  pre- 
mières lueurs  de  l'aurore;  mais  ^  ensuite  ils 
semblent  sortir  comme  d'un  chaos,  quand  la 
lumière,  qui  croit  insensiblement,  ^  leur  rend, 
pour  ainsi  dire,  leurs  figures  et  leurs  couleurs 
naturelles.  Je  suis  très-persuadé  que  le  point 
essentiel  du  gouvernement  est  de  bien  discer- 
ner les  différents  caractères  d'esprits,  pour  les 
choisir  et  pour  ^  les  appliquer  selon  leurs  ta- 
lens;  mais  il  me  reste  à  savoir  comment  on 
peut  se  connoître  en  hommes. 

Alors  Mentor  lui  répondit  :  Il  faut  étudier 
les  hommes  pour  les  connoître  ;  et  pour  les 
connoître  il  en  faut  voir  souvent,  et  traiter 
avec  eux.  Les  rois  '*  doivent  converser  avec 
leurs  sujets,  les  faire  parler,  les  consulter, 
les  éprouver  par  de  petits  emplois  dont  ils 
leur  fassent  rendre  compte ,  pour  voir  s'ils 
sont  capables  de  plus  hautes  fondions.  Com- 
ment est-ce  ,  mon  cher  Télémaque  ,  que  \ous 
avez  appris  ,  à  Ithaque  ,  à  vous  connoître  en 
chevaux  ?  c'est  à  force  d'en  voir  et  de  remar- 
quer leurs  défauts  et  leurs  perfections  avec 
des  gens  expérimentés.  Tout  de  môme,  parlez 
souvent  des  bonnes  et  des  mauvaises  qualités 
des  hommes,  avec  d'autres  hommes  sages  et 
vertueux  ,  qui  aient  long-temps  étudié  leurs 
caractères  ;  vous  apprendrez  insensiblement 
comment  ils  sont  faits,  et  ce  qu'il  est  permis 
d'en  attendre.  Qu'est-ce  qui  vous  a  appris  à 
connoître  les  bons  et  les  mauvais  poètes  ?  c'est  la 
fréquente  lecture  ,  et  la  réflexion  aveî  des  gens 
qui  avoient  le  goût  de  la  poésie.  Qu'est-ce  qui 
vous  a  acquis  du  discernement  sur  la  musique  ? 
c'est  la  même  application  à  observer  les  divers 
musiciens.  Comment  peut-on  espérer  de  bien 
gouverner  les  hommes  si  on  ne  les  connoit  pas? 
et  comment  les  connoîtra-t-on ,  si  on  ne  vit 
jamais  avec  eux  ?  Ce  n'est  pas  vivre  avec  eux, 
que  de  les  voir  tous  en  public  ,  où  l'on  ne  dit 
de  part  et  d'autre  que  des  choses  indilVérentes 
et  préparées  avec  art  :  il  est  question  de  les  voir 
en  particulier,  de  tirer  du  fond  de  leurs  cœurs  '^ 
toutes  les  ressources  secrètes  qui  y  sont ,  de  les 
tàter  de  tous  côtés,  de  les  sonder  ®  pour  décou- 
vrir leurs  maximes.  Mais  ,  pour  bien  juger  des 
hommes,  il  faut  commencer  par  savoir  ce  qu'ils 
doivent  êtie  ;  il  faut  savoir  ce  que  c'est  que  vrai 
et  solide  mérite,  pour  discerner  ceux  qui  en  ont 
d'avec  ceux  qui  n'en  ont  pas. 


Var.  —  1  et  qu'ciisuilc.  A.  —  -  Us  (lislinjiue,  fl  loui-  iPiul 
leurs  ctmliMU's  iiiiliiiellos.  A.  —  ^  pour  m.  A.  aj.  li.  —  ^  il 
en  faut  viiir,  l'I  traiter  avec  eu^.  Ceuv  qui  [;ouverueiit  floi- 
veiil ,  etc.  A.  —  ^  leur  cœur.  A.  —  ^  Je  souder  leurs  maxi- 
mes. A. 


'  On  ne  cesse  de  parler  de  vertu  et  de  mérite, 
sans  savoir  ce  que  c'est  précisément  que  le 
mérite  et  la  vertu.  Ce  ne  sont  que  de  beaux 
noms,  que  des  termes  vagues  ,  pour  la  plupart 
des  hommes,  qui  se  font  honneur  d'en  parler 
à  toute  heure.  Il  faut  avoir  des  principes  cer- 
tains de  justice,  de  raison,  de  vertu,  pour  con- 
noître ceux  qui  sont  raisonnables  et  vertueux. 
Il  faut  savoir  les  maximes  d'un  bon  et  sage 
gouvernement,  pour  connoître  les  hommes  qui 
ont  ces  maximes,  et  ceux  qui  s'en  éloignent  par 
une  fausse  subtilité.  En  un  mot ,  pour  mesurer 
plusieurs  corps  ,  il  faut  avoir  une  mesure  fixe  ; 
pour  juger,  il  faut  tout  de  même  avoir  des 
principes  constants  auxquels  tous  nos  jugemens 
se  réduisent  -.  Il  faut  savoir  précisément  quel  est 
le  but  de  la  vie  humaine,  et  quelle  fin  on  doit  se 
proposer  en  gouvernant  les  hommes.  Ce  but 
unique  et  essentiel  est  de  ne  vouloir  jamais 
l'autorité  et  la  grandeur  pour  soi  ;  '  car  cette 
recherche  ambitieuse  n'iroit  qu'à  satisfaire  un 
orgueil  tyranniquc  :  mais  ou  doit  se  sacrifier, 
d:\ns  les  peines  infinies  du  gouvernement,  pour 
rendre  les  hommes  bons  et  heureux.  Autrement 
on  marche  à  tâtons  et  au  hasard  pendant  toute 
la  vie  :  on  va  comme  un  navire  en  pleine  mer, 
qui  n'a  point  de  pilote,  qui  ne  consulte  point 
les  astres,  et  à  qui  toutes  les  côtes  voisines  sont 
inconnues:  il  ne  peut  faire  que  naufrage. 

Souvent  les  princes,  faute  de  savoir  en  quoi 
consiste  la  vraie  vertu,  ne  savent  point  ce  qu'ils 
doivent  chercher  dans  les  hommes.  La  vraie 
vertu  a  pour  eux  quelque  chose  d'àpre  *  ;  elle 
leur  paroît  trop  austère  et  indépendante  ;  elle 
les  eiïraie  et  les  aigrit  :  ils  se  tournent  vers 
la  flatterie.  Dès  lors  ils  ne  peuvent  plus  trouver 
ni  de  sincérité  ni  de  vertu  "'  ;  dès  lors  ils  cou- 
rent après  un  vain  fantôme  de  fausse  gloire, 
qui  les  rend  indigues  de  la  véritable.  Ils  s'ac- 
coutument bientôt  à  croire  qu'il  n'y  a  point  de 
vraie  vertu  sur  la  terre  .  car  les  bons  connois- 
sent  bien  les  méchants;  mais  les  méchants  ne 
connoissent  point  les  bons,  et  ne  peuvent  pas 
croire  qu'il  y  en  ait.  De  tels  princes  ne  savent 
que  se  défier  de  tout  le  monde  également  :  ils 
se  cachent;  ils  se  renferment;  ils  sont  jaloux 
sur  les  moindres  choses;  ils  ci^aignent  les  hom- 
mes ,  et  se  font  craindre  d'eux  ^.  Ils  fuient  la 
lumière;  ils  n'osent  paroitre  dans  leur  naturel. 


Var. —  '  On  ue  eesso ;i   toute  heure,  m.  A.  fij.  B.  — 

-  au\(|uels  tout  se  nkluise.  A  —  ^  pour  soi  ,  ce  qui  ne  va  qu'à 
satisfaire  un  orgueil   tyranniquc;  mais  a  se  sacrilier,  de.  A. 

—  'quelque  cliese  d'àpre,  d'austère  cl  d'indépendaul  qui 
les  effraie  :  ils  se  tournent ,  etc.  A.  —  ^  ni  île  vertu,  ils  s'ac- 
coulument  à  croire  qu'il  n'y  en  a  point  de  vraie  sur  la  terre. 
A.  —  *  et  se  font  craindre  d'eux,  m.  a.  oJ.  b. 


(XXIV) 


TÉLÉMAQL'E.  LTVRE  XVIII. 


5?i9 


Quoiqu'ils  ne  \euillent  point  être  connus,  ils 
ne  laissent  pas  de  l'être;  car  la  curiosité  ma- 
ligne de  leurs  sujets  pénètre  et  devine  tout. 
Mais  ils  ne  connoissenl  personne  :  les  gens  in- 
téressés qui  les  obsèdent  sont  ravis  de  les  voir 
inaccessibles  '.  Un  roi  inaccessible  aux  hommes 
l'est  aussi  à  la  vérité  :  on  noircit  par  d'infâmes 
rapports,  et  on  écarte  de  lui,  tout  ce  qui  pour- 
roit  lui  ouvrir  les  yeux.  Ces  sortes  de  rois  pas- 
sent leur  vie  dans  une  grandeur  sauvage  et  fa- 
rouche ;  ou  ,  craignant  sans  cesse  d'être  trom- 
pés ,  ils  le  sont  toujours  inévitablement ,  et 
méritent  de  l'être.  Dès  qu'on  ne  parle  qu'à 
un  petit  nombre  de  gens,  on  s'engage  à  re- 
cevoir toutes  leurs  passions  et  tous  leurs  pré- 
jugés -  :  les  bons  mêmes  ont  leurs  défauts  et 
leurs  préventions.  De  plus,  on  est  à  la  merci 
des  rapporteurs  ,  nation  basse  et  maligne  , 
qui  se  nourrit  de  venin,  qui  empoisonne  les 
choses  innocentes ,  qui  grossit  les  petites  ,  qui 
invente  le  mal  plutôt  que  de  cesser  de  nuire; 
qui  se  joue  ,  pour  son  intérêt,  de  la  défiance 
et  de  l'indigne  curiosité  d'un  prince  foible  et 
ombrageux. 

Connoissez  donc,  ô  mon  cher  Télémaque, 
connoissez  les  hommes  ;  examinez-les,  faites- 
les  ^  parler  les  uns  sur  les  autres  j  éprouvez-les 
peu  à  peu  ,  ne  vous  livrez  à  aucun.  Profilez  de 
■vos  expériences,  lorsque  vous  aurez  élé  trompé 
dans  vos  jugements  :  car  vous  serez  trompé 
quelquefois  ;  et  les  méchants  sont  trop  profonds 
pour  ne  pas  surprendre  les  bons  par  leurs  dé- 
guisements. Apprenez  par  là  à  ne  juger  promp- 
tement  de  personne  ni  en  bien  ni  en  mal  ;  l'un 
et  l'autre  est  très-dangereux  :  ainsi  vos  erreurs 
passées  vous  instruiront  très-utilement.  Quand 
vous  aurez  trouvé  des  talents  et  de  la  vertu  dans 
un  homme,  servez-vous-en  avec  confiance  :  car 
les  honnêtes  gens  veulent  qu'on  sente  leur 
droiture  ;  ils  aiment  mieux  de  l'estime  et  de  la 
confiauc-e,  que  des  trésors.  Mais  ne  les  gâtez 
pas  en  leur  donnant  un  pouvoir  sans  bornes  : 
tel  eût  été  toujouis  vertueux,  qui  ne  l'est  plus, 
parce  que  son  maître  lui  a  donné  trop  d'auto- 
rité et  trop  de  richesses.  Quiconque  est  assez 
aimé  des  dieux  pour  trouver  dans  tout  un 
royaume  deux  ou  trois  vrais  amis  ,  d'une  sa- 
gesse et  d'une  boulé  constante,  trouve  bientôt 
par  eux  d'autres  personnes  qui  leur  ressem- 
blent, pour  remplir  les  places  inférieures.  Par 
les  bons  auxquels  on  se  confie  ,  on  apprend  ce 


Var.  —  1  lie  les  voir  iiuicccssibles  ,  de  noircir  par  fl'iii- 
fàiiics  ropporls,  et  d'écDrUT  loul  ce  qui  pourroil  leur  ouvrir 
les  yeux.  Ils  pussent  leur  ^ie,  etc.  A.  —  ^  leurs  iin'jujjis.  Ou 
est  à  la  merci,  etc.  A.  —  ^  les  m.  A.  oj.  u. 


qu'on  ne  peut  pas  discerner  par  soi-même  ^  sur 
les  autres  sujets. 

Mais  faut-il ,  disoit  Télémaque  ,  se  servir  des 
méchans  quand  ils  sont  habiles ,  comme  je  l'ai 
ouï  dire  souvent?  On  est  souvent,  répondoit 
Mentor,  dans  la  nécessité  de  s'en  servir.  Dans 
une  nation  agitée  et  en  désordre,  on  trouve 
souvent  des  gens  injustes  et  artificieux  qui  sont 
déjà  -  en  autorité;  ils  ont  des  emjilois  impor- 
tans  qu'on  ne  peut  leur  ôler;  ils  ont  acquis  la 
confiance  de  certaines  personnes  puissantes 
qu'on  a  besoin  de  ménager  :  il  faut  les  ménager 
eux-mêmes,  ces  hommes  scélérats,  parce  qu'on 
les  craint,  et  qu'ils  peuvent  tout  bouleverser. 
Il  faut  bien  s'en  servir  pour  un  temps,  mais  il 
faut  aussi  avoir  en  vue  de  les  rendre  peu  à  peu 
inutiles.  Pour  la  vraie  et  intime  confiance, 
gardez-vous  bien  de  la  leur  donner  jamais;  car 
ils  peuvent  en  abuser,  et  vous  tenir  ensuite 
malgré  vous  par  votre  secret  ;  chaîne  plus  dif- 
ficile à  rompre  que  toutes  les  chaînes  de  fer. 
Servez-vous  d'eux  pour  des  négociations  passa- 
gères ;  traitez-les  bien  ;  engagez-les  par  leurs 
passions  mêmes  à  vous  être  fidèles;  car  vous  ne 
les  tiendrez  que  par  là  :  mais  ne  les  mettez 
point  dans  vos  délibérations  les  plus  secrètes. 
Ayez  toujours  un  ressort  prêt  pour  les  remuer 
à  votre  gré  ;  mais  ne  leur  donnez  jamais  la  clef 
de  votre  cœur  ni  de  vos  affaires.  Quand  votre  ' 
État  devient  paisible,  réglé,  conduit  par  des 
hommes  sages  et  droits  dont  vous  êtes  sûr  ;  peu 
à  peu  les  méchans,  dont  vous  étiez  contraint  de 
vous  servir,  deviennent  inutiles.  Alors  il  ne  faut 
pas  cesser  de  les  bien  traiter  ;  car  il  n'est  jamais 
permis  d'être  ingrat ,  même  pour  les  méchans  : 
mais,  en  les  traitant  bien,  il  faut  lâcher  de  les 
rendre  bons  '*■.  il  est  nécessaire  de  tolérer  en  eux 
certains  défauts  qu'on  pardonne  à  l'humanité  : 
il  faut  néanmoins  peu  à  peu  relever  l'autorité  , 
et  réprimer  les  maux  qu'ils  feroient  ouverte- 
ment si  on  les  laissoit  faire.  Après  tout,  c'est  un 
mal  que  le  bien  se  fasse  par  les  méchans,  et, 
quoique  ce  mal  soit  souvent  inévitable,  il  faut 
tendre  néanmoins  peu  à  peu  '  à  le  faire  cesser. 
Un  prince  sage,  qui  ne  veut  que  le  bon  ordre 
et  la  justice  ,  parviendra  ,  avec  le  temps  ,  à  se 
passer  des  hommes  corrompus  et  trompeurs; 
il  en  trouvera  assez  de  bons  qui  auront  une  ha- 
bileté suffisante. 

Mais  ce  n'est  jjas  assez  de  trouver  de  bons 
sujets  dans  une  nation  ,  il  est  nécessaire  d'en 
former  de  nouveaux.  Ce  doit  être ,  répondit  Té- 

Var.  —  '  sur  les  aiilres  sujets  m.  A.  (ij.  C.  —  ^  qui  sont 
fléju  m.  A.  <ij.  n.  —  •'  u!i  Elal.  A.  —  ^  les  rendre  lions  ;  et 
luleianl  en  eux.  A.  —  '  peu  a  peu  //(.  A.  aj.  u. 


560 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVIII 


lémaque  ,  un  grand  embarras.  Point  du  tout, 
reprit  Mentor,  l'application  que  vous  avez  à 
chercher  les  hommes  habiles  et  vertueux ,  pour 
les  élever,  excite  et  anime  tous  ceux  qui  ont  du 
talent  et  du  courage;  chacun  fait  des  efTorts. 
Combien  y  vA~i\  d'hommes  qui  languissent  dans 
une  oisiveté  obscure ,  et  qui  deviendroient  de 
grands  hommes,  si  l'émulation  et  l'espérance 
du  succès  les  anunoient  au  travail  !  Combien  y 
a-t-il  d'hommes  que  la  misère ,  et  l'impuis- 
sance de  s'élever  par  la  vertu ,  tentent  de  s'éle- 
ver par  le  crime  !  Si  donc  vous  attachez  les  ré- 
compenses et  les  honneurs  au  génie  et  à  la  vertu , 
combien  de  sujets  se  formeront  d'eux-mêmes  ! 
Mais  conibien  en  formerez-vous  en  les  faisant 
monter  de  degré  eu  degré,  depuis  les  derniers 
emplois  jusques  aux  premiers  !  Vous  exercerez 
les  talens;  vous  éprouverez  l'étendue  de  l'es- 
prit et  la  sincérité  de  la  vertu.  Les  hommes 
qui  parviendront  aux  plus  hautes  places  auront 
été  nourris  sous  vos  yeux  ^  dans  les  inférieures. 
Vous  les  aurez  suivis  toute  leur  vie  ,  de  degré 
en  degré;  vous  jugerez  d'eux,  non  par  leurs 
paroles ,  mais  par  toute  la  suite  de  leurs  ac- 
tions. 

Pendant  que  Mentor  raisonnoit  ainsi  avec 
Télémaque  %  ils  aperçurent  un  vaisseau  phéa- 
cien  qui  avoit  relâché  dans  une  petite  ile  déserte 
et  sauvage  bordée  de  rochers  affreux.  En  même 
temps  les  vents  se  turent ,  les  plus  doux  zéphirs 
mêmes  semblèrent  retenir  leurs  haleines;  toute 
la  mer  devint  unie  conmie  une  glace  ;  les  voiles 
abattues  ne  pouvoient  plus  animer  le  vaisseau  ; 
l'effort  des  rameurs,  déjà  fatigués,  étoit  inutile; 
il  fallut  aborder  en  cette  île,  qui  étoit  plutôt  un 
écueil ,  qu'une  terre  ^  propre  à  être  liabitée  par 
des  hommes.  En  un  autre  temps  moins  calme  , 
on  n'auroit  pu  y  aborder  sans  un  grand  péril. 

Les  Phéaciens,  qui  attendoient  le  vent,  ne 
paroissoient  pas  moins  impalicns  que  les  Salen- 
tins  de  continuer  leur  navigation.  Télén^aque 
s'avance  vers  eux  sur  ces  rivages  escarpés.  '  Aus- 
sitôt il  demande  au  premier  homme  qu'il  len- 
contre  ,  s'il  n'a  point  vu  L'iyssc  ,  roi  d'Ithaque, 
dans  la  maison  du  roi  Alcinoûs. 

Celui  auquel  il  s'étoit  adressé  par  hasai'd  n'é- 
toit  pas  Pliéacien  :  c'étoit  un  étranger  inconnu , 
qui  avoit  un  air  majestueux,  mais  triste  et 
abattu  ;  il  paroissoit  rêveur,  et  à  peine  écouta- 
t-il  d'abord  la  question  de  Télémaque  ;  mais 


Yar.  — ^  sous  vos  yeux.  Vous  lus  mirez  suivis  louk-  leur 
vie;  vous  jufîerez  d'eux  ,  olc.  A.  — ^  avec  Télonitupir 


B.  aj.  c. 


'  qu'une  Ile.  a.  —  '*  Le  premier  qu'il  trouv"  , 


il  lui  demande  s'il  n'a  iiuiiil  vu  Ulysse,  roi  d'Itlia(iue,  dans 
la  maison  du  Roi.  A. 


(XXIV) 

eniin  il  lui  répondit  :  Ulysse ,  vous  ne  vous 
trompez  pas  ,  a  été  reçu  chez  le  roi  Alcinoi'is  ', 
comme  en  un  lieu  où  l'on  craint  Jupiter,  et  où 
l'on  exerce  l'hospitalité;  mais  il  n'y  est  plus,  et 
vous  l'y  chercheriez  inutilement  :  il  est  parti 
pour  revoir  Ithaque  ,  si  les  dieux  apaisés  souf- 
frent enfin  qu'il  puisse  jamais  saluer  ses  dieux 
pénates. 

A  peine  cet  étranger  eut  prononcé  tristement 
ces  paroles ,  qu'il  se  jeta  dans  un  petit  bois 
épais  ^  sur  le  haut  d'un  rocher,  d'où  il  regar- 
doit  tristement  la  mer,  fuyant  les  hommes  qu'il 
voyoit ,  et  paroissant  affligé  de  ne  pouvoir  par- 
tir. Télémaque  le  regardoit  fixement;  plus  il  le 
regardoit,  plus  il  étoit  ému  et  étonné.  Cet  in- 
connu ,  disoit-il  à  Mentor,  m'a  répondu  comme 
un  homme  qui  écoute  à  peine  ce  qu'on  lui  dit , 
et  qui  est  plein  d'amertume.  Je  plains  les  mal- 
heureux depuis  que  je  le  suis;  et  je  sens  que 
mon  cœur  s'intéresse  pour  cet  homme ,  sans 
savoir  pourquoi.  Il  m'a  assez  mal  reçu';  à 
peine  a-t-il  daigné  m'écouter  et  me  répondre  : 
je  ne  puis  cesser  néanmoins  de  souhaiter  la  fin 
de  ses  maux. 

]\Ientor,  souriant,  répondit:  Voilà  à  quoi 
servent  les  malheurs  de  la  vie;  ils  rendent  les 
princes  modérés,  et  sensibles  aux  peines  des 
autres.  Quand  ils  n'ont  jamais  goûté  que  le 
doux  poison  des  prospérités ,  ils  se  croient  des 
dieux;  ils  veulent  que  les  montagnes  s'aplanis- 
sent pour  les  contenter;  ils  comptent  pour  rien 
les  hommes;  ils  veulent  se  jouer  de  la  nature 
entière.  Quand  ils  entendent  parler  de  souf- 
france ,  ils  ne  savent  ce  que  c'est;  c'est  un  songe 
pour  eux;  ils  n'ont  jamais  vu  la  distance  du 
bien  et  du  mal.  L'infortune  seule  peut  leur 
donner  de  l'humanité,  et  changer  leur  cœur 
de  rocher  en  un  co-ur  humain  .  alors  ils  sentent 
qu'ils  sont  hommes,  et  qu'ils  doivent  *  ména- 
ger les  autres  hommes  qui  leur  ressemblent.  Si 
un  inconnu  vous  fait  tant  de  pitié,  parce  qu'il 
est ,  comme  vous,  errant  sur,  ce  rivage  ,  com- 
bien devrez -vous  avoir  plus  de  compassion 
pour  le  peuple  d'Ithaque  ,  lorsque  vous  le  ver- 
rez un  jour  souffrir,  ce  peuple  que  les  dieux 
vous  auront  confié  couiine  on  confie  un  trou- 
pi^au  à  un  berger;  et  que  ce  peuple  sera  peut- 
être  malheureux  par  votre  ambition,  ou  par 
votre  faste  j  ou  par  votre  imprudence!  en r  les 
peuples  ne  soufl'rent  que  par  les  fautes  des  rois, 
qui  dcvroient  veiller  pour  les  empêcher  de  souf- 
frir. 


Vas.  —  ^  Ln  place  du  nom  mI  en  blanc  dan/!  a.  nj.  b.  —  ; 
2  bois  épais  ,  qui  éloit  sur  le  haut ,  ele.  —  •'  mal  rei  ii,  el  J.'  ne  . 
puis  cesser,  etc.  A.  —  ''  et  (ju'il  faut  mcnogcr.  a. 


(XXIV) 


TÉLÉiMAQUE.  LIVRE  XVIII. 


561 


Pendant  que  Mentor  parloit  ainsi .  Téléma- 
que  étoit  plongé  dans  la  tristesse  '  et  dans  le 
chagrin.  Il  lui  répondit  enfin  avec  un  peu  d'é- 
motion :  Si  toutes  ces  choses  sont  vraies,  l'état 
d'un  roi  est  bien  malheureux.  Il  est  l'esclave 
de  tous  ceux  auxquels  il  paroît  commander  :  il 
est  fait  pour  eux;  il  se  doit  tout  entier  à  eux  ; 
il  est  chargé  de  tous  leurs  besoins;  il  est  l'hom- 
me de  tout  le  peu[)le  ,  et  de  chacun  en  particu- 
lier. Il  faut  qu'il  s"accommode  à  leurs  foiblesses, 
qu'il  les  corrige  en  père ,  qu'il  les  rende  sages 
et  heureux.  L'autorité  qu'il  paroit  avoir  n'est 
point  la  sienne  ;  il  ne  peut  rien  faire  ni  pour  sa 
gloire  ni  pour  son  plaisir  :  son  autorité  est  celle 
des  lois  ;  il  faut  qu'il  leur  obéisse  pour  en  don- 
ner l'exemple  à  ses  sujets.  A  proprement  parler, 
il  n'est  que  le  défenseur  des  lois  pour  les  faire 
régner;  il  faut  qu'il  veille  et  qu'il  travaille  pour 
les  maintenir  :  il  est  l'homme  le  moins  libre  et 
le  moins  tranquille  de  son  royaume;  -  c'est  un 
esclave  qui  sacrifie  son  repos  et  sa  liberté  pour 
la  liberté  et  la  félicité  publique. 

Il  est  vrai ,  répondoit  Mentor ,  que  le  rci 
n'est  roi  que  pour  avoir  soin  de  son  peuple  , 
comme  un  berger  de  son  troupeau  ,  ou  comme 
un  père  de  sa  famille  :  mais  trouvez-vous , 
mon  cher  Télémaque  ,  qu'il  soit  malheureux 
d'avoir  du  bien  à  faire  à  tant  de  gens?  Il  cor- 
rige les  méchans  par  des  punitions;  il  encourage 
les  bons  par  des  récompenses  ;  il  représente  les 
dieux  en  conduisant  ainsi  à  la  vertu  tout  le 
genre  humain.  ?s'a-t-il  pas  assez  de  gloire  à 
faire  garder  les  lois  ?  Celle  de  se  mettre  au-des- 
sus des  lois  est  une  gloire  fausse  qui  ne  mérite 
que  de  l'horreur  et  du  mépris.  S'il  est  méchant, 
il  ne  peut  être  que  malheureux  ,  car  il  ne  sau- 
roit  trouver  aucune  paix  dans  ses  passions  et 
dans  sa  vanité  :  s'il  est  bon  ,  il  doit  goûter  le 
plus  pur  et  le  plus  solide  de  tous  les  plaisirs  à 
travailler  pour  la  vertu  ,  et  à  attendre  des  dieux 
une  éternelle  récompense. 

'  Télémaque ,  agité  au  dedans  par  une  peine 
secrète,  sembloit  n'avoir  jam;iis  compris  ces 
maximes,  quoiqu'il  en  fût  rempli,  et  qu'il  les 
eût  lui-même  enseignées  aux  autres.  Une  hu- 
meur noire  lui  donnoit,  contre  ses  véritables 
sentimens ,  un  esprit  de  contradiction  et  de 
snbfilité  pour  rejeter  les  vérités  que  Mentor  ex- 
pliquoit.  Télémaque  opposoità  ces  raisons  l'in- 
gratitude des  hommes.  Quoi  !  disoit-il ,  prendre 
tant  de  peine  pour  se  faire  aimer  des  hommes 

Var. —  1  dans  la  tristesse.  II  lui  rc^-pondit  enfin  :  Si  toutes 

ces  choses,  etc.  A.  —  -  c'est  un  esclave publique,  m.  a. 

«7'.  B.  —  3  Télémaque,  agité que  Mentor  expliquoit.  m. 

A.  aj.  B. 

FÉNELON.    TOME    VI. 


qui  ne  vous  aimeront  peut-être  jamais,  et  pour 
faire  du  bien  à  des  méchans  qui  se  serviront  de 
vos  bienfaits  pour  vous  nuire  ! 

Mentor  lui  répondoit  patiemment  '  :  Il  faut 
compter  sur  l'ingratitude  des  hommes ,  et  ne 
laisser  pas  de  leur  faire  ilu  bien  ;  il  faut  les  ser- 
vir moins  pour  l'amour  d'eux  que  pour  l'amour 
des  dieux,  qui  l'ordonnent.  Le  bien  qu'on  fait 
n'est  jamais  perdu  :  si  les  hommes  l'oublient, 
les  dieux  s'en  souviennent ,  et  le  récompensent. 
De  plus ,  si  la  muUitude  est  ingrate  ,  il  y  a  tou- 
jours des  hoDûmes  vertueux  qui  sont  touchés 
de  votre  vertu.  La  multitude  même,  quoique 
changeante  '  et  caprieuse ,  ne  laisse  pas  de  faire 
tôt  ou  tard  une  espèce  de  justice  à  la  véritable 
vertu. 

Mais  voulez-vous  empêcher  l'ingratitude  des 
hommes?  ne  travaillez  point  uniquement  à  les 
rendre  puissans ,  riches ,  redoutables  par  les 
armes ,  heureux  par  les  plaisirs  :  cette  gloire  , 
cette  abondance  et  ces  délices  les  corrompront  ; 
ils  n'en  seront  que  plus  méchans  ,  et  par  con- 
séquent plus  ingrats  :  ^  c'est  leur  faire  un  pré- 
sent funeste:  c'est  leur  offrir  un  poison  déli- 
cieux. Mais  appliquez-vous  à  redresser  leurs 
mœurs ,  à  leur  inspirer  la  justice ,  la  sincérité  , 
la  crainte  des  dieux ;,  l'humanité  ,  la  fidélité,  la 
modération  ,  le  désintéressement  :  en  les  ren- 
dant bons,  Aous  les  empêcherez  d'être  ingrats; 
vous  leur  donnerez  le  véritable  bien,  qui  est  la 
vertu  ;  et  la  vertu  ,  si  elle  est  solide  ,  les  atta- 
chera toujours  à  celui  qui  la  leur  aura  inspirée. 
^  Ainsi ,  en  leur  donnant  les  véritables  biens  , 
vous  vous  ferez  du  bien  h  vous-même  ,  et  vous 
n'aurez  point  à  craindre  leur  ingratitude.  Faut- 
il  s'étonner  (juc  les  hommes  soient  ingi^ats  pour 
des  princes  qui  ne  les  ont  jamais  exercés  qu'à 
l'injustice,  qu'à  l'ambition  sans  bornes,  qu'à 
la  jalousie  contre  leurs  voisins,  qu'à  l'inhuma- 
niié,  qu'à  la  hauteur,  qu'à  la  mauvaise  foi? 
Le  prince  ne  doit  allcndre  d'eux,  que  ce  qu'il 
leur  a  appris  à  faire.  Si  au  contraire  il  travail- 
loit ,  par  ses  exemples  et  par  son  autorité,  à  les 
rendre  bons  ,  il  trouveroit  le  fruit  de  son  travail 
dans  leur  vertu  ,  ou  du  moins  il  trouveroit  dans 
la  sienne  et  dans  l'amitié  des  dieux  de  quoi  se 
consoler  ^  de  tous  les  mécomptes. 

A  peine  ce  discours  fut-il  achevé ,  que  Télé- 
maque  s'avança  avec  empressement  vers  les 


Var.  —  '   palicniinciil  m.    ,\.  aj.  B.   —  -  quoique  chan- 
geanlc  ,  ne  laisse  pas  de  faire  une  espèce  de  justice,  etc.  a. 

—  ^  c'est  leur  faire délicieux,  m.  A.  aj.  b.  —  *  Ainsi 

leur  ingratitude,  m.  a.  aj.  n.  —  ^  Ae  quoi  se  consoler.  La 
su ile  jusqu'à  la  fui  de  l'aliiica  p.  562  :  vous  me  demandez 
des  nouvelles,  m.  \.  aj.  b. 

36 


562 


TËLÉMAQUE.  LIVRE  XVIII. 


(XXIV) 


Phéaciens  du  vaisseau  qui  éloit  arrêté  sur  le 
rivage.  Il  s'adressa  à  un  vieillard  d'entre  eux, 
pour  lui  demander  d'où  ils  venoient ,  où  ils  al- 
loieut,  et  s'ils  n'avoient  point  vu  Ulysse.  Le 
vieillard  répondit  :  Nous  venons  de  notre  île  , 
qui  est  celle  des  Phéaciens  ;  nous  allons  cher- 
cher des  marchandises  vers  l'Épire.  Ulysse, 
comme  on  vous  l'a  déjà  dit,  a  passé  dans  notre 
patrie;  mais  il  en  est  parti.  Quel  est,  ajouta 
aussitôt  Télémaque  ,  cet  homme  si  triste  qui 
cherche  les  lieux  les  plus  déserts  en  attendant 
que  votre  vaisseau  parte?  C'est,  répondit  le  vieil- 
lard ,  un  étranger  qui  nous  est  inconnu  :  mais 
on  dit  qu'il  se  nomme  Cleoraènes  ;  qu'il  est  né 
en  Phrygie  ;  qu'un  oracle  avoit  prédit  à  sa 
mère ,  avant  sa  naissance  ,  qu'il  seroit  roi ,  pour- 
vu qu'il  ne  demeurât  point  dans  sa  patrie  ,  et 
que  ,  s'il  y  deraeuroit ,  la  colère  des  dieux  se 
feroit  sentir  aux  Phrygiens  par  une  cruelle 
peste.  Dès  qu'il  fut  né  ,  ses  parens  le  donnèrent 
à  des  matelots ,  qui  le  portèrent  dans  lile  de 
Lesbos.  Il  y  fut  nourri  en  secret  aux  dépens  de 
sa  patrie  ,  qui  avoit  un  si  grand  intérêt  de  le 
tenir  éloigné.  Bientôt  il  devint  grand  ,  robuste, 
agréable  ,  et  adroit  à  tous  les  exercices  du  corps; 
il  s'appliqua  même  ,  avec  beaucoup  de  goût  et 
de  génie  ,  aux  sciences  et  aux  beaux-arts.  Mais 
on  ne  put  le  souffrir  dans  aucun  pays  :  la  pré- 
diction faite  sur  lui  devint  célèbre  ;  on  le  recon- 
nut bientôt  partout  où  il  alla  ;  partout  les  rois 
craignoient  qu'il  ne  leur  enlevât  leurs  diadèmes. 
Ainsi  il  est  errant  depuis  sa  jeunesse  ,  et  il  ne 
peut  trouver  aucun  lieu  du  monde  où  il  lui  soit 
libre  de  s'arrêter.  Il  a  souvent  passé  chez  des 
peuples  fort  éloignés  du  sien  ;  mais  à  peine  est- 
il  arrivé  dans  une  ville,  qu'on  y  découvre  sa 
naissance  et  l'oracle  qui  le  regarde.  Il  a  beau 
se  cacher  ,  et  choisir  en  chaque  lieu  quelque 
genre  de  vie  obscure;  ses  talens  éclatent ,  dit- 
on  ,  toujours  malgré  lui ,  et  pour  la  guerre  ,  et 
pour  les  lettres,  et  pour  les  affaires  les  plus 
importantes  :  il  se  présente  toujours  en  chaque 
pays  quelque  occasion  imprévue  qui  l'entraîne, 
et  qui  le  fait  connoitre  au  public. 

C'est  son  mérite  qui  fait  son  malheur  ;  il  le 
fait  craindre  ,  et  l'exclut  de  tous  les  pays  où  il 
veut  habiter.  Sa  destinée  est  d'être  estimé, 
aimé  .  admiré  partout ,  mais  rejeté  de  toutes 
les  terres  connues.  Il  n'est  plus  jeune,  et  ce- 
pendant il  n'a  pu  encore  trouver  aucune  côte  , 
ni  de  l'Asie ,  ni  de  la  Grèce ,  où  l'on  ait  voulu 
le  laisser  vivre  en  quelque  repos.  Il  paroît  sans 
ambition,  et  il  ne  cherche  aucune  fortune;  il 
se  trouveroit  trop  heureux  que  l'oracle  ne  lui 
eût  jamais  promis  la  royauté.  Il  ne  lui  reste 


aucune  espérance  de  revoir  jamais  sa  patrie  ; 
car  il  sait  qu'il  ne  pourroit  porter  que  le  deuil 
et  les  larmes  dans  toutes  les  familles.  La  royau- 
té même  ,  pour  laquelle  il  souffre ,  ne  lui  pa- 
roît point  désirable  ;  il  court  malgré  lui  après 
elle,  par  une  triste  fatalité,  de  royaume  en 
royaume  ;  et  elle  semble  fuir  devant  lui ,  pour 
se  jouer  de  ce  malheureux  jusqu'à  sa  vieillesse. 
Funeste  présent  des  dieux,  qui  trouble  tous  ses 
plus  beaux  jours ,  et  qui  ne  lui  causera  que  des 
peines  dans  l'âge  où  l'homme  infirme  n'a  plus 
besoin  que  de  repos!  Il  s'en  va,  dit-il,  cher- 
cher vers  la  Thrace  quelque  peuple  sauvage  et 
sans  lois ,  qu'il  puisse  assembler ,  policer  et 
gouverner  pendant  quelques  années;  après  quoi, 
l'oracle  étant  accompli ,  on  n'aura  plus  rien  à 
craindre  de  lui  dans  les  royaumes  les  plus  flo- 
rissans  :  il  compte  de  se  retirer  alors  en  liberté 
dans  un  village  de  Carie ,  où  il  s'adonnera  à 
l'agriculture ,  qu'il  aime  passionnément.  C'est 
un  homme  sage  et  modéré ,  qui  craint  les  dieux, 
qui  connoît  bien  les  hommes  ,  et  qui  sait  vivre 
en  paix  avec  eux ,  sans  les  estimer.  Voilà  ce 
qu'on  raconte  de  cet  étranger  dont  vous  me  de- 
mandez des  nouvelles. 

Pendant  cette  conversation  ,  Télémaque  re- 
tournoit  souvent  ses  yeux  vers  la  mer  ,  qui  com- 
raençoit  à  être  agitée.  Le  vent  soulevoit  les 
flots ,  qui  venoient  battre  les  rochers  ,  les  blan- 
chissant de  leur  écume.  Dans  ce  moment  le 
vieillard  dit  à  Télémaque  :  Il  faut  que  je  parte; 
mes  compagnons  ne  peuvent  m'attendre.  En 
disant  ces  mois ,  il  court  au  rivage  :  on  s'em- 
barque ;  on  n'entend  que  cris  confus  sur  ce  ri- 
vage ,  par  l'ardeur  des  mariniers  impatients  de 
partir. 

Cet  inconnu  ,  qu'on  nommoit  Cléomènes  , 
avoit  erré  '  quelque  temps  dans  le  milieu  de 
l'île,  montant  sur  le  sommet  de  tous  les  ro- 
chers ,  et  considérant  de  là  les  espaces  immenses 
des  mers  avec  une  tristesse  profonde.  Télémaque 
ne  l'avoit  point  perdu  de  vue  ,  et  il  ne  cessoit 
d'observer  ses  pas  ^.  Son  cœur  étoit  attendri 
pour  un  homme  vertueux ,  errant  ,  malheu- 
reux ,  destiné  aux  plus  grandes  choses ,  et  ser- 
vant de  jouet  à  une  rigoureuse  fortune,  loin  de 
sa  patrie.  Au  moins ,  disoit-il  en  lui-même , 
peut-être  reverrai-je  Ithaque  ;  mais  ce  Cléo- 
mènes ne   peut    jamais    revoir    la    Phrygie. 

Var.  —  1  de  leur  écume.  Le  vaisseau  phéacicn  levoit 
déjà  ses  voiles,  que  le  vent  enfloit  :  on  enienJoil  des  cris 
confus  sur  ce  rivage  ,  par  l'ardeur  des  mariniers  qui  avoienl 
impatience  de  partir.  Cet  inconnu  ,  a  qui  Télémaque  avoit 
parlé  ,  avoit  erré  quelque  temps  ,  etc.  A.  —  ^  d'observer  ses 
pas.  Enfin  cet  homme,  voyant  son  vaisseau  prêt,  descendit 
de  ces  rochers  escarpés ,  etc.  A. 


(XXIV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVIII. 


563 


L'exemple  d'un  homme  encore  plus  malheu- 
reux qui  lui  adoucissoil  la  peine  de  Télémaque. 
Enfin  cet  homme  ,  voyant  son  vaisseau  prêt , 
étoit  descendu  de  ces  rochers  escarpés  avec  au- 
tant de  vitesse  et  d'agilité  ,  qu'Apollon  dans  les 
forets  de  Lycie  .  ayant  noué  ses  cheveux  hlonds, 
passe  au  travers  des  précipices  pour  aller  percer 
de  ses  flèches  les  cerfs  et  les  sangliers.  Déjà  cet 
inconnu  est  dans  le  vaisseau  ,  qui  fend  l'onde 
amère  ,  et  qui  s'éloigne  de  la  terre.  Alors  *  une 
impression  secrète  de  douleur  saisit  le  ca^ur  de 
Télémaque  5  il  s'afflige  sans  savoir  pourquoi  ; 
les  larmes  coulent  de  ses  yeux  ,  et  rien  ne  lui 
est  si  doux  que  de  pleurer. 

En  même  temps,  il  aperçoit  sur  le  rivage 
tous  les  mariniers  de  Salente  ,  couchés  sur 
l'herbe  et  profondément  endormis.  Ils  étoient 
las  et  abattus  :  le  doux  sommeil  s'était  insinué 
dans  leurs  membres ,  et  tous  les  humides  pavois 
de  la  nuit  avoient  été  répandus  sur  eux  en  plein 
jour  par  la  puissance  de  Minerve.  Télémaque 
est  étonné  de  voir  cet  assoupissement  universel 
des  Salentins,  pendant  que  les  Phéaciens  avoient 
été  si  attentifs  et  si  diligens  pour  profiter  du 
vent  favorable.  Mais  il  est  encore  plus  occupé 
à  regarder  le  vaisseau  phéacien  prêt  à  dispa- 
raître au  milieu  des  flots ,  qu'à  marcher  vers 
les  Salentins  pour  les  éveiller  j  ^  un  étonnement 
et  un  trouble  secret  tient  ses  yeux  attachés  vers 
ce  vaisseau  déjà  parti  ,  dont  il  ne  voit  plus  que 
les  voiles  qui  blanchissent  un  peu  dans  l'onde 
azurée.  Il  n'écoute  pas  même  iMentor  qui  lui 
parle  ;  et  il  est  tout  hors  de  lui-même  ,  dans  un 
transport  semblable  à  celui  des  Ménades,  lors- 
qu'elles tiennent  le  thyrse  en  main  ,  et  qu'elles 
font  retentir  de  leurs  cris  insensés  les  rives  de 
l'Hèbre ,  avec  les  monts  Rhodope  et  Ismare. 

Enfin  ,  il  revient  un  peu  de  celte  espèce 
d'enchantement  ;  et  les  larmes  recommencent 
à  couler  de  ses  yeux.  Alors  Mentor  lui  dit  :  Je 
ne  m'étonne  point,  mon  cher  Télémacjiie  ,  de 
vous  voir  pleurer  ;  la  cause  de  votre  douleur  , 
qui  vous  est  inconnue  ,  ne  l'est  pas  à  Mentor  : 
c'est  la  nature  qui  parle  ,  et  qui  se  fait  sentir: 
c'est  elle  qui  attendrit  votre  cœur.  L'inconnu 
qui  vous  a  donné  une  si  vive  émotion  est  le 
grand  Ulysse  '  :  ce  qu'un  vieillard  phéacien 
vous  a  raconté  de  lui ,  sous  le  nom  de  Cléo- 
mènes ,  n'est  qu'une  fiction  faite  pour  cacher 
plus  sûrement  le  relour  de  votre  père  dans  son 
royaume.  11  s'en  va  tout  droit  à  Ithaque  ;  déjà 
il  est  bien  près  du  port,  et  il  revoit  enfin  ces 

Vau.  —  1  Alors  m.  a.  aj.  b.  —  ^  jy  „e  s^ig  quoi  tient  ses 
yeux.  A.  —  3  le  grand  Ulysse.  Il  s'en  va  à  Ithaque;  déjà, 
etc.  A. 


lieux  si  longtemps  désirés.  Vos  yeux  l'ont  vu  , 
comme  on  vous  l'avoit  prédit  autrefois ,  mais 
sans  le  connoître  :  bientôt  vous  le  verrez  ,  et 
vous  le  connoîti^ez ,  et  il  vous  connoîtra  ;  mais 
maintenant  les  dieux  ne  pouvoient  permettre 
votre  reconnoissance  hors  d'Ithaque.  Son  cœur 
n'a  pas  été  moins  ému  que  le  vôtre;  il  est  trop 
sage  pour  se  découvrir  à  nul  mortel  dans  un 
lieu  où  il  pourroit  être  exposé  à  des  trahisons 
et  aux  insultes  des  '  cruels  amans  de  Pénélope. 
Ulysse ,  votre  père  ,  est  le  plus  sage  de  tous  les 
hommes;  son  cœur  est  comme  un  puits  jiro- 
fond;  on  ne  sauroit  y  puiser  son  secret.  11 
aime  la  vérité ,  et  ne  dit  jamais  rien  qui  la 
blesse  :  mais  il  ne  la  dit  que  pour  le  besoin; 
et  la  sagesse  ,  comme  un  sceau  ,  tient  toujours 
ses  lèvres  fermées  à  toute  parole  inutile.  Com- 
bien ^  a-t-il  été  ému  en  vous  parlant!  combien 
s'est-il  fait  de  violence  pour  ne  se  point  décou- 
vrir !  que  n'a-t-il  pas  souffert  en  vous  voyant  ! 
Voilà  ce  qui  le  rendoit  triste  et  abattu. 

Pendant  ce  discours,  Télémaque,  attendri 
et  troublé,  ne  pouvoit  retenir  un  torrent  de 
larmes;  les  sanglots  l'empêchèrent  même  long- 
temps *  de  répondre  ;  enfin  il  s'écria  :  Hélas  ! 
mon  cher  Mentor,  je  sentois  bien  dans  cet  in- 
connu je  ne  sais  quoi  qui  m'atliroit  à  *  lui  et 
qui  remuoit  toutes  mes  entrailles.  Mais  pour- 
quoi ne  m'avez-vous  pas  dit ,  avant  son  départ, 
que  c'étoit  Ulysse ,  puisque  vous  le  connoissiez? 
Pourquoi  l'avez-vous  laissé  partir  sans  lui  par- 
ler, et  sans  faire  semblant  de  le  connoître? 
Quel  esl  donc  ce  mystère  ?  Serai-je  toujours 
malheureux?  Les  dieux  irrités  me  veulent-ils 
tenir  comme  Tantale  altéré  ,  qu'une  onde  trom- 
peuse amuse,  s'enfuyant  de  ses  lèvres  "'?  Ulysse, 
Ulysse  ;  m'avez-vous  échappé  pour  jamais  ? 
Peut-être  ne  le  verrai-je  plus  !  Peut-être  que 
les  amans  de  Pénélope  le  feront  tomber  dans 
les  embûches  qu'ils  me  préparoient!  Au  moins, 
si  je  le  suivois,  je  mourrois  avec  lui  !  0  Ulysse  ! 
ô  Ulysse,  si  la  tempête  ne  vous  rejette  point 
encore  contre  quelque  écueil  (car  j'ai  tout  à 
craindre  de  la  fortune  ennemie),  je  tremble  de 
peur  que  vous  n'arriviez  à  Ithaque  avec  un 
sort  aussi  funeste  qu'Agamemnon  à  Mycènes. 
Mais  pourquoi ,  cher  Mentor,  m'avez-vous  en- 
vié mon  bonheur?  Maintenant  je  Tembrasse- 
rois;  je  serois  déjà  avec  lui  dans  le  port  d'Itha- 
que; nous  combattrions  pour  vaincre  tous  nos 
ennemis. 


Var.  —  '  de  CCS  cruels.  A.  —  ^  Combien  de  fois  a-t-il 
(Hé  éiîiu  eu  vous  parlant  !  eombien  de  fois  s'est-il  interi unipu 
lui-même  pour  ne  se  point  découvrir!  a.  —  ^  long-temps 
m,  A.  aj.  B.  —  ^  en  lui.  a,  —  *  de  ses  lèvres  avides?  a. 


564 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVIII. 


(XXIV) 


]\Ienlor  lui  répondit  en  souriant  :  ^  Voyez  , 
moucher  Télémaque.  comment  les  hommes  sont 
faits  :  vous  voilà  tout  désole,  parce  que  vous  avez 
vu  votre  père  sans  le  reconnoître.  Que  n'eussiez- 
vous  pas  donné  hier  pour  être  assuré  qu'il  n'é- 
toit  pas  mort?  Aujourd'hui,  vous  en  êtes  assuré 
par  vos  propres  \eux  ;  et  cette  assurance ,  qui 
devroit  vous  combler  de  joie  ,  vous  laisse  dans 
l'amertume!  Ainsi  le  cœur  malade  des  mortels 
compte  toujours  pour  rien  ce  qu'il  a  le  plus 
désiré,  dès  qu'il  le  possède,  et  est  ingénieux 
pour  se  tourmenter  sur  ce  qu'il  ne  possède  pas 
encore.  C'est  pour  exercer  votre  patience,  que 
les  dieux  vous  tiennent  ainsi  en  suspens  :  Vous 
regardez  ce  temps  comme  perdu  ;  sachez  que 
c'est  le  plus  utile  de  votre  vie  ,  car  -  ces  peines 
servent  à  vous  exercer  dans  la  plus  nécessaire 
de  toutes  les  vertus  pour  ceux  qui  doivent  com- 
mander. Il  faut  être  patient  pour  devenir  maître 
de  soi  et  des  autres  ^  hommes  :  l'impatience  , 
qui  paroît  une  force  et  une  vigueur  de  l'ame, 
n'est  qu'une  foiblesse  et  une  impuissance  de 
souffrir  la  peine.  Celui  qui  ne  sait  pas  attendre 
et  souffrir,  est  comme  celui  qui  ne  sait  pas  se 
taire  sur  un  secret  ;  l'un  et  l'autre  manque 
de  fermeté  pour  se  retenir  :  comme  im  homme 
qui  court  dans  un  chariot ,  et  qui  n'a  pas  la 
main  assez  ferme  pour  arrêter,  quand  il  le  faut, 
ses  coursiers  fougueux  ;  ils  n'obéissent  plus  au 
frein,  ils  se  précipitent;  et  l'homme  foible 
auquel  ils  échappent ,  est  brisé  dans  sa  chute. 
Ainsi  l'homme  impatient  est  entraîné,  par  ses 
désirs  indomptés  et  farouches ,  dans  un  abîme 
de  malheurs  :  plus  sa  puissance  est  grande,  plus 
son  impatience  lui  est  funeste  ;  il  n'attend  rien, 
il  ne  se  donne  le  temps  de  rien  mesurer  :  il 
force  toutes  choses  pour  se  contenter  j  il  rompt 
les  branches  pour  cueillir  le  fruit  avant  qu'il 
soil  mûr;  il  brise  les  portes,  plutôt  que  d'attendre 
qu'on  les  lui  ouvre;  il  veut  moissonner  quand 
le  sage  laboureur  sème  :  tout  ce  qu'il  a  fait  à 
la  hâte  et  à  contre-temps  '*,  est  mal  fait ,  et  ne 
peut  avoir  de  durée,  non  plus  que  ses  désirs 
volages.  Tels  sont  les  projets  insensés  d'un 
homme  qui  croit  pouvoir  tout,  et  qui  se  livre  à 
ses  désirs  impatiens  ^  pour  abuser  de  sa  puis- 
sance. C'est  pour  vous  apprendre  à  être  patient, 
mon  cher  Télémaque ,  que  les  dieux  exercent 
tant  votre  patience  ^ ,  et  semblent  se  jouer  de 
vous  dans  la  vie  errante  où  ils  vous  tiennent 


Var.  —  '  Viiyc/î ne  posst'do  pas  ciicoix'.  »i.  A.  cij.  B. 

—  -  —  car  il  Vous  exerce  dans,  etc.  A.  —  ^  el  des  autres  : 
rimpaticnce ,  qui  parolt  une  force  el  une  vigueur  de  l'ame, 
n"est  qu'une  fdiblosse.  Celui  qui ,  etc.  A.  —  *  et  à  coiilre- 
lenips  m.  a.  aj.  d.  —  ^  impaliens  m.  a.  oj.  B.  —  ^  voire 
patience.  Les  biens  que,  etc.  a. 


toujours  incertain.  Les  biens  que  vous  espérez 
se  montrent  à  vous,  et  s'enfuient  comme  un 
songe  léger  que  le  réveil  fait  disparoître,  pour 
vous  apprendre  que  les  choses  mêmes  qu'on 
croit  tenir  dans  ses  mains  échappent  dans  l'ins- 
tant. Les  plus  sages  leçons  d'Ulysse  ne  vous 
seront  pas  aussi  utiles  que  sa  longue  absence  , 
et  que  ^  les  peines  que  vous  souffrez  en  le  cher- 
chant. 

Ensuite  Mentor  voulut  mettre  la  patience  de 
Télémaque  à  une  dernière  épreuve  encore  plus 
forte.  Dans  le  moment  où  le  jeune  homme 
alloit  ^  avec  ardeur  presser  les  matelots  pour 
hâter  le  départ,  Mentor  l'arrêta  tout-à-coup, 
et  l'engagea  à  faire  sur  le  rivage  un  grand  sa- 
crifice à  Minerve.  Télémaque  fait  avec  docilité 
ce  que  Mentor  veut.  On  dresse  deux  autels  de 
gazon.  L'encens  fume  ,  le  sang  des  victimes 
coule.  Télémaque  pousse  des  soupirs  tendres 
vers  le  ciel  ;  il  reconnoît  la  puissante  protection 
de  la  déesse. 

A  peine  le  sacrifice  est-il  achevé,  qu'il  suit 
Mentor  dans  les  roules  sombres  d'un  petit  bois 
^oisin.  Là,  il  aperçoit  tout-à-coup  que  le  visage 
de  son  ami  prend  '  une  nouvelle  forme  :  les  ri- 
des de  son  front  s'effacent,  comme  les  ombres 
disparoissent,  quand  l'Aurore,  de  ses  doigts  de 
rose ,  ouvre  les  portes  de  l'orient ,  et  enflamme 
tout  l'horizon;  ses  yeux  creux  et  austères^  se 
changent  en  des  yeux  bleus  d'une  douceur  cé- 
leste et  pleins  d'une  flamme  divine;  sa  barbe 
grise  et  négligée  disparoît  ;  des  traits  nobles  et 
fiers,  mêlés  de  douceur  et  de  grâces ,  se  mon- 
trent aux  yeux  de  Télémaque  ébloui.  Il  recon- 
noit  un  visage  de  femme ,  avec  un  teint  plus 
uni  qu'une  fleur  tendre  :  on  y  voit  la  blancheur 
des  lis  mêlés  de  roses  naissantes  :  sur  ce  visage 
fleurit  une  éternelle  jeunesse,  avec  une  ma- 
jesté simple  et  négligée.  Une  odeur  d'ambrosie 
S2  répand  de  ses  habits*  flottants;  ses  habits 
éclatent  "^  comme  les  vives  couleurs  dont  le  so- 


VaR.  —  '  «|uc  m.  a.  aj.  B.  —  -  pressoil  avec  ardeur  les 
niatelols.  b.  — '  .^"  lien  de  ce  qui  précède,  depuis  Ensuite 
J!entor  voulu!  niellree,  t:.,  on  lil  dans  Vorigiital  .-Télémaque 
écouloit  ces  paroles  avec  anierlume  :  il  regardoil  la  mer,  et 
ne  voyoil  plus  le  vaisseau  plieacien;  puis  il  reportoil  ses 
veux  baignés  de  larmes  sur  Mentor  qui  parloit.  Mais  tout-à- 
eoup  il  aperçut  que  le  visage  de  Menlor  prenoil  une  nou- 
velle forme  ;  les  rides  de  son  front  s'ellaçoient ,  etc.  le  reste 

aj.  B.  —  '  ses  yeux  creux  et  ausicrcs  se  changeoient sa 

barbe  grise  et   négligée  ilisparut  :   des  traits   nobles se 

uionlrérent  aux  yeux  de  Télémacpie  ébloui.    H  reconnut   un 

visage  de  femme on  y  voyoit  la  blancheur  des  Us  mêlés 

de  roses  naissantes.  Sur  ce  visage  fleurissoit  une  elernelle 
jeunesse,  avec  une  majesté  simple  et  négligée;  une  odeur 
d'amî)rosie  se  répandoit  de  ses  habits  flotlaus.  A.  —  *  de  ses 
cheveux,  Edit.  corret.  du  marq.    de  Fcii.   —  ^  ses  habits 

éclatoient  comme  les    vives   couleurs Cette   divinité  ne 

touclioil  pas  du  pied  la  terre  ;  elle  couloit  légèrement elle 


(XXIV) 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVIII. 


o6l 


leil  ,  en  se  levant ,  peint  les  sombres  voûtes  du 
ciel ,  et  les  nuages  qu'il  vient  dorer.  Celle 
divinité  ne  touche  pas  du  pied  à  terre;  elle 
coule  légèrement  dans  l'air  comme  un 'oiseau 
le  fend  de  ses  ailes  :  elle  tient  de  sa  puissante 
main  une  lance  brillante  ,  capable  de  faire 
trembler  les  villes  et  les  nations  les  plus  guer- 
rières; Mars  même  en  serait  effrayé.  Sa  voix 
est  douce  et  modérée,  mais  forte  et  insinuante  ; 
toutes  ses  paroles  sont  des  traits  de  feu  qui 
percent  le  cœur  de  Télémaque,  et  qui  lui  font 
ressentir  je  ne  sais  quelle  douleur  délicieuse. 
Sur  son  casque  paroît  l'oiseau  triste  d'Athènes, 
et  sur  sa  poitrine  brille  la  redoutable  égide.  A 
ces  marques,  Téléuiaque  reconnoît  Minerve. 

0  déesse  ,  dit-il ,  c'est  donc  vous-même  qui 
avez  daigné  conduire  le  fils  d'Ulysse  pour  l'a- 
mour de  son  père  !  Il  vouloit  en  dire  davantage; 
mais  la  voix  lui  manqua  :  ses  lèvres  s'eflbr- 
çoient  en  vain  d'exprimer  les  pensées  qui  sor- 
toient  avec  impétuosité  du  fond  de  son  cœur  : 
la  divinité  présente  l'accabloit,  et  il  étoit  comme 
un  homme  qui ,  dans  un  songe  ,  est  oppressé 
jusqu'à  perdre  la  respiration,  et  qui  ,  par  l'agi- 
tation pénible  de  ses  lèvres .  ne  peut  former 
aucune  voix. 

Enfin  Minerve  prononça  ces  paroles  :  Fils 
d'Ulysse,  écoutez-moi  pour  la  dernière  fois. 
Je  n'ai  instruit  aucun  mortel  avec  autant  de 
soin  que  vous;  je  vous  ai  mené  par  la  main  au 
travers  des  naufrages,  des  terres  inconnues, 
des  guerres  sanglantes,  et  de  tous  les  maux 
qui  peuvent  éprouver  le  cœur  de  l'homme.  Je 
vous  ai  montré  ,  par  des  expériences  sensibles , 
les  vraies  et  les  fausses  maximes  par  lesquelles 
ou  peut  régner.  Vos  fautes  ne  vous  ont  pas  été 
moins  utiles  que  vos  malheurs  :  car  quel  est 
l'homme  qui  peut  gouverner  sagement  s'il  n'a 
jamais  soulfert,  et  s'il  n'a  jamais  profité  des 
souffrances  où  ses  fautes  l'ont  précipité? 

Vous  avez  rempli ,  comme  votre  père ,  les 
terres  et  les  mers  de  vos  tristes  aventures.  Allez, 
vous  êtes  maintenant  digne  de  marcher  sur  ses 
pas.  Il  ne  vous  reste  plus  qu'un  court  et  facile 
trajet  jusques  à  Ithaque  ,  où  il  arrive  dans  ce 
moment  :  combattez  avec  lui  ;  obéissez-lui 
comme  le  moindre  de  ses  sujets  ;  donnez-en 
l'exemple  aux  autres.  Il  vous  donnera  pouré- 
pouse  Antiope,  et  vous  serez  heureux  avec  elle. 


tcnoil  lie  sa  puissiiile   main Murs  '.iniiic   en    ^iiiroil  clé 

efirayc^  Sa    voix    êlojl  douce toutes  ses   paroles  éloienl 

des  traits  tic  feu  (iui  iierçoii-iU  le  cœur  de  Télémaque,  et  qui 
lui  faisoient  ressentir  je  ne  sais  quelle  douleur  délicieuse. 
Sur  sou  casque  paroissoit  l'oiseau  triste  d'Athènes ,  et  sur  sa 
poitrine  brilloil  la  redoulabL-  éyide.  A  tes  marques,  Télé- 
maque reconnut  Minerve,  a. 


[)Oui'  avoir  moins  cherché   la  beauté,  que  la 
sagesse  et  la  vertu. 

Lorsque  vous  régnerez,  mettez  toute  votre 
gloire  à  renouveler  l'âge  d'or  :  écoutez  tout  le 
monde  ;  croyez  peu  de  gens  :  gardez-vous  bien 
de  vous  croire  trop  vous-même  :  craignez  de 
vous  tromper,  mais  ne  craignez  jamais  de  lais- 
ser voir  aux  autres  que  vous  avez  été  trompé. 

Aimez  les  peuples;  n'oubliez  rien  pour  en 
être  aimé.  La  crainte  est  nécessaire  quand 
l'amour  manque;  mais  il  la  faut  toujours  em- 
ployer à  regret ,  comme  les  remèdes  les  plus 
violens  et  les  plus  dangereux  *. 

Considérez  toujours  de  loin  toutes  les  suites 
de  ce  que  vous  voudrez  entreprendre  ;  pré- 
voyez les  plus  terribles  inconvéniens ,  et  sachez 
que  le  vrai  courage  consiste  à  envisager  tous  les 
périls,  et  à  les  mépriser  quand  ils  deviennent 
nécessaires.  Celui  qui  ne  veut  pas  les  voir  n'a 
pas  assez  de  courage  pour  en  supporter-  tran- 
quillement la  vue  :  celui  qui  les  voit  tous,  qui 
évite  tous  ceux  qu'on  peut  éviter,  et  qui  tente 
les  autres  sans  s'émouvoir,  est  le  seul  sage  et 
magnanime. 

Fuyez  la  mollesse,  le  faste,  la  profusion; 
mettez  votre  gloire  dans  la  simplicité  ;  que  vos 
vertus  et  vos  bonnes  actions  soient  les  ornemens 
de  votre  personne  et  de  votre  palais  ;  qu'elles 
soient  la  garde  qui  vous  environne,  et  que  tout 
le  monde  apprenne  de  vous  en  quoi  consiste  le 
vrai  honneur.  N'oubliez  jamais  que  les  rois  ne 
régnent  point  pour  leur  propre  gloire  ,  mais 
pour  le  bien  des  peuples.  Les  biens  qu'ils  font 
s'étendent  jusque  dans  les  siècles  les  plus  éloi- 
gnés :  les  maux  qu'ils  font  se  multiplient  de 
génération  en  génération  ,  jusqu'à  la  postérité 
la  plus  reculée.  ^  Un  mauvais  règne  fait  quel- 
quefois la  calamité  de  plusieurs  siècles. 

Surtout  soyez  en  garde  contre  votre  humeur  : 
c'est  un  ennemi  que  vous  porterez  partout  avec 
vous  jusques  à  la  mort  ;  il  entrera  dans  vos 
conseils ,  et  vous  trahira ,  si  vous  l'écoutez. 
L'humeur  fait  perdre  les  occasions  les  plus  im- 
portantes :  elle  donne  des  inclinations  et  des 
aversions  d'enfant,  au  préjudice  des  plus  grands 
intérêts;  elle  fait  décider  les  plus  grandes  af- 
faires par  les  plus  petites  raisons;  elle  obscurcit 
tous  les  talens ,  rabaisse  le  courage  ,  rend  un 
homme  inégal  ,  foible  ,  vil  et  insupportable. 
Défiez-vous  de  cet  ennemi. 

Craignez  les   dieux  ,    ô  Télémaque  ;   cette 


Var.  —   '  les  nmcdes  violens  et  daugercuT.  a-  —  *  en 

porter.  A.  —  ^    Un  maurais    rèîîuc jusqu'à    la  fin   de 

l'atinca  ,  de  cet  ennemi,  in.  A.  aj.  d. 


566 


TÉLÉMAQUE.  LIVRE  XVIII. 


(XXIV) 


crainte  est  le  plus  grand  trésor  du  cœur  de 
l'homme  :  avec  elle  vous  viendront  la  sagesse , 
la  justice,  la  paix  ,  la  joie  ,  les  plaisirs  purs  ,  la 
vraie  liberté ,  la  douce  abondance  ,  la  gloire 
sans  tache. 

Je  vous  quitte ,  ô  fils  d'Ulysse  ;  mais  ma  sa- 
gesse ne  vous  quittera  point ,  pourvu  que  vous 
sentiez  toujours  que  vous  ne  pouvez  rien  sans 
elle.  Il  est  temps  que  vous  appreniez  à  marcher 
tout  seul.  Je  ne  me  suis  séparée  de  vous,  en 
Phénicie   *   et  à  Salente ,  que  pour  vous  ac- 


Var.  —  *   en  Egyple.  Edil.  corrigé  devis  c  d'une  main 
étrangère. 


coutumer  à  être  privé  de  cette  douceur,  comme 
on  sèvre  les  enfans  lorsqu'il  est  temps  de 
leur  ôter  le  lait  pour  leur  donner  des  aliraens 
solides. 

A  peine  la  déesse  eut  achevé  ce  discours  , 
qu'elle  s'éleva  dans  les  airs,  et  s'enveloppa  d'un 
nuage  d'or  et  d'azur,  où  elle  disparut.  Télé- 
maque,  soupirant,  étonné  et  hors  de  lui-même, 
se  prosterna  à  terre  ,  levant  les  mains  au  ciel  ; 
puis  il  alla  éveiller  ses  compagnons ,  se  hâta  de 
partir,  arriva  à  Ithaque  ,  et  reconnut  son  père 
chez  le  fidèle  Eumée. 


-îêas«^- 


\ti\rf^fftft>tr4^frrrt*t^M^f*titr-tt\rr*t^^rrfrfrt*tffrr.tt\rSifftfft^f^tftftxrttft\rTrrff.tT*i\r4ttfrfr4^t\tf'rf,t4\tf.ffrt^^ft\rf*J^r^ 


DIALOGUES 


SUR  L'ÉLOODEEE  EN  GÉNÉRAL,  ET  SUR  CELLE  DE  LA  CflAIRE  EN  PARTICULIER. 


PREMIER  DIALOGUE  *. 

Contre  l'affectation  de  bel  esprit  clans  les  sermons.  Le  but 
de  l'éloquence  est  d'instruire  les  hommes  et  de  les 
rendre  meilleurs  :  l'orateur  n'atteindra  pas  ce  but,  s'il 
n'est  désintéressé. 

A.  HÉ  bien  !  monsieur,  -vous  venez  donc 
d'entendre  le  sermon  où  vous  vouliez  me  me- 
ner tantôt  ?  Pour  moi ,  je  me  suis  contenté  du 
prédicateur  de  notre  paroisse. 

B.  Je  suis  charmé  du  mien  ;  vous  avez  bien 
perdu ,  monsieur,  de  n'y  être  pas.  J'ai  arrêté 
une  place  pour  ne  manquer  aucun  sermon  du 
Carême.  C'est  un  homme  admirable  :  si  vous 
l'aviez  une  fois  entendu,  il  vous  dégoûteroit  de 
tous  les  autres. 

A.  Je  me  garderai  donc  bien  de  l'aller  en- 
tendre, car  je  ne  veux  point  qu'un  prédicateur 
me  dégoûte  des  autres;  au  contraire,  je  cherche 
un  homme  qui  me  donne  un  tel  goût  et  une 
telle  estime  pour  la  parole  de  Dieu,  que  j'en 
sois  plus  disposé  à  l'écouter  partout  ailleurs. 
Mais  puisque  j'ai  tant  perdu  ,  et  que  vous  êtes 
plein  de  ce  beau  sermon  ,  vous  pouvez  ,  mon- 
sieur, me  dédommager  :  de  grâce  ,  dites-nous 
quelque  chose  de  ce  que  vous  avez  retenu. 

B.  Je  détigurerois  ce  sermon  par  mon  récit  ; 
ce  sont  cent  beautés  qui  échappent;  il  faudroit 
être  le  prédicateur  même  pour  vous  dire.... 

A.  Mais  encore?  Son  dessein,  ses  preuves, 
sa  morale ,  les  principales  vérités  qui  ont  fait  le 
Cfii'ps  de  son  discours?  Ne  vous  reste-t-il  rien 
dans  l'esprit?  est-ce  que  vous  n'étiez  pas  at- 
tentif? 

B.  Pardonnez-moi,  jamais  je  ne  l'ai  été  da- 
vantage. 

C.  Quoi  donc!  vous  voulez  vous  faire  prier? 

•  Les  interlocuteurs  sont  désignés  par  les  lettres  A  ,  B,  C. 


B.  Non  ;  mais  c'est  que  ce  sont  des  pensées 
si  délicates ,  et  qui  dépendent  tellement  du  tour 
et  de  la  finesse  de  l'expression,  qu'après  avoir 
charmé  dans  le  moment  elles  ne  se  retrouvent 
pas  aisément  dans  la  suite.  Quand  même  vous 
les  retrouveriez,  dites-les  dans  d'autres  termes, 
ce  n'est  plus  la  même  chose  ,  elles  perdent  leur 
grâce  et  leur  force. 

A.  Ce  sont  donc,  monsieur,  des  beautés  bien 
fragiles  ;  en  les  voulant  toucher  on  les  fait  dis- 
paroître.  J'aimerois  bien  mieux  un  discours  qui 
eût  plus  de  corps  et  moins  d'esprit;  il  feroit 
une  forte  impression  ,  on  retiendroit  mieux  les 
choses.  Pourquoi  parle-t-on  ,  sinon  pour  per- 
suader, pour  instruire  ,  et  pour  faire  en  sorte 
que  l'auditeur  retienne  ? 

C.  Vous  voilà  ,  monsieur,  engagé  à  parler. 

B.  Hé  bien  !  disons  donc  ce  que  j'ai  retenu. 
Voici  le  texte  :  Cinerem  tanquam  panem  man- 
ducabam,  «  Je  mangeois  la  cendre  comme  mon 
pain.  »  Peut-on  trouver  un  texte  plus  ingénieux 
pour  le  jour  des  Cendres?  Il  a  montré  que,  se- 
lon ce  passage  ,  la  cendre  doit  être  aujourd'hui 
la  nourriture  de  nos  âmes  ;  puis  il  a  enchâssé 
dans  son  avant-propos,  le  plus  agréablement 
du  monde,  l'histoire  d'Artémise  sur  les  cendres 
de  son  époux.  Sa  chute  à  son  Ave  Maria  a  été 
pleine  d'art.  Sa  division  étoit  heureuse  ;  vous 
en  jugerez.  Cette  cendre ,  dit-il ,  quoiqu'elle 
soit  un  signe  de  pénitence ,  est  un  principe  de 
félicité;  quoique  elle  semble  nous  humilier,  elle 
est  une  source  de  gloire;  quoique  elle  repré- 
sente la  mort  ;  elle  est  un  remède  qui  donne 
l'immortalité.  Il  a  repris  cette  division  en  plu- 
sieurs manières ,  et  chaque  fois  il  donnoit  un 
nouveau  lustre  à  ses  antithèses.  Le  reste  du  dis- 
cours n'étoit  ni  moins  poli ,  ni  moins  brillant  : 
la  diction  étoit  pure,  les  pensées  nouvelles, 
les  périodes  nombreuses  ;  chacune  finissoit  par 
quelque   trait  surprenant.   Il  nous  a  fait  des 


568 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


peintures  morales  où  cliacun  se  trouvoit  ;  il  a 
fait  une  anatomie  des  passions  du  cœur  humain, 
qui  égale  les  Maximes  de  M.  de  La  Rochefou- 
cauld. Enfin,  selon  moi,  c'étoit  un  ouvrage 
achevé.  Mais  vous,  monsieur,  qu'en  pensez- 
vous  ? 

A.  Je  crains  de  vous  parler  sur  ce  sermon , 
et  de  vous  ôter  l'estime  que  vous  en  avez  :  on 
doit  respecter  la  parole  de  Dieu ,  profiler  de 
toutes  les  vérités  qu'un  prédicateur  a  expli- 
quées ,  et  éviter  l'esprit  de  critique  ,  de  peur 
d'affoiblir  l'autorité  du  ministère. 

B.  Non,  monsieur,  ne  craignez  rien.  Ce 
n'est  point  par  curiosité  que  je  vous  questionne  : 
j'ai  besoin  d'avoir  là-dessus  de  bonnes  idées; 
je  veux  m'instruire  solidement,  non-seulement 
pour  mes  besoins,  mais  encore  pour  ceux  d'au- 
trui ,  car  ma  profession  m'engage  à  prêcher. 
Parlez-moi  donc  sans  réserve ,  et  ne  craignez 
ni  de  me  contredire ,  ni  de  me  scandaliser. 

A.  Vous  le  voulez  ,  il  faut  vous  obéir.  Sur 
votre  rapport  même  ,  je  conclus  que  c'étoit  un 
méchant  sermon. 

B.  Comment  cela  ? 

A.  Vous  l'allez  voir.  Un  sermon  où  les  appli- 
cations de  l'Ecriture  sont  fausses ,  où  une  his- 
toire profane  est  rappoîtée  d'une  manière  froide 
et  puérile  ,  où  l'on  voit  régner  partout  une 
vaine  affectation  de  bel-esprit ,  est-il  bon  ? 

B.  Non  ,  sans  doute  :  mais  le  sermon  que  je 
vous  rapporte  ne  me  semble  point  de  ce  ca- 
ractère. 

A.  Attendez  ,  vous  conviendrez  de  ce  que  je 
dis.  Quand  le  prédicateur  a  choisi  pour  texte 
ces  paroles ,  Je  mangeais  la  cendre  comme  mon 
pain ,  devoit-il  se  contenter  de  trouver  un  rap- 
port de  mots  entre  ce  texte  et  la  cérémonie 
d'aujourd'hui  ?  Ne  devoit-il  pas  conmiencer  par 
entendre  le  vrai  sens  de  son  texte ,  avant  que 
de  l'appliquer  au  sujet? 

B.  Oui ,  sans  doute. 

A.  Ne  falloit-il  donc  pas  reprendre  les  choses 
de  plus  haut ,  et  tâcher  d'entrer  dans  toute  la 
suite  du  Psaume?  N'étoit-il  pas  juste  d'examiner 
si  l'interprétation  dont  il  s'agissoit  étoit  con- 
traire au  sens  véritable ,  avant  que  de  la  donner 
au  peuple  comme  la  parole  de  Dieu  ? 

B.  Cela  est  vrai  ;  mais  en  quoi  peut-elle  y 
être  contraire  ? 

A.  David  ,  ou  quel  que  soit  l'auteur  du 
Psaume  CI,  parle  de  ses  malheurs  en  cet  en- 
droit. Il  dit  que  ses  ennemis  lui  insultoient 
cruellement  ,  le  voyant  dans  la  poussière  , 
abattu  à  leurs  pieds,  réduit  (c'est  ici  une  expres- 
sion poétique)  à  se  nourrir  d'un  pain  de  cendres 


et  d'une  eau  mêlée  de  larmes.  Quel  rapport  des 
plaintes  de  David  ,  renversé  de  son  trône  et 
persécuté  par  son  fils  Absalon ,  avec  l'humilia- 
tion d'un  Chrétien  qui  se  met  des  cendres  sur 
le  front  pour  penser  à  la  mort ,  et  pour  se  dé- 
tacher des  plaisirs  du  monde  ? 

N'y  avoit-il  point  d'autre  texte  à  prendre 
dans  l'Ecriture?  Jésus-Christ ,  les  apôtres  ,  les 
prophètes ,  n'ont-ils  jamais  parlé  de  la  mort  et 
de  la  cendre  du  tombeau  ,  à  laquelle  Dieu  ré- 
duit notre  vanité  ?  Les  Ecritures  ne  sont-elles 
pas  pleines  de  mille  figures  touchantes  sur  cette 
vérité  ?  les  paroles  mêmes  de  la  Genèse  ,  si  pro- 
pres, si  naturelles  à  cette  cérémonie,  et  choisies 
par  l'Eglise  même  ,  ne  seront-elles  donc  pas 
dignes  du  choix  d'un  prédicateur?  Appréhen- 
dera-t-il ,  par  une  fausse  délicatesse  ,  de  redire 
souvent  un  texte  que  le  Saint-Esprit  et  l'Eglise 
ont  voulu  répéter  sans  cesse  tous  les  ans?  Pour- 
quoi donc  laisser  cet  endroit ,  et  tant  d'autres 
de  l'Ecriture  ,  qui  conviennent ,  pour  en  cher- 
cher un  qui  ne  convient  pas?  C'est  un  goût 
dépravé ,  une  passion  aveugle  de  dire  quelque 
chose  de  nouveau. 

B.  Vous  vous  échauffez  trop  ,  monsieur  :  il 
est  vrai  que  ce  texte  n'est  point  conforme  au 
sens  littéral. 

C.  Pour  moi ,  je  veux  savoir  si  les  choses 
sont  vraies ,  avant  que  de  les  trouver  belles. 
Mais  le  reste  ? 

A.  Le  reste  du  sermon  est  du  même  genre 
que  le  texte.  Ne  le  voyez-vous  pas ,  monsieur  ? 
A  quel  pi'opos  faire  l'agréable  dans  un  sujet  si 
effrayant ,  et  amuser  l'auditeur  par  le  récit  pro- 
fane de  la  douleur  d'Artémise,  lorsqu'il  fau- 
droit  tonner  et  ne  donner  que  des  images  ter- 
ribles de  la  mort  ? 

B.  Je  vous  entends,  vous  n'aimez  pas  les 
traits  d'esprit.  Mais  sans  cet  agrément  que  de- 
viendroit  l'éloquence?  Voulez-vous  réduire  tous 
les  prédicateurs  à  la  simplicité  des  mission- 
naires? Il  en  faut  pour  le  peuple  ;  mais  les  hon- 
nêtes gens  ont  les  oreilles  plus  délicates  ,  et  il 
est  nécessaire  de  s'accommoder  à  leur  goût. 

A.  Vous  me  menez  ailleurs  :  je  voulois  ache- 
ver de  vous  montrer  combien  ce  sermon  est  mal 
conçu  ;  il  ne  me  restoit  qu'à  parler  de  la  divi- 
sion ,  mais  je  crois  que  vous  comprenez  assez 
vous-même  ce  qui  me  la  fait  désapprouver. 
C'est  un  homme  qui  donne  trois  points  pour 
sujet  de  tout  son  discours.  Quand  on  divise,  il 
faut  diviser  simplement,  naturellement  :  il  faut 
que  ce  soit  une  division  qui  se  trouve  toute  faite 
dans  le  sujet  même  ;  une  division  qui  éclaircisse, 
qui  range  les  matières ,  qui  se  retienne  aisé- 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENXE. 


569 


ment ,  et  qui  aide  à  retenir  tout  le  reste  ;  enfin 
une  division  qui  fasse  voir  la  grandeur  du  sujet 
et  de  ses  parties.  Tout  au  contraire  ,  vous  voyez 
ici  un  homme  qui  entreprend  d'abord  de  vous 
éblouir,  qui  vous  débite  trois  épigrammes  ou 
trois  énigmes,  qui  les  tourne  et  retourne  avec 
subtilité  ;  vous  croyez  voir  des  tours  de  passe- 
passe.  Est-ce  là  un  air  sérieux  et  grave .  propre 
à  vous  faire  espérer  quelque  chose  d'utile  et 
d'important  ?  Mais  revenons  à  ce  que  vous  di- 
siez :  vous  demandez  si  je  veux  donc  bannir 
l'éloquence  de  la  chaire? 

B.  Oui  ;  il  me  semble  que  vous  allez  là. 

A.  Ha!  voyons  :  qu'est-ce  que  l'éloquence? 

B.  C'est  l'art  de  bien  parler. 

.4.  Cet  art  n'a-t-il  point  d'autre  but  que 
celui  de  bien  parler?  les  hommes  en  parlant 
n'ont-ils  point  quelque  dessein  ?  parle-t-on 
pour  parler? 

B.  Non.  on  parle  pour  plaire  et  pour  per- 
suader. 

A.  Distinguons,  s'il  vous  plaît,  monsieur, 
soigneusement  ces  deux  choses  :  on  parle  pour 
persuader,  cela  est  constant  ;  on  parle  aussi 
pour  plaire  ,  cela  n'arrive  que  trop  souvent. 
Mais  quand  on  tâche  de  plaire  ,  on  a  un  autre 
but  plus  éloigné ,  qui  est  néanmoins  le  prin- 
cipal. L'homme  de  bien  ne  cherche  à  plaire 
que  pour  inspirer  la  justice  et  les  autres  vertus 
en  les  rendant  aimables  ;  celui  qui  cherche  son 
intérêt,  sa  réputation,  sa  fortune,  ne  songea 
plaire  que  pour  gagner  l'inclination  et  l'estime 
des  gens  qui  peuvent  contenter  son  avarice  ou 
son  ambition  :  ainsi  cela  même  se  réduit  encore 
à  une  manière  de  persuasion  que  l'orateur 
cherche  ;  il  Aeut  plaire  pour  flatter,  et  il  flatte 
pour  persuader  ce  qui  convient  à  son  intérêt. 

B,  Enfin  vous  ne  pouvez  disconvenir  que 
les  hommes  ne  parlent  souvent  que  pour  plaire. 
Des  orateurs  païens  ont  eu  ce  but.  Il  est  aisé 
de  voir  dans  les  discours  de  Cicéron,  qu'il  tra- 
vailloit  pour  sa  réputation  :  qui  ne  croira  la 
même  chose  d'Isocrate  etdeDémosthèue? 

Tous  les  anciens  panégyristes  songeoient 
moins  à  faire  admirer  leurs  héros,  qu'à  se  faire 
admirer  eux-mêmes  ;  ils  no  cherchoient  la  gloire 
d'un  prince,  qu'à  cause  de  celle  qui  leur  devoit 
revenir  à  eux-mêmes  pour  l'avoir  bien  loué. 
De  tout  temps  cette  ambition  a  semblé  permise 
chez  les  Grecs  et  chez  les  Romains  :  par  cette 
émulation,  l'éloquence  se  perfectionnoit,  les 
esprits  s'élevoient  à  de  hautes  pensées  et  à 
de  grands  sentimens  ;  par  là  on  voyoit  fleurir 
les  anciennes  républiques  :  le  spectacle  que  don- 
noit  l'éloquence^  et  le  pouvoir  qu'elle  avoit  sur 


les  peuples,  la  rendirent  admirable,  et  ont  poli 
merveilleusement  les  esprits.  Je  ne  vois  pas 
pourquoi  on  blàmeroit  celte  émulation,  même 
dans  des  orateurs  chrétiens,  pourvu  qu'il  ne 
partit  dans  leurs  discours  aucune  affectation 
indéceule,  et  qu'ils  n'ailoiblissenl  en  rien  la 
morale  évangélique.  Il  ne  faut  point  blâmer  une 
chose  qui  anime  les  jeunes  gens,  et  qui  forme 
les  grands  prédicateurs. 

A.  Voilà  bien  des  choses,  monsieur,  que 
vous  mettez  ensemble  :  démêlons-les,  s'il  vous 
plaît,  et  voyons  avec  ordre  ce  qu'il  en  faut  con- 
clure; surtout  évitons  l'esprit  de  dispute  ;  exa- 
minons cette  matière  paisiblement,  en  gens  qui 
ne  craignent  que  l'erreur,  et  mettons  tout 
l'honneur  à  nous  d«'dire  dès  que  nous  aperce- 
vons que  nous  serons  trompés. 

B.  Je  suis  dans  celte  disposition ,  ou  du 
moins  je  crois  y  être  ;  et  vous  me  ferez  plaisir 
de  m'avertir  si  vous  voyez  que  je  m'écarte  de 
cette  règle, 

A.  Ne  parlons  point  d'abord  des  prédicateurs, 
ils  viendront  en  leur  temps  :  commençons  par 
les  orateurs  profanes  ,  dont  vous  avez  cité  ici 
l'exemple,  ^'ousavez  mis Démosthène  aveclso- 
crate  ;  en  cela  vous  avez  fait  tort  au  premier  . 
le  second  est  un  froid  orateur,  qui  n'a  songé 
qu'à  polir  ses  pensées  cl  qu'à  donner  de  l'har- 
monie à  ses  paroles;  il  n'a  eu  qu'une  idée  basse 
de  l'éloquence,  et  il  l'a  presque  toute  mise  dans 
l'arrangement  des  mots.  Un  homme  qui  a  em- 
ployé selon  les  uns  dix  ans,  et  selon  les  autres 
quinze,  à  ajuster  les  périodes  de  son  Panégy- 
rique, qui  est  un  discours  sur  les  besoins  de  la 
Grèce,  étoit  d'un  secours  bien  foible  et  bien  lent 
pour  la  république  contre  les  entreprises  du  roi 
de  Perse.  Démoslhène  parloit  bien  autrement 
contre  Philippe.  Vous  pouvez  voir  la  compa- 
raison que  Denys  d'Halicarnasse  fuit  des  deux 
orateurs,  et  les  défauts  essentiels  qu'il  remarque 
dans  Isocrate.  On  ne  voit  dans  celui-ci  que  des 
discours  fleuris  et  elféminés  ,  que  des  périodes 
faites  avec  un  travail  infini  pour  amuser  l'oreille  ; 
pendant  que  Démosthène  émeut,  échaufl'e  et 
entraine  les  cœurs  :  il  est  trop  vivement  touché 
des  intérêts  de  sa  patrie  pour  s'amuser  à  tous 
les  jeux  d'esprit  d'Isocrate  ;  c'est  un  raisonne- 
ment serré  et  pressant ,  ce  sont  des  sentimens 
généreux  d'une  ame  qui  ne  conçoit  rien  que  de 
grand,  c'est  un  discours  qui  croit  et  qui  se  for- 
litie  à  chaque  parole  par  des  raisons  nouvelles, 
c'est  un  enchaînement  de  fi^^ures  hardies  et  tou- 
chantes ;  vous  ne  sauriez  le  lire  sans  voir  qu'il 
porte  la  république  dans  le  fond  de  son  cœur  : 
c'est  la  nature  qui  parle  elle-même  dans  ses 


570 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


transports  ;  l'art  est  si  achevé,  qu'il  n'y  paroît 
poinl  ;  rien  n'égala  jamais  sa  rapidité  et  sa 
véhémence.  N'avez-vous  pas  mi  ce  qu'en  dit 
Longin  dans  son  Traité  du  Subliiae. 

B.  Non  :  n'est-ce  pas  ce  traité  que  M.  Boi- 
leau  a  traduit  ?  est-il  beau  ? 

B.  Je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il  surpasse  à 
mon  gré  la  B.hétorique  d'Aristole.  Cette  Rhé- 
torique ,  quoique  Irès-helle  ,  a  beaucoup  de 
préceptes  secs,  et  plus  curieux  qu'utiles  dans  la 
pratique;  ainsi  elle  sert  bien  plus  à  faire  re- 
marquer les  règles  de  l'art  à  ceux  qui  sont  déjà 
éloquens,  qu'à  inspirer  l'éloquence  et  à  former 
de  vrais  orateurs  :  mais  le  Sublime  de  Longin 
joint  aux  préceptes  beaucoup  d'exemples  qui  les 
rendent  sensibles.  Cet  autenr  traite  le  sublime 
d'une  manière  sublime  ,  comme  le  traducteur 
l'a  remarqué  ;  il  échaulîe  l'imagination,  il  élève 
l'esprit  du  lecteur,  il  lui  forme  le  goiit ,  et  lui 
apprend  à  distinguer  judicieusement  le  bien  et 
le  mal  dans  les  orateurs  célèbres  de  l'antiquité. 

B.  Quoi  î  Longin  est  si  admirable  !  Hé  !  ne 
vivoit-il  pas  du  temps del'empereurAurélien  et 
de  Zénobie  '' 

A.  Oui;  vous  savez  leur  histoire. 

B.  Ce  siècle  n'étoit-il  pas  bien  éloigné  de  la 
politesse  des  précédens?  Quoi!  vous  voudriez 
qu'un  auteur  de  ce  temps-là  eût  le  goût  meil- 
leur qu'Isocrate?  En  vérité,  je  ne  puis  le  croire. 

A.  J'en  ai  été  surpris  moi-même  :  mais  vous 
n'avez  qu'à  le  lire;  quoiqu'il  fût  d'un  siècle 
fort  gâté,  il  s'étoit  formé  sur  les  anciens,  et  il 
ne  tient  presque  rien  des  défauts  de  son  temps. 
Je  dis  presque  rien,  car  il  faut  avouer  qu'il 
s'applique  plus  à  l'admirable  qu'à  l'utile,  et 
qu'il  ne  rapporte  guère  l'éloquence  à  la  morale  ; 
en  cela  il  paroit  n'avoir  pas  les  vues  solides 
qu'avoient  les  anciens  Grecs ,  surtout  les  philo- 
sophes :  encore  même  faut-il  lui  pardonner  un 
défaut  dans  lequel  Isocrate,  quoique  d'un  meil- 
leur siècle,  lui  est  beaucoup  inférieur;  surtout 
ce  défaut  est  excusable  dans  un  traité  particu- 
lier, où  il  parle,  non  de  ce  qui  instruit  les  hom- 
mes, mais  de  ce  qui  les  frappe  et  qui  les  saisit. 
Je  vous  parle  de  cet  auteur,  parce  qu'il  vous 
servira  beaucoup  à  comprendre  ce  que  je  veux 
dire  :  vous  y  verrez  le  portrait  admirable  qu'il 
fait  de  Démosthène,  dont  il  rapporte  des  en- 
droits très-sublimes  ;  et  vous  y  trouverez  aussi 
ce  que  je  vous  ai  dit  des  défauts  d'Isocrate.  Vous 
ne  sauriez  mieux  faire,  pour  connoître  ces  deux 
auteurs,  si  vous  ne  voulez  pas  prendre  la  peine 
de  les  connaître  par  eux-mêmes  en  lisant  leurs 
ouvrages.  Laissons  donc  Isocrate,  et  revenons  à 
Démosthène  et  à  Cicéron. 


B.  Vous  laissez  Isocrate,  parce  qu'il  ne  vous 
convient  pas. 

A.  Parlons  donc  encore  d'Isocrate,  puisque 
vous  n'êtes  pas  persuadé;  jugeons  de  son  élo- 
quence par  les  règles  de  l'éloquence  même, 
et  par  le  sentiment  du  plus  éloquent  écrivain 
de  l'antiquité  :  c'est  Platon  ;  l'en  croirez-vous, 
monsieur? 

B.  Je  le  croirai  s'il  a  raison  ;  je  ne  jure  sur 
la  parole  d'aucun  maître. 

A.  Souvenez-vous  de  cette  règle  ,  c'est  ce 
que  je  demande  :  pourvu  que  vous  ne  vous 
laissiez  point  dominer  par  certains  préjugés 
de  notre  temps ,  la  raison  vous  persuadera 
bientôt.  N'en  croyez  donc  ni  Isocrate  ni  Pla- 
ton ;  mais  jugez  de  l'un  et  de  l'autre  par  des 
principes  clairs.  Vous  ne  sauriez  disconvenir  que 
le  but  de  l'éloquence  ne  soit  de  persuader  la 
vérité  et  la  vertu. 

B.  Je  n'en  conviens  pas,  c'est  ce  que  je  vous 
ai  déjà  nié. 

A.  C'est  donc  ce  que  je  vais  vous  prouver. 
L'éloquence  ,  si  je  ne  me  trompe  ,  peut  être 
prise  en  trois  manières  :  P  comme  l'art  de 
persuader  la  vérité  et  de  rendre  les  hommes 
meilleurs  ;  2°  comme  un  art  indifférent,  dont 
les  méchans  se  peuvent  servir  aussi  bien  que  les 
bons ,  et  qui  peut  persuader  l'erreur,  l'injus- 
tice, autant  que  la  justice  et  la  vérité;  3°  enfin 
comme  un  art  qui  peut  servir  aux  hommes  inté- 
ressés à  plaire,  à  s'acquérir  de  la  réputation 
et  à  faire  fortune.  Admettez  une  de  ces  trois 
manières. 

B.  Je  les  admets  toutes,  qu'en  conclurez- 
vous  ? 

.1.  Attendez,  la  suite  vous  le  montrera;  con- 
tentez-vous  ,  pourvu  que  je  ne  vous  dise  rien 
que  de  clair,  et  que  je  vous  mène  à  mon  but.  De 
ces  trois  manières  d'éloquence,  vous  approuve- 
rez sans  doute  la  première. 

B.  Oui,  c'est  la  meilleure. 

A.  Et  la  seconde,  qu'en  pensez-vous  ? 

B.  Je  vous  vois  venir  ,  vous  voulez  faire  un 
sophisme.  La  seconde  est  blâmable  par  le  mau- 
vais usage  que  l'orateur  y  fait  de  l'éloquence 
pour  persuader  l'injustice  et  l'erreur.  L'élo- 
quence d'un  méchant  homme  est  bonne  eu  elle- 
même  :  mais  la  fin  à  laquelle  il  la  rapporte  est 
pernicieuse.  Or,  nous  devons  parler  des  règles 
de  l'éloquence,  et  non  de  l'usage  qu'il  en  faut 
faire  ;  ne  quittons  point,  s'il  vous  plaît,  ce  qui 
fait  notre  véritable  question. 

A.  Vous  verrez  que  je  ne  m'en  écarte  pas,  si 
vous  voulez  bien  me  continuer  la  grâce  de  m'é- 
couter.  Vous  blâmez  donc  la  seconde  manière  ; 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


571 


et  pour  ôter  toute  équivoque,  vous  blâmez  ce 
second  usage  de  l'éloquence. 

B.  Bon,  vous  parlez  juste  ;  nous  voilà  pleine- 
ment d'accord. 

-1.  Et  le  troisième  usage  de  l'éloquence ,  qui 
est  de  chercher  à  plaire  par  des  paroles ,  pour 
se  faire  par  là  une  réputation  et  une  fortune  , 
qu'en  dites-vous? 

B.  Vous  savez  déjà  mon  sentiment ,  je  n'en 
ai  point  changé.  Cet  usage  de  l'éloquence  me 
paroît  honnête  ;  il  excite  l'émulation ,  et  perfec- 
tionne les  esprits. 

.■1.  En  quel  genre  doit-on  tâcher  de  perfec- 
tionner les  esprits?  Si  vous  aviez  à  former  un 
État  ou  une  république  ,  en  quoi  voudriez- 
vous  y  perfectionner  les  esprits? 

B.  Eu  tout  ce  qui  pourroit  les  rendre  meil- 
leurs. Je  voudrois  faire  de  bons  citoyens ,  pleins 
de  zèle  pour  le  bien  public.  Je  voudrois  qu'ils 
sussent  en  guerre  défendre  la  patrie  ,  en  paix 
faire  observer  les  lois ,  gouverner  leurs  mai- 
sons, cultiver  ou  faire  cultiver  leurs  terres, 
élever  leurs  enfans  à  la  vertu  ,  leur  inspirer  la 
religion  ,  s'occuper  au  commerce  selon  les  be- 
soins du  pays  ,  et  s'appliquer  aux  sciences  utiles 
à  la  vie.  Voilà,  ce  me  semble,  le  but  d'un 
législateur. 

A.  Vos  vues  sont  très-justes  et  très-solides. 
Vous  voudriez  donc  des  citoyens  ennemis  de 
l'oisiveté  ,  occupés  à  des  choses  très-sérieuses, 
et  qui  tendissent  toujours  au  bien  public? 

B.  Oui,  sans  doute. 

A.  Et  vous  retrancheriez  tout  le  reste? 

B.  Je  le  retrancherois. 

A.  Vous  n'admettriez  les  exercices  du  corps 
que  pour  la  santé  et  la  force  ?  Je  ne  parle  point 
de  la  beauté  du  corps ,  parce  qu'elle  est  une 
suite  naturelle  de  la  santé  et  de  la  force  pour 
les  corps  qui  sont  bien  formés. 

B.  Je  n'admettrois  que  ces  exercices-là. 

.'l.  Vous  retrancheriez  donc  tous  ceux  qui 
ne  serviroient  qu'à  amuser,  et  qui  ne  mettroient 
point  l'homme  en  état  de  mieux  supporter  les 
travaux  réglés  de  la  paix  et  les  fatigues  de  la 
guerre  ? 

B.  Oui ,  je  suivrois  cette  règle. 

A.  C'est  sans  doute  par  le  même  principe 
que  vous  retrancheriez  aussi  (car  vous  me  l'avez 
dit)  tous  les  exercices  de  l'esprit  qui  ne  servi- 
roient pointa  rendre  l'ame  saine,  forte  ,  belle  , 
en  la  rendant  vertueuse? 

B.  J'en  conviens.  Que  s'ensuit-il  de  là?  Je 
ne  vois  pas  encore  où  vous  voulez  aller ,  vos 
détours  sont  bien  longs. 

A.  C'est  que  je  veux  chercher  les  premiers 


principes ,  et  ne  laisser  derrière  moi  rien  de 
douteux.  Répondez  ,  s'il  vous  plaît. 

B.  J'avoue  qu'on  doit  à  plus  forte  raison 
suivre  cette  règle  [)0ur  l'ame,  l'ayant  établie 
pour  le  corps. 

A.  Toutes  les  sciences  et  tous  les  arts  qui 
ne  vont  qu'au  plaisir,  à  l'amusement  et  à  la 
curiosité  ,  les  souflViriez-vous?  Ceux  qui  n'ap- 
partiendroient  ni  aux  devoirs  de  la  vie  domes- 
tique ,  ni  aux  devoirs  de  la  vie  civile,  que  de- 
viendroient-ils? 

B.  Je  les  bannirois  de  ma  république. 

A.  Si  donc  vous  souffriez  les  mathémati- 
ciens, ce  seroit  à  cause  des  mécaniques  ,  de  la 
navigation  ,  de  l'arpentage  des  terres  ,  des 
supputations  qu'il  faut  faire  ,  des  fortifications 
des  places  ,  etc.  Voilà  leur  usage  qui  les  auto- 
riserait. Si  vous  admettiez  les  médecins ,  les  ju- 
risconsultes,  ce  seroit  pour  la  conservation  de 
la  santé  et  de  la  justice.  Il  en  seroit  de  même 
des  autres  professions  dont  nous  sentons  le  be- 
soin. Mais  pour  les  musiciens ,  que  feriez-vous? 
ne  seriez-vous  pas  de  l'avis  de  ces  anciens  Grecs 
qui  ne  séparoient  jamais  l'utile  de  l'agréable? 
Eux  qui  avoient  poussé  la  musique  et  la  poésie, 
jointes  ensemble  ,  à  une  si  haute  perfection , 
ils  vouloient  qu'elles  servissent  à  élever  les  cou- 
rages, à  inspirer  les  grands  sentimens.  C'étoit 
par  la  musique  et  par  la  poésie  qu'ils  se  prépa- 
roicnt  aux  combats  \  ils  alloient  à  la  guerre  avec 
des  musiciens  et  des  instrumens.  De  là  encore 
les  trompettes  et  les  tambours  qui  les  jetoient 
dans  un  enthousiasme  et  dans  une  espèce  de 
fureur  qu'ils  appeloient  divine.  C'étoit  par  la 
musique  et  par  la  cadence  des  vers  qu'ils  adou- 
cissoient  les  peuples  féroces.  C'étoit  par  cette 
harmonie  qu'ils  faisoient  entrer,  avec  le  plai- 
sir ,  la  sagesse  dans  le  fond  des  cœurs  des  enfans  : 
on  leur  faisoit  chanter  les  vers  d'Homère,  pour 
leur  inspirer  agréablement  le  mépris  de  la  mort, 
des  richesses  et  des  plaisirs  qui  amollissent 
l'ame  ;  l'amour  de  la  gloire  ,  de  la  liberté  et  de 
la  patrie.  Leurs  danses  mêmes  avoient  un  but 
sérieux  à  leur  mode,  et  il  est  certain  qu'ils  ne 
dansoient  pas  pour  le  seul  plaisir  :  nous  voyons, 
par  l'exemple  de  David  ,  que  les  peuples  orien- 
taux regardoient  la  danse  comme  un  art  sé- 
rieux, semblable  à  la  musique  et  à  la  poésie. 
Mille  instructions  éloient  mêlées  dans  leurs 
fables  et  dans  leurs  poèmes  :  ainsi ,  la  philoso- 
phie la  plus  grave  et  la  plus  austère  ne  se  mon- 
troit  qu'avec  un  visage  riant.  Cela  parait  encore 
par  les  danses  mystérieuses  des  prêtres  ,  que  les 
païens  avoient  mêlées  dans  leurs  cérémonies 
pour  les  fêtes  des  dieux.  Tous  ces  arts  qui  con- 


572 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


sistent  ou  dans  les  sons  mélodieux ,  ou  dans  les 
mouvemens  du  corps,  ou  dans  les  paroles  ,  en 
un  mot ,  la  musique ,  la  danse  ,  l'éloquence  ,  la 
poésie,  ne  furent  inventés  que  pour  exprimer 
les  passions ,  et  pour  les  inspirer  en  les  expri- 
mant. Par  là  on  voulut  imprimer  de  grands  sen- 
timens  dans  lame  des  hommes,  et  leur  faire 
des  peintures  vives  et  touchantes  de  la  beauté 
de  la  vertu  et  de  la  difformité  du  vice  :  ainsi 
tous  ces  arts ,  sous  l'apparence  du  plaisir ,  en- 
troient dans  les  desseins  les  plus  sérieux  des 
anciens  pour  la  morale  et  pour  la  religion.  La 
chasse  même  étoit  l'apprentissage  pour  la  guerre. 
Tous  les  plaisirs  les  plus  touchans  renfermoient 
quelque  leçon  de  vertu.  De  cette  source  vinrent 
dans  la  Grèce  tant  de  vertus  héroïques,  admi- 
rées de  tous  les  siècles.  Cette  première  instruc- 
tion fut  altérée  ,  il  est  vrai ,  et  elle  avoit  en  elle- 
même  d'extrêmes  défauts.  Son  défaut  essentiel 
étoit  d'être  fondée  sur  une  religion  fausse  et 
pernicieuse.  En  cela  les  Grecs  se  trompoient , 
comme  tous  les  sages  du  monde ,  plongés  alors 
dans  l'idolâtrie  :  mais  s'ils  se  trompoient  pour 
le  fond  de  la  religion  et  pour  le  choix  des 
maximes ,  ils  ne  se  trompoient  pas  pour  la  ma- 
nière d'inspirer  la  religion  et  la  vertu;  tout  y 
étoit  sensible ,  agréable  ,  propre  à  faire  ime  vive 
impression. 

B.  "N  ous  disiez  tout-à-l'heure  que  cette  pre- 
mière institution  fut  altérée;  n'oubliez  pas  ,  s'il 
vous  plait ,  de  nous  l'expliquer. 

A.  Oui,  elle  fut  altérée.  La  vertu  donne  la 
véritable  politesse:  mais  bientôt,  si  on  n'y 
prend  garde,  la  politesse  amollit  peu  à  peu. 
Les  Grecs  asiatiques  furent  les  premiers  à  se 
corrompre  ;  les  Ioniens  *  devinrent  efféminés  ; 
toute  cette  côte  d'Asie  fut  un  théâtre  de  vo- 
lupté *.  La  Crète  ,  malgré  les  sages  lois  de  Mi- 
nos  ,  se  corrompit  de  même  :  vous  savez  les 
vers  que  cite  saint  Paul  ^  Corinthe  fut  fameuse 
par  son  luxe  et  par  ses  dissolutions.  Les  Ro- 
mains, encore  grossiers  ,  commencèrent  à  trou- 
ver de  quoi  amollir  leur  vertu  rustique.  Athè- 
nes ne  fut  pas  exempte  de  cette  contagion  ;  toute 
la  Grèce  en  fut  infectée.  Le  plaisir,  qui  ne  de- 
voit  être  que  le  moyen  d'insinuer  la  sagesse , 
prit  la  place  de  la  sagesse  même.  Les  philo- 
sophes réclamèrent.  Socrate  s'éleva,  et  montra 
à  ses  citoyens  égarés  que  le  plaisir  ,  dans  lequel 
ils  s'arrêtoient ,  ne  devoit  être  que  le  chemin 
de  la  vertu.  Platon  ,  son  disciple  ,  qui  n'a  pas 
eu  honte  de  composer  ses  écrits  des  discours  de 


1  Motus  iloccri  gnudel  Iimiios.  Hou    lib,  m,  OA.  vi 
2t.  —2  Les  Fables  Miksieuiics.  —  »  TU.  i.  12. 


son  maître  ,  retranche  de  sa  république  tous  les 
tons  de  la  musique ,  tous  les  mouvemens  de  la 
tragédie  ,  tous  les  récits  des  poèmes ,  et  les  en- 
droits d'Homère  qui  ne  vont  pas  à  inspirer  l'a- 
mour des  bonnes  lois.  Voilà  le  jugement  que 
tirent  Socrate  et  Platon  sur  les  poètes  et  sur  les 
musiciens  :  n'êtes-vous  pas  de  leur  avis  ? 

B.  J'entre  tout-à-fait  dans  leur  sentiment; 
il  ne  faut  rien  d'inutile.  Puisqu'on  peut  mettre 
le  plaisir  dans  les  choses  solides ,  il  ne  le  faut 
point  chercher  ailleurs.  Si  quelque  chose  peut 
faciliter  la  vertu,  c'est  de  la  mettre  d'accord 
avec  le  plaisir  :  au  contraire,  quand  on  les 
sépare  ,  on  tente  violemment  les  hommes  d'a- 
bandonner la  vertu;  d'ailleurs,  tout  ce  qui 
plaît  sans  instruire  amuse  et  amollit.  Hé  bien  ! 
ne  trouvez-vous  pas  que  je  suis  devenu  philo- 
sophe en  vous  écoutant?  Mais  allons  jusqu'au 
bout ,  car  nous  ne  sommes  pas  encore  d'accord. 

A.  Nous  le  serons  bientôt ,  monsieur.  Puis- 
que vous  êtes  si  philosophe ,  permettez-moi  de 
vous  faire  encore  une  question.  Voilà  les  musi- 
ciens et  les  poètes  assujettis  à  n'inspirer  que  la 
vertu  ;  voilà  les  citoyens  de  votre  république 
exclus  des  spectacles  où  le  plaisir  seroit  sans 
instruction.  Mais  que  feriez-vous  des  devins? 

B.  Ce  sont  des  imposteurs,  il  faut  les  chas- 
ser. 

.1.  Mais  ils  ne  font  point  de  mal.  Vous 
croyez  bien  qu'ils  ne  sont  pas  sorciers  :  ainsi  ce 
n'est  pas  l'art  diabolique  que  vous  craignez  en 
eux. 

B.  Non  ,  je  n'ai  garde  de  le  craindre ,  car  je 
n'ajoute  aucune  foi  à  tous  leurs  contes;  maisils 
font  un  assez  grand  mal  d'amuser  le  public.  Je 
ne  souffre  point  dans  ma  république  des  gens 
oisifs  qui  amusent  les  autres,  et  qui  n'aient 
point  d'autre  métier  que  celui  de  parler. 

.-1.  Mais  ils  gagnent  leur  vie  par  là  ;  ils 
amassent  de  l'argent  pour  eux  et  pour  leurs 
familles. 

B.  N'importe;  qu'ils  prennent  d'autres  mé- 
tiers pour  vivre  :  non-seulement  il  faut  gagner 
sa  vie ,  mais  il  la  faut  gagner  par  des  occupa- 
tions utiles  au  public.  Je  dis  la  même  chose  de 
tous  ces  misérables  qui  amusent  les  passans  par 
leurs  discours  et  par  leurs  chansons  :  quand  ils 
ne  mentiroient  jamais  ,  quand  ils  ne  diroieot 
rien  de  déshonnête,  il  faudroit  les  chasser; 
l'inutilité  seule  suflit  pour  les  rendre  coupables  : 
la  police  devroit  les  assujettir  à  prendre  quel- 
que métier  réglé. 

.1.  Mais  ceux  qui  représentent  des  tragédies, 
les  souffrirez-vous?  Je  suppose  qu'il  n'y  ait  ni 
amour  profane,  ni  immodestie  mêlée  dans  ces 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


573 


tragédies  ;  de  plus ,  je  ne  parle  pas  ici  en  chré- 
tien :  répondez-moi  seulement  en  législateur  et 
en  philosophe. 

B.  Si  ces  tragédies  n'ont  pas  pour  but  d'ins- 
truire en  donnant  du  plaisir,  je  les  condamne- 
rois. 

A.  Bon  ;  en  cela  vous  êtes  précisément  de 
l'avis  de  Platon ,  qui  veut  qu'on  ne  laisse  point 
introduire  dans  sa  république  des  poèmes  et 
des  tragédies  qui  n'auront  pas  été  examinés  par 
les  gardes  des  lois  ' ,  alin  que  le  peuple  ne  voie 
et  n'entende  jamais  rien  qui  ne  serve  à  au- 
toriser les  lois  et  à  inspirer  la  vertu.  En  cela 
vous  suivez  l'esprit  des  auteurs  anciens,  qui 
vouloient  que  la  tragédie  roulât  sur  deux  pas- 
sions ,  savoir,  la  terreur  que  dpivent  donner  les 
suites  funestes  du  vice,  et  la  compassion  qu'ins- 
pire la  vertu  persécutée  et  patiente  :  c'est  l'idée 
qu'Eripide  et  Sophocle  ont  exécutée. 

B.  Vous  me  faites  souvenir  que  j'ai  lu  cette 
dernière  règle  dans  VArt  poétique  de  M.  Boi- 
leau. 

.4.  Vous  avez  raison  .  c"est  un  homme  qui 
connoit  bien,  non-seulement  le  fond  de  la  poé- 
sie, mais  encore  le  but  solide  auquel  la  philo- 
sophie, supérieure  à  tous  les  arts,  doit  con- 
duire le  poète. 

B.  Mais  enfin,  où  me  menez-vous  donc? 

.4.  Je  ne  vous  mène  plusj  vous  allez  tout 
seul  :  vous  voilà  heureusement  au  terme.  Ne 
m'avez-vous  pas  dit  que  vous  ne  souffrez  point 
dans  votre  république  des  gens  oisifs  qui  amu- 
sent les  autres ,  et  qui  n'ont  point  d'autre  mé- 
tier que  celui  de  parler?  N'est-ce  pas  sur  ce 
prmcipeque  vous  chassez  tous  ceux  qui  repré- 
ssntent  des  tragédies,  si  l'instruction  n'est  mêlée 
au  plaisir?  Scra-t-il  permis  de  faire  en  prose 
ce  qui  ne  le  sera  pas  en  vers?  Après  cette  sé- 
vérité, comment  pourriez-vous  faire  grâce  aux 
déclamateurs  qui  ne  i)arlenl  que  pour  montrer 
leur  bel  esprit? 

B.  Mais  les  déclamateurs  dont  nous  parlons 
ont  deux  desseins  qui  sont  louables. 

A.  Expliquez-les. 

B.  Le  premier  est  de  travailler  pour  eux- 
mêmes  :  par  là  ils  se  procurent  des  élablisse- 
mens  honnêtes.  L'éloquence  produit  la  réputa- 
tion, et  la  réputation  attire  la  fortune  dont  ils 
ont  besoin. 

A.  Vous  avez  déjà  répondu  vous-même  à 
votre  objection.  Ne  disiez-vous  pas  qu'il  faut 
non-sei^lement  gagner  sa  vie  ,  mais  la  gagner 
par  des  occupations  utiles  au  public  ?  Celui  qui 


représenteroit  des  tragédies  sans  y  mêler  l'ins- 
truction gagneroit  sa  vie  ;  cette  raison  ne  vous 
empêcheroit  pourtant  pas  de  le  chasser  de  votre 
république.  Prenez,  lui  diriez -vous,  un  mé- 
tier solide  et  réglé;  n"amusez  pas  les  citoyens. 
Si  vous  voulez  tirer  d'eux  un  ]jrofit  légitime , 
travaillez  à  quelque  bien  edectif ,  ou  à  les  ren- 
dre vertueux.  Pourquoi  ne  direz-vous  pas  la 
même  chose  de  l'orateur? 

B.  Nous  voilà  d'accord  :  la  seconde  raison 
que  je  voulois  vous  dire  explique  tout  cela. 

.4.  Comment?  dites-nous-la  donc,  s'il  vous 
plaît. 

B.  C'est  que  l'orateur  travaille  même  pour 
le  public. 

.4.  En  quoi  ? 

B.  Il  polit  les  espi'its;  il  leur  enseigne  l'élo- 
quence. 

.4.  Attendez  :  si  j'ii.ventois  un  art  chiméri- 
que ,  ou  une  langue  imaginaire,  dont  on  ne  pût 
tirer  aucun  avantage,  servirois-je  le  public  en 
lui  enseignant  cet  art  ou  cette  langue  ? 

B.  Non  ,  parce  qu'on  ne  sert  les  autres 
qu'autant  qu'on  leur  enseigne  quelque  chose 
d'utile. 

.4.  Vous  ne  sauriez  donc  prouver  solidement 
qu'un  orateur  sert  le  public  en  lui  enseignant 
l'éloquence,  si  vous  n'aviez  déjà  prouvé  que 
l'éloquence  sert  elle-même  à  quelque  cliosc.  A 
quoi  servent  les  beaux  discours  d'un  homme, 
si  ces  discours  ,  tout  beaux  qu'ils  sont,  ne  font 
aucun  bien  au  public?  Les  paroles,  comme  dit 
saint  Augustin  ' ,  sont  faites  pour  les  hommes  , 
et  non  pas  les  hommes  pour  les  paroles.  Les 
discours  servent,  je  le  sais  bien,  à  celui  qui  les 
fait;  car  ils  éblouissent  les  auditeurs ,  ils  font 
beaucoup  parler  de  celui  qui  lésa  faits,  et  on 
est  d'assez  mauvais  goût  pour  le  récompenser 
de  ses  paroles  inutiles.  Mais  cette  éloquence 
mercenaire  et  infructueuse  au  public  doit-elle 
être  soufferte  dans  l'Etat  que  vous  policez?  Un 
cordonnier  au  moins  fait  des  souliers ,  et  ne 
nourrit  sa  famille  que  d'un  argent  gagné  en 
servant  le  public  pour  de  véritables  besoins. 
Ainsi,  vous  le  voyez,  les  plus  vils  métiers  ont 
une  lin  solide  :  et  il  n'y  aura  que  l'art  des  ora- 
teurs qui  n'aura  pour  but  que  d'amuser  les 
hommes  par  des  paroles!  Tout  aboutira  donc, 
d'un  côté,  à  satisfaire  la  curiosité  et  à  entrete- 
nir l'oisiveté  de  l'auditeur;  de  l'antre,  à  con- 
tenter la  vanité  et  l'ambition  de  celui  qui  parle! 
Pour  l'honneur  de  votre  république,  monsieur, 
ne  souffrez  jamais  cet  abus. 


'  De  Leyibus. 


'  De   Docl.  Cliris!.  lib,  iv,  n.  24  :  t.  lu  ,  Pé  73. 


574 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


B.  Hé  bien  !  je  recoiinois  que  rorateur  doit 
avoir  pour  but  d" instruire,  ot  de  rendre  les  hom- 
mes meilleurs. 

A.  Souvenez-vous  bien  de  ce  que  vous  m'ac- 
cordez là  ;  vous  en  verrez  les  conséquences. 

B.  Mais  cela  n'empêche  pas  qu'un  homme 
s'appliquant  à  instruire  les  autres  ne  puisse 
être  bien  aise  en  même  temps  d'acquérir  de  la 
réputation  et  du  bien. 

A.  Nous  ne  parlons  point  encore  ici  connue 
chrétiens;  je  n'ai  besoin  que  de  la  philosophie 
seule  contre  vous.  Les  orateurs,  je  le  répète  , 
sont  donc,  selon  vous,  des  gens  qui  doivent 
instruire  les  autres  hommes,  et  les  rendre  meil- 
leurs qu'ils  ne  sont  :  voilà  donc  d'abord  les 
déclamateurs  chassés.  11  ne  faudra  même  souf- 
frir les  panégyristes  qu'autant  qu'ils  proposeront 
des  modèles  digues  d'être  imités,  et  qu'ils  ren- 
dront la  vertu  aimable  parleurs  louanges. 

B.  Quoi!  un  panégyrique  ne  vaudra  donc 
rien ,  s'il  n'est  plein  de  morale  ? 

A.  Ne  l'avez-vous  pas  conclu  vous-même? 
Il  ne  faut  parler  que  pour  instruire;  il  ne  faut 
louer  un  héros  que  pour  appreudre  ses  verljis 
au  peuple,  que  pour  l'exciter  à  les  imiter,  que 
pour  montrer  que  la  gloire  et  la  vertu  sont  in- 
séparables :  ainsi  ,  il  faut  retrancher  d'un  pa- 
négyrique toutes  les  louanges  vagues,  excessi- 
ves ,  flatteuses  ;  il  n'y  faut  laisser  aucune  de 
CCS  pensées  stériles  qui  ne  concluent  rien  pour 
l'instruction  de  l'auditeur;  il  faut  que  tout 
tende  à  lui  faire  aimer  la  vertu.  Au  contraire, 
la  plupart  des  panégyristes  semblent  ne  louer 
les  vertus  que  pour  louer  les  hommes  qui 
les  ont  pratiquées  et  dont  ils  ont  entrepris  re- 
loge. Faut-il  louer  un  homme?  ils  élèvent 
les  vertus  qu'il  a  pratiquées  au-dessus  de  tous 
les  autres.  Mais  chaque  chose  a  son  tour  : 
dans  une  autre  occasion  ,  ils  déprimeront  les 
vertus  qu'ils  ont  élevées,  en  faveur  de  quel- 
que autre  sujet  qu'ils  voudront  flatter.  C'est 
par  ce  principe  que  je  blâmerai  Pline.  S'il  avoit 
loué  Trajan  pour  former  d"autres  héros  sem- 
blables à  celui-là,  ce  seroit  une  vue  digne  d'un 
orateur.  Trajan,  tout  grand  qu'il  est,  ne  devroil 
pas  être  la  fin  de  son  discours  ;  Trajan  ne  de- 
vroit  être  qu'un  e\eni[)le  proposé  aux  hommes 
pour  les  inviter  à  être  vertueux.  Quand  un  pa- 
négyriste n'a  que  celte  vue  basse  de  louer  un 
seul  homme  ,  ce  n'est  plus  que  la  flatterie  qui 
parle  à  la  vanité. 

B.  Mais  que  ré[)ondrez-vous  sur  les  poèmes 
qui  sont  i'aits  pour  louer  des  héros?  Homère  a 
son  Achille,  Virgile  son  Enée  :  voulez- vous 
condamner  ces  deux  poètes? 


A.  Non  ,  m3nsieur  .  mais  vous  n'avez  qu'à 
examiner  les  desseins  de  iein-s  poèmes.  Dans 
l'Iliade,  Achifleest,  à  la  vérité  ,  le  premier 
héros  ;  mais  sa  louange  n'est  pas  la  fin  princi- 
pale du  poème.  Il  est  représenté  naturellement 
avec  tous  ses  défauts  ;  ces  défauts  mêmes  sont 
un  des  sujets  sur  lesquels  le  poète  a  voulu  ins- 
truire la  postérité.  Il  s'agit  dans  cet  ouvrage 
d'inspirer  aux  Grecs  l'amour  de  la  gloire  que 
Ion  acquiert  dans  les  combats,  et  la  crainte  de 
la  désunion  comme  de  l'obstacle  à  tous  les 
grands  succès.  Ce  dessein  de  morale  est  mar- 
qué visiblement  dans  tout  ce  poème.  Il  est  vrai 
que  l'Odyssée  représente  dans  Ulysse  un  héros 
plus  régulier  et  plus  accompli;  mais  c'est  par 
hasard  ;  c'est  qu'en  effet  un  homme  dont  le  ca- 
ractère est  la  sagesse,  tel  qu'Ulysse,  a  une  con- 
duite plus  exacte  et  plus  uniforme  qu'un  jeune 
homme  tel  qu'Acliille  ,  d'un  naturel  bouillant 
et  impétueux  :  ainsi  Homère  n'a  songé  ,  dans 
l'un  et  dans  l'autre,  qu'à  peindre  fidèlement 
la  nature.  Au  reste,  l'Odyssée  renferme  de  tous 
côtés  mifle  instructions  morales  pour  tout  le 
détail  de  la  vie;  et  il  ne  faut  que  lire,  pour 
voir  que  le  peintre  n'a  peint  un  homme  sage  , 
qui  vient  à  bout  de  tout  par  sasagesse,  que  pour 
apprendre  à  la  postérité  les  fruits  que  l'on  doit 
attendre  de  la  piété ,  de  la  prudence  et  des 
bonnes  mœurs.  Virgile,  dans  l'Enéide,  a  imité 
l'Odyssée  pour  le  caractère  de  son  héros  ;  il  l'a 
fait  modéré,  pieux,  et  par  conséquent  égala 
lui-même.  Il  est  aisé  de  voir  qu'Enée  n'est  pas 
son  principal  but  ;  il  a  regardé  en  ce  héros  le 
peuple  romain  ,  qui  en  devoit  descendre.  Il  a 
voulu  montrera  ce  peuple  que  son  origine  étoit 
divine,  que  les  dieux  lui  avoient  préparé  de 
loin  l'empire  du  monde;  et  par  là  il  a  voulu 
exciter  ce  peuple  à  soutenir,  par  ses  vertus,  la 
gloire  de  sa  destinée.  Il  ne  pouvoit  jamais  y 
avoir  chez  les  païens  une  morale  plus  impor- 
tante que  celle-là.  L'unique  chose  sur  laquelle 
on  peut  soupçonner  Virgile  est  d'avoir  un  peu 
trop  songé  à  sa  fortune  dans  ses  vers,  et  d'avoir 
fait  aboutir  son  poème  à  la  louange,  peut-être 
un  peu  flatteuse  ,  d'Auguste  et  de  sa  famille. 
Mais  je  ne  voudrois  pas  pousser  la  critique  si 
loin. 

B.  Quoi!  vous  ne  voulez  pas  qu'un  poète  ni 
un  orateur  cherche  honnêtement  sa  fortune. 

A.  Après  notre  digression  sur  les  panégyri- 
ques, qui  ne  sera  pas  inutile  ,  nous  voilà  reve- 
nus à  notre  difficulté.  Il  s'agit  de  savoir  si  les 
orateurs  doivent  être  désintéressés. 

B.  Je  ne  saurois  le  croule  :  vous  renversez 
toutes  les  maximes  communes. 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


575 


A.  Ne  Youlez-Yous  pas  que  dans  votre  ré- 
publique il  soit  défendu  aux  orateurs  de  dire 
autre  chose  que  la  vérité  ?  Ne  prétendez- vous 
pas  qu'ils  parleront  toujours  pour  instruire  , 
pour  corriger  les  hommes ,  et  pour  affermir  les 
lois? 

B.  Oui ,  sans  doute. 

A.  U  faut  donc  que  les  orateurs  ne  craignent 
et  n'espèrent  rien  de  leurs  auditeurs  pour  leur 
propre  intérêt.  Si  vous  admettez  des  orateurs 
ambitieux  et   mercenaires,  s'opposeront-ils  à 
toutes  les  passions  des  hommes?  Sils  sont  ma- 
lades de  l'avarice ,    de  l'ambition  ,  de  la  mol- 
lesse,  en  pourront-ils  guérir  les  autres?  S'ils 
cherchent  les  richesses ,  seront-ils  propres  à  en 
détacher  autrui?  Je  sais  qu'on  ne  doit  pas  lais- 
ser un  orateur  vertueux  et  désintéressé  man- 
quer des  choses  nécessaires  :  aussi  cela  n'arrive- 
t-il  jamais  ,    s'il  est  vrai  philosophe ,  c'est-à- 
dire  tel  qu'il  doit  être  pour  redresser  les  mœurs 
des  hommes.   Il  mènera  une  vie  simple,  mo- 
deste ,  frugale ,    laborieuse  ;  il  lui  faudra  peu  : 
ce  peu  ne  lui  manquera  point,  dùt-il  de  ses 
propres   mains  le  gagner;  le  surplus  ne   doit 
pas  être  sa  récompense,  et  n'est  pas  digne  de 
l'être.  Le  public  lui  pourra  rendre  des  hon- 
neurs et  lui  donner  de  l'autorité;   mais  s'il  est 
dégagé  des  passions  et  désintéressé  ,  il  n'usera 
de  cette  autorité  que  pour  le  bien  public  ,    prêt 
à  la  perdre  toutes  les  fois   qu'il  ne  pourra  la 
conserver  qu'en  dissimulant  et  en  flattant  les 
hommes.  Ainsi  l'orateur,  pour  être  digne   de 
persuader  les  peuples,  doit  être  un  homme  in- 
corruptible ;  sans  cela ,  son  talent  et  sou  art  se 
tourneroient  en  poison  mortel  contre  la  répu- 
blique même  :  de  là  vient  que ,  selon  Cicéron  , 
la  première  et  la  plus  essentielle  des  quali- 
tés d'un  orateur  est  la  vertu.  Il  faut  une  pro- 
bité qui  soit  à  l'épreuve  de  tout  .  et  qui  puisse 
servir  de  modèle  à  tous  les  citoyens;  sans  cela 
on  ne  peut  paroitre  persuadé,  ni  par  conséquent 
persuader  les  autres. 

B.  Je  conçois  bien  l'importance  de  ce  que 
vous  me  dites  :  mais,  après  tout,  un  homme 
ne  pourra-t-il  pas  employer  son  talent  pour  s'é- 
lever aux  honneurs  ? 

A.  Remontez  toujours  aux  principes.  Nous 
sommes  convenus  que  l'éloquence  et  la  profes- 
sion de  l'orateur  sont  consacrées  à  l'instruction 
et  à  la  rcformalion  des  mœurs  du  peuple.  Pour 
le  faire  avec  liberté  et  avec  fruit  ,  il  faut 
qu'unhommesoii  désintéressé;  il  faut  qu'il  ap- 
prenne aux  autres  le  mépris  de  la  mort ,  des  ri- 
chesses, des  délices:  il  faut  qu'il  inspire  la 
modestie  ,  la  frugalité  ,  le  désintéressement,  le 


zèle  du  bien  public,  l'attachement  inviolable  aux 
lois;  il  faut  que  tout  cela  paroisse  autant  dans  ses 
mœurs,  que  dans  ses  discours.  Un  homme  qui 
songe  à  plaire  pour  sa  fortune  ,  et  qui  par  con- 
séquent a  besoin  de  ménager  tout  le  monde  , 
peut-il  prendre  celle  autorité  sur  les  esprits? 
Quand  même  il  diroit  tout  ce  qu'il  faut  dire, 
croiroit-ou  ce  que  diroit  un  homme  qui  ne  pa- 
roîtroit  pas  le  croire  lui-même? 

B.  Mais  il  ne  fait  rien  de  mal  en  cherchant 
une  fortune  dont  je  suppose  qu'il  a  besoin. 

A.  N'importe  :  qu'il  cherche  par  d'autres 
voies  le  bien  dont  il  a  besoin  pour  vivre;  il  y  a 
d'autres  professions  qui  peuvent  le  tirer  de  la 
pauvreté  ;  s'il  a  besoin  de  quelque  chose,  et 
qu'il  soit  réduit  à  l'attendre  du  public ,  il  n'est 
pas  encore  propre  à  être  orateur.  Dans  votre 
république  ,  choisiriez  -  vous  pour  juges  des 
hommes  pauvres,  affamés?  Ne  craindriez-vous 
pas  que  le  besoin  les  réduiroit  à  quelque  lâche 
complaisance?  Ne  prendriez-vous  pas  plutôt  des 
personnes  considérables  ,  et  que  la  nécessité  ne 
sauroit  tenter  ? 

B.  Je  l'avoue. 

A.  Par  la  même  raison,  ne  choisiriez-vous 
pas  pour  orateurs  ,  c'est-à-dire  pour  maîtres 
qui  doivent  instruire  ,  corriger  et  former  les 
peuples,  des  gens  qui  n'eussent  besoin  de  rien  , 
et  qui  fussent  désintéressés?  et  s'il  y  en  avoit 
d'autres  qui  eussent  du  talent  pour  ces  sortes 
d'emplois  ,  mais  qui  eussent  encore  des  intérêts 
à  ménager,  n'attendriez-vous  pas  à  employer 
leur  éloquence  ,  jusqu'à  ce  qu'ils  auroient  leur 
nécessaire  ,  et  qu'ils  ne  seroient  plus  suspects 
d'aucun  intérêt  en  pariant  aux  hommes? 

B.  Mais  il  me  semble  que  l'expérience  de 
notre  siècle  montre  assez  qu'un  orateur  peut 
parler  fortement  de  morale  sans  renoncer  à  sa 
fortune.  Peut-on  voir  des  peintures  morales 
plus  sévères  que  celles  qui  sont  en  vogue?  On 
ne  s'en  fâche  point,  on  y  prend  plaisir  ;  et  celui 
qui  les  fait  ne  laisse  pas  de  s'élever  dans  le 
monde  par  ce  chemin. 

A.  Les  peintures  morales  n'ont  point  d'auto- 
rité pour  convertir,  quand  elles  ne  sont  soute- 
nues ni  de  principes  ni  de  bons  exemples.  Qui 
voyez-vous  convertir  par  là  ?  r)n  s'accoutume  à 
entendre  celte  description  ;  ce  n'est  qu'une  belle 
image  qui  passe  devant  les  yeux  ;  on  écoute  ces 
discours  comme  on  liroit  une  satire  ;  on  regarde 
celui  oui  parle  comme  un  homme  qui  joue  bien 
une  espèce  de  comédie  :  on  croit  bien  plus  ce 
qu'il  fait  que  ce  qu'il  dit.  Il  est  intéressé  ,  am- 
bitieux ,  vain  ,  allaché  à  une  vie  molle  ;  il  ne 
quitte  aucune  des  choses  qu'il  dit  qu'il  faut 


376 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


quitter  :  ou  le  laisse  dire  pour  la  cérémonie; 
mais  on  croit ,  on  fait  comme  lui.  Ce  qu'il  y  a 
de  pis  est  qu'on  s'accoutume  par  là  à  croire  que 
cette  sorte  de  gens  ne  parle  pas  de  bonne  foi  : 
cela  décrie  leur  ministère  ;  et  quand  d'autres 
parlent  après  eux  avec  un  zèle  sincère .  on  ne 
peut  se  persuader  que  cela  soit  vrai. 

B.  J'avoue  que  vos  principes  se  suivent ,  et 
qu'ils  persuadent .  quand  on  les  examine  atten- 
tivement :  mais  n'est-ce  point  par  pur  zèle  de 
piété  cluétieime  que  vous  dites  toutes  ces  choses? 

A.  11  n'est  pas  nécessaire  d'être  chrétien  pour 
penser  tout  cela  :  il  faut  être  chrétien  pour  le 
bien  pratiquer,  car  la  grâce  seule  peut  réprimer 
l'amour-proprc  ;  mais  il  ne  faut  être  que  rai- 
sonnable pour  reconuoître  ces  vérités-là.  Tantôt 
je  Aous  citois  Socraie  et  Platon ,  vous  n'avez 
pas  voulu  déférer  à  leur  autorité  ;  maintenant 
que  la  raison  commence  à  vous  persuader,  et 
que  vous  n'avez  plus  besoin  d'autorités  ,  que 
direz-vous  ,  si  je  vous  montre  que  ce  raisonne- 
ment est  le  leur  ? 

B.  Le  leur  !  est-il  possible?  J'en  serai  fort 
aise. 

A.  Platon  fait  parler  Socrate  avec  un  ora- 
teur, nommé  Gorgias ,  et  avec  un  disciple  de 
Gorgias  ,  nommé  Calliclès.  Ce  Gorgius  étoit  un 
homme  très-célèbre  ;  Isocrate ,  dont  nous  avons 
tant  parlé,  fui  son  disciple.  Ce  Gorgias  fut  le 
premier,  dit  Cicéron ,  qui  se  vanta  de  parler 
éloquemmont  de  tout  ;  dans  la  suite  ,  les  rhé- 
teurs grecs  imitoient  cette  vanité.  Revenons  au 
dialogue  de  Gorgias  et  de  (^lalliclès.  Ces  deux 
hommes  discouroient  éléganunent  sur  toutes 
choses ,  selon  la  méthode  du  premier  ;  c'étoient 
de  ces  beaux  espi'ils  qui  brillent  dans  les  con- 
versations ,  et  qui  n'ont  d'autre  emi)loi  que  ce- 
lui de  bien  parler  :  mais  il  paroil  qu'ils  man- 
quoient  de  ce  que  Socrate  cherchoil  dans  les 
hommes ,  c'est-à-dire  des  vrais  principes  de  la 
morale  et  des  règles  d'un  raisonnement  exact  et 
sérieux.  Après  que  l'auteur  a  bien  fait  sentir  le 
ridicule  de  leur  caractère  d'esprit ,  il  vous  dé- 
peint Socrate  ,  qui ,  semblant  se  jouer,  réduit 
plaisamment  les  deux  orateurs  à  ne  pouvoir 
dire  ce  que  c'est  que  l'éloquence.  Ensuite  So- 
crate montre  que  la  rhétorique  ,  c'est-à-dire 
l'art  de  ces  orateurs-là  ,  n'est  pas  un  art  véri- 
table :  il  appelle  l'art  «  une  discipline  réglée, 
»  qui  apprend  aux  honnnes  à  faire  quelque 
»  chose  qui  soit  utile  à  les  rendre  meilleurs 
»  qu'ils  ne  sont.  »  Par  là  il  montre  qu'il  n'ap- 
pelle arts  que  les  arts  libéraux  ,  et  que  ces  arts 
dégénèrent  toutes  les  fois  qu'on  les  rapporte  à 
une  autre  fin  qu'à  former  les  hommes  à  la 


vertu.  11  prouve  que  les  rhéteurs  n'ont  point  ce 
but-là;  il  fait  voir  même  que  Thémistocle  et 
Périclès  ne  l'ont  point  eu  ,  et  par  conséquent 
n'ont  point  été  de  vrais  orateurs.  Il  dit  que  ces 
hommes  célèbres  n'ont  songé  qu'à  persuader 
aux  Athéniens  de  faire  des  ports,  des  murailles, 
et  de  remporter  des  victoires.  Ils  n'ont ,  dit-il , 
rendu  leurs  citoyens  que  riches ,  puissaus ,  bel- 
liqueux ,  et  ils  en  ont  été  ensuite  maltraités  :  en 
cela  ils  n'ont  eu  que  ce  qu'ils  méritoient.  S'ils 
les  avoient  rendus  bons  par  leur  éloquence , 
leur  récompense  eût  été  certaine.  Qui  fait  les 
hommes  bons  et  vertueux  est  sûr,  après  son 
travail  ,  de  ne  trouver  point  des  ingrats  ,  puis- 
que la  vertu  et  l'ingratitude  sont  incompatibles. 
Il  ne  faut  point  vous  rapporter  tout  ce  qu'il  dit 
sur  l'inutilité  de  cette  rhétorique ,  parce  que 
tout  ce  que  je  vous  en  ai  dit  comme  de  moi- 
même  est  tiré  de  lui  ;  il  vaut  mieux  vous  racon- 
ter ce  qu'il  dit  sur  les  maux  que  ces  vains  rhé- 
teurs causent  dans  une  république. 

B.  Je  comprends  bien  que  ces  rhéteurs 
étoient  à  craindre  dans  les  républiques  de  la 
Grèce  ,  où  ils  pouvoient  séduire  le  peuple  et 
s'emparer  de  la  tyrannie. 

A.  En  effet ,  c'est  principalement  de  cet  in- 
convénient que  parle  Socrate  ;  mais  les  prin- 
cipes qu'il  doime  en  cette  occasion  s'étendent 
plus  loin.  Au  reste  ,  quand  nous  parlons  ici , 
vous  et  moi ,  d'une  république  à  policer,  il  s'a- 
git non-seulement  des  Etats  où  le  peuple  gou- 
verne, mais  encore  de  tout  Etal  soit  populaire, 
soit  gouverné  par  plusieurs  chefs  ,  soit  monar- 
chique ;  ainsi  je  ne  touche  pas  à  la  forme  du 
gouvernement  :  en  tous  pays  les  règles  de  So- 
crate sont  d'usage. 

B.  Ex|)liquez-les  donc  ,  s'il  vous  plaît. 

.1.  Il  dit  que,  l'homme  étant  composé  de 
corps  et  d'esprit,  il  faut  cultiver  l'un  et  l'autre. 
Il  y  a  deux  arts  pour  l'esprit ,  et  deux  arts  pour 
le  corps.  Les  deux  de  l'esprit  sont  la  science  des 
lois  et  la  jurisprudence.  Par  la  science  des  lois , 
il  comprend  tous  les  principes  de  philosophie 
pour  légler  les  sentiments  et  les  mœurs  des 
particuliers  et  de  toute  la  république.  La  ju- 
risprudence est  le  remède  dont  on  se  doit  servir 
pour  réprimer  la  mauvaise  foi  et  l'injustice  des 
citoyens;  c'est  par  elle  qu'on  juge  les  procès 
et  qu'on  punit  les  crimes.  Ainsi ,  la  science  des 
lois  doit  servir  à  prévenir  le  mal ,  et  la  juris- 
prudence à  le  corriger.  Il  y  a  deux  arts  sem- 
blables pour  les  corps  :  la  gymnastique,  qui 
les  exerce  ,  qui  les  rend  sains ,  proportionnés , 
agiles ,  vigoureux  ,  pleins  de  force  et  de  bonne 
grâce  (vous  savez ,  monsieur ,  que  les  anciens 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


se  servoient  merveilleusement  de  cet  art  que 
nous  avons  perdu);  puis  la  médecine,  qui  guérit 
les  corps  lorsqu'ils  ont  perdu  la  santé.  La  gym- 
nastique est  pour  le  corps  ce  que  la  science  des 
lois   est  pour  l'ame;  elle  forme  ;,  elle  perfec- 
tionne. La  médecine  est  aussi  jx)ur  le  corps  ce 
que  la  jurisprudence  est  pour  l'ame  ;  elle  cor- 
rige, elle  guérit.  Mais  cette  institution  si  pure 
s'est  altérée  ,  dit  Socrate.    A  la   place  de  la 
science  des  lois,  on  a  mis  la  vaine  subtdité  des 
sophistes,  faux  philosophes  qui  abusent  du  rai- 
sonnement ,  et  qui .  manquant  des  vrais  prin- 
cipes pour  le  bien  public ,  tendent  à  leurs  tins 
particulières.  A  la  jurisprudence,  dit-il  encore, 
a  succédé  le  faste  des  rhéteurs,  gens  qui  ont 
voulu  plaire  et  éblouir  :  au  lieu  de  la  jurispru- 
dence, qui  devoit  être  la  médecine  de  l'ame  , 
et  dont   il  ne  fallait  se  servir  que  pour  guérir 
les  passions  des  hommes,  on  voit  de  faux  ora- 
teurs qui  n'ont  songé  qu'à  leur  réputation.  A  la 
gynmastique  ,  ajoute  encore  Socrate ,  on  a  fait 
succéder  l'art  de  farder  les  corps,  et  de  leur  don- 
ner une  fausse  et  trompeuse  beauté  :  au  lieu  quon 
ne  devoit  chercher  qu'une  beauté  simple  et  na- 
turelle, qui  vient  de  la  santé  et  de  la  proportion 
de  tous  les  membres  ;  ce  qui  ne  s'acquiert  et 
ne  s'entretient  que  par  le  régime  et  l'exercice. 
A  la  médecine  on  a  fait  succéder  l'invention  des 
mets  délicieux  et  de  tous  les  ragoûts  qui  excitent 
l'appétit  des  hommes:   et  au  lieu  de  purger 
l'homme  plein  d'humeurs  pour  lui  rendre  la 
santé ,  et  par  la  santé  l'appétit ,  on  force  la  na- 
ture ,  on  lui  fait  un  appétit  artificiel  par  toutes 
les  choses   contraires  à  la  tempérance.   C'est 
ainsi  que  Socrate  remarquoit  le  désordre  des 
mœurs  de  son  temps;  et  il  conclut  en  disant 
que  les  orateurs ,  qui ,  dans  la  vue  de  guérir  les 
hommes,  dévoient  leur  dire,  même  avec  auto- 
rité, des  vérités  désagréables,  et  leur  donner 
ainsi  des  médecines  amères ,  ont  au  contraire 
fait  pour  l'ame  comme  les  cuisiniers  pour  le 
corps.  Leur  rhétorique  n'a  été  qu'un  art  de  faire 
des  ragoûts  pour  flatter  les  hommes  malades  : 
on  ne  s'est  mis  en  peine  que  de  plaire  ,  que 
d'exciter  la  curiosité  et  l'admiration;  les  ora- 
teurs n'ont  parlé  que  pour  eux.  11  finit  en  de- 
mandant où  sont  les  citoyens  que  ces  rhéteurs 
ont  guéris  de  leurs  mauvaises  habitudes,  où 
sont  les  gens  qu'ils  ont  rendus  lempérans  et 
vertueux.   Ne   croyez-vous    pas  entendre  un 
homme  de  notre  siècle  qui  voit  ce  qui  s'y  passe, 
et  qui  parle  des  abus  présens?  Après  avoir  en- 
tendu ce  pa'ien ,  que  direz-vous  de  cette  élo- 
quence qui  ne  va  qu'à  plaire  et  qu'à  faire  de 
belles  peintures,  lorsqu'il  faudroit,  comme  il 

FÉSELON.    TOME    VI. 


le  dit  lui-même  brûler,  couper  jusqu'au  vif, 
et  chercher  sérieusement  la  guérison  par  l'a- 
mertume des  remèdes  et  par  la  sévérité  du  ré- 
gime? Mais  jugez  de  ces  choses  par  vous-même  : 
trouveriez-vous  bon  qu'un  médecin  qui  vous 
traiteroit  s'iunusàt,   dans  l'extrémité  de  votre 
maladie ,  à  débiter  des  phrases  élégantes  et  des 
pensées  subtiles?  Que  penseriez-vous  d'un  avo- 
cat qui ,  plaidant  la  cause  oi^i  il  s'agiroit  de  tout 
le  bien  de  votre  famille,  ou  de  votre  propre 
vie,  feroit  le  bel-esprit  et  rempliroit  son  plai- 
doyer de  fleurs  et  d'ornemens ,  au  lieu  de  rai- 
sonner avec  force  et  d'exiter  la  compassion  des 
juges?  L'amour  du  bien  et  de  la  vie  fait  assez 
sentir  ce  ridicule-là  ;  mais  l'indifférence  où  l'on 
vit  pour  les  bonnes  mœurs  et  pour  la  religion 
fait  qu'on  ne  le  remarque  point  dans  les  ora- 
teurs, qui  devroient  être  les  censeurs  et  les  mé- 
decins du  peuple.  Ce  que  vous  avez  vu  qu'en 
pensoit  Socrate  doit  nous  faire  honte. 

B.  Je  vois  bien  maintenant ,  selon  vos  priu- 
cipes ,  que  les  orateurs  devroient  être  les  dé- 
fenseurs des  lois  ,  et  les  maîtres  des  peuples 
pour  leur  enseigner  la  vertu  ;  mais  l'éloquence 
du  barreau  chez  les  Romains  n'allait  pas  jus- 
que là. 

A.  C'étoit  sans  doute  son  but  ,  monsieur  : 
les  orateurs  dévoient  protéger  l'innocence  et  les 
droits  des  particuliers,  lorsqu'ils  n'avoient  point 
d'occasion  de  représenter  dans  leurs  discours 
les  besoins  généraux  de  la  république;  de  là 
vient  que  cette  profession  fut  si  honorée ,  et 
que  Cicéron  nous  donne  une  si  haute  idée  du 
véritable  orateur. 

B.  Mais  voyons  donc  de  quelle  manière 
ces  orateurs  doivent  parler;  je  vous  supplie  de 
m'expliquer  vos  vues  là-dessus. 

A.  Je  ne  vous  dirai  pas  les  miennes  ;  je  con- 
tinuerai à  vous  parler  selon  les  règles  que  les 
anciens  nous  donnent.  Je  ne  vous  dirai  même 
que  les  principales  choses  ,  car  vous  n'attendez 
pas  que  je  vous  explique  par  ordre  le  détail 
presque  intini  des  préceptes  de  la  rhétorique  ; 
il  y  en  a  beaucoup  d'inutiles  ;  vous  les  avez  lus 
dans  les  livres  où  ils  sont  amplement  exposés  : 
contentons-nous  de  parler  de  ce  qui  est  le  plus 
important.  Platon  ,  dans  son  dialogue  où  il  fait 
parler  Socrate  avec  Phèdre ,  montre  que  le 
grand  défaut  des  rhéteurs  est  de  chercher  l'art 
de  persuader  avant  que  d'avoir  appris,  par  les 
principes  de  la  philosophie  ,  quelles  sont  les 
choses  qu'il  faut  tâcher  de  persuader  aux 
hommes.  Il  veut  que  l'orateur  ait  commencé 
par  l'étude  de  l'homme  en  général  ;  qu'après 
il  se  soit  appliqué  à  la  connoissance  des  hommes 

S7 


578 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


en  particulier,  auxquels  il  doit  parler.  Ainsi  il 
faut  savoir  ce  que  c'est  que  l'homme,  sa  fin, 
ses  intérêts  véritables;  de  quoi  il  est  composé  , 
c'est-à-dire  de  corps  et  d'esprit  ;  la  véritable 
manière  de  le  rendre  heureux  ;  quelles  sont 
ses  passions,  les  excès  qu'elles  peuvent  avoir, 
la  manière  de  les  régler,  comment  on  peut  les 
exciter  utilement  pour  lui  l'aire  aimer  le  bien; 
les  règles  qui  sont  propres  à  le  faire  vivre  en 
paix  et  à  entretenir  la  société.  Après  cette  étude 
générale  vient  la  particulière  :  il  faut  connoître 
les  lois  et  les  coutumes  de  son  pays,  le  rapport 
qu'elles  ont  avec  le  tempérament  des  peuples  , 
les  mœurs  de  cbaqne  condition  ,  les  éducations 
différentes,  les  préjugés  et  les  intérêts  qui  do- 
minent dans  le  siècle  où  l'on  vit ,  le  moyen 
d'instruire  et  de  redresser  les  esprits.  Vous 
voyez  que  ces  connoissances  comprennent  toute 
la  philosophie  la  plus  solide.  Ainsi  Platon 
montre  par  là  qu'il  n'appartient  qu'au  philo- 
sophe d'être  véritable  orateur  :  c'est  en  ce  sens 
qu'il  faut  expliquer  tout  ce  qu'il  dit,  dans  le 
dialogue  de  Gorgias  ,  contre  les  rhéteurs,  c'est- 
à-dire  contre  cette  espèce  de  gens  qui  s'étoient 
fait  un  art  de  bien  parler  et  de  persuader,  sans 
se  mettre  en  peine  de  savoir  par  principes  ce 
qu'on  doit  lâcher  de  persuader  aux  hommes. 
Ainsi  tout  le  véritable  art,  selon  Platon,  se 
réduit  à  bien  savoir  ce  qu'il  faut  persuader,  et 
à  bien  connoître  les  passions  des  hommes ,  et 
la  manière  de  les  émouvoir  pour  arriver  à  la 
persuasion.  Cicéron  a  presque  dit  les  mêmes 
choses.  Il  semble  d'abord  vouloir  que  l'orateur 
n'ignore  rien  ,  parce  que  l'orateur  peut  avoir 
besoin  de  parler  de  tout ,  et  qu'on  ne  parle 
jamais  bien ,  dit-il  après  Socrate  ,  que  de  ce 
qu'on  sait  bien.  Ensuite  il  se  réduit,  à  cause 
des  besoins  pressans  et  de  la  brièveté  de  la  vie  , 
aux  connoissances  les  plus  nécessaires.  Il  veut 
au  moins  qu'un  orateur  sache  bien  toute  cette 
partie  de  la  philosophie  qui  regarde  les  mœurs, 
ne  lui  permettant  d'ignorer  que  les  curiosités 
de  l'astrologie  et  des  mathématiques  :  surtout 
il  veut  qu'il  connoisse  la  composition  de 
l'homme  et  la  nature  de  ses  passions,  parce 
que  l'éloquence  a  j)0ur  but  d'en  mouvoir  à 
propos  les  ressorts.  Pour  la  connoissance  des 
lois  ,  il  la  demande  à  l'orateur,  comme  le  fon- 
dement de  tous  ses  discours  ;  seulement  il  per- 
met qu'il  n'ait  pas  passé  sa  vie  à  approfondir 
toutes  les  questions  de  la  jurisprudence  pour  le 
détail  des  choses,  parce  qu'il  peut,  dans  le 
besoin,  recourir  aux  profonds  jurisconsultes 
pour  suppléer  ce  qui  lui  manqueroit  de  ce  côté- 
là.  Il  demande  ,  comme  PLton  ,  que  l'orateur 


soit  bon  dialecticien^  qu'il  sache  définir,  prou- 
ver, démêler  les  plus  siditils  sophismes.  Il  dit 
que  c'est  détruire  la  rhétorique  de  la  séparer  de 
la  philosophie;  que  c'est  faire,  des  orateurs, 
des  déclamaleurs  puérils  sans  jugement.  Non- 
seulement  il  veut  une  connaissance  exacte  de 
tous  les  principes  de  la  morale  .  mais  encore 
une  étude  particulière  de  l'antiquité.  Il  recom- 
mande la  lecture  des  anciens  Grecs  ;  il  veut 
qu'on  étudie  les  historiens  ,  non-seulement 
pour  leur  style  ,  mais  encore  pour  les  faits  de 
l'histoire;  surtout  il  exige  l'étude  des  poètes, 
à  cause  du  grand  rapport  qu'il  y  a  entre  les 
figures  de  la  poésie  et  celles  de  l'éloquence. 
En  un  mot,  il  répète  souvent  que  l'orateur  doit 
se  remplir  l'esprit  de  choses  avant  que  de  par- 
ler. Je  crois  que  je  me  souviendrai  de  ses 
propres  termes,  tant  je  les  ai  relus,  et  tant  ils 
m'ont  fait  d'impression  ;  vous  serez  surpris  de 
tout  ce  qu'il  demande.  L'orateur  ,  dit-il ,  doit 
avoir  la  subtilité  des  dialecticiens,  la  science  des 
philosophes,  la  diction  presque  des  poètes,  la 
voix  et  les  gestes  des  plus  grands  acteurs.  Voyez 
quelle  préparation  il  faut  pour  tout  cela. 

C.  Effectivement ,  j'ai  remarqué  ,  en  bien 
des  occasions ,  que  ce  qui  manque  le  plus  à 
certains  orateurs  ,  qui  ont  d'ailleurs  beaucoup 
de  talens ,  c'est  le  fond  de  science  :  leur  esprit 
paroît  vide;  on  voit  qu'ils  ont  eu  bien  de  la 
peine  à  trouver  de  quoi  remplir  leurs  discours  ; 
il  semble  même  qu'ils  ne  parlent  pas  parce 
qu'ils  sont  remplis  de  vérités ,  mais  qu'ils  cher- 
chent les  vérités  à  mesure  qu'ils  veulent  parler. 

.1.  C'est  ce  que  Cicéron  appelle  des  gens  qui 
vivent  au  jour  la  journée ,  sans  nulle  provision  : 
malgré  tous  leurs  efl'orts  ,  leurs  discours  pa- 
roissent  toujours  maigres  et  alfamés.  Il  n'est 
pas  temps  de  se  préparer  trois  mois  avant  que 
de  faire  un  discours  public  :  ces  préparations 
particulières,  quelque  pénibles  qu'elles  soient, 
sont  nécessairement  très-imparfailes  ,  et  un  ha- 
bile liomme  en  remarque  bientôt  le  faible  ;  il 
faut  avoir  passé  plusieurs  années  à  faire  un 
fonds  abondant.  Après  cette  préparation  géné- 
rale ,  les  préparations  j)articulières  coûtent  peu  : 
au  lieu  que ,  quand  on  ne  s'applique  qu'à  des 
actions  détachées  ,  on  est  réduit  à  payer  de 
phrases  et  d'antithèses;  on  ne  traite  que  des 
lieux  communs  ,  on  ne  dit  rien  que  de  vague , 
on  coud  des  lambeaux  qui  ne  sont  point  faits 
les  uns  pour  les  autres;  on  ne  montre  point  les 
vrais  principes  des  choses ,  on  se  borne  à  des 
raisons  superiicielles  et  souvent  fausses;  on 
n'est  pas  capable  de  montrer  l'étendue  des  vé- 
rités ;  parce  que  toutes  les  vérités  générales  ont 


DIALOGUES  SLR  L'ÉLOQUENCE. 


579 


un  enchaînement  nécessaire ,  et  qu'il  les  faut 
connoître  presque  toutes  pour  en  traiter  soli- 
dement une  en  particulier. 

C.  Cependant  la  plupart  des  gens  qui  parlent 
en  public  acquièrent  beaucoup  de  réputation 
sans  autre  fonds  que  celui-là. 

A.  Il  est  vrai  qu'ils  sont  applaudis  par  des 
femmes  et  parle  gros  du  monde,  qui  se  laissent 
aisément  éblouir  ;  mais  cela  ne  va  jamais  qu'à 
une  certaine  vogue  capricieuse  ,  qui  a  besoin 
même  d'être  soutenue  par  quelque  cabale.  Les 
gens  qui  savent  les  règles  et  qui  connoissent  le 
but  de  l'éloquence  n'ont  que  du  dégoût  et  du 
mépris  pour  ces  discours  en  l'air  ;  ils  s'y  en- 
nuient beaucoup. 

C.  Vous  voudriez  qu'un  homme  attendit 
bien  tard  à  parler  en  public  :  sa  jeunesse  se- 
roit  passée  avant  qu'il  eût  acquis  le  fonds  que 
"VOUS  lui  demandez,  et  il  ne  seroit  plus  en  âge 
de  l'exercer. 

A.  Je  voudrois  qu'il  s'exerçât  de  bonne 
heure,  car  je  n'ignore  pas  ce  que  peut  l'action  ; 
mais  je  ne  voudrois  pas  que,  sous  prétexte  de 
s'exercer ,  il  se  jetât  d'abord  dans  les  emplois 
extérieurs  qui  ôtent  la  liberté  d'étudier.  Un 
jeune  homme  pourroit  de  temps  en  temps 
faire  des  essais  ;  mais  il  faudroit  que  l'étude 
des  bons  livres  fût  long-temps  son  occupation 
principale. 

C.  Je  crois  ce  que  vous-  dites.  Cela  me  fuit 
souvenir  d'un  prédicateur  de  mes  amis,  qui 
vit  ,  comme  vous  disiez  ,  au  jour  la  journée  : 
il  ne  songe  à  une  matière  que  quand  il  est 
engagé  à  la  traiter  :  il  se  renferme  dans  son 
cabinet,  il  feuilleté  la  Concordance,  Combéfis, 
Pobjantlua  , •'quelques  sermounaires  qu'il  a 
achetés,  et  certaines  collections  qu'il  a  faites 
de  passages  détachés  et  trouvés  comme  par 
hasard. 

A.  Vous  comprenez  bien  que  tout  cela  ne 
sauroit  faire  un  habile  homme.  En  cet  état  on 
ne  peut  rien  dire  avec  force  ,  on  n'est  sûr  de 
rien  ,  tout  a  un  air  d'emprunt  et  de  pièces 
rapportées,  rien  ne  coule  de  source.  On  se  fait 
grand  tort  à  soi-même  d'avoir  tant  d'impatience 
de  se  produire. 

B.  Dites -nous  donc  ,  avant  que  de  nous 
quitter ,  quel  est,  selon  vous,  le  grand  effet  de 
l'éloquence. 

A.  Platon  dit  qu'un  discours  n'est  éloquent 
qu'autant  qu'il  agit  dans  l'àme  de  l'auditeur  : 
par  là  vous  pouvez  juger  sûrement  de  tous  les 
discours  que  vous  entendez.  Tout  discours  qui 
vous  laissera  froid,  qui  ne  fera  qu'amnser  votre 
esprit,  et  qui  ne  remuera  point  vos  entrailles, 


votre  cœur  ,  quelque  beau  qu'il  paroisse  ,  ne 
sera  point  éloquent.  Voulez- vous  entendre  Ci- 
céron  parler  comme  Platon  en  cette  matière  ? 
11  vous  dira  que  toute  la  force  de  la  parole  ne 
doit  tendre  qu'à  mouvoir  les  ressorts  cachés 
que  la  nature  a  mis  dans  le  cœur  des  hommes. 
Ainsi  consultez-vous  vous-même  pour  savoir 
si  les  orateurs  que  vous  écoutez  font  bien.  S'ils 
font  une  vive  impression  sur  vous,  s'ils  ren- 
dent votre  àmc  attentive  et  sensible  aux  choses 
qu'ils  disent,  s'ils  vous  échauffent  et  vous  enlè- 
vent au-dessus  de  vous-même ,  croyez  hardi- 
ment qu'ils  ont  atteint  le  but  de  l'éloquence.  Si, 
au  lieu  de  vous  attendrir,  ou  de  vous  inspirer 
de  fortes  passions,  ils  ne  font  que  vous  plaire 
et  que  vous  faire  admirer  l'éclat  et  la  justesse 
de  leurs  pensées  et  de  leurs  expressions,  dites 
que  ce  sont  de  faux  orateurs. 

B.  Attendez  un  peu,  s'il  vous  plaît  ;  per- 
mettez-moi de  vous  faire  encore  quelques  ques- 
tions. 

.1.  Je  voudrois  pouvoir  attendre,  car  je  me 
trouve  bien  ici  ;  mais  j'ai  une  alfaire  que  je  ne 
puis  remettre.  Demain  je  reviendrai  vous  voir, 
et  nous  achèverons  celte  matière  plus  à  loisir. 

B.  Adieu  donc,  monsieur,  jusqu'à  demain. 


SECOND  DIALOGUE. 

Pour  atteindre  son  but,  l'orateur  doit  prouver ,  peindre , 
toucher.  Principes  sur  l'art  oratoire,  sur  la  méthode 
d'apprendre  et  de  débiter  par  cœur  les  sermons ,  sur  la 
méthode  des  divisions  et  sous-divisions.  L'orateur  doit 
bannir  sévèrement  du  discours  les  ornemens  frivoles. 

B.  Vois  êtes  un  aimable  homme  d'être 
revenu  si  ponctuellement  ;  la  conversation 
d'hier  nous  a  laissés  en  impatience  d'en  voir 
la  suite. 

C.  Pour  moi,  je  suis  venu  à  la  bàtc  de  peur 
d'arriver  trop  tard,  car  je  ne  veux  rien  perdre. 

A.  Ces  sortes  d'entretiens  ne  sont  pas  inu- 
tules  :  on  se  communique  mutuellement  ses 
pensées  ;  chacun  dit  ce  qu'il  a  lu  de  meil- 
leur. Pour  moi  ,  messieurs  ,  je  profite  beau- 
coup à  raisonner  avec  vous,  vous  souffrez  mes 
libertés. 

B.  Laissez  là  le  compliment  :  pour  moi  je  me 
faisjustice,  et  je  vois  bien  que  sans  vous  je  serois 
encore  enfoncé  dans  plusieurs  erreurs.  Ache- 
vez, je  vous  prie,  de  m'en  tirer. 

A.  Vos  erreurs,  si  vous  me  permettez  de 
parler  ainsi,  sont  celles  de  la  plupart  des  hon- 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


nêtes  gens  qui  n'ont  point  approfondi  ces  ma- 
tières. 

B.  Achevez  donc  de  me  guérir  :  nous  aurons 
mille  choses  à  dire,  ne  perdons  point  de  temps, 
et  sans  préambule  venons  au  fait. 

A.  De  quoi  parlions-nous  hier  quand  nous 
nous  séparâmes?  De  bonne  foi,  je  ne  m'en  sou- 
viens plus. 

C.  Vous  parliez  de  l'éloquence,  qui  consiste 
toute  à  émouvoir. 

B.  Oui  :  j'avois  peine  à  comprendre  cela  ; 
comment  l'entendez-vous  ? 

A.  Le  voici.  Que  diriez-vous  d'un  honuiie 
qui  persuaderoit  sans  prouver  ?  Ce  ne  seroit 
pas  là  le  vrai  orateur  ;  il  pourroit  séduire  les 
autres  hommes  ,  ayant  l'invention  de  les  per- 
suader sans  leur  montrer  que  ce  qu'il  leur  per- 
suaderoit seroit  la  vérité.  Un  tel  homme  seroit 
dangereux  dans  la  ré])ublique  ;  c'est  ce  que 
nous  avons  vu  dans  les  raisonucmens  de  Socrate. 

B.  J'en  conviens. 

A.  Mais  que  diriez-vous  d'un  homme  qui 
prouveroit  la  vérité  d'une  manière  exacte  , 
sèche,  nue,  qui  mettroit  sesargumens  en  bonne 
forme,  ou  qui  se  serviroit  de  la  méthode  des 
géomètres  dans  ses  discours  publics ,  sans  y 
ajouter  rieu  de  vif  et  de  figuré  ?  seroit-ce  un 
orateur? 

B.  Non,  ce  ne  seroit  qu'un  philosophe. 

A.  Tl  faut  donc  ,  pour  faire  un  orateur  , 
choisir  un  philosophe,  c'est-à-dire  un  honmie 
qui  sache  prouver  la  vérité,  et  ajouter  à  l'exac- 
titude de  ses  raisonnemens  la  beauté  et  la 
véhémence  d'un  discours  varié  pour  en  faire  un 
orateur. 

B.  Oui,  sans  doute. 

A.  Et  c'est  en  cela  que  consiste  la  différence 
de  la  conviction  de  la  philosophie,  et  de  la  per- 
suasion de  l'éloquence. 

B.  Comment  dites-vous  ?  Je  n'ai  pas  bien 
compris. 

A.  Je  dis  que  le  philosophe  ne  fait  que  con- 
vaincre, et  que  l'orateur,  outre  qu'il  convainc, 
persuade. 

B.  Je  n'entends  pas  bien  encore.  Que  reste-t-il 
à  faire  quand  l'auditeur  est  convaincu  ? 

A.  Il  reste  à  faire  ce  que  fcroit  un  orateur 
plus  qu'un  métaphysicien  en  vous  montrant 
l'existence  de  Dieu.  Le  métaphysicien  vous 
fera  une  démonstration  simple  qui  ne  va  qu'à 
la  spéculation  :  l'orateur  y  ajoutera  tout  ce  qui 
peut  exciter  eu  vous  des  sentimens,  et  vous  faire 
aimer  la  vérité  prouvée  )  c'est  ce  qu'on  appelle 
persuasion. 

B.  J'entends  à  cette  heure  votre  pensée. 


A.  Cicéron  a  eu  raison  de  dire  qu'il  ne  fal- 
loit  jamais  séparer  la  philosophie  de  l'élo- 
quence :  car  le  talent  de  persuader  sans  science 
et  sans  sagesse  est  pernicieux  ;  et  la  sagesse, 
sans  art  de  persuader ,  n'est  point  capable  de 
gagner  les  hommes  et  de  faire  entrer  la  vertu 
dans  les  cœurs.  Il  est  bon  de  remarquer  cela  en 
passant,  pour  comprendre  combien  les  gens  du 
dernier  siècle  se  sont  trompés.  Il  y  avoit,  d'un 
côté,  des  savans  à  belles-lettres  qui  ne  cher- 
choient  que  la  pureté  des  langues  et  les  livres 
poliment  écrits  ;  ceux-là^  sans  principes  solides 
de  doctrine,  avec  leur  politesse  et  leur  érudi- 
tion, ont  été  la  plupart  libertins.  D'un  autre 
côté,  on  voyoit  des  scolastiques  secs  et  épineux, 
qui  proposoient  la  vérité  d'une  manière  si  désa- 
gréable et  si  peu  sensible ,  qu'ils  rebutoient 
presque  tout  le  monde.  Pardonnez-moi  cette 
digression;  jereviensà  monbut,  La  persuasion 
a  donc  au-dessus  de  la  simple  conviction,  que 
non-seulement  elle  fait  voir  la  vérité  ,  mais 
qu'elle  la  dépeint  aimable,  et  qu'elle  émeut  les 
hommes  en  sa  faveur  :  ainsi,  dans  l'éloquence;, 
tout  consiste  à  ajouter  à  la  preuve  solide  les 
moyens  d'intéresser  l'auditeur,  et  d'employer 
ses  passions  pour  le  dessein  qu'on  se  propose. 
On  lui  inspire  l'indignation  contre  l'ingrati- 
tude, l'horreur  contre  la  cruauté ,  la  compas- 
sion pour  la  misère,  l'amour  pour  la  vertu,  et 
le  reste  de  môme.  Voilà  ce  que  Platon  appelle 
agir  siir  l'àme  de  l'auditeur  et  émouvoir  ses 
entrailles.  L'entendez-vous  maintenant? 

,  B.  Oui,  je  l'entends  :  et  je  vois  bien  par  là 
que  l'éloquence  n'est  point  une  invention  fri- 
vole pour  éblouir  les  houunes  par  des  discours 
brillans  :  c'est  un  art  très-sérieux,  et  très-utile 
à  la  morale. 

A.  De  là  vient  ce  que  dit  Cicéron  ,  qu'il  a 
vu  bien  des  gens  diserts,  c'est-à-dire  qui  par- 
loient  avec  agrément  et  d'une  manière  élégante  ; 
mais  qu'on  ne  voit  presque  jamais  de  vrai  ora~ 
leur  ,  c'est-à-dire  d'homme  qui  sache  entrer 
dans  le  cœur  des  autres,  et  qui  les  entraîne. 

B.  Je  ne  m'en  étonne  plus,  et  je  vois  bien 
qu'il  n'y  a  presque  personne  qui  tende  à  ce 
but.  Je  vous  avoue  que  Cicéron  même,  qui 
posa  cette  règle,  semble  s'en  être  écarté  sou- 
vent. Que  dites-vous  de  toutes  les  fleurs  dont 
il  a  orné  ses  harangues  ?  Il  me  semble  que  l'es- 
prit s'y  amuse  ,  et  que  le  cœur  n'en  est  point 
ému . 

A.  Il  faut  distinguer  ,  monsieur.  Les  pièces 
de  Cicéron  encore  jeune  ,  où  il  ne  s'intéresse 
que  pour  sa  réputation,  ont  souvent  ce  défaut  : 
il  paroît  bien  qu'il  est  plus  occupé  du  désir  d'être 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


11 


admiré ,  que  de  la  justice  de  sa  cause.  C'est  ce 
qui  arrivera  toujours  lorsqu'une  partie  em- 
ploiera, pour  plaider  sa  cause  ,  un  homme  qui 
ne  se  soucie  de  son  affaire  que  pour  remplir  sa 
profession  avec  éclat  :  aussi  voyons-nous  que  la 
plaidoierie  se  tournoit  souvent  chez  les  Homains 
en  déclamation  fastueuse.  Mais ,  après  tout ,  il 
faut  avouerqu'il  y  a  dans  ces  harangues,  même 
les  plus  fleuries^  bien  de  l'art  pour  persuader 
et  pour  émouvoir.  Ce  n'est  pourtant  pas  par 
cet  endroit  qu'il  faut  voir  Cicéron  pour  le  bien 
connoître  ;  c'est  dans  les  harangues  qu'il  a 
faites,  dans  un  âge  plus  avancé ,  pour  les  be- 
soins de  la  république  :  alors  l'expérience  des 
grandes  affaires,  l'amour  de  la  liberté,  la  crainte 
des  malheurs  dont  il  éloit  menacé,  lui  faisoient 
faire  des  efforts  dignes  d'un  orateur.  Lorsqu'il 
s'agit  de  soutenir  la  liberté  mourante,  et  d'ani- 
mer toute  la  république  contre  Antoine  son 
ennemi  ,  vous  ne  le  voyez  plus  chercher  des 
jeux  d'esprit  et  des  antithèses  :  c'est  là  qu'il  est 
véritablement  éloquent  ;  tout  y  est  négligé  , 
comme  il  dit  lui-même,  dans  V Orateur ,  qu'on 
le  doit  être  lorsqu'il  s'agit  d'être  véhément  : 
c'est  un  homme  qui  cherche  simplement  dans 
la  seule  nature  tout  ce  qui  est  capable  de  saisir, 
d'animer  et  d'entraîner  les  hommes. 

C.  Vous  nous  avez  parlé  souvent  des  jeux 
d'esprit,  je  voudrois  bien  savoir  ce  que  c'est 
précisément  ;  car  je  vous  avoue  que  j'ai  peine 
à  distinguer,  dans  l'occasion,  les  jeux  d'esprit 
d'avec  les  autres  ornemens  du  discours  :  il  me 
semble  que  l'esprit  se  joue  dans  tous  les  dis- 
cours ornés. 

A.  Pardonnez-moi  :  il  y  a,  selon  Cicéron 
même  ,  des  expressions  dont  tout  l'ornement 
naît  de  leur  force  et  de  la  nature  du  sujet. 

C.  Je  n'entends  point  tous  ces  termes  de 
l'art;  expliquez-moi,  s'il  vous  plaît,  familière- 
ment à  quoi  je  pourrai  d'abord  reconnoître  un  jeu 
d'esprit  et  un  ornement  solide. 

A.  La  lecture  et  la  réflexion  pourront  vous 
l'apprendre  ;  il  y  a  cent  manières  différentes  de 
jeux  d'esprit. 

C.  Mais  encore  :  de  grâce  ,  quelle  en  est  la 
marque  générale  ?  est-ce  l'affectation  ? 

A.  Ce  n'est  pas  toute  sorte  d'affectation  ; 
mais  c'est  colle  de  vouloir  plaire  et  montrer  son 
esprit. 

C.  C'est  quelque  chose  :  mais  je  voudrois 
encore  des  marques  plus  précises  pour  aider 
rnou  discernement. 

A.  Hé  bien!  en  voici  une  qui  vous  conten- 
tera peut-être.  Nous  avons  déjà  dit  que  l'élo- 
quence consiste ,  non-seulement  dans  la  preuve. 


mais  encore  dans  l'art  d'exciter  lespassions.  Pour 
les  exciter,  il  faut  les  peindre;  ainsi  je  crois  que 
toute  l'éloquence  se  réduit  à  prouver,  à  peindre 
et  à  toucher.  Toutes  les  pensées  brillantes  qui 
ne  vont  point  à  une  de  ces  trois  choses  ne  sont 
que  jeu  d'esprit. 

C.  Qu'appelez-vous  peindre  ?  Je  n'entends 
point  tout  votre  langage. 

A.  Peindre  ,  c'est  non-seulement  décrire  les 
choses  ,  mais  en  représenter  les  circonstances 
d'une  manière  si  vive  et  si  sensible  ,  que  l'au- 
diteur s'imagine  presque  les  voir.  Par  exemple, 
un  froid  historien  qui  raconteroit  la  mort  de 
Didon,  se  contenteroit  de  dire  :  Elle  fut  si  acca- 
blée de  douleur  après  le  départ  d'Enée,  qu'elle 
ne  put  supporter  la  vie  ;  elle  monta  au  haut  de 
son  palais,  elle  se  mit  sur  un  bûcher  et  se  tua 
elle-même.  En  écoutant  ces  paroles  vous  appre- 
nez le  fait ,  mais  vous  ne  le  voyez  pas.  Ecoutez 
Virgile  ,  il  le  mettra  devant  vos  yeux.  N'est-il 
pas  vrai  que  ,  quand  il  ramasse  toutes  les  cir- 
constances de  ce  désespoir  ,  qu'il  vous  montre 
Didon  furieuse  avec  un  visage  où  la  mort  est 
déjà  peinte  ,  qu'il  la  fait  parler  à  la  vue  de  ce 
portrait  et  de  cette  épée  ,  votre  imagination 
vous  transporte  à  Carthage  ;  vous  croyez  voir 
la  flotte  des  Troyens  qui  fuit  le  rivage  ,  et  la 
Reine  que  rien  n'est  capable  de  consoler  :  vous 
entrez  dans  tous  les  scntimens  qu'eurent  alors 
les  véritables  spectateurs.  Ce  n'est  plus  Virgile 
que  vous  écoutez;  vous  êtes  trop  attentif  aux 
dernières  paroles  de  la  malheureuse  Didon  pour 
penser  à  lui.  Le  poète  disparoît  ;  on  ne  voit  plus 
que  ce  qu'il  fait  voir  ,  on  n'entend  plus  que 
ceux  qu'il  fait  parler.  Voilà  la  force  de  l'imita- 
tion et  de  la  peinture.  De  là  vient  qu'un  peintre 
et  un  poète  ont  tant  de  rapport  :  l'un  peint  pour 
les  yeux  ,  l'autre  pour  les  oreilles;  l'un  et 
l'autre  doivent  porter  les  objets  dans  l'imagi- 
nation des  hommes.  Je  vous  ai  cité  un  exemple 
tiré  d'un  poète ,  pour  vous  faire  mieux  entendre 
la  chose  ;  car  la  peinture  est  encore  plus  vive 
et  plus  forte  dans  les  poètes  que  dans  les  ora- 
teurs. La  poésie  ne  diffère  de  la  simple  élo- 
quence, qu'en  ce  qu'elle  peint  avec  enthou- 
siasme et  par  des  traits  plus  hardis.  La  prose  a 
ses  peintures,  quoique  plus  modérées  :  sans  ces 
peintures  on  ne  peut  échauffer  l'imagination  de 
l'auditeiu'  ni  exciter  ses  passions.  Un  récit 
simple  ne  peut  émouvoir  :  il  faut  non-seulement 
instruire  les  auditeurs  des  faits,  mais  les  leur 
rendre  sensildes,  et  frapper  leurs  sens  par  une 
représentation  parfaite  de  la  manière  touchante 
dont  ils  sont  arrivés. 

C.  Je  n'avois  jamais  compris  tout  cela.  Je 


582 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


\ois  bien  maintenant  que  ce  que  vous  appelez 
peinture  est  essentiel  à  l'éloquence  ;  mais  vous 
me  feriez  croire  qu'il  n'y  a  point  d'éloquence 
sans  poésie. 

A.  Vous  pouvez  le  croire  hardiment.  Il  en 
faut  retrancher  la  versification ,  c'est-à-dire  le 
nombre  réglé  de  certaines  syllabes  ,  dans  le- 
quel le  poète  renferme  ses  pensées.  Le  vul- 
gaire ignorant  s'imagine  que  c'est  là  la  poé- 
sie :  on  croit  être  poète  quand  on  a  parlé  ou 
écrit  en  mesurant  ses  paroles.  Au  contraire , 
bien  des  gens  font  des  vers  sans  poésie  ;  et 
beaucoup  d'autres  sont  pleins  de  poésie  sans 
faire  de  vers  :  laissons  donc  la  versification. 
Pour  tout  le  reste  ,  la  poésie  n'est  autre  chose 
qu'une  fiction  vive  qui  peint  la  nature.  Si  on 
n'a  ce  génie  de  peindre,  jamais  on  n'imprime 
les  choses  dans  l'ame  de  l'auditeur  ;  tout  est  sec , 
languissant  et  ennuyeux.  Depuis  le  péché  ori- 
ginel ,  l'homme  est  tout  enfoncé  dans  les  choses 
sensibles;  c'est  là  son  grand  mal  :  il  ne  peut 
être  long-temps  attentif  à  ce  qui  est  abstrait.  Il 
faut  donner  du  corps  à  toutes  les  instructions 
qu'on  veut  insinuer  dans  son  esprit  ;  il  faut  des 
images  qui  l'arrêtent  :  de  là  vient  que  ,  sitôt 
après  la  chute  du  genre  humain  ,  la  poésie  et 
l'idolâtrie ,  toujours  jointes  ensemble  ,  firent 
toute  la  religion  des  anciens.  Mais  ne  nous 
écartons  pas.  Vous  voyez  bien  que  la  poésie  , 
c'est-à-dire  la  vive  peinture  des  choses ,  est 
comme  l'ame  de  l'éloquence. 

C.  Mais  si  les  vrais  orateurs  sont  poètes  ,  il 
me  semble  aussi  que  les  poètes  sont  orateurs  ; 
car  la  poésie  est  propre  à  persuader. 

A.  Sans  doute  ,  ils  ont  le  même  but  ;  toute 
la  différence  consiste  en  ce  que  je  vous  ai  dit. 
Les  poètes  ont,  au-dessus  des  orateurs,  l'en- 
thousiasme ,  qui  les  rend  même  plus  élevés , 
plus  vifs  et  plus  hardis  dans  leurs  expressions. 
Vous  vous  souvenez  bien  de  ce  que  je  vous  ai 
rapporté  tantôt  de  Cicéron? 

C.  Quoi  !  n'est-ce  pas — ? 

A.  Que  l'orateur  doit  avoir  la  diction  presque 
des  poètes  ;  ce  presque  dit  tout. 

C.  Je  l'entends  bien  à  cette  heure  ;  tout  cela 
se  débrouille  dans  mon  esprit.  Mais  revenons  à 
ce  que  vous  nous  avez  promis. 

A.  Vous  le  comprendrez  bientôt.  A  quoi 
peut  servir  dans  un  discours  tout  ce  qui  ne  sert 
point  à  une  de  ces  trois  choses  ,  la  preuve  ,  la 
peinture  et  le  mouvement  ? 

C .  Il  servira  à  plaire. 

A.  Distinguons ,  s'il  vous  plait  :  ce  qui  sert 
à  plaire  pour  persuader  est  bon.  Les  preuves 
solides  et  bien  expliquées  plaisent  sans  doute; 


les  mouvemens  vifs  et  naturels  de  l'orateur  ont 
beaucoup  de  grâces;  les  peintures  fidèles  et 
ammées  charment.  Ainsi  les  trois  choses  que 
nous  admettons  dans l' éloquence  plaisent;  mais 
elles  ne  se  bornent  pas  à  plaire.  Il  est  question 
de  savoir  si  nous  approuverons  les  pensées  et 
les  expressions  qui  ne  vont  qu'à  plaire ,  et  qui 
ne  peuvent  point  avoir  d'effet  plus  solide  ;  c'est 
ce  que  j'appelle  jeu  d'esprit.  Souvenez-vous 
donc  bien  ,  s'il  vous  plait ,  toujours ,  que  je  loue 
toutes  les  grâces  du  discours  qui  servent  à  la 
persuasion  ;  je  ne  rejette  que  celles  où  l'orateur, 
amoureux  de  lui-môme^  a  voulu  se  peindre  et 
amuser  l'auditeur  par  son  bel-esprit ,  au  lieu  de 
le  remplir  uniquement  de  son  sujet.  Ainsi  je 
crois  qu'il  faut  condamner  non-seulement  tous 
les  jeux  de  mots,  car  ils  n'ont  rien  que  de  froid 
et  de  puéril ,  mais  encore  tous  les  jeux  de  pen- 
sées ,  c'est-à-dire  toutes  celles  qui  ne  servent 
qu'à  briller,  puisqu'elles  n'ont  rien  de  solide  et 
de  convenable  à  la  persuasion. 

C.  J'y  consentu'ois  volontiers.  Mais  n'ôte- 
riez-vous  pas,  par  cette  sévérité,  les  principaux 
ornemens  du  discours? 

A.  Ne  trouvez-vouspas  que  Virgile  et  Homère 
sont  des  auteurs  assez  agréables  ?  croyez-vous 
qu'il  y  en  ait  de  plus  délicieux?  Vous  n'y  trou- 
verez pourtant  pas  ce  qu'on  appelle  des  jeux 
d'esprit  :  ce  sont  des  choses  simples ,  la  nature 
se  montre  partout ,  partout  l'art  se  cache  soi- 
gneusement ;  vous  n'y  trouvez  pas  un  seul  mot 
qui  paroisse  mis  pour  faire  honneur  au  bel- 
esprit  du  poète  ;  il  met  toute  sa  gloire  à  ne  point 
paroître  ,  pour  vous  occuper  des  choses  qu'il 
peint,  comme  un  peintre  songe  à  vous  mettre 
devant  les  yeux  les  forêts  ,  les  montagnes ,  les 
rivières,  les  lointains,  les  bâtimens,  les  hom- 
mes ,  leurs  aventures  ,  leurs  actions ,  leurs  pas- 
sions différentes ,  sans  que  vous  puissiez  remar- 
quer les  coups  du  pinceau  ;  l'art  est  grossier  et 
méprisable  dès  qu'il  paroît.  Platon  ,  qui  avoit 
examiné  tout  cela  beaucoup  mieux  que  la  plu- 
part des  orateurs ,  assure  qu'en  écrivant  on  doit 
toujours  se  cacher  ,  se  faire  oublier,  et  ne  pro- 
duire que  les  choses  et  les  personnes  qu'on  veut 
mettre  devant  les  yeux  du  lecteur.  Voyez  com- 
bien ces  anciens-là  avoient  des  idées  plus  hautes 
et  plus  solides  que  nous. 

B.  Vous  nous  avez  assez  parlé  de  la  peinture; 
diles-nous  quelque  chose  des  mouvemens  :  à 
quoi  servent-ils  ? 

A.  A  en  imprimer  dans  l'esprit  de  l'auditeur 
qui  soientconformesaudesseindeceluiqui  parle. 

B.  Mais  ces  mouvemens ,  en  quoi  les  faites- 
vous  consister? 


DIALOGUES  SUR  L'i'T.OQUENCE. 


r)83 


A.  Dans  les  paroles,  et  dans  les  action.s  du    qii"il  l'audroil  dire  frariquillemcnt  sans  se  re- 


corps. 

B.  Quel  mouvement  peut-il  y  avoir  dans  les 
paroles  ? 

A.  Vous  l'allez  voir.  Cicéron  rapporte  que 
les  ennemis  mêmes  de  Gracchus  ne  purent  s'em- 
pêcher de  pleurer  lorsqu'il  prononça  ces  paroles  : 
«  Misérable  !  où  irai-je?  quel  asile  me  reste-t-il  ? 
»  Le  Capilole?  il  est  inondé  du  sang  de  mon 
»  frère.  Ma  maison  ?  j'y  verrois  une  malheu- 
»  reuse  mère  foudre  en  larmes  et  mourir  de 
»  douleur.  »  Voilà  des  mouvemens.  Si  on  disoit 
cela  avec  tranquillité  ,  il  perdroit  sa  force. 

B.  Le  croyez-vous? 
A.  Vous  le  croirez  aussi  bien  que  moi,   si 

vous  l'essayez.  Voyons-le  :  «Je  ne  sais  où  aller 

»  dans  mon  malheur  ;  il  ne  me  reste  aucun 

»  asile.  Le  Capitole  est  le  lieu  où  l'on  a  ré- 

»  pandu  le  sang  de  mou  frère  ;  ma  maison  est     et  les  passions  qui  occupent  l'ame? 

»  un  lieu  où  je  verrois  ma  mère  pleurer  de  don-  B.  Je  le  crois. 

»  leur.  »  C'est  la  même  chose.  Qu'est  devenue          .4.  Le  mouvement  du  corps  est  donc  une 

cette  vivacité?  où  sont  ces  paroles  coupées  qui     peinture  des  pensées  de  l'ame. 

marquent  si  bien  la  nature  dans  les  transports         B.  Oui. 

de  la  douleur?  La  manière  de  dire  les  choses         A.  Et  cette  peinture  doit  être  ressemblante. 

fait  voir  la  manière  dont  on  les  sent ,  et  c'est     II  faut  que  tout  y  représente  vivement  et  natu- 


B.  Quoi  !  vous  voudriez  qu'un  prédicateur  , 
par  exemple ,  ne  fit  point  de  geste  en  quel- 
ques occasions  ?  cela  paroîtroit  bien  extraor- 
dinaire. 

^4.  J'avoue  qu'on  a  mis  en  règle  ou  du  moins 
en  coutume,  qu'un  prédicateur  doit  s'agiter  sur 
tout  ce  qu'il  dit  presque  indifféremment  :  mais 
il  est  bien  aisé  de  montrer  que  souvent  nos  pré- 
dicateurs s'agitent  trop ,  et  que  souvent  aussi 
ils  ne  s'agitent  pas  assez. 

B.  Ha  !  je  vous  prie  de  m'expliquer  cela,  car 
j'avois  toujours  cru,  sur  l'exemple  de  N..,  qu'il 
n'y  avoit  que  deux  ou  trois  sortes  de  mouve- 
mens de  mains  à  faire  dans  tout  un  sermon. 

A.  Venons  au  principe.  A  quoi  sert  l'action 
du  corps?  n'est-ce  pas  à  exprimer  les  sentimens 


ce  qui  louche  davantage  l'auditeur.  Dans  ces 
endroits-là  ,  non-seulement  il  ne  faut  point  de 
pensées,  mais  on  en  doit  retrancher  l'ordre  et 
les  liaisons;  sans  cela  la  passion  n'est  plus  vrai- 
semblable, et  rien  n'est  si  choquant  (ju'une  pas- 


rellement  les  sentimens  de  celui  qui  parle  et  la 
nature  des  choses  qu'il  dit.  Je  sais  bien  qu'il  ne 
faut  pas  aller  jusqu'à  une  représentation  basse 
et  comique. 

B.  Il  me  semble  que  vous  avez  raison  ,  et  je 


sion  exprimée  avec  pompe  et  par  des  périodes  vois  déjà  votre  pensée.  Permettez-moi  de  vous 

réglées.  Sur  cet  article  je  vous  renvoie  à  Lon-  interrompre,  pourvous  montrer  combien  j'entre 

gin  ;  vous  y  verrez  des  exemples  deDémosthène  dans  toutes  les  conséquences  de  vos  principes, 

qui  sont  merveilleux.  Vous  voulez  que  l'orateur  exprime  par  une  ac- 

B.  J'entends  tout  cela  :  mais  vous  nous  avez  tion  vive  et  naturelle  ce  que  ses  paroles  n'ex- 

fciit  espérer  l'explication  de  l'action  du  corps,  primeroient  que  d'une  manière  languissante, 

je  ne  vous  en  tiens  pas  quitte.  Ainsi ,  selon  vous,  l'action  môme  est  unepein- 

A.  Je  ne  prétends  pas  faire  ici  toute  une  rlié-  ture. 

torique,  je  n'en  suis  pas  même  capable;  je  vous  A.  Sans  doute.  Mais  voici   ce  qu'il   enfant 

dirai  seulement  quelques  remarques  que  j'ai  conclure  ;   c'est  que  ,  pour  bien  peindre  ,   il 

faites.  L'action  des  Grecs  et  des  Romains  étoit  faut  imiter  la  nature,   et  voir  ce  qu'elle  fait 


quand  on  la  laisse  faire  et  que  l'art  ne  la  con- 
traint pas. 

B.  J'en  conviens. 

.4.  Voyons  donc.  Naturellement  fait-on  beau- 
coup de  gestes  quand  on  dit  des  choses  simples 


bien  plus  violente  que  la  nôtre  ;  nous  le  voyons 

dans  Cicéron  et  dans  Quintilicn  :  ils  battoient 

du  picd^  il  se  frappoient  même  le  front.  (Jicéron 

nous  représente  un  orateur  qui  se  jette  sur  la 

partie  qu'il  défend,  et  qui  déchire  ses  habits 

pour  montrer  aux  juges  les  plaies  qu'il  avoit     et  où  nulle  passion  n'est  mêlée? 

reçues  au  service  de  la  république.  Voilà  une  B.  Non. 

action  véhémente;  mais  cette  action  est  réservée  A.  Il  faudroit  donc  n'en  faire  point  en  ces 

pour   des  choses   extraordinaires.   Il  ne  parle     occasions  dans  les  discours  publics  ,  ou  en  faire 

point  d'un  geste  continuel.  En  effet,  il  n'est     très-peu;  car  il  faut  que  tout  y  suive  la  nature. 

point  naturel  de  remuer  toujours  les  bras  ea     Bien  plus,  il  y  a  des  choses  où  l'on  exprimeroit 

parlant  :  il  faut  remuer  les   bras  parce  qu'on     mieux  ses  pensées  par  une  cessation  de  tout 

est  animé;  mais  il  ne  faudroit  pas,  pour  paroître     mouvement.  Un  homme  plein  d'un  grand  sen- 

animé,  remuer  les  bras.  Il  y  a  des  choses  même     timent   demeure  un  moment  immobile;  cette 


584 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


espèce  de  saisissement  tient  en  suspens  l'âme  de 
tous  les  auditeurs. 

B.  Je  comprends  que  ces  suspensions  bien 
employées  seroient  belles,  et  puissantes  pour 
toucher  l'auditeur  :  mais  il  me  semble  que  vous 
réduisez  celui  qui  parle  en  public  à  ne  faire 
pour  le  geste  que  ce  que  feroit  un  homme  qui 
parleroit  en  particulier. 

A.  Pardonnez-moi  :  la  vue  d'une  grande  as- 
semblée ,  et  l'importance  du  sujet  qu'on  traite, 
doivent  sans  doute  animer  beaucoup  plus  un 
homme,  que  s'il  étoit  dans  une  simple  conver- 
sation. Mais  ,  en  public  comme  en  particulier, 
il  faut  qu'il  agisse  toujours  naturellement .  il 
faut  que  son  corps  ait  du  mouvement  quand 
ses  paroles  en  ont ,  et  que  son  corps  demeure 
tranquille  quand  ses  paroles  n'ont  rien  que  de 
doux  et  de  simple.  Rien  ne  me  semble  si  cho- 
quant et  si  absurde  ,  que  de  voir  un  homme 
qui  se  tourmente  pour  me  dire  des  choses  froi- 
des :  pendant  qu'il  sue,  il  me  glace  le  sang.  Il 
y  a  quelque  temps  que  je  m'endormis  à  un 
sermon.  Vous  savez  que  le  sommeil  surprend 
aux  sermons  de  l'après  midi  :  aussi  ne  prêchoit- 
on  anciennement  que  le  matin  à  la  messe  après 
l'évangile.  Je  m'éveillai  bientôt ,  et  j'entendis 
le  prédicateur  qui  s'agitoit  extraordinairement  : 
je  crus  que  c'étoit  le  fort  de  sa  morale. 

B.  Hé  bien!  qu'étoit-ce  donc? 

A.  C'est  qu'il  avertissoit  ses  auditeurs  que  , 
le  dimanche  suivant ,  il  prêcheroit  sur  la  pé- 
nitence. Cet  averlissemeut  fait  avec  tant  de 
violence  me  surprit,  et  m'auroit  fait  rire  si  le 
respect  du  lieu  et  de  l'action  ne  m'eut  retenu. 
La  plupart  de  ces  déclamateurs  sont  pour  le 
geste  comme  pour  la  voix  :  leur  voix  a  une  mo- 
notonie perpétuelle,  et  leur  geste  une  unifor- 
mité qui  n'est  ni  moins  ennuyeuse  ,  ni  moins 
éloignée  de  la  nature  ,  ni  moins  contraire  au 
fruit  qu'on  pourroit  attendre  de  l'action. 

B.  Vous  dites  qu'ils  n'en  ont  pas  assez  quel- 
quefois. 

A.  Faut-il  s'en  étonner?  Ils  ne  discernent 
point  les  choses  où  il  faut  s'animer  :  ils  s'épui- 
sent sur  des  choses  communes ,  et  sont  ré- 
duits à  dire  foiblement  celles  qui  demanderoient 
une  action  véhémente.  Il  faut  avouer  même 
que  notre  nation  n'est  guère  capable  de  cette 
véhémence;  on  est  trop  léger,  et  on  ne  conçoit 
pas  assez  fortement  les  choses.  Les  Romains,  et 
encore  plus  les  Crées ,  étoient  admirables  en 
ce  genre;  les  Orientaux  y  ont  excellé,  parti- 
culièrement les  Hébreux.  Rien  n'égale  la  viva- 
cité et  la  force,  non-seulement  des  figures  qu'ils 
employoient  dans  leurs  discours ,  mais  encore 


des  actions  qu'ils  faisoient  pour  exprimer  leurs 
sentimens  ,  comme  de  mettre  de  la  cendre  sur 
leurs  têtes ,  de  déchirer  leurs  habits  et  de  se 
couvrir  de  sacs  dans  la  douleur.  Je  ne  parle 
point  des  choses  que  les  prophètes  faisoient  pour 
figurer  plus  vivement  les  choses  qu'ils  vou- 
loient  prédire,  à  cause  qu'elles  étoient  inspirées 
de  Dieu  :  mais,  les  inspirations  divines  à  part, 
nous  voyons  que  ces  gens-là  s'entendoient  bien 
autrement  que  nous  à  exprimer  leur  douleur, 
leur  crainte  et  leurs  autres  passions.  De  là  ve- 
noient  sans  doute  ces  grands  efTets  de  l'élo- 
quence que  nous  ne  voyons  plus. 

B.  Vous  voudriez  donc  beaucoup  d'inégalité 
dans  la  voix  et  le  geste  ? 

A.  C'est  là  ce  qui  rend  l'action  si  puissante  , 
et  qui  la  faisoit  mettre  par  Démosthènc  au- 
dessus  de  tout.  Plus  l'action  et  la  voix  parois- 
soient  simples  et  familières  dans  les  endroits 
où  l'on  ne  fait  qu'instruire  ,  que  raconter,  que 
s'insinuer;  plus  préparent-elles  de  surprise  et 
d'émotion  pour  les  endroits  où  elles  s'élève- 
ront à  un  enthousiasme  soudain.  C'est  une 
espèce  de  musique  :  toute  la  beauté  consiste 
dans  la  variété  des  tons  ,  qui  haussent  ou  qui 
baissent  selon  les  choses  qu'ils  doivent  ex- 
primer. 

B.  Mais,  si  l'on  vous  en  croit,  nos  princi- 
paux orateurs  mêmes  sont  bien  éloignés  du  vé-, 
ritable  art.  Le  prédicateur  que  nous  entendî- 
mes ensemble  il  y  a  quinze  jours  ne  suit  pas 
cette  règle  ;  il  ne  paroît  pas  même  s'en  mettre 
en  peine.  Excepté  les  trente  premières  paroles, 
il  dit  tout  d'un  même  ton;  et  toute  la  différence 
qu'il  y  a  entre  les  endroits  où  il  veut  s'animer, 
et  ceux  où  il  ne  le  veut  pas ,  c'est  que  dans  les 
premiers  il  parle  encore  plus  rapidement  qu'à 
l'ordinaire. 

.1.  Pardonnez-moi ,  monsieur  :  sa  voix  a 
deux  tons,  mais  ils  ne  sont  guère  proportionnés 
à  ses  paroles.  Vous  avez  raison  de  dire  qu'il  ne 
s'attache  point  à  ces  règles,  je  crois  qu'il  n'en 
a  pas  mênje  senti  le  besoin.  Sa  voix  est  natu- 
relllement  mélodieuse  ;  quoique  très-mal  mé- 
nagée ,  elle  ne  laisse  pas  de  plaire  :  mais  vous 
voyez  bien  qu'elle  ne  fait  dans  l'ame  aucune 
des  impressions  touchantes  qu'elle  feroit  si  elle 
avoit  toutes  les  inflexions  qui  expriment  les 
sentimens.  Ce  sont  de  belles  cloches  dont  le  son 
est  clair,  plein  ,  doux  et  agréable  ,  mais  ,  après 
tout,  des  cloclies  qui  ne  signifient  rien ,  qui 
n'ont  point  de  variété,  ni  par  conséquent  d'har- 
monie et  d'éloquence. 

B.  Mais  cette  rapidité  de  discours  a  pourtant 
beaucoup  de  grâces. 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


585 


A.  Elle  en  a  sans  doute  :  et  je  conviens  que, 
dans  certains  endroits  vifs,  il  faut  parler  plus 
vile;  mais  parler  avec  précipitation  ,  et  ne  pou- 
voir se  retenir,  est  un  graud  défaut.  Il  y  a  des 
choses  qu'il  faut  appuyer.  Il  en  est  de  l'action 
et  de  la  voix  comme  des  vers  :  il  faut  quelque- 
fois une  mesure  lente  et  grave  qui  peigne  les 
choses  de  ce  caractère  .  comme  il  faut  quelque- 
fois une  mesure  courte  et  impétueuse  pour  si- 
gnifier ce  qui  est  vif  et  ardent.  Se  servir  tou- 
jours de  la  même  action  et  de  la  même  mesure 
de  voix ,  c'est  comme  qui  donneroit  le  même 
remède  à  toutes  sortes  de  malades.  Mais  il  faut 
pardonner  à  ce  prédicateur  l'uniformité  de  la 
voix  et  d'action  ;  car  outre  qu'il  a  d'ailleurs  des 
qualités  très-estimables ,  de  plus  ce  défaut  lui 
est  nécessaire.  N'avons-nous  pas  dit  qu'il  faut 
que  l'action  de  la  voix  accompagne  toujours  les 
paroles?  Son  style  est  tout  uni ,  il  n'a  aucune 
variété  :  d'un  côté  rien  de  familier,  d'insinuant 
et  de  populaire  ;  de  l'autre  rien  de  vif  ,  de  fi- 
guré et  de  sublime  :  c'est  un  cours  réglé  de  pa- 
roles qui  se  pressent  les  unes  les  autres;  ce  sont 
des  déductions  exactes ,  des  raisonnemens  bien 
suivis  et  concluans  .  des  portraits  fidèles  ;  en  un 
mot,  c'est  un  homme  qui  parle  en  termes  pro- 
pres, et  qui  dit  des  choses  très-sensées.  Il  faut 
même  reconnoître  que  la  chaire  lui  a  de  grandes 
obligations  ;  il  l'a  tirée  de  la  servitude  des  décla- 
mateurs ,  il  l'a  remplie  avec  beaucoup  de  force 
et  de  dignité.  Il  est  très-capable  de  convaincre  : 
mais  je  ne  connois  guère  de  prédicateur  qui 
persuade  et  qui  touche  moins.  Si  vous  y  prenez 
garde ,  il  n'est  pas  même  fort  adroit  ;  car,  ou- 
tre qu'il  n'a  aucune  manière  insinuante  et  fa- 
milière, ainsi  que  nous  l'avons  déjà  remarqué 
ailleurs ,  il  n'a  rien  d'affectueux  ,  de  sensible. 
Ce  sont  des  raisonnemens  qui  demandent  de  la 
contention  d'esprit.  Il  ne  reste  presque  rien  de 
tout  ce  qu'il  a  dit,  dans  la  tête  de  ceux  qui  l'ont 
écoulé  :  c'est  un  torrent  qui  a  passé  tout  d'un 
coup,  et  qui  laisse  son  lit  à  sec.  Pour  faire  une 
impression  durable  ,  il  faut  aider  les  esprits  en 
touchant  les  passions  :  les  instructions  sèches 
ne  peuvent  guère  réussir.  Mais  ce  que  je  trouve 
le  moins  naturel  en  ce  prédicateur  ,  est  qu'il 
donne  à  ses  bras  un  mouvement  continuel  , 
pendant  qu'il  n'y  a  ni  mouvement  ni  figure 
dans  ses  paroles.  A  un  tel  stvlc  il  faudroit  une 
action  commune  de  conversation ,  ou  bien  il 
faudroit  à  celle  action  impétueuse  un  style 
plein  de  saillies  et  de  véhémence;  encore  fau- 
droit-il,  comme  nous  l'avons  dit,  ménager 
mieux  cette  véhémence,  et  la  rendre  moins 
uniforme.  Je  conclus  que  c'est  un  grand  homme 


qui  n'est  point  orateur.  Un  missionnaire  de 
village  ,  qui  sait  effrayer  et  faire  couler  des  lar- 
mes ,  frappe  bien  [)lus  au  but  de  l'éloquence. 

B.  Mais  quel  moyen  de  connoître  en  détail 
les  gestes  et  les  intlexions  de  voix  conformes  à 
la  nature  ? 

A.  Je  vous  l'ai  déjà  dit ,  tout  l'art  des  bons 
orateurs  ne  consiste  qu'à  observer  ce  que  la 
nature  fait  quand  elle  n'est  point  retenue.  Ne 
faites  point  comme  ces  mauvais  orateurs  qui  veu- 
lent toujours  déclamer  et  ne  jamais  parler  à 
leurs  auditeurs  :  il  faut  au  contraire  que  chacun 
de  vos  auditeurs  s'imagine  que  vous  parlez  àlui 
en  particulier.  Voilà  à  quoi  servent  les  tons 
naturels,  familiers  et  insinuans.  Il  faut  à  la  vé- 
rité qu'ils  soient  toujours  graves  et  modestes  ; 
il  faut  même  qu'ils  deviennent  puissans  et  pa- 
thétiques dans  les  endroits  où  le  discours  s'élève 
et  s'échaulfe.  N'espérez  pas  exprimer  les  pas- 
sions par  le  seul  effort  de  la  voix;  beaucoup  de 
gens,  en  criant  et  en  s'agitant,  ne  font  qu'é- 
tourdir. Pour  réussir  à  peindre  les  passions,  il 
faut  étudier  les  mouvemens  qu'elles  inspirent. 
Par  exemple  ,  remarquez  ce  que  font  les  yeux , 
ce  que  font  les  mains  ,  ce  que  fait  tout  le  corps, 
et  quelle  est  sa  posture;  ce  que  fait  la  voix 
d'un  homme  quand  il  est  pénétré  de  douleur, 
ou  surpris  à  la  vue  d'un  oljjet  étonnant.  Voilà 
la  nature  qui  se  montre  à  vous,  vous  n'avez 
qu'à  la  suivre.  Si  vous  employez  l'art ,  cachez- 
le  si  bien  parl'imitalion  ,  qu'on  le  prenne  pour 
la  nature  même.  Mais,  à  dire  le  vrai ,  il  en  est 
des  orateurs  comme  des  poêles  qui  font  des 
élégies  ou  d'autres  vers  passionnés.  Il  faut  sen- 
tir la  passion  pour  la  bien  peindre;  l'art ,  quel- 
que grand  qu'il  soit,  ne  parle  point  comme 
la  passion  véritable.  Ainsi  vous  serez  toujours 
un  orateur  très-imparfait ,  si  vous  n'êtes  pé- 
nétré des  sentimens  que  vous  voulez  peindre  et 
inspirer  aux  autres;  et  ce  n'est  pas  par  spiritua- 
lité que  je  dis  ceci ,  je  ne  parle  qu'en  orateur. 

B'  Je  comprends  cela.  Mais  vous  nous  avez 
parlé  des  yeux  ;  ont-ils  leur  éloquence? 

A.  N'en  doutez  pas.  Cicéron  et  tous  les  autres 
anciens  l'assurenl.  Rien  ne  parle  tant  que  le 
visage ,  il  exprime  tout  :  mais,  dans  le  visage  , 
les  yeux  font  le  principal  effet  ;  un  seul  regard 
jeté  bien  à  propos  pénètre  dans  le  fond  des 
cœurs. 

B.  Vous  me  faites  souvenir  que  le  prédica- 
teur dont  nuus  parlions  a  d'ordinaire  les  yeux 
fermés:  quand  on  le  regarde  de  près,  cela 
choque. 

xl.  C'est  qu'on  sent  qu'il  lui  manque  une 
des  choses  qui  devroicnl  animer  son  discours. 


ri86 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


B.  Mais  pourquoi  le  fait-il  ? 

A.  Il  se  liàle  de  prononcer  .  et  il  ferme  les 
yeux  ,  parce  que  sa  mémoire  travaille  trop. 

B,  J'ai  bien  remarqué  qu'elle  est  fort  char- 
gée :  quelquefois  même  il  reprend  plusieurs 
mots  pour  retrouver  le  fil  du  discours.  Ces  re- 
prises sont  désagréables ,  et  sentent  l'écolier  qui 
sait  mal  sa  leçon  :  elles  feroienJ  tort  à  un  moin- 
dre prédicateur. 

A.  Ce  n'est  pas  la  faute  du  prédicateur, 
c'est  la  faute  de  la  méthode  qu'il  a  suivie  après 
tant  d'autres.  Tant  qu'on  prêchera  par  cœur  et 
souvent ,  on  tombera  dans  cet  embarras. 

B.  Comment  donc ,  voudriez-vous  qu'on  ne 
prêchât  point  par  ca^ur?  Jamais  on  ne  feroit 
des  discoius  pleins  de  force  et  de  justesse. 

A.  Je  ne  voudrois  pas  empêcher  les  prédi- 
cateurs d'apprendre  par  cœur  certains  discours 
extraordinaires;  ils  auroient  assez  de  temps 
pour  se  bien  préparer  à  ceux-là  ;  encore  pour- 
roient-ils  s'en  passer. 

B.  Comment  cela?  Ce  que  vous  dites  paroît 
incroyable. 

A.  Si  j'ai  tort ,  je  suis  prêt  à  me  rétracter  : 
examinons  cela  sans  prévention.  Quel  est  le 
principal  but  de  l'orateur?  n'avons-nous  pas 
vu  que  c'est  de  persuader?  et,  pour  persuader, 
ne  disions-nous  pas  qu'il  faut  toucher  en  exci- 
tant les  passions? 

B.  J'en  conviens. 

A.  La  manière  la  plus  vive  et  la  plus  tou- 
chante est  donc  la  meilleure. 

B.  Cela  est  vrai  :  qu'en  concluez-vous  ? 

A.  Lequel  des  deux  oi-ateurs  peut  avoir  la 
manière  la  plus  vive  et  la  plus  touchante ,  ou 
celui  qui  apprend  par  cœur,  ou  celui  qui  parle 
sans  réciter  mot  à  mot  ce  qu'il  a  appris? 

B.  Je  soutiens  que  c'est  celui  qui  a  appris 
par  cœur. 

A.  Attendez,  posons  bien  l'état  de  la  ques- 
tion. Je  mets  d'un  côté  un  homme  qui  compose 
exactement  tout  son  discours  ,  et  qui  l'apprend 
par  ca'ur  jusqu'à  la  moindre  syllabe  :  de  l'autre 
je  suppose  un  homme  savant  qui  se  remplit  de 
son  sujet ,  qui  a  beaucoup  de  facilité  de  parler 
(car  vous  ne  voulez  pas  que  les  gens  sans  talent 
s'en  mêlent)  ;  un  homme  enlin  qui  médite  for- 
tement tous  les  principes  du  sujet  qu'il  doit 
traiter,  et  dans  toute  leur  étendue;  qui  s'en 
fait  un  ordre  dans  l'esprit ,  qui  prépare  les  plus 
fortes  expressions  par  lesquelles  il  veut  rendre 
son  sujet  sensible,  qui  range  toutes  ses  preu- 
ves, qui  prépare  un  certain  nombre  de  figures 
touchantes.  Cet  homme  sait  sans  doute  tout  ce 
qu'il  doit  dire ,  et  la  place  où  il  doit  mettre 


chaqne  chose  :  il  ne  lui  reste  pour  l'exécution 
qu'à  trouver  les  expressions  communes  qui 
doivent  faire  le  corps  du  discours.  Croyez-vous 
qu'un  tel  homme  ait  de  là  peine  à  les  trouver? 

B,  Il  ne  les  trouvera  pas  si  justes  et  si  or- 
nées ,  qu'il  les  auroit  trouvées  à  loisir  dans  son 
cabinet. 

A.  Je  le  crois.  Mais,  selon  vous-même  ,  il 
ne  perdra  qu'un  peu  d'ornement;  et  vous  savez 
ce  que  nous  devons  penser  de  cette  perte  ,  selon 
les  principes  que  nous  avons  déjà  posés.  D'un 
autre  côté  ,  que  ne  gagnera-t-il  pas  pour  la 
liberté  et  pour  la  force  de  l'action ,  qui  est  le 
principal  !  Supposant  qu'il  se  soit  beaucoup 
exercé  à  écrire,  comme  Cicéron  le  demande, 
qu'il  ait  lu  tous  les  bons  modèles,  qu'il  ait 
beaucoup  de  facilité  naturelle  et  acquise  ,  qu'il 
ait  un  fonds  abondant  de  principes  et  d'érudi- 
tion, qu'il  ait  bien  médité  tout  son  sujet,  qu'il 
l'ait  bien  rangé  dans  sa  tête  ;  nous  devons  con- 
clure qu'il  parlera  avec  force ,  avec  ordre  ,  avec 
abondance.  Ses  périodes  n'amuseront  pas  tant 
l'oreille  :  tant  mieux;  il  en  sera  meilleur  ora- 
teur. Ses  transitions  ne  seront  pas  si  fines  : 
n'importe;  outre  qu'il  peut  les  avoir  préparées 
sans  les  apprendre  par  cœur,  déplus  ces  négli- 
gences lui  seront  communes  avec  les  plus  élo- 
quens orateurs  de  l'antiquité,  qui  ont  cru  qu'il 
falloit  par  là  imiter  souvent  la  nature ,  et  ne 
montrer  pas  une  trop  grande  préparation.  Que 
lui  manquera-t-il  donc?  Il  fera  quelque  petite 
réjîétition;  mais  elle  ne  sera  pas  mutile  :  non- 
seulement  l'auditeur  de  bon  goût  prendra  plai- 
sir à  y  reconnoître  la  nature ,  qui  reprend 
souvent  ce  qui  la  frappe  davantage  dans  un 
sujet  ;  mais  cette  répétition  imprimera  plus  for- 
tement les  vérités  :  c'est  la  véritable  manière 
d'instruire.  Toutau  plus  trouvera-t-on  dans  son 
discours  quelque  construction  peu  exacte  ,  quel- 
que terme  impropre ,  ou  censuré  par  l'Acadé- 
mie ,  quelque  chose  d'irrégulier,  ou,  si  vous 
voulez  ,  de  foible  et  de  mal  placé  ,  qui  lui  aura 
échappé  dans  la  chaleur  de  l'action.  Il  faudroit 
avoir  l'esprit  bien  petit  pour  croire  que  ces 
fautes-là  fussent  grandes;  on  en  trouvera  de 
celte  nature  dans  les  plus  excellens  originaux. 
Les  plus  habiles  d'entre  les  anciens  les  ont  mé- 
prisées. Si  nous  avions  d'aussi  grandes  vues 
qu'eux  ,  nous  ne  serions  guère  occupés  de  ces 
minuties.  Il  n'y  a  que  les  gens  qui  ne  sont  pas 
proj)res  à  discerner  les  grandes  choses,  qui  s'a- 
musent à  celles-là.  Pardonnez  ma  liberté  :  ce 
n'est  qu'à  cause  que  je  vous  crois  bien  dillérent 
de  ces  esprits-là  ,  que  je  vous  en  parle  avec  si 
peu  de  ménagement. 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


587 


B.  Vous  n'avez  pas  l)esoiii  de  précaution 
avec  moi  ;  allons  jusqu'au  bout  sans  nous  ar- 
rêter. 

A.  Considérez  donc,  monsieur,  en  même 
temps  les  avantages  d'un  homme  qui  n'a[)prend 
point  par  cœur  :  il  se  possède  ,  il  parle  natu- 
rellement, il  ne  parle  point  en  déclaniatcur; 
les  choses  coulent  de  source;  ses  expressions 
(si  son  naturel  est  riche  pour  l'éloquence)  sont 
vives  et  pleines  de  mouvement  ;  la  chaleur 
même  qui  l'anime  lui  fait  trouver  des  expres- 
sious  et  des  ligures  qu'il  n'auroit  pu  préparer 
dans  son  étude. 

B.  Pourquoi?  Un  homme  s'anime  dans  son 
cabinet ,  et  peut  ^  conq^oser  des  discours  très- 
vifs. 

A.  Cela  est  vrai  ;  mais  l'action  y  ajoute  en- 
core une  plus  grande  vivacité.  De  plus,  ce  qu'on 
trouve  dans  la  chaleur  de  l'action  est  tout  au- 
trement sensible  et  naturel  ;  il  a  un  air  négligé, 
et  ne  sent  point  l'art  comme  presque  toutes  les 
choses  composées  à  loisir.  Ajoutez  qu'un  ora- 
teur habile  et   expérimenté   proportionne  les 
choses  à  d'impression  qu'il  voit  qu'elles  font  sur 
l'auditeur;  car  il  remarque  fort  bien  ce  qui  entre 
et  ce  qui  n'entre  pas  dans  l'esprit ,  ce  qui  attire 
l'attention ,  ce  qui  touche  les  cœurs ,  et  ce  qui  ne 
fait  point  ces  elfets.  Il  reprend  les  mêmes  choses 
d'une  autre  manière,  il  les  revêt  d'images  et 
de  comparaisons  plus  sensibles  ;  ou  bien  il  re- 
monte aux  principes  d'où  dépendent  des  vérités 
qu'il  veut  persuader  ;  ou  bien  il  tâche  de  guérir 
les  passions  ,  qui  empêchent  ces  vérités  de  faire 
impression.  Voilà  le  véritable  art  d'instruire  et 
de  persuader  ;  sans  ces  moyens  on  ne  fait  que 
des  déclamations  vagues  et  infructueuses.  Voyez 
combien  l'orateur  qui  ne  parle  que  par  cœur 
est  loin  de  ce  but.  lieprésentez-vous  un  homme 
qui  n'oseroit  dire  que  sa  leçon  :  tout  est  néces- 
sairement compassé  dans  son  style  ;  et  il  lui  ar- 
rive ce  que  Dcnys  d'Halicarnasse  remarque  qui 
est  arrivé  à  Isocrate,  sa  composition  est  meil- 
leure à  être  lue  qu'à  être  prononcée.  D'ailleurs, 
quoi  qu'il  fasse  ,  ses  inflexions  de  voix  sont  uni- 
formes et  toujours  un  peu  forcées  :  ce  n'est  point 
un  homme  qui  parle ,  c'est  un  orateur  qui  ré- 
cite ou  qui  déclame;  son  action  est  contraire, 
ses  yeux  trop  arrêtés  marquent  que  sa  mémoire 
travaille,  et  il  ne  peut  s'abandonner  à  un  mou- 
vement extraordinaire  sans  se  mette  en  danger 
de  perdre  le   lil  de  son  discours.   L'auditeur 
voyant  l'art  si  à  découvert ,  bien  loin  d'être 
saisi  et  transporté  hors  de  lui-même  ,  comme 
il  le  faudroit ,  observe  froidement  tout  l'arlilice 
du  discours. 


B.  Mais  les  anciens  orateurs  ne  faisoient-ils 
pas  ce  que  vous  condamnez. 

A.  Je  crois  que  non. 

B.  Quoi  !  vous  croyez  que  Démosthène  et 
Cicéron  ne  savoient  point  par  cœur  ces  haran- 
gues si  achevées  que  nous  avons  d'eux  ? 

A.  Nous  voyons  bien  qu'ils  les  écrivoient; 
mais  nous  avons  plusieurs  raisons  de  croire 
qu'ils  ne  les  apprenoient  point  par  cœur  mot  à 
mot.  Les  discours  mêmes  de  Démosthène,  tels 
qu'ils  sont  sur  le  papier,  marquent  bien  plus 
la  sublimité  et  la  véhémence  d'un  grand  génie 
accoutumé  à  parler  fortement  des  affaires  pu- 
bliques ,  que  l'exactitude  et  la  politesse  d'un 
homme  qui  compose.  Pour  Cicéron  ,  on  voit, 
en  divers  endroits  de  ses  harangues,  des  choses 
nécessairement  imprévues.  Mais  rapportons- 
nous-en  à  lui-même  sur  cette  matière.  Il  veut 
que  l'orateur  ait  beaucoup  de  mémoire.  Il  parle 
même  de  la  mémoire  artilicielle  comme  d'une 
invention  utile  :  mais  tout  ce  qu'il  en  dit  ne 
marque  point  que  l'on  doive  apprendre  mot  à 
mot  par  cœur;  au  contraire,  il  paraît  se  borner 
à  vouloir  qu'on  range  exactement  dans  sa  tête 
toutes  les  parties  de  son  discours ,  et  que  l'on 
prémédite  les  ligures  et  les  principales  expres- 
sions qu'on  doit  employer,  se  réservant  d'y 
ajouter  sur-le-champ  ce  que  le  besoin  et  la  vue 
des  objets  pourroit  inspirer  :  c'est  pour  cela 
même  qu'il  demande  tant  de  diligence  et  de 
présence  d'esprit  dans  l'orateur. 

B.  Permettez-moi  de  vous  dire  que  tout  cela 
ne  me  persuade  point  ;  je  ne  puis  croire  qu'on 
parle  si  bien  quand  on  parle  sans  avoir  réglé 
toutes  ses  paroles. 

C.  Et  moi  je  comprends  bien  ce  qui  vous 
rend  si  incrédule  ;  c'est  que  vous  jugez  de  ceci 
par  une  expérience  commune.  Si  les  gens  qui 
apprennent  leurs  sermons  par  cœur  prêchoient 
sans  cette  préparation  ,  ils  prêcheroient  appa- 
remment fort  mal.  Je  ne  m'en  étonne  pas  :  ils 
ne  sont  pas  accoutumés  à  suivre  la  nature  ;  ils 
n'ont  songé  qu'à  apprendre  à  écrire  ,  et  encore 
à  écrire  avec  ail'cclation  ;  jamais  ils  n'ont  songé 
à  apprendre  à  parler  d'une  manièi'e  nol)le,  forte 
et  naturelle.  D'ailleurs  la  plupart  n'ont  pas  as- 
sez de  fonds  de  doctrine  pour  se  fier  à  eux- 
mêmes.  La  méthode  d'apprendre  par  cœur  met 
je  ne  sais  combien  d'esprits  bornés  et  superficiels 
en  état  de  faire  des  discours  publics  avec  quel- 
que éclat  :  il  ne  faut  qu'assembler  un  certain 
nombre  de  passages  et  de  pensées  ;  si  peu  qu'on 
ait  de  génie  et  de  secours,  on  donne,  avec  du 
temps ,  une  forme  polie  à  cette  matière.  Mais, 
pour  le  reste ,  il  faut  une  méditation  sérieuse 


588 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


des  premiers  principes ,  une  connoissance  éten- 
due des  mœurs  ,  la  lecture  de  l'antiquité ,  de  la 
force  de  raisonnement  et  d'action.  N'est-ce  pas 
là  ,  monsieur,  ce  que  vous  demandez  de  l'ora- 
teur qui  n'apprend  point  par  cœur  ce  qu'il  doit 
dire  ? 

A.  Vous  l'avez  très-bien  explique.  Je  crois 
seulement  qu'il  faut  ajouter  que  quand  ces  qua- 
lités ne  se  trouveront  pas  éminemment  dans  un 
homme  ,  il  ne  laissera  pas  de  faire  de  bons 
discours  ,  pourvu  qu'il  ait  de  la  solidité  d'es- 
prit ,  un  fonds  raisonnable  de  science  ,  et  quel- 
que facilité  de  parler.  Dans  cette  méthode  , 
comme  dans  l'autre  ,  il  y  auroit  divers  degrés 
d'orateurs.  Remarquez  encore  que  la  plupart 
des  gens  qui  n'apprennent  point  par  cœur  ne  se 
préparent  pas  assez  :  il  faudroit  étudier  son  su- 
jet par  une  profonde  méditation ,  préparer  tous 
les  mouvemens  qui  peuvent  toucher,  et  donner 
à  tout  cela  un  ordre  qui  servît  même  à  mieux 
remettre  les  choses  dans  leur  point  de  vue. 

B.  Vous  nous  avez  déjà  parlé  plusieurs  fois 
de  cet  ordre  ;  voulez-vous  autre  chose  qu'une 
division  ?  N'avez-vous  pas  encore  sur  cela  quel- 
que opinion  singulière  ?     • 

A.  Vous  pensez  vous  moquer  ;  je  ne  suis 
pas  moins  bizarre  sur  cet  article  que  sur  les 
autres. 

B.  Je  crois  que  vous  le  dites  sérieusement. 

A.  N'en  doutez  pas.  Puisque  nous  sommes 
en  train ,  je  m'en  vais  vous  montrer  combien 
l'ordre  manque  à  la  plupart  des  orateurs. 

B.  Puisque  vous  aimez  tant  l'ordre,  les  di- 
visions ne  vous  déplaisent  pas. 

A.  Je  suis  bien  éloigné  de  les  approuver. 

B.  Pourquoi  donc?  ne  meltent-elles  pas 
l'ordre  dans  un  discours  ? 

A.  D'ordinaire  elles  y  en  mettent  un  qui 
n'est  qu'apparent.  De  |dus  elles  dessèchent  et 
gênent  le  discours  ;  elles  le  coupent  en  deux  ou 
trois  parties  ,  qui  interrompent  l'action  de  l'o- 
raleur  et  l'effet  qu'elle  doit  produire  :  il  n'y  a 
plus  d'unité  véritable,  ce  sont  deux  ou  trois 
discours  différens  qui  ne  sont  unis  que  par  une 
liaison  arbitraire.  Le  sermon  d'avant-hier,  celui 
d'hier  et  celui  d'aujourd'hui  ,  pourvu  qu'ils 
soient  d'un  dessein  suivi  ,  comme  les  desseins 
d'Avent ,  font  autant  ensemble  un  tout  et  un 
corps  de  discours  ,  que  les  trois  points  d'un  de 
ces  sermons  font  un  tout  entre  eux. 

B.  Mais,  à  votre  avis,  qu'est-ce  donc  que 
l'ordre?  Quelle  confusion  y  auroit-il  dans  un 
discours  qui  ne  seroit  point  divisé  ? 

A.  Croyez-vous  qu'il  y  ait  beaucoup  plus  de 
confusion  dans  les  harangues  de  Démosthène  et 


de  Cicéron  ,  que  dans  les  sermons  du  prédica- 
teur de  votre  paroisse  ? 

B.  Je  ne  sais  :  je  croirois  que  non. 

A.  Ne  craignez  pas  de  vous  engager  trop  : 
les  harangues  de  ces  grands  hommes  ne  sont 
pas  divisées  comme  les  sermons  d'à  présent. 
Non-seulement  eux,  mais  encore  Isocrate,  dont 
nous  avons  tant  parlé  ,  et  les  autres  anciens 
orateurs,  n'ont  point  pris  cette  règle.  Les  Pères 
de  l'Eglise  ne  l'ont  point  connue.  Saint  Ber- 
nard ,  le  dernier  d'entre  eux,  marque  souvent 
des  divisions  ;  mais  il  ne  les  suit  pas ,  et  il  ne 
partage  point  ses  sermons.  Les  prédications  ont 
été  encore  long-temps  après  sans  être  divisées , 
et  c'est  une  invention  très-moderne  qui  nous 
vient  de  la  scolastique. 

B.  Je  conviens  que  l'école  est  un  méchant 
modèle  pour  l'éloquence  ;  mais  quelle  forme 
donnoit-on  donc  anciennement  à  un  discours  ? 

.1.  Je  m'en  vais  vous  le  dire.  On  ne  divisoit 
pas  un  discours  :  mais  on  y  distinguoit  soigneu- 
sement toutes  les  choses  qui  avoient  besoin 
d'être  distinguées  ;  on  assignoit  à  chacune  sa 
place  ,  et  on  examinoit  attentivement  en  quel 
endroit  il  falloit  placer  chaque  chose  pour  la 
rendre  plus  propre  à  faire  impression.  Souvent 
une  chose  qui ,  dite  d'abord ,  n'auroil  paru 
rien  ,  devient  décisive  lorsqu'elle  est  réservée 
pour  un  autre  endroit  où  l'auditeur  sera  pré- 
paré par  d'autres  choses  à  en  sentir  toute  la 
force.  Souvent  un  mot  qui  a  trouvé  heureuse- 
ment sa  place  y  met  la  vérité  dans  tout  son  jour. 
11  faut  laisser  quelquefois  une  vérité  enveloppée 
jusqu'à  la  fin  :  c'est  Cicéron  qui  nous  l'assure. 
Il  doit  y  avoir  partout  un  enchaînement  de 
preuves  ;  il  faut  que  la  première  prépare  à  la 
seconde  ,  et  que  la  seconde  soutienne  la  pre- 
mière. On  doit  d'abord  montrer  en  gros  tout  un 
sujet ,  et  prévenir  favorablement  l'auditeur  par 
un  déliut  modeste  et  insinuant ,  par  un  air  de 
probité  et  de  candeur.  Ensuite  on  établit  les 
principes  ;  puis  on  pose  les  faits  d'une  manière 
simple ,  claire  et  sensible ,  appuyant  sur  les  cir- 
constances dont  on  devra  se  servir  bientôt  après. 
Des  principes .  des  faits  ,  on  tire  les  consé- 
quences ;  et  il  faut  disposer  le  raisonnement  de 
manière  que  toutes  les  preuves  s'entr'aident 
pour  être  facilement  retenues.  On  doit  faire  en 
sorte  que  le  discours  aille  toujours  croissant ,  et 
que  l'auditeur  sente  de  plus  en  plus  le  poids  de 
la  vérité  ;  alors  il  faut  déployer  les  images  vives 
et  les  mouvemens  propres  à  exciter  les  passions. 
Pour  cela  il  faut  connoitre  la  liaison  que  les 
passions  ont  entre  elles  ;  celles  qu'on  peut  exci- 
ter d'abord  plus  facilement,  et  qui  peuvent  servir 


DIALOGUES  SUR 

à  émouvoir  les  autres;  celles  enfin  qui  peuvent 
produire  les  plus  grands  effets,  et  par  lesquelles 
il  faut  terminer  le  discours.  11  est  souvent  à 
propos  de  faire  à  la  lin  une  récapitulation  qui 
recueille  en  peu  de  mots  toute  la  force  de  l'ora- 
teur, et  qui  remette  devant  les  yeux  tout  ce 
qu'il  a  dit  de  plus  persuasif.  Au  reste  ,  il  ne 
faulpas  garder  scrupuleusement  cet  ordre  d'une 
manière  uniforme  ;  chaque  sujet  a  ses  excep- 
tions et  ses  propriétés.  Ajoutez  que  ,  dans  cet 
ordre  même,  on  peut  trouver  une  variété  pres- 
que infinie.  Cet  ordre  ,  qui  nous  est  à  peu  près 
marqué  par  Gicéron ,  ne  peut  pas,  comme  vous 
le  voyez,  être  suivi  dans  un  discours  coupé  en 
trois  ,  ni  observé  dans  chaque  point  en  parti- 
culier. Il  faut  donc  un  ordre  ,  monsieur,  mais 
un  ordre  qui  ne  soit  point  promis  et  découvert 
dès  le  commencement  du  discours.  Gicéron  dit 
que  le  meilleur,  presque  toujours,  est  de  le  ca- 
cher, et  d'y  mener  l'auditeur  sans  qu'il  s'en 
aperçoive.  Il  dit  même  en  termes  formels  ,  car 
je  m'en  souviens  ,  qu'il  doit  cacher  jusqu'au 
nombre  de  ses  preuves  ,  en  sorte  qu'on  ne 
puisse  les  compter,  quoiqu'elles  soient  distinctes 
par  elles-mêmes^  et  qu'il  ne  doit  point  y  avoir 
de  division  du  discours  clairement  marquée. 
Mais  la  grossièreté  des  derniers  temps  est  allée 
jusqu'à  ne  point  connoître  l'ordre  d'un  dis- 
cours ,  à  moins  que  celui  qui  le  fait  n'en  aver- 
tisse dès  le  commencement  et  qu'il  ne  s'arrête  à 
chaque  point. 

C .  Mais  les  divisions  ne  servent-elles  pas 
pour  soulager  l'esprit  et  la  mémoire  de  l'audi- 
teur? G'est  pour  l'instruction  qu'on  le  fait. 

A.  La  division  soulage  la  mémoire  de  celui 
qui  parle.  Encore  même  un  ordre  naturel,  sans 
être  marqué ,  feroit  mieux  cet  eiïet  ;  car  la  vé- 
ritable liaison  des  matières  conduit  l'esprit. 
Mais  pour  les  divisions,  elles  n'aident  que  les 
gens  qui  ont  étudié,  et  que  l'école  a  accoutumé 
à  cette  méthode  ;  et  si  le  peuple  retient  mieux 
la  division  que  le  reste  ,  c'est  qu'elle  a  été  plus 
souvent  répétée.  Généralement  parlant  ,  les 
choses  sensibles  et  de  pratique  sont  celles  qu'il 
retient  le  mieux. 

B.  L'ordre  que  \ous  proposez  peut  être  bon 
sur  certaines  matières  ;  mais  il  ne  convient  pas 
à  toutes;  on  n'a  pas  toujours  des  faits  à  poser. 

A.  Quand  on  n'en  a  point  on  s'en  passe  ; 
mais  il  n'y  a  guère  de  matières  où  l'on  en 
manque.  Une  des  beautés  de  Platon  est  de 
mettre  d'ordinaire  ,  dans  le  commencement  de 
ses  ouvrages  de  morale,  des  histoires  et  des  tra- 
ditions qui  sont  conune  le  fondement  de  toute 
la  suite  du  discours.  Gette  méthode  convient 


L'ÉLOQUENGE.  089 

bien  davantage  à  ceux  qui  prêchent  la  religion; 
car  tout  y  est  tradition,  tout  y  est  histoire,  tout 
y  est  antiquité.  La  plupart  des  prédicateurs 
n'instruisent  pas  assez  ,  et  ne  prouvent  que  foi- 
blement ,  faute  de  remonter  à  ces  sources. 

B.  Il  y  a  déjà  long-temps  que  vous  nous 
parlez  :  j"ai  honte  de  vous  arrêter  davantage  : 
cependant  la  curiosité  m'entraîne.  Permettez- 
moi  de  vous  faire  encore  quelques  questions 
sur  les  règles  du  discours. 

A.  Volontiers  :  je  ne  suis  pas  encore  las ,  et 
il  me  reste  un  moment  à  donner  à  la  conver- 
sation. 

B.  Vous  voulez  bannir  sévèrement  du  dis- 
cours tous  les  ornemens  frivoles  :  mais  appre- 
nez-moi ,  par  des  exemples  sensibles ,  à  les 
distinguer  de  ceux  qui  sont  sont  solides  et  na- 
turels. 

.1.  Aimez-vous  les  fredons  dans  la  musique? 
N'aimez-vous  pas  mieux  ces  tons  animés  qui 
peignent  les  choses  et  qui  expriment  les  passions? 

B.  Oui,  sans  doute.  Les  fredons  ne  font 
qu'amuser  l'oreille ,  ils  ne  signifient  rien  ,  ils 
n'excitent  aucun  sentiment.  Autrefois  notre  mu- 
sique en  étoit  pleine  ;  aussi  n'avoit-elle  rien 
que  de  confus  et  de  foible.  Présentement  on  a 
commencé  à  se  rapprocher  de  la  umsique  des 
anciens.  Gette  musique  est  une  espèce  de  dé- 
clamation passionnée  ;  elle  agit  fortement  sur 
l'ame. 

A.  Je  savois  bien  que  la  musique,  à  laquelle 
vous  êtes  fort  sensible  ,  me  serviroit  à  vous 
faire  entendre  ce  qui  regarde  l'éloquence  ;  aussi 
faut-il  qu'il  y  ait  une  espèce  d'éloquence  dans 
la  musique  même  :  on  doit  rejeter  les  fredons 
dans  l'éloquence  aussi  bien  que  dans  la  mu- 
sique. Ne  comprenez-vous  pas  maintenant  ce 
que  j'appelle  discours  fredonnés  ,  certains  jeux 
de  mots  qui  reviennent  toujours  comme  des 
refrains,  certains  bourdonnemens  de  périodes 
languissantes  et  uniformes?  Voilà  la  fausse  élo- 
quence, qui  ressemble  à  la  mauvaise  musique. 

B.  Mais  encore ,  rendez-moi  cela  un  peu 
plus  sensible. 

A.  La  lecture  des  bons  et  des  mauvais  ora- 
teurs vous  formera  un  goût  plus  siÀr  que  toutes 
les  règles  :  cependant  il  est  aisé  de  vous  satis- 
faire en  vous  rapportant  quelques  exemples. 
Je  n'en  prendrai  point  dans  notre  siècle ,  quoi- 
qu'il soit  fertile  en  faux  ornemens.  Pour  ne 
blesser  personne  ,  revenons  à  Isocrate  ;  aussi 
bien  est-ce  le  modèle  des  discours  fleuris  et 
périodiques  qui  sont  maintenant  à  la  mode. 
Avez-vous  lu  cet  éloge  d'Hélène  qui  est  si  cé- 
lèbre ? 


390 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


B.  Oui ,  je  l'ai  lu  autrefois. 

A.  Comnienl  vous  parut-il? 

B.  Admirable  :  je  n'ai  jamais  vu  tant  d'es- 
prit, d'éloquence,  de  douceur,  d'invention  et 
de  délicatesse.  Je  vous  avoue  qu'Homère,  que 
je  lus  ensuite  ,  ne  me  parut  point  avoir  les 
mêmes  traits  d'esprit.  Présentement  que  vous 
m'avez  marqué  le  véritable  but  des  poètes  et 
des  orateurs,  je  vois  bien  qu'Homère  est  autant 
au-dessus  d'Isocrate  ,  que  son  art  est  cacbé  ,  et 
que  celui  de  l'autre  paroît.  Mais  cniin  je  fus 
alors  cbarmé  d'Isocrate  ,  et  je  le  scrois  encore 
si  vous  ne  m'aviez  détrompé.  M.***  est  l'Iso- 
crate  de  notre  temps  ;  et  je  vois  bien  qu'en 
montrant  le  foible  de  cet  orateur  ,  vous  faites 
le  procès  de  tous  ceux  qui  recherchent  cette 
éloquence  Ileurie  et  elîéminée. 

A.  Je  ne  parle  que  d'Isocrate.  Dans  le  com- 
mencement de  cet  élo^re  ,  il  relève  l'amour  que 
Thésée  avoit  eu  pour  Hélène  ;  et  il  s'imagine 
qu'il  donnera  une  haute  idée  de  cette  femme  , 
en  dépeignant  les  qualités  héroïques  de  ce 
grand  honnne  qui  en  fut  passionné  :  counne  si 
Thésée,  que  l'antiquité  a  toujours  dépeint  foible 
et  inconstant  dans  ses  amours,  n'auroit  pas  pu 
être  touché  de  quelque  chose  de  médiocre.  Puis 
il  vient  au  jugement  de  Paris.  Junon  ,  dit-il , 
lui  promettoit  l'empire  de  l'Asie,  Minerve  la 
victoire  dans  les  combats,  Vénus  la  belle  Hé- 
lène. Comme  Paris  ne  put  (poursuit-il)  dans  ce 
jugement  regarder  les  visages  de  ces  déesses  à 
cause  de  leur  éclat ,  il  ne  put  juger  que  du  j)rix 
des  trois  choses  qui  lui  étoient  offertes  :  il  pré- 
féra Hélène  à  l'empire  et  à  la  victoire.  Ensuite 
il  loue  le  jugement  de  celui  au  discernement 
duquel  les  déesses  mêmes  s'étoicnt  soumises. 
Je  m'étonne  ' ,  dit-il  encore  en  faveur  de  Paris, 
que  quelqu'un  le  trouve  imprudent  d'avoir 
voulu  vivre  avec  celle  pour  qui  tant  de  demi- 
dieux  voulurent  mourir. 

C.  Je  m'imagine  entendre  nos  prédicateurs 
à  antithèses  et  à  jeux  d'esprit.  Il  y  a  bien  des 
Isocrates  ! 

,4.  Voilà  leur  maître.  Tout  le  reste  de  cet 
éloge  est  plein  des  mêmes  traits  ;  il  est  fondé 
sur  la  longue  guerre  de  Troie  ,  sur  les  maux 
que  souffrirent  les  Grecs  pour  ravoir  Hélène, 
et  sur  la  louange  de  la  beauté  qui  est  si  puis- 
sante sur  les  hommes.  Rien  n'y  est  prouvé 
sérieusement;  il  n'y  a  en  tout  cela  aucune  vé- 
rité de  morale:  il  ne  juge  du  prix  des  choses 

^.i-k  TotUTV.î  !|r,v  iXo[i.£vov,  r,^  sv£/.a  tîo'X'Xoi  twv  T.u.tOî'wv 


que  par  les  passions  des  hommes.  Mais  Don- 
seulement  ses  preuves  sont  foibles,  de  plus  son 
style  est  tout  fardé  et  amolli.  Je  vous  ai  rapporté 
cet  endroit,  tout  profane  qu'il  est,  à  cause  qu'il 
est  très-célèbre ,  et  que  cette  mauvaise  manière 
est  maintenant  fort  imitée.  Les  autres  discours 
les  plus  sérieux  d'Isocrate  se  sentent  beaucoup 
de  celte  mollese  de  style,  et  sont  pleins  de  ces 
faux  brillans. 

B.  Je  vois  bien  que  vous  ne  voulez  point  de 
ces  tours  ingénieux ,  qui  ne  sont  ni  des  raisons 
solides  et  concluantes  ,  ni  des  mouvemens  na- 
turels et  affectueux.  L'exemple  même  d'Isocrate 
que  vous  apportez,  quoiqu'il  soit  sur  un  sujet 
frivole  ,  ne  laisse  pas  d'être  bon  ;  car  tout  ce 
clinquant  convient  encore  bien  moins  aux  sujets 
sérieux  et  solides. 

A.  Revenons  ,  monsieur  ,  à  Isocrate.  Ai-je 
donc  eu  tort  de  parler  de  cet  orateur  comme 
Cicéron  nous  assure  qu'Aristote  en  parloit  ? 

B.  Qu'en  dit  Cicéron? 

A.  Qu'Aristote  \oyant  qu'Isocrate  avoit 
transporié  l'éloquence  de  l'action  et  de  l'usage 
à  ramuscment  et  à  l'ostentation,  et  qu'il  attiroit 
par  là  les  plus  considérables  disciples,  il  lui 
appliqua  un  vers  de  Philoctète  ,  pour  marquer 
combien  il  étoit  honteux  de  se  taire  et  d'en- 
tendre ce  déclamateur.  En  voilà  assez,  il  faut 
que  je  m'en  aille. 

B.  Vous  ne  vous  en  irez  point  encore  ,  mon- 
sieur. Vous  ne  voulez  donc  point  d'antithèses? 

A.  Pardonnez-moi  :  quand  les  choses  qu'on 
dit  sont  naturellement  opposées  les  unes  aux 
autres  ,  il  faut  en  marquer  l'opposition.  Ces 
antithèses  là  sont  naturelles  ,  et  font  sans  doute 
une  beauté  solide;  alors  c'est  la  manière  la  plus 
courte  et  la  plus  simple  d'exprimer  les  choses. 
Mais  chercher  un  détour  pour  trouver  une  bat- 
terie de  mots  ,  cela  est  puéril.  D'abord  les  gens 
de  mauvais  goût  en  sont  éblouis  ;  mais  dans  la 
suite  ces  affectations  fatiguent  l'auditeur.  Con- 
noissez-vous  l'architecture  de  nos  vieilles  églises 
qu'on  nomme  gothiques? 

B.  Oui ,  je  la  connois,  on  la  trouve  partout. 
A.  N'avez-vous  pas  remarqué  ces  roses,  ces 

points ,  ces  petits  ornemens  coupés  et  sans  des- 
sein suivi ,  enfin  tous  ces  colifichets  dont  elle 
est  pleine  ?  Voilà  en  architecture  ce  que  les 
antithèses  et  les  autres  jeux  de  mots  sont  dans 
l'éloquence.  L'architecture  grecque  est  bien 
plus  simple  ;  elle  n'admet  que  des  ornemens 
majestueux  et  naturels  ;  on  n'y  voit  rien  que  de 
grand  ,  de  proportionné  ,  de  mis  en  place.  Cette 
architecture  qu'on  appelle  gothique  nous  est 
venue  des  Arabes.  Ces  sortes  d'esprits  étant 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


591 


fort  vifs,  ef  n'ayant  ni  règle  ni  culture,  ne 
pou  voient  manquer  de  se  jeter  dans  de  fausses 
subtilités;  de  là  leur  vint  ce  mauvais  goût  en 
toutes  choses.  Ils  ont  été  sophistes  en  raison- 
neniens ,  amateurs  de  colilichets  en  architec- 
ture ,  et  inventeurs  de  pointes  en  poésie  et  en 
éloquence.  Tout  cela  est  du  même  génie. 

B.  Cela  est  fort  plaisant.  Selon  vous  ,  un 
sermon  plein  d'antithèses  et  d'autres  semblahles 
ornemens  est  fait  comme  une  église  bâtie  à  la 
gothique. 

A.  Oui  ,  c'est  précisément  cela. 

B.  Encore  une  question,  je  vous  en  conjure, 
et  puis  je  vous  laisse. 

A.  Quoi  ? 

B.  Il  me  semble  qu'il  est  bien  difficile  de 
traiter  en  style  noble  les  détails  \  et  cependant 
il  faut  le  faire  quand  on  veut  être  solide  , 
comme  vous  demandez  qu'on  le  soit.  De  grâce  , 
un  mot  là-dessus. 

A,  On  a  tant  de  peur  dans  notre  nation  d'èlre 
•bas,  qu'on  est  d'ordinaire  sec  et  vague  dans  les 
expressions.  Ycut-on  louer  un  saint,  on  cherche 
des  phrases  magnifiques;  on  dit  qu'il  étoit  ad- 
mirable, que  ses  vertus  étoient  célestes^  que 
c'étoit  un  ange  ,  et  non  pas  un  homme  :  ainsi 
tout  se  passe  en  exclamations ,  sans  preuve  et 
■sans  peinture.  Tout  au  contraire  les  Grecs  se 
servoient  peu  de  tous  ces  termes  généraux  qui 
ne  prouvent  rien  ;  mais  ils  disoient  beaucoup 
de  faits.  Par  exemple,  Xénophon  ,  dans  toute 
la  Cyropédie ,  ne  dit  pas  une  fois  que  Cyrus 
ctoit  admirable  ,  mais  il  le  fait  partout  admii  er. 
C'est  ainsi  qu'il  faudroit  louer  les  saints  on 
montrant  le  détail  de  leurs  sentimens  et  de 
leurs  actions.  Nous  avons  là-dessus  une  fausse 
■politesse  ,  semblable  à  celle  de  certains  provin- 
ciaux ,  qui  se  piquent  de  bel-esprit  :  ils  n'osent 
rien  dire  qui  ne  leur  paroisse  exquis  et  relevé; 
ils  sont  toujours  guindés ,  et  croiroient  se  trop 
abaisser  en  nommant  les  choses  par  leurs  noms. 
Tout  entre  dans  les  sujets  que  l'éloquence  doit 
traiter.  La  poésie  même,  qui  est  le  genre  le 
plus  sublime  ,  ne  réussit  qu'en  peignant  les 
choses  avec  toules  leurs  circonstances.  Voyez 
Virgile  représentant  les  navires  troyens  qui 
quittent  le  rivage  d'Afrique,  ou  qui  arrivent 
sur  la  côte  d'Italie  ;  tout  le  détail  y  est  peint. 
Riais  il  faut  avouer  que  les  Grecs  poussoient 
encore  plus  loin  le  détail ,  et  suivoient  plus  sen- 
siblement la  nature.  A  cause  de  ce  grand  détail, 
bien  des  gens,  s'ils  l'osaient  ,  trouveroient  Ho- 
mère trop  simple.  Par  cette  simplicité  si  origi- 
nale ,  et  dont  nous  avons  tant  perdu  le  goût, 
'  ce  poète  a  beaucoup  de  rapport  avec  rÉcriturej 


mais  l'Ecriture  le  surpasse  autant  qu'il  a  sur- 
passé tout  le  reste  de  l'anliquilé  pour  peindre 
na'ivemenl  les  choses.  En  faisant  un  détail ,  il 
ne  faut  rien  présenter  à  l'esprit  de  l'auditeur 
qui  ne  mérite  son  attention,  et  qui  ne  contribue 
à  l'idée  qu'on  veut  lui  donner.  Ainsi  il  faut  être 
judicieux  pour  le  choix  des  circonstances,  mais 
il  ne  faut  point  craindre  de  dire  tout  ce  qui 
sert;  et  c'est  une  politesse  mal  entendue  que 
de  supprimer  certains  endroits  utiles  ,  parce 
qu'on  ne  les  trouve  pas  susceptibles  d'ornemens; 
outre  qu'Homère  nous  apprend  assez  ,  par  son 
exemple,  qu'on  peut  embellir  en  leur  manière 
tous  les  sujets.  D'ailleurs  il  faut  reconnoitre 
que  tout  discours  doit  avoir  ses  inégalités  :  il 
faut  être  grand  dans  les  grandes  choses  ;  il  faut 
être  simple  sans  être  bas  dans  les  petites  ;  il  faut 
tantôt  de  la  naïveté  et  de  l'exactitude  ,  tantôt 
de  la  sublimité  et  de  la  véhémence.  Un  peintre 
qui  ne  représenteroit  jamais  que  des  palais 
d'une  architecture  somptueuse  ne  feroit  rien 
de  vrai  ,  et  lasseroit  bientôt.  Il  faut  suivre  la 
nature  dans  ses  variétés  :  après  avoir  peint  une 
superbe  ville  ,  il  est  souvent  à  propos  de  faire 
voir  un  désert  et  des  cabanes  de  bergers.  La 
plupart  des  gens  qui  veulent  faire  de  beaux 
discours  cherchent  sans  choix  également  partout 
la  pompe  des  paroles  :  ils  croient  avoir  tout 
fait  ,  pourvu  qu'ils  aient  fait  un  amas  de  grands 
mots  et  de  pensées  vagues  ;  ils  ne  songent  qu'à 
charger  leurs  discours  d'ornemens;  semblables 
aux  méchans  cuisiniers  ,  qui  ne  savent  rien 
assaisonner  avec  justesse  ,  et  qui  croient  donner 
un  goût  exquis  aux  viandes  en  y  mettant  beau- 
coup de  sel  et  de  poivre.  La  véritable  élo- 
quence n'a  rien  d'enllé  ni  d'ambitieux  ;  elle  se 
modère,  et  se  proportionne  aux  sujets  qu'elle 
traite  et  aux  gens  qu'elle  instruit:  elle  n'est 
grande  et  sublime  que  quand  il  faut  l'être. 

//.  Ce  mot  que  vous  nous  avez  dit  de  l'Ecri- 
ture sainte  me  donne  un  désir  extrême  que  vous 
m'en  fassiez  sentir  la  beauté  :  ne  pourrons-nous 
point  vous  avoir  demain  à  quelque  heure? 

A.  Demain ,  il  me  sera  difficile  ;  je  tacherai 
pourtant  de  venir  le  soir.  Puisque  vous  le  vou- 
lez ,  nous  parlerons  de  la  |)arole  de  Dieu  ;  car 
jusqu'ici  nous  n'avons  parlé  que  de  celle  des 
hommes. 

B.  Adieu,  monsieur;  je  vous  conjure  de 
nous  tenir  parole.  Si  vous  ne  venez  pas ,  nous 
vous  irons  chercher. 


592 


DIALOQUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


TROISIÈME  DIALOGUE; 


En  quoi  consiste  la  véritable  éloquence.  Combien  celle  des 
livres  saints  est  admirable.  Importance  et  manière  d'ex- 
pliquer l'Ecriture  sainte.  Moyens  de  se  former  à  la  pré- 
dication. Quelle  doit  être  la  matière  ordinaire  des  instruc- 
tions. Sur  l'éloquence  et  le  style  des  Pères.  Sur  les 
panégyriques. 

C.  Je  (loulois  que  vous  vinssiez ,  et  peu  s'en 
est  fallu  que  je  n'allasse  chez  M. 

A.  J'avois  une  aflau'e  qui  me  gênoit;  mais  je 
me  suis  débarrassé  heureusement. 

C.  J'en  suis  fort  aise,  car  nous  avons  grand 
besoin  d'achever  la  matière  entamée. 


auditoire  ,    un    prédicateur  allât   expliquer  le 
catéchisme  ? 

A.  Je  sais  qu'il  y  iaut  apporter  quelque  tem- 
pérament ;  mais  on  peut ,  sans  oflenser  ses  au- 
diteurs, rappeler  les  histoires  qui  sont  l'origine 
et  l'institution  de  toutes  les  choses  saintes.  Bien 
loin  que  cette  recherche  de  l'origine  fût  basse  . 
elle  donneroit  à  la  plupart  des  discours  une 
force  et  une  beauté  qui  leur  manquent.  Nous 
avions  déjà  fait  hier  cette  remarque  en  passant , 
surtout  pour  les  mystères.  L'auditoire  n'est  ni 
instruit  ni  persuadé ,  si  on  ne  remonte  à  la 
source.  Comment ,  par  exemple ,  ferez-vous 
entendre  au  peuple  ce  que  l'Église  dit  si  sou- 
vent après  saint  Paul ,  que  Jésus-Christ  est 
notre  pâque,  si  on  n'explique  quelle  étoit  la 
pàque  des  Juifs  ,  instituée  pour  être  un  monu- 
ment éternel  de  la  délivrance  d'Egypte  ,  et  pour 
iigurer  une  délivrance  bien  plus  importante  qui 
étoit  réservée  au  Sauveur.  C'est  pour  cela  que 


B.  Ce  matin  j'étois  au  sermon  à***,  et  je 
pensois  à   vous.  Le  prédicateur  a   parlé  d'une 

manière  éditiante  ,  mais  je  doute  que  le  peuple     je  vous  disois  que  presque  tout  est  historique 
entendît  bien  ce  qu'il  disoit.  dans  la  religion.  Afin  que  les  prédicateurs  com- 

A.  Souvent  cela  arrive.  J'ai  vu  une  femine 


d'esprit  qui  disoit  que  les  prédicateurs  parlent 
latin  en  français.  La  plus  essentielle  qualité 
d'un  prédicateur  est  d'être  instructif.  Mais  il 
faut  être  bien  instruit  pour  instruire  les  autres  : 
d'un  côté,  il  faut  entendre  ijarfaitement  toute 
la  force  des  expressions  de  l'Ecriture;  de  l'au- 


prennent  bien  cette  vérité  ,  il  faut  qu'ils  soient 
savans  dans  l'Ecriture. 

B.  Pardonnez-moi  si  je  vous  interromps  à 
l'occasion  de  l'Écriture.  Vous  nous  disiez  hier 
qu'elle  est  éloquente.  Je  fus  ravi  de  vous  l'en- 
tendre dire,  et  je  voudrois  bien  que  vous  m'ap- 
prissiez à  en  connoître  les  beautés.  En  quoi 


tre  ,  il  faut  connoifre  préoisémenl  la  portée  des     consiste  cette  éloquence?  Le  latin  m'y  paroît 


esprits  auxquels  on  parle  :  cela  demande  une 
science  fort  solide  et  un  grand  discernement. 
On  parle  tous  les  jours  au  peu[)le  ,  de  l'Écri- 
ture ,  de  l'Église,  des  deux  lois,  des  sacrifices  , 
de  Mo'ise,  d'Aaron  ,  de  Melchisédech  ,  des  pro- 
phètes, des  ajiôtres;  et  on  ne  se  met  point  en 
peine  de  leur  apprendre  ce  que  signilient  tou- 
tes ces  choses ,  et  ce  qu'ont  fait  ces  personnes- 
là.  On  suivroit  vingt  ans  bien  des  prédicateurs 
sans  apprendre  la  religoin  comme  on  la  doit 
savoir. 

B.  Croyez-vous  qu'on  ignore  les  choses  dont 
vous  parlez  ? 

A.  Pour  moi  ,  je  n'en  doute  pas.  Peu  de 
gens  les  entendent  assez  pour  proliter  des  ser- 
mons. 

B.  Oui ,  le  peuple  grossier  les  ignore. 

C.  Hé  bien  !  le  peuple,  n'est-ce  pas  lui  qu'il 
faut  instruire? 

A.  Ajoutez  que  la  plupart  des  honnêtes  gens 
sont  peuple  à  cet  égard-là.  Il  y  a  toujours  les 
trois  quarts  de  l'auditoire  qui  ignorent  ces  pre- 
miers fondemens  de  la  religion ,  que  le  prédi- 
cateur suppose  qu'on  sait. 

B.  Mais  voudriez-vous  que ,   dans   un  bel 


l)arbare  en  beaucoup  d'endroits;  je  n'y  trouve 
point  de  délicatesse  de  pensées.  Où  est  donc  ce 
que  vous  admirez? 

A.  Le  latin  n'est  qu'une  version  littérale,  oix 
l'on  a  conservé  par  respect  beaucoup  de  phrases 
hébraïques  et  grecques.  Méprisez-vous  Homère 
parce  que  nous  l'avons  traduit  en  mauvais  fran- 
çais ? 

B.  Mais  le  grec  lui-même  (car  il  est  original 
pour  presque  tout  le  Nouveau  Testament)  me 
paroît  fort  mauvais. 

A.  J'en  conviens.  Les  apôtres,  qui  ont  écrit 
en  grec  ,  savoient  mal  cette  langue  ,  comme  les 
autres  Juifs  hellénistes  de  leur  temps  :  de  là 
vient  ce  que  dit  saint  Paul ,  Imperitus  sermonc, 
sed  non  scienttô.  Il  est  aisé  de  voir  que  saint 
Paul  avoue  qu'il  ne  sait  pas  bien  la  langue 
grecque  ,  quoique  d'ailleurs  il  leur  explique 
exactement  la  doctrine  des  saintes  Écritures. 

B.  Mais  les  apôtres  n'eurent- ils  pas  le  don 
des  langues? 

A.  Ils  l'eurent  sans  doute,  et  il  passa  même 
jusqu'à  un  grand  nombre  de  simples  fidèles  : 
mais  ,  pour  les  langues  qu'ils  savoient  déjà  par 
des  voies  naturelles  ,  nous  avons  sujet  de  croire 


DIALOGUES  SCR  L'ÉLOQUENCE. 


593 


que  Dieu  les  leur  laissa  parler  comme  ils  les 
parloienl  auparavant.  Saint  Paul ,  qui  étoit  de 
Tarse,  [)arloit  natnrellement  le  grec  corrompu 
des  Juifs  hellénistes  :  nous  voyons  qu'il  a  écrit 
eu  celte  manière.  Saint  Luc  paroit  l'avoir  su  un 
peu  mieux. 

C.  Mais  j'avois  toujours  compris  que  saint 
Paul  vouloit  dire  dans  ce  passage  qu'il  renonçoit 
à  l'éloquence,  et  qu'il  ne  s'altaclîoit  qu'à  la 
simplicité  de  la  doctrine  évangélique.  Oui  sûre- 
ment, et  je  l'ai  ouï  dire  à  beaucoup  de  gens  de 
bien  ,  que  l'Écriture  sainte  n'est  point  élo- 
quente. Saint  Jérôme  fut  puni  pour  être  dégoûté 
de  sa  simplicité  et  pour  aimer  mieux  Cicéron. 
Saint  Augustin  paroit ,  dans  ses  Confessions  , 
avoir  commis  la  même  faute.  Dieu  n'a-t-il  pas 
voulu  éprouver  notre  foi ,  non-seulement  par 
l'obscurité ,  mais  encore  par  la  bassesse  du  style 
de  l'filcriture  ,  comme  par  la  pauvreté  de  Jésus- 
Cbrist? 

A,  Monsieur,  je  crains  que  vous  n'alliez  trop 
loin.  Qui  croiriez-vous  plutôt,  ou  de  saint  Jé- 
rôme puni  pour  avoir  trop  suivi  dans  sa  retraite 
le  goût  des  études  de  sa  jeunesse  ,  ou  de  saint 
Jérôme  consommé  dans  la  science  sacrée  et  pro- 
fane ,  qui  invite  Paulin  dans  une  épitre  à  étu- 
dier l'Écriture  sainte,  et  qui  lui  promet  plus  de 
charmes  dans  les  prophètes  qu'il  n'en  a  trouvé 
dans  les  poètes?  Saint  Augustin  avoit-il  plus 
d'autorité  dans  sa  première  jeunesse  ,  où  la  bas- 
sesse apparente  du  style  de  l'Écriture,  comme 
il  le  dit  lui-même  ,  le  dégoiitoit,  que  quand  il 
a  composé  ses  livres  de  la  Doctrine  chrétienne  ? 
Dans  ces  livres  il  dit  souvent  *  que  saint  Paul  a 
eu  une  éloquence  merveilleuse,  et  que  ce  tor- 
rent d'éloquence  est  capable  de  se  faire  sentir, 
pour  ainsi  dire,  à  ceux  même  qui  dorment.  Il 
ajoute  qu'en  saint  Paul  la  sagesse  n'a  point 
cherché  la  beauté  des  paroles,  mais  que  la 
beauté  des  paroles  est  allée  au-devant  de  la  sa- 
gesse. Il  rapporte  de  grands  endroits  de  ses 
Épîlres,  où  il  fait  voir  tout  l'art  des  orateurs 
profanes  surpassé.  Il  excepte  seulement  deux 
choses  dans  cette  comparaison  :  l'une ,  dit-il , 
que  les  orateurs  profanes  ont  cherché  les  orne- 
mcns  de  l'éloquence,  et  que  l'éloquence  a  suivi 
naturellement  saint  Paul  et  les  autres  écrivains 
sacrés;  l'autre  est  que  saint  Augustin  témoigne 
ne  savoir  pas  assez  les  délicatesses  de  la  langue 
grecque  pour  trouver  dans  les  Écritures  saintes 
le  nombre  et  la  cadence  des  périodes  qu'on 
trouve  dans  les  écrivains  profanes.  J'oubliois  de 


'  De  Dod.  christ,  lili.  iv,  n.  M  et  soq.  t.  m,  p.    68  ot 


scq. 


FENELO-,    TOJIE    VI. 


vous  dire  qu'il  rapporte  cet  endroit  du  prophète 
Amos  '  :  Malheur  à  vous  r/ui  êtes  opulens  dans 
Sion ,  et  qui  vous  confiez  à  la  montagne  de  Sa- 
mar/cf  II  assure  que  le  prophète  a  surpassé,  en 
cet  endroit ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  merveilleux 
dans  les  orateurs  païens. 

C.  Mais  comment  entendez-vous  ces  paroles 
de  saint  Paul ,  Non  in  persiiasibilibus  Inunanœ 
sajiientiœ  vérins? '^c  dit-il  pas  aux  Corinthiens 
qu'il  n'est  point  venu  leur  annoncer  Jésus-Christ 
avec  la  sublimité  du  discours  et  de  la  sagesse  ; 
qu'il  n'a  su  parmi  eux  que  Jésus ,  mais  Jésus 
cruciiié;  que  sa  prédication  a  été  fondée,  non 
sur  les  discours  persuasifs  de  la  sagesse  hu- 
maine, mais  sur  les  effets  sensibles  de  l'esprit 
et  de  la  puissance  de  Dieu  ,  afin ,  continue-t-il , 
que  votre  foi  ne  soit  point  fondée  sur  la  sagesse, 
des  hommes,  mais  sur  la  puissance  divine?  Que 
signifient  donc  ces  paroles ,  monsieur?  Que  pou  - 
voit-il  dire  de  plus  fort  pour  rejeter  cet  art  de 
persuader  que  vous  établissez  ici?  Pour  moi ,  je 
vous  avoue  que  j'ai  été  édiiié,  quand  vous  avez 
blâmé  tous  les  ornemens  aîîectés  que  la  vanité 
cherche  dans  les  discours  :  mais  la  suite  ne  sou- 
tient pas  un  si  pieux  commencement.  Vous  allez 
faire  de  la  prédication  un  art  tout  humain,  et  la 
simplicité  apostolique  en  sera  bannie. 

A.  Vous  êtes  mal  édifié  de  mon  estime  pour 
l'éloquence  ;  et  moi  je  suis  fort  édifié  du  zèle 
avec  lequel  vous  m'en  blâmez.  Cependant  , 
monsieur,  il  n'est  pas  inutile  de  nous  éclaircir 
là-dessus.  Je  vois  beaucoup  de  gens]  de  bien 
qui,  comme  vous,  croient  que  les  prédicateurs 
éloquens  blessent  la  simplicité  évangélique. 
Pourvu  que  nous  nous  entendions,  nous  serons 
bientôt  d'accord.  Qu'entendez-vous  par  simpli- 
cité ?  quentendez-vous  par  éloquence  ? 

C.  Par  simplicité  ,  j'entends  un  discours 
sans  art  et  sans  magnificence  ;  par  éloquence, 
j'entends  au  contraire  un  discours  plein  d'art  et 
d'ornemens. 

A.  Quand  vous  demandez  un  discours  sim- 
ple ,  voulez-vous  un  discours  sans  ordre,  sans 
liaison  ,  sans  preuves  solides  et  concluantes, 
sans  méthode  pour  instruire  les  ignorans  ? 
voulez-vous  un  prédicateur  qui  n'ait  lien  de 
pathétique,  et  qui  ne  s'applique  pointa  toucher 
les  cœurs  ? 

C.  Tout  au  contraire,  je  demande  un  dis- 
cours qui  instruise  et  qui  touche. 

A.  Vous  voulez  donc  qu'il  soit  éloquent,  car 
nous  avons  déjà  vu  que  l'éloquence  n'est  que 

*  De  Doct.  clirht,  lili.  iv,  ii.  17   :  p.  71,  .Imoa,   vi.  1. 

38 


o94 


DIALOGUES  SUR  L'ELOQUENCE. 


l'art  d'instruire  et  de  persuader  les  hommes  en 
les  touchant. 

C.  Je  conviens  qu'il  faut  instruire  et  toucher; 
mais  je  voudrois  qu'on  le  fît  sans  art  et  par  la 
simplicité  apostolique. 

A.  Voyons  donc  si  l'art  et  la  simplicité  apos- 
tolique sont  incompatibles.  Qu'entendez-vous 
par  art  ? 

C.  J'entends  certaines  règles  que  l'esprit 
humain  a  trouvées,  et  qu'il  suitdans  le  discours, 
pour  le  rendre  plus  beau  et  plus  poli. 

A.  Si  vous  n'entendez  par  art  que  cette  inven- 
tion de  rendre  un  discours  plus  poli  pour  plaire 
aux  auditeurs,  je  ne  dispute  point  sur  les  mots, 
et  j'avoue  qu'il  faut  ôter  l'art  des  sermons  ;  car 
cette  vanité,  comme  nous  l'avons  vu,  est  indigne 
de  l'éloquence,  à  plus  forte  raison  du  ministère 
apostolique.  Ce  n'est  que  sur  cela  que  j'ai  tant 
raisonné  avec  M.  B.  Mais  si  vous  entendez  par 
art  et  par  éloquence  ce  que  tous  les  habiles 
d'entre  les  anciens  ont  entendu,  il  ne  faudra  pas 
raisonner  de  même. 

C.   Comment  l'entendoienl-ils  donc  ? 

A.  Selon  eux,  l'art  de  l'éloquence  consiste 
dans  les  moyens  que  la  réflexion  et  l'expérience 
ont  fait  trouver  pour  rendre  un  discours  propre 
à  persuader  la  vérité  et  à  en  exciter  l'amour 
dans  le  cœur  des  honuues  ;  et  c'est  cela  même 
que  vous  voulez  trouver  dans  un  prédicateur. 
Ne  m'avez-vous  pas  dit ,  tout  à  cette  heure  , 
que  vous  voulez  de  l'ordre  ,  de  la  méthode 
pour  instruire  ,  de  la  solidité  de  raisonnement, 
et  des  mouvcmens  pathétiques  ,  c'est-à-dire 
qui  touchent  et  qui  remuent  les  cœurs?  L'élo- 
quence n'est  que  cela.  Anpclcz-la  comme  vous 
voudrez. 

C.  Je  vois  bien  maintenant  à  quoi  vous  ré- 
duisez l'éloquence.  Sous  celte  forme  sérieuse 
et  grave,  je  la  trouve  digne  de  la  chaire,  et 
nécessaire  même  pour  instruire  avec  fruit.  Mais 
comment  entendez-vous  le  passage  de  saint 
Paul  contre  l'éloquence.  Je  vous  en  ai  déjà  dit 
les  paroles  ;   n'est-il  pas  formel  ? 

.1.  Permettez-moi  de  commencer  par  vous 
demander  une  chose. 

C.  Volontiers. 

A.  N'est-il  pas  vrai  que  saint  Paul  raisonne 
admirablement  dans  ses  Epitres?  Ses  raisonne- 
mens  contre  les  philosoplies  païens  et  contre  les 
Juifs,  dansl'Epître  aux  Romains,  ne  sont-ils  pas 
beaux?  Ce  qu'il  dit  sur  l'impuissance  de  la  loi 
pour  justitier  les  hommes,  n'esl-il  pas  fort  ? 

C.  Oui.  sans  doute. 

A.  Ce  qu'il  dit  dans  lEpîlre  aux  Hébreux 
sur  l'insufiisance  des  anciens  sacrifices,  sur  le 


repos  promis  par  David  aux  enfans  de  Dieu, 
outre  celui  dont  ils  jouissoient  dans  la  Palestine 
depuis  Josué,  sur  l'ordre  d'Aaron  et  sur  celui 
de  Melchisédech,  et  sur  l'alliance  spirituelle  et 
éternelle  qui  devoit  nécessairement  succéder  à 
l'alliance  charne'le  que  Moïse  avoit  apportée 
pour  un  temps,  tout  cela  n'est-il  pas  d'un  rai- 
sonnement subtd  et  profond  ? 

C.  J'en  conviens. 

-4.  Saint  Paul  n'a  donc  pas  voulu  exclure 
du  discours  la  sagesse  et  la  force  du  raisonne- 
ment. 

C.  Cela  est  visible  par  son  propre  exemple. 

A.  Pourquoi  croyez-vous  qu'il  ail  voulu 
plutôt  en  exclure  l'éloquence  que  la  sagesse  ? 

C.  C'est  parce  qu'il  rejette  l'éloquence  dans 
le  passage  dont  je  vous  demande  l'explication. 

.1.  N'y  rejetlc-t-il  pas  aussi  la  sagesse  ? 
Sans  doute  :  ce  passage  est  encore  plus  décisif 
contre  la  sagesse  et  le  raisonnement  humain 
que  contre  l'éloquence.  Il  ne  laisse  pourtant 
pas  lui-même  de  raisonner  et  d'être  éloquent. 
Vous  convenez  de  l'un,  et  saint  Augustin  vous 
assure  de  l'autre. 

C.  Vous  me  faites  parfaitement  bien  voir  la 
difliculté  :  mais  vous  ne  m'éclaircissez  point. 
Comment  expliquez-vous  cela  ? 

A.  Le  voici  :  Saint  Paul  a  raisornié ,  saint 
Paul  a  persuadé  ;  ainsi  il  éloit ,  dans  le  fond  , 
excellent  philosophe  et  orateur.  Mais  sa  prédi- 
cation ,  comme  il  le  dit  dans  le  passage  en 
question,  n'a  été  fondée  ni  sur  le  raisonnement 
ni  sur  la  persuasion  humaine  ;  c'étoit  un  minis- 
tère dont  toute  la  force  venoit  d'en  haut.  La 
conversion  du  monde  entier  devoit  être  ,  selon 
les  prophéties,  le  grand  miracle  du  christia- 
nisme. C'étoit  ce  royaume  de  Dieu  qui  venoit 
du  ciel ,  et  qui  devoit  soumettre  au  vrai  Dieu 
toutes  les  nations  de  la  terre.  Jésus-Christ  cru- 
cilié  annoncé  aux  peuples  devoit  attirer  tout  à 
lui  ,  mais  attirer  tout  par  l'unique  vertu  de  sa 
croix.  Les  philosophes  avoient  raisonné  sans 
convertir  les  hommes  et  sans  se  convertir  eux- 
mêmes  ;  les  Juifs  avoient  été  les  dépositaires 
d'une  loi  qui  leur  montroit  leurs  maux  sans 
leur  apporter  le  lemède  .  tout  étoit  sur  la  terre 
convaincu  d'égarement  et  de  corruption.  Jésus- 
Christ  vient  avec  sa  croix,  c'est-à-dire  qu'il 
vient  pauvre,  humble  et  souffrant  pour  nous  , 
pour  imposer  silence  à  notre  raison  vaine  et 
présomj)tueuse  :  il  ne  raisonne  point  comme  les 
philosophes,  mais  il  décide  avec  autorité  par  ses 
miracles  et  par  sa  grâce;  il  montre  qu'il  est 
au-dessus  de  tout  :  pour  confondre  la  fausse  sa- 
gesse des  hommes,  il  leur  oppose  la  folie  et  le 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


59- 


scandale  de  sa  croix  ,  c'est-à-dire  l'exemple  de 
ses  profondes  liuiniliations.  Ce  que  le  monde 
croit  une  folie  ,  ce  qui  le  scandalise  le  plus ,  est 
ce  qui  le  doit  ramener  à  Dieu.  L'homme  a  be- 
soin d'être  guéri  de  son  orgueil  et  de  son  amour 
pour  les  choses  sensibles.  Dieu  le  prend  par  là, 
il  lui  montre  son  Fils  crucifié.  Ses  apôtres  le 
prêchent  ,  marchant  sur  ses  traces.  Ils  n'ont 
recours  à  nul  moyen  humain;  ni  philosophie  , 
ni  éloquence  ,  ni  politique  ,  ni  richesse  ,  ni  au- 
torité. Dieu,  jaloux  de  son  œuvre,  n'en  veut  de- 
voir le  succès  qu'à  lui-même  :  il  choisit  ce  qui 
est  foible  ,  il  rejette  ce  qui  est  fort ,  afin  de 
manifester  plus  sensiblement  sa  puissance.  Il 
tire  tout  du  néant  pour  convertir  le  monde  , 
comme  pour  le  former.  Ainsi  cette  œuvre  doit 
avoir  ce  caractère  divin  ,  de  n'être  fondée  sur 
rien  d'estimable  selon  la  chair.  C'eût  été  affoi- 
blir  et  évacuer  ,  comme  dit  saint  Paul  ,  la  vertu 
miraculeuse  de  la  croix,  que  d'appuyer  la  prédi- 
cation de  l'Evangile  sur  les  secours  de  la  nature. 
Il  falloit  que  l'Evangile,  sans  préparation  hu- 
maine, s'ouvrît  lui-même  les  cœurs,  et  qu'il 
apprît  au  monde ,  par  ce  prodige ,  qu'il  vcnoit 
de  Dieu.  Voilà  la  sagesse  humaine  confondue 
et  réprouvée.  Que  faut-il  conclure  de  là?  Que 
la  conversion  des  peuples  et  l'établissement  de 
l'Eglise  ne  sont  point  dus  aux  raisonnemens  et 
aux  discours  persuasifs  des  hommes.  Ce  n'est 
pas  qu'il  n'y  ait  eu  de  l'éloquence  et  de  la  sa- 
gesse dans  la  plupart  de  ceux  qui  ont  annoncé 
Jésus -Christ  :  mais  ils  ne  se  sont  point  confiés 
à  cette  sagesse  et  à  cette  éloquence  ;  mais  ils  ne 
l'ont  point  recherchée  comme  ce  qui  devoit  don- 
ner de  l'efficace  à  leurs  paroles.  Tout  a  été 
fondé  ,  comme  dit  suint  Paul ,  non  sur  les  dis- 
cours persuasifs  de  la  philosophie  humaine  , 
mais  sur  les  effets  de  l'esprit  et  de  la  vertu  de 
Dieu  ,  c'est-à-dire  sur  les  miracles  qui  frap- 
poient  les  yeux  et  sur  l'opération  intérieure  de 
la  grcàce. 

C .  C'est  donc  ,  selon  vous-même  ,  évacuer 
la  croix  du  Sauveur,  que  de  se  fonder  sur  la 
sagesse  et  sur  l'éloquence  humaine  en  prêcliant. 

A.  Oui ,  sans  doute  :  le  ministère  de  la  pa- 
role est  tout  fondé  sur  la  foi.  Il  faut  prier  ,  il 
faut  purifier  son  cœur  ,  il  faut  attendre  tout  du 
ciel ,  il  faut  s'armer  du  glaive  de  la  parole  de 
Dieu  et  ne  compter  point  sur  la  sienne  :  voilà 
la  préparation  essentielle.  Mais  quoique  le  fruit 
intérieur  de  l'Evangile  ne  soit  dû  qu'à  la  pure 
grâce  et  à  l'efficace  de  la  parole  de  Dieu  ,  il  y 
a  pourtant  certaines  choses  que  l'homme  doit 
faire  de  son  côté. 

C.  Jusqu'ici  vous  avez  bien  parlé  ;  mais  vous 


allez  ,  je  le  vois  bien  ,  rentrer  dans  vos  premiers 
senti  mens. 

.4.  Je  ne  pense  pas  en  être  sorti.  Ne  croyez- 
vous  pas  que  l'ouvrage  de  notre  salut  dépend 
de  la  grâce? 

C.  Oui ,  cela  est  de  foi. 

A.  Vous  reconnoissez  néanmoins  qu'il  faut 
de  la  prudence  pour  choisir  certains  genres  de 
vie  et  pour  fuir  les  occasions  dangereuses.  Ne 
voulez-vous  pas  qu'on  veille  et  qu'on  prie? 
Quand  on  aura  veillé  et  prié ,  aura-t-on  évacué 
le  mystère  de  la  grâce?  Non,  sans  doute.  Nous 
devons  tout  à  Dieu  ;  mais  Dieu  nous  assujettit 
à  un  ordre  extérieur  de  moyens  humains.  Les 
apôtres  n'ont  point  cherché  la  vaine  pompe  et 
les  grâces  frivoles  des  orateurs  pa'iens  ;  ils  ne 
se  sont  point  attachés  aux  raisonnemens  subtils 
des  philosophes,  qui  faisoient  tout  dépendre  de 
ces  raisonnemens  dans  lesquels  ils  s'évaporoient, 
comme  dit  saint  Paul;  ils  se  sont  contentés  de 
prêcher  Jésus-Christ  avec  toute  la  force  et  toute 
la  magnificence  du  langage  de  l'Ecriture.  Il  est 
vrai  qu'ils  n'avoient  besoin  d'aucune  prépara- 
tion pour  ce  ministère,  parce  que  le  Saint- 
Esprit ,  descendu  visiblement  sur  eux,  leur 
donnoit  à  l'heure  même  des  paroles.  La  diffé- 
rence qu'il  y  a  donc  entre  les  apôtres  et  leurs 
successeurs ,  est  que  leurs  successeurs ,  n'étant 
pas  inspirés  miraculeusement  comme  eux  ,  ont 
besoin  de  se  préparer  et  de  se  remplir  de  la  doc- 
trine et  de  l'esprit  des  Ecritures  pour  former 
leurs  discours.  Mais  cette  préparation  ne  doit 
jamais  tondre  à  parler  moins  simplement  que 
les  apôtres.  Ne  serez-vous  pas  content  pourvu 
que  les  prédicateurs  ne  soient  pas  plus  ornées 
dans  leurs  discours  que  saint  Pierre  ,  saint 
Paul ,  saint  Jacques,  saint  Judc  et  saint  Jean? 

C.  Je  conviens  que  je  le  dois  être  ;  et  j'avoue 
que  l'éloquence  ne  consistant,  comme  vous  le 
dites ,  que  dans  l'ordre  et  dans  la  force  des  pa- 
roles par  lesquelles  on  persuade  et  on  touche  , 
elle  ne  me  scandalise  plus  comme  elle  le  fai- 
soit.  J'avois  toujours  pris  l'éloquence  pour  un 
art  entièrement  profane. 

A.  Deux  sortes  de  gens  en  ont  cette  idée  : 
les  faux  orateurs  ;  et  nous  avons  vu  combien 
ils  s'égarent  en  cherchant  l'éloquence  dans  une 
vaine  pompe  de  paroles  :  les  gens  de  bien  qui 
ne  sont  pas  assez  instruits;  et  pour  ceux-là, 
vous  voyez  que  ,  renonçant  par  humilité  à  l'élo- 
quence comme  à  un  faste  de  paroles ,  ils  cher- 
chent néanmoins  l'éloquence  véritable  ,  puis- 
qu'ils s'efforcent  de  persuader  et  de  toucher. 

C.  J'entends  maintenant  tout  ce  que  vous 
dites.  Mais  revenons  à  l'éloquence  de  l'Ecriture. 


596 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


A.  Pour  la  sentir  ,  rien  n'est  plus  utile  que 
d'avoir  le  goût  de  la  simplicité  antique  :  sur- 
tout la  lecture  des  anciens  Grecs  sert  beaucoup 
à  y  réussir.  Je  dis  des  anciens;  car  les  Grecs 
que  les  Romains  méprisoient  tant  avec  raison  , 
et  qu'ils  appeloienl  Grœculi ,  a.\o]enl  enticre- 
inent  dégénéré.  Comme  je  vous  le  disois  hier  , 
il  faut  connoître  Homère  ,  Platon  ,  Xénophon  , 
et  les  autres  des  anciens  temps  ;  après  cela  l'E- 
criture ne  vous  surprendra  plus.  Ce  sont  pres- 
que les  mêmes  coutumes,  les  mêmes  narra- 
tions ,  les  mêmes  images  des  grandes  choses ,  les 
mêmes  mouvemens.  La  difrérence  qui  est  entre 
eux  est  tout  entière  à  l'honneur  de  l'Ecriture  : 
elle  les  surpasse  tous  infiniment  en  naïveté  , 
en  vivacité,  en  grandeur.  Jamais  Homère  même 
n'a  approché  de  la  sublimité  de  Moïse  dans  ses 
cantiques ,  particulièrement  le  dernier  ,  que 
tous  les  enfansdes  Israélites  dévoient  apprendre 
par  cœur.  Jamais  nulle  ode  grecque  ou  latine 
n'a  pu  atteindre  à  la  hauteur  des  Psaumes. 
Par  exemple,  celui  qui  commence  ainsi  ,  Le 
Dieu  des  dieux  ,  le  Seigneur  n  parlé ,  et  il  a  ap- 
pelé la  terre  ' ,  surpasse  toute  imagination  hu- 
maine. Jamais  Homère  ,  ni  aucun  autre  poète, 
n'a  égalé  Isaïe  peignant  la  majesté  de  Dieu , 
aux  yeux  duquel  les  royaumes  ne  sont  qu'un 
grain  de  poussière,  l'univers  (ju'une  fente  qu'on 
dresse  aujourd'hui  et  qu'on  enlèvera  demain  : 
tantôt  ce  prophète  a  toute  la  douceur  et  toute 
la  tendresse  d'une  églogue  dans  les  riantes 
peintures  qu'il  fait  de  la  paix;  tantôt  il  s'élève 
jusqu'à  laisser  tout  au-dessous  de  lui.  Mais 
qu'y  a-t-il  ,  dans  l'antiquité  profane  ,  de  com- 
parable au  tendre  Jérémie  déplorant  les  maux 
de  son  peuple,  ou  à  Nahum  voyant  de  loin  en 
esprit  tomber  la  superbe  Psinive  sous  les  efforts 
d'une  armée  innombrable?  On  croit  voir  celte 
armée  ,  on  croit  entendre  le  bruit  des  armes  et 
des  chariots  ;  tout  est  dépoint  d'une  manière 
vive  qui  saisit  l'imagination  :  il  laisse  Homère 
loin  derrière  lui.  Lisez  encore  Daniel  dénonçant 
à  Balthasar  la  vengeance  de  Dieu  toute  prête  à 
fondre  sur  lui;  et  cherchez  ,  dans  les  plus  su- 
blimes originaux  de  l'antiquité ,  quelque  chose 
qu'on  puisse  comparer  à  ces  enJroifs-là.  Au 
reste  ,  tout  se  soutient  dans  l'Ecriture,  tout  y 
garde  le  caractère  qu'il  doit  avoir,  l'histoire, 
le  détail  des  lois  ,  les  descriptions ,  les  endroits 
véhémens ,  les  mystères,  les  discours  de  mo- 
rale. Enfin  il  y  a  autant  de  différence  entre  les 
poètes  profanes  et  les  prophètes ,  qu'il  y  en  a 
entre  le  véritable  enthousiasme  et  le  faux.  Les 

ï  Ps,   XLIX. 


uns,  véritablement  inspirés,  expriment  sensi- 
blement quelque  chose  de  divin;  les  autres  , 
s'efforçant  de  s'élever  au-dessus  d'eux-mêmes , 
laissent  toujours  voir  en  eux  la  foiblesse  hu- 
niL^ine.  Il  n'y  a  que  le  second  livre  des  Macha- 
bées  ,  le  livre  de  la  Sagesse  surtout  à  la  fin  ,  et 
celui  de  l'Ecclésiastique  surtout  au  commence- 
ment ,  qui  se  sentent  de  l'enflure  du  style 
que  les  Grecs  ,  alors  déjà  déchus ,  avoient  ré- 
pandu dans  l'Orient ,  où  leur  langue  s'étoit 
établie  avec  leur  domination.  Mais  j'aurois  beau 
vouloir  vous  parler  de  ces  choses,  il  faut  les 
lire  pour  les  sentir. 

lî.  Il  me  tarde  d'en  faire  l'essai.  On  devroit 
s'appliquer  à  cette  étude  plus  qu'on  ne  fait. 

C.  Je  m'imagine  bien  que  l'Ancien  Testa- 
ment est  écrit  avec  cette  magnificence  et  ces 
peintures  vives  dont  vous  nous  parlez.  Mais  vons 
ne  dites  rien  de  la  simplicité  des  paroles  de 
Jésus-Christ. 

A.  Cette  simplicité  de  style  est  tout-à-fait  du 
goût  antique  ;  elle  est  conforme  et  à  Moïse  et 
aux  prophètes ,  dont  Jésus-Christ  prend  assez 
souvent  les  expressions  :  mais  ,  quoique  simple 
et  familier ,  il  est  sublime  et  figuré  en  bien  des 
endroits.  Il  seroit  aisé  de  montrer  en  détail ,  les 
livres  à  la  main ,  que  nous  n'avons  point  de 
prédicateur  en  notre  siècle  qui  ait  été  aussi 
figuré  dans  ses  sermons  les  plus  préparés  ,  que 
Jésus-Christ  l'a  été  dans  ses  prédications  popu- 
laires. Je  ne  parle  point  de  ses  discours  rappor- 
tés par  saint  Jean  ,  où  presque  tout  est  sensi- 
blement divin  ;  je  parle  de  ses  discours  les  plus 
familiers  écrits  par  les  autres  évangélistes.  Les 
ajjôtres  ont  écrit  de  même  :  avec  cette  diflé- 
rcncc,  que  Jésus-Christ,  maître  de  sa  doctrine, 
la  distribue  tranquillement;  il  dit  ce  qu'il  lui 
plaît,  et  il  le  dit  sans  auciui  effort;  il  parle  du 
royaume  et  de  la  gloire  céleste  comme  de  la 
maison  de  son  Père.  Toutes  ces  grandeurs  qui 
nous  étonnent  lui  sont  naturelles  ;  il  y  est  né , 
et  il  ne  dit  que  ce  qu'il  voit ,  connne  il  nous 
l'assure  lui-même.  Au  contraire,  les  apôtres 
succombent  sous  le  poids  des  vérités  qui  leur 
sont  révélées;  ils  ne  peuvent  exprimer  tout  ce. 
qu'ils  conçoivent ,  les  paroles  leur  manquent  : 
de  là  viennent  ces  transpositions,  ces  expres- 
sions confuses ,  ces  liaisons  de  discours  qui  ne 
peuvent  finir.  Toute  cette  irrégularité  de  style 
marque  dans  saint  Paul  et  dans  les  autres  apô- 
tres ,  que  l'esprit  de  Dieu  eutraînoit  le  leur  ; 
mais  ,  nonobstant  tous  ces  petits  désordres  pour 
la  diction  ,  tout  y  est  noble,  vif  et  touchant. 
Pour  l'Apocalypse  ,  on  y  trouve  la  même  ma- 
gnificence et  le  même  enthousiasme  que  dans 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


597 


les  prophètes  :  les  expressions  sont  souvent  les 
mêmes,  et  quelquefois  ce  rapport  fait  qu'ils 
s'aident  mutuellement  à  être  entendus.  Vous 
voyez  donc  que  l'éloquence  n'appartient  pas 
seulement  aux  livres  de  l'Ancien  ïestameni , 
mais  qu'elle  se  trouve  aussi  dans  le  Nouveau. 

C.  Supposé  que  l'Ecriture  soit  éloquente. 
qu'en  voulez-vous  conclure  ? 

A.  Que  ceux  qui  doivent  la  prêcher  peuvent, 
sans  scrupule  ,  imiter  ou  plutôt  emprunter  sou 
éloquence. 

C.  Aussi  en  choisit-on  les  passages  qu'on 
trouve  les  plus  beaux. 

A.  C'est  défigurer  l'Ecriture  ,  que  de  ne  la 
faire  connoîlre  aux  Chrétiens  que  par  des  pas- 
sages détachés.  Ces  passages ,  tout  beaux  qu'ils 
sont ,  ne  peuvent  seuls  faire  sentir  toute  leur 
beauté,  quand  on  n'en  connoît  point  la  suite  ; 
car  tout  est  suivi  dans  l'Ecriture  ,  et  cette  suite 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  et  de  plus  mer- 
\eilleux.  Faute  de  la  connoître  on  prend  ces 
passages  à  contre-sens  ;  on  leur  fait  dire  tout 
ce  qu'on  veut ,  et  on  se  contente  de  certaines 
interprétations  ingénieuses,  qui,  étant  arbi- 
traires, n'ont  aucune  force  pour  persuader  les 
hommes  et  pour  redresser  leurs  mœurs. 

B.  Que  voudriez-vous  donc  des  prédicateurs? 
qu'ils  ne  fissent  que  suivre  le  texte  de  l'Ecri- 
ture ? 

A.  Attendez  :  au  moins  je  voudrois  que  les 
prédicateurs  ne  se  contentassent  pas  de  coudre 
ensemble  des  passages  rapportés  j  je  voudrois 
qu'ils  expliquassent  les  principes  et  l'enchaîne- 
ment de  la  doctrine  de  l'Ecriture  ;  je  voudrois 
qu'ils  en  prissent  l'esprit ,  le  style  et  les  figu- 
res ;  que  tous  leurs  discours  servissent  à  en 
donner  l'intelligence  et  le  goût.  Il  n'en  fau- 
droit  pas  davantage  pour  être  éloquent  :  car  ce 
seroit  imiter  le  plus  parfiiit  modèle  de  l'élo- 
quence. 

B.  Mais  pour  cela  il  faudroit  donc,  comme 
je  vous  disois,  expliquer  de  suite  le  texte. 

A.  Je  ne  voudrois  pas  y  assujettir  tous  les 
prédicateurs.  On  peut  faire  des  sermons  sur 
l'Ecriture,  sans  expliquer  l'Ecriture  de  suite. 
Riais  il  faut  avouer  que  ce  seroit  toute  autre 
chose,  si  les  pasteurs  ,  suivant  l'ancien  usage  , 
expliquoient  de  suite  les  saints  livres  au  peuple. 
Représentez-vous  quelle  autorité  auroit  un  hom- 
me qui  ne  diroit  rien  de  sa  propre  invention  , 
et  qui  ne  feroit  que  suivre  et  expliquer  les 
pensées  et  les  paroles  de  Uieu  même.  D'ailleurs 
il  feroit  deux  choses  à  la  fois  :  en  expliquant 
les  vérités  de  l'Ecriture  ,  il  en  expliqueroit  le 
texte,  et  accoutumeroit  les  Chrétiens  à  joindre 


toujours  le  sens  et  la  lettre.  Quel  avantage  pour 
les  accoutumer  à  se  nourrir  de  ce  pain  sacré  ! 
Un  auditoire  qui  auroit  déjà  entendu  expli- 
quer toutes  les  principales  choses  de  l'ancienne 
loi ,  seroit  bien  autrement  en  état  de  pro- 
filer de  l'explication  de  la  nouvelle,  que  ne  le 
sont  la  plupart  des  Chrétiens  d'aujourd'hui. 
Le  prédicateur  dont  nous  parlions  tantôt  a  ce 
défaut  parmi  de  grandes  qualités ,  que  ses  ser- 
mons sont  de  beaux  raisonnemens  sur  la  reli- 
gion, et  qu'ils  ne  sont  point  la  religion  même. 
On  s'attache  trop  aux  peintures  morales  ,  et  on 
n'explique  pas  assez  les  principes  de  la  doctrine 
évangélique. 

B.  C'est  qu'il  est  bien  plus  aisé  de  peindre 
les  désordres  du  monde,  que  d'expliquer  soli- 
dement le  fond  du  christianisme.  Pour  l'un, 
il  ne  faut  que  de  l'expérience  du  commerce  du 
monde  ,  et  des  paroles  :  pour  l'autre,  il  faut 
une  sérieuse  et  profonde  méditation  des  saintes 
Ecritures.  Peu  de  gens  savent  assez  toute  la 
religion  pour  la  bien  expliquer.  Tel  fait  des 
sermons  qui  sont  beaux,  qui  ne  sauroit  faire 
un  catéchisme  solide  ,  encore  moins  une  ho- 
mélie. 

A.  Vous  avez  mis  le  doigt  sur  le  but.  Aussi 
la  plupart  des  sermons  sont-ils  des  raisonnemens 
de  philosophes.  Souvent  on  ne  cite  l'Ecriture 
qu'après  coup  ,  par  bienséance  ou  pour  l'orne- 
ment. Alors  ce  n'est  plus  la  parole  de  Dieu  , 
c'est  la  parole  et  l'invention  des  hommes. 

C .  Vous  convenez  bien  que  ces  gens-là  tra- 
vaillent à  évacuer  la  croix  de  Jésus-Christ. 

.1.  Je  vous  les  abandonne.  Je  me  retranche 
à  l'éloquence  de  l'Ecriture  ,  que  les  prédica- 
teurs évangéliques  doivent  imiter.  Ainsi  nous 
sommes  d'accord,  pourvu  que  vous  n'excusiez 
pas  certains  prédicateurs  zélés,  qui,  sous  pré- 
texte de  simplicité  apostolique,  n'étudient  soli- 
dement ni  la  doctrine  de  l'Ecriture,  ni  la  ma- 
nière merveilleuse  dont  Dieu  nous  y  a  appris  à 
persuader  les  hommes  .  ils  s'imaginent  qu'il 
n'y  a  qu'à  crier,  et  qu'à  parler  souvent  du 
diable  et  de  l'enfer.  Sans  doute  ,  il  faut  frapper 
les  peuples  par  des  images  vives  et  terribles; 
mais  c'est  dans  l'Ecriture  qu'on  apprcndroit  à 
faire  ces  grandes  impressions.  On  y  apprendroit 
aussi  admirablement  la  manière  de  rendre  les 
instructions  sensibles  et  populaires ,  sans  leur 
faire  perdre  la  gravité  et  la  force  qu'elles  doi- 
vent avoir.  Faute  de  ces  connoissances ,  on  ne 
fait  souvent  qu'étourdir  le  peuple  :  il  ne  lui 
reste  dans  l'esprit  guère  de  vérités  distinctes, 
et  les  impressions  de  crainte  même  ne  sont  pas 
durables.  Cette  simplicité  qu'on  affecte  n'est 


598 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


quelquefois  qu'une  ignorance  et  une  grossièreté 
qui  tente  Dieu.  Rien  ne  peut  excuser  ces  gens- 
là,  que  la  droiture  de  leurs  intentions.  Il  fau- 
droit  avoir  long-temps  étudié  et  médité  les  sain- 
tes Ecritures,  avant  que  de  prêcher.  Un  prêtre 
qui  les  sauroit  bien  solidement ,  et  qui  auroit 
le  talent  de  parler,  joint  à  l'autorité  du  minis- 
tère et  du  bon  exemple  ,  n'auroit  pas  besoin 
d'une  longue  préparation  pour  faire  d'excellens 
discours  :  on  parle  aisément  des  choses  dont  on 
est  plein  et  touché.  Surtout  une  matière  comme 
celle  de  la  religion  fournit  de  hautes  pensées , 
et  excite  de  grands  sentimens  :  voilà  ce  qui  fait 
la  vraie  éloquence.  Mais  il  faudroit  trouver, 
dans  un  prédicateur,  un  père  qui  parlât  à  ses 
enfiuis  avec  tendresse ,  et  non  un  déclamateur 
qui  prononçât  avec  emphase.  Ainsi  il  seroit  à 
souhaiter  qu'il  n'y  eût  communément  que  les 
pasteurs  qui  donnassent  la  pâture  aux  troupeaux 
selon  leurs  besoins.  Pour  cela  il  ne  faudroit 
d'ordinaire  choisir  pour  pasteurs  que  des  prê- 
tres qui  eussent  le  don  de  la  parole.  Il  arrive 
au  contraire  deux  maux  :  l'un,  que  les  pasteurs 
muets  ou  qui  parlent  sans  talent  sont  peu  esti- 
més ;  l'autre,  que  la  fonction  de  prédicateur 
volontaire  attire  dans  cet  emploi  je  ne  sais  com- 
bien d'esprits  vains  et  ambitieux.  Vous  savez 
que  le  ministère  de  la  parole  a  été  réservé  aux 
évêques  pendant  plusieurs  siècles,  surtout  en 
Occident.  Vous  connoissez  l'exemple  de  saint 
Augustin  ,  qui ,  contre  la  règle  commune ,  fut 
engagé  ,  n'étant  encore  que  prêtre ,  à  prêcher, 
parce  que  Valérius,  son  prédécesseur,  étoit  un 
étranger  qui  ne  parloit  pas  facilement  :  voilà 
le  commencement  de  cet  usage  en  Occident. 
En  Orient  on  commença  plus  tôt  à  faire  prêcher 
les  prêtres  :  les  sermons  que  saint  Chrysostôme, 
n'étant  que  prêtre,  fît  à  Antioche,  en  sont  une 
marque. 

C.  Je  suis  persuadé  de  cela  comme  vous.  Il 
ne  faudroit  communément  laisser  prêcher  que 
les  pasteurs;  ce  seroit  le  moyen  de  rendre  à  la 
chaire  la  simplicité  et  l'autorité  qu'elle  doit 
avoir  :  car  les  pasteurs  qui  joindroient  à  l'ex- 
périence du  travail  et  de  la  conduite  des  âmes, 
la  science  des  Ecritures,  parleroient  d'une  ma- 
nière bien  plus  convenable  aux  besoins  de  leurs 
auditeurs  ;  au  lieu  que  les  prédicateurs  qui 
n'ont  que  la  spéculation  entrent  bien  moins 
dans  les  difficultés,  ne  se  proportionnent  guère 
aux  esprits ,  et  parlent  d'une  manière  plus  va- 
gue. Outre  la  grâce  attachée  à  la  voix  du  pas- 
teur, voilà  des  raisons  sensibles  pour  préférer 
ses  sermons  à  ceux  des  autres.  A  quel  propos 
tant  de  prédicateurs  jeunes,  sans  expérience, 


sans  science  ,  sans  sainteté?  Il  vaudroit  bien 
mieux  avoir  moins  de  sermons ,  et  en  avoir  de 
meilleurs. 

B.  Mais  il  y  a  beaucoup  de  prêtres  qui  ne 
sont  point  pasteurs ,  et  qui  prêchent  avec  beau- 
coup de  fruit.  Combien  y  a-t-il  même  de  reli- 
gieux qui  remplissent  dignement  les  chaires! 

C.  J'en  conviens  :  aussi  voudrois-je  les  faire 
pasteurs.  Ce  sont  ces  gens-là  qu'il  faudroit  éta- 
blir malgré  eux  dans  les  emplois  à  charge 
d'ames.  Ne  cherchoit-on  pas  autrefois  parmi 
les  solitaires  ceux  qu'on  vouloit  élever  sur  le 
chandelier  de  l'Eglise  ? 

A.  Mais  ce  n'est  pas  à  nous  à  régler  la  dis- 
cipline :  chaque  temps  a  ses  coutumes  selon  les 
conjonctures.  Respectons,  monsieur,  toutes  les 
tolérances  de  l'Eglise;  et,  sans  aucun  esprit  de 
critique ,  achevons  de  former  selon  notre  idée 
un  vrai  prédicateur. 

C.  Il  me  semble  que  je  l'ai  déjà  tout  entière 
sur  les  choses  que  vous  avez  dites. 

A.  Voyons  ce  que  vous  en  pensez. 

C.  Je  voudrois  qu'un  homme  eût  étudié  so- 
lidement pendant  sa  jeunesse  tout  ce  qu'il  y  a 
de  plus  utile  dans  la  poésie  et  dans  l'éloquence 
grecque  et  latine. 

A.  Cela  n'est  pas  nécessaire.  Il  est  vrai  que  , 
quand  on  a  bien  fait  ces  éludes,  on  en  peut 
tirer  un  grand  fruit  pour  l'intelligence  même  de 
l'Ecriture,  comme  saint  Basile  l'a  montré  dans 
un  traité  qu'il  a  fait  exprès  sur  ce  sujet  ^  Mais, 
après  tout,  on  peut  s'en  passer.  Dans  les  pre- 
miers siècles  de  l'Eglise  ,  on  s'en  passoit  effec- 
tivement. Ceux  qui  avoient  étudié  ces  choses 
lorsqu'ils  étoient  dans  le  siècle  ,  en  liroient  de 
grands  avantages  pour  la  religion  lorsqu'ils 
étoient  pasteurs;  mais  on  ne  permettoit  pas  à 
ceux  qui  les  ignoroient  de  les  apprendre  lors- 
qu'ils étoient  déjà  engagés  dans  l'étude  des  sain- 
tes lettres  ^  On  étoit  persuadé  que  l'Ecriture 
suftisoit  :  de  là  vient  ce  que  vous  voyez  dans  les 
Constitutions  apostoliques  ,  qui  exhortent  les 
fidèles  à  ne  lire  point  les  auteurs  païens.  Si 
vous  voulez  de  l'histoire ,  dit  ce  livre  ^ ,  si  vous 
voulez  des  lois ,  des  préceptes  moraux  ,  de 
l'éloquence,  de  la  poésie,  vous  trouvez  tout 
dans  les  Ecritures.  En  effet,  on  n'a  pas  be- 
soin, comme  nous  l'avons  vu,  de  chercher 
ailleurs  ce  qui  peut  former  le  goût  et  le  juge- 
ment pour  l'éloquence  même.  Saint  Augustin  * 
dit  que  plus  on  est  pauvre  de  son  propre  fonds, 

*  s.  Basile,  de  la  lecture  des  livres  des  Païens.  Hoin. 
xxii;  Op.  t.  Il,  p.  173.  —  -  S.  Alg.  de  JJoct.  christ,  lib. 
Il,  I).  58  :  (.  m,  p.  4-2. — 3  Liij.  ,,  cap.  vi.  —  *  S.  Aïo. 
de  Doct.  christ,  lib.  iv,  n.  8  :  p.  67. 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


599 


plus  on  doit  s'onrichii"  dans  ces  sources  sacrées, 
et  qu'étant  par  soi-même  petit  pour  exprimer 
de  si  grandes  choses,  ou  a  besoin  de  croître  par 
cette  autorité  de  l'Ecriture.  Mais  je  vous  de- 
mande pardon  de  vous  avoir  interrompu.  Con- 
tinuez, s'il  vous  plaît,  monsieur. 

C.  Hé  bien!  contentons-nous  de  l'Ecriture. 
Mais  n'y  ajouterons-nous  pas  les  Pères  ? 

A.  Sans  doute  :  ils  sont  les  canaux  de  la  tra- 
dition ;  c'est  par  eux  que  nous  découvrons  la 
manière  dont  l'Eglise  a  interprété  l'Ecriture 
dans  tous  les  siècles. 

C.  Mais  faut-il  s'engager  à  expliquer  tou- 
jours tous  les  passages  suivant  les  interpréta- 
tions qu'ils  leur  ont  données!  Il  me  semble  que 
souvent  l'un  donne  un  sens  spirituel  ;,  et  l'autre 
ua  autre  tout  différent  :  lequel  choisir?  car  on 
n'auroit  jamais  fait ,  si  on  vouloit  les  dire  tous. 

A.  Quand  on  dit  qu'il  faut  toujours  expliquer 
l'Ecriture  conformément  à  la  doctrine  des  Pères, 
c'est-à-dire  à  leur  doctrine  constante  et  uni- 
forme. Ils  ont  donné  souvent  des  sens  pieux  qui 
n'ont  rien  de  littéral ,  ni  de  fondé  sur  la  doc- 
trine des  mystères  et  des  figures  prophétiques. 
Ceux-là  sont  arbitraires  ;  et  alors  on  n'est  pas 
obligé  de  les  suivre  ,  puisqu'ils  ne  se  sont  pas 
suivis  les  uns  les  autres.  Mais ,  dans  les  endroits 
où  ils  expliquent  les  sentimens  de  l'Eglise  sur 
la  doctrine  de  la  foi ,  ou  sur  les  principes  des 
mœurs  ,  il  n'est  pas  permis  d'expliquer  l'Ecri- 
ture en  un  sens  contraire  à  leur  doctrine.  Voilà 
comment  il  faut  reconnoître  leur  autorité. 

C.  Cela  me  paroît  clair.  Je  voudrois  qu'un 
prêtre,  avant  que  de  prêcher,  connût  le  fond 
de  leur  doctrine  pour  s'y  conformer.  Je  vou- 
drois même  qu'on  étudicàt  leurs  principes  de 
conduite  ,  leurs  règles  de  modération  ,  et  leur 
méthode  d'instruire. 

A.  Fort  bien  ,  ce  soiit  nos  maîtres.  C'étoient 
des  esprits  très-élevés ,  de  grandes  âmes  pleines 
de  sentimens  héroïques ,  des  gens  qui  avoient 
une  expérience  merveilleuse  des  esprits  et  des 
mœurs  des  hommes ,  qui  avoient  acquis  une 
grande  autorité  ,  et  une  grande  facilité  de  par- 
ler. On  voit  même  qu'ils  étoient  très-polis , 
c'est-à-dire  parfaitement  instruits  de  toutes  les 
bienséances,  soit  pour  écrire,  soit  pour  parler 
en  pubhc  ,  soit  pour  converser  familièrement , 
soit  pour  remplir  toutes  les  fonctions  de  la  vie 
civile.  Sans  doute,  tout  cela  devoit  les  rendre 
fort  éloquens  ,  et  fort  propres  à  gagner  les 
hommes.  Aussi  trouve-t-on  dans  leurs  écrits 
une  politesse  ,  non-seulement  de  paroles  ,  mais 
de  sentimens  et  de  mœurs,  qu'on  ne  trouve 
point  dans  les  écrivains  des  siècles  suivans.  Cette 


politesse,  qui  s'accorde  très-bien  avec  la  sim- 
plicité, et  qui  les  rcndoit  gracieux  et  insinuans, 
faisoit  de  grands  eifels  pour  la  religion.  C'est 
ce  qu'on  ne  sauroit  trop  étudier  en  eux.  Ainsi  , 
après  l'Ecriture  ,  voilà  les  sources  pures  des 
bons  sermons. 

C.  Quand  un  homme  auroit  acquis  ce  fonds, 
et  que  ses  vertus  exemplaires  auroicnt  édifié 
l'Eglise,  il  seroit  en  état  d'expliquer  l'Evangile 
avec  beaucoup  d'autorité  et  de  fruit.  Par  les 
instructions  familières  et  par  les  conférences 
dans  lesquelles  on  l'auroit  exercé  de  bonne 
heure  ,  il  auroit  acquis  une  liberté  et  une  faci- 
lité suffisantes  pour  bien  parler.  Je  comprends 
encore  que  de  tels  gens  étant  appliqués  à  tout  le 
détail  du  ministère  ,  c'est-à-dire  à  administrer 
les  sacremens,  à  conduire  les  âmes,  à  consoler 
les  mourans  et  les  affligés,  ils  ne  pourroient 
point  avoir  le  temps  d'apprendre  par  cœur  des 
sermons  fort  étudiés  :  il  faudroit  que  la  bouche 
parlât  selon  l'abondance  du  cœur,  c'est-à-dire 
qu'elle  répandît  sur  le  peuple  la  plénitude  de 
la  science  évangélique  et  les  sentimens  affec- 
tueux du  prédicateur.  Sur  ce  que  vous  disiez 
hier  des  sermons  qu'on  apprend  par  cœur,  j'ai 
eu  hier  la  curiosité  d'aller  chercher  un  endroit 
de  saint  Augustin  que  j'avois  lu  autrefois  :  en 
voici  le  sens.  Il  prétend  que  les  prédicateurs 
doivent  parler  d'une  manière  encore  plus  claire 
et  plus  sensible  que  les  autres  gens,  parce  que, 
la  coutume  et  la  bienséance  ne  permettant  pas 
de  les  interroger,  ils  doivent  craindre  de  ne  se 
proportionner  pas  assez  à  leurs  auditeurs.  C'est 
pourquoi,  dit-il,  ceux  qui  apprennent  leur  ser- 
mon mot  à  mot ,  et  qui  ne  peuvent  répéter  et 
éclaircir  une  vérité  jusqu'à  ce  qu'ils  remarquent 
qu'on  l'a  comprise,  se  privent  d'un  grand  fruit. 
Vous  voyez  bien  par  là  que  saint  Augustin  se 
conlentoit  de  préparer  les  choses  dans  son  esprit, 
sans  mettre  dans  sa  mémoire  toutes  les  paroles 
de  ses  sermons.  Quand  même  les  règles  de  la 
vraie  éloquence  demanderoient  quelque  chose 
de  plus,  celles  du  ministère  évangélique  ne  per- 
mettroient  pas  d'aller  plus  loin.  Pour  moi ,  je 
suis ,  il  y  a  long-temps,  de  votre  avis  là-dessus. 
Pendant  qu'il  y  a  tant  de  besoins  pressans  dans 
le  christianisme ,  pendant  que  le  prêtre ,  qui 
doit  être  l'homme  de  Dieu  ,  préparé  à  toute 
bonne  œuvre ,  devroit  se  hâter  de  déraciner 
l'ignorance  et  les  scandales  du  champ  de  l'E- 
glise, je  trouve  qu'il  est  fort  indigne  de  lui 
qu'il  passe  sa  vie  dans  son  cabinet  à  arrondir 
des  périodes,  à  retoucher  des  portraits,  et  à  in- 
venter des  divisions  :  car,  dès  qu'on  s'est  mis 
sur  le  pied  de  ces  sortes  de  prédicateurs ,  on  n'a 


600 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


plus  le  temps  de  faire  autre  chose  ,  on  ne  fait 
plus  d'autre  étude  ni  d'autre  travail  ;  encore 
même,  pour  se  soulager,  se  réduit-on  souvent 
à  redire  toujours  les  mêmes  sermons.  Quelle 
éloquence  que  celle  d'un  homme  dont  l'audi- 
teur sait  par  avance  toutes  les  expressions  et 
tous  les  mouvemens  !  Vraiment,  c'est  bien  là 
le  moyen  de  surprendre  ,  d'étonner,  d'atten- 
drir, de  saisir  et  de  persuader  les  hommes  ! 
Voilà  une  étrange  manière  de  cacher  l'art  et  de 
faire  parler  la  nature  !  Pour  moi ,  je  le  dis  fran- 
chement ,  tout  cela  me  scandalise.  Quoi  !  le  dis- 
pensateur des  mystères  de  Dieu  sera-t-il  un  dé- 
clamateur  oisif,  jaloux  de  sa  réputation,  et 
amoureux  d'une  vaine  pompe?  n'osera-t-il  par- 
ler de  Dieu  à  son  peuple  sans  avoir  i^angé  toutes 
ses  paroles  et  appris  en  écolier  sa  leçon  par 
cœur  ? 

A.  Votre  zèle  me  fait  plaisir.  Ce  que  vous 
dites  est  véritable.  11  ne  faut  pourtant  pas  le 
dire  trop  fortement;  car  on  doit  ménager  beau- 
coup de  gens  de  mérite  et  même  de  piété, 
qui ,  déférant  à  la  coutume  ,  ou  préoccupés  par 
l'exemple  ,  se  sont  engagés  de  bonne  foi  dans 
la  méthode  que  vous  blâmez  avec  raison.  Mais 
j'ai  honte  de  vous  interrompre  si  souvent. 
Achevez  ,  je  vous  prie. 

C.  Je  voudrois  qu'un  prédicateur  expliquât 
toute  la  religion,  qu'il  la  développât  d'une  ma- 
nière sensible  ,  qu'il  montrât  l'institution  des 
choses,  qu'il  en  marquât  la  suite  et  la  tradition, 
qu'en  montrant  ainsi  l'origine  et  l'établissement 
de  la  religion  il  détruisît  les  objections  des  liber- 
tins sans  entreprendre  ouvertement  de  les  atta- 
quer, de  peur  de  scandaliser  les  simples  fidèles. 
A.  Vous  dites  très-bien  ;  car  la  véritable  ma- 
nière de  prouver  la  vérité  de  la  religion  est  de 
la  bien  expliquer.  Elle  se  prouve  elle-même  , 
quand  on  en  donne  la  vraie  idée.  Toutes  les 
autres  preuves ,  qui  ne  sont  pas  tirées  du  fond 
et  des  circonstances  de  la  religion  même  ,  lui 
sont  comme  étrangères.  Par  exemple ,  la  meil- 
leure preuve  de  la  création  du  monde  ,  du  dé- 
luge et  des  miracles  de  Moïse,  c'est  la  nature 
de  ces  miracles  et  la  manière  dont  l'histoire  en 
est  écrite  :  il  ne  faut ,  à  un  homme  sage  et 
sans  passion ,  que  les  lire  pour  en  sentir  la 
vérité. 

C.  Je  voudrois  encore  qu'un  prédicateur  ex- 
pliquât assidûment  et  de  suite  au  peuple,  outre 
tout  le  détail  de  l'Evangile  et  des  mystères  , 
l'origine  et  l'institution  des  sacremens ,  les  tra- 
ditions ,  les  disciplines ,  l'office  et  les  cérémo- 
nies de  l'Eglise  :  par  là  ,  on  prémuniroit  les  fi- 
dèles contre  les  objections  des  hérétiques;  on 


les  mettroit  en  état  de  rendre  raison  de  leur 
foi  .  et  de  toucher  même  ceux  d'entre  les  héré- 
tiques qui  ne  sont  point  opiniâtres.  Toutes  ces 
instructions  alfermiroient  la  foi ,  donneroient 
une  haute  idée  de  la  religion  ,  et  feroient  que 
le  peuple  profiteroit  pour  son  édification  de  tout 
ce  qu'il  voit  dans  l'église;  au  lieu  qu'avec 
l'instruction  superficielle  qu'on  lui  donne  ,  il 
ne  comprend  presque  rien  de  tout  ce  qu'il  voit, 
et  il  n'a  même  qu'une  idée  très-confuse  de  ce 
qu'il  entend  dire  au  prédicateur.  C'est  princi- 
palement à  cause  de  cette  suite  d'instructions 
que  je  voudrois  que  des  gens  fixes ,  comme  les 
pasteurs,  prêchassent  dans  chaque  paroisse.  J'ai 
souvent  remarqué  qu'il  n'y  a  ni  art  ni  scieuce 
dans  le  monde  que  les  maîtres  n'enseignent  de 
suite  par  principes  et  avec  méthode  :  il  n'y  a 
que  la  religion  qu'on  n'enseigne  point  de  cette 
manière  aux  fidèles.  On  leur  donne  dans  l'en- 
fance un  petit  catéchisme  sec  ,  et  qu'ils  appren- 
nent par  cœur  sans  en  comprendre  le  sens; 
après  quoi  ils  n'ont  plus  pour  instruction  que 
des  sermons  vagues  et  détachés.  Je  voudrois , 
comme  vous  le  disiez  tantôt ,  qu'on  enseignât 
aux  Chrétiens  les  premiers  élémens  de  leur  re- 
ligion, et  qu'on  les  menât  avec  ordre  jusqu'aux 
plus  hauts  mystères. 

A.  C'est  ce  que  l'on  faisoit  autrefois.  On 
commençoit  par  les  catéchèses ,  après  quoi  les 
pasteurs  enseignoient  de  suite  l'Evangile  par 
des  homélies.  Cela  faisoit  des  Chrétiens  très- 
instruits  de  toute  la  parole  de  Dieu.  Vous  con- 
noissez  le  livre  de  saint  AugusUn  de  Cateclii- 
zandis  rudibus.  Vous  connoissez  aussi  le  Péda- 
gogue de  saint  Clément ,  qui  est  un  ouvrage 
fait  pour  faire  connoître  aux  Païens  qui  se  con- 
vertissoient ,  les  mœurs  de  la  philosophie  chré- 
tienne. C'étoient  les  plus  grands  hommes  qui 
étoient  employés  à  ces  instructions  :  aussi  pro- 
duisoieut-elles  des  fruits  merveilleux,  et  qui 
nous  paroissent  maintenant  presque  incroyables. 
C.  Enfin  ,  je  voudrois  que  le  prédicateur, 
quel  qu'il  fût,  fît  ses  sermons  de  manière  qu'ils 
ne  lui  fussent  point  fort  pénibles,  et  qu'ainsi  il 
pijt  prêcher  souvent.  Il  faudroit  que  tous  ses 
sermons  fussent  courts,  et  qu'il  put,  sans  s'in- 
commoder et  sans  lasser  le  peuple,  prêcher  tous 
les  dimanches  après  l'Evangile.  Apparemment 
ces  anciens  évêques,  qui  étoient  fort  âgés  et 
chargés  de  tant  de  travaux ,  ne  faisoient  pas 
autant  de  cérémonie  que  nos  prédicateurs  pour 
parler  au  peuple  au  milieu  de  la  messe  qu'ils 
disoient  eux-mêmes  solennellement  tous  les 
dimanches.  Maintenant,  afin  qu'un  prédicateur 
ait  bien  fait,  il  faut  qu'en  sortant  de  chaire  il 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


GOl 


soit  tout  encan,  liors  d'haleine,  et  incapable 
d'agir  le  reste  du  jour.  La  chasuble,  qui  n'étoit 
point  alors  échancrée  à  l'endroit  des  épaules 
comme  à  présent,  et  qui  peudoit  en  rond  égale- 
ment de  tous  les  côtés,  les  empèchoit  appareai- 
nieut  de  remuer  autant  les  bras  que  nos  prédi- 
cateurs les  remuent.  Ainsi  leurs  sermons  étoient 
courts,  et  leur  action  grave  et  modérée.  Hé 
bien  !  monsieur,  tout  cela  n'est-il  pas  selon  vos 
principes?  N'est-ce  pas  là  l'idée  que  vous  nous 
donnez  des  sermons  ? 

.1.  Ce  n'est  pas  la  mienne  ,  c'est  celle  de 
l'antiquité.  Plus  j'entre  dans  le  détail,  plus  je 
trouve  que  cette  ancienne  forme  des  sermons 
étoit  la  plus  parfaite.  C'étoient  de  grands  hom- 
mes, des  hommes  non-seulement  fort  saints, 
mais  très-éclairés  sur  le  fond  de  la  religion  et 
sur  la  manière  de  persuader  les  hommes,  qui 
s'étoient  appliqués  à  régler  toutes  ces  circons- 
tances :  il  y  a  une  sagssse  merveilleuse  cachée 
sous  cet  air  de  simplicité.  Il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner qu'on  ait  pu  dans  la  suite  trouver  rien  de 
meilleur.  Vous  avez,  monsieur,  expliqué  tout 
cela  parfaitement  bien,  et  vous  ne  m'avez  laissé 
rien  à  dire  ;  vous  développez  bien  mieux  ma 
pensée  que  moi-même. 

B.  Vous  élevez  bien  haut  l'éloquence  et 
les  sermons  des  Pères. 

.1.  Je  ne  crois  pas  en  dire  trop. 

B.  Je  suis  surpris  de  voir  qu'après  avoir  été 
si  rigoureux  contre  les  orateurs  profanes  qui 
ont  mêlé  des  jeux  d'esprit  dans  leurs  discours, 
vous  soyez  si  indulgent  pour  les  Pères,  qui  sont 
pleins  de  jeux  de  mots,  d'antithèses  et  de  pointes 
fort  contraires  à  toutes  vos  règles.  De  grâce  , 
accordez-vous  avec  vous-même  ,  développez- 
nous  tout  cela  :  par  exemple,  que  pensez- vous 
du  style  de  TertuUien  ? 

A.  il  y  a  des  choses  très-estimables  dans  cet 
auteur;  la  grandeur  de  ses  sentimens  est  sou- 
vent admirable  :  d'ailleurs  il  faut  le  lire  pour 
certains  principes  sur  la  ti'adition,  pour  les  faits 
d'histoire,  et  pour  la  discipline  de  son  temps. 
Mais  pour  son  style,  je  n'ai  garde  de  le  défen- 
dre :  il  a  beaucoup  de  pensées  fausses  et  obs- 
cures, beaucoup  de  métaphores  dures  et  entor- 
tillées. Ce  qui  est  mauvais  en  lui  est  ce  que  la 
plupart  des  lecteurs  y  cherchent  le  plus.  Beau- 
coup de  prédicateurs  se  gâtent  par  cette  lecture  ; 
l'envie  de  dire  quelque  chose  de  singulier  les 
jette  dans  cette  étude.  La  diction  de  TertuUien, 
qui  est  extraordinaire  et  pleine  de  faste ,  les 
éblouit.  Il  faudroit  donc  bien  se  garder  d'imiter 
ses  pensées  et  son  style  ;  mais  on  devroit  tirer  de 


ses  ouvrages  ses  grands  sentimens  et  la  connois- 
sance  de  l'antiquité. 

B.   Mais  saint  Cyprien.   qu'eu  dites-vous? 
n'est-il  pas  aussi  bien  entlé? 

A.  Il  l'est  sans  doute  :  on  ne  pouvoit  guère 
être  autrement  dans  son  siècle  et  dans  son  pays. 
Mais  quoique  son  style  et  sa  diction  sentent 
lenilure  de  son  temps  et  la  dureté  africaine,  il 
a  pourtant  beaucoup  de  force  et  d'éloquence  : 
on  voit  partout  une  grande  âme,  une  âme  élo- 
quente, qui  exprime  ses  sentimens  d'une  ma- 
nière noble  et  touchante  :  on  y  trouve  en  quel- 
ques endroits  des  ornemens  affectés,  par  exem- 
ple dans  l'Epître  à  Douât,  que  saint  Augustin 
cite  '  néanmoins  comme  une  épître  pleine  d'élo- 
quence. Ce  Père  dit  que  Dieu  a  permis  que  ces 
traits  d'une  éloquence  affectée  aient  écliappé  à 
saint  Cyprien,  pour  apprendre  à  la  postérité 
combien  l'exactitude  chrétienne  a  chcàtié  dans 
tout  le  reste  de  ses  ouvrages  ce  qu'il  y  avoit 
d'ornemens  superflus  dans  le  style  de  cet  ora- 
teur, et  (Qu'elle  l'a  réduit  dans  les  bornes  d'une 
éloquence  plus  grave  et  plus  modeste.  C'est, 
continue  saint  Augustin  ,  ce  dernier  caractère 
marqué  dans  toutes  les  lettres  suivantes  de 
saint  Cyprien,  qu'on  peut  aimer  avec  sûreté, 
et  chercher  suivant  les  règles  de  la  plus  sévère 
religion  ,  mais  auquel  on  ne  peut  parvenir 
qu'avec  beaucoup  de  peine.  Dans  le  fond,  l'E- 
pitre  de  saint  Cyprien  à  Douât  ,  quoique  trop 
ornée,  au  jugement  même  de  saint  Augustin, 
mérite  d'être  appelée  éloquente  :  car  encore 
qu'on  y  trouve,  comme  il  dit,  un  peu  trop  de 
fleurs  semées  ,  on  voit  bien  néanmoins  que  le 
gros  de  l'épître  est  très-sérieux  ,  très-vif,  et 
très-propre  à  donner  une  haute  idée  du  chris- 
tianisme à  un  païen  qu'on  veul  convertir.  Dans 
les  eudroitsoù  saint  Cyprien  s'anime  fortement, 
il  laisse  là  tous  les  jeux  d'esprit  ;  il  prend  un 
tour  véhément  et  sublime. 

B.  Mais  saint  Augustin  dont  vous  parlez, 
n'est-ce  pas  l'écrivain  du  monde  le  plus  accou- 
tumé à  se  jouer  des  paroles  ?  Le  déi'endez-vous 
aussi  ? 

A.  Non,  je  ne  le  défendrai  point  là-dessus. 
C'est  le  défaut  de  son  temps,  auquel  son  esprit 
vif  et  subtil  lui  donnoit  une  pente  naturelle. 
Cela  montre  que  saint  Augustin  n'a  j)as  été  un 
orateur  parfait  ;  mais  cela  n'empêche  pas 
qu'avec  ce  défaut  il  n'ait  eu  un  grand  talent 
pour  la  persuasion.  C'est  un  houjme  qui  rai- 
sonne avec  une  force  singulière,  qui  est  plein 
d'idées  nobles,  qui  connoit  le  fond  du  cœur  de 

1  De  Doct.  christ,  lib.   iv,  n.  31  :  \k  7e. 


602 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


l'homme,  qui  est  poli  et  attentif  à  garder  flans 
tous  ses  discours  la  plus  étroite  bienséance,  qui 
s'exprime  enfin  presque  toujours  d'une  manière 
tendre,  affectueuse  et  insinuante;  Un  tel  homme 
ne  mérite-t-il  pas  qu'on  lui  pardonne  le  défaut 
que  nous  reconnoissons  en  lui  ? 

C.  11  est  vrai  que  je  n'ai  jamais  trouvé  qu'en 
lui  seul  une  chose  que  je  vais  vous  dire  ;  c'est 
qu'il  est  touchant ,  lors  même  qu'il  fait  des 
pointes.  Rien  n'en  est  plus  rempli  que  ses  Con- 
fessions et  ses  Soliloques.  Il  faut  avouer  qu'ils 
sont  tendres  et  propres  à  attendrir  le  lecteur. 

A.  C'est  qu'il  corrige  le  jeu  d'esprit,  autant 
qu'il  est  possible,  par  la  naïveté  de  ses  niouve- 
mens  et  de  ses  alfections.  Tous  ses  ouvrages 
portent  le  caractère  de  l'amour  de  Dieu  ;  non- 
seulement  il  le  sentoit,  mais  il  savoit  nierveil- 
leusement  exprimer  au  dehors  les  sentimens 
qu'il  en  avoit.  Voilà  la  tendresse  qui  fait  une 
partie  de  l'éloquence.  D'ailleurs  nous  voyons 
que  saint  Augustin  connoissoit  bien  le  fond  des 
véritables  règles.  Il  dit  qu'un  discours  ,  pour 
être  persuasif ,  doit  être  simple  ,  naturel,  que 
l'art  y  doit  être  caché,  et  qu'un  discours  qui 
paroit  trop  beau  met  l'auditeur  en  défiance.  Il 
y  applique  ces  paroles  que  vous  connoissez  : 
Qui  sophisticè  loquitur  odihilia  est  '.  Il  traite 
aussi  avec  beaucoup  de  science  l'arrangement 
des  choses,  le  mélange  des  divers  styles,  les 
moyens  de  faire  toujours  croître  le  discours,  la 
nécessité  d'être  simple  et  familier,  même  pour 
les  tons  de  la  voix,  et  pour  l'action  en  certains 
endroits,  quoique  tout  ce  qu'on  dit  soit  grand 
quand  on  prêche  la  religion  ;  enfin  la  manière 
de  surprendre  et  de  toucher.  Voilà  les  idées  de 
saint  Augustin  sur  l'éloquence.  Mais  voulez- 
vous  voH"  combien  dans  la  pratique  il  avoit  l'art 
d'entrer  dans  les  esprits,  et  combien  il  cberchoit 
à  émouvoir  les  passions,  selon  le  vrai  but  de  la 
rhétorique?  lisez  ce  qu'il  rapporte  lui-même  ^ 
d'un  discours  qu'il  fit  au  peuple  à  Césarée  de 
Mauritanie  pour  faire  abolir  une  coutume  bar- 
bare. Il  s'agissoit  d'une  coutume  ancienne  qu'on 
avoit  poussée  jusqu'à  une  cruauté  monstrueuse, 
c'est  tout  dire.  Il  s'agissoit  d'ôter  au  peuple 
un  spectacle  dont  il  étoit  charmé  ;  jugez  vous- 
même  de  la  difficulté  de  cette  entreprise.  Saint 
Augustin  dit  qu'après  avoir  parlé  quelque  temps, 
ses  auditeurs  s'écrièrent  et  lui  applaudirent  : 
mais  il  jugea  que  son  discours  ne  persuaderoit 
point,  tandis  qu'on  s'amuseroit  à  lui  doiuier  des 
louanges.  11  ne  conta  donc  pour  rien  le  plaisir 


1  Vc  Diirt.  dirisl.  lil).  ii,  u.  48  :  p.  38.  —  -  Ihid.  lib. 
IV,  11.  53  :  1'.  «7. 


et  l'admiration  de  l'auditeur,  et  il  ne  commença 
à  espérer  que  quand  il  vit  couler  des  larmes. 
En  effet ,  ajoute-t-il ,  le  peuple  renonça  à  ce 
spectacle,  et  il  y  a  huit  ans  qu'il  n'a  point  été  | 
renouvelé.  N'est-ce  pas  là  un  vrai  orateur? 
Avons-nous  des  prédicateurs  qui  soient  en  état 
d'en  faire  autant?  Saint  Jérôme  a  encore  ses 
défauts  pour  le  style  ;  mais  ses  expressions  sont 
mâles  et  grandes.  Il  n'est  pas  régulier  ;  mais  il 
est  bien  plus  éloquent  que  la  plupart  des  gens 
qui  se  piquent  de  l'être.  Ce  seroit  juger  en  petit 
grammairien,  que  de  n'examiner  les  Pères  que 
par  la  langue  et  le  style.  (Vous  savez  bien  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  l'éloquence  avec  l'élé- 
ganceet  la  pureté  de  la  diction.)  Saint  Ambroise 
suit  aussi  quelquefois  la  mode  de  son  temps  ; 
il  donne  à  son  discours  les  ornemens  qu'on 
estintoit  alors.  Peut-être  même  que  ces  grands 
hommes,  qui  avoient  des  vues  plus  hautes  que 
les  règles  communes  de  l'éloquence,  se  confor- 
moient  au  goût  du  temps  pour  faire  écouter 
avec  plaisir  la  parole  de  Dieu,  et  poiu*  insinuer 
les  vérités  de  la  religion.  Mais  après  tout  ,  ne 
voyons-nous  pas  saint  Ambroise  ,  nonobstant 
quelques  jeux  de  mots,  écrire  à  Théodose  avec 
une  force  et  une  persuasion  inimitables?  Quelle 
tendresse  n'exprime-t-il  pas  quand  il  parle  de 
la  mort  de  son  frère  Satye  !  Nous  avons  même, 
dans  le  Bréviaire  Romain,  un  discours  de  lui 
sur  la  tête  de  saint  Jean  *,  qu'Hérode  respecte 
et  craint  encore  après  sa  mort  :  prenez-y  garde, 
vous  en  trouverez  la  fin  sublime.  Saint  Léon 
est  enflé,  mais  il  est  grand.  Saint  Grégoire  pape 
étoit  encore  dans  un  siècle  pire  ;  il  a  pourtant 
écrit  plusieurs  choses  avec  beaucoup  de  force 
et  de  dignité.  Il  faut  savoir  distinguer  ce  que  le 
malheur  du  temps  a  mis  dans  ces  grands  hom- 
mes, comme  dans  tous  les  autres  écrivains  de 
leurs  siècles,  d'avec  ce  que  leur  génie  et  leurs 
sentimens  leur  fournissoient  pour  persuader 
leurs  auditeurs. 

C.  Mais  quoi  !  tout  étoit  donc  gâté,  selon 
vous,  pour  l'éloquence  ,  dans  ces  siècles  si  heu- 
reux pour  la  religion? 

A.  Sans  doute  :  peu  de  temps  après  l'empire 
d'Auguste  l'éloquence  et  la  langue  latine  même 
n'avoienl  fait  que  se  corrompre.  Les  Pères  ne 
sont  venus  qu'après  ce  déclin  :  ainsi  il  ne  faut 
pas  les  prendre  pour  des  modèles  sûrs  en  tout; 
il  faut  même  avouer  que  la  plupart  des  sermons 
que  nous  avons  d'eux  sont  leurs  moins  forts 
ouvrages.  Quand  je  vous  montrois  tantôt ,  par 
le  témoignage  des  Pères ,    que  l'Écriture  est 

1  De  Firyinib.  lib.  m ,  cap.  vi  :  1.  n  ,  p.  181  et  182. 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


603 


éloquente  ,  je  songedis  en  moi-même  que  c'é- 
toient  dos  témoins  dont  l'éloquence  est  bien 
inférieure  à  celle  que  vous  n'avez  crue  que  sur 
leur  parole.  Il  y  a  des  gens  d'un  goût  si  dé- 
pravé, qu'ils  ne  sentiront  pas  les  beautés  d'Isaïe, 
et  qu'ils  admireront  saint  Pierre  Chrysologue  , 
en  qui ,  nonobstant  le  beau  nom  qu'on  lui  a 
donné  ,  il  ne  faut  cliercber  que  le  fond  de  la 
piété  évangélique  sous  une  infinité  de  mauvaises 
pointes.  Dans  l'Orient,  la  bonne  manière  de 
parler  et  d'écrire  se  soutint  davantage  :  la 
langue  grecque  s'y  conserva  presque  dans  sa 
pureté.  Saint  Cln-ysostôme  la  parloit  fort  bien. 
Son  style ,  comme  vous  savez ,  est  diffus  :  mais 
il  ne  cberche  point  de  faux  ornemens ,  tout  tend 
à  la  persuasion  ;  il  place  chaque  chose  avec 
dessein,  il  connoit  bien  l'Écriture  sainte  et  les 
mœurs  des  hommes  ,  il  entre  dans  les  cœurs  , 
il  rend  les  choses  sensibles ,  il  a  des  pensées 
hautes  et  solides  ,  et  il  n'est  pas  sans  mouve- 
mens  :  dans  son  tout  .  on  peut  dire  que  c'est 
un  grand  orateur.  Saint  Grégoire  de  Nazianze 
est  plus  concis  et  plus  poétique,  mais  un  peu 
moins  appliqué  à  la  persuasion.  Il  a  néanmoins 
des  endroits  fort  touchans  ;  par  exemple  ,  son 
adieu  à  Constantinople  ,  et  l'éloge  funèbre  de 
saint  Basile.  Celui-ci  est  grave,  sentencieux, 
austère  même  dans  la  diction.  Il  avoit  profon- 
dément médité  tout  le  détail  de  l'Évangile;  il 
connoissoit  à  fond  les  maladies  de  l'homme,  et 
c'est  un  grand  maître  pour  le  régime  des  âmes. 
On  ne  peut  rien  voir  de  plus  éloquent  que  son 
Épître  à  une  Vierge  qui  étoit  tombée  ;  à  mon 
sens,  c'est  un  chef-d'œuvre.  Si  on  n'a  un  goût 
formé  sur  tout  cela,  on  court  risque  de  prendre 
dans  les  Pères  ce  qu'il  y  a  de  moins  bon  ,  et  de 
ramasser  leurs  défauts  dans  les  sermons  que 
l'on  compose. 

C.  Mais  combien  a  duré  cette  fausse  élo- 
quence que  vous  dites  qui  succéda  à  la  bonne? 

A.  Jusqu'à  nous. 

C.   Quoi!  jusqu'à  nous? 

A.  Oui ,  jusqu'à  nous  :  et  nous  n'en  sommes 
pas  encore  autant  sortis  que  nous  le  croyons  ; 
vous  en  comprendrez  bientôt  la  raison.  Les  Bar- 
bares qui  inondèrent  l'empire  Romain  mirent 
partout  l'ignorance  et  le  mauvais  goût.  Nous 
venons  d'eux  ;  et  quoique  les  lettres  aient  com- 
mencé à  se  rétablir  dans  le  quinzième  siècle , 
cette  résurrection  a  été  lente.  On  a  eu  de  la 
peine  à  revenir  à  la  bonne  voie;  et  il  y  a  encore 
bien  des  gens  fort  éloignés  de  la  connoître.  Il 
ne  faut  pas  laisser  de  respecter  non-seulement 
les  Pères ,  mais  encore  les  auteurs  pieux  qui  ont 
écrit  dans  ce  long  intervalle  :  on  y  apprend  la 


tradition  de  leur  temps,  et  on  y  trouve  plusieurs 
autres  instructions  très-utiles.  Je  suis  tout  hon- 
teux de  décider  ici  ;  mais  souvenez-vous  ,  mes- 
sieurs ,  que  vous  l'avez  voulu  ,  et  que  je  suis 
tout  prêt  à  me  dédire  ,  si  on  me  fait  apercevoir 
que  je  me  suis  trompé.  Il  est  temps  de  finir 
cette  conversation. 

C.  Nous  ne  vous  mettons  point  en  liberté 
que  vous  n'ayez  dit  votre  sentiment  sur  la  ma- 
nière de  choisir  un  texte. 

A.  Vous  comprenez  bien  que  les  textes 
viennent  de  ce  que  les  pasteurs  ne  parloient 
jamais  autrefois  au  peuple  de  leur  propre  fonds; 
ils  ne  faisoient  qu'expliquer  les  paroles  du  texte 
de  l'Écriture.  Insensiblement  on  a  pris  la  cou- 
tume de  ne  plus  suivre  toutes  les  paroles  de 
l'Évangile  :  on  n'en  explique  plus  qu'un  seul 
endroit ,  qu'on  nomme  le  texte  du  sermon.  Si 
donc  on  ne  fait  pas  une  explication  exacte  de 
toutes  les  parties  de  l'Évangile,  il  faut  au  moins 
en  choisir  les  paroles  qui  contiennent  les  vérités 
les  plus-  importantes  et  les  plus  proportionnées 
au  besoin  du  peuple.  Il  faut  les  bien  expliquer; 
et  d'ordinaire,  pour  bien  faire  entendre  la  force 
d'une  parole ,  il  faut  en  expliquer  beaucoup 
d'autres  qui  la  précèdent  et  qui  la  suivent  ;  il 
n'y  faut  chercher  rien  de  subtil.  Qu'un  homme 
a  mauvaise  grâce  de  vouloir  faire  l'inventif  et 
l'ingénieux,  lorsqu'il  devroil  parler  avec  toute 
la  gravité  et  l'autorité  du  Saint-Esprit,  dont  il 
emprunte  les  paroles! 

C .  Je  vous  avoue  que  les  textes  forcés  m'ont 
toujours  déplu.  N'avez-vous  pas  remarqué  qu'un 
prédicateur  tire  d'un  texte  tous  les  sermons 
qu'il  lui  plaît?  Il  détourne  insensiblement  la 
matière  pour  ajuster  son  texte  avec  le  sermon 
qu'il  a  besoin  de  débiter  ,  cela  se  fait  surtout 
dans  les  Carêmes.  Je  ne  puis  l'approuver. 

B.  Vous  ne  iinirez  pas,  s'il  vous  plaît ,  sans 
m'avoir  encore  expliqué  une  chose  qui  me  fait 
de  la  peine.  Après  cela  je  vous  laisse  aller. 

A.  Hé  bien  !  voyons  si  je  pourrai  vous  con- 
tenter :  j'en  ai  grande  envie  ,  car  je  souhaite 
fort  que  vous  employiez  votre  talent  à  faire  des 
sermons  simples  et  persuasifs. 

B.  Vous  voulez  qu'un  prédicateur  explique 
de  suite  et  littéralement  l'Écriture  sainte. 

A.  Oui,  cela  seroit admirable. 

B.  Mais  d'où  vient  donc  que  les  Pères  ont 
fait  autrement?  Ils  sont  toujours,  ce  me  semble, 
dans  les  sens  spirituels.  Voyez  saint  Augustin  , 
saint  Grégoire  ,  saint  Bernard  :  ils  trouvent  des 
mystères  sur  tout,  ils  n'expliquent  guère  la 
lettre. 

A.  Les  Juifs  du  temps  de  Jésus-Christ  étoient 


604 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


devenus  fertiles  en  sens  mystérieux  et  allégo- 
riques. Il  paroît  que  les  Thérapeutes ,  qui  de- 
nieuroient  principalement  à  Alexandrie,  et  que 
Philon  dépeint  comme  des  Juifs  philosophes, 
mais  qu'Eusèbe  prétend  être  les  premiers  Chré- 
tiens ,  étoieut  tout  adonnés  à  ces  explications  de 
l'Ecriture.  C'est  dans  la  même  \ille  d'Alexan- 
drie que  les  allégories  ont  commencé  à  avoir 
quelque  éclat  parmi  les  Chrétiens.  Le  premier 
des  Pères  qui  s'est  écarté  de  la  lettre  a  été  Ori- 
gène  :  vous  savez  le  bruit  qu'il  a  fait  dans 
l'Église.  La  piété  inspire  d'abord  ces  interpré- 
tations; elles  ont  quelque  chose  d'ingénieux, 
d'agréable  et  édifiant.  La  plupart  des  Pères  , 
suivant  le  goût  des  peuples  de  ce  temps,  et 
apparemment  le  leur  propre ,  s'en  sont  beau- 
coup servis  ;  mais  ils  recouroient  toujours  fidè- 
lement au  sens  liltéral ,  et  au  prophétique  ,  qui 
est  littéral  en  sa  manière  ,  dans  toules  les  choses 
où  il  s'agissoit  de  montrer  les  fondemens  de  la 
doctrine.  Quand  les  peuples  étoient  parfaite- 
ment instruits  de  ce  que  la  lettre  leur  devoit 
apprendre ,  les  Pères  leur  donnoient  ces  inter- 
prétations spirituelles  pour  les  édifier  et  les 
consoler.  Ces  explications  étoient  fort  an  goût 
surtout  des  Orientaux  ,  chez  qui  elles  ont  com- 
mencé ;  car  ils  sont  naturellement  passionnés 
pour  le  langage  mystérieux  et  allégorique. 
Cette  variété  de  sens  leur  ûiisoit  un  plaisir  sen- 
sible ,  à  cause  des  fréquens  sermons  et  des  lec- 
tures presque  continuelles  de  l'Écriture  qui 
étoient  en  usage  dans  l'Église.  Mais  parmi  nous, 
où  les  peuples  sont  infiniment  moins  instruits  , 
il  faut  courir  au  plus  pressé ,  et  commencer 
par  le  littéral  ,  sans  manquer  de  respect  pour 
les  sens  pieux  qui  ont  été  donnés  par  les  Pères  : 
il  faut  avoir  du  [  ain  avant  que  de  chercher  des 
ragoûts.  Sur  l'explication  de  l'Écriture  on  ne 
peut  mieux  faire  que  d'imiter  la  solidité  de 
saint  Chrysostôme.  La  plupart  des  gens  de  notre 
temps  ne  cherchent  point  les  sens  allégoriques, 
parce  qu'ils  ont  déjà  assez  expliqué  tout  le  lit- 
téral ;  mais  ils  abandonnent  le  littéral  parce 
qu'ils  n'en  conçoivent  pas  la  grandeur,  et  qu'ils 
le  trouvent  sec  et  stérile  par  rapport  à  leur  ma- 
nière de  prêcher.  On  trouve  toutes  les  vérités 
et  tout  le  détail  des  mœurs  dans  la  lettre  de 
l'Écriture  sainte;  et  on  l'y  trouve,  non-seule- 
ment avec  une  autorité  et  une  beauté  merveil- 
leuse, mais  encore  avec  une  abondance  inépui- 
sable :  en  s'y  attachant,  un  prédicateur  auroit 
toujours  sans  peine  un  grand  nombre  de  choses 
nouvelles  et  grandes  à  dire.  C'est  un  mal  déplo- 
rable de  voir  combien  ce  trésor  est  négligé  par 
ceux  mêmes  qui  l'ont  tous  les  jours  entre  les 


mains.  Si  on  s'atfachoit  à  cette  méthode  an- 
cienne de  faire  des  homélies,  il  y  auroit  deux 
sortes  de  prédicateurs.  Les  uns,  n'ayant  ni  la 
vivacité  ni  le  génie  poétique  ,  expliqueroient 
simplement  l'Écriture  sans  en  prendre  le  tour 
noble  et  vif  :  pourvu  qu'ils  le  fissent  d'une  ma- 
nière solide  et  exemplaire  ,  ils  ne  laisseroient 
pas  d'être  d'excellens  prédicateurs;  ils  auroient 
ce  que  demande  saint  Ambroise,  une  diction 
pure,  simple,  claire,  pleine  de  poids  et  de 
gravité  ,  sans  y  affecter  l'élégance  ,  ni  mépriser 
la  douceur  et  l'agrément.  Les  autres  ,  ayant  le 
génie  poétique  ,  expliqueroient  l'Écriture  avec 
le  style  et  les  figures  de  l'Écriture  même  ,  et 
ils  seroient  par  là  des  prédicateurs  achevés.  Les 
uns  instruiroient  d'une  manière  forte  et  véné- 
rable ;  les  autres  ajouteroient  à  la  force  de  l'in- 
struction la  sublimité,  l'enthousiasme  et  la  véhé- 
mence de  l'Écriture ,  en  sorte  qu'elle  seroit  , 
pour  ainsi  dire  ,  toute  entière  et  vivante  en  eux 
autant  qu'elle  peut  l'être  dans  des  hommes 
qui  ne  sont  point  miraculeusement  inspirés  d'en 
haut. 

B.  Ha!  monsieur,  j'oubliois  un  article  im- 
portant :  attendez ,  je  vous  prie  ;  je  ne  vous 
demande  plus  qu'un  mot. 

A.  Faut-il  censurer  encore  quelqu'un? 

B.  Oui ,  les  panégyristes.  Ne  croyez-vous 
pas  que,  quand  on  fait  l'éloge  d'un  saint,  il 
faut  peindre  son  caractère ,  et  réduire  toutes  ses 
actions  et  toutes  ses  vertus  à  un  point? 

A.  Cela  sert  à  montrer  l'invention  et  la  sub- 
tilité de  l'orateur. 

B.  Je  vous  entends  ;  vous  ne  goûtez  pas  cette 
méthode. 

A.  Elle  me  paroît  fausse  pour  la  plupart  des 
sujets.  C'est  forcer  les  matières  ;,  que  de  les 
vouloir  toutes  réduire  à  un  seul  point.  Il  y  a  un 
grand  nombre  d'actions  dans  la  vie  d'un  homme 
qui  viennent  de  divers  principes ,  et  qui  mar- 
quent des  qualités  très-diflérentes.  C'est  une 
subtilité  scolastique,  et  qui  marque  un  orateur 
très-éloigné  de  bien  connoître  la  nature ,  que  de 
vouloir  rapporter  tout  à  une  seule  cause.  Le 
vrai  moyen  de  faire  un  portrait  bien  ressem- 
blant est  de  peindre  un  homme  tout  entier;  il 
faut  le  mettre  devant  les  yeux  des  auditeurs, 
parlant  et  agissant.  En  décrivant  le  cours  de  sa 
vie,  il  faut  appuyer  principalement  sur  les 
endroits  où  son  naturel  et  sa  grâce  paroissent 
davantage  ;  mais  il  faut  un  peu  laisser  remar- 
quer ces  choses  à  l'auditeur.  Le  meilleur  moyen 
de  louer  le  saint,  c'est  de  raconter  ses  actions 
louables.  Voilà  ce  qui  donne  du  corps  et  de  la 
force  à  un  éloge  ;  voilà  ce  qui  instruit;  voilà  ce 


DIALOGUES  SUR  L'ÉLOQUENCE. 


60" 


qui  touche.  Souvent  les  auditeurs  s'en  retour- 
nent sans  savoir  la  vie  du  saint  dont  ils  ont  en- 
tendu parler  une  heure  :  tout  au  plus  ils  ont 
entendu  beaucoup  de  pensées  sur  un  petit  nom- 
bre de  laits  détachés  et  marqués  sans  suite.  Il 
l'audroit  au  contraire  peindre  le  saint  au  natu- 
rel ,  le  montrer  tel  qu'il  a  été  dans  tous  les  âges, 
dans  toutes  les  conditions  et  dans  les  principales 
conjonctures  où  il  a  passé.  Gela  n'empècheroit 
point  qu'on  ne  remarquât  son  caractère  j  on  le 
teroil  même  bien  mieux  remarquer  par  ses  ac- 
tions et  par  ses  paroles ,  que  par  des  pensées  et 
des  desseins  d'imagination. 

B.  Vous  voudriez  donc  faire  l'iiistoire  de  la 
vie  du  saint,  et  non  pas  son  panégyrique. 

A.  Pardonnez-moi,  je  ne  ferois  point  une 
narration  simple.  Je  me  contenterois  de  faire  un 
tissu  des  faits  principaux  :  mais  je  vondrois  que 
ce  fût  un  récit  concis ,  pressé,  vif,  plein  de 
mouvemens;  je  voudrois  (jue  chaque  mot  don- 
nât une  haute  idée  des  saints  ,  et  fût  une  ins- 
truction pour  l'auditeur.  A  cela  j'ajouterois 
toutes  les  réflexions  morales  que  je  croirois  les 
plus  convenables.  Ne  croyez-vous  pas  qu'un 
discours  fiiit  de  cette  manière  auroit  une  noble 
et  aimable  simplicité?  Ne  croyez-vous  pas  que 
les  vies  des  saints  en  seroient  mieux  connues  , 
et  les  peuples  plus  édifiés?  Ne  croyez-vous  pas 


même  .  selon  les  règles  de  l'éloquence  que  nous 
avons  posées,  qu'un  tel  discours  seroit  plus  élo- 
quent que  tous  ces  panégyriques  guindés  qu'on 
voit  d'ordinaire? 

/y.  Je  vois  bien  maintenant  que  ces  sermons- 
là  ne  seroient  ni  nsoins  instructifs  ,  ni  moins 
touchans  ,  ni  moins  agréables  que  les  autres.  Je 
suis  content ,  monsieur,  en  voilà  assez;  il  est 
juste  que  vous  alliez  vous  délasser.  Pour  moi  , 
j'espère  que  votre  peine  ne  sera  pas  inutile;  car 
je  suis  résolu  de  quitter  tous  les  recueils  mo- 
dernes et  tons  \espensieri  italiens.  Je  veux  étu- 
dier fort  sérieusement  toute  la  suite  et  tous  les 
principes  de  la  religion  dans  ses  sources. 

C.  Adieu,  monsieur:  pour  tout  remercî- 
ment ,  je  vous  assure  que  je  vous  croirai. 

.4.  Bonsoir,  messieurs  :  je  vous  quitte  avec 
ces  paroles  de  saint  Jérôme  à  Népotien  *  : 
«  Quand  vous  enseignerez  dans  l'église  ,  n'ex- 
»  citez  point  les  applaudissemens,  mais  les  gé- 
»  missemens  du  peuple.  Que  les  larmes  de  vos 
»  auditeurs  soient  vos  louanges.  Il  faut  que  les 
»  discours  d'un  prêtre  soient  pleins  de  l'Ecri- 
»  ture  sainte.  Ne  soyez  pas  un  déclamateur, 
»  mais  un  vrai  docteur  des  mystères  de  Dieu.  » 

1  l^p.  XXXIV   :  I.   IV,  pail,  2,  )i.  -262. 


'«»*'= 


•*4tt.tt*ttttt.tStHSft.tiJttt.tttt.ttSMt^ttl-ttJt^t~tt^ttltJ\tlTTJ^t\ttJt.tr^tit*t^t-tttt-tt^tSiJtilHttJtftflrtJtfSJIttttTl'rf-tM^J' 


DIVERS  OPUSCULES  LITTÉRAIRES. 


DISCOURS 


PRONONCE 


PAR  M.  L'ABBÉ  DE  FÉNELON , 

POIR     SA    RIXEPTION    A    l'aCADÉMIE    FUAXÇAISE 
A    LA    PLACE    DE    M.     PELLL>SO\ , 

Le  mardi  31   mais  1093. 


J'aurois  besoin  ,  messieurs  ,  de  succéder  à 
l'éloquence  de  monsieur  Pellisson  aussi  bien 
qu'à  sa  place  ,  pour  vous  remercier  de  l'hon- 
neur que  vous  me  faites  aujourd'hui ,  et  pour 
réparer  dans  cette  compagnie  la  perte  d'un 
homme  si  estimable. 

Dès  son  enfance  il  apprit  d'Homère,  en  le 
traduisant  presque  tout  entier,  à  mettre  dans 
les  moindres  peintures  et  de  la  vie  et  de  la 
grâce;  bientôt  il  fit  sur  la  jurisprudence  un  ou- 
vrage où  l'on  ne  trouva  d'autre  défaut  que  ce- 
lui de  n'être  pas  conduit  jusqu'à  sa  fin.  Par  de 
si  beaux  essais,  il  sehàtoit,  messieurs,  d'arri- 
ver à  ce  qui  passa  pour  son  chef-d'œuvre  ;  je 
veux  dire  l'Histoire  de  l'Académie.  Il  y  montra 
son  caractère,  qui  étoit  la  facilité,  l'invention, 
l'élégance  ,  l'insinuation  ,  la  justesse  ,  le  tour 
ingénieux.  Il  osoit  heureusement ,  pour  parler 
connne  Horace.  Ses  mains  faisoicnt  naître  les 
fleurs  de  tous  côtés;  tout  ce  qu'il  touchoit  étoit 
embelli.  Des  plus  viles  herbes  des  champs,  il 
savoit  faire  des  couronnes  pour  les  héros  ;  et  la 
règle  si  nécessaire  aux  autres  de  ne  toucher 
jamais  que  ce  qu'on  peut  orner  ne  sembloit  pas 
faite  pour  lui.  Son  style  noble  et  léger  ressem- 
bloit  à  la  démarche  des  divinités  fabuleuses  , 
qui  coulo'ent  dans  les  airs  sans  poser  le  pied 
sur  la  terre.  Il  racontoit  (  vous  le  savez  mieux 
que  moi  j    messieurs),  avec  un  tel  choix  des 


circonstances  ,  avec  une  si  agréable  variété  , 
avec  un  tour  si  propre  et  si  nouveau  jusque 
dans  les  choses  les  plus  communes  ,  avec  tant 
d'industrie  pour  enchaîner  les  fails  les  uns  dans 
les  autres,  avec  tant  d'art  pour  transporter  le 
lecteur  dans  le  temps  où  les  choses  s'étoient 
passées,  qu'on  s'imagine  y  être  ,  et  qu'on  s'ou- 
blie dans  le  doux  tissu  de  ses  narrations. 

Tout  le  monde  y  a  lu  avec  plaisir  la  naissance 
de  l'Académie.  Chacun  ,  pendant  cette  lecture  , 
croit  être  dans  la  maison  de  M.  Conrart ,  qui  en 
fut  comme  le  berceau.  Chacun  se  plaît  à  re- 
marquer la  simplicité,  l'ordre,  la  politesse, 
l'élégance,  qui  régnoient  dans  ses  premières 
assemblées  ,  et  qui  attirèrent  les  regards  d'un 
puissant  ministre  ;  ensuite  les  jalousies  et  les 
ombrages  qui  troublèrent  ces  beaux  commence- 
mens  ;  enfin  l'éclat  qu'eut  cette  compagnie  par 
les  ouvrages  des  premiers  académiciens.  Vous  y 
reconnoissez  l'illustre  Racan,  héritier  de  l'har- 
monie de  Malherbe  :  Yaugelas  ,  dont  l'oreille 
fut  si  délicate  pour  la  pureté  de  la  langue  ;  Cor- 
neille ,  grand  et  hardi  dans  ses  caractères  où 
est  marquée  une  main  de  maître  ;  Voilure , 
toujours  accompagné  de  grâces  les  plus  riantes 
et  les  plus  légères.  On  y  trouve  le  mérite  et  la 
vertu  joints  à  l'érudition  et  à  la  délicatesse,  la 
naissance  et  les  dignités  avec  le  goût  exquis  des 
lettres.  Mais  je  m'engage  insensiblement  au- 
delà  de  mes  bornes  :  en  parlant  des  morts  je 
m'approche  trop  des  vivans  ,  dont  je  blesserois 
la  modestie  par  mes  louanges. 

Pendant  cet  heureux  renouvellement  des 
lettres ,  monsieur  Pellisson  présente  un  beau 
spectacle  à  la  postérité.  Armand ,  cardinal  de 
Richelieu  ,  changeoit  alors  la  face  de  l'Europe , 
et  ,  recueillant  les  débris  de  nos  guerres  civiles, 
posoit  les  vrais  fonderaens  d'une  puissance  su- 
périeure à  toutes  les  autres.  Pénétrant  dans  le 
secret  de  nos  ennemis,  et  impénétrable  pour 
celui  de  son  maître  ,  il  remuoit  de  son  cabinet 
les  plus  profonds  ressorts  dans  les  cours  étran- 
gères pour  tenir  nos  voishis  toujours  divisés. 


DISCOURS  DE  RÉCEPT[ON  A  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE. 


00- 


Constant  dans  ses  maximes  ,  inviolable  dans  ses 
promesses  ,  il  faisoit  sentir  ce  que  peuvent  la  ré- 
putation du  gouvernement  et  la  conliance  des 
alliés.  Né  pour  connoître  les  liomuies  et  poul- 
ies employer  selon  leurs  talens  ,  il  les  atfachoit 
par  le  cœur  à  sa  personne  et  à  ses  desseins  pour 
l'État.  Par  ces  puissans  moyens  il  portoit  cha- 
({ue  jour  des  coups  mortels  à  l'impérieuse  mai- 
son d'Autriche,  qui  monaçoit  de  son  joug  tous 
les  pays  chrétiens.  En  même  temps  il  faisoit  au 
dedans  du  royaume  la  plus  nécessaire  de  toutes 
les  conquêtes,  domptant  l'hérésie  tant  de  fois 
rebelle.  Enfin  ,  ce  qu'il  trouva  le  plus  difficile, 
il  calmoit  une  cour  orageuse  ,  où  les  grands , 
inquiets  et  jaloux  ,  étoient  en  possession  de  l'in- 
dépendance. Aussi  le  temps  ,  qui  elface  les 
autres  noms,  fait  croître  le  sien;  et  à  mesure 
qu'il  s'éloigne  de  nous ,  il  est  mieux  dans  son 
point  de  vue.  Mais,  parmi  ses  pénibles  veilles, 
il  sut  se  faire  un  doux  loisir  pour  se  délasser 
par  le  charme  de  l'éloquence  et  de  la  ])oésie. 
Il  reçut  dans  son  sein  l'Académie  naissante  :  un 
magistrat  éclairé  et  amateur  des  lettres  en  prit 
après  lui  la  protection  :  Louis  y  a  ajouté  l'éclat 
qu'il  répand  sur  tout  ce  qu'il  favorise  de  ses 
regards  ;  à  l'ombre  de  son  grand  nom  ,  on  ne 
cesse  point  ici  de  rechercher  la  pureté  et  la  dé- 
licatesse de  notre  langue. 

Depuis  que  des  hommes  savans  et  judicieux 
ont  remonté  aux  véritables  règles ,  on  n'abuse 
plus  ,  comme  on  le  faisoit  autrefois ,  de  l'esprit 
et  de  la  parole  ;  on  a  pris  un  genre  d'écrire 
plus  simple ,  plus  naturel ,  plus  court ,  plus 
nerveux  ,  plus  précis.  On  ne  s'attache  plus  aux 
paroles  que  pour  exprimer  toute  la  force  des 
pensées  ;  et  on  n'admet  que  les  pensées  vraies , 
solides ,  concluantes  pour  le  sujet  où  l'on  se 
renferme.  L'érudition  ,  autrefois  si  fastueuse  , 
ne  se  montre  plus  que  pour  le  besoin  ;  l'esprit 
même  se  cache ,  parce  que  toute  la  perfection 
de  l'arl  consiste  à  imiter  si  naïvement  la  simple 
nature  ,  qu'on  la  prenne  pour  elle.  Ainsi  on  ne 
donne  plus  le  nom  d'esprit  à  une  imagination 
éblouissante:  on  le  réserve  pour  un  génie  réglé 
et  correct  qui  tourne  tout  en  sentimeot,  qui 
suit  pas  à  pas  la  nature  toujours  simple  et  gra- 
cieuse ,  qui  ramène  toutes  les  pensées  aux  prin- 
cipes de  la  raison ,  et  qui  ne  trouve  beau  que 
ce  qui  est  véritable.  On  a  senti  même  en  nos 
jours  que  le  style  fleuri ,  quelque  doux  et  quel- 
que agréable  qu'il  soit ,  ne  peut  jamais  s'élever 
au-dessus  du  genre  médiocre ,  et  que  le  vrai 
genre  sublime  ,  dédaignant  tous  les  orneraens 
«  uipruntés ,  ne  se.trouve  que  dans  le  simple. 

On  a  enfin   compris,  messieurs,  qu'il  faut 


écrire  comme  les  Raphaël ,  les  Carraches  et 
les  Poussin  ont  peint ,  non  pour  rechercher  de 
merveilleux  caprices  et  pour  faire  admirer 
leur  imagination  en  se  jouant  du  pinceau  ,  mais 
pour  peindre  d'après  nature.  On  a  reconnu 
aussi  que  les  beautés  du  discours  resseml)lent  à 
celles  de  l'architecture.  Les  ouvrages  les  plus 
hardis  et  les  plus  façonnés  du  gothique  ne  sont 
pas  les  meilleurs.  Il  ne  faut  admettre  dans  un 
édifice  aucune  partie  destinée  au  seul  ornement; 
mais  visant  toujours  aux  belles  proportions  ,  on 
doit  tourner  en  ornement  toutes  les  parties  né- 
cessaires à  soutenir  un  édifice. 

Ainsi  on  retranche  d'un  discours  tous  les 
ornemeus  aiTectés  qui  ne  servent  ni  à  démêler 
ce  qui  est  obscur ,  ni  à  peindre  vivement  ce 
qu'on  veut  mettre  devant  les  yeux  ,  ni  à  prou- 
ver une  vérité  par  divers  tours  sensibles,  ni  à 
remuer  les  passions  ,  qui  sont  les  seuls  ressorts 
capables  d'intéresser  et  de  persuader  l'auditeur; 
car  la  passion  est  l'ame  de  la  parole.  Tel  a  été  , 
messieurs  ,  depuis  environ  soixante  ans  le  pro- 
grès des  lettres,  que  monsieur  Pellisson  auroit 
dépeint  pour  la  gloire  de  notre  siècle  s'il  eût 
été  libre  de  continuer  son  Histoire  de  l'Aca- 
démie. 

Un  ministre  ,  attentif  à  attirer  à  lui  tout  ce 
qui  brilloit,  l'enleva  aux  lettres  ot  le  jeta  dans 
les  aifaircs  :  alors  quelle  droiture  ,  quelle  pro- 
bité ,  quelle  reconnoissance  constante  pour  son 
bienfaiteur  !  Dans  un  emploi  de  confiance  il  ne 
songea  qu'à  faire  du  bien ,  qu'à  découvrir  le 
mérite  et  à  le  mettre  en  oeuvre.  Pour  montrer 
toute  sa  \ertu  il  ne  lui  manquoit  que  d'être 
malheureux.  Il  le  fut ,  messieurs  :  dans  sa  pri- 
son éclatèrent  son  innocence  et  son  courage; 
la  Bastille  devint  une  douce  solitude  où  il  faisoit 
fleurir  les  lettres. 

Heureuse  captivité  !  liens  salutaires  ,  qui  ré- 
duisirent eiilin  sous  le  joug  de  la  foi  cet  esprit 
trop  indépendant  !  11  chercha  pendant  ce  loisir, 
dans  les  sources  de  la  tradition  ,  de  quoi  com- 
battre la  vérité,  mais  la  vérité  le  vainquit,  et 
se  montra  à  lui  avec  tous  ses  charmes.  Il  sortit 
de  sa  prison  honoré  de  l'estime  et  des  bontés 
du  Roi  :  mais  ,  ce  qui  est  bien  plus  grand,  il 
en  sortit  étant  déjà  dans  son  cœur  humble  en- 
fant de  l'Église.  La  sincérité  et  le  désintéresse- 
ment de  sa  conversion  lui  en  firent  retarder  la 
cérémonie  ,  de  [)eur  qu'elle  ne  fût  récompensée 
])ar  une  place  que  ses  lalcns  pouvoient  lui  atti- 
rer, et  qu'un  autre  moins  vertueux  que  lui  au- 
roit recherchée. 

Depuis  ce  moment  il  ne  cessa  de  parler, 
d'écrire  ,  d'agir ,  de  répandre   les  grâces  du 


608 


DISCOURS  DE  RÉCEPTION  A  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE. 


prince  ,  pour  ramoner  ses  frères  errans.  Heu- 
reux fruit  des  plus  funestes  erreurs  î  II  faut 
avoir  senti ,  par  sa  propre  expérience  ,  tout  ce 
qu'il  en  coûte  dans  ce  passage  des  ténèbres  à  la 
lumière ,  pour  avoir  la  vivacité ,  la  patience  ,  la 
tendresse  ,  la  délicatesse  de  charité,  qui  éclatent 
dans  ses  écrits  de  controverse. 

Nous  l'avons  vu  ,  malgré  sa  défaillance,  se 
traîner  encore  au  pied  des  autelsjusqu'à  la  veille 
de  sa  mort ,  pour  célébrer  ,  disoit-il ,  sa  fête 
et  l'anniversaire  de  sa  conversion.  Hélas!  nous 
l'avons  vu  ,  séduit  par  son  zèle  et  par  son  cou- 
rage ,  nous  promettre  ,  d'une  voix  mourante  , 
qu'il  acbèveroit  son  grand  ouvrage  sur  l'Eucha- 
ristie. Oui,  je  l'ai  vu  les  larmes  aux  yeux,  j(^ 
l'ai  entendu;  il  m'a  dit  tout  ce  qu'un  Catho- 
lique nourri  depuis  tant  d'années  des  paroles 
de  la  foi  peut  dire  pour  se  préparer  à  recevoir 
les  sacremens  avec  ferveur.  La  mort ,  il  est 
vrai,  le  surprit,  venant  sous  l'apparence  du 
sommeil  :  mais  elle  le  trouva  dans  la  prépara- 
tion des  vrais  fidèles. 

Au  reste,  messieurs,  ses  travaux  pour  la  ma- 
gistrature et  pour  les  affaires  de  religion  que  le 
Roi  lui  avoit  confiées  ne  l'empéchoient  pas  de 
s'appliquer  aux  belles-lettres,  pour  lesquelles  il 
étoit  né.  Sa  plume  fut  d'abord  choisie  pour 
écrire  le  règne  présent.  Avec  quelle  joie  ver- 
rons-nous, messieurs,  dans  cette  histoire  ,  un 
prince  qui,  dès  sa  plus  grande  jeunesse,  achève, 
par  sa  fermeté,  ce  que  le  grand  Henri  son  aïeul 
osa  à  peine  commencer.  Louis  étouffe  la  rage 
du  duel  altéré  du  plus  noble  sang  des  Français  ; 
il  relève  son  autorité  abattue,  règle  ses  finances, 
discipline  ses  troupes.  Tandis  que  d'une  main  il 
fait  tomber  à  ses  pieds  les  murs  de  tant  de  villes 
fortes  aux  yeux  de  tous  ses  ennemis  consternés, 
de  l'autre  il  fait  fleurir  ,  par  ses  bienfaits,  les 
sciences  et  les  beaux  arts  dans  le  sein  tranquille 
de  la  France. 

Mais  que  vois-je  ,  messieurs  ?  une  nouvelle 
conjuration  de  cent  peuples  qui  frémissent  au- 
tour de  nous  pour  assiéger,  disent-ils,  ce  grand 
royaume  comme  une  seule  place.  C'est  l'héré- 
sie ,  presque  déracinée  parle  zèle  de  Louis,  qui 
se  ranime  et  qui  rassemble  tant  de  puissances. 
Un  prince  ambitieux  ose,  dans  son  usurpation, 
prendre  le  nom  de  libérateur  :  il  réunit  les  Pro- 
teslans  et  il  divise  les  Catholiques. 

Louis  seul  ,  pendant  cinq  années,  remporte 
des  victoires  et  fait  des  conquêtes  do  tous  côtés 
sur  cette  ligue  qui  se  vantoit  de  l'accabler  sans 
peine  et  de  ravager  nos  provinces  ;  Louis  seul 
soutient,  a^ec  toutes  les  marques  les  plus  natu- 
relles d'un  cœur  noble  et  tendre  ,  la  majesté  de 


tous  les  rois  en  la  personne  d'un  roi  indigne- 
ment renversé  du  trône.  Oui  racontera  ces  mer- 
veilles, messieurs  ? 

Mais  qui  osera  dépeindre  Louis  dans  cette 
dernière  campagne  ,  encore  plus  grand  par  sa 
patience  que  par  sa  conquête  ?  Il  choisit  la  plus 
inaccessible  place  des  Pays-Bas  :  il  trouve  un 
rocher  escarpé,  deux  profondes  rivières  qui  l'en- 
vironnent ,  plusieurs  places  fortifiées  dans  une 
seule  ,  au  dedans  une  armée  entière  pour  gar- 
nison ;  au  dehors  la  face  de  la  terre  couverte  de 
troupes  innombrables  d'Allemands,  d'Anglais, 
de  Hollandais,  d'Espagnols,  sous  un  chef  accou- 
tumé à  risquer  tout  dans  les  batailles.  La  saison 
se  dérègle,  on  voit  une  espèce  de  déluge  au  mi- 
lieu de  l'été,  toute  la  nature  semble  s'opposer 
à  Louis.  En  même  temps  il  apprend  qu'une 
partie  de  sa  flotte,  invincible  par  son  courage  , 
mais  accablée  parle  nombre  des  ennemis,  a  été 
brûlée ,  et  il  supporte  l'adversité  comme  si  elle 
lui  étoit  ordinaire.  Il  paroit  doux  et  tranquille 
dans  les  difticultés,  plein  de  ressources  dans  les 
accidens  imprévus;  humain  envers  les  assiégés 
jusqu'à  prolonger  un  siège  si  périlleux  pour 
épargner  une  ville  qui  lui  résiste  et  qu'il  peut 
foudroyer.  Ce  n'est  ni  en  la  multitude  de  ses 
soldats  aguerris,  ni  en  la  noble  ardeur  de  ses 
ofliciers,  ni  en  son  propre  courage,  ressource 
de  toute  l'armée  ,  ni  en  ses  victoires  passées  , 
qu'il  met  sa  confiance  ;  il  la  place  encore  plus 
haut,  dans  un  asile  inaccessible,  qui  est  le  sein 
de  Dieu  même.  Il  revient  enfin  victorieux  ,  les 
yeux  baissés  sous  la  puissante  main  du  Très- 
Haut,  qui  donne  et  qui  ôte  la  victoire  comme  il 
lui  niait  ;  et,  ce  qui  est  plus  beau  que  tous  les 
triomphes,  il  défend  qu'on  le  loue. 

Dans  cette  grandeur  simple  et  modeste ,  qui 
est  au-dessus ,  non-seulement  des  louanges , 
mais  encore  des  événemens  ,  puisse-t-il ,  mes- 
sieurs, puisse-t-il  ne  se  coniier  jamais  qu'en  la 
vertu,  n'écouter  que  la  vérité,  ne  vouloir  que 
la  justice,  être  connu  de  ses  ennemis  (  ce  sou- 
hait comprend  tout  pour  la  félicité  de  l'Eu- 
rope )  ;  devenir  l'arbitre  des  nations  après  avoir 
guéri  leur  jalousie,  faire  sentir  toute  sa  bonté  à 
son  peuple  dans  une  paix  profonde,  être  long- 
temps les  délices  du  genre  humain ,  et  ne  ré- 
gner sur  les  hommes  que  pour  faire  régner  Dieu 
au-dessus  de  lui  ! 

Voilà,  messieurs,  ce  que  monsieur  Pellisson 
auroit  éternisé  dans  son  Histoire  ;  l'Académie  a 
fourni  d'autres  hommes  dont  la  voix  est  assez 
forte  pour  le  faire  entendre  aux  siècles  les  plus 
reéculés.  Mais  une  matière  si  vaste  vous  invite 
tous  à  écrire  :  travaillez  donc  tous  à  l'envi , 


RÉPONSE  AU  DISCOURS  DE  FÉNÉLON. 


609 


messieurs  ,  pour  célébrer  un  si  lieau  règne.  Je 
ne  saurois  mieux  lémoifjner  mon  zèle  à  cette 
compagnie  que  par  un  souliail  si  digne  d'elle. 


RÉPONSE 

DE     M.     BERGERET, 

DIRECTEUR    DE    l' ACADEMIE. 


Monsieur  , 


Le  public,  qui  sait  combien  l'Académie  fran- 
çaise a  perdu  à  la  mort  de  monsieur  Pellisson  , 
n'a  pas  plus  tôt  ouï  nommer  le  successeur 
qu'elle  lui  donne,   qu'en  même  temps  il  la     que  la  mort  est  venue  le  surprendre.  Heureux 


la  tète  des  Œuvres  de  Sarazin,  si  connue  et  si 
estimée,  a  passé  pour  un  chef-d'œuvre  en  ce 
genre-là. 

Sa  paraphrase  sur  les  Institutes  de  Juslinien 
est  écrite  d'une  pureté  et  d'une  élégance  dont 
on  ne  croyoit  pas  jusqu'alors  que  celte  matière 
i'ùt  capable. 

Il  y  a,  dans  les  prières  qu'il  a  faites  pour  dire 
pendant  la  messe  ,  un  feu  divin  et  une  sainte 
onction  qui  marquent  tous  les  sentimens  d'une 
véritable  piélé. 

Ses  ouvrages  de  controverse  ,  éloignés  de 
toutes  sortes  d'emportemens ,  ont  une  certaine 
tendresse  qui  gagne  le  cœur  de  ceux  dont  il  veut 
convaincre  l'esprit,  et  la  foi  y  est  partout  insé- 
parable de  la  charité. 

l\  avoit  fort  avancé  uu  grand  ouvrage  pour 
défendre  la  vérité  du  mystère  de  l'Eucharistie 
contre  les  faux  raisonnemens  des  hérétiques  : 
c'est  sur  un  ouvrage  si  catholique  et  si  saint 


louée  de  la  justice  de  son  choix  et  de  savoir  si 
heureusement  réparer  ses  plus  grandes  pertes. 
Celle-ci  n'est  pas  une  perte  particulière  qui 
ne  regarde  que  nous  ;  toute  la  république  des 
lettres  y  est  intéressée,  et  nous  pouvons  nous 
assurer  que  tous  ceux  qui  les  aiment  regrette- 
ront notre  illustre  confrère. 


d'avoir  expiré  le  cœur  plein  de  ces  pensées  et  de 
ces  sentimens  ! 

Le  plus  grand  honneur  que  l'Académie  fran- 
çaise lui  pouvoit  faire  après  tant  de  réputation 
qu'il  s'est  acquise,  c'étoit ,  monsieur  ,  de  vous 
nommer  pour  être  son  successeur ,  et  de' faire 
connoître  au  public  que  pour  bien  remplir  la 


Les  ouvrages  qu'il  a  faits,  en  quelque  genre  place  d'un  académicien  comme  lui,  elle  a  jugé 

que  ce  soit,  ont  toujours  eu  l'approbation  pu-  qu'il  en  falloit  un  comme  vous, 
blique  ,  qui  n'est  point  sujette  à  la  ilatterie  ,  et  Je  sais  bien  que  c'est  faire  violence  à  votre 

qui  ne  se  donne  qu'au  mérite.  modestie  que  de  parler  ici  de  votre  mérite  : 

Ses  poésies,  soit  galantes,  soit  morales,  soit  mais  c'est  une  obligation  que  l'Académie  s'est 

héroïques,  soit  chrétiennes,  ont  chacune  le  ca-  imposée  elle-même  de  justiiier  publiquement 

ractère  naturel  qu'elles  doivent  avoir,  avec  un  son  choix  ;  et  je  dois  vous  dire ,  en  son  nom  , 


tour  et  un  agrément  que  lui  seul  pouvoit  leur 
donner. 

C'est  lui  aussi  qui,  pour  faire  naître  dans  les 
autres  et  pour  y  perpétuer,  à  la  gloire  de  notre 
nation,  l'esprit  et  le  feu  de  la  poésie  qui  brilloit 
en  lui ,  a  toujours  donné,  depuis  vingt  ans ,  le 
prix  des  vers  qui  a  été  distribué  par  l'Académie. 

Tout  ce  qu'il  a  écrit  en  prose  sur  les  ma- 
tières les  plus  différentes  a  été  généralement 
estimé. 

L'Histoire  de  l'iVcadémie  française,  par  oiiil 
a  commencé,  laisse  dans  l'esprit  de  tous  ceux 
qui  la  lisent,  un  désir  de  voir  celle  du  Roi  qu'il 
a  depuis  écrite,  et  que  dès  lors  on  le  jugea  ca- 
pable d'écrire. 

Le  panégyrique  du  Roi,  qu'il  prononça  dans 
la  place  où  j'ai  l'honneur  d'être  ,  fut  aussitôt 
traduit  en  plusieurs  langues,  à  l'honneur  de  la 
nôtre. 


que  nulle  autre  considération  que  celle  de  votre 
mérite  personnel  ne  l'a  obligée  à  vous  donner 
son  sulfrage. 

Elle  ne  l'a  point  donné  à  l'ancienne  et  illustre 
noblesse  de  votre  maison  ,  ni  à  la  dignité  et  à 
l'importance  de  votre  emploi  ,  mais  seulement 
aux  grandes  qualités  qui  vous  y  ont  fait  appeler. 

<>n  sait  que  vous  aviez  résolu  de  vous  cacher 
toujours  au  monde,  et  qu'en  cela  votre  modes- 
tie a  été  trompée  par  votre  charité  ;  car  il  est 
vrai  que  vous  étant  consacré  tout  entier  aux 
missions  apostoliques,  où  vous  ne  pensiez  qu'à 
suivre  les  mouvcmeus  d'une  charité  chrétienne, 
vous  avez  fait  paroître,  sans  y  penser,  une  élo- 
quence véritable  et  solide,  avec  tous  les  talents 
acquis  et  naturels  qui  sont  nécessaires  pour  la 
former. 

Et  quoique,  ni  dans  vos  discours,  ni  dans 


vos  écrits,  il  n'y  eût  rien  qui  ressentît  les  lettres 
La  belle  et  éloquente  préface  qu'ila  mise  à     profanes,  on  ne  pouvoit  jjas  douter  que  vous 

FÉNELON.    ÏOME    VI.  39 


OJO 


RÉPONSE  AU  DISCOURS  DE  FÉNELON. 


n'en  eussiez  une  parfaite  connoissance,  au- 
dessus  de  laquelle  vous  saviez  vous  élever  par  la 
liauteur  des  mystères  dont  vous  parliez  pour  la 
conversion  des  hérétiques  et  pour  l'édification 
des  fidèles. 

Ce  ministère  tout  apostolique  ,  par  lequel 
vous  vous  éloigniez  de  la  Cour ,  a  été  princi- 
palement ce  qui  a  porté  le  Roi  à  vous  y  appeler, 
ayant  jugé  que  vous  étiez  d'autant  plus  capable 
de  bien  élever  déjeunes  princes,  que  vous  aviez 
fait  voir  plus  de  charité  pour  le  salut  des  peu- 
ples ;  et ,  dans  cette  pensée ,  il  vous  a  joint  à  ce 
sage  gouverneur  dont  la  solide  vertu  a  mérité 
qu'il  ait  été  choisi  pour  un  si  grand  emploi. 

Le  public  apprit  avec  joie  la  part  qui  vous  y 
étoit  donnée,  parce  qu'il  sait  que  vous  avez 
toutes  les  vertus  nécessaires  pour  faire  connoître 
aux  jeunes  princes  leuis  véritables  obligations , 
et  pour  leur  dire  ,  de  la  manière  la  plus  tou- 
chante, que  rien  ne  peut  leur  être  plus  glorieux 
que  d'aimer  les  jx-uples  et  d'en  être  aimés. 

L'obligation  de  vuus  acquitter  d'une  fonction 
si  importante  lit  aussitôt  briller  en  vous  toutes 
ces  rares  qualités  d'esprit  dont  on  n'avoit  vu 
qu'une  partie  dans  vos  exercices  de  piété  :  une 
vaste  étendue  de  connoissances  en  tout  genre 
d'érudition  ,  sans  confusion  et  sans  embarras  ; 
un  juste  discernement  pour  en  faire  l'applica- 
tion et  l'usage  j  un  agrément  et  une  facilité  d'ex- 
pression qui  vient  de  la  clarté  et  de  la  netteté 
des  idées  ;  une  mémoire  dans  laquelle  ,  comme 
dans  une  bibliothèque  qui  vous  suit  partout , 
vous  trouvez  à  propos  les  cxeiuples  et  les  faits 
historiques  dont  vous  a\ez  besoin;  une  imagi- 
nation *de  la  beauté  de  celle  qui  fait  les  plus 
grands  hommes  dans  tous  les  arts  ,  et  dont  on 
sait ,  par  expérience,  que  la  force  et  la  vivacité 
vous  rendent  les  choses  aussi  présentes  qu'elles 
le  sont  à  ceux  mômes  qui  les  ont  devant  les 
yeux. 

Ainsi  vous  possédez  avec  avantage  tout  ce 
qu'on  pou  voit  souhaiter,  non-seulement  pour 
former  les  mœurs  des  jeunes  princes,  ce  qui 
est,  sans  comparaison,  le  plus  important,  mais 
encore  pour  leur  polir  et  leur  orner  l'esprit  ;  ce 
que  vous  faites  avec  d'autant  plus  de  succès, 
que,  par  une  douceur  qui  vous  est  propre,  vous 
avez  su  leur  rendre  le  travail  aimable  ,  et  leur 
faire  trouver  du  plaisir  dans  l'étude. 

L'expérience  ne  pouvoit  être  plus  heureuse 
qu'elle  l'a  été  jusqu'ici,  puisque  ces  jeunes  prin- 
ces ,  si  dignes  de  leur  naissance,  la  plus  auguste 
du  monde  ,  sont  avancés  dans  la  connoissance 
des  choses  qu'ils  doivent  savoir,  bien  au-delà 
de  ce  qu'on  pouvoit  attendre;  et  ils  font  déjà 


l'honneur  de  leur  âge  ,  l'espérance  de  l'Etat  et 
le  désespoir  de  nos  ennemis. 

Celui  de  ces  jeunes  princes  que  la  Provi- 
dence a  destiné  à  monter  un  jour  sur  le  trône 
est  un  de  ces  génies  supérieurs  qui  ont  un  em- 
pire naturel  sur  les  autres,  et  qui,  dans  l'ordre 
même  de  la  raison,  semblent  être  nés  pour  leur 
commander. 

On  peut  dire  que  la  nature  lui  a  prodigué 
tous  ses  dons  ;  vivacité  d'esprit ,  beauté  d'ima- 
gination ,  facilité  de  mémoire,  justesse  de  dis- 
cernement ;  et  c'est  par  là  qu'il  est  admiré 
chaquejour  des  courtisans  les  plus  sages,  prin- 
cij)alement  dans  les  reparties  vives  et  ingénieuses 
qu'il  fait  à  toute  heure  sur  les  différens  sujets 
qui  se  présentent. 

Jusqu'où  n'ira  point  un  si  heureux  naturel  , 
aidé  et  soutenu  d'une  excellente  éducation!  Il 
est  déjà  si  au-dessus  de  son  âge  ,  qu'en  ne  ju- 
geant des  choses  que  par  les  choses  mêmes ,  on 
ne  croiroit  jamais  que  les  traductions  qu'il  a 
faites  fussent  les  ouvrages  d'un  jeune  prince  de 
dix  ans:  tant  il  y  a  de  bon  sens  ,  de  justesse  et 
de  style. 

Quel  sujet  d'espérance  et  de  joie  pour  tous 
ceux  qui  suivent  les  lettres,  de  voir  ce  jeune 
prince  qui  se  plaît  ainsi  à  les  cultivei'  lui-même, 
et  qui,  dans  un  âge  si  tendre,  semble  déjà  vou- 
loir partager  avec  César  la  gloire  que  ce  con- 
quérant s'est  acquise  par  ses  écrits  ! 

Vous  saurez,  monsieur  ,  vous  servir  heureu- 
sement d'une  si  belle  inclination  pour  lui  parler 
en  faveur  des  lettres,  pour  lui  en  faire  voir 
l'importance  et  la  nécessité  dans  la  politique , 
pour  lui  dire  que  c'est  en  aimant  les  lettres, 
qu'un  prince  les  fait  fleurir  dans  ses  Etats, 
qu'il  y  fait  naître  de  grands  hommes  pour  tous 
les  grands  enqdois,  et  qu'il  a  toujours  l'avan- 
tage de  vaincre  ses  ennemis  par  le  discours  et 
par  la  raison;  ce  qui  n'est  pas  moins  glorieux  , 
et  souvent  beaucoup  plus  utile  que  de  les  vain- 
cre par  la  force  et  par  la  valeur. 

Vous  lui  parlerez  aussi  quelquefois  de  l'Aca- 
démie française.  Vous  lui  ferez  entendre  qu'en- 
core qu'elle  semble  n'être  occupée  que  sur 
les  mots,  il  faut  pour  cela  qu'elle  connoisse 
distinctement  les  choses  dont  les  mots  sont  les 
signes;  qu'il  n'y  a  que  les  esprits  naturellement 
grossiers  qui  n'ont  aucun  soin  du  langage;  que 
de  tout  temps  les  honnnes  se  sont  distingués  les 
uns  des  autres  par  la  parole  ;,  comme  ils  sont 
tous  distingués  des  animaux  par  la  raison;  et 
qu'enfin  l'établissement  de  cette  compagnie, 
dans  le  dessein  de  cultiver  la  langue,  a  été  l'un 
des  plus  grands  soins  du  plus  grand  ministre 


I 


RÉPONSE  AU  DISCOURS  DE  FÉNELON. 


611 


que  la  Fi'ance  ait  jamais  eu,  parce  qu'il  com- 
])renoit  paiiaitouiciit  rouihien  les  choses  dé- 
pendent souvent  des  pai'oles  et  des  expressions, 
jusque  là  même  que  les  clioses  les  plus  saintes 
et  les  plus  augustes  perdent  beaucoup  de  la 
vénération  qui  leur  est  due  quand  elles  sont 
exprimées  dans  un  mauvais  langage. 

Ce  seroit  donc  un  grand  avantage  pour  noire 
siècle,  au-dessus  de  tous  ceux  qui  l'ont  pré- 
cédé, si  l'Académie  française,  comme  il  y  a 
lieu  de  l'espérer  ,  pouvoit  fixer  le  langage  que 
nous  parlons  aujourd'hui  et  l'empccher  de 
vieillir. 

Ce  seroit  avoir  servi  utilement  l'Eglise  et 
l'État,  si,  avec  le  secours  d'un  Dictionnaire 
que  le  public  verra  dans  peu  de  mois ,  la  langue 
n'étoit  plus  sujette  à  changer,  et  si  les  grandes 
actions  du  Roi,  qui,  pour  être  trop  grandes, 
perdent  beaucoup  de  leur  éclat  par  la  faiblesse 
de  l'expression  ,  n'en  perdoient  plus  rien  dans 
la  suite  par  le  changement  du  langage. 

Il  est  vrai  que,  quoi  qu'il  arrive  de  notre 
langue ,  la  gloire  de  Louis  le  Grand  ne  périra 
jamais.  Le  monde  entier  en  est  le  dépositaire  ; 
et  hs  autres  nations  ne  sauroicnt  écrire  leur 
propre  histoire  sans  parler  de  ses  vertus  et  de 
ses  conquêtes. 

On  ne  peut  pas  douter  que  sa  dernière  cam- 
pagne ne  soit  déjà  écrite  dans  chacune  des 
langues  de  tant  d'armées  différentes,  qui  s'é- 
toient jointes  pour  le  combattre,  et  qui  l'ont  vu 
triompher. 

Il  n'est  pas  non  plus  possible  que  l'histoire 
la  plus  étrangère  et  la  plus  ennemie  ne  parle 
avec  éloge ,  je  ne  dis  pas  seulement  des  grands 
avantages  que  nous  avons  remportés,  je  dis 
même  de  la  perte  que  nous  avons  faite  :  car  si 
les  vents  ont  été  contraires  au  projet  le  plus 
sage,  le  mieux  pensé,  le  plus  digne  d'un  roi 
protecteur  des  rois ,  et  si  quelques-uns  de  nos 
vaisseaux  ont  péri  faute  de  trouver  un  port , 
ça  été  après  être  sortis  glorieusement  d'un  com- 
bat où  ils  dévoient  être  accablés  par  le  nombre, 
et  après  l'avoir  soutenu  avec  tant  de  coui'age  , 
tant  de  fermeté,  tant  de  valeur,  que  la  plus  in- 
signe victoire  mériteroit  d'être  moins  louée. 

Le  prodige  de  la  prise  de  Naraur  peut-il 
aussi  manquer  d'être  écrit  dans  toutes  ses  admi- 
rables circonstances?  Déjà  long-temps  avant 
que  ce  grand  événement  élonnàt  le  monde  ,  nos 
ennemis  ,  qui  le  croyoient  impossible  ,  avoit  dit 
tout  ce  qui  se  pouvoit  dire  pour  le  faire  admi- 
rer encore  davantage  après  qu'il  seroit  arrivé. 
Ils  avoient  eux-mêmes  publié  partout  que  Na- 
niur  étoit  une  place  imprenable  ;  ils  souhai- 


toienl  que  la  Franco  fût  assez  téméraire  pour 
eu  entreprendre  le  siège;  et  quand  ils  y  virent 
le  Roi  en  personne  ,  ils  crurent  que  ce  sage 
prince  n'agissoit  plus  avec  la  même  sagesse.  Ils 
se  réjouirent  publiquement  d'un  si  mauvais 
conseil,  qui  ne  pouvoit  avoir,  selon  eux,  qu'un 
malheurex  succès  pour  nous. 

C'étoit  le  raisonnement  d'un  prince  qui  passe 
pour  un  des  plus  grands  politiques  du  monde, 
aussi  bien  que  de  tous  les  autres  princes  qui 
commaudoient  sous  lui  l'armée  ennemie.  Et  il 
faut  leur  rendre  justice  :  quand  ils  raisonnoient 
ainsi  sur  l'impossibilité  de  prendre  Namur,ils 
raisonnoient  selon  les  règles.  Ils  avoient  poiu* 
eux  toutes  les  apparences ,  la  situation  natu- 
relle de  la  place  ,  les  nouvelles  défenses  que 
l'art  y  avoit  ajoutées  ,  une  forte  garnison  au 
dedans ,  une  puissante  armée  au  dehors,  et  en- 
core des  secours  extraordinaires  qu'ils  n'avoient 
point  espérés  :  car  il  sembloit  que  les  saisons 
déréglées  et  les.élémens  irrités  fussent  entrés 
dans  la  ligue;  les  eaux  des  pluies  avoient  changé 
les  campagnes  en  marais ,  et  la  terre  dans  la 
saison  des  Heurs  n'étoit  couverte  que  de  frimas. 
Cependant,  malgré  tant  d'obstacles,  ce  Nannu" 
imprenable  a  été  pris  sur  son  rocher  inacces- 
sible ,  et  à  la  vue  d'une  arniéc  de  cent  mille 
honnnes. 

Peut-on  douter  après  cela  que  nos  ennemis 
mêmes  ne  parlent  de  cette  conquête  avec  tous 
les  sentimens  d'admiration  qu'elle  mérite?  Et 
puisqu'ils  ont  dit  tant  de  fois  qu'il  étoit  impos- 
sible de  prendre  cette  place,  il  faut  bien  main- 
tenant qu'ils  disent  pour  leur  propre  honnenr 
qu'elle  a  été  prise  par  une  puissance  extraor- 
dinaire qui  tient  du  prodige ,  et  à  laquelle  ne 
peuvent  résister  ni  les  hommes  ni  les  élémens. 

Mais  de  toutes  les  merveilles  de  ce  fameux 
siège,  la  plus  grande  est  sans  doute  la  constance 
héroïque  et  inconcevable  avec  laquelle  le  Roi 
en  a  soutenu  et  surmonté  tous  les  travaux.  Ce 
n'étoit  pas  assez  pour  lui  de  passer  les  jours  à 
cheval,  il  veilloit  encore  une  grande  partie  de 
la  nuit;  et  après  avoir  commandé  à  ses  princi- 
paux ofiiciers  d'aller  prendre  du  repos,  lui 
seul  recommcnçoit  tout  de  nouveau  à  travailler. 
Roi,  ministre  d'Etat  et  général  d'armée  tout  en- 
semble ,  il  n'avoit  pas  un  seul  moment  sans  une 
affaire  de  la  dernière  inq)ortance,  ouvrant  lui- 
même  les  lettres  ,  faisant  les  réponses,  donnant 
tous  les  ordres  ,  et  entrant  encore  dans  tous  les 
détails  de  l'exécution. 

Quelle  ample  matière  à  cette  agissante  vertu 
qui  lui  est  naturelle  ,  avec  laquelle  il  suffit 
tellement  à  tout,  (juc  jusqu'à  présent  l'Etat  n'a 


r.1^2 


MÉMOIRE  SLR  LES  OCCUPATIONS  DE  LACADÉMIE. 


rien  encore  souffert  par  la  perte  Jes  minisli  es  ! 
Ils  (lisparoissent  et  quittent  les  plus  grandes 
places  sans  laisser  après  eux  le  moindre  vide  : 
tout  se  suit,  tout  se  fait  comme  auparavant  , 
parce  que  c'est  toujours  Louis  le  Grand  qui  gou- 
verne. 

Il  revient  enlin,  après  cette  heureuse  con- 
quête, au  milieu  de  ses  peuples  3  il  revient  faire 
cesser  les  craintes  et  les  alarmes  où  ils  étoient 
d'avoir  appris  qu'il  entroit  chaque  jour  si  avant 
dans  les  périls  ,  qu'un  jeune  prince  de  son  sang 
avoit  été  hlessé  à  ses  cotés. 

A  peine  fut-il  de  retour  que  les  ennemis  vou- 
lurent profiter  de  son  éloignement  :  mais  ils 
connurent  bientôt  que  sou  armée,  toute  pleine 
de  l'ardeur  qu'il  lui  avoit  inspirée ,  étoit  une 
armée  invincible. 

Peut-on  avoir  une  preu\c  plus  illustre  et 
plus  éclatante  que  le  combat  de  Steinkerque  ? 
Le  temps,  le  lieu ,  favorisoient  les  ennemis  ,  et 
déjà  ils  nous  avoient  enlevé  quelques  pièces  de 
canon,  quand  nos  soldats,  indignés  de  cette 
perte,  courant  sur  eux  l'épée  à  la  main  ,  ren- 
versèrent toutes  les  défenses ,  entrèrent  dans 
leurs  rangs,  y  portèrent  l'épouvante  et  la  mort, 
prirent  tout  ce  quils  avoient  de  canon,  et  rem- 
portèrent enthi  une  victoire  d'autant  plus  glo- 
rieuse, que  les  ennemis  avoient  cru  d'abord  l'a- 
voir gagnée. 

Tous  ces  merveilleux  succès  sont  marqués 
dans  l'histoire  comme  les  effets  naturels  de  la 
sage  conduite  du  Roi  et  des  héroïques  vertus 
par  lesquelles  il  se  fait  aimer  de  ses  sujets,  d'un 
amour  qui,  en  combattant  pour  lui,  va  tou- 
jours jusqu'à  la  fureur  :  mais  lui-même,  par 
un  sentiment  de  piété  et  de  religion  ,  en  a  rap- 
porté toute  la  gloire  à  Dieu;  il  a  voulu  que  Dieu 
seul  en  ait  été  loué;  et  il  n'a  pas  même  permis 
que,  suivant  la  coutume,  les  compagnies  soient 
allées  le  complimenter  sur  de  si  grands  événe- 
mens.  Je  dois  craindre  après  cela  de  m'exposer 
à  en  dire  davantage ,  et  j'ajouterai  seulement 
que  plus  ce  grand  prince  fuit  la  louange,  plus  il 
fait  voir  qu'il  en  est  digue. 


MEMOIRE 


OCCl  PATIOÀS  DE  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE. 


Pouu  obéir  à  ce  qui  est  porté  dans  la  délibé- 
ration du  23  novembre  1713,  je  proposerai 
ici  mon  avis  sur  les  travaux  qui  peuvent  être 
les  plus  convenables  à  l'Académie,  par  rapport 
à  son  institution  et  à  ce  que  le  public  attend 
d'un  corps  si  célèbre.  Pour  le  faire  avec  quel- 
que ordre  ,  je  diviserai  ce  que  j'ai  à  dire  en  deux 
parties  :  la  première  regardera  l'occupation  de 
l'Académie  pendant  qu'elle  travaille  encore  au 
Dictionnaire  j  la  deuxième,  l'occupation  qu'elle 
peut  se  donner  lorsque  le  Dictionnaire  sera  en- 
tièrement achevé. 

PRE>ui:RE    PARTIE. 

Occupation  de  l'Académie  pendant  ([u'elif  travaille  encore 
au  Dictionnaire. 

Je  suis  persuadé  qu'il  faut  continuer  le  tra- 
vail du  Dictionnaire,  et  qu'on  ne  peut  y  donner 
trop  de  soin  ni  trop  d'application  ,  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  reçu  toute  la  perfection  dont  peut  être 
susceptible  le  Dictionnaire  d'une  langue  vi- 
vante ,  c'est-à-dire  sujette  à  de  continuels  chan- 
gemens. 

Mais  c'est  une  occupation  véritablement  di- 
gne de  l'Académie.  Les  mauvaises  plaisanteries 
des  ignorans,  et  sur  le  temps  qu'on  y  emploie, 
et  sur  les  mots  que  l'on  y  trouve  ,  n'empêclie- 
ront  pas  que  ce  ne  soit  le  meilleur  et  le  plus 
parfait  ouvrage  qui  ait  été  fait  en  ce  genre-là  jus- 
qu'à présent.  Je  crois  que  cela  ne  suffît  pas  en- 
core ,  et  que  pour  rendre  ce  grand  ouvrage 
aussi  utile  qu'il  le  peut  être,  il  faut  y  joindre 
un  recued  très-ample  et  très-exact  de  toutes  les 
remarques  que  l'on  peut  faire  sur  la  langue 
française,  et  commencer  dès  aujourd'hui  à  y 
travailler.  Voici  les  raisons  de  mon  avis. 

Le  Dictionnaire  le  plus  parfait  ne  contient  ja- 
mais que  la  moitié  dune  langue  ;  il  ne  pré- 
sente que  les  mots  et  leur  signification  ;  comme 
un  clavecin  bien  accordé  ne  fournit  que  des 
touches,  qui  expriment,  à  la  vérité,  la  juste  va- 
leur de  chaque  son,  mais  qui  n'enseignent  ni 


Mi::i\IOIRE  SUR  LES  OCCUPATIONS 


L'ACADÉMIE. 


613 


l'art  fie  les  employer,  ni  les  moyens  déjuger 
de  l'hahilelé  de  ceux  qui  les  emploient. 

Les  Français  naturels  peuvent  trouver,  dans 
l'usage  du  monde  et  dans  le  commerce  des  hon- 
nêtes gens ,  ce  qui  leur  est  nécessaire  pour  bien 
parler  leur  langue;  mais  les  étrangers  ne  peu- 
vent le  trouver  que  dans  des  remarques. 

C'est  ce  qu'ils  attendent  de  l'Académie  ;  et 
c'est  peut-être  la  seule  chose  qui  manque  à  no- 
tre langue  pour  devenir  la  langue  universelle 
de  toute  l'Europe,  et,  pour  ainsi  dire^,  de  tout  le 
monde.  Elle  a  fourni  une  inflnité  d'cxcellcns 
livres  en  toutes  sortes  d'arts  et  de  sciences.  Les 
étrangers  de  tout  pays,  de  tout  Age,  de  tout 
sexe,  de  toute  condition  ,  se  font  aujourd'hui 
un  honneur  et  un  mérite  de  la  savoir.  C'est  à 
nous  à  faire  en  sorte  que  ce  soit  pour  eux  un 
plaisir  de  l'apprendre. 

On  le  peut  aisément  par  le  moyen  de  ces  re- 
marques ,  qui  seront  également  solides  dans 
leurs  décisions,  et  agréables  par  la  manière  dont 
elles  seront  écrites. 

Et  certainement  rien  n'est  plus  propre  à  re- 
doubler dans  les  étrangers  l'amour  qu'ils  ont 
déjà  pour  notre  langue ,  que  la  facilité  qu'on 


gelas  qui  out  été  revues  par  l'Académie,  aux 
sages  décisions  de  laquelle  il  se  faut  tenir.  Ceux 
qui  apporteront  leurs  ({uestions  pom'ront  à  leur 
choix  ,  ou  les  proposer  eux-mêmes  ,  ou  les  re- 
meltre  à  M.  le  secrétaire  perpétuel ,  pour  être 
par  lui  projiosées  ;  et  elles  le  seront  selon  l'ordre 
dans  lequel  chacun  sera  arrivé  h  l'assemblée. 

Les  questions  des  absens  seront  remises  à 
M.  le  secrétaire  perpétuel ,  et  par  lui  proposées 
après  toutes  les  autres  et  dans  l'ordre  qu'il  ju- 
gera à  propos. 

On  emploiera  depuis  trois  heures  jusqu'à 
quatre  au  travail  du  Dictionnaire  ,  et  depuis 
quatre  jusqu'à  cinq  à  examiner  les  questions  : 
les  décisions  seront  rédigées  au  bas  de  chaque 
question  ,  ou  par  celui  qui  l'aura  proposée  s'il 
le  désire,  ou  par  M.  le  secrétaire  perpétuel,  ou 
par  ceux  qu'il  voudra  prier  de  le  soulager  dans 
ce  travail. 

La  meilleure  manière  de  trouver  aisément 
des  questions  et  d'en  rendre  l'examen  double- 
ment utile ,  ce  sera  de  les  chercher  dans  nos 
bons  livres  en  faisant  attention  à  toutes  les  fa- 
çons de  parler  qui  le  mériteront  ,  ou  par  leur 
élégance,  ou  par  leur  irrégularité,  ou  parla 


leur  donnera  de  se  la  rendre  familière,  et  l'es-     difficulté  que  les  étrangers  peuvent  avoir  à  les 


péranoe  qu'ils  auront  de  trouver  en  un  seul 
volume  la  solution  de  toutes  les  difficultés  qui 
les  arrêtent  dans  la  lecture  de  nos  bons  auteurs. 
J'en  ai  souvent  fait  l'expérience  avec  des  Es- 
pagnols, des  Italiens,  des  Anglais,  et  des  Alle- 
mands même  :  ils  étoient  ravis  de  voir  qu'avec 
un  secours  médiocre  ils  parvenoient  d'eux- 
mêmes  à  entendre  nos  poètes  français  plus  fa- 
cilement qu'ils  n'entendent  ceux  mêmes  qui  ont 
écrit  dans  leur  propre  langue  ,  et  qu'ils  se 
croient  cependant  obligés  d'admirer,  quoiqu'ils 


entendre  ;  et  en  cela  je  ne  propose  que  l'exécu- 
tion du  vingt-cinquième  article  de  nos  statuts. 
Les  académiciens  qui  sont  dans  les  provinces 
ne  seront  point  exenqifs  de  ce  travail .  et  seront 
obligés  d'envoyer  tous  les  mois  ou  tous  les  trois 
mois  à  M.  le  secrétaire  perpétuel  autant  de 
questions  qu'il  y  aura  eu  de  jours  d'assemblée. 
On  tirera  de  ce  travail  des  avantages  très-consi- 
dérables :  ce  sera  pour  les  étrangers  un  excellent 
commentaire  sur  tous  nos  bons  auteurs,  et  pour 
nous-mêmes  un  moyen  sur  de  développer  le 


avouent  qu'ils  n'en  ont  qu'une  intelligence  très-     fond  de  notre  langue,  qui  n'est  pas  encore  par- 


imparfaite. 

M.  Prior,  Anglais,  dont  l'esprit  et  les  lu- 
mières sont  connus  de  tout  le  monde,  et  qui  est 
peut-être,  de  tous  les  étrangers,  celui  qui  a  le 
plus  étudié  notre  langue  ,  m'a  parlé  cent  fois  de 
la  nécessité  du  travail  que  je  propose,  et  de 
l'impatience  avec  laquelle  il  est  attendu. 

Voici ,  à  ce  qu'il  me  semble,  les  moyens  de 
l'entreprendre  avec  succès. 

Il  faudroit  convenir  (|ue  tous  les  académiciens 
qui  sont  à  Paris  seroient  obligés  d'apporté!'  par 


faitement  connu. 

De  ces  remarques  mises  en  ordre,  on  pouria 
aisément  former  le  plan  d'une  nouvelle  Gram- 
maire française;  et  elle  sera  peut-être  la  seule 
bonne  qu'on  ait  vue  jusqu'à  présent. 

Elles  seront  encore  très-utiles  pour  conserver 
le  mérite  du  Dictionnaire  :  car  il  s'établit  tous 
les  jours  des  mots  nouveaux  dans  notre  langue  ; 
ceux  qui  y  sont  établis  perdent  leur  ancienne 
signitication  et  en  acquièrent  de  nouvelles.  Il 
est  impossible  de  faire  une  édition  du  Diction- 


écrit  ou  d'envoyer  chaque  jour  d'assemblée  une     naire  à  chaque  changement  ;  et  cependant  ces 


question  sur  la  langue  ,  telle  qu'ils  jugeroient  à 
propos ,  sans  même  se  mettre  en  peine  de  sa- 
voir si  elle  aura  déjà  été  traitée  par  le  P.  Bou- 
bou rs  ,  par  Ménage  ,  ou  par  d'autres. 

On  en  doit  seulenîent  excepter  celles  de  Vau- 


changemens  le  rendroient  défectueux  en  peu 
d'années  ,  si  l'on  ne  trouve  le  moyen  d'y  sup- 
pléer par  ces  remarques,  qui  seront,  pour  ainsi 
dire  ,  le  journal  de  notre  langue  et  le  dépôt 
éternel  de  tous  les  changemens  que  fera  l'usage. 


614 


MÉMOIRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Je  ne  dois  point  omettre  que  ce  nouveau 
genre  d'occupation  rendra  nos  asseml)lées  plus 
vives  et  plus  animées ,  et  par  conséquent  y  at- 
tirera un  plus  grand  nombre  d'académiciens  ,  à 
qui  la  longue  et  pesante  uniformité  de  notre 
ancien  travail  ne  laisse  pas  de  paroître  en- 
nuyeuse. Le  public  même  prendra  part  à  nos 
exercices  ,  et  travaillera ,  pour  ainsi  dire ,  avec 
nous  ;  la  cour  et  la  ville  nous  fornirout  des 
questions  en  grand  nombre  ,  indépendamment 
de  celles  qui  se  trouvent  dans  les  livres  :  donc 
l'intérêt  que  cbacun  prendra  à  la  question  qu'il 
aura  proposée  produira  dans  les  esprits  une 
émulation  qui  est  capable  de  porter  notre  langue 
à  un  degré  de  perfection  où  elle  n'est  point  en- 
core arrivée.  On  en  peut  juger  par  le  progrès 
que  la  géométrie  et  la  musique  ont  fait  dans  ce 
royaume  depuis  trente  ans. 

11  faudra  imprimer  régulièrement  au  com- 
mencement de  cbaque  trimestre  le  travail  de 
tout  ce  qui  aura  été  fait  dans  le  trimestre  pré- 
cédent :  la  révision  de  l'ouvrage  et  le  soin  de 
l'impression  pourront  être  remis  à  deux  ou  trois 
commissaires  que  l'Académie  nommera  tous  les 
trois  mois  pour  soulager  M.  le  secrétaire  per- 
pétuel. 

Chacun  de  ces  volumes ,  dont  il  faut  espérer 
que  la  lecture  sera  très-agréable  et  le  prix  très- 
modique  ,  se  distribuera  aisément ,  non-seule- 
ment par  toute  la  France,  mais  par  toute  l'Eu- 
rope ;  et  l'on  ne  sera  pas  long-temps  sans  en 
reconnoître  l'utilité. 

Et  pour  éviter  l'ennui  que  trop  d'uniformité 
jette  toujours  dans  les  meilleures  choses ,  il  sera 
à  propos  de  varier  le  style  de  ces  remarques , 
en  les  proposant  en  forme  de  lettre,  de  dialogue 
ou  de  question ,  suivant  le  goût  et  le  génie  de 
ceux  qui  les  proposeront. 

SECONDE    PARTIE. 

Occupation  de  rÂcadéinie  après  Ique   le  Dictionnaire 
sera  aclievé. 

Mon  avis  est  que  l'Académie  entreprenne 
d'examiner  les  ouvrages  de  tous  les  bons  au- 
teurs qui  ont  écrit  en  notre  langue  ,  et  qu'elle 
en  donne  au  public  une  édition  accompagnée 
de  trois  sortes  de  notes  : 

1°  Sur  le  style  et  le  langage  ; 

2°  Sur  les  pensées  et  les  sentimens  ; 

3°  Sur  le  fond  et  sur  les  règles  de  l'art  de 
ehacun  de  ces  ouvrages. 

Nous  avons ,  dans  les  remarques  de  l'Aca- 
démie sur  le  Cid  ,  et  dans  ses  observations  sur 


quelques  odes  de  Malherbe ,  un  modèle  très- 
parfait  de  cette  sorte  de  travail  ;  et  l'Académie 
ne  manque  ni  de  lumières  ni  du  courage  né- 
cessaire pour  l'imiter. 

Il  ne  faut  pas  toutefois  espérer  que  cela  se 
fasse  avec  la  même  ardeur  que  dans  les  pre- 
miers temps  ,  ni  que  plusieurs  commissaires 
s'assemblent  régulièrement,  comme  ils  faisoient 
alors ,  pour  examiner  un  même  ouvrage ,  et 
en  faire  ensuite  leur  rapport  dans  l'assemblée 
générale  :  ainsi  il  faut  que  chacun  des  acadé- 
miciens ,  sans  en  excepter  ceux  qui  sont  dans 
les  provinces  ,  choisisse  selon  son  goût  l'auteur 
qu'il  voudra  examiner,  et  qu'il  apporte  ou  qu'il 
envoie  ses  remarques  par  écrit  aux  jours  d'as- 
semblée. 

Le  public  ne  jugera  pas  indigne  de  l'Acadé- 
mie un  travail  qui  a  fait  autrefois  celui  d'Aris- 
tofe  ,  de  Denys  d'Halicarnasse  ,  de  Démétrius  , 
d'Hermogcne ,  de  Quintilien  et  de  Longin  ;  et 
peut-être  que  par  là  nous  mériterons  un  jour 
de  la  postérité  la  même  reconnoissance  que  nous 
conservons  aujourd'hui  pour  ces  grands  hommes 
qui  nous  ont  si  utilement  instruits  sur  les  beau- 
tés et  les  défauts  des  plus  fameux  ouvrages  de 
leur  temps. 

D'ailleurs  rien  ne  sauroit  être  plus  utile  pour 
exécuter  le  dessein  que  l'Académie  a  toujours 
eu  de  donner  au  public  une  Rhétorique  et  une 
Poétique.  L'article  XXVI  de  nos  statuts  porte 
en  termes  exprès  que  ces  ouvrages  seront  com- 
posés sur  les  observations  de  l'Académie  :  c'est 
donc  par  ces  observations  qu'il  faut  commen- 
cer, et  c'est  ce  que  je  propose. 

S'il  ne  s'agissoit  que  de  mettre  en  français 
les  règles  d'éloquence  et  de  poésie  que  nous 
ont  données  les  Grecs  et  les  Latins ,  il  ne  nous 
resteroit  plus  rien  à  faire.  Ils  ont  été  traduits 
en  notre  langue ,  et  sont  entre  les  mains  de 
tout  le  monde;  et  la  Poétique  d'Aristote  n'étoit 
peut-être  pas  si  intelligible  de  son  temps  pour 
les  Athéniens  qu'elle  l'est  aujourd'hui  pour  les 
Français  depuis  l'excellente  traduction  que  nous 
en  avons,  et  qui  est  accompagnée  des  meilleures 
notes  qui  aient  peut-être  jamais  été  faites  sur 
aucun  auteur  de  l'antiquité. 

Mais  s'il  s'agissoit  d'appliquer  ces  préceptes 
à  notre  langue  ,  de  montrer  comment  on  peut 
être  éloquent  eu  français ,  et  comment  on  peut , 
dans  la  langue  de  Louis  le  Grand ,  trouver  le 
même  sublime  et  les  mêmes  grâces  qu'Homère 
et  Démosthène  ,  Cicéron  et  Virgile ,  avoient 
trouvés  dans  la  langue  d'Alexandre  et  dans  celle 
d'Auguste. 

Or  cela  ne  se  fera  pas  en  se  contentant  d'as- 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


61o 


surer,  avec  une  confiance  peut-être  mal  fondée, 
que  nous  sommes  capables  d'égaler  et  même 
de  surpasser  les  anciens.  Ce  n'est  en  ell'et  que 
parla  lecture  de  nos  bons  auteurs  ,  et  par  un 
examen  sérieux  de  leurs  ouvrages ,  que  nous 
pouvons  connoitre  nous-mêmes  et  faire  ensuite 
sentir  aux  autres  ce  que  peut  notre  langue  et 
ce  qu'elle  ne  peut  pas,  et  comment  elle  veut 
être  maniée  pour  produire  les  miracles  qui  sont 
les  effets  ordinaires  de  l'éloquence  et  de  la 
poésie. 

Chaque  langue  a  sou  génie,  son  éloquence  , 
sa  poésie,  et,  si  j'ose  ainsi  parler,  ses  talents 
particuliers. 

Les  Italiens  ni  les  Espagnols  ne  feront  jamais 
peut-être  de  bonnes  tragédies  ni  de  bonnes  épi- 
grammes,  ni  les  Français  de  bons  poèmes  épi- 
ques ni  de  bons  sonnets. 

Nos  anciens  poêles  avoient  voulu  faire  des 
vers  sur  les  mesures  d'Horace  ,  comme  Horace 
en  avait  fait  sur  les  mesures  des  Grecs  :  cela  ne 
nous  a  pas  réussi,  et  il  a  fallu  inventer  des  me- 
sures convenables  aux  mots  dont  notre  langue 
est  composée. 

Depuis  cent  ans  l'éloquence  de  nos  orateurs 
pour  la  chaire  et  pour  le  barreau  a  changé  de 
forme  trois  ou  quatre  fois.  Combien  de  styles 
différens  avons-nous  admirés  dans  les  prédica- 
teurs avant  que  d'avoir  éprouvé  celui  du  P. 
Bourdaloue,  qui  a  effacé  tous  les  autres,  et  qui 
est  peut-être  arrivé  à  la  perfection  dont  notre 
langue  est  capable  dans  ce  genre  d'éloquence  ! 

Il  seroit  inutile  d'entrer  dans  un  plus  grand 
détail  ;  il  suffit  de  dire  en  un  mot  que  les  plus 
importans  et  les  plus  utiles  préceptes  que  nous 
ont  laissés  les  anciens  ,  soit  pour  l'éloquence , 
ou  pour  la  poésie ,  ne  sont  autre  chose  que  les 
sages  et  judicieuses  réflexions  qu'ils  avoient 
faites  sur  les  ouvrages  de  leurs  plus  célèbres 
écrivains. 

Voilà  le  travail  que  j'estime  être  le  seul  digne 
de  l'Académie  après  que  le  Dictionnaire  sera 
achevé,  et  je  proposerai  la  manière  de  le  con- 
duire avec  ordre  et  avec  facilité  au  cas  qu'elle 
en  fasse  le  même  jugement  que  moi. 

Je  demande  cependant  qu'à  l'exemple  de 
l'ancienne  Rome  on  me  permette  de  sortir  un 
peu  de  mon  sujet,  et  de  dire  mon  avis  sur  une 
chose  qui  n'a  point  été  mise  en  délibéralion  , 
mais  que  je  crois  très-importante  à  l'Académie. 

Je  dis  donc  qu'avant  toutes  choses  nous  de- 
vons oonger  très-sérieusement  à  rétablir  dans  la 
compagnie  une  discipline  exacte,  qui  y  est  très- 
nécessaire,  et  qui  peut-être  n'y  a  jamais  été  de- 
puis son  établissement. 


Sans  cela,  nos  plus  beaux  projets  et  nos  plus 
fermes  résolutions  s'en  iront  eu  fumée,  et  n'au- 
ront point  d'autre  effet  que  de  nous  attirer  les 
railleries  du  public. 

Il  n'y  a  point  de  compagnies,  de  toutes  celles 
qui  s'assemblent  sous  l'autorité  publique  dans 
le  royaume,  qui  n'aient  leurs  lois  et  leurs  sta- 
tuts, et  elles  ne  se  maintiennent  qu'en  les  ob- 
servant. 

Eschine  disoit  à  ses  concitoyens  qu'il  faut 
qu'une  république  périsse  lorsque  les  lois  n'y 
sont  point  observées,  ou  qu'elle  a  des  lois  qui 
se  détruisent  l'une  l'autre  ;  et  il  seroit  aisé  de 
montrer  que  l'Académie  est  dans  ces  deux  cas. 

Il  faut  donc  remédier  à  ce  désordre ,  qui  en- 
traîneroit  infailliblement  la  ruine  de  l'Acadé- 
mie :  mais  ,  pour  le  faire  avec  succès,  et  pour 
pouvoir,  même  en  nous  faisant  des  lois,  con- 
server l'indépendance  et  la  liberté  que  nous 
procure  la  glorieuse  protection  dont  nous  som- 
mes honorés  ,  je  suis  d'avis  que  l'Académie 
commence  par  députer  au  Roi  pour  demander 
à  Sa  Majesté  la  permission  de  se  réformer  elle- 
même,  d'abroger  ses  anciens  statuts,  d'en  faire 
de  nouveaux ,  selon  qu'elle  le  jugera  conve- 
nable. * 

Qu'elle  demande  aussi  la  permission  de 
nommer  pour  ce  travail  des  commissaires  en 
tel  nombre  qu'elle  trouvera  à  propos,  et  qu'elle 
supplie  Sa  JNIajesté  de  vouloir  bien  lui  faire 
l'honneur  de  marquer  elle-même  un  ou  deux 
de  ceux  qu'elle  aurw  le  plus  agréable  qui  soient 
nommés. 


LETTRE  A  M.  DACIER, 

SECRÉTAIRE  PERPÉTIEL  DE  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE, 

SUR   LES 

OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


1714. 

Je  suis  honteux,  monsieur,  de  vous  devoir 
depuis  si  long-temps  une  réponse  ;  mais  ma 
mauvaise  santé  et  mes  embarras  continuels  ont 
causé  ce  retardement.  Le  choix  que  l'Académie 
a  fait  de  votre  personne  pour  l'emploi  de  son 
secrétaire  perpétuel  m'a  donné  une  véritable 
joie.  Ce  choix  est  digne  de  la  compagnie  et  de 
vous  :  il  promet  beaucoup  au  public  pour  les 


010 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


belles-letires.  J'avoue  que  la  demande  que  vous 
me  faites  au  nom  d'un  corps  auquel  je  dois 
faut,  m'embarrasse  un  peu  :  mais  je  vais  parler 
au  hasard,  puisqu'on  l'exige.  Je  le  ferai  avec 
une  grande  déliance  de  mes  pensées  ,  et  une 
sincère  déférence  pour  ceux  qui  daignent  me 
consulter. 

I. 

Iir    niCTIONNAlRE. 

Le  Dictionnaire  auquel  l'Académie  travaille 
mérite  sans  doute  qu'on  l'achève.  Il  est  vrai  que 
l'usage,  qui  change  souvent  pour  les  langues 
vivantes,  pourra  changer  ce  que  ce  Dictionnaire 
aura  décidé. 

Nediim  sernionum  stet  honos  et  gralia  vivax. 
Multa  renascentur  quœ  j;iin  cecidere ,  cadcntque 
Quic  nuncsunt  in  honore,  vocabula,  si  volet  usus, 
Quein  pênes  arbitnum  est  et  jus  et  nornia  loqiiendi  •. 

Mais  ce  Dictionnaire  aura  divers  usages.  Il 
servira  aux  étrangers,  qui  sont  curieux  de  notre 
langue,  et  qui  lisent  avec  fruit  les  li\resexcel- 
le§s  en  plusieurs  genres  qui  ont  été  faits  en 
France.  D'ailleurs  les  Français  les  plus  polis 
peuvent  avoir  quelquefois  besoin  de  recourir  à 
ce  Dictionnaire  par  rapport  à  des  termes  sur 
lesquels  ils  doutent.  Enfin,  quand  notre  langue 
sera  changée ,  il  servira  à  faire  entendre  les 
livres  dignes  de  la  postérité  qui  sont  écrits  en 
notre  temps.  N'est-on  pas  obligé  d'expliquer 
maintenant  le  langage  de  Villehardouin  et  de 
Joinville?  Nous  serions  ravis  d'avoir  des  diction- 
naires grecs  et  latins  faits  par  les  anciens  mêmes. 
La  perfection  des  dictionnaires  est  même  un 
point  où  il  faut  avouer  que  les  modernes  ont 
enchéri  sur  les  anciens.  Un  jour  on  sentu-a  la 
commodité  d'avoir  un  Dictionnrire  qui  serve  de 
cleCà  tant  de  bons  livres.  Le  prix  de  cet  ouvrage 
ne  peut  manquer  de  croître  à  mesure  qu'il 
vieillira. 

IL 


idirases  irrégulières  embarrassent  souvent.  L'ha- 
bitude de  parler  notre  langue  nous  empêche  de 
sentir  ce  qui  cause  leur  embarras.  La  plupart 
même  des  Français  auroient  quelquefois  besoin 
de  consulter  celte  règle  :  ils  n'ont  appris  leur 
langue  que  par  le  seul  usage,  et  l'usage  a  quel- 
ques délauts  en  tous  beux.  Chaque  j)rovince  a 
les  siens;  Paris  n'eu  est   pas  exempt.  La  cour 
niême  se  ressent  un  peu  du  langage  de  Paris , 
où  les  enfants  de  la  plus  haute  coudiliou  sont 
d  ordinaire  élevés.  Les  personnes  les  plus  polies 
ont  de  la  peine  à  se  corriger  sur  certaines  fa- 
çons de  parler  qu'elles  ont  prises  pendant  leur 
enfance   en  Gascogne,   en   Normandie,  ou  à 
Paris  même,  par  le  commerce  des  domestiques. 
Les  Grecs  et  les  Romains  ne  se  contentoient 
pas  d'avoir  appris  leur  langue  naturelle  par  le 
simple  usage;  ils  l'étudioient  encore  dans  un 
âge  mùr  par  la  lecture  des  grammairiens,  pour 
remarquer  les  règles,  les  exceptions,  les  étymo- 
logies ,  les  sens  figurés ,  l'artitice  de  toute  la 
langue  et  ses  variations. 

Un  savant  grammairien  court  risque  de  com- 
poser une  Grammaii-e  trop  curieuse  et  trop 
renijdie  de  précej)les.  11  me  semble  qu'il  faut  se 
borner  à  une  méthode  courte  et  facile.  Ne  don- 
nez d'^ibord  que  les  règles  les  plus  générales  ; 
les  exceptions  viendront  peu  à  peu.  Le  grand 
point  est  de  mettre  une  personne  le  plus  tôt 
qu'on  peut  dans  l'application  sensible  des  règles 
par  un  fiéquent  usage  :  ensuite  cette  personne 
prend  plaisir  à  remarquer  le  détail  des  règles 
qu'elle  a  suivies  d'abord  sans  y  prendre  garde. 
Cette  Grammaire  ne  pourroit  pas  fixer  une 
langue  vivante;  mais  elle  diminueroit  peut- 
être  les  changemens  capricieux  |)ar  lesquels  la 
mode  règne  sur  les  termes  comme  sur  les  ha- 
bits. Ces  changemens  de  pure  fantaisie  peuvent 
embrouiller  et  altérer  une  langue,  au  lieu  de  la 
perfectionner. 


III. 


PROJET    I)  ENRICHIR    LA    LANGCE. 


PROJET    DE    GRAMMAIRE. 

Il  seroit  à  désirer,  ce  me  semble,  qu'on  joi- 
gnît au  Dictionnaire  une  Grammaire  française  : 
elle  soulageroit  beaucoup  les  étrangers,  que  nos 

'  lioUAT.  (le  Arl.  piiet.  v.  69-7:2. 

La  gloire  du  laiiga(;i,'  est  bicMi  plus  passagère. 
Des  mois  presque  ouldirs  icvLMidiit  la  lumière, 
El  d'autres  »iue  l'on  prise  auront  un  joui-  leur  fin  : 
L'usage  est  de  la  langue  arbitre  souverain.  Daku. 


Oserai-je  hasarder  ici ,  par  un  excès  de  zèle, 
nue  (iroposition  que  je  soumets  à  une  compa- 
gnie si  éclairée?  Notre  langue  manque  d'un 
grand  nombre  de  mots  et  de  phrases  :  il  me 
semble  même  qu'on  l'a  gênée  et  appauvrie,  de- 
puis environ  cent  ans,  en  voulant  la  puritier. 
Il  est  vrai  qu'elle  étoit  encore  un  peu  informe  , 
et  trop  verbeuse.  Mais  le  vieux  langage  se  fait 
regretter,  quand  nous  le  retrouvons  dans  Marot, 
dans  Amyot,  dans  le  cardinal  d'Ossat;,  dans  les 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


617 


ouvrages  les  plus  enjoués,  et  dans  les  plus  sé- 
rieux :  il  avoil  je  ne  sais  quoi  de  court,  de  naïf, 
de  hardi,  de  vif  et  de  passionné.  Onareti-an- 
ché,  si  je  ne  me  trompe,  plus  de  mots  qu'on  en 
a  introduit.  D'ailleurs  je  voudrois  n'en  perdie 
aucun,  et  en  acquérir  de  nouveaux.  Je  voudrois 
autoriser  tout  terme  qui  nous  manque,  et  qui  a 
un  son  doux,  sans  danger  d'équivoque. 

Quand  on  examine  de  près  la  signification 
des  termes,  on  remarque  qu'il  n'y  en  a  presque 
point  qui  soient  entièrement  synonymes  entre 
eux.  On  en  trouve  un  grand  nombre  qui  ne 
peuvent  désigner  suflisammenl  un  objet ,  à 
moins  qu'on  n'y  ajoute  un  second  mot  :  de  là 
vient  le  fréquent  usage  des  circonlocutions.  Il 
faudroit  abréger  en  donnant  nn  terme  simple 
et  propre  pour  exprimer  chaque  objet,  chaque 
sentiment,  chaque  action.  Je  voudrois  même 
plusieurs  synonymes  i)Ourun  seul  objet  :  c'est 
le  moyen  d'éviter  toute  équivoque,  de  varier  les 
phrases,  et  de  faciliter  l'harmome,  en  choisis- 
sant celui  de  plusieurs  synonymes  qui  sonneroit 
le  nneux  avec  le  reste  du  discours. 

Les  Grecs  avoient  fait  un  grand  noml)re  de 
ujots  composés,  comme pantoordor,  (j/aucopis  , 
eucnemides,  etc.  Les  Latins,  quoique  moins  li- 
bres en  ce  genre,  avoient  un  peu  imité  les  Grecs, 
lanifica,  inalesuada,  pumife/\  etc.  Cette  compo- 
sition servoit  à  abréger,  et  à  faciliter  la  ma- 
gnificence des  vers.  De  plus  ils  rassembloienl 
sans  scrupule  plusieurs  dialectes  dans  le  même 
poème,  pour  rendre  la  versitication  plus  variée 
cl  plus  facile. 

Les  Latins  ont  enrichi  leur  langue  des  termes 
étrangers  qui  manquoient  chez  eux.  Par  exem- 
ple, ils  manquoient  des  termes  propres  pour  la 
piiilosophie,  qui  comniença  si  tard  à  Rome  :  en 
apprenant  le  grec,  ils  en  empruntèrent  les  ter- 
mes pour  raisonner  sur  les  sciences.  Cicéron  , 
quoique  très-scrupuleux  sur  la  pureté  de  sa 
langue,  emploie  librement  les  mots  grecs  dont 
il  a  besoin.  D'abord  le  mot  grec  ne  passoil  que 
comme  étranger  ;  ou  demandoit  permission  de 
s'en  servir ,  puis  la  permission  se  tournoil  en 
possession  et  en  droit. 

J'entends  dire  que  les  Anglais  ne  se  refusent 
aucun  des  mots  qui  leur  sont  connnodes  :  ils 
les  preiinent  partout  où  ils  les  trouvent  chez 
leurs  voisins.  De  telles  usurj)ation3  sont  per- 
mises. En  ce  genre  ,  tout  devient  connnun 
par  le  fceul  usage.  Les  paroles  ne  sont  que  des 
sons  dont  on  fait  arbitrairement  les  tigures  de 
nos  pensées.  Ces  sons  n'ont  eu  eux-mêmes  au- 
cun prix.  Ils  sont  autant  au  peuple  qui  les  em- 
prunte, qu'à  celui  qui  les  a  prêtés.  Qu'importe 


qu'un  mot  soit  né  dans  notre  pays ,  ou  qu'il 
nous  vienne  d'un  pays  étranger?  La  jalousie 
seroit  puérile,  quand  il  ne  s'agit  que  de  la 
manière  de  mouvoir  ses  lèvres  et  de  frapper 
l'air. 

D'ailleurs  nous  n'avons  rien  à  ménager  sur 
ce  faux  point  d'honneur.  Notre  langue  n'est 
qu'un  mélange  de  grec,  de  latin  et  de  tudes- 
que ,  avec  quelques  restes  confus  de  gaulois. 
Puisque  nous  ne  vivons  que  sur  ces  emprunts, 
qui  sont  devenus  notre  fonds  propre,  pourquoi 
aurions-nous  une  mauvaise  honte  sur  la  liberté 
d'emprunter,  par  laquelle  nous  pouvons  ache- 
ver de  nous  enrichir  ?  Prenons  de  tous  côtés 
tout  ce  qu'il  nous  faut  pour  rendre  notre  lan- 
gue plus  claire  ,  plus  précise  ,  plus  courte  et 
jdus  harmonieuse;  toute  circonlocution  alToiblit 
le  discours. 

Il  est  vrai  qu'il  faudroit  que  des  personnes 
d'un  goût  et  d'un  discernement  éprouvé  choi- 
sissent les  termes  que  nous  devrions  autoriser. 
Les  mots  latins  paroîtroient  les  plus  propres  à 
être  choisis  :  les  sons  en  sont  doux  ;  ils  tiennent 
il  d'autres  mots  qui  ont  déjà  pris  racine  dans 
notre  fonds  ;  l'oreille  y  est  déjà  accoutumée. 
Ils  n'ont  jdiis  qu'un  pas  à  faire  pour  entrer  chez 
'tous  :  il  faudroit  leur  donner  une  agréable  ter- 
minaison. Quand  on  abandonne  au  hasard,  ou 
au  vulgaire  ignorant,  ou  à  la  mode  des  feni- 
jiics,  l'introduction  des  termes,  il  en  vient  i)lu- 
sieurs  qui  n'ont  ni  la  clarté  ni  la  douceur  qu'il 
faudroit  désirer. 

J'avoue  que  si  nous  jetions  à  la  hâte  et 
sans  choix  dans  noti'e  langue  un  grand  nom- 
bi-e  de  mots  étrangers,  nous  ferions  du  français 
un  amas  grossier  et  informe  des  autres  langues 
d'un  génie  tout  différent.  C'est  ainsi  que  les 
alimens  trop  peu  digérés,  mettent,  dans  la 
)nassc  du  sang  d'un  homme,  des  parties  hété- 
rogènes qui  l'altèrent  au  lieu  de  le  conserver. 
Mais  il  faut  se  ressouvenir  que  nous  sortons  à 
peine  d'une  barbarie  aussi  ancienne  que  notre 
nation. 

Scd  in  longuni  taincn  œviiin 
Munsonnit,  liodieqiie  luancnt ,  vestigia  niris. 
Scnis  t'iiiiii  Gnci'is  adiiiovil  acniinina  cliaitis, 
Et  post  Piiuica  bolla  (luitîtus  qua'rerc  cœpit 
Quid  Soplioclos,  et  Tliospis  et  iEschyliis  utile  feneiit  '. 

1  ilor.AT.  /i>/.s7.  lil).  Il,  i:j).  I,  V.   l."i9-lC3. 

Xdlrc  ruslicilé  cOda  bipiiti>t  au\  grâces; 

Mais  on  lujurroil  oiu-ore  en  retrouver  des  traces; 

Car  ce  ne  fut  ((u'au  l(  inps  ou  les  Carlliaciiiois 

Par  nos  ariius  \aiiieus  iieeliironl  snus  nos  lois, 

(,)iie  des  écrits  des  Grecs  adiiiiiatcur  lraii(|uillc 

Le  Romain  lui  les  vers  de  Sopliode  el  d'Esclivlc.       U.vkl'. 


618 


LETTRE  SLR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


On  médira  peut-être  que  l'Académie  n'a  pas 
le  pouvoir  de  faire  un  édit  avec  une  affiche  en 
faveur  d'un  terme  nouveau  ;  le  public  pourroit 
se  révolter.  Je  n'ai  pas  oublié  l'exemple  de  Ti- 
bère, maître  redoutable  de  la  vie  des  Romains  ; 
il  parut  ridicule  en  alfectant  de  se  rendre  le 
maître  du  terme  de  inonopoliwn  ^  .^lais  je  crois 
que  le  public  ne  manqueroit  point  de  com- 
plaisance pour  l'Académie,  quand  elle  le  mé- 
nageroit.  Pourquoi  ne  viendrions-nous  pas  à 
bout  de  faire  ce  que  les  Anglais  font  tous  les 
jours  ? 

Un  terme  nous  manque,  nous  en  sentons 
le  besoin  :  choisissez  un  son  doux  et  éloigné  de 
toute  équivoque,  qui  s'accommode  à  notre  lan- 
gue, et  qui  soit  commode  pour  abréger  le  dis- 
cours. Chacun  en  sent  d'abord  la  commodité  : 
quatre  ou  cinq  personnes  le  hasardent  modes- 
tement en  conversation  familière ,  d'autres  le 
répètent  par  le  goût  de  la  nouveauté,  le  voilà 
à  la  mode.  C'est  ainsi  qu'un  sentier  qu'on  ouvre 
dans  un  champ  devient  bientôt  le  chemin  le  plus 
battu,  quand  l'ancien  chemin  se  trouve  rabo- 
teux et  moins  court. 

Il  nous  faudroit ,  outre  les  mots  simples  et 
nouveaux,  des  composés  et  des  phrases  où  l'art 
de  joindre  les  termes  qu'on  n'a  pas  coutume 
de  mettre  ensemble  fît  une  nouveauté  gracieuse. 

Dixeris  egregiè,  notuni  si  callida  verbum 
Reddiderit  junclura  iiovuiu  -. 

C'est  ainsi  qu'on  a  dit  velivolum  '  en  un  seul 
mot  composé  de  deux  ;  et  en  deux  mots  mis  l'un 
auprès  de  l'autre,  remigium  alaruni  '* ,  luhri- 
cus  aspici  ''.  Mais  il  faut  en  ce  point  être  sobre 
et  précaulionné,  tennis  cautusque  serendis  '^.  Les 
nations  qui  vivent  sous  un  ciel  tempéré  goûtent 
moins  que  les  peuples  des  pays  chauds  les  mé- 
taphores dures  et  hardies. 

Notre  langue  deviendroit  bientôt  abondante, 
si  les  personnes  qui  ont  la  plus  grande  réputa- 
tion de  politesse  s'appliquoient  à  introduire  les 
expressions  ou  simples  ou  figurées  dont  nous 
avons  été  privés  jusqu'ici. 

*  SiET.  Tiber.  n.  71.  Dion.  lib.  lyii. 
^  HoRAT.  de  Jrt.poet.  v.  47. 

Le  choix  du  lieu ,  du  temps ,  absout  la  hardiesse  . 
Pour  rajeunir  un  mol  glissez-le  avec  adresse.         l)\p,i'. 

*  ViRG.  Encid.  lib.  i  ,  v.  228.  —  '*  .Eiicid.  lib.  vi ,  v. 
10«.  —  !*  HoR.  Od.  lib.  I,  Od.  xix,  v.  8.  —  «  Hou.  df 
Art.  poet.  V.  45. 


IV. 


PROJET    DE    RHETORIQUE. 


Une  excellente  Rhétorique  seroit  bien  au- 
dessus  d'une  grammaire  et  de  tous  les  travaux 
bornés  à  perfectionner  une  langue.  Celui  qui 
enlreprendroit  cet  ouvrage  y  rasseinbleroit  tous 
les  plus  beaux  préceptes  d'Aristote,  de  Cicérou, 
de  Quintilien  ,  de  Lucien  ,  de  Longin  ,  et  des 
autres  célèbres  auteurs  :  leurs  textes,  qu'il  cite- 
roit,  seroient  les  ornemens  du  sien.  En  ne  pre- 
nant que  la  tieur  de  la  plus  pure  antiquité  ,  il 
feroit  un  ouvrage  court,  exquis  et  délicieux. 

Je  suis  très-éloigné  de  vouloir  préférer  en 
général  le  génie  des  anciens  orateurs  à  celui  des 
modernes.  Je  suis  très-persuadé  de  la  vérité 
d'une  comparaison  qu'on  a  faite  :  c'est  que, 
comme  les  arbres  ont  aujourd'hui  la  même 
forme  et  portent  les  mêmes  fruits  qu'ils  por- 
toient  il  y  a  deux  mille  ans,  les  hommes  pro- 
duisent les  mêmes  pensées.  Mais  il  y  a  deux 
choses  que  je  prends  la  liberté  de  représenter. 
La  première  est  que  certains  climats  sont  plus 
heureux  que  d'autres  pour  -certains  talens, 
comme  pour  certains  fruits.  Par  exemple  ,  le  ; 
Languedoc  et  la  Provence  produisent  des  raisins 
et  des  figues  d'un  meilleur  goût  que  la  Nor- 
mandie et  que  les  Pays-Bas.  De  même  les  Ar- 
cadiens  étoient  d'un  naturel  plus  propre  aux 
beaux  arts  que  les  Scythes.  Les  Siciliens  sont 
encore  plus  propres  à  la  musique  que  les  La- 
pons. On  voit  même  que  les  Athéniens  avoient 
un  esprit  plus  vif  et  plus  subtil  que  les  Béo- 
tiens. La  seconde  chose  que  je  remarque,  c'est 
que  les  Grecs  avoient  une  espèce  de  longue 
tradition  qui  nous  manque  ;  ils  avoient  plus 
de  culture  pour  l'éloquence  qne  notre  naUon 
n'en  peut  avoir.  Chez  les  Grecs  tout  dépendoit 
du  peuple,  et  le  peuple  dépendoit  de  la  parole. 
Dans  leur  forme  de  gouvernement,  la  fortune, 
la  réputation  ,  l'autorité  ,  étoient  attachées  à  la 
jiersuasion  de  la  multitude  ;  le  peuple  était 
entraîné  par  les  rhéteurs  artificieux  et  véhé- 
mens  ;  la  parole  était  le  grand  ressort  en  paii 
et  en  guerre  ;  de  là  viennent  tant  de  haran- 
gues qui  sont  rapportées  dans  les  histoires,  et 
qui  nous  sont  presque  incroyables,  tant  elles 
sont  loin  de  nos  mœurs.  On  voit,  dans  Diodore 
de  Sicile,  Nicias  et  Gylippe  qui  entraînent  tour 
à  tour  les  Syracusains  :  l'un  leur  fait  d'abord 
accorder  la  vie  aux  prisonniers  athéniens  ;  et 
l'autre,  un  moment  après,  les  détermine  à  faire 
mourir  ces  mêmes  prisonniers. 

La  parole  n'a  aucun  pouvoir  semblable  chez 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


619 


nous  ;  les  assemblées  n'y  sont  que  des  cérémo- 
nies et  des  spectacles.  Il  ne  rous  reste  guère  de 
monumcns  d'une  l'orte  éloquence,  ni  de  nos 
anciens  parleniens  ,  ni  de  nos  états-généraux  , 
ni  de  nos  assemblées  de  notables  ;  tout  se  décide 
en  secret  dans  le  cabinet  des  princes,  ou  dans 
quelque  négociation  particulière  :  ainsi  notre 
nation  n'est  point  excitée  à  faire  les  mêmes 
eiîorts  que  les  Grecs  pour  dominer  par  la  pa- 
role. L'usage  public  de  l'éloquence  est  main- 
tenant presque  borné  aux  prédicateurs  et  aux 
avocats. 

Nos  avocats  n'ont  pas  autant  d'ardeur  pour 
gagner  le  procès  de  la  rente  d'un  particulier, 
que  les  rbéteurs  de  la  Grèce  avoient  d'ambition 
pour  s'emparer  de  l'autorité  suprême  dans  une 
république.  Un  avocat  ne  perd  rien,  et  gagne 
même  de  l'argent,  en  perdant  la  cause  qu'il 
plaide.  Est-il  jeune?  il  se  bâte  de  plaider  avec 
un  peu  d'élégance  pour  acquérir  quelque  répu- 
tation, et  sans  avoir  jamais  étudié  ni  le  fond  des 
lois  ni  les  grands  modèles  de  l'antiquité.  A.-t-il 
quelque  réputation  établie  ?  il  cesse  de  plaider, 
et  se  borne  aux  consultations,  où  il  s'enricbit. 
Les  avocats  les  plus  estimables  sont  ceux  qui 
exposent  nettement  les  faits,  qui  remontent 
avec  précision  à  un  principe  de  droit,  et  qui 
répondent  aux  objections  suivant  ce  principe. 
Mais  où  sont  ceux  qui  possèdent  le  grand  art 
d'enlever  la  persuasion  et  de  remuer  les  cœurs 
de  tout  un  peuple  ? 

Oserai-je  parler  avec  la  même  liberté  sur  les 
prédicateurs  ?  Dieu  suit  combien  je  révère  les 
ministres  de  la  parole  de  Dieu  ;  mais  je  ne 
blesse  aucun  d'entre  eux  personnellement,  en 
remarquant  en  général  qu'ils  ne  sont  pas  tous 
également  bumbles  et  détachés.  Déjeunes  gens 
sans  réputation  se  hâtent  de  prêcher  :  le  public 
s'imagine  voir  qu'ils  cherchent  moins  la  gloire 
de  Dieu  que  la  leur,  et  qu'ils  sont  plus  occupés 
de  leur  fortune  que  du  salut  des  âmes.  Ils  par- 
lent en  orateurs  brillans  plutôt  qu'en  ministres 
de  Jésus-Christ  et  en  dispensateurs  de  ses  mys- 
tères. Ce  n'est  point  avec  cette  ostentation  de 
paroles  que  saint  Pierre  annonçoit  Jésus  crucifié 
dans  ces  sermons  qui  convertissoient  tant  de 
milliers  d'hommes. 

Veut-on  apprendre  de  saint  Augustin  les 
règles  d'une  éloquence  sérieuse  et  efficace?  Il 
distingue  ,  après  Cicéron  ,  trois  divers  genres 
suivant  lesquels  on  peut  parler.  Il  faut,  dit- 
il  ' ,  parler  d'une  façon  abaissée  et  familière  , 
pour  instruire  ,,  sw^;/»^  ,•  il  faut  parler  d'une 

1  De  Dvct.  chrisl.  lib.  iv,  ii.  34  o(  38  :  I.  in,  p.  78  et  79. 


façon  douce ,  gracieuse  et  insinuante  ,  pour  faire 
aimer  la  vérité  ,  temperatè  :  il  faut  parler  d'une 
façon  grande  et  véhémente  quand  on  a  besoin 
d'entraîner  les  hommes  et  de  les  arracher  à 
leurs  passions,  granditer.  Il  ajoute  qu'on  ne 
doit  user  des  expressions  qui  plaisent ,  qu'à 
cause  qu'il  y  a  peu  d'hommes  assez  raisonnables 
pour  goûter  une  vérité  qui  est  sèche  et  nue  dans 
un  discours.  Pour  le  genre  sublime  et  véhé- 
ment ,  il  ne  veut  point  qu'il  soit  fleuri  :  Non 
tain   verbomm  ornatibiis   comtnm  est  ,   qiiàm 

violentum  aniini  affectibus Fertur  quippc 

impetu  suo ,  et  elocutionis  pulchritudinem  ,  si 
occurrerit ,  vi  rerian  rapit ,  non  cura  decoris 
assumit  *.  «  Un  homme  ,  dit  encore  ce  Père  - , 
»  qui  combat  très-courageusement  avec  une 
»  épee  enrichie  d'or  et  de  pierreries ,  se  sert  de 
»  ces  armes  parce  qu'elles  sont  propres  au  com- 
»  bat  ,  sans  penser  à  leur  prix.  »  11  ajoute  que 
Dieu  avoit  permis  que  saint  Cyprien  eût  mis 
des  ornemens  affectés  dans  sa  lettre  à  Donat , 
«  afin  que  la  postérité  pût  voir  combien  la  pu- 
»  reté  de  la  doctrine  chrétienne  l'avoit  corrigé 
»  de  cet  excès  ,  et  l'avoit  ramené  à  une  élo- 
»  quence  plus  grave  et  plus  modeste  *.  »  Mais 
rien  n'est  plus  touchant  que  les  deux  histoires 
que  saint  Augustin  nous  raconte  pour  nous 
instruire  de  la  manière  de  prêcher  avec  fruit. 
Dans  la  première  occasion  il  n'étoit  encore 
que  prêtre.  Le  saint  évêque  Yalère  le  faisoit 
parler  pour  corriger  le  peuple  d'Hippone  de 
l'abus  des  festins  trop  libres  dans  les  solenni- 
tés ''.  Il  prit  en  main  le  livre  des  Écritures:  il 
y  lut  les  reproches  les  plus  véhémens.  Il  con- 
ju>'a  ses  auditeurs  ,  par  les  opprobres,  par  les 
douleurs  de  Jésus-Clirist ,  par  sa  croix  ,  par  son 
sang,  de  ne  se  perdre  point  eux-mêmes,  d'a- 
voir pitié  de  celui  qui  leur  parloit  avec  tant 
d'affection  ,  et  de  se  souvenir  du  vénérable  vieil- 
lard Yalère  ,  qui  l'avoit  chargé  ,  par  sa  tendresse 
pour  eux,  de  leur  annoncer  la  vérité.  «  Ce  ne 
»  fut  point ,  dit-il ,  en  pleurant  sur  eux  que  je 
»  les  fis  pleurer  ;  mais ,  pendant  que  je  parlois 
»  leurs  larmes  prévinrent  les  miennes.  J'avoue 
»  que  je  ne  pus  point  alors  me  retenir.  Après 
»  que  nous  eûmes  pleuré  ensemble  ,  je  com- 
»  mençai  à  espérer  fortement  leur  correction.  » 
Dans  la  suite  il  abandonna  le  discours  qu'il 


'  !1  csl  ii;oins  iiari'  tlii  iliiiinn'  des  cxincssioiis  ,  (iiii!  m'Ik'- 
iiicnl  par  les  nu)u\oiinr.s  de  raiiio....  Car  sa  propre  lorcc 
renlrainc;  cl  si  l'eléyanco  du  lannane  s'offre  a  lui,  il  la 
saisit  par  la  (jrandeur  du  sujet,  sans  su  mettre  en  peine  de 
rorncnicnl.  lljiJ.  n.  42  :  p.  81. 

2  Ifiid.  p.  82.  —  3  [)c  Doct.  chri.sl.  lili.  iv  ,  n.  31  :  I. 
m  ,  p.  76.  —  *  Ep.  XXIX  ,  ad  AUp.  t    li,  p.  48  et  seq. 


620 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


avoit  préparé,  parce  quil  ne  lui  paroissoit  plus 
convenable  à  la  disposition  des  esprits.  Enfin  il 
eut  la  consolation  de  voir  ce  peuple  docile  et 
corrigé  dès  ce  jour-là. 

Voici  l'autre  occasion  où  ce  Père  enleva  les 
cœurs.  Ecoutons  ses  paroles  '  :  a  11  faut  bien  se 
»  garder  de  croire  qu'un  homme  a  parlé  d'une 
»  façon  grande  et  sublime  ,  quand  on  lui  a 
»  dctnné  de  fréquentes  acclamations  et  de  grands 
»  applaudissemens.  Les  jeux  d'esprit  du  plus 
»  bas  gein-e  ,  et  les  ornemens  du  genre  lempé- 
»  ré ,  attirent  de  tels  succès  :  mais  le  genre  su- 
»  blime  accable  par  son  poids  ,  et  ôte  même  la 
»  parole  ;  il  réduit  aux  larmes.  Pendant  que 
»  je  tâchoisde  persuader  au  peuple  de  Césarée 
»  en  Mauritanie,  qu'il  devoit  abolir  un  combat 

»  des  citoyens ,  oii  les  parens ,  les  frères, 

»  les  pères  et  les  enfans  .  divisés  en  deux  partis, 
»  combattoient  en  public  pendant  plusieurs 
»  joni's  de  suite,  en  un  certain  temps  de  l'an- 
»  née ,  et  où  chacun  s'elforçoit  de  tuer  celui 
»  qu'il  allaquoit  :  je  me  servis  ,  selon  toute 
»  l'étendue  de  mes  forces,  des  plus  grandes 
»  expressions ,  pour  déraciner  des  co'urs  et  des 
»  mœurs  de  ce  peuple  une  coutume  si  cruelle 
»  et  si  invétérée.  Je  ne  crus  néanmoins  avoir 
»  rien  gagné  ,  pendant  que  je  n'entendis  que 
»  leurs  acclamations  1  mais  j'espérai  quand  je 
»  les  vis  pleurer.  Les  acclamations  montroient 
»  que  je  les  avois  instruits ,  et  que  mon  discours 
»  leur  faisoit  plaisir;  mais  leurs  larmes  marquè- 
»  rent  qu'ils  étoient  changés.  Quand  je  les  vis 
»  couler,  je  crus  que  cette  horrihle  coutume, 
»  qu'ils  avoicnl  reçue  de  leurs  ancêtres  ,  et  qui 
»  les  tyrannisoit  depuis  si  long-temps ,  seroit 

»  abolie R  y  a  déjà  environ  huit  ans ,  ou 

»  même  plus  ,  que  ce  peuple  ,  par  la  grâce  de 
»  Jésus-Christ, n'a  entrepris  rien  de.^emblable.» 

Si  saint  Augustin  eût  adbibli  son  discours  par 
les  ornemens  affectés  du  genre  Henri ,  il  ne 
seroit  jamais  parvenu  à  corriger  les  peuples 
d'Hippone  et  de  Césarée. 

Démosthène  a  suivi  cette  règle  de  la  véritable 
éloquence.  «  0  Athéniens,  disoit-il  %  ne  croyez 
»  pas  que  Philippe  soit  comme  une  divinité  à 
»  laquelle  la  foitune  soit  attachée.  Parmi  les 
»  hommes  qui  paroissenl  dévoués  à  ses  intérêts, 
»  il  y  en  a  qui  le  haïssent,  qui  le  craignent, 
»  qui  en  sont  envieux....  Mais  toutes  ces  choses 
»  demeurent  comme  ensevelies  par  votre  len- 
»  teur  et  votre  négligence —  Voyez,  ô  Athé- 
»  niens  ,  en  quel  état  vous  êtes  réduits  :  ce  mé- 
»  chant  homme  est  parvenu  jusqu'au  point  de 

1  JJe  Uoct.  duisl.  lib.  iv,  u.  53  :  p.  87.  —  - 1'"  Plulip. 


»  ne  vous  laisser  plus  le  choix  entre  la  vigilance 
»  et  l'inaction.  R  vous  menace  ;  il  parle,  dit- 
»  on  ,  avec  arrogance  ;  il  ne  peut  plus  se  con- 
»  tenter  de  ce  qu'il  a  conquis  sur  vous;  il  étend 
»  de  plus  en  plus  chaque  jour  ses  projets  pour 
»  vous  subjuguer;  il  vous  tend  des  pièges  de 
»  tous  les  côtés ,  pendant  que  vous  êtes  sans 
»  cesse  en  arrière  et  sans  mouvement.  Quand 
»  est-ce  donc ,  ô  Athéniens  ,  que  vous  ferez  ce 
»  qu'il  ftuit  faire?  quand  est-ce  que  nous  ver- 
»  rons  quelque  chose  de  vous?  quand  est-ce 
»  que  la  nécessité  vous  y  déterminera?  Mais 
»  que  faut-il  croire  de  ce  qui  se  fait  actuelle- 
»  ment?  Ma  pensée  est  qu'il  n'y  a  ,  pour  des 
»  hommes  libres ,  aucune  plus  pressante  nécés- 
»  site  que  celle  qui  résulte  de  la  honte  d'avoir 
»  mal  conduit  ses  propres  affaires.  Voulez-vous 
»  achever  de  perdre  votre  temps  !  Chacun  ira- 
»  t-il  encore  çà  et  là  dans  la  place  publique , 
»  faisant  celte  question  ,  N'y  a-t-il  aucune  nou- 
»  velle?  Eh  !  que  peut-il  y  avoir  de  plus  nou- 
»  veau,  que  de  voir  un  homme  de  Macédoine  qui 
»  dompte  les  Athéniens  et  qui  gouverne  toute  la 
»  Crèce?  Philippe  est  mort,  dit  quelqu'un.  Non, 
»  dit  un  autre,  il  n'est  que  malade.  Eh!  que 
»  vous  importe,  puisque,  s'il  n'étoit  plus,  vous 
»  vous  feriez  bientôt  un  autre  Philippe?  » 

Voilà  le  bon  sens  qui  parle  ,  sans  autre  or- 
nement que  sa  force.  R  rend  la  vérité  sensible 
à  tout  le  peuple;  il  le  réveille,  il  le  pique  ,  il 
lui  montre  l'abîme  ouvert.  Tout  est  dit  pour  le 
salut  commun  ;  aucun  mot  n'est  pour  l'orateur. 
Tout  instruit  et  touche  ;  rien  ne  brille. 

il  est  vrai  que  les  Romains  suivirent  assez 
tard  l'exemple  des  Grecs  pour  cultiver  les  bel- 
les-lettres. 

fiiaiis  ingeuiuui ,  Graiis  (ledit  ore  rotundo 
Musa  loqui,  prêter  laudeiii  nullius  avaris. 
Itomaiii  piieri  longis  rationibus  assein  ,  etc.  '. 

Les  Romains  étoient  occupés  des  lois,  de  la 
guerre  ,  de  l'agriculture  et  du  commerce  d'ar- 
gent. C'est  ce  qui  faisoit  dire  à  Virgile  . 

ExcndL'iit  alii  spiranti;i  molliùs  ara  ,  etc. 

Tu  rcgere  imperio  populos,  llouiane ,  luciiiento  -. 

1  HdiiAT.  de  Jit.  poet.  v.  323-3-25. 
I.i's  Grecs  avoieiit  reçu  de  la  l'.ivcur  des  cieux 
Li'  llanibeau  du  gi-iiic  cl  la  langue  des  dieux. 
Ce  i)euii!e  aime  la  gluire,  et  l'aime  avec  ivresse  : 
Mais  Home  aux  vils  calculs  élève  sa  jeunesse.  Daiu", 

-  ,^:iiekl.  VI,  V.  848-852. 
IVautres  avec  plus  d'ail  ,  eu  d'une  habile  main, 

l'eronl  vivre  le  marbre  et  res\>i!'er  l'airain 

Toi,  llomain,  souviens-loi  de  rcuir  l'univers.  Uixille. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


C.21 


Sali  liste  fait  un  beau  portrait  des  mœurs  de 
l'ancienne  Rome  ,  en  avouant  qu'elle  négligeoit 
les  lettres  : 

Prudentissiinus  qidsque  negotiosus  maxime 
erat.  Ingeniwn  neino  f<iiie  corpore  exercebat. 
Optimus  quisque  facere qiuhn  dicere ,  sua  ab  aliis 
benefacta  laadari  quàiii  ipse  aliorwn  nan'are 
malebat  '. 

Il  faut  néanmoins  a\oucr  ,  suivant  le  rapport 
de  Tite-Live  ,  que  l'éloquence  nerveuse  et  po- 
pulaire étoit  déjà  bien  cultivée  à  Rome  dès  le 
temps  de  Manlius.  Cet  bomme  ,  qui  avoit  sauvé 
le  Capitole  contre  les  Gaulois ,  vouloit  soulever 
le  peuple  contre  le  gouvernement  :  Quousque 
tandem,  dit-il,  -  igmjrabltis  vires  vestras , 
çuas  naUira  ne  belluas  quidem  ignorare  volait? 

Numérote  saltem  quot  ipsisitis Tamen  acrihs 

crederem  vos  pro  liber tate  quàin  illospro  domi- 

natione  certaturos Quousque  me  circum- 

spectabitis  ?  Ego  quidem  nulli  vestrûm  deero  * , 
etc.  Ce  puissant  orateur  enlevoit  tout  le  peuple 
pour  se  procurer  l'impunité,  en  tendant  les 
mains  vers  le  Capitole  qu'il  avoit  sauvé  autre- 
fois. On  ne  put  obtenir  sa  mort  de  la  multitude, 
qu'en  le  menant  dans  un  bois  sacré  d'oili  il  ne 
pouvoit  plus  montrer  le  Capitole  aux  citoyens. 
Apparaît  tribimis ,  dit  Tite-Live*,  nisi  oculos 
quoque  hominum  libérassent  ab  tanti  memoria 
decoris  ,  numquam  fore ,  in  prwoccupatis  béné- 
ficia animis ,  vero  crimini  locuvi....  Ibicrimen 
valait  ^,  etc.  Cbacun  sait  coad)ien  l'éloquence 
des  Gracques  causa  de  troubles.  Celle  de  Ca- 
tilina  mit  la  république  dans  le  plus  grand  pé- 


Rien  n'est  plus  simple  que  Brutus  ,  quand 
il  se  rend  supérieur  à  Cicéron  ,  jusqu'à  le  re- 
prendre et  à  le  confondre  :  «  Vous  demandez  , 
»  lui  dit-il  %  la  vie  à  Octave  :  quelle  mort  seroit 
»  aussi  funeste?  Vous  montrez,  par  cette  do- 
»  mande ,  que  la  tyrannie  n'est  pas  détruite , 
»  et  qu'on  n'a  fait  que  changer  de  tyran.  Re- 
»  connoissez  vos  paroles.  Niez ,  si  vous  l'osez  , 
»  que  cette  prière  ne  convient  qu'à  un  roi  à 
»  qui  elle  est  faite  par  un  homme  réduit  à  la 
»  servitude.  Vous  dites  que  vous  ne  lui  dcinan- 
»  dez  qu'une  seule  grâce  ;  savoir,  qu'il  veuille 
»  bien  sauver  la  vie  des  citoyens  qui  ont  l'es- 
»  time  des  honnêtes  gens  et  de  tout  le  peuple 
»  romain.  Quoi  donc  !  à  moias  qu'il  ne  le 
»  veuille,  nous  ne  serons  plus?  Mais  il  vaut 
»  mieux  n'être  plus  que  d'être  par  lui.  Non  ,  je 
»  ne  crois  point  que  tous  les  dieux  soient  dé- 
»  clarés  contre  le  salut  de  Rome  ,  jusqu'au 
»  point  de  vouloir  qu'on  demande  à  Octave  la 
»  vie  d'aucun  citoyen,  encore  moins  celle  des 

»  libérateurs  de  l'univers 0  Cicéron  !  vous 

»  avouez  qu'Octave  a  un  tel  pouvoir,  et  vous 
»  êtes  de  ses  amis!  Mais ,  si  vous  m'aimez ,  pou- 
»  vez-vous  désirer  de  me  voir  à  Rome  lorsqu'il 
»  faudroit  me  recommander  à  cet  enfant  afin 
»  que  j'eusse  la  permission  d'y  aller?  Quel  est 
»  donc  celui  que  vous  remerciez  de  ce  qu'il 
»  soulfre  que  je  vive  encore?  Faut-il  regarder 
»  connue  un  bonheur  ,  de  ce  qu'on  deuiande 

))  cette  grâce  à  Octave  plutôt  qu'à  Antoiue  ? 

»  C'est  cette  foiblesse  et  ce  désespoir,  que  les 
»  autres  ont  à  se  reprocluîr  comme  vous ,  qui 


ril.  Mais  celle  éloquence  ne  teudoit  qu'à  per-     »  ont  inspiré  à  César  l'umbilion  de  se   faire 


suader,  et  à  émouvoir  les  passions  :  le  bel-es- 
prit n'y  élolt  d'aucun  usage.  Un  déclamateur 
fleuri  n'auroit  eu  aucune  force  dans  les  affaires. 


'  Bell.  (util.  I).  8. 

Choz  les  Rniiiiiins,  les  plus  haliiles  l'Ioioal  les  plus  occu- 
pés :  on  ne  si'paroil  point  les  oxoi-iitos  ilc  l'espiil  lie  ceuv  du 
corps.  Plus  jaloux  de  bien  a(;ir  (ine  di'  bien  parler,  loiil 
homme  de  mérite  aimoil  niieii\  faire  des  aelions  <|u'iim  pùl 
louer,  que  de  raconter  celles  des  autres.         Uottuvili.k. 

^  TiT    Liv.  Hisl.  lili.  VI,  cap.  xviii. 

*  Jusifues  k  (juand  niéeonnoitrez-vous  donc  voire  force, 
tandis  que   la  brute  a  l'instinct   de  la  sienne?  Ne   ponve/.- 

Tous  du  moins   supputer   voire   nonibii'? .le  nie  persua- 

derois  que,  ((inibaltanl  pour  voire  liberlc,    vous  y  nieltrie/. 
un  peu  i>lus   de    courage    qui'  ceux    qui  ne    comballenl  (|ue 

pour   leur  tyrannie Ne  compterez-vous  jamais   que  sur 

moi  seul?  AssurëmenI  je  ne  manquerai  jamais  a  pas  un  de 
vous.  DiuiiAr  nii  la  Mallk. 


Hisl.  lib.  VI 


•ap.   NX. 


•>  Les  tribuns  virent  dairemcnl  (iiie  tant  que  les  yeuv  des 
Romains  seroient  captivés  par  la  vue  d'un  inonnnient  qui 
retraçoil  des  souvenirs  si  ijlorieuv  pour  Manlius,  la  preoc- 
cupalinii  d'un  si   grauil  bienluit    prévaulroit  toujours  contre 

la  conviction  deson  crime Alors  les  inculpations  restèrent 

dans  toute  leur  force ,  etc.  Direau  de  la  Malle. 


»  roi Si  nous  nous  souvenions  que  nous 

»  sommes  Romains ils  n'auroient  pas  eu 

»  plus  d'audace  pour  envahir  la  tyrannie  ,  que 
»  nous  de  courage  pour  la  repousser —  0  ven- 
»  geur  de  tant  de  crimes  ,  je  crains  que  vous 
»  n'ayez  fait  que  relarder  un  peu  notre  chute  ! 
»  Comment  pouvez-vous  voir  ce  que  vous  avez 
»  fait?  etc.  » 

Combien  ce  discours  seroit-il  énervé  ,  indé- 
cent et  avili,  si  on  y  mettoit  des  pointes  et  des 
jeux  d'esprit?  Faut-il  que  les  hommes  chargés 
de  parler  en  apôtres  recueillent  avec  tant  d'affec- 
tation les  fleurs  que  Démosthène,  Manlius  et 
Rrulus  ont  foulées  aux  pieds?  Faut-il  croire 
([ue  les  ministres  évangéliques  sont  moins  sérieu- 
sement touchés  du  sahjl  éternel  des  peuj)les  , 
que  Démosthène  ne  l'étoit  de  la  liberté  de  sa 
patrie  ,  que  Manlius  n'avoit  d'ambition  pour 
séduire   la  multitude  ,   que  Brulus  n'avoit  de 

1  Apud  CicEr>.  lij'''''-  "''  B  rut  mil ,  Epht,  xvi. 


022 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


courage  pour  aimer  mieux  la  uiorl  qu'une  vie  L'homme  digne  d'èire  écouté  est  celui  qui  ne 

due  au  tyran  ?  se  sert  de  la  parole  que  potu'  la  pensée  .  et  de 

J'avoue  que  le  geiu'e  lieuri  a  ses  grâces;  mais  la  pensée  que  pour  la  vérité  et  la  v(>rtu.  Rien 

elles  sont  déplacées  dans  les  discours  où  il  ne  n'est  plus  méprisable  qu'un  jiarleur  de  métier, 

s'agit  point  d'unjeu  desprit  plein  de  délicatesse,  qui  fait  de  ses  paroles  ce  qu'un  charlatan  fait 

et  où  les  grandes  passions  doivent  parler.  Le  de  ses  remèdes. 

genre  fleuri  n'atteint  jamais  au  sublime.  Qu'est-  Je  prends  pour  juges  de  cette  question  les 

ce  que  les  anciens  auroient  dit  d'une  tragédie  païens  mêmes.  Platon  ne  permet  dans  sa  répu- 


où  Hécuhe  auroit  déploré  ses  malheurs  par  des 
pointes  ?  La  vraie  douleur  ne  parle  point  ainsi. 
Que  pourroil-on  croire  d'un  prédicateur  qui 
viendroit  montrer  aux  pécheurs  le  jugement  de 
Dieu  pendant  sur  leur  tèle ,  et  l'enfer  ouvert 
sous  leurs  pieds,  avec  les  jeux  de  mots  les  plus 
affectés  ? 

Il  y  a  une  bienséance  à  garder  pour  les  pa- 
roles comme  pour  les  habits.  Une  veuve  désolée 
ne  porte  point  le  deuil  avec  beaucoup  de  brode- 
rie ,  de  frisure  et  de  rubaus.  Un  niissionnaire 
apostolique  ne  doit  point  faire  de  la  parole  de 
Dieu  une  parole  vaine  et  pleine  d'ornemcns 
atfectés.  Les  païens  mêmes  auraient  été  indignés 
de  voir  une  comédie  si  mal  jouée. 

Et  ridentibus  arrident ,  ita  flL'ntil)us  ailfleiit 
Iluniani  viillus.  Si  vis  uio  tleîc ,  doleailuui  est 
Primùin  ipsi  tibi;  lune  tiia  me  infortunia  lardent, 
Telephe,  vel  Peleu  :  iiialè  si  mandala  loqueris, 
Aut  doniiitat)0 ,  aut  ridebo.  Tristia  mœstuin 
Vnltum  verba  décent  '. 

Il  ne  faut  point  faire  à  l'élocpience  le  tort  de 
penser  qu'elle  n'est  qu'un  art  frivole  ,  dont  un 
déclamateur  se  sert  pour  imposer  à  la  foible 
imagination  de  la  multitude  et  pour  traliquer 
de  la  parole  :  c'est  un  art  très-sérieux  ,  qui  est 
destiné  à  instruire  ,  à  réprimer  les  passions  ,  à 
corriger  les  mœurs ,  à  soutenir  les  lois ,  à  diri- 
ger les  délibérations  publiques ,  à  rendre  les 
hommes  bons  et  heureux.  Plus  un  déclamateur 
feroit  d'efforts  pour  m'éblouir  par  les  prestiges 
de  son  discours  ,  plus  je  me  révolterois  contre 
sa  vanité  :  son  empressement  pour  faire  admirer 
son  esprit  me  paioîtroit  le  rendre  indigne  de 
toute  admu'ation.  Je  cherche  un  honune sérieux, 
qui  me  parle  pour  moi  ,  et  non  pour  lui  ;.  qui 
veuille  mon  salut  ,    et  non  sa  vaine  gloire. 


'  Hor.AT.  de.  Art.  puet.  v.  101-106. 
On  ril  avec  les  fous  ;  prés  (li>s  iiifortuiu's 
On  pleure;  Uni  l'exemple  a  de  force  et  de  charmes! 
Pleurez ,  si  vous  voulez  faire  couler  mes  larmes. 
Acteurs  ((ui  retracez  des  hénis  malheureux, 
Je  ris  ou  je  m'endors  au  milieu  de  vos  jeux, 
Si  le  style  contraste  avec  le  personnage  : 
Le  style  doit  dianger  ainsi  que  le  visage. 
Le  chagrin  paroit-il  sur  le  front  do  l'acteur? 
11  faut  que  son  discours  respire  la  douleur.         Darc. 


blique  aucune  musique  avec  les  tons  elléminés 
des  Lydiens  ;  les  Lacédémoniens  excluoient  de 
la  leur  tous  les  instrumens  trop  composés  qui 
pouvoient  amollir  les  cœurs.  L'harmonie  qui 
ne  va  qu'à  flatter  l'oreille  n'est  qu'un  amuse- 
ment de  gens  faibles  et  oisifs  .  elle  est  indigne 
d'une  république  bien  policée  .  elle  n'est  bonne 
qu'autant  que  les  sons  y  conviennent  au  sens 
des  paroles,  et  que  les  paroles  y  inspirent  des 
sentimens  vertueux.  La  peinture ,  la  sculpture  , 
et  les  autres  l)eau\-arls  ,  doivent  avoir  le  même 
but.  L'éloquence  doit ,  sans  doute  ,  entrer  dans 
le  même  dessein  ;  le  plaisir  n'y  doit  être  mêlé 
que  pour  faire  le  contre-poids  des  mauvaises 
passions  ,  el  pour  rendre  la  vertu  aimable. 

Je  voudrois  (lu'un  orateur  se  préparât  long- 
temps en  général  pour  acquérir  un  fonds  de 
connoissances ,  et  pour  se  rendre  capable  de 
faire  de  bons  ouvrages.  Je  voudrois  que  cette 
préparation  générale  le  mit  en  étal  de  se  pré- 
parer moins  pour  chaque  discours  particulier. 
Je  voudrois  qu'il  fût  naturellement  très-sensé  , 
et  qu'il  ramenât  tout  au  bon  sens;  qu'il  fît  de 
solides  études  ;  qu'il  s'exerçât  à  raisonner  avec 
justesse  et  exactitude,  se  défiant  de  toute  sub- 
tilité. Je  voudrais  qu'il  se  défiât  de  son  imagi- 
nation ,  pour  ne  se  laisser  jamais  dominer  par 
elle,  et  qu'il  fondât  chaque  discours  sur  un 
principe  indubitable  dont  il  tireroit  les  consé- 
quences naturelles. 

Scribetidi  rectè  sapere  est  principium  et  fnns. 

Rem  libi  Socraticœ  polemnt  ostendcre  chartiT , 

Verbaque  provisam  rem  non  invisa  sequenlur. 

Qui  didicit  patria'  quid  dei)eat,   et  quid  auiicis,  etc.  '. 

D'ordinaire  ,  un  déclamateur  fleuri  ne  con- 
noîl  point  les  principes  d'une  saine  philosophie, 
ni  ceux  de  la  doctrine  évangélique  pour  perfec- 
tionner les  mœurs.  Il  ne  veut  que  des  phrases 
brillantes  et  que  des  tours  ingénieux.  Ce  qui  lui 


*  WowM.de  Art.  poet.  v.  309-342. 
Le  bon  sens  des  beaux  vers  est  la  source  première. 
Poètes ,  de  Socratc  apprenez  à  penser  , 
Vous  parviendrez  sans  peine  à  vous  bien  énoncer. 
L'écrivain  qui  connoU  les  seutimens  d'un  frère  , 
Les  droits  de  ramllié,  la  tendresse  d'un  père,  etc.   Daru. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


6-23 


manque  le  plus  est  le  fond  des  choses  ;  il  sait 
parler  avec  grâce  sans  savoir  ce  qu'il  faut  dire  ; 
il  énerve  les  plus  grandes  vérités  par  un  tour 
vain  et  trop  orné. 

Au  contraire  ,  le  véritable  orateur  n'orne  son 
discours  que  de  vérités  lumineuses  ,  que  de  sen- 
timens  nobles  ,  que  d'expressions  fortes  et  pro- 
portionnées à  ce  qu'il  tâche  d'inspirer  :  il  pense, 
il  sent,  et  la  parole  suit.  «  Il  ne  dépend  point 
»  des  paroles  ,  dit  saint  Augustin  ' ,  mais  les 
)»  paroles  dépendent  de  lui.  »  Un  homme  qui  a 
l'ame  forte  et  grande  ,  avec  quelque  facilité  na- 
turelle de  parler  et  un  grand  exercice,  ne  doit 
jamais  craindre  que  les  termes  lui  manquent; 
ses  moindres  discours  auront  des  traits  origi- 
naux ,  que  les  déclamateurs  ileuris  ne  pourront 
jamais  imiter.  Il  n'est  point  esclave  des  mots, 
il  va  droit  à  la  vérité  ,  il  sait  que  la  passion  est 
comme  l'àme  de  la  parole.  Il  remonte  d'abord 
au  premier  principe  sur  la  matière  qu'il  veut 
débrouiller;  il  met  ce  principe  dans  son  pre- 
mier point  de  vue  ;  il  le  tourne  et  le  retourne  , 
pour  y  accoutumer  ses  auditeurs  les  moins  pé- 
nétrans  ;  il  descend  jusqu'aux  dernières  consé- 
quences par  un  enchaînement  court  et  sensible. 
Chaque  vérité  est  mise  en  sa  place  par  rapport 
au  tout  :  elle  prépare  ,  elle  amène ,  elle  appuie 
une  autre  vérité  qui  a  besoin  de  son  secours. 
Cet  arrangement  sert  à  éviter  les  répétitions 
qu'on  peut  épargner  au  lecteur  ;  mais  il  ne  re- 
tranche aucune  des  répétitions  par  lesquelles  il 
est  essentiel  de  ramener  souvent  l'auditeur  au 
point  qui  décide  lui  seul  de  tout. 

Il  faut  lui  montrer  souvent  la  conclusion 
dans  le  principe.  De  ce  principe ,  comme  du 
centre ,  se  répand  la  lumière  sur  toutes  les 
parties  de  cet  ouvrage;  de  même  qu'un  pein- 
tre place  dans  son  tableau  le  jour,  en  sorte  que 
•l'un  seul  endroit  il  distribue  à  chaque  objet 
son  degré  de  lumière.  Tout  le  discours  est  un  ; 
il  se  réduit  à  une  seule  proposition  mise  au 
plus  grand  jour  par  d(;s  tours  variés.  Celle 
unité  de  dessein  fait  qu'on  voit ,  d'un  seul  coup 
d'o?il,  l'ouvrage  entier,  comme  on  voit  de  la 
place  publique  d'une  ville  toutes  les  rues  et 
toutes  les  portes  ,  quand  toutes  les  rues  sont 
droites,  égales  en  symétrie.  Le  discours  est  la 
proposition  développée  ;  la  proposition  est  le 
discours  en  abrésé. 


Quiconque  ne  sent  pas  la  beauté  et  la  force  de 
cette  unité  et  de  cet  ordre,  n'a  encore  rien  vu 
au  grand  jour;  il  n'a  vu  que  des  ombres  dans 
la  caverne  de  Platon  '.  Que  diroit-on  d'un  ar- 
chitecte qui  ne  senti roit  aucune  différence  en- 
tre un  grand  palais  dont  tous  les  bâtimens  se- 
roient  proportionnés  pour  former  un  tout  dans 
le  même  dessein ,  et  un  amas  confus  de  petits 
édifices  qui  ne  feroient  point  un  vrai  tout  , 
quoiqu'ils  fussent  les  uns  auprès  des  autres  ? 
Quelle  comparaison  entre  le  Colisée  et  une 
multitude  confuse  de  maisons  irrégulières  d'une 
ville  ?  Un  ouvrage  n'a  une  véritable  unité  que 
quand  on  ne  peut  rien  en  ôter  sans  couper  dans 
le  vif. 

Il  n'a  un  véritable  ordre  que  quand  on  ne 
peut  en  déplacer  aucune  partie  sans  affoiblir, 
sans  obscurcir,  sans  déranger  le  tout.  C'est  ce 
qu'Horace  explique  parfaitement  : 

nec  lucidus  ordo. 

Ordinis  liffc  virlus  erit  et  venus,  aut  eiro  fallor, 
Ut  jarn  nunc  dicat  jam  nunc  debentia  dici , 
Pleraque  dilTerat .  et  praesens  in  tenipus  omitfat  *. 

Tout  auteur  qui  ne  donne  point  cet  ordre  à 
son  discours  ne  possède  pas  assez  de  matière  ; 
il  n'a  qu'un  goût  imparfait  et  qu'un  demi- 
génie.  L'ordre  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare 
dans  les  opérations  de  l'esprit  :  quand  l'ordre, 
la  justesse  ,  la  force  et  la  véhémence  se  trou- 
vent réunis ,  le  discours  est  parfait.  Mais  il  faut 
avoir  tout  vu  .  tout  pénétré  et  tout  embrassé, 
pour  savoir  la  place  précise  de  chaque  mot  : 
c'est  ce  qu'un  déclamaleur,  livré  à  son  imagi- 
nation et  sans  science  ,  ne  peut  discerner. 

Isocrate  est  doux,  insinuant,  plein  d'élégance; 
mais  peut-on  le  comparer  à  Homère?  Allons 
plus  loin  :  je  ne  crains  pas  de  dire  que  Démos- 
thène  me  paroît  sui)érieur  à  Cicéi'on.  Je  pro- 
teste que  [lersonne  n'admire  Cicéron  plus  que 
je  le  fais  :  il  embellit  tout  ce  qu'il  touche  .  il 
fait  honneur  à  la  parole,  il  fait  des  mots  ce  qu'un 
autre  n'en  sauroit  faire  ;  il  a  je  ne  sais  com- 
bien de  sortes  d'esprit:  il  est  môme  court  et  vé- 
hément toutes  les  fois  qu'il  veut  l'être  ,  contre 
Calilina,  conti-e  Verres,  contre  Antoine.  Mais 
on  remarque  quelque  parure  dans  son  discours  : 
l'art  y  est  merveilleux,  mais  on  l'entrevoit  : 


Denique  sit  quodvis  simplex  duntaxat  et  iiniim  -. 

1  De  Docl.  christ,  lib.  i\ ,  ii.  Cl  :  p.  90. —  ^  Houat.  de 
Art.  poet.  V.  23. 


Il  faut  que  tout  ouvrage,  a  riinitc  Ddi'lp  , 
Ue  la  simplicité  nous  ollre  le  uiudclo. 


Dart. 


^  Voyez  une  note,  a  ce  sujet,  dans  la  Letlrr  vi''  sur  la  Rdi- 
(/ion ,  ei-dessus,  t.  premier.  —  ^  Hou.  De  Art.  poet.  v. 
\\-kH. 

Choisit-on  bien?  on  trouve  avec  facilité 
L'expression  lieureuse,  et  l'onlrc  ,  et  la  clarté. 
L'ordre  ii  mes  yeux,  Pismi ,  est  lui-même  une  gràee  ; 
L'esprit  judicieux  veut  tout  voir  a  sa  place.  D.vkl'. 


G2i 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


l'orateur  en  pensant  au  salut  de  la  république, 
ne  s'oublie  pas  et  ne  se  laisse  pas  oublier.  Dé- 
uiosthène  paroit  sortir  de  soi ,  et  ne  voir  que  la 
patrie.  Il  ne  clierclie  point  le  beau,  il  le  fait  sans 
y  penser;  il  est  au-dessus  de  i'aduiiration.  Il 
se  sert  de  la  parole  comme  un  homme  modeste 
de  son  habit  pour  se  couvrir.  Il  tonne  ,  il  fou- 
droie ;  c'est  un  torrent  qui  entraîne  tout.  On 
ne  peut  le  critiquer  parce  qu'on  est  saisi  ;  on 
pense  aux  choses  qu'il  dit,  et  non  à  ses  paroles. 
On  le  perd  de  vue  ;  on  n'est  occupé  que  de  Phi- 
lippe qui  envahit  tout.  Je  suis  charmé  de  ces 
deux  orateurs  ;  mais  j'avoue  que  je  suis  moins 
touché  de  l'art  infini  et  de  la  maynilique  élo- 
quence de  Cicéron,  que  de  la  rapide  simplicité 
de  Démosthène. 

L'art  se  décrédite  lui-même  ;  il  se  trahit  en 
se  montrant.  «  Isocrate  ,  dit  Longin  '  ,  est 
»  tombé  dans  une  faute  de  petit  écolier — Et 
»  voici  par  ovi  il  débute  :  Puisque  le  discours  a 
n  naturellement  la  vertu  de  rendre  les  clioses 
»  (jrandes  petites ,  et  les  petites  grandes  ;  quil 
»  sait  donner  les  grâces  de  la  nouveauté  aux 
i)  choses  les  plus  vieilles ,  et  quil  fait  pa^^oître 


personnes  éclairées  ne  leur  font  pas  une  exacte 
justice.  Onenjuge  par  quelque  métaphore  dure 
de  Tertullien ,  par  quelque  période  enflée  de 
saiut  Cyprien,  par  quelque  endroit  obscur  de 
saint  Ambroise,  par  quelque  autitiièse  subtile 
et  rimée  de  saint  Augustin ,  par  quelques  jeux 
de  mots  de  saint  Pierre-Chrysologue.  Mais  il 
faut  avoir  égard  au  goût  dépravé  des  temps 
où  les  Pères  ont  vécu.  Le  goût  commençoit  à  se 
gâter  à  Rome  peu  de  temps  après  celui  d'Au- 
guste. Juvénal  a  moins  de  délicatesse  qu'Ho- 
race ;  Sénèque  le  tragique  et  Lucainont  une  en- 
flure choquante.  Rome  tomboit  ;  les  études 
d'Athènes  même  étoient  déclines  quand  saint 
Basile  et  saint  Grégoire  de  Nazianze  y  allèrent. 
Les  rafflnemens  d'esprit  avoient  prévalu.  Les 
Pères,  instruits  par  les  mauvais  rhéteurs  de 
leuis  temps,  étoient  entraînés  dans  le  préjugé 
universel  :  c'est  à  quoi  les  sages  mêmes  ne  ré- 
sistent presque  jamais.  On  ne  croyoit  pas  qu'il 
lût  perujis  de  pailer  d'une  façon  sinqde  et  na- 
turelle. Le  monde  étoit,  pour  la  parole  ,  dans 
l'état  où  il  seroit  pour  les  habits,  si  personne 
n'osoit  paroître  vêtu  d'une  belle  étoile  sans  la 


»  vieilles  celles  qui  sont  nouvellement  faites. . . .      charger  de  la  pi  us  épaisse  broderie.  Suivant  cette 


»  Est-ce  ainsi  ,  dira  quelqu'un  ,  ô  Isocrate  , 
))  que  vous  allez  changer  toutes  choses  à  l'é- 
»  sard  des  Lacédémoniens  et  des  Athéniens? 
»  En  faisant  de  cette  sorte  l'éloge  du  discours , 
»  il  fait  proprement  une  exordc  pour  avertir 
»  ses  auditeurs  de  ne  rien  croire  de  ce  qu'il  va 
dire.  »  En  elfet,  c'est  déclarer  au  monde  que 
les  orateurs  ne  sont  que  des  sophistes ,  tels  que 
le  Gorgias  de  Platon  et  que  les  autres  rhéteurs 
de  la  Grèce ,  qui  abusoient  de  la  parole  pour 
imposer  au  peu[)le. 

Si  l'éloquence  demande  que  l'orateur  soit 
homme  de  bien,  et  cru  tel,  pour  joutes  les  af- 
faires les  plus  profanes ,  à  combien  plus  forte 
raison  doit-on  croire  ces  paroles  de  saint  Au- 
gustin sur  les  hounnes  qui  ne  doivent  parler 
(ju'en  apôtres!  «  Celui-là  parle  avec  sublimité, 
»  dont  la  vie  ne  peut  être  exposée  à  aucun  mé- 
»  pris.  »  Que  peut-on  espérer  des  discours  d'un 
jeune  homme  sans  fonds  d'étude ,  sans  expé- 
rience ,  sans  réputation  acquise  ,  qui  se  joue  de 
la  parole,  et  qui  veut  peut-être  faire  fortune 
dans  le  ministère  ,  où  il  s'agit  d'être  pauvre 
avec  Jésus-Christ,  de  porter  la  croix  avec  lui  en 
se  renonçant  ,  et  de  vaincre  les  passions  des 
hommes  pour  les  convertir? 

Je  ne  puis  me  résoudre  à  finir  cet  article  sans 
dire  un  mot  de  l'éloquence  des  Pères.  Certaines 

>  Du  Subi.  (h.  XXXI. 


mode  ,  il  ne   falloit  point  parler,  il  falloit  dé- 
clamer. Mais  si  on  veut  avoir  la  patience  d'exa- 
miner les  écrits  des  Pères  ,  on  y   verra  des 
choses  d'un  grand  prix.  Saint  Cyprien  a  une 
magnanimité  et  une  véhémence  qui  ressemble 
à  celle  de  Démostliène.  On  trouve  dans  saint 
Chrysostome  un  jugement  exquis,  des  images 
nobles,  une  morale  sensible  et  aimable.  Saint 
i\ugustin  est  tout  ensemble  sublime  et  popu- 
laire ;  il  remonte  aux  plus  hauts  principes  par 
les  tours  les  plus  familiers;  il  interroge,  il  se 
fait  interroger,  il  répond  ;  c'est  une  conversa- 
tion entre  lui  et  son  auditeur  :  les  comparaisons 
viennent  à  propos  dissiper  tous  les  doutes  :  nous 
l'avons  vu  descendre  jusqu'aux  dernières  gros- 
sièretés de  la  populace  pour  la  redresser.  Saint 
Bernard  a  été  un  prodige  dans  un  siècle  bar- 
bare :  on  trouve  en  lui  de  la  délicatesse  ,  de 
l'élévation  ,  du  tour,   de  la  tendresse  et  de  la 
véhémence.  On  est  étonné  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  beau  et  de  grand  dans  les  Pères,  quand  ou 
connoît  les  siècles  où  ils  ont  écrit.  On  pardonne 
à  Montaigne  des  expressions  gasconnes,  ctàMa- 
rot  un  vieux  langage  :   pourquoi  ne  veut-on 
pas  passer  aux  Pères  l'enflure  de  leur  temps, 
avec  laquelle   on  trouveroit  des  vérités  pré- 
cieuses et  exprimées  par  les  traits  les  plus  forts? 
Mais  il  ne  m'appartient  pas  de  faire  ici  l'ou- 
vrage qui  est  réservé  à  quelque  savante  main  ; 
il  me  suffit  de  proposer  en  gros  ce  qu'on  peut 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


625 


attendre  de  l'auteur  d'une  excellente  Rhétori- 
que. Il  peut  embellir  son  ouvrage  en  imitant 
Cicéron  par  le  mélange  des  exemples  avec  les 
préceptes.  «Les  hommes  qui  ont  un  génie  pé- 
»  nétrant  et  rapide ,  dit  saint  Augnstin  '  ,  pro- 
»  fitent  plus  facilement  dans  l'éloquence  en 
»  lisant  les  discours  des  hommes  éloquens , 
»  qu'en  étudiant  les  préceptes  mêmes  de  l'art.  » 
On  pourroit  faire  une  agréable  peinture  des 
divers  caractères  des  orateurs ,  de  leurs  mœurs, 
de  leurs  goûts  et  de  leurs  maximes.  Il  faudroit 
même  les  comparer  ensemble ,  pour  donner  au 
lecteur  de  quoi  juger  du  degré  d'excellence  de 
chacun  d'entre  eux. 


V. 


PROJET    DE    POETIQUE. 

Une  Poétique  ne  me  paroîtroit  pas  moins  à 
désirer  qu'une  Rhétorique.  La  poésie  est  plus 
sérieuse  et  plus  utile  que  le  vulgaire  ne  le  croit. 
La  religion  a  consacré  la  poésie  à  son  usage  dès 
l'origine  du  genre  humain.  Avant  que  les  hom- 
mes eussent  un  texte  d'écriture  divine  ,  les  sa- 
crés cantiques  qu'ils  savoient  par  cœur  conser- 
voient  la  mémoire  de  l'origine  du  monde  et 
la  tradition  des  merveilles  de  Dieu.  Rien  n'é- 
gale la  magniticence  et  le  transport  des  canti- 
ques de  Moïse  ;  le  livre  de  Job  est  un  poème  plein 
des  figures  les  plus  hardies  et  les  plus  majes- 
tueuses; le  Cantique  des  Cantiques  exprime 
avec  grâce  et  tendresse  l'union  mystérieuse  de 
Dieu  époax  avec  l'ame  de  l'homme  qui  devient 
son  épouse;  les  Psaumes  seront  l'admiration  et 
la  consolation  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les 
peuples  où  le  vrai  Dieu  sera  connu  et  senti. 
Toute  l'Ecriture  est  pleine  de  poésie  ,  dans  les 
endroits  mêmes  où  l'on  ne  trouve  aucune  trace 
de  versification. 

D'ailleurs  la  poésie  à  donné  au  monde  les 
premières  lois  :  c'est  elle  qui  a  adouci  les  hom- 
mes farouches  et  sauvages,  qui  les  a  rassemblés 
des  forêts  où  ils  étoient  épars  et  errans,  qui  les 
a  policés,  qui  a  réglé  les  mœurs,  qui  a  formé 
les  familles  et  les  nations,  qui  a  fait  sentir  les 
douceurs  de  la  société,  qui  a  rappelé  l'usage  de 
la  raison,  cultivé  la  vertu,  et  inventé  les  beaux- 
arts  ;  c'est  elle  qui  a  élevé  les  courages  pour  la 
guerre,  et  qui  les  a  modérés  pour  la  paix. 

Silvestres  lioraines ,  sacor  interpresque  deoruin  , 
Cœdibus  et  victu  fœdo  detenuit  Oiplieus , 

*  De  Vuct.  christ,  lib.  iv,  n.  14  :  p.  63. 
FÉNELON.    TOME    VI. 


Dictiis  ob  lioc  lenire  tigres ,  rabidosque  leones  : 
Dictus  et  Âmphion,  Thebanae  conditor  arcis, 
Saxa  moveie  sono  testudinis ,  et  prece  blandà 
Ducere  quô  vellet.  l'"uit  hœc  sapientia  qiiondaui,  etc. 

Sic  honor  et  iiomen  divinis  vatibus  atqiie 
CaiTiiiuibiis  venit.  Post  hos  insignis  Homerus , 
Tyrtaeusqiic  mares  animos  in  Martia  bella 
Versibus  exacuit  i. 

La  parole  animée  par  les  vives  images ,  par 
les  grandes  figures,  par  le  transport  des  passions 
et  par  le  charme  de  l'harmonie,  fut  nommée  le 
langage  des  dieux;  les  peuples  les  plus  barbares 
mêmes  n'y  ont  pas  été  insensibles.  Autant  on 
doit  mépriser  les  mauvais  poètes,  autant  doit- 
on  admirer  et  chérir  un  grand  poète,  qui  ne  fait 
point  de  la  poésie  un  jeu  d'esprit  pour  s'attirer 
une  vaine  gloire,  mais  qui  l'emploie  à  trans- 
porter les  hommes  en  faveur  de  la  sagesse ,  de 
la  vertu  et  de  la  religion. 

Me  sera-t-il  permis  de  représenter  ici  ma 
peine  sur  ce  que  la  perfection  de  la  versification 
française  me  paroît  presque  impossible  ?  Ce  qui 
me  confirme  dans  celte  pensée,  est  de  voir  que 
nos  plus  grands  poètes  ont  fait  beaucoup  de 
vCiS  foibles.  Personne  n'en  a  fait  de  plus  beaux 
que  Malherbe  ;  combien  en  a-l-il  fait  qui  ne 
sont  guère  dignes  de  lui  !  Ceux  même  d'entre 
nos  poètes  les  plus  estimables  qui  ont  eu  le 
moins  d'inégalité  ,  en  ont  fait  assez  souvent  de 
raboteux,  d'obscurs  et  de  languissans  :  ils  ont 
voulu  donner  à  leur  pensée  un  tour  délicat,  et 
il  la  faut  chercher  ;  ils  sont  pleins  d'épithètes 
forcées  pour  attraper  la  rime.  En  retranchant 
certains  vers,  on  ne  retrancheroit  aucune  beau- 
té :  c'est  ce  qu'on  remarqueroit  sans  peine,  si 
on  examinoit  chacun  de  leurs  vers  en  toute  ri- 
gueur. 

Notre  versification  perd  plus ,  si  je  ne  me 
trompe,  qu'elle  ne  gagne  par  les  rimes  :  elle 
perd  beaucoup  de  variété,  de  facilité  et  d'har- 
monie. Souvent  la  rime  qu'un  poète  va  cher- 
cher bien  loin ,  le  réduit  à  allonger  et  à  faire 


1  Hon.vT.  lie  Art.  poct.  v,  391-.103. 

Un  chanlre,  ami  ilosdiout,  polil  rtionuiK;  sauvage, 
Que  iinurrissoil  le  gland,  que  souilloil  le  carnage; 
C'est  lui  qu'on  iieiiil  charniaiil  les  alFreux  léopards. 
Ampliion  (riiiu'  vllk-  ('lévo  les  remparts; 
Kl  le  lutli  a  la  main  la  fable  le  présente 
Disposant  ;i  son  gré  la  pierre  obéissante. 
De  l'homme  brut  eneor,  premiers  législateurs. 
Ces  sages  inspirés  adoucirent  les  mœurs. 


Ainsi  (les  favoris  des  filles  de  Mémoire 

Les  noms  furent  des  lors  consacrés  par  la  gloire. 

Après  Orphée  ,  on  vit ,  dans  les  âges  suivans, 

De  Tyrlée  et  d'Homère  éclater  les  lalens. 

A  leurs  mâles  accens  les  guerriers  s'enllammèreut.  Dai'.t. 


40 


626 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


languir  son  discours  ;  il  lui  faut  deux  ou  trois 
vers  postiches  pour  en  amener  un  dont  il  a  be- 
soin. On  est  scrupuleux  pour  n'employer  que 
des  rimes  riclies ,  et  on  ne  l'est  ni  sur  le  fond 
des  pensées  et  des  sentimens ,  ni  sur  la  clarté 
des  termes,  ni  sur  les  tours  naturels,  ni  sur  la 
noblesse  des  expressions.  La  rime  ne  nous  donne 
que  l'uniformité  des  finales ,  qui  est  souvent 
ennuyeuse,  et  qu'on  évite  dans  la  prose  ,  tant 
elle  est  loin  de  tlatter  l'oreille.  Cette  répétition 
de  syllabes  linales  lasse  même  dans  les  grands 
vers  héroïques ,  où  deux  masculins  sont  tou- 
jours suivis  de  deux  féminins. 

Il  est  vrai  qu'on  trouve  plus  d'harmonie  dans 
les  odes  et  dans  les  stances,  où  les  rimes  entre- 
lacées ont  plus  de  cadence  et  de  variété.  Mais 
les  grands  vers  héroïques ,  qui  demanderoient 
le  son  le  plus  doux ,  le  plus  varié  et  le  plus 
majestueux,  sont  souvent  ceux  qui  ont  le  moins 
cette  perfection. 

Les  vers  irréguliers  ont  le  mémo  entrelace- 
ment de  rimes  que  les  odes  ;  de  plus .  leur  iné- 
galité, sans  règle  uniforme,  donne  la  liberté  de 
varier  leur  mesure  et  leur  cadence  ,  suivant 
qu'on  veut  s'élever  ou  se  rabaisser.  M.  de  La 
Fontaine  en  a  fait  un  très-bon  usage. 

Je  n'ai  garde  néanmoins  de  vouloir  abolir  les 
rimes  ;  sans  elles  notre  versilication  tomberoit. 
Nous  n'avons  point  dans  notre  langue  cette  di- 
versité de  brèves  et  de  longues,  qui  faisoit  dans 
le  grec  et  dans  le  latin  la  règle  des  pieds  et  la 
mesure  des  vers.  Mais  je  croirois  qu'il  seroit  à 
propos  de  mettre  nos  poètes  un  peu  plus  au 
large  sur  les  rimes,  pour  leur  donner  le  moyen 
d'être  plus  exacts  sur  le  sens  et  sur  l'harmonie. 
En  relâchant  un  peu  sur  la  rime,  on  rendroit 
la  raison  plus  parfaite  ;  on  viseroit  avec  plus  de 
facilité  au  beau,  au  grand,  au  siMq)lc,  au  facile  ; 
on  épargneroit  aux  plus  grands  poètes  des  tours 
forcés,  desépithètes  cousues,  des  pensées  qui  ne 
se  présentent  pas  d'abord  assez  clairement  à 
l'esprit. 

L'exemple  des  Grecs  et  des  Latins  peut  nous 
encourager  à  prendre  cette  liberté  :  leur  versi^ 
lîcation  étoit,  sans  comparaison,  moins  gênante 
que  la  nôtre  ;  la  rime  est  plus  difficile  elle  seule 
que  toutes  leurs  règles  ensemble.  Les  Grecs 
avoient  néanmoins  recours  aux  divers  dialec- 
tes :  de  plus,  les  uns  et  les  autres  avoient  des 
syllabes  superflues  qu'ils  ajoutoient  librement 
pour  remplir  leurs  vers.  Horace  se  donne  de 
grandes  commodités  pour  la  versilication  dans 
ses  Satires  ,  dans  ses  Épîtres ,  et  même  en 
quelques  Odes  ;  pourquoi  ne  chercherions-nous 
pas  de  semblables  soulagemens ,  nous  dont  la 


versification  est  si  gênante  et  si  capable  d'a- 
mortir le  feu  d'un  bon  poète? 

La  sévérité  de  notre  langue  contre  presque 
toutes  les  inversions  de  phrases  augmente  en- 
core infiniment  la  dificulté  de  faire  des  vers 
français.  On  s'est  mis  à  pure  perte  dans  une 
espèce  de  torture  pour  faire  un  ouvrage.  Nous 
serions  tentés  de  croire  qu'on  a  cherché  le  diffi- 
cile plutôt  que  le  beau.  Chez  nous  un  poète  a 
autant  besoin  de  penser  à  l'arrangement  d'une 
syllabe  qu'aux  plus  grands  sentimens  ,  qu'aux 
plus  vives  peintures ,  qu'aux  traits  les  plus 
hardis.  Au  contraire ,  les  anciens  facilitoient , 
par  des  inversions  fréquentes,  les  belles  ca- 
dences ,  la  variété  ,  et  les  expressions  passion- 
nées. Les  inversions  se  tournoient  en  grande 
figure  ,  et  tenoient  l'esprit  suspendu  dans  l'at- 
tente du  merveilleux.  C'est  ce  qu'on  voit  dans 
ce  commencement  d'églogue  : 

Pasloi'um  rntisam  Damonis  et  Alpliesibœi, 
Immeinor  herbai'um  ,  quos  est  niirata  juvenca 
Certantcs,  quonim  stupefactœ  carminé  lynces  , 
Et  mutata  suos  requierunt  flumina  cursus , 
Damonis  uuisara  dicemus  et  Alphesibœi  ^ 

Otez  cette  inversion,  et  mettez  ces  paroles  dans 
uii  arrangement  de  grammairien  qui  suit  la 
construction  de  la  phrase,  vous  leur  ôterez  leur 
mouvement,  leur  majesté  ,  leur  grâce  et  leur 
harmonie  :  c'est  cette  suspension  qui  saisit  le 
lecteur.  Combien  notre  langue  est-elle  timide 
et  scrupuleuse  en  comparaison  !  Oserions-nous 
imiter  ce  vers,  où  tous  les  mots  sont  dérangés  ? 

Aret  agor,  vitio  inorit'iis  sitit  aëris  herba  ^ 

Quaud  Horace  veut  préparer  son  lecteur  à 
quelque  grand  objet,  il  le  mène  sans  lui  mon- 
trer où  il  va  et  sans  le  laisser  respirer  : 

Qualem  ministrum  fulminis  alitem  ^. 

J'avoue  qu'il  ne  faut  point  introduire  toul- 

1  ViRGiL.  Eclog.  vm  ,  v.  1-5. 
Les  chauls  irAlphcsibée  et  les  clianls  de  Dam  on  , 
Los  plus  harniouieux  des  bergers  i)u  cauton, 
Atliroient  les  troupeaux  loin  Je  leurs  pàlurages  , 
Us  reuiloicnt  attentifs  même  les  loups  sauvages, 
El  des  neuves  iharinés  ils  retardoieiit  le  cours. 
Ma  muse  à  nos  bregers  répétera  toujours 
El  les  chauls  de  Daniou  el  ceux  d'Alphésibée.   La  Rochef. 


^  Eclog.  vil  ,  V.  57. 
Dans  nos  champs  dévorés  de  soif  et  de  chaleur 
En  vain  l'herbe  mourante  implore  la  fraîcheur. 

3  HoR.  Od.  lib.  IV,  Od.  m,  v.  i. 

Tel  que  le  noble  oiseau  ministre  du  tonnerre. 


TiSSOT. 


Dari'. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


G2' 


à-coup  dans  notre  langue  un  grand  nombre  de 
ces  inversions  ;  on  n'y  est  point  accoutumé  , 
elles  paroîtroient  dures  et  pleines  d'obscurité. 
L'ode  pindarique  de  M.  Despréaux  n'est  pas 
exempte,  ce  me  semlile  ,  de  cette  imperfection. 
Je  le  remarque  avec  d'autant  plus  de  liberté , 
que  j'admire  d'ailleurs  les  ouvrages  de  ce  grand 
poète.  Il  faudroit  choisir  de  proche  en  proche 
les  inversions  les  plus  douces  et  les  plus  voisi- 
nes de  celles  que  notre  langue  permet  déjà. 
Par  exemple,  toute  notre  nation  a  approuvé 
celles-ci. 

I>k  se  perdent  ces  noms  de  maîtres  de  la  terre , 

Et  tombent  avec  eux  d'une  chute  commune 
Tous  ceux  qiiê  leur  fortune 
Faisoit  leurs  serviteurs  i. 

Ronsard  avoit  trop  entrepris  tout-à-coup.  Il 
avoit  forcé  notre  langue  par  des  inversions  trop 
hardies  et  obscures  ;  c'étoit  un  langage  cru  et 
informe.  Il  y  ajoutoit  trop  de  mots  composés, 
qui  n'étoient  point  encore  introduits  dans  le  com- 
merce de  la  nation  :  il  parloit  français  en  grec, 
malgré  les  Français  mêmes.  Il  n'avoit  pas  tort, 
ce  me  semble  ,  de  tenter  quelque  nouvelle  route 
pour  enrichir  notre  langue  ,  pour  enhardir 
notre  poésie ,  et  pour  dénouer  notre  versifica- 
tion naissante.  Mais ,  en  fait  de  langue  ,  on  ne 
vient  à  bout  de  rien  sans  l'aveu  des  hommes 
pour  lesquels  on  parle.  On  ne  doit  jamais  faire 
deux  pas  à  la  fois  ;  et  il  faut  s'arrêter  dès  qu'on 
ne  se  voit  pas  suivi  de  la  multitude.  La  singu- 
larité est  dangereuse  en  tout  :  elle  ne  peut  être 
excusée  dans  les  choses  qui  ne  dépendent  que 
de  l'usage. 

L'excès  choquant  de  Ronsard  nous  a  un  peu 
jetés  dans  l'extrémité  opposée  :  on  a  appauvri , 
desséché  et  gêné  notre  langue.  Elle  n'ose  ja- 
mais procéder  que  suivant  la  méthode  la  plus 
scrupuleuse  et  la  plus  uniforme  de  la  gram- 
maire :  on  voit  toujours  venir  d'abord  un  no- 
minatif substantif  qui  mène  son  adjectif  comme 
par  la  main;  son  verbe  ne  manque  pas  de 
marcher  derrière ,  suivi  d'un  adverbe  qui  ne 
souffre  rien  entre  deux;  et  le  régime  appelle 
aussitôt  un  accusatif,  qui  ne  peut  jamais  se 
déplacer.  C'est  ce  qui  exclut  toute  suspension 
de  l'esprit,  toute  attention,  toute  surprise, 
toute  variété ,  et  souvent  toute  magnifique  ca- 
dence. 

Je  conviens,  d'un  autre  côté,  qu'on  ne  doit 
jamais  hasarder  aucune  locution  ambiguë  ;  j'i- 

*  Malherbe  ,  Parap.  du  Ps.  cxly. 


rois  même  d'ordinaire,  avec  Quintilien  ,  jus- 
qu'à éviter  toute  phrase  que  le  lecteur  entend  , 
mais  qu'il  pourroit  ne  pas  entendre  s'il  ne 
suppléoit  pas  ce  qui  y  manque.  Il  faut  une  dic- 
tion simple  ,  précise  et  dégagée  ,  où  tout  se  dé- 
veloppe de  soi-même  et  aille  au-devant  du  lec- 
teur. Quand  un  auteur  parle  au  public,  il  n'y 
a  aucune  peine  qu'il  ne  doive  prendre  pour  en 
épargner  à  son  lecteur;  il  faut  que  tout  le  tra- 
vail soit  pour  lui  seul,  et  tout  le  plaisir  avec 
tout  le  fruit  pour  celui  dont  il  veut  être  lu.  Un 
auteur  ne  doit  laisser  rien  à  chercher  dans  sa 
pensée  ;  il  n'y  a  que  les  faiseurs  d'énigmes  qui 
soient  en  droit  de  présenter  un  sens  enveloppé. 
Auguste  vouloit  qu'on  usât  de  répétitions  fré- 
quentes, plutôt  que  de  laisser  quelque  péril 
d'obscurité  dans  le  discours.  En  effet,  le  pre- 
mier de  tous  les  devoirs  d'un  homme,  qui  n'écrit 
que  pour  être  entendu,  est  de  soulager  son  lec- 
teur en  se  faisant  d'abord  entendre. 

J'avoue  que  nos  plus  grands  poètes  français, 
gênés  par  les  lois  rigoureuses  de  notre  versifi- 
cation, manquent  en  quelques  endroits  de  ce 
degré  de  clarté  parfaite.  Un  homme  qui  pense 
beaucoup  veut  beaucoup  dire  ;  il  ne  peut  se 
résoudre  à  rien  perdre  ;  il  sent  le  prix  de  tout 
ce  qu'il  a  trouvé  ;  il  fait  de  grands  efforts  pour 
renfermer  tout  dans  les  bornes  étroites  d'un 
vers.  On  veut  même  trop  de  délicalesse,  elle 
dégénère  en  subtilité.  On  veut  trop  éblouir  et 
surprendre  :  on  veut  avoir  plus  d'esprit  que 
son  lecteur,  et  le  lui  faire  sentir,  pour  lui  enle- 
ver son  admiration  ;  au  lieu  qu'il  faudroit  n'en 
avoir  jamais  plus  que  lui,  et  lui  en  donner 
même,  sans  paroître  en  avoir.  On  ne  se  con- 
tente pas  de  la  simple  raison,  des  grâces  naïves, 
du  sentiment  le  plus  vif,  qui  font  la  perfeclion 
réelle;  on  va  un  peu  au-delà  du  but  par  amour- 
propre.  On  ne  sait  pas  être  sobre  dans  la  recher- 
che du  beau  :  on  ignore  l'art  de  s'arrêter  tout 
court  en  deçà  des  ornemcns  ambitieux.  Le 
mieux  auquel  on  aspire  fait  qu'on  gale  le  bien, 
dit  un  proverbe  italien.  On  tombe  dans  le  dé- 
faut de  ré[)andre  un  peu  trop  de  sel,  et  de 
vouloir  donner  un  goût  trop  relevé  à  ce  qu'on 
assaisonne  ;  on  fait  comme  ceux  qui  chargent 
une  étoffe  de  trop  de  broderie.  Le  goût  exquis 
craint  le  trop  en  tout,  sans  en  excepter  l'esprit 
même.  L'esprit  lasse  beaucoup,  dès  qu'on  l'af- 
fecte et  qu'on  le  prodigue.  C'est  en  avoir  de 
reste,  que  d'en  savoir  retrancher  pour  s'accom- 
moder à  celui  de  la  multitude,  et  pour  lui  apla- 
nir le  chemin.  Les  poètes  qui  ont  le  plus  d'essor, 
de  génie,  d'étendue  de  pensées  et  de  fécondité, 
sont  ceux  qui  doivent  le  plus  craindre  cet  écueil 


628 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


(le  l'excès  d'esprit.  C'est ,  dira-t-on  ,  un  beau 
déliiut ,  c'est  un  défaut  rare,  c'est  un  défaut 
merveilleux.  J'en  conviens  ;  mais  c'est  un  vrai 
défaut, etl'un  des  plus  difficiles  à  corriger.  Ho- 
race Aeut  qu'un  auteur  s'exécute  sans  indul- 
gence sur  l'esprit  même  : 

Vir  bonus  et  prudens  versus  reprtiiendet  inertes , 
Culpabit  duros;  incouiptis  allinet  atrum 
Transverso  calanio  signum  ;  auibitiosa  recidet 
Ornamenta;  paruni  claris  lucem  dare  coget  '. 

On  gagne  beaucoup  en  perdant  tous  les  or- 
nemens  superflus  pour  se  borner  aux  beautés 
simples,  faciles,  claires  et  négligées  en  appa- 
rence. Pour  la  poésie,  comme  pour  l'architec- 
ture, il  faut  que  tous  les  morceaux  nécessaires 
se  tournent  en  orneuiens  naturels.  Mais  tout 
ornement  qui  n'est  qu'ornement  est  de  trop  ; 
retrancliez-le,  il  ne  manque  rien,  il  n'y  a  que 
la  vanité  qui  en  soutire.  Un  auteur  qui  a  trop 
d'esprit,  et  qui  en  veut  toujours  avoir,  lasse  et 
épuise  le  mien  .  je  n'en  veux  point  avoir  tant. 
S'il  en  montroit  moins,  il  me  laisseroit  respirer 
et  me  feroit  plus  de  plaisir  :  il  me  tient  trop 
tendu,  la  lecture  de  ses  vers  me  devient  une 
étude.  Tant  d'éclairs  m'éblouissenl  ;  je  cherche 
une  lumière  douce  qui  soulage  mes  foibles 
yeux.  Je  demande  un  poète  aimable,  propor- 
tionné au  commun  des  hommes,  qui  fasse  tout 
pour  eux,  et  rien  pour  lui.  Je  veux  un  sublime 
si  familier,  si  doux  et  si  simple,  que  chacun  soit 
d'abord  tenté  de  croire  qu'il  l'auroit  trouvé  sans 
peine,  quoique  peu  d'hommes  soient  capables 
de  le  trouver.  Je  préfère  l'aimable  avi  surpre- 
nant et  au  merveilleux.  Je  veux  un  homme  qui 
me  fasse  oublier  qu'il  est  auteur,  et  qui  se  mette 
comme  de  plain-pied  en  conversation  avec  moi. 
Je  veux  qu'il  me  mette  devant  les  yeux  un 
laboureur  qui  craint  pour  ses  moissons,  un 
berger  qui  ne  connoît  que  son  village  et  son 
troupeau  ,  une  nourrice  attendrie  pour  son 
petit  enfant  ;  je  veux  qu'il  me  fasse  penser, 
non  à  lui  et  à  son  bel  esprit,  mais  aux  bergers 
qu'il  fait  parler. 

DéspecLus  libi  sum ,  nec  qui  sim  quaeris ,  Alexi , 
Quorn  dives  pecoris,  nivei  quàm  laclis  abundans  : 
Mille  ffiea;  Siculis  errant  in  montibus  agn.T; 
Lac  mihi  non  a^state  novuni ,  non  fiigore  délit  : 

'  De  Art.  poel.  v.  445  448. 
D'un  trail  de  son  crayon  le  rigide  censeur 
Efl'ace  les  emlroils  qu'a  négligt^s  l'auleur. 
De  ce  vers  qui  se  Iraine  il  blâme  la  foiblesse; 
Il  ne  vous  cache  point  que  ce  vers  dur  le  blesse  : 
11  veut  qu'on  sacrifie  une  fausse  beauté. 
Qu'en  un  passage  obscur  on  jette  la  clarté.  Darv. 


Canto  qua;  solitus ,  si  quando  armenta  vocabat , 
Amphion  Dircœus  in  Acta;o  Aracyntho. 
Nec  sum  adeo  informis  ;  nuper  me  in  littore  vidi , 
Cura  placidum  ventis  staret  mare  ' 

Combien  cette  naïveté  champêtre  a-t-elle  plus 
de  grâce  qu'un  trait  subtil  et  raffiné  d'un  bel 
esprit  ! 

Ex  noto  ûctum  carmen  sequar,  ut  sibi  quivis 
Speret  idem  ,  sudet  multùm  ,  frustraque  laboret 
Ausus  idem  :  tantùm  séries  juncturaque  pollet  ; 
Tantùm  de  medio  sumptis  accedit  honoris  *  ! 

0  qu'il  y  a  de  grandeur  à  se  rabaisser  ainsi , 
pour  se  proportionner  à  tout  ce  qu'on  peint ,  et 
pour  atteindre  à  tous  les  divers  caractères! 
Combien  un  homme  est-il  au-dessus  de  ce 
qu'on  nomme  esprit,  quand  il  ne  craint  point 
d'en  cacher  une  partie!  Afin  qu'un  ouvrage  soit 
véritablement  beau ,  il  faut  que  l'auteur  s'y  ou- 
blie ,  et  me  permette  de  l'oublier;  il  faut  qu'il 
me  laisse  seul  en  pleine  liberté.  Par  exemple  , 
il  faut  que  Virgile  disparoisse  ,  et  que  je  m'ima- 
gine voir  ce  beau  lieu  ; 

Muscosi  fontes ,  et  somno  mollior  herba ,  '  etc. 

Il  faut  que  je  désire  d'être  transporté  dans  cet 
autre  endroit  : 

.     .    0  mihi  tum  quàm  molliter  ossa  quiescant, 
Vestra  meos  olim  si  fislula  dicat  amores  ! 
Atque  utinam  ex  vobis  unus ,  vestrique  fuissem 
Aut  custos  gregis,  aut  maturœ  vinilor  uvae  *  1 

1  ViRGil..  Eclog.  II,  V.   19-26. 

Tu  rejettes  mes  vœux,  Alexis,  tu  me  fuis, 

Sans  daigner  seulement  demander  qui  je  suis; 

Si  mon  bercail  est  riche  ,  et  mou  troupeau  fertile. 

Vois  nos  mille  brebis  errer  dans  la  Sicile, 

Leur  lait,  même  en  hiver,  coule  à  Ilots  argentés. 

Je  répète  les  airs  qu'Amphion  a  chantés 

(Jiiand  sa  voix  ,  des  forêts  perçant  la  vaste  enceinte  , 

Rappcloit  ses  troupeaux  épars  sur  l'Aracynthe. 

Mes  traits  n'ont  rien  d'affreux  ;  dans  le  cristal  des  flots 

Je  le  vis  l'autre  jour TissoT. 

*  HoRAT.  (le  Art.poet.  v.  249-243. 
J'iinirois  volontiers  l'heureuse  fiction 

A  des  sujets  connus  que  m'olfriroit  l'histoire. 

Tel  auteur  croit  pouvoir  l'essayer  avec  gloire, 

Qui  ne  fait  bien  souvent  qu'un  effort  malheureux  : 

Tant  ce  travail  modesle  est  eiicor  périlleux; 

Tant  dans  l'art  de  la  scène  un  goût  pur  apprécie 

D'un  plan  bien  ordonné  la  savante  harmonie!  Daru. 

3  Vinc.  Ed.  VII,  V.  45. 
Fontaines,  dont  la  mousse  environne  les  flots , 
Gazons ,  dont  la  mollesse  invite  au  doux  repos.    Lasgeac. 

*  Eclog.  X  ,  V.  33-36. 

0  que  si  quelques  jours 

Votre  luth  k  ces  monts  racontoil  mes  amours , 
Gallus  dans  le  tombeau  reposeroit  tranquille! 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


629 


Il  faut  que  j'envie  le  bonheur  de  ceux  qui  sont 
dans  cet  autre  lieu  dépeint  par  Horace  . 

Quà  pinus  ingens  albaque  populus 
Umbram  hospitalem  consociare  amant 
Raniis,  et  obliquo  laborat 
Lympha  fugax  trepiJare  rivo  i. 

J'aime  bien  mieux  être  occupé  de  cet  om- 
brage et  de  ce  ruisseau  ,  que  d'un  bel  esprit 
importun  qui  ne  me  laisse  point  respirer.  Voilà 
les  espèces  d'ouvrages  dont  le  charme  ne  s'use 
jamais  :  loin  de  perdre  à  être  relus ,  ils  se  font 
toujours  redemander;  leur  lecture  n'est  point 
une  étude  ,  on  s'y  repose,  on  s'y  délasse.  Les 
ouvrages  brillans  et  façonnés  imposent  et  éblouis- 
sent ;  mais  ils  ont  une  pointe  fine  qui  s'émousse 
bientôt.  Ce  n'est  ni  le  difficile,  ni  le  rare,  ni  le 
merveilleux ,  que  je  cherche  ;  c'est  le  beau 
simple,  aimable  et  commode,  que  je  goûte.  Si 
les  fleurs  qu'on  foule  aux  pieds  dans  une  prai- 
rie sont  aussi  belles  que  celles  des  plus  somp- 
tueux jardins,  je  les  en  aime  mieux.  Je  n'envie 
rien  à  personne.  Le  beau  ne  perdroit  rien  de 
son  prix ,  quand  il  seroit  commun  à  tout  le 
genre  humain  ;  il  en  seroit  plus  estimable.  La 
rareté  est  un  défaut  et  une  pauvreté  de  la  na- 
ture. Les  rayons  du  soleil  n'en  sont  pas  moins 
un  grand  trésor,  quoiqu'ils  éclairent  tout  l'uni- 
vers. Je  veux  un  beau  si  naturel ,  qu'il  n'ait 
aucun  besoin  de  me  surprendre  par  sa  nou- 
veauté :  je  veux  que  ses  grâces  ne  vieillissent 
jamais,  et  que  je  ne  puisse  presque  me  passer 
de  lui. 

Decies  repetita  placebit  ^. 

La  poésie  est  sans  doute  une  imitation  et  une 
peinture.  Représentons-nous  donc  Raphaël  qui 
fait  un  tableau  :  il  se  garde  bien  de  faire  des 


Que  n'ai-jo,  parmi  vous,  dans  un  moJesle  asile  , 

Ou  marié  la  vigne ,  ou  soigné  les  troupeaux  !     Langeac. 

'  Od.  lib.  Il,  Od.  III,  V.  9-13. 
Sur  ces  bords  où  les  pins  et  les  saules  tremtilsns 
Aiment  à  marier  leur  ombre  hospitalière, 
Auprès  de  ce  ruisseau  dont  les  flols  gazouillans 
Effleurent  le  gazon  dans  leur  course  légère.        Daru, 

Là,  parmi  des  arbres  sans  nombre, 
T'olfraul  sou  donie  hospitalier. 
Du  vieux  pin  le  feuillage  sombre 
Se  plait  a  marier  son  ombre 
A  la  pâleur  du  peuplier. 

Plus  loin,  la  source  fugitive, 

Qui  suit  à  regret  les  détours 

Du  lit  où  son  onde  est  captive, 

Semble  s'échapper  de  sa  rive  , 

Et  vouloir  abréger  son  cours.         de  Wailly. 


*  HoR.  de  Art.  poet.  v.  364. 


figures  bizarres,  à  moins  qu'il  ne  travaille  dans 
le  grotesque;  il  ne  cherche  point  un  coloris 
éblouissant  ;  loin  de  vouloir  que  l'art  saute  aux 
yeux ,  il  ne  songe  qu'à  le  cacher  ;  il  voudroit 
pouvoir  tromperie  spectateur,  et  lui  faire  pren- 
dre son  tableau  pour  Jésus-Christ  même  trans- 
figuré sur  le  Thabor.  Sa  peinture  n'est  bonne 
qu'autant  qu'on  y  trouve  de  vérité.  L'art  est 
défectueux  dès  qu'il  est  outré;  il  doit  viser  à  la 
ressemblance.  Puisqu'on  prend  tant  de  plaisir  à 
voir,  dans  un  paysage  du  Titien  ,  des  chèvres 
qui  grimpent  sur  une  colline  pendante  en  pré- 
cipice ,  ou,  dans  un  tableau  de  Teniers,  des 
festins  de  village  et  des  danses  rustiques,  faut-il 
s'étonner  qu'on  aime  à  voir  dans  l'Odyssée  des 
peintures  si  naïves  du  détail  de  la  vie  humaine? 
On  croit  être  dans  les  lieux  qu'Homère  dépeint, 
y  voir  et  y  entendre  les  hommes.  Cette  simpli- 
cité de  mœurs  semble  ramener  l'âge  d'or.  Le 
bon  homme  Eumée  me  touche  bien  plus  qu'un 
héros  de  Clélie  ou  de  Cléopàfre.  Les  vains  pré- 
jugés de  notre  temps  avilissent  de  telles  beau- 
tés ;  mais  nos  défauts  ne  diminuent  point  le 
vrai  prix  d'une  vie  si  raisonnable  et  si  naturelle. 
Malheur  à  ceux  qui  ne  sentent  point  le  charme 
de  ces  vers  I 

Fortunate  senex ,  hic  iater  flumina  nota 
Et  fontes  sacros  frigus  captabis  opacum  '. 

Rien  n'est  au-dessus  de  cette  peinture  de  la  vie 
champêtre  : 

0  fortunatos  niiniùm  ,  sua  si  bona  noiinl  *,  etc. 

Tout  m'y  plaît ,  et  même  cet  endroit  si  éloigné 
des  idées  romanesques  : 

at  frigida  Tempe, 

Mugitusqne  boum ,  moHesque  sub  arbore  somni  '^. 

Je  suis  attendri  tout  de  même  pour  la  sjjitude 
d'Horace  : 

0  rus,  quando  ego  te  aspiciam!  quaadoque  licebit 


1  ViRC.  Ed.  1,  V.  52  et  53. 
Heureux  vieillard!  ici  nos  fontaines  sacrées, 
Nos  forets  te  verront,  sous  leur  sombre  épaisseur, 
De  l'ombrage  et  des  eaux  respirer  la  fraiilicur.    TissoT. 

'  Georg.  ii ,  v.  458. 
Heureux  riionime  des  champs,  s'il  connoit  son  bonheur,  etc. 

Delille. 

3  Geonj.  M,  V,  160  et  470. 

Une  flaire  fontaine. 

Dont  Tonde  en  murmurant  l'endort  sous  un  vieux  chêne  ; 
Un  troupeau  qui  mugit,  des  vallons,  des  forets,  Delille. 


630 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Nunc  vetenim  libris ,  niinc  sonino  et  inerlibus  horis , 
Diicere  sollicita;  jucunda  oblivia  vitœ  *  ! 

Les  anciens  ne  se  sont  pas  contentés  de 
peindre  simplement  d'après  natnre  ,  ils  ont 
joint  la  passion  à  la  vérité. 

Homère  ne  peint  point  un  jeune  homme  qui 
va  périr  dans  les  combats  sans  lui  donner  des 
grâces  touchantes  :  il  le  représente  plein  de 
courage  et  de  vertu  ;  il  vous  intéresse  pour  lui, 
il  vous  le  fait  aimer,  il  vous  engage  à  craindre 
pour  sa  vie  ;  il  vous  montre  son  père  accablé 
de  vieillesse  et  alarmé  des  périls  de  ce  cher 
enfant  ;  il  vous  fait  voir  la  nouvelle  épouse  de 
ce.  jeune  homme  qui  tremble  pour  lui ,  vous 
tremblez  avec  elle.  C'est  une  espèce  de  tra- 
hison :  le  poète  ne  vous  attendrit  avec  tant 
de  grâce  et  de  douceur,  que  pour  vous  mener 
au  moment  fatal  où  vous  voyez  tout-à-coup 
celui  que  vous  aimez,  qui  nage  dans  son  sang, 
et  dont  les  yeux  sont  fermés  par  l'éternelle 
nuit. 

Virgile  prend  pour  P allas,  fils  d'Évandre, 
les  mêmes  soins  de  nous  affliger,  qu'Homère 
avoit  pris  de  nous  faire  pleurer  Patrocle.  Nous 
sommes  charmés  de  la  douleur  que  Nisus  et 
Euryale  nous  coûtent.  J'ai  vu  un  jeune  prince 
à  huit  ans  saisi  de  douleur  à  la  vue  du  péril  du 
petit  Joas.  Je  l'ai  vu  impatient  sur  ce  que  le 
grand-prétre  cachoit  à  Joas  son  nom  et  sa  nais- 
sance. Je  l'ai  vu  pleurer  amèrement  en  écou- 
tant ces  vers  : 

Ah  !  miscram  Eurydicen  anima  fugienle  vocabat  : 
Eurydicen  toto  referebaut  fluuiine  ripœ  -. 

Vit-on  jamais  rien  de  mieux  amené ,  ni  qui 
prépare  un  plus  vif  sentiment ,  que  ce  songe 
d'Énée  ? 

Tempus  erat  quo  prima  quies  mortalibus  aegris , 

Raptatus  bigis  ut  quondam,  aterque  cruento 
Piilvere ,  perque  pedes  trajectus  lora  tumentes. 
Hei  mihi  !  qualis  erat  !  quantum  mutatus  ab  illo 


1  Senn.  lib.  ii,  Sut.  vi,  v.  60-62. 
O  ma  dière  campagne  !  i>  tranquilles  demeures  ! 
Quand pourrai-je,  au  sommeil  donnant  de  douces  heures, 
Ou,  trouvant  dans  l'élutlc  un  utile  plaisir, 
Au  sein  de  la  paresse  et  d'une  paix  profonde 
Goûter  l'heureux  oulili  des  orages  du  monde  !         Dakl'. 

-  Vir.c.  Georg.  iv,  v.  526  et  327. 

Sa  voix  expirante, 

Jusqu'au  dernier  soupir  formant  un  foible  son  , 
D'Eurydice  eu  flottant  niurmuroit  le  doux  nom  ; 
Eurydice ,  o  douleur  !  louches  de  son  supplice 
Les  échos  rcpétoient  Eurydice  ,  Eurydice.       Delille. 


Hectorc  qui  redit  exuvias  indutus  Achillis ,  etc. 
nie  nihil,  nec  me  quajrentem  vana  moratur,  etc.  *. 

Le  bel  esprit  pourroit-il  toucher  ainsi  le  cœur  ? 
Peut-on  lire  cet  endroit  sans  être  ému  ? 

0  mihi  sola  mei  super  Astyanactis  imago  1 
Sic  ooulos ,  sic  ille  manus ,  sic  ora  ferebat  ; 
Et  nunc  œquali  tecum  pubesceret  œvo  *. 

Les  traits  du  bel  esprit  seroient  déplacés  et  cho- 
quans  dans  un  discours  si  passionné ,  où  il  ne 
doit  rester  de  parole  qu'à  la  douleur. 

Le  poète  ne  fait  jamais  mourir  personne  sans 
peindre  vivement  quelque  circonstance  qui  in- 
téresse le  lecteur. 

On  est  affligé  pour  la  vertu ,  quand  on  lit  cet 
endroit  : 


.  .  .  Cadit  et  Ripheus,  justissimus  imus 
Qui  fuit  in  Teucris  et  servantissimus  aequi. 
Dis  aliter  visum  ^ 


On  croit  être  au  milieu  de  Troie  ,  saisi  d'hor- 
reur et  de  compassion,  quand  on  lit  ces  vers  : 

Tum  pavidae  tectis  maires  ingentibus  errant, 
Amplexœque  tencnt  postes,  atque  oscula  figunt  *. 


1  .Eiieid.  Il ,  V.  268-287. 
C'éloil  l'heure  où ,  du  jour  adoucissant  les  peines , 
Le  sommeil,  grâce  aux  dieux,  se  glisse  dans  nos  veines. 
Toul-à-coup ,  le  front  pile  et  chargé  de  douleurs , 
Hector  prés  de  mon  lit  a  paru  tout  en  pleurs; 
Et  tel  qu'après  son  char  la  victoire  inhumaine. 
Noir  de  poudre  et  de  sang,  le  traîna  sur  l'arène. 
Je  vois  ses  pieds  encore  et  meurtris  el  percés 
Des  indignes  liens  qui  les  ont  traversés. 
Hélas!  qu'en  cet  état  de  lui-même  il  difTère! 
Ce  n'est  plus  cet  Hector,  ce  guerrier  lulélaire 
Qui  des  armes  d'Achille  orgueilleux  ravisseur 
Dans  les  murs  paternels  revcnoit  en  vainqueur; 
Ou ,  courant  assiéger  les  vingt  rois  de  la  Grèce , 
Lançoit  sur  leurs  vaisseaux  la  flamme  vengeresse. 
Combien  il  est  changé  !  le  sang  de  toutes  parts 
Souilloit  sa  barbe  épaisse  el  ses  cheveux  épars 

FO.\TA>ES. 

-  .Eueid.  m,  v.  .'(89-491. 
0  seul  el  doux  portrait  de  ce  fils  que  j'adore  ! 
Cher  enfant  !  c'est  par  vous  que  je  suis  mère  encore. 
De  mon  Astyanax  ,  dans  mes  jours  de  douleur. 
Votre  aimable  présence  cntrelenoit  mon  cœur. 
Voilà  son  air,  son  port,  son  maintien,  son  langage; 
Ce  sont  les  mêmes  traits  ;  il  auroit  le  même  âge.   Delillc:. 

3  ,Eneid.  ii,  v.  426-428. 

Riphée  tombe  égorgé  de  même , 

Riphée,  hélas!  si  juste  et  si  chéri  des  siens! 
Mais  le  ciel  le  confond  dans  l'arrêt  des  Troyens. 

*  lUd.  v,  489  el  490. 
Les  femmes ,  perçant  l'air  d'horribles  hurlemens  , 
Dans  l'enceinte  royale  errent  désespérées; 
Au  seuil  de  ces  parvis,  à  leurs  portes  sacrées  , 
Elles  collent  leur  bouche,  entrelacent  leurs  bras. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


631 


Vidi  Heciibam  ,  contumque  nurus,  Priamuinque  per  aras 
Sanguine  fœdanteni  quos  ipse  sacraverat  ignés  *. 

Arma  diti  senior  desueta  tremenlibus  sevo 
Circumdat  nequicquam  humeris,  et  inutile  ferrum 
Cingilur ,  ac  densos  fertur  nioriturus  in  hostes  -. 

Sic  fatus  senior,  felumque  imbelle  sine  ictu 
Conjecit  -^ 

ÎVunc  morere.  ILtc  dicens,  altaria  ad  ipsa  trementem 
Traxit,  et  in  multo  lapsantem  sanguine  nati; 
Implicuitque  comam  lœvâ ,  dextràque  coruscum 
Extulit,  ac  lateri  capulo  tenus  abdidit  ensem. 
Hœc  finis  Priami  fatorum  ;  hic  exitus  illum 
Sorte  tulit ,  Trojam  inceusam  et  prolapsa  videntem 
Pergama,  tôt  quondam  populis  terrisque  superbum 
Regnalorem  Asiœ  :  jacet  ingens  littore  truncus, 
Avulsumque  humeris  caput ,  et  sine  nomine  corpus  *. 

Le  poète  ne  représente  point  le  malheur 
d'Eurydice  sans  nous  la  montrer  toute  prête  à 
revoir  la  lumière ,  et  replongée  tout-à-coup 
dans  la  profonde  nuit  des  enfers  : 

Jamque  pedem  referens  casus  evaserat  oranes , 
Redditaque  Eurydice  superas  veniebat  ad  auras. 

Illa,  Quisetme,  inquit,miseram,  et  te  perdidit,  Orpheu? 
Quis  tantus  furor  ?  En  iterum  crudelia  rétro 


1  .£neid.  v.  501  et  502. 
J'ai  vu 

Hècube  échevelée  errer  sous  ces  lambris  ; 
Le  glaive  moissonner  les  femmes  de  ses  ftls  ; 
El  son  époux,  hélas!  à  son  moment  suprême, 
Eiisaiiglauter  l'autel  qu'il  consacra  lui-même.      Delille. 

2/6/rf.  Il,  V.  509-311. 

D'une  armure  impuissante 

fie  vieillard  charge  en  vain  son  épaule  tremblante; 
Prend  un  glaive,  a  son  bras  dés  long-temps  étranger, 
Et  s'apprête  à  mourir  plutôt  rju'à  se  venger. 

S  Ibid.  V.  544-545. 

.     .     A  ces  mots,  au  vainqueur  inhumain 
11  jette  un  foibic  trait.  Delille. 

*  Ibid.  v.  350-358. 
.     .     .     .     Meurs.  Il  dit;  et  d'un  bras  sanguinaire, 
Du  monarque  traiué  par  ses  cheveiiv  blanchis , 
Et  nageant  dans  le  sang  du  dernier  de  ses  lils  , 
Il  pousse  vers  l'autel  la  vieillesse  tremblante  : 
De  l'autre,  saisissant  l'épée  élincelante, 
Lève  le  fer  mortel,  l'enfonce,  et  de  son  flanc 
Arrache  avec  la  vie  un  vain  reste  de  sang. 
Ainsi  tinit  Priam  ;  ainsi  la  destinée 
Mai-v^ua  par  cent  mallieurs  sa  mort  infortunée. 
11  périt  en  voyant  de  ses  derniers  regards 
Brûler  son  Ilion  ,  et  crouler  ses  remparts. 
Et  ce  grand  potentat  ,  (huit  les  mains  souveraines 
De  tant  de  nalimis  avoieut  tenu  les  rênes, 
Que  l'Asie  a  genoux  eiityuroit  autrefois 
De  l'imour  des  sujets  et  du  respect  des  rois. 
De  lui-même  aujourd'hui  reste  méconnoissable. 
Hélas I  et  dans  la  foule  étendu  sur  le  sable, 
N'est  plus,  dans  cet  amas  îles  lambeaux  d'Uion  , 
Qu'un  cadavre  sans  tmiibe,  et  c[u'un  débris  sans  nom. 

Delille. 


Fata  vocant ,  conditquc  natantia  lumina  somnus. 
Jamque  vale  :  feror  ingenti  circumdata  nocte , 
Invalidasque  tibi  tendens,  heu!  non  tua,  palmas  *. 

Les  animaux  souffrans  que  ce  poète   met 
comme  devant  nos  veux  ,  nous  affligent  : 


Propter  aqucC  rivum  viridi  procumbit  in  ulva 
Perdita ,  uec  serœ  meminit  decedere  nocti  -. 


La  peste   des  animaux  est  un  tableau  qui 
nous  émeut  : 

Hinc  lœtis  vituli  vulgi  moriuntur  in  herbis , 
Et  dulces  animas  plena  ad  pracsepia  reddunt. 

Labitur  infelix  studiorum  atque  immemor  herbaî 
Victor  equus ,  fontesque  avertitur ,  et  pede  terram 

Crebra  ferit 

Ecce  autem  duro  fumans  sub  vomere  taurus 
Concidit ,  et  mixtum  spumis  vomit  ore  cruorem  , 
Extremosque  ciet  gemitus  :  it  tristis  arator 
Mœrentem  abjungens  frateruâ  morte  juvencum  ; 
Atque  opère  iu  medio  defixa  relinquit  aratra. 
Non  umbrœ  altorum  ncmorum ,  non  mollia  possunt 
Prata  movere  animum  ,  non  qui  per  saxa  volutus 
Purior  electro  campum  petit  amnis  3. 


1  Gcorg.  iv,  v.  .^83-498. 

EnUn  il  revenoit  des  goulTrcs  du  Ténare, 

Possesseur  d'Eurydice  et  vainqueur  du  Tartare 

Eurydice  s'écrie  :  0  destin  rigoureux! 

Hélas!  quel  dieu  cruel  nous  a  perdus  tous  deux? 

Quelle  fureur!  voila  qu'au  ténébreux  abime 

Le  barbare  Destin  rappelle  sa  victime. 

Adien  :  déjà  je  sens  dans  un  nuage  épais 

Nager  mes  yeux  éteints  et  fermés  pour  jamais. 

Adieu,  mon  cher  Orphée;  Eurydice  expirante 

En  vain  te  cherche  eiicor  de  sa  main  défaillante; 

L'horrible  mort,  jetant  son  voile  autour  de  moi, 

M'entraine  loin  du  jour,  hélas!  et  loin  de  toi.    Delille. 

2  Ed.  viii ,  v.  87  et  88. 

La  génisse  amoureuse,  errante  au  bord  des  eaux  , 

Succombe,  et  sans  espoir  elle  fuit  le  repos; 

C'est  en  vain  que  la  nuit  sous  nos  toits  la  rappelle. 

L.VNGEAC. 

3  Georg.  m,  v.  494  498  et  315-522. 

Tout  meurt  dans  le  bercail,  dans  les  clianips  tout  péril  ; 
L'agneau  tombe  en  suçant  le  lait  qui  le  nourrit; 

La  génisse  languit  dans  un  verd  pâturage 

Le  coursier,  l'œil  éteint ,  et  l'oreille  baissée. 
Distillant  leiileinènl  une  sueur  glacée. 

Languit,  chancelle,  tombe,  et  se  débal  en  vain 

Il  néglige  les  eaux,  renonce  au  pâturage, 

Et  sent  s'évanouir  son  superbe  courage 

Voyez-vous  le  taureau  fumant  sous  l'aiguillon. 

D'un  sang  mêlé  d'écume  inonder  son  sillon? 

Il  meurt;  l'autre,  affligé  de  la  mort  de  son  frère, 

Regagne  tristement  l'étable  solitaire; 

Son  maiire  l'accompagne  accablé  de  regrets, 

Et  laisse  en  soupirant  ses  travaux  imparfaits. 

Le  doux  tapis  des  prés,  l'asile  d'un  bois  sombre, 

La  IVaicheur  du  matin  jointe  à  celle  de  l'ombre , 

Le  cristal  d'un  ruisseau  qui  rajeunit  les  prés 

Et  roule  une  eau  d'argent  sur  des  sables  dores , 

Rien  ne  peut  des  troupeaux  ranimer  la  foiblesse.  Delille. 


632 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Virgile  anime  et  passionne  tout.  Dans  ses 
vers  tout  pense  ,  tout  a  du  sentiment,  tout  vous 
en  donne ,  les  arbres  mêmes  vous  touchent  . 

Exiit  ad  cœlum  ramis  felicibus  arbos , 
Miraturque  novas  frondes  et  non  sua  poma  *. 

Une  fleur  attire  votre  compassion  ,  quand  Vir- 
gile la  peint  prête  à  se  flétrir  : 

Piirpureus  veluti  cùm  flos  succisus  aratro 
Languescit  moriens  -. 

Vous  croyez  voir  les  moindres  plantes  que  le 
printemps  ranime  ,  égaie  et  embellit  : 

Inque  novos  soles  audent  se  gramina  Mb 
Credere  ^. 

Un  rossignol  est  Philomèle  qui  vous  attendrit 
sur  ses  malheurs  . 

Qualis  populea  mœrens  Philomela  sub  umbra  *. 

Horace  fait  en  trois  vers  un  tableau  où  tout 
vit  et  inspire  du  sentiment  : 

Fugit  rétro 

Levis  juventus  et  décor,  aridâ 
Pelleote  lascivos  amores 
Canitie,  facilemque  somnum  ^. 

Veut-il  peindre  en  deux  coups  de  pinceau 
deux  hommes  que  personne  ne  puisse  mécon- 
noître  ,  et  qui  saisissent  le  spectateur  ;  il  vous 
met  devant  les  yeux  la  folie  incorrigible  de 
Paris,  et  la  colère  implacable  d'Achille  : 


1  Georg.  ii,  v.  81  cl  82. 

Bientôt  ce  tronc  s'élève  en  arbre  vigoureux , 

Et  se  couvrant  des  fruits  d'une  race  étrangère , 

Admire  ces  enfants  dont  il  n'est  pas  le  père.       Delille. 

2  ,EnekL  ix,  v.  433  et  436. 

Tel  meurt,  avant  le  temps ,  sur  la  terre  couché 

Un  lis  que  la  charrue  en  passant  a  touché.         Delille. 

3  Georg.  w  ,  v.  332. 

Aux  rayons  doux  cncor  du  soleil  printanier 

Le  gazon  sans  péril  ose  se  confier.  Delille. 

*  Ibid.  IV ,  V.  51 1 . 
Telle  sur  un  rameau,  durant  la  nuit  obscure, 
Philomèle  plaintive  attendrit  la  nature.  Delille 

6  Od.  lib.  II ,  Od.  XI  ,  V.  5-8. 

Déjà  s'envolent  nos  beaux  jours  ; 
Aux  grâces  du  printemps  succède  la  vieillesse  ; 
Elle  a  banni  l'essaim  des  folâtres  amours  , 
Et  le  sommeil  facile ,  et  la  douce  allégresse,  de  W'aillv. 


Quid  Ppris?  ut  salvus  regnet  vivatque  beatus , 
Cogi  posse  negat  *. 

Jura  neget  sibi  nata,  nihil  non  arroget  arniis  ^. 

Horace  veut-il  nous  toucher  en  faveur  des 
lieux  où  il  souhaiteroit  de  finir  sa  vie  avec  son 
ami ,  il  nous  inspire  le  désir  d'y  aller  : 

Ille  terrarum  mihi  praeter  omnes 

Angulus  ridet 

Ibi  tu  calentem 

Débita  sparges  lacrymâ  favillam 
Vatis  amici  ^. 

Fait-il  un  portrait  d'Ulysse  ,  il  le  peint  supé- 
rieur aux  tempêtes  de  la  mer ,  au  naufrage 
même  ,  et  à  la  plus  cruelle  fortune  ; 


Pertulil 


aspera  multa 

adversis  rerum  imraersabilis  undis 


Peint-il  Rome  invincible  jusque  dans  ses  mal- 
heurs, écoutez-le  : 

Duris  ut  ilex  tonsa  bipennibus 
Nigrae  feraci  frondis  in  Algido , 
Per  damna,  per  csedes ,  ab  ipso 
Ducit  opes  aniniumque  ferro. 
Non  hydra  secto  corpore  firmior,  etc.  ^. 

Catulle,  qu'on  ne  peut  nommer  sans  avoir 
horreur  de  ses  obscénités  ,  est  au  comble  de  la 
perfection  pour  une  simplicité  passionnée  : 

Odi  et  anio.  Quare  id  faciam  fortasse  rcquiris. 
Nescio;  sed  fieri  sentio,  et  excrucior  *. 


»  Ep.  lib    I,  Ep.  Il,  V.   lO-H. 
Mais  l'amoureux  Paris,  aveugle  en  son  délire, 
Refuse  son  bonheur  et  la  paix  de  l'empire.         Daru. 

^  De  Art.  poet.\.  122. 
Implacable,  bravant  l'autorité  des  lois, 
Et  sur  le  glaive  seul  appuyant  tous  ses  droits.     Darc. 

3  Od.  lib.  II ,  Od.  VI ,  v.  13-14  et  22-24. 

Rien  n'égale  a  mes  yeux  ce  petit  coin  du  monde 

Vos  pleurs  y  mouilleront  la  cendre  tiède  encore 

Du  poète  que  vous  aimez.  de  Wailly. 

'•  Ep.  lib.  I,  Ep.  II,  V.  21-22. 

Égare  sur  les  mers, 

El  vainqueur  d'Ilion  ,  comme  de  la  fortune , 
Retrouvant  son  Ithaque  en  dépit  de  Neptune.       Daru. 

5  Od.  lib.  IV,  Od.  IV,  v.  57-61. 

Rome  prend  sous  nus  coups  une  force  nouvelle  , 
El  le  glaive  el  le  feu  la  trouvent  immortelle  : 
Ainsi,  vainqueur  du  fer,  l'orme  étend  ses  rameaux. 
Jamais  monstre  pareil  n'étonna  la  Colchide  ; 

L'hydre  même  d'Alcide 
Renaissoit  moins  de  fois  sous  les  coups  du  héros.  Daru 

6  J'aime  et  je  hais.  Comment  se  peut-il?  je  l'ignore;  mais 
je  le  sens,  et  je  suis  a  la  torture.  Epigr.  lxxxvi. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


633 


Combien  Ovide  et  Martial ,  avec  leurs  traits 
ingénieux  et  façonnés,  sont-ils  au-dessous  de 
ces  paroles  négligées  ,  où  le  cœur  saisi  parle 
seul  dans  une  espèce  de  désespoir  ! 

Que  peut-on  voir  de  plus  simple  et  de  plus 
touchant ,  dans  un  poème ,  que  le  roi  Priam 
réduit  dans  sa  vieillesse  à  baiser  les  mains  meur- 
trières d'Achille ,  qui  ont  arraché  la  vie  à  ses 
enfans  '?  Il  lui  demande,  pour  unique  adou- 
cissement de  ses  maux  ,  le  corps  du  grand 
Hector.  Il  auroit  gâté  tout .  s'il  eût  donné  le 
moindre  ornement  à  ses  paroles  :  aussi  n'ex- 
priment-elles que  sa  douleur.  Il  le  conjure  par 
son  père,  accablé  de  vieillesse,  d'avoir  pitié  du 
plus  infortuné  de  tous  les  pères. 

Le  bel-esprit  a  le  malheur  d'alfoiblir  les 
grandes  passions  où  il  prétend  orner.  C'est  peu, 
selon  Horace,  qu'un  poème  soit  beau  et  bril- 
lant ;  il  faut  qu'il  soit  touchant ,  aimable  ,  et 
par  conséquent  simple ,  naturel  et  passionné  : 

Non  salis  est  pulchra  esse  poemata  ;  dulcia  sunto , 
Et  quocumque  volent ,  animum  auditoris  agunto  -. 

Le  beau  qui  n'est  que  beau,  c'esl-à-dire  brillant, 
n'est  beau  qu'à  demi  :  il  faut  qu'il  exprime  les 
passions  pour  les  inspirer;  il  faut  qu'il  s'empare 
du  cœur  pour  le  tourner  vers  le  but  légitime 
d'un  poème. 


YI. 


PROJET    D  UN    TRAITE    SUR    LA    TRAGEDIE. 

Il  faut  séparer  d'abord  la  tragédie  d'avec  la 
comédie.  L'une  représente  les  grands  événe- 
mens  qui  excitent  les  violentes  passions;  l'autre 
se  borne  à  représenter  les  mœurs  des  hommes 
dans  une  condition  privée. 

Pour  la  tragédie ,  je  dois  commencer  en  dé- 
clarant que  je  ne  souhaite  point  qu'on  perfec- 
tionne les  spectacles  où  l'on  ne  représente  les 
passions  corrompues  que  pour  les  allumer.  Nous 
avons  vu  que  Platon  et  les  sages  législateurs  du 
paganisme  rejetoient  loin  de  toute  république 
bien  policée  les  fables  et  les  instrumens  de  musi- 
que qui  pouvoient  amollir  une  nation  par  le 
goût  de  la  volupté.  Quelle  devroit  donc  être  la 
sévérité  des  nations  chrétiennes  contre  les  spec- 
tacles contagieux  !  Loin  de  vouloir  qu'on  per- 

1  Iliade,  liv.  xxiv. 

*  HoRAT.  de  Jrt.  poet.  v.  99  et   100. 
Oui,  ce  n'est  point  assez  des  beautés  éclatantes; 
Il  faut  connoltrc  aussi  ces  beautés  plus  puissantes 
Qui  pénètrent  nos  cœurs  doucement  eniralués.     Dauu. 


fectionne  de  tels  spectacles,  je  ressens  une  véri- 
table joie  de  ce  qu'ils  sont  chez  nous  imparfaits 
en  leur  genre.  Nos  poètes  les  ont  rendus  lan- 
guissans,  fades  et  doucereux  comme  les  romans. 
On  n'y  parle  que  de  feux,  de  chaînes,  de  lour- 
mens.  On  y  veut  mourir  en  se  portant  bien. 
Une  personne  très-imparfaite  est  nommée  un 
soleil ,  ou  tout  au  moins  une  aurore  ;  ses  yeux 
sont  deux  astres.  Tous  les  termes  sont  outrés  , 
et  rienne  montre  une  vraiepassion.  Tant  mieux  ; 
lafoiblesse  du  poison  diminue  le  mal.  Mais  il  me 
semble  qu'on  pourroit  donner  aux  tragédies  une 
merveilleuse  force  ,  suivant  les  idées  très-phi- 
losophiques de  l'antiquité,  sans  y  mêler  cet 
amour  volage  et  déréglé  qui  fait  tant  de  ra- 
vages. 

Chez  les  Grecs,  la  tragédie  étoil  entièrement 
indépendante  de  l'amour  profane.  Par  exem- 
ple ,  rCEdipe  de  Sophocle  n'a  aucun  mélange 
de  cette  passion  étrangère  au  sujet.  Les  autres 
tragédies  de  ce  grand  poète  sont  de  même.  M. 
Corneille  n'a  fait  qu'alToiblir  l'action ,  que  la 
rendre  double,  et  que  distraire  le  spectateur 
dans  son  Œdipe,  par  l'épisode  d'un  froid  amour 
de  Thésée  pour  Dircé.  M.  Racine  est  tombé  dans 
le  même  inconvénient  en  composant  sa  Phèdre  . 
il  a  fait  un  double  spectacle,  en  joignant  à  Phè- 
dre furieuse  Kippolyte  soupirant  contre  son  vrai 
caractère.  Il  falloit  laisser  Phèdre  toute  seule 
dans  sa  fureur  ;  l'action  auroit  été  unique  , 
vive  et  rapide.  Mais  nos  deux  poètes  tragiques , 
qui  méritent  d'ailleurs  les  plus  grands  éloges  , 
ont  été  entraînés  par  le  torrent  ;  ils  ont  cédé  au 
goût  des  pièces  romanesques ,  qui  avoient  pré- 
valu. La  mode  du  bel-esprit  faisoit  mettre  de 
l'amour  partout;  on  s'imaginoit  qu'il  étoit  im- 
possible d'éviter  l'ennui  pendant  deux  heures 
sans  le  secours  de  quelque  intrigue  galaute  ;  on 
croyoit  être  obligé  à  s'impatienter  dans  le  spec- 
tacle le  plus  grand  et  le  plus  passionné ,  à 
moins  qu'un  héros  langoureux  ne  vînt  l'inter- 
rompre; encore  falloit-il  que  ses  soupirs  fus- 
sent ornés  de  pointes  ,  et  que  son  désespoir  fût 
exprimé  par  des  espèces  d'épigrammes.  Voilà  ce 
que  le  désir  de  plaire  au  public  arrache  aux 
plus  grands  auteurs,  contre  les  règles.  De  là 
vient  cette  passion  si  façonnée  . 

Impitoyable  soif  de  gloire , 
Dont  l'aveugle  et  noble  transport 
Me  fait  précipiter  ma  mort 
Pour  faire  vivre  ma  mémoire  : 
Arrête  pour  quelques  momens 
Les  impétueux  sentimens 
De  cette  inexorable  envie , 
Et  souffre  qu'en  ce  triste  et  favorable  jour, 


634 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Avant  que  de  donner  ma  vie , 
Je  donne  un  soupir  k  l'amour  '. 

On  n'osoit  mourir  de  douleur  sans  faire  des 
pointes  et  des  jeux  d'esprit  en  mourant.  De  là 
vient  ce  désespoir  si  ampoulé  et  si  ileuri  : 

Percé  jusques  au  fond  du  cœur 
D'une  atteinte  imprévue  aussi  bien  que  mortelle, 
Misérable  vengeur  d'uue  juste  querelle, 
Et  malheureux  objet  d'une  injuste  rigueur  - 

Jamais  douleur  sérieuse  ne  parla  un  langage  si 
pompeux  et  si  affecté. 

Il  me  semble  qu'il  faudroit  aussi  retrancher 
de  la  tragédie  une  vaine  enflure ,  qui  est  contre 
toute  vraisemblance.  Par  exemple ,  ces  vers  ont 
je  ne  sais  quoi  d'outré  : 

Impatiens  désirs  d'une  illustre  vengeance 

A  qui  la  mort  d'un  père  a  donné  la  naissance , 

Enfans  impétueux  de  mon  ressentiment, 

Que  ma  douleur  séduite  embrasse  aveuglément , 

Vous  régnez  sur  mon  ame  avecque  trop  d'empire  : 

Pour  le  moins  un  moment  souifrez  que  je  respire , 

Et  que  je  considère  ,  en  l'état  où  je  suis, 

Et  ce  que  je  hasarde ,  et  ce  que  je  poursuis  '. 

M.  Despréaux  trouvoit  dans  ces  paroles  une 
généalogie  des  impatiens  désii's  d'une  illustre 
vengeance  ,  qui  étoient  les  enfans  impétueux 
d'un  noble  ressentiment ,  et  qui  étoient  embras- 
sés par  une  doideur  séduite.  Les  personnes  con- 
sidérables qui  parlent  avec  passion  dans  une 
tragédie  doivent  parler  avec  noblesse  et  viva- 
cité ;  mais  on  parle  naturellement  et  sans  ces 
tours  si  façonnés,  quand  la  passion  parle.  Per- 
sonne ne  voudroit  être  plaint  dans  son  malheur 
par  son  ami  avec  tant  d'emphase. 

M.  Racine  n'étoit  pas  exempt  de  ce  défaut, 
que  la  coutume  avoit  rendu  comme  nécessaire. 
Rien  n'est  moins  naturel  que  la  narration  de  la 
mort  d'Hippolyte  à  la  fin  de  la  tragédie  de 
Phèdre ,  qui  a  d'ailleurs  de  grandes  beautés. 
Théramène ,  qui  vient  pour  apprendre  à  Thésée 
la  mort  funeste  de  son  fils  ,  devroit  ne  dire  que 
ces  deux  mots ,  et  manquer  même  de  force 
pour  les  prononcer  distinctement  :  «  Hippolyte 
»  est  mort.  Un  monstre  envoyé  du  fond  de  la 
»  mer  par  la  colère  des  dieux  Ta  fait  périr.  Je 
»  lai  vu.  »  Un  tel  homme  ,  saisi ,  éperdu ,  sans 
haleine,  peut-il  s'amuser  à  faire  la  description 
la  plus  pompeuse  et  la  plus  fleurie  de  la  figure 
du  dratron? 


L'œil  morne  maintenant  et  la  tête  baissée , 
Sembloient  se  conformer  à  sa  triste  pensée , 
La  terre  s'en  émeut ,  l'air  en  est  infecté  , 
Le  flot  qui  l'apporta  recule  épouvanté  i. 


etc. 


»   CORX. 

I  se.  X,  - 


Œdipe ,  act.   m,  se.  i.  —  -  Cors.  Le  Cid.  act. 
-  3  Cors.  Cinna,  act.  i,  se.  i. 


Sophocle  est  bien  loin  de  cette  élégance  si 
déplacée  et  si  contraire  à  la  vraisemblance;  il 
ne  fait  dire  à  Œdipe  que  des  mots  entrecoupés; 

tout  est  douleur  :  tôy,  liu'  «l,   aJ..  a.l,  aJ.'  (psù,  Çcù. 

C'est  plutôt  un  gémissement ,  ou  un  cri,  qu'un 
discours .  «  Hélas  !  hélas  !  dit-il  -  ,  tout  est 
»  éclairci.  0  lumière,  je  te  vois  maintenant 
»  pour  la  dernière  fois...  !  Hélas!  hélas  !  mal- 
»  heur  à  moi  !  Où  suis-je  ,  malheureux?  Com- 
»  ment  est-ce  que  la  voix  me  manque  tout-à- 

»  coup?  0  fortune  ,  où  êtes-vous  allée ? 

»  Malheureux  !  malheureux  !  je  ressens  une 
»  cruelle    fureur    avec    le    souvenir    de    mes 

»  maux ?  0  amis,  que  me  reste-t-il  à  voir, 

»  à  aimer,  à  entretenir  ,  à  entendre  avec  con- 
»  solation?  0  amis,  rejetez  au  plus  tôt  loin  de 
»  vous  un  scélérat,  un  homme  exécrable  ,  objet 
»  de  riiorreur  des  dieux  et  des  hommes —  ! 
»  Périsse  celui  qui  me  dégagea  de  mes  liens 
»  dans  les  lieux  sauvages  où  j'étois  exposé,  et 
»  qui  me  sauva  la  vie!  Quel  cruel  secours!  je 
»  serois  mort  avec  moins  de  douleur  pour  moi 
»  et  pour  les  miens...  ;  je  ne  serois  ni  le  meur- 
»  trier  de  mon  père,  ni  l'époux  de  ma  mère. 
»  Maintenant  je  suis  au  comble  du  malheur. 
»  Misérable  !  j'ai  souillé  mes  parens  ,  et  j'ai  eu 
»  des  enfans  de  celle  qui  m'a  mis  au  monde  !  » 

C'est  ainsi  que  parle  la  nature ,  quand  elle 
succombe  à  la  douleur  :  jamais  rien  ne  fut  plus 
éloigné  des  phrases  brillantes  du  bel-esprit.  Her- 
cule et  Philoctète  parlent  avec  la  même  douleur 
vive  et  simple  dans  Sophocle. 

M.  Racine  ,  qui  avoit  fort  étudié  les  grands 
modèles  de  l'antiquité  ,  avoit  formé  le  plan 
d'une  tragédie  d'Œdipe  suivant  le  goût  de 
Sophocle  ,  sans  y  mêler  aucune  intrigue  pos- 
tiche d'amour,  et  suivant  la  simplicité  grecque. 
Un  tel  spectacle  pourroit  être  très-curieux,  très- 
vif ,  très-rapide,  très-intéressant  :  il  ne  seroit 
point  applaudi ,  mais  il  saisiroit ,  il  feroit  ré- 
pandre des  larmes ,  il  ne  laisseroit  pas  respirer, 
il  inspireroit  l'amour  des  vertus  et  l'horreur 
des  crimes  ,  il  cntreroit  fort  utilement  dans  le 
dessein  des  meilleures  lois  ;  la  religion  même  la 
plus  pure  n'en  seroit  point  alarmée  ;  on  n'en 
retrancheroit  que  de  faux  ornemens  qui  bles- 
sent les  règles. 

Notre  versification ,  trop  gênante ,  engage 
souvent  les  meilleurs  poètes  tragiques  à  faire 

1  R.vc.  Phkh  act.  v,  se.  vi.  —  ^  Œdipe,  act.  iv  et  vi. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


633 


des  vers  chargés  d'épithètes  pour  attraper  la 
rime.  Pour  faire  un  bon  vers ,  on  l'accompagne 
d'un  autre  vers  foible  qui  le  gâte.  Par  exemple, 
je  suis  charmé  quand  je  lis  ces  mots  : 

Qu'il  mourût  *. 

mais  je  ne  puis  souffrir  le  vers  que  la  rime 
amène  aussitôt  : 

Ou  qu'un  beau  désespoir  alors  le  secourût. 

Les  périphrases  outrées  de  nos  vers  n'ont  rien 
de  naturel  ;  elles  ne  représentent  point  des 
hommes  qui  parlent  en  conversation  sérieuse  , 
noble  et  passionnée.  On  ôte  au  spectateur  le  plus 
grand  plaisir  du  spectacle  ,  quand  on  en  ôte 
cette  vraisemblance. 

J'avoue  que  les  anciens  donnoient  quelque 
hauteur  de  langage  au  cothurne  ; 

An  tragica  dessevit  et  ampuUatur  iu  arte  -? 

mais  il  ne  faut  point  que  le  cothurne  altère 
l'imitation  de  la  vraie  nature;  il  peut  seule- 
ment la  peindre  en  beau  et  en  grand.  Mais  tout 
homme  doit  toujours  parler  humainement  :  rien 
n'est  plus  ridicule  pour  un  héros  dans  les  plus 
grandes  actions  de  sa  vie ,  que  de  ne  joindre 
pas  à  la  noblesse  et  à  la  force  une  simplicité  qui 
est  très-opposée  à  l'enflure  : 

Projicit  anipuUas  et  sesquipedalia  verba  ^. 

Il  suffit  de  faire  parler  Agamemnon  avec  hau- 
teur ,  Achille  avec  emportement ,  Ulysse  avec 
sagesse ,  Médée  avec  fureur.  Mais  le  langage 
fastueux  et  outré  dégrade  tout  :  plus  on  repré- 
sente de  grands  caractères  et  de  fortes  passions , 
plus  il  faut  y  mettre  une  noble  et  véhémente 
simplicité. 

Il  me  paroîl  même  qu'on  a  donné  souvent 
aux  Romains  un  discours  trop  fastueux  ;  ils 
pensoient  hautement ,  mais  ils  parloient  avec 
modération.  C'étoit  le  peuple  roi ,  il  est  vrai  , 
jiopulum  latè  regem  '*  ;  mais  ce  peuple  étoit 
aussi  doux  pour  les  manières  de  s'exprimer 
dans  la  société ,  qu'appliqué  à  vaincre  les  na- 
tions jalouses  de  sa  puissance  : 


^  Coi.N.  Horace ,  acl.  m,  se.  vi.  — ^  Horat.  Epist.  lîb. 
I ,  Ep.  m  ,  V.  14.  —  3  Horat.  de  Art.  poet.  v.  97. 

Doit  liauuir  loin  de  soi   l'eiifluic  o(  los   urands  mots. 

Uaul'. 
*  V:rg.  .Eneid.  lib.  i,  v  25. 


Parcere  subjectis,  et  debellare  superbes  '. 

Horace  a  fait  le  même  portrait  en  d'autres 
termes  . 

Imperct  bellante  prior,  jacentem 
Lenis  in  bostera  ^ 

Il  ne  par('it  point  assez  de  proportion  entre 
l'emphase  avec  laquelle  Auguste  parle  dans  la 
tragédie  de  Cinna  ,  et  la  modeste  simplicité  avec 
laquelle  Suétone  nous  le  dépeint  dans  tout  le 
détail  de  ses  mœurs.  Il  laissoit  encore  à  Rome 
une  si  grande  apparence  de  l'ancienne  liberté 
de  la  république,  qu'il  ne  vouloit  pomt  qu'on 
le  nommât  Seigneui;. 

Domini  appellalionem  et  maledictuui  et  opprobrium  seni- 
per  exborruit.  Cùm,  spectaute  eo  ludos,prommtiatum  esset 
in  niinio,  0  dominuni  œquum  et  bonum!  et  universi 
quasi  de  se  ipso  dictuui  exultantes  coniprobassent  ;  et  statini 
manu  vultuque  indecoras  adulationes  repressit;  et  inse- 
quenti  die  gravissimo  corripuit  edicto,  douiinumque  se 
posthac  appellari  ne  a  liberis  quidem  aut  nepotibus  suis , 

vel  seriô,   veljoco,  passus  est In  consulatu  pedibus 

ferè  ,  extra  consulatum  sœpe  adopertâ  sella  per  publicum 

incessit.  Proniiscuis  salutationibus  admittebat  et  plebem 

Quoties  magistratuuni  coniitiis  interesset,  tribus  cum  can- 
didatis  suis  circinbat,  supplicabatque  more  solenni.  Fcrebat 

et  ipse  sufCragium  in  tribu,  ul  unus  e  populo Filiam  et 

neptes  ita  instiluit,  ut  etiam  lanificio  assuefaccret Ha- 

bitavit  in  œdibus  modicis  Hortensianis ,  neque  laxitate  neque 

cultu  conspicuis,  ut  in  quibus  porticus  brèves  essent et 

sine  marniore  uUo  aut  insigni  paviniento  conspicuaî  :  ac  per 
annos  ampliîis  quadraginta  eodem  lubicnlo  bieme  et  icstate 

mansit Inslruniunti  ojus  et  supellcctilis  parcimonia  ap- 

paret  etiam  nunc  residuis  lectis  atque  mensis,  (pioruni  ple- 

raque  vix  privata;  elegantiaî  sint Veste  non  temerè  aliâ 

quàm  domesticâ  usus  est,ab  uxore  et  sorore  et  lilia  neptibus- 

que  confectâ Cœnam  trinis  ferculis,  aut,  cùm  abundan- 

tissimè,  senis,  pr;ebebat,  ut  non  niniio  suniptu,  ita  sumniâ 
comitate Cibi  minimi  erat,  atque  vulgaris  ferè  ^,  etc. 


I  jEneid.  lib,  vi ,  v.  864. 

Donne  aux  vaincus  la  paix,  aux  rebelles  des  fers. 

Delille. 

-  C'a  nu.  SnTiil.  v.  ."H. 
Que  le  lils  i;loiieu\  d'Aneliise  et  de  Venus 

Sounielte  l'eniienii  rebelle, 
El  nionlre  sa  clénienec  aux  ennemis  vaincus.  Dahi". 

^  Sletox.  A)((jHst.  n.  53,  53,  64,  72,  73  ,  74  et  76. 

II  rejela  toujours  le  nom  de  SEiGNEun  ,  comme  une  in- 
jure et  un  oiiprolire.  Un  jour  qu'il  éloil  au  théâtre ,  un  acteur 
ayant  luononee  ce  veis  ; 


0 


mail  ri 


JmentI  ô  le  maître  éciuilalde 


tout  le  peuple  le  lui  appliqua,  et  battit  des  mains  avec  trans- 
l>orl  :  il  lit  cesser  ces  acclamations  indécentes  par  des  (jestes 
d'iiidicnation.  Le  lendemain  il  réprimanda  sévèrement  le 
peuple  dans  \in  édit ,  et  défendit  qu'on  l'appelât  jamais  du 
nom  de  Sei[;iunir.  11  ne  le  ]>ermettoit  pas  même  à  ses  enfaiis 

ni  sérieusement ,  ni  en  badinant Lors(iu'il  étoit   consul, 

il  marchoit  ordinairenuMil  ii  jiied;  lorsqu'il  ne  l'étoit  pas,  il 
se  l'aisoit  porter  dans  une  litière  ouverte  ,  et  laissoit  appro- 


636 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


La  pompe  et  l'enflure  conviennent  beaucoup 
moins  à  ce  qu'on  appeloit  la  civilité  7'oinaine  , 
qu'au  faste  d'un  roi  de  Perse.  Malgré  la  rigueur 
de  Tibère  ,  et  la  servi  le  flatterie  ovi  les  Romains 
tombèrent  de  son  temps  et  sous  ses  successeurs, 
nous  apprenons  de  Pline  que  Trajan  vivoit  en- 
core en  bon  et  sociable  citoyen  dans  une  aimable 
familiarité.  Les  réponses  de  cet  empereur  sont 
courtes,  simples,  précises,  éloignées  de  toute  en- 
flure.Les  bas-reliefs  de  sa  colonne  le  représentent 
toujours  dans  la  plus  modeste  attitude  ,  lors 
même  quil  commande  aux  légions.  Tout  ce  que 
nous  voyons  dans  Tite-Live ,  dans  Plutarque  , 
dans  Cicéron,  dans  Suétone,  nous  représente  les 
Romains  comme  des  hommes  hautains  par  leurs 
sentimens ,  mais  simples,  naturels  et  modestes 
dans  leurs  paroles;  ils  n'ont  aucune  ressem- 
blance avec  les  héros  bouffis  et  empesés  de  nos 
romans.  Un  grand  homme  ne  déclame  point  en 
comédien,  il  parle  en  termes  forts  et  précis  dans 
une  conversation  :  il  ne  dit  rien  de  bas  ,  mais 
il  ne  dit  rien  de  façonné  et  de  fastueux  : 

Ne ,  qiiicumque  deus ,  quicumque  adhihcbitur  héros , 
Regali  conspectus  in  aiiro  nuper  et  ostro, 
Migret  in  obscuras  luimili  sermone  tabernas , 

Aut,  dum  vitat  humum,  nubes  et  iuania  captet 

Ut  festis  1,  etc. 

La  noblesse  du  genre  tragique  ne  doit  point 
empêcher  que  les  héros  mêmes  ne  parlent  avec 
simplicité,  à  proportion  de  la  nature  des  choses 
dont  ils  s'entretiennent  : 

Et  tragicus  plcrumque  dolet  sermone  pedestri  *. 

cher  loul  le  nioiule,  mOnic  le  bas  peuple.....  Toutes  les  fois 
qu'il  assisloit  aux  Comices  ,  il  parcouroil  les  tribus  avec  les 
candidats  qu'il  protégeoil ,  et  tleiiiandoit  les  suffrages  dans  la 
forme  ordinaire  :  il  doimoit  lui-mOme  le  sien  a  son  rang, 
comme  un  simple  citoyen 11  éleva  sa  lille  et  ses  petites- 
filles  avec  la  jOus  grande  simplicité,  jusqu'à  leur  faiie  ap- 
prendre a  liler 11  occupa  la  maison  d'ilortensius;   elle 

n'etoil  ni  grande,  ni  ornée  :  les  galeries  en  etoienl  étroites 
et  de  pierre  coninniue;  ni  marbre,  ni  marqueterie  dans  les 
cabinets  et  les  salles  il   manger.    Il    coucha  dans   la  même 

chambre  pendant   (juarante  ans,    hiver   et  été On  peut 

juger  de  son  économie  dans  l'ameublement,  par  des  lils  et  des 
labiés  qui  subsistent  encore,  et  qui  sont  a  peine  dignes  d'un 
particulier  aisé....  Il  ne  mit  guère  d'autres  habits  que  ceux 

que  lui  faisoient  sa  femme,  sa  sœur  et  ses  lilles Ses  repas 

éloient  ordinairement  de  trois  services,  et  jamais  de  plus  de 

six  :  la  liberté  y  régnoit  plus  que  la  profusion Il  mangeoit 

peu,  et  sa  nourriture  étoit  extrêmement  simple.    L.\  Harpe. 

>  HoKAT.  deJrt.  poet.  v.  2-27-23-2. 
Ne  laisse/,  pas  suiloul  ce  grave  personnage, 
Ce  héros  ou  ce  dieu  ,  que,  lout-ii-rheure  encor, 
Nous  avons  admiré  velu  de  pourpre  et  d'or, 
Prendre  le  ton  des  lieux  oii  le  peuple  réside, 
Ou,  de  peur  de  ramper,  se  perdre  dans  le  vide.     Dahu. 

*  De  Art.  poet.  v.  95. 
Souvent  la  tragédie,  avec  simplicité, 
Exprime  les  douleurs  dont  l'ame  est  accablée.     Dauu. 


VII. 

PROJET    d'un    traité    SUR    LA    COMEDIE. 

La  comédie  représente  les  mœurs  des  hom- 
mes dans  une  condition  privée  ;  ainsi  elle  doit 
prendre  un  ton  moins  haut  que  la  tragédie.  Le 
socque  est  inférieur  au  cothurne;  mais  certains 
hommes ,  dans  les  moindres  conditions ,  de 
même  que  dans  les  plus  hautes,  ont ,  par  leur 
nature! ,  un  caractère  d'arrogance  : 

Iratiisque  Chrêmes  tumido  delitigat  ore  '. 

J'avoue  que  les  traits  plaisans  d'Aristophane 
me  paroissent  souvent  bas  ;  ils  sentent  la  farce 
faite  exprès  pour  amuser  et  pour  mener  le  peu- 
ple. Qu'y  a-t-il  de  plus  ridicule  que  la  peinture 
d'un  roi  de  Perse  qui  marche  avec  une  armée 
de  quarante  mille  hommes ,  pour  aller  sur  une 
montagne  d'or  satisfaire  aux  infirmités  de  la 
nature? 

Le  respect  de  l'antiquité  doit  être  grand  ; 
mais  je  suis  autorisé  par  les  anciens  contre  les 
anciens  mêmes.  Horace  m'apprend  à  juger  de 
Plante  : 

At  nostri  proavi  Plautinos  et  numéros  et 
Laudavere  sales ,  niniiùm  patienter  utrosque  , 
Ne  dicam  stultè,  mirati;  si  mod5  ego  et  vos 
Scimus  inurbanum  lepido  seponere  dicto  -. 

Seroit-ce  la  basse  plaisanterie  de  Piaule  que 
César  auroit  voulu  trouver  dans  Térence,  vis 
comica?  Ménandre  avoit  donné  à  celui-ci  un 
goût  pur  et  exquis.  Scipion  et  Lélius,  amis  de 
Térence ,  distinguoient  avec  délicatesse  en  sa 
faveur  ce  qu'Horace  nomme  L-pidurn  d'avec  ce 
qui  est  inurbanum.  Ce  poète  comique  a  une 
naïveté  inimitable  ,  qui  plaît  et  qui  attendrit 
par  le  simple  récit  d'un  fait  très-commun  : 

Sic  cogitabam  :  Hem,  hic  parvae  consuetudinls 
Causa  morteni  hujus  tam  fert  familiariter  : 

Quid  si  ipse  aniasset?  Quid  raihi  hic  faciet  patri?... 

ElTertur  :  inius  ^,  etc. 


1  HouAT.  de  Art.  poet.  v.  94. 
Quelquefois  cependant,  élevant  son  langage, 
Thalie  ,  en  vers  pompeux,  peint  Chrêmes  irrité.       Daru. 

8  De  Art.  poet.  v.  270-274. 
Nos  pères  ,  dont  le  goût  n'éloit  pas  encor  sur, 
Vantoienl  le  sel  de  Plante  et  son  style  assei  dur  ; 

Mais  nous,  qui  d'un  bon  mot  distinguons  la  licence  , 

Nous  pouvons ,  sans  manquer  de  respect  envers  eux  , 
De  trop  de  complaisante  accuser  nos  aïeux.  Daru. 

3  Teuent.  Aiidr.  aci.  i,  se.  i. 

Voici  comment  je  raisonnois.  Quoi  !  une  foiblc  liaison  rend 


LETTRE  SUR  LEIS  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Rien  ne  joue  mieux  ,  sans  outrer  aucun  carac- 
tère. La  suite  est  passionnée  : 

At,  at  hoc  illiid  est, 
Hinc  ill;e  lacnims  ,  liœc  illa  est  misericordia  '. 


637 


Egone  quid  velim? 
Curn  milite  islo  prœsens ,  absens  ut  sies  ; 
Dics  noctesque  me  aœes ,  me  desideres , 
Me  somnies,  me  expectes,  de  me  cogites, 
Me  speres ,  me  te  oblectes ,  mecura  tota  sis  : 
Meus  fac  sis  postremù  animus,  quando  ego  snm  liiiis 


Voici  un  autre  récit  où  la  passion  parle  toute 
seule  : 

Memor  essem  !  0  Mysis,  Mysis,  etiam  nunc  mihi 

Scripta  illa  dicta  sunt  in  anirao  ,  Chrysidis 

De  Glycerio.  Jam  ferme  moriens  me  vocat  : 

Accessi  :  vos  semotï ,  nos  soli  :  incipit  : 

Mi  Pamphile  ,  hujus  formam  atque  œtatera  vides ,  etc. 

Quod  ego  per  liane  te  dextram  oro,  et  ingeninm  tuum; 

Per  tuara  fidem ,  perque  hujus  solitudineiii 

Te  obtestor,  etc. 

Te  isti  virum  do  ,  amicum  ,  tutorem ,  patrem  ,  etc. 

Hanc  mihi  in  nianum  dat,  mors  continuô  ipsam  occupât. 
Accepi ,  acceptara  servabo  ^. 

Tout  ce  que  l'esprit  ajouteroit  à  ces  simples  et 
touchantes  paroles  ne  feroit  que  les  affoiblir. 
Mais  en  voici  d'autres  qui  vont  jusqu'à  un  vrai 
transport  : 

Neque  virgo  est  usquam ,  neque  ego ,  qui  iUam  e  con- 

spectu  amisi  meo. 
Ubi  quaram?  ubi   investigem?  quem  perconter?  quam 

insistam  viam. 
Incertus  sum.  Una  hgec  spes  est  :  ubiubi  est  diu  celari 

non  potest  '. 

Cette  passion  parle  encore  ici  avec  la  même 
vivacité  : 


mon  fils  aussi  sensible  a  la  mort  de  cette  femme  !  Que  seroil- 
ce  donc  s'il  l'avoit  aimée  ?  Commont  s'afflijjeroit-il  s'il  per- 

doil  Sun  i>ere '.' Ou  emporte  le  corps;  nous  niarclions,  etc. 

Le  Monmeu. 

*  Terent.  Andr.  ael.  i,  se.  i. 

Mais ,  mais  c'est  cela  même.  Le  voila  le  sujet  de  ses  larmes  ; 
le  voila  le  sujet  de  sa  compassion.  Le  Monmer. 

*  Ibid.  se.  VI. 

Que  je  songe  à  elle  I  Ah  1  Mysis,  Mysis  ,  elles  sont  encore 
gravées  dans  mon  cceur  les  dernières  paroles  que  m'adressa 
Chrysis  en  faveur  deGlycérie.  Prête  a  mourir  elle  m'appelle; 
j'approche  :  vous  éliez  éloignées  ,  nous  étions  seuls.  Elle  me 
dit  :  «  Mon  cher  Pamphile  ,  vous  voyez  sa  jeunesse  et   sa 

»  beauir- C'est  par  celle  main  ([uc  je  vous  prcscnle  ,  c'est 

»  par  votre  caractère  et  votre  i)onne  foi  ,  c'est  par  l'abandon 

»  ou  Vous  la  voyez  que  je  vous  conjure,  elc Je  vous  la 

»  donne  :  soyez  son  époux ,  son  ami ,  son  tuteur,  son  pèi'e....  n 
Elle  met  la  main  de  Glycérie  dans  la  mienne ,  et  meurt.  Je 
l'ai  reçue  :  je  la  garderai.  Le  Monmeu. 

^  Tehent.  Eunuch.  act.  u,  se.  iv. 

La  fille  est  perdue,  et  moi  aussi ,  qui  ne  l'ai  pas  suivie  des 
yeux.  Où  la  chercher?  par  où  suivre  ses  pas?  à  qui  in'in- 
former?  quel  chemin  prendre?  Je  n'en  sais  rien.  Je  n'ai 
qu'une  espérance  :  en  quehiue  en<lroil  qi'elle  soit ,  elle  ne 
peut  rester  long-temps  cachée.  Le  Monnieu. 


Peut-on  désirer  un  dramatique  plus  vif  et 
plus  ingénu  ? 

11  faut  avouer  que  Molière  est  un  grand 
poète  comique.  Je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il  a 
enfoncé  plus  avant  que  Térence  dans  certains 
caractères  :  il  a  embrassé  une  plus  grande  va- 
riété de  sujets  ;  il  a  peint  par  des  traits  forts 
presque  tout  ce  que  nous  voyons  de  déréglé  et 
de  ridicule.  Térence  se  borne  à  représenter  des 
vieillards  avares  et  ombrageu.v,  de  jeunes  hom- 
mes prodigues  et  étourdis  ,  des  courtisanes 
avides  et  impudentes ,  des  parasites  bas  et  flat- 
teurs, des  esclaves  imposteurs  et  scélérats.  Ces 
caractères  méritoient  sans  doute  d'être  traités 
suivant  les  mœurs  des  Grecs  et  des  Romains. 
Ue  plus ,  nous  n'avons  que  six  pièces  de  ce 
grand  auteur.  Mais  enlln  Molière  a  ouvert  un 
chemin  tout  nouveau.  Encore  une  fois,  je  le 
trouve  grand  :  mais  ne  puis-je  pas  parler  en 
toute  liberté  sur  ses  défauts? 

En  pensant  bien,  il  j)arle  souvent  mal  ;  il  se 
sert  des  phrases  les  plus  forcées  et  les  moins 
naturelles.  Térence  dit  en  quatre  mots,  avec  la 
plus  élégante  simplicité,  ce  que  celui-ci  ne  dit 
qu'avec  une  multitude  de  métaphores  qui  ap- 
prochent du  galimatias.  J'aime  bien  mieux  sa 
prose  que  ses  vers.  Par  exemple,  l'Avare  est 
moins  mal  écrit  que  les  pièces  qui  sont  en  vers. 
Il  est  vrai  que  la  versitication  française  l'a 
gêné  ;  il  est  vrai  même  qu'il  a  mieux  réussi  pour 
les  vers  dans  l'Amphitryon  ,  où  il  a  pris  la  li- 
berté de  faire  des  vers  irréguliers.  Mais  en  géné- 
ral, il  me  paroît,  jusque  dans  sa  prose,  ne  par- 
ler point  assez  simplement  pour  exprimer  toutes 
les  passions. 

D'ailleurs  il  a  outré  souvent  les  caractères  : 
il  a  voulu,  par  cette  liberté,  plaire  au  parterre, 
frapper  les  spectateurs  les  moins  délicats,  et 
rendre  le  ridicule  plus  sensible.  Mais  quoiqu'on 
doive  marquer  chaque  passion  dans  son  plus 
fort  degré  et  par  ses  traits  les  plus  vifs  ,  pour 
en  mieux  montrer  l'excès  et  la  difformité,  on 


1  IbkJ.  act.  I  ,  se.  M. 

Que  pourrois-je  désirer?  Avec  voire  capitaine,  lâchez  d'en 
être  toujours  éloignée.  Que  jour  el  nnil  je  sois  l'objet  de  vos 
désirs,  de  vos  rêves,  de  votre  altente,  de  vos  pensées,  de 
votre  espérance  ,  de  vos  plaisirs  ;  soyez  tout  entière  avec  moi  ; 
enfin,  que  votre  ame  soit  la  mienne,  puisque  la  mienne  est 
la  votre.  Le  Mo.NMEr.. 


038 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


n'a  pas  besoin  de  forcer  la  nature  et  d'aban- 
donner le  vraisemblable.  Ainsi,  malgré  l'exem- 
ple de  Plante  ,  où  nous  lisons  ,  Cedo  tertiam, 
je  soutiens,  contre  Molière,  qu'un  avare  qui 
n'est  point  fou  ne  va  jamais  jusqu'à  vouloir  re- 
garder dans  la  troisième  main  de  l'homme  qu'il 
soupçonne  de  l'avoir  volé. 

Un  autre  défaut  de  Molière  ,  que  beaucoup 
de  gens  d'esprit  lui  pardonnent  et  que  je  n'ai 
garde  de  lui  pardonner,  est  qu'il  a  donné  un 
tour  gracieux  au  vice  ,  avec  une  austérité  ridi- 
cule et  odieuse  à  la  vertu.  Je  comprends  que 
ses  défenseurs  ne  manqueront  pas  de  dire  qu'il 
a  ti-aité  avec  honneur  la  vraie  probité ,  qu'il 
n'a  attaqué  qu'une  vertu  chagrine  et  qu'une 
hypocrisie  détestable  :  mais,  sans  entrer  dans 
cette  longue  discussion  ,  je  soutiens  que  Platon 
et  les  autres  législateurs  de  l'antiquité  païenne 
n'auroient  jamais  admis  dans  leurs  républiques 
un  lel  jeu  sur  les  mo'urs. 

Entiu  je  ne  puis  m'empécher  de  croire,  avec 
M.  Despréaux,  que  Molière,  qui  peint  avec  tant 
de  force  et  de  beauté  les  mœurs  de  son  pays, 
tombe  trop  bas  quand  il  imite  le  badinage  de  la 
comédie  italienne  : 

Dans  ce  sac  ridicule  où  Scapin  s'enveloppn, 
Je  ne  reconnois  plus  l'auteur  du  Misanthrope  '. 

VIII. 

PEOJET    d'lN    traité    SUR    l'hISTOIRE. 

Il  est,  ce  me  semble,  à  désirer,  pour  la  gloire 
de  l'Académie ,  qu'elle  nous  procure  un  traité 
sur  l'Histoire.  Il  y  a  très-peu  d'historiens  qui 
soie)it  exempts  de  grands  défauts.  L'histoire  est 
néanmoins  très-importante  :  c'est  elle  qui  nous 
montre  les  grands  exemples ,  qui  fait  servir  les 
vices  mêmes  des  médians  à  1  instruction  des 
bons,  qui  débrouille  les  origines,  et  qui  ex- 
plique par  quel  chemin  les  peuples  ont  passé 
d'une  forme  de  gouvernement  à  une  autre. 

Le  bon  historien  n'est  d'aucun  temps  ni 
d'aucun  pays  :  quoiqu'il  aime  sa  patiie,  il  ne 
la  flatte  jamais  en  rien.  L'historien  français  doit 
se  rendre  neutre  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre :  il  doit  louer  aussi  volontiers  Talbot  que 
Duguesclin  ;  il  rend  autant  de  justice  aux  ta- 
lens  militaires  du  prince  de  Galles  qu'à  la  sa- 
gesse de  Charles  V. 

Il  évite  également  le  panégyrique  et  les  sa- 
tires :  il  ne  mérite  d'être  cru  qu'autant  qu'il  se 

'  BoiL.  Jrl,  poet.  chaiil.  m. 


borne  à  dire,  sans  flatterie  et  sans  malignité,  le 
bien  et  le  mal.  Il  n'omet  aucun  fait  qui  puisse 
servir  à  peindre  les  hommes  principaux  ,  et  à 
découvrir  les  causes  des  événemens  ;  mais  il 
retranche  toute  dissertation  où  l'érudition  d'un 
savant  veut  être  étalée.  Toute  sa  critique  se 
borne  à  donner  comme  douteux  ce  qui  l'est,  et 
à  en  laisser  la  décision  au  lecteur  après  lui  avoir 
donné  ce  que  l'histoire  lui  fournit.  L'homme 
qui  est  plus  savant  qu'il  n'est  historien ,  et  qui 
a  plus  de  critique  que  de  vrai  génie,  n'épargne 
à  son  lecteur  aucune  date,  aucune  circonstance 
superflue,  aucun  fait  sec  et  détaché  ;  il  suit  son 
goût  sans  consulter  celui  du  public  ;  il  veut  que 
tout  le  monde  soit  aussi  curieux  que  lui  des 
minuties  vers  lesquelles  il  tourne  son  insatiable 
curiosité.  Au  contraire  ,  un  historien  sobre  et 
discret  laisse  tomber  les  menus  faits  qui  ne  mè- 
nent le  lecteur  à  aucun  but  important.  Retran- 
chez ces  faits  ,  vous  n'ôtez  rien  à  l'histoire  :  ils 
ne  font  qu'interrompre,  qu'allonger,  que  faire 
une  histoire,  pour  ainsi  dire ,  hachée  en  petits 
morceaux,  et  sans  aucun  fil  de  vive  narration. 
Il  faut  laisser  cette  superstitieuse  exactitude  aux 
compilateurs.  Le  grand  jjoint  est  de  mettre  d'a- 
bord le  lecteur  dans  le  fond  des  choses,  de  lui 
en  découvrir  les  liaisons,  et  de  se  hâter  de  le 
faire  arriver  au  dénouement.  L'histoire  doit  en 
ce  point  ressembler  un  peu  au  poème  épique  . 

Scmpcr  ad  evcnlnm  festinat,  et  in  media's  rcs, 
Non  secus  ac  notas ,  auditorcm  rapit  ;  et  qua; 
Desperat  tractata  nitescere  posse,  relinquit  *. 

Il  y  a  beaucoup  de  faits  vagues  qui  ne  nous  ap- 
prennent que  des  noms  et  des  dates  stériles  :  il 
ne  vaut  guère  mieux  savoir  ces  noms  que  les 
ignorer.  Je  ne  connois  point  un  homme  en  ne 
connoissantque  son  nom.  J'aime  mieux  un  his- 
torien peu  exact  et  peu  judicieux  ,  qui  estropie 
les  noms,  mais  qui  peint  naïvement  tout  le  dé- 
tail, comme  Froissard  ,  que  les  historiens  qui 
me  disent  que  Charlemagne  tint  son  parlement 
à  Ingelheim  ,  qu'ensuite  il  partit,  qu'il  alla 
battre  les  Saxons,  et  qu'il  revint  à  Aix-la-Cha- 
pelle :  c'est  ne  m'apprendre  rien  d'utile.  Sans 
les  circonstances,  les  faits  demeurent  comme 
décharnés  :  ce  n'est  que  le  squelette  d'une  his- 
toire. 


1  HouAT.  lie  Jii. poet.  v.  U8-I0O. 

Le  poolo  d'ybor*  de  son  sujet  s'empare  : 

n  nous  jelle  au  milieu  de  grands  événemens, 

Xous  supposant  instruits  de  leurs  commencemens. 

11  bannit  avec  soin  de  son  heureux  ouvrage 

Ce  qu'il  ue  peut  parer  des  grâces  du  langage.       Daru. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATION:^  DE  L'ACADÉiMIE. 


La  principale  perfection  d'une  histoire  con- 
siste dans  l'ordre  et  dans  l'arrangement.  Pour 
parvenir  à  ce  bel  ordre ,  l'historien  doit  em- 
brasser et  posséder  toute  son  histoire  ;  il  doit  la 
voir  tout  entière  comme  d'une  seule  vue  ;  il  faut 
qu'il  la  tourne  et  qu'il  la  retourne  de  tous  les 
côtés  jusqu'à  ce  qu'il  ait  trouvé  son  vrai  point 
de  vue.  Il  faut  en  montrer  l'unité,  et  tirer, 
pour  ainsi  dire,  d'une  seule  source  tous  les 
principaux  événemens  qui  en  dépendent  :  par 
là  il  instruit  utilement  son  lecteur,  il  lui  donne 
le  plaisir  de  prévoir,  il  l'intéresse,  il  lui  met  de- 
vant les  yeux  uu  système  des  affaires  de  chaque 
temps,  il  lui  débrouille  ce  qui  doit  en  résulter^ 
il  le  fait  raisonner  sans  lui  faire  aucun  raison- 
nement, il  lui  épargne  beaucoup  de  redites,  il 
ne  le  laisse  jamais  languir,  il  hii  fait  même  une 
narration  facile  à  retenir  par  la  liaison  des  faits. 
Je  répète  sur  l'histoire  l'endroit  d'Horace  qui 
regarde  le  poème  épique  : 

Ordinis  haec  virtus  erit  et  venus,  aut  ego  fallor, 
1 1  jam  mine  dicat  jam  nunc  debentia  dici , 
Pleraqiie  différât,  et  pra}sens  in  tempus  omittat  '. 

Un  sec  et  triste  faiseur  d'annales  ne  connoît 
point  d'autre  ordre  que  celui  de  la  chronologie  . 
il  répète  un  fait  toutes  les  fois  qu'il  a  besoin  de 
raconter  ce  qui  tient  à  ce  fait  ;  il  n'ose  ni  avan- 
cer ni  reculer  aucune  narration.  Au  contraire, 
l'historien  qui  a  un  vrai  génie  choisit  sur  vingt 
endroits  celui  où  un  fait  sera  mieux  placé  pour 
répandre  la  lumière  sur  tous  les  autres.  Souvent 
un  fait  montré  par  avance  de  loin  débrouille 
tout  ce  qui  le  prépare.  Souvent  un  autre  fait 
sera  mieux  dans  son  jour  étant  mis  en  arrière  ; 
en  se  présentant  plus  lard ,  il  viendra  plus  à 
piopos  pour  faire  naître  d'autres  événemens. 
'est  ce  que  Cicéron  compare  au  soin  qu'un 
iiomme  de  bon  goût  prend  pour  placer  de  bons 
tableaux  dans  un  jour  avantageux  :  Videtur 
tanquam  tabulas  hnnc  pictascollocare  inbono  lu- 
mine  ^. 

Ainsi  un  lecteur  habile  a  le  [(laisir  d'aller 
sans  cesse  en  avant  sans  distraction,  de  voir 
toujours  un  événement  sortir  d'un  autre,  et  de 
chercher  la  lîn,  qui  lui  échappe  pour  lui  donner 
plus  d'impatience  dy  arriver.  Dès  que  sa  lec- 

*  De  Art.  jjoct.  V.  42-1». 

L'ordre  à  mes  yeux,  Pis.r.is ,  esl  lui-nénic  une  grâce, 

L'espril  juilicieuv  veut  loul  voir  a  sa  place  ; 

Habile  a  bieu  choisir,  préfère/.,  reje(ez, 

El  mollirez  à  propos  ce  que  vous  présentez. 

Le  choix  du  lieu,  du  Iciiips,  absout  la  hardiesse.     Duu'. 

*  De  Claris  Oraloribus ,  cap.  lxxv,  ii.  261. 


639 

ture  est  finie,  il  regarde  derrière  lui,  comme  un 
voyageur  curieux,  qui  étant  arrivé  sur  une 
montagne,  se  tourne,  et  prend  plaisir  à  consi- 
dérer de  ce  point  de  vue  tout  le  chemin  qu'il 
a  suivi  et  tous  les  beaux  endroits  qu'il  a  tra- 
versés. 

Une  circonstance  bien  choisie  ,  un  mot  bien 
rapporté,  un  geste  qui  a  rapport  au  génie  ou  à 
l'humeur  d'un  homme,  est  un  trait  original  et 
précieux  dans  l'histoire  :  il  vous  met  devant  les 
yeux  cet  homme  tout  entier.  C'est  ce  que  Plu- 
tarque  et  Suétone  ont  fait  parfaitement.  C'est 
ce  qu'on  trouve  avec  plaisir  dans  le  cardinal 
d'Ossat  :  vous  croyez  voir  Clément  VIII  qui 
lui  parle  tantôt  à  cœur  ouvert  et  tantôt  avec  ré- 
serve. 

Un  historien  doit  retrancher  beaucoup  d'épi- 
thètes  superflues  et  d'autres  ornemens  du  dis- 
cours :  par  ce  retranchement ,  il  rendra  son 
histoire  plus  courte,  plus  vive,  plus  simple, 
plus  gracieuse.  Il  doit  inspirer  par  une  pure 
narration  la  plus  solide  morale,  sans  moraliser: 
il  doit  éviter  les  sentences  comme  de  vrais 
écueils.  Son  histoire  sera  assez  ornée  pourvu 
qu'il  y  mette  avec  le  véritable  ordre  ,  une  dic- 
tion claire,  pure,  courte  et  noble.  Ni/iii  est  m 
/liston'a,  dit  CAcôvon^  jmrâ  et  illustri  hrevitate 
dulcius.  L'histoire  perd  beaucoup  à  être  parée. 
Rien  n'est  plus  digne  de  Cicéron  que  cette  re- 
marque sur  les  Commentaires  de  César  ^  : 

Comineutarios  qnosdain  scripsit  rcnim  siiarum ,  valde 
quidem  probandos  :  mdi  eniui  sunt,  recti  et  venusti,  omni 
orna  tu  orationis  tanquam  veste  detractâ.  Sed  dum  voluit 
alios  habcre  parata  unde  sumerenl  qui  vellent  scribere  liis- 
toriam,  ixEpTis  gratum  fortasse  fecit  qui  volunî  illa  cala- 
mistris  inurere ,  sanos  quidem  liouiines  a  scribendo  deter- 
ruit  ■'. 

Lu  l)el-espril  méprise  une  histoire  )me  :  il 
veut  l'habiller,  l'orner  de  broderie,  elh  fnse7\ 
C'est  une  erreur,  ineptis.  I/homme  judicieux 
et  d'un  goût  exquis  désespère  d'ajouter  rien  de 
beau  à  cette  nudité  si  noble  et  si  majestueuse. 

Le  point  le  plus  nécessaire  et  le  plus  rare 
pour  un  historien,  est  qu'il  sache  exactement  la 
forme  du  gouvernement  et  le  détail  des  mœurs 
de  la  nation  dont  il  écrit  l'histoire,  pour  chaque 

•  Pc  rluris  Oniloribns,  lap    i.xxv,  u.  2(j2.  —  -  Ibid. 

*  n  a  (Scril,  sur  ses  actious,  des  Comnienlaircs  d'un  trés- 
graml  mérile.  Ils  sont  m:s  ,  simples  ,  gracieux,  entièrement 
dépouillés  des  ornemens,  et  en  quelque  sorte  des  babils  de 
l'art.  Et  tandis  (ju'il  a  voulu,  par  la,  fournir  à  d'autres  des 
matériaux  pour  écrire  une  bisloire,  peut-eire  a-t-il  fuit  plaisir 
aux  gens  sans  goiit  qui  v,.udn.nl  l.'s  ..mer  de  parures  alfec- 
tées;  mais  il  a  tellement  elIVayé  les  hommes  judicieux,  qu'ils 
n'oseront  les  embellir. 


610 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


siècle.  Un  peintre  qui  ignore  ce  qu'on  nomme 
il  costume  ne  j)einl  rien  avec  vérité.  Les  pein- 
tres de  l'école  Lombarde,  qui  ont  d'ailleurs  si 
naïvement  représenté  la  nature,  ont  manqué  de 
science  en  ce  point  :  ils  ont  peint  le  <^rand- 
prêtre  des  Juifs  comme  un  pape ,  et  les  Grecs 
de  l'antiquité  comme  les  hommes  qu'ils  voyoient 
en  Lonibardie.  Il  n'y  auroit  néanmoins  rien  de 
plus  faux  et  de  plus  choquant  que  de  peindre 
les  Français  du  temps  de  Henri  II  avec  des  per- 
ruques et  des  cravates,  ou  de  peindre  les  Fran- 
çais de  notre  temps  avec  des  barbes  et  des 
fraises.  Chaque  nation  a  ses  mœurs  très-diflé- 
rentes  de  celles  des  peuples  voisins.  Chaque 
peuple  change  souvent  pour  ses  propres  mœurs. 
Les  Perses,  pendant  l'enfance  de  Cyrus,  étoieut 
aussi  simples  que  les  Mèdes  leurs  voisins  étoient 
mous  et  fastueux  '.  Les  Perses  prirent  dans  la 
suite  celte  mollesse  et  cette  vanité.  Un  historien 
montreroit  une  ignorance  grossière  s'il  repré- 
sentoit  les  repas  de  Curius  ou  de  Fabricius 
comme  ceux  de  LucuUusou  d'Apicius.  On  riroit 
d'un  historien  qui  parleroil  de  la  magnificence 
de  la  cour  des  rois  de  Lacédémone,  ou  de  celle 
de  Nunia.  Il  faut  peindre  la  puissante  et  heu- 
reuse pauvreté  des  anciens  Romains. 

Parvoque  potcntem  -,  etc. 

11  ne  faut  pas  oublier  combien  les  Grecs 
étoient  encore  simples  et  sans  faste  du  temps 
d'Alexandre  ,  en  comparaison  des  Asiatiques  : 
le  discours  de  Caridème  à  Darius  '  le  fait  assez 
voir.  Il  n'est  point  permis  de  représenter  la  mai- 
son très-simple  où  Auguste  vécut  quarante  ans  , 
avec  la  maison  d'or  que  Néron  lit  faire  l)ientùt 
après  : 

Roma  doraus  fiet  :  Veios  migrate ,  Quiriles, 
Si  non  et  Veios  occupât  ista  doraus  *. 

Notre  nation  ne  doit  point  être  peinte  d'une 
façon  uniforme  :  elle  a  eu  des  changemens  con- 
tinuels. Un  historien  qui  représentera  Clovis 
environné  d'une  cour  polie  ,  galante  et  magni- 
fique ,  aura  beau  être  vrai  dans  les  faits  parti- 
culiers; il  sera  faux  pour  le  fait  principal  des 
mœurs  de  toute  la  nation.  Les  Francs  n'étoient 
alors  qu'une  troupe  errante  et  farouche  ,  pres- 
que sans  lois  et  sans  police,  qui  ne  faisoit  que 

1  Cijropcvd.  lib.  i,  cap.  ii,  Ptc.  —  -  ViRr,.  .Enekl.  lib. 
VI  ,  V.  8.1i3.  —  *  QtlNT.  CiRT.  lili.  m  ,   cap.  11. 

''  Rome  lie  sera  bienlol  plus  (lu'un  inaisoii  :  Romains,  re- 
lirez-vous  a  Voies  ;  pniiivu  nue  lelle  maisou  n'euvahisse  pas 
aussi  Voies.  Scet.  ISer.  n.  39. 


des  ravages  et  des  invasions  :  il  ne  faut  pas  con- 
fondre les  Gaulois  polis  par  les  Romains  avec 
ces  Francs  si  barbares.  Il  faut  laisser  voir  un 
rayon  de  politesse  naissante  sous  l'empire  de 
(.harlemague  ;  mais  elle  doit  s'évanouir  d'abord. 
La  prompte  chute  de  sa  maison  replongea  l'Eu- 
rope dans  une  affreuse  barbarie.  Saint  Louis  fut 
un  prodige  de  raison  et  de  vertu  dans  un  siècle 
de  fer.  A  peine  sortons-nous  de  cette  longue 
nuit.  La  résurrection  des  lettres  et  des  arts  a 
commencé  en  Italie,  et  a  passé  en  France  fort 
tard.  La  mauvaise  subtilité  du  bel-esprit  en  a 
retardé  le  progrès. 

Les  changemens  dans  la  forme  du  gouverne- 
ment d'un  peuple  doivent  être  observés  de  près. 
Par  exemple  ,  il  y  avoit  d'abord  chez  nous  des 
terres sa//^Mfs  distinguées  des  autres  terres,  et 
destinées  aux  militaires  de  la  nation.  Il  ne  faut 
jamais  confondre  les  comtés  bénéficiaires  du 
temps  de  Charicmagne  ,  qui  n'étoient  que  des 
emplois  personnels,  avec  les  comtés  héréditaires, 
qui  devinrent  sous  ses  successeurs  des  établisse- 
mens  de  familles.  Il  faut  distinguer  les  parle- 
mens  de  la  seconde  race  ,  qui  étoient  les  assem- 
blées de  la  nation ,  d'avec  les  divers  parlemens 
établis  par  les  rois  de  la  troisième  race  dans  les 
provinces  pour  juger  les  procès  des  particuliers. 
Il  faut  counoître  l'origine  des  iiefs ,  le  service 
des  feudataires,  l'alfranchissement  des  serfs, 
l'accroissement  des  comnumautés,  l'élévation 
du  tiers-état,  l'introduction  des  clercs  praticiens 
pour  être  les  conseillers  des  nobles  peu  instruits 
des  lois,  et  l'établissement  des  troupes  à  la  solde 
du  roi  pour  éviter  les  surprises  des  Anglais  éta- 
blis au  milieu  du  royaume.  Les  mœurs  et  l'état 
de  tout  le  corps  de  la  nation  ont  changé  d'âge 
en  âge.  Sans  remonter  plus  haut,  le  change- 
ment des  mœurs  est  presque  incroyable  depuis 
le  règne  de  Henri  IV.  Il  est  cent  fois  plus  im- 
portant d'observer  ces  changemens  de  la  nation 
entière  ,  que  de  rapporter  simplement  des  faits 
particuliers. 

Si  un  homme  éclairé  s'appliquoit  à  écrire  sur 
les  règles  de  l'histoire ,  il  pourroit  joindre  les 
exemples  aux  préceptes;  il  pourroit  juger  des 
historiens  de  tous  les  siècles;  il  pourroit  remar- 
quer qu'un  excellent  historien  est  peut-être  en- 
core plus  rare  qu'un  grand  poète. 

Hérodote ,  qu'on  nomme  le  père  de  l'histoire, 
raconte  parfaitement  ;  il  a  même  de  la  grâce 
par  la  variété  les  matières  :  mais  son  ouvrage 
est  plutôt  un  recueil  de  relations  de  divers  pays, 
qu'une  histoire  qui  ait  de  l'unité  avec  un  véri- 
table ordre. 

Xénophon  n'a  fait  qu'un  journal  dans  sa 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Cil 


Retraite  des  dix  mille  :  tout  y  est  précis  et  exact, 
mais  uniforme.  Sa  Cyropédie  est  plutôt  un  ro- 
man de  philosophie ,  comme  Gicéron  l'a  cru  , 
qu'une  histoire  véritable. 

Polybe  est  habile  dans  l'art  de  la  guerre  et 
dans  la  politique  ;  mais  il  raisonne  trop  ,  quoi- 
qu'il raisonne  très-bien.  Il  va  au-delà  des  bornes 
d'un  simple  historien  :  il  développe  chaque  évé- 
nement dans  sa  cause  ;  c'est  une  anatomie  ex- 
acte. 11  montre  par  une  espèce  de  mécanique 
qu'un  tel  peuple  doit  vaincre  un  tel  autre  peu- 
ple, et  qu'une  telle  paix  faite  entre  Rome  et 
Carthage  ne  saurait  durer. 

Thucydide  et  Tite-Live  ont  de  très-belles  ha- 
rangues; mais,  selon  les  apparences,  ils  les 
composent  au  lieu  de  les  rapporter.  Il  est  très- 
difficile  qu'ils  les  aient  trouvées  telles  dans  les 
originaux  du  temps.  Tite-Live  savoit  beaucoup 
moins  exactement  que  Polybe  la  guerre  de  son 
siècle. 

Salluste  a  écrit  avec  une  noblesse  et  une 
grâce  singulières  :  mais  il  s'est  trop  étendu  en 
peintures  des  mœurs  et  en  portraits  des  per- 
sonnes dans  deux  histoires  très-courtes. 

Tacite  montre  beaucoup  de  génie ,  avec  une 
profonde  connoissance  des  cœurs  les  plus  cor- 
rompus :  mais  il  affecte  trop  une  brièveté  mys- 
térieuse ;  il  est  trop  plein  de  tours  poétiques 
dans  ses  descriptions  ;  il  a  trop  d'esprit  ;  il  raf- 
tinc  trop  ;  il  attribue  aux  plus  subtils  ressorts  de 
la  politique  ce  qui  ne  vient  souvent  que  d'un 
mécompte,  que  d'une  humeur  bizarre,  que 
d'un  caprice.  Les  plus  grands  événemens  sont 
souvent  causés  par  les  causes  les  plus  méprisa- 
bles. C'est  la  foiblcsse  ,  c'est  l'habitude ,  c'est  la 
mauvaise  honte  ,  c'est  le  dépit ,  c'est  le  conseil 
d'un  affranchi,  qui  décide,  pendant  que  Tacite 
creuse  pour  découvrir  les  plus  grands  raffine- 
mens  dans  les  conseils  de  l'Empereur.  Presque 
tous  les  hommes  sont  médiocres  et  superficiels 
pour  le  mal  comme  pour  le  bien.  Tibère,  l'un 
des  plus  raéchans  hommes  que  le  monde  ait 
vus,  éloit  plus  entraîné  par  ses  craintes,  que 
déterminé  par  un  plan  suivi. 

D'Avilase  fait  lire  avec  plaisir;  mais  il  parle 
comme  s'il  étoit  entré  dans  les  conseils  les  plus 
secrets.  Un  seul  homme  ne  peut  jamais  avoir 
eu  la  confiance  de  tous  les  partis  opposés.  De 
plus  ,  chaque  homme  avoit  quelque  secret  qu'il 
n'avoit  garde  de  contier  à  celui  qui  a  écrit  l'his- 
toire. On  ne  sait  la  vérité  que  par  morceaux. 
L'historien  qui  veut  m'apprendre  ce  que  je  vois 
qu'il  ne  peut  pas  savoir,  me  fait  douter  sur  les 
faits  mêmes  qu'il  sait. 

Cette  critique  des  historiens  anciens  et  mo- 

FÉNELON.     TOME  VI. 


dernes  seroit  très-utile  et  très-agréable  ,  sans 
blesser  aucun  auteur  vivant. 


IX. 


RKPONSE  A  LNE  OBJECTION'    SIR  CES  DIVERS  PROJETS. 

Voici  une  objection  qu'on  ne  manquera  pas 
de  me  faire.  L'Académie,  dira-t-on,  n'adoptera 
jamais  ces  divers  ouvrages  sans  les  avoir  exa- 
minés. Or,  il  n'est  guère  vraisemblable  qu'un 
auteur,  après  avoir  pris  une  peine  inlinie , 
veuille  soumettre  tout  son  ouvrage  à  la  correc- 
tion d'une  nombreuse  assemblée  ,  où  les  avis 
seront  peut-être  partagés.  Il  n'y  a  donc  guère 
d'apparence  que  l'Académie  adopte  ces  ouvrages. 

Ma  réponse  est  courte.  Je  suppose  que  l'Aca- 
démie ne  les  adoptera  point.  Elle  se  bornera  à 
inviter  les  particuliers  à  ce  travail.  Chacun  d'eux 
pourra  la  consulter  dans  ses  assemblées.  Par 
exemple ,  l'auteur  de  la  Rhétorique  y  proposera 
ses  doutes  sur  l'éloquence.  MM.  les  académi- 
ciens lui  donneront  leurs  conseils ,  et  les  opi- 
nions pourront  être  diverses.  L'auteur  en  pro- 
fitera selon  ses  vues ,  sans  se  gêner. 

Les  raisonnemens  qu'on  feroit  dans  les  as- 
semblées sur  de  telles  questions  pourroient  être 
rédigés  par  écrit  dans  une  espèce  de  journal 
que  M.  le  secrétaire  composeroit  sans  partialité. 
Ce  journal  contiendroit  de  courtes  dissertations, 
qui  perfectionncroient  le  goijt  et  la  critique. 
Cette  occupation  rendroit  MM.  les  académiciens 
assidus  aux  assemblées.  L'éclat  et  le  fruit  en 
scroicnt  grands  dans  toute  l'Europe. 


X. 


SUR    LES    AXCIEXS    ET    LES    MODERXES. 

Il  est  vrai  que  l'Académie  pourroit  se  trouver 
souvent  partagée  sur  ces  questions  :  l'amour 
des  anciens  dans  les  uns ,  et  celui  des  modernes 
dans  les  autres ,  pourroit  les  empêcher  d'être 
d'accord.  Mais  je  ne  suis  nullement  alarmé 
d'une  guerre  civile  qui  seroit  si  douce ,  si  polie 
et  si  modérée.  Il  s'agit  d'une  matière  où  chacun 
peut  suivre  en  liberté  son  goût  et  ses  idées. 
Cette  émulation  peut  être  utile  aux  lettres. 
Oserai-je  proposer  ici  ce  que  je  pense  là-dessus  ? 

1°  Je  commence  par  souhaiter  que  les  mo- 
dernes surpassent  les  anciens.  Je  serois  charmé 
de  voir,  dans  notre  siècle  et  dans  notre  nation  , 
des  orateurs  plus  véhémens  que  Démosthène , 
et   des  poètes  plus  sublimes  qu'Homère.   Le 

U 


64»2 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


monde,  loin  d'y  perdre,  y  gagneroit  beaucoup. 
Les  anciens  ne  seroient  pas  moins  excellens 
qn'ils  l'ont  toujours  été  ,  ot  les  modernes  don- 
neroient  un  nouvel  ornement  au  genre  humain. 
Il  resteroit  toujours  aux  anciens  la  gloire  d'a- 
voir commencé  ,  d'avoir  montré  le  chemin  aux 
autres ,  et  de  leur  avoir  donné  de  quoi  enchérir 
sur  eux. 

:2°  Il  y  auroit  de  l'entêtement  à  juger  d'un 
ouvrage  par  sa  date. 

Et,  nisi  quaî  terris  semota ,  suisqiie 

Temimribiis  defuiicta  videt,  fastidit  et  odit 

Si ,  quia  Grœcorum  sunt  antiquissima  quaeqiie 

Scripta  vel  oplima 

Si  melioradies,  ut  viiia,  poemata  reddit , 

Scire  velim  pretium  chartis  qiiotus  arroijet  annus 

Qui  redit  ad  fastos,  et  virtulem  a'sliraat  annis, 

Miraturque  niliil  uisi  quod  Liliitina  sacravit 

Si  veteres  ita  niiralur  laudatque  poetas, 

Ut  niliil  antefeiat,  nihil  illis  comparet,  errât 

Quôd  si  tam  Grœcis  novita»  invisa  fuissct 

Quàm  nobis,  quid  nunc  esset  vêtus?  aut  quid  haberet 

Quod  legeret  tcreretque  viritim  publicus  usus  >? 

Si  Virgile  n'avoit  point  osé  marcher  sur  les 
pas  d'Homère ,  si  Horace  n'avoit  pas  espéré  de 
suivre  de  près  Pindare,  que  n'aurions-nous  pas 
perdu  !  Homère  et  Pindare  mêmes  ne  sont  point 
parvenus  tout-à-coup  à  cette  haute  perfection  : 
ils  ont  eu  sans  doute  avant  eux  d'autres  poètes 
qui  leur  avoicnt  aplani  la  voie  ,  et  qu'ils  ont 
enfin  surpassés.  Pourquoi  les  nôtres  n'auroient- 
ils  pas  la  môme  espérance?  Qu'est-ce  qu'Ho- 
race ne  s'est  point  promis  ? 

Dicam  insisine ,  recens ,  adiiuc 
Indictum  ore  alio 

Nil  parvum,  aut  humili  modo, 
Nil  niortale  loquar  ^. 


I  WoR^i.  Episl.  lib.  11,  1:111x1.  1,  V.  -21-92. 
.     .     .     Tout  ce  qui  respire  ,  iiiii>orluiiaiit  ses  yeux, 
N'obtient  de  son  orgueil  que  dédains  odieux, 

De  tout  ce  qui  respire  idolâtre  iinbéciUe 

La  Grèce  eut ,  il  est  vrai ,  des  chantres  révélés  , 

Plus  antiques  toujours,  toujours  plus  admirés 

Mais  aux  xers,  comme  au  vin,  si  le  lenips  donne  un  prix, 
Faisons  donc  une  loi  pour  juger  les  écrits; 
Sachons  précisément  quel  doit  être  leur  âge. 

Pour  obtenir  des  droits  a  noire  juste  lioininage 

Un  lionime,  eniienii  des  vivans  , 

Qui  juge  du  mérite  en  supputant  les  ans 

Ses  préjugés  souvent  trompent  sou  équité  : 
Il  s'abuse,  s'il  croit,  admirant  nos  ancêtres. 

Qu'ils  ne  peuvent  trouver  de  rivaux  ni  de  maîtres 

Contre  la  nouveauté  partageant  cette  envie, 

Si  la  Grèce  ,  moins  sage  ,  eiil  eu  cette  manie, 

Ou  seroil  aujourd'hui  la  docte  aiiticiuilé? 

Quels  livres  charmeroient  la  triste  oisiveté"?         Dart. 

î  Od.  lib.  m  ,  Ocl.  XXV,  v.  7,  8;  et  17,  18. 

Je  dirai  des  chos.*s  sublimes  ,  neuves,  qu'une  autre  bouche 


Exegi  monunientum  a?re  perennins. 

Non  omnis  moriar,  nniltaque  pars  mei  ',  etc. 

Pourquoi  ne  laissera-t-on  pas  dire  de  même  à 
Malherbe  ? 

Apollon  a  portes  ouvertes ,  etc.  ^. 

3"  J'avoue  que  l'émulation  des  modernes  se- 
roit  dangereuse ,  si  elle  se  tournoit  à  mépriser 
les  anciens ,  et  à  négliger  de  les  étudier.  Le 
vrai  moyen  de  les  vaincre  est  de  profiter  de  tout 
ce  qu'ils  ont  d'exquis  ,  et  de  tâcher  de  suivre 
encore  plus  qu'eux  leurs  idées  sur  l'imitation 
de  la  belle  nature.  Je  crierois  volontiers  à  tous 
les  auteurs  de  notre  temps  que  j'estime  et  que 
j'honore  le  plus  : 

Vos ,  exemplaria  gr.Tca 
Noclurnâ  versate  manu  ,  versate  diiirnà  ^. 

Si  jamais  il  vous  arrive  de  vaincre  les  anciens , 
c'est  à  eux-mêmes  que  vous  devrez  la  gloire  de 
les  avoir  vaincus. 

i"  Un  auteur  sage  et  modeste  doit  se  défier 
de  soi  et  des  louanges  de  ses  amis  les  plus  esti- 
mables. 11  est  naturel  que  l'ainour-propre  le 
séduise  un  peu,  et  que  l'amitié  pousse  un  peu 
au-delà  des  bornes  l'admiration  de  ses  amis  pour 
ses  talens.  Que  doit-il  donc  faire  si  quelque 
ami ,  charmé  de  ses  écrits ,  lui  dit  : 

Nescio  quid  majus  nascituv  Iliade  *? 

Il  n'en  doit  pas  moins  être  tenté  d'imiter  le 
grand  et  sage  Virgile.  Ce  poète  vouloit  en 
mourant  brûler  son  Enéide  qui  a  instruit  et 
charmé  tous  les  siècles.  Quiconque  a  vu,  comme 
ce  poète  ,  d'une  vue  nette  ,  le  grand  et  le  par- 
fait ,  ne  peut  se  flatter  d'y  avoir  atteint.  Rien 
n'achève  de  remplir  son  idée  ,  et  de  contenter 

n'a  jamais  proférées Mes  chants  n'auront  rien  de  foible, 

rien  de  rampant ,  rien  de  mortel.  Biset 

'  Jbid.  Od.  XXX,  v.  <-6. 
Le  noble  monument  que  j'élève  à  ma  gloire 
Durera  plus  long-temps  que  le  marbre  et  l'airain  .... 
De  moi-même  ii  jamais  la  plus  noble  partie 
Bravera  de  Pluton  le  pouvoir  odieux  ; 
Sans  mourir  tout  entier  je  quitterai  la  vie,  Daui'. 

'  Liv.  m  ,  Od.  xi,  o  la  reine  Marie  de  Mi"l.  v.  1  41. 
3  HoRAT.  de  Art.  poet.  v.  268  et  -269. 

Les  Grecs.     .     .      .     sont  nos  guides  fidèles; 

Feuilletez  jour  et  nuit  ces  antiques  modèles,       D.VRU. 
*  Il  va  naître  un  chef-d'œuvre  iiui  doit  effacer  l'Iliade. 
PuOiEUT.  lib.  II ,  Eleg.  ult. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 

Piistores ,  hederà  crescenteni  ornate  poetam 


G43 


toute  sa  délicatesse.  Rien  n'est  ici-bas  enlière- 
ment  parfait  : 

.     .     .     Niliil  est  ab  onuii 
Parte  beatum  '. 

Ainsi  quiconque  a  vu  le  vrai  parfait ,  sent  qu'il 
ne  l'a  pas  égalé  ;  et  quiconque  se  llatte  de 
l'avoir  égalé  ,  ne  l'a  pas  vu  assez  distinctement. 
On  a  un  esprit  borné  avec  un  cœur  foible  et 
vain  ,  quand  on  est  bien  content  de  soi  et  de 
son  ouvrage.  L'auteur  content  de  soi  est  d'or- 
dinaire content  tout  seul  : 

Qiiin  sine  rivali  teque  et  tua  soins  aniares  2. 

Un  tel  auteur  peut  a\oir  de  rares  talens  ;  mais 
il  faut  qu'il  ait  plus  d'imagination  que  de  juge- 
ment et  de  saine  critique.  Il  ftiut  au  contraire, 
pour  former  un  poète  égal  aux  anciens  ,  qu'il 
montre  un  jugement  supérieur  à  l'imagination 
la  plus  vive  et  la  plus  féconde.  Il  faut  qu'un 
auteur  résiste  à  tousses  amis,  qu'il  retouche 
souvent  ce  qui  a  été  déjà  applaudi,  et  qu'il  se 
souvienne  de  cette  règle  : 

Nonnmqiic  preuiatur  in  auniim  ^. 

5°  Je  suis  charmé  d'un  auteur  qui  s'efforce 
de  vaincre  les  anciens.  Supposé  même  qu'il  ne 
parvienne  pas  à  les  égaler ^  le  public  doit  louer 
ses  efforts ,  l'encourager,  espérer  qu'il  pourra 
atteindre  encore  plus  haut  dans  la  suite  ,  et 
admirer  ce  qu'il  a  déjà  d'approchant  des  anciens 
modèles  : 


Féliciter  auilet  ''. 


Je  voudrois  que  tout  le  Parnasse  le  comblât 
d'éloges  : 


Proxima  Phœbi 
Versibiis  ille  facit  "".     .    . 


1  HoRAT.  Od.  lil).  11,  0(l.  XVI  ,  V.  27  et  28. 
Jamais,  ô  mon  ami,  li- lunilirur  n'est  parfait.         Dari'. 

^  /(/.  de  Jrt.  poet.  v.  Uii. 

Un  esprit  indocile 

Admire,  sans  rival  ,  sa  personne  et  son  style.      Dauu". 

^  HoKVT.  d<;  An.  poet.  v.  388. 

Que  dans  un  sage  oubli 

Votre  ouvrage  ,  dix  ans  ,  demeure  enseveli.         Darv. 

*  HoR.  Ep.  lib.  Il ,  Ep.  I ,  V.  166. 

*  ViRoiL.  Ed.  Vil  ,  V.  22  tt  23. 

Qu'il  égale  Codrus, 
Lui ,  dont  les  vers  sont  dictés  par  Phébus.       La  Rociief. 


Plus  un  auteur  consulte  avec  déliance  de  soi 
sur  un  ouvrage  qu'il  veut  encore  retoucher, 
plus  il  est  estimable  : 

.     .     .    .    Ha?c ,  quai  Vavo  necdum  porfecla  canebal  -. 

J'admire  un  auteur  qui  dit  de  lui-même  ces 
belles  paroles  . 

>"am  neqiic  adliuc  Varo  videor,  nec  dicere  Cinnâ 
Digna ,  sed  argutos  inter  strepere  anser  olores  ^. 

Alors  je  voudrois  que  tous  les  partis  se  réu- 
nissent pour  le  louer  . 

l'tque  viro  Phœbi  chorus  assurrexerit  omnis  '*. 

vSi  cet  auteur  est  encore  mécontent  de  soi,  quoi- 
que le  public  en  soit  très-content,  son  goîit  et 
son  génie  sont  au-dessus  de  l'ouvrage  même 
pour  lequel  il  est  admiré. 

6"  Je  ne  crains  pas  de  dire  que  les  anciens 
les  plus  parfaits  ont  des  imperfections  :  l'hu- 
manité n'a  periuis  en  aucun  temps  d'atteindre 
à  une  perfection  absolue.  Si  j'étois  réduit  à  ne 
juger  des  anciens  que  par  ma  seule  critique  ,  je 
serois  timide  en  ce  point.  Les  anciens  ont  un 
grand  avantage  :  faute  de  connoître  j)arfaite- 
ment  leurs  maîurs  ,  leur  langue,  leur  goût, 
leurs  idées  ,  nous  marchons  à  tâtons  en  les  cri- 
tiquant :  nous  aurions  été  peut-être  plus  hardis 
censeurs  contre  eux ,  si  nous  avions  été  leurs 
contemporains.  Mais  je  parle  des  anciens  sur 
l'autorité  des  anciens  mêmes.  Horace  ,  ce  cri- 
tique si  pénétrant ,  et  si  charmé  d'Homère  ,  est 
mon  garant ,  quand  j'ose  soutenir  que  ce  grand 
poète  s'assoupit  un  peu  quelquefois  dans  un 
long  poème  : 


•  ViRGiL.  Ed.  vil,  V.  25. 

Bergers  arcadicns  !  du  lierre  palissant 

Venez  ceindre  le  front  d'un  poète  naissant.       TiSSOT. 

^  ViRCiL.  Edofj.  IX,  V.  26. 

Mais  il  cliantoit  alors  en  l'honneur  de  Varus,    . 
El  ses  vers  impurfaits  n'Otoienl  pas  moins  connus. 

La  HociiEr. 
3  Ibid.  V.  35. 

El  j'ose  me  mêler  au  chanlre  de  Varus, 
Comme  l'oie  importune  ,  h6le  des  marécages  , 
Aux  doux  accords  du  cygne  unit  ses  cris  sauvages. 

DORANGE. 

*  Id.  Edoj.  VI.  V.  66. 

Qu'a  son  aspect 

Toute  la  cour  du  Dieu  se  lève  avec  respect.     F.  Didot. 


fi-i 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Qnandoque  bonus  ilormitat  Homerus. 
Voiùni  opère  in  longo  fas  est  obiepeie  soninum  i 

Veut-on,  par  une  prévention  manifeste,  don- 
ner à  l'antiquité  plus  qu'elle  ne  demande,  et 
condamner  Horace  pour  soutenir,  contre  l'évi- 
dence du  fait ,  qu'Homère  n"a  jamais  aucune 
inégalité? 

7°  S'il  m'est  permis  de  proposer  ma  pensée, 
sans  vouloir  contredire  celle  des  personnes  plus 
éclairées  que  moi ,  j'avouerai  qu'il  me  semble 
voir  divers  défauts  dans  les  anciens  les  plus 
estimables.  Par  exemple  ,  je  ne  puis  goûter  les 
chœurs  dans  les  tragédies;  ils  interrompent  la 
vraie  action.  Je  n'y  trouve  point  une  exacte 
vraisemblance  ,  parce  que  certaines  scènes  ne 
doivent  point  avoir  une  troupe  de  spectateurs. 
Les  discours  du  chœur  sont  souvent  vagues  et 
insipides.  Je  soupçonne  toujours  que  ces  espèces 
d'intermèdes  avoicnt  été  introduits  avant  que  la 
tragédie  eût  atteint  à  une  certaine  perfection. 
De  plus ,  je  remarque  dans  les  anciens  des 
plaisanteries  qui  ne  sont  guère  délicates.  Cicé- 
ron  ,  le  grand  Cicéron  même  ,  en  tait  de  très- 
froides  sur  des  jeux  de  mots.  Je  ne  retrouve 
point  Horace  dans  cette  petite  satire  : 

Proscripti  régis  Riipili  pus  atque  venenum  -. 

En  la  lisant  on  bàilleroit  ,  si  on  ignoroit  le 
nom  de  son  auteur.  Quand  je  lis  celte  merveil- 
leuse ode  du  même  poète  , 

Qualem  niinistruni  fubninis  alitem  ', 

je  suis  toujours  attristé  d'y  trouver  ces  mots  : 
Quibiis  mos  unde  dcductus ,  etc.  Otez  cet  endroit, 
l'ouvrage  demeure  entier  et  parfait.  Dites  qu'Ho- 
race a  voulu  imiter  Pindare  par  cette  espèce  de 
parenthèse,  qui  convient  au  transport  de  l'ode. 
Je  ne  dispute  point  ;  mais  je  ne  suis  pas  assez 
touché  de  l'imitation  pour  goûter  cette  espèce 
de  parenthèse  ,  qui  paroît  si  froide  et  si  postiche. 
J'admets  un  beau  désordre  qui  vient  du  trans- 
port et  qui  a  son  art  caché;  mais  je  ne  puis 
approuver  une  distraction  pour  faire  une  re- 
marque curieuse  sur  un  petit  détail,  elle  lalentit 
tout.  Les  injures  de  Cicéron  contre  Marc-An- 
toine ne  me  paroissent  n-jHement  convenir  à  la 
noblesse  et  à  la  grandeur  de  ses  discours.  Sa 

'  DcJrt.pott.  V.  359  et  360. 

Je  ne  puis  que  gémir 

De  voir  queUjucs  inslaiis  Homère  s'endormir  : 

Mais  à  tout  grand  ouvrage  on  doit  de  l'indulgence.    Dari'. 

«Ser»J.  lib.  I ,  Sut.  vu.  —  ^  Od.  lib.  iv,  OïL  iv. 


fameuse  lettre  à  Lucceius  est  pleine  de  la  vanité 
la  plus  grossière  et  la  plus  ridicule.  On  en 
trouve  à  peu  près  autant  dans  les  lettres  de  Pline 
le  Jeune.  Les  anciens  ont  souvent  une  affecta- 
tion qui  tient  un  peu  de  ce  que  notre  nation 
nomme  pédanterie.  Il  peut  se  faire  que ,  faute 
de  certaines  connoissances  que  la  vraie  religion 
et  la  physique  nous  ont  données  ,  ils  admiroicnt 
un  peu  trop  diverses  choses  que  nous  n'admi- 
rons guère, 

8°  Les  anciens  les  plus  sages  ont  pu  espérer, 
comme  les  modernes ,  de  surpasser  les  modèles 
mis  devant  leurs  yeux.  Par  exemple  ,  pourquoi 
Virgile  n'auroit-il  pas  espéré  de  surpasser,  par 
la  descente  dÉnée  aux  enfers  ,  dans  son  sixième 
livre,  cette  évocation  des  ombres  qu'Homère 
nous  représente  '  dans  le  pays  des  Cimmériens? 
Il  est  naturel  de  croire  que  Virgile  ,  malgré  sa 
modestie  ,  a  i)ris  plaisir  à  traiter,  dans  son  qua- 
trième livre  de  l'Enéide,  quelque  chose  d'ori- 
ginal qu'Homère  n'avoil  point  touché, 

9°  J'avoue  que  les  anciens  ont  un  grand  dés- 
avantage par  le  défaut  de  leur  religion  et  par 
la  grossièreté  de  leur  philosophie.  Du  temps 
d'Homère  ,  leur  religion  nétoit  qu'un  tissu 
monstrueux  de  fables  aussi  ridicules  que  les 
contes  des  fées  ;  leur  philosophie  n'avoit  rien 
que  de  vain  et  de  superstitieux.  Avant  Socrale, 
la  morale  étoit  très-imparfaite  ,  quoique  les 
législateurs  eussent  donne  d'excellentes  règles 
pour  le  gouvernement  des  peuples.  Il  faut 
même  avouer  que  Platon  fait  raisonner  foible- 
ment  Socrate  sur  l'immortalité  de  l'ame.  Ce 
bel  endroit  de  Virgile, 

Félix  qui  poluit  rerum  cognoscere  causas  *,  etc, 

aboutit  à  mettre  le  bonheur  des  hommes  sages 
à  se  délivrer  de  la  crainte  des  présages  et  de 
l'enfer.  Ce  poète  ne  promet  point  d'autre  ré- 
compense dans  l'autre  vie  à  la  vertu  la  plus  pure 
et  la  plus  héroïque  ,  que  le  plaisir  de  jouer  sur 
l'herbe,  ou  de  combattre  sur  le  sable  ,  ou  de 
danser,  ou  de  chanter  des  vers ,  ou  d'avoir  des 
chevaux,  ou  de  mener  des  chariots  et  d'avoir 
des  armes.  Encore  ces  hommes  et  ces  specta- 
cles qui  les  amusoient  n'étoient-ils  plus  que  de 
vaincs  ombres;  encore  ces  ombres  gémissoient 
par  l'impatience  de  rentrer  dans  des  corps  pour 
recommencer  toutes  les  misères  de  cette  vie  , 
qui  n'est  qu'une  maladie  par  où  l'on  arrive  à 
la  mort  ;  mortnlibus  œgris.  Voilà  ce  que  l'anli- 

»  Odtjss.  liv.  XI,  —  2  Gcorg.  il,  v.  490. 
Heureux  le  sage  instruit  dos  lois  do  la  nature,  etc. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATroNS  DE  L'ACADÉMIE. 


643 


quité  proposoit  de  plus  consolant  au  genre  bu- 
main  : 

Pars  in  gramiujis  exercent  membra  pakcstris  *,  etc. 

.    .     .     .    Qua;  lucis  miseris  tam  dira  cupido  -? 

Les  héros  d'Homère  ne  ressemblent  point  à 
d'bonnêtes  gens ,  et  les  dieux  de  ce  poète  sont 
fort  au-dessous  de  ces  béros  mêmes ,  si  indignes 
de  l'idée  que  nous  avons  de  l'bonnête  bomrae. 
Personne  ne  voudroit  avoir  un  père  aussi  vicieux 
que  Jupiter  ,  ni  une  femme  aussi  insupportable 
que  Junon  ,  encore  moins  aussi  infâme  que 
Vénus.  Qui  voudroit  avoir  un  ami  aussi  brutal 
que  Mars,  ou  un  domestique  aussi  larron  que 
Mercure  ?  Ces  dieux  semblent  inventés  tout  ex- 
près par  l'ennemi  du  genre  bumain ,  pour  auto- 
riser tous  les  crimes ,  et  pour  tourner  en  déri- 
sion la  divinité.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  Longin  ' 
«  qu'Homère  a  fait  des  dieux  des  bommcs  qui 
»  furent  au  siège  de  Troie,  et  qu'au  contraire  , 
»  des  dieux  mêmes  il  en  a  fait  des  hommes.  » 
Il  ajoute  que  «  le  législateur  des  Juifs,  qui 
»  n'étoit  pas  un  homme  ordinaire  ,  ayant  fort 
»  bien  conçu  la  grandeur  et  la  puissance  de 
»  Dieu  ,  l'a  exprimée  dans  toute  sa  dignité  ,  au 
»  commencement  de  ses  lois  ,  par  ces  paroles  . 
»  Dieu  dit  :  Que  la  lumière  se  fasse;  et  la  lu- 
»  mière  se  fit  :  Que  la  terre  se  fasse  ;  et  la  terre 
»  fut  faite.  » 

10°  Il  faut  avouer  qu'il  y  a  parmi  les  anciens 
peu  d'auteurs  excellens,  et  que  les  modernes  en 
ont  quelques-uns  dont  les  ouvrages  sont  pré- 
cieux. Quand  on  ne  lit  point  les  anciens  avec 
une  avidité  de  savant ,  ni  par  le  besoin  de  s'ins- 
truire de  certains  faits  ,  on  se  borne  par  goût  à 
un  petit  nombre  de  livres  grecs  et  latins.  Il  y 
en  a  fort  peu  d'excellens  ,  quoique  ces  deux 
nations  aient  cultivé  si  long-temps  les  lettres. 
11  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  notre  siècle  , 
qui  ne  fait  que  sortir  de  la  barbarie  ,  a  peu  de 
livres  français  qui  méritent  d'être  souvent  relus 
avec  un  très-grand  jjlaisir.  Il  me  seroit  facile 
de  nommer  beaucoup  d'anciens,  comme  Aris- 
tophane ,  Piaule  ,  Sénèque  le  tragique  ,  Lucaiu , 
et  Ovide  même ,  dont  on  se  passe  volontiers.  Je 
nommerois  aussi  sans  peine  un  nondjre  assez 

'  .lincid.  lib.  VI,  v.  642, 

Taiilùl  ce  peuple  heureux,  sur  Il's  liorhes  naissantes. 
Exerce  en  se  jouanl  des  InUes  innoceules.  Dllili.e. 

*  Ihid.  V    721. 
Qui  peut  inspirer  a  ces  uKiUieureux  cet  excès  d'amour  pour 
la  vie? 

3  Du  Subi.  cil.    VII. 


considérable  d'auteurs  modernes  qu'on  goûte  et 
qu'on  admire  avec  raison  :  mais  je  ne  veux 
nommer  personne,  de  peur  de  blesser  la  mo- 
destie de  ceux  que  je  nommerois^  et  de  man- 
quer aux  autres  en  ne  les  nommant  pas. 

Il  faut,  d'un  autre  côté,  considérer  ce  qui 
est  à  l'avantage  des  anciens.  Outre  qu'ils  nous 
ont  donné  presque  tout  ce  que  nous  avons  de 
meilleur,  de  plus  il  faut  les  estimer  jusque  dans 
les  endroits  qui  ne  sont  pas  exempts  de  défauts. 
Longin  remarque  '  «  qu'il  faut  craindre  la 
»  bassesse  dans  un  discours  si  poli  et  si  limé.  Il 

rt  ajoute  que  le  grand est  glissant  et  dan- 

»  gereux Quoi  que  j'aie  remarqué,  dit-il  en- 

»  core,  plusieurs  fautes  dans  Homère  et  dans 
»  tous  les  plus  célèbres  auteurs  ;  quoique  je 
»  sois  peut-être  l'homme  du  monde  à  qui  elles 

»  plaisent  le  moins,  j'estime,  après  tout 

»  qu'elles  sont  de  petites  négligences  qui  leur 
»  ont  échappé  ,  parce  que  leur  esprit,  qui  ne 
»  s'étudioit  qu'au  grand  ,  ne  pouvoit  pas  s'ar- 

»  rêter  aux  petites  choses Tout  ce  qu'on 

»  gagne  à  ne  point  faire  de  fautes ,  est  de  n'être 
»  point  repris  :  mais  le  grand  se  fait  admirer.  » 
Ce  judicieux  critique  croit  que  c'est  dans  le  dé- 
clin de  l'âge  qu'Homère  a  quelquefois  un  peu 
sommeillé  par  les  longues  narrations  de  l'Odys- 
sée; mais  il  ajoute  que  cet  affaiblissement  est , 
après  tout,  la  vieillesse  d'Homère  *.  En  effet, 
certains  traits  négligés  des  grands  peintres  sont 
fort  au-dessus  des  ouvrages  les  plus  léchés  des 
peintres  médiocres.  Le  censeur  médiocre  ne 
goûte  point  le  sublime  ,  il  n'en  est  point  saisi  : 
il  s'occupe  bien  plutôt  d'un  mot  déplacé  ,  ou 
d'une  expression  négligée;  il  ne  voit  qu'à  demi 
la  beauté  du  plan  général ,  l'ordre  et  la  force 
qui  régnent  partout.  J'aimerois  autant  le  voir 
occupé  de  l'orthograpb.e  ,  des  points  interrogans 
et  des  virgules.  Je  plains  l'auteur  qui  est  entre 
ses  mains  et  à  sa  merci  :  Barbarus  lias  segetes  *  ! 
Le  censeur  qui  est  grand  dans  sa  censure  se 
passionne  pour  ce  qui  est  grand  dans  l'ouvrage  : 
«il  méprise,  selon  l'expression  de  Longin-, 
»  une  exacte  et  scrupuleuse  délicatesse.  »  Ho- 
race est  de  ce  goût  : 


Vcriim  ul)i  plura  nilunt  in  carinino,  non  ego  paueis 
OnV'iidar  maculis,  (juas  aul  incnria  fndit, 
Aut  iiuuiana  parum  cavit  natura  ^. 

i]JiiSiibl.ih.li\\\\.  —  ^lbi<l.ch.\U.  —  ^\tKr..Ecl.\,\.72. 
Vu  burbare  viendra  dévorer  ces  moissons  1  Langeac. 

4  JJii  Subi.  cil.  XXIX.  —  S  De  Art.  poct.  v.  351-353. 
En  lisant  de  lieaux  vers ,  je  n'oserai  nie  ])laindrc 
De  (iuel<iuc  trait  moins  pur  ni'iïligeniment  jeté. 
Tribut  que  le  laleiil  paie  a  l'iumiaiiilé.  Daul". 


G46 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


De  plus  la  grossièreté  difforme  de  la  religion 
des  anciens ,  et  le  défaut  de  vraie  philosophie 
morale  où  ils  étoicnt  avant  Socrate ,  doivent , 
en  un  certain  sens ,  faire  un  grand  honneur  à 
l'antiquité.  Homère  a  dû  sans  doute  peindre 
ses  dieux  comme  la  religion  les  enseignoit  au 
monde  idolâtre  en  son  temps  :  il  de  voit  repré- 
senter les  hommes  selon  les  mœurs  qui  ré- 
gnoient  alors  dans  la  Grèce  et  dans  l'Asie  mi- 
neure. Blâmer  Homère  d'avoir  peint  tidèlement 
d'après  nature,  c'est  reprocher  à  M.  Mignard, 
à  M.  de  Troy,  à  JNI.  Rigaud  ,  d'avoir  fait  des 
portraits  ressemblans.  Youdroit-on  qu'on  pei- 
gnît Momus  comme  Jupiter  ,  Silène  comme 
Apollon,  Alecto  comme  Vénus,  Thersite  comme 
Achille?  Voudroit-on  qu'on  peignit  la  cour  de 
notre  temps  avec  les  fraises  et  les  barbes  des 
règnes  passés?  Ainsi  Homère  ayant  dû  peindre 
avec  vérité  ,  ne  faut-il  pas  admirer  l'ordre  ,  la 
proportion,  la  grâce,  la  force  ,  la  vie,  l'action 
et  le  sentiment  qu'il  a  donnés  à  toutes  ses  pein- 
tures ?  Plus  la  religion  étoit  monstrueuse  et 
ridicule,  plus  il  faut  l'admirer  de  l'avoir  rele- 
vée par  tant  de  magnifiques  images  ;  plus  les 
mœurs  étoient  grossières  ,  plus  il  faut  èlre  tou- 
ché de  voir  qu'il  ait  donné  tant  de  force  à  ce  qui 
est  en  soi  si  irrégulier,  si  absurde  et  si  choquant. 
Que  n'auroit-il  point  fait  si  on  lui  eût  donné  à 
peindre  un  Socrate  ,  un  Aristide  ,  un  Timoléon, 
un  Agis ,  un  Cléomène  ,  un  Numa  ,  un  Ca- 
mille, un  Brutus,  un  Marc-Aurèle! 

Diverses  personnes  sont  dégoûtées  de  la  fru- 
galité des  ma^urs  qu'Homère  dépeint.  Mais  outre 
qu'il  faut  que  le  poète  s'attache  à  la  ressem- 
blance pour  cette  antique  simplicité  comme 
pour  la  grossièreté  de  la  religion  païenne ,  de 
plus  rien  n'est  si  aimable  que  celle  vie  des  pre- 
miers hommes.  Ceux  qui  cultivent  leur  raison, 
et  qui  aiment  la  vertu  ,  peuvent-ils  comparer 
le  luxe  vain  et  ruineux ,  qui  est  en  notre  temps 
la  peste  des  mœurs  et  l'opprobre  de  la  nation  , 
avec  l'heureuse  et  élégante  simplicité  que  les 
anciens  nous  mettent  devant  les  yeux? 

En  lisant  Virgile,  je  voudrois  être  avec  ce 
vieillard  qu'il  me  montre  : 

Namque  sub  Œbaliae  niemini  me  tuvribus  altis  , 
Quà  niger  humectât  flaventia  culta  Galesus, 
Corycium  vidisse  senem  ,  cui  pauca  relicti 
Jugera  ruris  crant;  nec  feitilis  illa  juvencis, 

Nec  pecori  opportuna  segcs 

Regum  ff'quabat  opes  aniniis  ;  seràquc  icvertens 
Nocte  domum  ,  dapibus  mensas  onerabat  inemptis. 
Piimus  vere  rosam ,  atque  autumno  carpere  poma  ; 
Et  cùm  tristis  biems  etiam  nunc  frigore  saxa 
Rumperet,  et  glacie  cursus  tenaret  aquarum  , 


Ille  comam  molHsjam  tum  tondebal  acantbi, 
/Estatem  increpitans  seram  zepbyrosque  raoranles*. 

Homère  n'a-t-il  pas  dépeint  avec  grâce  l'île  de 
Calypsoet  les  jardins  d'Alcinoiis,  sans  y  mettre 
ni  marbre  ni  dorure?  Les  occupations  de  Nausi- 
caa  ne  sont-elles  pas  plus  estimables  que  le  jeu 
et  que  les  intrigues  des  femmes  de  notre  temps? 
Nos  pères  en  auroicnt  rougi  ;  et  on  ose  mépriser 
Homère  pour  n'avoir  pas  peint  par  avance  ces 
mœurs  monstrueuses ,  pendant  que  le  monde 
étoit  encore  assez  heureux  pour  les  ignorer! 

Virgile,  qui  voyoit  de  près  toute  la  magni- 
ficence de  Rome,  a  tourné  en  grâce  et  en  orne- 
ment de  son  poème  la  pauvreté  du  roi  Evandre. 

Talibus  inter  se  dictis,  ad  tecta  subibant 

Pauperis  Evandri ,  passimque  armenta  videbant 

Romanoque  foro  et  lautis  mugire  carinis. 

If  ventum  ad  sedes  :  Haîc ,  iiiquit ,  limiua  victor 

Alcides  subiit;  bœc  illum  regia  cepit. 

Aude,  bospes,  contemncre  opes,  et  te  quoque  dignum 

Finge  Dec ,  rebusque  veni  non  aspcr  egenis. 

Dixit;  et  angusti  subtcr  fastigia  tecti 

Ingentem  ^-Eneam  duxit ,  stratisque  locavit 

Efl'ultum  foliis  et  pelle  libystidis  ursee  *. 

1  Georg.  lib.  iv,  v.  125-138. 
Aux  lieux  où  le  Galése,  eu  des  plaiues  fécondes, 
l'aniii  les  blonds  t'pis  roule  ses  noires  ondes, 
J'ai  vu,  je  m'en  souviens,  uu  vieillard  fortuné. 
Possesseur  d'un  terrain  long-lemiis  abandonné; 
Celait  un  s(d  ingrat,  rebelle  à  la  culture  , 
Qui  u'olfroil  aux  Iroupeauv  qu'une  aride  verdure..... 
L'n  jardin,  un  verger,  dociles  à  ses  lois, 
J.ui  donnoienl  le  boiilieur  qui  s'enfuit  loin  des  rois. 
Le  soir,  des  simides  niels  que  ce  lieu  voyoit  naître. 
Ses  mains  chargeoient  sans  frais  une  table  chaaipétrc. 
Il  cueilloit  le  premier  les  roses  du  printemps; 
Le  premier,  de  l'aulomnc  aniassoit  les  présens; 
Et,  lorqu'aulour  de  lui,  déchaîné  sur  la  terre, 
L'hiver  impétueux  brisoil  encor  la  pierre  , 
D'un  freiu  de  glace  encore  enchalnoit  les  ruisseaux. 
Lui  déjà  de  l'acanliie  éniondoit  les  rameaux  : 
Et  du  printemps  tardif  accusant  la  paresse, 
Prévenoit  les  /.épliirs ,  el  hàloit  sa  richesse.         Delille. 

-  .f.neld.  lib.  viii,  v.  359-368. 
L'iiumble  palais  du  Roi  frapjie  enfin  leurs  regards. 
Qucliiucs  troupeaux  erroienl  dispersés  dans  ces  plaines, 
Si'jour  «les  rois  du  inonde  el  des  pompes  romaines; 
El  le  taureau  mugit  où  d'éloquentes  voix 
Feront  le  sort  du  monde  et  le  destin  des  rois. 
Tandis  que  de  ces  lieux  Acliule  ,  Evandre,  Enée 
Méditent  en  martliaiil  la  haute  destinée  , 
On  arrive  au  palais,  ou  la  félicité 
Se  plait  dans  l'innocence  et  dans  la  pauvreté. 
«  Ce  n'est  pns  dans  ma  cour  que  le  faste  réside, 
»  Dit  Evandre  :  ce  toit  reçut  le  grand  Alcide  , 
»  Des  monsires,  des  brigands  noble  exterminateur; 
»  Là  siégea  près  de  moi  ce  dieu  trion.phateur  : 
«Depuis  qu'il  l'a  reçu,  ce  palais  est  un  temple. 
»  Fils  des  dieux  comme  lui ,  suivez  ce  grand  exemple  : 
»  Osez  d'un  luxe  vain  fouler  aux  pieds  l'orgueil  : 
»  De  mon  humble  séjour  ne  fuyez  point  le  seuil  ; 
»  Venez,  et  regardez  des  yeux  de  l'indulgence 
))  Du  chaume  hospitalier  l'honorable  indigence.  » 
Il  dit ,  cl  fait  placer  pour  le  roi  d'ilioii 
Sur  un  lit  de  feuillage  une  peau  de  lion.  Delille. 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


647 


La  honteuse  lâcheté  de  nos  mœurs  nous  em- 
pêche de  lever  les  yeux  pour  admirer  le  su- 
blime de  ces  paroles  .  Aude,  hospes,  contemnere 
opes. 

Le  Titien  ,  qui  a  excellé  pour  le  paysage, 
peint  un  vallon  plein  de  fraîcheur  avec  un  clair 
ruisseau,  des  montagnes  escarpées  et  des  loin- 
tains qui  s'enfuient  dans  l'horizon  :  il  se  garde 
bien  de  peindre  un  riche  parterre  avec  des  jets 
d'eau  et  des  bassins  de  marbre.  Tout  de  même 
Virgile  ne  peint  point  des  sénateurs  fastueux,  et 
occupés  d'intrigues  criminelles  ;  mais  il  repré- 
sente un  laboureur  innocent  et  heureux  dans  sa 
vie  rustique  : 


Omitte  niirari  bealte 
Fumuui  et  opes  strepitumque  Roinœ  '. 

Milii  jam  non  regia  Roina, 

Sed  vacuum  Tibur  placct,  aut  imbelle  Tarentum  ^. 

Quand  les  poètes  veulent  charmer  l'imagi- 
nation des  hommes,  ils  les  conduisent  loin  des 
grandes  villes  ;  ils  leur  font  oublier  le  luxe  de 
leur  siècle,  ils  les  ramènent  à  l'âge  d'or  ;  ils 
représentent  des  bergers  dansant  sur  l'herbe 
tleurie  à  l'ombre  d'un  bocage  ,  dans  une  saison 
délicieuse^  plutôt  que  des  cours  agitées  et  des 
grands  qui  sont  malheureux  parleur  grandeur 
même  : 


Deinde  salis  fluvium  inducit  rivosque  sequentes. 
Et  cùm  exustus  ager  niorientibus  œstuat  herbis, 
Ecce  supercilio  clivosi  trainitis  undam 
Elicit  :  illa  cadens  raucum  per  levia  murmur 
Saxa  ciel ,  scatebrisque  arentia  tempérai  arva  * . 

Virgile  va  même  jusqu'à  comparer  ensemble 
une  vie  libre,  paisible  et  champêtre,  avec  les 
voluptés  mêlées  de  trouble  dont  on  jouit  dans 
les  grandes  fortunes.  Il  n'imagine  rien  d'heu- 
reux qu'une  sage  médiocrité,  où  les  hommes 
seroient  à  l'abri  de  l'envie  pour  les  pros- 
pérités ,  et  de  la  compassion  pour  les  misères 
d'autrui  : 

Ilhim  non  populi  fasces ,  non  purpura  regum 

Flexit 

Neque  ille 

Aut  doluit  miserans  inopem ,  aut  invidit  habcnti. 
Quos  rami  fructus ,  quos  ipsa  volentia  rura 
Sponte  tulere  suâ,  carpsit;  nec  ferrea  jura  -,  etc. 

Horace  fuyoit  les  délices  et  la  magnilîccncc 
de  Rome  pour  s'enfoncer  dans  la  solitude  . 


»  Georg.  lib.  i,  v.  106-110. 

Qui  d'un  fleuve  coupé  par  de  nombreux  canaux  , 
Cuurt  dans  cha(|ue  sillon  dis(ribuer  les  eaux. 
Si  le  soleil  brûlant  flétrit  l'herbe  mourante, 
Aussitôt  je  le  vois  par  une  ilnuce  pente, 
Amener  du  sommet  d'un  rocher  sourcilleux 
Ui!  docile  ruisseau,  qui  sur  un  lit  pierreux 
Tombe,  écume,  et  roulant  avec  un  doux  murmure. 
Des  champs  désaltérés  raniu'.e  la  verdure.  Delille. 

'  Ibid.  lib.  M  ,  V.  /«95-301. 
La  pompe  des  faisceaux,  l'orcueil  du  diadème, 
L'intérêt  dont  la  voix  fait  taire  le  sang  même, 

ne  troublent  point  sa  paix. 

Aujirés  de  ses  ég:>ux  passant  sa  douce  vie  , 
Sou  cieur  n'est  attristé  de  p.itié  ni  d'envie. 
Jamais  aux  tribunaux,  disputant  de  vains  droits  , 
La  chicane  pour  lui  ne  lit  mugir  sa  voix  : 
Sa  richesse,  c'est  l'or  des  moissons  qu'il  fait  naître; 
El  l'arbre  qu'il  planta ,  chauflc  et  nourrit  son  maiire. 

Delille. 


Agréables  déserts ,  séjour  de  l'innocence  , 
Où,  loin  des  vains  objets  de  la  magnificence , 
Commence  mon  repos  et  finit  mou  tourment; 
Vallons,  fleuves,  rochers,  aimable  solitude, 
Si  vous  ftites  témoins  de  mon  inquiétude  , 
Soyez-le  désormais  de  mon  contentement  '. 

Rien  ne  marque  tant  une  nation  gâtée  ,  que 
ce  luxe  dédaigneux  qui  rejette  la  frugalité  des 
anciens.  C'est  cette  dépravation  qui  renversa 
Rome.  Insuevit,  dit  Salluste  ',  amare,  potare, 

signa,   tabulas  pictas  ,   vasa  cœlata  mirari 

Divitiœ  honori  esse  cœperunt. ...,  hebescere  vir- 

tus,  paupertas  probro  haberi Domos  atque 

villas in  urbium  modiun  exœdificatas 

.4  privât is  compluribus  subversos  montes,  maria 
constrata  esse,  quibus  inilii  ludibrio  videntur 

fuisse  divitiœ Vcscendi  causa,  terra  mari- 

que  omnia  exquirere.  J'aime  cent  fois  mieux  la 
pauvre  Ithaque  d'Ulysse,  qu'une  ville  brillante 
par  une  si  odieuse  magniîicence.  Heureux  les 
hommes,  s'ils  se  contentoient  des  plaisirs  qui  ne 
coûtent  ni  crime  ni  ruine  !  C'est  notre  folle  et 
cruelle  vanité,  et  non  pas  la  noble  simplicité  des 
anciens,  qu'il  faut  corriger. 


•  Od.  lib.  III,  Od.  XXIX,  v.  M  et  M. 

Laisse  ii  Rome  ,  avec  l'oiiulencc  , 
Ia'  bruit ,  lu  fumée  et  reiinui. 


De  Waillv. 


^  E\nsl.  lib.  I ,  El^.  vu,  v.  Uk  et  4.">, 
Rome  n'a  déjà  jiUis  tant  de  diarme  a  mes  yeux; 
iVais  je  chéris  Tibur,  ma  paresse,  et  ces  lieux 
Que  u'ensanglantent  point  les  querelles  funestes.     Daiu'. 

3  Racan.  —  *  Bell.  Caliliii.  u.  11 ,  1 2  eH  3. 

La  ualanlerie  commença  ii  s'introduire  dans  l'armée;  on  s'y 
accoutumait  boire,  il  prendre  du  goUt  pour  des  statues,  des 

tableaux,  el  des  vases  ciselés Les  richesses  commencèrent 

à  procurer  de  la  considération La  vertu  languit ,  la  pau- 
vreté (le\inl  un  opprohre...  .  On  bâtit  des  i)alais  et  des  maisons 

de  campagne,  ijue  \ous  prendriez  pour  autant  de  villes 

Nombre  de  particuliers  ont  apjdani  des  montagnes,  ont  bàfi 

ilaiis  les  mers,  et  semblent  se  jouer  de  leurs  richesses On 

mit  les  terres  et  les  mers  il  contribution  jiour  fournir  aux 
plaisirs  de  la  table.  DOTTEYILLE. 


648 


LETTRE  SUR  LES  OCCUPATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 


Je  ne  crois  point  (et  c'est  peut-être  ma  faute) 
ce  que  divers  savans  ont  cru  :  ils  disent  qu'Ho- 
mère a  mis  dans  ses  poèmes  la  plus  profonde 
politique ,  la  plus  pure  morale  et  la  plus  su- 
blime théologie.  Je  n'y  aperçois  point  ces  mer- 
veilles ;  mais  j'y  remarque  un  but  d'instruc- 
tion utile  pour  les  Grecs ,  qu'il  vouloit  voir 
toujours  unis,  et  supérieurs  aux  Asiatiques.  Il 
montre  que  la  colère  d'Achille  contre  Agamem- 
non  a  causé  plus  de  malheurs  à  la  Grèce  que  les 
armes  des  Troyens  : 

Qiiidquid  deliraat  reges,  plertuntur  Âchivi. 
Seditione,  dolis,  scelere  atque  libidine ,  et  ira, 
Iliacos  intra  muros  peccatur,  et  extra  *. 

En  vain  les  Platoniciens  du  Bas-Empire , 
qui  imposoient  à  Julien,  ont  imaginé  des  allé- 
gories et  de  profonds  mystères  dans  les  divinités 
qu'Homère  dépeint.  Ces  mystères  sont  chimé- 
riques :  l'Ecriture  ,  les  Pères  qui  ont  réfuté 
l'idolâtrie  ,  l'évidence  même  du  fait ,  montrent 
une  religion  extravagante  et  monstrueuse.  Mais 
Homère  ne  l'a  pas  faite,  il  l'a  trouvée  ;  il  n'a 
pu  la  changer,  il  l'a  ornée  ;  il  a  caché  dans 
son  ouvrage  un  grand  art,  il  a  mis  un  ordre  qui 
excite  sans  cesse  la  curiosité  du  lecteur  ;  il  a 
peint  avec  naïveté,  grâce,  force,  majesté,  pas- 
sion :  que  veut-on  de  plus  ? 

Il  est  naturel  que  les  modernes  ,  qui  ont 
beaucoup  d'élégance  et  de  tours  ingénieux,  se 
flattent  de  surpasser  les  anciens,  qui  n'ont  que 
la  simple  nature.  Mais  je  demande  la  permis- 
sion de  faire  ici  une  espèce  d'apologue.  Les 
inventeurs  de  l'architecture  qu'on  nomme  go- 
thique ,  et  qui  est,  dit-on,  celle  des  Arabes, 
crurent  sans  doute  avoir  surpassé  les  architectes 
grecs.  Un  édifice  grec  n'a  aucun  ornement  qui 
ne  serve  qu'à  orner  l'ouvrage  ;  les  pièces  né- 
cessaires pour  le  soutenir  ou  pour  le  mettre  à 
couvert,  comme  les  colonnes  et  la  corniche,  se 
tournent  seulement  en  grâce  par  leurs  propor- 
tions :  tout  est  simple,  tout  est  mesuré,  tout 
est  borné  à  l'usage  ;  on  n'y  voit  ni  hardiesse  ni 
caprice  qui  impose  aux  yeux  ;  les  proportions 
sont  si  justes,  que  rien  ne  paroît  fort  grand, 
quoique  tout  le  soit  ;  tout  est  borné  à  contenter 
la  vraie  raison.  Au  contraire,  l'architecte  go- 
thique élève  sur  des  piliers  très-minces  une 
voûte  immense  qui  monte  jusqu'aux  nues  ;  on 
croit  que  tout  va  tomber,  mais  tout  dure  pen- 

1  HORAT.  lib.  I ,  Ep.  II ,  V.  U  et  15. 

.     Des  faules  des  rois  les  Grecs  portent  la  peiue. 
Sous  les  lentes  des  Grecs,  dans  les  murs  J'Hion, 
Récneut  le  fol  amour  et  la  sédition.  D.UlU. 


dant  bien  des  siècles  ;  tout  est  plein  de  fenêtres, 
de  roses  et  de  pointes  ;  la  pierre  semble  décou- 
pée comme  du  carton;  tout  est  à  jour,  tout  est 
en  l'air.  N'est-il  pas  naturel  que  les  premiers 
architectes  gothiques  se  soient  flattés  d'avoir 
surpassé,  par  leur  vain  raflineraent,  la  simpli- 
cité grecque  ?  Changez  seulement  les  noms, 
mettez  les  poètes  et  les  orateurs  en  la  place  des 
architectes  :  Lucain  devoit  naturellement  croire 
qu'il  étoit  plus  grand  que  Virgile  ;  Sénèque  le 
tragique  pouvoit  s'imaginer  qu'il  brilloit  bien 
plus  que  Sophocle  ;  le  Tasse  a  pu  espérer  de 
laisser  derrière  lui  Virgile  et  Homère.  Ces  au- 
teurs se  seroient  trompés  en  pensant  ainsi  :  les 
plus  excellens  auteurs  de  nos  jours  doivent 
craindre  de  se  tromper  de  même. 

Je  n'ai  garde  de  vouloir  juger  en  parlant 
ainsi  ;  je  propose  seulement  aux  hommes  qui 
ornent  notre  siècle  de  ne  mépriser  point  ceux 
que  tant  de  siècles  ont  admirés.  Je  ne  vante 
point  les  anciens  comme  des  modèles  sans  im- 
perfections ;  je  ne  veux  point  ôler  à  personne 
l'espérance  de  les  vaincre,  je  souhaite  au  con- 
traire-de  voir  les  modernes  victorieux  par  l'étude 
des  anciens  mêmes  qu'ils  auront  vaincus.  Mais 
je  croirois  m'égarer  au-delà  de  mes  bornes,  si 
je  me  mêlois  déjuger  jamais  pour  le  prix  entre 
les  combattans  : 


Aon  aostium  inler  vos  tantas  compouere  lites  : 
Et  vitulà  tu  dignus,  et  hic  i.     .     .     .  •  .     . 

Vous  m'avez  pressé,  monsieur,  de  dire  ma 
pensée.  J'ai  moins  consulté  mes  forces  que 
mon  zèle  pour  la  compagnie.  J'ai  peut-être 
trop  dit,  quoique  je  n'aie  prétendu  dire  aucun 
mot  qui  me  rende  partial.  Il  est  temps  de  me 
taire  : 

IMiœbus  volciifcm  prœlia  me  loqui , 
Vicias  et  urbes,  iiicrepuit  lyrà. 

Ne  parva  Tyrrhenum  per  œquor 

Vola  darem  ^. 

Je  suis  pour  toujours,  avec  une  estime  sin- 
cère et  parfaite,  monsieur,  etc. 

1  ViRGiL.  Ed.  III,  V.  108  cH09. 

u  ne  m'appartient  pas  de  nommer  le  vainqueur; 
Vous  avez  mérite  tous  deux  le  même  houneur. 

2  îtoRAT.  Od.  lib.  IV.  Od.  XV,  v.  1-4. 

Eprise  de  César,  mo  Muse  allait  chauler 

Sa  gloire  et  les  cités  qu'il  joint  a  son  empire  : 

Me  frappant  de  sa  lyre, 
Apolk'u  m'avertit  de  ne  pas  alfronter 
Lu  dangereux  écueil  sur  un  frêle  uavire.  Daru. 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


649 


CORRESPONDANCE  LITTERAIRE 

DE  FÉNELON 
AVEC  HOUDAR  DE  LA  MOTTE, 

DE   L'ACADEMIE    FRANÇAISE. 


DE  LA  MOTTE  A  FÉNELON. 

Il  se  montre  sensible  au  souvenir  et  à  l'estime  de  l'archevêque 
de  Cambrai. 


Paris,  28  août  <7I3. 


Monseigneur, 


Je  \ieus  de  voir  entre  les  mains  de  M.  l'abbé 
Dubois  *  un  extrait  d'une  de  \os  lettres  où  vous 
daignez  vous  souvenir  de  moi  :  elle  m'a  donné 
une  joie  excessive  ;  et  i^  vous  avoue  francbe- 
nient  qu'elle  a  été  jusqu'à  l'orgueil.  Le  moyen 
de  s'en  défendre  ,  quand  on  reçoit  quelque 
louange  d'un  liouime  aussi  louable,  et  autant 
loué  que  vous  l'êtes  ?  Je  n'en  suis  revenu , 
Monseigneur ,  qu'en  me  disant  à  moi-même 
que  vous  aviez  voulu  me  donner  des  leçons  sous 
l'apparence  d'éloges,  et  qu'il  n'y  avoit  là  que 
de  quoi  m'encourager  ;  c'en  est  encore  trop 
de  votre  part,  Monseigneur,  et  je  vous  en  re- 
mercie avec  autant  de  reconnoissance  que  d'en- 
vie d'en  profiter.  Je  me  proposerai  toujours 
■votre  suffrage  dans  ma  conduite  et  dans  mes 
écrits,  comme  la  plus  précieuse  récompense  où 
je  puisse  aspirer.  J'ai  grand  regret  à  la  lettre 
que  vous  m'avez  fait  l'bonneur  de  m'écrire, 
et  que  je  n'ai  pas  reçue  ;  je  ne  puis  cependant 
m'en  tenir  malheureux,  puisque  cet  accident 
m'a  attiré  de  votre  part  une  nouvelle  atten- 
tion dont  je  connois  tout  le  prix.  De  grâce , 
Monseigneur ,  continuez-moi  des  bontés  qui 
me  sont  devenues  nécessaires  depuis  que  je  les 
éprouve. 

Je  suis,  Monseigneur,  avec  le  plus  profond 
respect  et  le  plus  parfait  dévouement,  etc. 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 
DE  LA  MOTTE. 


IL 


DE  FÉNELON  A  LA  MOTTE. 

Sur  les  défauts  de  la  poésie  française,  et  sur  la  traduction 
de  l'Iliade  en  vers  français,  que  La  Motte  étoit  sur  le 
poini  de  publier. 

Cambrai,  9  septembre  1713. 

Les  paroles  qu'on  vous  a  lues,  monsieur,  ne 
sont  point  des  complimens;  c'est  mon  cœur  qui 
a  parlé.  Il  s'ouvriroit  encore  davantage  avec  un 
grand  [)laisir,  si  j'étois  à  portée  de  vous  entre- 
tenir librement.  Vous  pouvez  faire  de  plus  en 
plus  honneur  à  la  poésie  française  par  vos  ou- 
vrages ;  mais  cette  poésie,  si  je  ne  me  trompe, 
auroit  encore  besoin  de  certaines  choses,  faute 
desquelles  elle  est  un  peu  gênée,  et  elle  n'a  pas 
toute  l'harmonie  des  vers  grecs  et  latins.  Je  ne 
saurois  décider  là-dessus  j  mais  je  m'imagine 
que,  si  je  vous  proposois  mes  doutes  dans  une 
conversation,  vous  développeriez  ce  que  je  ne 
pourrois  démêler  qu'à  demi.  On  m'a  dit  que 
vous  allez  donner  au  public  une  traduction 
d'Homère  en  français.  Je  serai  charmé  de  voir 
un  si  grand  poète  parler  notre  langue.  Je  ne 
doute  point  ni  de  la  fidélité  de  la  version,  ni  de 
la  magnificence  des  vers.  Notre  siècle  vous  aura 
obligation  de  lui  faire  connoître  la  simplicité 
des  mœurs  antiques,  et  la  naïveté  avec  laquelle 
les  passions  sont  exprimées  dans  cette  espèce  de 
tableau.  Cette  entreprise  est  digne  de  vous  ; 
mais  comme  vous  êtes  capable  d'atteindre  à  ce 
qui  est  original,  j'aurois  souhaité  que  vous  eus- 
siez fait  un  poème  nouveau  ,  où  vous  auriez 
mêlé  de  grandes  leçons  avec  de  fortes  peintures. 
J'aimerois  mieux  vous  voir  un  nouvel  Homère 
que  la  postérité  traduiroit,  que  de  vous  voir  le 
traducteur  d'Homère  même.  Vous  voyez  bien 
que  je  pense  haulcmeut  pour  vous  :  c'est  ce 
qui  vous  convient.  Jugez  par  là,  s'il  vous  plaît, 
de  la  grande  estime  ,  du  goût  et  de  l'inclina- 
tion très-forte  avec  laquelle  je  veux  être  par- 
faitement tout  à  vous,  monsieur,  pour  toute 
ma  vie. 

Fr.   Ar.   Duc  de   Cambrai. 


*  Depuis  cardinal  et  niiuistre. 


650 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


m. 


DE  LA  MOTTE  A  FÉNELON. 


Sur  le  même  sujet. 


fauts.  et  surtout  dans  nos  vers  alexandrins  une 
monotonie  un  peu  fatiguante  ;  mais  je  n'en 
entrevois  pas  les  remèdes,  et  je  vous  serai  très- 
obligé,  si  vous  daignez  me  communiquer  là-des- 
sus quelques-unes  de  vos  lumières. 

Je  suis  avec  le  plus  profond  et  le  plus  tendre 
respect,  etc. 


Paris.  <4  décembre  1713. 


MONSEIGNELK, 


C'en  est  fait,  je  compte  sur  votre  bienveil- 
lance ,  et  je  l'ai  sentie  parfaitement  dans  la 
lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'é- 
crire.  Ainsi,  Monseigneur,  vous  essuierez,  s'il 
vous  plaît,  toute  ma  sincérité  ;  je  ferois  scru- 
pule de  vous  déguiser  le  moins  du  monde  mes 
sentimens.  On  vous  a  dit  que  j'allois  donner 
une  traduction  de  l'Iliade  envers  français,  et 
vous  vous  attendiez,  ce  me  semble,  à  beaucoup 
de  tidélité  ;  mais  je  vous  l'avoue  ingénuement, 
jen'ai  pas  cru  qu'une  traduction  fidèle  de  l'I- 
liade put  être  agréable  en  français.  J'ai  trouve 
partout,  du  moins  par  rapport  à  notre  temps, 
de  grands  défauts  joints  à  de  grandes  beautés  ; 
ainsi  je  m'en  suis  tenu  à  une  imitation  très- 
libre,  et  j'ai  osé  même  quelquefois  être  tout-à- 
fait  original.  Je  ne  crois  pas  cependant  avoir 
altéré  le  sens  du  poème  ;  et  quoique  je  l'aie 
fort  abrégé,  j'ai  prétendu  rendre  toute  l'action, 
tous  les  sentimens ,  tous  les  caractères.  Sans 
vouloir  vous  prévenir.  Monseigneur,  il  y  a  un 
préjugé  assez  favorable  pour  moi  :  c'est  qu'aux 
assemblées  publiques  de  l'Académie  française, 
j'en  ai  déjà  récité  cinq  ou  six  livres,  dont  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  connoissent  le  mieux  le 
poème  original  m'ont  félicité  d'un  air  bien  sin- 
cère :  ils  m'ont  loué  même  de  fidélité  dans  mes 
imitations  les  plus  hardies,  soit  que  n'ayant  pas 
présent  le  détail  de  ITliade ,  ils  crussent  le  re- 
trouver dans  mes  vers,  soit  qu'ils  comptassent 
pour  fidélité  les  licences  mêmes  que  j'ai  prises 
pour  tâcher  de  rendre  ce  poème  aussi  agréable 
en  français  qu'il  peut  l'être  en  grec.  Je  ne  m'é- 
tends pas  davantage.  Monseigneur,  parce  qu'on 
imprime  actuellement  l'ouvrage  ;  vous  jugerez 
bientôt  de  la  conduite  que  j'y  ai  tenue,  et  de  mes 
raisons  bonnes  ou  mauvaises  ,  dont  je  rends 
compte  dans  une  assez  longue  préface.  Con- 
damnez, approuvez,  Monseigneur,  tout  m'est 
égal,  puisque  je  suis  sûr  de  la  bienveillance. 
Permettez-moi  de  vous  demander  vos  vues  sur 
la  poésie  française.  J'y  sens  bien  quelques  dé- 


IV. 


DE  FÉNELON  A  LA  MOTTE  *. 

Sur  la  nouvelle  traduction  de  l'Iliade,  par  La  Motte. 
Cambrai,  16  janvier  17U. 

Je  reçois,  Monsieur,  dans  ce  moment  votre 
Iliade.  Avant  que  de  l'ouvrir,  j'y  vois  quel  est 
votre  cœur  pour  moi ,  et  le  mien  en  est  fort 
touché.  Mais  il  me  tarde  d'y  voir  aussi  une 
poésie  qui  fasse  honneur  à  notre  nation  et  à 
notre  langue.  J'attends  de  la  préface  une  cri- 
tique au-dessus  de  tout  préjugé  ;  et  du  poème  , 
l'accord  du  parti  des  modernes  avec  celui  des 
anciens.  J'espère  que  vous  ferez  admirer  Ho- 
mère par  tout  le  parti  des  modernes  ,  et  que 
celui  des  anciens  le  trouvera  avec  tous  ces  char- 
mes dans  votre  ouvrage.  Je  dirai  avec  joie: 
Proxi'ma  Phœbiversibus  ille  facit.  Je  suis  avec 
l'estime  la  plus  forte,  Monsieur,  votre  ,  etc. 


DE  FÉNELON  A  LA  MOTTE. 

Sur  le  même  sujet. 

Cambrai,  26  janvier  1714. 

Je  viens  de  vous  lire  ,  Monsieur,  avec  un 
vrai  plaisir;  l'inclination  très-forte  dont  je  suis 
prévenu  pour  l'auteur  de  la  nouvelle  Iliade  m'a 
mis  en  défiance  contre  moi-même.  J'ai  craint 
d'être  partial  en  votre  faveur,  et  je  me  suis 
livré  à  une  critique  scrupuleuse  contre  vous  : 
mais  j'ai  été  contraint  de  vous  reconnoître  tout 


*  Cette  lettre  ne  se  trouve  point,  comme  les  prétéJenles  et 
les  suivantes,  parmi  les  Rijhxions  sur  la  Critique,  publiées 
eu  1715  par  La  Moite.  Elle  fait  parlic  des  Mànuires  pour 
servir  à  l'hisloiie  de  la  rie  et  des  ouvracjes  de  MM.  de  Fon- 
tenelle  et  de  La  Motte,  par  Vabbé  Truhlet.  (_1759.  \  vol. 
in-12.  Page  4  12.) 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


651 


entier  dans  un  genre  de  poésie  presque  nouveau 
à  voire  égard.  Je  ne  puis  néanmoins  vous  dissi- 
muler ce  que  j'ai  senti,  ^la  remarque  tombe  sur 
notre  vcrsiiication  ,  et  nullement  sur  votre  per- 
sonne. C'est  que  les  vers  de  nos  odes,  où  les  rimes 
sont  entrelacées,  ont  une  variété  ,  une  grâce  et 
une  harmonie  que  nos  vers  héroïques  ne  peuvent 
égaler.  Ceux-ci  fatiguent  l'oreille  par  une  uni- 
formité. Le  latin  a  une  infinité  d'inversions  et 
de  cadences.  Au  contraire,  le  français  n'admet 
presque  aucune  inversion  de  phrase  ;  il  procède 
toujours  méthodiquement  par  un  nominatif  , 
par  un  verbe,  et  par  son  régime.  La  rime  gène 
plus  qu'elle  n'orne  les  vers.  Elle  les  charge  d'é- 
pithètes;  elle  rend  souvent  la  diction  forcée  et 
d'une  vaine  parure.  En  allongeant  les  discours 
elle  les  affoiblit.  Souvent  on  a  recours  à  un  vers 
inutile  pour  en  amener  un  bon.  Il  faut  avouer 
que  la  sévérité  de  nos  règles  a  rendu  notre  ver- 
sification presque  impossible.  Les  grands  vers 
sont  presque  toujours  ou  languissans  ou  rabo- 
teux. J'avoue  ma  mauvaise  délicatesse;  ce  que 
je  fais  ici  est  plutôt  ma  confession  ,  que  la  cen- 
sure des  vers  français.  Je  dois  me  condamner 
quand  je  critique  ce  qu'il  y  a  de  meilleur. 

La  poésie  lyrique  est,  ce  me  semble,  celle 
qui  a  le  plus  de  grâce  dans  notre  laugue.  Vous 
devez  approuver  qu'on  la  vante,  car  elle  vous 
fait  grand  honneur. 

Totum  muneris  lioc  tui  est , 
Quod  monstror  digito  pratereuntium 

Romanœ  fidic eu  lyrae  : 
Quod  spiro,  et  piaceo  ,  si  placeo,  tuuni  est  •. 

Mais  passons  de  la  versification  française  à 
votre  nouveau  poème.  On  vous  reproche  d'a- 
voir trop  d'esprit.  On  dit  qu'Homère  en  mon- 
troit  beaucoup  moins;  on  vous  accuse  de  briller 
sans  cesse  par  des  traits  vifs  et  ingénieux.  Voilà 
un  défaut  qu'un  grand  nombre  d'auteurs  vous 
envient  :  ne  l'a  pas  qui  veut.  Votre  parti  con- 
clut de  cette  accusation  que  vous  avez  sur- 
passé le  poète  grec,  yescio  rjuid  niojus  nasci- 
tur  Iliade.  On  dit  que  vous  avez  corrigé  les  en- 
droits 011  il  sommeille.  Pour  moi ,  qui  entends 
de  loin  les  cris  des  combatfans ,  je  me  borne  à 
dire , 

Non  nostrum  inter  vos  tantas  componerc  lites  ; 
Etvitulà  tu  dignus,  et  liic  ^. 


point.  L'émulation  peut  produire  d'heureux  ef- 
forts, pourvu  qu'on  n'aille  point  jusqu'à  mé- 
priser le  goût  des  anciens  sur  l'imitation  de  la 
simple  nature  ,  sur  l'observation  inviolable  des 
divers  caractères ,  sur  l'harmonie  et  sur  le  sen- 
timent ,  qui  est  l'ame  de  la  parole.  Quoi  qu'il 
arrive  entre  les  anciens  et  les  modernes ,  votre 
rang  est  réglé  dans  le  parti  des  derniers. 

Yitis  ut  arborihus  decori  est,  ut  vitibus  uvœ, 
rt  gregibus  tauri,  segetes  ut  pinguibus  arvis; 
Tu  decus  omne  luis  ^ 

Au  reste  ,  je  prends  part  à  la  juste  marque  d'es- 
time que  le  roi  vient  de  vous  donner.  C'est 
plus  pour  lui  que  pour  vous  que  j'en  ai  de  la 
joie.  En  pensant  à  vos  besoins,  il  vous  met  dans 
l'obligation  de  travailler  à  sa  gloire.  Je  sou- 
haite que  vous  égaliez  les  anciens  dans  ce  tra- 
vail ,  et  que  vous  soyez  à  portée  de  dire  comme 
Horace, 

Nec  ,  si  plura  velira  ,  tu  dare  deneges  -. 

C'est  avec  une  sincère  et  grande  estime  que 
je  serai  le  reste  de  ma  vie .  etc. 


VI. 
DE  LA  MOTTE  A  FÉNELON. 

Sur  le  même  sujet,  et  sur  la  dispute  des  anciens  et  des 
modernes. 


Paris,  15  février  17ii. 


MONSEIGNEIR  , 


Quoi!  vous  avez  craint  d'être  partial  en  ma 
faveur,  et  vous  voulez  bien  que  je  le  croie  !  Je 
goûte  si  parfaitement  ce  bonheur,  qu'il  ne  fal- 
iOit  pas  moins  que  votre  approbation  pour  l'aug- 
menfcr.  Je  ne  dcsirerois  plus,  ce  que  je  n'espère 
guère,  que  l' honneur  et  le  plaisir  de  vous  voir 
et  de  vous  entendre.  Qu'il  me  seroit  doux  de 
vous  exposer  tous  mes  senfimens  ,  d'écouter 
avidement  les  vôtres,  et  d'apprendre  sous  vos 
yeux  à  bien  penser  !  Je  sens  même  ,  tant  vos 
bontés  me  mettent  à  l'aise  avec  vous  ,  que  je 
disputerois  quelquefois,  et  qu'à  demi  persuadé, 
Cette  guerre  civile  du  Parnasse  ne  m'alarme     je  vous  donnerois  encore  par  mes  instances  le 


»  HonAT.  lib.  IV,  Od.  IV,  v.   2i-2i. 
•V.  108  et  109. 


2  VlRG.fr/.  m, 


»    ViRG.  Ed.    V,    V.    3-2-34.  —   2   HoRAT.    lib.  m,   Od. 
XVI,  V.   38. 


652 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


plaisir  de  me  convaincre  tout-à-fait.  Je  ne  sais 
pourquoi  je  m'imagine  ce  plaisir;  car  je  défère 
absolument  à  tout  ce  que  vous  alléguez  contre 
la  versification  française.  J'avoue  que  la  latine 
a  de  grands  avantages  sur  elle  :  la  liberté  de 
ses  inversions ,  ses  mesures  différentes ,  l'ab- 
sence même  de  la  rime  lui  donnent  une  variété 
qui  manque  à  la  notre.  Le  malheur  est  qu'il  n'y 
a  point  de  remède  ,  et  qu'il  ne  nous  reste  plus 
qu'à  vaincre ,  à  force  de  travail ,  l'obstacle  que 
la  sévérité  de  nos  règles  met  à  la  justesse  et  à  la 
la  précision.  Il  me  semble  cependant  que  de 
cette  difficulté  même,  quand  elle  est  surmontée, 
naît  un  plaisir  très- sensible  pour  le  lecteur. 
Quand  il  sent  que  la  rime  n'a  point  gêné  le 
poète ,  que  la  mesure  tyrannique  du  vers  n'a 
point  amené  d'épitliètes  inutiles,  qu'un  vers 
n'est  pas  fait  pour  l'autre,  qu'en  un  mot  tout 
est  utile  et  naturel,  il  se  mêle  alors  au  plaisir 
que  cause  la  beauté  de  la  pensée  un  étonne- 
ment  agréable  de  ce  que  la  contrainte  ne  lui  a 
rien  lait  perdre.  C'est  presque  en  cela  seul ,  à 
mon  sens,  que  consiste  tout  le  charme  des  vers  ; 
et  je  crois  par  conséquent  que  les  poètes  ne 
peuvent  être  bien  goûtés  que  par  ceux  qui  ont 
comme  eux  le  génie  poétique.  Comme  ils  sen- 
tent les  difficultés  mieux  que  les  autres ,  ils 
font  plus  de  grâce  aux  imperfections  qu'elles 
entraînent ,  et  sont  aussi  plus  sensibles  à  l'ai  t 
qui  les  surmonte.  Quant  à  la  versification  des 
odes,  je  conviens  encore  avec  vous  qu'elle  est 
plus  agréable  et  plus  variée,  mais  je  ne  crois 
pas  qu'elle  fut  propre  peur  la  narration.  Comme 
chaque  strophe  doit  finir  par  quelque  chose  de 
vif  et  d'ingénieux,  cela  entraîneroit  infaillible- 
ment de  radectalion  en  plusieurs  rencontres  ; 
et  d'ailleurs,  dans  un  long  poème,  ces  espèces 
de  couplets,  toujours  cadencés  et  partagés  éga- 
lement ,  dégénéreroient  à  la  fin  en  une  mono- 
tonie du  moins  aussi  fatigante  que  celle  de  nos 
grands  vers.  Je  m'en  rapporte  à  vous,  Mon- 
seigneur, car  vous  serez  toujours  mon  juge , 
et  je  n'en  veux  pas  d'autre  dans  la  dispute  que 
j'aurai  peut-être  à  soutenir  sur  mon  ouvrage. 
Cette  guerre  que  vous  prévoyez  ne  vous  alarme 
point,  pourvu,  dites -vous,  que  l'on  n'aille 
pas  jusqu'à  mépriser  le  goût  des  anciens.  Peut- 
on  jamais  le  mépriser.  Monseigneur?  Quoique 
nous  fassions ,  ils  seront  toujours  nos  maîtres. 
C'est  par  l'exemple  fréquent  qu'ils  nous  ont 
donné  du  beau,  que  nous  sommes  à  portée  de 
reconnoître  leurs  défauts  et  de  les  éviter  :  à 
peu  près  comme  les  nouveaux  philosophes  doi- 
vent à  la  méthode  de  Descartes  l'art  de  le  com- 
baWre  lui  -  même.  Qu'on  nous  permette   un 


examen  respectueux  et  une  émulation  modeste, 
nous  n'en  demandons  pas  davantage.  Je  passe 
sur  les  louanges  que  vous  daignez  me  donner. 
Je  me  contente  d'y  admirer  l'usage  que  vous 
faites  des  traits  des  anciens  ,  plus  ingénieux 
que  les  traits  mêmes.  C'est  encore  un  nouveau 
motif  d'émulation  pour  moi  ;  et  si  je  fais  dans 
la  suite  quelque  chose  qui  vous  plaise,  soyez 
sur.  Monseigneur,  que  ce  motif  y  aura  eu  bonne 
part.  Je  suis  pour  toute  ma  vie,  avec  un  atta- 
chement très-respectueux ,  etc. 


YII. 
DU  MEME. 

Sur  le  même  sujet. 

Paris  ,    15  avril  171 -5. 

Monseigneur  , 

J'ai  reçu,  par  la  personne  que  j'avois  osé  vous 
recommander,  de  nouveaux  témoignages  de 
votre  bienveillance.  J'y  suis  toujours  aussi  sen- 
sible ,  quoique  j'en  sois  moins  surpris;  car  je 
sais  que  la  constance  des  sentiments  est  le 
propre  d'une  ame  comme  la  vôtre  ;  et  puis- 
que vous  avez  commencé  de  me  vouloir  du  bien, 
vous  ne  sauriez  discontinuer,  à  moins  que  je 
ne  m'en  rende  indigne;  ce  qui  me  paroît  ira- 
possible,  si  je  n'aiàle  craindre  que  parles  fautes 
du  cœur.  Je  vous  dois  un  compte  naïf  du  succès 
de  mon  Iliade.  L'opinion  invétérée  du  mérite 
infaillible  d'Homère,  a  soulevé  contre  moi  quel- 
ques commentateurs  ,  que  je  respecte  toujours 
par  leurs  bons  endroits.  Ils  ne  sauroient  digérer 
les  moindres  remarques ,  où  l'on  ne  se  récrie 
pas  comme  eux  ,  A  la  merveille  !  et  parce  que 
je  ne  conviens  pas  qu'Homère  soit  toujours 
sensé,  ils  en  concluent  brusquement  que  je  ne 
suis  jamais  raisonnable.  Franchement ,  Mon- 
seigneur, vous  les  avez  un  peu  gâtés.  Un  de 
vos  ouvrages,  où  ils  entrevoient  quelque  imi- 
tation d'Homère  ,  fournit  de  nouvelles  armes  à 
leur  préjugé.  Ils  croient  que  tout  l'agrément , 
toute  la  perfection  de  cet  ouvrage,  viennent  de 
quelques  traits  de  ressemblance  qu'il  a  avec 
le  poème  grec  ;  au  lieu  que  ces  traits  mêmes 
tirent  leur  perfection  du  choix  que  vous  en 
faites ,  de  la  place  où  vous  les  employez ,  et  de 
cette  foule  de  beautés  originales  dont  vous  les 
accompagnez  toujours.  La  preuve  de  ma  peu- 


CORRESPONDANCE  IJTTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


()r)3 


sée  ,   Monseigneur,  car  je  crois  qu'il  est  à  pro- 
pos de  vous  prouver  à  vous-même  votre  supé- 
riorité ,  c'est  que  ,  malgré  les  mœurs  anciennes 
qu'on  allègue  toujours  comme  la  cause  de  nos 
dégoûts  injustes ,  votre  prétendue  imitation  est 
lue  tous  les  jours  avec  un  nouveau  plaisir  par 
toutes  sortes  de  personnes;  au  lieu  que  l'Iliade 
de  madame  Dacier,  quoique  élégante  ,  tombe 
des  mains  malgré  qu'on  en  ait,  à  moins  qu'une 
espèce  d'idolâtrie   pour  Homère  ne  ranime  le 
zèle  du  lecteur.  Je  vais  même  jusqu'à  croire 
que  vous-même,  avec  ce  style  enchanteur  qui 
n'a  été  donné  qu'à  vous,  ne  réussiriez  à  la  faire 
lire  qu'en  lui  prêtant  beaucoup   du  vôtre.  J'ai 
aussi  mes  partisans ,  Monseigneur.  Vous  saurez 
peut-être  que  le  père  Sanadon,  dans  sa  haran- 
gue ,  m'a  tait  l'honneur  outré  de   m'associer  à 
vos  louanges.   Le  père  Porée ,  son  collègue  , 
souscrit  à  son  approbation  ;  et  je  vous  nomme- 
rois  encore  bien  d'autres  savans  ,  si  je  ne  crai- 
gnois  que  ma  prétendue  naïveté  ne  vous  parût 
orgueil  ,    comme  en   effet  elle  pourroit  bien 
l'être.  Mes  critiques  n'ont  encore  que  parlé  :  ce 
qui  m'est  revenu  de  leurs  discours  ne  m'a  point 
paru  solide.  Je  ne  sais  s'ils  me  feront  l'honneur 
d'écrire  contre  mes  sentimens  :  mais  je  les  at- 
tends sans  crainte,  bien  résolu  de  me  rendre 
avec  plaisir  à  la  raison,  et  de  défendre  aussi 
la  vérité   de   toutes  mes  forces.  N'est-ce   pas 
grand  dommage,   Monseigneur,   qu'il  n'y  ait 
presque  ni  fermeté  ni  candeur  parmi  les  gens 
de  lettres?  Ils  prennent  servilement  le   ton  les 
uns  des  autres;  et  i)lus  amoureux:  de  leur  répu- 
tation que  de  la  vérité  ,  ils  sont  bien  moins  oc- 
cupés de  ce  qu'ils  dévoient  dire,  que  de  ce  qu'on 
dira  d'eux.  Si  quelquefois  ils  osent  prendre  des 
sentimens  contraires ,  c'est  encore  pis.  On  dis- 
pute,   mais  ce  n'est  pas   pour  rien  éclaircir; 
c'est  pour  vaincre  :  et  presque  personne  n'a  le 
couVage  de  céder  aux  bonnes  raisons  d'un  au- 
tre. Pour  moi,  Monseigneur,  qui  ne  suis  rien 
dans  les  lettres,  je  me  flatte  d'avoir  de  meil- 
leures intentions,  qui  seroient  bien  mieux  pla- 
cées avec  plus  de  capacité.  Je  me  fais  une  loi  de 
dire  surtout  ce  que  je    pense  ,    après  l'avoir 
médité  sérieusement,  et  je  me  dédommagerai 
toujours  de  m'être  mépris ,  par  l'honneur  de 
convenir  de  mon  tort,   qui  que  ce  soit  qui  me 
le  montre.  Voilà  bien  de  la  morale  ,  Monsei- 
gueur,  je  vous  en  demande  pardon  ;  mais  je  ne 
la  débite  ici  que  pour  m'en  faire  devant  vous 
un  engagement   plus  étroit  de  la  suivre  dans 
l'occasion. 

Je  suis,  avec  le  plus  profond  respect,  et  un 
attachement  égal,  etc. 


VIII. 
DE  FÉNELON  A  LA  MOTTE. 

Sur  la  dispute  des  aurions  et  dr-s  modr^inos. 

Caiiibini  ,  i  iii;ii   1714. 

La  lettre  que  vous  m'avez  fait  la  grâce  de 
m'écrire.  Monsieur,  est  très-obligeante  ;  mais 
elle  flatte  trop  mon  amour-propre,  et  je  vous 
conjure  de  m'épargner.  De  mon  côté  ^  je  vais 
vous  répondre  sur  l'affaire  du  temps  présent , 
d'une  manière  qui  vous  montrera  ,  si  je  ne  me 
trompe ,  ma  sincérité. 

Je  n'admire  point  aveuglément  tout  ce  qui 
vient  des  anciens.  Je  les  trouve  fort  inégaux  en- 
tre eux.  Il  y  en  a  d'excellens  :  ceux  même  qui 
le  sont,  ont  la  marque  de  l'humanité,  qui  est 
de  n'être  pas  sans  quelque  reste  d'imperfection. 
Je  m'imagine  même  que  si  nous  avions  été  de 
leurs  temps  ,  la  connoissance  exacte  des  mœurs, 
des  idées  des  divers  siècles,  et  des  dernières 
finesses  de  leurs  langues ,  nous  auroit  fait  sentir 
des  fautes,  que  nous  ne  pouvons  plus  discerner 
avec  certitude.  La  Grèce,  parmi  tant  d'auteurs 
qui  ont  eu  leurs  beautés,  ne  nous  montre  au- 
dessus  des  autres  ,  qu'un  Homère,  qu'un  Pin- 
dare  ,  qu'un  Théocrite  ,  qu'un  Sophocle,  qu'un 
Démosthèiie.  Rome,  qui  a  eu  tant  d'écrivains 
très-estimai)lcs,  ne  nous  présente  qu'un  Vir- 
gile ,  qu'un  Horace,  qu'un Térence,  qu'un  Ca- 
tulle ,  qu'un  Cicéron.  Nous  pouvons  croire 
Horace  sur  sa  parole,  quand  il  avoue  qu'Homère 
se  néglige  un  peu  en  quelques  endroits. 

Je  ne  saurois  douter  que  la  religion  et  les 
mœurs  des  héros  d'Homère  n'eussent  de  grands 
défauts.  Il  est  naturel  que  ces  défauts  nous 
choquent  dans  les  peintures  de  ce  poète.  Mais 
j'en  excepte  l'aimable  simplicité  du  monde  nais- 
sant :  cette  simplicité  des  mœurs,  si  éloignée  de 
notre  luxe  ,  n'est  point  un  défaut ,  et  c'est  no- 
tre luxe  qui  en  est  un  très-grand.  D'ailleiu^s  un 
poète  est  un  peintre ,  qui  doit  peindre  d'après 
nature  et  observer  tous  les  caractères. 

Je  crois  que  les  hommes  de  tous  les  siècles 
ont  eu  à  peu  près  le  même  fonds  d'esprit  et  les 
mêmes  talens,  comme  les  plantes  ont  eu  le 
même  suc  et  la  liiême  vertu.  ÎNIais  je  crois  que 
les  Siciliens  ,  par  exemple  ,  sont  plus  propres  à 
être  poètes  que  les  Lapons.  De  plus,  il  y  a  eu 
des  pays  où  les  mœurs ,  la  forme  du  gouverne- 


6r)4 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


ment  et  les  éludes  ont  été  plus  convenables  que 
celles  des  autres  pays  pour  faciliter  le  progrès 
de  la  poésie.  Par  exemple  ,  les  mœurs  des  Grecs 
formoient  bien  mieux  des  poètes  que  celles  des 
Cimbres  et  des  Teutons.  Nous  sortons  à  peine 
d'une  étonnante  barbarie  ;  au  contraire  ,  les 
Grecs  avoient  une  très-longue  tradition  de  poli- 
tesse et  d'étude  des  règles,  tant  sur  les  ouvra- 
ges d'esprit  que  sur  les  beaux-arts. 

Les  anciens  ont  évité  l'écueil  du  bel-esprit, 
où  les  Italiens  modernes  sont  tombés ,  el  dont 
la  contagion  s'est  fait  un  peu  sentir  à  plusieurs 
de  nos  écrivains,  d'ailleurs  très- distingués. 
Ceux  d'entre  les  anciens  qui  ont  excellé,  ont 
peint  avec  force  et  grâce  la  simple  nature.  Ils 
ont  gardé  les  caractères  ;  ils  ont  attrapé  l'bar- 
monie;  ils  ont  su  employer  à  propos  le  senti- 
ment et  la  passion.  C'est  un  mérite  bien  ori- 
ginal. 

Je  suis  cbarmé  des  progrès  qu'un  petit  nom- 
bre d'auteurs  a  donnés  à  notre  poésie;  mais  je 
n'ose  entrer  dans  le  détail ,  de  peur  de  vous 
louer  en  face.  Je  croirois,   Monsieur,  blesser 
votre  délicatesse.  Je  suis  d'autant  plus  toucbé 
de  ce  que  nous  a\ons  d'exquis  dans  notre  lan- 
gue ,  qu'elle  n'est  ni  barmonieusc  ,  ni  variée  , 
ni  libre  ,  ni  hardie  ,  ni  propre  à  donner  de  l'es- 
sor, et  que  notre  scrupuleuse  vcrsilication  rend 
les  beaux  vers  presque  impossibles  dans  un  long 
ouvrage.  Eu  vous  exposant  mes  pensées  avec 
tant  de  liberté  ,  je  ne  prétends  ni  reprendre  ni 
contredire  personne.  Je  dis  historiquement  quel 
est  mon  goût ,   comme  un  homme  ,  dans  un 
repas,  dit  naïvement  qu'il  aime  mieux  un  ra- 
goût que  l'autre.  Je  ne  blâme  le  goût  d'aucun 
homme  ,  et  je  consens  qu'on  blâme  le  mien.  Si 
la  politesse  et  la  discrétion  nécessaires  pour  le 
repos  de  la  société,  demandent  que  les  hommes 
se  tolèrent  mutuellement  dans  la  variété  d'opi- 
nions où  ils  se  trouvent  pour  les  choses  les  plus 
importantes  à  la  vie  humaine  ,  à  plus  forte  rai- 
sf>n  doivent-ils  se  tolérer  sans  peine  dans  la  va- 
riété d'opinions  sur  ce  qui  importe  très-peu  à  la 
sûreté  du  genre  humain.  Je  vois  bien  qu'en 
rendant  compte  de  mon  goût ,  je  cours  risque 
de  déplaire  aux  admirateurs  passionnés  et  des 
anciens  el  des  modernes;   mais,   sans  vouloir 
fâcher  ni  les  uns  ni  les  autres  ,  je  me  livre  à  la 
critique  des  deux  côtés. 

Ma  conclusion  est  qu'on  ne  peut  pas  trop 
louer  les  modernes  qui  font  de  grands  efforts 
pour  surpasser  les  anciens.  Vne  si  noble  ému- 
lation promet  beaucoup.  Elle  me  paroîlroit  dan- 
gereuse ,  si  elle  allùit  jusqu'à  mépriser  et  à 
cesser  d'étudier  ces  grands  originaux.  Mais  rien 


n'est  plus  utile  que  de  tâcher  d'atteindre  à  ce 
qu'ils  ont  de  plus  sublime  et  de  plus  touchant , 
sans  tomber  dans  une  imitation  servile  pour  les 
endroits  qui  peuvent  être  moins  parfaits  ou  trop 
éloignés  de  nos  mœurs.  C'est  avec  cette  liberté 
si  judicieuse  et  si  délicate  que  Virgile  a  suivi 
Homère. 

Je  suis.  Monsieur,  avec  l'estime  la  plus  sin- 
cère et  la  plus  forte  ,  etc. 


IX. 


DE  LA  MOTTE  A  FENELON. 


Snv  la  letlre  du  \m-^\M  à  M.  Dacier  toiicliant  les  occupations 
de  l'Académie  française. 


Paris,  3  novembre  171 4. 
MONSEIGNFAU  , 

C'est  me  priver  trop  long-temps  de  l'hon- 
neur de  vous  entretenir:  donnez-moi ,  je  vous 
prie  ,  un  moment  d'audience.  J'ai  lu  plusieurs 
de  vos  ouvrages,  et  vous  souffrirez ,  s'il  vous 
plait ,  que  je  vous  rende  compte  de  la  manière 
dont  j'en  ai  été  touché.  M.  Destouches  m'a  lu 
quantité  de  vos  lettres,  où  j'ai  senti  combien  il 
est  doux  d'être  aimé  de  vous  :  le  co'ur  y  parle  à 
chaque  ligne  ;  l'esprit  s'y  confond  toujours  avec 
la  na'iveté  et  le  sentiment.  Les  conseils  y  sont 
rians  sans  rien  perdre  de  leur  force  ;  ils  plaisent 
autant  qu'ils  convainquent;  el  je  donnerois  vo- 
lontiers les  louanges  les  plus  délicates  pour  des 
censures  ainsi  assaisonnées  parTanutié.  M.  Des- 
touches a  du  vous  dire  combien  nous  vous  ai- 
mions en  lisant  vos  lettres ,  et  combien  je  l'ai- 
mois  lui-même  d'avoir  mérité  tant  de  part  dans 

votre  cœur Je  passe  au  discours  que  vous 

avez  envoyé  à  l'Académie  française.  Tout  le 
monde  fut  également  charmé  des  idées  justes 
que  vous  y  donnez  de  chaque  chose  ;  il  n'ap- 
partient qu'à  vous  d'unir  tant  de  solidité  à  tant 
de  grâces.  Mais  je  vous  dirai  que  sur  Homère, 
les  deux  partis  se  flaltoient  de  vous  avoir  cha- 
cun de  leur  côté.  Vous  faites  Homère  un  grand 
peintre;  mais  vous  passez  condamnation  sur 
ses  dieux  et  sur  ses  héros.  En  vérité,  si,  de 
votre  aveu ,  les  uns  ne  valent  pas  nos  fées ,  et 
les  autres  nos  honnêtes  gens ,  que  devient  un 
poème  rempli  de  ces  deux  sortes  de  person- 
nages? malgré  le  talent  de  peindre  que  je  trouve 
avec  vous  dans  Homère,  la  raison  n'est-elle  pas 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


Cdo 


révoltée  à  chaque  instant  par  des  idées  qu'elle 
ne  sauroit  avouer,  et  qui ,  du  côté  de  l'esprit  et 
du  cœur,  trouvent  uu  double  obstacle  à  l'ap- 
probation ?  Je  ne  vous  demande  pas  pardon  de 
ma  franchise  ,  j'en  ai  fait  vœu  avec  vous  pour 
le  reste  de  ma  vie,  et  je  suis  sûr  que  vous  m'en 
aimez  mieux.  Je  vous  envoie  le  discours  que  j'ai 
prononcé  à  l'Académie  le  jour  de  la  distribution 
des  prix  :  j'étois  directeur.  J'ai  cru  devoir  trai- 
ter une  matière  dont  il  semble  qu'on  auroit  dû 
parler  dès  la  première  distribution  :  on  me 
l'avoit  pourtant  laissée  depuis  cinquante  an- 
nées; je  m'en  suis  saisi  comme  d'un  bien  aban- 
donné, et  qui  appartenoit  à  la  place  où  j'étois. 
Le  discours  me  parut  généralement  approuvé  ; 
mais  j'en  appelle  à  votre  jugement  :  c'est  à  vous 
de  me  marquer  les  fciutes  qui  m'y  peuvent  être 
échappées. 

Je  suis  avec  le  respect  le  plus  profond  ,  etc. 


DE  FENELON  A  LA  MOTTE. 

Sur  la  dispute  des  anciens  et  des  modernes. 

Cambrai,  22  iiovenibio  1714. 

Gii.iccN  se  peint  sans  y  penser,  Monsieur, 
dans  ce  qu'il  écrit.  La  lettre  que  j'ai  reçue  au 
retour  d'un  voyage  ressemble  à  tout  ce  que 
j'entends  dire  de  votre  personne.  Aussi  ce  por- 
trait est-il  fait  de  bonne  main.  Il  me  donneioit 
un  vrai  dé.sir  de  voir  celui  qu'il  représente. 
Votre  conversation  doit  être  encore  plus  aimable 
que  vos  écrits  :  mais  Paris  vous  retient  ;  vos 
amis  disputent  à  qui  vous  aura,  et  ils  ont  rai- 
son. Je  ne  pourrois  vous  espérer  à  mon  tour, 
que  par  un  enlèvement  de  la  main  de  M.  Des- 
touches. 

Omitte  mirari  bea(a> 
Fumuin ,  et  opes ,  strepitumque  Romœ. 
Flerumque  gratœ  divitibus  vices  ^ 

Nous  vous  retiendrions  ici  comme  les  preux 
chevaliers  étoient  retenus  par  enchantement 
dans  les  vieux  châteaux.  Ce  qui  est  de  réel , 
est  que  vous  seriez  céans  libre  comme  chez 
vous ,  et  aussi  aimé  que  vous  l'êtes  par  vos  an- 
ciens amis.  Je  serois  charmé  de  vous  entendre 
raisonner  avec  autant  de  justesse  sur  les  ques- 

1  HuR,  lib.  m  ,  Ocl.  XXIX,  V.  H -13. 


tions  les  plus  épineuses  de  la  théologie ,  que  sur 
les  orneniens  les  plus  fleuris  de  la  poésie.  Vous 
savez  ,  j'en  ai  la  preuve  en  main  ,  transformer 
le  poète  en  théologien.  D'un  côté  ,  vous  avez 
réveillé  l'émulation  pour  les  prix  de  l'Acadé- 
mie ,  par  un  discours  d'une  très-judicieuse  cri- 
tique et  d'un  tour  très -élégant  ;  de  l'autre, 
vous  réfutez  en  peu  de  mots  ,  dans  la  lettre  que 
je  garde  ,  une  très-fausse  et  tiès-dangcreuse  no- 
tion du  libre  arbitre  ,  qui  impose  en  nos  jours  à 
un  grand  nombre  de  gens  d'esprit. 

Au  reste,  Monsieur,  je  me  trouve  plus  heu- 
reux que  je  ne  l'espérois.  Est-il  possible  que  je 
contente  les  deux  partis  des  anciens  et  des  mo- 
dernes ,   moi  qui  craignois  tant  de  les  fâcher 
tous  deux?  Me  voilà  tenté  de  croire  que  je  ne 
suis  pas  éloigné  du  juste  milieu  ,  puisque  cha- 
cun des  deux  partis  me  fait  l'honneur  de  sup 
poser  que  j'entre  dans  son  véritable  sentiment. 
C'est  ce  que  je  puis  désirer  de  mieux  ,  étant  fort 
éloigné  de  l'esprit  de  critique  et  de  partialité. 
Encore  une  fois ,  j 'abandonne  sans  peine  les 
dieux  et  les  héros  d'Homère  ;  mais  ce  poète  ne 
les  a  pas  faits ,  il  a  bien  fallu  qu'il  les  prit  tels 
qu'il  les  trouvoit;  leurs  défauts  ne  sont  pas  les 
siens.  Le  monde  idolâtre  et  sans  philosophie  ne 
lui  fournis.soit  que  des  dieux  qui  déshonoroient 
la  divinité ,  et  que  des  héros  qui  u'étoient  guère 
honnêtes  gens.  C'est  ce  défaut  de  religion  so- 
lide et  de  pure  morale  qui  a  fait  dire  à  saint 
Augustin  -  sur   ce   poète  :   Dulcissiinè   vanus 
est Uwnana  ad  deas  transfercbat .  Mais  en- 
fin la  poésie  est ,  coumie  la  peinture  ,  une  imi- 
tation. Ainsi  Homère  atteint  au  vrai  but  de  l'art, 
quand  il  représente  les  objets  avec  grâce ,  force 
et  vivacité.  Le  sage  et  savant  Poussin  auroit 
peint  le  Cuesclin  et  Boucicaut  simples  et  cou- 
verts de  fer,  pendant  que  Mignard  auroit  peint 
les  court:sa!is  du  dernier  siècle  avec  des  fraises, 
ou  des  colets  montés ,  ou  avec  des  canons  ,  des 
plumes  ,  de  la  broderie  et  des  cheveux  frisés.  Il 
faut  observer  le  vrai ,  et  peindre  d'après  nature. 
Les  fables  mêmes  qui  ressemblent  aux  contes 
des  fées  .  ont  je  ne  sais  quoi  qui  plaît  aux  hom- 
mes les  plus  sérieux  :  on  redevient  volontiers 
enfant,  pour  lire  les  avenlures  de  Baucis  et  de 
Philémon  ,   d'Orphée  et  d'Eurydice.  J'avoue 
qu'Agamemnon  a  une  arrogance  grossière  ,  et 
Achille  uu  naturel  féroce  ;  mais  ces  caractères 
ne  sont  que  trop  vrais  et  que  trop  fréquens.  Il 
faut  les  peindre  pour  corriger  les  mœurs.  On 
prend  plaisir  à  les  voir  peintes  fortement  par 
des  traits  hardis.  Mais  pour  les  héros  des  ro- 

1  CoiiJ'ens.  lib.  I ,  cap.  xiv,  ii.  23  :  (.  i  ,  p,  78. 


656 


CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE  AVEC  LA  MOTTE. 


mans ,  ils  n'ont  rien  de  naturel  ;  ils  sont  faux  , 
doucereux  et  fades.  Que  ne  dirions-nous  point 
là-dessus  ,  si  jamais  Cambrai  pouvoit  vous  pos- 
séder ?  une  douce  dispute  animeroit  la  conver- 
sation. 

0  noctes  cœnjoquc  deùni ,  qiiibus  ipse ,  meiquc , 

Ante  laroni  proprimn  vescor 

Sermn  oritiir  non  de  villis,  domibusve  aiienis 

Sed  quod  niagls  ad  nos 

Pei'tinet,  et  nescire  inalum  est,  agilaious  :  utrunuii^ 
Divitiis  homines  ,  an  sint  virtute  beati  *. 

Vous  chanteriez  quelquefois,  Monsieur,  ce 
qu'Apollon  vous  inspu-eroit. 

Tum  ver6  in  numeruui  Faiinnsquc  ferasque  videres 
Ludere,  tum  rigidas  molare  caciiniina  quercus*. 


XL 


DE  LA  MOTTE  A  FÉNELON. 


en  partie  sur  l'expression;  et  puisque  mes  cen- 
sures ne  s'étendent  jamais  qu'aux  choses,  me 
voilà  d'accord  avec  saint  Augustin  et  avec  vous. 
Mais,  Monseigneur,  comme  une  douce  dispute 
est  l'àme  de  la  conversation,  je  m'attends  bien, 
quand  j'aurai  l'honneur  de  m'entretenir  avec 
vous,  à  réveiller  là-dessus  de  petites  querelles. 
Je  vous  dirai ,  par  exemple  ,  qu'Homère  a  eu 
tort  de  donner  à  un  homme  aussi  vicieux  qu'A- 
chille, des  qualités  si  brillantes,  qu'on  l'admire 
plus  qu'on  ne  le  hait.  C'est,  à  mon  avis,  tendre 
un  piège  à  la  vertu  de  ses  lecteurs,  que  de  les 
intéresser  pour  des  médians.  Vous  me  répon- 
drez; j'insisterai  ;  les  choses  s'éclairciront,  et 
je  prévois  avec  plaisir  que  je  finirai  toujours  par 
me  rendre.  Nous  passerons  de  là  aux  matières 
plus  importantes.  La  raison  me  parlera  par 
votre  bouche,  et  vous  connoitrez  à  mon  atten- 
tion si  je  l'aime.  Voilà  l'enchantement  que  je 
me  promets,  et  malheur  à  qui  me  viendra  désen- 
chanter. 

Je  suis,  Monseigneur,  avec  tous  les  sentimens 
que  vous  me  connoissez,  etc. 


Sur  le  même  sujet. 

Paris,   13  d.'.  ouil)rr  ITIi 


JUGEMENT    DE    FÉNELON 


Monseigneur  , 


SLR  UN  POETE  DE  SON  TEMPS. 


Le  parti  en  est  pris  ,  je  me  ferai  enlever  par 
M.  Destouches ,  dès  qu'il  voudra  bien  se  char- 
ger de  moi ,  et  j'irai  me  livrer  aux  euchante- 
mens  de  Cambrai.  Vous  voulez  bien  m'y  pro- 
mettre de  la  liberté  et  de  l'amitié.  Je  profiterai 
si  bien  de  l'une  et  de  l'autre  ,  que  je  vous  en 
serai  peut-être  incommode.  Je  vous  engagerai  à 
parler  de  toutes  les  choses  que  j'ai  intérêt  d'ap- 
prendre ;  et  je  ne  rougirai  point  de  vous  décou- 
vrir toute  mon  ignorance,  puisque  l'amitié  vous 
intéresse  à  m'instruire.  Pour  l'alfaire  d'Homère, 
il  me  semble.  Monseigneur,  quelle  est  pres- 
que vidée  entre  vous  et  moi.  J'ai  prétendu  seu- 
lement que  l'absurdité  du  paganisme  ,  la  gros- 
sièreté de  son  siècle  ,  et  le  défaut  de  philoso- 
phie ,  lui  avoient  fait  faire  bien  des  fautes  ;  vous 
en  convenez,  et  je  conviens  aussi  avec  vous  que 
ces  fautes  sont  celles  de  son  temps,  et  non  pas 
les  siennes.  Vous  adoptez  encore  le  jugement 
que  saint  Augustin  porte  d'Homère.  Il  dit  de 
ce  poète,  qu'il  est  très-agréablement  frivole  :  le 
frivole  tombe  sur  les  choses,  l'agréable  tombe 


J'ai  lu  ,  Monsieur ,  avec  un  grand  |)laisir 
l'ouvrage  de  poésie  '*  que  vous  m'avez  fait  la 
grâce  de  m'envoyer.  Je  ne  parlerois  pas  à  un 
autre  aussi  librement  qu'à  vous  ;  et  je  ne  vous 
dirai  même  ma  pensée  qu'à  condition  que  vous 
n'en  expliquerez  à  l'auteur  que  ce  qui  peut  lui 
faire  jdaisir,  sans  m'exposer  à  lui  faire  la  moin- 
dre peine.  Ses  vers  sont  pleins,  ce  me  semble, 
d'une  poésie  noble  et  hardie  ;  il  pense  haute- 
ment ;  il  peint  bien  et  avec  force;  il  met  du 
sentiment  dans  ses  peintures,  chose  qu'on  ne 
trouve  guère  en  plusieurs  poètes  de  notre  na- 
tion. Mais  je  vous  avoue  que,  selon  mon  foible 
jugement,  il  pourroit  avoir  plus  de  douceur  et 
de  clarté.  Je  voudrois  un  je  ne  sais  quoi,  qui 
est  une  facilité  à  laquelle  il  est  très-difticile 
d'atteindre.  Quand  on  est  hardi  et  rapide,  on 
court  risque  d'être  moins  clairet  moins  harmo- 
nieux. Les  beaux  vers  de  Malherbe  sont  clairs 
et  faciles  comme  la  prose  la  plus  simple,  et  ils 
sont  nombreux  comme  s'il  n'avoit  songé  qu'à 
la  seule  harmonie.  Je  sais  bien,  Monsieur,  que 


*  HûRAT.  Scnn    lih.  ii ,  Sal.  vi  ,  v.  65-74. 
Ed.  M  ,  V.  n  el  28. 


^  ViRGIL. 


*  C'étoil,  à  ce  que  nous  croyons,  les  Po(?sics  choisies  tl« 

J.-B.  ROISSEAV. 


POESIES. 


Go- 


cet  assemblage  de  tant  de  choses  qui  semblent 
opposées,  est  presque  impossil)le  dans  une  ver- 
sification aussi  gênante  que  la  nôtre.  Delà  vient 
que  Malherbe,  qui  a  t'ait  quelques  vers  si  beaux 
et  si  parfaits  suivant  le  langage  de  son  temps, 
en  a  fait  tant  d'autres  où  l'on  le  méconnoit. 
Nous  avons  vu  aussi  plusieurs  poètes  de  notre 
nation,  qui,  voulant  imiter  l'essor  de  Pindare, 
ont  eu  quelque  chose  de  dur  et  de  raboteux. 
Ronsard  a  beaucoup  de  cette  dureté  avec  des 
traits  hardis.  Votre  ami  est  infiniment  plus  doux 
et  plus  régulier.  Ce  qu'il  peut  y  avoir  d'inégal 
en  lui  n'est  en  rien  comparable  aux  inégalités 
de  Malherbe  ;  et  j'avoue  que  ma  critique,  trop 
rigoureuse,  n'a  presque  rien  à  lui  reprocher. 
et  est  forcée  de  le  louer  presque  partout.  Ce  qui 
me  rend  si  difficile,  est  que  je  voudrois  qu'un 
court  ouvrage  de  poésie  fût  fait  comme  Horace 


dit  que  les  ouvrages  des  Grecs  étoient  achevés, 
ore  rotundo.  Il  ne  faut  prendre  ,  si  je  ne  me 
trompe,  que  la  fleur  de  chaque  objet,  et  ne  tou- 
cher jamais  que  ce  qu'on  peut  embellir.  Plus 
notre  versilication  est  gênante  ,  moins  il  faut 
hasarder  ce  qui  ne  coule  pas  assez  facilement. 
D'ailleurs  la  poésie  forte  et  nerveuse  de  cet 
auteur  m'a  fait  tant  de  plaisir,  que  j'ai  une 
espèce  d'ambition  pour  lui ,  et  que  je  voudrois 
des  choses  qui  sont  peut-être  impossibles  eu 
notre  langue.  Encore  une  fois,  je  vous  demande 
le  secret,  et  je  vous  supplie  de  m'excuser  sur  ce 
que  des  eaux  que  je  prends,  et  qui  m'embar- 
rassent un  peu  la  tête ,  m'empêchent  d'écrire 
de  ma  main.  II  n'en  est  pas  de  même  du  cœur  ; 
car  je  ne  puis  rien  ajouter.  Monsieur,  aux 
sentimens  très-vifs  d'estime  avec  lesquels  je  suis 
votre,  etc. 


POÉSIES. 


ODE 

A  L'ABBÉ  DE  LÂNGERON. 

DESCRIPTION   DU   PRIEURE   DE   CARENAC    *. 


Montagnes  **  de  qui  l'audace 
Va  porter  jusques  aux  cieux 
Un  front  d'éternelle  glace 
Soutien  du  séjour  des  dieux  ; 
Dessus  vos  têtes  chenues 
Je  cueille  au-dessus  des  nues 
Toutes  les  fleurs  du  printemps. 
A  mes  pieds,  contre  la  terre  , 
J'entends  gronder  le  tonnerre 
Et  tomber  mille  torrens. 


*  Celle  Oile  a  été  iniprinit-e  dans  l'éclilion  du  Télémaquc 
donnée  en  1717  par  le  elievalier  de  Ranisai.  Fénelon  la  foin- 
posa  en  1681,  pendant  le  séjour  qu'il  fit  en  Périgord,  auprès 
de  l'évéque  de  Sarlat ,  son  oncle  ,  qui  venoit  de  lui  résigner 
le  prieuré  de  Careuac ,  dans  le  diocèse  de  Sarlat.  Voyez  VHist. 
de  Fin.  liv.  i,  n.  -21. 

Les  montagnes  du  Périgord  où  étoit  Fénelon  lorsqu'il 
composa  cette  Ode. 

FÉNELON.    TOME    VI 


Semblables  aux  monts  de  Thrace 
Qu'un  géant  audacieux 
Sur  les  autres  monts  entasse 
Pour  escalader  les  cieux  , 
Vos  sommets  sont  des  campagnes 
Qui  portent  d'autres  montagnes  ; 
Et ,  s'élevant  par  degrés , 
De  leurs  orgueilleuses  têtes 
Vont  affronter  les  tempêtes 
De  tous  les  vents  conjurés. 

Dès  que  la  vermeille  Aurore 
De  ses  feux  étincelans 
Toutes  ces  montagnes  dore, 
Les  tendres  agneaux  bêlans 
Errent  dans  les  pâturages  ; 
Bientôt  les  sombres  bocages, 
Plantés  le  long  des  ruisseaux  , 
Et  que  les  zéphyrs  agitent , 
Bergers  et  troupeaux  invitent 
A  dormir  au  bruit  des  eaux. 

Mais  dans  ce  rude  paisage  , 
Où  tout  est  capricieux 


42 


658 


POÉSIES. 


Et  d'une  beauté  sauvage  . 
Rien  ne  rappelle  à  mes  yeux 
Les  bords  que  mon  fleuve  arrose  ; 
Fleuve  où  jamais  le  vent  n'ose 
Les  moindres  flots  soulever, 
Où  le  ciel  serein  nous  donne 
Le  printemps  après  l'automne , 
Sans  laisser  place  à  l'hiver. 

Solitude  *,  où  la  rivière 
Ne  laisse  entendre  aucun  bruit 
Que  celui  d'une  onde  claire 
Qui  tombe ,  écume  et  s'enfuit  ; 
Où  deux  îles  fortunées, 
De  rameaux  verts  couronnées , 
Font  pour  le  charme  des  yeux 
Tout  ce  que  le  cœur  désire; 
Que  ne  puis-je  sur  ma  lyre 
Te  chanter  du  chant  des  dieux  ! 

De  zéphir  la  douce  haleine , 
Qui  reverdit  nos  buissons  , 
Fait  sur  le  dos  de  la  plaine 
Flotter  les  jaunes  moissons 
Dont  Gérés  emplit  nos  granges  ; 
Bacchus  lui-même  aux  vendanges 
Vient  empourprer  le  raisin  , 
Et  du  penchant  des  collines 
Sur  les  campagnes  voisines 
A'erse  des  fleuves  de  vin. 

Je  vois  au  bout  des  campagnes , 
Pleines  de  sillons  dorés , 
S'enfuir  vallons  et  montagnes 
Dans  des  lointains  azurés, 
Dont  la  bizarre  fignre 
Est  un  jeu  de  la  nature  : 
Sur  les  rives  du  canal , 
Comme  en  un  miroir  fidèle , 
L'horizon  se  renouvelle 
Et  se  peint  dans  ce  cristal. 

Avec  les  fruits  de  l'automne 
Sont  les  parfums  du  printemps , 
Et  la  vigne  se  couronne 
De  mille  festons  pendans  ; 
Le  fleuve  aimant  les  prairies, 
Qui  dans  des  îles  fleuries 
Ornent  ses  canaux  divers , 
Par  des  eaux  ici  dormantes , 
Là  rapides  et  bruyantes , 
En  baigne  les  tapis  verts. 


Dansant  sur  les  violettes , 
Le  berger  mêle  sa  voix 
Avec  le  son  des  musettes , 
Des  flûtes  et  des  hautbois. 
Oiseaux ,  par  votre  ramage  , 
Tous  soucis  dans  ce  bocage 
De  tous  cœurs  sont  effacés  ; 
Colombes  et  tourterelles, 
Tendres,  plaintives,  fidèles, 
Vous  seules  y  gémissez. 

Une  herbe  tendre  et  fleurie 

M'offre  des  lits  de  gazon , 

Une  douce  rêverie 

Tient  mes  sens  et  ma  raison  : 

A  ce  charme  je  me  livre , 

De  ce  nectar  je  m'enivre , 

Et  les  dieux  en  sont  jaloux. 

De  la  Cour  flatteurs  mensonges 

Vous  ressemblez  à  mes  songes , 

Trompeurs  comme  eux ,  mais  moins  doux. 

A  l'abri  des  noirs  orages 
Qui  vont  foudroyer  les  grands , 
Je  trouve  sous  ces  feuillages 
Un  asile  en  tous  les  temps  : 
Là ,  pour  commencer  à  vivre , 
Je  puise  seul  et  sans  livre 
La  profonde  vérité  ; 
Puis  la  fable  avec  l'histoire 
Viennent  peindre  à  ma  mémoire 
L'ingénue  antiquité. 

Des  Grecs  je  vois  le  plus  sage  *, 
Jouet  d'un  indigne  sort. 
Tranquille  dans  son  naufrage 
Et  circonspect  dans  le  port  ; 
Vainqueur  des  vents  en  furie, 
Pour  sa  sauvage  patrie 
Bravant  les  flots  nuit  et  jour. 
0  combien  de  mon  bocage 
Le  calme  ,  le  frais ,  l'ombrage 
Méritent  mieux  mon  amour  ! 

Je  goûte  ,  loin  des  alarmes , 
Des  Muses  l'heureux  loisir; 
Rien  n'expose  au  bruit  des  armes 
Mon  silence  et  mon  plaisir. 
Mon  cœur,  content  de  ma  lyre  , 
A  nul  autre  honneur  n'aspire 
Qu'à  chanter  un  si  doux  bien. 
Loin ,  loin ,  trompeuse  fortune , 


*  Cette  solitiulo  est  le  prieuré  de  Carenac,   situé  sur  les 
lords  de  la  Dordogne. 


Ulysse. 


POESFES. 


639 


Et  loi  faveur  importune  ; 

Le  monde  entier  ne  m'est  rien. 

En  quelque  climat  que  j'erre  , 
Plus  que  tous  les  autres  lieux 
Cet  heureux  coin  de  la  terre 
Me  plaît ,  et  rit  à  mes  yeux  ; 
Là ,  pour  couronner  ma  vie , 
La  main  d'une  Parque  amie 
Filera  mes  plus  beaux  jours  ; 
Là  reposera  ma  cendre  ; 
Là  Tyrcis  *  viendra  répandre 
Les  pleurs  dus  à  nos  amours. 


SUR  LÀ  PRISE  DE  PHILISROURG . 


PAR     LE     DAUPHIN,     FILS     DE     LODIS     XIV, 


Deplis  les  colonnes  d'Hercule  , 
Où  le  soleil  éteint  ses  feux  , 
Jusques  aux  rivages  qu'il  brûle 
Quand  il  remonte  dans  les  cieux  ; 
De  la  zone  ardente  du  Maure 
Jusques  aux  glaces  du  Bosphore  , 
D'elfroi  les  peuples  sont  saisis; 
Tout-à-coup  un  nouveau  tonnerre , 
En  grondant ,  fait  trembler  la  terre 
Sous  la  main  d'un  nouveau  Louis. 

Philisbourg ,  c'est  toi  qu'il  menace, 
Par  toi  commencent  ses  hauts  faits  ; 
N'oppose  point  à  son  audace 
Ni  ton  rocher,  ni  tes  marais  : 
Sur  tes  murs  va  tomber  la  foudre  , 
Et  tes  guerriers  mordront  la  poudre 
Sous  les  coups  du  jeune  vainqueur  ; 
Fraukendal,  Manheim  ,  Worms,  Spire  , 
Bientôt  ouvriront  tout  l'Empire 
A  cette  rapide  valeur. 

Tel  qu'Hippolyte  en  son  jeune  âge , 
Il  amusoit ,  dans  les  forêts , 
Sa  noble  ardeur  et  son  courage  ; 
Mais ,  lassé  d'une  longue  paix , 
Gomme  son  père  ,  après  la  gloire , 
Sur  les  ailes  de  la  victoire , 

*  Sous  ce  nom  emprunti',  Fcnoloii  d(-sif;nc  l'abbi!  do  Lan 
eron  ,  le  plus  cher  de  ses  amis,  à  qui  celle  Ode  esl  adressée, 


Il  volej  et  sa  puissante  main 
Ne  s'exercera  dans  la  guerre 
Qu'à  purger,  comme  lui ,  la  terre 
Des  monstres  nourris  dans  son  sein. 


TRADICTION   DU    PSAUME   I' 
Beatus  vir,  etc. 

Heureux  qui ,  loin  de  l'impie  , 
Loin  des  traces  des  pécheurs  , 
Dérobe  sa  pure  vie 
A  cette  peste  des  mœurs , 
Et  qui  nuit  et  jour  médite 
La  loi  dans  son  cœur  écrite. 

Tel  sur  les  rives  des  eaux 
L'arbre  voit  ses  feuilles  vertes 
De  fleurs  et  de  fruits  couvertes 
Orner  ses  tendres  rameaux. 
Non  ,  non  ,  tel  n'est  pas  l'impie. 
Comme  poudre  au  gré  des  vents 
Sa  grandeur  évanouie 
Devient  le  jouet  des  ans. 

De  nos  saintes  assemblées  , 
Des  faveurs  du  ciel  comblées, 
Il  ne  verra  plus  la  paix  ; 
Et ,  dans  l'horreur  de  son  crime , 
Sous  ses  pas  s'ouvre  l'abîme 
Qui  l'engloutit  à  jamais. 


TRADUCTION   DU    PSAUME   CXXXVI. 

Super  flumina  Babylonis. 

Sur  les  rives  du  fleuve ,  auprès  de  Babylone , 

Là ,  pénétrés  d'affliction , 
Chacun  de  nous  assis  aux  larmes  s'abandonne , 

Se  ressouvenant  de  Sion. 

Nos  instrumens  muets  sont  suspendus  aux  saules; 

Mais  le  peuple  victorieux 
Veut  entendre  le  chant  des  divines  paroles 

Qu'en  paix  chantèrent  nos  aïeux. 

Ceux  qui  nous  ont  traînés  hors  de  Sion, loin 
d'elle  , 

Chantez,  nous  disent-ils,  vos  vers. 
Hélas  !  comment  chanter?  cette  terre  inlîdèle 
Entendroit  nos  sacrés  concerts. 


Il 


660 


POÉSIES. 


Plutôt  que  l'oublier,  ô  Sion  !  ô  patrie  ! 

Que  ma  langue ,  pour  me  punir, 
Se  sèche  en  mon  palais  !   que  ma  droite  j'ou- 
blie , 

Si  je  perds  ton  doux  souvenir  ! 

Seigneur,  au  jour  des  tiens ,  au  grand  jour  de 
ta  gloire  , 

Souviens-toi  des  enfans  d'Edom. 
Ils  ont  dit  :  Effacez  ,  effacez  sa  mémoire  ; 
En  cendre  réduisez  Sion. 

0  Babylone  impie  ,  ô  mère  déplorable  ! 

Heureux  qui  ces  maux  te  rendra  ! 
Qui ,  traînant  tes  enfans  hors  de  ton  sein  cou- 
pable , 

Sur  la  pierre  les  brisera  ! 


ODE 
SUR  L'ENFANCE  CHRÉTIENNE  '. 


Adieu  vaine  prudence , 
Je  ne  te  dois  plus  rien  ; 
Une  heureuse  ignorance 

Est  ma  science  ; 
Jésus  et  son  enfance 

Est  tout  mon  bien. 

Jeune  ,  j'étois  trop  sage  , 
Et  voulois  tout  savoir  ; 
Je  n'ai  plus  en  partage 

Que  badinage , 
Et  touche  au  dernier  âge 

Sans  rien  prévoir. 

Au  gré  de  ma  folie 
Je  vais  sans  savoir  où  : 
Tais-toi ,  philosophie  ; 
Que  tu  m'ennuie  ! 


Les  savans  je  défie  , 
Heureux  les  fous  ! 

Quel  malheur  d'être  sage, 
Et  conserver  ce  moi , 
Maître  dur  et  sauvage , 

Trompeur  volage  ! 
0  le  rude  esclavage 

Que  d'être  à  soi  ! 

Loin  de  toute  espérance  , 
Je  vis  en  pleine  paix; 
Je  n'ai  ni  confiance , 

Ni  défiance  ; 
Mais  l'intime  assurance 

Ne  meurt  jamais. 

Amour,  toi  seul  peux  dire 
Par  quel  puissant  moyen 
Tu  fais ,  sous  ton  empire , 

de  doux  martyre 
Où  toujours  l'on  soupire 

Sans  vouloir  rien. 

Amour  pur,  on  t'ignore  \ 
Un  rien  te  peut  ternir  : 
Le  Dieu  jaloux  abhorre 

Que  je  l'adore  , 
Si ,  m' offrant ,  j'ose  encore 

Me  retenir. 

0  Dieu  !  ta  foi  m'appelle, 
Et  je  marche  à  tâtons  ; 
Elle  aveugle  mon  zèle , 

Je  n'entends  qu'elle; 
Dans  ta  nuit  éternelle 

Perds  ma  raison. 

Content  dans  cet  abîme  , 
Où  l'amour  m'a  jeté  , 
Je  n'en  vois  plus  la  cime, 

Et  Dieu  m'opprime; 
Mais  je  suis  la  victime 

De  vérité. 


*  Le  p.  de  Queibeuf,  en  citant,  dans  la  Vie  de  Fénelon 
(page  7*9),  les  deux  premières  strophes  de  cette  Ode,  fait  les 
réflexions  suivantes,  qu'il  ne  sera  peut-itre  pas  inutile  de  trans- 
crire :  «  Un  historien,  bel-esprit,  mais  peu  exact  (Voltaire), 
»  a  voulu  cependant  faire  mourir  Fénelon  en  philosophe  qui  se 
»  livre  aveuclémenl  à  sa  destinée,  sans  crainte  ni  espérance. 
»  Il  cite  en  preuve  quelques  vers  qu'il  prétend  que  M.  de  Cani- 
»  brai  répéta  dans  les  derniers  jours  de  sa  maladie  ;  mais  il  n'a 
»  garde  de  faire  observer  que  ces  vers  sont  lires  d'un  cantique 
)>  de  M.  de  Fénelon  sur  cette  simplicité  d'une  enfance  sainte 
))  et  divine,  qui  renonce  à  la  prudence  humaine  et  aux  inquié- 
»  tudes  de  l'avenir,  pour  s'abandonner ,  sans  toutes  ces  pré- 
»  voyances  inutiles,  et  souvent  nuisibles,  à  la  confiance  dans  la 
»  miséricorde  de  Dieu  et  dans  les  mérites  de  Jésus-Christ.  » 


Etat  qu'on  ne  peut  peindre; 
Ne  plus  rien  désirer , 
Vivre  sans  se  contraindre 

Et  sans  se  plaindre  , 
Enfin  ne  pouvoir  craindre 

De  s'égarer. 


POÉSIES. 


661 


CONTRE  LA   PRUDENCE   HUMAINE. 


LETTRE  A  BOSSUET, 


SUR     LA     CAMPAGNE    DE    G  E  R  M  I  G  N  Y. 


Heureux  ,  si  la  prudence 
N'est  plus  pour  nous  un  bien  ! 
Une  docte  ignorance 

Est  la  science 
Qui ,  dans  la  sainte  enfance , 

Sert  de  soutien. 

Ce  seroit  être  sage , 
De  prétendre  savoir 
Quel  sera  le  partage 

Et  l'avantage 
Que  dans  le  dernier  âge 

On  peut  avoir. 

0  la  sage  folie , 
D'aller  sans  savoir  oii  ! 
Sotte  philosophie , 

Je  te  défie 
D'embarrasser  la  vie 

D'un  heureux  fou. 

En  cessant  d'être  sage 
Je  sors  enfin  de  toi  ; 
Je  quitte  l'esclavage 

Dur  et  sauvage 
D'un  moi  trompeur,  volage, 

Pour  vivre  en  foi. 

En  perdant  l'espérance , 
On  retrouve  la  paix  ; 
L'amour,  sans  confiance 

Ni  défiance , 
Est  l'unique  assurance 

Pour  un  jamais. 

Amour,  de  qui  l'empire 
Est  rigoureux  et  doux  ; 
On  souffre  le  martyre 

Sans  l'oser  dire. 
Quoique  le  cœur  soupire 

Dessous  tes  coups. 

Il  vit  dans  cet  abîme 
Où  l'amour  l'a  jeté  ; 
Il  ne  voit  plus  de  crime  ; 

Rien  ne  l'opprime , 
Quoiqu'il  soit  la  victime 

De  vérité. 


De  myrte  et  de  laurier,  de  jasmins  et  de  roses  , 

De  lis,  de  fleurs  d'orange  en  son  beau  sein 
écloses , 

Germigny  se  couronne  ,  et  sème  les  plaisirs. 

Taisez-vous,  aquilons,  dont  l'insolente  rage 

Attaque  le  printemps ,  caché  dans  son  bocage  ; 

Zéphyrs,  portez  lui  seuls  mes  plus  tendres  sou- 
pirs. 

0  souffles  amoureux  ,  allez  caresser  Flore  ; 

Qu'en  ce  rivage  heureux  à  jamais  elle  ignore 

La  barbare  saison  qui  vient  pour  la  ternir. 

Loin  donc  les  noirs  frimas ,  loin  la  neige  et  la 
glace  ; 

Verdure,  tendres  fleurs,  que  rien  ne  vous  efface  ! 

0  jours  doux  et  sereins ,  gardez-vous  de  finir  ! 

Que  par  les  feux  naissans  d'une  vermeille  aurore 

Le  sombre  azur  des  cieux  chaque  matin  s'y  dore  ; 

Que  l'air  exhale  en  paix  les  parfums  du  prin- 
temps; 

Que  le  fleuve ,  jaloux  des  beaux  lieux  qu'il 
arrose  , 

Leur  garde  une  onde  pure ,  et  que  jamais  il  n'ose 

Abandonner  ses  flots  aux  caprices  des  vents. 

Hiver,  cruel  hiver,  dont  frémit  la  nature , 

Ah  !  si  tu  flétrissois  cette  vive  peinture  ! 

Hàtez-vous  donc ,  forêts,  montagnes  d'alentour, 

Défendez  votre  gloire ,  arrêtez  son  audace  ; 

Tremblez,  nymphes,  tremblez,  c'est  Tempe 
qu'il  menace  ; 

Des  grâces  et  des  jeux  c'est  le  riant  séjour. 

Voilà ,  Monseigneur,  ce  qu'un  de  mes  amis 
vous  envoie  ;  il  vous  prie  d'en  faire  part  à  Ger- 
migny pour  le  consoler  dans  les  disgrâces  de  la 
saison.  Nous  avons  reçu  votre  lettre ,  partie  de 
Meaux  le  même  jour  que  vous  étiez  parti  de 
Paris.  Nous  avons  senti  et  admiré  sa  diligence; 
On  travaille  à  profiter  de  l'avis.  Je  saurai  de 
M.  l'abbé  Fleury  s'il  travaifle  à  la  traduction  , 
pour  ne  mettre  point  ma  faux  en  moisson  étran- 
gère. Je  ne  sais  aucune  nouvelle.  Ce  n'en  est 
pas  une  de  vous  dire  ,  Monseigneur,  que  je 
suis  tout  ce  que  je  dois  être ,  et  que  je  n'oserois 
dire ,  à  cause  que  vous  avez  défendu  à  mes  let- 
tres tout  compliment. 

Paris,  dimanche  7  décembre  (1681   ou  1687.) 


662 


POÉSIES. 


SOUPIRS  DU  POETE 

POUR     LE     RETOUR     DU     PRINTEMPS. 

Bois  ,  fontaines ,  gazons ,  rivages  enchantés. 
Quand  est-ce  que  mes  yeux  reveiTontvosbeautés, 
Au  retour  du  printemps ,  jeunes  et  refleuries  ? 
Cruel  sort  qui  me  tient  !  que  ne  puis-je  courir  ? 

Creux  vallons ,  riantes  prairies , 

Où  de  si  douces  rêveries 
A  mon  cœur  enivré  venoient  sans  cesse  offrir 
Plaisirs  purs  et  nouveaux,  qui  ne  pouvoient  tarir! 
Hélas!  que  ces  douceurs  pour  moi  semblent  taries! 
Loin  de  vous  je  languis,  rien  ne  peut  me  guérir  : 

Mes  espérances  sont  péries  , 

Moi-même  je  me  sens  périr. 
Collines ,  hâtez-vous ,  hâtez-vous  de  fleurir 
Hâtez-vous ,  paroissez  ,  venez  me  secourir. 
Montrez-vous  à  mes  yeux ,  ô  campagnes  chéries  ! 
Puissé-je  encore  un  jour  vous  revoir,  et  mourir. 


FABLE. 

LE   BOUFFON   ET   LE   PAYSAN. 

Un  grand  seigneur,  voulant  plaire  à  la  populace, 
Assembla  les  faiseurs  de  tours  de  passe-passe , 

Leur  promettant  des  prix 
S'ils  pouvoient  inventer  quelque  nouveau  spec- 
tacle. 
Un  bouffon  dit  :  Chacun  sera  surpris 
En  me  voyant  faire  un  miracle. 
Aussitôt  on  accourt  ;  tout  le  peuple  empressé 
Crie ,  pousse ,  se  bat  pour  être  bien  placé. 
Le  bouffon  paroît  seul  :  on  attend  en  silence. 
Il  met  le  nez  sous  son  manteau  , 
Imite  le  cri  d'un  pourceau  ; 
Et  déjà  tout  le  peuple  pense 
Qu'en  son  sein  il  porte  un  cochon. 
Secouez  vos  habits,  dit-on. 
Sans  que  rien  tombe ,  il  les  secoue. 
On  l'admire ,  on  le  loue. 
J'en  ferai  demain  autant, 
S'écria  d'abord  un  paisan. 
Qui,  vous?  Oui,  moi.  La  suivante  journée 
On  vit  grossir  l'assemblée. 
Chacun ,  se  prévenant  en  faveur  du  bouffon , 
De  l'étourdi  paisan  se  préparoit  à  rire. 
Le  bouffon  recommence  à  faire  le  cochon  , 
Derechef  on  l'admire. 


Le  paisan,  comme  l'autre,  avoit  mis  son  manteau    , 

En  homme  chargé  d'un  pourceau. 
Mais  qui  l'eût  soupçonné  ,  voyant  l'autre  mer- 
veille? 
Un  vrai  cochon  pourtant  étoit  dans  son  giron; 
Il  le  faisoit  crier  en  lui  pinçant  l'oreille. 
Chacun ,  se  récriant ,  soutint  que  le  bouffon 

Contrefaisoit  mieux  le  cochon. 

On  vouloit  chasser  le  rustique; 

Alors ,  en  montrant  l'animal , 
Faut-il  donc,  leur  dit-il ,  que  pour  juger  si  mal 

De  juger  on  se  pique  ? 


SIMONIDE. 

FABLE. 

Un  athlète  vainqueur,  pour  chanter  sa  victoire , 

Offrit  à  Simonide  un  prix. 
Simonide  s'enferme ,  et  l'éloge  promis 
Lui  semble  un  vil  sujet.  Pour  rehausser  sa  gloire, 

Il  l'enrichit  d'ornemens  étrangers. 
Peint  les  brillans  Gémeaux  de  la  voûte  céleste  ; 
Par  leurs  travaux,  leurs  combats,  leurs  dangers, 
Il  lâche  d'ennoblir  le  reste. 
L'ouvrage  plut  :  mais,  malgré  ses  beautés, 
Les  deux  tiers  de  son  prix  retranchés  par  l'a- 
thlète , 
Qui  me  les  payera?  s'écrioit  le  poète. 
Les  deux  dieux ,   répond-il  ,   que   ta  muse  a 

chantés. 
Si  tu  n'es  point  fâché,  viens»souper,  je  te  prie, 
Avec  tous  mes  parens  ce  soir  ; 
Comme  un  d'entr'eux  je  te  convie. 
Pour  cacher  sa  douleur,  il  va  se  faire  voir 
Chez  l'athlète  à  l'heure  marquée. 
Tout  est  riant,  tout  brille  en  ces  riches  lambris; 

Ils  résonnent  de  mille  cris. 
Des  mets  les  plus  exquis  la  table  est  couronnée. 
Mais,  tout-à-coup,  voilà  qu'aux  esclaves  servans. 
D'un  air  plus  que  mortel ,  deux  jeunes  combat- 
tans  , 
Tout  fondans  en  sueur,  tout  couverts  de  pous- 
sière , 

Font  entendre  une  voix  sévère. 
Que  Simonide  vienne ,  et  qu'il  ne  tarde  pas. 
A  peine  est-il  sorti,  que  les  murs  qui  s'affaissent 
Ecrasent  en  tombant  la  troupe  et  le  repas  ; 
Et  les  deux  fils  de  Lède  aussitôt  disparoissent. 
La  renommée  en  tous  lieux , 
Par  cette  histoire ,  publie 
Que  Simonide  tient  la  vie , 
Comme  en  récompense  des  dieux. 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  I. 


663 


FABLE. 

LE    VIEILLARD    ET    LANE. 

Qui  change  de  gouvernement 
Sans  nul  profit  change  de  maître. 


Un  timide  vieillard ,  dans  un  pré  faisant  paître 
Son  âne  ,  l'ennemi  donne  l'alarme  au  camp. 
Fuyons ,  s'écria-t-il  à  la  bêle ,  autrement 
Nous  serons  pris.  Pourquoi  nous  enfuir  de  la 

sorte  ? 

Dit  l'animal  fourrageant  en  repos; 
Le  vainqueur  raettra-t-il  double  faix  sur  mes  os? 

Non,  dit  l'homme.  Hé  bien ,  que  m'importe, 
Reprit  l'âne ,  par  qui  le  bât  est  sur  mon  dos  ! 


L'ODYSSÉE   D'HOMÈRE. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  PREMIER. 

Après  une  invocation  aux  Muses,  après  les  avoir 
suppliées,  d'un  style  simple  et  modeste,  de  lui  ra- 
conter les  aventures  du  malheureux  Ulysse,  Ho- 
mère le  représente  ,  le  seul  des  liéros  qui  avoient 
ruiné  la  fameuse  Troie,  toujours  éloigné  du  sa  pa- 
trie^ toujours  errant  et  contrarié  dans  sou  retour. 

11  gémit,  dit-il,  il  languit  dans  les  antres  de  Ca- 
lypso  :  peu  sensible  aux  charmes  de  cette  déesse, 
il  ne  soupire  qu'après  son  île  d'Iihaque,  qu'après  sa 
chère  et  constante  Pénélope. 

Neptune,  irrité  contre  Ulysse,  qui  avoit  privé 
de  la  vue  le  cyclope  Polyphéme  son  fils ,  étoit  la 
seule  divinité  qui  traversât  son  juste  désir. 

Minerve  ,  profitant  de  l'absence  du  dieu  de  la 
mer  ,  paroit  dans  le  conseil  des  dieux  ;  elle  les 
trouve  tous  assemblés  dans  le  palais  de  Jupiter.  Là 
le  père  des  dieux  se  plaignoit  de  ce  queles  honimt- s 
lui  atlribuoient  les  malheurs  qu'ils  ne  s'attiroieni 
que  par  leur  imprudence  ou  leur  perversité.  IN'ai- 
je  pas  fait  avertir  Egisihe  ?  leur  dil-il  ;  et  sa  cons- 
cience ne  lui  annoiiçoit-elie  pas  lous  les  maux  qui 
alloient  tondre  sur  lui,  s'il  ireinpoii  ses  inains  '.i;ins 
le  sang  du  fils  d'Atrée,  s'il  souilloil  jamais  sa  ou- 
che  nuptiale  ?  Sourd  à  ma  voix,  sourd  à  celle  de  la 
raison,  il  a  tout  bravé;  et  Ortsic  l'a  justement 
immolé  à  sa  vengeance  et  aux  mânes  de  son  père 
Agamemnon. 

Il  mériloit  de  périr,  répliqua  Minerve.  Mais 
Ulysse,  mais  le  sage  et  religieux  Ulysse,  mérile-i- 
il  d'être  si  long-lemps  poiii suivi  par  l'inlorlune? 
Dieu  tout-puissant,  votre  cmiir  n'en  osl-il  point 
louché?  Ne  vous  LiIsscil-z-vous  jaiuais  fléchir? 
N'est-ce  pas  le  mé:ne  Ulysse  qui  vous  a  offert  tant  de 
sacrifice.;  sou.*  les  mursiie  Tioie  ? 

Ce  n'est  pas  nioi^  rcpou  lit  le  niailre  du  tonnerre, 
qui  suis  irrité  contre  ce  héros  ;  c'est  Neptune  ,  et 
vous  en  savez  la  raison.  Comniv'  il  ne  peut  trancher 
le  iil  de  ses  jours,  il  le  fait  errer  sur  la  vaste  mer, 


et  le  tient  éloigné  de  ses  Etats.  Mais  prenons  ici 
des  mesures  pour  lui  procurer  un  heureux  retour. 
Neptune  ,  cédant  enfin  ,  ne  pourra  pas  tenir  seul 
contre  tous  les  dieux. 

Envoyez  donc  Mercure,  lui  dit  Minerve,  envoyez 
promptêmenl  Mercure  à  l'ile  d'Ogygie,  pour  porter 
à  Calypso  vos  ordres  suprêmes,  afin  qu'elle  ne  s'op- 
pose plus  au  départ  d'Ulysse.  Cependant  j'irai  à 
Ithaque  pour  inspirer  au  jeune  Télémaque  la  force 
dont  il  a  besoin  :  je  l'enverrai  à  Sparte  et  à  Pylos 
pour  y  apprendre  des  nouvelles  de  son  père,  et  afin 
que  parcelle  recherche  empressée  il  acquière  un 
renom  immortel  parmi  les  houunes. 

Aussitôt  Minerve  s'élance  du  haut  de  l'Olympe, 
et .  plus  légère  que  les  vents  ,  elle  traverse  les  mers 
et  la  vaste  étendue  de  la  terre.  La  déesse  arrive  à  la 
porte  du  palais  d'Ulysse,  sous  la  figure  de  Mentes, 
roi  des  Taphiens.  Dès  ([ue  Tclémaque  l'aperçoit , 
empressé  de  remplir  les  devoirs  de  l'hospitalité  ,  il 
s'avance,  lui  présente  la  main,  prend  sa  pique  pour 
le  soulager,  et  lui  parle  en  ces  termes:  Etranger, 
soyez  le  bienvenu,  repost^z-vtn'.s,  prenez  quelque 
nourriture,  et  vous  nous  direz  ensuite  le  sujet  qui 
vous  amène. 

Aussitôt  Télémaque  donne  sesordres,  et  tout  se 
met  en  mouvement  pour  servir  le  prétendu  roi  des 
Taphiens. 

(lependant  les  fiers  poursuivans  de  Pénélope  en- 
trent dans  la  salle,  se  placent  sur  diflerens  sièges, 
et  no  paroissent  occupes  qae  de  la  bonne  chère, 
(jue  de  la  musique  et  de  la  danse,  qui  sont  les 
agréables  compagnes  des  festins. 

Télémaque  sembloil  seul  indiUérent  à  lous  ces 
plaisirs  ;  il  n'étoii  occupé  que  de  son  nouvel  hôte, 
et  lui  adressant  la  parole,  il  lui  dit  :  Mon  cher  hôte, 
me  parlonnerez-vous  si  je  vous  dis  que  voilà  la  vie 
que  mènent  ces  insolens  ?  Helas  !  reprit  la  déesse 
en  soupirant  ,  vous  avez  bien  besoin  qu'Ulysse, 
après  une  si  longue  absence,  vienne  réprimer  l'in- 
solence lie  ces  princes  ,  et  leur  faire  sentir  la  force 
de  son  bras.  Ah  !  quel  changement,  s'il  paroissoit 


(>64 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  II. 


ici  lout-à-coup  avec  son  casque  ,  son  bouclier  et 
deux  javelols  ,  tel  que  je  le  vis  dans  le  palais  de 
mon  père,  lorsqu'il  revint  de  la  cour  d'ilus,  fils  de 
Mermérus  1  Pour  vous,  je  vous  exliorle  à  prendre 
les  moyens  de  les  chasser  de  voire  palais  :  dès  de- 
main appelez  lous  ces  princes  à  une  assemblée  ; 
là  vous  leur  parlerez,  et.  prennnt  les  dieux  a  té- 
moin, vous  leur  ordonnerez  de  retourner  chacun 
dans  sa  maison. 

Après  avoir  congédié  l'assemblée,  vous  prendrez 
nn  de  vos  meilleurs  vaisseaux  avec  vingt  bons  ra- 
meurs, pour  aller  vous  informer  de  tout  ce  qui  con- 
cerne votre  père  :  allez  d'abord  à  Pylos,  chez  le  di- 
vin Nestor,  à  qui  vous  lerez  modestement  des  ques- 
tions :  de  là  vous  irez  à  Sparte,  chez  Ménélas ,  qui 
est  revenu  de  Troie  après  tous  les  Grecs.  Si  par 
hasard  vous  entendez  dire  des  choses  qui  vous 
donnent  quelque  espérance  que  votre  père  est  en 
vie  et  qu'il  revient,  vous  attendrez  la  confirmation 
de  cette  bonne  nouvelle  encore  une  année  entière, 
quelque  douleur  qui  vous  presse  et  quelque  impa- 
tience que  vous  ayez  de  revenir  :  mais  si  Ion  vous 
assure  qu'il  ne  jouit  plus  de  la  lumière  ,  alors  vous 
reviendrez  à  Ithaque^  vous  lui  élèverez  un  tombeau, 
vous  luitérez  des  funérailles  magnifiques  et  dignes 
de  lui ,  et  vous  donnerez  à  votre  mère  un  mari 
que  vous  choisirez  vous-même.  Après  cela,  ap- 
pliquez-vous à  vous  défaire  des  poursuivans  ou 
par  la  force  ou  par  la  ruse  ;  qu'une  noble  émula- 
tion aiguise  votre  courage  :  armez-vous  donc  de 
sentimens  généreux  pour  mériter  les  éloges  delà 
postérité. 

Mon  hôte,  lui  répond  le  sage  Télémaque,  vous 
venez  de  me  parler  avec  toute  l'amitié  qu'un  bon 
père  peut  témoigner  à  son  fils  ;  jamais  je  n'oublie- 
rai la  moindre  de  vos  paroles:  mais  soufl'rez  que 
je  vous  retienne  et  que  j'aie  le  temps  de  vous  faire 
un  présent  honorable  :  il  sera  dans  votre  maison 
un  monument  éternel  de  mon  amitié  et  de  ma  re- 
coonoissance. 

Le  présent  que  votre  cœur  généreux  vous  porte 
à  m'offrir  ,  lui  dit  Minerve,  vous  me  le  ferez  à  mon 
retour,  et  je  tâcherai  de  le  reconnoitre.  En  finissant 
ces  mots,  la  déesse  le  quitte  et  s'envole  comme  un 
oiseau.  Télémaque  étonné,  et  se  sentant  anin)é 
d'une  force  et  d'un  courage  extraordinaires,  ne 
doute  pas  que  ce  ne  soit  un  dieu  qui  lui  a  parlé. 

11  rejoint  les  princes;  ils  écouloient  alors  en  si- 
lence le  célèbre  Phémius  qui  chantoit  le  retour 
des  Grecs,  que  Minerve  leur  avoit  rendu  si  funeste 
pour  punir  l'insolence  d'Ajax  le  Locrien.  (jui  avoit 
indignement  profané  son  temple.  La  fille  d'Icare 
entendit  de  son  appartement  ces  clianis  divins:  ils 
lui  rappelèrent  son  cher  Ulysse, et  réveillèrent  ses 
amères  douleurs.  Elle  descendit,  suivie  de  deux  de 
ses  femmes  ,  et ,  s'arrètant  à  l'entrée  de  la  salle  ,  le 
visage  couvert  d'un  voile  d'un  grand  éclat,  et  Ks 
yeux  baignés  de  larmes  ,  elle  pria  Phémius  de 
choisir  quelques  sujets  moins  tristes,  moins  pro- 
pres à  renouveler  s-s  chagrins, 

Télémaque  la  reprit  modestement  et  avec  force, 
en  l'exhortant  à  retourner  dans  son  appartement 
et  à  ne  se  plus  montrer  aux  poursuivans.  Pénélope, 
étonnée  de  la  sagesse  de  son  fils,  dont  elle  recueil- 
loit  avec  soin  toutes  les  paroles,  se  retira  et  con- 
tinua de  plei;rer  son  cherUîvsse.  Les  priiices,  plus 
enflammés  que  jamais  pour  Pénélope;  font  retentir 


la  salle  de  leurs  clameurs.  Télémaque  prend  en- 
core la  parole  •  Que  ce  tumulte  cesse,  leur  dit-il 
d'un  ton  ferme  ;  qu'on  n'entende  plus  tous  ces 
cris  :  il  est  juste  et  décent  d'entendre  tranquille- 
ment un  chantre  comme  Phémius,  qui  est  égal  aux 
dieux  par  la  beauté  de  sa  voix  et  par  les  mer- 
veilles de  ses  chants.  Demain,  dès  la  pointe  du 
jour,  nous  nous  rendrons  tous  à  l'assemblée  que 
j'indique  dès  aujourd'hui;  j'ai  à  vous  parler,  pour 
vous  déclarer  que,  sans  aucun  délai,  vous  n'avez 
qu'à  vous  retirer  :  sortez  de  mou  palais,  allez  ail- 
eurs  faire  des  festins,  en  vous  traitant  tour-a-loor 
dans  vos  maisons. 

11  parla  ainsi,  et  tous  ces  princes  se  mordent  les 
lèvres,  et  ne  peuvent  assez  s'étonner  de  la  vigueur 
avec  laquelle  il  vientde  parler.  Ântinoiis  cependant 
et  Eurymaque  voulurent  lui  répondre.  Télémaque 
les  écouta  sans  changer  de  contenance  ni  de  sen- 
timent. 

Les  princes  continuèrent  de  se  livrer  aux  plaisirs 
de  la  danse  et  de  la  musique  jusqu'à  la  nuit  ;  et 
lorsque  l'éioile  du  soir  eut  chassé  le  jour,  ils  se 
retirèrent  chacun  dans  leur  maison. 

Télémaque  monta  aussi  dans  son  appartement, 
tout  occupe  de  chercher  en  lui-même  les  moyens  de 
faire  le  voyage  que  Minerve  lui  avoit  conseillé. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  II. 

L'aurore  commençoità  peine  adorer  l'horizon, 
que  le  fils  d'Ulysse  se  lève,  prend  un  habit  magni- 
fique, met  sur  ses  épaules  un  baudrier  d'où  pen- 
doit  une  riche  épée ,  et ,  sans  perdre  un  moment, 
donne  ordre  à  ses  hérauts  d'appeler  les  Grecsà  l'as- 
semblée. Télémaque  se  rend  an  milieu  d'eux  ,  te- 
nant au  lieu  de  sceptre  une  longue  pique.  Minerve 
avoit  répandu  sur  toute  sa  personne  une  giàce 
toute  divine  ;  les  peuples^  en  le  voyant  paroitre, 
sont  saisis  d'almiration. 

Le  héros  Egyptius  parla  le  premier  ;  il  étoit 
courbé  sous  le  poids  des  années,  et  une  longue  ex- 
périence l'avoit  instruit.  Peuples,  dit-il  en  élevant 
la  voix,  peuples  d'Ithaque^  écoutez-moi.  Nous 
n'avons  vu  tenir  ici  d'assemblée  ni  de  conseil  de- 
puis le  départ  dUlysse  ;  qui  est  donc  celui  qui  nous 
assemble?  (piel  pressant  besoin  lui  a  inspiré  cette 
pensée  ?  Qui  que  ce  soit,  c'est  sans  doute  un  homme 
de  bien;  puisse-t-il  réussir  dans  son  entreprise  , 
et  que  Jupiter  le  favorise  dans  tous  ses  desseins! 

Télémaque,  touché  de  ce  souhait  qu'il  prit  pour 
un  bon  augure,  se  lève  aussitôt,  et  lui  adresse  la 
parole  :  Sage  vieillard,  celui  quia  assen\blé  le  peu- 
ple n'est  pas  loin  de  vous  :  c'est  moi ,  c'est  le  fils 
d'Ulysse  ;  c'est  dans  la  douleur  que  me  cause  l'ab- 
sence de  mon  père  et  le  désordre  qui  règne  dans 
son  palais,  que  je  vous  ai  tnns  appelés.  Je  vous  en 
conjure  au  nom  de  Jupiter  Olympien  et  de  Théniis 
qui  piésideaux  assemblées,  opposez-vous  aux  in- 
justices que  j'éprouve  et  qui  me  ruinent.  Il  parle 
ainsi,  le  visage  baigné  de  pleurs,  et  jelie  sa  longue 
pique  à  terre  pour  inieux  mar(|uer  son  indignation. 
Le  peuple  en  paroit  ému  ;  les  princes  demeurent 
dniis  le  silence,  .\niinciis  est  'c  seul  qui  ose  lui 
ré^-oudre  : 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  III. 


665 


Télémaque,  qui  témoignez  dans  vos  discours  tant 
de  hauteur  et  d'audace,  que  venez-vous  de  dire 
pour  nous  déslionorer  ?  Ce  ne  sont  point  les  amans 
de  la  reine  voire  mère  qui  sont  cause  de  vos  mal- 
heurs; c'est  Pénélope  elle-même,  qui  n'a  recours 
qu'à  des  artifices  pour  nous  amuser.  Renvoyez-la 
chez  son  père  Icare  ;  eng;igez-la  à  se  déclarer  pour 
celui  de  nous  qu'elle  choisira  et  qu'elle  trouvera 
plus  aimable. 

11  n'est  pas  possible,  répondit  le  sage  Télémaque, 
que  je  fasse  sortir  par  force  de  mon  palais  celle  qui 
m'a  donné  le  jour  ,  et  qui  m'a  nourri  elle-même. 
Me  pourrais-je  mettre  a  couvert  de  la  vengeance 
des  dieux,  api  es  que  ma  mère  chassée  de  ma  maison 
auroit  invoqué  les  redoutables  Furies  ?  Pourrois- 
je  éviter  l'indignation  de  tous  les  hommes  qui  s'é- 
léveroient  contre  moi  ?  Jamais  un  ordre  si  cruel  et 
si  injuste  ne  sortira  de  ma  bouche. 

Aussitôt  il  parut  deux  aigles  dans  les  airs ,  qui 
planèrent  quelque  temps  au-dessus  de  l'assemblée  ; 
ils  sembloient  arrêter  leurs  regards  sur  toutes  les 
têtes  des  poursuivans,  et  leur  aunoncer  la  mort. 

Les  Grecs  en  furent  saisis  de  Irayeur,  Le  vieil- 
lard Haliiherse,  qui  surpassoit  en  expérience  tous 
ceux  de  son  âge  pour  discerner  le  vol  des  oiseaux, 
et  pour  expliquer  leurs  présages,  leur  déclara  que 
les  aigles  pronosiiquoient  le  retour  prochain  dT- 
lysse  et  la  punition  terrible  des  poursuivans  de  Pé- 
nélope. 

Eurymaque  lui  répondit,  en  se  moquant  de  ses 
menaces  :  Vieillard,  retire-toi  ;  va  dans  ta  maison 
faire  ces  prédiciions  .à  tes  enfans  :  je  suis  plus  ca- 
p:ible  que  toi  de  prophétiser  et  d'expliquer  ce  pré- 
tendu prodige.  Si,  en  le  servant  des  vieux  tours 
que  ton  grand  âge  l'a  appris,  tu  surprends  la  jeu- 
nesse du  prince  pour  l'irriter  contre  nous,  crois-tu 
que  nous  ne  nous  eu  vengerons  point  ?  Le  seul 
conseil  que  je  puis  donner  à  Télémaque,  c'est  d'e- 
bliger  sa  mère  à  se  retirer  chez  son  père. 

Ce  seroit  à  vous  à  vous  retirer,  répondit  prudem- 
meni  le  fils  d'Ulysse.  Mais  je  ne  vousen  parle  plus  ; 
je  vous  demande  seulement  un  vaisseau  avec  vingt 
rameurs  qui  me  mènent  de  côté  et  d'autre  sur  la 
vaste  mer  :  j'ai  résolu  d'aller  à  Sparte  et  à  Pylos 
pour  apprendre  des  nouvelles  de  mon  père.  Si  je 
suis  assez  heureux  pour  entendre  dire  qu'il  est  en- 
core en  vie  et  en  état  de  revenir,  j'attendrai  la 
confirmation  de  celle  nouvelle  une  année  entière 
avec  loute  l'inquiétude  d'une  allcnte  toujours  dou- 
teuse. Mais  si  j'apprends  certainement  qu'il  ne  vit 
plus,  je  reviendrai  dans  ma  chère  patrie,  je  lui  élè- 
verai un  superbe  tombeau  ,  je  lui  ferai  des  funé- 
railles magnifiques,  et  j'obligerai  ma  mère  à  se 
choisir  un  mari. 

Dès  que  Télémaque  eut  achevé  de  parler,  Menlor 
se  leva  ;  c'eloit  un  des  plus  (i  leles  amis  d'L'Iysse, 
Celui  à  qui,  en  s'embarquant  pour  Tioie,  il  avoit 
confié  le  soin  de  toute  sa  maison. 

EcoulfZ-moi,  dit-il  au  peuple  d'Ilhaque  :  que! 
est  le  roi  qui  di^sormais  voudiii  être  modéré,  clé- 
ment et  juste  ?  Il  n'y  a  donc  parmi  vous  personne 
qui  se  souvienne  du  sage  et  ilivin  Ulysse,  personne 
qui  n'ait  oublié  si  s  bienfaits  ?  Quoi  !  vous  ganlez 
tous  un  honteux  silence  ?  \ovif.  n"avez  pas  le  cou- 
rage de  vous  opposer,  au  moins  par  vos  paroles  , 
aux  injustices  de  ses  ennemis? 

Que  venez-vous  de  dire,  impudent  Mentor  ?  lui 


répliqua  Léocrite  ;  croyez-vous  qu'il  soit  si  facile 
de  s'opposer  aux  poursuivans  de  Pénélope?  Ulysse 
lui-même,  s'il  l'entreprenoil  .à  son  retour,  réussi- 
roit-il  à  les  chasser  de  son  palais?  Vous  avez  donc 
parlé  contre  touie  raison.  Mais  que  le  peuple  se 
retire;  et  vous.  Mentor,  préparez  avec  Haliiherse, 
votre  ami  et  celui  d'Ulysse,  tout  ce  qui  est  néces- 
saire pour  le  départ  de  Télémaque. 

Ce  jeune  prince  sortit  avec  tous  les  autres  de 
l'assemblée  ,  et  s'en  alla  seul  sur  le  rivage  de  la 
mer  :  après  ^'êlre  lavé  les  mains  dans  l'onde  salée, 
il  adressa  à  Minerve  une  humble  et  tendre  prière  ; 
la  déesse,  touchée  de  sa  confiance,  prit  la  fisure'de 
Mentor,  et  lui  dit  en  s'approchant  de  lui  :  Laissez 
là  les  complots  et  les  macbinatious  des  amans  in- 
sensés de  votre  mère  ;  ils  n'ont  ni  prudence  ni  jus- 
lice;  ils  ne  voient  pas  la  punition  terrible  qui  les 
attend.  Le  voyage  que  vous  méditez  ne  sera  pas 
long  temps  diileré  ;  je  vous  équiperai  un  vaisseau 
et  je  vous  accompagnerai  :  retournez  donc  dans 
votre  palais,  vivez  avec  les  princes  à  votre  ordi- 
naire, et  préparez  cependant  les  provisions  dont 
vous  avez  besoin. 

Dès  que  Télémaque  paroît,  Antinoiis  l'attaque  , 
et  ose  le  plaisanter  sur  le  discours  qu'il  avoit  f;iil 
à  l'assemblée,  et  sur  le  projet  de  son  voyage.  Té- 
lémaque y  répond  avec  fermeté,  et  même  avec  me- 
nace :  mais  les  poursuivans  s'en  moquent,  et  ne 
songent  qu'à  se  divertir.  Le  jeune  prince  les  quille, 
et  va  trouver  Euryclée  qui  l'avoit  élevé  :  il  lui  or- 
donne d'ouvrir  les  celliers  d'Ulysse  dont  elle  avoit 
la  garde  ;  et  après  lui  en  avoir  demandé  le  secret 
avec  serment,  il  communique  à  sa  nourrice  le  pro- 
jet de  son  voyage  ,  et  lui  recommande  de  préparer 
en  diligence  le  vin,  la  farine  ,  l'huile  et  toutes  les 
provisions  dont  il  vouloit  charger  son  vaisseau. 
Minerve,  pour  en  faciliter  le  transport,  ainsi  que 
l'évasion  de  Télémaque,  verse  un  doux  et  prof(»nd 
sommeil  sur  les  paupières  des  poursuivans  de  Pé- 
nélope. On  charge  le  vaisseau  bien  équipé  de  tout 
ce  qui  est  nécessaire  pour  le  voyage;  on  s'embar- 
que; Minerve,  sous  la  ligure  de  Mentor,  se  place 
sur  la  poupe  ;  Teléma(jue  s'assied  auprès  d'elle  ; 
on  délie  les  câbles  ;  les  rameurs  se  mettent  sur 
leurs  bancs  ;  les  voiles  sont  déployées,  et  le  vais- 
seau fend  rapidement  le  sein  de  l'humide  plaine. 


PRECIS  DU  LIVRE  III. 

Le  soleil  sorloit  du  sein  de  l'onde,  et  commen- 
çoit  à  rtorer  l'horizon,  lorsque  Télémaque  arriva  à 
la  célèbre  Pylos.  Les  Pyliens  immoloienl  ce  jour-là 
des  taureaux  noirs  à  Neptune.  On  avoit  déjà  goûlé 
des  entrailles  et  brûlé  les  cuisses  des  victimes  sur 
laulel,  lorsque  le  vaisseau  enira  sur  le  port.  Té- 
lémaque descend  le  premier  ;  et  Minerve,  sous  la 
figure  de  Mentor,  lui  adresse  ces  paroles  :  Prince  , 
il  n'es!  plus  temps  d'être  reltnu  par  la  honte;  allez 
donc  aborder  INe>loravec  une  hardiesse  noble  et 
modeste. 

Comment,  répondit  Télémaque,  irai-je  aborder 
le  roi  de  Pylos?  Comment  le  saluerai-je  ?  Vous 
savez  que  j'ai  peu  d'ex|)érience,  que  je  manque  de 
la   sagesse  nécessaire  pour  parler  à  un  homme 


660 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  III. 


comme  lui.  La  bienséance  permet-elle  à  un  jeune 
homme  de  faire  des  quesiions  à  un  prince  de  cet 
âge  ? 

Téiémanue,  repartit  >!inerve,  vous  trouverez  de 
vous-même  une  partie  de  ce  qu'il  faudra  dire  ,  et 
l'a^itre  partie  vous  sera  inspirée  par  les  dieux,  dans 
qui  vous  devez  mettre  voire  confiance. 

En  achevant  ces  mois,  la  iléesse  s'avance  la  pre- 
mière :  Télémaque  la  suit.  Les  Pvlions  ne  les  eu- 
rent pas  plus  tôi  aperçus,  qu'ils  alièrenl  au-devant 
d'eux.  Pisistrate,  (ils  aînédeiNestor,  lut  le  premier 
qui,  s'avançant,  prit  les  deux  étrangers  parla  main, 
et  les  plaça  entre  son  père  et  sou  frère  Thrasy- 
mède.  D'abord  il  leur  présenta  une  partie  des  en- 
irai'les  des  victimes,  et  remplissant  de  vin  une 
coupe  d'or,  il  la  donna  à  ÎMinerve,  et  lui  dit  :  Etran- 
ger, faites  votre  prière  au  roi  Neptune,  car  c'est  à 
son  festin  que  vous  êtes  admis  à  votre  arrivée:  vous 
donnerez  ensuite  la  coupe  à  votre  ami,  afin  qu'il 
fasse  après  vous  ses  lihalions  el  ses  prières  ;  car  je 
pense  qu'il  est  du  nombre  de  ceux  qui  reconnois- 
sent  les  dieux  ,  il  n'y  a  point  d'homme  qui  n'ait 
besoin  de  leurs  secours:  nuis  je  vois  qu'il  est  plus 
jeune  que  vous  ;  c'est  pourquoi  il  ne  sera  point  fâ- 
ché que  je  vous  donne  la  coupe  avant  lui. 

Minerve  voit  avec  p!ai^ir  la  prudence  et  la  jus- 
tice de  ce  jeune  prince  ;  et  après  avoir  invoqué 
Neptune,  elle  présente  la  coupe  à  Télémaque,  qui 
fit  les  mêmes  supplications. 

Quand  la  bonne  chère  eut  chassé  la  faim,  Nestor 
dit  aux  Pyliens  :  Présentement  que  nous  avoi;s 
reçu  ces  étrangers  à  notre  table,  nous  pouvons, 
sans  manquer  à  la  décence,  leur  demander  qui  ils 
sont,  et  d'oùils  viennenl. 

Télémaque  répondit  avec  cetie  fermeté  modeste 
que  lui  inspiroit  Minerve  :  Nestor,  fils  de  NéMe, 
et  le  plus  grand  ornement  de  la  Grèce,  vous  deman- 
dez qui  nous  sommes.  Nous  venons  de  l'ile  d'Iiha- 
que  ;  je  suis  fils  d'Llyssse,  qui,  comme  la  renom- 
mée nous  l'a  appris,  combattant  avec  vous  a  sac- 
cagé la  ville  de  Troie.  Le  sort  de  tous  les  princes 
qui  ont  porté  les  armes  contre  les  Trovens  nous 
est  connu.  Llysse  est  le  seul  dont  le  fils  de  Saturne 
nous  cache  la  triste  desiinée.  J'embrasse  donc  \vs 
genoux  pour  vous  supplier  de  m'apprendre  ce  que 
vous  en  savez.  Que  ni  la  compassion,  ni  aucun 
ménagement,  ne  vous  engagent  à  me  flatter.  Si 
jamais  mon  père  vous  a  heureusement  servi  de 
son  épée  ou  de  ses  conseils  devant  les  murs  de 
Troie,  oîi  les  Grecs  ont  souffert  tant  de  maux,  je 
vous  conjure  de  me  tiiri'  la  vérité. 

Que  vous  me  rappelez  de  trisies  objels  !  lui  ré- 
pondit Nestor.  Plusieurs  annces  sufliroierit  à  peine 
à  faire  le  détail  de  tout  ce  que  les  Grei^s  oui  eu  à 
soutenir  demau\  dans  celte  guerre  fatale:  il  n'y 
avoit  pas  un  seul  houmie  dans  toute  l'armi^e  qui 
osât  s'égaler  à  Ulysse  en  prudence;  <ar  il  les  sur- 
passoil  loiis,  personne  n'éloit  plus  fécond  en  res- 
sources. Je  vois  bit-n  que  vous  èies  son  (ils  :  voiis 
me  jetez  dans  l'admiration  ;  je  crois  l'entendre  lui- 
même. 

Pendant  tout  le  temps  qu'a  duré  le  siège,  le  divin 
Llysse  et  moi  n'avons  jauiais  été  d'unavis  diffé- 
rent, soit  dans  les  assemblées,  soit  (fans  l^-s  con- 
seils ;  mais,  animés  d'un  mêmt!  esprit,  nous  avons 
ou;o:irs  ilil  aux  Grecs  ce  (pn  panù'.soit  devoir  as- 
ti rer  lesuccès  de  noire  entreprise. 


Après  que  nous  eûmes  renversé  la  superbe 
Ilion,  et  partagé  ses  dépouilles,  nous  montâmes  sur 
nos  vaisseaux  :  la  discorde  et  les  tempêtes  nous  sé- 
parèrent. Je  poursuivis  ma  route  vers  Pylos  ,  et  j'y 
arrivai  heureusement  avec  les  miens,  sans  avoir 
pu  apprendre  la  moindre  nouvelle  de  plusieurs  de 
mes  autres  illustres  compagnons  :  je  ne  sais  pas 
même  encore  certainement  ni  ceux  d'entre  eux  qui 
se  sont  sauvés,  ni  ceux  qui  ont  péri. 

Nestor  lui  raconte  ensuite  l'histoire  et  les  mal- 
heurs de  beaucoup  de  princes  grecs  ;  il  insiste 
principalement  sur  la  fin  tragique  d'Agamemnon 
et  sur  la  vengeance  d"Oreste, 

Ah  !  s'écria  Télémaque,  je  ne  demanderois  aux 
dieux,  pour  loute  grâce,  que  de  pouvoir  me  venger, 
comme  Oreste,  de  l'inso'ence  des  poursuivans  de 
ma  mère.  Faudra-t-il  que  je  dévore  toujours  leurs 
affronts,  quelque  durs  qu'il  me  paroissent  ! 

Mon  cher  fils,  repartit  Nestor,  puisque  vous  me 
faites  ressouvenir  de  certains  bruits  sourds  que  j'ai 
entendus,  apprenez-moi  donc  si  vous  vous  sou- 
mettez à  eux  sans  vous  opposer  à  leur  violence. 
Si  Minerve  vouloit  vous  protéger,  comme  elle  a 
protégé  votre  père  pendant  qu'il  a  combattu  sous 
les  murs  de  Troie,  il  n'y  auroit  bientôt  plus  aucun 
de  ces  poursuivans  qui  fût  en  état  de  vous  inquié- 
ter. Je  n'ai  garde,  dit  Télémaque,  d'oser  me  flatter 
d'un  si  grand  bonheur  ;  car  mes  espérances  se- 
roient  vaines,  quand  les  dieux  mêmes  voudroient 
me  favoriser. 

La  douleur  vous  égare,  repartit  Minerve.  Quel 
blasphème  vous  venez  de  prononcer  !  Oubliez-vous 
donc  que  les  dieux  ,  quand  ils  le  veulent ,  peuvent 
triompher  de  tout  el  nous  ramener  des  extrémilés 
de  la  terre  ? 

Quittons  ce  discours,  cher  Mentor,  reprit  alors 
Télémaque,  il  n'est  plus  question  de  mon  père  ; 
les  dieux  l'ont  abandonné  à  sa  noire  destinée;  ils 
roni  livré  à  la  mort.  Dites-moi,  je  vous  prie,  sage 
Nf  .sior,  comment  a  été  tué  le  roi  Agamemnon,  où 
éloit  son  frère  Ménélas,  quelle  sorte  de  piège  lui  a 
tendu  le  perfide  Egisthe  ;  car  il  a  tué  un  homme 
bitn  plus  vaillant  que  lui. 

Mon  fils,  lui  repondit  Nestor,  je  vous  dirai  la 
vérité.  Il  lui  raconte  tout  ce  qui  est  arrivé  à  Aga- 
memnon depuis  son  départ  de  Tioie,  sa  fin  mal- 
heureuse, le  houleux  îrioiiiplie  d'Egisihe  et  de  Cly- 
leitineslre,  et  la  mortdeces  trop  célchrts  coupables. 
Apprenez  d'Oreste,  ajoula-t-il  en  finissant,  ap- 
prenez ce  que  vous  devez  faire  contre  les  fiers 
poursuivans  de  Pénélope.  Retournez  dans  vos 
Etats:  mais  je  vous  C(«iiseille  et  vous  exhorte  à 
pa.'-st  r  auparavant  chez  Ménélas  ;  peulèlre  pourra- 
l-il  vous  dire  des  nouvelles  de  votre  père;  il  n'y  a 
pas  long- temps  qu'il  esi  lui-même  de  retour  à  La- 
cédémone. 

Ainsi  parla  Nestor;  et  Minerve,  prenant  la  parole, 
dit  à  ce  prince  :  Vous  venez  de  vous  exprintîer  à 
voire  ordinaire  avec  beaucoup  de  raison  ,  d'élo- 
quriice  et  de  sagesse  ;  mais  u'esl-il  pas  temps  que 
nous  songions  a  allei-  prendre  quebjue  repos?  Déjà 
le  soleil  a  l'ail  place  à  la  nuit  ;  el  convient-il  iiêlre 
si  loug-temps  a  table,  .".ux  sacrifices  des  dieux? 
Peinieilez-nous  donc  de  retourner  sur  noue  vais- 
seau. Non,  noo,  reprit  Nestor  avec  quelijee  cha- 
grin ;  il  re  sera  jamais  <lii  que  le  fils  (l'Liysse  s'en 
aille  coucher  sur  son  bord  pendant  que  je  vivrai, 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DL  LIVRE  IV. 


667 


el  que  j'aurai  cliez  moi  des  enfans  en  éiat  de  rece- 
voir les  liôies  qui  me  feront  l'IiODneur  de  venir 
dans  mon  palais. 

Vous  avez  raison,  sage  Nestor,  répondit  Minerve  : 
il  est  juste  que  Téiémaque  vous  obéisse,  il  vous 
suivra  donc,  et  profilera  de  la  grâce  que  vous  lui 
faites.  Pour  moi ,  je  m'en  retourne  à  notre  vais- 
seau, pour  rassurer  nos  compagnons,  et  leur 
donner  ks  ordres  nécessaires  ;  car  ,  dans  touUî 
la  troupe,  il  n'y  a  d'homme  âgé  que  moi  ;  tous  les 
autres  sontdesjeunesgens  quiont  suivi  Tolemaque 
par  rattachement  ({u'ilsont  pour  lui.  Demain  vous 
lui  donnerez  un  char  avec  vos  meilleurs  chevaux, 
et  un  de  vos  fils  ,  pour  le  conduire  chez  Ménélas. 

En  actievanl  ces  mots,  la  fille  de  .Inpiler  dispa- 
roîl  sous  la  forme  d'une  chouette.  Nestor,  rempli 
d'admiration,  prend  la  main  de  Téiémaque  ,  et  lui 
dit  :  Je  ne  doute  pas,  mon  fils ,  que  vous  ne  soyez 
un  jour  un  gr.fud  personnage,  puisque  si  jeune 
encore  vous  avez  déjà  des  dieux  pour  conducteurs  : 
el  quels  dieux  !  c'est  Minerve  elle-même.  Grande 
déesse,  soyez -nous  favorable  :  dès  demain  j'im- 
molerai sur  votre  autel  une  génisse  d'un  an ,  qui 
n'a  jamais  porté  le  joug,  et  dont  je  ferai  dorer  les 
cornes  pour  la  rendre  plus  agréable  à  vos  yeux. 

La  déesse  écouta  favorablement  celle  prière; 
ensuite  le  vénérable  vieillard,  marchantle  premier, 
conduisit  dans  son  palais  ses  fils,  ses  gendres  ei 
son  hôte.  Il  fit  coucher  Téiémaque  dans  un  beau 
lit,  sous  un  portique,  et  voulut  que  le  vaillant  Pi- 
sislraie,  le  seul  de  ses  fils  qui  n'étoil  pas  encore 
marié,  couchât  près  de  lui  pour  lui  faire  hon- 
neur. 

Le  lendemain,  dès  «lue  l'aurore  eut  doré  l'ho- 
rizon ,  Nestor  se  leva,  sortit  de  son  appartement , 
et  alla  s'asseoir  aux  portes  de  son  palais  sur  des 
sièges  de  pierre  blanche  et  polie.  Toule  sa  famille 
s'y  rendit  avec  Téiémaque.  Quand  il  les  vit  tous 
rassemblés  :  Mes  chers  enfans,  leur  dit-il,  exécutez 
promplement  n;es  ordres  pour  le  sacrifice  que  j'ai 
promis  de  faire  à  Minerve,  llsobéissent  :  on  amène, 
on  immole  la  victime.  Quand  les  viandes  furent 
bien  rôties,  on  se  rail  à  table;  et  des  jeunes  hommes 
bien  faits  présentèrent  le  vin  dans  des  coupes  d'or. 
Le  repas  fini,  Nestor  prit  la  parole  et  dit  :  Mes  en- 
fans, allez  promplement  atteler  un  char  pour  Té- 
iémaque :  choisissez  mes  meilleurs  chevaux.  Tout 
fut  prêt  en  un  insianl  ;  le  char  s'avance  ;  la  femme 
qui  avoit  soin  de  la  dépense  y  met  les  provisions 
les  plus  exquises.  Téiémaque  monte  le  premier  ; 
Pisistrale,  fils  de  Nesior,  se  place  à  ses  cotés ,  et, 
prenant  les  rênes  ,  pousse  ses  généreux  coursiers  , 
qui,  plus  légers  que  le  vent,  s'éloignent  des  portes 
de  Pylos,  volent  dans  la  plaine,  el  marchent  sans 
s'arrêler. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  IV. 

Tf.lémaque  elle  fils  du  sage  Nestor  arrivent  à 
Lacédéiiione,  qui  est  euviroiiiiée  de  hautes  monta- 
gnes :  ils  entrent  dans  Itî  pah'.is  de  Ménélas,  et 
trouvent  ce  prince  (|ui  célébroii  dans  le  même  jour 
b's  nccf-s  de  s(m  ii!s  el  celles  de  sa  fille;  car  il 
mariait  sa  fille  Herinioiie  à  Néopiolèuie,  lils  d'A- 


chille: il  la  lui  avoit  promise  dès  le  temps  qu'ils 
éloient  encore  devant  Troie.  Pour  son  fils  unique, 
le  vaillant  Mégapenlhe,  il  lemarioilà  une  princesse 
de  Sparte  nième^  à  la  fille  d'Alector.  Ménélas  étoit 
à  table  avec  ses  amis  et  ses  voisins.  Le  palais  re- 
tentissoit  de  cris  de  joie  ,  mêlés  avec  le  son  des 
instruiiiens,  avec  la  voix  et  avec  le  bruit  des  dan- 
seurs. 

Eléonée,  un  des  principaux  ofliciers  de  Ménélas, 
va  demandera  ce  prince  s'il  doit  dételer  le  char 
ou  prier  les  étrangers  d'aller  chercher  ailleurs 
l'hospitalilé.  Surpris  de  celle  demande,  Ménélas 
lui  dit,  en  se  rappelant  ses  longs  voyages:  N'ai-je 
point  eu  grand  besoin  moi-même  de  trouver  l'hos- 
pitalilé dans  tous  les  pays  que  j'ai  traversés  pour 
revenir  dans  mes  Etats  ?"  Allez  donc  sans  balancer, 
allez  promplement  recevoir  ces  étrangers  et  les 
amener  à  ma  table.  Eléonée  part  sans  répliquer  ; 
les  esclaves  dciellenl  les  chevaux,  et  l'on  coniuit 
les  deux  princes  dans  des  appartemens  d'une  ri- 
chesse éblouissante  ;  on  les  faitpasser  ensuite  dans 
des  bains;  on  les  lave;  on  lesparfume  d'essences;  ori 
leur  donne  les  plus  beaux  habits  ;  on  les  mène  à 
la  salle  du  festin  ,  où  ils  furent  places  auprès  du 
Roi,  surde  riches  sièges  à  marche-pied  ;  on  dressa 
des  tables  devant  eux  ;  on  leur  servit  dans  des  bas- 
sins toutes  sortes  de  viandes,  et  l'on  mit  près  d'eux 
des  coupes  d'or. 

Alors  Ménélas,  leur  tendant  la  main,  leur  parla 
en  ces  termes  :  Soyez  les  bienvenus  ,  mes  hôtes  ; 
mangez ,  recevez  agréablement  ce  que  nous  nous 
faisons  un  plaisir  devons  ofi'rir  :  après  votre  repas 
nous  vous  demanderons  qui  vous  êtes,  quoique 
votre  air  nous  le  dise  déjà  ;  des  bommes  du  com- 
n>un  n'ont  pas  des  enfans  faits  comme  vous. 

En  achevant  ces  mots,  il  leur  servit  lui-même  le 
dos  d'un  bœuf  rôii  qu'on  avoit  mis  devant  lui 
conifiie  la  portion  la  plus  honorable.  Téiémaque  , 
s'approchaul  de  l'oreille  du  fils  de  Nesior  ,  lui  dit 
tout  bas  ,  pour  n'être  pas  entendu  de  ceux  qui 
éioieiu  à  table:  Mon  cher  Pisistraie  ,  prenez-vous 
garde  à  l'éclat  el  à  lamagnillcence  de  ce  palais  i-Tur, 
l'airain,  l'argent,  les  métaux  les  plus  rares  et  l'i- 
voire y  brillent  de  toutes  paris.  Quelles  richesses 
infinies  !  je  ne  sors  point  d'admiration. 

Ménélas  l'inleudit,  et  lui  dit  :  Mes  enfans,  dans 
les  grands  travaux  que  j'ai  essuyés,  dans  les  bm- 
gues  courses  que  j'ai  faites,  j'ai  amassé  beaucoup 
de  bien  que  j'ai  cîiargé  sur  mes  vaisseaux:mais,  pen- 
dant que  les  vents  contraires  me  font  errer  dans 
tant  de  régions  éloignées  ,  el  que,  mettant  à  pro- 
fit ces  courses  involontaires,  j'amasse  de  grandes 
richesses  ,  un  irailre  assassine  mon  frèie  dans  son 
palais,  de  concert  avec  son  abominable  femme;  et 
ce  souvenir  emjoisonne  toutes  mes  jouissances. 
Plût  aux  dieux  que  je  n'eusse  (jue  la  troisième  par- 
tic  des  grands  biens  que  je  possède,  et  beaucoup 
moins  encore,  el  que  mou  frère,  et  que  tous  ceux 
qui  ont  péri  devant  Ilion  .  fussent  encore  en  vie  ! 
Leur  mort  esl  un  grand  sujet  de  douleur  pour  moi. 
De  tou«  ces  gran;!s  hommes  il  n'y  en  a  point  dont 
la  perte  ne  me  suit  sensib'e  :  mais  il  y  en  a  un  sur- 
tout dont  les  malheurs  me  louchent  plus  que  ceux 
des  autres.  Quand  je  viens  a  me  souvenir  de  lui  , 
il  m'empêche  de  goiVerles  douceurs  du  sommeil  , 
el  !a  table  medevient  odieuse  :  car  jamais  homme 
li'a  soulîerl  tant  de  peines,  ni  soutenu  tant  de  ira- 


668 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  IV. 


vaux,  que  le  grand  Ulysse.  Nous  n'avons  de  lui 
aucune  nouvelle  ,  cl  nous  ne  savons  s'il  est  envie 
ou  s'il  esi  mon. 

Ces  paroles  plongèrent  Télémaque  d:ins  une  vive 
douleur  ;  le  nom  de  son  père  fit  couler  de  ses  yeux 
un  torrent  de  larmes  ;  el,  pour  les  cacher,  il  se 
couvrit  le  visage  de  son  manieau  de  pourpre.  Mé- 
nélas  s'en  aperçut;  el  pendant  qu'il  deliberoil  sur 
les  soupçons  qu'il  avoitque  c'éioit  le  lils  d'Ulysse  , 
Hélène  sort  de  son  magnifique  apparlement  :  elle 
étoit  semblable  à  la  belle  Diane  .dont  les  flèchts 
sont  si  sûres  et  si  brillantes.  Elle  arrive  dans  la 
salle,  considère  Télémaque  ;  puis  adressant  la  pa- 
role à  Ménélas:  Savons-nous,  lui  dit-elle,  qui 
sont  ses  étrangers  qui  nous  ont  fait  l'honneur  de 
venir  dans  notre  palais  ?  Je  ne  puis  vous  cacher 
ma  conjecture  :  quelle  parfaite  ressemblance  avec 
Ulysse!  J'en  suis  dans  l'eionnementel  l'admiration; 
c'est  sûrement  son  lils.  Ce  grand  homme  le  laissa 
encore  enfant  quand  vous  partîtes  avec  tous  les 
Grecs,  et  que  vous  allâtes  faire  une  guerre  cruelle 
auxTroyens  pour  moi  malheureuse  qui  ne  méri- 
lois  que  vos  mépris.  J'avois  la  même  pensée ,  ré- 
pondit Ménclas  ;  voilà  le  port  et  la  taille  d'Ulysse  j 
voilà  ses  yeux,  sa  belle  tète. 

Alors  Pisisiraie  prenant  la  parole  :  Grand  Atride, 
lui  dit-il^  vous  ne  vous  êtes  pas  trompé;  vous  voyez 
devant  vos  yeux  le  (ils  d'Ulysse  ,  le  sage,  le  mo- 
deste, le  malheureux  Télémaque.  Nestor,  qui  est 
mon  père,  m'a  envoyé  avec  lui  pour  le  conduire 
chez  vous,  car  il  souhaitoil  ardemment  de  vous 
voir  pour  vous  demander  vos  conseils. 

0  dieux  !  s'écria  IMénélas,  j'ai  donc  le  plaisir  de 
voir  dans  mon  palais  le  fils  d'un  homme  qui  a 
donné  tant  de  combats  pour  l'amour  de  moi  !  Il  s'é- 
tendit ensuite  sur  son  amitié  pour  Ulysse,  sur  les 
éloges  que  mériloient  son  courage  el  sa  prudence. 

Tous  se  n)irent  à  pleurer,  et  la  belle  Hélène 
surtout.  Cependant,  pour  tarir  ou  suspendre  la 
source  de  tant  de  larmes,  elle  s'avisa  de  mêler  dans 
le  vin  qu'on  servoit  à  table,  une  poudre  qui  cal- 
moil  les  chagrins  et  faisoii  oublier  tous  les  maux. 
Après  celte  précaution  elle  se  mil  à  raconter  plu- 
sieurs des  entreprises  d'Ulvsse  pendant  le  siège  de 
Troie.  Ménélas  enchérit  sur  Hélène  ,  et  donna  à 
ce  héros  les  plus  grandes  louanges. 

Le  sage  Télémaque  répondit  à  Ménélas  :  Filsd'A- 
Irée,  tout  ce  que  vous  venez  de  dire  ne  fait  qu'aug- 
menter mon  adliction  ;  mais  permettez  qut;  nous 
allions  chercher  dans  un  doux  sommeil  le  soula- 
gement à  nos  chagrins  el  à  nos  inquiétudes. 

La  divine  Hélène  ordonne  aussitôt  à  ses  femmes 
dedresserdes  lits  sous  un  porii([ue;  elles  obéissent, 
et  un   héraut  y  conduit  les  deux  étrangers. 

L'aurore  n'eût  pas  plus  tôt  annoncé  le  jour^  que 
Ménélas  se  leva  et  se  rendit  à  rapparienient  de 
Télémaque.  Assis  près  de  son  lit,  il  lui  p.ii  la  ainsi  : 
Généreux  fils  d  Ulysse  .  quelle  pressante  ad'aire 
vous  amène  a  Lacédemone,  el  vous  a  fait  alFrotiler 
les  dangers  delà  mer  ? 

Grand  roi,  que  Jupiler  honore  d'une  proloclion 
si>cciale,  je  suis  venu  dans  votre  palais,  répondit 
Télémaque,  pour  voir  si  vous  pouviez  me  donner 
quelinie  lumière  sur  la  destinée  démon  père.  iMa 
maison  périt,  tous  mes  biens  se  consument,  mon 
palais  est  plein  d'ennemis  ;  les  fiers  poursuivans 
de  ma  mère  égorgent  coniinuelleinenl  mes  trou- 


peaux, el  ils  me  traitent  avec  la  dernière  insolence. 
0  dieux  !  s'écria  Ménélas,  se  peut-il  que  des 
hommes  si  lâches  prétendent  s'emparer  de  la  cou- 
che d'un  si  grand  homme  !  Grand  Jupiter,  et  vous, 
Minerve  et  Apollon,  faites  qu'Ulysse  tombe  tout- 
à-coup  sur  ces  insolens!  Ménélas  raconte  ensuite 
ses  propres  aventures  ;  combien  il  avoil  été  retenu 
en  Egypte  ;  comment  il  en  sortit  après  avoir  con- 
sulté Protée  ;  les  ruses  de  ce  dieu  marin  pour  lui 
échapper  ;  comment  il  se  changea  d'abord  en  lion 
énorme,  ensuite  en  dragon  horrible,  puis  en  léo- 
pard, en  sanglier,  en  fieuve,  et  en  un  grand  arbre. 
A  tous  ces  changemens  nous  le  serrions  encore  da- 
vantage, sans  nous  épouvanter,  dit  Ménélas,. jusqu'à 
ce  qu'enfin  ,  las  de  ses  artifices  ,  il  reprit  sa  pre- 
mière forme,  et  répondit  à  mes  questions.  Qu'il 
m'apprit  de  tristes  événemens  !  Frappé  de  tout  ce 
qu'il  me  racontoit,  je  me  jetai  sur  le  sable  ,  que  je 
baignai  de  mes  larmes.  Le  temps  est  précieux  ,  me 
dit  alors  Protée,  ne  le  perdez  pas  ;  cessez  de  pleu- 
rer inutilement.  Etant  donc  revenu  à  moi,  Je  lui 
demandai  encore  ce  qu'éioit  devenu  voire  père  ; 
il  me  répondit:  Ulysse  est  dans  l'ile  de  Calypso, 
qui  le  relient  malgré  lui,  et  qui  le  prive  de  tous 
les  moyens  de  retourner  dans  sa  patrie  ;  car  il  n'a 
ni  vaisseaux  ni  rameurs  qui  puissent  le  conduire 
sur  les  llols  de  la  vaste  mer. 

Voilà  tout  ce  que  je  puis  vous  apprendre,  ajouta 
Ménélas  :  mais,  cher  Télémaque,  demeurez  encore 
chez  moi  (juelque  temps;  dans  dix  ou  douze  jours 
je  vous  renverrai  avec  des  présens,  je  vous  donnerai 
trois  de  mes  meilleurs  chevaux  et  un  beau  char  : 
j'ajouterai  à  cela  une  belle  coupe  d'or,  qui  vous 
servira  à  faire  des  libations  el  à  vous  rappeler  le 
nom  et  l'amilie  de  Ménélas. 

Fils  d'Alrée,  répliqua  Télémaque,  ne  me  retenez 
pas  ici  plus  long-temps  ;  les  compagnons  que  j'ai 
laissés  à  Pylos  s'affligent  de  mon  absence.  Pour 
ce  qui  est  des  présens  que  vous  voulez  me  faire  , 
souhrez,  je  vous  en  supplie,  que  je  ne  reçoive  qu'un 
simple  souvenir. 

Ménélas,  l'enlendant  parler  ainsi,  se  mit  à  sou- 
rire, et  lui  dit,  en  l'embrassant  :  Mon  cher  fils, 
par  tous  vos  discours  vous  faites  bien  sentir  la  no- 
blesse du  sang  dont  vous  sortez.  Je  changerai  donc 
nies  présens,  car  cela  m'est  très-facile  ;  et,  parmi 
les  choses  rares  que  je  garde  dans  mon  palais  ,  je 
choisirai  la  plus  belle  et  la  plus  précieuse;  je  vous 
donnerai  une  urne  admirablement  bien  travaillée; 
elle  est  loule  d'argent  ,  et  ses  bords  sont  d'un  or 
très-fin  :  c'est  un  ouvrage  de  Vulcain  même. 

C'est  ainsi  que  s'entrelcnoient  cesdeux  princes. 
Opendant  les  désordres  continuent  dans  Ithaque. 
Les  poiirsuivans,  instruits  du  départ  de  Télémaque, 
qu'ils  avoient  d'abord  regardé  comme  une  menace 
vaine,  en  paroissent  inquiets,  et,  par  le  conseil 
d'Antinoi'is  ,  ils  s'assembienl  et  forment  le  projet 
(l'armer  un  vaisseau,  et  d'aller  attendre  le  iils 
d'Llysse  en  embuscade,  pour  le  surprendre  et  le 
faire  périr  à  son  retour. 

Pénélope,  apprenant  en  même  temps  et  le  voyage 
de  Télémaque  el  le  complot  qu'on  venoit  de  tramer 
contre  lui,  se.  livre  à  sa  douleur  et  tombe  éva- 
nouie. Ses  femmes  la  relèvent,  la  font  revenir,  l'en- 
gagent à  se  coucher,  et  Minerve  lui  envole  un  songe 
qui  la  oahne  et  la  console. 

Ses  fiers  poursuivans  profitent  des  ténèbres  de 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  V 


669 


la  nuilpour  s'eiiibaïqiier  sccrèlemeut  :  ils  parlent, 
ils  vogueul  sur  la  pl;iine  liijuiiie,  ils  clierclu'iii  un 
lieu  propre  à  fxécuier  leurs  noirs  desst  iiis.  U  y  a 
au  miliru  de  la  mer,  orilre  lliiaque  el  Si'.rnos,  une 
île  qu'on  uomme  Astéris  ;  elle  esl  louîe  reniplie  de 
rochers,  mais  elle  a  de  bons  ports  ouverts  des 
deux  colés  :  ce  lïil  là  que  les  prince»  grers  se  pla- 
cèrent pour  dresser  des  embûches  à  Télémaque. 


LIVRE    V. 

L'AiROUE  cependant  quitta  le  lit  de  Tithon 
pour  porter  aux  hommes  la  lumière  du  jour. 
Les  dieux  s'assemblent.  Jupiter  ,  qui  du  haut 
des  cieux  lance  le  tonnerre  ,  et  dont  la  force  est 
infinie ,  présidoit  à  leur  conseil.  Minerve ,  oc- 
cupée des  malheurs  d'Ulysse,  leur  rappela  en 
ces  termes  toutes  les  peines  que  souffroit  ce  hé- 
ros dans  la  grotte  de  Caly[)so  :  Jupiter  ,  et  vous, 
dieux  à  qui  appartient  le  bonheur  de  l'immor- 
talité ,  que  les  rois  renoncent  désormais  à  la 
vertu  et  à  l'humanité ,  qu'ils  soient  cruels  et 
sacrilèges ,  puisque  Ulysse  est  oublié  de  vous 
et  de  ses  sujets ,  lui  qui  gouvernoit  en  père  les 
peuples  dont  il  étoit  roi.  Hélas!  il  est  mainte- 
nant accablé  d'ennuis  et  de  peines  dans  lile  de 
Calypso  ;  elle  le  retient  malgré  lui;  il  ne  peut 
retourner  dans  sa  patrie  ;  il  n'a  ni  vaisseaux  ni 
pilotes  pour  le  conduire  sur  la  vaste  mer  :  et 
ses  ennemis  veulent  faire  périr  son  tils  unique 
à  son  retour  à  Ithaque  ;  car  il  est  allé  à  Pylos 
et  à  Sparte  pour  apprendre  des  nouvelles  de  son 
père. 

Ma  tille ,  lui  répond  le  roi  des  cieux  ,  que 
venez-vous  de  dire?  N'avez-vous  pas  pris  des 
mesures  pour  qu'Ulysse,  de  retour  dans  ses 
États,  punisse  et  se  venge  des  amans  de  Péné- 
lope? Conduisez  Télémaque  ,  car  vous  en  avez 
le  pouvoir;  qu'il  revienne  à  Ithaque  couvert  de 
gloire;  et  que  ses  ennemis  soient  confondus 
dans  leurs  entreprises. 

Ainsi  parla  Jupiter;  puis  s'adressant  à  Mer- 
cure ,  il  lui  dit  :  Allez,  Mercure,  car  c'est 
vous  dont  la  principale  fonction  est  de  porter 
mes  ordres;  allez  déclarer  mes  intentions  à 
Calypso  ;  persuadez-lui  de  laisser  partir  Ulysse; 
qu'il  s'embarque  seul  sur  un  frêle  vaisseau , 
et  que  ,  sans  le  secours  des  hommes  et  des 
dieux,  il  arrive  après  des  peines  infinies,  et 
aborde  le  vingtième  jour  dans  la  fertile  Schérie , 
terre  des  Phéaciens ,  dont  le  bonheur  approche 
de  celui  des  immortels  mêmes.  Ces  peuples 
humains  et  bienfaisans  le  recevront  comme  un 
dieu  ,  le  ramèneront  dans  ses  États ,  après  lui 


avoir  donné  de  l'airain  ,  de  l'or^  de  magnifiques 
habits ,  et  plus  de  richesses  qu'il  n'en  eût  ap- 
porté de  Troie ,  s'il  fût  revenu  chez  lai  sans  ac- 
cidens  et  avec  fout  le  butin  qu'il  avoit  chargé 
sur  ses  vaisseaux  :  car  le  temps  marqué  par  le 
destin  est  venu ,  et  Ulysse  ne  tardera  pas  à  re- 
voir ses  amis ,  son  palais  et  ses  États. 

Il  dit ,  et  Mercure  ,  pour  obéir  à  cet  ordre  , 
attache  à  ses  pieds  ces  ailes  avec  lesquelles,  plus 
vite  que  les  vents ,  il  traverse  les  mers  et  toute 
l'étendue  de  la  terre  :  il  prend  son  caducée  dont 
il  assoupit  et  réveille  les  hommes  ;  le  tenant  à 
la  main  il  s'élève  dans  les  airs,  parcourt  la 
Piérie  ,  s'abat  sur  la  mer ,  vole  sur  la  surface 
des  flots  aussi  légèrement  que  cet  oiseau  qui , 
péchant  dans  les  golfes ,  mouille  ses  ailes  épais- 
ses dans  l'onde  :  ainsi  Mercure  étoit  penché  sur 
la  surface  de  l'eau.  Mais  dès  qu'il  fut  proche  de 
l'île  reculée  de  Calypso ,  s'élevant  au-dessus 
des  flots,  il  gagne  le  rivage,  et  s'avance  vers 
la  grotte  où  la  nymphe  faisoit  son  séjour.  A 
l'entrée  il  y  avoit  de  grands  brasiers ,  et  les 
cèdres  qu'on  y  avoit  brûlés  répandoient  leur 
parfum  dans  toute  l'île.  Calypso ,  assise  au 
fond  de  sa  grotte  ,  travailloit  avec  une  aiguille 
d'or  à  un  ouvrage  admirable  ,  et  faisoit  retentir 
les  airs  de  ses  chants  divins.  On  voyoil ,  d'un 
côté  ,  un  bois  d'aunes ,  de  peupliers  et  de  cy- 
près, où  mille  oiseaux  de  mer  avoient  leurs 
retraites  ;  de  l'autre ,  c'étoit  une  jeune  vigne 
qui  étendoit  ses  branches  chargées  de  raisins. 
Ouafre  grandes  fontaines ,  d'une  eau  claire  et 
|)ure  ,  couloient  sur  le  devant  de  cette  demeure, 
et  formoient  ensuite  quatre  grfinds  canaux  au- 
tour des  prairies  parsemées  d'amaranthes  et  de 
violettes.  Mercure ,  tout  dieu  qu'il  étoit,  fut 
surpris  et  charmé  à  la  vue  de  tant  d'objets  sim- 
ples et  ravissans.  Il  s'arrêta  pour  contempler 
ces  merveilles  ,  puis  il  entra  dans  la  grotte.  Dès 
que  Calypso  l'aperçut ,  elle  le  reconnut;  car  un 
dieu  n'est  jamais  inconnu  à  un  autre  dieu  ,  quel- 
que éloignée  que  soit  leur  demeure.  Il  n'y 
trouva  point  Ulysse  :  retiré  sur  le  rivage  ,  ce 
héros  y  alloit  d'ordinaire  déplorer  son  soi-t ,  la 
tristesse  dans  le  cœur ,  et  la  vue  toujours  atta- 
chée sur  la  vaste  mer  qui  s'opposoit  à  son  re- 
tour. 

Calypso  se  lève  ,  va  au-devant  de  Mercure  , 
le  fait  asseoir  sur  un  siège  magnifique  ,  cl  lui 
adresse  ces  paroles  ;  Qui  vous  amène  ici ,  Mei- 
cure  ?  Je  vous  chéris  et  vous  respecte  ;  mais  je 
ne  suis  point  accoutumée  à  vos  divins  messages. 
Dites  ce  que  vous  désirez  ,  je  suis  prête  à  l'exé- 
cuter ,  si  ce  que  vous  demandez  est  en  mon 
pouvoir.  Mais  ne  permettrez-vous  pas  qu'aupa- 


670 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  V. 


ravant  je  remplisse  les  devoirs  île  l'hospitalité? 
(>ependant  elle  met  devant  lui  une  table  , 
qu'elle  couvre  d'ambrosie  ,  et  lui  présente  une 
coupe  remplie  de  nectar.  Mercure  prend  de 
cette  nourriture  immortelle  ,  et  lui  parle  en- 
suite en  ces  termes  :  Déesse ,  vous  me  deman- 
dez ce  que  je  viens  vous  annoncer  ;  je  vous  le 
dirai  sans  déguisement ,  puisque  vous  me  l'or- 
donnez vous-même.  Jupiter  m'a  envoyé  dans 
votre  île  malgré  moi  ;  car  qui  prendroit  plaisir 
à  parcourir  une  si  vaste  mer  pour  venir  dans  un 
désert  où  il  n'y  a  aucune  ville  ,  aucun  homme 
qui  puisse  faire  des  sacrifices  aux  dieux ,  et  leur 
offrir  des  hécatombes?  Mais  nul  mortel,  nul 
dieu  ne  peut  désobéir  impunément  au  grand 
fils  de  Saturne.  Ce  dieu  sait  que  vous  retenez 
dans  votre  île  le  plus  malheureux  des  héros  qui 
ont  combattu  neuf  ans  contre  Troie  ,  et  qui  , 
l'ayant  prise  la  dixième  année,  s'embarquèrent 
pour  retourner  dans  leur  patrie. 

Ils  oilensèrent  Pallas,  qui  souleva  contre  eux 
les  vents  et  les  flots  ;  presque  tous  ont  péri  :  la 
tempête  jeta  Ulysse  sur  ces  rivages.  Jupiter 
vous  commande  de  le  renvoyer  au  plus  tùt , 
car  sa  destinée  n'est  pas  de  mourir  loin  de  ce 
qu'il  aime  :  il  doit  revoir  sa  chèie  patrie  ,  et  le 
temps  marqué  par  les  dieux  est  arrivé. 

Galypso  frémit  de  douleur  et  de  dépit  à  ces 
paroles  de  Mercure  ,  et  s'écria  :  Dieux  de  l'O- 
lympe ,  dieux  injustes  et  jaloux  du  bonheur  des 
déesses  qui  habitent  la  terre ,  vous  ne  pouvez 
souffrir  qu'elles  aiment  les  mortels ,  ni  qu'elles 
s'unissent  à  eux  !  Ainsi ,  lorsque  l'Aurore  aima 
le  jeune  Orion ,  voire  colère  ne  fut  apaisée 
qu'après  que  Diane  l'eut  percé  de  ses  traits  dans 
l'île  d'Ortygie.  Ainsi ,  quand  Gérés  céda  à  sa 
passion  pour  le  sage  Jasion,  Jupiter,  qui  ne 
l'ignora  pas ,  écrasa  de  son  tonnerre  ce  malheu- 
reux prince.  Ainsi ,  ô  dieux  ,  m'enviez-vous 
maintenant  la  compagnie  d'un  héros  que  j'ai 
sauvé,  lorsque  seul  il  abandonna  son  vaisseau 
brisé  parla  foudre  au  milieu  de  la  mer.  Tous 
ses  compagnons  périrent;  le  vent  et  les  Ilots  le 
portèrent  sur  cette  rive  :  je  l'aimois,  je  le  nour- 
rissois;  je  voulois  le  rendre  immortel.  Mais  Ju- 
piter sera  obéi.  Qu'Ulysse  s'expose  donc  de 
nouveau  aux  périls  d'où  je  l'ai  tiré  ,  puisque  le 
ciel  l'ordonne.  Mais  je  n'ai  ni  vaisseau  ni  rameur 
à  lui  fournir  pour  le  conduire.  Tout  ce  que  je 
puis  faire ,  c'est ,  s'il  veut  me  quitter,  de  lui 
donner  les  conseils  dont  il  a  besoin  pour  arriver 
heureusetnent  à  Ithaque.  Renvoyez  ce  prince  , 
répliqua  le  messager  des  dieux ,  et  prévenez  par 
votre  soumission  la  colère  de  Jupiter  :  vous  sa- 
vez combien  elle  est  funeste. 


Il  dit .  et  prend  aussitôt  son  vol  vers  l'O- 
lympe. En  même  temps ,  la  belle  nymphe  , 
pour  exécuter  l'ordre  du  maître  des  dieux  ,  sort 
de  sa  grotte  et  va  chercher  Ulysse.  Il  étoit  sur  le 
bord  de  la  mer  ;  ses  yeux  ne  se  séchoient  point; 
le  jour  ,  il  l'employoit  à  soupirer  après  son  re- 
tour ,  qu'il  ne  pouvoit  faire  agréer  à  la  déesse  ; 
les  nuits  ,  il  les  passoit  malgré  lui  dans  la  grotte 
de  Galypso.  Mais ,  depuis  le  lever  du  soleil 
jusqu'à  son  coucher,  il  regardoit  sans  cesse  la 
mer ,  assis  sur  quelque  rocher  qu'il  inondoit  de 
ses  larmes,  et  qu'il  faisoit  retentir  de  ses  gé~ 
missemens. 

Galypso  l'aborde  et  lui  dit  :  Malheureux 
prince  ,  ne  vous  affligez  plus  sur  ce  rivage  ;  ne 
vous  consumez  plus  en  regrets;  je  consens  enfin 
à  votre  départ.  Préparez  -  vous ,  coupez  des 
arbres  dans  cette  forêt  voisine  ;  construisez-en 
un  vaisseau  ,  afin  qu'il  vous  porte  sur  les  flots  ; 
j'y  mettrai  des  provisions  pour  vous  garantir  de 
la  faim  ;  je  vous  donnerai  des  habits  ,  et  je  ferai 
souffler  un  vent  favorable.  Enfin  ,  s'ils  l'ont 
résolu  ,  ces  dieux  ,  ces  dieux  dont  les  lumières 
sont  bien  au-dessus  des  miennes ,  tu  reverras 
ta  patrie  ,  et  je  ne  m'y  oppose  plus. 

0  déesse ,  répondit  Ulysse  étonné  et  conster- 
né de  ce  changement ,  vous  cachez  d'autres 
vues,  et  ce  n'est  pas  mon  départ  que  vous  mé^ 
ditez  ,  quand  vous  voulez  que  sur  un  vaisseau 
frêle  et  fait  à  la  hâte  je  m'expose  sur  cette 
vaste  mer.  A  peine  ,  avec  les  meilleurs  vents  , 
de  grands  et  forts  navires  pourroient-fls  la  tra- 
verser. Je  ne  partirai  donc  pas  ,  malgré  vous  ; 
je  ne  puis  m'y  déterminer  ,  à  moins  que  vous 
ne  me  promettiez ,  par  des  sermens  redoutables 
aux  dieux  mêmes  ,  que  vous  ne  formez  aucun 
mauvais  dessein  contre  moi. 

Galypso  sourit  ;  elle  le  flatta  de  la  main  , 
l'appela  par  son  nom  ,  et  lui  dit  :  Votre  pré- 
voyance est  trop  inquiète  ;  quel  discours  vous 
venez  de  me  tenir  !  J'en  appelle  à  témoin  le 
ciel ,  la  terre  ,  et  les  eaux  du  Styx  par  lesquelles 
les  dieux  mêmes  redoutent  de  jurer  ;  non  ,  je 
ne  forme  aucun  mauvais  dessein  contre  vous, 
et  je  vous  donne  les  conseils  que  je  me  donne- 
rois  à  moi-même  si  j'étois  à  votre  place  :  j'ai  de 
l'équité,  cher  Ulysse,  et  mon  cœur  n'est  point 
un  cœur  de  fer  ;  il  n'est  que  trop  sensible  ,  que 
trop  ouvert  à  la  compassion. 

Après  avoir  ainsi  parlé  ,  la  déesse  retourne 
dans  sa  demeure  :  Ulysse  la  suit  ;  il  entre  avec 
elle  dans  sa  grotte  ,  et  se  place  sur  le  siège  que 
Mercure  venoit  de  quitter.  La  nymphe  lui  fait 
servir  les  mets  dont  tous  les  hommes  se  nour- 
rissent ;  elle  s'asseoit  auprès  de  lui ,  et  ses  fem- 


t;odyssée.  livre  v 


671 


mes  lui  portent  du  nectar  et  de  l'ainbrosie. 
Quand  leur  repas  fut  fini,  Calypso,  prenant 
la  parole  ,  dit  à  ce  prince  :  Illustre  iils  de  Laërte, 
sage  et  prudent  Ulysse ,  c'en  est  donc  fait  ; 
vous  allez  me  quitter:  vous  voulez  ret(>urner 
dans  votre  patrie  :  quelle  dureté!  quelle  ingra- 
titude !  N'importe,  je  vous  souhaite  toute  sorte 
de  bonheur.  Ah  !  si  vous  saviez  ce  qui  vous  at- 
tend de  traverses  et  de  maux  avant  que  d'abor- 
der à  Ithaque ,  vous  en  frémiriez  ;  vous  pren- 
driez le  parti  de  demeurer  dans  mon  île  ;  vous 
accepteriez  l'immortalité  que  je  vous  otîre  ; 
vous  imposeriez  silence  à  ce  désir  inunodéré  de 
revoir  votre  Pénélope ,  après  laquelle  vous  sou- 
pirez jour  et  nuit.  Lui  serois-je  donc  inférieure 
en  esprit  et  en  beauté?  Une  mortelle  pourroit- 
elle  l'emporter  sur  une  déesse? 

Ma  tendre  compagne  ne  vous  dispute  aucun 
de  vos  avantages  ,  grande  nymphe  ;  elle  est  en 
tout  bien  au-dessous  de  vous,  car  elle  n'est 
qu'une  simple  mortelle.  Mais  souffrez  que  je  le 
répète ,  et  ne  vous  en  fâchez  pas  ;  je  hrûle  du 
désir  de  la  revoir  ;  je  soupire  sans  cesse  après 
mon  retour.  Si  quelque  di\inité  me  traverse  et 
me  persécute  dans  mon  trajet ,  je  le  supporterai; 
ma  patience  a  déjà  été  bien  éj>rouvée  :  ce  seront 
de  nouveaux  malheurs  ajoutés  à  tous  ceux  que 
j'ai  endurés  sur  l'onde  et  dans  la  guerre. 

Il  parla  ainsi  ;  le  soleil  se  coucha  ;  d'épaisses 
ténèbres  couvrirent  la  terre.  Calypso  et  Ulysse 
se  retirèrent  au  fond  de  leurs  grottes ,  ils  al- 
lèrent oublier  pour  quelque  temps  leurs  cha- 
grins et  leurs  inquiétudes  dans  les  bras  du 
sommeil. 

Dèsquel'aurore  vint  dorer  l'horizon  ,  Ulysse 
prit  sa  tunique  et  son  manteau  :  la  nymjthe  se 
couvrit  d'une  robe  d'une  blancheur  éblouis- 
sante, et  d'une  finesse  ,  d'une  beauté  merveil- 
leuse; c'étoit  l'ouvrage  des  Grâces  :  elle  la 
ceignit  d'une  ceinture  d'or,  mil  un  voile  sur 
sa  tête ,  et  songea  à  ce  qui  étoit  nécessaire  pour 
le  départ  d'Ulysse. 

Elle  commença  par  lui  donner  une  hache 
grande,  facile  à  manier,  dont  l'acier,  à  deux 
tranchans ,  étoit  attaché  à  un  manche  d'olivier 
bien  poli;  elle  y  ajouta  une  scie  toute  neuve, 
et  le  conduisit  à  l'extrémité  de  l'île,  dans  une 
forêt  de  grands  chênes  et  de  beaux  peupliers  , 
tous  bois  légers ,  et  propres  à  la  construction 
des  vaisseaux.  Quand  elle  lui  eut  montré  les 
plus  grands  et  les  meilleurs  ,  elle  se  retira  et 
s'en  retourna  dans  sa  grotte.  Ulysse  se  met  à 
l'ouvrage;  il  coupe  ,  il  taille,  il  scie  avec  l'ar- 
deur et  la  joie  que  lui  dcnnoit  l'espérance  d'un 
prompt  retour. 


Il  abattit  vingt  arbres  en  tout,  les  ébrancha 
avec  sa  hache ,  les  polit  et  les  dressa.  Cependant 
la  nymphe  lui  porta  un  instrument  dont  il  fit 
usage  pour  les  percer  et  les  assembler;  il  les 
en}boîte  ensuite,  les  joint  et  les  affermit  avec 
des  clous  et  des  chevilles  ;  il  donne  à  son  vais- 
seau la  longueur,  la  largeur,  la  tournure  ,  les 
proportions  que  l'artisan  le  plus  habile  dans 
cet  art  difficile  auroit  pu  lui  donner  :  il  dresse 
des  bancs  pour  les  rameurs,  fait  des  rames, 
élève  un  mât ,  taille  un  gouvernail ,  qu'il  cou- 
vre de  morceaux  de  chêne  pour  le  fortifier 
contre  l'impétuosité  des  vagues.  Calypso  revient 
encore ,  faisant  porter  de  la  toile  pour  faire  des 
voiles.  Ulysse  y  travaille  avec  beaucoup  de  soin 
et  de  succès;  il  les  étend,  les  attache  avec  des 
cordages  dans  son  vaisseau  ,  qu'il  pousse  à  la 
mer  par  de  longues  pièces  de  bois.  Cet  ouvrage 
fut  fini  en  quatre  jours;  le  cinquième  ,  Calypso 
le  renvoya  de  son  île  ,  après  lui  avoir  fait  pren- 
dre le  bain  :  elle  lui  fit  présent  d'habits  magni- 
fiques et  bien  parfumés ,  chargea  son  vaisseau 
de  vin  ,  d'eau  ,  de  vivres  et  de  toutes  les  provi- 
sions dont  il  pouvoit  avoir  besoin  ,  et  lui  envoya 
un  vent  favorable.  Ulysse,  transporté  de  joie  , 
étendit  ses  voiles,  et  prenant  son  gouvernail, 
se  met  à  conduire  son  vaisseau.  Le  sommeil  ne 
ferme  point  ses  paupières;  et,  les  yeux  tou- 
jours ouverts,  il  contemploit  attentivement  les 
Pléiades  ,  le  Bouvier  qui  se  couche  si  tard  ,  la 
grande  Ourse  ,  qu'on  appelle  aussi  le  Chariot , 
et  qui  tourne  toujours  sur  son  pôle  :  il  fixoit 
surtout  l'Orion  ,  qui  est  la  seule  constellation 
qui  ne  se  baigne  pas  dans  l'Océan  ,  et  tàchoit  de 
marcher  constamment  à  sa  gauche ,  comme  le 
lui  avoit  recommandé  Calypso. 

Il  vogua  ainsi  pendant  dix-sept  jours  :  le 
dix-huitième  il  découvrit  les  montagnes  des 
Phéaciens  ,  qui  se  perdoient  dans  les  nuages. 
C'étoit  son  chemin  le  plus  court,  et  cette  terre 
sombloit  s'élever  comme  un  promontoire  au 
milieu  des  flots. 

Neptune,  qui  revenoit  d'Ethiopie  ,  du  haut 
des  monts  de  Solyme  aperçut  Ulysse  dans  son 
empire.  Irrité  de  le  voir  voguer  heureusement, 
il  branle  la  tête,  et  exhale  sa  fureur  en  ces 
termes  :  Que  vois-je!  les  dieux  ont-ils  changé 
pendant  mon  séjour  en  Ethiopie?  sont-ils  enfin 
devenus  favorables  à  Ulysse?  Il  touche  à  la  terre 
des  Phéaciens  ,  et  c'est  là  le  terme  des  mal- 
heurs qui  le  poursuivent;  mais,  avant  qu'il  y 
aborde  ,  je  jure  qu'il  sera  accablé  de  douleurs 
et  de  misères. 

Aussitôt  il  assemble  les  nuages  ,  il  trouble  la 
mer ,  et  de  son  trident  il  excite  les  tempêtes. 


072 


L'ODYSSÉE  1  LIVRE  Y. 


La  nuit  se  précipile  du  haut  du  ciel;  le  vent 
du  midi ,  l'Aquilon ,  le  Zéphir  et  Borée  se  dé- 
chaînent et  soulèvent  des  montagnes  de  flots. 
Les  genoux  d'Ulysse  se  dérohent  sous  lui  ;  son 
cœur  s'abat;  et,  d'une  voix  entrecoupée  de 
profonds  soupirs  ,  il  s'écrie  :  Malheureux  !  que 
deviendrai-je  ?  Calypso  a\oit  bien  raison  ,  je  ne 
le  crains  que  trop ,  quand  elle  m'annonçoit 
qu'avant  que  d'arriver  à  Ithaque  je  serois  ras- 
sasié de  maux.  Hélas  !  sa  prédiction  s'accomplit. 
De  quels  aiï'reux  nuages  Jupiter  a  couvert  la 
surface  des  eaux  !  Quelle  agitation  !  quel  bou- 
leversement! les  vents  frémissent,  tout  me  me- 
nace d'une  mort  prochaine. 

Heureux ,  et  mille  fois  heureux  les  Grecs  qui, 
pour  la  querelle  des  Atrides ,  sont  morts  en 
combattant  devant  la  superbe  Ilion  !  Dieux!  que 
ne  me  fites-vous  périr  le  jour  que  les  Troyens  , 
dans  une  de  leurs  sorties ,  et  lorsque  je  gardois 
le  corps  d'Achille  ,  lancèrent  tant  de  javelots 
contre  moi!  on  m'auroit  rendu  les  derniers 
devoirs  ;  les  Grecs  auroient  célébré  ma  gloire. 
Falloit-il  être  réservé  à  mourir  affreusement 
enseveli  sous  les  flots  ! 

Il  achevoit  à  peine  ces  mots,  qu'une  vague 
épouvantable  ,  s'élevant  avec  impétuosité,  vint 
fondre  ,  et  briser  son  vaisseau  .  il  est  renversé  ; 
le  gouvernail  lui  échappe  des  mains ,  il  tombe 
loin  de  son  navire;  un  tourbillon  formé  de  plu- 
sieurs vents  met  en  pièces  le  mât,  les  voiles, 
et  fait  tomber  dans  la  mer  les  antennes  et  les 
bancs  des  rameurs.  Ulysse  est  long-temps  re- 
tenu sous  les  flots  par  l'effort  de  la  vague  qui 
l'avoit  précipité,  et  par  la  pesanteur  de  ses 
habits ,  pénétrés  de  l'eau  de  la  mer  :  il  s'élève 
enfin  au-dessus  de  l'onde,  rejetant  celle  qu'il 
avoit  avalée  ;  il  en  coule  des  ruisseaux  de  sa 
tête  et  de  ses  cheveux.  Mais ,  tout  éperdu  qu'il 
est,  il  n'oublie  point  son  vaisseau  :  il  s'élance 
au-dessus  des  vagues  ,  il  s'en  approche  ,  le  sai- 
sit, s'y  retire  ,  et  évite  ainsi  la  mort  qui  l'en- 
vironne. La  nacelle  cependant  est  le  jouet  des 
flots  qui  la  poussent  et  la  ballottent  dans  tous 
les  sens  ,  comme  le  souffle  impétueux  de  Borée 
agite  et  disperse  dans  les  campagnes  les  épines 
coupées  ;  tantôt  le  vent  d'Afrique  l'envoie  vers 
l'Aquilon  ,  tantôt  le  vent  d'Orient  la  jette 
contre  le  Zéphir. 

Leucothée  ,  fille  de  Cadmus ,  auparavant 
mortelle  ,  et  jouissant  alors  des  honneurs  de  la 
divinité  au  fond  de  la  mer ,  vit  Ulysse  :  elle  eut 
pitié  de  ses  maux  ;  et  sortant  du  sein  de  l'onde  , 
eUe  s'élève  avec  la  rapidité  d'un  plongeon, 
va  s'asseoir  sur  son  vaisseau ,  et  lui  dit  :  Mal- 
heureux prince ,  quel  est  donc  le  sujet  de  la 


colère  de  Neptune  contre  vous  ?  il  ne  respire 
que  votre  ruine.  Yous  ne  périrez  pas  cependant. 
Écoutez  votre  prudence  ordinaire ,  suivez  mes 
conseils;  quittez  vos  habits,  abandonnez  votre 
vaisseau ,  jetez-vous  à  la  mer ,  et  gagnez  à  la 
nage  le  rivage  des  Phéaciens.  Le  destin  vous  y 
fera  trouver  la  fin  de  vos  malheurs.  Prenez 
seulement  cette  écharpe  immortelle  ,  mettez-la 
devant  vous ,  et  ne  craignez  rien  ;  vous  ne  pé- 
rirez point ,  vous  aborderez  sans  accident  chez 
le  peuple  voisin.  Mais  dès  que  vous  aurez  tou- 
ché la  terre  ,  détachez  mou  écharpe  ,  jetez-la 
au  loin  dans  la  mer ,  et  souvenez-vous  en  la 
jetant  de  détourner  la  tête.  La  nymphe  cesse 
de  parler,  lui  présente  cette  espèce  de  talis- 
man ,  se  plonge  dans  la  mer  orageuse  ,  et  se 
dérobe  aux  yeux  d'Ulysse.  Ce  héros  se  trouve 
alors  partagé  et  indécis  sur  le  parti  qu'il  doit 
prendre.  N'est-ce  pas  ,  s'écrie-t-il  en  gémissant, 
n'est-ce  pas  un  nouveau  piège  que  me  tend  la 
divinité  qui  m'ordonne  de  quitter  mon  vais-  ; 
seau  ?  Non ,  je  ne  puis  me  résoudre  à  lui  obéir 
La  terre  où  elle  me  promet  un  asile  me  paroît  ; 
dans  un  trop  grand  éloigneraent.  Yoici  ce  que 
je  vais  faire,  et  ce  qui  me  semble  le  plus  siir. 
Je  demeurerai  sur  mon  vaisseau  tant  que  les 
planches  en  resteront  unies;  et  quand  les  ef- 
forts des  vagues  les  auront  séparées  ,  il  sera 
temps  alors  de  me  jeter  à  la  nage.  Je  ne  puis 
rien  imaginer  de  meilleur.  Pendant  qu'il  s'en- 
tretient dans  ces  tristes  pensées  ,  Neptune  sou- 
lève une  vague  pesante  ,  terrible  ,  et  la  lance 
de  toute  sa  force  contre  Ulysse,  Comme  un  vent 
impétueux  dissipe  un  amas  de  paille,  ainsi 
furent  dispersées  les  longues  pièces  du  vaisseau. 
Ulysse  en  saisit  une  ,  monte  dessus ,  comme  un 
cavalier  sur  un  cheval.  Alors  il  se  dépouille  des 
habits  que  Calypso  lui  avoit  donnés,  s'enveloppe 
de  l'écharpe  de  Leucothée  ,  et  se  met  à  nager. 
Neptune  l'aperçoit,  branle  la  tête,  et  dit  en 
lui-même  :  Ya  ,  erre  sur  la  mer  ,  tu  n'arrive- 
ras pas  sans  peine  chez  ces  heureux  mortels  que 
Jupiter  traite  si  bien  ;  je  ne  crois  pas  que  tu 
oublies  si  tôt  ce  que  je  t'ai  fait  souffrir. 

En  même  temps  le  dieu  marin  pousse  ses 
clîevaux  et  arrive  à  Aiguës  ,  ville  orientale  de     i 
l'Eubée ,  où  il  avoit  un  temple  magnifique. 

Cependant  Pallas,  toujours  occupée  d'Ulysse 
et  de  son  danger ,  enchaîne  les  vents  et  leur  or- 
donne de  s'apaiser.  Elle  ne  laisse  en  liberté 
qu'un  souffle  léger  de  Borée  ,  avec  lequel  elle 
brise  et  aplanit  les  flots  ,  jusqu'à  ce  que  le  héros 
qu'elle  protège  eût  échappe  à  la  mort  en  abor- 
dant chez  les  Phéaciens. 

Pendant  deux  jours  et  deux  nuits  entières  il 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  V 


673 


fut  encore  clans  la  crainte  de  périr  et  toujours 
ballotté  sur  les  eaux.  Mais  quand  l'aurore  eut 
fait  naître  le  troisième  jour,  les  vents  cessèrent, 
le  calme  revint ,  et  Ulysse  ,  soulevé  par  une 
vague  ,  découvroit  la  terre  assez  près  de  lui. 
Telle  qu'est  la  joie  que  sentent  des  enfants  qui 
voient  revenir  la  santé  à  un  père  abattu  par  une 
maladie  qui  le  niettoit  aux  abois ,  et  dont  un 
dieu  ennemi  l'avoit  affligé;  telle  fut  la  joie 
d'Ulysse  quand  il  aperçut  la  terre  et  des  forèfs. 
Il  nage  avec  une  nouvelle  ardeur  pour  gagner 
le  rivage.  Mais  lorsqu'il  n'en  fut  éloigné  que 
de  la  portée  de  la  voix ,  il  entendit  un  bruit 
affreux.  Les  vagues  qui  venoient  avec  violence 
se  briser  contre  les  rocbers  mugissoient  borri- 
blement ,  et  les  couvroient  d'écume.  Il  ne  voit 
ni  port ,  ni  asile  ;  les  bords  sont  escarpés  ,  bé- 
rissés  de  pointes  de  rocbers  ,  semés  d'écueils. 
A  cette  vue,  Ulysse  succombe  presque,  et  dit 
en  gémissant  :  Hélas  !  je  n'espérois  plus  voir  la 
terre  ;  Jupiter  m'accorde  de  l'entrevoir,  je  tra- 
verse la  mer  pour  y  arriver,  je  fais  des  efforts 
incroyables  ,  je  la  toucbe  ,  et  je  n'aperçois  au- 
cune issue  pour  sortir  de  ces  abîmes.  Ce  rivage 
est  bordé  de  pierres  pointues,  la  mer  les  frappe 
en  mugissant;  une  chaîne  de  rochers  forme  une 
barrière  insurmontable,  et  la  mer  est  si  pro- 
fonde que  je  ne  puis  me  tenir  sur  mes  pieds  et 
respirer  un  moment.  Si  j'avance  ,  je  crains 
qu'une  vague  ne  me  jette  contre  une  roche 
pointue  ,  et  que  mes  efforts  ne  me  deviennent 
funestes.  Si  je  nage  encore  pour  chercher  quel- 
que port ,  j'appréhende  qu'un  tourbillon  ne  me 
repousse  au  milieu  des  flots  ,  et  qu'un  dieu 
n'excite  contre  moi  quelques-uns  des  monstres 
qu'Amphitrile  nourrit  dans  son  sein  ;  car  je 
n'ai  que  trop  appris  jusqu'où  va  le  courroux  de 
Neptune  contre  moi. 

Dans  le  moment  que  ces  pensées  l'occupent 
et  l'agitent,  une  vague  le  porte  violemment 
contre  le  rivage  hérissé  de  rochers.  Son  corps 
eût  été  déchiré,  ses  os  brisés,  si  Minerve  ne 
lui  eût  inspiré  de  se  prendre  au  rocher  et  de  le 
saisir  avec  les  deux  mains.  Il  s'y  tint  ferme  jus- 
qu'à ce  que  le  flot  fut  passé  ,  et  se  déroba  ainsi 
à  sa  fureur  :  la  vague  en  revenant  le  reprit  et 
le  reporta  au  loin  dans  la  mer.  Comme  lors- 
qu'un polype  s'est  collé  à  une  roche,  on  ne  sau- 
roit  l'en  arracher  sans  écorner  la  roche  même  ; 
ainsi  les  mains  d'Ulysse  ne  purent  être  détachées 
du  rocher  auquel  il  se  tenoit ,  sans  être  déchi- 
rées et  ensanglantées.  Il  fut  quelque  temps  ca- 
ché sous  les  ondes  ;  et  ce  malheureux  prince  y 
auroit  trouvé  son  tombeau ,  si  Minerve  ne  l'eut 
encore  soutenu  et  encouragé.  Dès  qu'il  fut  re- 

FÉNELON.    TOIIE  VI. 


venu  au-dessus  de  l'eau  ,  il  se  mit  à  nager  avec 
précaution,  et  chercha ,  sans  trop  s'approcher 
et  sans  trop  s'éloigner  du  rivage,  s'il  ne  trouve- 
roit  pas  un  endroit  commode  pour  y  aborder.  Il 
arrive  ainsi ,  presque  en  louvoyant,  à  l'embou- 
chure d'un  fleuve  ,  et  trouve  enfin  une  plage 
unie  .  douce ,  et  à  l'abri  des  vents.  Il  reconnut 
le  courant ,  et  adressa  cette  prière  au  dieu  du 
fleuve  :  Soyez-moi  propice  ,  grand  dieu  dont 
j'ignore  le  nom  :  j'entre  pour  la  première  fois 
dans  votre  domaine ,  j'y  viens  chercher  un  asile 
contre  la  colère  de  Neptune.  Mon  état  est  digne 
de  compassion  ,  il  est  fait  pour  toucher  le  cœur 
d'une  divinité.  J'embrasse  vos  genoux ,  j'im- 
plore votre  secours;  exaucez  un  malheureux 
qui  vous  tend  les  bras  avec  confiance,  et  qui 
n'oubliera  jamais  la  protection  que  vous  lui 
aurez  accordée. 

11  dit ,  et  le  dieu  du  fleuve  modéra  son  cours, . 
retint  ses  ondes ,  répandit  une  sorte  de  calme  et 
de  sérénité  tout  autour  d'Ulysse  ,  le  sauva  enfin 
en  le  recevant  dans  son  embouchure  ,  dans  un 
lieu  qui  étoit  à  sec.  Ulysse  n'y  est  pas  plus  tôt , 
que  les  genoux ,  les  bras  lui  manquent  ;  son 
cœur  étoit  suffoqué  par  les  eaux  de  la  mer,  il 
avoit  tout  le  corps  enflé ,  l'eau  sortoit  de  toutes 
ses  parties  ;  sans  voix  ,  sans  respiration,  il  étoit 
près  de  succomber  à  tant  de  fatigues.  Revenu 
cependant  de  celte  défaillance ,  il  détache  l'é- 
charpe  de  Leucothée ,  la  jette  dans  le  fleuve  : 
le  courant  l'emporte  ,  et  la  déesse  s'en  empare 
promptement.  Ulysse  alors  sort  de  l'eau  ,  s'as- 
seoit sur  les  joncs  qui  la  bordent,  baise  la  terre, 
et  soupire  en  disant  :  Que  vais-je  devenir,  et 
que  va-t-il  encore  m'arriver?  Si  je  passe  la  nuit 
près  du  fleuve ,  le  froid  et  l'humidité  achève- 
ront de  me  faire  mourir,  tant  est  grande  la  foi- 
blesse  où  je  suis  réduit.  Non ,  je  ne  résisterai 
pas  aux  atteintes  de  ce  vent  froid  et  piquant  qui 
s'élève  le  malin  sur  les  bords  des  rivières.  Si  je 
gagne  cette  colline  ,  si  j'entre  dans  l'épaisseur 
du  bois  ,  et  que  je  me  couche  sur  les  brous- 
sailles, quand  je  serai  à  l'abri  du  froid  et  qu'un 
doux  sommeil  aura  fermé  mes  yeux  ,  je  crains 
de  devenir  la  proie  des  hôtes  sauvages  de  la 
forêt.  Ulysse  se  relira  cependant  après  avoir 
bien  délibéré ,  et  prit  le  chemin  du  bois  qui 
étoit  le  plus  près  du  fleuve  :  il  y  trouve  deux 
oliviers  qui  semblaient  sortir  de  la  môme  ra- 
cine ;  ni  le  souffle  des  vents ,  ni  les  rayons  du 
soleil ,  ni  la  pluie  ne  les  avoient  jamais  péné- 
trés ,  tant  ils  étoient  épais  et  entrelacés  l'un 
dans,  l'autre.  Ulysse  profite  de  cette  retraite 
tranquille ,  se  cache  sous  leurs  branches ,  se 
fait  un  lit  de  feuilles ,  et  il  y  en  avoit  assez 

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L'ODYSSÉE.  LIVRE  VL 


pour  couvrir  deux  ou  trois  hommes  dans  le 
temps  le  plus  rude  de  l'hiver,  (^.harmé  de  cette 
abondance  ,  il  se  coucha  au  milieu  de  ces 
feuilles,  et  ramassant  celles  des  environs,  il 
s'en  couvre  pour  se  garantir  des  injures  de 
l'air  :  comme  un  homme  qui  habite  une  mai- 
son écartée  et  loin  de  tout  voisin,  cache  un 
tison  sous  la  cendre  pour  conserver  la  se- 
mence du  feu  ,  de  peur  que  ,  s'il  venoit  à  lui 
manquer,  il  ne  pût  en  trouver  ailleurs  ;  ainsi 
Ulysse  s'enveloppe  de  ce  feuillage.  Minerve  ré- 
pandit un  doux  sommeil  sur  ses  paupières,  pour 
le  délasser  de  ses  travaux  ,  et  lui  faire  oublier 
ses  infortunes.,  an  moins  pour  quelques  heures. 


LIVRE    VI. 

Pendant  qu'Uhsse  ,  accablé  de  sommeil  et 
de  lassitude  ,  repose  tranquillement ,  la  déessse 
Minerve  descend  dans  l'île  des  Phéaciens.  Ils 
habitoient  auparavant  les  plaines  de  l'Hypéric 
auprès  des  Cyclopes  ,  hommes  tiers  et  violens, 
qui  abusoient  de  leurs  forces  et  les  incommo- 
doient  beaucoup.  Le  divin  Nausithoiis,  lassé  de 
leurs  violences ,  abandonna  cette  terre  avec  tout 
son  peuple,  et,  pour  se  soustraire  à  tant  de 
maux  ,  vint  s'établir  dans  Schérie,  loin  de  cette 
odieuse  nation.  H  construisit  une  ville  ,  l'envi- 
ronna de  murailles,  bàlit  des  maisons,  éleva 
des  temples  ,  partagea  les  terres ,  et  après  sa 
mort  laissa  sou  trône  et  ses  Etats  à  son  fils 
Alcinoiis,  qui  les  gouvernoit  alors  paisiblement. 

Ce  fut  dans  son  palais  que  se  rendit  Minerve, 
pour  ménager  le  retour  d'Ulysse.  Elle  s'ap- 
])roche  de  l'appartement  magnilique  où  reposoit 
Nausicaa,  lille  du  Roi,  toute  semblable  aux 
déesses  en  esprit  et  en  beauté.  Elle  avoit  auprès 
d'elle  deux  femmes  faites  et  belles  comme  les 
(iràces.  Pelles  étoient  couchées  aux  deux  C(Més 
qui  soutenoient  la  porte.  Minerve  s'avance  vers 
la  princesse  comme  un  vent  léger,  sous  la  forme 
de  la  fille  de  Dymante,  si  fameux  par  sa  science 
dans  la  marine.  Cette  jeune  Phéacienne  étoit 
de  l'âge  de  Nausicaa  et  sa  compagne  chérie. 
Minerve  ,  ayant  son  air  et  sa  iigure  ,  lui  parle 
en  ces  termes  :  Que  vous  êtes  négligente  et 
paresseuse ,  ma  chère  Nausicaa  !  que  vous  avez 
peu  de  soin  de  vos  plus  beaux  habits  !  le  jour 
de  votre  mariage  approche ,  vous  devez  prendre 
la  plus  brillante  de  vos  robes,  et  donner  les 
autres  à  ceux  qui  vous  accompagneront ^chez 
AOtre  futur  époux. 

Mettez  donc  ordre  à  tout ,  dépéchez-vous  de 


les  laver,  de  les  approprier  :  cet  esprit  d'ar- 
rangement nous  fait  estimer  des  hommes  et 
comble  de  joie  nos  parens.  Dès  que  l'aurore 
sera  levée  ,  ne  perdez  pas  de  temps ,  allez  laver 
vos  vêtemens  :  je  vous  accompagnerai ,  je  vous 
aiderai.  Il  faut  mettre  à  cela  beaucoup  de  dili- 
gence ,  car  vous  ne  serez  pas  long-temps  fille  : 
vous  êtes  recherchée  des  plus  considérables 
d'entre  les  Phéaciens;  et  ils  ne  sont  pas  à  dé- 
daigner, puisqu'ils  sont  vos  compatriotes  ,  et , 
comme  vous  .  d'une  illustre  origine.  Allez  dès 
le  malin,  allez  promptement  trou\er  votre  père, 
priez-le  de  vous  faire  préparer  un  char  et  des 
nnilcts  pour  nous  conduire,  avec  vos  tuniques, 
vos  voiles  et  vos  manteaux  3  les  lavoirs  sont 
très-éloignés ,  et  il  ne  seroit  pas  convenable  que 
nous  y  allassions  à  pied. 

Après  avoir  ainsi  parlé,  Minerve  disparut  et 
vola  sur  le  haut  de  l'Olympe,  où  l'on  dit  qu'est 
la  demeure  immortelle  des  dieux.  Séjour  tou- 
jours tranquille  ,  jamais  les  vents  ne  l'agitent , 
jamais  les  pluies  ne  le  mouillent ,  jamais  la 
neige  n'y  tombe  ;  un  air  pur,  serein  ,  sans 
nuage  y  règne ,  et  une  clarté  brillante  l'envi- 
ronne. Là  les  innnortels  passent  les  jours  dans 
un  bonheur  inaltérable  :  là  se  relire  la  sage 
Minerve. 

L'aurore  paroît ,  Nausicaa  se  réveille ,  elle 
se  rappelle  son  songe  avec  étonnement  :  elle 
court  pour  en  instruire  son  })ère  et  sa  mère;  ils 
éloienl  dans  leur  appartement.  La  Reine,  assise 
auprès  du  feu  avec  les  fenmies  qui  la  servoient, 
truvailloit  à  des  étolfes  de  poui'pre  ;  Alcinoiis 
alloil  sortii',  acconqiagné  des  plus  considérables 
de  la  nation,  pour  se  rendre  à  l'assemblée  où 
les  Phéaciens  l'avoicnt  appelé.  Nausicaa  s'ap- 
proche du  Roi  son  père  et  lui  dit  : 

Mon  père  ,  ne  me  ferez-vous  pas  préparer 
votre  char  ?  Je  veux  aller  porter  les  habits  dont 
j'ai  le  soin  auprès  du  fleuve  pour  les  y  laver, 
car  ils  en  ont  grand  besoin.  Vous  qui  présidez 
dans  les  asseml»lées ,  vous  devez  en  avoir  de 
propres.  Deux  de  vos  fils  sont  mariés,  mais  il 
y  en  a  trois  de  très-jeunes  qui  ne  le  sont  pas 
encore  ;  ils  veulent  toujours  des  habits  bien 
lavés  pour  paroître  avec  plus  d'éclat  aux  danses 
et  aux  fêtes  si  ordinau'es  parmi  nous.  C'est  moi 
qui  suis  chargée  de  tout  ce  détail.  La  pudeur 
ne  lui  permit  pas  de  parler  de  son  mariage. 

Alcinoiis,  qui  pénétroit  ses  sentimens,  lui  ré- 
pondit avec  bonté  :  Ma  fille  ,  je  vous  donne 
mon  char  et  mes  mulets  ;  partez  ,  mes  gens 
auront  soin  de  tout  préparer.  Aussitôt  il  donne 
ses  ordres.  On  les  exécute.  Les  uns  tirent  le 
char,  les  autres  y  attellent  les  mulets.  La  prin- 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  VL 


675 


cesse  arrive  chargée  de  ses  habits,  et  les  arrange 
dans  la  voilure.  La  Heine  remplit  nne  corijeille 
de  viandes ,  verse  du  vin  dans  une  outre  , 
range  toutes  les  provisions  ,  et  quand  sa  fille 
est  montée  sur  le  char,  lui  donne  une  bouteille 
d'or  pleine  d'essences  ,  pour  se  parfumer  avec 
ses  femmes  en  sortant  du  bain. 

Tout  étant  prêt ,  Nausicaa  prend  le  fouet  et 
les  rênes  ,  pousse  les  mulets,  qui  s'avancent, 
et  traînent ,  en  hennissant ,  les  vêtemens  avec 
la  princesse  et  les  filles  qui  l'accompagnoicnt. 
Mais  lorsqu'elles  furent  proche  du  fleuve,  vers 
l'endroit  où  étoient  les  lavoirs  toujours  pleins 
d'une  eau  pure  et  claire  comme  le  cristal ,  elles 
dételèrent  les  mulets,  les  poussèrent  dans  les 
frais  et  beaux  herbages  dont  les  bords  du  fleuve 
étoient  revêtus,  prirent  les  habits,  les  portèrent 
dans  l'eau  ,  et  se  mirent  à  les  laver  avec  une 
sorte  d'émulation.  Quand  ils  furent  bien  net- 
toyés ,  elles  les  étendirent  avec  ordre  sur  les 
cailloux  du  rivage  qui  avoient  été  battus  et 
polis  par  les  vagues  de  la  mer.  Elles  se  baignent 
et  se  parfument  ensuite  ,  et  dînent  sur  le  bord 
du  fleuve.  Le  repas  lîni ,  Nausicaa  et  ses  com- 
pagnes quittent  leurs  écharpes  pour  jouer  en  se 
poussant  une  balle  les  unes  aux  autres.  Après 
cet  exercice,  la  princesse  se  mit  à  chanter.  Telle 
qu'on  voit  Diane  suivie  de  ses  nymphes  prendre 
plaisir  à  poursuivre  des  cerfs  et  des  sangliers 
sur  les  hautes  montagnes  de  Taygète  ou  d'Ery- 
manlhc ,  et  combler  de  joie  le  cœur  de  Latone  ; 
car  Diane  s'élève  de  la  tète  entière  au-dessus 
de  ses  nymphes  ,  et  quoiqu'elles  aient  toutes 
une  excellente  beauté  ,  on  la  reconnoît  sans 
peine  pour  leur  reine  et  leur  déesse  :  ainsi  biil- 
loit  Nausicaa  entre  les  tilles  qui  l'accoinpa- 
gnoient.  Lorsque  l'heure  de  s'en  retourner  fut 
venue,  on  attela  les  mulets ,  on  plia  les  robes, 
on  les  transporta  sur  le  char,  et  Minerve  songea 
à  éveiller  Ulysse,  afin  qu'il  vît  la  princesse  ,  et 
qu'elle  le  conduisît  à  la  ville  des  Phéaciens. 

Nausicaa  prenant  encore  une  balle,  la  pousse, 
pour  s'amuser,  à  une  de  ses  compagnes  ;  celle- 
ci  la  manque,  et  la  balle  tombe  dans  le  fleuve. 
Toutes  ces  filles  jettent  alois  un  grand  cri. 
Ulysse  s'éveille  à  ce  bruit,  se  relève,  et  dit  en 
lui-même  : 

0  dieux!  dans  quel  pays  suis-je  donc?  chez 
quels  hommes?  sont-ils  sauvages  ,  cruels  et  in- 
justes? ont-ils  de  l'humanité?  Des  voix  douces 
et  perçantes  de  jeunes  filles  viennent  frapper 
mes  oreilles.  Sont-ce  les  nymphes  de  ce  fleuve, 
de  ces  montagnes  ,  de  ces  étangs ,  que  j'aurois 
entendues?  Ne  seroit-ce  point  des  hommes  qui 
parlent  dans  ces  environs  ?  Allons  ,  il  faut  que 


je  m'en  éclaircisse.  En  même  temps  il  sort  de 
sa  retraite  ,  pénètre  dans  le  bois ,  rompt  une 
branche  chargée  de  feuilles,  afin  de  s'en  cou- 
vrir, et  s'avance.  Comme  un  lion  nourri  dans 
les  montagnes ,  qui  se  confie  dans  sa  force  et 
brave  les  orages  et  les  tempêtes  ;  ses  yeux  étin- 
cellent;  il  se  jette  sur  les  bœufs ,  sur  les  brebis  , 
sur  les  cerfs  de  la  campagne  ;  la  faim  le  conduit 
et  l'entraîne ,  malgré  le  danger,  jusque  dans 
les  bergeries  mêmes  :  tel  Ulysse  cède  à  la  néces- 
sité ;  et,  quoique  sans  habits,  il  marche  et  se 
présente  à  Nausicaa  et  à  ses  femmes.  Comme  il 
éloit  couvert  de  l'écume  de  la  mer,  il  leur  parut 
un  spectre  affreux  ,  et  elles  s'enfuirent  vers  les 
endroits  du  rivage  les  plus  propres  à  les  cacher. 
La  seule  fille  d'Alcinoiis  attend  sans  s'étonner  : 
Minerve  avoit  banni  la  crainte  de  son  cœur,  et 
lui  avoit  inspiré  une  noble  et  courageuse  fer- 
meté. Elle  demeure  donc  tranquille.  Ulysse  ne 
savoit  s'il  devoit  se  jeter  aux  pieds  de  la  prin- 
cesse ,  ou  s'il  devoit  la  supplier  de  loin  de  lui 
montrer  la  ville  et  de  lui  donner  des  habits.  Il 
prit  le  dernier  parti ,  de  peur  que  s'il  alloit 
embrasser  les  genoux  de  Nausicaa  ,  elle  ne  se 
mît  en  colère.  Il  lui  dit  donc  d'une  manière 
dc'uce  et  insinuante  : 

Vous  voyez  un  suppliant  à  vos  pieds.  Vous 
êtes  une  déesse  ou  une  mortelle.  Si  vous  habi- 
tez le  ciel ,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  soyez  la 
belle  et  modeste  Diane  ;  car,  par  votre  air,  par 
votre  beauté ,  par  votre  taille  ,  vous  lui  ressem- 
blez. Si  vous  êtes  mortelle ,  ô  trois  fois  heureux 
ceux  qui  vous  ont  donné  le  jour  !  ô  trois  fois 
heureux  vos  frères  !  vous  êtes  pour  eux  une 
source  de  joie  qui  ne  tarit  point  quand  ils  vous 
voient  danser  et  faire  l'ornement  des  fêtes.  Mais 
le  plus  heureux  de  tous  les  hommes  sera  celui 
qui ,  après  vous  avoir  comblée  de  présens ,  sera 
préféré  à  ses  rivaux,  et  aura  l'avantage  de  vous 
mener  dans  son  palais.  Mes  yeux  n'ont  jamais 
rien  vu  de  mortel  semblable  à  vous  ;  je  suis 
saisi  d'admiration  en  vous  regardant.  Autrefois 
dans  l'fle  de  Délos,  près  de  l'autel  d'Apollon, 
j'ai  vu  un  jeune  palmier  qui  s'élevoit  majes- 
tueusement comme  vous  ;  car,  dans  un  voyage 
qui  a  été  bien  malheureux  pour  moi,  j'ai  passé 
dans  cette  île  avec  une  suite  nombreuse;  à  la 
vue  de  cet  arbre  ,  je  fus  étonné  ,  je  n'avois  ja- 
mais vu  s'élever  de  terre  une  plante  semblable  : 
ainsi  suis-je  frappé  à  votre  vue ,  ainsi  je  vous 
admire  et  je  crains  d'embrasser  vos  genoux. 

Vous  voyez  .  hélas  !  un  homme  accablé  de 
douleur  et  de  tristesse.  Hier  j'abandonnai  la 
mer  après  avoir  été  vingt  jours  le  jouet  des  tem- 
pêtes et  des  vents  :  je  revenois  de  l'ile  d'Ogygie  ; 


676 


L'ODYSSÉE.  LTVRE  VI. 


une  divinité  m'a  jeté  sur  ce  rivage.  Seroit-ce 
pour  nie  faire  souffrir  encore  de  la  colère  de 
Neptune?  ne  seroil-elle  point  apaisée?  ce  dieu 
me  prépareroit-il  de  nouveaux  malheurs? 

0  princesse  ,  ayez  compassion  de  moi  !  Après 
tant  de  maux ,  vous  êtes  la  première  personne 
que  j'ose  implorer  :  je  n'ai  vu  ,  je  ne  connois 
aucun  des  hommes  qui  habitent  cette  contrée. 
Enseignez-moi  le  chemin  de  la  ville  :  donnez- 
moi  un  manteau  pour  me  couvrir,  car  vous  en 
avez  apporté  ici  plusieurs.  Que  les  dieux  exau- 
cent vos  désirs,  qu'ils  vous  donnent  un  mari 
digne  de  vous ,  et  une  famille  où  règne  la  con- 
corde. Rien  n'approche  du  bonheur  d'un  mari 
et  d'une  femme  qui  vivent  dans  une  étroite  et 
tendre  union  ;  c'est  le  désespoir  de  leurs  enne- 
mis,  c'est  la  joie  de  leurs  amis,  et  c'est  pour 
eux  une  source  de  gloire  et  de  paix. 

Nausicaa  lui  répondit  :  Malheureux  étranger, 
votre  ton  et  la  sagesse  que  vous  faites  paroître , 
montrent  aussi  que  xous  n'êtes  pas  un  homme 
ordinaire.  Jupiter,  du  haut  de  l'Olympe,  distri- 
bue les  biens  aux  bons  et  aux  médians  comme 
il  le  veut ,  et  s'il  vous  afflige ,  il  faut  le  sup- 
porter :  mais  puisque  vous  êtes  venu  dans  nos 
contrées,  vous  ne  manquerez  ni  d'habits,  ni 
de  tous  les  secours  qu'on  doit  donner  à  un 
étranger  persécuté  par  l'infortune.  Je  vous  ap- 
prendrai le  chemin  de  notre  ville  ,  et  le  nom 
de  ceux  qui  l'habitent  :  ce  sont  les  Phéaciens. 
Alcinoiis  mon  père  les  gouverne  avec  une  douce 
et  sage  autorité. 

Elle  dit,  et  s'adrcssant  aux  fenunes  qui  la 
suivoient ,  elle  leur  crie  :  Revenez,  chères 
compagnes  :  pourquoi  fuyez-vous  à  la  vue  de 
cet  étranger  ?  Le  prenez-vous  pour  un  ennemi  ? 
Non  ,  non  ,  il  n'y  a  personne  et  il  n'y  en  aura 
jamais  qui  ose  venir  porter  la  guerre  chez  les 
Phéaciens.  Nous  craignons  les  dieux ,  nous  en 
sommes  aimés  ,  nous  habitons  à  l'extrémité  du 
monde ,  environnés  de  la  mer,,  et  séparés  de 
tout  commerce  avec  les  autres  humains.  La 
tempête  a  jeté  cet  infortuné  sur  nos  rives,  nous 
devons  en  prendre  soin.  Les  pauvres  et  les 
étrangers  sont  sous  la  protection  spéciale  de 
Jupiter  :  quand  on  ne  leur  donneroit  que  peu, 
ce  peu  lui  est  toujours  agréable.  Venez  donc, 
donnez-lui  à  manger,  et  menez-le  se  baigner  dans 
un  endroit  du  fleuve  où  il  soit  à  l'abri  des  vents. 
A  ces  mots  elles  accourent  ;  et ,  pour  obéir  à 
Nausicaa  ,  efles  conduisent  Ulysse  dans  un  heu 
commode  ,  mettent  auprès  de  lui  une  tunique 
et  un  manteau ,  lui  donnent  de  l'essence  dans 
une  bouteille  d'or,  et  lui  disent  de  se  laver 
dans  le  fleuve. 


Ulysse  leur  parla  ainsi  :  Belles  nymphes , 
tenez-vous  un  peu  à  l'écart ,  je  vous  en  sup- 
plie ,  pendant  que  j'ôterai  l'écume  de  la  mer 
qui  me  couvre  ,  et  que  je  me  parfumerai  ;  il  y 
a  long-temps  que  je  n'ai  pu  me  procurer  cet 
avantage  :  mais  je  ne  me  laverai  pas  devant 
vous  ,  j'aurois  honte  de  paroître  à  vos  yeux 
dans  l'état  où  je  suis.  Alors  elles  s'éloignent,  et 
vont  rendre  compte  à  Nausicaa  de  ce  qui  les 
obligeoit  à  se  retirer. 

Cependant  Ulysse  se  jette  dans  le  fleuve  ,  fait 
tomber  en  se  nettoyant  les  ordures  qui  s'étoient 
attachées  à  ses  cheveux  ,  ainsi  que  l'écume  qui 
avoit  couvert  ses  épaules  et  tout  son  corps; 
après  s'être  bien  lavé ,  bien  parfumé ,  il  se  revêt 
des  babils  magniflques  que  lui  avoit  donnés  la 
princesse.  Minerve  alors  fait  paroître  sa  taille 
plus  grande  ,  donne  de  nouvelles  grâces  à  ses 
beaux  cheveux  ,  qui ,  semblables  à  des  fleurs 
d'hyacinthe ,  et  tombant  par  gros  anneaux , 
ombrageoient  ses  épaules. 

De  même  qu'un  habile  artisan ,  instruit  dans 
son  art  par  Minerve  et  par  Vulcain,  versant 
l'or  autour  de  l'argent,  en  fait  un  chef-d'œuvre; 
ainsi  Minerve  répand  sur  toute  sa  personne  la 
noblesse  et  l'agrément.  Il  s'arrête  fièrement  sur 
les  bords  du  fleuve  ,  puis  s'avance  tout  rayon- 
nant de  grâces  et  de  beauté. 

Nausicaa,  frappée  à  cette  vue  ,  s'adresse  à 
ses  femmes ,  et  leur  dit  :  Non,  ce  n'est  pas  con- 
tre la  volonté  des  dieux  que  cet  inconnu  est 
venu  chez  les  heureux  Phéaciens.  D'abord  son 
air  me  sembloit  affreux:  à  cette  heure  il  est 
comparable  aux  immortels  qui  sont  dans  le  ciel. 
Plût  aux  dieux  que  le  mari  que  Jupiter  medes- 
tine  fût  fait  comme  lui ,  qu'il  voulût  s'établir 
dans  cette  région,  et  qu'il  s'y  trouvât  heureux  ! 
Dépêchez-vous  ,  donnez  à  manger  à  cet  étran- 
ger, il  doit  en  avoir  grand  besoin.  On  obéit 
promptement,  on  sert  devant  Ulysse  des  vian- 
des et  du  vin  ;  il  boit  et  mange  avec  l'avidité 
d'un  homme  qui  depuis  long-temps  n'avoitpris 
de  nourriture.  Alors  Nausicaa  plie  ses  habits , 
les  met  sur  le  char,  fait  atteler  ses  mulets, 
monte  sur  le  siège,  et  dit  à  Ulysse  :  Levez-vous, 
étranger,  il  est  temps  d'aller  à  la  ville  ;  et  je 
vous  ferai  conduire  dans  le  palais  de  mon  père, 
vous  y  verrez  les  plus  considérables  des  Phéa- 
ciens. Vous  me  paroissez  un  homme  sage ,  ne 
vous  écartez  donc  pas  de  ce  que  je  vais  vous 
prescrire.  Pendant  que  nous  traverserons  la 
campagne  ,  suivez-moi  doucement  avec  mes 
femmes.  Je  marcherai  devant  vous.  La  ville 
n'est  pas  éloignée,  elle  est  environnée  de  hautes 
murailles;  un  port  magnifique  s'étend  des  deux 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  VIL 


677 


côtés ,  rentrée  en  est  éti'oitc ,  les  vaisseaux  y 
sont  parfaitement  à  l'abri  des  vents.  Près  de  la 
place  publique  ,  autour  du  temple  de  Neptune, 
on  voit  des  nia;,'asins  de  grandes  pierres  de  taille, 
où  les  Phéaciens  renferment  tout  ce  qui  est  né- 
cessaire à  l'armement  de  leur  marine.  Ils  font 
des  cordages  et  polissent  des  rames  :  ils  négli- 
gent les  flèches  et  les  arcs ,  mais  ils  s'occupent 
à  construire  des  vaisseaux  sur  lesquels  ils  par- 
courent les  mers  les  plus  éloignées.  Quand  nous 
approcherons  de  nos  murs  ,  il  faudra  nous  sé- 
parer, car  je  crains  leurs  discours  piquans,  ils 
aiment  fort'  à  médire  ;  alin  que  nul  ne  puisse 
dire  en  nous  rencontrant  :  Qui  est  cet  homme 
si  beau  et  si  bien  fait ,  qui  suit  Nausicaa  ?  où 
l'a-t-elle  trouvé?  11  sera  son  mari.  Nous  n'a- 
vons point  de  voisins  ;  il  faut  que  ce  soit  quel- 
que étranger,  qui ,  ayant  été  jeté  sur  nos  bords 
avec  son  vaisseau ,  a  été  si  bien  reçu  d'elle.  Ne 
seroit-ce  point  un  dieu  descendu  daciel,  qu'elle 
prétend  retenir  toujours?  elle  préfère  sans  doute 
un  tel  mari  qu'elle  a  rencontré  en  se  prome- 
nant ;  car  elle  méprise  sa  nation  ,  et  refuse  sa 
rnaiu  aux  plus  nobles  des  Phéaciens  qui  la  re- 
cherchent. Voilà  ce  qu'ils  diroient;  et  ce  qui 
nie  couvriroit  de  honte.  Eu  eil'et ,  je  blâraerois 
moi-même  une  fille  qui  tiendroit  une  pareille 
conduite  ,  et  qui  paroitroit  en  public  avec  un 
homme  à  l'insu  de  ses  parens,  et  avant  que  son 
mariage  eût  été  célébré  solennellement.  Soyez 
donc  attentif  à  ce  que  je  vous  dis^  alin  que  mon 
père  se  presse  de  faciliter  votre  retour.  Nous 
trouverons  sur  notre  chemin  un  bois  de  peu- 
pliers consacré  à  Minerve.  Il  est  arrosé  d'une 
fontaine  et  entouré  d'une  très-belle  prairie.  Là 
sont  les  jardins  de  mon  père  ,  éloignés  de  la 
ville  de  la  distance  d'où  peut  s'entendre  la  voix 
d'un  homme.  Vous  vous  arrêlei-ez  en  cet  en- 
droit, et  vous  y  attendrez  autant  de  temps  qu'il 
nous  en  faut  pour  nous  rendre  au  palais.  Quand 
vous  jugerez  que  nous  y  sommes  arrivées,  en- 
trez dans  la  ville,  et  demandez  la  maison  d'Al- 
cinoùs  mon  père.  Elle  est  facile  à  trouver ,  un 
enfant  vous  y  conduiroit,  car  il  n'y  en  a  aucune 
qui  l'égale  en  apparence  et  en  beauté.  Mais  lors- 
que vous  aurez  passé  la  cour  et  gagné  l'entrée 
du  palais,  traversez  vile  tous  les  appartemens 
jusqu'à  ce  que  vous  arriviez  à  celui  de  ma  mère. 
Vous  la  trouverez  auprès  d'un  grand  feu  ,  ap- 
puyée contre  une  colonne  ,  et  lilant  des  laines 
couleur  de  pourpre.  Toutes  ses  esclaves  sont  à 
SCS  côtés,  ainsi  que  mon  père,  que  vous  verrez 
assis  sur  un  trône  magnilique.  Ne  vous  arrêtez 
point  à  lui  ;  mais  allez  embrasser  les  genoux  de 
ma  mère ,  afin  d'obtenir  par  sa  protection  les 


moyens  les  plus  sûrs  et  les  plus  prompts  de  re- 
tourner dans  votre  pays.  Si  elle  vous  re(;oit  favo- 
rablement, livrez-vous  à  la  douce  espérance  de 
revoir  bientôt  vos  parens,  vos  amis  et  votre 
patrie. 

En  finissant  ces  mots ,  Nausicaa  pousse  ses 
mulets;  ils  quittent  à  l'instant  le  rivage,  ils 
courent ,  et  de  leurs  pieds  touchent  légèrement 
la  terre.  Mais  elle  ménage  les  coups  et  conduit 
ses  coursiers  de  manière  qu'Ulysse  et  ses  fem- 
mes puissent  la  siùvre  à  pied.  Le  soleil  se  cou- 
che. Ulysse  entre  dans  le  bois ,  il  s'y  asseoit ,  et 
fait  cette  prière  à  la  fille  de  Jupiter  :  Déesse  in- 
vincible, exaucez-moi  :  vous  ne  m'avez  point 
écouté  pendant  que  j'étois  poursuivi  par  la  colère 
de  Neptune;  soyez-moi  aujourd'hui  favorable; 
faites  que  je  sois  bien  reçu  des  Phéaciens;  faites 
que  j'excite  leur  compassion.  Pallas  l'exauça, 
mais  elle  ne  lui  apparut  cependant  pas.  Elle  re- 
doutoil  le  dieu  de  la  mer,  toujours  irrité  contre 
Ulysse  ,  toujours  opposé  à  son  retour  dans  ses 
Etats. 


LIVRE    VIL 

Ainsi  prioit  Ulysse  :  cependant  Nausicaa  ar- 
rive au  palais  de  son  père.  Elle  n'est  pas  plus 
tôt  entrée  dans  la  cour ,  que  ses  frères ,  beaux 
comme  les  immortels ,  s'empressent  à  l'entou- 
rer. Les  uns  détellent  les  mulets ,  les  autres 
transportent  ses  habits.  Elle  monte  dans  son  ap- 
partement, Euryméduse  y  allume  du  feu.  Des 
vaisseaux  partis  d'Epire  avoient  enlevé  cette 
vieille  femme  ,  et  l'on  en  avoit  fait  présent  à 
Alcinoiis ,  parce  qu'il  commandoit  aux  Phéa- 
ciens ,  et  que  le  peuple  l'écoutoit  comme  un 
oracle.  Elle  avoit  élevé  Nausicaa  dans  le  palais 
de  son  père  :  alors  elle  étoit  occupée  à  lui  faire 
du  feu  ,  et  à  lui  préparer  à  souper.  Ulysse  ne 
tarde  point  à  se  mettre  en  route  pour  la  ville  . 
Minerve  répandit  autour  de  lui  un  épais  nuage, 
de  peur  que  quelque  Phéacien  ne  lui  dît  des 
paroles  de  raillerie-  ou  ne  lui  fil  des  demandes 
indiscrètes.  Cette  déesse,  ayant  pris  la  forme 
d'une  jeune  fille  qui  tient  une  cruche  à  la  main, 
s'approche  de  lui  au  moment  où  il  entre  dans 
la  ville.  Ulysse  la  questionne  en  cette  manière  : 
Ma  fille,  ne  pourriez-vous  pas  me  conduire  chez 
Alcinoiis ,  qui  commande  dans  cette  ville?  Je 
suis  étranger,  je  viens  d'un  pays  fort  éloigné  , 
et  je  ne  connois  aucun  des  habitans  de  ce  pays. 
Je  vous  mènerai  volontiers  au  palais  d' Alcinoiis, 
lui  répondit  Minerve  :  nous  logeons  dans  son 


678 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  VIL 


voisinage.  Mais  gardez  le  silence  ;  je  vais  mar- 
cher la  première  :  si  vous  rencontrez  quelqu'un, 
ne  lui  parlez  point.  Les  Pliéaciens  reçoivent 
assez  mal  les  étrangers,  ils  aiment  peu  ceux  qui 
viennent  des  autres  pays.  Ils  ont  une  grande 
contîance  dans  leurs  vaisseaux,  avec  lesquels 
ils  fendent  les  flots  de  la  mer;  car  Neptune  leur 
a  donné  des  navires  aussi  légers  que  les  airs  et 
que  la  pensée. 

En  finissant  ces  mots,  Minerve  s'avance  la 
première.  Ulysse  suit  la  déesse.  Les  Pliéaciens 
ne  l'aperçoivent  pas  ,  quoiqu'il  marche  au  mi- 
lieu d'eux.  C'est  que  la  liUe  de  Jupiter  l'avoit 
enveloppé  d'un  nuage  qui  ledéroboit  aux  yeux. 
Le  roi  d'Ithaque  regardoit  avec  élonnement  le 
port ,  les  vaisseaux,  les  places,  la  longueur  et 
la  hauteur  des  murailles.  Quand  ils  furent  ar- 
rivés tous  deux  à  la  demeure  magnifique  d'Al- 
cinoûs  ,  la  déesse  dit  à  Ulysse  :  Etranger ,  voilà 
le  palais  où  vous  m'avez  commandé  de  vous 
mener.  Vous  y  trouverez  à  table  avec  le  Hoi  les 
principaux  des  Phéaciens.  Entrez  sans  crainte. 
Un  homme  confiant  réussit  plus  sûrement  dans 
tout  ce  qu'il  entreprend.  Vous  vous  adresserez 
d'abord  à  la  Reine  :  elle  se  nomme  Areté ,  et 
elle  est  de  la  même  maison  qu'Alcinoiis.  Nau- 
sithoùs  étoit,  comme  vous  le  savez,  tils  de  Nep- 
tune et  de  Péribée  ,  la  plus  belle  de  toutes  les 
femmes,  et  la  plus  jeune  fille  de  cet  Eurymédon 
qui  régna  sur  les  superbes  Géans.  Il  lit  périr 
tous  ses  sujets  dans  les  guerres  injustes  et  témé- 
raires qu'il  entreprit;   il  y  péril  lui-même. 
Neptune  ,  devenu  amoureux  de  sa  fille  ,  en  eut 
Nausithoùs ,  qui  fut  roi  des  Phéaciens  et  père 
de  Rhexenor  et  d'Alcinoùs.  Apollon  tua  Rhe- 
xenor  dans  son  palais.  Il  n'avoit  qu'une  fille 
qui  s'appcloit  Areté  ,  et  c'est  elle  qu'Alcinoiis  a 
épousée.  11  l'honore  tellement,  que  nulle  femme 
au  monde  n'est  ainsi  honorée  de  son  mari.  Ses 
amis  ,  ses  enfans,  les  peuples ,  ont  un  grand 
respect  pour  elle.  On  reçoit  ses  réponses,  quand 
elle  marche  dans  la  ville  ,  comme  on  recevroit 
celles  d'une  déesse.   Elle  a  l'esprit  excellent. 
Tous  les  différens  qui  s'élèvent  entre  ses  sujets, 
elle  les  termine  avec  sagesse;  si  vous  pouvez 
vous  la  concilier  et  gagner  son  estime  ,  espérez 
de  voir  tous  vos  souhaits  accomplis. 

Minerve,  ayant  ainsi  parlé,  disparut,  quitta 
laSchérie  ;  et  prenant  son  vol  vers  les  plaines 
de  Marathon  ,  elle  se  rendit  à  Athènes  et  alla 
visiter  la  célèbre  cité  d'Erechthée. 

Ulysse  entre  alors  dans  le  palais  :  il  ne  peut, 
en  V  entrant ,  se  défendre  des  mouvemens  de 
surprise  et  de  crainte  qui  l'agitoieut.  Toute  la 
maison  d'Alcinoùs  jetoit  un  éclat  semblable  à 


celui  que  répand  le  soleil  ou  la  lune.  Les  murs 
éloient  d'airain;   autour  régnoit  une  corniche 
d'azur;  une  porte  d'or  fernioit  le  palais,  elle 
tournoitsur  des  gonds  d'argent,  et  étoit  appuyée 
sur  un  seuil  de  cuivre.  Le  dessus  étoit  d'argent, 
et  la  corniche  d'or.  Aux  deux  côtés  de  la  porte 
on  voyoit  deux  chiens  d'argent  de  la  main  de 
Vulcam  :  iisgardoient  toujours  le  palais,  n'étant 
sujets  ni  à  la  mort  ni  à  la  vieillesse.  Le  long  des 
murailles  il  y  avoit  des  sièges  bien  affermis  , 
depuis  la  porte  jusqu'aux  coins  :  ils  étoient  gar- 
nis de  tapis  délicatement  faits  par  les  femmes 
d'Areté.  Là  étoient  assis  les  plus  considérables 
des  Phéaciens.  Ils  faisoient  un  superbe  festin , 
et  célébroient  une  fête  qui  revenoit  tous  les  ans. 
Sur  de  magnifiques  piédestaux  étoient  des  sta- 
tues d'or  représentant  de  jeunes  hommes  debout 
et  tenant  à  la  main  des  torches  allumées  pour 
éclairer  la  table  du  festin.  Il  y  avoit  dans  le 
palais  cinquante  belles  esclaves  :  les  unes  avec 
une  grosse  pierrebrisoientle  froment,  les  autres 
travailloient  à  faire  des  toiles.  Elles  étoient  as- 
sises à  la  suite  l'une  de  l'autre,  et  l'on  voyoit 
leurs  mains  se  remuer  en  même  temps,  comme 
les  branches  des  j)lus  hauts  peupliers  quand  ils 
sont  agités  par  les  vents.   Les  étoffes  qu'elles 
travailloient  étoient  d'une  finesse  et  d'un  éclat 
qu'on  ne  pouvoit  se  lasser  d'admirer.  L'huile, 
tant  elles  étoient  serrées,  auroit  coulé  dessus 
sans  les  pénétrer.  Car  autant  que  les  Phéaciens 
surpassent  les  autres  hommes  dans  l'art  de  con- 
duire un  vaisseau  léger  sur  la  vaste  mer,  autant 
leurs  femmes  excellent-elles  dans  les  ouvrages 
de  tapisserie.  Minerve  les  a  remplies  d'adresse 
et  d'industrie  pour  ces  travaux. 

De  la  cour  on  entre  dans  un  grand  jardin  de 
plusieurs  arpens  :  une  haie  vive  l'entoure  et  le 
ferme  de  tous  côtés.  Il  est  planté  de  grands 
arbres  chargés  de  fruits  délicieux.  On  y  voit  des 
poiriers,  des  grenadiers,  des  orangers,  des  fi- 
guiers d'une  rare  espèce  ,  des  oliviers  toujours 
verts  :  ils  ne  sont  jamais  sans  fruits,  ni  en  hiver, 
ni  en  été.  Un  doux  zéphir  entrelient  leur  fraî- 
cheur :  il  fait  croître  les  uns  et  donne  aux  autres 
la  dernière  maturité.  On  voit  des  poires  mûrir 
quand  d'autres  poires  sont  passées,  les  figues 
succèdent  aux  figues  ;  et  l'orange ,  la  grenade  , 
à  la  grenade  et  à  l'orange.  Dans  les  mêmes  vi- 
gnes il  y  en  a  une  partie  sèche  qu'on  couvre  de 
terre  ,  une  autre  qui  fleurit  et  qu'on  découvre 
pour  être  échauffée  par  le  soleil,  une  autre  dont 
on  cueille  les  grappes ,  et  une  autre  enfin  dont 
on  presse  le  raisin  ;  on  en  voit  qui  commen- 
cent à  fleurir,  et  à  côté  on  en  voit  qui  sont  rem- 
plies de  grains  et  d'un  jus  délicieux. 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  VIL 


679 


Le  jardin  est  terminé  par  un  potager  très- 
bien  cultive,  très-abondant  enlégumos  de  tontes 
les  saisons  de  l'année.  Il  y  a  deux  fontaines  : 
l'une  arrose  tout  le  jardin  en  se  partageant  en 
plusieurs  canaux  ;  l'autre  va  se  décharger  à  la 
porte  du  palais,  et  communique  leseauxà  toute 
la  ville.  Tels  étoient  les  présens  que  les  dieux 
avoient  faits  à  Alcinoùs. 

Ulysse  ne  se  lassoit  point  de  les  admirer. 
Après  avoir  contemplé  toutes  ces  beautés,  il 
pénètre  dans  le  palais ,  et  trouve  les  Phéaciens 
armés  de  coupes  et  faisant  des  libations  à  Mer- 
cure ;  c'étoit  les  dernières  du  festin  ,  et  ils  les 
réservoienl  pour  cette  divinité,  afin  qu'elle  leur 
procurât  le  repos  de  la  nuit  qu'ils  se  disposoient 
à  goûter.  Ulysse  ,  toujours  couvert  du  nuage 
dont  Minerve  l'avoit  enveloppé  ,  s'avance  sans 
être  aperçu.  Il  s'approche  d'Areté  et  l'Alcinous, 
embrasse  les  genoux  de  la  Heine  :  aussitôt  l'air 
obscur  qui  l'entouroit  se  dissipe.  Les  Phéaciens, 
étonnés  de  le  voir  tout-à-coup,  demeurent  dans 
le  silence;  ils  le  regardent  avec  surprise  :  et 
Ulysse,  tenant  toujours  les  genoux  de  la  Reine, 
lui  parle  en  ces  termes  : 

0  Areté,  ô  fille  du  divin  Rbexenor,  après 
avoir  échappé  aux  maux  les  plus  cruels ,  je 
viens  implorer  votre  secours  ,  celui  de  votre 
mari  et  de  toute  cette  auguste  assemblée.  Que 
les  dieux  vous  donnent  une  vie  heureuse!  Puis- 
siez-vous  laisser  à  vos  enfans  les  richesses  de 
vos  palais  et  les  honneurs  que  vous  avez  reçus 
de  vos  peuples!  Je  vous  conjure  de  me  faire  re- 
voir bientôt  ma  patrie ,  car  il  y  a  loug-temps 
que  je  souffre,  éloigné  de  tout  ce  que  j'aime. 

Ayant  ainsi  parlé,  il  se  retira  contre  le  foyer, 
se  tenant  assis  sur  la  cendre  proche  du  feu  : 
tout  le  mondese  taisoit.  Enfin  le  vieil  Echénus, 
le  plus  sage  des  Phéaciens,  et  qui  les  surpassoit 
tous  en  savoir  et  en  éloquence,  prit  la  parole 
et  dit  : 

Alcinoùs,  il  n'est  point  convenable  de  laisser 
cet  étranger  couché  sur  la  cendre.  Les  conviés 
attendent  vos  ordres.  Relevez-le  donc,  et  l'aites- 
le  asseoir  sur  un  de  ces  sièges  d'argent.  Com- 
mandez aux  hérauts  de  verser  du  vin,  afin  que 
nous  fassions  des  libations  au  dieu  qui  lance  la 
foudre  et  qui  accompagne  les  étrangers.  Oue  la 
maîtresse  de  l'oftice  lui  serve  une  table  couverte 
des  mets  les  plus  exquis. 

Alcinoiis  n'eut  pas  plus  tôt  entendu  ces  pa- 
roles, qu'il  alla  prendre  Ulysse  par  la  main  :  il 
le  relève,  il  le  place  à  ses  côtés  sur  un  siège  magni- 
fique qu'il  lui  lit  céder  par  son  fils  Laodamas  qui 
étoit  assis  près  de  lui,  et  qu'il  aimoit  plus  que 
tous  ses  au  très  enfans.  [Jne  belle  esclave  verse  de 


l'eau  d'une  aiguière  d'or  sur  un  bassin  d'argent, 
et  donne  à  laver  à  Ulysse.  Elle  dresse  ensuite 
une  table;  et  une  autre  femme,  qui  avoit  un  air 
vénérable,  la  couvre  de  ce  qu'elle  a  de  meilleur. 
Ulysse  en  profite  avec  reconnoissance.  Alcinoùs 
prend  alors  la  parole,  et  dit  à  un  de  ses  hérauts  : 
Pontonoùs,  remplissez  une  urne  de  vin,  et  dis- 
tribuez-le à  tous  les  convives,  alin  que  nous 
fassions  des  libations  à  Jupiter,  le  puissant  pro- 
tecteur des  étrangers  et  des  supplians. 

Il  dit  :  Pontonoùs  obéit.  Les  libations  finies, 
et  chacun  des  convives  ayant  bu  autant  qu'il 
vouloit,  Alcinoùs  leur  parla  encore  ainsi  :  Ecou- 
tez-moi ,  chef  des  Phéaciens.  Puisque  le  repas 
est  fini ,  vous  pouvez  vous  retirer  ,  il  en  est 
temps,  et  vous  pouvez  vous  aller  jeter  dans  les 
bras  de  Morphée.  Demain  nous  assemblerons 
un  plus  grand  nomble  de  vieillards ,  nous  trai- 
terons notre  nouvel  hôte  dans  le  palais ,  nous 
oll'rirons  des  sacrifices  aux  dieux,  et  puis  nous 
songerons  à  son  retour  ,  afin  que  ,  délivré  de 
peines  et  d'afflictions,  il  ait  la  consolation  et  la 
joie  de  voir,  par  notre  secours,  sa  chère  patrie, 
et  qu'il  y  arrive  ,  quelque  éloignée  qu'elle  soit, 
sans  éprouver  rien  de  fâcheux  dans  le  voyage. 
Lorsqu'il  sera  chez  lui,  il  attendra  paisiblement 
ce  que  la  destinée  et  les  Parques  inexorables  lui 
ont  préparé  dès  le  moment  de  sa  naissance.  Peut- 
être  est-ce  quelque  dieu  descendu  du  ciel  qui 
paroît  sous  la  ligure  de  cet  étranger.  Les  dieux 
se  déguisent  souvent  ;  ils  viennent  au  milieu  de 
nous  quand  nous  leur  immolons  des  hécatom- 
bes ;  ils  assistent  alors  à  nos  sacrifices ,  et  man- 
gent avec  nous  comme  s'ils  étoient  mortels. 
Quelquefois  on  ne  croit  trouver  qu'un  voyageur, 
et  les  dieux  se  découvrent  ;  mais  c'est  quand 
nous  tâchons  de  leur  ressembler  par  nos  vertus, 
comme  les  Cyclopes  se  resseml3lent  tous  par 
leur  injusfice  et  par  leur  impiété. 

Ulysse  reprit  aussitôt  :  Ayez  d'autres  senti- 
mens ,  Alcinoiis  :  je  ne  suis  en  rien  semblable 
aux  dieux,  ni  par  le  corps^  ni  par  l'esprit  ;  vous 
ne  voyez  qu'un  homme  mortel  persécuté  par 
les  plus  grandes  et  les  plus  déplorables  infor- 
tunes. Non  ,  et  vous  en  conviendriez  si  je  vous 
racontois  les  maux  que  j'ai  endurés  par  l'ordre 
des  dieux;  non  ,  personne  n'a  plus  souffert  que 
celui  qui  réclame  aujourd'hui  votre  bienfai- 
sance. Mais  laissons  ces  tristes  détails  :  permet- 
tez que  je  satisfasse  à  la  faim  qui  me  dévore  , 
quoique  je  sois  noyé  dans  l'affliction.  Il  n'y  a 
point  de  nécessité  plus  impérieuse  que  ce  besoin. 
La  Iristessse,  les  pertes  les  plus  désastreuses,  les 
malheurs  les  plus  opiniâtres,  rien  ne  fait  ou- 
blier de  la  satisfaire.  Elle  commande  en  ce  mo- 


C80 


L'ODYSSEE.  LIVRE  VIL 


ment ,  et  je  cède  à  son  pouvoir.  Mais  vous , 
princes  hospitaliers  ,  demain  ,  dès  que  l'aurore 
paroîtra  ,  daignez  nie  fournir  les  moyens  de 
retourner  dans  ma  patrie.  Quelques  maux  que 
j'aie  endurés,  pourvu  que  je  la  \oie  encore  ,  je 
consens  à  perdre  la  vie. 

Il  dit,  et  tous  les  Phéaciens  applaudirent,  et 
se  promirent  de  seconder  les  désirs  de  cet  étran- 
ger qui  venoit  de  parler  avec  tant  de  force  et  de 
sagesse.  Les  libations  étant  donc  faites,  ils  se 
retirèrent  pour  aller  goûter  les  douceurs  du 
sommeil.  Ulysse  demeura  dans  le  palais;  Areté 
etAlcinoiisnele  quittèrent  point.  Pendant  qu'on 
ôtoit  les  tables,  la  Reine  le  lixa  plus  attentive- 
ment ;  et  ayant  reconnu  le  manteau  et  les  babils 
dont  il  étoit  revêtu  ,  et  qu'elle  avoit  faits  elle- 
même  avec  ses  femmes ,  elle  lui  adressa  la  pa- 
role :  Etranger ,  permettez-moi ,  lui  dit-elle , 
de  vous  demander  qui  vous  êtes,  d'où  vous 
venez,  qui  vous  a  donné  ces  babils.  Ne  m'avez- 
vous  pas  dit  que  la  tempête  vous  a  jeté  sur  nos 
rivages  ? 

Grande  Reine,  répondit  le  prudent  Ulysse  , 
il  me  seroit  diflicile  de  vous  raconter  les  mal- 
heurs sans  nombre  dont  les  dieux  m'ont  ac- 
cablé ,  mais  je  vais  répondre  à  ce  que  vous  me 
demandez.  Très-loin  d'ici,  au  milieu  de  la  mer, 
il  y  a  une  grande  île  nommée  Ogygie.  Elle  est 
habitée  par  Calypso,  UUe  d'Atlas.  C'est  une 
puissante  et  redoulable  déesse.  Aucun  dieu  ni 
aucun  homme  n'a  de  commerce  avec  elle.  La 
fortune  ennemie  me  conduisit  seul  en  ce  lieu. 
Jupiter,  du  feu  de  son  tonnerre,  avoit  brûlé 
mon  vaisseau.  Tous  mes  compagnons  périrent 
à  mes  yeux.  Dans  ce  péril  je  saisis  une  planche 
du  débris  de  mon  naufrage  :  neuf  jours  entiers 
je  fus  ,  sans  la  quitter,  le  jouet  des  tlots  irrités; 
enfin  le  dixième,  pendant  l'obscurité  de  la  nuit, 
les  dieux  me  poussèrent  sur  les  côtes  d'Ogygie. 
Calypso  me  reçut,  me  traita  très-favorablement, 
m'offrit  même  de  me  rendre  innnortel  et  de  me 
garantir  de  la  vieillesse.  Mais  ses  offres  ne  me 
touchèrent  point.  Je  passai  sept  ans  entiers  au- 
près d'elle  ,  arrosant  tous  les  jours  de  mes  lar- 
mes les  habits  que  m'avoit  donnés  cette  nymphe. 
La  huitième  année,  contre  mon  attente,  elle  me 
pressa  de  partir  :  Jupiter  avoit  changé  ses  dis- 
positions, et  Mercure  étoit  venu  lui  signifier  les 
ordres  du  maitre  des  dieux  et  des  hommes. 
Elle  me  renvoya  sur  un  vaisseau  ,  me  fit  beau- 
coup de  présens,  me  donna  du  vin,  des  viandes, 
des  habits,  et  fit  souffler  un  vent  favorable.  Je 
voguai  heureusement  pendant  dix-sept  jours  : 
le  dix-huitiènie,  je  découvrois  déjà  les  noirs 
sommets  des  montagnes  de  la  Phéacie;  mon 


cœur  étoit  transporté  de  joie.  Hélas  !  je  n'étois 
pas  au  terme  de  mes  maux;  Neptune  m'en  pré- 
paroit  de  nouveaux.  Pour  me  fermer  le  chemin 
de  ma  patrie ,  il  déchaîna  les  vents  contre  moi , 
il  souleva  les  flots.  Les  vagues  en  courroux  ne 
me  permirent  pas  long-temps  de  demeurer  sur 
mon  frêle  navire.  Je  l'invoquai  en  vain  ;  je  rem- 
plissois  inutilement  l'air  de  mes  cris;  un  tour- 
billon brisa  mon  vaisseau ,  je  tombai  dans  la 
mer,  les  vagues  me  poussèrent  contre  le  rivage. 
Mais  comme  j'étois  prêt  à  sortir  de  l'eau,  un 
flot  me  rejeta  avec  violence  contre  d'énormes 
rochers.  Je  m'en  éloignai;  et  nageant  encore  , 
et  à  force  de  bras  et  d'adresse,  j'arrivai  à  l'em- 
bouchure du  fleuve.  Là  je  découvris  une  re- 
traite sure  ,  commode  et  à  l'abri  des  vents  :  je 
gagnai  la  terre,  où  j'abordai  presque  sans  vie. 
J'y  repris  mes  esprits;  et  lorsque  la  nuit  fut 
venue  ,  je  m'éloignai  du  fleuve  et  me  couchai 
dans  les  broussailles.  J'amassai  des  feuilles  pour 
me  couvrir,  et  un  dieu  versa  un  doux  sommeil 
sur  mes  paupières.  Je  dormis  toute  la  nuit  et  la 
plus  grande  partie  du  jour.  Je  ne  me  réveillai 
que  lorsque  le  soleil  étoit  lui-même  presque  au 
moment  de  se  coucher.  J'aperçus  alors  les  fem- 
mes de  la  princesse  votre  fille  qui  jouoient  en- 
semble :  elle  paroissoit  au  milieu  d'elles  comme 
une  déesse.  Je  la  conjurai  de  me  secourir;  je  la 
trouvai  pleine  d'humanité.  Devois-je  m'atten- 
dre  à  tant  de  générosité  de  la  part  d'une  jeune 
personne  que  je  voyois  pfu"  hasard  et  pour  la 
première  fois?  on  est  d'ordinaire  très-inconsi- 
déré à  cet  âge.  Elle  me  fit  donner  des  viandes, 
du  vin,  des  habits,  des  parfums,  et  me  fit  laver 
dans  le  fleuve.  Voilà  la  vérité  pure  ,  et  tout  ce 
que  l'affliction  qui  me  suffoque  me  permet  de 
vous  apprendre. 

Cher  étranger ,  reprit  Alcinoûs ,  je  serois 
encore  plus  content  de  ma  fille ,  si  elle  vous 
avoit  conduit  elle-même  avec  ses  femmes.  Ne  le 
devoil-elle  pas,  puisque  c'éloit  la  première 
personne  que  vous  rencontriez  et  dont  vous 
imploriez  le  secours?  Grand  roi,  répond  Ulysse, 
ne  la  blâmez  pas.  Elle  m'avoit  prié  de  la  suivre  : 
c'est  moi  qui  ne  l'ai  pas  voulu  ,  de  peur  qu'en 
me  voyant  avec  elle  ,  vous  ne  désapprouvassiez 
sa  conduite.  Des  malheureux  comme  moi  ap- 
préhendent tout. 

Etranger,  dit  Alcinoûs,  je  ne  suis  pas  porté 
à  lanl  de  défiance ,  et  le  parti  de  l'humanité  me 
paroit  toujours  le  meilleur.  Plût  à  Jupiter ,  à 
Minerve  et  à  Apollon ,  qu'étant  tel  que  vous 
paroissez,  et  ayant  les  mêmes  sentimens  que 
vous  m'inspirez  ,  vous  voulussiez  épouser  ma 
fille  et  demeurer  avec  nous!  Je  vous  donnerois 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  YIIL 


681 


un  beau  palais  et  de  grandes  richesses,  si  vous 
vouliez  lixer  ici  votre  séjour.  Cependant  ni  moi 
ni  aucun  de  nos  Fhéaciens  ne  vous  y  retiendra 
malgré  vous.  Le  dieu  de  l'Olympe  le  désapprou- 
veroit.  Demain  donc,  sans  dilTérer,  tout  sera 
prêt  pour  votre  retour.  Dormez  eu  attendant  , 
dormez  avec  sûreté.  Mes  nautonniers  iirolite- 
ront  du  temps  le  plus  favorable  pour  vous  ra- 
mener dans  votre  patrie.  Ils  y  réussiront,  dus- 
siez-vous  aller  au-delà  de  l'Eubée,  qui  est, 
comme  nous  le  savons ,  fort  éloignée  de  nous. 
Quelques-uns  de  nos  i)ilotes  y  ont  déjà  pénétré 
et  conduit  Rhadamanthe,  lorsqu'il  alla  visiter 
Titye,  le  fils  de  la  Terre.  Us  le  menèrent,  et, 
malgré  cette  longue  distance  ,  en  revinrent  le 
même  jour. 

Vous  connoitrez  vous-même  de  quelle  bonté 
sont  nos  vaisseaux,  et  avec  quelle  adresse  nos 
jeunes  Phéaciens  frappent  la  mer  de  leurs  rames. 
Ainsi  parla  Alcmous.  La  joie  se  répandit  dans 
le  cœur  d'Ulysse,  et,  s'adressant  à  Jupiter,  il 
s'écria  :  0  dieu  ,  si  Alcinoûs  accomplit  ce  qu'il 
promet ,  sa  gloire  sera  immortelle ,  et  moi  je 
re verrai  ma  patrie. 

Vers  la  fin  de  ce  doux  et  paisible  entretien  , 
Areté  commanda  à  ses  femmes  de  dresser  un  lit 
sous  le  beau  portique  du  palais,  et  de  le  garnir 
de  belles  étoflés  de  pourpre,  d'étendre  dessus  et 
dessous  des  peaux  et  des  couvertures  très-fines. 
Elles  sortent  aussitôt,  tenant  àla  main  des  {lam- 
beaux allumés  :  et  quand  tout  fut  arrangé,  elles 
vinrent  en  avertir  Ulysse.  11  se  retira,  les  suivit 
sous  le  superbe  portique ,  où  tout  étoit  préparé 
pour  le  recevoir. 

Alcinoûs  le  quitte  aussi,  pour  aller  se  reposer 
auprès  d'Areté,  dans  l'appartement  le  plus  re- 
culé de  son  palais. 


LIVRE    VIII. 

Lorsque  l'aurore  parut ,  Alcinoûs  et  Ulysse 
se  levèrent,  et  tous  deux  ils  sortirent  pour  se 
rendre  au  lieu  de  l'assemblée  qu'on  devoit  tenir 
devant  les  vaisseaux.  Quand  ils  y  furent  arrivés 
avec  les  Pbéaciens,  on  s'assit  sur  des  sièges  de 
pierre  bien  polie. 

Minerve  prit  alors  la  figure  d'un  des  hérauts 
d' Alcinoûs  ;  elle  alla  par  la  ville,  et ,  pour  dis- 
poser le  retour  d'Ulysse,  s'approchant  des  prin- 
cipaux Phéaciens,  elle  leur  disoit  :  llàtez-vous, 
venez  au  conseil ,  écoutez-y  les  prières  de  cet 
étranger  qui  arriva  hier  au  palais  du  Roi  :  il  a 
long-temps  erré  sur  les  flots  de  la  mer ,  et  je 


trouve  qu'il  ressemble  aux  immortels.  Par  ces 
jjaroles  ,  Minerve  les  excite  et  leur  inspire  de  la 
diligence  et  de  l'intérêt.  La  place  et  les  sièges 
sont  bientôt  remplis  :  tout  le  monde  regarde 
avec  étonnementle  prudent  fils  de  Laërte.  Pal- 
las  lui  avoit  donné  une  grâce  toute  divine  .  elle 
le  faisoit  paroître  plus  grand  et  plus  fort,  afin 
que  par  sa  taille  et  par  son  air  il  attirât  l'estime 
et  l'attention  des  Pliéaciens,  et  pour  qu'il  réus- 
sît dans  les  jeux  nûlitaires  qu'on  devoit  lui  pro- 
poser pour  éprouver  sa  vigueur  et  son  adresse. 
Lorsque  tout  le  monde  fut  placé ,  Alcinoûs 
prit  la  parole  et  dit  :  Ecoutez-moi ,  chefs  des 
Phéaciens  :  je  ne  connois  point  cet  étranger  ; 
j'ignore  dou  il  est  venu,  et  si  c'est  de  l'orient 
ou  de  l'occident  ;  il  nous  conjure  de  lui  fournir 
les  secours  et  les  moyens  de  retourner  dans  sa 
patrie.  Ne  nous  démentons  point  en  cette  oc- 
casion :  jamais  nous  n'avons  fait  soupirer  long- 
temps après  leur  retour  aucun  de  ceux  qui  ont 
abordé  dans  notre  île.  Qu'on  mette  donc  en  mer 
un  de  nos  meilleurs  vaisseaux ,  et  choisissons 
promptement  parmi  le  peuple  cinquante-deux 
jeunes  gens  des  plus  habiles  à  manier  la  rame  ; 
qu'ils  préparent  tout,  et  qu'ils  viennent  ensuite 
dans  mon  palais  pour  y  manger  et  se  disposer 
à  partir  :  je  fournirai  toutes  les  provisions  né- 
cessaires. 

Pour  vous,  qui  êtes  les  plus  considérables 
des  Phéaciens ,  venez  m'aider  à  traiter  honora- 
blement ce  nouvel  hôte.  Que  personne  ne  s'en 
dispense ,  et  qu'on  appelle  Démodocus ,  cet  ex- 
cellent musicien ,  qui  a  reçu  du  ciel  une  voix 
si  mélodieuse,  et  qui  charme  tous  ceux  qui  l'en- 
tendent. En  finissant  ces  mots ,  le  Roi  se  lève 
et  marche  le  premier;  les  autres  le  suivent.  Un 
héraut  va  prendre  Démodocus.  Les  cinquante- 
deux  hommes  choisis  se  rendent  aussitôt  sur  le 
rivage,  lancent  à  l'eau  un  excellent  vaisseau, 
dressent  le  mât,  y  attachent  des  voiles,  rangent 
les  rames  ,  et  les  lient  avec  des  na  uds  de  cuir. 
Quand  tout  fut  prêt ,  ils  se  rendirent  au  palais 
d'Alcinoûs.  Les  portiques ,  les  cours  ,  les  salles 
furent  bientôt  remplis.  Le  Roi  fit  égorger  douze 
moutons  ,  huit  cochons  et  deux  bœufs.  On  les 
dépouilla,  et  le  festin  fut  promptement  préparé. 
Le  héraut  amène  Démodocus  :  il  étoit  aveugle  ; 
mais  les  Muses,  qui  le  chérissoient,  lui  avoient 
donné  une  voix  délicieuse.  Ponionoûs  le  place 
sur  un  siège  d'argent ,  au  milieu  des  conviés  , 
et  il  l'appuie  contre  une  colonne  élevée  ,  à  la- 
quelle il  attache  sa  lyre  au-dessus  de  sa  tête  , 
en  lui  moutrant  comment  il  la  pourroit  prendre 
au  besoin.  Il  met  devant  lui  une  table,  lacouvre 
de  viandes ,  et  pose  dessus  une  coupe  remplie 


682 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  VIIL 


de  vin,  afin  que  Démodocus  pût  boire  quand  il 
voudroit.Lesconviésprofiteut  de  la  bonne  chère; 
et  quand  ils  furent  rassasiés,  les  Muses  inspirè- 
rent à  leur  favori  de  chanter  les  aventures  et  la 
gloire  des  héros  les  plus  célèbres.  Il  commença 
par  un  événement  qui  avoit  mérité  l'attention 
des  dieux  mêmes  :  c'est  la  querelle  fameuse  sur- 
venue entre  Achille  et  Ulysse  dans  le  festin  d'un 
sacrifice  sous  le  rempart  de  Troie.  Agamemnon 
paroissoit  ravi  que  les  chefs  des  Grecs  fussent 
divisés.  Apollon  le  lui  avoit  prédit,  lorsque, 
prévoyant  les  malheurs  qui  menaçoient  la  Grèce 
et  les  Troyens ,  il  se  rendit  dans  le  superbe 
temple  de  Python,  pour  y  consulter  l'oracle. 

Démodocus  ravit  de  joie  et  d'admiration  tous 
les  assistans.  Ulysse,  attendri  ,  prit  son  man- 
teau, l'approcha  de  son  visage,  et  se  cacha  pour 
que  les  Phéaciens  ne  le  vissent  pas  répandre  des 
larmes.  Dès  que  Démodocus  cessoit  de  chanter, 
Ulysse  cssuyoit  ses  yeux,  se  découvroit  le  visa- 
ge, prenoit  une  coupe  et  faisoit  des  libations 
aux  dieux  immortels.  Mais  lorsque  les  Phéa- 
ciens, charmés  d'entendre  ce  chantre  divin  ,  le 
pressoient  de  recommencer,  Ulysse  reconnnen- 
çoit  aussi  à  répandre  des  larmes ,  et  s'elforçoit 
de  les  cacher.  Aucun  des  conviés  ne  le  remar- 
qua ,  à  l'exception  d'Alcinoiis ,  qui  avoit  fait 
asseoir  son  hôte  à  côté  de  lui.  Les  soupirs  qui 
lui  échappoient  l'avoient  pénétré;  et  pour  les 
faire  cesser,  s'adressant  aux  convives,  il  leur 
dit.  Je  crois  ,  chers  Phéaciens,  que  vous  ne 
voulez  plus  manger,  et  que  vous  avez  assez  en- 
tendu de  musique,  qui  est  cependant  l'accom- 
pagnement le  plus  agréable  des  festins.  Sortons 
donc  de  table;  montrons  à  cet  étranger  notre 
adresse  dans  les  jeux  et  les  exercices,  afin  que, 
de  retour  dans  sa  patrie,  il  puisse  raconter  à  ses 
amis  combien  nous  surpassons  les  autres  na- 
tions dans  les  combats  du  ceste,  à  la  lutte,  à  la 
course  et  à  la  danse. 

Use  lève  en  même  temps,  il  sort  de  son  pa- 
lais :  les  Phéaciens  le  suivent.  Ponlonoùs  sus- 
pend à  une  colonne  la  lyre  de  Démodocus,  le 
prend  par  la  main  ,  le  conduit  hors  de  la  salle 
du  festin,  et  le  mène  par  le  chemin  que  tenoient 
les  Phéaciens  pour  aller  voir  et  admirer  les 
exercices  qu'on  venoil  d'annoncer.  Ils  arrivè- 
rent dans  une  place  immense,  une  foule  innom- 
brable de  peuple  s'y  étoit  déjà  rassemblée.  Plu- 
sieurs jeunes  gens  alertes  et  très-bien  faits  se 
présentent  pour  disputer  le  prix. 

C'étoient  Acronéc,  Euryale,  Élatrée,  Nantes, 
Prumnès,  Anchiale  fils  du  constructeur  Poly- 
néC;  Cretmès,  Pontés,  Prorès,  Thoon,  Anabe- 
sinès,  Amphiale,  semblable  au  dieu  terrible  de 


la  guerre,  et  Naubolide,  qui,  après  le  prince 
Laodamas ,  surpassoit  tous  les  Phéaciens  en 
force  et  en  beauté.  Les  trois  fils  d'Alcinoiis  se 
présentèrent  aussi,  Laodamas,  Halius  et  le  divin 
Clytonée.  Voilà  ceux  qui  se  levèrent  pour  la 
course.  On  leur  désigna  la  carrière  qu'il  falloit 
parcourir.  Ils  partent  tous  en  même  temps ,  ils 
volent ,  et  font  lever  en  courant  des  nuages  de 
poussière  qui  les  dérobent  presque  aux  yeux 
des  spectateurs.  Mais  Clytonée ,  plus  agile 
qu'eux,  les  devance,  et  les  laisse  tout  aussi 
loin  derrière  lui  que  de  fortes  mules  traçant 
dessillons  dans  un  champ,  laissent  derrière 
elles  des  bœufs  pesans  et  tardifs. 

Après  la  course,  on  vint  aux  pénibles  exer- 
cices de  la  lutte.  Euryale  obtint  la  palme.  Am- 
phiale  fit  admirer  à  ses  concurrens  mêmes  sa 
grâce  et  sa  légèreté  à  la  danse  ;  Elatrée  rem- 
porta le  prix  du  disque  ,  et  Laodamas  celui  du 
ceste. 

Après  ces  premiers  essais,  Laodamas  prit  la 
parole  et  leur  dit  :  Mes  amis ,  demandons  à  cet 
étranger  s'il  ne  s'est  point  appliqué  à  quelques- 
uns  de  nos  exercices.  Il  est  très-bien  fait  ;  ses 
jambes,  ses  cuisses,  ses  mains,  ses  épaules  mar- 
quent une  grande  vigueur.  Il  ne  manque  point 
de  jeunesse,  mais  peut-être  est-il  alfoibli  par 
les  grandes  fatigues  qu'il  a  essuyées.  Les  tra- 
vaux de  la  mer  sont,  à  ce  que  je  pense,  ce  qui 
épuise  le  i)lus  un  homme ,  quelque  robuste 
qu'il  puisse  être. 

Vous  avez  raison ,  répond  Euryale  à  Laoda- 
mas ;  j'approuve  fort  la  pensée  qui  vous  est 
venue.  Allez  donc ,  et  provoquez  vous-même 
votre  hôte.  A  ces  mots  le  brave  fils  d'Alcinoiis 
s'élance  au  milieu  de  l'assemblée ,  et  parle  à 
Ulysse  en  ces  termes  .  Venez,  généreux  étran- 
ger, et  entrez  en  lice  si  vous  savez  quelques- 
uns  de  nos  jeux ,  et  vous  paroissez  les  savoir 
tous.  Pour  moi ,  je  ne  vois  rien  de  plus  glo- 
rieux pour  un  homme,  que  de  réussir  dans  les 
exercices  du  corps.  Venez  donc  vous  éprouver 
contre  nous.  Eloignez  la  tristesse  de  votre  es- 
j)rit,  votre  départ  ne  sera  pas  longtemps  différé, 
On  a  déjà  lancé  à  l'eau  le  vaisseau  qui  doit  vous 
porter,  et  vos  rameurs  sont  tout  prêts. 

Le  prudent  Ulysse  lui  répondit  :  Laodamas. 
pourquoi  vous  moquez-vous  de  moi  en  me  fai-j 
saut  cette  proposifion  ?  Je  suis  bien  plus  occupe 
de  mes  maux  que  de  vos  combats.  Quel  sou- 
venir amer  et  désolant  que  celui  de  tout  ce  que' 
j'ai  souffert  !  je  ne  pai'ois  ici  que  pour  solliciter 
le  secours  dont  j'ai  besoin  pour  m'en  retourner. 
Que  le  Roi ,  que  le  peuple  exauce  mes  vœux , 
et  je  n'ai  plus  rien  à  désirer. 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  YIIL 


683 


Eur^jale  réplique  inconsidérément  :  Vous  ne 
\ons  êtes  donc  pas  formé  à  ces  combats  établis 
chez  toutes  les  nations  célèbres?  N'auriez-vous 
passé  votre  vie  qu'à  courir  les  mers  pour  trafi- 
quer ou  pour  piller?  N'auriez-vous  commandé 
qu'à  des  matelots  ,  et  songé  qu'à  tenir  registre 
de  provisions  ,  de  marchandises  et  de  protits  ? 
Vous  n'avez  efl'ectivement  pas  l'air  et  le  ton 
d'un  athlète  ou  d'un  guerrier, 

Ulysse,  le  regardant  avec  des  yeux  pleins 
d'indignation ,  lui  dit  :  Jeune  homme  ,  vous 
vous  oubliez  :  quel  propos  vous  osez  tenir  sans 
me  connoître  !  Nous  ne  le  voyons  que  trop,  les 
dieux  partagent  et  divisent  leurs  faveurs.  Il  est 
rare  qu'on  trouve  rassemblés  dans  un  seul 
homme  la  bonne  mine,  le  bon  esprit  et  l'art  de 
bien  parler.  L'un  manque  de  beauté,  mais  les 
dieux  l'en  dédommagent  par  le  talent  de  la 
parole  ;  il  se  distingue  et  se  fait  admirer  par 
son  éloquence;  il  parle  avec  assurance;  il  ne 
lui  échappe  rien  qui  l'expose  au  repentir;  il 
s'exprime  avec  une  douceur  et  une  modestie 
qui  entraînent  et  persuadent  la  multitude  ;  il 
est  l'c-racle  des  assemblées,  et,  dès  qu'il  paroîl, 
on  le  suit  comme  une  divinité.  Un  autre  a  la 
beauté  des  immortels,  mais  les  grâces  ne  sont 
pas  répandues  sur  ses  lèvres.  N'en  êtes-vous 
pas  une  preuve?  Vous  êtes  parfaitement  bien 
fait  ;  et  je  ne  vois  pas  que  les  dieux  mêmes 
pourroient  ajouter  à  vos  avantages  extérieurs. 
Mais  vous  manquez  de  discrétion  ,  vous  parlez 
légèrement ,  et  je  n'ai  pu  vous  entendre  sans 
colère.  Non,  je  ne  suis  point  ce  que  vous  pensez, 
et  les  exercices  que  vous  estimez  tant  ne  me 
sont  point  étrangers.  J'y  excellois  même  dans 
ma  jeunesse.  L'âge  et  les  revers,  les  fatigues 
de  la  mer  et  d'une  longue  guerre  que  j'ai  sou- 
tenues ,  car  il  y  a  long-temps  que  le  malheur 
me  poursuit,  ont  épuisé  mes  forces.  Cependant, 
quelque  affoibli  que  je  sois  ,  je  veux  entrer  en 
lice  ;  vos  reproches  m'ont  vivement  piqué  ;  ils 
ont  réveillé  mon  courage.  Il  dit  ;  et  s'avançant 
brusquement,  sans  se  débarrasser  même  de  son 
manteau  ,  il  prend  un  disque  beaucoup  plus 
grand,  plus  épais  et  plus  pesant  que  ceux  dont 
se  servoient  les  Phéaciens  :  après  lui  avoir  fait 
faire  plusieurs  tours  avec  le  bras,  il  le  pousse 
d'une  main  si  forte  que  la  pierre  siffle  en  fen- 
dant les  airs,  et  que  plusieurs  Phéaciens  tom- 
bèrent étonnés  de  l'effort  avec  lequel  elle  fut 
jetée.  Le  disque  ainsi  poussé  passe  de  très-loin 
les  marques  de  ses  rivaux.  Minerve ,  sous  la 
ligure  d'un  homme,  désigne  elle-même  l'en- 
droit où  le  disque  s'arrête,  et  s'écrie  avec  admi- 
ration qu'un  aveugle  le  distingucroit  sans  peine 


en  tâtonnant,  tant  il  est  éloigné  de  tous  les  au- 
tres. Prenez  courage,  ajoute  la  déesse  ;  personne 
ici  n'ira  aussi  loin,  personne  ne  poun-a  vous 
surpasser.  Ulysse  est  étonné  et  ravi  de  trouver 
quelqu'un  dans  l'assemblée  qui  le  favorise  si 
hautement.  Il  se  radoucit,  et  dit  aux  Phéaciens 
avec  une  modeste  hardiesse  :  Que  les  plus 
jeunes  et  les  plus  robustes  d'eutre  vous  attei- 
gnent ce  disque  s'ils  le  peuvent  ;  je  vais  en  lan- 
cer un  autre  aussi  pesant  et  beaucoup  plus  loin, 
à  ce  que  j'espère.  Pour  ce  qui  est  des  autres 
exercices,  puisque  vous  m'avez  défié,  je  consens 
à  éprouver  mes  forces  contre  le  premier  qui 
osera  me  le  disputer,  soit  au  ceste,  soit  à  la  lutte 
ou  à  la  course  ;  je  ne  refuse  personne  excepté 
Laodaraas.  Il  est  mon  hôte;  et  qui  voudroit 
combattre  contre  un  prince  dont  il  a  été  si  hu- 
mainement traite  ?  il  n'y  a  qu'un  insensé  ,  qui 
pût  se  permettre  de  disputer  le  prix  des  jeux, 
dans  un  pays  étranger ,  à  celui  même  qui  l'a 
accueilli  avec  bonté  .  ce  seroit  la  mécoimoitre 
et  agir  contre  ses  propres  intérêts.  Mais  pour 
les  autres  braves  Phéaciens,  je  ne  refuse  ni  ne 
dédaigne  aucun  de  ceux  qui  voudront  éprouver 
mon  adresse.  Je  puis  dire  que  je  n'en  manque 
pas  à  ces  sortes  de  jeux.  Je  sais  aussi  me  servir 
de  l'arc  ;  j'ai  souvent  frappé  au  milieu  de  mes 
ennemis  celui  que  je  choisissois,  quoiqu'il  fût 
environné  de  compagnons  d'armes  tenant  leur 
arc  bandé  contre  moi.  Le  seul  Philoctète  me  sur- 
passoit  quand  nous  nous  exercions  sous  lesmurs 
de  Troie  ;  mais  je  crois  l'emporter  sur  tous  les 
autres  hommes  qui  sont  aujourd'hui  sur  la  terre 
et  qui  se  nourrissent  des  dons  de  Cérès.  Je  ne 
prétends  pas  au  reste  m'égaler  aux  héros  qui 
existoient  avant  nous  ,  tels  qu'étoient  Hercule 
et  Eurytus  d'Œchalie.  Ils  le  cédoient  à  peine 
aux  dieux  mêmes.  Eurytus  fut  puni  de  cette 
arrogante  présomption,  et  ne  parvint  pointa  un 
âge  avancé;  car  Apollon,  irrité  de  ce  qu'il  avoit 
eu  l'audace  de  le  défier  ,  lui  ôta  la  vie.  Je  lance 
une  pique  plus  loin  qu'un  autre  ne  darde  une 
ilèche.  Je  craindrois  seulement  que  quelqu'un 
de  vous  ne  me  surpassât  à  la  course,  car  je  n'ai 
plus  de  forces  ;  je  les  ai  consumées  à  lutter  pen- 
dant plusieurs  jours  contre  les  flots  et  contre 
la  faim,  après  que  mon  vaisseau  a  été  brisé  par 
la  tempête. 

Ainsi  parla  Ulysse  :  personne  n'osa  lui  rien 
répliquer.  Le  seul  Alcinoûs,  prenant  la  parole, 
lui  dit  :  Cher  étranger,  rien  de  plus  convenable 
que  ce  que  vous  venez  de  dire.  Nous  ne  vous 
blâmons  point  ni  de  la  sensibilité  que  vous  té- 
moignez pour  les  reproclies  si  déplacés  d'Eu- 
ryale,  ni  de  la  proposition  que  vous  nous  faites 


68  i 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  VIIL 


d'essayer  vos  forces  et  \olro  adresse  contre  nous. 
Peul-on,  sans  être  injuste,  niéconnoîlre  \otre 
mérite  et  vos  talens  ?  Mais  écoutez-moi,  je  vous 
en  prie,  afin  qu'un  jour  ,  retiré  dans  \os  Etats 
et  conversant  à  table  avec  votre  femme,  vos 
enfans  et  les  hôtes  que  vous  y  admettrez,  vous 
puissiez  leur  raconter  ce  que  vous  avez  vu  clicz 
les  Pliéaciens,  la  vie  qu'ils  mènent,  leurs  occu- 
pations, leurs  anmsemens,  et  les  exercices  dans 
lesquels  ils  ont  constamment  excellé.  Nous  ne 
somnies  pas  les  meilleurs  lutteurs  du  monde,  ni 
ceux  qui  se  servent  le  mieux  du  cesie  ;  mais  nul 
peuple  ne  court  ni  n'entend  la  navigation 
comme  nous.  Nous  aimons  les  festins,  la  mu- 
sique et  la  danse  ;  nous  prenons  plaisir  à  chan- 
ger souvent  d'habits,  à  prendre  le  bain  chaud  ; 
nous  sonmies  jaloux  de  tout  ce  qui  rend  la  vie 
agréable  et  commode. 

Allons  donc,  jeunes  Pliéaciens,  vous  surtout 
qui  vous  distinguez  dans  la  danse,  montrez  à 
cet  illustre  étranger  tout  ce  que  vous  savez,  afin 
qu'à  son  retour  il  apprenne  aussi  à  ses  amis 
combien  nous  surpassons  les  autres  peuples  à 
la  course,  à  la  danse,  dans  la  nmsique  et  dans 
l'art  de  conduire  des  vaisseaux.  Hue  quelqu'un 
aille  promptement  chercher  la  lyre  de  Démo- 
docus,  qu'on  a  laissée  suspendue  à  une  colonne 
dans  mon  palais. 

Ainsi  parla  le  divin  Alcinoiis  :  un  héraut  se 
détache  aussitôt  pour  aller  prendre  cet  instru- 
ment. Neuf  juges  furent  choisis  au  sort  pour 
présider  aux  jeux  et  régler  tout  ce  qui  ét(jit  né- 
cessaire. Ils  se  pressent  de  faire  aplanir  le  lieu 
où  l'on  devoit  danser.  Le  héraut  arrive  ;  il 
donne  la  lyre  à  Démodocus ,  qui  se  place  dans 
le  centre.  Les  jeunes  gens  se  rangent  autour  de 
lui  ;  ils  conmiencent ,  ils  frappent  la  terre  de 
leur  pied  léger.  Ulysse  les  regarde  en  applau- 
dissant à  l'agilité,  à  la  justesse  de  leurs  mouve- 
mens.  Démodocus  chantoit  sur  sa  lyre  les 
amours  de  Mars  et  de  Vénus,  le  début  de  cette 
intrigue  ,  les  présens  que  le  dieu  de  la  guerre 
lit  à  la  déesse  de  la  beauté,  l'accueil  qu'elle  lui 
lit.  Phébusen  fut  témoin,  il  en  avertit  Vulcain. 
A  cette  nouvelle  le  dieu  vole  dans  son  atelier  ; 
il  redresse  son  enclume,  et,  pour  se  venger,  il 
forge  des  tilets  qu'on  ne  pouvoit  ni  rompre  ni 
relâcher.  Sa  fureur  contre  Mars  lui  fait  imaginer 
cette  espèce  de  piège.  Quand  il  l'eut  mis  en  état 
de  servir  son  ressentiment ,  il  entre  dans  son 
appartement,  il  l'entoure  de  ses  liens  indisso- 
bles  :  ils  étoient  comme  des  iîls  de  toiles  d'arai- 
gnée ;  nul  homme,  nul  dieu  même  ne  pouvoit 
les  apercevoir,  tant  le  travail  en  étoit  tin  et  dé- 
licat. Vulcain  ,  après  avoir  dressé  le  piège  oi^i 


devoit  se  prendre  les  deux  amans,  annonça  qu'il 
partoil  pour  Lemnos  ,  qu'il  préfère  à  toutes  les 
autres  contrées  oii  on  l'honore.  Mars,  qui  l'é- 
pioit,  crut  légèrement  qu'il  s'absentoit,  et  court 
aussitôt  chez  la  belle  Gythérée Les  mau- 
vaises actions  sont  rarement  impunies  ,  s'écria 
un  des  dieux  présens  à  cette  honteuse  scène.  La 
lenteur  a  surpassé  la  vitesse  :  le  tardif  Vulcain 
a  attrapé  Mars,  le  plus  léger  de  tous  les  dieux... 
Démodocus  chantoit  toutes  ces  aventures.  Ulysse 
et  les  Pliéaciens  étoient  ravis  de  l'entendre.  Al- 
cinoiis  commanda  à  ses  deux  fils  ,  Halius  et 
Laodamas,  de  danser  seuls,  car  nul  autre  n'o- 
soit  se  mesurer  à  ces  deux  princes.  Pour  mon- 
trer leur  adresse,  ils  se  saisissent  d'abord  d'un 
ballon  couleur  de  pourpre,  brodé  par  les  mains 
habiles  de  Polybe.  L'un  d'eux ,  se  pliant  et  se 
renversant  en  arrière,  le  pousse  jusqu'aux 
nues;  l'autre  le  reprend  en  sautant,  et  le  re- 
pousse aNant  qu'il  tombe  à  leurs  pieds.  Après 
s'être  ainsi  essayés,  ils  se  mirent  à  danser  avec 
une  grâce  et  une  justesse  merveilleuses.  Les 
jeunes  gens  qui  étoient  debout  autour  de  l'en- 
ceinte battoient  des  mains  ,  et  tout  retentissoit 
de  leurs  ap[)laudissemens.  Alors  Ulysse  dit  à 
Alcinoiis  :  Vous  aviez  grande  raison  de  me  pro- 
mettre d'excellens  danseurs  :  vous  tenez  bien 
votre  parole.  Je  ne  puis  vous  exprimer  le  plaisir 
qu'ils  me  font  et  l'admiration  qu'ils  me  cau- 
sent. 

Alcinoiis  parut  touché  de  cet  éloge  ;  et  s'a- 
dressaut  aux  Pliéaciens,  il  leur  dit  :  Cet  étran- 
ger me  semble  un  homme  sage  et  d'une  rare 
prudence;  faisons-lui,  selon  l'usage  pratiqué 
pour  les  hôtes  d'un  grand  mérite  ,  faisons-lui 
des  présens  convenables.  Vous  êtes  ici  douze 
princes  delà  nation,  qui  la  gouvernez  sous  moi 
qui  suis  le  treizième.  Que  chacun  de  nous  lui 
olfre  un  manteau,  une  tunique  bien  lavée,  et 
un  talent  d'or.  Apportons-les  au  plus  vite,  alin 
que,  touché  de  notre  générosité,  ce  soir  il  se 
nielle  à  table  avec  plus  de  joie.  J'exhorte  aussi 
Euryale  à  l'apaiser  par  des  excuses  et  par  des 
présens,  car  il  a  manqué  à  la  justice  et  aux 
égards  qu'il  lui  devoit. 

Il  dit  :  tons  les  princes  approuventAlcinoiis, 
et  chacun  d'eux  commande  aussitôt  à  son  héraut 
d'aller  prendre  les  présens.  Euryale  lui-même, 
s'adressant  à  Alcinoiis,   promet  de  donner  à 
Ulysse  la  satisfaction  qu'on  exige.   Il  lui  pré-j 
sente  une  épée  d'un  acier  très-tin,  dont  la  poi-| 
gnéc  est  d'argent  et  le  fourreau  couvert  d'un] 
ivoire   merveilleusement    travaillé.    J'espère 
dit-il  à  Ulysse,  que  vous  ne  trouverez  pas  cette! 
arme  indigne   de   vous  :  acceptez-la,    ô   moaj 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  YIK. 


685 


père;  et  s'il  m'est  échappe  quelques  reproches 
que  vous  ne  méritez  pas,  que  les  \ents  les  em- 
portent, et  qu'ils  sortent  pour  toujours  de  votre 
mémoire.  Fassent  les  dieux  que  vous  ayez  bien- 
tôt la  consolation  de  revoir  votre  femme  et  votre 
|iatrie  !  N'y  a-t-il  pas  assez  long-temps  que  le 
maih.eur  vous  persécute  et  vous  tient  éloigné 
de  tout  ce  qui  vous  aime  ?  Cher  Euryale  ,  re- 
partit Ulysse,  je  prie  les  dieux  de  vous  combler 
de  joie  et  de  prospérité.  Puissiez-vous  ne  sentir 
jamais  le  besoin  de  cette  épée  !  Tout  ce  que 
vous  m'avez  dit  est  réparé  par  le  don  magni- 
fique que  vous  me  faites  ,  et  par  les  douces 
paroles  qui  l'accompagnent.  En  achevant  ces 
mots,  le  roi  d'Itaque  met  à  son  côté  cette  riche 
épée.  Le  soleil  alloit  se  coucher  :  les  autres 
présens  arrivent,  portés  par  des  hérauts.  On  les 
dépose  aux  pieds  d'Alciuous;  ses  enfans  les 
prennent  et  les  portent  eux-mêmes  chez  la 
Reine.  Le  Roi  marchoit  à  leur  tête.  Lorsqu'ils 
furent  arrivés  dans  l'appartement  d'Areté  ,  et 
qu'on  eut  placé  et  fait  asseoir  les  chefs  des 
Phcaciens,  Alcinoiis  dit  à  la  Reine  :  Ma  femme, 
faites  apporter  ici  la  plus  belle  de  mes  cassettes, 
mettez-y  un  beau  manteau  et  une  tunique  neu- 
ve. Ordonnez  à  vos  esclaves  de  faire  chauffer  de 
l'eau  ;  il  faut  faire  baigner  notre  hôte,  étaler  en- 
suite et  ranger  proprement  nos  présens.  J'espère 
que  ce  beaucoup  d'u.'il  lui  donnera  une  joie  se- 
crète, et  le  préparera  à  goûter  mieux  le  plaisir 
de  la  table  et  de  la  musique.  Pour  moi ,  je  le 
prie  d'accepter  une  belle  coupe  d'or,  afin  qu'il 
se  souvienne  de  moi ,  et  qu'il  fasse  tous  les 
jours  des  libations  à  Jupiter  et  aux  autres 
dieux. 

La  Reine  commande  aussitôt  à  ses  femmes  de 
mettre  un  trépied  sur  le  feu  :  elles  obéissent , 
portent  un  grand  vaisseau  d'airain,  le  remplissent 
d'eau,  mettent  dessous  beaucoup  de  bois.  Dans 
un  moment  la  flamme  s'élève  et  l'eau  com- 
mence à  frémir. 

Cependant  Areté  se  fait  apporter  une  belle 
cassette  pour  Ulysse  :  elle  y  dépose  les  habits, 
Tor,  tous  les  présens  des  Phéaciens  ;  elle  y 
ajoute  pour  elle-même  une  tunique  et  un  man- 
teau magnilique.  Quand  tout  fut  rangé  avec 
beaucoup  d'ordre,  la  Reine  lui  dit  :  Considérez 
tout  ce  que  cette  cassette  renferme ,  mettez-y 
votre  sceau ,  afin  que  dans  le  voyage  on  n'en 
dérobe  rien  pendant  que  vous  dormirez  dans 
votre  vaisseau. 

Le  fds  de  Laërte  ,  après  avoir  admiré  tous 
ces  riches  présens ,  après  en  avoir  marqué  sa 
reconnoissance  ,  baisse  le  couvercle  de  la  cas- 
selle,  et  la  scelle  d'un  nœud  merveilleux  dont 


Circé  lui  avoit  donné  le  secret.  On  l'avertit  en- 
suite d'entrer  dans  le  bain;  il  le  trouve  chaud  : 
il  en  jiaroît  ravi,  car  il  n'en  avoit  point  usé 
depuis  qu'il  étoit  sorti  de  la  grotte  de  Calypso. 
Alcinoiis  ne  lui  laisse  rien  à  désirer,  et  après 
que  les  femmes  d'Areté  l'ont  fait  baigner,  après 
qu'elles  lui  ont  prodigué  les  parfums  les  plus 
exquis,  elles  lui  jettent  de  magnifiques  habits. 
Ulysse  quitte  la  salle  des  bains  et  se  rend  dans 
celle  des  festins.  Nausicaa,  dont  la  beauté  éga- 
loit  celle  des  déesses  mêmes,  étoit  à  l'entrée  de 
la  salle.  Dès  qu'elle  aperçut  Ulysse  .  elle  fut 
frappée  d'étonnement,  et  lui  dit  :  Etranger,  je 
vous  salue.  Quand  vous  serez  arrivé  dans  votre 
patrie,  ne  m'oubliez  pas  ;  car  je  suis  la  pre- 
mière qui  vous  ai  secouru  ,  et  c'est  à  moi  que 
vous  devez  la  vie. 

Ulysse  lui  répondit  :  Belle  Nausicaa,  fille  du 
grand  Alcinoiis  ,  que  Jupiter  me  conduise  au- 
jjrès  de  ma  femme  et  de  mes  amis,  et  je  vous 
promets  de  me  souvenir  sans  cesse  de  vous,  et 
de  vous  adresser  tous  les  jours  des  vœux  comme 
à  une  déesse  tutélaire  à  qui  je  dois  la  vie  et  mon 
bonheur. 

Après  ce  remerciement  fait  à  Nausicaa,  Ulvsse 
s'asseoit  auprès  d'Alcinoiis.  On  sert  les  viandes 
découpées,  on  môle  le  vin  dans  les  urnes  :  un 
héraut  amène  par  la  main  Démodocus;  il  le 
place  au  milieu  des  convives  et  contre  une  co- 
lonne qui  lui  servoit  d'appui.  Alors  le  fils  de 
Laërte,  s'adressant  au  héraut,  prend  la  meil- 
leure partie  du  morceau  qu'on  lui  avoit  servi 
par  honneur  ,  et  le  charge  de  le  porter  de  sa 
part  à  Démodocus .  et  de  lui  dire  que  la  tris- 
tesse qui  flétrit  son  ame  ne  le  rend  point  insen- 
sible à  ses  chants  divins.  Les  chantres  comme 
lui  ,  ajoute  Ulysse,  doivent  être  chéris  et  ho- 
norés de  tous  les  hommes.  Ce  sont  les  Muses 
qui  les  inspirent,  et  ils  en  sont  les  principaux 
favoris. 

Il  dit,  et  le  héraut  s'acquitte  de  sa  commis- 
sion. Démodocus  est  touché  de  cette  attention. 
Les  convives  se  livrent  au  plaisir  de  la  bonne 
chère  ;  et  quand  l'abondance  eut  chassé  la  faim, 
Ulysse  adresse  la  parole  à  Démodocus.  Il  n'y  a 
point  d'hommes,  lui  dit-il,  qui  méritent  plus 
de  louanges  que  vous.  Vous  êtes  instruit  par 
les  Muses,  ou  plutôt  par  Apollon  lui-même. 
Quand  vous  auriez  été  au  siège  de  Troie,  quand 
du  moins  quelques-uns  de  ceux  qui  s'y  sont  le 
j)lus  distingués  vous  en  auroient  parlé,  vous  ne 
pourriez  pas  chanter  d'une  manière  plus  tou- 
chante les  travaux  des  Grecs  et  tout  ce  qu'ils  y 
ont  fait  et  souffert.  Mais  continuez,  et  racontez- 
nous,  je  vous  prie,  l'aventure  du  cheval  de  bois 


686 


L'ODYSSÉE.  LRRE  VIII. 


que  construisit  Epéus  avec  le  secours  tle  Mi- 
nerve :  (le  quelle  manière  Ulysse  le  fit  conduire 
dans  la  citadelle,  après  l'avoir  rempli  des  guer- 
riers qui  dévoient  saccager  Ilion.  Si  vous  réus- 
sissez à  nous  dépeindre  ce  merveilleux  strata- 
gème,  je  publierai  partout  que  c'est  Apollon 
qui  vous  a  inspiré  de  si  beaux  cbants. 

Aussitôt  Démodocus  ,  saisi  d'un  divin  en- 
tbousiasnie,  se  met  à  chanter.  Il  commence  au 
moment  que  les  Grecs  mirent  le  feu  à  leurs 
tentes,  et  tirent  semblant  de  se  retirer  sur  leurs 
vaisseaux.  Ulysse,  avec  plusieurs  des  principaux 
capitaines,  étoit  au  milieu  de  la  ville  ,  caché 
dans  les  flancs  du  cheval  de  bois,  et  les  Troyens 
ont  l'imprudence  de  le  trainer  jusque  dans  la 
citadelle.  Après  l'y  avoir  placé,  ils  délibèrent 
autour  de  celte  énorme  machine  ,  et  il  y  eut 
trois  avis  :  les  uns  vouloicnt  qu'on  la  mit  en 
pièces,  les  autres  conseilloieiit  de  la  précipiter 
du  haut  des  remparts  dans  les  fossés,  et  les  troi- 
sièmes de  la  conserver  et  de  la  consacrer  aux 
dieux  pour  les  apaiser.  Cet  avis  devoit  préva- 
loir. Le  destin  avoit  résolu  la  ruine  de  Troie, 
puisqu'il  avoit  permis  qu'on  fit  entrer  dans  son 
euceiute  ce  colosse  immense  avec  les  guerriers 
qui  alloient  y  porter  la  désolation  et  la  mort.  Il 
chante  ensuite  comment  les  Grecs,  sortis  des 
flancs  de  ce  cheval  comme  d'uue  vaste  caverne, 
saccagèrent  la  ville  ;  il  représente  leurs  plus 
In-aves  héros  portant  partout  le  ter  et  la  flamme. 
11  dépeint  Ulysse  semblable  au  dieu  Mars,  et 
courant  avec  Ménélas  au  palais  de  Déiphobus  ; 
le  combat  furieux  et  long-temps  incertain  qu'ils 
y  soutinrent .  et  la  victoire  qu'ils  remportèrent 
par  le  secours  de  Minerve.  Ainsi  chanloit  Dé- 
modocus. Ulysse  fondoit  en  larmes  .  et  son 
visage  eu  étoit  couvert.  L'attendrissement  qu'il 
éprouvoit  n'éloit  pas  moins  touchant  que  celui 
d'une  femme  ,  qui ,  voyant  tomber  son  mari 
combattant  pour  sa  patrie  el  pour  ses  conci- 
toyens, sort  é])erdue,  et  se  jette  en  gémissant 
sur  son  corps  expirant,  le  seri'e  entre  ses  bras, 
et  semble  braver  les  ennemis  cruels  qui  redou- 
blent leurs  coups  et  préparent  à  cette  infortunée 
une  dure  servitude,  une  longue  suite  de  misères 
et  de  travaux.  Uniquement  occupée  de  sa  perte 
p"ésente,  elle  ne  déplore  qu'elle,  elle  se  la- 
mente, elle  ne  songe  qu'à  sa  douleur  actuelle. 

Ainsi  pleuroit  Ulysse.  Les  Phéaciens  ne  s'en 
aperçurent  point:  Alcinoûs,  auprès  de  qui  il 
étoit,  fut  le  seul  qui  vit  couler  ses  pleurs  et  qui 
entendit  ses  sanglots.  Sensible  à  l'élat  où  il  lui 
paroissoit ,  il  pria  les  convives  de  trouver  bon 
qu'il  fît  cesser  Démodocus.  Ce  qu'il  chante  , 
dit-il ,  ne  fait  pas  la  même  impression  de  plaisir 


sur  tous  les  assistans.  Depuis  que  nous  sommes 
à  table,  et  que  ce  divin  musicien  s'accompagne 
de  la  lyre,  mon  nouvel  hôte  n'a  cessé  de  pleurer 
et  de  gémir.  Une  profonde  tristesse  s'est  em- 
parée de  lui  ;  écartons  ce  qui  peut  la  causer  : 
que  Démodocus  suspende  ses  chants,  et  que  cet 
étranger  partage  gaiement  avec  nous  le  plaisir 
que  nous  trouvons  à  le  traiter.  Cette  fêle  n'est 
que  pour  lui  ;  c'est  pour  lui  que  nous  équipons 
un  vaisseau  ;  c'est  à  lui  que  nous  adressons  des 
présens:  un  étranger,  un  suppliant,  doivent 
être  regardés  comme  frères  par  tout  homme  qui 
a  l'anie  honnèle  et  sensible.  Mais,  étranger,  ne 
refusez  pas  de  répondre  exactement  à  ce  que  je 
vais  vous  demander.  Apprenez-moi  le  nom  que 
votre  père  et  votre  mère  vous  ont  donné,  et 
sous  lequel  vous  êtes  connu  de  vos  voisins  ;  car 
tout  homme,  quel  qu'il  soit,  en  reçoit  un  eu 
naissant.  Dites-nous  quelle  est  votre  patrie; 
quelle  est  la  ville  que  vous  habitez ,  afin  que 
nous  vous  y  remenions  sur  nos  vaisseaux  qui 
sont  doués  d'intelligence.  Car  il  faut  que  vous 
sachiez  que  les  vaisseaux  des  Phéaciens  n'ont 
besoin  ni  de  pilotes  ni  de  gouvernail  pour  les 
conduire  :  ils  ont  de  la  connoissance  comme  les 
hommes,  et  savent  les  chemins  des  villes  et  de 
tous  les  pays;  ils  parcourent  les  plus  longs  es- 
paces ,  toujours  enveloppés  d'épais  nuages  qui 
les  empêchent  d'être  découverts  par  les  pirates 
ou  nos  ennemis,  et  jamais  il  n'ont  à  craindre 
ni  les  orages  ni  les  écueils. 

Je  me  souviens  seulemeni  d'avoir  entendu 
dire  à  mon  père  Nansithoiis,  que  Neptune 
enfreroit  en  colère  contre  nous  ,  parce  que  nous 
devions  nous  cliarger  trop  facilement  de  re- 
conduire tous  les  hommes  ,  sans  distinction  , 
qui  reclameroient  notre  secours ,  et  qu'il  nous 
menaçoit  qu'un  jour,  pour  nous  punir  d'avoir 
remené  dans  sa  patrie  un  étranger  qu'il  n'ai- 
moil  pas  .  il  feroit  périr  notre  vaisseau  ,  et  que 
noti-e  ville  seroit  écrasée  par  la  chute  d'une 
montagne  voisine.  Voilà  la  prédiction  de  ce  vé- 
nérable vieillard.  Les  dieux  peuvent  l'accom- 
plir ou  la  laisser  sans  effet ,  selon  leur  volonté  : 
racontez-nous  à  présent ,  sans  déguisement  et 
sans  crainte,  quelle  tempête  vous  a  fait  perdre 
voire  route  ;  dans  quelles  contrées ,  dans  quelles 
villes  vous  avez  été  ;  quels  sont  les  peuples 
que  vous  avez  trouvés  cruels ,  sauvages ,  in- 
justes; quels  sont  ceux  qui  vous  ont  paru  hu- 
mains et  hospitaliers.  Apprenez-nous  pourquoi 
vous  pleurez  et  vous  soupirez  quand  vous  en- 
tendez parler  des  Troyens  et  des  Grecs.  Les 
dieux,  qui  permirent  la  chute  de  cette  fameuse 
ville ,  nous  font  trouver  dans  cette  catastrophe 


L'ODYSSEE.  LIVRE  LX. 


687 


de  quoi  les  célébrer  et  nous  instruire.  Avez- 
vous  perdu  devant  (-ettc  place  un  beau-père  , 
un  gendre,  quehjues  autres  parens  encore  plus 
procbes?  y  auriez-vous  vu  périr  un  ami,  com- 
pagnon d'armes  ,  sage  et  fidèle!  car  un  tel  ami 
n'est  pas  moins  digne  qu'un  frère  de  nos  ten- 
dres et  éternels  regrets. 


LIVRE    IX. 

Comment  se  refuser  aux  prières  du  plus  juste 
et  du  plus  bumain  des  rois  '.'  répondit  Ulysse  à 
Alcinoùs.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  cependant 
entendre  Démodocus,  dont  les  cbants  égalent 
par  leur  douceur  celui  des  immortels?  Non,  je 
ne  connois  rien  de  plus  agréable  que  de  voir 
régner  l'aisance  et  la  joie  dans  tout  un  peuple, 
que  de  le  voir  goiiter  paisiblement  les  plaisirs 
de  la  table  et  de  la  musique  :  c'est  l'image  ra- 
vissante du  bonbeur. 

Ne  seroit-ce  pas  le  troubler,  ce  bonbeur,  ne 
serait-ce  pas  réveiller  tous  mescbagrins,  que 
de  vous  raconter  l'bistoire  de  mes  malbeurs? 
Par  où  commencer  ce  triste  récit ,  et  par  où 
dois-je  le  finir  ?  Car  il  est  peu  de  traversts  que 
les  dieux  ne  m'aient  fait  éprouver. 

Je  vous  dirai  d'abord  mon  nom  :  daignez  le 
retenir.  Si  les  dieux  me  protègent  contre  les 
malbeurs  qui  me  menacent  encore,  malgré  la 
longue  distance  qui  sépare  ma  patrie  de  la 
vôtre,  accordez-moi  de  vous  demeurer  toujours 
uni  par  les  liens  de  l'bospitalité. 

Je  suis  Ulysse,  Ulysse  fils  de  Laërte.  J'ai 
acquis  quelque  réputation  par  mon  adresse  et 
ma  prudence;  les  dieux  mêmes  ont  applaudi  à 
mon  courage  et  à  mes  succès  dans  la  guerre. 
Ma  patrie  est  l'ile  d'Rbaque,  dont  l'air  est  très- 
sain  j  et  qui  est  célèbre  par  le  ment  Nérite  tout 
couverl  de  bois  ;  elle  est  environnée  de  plusieurs 
autres  îles  toutes  babitées  et  qui  en  dépenrlent, 
de  Dulicbium  ,  deSamé,  de  Zacyntbe  qui  n'est 
presque  qu'une  forêt.  Itbaque  touclie  pour  ainsi 
dire  au  continent  :  elle  est  plus  septentrionale 
que  les  autres  îles;  car  celles-ci  sont ,  les  unes 
au  midi,  les  autres  au  levant.  Le  sol  en  est  pier- 
reux et  peu  fertile,  mais  on  y  élève  des  bommes 
braves  et  robustes.  Tel  est  le  lieu  de  ma  nais- 
sance; il  y  en  a  de  plus  beaux,  mais  il  n'y  en 
a  point  de  plus  cber  à  mon  cœur. 

J'en  ai  été  très-long-temps  éloigné,  (^.alypso 
a  voulu  me  retenir  dans  ses  Etats  et  m'a  offert 
sa  main  immortelle.  Circé,  si  célèbre  par  ses 
secrets  merveilleux ,  a  tout  tenté  inutilement 


pour  me  fixer  dans  son  palais  encbanlé.  J'ai 
résisté  à  leurs  promesses  et  à  leurs  ebarmes. 
Rien  n'a  pu  me  fainî  oublier  ma  patrie ,  mes 
parens  et  mes  amis.  J'ai  cédi'  à  ce  sentiment  si 
profond  et  si  légitime  ;  je  lui  ai  sacrifié  les  bon- 
neuis  ,  les  ricbesses  ,  les  plaisirs,  et  l'inmior- 
talité  même. 

jMais  il  est  temps  de  vous  raconter  mon  bis- 
loire  et  les  malbeurs,  qui,  par  l'ordre  des 
dieux,  ont  ti'aversé  mon  retour  depuis  la  trop 
fameuse  expédition  de  Troie.  Dès  que  je  quittai 
cette  ville  infortunée,  dès  que  je  mis  à  la  voile, 
un  vent  furieux  et  contraire  me  poussa  sur  les 
côtes  des  Ciconiens,  vers  le  mont  Ismare.  J'y 
fis  une  descente ,  je  pillai  et  saccageai  leur  prin- 
cipale ville.  Les  ricbesses  et  les  captifs  furent 
partagés  avec  égalité ,  après  quoi  je  pressai  mes 
compagnons  de  partir  et  de  se  rembarquer  au 
plus  vite.  Les  insensés  refusèrent  de  m'obéir, 
et  s'amusèrent  à  faire  bonne  clière  sur  le  ri- 
vage. Le  vin  ne  fut  point  épargné  ;  ils  égor- 
gèrent quantité  de  bœufs  et  de  moutons.  Pen- 
dant ce  temps-là,  ce  qui  restoit  des  Ciconiens 
implora  le  secours  de  ses  voisins.  Ils  étoient 
plus  éloignés  de  la  mer.  De  ces  endroits  bien 
jieuplés  il  s'assend)le  une  armée  d'bommes  plus 
aguerris  que  les  premiers,  beaucoup  mieux  dis- 
ciplinés, et  très-accoutumés  à  combattre  à  pied 
et  à  cbeval.  Ils  parurent  dès  le  lendemain  en 
aussi  grand  nombre  que  les  feuilles  et  les  fleurs 
que  font  naître  le  printemps  et  les  larmes  de 
l'aurore.  Alors  tout  cbange  ,  les  dieux  se  dé- 
clarent contre  nous;  et  ce  furent  là  nos  pre- 
miers ,  mais  non  pas  nos  derniers  malheurs. 

Nos  ennemis  s'avancent,  nous  attaquent  de- 
vant nos  vaisseaux  à  coups  d'épées  et  de  javelots 
armés  de  pointes  d'acier.  Nous  résistâmes  long- 
temps et  courageusement.  Pendant  tout  le  ma- 
tin ,  les  efforts  de  cette  multitude  ne  nous  ébran- 
lèrent point  ;  mais  quand  le  soleil  pencba  vers 
son  déclin  ,  nous  fumes  enfoncés,  et  les  Cico- 
niens curent  1  avantage  sur  les  Grecs.  Chacun 
de  nos  vaisseaux  perdit  six  bommes,  le  reste  se 
sauva  ,  et  nous  nous  éloignâmes  précipitamment 
d'une  plage  qui  nous  avoit  coûté  tant  de  sang. 
Quand  nous  fûmes  en  pleine  mer,  nous  nous 
arrêtâmes,  et  nous  ne  partîmes  qu'après  avoir 
prononcé  tristement  et  à  haute  voix  le  nom  de 
ceux  de  nos  compagnons  qui  étoient  tombés 
sous  le  fer  des  Ciconiens.  Cette  funèbre  céré- 
monie finie ,  nous  dirigeâmes  notre  marche  vers 
Ithaque.  Jupiter  alors  fit  souffler  un  vent  de 
Borée  très-violent  :  la  tempête  devient  furieuse, 
d'épais  nuages  nous  cachent  la  terre  et  la  mer, 
la  nuit  tombe  en  quelque  sorte  du  ciel  sur  nos 


688 


L'ODYSSÉE. 


navires;  ils  sont  poussés  dans  mille  sens  con- 
traires, et  ne  peuvent  tenir  de  route  certaine. 
Les  vents  déchaînés  déchirent  nos  voiles  :  nous 
nous  pressons  de  les  baisser ,  de  les  plier  pour 
éviter  la  mort,  et  à  force  de  rames  nous  gao^nons 
une  rade  sûre  et  bien  abritée.  Nous  y  demeu- 
râmes deux  jours  et  deux  nuits  ,  accablés  de 
travail  et  d'affliction  ;  mais  le  troisième ,  dès 
l'aurore  ,  nous  élevâmes  les  mais ,  nous  éten- 
dîmes nos  voiles  bien  réparées,  et  nous  nous 
remimes  en  mer.  Les  pilotes ,  à  l'aide  d'un  vent 
favorable  ,  prirent  la  route  la  plus  certaine  et 
la  plus  courte.  Je  me  flattois  d'arriver  bientôt, 
quand  je  me  vis  encore  contrarié  par  les  courans 
et  par  le  souffle  impétueux  de  Borée.  En  dou- 
blant le  cap  de  Malée  ,  je  fus  jeté  loin  de  l'île 
de  Cythère ,  et  durant  neuf  jours  je  me  vis  le 
jouet  de  cette  seconde  tenipèle.  Le  dixième 
nous  abordâmes  au  pays  des  Lotopha^es,  ainsi 
appelés  parce  qu'ils  se  nourrissent  du  fruit  d'une 
plante  connue  dans  leur  pays.  Nous  y  mîmes 
pied  à  terre ,  et  y  puisâmes  de  l'eau.  Mes  com- 
pagnons dînèrent  sur  le  rivage  procb.e  de  nos 
vaisseaux.  Huand  ils  eurent  satisfait  à  ce  besoin, 
j'en  choisis  deux  avec  un  héraut ,  que  je  char- 
geai d'aller  reconnoître  le  terrain  et  les  hommes 
qui  l'habitoient.  Ils  nous  quittent  et  se  mêlent 
avec  les  Lolophages.  Ce  peuple  ne  leur  fit  aucun 
mal ,  mais  il  leur  donna  à  goûter  du  fruit  du 
Lotos.  Ceux  qui  en  mangèrent  îîc  songeoicnt 
plus  à  venir  nous  joindre  ;  ils  oublioient  jusqu'à 
leur  patrie ,  et  vouloient  rester  avec  ces  nou- 
veaux hôtes ,  afin  d'y  vivre  d'un  fruit  qui  leur 
paroissoit  si  délicieux.  Je  les  contraignis  de  re- 
venir :  malgré  leurs  larmes  je  les  fis  monter 
sur  les  vaisseaux;  et  pour  prévenir  leur  déser- 
tion ,  on  les  y  attacha  aux  bancs  des  rameurs. 
Je  commandai  à  mes  autres  compagnons  de  se 
rembarquer  promptement ,  de  peur  que  quel- 
qu'un d'entre  eux ,  venant  à  goûter  de  ce  lotos, 
ne  voulût  nous  abandonner. 

Ils  montent  sans  dilférer  ,  s'asseoient ,  et , 
rangés  avec  ordre ,  frappent  les  flots  de  leurs 
rames.  Le  port  s'éloigne,  la  hauteur  du  rivage 
décroît,  nous  approchons  de  la  terre  des  Gy- 
clopes ,  honmies  arrogans ,  injustes,  et  qui,  se 
fiant  au  hasard,  ne  plantent  iii  ne  sèment,  et  se 
nourrissent  des  fruits  que  la  terre  produit  d'elle- 
même.  Tout  y  vient  sans  culture ,  le  froment , 
l'orge,  les  vignes  :  les  pluies  et  la  chaleur  les 
font  croître  et  mûrir.  Ils  ne  tiennent  point  d'as- 
sendjlée  nationale  ,  ne  connoissent  point  de 
lois;  ils  n'observent  aucune  règle  de  police.  Ils 
habitent  sur  le  haut  des  montagnes  ou  dans 
des  cavernes  profondes  ;  chacun  y  gouverne  sa 


LIVRE  IX. 

famille  et  règne  souverainement  sur  sa  femme 
et  sur  ses  enfans,  sans  se  mettre  en  peine  des 
autres. 

Proche  du  port  ,  et  à  quelque  distance  du 
continent,  on  trouve  une  île  couverte  de  grands 
arbres  et  pleine  de  chèvres  sauvages.  Elles  n'y 
sont  point  épouvantées  par  les  chasseurs ,  qui  , 
s'exerçant  ailleurs  à  poursuivre  des  bêtes  fauves 
dans  les  bois  et  sur  les  montagnes ,  ne  vont 
jamais  dans  cette  île  inhabitée.  On  n'y  voit  donc 
ni  bergers  ni  laboureurs.  Tout  y  est  inculte  et 
sans  autres  habitans  que  ces  troupeaux  bêlans. 
Los  Cyclopes  ne  peuvent  point  s'y  transporter  , 
parce  qu'ils  n'ont  ni  vaisseaux  ni  constructeurs 
qui  sachent  en  bâtir  pour  aller  dans  d'autres 
pays,  comme  tant  de  peuples  qui  traversent  les 
mers  et  vont  et  viennent  pour  leurs  affaires. 
S'ils  avoient  eu  des  vaisseaux,  ils  se  scroienl 
emparés  de  cette  île  ,  car  le  sol  n'eu  est  pas 
mauvais ,  et ,  dans  la  saison  ,  il  peut  porter 
toutes  sortes  de  fruits.  Il  y  a  des  prairies  grasses 
et  fraîches  qui  s'étendent  le  long  du  rivage;  les 
vignes  y  seroient  excellentes  ,  on  recueilleroit 
dans  son  tenq)S  de  gros  épis  de  blé  :  tout  y  an- 
nonce la  fertilité.  Elle  a  de  plus  un  port  sûr  et 
commode  ;  les  cables  y  sont  inufiles  :  il  n'y 
faut  point  jeter  l'ancre  ni  y  retenir  les  vaisseaux 
par  de  longues  cordes.  Ils  y  demeurent  jusqu'à  j 
ce  que  les  pilotes  veuillent  les  en  faire  sortir, 
ou  que  l'haleine  des  vents  les  en  chasse. 

A  l'extrémité  du  port  coule  une  eau  très- 
pure  :  sa  source  est  dans  un  antre  que  des  peu- 
liliers  environnent.  Nous  abordâmes  dans  cet 
endroit  sans  lavoir  découvert.  Un  dieu  nous  y 
conduisit  à  travers  les  ténèbres  de  la  nuit  ;  nos 
vaisseaux  étoient  entourés  d'une  épaisse  obscu- 
rité :  la  lune  ,  enveloppée  de  nuages  ,  ne  jetoit 
point  de  lumière.  Aucun  de  nous  n'avoit  aperçu 
cette  ile  ,  et  ce  fut  dans  le  port  même  que  nous 
entendîmes  le  bruit  des  flots  qui ,  après  avoir 
frappé  le  rivage  ,  rcvenoient  sur  eux-mêmes  en 
mugissant.  Dès  que  nous  nous  sentons  en  lieu 
de  sûreté  ,  nous  plions  les  voiles  ,  nous  descen- 
dons sur  la  rive ,  nous  y  dormons  jusqu'au  jour. 
Le  lendemain  ,  l'aurore  à  peine  levée ,  nous 
regardons  l'île  ,  et  nous  la  parcourons  tout  éton- 
nés de  sa  beauté.  Les  nymphes  ,  filles  de  Jupi- 
ter, firent  parfir  devant  nous  des  chèvres  sau- 
vages par  troupeaux.  Ce  fut  une  ressource  dont 
mes  compagnons  ne  tardèrent  pas  à  profiter.  Us 
volent  chercher  leurs  arcs  et  leurs  flèches  sus- 
pendus dans  les  vaisseaux  ;  et ,  nous  étant  par- 
tagés en  trois  bandes ,  nous  nous  mettons  à  les 
poursuivre.  Les  dieux  rendirent  notre  chasse 
heureuse.   Douze  vaisseaux  me  suivoieat  :  je 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  IX. 


G89 


pris  neuf  chèvres  pour  cliaciin  d'eux  ;  mes  com- 
pagnons en  choisirent  dix  pour  le  mien.  Nous 
passâmes  toute  la  journée  à  boire  et  à  manger. 
Le  vin  ne  nous  manquoit  pas  encore  :  nous  en 
avions  rempli  de  grandes  craches  quand  nous 
pillâmes  la  ville  des  Ciconiens. 

Nous  découvrions  aisément  la  terre  des  Cy- 
clopes ,  qui  n'étoit  séparée  de  nous  que  par  un 
petit  trajet  ;  nous  voyions  la  fumée  qui  sortoit 
de  leurs  cavernes ,  et  nous  entendions  le  bêle- 
ment de  leurs  troupeaux  de  brebis  et  de  chèvres. 

Cependant  le  soleil  se  couche  :  nous  passons 
la  nuit  à  terre  ,  sur  le  bord  de  la  mer.  Quand 
l'aurore  parut ,  j'assemblai  mes  compagnons  et 
je  leur  dis  :  Mes  amis ,  attendez-moi  ici  ;  avec 
un  seul  de  mes  vaisseaux  je  vais  reconnoître  la 
terre  qui  est  si  près  de  nous  ,  et  les  hommes  qui 
habitent  celte  contrée.  Je  vais  m'assurer  s'ils 
sont  inhumains  et  injustes,  ou  s'ils  craignent 
les  dieux  et  s'ils  exercent  l'hospitalité. 

Aussitôt  je  monte  sur  mon  vaisseau  :  mes 
compagnons  me  suivent  ;  ils  délient  les  cables , 
s'asseoient  sur  les  bancs  et  font  force  de  rames. 
Lorsque  nous  fûmes  arrivés  près  d'une  cam- 
pagne peu  éloignée  ,  nous  aperçûmes  dans  l'en- 
droit le  plus  reculé  ,  assez  près  de  la  mer ,  une 
caverne  profonde  et  entourée  de  lauriers  épais. 
Il  en  sortoit  le  cri  de  plusieurs  troupeaux  de 
moutons  et  de  chèvres  ,  et  Ton  entrevoyait  tout 
autour  une  basse-cour  spacieuse  et  creusée  dans 
le  roc.  Elle  étoit  fermée  par  de  grosses  pierres 
et  ombragée  de  grands  pins  et  de  hauts  chênes. 
G'éloit  l'habitation  d'un  énorme  géant  qui  pais- 
soit  seul  ses  troupeaux  loin  des  autres  Gyclopes, 
avec  qui  il  n'avoit  nul  commerce.  Toujours  à 
l'écart ,  il  mène  une  vie  brutale  et  sauvage. 

Ce  monstre  est  étonnant  :  il  ne  ressemble  à 
aucun  mortel  ,  mais  à  une  montagne  couverte 
de  bois  qui  s'élève  au-dessus  des  autres  mon- 
tagnes ses  voisines.  Alors  j'ordonnai  à  mes  com- 
pagnons de  m'attendre  et  de  bien  garder  mon 
vaisseau.  J'en  choisis  douze  d'entre  eux  des  plus 
courageux,  et  je  m'avançai,  portant  avec  moi 
une  outre  remplie  d'un  vin  délicieux.  Il  m'avoit 
été  donné  par  Marou  ,  fils  d'Evanthès  et  prêtre 
d'Apollon  qu'on  révère  dans  Ismare.  Par  res- 
pect et  par  esprit  de  religion  ,  j'avois  épargné 
ce  pontife  ,  sa  femme  ,  ses  enfans,  et  empêché 
qu'on  ne  profanât  le  bois  consacré  à  Apollon  , 
et  qu'on  ne  pillât  la  demeure  du  ministre  de 
ses  autels.  Il  me  fit  présent  de  cet  excellent  vin 
par  reconnaissance ,  et  il  y  ajouta  sept  talens 
d'or,  une  belle  coupe  d'argent ,  remplit  douze 
grandes  urnes  de  ce  breuvage  délicieux  ,  et  en 
lit  boire  abondamment  à  mes  compagnons,  Au- 

FÉNELON.    TOME    VI. 


cun  de  ses  esclaves ,  aucun  même  de  ses  enfans 
ne  connoissoit  l'endroit  où  il  étoit  renfermé  : 
lui  seul,  avec  sa  femme  et  la  maîtresse  de  l'of- 
fice, en  avoit  la  clef.  Quand  on  en  buvoit  chez 
lui,  il  y  mettoit  vingt  mesures  d'eau,  et  la  coupe 
exhaloit  encore  une  odeur  céleste  qui  parfumoit 
toute  la  maison.  Aussi  ne  pou  voit-on  résister  au 
plaisir  et  au  désir  de  boire  de  cette  liqueur , 
quand  on  l'avoit  goûtée. 

J'en  pris  une  outre  bien  pleine  ,  et  je  l'em- 
portai avec  quelques  autres  provisions  ,  car 
j'avois  une  sorte  de  pressentiment  que  l'homme 
quej'allois  chercher  étoit  d'une  force  prodi- 
gieuse et  qu'il  méconnoissoit  également  toutes 
les  lois  de  l'humanité ,  de  la  justice  et  de  la 
raison.  En  peu  de  temps  nous  arrivons  dans  sa 
caverne.  II  n'y  étoit  pas,  il  avoit  mené  ses 
troupeaux  aux  pâturages.  Nous  entrons  dans 
son  antre  ,  nous  le  visitons  ,  et  nous  y  trouvons 
tout  dans  un  ordre  admirable.  Des  corbeilles 
pleines  de  fromages  ,  des  bergeries  remplies 
d'agneaux  et  de  chèvres ,  mais  séparées  et  dif- 
férentes pour  les  différons  âges  et  les  différens 
animaux  :  d'un  coté  étoient  les  petits,  de  l'autre 
les  plus  grands,  d'un  autre  ceux  qui  ne  faisoient 
que  de  naître.  De  grands  vases  étoient  pleins  de 
lait  caillé.  Tout  étoit  rangé  ,  les  bassins ,  les 
terrines  déjà  disposés  pour  traire  les  trou- 
peaux quand  il  les  ramèneroit  du  pâturage. 

Alors  mes  compagnons  me  conjurèrent  de 
prendre  quelques  fromages,  d'enlever  quelques 
moutons  ,  de.  regagner  promplement  nos  vais- 
seaux et  de  nous  remettre  en  mer.  J'eus  l'im- 
prudence de  dédaigner  leur  conseil  :  les  dieux 
m'ont  ont  puiii.  JMais  j'avois  la  curiosité  ,  ou 
plutôt  la  témérité  de  voir  ce  Cyclope.  Je  me 
flattois  qu'il  ne  violeroit  pas  les  droits  de  l'hos- 
pitalité ,  et  que  j'en  recevrois  quelque  présent. 
Quelle  erreur  !  et  que  sa  rencontre  devint  funeste 
à  quelques-uns  de  mes  compagnons  ! 

Nous  demeurâmes  donc  dans  la  caverne  ; 
nous  y  allumâmes  du  feu  pour  offrir  aux  dieux 
des  sacrifices ,  et ,  en  attendant  notre  hôte  , 
nous  mangeâmes  quelques  fromages.  11  arrive 
enfin  :  il  portoit  une  énorme  charge  de  bois 
sec,  pour  préparer  son  souper;  il  la  jette  à 
terre  en  entrant  ,  et  cette  charge  tombe  avec  un 
si  grand  fracas,  que  la  peur  nous  saisit  tous, 
et  que  nous  allons  nous  cacher  dans  un  coin 
de  la  caverne.  Polyphème  y  introduit  ses  trou- 
peaux ;  et,  après  avoir  bouché  sadeiueure  avec 
un  rocher  que  vingt  charrettes  attelées  des  bœufs 
les  plus  forts  auroient  à  peine  ébranlé ,  il  s'as- 
seoit ,  sépare  les  boucs  et  les  béliers  des  brebis 
qu'il  se  mit  à  traire  lui-même.  11  fait  ensuite 


G90 


L'ODYSSÉE.  LWRE  IX. 


approcher  les  agneaux  de  leurs  mères,  partage 
son  lait ,  dont  il  verse  une  partie  dans  des  cor- 
beilles pour  en  faire  des  fromages ,  et  se  ré- 
serve l'autre  pour  le  boire  à  son  souper.  Tout 
ce  ménage  étant  fmi  ,  il  allume  du  feu ,  nous 
aperçoit  et  s'écrie  :  Étrangers,  qui  êtes-vous? 
d'où  venez-vous?  Est-ce  pour  le  négoce  que 
vous  voguez  sur  la  mer  ?  Errez-vous  sur  les 
ITots  à  l'aventure  pour  piller  inhumainement 
comme  des  pirates  et  au  péril  de  votre  honneur 
et  de  votre  vie?  Il  dit  :  la  crainte  glaça  notre 
cœur;  son  épouvantable  voix,  sa  taille  prodi- 
gieuse ,  nous  firent  trembler.  Cependant  je  me 
déterminai  à  lui  répondre  en  ces  termes  :  Nous 
sommes  Grecs,  nous  revenons  de  Troie  ;  des 
\enfs  contraires  nous  ont  l'ail  perdre  la  route  de 
notre  patrie ,  après  laquelle  nous  soupirons  : 
ainsi  l'a  voulu  Jupiter,  le  maître  de  la  destinée 
des  hommes.  Compagnons  d' Agamemnon ,  dont 
la  gloire  rcm[)lit  la  terre  entière  ,  nous  l'avons 
aidé  à  ruiner  cette  ville  superbe,  et  à  détruire 
cet  empire  florissant.  Traitez-nous  comme  vos 
hôtes;  faites-nous  les  présens  d'usage  :  nous 
nous  jetons  à  vos  genoux.  Respectez  les  dieux, 
nous  sonnnes  vos  supplians  :  souvenez-vous 
qu'il  y  a  dans  l'Olynqie  des  vengeurs  de  ceux 
qui  violent  les  droits  de  l'hospitalité  :  souvenez- 
vous  que  le  maître  des  dieux  protège  les  éh'an- 
gers  et  punit  ceux  qui  les  outragent. 

Malheureux,  répondit  cet  impie  ,  il  faut  que 
tu  viennes  d'un  pays  bien  éloigné,  et  où  l'on 
n'ait  jamais  entendu  parler  de  nous,  puisque 
tu  m'exhortes  à  craindre  les  dieux  et  à  traiter 
les  hommes  avec  humanité.  Les  Cyclopes  se 
mettent  peu  en  peine  de  Jupiter  et  des  autres 
immortels.  Nous  sommes  plus  forts  et  plus  puis- 
sans  qu'eux.  La  crainte  de  les  irriter  ne  te 
mettra  point  à  l'abri  de  ma  colère  non  plus  que 
tes  compagnons,  si  mon  cœur  de  lui-même  ne 
se  tourne  à  la  pitié.  ISlais  dis-moi  où  tu  as  laissé 
ton  vaisseau  :  est-il  près  d'ici?  est-il  à  l'extré- 
mité de  l'île?  Je  veux  le  savoir. 

Ces  paroles  étoient  un  piège  qu'il  me  tendoit. 
J'opposai  la  ruse  à  la  ruse  ,  et  je  ne  balançai 
pas  à  répondre  que  Neptune  ,  qui ,  de  son  tri- 
dent ,  soulève  et  bouleverse  les  flots ,  avoit  brisé 
mon  vaisseau  en  le  poussant  contre  des  rochers 
qui  sont  à  la  pointe  de  l'île.  Les  vents ,  lui  dis-je, 
et  les  flots  en  ont  dispersé  les  débris ,  et  ce  n'est 
que  par  les  plus  grands  elTorts  que  moi  et  mes 
compagnons  nous  avons  conservé  la  vie. 

Le  barbare  ne  me  répond  rien ,  mais  il  étend 
ses  bras  monstrueux  et  se  saisit  de  deux  de  mes 
compagnons,  les  écrase  contre  une  roche  comme 
de  jeunes  faons.  Leur  cervelle  rejaillit  de  tous 


côtés,  leur  sang  inonde  la  terre.  Il  les  déchire 
en  plusieurs  morceaux  ,  en  prépare  son  souper, 
les  dévore  comme  un  lion  qui  a  couru  les  mon- 
tagnes sans  trouver  de  proie.  Il  mange  non- 
seulement  les  chairs,  mais  les  entrailles  et  les 
os.  A  cette  vue  nous  élevons  les  mains  au  ciel  , 
nous  tombons  dans  un  affreux  désespoir.  Pour 
le  Cyclope,  content  de  ce  repas  détestable  et 
de  plusieurs  cruches  de  lait  qu'U  avale  ,  il  se 
couche  dans  son  antre  et  s'endort  paisiblement 
au  milieu  de  ses  troupeaux. 

Cent  fois  je  fus  tenté  de  me  jeter  sur  ce 
monstre  et  de  lui  percer  le  cœur  de  mon  épée. 
Ce  qui  me  retint ,  ce  fut  la  crainte  de  périr  dans 
cette  caverne.  En  effet  il  nous  eût  été  impossible 
de  repousser  l'énorme  rocher  qui  en  fermoit 
l'ouverture.  Nous  attendîmes  donc  dans  l'in- 
quiétude et  dans  la  douleur  le  retour  de  l'au- 
rore. Dès  qu'elle  parut  ,  dès  qu'elle  commença 
à  dorer  la  cime  des  montagnes  ,  le  Cyclope 
allume  du  feu ,  se  met  à  traire  ses  brebis , 
approche  d'elles  leurs  agneaux,  fait  son  ouvrage 
ordinaire ,  et  massacre  deux  autres  de  mes  com- 
pagnons, dont  il  fait  son  dîner.  Il  ouvre  ensuite 
sa  caverne,  fait  sortir  ses  troupeaux,  sort  avec 
eux,  referme  la  porte  sur  nous  avec  cet  hor- 
rible rocher  qu'il  remue  avec  la  même  aisance 
que  si  c'eût  été  le  couvercle  d'un  carquois.  Ce 
géant  s'éloigne  et  mène  ses  brebis  paître  sur  des 
montagnes  qu'il  fait  retentir  de  l'horrible  son 
de  sou  chalumeau. 

Uenfcrmé  dans  cet  antre  ,  je  méditai ,  avec 
ce  qui  me  restoit  de  compagnons  ,  leo  moyens 
de  nous  venger,  si  Minerve  vouloit  m'aider  et 
m'accorder  la  gloire  de  purger  la  terre  de  ce 
monstre.  De  tous  les  partis  qui  se  présentèrent 
k  mon  esprit,  voici  celui  qui  me  parut  le  meil- 
leur. J'aperçus  une  longue  massue  d'olivier 
encore  vert ,  que  le  Cyclope  avoit  coupée  pour 
la  porter  quand  elle  seroit  sèche.  Elle  nous 
parut  semblable  au  mât  d'un  vaisseau  de  vingt 
rames.  Elle  en  avoit  l'épaisseur  et  la  hauteur. 
J'en  coupai  moi-même  environ  la  longueur  de 
quatre  coudées ,  et  je  chargeai  mes  compagnons  M 
de  la  dégrossir  et  de  l'aiguiser  par  le  bout.  Ils  ■ 
m'obéissent.  Quand  elle  fut  dans  l'état  où  je  la 
voulois ,  je  la  leur  relirai  ,  j'y  mis  la  dernière 
main,  et  après  en  avoir  fait  durcir  la  pointe  au 
feu ,  je  la  cachai  dans  l'un  des  grands  tas  de 
fumier  dont  nous  étions  environnés.  Ensuite  je 
lis  tirer  au  sort  ,  afin  que  la  fortune  choisît 
ceux  de  mes  compagnons  qui  auroient  la  har- 
diesse de  m'aider  à  enfoncer  le  pieu  dans  l'œil 
du  Cyclope  quand  il  dormiroit.  Le  sort  tomba 
sur  les  quatre  plus  intrépides.  Je  fus  le  cin- 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  IX. 


691 


quiènie  et  le  chef  de  celle  entreprise  dange- 
reuse. 

Cependant,  vers  le  couclier  du  soleil,  Poly- 
pliême  revint.  Il  fait  entrer  tous  ses  troupeaux 
dans  son  antre.  11  n'en  laisse  aucun  à  la  porte, 
soit  qu'il  appréhendât  quelque  surprise  ,  soit 
qu'un  dieu  le  permît  ainsi  pour  nous  sauver 
du  plus  grand  des  dangers.  Après  qu'il  eut 
fermé  la  caverne  ,  il  s'asseoit,  trait  ses  brehis  à 
son  ordinaire,  et  quand  tout  fut  fait,  se  saisit 
encore  de  deux  de  mes  compagnons  dont  il  fai( 
son  souper. 

Dans  ce  moment  je  m'approche  de  lui  et  lui 
présente  une  coupe ,  en  lui  disant  :  Prenez, 
Cyclope ,  et  buvez  de  ce  vin  ;  vous  devez  en 
avoir  besoin  pour  digérer  la  chair  humaine  que 
vous  venez  de  manger.  J'en  avois  sur  mon  vais- 
seau une  grande  provision,  et  je  destinois  le  peu 
que  j'en  ai  sauvé  à  vous  faire  des  libations 
comme  à  un  dieu,  si,  touché  de  compassion  pour 
moi,  vous  daigniez  m'épargner  et  me  fournir 
les  moyens  de  retourner  dans  ma  patrie.  Quelle 
cruauté  vous  venez  d'exercer  !  Et  qui  osera 
désormais  aborder  dans  votre  lie,  puisque  vous 
traitez  les  étrangers  avec  tant  de  barbarie  ? 

Le  monstre  prend  la  coupe,  la  vide  sans  dai- 
gner me  répondre,  et  m'en  demande  un  second, 
coup  :  Verse,  ajoute-t-il ,  sans  l'épargner,  et 
dis-moi  ton  nom,  pour  que  je  te  fasse  un  pré- 
sent d'hospitalité  en  reconnoissance  de  ta  déli- 
cieuse boisson.  Notre  terre  porte  de  bon  vin, 
mais  il  n'est  pas  comparable  à  celui  que  je  viens 
de  boire.  C'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  exquis  dans 
le  nectar  et  dans  l'ambrosie.  Ainsi  parla  le  Cy- 
clope. Je  lui  versai  de  cette  liqueur  jusqu'à  trois 
fois,  et  trois  fois  il  eut  l'imprudence  de  vider 
son  énorme  coupe.  Elle  fil  son  effet,  ses  idées 
se  brouillèrent.  Je  m'en  aperçus  ;  et  m'appro- 
chant  alors,  je  lui  dis  d'une  voix  douce  ;  Vous 
m'avez  demandé  mon  nom,  il  est  assez  connu 
dans  le  monde.  Je  vais  vous  l'apprendre,  et 
vous  me  ferez  le  présent  que  vous  m'avez  pro- 
mis. Je  m'appelle  Pei^sonne  ;  c'est  ainsi  que  me 
nomment  mon  père  ,  ma  mère  et  tous  mes 
amis.  Oh  bien,  répli(]ua-l-il  avec  brutalité,  tous 
tes  compagnons  seront  dévorés  avant  toi,  et 
Personne  sera  le  dernier  que  je  mangerai. 
Voilà  le  présent  d'hospitalité  que  je  lui  destine. 
Il  dit  et  tombe  à  la  renverse  ;  le  sommeil,  qui 
dompte  tout,  s'empare  de  lui;  il  vomit  le  vin 
et  les  morceaux  de  chair  hunjaine  qu'il  avoit 
avalés.  Je  tire  aussitôt  du  fumier  le  pieu  que 
j'y  avois  caché,  je  le  fais  chauffer  et  durcir  dans 
le  feu,  je  parle  à  mes  compagnons  pour  les 
soutenir  et  les  encourager.  Le  pieu  s'échauffe  : 


tout  vert  qu'il  est,  il  alloit  s'enflammer.  Je  le 
saisis  et  me  fais  suivre  et  escorter  des  quatre 
que  le  sort  m'avoit  associés.  Un  dieu  nous  ins- 
pire une  intrépidité  surhumaine.  Nous  prenons 
le  pieu,  nous  l'appuyons  par  la  pointe  sur  l'œil 
du  Cyclope  ;  je  pèse  dessus,  je  l'enfonce  et  le 
fais  tourner.  Comme  quand  un  charpentier 
perce  une  planche  avec  un  vilebrequin,  pour 
l'employer  à  la  construction  d'un  vaisseau  ,  il 
pèse  sur  l'instrument  par-dessus,  et  ses  compa- 
gnons au-dessous  le  font  tourner  en  tous  les 
sens  avec  sa  courroie  :  de  même  nous  agitons 
la  pointe  embrasée  de  cet  énorme  pieu,  en  la 
faisant  pénétrer  jusqu'au  fond  de  l'œil  du  Cy- 
clope. Le  sang  sort  en  abondance  \  les  sourcils, 
les  paupières,  la  prunelle,  deviennent  la  proie 
du  feu  ;  on  entend  un  sifflement  horrible  et 
semblable  à  celui  dont  retentit  une  forge  lors- 
que l'ouvrier  plonge  dans  l'eau  froide  une 
hache  ou  une  scie  ardente,  pour  les  tremper  et 
les  endurcir.  Le  tison  siffle  de  même  dans  l'œil 
de  Polyphème.  Le  monstre  en  est  réveillé,  et 
pousse  un  cri  horrible  qui  fait  mugir  les  voûtes 
de  l'antre.  Nous  nous  retirons  épouvantés.  Il 
arrache  ce  bois  tout  dégouttant  de  sang,  il  le 
jette  loin  de  lui ,  et  appelle  à  son  secours  les 
Cyclopes  qui  habitoient  sur  les  montagnes  voi- 
sines. Ils  accourent  en  foule  à  l'épouvantable 
son  de  sa  voix,  ils  s'approchent  de  sa  caverne 
et  lui  demandent  quelle  est  la  cause  de  sa  dou- 
leur. Que  vous  est-il  arrivé,  Polyphème?  pour- 
quoi ces  cris  affreux?  qui  vous  oblige  à  nous 
réveiller  au  milieu  de.la  nuit,  et  à  nous  appeler 
à  votre  secours?  a-t-on  attenté  à  votre  vie? 
quelque  téméraire  a-t-il  essayé  d'enlever  vos 
troupeaux?  Hélas!  n\(t?,di\m%,  Personne,  répon- 
dit Polyphème  du  fond  de  son  antre.  Plus  il 
leur  dit  Personne,  plus  ils  sont  trompés  par 
cette  équivoque.  Si  ce  n'est  personne,  lui  répè- 
tent-ils ,  qui  vous  a  mis  dans  cet  état  ?  vos 
maux  viennent  sans  doute  de  Jupiter:  et  que 
pouvons-nous  faire  pour  vous  en  délivrer  ? 
Adressez-vous  à  Neptune  ;  c'est  de  lui,  non  de 
nous,  qu'il  fautattendre  du  secours  :  ainsi  nous 
nous  retirons.  Je  ne  pus  m  empêcher  de  rire  en 
moi-même  de  l'erreur  où  lesavoit  jetés  le  nom 
que  je  m'étois  donné.  Le  Cyclope  en  gémit,  et, 
rugissant  de  rage  et  de  douleur,  il  s'approche 
en  tàtonnantdela  porte  de  sa  caverne;  il  repousse 
le  rocher  qui  la  bouchoit,  s'asseoit  au  milieu  de 
l'entrée,  et  tient  les  bras  étendus,  dans  l'espé- 
rance de  nous  saisir  tous  quand  nous  voudrions 
sortir  avec  ses  troupeaux.  Mais  c'eût  élé  s'expo- 
ser à  une  mort  inévitable.  Je  me  mis  donc  à 
penser  au  moyen  d'échapper  à  ce  danger.  La 


692 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  IX. 


ciiseéloit  violente,  il  s'agissoit  de  la  vie:  aussi 
y  a-t-il  peu  de  ruses  et  de  stratagèmes  qui  ue  me 
vinssent;!  l'esprit.  Voici  enfin  le  parti  que  je  crus 
devoir  prendre. 

Il  y  avoit  dans  les  troupeaux  du  Cyclope  des 
béliers  très-grands  ,  bien  nourris  ,  couverts 
d'une  laine  violette  fort  longue  et  fort  épaisse. 
Je  choisis  les  jjIus  grands,  je  les  liai  trois  à  trois 
avec  les  branches  d'osier  qui  servoient  de  lit  à 
ce  monstre.  Le  bélier  du  milieu  portoit  un 
homme,  les  deux  autres  l'escortoient  et  ser- 
voient à  mes  compagnons  de  rempart  contre 
Polyphême.  Il  y  en  avoit  un  dune  grandeur  et 
d'une  force  extraordinaire,  ilmarchoit  toujours 
à  la  tète  du  troupeau  ;  je  le  réservai  pour  n^ioi. 
Je  me  glissai  sous  son  ventre,  et  m'y  tins  collé 
comme  mes  autres  compagnons,  en  empoignant 
avec  les  deux  mains  son  épaisse  toison.  Nous 
passâmes  ainsi  le  reste  de  la  luiit ,  non  sans 
crainte  et  sans  inquiétude.  Enlin,  quand  le  jour 
parut ,  le  Cyclope  fit  sortir  ses  troupeaux  pour 
les  envoyer  dans  leurs  pâturages  accoutumés. 
Les  brebis  qu'on  n'avoit  pas  eu  le  soin  de  traire, 
se  sentant  trop  chargées  de  lait,  remplissoienl 
l'air  de  leurs  bèlemens,  et  leur  berger,  malgré 
la  douleur  qu'il  éprouvoit,  passoil  la  main  sur 
le  dos  de  ses  moutons  à  mesure  qu'ils  sortoient  ; 
mais  jamais  il  ne  lui  vint  dans  la  pensée  de  la 
passer  sous  le  ventre,  jamais  il  ne  soupçonna 
la  ruse  que  j'avois  imaginée  pour  me  sauver 
avec  mes  compagnons.  Le  bélier  sous  lequel 
j'étois  sortit  le  dernier,  et  vous  pouvez  croire 
que  je  n'élois  pas  sans  alarme.  Il  le  tàta 
comme  les  autres,  et  surpris  de  sa  lenteur  ,  il 
la  lui  reproche  en  ces  termes  :  D'où  vient  tant 
de  paresse,  mon  cher  bélier  ?  pourquoi  sors-tu 
le  dernier  de  mon  antre?  n'est-ce  point  à  toi  à 
guider  les  autres?  u'avois-tu  pas  coutume  de 
marcher  à  leur  tête  ?  ne  les  précédois-tu  pas 
dans  les  vastes  prairies  et  dans  les  eaux  du 
fleuve  ?  le  soir  ne  revenois-tu  pas  le  premier 
dans  ton  élable  ?  Aujourd'hui  tous  les  autres 
t'ont  devancé.  Huelle  est  la  cause  de  ce  chan- 
gement? Serois-tu  sensible  à  la  perte  de  mon 
œil  ?  un  méchant  nommé  PersoiDie  me  l'a  crevé 
avec  le  secours  de  ses  détestables  compagnons. 
Le  perfide  avoit  pris,  avant,  la  précaution  de 
m'enivrer.  Ah  1  qu'ils  en  seroient  tous  bientôt 
punis  si  tu  pouvois  parler,  et  me  dire  où  ils  se 
cachent  pour  se  dérober  à  ma  fureur  !  Je  les 
écraserois  contre  ces  rochers.  Ah  !  quel  soula- 
gement pour  moi,  si  leur  sang  étoit  répandu, 
si  leur  cervelle  étoit  dispersée  dans  mon  antre, 
si  je  pouvois  me  venger  des  maux  que  m'a  fails 
ce  scélérat  de  Personne  ! 


Après  ce  discours,  qui  me  parut  bien  long, 
il  laissa  passer  le  bélier.  Dès  que  nous  fûmes 
assez  éloignés  de  la  caverne  pour  ne  rien  crain- 
dre, je  me  détachai  le  premier  de  dessous  le 
bélier,  j'allai  délier  ensuite  mes  compagnons, 
et,  sans  perdre  de  temps,  nous  choisîmes  ce 
qu'il  y  avoit  de  meilleur  dans  les  troupeaux, 
que  nous  conduisîmes  avec  nous  jusqu'à  notre 
vaisseau.  On  nous  vit  reparoître  avec  joie,  on  y 
avoit  presque  perdu  l'espérance  de  nous  revoir; 
et  quand  on  s'aperçut  de  ceux  qui  nous  man- 
quoient  et  qui  avoient  péri  dans  l'antre  du  Cy- 
cloi)e,  on  leur  donna  des  larmes,  on  poussa  des 
cris  de  regrets  et  de  douleur.  Je  leur  fis  signe 
de  les  suspendre,  de  s'embarquer  sans  délai 
avec  notre  proie,  et  de  s'éloigner  promptement 
de  ces  tristes  bords.  Ils  obéissent.  Quand  nous 
en  fûmes  à  une  certaine  distance,  mais  cepen- 
dant à  la  portée  de  la  voix,  j'élevai  la  mienne, 
et  m'adressant  à  Polyphême,  je  lui  criai  de  toute 
ma  force  :  As-  tu  raison  de  te  plaindre,  malheu- 
reux Cyclope?  n'as-tu  point  abusé  de  tes  avan- 
tages contre  nous?  Nous  étions  foibles,  sans 
défense  ;  nous  réclamions  les  droits  de  l'hospita- 
lité. Tu  n'as  écoulé  ni  ce  que  les  dieux,  ni  ce 
que  Ihumanifé  devoit  t'inspirer;  tu  as  dévoré 
six  de  mes  compagnons.  Jupiter  s'est  vengé  par 
ma  main  .  et  cela  n'étoit-il  pas  juste? 

Ces  reproches,  qu'il  entendit,  l'enflammè- 
rent de  colère.  Il  détache  de  la  montagne  une 
roche  énorme  et  la  lance  avec  fureur  jusqu'au 
devant  de  notre  vaisseau  :  il  en  fut  repoussé  vers 
le  rivage  par  le  mouvement  violent  que  causa 
cette  masse  prodigieuse  en  tombant  dans  la 
mer.  Nous  allions  nous  briser  contre  ces  bords 
escarpés,  si  je  n'avois  paré  ce  malheur  en  me 
saisissant  d'un  aviron  pour  é\iter  ce  choc  fu- 
rieux, et  pour  gagner  la  haute  mer  :  mes  ma- 
telots me  secondent  ;  dociles  à  mes  ordres,  ils 
font  force  de  rames.  Mais  quand  nous  fûmes  un 
peu  avancés,  je  me  mis  à  vomir  encore  des 
injures  contre  le  Cyclope.  Mes  compagnons 
elVrayés  lâchent  en  vain  de  m'imposer  silence. 
Cruel  que  vous  êtes,  me  disent-ils,  vous  venez 
de  nous  exposer  à  périr  ;  quelle  peine  n'avons- 
nous  pas  eue  à  éviter  le  naufrage  ?  et  vous  pro- 
voquez encore  la  fureur  de  ce  monstre.  !  S'il 
entend  votre  voix  et  vos  insultes  ,  n'est-il  pas 
à  craindre  qu'il  ne  nous  écrase,  nous  et  nos 
vaisseaux  ,  en  lançant  de  nouveau  quelque 
énorme  quartier  de  roche  contre  nous  ?  Leurs 
remontrances  ne  m'arrêtèrent  point.  J'élois 
moi-même  Irop  irrité  ;  je  lui  criai  donc  en- 
core :  Cyclope  Polyphême  ,  si  un  jour  quel- 
qu'un te  demande  quel   est  le  brave  qui  a  osé 


L'ODYSSEE.  LTYRE  X. 


()93 


t'arracher  l'œil,  tu  peux  répoudie  que  c'est 
Ulysse,  roi  d'Illuiquc,  tils  de  Laërte,  et  le  des- 
tructeur des  villes. 

Quand  il  entendit  mon  nom,  il  redoubla  ses 
cris.  Les  voilà  donc  accomplis  ces  anciens  ora- 
cles !  dit  en  gémissant  le  barbare  Polyphème  . 
il  y  avoil  autrefois  parmi  nous  un  nommé 
Telémus,  tlls  d'Eurymus;  il  excelloit  dans  l'art 
de  deviner,  et  il  a  passé  sa  longue  vie  à  prédire 
ce  qui  devoit  nous  arriver,  il  m'avoit  annoncé 
que  je  serois  douloureusement  privé  de  la  vue 
par  les  mains  d'Ulysse.  Sur  cette  prédiction  je 
m'attendois  à  voir  arriver  un  jour  dans  mou 
antre  uncbampion  digne,  par  sa  taille  et  par  sa 
vigueur,  de  se  mesurer  ù  moi  ;  et  c'est  un 
homme  petit,  ibible,  de  peu  d'apparence,  qui, 
à  l'aide  d'un  breuvage  séducteur,  m'endort  et 
me  prive  de  la  lumière.  Ah  !  viens,  Ulysse, 
viens  que  je  te  fasse  les  présens  de  l'hospita- 
lité ,  et  que  je  supplie  Neptune  avec  toi  de 
t'accorder  un  prompt  retour  dans  ta  patrie. 
Ce  dieu  est  mon  père,  il  ne  m'a  jamais  désa- 
voué pour  son  tils,  il  peut  me  guérir  s'il  le 
veut ,  et  je  n'attends  ce  bienfait  d'aucun  autre 
dieu  ni  d'aucun  hounne. 

Non,  lui  répondis-je,  non,  Neptune  ne  te 
guérira  pas  ;  ne  t'en  flatte  point,  j'en  suis  sûr: 
et  que  ne  le  suis-je  autant  de  t'arracher  la  vie 
et  de  te  précipiter  dans  le  sombre  royaume  de 
Plulon!  Polyphème,  piqué  de  cette  nouvelle 
insulte,  lève  les  mains  au  ciel,  et  s'adressant  à 
Neptune,  il  lui  dit  : 

Grand  dieu,  qui  ébranlez  la  mer  jusque  dans 
ses  Ibndemens,  écoutez-moi  favorablement  ;  si 
si  je  suis  votre  tils,  si  vous  êtes  mon  père,  ven- 
gez-moi d'Ulysse  ,  empêchez-le  de  retourner 
dans  son  palais  ;  et  si  les  destins  s'opposent  au 
succès  de  ma  prière,  faites  du  moins  qu'il  n'y 
arrive  de  long-temps,  qu'il  y  parvienne  alors 
en  triste  équipage,  sur  un  vaisseau  d'emprunt, 
seul,  et  après  avoir  au  périr  tous  ses  compa- 
gnons, et  qu'il  trou\e  enfin  sa  maison  remplie 
de  troubles  et  de  désordres. 

Il  dit.  Je  n'ai  que  trop  éprouvé  par  la  suite 
que  Neptune  l'avoit  exaucé.  Le  barbare  aussitôt 
prend  une  roche  plus  grande  que  la  première, 
la  soulève  et  la  lance  contre  nousà  tour  de  bras. 
Elle  tombe  auprès  de  nous.  Peu  s'en  fallut 
qu'elle  ne  fracassât  le  gouvernail  ;  les  tlols, 
soulevés  par  la  chute  de  cette  masse  énorme, 
nous  poussèrent  vers  l'ile  où  nous  avions  laissé 
notre  flotte  très-inquiète  de  notre  longue  ab- 
sence. Nous  abordons  entin  ,  nous  tirons  notre 
vaisseau  sur  le  sable  ,  et  descendons  sur  le 
rivage.  Mon  premier  soin  fut  de  partager  les 


moutons  que  nous  avions  enlevés  au  Cyclope. 
Tous  mes  compagnons  en  eurent  leur  ])art,  et 
voulurent,  d'un  commun  accord  ,  me  réserver 
et  me  donner  à  moi  seul  le  bélier  qui  m'avoit 
sauvé.  Je  l'immolai,  sur  le  bord  de  la  mer,  au 
mailrc  souverain  des  dieux  et  des  hommes,  il 
n'agréa  pas  sans  doute  ce  sacrifice,  car  j'éprou- 
vai bientôt  de  nouveaux  malheurs  :  je  perdis 
mes  vaisseaux  et  mes  compagnons. 

Nous  passâmes  le  reste  du  jour  à  faire  bonne 
chère  et  à  boire  de  mon  excellent  vin.  Quand 
le  soleil  fut  couché,  et  que  la  nuit  eut  répandu 
ses  sombres  voiles  sur  la  terre,  nous  nous  endor- 
mîmes sur  le  rivage  même  :  et  le  lendemain, 
au  premier  lever  de  l'aurore  ,  je  fais  embar- 
quer tout  mon  monde  ;  on  délie  les  cables,  on 
se  range  sur  les  bancs,  et,  de  nos  avirons,  nous 
fendons  les  flots  écumeux.  Nous  voyons  avec 
joie  s'éloigner  cette  malheureuse  contrée,  et  le 
souvenir  des  compagnons  victimes  de  la  fureur 
de  Polyphème  nous  arrache  encore  des  larmes 
et  des  regrets. 


LIVUE    X. 

Nous  abordâmes  bientôt  et  sans  accident  à 
l'ile  d'Eolie,  où  régnoit  le  lilsd'Hippotas,  Eole, 
le  favori  des  dieux.  Son  île  est  flottante,  bordée 
de  rochers  escarpés  ,  et  environnée  d'une  mer 
d'airain.  Ce  roi  a  douze  enfans,  six  garçons  et 
six  lillcs.  11  a  marié  les  frères  avec  les  sœurs,  et 
tous  passent  leur  vie  auprès  de  leur  père  et  de 
leur  mère  ,  dans  des  plaisirs  et  des  festins  con- 
tinuels. Le  jour,  on  ne  respire  que  parfums 
exquis,  on  n'entend  que  le  son  harmonieux 
des  inslrumcns  et  que  des  cris  de  joie.  La  nuit, 
on  se  repose  sur  des  tapis  et  dans  des  lits  ma- 
gnifiques. C'est  dans  ce  superbe  palais  que  nous 
arrivâmes.  J'y  fus  bien  accueilli  :  Eole  me  re- 
tint, et  me  régala  pendant  un  mois.  Il  me  fit 
])lusieurs  questions  sur  le  siège  de  Troie,  sur  la 
Motte  des  Grecs  et  sur  leur  retour.  Je  répondis 
à  tout ,  et  lui  racontai ,  pour  le  satisfaire,  et 
dans  le  plus  grand  détail  ,  nos  trop  célèbres 
aventures.  Je  me  recommandai  ensuite  à  lui 
pour  mon  retour,  et  le  suppliai  de  m'en  four- 
nir les  moyens  et  les  facilités.  Il  ne  me  refusa 
point,  et  donna  ses  ordres  pour  me  fournir  tout 
ce  qui  me  seroit  nécessaire.  Mais  la  grande 
faveur  qu'il  me  fît,  fut  de  me  donner  une  outre 
de  peau  de  bœuf,  dans  laquelle  il  renfermâmes 
vents  qui  excitent  les  tempêtes.  Jupiter  l'en  a 
rendu  le  maître  et  le  dispensateur  ;  il  les  fait 


694 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  X. 


souffler  ,  il  retient  leur  haleine,  comme  il  lui 
plait.  Eole  attaclia  Ini-nième  cette  outre  au  màt 
de  mou  vaisseau,  elTy  assujettit  avec  un  cordon 
d'argent,  aliti  qu'il  n'en  échappât  aucun  qui 
me  contrariât  dans  ma  route.  Il  laissa  seule- 
ment en  liberté  le  Zéphir,  avec  le  secours  du- 
quel je  pouvois  \oguer  heureusement.  JMais 
nous  ne  sûmes  pas  profiter  de  celte  faveur,  et 
l'imprudence,  l'infidélité  de  mes  gens,  nous 
mirent  tous  à  deux  doigts  de  notre  perte.  Notre 
navigation  fut  très-fortunée  pendant  neuf  jours 
entiers  :  le  dixième,  nous  commencions  à  dé- 
couvrir notre  chère  Ithaque,  nous  apercevions 
le  rivage  et  les  feux  allumés  pour  éclairer  et 
guider  les  vaisseaux.  Soit  sécurité,  soit  fatigue, 
je  me  laissai  surprendre  par  le  sommeil.  Jus- 
qu'alors je  n'avois  point  fermé  les  yeux,  tenant 
toujours  le  gouvernail,  et  n'ayant  voulu  le  con- 
fier à  personne;  tant  je  désirois  d'arriver  sûre- 
ment et  promptement.  Pendant  que  je  dormois, 
mes  compagnons  se  communiquent  leurs  ré- 
flexions, considèrent  l'outre  que  j'avois  dans 
mon  vaisseau,  et  s'imaginent  qu'Eole  l'a  rem- 
plie d'or  et  d'argent.  Qu'Ulysse  est  heureux  ! 
disent-ils;  comme  il  gagne  tous  ceux  chez  qui 
il  arrive  !  comme  il  en  est  honoré  !  que  de 
riches  préseus  il  emporte  chez  lui  1  pour  nous, 
qui  avons  partagé  cependant  ses  travaux  et  ses 
dangers  ,  nous  nous  en  retournons  les  mains 
vides.  Voilà  encore  une  outre  dont  Eole  lui  a 
fait  don  ;  elle  renferme  sûrement  de  grandes 
richesses;  ouvrons-la  et  donnons-nous  au  moins 
le  plaisir  de  les  contempler. 

Ainsi  parlèrent  quelques-uns  de  mes  com- 
pagnons, ils  entraînèrent  les  autres  :  tous  de 
concert  ouvrent  cette  outre  fatale  ;  les  vents  en 
sortent  en  foule;  ils  excitent  une  tempête  fu- 
rieuse qui  emporte  mes  vaisseaux  et  les  jette 
loin  de  ma  patrie.  Les  cris  de  mes  compagnons, 
le  fracas  de  l'orage,  me  réveillent.  A  ce  triste 
spectacle  le  désespoir  s'empare  de  uioi  ;  je  dé- 
libère si  je  ne  me  précipiterois  pas  dans  les  Ilots, 
ou  si  je  ne  supporlerois  pas  ce  revers  iuatlcndu 
sans  recourir  à  la  mort.  Je  pris  le  parti  de  la 
patience,  comme  le  plus  digne  de  l'homme  et 
surtout  d'un  héros.  Je  m'enveloppe  donc  de  mon 
manteau  et  me  tiens  caché  au  fond  de  mon  vais- 
seau. Les  vents  nous  repoussèrent  sur  les  côtes 
de  l'Eolie  dont  nous  étions  partis.  Nous  des- 
cendîmes sur  le  rivage,  nous  puisâmes  de  l'eau, 
fîmes  un  léger  repas  auprès  de  nos  vaisseaux. 
Après  avoir  satisfait  à  ce  besoin,  suivi  d'un  hé- 
raut et  de  deux  de  mes  compagnons,  je  prends  la 
route  du  palais  d'Eole.  Il  étoit  à  table  avec  sa 
femme  et  ses  enfans.  Nous  nous  arrêtons  à  la 


porte  de  la  salle  :  étonnés  de  me  revoir,  ils  me 
demandent  la  cause  de  mon  retour  subit.  Quel- 
que dieu  ,  nous  dirent-ils,  a-t-il  contrarié  votre 
navigation?  Nous  vous  avions  donné  tous  les 
moyens  d'assurer  votre  voyage  et  d'aborder  heu- 
reusement dans  votre  ville  d'Ithaque. 

Hélas!  leur  répondis-je  dans  l'amertume  de 
mon  cœur,  j'ai  cédé  malgré  moi  aux  charmes 
invincibles  du  sommeil  ;  mes  compagnons  en 
ont  profité  ,  ils  m'ont  trahi.  Mais  vous  avez  le 
pouvoir  de  réparer  tout  le  mal  qu'ils  m'ont  fait  : 
ne  me  refusez  pas  cette  grâce,  je  vous  en  con- 
jure. Je  tachai  ainsi  de  les  attendrir  par  mes 
suppliantes  paroles.  Tous  gardèrent  le  silence, 
à  l'exception  d'Eole.  Sors,  malheureux,  me 
dit-il  avec  indignafion,  sors  au  plus  vite  de  mes 
domaines.  Non,  je  ne  puis  plus  ni  recevoir  ni 
assister  un  honniie  à  qui  les  dieux  ont  voué 
sans  doute  une  haine  éternelle.  Retire-toi ,  en- 
core une  fois ,  puisque  tu  es  chargé  de  leur  co- 
lère redoutable  et  immortelle. 

Il  me  renvoya  ainsi  de  son  palais  ,  sans  que 
mon  état  et  mes  plaintes  pussent  l'attendrir.  Je 
vais  rejoindre  ,  en  gémissant ,  les  compagnons 
(jue  j'avois  laissés  sur  le  rivage  :  je  les  trouve 
eux-mêmes  abattus  de  fatigues  et  de  tristesse. 
Nous  nous  remettons  eu  mer.  Hélas!  l'espé- 
rance ne  nous  soutcnoit  presque  plus  ;  le  sou- 
Aenir  de  leur  imprudence  les  désoloit,  et  nous 
voguons  sans  savoir  ce  que  nous  allons  devenir. 
Nous  marchons  cependant  six  jours  entiers  ;  le 
septième,  nous  arrivons  à  la  hauteur  de  Lanius, 

capitale  de  la  vaste  Lestrigonie Nous  nous 

présentons  pour  entrer  dans  le  port  :  il  est  en- 
vironné de  rochers;  des  deux  côtés  le  rivage 
s'avance  et  forme  deux  pointes  qui  en  rendent 
l'entrée  fort  étroite  et  peu  faiîile;  ma  flotte  y 
pénètre  cependant ,  et  y  trouve  une  mer  tran- 
quille. Je  ne  les  suivis  point,  je  m'arrêtai  à 
l'extrémité  de  l'île,  et  j'y  amarrai  mon  vais- 
seau à  une  grosse  roche.  Descendu  à  ferre  ,  je 
monte  sur  un  lieu  fort  élevé  ,  je  parcours  des 
yeux  la  campagne  ,  je  n'y  vois  aucune  trace  de 
labourage ,  et  la  fumée  qui  s'élève  en  quelques 
endroits  me  fait  seulement  conclure  que  cette 
terre  est  habitée.  Pour  m'en  assurer  davan- 
tage ,  je  choisis  deux  de  mes  compagnons  que 
j'envoie  à  la  découverte,  avec  un  héraut.  Ils 
partent,  prennent  un  chemin  battu  et  par  le- 
quel les  chariots  portoient  à  la  ville  le  bois  des 
montagnes  voisines.  Près  des  murs ,  ils  ren- 
contrent une  jeune  fille  qui  alloit  puiser  de  l'eau 
à  la  fontaine  d'Artacie.  C'étoit  la  fille  d'Aii- 
tiphate,  roi  des  Leslrigons.  Ils  l'abordent ,  et 
lui  demandent  quels  étoient  les  peuples  qui  ha- 


L'ODYSSEE.  LIVRE  X. 


69: 


bitoienl  cette  contrée  ,  et  quel  éloit  le  nom  du 
roi  qui  les  gouvernoit.  Elle  leur  montre  le  palais 
de  son  père.  Ils  y  vont  avec  confiance  ,  et  trou- 
^ent  à  la  porte  la  femme  d'Anlipliate  :  elle 
étoit  d'une  taille  énorme,  et  ils  en  furent  ef- 
frayés. EUeappelle  Antiphate  son  mari,  qui  étoit 
à  la  place  publique.  ,  et  qui  s'avance  ,  ne  res- 
pirant que  leur  mort.  Il  saisit  un  de  ces  mal- 
heureux, et  le  dévore  pour  son  dîner  :  les  deux 
autres  prennent  la  fuite  et  regagnent  noire 
flotte.  Mais  ce  monstre  appelle  les  Lestrigons  : 
ses  cris  épouvantables  en  font  accourir  un  grand 
nombre,  ils  marchent  vers  le  port.  Ce  n'étoient 
pas  des  hommes  ordinaires,  mais  de  véritables 
géans.  Ils  lancent  contre  nous  de  grosses  pier- 
res; un  bruit  confus  d'hommes  mourans  et  de 
vaisseaux  brisés  s'élève  de  ma  flotte.  Les  Les- 
trigons percent  mes  malheureux  compagnons, 
les  enfilent  comme  des  poissons ,  et  les  em- 
portent pour  les  dévorer.  J'entends  ce  tumulte, 
je  vois  le  danger  dont  je  vais  être  menacé  ;  je 
prends  mon  épée ,  je  coupe  le  cable  qui  atta- 
choit  mon  vaisseau  ,  j'ordonne  à  mes  gens  de 
faire  force  de  rames  pour  éviter  la  mort  cruelle 
qu'on  venoit  de  faire  subir  à  nos  compagnons  ; 
la  mer  blanchit  sous  nos  efforts.  Nous  gagnons 
le  large,  et  nous  nous  mettons  hors  de  la  portée 
des  quartiers  de  rocher  qu'on  lançoit  contre 
nous  :  mais  les  autres  périrent  tous  dans  le 
port;  nous  nous  en  éloignâmes,  très-afiligés 
de  leur  perte,  et  nous  arrivâmes  à  l'île  d'.Ea. 
Circé,  aussi  recommandable  par  la  beauté  de 
sa  voix  que  par  celle  de  sa  figure  ,  en  est  la 
souveraine;  c'est  la  sœur  du  sévère  ^Eétès,  et 
tous  deux  sont  enfans  du  Soleil  et  de  la  nymphe 
Persa,  fille  de  l'Océan.  Un  dieu  sans  doute 
nous  conduisit  dans  le  port;  nous  y  entrâmes 
sans  faire  de  bruit ,  nous  mettons  pied  à  terre  , 
et  nous  y  passons  deux  jours  à  nous  reposer, 
car  nous  étions  accablés  de  douleur  et  de  fa- 
tigue. 

Dès  l'aube  du  troisième  jour,  je  prends  nm 
lance  et  mon  épée ,  et  je  m'avance  dans  la 
campagne  pour  aller  à  la  découverte  du  pays, 
et  m'assurer  s'il  étoit  habité  et  cultivé.  Je  monte 
sur  une  éminence,  je  promène  mes  yeux  de 
tous  côtés,  et  j'aperçois  de  loin  ,  à  travers  les 
bocages  et  de  grands  arbres  ,  la  fumée  qui  sor- 
toit  du  palais  de  Ciicé.  Mon  premier  mouve- 
ment fut  d'y  aller  moi-même  ;  mais  à  la  réflexion 
je  me  déterminai  à  retourner  vers  mes  com- 
pagnons ,  afin  de  me  faire  précéder  par  quel- 
ques-uns d'entre  eux.  Un  dieu  ,  touché  sans 
doute  de  la  disette  de  vivres  où  nous  étions  , 
eut  pitié  de  moi ,  et  me  fit  rencontrer  sur  la 


route  un  cerf  d'une  prodigieuse  grandeur,  qu^ 
sortoit  de  la  forêt  voisine  pour  aller  se  désal- 
térer dans  le  fleuve  :  comme  il  passoit  devant 
moi ,  je  le  perçai  de  ma  lance  ;  il  tombe  en  je- 
tant un  grand  cri,  il  expire.  J'accours  sur  lui , 
je  lui  mets  le  pied  sur  la  gorge  ,  j'arrache  ma 
lance,  je  la  laisse  à  terre  ,  et  de  plusieurs  bran- 
ches d'osier  je  fais  une  corde  de  quatre  coudées, 
dont  je  me  sers  pour  lier  les  pieds  de  ce  mons- 
trueux animal;  je  le  charge  ensuite  sur  mes 
épaules,  et,  à  l'appui  de  ma  lance,  je  marche, 
non  sans  peine,  et  vais  rejoindre  mon  vaisseau. 
En  arrivant,  je  jetai  ma  proie  sur  le  rivage, 
et  je  dis  à  mes  compagnons  :  Mes  amis,  nous  ne 
sommes  pas  encore  descendus  dans  le  royaume 
de  Pluton;  le  jour  marqué  par  les  deslins  n'est 
point  arrivé  pour  nous.  Où  est  donc  votre  cou- 
rage? levez-vous  ;  je  vous  apporte  des  provi- 
sions, profitons-en.  et  chassons  ensemble  la 
faim  qui  commençoit  à  nous  déclarer  une  guerre 
cruelle. 

Mon  discours  les  console  et  les  ranime  ;  ils 
jettent  leurs  manteaux,  dont  ils  s'étoient  enva- 
loppé  la  tète  par  désespoir;  ils  accourent,  re- 
gardent avec  admiration  cette  bête  énorme  ,  et, 
après  s'être  donné  le  plaisir  de  la  contempler, 
ils  se  lavent  les  mains  et  en  préparent  leur 
souper.  Nous  passâmes  le  reste  du  jour  à  boire 
et  à  manger:  et  quand  la  nuit  eut  répandu  ses 
ombres  sur  les  campagnes,  nous  nous  livrâmes 
aux  douceurs  du  sonuneil  sur  le  rivage  même  , 
et  non  loin  de  notre  vaisseau. 

Le  lendemain ,  au  lever  de  l'aurore ,  j'é- 
veillai mes  compagnons  :  Mes  chers  amis,  leur 
dis-jc  alors  ,  je  ne  connois  ni  ce  pays  où  nous 
avons  abordé  ,  ni  sa  situation  ;  est-il  au  nord  , 
au  midi,  au  couchant  ou  au  levant  d'Ithaque  ? 
c'est  ce  que  j'ignore  absolument.  Voyons  donc 
ce  que  nous  avons  à  faire,  prenons  un  parti  : 
et  plaise  aux  dieux  que  nous  en  prenions  un 
bon  et  avantageux  !  J'ai  déjà  parcouru  des  yeux, 
de  dessus  une  éminence ,  la  terre  qui  est  de- 
vant nous;  c'est  une  île  fort  basse  ,  environnée 
d'une  vaste  mer  :  mais  elle  n'est  point  inha- 
bitée ;  car,  à  travers  les  arbres,  j'ai  entrevu  un 
palais  d'où  il  sortoit  de  la  fumée. 

A  ces  mots,  qui  leur  firent  soupçonner  que 
je  voulois  les  envoyer  à  la  découverte  ,  ils  se 
rappelèrent  ,  en  se  lamentant ,  les  funestes 
aventures  de  Polyphême  et  du  roi  des  Lestri- 
gons; ils  ne  purent  retenir  leurs  larmes  et  leurs 
gémissemens ,  ressources  inutiles  dans  la  dé- 
tresse où  nous  nous  trouvions  :  c'est  ce  que  je  re- 
présentai ;  après  quoi  je  les  partageai  eu  deux 
bandes;  je  donnai  pour  chef  Euryloque  à  l'une 


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L'ODYSSËE.  LIVRE  X. 


de  ces  bandes ,  et  je  me  réservai  le  comman- 
deiiient  de  l'autre  ;  je  jetai  ensuite  des  billets 
dans  un  casque  ,  afin  que  le  sort  décidât  lequel 
d'Euryloque  ou  de  reoiiroit  avec  sa  troupe  re- 
connoître  le  pays;  le  sort  se  déclara  pour  Eu- 
ryloque.  Il  part  aussitôt  avec  ses  vingt-deux 
compagnons,  et  cette  séparation  nous  coula  à 
tous  bien  des  larmes. 

Ils  trouvent,  dans  le  fond  d'un  agréable  val- 
lon ,  le  palais  de  Circé  :  il  étoit  bâti  de  très- 
belles  pierres,  et  environné  de  bois.  Autour 
de  cette  magnifique  demeure ,  on  voyoit  errer 
des  loups  et  des  lions,  auxquels  ses  enchante- 
mensavoient  fait  perdre  leur  férocité.  Ils  ne  se 
jettent  donc  point  sur  mes  gens  ,  et  n'en  appro- 
chent que  pour  les  caresser  :  on  les  auroit  pris 
pour  des  cliiens  qui  attendent ,  en  ilatlant  leur 
maître ,  qu'il  leur  donne  quelque  douceur  lors- 
qu'il sort  de  table  .  ces  loups  et  ces  lions  eu 
avoient  la  douceur  et  l'empressement.  Cette 
rencontre  ne  laissa  pas  d'abord  d'elfrayer  mes 
compagnons  ;  ils  avancent  cependant.  Arrivés 
à  la  porte,  ils  entendent  Circé  qui  chantoit  ad- 
mirablement bien  ,  en  travaillant  à  un  ouvrage 
de  tapisserie  avec  presque  autant  d'adresse  et 
de  succès  que  Minerve  ou  les  autres  immor- 
telles. 

Politès,  le  plus  prudent  de  la  troupe,  et  celui 
aussi  que  j'estimoiset  que  je  cbérissois  le  plus, 
dit  aux  autres  pour  les  rassurer  :  IN  entendez- 
vous  pas  cette  voix  mélodieuse?  c'est  une  femme 
ou  une  déesse,  qui,  par  ses  doux  accens,  charme 
l'ennui  et  la  fatigue  du  travail  ;  allons  à  elle , 
parlons-lui  avec  confiance.  Il  dit  :  aussitôt  ils 
élèvent  la  voix  pour  appeler.  Circé  quitte  son 
ouvrage,  et  vient  elle-même  leur  ouvrir  la 
porte  ;  elle  les  fait  entrer  :  ils  ont  l'impru- 
dence de  se  rendre  à  ses  invitations;  Euryloque 
seul  soupçonne  quelque  piège  ,  et  refuse  d'en- 
trer. 

La  déesse  fait  asseoir  mes  compagnons  sur 
des  sièges  magnifiques ,  et  leur  sert  ensuite  un 
breuvage  et  des  mets  composés  de  fromages,  de 
farine  et  de  miel ,  détrempés  dans  du  vin  de 
Pramne;  elle  y  avoit  mêlé  des  drogues  enchan- 
tées pour  leur  faire  oublier  leur  patrie.  Dès 
qu'ils  eurent  goiàté  de  ces  mets  empoisonnés, 
elle  les  frappe  de  sa  baguette  magique ,  et  les 
enferme  dans  des  étables.  Ils  sont  tout-à-coup 
métamorphosés  en  pourceaux;  ilsenontlatèle, 
la  voix  et  les  soies  :  mais  leur  esprit  n'éprouve 
aucun  changement.  Ils  se  lamentent  ;  et  Circé, 
pour  les  consoler,  remplit  une  auge  de  gland  et 
de  tout  ce  qui  sert  de  nourriture  à  ces  vils  ani- 
maux. 


Euryloque  ,  effrayé  et  consterné  ,  revient  en 
courant  vers  notre  vaisseau  ,  et  nous  apprend  , 
les  larmes  aux  yeux  et  le  cœur  pénétré  de  dou- 
leur, le  sort  déplorable  de  nos  compagnons. 
Huel  fut  notre  étonnement  quand  nous  le  vîmes 
triste  et  abattu!  il  vouloit  parler,  d  ne  le  pou- 
voit  pas.  Nous  l'interrogeons,  nous  le  pressons 
de  répondre;  enfin  ,  d'une  voix  sanglottante  et 
entrecoupée  ,  il  me  dit  :  Divin  Ulysse ,  nous 
avons  traversé  ce  bois  selon  vos  ordres  :  dans 
une  riante  vallée  nous  avons  trouvé  un  beau 
palais;  le  son  d'une  voix  charmante  s'est  fait 
entendre  à  nous  ;  c'étoit  celle  de  Circé.  Mes 
compagnons  l'ont  appelée;  elle  a  laissé  son  ou- 
vrage pour  venir  leur  faire  ouvrir  les  portes; 
ils  se  sont  rendus  malheureusement  à  ses  per- 
fides invitations.  Plus  défiant  qu'eux,  j'y  ai  ré- 
sisté et  je  les  ai  attendus  en  dehors.  Attente 
vaine  !  ils  n'ont  point  reparu ,  et  sans  doute 
qu'ils  ne  sont  plus. 

A  peine  Euryloque  eut-il  fini  de  parler,  que 
je  pris  mon  épée  et  mes  autres  armes  ,  et  que 
je  lui  ordonnai  de  me  conduire  par  le  chemin 
qu'il  avoit  tenu.  Ah  !  me  dit-il  en  gémissant , 
je  me  jette  à  vos  genoux ,  généreux  fils  de 
Laërte,  et  je  vous  conjure  de  renoncer  à  ce 
funeste  dessein.  N'allez  point  chercher  la  mort, 
et  ne  me  forcez  pas  du  moins  de  vous  accom- 
pagner. Hélas  !  quoi  que  ce  soit ,  vous  ne  les 
ramènerez  sûrement  pas  ici.  Laissez-moi  donc, 
ou  plutôt,  fuyons  tous  au  plus  vite  avec  ce  qui 
nous  reste  de  nos  malheureux  compagnons  ; 
fuyons  ce  séjour  redoutable,  fuyons ,  il  y  va 
sûrement  de  notre  vie. 

Euryloque,  lui  répondis-je,  demeurez  auprès 
de  nos  vaisseaux ,  puisque  vous  le  voulez;  re- 
posez-vous, profitez  des  provisions  que  nous 
avons  :  je  pars,  c'est  un  devoir  pour  moi  de 
m'informer  du  sort  de  ceux  qui  vous  ont  suivi  ; 
je  ne  saurois  y  manquer. 

Je  quitte  donc  le  rivage,  je  parcours  le  bois 
voisin  ;  et  lorsque  je  traversois  le  vallon ,  et  que 
je  m'approchois  du  palais  de  Circé,  Mercure  se 
présente  à  moi  sous  la  forme  d'un  homme  qui 
esta  la  fleur  de  la  jeunesse  et  qui  a  toutes  les 
grâces  de  cet  âge;  il  me  prend  la  main,  et  me 
dit  :  Où  allez-vous,  malheureux?  quelle  témé- 
rité de  vous  engager  seul  et  sans  cpnnoissance 
dans  ces  routes  dangereuses  !  ceux  qu'e  vous  cher- 
chez sont  dans  le  palais  que  vous  voyez  ;  l'en- 
chanteresse Circé  les  y  retient  métamorphosés 
en  vils  pourceaux.  Prétendez-vous  les  délivrer? 
Folle  prétention!  vous  n'y  réussirez  jamais ,  et 
vous  eu  augmenterez  vraisemblablement  le  nom- 
bre. Mais  non,  je  veux  vous  garantir  de  leur 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  X. 


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sort  déplorable,  j'ai  pitié  de  vous.  Voilà  un 
antidote  contre  ses  eliarnies;  avec  lui  vous  pou- 
vez entrer  avec  contiance  chez  la  déesbc,  il 
rendra  tous  sesencbantemens  inutiles.  Apprenez 
de  moi  que  rien  n'éga'e  ses  arlilices  et  sa  per- 
fidie. Dès  qu'elle  vous  aura  introduit  dans  son 
palais,  elle  vous  préparera  un  breuvage  dans 
lequel  elle  vous  jettera  des  drogues  plus  dan- 
gereuses que  les  poisons  les  plus  mortels;  mais 
celte  boisson  ne  vous  fera  aucun  mal ,  parce 
que  je  vous  donne  de  quoi  vous  en  préserver,  et 
voici  comme  il  faudra  vous  conduire  :  dès 
que  vous  aurez  avalé  le  breuvage  qu'elle  vous 
aura  présenté,  elle  vous  frappera  de  sa  baguette  ; 
mettez  alors  l'épée  à  la  main;  jetez-vous  sur 
elle  comme  si  vous  vouliez  lui  ôter  la  vie  ;  la 
peur  la  saisira  ;  elle  cherchera  à  vous  calmer  : 
ne  rebutez  pas  ses  offres,  écoutez-les  même, 
alin  d'obtenir  la  délivrance  de  vos  compagnons, 
et  pour  vous  et  pour  eux  les  secours  qui  vous  sont 
nécessaires;  faites-la  jurer  ensuite,  par  les  eaux 
du  Styx ,  qu'elle  n'abusera  pas  de  votre  con- 
fiance, et  qu'elle  ne  vous  rendra  pas  la  victime 
de  ses  charmes  et  de  ses  artifices. 

Après  cette  instruction  ,  Mercure  me  mit 
dans  la  main  cet  antidote  admirable  :  c'étoit 
une  plante  dont  il  m'enseigna  les  vertus;  les 
racines  en  sont  noiies.  et  sa  fleur  a  la  blancheur 
du  lait.  Les  dieux  l'appellent  ?/<o/y.  Les  mor- 
tels ne  peuvent  que  difiicilement  l'arraclier  de 
terre  :  mais  les  immortels  font  tout  aisément. 

Eu  finissant  ces  mots,  Mercure  me  quitte, 
s'élève  dans  les  airs,  s'envole  dans  l'Olympe. 
Je  continuai  à  marcher  vers  le  palais  de  Circé , 
l'esprit  inquiet  et  agité  :  je  m'arrête  à  la  porte  ; 
j'appelle  l'enchanteresse  ;  elle  m'entend,  ac- 
court et  me  fait  entrer.  Je  la  suis  d'un  air 
triste  et  rêveur.  Arrivé  dans  une  salle  magni- 
fique, elle  méfait  asseoir  sur  un  siège  merveil- 
leusement travaillé  .  et  me  présente  cette  bois- 
son mixlionuée  dont  mes  com[)agnons  avoient 
éprouvé  les  terribles  effets.  Je  pris  de  ses  mains 
la  coupe  d'or  qui  la  renfermoit  ;  je  la  vidai , 
sans  aucune  des  suites  qu'elle  espéroit.  Elle  me 
frappe  de  sa  baguette  magique ,  en  me  disant 
d'aller  rejoindre  dans  leur  élable  les  malheu- 
reux qu'elle  avoit  transformés  :  je  tire  aussitôt 
u)on  épée  ,  je  cours  sur  elle  comme  pour  l'im- 
moler à  ma  vengeance.  Etonnée  de  mon  audace, 
Circé  crie ,  se  prosterne  à  mes  genoux  ,  me  de- 
mande ,  le  visage  inondé  de  ses  larmes ,  qui  je 
suis,  d'où  je  viens.  Comment  arrive-t-il  que 
mes  charmes  ne  produisent  dans  vous  aucun 
changement?  jamais  aucun  mortel  n'a  pu  y 
résister  :  dès  qu'on  les  touche  du  bout  des  lè- 


vres ,  il  faut  céder  à  leur  force.  Il  faut  que  vous 
ayez  dans  vous  quelque  chose  de  plus  j)uissant 
que  mon  art  enchanteur,  ou  que  vous  soyez  le 
prudent  Ulysse,  En  effet,  je  me  rappelle  que 
Mercure  m'a  jircdil  la  visite  de  ce  héros  à  son 
retour  de  Troie,  Mais  remettez  votre  épée  dans 
le  fourreau  ,  faisons  la  paix,  et  vivons  dans  l'u- 
nioii  et  la  confiance. 

Elle  me  parla  ainsi;  mais  j'étois  en  garde 
contre  des  avances  si  suspectes  ,  et  je  lui  ré- 
pondis :  Comment,  Circé  ,  puis-je  compter  sur 
vos  promesses  ?  vous  avez  traité  mes  amis  très- 
inhumainement  ;  si  j'accepte  vos  offres,  si  je 
me  laisse  désarmer,  dois-je  m'attendre  à  un 
meilleur  traitement?  Non,  je  ne  consentirai  à 
rien  ,  à  moins  que  vous  ne  me  juriez,  par  le 
serment  redoutable  aux  immortels,  que  vous 
ne  me  tendrez  aucun  piège.  Je  le  jure  ,  répli- 
qua-t-elle  sans  balancer.  Je  m'apaisai  alors,  et 
les  armes  me  tombèrent  des  mains. 

Circé  avoit  près  d'elle ,  et  à  son  service , 
quatre  nymphes ,  fdles  des  fontaines  ,  des  bois 
et  des  fleuves  qui  portent  le  tribut  de  leurs 
eaux  dans  la  vaste  mer:  elles  étoienl  d'une 
beauté  ravissante  et  dignes  des  vœux  des  im- 
mortels :  l'une  couvre  les  sièges  et  le  parquet  de 
tapis  de  pourpre  d'une  finesse  et  d'un  travail 
merveilleux;  l'autre  dresse  une  table  d'argent 
et  la  couvre  de  corbeilles  d'or  ;  la  troisième  verse 
le  vin  dans  des  urnes  et  prépare  des  coupes;  la 
quatrième  apporte  de  l'eau,  allume  du  feu  et 
dispose  tout  pour  le  bain.  J'y  entrai  quand  tout 
fut  prêt  ;  l'on  versa  de  l'eau  chaude  sur  ma 
tête ,  sur  mes  épaules  ;  on  me  parfuma  d'es- 
sences exquises  ;  et  lorsque  je  ne  me  ressentis 
plus  de  la  lassitude  de  tant  de  peines  et  de  maux 
que  j'avois  soufï'ei  ts,  et  que  je  voulus  sortir  de 
ce  bain ,  on  me  couvrit  d'une  belle  tunique  et 
d'un  manteau  magnifique;  après  quoi  j'allai  dans 
la  salle  pour  y  rejoindre  Circé.  Assejez-vous, 
me  dit-elle  :  mangez,  choisissez  de  tous  ces  mets 
ceux  qui  vous  plaisent  le  plus.  Je  n'étois  guère 
en  état  de  lui  obéir  :  mon  cœur,  mon  esprit , 
ne  présageoient  rien  que  de  funeste.  Circé  s'en 
aperçoit;  elle  s'approche  de  moi ,  elle  me  re- 
proche ma  tristesse  :  Mangez ,  me  dit-elle  : 
que  craignez-vous?  que  pouvez-vous  craindre 
après  le  serment  que  je  vous  ai  fait?  votre  si- 
lence ,  votre  réserve  .  me  sont  injurieux.  Hélas  ! 
grande  déesse ,  m'est-il  possible  de  me  livrer 
au  plaisir  de  manger  et  de  boire  avant  que  mes 
compagnons  soient  délivrés,  avant  que  j'aie 
eu  la  consolation  de  les  voir  de  mes  propres 
yeux?  Quelle  idée  auriez-vous  de  moi?  que 
penseriez- vous  d'Ulysse?  Ne  le  croiriez-vous 


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L'ODYSSÉE.  LIVRE  X. 


pas  sans  honneur  et  sans  sentiment ,  s'il  pen- 
soit  à  ce  vil  besoin  ,  et  qu'il  oubliât  ces  mal- 
heureux? 

Aussitôt  Circé  s'arme  de  sa  baguelto  ,  quitte 
la  salle,  ouvre  elle-même  la  porte  de  ses  vastes 
élables,  et  m'amène  mes  compagnons  sous  !a 
ligure  de  pourceaux;  elle  fait  sur  eux  ses  tours 
magiques  ,  et  les  frotte  d'une  drogue  de  sa 
façon;  ils  changent  de  figure,  leurs  longues 
soies  tombent ,  ils  redeviennent  hommes ,  et 
paroissent  plus  beaux,  plus  jeunes  et  plus  grands 
qu'auparavant.  Ils  me  reconnoissent  ;  nous  nous 
embrassons  tendrement;  notre  joie  éclate.  Circé 
elle-même  en  paroît  touchée,  et  me  dit  ;  Allez, 
Ulysse  ,  allez  à  votre  vaisseau ,  retirez-le  à  sec 
sur  le  rivage;  cachez  dans  les  grottes  voisines 
vos  provisions,  vos  richesses,  vos  armes,  et  re- 
venez au  plus  vite  me  trouver  avec  tous  vos 
compagnons. 

J'obéis,  je  pars  à  l'instant,  je  regagne  la 
rive  ,  j'y  trouve  tout  ce  que  j'y  avois  laissé  de 
monde  ,  plongé  dans  la  tristesse  et  dans  les  in- 
quiétudes, (lonnne  de  jeunes  génisses  s'attrou- 
pent en  bondissant  autour  de  leur  mère,  lors- 
qu'elles la  voient  revenir  le  soir  des  pâturages, 
comme  rien  alors  ne  les  retient  et  qu'elles  fran- 
chissent toutes  les  barrières  pour  courir  au- 
devant  d'elle  ot  l'appeler  par  leurs  nmgisse- 
mens;  de  même  mes  compagnons  \olout  à  ma 
rencontre  ,  et  me  pressent  avec  tendresse  et 
avec  larmes  :  \'ous  voilà!  me  dirent-ils  ;  que 
nous  sommes  contens!  non  ,  nous  ne  le  serions 
pas  davantage  si  nous  revoyions  notre  chère 
patrie,  si  nous  débarquions  s(U"  la  terre  qui 
nous  a  vus  naître  et  où  nous  avons  été  élevés. 
Mais  que  sont  devenus  nos  camarades?  racontez- 
nous  leur  sort  déplorable. 

Cessez,  leur  i-épondis-je  ,  de  vous  désoler; 
prenez  coui-age ,  ils  ne  sont  point  à  j)laindre. 
Mettons  notre  vaisseau  à  l'abri  des  flots,  cachons 
dans  ces  grottes  nos  agrès,  nos  armes,  nos  i)ro- 
visions;  suivez-moi  ensuite,  et  allons  ensemble 
rejoindre  nos  anus  ;  ils  sont  dans  le  palais  de 
Circé  parfaitement  bien  traités,  et  jouissent  de 
la  plus  grande  abondance. 

A  cette  nouvelle,  ils  s'empressent  d'exécuter 
mes  ordres,  et  se  disposent  à  m'accompagner  : 
Euryloque  cependant  veut  s'y  opposer.  Mal- 
heureux !  s'écrie-t-il,  vous  courez  à  votre  perte. 
Que  pouvez-vous  attendre  de  la  iJcrfide  Circé? 
N'en  douiez  pas ,  elle  vous  transformera  en 
pourceaux,  en  loups,  en  lions,  pour  garder 
les  avenues  de  son  palais.  Pourquoi  tenter  cette 
aventure?  ne  vous  souvenez-vous  plus  du  Cy- 
clope  Polyphéme?  six  de  ceux  qui  entrèrent 


avec  Ulysse  n'ont  plus  reparu  ;  leur  mort  cruelle 
ne  peut-elle  pas  être  inq)utée  à  la  témérité  de 
leur  chef 

Irrité  de  ce  reproche  ,  j'allois  m'en  venger  et 
lui  abattre  la  tête  de  mon  épée ,  malgré  son 
alliance  avec  ma  maison  ;  on  se  mil  heureu- 
sement au-devant  de  moi;  on  me  pria,  on  me 
lléchit.  Laissez-le  ici,  me  dit-on,  il  gardera 
notre  vaisseau  ,  il  veillera  sur  tout  ce  que  nous 
laissons.  Pour  nous ,  nous  voulons  vous  sui- 
vre; nous  voulons  voir  Circé  et  son  magnifique 
palais. 

Nous  partons  aussitôt  .  Euryloque  même 
nous  accompagna  ;  il  craignit  ma  colère.  Circé, 
pendant  mon  absence  ,  avoit  eu  grand  soin  de 
mon  monde;  nous  les  trouvâmes  baignés,  par- 
fumés ,  vêtus  magnifiquement ,  et  assis  devant 
des  tables  abnndanmient  servies.  Celte  entre- 
vue fut  des  plus  touchantes  ;  tous  s'embras- 
sèrent, se  parlèrent ,  se  racontèrent  leurs  aven- 
tures :  ce  récit  provoqua  leurs  larmes  et  leurs 
gémissemens ,  le  palais  en  retentissoit  ;  j'en 
étois  saisi  moi-même. 

Circé  me  pria  de  faire  cesser  tous  ces  san- 
glots :  Je  n'ignore  pas,  dit-elle,  tout  ce  que 
vous  avez  enduré  de  fatigues  sur  la  mer  ;  je 
sais  tout  ce  que  des  honnnes  inhnmaiiis  et  bar- 
i)ares  vous  ont  fait  souffrir  :  mais  piésentement 
profilez  du  repos  que  vous  avez ,  prenez  de  la 
nourriture  ,  réparez  vos  forces ,  snu venez-vous 
de  ce  que  vous  étiez  en  parlant  d'Ithaque,  et 
reprenez  la  vigueur  et  le  courage  que  vous  aviez 
alors.  Le  souvenir  de  vos  malheui's  ne  sert  qu'à 
vous  abattre  ,  et  à  vous  empêcher  de  goûter  les 
plaisirs  qui  se  présentent. 

La  déesse  me  pei'suada  ;  nous  nous  remîmes 
à  table  ,  et  nous  y  passâmes  tout  le  jour.  Notre 
séjour  dans  ce  palais  fut  d'une  année  entière. 
La  bonne  chère  et  les  plaisirs  ne  firent  point 
oublier  leur  patrie  à  mes  com])agnons;  après 
quatre  saisons  révolues,  ils  me  firent  leurs  re- 
montrances :  Ne  vous  souvenez-vous  plus  de 
votre  chère  Ithaque?  me  dirent-ils.  N'est-il  pas 
dans  l'ordre  des  destinées  que  vous  ne  négligiez 
rien  pour  nous  procurer  le  bonheur  de  revoir 
nos  dieux  pénales  ? 

J'eus  égard  à  de  si  justes  désirs ,  dès  ce  jour 
même  |)resque  tout  consacré  aux  plaisirs  de  la 
table.  Quand  le  soleil  se  coucha  ,  quand  la  nuit 
eut  répandu  ses  sombres  voiles  sur  la  terre,  i 
quand  mes  compagnons  se  furent  retirés ,  et  ' 
que  je  nie  trouvai  seul  avec  Circé  ,  j'embrassai 
ses  genoux  ,  et  la  trouvant  disposée  à  m'écouter 
favorablement,  je  lui  parlai  en  ces  termes: 
Vous  m'avez  comblé  de  grâces ,  grande  déesse; 


L'ODYSSÉE.  LIVRE  X. 


699 


j'ose  cependant  vous  en  demander  une  encore, 
et  ce  sera  la  dernière.  Vous  m'avez  promis  de 
favoriser  mon  retour,  il  est  temps  d'accomplir 
cette  promesse  :  Ithaque  est  toujours  l'objet  de 
mes  vœux.  Mes  compagnons  ne  soupirent  aussi 
qu'après  elle;  ils  se  plaignent  du  long  séjour 
que  je  fais  ici,  et  me  le  reprochent  dès  qu'ils 
peuvent  me  parler  sans  que  vous  puissiez  les 
entendre. 

Non,  cher  Ulysse  ,  non,  je  ne  prétends  pas 
vous  retenir  :  mais  vous  avez  encore  un  royaume 
à  visiter  avant  que  d'arriver  dans  le  vôtre,  c'est 
celui  de  Pluton  et  de  Proserpine  :  il  faut  que 
vous  y  alliez  consulter  l'ame  de  Tirésias  le  Thé- 
bain.  Ce  devin  est  aveugle;  mais  en  revanche 
son  esprit  est  plein  de  lumières  ,  et  pénètre 
dans  l'avenir  le  plus  sombre.  Il  doit  à  Proser- 
pine ce  rare  privilège  ,  de  conserver  après  la 
mort  toute  l'intelligence  qui  le  rendoit  si  recom- 
inandable  pendant  la  \ie  :  les  autres  ombres  ne 
sont  auprès  de  lui  que  de  vains  fantômes. 

A  ces  paroles ,  frappé  comme  d'un  coup  de 
foudre  ,  je  tombai  sur  un  lit  de  repos ,  je  l'ar- 
rosai de  mes  larmes ,  je  ne  voulois  plus  vivre 
ni  voir  la  lumière  du  soleil.  Enfin,  revenu  de 
mon  étonnement,  on  plutôt  de  mon  désespoir  , 
Quelle  entreprise!  m'ccriai-je;  qui  me  guidera 
dans  ce  voyage  inoui?  quel  est  le  vaisseau  qui 
a  jamais  pu  aborder  sur  cette  triste  rive  ? 

Ne  vous  mettez  point  en  peine  de  conducteur, 
valeureux  Ulysse;  élevez  votre  mât,  déployez 
vos  voiles ,  et  tenez  -vous  en  repos ,  le  souffle 
de  Borée  vous  fera  marcher.  Après  avoir  tra- 
versé l'Océan  ,  vous  trouverez  une  plage  com- 
mode ,  bordée  par  les  bois  de  Proserpine;  ce 
sont  des  peupliers,  des  saules,  tous  arbres  sté- 
riles :  arrêtez-vous  là ,  c'est  justement  l'endroit 
où  l'Achéron  reçoit  dans  son  lit  le  Phlégéthon 
et  le  Cocyle  qui  est  un  écoulement  du  Styx. 
Avancez  jusqu'à  la  roche  où  est  le  confluent  de 
ces  deux  fleuves,  dont  les  eaux  roulent  et  se 
précipitent  avec  fracas;  vous  ne  serez  pas  loin 
alors  du  palais  ténébreux  de  Pluton.  Creusez 
une  fosse  sur  ces  bords  ;  qu'elle  soit  d'une  cou- 
dée en  carré. 

Faites-y  pour  les  morts  trois  sortes  de  liba- 
tions :  la  première  ,  de  lait  et  de  miel  :  la  se- 
conde ,  de  vin  pur  ;  la  troisième ,  d'eau  où  vous 
aurez  détrempé  de  la  farine.  En  faisant  ces  effu- 
sions ,  adressez  des  prières  aux  ombres  des 
morts  ;  engagez-vous  à  leur  sacrifier,  à  votre 
retour  à  Ithaque ,  une  génisse  qui  n'aura  jamais 
porté  et  qui  soit  la  plus  belle  de  vos  trou- 
peaux; promettez  de  leur  élever  un  bûcher, 
d'y  jeter  ce  que  vous  avez  de  plus  précieux,  et 


d'immoler,  en  l'honneur  de  Tirésias  en  parti- 
culier ,  un  bélier  tout  noir  et  qui  soit  la  fleur 
de  vos  bergeries.  Vos  prières  et  vos  vœux  ache- 
vés ,  égorgez  un  bélier  noir  et  une  brebis  noire; 
vous  tiendrez  leurs  têtes  tournées  du  côté  de 
l'Érèbe ,  et  vous  tournerez  vos  regards  vers 
l'Océan;  vous  verrez  arriver  en  foule  les  om- 
bres des  morts.  Pressez  dans  ce  moment  vos 
compagnons  de  dépouiller  les  victimes  immo- 
lées, de  les  brûler,  et  d'adresser  encore  des 
prières  et  des  vœux  aux  dieux  infernaux ,  et 
surtout  au  redoutable  Pluton  et  à  la  sévère 
Proserpine.  Pour  vous,  tenez-vous  tout  auprès 
l'épée  à  la  main,  pour  écarter  les  ombres,  et 
empêcher  qu'elles  n'approchent  du  sang  des 
victimes  avant  que  vous  ayez  consulté  le  devin 
Tirésias  :  il  ne  tardera  point  à  paroitre  ,  et  c'est 
de  lui  que  vous  devez  apprendre  la  route  que 
vous  devez  tenir  pour  arriver  heureusement  à 
Ithaque. 

A  peine  Circé  eut-elle  fini  de  parler,  que  l'au- 
rore parut  sur  son  trône  d'or  ;  je  prends  mes 
habits  ;  c'étoient  des  présens  de  la  déesse,  et  ils 
étoient  magnifiques;  elle-même  se  para,  prit 
une  robe  de  toile  d'argent  et  d'un  travail  ex- 
quis ,  l'arrêta  avec  une  ceinture  d'or,  et  se  cou- 
vrit la  tête  d'un  voile  fait  par  les  Grâces. 

Je  cours  réveiller  mes  compagnons.  Mes  amis, 
vous  voulez  partir;  réveillez  -  vous  donc;  le 
temps  presse  ,  profitons  de  la  permission  que 
nous  en  donne  la  déesse.  Cette  nouvelle  les 
comble  de  joie,  et  ils  font  la  plus  grande  dili- 
gence. 

xMais ,  au  moment  du  départ ,  j'éprouvai  en- 
core un  grand  malheur.  Elpénor,  le  plus  jeune 
de  tous  ,  et  le  moins  sage  ,  le  moins  valeureux, 
chaud  du  vin  qu'il  avoil  bu  la  veille  avec  excès, 
étoit  monté  sur  une  des  plates-formes  du  palais, 
pour  y  prendre  le  frais  et  s'y  reposer  à  l'aise  : 
le  bruit  que  nous  fîmes  et  les  préparatifs  de 
notre  départ  le  réveillent  en  sursaut  ;  il  se  lève 
précipitamment ,  et ,  au  lieu  de  prendre  le  che- 
min de  l'escalier,  il  marche  à  demi  endormi  de- 
vant lui ,  il  tombe  du  haut  du  toit ,  se  tue  ,  et 
va  nous  précéder  sur  les  bords  du  Cocyte. 

Mes  compagnons  s'assemblent  autour  de  moi 
pour  prendre  mes  ordres  :  je  leur  déclarai  alors 
que  leur  attente  alloit  être  trompée,  qu'ils  se 
flattoieut  sans  doute  que  nous  allions  prendre 
la  route  d'Ithaque,  mais  que  Circé  exigeoit  de 
moi  que  je  fisse  auparavant  un  autre  voyage, 
et  qu'il  falloit  que  j'allasse  tout  de  suite  et  que 
je  tentasse  de  descendre  dans  le  royaume  de 
Pluton  et  de  Proserpine,  pour  y  consulter  l'om- 
bre du  devin  Tirésias. 


700 


L'ODYSSÉE.  PRÉCTS  DU  LIVRE  XL 


Ils  en  furent  consternés ,  s'arrachèrent  les 
cheveux  de  douleur,  et  jetèrent  des  cris  lamen- 
tables :  mais  tout  cela  étoit  inutile ,  et  il  n'y 
avoit  aucun  moyen  de  contredire  ou  d'éluder 
les  ordres  de  la  déesse.  Elle  vint  nous  trouver 
au  moment  que  nous  allions  nous  emiiarquer; 
elles  fut  témoin  de  leurs  larmes  amères,  attacha 
dans  notre  vaisseau  deux  moutons  noirs,  un 
nuMe  et  une  femelle,  et  disparut  sans  être  aper- 
çue :  car  qui  peut  suivre  et  découvrir  les  tra- 
ces d'une  divinité,  lorsqu'elle  veut  dérober  sa 
marche  aux  veux  des  mortels  ï 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XL 


Avec  le  venl  favorable  que  nous  donna  Circé, 
elles  efforts  de  nos  ramems,  nous  vogiâmcs  heu- 
reusemeul  cl  arrivànus,  vers  lecouclior  du  soleil, 
à  l'exlrcmilé  lie  l'Océan  :  c'est  là  (iu'habitint  les 
Cinimériens;  une  élernelle  luiil  éteuil  sessonibns 
voiles  sur  ces  malheureux.  Nous  aliordànics  sur 
ces  tristes  rivages;  nous  y  niiines  notre  vaisseau 
à  sec,  débarquâmes  nos 'victimes  ,  et  courûmes 
chercher  l'endroit  que  Circé  nous  avoit  niarqué. 
Nous  y  creusâmes  une  losse  ,  limes  les  libations 
ordonnées  et  les  voeux  {.resciils  pour  les  ombres  : 
j'égorgeai  ensuite  les  victimes  sur  la  fosse.  Nous 
sommes  bientôt  environnés  de  vains  fantômes, 
qui  accourent  du  foml  de  l'Erèbe;  je  les  écarte 
avec  mon  épée,  et  j'empèclie  qu'ils  n'approchiMit 
du  sang  des  victimes  avant  que  je  n'aie  tnleniiu 
la  voix  de  Tirésias. 

L'ombre  d'Elpénor  fut  la  première  qui  se  pré- 
Sfnia  à  moi  :  nous  avions  laissé  son  corps  sans 
sépulture.   L'empressement  que   nous  avions   de      goitre  et  vous  parler 


heureusement  dans  votre  patrie ,  un  dieu  vous 
rendra  ce  retour  (lillicile  et  laborieux  ;  Neptune 
est  encore  irrié  contre  vous,  et  veut  vet.gcr  son 
fils  Pulyphème.  Cependant,  malgré  sa  colère,  vous 
y  arriverez  après  bien  ries  travaux  et  des  peines  : 
mais  vous  passerez  par  l'ile  de  Trinacrie  ;  vous  y 
venez  des  bœurs  et  des  moutons  consacrés  au 
Solei!  qui  voit  tout  :  n'y  touchez  pas,  entpêcliez 
vos  compagnons  d"y  toucJier;  car  si  vous  manquez 
à  ce  que  je  vous  re  ommande,  je  vous  prélis  que 
vous  périrez,  vous  ,  votre  vaisseau  et  vos  com- 
pagnons. Si,  par  le  secours  des  dieux,  vous  échap- 
pez à  Cette  tentation  dangereuse  ,  vous  aurez  la 
consolation  de  revoir  Idiaque,  mais  après  de  lon- 
gues années  ,  et  après  avoir  perdu  tout  voire 
monde.  Vous  trouverez  dans  voire  palais  de  grands 
désordres  ,  des  princes  insolens  qui  poursuivent 
Pénélope  :  voirs  les  punirez.  ÎMais  après  que  vous 
les  airrez  sacrifiés  à  votre  veirgeance ,  prenez  une 
rame.,  meilez-vons  en  chemin,  et  marchez  jusqu'à 
ce  (jue  vous  arriviez  chez  des  peirples  qui  u'orrl 
aucune  conuoissance  de  la  mar  ine.  Vous  rencon- 
ir'erez  un  passant  qrri  vous  dira  que  vous  portez 
uu  van  sur  voire  éparrie;  alors,  sans  lui  faire 
aucuireqiresliorr,  plantez  à  terre  votre  rame,  offrez 
err  >acrilice  à  Neptune  un  nroulon  ,  un  taureau  tt 
rrn  verrai,  c'est-â-dir'e  un  pour-ceau  mâle  :  oll'rez 
ensuite  des  hécatombes  parfaites  à  tous  les  dieux 
qui  habitent  l'Olympe,  sans  tn  excepter  un  seul  ; 
après  cela,  du  sein  de  la  mer  sortira  le  Irait  fatal 
qrri  vous  donnera  la  mort,  et  vous  fera  descen- 
dre dans  le  tombeau  à  la  fin  d'une  vieillesse 
exempte  de  toute  irrlirniilé,  et  votrs  laisserez  vos 
peuples  herrretrx.  Voil»  tout  ce  (|iie  j'ai  à  vous 
prédire. 

Je  remercie  cette  omlrre  vénérable,  et  voyant 
ma  mère  triste  et  en  silence  ,  je  lui  eu  demandai 
la  raison.  C'e>i,  nre  répondit-il,  qiril  n'y  a  que 
les  ombres  à  (jui  vorrs  pernrettez  d'approcher  de  la 
fosse  et  de  bfdre  du  sang  qui  puissent  vous  recoii- 


parlrr  norrs  avoit  fait  iregliger  ce  devoir  :  il  s'en 
plaignit,  et  meeonjirra.  par  mon  père,  par  Péné- 
lope et  par  mon  fils  ,  de  nous  souveirir  de  lui 
quand  nous  serions  arrivés  dans  l'ile  de  Circé  : 
Je  sais,  me  dit-il,  qire  vous  y  aborderez  encore 
en  voirs  err  retournant;  brûlez  morr  corps  avec 
toutes  mes  armes,  et  eb-vez-moi  un  lomb-au  sur 
le  bord  de  la  mer,  alirr  qrre  tous  ceux  (jrri  passe- 
ront sur  celte  rive  appreirr;ent  mon  malheureux 
sort. 

Tout  à-coup  je  vis  paroitre  l'ombre  de  ma  mère 
Anticlée  ;  elle  eloil  fille  du  magnanime  Airtolycns, 
et  je  Pavois  laissée  pleine  de  vie  à  mon  départ 
pour  Troie.  Je  m'attendris  en  la  voyant  ;  rrrais, 
qirelque  touché  que  je  fusse,  je  ne  la  laissai  point 
approcher  avant  l'arrivée  de  Tirésias.  J»;  l'aperçois 
enlin,  portant  un  scepir'e  à  la  main;  il  rue  recon- 
nut el  me  parla  le  prcnder.  Fils  de  Liëi  le  ,  nre 
dit-il,  pourquoi  avez  -  vous  quille  la  Irrmière  du 
soleil  porrr  venir  voir  celte  sombre  demeure  ':* 
vous  ères  bien  malheureux!  éloignez-vous,  dé- 
lorrrncz  votre  épée,  afin  que  je  boive  de  ce  sang, 
et  que  je  vous  airnonce  ce  (pte  vous  voulez  savoir 
de  moi. 

J'obéis  :  l'onrbre  s'approche,  boit,  el  nre  pro- 
nonce ces  oracles  :  Ulysse,  vous  voulez  retourner 


Je  profilai  de  cet  avis.  En  ell'ei,  dès  que  ma 
mère  eut  bu,  elle  me  reconnut  ei  me  parla  en  ces 
terrrres  :  Mon  lils,  conrrnent  éies-vous  venu  plein 
encore  de  vie  dans  ce  séjour  do  ténèbres  ?  !Ma 
mère,  lui  répondis-je^  la  nécésilé  de  consulter 
l'ombre  de  Titési:is  rrra  fail  entreprendre  ce  ler-- 
rihle  voyage.  J'erre  depsris  Ir.ng-temps,  éloigné 
d'iihaiiue,  sans  pouvoir  y  aborder.  Mais  vous, 
nia  mère,  comment  êles-vorrs  tonrbée  dans  b  s 
liens  (II!  la  mort?  C'est,  répondit  celte  tendr-e  mère, 
c'est  le  regret  de  ne  pitrs  vous  voir,  c'est  la  dou- 
leur de  voirs  croire  exposé  Ions  les  jours  à  de  norr- 
veaux  périls,  c'est  le  souvenir  si  louchant  de  vos 
rares  ([traliiés,  qui  ont  abrégé  nra  vie.  A  ces  mois, 
je  voulus  enrbrasser  celte  chère  ombre;  irois  lois 
je  me  jeiai  sur  elle,  et  trois  fois  elle  se  déroba  à 
mes  ernbrassemens. 

Je  vis  ensuite  arriver  les  femm.-  s  et  les  filles  des 
plus  grands  capitaines.  La  première  qui  se  pré- 
senîa  ,  ce  fut  Tyro,  fille  du  grand  Salmonée,  et 
femme  de  Créthée,  fils  d'Eolus  ;  elle  avoil  eu  de 
Neptune  deux  enfants,  Pclias  qrri  régna  à  lolcos, 
où  il  fut  riche  en  troupeaux^  el  Nélée,  qrri  fut  roi 
de  Pylos  sur  le  fieuve  Amaihus;  el  de  Créthée  son 
mari,  /Eson,  Phérès  et  Amythaon,  qui  se  plai- 
soient  à  dresser  des  chevaux. 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XII. 


701 


Après  Tyro,  je  vis  approclier  la  fille  d'Asopus, 
Aniiope,  qui  eut  (iiî  Jupiier  (iciix  (i's,  Zélluis  el 
A'n[>hioii,  Ips  piemiers  qui  jelùioiil  ItS  Ibnilonicns 
do  la  villi;  (le  Thèlies,  el  elevéronl  ses  Uuirs  elses 
nuirailles.  AlcuK-iie,  leinine  d'Asiipliiliyoïi  cl  niere 
du  foil,  du  paliciil  el  du  courageux  Heicule^ 
païul  après  elle,  ainsi  que  Mégare,  épouse  de  ce 
héros.  Je  vis  aussi  Epicasie,  mère  d"OE<lipe,  qui^ 
par  son  iuiprudence  ,  coniniil  un  gratil  foilail  en 
épousant  son  fils,  son  propre  fils,  qui  venoil  de 
luer  son  père. 

Après  Epicasie,  j'aptMçus  Cliioris,  la  plus  jeune 
des  (illes  d'Ainpliion,  (ils  de  Jasius.  Nélée  l'épousa 
à  cause  de  sa  pariaile  heaulé;  elle  régtia  avec  lui 
à  Pylos,  01  lui  donna  Irois  fils,  Neslor,  Chroniius 
el  le  Mer  Périclyniene,  el  une  fille  nommée  Pero, 
qui  par  sa  beauU;  el  sa  sagesse  fui  la  merveille  de 
son  lemps. 

Chloris  éloil  suivie  de  Lt-da ,  qui  lui  f>^mme  de 
Tyndare,  ei  mère  de  Castor,  grand  dompteur  de 
chevaux,  ei  de  Pollux,  invincible  dans  les  comhats 
du  teste,  lis  soni  les  seuls  qui  rclrouvenl  la  vie 
dans  le  sein  même  de  la  mort. 

Après  Léda  vinl  EpiniéJée,  lenime  d'Alœus  : 
elle  eut  deux  fils,  donl  la  vie  fui  irès-courle,  le 
divin  Oius  el  le  c<^lèltre  Epliiallès,  les  deux  j)lus 
grands  el  les  deux  plus  beaux  hommes  que  la 
terre  ail  jamais  nourris  ;  car  ils  oloienl  d'une 
laille  pro  iigieuse,  el  d'une  beauté  si  grande,  qu'i  lie 
ne  le  c^doil  qu'à  \a  beauté  d'Orion  :  ce  sont  eux 
qui  enlreprirf'nl  d'eniasser  le  mont  Ossa  sur  l'O- 
lympe, et  le  lY'lion  sur  l'Ossa,  afin  de  pouvoir  esca- 
lader les  citux.  Jupiter  les  foudroya  pour  les  punir 
de  leur  audace. 

Je  vis  ensuite  Phèdre  ,  Procris  ,  el  la  belle 
Ariadne,  fiili-,  de  l'implacable  Minos,  que  Tbésée 
enleva  autrefois  de  Crèle.  Après  Ariaine,  paru- 
rent iMœra  ,  Clymèue  et  l'odieuse  Eriphile  ,  qui 
préféra  un  collier  d'or  à  la  vie  de  son  mari.  Mais 
je  ne  puis  vous  nommer  toutes  les  feuimes  et  toults 
les  filles  des  grands  personnages  qui  passènnt 
devant  moi  :  les  a.slres  qui  se  lèvent  m'avertissent 
qu'il  est  temps  de  se  reposer  ,  ou  ici,  dit  Ulysse  à 
Aleinoiis,  dans  voire  magnifique  pa!.;is,  ou  sur  le 
vaisseau  que  vous  m'avez  faii  équiper. 

Arélé,  les  Phéaciens  el  leur  roi  ,  parurent  en- 
chantés de  loiil  ce  que  leur  racontoil  le  fils  de 
Laërle  ;  ils  résolurent  de  lui  faire  de  nouveaux  pré- 
sens, qui  pussent  le  delommagerde  ses  pertes,  el 
le  pressèrent  de  rester  encore  quelques  jours  avec 
eux,  el  d'achever  l'hisioire  de  ses  aventures  ci  .;e 
ses  nialheu'S. 

iN'auriez-vous  pas  vu,  lui  dit  Alcipoùs,  n'auriez- 
vous  pas  vu  dans  les  enfers  quelques-uns  de  ces 
héros  (|ui  ont  été  avec  vous  au  siige  de  Troie,  el 
qui  sont  morts  dans  celle  expédition  ? 

Après  que  Proserpine,  répliipia  L'Usse,  eut  fait 
relirer  les  ombres  dont  je  viens  de  parler,  je  vis 
arriver  celle  d'Agnmemnon,  environnée  des  âmes 
de  tous  ceux  qui  avoient  été  tiiés  avec  lui  dans  le 
palais  d'Egislhe.  A  CLiie  vue  je  fus  stibi  de  com- 
pnssio:i,  el,  les  larmes  aux  yeux,  je  lui  dis  :  Fils 
d'Alrée,  le  plus  giand  des  rois,  couimenl  la  Par- 
que cruelle  vous  a  t-elle  fait  éprouver  son  pou- 
voir ?  il  me  raconte  s.i  fin  d  plorable.  Vous 
n'avez  rien  à  craindre  de  setnblabie  de  la  fille 
d'karii;s  ,   ajoute    Agamemnon  ;   voire    Pénélope 


est  un  modèle  de  prudence  el  de  sagesse  :  ne  souf- 
frez pas  cepi-nlant  que  votre  vaisseau  entre  en 
plein  jour  dans  le  port  d'Ithaque.  Avez-vous  appris 
(piebpie  nouvelle  de  mou  fi's  Oresle?  Je  ne  sais^ 
lui  re|>ondis-je,  ce  qu'il  est  devenu. 

A  )us  vimes  ali)rs  les  ombres  d'Achille,  de  Pa- 
Irocle  ,  d'Aulilo(]ue  et  d'Ajax.  Couiuieiil  ,  me  dit 
Achille,  avez-vous  eu  l'audace  de  descendre  dans 
le  palais  de  Plulon  ?  Je  lui  tn  dis  la  raison.  Mon 
fils,  m-;  r(''p!iqua  alors  Achille,  suil-il  mes  exem- 
ples? se  disiingue- -il  à  la  guerre,  el  promet-il 
d'être  le  premier  des  héros?  Sa vez-vous  quelque 
chose  de  mon  pè:e?  Je  n'ai  appris,  lui  dis-je, 
aucune  nouvelle  ilu  sage  Pelée  :  mais  pour  INéop- 
tolème,  il  ne  cènh  la  gloire  du  cour;ige  à  aucun 
de  nos  héros  ;  il  a  immolé  à  vos  mânes  une  infi- 
nité de  \aillans  hoaiuies.  A  ces  mots,  l'ame  d'A- 
chille, pleine  de  joie  du  témoignage  que  je  venois 
de  rendre  à  la  valeur  de  son  fi's,  s'en  retourna  à 
grands  pas  dans  une  prairie  parsemée  de  fleurs. 

Les  autres  âmes  s'arrêtèrent  pour  me  conter 
leu-s  peines  el  leurs  douleurs.  Mais  l'ombre  d'Ajax, 
fils  de  Télamon,  se  lenoil  un  peu  à  l'écirt,  tou- 
jours possédée  par  la  lureuroîi  l'avoiljelé  la  vic- 
toire que  je  remportai  sur  lui  lorsqu'on  m'adjugea 
les  armes  d'Achille. 

Je  vis  l'illustre  fils  de  Jupiter,  Minos,  assis  sur 
son  troue,  le  sceptre  à  la  main,  el  ren.ianl  la  jus- 
tice aux  morts.  Ln  peu  plus  loin  j'aperçus  le  grand 
Orion,  encore  en  équipage  de  chasseur.  Au-delà 
c'éloii  Tiiye;  deux  vautours  lui  déchirent  le  foie, 
pour  le  punir  de  S(in  audace.  Après  Titye,  je  vis 
Tantale,  plongé  d;'.ns  un  étang,  sms  pouvoir  se 
désaltérer.  Le  tourment  si  connu  de  Sisyphe  ne  me 
parut  pas  moins  terrible. 

Api'es  Sisyphe,  j'apiTÇUs  le  grand  Hercule,  c'est- 
à-dire  son  image,  car  pour  lui  il  est  avec  les  dieux 
iuimorli  Is,  cl  assiste  à  leurs  festins  :  son  arc  tou- 
jours lendu,  el  la  ll,iche  appuyée  sur  la  corde,  il 
jeloil  des  regards  terribles  comme  prêt  à  lirer. 
Hercule  me  reconnut,  et  s'écria  :  Ah!  malheureux 
T'iysse,  es-tu  aussi  poursuivi  par  le  même  deslin 
qai  ma  persécute  pendant  la  vit;'.-*  Après  avoir  conlé 
ses  travaux,  il  .s'enfonce  dans  le  ténébreux  séjour, 
sans  alten  Ire  nia  réponse. 

Je  demeurai  quebjue  temps  encore,  dans  l'es- 
pérance de  voir  quelque  autre  des  héros  les  pins 
célèbres,  (omme  Thésée  et  Pirithoùs  ;  mais  je 
craignis  enfin  que  la  sévère  Proserpine  n'envoyât 
du  tond  lie  l'Erèbe  la  terrible  lète  de  la  Gor- 
gone ,  pour  l'exposer  à  mes  yeux.  Je  regagnai 
donc  proniptement  mon  vaisseau,  et,  à  l'aide  des 
rames  et  du  vent,  je  m'éloignai  de  ces  funèbres 
bords. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XII. 

Arrivés  promplement  à  l'île  d'.^.a,  nous  en- 
Irous  lians  le  port;  eldès  qut;  l'aurore  eut  annoncé 
le  retour  du  so'eil  ,  j'envoie  cheicher  le  corps 
dE'péiior,  qui  eitdl  mort  le  jour  de  mon  di  part. 
Je  lui  ren  is  ks  hotmeurs  funèbres,  et  lui  élève 
un  tombeau  au  haut  ducjuel  je  place  sa  rame. 
A  peiniî  avions-nous  adievé  ,  que  Circé  arrive 
suivie  de  ses   femmes  cl  avec   toutes    sortes  de 


702 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XÎL 


rafraîchissenions.  Reposez-vous  à  présent,  nous 
tlil-elle,  pioliltz  de  ces  provisions^  demain  \oiis 
pourrez  vous  rembarquer  p<iur  couUnuer  voire 
roule.  Je  vous  enseignerai  moi-mènie  ce  que  vous 
devez  l'aire  pour  é  iler  les  malheurs  où  vous  pré- 
cipileroil  voire  imprudence. 

Le  déesse  me  lira  à  lécai  l,  ci  voulut  savoir  inul 
ce  (]ui  m'eloil  arrivé  dans  mon  voyage;  je  lui  en 
fis  le  détail.  Après  quoi  elle  me  dil  :  Vous  avez 
encore  d'autres  dangers  à  courir.  Vous  liouverez 
dans  voire  chemin  les  Sirènes.  Elles  euchanlenl 
tous  les  hommes  qui  arrivent  près  d'elles.  Passtz 
sans  vous  arrêter,  el  ne  niaïKjuez  pas  de  bouchfT 
avec  de  la  cire  les  oreilles  de  vos  compagnons,  de 
peur  qu'ils  ne  les  entendent.  Pour  vous,  si  vous 
avez  la  curiosité  d'enlendre  sans  danger  ces  viox 
(ii'licieuses,  failes-vop.s  hirii  lier  aupaïav  ni  à  votre 
niât,  el  si,  Iransporlé  de  plaisir,  vuus  ordonnez  à 
vos  gens  de  vous  delaeher  ,  qu'ils  vous  lient  au 
contraire  plus  lorlenienl  encore. 

Sorti  de  ce  péril,  vous  toniherez  lians  un  autre  ; 
vous  aurez  à  passer  devant  (jharyhiîe  et  Seyila.  Si 
quehpie  vaisseau  approche  malheureusement  de 
l'un  de  ces  deux  écueils,  il  n'y  a  plus  d'espéraïue 
pour  lui.  Le  seul  qui  se  soit  lire  fie  ces  ahinies, 
c'est  le  célèbre  navire  Argo,  qui,  chargé  de  la  fleur 
des  héros  de  la  Grèce,  passa  par  là  en  revenant 
(!e  la  Colchide;  el  c'est  à  .lunon  fjue  le  chef  des 
Argonautes,  Jason,  dut  alo'S  son  salut.  De  ces 
deux  écueils  l'un  porte  sa  cime  jusqu'aux  cieux. 
11  n'y  a  point  de  rooi  lel  qui  y  put  monter  ni  en 
descendre.  C'esl  une  roche  unie  et  lisse,  conmie 
si  elle  éloit  taillée  el  polie.  Au  niilit-u  il  y  a  une 
caverne  obscure  dans  laquelle  deiueure  la  perni- 
cieuse S  vlia.  Sa  voix  est  semblable  aux  rugisse- 
mens  d'un  jeune  lion,  ("esi  un  monstre  allreux  ; 
elle  a  douze  grilles  qui  hiiil  horreur  ,  six  cous 
d'une  longueur  énorme,  el  sur  chacun  une  léle 
épouvantable  avec  une  gueule  béante  garnie  de 
trois  rangs  de  dents.  L'autre  écueil  n'est  pas  loin 
de  là,  il  t^st  moins  élevé  :  on  voii  dessus  un  (iguier 
sauvage  dont  les  bianches,  chargées  de  leuilles, 
s'elendeiii  fort  loin.  Sous  ce  figuier  est  la  demeure 
de  Charybde,  qui  engloutit  les  ilols  el  les  rejelie 
ensuite  avec  des  mugisse  mens  horribles.  El<ti- 
gnez-vons-en  ,  suiloui  quand  elle  absorbe  les 
(lois  ;  passez  plutôt  du  colé  de  Seyila,  car  il  vaut 
encore  mieux  que  vous  ]>erdiez  (jnelques-uns  de 
vos  compagnons  que  de  les  perdie  tous  el  de  péiir 
vous-même. 

Mais,  lui  dis-je  alois,  si  Seyila  m'enlève  six  de 
mes  gens  pour  chacune  de  ses  six  gueules  ,  ne 
pourrai-je  pas  m'en  venger? 

Ah!  mon  cher  Ulysse,  toujours  tenter  l'impos- 
sible, même  dans  l'elat  où  vous  êtes!  Toute  la 
valeur  humaine  ne  sauroil  lésister  à  Seyila.  Le 
plus  sûr  est  de  se  déndtt-r  à  sa  fureur  p.ir  la  fuite. 
Passez  vile  :  invoquez  Craiee,  (jui  a  mis  au  nuinde 
ce  monstre  horri!)le;  eilearièiera  j^a  violence,  et 
l'empècheia  de  se  jeter  sur  vous.  Vous  arriverez  à 
Trinaerie,  où  paissent  des  troupeaux  de  bœufs  et 
de  mouinns,  ils  appa;  tiennent  au  Sobi',  et  il  en 
a  donné  la  garde,  à  Phaéluse  el  à  Lampélie,  deux 
nymphes  ses  lilles  qu'il  a  e\i:  s  de  la  déesse  INéérée. 
Gardez -vous  de  toucher  à  ces  troupeaux,  si  vous 
voulez  éviter  la  perte  ceriaine  de  volie  vaisseau  et 
de  vos  compagnons. 


Ainsi  parla  Ciicé  :  l'aurore  vit.l  annoncer  le 
jour  :  la  déesse  reprit  le  chemin  de  son  palais,  el 
je  retournai  à  mou  vaisseau.  Je  donne  aussitôt 
l'ordre  pour  le  départ  ;  on  lève  l'ancre,  et  nous 
voguons  avec  un  vent  favoiable.  JifiStruis  alors 
mes  Compagnons  des  avis  que,  Circé  venoitde  me 
donner  :  peu<lanl  i^ue  je  les  enlretenois,  nous  arri- 
vons à  l'i-e  des  Sirènes.  Nous  exécutons  à  la  lettre 
ce  qu'on  nous  avuil  presciil,  et  nous  échappons  à 
ce  premier  dangir  ;  mais  nous  n'eûmes  pas  plus 
lot  quille  celle  ile  que  j'ap^içiis  une  luniée  af- 
freuse ,  que  je  vis  les  Ilots  s'amonceler,  ([ue  j'en- 
tendis des  mugissemcns  horribles.  Les  bias  tom- 
bent à  mes  compagnons,  ils  sont  saisis  de  crainte, 
ils  n'ont  la  force  ni  de  ramer  ni  de  faire  aucune 
manœuvre.  Je  les  presse^  je  les  exhorte  :  Jupiter, 
leur  dis-je  ,  Jupiti  r  veut  peut-être  que  notre  vie 
soil  le  prix  de  nos  grands  ellorls  ;  éloignons- 
nous  de  l'endroit  où  vous  voyez  celte  fumée  et 
ces  flots  amoncelés.  On  m'obi  il,  mais  nous  nous 
approchions  Je  Scyl'a;  el  pendant  que  nous  avions 
les  veux  attaches  sur  cette  monstrueuse  Chaiybtle 
pour  éviter  la  mort  dont  elle  niius  men'.'.(,<iit, 
Seyila  allonge  son  cou  et  enlè-e  avtc;  ses  six 
g'ieules  six  de  mes  compagnons.  Je  vis  encore 
leurs  pieds  el  leurs  mains  (jui  s'agiloient  en  l'air 
comme  elle  les  enlevoit ,  et  je  les  entendis  qui 
m'appeloienl  à  leur  secours.  Mais  ce  fut  pour  la 
dernière  fois  que  je  les  vis  et  que  je  les  entendis  : 
non,  jamais  je  n'éprouvai  de  douleur  aiissi  vive  et 
aussi  désolante.  ISoiis  marchions  toujours  cepen- 
dant, el  nous  nous  trouvâmes  vis-.i-vis  de  Tilc  du 
Soleil.  J'ordonnai  à  mes  compagnons  de  s'en  éloi- 
gner, en  leur  rappelant  les  menaces  que  m'avoient 
faites  Ciicé  et  Tiresias. 

Euryloque  prit  alors  la  parole,  el  me  dit  d'un 
ion  fort  aigre:  Il  faut,  Ulysse,  que  vous  soyez  le 
plus  dur  et  le  plus  impitoyable  des  hommes.  Nous 
sommes  accablés  de  lassitude  ;  nous  trouvons  v.n 
port  commode,  un  pays  abondant  en  ralVaichisse- 
mens,  et  vous  voulez  que  nous  tenions  la  mer 
pendant  la  nuit,  qui  est  le  temps  des  orages  et  des 
tempêtes  !  Ne  vaut-il  pas  mieux  descendre  à  terre, 
manger  el  dormir  sur  le  rivage,  el  atlendre  l'au- 
rore pour  gagner  le  large  ? 

Tous  mes  gens  furent  de  son  avis  :  seul  contre 
tous,  je  ne  pus  leur  résister  ;  nuis  je  letir  fis  pro- 
niellre  avec  serment  qu'ils  ne  lueroieul  aucun  des 
bœufs  ou  des  moulons  qu'ils  trouveroient  à  terre. 
La  nuit  fut  cn'eciivement  très-orageuse,  la  leuipéte 
dura  un  mois  entier.  Tant  que  duièreni  nos  provi- 
sions, on  s'abslinl  de  l(Micher  aux  troupeaux  du 
Soleil.  Mais  un  jour  que  je  m'éiois  enfoncé  dans 
un  bois  voisin  pour  adresser  paisiblement  mes 
prières  aux  dieux  de  lOlympe,  Euiyloijue  proîila 
de  mon  absence  pour  représei.ter  à  mes  compa- 
gnons que  la  nécessité  ne  connoissoit  point  de  loi, 
et  que  la  faim  qui  les  dévoroii  les  dispensoil  du 
serment  qu'ils  avoienl  fait  n'épargner  les  trou- 
peaux du  Soleil.  C'.huisissi  ns-en  quelques-uns^  leur 
dit-il,  des  nieilb  urs  pour  en  faire  un  sacrifice  t.ux 
imniorlel.^.  Arrivés  à  llh-Miiie,  nous  apaiserons  le 
père  du  jour  par  de  riches  présens.  S'il  a  juré 
noire  perle  ne  vaut-il  pas  encoie  mieux  péiir  au 
milieu  des  flots,  (|ue  de  mourir  Itntemenl  de  faim 
dans  ce! le  île  déserte. 

Ce  pernicieux  conseil  fui  loué  el  suivi.  Le  sacri- 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XII [. 


t03 


lice  éloit  drià  commencé  qiiariil  je  revins  ;  je 
senlis  t^ti  m'approciimil  lun^  odeur  fit'  (iimiie,  <  l  Je 
ne  donlai  pus  (le  mon  malheur.  La  belle  l.aiiipélie 
alla  poiier  au  Soleil  la  nouvelle  de  cet  aUeiilat.  (]e 
dieu  s'en  plaiiiuil  au  mailre  du  loniK-rre,  el  la 
perle  de  nus  cou)pagnoiis  el  de  mon  vaisseau  l'^l 
résolue. 

Quand  j'eus  regagné  mon  vaisseau,  je  fis  à  mes 
compagnons  de  sévèrf  s  réprimandes  ;  mais  le  mal 
éloit  sans  remède,  el  ils  passèrenl  six  jours  cnlieis 
à  l'aire  honne  chère.  La  ttmpêle  ayanl  cessé,  pour 
ne  point  perdre  de  temps  nous  nous  rembarciuà- 
mes.  Dès  que  nous  eûmes  perdu  l'île  de  vue,  à 
peine  étions-nous  en  pleine  mer,  ne  voyant  pres- 
que plus  que  le  ciel  el  les  (lots,  que  du  flanc  d'un 
nuage  obscur  S'irlit  le  violent  Zéphyre  accompagné 
d'un  déluge  de  pluie,  et  d'alfrenx  touibillons.  Notre 
navire  en  devient  le  jouet  el  la  viclime  ;  il  nous 
porte  dans  le  gouflre  de  Charybde.  Je  me  pren  !s 
en  y  entrant  à  ce  figuier  sauvage  dont  je  vous  ai 
parlé,  je  demeure  sisspeniu  à  ses  branches  jusqu'à 
ce  que  je  voie  sortir  de  cet  abime  les  débris  de 
mon  vaisseau.  Je  me  précipite  sur  le  mât  à  demi 
')risc  ,  el  pendant  neuf  jours  j'erre  ainsi  porté  au 
gré  des  vtn;seldes  flots;  et  le  dixième  jour  j'a- 
borde dans  l'ile  d'Ogygie  :  Calypso^  qui  en  esl 
souveraine,  m'y  reçut  el  m'y  traita  avec  bonté. 


PRECIS  DU  LIVRE  XIII. 

Lks  Pbéacieiis  éeoutoienl  le  récit  des  aventures 
(1  IJlysse  dans  un  silence  d'admiiation  qui  dura 
encore  quand  il  eut  cessé  de  parler.  Enfin  Alci- 
noiis,  leur  roi,  prit  la  parole  el  lui  dit  :  Je  ne  crois 
pas,  (irinee  d'Itha(|ue  ,  (pie  vous  éprouviez  ,  en 
sortant  de  mes  Etals,  les  traverses  qui  vous  ont 
tant  lait  soudrir.  Oui  ,  j'espère  que  vous  rever- 
rez b;enl()l  voire  patrie  ;  mais  je  veux  réparer 
vos  pertes  ,  et  que  vous  y  arriviez  plus  riche 
encore  que  si  vous  eiiiporiiez  le  butin  (pie  vous 
avez  fait  à  Troie.  Nous  ajouterons  donc  à  tous 
nos  présens  chacun  un  trépied  el  utie  cuvette  d'or. 

Tous  les  princes  appiaudirenl  au  discours  d'AI- 
cinoiis,  cl  se  retirèrent  dans  leurs  palais  pour 
aller  prendre  quelijue  repos.  Le  lendemain  ,  des 
que  l'étoile  du  matin  eut  iail  {»lae(»  à  l'aurore,  ou 
olîril  à  Jupiter  le  saeritice  d'un  taureau,  et  l'on 
prépara  un  gian.l  festin;  Démo  iocus  le  rendit 
délicieux  par  ses  chants  admirables.  Mais  IHvsse 
lournoil  souvent  la  tête  pour  regarder  le  s<)!eil, 
dont  la  course  lui  paroissoil  trop  lenle  ;  (piand  il 
p=-ncha  vêts  son  coucher,  sans  perdre  un  moment, 
il  adressa  la  |)arole  aux  Phéaciens,  et  surtout  à 
leur  roi  :  Faites  promptemenl  vos  libations  ,  je 
vous  en  supplie,  afin  que  vous  me  renvoyiez  dans 
l'henreux  ci  al  où  vous  m'avez  mis,  el  que  je  vous 
dise  mes  derniers  adieux.  Vous  m'avez  c(»mblé 
de  présens  :  (|ue  les  dieux  vous  en  récompensent 
et  vous  donnent  toutes  les  vertus  !  qu'ils  répan- 
dent sur  vou.s  >  jt'.eines  mains  louies  sortes  d(! 
prospr;ril(^,s,  el  qu'ils  détourm^nt  tous  les  maux  de 
dessus  vos  peuples  ! 

l'u's  s'adressiiit  à  Arélé,  et  lui  p-ésenlan!  sa 
coupe  pleine  d'un  excelletil  vin,  il  lui  parla  en  ces 
termes  ;  Grande  princesse,   soyez  loujours  heu- 


reuse au  milieu  de  vns  Etals,  el  que  ce  ne  soit 
(pi'au  bout  d'une  longue  vieilb^sse  que  vous  payiez 
le  tribut  que  lous  les  hommes  doivent  à  la  nature  ! 
Je  m'en  retourne  dans  ma  patrie  comblé  de  vos 
bientaits.  Ou(>  la  joie  el  les  plaisirs  n'abanionnenl 
jairjais  Celle  demeure,  et  que,  toujours  aimée  et 
eslin)ée  du  Roi  votre  époux  1 1  des  pritices  vos  en- 
fans  ,  vous  receviez  conlinuellejneni  de  vos  sujets 
les  marques  d'amour  el  de  respect  qu'ils  vous  doi- 
vent ! 

En  achevant  cfs  mots,  Ulysse  sort  de  la  sal'e, 
il  arrive  au  porl  :  on  enibar  |ue  les  provisions  ,  on 
part ,  el  les  rameurs  fonl  blanchir  la  mer  sous  !euis 
efforts. 

C'  pen 'ant  le  sommeil  s'empare  des  paupières 
d'Ulysse  ,  et  lui  fait  oublier  toutes  ses  peines.  Le 
vaisseau  (jui  le  porte  fend  le.s  flots  avec  rapidiié; 
le  vol  de  l'épervier,  (jui  esl  le  plus  vite  des  oiseaux, 
n'auroil  pu  égaler  la  céleiité  de  sa  course  ;  el  quan(i 
l'étoile  brillante  (jui  annonce  l'ariivée  de  l'aurore 
se  leva  ,  il  aborde  aux  terres  d'Ithaque;  il  entre 
dans  le  port  du  vieillard  Phorcys,  un  des  dieux 
marins.  Ce  port  esl  couKmm»  d'un  bois  d'oliviers, 
qui ,  pa.r  leur  ombre,  y  enlrelienneni  une  fraîeheur 
agréable;  et  près  de  ce  bois  esl  un  antre  profond 
et  délicieux  ,  consacré  aux  Naïades.  Ce  lieu  char- 
mant est  arrosé  par  des  fontaines  dont  l'eau  ne 
tarit  jamais. 

Les  ratneurs  d'Ulysse  entrent  dans  ce  port  qu'ils 
connoissoienl  depuis  long-temps.  Ils  descendent  à 
tene,  enlèvent  le  roi  d'Ithaque  ,  l'exposent  sur  le 
rivage,  sans  qu'il  s'éveille  ;  mettent  lous  ses  babils, 
tous  ses  piés  ns  ,  au  pied  d'un  olivier,  hors  du 
cbemin,  de  peur  qu'ils  ne  fussent  exposés  au  pil- 
lage, si  (lue.lqn'un  venoil  à  pisser.  Ils  se  reuibar- 
quenl  ensuite  ,  el  reprennent  la  roule  de  Schérie. 

Neptune,  irrité  de  voir  Dlysse  dans  sa  patrie, 
malgré  les  m;'naces  qu'il  lui  avoil  faites  el  le  désir 
(ju'il  avoil  de  l'en  empèfher,  s'en  plaint  à  Jupiter. 
[jG  maître  du  tonnerre  lui  laisse  toute  la  liberté  de 
se  venger  sur  les  Phéaciens  ,  el  de  bs  punir  de 
l'accueil  qu'ils  avoienl  fait  an  roi  d'ilhaque,  el 
(les  moyens  (ju'ils  lui  avoienl  fournis  pour  revoir 
promptemenl  ses  Elals.  Neptune,  satisfait,  l'eu 
remercie;  el  le  fils  de  Saturne  lui  suggère  la  ma- 
ttièie  dont  il  doit  exercer  sa  vengeance.  Quand 
tout  le  peuple  ,  lui  dil-il ,  sera  sorti  de  la  ville  pour 
voir  arriver  le  vais'-eaii  (jui  a  transporté  Ulysse 
dans  sa  paliie,  et  (lu'on  le  verra  s'avancera  pleines 
voiles,  changez-le  tout-à-coup  en  un  grand  rocher 
près  de  la  terre,  et  conservez-lui  la  figure  de  vais- 
seau ,  afin  (pie  lous  les  hommes  qui  le  verront 
soient  frappes  de  crainte  el  d'élonnement  :  ensuite 
couvrez  leur  ville  d'une  haute  monîagne  qui  ne 
cess'^ra  jamais  de  les  eftrayer. 

Neptune  se  rendit  promptemenl  à  l'ile  de  Sché- 
rie,  el  fil  à  la  lettre  ce  que  Jupiter  venoil  de  lui 
permettre.  Alcinoûs,  à  la  vue  de  ce  prolige,  se 
rappela  ce  que  lui  avoil  prélil  son  père;  il  le  ra- 
coiiia  aux  riii-aeiens,  el ,  après  avoir  solennelle- 
ment renoncé  à  conduire  désormais  les  étrangers 
qui  aliorderoienl  dans  leur  île,  ils  lâchèrent  d'a- 
paiser Neptune,  en  lui  immolant  douze  taureaux 
choisis. 

Ceptudint  Ulysse  se  réveille;  il  ne  recounoîl  pas 
la  terre  Cliérie  après  la(iiie!le  il  avoil  tant  soupiré. 
Minerve  avoil  enveloppe  ce  héros  d'un  épais  nuage 


704 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XIV 


qui  l'empêchoit  de  rien  dislingiicr  ;  elle  vonloit 
avoir  le  leinps  dtî  l'averlir  des  piôcaulinns  iin'il 
avoii  à  prendre  :  car  il  éioil  iniportanl  (pril  ne  tiil 
pas  reconnu  lui-rnè.-ne,  ni  de  sa  foniinc  ni  d'aucun 
de  ses  sujets  ,  avaiil  qu'il  eùl  lire  veiii;oance  des 
poursuivans  de  Pénélope,  l 'yssc  s'éciia  donc  en 
s'éveillant  :  îMalliourciix  que  je  suis,  dans  quel 
pays  me  Irouvé-je  ?  Grands  dieux  !  les  Phéaciens 
n'oloienl  donc  pas  si  sages  ti  si  justes  que  je  le 
pensois  :  ils  ni'avoienl  promis  de  nte  r.imener  à 
un  clicre  lihaque,  el  ils  ni'oni  exposé  sur  une 
t^rre  éirang'^'ro. 

Pendantqn'il  est  plongé  dans  ces  tristes  pen- 
sées, Minerve  s'approche  de  lui  sous  la  figure  d'un 
jeune  berger.  Ulysse,  ravi  de  celle  rencontre,  lui 
adresse  ces  paioles  :  Berger,  je  vous  salue;  ne 
firme/,  pas  contre  n)oi  d»-  mauvais  desseins,  sauvez- 
moi  toutes  ces  liclies&es  (en  lui  montrant  les  prc- 
sens  (|u'on  avoil  débarqués  sur  le  rivage),  el  sanvc/- 
nioi  moi-même,  .le  vous  adresse  mes  prières  comme 
à  un  dieu  iulelaire,et  j'fmbrasse  vos  genoux  comme 
votre  stippHant.  Quelle  est  celte  lerre?  quel  est 
son  peuple?  Est-ce  une  île?  ou  n'est- ce  ici  ([ue  la 
plage  de  quel.jue  continent'.' 

Ce  pays  est  célèbre,  lui  répondit  Minerve;  c'esl 
nneile  qu'on  appelle  Ithaque.  J'en  ai  lorl  entendu 
p.uler,  dil  Ulysse  qui  vou'oil  dis>imnler  son  nom 
et  sa  joie.  Il  se  donne  même  à  la  dé-esse  pour  un 
Cretois  qu'une  aiTaire  malheureuse  forçoit  à  cliei- 
clier  un  asile  loin  de  sa  patrie.  l>a  déesse  sont  il  de 
sa  leinle  ,  ei  le  prenant  par  la  main  ,  elle  lui  parla 
en  ces  lei  mes  :  O  le  plus  di.^siuuile  des  mortels  , 
iiomnie  inépuisable  en  déloirs  et  en  linesse ,  dans 
le  sein  même  de  voire  pairie  vous  ne  pouvez  voiis 
empêcher  de  recourir  à  vos  déguisemcns  ordinaires  ! 
Mais  laissons  la  ces  tromperies.  Ne  reconnoissez- 
vous  point  encori!  Minerve  (jui  vous  assiste,  qui 
vous  soutient ,  qui  vous  a  tiié  de  tant  de  dangers  , 
et  procuré  enfin  un  lifureux  retour  dans  votre  pa- 
irie? Gardez  vous  bien  de  vous  laire  connoilrc  à 
personne  :  soutirez  dans  le  silence  tous  les  maux , 
tous  les  ailronls  el  tontes  les  insolences  que  vous 
aurez  à  essuyer  de  la  pari  des  poursuivans  tl  de 
vas  sujets. 

iNe  m'ahusez-vous  pas  ,  grande  déesse:'  répliqua 
Ulysse;  esl-il  bien  vrai  que  je  sois  à  lthai|ue:' 

Vous  êtes  toujours  le  même,  repartit  Minerve, 
toujours  soupçonneux  et  dé(i;int.  Un  aciievani  ces 
mois,  elle  dissipe  le  nuage  doul  elle  l'avoii  en- 
vironné,  el  il  reconnut  avrc  transport  la  lerre  (jui 
l'avoit  nourri.  Après  cela,  il  chercha  avec  la  déesse 
à  mettre  ses  irésors  en  si'neié  dans  lanire  des 
Naïades,  à  la  garde  desquelles  il  se  conlia;  puis 
ii  la  pria  de  lui  inspirer  la  même  force  et  le  même 
courage  qu'elle  lui  avoil  inspirés  lorsqu'il  sacca- 
gf-a  la  superbe  ville  de  Priain.  Je  vous  protégerai 
toujours,  répondit  Minirve  :  mais,  avant  toutes 
choses,  je  vais  desséciier  el  ri-.ier  votre  peau,  faire 
tomber  ces  beaux  cheveux  blonds,  el  vous  couvrir 
(le  haillons  :  ainsi  chaiige ,  allez  trouvir  votre 
/i  lèle  Eiiniée,  à  qp.i  vous  avez  donné  linii  ndance 
d'une  partie  de  vos  troupeaux  ;  c'esl  un  homme 
plein  de  sagesse,  el  qui  est  cuitièremenl  dévoué  à 
votre  lils  et  à  la  sage  Pené!(i|)e.  Dtineurez  près  de 
lui  pendant  que  jiiaià  Sparte  cher  cher  ïélénKKjue, 
qui  est  allé  chez  Ménélas  pour  apprendre  de  vos 
nouvelles.  En  finissant  ces  mois^cUe  touche  Ulvsse 


de  sa  baguette ,  et  le  méiamorpliose  en  pauvre 
mendiant;  el ,  après  avoir  pris  les  irresures  les 
plus  propres  à  faire  réussir  les  i>rojels  de  ven- 
geance du  (ils  de  L:;ërte  ,  la  fille  de  Jupiter  s'en- 
vole à  Sparte  pour  ramener  Télémaque. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XIV. 

Ulyssk  .«.'éloigne  du  port  où  il  avoil  entretenu 
Mirrerve,  s'avance  vers  sa  demeure  ,  el  trouve  Eu- 
niée  sous  des  portiques  qui  régnoienl  autour  de  la 
belle  maison  qu'il  avoit  bâtie  de  ses  épargnes.  Ues 
chiens  ,  apercevarrt  Ulysse  sous  la  (igiirc  d'un  men- 
diant, se  mirent  à  aboyer,  el  l'auroietil  dévoré  si 
le  mailre  des  pasieurs  ne  (ùl  accouru  prompiemenl. 
Quel  danger-  voirs  venez  de  courir!  s'éciia-t-il. 
Vous  m'avez  exposé  à  des  regrets  éternels  ,  les 
dieux  m'ont  envoyé  assez  d'autres  déplaisirs  sans 
celui-là.  Je  passe  nta  vie  à  pleurer  l'absence  et 
peul  être  la  mon  de  mon  cher  maître. 

En  achevanl  ces  mots,  il  lait  entier  Ulysse,  el 
l'invite  à  s'asseoir.  Celui-ci ,  ravi  de  ce  bon  accueil, 
lui  en  témoigne  sa  rtconnoissai;te  avec  une  sorte 
d'étonnrmenl.  F.umée  lui  réplique  que  quand  il 
seroil  darrs  un  état  plirs  vil,  il  ne  lui  seroit  pas 
permis  rie  le  mépriser.  Tous  les  étrangers,  lui 
dit-il,  tous  les  pauvres  sont  sous  la  protection 
spériale  île  Jiipiter,  c'esl  lui  qui  nous  h  s  adresse. 
Je  ne  suis  pas  en  état  de  faire  beaucoup  poi»r  eux  ; 
j'aurois  plus  de  liberté  si  mon  cher  mailre  el(Ut 
ici;  mais  les  dieux  lui  ont  fermé  toute  voie  de  re- 
tour. Je  puis  (lire  qu'il  mairiioit  :  el  que  d'avan- 
tages iraurois-je  pas  retiri  s  de  son  alIVclion  ,  s'il 
avoil  vieilli  dans  son  palais!  mais  il  ne  vit  peut- 
être  plus. 

Ayant  ainsi  parlé,  il  se  pressa  de  servir  à  manger 
.à  Ulysse,  el  lui  raconta  loul  ce  qu'il  avoil  a  soulfrir 
des  poursuivans  de  Pénélope,  et  avec  quelle  dou- 
leur il  les  vovoit  C(uisuiner  les  richesses  immensi  s 
lin  roi  d'iibaque  ,  dont  il  lui  iail  le  détail.  Ue  pré- 
tendu mendiant  demande  au  bon  Euinée  le  noni  de 
son  maître,  qu  il  a  peiit-élr e  \udans  ([uelqucs- 
unes  des  contrées  qu'il  a  parcourues.  Ah!  mon 
ami,  répimdit  l'inlendani  des  bergers,  ni  ma 
maîtresse  ni  son  (ils  n'ajouieronl  plus  de  loi  ^  tous 
les  vovagei.MS  qui  se  vanleruiil  d'avoir  vu  Ulysse; 
on  sait  (jue  les  étrangers  qui  onl  be.soin  d'assis- 
tance {oig.nl  des  mensonges  pour  se  n  ndre  agréa- 
bles ,  el  ne  disent  presque  jamais  la  vérité.  l*eul- 
être  que  vous-même ,  biin  homme ,  vf>us  inven- 
teriez de  pareilles  fables  si  l'ou  vous  donnoit  de 
meilleurs  babils  à  la  place  de  ces  hailioirs.  Mais  il 
est  cer'.ain  que  l'ame  d'Ulysse  esl  ,»  présent  séparée 
de  son  corps. 

Mon  ami ,  répondit  Ulysse  ,  quoique  vous  persis- 
tiez dans  vos  deliances  ,  je  ne  laisse  |)as  de  vo!:s 
assurer,  et  mêirre  avec  serment,  rpre  vous  verrez 
bientôt  voire  martre  de  retour.  Que  la  récompense 
pour  la  bonne  nouvelle  que  je  vous  annonce  soit 
prèle;  je  vous  demande  que  \ous  changiez  ces  vète- 
inens  (lelabrèsen  magniiiques  habits  :  mais,  quel- 
que besoin  que  j'en  aie  ,  je  ne  les  rtcevrai  qir'apiès 
son  arrivée;  car  je  bais  et  je  méprise  eeirx  qui, 
cédant  à  la  pauvreté,  ont  la  bassesse  de  recourir 
à  des  fourberies. 


L'ODYSSÉE.  PBÉCTS  DU  LIVRE  XV. 


fo: 


Eumée ,  peu  sensible  à  ces  belles  promesses  ,  le 
pria  (le  iiVii  plus  p;uler.  el  de  ne  point  réveiller 
inulilemenl  sou  cliagrio.  RacoRlez-ir.oi  ,  lui  dii-il, 
vos  avoiiiiirps  ;  dile.s-iiioi ,  sans  déguisrincnl ,  qui 
vous  èlt'S,  voire  nom  ,  voire  pairie,  sur  (jutd  vais- 
seau vous  èles  venu  ,  car  la  mer  esi  le  seul  ciiemin 
qui  puisse  uiei'.er  dans  celle  ile. 

Ulysse,  à  son  ordinaire,,  lui  bàlil  une  fable;  il 
feignil  d'èlre  lie  Tile  doCrèle,  fils  d'iui  boninie 
riclie ,  el  ajoula  que  IVavie  de  voyager  lui  avoit 
fail  faire  beaucoup  de  courses  sur  nier,  (juMl  s'y 
éloil  cnricbi  ;  mais  que,  dans  une  expédilion  sur 
le  (leuve  Egyplus ,  ses  gens  ,  contre  sou  inteniion  , 
pillèrenl  les  ferlili  s  cbamps  des  Egyptiens  :  ils  en 
iiirenl  punis  ;  les  liabitans  les  niassacrèrenl  lous  , 
ou  les  firenl  esclaves;  lui-même  se  rendit  au  Roi , 
qui  lui  sauva  la  vie,  et,  après  l'avoir  reienu  dans 
son  palais  pendant  sept  ans,  le  renvoya  ciunblé 
de  richessps  el  de  présens.  Il  se  confia  à  un  Phé- 
nicien, grand  imposteur,  qui  le  séduisit  par  de 
belles  paroles.  Je  partis  sur  son  vaisseau  ,  dit 
Ulysse  :  une  alfrruse  len'.pète  me  jela  sur  la  lerre 
(lt:s  Tliespr;)tts.  Le  héros  IMiidon,qui  régnoit  dans 
Ci-lle  contrée,  nie  iraila  avec  bonié  et  avec  magni- 
ficence; pressé  de  ui'en  retourner,  je  m'embaîquai 
sur  un  vaisseau  qui  par  toit  pour  Oulichium.  Le 
patron  et  ses  compagnons ,  malgré  les  ordres  et 
les  recommandaiiuns  de  leur  roi,  me  dépouillèrent 
de  mts  beaux  babils,  m'enlevèrent  mes  richesses, 
me  couvrirent  de  ces  vieux  baillons,  et  me  lièrent 
à  leur  mât.  Je  rompis  mes  liens  pendant  la  nuit; 
je  me  jeiai  a  la  mer,  el  j'abordai,  à  la  nage,  près 
d'un  grand  bois  où  je  me  suis  caché.  C'est  ainsi 
que  les  dieux  m'ont  sauvé  des  mai;  s  de  ces  bar- 
bares^ et  qu'ils  m'ont  conduit  dans  la  maison  d'un 
homme  sage  et  plein  de  venu. 

Que  vous  m'avez  louché  par  le  récit  de  vos  aven- 
tures !  repartit  Eumée  :  mais  soit  que  ce  soient  d(  s 
contes  ,  soit  ([ue  vous  ui'ayez  dit  la  vérité  ,  ce  n'est 
point  là  ce  qui  m'oblige  à  vous  bien  traiUr  ;  c'est 
Jupiter,  q;ii  préside  à  fhospilalilé,  el  dont  j'ai  tou- 
jours la  crainte  devant  les  yeux  ;  c'est  la  compas- 
sion que  j'ai  naturellement  pour  les  malheureux. 

Que  vous  èles  défiant!  répondit  Ulysse.  Mais 
f'.isons  un  traite  vous  et  moi  :  si  voire  roi  revit  ni 
dms  ses  Etais  comme  el  dans  le  temps  que  je  vous 
ai  dit,  vous  me  donnerez  <les  babils  magnifiques 
et  un  vaisseau  bien  éqiripé  pour  me  len  Ire  à  Diili- 
chiuin  ;  et,  s'il  ne  revient  pas,  je  consens  rpie 
vous  me  fassiez  précipiter  du  haut  de  ces  grands 
roehers. 

Non  ,  non  ,  dit  le  bon  Eumée  ,  vous  ne  pé'iirez 
pas  de  ma  main,  quoi  qu'il  arrive.  Que  deviendroit 
ma  réprrlalion  de  honte  que  j'ai  acquise  parmi  les 
hommes?  que  «levieadroit  ma  venu,  (pii  m'est 
encore  plus  pi'écieuse  que  ma  réputalion  ,  si  j'allois 
vous  ôter  la  vie,  el  violer  ainsi  toutes  les  lois  de 
l'hospitalité? 

.M.iis  l'heure  de  souper  approche,  mes  bergers 
vont  eutrer,  el  je  vais  tout  préparer  et  pofir  notr-e 
léger  repas  et  pour  le  sacrifice  qui  doit  'e  juécéder. 

Aussitôt  il  se  met  en  mouvement,  et,  après  avoir 
lOiil  disposé,  il  demande  à  tous  ies  die'iX  ,  par  des 
vœux  lrès-ard«-ns.  quUlysse  revienne  bienioi  dar;s 
son  palais  ,  et  immole,  ensuite  les  victimes;  il  en 
fail  sept  paris  ,  et  en  présente  la  plus  honorable 
à   sou  hôte.  Celui-ci,    ravi  de  celle  distinction, 

FÉXELON.    TOME    VI. 


lui  en  témoigne  sa  reconnoissance  en  ces  termes  : 
Eumée  ,  daigne  le  graml  Jupiter  vous  aimer  au- 
tant que  je  vous  aime  pour  le  bon  accireil  que  vous 
me  faites,  en  tue.  traitant  avec  tant  d'honneur, 
malgré  l'état  misérable  ofi  je  me  tri'uve. 

Le  souper  fini,  on  s(rngi,'a  à  aller  se  coucher  : 
Ulysse,  ([ui  craignoit  le  froid  de  la  nuit ,  dont  ses 
baillons  l'auroient  mal  d.  fendu ,  eut  recours  à  un 
apologue  pour  se  procurer' un  bon  manteau.  Eumée, 
(|ui  i'eniendit ,  lui  en  fit  donner  un  par  ses  bergers, 
et  lui  prépara  un  bon  lit  auprès  du  feu. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XV. 

Minerve,  qui  venoit  de  quitter  Ulysse  sur  le 
rivage  d'ilhaque,  se  tr-ausporle  à  Lacédemone  pour 
presser  Téléuinque  de  quitter  la  cour  de  Menélas. 
Hâtez-vous,  lui  dit  la  déesse  en  l'abordant,  hâlez- 
vous  de  retourner  dans  vos  Etats.  Ne  savez- vous 
pas  que  vos  biens  y  sont  la  pr-oie  des  ponrsuivans 
avides  de  Pénélope?  Cette  reine  abandonnée  ne  cé- 
(lera-l-e!le  pas  enfin  aux  soUicilalions  même  de  sa 
famille  ,  qui  semble  décidée  à  accepter  les  offres 
d'Eurymaijue?  Prévenez  ce  malheur,  engagez  Mé- 
nélasa  vous  renvoyer;  ne  lardez  pas  a  aller  mettre 
ordre  à  vos  affaires.  Je  voirs  avertis  encore  que  les 
plus  déterminés  des  ponrsuivans  en  veirlent  a  votre 
vie,  et  (ju'ils  se  tiennent  en  eiubuscade  entre  l'île 
de  Samos  et  celle  d'Ithaque  pour  vous  y  surprendre 
à  vblie  passage.  Eloignez-vous  donc  de  ces  îles  ,  ne 
vogrrez  que  la  nuit,  mettez  pied  à  terre  au  premier 
endroit  d'ilhaque  où  vous  aborderez  ;  a  lez  trouxer 
le  fidèle  Eumée,  renvoyez  votre  vaisseau  sans  vous 
dans  un  de  vos  ports ,  et  laites  partir  Eirmée  de 
son  côlé  pour  donner  avis  à  Pénélope  de  voire 
retour. 

La  déesse  disparoil  aussi  ôt,  et  s'envole  dans 
l'Olympe.  Télemaque,  eurpressé  de  lui  obéir,  ré- 
veille le  fi'is  de  Nestor.  Hàious-nous,  lui  crie-i-il , 
balous-nous,  mon  cher  Pisislrale. ,  d'ailcler  notre 
cliar,  et  de  noirs  melire  en  chemin  pour  Pylos.  11 
est  nuit  encore,  lui  répondit  le  fils  île  Nestor;  at- 
tendons le  lever  de  l'airroie  ;  alletrdons  que  nous 
puissions  remercier  Ménélas  ,  et  donnez- lui  le 
temps  de  faire  porter  dans  notre  char  les  présens 
qiiil  vous  destine. 

Dès  que  le  jour  paroii,  le  (ils  d  Ulysse  se  lève; 
Méii.das  l'avoil  prévenu  ,  et  il  entrt;  au  même  in- 
siairt  soirs  le  beau  portiriue  oir  ses  hôtes  avoient 
cuuelié.  Telémaque  lui  témoigne  rimpatierrce  qu'il 
a  d  aller  retrouver  sa  mère.  Mérrelas  se  rend  ajircs 
avoir  exigiî  ipi'il  lui  eial.u  les  presens  qu'il  vouloit 
lui  faire.  Que  ne  cunsenlez-vous ,  ajoula-l-il ,  à 
traverser  la  Grèce  et  le  pays  d'Argos?  je  vous  ac- 
compagnerois  avec  plaisir,  et  il  n'y  a  aucune  de 
nos  villes  qui  ne  vous  lit  l'accueil  (|ue  mérite  le 
fils  du  grand  Ulysse. 

(jrarid  roi ,  dit  Telémaque,  vous  n'ignorez  pas 
combien  je  suis  nécessaire  à  Pénélope,  vous  savez 
le  désordre  que  nron  absence  peut  causer  dans 
mon  [lalais  ;  soulltiz  donc  que  je  vous  quille 
primpiemenl.  Parinz  donc  ,  puisque  c'est  un  de- 
vr.'ir,  lui  répondit  Ménélas  ;  Hélène  va  donner  ses 
ordres  pour  qrr'on  vous  serve  à  manger,  el,  pen- 
dant ce  temps- 1.^,  je  vais  chei  cher  avec  elle  et  avec 

45 


roG 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XVI. 


mon  fi!s  Mé;înpenilie  ce  que  je  pourrai  vniis  offrir 
de  plus  précieux  el  de  plus  propre  à  me  rnppeler 
à  votre  souvenir. 

Ils  r«'viennenl  bienlol  lous  irois,  el  Ménélas 
offre  à  Tt'IéfDique  une  coupe  il'argeiil,  et  {Jonlles 
bords  sont  de  l'or  le  pins  fin  :  c'ctnii  un  chel- 
d'œuvre  de  Tari,  el  l'ouvrasse  de  Vulcain  même. 
Mégapenlhe  met  ensuite  à  ses  pieds  une  urne  d'ar- 
gent, el  la  belle  Hélène  lui  préstiile  un  voile  mer- 
veilleux qu'elle  avoit  fait  elle-même.  1!  vous  ser- 
vira, lui  dil-elle  ,  cber  Télémaque,  à  orner  la 
princesse  que  vous  épouserez.  Le  jeune  prince  le 
reçoit  avec  reconnoissance,  ei  tie  peut  se  lasser 
d'en  admirer  l'élégance  el  la  riebcsse.  il  monte  sur 
son  cbar,  el  dil  à  ses  illustres  bûtes  en  les  quit- 
tant :  Plaise  aux  dieux  qu'à  mon  arrivée  je  puisse 
trouver  mon  pèie  ,  el  lui  couler  toutes  les  mar<|ucs 
de  bonté  elde  générosité  dont  vous  m'avez  comblé! 

En  finissant  ces  mois,  il  pousse  ses  coursiers, 
et,  après  avoir  passé  cliez  Dioclès  ,  ils  arrivent  aux 
portes  de  Pylos.  Alors  Télémaque  dil  au  fils  de 
Nestor  :  Vous  m'aimez,  cber  Pisistraie  ;  vous  savez 
'îombien  il  est  imp(»rlapl  pour  moi  d'arriver  a 
Ithaque  :  souffrez  doue  que  je  me  rende  tout  de 
suite  à  mon  vaisseau.  Je  connois  Nestor  el  toute 
sa  générosité  :  je  suis  incapable  de  lui  résister;  il 
voudra  me  retenir,  el  le  moindre  délai  pourroil 
me  devenir  luneste. 

Pisislratecède  à  la  prière  de  son  ami  ;  il  le  mène 
sur  le  rivage:  Transpor;ons  vos  présens  ,  lui  dit-il, 
sur  votre  vaisseau;  montez-y  vous-niéine  ;  parlez 
sans  différer;  éloignez- vous  avant  que  mou  père 
sacbe  notre  retour,  car  il  viendroii  lui  même  s'il 
vous  savoil  ici,  el  vous  forceroit  à  |»rolonger  votre 
séjour. 

Au  moment  ijue  Téléaiaiiue  fiuissoil  le  sacrifice 
qu'il  offfoilà  Minerve  sur  la  poupe,  pour  imiilorer 
son  secours  ,  il  se  piésente  à  lui  un  étranger 
obligé  de  (|uilier  Argos  pour  un  miiirtre  (pi'il 
avoil  commis  :  c'é!(»it  un  devin  ,  descendu  en 
droite  ligne  du  celèbie  IMelampus  ,  qui  demeuroit 
anciennement  dans  la  ville  de  Pylos.  Il  y  possé.loit 
de  grandes  ricbesses  el  un  superbe  [lalais ,  que 
Pinjuslice  el  la  violence  de  ^l?!ée,  son  oncle,  l'a- 
voienl  obligé  d'abamlouner.  Ce  premier  malheur 
le  précipita  dans  beaucoup  d'autres;  il  en  lait  à 
Télémaque  le  iiiste  récit:  ce  jeune  ptince  en  esl 
loucbé  ,  se  découvre  à  lui ,  lui  déclare  son  nom  ,  sa 
pairie,  consent  a  le  recevoir  sur  son  vaisseau,  el 
le  lait  asseoir  auprès  de  lui.  On  diesse  le  mal  ;  on 
déploie  les  voiles  ;  on  se  couclie  sur  les  rames  ;  et , 
à  l'aide  d'un  vent  favorable  env(tyé  par  Minerve  , 
on  fend  rapidement  les  Ilots  de  la  mer  :  ou  passe 
les  courans  de  (irums  el  de  Cbalcis  ;  on  arrive  à 
la  bauleur  de  Pbée  ;  on  côtoie  l'E'i  le  près  de  l'em- 
bouchure du  P.'ut-e  ;  el  alors,  au  lieu  de  prendre 
le  droit  cIumuIu  à  gauche  entie  S;unos  el  Iibacjue, 
Téléma(|ue  l'ait  pousser  vers  les  îles  appelées  Poiu- 
Uies,  (pii  loni  pirlie  des  Eebinades  ,  pour  arriver 
à  Ilba(]ue  i)ir  le  colé  du  septentrion  ,  et  éviter  par 
ce  moyen  l'euibnscadi^  (ju'on  lui  dressoit  du  côié 
du  midi ,  dans  le  détroit  de  Samos. 

Pendant  ce  teni|)s-là  ,  Ulysse  el  Eumée  éloienl 
à  tab  e  avec  les  bergers.  Ulysse,,  pour  éprouver  le 
cbel  de  ses  pasteurs  ,  parut  craindie  de  lui  êire  à 
charge  ,  el  lui  demanda  le  cheniin  ûo.  la  ville  pour 
y  aller  chercher  de  quoi  vivre.  Eh  !  bon  homme  , 


lui  dil  Eumée  en  colère,  avez-vous  donc  envie  de 
périr  à  la  ville  sans  aucun  secours';^  quelle  idée  de 
vouloir  votis  présenter  aux  ponrsuivans,  el  de 
compter  sur  votre  dextérité  el  votre  adresse!  Vrai- 
ment les  esclaves  qui  les  servent  ne  sont  pas  l'aiis 
comme  vous;  ils  sonl  tous  jeunes ,  beaux  el  Irès- 
niagn!fi(]ut  ment  velus.  Denuorez  ici  ,  vous  n'y 
êtes  point  à  charge;  quand  le  fils  d'Llysse  sera  de 
retour,  il  vous  donnera  des  habits  tels  que  vous 
devez  les  avoir,  et  vous  fournira  les  moyens  d'aller 
partout  où  vous  voudrez. 

Ulysse,  charmé  de  ces  marques  d'affeclicm  ,  en 
remercie  le  bon  Eumée.  11  lui  demande  ensuite  des 
nouvelles  de  sa  mère  ,  de  Laérte  son  père,  ei  lui 
l'ail  raconter  son  origine  à  lui-même,  et  par  quel 
inalbeur  il  avoit  été  réduit  à  l'esclavage.  Eumée 
satisfit  avec  plaisir  à  toutes  les  demandes  d'Ulysse; 
et  celui-ci  ,  après  l'en  avoir  remercié,  le  félicita 
d'être  tombé  entre  les  mains  d'un  maître  qui  l'ai- 
moit  et  qui  lournissoit  abondammt;nl  A  ses  besoins. 

Cep'>ndanl  Télémaque  el  ses  compagnons  abor- 
dent an  rivagt^  d'itbaipie.  Ee  jeune  prince  descend 
à  terre,  el  biir  recommande  de  ramener  le  vais- 
seau (btns  le  pori  de  la  capitale  :  Je  vais  seul , 
leur  (lil-il,  visiter  une  terre  que  j'ai  près  d'ici ,  el 
voir  mes  bergers;  je  vous  rejoindrai  après  avoir 
vu  coumicnl  tout  s'y  passe.  Alors  le  devin  Théo- 
clynu''ne  lui  demanda  on  il  iroii,  el  s'il  pourroit 
prendre  la  liberté  d'aller  tout  droit  au  palais  de  la 
Reine.  Dans  un  autre  temps,  lui  répondit  Télé- 
maque, je  ne  soull'iirois  pas  (|ue  vous  allassiez 
ailleurs;  mais  aujourd'hui  ce  .'•eroil  un  parti  trop 
d  'ngereux.  Comme  il  disoil  ces  mots  ,  on  vil  voler 
vn  vautour,  qui  est  le  plus  vite  des  messagers 
d'ApolIoi!  ;  il  tenoil  dans  ses  serres  une  colombe. 
Tbéoclyiuene,  tirant  alors  le  jeune  prince  à  l'écart, 
lui  déclare  que  c'est  un  oiseau  des  augures  ,  el 
(|iril  liii  prédit  (ju'il  aura  toujours  l'avanlage  sur 
ses  ennemis. 

Que  votre  prédiction  s'accomplisse,  Théocly- 
mène,  lui  répondit  Telématpie  ,  vous  recevrez  de 
moi  d< s  présens  considérables  ;  en  allendanl  je 
charge  INrée,  fils  de  Clytius ,  de  prendre  soin  de 
vous  .  et  de  ne  vous  laisser  manquer  d'aucune  ries 
choses  que  den'ande  l'hospitalité. 

Après  ces  mots,  le  fils  d'Ulysse  se  met  en  chemin 
pour  aller  visiter  ses  nombreux  troupeaux,  sur 
lesquels  le  bon  Eumée  veilloit  avec  beaucoup  d'ai- 
teniion  el  de  fidélité. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XVI. 

A  peine  Eumée  aperçoit-il  Télémaque.  qu'il  se 
lève  avec  précipilation  ;  les  vases  ((u'il  tenoil  lui 
tombent  des  mains  ;  il  court  au-devanl de  son  maî- 
tre, il  lui  saule  au  cou  ,  il  l'embrasse  en  pleurant  : 
V'ous  voila  doue  revtnu  ,  mon  cher  prince!  hélas! 
j'avois  pres(jue  perdu  l'espérance  de  vous  revoir. 
Qu'aliiez-vous  faire  à  Pylos?  ijuc  j'ai  craint  pour 
vous  les  périls  de  ce  voyage!  Entrez  ,  prince  :  vous 
trouverez  tout  dans  l'ordie.  Que  ne  venez-vous 
plus  souvent  nous  visiter  el  nous  surveiller? 

11  est  imporlanl,  coaime  vous  savez,  répondit 
Télémaque  ,  que  je  me  tienne  à  la  ville  ,  el  que 
j'observe  de  près  les  menées  des  poursuivans  ;  mais 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XVII. 


707 


avant  que  de  m'y  reniire,  j'ai  voulu  vous  voir,  et 
savoir  de  vous  si  uia  nièri;  est  encore  dans  le  pa- 
lais ,  et»si  elle  n'a  pas  cédé  cniin  à  rimporliinitc 
des  princes  qui  l'obsèlenl. 

Son  courage  el  sa  (ilélilé  ne  se  sont  point  encore 
déinenlis.  mon  cher  lils  ;  Pénélope  est  icujours 
«lii-ne  de  vous  ei  du  divin  fils  de  Laérie. 

Téléninque  entre,  il  ap<!içoii  Ulysse  (jui  veulltii 
céder  sa  place  ;  son  fils  ,  qui  ne  peut  le  rcconnoitre, 
refuse  de  la  prendre  p:ir  respect  pour  les  lois  do 
l'hospilalité.  Ils  se  mettent  à  table,  et ,  après  le 
repas  ,  Télémaiiue  demande  quel  est  ce  pauvre 
étranger.  Euniée  lui  répète  en  peu  de  mois  le  roman 
que  lui  a  (ail  Ulysse.  Sou  fils  en  paroil  louché,  et 
voudroii  le  secourir.  l\lais  comment,  lui  dit-il , 
vous  introduire  dans  mon  p.ilais  dans  l'état  où 
vous  êtes  ?  il  est  rempli  d'insoiens  ;  je  suis  jeune  , 
je  suis  seul  contre  eux  tous,  el  il  me  seroii  impos- 
sible de  vous  garantir  des  insultes  qu'ils  ne  man- 
queroient  pas  de  vous  faire. 

Ulysse,  prenant  la  parole  ,  lui  dit  :  0  mon  cher 
prince ,  puisque  vous  me  permettez  de  vous  ré- 
pondre ,  j'avoue  (|ue  je  souHVe  du  récit  que  vous 
me  faites  lies  désordres  que  commettent  sous  vos 
yeux  les  poursuivans  de  Pénélope.  N'èies-vous  pas 
d'âge  à  les  contenir  et  à  vous  en  venger?  Que  ne 
suis-je  le  fils  d'Ulysse,  ou  Ulysse  lui-même!  ou 
je  périrois  Us  armes  à  la  main  dans  mou  palais, 
ou  j'en  cliasserois  tous  ces  fiers  ennemis. 

Les  plus  grands  piincçs  <!es  îles  voisines,  de 
Duiicliium  ,  de  Samos  et  ile  Zacynihe,  les  princi- 
paux d'Ithaque ,  voilà  ceux  qui  aspirent  h  la  main 
<1e  ma  mère;  voiKi  ceux  qui  remplissent  mon  pa- 
lais, et  qui  cousumenl  tout  mon  bien.  Uiysse  lui- 
même,  tout  grand  guerrier  (ju'il  est,  pourroil-il, 
s'il  étoil  seul  ,  nous  en  délivrer  ? 

Cependant,  cherEumée,  courez  à  la  ville,  ap- 
prenez à  ma  mère  mon  arrivée;  dites-lui  que  je 
me  porte  bien  :  mais  ne  parlez  qu'à  elle,  qu'aucun 
de  ses  amans  ne  le  sache  ;  ils  serneroienl  ma  route 
de  pièges  ,  car  ils  ne  cherchent  qu'à  me  faire  périr. 

Euinée,  pressé  de  parlir,  se  met  en  chemin. 
Minerve  apparoil  dans  ce  mouicni  à  Ulysse  ,  sans 
se  laisser  voir  à  son  ii's.  Fils  de  Laëite.  lui  dit-elle, 
il  n'est  plus  à  propos  d*  vou-;  cacher  à  Téléniaque, 
découvrez-vous  à  lui  ;  prenez  ensemble  des  Uîesurts 
pour  faire  périr  ces  fieis  poursuivans;  couipiez  sur 
ma  proifclion  ,  je  combattrai  a  vos  côtés.  Eu  finis- 
sant ces  mots  ,  elle  le  loviche  de  sa  verge  d'or,  lui 
rend  sa  taille,  sa  bonne  mine,  sa  première  beauté, 
et  disparoit  après  ce  no'iveau  changement.  Télé- 
maque,  étonué  de  cette  molauiorphose  ,  le  pi  end 
pour  un  dieu,  et  lui  promet  des  sacrifices.  Vous 
vous  trompez, cher  Téléma(iue,  lui  dit  alors  Ulysse  ; 
ne  me  regardez  pas  comme  un  des  immortels  ;  je 
suis  Ulysse,  je  suis  votre  père,  dont  la  longue 
absence  vous  a  coûté  tant  de  larmes  et  de  soupirs. 
En  achevant  ces  mots,  il  l'embrasse  avec  tendresse. 

Mais  Telémaque  ne  peut  encore  se  persuader 
que  c'est  son  |)ère.  INon  ,  vous  n'êtes  point  Ulysse  : 
c'est  quelipae  dieu  qui  veut  m'abuser  par  un  (aux 
espoir.  Mon  cher  ïélemaque,  réplique  Ulysse,  (|iie 
votre  surprise  et  voire  admiration  cessent;  le  pro- 
dige (|ui  vous  élonne  est  l'ouvrage  de  Minerve  : 
laniol  elle  m'a  rendu  semblable  à  un  iiieniliant,  el 
tantôt  elle  m'a  donné  la  figuie  ti'un  jeune  homme 
de  bonne  mine  el  vêtu  magnifiquement.  Telémaque 


alors  se  jette  au  cou  de  son  père,  él  l'arrose  de  ses 
larmes  ;  Ulysse  pleure  de  même.  Enfin  ,  après  avoir 
satisfait  ace  premier  besoin  de  leur  len  liesse  mu- 
tuelle ,  ils  s'asseoient ,  et  Ulysse  demande  à  son  fils 
le  nombre  et  la  qualité  des  poursuivans  de  Péné- 
lope, et  paroit  décidé  à  les  attaquer  tous.  Telé- 
maque ,  surpris  de  celte  résolution ,  le  témoigne  à 
son  père ,  (jui  lui  répond  qu'ils  auront  pour  eiix 
diïux  Jupiter  el  Minerve  ,  et  qu'avec  leur  secours 
ils  seront  invincibles.  Ayez  soin  seulemeni,  dès 
que  je  vous  en  domu  rai  le  signal ,  de  (aire  porter 
au  h  mt  du  palais  toutes  les  aimes  qui  sont  'tans 
l'appartemeni  bas  ;  si  les  princes  en  paroissenl  sur- 
pris, dites-leur  que  c'est  pour  leur  sûreté,  el  que 
vous  craignez  (jue  dans  le  vin  ils  n'en  abusent  pour 
se  venger  des  querelles  si  ordinaires  (|uand  on  se 
livre  aux  excès  de  la  table.  Vous  ne  laisserez  (;ue 
lieux  épees,  deux  javelots  eldeux  boucliers,  dont 
nous  nous  saisirons  quand  nous  voudrons  les  im- 
moler à  notre  vengeance.  J'ai  encore  une  chose  à 
vous  recommander ,  c'est  de  contenir  la  joie  que 
vous  avez  de  me  revoir,  et  de  ne  dire  encore  notie 
secret  à  personne^  pas  même  à  Laërle  ,  pas  même 
à  Pénélope. 

Mon  père  ,  répondit  Telémaque  ,  je  vous  obéirai, 
et  j'espère  vous  iaiie  connoilre  que  je  ne  déshonore 
pas  votre  sang,  et  que  je  ne  suis  ni  foible  ni  im- 
prudent. 

Pendant  que  le  père  el  le  fils  s'entretiennent  de 
leurs  projets  ,  Euinée  arrive  au  palais.  Pénélope  en 
est  ravie  ;  et  la  nouvelle  du  retour  de  Telémaque 
s'y  répand  avec  rapidité.  Les  poursuivans  ,  tristes 
el  C(mfus ,  s'assemblent,  lorment  la  résolution 
atroce  de  se  deiaire,  par  violence,  de  Telémaque. 
Pénélope,  instruite  par  le  héraut  Médon  de  ce  dé- 
testable complot .  s'en  plaint  à  ces  princes  ,  el  plus 
parliculièremenl  à  Anlinoiis  ,  le  plus  violent  de  ses 
persécuteurs.  Eurymaque,  fils  de  Polybe ,  la  ras- 
sure ei  lui  promei  sur  sa  tète  qu'on  n'allenlera  pas 
à  la  vie  de  son  (ils.  Sur  celte  promesse  trompeuse, 
la  princesse,  un  peu  calmée  ,  se  retire  dans  sou 
appartement  pour  y  pleurer  srm  cher  Ulysse. 

Sur  le  soir,  Eumée  revient  de  son  ambassade; 
mais  avant  qu'il  enue  dans  la  maison,  Minerve 
fait  reprendre  à  Ulysse  sa  figure  de  vieillard  et  de 
mendiaiit.  Telémaque,  après  avoir  demandé  des 
nouvelles  de  Pénélope,  l'inierroge  sur  tout  ce  qui 
se  passoit  à  Ithaque,  et  sur  le  retour  des  princes 
qui  l'alleu  loietit  a  la  hauteur  de  Samos.  je  n'ai 
point  eu  la  curiosité,  répondit  le  chel  des  bergers, 
de  m'inîormer  de  ce  qui  se  passoit  à  la  vi!le;  mais 
j'ai  aperçu,  en  revenant,  un  vaisseau  qii  enlroit 
dans  le  port,  el  qui  ét(ut  p'ein  d'hommes  armés 
de  lances  el  de  b^mcliers,  Telémaque  sourit;  et 
après  avoir  soupe  avec  son  père,  ils  a'Ièrenl  goûier 
It'S  douceurs  d'un  paisible  sommeil. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XVII. 

DÈS  que  la  belle  aurore  eut  annonc»;  le  jour,  le 
fi's  d'Ulysse  mil  ses  brodequins,  et,  prenant  une 
pique,  il  se  disposa  à  parlir  pour  la  ville,  il  re- 
commanda ,  eu  parlant,  à  Eumée  d'y  mener  aussi 
sou  hôle  ;  car,  ajouta -t-il ,  le  malheureux  état  où 
je  me  trouve  ne  nie  permet  pas  de  me  charger  de 


708 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XYIIL 


lous  les  étrangers.  Prince,  lui  dit  iilors  tllysse,  je 
lï''  soiihailo  nulieiiienl  dèlre  retenu  ici  ;  un  mcu- 
(liani  trouve  beaucoup  mieux  de  (juoi  se  nourrir  à 
1,1  viliiî  qu'à  la  campagne. 

ïéîéfuaque  son,  et  niarclie  à  i^ran.'s  pas,  nié- 
dilanl  la  ruine  des  poursuivans.  En  arrivant  lians 
son  paiais,  il  pose  sa  piipie  près  d'une  colonne,  et 
entre  dans  la  salle.  Pénélope,  insiruile  de  son  re- 
tour, descend  de  son  apparlemcnl  ;  elle  ressem- 
bloit  à  Diane  et  ;i  la  belle  Vénus  :  elle  embrasse 
son  fils  ,  elle  demande  des  no\ivelles  d'un  voyage 
qui  lui  a  causé  bien  des  alarmes  ;  elle  gémit,  elle 
soupire,  elle  pleure.  Ma  mère,  lui  dilTéiéniaciue, 
ne  rn'alïligez  pas  par  vos  larmes  ;  n'excitez  pas 
dans  mon  cœur  de  irisîes  souvenirs  :  prions  les 
dieux  de  nous  se(nurir  et  de  nous  consolorj  espé- 
rons tout  de  leur  bonté. 

Après  celle  tendre  entrevue,  Tékinaque  sort 
pour  aller  cbercber  son  hôte  Tbéociyniène  et  le 
mener  dans  son  palais  :  il  le  fait  baigner,  parfumer, 
et  lui  donne  des  liabits  niauniiiques  :  on  leur  dresse 
ensuite  une  tabh;  couvei  tr  de  toutes  soitt  s  de  mêis. 
Pénélope  revient  dans  la  saile  ;  et  s'asseyanl  auprès 
d'eux  avec  sa  quenouille  et  ses  fuseaux,  elle  de- 
mande à  son  lils  ce  qu'il  a  appris  dans  son  \oyage. 
J'ai  été  ,  lui  raconle-t-il  ,  parfaitement  reçu  de 
Nestor,  (|ui  ne  sait  ce  qu'est  devenu  mon  père.  Pour 
Ménélas,  il  assure  qu'il  vit  encore,  et  (pi'il  a  appris 
d'un  dieu  marin  que  Calypso  le  relenoil  malgré  lui 
dans  son  i!e.  Puisqu'il  vii  encore,  s'ccrie  Pénélope, 
espérons  que  nous  le  verrons.  Oui ,  grande  reine, 
lui  dit  Théoclymène,  vous  le  vcrez  bientôt,  il  est 
déjà  dans  sa  patrie ,  il  s'y  tient  ciKlit'i ,  et  il  se  pré- 
pare à  se  venger  avec  éclat  de  tous  les  !)Oursuivans  : 
je  prends  à  témoin  de  ce  que  je  vous  dis  le  grand 
Jupiter,  cette  table  hospitalière,  et  ce  loyer  sacré 
où  j'ai  trouvé  un  asile. 

Cependant  Ulysse  elKumée  partent  pour  la  ville; 
ils  rencontrent  sur  la  roule  Mélantliius  ,  /ils  de 
Dolius  ,  qui ,  suivi  de  deux  bergeis ,  menoii  les 
chèvres  les  plus  grasses  de  tout  le  lioupeau  pour 
la  table  des  poursuiv.'uis  :  c'tUoil  l'erimnii  d  Euuiéc  ; 
et  dès  qu'il  l'aperçut,  il  l':iceabla  d'injures  ainsi 
que  son  compagnon,  qui  eul  bien  de  la  peine  à  se 
retenir.  iNon  conienl  des  injures  (}u'il  vomit  conlre 
eux  ,  il  s'apiHoebe  dTlysse,  et,  en  jassant  ,  lui 
donne  un  coup  de  pied  de  loule  sa  îorce.  (le  coup, 
quoique  rude,  ne  l'ébranta  point  :  il  retint  même 
les  mouvemens  décolère  qu'exciioil  la  brutalité  de 
■\Ielanlbius  ,  et  prii  le  parti  de  soullriren  silence. 
Pour  le  bon  Eumée,  il  en  fut  imligné,  et  pria  les 
dieux  de  faire  revenir  Ulysse  pour  rabaisser  l'or- 
gueil et  punir  l'insolence  de  ce  dcmeslique. 

Arrivés  au  palais  ,  ils  s'arrèlèreni  à  la  porte. 
Comment  nous  con'iuirons-nous  ?  dit  le  fidèle  Eu- 
mée :  voulez-vous  entrer  le  premier,  et  vous  pré- 
senter aux  poursuivans?  Passez  d'abord,  lui  dit 
Ulysse  ,  je  vous  attendrai  ici  :  ne  vous  nieltt  z  point 
en  peine  de  ce  qr.i  pourra  tn'aii  iver,  je  Sîiis  accou- 
tumé aux  insulies  ,  mou  courage  et  ma  patience  ont 
été  mis  à  bien  des  eiireiives.  Pendant  qu'ils  par- 
loient  ainsi ,  un  chien  (ju'Ulysse  avoil  élevé  ,  le  re- 
connut et  mourut  de  joie  en  le  voyant. 

Dès  (lue  Té';émaque  aperçut  Eumée  ,  il  lui  fit 
signe  de  s'approcher;  Ulysse  enue  bientôt  après 
lui,  sous  la  ligure  d'un  mendiani  et  d'un  vieillard 
lori  cassé,  appuyé  sur  son  bàlon.  Il  s'assit  sur  le 


seuil  de  la  perle.  Minerve  le  poussa  à  aller  de- 
mander l'aumône  aux  poursuivans  ,  afin  qu'il  pût 
juger  par  là  de  leur  caractère,  et  eonnoîlre  ceux 
qui  avoienl  de  l'humanité  et  de  la  justice.  Il  alla 
donc  aux  uns  et  aux  autres  avec  un  air  si  naturel , 
qu'on  eût  dit  qu'il  n'avoil  fait  d'autre  métier  toute 
sa  vie.  I^es  poursuivans  ne  purent,  en  le  voyant, 
se  défendre  d'un  mouvenicnl  de  pitié;  ils  lui  don- 
nèrent lous  :  mais  Antinous  ,  choqué  de  ce  qu'on 
l'avoit  introduit  dans  la  salle  ,  le  reprocha  dure- 
ment à  Eumée  ,  et  quand  Ulysse  s'approcha  de  lui, 
il  le  repoussa  avec  dédain.  Ulysse^  en  s'éioignant, 
lui  dit  :  Antinoiis ,  vous  êtes  beau  et  bien  fait; 
njais  le  bon  sens  et  l'humanité  n'accompagnent  pas 
celte  bonne  mine.  Antinous  ,  irrité  de  ces  paroles  , 
prend  son  niatche-pied  ,  le  lance  de  toute  sa  force. 
Tous  les  poursuivans  furent  irrités  des  violences  et 
des  eniporlemeus  d'Anlinoiis  ;  Ulysse  seul,  quoique 
rudement  frappé  à  l'épaule  ,  n'en  parut  point 
ébranlé  ;  il  conjura  seulement  les  dieux  protec- 
teurs des  pauvies  de  punir  ce  jeune  emporté. 

Teîémaque  senlil  (hins  son  cœur  une  douleur 
exlrè.rne  de  voir  so'.i  père  si  maltraité;  il  relient 
cependant  ses  larmes,  de  peur  de  trahir  son  secret. 
Pénélope,  instruite  de  ce  qui  s'éloit  passé,  pri.i 
y\pollon  de  punir  celle  intpiélé;  car  c'enéioit  une 
à  ses  yeux  que  de  maltraiter  un  pauvre  :  elle  fit 
monter  Eumée  ,  et  lui  dit  qu'elle  vouloil  voir  cet 
étran;rcr.  Il  a  beaucoup  voyagé,  lui  dit-elle,  et 
peut  être  a-l-il  rencontre  mon  cher  Ulysse.  Attendez 
l'entrée  de  la  nuit ,  répliipie  Eumée,  pour  ne  pas 
donner  d'inquiétude  aux  poursuivans  ;  vous  le 
verrez  alors  à  voire  aise  :  il  sait  beaucoup  de 
choses  ;  il  les  raconte  bien,  et  vous  ne  pourrez  pas 
l'entendre  sans  y  prendre  beaucoup  d'intérêt. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XVIII. 

El.mf;e  étoii  à  peine  parti,  qu'on  vil  paroilre  à 
la  porte  du  palais  un  mendiani  célèbre  dans  Ithaque 
par  sa  gloutonnerie;  car  il  mangeoit  toujours  et 
etoit  toujours  affamé.  Quoiqu'il  lût  d'une  taille 
prodigieuse  ,  il  n'avoit  ni  force  ni  courage  :  on 
l'appeloit  Irus.  En  arrivant  ,  il  voulut  chasser 
Ulysse  de  sou  poste.  Relire-loi  ,  lui  dit-il,  vieil- 
lard décrépit;  retire-toi,  ou  je  t'y  forcerai  en  le 
traînant  par  les  pieds. 

Ulysse,  le  regardant  d'un  air  farouche,  lui  ré- 
pondit :  Mon  ami,  je  ne  le  dis  point  d'injures,  je 
ne  le  lais  aucun  mal,  je  n'emi)cehe  pas  qu'on  ne  te 
donne;  cette  porle  peut  sulîiie  pour  nous  deux. 

Grands  dieux!  s'écria  Irus  en  colère,  voilà  un 
gueux  qui  a  la  langue  bien  pendue  ;  si  je  le  prends  , 
je  l'accommoderai  mal. 

Les  princes  ,  pour  se  diverlir,  les  excitèrent ,  les 
mirent  aux  mains  ,  et  promirent  au  vainqueur  une 
bonne  recompense.  Princes,  leur  dit  Ulysse,  un 
vieillard  cimimemoi,  accablé  de  calamités  et  de 
misères,  ne  devroil  jioint  entrer  en  lice  avec  un 
adversaire  jeune  et  vigoureux  ;  je  ne  m'y  refuse 
cependant  pas  ,  pourvu  que  vous  me  promettiez  de 
ne  meliie  pas  la  main  sur  moi  pour  favoriser  Irus. 

Aussitôt  il  se  découvre;  on  vil  avec  éionnement 
ses  cuisses  fortes  et  nerveuses,  ses  épaules  car- 
iées ,  sa  poitrine  large,  ses  bras  loris  comme  l'ai- 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XIX. 


700 


rain  :  lins  ,  en  les  voyant ,  en  fut  tout  (h'-couragé; 
il  l'allul  le  traîner  ilans  l'arène.  Les  voila  donc  tous 
deux  aux  prises.  Irus  décharge  un  gran.l  coup  de 
poing  sur  l'épaule  d'L'lys?e.  Celui-ci  le  frappe  au 
haut  du  cou  avec  tant  de  iorce,  qu'il  lui  brise  la 
mâchoire  eiTclend  h  terre  :  il  le  traîne  ensnile  hors 
des  portiques  ;  il  lui  met  un  hàlon  à  la  main  ,  en  le 
faisant  asseoir  et  lui  disant  :  Demeure  la  ,  mon 
ami  ,  et  ne  t'avise  plus,  toi  qui  es  le  dernier  des 
hommes  ,  de  traiter  les  eirangers  et  les  mendians 
comme  si  lu  élois  leur  loi.  Les  princes  félicitèrent 
Ulysse  ,  cl  lui  envoyèrent  amplement  de  la  nour- 
riture. 

Dans  ce  même  moment,  Minerve  inspire  à  la 
fille  d'Icarius  ,  à  la  sage  Pénélope  ,  le  dessein  de  se 
montrer  aux  poursuivans,  afin  qu'elle  les  repaisse 
de  vaines  espérances  ,  et  qu'elle  soiiplus  honorée 
de  son  (ils  et  de  son  mari.  En  airivant  dans  la  salle 
où  tout  le  monde  étoit  rassemhié  ,  elle  adres:»e 
d'abord  la  parole  à  son  fils  :  touchée  du  irailemtnt 
qu'Anlinoiis  avoil  fait  à  Llysse,  qu'elle  n'avoii  pas 
encore  reconnu  ,  elle  reproche  à  Télémaque  d'avoir 
souffert  qu'on  mallraiiàt  ,  en  sa  présence  ,  un 
étranger  qui  éloil  venu  chercher  un  asile  dans  le 
palais.  J'en  suis  aflligé,  répondit  son  fils;  mais 
que  vouliez-vous  ,  ma  mère,  que  je  fisse  seul  contre 
tous? 

Eurymaque  ,  s'approchant  alors  de  Pénélope,  lui 
parla  îie  sa  beauté  ,  de  sa  taille,  de  sa  sagesse,  de 
toutes  ses  admirables  qualités.  Hélas!  dit-elle,  je 
ne  songe  plus  à  ces  avantages  depuis  le  jour  que 
les  Grecs  se  sont  embarques  pour  llion  ,  et  que 
mon  cher  Ulysse  les  a  suivis.  S'il  revenoit  dans  sa 
patrie  ,  ma  gloire  en  seroit  plus  grande  ;  et  ce 
seroit  là  toute  ma  beauté. 

Ulysse  fut  ravi  d'enlen  Ire  le  discours  de  Péné- 
lope. Les  poursuivans  ne  renoncèrent  cependant 
pas  de  leur  côté  à  leurs  espérances  ,  et  firent  de 
beaux  préseas  à  la  reine  d'ilhaque.  La  Reine  les 
fit  porter  dans  son  appartement  par  ses  femmes  , 
et  on  passa  le  reste  de  la  journée  dans  hs  plaisirs 
de  la  danse  et  de  la  musique. 

Eurymaque  prend  querelle  avec  Llysse,  ft  lui 
jette  à  la  lèle  un  marche-pied  ,  que  celui-ci  évita 
heureusement.  Télémaque,  pour  en  prévenir  les 
suites,  les  congédie  tous,  et  les  exhorte  a  se  retirer. 
Etonnés  de  l'air  d'autorité  que  prend  ce  jeune 
prince  ,  ils  n'osent  ceptndanl  lui  résister,  et  le  sage 
Amphinome  ,  fils  de  Misus  ,  leur  dit  :  Pourquoi 
maltraitez-vous  cet  étranger?  Laissons-le  dan.s  le 
palais  de  Télémaque,  puisqu'il  est  son  hôte;  fai- 
sons des  libations,  et  allons  goiiler  les  douceurs 
du  repos. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XIX. 

Ulysse  ,  étant  demeure  seul  dans  le  palais  , 
prend  avec  Minerve  des  mesures  pour  donner  la 
mort  aux  poursuivans  de  Pénélope.  Tout  plein  de 
celte  pensée  ,  il  aiq)el!e  Télémaque  :  ^e  perdons 
pas  un  moment ,  lui  dit-il  ;  portons  au  haut  du 
palais  toutes  les  armes.  Télémaque  obéit  à  son 
père,  et  charge  la  prudente  Euryclée  d'empêcher 
les  femmes  de  sa  mère  de  sortir  de  leur  apparte- 
ment, tandis  qu'ils  les  transporleroieni.  Son  ordre 


fut  exécuté.  Le  père  et  le  fils  se  mettent  à  porter 
lescasques,  l.'S  boucliers,  les  épées  ,  les  lances, 
et  Minerve  marche  devant  eux  avec  une  lauipe  d'or 
qui  répand  une  lumière  extraordinaire.  Télémaque, 
surpris  di".  ce  proiige,  en  parle  à  son  père,  qui 
lui  reponi  :  Gardez  le  silence,  mon  fils,  retenez 
voire  curiosité  :  ne  sondez  pas  les  secrets  du  ciel  ; 
conlenlez-vous  de  proliier  de  ses  laveurs  avec  re- 
connoissan^.e.  Mais  il  est  temps  que  vous  alliez 
vous  reposer  :  votre  mère  va  descendre,  el  m'a 
demandé  im  entretien. 

Pénélope  paroît  en  elfel ,  suivie  de  ses  femmes. 
Melanlho,  la  phis  insolente  de  celles  qui  l'accom- 
pagnoienl,  fâchée  de  trouver  Ulysse  dans  la  salle, 
veut  l'en  faire  sortir,  et  l'accable  d'injures.  Pour- 
quoi m'atlaquez-vous  avec  tant  d'aigreur?  lui  ré- 
pond Ulysse  en  la  regardant  avec  colère.  Est-ce 
parce  que  je  ne  suis  plus  jeuue  el  que  je  n'ai  que 
de  méchants  habits?  J'ai  été  autrefois  environné 
de  toute  la  magnificence  qui  attire  les  regards  ; 
Jupiler  a  renversé  celte  grande  fortune  :  que  cet 
exemple  vous  rende  plus  sage;  craignez  de  perdre 
cette  faveur  qui  vous  relève  au-dessus  de  vos  com- 
pagnes. 

Pénélope  la  reprend  aus;i,  et  lui  impose  silence. 
Elle  fait  asseoir  Ulysse  auprès  d'elle,  el  lui  de- 
mande quel  est  son  nom,  où  il  a  pris  naissance, 
el  ce  que  font  ses  parens.  Ulysse  feint  qu'il  est  de 
Crète;  qu'il  y  tenoil  un  rang  distingué  lorsque  le 
roi  d  liha(]ue  y  a  passé  pour  aller  à  llion  :  il  le  dé- 
|)einl  avec  la  plus  gravide  exactitude,  lui  parle  de 
l'iiabil  qu'il  porloil  et  de  ceux  qui  l'accompa- 
gnoient  :  H  les  a  lou»  perdus,  ajouie-t-il,  à  son 
retour;  el  je  sais  f]u'il  a  été  le  seul  .à  se  sauver 
d'une  lempèle  excitée  par  la  colr^re  des  dieux.  Pé- 
nélope lui  dépeint  à  son  tour  ses  iniiuiétuies  cl  le 
chagrin  que  lui  cause  l'absence  d'Ulysse.  Je  suis  , 
dit-elle,  persécutée  par  les  princes  que  vous  voyez  : 
mon  cœur  se  refuse  aux  engagemens  qu'ils  me 
sollicitent  de  prendre;  de  peur  de  les  irriter,  je 
les  amuse  par  des  espérances  que  je  ne  vou  Irois 
p:is  réaliser.  Je  leur  avois  pioniis  de  me  décider 
quand  j'aurois  achevé  de  broder  un  grand  voile; 
j'y  iravaillois  le  jour,  el  la  nuit  je  defiisois  l'ou- 
vrage que  j'avcds  l'ail:  qutd(jues-unes  de  mes  femmes 
m'onl  irahie,  el  leur  ont  décoiivart  celle  innocente 
ruse.  Je  ne  trouve  plus  d'<^xpédient  pour  reculer, 
et  je  suis  la  plus  malheureuse  des  femmes. 

Temporisez  encore,  lui  dit  Ulysse,  cl  ne  pleurez 
plus  ;  le  roi  dlthaque  est  vivant  :  vous  le  verrez 
bientôt.  Je  jure,  par  ce  loyer  où  je  me  suis  réfugié, 
qii'il  revieiidra  dans  celle  anne;-. 

Dieu  veuille  que  ce  bonheur  m'arrive,  comme 
vous  me  le  promenez  !  répundii  la  sage  Pénélope; 
mais,  si  j'en  crois  nies  presseniimens ,  il  ne  re- 
viendra pas  ,  el  personiic  ne  pourra  vous  fournir 
les  moyens  de  relourncr  dans  votre  pairie. 

Cependant  la  Reine,  touchée  de  ce  que  cet  étranger 
venoil  de  lui  raconter,  ordonne  à  ses  ienimt-s  d'en 
pren  Ire  soin  ;  de  lui  dresser  un  bon  lit,  de  lui  laver 
les  pieds  el  de  le  parfumer  d'essences.  Celle,  dil- 
elle,  qui  le  raaltraiiercut,  ou  qui  lui  feroil  la  moindre 
j)eine,  encourroil  mon  indignation  :  les  hommes 
n'ont  sur  la  terre  qu'une  vie  fort  courte  ;  c'est  pour- 
quoi il  faut  l'employer  à  faire  du  bien. 

Princesse  ,  répondit  Ulysse,  modérez  votre  gé- 
nérosité ;  je  ne  suis  point  accoulumé  à  tant  d'égards  ; 


610 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XX. 


je  ne  souffrirai  pas  que  ces  jeunes  femmes  me 
renJeiil  les  services  que  vous  exigtz  d'elles. 

Recevez-les  du  moins,  lui  dit  Pénélope,  d'Eury- 
clée  ,  la  nourrice  de  mon  cher  ei  int'orlunc  Ulysse  : 
vous  m'avez  inspiré  un  véritable  intérêt,  el  de  tous 
les  étrangers  qui  sont  venus  dans  mon  palais,  il 
n'y  en  a  point  qui  aient  niarcjué  dans  leurs  discours 
et  (\i\ni  leurs  nctious  lani  de  vertu  et  tant  de  sa- 
gesse. Allez  donc,  dit-elle  à  Enryclée,  allez  laver 
les  pieds  de  cet  liole  qui  paroit  de  tnéme  âge  que 
mon  cher  prince  :  je  m'imagine  qu  Ulysse  est  fait 
tomme  lui,  ei  dans  un  etai  aussi  pitoyable;  car 
les  hommes  dans  la  misère  vieillisienl  prompie- 
menl. 

Ah  !  s'écrie  alors  Euryelée ,  c'est  son  absence  qui 
cause  tous  mes  chagrins.  Seroil-il  l'objet  de  la 
haine  de  Jupiter,  malgré  sa  piété? car  jamais  prince 
n'a  offert  à  ce  dieu  tant  de  sacrifices,  ni  des  héca- 
tombes si  parfaites.  Je  vous  lavoue^  pauvre  étran- 
ger, malgré  votre  ihisère  vous  me  causez  de  grandes 
agitations  :  je  n'ai  vu  personne  qui  ressemblât  à 
Ulysse  autant  que  vous;  c'est  sa  taille,  sa  voix, 
toute  sa  démarche.  Vous  n'êtes  pas  la  seule,  lui 
dit  Ulysse  ,  qui  ayez  été  frappée  de  cille  ressem- 
blance. 

Euryclée  prit  alors  un  vaisseau;  et  lorsqu'elle 
lui  lava  les  pieds  ,  elle  le  reconnut  à  une  cicatrice 
qui  lui  restoil  d'une  blessure  que  lui  avoit  faite  un 
sanglier  sur  le  mont  Parnasse,  où  il  étoil  allé 
chasser  autrefois  avec  le  fils  d'Autolycus^  son  aïeul 
maternel,  père  d'Aniiclée  sa  mère.  Ulysse,  se 
jetant  sur  elle ,  lui  mit  la  main  sur  la  bouche,  et 
de  l'autre  il  la  lira  à  lui ,  et  lui  dit  :  Ma  chère  nour- 
rice ,  gardez-vous  de  parler,  vous  me  perdriez  ,  et 
je  m'en  vengcrois.  Ah  !  mon  cher  fils  ,  répondit- 
elle,  ne  connoissez-vous  pas  ma  fidélité  et  ma  con- 
stance? Je  garderai  votre  secret,  et  je  serai  aussi 
impénétrable  que  la  pierre  la  plus  dure,  que  le  fer 
même. 

Après  qu'elle  eut  achevé  de  laver  les  pieds 
d'Ulysse,  et  qu'elle  les  eut  frottés  et  parfumés,  il 
s'approcha  du  feu  pour  se  chauffer.  Alors  Pénélope 
lui  dit:  Je  ne  vous  demande  plus  qu'un  moment 
d'entretien,  car  voilà  bientôt  l'heure  du  repos  pour 
ceux  que  le  chagrin  n'empéclie  pas  de  got'iier  les 
douceurs  du  sommeil  :  pour  moi  je  ne  puis  presque 
plus  fermer  la  paupière.  Comme  la  plaintive  Philo- 
mèle  pleure  sans  cesse  son  cher  Iiyle,  qu'elle  a 
lue  par  une  cruelle  méprise,  moi-même  je  pleure 
sans  cesse,  et  mon  esprit  est  agité  de  pensées 
tristes  et  diverses  :  des  songes  cruels  me  tour- 
mentent, el  il  faut  que  je  vous  raconte  le  dernier 
que  j'ai  eu.  J'ai  dans  ma  basse- cour  vingt  oisons 
domestiques  que  je  nourris  ,  el  que  j'aime  à  voir  : 
il  m'a  semblé  qu'un  aigle  est  venu  du  sommet  de 
la  montagne  voisine  fondre  sur  ces  oisons,  ei  leur 
a  rompu  le  cou;  puis,  avec  une  voix  articulée 
comme  celle  d'un  homme,  il  m'a  crié  de  dessus 
les  créneaux  de  la  muraille  où  il  étoit  allé  se  poser  ; 
Fille  d'Icarius,  prenez  courage,  ce  n'est  pas  ici  un 
vain  songe;  ces  oisons  ce  sont  les  pour^uivaus,  et 
moi  je  suis  voire  mari  qui  viens  vous  délivrer  et 
les  punir. 

Grande  reine,  reprit  Ulysse,  n'en  doutez  pas , 
la  mort  va  fondre  sur  la  tête  des  poursuivans  ; 
aucun  d'eux  ne  pourra  se  dérober  à  sa  cruelle  des- 
tinée. 


Hélas!  dit  alors  Pénélope,  rien  de  plus  incer- 
tain que  les  songes  ,  et  je  n'ose  me  fia  lier  que  le 
mien  s'accouiplissc.  Le  jour  de  demain  est  le  mal- 
heureux jour  qui  va  m'arracher  de  celte  demeure  : 
je  vais  propoi<er  un  combat  dont  je  serai  le  prix  ; 
celui  qui  se  servira  le  mieux  de  l'arc  d'Ulysse,  et 
feia  passer  ses  fiècbes  dans  des  bagues  susjpendues 
à  douze  piliers  ,  m'emmènera  avec  lui,  et  pour  le 
suivre  je  quiiierai  ce  palais  si  riche,  où  je  suis 
venue  dès  ma  première  jeunesse,  el  dont  je  ne 
perdrai  jamais  le  souvenir,  même  dans  mes  songes. 

Ulysse,  pleiu  d'admiration  pour  la  prudence  de 
Pénélope,  l'exhorte  à  ne  pas  différer  de  proposer 
ce  combat;  car,  lui  dil-il  ,  vous  verrez  plutôt  votre 
mari  de  retour  que  vous  ne  venez  les  poursuivans 
se  servir  de  sou  arc  et  faire  passer  les  flèches  au 
travers  de  tous  cesanneairx. 

Que  je  trouve  de  charmes  dans  cette  conversa- 
lion  !  s'éciia  la  Reine  eu  soupirant  ;  que  je  serois 
aise  de  la  prolonger  !  uv^is  il  n'est  pas  juste  de 
vous  empêcher  de  dormir  :  les  dieux  ont  réglé  la 
vie  des  hommes;  ils  ont  fait  le  jour  pour  le  travail, 
ei  la  nuit  pour  le  repos.  Je  vais  donc  me  coucher 
sur  ce  irisie  lit,  témoin  de  mes  douleurs,  et  si 
souvent  arrosé  de  mes  larmes. 

Eu  disant  ces  mots ,  elle  le  quitte  el  monte  dans 
son  magnifique  appariemenl. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XX. 

Ulyssi:  se  relire  dans  le  vestibule,  et  se  couche 
sur  une  peau  de  bœuf  qui  u'avoit  point  été  pré- 
parée :  le  sommeil  ne  ferma  pas  ses  paupières;  il 
eloit  trop  occupé  de  trouver  des  moyens  de  se 
venger  de  ses  ennemis.  Cependant  les  femmes  de 
Pénélope  sortent  secrètement  de  l'appartement  de 
la  Reine  pour  aller  aux  rendez-vous  ordinaires 
qtr'elles  avoienl  avec  les  poursuivans.  La  vue  de 
ce  désordre  excita  la  colère  d'Ulysse:  il  délibéra 
s'il  ne  les  en  puniroit  pas  sur  l'heure  ;  mais  ,  à  la 
réflexion,  il  s'apaisa.  Supportons  encore  cet  affront, 
se  dil-il  à  lui-nrême  ;  attendons  que  nous  ayons 
puni  les  insolens  qui  veulent  me  ravir  Pénélope. 

Comuïe  il  étoit  dans  ces  agitations ,  Minerve 
descendit  des  cieux ,  et  vint  se  placer  auprès  de 
lui.  Malheureux  Ulysse,  pourquoi  ne  dormez -vous 
pas?  lui  dit  la  déesse  :  vous  vous  retrouvez  dans 
votre  maison  ,  votre  femme  est  fi<lèle  ,  et  vous  avez 
un  fils  lel  qu'il  n'y  a  point  de  père  qui  ne  vouliii 
que  son  fils  lui  ressemblât. 

Je  mérite  vos  reproches,  grande  déesse,  lui  ré- 
pondit Ulysse;  mais  je  roule  dans  la  tête  de  grands 
projets  ,  je  veux  les  exécuter,  el  j'en  redoute  les 
suites. 

Vous  ne  comptez  donc,  reprit  Minerve,  que  sur 
vos  forces  et  voire  prudence  :  ignorez-vous  que  je 
vous  protège?  et  doulerez-vous  toujours  de  mon 
pouvoir?  Dormez  tranquillement,  el  attendez  lout 
de  mon  secours  :  bientôt  vous  verrez  finir  les  mal- 
heurs qiti  vous  accablent. 

En  finissant  ces  mots  ,  Minerve  versa  sur  ses 
yeux  un  doux  sommeil  qui  calma  ses  chagrins  ,  et 
reprit  son  vol  vers  lOlympe.  Mais  la  sage  Péné- 
lope, succombant  à  ses  peines  ,  s'écria  en  gémis- 
sant :  Que  les  dieux,  témoins  de  mon  désespoir, 


L'ODYSSHE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XXI. 


711 


m'ùtcril  la  vie,  qui  ni'esl  odieuse!  qu'ils  me  per- 
iiielleiil  d'aller  rcjoiiidie  mon  cher  l  lysse  dans  le 
séjour  même  des  ténèbres  el  de  l'horreur  !  ([ue  je 
ne  sois  pas  réduite  à  faire  la  joie  d'un  second  mari  ! 

Liysse  enlendii  ks  j^emissemeus  de  Péncicpe; 
il  craii^nil  d'en  avoir  élé  reconnu.  11  detihéra  s  il 
n'iroil  pas  se  présenter  à  elle;  mais  au[)aravanl  il 
levé  les  ni;iins  au  ciel  ,  el  fait  aux  dieux  celle 
Itiière  :  l'ère  des  dieux  el  d>s  hommes,  i,'rand  Ju- 
piter, dirigez  mes  |)as  ;  que  je  puisse  tirer  (pithiue 
bon  auiîuie  des  premiers  mots  que  j'tnieudrai 
prononcer!  que  je  sois  rassuré  par  quelque  pi o- 
dige  (le  votre  |iuissance  ! 

Le  dieu  du  ciel  exauçi  sa  prière  ;  il  fil  gronder 
I  i  l'oudie.  Lne  femme  occupée  à  moudre  de  l'orge 
et  du  froment,  éloimée  d'enlendre  le  tonnerre, 
quoique  le  ciel  lui  sans  nuaiïes,  s'écria  :  Sans 
«ioule,  père  des  dieux  ,  que  vous  envoyez  à  quel- 
qu'un ce  merveilleux  prolige!  Ht  las!  daignez  ac- 
conip)ir  le  désir  d'une  malheureuse;  tail'S  qu'au- 
jourd'hui les  poursuivans  prcnnenl  leur  dernier 
repas  dans  ce  palais  ! 

Ulysse  eut  une  joie  extrême  d'avoir  eu  un  pro- 
dige dans  le  ciel  el  un  bon  auguie  sur  la  terre; 
et  il  ne  douta  plus  qu'il  n'exterminai  blenlol  ses 
ennemis. 

Le  jour  commençoil  à  paroîlre  ;  les  femmes  allu- 
ment du  feu  ,  el  se  distribuent  dans  les  diJTérens 
oilices  dont  elles  éloienl  chargées.  Les  cuisiniers 
arrivent  ;  les  pourvoyeurs  leur  portent  des  provi- 
sions. Philétius,  qui  avoil  1  intendance  des  trou- 
peaux d'Ulysse  dans  l'ile  des  Céphaliens,  leur 
mène  une  génisse  grasse  el  des  chèvres  ;  c'étoit 
malgré  lui  :  il  étoil  attaché  à  son  ancien  maître  ;  il 
aimoit  Telémaque,  el  voyoil  avec  douleur  tout  ce 
(jui  se  passoit  <ians  le  palais. 

A  la  vue  d'un  étranger  couvert  de  haillons  ,  il 
est  attenrîri.  Hélas!  dit-il,  peul-èire  qu'Ulysse  , 
s'il  n'est  p:i.s  mort,  n'est  pas  mieux  traité  de  la 
fortune.  Que  ne  vient-il  mettre  (in  aux  désordres 
insupportables  dont  nous  sommes  l('moins! 

Rassurez-vous,  lui  dit  alors  Ulysse;  je  vous 
jure  que  votre  maître  ari'ivera  ici  avant  que  vous 
en  sortiez. 

.\h!  répondit  le  pasteur,  daigne  le  grand  Jupiter 
aceorriplir  celte  grande  promesse! 

Les  poursuivans  se  mettent  à  table.  Telémaque 
entre  dans  la  salle;  il  y  introduit  Ulysse,  el  re- 
commande avec  autorite  à  tous  les  convives  de 
respecter  son  bote.  Ils  en  furent  étonnes;  el  Cle- 
sippe  ,  pour  braver  les  menaces  de  Telémaque.  se 
saisit  d'un  piei  de  bœuf  el  le  lance  avec  violeiice 
à  la  tête  d'Ulvsse ,  qui  évite  le  coup.  Son  fils  ,  i  n 
colère,  lui  dit  (|u"il  esl  bien  heureux  de  n'avoir 
pas  blessé  ce  pauvre  étranger,  qu  il  l'en  auroit 
puni  sur-Ie-chai!!p  en  le  perçant  de  sa  pique.  Que 
personne,  ajouta-t-il,  ne  s'avise  de  suivre  cel 
exemple  ;  je  ne  suis  plus  d'âge  à  souflVir  de  paieils 
excès  chez  moi. 

Téléma(jue  a  raison,  dit  Agélaïis,  fils  de  Pa- 
iiiasior  :  mais,  pour  mettre  lin  a  tout  ce  qu'il  peut 
souffrir  de  nos  poursuites,  que  ne  constil!e-t-il  à 
la  Reine  de  choisir  un  mari  :  il  n'y  a  {dus  d'espoir 
(le  retour  pour  Ulysse,  el  tous  les  délais  de  Péné- 
lope tournent  à  la  ruine  de  son  (ils. 

Quoi  qu'il  m'en  puisse  coûter,  lui  répondit  Télé- 
nia(iue^  je  ne  coniiaindrai  j 'inais  ma  mère  à  sortir 


démon  palais,  ni  à  faire  un  choix  qui  peut  lui 
déplaire. 

(Cependant  Minerve  aliène  les  esprits  des  pour- 
suivans, et  leur  inspire  une  envie  démesurée  de 
rire.  Ils  avaloient  des  morceaux  de  viande  tout 
sanglans  ;  leurs  yeux  éloienl  noyés  de  larmes  ,  et 
i's  i»oussoieni  de  profonds  soupirs  avant-coureurs 
des  maux  qui  les  atlendoient. 

Le  devin  TIkoc  ymène,  e  flrayé  de  ce  qu'il  voyoit, 
s'écria:  Ah!  malheureux!  qu'est-ce  que  je  vois? 
Que  vous  «si- il  arri\é  de  luneste? 

Eiitymaqiie,  s'adressant  aux  convives  ,  leur  dit  : 
V.cl  étranger  extiavague,  il  vient  sans  doute  tout 
fraicliemenl  de  l'autre  nioniie  :  qu'on  fasse  sortir 
ce  fou  de  la  salle  :  qu'on  le  conduise  à  la  place 
publique. 

Je  sortirai  très-bien  tout  seul ,  répondit  Théo- 
clymène;j'en  sortirai  avec  grand  plaisir,  car  je 
vois  ce  que  vous  ne  voyez  pas;  je  vois  les  maux 
qui  vont  fondre  sur  vos  tètes. 

Tous  s'écrièrent  que  Telémaque  étoil  bien  mal 
en  hôtes  :  l'un  ,  dirent-ils,  esl  un  misérable  men- 
diant, el  l'autre  nous  doune  des  extravagances 
pour  des  prophéties. 

Voilà  les  beaux  propos  que  lenoient  les  pour- 
suivans. Telémaque  ne  daigue  pas  y  répondre. 
■Mais  si  lediner  leur  fut  agréable,  le  souper  qui  le 
suivit  ne  lui  ressembla  pas. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XXI. 

iMl.NERVi.  inspira  à  Pénélope  de  proposer  dès  ce 
jour  aux  poursuivans  l'exerci.e  de  tirer  !a  bague 
avec  l'arc  d'Ulysse  :  il  étoil  suspendu  ,  avec  un 
carquois  rempli  de  flèches,  dans  un  appartement 
qui  étoil  au  liaul  du  palais,  et  où  elle  avoil  ren- 
fermé les  richesses  et  les  armes  de  son  mari.  Cet 
arc  (ftoit  un  présent  qu'lpbitus,  lils  d'Eurylus, 
égal  aux  immortels ,  avoil  l'ait  autreh)is  à  Ulysse 
<laiis  le  pavs  de  Lncédémone  ,  où  i's  s'étoienl  ren- 
contres dans  le  i)alais  d  Orsiloque.  La  Reine  fait 
porter,  jiar  ses  femmes,  à  l'entrée  de  la  salle, 
l'arc  ,  le  carquois  el  le  coffre  où  éloienl  les  bagues 
qui  dévoient  servir  à  l'exercice  qu'elle  alloit  pro- 
jioser.  Princes,  leur  dit-elle,  puisque  vous  vous 
obstinez  à  demander  ma  main  ,  je  la  donnerai  à 
celui  ([ui  tendra  cel  arc  mei veilleux  le  plus  facile- 
ment ,  el  qui  lera  passer  sa  flèche  datis  les  bagues 
suspendues  à  ces  douze  piliers. 

Alors  Telémaque.  prenant  la  parole,  dit  :  Je 
ne  puis  pas  être  simple  spectateur  d'un  combat 
qi:i  <loit  n.e  coûte!-  si  cher.  Xon  ,  non  ,  comme 
vous  allez  faire  vos  efiorts  pour  m'enlevtr  Péné- 
lope ,  il  faut  (|ue  je  fasse  aussi  les  miens  pour  la 
retenir  :  si  je  suis  assez  heureux  pour  réussir,  je 
n'aurai  pas  la  douleur  de  voii'  ma  mèi-e  me  quitter 
el  suivre  un  second  mari  ;  car  elle  n'abandonnera 
pas  un  fils  ([u'elle  verra  eu  étal  de  suivre  les  grands 
exemples  de  son  père. 

Aussitôt  il  se  lève,  quille  son  manteau  et  son 
épce,  et  se  met  lui-mérne  à  dresser  les  piliers  et 
à  suspendre  les  bagues.  11  prend  l'aie  ensuite  ,  il 
essaie  trois  fois  de  le  bander  •  mais  ses  efforts  sont 
inuiiUs.  Il  ne  desepéroil  cependant  pas  encore, 
lorsqu'U lysse,  qui  vil  que  cela  pourroil  être  con- 


712 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XXÏI. 


traire  à  ses  desseins  ,  lui  fit  signe  d'y  renoncer. 
Léodès  ,  fils  d'Eno|)S ,  prii  l'arc  qu'avoii  aban- 
donné Toléniaque ,  el  s'efl'orça  vainement  de  le 
bander,  et  prophétisa  que  les  autres  n'y  réussi- 
roient  pas  mieux  el  trouveroient  la  mort  dans  ce 
prétendu  jeu.  Antinoiis.  offensé  de  celte  prédic- 
tion ,  lui  reprocha  sa  foiblesse  avec  aigreur,  el 
chargea  le  berger  Mélanihius  de  laire  fondre  de  la 
graisse  pour  en  trouer  Tare  et  le  rendre  plus 
souple  et  plus  maniable. 

Dans  ce  moment ,  Euniée  et  Philétius  ,  très-atta- 
chés à  Ulysse  ,  sorieni  de  la  salle  ;  le  roi  d'Ithaque 
les  suit ,  se  déclare  à  eux  ,  leur  demande  s'il  jjeut 
compter  sur  leur  courage  et  leur  fiiiélité,  leur 
donne  ses  ordres,  et  leur  assigne  les  postes  qu'ils 
doivent  occuper;  ils  rentrent  ensuite  l'un  après 
l'antre,  et  trouvent  Eurymaque  désespéré  de  ne 
pouvoir  tendre  l'arc  qu'il  lenoil  à  la  main.  Quelle 
honle  pour  nous  ,  s'ecrioil-il  ,  de  ne  pouvoir  (aire 
aucun  usage  de  cette  arme  dont  Ulysse  se  servoit 
si  facilement! 

Antinous,  toujours  confiant,  lui  dit  :  Ce  n'est 
pas  la  force  qui  nous  manque,  mais  nous  avons 
mal  pris  notre  temps  ;  c'est  aujourd'hui  une  grande 
fête  d'Apol'on  :  est-il  permis  de  tendre  l'arc?  Te- 
nons-nous aujourd'hui  en  repos  ;  faisons  un  sacri- 
fice à  ce  dieu,  qui  préside  à  l'art  de  tirer  des 
flèches,  et,  favorisés  de  son  secours,  nous  achè- 
verons heureusement  cet  exercice. 

Ulysse  se  lève  alors  ;  il  applaudit  au  discours 
d'Antinous,  et  demande  cependant  la  permission 
de  manier  un  moment  cet  aie  ,  pour  éprouver  ses 
forces  el  voir  si  elles  sont  encore  entières  ,  et 
comme  elles  étoienl  avani  ses  fatigues  et  ses  mal- 
heurs. 

Malheureux  vagabond  ,  lui  dit  ^nliuoiis  irrité, 
ainsi  que  tous  Us  poursuivans ,  de  tant  d'audace, 
le  vin  te  trouble  la  raison  :  demeure  en  repos  ,  ne 
cherche  point  à  entrer  en  lice  avec  des  hommes  si 
fort  au-dessus  de  toi. 

Pourquoi  non?  dit  Pénélope  :  cet  étranger  n'as- 
pire pas  sans  doute  à  m'épouser  ;  je  me  flatte  qu'il 
n'est  pas  assez  insensé  pour  se  bercer  d'une  telle 
espérance. 

Mais,  dit  Euryraaque,  quelle  humiliation  pour 
nous,  grande  princesse,  si  un  vil  mendiant  nous 
surpassoil  eu  force  et  en  adresse! 

C'est  votre  conduite^  lui  répliqua  la  Keine,  qui 
doit  vous  couvrir  de  confusion.  Donnez-lui  donc 
cet  arc,  afin  que  nous  voyions  ce  qu'il  sait  faire; 
s'il  vient  à  bout  de  le  tendre,  je  lui  donnerai  une 
belle  tunique,  un  beau  manteau  ,  des  brodequins  , 
une  épée,  un  long  javelot,  et  je  le  ferai  conduire 
où  il  voudra. 

Euraée  remet  l'aie  entre  les  mains  d  Ulysse  ; 
Pénélope  se  relire  dans  son  appartement  par  le 
conseil  de  Télémaque,  et  ce  jeune  prince  ordonne 
à  Euryclée  d'en  fermer  les  portes,  afin  qu'aucune 
des  femmes  de  sa  mère  ne  puisse  en  sortir.  Ulysse 
alors  examine  son  arc,  s'assure  qu'il  est  en  bon 
état ,  et  soutient ,  sans  s'émouvoir,  toutes  les  mau- 
vaises plaisanteries  des  poursuivans;  il  le  tend 
ensuite,  sans  aucun  eflbrt ,  el  aussi  facilement 
qu'un  mailre  de  lyre  teud  une  corde  à  boyau  en 
tournant  une  cheville.  Pour  épiouver  la  corde,  il 
la  lâcha  ;  la  corde  lâchée  résonna  ,  et  fil  un  bruil 
semblable  à  la  voix  de  l'hirondelle.  Après  celle 


épreuve,  il  prend  la  flèche,  il  l'ajuste  sans  se  lever 
de  son  siège,  et  tire  avec  tant  de  justesse  qu'il 
enfile  les  anneaux  de  tous  les  piliers.  Jeune  prince, 
dit-il  ensuite  à  son  fils^  votre  hôte  ne  vous  fait 
point  de  honle  ;  il  n'a  point  manqué  le  but  ;  je  ne 
méritois  point  le  mépris  el  les  reproches  des  pour- 
suivans. 

En  méuie  temps  il  fait  signe  à  Télémaque,  qui 
l'entend,  prend  son  épée^  s'arme  d'une  bonne 
pique,  et  se  tient  debout  près  du  siège  de  son 
père. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XXII. 

U'LYSsii  jette  ses  haillons  ,  saute  sur  le  seuil  de 
la  porte  avec  son  arc  et  son  carquois ,  verse  à  ses 
pieds  toutes  ses  flèches;  el  s'adressanl  aux  pour- 
suiv^jnts  :  Il  est  temps  que  tout  ceci  change  de 
face,  el  que  je  me  propose  un  but  plus  sérieux; 
nous  verrous  si  j'y  atteindrai ,  et  si  Apollon  m'ac- 
cordera cette  gloire. 

Il  dit,  et  tire  en  même  temps  sur  Antinous  :  il 
porioit  à  la  bouche  une  coupe  pleine  de  vin;  la 
pensée  de  la  mort  étoil  alors  bien  éloignée  de  lui  ; 
il  tombe  percé  à  la  gorge,  el  inonde  la  table  de 
son  sang.  Les  convives  jettent  un  grand  cri  ;  ils  se 
lèvent,  courent  aux  armes  :  mais  ils  ne  trouvent 
ni  bouclier  ni  pique;  Ulysse  avoit  eu  la  précau- 
tion de  les  faire  enlever.  Ne  potivant  donc  pas  lui 
résister  par  la  force  ,  ils  tâchent  de  l'intimider  par 
des  injures.  Ulysse,  les  regardant  avec  des  yeux 
terribles  ,  se  fit  alors  connoitre.  Lâches,  leur  dit-il, 
vous  ne  vous  attendiez  pas  que  je  reviendrois  des 
rivages  de  Troie,  et,  dans  cette  confiance,  vous 
consumiez  ici  lous  mes  biens;  vous  déshonoriez 
ma  maison  par  vos  infâmes  débauches ,  et  vous 
poursuiviez  ma  femme  ,  sans  vous  remettre  devant 
les  yeux  ni  la  crainte  des  dieux  ni  la  vengeance  des 
lioiiunes. 

I!  dit,  el  une  pâle  frayeur  glace  leurs  esprits. 
Le  seul  Eurymaque  eut  l'assurance  de  lui  répondre, 
que,  s'il  étoil  véritablement  Ulysse,  il  avoil  raison 
de  se  plaindre  ,  mais  qu'Antinous  éloit  le  plus  cou- 
jiable,  qu'il  s'en  étoit  vengé,  el  que  pour  etix  ils 
etoient  prêts  à  réparer  lous  les  dommages  qu'ils 
lui  avoienl  faits. 

rson^  non  ,  répliqua  le  roi  d'Ithaque  ;  ce  ne  sont 
pas  vos  biens  qui  pourront  me  satisfaire  ,  j'en  veux 
à  voire  vie  ;  vous  n'avez  qu'à  vous  défendre  ou  à 
prendre  la  iiiile. 

Eurymaque  alors  lire  son  épée,  se  lance  sur 
Ulysse;  celui-ci  le  prévient,  et  lui  perce  le  cœur 
d'une  flèche.  Araphinome  tombe  sous  les  coups  de 
Tehinaque,  qui  lui  laisse  la  pique  dans  le  corps, 
el  avertit  son  père  qu'il  va  chercher  des  javelots 
et  des  boucliers,  el  armer  les  deux  fidèles  pasteurs 
qu'il  avoit  chargés  de  garder  Its  portes.  Allez  ,  mon 
fils,  répondit  Ulysse;  apportez  moi  ces  armes,  j'ai 
encore  assez  de  flèches  pour  me  défendre  quelque 
temps  :  mais  ne  tardez  pas  ;  car  on  forceroit  enfin 
ce  poste  que  je  défends  tout  seul. 

Télémaque  ,  sans  perdre  un  moment ,  monte  à 
l'appartemenl  où  étoienl  les  armes;  il  en  apporta 
pour  son  père,  pour  lui-même,  pour  le  fidèle 
Eumée  et  pour  Philétius.  MélanihiuS;  voyant  que 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XXtII. 


713 


le  fils  d'Ulysse  avoil  négligé  de  fermer  la  porte  de 
l'arsenal ,  y  monte  [)ar  un  escalier  dérobé  ,  et  en 
rapporte  aux  poursiiivans  dos  boucliers,  des  cas- 
ques et  des  javelots.  Ulysse,  s'apereevanl  de  la 
trahison  de  Mélanlbius  ,  et  le  voyant  eniiler  encore 
l'escalier  dérobé,  ordonne  à  Enniée  et  à  Philelius 
de  le  suivre,  de  le  saisir,  <le  le  lier,  de  le  sus- 
pendre à  nne  colonne  de  l'appartement,  et  de  le 
laisser  là  tout  en  vie  souffrir  long-temps  les  peines 
qu'il  a  niérilées.  L'ordre  est  ponctuellement  exé- 
cuté. 

Mais  les  amans  de  Pénélope  ,  bien  armés ,  se 
préparent  au  combat .  semblent  ne  respirer  que  le 
sang  et  le  carnage.  Minerve  alors,  sous  la  figure 
de  Mentor,  se  joint  à  Ulysse,  qui  la  reconnoit  et 
l'exhorte  à  l'aider  à  se  défendre.  Les  poursuivans, 
qui  la  prennent  pour  le  véritable  Menior,  cher- 
chent à  l'intimider  par  les  plus  terribles  menaces. 
Minerve  en  fui  indignée,  et  disparut  après  avoir 
encouragé  Ulysse  et  Telemaque  :  mais  elle  rendit 
inutiles  les  efïoris  de  leurs  ennemis,  et  détourna 
tous  les  coups  qu'ils  vouloienl  porter  au  roi  d"l- 
ihaque.  Il  n'en  lut  pas  de  même  de  ceux  d'Ulyssej 
les  quatre  plus  braves  tombèrent  sous  ses  traits, 
cl  le  reste  ne  tarda  pas  à  périr  victime  de  sa  ven- 
geance. 

Le  chantre  Phéniius,  cherchant  à  éviter  la  mort, 
et  ne  pouvant  l'éviter  par  la  fuite,  vint  alors  se 
jeter  aux  pieds  dUlysse.  Fils  de  Laérte  ,  lui  dit-il, 
vous  me  voyez  à  vos  genoux  ,  ayez  pitié  de  moi, 
donnez-moi  la  vie.  Vous  auriez  une  douleur  araère 
d'avoir  fait  périr  un  chantre  qui  (ail  les  délices  des 
hommes  et  des  dieux  ;  je  n'ai  eu  dans  mon  art 
d'autre  maître  que  mon  génie.  C'est  malgré  moi 
que  je  suis  venu  dans  votre  palais  pendant  volie 
absence.  Pouvois-je  résister  à  des  princes  si  fiers, 
et  qui  a  voient  en  main  l'autorité  et  la  force? 

Télémaque  intercéda  [lour  Phémius.el  pria  aussi 
son  père  d'épargner  le  héraut  Médon,  qui  a  pris 
lanl  de  soin  de  son  enfance.  3iédon ,  encouragé  par 
la  supplique  de  Télémaque,  se  montra  alors,  et 
sortit  de  (lessous  un  siège  où  il  s'étoil  couvert  d'une 
peau  de  bœuf  nouvellement  dépouillé.  Ulysse  leur 
accorda  la  vie  à  tous  les  deux,  et  les  fit  sortir  de 
ce  lieu  de  carnage. 

Après  avoir  lait  mordre  la  poussière  à  tous  les 
pouisuivans,  il  appelle  Euryclée  ,  et  lui  demande 
le  nom  des  femmes  de  Pénélope  qui  ont  particiiié 
à  leurs  crimes  5  elUs  paroisscnt  tremblantes  et  le 
visage  couvert  de  larmes.  Ulysse  leur  ordonne 
d'emporter  les  morts  ,  de  nettoyer  la  salle ,  et  de 
laver  les  sièges  et  la  table;  après  quoi ,  pour  les 
punir  de  leur  trahison  et  de  leurs  désordres ,  il  les 
condatnne  toutes  à  perdre  la  vie. 

Cette  horrible  exécution  faite,  Ulysse,  pour  pu- 
rifier son  palais,  ddnande  du  l'eu  et  du  soufre,  et 
faitdescendieensiiitedans  la  salleles  autres  femmes 
de  Pénélope;  elles  se  jetèrent  à  l'envi  au  cou  de  ce 
prince  :  il  les  reconnut  toutes,  et  répondit  à  leurs 
caresses  par  des  larmes  et  des  sanglots. 


PRÉCIS  DU  LIVRE  XXIII. 

Euryclée,  transpoilée  de  joie,  monte  à  l'ap- 
parieraent  de  la  Reine.  Le  zèle  lui  redonne  les  forces 


de  la  jeunesse  ;  elle  marche  d'un  pas  ferme  et  as- 
suré ,  et  dans  un  moment  elle  arrive  près  du  lit 
de  la  princesse  ,  et  lui  crie  :  Eveillez-vous  ,  ma 
chère  Pénélope,  Ulysse  est  enfin  revenu  ,  il  est 
dans  ce  palais ,  il  s'est  vengé  des  princes  qui  aspi- 
roient  à  votre  main. 

La  sage  Pénélope,  éveillée,  lui  répond  dans  sa 
surprise  :  Pourquoi  venez-vous  me  tromper?  pour- 
quoi troubler  un  sommeil  qui  suspendoit  toutes 
mes  douleurs  ? 

Je  ne  vous  trompe  pas,  répliqueEuryclée  ;  Ulysse 
est  de  retour;  c'est  l'étranger  même  à  qui  vous  avez 
parlé ,  et  qu'on  a  si  maltraité  dans  voti'e  maison. 

Pénélope  alors  ouvre  son  cœur  à  la  joie,  saute 
de  son  lit,  embrasse  sa  chère  nourrice  ,  et  la  con- 
jure de  lui  dire  la  vérité,  et  de  lui  raconter  com- 
ment on  a  pu  se  défaire  en  si  peu  de  temps  de  tant 
de  concurrens.  !*uis,  retombant  dans  ses  inquié- 
tudes, elle  lui  dit  :  Ce  sont  des  contes  que  tout  ce 
que  vous  me  rapportez.  N'est-ce  pas  quelqu'un 
des  immortels,  qui ,  ne  pouvant  souffrir  les  mau- 
vaises actions  de  ces  princes,  leur  a  donné  la  mort? 
Pour  mon  cher  Ulysse,  il  a  perdu  toute  espérance 
de  retour  :  il  a  perdu  la  vie!  Descendons  néan- 
moins, allons  trouver  mon  fils,  et  voir  l'auteur 
de  ce  grand  exp'oit. 

En  finissant  ces  mots,  elle  s'avance  en  délibérant 
sur  la  conduite  qu'elle  devoit  tenir.  La  crainte  de 
donner  dans  quelque  piège  funeste  à  son  honneur 
la  rendit  très-réservée.  Télémaque,  surpris  de  son 
embarras,  lui  reproche  sa  froideur  ;  elle  s'excuse 
sur  le  saisissement  que  lui  cause  toute  cette  aven- 
ture, .le  n'ai  ,  dit-elle,  la  force  ni  de  parler  à  cet 
étranger,  ni  de  le  regarder;  mais  s'il  est  vérita- 
blement mon  cher  Ulysse,  il  lui  est  fort  aisé  de  se 
faire  connaître  sûrement. 

Ulysse  dit  alors,  en  souriant,  à  Télémaque  : 
Mon  fils,  donnez  le  temps  à  voire  mère  de  m'exa- 
miner;  laissez-la  me  faire  des  questions  :  elle  me 
méconnoit,  parce  qu'elle  me  voit  malpropre  et  cou- 
vert de  haillons  ;  elle  ne  peut  s'imaginer  que  je  sois 
Ulysse  :  cela  changera.  Pensons  à  nous  mettre  à 
couvert  des  suites  (|ue  nous  devons  c;aindre  de  tant 
de  princes  immolés  à  notre  vengeance;  tâchons  de 
donner  le  change  au  public  ,  avant  que  le  bruit  de 
celte  expéJilion  éclate  ;  mettons  tout  en  ordre  dans 
la  maison;  prenons  le  bain  ;  parons-nous  de  nos 
plus  beaux  babils,  que  tout  le  palais  retentisse  de 
cris  de  joie  et  d'allégresse,  et  que  le  peuple  trompé 
s'imagine  que  Pénélope  a  fait  son  choix  ,  et  vient 
de  donner  la  main  à  un  de  ses  prétendans. 

On  exécute  les  ordres  d'Ulysse.  Lui-même,  après 
s'être  baigné  et  parfumé,  se  couvre  d'habits  magni- 
fiques :  Minerve  lui  donne  un  éclat  extraordinaire 
de  beauté  et  de  bonne  mine.  Il  va  se  présenter  à  la 
Reine;  il  s'asseoit  auprès  d'elle  5  il  lui  reproche 
son  air  d'indiiférence, 

Prince,  lui  répond  Pénélope,  mon  embarras  ne 
vient  ni  de  fierté  ni  de  mépris.  Vous  me  paroissez 
Ulysse  :  mais  je  ne  me  (le  pas  encore  assez  à  mes 
yeux  ;  et  la  fidélité  que  je  dois  à  mon  mari ,  et  ce 
que  je  me  dois  à  moi-même  ,  demandent  les  plus 
exactes  précautions  et  les  sûretés  les  plus  grandes. 
Mais,  Euryclée,  allez,  faites  porter  hors  de  la  cham- 
bre de  mon  mari  le  lit  qu'il  s'est  fait  liii-niêiiie  : 
garnissez-le  de  tout  ce  que  nous  avons  de  meilleur 
et  de  plus  beau,  afin  qu'il  aille  piendre  du  repos. 


714 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XXIV. 


Cela  est  impossible,  rcpondii  Ulysse,  à  moins 
qu'on  n'ail  scié  les  pieds  de  ce  lit  qui  éioienl  aila- 
chés  au  plancher. 

A  ces  mois  la  Reine  tombe  presque  évanouie  ; 
elle  ne  doute  plus  (jtie  ce  ne  soii  son  cher  Ulysse. 
Enfin  .  revenue  de  sa  foiblesse,  elle  court  à  lui ,  le 
visage  baigné  de  pleurs;  et  en  l'embrassant  avec 
touies  les  marques  (l'une  véritable  tendresse  ,  elle 
lui  dit  :  Mon  cher  Ulysse,  ne  soyez,  point  irriié 
contre  moi ,  ne  me  faites  plus  de  repioches.  De- 
puis votre  départ  j'ai  été  dans  une  aiip-reheiision 
continuelle  que  quelqu'un  ne  vint  me  surprendre 
par  des  apparences  trompeuses.  Combien  d'exem- 
ples de  ces  surprises!  Hélène  même,  quoique  fille 
de  Jupiter,  ne  fut-elle  pas  trompée?  Présentement 
que  vous  m'en  donnez  des  preuves  si  butes,  je 
vous  reconnois  pour  mon  cher  Ulysse  que  je  pleure 
depuis  si  long-temps. 

Ces  paroles  attendrirent  Ulysse,  et  le  remplirent 
d'admiration  pour  la  vertu  et  la  prudence  do  Pé- 
nélope. Hélas  !  luidii-il  alors  eu  soupirant^  nous 
ne  sommes  pas  encore  à  la  lin  de  tous  nos  travaux  ; 
il  m'en  reste  un  à  entreprendre,  et  c'est  le  plus 
long  et  le  plus  dillicile  ,  conjme  Tirésias  me  le  dé- 
clara le  jour  que  je  descendis  dans  le  ténébreux 
palais  de  Pluion  pour  consulter  ce  devin  sur  les 
moyens  de  retourner  dans  ma  patrie. 

Quel  est- il'.'  répliqua  Pénélope  :  comment  se 
terminera-t-il? 

Heureusement,  lui  répondit  Ulysse,  et  le  devin 
m'a  assuré  que  la  mort  ne  trancheroii  le  fil  de  nv  s 
jours  qu'au  bout  d'une  longue  et  paisible  vieillesse, 
qu'après  que  j'aurois  rendu  mon  peuple  heureux 
et  florissant. 

Ulysse  lui  raconta  ensuite  tout  ce  qu'il  avoit 
éprouvé  de  malheurs^  tout  ce  qu'il  avoit  couru  de 
dangers  depuis  son  départ  de  Troie  :  il  commença 
par  la  défaite  des  Ciconiens;  il  lui  fit  le  détail  des 
cruautés  du  cyclope  Polyphème,et  de  la  vengeance 
qu'il  avoit  tirée  du  meurtre  de  ses  compagnons  , 
que  ce  monstre  avoit  dévorés  ;  il  lui  raconta  son 
arrivée  chez  Eole,  les  caresses  insidieuses  de  Circé, 
sa  descente  aux  enfers  pour  y  consulter  l'auie  de 
Tirésias  ;  il  lui  peignit  les  rivagi  s  des  Sirènes  ,  les 
merveilles  de  leurs  chants  elle  péril  qu'il  y  avoit 
à  les  entendre;  il  lui  parla  des  écueiîs  elfroyablcs 
de  Charybde  et  de  Scylla  ,  de  son  arrivée  dans  l'ile 
de  Triuacrie,  de  l'imprulenci^  de  ses  compago'  ns 
qui  tuèrent  les  bœufs  du  Soleil ,  du  naufrage  et  de 
la  mort  de  ses  compagnons  en  punition  de  ce  crime, 
et  de  la  pitié  que  les  dieux  eurent  de  lui  en  le  fai- 
sant aborder  seul  dans  l'ile  de  Calypso  ;  il  n'oublia 
pas  les  eflbrts  de  la  déesse  pour  le  retenir,  ni  les 
oflres  qu'elle  lui  fit  de  rimmorlalilé.  Enfin  il  lui 
raconta  comment,  après  tant  de  travaux,  il  éloit 
arrivé  chez  les  Pheaciens^  et  de  là  à  Ithaque. 

Il  finit  là  son  histoire:  le  sommeil  vint  le  délasser 
de  ses  fatigues  ;  et ,  quand  l'auroi  e  parut ,  il  partit 
pour  aller  embrasser  son  père  ,  en  ordonnant  à  Pé- 
nélope de  se  tenir  dans  son  appartement,  et  de  ne 
se  laisser  voir  à  personne. 


PRECIS  DU  LIVRE  XXIV. 

Cependant  Mercure  avoit  assemblé  les  âmes 
des  poursiiivans  de  Pénélope.  Il  tenoit  à  la  main 
sa  vergt;  d'or,  et  ces  âmes  le  suivoienl  avec  une 
espèce  de  frémissement.  Arrivées  dans  la  praiiie 
d'Asjihodèle  ,  où  habitent  les  ombres,  elles  trou- 
vèrent l'ame  d  Achille,  celle  de  Palrocle ,  celle 
d'Aniilocjne ,  celle  d'Ajax  ,  le  plus  beau  et  le  plus 
vaillant  des  Grecs  après  le  fils  de  Pelée.  L'ame 
d'Agamrmnon  étoit  venue  les  joindre.  Achille,  lui 
adressant  la  parole,  lui  dit  :  Fils  d'Atrée,  nous  pen- 
sions que  de  tous  les  béros  vous  étiez  lepluschéti 
du  maître  du  tonnerre;  la  Parque  inexorable  a  donc 
tranché  le  fil  de  vos  jours  avant  le  temps? 

Fils  de  Pelée,  lui  répondit  Agamemnon,  que  vous 
êtes  heureux  d'avoir  terminé  votre  vie  sur  le  rivage 
d'Ilion!  les  plus  braves  des  Grecs  et  des  Troyens 
furent  tués  autour  de  vous  ,  et  jamais  guerrier  ne 
fut  pleuré  plus  amèrement  ,  jan)ais  monarque  ne 
reçut  tant  d  honneurs  au  moment  de  ses  funérailles. 
La  déesse  votre  mère,  avertie  par  nos  cris  de  votre 
mort  biuesle,  sortit  de  la  mer  avec  ses  nymphes  ; 
elles  enviionnèrent  votre  bûcher;  et  quand  les 
ilaniiiies  de  Vulcain  eurent  achevé  de  vous  con- 
sumer, elle  nous  donna  une  urne  d'or,  présent  de 
Bacchus  et  chef-d'œuvre  de  Vulcain,  pour  ren- 
fermer vos  cendres  précieuses  avec  celles  de  votre 
ami  Palrocle.  Toute  l'armée,  travailla  ensuite  .à  vous 
élever  un  magnifique  tombeau  sur  le  livage  de 
IHellespont.  Oui,  divin  Achille,  la  mort  même 
n'a  eu  aucun  pouvoir  sur  votre  nom  ;  il  passera 
d'âge  en  âge,  avec  votre  gloire,  jusqu'à  la  dernière 
postérité.  El  moi ,  quel  avantage  ai-je  relire  de  mes 
travaux?  J'ai  péri  honteusement,  victime  du  traître 
Egisihe  et  de  ma  détestable  femme. 

I!s  s'enireienoient  encore,  loisiiuc  Mercure  leur 
présenta  les  ames  des  pouisuivaus.  Achille  et  Aga- 
memnon ne  les  virent  pas  plus  tôt,  qu'ils  s'avan- 
cèrent au-devant  d'elles  :  ils  reconnurent  le  fils  de 
ÎMélanlhée,  le  vaillant  Ampbimédon.  Quel  accident, 
lui  direnl-ils.  a  fait  descendre  dans  ce  séjour  téné- 
breux une  si  nombreuse  et  si  vaillante  jeunesse? 

C'est,  répondit  Ampbimédon,  la  co'ered'Ulysse  : 
nous  le  croyions  enseveli  sous  les  eaux  ;  nous  pour- 
suivions la"  main  de  Pénélope  :  elle  ne  rejetoit  ni 
n'acceptoit  aucun  de  nous  ,•  mais  elle  nous  faisoit 
de  vaines  et  iimtiles  promesses  ,  dans  l'espérance 
que  son  cher  et  vaillant  Ulysse  viendroit  tôt  ou  tard 
la  délivrer  de  nos  poursuites.  Il  est  arrivé  après 
vingt  ans  de  courses  et  de  travaux  ;  et  aidé  de  son 
seul  Telémaque,  il  s'est,  comme  vous  le  voyez , 
cruellement  vengé  de  noire  témérité  et  de  notre 
insolence. 

Ah  !  s'écria  aussitôt  Agamemnon,  que  vous  êtes 
heureux,  fils  de  Laërte  ,  d'avoir  trouvé  une  femme 
si  sage  et  si  vertueuse!  Quelle  prudence  dans  celte 
fille  d'icarius  !  quelle  fidélité  pour  son  mari  !  La 
mémoire  de  sa  vertu  ne  mourra  jamais,  et  pour 
l'instruction  des  mortels,  elle  recevra  l'hommage 
de  tous  les  siècles.  Pour  la  fille  de  Tyndare.  elle 
sera  le  sujet  de  chants  odieux  et  tragiques  ,  et  son 
nom  sera  à  jamais  couvert  de  honte  et  d'opprobre. 

Ainsi  s'entreleuoienices  ombres  dans  le  royaume 


L'ODYSSÉE.  PRÉCIS  DU  LIVRE  XXIV. 


715 


de  Plulon.  Cependant  Ulysse  ei  Télémaque  arrivent 
à  la  canipaiiiif  dn  vieux  Laërlt;  :  elle  coiisisloil  en 
quelques  pièces  de  terre  (in'il  avoil  augnieutoes  par 
ses  soins  el  par  son  travail ,  el  dans  une  petite 
maison  qu'il  avoil  bàlie;  tout  auprès  l'on  voyoil 
une  espèce  de  l'ernie  on  logeoienl  ses  donjesl:(|ut  s 
peu  nombreux  qu'il  avoil  conservés:  il  avoit  au- 
près de  lui  une  vieille  femme  de  Sicile,  qui  gou- 
vernoit  sa  maison  ,  et  prenoil  un  grand  soin  de  sa 
vieillesse  dans  ce  désert  où  il  s'éloit  confiné.  Ulysse 
ordonna  à  son  fils  el  aux  bergers  qui  l'accompa- 
gnoient,  de  se  retirer  dans  la  maison  ,  d'y  porter 
ses  armes  el  d'y  préparer  le  diner.  l'our  lui ,  il 
s'avança  vers  un  grand  verger  où  il  trouva  son  père 
seul,  occupé  à  arracher  les  mauvaises  herbes  qui 
croissoienl  autour  d'un  jeune  arbre  :  il  étoil  vêtu 
d'une  tunique  fort  usée,  portoii  de  vieilles  bottines 
de  cuir,  avoil  aux  mains  des  ganis  fort  épais,  el 
sur  la  lèie  un  cas{}ue  de  peau  de  chèvre. 

Quand  Ulysse  aperçut  son  père  dans  cet  équipage 
pauvre  et  lugubre ,  il  ne  pul  retenir  ses  larmes  : 
puis  ,  se  déterminant  à  l'aborder,  el  craiijuanl  de 
se  faire  connoilre  trop  promptemenl ,  il  feignit 
d'être  un  étranger  qui  douloil  s'il  étoil  dans  l'ile 
d'Ithaque.  Il  lui  demande  donc  quelle  est  la  région 
où  il  se  trouve,  le  félicite  sur  le  succès  de  ses  tra- 
vaux ,  la  propreté  de  son  jardin  ,  et  l'abondance  <le 
légumes  et  de  fruits  qu'il  lui  procuroil.  Vous  êtes, 
ajouta-t-il,  vêtu  comme  un  pauvre  esclave,  et 
cependant  vous  avez  la  mine  d'un  roi  ;  que  ne 
jouissez-vous  donc  du  repos  et  des  avantages  que 
vous  pourriez  avoir? 

H  lui  parla  ensuite  d'Ulysse,  de  l'hospitalilé  qu'il 
lui  avoil  donnée,  des  présens  qu'il  lui  avoil  faits. 
Hélas!  s'écria  Laëile  au  nom  d'Ulysse  ,  mon  cher 
lils  n'est  plus!  s'il  étoil  vivant,  il  répoadroit  à  voire 
générosité. 

Après  ces  mots,  le  vieillard  tombe  presque  de 
foihiesse.  Ulysse  se  jelle  alors  tendrement  à  son 
cou ,  el  lui  dit  .  !Mon  père,  je  suis  celui  que  vous 
pleurez.  Si  vous  êtes  Ulysse  ,  ce  (ils  si  cher  ,  ré- 
pondit Laërle ,  donnez -moi  un  signe  certain  qui 
me  force  à  vous  croire. 

Ulysse  alors  lui  montre  la  cicatrice  de  l'énorme 
plaie  que  lui  fil  autrefois  un  sanglier  sur  le  mont 
Parnasse,  lorsqu'il  alla  voir  son  grand-père  Aulo- 
lycus.  Si  ce  signe  ne  suflit  pas ,  je  vais  vous  mon- 
trer dans  ce  jardin  les  arbres  que  vous  me  donnâtes 
autrefois,  lorsque  dans  mon  enfance  je  vous  les 


demandai.  Je  vous  en  dirai  le  nombre  el  l'espèce. 

A  ces  mois ,  le  cœur  el  les  genoux  manquent  à 
I>aérle;  mais  revenu  bientôt  à  lui,  il  s'écrie  :  Grand 
Jupiter!  il  y  a  donc  encore  des  dieux  dans  l'Olympe, 
puis(]ue  ces  impies  poursuivans  ont  été  punis  de 
leurs  violences  et  de  leurs  injustices!  Mais  ne  vou- 
droit-ou  pas  venger  leur  morll^ 

Ne  craignez  rien  .  répond  Llysse  :  allons  dans 
voire  maiM)n  ,  où  j'ai  envoyé  Télémaque  avtc  Eu- 
mée  el  Philétius  ,  pour  nous  préparer  à  manger. 

Ils  entrent  :  la  vieille  Sicilienne  baigne  sou 
mnîire  Laèrle,  le  parfume  d'essences,  el  lui  donne 
un  liabii  magnifique  pour  honorer  ce  grand  jour. 
Dolius  arrive  aussi  avec  ses  enfans  :  nouvelle  recon- 
noissance  très-attendrissanle.  On  se  met  à  table  ; 
et  à  peine  a-l-on  dîné,  qu'on  apprend  qu'Eupilhès, 
à  la  tête  des  habilans  d'iihaque,  qu'il  avoil  sou- 
levés pctur  venger  la  mort  de  son  fils  Anlinoiis, 
arrivoil  pour  ailarpier  Ulysse. 

On  prend  les  armes.  Laèrle  et  Dolius  s'en  cou- 
vrent comme  les  autres  ,  quoiqu'ils  soient  accablés 
sous  le  poids  des  ans.  Ulysse  laii ouvrir  les  portes; 
il  sort  fièrement  à  la  lèt>î  de  sa  petite  iroupe  ,  ci 
dit  à  Télémaque  :  Mon  fils,  voici  une  occasion  de 
vous  distinguer,  el  de  montrer  ce  que  vous  êtes  ; 
ne  déshonorez  pas  vos  ancêtres  ,  dont  la  valeur  est 
célèbre  dans  tout  l'univers. 

Mou  père  .  répondit  Télémaque  ,  j'espère  que  ni 
vous,  ni  L;)érie,  vous  n'auiez  point  à  rougir  de 
moi  ,  et  que  vous  reconnoilrez  votre  sang. 

Laërte,  ravi  d'entendre  ces  paroles  pleines  d'une 
si  noble  fierté,  s't  crie  :  Quel  jour  pour  moi!  quelle 
joie!  Je  vois  de  mes  yeux  mon  lils  el  mon  petit- 
fils  disputer  de  valeur,  et  se  montrer  à  l'envi  dignes 
de  leur  nai.><sance. 

Il  s'avance,  el ,  fortifié  par  Minerve  qu'il  in- 
voque ,  il  lance  sa  pique  avec  roideur  ;  elle  va 
donner  dans  le  casque  d"Eupiihès  ,  dont  elle  perce 
el  brise  le  crâne.  Ulysse  alors  el  son  généreux  fils 
se  jettent  sur  la  troupe ,  déconcertée  de  la  mort  de 
leur  chef;  ils  portent  la  mort  dans  tous  les  rangs, 
et  il  ne  s'en  seroil  pas  échappé  un  seul,  si  Mi- 
nerve, en  inspirant  aux  ennemis  une  telle  frayeur 
que  les  armes  leur  lomboienl  des  mains,  n'eût 
aussi  inspiré  a  Ulysse  des  seulimcns  de  compas- 
sion et  de  paix.  Cette  déesse,  sous  la  figure  du 
srige  Mentor,  en  dicta  les  conditions  ,  el  l'on  ne 
songea  plus  qu'à  les  cinieuler  par  les  sacrifices  et 
les  sermens  accoutumés. 


FIN      DU      SIXIEME      VOLUME. 


i/^r^*^^^J^/X/^/^^/>,iJ,^,jX^iy,X^X^^iX/^/X^^/Xi^XArii./^,/^,r/^,,„^^^^^,^^^^^,^„^,^^^,^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^.^^^^ 


TABLE  DES   MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


-o<W°- 


MANUEL  DE  PIÉTÉ. 

De  la  prière.  —  Juste  idée  de  la  prière. 

Prière  continuelle. 

Deux  choses  conservent  l'esprit  de  prière. 

I.  Des  lectures. 

II.  De  l'oraison  et  de  la  méditatiou. 

III.  De  l'usage  des  sacreniens. 

IV.  Des  retraites. 

V.  Du  recueillement  et  du  choix  des  compagnies. 
Précis  des  moyens  pour  arriver  k  la  perfection. 
Prières  du  matin. 

Prières  du  soir. 
Explication  de  la  messe. 

INSTRUCTIONS    SUR    LES    SAOREMENS. 


Du  Baptême.  —  I.  Explication  des  cérémonies  du  Bap- 
tême. 17 

II.  Avis  au  parrain  et  k  la  marraine  après  l'administration 
du  sacrement  de  Baptême.  18 

De  lu  Confirmation.  19 

De  la  Pe'nitence.  jjj^ 

Examen  de  conscience.  20 

Acte  de  contrition.  21 

Confession.  22 

Satisfaction.  jj. 

Avis  sur  l'absolution.  ib. 

De  l'Eucharistie.  23 

Bonheur  de  l'ame  unie  à  Jésus-Christ  dans  la  sainte  com- 
munion. 24 
Exhortation  adressée  au  Duc  de  Bourgogne ,  au  moment 
de  sa  première  communion.  25 
De  r Extrême-Onction.                                                  iji^ 
Exhortation  au  malade,  après  qu'il  a  reçu  ce  sacrement. 

26 
De  l'Ordre.  jb 

Du  Mariage.  27 

RÉFLEXIONS  SAINTES  POUR   TOUS  LES  JOURS  DU  MOIS. 


I.  Sur  le  peu  de  loi  qu'il  y  a  dans  le  monde. 

II.  Sur  l'unique  chemin  du  ciel. 


III.  Sur  la  véritable  dévotion.  29 

IV.  Sur  les  conversions  lâches  et  imparfaites.  ib. 

5  V.  Sur  le  bon  esprit.  30 
ib.       VI.  Sur  la  patience  dans  les  peines.  ib. 

6  VII.  Sur  la  soumission  et  la  conformité  à  la  volonté  de 
ib.  Dieu.  ib. 
ib.       VIII.  Sur  les  avantages  de  la  prière.  31 

8  IX.  Sur  l'attention  à  la  voix  de  Dieu.  ib. 
ib.  X.  Sur  le  bon  usage  des  croix.  32 
ib.       XI.  Sur  la  douceur  et  l'humilité.  ib. 

9  XII.  Sur  les  défauts  d'autrui.  33 
10  XIII.  Sur  l'unique  nécessaire.  ib. 
12  XIV.  Sur  la  préparation  à  la  mort.  34 
14       XV.  Sur  les  espérances  éternelles.  ib. 

XVI.  Sur  notre  pain  quotidien.  35 

XVII.  Sur  la  paix  de  l'ame.  ib. 

XVIII.  Sur  les  joies  trompeuses.  ib. 

XIX.  Sur  les  saintes  larmes.  36 

XX.  Sur  la  prudence  du  siècle.  ib, 

XXI.  Sur  la  confiance  en  Dieu.  37 

XXII.  Sur  la  profondeur  de  la  miséricorde  de  Dieu.  ib. 

XXIII.  Sur  la  douceur  du  joug  de  Jésus-Christ.  38 

XXIV.  Sur  la  fausse  liberté.  ib. 

XXV.  Sur  la  détermination  entière  à  être  à  Dieu.  39 

XXVI.  Sur  la  capitulation  qu'on  voudroit  faire  avec  Dieu.  ib. 

XXVII.  Sur  le  bon  emploi  du  temps.  40 

XXVIII.  Sur  la  présence  de  Dieu.  jb. 

XXIX.  Sur  la  douceur  que  Dieu  a  pour  nous.  41 
X.XX.  Sur  l'amour  que  nous  devons  avoir  pour  Dieu.  ib. 
XXXI.  Sur  les  sentimens  de  l'amour  divin.  42 

méditations  sur  divers  sujets,  tirees  de 
l'Écriture  sainte. 

I.  De  la  vraie  connoissance  de  l'Evangile.  42 

II.  Du  changement  de  la  lumière  en  ténèbres.  43 
m.  Des  pièges  et  de  la  tyrannie  du  monde.  ib. 

IV.  Combien  peu  renoncent  à  l'amour  du  monde  ,  qui  est  si 
digne  de  mépris.  ib. 

V.  Sur  la  véritable  paix.  ib. 
28  VI.  Que  Jésus-Christ  a  refusé  de  prier  pour  le  monde.  44 
ib.      VII.  Sur  la  fuite  du  inonde.  jb. 


718 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


VIII.  Sur  le  même  sujet.  44 

IX.  Que  ,  dans  la  voie  de  la  perfection ,  les  premiers  sont 
bien  souvent  atteints  et  devancés  par  les  derniers,  il). 

X.  De  l'amour  du  prochain.  45 

XI.  Que  nous  sommes  venus  pour  servir  les  autres.  ib. 

XII.  De  la  douceur  et  de  rbumilité  du  cœur.  ib. 

XIII.  De  la  véritable  grandeur.  46 
XîV.  Sur  qui  nous  devons  fonder  notre  joie.  ib. 

XV.  Des  effets  de  TEucbaristie  en  nous.  ib. 

XVI.  Sur  le  même  sujet.  ib. 

XVII.  De  la  contiance  en  Dieu.  47 

XVIII.  Qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  apprendre  à  prier,  ib. 

XIX.  De  l'amour  de  Dieu.  ib. 

XX.  Sur  le  même  sujet.  ib. 

XXI.  Que  rien  ne  sauroit  manquer  à  celui  qui  s'attache  à 
Dieu.  48 

XXII.  Que  Dieu   doit  être  l'unique  portion   du   cœur  de 
l'homme.  ib. 

XXIII.  De  quelle  manière  Dieu  veut  être  glorifié.  ib. 

XXIV.  De  la  douceur  et  humilité  de  cœur.  49 
Méditations  pour  un  m.\lade.  50 

ENTRETIENS   .EFFECTIFS    POUR    LES   PRINCIPALES  FÊTK.S 
DE    l'année. 


I.  Pour  r.\vent. 

II.  Pour  le  jour  de  saint  Thomas. 

III.  Pour  le  jour  de  Noël. 

IV.  Pour  le  jour  de  saint  Jean  l'évangéliste. 

V.  Pour  le  jour  de  la  Circoncision. 

VI.  Pour  le  jour  de  l'Epiphanie. 

VII.  Sur  la  Conversion  de  saint  Paul. 

VIII.  Sur  la  même  fête. 

IX.  Pour  le  jour  de  la  Purification. 

X.  Pour  le  Carême. 

XI.  Pour  le  Jeudi  saint. 

XII.  Pour  le  Vendredi  saint. 

XIII.  Pour  le  Samedi  saint. 

XIV.  Pour  le  jour  de  r.\scensioa. 

XV.  Pour  le  jour  de  la  Pentecôte. 

XVI.  Pour  la  fête  du  Saint-Sacrement. 

XVII.  Pour  la  fête  de  sainte  Madeleine. 

XVIII.  Pour  le  jour  de  l'Assomption. 

XIX.  Pour  le  jour  de  saint  .\ugustin. 

XX.  Pour  la  fêle  de  tous  les  Saints. 

XXI.  Pour  la  Commémoration  des  Morts. 


53 
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71 


INSTRUCTIONS  ET  AVIS 

SIR    DIVERS    POINTS    DE    LA    MORALE    ET    DR    LA 
PERFECTION    CHRETIENNE. 

I.  Avis  à  une  personne  du  monde ,  sur  le  bon  emploi  du 

temps ,   et    sur  la   sanctification  des    actions  ordi- 
naires. 72 

II.  Avis  à  une  personne  de  la  Cour.  —  Se  permettre  sans 


scrupule  les  divertissemens  attachés  à  son  état  ;  les 
sanctifier  par  une  inteniion  pure.  73 

III.  Avis  à  une  personne  de  la  Cour.  —  Accepter  en  esprit 

de  résignation  les  assujettissemens  de  son  état.       76 

IV.  Avis  à  une  personne  de  la  Cour.  —  Des  croix  attachées 

à  un  état  de  grandeur  et  de  prospérité.  77 

V.  Avis  à  une  personne  de  la  Cour,  sur  la  pratique  de  la 

mortification  et  du  recueillement.  79 

VI.  Avis  à  une  personne  du  monde.  —  Voir  ses  misères 

sans  trouble  et  sans  découragement  :  comment  il  faut 
veiller  sur  soi-même.  —  Remèdes  contre  les  tenta- 
tions. 80 

VII.  De  la  présence  de  Dieu  :  son  utilité,  sa  pratique.        82 

VIII.  Comment  il  faut  aimer  Dieu.  —  Sur  la  fidélité  dans 
les  petites  choses.  83 

IX  Sur  les  conversions  lâches.  86 

X.  Sur  l'imitation  de  .lésus-Christ.  89 

XI.  De  Thumilité.  90 

XII.  Sur  la  violence  qu'un  Chrétien  se  doit  faire  conti- 
nuellement. 91 

XIII.  Sur  l'histoire  du  Pharisien  el  du  Publicain;  caractères 
de  la  justice  pharisaique.  92 

XIV.  Remèdes  contre  la  dissipation  et  contre  la  tris- 
tesse. 93 

XV.  Remèdes  contre  la  tristesse.  97 

XVI.  Sur  la  pensée  de  la  mort.  98 

XVII.  Nécessité  de  connoitre  Dieu  :  cette  connoissance  est 
l'ame  et  le  fondement  de  la  solide  piété.  99 

XVIII.  Suite  du  même  sujet.  —  Dieu  n'est  point  aimé , 
parce  qu'il  n'est  point  connu.  100 

XIX.  Sur  le  pur  amour  :  sa  possibilité ,  ses  motifs.  109 

XX.  L'oubli  de  soi-même  n'empêche  pas  la  reconnoissance 
des  bienfaits  de  Dieu.  116 

XXI.  Réalité  de  l'amour  pur.  —  1. 'amour  intéressé  et  l'a- 
mour désintéressé  ont  leur  saison.  117 

XXII.  Ecouter  la  parole  intérieure  de  l'Esprit  saint  ;  suivre 
l'inspiration  qui  nous  appelle  à  un  entier  dépouille- 
ment. 118 

XXIII.  Utilité  des  peines  et  des  délaissemens  intérieurs.  — 
N'aimer  ses  amis  qu'en  Dieu  et  pour  Dieu.  125 

XXIV.  Contre  l'horreur  naturelle  des  privations  et  dés  dé- 
pouillemens.  127 

XXV.  Contre  l'attachement  aux  lumières  et  aux  goûts  sen- 
sibles. 128 

XXVI.  Sur  la  sécheresse  et  les  distractions  qui  arrivent  dans 
l'oraison.  129 

XXVII.  .\vis  à  une  dame  de  la  Cour.  —  Ne  point  s'étonner 
ni  se  décourager  à  la  vue  de  ses  défauts  m  des  défauts 
d'autrui.  IM 

XXVIII.  En  quoi  consiste  la  vraie  liberté  des  enfans  de  Dieu  : 
moyens  de  l'acquérir.  133 

XXIX.  Obligation  de  s'abandonner  à  Dieu  sans  réserve.    134 

XXX.  Bonheur  de  l'ame  qui  se  donne  entièrement  à  Dieu.  — 
Combien  l'amour  de  Dieu  adoucit  tous  les  sacrifices.  — 
Aveuglement  des  hommes  qui  préfèrent  les  biens  du 
temps  à  ceux  de  l'éternité.  134 

XXXI.  Prière  d'une  ame  qui  désire  se  donnor  à  Dieu  sans 
réserve.  139 

XXXII.  Nécessité  de  renoncer  à  soi-même  :  pratique  de  ce 
renoncement.  ib. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


719 


XXXIII.  Suilo  du  mèniè  sujet.  144 

XXXIV.  Sur  la  confonnité  à  h  volonlé  de  Dii'u.  146 

XXXV.  Recevoir  avec  soumission  ce  que  Dieu  fail  au  de- 
iiors  et  au  dedaus  de  nous.  148 

XXXVI.  Sur  l'ulililé  et  le  bon  usage  des  croix.  ih. 

XXXVII.  11  n'y  a  ([ue  le  pui  auiour  (jui  sache  soufiVir  comme 
il  faut.    '  151 

XXXVIII.  La  paix  intérieure  ne  se  trouve  que  dans  un  entier 


abandon  k  la  volonté  de  Dieu, 
XXXIX.  Suite  du  même  sujet. 
XL.  En  quoi  consiste  la  simplicité  : 

degrés. 
XLI.  Sur  les  amitiés  particulière? 

craindre  dans  les  communautés 


152 

ib. 
;a  pratique  et  ses  divers 

lb3 
:  combien  elles  sont  à 

138 


Ordre  ancien  des  cliapitres  de  l'ouvrage  intitulé  :  Divers 
Sentimens  et  Avis  chrétiens:  avec  rindication  dos 
endroits  qui  leur  correspondent  dans  cette  édition.  160 


OEUVRES  DE  FENELOX. 


TROISIEME    CL.4SSE 


161 

162 
163 

165 
166 
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173 
175 
176 


OEUVRES  DE  FÉNELON. 

OrATRIÈMr.    CLASSE. 

OUVRAGES  DE  LITTÉRATURE. 


MANDEMENTS. 

I.  Mandement  pour  le  Jubilé  de  l'année  sainte  1701. 

II.  .Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1704. 

III.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1705. 

IV.  Mandement  pour  des  prières.  1705. 

V.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1706. 

VI.  Mandement  pour  des  prières.  1706. 

VII.  Mandement  pour  des  prières.  1706. 

VIII.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1707. 

IX.  Mandement  pour  le  Jubilé  de  l'année  1707. 

X.  Mandement  pour  des  prières.  1707. 

XI.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1708. 

XII.  .Mandement  pour  des  prières.  1708. 

XIII.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1709. 

XIV.  Mandement  pour  des  prières  publiques,  sur  la  stéri- 
lité. 1709.  177 

XV.  Mandement  pour  des  prières.  1709.  179 

XVI.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1710.         180 

XVII.  Mandement  pour  des  prières.  1710.  181 

XVIII.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1711.       182 

XIX.  Mandement  pour  des  prières.  171 1.  18'i 

XX.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1712.  185 

XXI.  Mandement  pour  des  prières.  1712.  187 

XXII.  Mandement  pour  le  Carême  de  l'année  1713.        189 

XXIII.  .Mandement  qui  autorise  l'Institut  des  Ermites  du 
diocèse  de  Cambrai.  191 

XXIV.  Mnndatiun  de  Ritunli  edendo.  ib. 


FABLES. 

I.  Histoire  d'une  vieille  Reine  et  d'une  jeune  Paysanne. 

II.  Histoire  de  la  reine  Gisèle  et  de  la  fée  Corysante. 

III.  Histoire  d'une  jeune  Princesse. 

IV.  Histoire  de  Florise. 

V.  Histoire  du  roi  Alfaroute  et  de  Clariphile. 

VI.  Histoire  de  Rosimond  et  de  Rramiute. 

VII.  L'Anneau  de  Gygès. 

VIII.  Voyage  dans  l'Ile  des  Plaisirs. 

IX.  La  patience   et  l'éducation   corrigent  bien   des 
fauts. 

X.  Le  Hibou. 

XI.  L'Abeille  et  la  Mouche. 

XII.  Le  Renard  puni  de  sa  curiosité. 

XIII.  Les  deux  Renards. 

XIV.  Le  Dragon  et  les  Renards. 

XV.  Le  Loup  et  le  jeune  Mouton. 

XVI.  Le  Chat  et  les  Lapins. 

XVII.  Le  Lièvre  qui  fait  le  brave. 

XVIII.  Le  Singe. 

XIX.  Les  deux  Souris. 

XX.  Le  Pigeon  puni  de  son  inquiétude. 
■  XXI.  Le  jeune  Bacchus  et  le  Faune. 

XXII.  Le  Nourrisson  des  Muses  favorisé  du  Soleil. 

XXIII.  Aristée  et  Virgile. 
'XXIV.  Le  Rossignol  et  la  Fauvette, 

XXV.  Le  Départ  de  Lycon. 

XXVI.  Chasse  de  Diane, 

XXVII.  Les  .\beilles  et  les  Vers  à  soie. 

XXVIII.  L'Assemblée  des  Aniinaux  pour  choisir  un  roi, 

XXIX.  Les  deux  Lionceaux. 

XXX.  Les  Abeilles. 

XXXI.  Le  Nil  et  le  Gange. 

XXXII.  Prière  indiscrète  de  Nélée .  petit-fils  de  Nestor. 

XXXIII.  Histoire  d'Alibée,  persan. 

XXXIV.  Le  berger  Cléobule  et  la  nymphe  Phidile. 

XXXV.  Les  Aventures  de  Mélésichthon. 

XXXVI.  Les  .\ventures  d'Arislonoiis. 


DIALOGUES  DES  MORTS. 

I.  .Mfr.ure  et  Charon. 

II.  Hercule  et  Thésée. 

HI.  Le  centaure  Chiron  et  Achille. 
IV.  Achille  et  Homère. 


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"rlO 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


V.  Ulysse  et  Achille. 

VI.  Ulysse  et  Grilhis. 

VII.  Confucius  et  Socratc. 

VIII.  Romulus  et  Rémiis. 

IX.  Romulus  et  Tatius. 

X.  Romulus  et  Numa  Pompilius. 

XI.  Xcrxès  et  Léonidas. 

XII.  Solon  etPisistrate. 

XIII.  Solon  et  Justinien. 

XIV.  Démocrite  et  Heraclite. 

XV.  Hérodote  et  Lucien. 

XVI.  Socrate  et  AlcibiaJe. 
XVU.  Socrate  et  Alcibiadc. 
XVIH.  Socrate,  Âlcibiade  et  Timon. 

XIX.  Périclès  et  Âlcibiade. 

XX.  Mercure,  Charon  et  Alcibiade. 

XXI.  Denys ,  Pythias  et  Damon. 
XXH.  Dion  et  Gélon. 
XXin.  Platon  et  Denys  le  tyian. 

XXIV.  Platon  et  Aristote. 

XXV.  Alexandre  et  Aristote. 

XXVI.  Alexandre  et  Clitus. 

XXVII.  Alexandre  et  Diogène. 

XXVIII.  Denys  l'ancien  et  Diogène. 

XXIX.  Pyrrlion  et  son  Voisin. 

XXX.  Pyrrhus  et  Démétrius  Poliorcètes. 

XXXI.  Démosthène  et  Cicéron. 

XXXII.  Cicéron  et  Démosthène. 
XXXHl.  Cicéron  et  Démosthène. 

XXXIV.  .Marcus  Coriolanus  et  F.  Camiilus. 

XXXV.  F.  Camillus  et  Fabius  Maximus. 

XXXVI.  Fabius  Maximus  et  Annibal. 

XXXVII.  Rhadamantc ,  Calon  le  censeur  et  Scipion  I' 
cain. 

XXXVIII.  Scipion  et  Annibal. 

XXXIX.  Annibal  et  Scipion. 
XL.  Luc\illus  et  Crassus. 
XLI.  Sylla ,  Catilina  et  César. 
XLIl.  César  et  Caton. 
XLIII.  Caton  et  Cicéron. 
XLIV.  César  et  Alexandre. 
XLV.  Pompée  et  César. 
XLVL  Cicéron  et  Auguste. 
XLVII.  Serlorius  et  Mercure. 

XLVIII.  Le  jeune  Pompée  et  Menas  affrandii  de  son  père 
XLIX.  Caligula  et  Néron. 
L.  Antonin  Pie  et  Marc  Aurèle. 
LI.  Horace  et  Virgile. 
LU.  Parrhasius  et  Poussin. 
LUI.  Léonard  de  Vinci  et  Poussin. 
LIV.  Léger  et  Ebroin. 

LV.  Le  prince  de  Galles  et  Richard  son  fils. 
LVI.  Charles  VH  et  Jean  duc  de  Bourgogne. 
LVII.  Louis  XI  et  le  cardinal  Bessarion. 
LVHl.  Louis  XI  cl  le  cardinal  Balue. 
LIX.  Louis  XI  et  Philippe  de  Commines. 


237      LX.  Louis  XI  et  Charles  duc  de  Bourgogne. 

-238      LXI.  Louis  XI  et  Louis  XII. 

240      LXn.  Le  connétable  de  Bourbon  et  Bavard. 

245  LXIIl.  Henri  VII  et  Henri  VHI  d'Angleterre. 

246  LXIV.  Louis  XII  et  François  I". 
il».      LXV.  Charles-Quint  et  un  jeune  Moine  de  Saint-Ju? 

248  LXVI.  Charles-Quint  et  François  I". 

249  LXVII.  Henri  IH  et  la  duchesse  du  Montpensier. 
230       LXVllI.  Henri  III  et  Henri  IV. 

251  LXIX.  Henri  IV  et  le  duc  de  Mayenne. 

252  LXX.  SLxte-Quint  et  Henri  IV. 

253  LXXI.  Les  cardinaux  Ximénès  et  de  Richelieu. 
255      LXXII.  La  reine  Marie  de  Médicis   et  le  cardinal 

chelieu. 
LXXHI.  Le  cardinal  de  Richelieu  et  le  chancelier 

stiern. 
LXXIV.  Les  cardinaux  de  Richelieu  et  Mazarin. 
LXXV.  Louis  XI  et  l'empereur  Maximilien. 
LXXVI.  François  I"  et  le  connétable  de  Bourbon. 
LXXVH.  Philippe  H  et  Philippe  lil  d'Espagne. 
LXXVIII.  Aristote  et  Descartes. 
LXXIX.  Harpagon  et  Dorante. 


237 
261 
ib. 
204 
263 
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ib. 
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279 
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afri-» 
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285 
ib. 
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t.    316 
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de  Ri- 
ib. 
Oxen- 
326 
327 
329 
331 
332 
ib. 
333 


OPUSCULES    DIVERS 

FR.1NÇAIS    ET    LATINS. 

I.  Le  Fantasque. 

IL  La  Médaille. 

IH.  Voyage  supposé ,  en  1690. 

IV.  Dialogue.  —  Chromis  et  Mnasile. 

V.  Jugement  sur  dilîérens  tableaux. 

YI.  Eloge  de  Fabricius,  par  Pyrrhus  son  ennemi. 


335 
336 
337 
338 
339 
340 


VIL. Expédition  de  Flaminius  contre  Philippe,  roi  de 
Macédoine.  '"' 

VIII.  Histoire  d'un  petit  accident  arrivé  au  duc  de  Bour- 
gogne dans  une  promenade  à  Trianon.  341 
•y  IX.  Histoire  naturelle  du  Ver  à  soie.  '•>• 

FABULOS^  NARRATIONES. 


I.  Nympha^  oujusdam  vaticinium. 

IL  Alibœi  Persa;  liisîoria. 

III.  Mercurii  cum  ^sopo  coUoquium. 

IV  Mulieris  cujusdam  cum  Fato  colloquinin. 

V.  Luela  Hercnlis  cum  Acheloo. 

FABUL.E  SELECTtE 
JOANNIS   DE    LA    FONTAINE. 

E    LIBKO    PRIMO. 

Fabula  IX.  Mus  urbanus  et  Mus  ruslicus. 
Fabula  XI.  Homo  et  imago  ejus. 
Fabula  XIII.  Latrones  et  Asinus. 


342 
ib. 

343 
ib. 

344 


344 
345 

ib. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Fabula  XIV.  Simonides. 
Fabula  XVII.  Homo  rp.tafis  mediiç. 
Fabula  XVIII.  Vulpes  et  Ciconia. 
Fabula  XIX.  Puer  et  Ludimagisfer. 
Fabula  XX.  Gallus  et  Gemma. 
Fabula  XXI.  Crabrones  et  Apes. 
Fabula  XXII.  Quercus  et  .\nindo. 

LIBER    SECUNPUS. 

Fabula  I.  Lectoi'  fastidiosus. 

Fabula  II.  Rodilardus. 

Fabula  III.  Lupus  et  Vulpes.  Simio  judice. 

Fabula  IV.  Duo  Tauri  ut  Rana. 

Fabula  V.  Vespertilio  et  duo  Muslelœ. 

Fabula  VI.  Avis  sagitta  percussa. 

Fabula  VII.  Canis  venatica,  et  ejus  socia. 

Fabula  VIII.  Aquila  et  Scarabseus. 

Fabula  IX.  I.eo  et  Culex. 

Fabula  X.  Asini  duo. 

Fabula  XI.  Mus  et  Léo. 

Fabula  XII.  Columba  et  Formica. 

Fabula  XIII.  Astrologus  in  puteum  delapsus. 

Fabula  XIV.  Lepus  et  Rana?. 

Fabula  XV.  Gallus  et  Vulpes. 

Fabula  XVI.  Corvus  imitans  Aquilam. 

Fabula  XVII.  Pavo  querensJunoni. 

Fabula  XVIII.  Felis  in  mulierem  versa. 

Fabula  XIX.  Léo  et  Asinus  venantes. 

Fabula  XX.  Testamentum  ab  .flsopo  illustialum. 

LIBER    TERTirS. 

Fabula  1.  .Molendinarius,  ejus  filius.  et  asinus. 

Fabula  II.  Membra  et  stomacbus. 

Fabula  III.  Lupus  pastor. 

Fabula  IV.  Ranae  regem  postulantes. 

Fabula  V.  Vulpes  et  Hircus. 

Fabula  VI.  Aquila,  Aper  et  Felis. 

Fabula  VII.  Ebriosus  et  ejus  u.xor. 

Fabula  VIII.  Podagra  et  Aranca. 

Fabula  IX.  Lupus  et  Ciconia. 

Fabula  X.  Léo  prostratus  abHomine. 

Fabula  XI.  Vulpes  et  Uvbb. 

Fabula  XII.  Cycnus  et  Coquus. 

Fabula  XIII.  Lupi  et  Oves. 

Fabula  XIV.  Léo  senescens. 

Fabula  XV.  Philomela  et  Progne. 

Fabula  XVI.  .Mulier  aquis  suffocata. 

Fabula  XVII.  Mustela  in  granariuin  irrepens. 

Fabula  XVIII.  Felis  et  Mus  senior. 

LIBER    yiARTCS. 

Fabula  I.  Lco  amans. 

Fabula  II.  Pastor  et  Mare. 

Fabula  III.  Musca  cl  Formica. 

Fabula  IV.  Hortulanus  et  pagi  Dominus. 

FÉNELON.     'rO.ME    VI. 


345  Fabula  V.  Asinus  et  Catellus. 

ib.      Fabula  VI.  Conflictus  Murium  cum  Mugfelis. 
ib.      Fabula  VII.  Siniia  et  Delpbin. 

346  Fabula  Vlil.  Idolum. 
ib.      Fabula  IX.  Graculus. 

ib.      Fabula  X.  Camelus  et  fustes  errantes  in  aqua. 
ib.      Fabula  XI.  Rana  et  Mus. 

Fabula  XII.  Tributum  animantium. 

Fabula  XIII.  Equus  et  Cervus. 

Fabula  XIV.  Vulpes  et  Hermès. 

Fabula  XV.  Lupus  .  Capella  et  Hiedus. 

Fabula  XVI.  Lupus,  Mater  et  Puer. 

Fabula  XVII.  Socrates  œditicans. 

Fabula  XVHI.  Senex  et  ejus  filii. 

Fabula  XIX.  Oraculum  et  Impius. 

Fabula  XX.  .■^varus,  amisso  thesauro. 

Fabula  XXI.  OculusDomini. 

Fabula  XXII.  Alauda,  ejus  puUi,  et  agri  Dominu?. 

LIBER     OriNTUS. 

Fabula  I.  Lignator  et  .Mercurius. 

Fabula  II.  011a  lutea,  et  Olla  ferrea. 

Fabula  III.  Pisciculus  et  Piscator. 

Fabula  IV.  Auriculœ  Leporis. 

Fabula  V.  Vulpes  curla. 

Fabula  VI.  Anus  cum  Ancillulis. 

Fabula  VII.  Safyrus  et  Rusticus. 

Fabula  VIII.  Equus  et  Lupus. 

Fabula  IX.  Arator  cum  filiis. 

Fabula  X.  Mons  parions. 

Fabula  XI.  Fortuna  et  Puer. 

Fabula  XII.  Medici  duo. 

Fabula  XIII.  Gallina  ova  pariens  aurea. 

Fabula  XIV.  Asinus  gestans  reliquias. 

Fabula  XV.  Cervus  et  Canes  in  vinea. 

Fabula  XVI.  Serpens  et  Lima. 

Fabula  XVII.  Lepus  et  Perdix. 

Fabula  XVIH.  Aquila  et  Riibo. 

Fabula  XIX.  Léo  ad  bellum  proferturus. 

Fabula  XX.  l'rsus  et  duo  Socii. 

Fabula  XXI.  Asinus  inducns  leonis  pellera. 

LIBER    SE.KTLS. 

Fabula  I.  Pastor  et  Léo. 

Fabula  IL  Léo  et  Venator. 

Fabula  III.  Pbœbus  et  Boreas. 

Fabula  IV.  Jupiter  et  Viilicus. 

Fabula  V.  Parvulus  Gallus,  Felis,  et  .Mu?C'ihis. 

Fabula  VI.  Vulpes,  Simia  et  Animanlia. 

Fabula  VII.  Mulus  claros  natales  venditans. 

Fabula  VIII.  Senex  et  Asinus. 

Fabula  IX.  Cervus  se  in  aquis  intuens. 

Fabula  X.  Lepus  et  Testudo. 

Fabula  XI.  Asinus  dominos  inulans. 

Fabula  XII.  Sol  et  Raïue. 

4« 


347 

ib. 

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348 

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349 

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330 

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352 

333 

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337 


357 
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338 

ib. 


721 

359 

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360 

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ib. 

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861 

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362 

ib. 

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363 

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3G4 


364 
365 

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36G 
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367 
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368 
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ib. 
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369 
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369 
370 

ib. 

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371 

ib. 

ib. 
ib. 
ib. 
372 
ib. 
ib. 


72-2 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Fabula  XIII.  Rusticus  et,Serpens.  37i 

Fabula  XIV.  Léo  agrotans  et  Viilpes.  373 

Fabula  XV.  Auceps.  Accipiter  et  Alauda.  ih. 

Fabula  XVI.  Equus  et  Asinus.  ib. 
Fabula  XVII.  Canis ,  dimissà  prœdA.  nmbram  oaptans.    ib. 

Fabula  XVIII.  Auriga  cœno  detentus.  ib. 

Fabula  XIX.  Circulator.  374 

Fabula  XX.  Discordia.  ib. 

Fabula  XXI.  Tenella  Vidua.  ib. 

Epilogu?.  37ï 

LIBER    SEPTLMrS. 

Fonlanus  ad  doniinain  Montespaaam.  37j 

Fabula  I.  Animalia  pe.ste  labi)ranlia.  ib. 

Fabula  II.  Vir  inale  conjugatus.  376 

Fabula  III.  Mus  eremita.  ib. 

Fabula  IV.  Ardea.  ib. 

Fabula  V.  Puella.  377 

Fabula  VI.  Vota.  ib. 

Fabula  VII.  Léo  cuui  aulici».  ih. 

Fabula  VIII.  Vultures  et  Colunibi.  378 

Fabula  IX.  Canuca  et  .Musca.  ib. 

Fabula  X.  Mulier  et  Vas  lacteum.  ib. 

Fabula  XI.  Parochus  et  .Mortuus.  379 
Fabula  XII.  Homo  sectans  fortunam .  et  Homo  fortunam  in 

lectulo  expectans.  ib. 

Fabula  XIII.  Duo  Galli.  380 
Fabula  XIV.  Ingralus  et   injustus  Hominuui  in  Fortunam 

animus.  ib. 

Fabula  XV.  Mulicres  fatidicie.  ib. 

Fabula  XVI.  Felis,  Musfeia  et  Cunieulus.  3S1 

Fabula  XVII.  Caput  et  cauda  Serpentis.  ib. 

Fabula  XVIII.  Animal  in  Luna.  382 

K    LIBRO    OCTAVO. 


LES  AVENTURES  DE  TÉLÉMAQUE. 


382 

383 

ib. 


Fabula  I.  Mors  et  Moribundus. 
Fabula  II.  Quaestor  et  Sutor. 
Fabula  III.  Léo,  Lupus  et  Vulpes. 

HISTORLE. 

I.  Apollonius  TyanîPus.  384 

II.  Nostradanius.  ib. 

III.  Caidinalis  Odetus  Colignaeus.  ib. 

IV.  Jacobus  Albonius.  383 

V.  Oiigo  pompai  solennis  apud  Valencenas  qnoiannis  agi- 

tais, ib. 

VI.  In  Fontani  morteni.  386 
VIL  Fenelonii  ad  serenissiniuni  Burgundiœ  Ducem   Epi- 

stola.  ib. 


Livre  premier. 
Livre  ii. 
Livre  m. 
Livre  iv. 
Livre  v. 

(Livre  vi  de  la  division  en  xxiv  livres. 
Livre  vi.  (vu 
Livre  vu.  (viiij 
Livre  viii.  (ix) 
Livre  ix.  (x) 

(Livre  xi.) 
Livre  x.  (xii) 

(Livre  xiii.) 
Livre  xi. 

(Livre  xiv.) 
Livre  xii.  (xv) 
Livre  xiii.  (xvi) 

(Livre  xvii.) 
Livre  xiv.  (xviii) 

(Livre  xix.) 
Livre  xv.  (xx) 

(Livre  xxi.) 
Livre  xvi. 
Livre  xvii.  (xxii) 

(Livre  xxiii.) 
Livre  xviii.  (xxiv) 


398 
404 
411 
419 
425 
432 
436 
445 
454 
461 
467 
472 
483 
484 
490 
497 
504 
510 
517 
524 
530 
539 
540 
546 
552 
557 


DIALOGUES 
SIR  l'Éloquence  en  génér.\l,  et  slr  celle 

DE    L.\    CHAIRE    EN    PARTICULIER. 

Premier  dialogue.  Contre  raffectation  de  bel-esprit  dans 
les  sermons.  Le  but  de  l'éloquence  est  d'instruire  les 
hommes,  et  de  les  rendre  meilleurs  :  l'orateur  n'at- 
teindra pas  ce  but,  s'il  n'est  désintére.ssé.  567 

Second  dialogue.  Pour  atteindre  son  but,  l'orateur  doit 
prouver ,  peindre  et  fouc/ier.  Principes  sur  l'art 
oratoire,  sur  la  méthode  d'apprendre  cl  de  débiter  par 
coMir  les  sermons,  sur  la  méthode  des  divisions  et  sous- 
divisions.  L'orateur  iloit  bannir  sévèrement  du  discours 
les  ornemens  frivoles.  579 

Troisième  dialogue.  En  quoi  consiste  la  véritable  élo- 
quence. Combien  celle  des  livres  saints  est  admirable. 
Importance  et  manière  d'expliquer  l'Ecriture  sainte. 
Moyens  de  se  former  à  la  prédication.  Quelle  doit  être 
la  matière  ordinaire  des  instructions.  Sur  l'éloquence 
et  le  style  des  Pères.  Sur  les  panégyriques.  592 


Discours  de  la  poésie  épique  et  de  l'excellence  du 
POÈME  DE  Tulémaque;  par  le  chevalier  de  Ramsai. 

387 


DIVERS  OPUSCULES  LITTÉRAIRES. 

Discours  prononcé  par  .M.  l'abbé  de  Fénelox  ,  pour  sa 
réception  à  l'Académie  française  à  la  place  de  M.  Pellis- 
son ,  le  mardi  31  mars  1693.  C06 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


723 


Réponse  de  M.  Bergeret,  directeur  de  i.'académib    609 

Mémoire  sur  les  occupations  de  l'académie  fran- 
çaise. 612 

Première    partie.   Occupations   de    l'Académie    pendant 

qu'elle  travaille  encore  au  Dictionnaire.  ib. 

Seconde  partie.  Occupations  de  l'Académie  après  que  le 

Dictionnaire  sera  achevé.  614 

Lettre  a  M.  Dacier,  secrétaire  perpétuel  de  l'aca- 
démie FR.\NÇAISE,  sur  LES  0CCUP.\TI0NS  DE  l'aCA- 
DÉMIE.  615 

I.  Du  Dictionnaire.  616 

II.  Projet  de  Grammaire.  ib. 
m.  Projet  d'enrichir  la  langue.  ib. 

IV.  Projet  de  Rhétorique.  618 

V.  Projet  de  Poétique.  625 

VI.  Pri)jet  d'un  traité  sur  la  Tragédie.  633 

VII.  Projet  d'un  traité  sur  la  Comédie.  636 

VIII.  Projet  d'un  traité  sur  l'Histoire.  638 

IX.  Réponse  à  une  objection  sur  ces  divers  projets.  644 

X.  Sur  les  anciens  et  les  modernes.  ib. 


POÉSIES. 


Ode  à  l'abbé  de  Langeron.  Description  du  prieuré  de  Ca- 

renac.  657 

Sur  la  prise  de  Philisbourg,  par  le  Dauphin ,  fils  de  LouisXIV, 

en  1688.  659 

Traduction  du  Psaume  I",  Bentus  vir,  etc.  ib. 

Traduction  du  Psaume  CXXXVI,  Super  fliimlna  Bnhy- 

lonis.  ib. 

Ode  sur  l'enfance  chrétienne.  660 

Contre  la  prudence  humaine.  Réponse.  661 

Lettre  à  Bossuet,  sur  la  campagne  de  Gennigny.  ib. 

Soupirs  du  poète  pour  le  retour  du  printemps.  662 

Fable.  Le  Boufïon  et  le  Paysan.  ib. 

Simonide.  Fable.  ib. 

Fable.  Le  Vieillard  et  T.Aiie.  663 


L'ODYSSÉE  D'HOMÈRE. 


CORRESPONDANCE  LITTERAIRE  DE  FENELON 

AVEC  HOUDAn  DE  LA  MOTTE,  DE  LACADÉ.MIE  FRANÇAISE. 

LETTRE  I.  De  La  Motte  a  Fenelon.  Il  se  montre  sen- 
sible au  souvenir  et  à  l'estime  de  Tarchevèque  de  Cam- 
brai. 649 

II.  De  Fenelon  a  La  Motte.  Sur  les  défauts  de  la  poésie 

française ,  et  sur  la  traduction  de  l'Iliade  en  vers  fran- 
çais, que  La  Motte  étoil  sur  le  point  de  publier.        ib. 

III.  De  La  Motte  a  Fenelon.  Sur  le  même  sujet.  650 

IV.  De  Fenelon  a  La  Motte.  Sur  la  nouvelle  traduction 
de  l'Iliade  ,  par  La  .Motte.  ib. 

V.  Du  MÊME.  Sur  le  même  sujet  ib. 

VI.  De  La  Motte  a  Fenelon.  Sur  le  même  sujet,  et  sur 

la  dispute  des  anciens  et  des  modernes.  631 

VII.  Du  MÊME.  Sur  le  même  sujet.  652 

VIII.  De  Fenelon  a  La  Motte.  Sur  la  dispute  des  anciens 
et  des  moilernes.  653 

IX.  De  La  Motte  A  Fenelon.  Sur  la  lettre  du  prélat  à. M.  Dacier 

touchant  les  occupations  de  l'Académie  française.    654 

X.  De  Fenelon  a  La  .Motte.  Sur  la  dispute  des  anciens 

et  des  modernes.  655 

XL  De  La  Motte  a  Fenelon.  Sur  le  même  sujet.        656 
Jugement  de  Fenelon  sur  un  poète  de  son  temps.  ib. 


Précis  du  livre  premier. 
Précis  du  livre  II. 
Précis  du  livre  III. 
Précis  du  livre  IV. 
Livre  V. 
Livre  VI. 
Livre  VII. 
Livre  VllI. 
Livre  IX. 
Livre  X. 

Précis  du  livre  XI. 
Précis  du  livre  XII. 
Précis  du  livre  XIII. 
Précis  du  livre  XIV. 
Précis  du  livre  XV. 
Précis  du  Uvre  XVI. 
Précis  du  livre  XVII. 
Précis  du  livre  XVIll. 
Précis  du  livre  XIX. 
Précis  du  livre  XX. 
Précis  du  livie  XXI. 
Précis  du  livre  XXII. 
Précis  du  livre  XXIII. 
Précis  du  livre  XXIV. 


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664 
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FIN    DE    LA    ÏAILE    DU    âlXIE.ME    VOLUME.