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OEUVRES
COMPLETES
DE FËNELON.
TOME VI.
— oi tUJLE. — IMPRIMERIE DE l. LEFORT. )«■
2
OEUVRES
COMPLÈTES
DE FÉNELON
ARCHEVÊQUE DE CAMBRAI
TOME SIXIÈME.
PARI M,
J. LEUOLX ET JOLBY, LIBKAIKES . i (; A l M E F R È II E S, L I H II A I U E S
Rue des Giando-Auijusliiife, 9. \ llui> rassiile, X.
L.IL.L.E. 1.. LEFOrn, IM PHI M El P. - Ll HK A I H K
BE)l»A.^ÇO.\ . ULTIiË.MN-CilALA.VDKE FILS
1850.
)
ŒUVRES DE FÉNELON.
SUITE DE LA SECONDE CLASSE.
OUVRAGES DE MORALE ET DE SPIRITUALITE.
■>Mt-rtfttTis$ttttti*ttr*tttttf*ft*t*t**^t'ft*trrtTftft^tft*ttttt*trittsttijt*ttt*ttt*Mxiftt*titt*s*tfs*t*ttt*t***t*t't't*»**
MANUCL DE PIÉTÉ.
DE LA PRIÈRE.
JUSTE IDEE DE LA PRIÈRE.
La bonne prière n'est autre chose que l'a-
mour de Dieu. La multitude des paroles ' que
nous prononçons sont inutiles à l'égard de
Dieu ; car il connoît, sans avoir besoin de nos
paroles , le fond de nos sentimens. La véri-
table demande est donc celle du cœur , et le
cœur ne demande que par ses désirs ". Celui
qui ne désire pas du fond du cœur fait une
prière trompeuse. Quand il passeroit des jour-
nées entières à réciter des prières, ou à méditer,
ou à s'excitera des sentimens pieux, il ne prie
point véritablement, s'il ne désire pas ce qu'il
demande.
0 qu'il y a peu de gens qui prient ! car où
sont ceux qui désirent les véritables biens ? Ces
biens sont les croix extérieures et intérieures ,
l'humiliation , le renoncement à sa propre vo-
lonté , la mort à soi-même , le règne de Dieu ^
sur les ruines de l'amour-propre. Ne point
désirer ces choses , c'est ne prier point : pour
prier , il faut les désirer sérieusement , effecti-
vement, constamment , et par rapport à tout le
' Orantfs.... nolite inullum loqui;... stit oiiini Palor
Tester quid opus sil vobis, antequam pelalis i-uin. Matth,
VI. 8 et 9. — ^ Charitas ipsa geniil, ipsa oral. S.Aïuj. Ta
cebis, si aniare tlcstileris. M. — "'Matth. vi. 10,
détail de la vie -, autrement la prière n'est
qu'une illusion semblable à un beau songe, où
un malheureux se réjouit , croyant posséder
une félicité qui est bien loin de lui. Hélas!
combien d'ames pleines d'elles-mêmes , et d'un
désir imaginaire de perfection au milieu de
foules leurs imperfections volontaires, qui n'ont
jamais prié de cette véritable prière du cœur !
Voilà le principe sur lequel saint Augustin di-
soit : « Qui aime peu, prie peu ; qui aimebeau-
» coup, prie beaucoup. »
PRItlRE CONTINUELLE.
Au contraire , on ne cesse point de prier
quand on ne cesse jamais d'avoir le vrai amour
et le vrai désir dans le cœur. L'amour caché
au fond de l'ame prie sans relâche , lors même
que l'esprit ne peut être dans une actuelle at-
tention : Dieu ne cesse de regarder dans cette
ame le désir qu'il y forme lui-même , et dont
elle ne s'aperçoit pas toujours. Ce désir en dis-
position touche le cœur de Dieu : c'est une voix
secrète qui attire sans cesse ses miséricordes;
c'est cet Esprit, qui, comme dit saint Paul ' ,
prie en nous par des gémissemens ineffables : il
aide notre foiblesse.
Cet amour sollicite Dieu de nous donner ce
qui nous manque , et d'avoir moins d'égard à
notre fragilité qu'à la sincérité de nos inteu-
' Ipse Spiritus postulat pro iiobis gcniilibus ineiiarrabili-
bus : adjuval ii.rinnil;'.li'in imslrani, Rom, viii. 26.
MANUKT, DE PIÉTÉ.
tions. Cet amour efface incme nos fautes légères,
et nous purilie comme un feu consumant ; //
demande en nous et pour nous ce qui est selon
Dieu ^ : car ne sachant pas ce qu'il faut de-
mander , nous demanderions souvent ce qui
nous seroit nuisible. Nous demanderions cer-
taines faveurs, certains goijts sensibles et cer-
taines perfections apparentes , qui ne servi-
roient qu'à nourrir en nous la vie naturelle et
la confiance en nos propres forces, au lieu que
cet amour, en nous aveuglant , en nous livrant
à toutes les opérations de la grâce; en nous met-
tant dans un état d'abandon pour tout ce que
Dieu voudra faire en nous, nous dispose à tous
les desseins secrets de Dieu.
Alors nous voulons tout , et nous ne vou-
lons rien. Ce que Dieu voudra nous donner est
précisément ce que nous aurons voulu : car
nous voulons tout ce qu'il veut, et nous ne vou-
lons que ce qu'il voudra. Ainsi cet état con-
fient toute prière. C'est une préparation du
cœur qui embrasse tout désir. L'Esprit de-
mande en )ious ' ce que l'Esprit lui-même veut
nous donner. Lors même qu'ouest occupé au
dehors, et que les engagemens de pure provi-
dence nous font sentir une distraction inévitable,
nous portons toujours au dedans de nous un feu
qui ne s'éteint ponif , et qui au contraire nour-
rit une prière secrète , et qui est comme une
lampe sans cesse allumée devant le trône de
Dieu. Si nous dormons notre cœur veille ^.
Bienhevreux ceux que le Seigneur trouvera
veillans ^
DEUX CHOSES CONSERVENT l'eSPHIT DE PRIERE.
Pour conserver cet esprit de prière qui doit
nous unir à Dieu, il faut faire deux choses prin-
cipales: l'une est de le nourrir; l'autre d'éviter
ce qui pourroit nous le faire perdre.
Ce qui peut le nourrir, c'est I" la lecture ré-
glée ; 2" l'oraison actuelle en certains temps;
3° l'usage des sacremens proportionné à son
état ; i" les retraites, quand on sent qu'on en a
besoin, ou qu'elles sont conseillées par les gens
expérimentés que l'on consulte : o° enfin le re-
cueillement fréquent dans la journée.
Ce qui fait perdre l'esprit de prière doit nous
remplir de crainte , et nous tenir dans une
exacte précaution. Ainsi il faut fuir 1° les com-
pagnies profanes qui dissipent trop, 2" les plai-
sirs qui émeuvent les passions , 3" tout ce qui
^ Rom. vm. 27 — ' Ibhl. 27. — * Ego ilorniio, et cor
nieum vigilat. Cant. v. 2. — * Beati servi illi, quos cum
vencrif Domiiius , inveucrit vigilanl'-s. Lur.^W. 37.
réveille le goiil du monde , et les anciennes in-
clinations qui nous ont été'funestes. Le détail
de ces deux choses est infini , et on ne peut le
marquer ici en général, parce que chaque per-
sonne a ses besoins particuliers.
1. DES LEOTCRES.
Pour nournr cet esprit de prière, il faut
choisir des lectures qui nous instruisent de nos
devoirs et de nos défauts ; qui , en nous mon-
trant la grandeur de Dieu, nous enseignent ce
que nous lui devons , et nous découvrent com-
bien nous manquons à l'accomplir: car il n'est
pas question de faire des lectures stériles , où
notre cœur s'épanche et s'attendrisse comme
à un spectacle louchant ; il faut que \' arbre
porte des fruits ' , et on ne peut croire que la
racine est vive qu'autant qu'elle le montre par
sa fécondité.
Le premier ell'et du ^incère amour , c'est de
désirer de reconnoître tout ce qu'on doit faire
pour contenter le bîen-aimé de notre cœur :
faire autrement, c'est s'aimer soi-même sous le
prétexte de l'amour de Dieu ; c'est chercher en
lui une vaine et trompeuse consolation ; c'est
vouloir faire servir Dieu à son propre plaisir,
et non se sacrifier à sa gloire. A Dieu ne plaise
que ses enfans l'aiment ainsi ! Quoi qu'il en
coûte, il faut reconnoître et pratiquer sans ré-
serve tout ce qu'il demande de nous.
H. DE l'oraison ET DE LA MEDITATION.
Pour l'oraison , elle dépend du loisir , de la
disposition et de l'attrait de chaque personne.
La méditation n'est pas l'oraison, mais elle en
est le fondement essentiel -. On ne peut appro-
cher de Dieu , vérité suprême , qu'autant
qu'on est rempli des vérités qu'il nous a révé-
lées. Il faut donc connoîlre à fond , non-seule-
ment tous les mystères de Jésus-Christ et toutes
les vérités de son Evangile, mais encore tout
ce que ces vérités doivent imprimer personnel-
lement en nous pour nous régénérer; il faut
que ces vérités nous pénètrent longtemps ,
comme la teinture s'imbibe peu à peu dans la
laine que l'on veut feindre. Il faut que ces vé-
rités nous deviennent familières , en sorte qu'à
force de les voir de près et à toute heure , nous
soyons accoutumés à ne juger plus de rien que
par elles ; qu'elles soient notre unique lu-
• Omnis arhor boua IVuctus bonos fatit. Matth. vu. 17.
— - In nieditatione mea e\ardescet igiiis. Ps, xxxtiii. 4.
c
MANUEL DE PIÉTÉ.
mièrè pour juger daus la pratique . comme
les rayons du soleil sont notre unique lumière
pour apercevoir la ligure et la couleur de tous
les corps.
Quand ces vérités se sont , pour ainsi dire ,
incorporées de la sorte en nous , c'est alors que
notre raison commence à être réelle et fruc-
tueuse : jusque-là ce n'en étoit que Tombre ;
nous pensions voir à fond ces vérités , et nous
n'en touchions quel'écorce grossière. Tous nos
sentimens les plus tendres et les plus vifs ,
toutes nos résolutions les plus fermes , toutes
nos vues les plus claires et les plus distinctes
n'étoient encore qu'un germe vil et informe de
ce que Dieu développe en nous. Quand cette
lumière commence à rlous éclairer . alors on
voit dans la vraie lumière de Dieu: alors il n'y
a aucune vérité à laquelle on n'acquiesce daus
le moment, comme on n'a pas besoin de rai-
sonner pour reconnoître la splendeur du so-
leil , dès le moment qu'il se lève et frappe nos
yeux. Il faut donc que noti-e union à Dieu dans
l'oraison soit toujours fondée sur la méditation
exacte des vérités évangéliques; car c'est uni-
quement par la fidélité à suivre toutes ses vo-
lontés, qu'on peut juger de notre amour pour
lui.
Il faut même que cette méditation devienne
chaque jour de plus en plus profonde et in-
time. Je dh profonde , parce que , quand nous
méditons ces vérités humblement, nous enfon-
çons de plus en plus pour y découvrir de nou-
veaux trésors : j'ajoute intime , parce que ,
comme nous creusons de plus en plus pour en-
trer dans ces vérités ' , ces vérités creusent de
plus eu plus pour entrer jusque dans la subs-
tance de notre ame -. Alors un seul mot tout
simple entre plus avant que des discours en-
tiers. Les mêmes choses qu'on avoit cent
fois entendues froidement et sans aucun fruit,
nourrissent l'anie d'une manne cachée , et qui
a des goûts infinis pendant plusieurs jours.
Mais enfin il ne faut pas cesser de se nourrir
de certaines vérités dont nous avons été tou-
chés, tandis qu'il leur reste encore quelque
suc pour nous ; tandis qu'elles ont encore
quelque chose à nous donner, c'est un signe
certain que nous avons besoin de recevoir
d'elles . elles nous nourrissent même souvent
sans aucune instruction précise et distincte ;
c'est un je ne sais quoi qui opère plus que tous
lesraisonnemens. On voit une vérité, on l'aime,
* Si vos inaiiserKis in strinone nico. Joan. vm. 82. —
- Si vorba iiu-a in >obis maiisi'riul. Jvan. \\. 7.
on s'y repose ; elle forfifiele cœur * ; elle nous
détache de nous-mêmes : il y faut demeurer
en paix tout aussi long-temps qu'on le peut.
.manù:rf. [ir. méditer.
Four la manière de méditer, elle ne doit être
ni subtile , ni pleine de grands raisonnemens ;
il ne faut que des réllexions simples, naturelles,
tirées immédiatement du sujet qu'on médite.
Il faut méditer peu de vérités , et les méditer
à loisir . sans elVort . sans chercher des pensées
extraordinaires.
On ne doit considérer aucune vérité que
par rapport à la pratique. Se remplir d'une
vérité sans prendre toutes les mesures néces-
saires pour la suivre fidèlement, quoiqu'il en
coûte, c'est vouloir retenir, comme dit saint
Paul - , la vérité dans l'injustice : c'est résister
à cette vérité imprimée en nous , et par con-
séquent au Saint-Esprit '. C'est le plus terrible
de tous les péchés.
AVIS SUR LES MÉTHODES DE MEDITER.
Pour la méthode de méditer , on doit la faire
dépendre de l'expérience qu'on a là-dessus.
Ceux qui se trouvent bien d'une méthode exacte
ne doivent point s'en écarter: ceux qui ne
l»euvent s'y assujétir doivent respecter ce
qui sert utilement à tant d'autres , et que tant
de personnes pieuses et expérimentées ont tant
recommandé. Mais enfin les méthodes sont
faites pour aider , et non pour embarrasser ;
quand elles n'aident point , et qu'elles embar-
rassent, il faut les(}uittcr.
La plus naturelle dans les coinmencemens
est de prendre un livre, qu'on quitte quand on
se sent recueilli par l'endroit qu'on vient de
lire, etqu'on reprend quaud cet endroit ne four-
nit plus rien pour se nourrir intérieurement.
En général , il est certain que les vérités que
nous goûtons davantage, et qui nous donnent
une certaine lumière pratique pour les choses
que nous avons à sacritier à Dieu , sont celles
où Dieu nn!is niarciue un attrait de grâce qu'il
faut suivre sans hésiter. L Es [jrit souffle oh il
veut '•; ov il est, là est aussi la liberté ^
Dans la suite on diminue peu à peu en ré-
llexions et en raisonnemens ; les sentimens af-
fectueux . les vues touchantes , les désirs aug-
' El U'ecni liiani in nu-ilio loniis im-i. Ps. xxxix i). —
- Rf/m. I. 18. — ^ --ici. VII. :>. — * Siiirilus ul)i vnll spi-
ral. Joan. m. R. — '^ Ul>i Spiiilus Doiiiini. ibi liborUs.
;/ Ce.-. 11'. iT.
MANUEL DE PIÉTÉ.
mentent : c'est qu'on est assez instruit et con-
vaincu par l'esprit. Le cœur goûte, se nourrit,
s'échauffe, s'enflamme; il ne faut qu'un mot
pour occuper long-temps. Enfin l'oraison va tou-
jours croissant par des vues plus simples et plus
fixes , en sorte qu'on n'a plus besoin d'une si
grande multitude d'objets el de considérations.
On est avec Dieu comme avec un ami. D'abord
on a mille choses à dire à son ami, et mille à lui
demander ; mais , dans la suite, ce détail de
conversation s'épuise , sans que le plaisir du
commerce puisse s'épuiser. On a tout dit; mais,
sans se parler, on prend plaisir à être ensemble,
à se voir, à sentir qu'on est l'un auprès de l'au-
tre, à se reposer dans le goût d'une douce et
pure amitié : on se tait ; mais , dans ce silence ,
on s'entend ; on sait qu'on est d'accord en tout ,
et que les deux cœurs n'en font qu'un ; l'un
se verse sans cesse dans l'autre.
C'est ainsi que, dans l'oraison, le commerce
avec Dieu parvient à une union simple et fa-
milière qui est au-delà de tout discours. Mais
il faut que Dieu fasse uniquement par lui-même
cette sorte d'oraison en nous , et rien ne seroit
ni plus téméraire ni plus dangereux que d'oser
s'y introduire soi-même. Il faut se laisser con-
duire pas à pas par quelque personne qui
connoisse les voies de Dieu , et qui pose
long-temps les fondemens inébranlables d'une
exacte instruction et d'une entière mort à
soi-même dans tout ce qui regarde les mœurs.
ni. DE l'usage des sacremens.
Pour les retraites et la fréquentation des sa-
cremens, il faut se régler par les avis de la per-
sonne en qui on prend confiance. 11 faut avoir
égard à ses besoins, à l'effet que la comnmnion
produit en nous, et à beaucoup d'autres cir-
constances propres à chaque personne.
IV. DES RETRAITES.
Les retraites dépendent du loisir et du besoin
où l'on se trouve. Je dis du besoin , parce qu'il
faut être sur la nourriture de l'ame comme sur
celle du corps : quand on ne peut supporter un
travail sans une certaine nourriture , il faut la
prendre ; auti-ement on s'expose à tomber en
défaillance. J'ajoute le loisir, parce que, ex-
cepté ce besoin absolu de nourriture dont nous
venons de parler , il faut remplir ses devoirs
plutôt que de suivre son goût de ferveur. Un
homme qui se doit au public, et qui passeroit le
temps destiné à ses fonctions à méditer dans la
retraite, manqueroit à Dieu en s' imaginant
s'unir à lui. La véritable union à Dieu est de
faire sa volonté sans relâche, et malgré tous les
dégoûts naturels , dans tous les devoirs les plus
ennuyeux et les plus pénibles de son état.
V. DU RKCUEILLEMEXT ET DU CHOIX DES COMPAGNIES.
Pour les précautions contre la dissipafion, les
voici en gros : c'est de fuir tous les commerces
de suite et de confiance avec des gens dans des
maximes contraires à la piété, et surtout quand
ces maximes contagieuses nous ont autrefois sé-
duits. Elles rouvriront encore facilement nos
plaies ; elles ont même une intelligence secrète
au fond de notre cœur ; nous y avons un con-
seiller doux et flatteur toujours prêt à nous aveu-
gler et à nous trahir.
Voulez-vous , dit le Saint-Esprit ' , juger
d'un homme? observez quels sont ses amis.
Comment celui qui aime Dieu , et qui ne veut
plus rien aimer que pour lui, auroit-il pour
amis intimes ceuxqui n'aiment ni ne connoissent
point Dieu, et qui regardent son amour comme
une foiblesse ? Un cœur plein de Dieu , et qui
sent sa propre fragilité, peut-il jamais être en
repos et à son aise avec des gens qui ne pensent
sur rien comme lui , et qui sont à tout moment
en état de lui ravir tout son trésor ? Le goût de
telles gens et le goût que donne la foi sont in-
compatibles.
Je sais bien qu'on ne peut et qu'on ne doit pas
même rompre avec certains amis auxquels on
s'est lié par l'estime de leur probité, par leurs
services, par l'engagement d'une sincère amitié,
ou enfin par la bienséance d'un commerce hon-
nête. On pique jusqu'au vif, d'une manière
dangereuse, les amis auxquels on ôte sans me-
sure une certaine familiarité et une confiance
dont ils sont en possession ; mais , sans rompre
et sans déclarer son refroidissement, on peut
trouver des manières douces et insensibles de
modérer ce commerce. On les voit en particu-
lier , on les disfingue des demi-amis, ou leur
ouvre son cœur sur certaines choses où la pro-
bitéetl'amitié mondaine suffisent pour les mettre
à portée de donner de sages conseils, et de penser
comme nous , quoique nous pensions les mê-
mes choses qu'eux par des motifs plus purs et
plus relevés ; enfin , on les sert , et on con-
tinue tous les soins d'une amitié cordiale sans
livrer son cœur.
Sans cette précaution tout est en péril ; et si
' i:rr(i. MU. -20.
MANUEL DE PIÉTÉ.
on ne prend courageusement, dès les premiers
jours, le dessus, pour se rendre, dans sa piété,
libre et indépendant de ces amis profanes , c'est
une piété qui menace ruine prochaine. Si un
homme qui est obsédé par de tels amis est d'un
naturel fragile, et si ses passions sont faciles à
enflammer . il est certain que ces amis , même
les plus sincères , le rentraîneront. Ils sont , si
vous voulez, bons, honnêtes, pleins de fidélité,
et de tout ce qui rend l'amitié parfaite ; n'im-
porte , ils sont empestés pour lui ; plus ils sont
aimables , plus ils sont à craindre. Pour ceux
qui n'ont point ces qualités estimables, il faut
les sacrifier ; trop heureux qu'un tel sacrifice,
qui doit coûter si peu , nous vaille une sijreté
si précieuse pour notre salut éternel !
CHOISIR LES HEIRES POUR VAQUER A DIEU.
Outre qu'il faut donc choisir avec un grand
soin les personnes que nous voyons , il faut en-
core nous réserver les heures nécessaires pour
ne voir que Dieu dans la prière. Les gens qui
sont dans des emplois considérables ont tant de
devoirs indispensables à remplir, qu'il ne leur
reste guère de temps pour être avec Dieu , à
moins qu'ils ne soient bien appliqués à ménager
leur temps. Si peu qu'on ait do pente à s'amu-
ser, on ne trouve plus les heures destinées ni
pour Dieu ni pour le prochain. Il faut donc tenir
ferme pour se faire une règle. La rigidité à
l'observer semble excessive; mais sans elle tout
tombe en confusion : on se dissipe, on se relâ-
che, on perd ses forces, on s'éloigne insensi-
blement de Dieu , on se livre à tous ses goûts ,
et on ne commence à s'apercevoir de l'égare-
ment où l'on tombe que quand on y est déjà
tombé jusqu'à n'oser plus espérer d'en pouvoir
revenir.
Prions , prions. La prière est notre unique
salut. Béni soit le Seigneur, qui n'a retiré de
dessus moi ni ma prière ni sa miséricorde \
Pour être fidèle à prier, il faut être tidcle à
régler toutes les occupations de sa journée avec
une fermeté que rien n'ébranle jamais.
* Benedictus Ueus , i[iii non aniovil orationriu iiio:in> ri
misericordiam suini .i iii'\ /'.s i.w. id.
PRÉCIS DES MOYENS
POUR ARRIVER A LA PERFECTION.
EXTRAITS
DE DEUX LETTRES DE FENBLOK.
l;
[" Il n'y a point dame qui ne dût être con-
vaincue qu'elle a reçu des grâces pour la con-
vertir et la sanctifier, si elle repassoit dans son
cœur toutes les miséricordes qu'elle a reçues. Il
n'y a qu'à admirer et à louer Dieu , en se mé-
prisant et se confondant soi-même. Il faut con-
clure de ces grandes grâces reçues , que Dieu est
infiniment libéral , et que nous lui sommes hor-
riblement infidèles.
•2" Il faut éviter la diL^sipalion , non par une
continuelle contention d'esprit qui casseroit la
tête , et qui en useroit les ressorts , mais par
deux moyens simples et paisibles : l'un est de
retrancher, dans les aumsemens journaliers ,
toutes les sources de dissipation qui ne sont pas
nécessaires pour relâcher l'esprit à proportion
du vrai besoin ; l'autre est de revenir doucement
et avec patience à la présence de Dieu , toutes
les fois qu'on s'aperçoit de l'avoir perdue.
3° Il n'est point nécessaire de mettre toujours
en acte formel et réfléchi tous les exercices de
piété : il suffit d'y avoir l'altenlion habituelle et
générale, avec l'intention droite et sincère de
suivre la fin qu'on doit s'y proposer. Les dis-
fractions véritablement involontaires ne nuisent
point à la volonté qui ne veut y avoir aucune
part; c'est la tendance réeUe de la volonté qui
fait l'essentiel.
i" Conservez sans scrupule la paix simple
que vous trouvez dans votre droiture , en cher-
rhant Dieu seul. L'amour de Dieu donne une
paix sans présom[)tion : l'amour-propre donne
un trouble sans fruit. Faites chaque chose le
moins mal que vous pourrez pour le bien-aimé.
Voyez ce qui vous manque sans vous flatter ni
décourager; puis abandonnez - vous à Dieu,
travaillant de bonne foi. sans trouble, à vous
corriger.
5" Plus vous serez vide de vos propres biens
et de vos ressources humaines , plus vous trou-
10
MANUEL DE PIÉTÉ.
verez une lumière et une force intime , qui vous
soutiendront au besoin, en vous laissant tou-
jours sentir votre foiblesse , comme si vous
alliez tomber à chaque pas. Mais n'attendez
point ce secours comme un bien qui vous soit
(lu : vous mériteriez de le perdre , si vous pré-
sumiez de l'avoir. Il faut se croire indigne
de tout, et se jeter humblement eutre les bras
de Dieu.
6° Quand c'est l'amour qui vous attire, lais-
sez-vous à l'amour; mais ne comptez point sur
ce qu'il peut y avoir de sensible dans cet attrait,
pour vous en faire un appui flatteur : ce seroit
tourner le don de Dieu en illusion. Le vrai
amour n'est pas toujours celui qu'on sent et
qui charme; c'est celui qui humilie , qui déta-
che , qui apefisse l'anie, qui la rend simple,
docile, patiente sous les croix, et prête à se lais-
ser corriger.
IL
1° Marchez dans les ténèbres de la foi et danr,
la simplicité évangélique , sans vous arrêter, ni
au goût, ni au sentiment, ni aux lumières de
la raison, ni aux dons extraordinaires. Conten-
tez-vous de croire , d'obéir, de mourir à vous-
même , selon l'état de vie où Dieu vous a mis.
2° Vous ne devez point vous décourager pour
vos distractions involontaires qui ne viennent
que de vivacité d'imagination et d'habitude de
penser à vos affaires. Il suffit que vous ne don-
niez point lieu à ces distractions qui arrivent
pendant l'oraison, en vous donnant une dissi-
pation volontaire pendant la journée. On s'épan-
che trop quelquefois; on fait même des bonnes
œuvres avec trop d'empressement et d'activité;
on suit trop ses goùls et ses consolations : Dieu
en punit dans l'oraison. Il faut s'accoutumer à
agir en paix , et avec une continuelle dépen-
dance de l'esprit de grâce , qui est un esprit de
mort à toutes les œuvres les plus secrètes de
l'amour-propre.
3° L'intention habituelle , qui est la tendance
du fond vers Dieu , suffit. C'est marcher en la
présence de Dieu. Les événemens ne vous Irou-
veroient pas dans celle situation, si vous n'y
étiez point. Demeurez-y en paix, et ne perdez
point ce que vous avez chez vous, pour courir
au loin après ce que vous ne trouveriez point.
J'ajoute qu'il ne faut jamais négliger, par dissi-
pation, d'avoir une intention plus distincte:
mais l'intention qui n'est pas distincte et déve-
loppée est bonne.
\° La paix du cœur est un bon signe , quand
on veut d'ailleurs de bonne foi obéir à Dieu
j)ar amour, avec jalousie contre l'amour-propre.
.5° Profilez de vos imperfections pour vous
détacher de vous-même , et pour vous attacher
à Dieu seul. Travaillez à acquérir les vertus,
non pour y chercher une dangereuse complai-
sance , mais pour faire la volonté du bien-
aimé.
6° Demeurez dans votre simplicité, retran-
chant les retours inquiels sur vous-même , que
l'amour-propre fournit sans cesse sous de beaux
prétextes. Ils ne feroient que troubler votre
paix , et que vous tendre des pièges. Quand on
mène une vie recueillie , mortifiée , et de dé-
pendance, par le vrai désir d'aimer Dieu, la
délicatesse de cet amour reproche intérieure-
ment tout ce ([ui le blesse: il faut s'arrêter tout
court dès qu'on sent cette blessure et ce repro-
che au cœur. Encore une fois , demeurez en
paix. Je prie Dieu tous les jours à l'autel qu'il
vous maintienne en union avec lui , et dans la
joie de son Saint-Esprit.
PRIÈRES DU MATIN.
« Venez , réjouissons-nous au Seigneur. C'est
» devant Dieu notre Sauveur que notre joie doit
» éclater. Présentons-nous devant sa face ; ad-
» mirons sa grandeur, et chantons ses louanges;
» car le Seigneur est le grand Dieu , le grand
» roi élevé au-dessus de toute puissance. Il n'a
» point rejeté son peuple, lui qui tient dans sa
» main toute l'étendue de l'univers , et qui voit
» les fondemens cachés des montagnes. La mer
» est à lui , c'est lui qui l'a faite ; ses mains ont
» fondé la terre. Venez, adorons-le : proster-
B nons-nous à ses pieds; pleurons devant le
» Seigneur. C'est lui qui nous a faits , c'est lui-
» même qui est notre Seigneur et notre Dieu ;
» nous sommes son peuple et son troupeau qu'il
» nourrit dans ses pâturages. Aujourd'hui , si
» vous entendez sa voix , gardez-vous bien d'en-
)> durcir vos cœurs, de peur de l'irriter, comme
» au jour où le peuple le tenta dans le désert.
» C'est là , dit-il , oh vos p??rs )no)tt (enté pour
» ni éprouver, et. ils virent mes œuvres. Pendant
)) quarante (ins , je me suis tenu tout auprès rjp
» ce peuple, et J'ai dit : Leurs cœurs sont
» toujours égarés; ils n'ont point connu mes
» voies , selon lesquelles j'ai juré , dans ma
MANUEL DE PIÉTÉ.
H
ï> colh'C , qu'ils nenf revoient point flima nxDi
» repos ' . »
Hélas! Seigneur, f;uit-il s'ctomu'i" de ce (|ue
nous n'entrons point dans cet aimable repos de
vos enfans? nous avons pérli«' contre toute votre
justice, et notre péché s'élève toujours contre
nous. La foi n'a point été notre lumière , l'espé-
rance n'a point été notre consolation , l'amour
n'a point été notre vie. Nous avons couru après
la vanité et le mensonge ; nos paroles ont été
fausses et malignes ; nos actions ont été sans
règle; nous avons vécu comme s'il n'y avoit
point une autre vie après celle-ci. Chacun n'a
aimé que soi , au lieu de ne s'aimer que pour
l'amour de vous. Quelle lâcheté! quelle ingra-
titude ! quel abus de la patience de Dieu et du
sang de Jésus-Christ î
Examinons uotie cousciencu, et écoutons Oieii au fond de
notre cœur, pour nous connoilre sans nous flatter.
.Je me confesse à Dieu tout-puissant , à la
bienheureuse Vierge Marie , à tous les anges ,
à tous les saints , et à vous , etc., parce que j'ai
péché par ma faute, par ma faute , par ma très-
grande faute. C'est pourquoi je prie tous les
amis de Dieu, du ciel et de la terre, d'in-
tercéder pour m'obtenir la rémission de toutes
mes fautes.
0 Dieu , j'ai horreur de moi ; je déteste tous
mes péchés pour l'amour de vous, et parce qu'ils
vous déplaisent. U beauté si ancienne et toujours
nouvelle! pourquoi faut-il que je commence si
tarda vous aimer? Plutôt mourir que de vous
offenser le reste de ma vie. Lavez-moi dans le
sang de l'Agneau. Fortilicz mou cœur contre
toutes les tentations de cette journée. Que je
marche en votre présence; que j'agisse dans la
dépendance de votre Esprit.
Notre Père qui êtes aux cieux , que votre nom
soit sanctifié : que votre royaume nous arrive ;
que votre volonté soit faite en la terre comme
au ciel ; donnez-nous aujourd'hui notre pain
quotidien; et pardonnez - nous nos offenses
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés : et ne nous induisez point en tentation;
mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.
Je vous salue, Marie, pleine de grâce; le
Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre
toutes les femmes, et béni est le fruit de votre
ventre , Jésus. Sainte Marie , mère de Dieu ,
priez pour nous pécheurs maintenant et h l'heure
de notre mort. Ainsi soit-il.
' Ps. XCIV,
Je crois en Dieu , le Père tout-puissant ,
créateur du ciel et de la terre; et en Jésus-
Christ , son tils unique , notre Seigneur ; qui a
été couru du Saint-Esprit, né de la Vierge
Marie ; a souffert sous Ponce Pilate ; a été cru-
cilié, mort et enseveli; est descendu aux enfers;
le troisième jour est ressuscité d'entre les morts;
est monté au ciel ; est assis à la droite de Dieu ,
le Père tout-puissant : de là viendra juger les
vivans et les morts. Je crois au Saint-Esprit ;
la sainte Eglise catholi([ue, la communion des
saints , la rémission des péchés , la résurrection
de la chair, la vie éternelle. Ainsi soit-il.
Ayez pitié de nous, Seigneur, Père, Fils,
Saint-Esprit; Dieu unique en trois personnes
égales.
Fils de Dieu , splendeur de la gloire du
Père , et le caractère de sa substance , ayez pitié
de nous.
Fils de Dieu , qui portez l'univers par votre
parole toute-puissante , ayez pitié de nous.
Fils de Dieu , sans usurpation égal à votre
Père, ayez pitié de nous.
Sagesse éternelle pour (jui la création de
l'univers n'a été qu'un jeu , ayez pitié de nous.
Jésus, l'attente du monde , et le Désiré des
nations, ayez pitié de nous.
.Jésus, montré de loin par les prophètes, et
annoncé par les apôtres jusqu'aux extrémités de
la terre, ayez pitié de nous.
Jésus , à qui le Père a donné pour héritage
toutes les nations , ayez pitié de nous.
Jésus, commencement et fin de tout ; source
de nos vertus , et objet de nos désirs , ayez pitié
de nous.
Jésus, sauveur de tous les hommes , et sur-
tout des fidèles , ayez pitié de nous.
Jésus, prince de paix, et Père du siècle futur,
ayez pitié de nous.
Jésus, auteur et consommateur de notre foi,
ayez pitié de nous.
Jésus, pontife compatissant à nos infirmités ,
mais sans tache, et plus élevé que les cieux ,
ayez pitié de nous.
Jésus, voie qui nous mène à la vérité, vérité
qui nous promet la vie, vie dont nous vivrons
à jamais dans le sein du Père , ayez pitié de
nous.
Jésus, fontaine d'eau vive qui rejaillit jusqu'à
la vie éternelle , ayez pitié de nous.
Jésus , eau ])ure qui désaltère à jamais les
cœurs, et qui éteint tout désir, ayez pitié de nous.
Jésus , lumière qui illumine tout homme ve-
nant au monde . ayez pitié de nous.
12
MANUEL DE PIÉTÉ.
Jésus, lumière qui se lève sur les peuples
assis dans la région de l'ombre de la mort , ayez
pitié de nous.
Jésus, pierre angulaire qui porte et qui unit
tout l'édifice de la maison de Dieu , ayez pitié
de nous.
Jésus, dont la parole est notre doctrine, la
vie notre modèle , et la grâce notre unique res-
source, ayez pitié de nous.
Jésus , qui enrichissez les honmies du trésor
de votre pauvreté , ayez pitié de nous.
Jésus, Dieu visible et familiarisé avec nous
pour nous diviniser, ayez pitié de nous.
Jésus, notre pain quotidien au-dessus de toute
substance , ayez pitié de nous,
Jésus, pain descendu du ciel pour donner la
vie au monde , ayez pitié de nous.
Jésus , véritable manne , qui a fous les goûts
pour un cœur pur, ayez pitié de nous.
Jésus, qui n'aviez pas même de quoi reposer
votre tête , pendant que vous nourrissiez au dé-
sert tant de milliers d'hommes d'un pain mira-
culeux , ayez pitié de nous.
Jésus, qui guérissiez toutes les langueurs du
corps pour préparer la guérison des plaies de
nos âmes, ayez pitié de nous.
Jésus, qui faisiez voiries aveugles, entendre
les sourds, marcher les boiteux, et qui ressus-
citiez les morts , pour convertir les pécheurs ,
ayez pitié de nous.
Jésus , homme de douleurs , rassasié d'oppro-
bres pour nous faire entrer dans votre gloire ,
ayez pitié de nous.
Jésus , qui avez attiré tout k vous , après que
vous avez été élevé sur la croix , ayez pitié de
nous.
Jésus , dont la mort nous fait mourir au
péché, et dont la résurrection nous fait vivre à
la grâce , ayez pitié de nous.
Jésus, monté à la droite du Père, pour y
élever nos cœurs , et pour transporter notre
conversation au ciel , ayez pitié de nous.
Jésus , qui avez envoyé votre Esprit de vé-
rité pour conduire tous les jours , jusqu'à la
consommation du siècle , l'Eglise votre épouse
sans ride et sans tache , ayez pitié de nous.
Jésus , qui nous avez faits vos amis , vos
cnfans , vos membres , pour nous faire ré-
gner avec vous sur le même trône , ayez pitié
de nous.
Jésus, qui nous entr'ouvrez déjà les portes
de la céleste Jérusalem , où Dieu sera lui-même
son temple, et où nous n'aurons plus d'autre
soleil que vous , ayez pitié de nous.
Jésus , qui nous enivrerez du torrent de v*s
délices dès que nous verrons la face du Père au
séjour de la paix , ayez pitié de nous.
Jésus , qui nous avez acquis par votre croix
ce royaume céleste où vous essuierez les larmes
de nos yeux, où il n'y aura plus de mort, où
les douleurs et les gémissemens s'enfuiront loin
de nous, ayez pitié de nous.
Jésus , courage des martyrs , et patience dés
confesseurs , ayez pitié de nous.
Jésus , société des solitaires au désert , et
science des docteurs de l'Église . ayez pitié de
nous.
Jésus , époux des vierges , couronne des
justes , et pénitence des pécheurs convertis ,
ayez pitié de nous.
Agneau qui effacez les péchés du monde, ayez
pitié de nous.
Seigneur , après nous avoir confondus par la
vue de nos misères , consolez-nous par celle de
vos miséricordes : faites que nous commencions
aujourd'hui à nous corriger, à nous détacher,
à fuir les faux biens qui sont pour nous de véri-
tables maux , à ne croire que votre vérité , à
nespérer que vos promesses, à ne vivre que de
voire amour. Donnez, et nous vous rendrons ;
soutenez-nous contre notre foiblesse. 0 jour
précieux, qui sera peut-être le dernier d'une
vie si courte et si fragile! 0 heureux jour,
s'il nous avance vers celui qui n'aura point de
fin !
Saints Anges , à qui nous sommes confiés ,
conduisez-nous , comme par la main , dans la
voie de Dieu , de peur que nos pieds ne heur-
tent contre quelque pierre.
0 Dieu , donnez votre amour aux vivans , el
votre paix aux morts.
PRIÈRES DU SOIR.
« Venez , vous tous qui servez le Seigneur ,
» bénissez maintenant son saint nom. Venez ,
» ô vous qui demeurez dans la maison de Dieu,
» et qui êtes assemblés autour du lieu saint.
» Pendant la nuit, levez vos mains vers le sanc-
» tuaire , et bénissez le Seigneur. Que le Sei-
» gneur, créateur du ciel et de la terre, répau-
» de du haut de Sion sa bénédiction sur vous
» tous ' . »
■ Pi. L\\\\\.
MANUEL DE PIÉTÉ.
i3
Seigneur , ouvrez-nous les yeux , de peur
que nous ne nous endormions dans la mort.
Hélas! cette journée n'a-l-elle pas été vide de
bonnes œuvres? Elle auroit pu nous mériter
l'éternité , et nous l'avons perdue en vains
amusemens. Peut-être est-elle la dernière d'une
vie indigne de toute miséricorde. 0 homme in-
sensé ! peut-être que cette nuit Jésus-Christ
viendraà la hâte pour te redemander cette ame,
qui est l'image de Dieu tout-puissant, toute dé-
figurée par le péché. 0 Seigneur, faites que,
pendant notre sommeil même , votre amour
veille pour nous, et qu'il fasse la garde autour
de nqtre cœur.
Examinons notre cùnscience , comme si nous étions assurés
d'aller dans ce moment paroitre devant Dieu.
Je suis l'enfant prodigue. Je me suis égaré
dans une terre étrangère : j'y ai perdu tout mon
héritage : je m'y suis nourri comme les animaux
les plus vils et les plus grossiers : me voilà af-
famé et mendiant. Mais je sais ce que je ferai ;
je retournerai vers mon père, et je lui dii-ai : 0
père , j'ai péché contre le ciel et contre vous.
N'êtes-vous pas le bon pasteur, qui laisse tout
son troupeau pour courir au miheu du désert
après une seule brebis égarée? N'est-ce pas vous
qui m'avez appris que tout le ciel est en joie
sur un seul pécheur qui fait pénitence ? Ne mé-
prisez donc pas un cccur contrit et humilié.
Je me confesse à Dieu tout-puissant, etc.
Notre Père qui êtes aux cieux. etc.
Je vous salue , Marie, etc.
Je crois en Dieu, le Père tout-puissant . elc.
comme ci-dessus , poije 1 1 .
Ayez pitié de nous. Seigneur , Père , Fils ,
Saint-Esprit; Dieu unique en trois personnes
égales.
Marie, mère de Dieu, et toujours vierge
quoique mère, priez pour nous.
Marie, quiètes, bien plus qu'Eve, lanière
des vivans , priez pour nous.
Marie , qui avez réparé tous les maux que la
première femme avoit fait entrer dans le monde,
priez pour nous.
Marie , qui nous avez donné le vrai fruit de
vie, plus précieux que celui du paradis terrestre,
priez pour nous.
Vierge, qu'un prophète montroit de loin
mettant au monde le Fils du Très-Haut , priez
pour nous.
Marie , qu'un ange descendu du ciel salua
avec admiration, comme étant pleine de grâce et
élevée au-dessus de toutes les femmes , priez
pour nous.
Marie , dont la pudeur virginale fut alarmée
à la V ne même d'un ange , priez pour nous.
Marie , qui demeurâtes tranquillement aban-
donnée à Dieu . quoique votre maternité in-
compréhensible vous exposât au déshonneur et
à une punition de mort . priez pour nous.
Marie, qui allâtes d'abord communiquer les
dons de Dieu à Elisabeth . votre sainte parente,
pripz poumons.
Marie, qu'Elisabeth ne put recevoir sans s'é-
crier : D'où me vient que la mère de mon Sei-
gneur fasse des pas vers moi? priez pour nous.
Marie , qui disiez dans un saint transport :
Voilà que tous les siècles me déclareront bien-
heureuse, carie Tout-Puissant a fait en moi de
grandes choses , priez pour nous.
Marie , (|ui rendiez gloire à Dieu de ce qu'il
avoit abattu les grands et relevé les petits,
comblé de biens les pauvres affamés et affamé
les riches superbes, pi'iez pour nous.
Marie . qui , voyant l'enfant Jésus annoncé
])Hi" les anges . montré par l'étoile, adoré par
les Mages dans une crèche , conserviez ces
choses, les repassant dans votre cceur, priez
pour nous.
Marie, qui. l'Ianl toujours vierge, voulûtes
néanmoins être puriliée comme toutes les fem-
mes connnunes. priez pour nous.
Marie, (pii apprîtes du saint vieillard Siméon
que votre Fils seroil l'objet de la contradiction
des hommes, et qu'un glaive de douleur per-
ceroit votre ame, priez pour nous.
Marie, qui, en rachetant votre Fils, selon
la loi , comprîtes qu'il n'en seroit pas moins
sacrifié pour racheter le monde, priez poumons.
Marie, si pronq)te à suivre toutes les impres-
sions de la foi, qu'un songe donné à Joseph
vous suffit pour vous faire emporter votre divin
Enfant en Egypte , priez pour nous.
Marie . qui demeuriez en paix sans consola-
tion ni ressource humaine dans celte terre étran-
gère, ne sachant pas même jusqu'à quand vous
y demeureriez, priez pour nous.
Marie, qui revîntes sans hésiter, comme
vous étiez partie , sur un simple songe mysté-
rieux de votre saint époux , priez pour nous.
Marie , qui cherchâtes avec douleur l'enfant
Jésus, demeuré au tem|)le à l'âge de douze ans
avec les docteurs de la loi , priez pour nous.
Marie , qui reçiites du .saint Enfant une ré-
ponse sévère, parce que sa mère ne devoit point
se mêler de ses travaux pour la gloire de son
Père céleste , priez pour nous.
u
MANUEL DE PIÉTÉ.
Marie, à qui fut soumis , peudant tant d'an-
nées, celui qui est la sagesse éternelle et la
toute-puissance même, priez pour nous.
Marie , qui obtîntes de votre Fils son pre-
mier miracle aux noces de Cana, priez pour
nous.
Marie , à qui Jésus lit alors une réponse aus-
tère , pour apprendre au monde que vous ne
deviez point entrer dans le sacré ministère ,
quoique vous fussiez pleine de trràce , priez
pour nous.
Marie , qui mouriez ainsi à toute consolation
sensible du côté de voire fils même, priez pour
nous.
Marie , fille de David , de Salomon . de tant
d'autres rois , qui étiez l'épouse d'un charpen-
tier , priez pour nous.
Marie, qui avez mené une vie simple, obs-
cure et laborieuse dans la pauvreté , votre Fils
n'ayant pas même de quoi reposer sa tête, priez
pour nous.
Marie, qui ne fîtes ni miracle ni instruction,
mais qui fiâtes un miracle de grâce et l'instruc-
tion de tous les siècles par votre silence , priez
pour nous.
Marie, de qui nous disons, counne une fem-
me le crioit à Jésus-Christ : Bienheureuses sont
les entrailles qui vous ont porlée , et les ma-
melles qui vous ont nourrie ! priez pour nous.
Marie , qui suivîtes tranquillement Jésus à la
croix, pendant que tous les apôtres épouvantés,
et sans foi aux promesses, éloient en fuite,
priez pour nous,
Marie, que Jésus mourant confia à son dis-
ciple bien-aimé , pour être comme sa mère ,
priez pour nous.
Marie, qui reçûtes alors connue un fils ce dis-
ciple bien-aimé, et qui eu fîtes le plus sublime
docteur de l'amour , priez pour nous.
Marie, dont les yeux Nu-ent Jésus mourant
sur la croix, et dont le cœur fut percé par le
glaive queSiméonavoit prédit, priez poumons.
Marie , avec qui les disciples persévéroient
dans l'oraison après l'ascension de votre Fils et
la descente du Saint-Esprit sur eux. priez pour
nous.
Marie , dont le cœur étoit déjà au ciel avec
votre Fils pendant que votre corps étoit encore
sur la terre . priez pour nous.
Marie . qui regardez encore la terre avec
compassion, quoique vous régniez dans le ciel,
priez pour nous.
Marie , qui ne flattez point les pécheurs im-
pénitens et ennemis de la croix de votre Fils ,
priez pour nous.
Marie , mère de miséricorde pour tous les
pécheurs pénitens, priez pour nous.
Seigneur , gardez nos esprits pendant que
nous veillons, et nos corps quand nous serons
dans le sommeil , afin que nous veillions avec
Jésus-Christ, et que nous dormions en paix.
Ayez pitié de notre foiblesse. Envoyez vos saints
anges , ces esprits de lumière, pour écarter loin
de vos enfans l'esprit de ténèbres qui tourne
autour de nous, connue un lion rugissant, pour
nous dévorer. Faites que nous lui résistions ,
étant courageux dans la foi. Donnez la péni-
tence aux pécheurs, la persévérance aux justes,
et la paix aux morts.
Que notre prière du soir monte vers vous,
Seigneur . et que votre miséricorde descende
sur nous.
EXPLICATION DE LA MESSE.
D'abord le prêtre et les assistans disent un
Psaume pour se préparer au sacrifice. Il est bon
d'entendre ce Psaume , ou de l'avoir traduit en
français, afin de s'attacher au sens, et d'exciter
dans son cœur les sentimens que ces paroles
peuvent inspirer.
Ensuite le prêtre dit le Confiteor, pour s'ac-
cuser devant Dieu , et se purifier avant que de
monter à l'autel. On doit s'accuser avec lui, et
demander à Dieu la pureté de cœur nécessaire
pour participer avec fruit à une action si sainte.
Le pi-ctre. étant à l'autel, dit encore une
prière de préjiaratiou , où il faut s'unir à lui :
puis il dit ce quon appelle V Introït , c'est-à-
dire le commencement d'un Psaume. Autre-
fois ou eu disoit im tout entier . mais on n'en
dit plus que quelques paroles : ces paroles sont
pleines de ferveur et d'onction ; ainsi on ne peut
rien faire de plus saint que d'y être attentif.
Immédiatement après, le prêtre vient du
côté de lEpitre au milieu de l'autel : il le baise,
après avoir imploré la miséricorde du Seigneur,
en répétant plusieurs fois le Kyrie eleison :
ensuite il se tourne pour saluer le peuple , en
lui disant : Le Seigneur soif arec vous. Celte
cérémonie de baiser le milieu de l'autel vient
de ce qu'il y a toujours en ce lieu des reliques;
anciennement on élevoh les autels sur les tom-
beaux des martyrs.
Après le h'i/rie eleison , et avant de baiser
MANUEL DE PIÉTÉ.
15
l'autel, le prèlre , aux jours de fêles, dit le
Gloria in excehis. Le Gloria in excelsis est un
composé de louanges pour Dieu et pour Jésus-
Christ, pendant lequel il faut s'unira l'Eglise,
qui les glorifie , et qui se réjouit à la vue de
leur gloire. On ne le dit point dans les temps
de pénitence . et il est réservé pour les solen-
nités.
Le prêtre étant revenu au coin de l'Épître ,
il dit une ou plusieurs oraisons; il faut deman-
der avec lui ce qu'il demande à Dieu. Après
l'Ecriture sainte , nous n'avons rien de plus
vénérable et de plus touchant que ces oraisons
de l'Eglise.
L'Epître se lit immédiatement après. L'Eglise
nous veut préparer au sacrifice par l'instruction,
et nous remplir de l'esprit de Jésus-Christ par
les paroles des apôtres ou des prophètes , avant
que de nous donner pour nourriture sa chair et
son sang. La parole de Dieu et le corps de Jésus-
Christ sont deux nourritures , dont l'une pré-
pare à recevoir l'autre dignement et avec fruit.
Après l'Epître , on lit encore quelques paro-
les des Psaumes , comme à Vlntroit. Ces deux
endroits-là ont été destinés au chant du peuple
fidèle, et à une pieuse joie qu'on doit ressentir
en louant Dieu. 11 faut se conformer à cette in-
tention de l'Eglise; on doit alors élever son
cœur vers le ciel , se joindre au chœur des an-
ges , et tâcher d'iniiter leur joie à la vue des
bienfaits de Dieu.
Le prêtre vient ensuite au milieu de l'autel ;
il y fait une admirable prière pour purifier son
cœur et ses lèvres avant de prononcer le saint
Evangile.
Puis il va le commencer en faisant sur lui le
signe de la croix, parce que Jésus-Christ cru-
cifié est l'objet principal que nous présente l'E-
vangile, et que nous devons porter la croix avec
lui pour être dignes de le suivre et de l'écouter.
Il faut adorer la sagesse et la vérité même dans
toutes les paroles de l'Evangile; Jésus-Christ
y parle pour nous : et qui écouterions-nous ,
si ce n'est celui qui a des paroles de vie éter-
nelle * ?
L'Evangile est suivi du Credo, dans les fêtes
considérables , parce que c'est dans ces solen-
nités qu(! le peuple fidèle , plein d'un même es-
prit , doit renouveler , à la face des saints au-
tels, la profession d'une même foi et l'adora-
tion de tous nos mystères. Nous devons exciter
en nous une vive foi , en prononçant cet abrégé
de la religion, qui est aussi ancien que l'Eglise.
^ Joan. VI. C9.
L'Offertoire étoit anciennement un Psaume,
qu'on chantoit pendant que les fidèles offroient
leurs dons pour le sacrifice. Ces dons étoient
grands, et emportoient un temps considérable.
Maintenant , le i-efroidissement de la charité a
accourci cette cérémonie ; on ne dit plus que
quelques paroles d'un /'s«t<7/ie, qu'il faut tâcher
d'imprimer dans son cœur. Alors le prêtre of-
fre à Dieu le pain et le vin qu'il va consacrer,
et cette offrande doit être accompagnée de celle
de nos cœurs.
Après la bénédiction et l'oblation des dons ,
le prêtre lave encore une fois ses mains, par res-
pect pour les divins mystères qu'il va toucher ,
et pour marquer la pureté intérieure avec la-
quelle il faut approcher du Saint des saints. Il
dit un Psaume très-convenable à cette action,
et on ne peut mieux faire que de le suivre pour
les paroles et pour les sentimens.
Puis il revient au milieu de l'autel , et y fait
une prière où il demande à la sainte Trinité, par
tous les mystères de la vie de Jésus-Christ , la
grâce de profiter d'un sacrifice si précieux.
Cela fait, il se tourne vers le peuple qu'il
exhorte à prier.
Après quoi il dit l'oraison qu'on nomme
Secrète , dans laquelle le prêtre prie Dieu de
recevoir favorablement les offrandes qui lui ont
été faites par les fidèles, afin que les dons offerts
par chacun d'eux, pour la gloire de son nom ,
soient utiles à tous pour leur salut.
Immédiatement après, vient la Préface, qui
est une espèce de conclusion de toutes les prières
précédentes. Dans chaque fête solennelle , on v
ajoute quelques paroles qui expliquent le mys-
tère : tout y est destiné à élever les cœurs vers
Dieu , et à marquer la joie de l'Eglise.
Elle est suivie du Canon , qui signifie règle,
eu grec. Il a été appelé ainsi , parce que c'est la
règle et la forme des prières de l'Eglise pour le
sacrifice. Cette forme que nous avons est très-
ancienne , et pleine des plus grands sentimens
de religion : on y voit toutes les demandes que
l'Eglise fait par les seuls mérites de Jésus-
Christ ; l'intercession des saints apôtres et mar-
tyrs y est [)Ourtant très-expresse. Cette parfie
de la messe se dit tout bas , non pas qu'on
veuille la cacher au peuple, que les pasteurs en
doivent au contraire instruire, mais c'est que la
première partie de la messe n'étant presque
composée que du chant des Psaumes et des ins-
tructions tirées de l'Evangile et des Epîtres des
apôtres , cette seconde partie est destinée à une
prière plus recueillie et plus intérieure. Cepen-
dant on ne doit pas laisser, quoique chacun
46
MANUEL DE PIÉTÉ.
prie en secret , de s'unir en esprit les uns aux
autres , et de se conformer au prêtre qui parle
toujours à Dieu au nom de tous. Le prêtre fait
souvent des signes de croix sur lui et sur les
choses offertes : les hérétiques se moquent de
cette cérémonie comme d'une superstition, mais
ils devroieut se souvenir comhien ce signe étoit
ordinaire et fréquent dans la plus sainte anti-
quité. Qu'y a-t-il de plus naturel que de re-
présenter sans cesse Jésus-Christ crucifié . dans
une action qui est le mémorial de sa mort dou-
loureuse , et où il se donne lui-même à nous
pour renouveler sans cesse son sacrilice ?
Quand le prêtre veut consacrer, c'est-à-dire
changer le pain et le vin au corps et au sang du
Sauveur, il cesse de parler en homme : revêtu
de la puissance de Jésus-( Christ . il eu prend les
paroles ; c'est Jésus-Christ même qui parle par
sa bouche ; nous n'en doutous pas , fondés sur
le précepte formel de Jésus-Christ même .qui
nous a dit : Faites ceci, c'est-à-dire, les mêmes
choses qu'il a laites. Dès lors , ce n'est plus du
pain ni du vin . c'est Jésus-<'du'ist tout entier
sous chaque espèce : car encore que l'espèce du
pain contienne et signifie sa chair, et celle du
vin son sang, et que ces deux espèces séparées
représentent la séparation violente qui se lit de
son sang et de sa ciiaii- sur le Calvaire , nous
savons néanmoins (|ue Jésus-Christ ressuscité
ne sauroil plus mourir, et que , dans l'état
glorieux et impassible où il est . son corps et
son sang ne sauraient plus être réellement sé-
parés. Ainsi, qui reçoit l'une des espèces, reçoit
tout Jésus-Christ.
Jésus-Christ étant devenu présent , selon sa
promesse , le prêtre l'adore en fléchissant le
genou, et l'élève pour le montrer au peuple,
afin qu'il soit adoré de tous. Dans la suite .
toutes les fois qu'il découvre ou couvre le calice,
il fait par respect une nouvelle génutlexion.
Ayant Jésus-Christ ainsi entre les mains, le
prêtre conjure par lui Dieu son père pour les
vivans et pour les morts. Nous voyons que tous
les siècles de l'Eglise ont fait de même . et nous
croyons que la présence de Jésus-Christ in-
tercède pour nous, et rend nos prières très-ef-
ficaces.
Ensuite le prêtre, plein de joie à la vue de ce
mystère, élève sa voix . et fait solennellement
avec tout le peuple cette divine ))rière que nous
tenons de Jésus-Christ même : Xof/r Père qui
êtes, etc. . prière à laquelle nulle autre ne mérite
d'être égalée , et à laquelle nous ne pouvons
refuser notre principale confiance sans faire in-
jure à Jésus-Christ.
Quand elle est finie , le prêtre prend l'espèce
du pain, et la rompt, pour signifier que le
corps de Jésus-Christ a été rompu et immolé
pour nous : puis il en met une parcelle dans le
calice , pour marquer la réunion de son corps
avec son sang dans sa résurrection triomphante.
Ensuite . arrêtant les yeux sur l'espèce du
pain . il dit , à la vue de Jésus-Christ , en
frappant sa poitrine , les paroles que dit saint
Jean-Baptiste lorsqu'il vit le Fils de Dieu :
Agneau de Dieu, etc.
Cela est suivi de trois [)rières ferventes pour
demander à Dieu le fruit du sacrifice de la com-
munion. Avant de la faire, le prêtre s'en re-
connoît indigne , et frappe encore sa poitrine ,
disant ces paroles touchantes du centenier :
Seigneur, je ne suis pas digne . etc. Après avoir
mangé le pain céleste, il boit le sang précieux.
Faut-il s'étonner que Jésus-Christ ait voulu
être notre nourriture pour s'incorporer ànous?
Il n'a pris noti-e chair que pour la sanctifier, et
pour devenir lui-même en nous un principe de
vie éternelle. Fn sabaissant sous l'apparence
d'un aliiueut si familier, il ne peut rien perdre
de son éternelle majesté ; et en frappant ainsi
nos sens par cette humiliation extérieure , il
exerce notre foi et excite notre tendresse. Ainsi
quoiqu'il s'humilie . rien ne l'avilit ; tout est
cîigne de lui dans ce sacrement ; c'est une suite
de ses bontés. ^
Après la communion du prêtre , vient celle
du peuple; car ils doivent tous être faits un
avec Jésus-Christ dans ce mystère d'union. Y
assister sans y participer, c'est manquer à suivre
l'institution de ce sacrement. Malheur, il est
vrai . à celtii qui . s'en approchant avec une
conscience impure, boiroit et mangeroit son
jugement ! Mais quand on est pur. comme les
Chrétiens doivent toujours l'être . on ne peut ,
ni se dis[>enscr de conuuunier dans la célébra-
tion de ce mystère, ni couimuuier dans une
autre heure à sa commodité . sans s'écarter de
l'intention de Jésus-Christ.
La communion est suivie des deux ablutions,
l'une pour faciliter le ])assage des espèces sa-
crées , l'autre pour recueillir avec respect les
parcelles et les gouttes précieuses iiui pourroient
rester dans le calice.
Puis le prêtre va dire au côté droit l'antienne
de la Communion , à laquelle on ajoutoit an-
ciennement le chant d'un psaïune comme à
Vfntroïf. Après cela, le prêtre levientau mi-
lieu de l'autel, qu'il baise, et se tourne pour sa-
luer le peuple ; de là, il va encore au côté droit
dire une ou plusieurs oraisons pour rendre grâces
MANUEL DE PIÉTÉ.
17
à Dieu , après quoi il retourne au milieu de
l'autel , où il baise encore le lieu des reliques.
Cela fait, il salue encore le peuple , et l'avertit
que la messe est finie ; il y ajoute sa bénédiction,
qu'il donne au nom de Dieu , et après l'avoir
invoqué. C'est une coutume de l'ancienne et de
la nouvelle alliance, que les prêtres bénissent les
peuples, c'est-à-dire qu'ils leur souhaitent les
biens du ciel. La piété des derniers temps a in-
troduit la coutume, que le prêtre, avant d'aller
quitter ses habits de cérémonie, lit le commen-
cement de l'Evangile de saint Jean . oii est mar-
quée en termes si sublimes la divinité de Jésus-
Christ , et la grandeur des desseins éternels
qui ont fait descendre le Fils de Dieu sur la
terre. Toute la religion est comprise dans ces
paroles.
INSTRUCTIONS
LES SACREMENS,
principalement sur la maniere de freqlenter
avec fruit les sacremens de penitence et
d'eucharistie.
DU BAPTÊME.
explication des cérémonies du baptême en forme
d'instruction.
La foi catholique nous enseigne que tous les
enfans d'Adam naissent dans le péché de leur
premier père ; qu'ils sont enfans de colère ,
indignes de l'héritage céleste, et enveloppés
dans la damnation générale. La même foi nous
apprend aussi que c'est pour les retirer de cet
état de perte et de mort que Jésus-Christ , sau-
veur de tous les hommes , a institué le sacre-
ment de Baptême. L'homme est régénéré dans
cette fontaine de vie : non-seulement le péché
originel y est pleinement effacé , et il ne reste
7'ien de V ancienne condaumation , comme dit
l'apôtre , dans ceux qui se dépouillent du vieil
homme , pour se revêtir du nouveau en Jésus-
Christ ; mais encore ils reçoivent une vraie ré •
gération, ils renaissent par la vertu de la grâce ;
FÉNELON. tome VI.
ils deviennent enfans adoptifs du Père , frères
et cohéritiers du Fils , temples du Saint-Esprit.
(Connue enfans , ils sont héritiers du royaume
éternel et de tous les biens promis. Dans ce
sacrement , ils sont marqués d'un caractère
spirituel et inelfaeable, qui les distingue comme
un peuple bien-aimé , et teint du sang de l'A-
gneau. Par ce sacrement , ils sont rendus ca-
pables de recevoir tous les autres ; car c'est le
Baptême qui est la porte du christianisme, et le
foudement de tout l'édilice spirituel.
Nous usons, mes très-chers frères, dans l'ad-
ministration de ce sacrement , de plusieurs cé-
rémonies, qui sont anciennes, touchantes , et
propres à nous rappeler un tendre souvenir des
principaux mystères de la religion.
l" Nous exorcisons celui qui doit être baptisé,
pour faire entendre que le péché originel le
tient sous la puissance du démon qui règne
dans le siècle corrompu, et pour délivrer la
créature de Dieu de la tyrannie de l'esprit de
mensonge.
2° Nous ajoutons aux exorcismes des souffle-
mens , ou exsufflations , pour chasser cet es-
prit impur et ennemi du salut des hommes,
par la vertu du Saint-Esprit comme notre
Seigneur Jésus-C-hrist communiqua cet Esprit
aux apôtres en souftlant sur eux.
3. Nous imprimons le signe de la croix au
front , à la i)oitrine et à la main droite de celte
personne, pour exprimer que c'est en vertu de
la mort douloureuse de Jésus-Christ sur la
croix, que nous sommes délivrés de l'esclavage
du péché, et que nous entrons dans la liberté
des enfans de Dieu. C'est par le Baptême que
nous sommes configurés à la mort du Sauveur,
c'est-à-dire rendus conformes à Jésus crucifié ,
et attachés sur la croix avec lui. C'est cette
croix qui doit être encore plus dans le fond
de notre cœur que devant nos yeux. C'est
elle que nous devons vouloir porter hum-
blement et patiemment tous les jours de notre
vie , pour l'amour de Dieu , à l'exemple de
Jésus-Christ, et en pénitence de nos péchés.
C'est cette croix dont nous devons être toujours
armés pour le combat des tentations contre le
monde, contre la chair, et contre le démon.
4" Nous mettons du sel dans la bouche de
cette personne , afin qu'elle conserve , par le
sel de la sagesse évangélique , la pureté de la
foi^ et qu'elle soit préservée de la corruption
des mœurs. Le sel de la véritable sagesse lui
est donné pour goûter les choses d'en haut ,
pour se dégoûter de celles de la terre , et
[)Oui' ne i)rononcer que des paroles assaison-
2
^8
MANUEL DE PIÉTÉ.
nées de justice , de bienséance, de grâce et de
vérité.
5° Nous mettons le doigt avec de la salive
aux oreilles et aux narines de la personne, pour
représenter l'action mystérieuse par laquelle
nous voyons , dans l'Evangile , que Jésus-
Christ donna la parole à un homme sourd et
muet. L'entendement de l'homme est ouvert
par la grâce du Baptême . pour pouvoir écouter
les paroles de la foi , pour les croire de coeur,
et pour les confesser de bouche.
6° Nous donnons à cette personne un parrain
et une marraine , pour marquer une naissance
nouvelle, où chacun doit avoir de nouveaux
parens selon l'esprit , qui aient soin d'instruire
et de faire croître le nouveau né en Jésus-Christ.
7° Le parrain et la marraine renoncent pour
cette personne à Satan, à ses pompes, à toutes
ses œuvres. Cette promesse doit être inviolable-
ment accomplie , quoiqu'elle soit faite par
autrui. C'est cette promesse cpii nous attire le
plus grand des biens. On ne promet pour nous
que de renoncer à la vanité et au mensonge .
pour nous acquérir un vrai droit au royaume
promis. Heureux ceux qui renoncent à des
biens si faux et si méprisables, pour posséder
le bien éternel et infini! (Juiconque est chré-
tien n'est plus libre d'aimer le monde , ni de
chercher les pompes de Satan. On ne sauroil
être vainement chrétien sans être humble et
par conséquent soumis à Dieu dans l'humilia-
tion. Quiconque est encore rempli de l'ambi-
tion et de la vanité mondaine, se rengage dans
les liens de Satan , viole les promesses de son
baptême , et en foule aux pieds la récompense.
8° La manière dont nous touchons cette per-
sonne montre que tout son corps malade a besoin
du remède céleste. En effet , depuis le péché
d'Adam , qui a passé en nous par sa contagiou ,
la chair de l'homme est révoltée contre l'esprit :
elle est sujette à des passions grossières et hon-
teuses contre la raison; ce n'est plus qu'un
corps de mort , parce que ce n'est plus qu'un
corps de péché ; on ne peut plus soumettre celte
chair corrompue à l'esprit , qu'en soumettant
l'esprit à Dieu par sa grâce : il tant tâcher de
purifier le corps avec l'esprit.
9° On met un linge ou vêtement blanc sur la
tête du nouveau baptisé , parce que les enfans
ont été et sont encore d'ordinaire vêtus de
blanc , et que les personnes , même les plus
âgées, qui reçoivent le Baptême, deviennent
alors des enfans nquveau-nés en Jésus-Christ.
En quelque âge avancé qu'ils puissent recevoir
le Baptême , ils sont toujours enfans par cette
naissance spirituelle : ils doivent être revêtus
de la robe blanche et sans tache de l'innocence,
avec laquelle ils puissent se présenter au jour
de leur mort devant Jésus-Christ.
10" On met dans la main de cette personne
un cierge allumé , pour montrer qu'elle doit
être une lampe ardente et lumineuse dans la
maison de Dieu . que son cœur doit brûler du
feu de l'amour que Jésus-Christ est venu allu-
mer sur la terre, et que l'exemple de ses vertus
doit éclairer tous les fidèles.
1 1° Nous donnons un nouveau nom à cette
personne, afin qu'on sache que c'est un homme
nouveau , qui est plus attaché à Dieu qu'au
monde entier, et à l'Eglise qu'à sa famille ;
qu'il est prêt à oublier son propre nom , sa
patrie et tous ses parens, pour suivre Jésus-
Christ jusqu'à la mort de la croix. C'est un
nouveau nom qui lui est donné , parce que
Dieu fait en lui toutes choses nouvelles. Ce nom
est celui d'un saint , qui doit être le ])atron ou
protecteur auprès de Dieu de celui qui le por-
tera. Ce saint est principalement celui dont il
doit imiter les vertus, afin que le nom qu'il
en reçoit aujourd'hui soit écrit au livre de vie.
IL
AVIS AU PARRAIN ET A LA MARRAINE, APRES L ADMI-
NISTRATION DU SACREMENT DE BAPTÊME.
Vois , parrain , et vous , marraine , vous
venez de répondre à Dieu et à la sainte Eglise
que vous prendrez soin de l'instruction de cet
enfant , ])our le remplir de toutes les vérités
de la foi catholique , apostolique et romaine .
pour le préparer au salut éternel. Il n'est
nommé votre filleul . qu'à cause qu'il devient
votre fils spirituel en Jésus-Christ, en sorte
que vous avez contracté , à la face des saints
autels, l'obligation de lui tenir lieu de père et
de mère , pour la pureté des mœurs et de la
foi. Il est vrai que le père et la mère , qui ont
mis cet enfant au monde, ne sont pas déchargés
du soin de son éducation chrétienne ; mais vous
y êtes obligés avec eux , et votre devoir est de
suppléer à tout ce qui manqueroit de leur parL
Vous devez donc veiller sur l'enfant , pour
vous assurer qu'il apprenne exactement foutes
les vérités de la foi qui sont contenues dans les
trois parties du Catéchisme de ce diocèse, avec
les Commandemens de Dieu et de l'Eglise ,
la vertu de chaque sacrement , et la manière de
les recevoir ; surtout la préparation nécessaire
pour se bien examiner, pour bien confesser ses
MANUEL DE PIÉTÉ.
19
péchés avec toutes les circonstances nécessaires,
pour en concevoir une véritable douleur, et
pour éviter les occasions de rechute ; comme
aussi les dispositions d'humilité , de recueille-
ment et d'amour avec lesquels on doit commu-
nier pour le ftiire avec fruit. Vous devez aussi
faire en sorte que l'enfant saciie exactement par
cœur l'oraison que Jésus-Christ a enseignée à
ses apôtres , afin qu'elle soit à jauiais dans la
bouche et dans le cœur de tous les fidèles :
Notre Père , etc., la salutation de l'ange : Je
vous SALUE , Marie , etc., pour obtenir la puis-
sante intercession de la mère du Fils de Dieu ,
et pour se nourrir dans une pieuse confiance en
cette mère de miséricorde ; enfin le Symbole
des apôtres : Je crois en Dieu , etc. , qui com-
prend en abrégé les vérités fondamentales du
christianisme , et qui étant toujours appris par
cœur, sans être écrit , servoit autrefois comme
de marque à laquelle les Chrétiens se recon-
noissoient les uns les autres au temps des persé-
cufions.
Vous êtes avertis que vous avez contracté
une parenté spirituelle avec cet enfant , avec
son père et avec sa mère , en sorte que vous
ne pouvez avoir en mariage aucun des trois ,
et qu'un mariage que vous contracteriez avec
l'un d'entre eux seroit nul. Mais cette pa-
renté spirituelle n'est point entre vous, parrain
et marraine , ni entre la femme du parrain et
le mari de la marraine.
DE LA CONFIRMATION.
Ce sacrement ne se donne qu'une fois. Il im-
prime aussi un caractère qui est un signe
spirituel qui nous disfingue comme étant initiés
et fortifiés pour la milice spirituelle. Il demande
qu'on soit en état de grâce i)0iu- le recevoir di-
gnement.
Quoique ce sacrement ne soit pas absolument
nécessaire pour le salut, il est néanmoins d'une
extrême importance que chacun ne manque
pas de le recevoir. C'est le don du Saint-Es])rit
pour résister aux tentations continuelles de
cette vie. Plus nous sommes foiblcs et attaqués,
plus nous avons besoin de recourir à un si
puissant secours. Le négliger c'est se rendre in-
digne d'une grâce si précieuse , et mériter de
tomber, comme tombent les âmes téméraires
qui ne se défient point d'elles-mêmes , et qui
négligent les grâces offertes.
Ce sacrement a été institué pour augmenter
et affermir en nous la grâce du Baptême , afin
que nous n'ayons jamais de honte de confes-
ser Jésus-Christ crucifié, que nous méprisions
les railleries des libertins, et même s'il le
falloit , les persécutions des ennemis de notre
salut ; afin que nous soyons disposés à répandre
notre sang dans le martyre pour chacune des
vérités de la foi en parficulier , et que nous
ayons un courage humble, simple et modeste
contre toutes les tentations que nous n'aurons
pu fuir.
DE LA PENITENCE.
Qui est-ce qui conserve sans aucune tache
la robe nupUale reçue au Baptême? Hélas!
nous portons ce trésor dans des vases d'argile.
Si quelqu'un d'entre nous, dit saint Jean ', ose
assurer qu'il est exempt de péché , il se trompe,
et la vérité n'est pas en lui. Les justes mêmes ,
en cettevie mortelle, quelque saints qu'ils soient,
quoique Dieu ne les abandonne pas après les
avoir justifiés, quoique l'esprit de Jésus-Christ
coule sans cesseen eux, tombent cependant quel-
quefois pour le moins dans des fautes légères ,
qui se font tous les jours, et qu'on appelle pé-
cbés véniels. C'est tout ensemble avec humilité
et vérité qu'ils s'accusent et qu'ils disent : Notre
Père qui êtes aux deux , pardonnez-nous nos
offenses. C'est par cet aveu humble et sincère
qu'ils obtiennent le pardon de leurs péchés de
tous les jours; c'est parl'aumône qu'ils les rachè-
tent ; c'est par le jeune , ou par le crucifiement
de leur chair qu'ils les expient. Mais les fautes
de précipitation ou d'inadvertance ne sont rien,
en comparaison de celles où l'on veut , de
propos délibéré , partager entre Dieu et le
monde un cœur que Dieu demande tout entier ;
où on ose estimer ce que Jésus-Christ con-
damne, et vivre autrement qu'il ne le prescrit ;
où on détourne les yeux de dessus les com-
mandemens du Tout-Puissant, pour se livrer
aux désirs d'une chair corrompue et révoltée.
Il est de la justice de Dieu de punir ces crimes,
ou dans cette \ie , ou après cette vie. Seigneur,
s'écrie saint Augustin, brûlez, coupez ici bas
les membres que j'ai fait servir à l'iniquité,
et épargnez-moi, au jour de l'éternité, ces té-
nèbres extérieures, ces flammes vengeresses,
ce ver rongeur et immortel, dont vous m'avez
effrayé. Dieu ne veut pas la mort du pécheur,
> 1 .)o;iii. 1. 8.
20
MANUEL DE PIETE.
pourvu qu'il revienne à lui avec un cœur con-
trit et humilié. Quelque monstrueux que soient
nos crimes par leur nombre et par leur énormilé.
ne désespérons pas ; ce seroit le crime de Gain
et de Judas : la miséricorde de Dieu est plus
grande que notre malice. Dieu aime mieux que
nous nous punissions nous-mêmes dans le
temps , par une pénitence volontaire capable
d'apaiser sa justice , que d'être obligé de nous
punir dans l'éternité, par des peines infinies
qui ne pourroient plus le fléchir. Quelle bonté !
s'écrie saint Augustin , quelle miséricorde ,
quelle patience ! Nous péchons , et la vie nous
est continuée! nos péchés se nmltiplienl , et
Dieu , que nous offensons , ne tranche point le
fil de nos jours! Dieu entend tous les jours
qu'on blasphème son saint nom ; il voit tous
les jours sa loi violée par les hommes , celle de
ses créatures qu'il a le plus gratifiées, et il ne
laisse pas de faire luire son soleil sur les bons
et sur les méchans. Il fait plus ; de tous côtés il
rappelle les pécheurs à leur devoir ; il les in-
vile de tous côtés à la pénitence. Au dehors , il
appelle par un directeur, par un prédicateur,
en laissant le temps de se repentir ; au dedans,
il appelle par une pensée intime , par un sen-
timent de consolation, par une impression affli-
geante. Le bon pasteur laisse nonante-neuf bre-
bis dans le désert, pour aller chercher celle qui
s'est égarée. Le Père céleste court au-devant de
l'homme pécheur qui vient avouer ses fautes :
les anges dans le ciel se réjouissent de sa con-
version. Mais prenons garde d'abuser de cette
patience si longue , si pleine de miséricorde ,
de peur d'amasser contre nous un trésor de
colère au jour de vengeance et du juste juge-
ment de Dieu. Ah! plutôt que de périr dans
notre naufrage , hàtons-nous de prendre la
planche que Jésus-Christ a la bonté de nous
offrir, et sauvons-nous. Recourons au sacrement
de Pénitence; c'est le remède que le Sauveur
du monde a institué pour effacer les péchés
commis après le Baptême, et pour nous appli-
quer de nouveau les mérites de sa passion.
Adressons-nous aux prêtres qu'il a établis juges
de la lèpre du cœur humain , et à qui il a con-
fié le pouvoir de remettre ou de retenir les
péchés, avec assurance que ce qu'ils auroient
fait sur la terre , en exerçant ce ministère de la
réconciliation , seroit ratifié dans le ciel.
EXAMEN DE CONSCIENCE.
Repassons donc d'abord , dans l'amertume
de notre cœur , les égaremens de notre vie
passée, au moins depuis notre dernière confes-
sion.
1° Rendons-nous tous les jours nos devoirs
à Dieu qui nous a créés, qui nous conserve, qui
répand avec profusion sur la terre nos alimens,
nos vêtemens ? l'adorons-nous comme notre
souverain Seigneur? l'aimons-nous au-dessus
de tout, comme un père infiniment aimable ?
le remercions-nous comme notre bienfaiteur
universel ? Méditons-nous sa loi , l'aimons-
nous , la pratiquons-nous ? Notre ingratitude
ou notre indifférence à l'égard de Dieu est le
plus grand de tous nos péchés : c'est la source
de tous les autres. Si nous étions fidèles à nous
occuper de Dieu , à l'aimer préférablement à
tout, à n'aimer tout ce qu'il a fait que par rap-
port à lui^ je l'ose dire, nous ne pécherions pas,
ou nous ne pécherions guère . nous respecte-
rions son nom ; nous ne le prendrions point en
vain pour appuyer le mensonge, et jamais nous
n'abuserions de ses dons pour l'outrager,
2" Pensons-nous au Fils de Dieu fait homme
pour nous ? Sommes-nous assez instruits des
obligations que nous lui avons de s'être livré à
la mort pour nous racheter de l'esclavage du
péché et du démon? Qu'avons-nous fait jus-
qu'ici pour lui marquer notre reconnoissance ?
Croyons-nous toutes les vérités qu'il est venu
nous enseigner? Son EvangUe fait-il nos déli-
ces? en vivons-nous? nos œuvres ne le démen-
tent-elles pas ? N'avons-nous jamais négligé
d'aller entendre les pasteurs et les prédicateurs
qui nous instruisent en son nom ? Sommes-nous
exacts à nous unir, fêtes et dimanches , aux
fidèles assemblés pour le prier, le remercier,
chanter ses louanges ? nous tenons-nous alors
dans les Eglises avec la modestie et la révérence
qui sont dues aux lieux que le Seigneur ho-
nore plus particulièrement de sa présence ?
N'est-ce pas en ces jours tout consacrés à son
service, que nous nous occupons à un travail
mercenaire , et que nous l'offensons davan-
tage ?
3" Savons-nous que nos membres sont ,
même ici bas, les temples du Saint-Esprit,
comme nos corps sont les membres de Jésus-
Christ ? Combien de fois nous est-il arrivé de
les profaner, de les faire servir à l'iniquité, de
les prostituer? Parures recherchées et indécen-
tes, qui ont servi de pièges au prochain ; pa-
roles ou chansons contraires à la pudeur ; lec-
tures ou visites dangereuses ; yeux immodestes,
privautés, etc. qui mènent à l'impureté; autres
excès encore plus criminels , dont saint Paul
veut que le nom même soit banni d'entre les
MANUEL DE PIÉTÉ.
2i
fidèles, et dont le désir seul est un péché grief.
N'avez-vous pas encore fait une idole de votre
ventre, par trop de bonne chère et de friandise,
mangeani en glouton, buvant en ivrogne? On
pèche encore contre le Saint-Esprit en n'écou-
tant pas sa voix dans le fond du cœur, en ne
suivant pas ses inspirations, en faisant le mal
opposé au bien qu'il daigne nous suggérer.
4" Croyons-nous que Jésus-Christ n'a fondé
qu'une Eglise , dans laquelle quiconque veut
être sauvé doit entrer, et hors laquelle il n'y a
point de salut? C'est celle où président les sou-
verains pontifes, saint Pierre et ses successeurs
dans le siège de Koine , marchant à la tète des
autres évêques pour conduire les fidèles. C'est
avec cette Eglise que Jésus-Christ demeure,
enseigne, baptise et remet les péchés jusqu'à
la fin du monde ; c'est contre elle qu'il assure
que les portes de l'enfer ne prévaudront ja-
mais. La regardons- nous comme sa fidèle
épouse, comme notre sainte mère ? respectons-
nous ses décisions? lui obéissons-nous avec une
parfaite soumission? Jeûnons-nous, faisons-
nous abstinence ? assistons-nous aux offices,
fréquentons-nous les sucrcmens lorsqu'elle l'or-
donne? Evitons-nous les hérétiques et les schis-
matiques qu'elle condamne? Jetons -nous au
feu, ou portons-nous à nos évêques les livres
qu'elle proscrit ?
5° N'avons-nous jamais manqué au respect,
à l'amour , à l'obéissance , à l'assistance que
nous devons à nos parens, ou à nos supérieurs?
Pères et mères , maîtres et maîtresses, avez-
vous veillé avec soin à l'éducation, à l'instruc-
tion et à toute la conduite de vos enfans, de vos
inférieurs, de vos domestiques? leur avez-vous
donné bon exemple ?
6" Quel est notre amour pour le prochain ?
quelle idée en avons-nous ? le regardons-nous
comme frère , enfant du même Père céleste,
destiné comme nous pour vivre ici bas dans le
sein de l'Eglise , épouse du Fils de Dieu, et
pour jouir avec nous là-haut des biens éternels?
Dans cette vue. l'avons-nous aimé autant que
nous, sain ou malade, pauvre ou riche, maître
ou domestique, ami ou ennemi ; nous réjouis-
sant du bien qui lui arrive : compatissant à
ses peines ; le secourant dans ses besoins, par
nos services, par notre bourse, par nos instruc-
tions ? L'excès de notre amour-propre n'a-t-il
point étouH'é dans notre cœur ces sentimens
d'humanité et de christianisme ? A leur place,
n'y avons-nous pas laissé croître une hauteur
orgueilleuse, le désir de vengeance, la colère,
le mépris, l'envie, la jalousie, le noir chagrin,
l'antipathie, la fraude et la tromperie? N'a-
vons-nous pas attenté à son honneur par des
soupçons ou jugemens téméraires, par des mé-
disances, des calomnies, des faux témoignages?
ne l'avons-nous jamais injurié, frappé, blessé?
L'amour immodéré des richesses, qui est une
espèce d'idolâtrie, ne nous a-t-il jamais portés
à désirer ses biens, à les retenir malgré lui, à
en jouir sans son aveu , à les lui enlever par
vol. usure, gain excessif et illicite ?
7° Quelle a été notre fidélité à nos promes-
ses, à nos vœux, à nos règles, à notre oraison,
à nos lectures spirituelles, à nos examens ? n'a-
vons-nous rien à nous reprocher sur la tiédeur
avec laquelle nous approchons des sacremens,
et sur le peu de fruit que nous en retirons ?
quels efforts faisons-nous pour nous corriger
de nos défauts ? ne présumons-nous pas que
Dieu nous sauvera, quoique nous abusions de
ses grâces , et que nous ne conformions pas
notre volonté à la sienne ? Le temps nous est
donné pour travailler à notre salut avec crainte
et tremblement : nous devrions l'employer
entièrement à faire de bonnes œuvres, chacun
suivant notre état et condition : combien en
perdons-nous au lit par paresse, à la toilette, au
jeu, en lecture de romans, en visites inutiles ?
ACTE DE CONTRITION.
Dites en vous-même, à la vue de vos péchés :
0 mon Dieu, comment ai-je pu vous oublier et
vous offenser? J'ai mérité d'être exclu à jamais
de l'héritage céleste , loin de votre face, et de
souffrir tous les tourmens des enfers. 0 patience
de mon D%i , comment avez-vous pu souffrir
et attendre si long-temps une créature si in-
grate? 0 mon amour, comment ai-je pu vivre
sans vous aimer? J'ai honneur de mes péchés.
Je me jette entre les bras de votre infinie misé-
ricorde. Ayez pitié d'un cœur affligé de vous
avoir été infidèle. Lavez-moi dans le sang de
votre Fils. Changez, Seigneur, changez encore
une fois ce cœur vain et corrompu par toutes
ses passions : arrachez-le , Seigneur , et don-
nez-m'en un autre , un cœur nouveau , un
cœur humble, un cœur pur, un cœur selon le
vôtre.
BON PROPOS.
Quoi qu'il arrive, ô mon Dieu, je veux mou-
rir à moi-même , et vous aimer au-dessus de
tout. Quoi qu'il en coûte , je veux vivre selon
voire volonté et non selon la mienne. Quelque
22
MANCEL DE PIÉTE.
violence qu'il faille me faire, je veux être juste,
sincère, charitable, reconnoissant, chaste, so-
bre, renoncer à mes inclinations vicieuses, fuir
les mauvaises compagnies , éviter les occasions
de retomber dans mes fautes. Commandez
donc. Seigneur , commandez tout ce que vous
voudrez à votre foible créature, qui vous doit
tout ; mais donnez-lui le don d'aimer , et de
faire tout ce que vous lui commanderez. Ne
permettez pas qu'elle vous soit encore infidèle,
et qu'elle abuse de vos grâces.
CONFESSIOÎÎ .
Dans ces dispositions, allez vous prosterner
aux pieds du prêtre. Accusez-vous de tous les pé-
chés dont vous vous trouvez coupable : qu'une
fausse honte ne vous en fasse receler aucun ;
ce seroit un nouveau péché , et un sacrilège
horrible que vous accumuleriez sur votre tête,
au lieu du pardon que vous présumiez d'ob-
tenir. Armez-vous de courage à la vue des
avantages qui doivent vous revenir d'une con-
fession humble , sincère et entière : vous êtes
assuré d'avance que la confusion d'un moment
que vous allez essuyer, en découvrant volon-
tairement vos péchés à un prêtre ( qui vous
doit sur ce point un secret inviolable), va vous
en mériter la rémission , mettre votre cons-
cience en repos dès à présent, et vous épargner
au jour du jugement l'insupportable confusion
de les voir manifester à tout l'univers. Plus
vous serez courageux à vous accuser et à vider
toute l'infection de votre cœur, plus votre con-
solation et votre paix seront grandes après.
Dites donc tout', jusqu'aux circonstances nota-
bles, afin que le confesseur, connoissant par-
faitement la profondeur de vos plaies, y apporte
les remèdes convenables et salutaires. Si vous
craignez d'omettre quelqu'un de vos péchés
dans le temps de la confession, déclarez d'abord
tous ceux dont vous aurez souvenance, et priez
ensuite le confesseur de vous interroger, s'il le
juge à propos.
SATISFACTION.
Votre confession étant finie, écoutez la péni-
tence que le prêtre vous impose. Acceptez-la
humblement , en promettant de l'accomplir
fidèlement , le plus tôt que faire se pourra.
Persuadez-vous que , quelque grande qu'elle
vous paroisse, elle ne peut être proportionnée
à l'énormité de vos fautes, que par l'union aux
souffrances et aux satisfactions que Jésus-Christ
a offertes pour nous à son Père. Remerciez Dieu
de la grâce qu'il vous fait de pouvoir satisfaire
en cette vie, par une peine si légère, à sa jus-
tice , qui châtie si rigoureusement dans l'autre
vie les mêmes péchés qu'il vient de vous
remettre. Soyez encore attentif aux avis que le
prêtre vous donnera pour vous préserver à
l'avenir contre vos passions qui vous ont fait
tomber, surtout contre cette passion favorite
qui Ait et qui domine en vous. Si c'est l'avarice
qui a été votre idole, il vous suggérera de mar-
quer le mépris que vous faites des biens qui
passent , en les partageant libéralement avec
les pauvres, membres de Jésus-Christ. Si c'est
la volupté à qui vous avez rapporté vos actions
comme à une divinité, il vous dira de fuir les
lieux, de renoncer aux compagnies, de brûler
les livres et les tableaux qui l'ont fait naître et
qui l'entretiennent ; il ajoutera ce que saint
Paul a prêché, que ceux qui sont à Jésus-Christ
ont châtié et crucifié leur chair avec ses vices
et ses convoitises. N'est-il pas honteux que,
sous un chef innocent couronné d'épines, les
membres coupables vivent dans la mollesse ? Si
les honneurs de ce siècle vous ont enivré ,
regardez, vous dira-t-il, le Fils de Dieu, égal
à son Père , qui s'anéantit jusqu'à souffrir la
mort, et la mort de la croix, pour nous détrom-
per des vains honneurs. Ce n'est qu'en mettant
bas tout orgueil , et en s' humiliant , qu'on
mérite d'être exalté. Aimez à être oublié des
hommes et à en être compté pour rien. Dieu
saura bien vous élever.
Le prêtre nous recommandera surtout de
n'avoir aucune confiance en nos propres forces ;
nous retomberions bientôt. Il nous engagera à
recourir à Dieu par la prière. Seigneur , c'est
en vain que je garderois mes pieds pour me
garantir des pièges innombrables qui m'envi-
ronnent : le danger est en bas, mais la déli-
vrance ne peut venir que d'en haut. C'est là
que mes yeux s'élèvent pour vous voir venir.
La contagion du monde, ma propre corrupfion,
les plaisirs qui se présentent, les richesses que
j'entrevois , les honneurs qu'on me propose,
tout est piège. Seigneur, sans vous. C'est vers
vous seul que j'élève mes yeux et mon cœur.
Je désespère de moi-même , je n'espère qu'en
vous : conservez-moi.
AVIS SUR L ABSOLUTION.
Le prêtre ne la doit donner qu'aux pénitens
qu'il juge bien disposés. Alors elle opère la
grâce de la guérison , la rémission des péchés.
MA>'UEL DE PIETE.
23
Ceux qui conservent de l'ininiilié contre leur
prochain, sans vouloir se reconcilier: qui ne
restituent pas le bien d'autrui, le pouvant faire ;
qui retombent dans leurs péchés par la mau-
vaise habitude à laquelle ils sont encore atta-
chés, ne taisant rien pour la déraciner ; qui
refusent de quitter l'occasion prochaine du
liéché ; qui ignorent les choses quils doivent
croire et faire pour arriver au salut ; et géné-
ralement tous ceux qui ne sont pas véritable-
ment repentans de leurs péchés, ou qui n'ont
pas un désir sincère de se corriger et de mieux
vivre, peuvent bien s'adresser au prêtre et se
confesser ; mais ils ne doivent pas souffrir que
le prêtre leur donne l'absolution, tandis qu'ils
sont dans ces mauvaises dispositions. Ce seroit
une profanation sacrilège du sacrement qu'ils
ajouteroient par là à leurs autres crimes. Ces
sortes de pécheurs doivent alors prier le prêtre
de leur différer l'absolution jusqu'à ce que leur
cœur soit changé , et qu'ils aient achevé de
rompre les liens qui les attachent encore au
péché. Le prêtre aura pitié d'eux , leur don-
nera de bons avis, et tâchera par ses prières,
ses jeûnes et ses aumônes, d'attirer sur eux la
grâce d'une parfaite conversion.
DE L'EUCHARISTIE.
I.
1° Quoique nos yeux n'aperçoivent dans
l'Eucharistie qu'une apparence de pain, la foi
néanmoins y découvre , sous cette apparence,
le vrai corps de Jésus-Christ qui a été attaché
sur la croix pour nous. Il y est avec son sang
répandu pour notre salut, avec son âme, avec
sa divinité. Il y est vivant, immortel, glorieux,
tel quil est à la droite de son Père. Comme
Moïse changea en Egypte l'eau en sang, et une
baguette en un serpent ; connue Jésus-Christ
changea aux noces de Cana l'eau en vin, de
même il change le pam et le vin en sou corps
et en son sang, dès que le prêtre prononce eu
sou nom à la messe les paroles sacramentelles.
C'est sa toute-puissance qui fait ce miracle,
comme tant d'autres qui ne lui coûtent rien. 11
faut sans raisonner croire tout ce qu'il dit. Les
|)aroles des hommes sincères disent ce qui est ;
mais les paroles toutes-puissantes du Fils de
Dieu font ce qu'elles disent.
2° L'Eucharistie est le sacrement de l'amour.
Combien Jésus-Christ uous a-l-il aimés, puis-
qu'il n'a pas dédaigné de se faire notre nourri-
ture de chaque jour ? 11 veut être notre pain
quotidien , en sorte qu'il soit l'aliment le plus
familier de nos âmes, comme le pain grossier
nourrit nos corps. Le pain des corps ne fait
qu'en retarder la mort et la corruption ; mais
Jésus-Christ, pain de nos âmes, les fera vivre
éternellement. C'est le pain descendu du ciel
pour donner la vie au monde. C'est être ennemi
de soi-même , c'est vouloir mourir , que de
n'être pas aiîamé de ce pain. Le Sauveur est là
qui vous attend avec ses mains pleines de grâ-
ces. C'est l'Agneau égorgé pour les péchés du
monde , qui veut être mangé dans ce festin
céleste. Venez , enfans de Dieu, vous rassasier
de cette chair divine et vous désaltérer dans ce
sang, qui efface tous les péchés. Il ne cache les
ravous de sa gloire que pour n'éblouir pas vos
foibles yeux , et pour vous accoutumer à une
plus grande familiarité. Croyez , espérez , ai-
mez : portez le bien-aimé dans vos poitrines,
et laissez-le régnera jamais au dedans de vous.
Chacun des autres sacremeus nous donne la
grâce particulière qui est propre à son institu-
tion; mais celui-ci nous donne Jésus-Christ
même , source de toutes les grâces, auteur et
consonnnateur Je notre foi.
3° Par ce sacrement, les hommes, s'ils sont
bien disposés, sont incorporés à Jésus-Christ,
pour ne faire plus qu'un seul tout avec lui.
Cette nourriture, si elle est bien prise, fait que
Jésus-Christ vit, parle, agit, souffre et exerce
en nous toutes les vertus. Elle nous fait croître
chaque jour d'une vie toute diAine et cachée
avec Jésus-Christ en Dieu. Elle humilie notre
esprit , elle mortifie notre chair, elle dompte
nos passions brutales , elle nous fortifie contre
les tentations , elle nous inspire le recueille-
ment et la prière ; elle nous tient unis à Dieu
dans une vie toute intérieure ; elle nous détache
de cette vie si fragile et si courte ; elle nous
enflamme du désir du règne de Dieu dans le
ciel. Elle nous donne une horreur infinie du
péché mortel et une crainte filiale qui nous
alarme à la vue des fautes même les plus vé-
nielles ; elle nous soutient au milieu des croix
et des tentations , pour nous faire continuer
notre pèlerinage jusqu'à la montagne de Dieu.
-i" Mais avant que de manger ce pain des
anges , il faut que Ihonmie s'éprouve, qu'il
interroge et qu'il soude son propre cœur , de
peur de se rendre coupable du corps et du sang
du Sauveur. Quiconque le recevroit dans une
conscience impure, avec quelque péché mortel,
au lieu de se plonger dans la fontaine d'eau
24
MANUEL DE PIÉTÉ.
vive, boiroit et mangeroit son jugement pour sa
perte éternelle : il donneroit à Jésus-Christ le
baiser traître de Judas ; il fouleroit aux pieds
le sang de la victime, par laquelle seule il peut
apaiser la colère de Dieu : il ne feroit qu'ajou-
ter à tous ses autres péchés les sacrilèges d'une
confession sans pénitence et d'une communion
indigne.
5° Il seroit inutile de s'abstenir de la commu-
nion , de peur de communier indignement. En
communiant indignement , on change le pain
de vie en poison , et on s'empoisonne soi-
même; mais en ne communiant pas, on se
prive de la nourriture , et on se laisse mourir
de défaillance dans cette privation. 11 faut donc
communier, et communier dignement; il faut
tout sacrifier pour se mettre en état de manger
avec fruit ce pain quotidien; il faut renoncer
non-seulement aux péchés mortels , aux vices
grossiers et qui font horreur , mais encore aux
occasions dangereuses d'y tomber. Il faut même
renoncer à l'affection volontaire pour les péchés
véniels , qui retranchent peu à peu les vérita-
bles alimeus de l'amour de Dieu au fond du
cœur. Comment peut-on nourrir en soi l'a-
mour de Dieu au-dessus de tout , quand on
veut demeurer attaché de propos délibéré aux
choses qui lui déplaisent , qui contristent son
Saint-Esprit , et qui nous mettent en tentation
continuelle d'aimer ce que Dieu veut que nous
n'aimions pas? Quand vous aurez fait ce sacri-
fice sincère à Dieu , vous mangerez en ange le
pain des anges. Vous vivrez pour lui ; vous au-
rez la consolation de le recevoir fréquemment.
La véritable manière de communier est de le
faire avec une telle pureté de co:'ur, qu'on
puisse le faire tous les jours, selon l'usage des
premiers chrétiens.
6" Après la communion , demeurez recueilli
en vous-même et intimement uni à Jésus-
Christ que vous portez dans votre poitrine
comme dans un ciboire. Remerciez-le ; écou-
tez-le ; goûtez la joie de le posséder ; admirez
son amour ; priez-le de ne vous quitter jamais.
N'oublions pas de demander à Jésus-Christ
de nous accorder la grâce de le recevoir en via-
tique dans notre dernière maladie. N'attendons
pas l'extrémité pour demander ce pain de vie :
il doit nous soutenir et nous fortifier dans ce
passage si pénible à la nature. Repus du corps
et du sang du Fils de Dieu . nous irons paroî-
tre avec plus de confiance au tribunal du sou-
verain Juge.
II.
BONHEUR DE L AME UME A JESUS-CHRIST DANS LA
SAINTE COMMUNION.
Qu'on est riche , quand on porte son trésor
au fond de son cœur , et qu'on n'en veut plus
d'autre ! Qu'on est heureux dans les croix ,
lorsqu'on a toujours avec soi son consolateur !
Qu'on est puissant et invincible , malgré ses
sensibilités et ses foiblesses , lorsqu'on possède
Jésus-Christ au-dedans de soi! C'est vous, ô
mon Dieu , ô mon amour ! c'est vous que je
reçois dans le sacrement ; c'est vous qui nour-
rissez mon ame de votre chair , qui donne la
vie au monde , et de votre substance divine ,
qui est l'éternelle vérité. C'est vous que je
tiens , que je goûte , que je possède , que je
garde reposant dans ma poitrine , comme votre
disciple bien-aimé reposoit sur la vôtre. Je vous
ai; n'ai-je pas tout? Que me faut-il encore?
que me peut-il manquer ? 0 Dieu d'amour ,
vous rassasiez en moi tout désir! je suis plein ,
et mon cœur ne peut plus s'ouvrir à aucun au-
cun autre bien, puisqu'il a le bien inflni. Que
craindrai-je avec celui qui m'aime et qui peut
tout? Que ne soufl'rirai-je point pour l'amour
de celui qui , après avoir souffert la mort pour
moi , vient encore souffrir dans mon cœur , et
de si près , toutes mes misères? Hélas! qui me
donnera une bouche pour louer et un cœur
pour sentir ses miséricordes? 0 sacrement , où
l'amour se cache pour être cherché plus pure-
ment ! ô secret merveilleux de l'amour de mon
Dieu! mon cœur tombe en défaillance, en ap-
prochant de vous. Qu'ai-je fait pour vous mé-
riter ? Pain des anges ! vous vous donnez aux
plus grands pécheurs , et vous ne dédaignez
point d'entrer dans les consciences les plus
souillées. Que ferai-jc pour me donnera vous?
Tout me manque en moi-même pour reconnoî-
tre tant de grâces; mais faites tout. J'avoue
mon impuissance et mon indignité; je manque
même de senfimens pour un si aimable mys-
tère. Mais , 6 amour ! vous vous plaisez à re-
luire dans notre boue ; faites donc éclater vos
merveilles dans ce cœur corrompu ; aimez-
vous vous-même en moi ; plongez votre créa-
ture, pour la renouveler, dans les flammes du
Saini-Esprit.
MANUEL DE PIÉTÉ.
25
III.
EXHORTATION ADRESSEE AU DIT. DE BOIRGOGNE . AU
MOMENT DE SA PREMIERE COMMUNION.
Le voilà enfin arrivé, Monseigneur, ce jour
que vous avez tant désiré et attendu , ce jour
qui doit apparemment décider de tous les au-
tres de votre vie jusqu'à celui de votre mort.
Ecce Salvator tuus venit , et merces ejus cum
€0. Il vient à vous sous les apparences de l'ali-
ment le plus familier , afin de nourrir votre
ame , comme le pain nourrit tous les jours vo-
tre corps. 11 ne vous paroîtra qu'une parcelle
d'un pain commun ; mais la vertu de Dieu y
sera cachée , et votre foi saura bien l'y trouver.
Dites-lui , comme Isaïe le disoit : Verè tu es
Deus absconditus . C'est un Dieu caché par
amour; il nous voile sa gloire , de peur que nos
yeux n'en soient éblouis, et afin que nous puis-
sions en approcher plus familièrement. Acce-
dite ad eitm, dit un Psaume , et illuminamini ,
et faciès vestrœ non confundentur. C'est là que
vous trouverez la manne cachée, avec les divers
goûts de toutes les vertus célestes. Vous man-
gerez le pain qui est au-dessus de toute subs-
tance. Il ne se changera pas en vous , homme
vil et mortel ; mais vous serez changé en lui
pour être un membre vivant du Sauveur. Que
la foi et l'amour vous fassent goûter le don de
Dieu ! Gustate , et videte quoniam suavis est
Dominus.
DE L'EXTRÈME-ONGTION.
I.
Jésus-Christ a institué ce sacrement pour
être le canal des grâces qu'il veut nous faire
dans nos grandes nialadies , pour nous aider
puissamment contre les derniers efforts du ten-
tateur , pour effacer les restes de nos péchés ,
pour consommer notre sanctification , même
pour rétablir la santé de notre corps , autant
qu'il est expédient pour notre salut. Ne crai-
gnons donc pas que cette sainte onction avance
notre mort. Hâtons-nous de la demander , tan-
dis que nous jouissons encore de toute notre
raison : c'est le moyen assiiré de la recevoir
avec beaucoup plus de fruit. C'est dans ce mo-
ment qu'il importe de rappeler toute notre foi .
notre espérance, notre amour, notre confor-
mité aux ordres du Tout-Puissant, d'en donner
même des marques extérieures , autant que la
maladie nous le permettra.
1° Assurons notre pasteur qui vient nous
donner ce dernier sacrement, que nous croyons
fermement tous les articles de la foi et tout ce
que notre mère , la sainte Eglise catholique ,
apostolique et romaine , croit et enseigne. Di-
sons , si nous le pouvons , le symbole des apô-
tres, qui est l'abrégé de notre foi et la marque
qui distinguoit autrefois les Chrétiens. Témoi-
gnons que nous sommes prêts à mourir dans
cette foi catholique , comme de véritables en-
fans de l'Eglise, et que nous voulons rendre le
dernier soupir dans son sein et recevoir de sa
main les sacremens que Jésus-Christ lui a con-
fiés pour nous.
2° Témoignons que toute notre confiance est
en notre Seigneur Jésus-Christ , et que nous
espérons le royaume du ciel qu'il nous a acquis
par son sang.
3" Témoignons que nous aimons Dieu, et que
nous désirons de laimer encore plus parfaite-
ment , et comme les saints l'aiment sans cesse
dans le ciel. Disons : 0 sagesse , je crois toutes
les vérités que vous nous enseignez. 0 miséri-
corde! j'espère tous les biens que vous nous
promettez. 0 bonté ! je vous aime et ne veux
plus rien aimer que pour vous et de votre
amour.
4" Disons en nous-inôme : ') mon Dieu !
comment ai-je pu vous oublier et vous offenser?
0 patience de mon Dieu! comment avez-vous
pu souffrir et attendre si long-temps une créa-
ture si ingrate? 0 mon amour! comment ai-je
pu vivre sans vous aimer? J'ai horreur de mes
péchés ; je me jette entre les bras de votre infi-
nie miséricorde : ayez pitié d'un cœur affligé
de vous avoir été infidèle; lavez-moi dans le
sang de votre Fils.
5° Ajoutons tout haut, si nous le pouvons :
Je demande pardon à toutes les personnes pré-
sentes ou absentes vers lesquelles j'ai manqué ,
ou par hauteur , ou par promptitude , ou par
prévention mal fondée , ou par attachement à
mon propre intérêt , ou par quelque autre
mauvais motif. Je les conjure de tout oublier
pour lamour de celui qui nous a remis toutes
nos offenses.
H" Au reste , soyons bien résolus de faire un
meilleur usage de la vie , si Dieu nous rend la
santé , et de recevoir la mort comme une grâce
qui finit le danger continuel de la vie , si Dieu
nous appelle à lui.
7" Ne manquons pas d'olfrir à Dieu toutes
les douleurs de corps et d'esprit que nous souf-
-26
MA>:CEL DE PIÉTÉ.
frons , pour obteuir la rémission de nos péchés.
Acceptons cette maladie comme une pénitence,
et reconnoissons que nous méritions une souf-
france éternelle en la place d'un mal si léger.
II.
EXHORTATION Al MALADE , APRES Qu'lL A REÇL" LE
SACREMENT DE l'eXTRÊME-OXCTION.
Après avoir reçu le sacrement qui donne la
force d'en haut dans le dernier combat contre
l'ennemi du salut, il ne vous reste plus qu'à
vous dégager l'esprit de toutes les vaines pen-
sées du monde trompeur. La vanité et le men-
songe ne doivent plus distraire un chrélieu qui
se prépare à aller comparoître devant Jésus-
Christ. Notre corps est une espèce de prison où
notre ame est retenue pour y souffrir , pour y
être tentée et pour mériter en résistant à la
tentation. Ce monde plein de traverses est un
lieu d'exil ; le ciel est notre patrie ; c'est la terre
promise ; c'est le port où nous jouirons du re-
pos éternel après la tempête. Heureux ceux qui
meurent au Seigneur! la mort n'est qu'un mo-
ment de peine qui est le passage au royaume
de Dieu : Jésus-Christ a voulu souffrir pour la
vaincre , et la vaincre pour nous. Mourons avec
lui, et la mort sera pour nous la véritable vie.
(]orame la vie est un danger continuel, la
mort est une grâce qui assure l'effet de toutes
les autres. Pourquoi craindre d'aller voir celui
que nous aimons et qui nous aime? Pourquoi
craindre l'avènement de son règne bienheureux
en nous.
Anciennement on avoit coutume d'oindre
les corps de ceux qui dévoient combattre dans
les spectacles publics , afin que leurs membres
fussent plus souples et plus agiles dans le com-
bat. C'est ainsi que l'Eglise fait sur ses enfans
les onctions mystérieuses du Baptême , de la
Confirmation et de l'Ordre, afin qu'ils com-
battent plus fortement dans les tentations de la
vie. Mais voici rExtrême-Onction , que vous
venez de recevoir pour le dernier combat , qui
vous prépare la couronne incapable de se flétrir.
Le principal etîet de ce sacrement est de for-
tifier notre ame contre la tentation de langueur,
de tristesse et de découragement , où l'infirmité
du corps la pourroit jeter. Par la grâce de ce
sacrement , l'esprit est soulagé , renouvelé,
rendu victorieux de la douleur , pendant que
le corps s'appesantit et tend à la corruption.
Le second effet est la rémission des péchés
qui peuvent rester encore dans l'ame.
Enfin ce sacrement peut produire la santé
du corps, ou son soulagement, si c'est un bien
pour l'ame et si les desseins de la Providence y
conviennent.
Ranimez votre foi, nourrissez votre cœur de
l'espérance ; laissez-le enflammer de la charité.
Demandez la grâce , sans laquelle on ne peut
rien mériter, et souvenez-vous que Jésus-Christ
a promis qu'il sera donné à quiconque deman-
dera. Combien désire-t-il de nous accorder sa
grâce , puisqu'il nous presse de la lui deman-
der, et qu'il nous prévient par elle , afin que
nous la lui demandions ! Comment ne nous
donneroit-il pas ses secours , après s'être donné
lui-même? Il est riche en miséricorde mr tous
ceux qui l'invoquent. Attachez-vous donc à sa
croix , pour recevoir avec son sang les grâces
qui découlent de ses plaies sacrées. Regardez
Jésus , votre sauveur, qui , du haut de celte
croix , où son amour l'a attaché , vous tend les
bras pour vous recevoir. Vous trouverez en lui
une miséricorde encore plus grande que votre
misère. Ne vous découragez donc point à la vue
de vos péchés ; aimez celui qui vous a aimé lors
même que vous ne l'aimiez pas , et que vous
l'offensiez , et il vous sera remis beaucoup de
péchés. Fermez les yeux au monde entier qui
n'est plus rien pour vous; ne pensez plus qu'au
bien-aimé qui vous recevra à jamais dans son
sein. Tous les travaux sont passés ; tous les gé-
missemens sont finis ; toutes les douleurs et
toutes les misères d'ici-bas s'enfuiront loin de
vous à jamais, vous irez au royaume des vivans
voir la face du Père céleste , et régner sur le
même trône avec Jésus-Christ.
DE L'ORDRE.
Les évèques seuls sont les ministres de ce sa-
crement. Suivant l'institution de Jésus-Christ ,
et à l'imitation des apôtres , ils ordonnent les
prêtres et les diacres par la prière et l'imposition
de leurs mains. Ils font les sous-diacres, les
acolytes , les exorcistes , les lecteurs et les por-
tiers , eu leur présentant et faisant toucher les
instrumens propres à chacun de ces offices. La
disposition à tous ces ordres est la tonsure.
Quand l'évêque coupe les cheveux et donne
Ihabit ecclésiastique au clerc , celui-ci déclare
qu'il prend le Seigneur pour son partage , et
qu'il se dévoue plus parfaitement à son service.
Personne ne doit de lui-même prétendre à l'hon-
neur du sacerdoce ,; mais celui-là seulement qui
MANUEL DE PIÉTÉ.
27
y est appelé de Dieu , soit par le clioix de son
évêque, soit par le ministère et le conseil de
ceux à qui l'évèque ('onfie le soin d'examiner la
vocation d'un chacun. Les évêques sont au-des-
sus des prêtres, chargés par le Saint-Espi-it de
gouverner l'Eglise , de l'instruire , de l'éditier.
Les prêtres offrent comme eux le sacrifice de la
loi nouvelle , et travaillent sous eux au salut des
âmes. Le reste du clergé , chacun suivant son
ordre plus ou moins relevé, est destiné pour
servir à l'autel dans le temps du sacrifice, pour
catéchiser, et pour aider le prêtre dans ses au-
tres fonctions. La grâce qu'ils reçoivent à l'or-
dination les engage à être plus humbles , plus
détachés des biens de cette vie passagère , à être
plus sobres et plus purs que le commun des
fidèles. Ils sont, par leur état , comme les mé-
diateurs entre Dieu et les hommes : obligés de
vaquer spécialement à l'oraison , et de prier
pour les peuples ; chargés de travailler à faire
honorer Dieu et à sauver les âmes.
DU MARIAGE.
Le Mariage a été institué dès l'origine du
genre humain , avant sa corruption, et dans la
parfaite innocence du paradis terrestre; il nous
représente l'union sacrée de Jésus-Christ avec
l'Église son épouse. Jésus-Christ a voulu le
sanctifier par sa présence aux noces de Cana ,
où il fit son premier miracle. Il a voulu répan-
dre par ce sacrement une bénédiction abondante
sur la source de notre naissance , afin que ceux
qui s'unissent dans cet état ne songent qu'à avoir
des enfans , et moins à en avoir qu'à en donner
à Dieu , qui ressemblent à leur Père céleste. Le
lien du Mariage rend les deux personnes insé-
parables, et la mort seule peut rompre ce lien.
L'esprit de Dieu l'a réglé ainsi pour le bien des
hommes, afin de réprimer l'inconsfance et la
confusion qui Iroubleroient l'ordre des familles
et la stabilité nécessaire pour l'éducafion des
enfans. Ce joug perpétuel est difficile à sup-
porter pour la plupart des hommes légers, in-
quiets, et remplis de défauts. Chacune des deux
personnes a ses imperfections; les naturels sont
opposés ; les humeurs sont souvent presque in-
compatibles; à la longue la complaisance s'use;
on se lasse les uns des autres dans cette néces-
sité d'être presque toujours ensemble , et d'agir
en toutes choses de concert. Il faut une grande
grâce , et une grande fidélité à la grâce reçue ,
pour porter patiennuent ce joug. Quiconque
l'acceptera par l'espérance de s'y contenter gros-
sièrement, y sera bientôt mécompte; il sera
malheureux , et rendra sa compagne malheu-
reuse. C'est un état de tribulation et d'assujé-
tissement très-pénible , auquel il faut se prépa-
rer en esprit de pénitence, quand on s'y croit
appelé de Dieu. La grâce du sacrement adoucit
ce joug , et donne la force de le porter sans im-
patience. C'est par cette grâce que les deux
personnes se supportent et s'entr'aident avec
amour.
Vous, époux, aimez votre épouse comme
Jésus-Christ a aimé son Église , qu'il a lavée de
son sang , et qui est l'objet de ses complaisances.
Chérissez votre épouse comme un autre vous-
même , puisque par le Mariage les deux per-
sonnes n'eu font plus qu'une. Epargnez-la ,
ménagez-la , conduisez-la avec douceur et ten-
dresse , par persuasion , vous souvenant de
l'infirmité de son sexe , suivant l'instruction de
l'Apôtre. Communiquez -lui vos affaires avec
confiance , puisque les vôtres deviennent les
siennes dans cette intime société. Accoutumez-
la à l'application . au travail domestique , au
détail du ménage, afin qu'elle soit en état d'é-
lever des enfans avec autorité et prudence , dans
la crainte de Dieu.
Et vous , épouse , aimez et honorez votre
époux comme l'Eglise aime et honore Jésus-
Christ son époux. Regardez Jésus-Christ même
en lui. Obéissez-lui selon Dieu comme à votre
chef, comme à celui qui vous représente Dieu
sur la terre. Tâchez de mériter sa confiance par
votre douceur , par votre complaisance , par
votre modesfie, par votre soin pour le soulager.
Soyez-vous inviolablement fidèles l'un à l'autre.
Ne vous contentez pas de fuir avec horreur tout
ce qui ressenliroit l'infidélité , mais évitez avec
précaution jusqu'aux plus légers ombrages qui
pourroient altérer la confiance dans cette sainte
union. Montrez-vous l'un à l'autre une simpli-
cité et une modestie qui vous ôtent réciproque-
ment toute défiance. Que votre état vous force à
tenir plus facilement la chair soumise à l'es-
prit, et non à lui permettre une dangereuse
licence.
Puisque les enfants sont les fruits de la bé-
nédiction du Mariage, je prie Dieu qu'il vous
en donne qui soient des saints, et qui servent
un jour à vous consoler dans votre vieillesse.
28
MANUEL DE PIÉTÉ.
REFLEXIONS SAINTES
TOUS LES JOURS DU MOIS.
PREMIER JOUR.
SUR LE PEU DE FOI Qu'lL Y A DANS LE MONDE.
Croyez-vous que le Fils de l'homme venant sur la terre
y trouvera de la foi? S. Luc. xviii. 8.
I. vS'iL y venoit maintenant, en trouveroit-il
en nous ? Où est notre foi ? où en sont les mar-
ques ? Croyons-nous que cette vie n'est qu'un
court passage à une meilleure ? Pensons-nous
qu'il faut souflrir avec Jésus-Christ, avant que
de régner avec lui ? Regardons-nous le monde
comme une figure trompeuse, et la mort comme
l'entrée dans les véritables biens ? Vivons-nous
de la foi ? nous anime-t-elle ? Goùtons-nous
les vérités éternelles qu'elle nous présente ? en
nourrissons-nous notre âme avec le même soin
que nous nourrissons notre corps des aliments
qui lui conviennent ? Nous accoutumons-nous
à ne regarder toutes choses que selon la foi ?
Corrigeons-nous sur elle tous nos jugemens ?
Hélas ! bien loin de vivre de la foi, nous la fai-
sons mourir dans notre esprit et dans notre
cœur. Nous jugeons en païens ; nous agissons
de même. Qui croiroit ce qu'il faut croire, fe-
roit-il ce que nous faisons ?
II. Craignons que le royaume de Dieu ne nous
soit ôté, et ne soit donné à d'autres qui en pro-
duiront mieux les fruits. Ce royaume de Dieu
est la foi, quand elle est régnante et dominante
au milieu de nous. Heureux qui a des yeux
pour voir ce royaume ! La chair et le sang n'en
ont point. La sagesse de l'homme animal est
aveugle là-dessus, et veut l'être. Ce que Dieu
fait intérieurement lui est un songe. Pour voir
les merveilles de ce royaume intérieur, il faut
renaître, et pour renaître il faut mourir : c'est à
(juoi le monde ne peut consentir. Que le monde
méprise donc, qu'il condamne, qu'il se moque
tant qu'il voudra; pour nous, mon Dieu, il nous
est ordonné de croire et de goûter le don céleste.
Nous voulons être du nombre de vos élus, et
nous savons que personne ne peut en être, sans
conformer sa vie à ce que vous enseignez.
Il" JOUR.
SUR l'uMQUE CHEMIN DU CIEL.
Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. S. Mafth, vu. 8.
I. Ce n'est que par la violence qu'on entre dans
le royaume de Dieu ; il faut l'emporter d'assaut
comme une place assiégée. La porte en est
étroite ; il faut mettre à la gène le corps du pé-
ché ; il faut s'abaisser, se plier, se traîner, se
faire petit. La grande porte où passe la foule, et
qui se présente toute ouverte, mène à la perdi-
tion. Tous les chemins larges et unis doivent
nous faire peur. Tandis que le monde nous rit,
et que notre voie nous semble douce, malheur
à nous ! Jamais nous ne sommes mieux pour
l'autre vie, que quand nous sommes mal pour
celle-ci. Gardons-nous donc bien de suivre la
multitude qui marche par une voie large et
commode. Il faut chercher les traces du petit
nombre, les pas des saints, le sentier escarpé de
la pénitence, grimper sur les rochers, gagner
les lieux sûrs à la sueur de son visage, et s'at-
tendre que le dernier pas de la vie sera encore
un violent ellbrt pour entrer dans la porte étroite
de l'éternité.
II. Nous ne sommes prédestinés de Dieu, que
pour être conformes à l'image de son Fils, at-
tachés comme lui sur une croix, renonçant
comme lui aux plaisirs sensibles, contens comme
lui dans les douleurs. Mais quel est notre aveu-
glement ! Nous voudrions nous détacher de
cette croix qui nous unit à notre Maître. Nous
ne pouvons quitter la croix, sans quitter Jésus-
Christ crucifié. La croix et lui sont inséparables.
Vivons donc et mourons avec celui qui est venu
nous montrer le véritable chemin du ciel, et ne
craignons rien, sinon de ne pas finir notre sa-
crifice sur le même autel où il a consommé le
sien. Hélas ! tous les efforts que nous tâchons de
faire en cette vie ne sont que pour nous mettre
plus au large, et pour nous éloigner de l'unique
chemin du ciel. Nous ne savons ce que nous
faisons. Nous ne comprenons pas que le mys-
tère de la grâce joint la béatitude avec les larmes.
Tout chemin qui mène à un trône est délicieux,
fùt-il hérissé d'épines. Tout chemin qui con-
duit à un précipice est effroyable, fût-il couvert
de roses. On souffre dans la voie étroite, mais
on espère; on souffre, mais on voit les cieux
ouverts; on souffre, mais on veut souffrir; on
aime Dieu, et on en est aimé.
MANUEL DE PIÉTÉ.
29
IIP JOUR.
IV* JOUR.
SUR LA VKRITABLE DEVOTION.
SUR LES CONVERSIONS LACHES ET IMPARFAITES.
Celui qui séduit lui-inème son rovur n"a qu'une vaine
religion. Ep. de S. Jac. i. 26.
I. Que d'abus dans la dévotion ! Les uns la
font consister uniquement dans la multiplicité
des prières ; les autres dans le grand nombre
des œuvres extérieures qui vont à la gloire de
Dieu et au soulagement du prochain. Quelques-
uns la mettent dans des désirs continuels de
faire son salut ; quelques autres dans de grandes
austérités. Toutes ces choses sont bonnes; elles
sont même nécessaires jusqu'à un certain de-
gré. Mais on se trompe, si ou y place le fond et
l'essentiel de la véritable piété. Cette piété, qui
nous sanctifie et qui nous dévoue tout entiers à
Dieu, consiste à faire tout ce qu'il veut, et à
accomplir, précisément daus le temps, dans les
lieux et dans les circonstances où il nous met,
tout ce qu'il désire de nous. Tant de mouve-
mens que vous voudrez, tant d'œuvres éclatan-
tes qu'il vous plaira ; vous ne serez payé que
pour avoir fait la volonté du souverain Maître.
Le domestique qui vous sert feroit des merveilles
dans votre maison, que, s'il ne faisoit pas ce
que vous souhaitez, vous ne lui tiendriez aucun
compte de ses actions, et vous vous plaindriez
avec raison de ce qu'il vous serviroit mal.
IL Le dévouement parfait, d'où le terme de
dévotion a été formé , n'exige pas seulement
que nous fassions la volonté de Dieu, mais que
nous la fassions avec amour. Dieu aime qu'on
lui donne avec joie: et, dans tout ce qu'il nous
prescrit, c'est toujours le cœur qu'il demande.
Un tel maître mérite bien qu'on s'estime heu-
reux d'être à lui. Il faut que ce dévouement se
soutienne également partout, dans ce qui nous
choque, dans ce qui contrarie nos vues, nos
inclinations, nos projets; et (ju'il nous tienne
prêts à donner tout notre bien, notre fortune,
notre temps, notre liberté, notre vie et notre
réputation. Être dans ces dispositions, et en ve-
nir aux effets, c'est avoir une véritable dévotion.
Mais comme la volonté de Dieu nous est souvent
cachée, il y a encore un pas de renoncement et
de mort à faire; c'est de l'accomplir par obéis-
sance, et par une obéissance aveugle, mais sage
en son aveuglement, condition imposée à tous
les hommes : le plus éclairé d'entre eux, le plus
propre à attirer les âmes à Dieu, et le plus ca-
pable de les y conduire, doit lui-même être con-
duit.
I. Les gens qui étoient éloignés de Dieu se
croient bien près de lui dès qu'ils commencent à
faire quelques pas pour s'en rapprocher. Les
hommes les plus polis et les plus éclairés ont
là-dessus la même ignorance et la même gros-
sièreté qu'un paysan qui croiroit être bien à la
cour, parce qu'il auroit vu le Roi. On quitte les
vices qui font horreur; on se retranche dans
une vie moins criminelle, mais toujours lâche,
mondaine et dissipée. On juge alors de soi, non
par lEvangile, qui est l'unique règle qu'on doit
prendre, mais par la comparaison qu'on fait de
la vie où l'on est avec celle que l'on a menée
autrefois. Il n'en faut pas davantage pour se
canoniser soi-même, et pour s'endormir d'un
profond sonnneil sur tout ce qui resteroit à faire
pour le salut. Un tel état est peut-être plus sus-
pect qu'un désordre scandaleux. Ce désordre
troubleroit la conscience, réveilleroit la foi, et
engageroit à faire quelque grand efTort ; au lieu
que ce changement ne sert qu'à étouffer les re-
mords salutaires, qu'à établir une fausse paix dans
le cœur, et qu'à rendre les maux irrémédiables.
IL Je me suis confessé , dites-vous , assez
exactement des foiblesses de ma vie passée ; je
lis de bous livres; j'entends la messe modeste-
ment, et je [)rie Dieu, ce me semble, d'assez bon
cœur. J'évite au moins les grands péchés; mais
j'avoue que je ne me sens pas assez touché pour
vivre comme si je n'étais plus du monde, et
pour ne garder plus de mesures avec lui. La
religion seroit trop rigoureuse, si elle rejetoit
de si honnêtes lem[)éramens. Tous les rafline-
ments qu'on nous propose aujourd'hui sur la
dévotion vont trop loin, et sont plus propres à
décourager qu'à faire aimer le bien. Ce discours
est celui d'un chrétien lâche, qui voudroit avoir
le paradis à vil prix, et qui ne considère pas ce
qui est dû à Dieu, ni ce que sa possession a
coûté à ceux qui l'ont obtenue. Un homme de
ce caractère est bien loin d'une entière conver-
sion. Il ne connoit apparemment ni l'étendue
de la loi de Dieu, ni les devoirs de la pénitence.
On peut croire que, si Dieu lui avait conllé le
soin décomposer l'I'^vangile. il ne l'aurait pas
fait tel qu'il est, et nous aurions assurément quel-
que chose de plus doux pour l'ainour-propre.
Mais l'Évangile est immuable, et c'est sur lui
que nous devons être jugés. Prenez au plus tôt
un guide sur, et ne craignez rien taut que d'être
flatté et trompé.
30
MANUEL DE PIÉTÉ.
V JOUR.
SIR LE BON ESPRIT.
Voire Père céleste donnera son l)on esprit à ceux qui le
lui (iemanderonl. S. Luc. xxi. 13.
I. Il n'y a de bon esprit que celui de Dieu.
L'esprit qui nous éloigne du vrai bien, quelque
pénétrant, quelque agréable, quelque habile
qu'il soit pour nous procurer des biens corrup-
tibles, n'est qu'un esprit d'illusion et d'égare-
ment. Voudroit-on être porté sur un char bril-
lant et magnifique qui mèneroit dans un abîme ?
L'esprit n'est fait que pour conduire à la vérité
et au souverain bien. Il n'y a de bon esprit que
celui de Dieu, parce qu'il n'y u que son esprit
qui nous mène à lui. Renonçons au nôtre, si
nous voulons avoir le sien. Heureux l'houjuie
qui se dépouille pour être revêtu, qui tbule aux
pieds sa vaine sagesse pour |>osséder celle de
Dieu !
II. Il y a bien de la diflérence entre un bel
esprit, un grand esprit et un bon esprit. Le bel
esprit plaît par son agrément ; le grand esprit
excite l'admiration par sa profondeur: mais il
n'y a que le bon esprit qui sauve, et qui rende
heureux par sa solidité et par sa droiture. Ne
conformez pas vos idées à celles du monde.
Méprisez l'esprit autant que le monde l'estime.
Ce qu'on appelle esprit est une certaine facilité
de produire des pensées brillantes : rien n'est
plus vain. On se fait une idole de son esprit,
comme une femme, qui croit avoir de la beauté,
s'en fait une de son visage. On se mire dans ses
pensées. Il faut rejeter non-seulement ce faux
éclat de l'esprit, mais encore la prudence hu-
maine qui paroit la plus sérieuse et la plus utile,
pour entrer, comme de petits enfants, dans la
simplicité delà fol, dans la candeur et dans l'in-
nocence des mœurs, dans l'horreur du péché,
dans l'humiliation et dans la sainte folie de la
croix.
sède Dieu. S'impatienter, c'est vouloir ce qu'on
n'a pas, ou ne pas vouloir ce qu'on a. Une ame
impatiente est une ame livrée à sa passion, que
la raison ni la foi ne retiennent plus. Quelle
foiblesse ! quel égarement ! Tant qu'on veut le
mal qu'on souffre, il n'est point mal. Pourquoi
en faire un vrai mal en cessant de le vouloir V
La paix intérieure réside, non dans les sens,
mais dans la volonté. On la conserve au milieu
de la douleur la plus amère, tandis que la vo-
lonté demeure ferme et soumise. La paix d'ici-
bas est dans l'acceptation des choses contraires,
et non pas dans l'exemption de les souffrir.
IL A vous entendre gronder et murmurer, il
semble que vous soyez lame la plus innocente
qu'il y ait au monde, et que c'est vous faire
une injustice criante, que de ne pas vous laisser
rentrer dans le paradis terrestre. Souvenez-vous
de tout ce que vous avez fait contre Dieu, et
convenez qu'il a raison. Dites-lui avec la même
humilité que l'enfant prodigue : Mon père, j'ai
péché contre le ciel et contre vous. Je sais ce que
je dois à votre justice, mais le cœur me manque
pour y satisfaire. Si vous vous en remettiez à
moi, je me tlatterois, je m'éparguerois, et je me
trahirois moi-même en me flattant. Mais votre
main miséricordieuse exécute elle - même ce
(ju'appareuunent je n'aurois jamais eu le cou-
rage de faire. Elle me frappe par bonté. Faites
que je porte patiemment ses coups salutaires,
(^est le moins que puisse faire le pécheur, s'il
est véritablement indigné contre lui-même, que
de recevoir la pénitence qu'il u'auroit pas la
force de choisir.
VIP JOUR.
SIR LA SOUMISSION ET LA CONFORMITE A LA VOLONTE
DE DIEU.
Que voire volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel.
S. ^ratth. VI. 10.
VP JOUR.
SUR LA PATIENCE DANS LES PEINES.
Vous posséderez vos âmes dans votre patience. S. Luc.
XXI. 19.
I. L'ame s'échappe à elle-même quand elle
s'impatiente, au lieu que, quand elle se soumet
sans murmurer, elle se possède en paix et pos-
I. Rien ne se fait ici-bas, non plus que dans
le ciel, que par la volonté ou par la permission
de Dieu : mais les hommes n'aiment pas tou-
jours cette volonté, parce qu'elle ne s'accorde
pas toujours avec leurs désirs. Aimons-la, n'ai-
mons qu'elle, et nous ferons de la terre un ciel.
Nous remercierons Dieu de tout, des maux
comme des biens, puisque les maux deviennent
biens quand il les donne. Nous ne murmure-
rons plus de la conduite de sa providence; nous
MANUEL DE PIETE.
3\
la trouverons sage, nous l'adorerons. 0 DL^u !
que vois-je dans le cours des astres, dans l'or-
dre des saisons, dans les événements de la \ie,
sinon votre volonté qui s'accomplit ? Qu'elle
s'accomplisse aussi en moi; que je l'aime: qu'elle
m'adoucisse tout; que j'anéantisse la mienne,
pour faire régner la vôtre : car enfin c'est à
vous, Seigneur, de vouloir, et c'est à moi d'o-
béir.
II. Vous avez dit, ô Seigneur Jésus, en par-
lant de vous-même, par rapport à votre Père
céleste, que vous faisiez toujours ce qui lui plai-
soit *. Apprenez-nous jusqu'où cet exemple
nous doit mener. Vous êtes notre modèle. Vous
n'avez rien fait sur la terre que selon le bon
plaisir de votre Père, qui veut bien être nommé
le nôtre. Agissez en nous comme en vous-même,
selon son bon plaisir. Qu'unis inséparable-
ment à vous, nous ne consultions plus que ses
désirs. Non-seulement prier, instruire, souffrir,
édifier, mais manger, dormir, converser; que
tout se fasse dans la seule vue de lui plaire :
alors tout sera sanctifié dans notre conduite ;
alors tout sera en nous sacrifice continuel ,
prière sans relàcbe, amour sans interruption.
Quand sera-ce, ô mon Dieu, que nous serons
dans cette situation ? Daignez nous y conduire;
daignez dompter et assujétir par votre grâce
notre volonté rebelle ; elle ne sait pas ce qu'elle
veut; il n'y a rien de bon que d'être connue
vous voulez.
et ne perdons pas le fruit de nos prières par une
incertitude flottante, qui, comme dit saint Jac-
ques ', nous fait bésiter. Heureuse l'ame qui se
console dans l'oraison par la présence de son
bien-aimé ! Si quelqu'un d'entre vous, dit saint
Jacques*, est dans la tristesse, qu'il prie poui-
se consoler. Hélas ! malheureux que nous som-
mes ! nous ne trouvons que de l'ennui dans
cette céleste occupation. La tiédeur de nos priè-
res est la source de nos autres infidélités.
IL Demandez, et il vous sera donné ; cherchez,
et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira^.
Si nous n'avions qu'à demander les richesses
pour les obtenir, quel empressement, quelle
assiduité, quelle persévérance ! Si nous n'avions
qu'à chercher pour trouver un trésor, quelles
terres ne remuerait-on point ! S'il n'y avoit
qu'à heurter pour entrer dans le conseil des rois
et dans les plus hautes chai'ges. quels coups re-
doublés n'entendroit-on pas ! Mais que ne fait-
on point pour trouver un faux bonheur ? Quels
rebuts, quelles traverses n'endure-t-on pas pour
un fantôme de gloire mondaine ! Quelles peines
pour de misérables plaisirs dont il ne reste que
le remords ! Le trésor des grâces est le seul
vrai bien, et le .<enl qu'on ne daigne pas de-
mander, le seul qu'on se rebute d'attendre. Ce-
pendant il faudroit frapper sans relâche: car la
parole de Jésus-Christ n'est pas infidèle : c'est
notre conduite qui l'est.
VHP JOUR.
SLR LES AVANTAGES DE LA PRIÈRE.
Priez sans intorniptioii. / Ep. aux Tliess. v. 17.
IX" JOUR.
SLR l'attention A LA VOIX DE DIEL'.
Seigneur, à qui irons-nous? vous avez les paroles d.' la
vie éternelle. S. Jean. vi. 69.
I. Telle est notre dépendance à l'égard de
Dieu, que non-seulement nous devons tout faire
pour lui, mais encore que nous devons lui de-
mander les moyens de lui plaire. Cette heu-
reuse nécessité de recourir à lui pour tous nos
besoins, bien loin de devoir nous être incom-
mode, doit au contraire faire toute notre conso-
laUon. Quel bonheur de lui parler en confiance,
de lui ouvrir tout notre cœur, et d'être par la
prière dans un commerce intime avec lui ! Il
nous invite à le prier. Jugez, dit saint Cyprien,
s'il ne nous accordera pas les biens qu'il nous
sollicite de lui demander. Prions donc avec foi,
1 . C'est Jésus-Christ qu'il faut écouter. Les
honnnes ne doivent être écoutés et crus qu'au-
tant qu'ils sont pleins delà vérité et de l'autorité
de Jésus-Christ. Les livres ne sont bons qu'au-
tant qu'ils nous apprennent l'Evangile. Allons
donc à cette source sacrée. Jésus-Christ n'a parlé,
n'a agi , qu'alin que nous l'écoutassions, et que
nous étudiassions attentivement le détail de sa
vie. Malheureux que nous sommes ! nous cou-
rons après nos propres pensées, qui ne sont que
vanité , et nous négligeons la vérité même, dont
toutes les paroles sont capables de nous faire
vivre éternellement. Parlez, ô Verbe divin, ô
' Joan. viH. 29.
Jac. I. 6.
Ibid. V, 13, — » Multh. vu.
32
MANUEL DE PIÉTÉ.
parole incréée , et incarnée pour moi ! faites-
vous entendre à mou ame. Dites tout ce que
vous voudrez ; je veux tout ce qu'il vous plaît.
II. Souvent on dit qu'on voudroit savoir ce
qu'on a à faii"e pour s'avancer dans la vertu ;
mais dès que l'esprit de Dieu nous l'enseigne,
le courage nous manque pour l'exécuter. Nous
sentons bien que nous ne sommes pas ce que
nous devrions être : nous voyons nos misères ;
elles se renouvellent tous les jours : cependant
on croit faire beaucoup eu disant qu'on veut se
sauver. Comptons pour rien toute volonté qui
ne va pas jusqu'à sacrilier ce qui nous arrête
dans la voie de Dieu ; ne retenons plus la vérité
captive dans nos injustes lâchetés. Ecoutons ce
que Dieu nous inspire. Eprouvons l'esprit qui
nous pousse, pour reconnoîlres'il vient de Dieu ;
et , après que nous l'aurons reconnu , n'épar-
gnons rien pour le contenter. Le prophète ne
demande passimplementàDieu qu'il lui enseigne
sa volonté, mais qu'il lui enseigne à la faire '.
Jésus que nous ne voulons point quitter la croix,
parce qu'il est inséparable d'elle. 0 corps adora-
ble et souffrant , avec qui nous ne faisons plus
qu'une seule et même victime ! en me donnant
votre croix , donnez-moi votre esprit d'amour
et d'abandon ; faites que je pense moins à mes
souffrances qu'au bonheur desouffrir avec vous.
Qu'est-ce que jesouffre que vous n'ayez souffert?
ou plutôt, qu'est-ce que je souffre, si j'ose me
comparer à vous ? 0 homme lâche ! tais-toi ,
regarde ton Martre , et rougis. Seigneur , faites
que j'aime, et je ne craindrai plus la croix.
Alors, si je souffre encore des choses dures et
douloureuses , du moins je n'en souffrirai plus
que je ne veuille bien souffrir.
XP JOUR.
SIR LA DOLCF.LR ET L HUMILITE.
X* JOUR.
SLR LE BON ISAGE fiES CROIX.
Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec
leurs vices et leurs couvoitises. Gnlat. v. 17.
\ . Plus nous craignons les croix, plus il faut
conclure que nous en avons besoin. Ne nous
abattons pas, lorsque la main de Dieu nous en
impose de pesantes. Nous devons juger de la
grandeur de nos maux par la violence des re-
mèdes que le médecin spirituel y applique. Il
faut que nous soyons bien misérables , et que
Dieu soit bien miséricordieux, puisque, malgré
la difficulté de notre conversion , il daigne s'ap-
pliquer à nous guérir. Tirons de nos croix mê-
mes une source d'amour, de consolation et de
confiance , disant avec l'Apôtre-: Nos peines,
qui sont si courtes et si légères , n'ont point de
proportion avec ce poids infini de gloire qui en
doit être la récompense. Heureux ceux qui pleu-
rent, et qui sèment en versant des larmes, puis-
qu'ils recueilleront avec une joie ineffable la
moisson d'une vie et d'une félicité éternelle !
{\. Je suis attaché à la croixavec Jésus-C hrist .
disoit saint Paul '. C'est avec le Sauveur que
nous sommes attachés à la croix, et c'est lui qui
nous y attache par sa grâce. C'est à cause de
» Ps. cxLii. 40.
^ 11 Cor. IV. 17, — » Gai. ii. 19.
Apprenez do moi ([ue je suis iloux et humble de cœur.
S. Matth. XI. 29.
I. 0 Jésus , c'est vous qui me donnez cette
leçon de douceur et d'humilité. Tout autre qui
voudroit me l'apprendre merévolleroit. Je trou-
verois partout de l'imperfection, et mon orgueil
ne manqueroit pas de s'en prévaloir. Il faut donc
que ce soit vous-même qui m'instruisiez. Mais
que vois-je , ô mon cher Maître ? vous daignez
m'inslruire par votre exemple. Quelle autorité!
je n'ai qu'à me taire, qu'à adorer, qu'à me con-
fondre , qu'à imiter. Quoi ! le Fils de Dieu des-
cend du ciel sur la terre, prend un corps de boue,
expire sur une croix pour me faire rougir de
mon orgueil ! Celui qui est tout, s'anéantit ; et
moi, qui ne suis rien, je veux être, ou du moins
je \ eux qu'on me croie tout ce que je ne suis pas!
0 mensonge ! ô folie ! ô impudente vanité ! ô
diabolique présomption! Seigneur, vous ne me
dites point : Soyez doux et humble ; mais vous
dites que vous êtes doux et luunble. C'est assez
de savoir que vous l'êtes, pour conclure, sur un
tel exemple, que nous devons l'être. Qui osera
s'en dispenser après vous ? Sera-ce le pécheur,
qui a mérité tant de fois par son ingratitude d'être
foudroyé par votre justice ?
II. Mon Dieu, vous êtes ensemble doux et
humble, parce que l'humilité est la source de la
véritable douceur. L'orgueil est toujours hau-
tain , impatient, prêta s'aigrir. Celui qui se mé-
prise de bonne foi veut bien être méprisé. Celui
qui croit que rien ne lui est du ne se croit jamais
MANUEL DE PIÉTÉ.
33
maltraité. Il n'yapointdedouceur\'éritablement
vertueuse par tempérament : ce n'est que mol-
lesse, indolence ou artitice. Pour être doux aux
autres, il faut renoncer à soi-même. Vous ajou-
tez, ô mon Sauveur , doux et humble de cœur.
Ce n'est pas un abaissement qui ne soit que dans
l'esprit par réllexion ; c'est un goût de cœur :
c'est un abaissement auquel la volonté consent ,
et qu'elle aime pour gloritier Dieu ; c'est une
destruction de toute conliance en son propre es-
prit et en son courage naturel , afin de ne devoir sa
guérison qu'à Dieu seul. Voir sa misère et en
être au désespoir, ce n'est pasêtre humble ; c'est
au contraire un dépit d'orgueil, qui est pire que
l'ororueilmême.
prochain, vous imaginez- vous être parfait ? Que
vous seriezétonné, si tousceux à qui vous pesez
venoient tout à coup s'apesanlir sur vous ! Mais
quand vous trouveriez votre justification sur la
terre. Dieu, qui sait tout, et qui a tant de choses
à vous reprocher, ne peut-il pas d'un seul mot
vous confondre et vous arrêter ? Et ne vous vient-
il jamais dans l'esprit de craindre qu'il ne vous
demande pourquoi vous n'exercez pas envers
votre frère un peu de cette miséricorde, que lui,
qui est votre maître , exerce si abondamment
envers vous ?
XIIP JOUR.
XIP JOUR.
SLR LES DEFAUTS D AUTRUI.
SUR L UMQUE NECESSAIRE.
Vous VOUS empressez , et vous vous troublez de beaucoup
(le choses; une seule est iiécessaiFe. S. Luc. x, M
et 42.
Portez les fardeaux les uns des autres ; c'est ainsi que
vous accomplirez la loi de Jésus-Christ. Ep. aux Galat.
VI. 22.
I. La charité ne va pas jusqu'à demander de
nous que nous ne voyions jamais les défauts
d'autrui ; il faudroit nous crever lesyeux:mais
elle demande que nous évitions d'y être attentifs
volontairement sans nécessité , et que nous ne
soyons pas aveugles sur le bon, pendant que nous
sommes si éclairéssur le mauvais. 11 faut toujours
noussouvenirde ce que Dieu peut faire, de mo-
ment à autre, de la plus vile et de la plus indigne
créature ; rappeler les sujets que nous avons de
nous mépriser nous-mêmes ; et enfin considérer
que la charité embrasse même ce qu'il y a de
plus bas, parce qu'elle voit précisément, par la
vue de Dieu, que le mépris qu'on a pour les
autres a quelque chose de dur et de hautain qui
éteint l'esprit de Jésus-Christ. La grâce ne s'a-
veugle pas sur ce qui est méprisable ; mais elle
le supporte, pour entrer dans les secrets desseins
de Dieu. Elle ne se laisse aller, ni aux dégoûts
dédaigneux, ni aux impatiences naturelles. Nulle
corruption ne l'étonné : nulle impuissance ne
la rebute, parce qu'elle necomplequesur Dieu,
et qu'elle ne voitpartout, hors de lui, que néant
et que péché.
IL De ce que les autres sont foibles, est-ce
une bonne raison pour garder moins de mesures
avec eux ? Vous, qui vous plaignez qu'on vous
fait souffrir, croyez-vous ne faire souffrir per-
sonne ? Vous , qui êtes si choqué des défauts du
FÉNELON. TOME VI.
L Nous croyons avoir mille affaires, et nous
n'en avons qu'une. Si celle-là se fait, toutes les
autres se trouveront faites; si elle manque,
toutes les autres, quelque succès qu'elles sem-
blent avoir, tomberont en ruine. Pourquoi donc
partager tant son cœur et ses soins? 0 unique
affaire que j'aie sur la terre! vous aurez désor-
mais mon unique attention. 0 rayon de la lu-
mière de Dieu ! je ferai à chaque moment sans
inquiétude , selon les forces de mon corps , ce
que la Providence me mettra en chemin de
faire. J'abandonnerai le reste sans douleur,
parce que le reste n'est pas mon œuvre.
IL Père céleste, j'ai achevé l'ouvrage que vous
m'aviez donné à faire '. Chaf^un de nous doit se
mettre en état d'en dire autant au jour où il
faudra rendre compte. Je dois regarder ce qui
se présente à faire chaque jour selon l'ordre de
Dieu . comme l'ouvrage dont Dieu me charge ,
et m'y appliquer d'une manière digne de Dieu ,
c'est-à-dire avec exactitude et avec paix. Je ne
négligerai rien , je ne me passionnerai sur rien ;
car il est dangereux, ou de l'aire l'o'uvre de Dieu
avec négligence , ou de se l'approprier par
amour-propre et par un faux zèle. Alors on fait
ses acfions par son esprit particulier ; on les
fait mal ; on se pique , on s'échauffe , on veut
réussir. La gloire de Dieu est le prétexte qui ca-
che l'illusion. L'amour-propre déguisé en zèle
se contriste et se dépite s'il ne peut réussir. 0
Dieu , donnez-moi la grâce d'être fidèle dans
* Joaii. XVII. 4.
34
MANUEL DE PIÉTÉ.
l'action, et indifférent dans le succès. Mon uni-
que adaireest de vouloir votre volonté, et de me
recueillir en vous , au milieu même de ce que
je fais : la vôtre est de donner à mes foibles ef-
forts tel fruit qu'il vous plaira; aucun , si vous
ne voulez.
tenir prêt pour le dernier moment, c'est de bien
employer tous les autres, et d'attendre toujours
celui-là.
XI V^ JOUR.
SIR LA PRÉPAR-VTION A LA MORT.
Insensé , cette nuit on va te redeiiiander ton ame 1 Pour
qui sera ce que tu as amassé? S. Luc. xii, 20.
I. On ne peut trop déplorer l'aveuglement
des hommes, de ne vouloir pas penser à la mort
et de se détourner d'une chose inévitable que
l'on pourroit rendre heureuse en y pensant.
Rien n'est si terrible que la mort pour ceux qui
sont attachés à la vie. Il est étrange que tant de
siècles passés ne nous fassent pas juger solide-
ment du présent et de l'avenir, ni prendre de
plus grandes précautions. Nous sommes infatués
du monde, comme s'il ne devoit jamais linir.
La mémoire de ceux qui jouent aujourd'hui les
plus grands rôles sur la scène périra a\ec eux.
Dieu permet que tout se perde dans l'abîme d'uu
profond oubli, et les hommes plus que tout le
reste. Les pyramides d'Egypte se voient encore,
sans qu'on sache le noui de celui qui les a faites.
Que faisons-nous donc sur la terre, et à quoi
servira la plus douce vie, si, par des mesures
sages et chrétiennes, elle ne nous conduit pas à
une plus douce et plus heureuse mort ?
II. Soyez prêts, parce que l'heure que vous
n' y pensez pas , le Fils de l'homme viendra^.
Cette parole nous est adressée personnellement,
en quelque âge et en quelque rang que nous
soyons. Cependant , jusqu'aux gens de bien ,
tous font des projets qui supposent une longue
■vie, lors même qu'elle va finir. Si dans l'extré-
mité d'une maladie iucurable on espère encore
la guérison, quelles espérances n'a-t-on pas en
pleine santé ! Mais d'où vient qu'on espère si
opiniâtrement la vie? C'est qu'on l'aime avec
passion. Et d'où vient qu'on veut tant éloigner
la mort? C'est qu'on n'aime point le royaume
de Dieu, ni les grandeurs du siècle futur. 0 hom-
mes pesaus de cœur, quine peuvent s'élever au-
dessus de la terre, où, de leur propre aveu, ils
sont misérables ! La véritable manière de se
' Matih. XXIV. -14,
XV JOUR.
SIR LES ESPÉR-iXCES ÉTERNELLES.
L'œil n'a point vu , ni l'oreille entendu, ni le cœur de
l'homme conçu ce que Dieu a préparé à ceux qui
l'aiment. / Ep. aux Cor. u , 9.
I. Quelle proportion entre ce que nous fai-
sons sur la terre, et ce que nous espérons dans
le ciel ? Les premiers chrétiens se réjouissoient
sans cesse à la vue de leur espérance ; à tout
moment, ils croyoient voir le ciel ouvert. Les
croix , les infamies , les supplices , les cruelles
morts, rien n'étoit capable de les rebuter. Ils
counoissoient la libéralité inlinie qui doit payer
de telles douleurs : ils ne croyoient jamais assez
souffrir ; ils étoient transportés de joie , lors-
qu'ils étoient jugés dignes de quelque profonde
humiliation. Et nous, âmes lâches, nous ne sa-
vons pas souffrir, parce que nous ne savons pas
espérer : nous sommes accablés par les moindres
croix , et souvent même par celle» qui nous
viennent de notre orgueil, de notre imprudence
et de notre délicatesse !
II. Ceux qui s'ement dans les lannes recueil-
leront dons la joie \ Il faut semer pour recueil-
lir. Cette vie est destinée pour semer ; nous
jouirons dans l'autre du fruit de nos travaux.
L'homme terrestre, lâche et impatient, voudroit
recueillir avant que d'avoir semé. Nous voulons
que Dieu nous console, et qu'il aplanisse les
voies pour nous mener à lui. Nous voudrions le
servir, pourvu qu'il nous en coûtât peu. Espé-
rer beaucoup, et ne souffrir guère, c'est à quoi
l'amour-propre tend. Aveugles que nous som-
mes, ne verrons-nous jamais que le royaume
du ciel souffre violence . et qu'il n'y a que les
âmes violentes et courageuses pour se vaincre
qui soient dignes de le conquérir * ? Pleurons
donc ici bas , puisque bienheureux ceux qui
pleurent, et malheureux ceux qui rient \ Mal-
heur à ceux qui ont leur consolation en ce
monde ! viendra le temps où ces vaines joies
seront confondues. Le monde pleurera à son
tour , et Dieu essuiera toutes les larmes de nos
yeux*.
» Ps. cxxv. 5. — * MatIh. si. 12. — » Ibid. v. 5;Luc.
VI. 25. — * Apoc. XXI. -».
MANUEL DE PIÉTÉ.
XVI" JOUR.
as
XVII* JOUR.
SUR NOTRE PAIN QUOTIDIEN.
SUR LA PAIX DE L aME.
Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.
S. Luc. XI. 3.
Je vous laisse ma paix, ju vous donne ma paix, non comme
le monde la dniine. S. Jean. xiv. 27.
I. Quel est-il ce pain,ô mon Dieu? Ce n'est
pas seulement le soutien que votre providence
nous donne pour les nécessités de la vie ; c'est
encore cette nourriture de vérité que vous donnez
chaque jour à l'ame : c'est un pain qui nourrit
pour la vie éternelle , qui fait croitre , et qui
rend l'ame robuste dans les épreuves de la foi.
Vous le renouvelez chaque jour. Vous donnez
au dedans et au dehors précisément ce qu'il faut
à l'ame pour s'avancer dans la vie de la foi et
dans le renoncement à elle-même. Je n'ai donc
qu'à manger ce pain, et qu'à recevoir en esprit
desacrifice tout ce que vous me donnerez d'amer
dans les affaires extérieures et dans le fond de
mon cœur ; car tout ce qui m'arrivera dans le
cours de la journée est mon pain quotidien ,
pourvu que je ne refuse pas de le prendre de
votre main, et de m'en nourrir.
II. La faim est ce qui donne le goût aux ali-
mens, et ce qui nouslesrend utiles. Quen'avons-
nous faim et soif de la justice ! Pouiquoi nos
âmes ne sont-elles pas alfamées et altérées com-
me nos corps? Un homme qui est dégoûté, et
qui ne peut recevoir les alimens , est malade.
C'est ainsi que notre ame languit, en ne re-
cherchant ni le rassasiement , ni la nourriture
qui vient de Dieu. L'aliment de l'ame est la
vérité et la justice. Connoîtrele bien, s'en rem-
plir, s'y fortifier, voilà le pain spirituel, le pain
céleste qu'il faut manger. Mangeons-en donc ;
ayons-en faim. Soyons devant Dieu comme des
pauvres qui mendient et qui attendent un peu
de pain. Sentons notre foiblesse et notre défail-
lance : malheureux, si nous en perdons le sen-
timent ! Lisons, prions avec cette faim de noui'-
rir nos âmes, avec celte soif ardente de nous
désaltérer de l'eau qui rejaillit jusque dans le
ciel. Il n'y a qu'un grand et continuel désir de
l'instruction qui nous rend dignes de découvrir
les merveilles de la loi de Dieu. Chacun reçoit
ce pain sacré selon la mesure de son désir ; et
par là on se dispose à recevoir souvent et sainte-
ment le pain substantiel de l'Eucharistie , non-
seulement corporellement , comme font plu-
sieurs, mais avec l'esprit qui conserve et qui
augmente la vie.
I . Tous les hommes cherchent la paix, mais
ils ne la cherchent pas où elle est. La paix que
fait espérer le monde est aussi différente et aussi
éloignée de celle qui vient de Dieu , que Dieu
lui-même est diftérent et éloigné du monde; ou
plutôt , le monde promet la paix , mais il ne la
donne jamais. Il présente quelques plaisirs pas-
sagers ; mais ces plaisirs coûtent plus qu'ils ne
valent. Jésus-Christ seul peut mettre l'homme
en paix. Il l'accorde avec lui -même; il lui sou-
met ses passions; il borne ses désirs ; il le con-
sole par l'espérance des biens éternels : il lui
donne la joie du Saint-Esprit ; il lui fait goûter
cette joie intérieure dans la peine même : et
comme la source qui la produit est intarissable,
et que le fond de lame où elle réside est inac-
cessible à toute la malignité des hommes, elle
devient pour le juste un ti'ésor que personne ne
lui peut ravir.
II. La vraie paix n'est que dans la possession
de Dieu, et la possession de Dieu ici-bas ne se
trouve que dans la soumission à la foi et dans
l'obéissance à la loi. L'une et l'autre entretien-
nent au fond du ccenr un amour pur et sans
mélange. Eloignez de vous tous les objets dé-
fendus; retranchez tous les désirs illicites ; baii-
ni.ssez tout empressement et toute inquiétude ;
ne désirez que Dieu , ne cherchez que Dieu , et
vous goûterez la [)aix ; vous la goûterez malgré
le monde. Ouest-ce qui vous trouble? La pau-
vreté , les mépris, les mauvais succès, les croix
intérieures et extérieures? Regardez tout cela ,
dans la main de Dieu , comme de véritables
faveurs qu'il distribue à ses amis, et dont il
daigne vous l'aire part : alors le monde chan-
gera de face pour vous, et rien ne vous ôtera
votre paix.
XVIIP JOUR.
SUR LES JOIES TROMPEUSES.
J'ai regardé les ris comnu; un songe, et j'ai dit à la joie :
Pourquoi me trompez-vous? Ecoles, ii. 3.
I. Le monde se réjouit comme les malades
qui sont en délire, ou comme ceux qui rêvent
36
MANUEL DE PIÉTÉ.
agréablement en dormant. On n'a garde de
trouver de la solidité , quand on ne s'attache
qu'à une peinture vaine , à une image creuse,
à une ombre qui fuit, à une figure qui passe.
On ne se réjouit qu'à cause qu'on se trompe,
qu'à cause qu'on croit posséder beaucoup , lors
même qu'on ne possède rien. Au réveil de la
mort , on se trouvera les mains vides , et on
sera honteux de sa joie. Malheur donc à ceux
qui ont en ce monde une fausse consolation qui
les exclut de la véritable ! Disons sans cesse à la
joie vaine et évaporée que le siècle inspire .
Pourquoi me trompez-vous si grossièrement ?
Rien n'est digne de nous donner de la joie, que
noire bienheureuse espérance. Tout le reste ,
qui n'est pas fondé là-dessus, n'est qu'un songe.
II. Celui qui boira de celle eau aura encore
soif^. Plus on boit des eaux corrompues du
siècle , plus on est altéré. A mesure qu'on se
plonge dans le mal, à mesure il naît des désirs
inquiets dans le cœur. La possession des riches-
ses ne fait qu'irriter lascif. Lavarice et l'am-
bition sont plus mécontentes de ce qu'elles n'ont
pas encore , qu'elles ne sont satisfaites de tout
ce qu'elles possèdent. La jouissance des plaisirs
ne fait qu'amollir l'ame; elle la corrompt, elle
la rend insatiable. Plus on se relâche , plus on
veut se relâcher. Il est plus facile de retenir son
cœur dans un état de ferveur et de pénitence ,
que de le ramener, ou de le contenir, lorsqu'il
est une fois dans la pente du plaisir et du relâ-
chement. Veillons donc sur nous-mêmes. Gar-
dons-nous de boire d'une eau qui augmenteroit
notre soif. Conservons notre cœur avec précau-
tion, de peur que le monde et ses vaines con-
solations ne le séduisent , et ne lui laissent à la
fin que le désespoir de s'être trompé.
XIX-^ JOUR.
au milieu de notre cœur. C'est un grand don de
Dieu , que de craindre de perdre son amour ,
que de craindre de s'écarter de la voie étroite.
C'est le sujet des larmes des saints. Quand on
est en danger de perdre ce que l'on possède de
plus précieux . et de se perdre soi-même , il
est difficile de se réjouir. Quand on ne voit que
vanité, qu'égarement , que scandale, qu'oubli
et que mépris du Dieu qu'on aime , il est im-
possible de ne se pas affliger. Pleurons donc à
la vue de tant de sujets de larmes ; notre tris-
tesse réjouira Dieu. C'est lui-même qui nous
l'inspire: c'est son amour qui fait couler nos
larmes : il viendra lui-même les essuyer.
IL On entend Jésus-Christ qui dit : Malheur
à vous qui riez ' ! et on veut rire. On l'entend
dire : Malheur à vous , l'iches , qui avez votre
consolation en ce monde! et on recherche tou-
jours les richesses. Il dit : Heureux ceux qui
pleurent ! et on ne craint rien tant que de pleu-
rer. Il faut pleurer ici bas, non-seulement les
dangers de notre condition , mais tout ce qui
est vain et déréglé. Pleurons sur nous et sur le
prochain. Tout ce que nous voyons au dedans
et au dehors n'est qu'affliction d'esprit , que
tentation et que péché. Tout mérite des larmes.
Le vrai malheur est d'aimer ces choses si peu
dignes d'être aimées. Que de raisons de pleu-
rer! C'est le mieux qu'on puisse faire. Heu-
reuses larmes , que la grâce opère , qui nous
dégoûtent des choses passagères , et qui font
naître en nous le désir des biens éternels !
XX« JOUR.
SLR LA PRUDENCE DU SIECLE.
La prudence de la cliair est la mort des âmes. Ep. aux
Rom. VIII. 6.
SUR LES SAINTES LARMES.
Bienheureux ceux qui pleurent , parce qu'ils seront
consolés. S. Matt]i, v. 3.
I. Quel nouveau genre de larmes! dit saint
Augustin : elles rendent heureux ceux qui les
versent. Leur bonheur consiste à s'affliger, à
gémir de la corruption du monde qui nous en-
vironne , des pièges dont nous sommes entou-
rés , du fonds inépuisable de corruption qui est
I. La prudence des enfans du siècle est
grande , puisque Jésus-Christ nous en assure
dans l'Evangile ; et elle est même souvent plus
grande que celle des enfans de Dieu : mais il
se trouve en elle , malgré tout ce qu'elle a d'é-
clatant et de spécieux , un effroyable défaut ,
c'est qu'elle donne la mort à tous ceux qui la
prennent pour la règle de leur vie. Cette pru-
dence tortueuse et féconde en subtilités est en-
nemie de celle de Dieu , qui marche toujours
dans la droiture et dans la simplicité. Mais que
' Joan. IV. 13.
* s. Luc. VI. -2» , 24 et 23.
MANUEL DE PIÉTÉ.
37
servent aux prudens du siècle tous leurs lalens,
puisqu'à la tin ils se trouvent pris dans leurs
propres pièges? L'apôtre saint Jacques donne à
celte prudence le nom de ten'cstre , d'animole
et de diabolique ' : terrestre, parce qu'elle bor-
ne ses soins à l'acquisition et à la possession des
biens de la terre ; animale, parce qu'elle n'as-
pire qu'à fournir aux hommes tout ce qui flatte
leurs passions , et à les plonger dans les plaisirs
des sens; diabolique, parce qu'ayant tout l'es-
prit et toute la pénétration du démon, elle en a
toute la malice. Avec elle , on s'imagine trom-
per tous les autres , et on ne trompe que soi-
même.
IL Aveugles donc tous ceux qui se croient
sages , et qui ne le sont pas de la sagesse de
Jésus-Christ , seule digne du nom de sagesse ?
Ils courent , dans une profonde nuit , après des
fantômes. Ils sont comme ceux qui , dans un
songe, pensent être éveillés, et qui s'imaginent
que tous les objets du songe sont réels. Ainsi
sont abusés tous les grands de la terre , tous les
sages du siècle , tous les hommes enchantés par
les faux plaisirs. Il n'y a que les enfans de Dieu
qui marchent aux rayons de la pure vérité.
Qu'est-ce qu'ont devant eux les hommes pleins
de leurs pensées vaines et ambitieuses? Souvent
la disgrâce . toujours la mort , le jugement de
Dieu et l'éternité. Voilà les grands objets qui
s'avancent et qui viennent au-devant de ces
hommes profanes : cependant ils ne les voient
pas. Leur politique prévoit tout, excepté la chute
et l'anéantissement inévitable de tout ce qu'ils
cherchent. 0 insensés ! quand ouvrirez-vous les
yeux à la lumière de Jésus-Christ, qui vous dé-
couvriroit le néant de toutes les grandeurs d'ici
bas?
vous avez de la peine à le croire. Quelle honte
pour lui ! quel malheur pour vous! Rétablis-
sons tout dans l'ordre. Faisons avec modération
ce qui dépend de nous. Attendons sans bornes
ce qui dépend de Dieu. Réprimons tout empres-
sement de passion , toute inquiétude déguisée
sous le nom de raison ou de zèle. Celui qui en
use ainsi s'établit en Dieu, et devient immobile
comme la montagne de Sion.
IL La contîance pour le salut doit être en-
core plus élevée et plus ferme. Je puis tout en
celui qui me fortifie '. Quand je croyois tout
pouvoir, je ne pou vois rien ; et maintenant qu'il
me semble que je ne puis rien , je commence
à pouvoir tout. Heureuse impuissance, qui me
fait trouver en vous, ô mon Dieu , tout ce qui
me manquoit en moi-même ! Je me glorifie
dans mon infirmité et dans les malheurs de ma
vie , puisqu'ils me désabusent du monde entier
et de moi-même. Je dois m'estimer heureux
d'être écrasé par une main si miséricordieuse ,
puisque c'est dans cet anéantissement que je
serai revêtu de votre force, caché sous vos ailes,
et environné de cette protection spéciale que
vous étendez sur vos enfans humbles, qui n'at-
tendent rien que de vous.
XXP JOUR.
Sl'R LA CONFIANCE EN DIEU.
Il vaut mieux mettre sa contîance dans le Seigneur, que de
la mettre dans l'homme. Ps. cxvii. 8.
I. Vois vous confiez tous les jours à des
amis foibles, à des hommes inconnus, à des
domestiques infidèles, et vous craignez de vous
lier à Dieu ! La signature d'un homme public
vous met en repos sur votre bien, et l'Evangile
éternel ne vous rassure pas! Le monde vous
l)romet , et vous le croyez; Dieu vaus jure, et
XXII» JOUR.
SUR LA PROFONDEUR DE LA MISÉRICORDE DE DIEU.
Qu'elle est grande la miséricorde du Seigneur! c'est un
asile certain pour tous ceux qui se tournent vers elle.
Eccii. XVII. 28.
I. Que tardons-nous à nous jeter dans la
profondeur de cet abîme? Plus nous nous y
perdrons avec une confiance pleine d'amour,
plus nous serons en état de nous sauver. Don-
nons-nous à Dieu sans réserve, et ne craignons
rien. Il nous aimera, et nous l'aimerons. Son
amour, croissant chaque jour, nous tiendra lieu
de tout le reste. Il remplira lui seul tout notre
cœur, que le monde avoit enivré, agité, trou-
blé, sans le pouvoir jamais remplir : il ne nous
ôtera que ce qui nous rend malheureux ; il ne
nous fera mépriser que le monde , que nous
méprisons peut-être déjà ; il ne nous fera faire
que la plupart des choses que nous faisons ,
mais que nous faisons mal , au lieu que nous
les ferons bien , en les rapportant à lui. Tout ,
jusqu'aux moindres actions d'une vie simple et
' .lac. m. 15.
1 Pliilip. IV. \i.
38
MANUEL DE PIETE.
commune , se tournera eu ctmsolalion , en mé-
rite et en récompense. Nous verrons en paix
venir la mort ; elle sera changée pour nous en
un commencement de vie immortelle. Bien loin
de nous dépouiller , elle nous revêtira de tout ,
comme dit saint Paul *■ , et alors nous verrons
la profondeur des miséricordes que Dieu a exer-
cées sur notre ame.
II. Pensez devant Dieu aux effets de cette
miséricorde infinie, à ceux dont vous avez déjà
connoissance , aux lumières que Jésus-Christ
vous a données , aux bons sentimens qu'il vous
a inspirés , aux péchés qu'il vous a pardonnes ,
aux pièges du siècle dont il vous a garanti, aux
secours extraordinaires qu'il vous a ménagés.
Tâchez de vous attendrir par le souvenir de
toutes ces marques précieuses de sa bonté.
Ajoutez-y la pensée des croix dont il vous a
chargé pour vous sanctifier ; car ce sont encore
des richesses qu'il a tirées de la profondeur de
ses trésors , et vous les devez regarder comme
des témoignages signalés de son amour. Que la
reconnoissance du passé vous inspire de la con-
fiance pour l'avenir. Soyez persuadée, ame
fimide, qu'il vous a trop aimée pour ne pas
vous aimer encore. Ne vous défiez pas de lui,
mais seulement de vous-même. Souvenez-vous
qu'il est, comme dit l'Apôtre^, le Père ries
miséricordes et le Dieu de toute consolotion. Il
sépare quelquefois ces deux choses ; la consola-
tion se retire , mais la miséricorde demeure
toujours. Il vous a ôté ce qu'il y avoit de doux
et de sensible dans sa grâce , parce que vous
aviez besoin d'être humiliée , et d'être punie
d'avoir cherché ailleurs de vaines consolations.
Ce châtiment est encore une nouvelle profon-
deur de sa divine miséricorde.
xxm« JOUR.
SUR LA DOrCElR DU .TOUG DE .lÉSUS-CHRIST.
Mon joug Rst doux et mon fardeau est léger. S. Matth.
SI. 30.
l. Que le nom de joug ne nous ell'raie point.
Nous en portons le poids ; mais Dieu le porte
avec nous, et plus que nous, parce que c'est
un joug qui doit être porté par deux, et que
c'est le sien, et non pas le nôtre. Jésus-Christ
fait aimer ce joug. Il l'adoucit par le charme
intérieur de la justice et de la vérité- Il répand
« II Cor. V. 4. — a ihirl, I, 3.
ses chastes délices sur les vertus, et dégoûte
des faux plaisirs. Il soutient l'homme contre
lui-même, l'arrache à sa corruption originelle,
et le rend fort malgré sa foiblesse. 0 homme
de peu de foi, que craignez-vous? Laissez faire
Dieu : abandonnez-vous à lui . Vous combattrez,
mais vous remporterez la victoire : et Dieu lui-
même , après avoir combattu en votre faveur ,
vous couronnera de sa propre main. Vous pleu-
rerez ; mais vos larmes seront douces , et Dieu
lui-même viendra avec complaisance les es-
suyer. Vous n'aurez plus la permission de vous
abandonner à vos passions tyranniques; mais
en sacrifiant librement votre Uberté, vous en
retrouverez une autre inconnue au monde , et
plus précieuse que toute la puissance des rois.
II. Quel aveuglement de craindre de trop
s'engager avec Dieu ! Plongeons-nous dans son
sein. Plus on l'aime, plus on aime aussi tout
ce qu'il nous fait faire. C'est cet amour qui nous
console dans nos pertes, qui adoucit nos croix,
qui nous détache de tout ce qu'il est dangereux
d'aimer, qui nous préserve de mille poisons,
qui nous montre une miséricorde bienfaisante
au travers de tous les maux que nous souffrons,
qui nous découvre dans la mort même une
glou'e et une félicité éternelle. Comment pou-
vons-nous craindre de nous remplir trop de lui?
Est-ce un malheur d'être déchargé du joug
pesant du monde et de porter le fardeau léger
de Jésus-Christ? Craignons-nous d'être trop
heureux , trop délivrés de nous-mêmes , des
caprices de notre orgueil , de la violence de nos
passions, et de la tyrannie du siècle trompeur?
XXI V« JOUR.
SUR LA FAUSSE LIBERTÉ.
OÙ est l'esprit du Seigneur, là est aussi la liberté.
7 Epit. aux Cor. m. 17.
I. L'amour de la liberté est une des plus dan-
gereuses passions du cœur humain; et il arrive
de cette passion comme de toutes les autres: elle
trompe ceux qui la suivent , et au lieu de la
liberté véritable elle leur fait trouver le plus
dur et le plus honteux esclavage. Comment
nommez-vous ce qui se passe dans le monde?
Que n'avez-vous point à souffrir pour ménager
l'estime de ces hommes que vous méprisez !
Que ne vous en coûte-t-il pas pour maîtriser vos
passions quand elles vont trop loin , pour con-
MANUEL DE PIÉTÉ.
39
tenter celles à qui vous voulez céder , pour ca-
cher vos peines , pour sauver des apparences
embarrassantes et importunes! Est-ce donc là
celle liberté que vous aimez tant, et que vous
avez tant de peine à sacrifier à Dieu ! Où est-
elle? Montrez -la moi. Je ne vois partout que
gène , que servitude basse et indigne , que né-
cessité déplorable de se déguiser. On se refuse
à Dieu, qui ne nous veut que pour nous sauver ;
et on se livre au monde , qui ne nous veut que
pour nous tyranniser et pour nous perdre.
II. On s'imagine qu'on ne fait dans le monde
que ce qu'on veut , parce qu'on sent le goût de
ses passions par lesquelles on est entraîné : mais
compte-t-on les dégoûts affreux , les ennuis
mortels, les mécomptes inséparables des plai-
sirs , les humiliations qu'on a à essuyer dans
les places les plus élevées? Au dehors tout est
riant ; au dedans tout est plein de chagrin et
d'inquiétude. On croit être libre, quand on ne
dépend plus que de soi-même. Folle erreur ! Y
a-l-il un état où l'on ne dépende pas d'autant
de maîtres qu'il y a de personnes à qui l'on a
relation? Y en a-t-il un où l'on ne dépende pas
encore davantage des fantaisies dautrui que des
siennes propres? Tout le commerce de la vie
n'est que gène, par la captivité des bienséances
et par la nécessité de plaire aux autres. D'ail-
leurs nos passions sont pires que les plus cruels
tyrans. Si on ne les suit qu'à demi, il faut à
toute heure être aux prises avec elles, et ne res-
pirer jamais un seul moment. Elles se trahis-
sent; elles déchirent le cœur; elles foulent aux
pieds les lois de l'honneur et de la raison, et ne
disent jamais : C'est assez. Si on s'y abandonne
tout-à-fait, où ce torrent mènera-t-il? J'ai hor-
reur de le penser. 0 mon Dieu, préservez-moi
de ce funeste esclavage, que l'insolencehumaine
n'a pas de honte de nommer une liberté. C'est
en vous seul qu'on est libre. C'est votre vérité
qui nous délivrera, et qui nous fera éprouver
que vous servir c'est régner.
nos humeurs, par nos passions, qui ont troublé
l'ouvrage de sa miséricorde dans notre cœur !
Enfin il nous a renversés par la tribulation ; il
a écrasé notre orgueil ; il a confondu notre
prudence charnelle, il a consterné notre amour-
propre. Disons-lui donc avec un acquiescement
entier : Seigneur, que voulez-vous que Je fasse ?
Jusqu'ici je ne m'étais tourné vers vous qu'im-
parfaitement ; j'avois usé de mille remises , et
j'avois tâché de sauver et d'emporter du débris
de ma conversion tout ce qu'il m'avoit été pos-
sible: mais présentement je suis prêt à tout, et
vous allez devenir le maître absolu de mon
cœur et de ma conduite.
II. Il ne suffit pas cependant que l'offre soit
universelle : ce ne seroit rien faire , si elle de-
meuroit vague et incertaine, sans descendre au
détail ni à la pratique. Il y a trop long-temps ,
dit saint Augustin , que nous traînons une
volonté vague et languissante pour le bien. Il
ne coûte rien de vouloir être parfait , si on ne
fait rien pour la perfection. 11 la fciut vouloir
plus que toutes les choses temporelles les plus
chères et les plus vivement poursuivies, et il ne
faut pas vouloir faire moins pour Dieu que l'on a
fait pour le monde. Sondons notre cœur. Suis-je
déterminé à sacrifier à Dieu , mes amitiés les
plus fortes, mes habitudes les plus enracinées,
mes inclinations dominantes, mes plus agré-
ables amusemens?
XXYI» JOUR.
SUR LA CAPITULATION Qu'ON VOLDROIT FAIRE AVEC
DIEU.
Jusques à quand clocherez-vous de deux côtés? /// Kois.
XVIII. 21. — Nul ne peut servir deux maîtres. S.Matth.
VI. 24.
I. On sait bien qu'il faut servir Dieu et l'ai-
mer , si on veut être sauvé ; mais on voudroit
bien ôter de son service et de son amour tout
ce qu'il y a d'onéreux, et n'y laisser que ce
qu'il y a d'agréable. On voudroit le servir , à
condition de ne lui donner que des paroles et
des cérémonies, et encore des cérémonies cour-
tes, dont ou est bientôt lassé et ennuyé. On
voudroit l'aimer , à condition qu'on aimeroit
1. C'est ce que disoit saint Paul , renversé avec lui, et peut-être plus que lui , tout ce
miraculeusement, et converti par la grâce du qu'il n'aime point et qu'il condamne dans les
Sauveur qu'il persécutoit. Hélas! combien l'a- vanités mondaines. On voudroit l'aimer, àcon-
vons-nous persécuté par nos infidélités , [lar dilioii de uc diminuer en rien cet aveugle
XXV» JOUR.
SUR LA DÉTERMINATION ENTIERE A ÊTRE A DIEU.
Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Act. ix. 6.
40
MAM'El, DE PIÉTÉ.
amour de nous -mêmes, qui va jusqu'à l'idolâ-
trie , et qui fait qu'au lieu de nous rapporter à
Dieu comme à celui pour qui nous sommes
faits, on veut au contraire rapporter Dieu à
soi , et ne le rechercher que comme une res-
source qui nous console quand les créatures
nous manqueront. On voudroit le servir et
l'aimer, à condition qu'il sera permis d'avoir
honte de son amour , de s'en cacher comme
d'une foiblesse , de rougir de lui comme d'un
ami indigne d'être aimé, de ne lui donner que
quelque extérieur de religion pour éviter le
scandale , et de vivre à la merci du monde
pour ne rien donner à Dieu qu'avec la permis-
sion du monde même. Quel service et quel
amour !
II. Dieu n'admet point d'autre pacte avec
nous que celui qui a rapport à notre première
alliance dans le Baptême, où nous avons pro-
mis de renoncer à tout pour être à lui ; et au
premier commandement de sa loi , où il exige
sans réserve tout notre cœur , tout notre esprit
et toutes nos forces. Peut-on en effet aimer
Dieu de bonne foi, et avoir tant d'égards pour
le monde son ennemi , auquel il a donné de
si terribles malédictions ? Peut-on aimer Dieu ,
et craindre de le trop connoître , de peur d'a-
voir trop de choses à lui sacrifier? Peut-on aimer
Dieu, et se contenter de ne l'outrager pas, sans
se mettre en peine de lui plaire, de le glorifier,
et de lui témoigner courageusement , dans les
occasions qui se présentent tous les jours, l'ar-
deur et la sincérité de notre amour? Dieu ne
met ni bornes ni réserves en se donnant à nous,
et nous voudrions en apporter mille avec lui !
Est-il sur la terre des créatures assez viles pour
se contenter d'être aimées de nous comme nous
n'avons pas honte de vouloir que Dieu se con-
tentât d'être aimé ?
XXVII" JOUR.
nous ne savons qu'en faire, et nous en sommes
embarrassés. Un jour viendra qu'un quart-
d'heure nous paroîtra plus estimable et plus
désirable que toutes les fortunes de l'univers.
Dieu , libéral et magnifique dans tout le reste ,
nous apprend , par la sage économie de sa pro-
vidence, combien nous devrions être circons-
pects sur le bon usage du temps , puisqu'il ne
nous en donne jamais deux instans ensemble ,
et qu'il ne nous accorde le second qu'en reti-
rant le premier et qu'en retenant le troisième
dans sa main avec une entière incertitude si
nous l'aurons. Le temps nous est donné pour
ménager l'éternité ; et l'éternité ne sera pas
trop longue pour regretter la perte du temps,
si nous en avons abusé.
II. Toute notre vie est à Dieu aussi bien que
tout notre cœur. L'un et l'autre ne sont pas
trop pour lui. Il ne nous les a donnés que pour
l'aimer et pour le servir. Ne lui en dérobons
rien. Nous ne pouvons pas à tout moment faire
de grandes choses ; mais nous en pouvons tou-
jours faire de convenables à notre état. Se taire,
souffrir , prier , quand nous ne sommes pas
obligés d'agir extérieurement , c'est beaucoup
offrir à Dieu. Un contre-temps, une contradic-
tion, un murmure, une importunité , une in-
justice reçue et soufferte dans la vue de Dieu ,
valent bien une demi-heure d'oraison ; et on
ne perd pas le temps , quand , en le perdant ,
on pratique la douceur et la patience. Mais
pour cela il faut que cette perte soit inévitable,
et que nous ne nous la procurions pas par
notre faute. Ainsi réglez vos jours , et rachetez
le temps, comme dit saint Paul ', en fuyant le
monde et en abandonnan l au monde des biens qui
ne valent pas le temps qu'ils nous ôtent. Quit-
tez les amusemens , les correspondances inu-
tiles, les épanchemens de cœur qui flattent l'a-
mour-propre , les conversations qui dissipent
l'esprit et qui ne conduisent à rien. Vous trou-
verez du temps pour Dieu , et il n'y a de bien
employé que celui qui est employé pour lui.
SLR LE BON EMPLOI Ul" TEMPS.
P'aîsons le bien pendant que nous en avons le temps. Galat.
VI. 10. — Une nuit viendra pendant laquelle personne
ne peut agir. S. Jean. ix. A.
I. Le temps est précieuv, mais on n'en con-
noît pas le prix ; on le connoîtra quand il n'y
aura plus lieu d'en profiter. Nos amis nous le
demandent comme si ce n'étoit rien , et nous le
donnons de même. Souvent il nous est à charge;
XXVIII" JOUR.
SUR LA PRÉSENCE DE DIEU.
Marchez en raa présence, et soyez parfait. Gen. x\ii. 1.
L Voila, Seigneur, ce que vous disiez au fi-
dèle Abraham : et en effet, qui marche en votre
' Ephos. V. 16.
MANUEL DE PIÉTÉ.
H
présence et dans la voie de la perfection? On ne
s'écarte de cette voie sainte , qu'en vousperdant
de vue, et qu'en cessant de vous voir en tout.
Hélas ! où vais-je lorsque je ne vous vois plus ,
vous qui êtes ma lumière , et le terme unique
où doivent tendre tous mes pas? Vous regarder
dans toutes les démarches que l'on fait , c'est
le moyen de ne s'égarer jamais. 0 foi lumi-
neuse au milieu des ténèbres qui nous envi-
ronnent ! 0 regard plein de contiance et d'a-
mour, qui conduisez l'homme à la perfection !
0 Dieu, je ne vois que vous 5 c'est vous seul que
je cherche et que je considère dans tout ce que
mes yeux semblent regarder ! L'ordre de votre
providence est ce qui attire mon attention.
Mon cœur ne veille que pour vous dans la mul-
titude des affaires , des devoirs, et des pensées
qui m'occupent , parce qu'elles ne m'occupent
que pour obéir à vos ordres. Ainsi je tâche
de réunir toute mon attention en vous , ô
souverain et unique objet de mon cœur, lors
même que je suis obligé de partager mes soins
selon les lois de votre divine volonté. Hé !
que pourrois-je regarder dans ces viles créatu-
res, si vous cessiez de m'y appliquer . et si je
cessoisde vous y voir?
II. J'ai donc résolu de tenir mes yeux levés
vers les montagnes saintes, d'où j'attends toule
ma force et tout mon secours '. C'est en vain
que je m'appliquerois uniquement à regarder à
mes pieds, pour me délivrer des pièges innom-
brables qui m'environnent. Le danger vient
d'en bas; mais la délivrance ne peut venir que
d'en haut : c'est là que mes yeux s'élèvent pour
vous voir. Tout est piège pour moi sur la terre,
le dedans et le dehors. Tout est piège, Seigneur,
sans vous. C'est vers vous seul que se portent
mes yeux et mon cœur. .Je ne veux voir que
vous ; je n'espère qu'en vous. Mes ennemis
m'assiègent sans cesse; ma propre foiblesse m'ef-
fraie : mais vous avez vaincu le monde pour
vous et pour moi, et votre force toute puissante
soutiendra mon infirmité.
XXÎX» JOUR.
SUR l'aMOIR yCE DIEI' A lOUR NOUS.
Je vous ai aimé d'un amour éternel. Jerrm. xxxi. 3.
I. Dieu n'a pas attendu que nous fussions
quelque chose pour nous aimer : avant tous les
siècles , et avant même que nous eusssions l'être
que nous possédons , il pensoit à nous, et il n'y
pensoit que pour nous faire du bien. Ce qu'il
avoit médité dans l'éternité il l'a exécuté dans
le temps. Sa main bienfaisanie a répandu sur
nous toute sorte de biens: nos infidélités mê-
mes, ni nos ingratitudes , presque aussi nom-
breuses que ses faveurs, n'ont pu encore tarir
la source de ses dons , ni arrêter le cours de
ses grâces. 0 amour sans commencement ,
qui m'avez aimé durant des siècles infinis, et
lors même que je ne pouvois le ressentir ni le
reconnoître ! 0 amour sans mesure, qui m'avez
fait ce que je suis , qui m'avez donné ce que j'ai
et qui m'en promettez encore intiniment da-
vantage 1 0 amour sans interruption et sans in-
constance , que toutes les eaux amères de mes
iniquités n'ont pu éteindre! Ai-je un cœur, ô
mon Dieu , si je ne suis pas pénétré de recon-
noissance et de tendresse pour vous ?
IL Mais que vois-je ? Un Dieu qui se donne
lui-même , après même avoir tout donné ; un
Dieu qui me vient chercher jusqu'au néant,
parce que mon péché m'a fait descendre jusque
là : un Dieu qui prend la forme d'un esclave ,
pour me délivrer de l'esclavage de mes enne-
mis , un Dieu qui se fait pauvre , pour m' enri-
chir; un Dieu qui m'appelle, et qui court
après moi quand je le fuis; un Dieu qui ex-
pire dans les tourmens, pour m' arracher des
bras de la mort et pour me rendre une vie
heureuse : et je ne veux souvent ni de lui ni
de la vie qu'il me présente ! Pour qui pren-
droit-on un homme qui aimeroit un autre
homme comme Dieu nous aime? et de quels
anathèmes ne se rend pas digne, après cela, ce-
lui qui n'aimera pas le Seigneur Jésus '?
XXX^ JOUR.
SUR l'amour que nous devons avoir pour dieu.
Qu'ai-je à désirer dans le ciel . et que puis-je aimer sur la
terre, si ce n'est vous, ô mon Dieu? Ps. lxxii. 25.
L Souvent , quand nous disons à Dieu que
nous l'aimons de tout notre cœur, c'est un lan-
gage, c'est un discours sans réalité : on nous a
appris à parler ainsi dans notre enfance; et
nous continuons, quand nous sommes grands ,
sans savoir bien souvent ce que nous disons.
Aimer Dieu, c'est n'avoir point d'autre volonté
» Ps. cxx. \.
1 I Cor. xvf. 22.
42
MANUEL DE PIÉTË.
que la sienne, c'est observer fidèlement sa sainte
loi, c'est avoir horreur du péché. Aimer Dieu,
c'est aimer ce que Jésus-Christ a aimé, la pau-
vreté , les humiliations , les souffrances; c'est
haïr ce que Jésus-Christ a haï, le monde, la va-
nité, les passions. Peut-on croire qu'on aime
un objet auquel on ne voudroit pas ressembler?
Aimer Dieu , c'est s'entretenir volontiers avec
lui, c'est désirer d'aller à lui: c'est soupirer,
languir après lui. 0 le faux amour , que
celui qui ne se soucie pas de voir ce qu'il
aime!
n. Le Sauveur est venu apporter un feu di-
vin sur la terre, et son désir est que ce feu
brûle * et consume tout. Cependant les hommes
vivent dans une froideur mortelle. Ils aiment
un peu de métal , une maison, un nom, un
titre en l'air , une chimère qu'ils appellent ré-
putation. Ils aiment une conversation , un
amusement qui leur échappe. Il n'y a que
Dieu pour qui il ne leur reste point d'amour:
tout s'épuise pour les créatures les plus mi-
sérables. Ne voudrons-nous jamais goûter le
bonheur de l'amour divin ? Jusques à quand
préférerons -nous d'aimer les créatures les plus
empoisonnées ? 0 Dieu ! régnez sur nous
malgré nos infidélités ! Que le feu de votre
amour éteigne tout autre feu ! Que pouvons-
nous voir d'aimable hors de vous, que nous ne
trouvions parfaitement en vous, qui êtes la
source de tout bien ? Accordez nous la grâce de
vous aimer , et nous n'aimerons plus que vous,
et nous vous aimerons éternellement.
et je ne me possède plus. 0 amour sacré , qui
avez blessé mou amour, et qui de vos propres
traits, vous êtes vous-même blessé pour moi ,
venez me guérir , ou plutôt venez rendre la
blessure que vous m'avez faite encore plus
profonde et plus vive. Séparez-moi de toutes
les créatures : elles m'incommodent , elles
m'importunent : vous seul me suffisez , et
je ne veux plus que vous.
II. Quoi ! il sera dit que les amans insensés
de la terre porteront jusqu'à un excès de délica-
tesse et d'ardeur leurs folles passions , et on ne
vous airaeroit que foiblement et avec mesure !
Non , non , mon Dieu, il ne faut pas que l'a-
mour profane l'emporte sur l'amour divin.
Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur
qui est tout à vous. L'accès vous en est ou-
vert, les ressorts vous en sont connus. Vous
savez ce que votre grâce est capable d'y ex-
citer. Vous n'attendez que mon consentement
et que l'acquiescement de ma liberté. Je vous
donne mille et mille fois l'une et l'autre. Pre-
nez tout : agissez en Dieu ; embrasez-moi ;
consumez-moi. Foible et impuissante créature
que je suis, je n'ai rien à vous donner que mon
amour. Augmentez-le, Seigneur , et rendez-le
plus digne de vous. 0 si j'étois capable de faire
pour vous de grandes choses ! 0 si j'avois beau-
coup à vous sacrifier ! Mais tout ce que je puis
n'est rien. Soupirer, languir, aimer, et mourir
pour aimer encore davantage , c'est désormais
tout ce que je veux.
XXXP JOUR.
SUR LES SENTIMENS DE l' AMOUR DIVIN.
0 Dieu de mon cœur, ô Dieu mon partage pour jamais.
Ps. Lxxii. 26.
ï. Peut-on vous connoître, ô mon Dieu , et
ne vous pas aimer, vous qui surpassez en beauté,
en vertu, en grandeur, en pouvoir, en bonté,
en libéralité , en magnificence , en toute sorte
de perfections, et , ce qui me touche de plus
près, en amour pour moi tout ce que les esprits
créés peuvent comprendre? Le respect et l'iné-
galité entre vous et moi devroient , ce semble,
m'arrêter; mais vous me permettez , c'est trop
peu dire , vous m'ordonnez de vous aimer.
Après cela , Seigneur, je ne me connois plus
' Luc. XXI. 49.
MÉDITATIONS SUR DIVERS SUJETS.
DE L'ÉCRITURE SAINTE.
DE LA VRAIE CONNOISSANCE DE L EVANGILE.
Seigneur, à qui irions-nous , sinon à vous qui avez les
paroles de la vie éternelle? S. Jean. vi. 69.
Nous ne connoissons point assez l'Evangile ;
et ce qui nous empêche de l'apprendre , c'est
que nous croyons le savoir. Nous en ignorons
les maximes , nous n'en pénétrons point l'es-
prit, nous recherchons curieusement les paroles
des hommes, et nous négligeons celles de Dieu.
MANUEL DE PIÉTÉ.
43
Une parole de l'Evangile est plus précieuse
que tous les autres livres du monde ensemble ;
c'est la source de toute vérité. Avec quel
amour , avec quelle foi, avec quelle adoration
devrions-nous y écouter Jésus-Christ! Disons-lui
donc désormais avec saint Pierre : Seigneur , à
qui irions-noits ? Un moment de recueillement,
d'amour et de présence de Dieu, fait plus voir et
entendre la vérité , que tous les raisonnemens
des hommes.
joie qui se tourne en poison : mais tu pleureras
éternellement, pendant que les enfans de Dieu
seront consolés. 0 que je méprise tes mépris, et
que je crains tes complaisances!
II.
DU CHANGEMENT DE LA LUMIERE EN TENEBRES.
Prenez donc garde que la lumière qui est en vous ne soit
que ténèbres. S. Luc. xi. 35.
Il n'est pas étonnant que nos défauts nous
défigurent aux yeux de Dieu. Mais que nos
vertus mêmes ne soient souvent que des imper-
fections, c'est ce qui doit nous faire trembler.
Souvent notre sagesse n'est qu'une politique
charnelle et mondaine : notre modestie , qu'un
extérieur composé et hypocrite pour garder les
bienséances et nous attirer des louanges ; notre
zèle, qu'un effet de l'humeur ou de l'orgueil ;
notre franchise, qu'une brusquerie et ainsi du
reste. Avec quelle lâcheté sont exécutés en
détail les sacrifices que nous faisons à Dieu, et
qui paroissent les plus éclatans ! Craignons que
la lumière se change eu ténèbres.
III.
DES PIEGES ET DE LA TYRANNIE DU MONDE.
Malheur au monde à cause de ses scandales ! S. Mattk.
xvni. 7.
Que volontiers. Seigneur, je répète cette ter-
rible parole de Jésus-Christ votre fils et mon
sauveur ! Elle est terrible pour le monde à
jamais réprouvé ; mais elle est douce et conso-
lante pour ceux qui vous aiment et qui le mé-
prisent. Elle seroit pour moi un coup de foudre,
si jamais je nie rengageois contre vous dans la
servitude du siècle. Ah ! monde aveugle et
injuste tyran ! tu flattes pour trahir, tu amuses
pour donner le coup de la mort. Tu ris, tu fais
rire ; tu méprises ceux qui pleurent ; tu ne
cherches qu'à enchanter les sens par une vaine
^^
COMBIEN PEU RENONCENT A L AMOUR DU MONDE, QUI
EST SI DIGNE DE MEPRIS.
N"aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le
monde. / Ep. de S. Jean. ii. 15.
Que ces paroles ont d'étendue ! Le monde
est cette multitude aveugle et corrompue que
Jésus-Christ maudit dans l'Evangile , et pour
lequel il ne veut pas même prier en mourant.
Chacun parle contre le monde , et chacun a
pourtant le monde dans son cœur. Le monde
n'est que l'assemblage des gens qui s'aiment
eux-mêmes , et qui aiment les créatures sans
rapporta Dieu. Nous sommes donc le monde
nous-mêmes , puisqu'il ne faut pour cela que
s'aimer et que chercher dans les créatures ce
qui n'est qu'en Dieu. Avouons que nous appar-
tenons au monde, et que nous n'avons point
l'esprit de Jésus-Christ. Quelle pitié de renon-
cer en apparence au monde, et d'en conserver
les sentimensî Jalousie pour l'autorité, amour
pour la réputation qu'on ne mérite pas, dissi-
pation dans les compagnies , recherche des
commodités qui flattent la chair, lâcheté dans
les exercices chrétiens, inapplication à étudier
les vérités de l'Evangile : voilà le monde. 11 vit
en nous, et nous voulons vivre en lui, puisque
nous désirons tant qu'on nous aime, et que
nous craignons qu'on nous oublie. Heureux le
saint apôtre, pour qui le ihonde était ci^cifé^ et
qui rétoit aussi pour le monde K
V.
SUR LA VERIT,VBLE PAIX.
Je vous donne la paix, non comme le monde la donne.
S. Jean. xiv. "i7.
Quel bonheur de savoir combien le monde
est méprisable ! C'est sacrifier à Dieu peu de
chose, que de lui sacrifier ce fantôme. Qu'on
« Galat. Yi. IJ.
u
MANUEL DE PIÉTÉ.
est foible quand on ne le méprise pas autant
qu'il le mérite 1 Qu'on est à plaindre quand ou
croit avoir beaucoup quitté en le quittant !
Tout chrétien y a renoncé par son Baptême :
les personnes religieuses et retirées ne font donc
que suivre cet engagement avec plus de pré-
caution que les autres. C'est avoir cherché le
port en fuyant la tempête. Le monde promet
la paix , il est vrai, mais il ne la donne jamais;
il cause quelques plaisirs passagers , mais ces
plaisirs coûtent plus qu'ils ne valent. Jésus-
Christ seul peut mettre l'homme en paix ; il
l'accorde avec lui-même ; il soumet ses pas-
sions ; il borne ses désirs ; il le console par son
amour ; il lui donne la joie dans la peine
même ; ainsi cette joie ne peut lui être ôtée.
VL
QUE JESUS-CHRIST À REFUSE DE PRIER POUR
LE MONDE.
Je ne prie point pour le monde. S. Jeati. xvii. 9.
Jésus-Christ mourant prie pour ses bour-
reaux, et refuse de prier pour le monde. Que
dois-je donc penser de ces hommes qu'on
appelle honnêtes gens , et que j'ai appelés mes
amis, puisque les persécuteurs et les meurtriers
de Jésus-Christ lui sont moins odieux que ces
hommes auxquels j'avois livré mon cœur ?
Que puis-je attendre de ma foiblesse dans les
compagnies où l'on se pique d'oublier Dieu, de
traiter la piété de foiblesse et de suivre tous
ses désirs? Puis-je croire que j'aime Dieu et
que je ne rougisse point de son Evangile , si
j'aime tant la société de ses ennemis , et si je
crains de leur déplaire en témoignant que je
crains Dieu ? 0 Seigneur ! soutenez-moi contre
lestorrens du monde ; rompez mes liens : éloi-
gnez-moi des tabernacles des pécheurs ; unis-
sez-moi avec ceux qui vous aiment.
pour décider de tout. On veut aimer Dieu, et
on craint lâchement de déplaire au monde, son
irréconciliable ennemi. 0 àme adultère et infi-
dèle à l'Epoux sacré ! ne savez- vous pas que
l'amitié du monde rend ennemi de Dieu? Mal-
heur donc à ceux qui plaisent au monde , ce
juge aveugle et corrompu !
Mais qu'est-ce que le monde ? est-ce un fan-
tôme ? Non , c'est cette foule d'amis profanes
qui m'entretiennent tous les jours, qui passent
pour honnêtes gens, qui ont de l'honneur, que
j'aime et dont je suis aimé, mais qui ne m'ai-
ment point pour Dieu. Voilà mes plus dange-
reux ennemis. L'n ennemi déclaré ne tueroit
que mon corps ; ceux-ci ont tué mon àme.
Voilà le monde que je dois fuir avec horreur,
si je veux suivre Jésus-Christ.
vm.
SUR LE MÊME SUJET.
Le monde est crucifié pour moi , comme je suis crucifié
pour le monde. Galat. vi. 14.
Il ne suffit pas, selon l'Apôtre, que le monde
soit crucifié pour nous , il faut que nous le
soyons aussi pour lui. On croit être bien loin
du monde, parce qu'on est dans une retraite ;
mais on parle le langage du monde ; on en a
les sentimens, les curiosités; on veut de la ré-
putation, de l'amitié, de l'amusement; on a
encore des idées de noblesse ; on souffre avec
répugnance les moindres humiliations. On veut
bien , dit-on , oublier le monde ; mais on
ressent dans le fond de sou cœur qu'on ne
veut pas être oublié par lui. En vain cher-
che-t-on un milieu entre Jésus-Christ et le
monde.
IX.
VIL
QUE, DANS LA VOIE DE LA PERFECTION, LES PREMIERS
SONT BIEN SOUVENT ATTEINTS ET DEVANCES PAR
LES DERNIERS.
SUR LA FUITE DU MONDE.
Malheur au monde à cause de ses scandales! S.
xviii. 7.
Matth.
Le monde porte déjà sur son front la con-
damnation de Dieu , et il ose s'ériger en juge
Ceux qui étoienl les premiers seront les derniers, et les
derniers seront les premiers, y. Litc. xiii. 30.
Combien d'àmes , qui , dans une vie com-
mune, auront atteint à la perfection, pendant
que les épouses du Seigneur , comblées de
grâces , appelées à goûter la manne céleste ,
i
MANUEL DE PIÉTÉ.
45
auront langui dans une vie lâche et imparfaite !
Combien de pécheurs, qui, après avoir passé
tant d'années dans l'égarement et dans l'igno-
rance de l'Evangile, laisseront tout d'un coup
derrière eux, par la ferveur de leur pénitence,
les âmes qui avoient goûté, dès leur plus tendre
jeunesse, les dons du Saint-Esprit, et que Dieu
avoit prévenues de ses plus douces bénédic-
tions! Qu'il sera beau aux derniers de rem-
porter ainsi la couronne , et d'être , par leur
exemple , la condamnation des autres ! Mais
qu'il sera douloureux aux premiers de devenir
les derniers , de se voir derrière ceux dont ils
étoient autrefois le modèle , de perdre leurs
couronnes, et de les perdre pour quelques amu-
semens qui les ont retardés ? Je ne saurois voir
le recueillement de certaines personnes qui
vivent dans le monde , leur désintéressement,
leur humilité , sans rougir de voir combien
nous, qui ne devrions être occupés que de Dieu,
sommes dissipés, vains et attachés à nos com-
modités temporelles. Hâtons-nous de courir, de
peur d'être laissés derrière.
XI.
QIE >0rs SOMMES VENUS POUR SERVIR LES AUTRES.
.le ne suis pas venu pour être servi , mais pour servir les
autres. S. Marc. x. 4o.
C'est ce que doivent dire toutes les personnes
qui ont quelque autorité sur d'autres. C'est un
pur ministère. Il faut effectivement servir ceux
à qui l'on paroît commander , souffrir leurs
imperfections, les redresser doucement et avec
patience, les attendre dans les voies de Dieu,
se faire tout à tous , se croire fait pour eux,
s'humilier pour leur adoucir les corrections les
plus nécessaires, ne se rebuter jamais, deman-
der à Dieu le changement de leur cœur, qu'on
ne peut point obtenir soi-même. Examinez-
vous par rapport aux personnes qui vous sont
commises , et dont vous êtes chargé devant
Dieu.
XII.
X.
DE L AMOUR DU PROCHAIN.
Soyez attentifs à vous aioier les uns les autres d'un amour
fraternel. I Ep. de S. Pierre, i. 22.
Cet apôtre veut, par ces paroles, que noire
charité soit toujours attentive pour ne pas bles-
ser le prochain. Sans cette attention, la charité,
qui est si fragile en cette vie , se perd bientôt.
Un mot dit avec hauteur ou avec chagrin, un
air sec ou dédaigneux peut altérer les esprits
foibles. Il faut ménager des créatures si chères
à Dieu, des membres si précieux de Jésus-Christ.
Si vous manquez de cette attention, vous man-
quez aussi de charité ; car on ne peut aimer
sans s'appliquer à ceux qu'on aime. Cette
attention de charité doit remplir tout, l'esprit
et le cœur. Il me semble que j'entends Jésus-
Christ vous dire comme à saint Pierre : Paissez
mes brebis.
DE LA DOUCEUR ET DE L HUMU.ITE DE COEUR.
Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur.
S. Mat t II. xr. 29.
Il n'y avoit que le Fils de Dieu qui pût nous
faire cette divine leçon, lui qui, étant égala
son Père, s'est anéanti, comme dit saint Paul * ,
en prenant la forme et la condition d'un es-
clave. Que n'a-t-il pas fait pour l'amour de
nous ? Que n'a-t-il pas souflert de nous , et
que ne souffre-t-il pas encore ? // a été mené,
dit haie ^, comme une victime qu'on va égor-
ger , et on ne l'a pas entendu se plaindre. Et
nous, nous nous plaignons des moindres maux,
nous sommes vains, déhcats, sensibles.
Il n'y a point de douceur véritable et cons-
tante sans humilité. Tandis que nous serons
pleins de nous-mêmes , tout nous choquera en
autrui. Soyons persuadés que rien ne nous est
dû, et alors rien ne nous aigrira. Pensons sou-
vent à nos misères, et nous deviendrons indul-
gens pour celles d'autrui. Il n'y a point de
page dans les Ecritures , dit saint Augustin,
où Dieu ne fasse tonner ces grandes et aima-
bles paroles : Apprenez de moi que je suis doux
et humble de cœur.
> Philip. II. 6 el 7. — ^ Is. Llll,
4a
MANUEL DE PIÉTÉ.
XIII.
DE LA VÉRITABLE GRANDEUR.
Quiconque s'exalte sera humilié, et quiconque s'humilie
sera exalté. S. Luc. xiv. 11.
Puisque nous aimons tant l'élévation, cher-
chons-la où elle est, cherchons celle qui durera
toujours. 0 l'admirable ambition, que celle de
régner éternellement avec le Fils de Dieu et
d'être assis à jamais sur un même trône avec
lui ! Mais quelle ambition , quelle jalousie
d'enfant , que de s'empresser pour avoir des
noms parmi les hommes, pour parvenir à une
réputation encore moins solide que la fumée
qui est le jouet du vent ! Faut-il se donner
tant de peine pour avoir quelques gens qui se
disent nos amis sans l'être, et pour soutenir de
vaines apparences ? Aspirons à la véritable
grandeur ; elle ne se trouve qu'en s'abaissant
sur la terre. Dieu confond le superbe dès cette
vie; il lui attire l'envie, la critique et la calom-
nie ; il lui cause mille traverses , et entin il
l'humiliera éternellement : et l'humble qui se
cache, qui veut être oublié, qui craint d'être
recherché du monde, sera, dès cette vie, res-
pecté pour n'avoir pas voulu l'être, et une éter-
nelle gloire sera la récompense de son mépris
pour la gloire fausse et méprisable.
XIV
SUR QUOI NOUS DEVONS FONDER NOTRE JOIE.
Réjouissez-vous, je vous le dis encore, réjouissez-vous :
que votre modestie soit connue de tous les hommes , car
le Seigneur est proche. Ep. aux Philip, iv. 4 et 5.
C'est le dégoût de nos passions et des vani-
tés du monde qui doit être la source de notre
joie. Nous ne devons fonder notre joie que sur
l'espérance , et nous ne devons espérer qu'au-
tant que le monde nous déplaît. Ce doit être
l'attente de Jésus-Christ , qui va venir nous
couronner , qui doit nous rendre modestes et
constans : il faut se tenir prêt à le recevoir,
être bien aise qu'il vienne : ce sera le juge du
monde et notre consolateur. Qu'il est doux
d'attendre Jésus-Christ en paix , tandis que les
enfans du siècle craignent qu'il arrive ! Ils
trembleront, ils frémiront; et nous, nous ver-
rons venir avec joie et confiance notre aimable
délivrance. Heureux état , état digne d'envie !
Que ceux qu'y n'y sont pas encore y aspirent :
c'est notre lâcheté et nos amusemens qui nous
éloignent de cet état de confiance et de conso-
lation.
XV.
DES EFFETS DE L EUCHARISTIE EN NOUS.
Celui qui me mange doit vivre pour moi. S. Jean vi.
55 et 56.
C'est la chair de Jésus-Christ que nous
mangeons, mais c'est son esprit qui nous vivi-
fie. La chair seule ne profite de rien, comme il
le dit lui-même ; oui, la chair, quoique unie
au Verbe . en sorte que saint Jean ne craint
point de dire que le Verbe s'est fait chah'. Il ne
l'a unie que pour nous communiquer son esprit
plus sensiblement par cette société charnelle
qu'il a faite avec nous ; il ne nous la donne à
manger que pour nous incorporer à lui , et
faire vivre nos âmes de sa vie divine. Pourquoi
donc, vivant si souvent de lui, refuserons-nous
de vivre pour lui ? Que devient en nous ce
pain céleste , cette chair toute divine ? A quoi
servent nos communions ? Jésus-Christ vit-il
en nous? Ses sentimens, ses actions se mani-
festent-elles en notre chair mortelle? Crois-
sons-nous en Jésus-Chiisl à force de le man-
ger ? Toujours s'amuser , toujours murmurer
contre les moindres croix, toujours ramper sur
la terre , toujours chercher de misérables con-
solations , toujours cacher ses défauts sans les
corriger, pendant qu'on ne fait qu'une même
chair avec lui !
XVI.
SUR LE MEME SUJET.
Celui qui me mange doit vivre pour moi. S. Jean. vi.
55 et 56.
Jésus-Christ est toute notre vie ; c'est la
vérité éternelle dont nous devons être nourris .
quel moyen de prendre un aliment si divin,
et de languir toujours ! Ne point croître dans
la vertu, n'avoir ni force ni santé , se repaître
de mensonge, fomenter dans son cœur des pas-
sions dangereuses, être dégoûté des vrais biens,
est-ce là la vie d'un chrétien qui mange le pain
iMANUEL DE PIÉTÉ.
47
du ciel? Jésus-Christ ne veut s'unir et s'incor-
porer avec nous , que pour \ivre dans le fond
de nos cœurs; il faut qu'il se manifeste dans
notre chair mortelle, que Jésus-Christ paroisse
en nous, puisque nous ne faisons qu'une même
chose avec lui. Je vis, mais ce n'est plus moi
qui vis % c'est Jésus-Christ qui vit dans sa
créature , déjà morte à toutes les choses hu-
maines.
seulement à vous , je vous ouvre mon cœur. Voyez
mes besoins, que je ne connois pas , voyez,
et faites selon votre miséricorde. Frappez ou
guérissez , accablez ou relevez-moi : j'adore
toutes vos volontés sans les connoître ; je me
tais , je me sacrifie , je m'abandonne. Plus
d'autres désirs que ceux d'accomplir votre vo-
lonté. Apprenez-moi à prier ; priez vous-même
en moi.
XVII.
XIX.
DE LA CONFIANCE EN DIEU.
Je dors, et mon cœur veille. Cant. v. 2.
On dort en paix dans le sein de Dieu , par
l'abandon à sa providence, et par un doux sen-
timent de sa miséricorde. On ne cherche plus
rien, et l'homme tout entier se repose en lui.
Plus de raisonnemens incertains et inquiets,
plus de désirs, plus d'impatience à changer sa
place. La place où nous sommes, c'est le sein
de Dieu ; car c'est Dieu qui nous y a mis de
ses propres mains et qui nous y porte entre ses
bras. Peut-on se trouver mal où il nous met.
et où nous sommes comme un enfant que sa
mère tient et embrasse ? Laissons-le faire, repo-
sons-nous sur lui et en lui. Ce repos de con-
fiance , qui éteint tous les mouvemens de la
prudence charnelle, c'est la véritable vigilance
du cœur. S'abandonner à Dieu sans s'appuyer
sur la créature ni sur la nature , c'est faire
■veiller son cœur tandis qu'on dormira. Ainsi
l'amour aura toujours les yeux ouverts avec
jalousie, pour ne tendre qu'à son bien-aimé,
et nous ne nous endormirons point dans la
mort.
DE L AMOUR DE DIEU.
Seigneur, vous savez bien que je vous aime. S. Jean.
XXI. 16.
Saint Pierre le disoit à notre Seigneur ; mais
oserions-nous le dire? Aimons-nous Dieu pen-
dant que nous ne pensons point à lui ? Quel
est l'ami à qui nous n'aimons pas mieux parler
qu'à lui ? Où nous ennuyons-nous davantage
qu'au pied des autels ? Que faison.s-nous pour
plaire à notre Maître , et pour nous rendre tels
qu'il veut? Que faisons-nous pour sa gloire ?
Que lui avons-nous sacrifié pour accomplir sa
volonté ? La préférons-nous à nos moindres in-
térêts, aux amusemens les plus indignes? Où
est donc cet amour que nous pensons avoir?
Malheur pourtant à celui qui a aime pas le Sei-
gneur Jésus * qui nous a tant aimés! Don-
nera-t-il son royaume éternel à ceux qui ne
l'aiment pas? Si nous l'aimions, pourrions-nous
être insensibles à ses bienfaits , à ses inspira-
tions , à ses grâces ? Aï la vie , ni la mort , ni
le présent , ni l'avenir, ni la puissance , ne pour-
ront désormais nous séparer de la charité de
Jésus-Christ ^
XVIII.
XX.
QU IL N y A QUE DIEU QUI PUISSE APPRENDRE A PRIER.
Enseignez-nous à prier. S. Luc. xi. 1.
Seigneur , je ne sais ce que je dois vous de-
mander. Vous seul savez ce qu'il nous faut ;
vous m'aimez mieux que je ne sais m'aimer
moi-même. 0 Père ! donnez à votre enfant ce
qu'il ne sait pas lui-même demander. Je n'ose de-
mander ni croix ni consolation : je me présente
sur le même sujet.
Seigneur, vous savez bien que je vous aime. S. Jean.
XXI. 16.
Vous le saviez mieux que moi, ô mon Dieu,
ô mon père , ô mon tout , combien je vous
aime. Vous le savez, et je ne le sais pas , car
rien ne m'est plus caché que le fond de mon
cœur. Je veux vous aimer; je crains de ne pas
* Gai. II. 20.
» I Cor, XVI. 22, — ■'' Rom. vui. 38 et 39,
xMANUEL DE PIÉTÉ.
\OQS aimer assez; je vous demande l'abondance
du pur amour. Vous voyez mon désir ; c'est
\ous qui le faites en moi. Voyez dans votre
créature ce que vous y avez mis. 0 Dieu, qui
m'aimez assez pour m'inspirer de vous aimer
sans bornes, ne regardez plus le torrent d'ini-
quités qui m'avoit englouti, regardez votre mi-
séricorde et mon amour.
XXI.
QUE RIEN NE SAL'ROIT MANQUER A CELUI Qll S ATTACHE
A DIEU.
C'est le Seigneur qui me conduit; rien ne pourra me
manquer. Pf. xxii. 1.
N'avons-nous point de honte de chercher
quelque chose avec Dieu ? Quand nous avons
la source de tous biens , nous nous croyons
encore pauvres. On cherche dans la piété même
les commodités et les consolations temporelles ;
on regarde la piété comme un adoucissement
aux peines qu'on souffre, et non comme un état
de renoncement et de sacrifice ; de là viennent
tous nos découragemens. Commençons par nous
abandonner à Dieu. En le servant, ne nous
mettons jamais en peine de ce qu'il fera pour
nous. Un peu plus ou un peu moins soutfrir
dans une vie si courte, ce n'est pas grand'chose.
Que peut-il manquer, lorsque j'ai Dieu?
Oui , Dieu lui-même est le bien infini et l'u-
nique bien. Disparoissez, faux biens de la terre,
qui portez indignement ce nom , et qui ne ser-
vez qu'à rendre les hommes mauvais ! Rien
n'est bon que le Dieu de mon cœur, que je
porterai toujours au dedans de moi. Qu'il m'ôte
les plaisirs , les richesses , les honneurs , l'au-
torité, les amis, la santé, la vie: tant qu'il
ne se dérobera point lui-même à mon cœur,
je serai toujours riche ; je n'aurai rien perdu ;
j'aurai conservé ce qui est tout. Le Seigneur
m'a cherché dans mes égareniens , m'a aimé
quand je ne l'aimois pas , m'a regardé avec
tendresse, malgré mes ingratitudes : je suis
dans sa main ; il me mène comme il lui plaif.
Je sens ma foiWesse et sa force. Avec un tel
appui, rien ne me manquera jamais.
XXII.
gUE DIEU DOIT ÊTRE l'unique PORTION DU COEUR
DE l'homme.
0 DiL'ii ilo mon cœur, et mou éternelle portion. Ps. lxxii. 26.
Seigneur , vous êtes le Dieu de toute la na-
ture ; tout obéit à votre voix : vous êtes l'ame
de tout ce qui vit , et même de tout ce qui ne
vit point. Vous êtes plus mon ame que celle
même que vous avez donnée à mon cœur :
A^ous êtes plus près de moi que moi-même.
Tout est à vous : mon cœur n'y sera-t-il pas,
ce cœur que vous avez fait, que vous animez?
Il est à vous , et non à moi.
Mais , ô mon Dieu , vous êtes aussi à moi ,
car je vous aime. Vous êtes tout peur moi. Je
n'ai nul autre bien , ô mon éternelle portion !
Ce ne sont point les consolations d'ici-bas , ni
les goûts intérieurs , ni les lumières extraordi-
naires que je souhaite ; je ne demande aucun
de ces dons qui viennent de vous , mais qui ne
sont point encore vous-même. C'est de vous-
même, et de vous seul , que j'ai faim et soif.
Je m'oublie , je me perds ; faites de moi ce
qu'il vous {tlaira , n'importe , je vous aime.
XXIII.
DE QUELLE MANIERE DIEU VEUT ÊTRE GLORIFIE.
Gloire à Dieu au plus haut des deux, et paix sur la terre
aux hommes de bonne volonté. S. Lvc. ii. 14.
En ne cherchant que la gloire de Dieu,
notre paix s'y trouvera. Mais la gloire de Dieu
ne se trouve point dans toutes les pensées et
les actions des hommes. Dieu ne veut être
gloritié que par l'anéantissement entier de la
nature, et par l'abandon à son esprit. Il ne
faut point vouloir sa gloire plus qu'il ne la veut
lui-même. Prêtons-nous seulement , comme
des iustrumens morts, à la conduite de sa
j)rovidence. Réprimons tout empressement ^
tout mouvement naturel , toute inquiétude
déguisée sous le nom de zèle. Paix dans la
bonne volonté. N'avoir plus ni désir ni crainte ,
et se laisser dans la main de Dieu , c'est là
avoir une bonne volonté, conforme à la sienne.
Celui qui est ainsi, est immobile comme la
montagne de Sion ; il ne .sauroit être ébranlé ,
puisqu'il ne veut que Dieu, et que Dieu fait tout.
MANUEL DE PIÉTÉ.
49
XXIV.
DE LA DOUCEUR ET HUMILITE DE COEUR ' .
Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et
vous trouverez le repos de vos âmes. S. Matth. xi. 29.
Mon Dieu , je viens ra'instruire et m'exa-
miner à vos pieds. Vous êtes ici présent ; c'est
vous qui m'y attirez par votre grâce. Je n'écoute
que vous, je ne crois que vous. Parlez^ votre ser-
viteur écoute.
Seigneur, je vous adore ; mon cœur n'aime
que vous ; il ne soupire qu'après vous. Je
m'anéantis avec joie devant vous , ô éternelle
Majesté : je viens pour recevoir tout de sous ,
et pour renoncer sans réserve à moi-même.
Envoyez, ô mon Dieu, votre Esprit saint.
Qu'il devienne le mien , et que le mien soit
détruit à jamais! Je me livre à cet Esprit d'a-
mour et de vérité. Qu'il m'éclaire aujourd'hui,
pour m'apprendre à être doux et humble de
cœur!
0 Jésus, c'est vous qui me donnez cette leçon
de douceur et d'humilité. Tout autre qui vou-
droit me l'apprendre me révolteroit ; je trou-
\erois partout de l'imperfection et de l'or-
gueil. Il faut donc que ce soit vous qui m'ins-
truisiez.
0 mon bon Maître, vous daignez m' instruire
par votre exemple : quelle autorité ! Je n'ai
qu'à me taire , qu'à adorer, qu'à me confondre,
qu'à imiter. Le Fils de Dieu descend du ciel
sur la terre , prend un corps de boue , expire
sur la croix, pour me faire rougir démon or-
gueil. Celui qui est tout s'anéantit ; et moi qui
ne suis rien , je veux être , ou du moins je veux
qu'on me croie tout ce que je ne suis pas. 0
mensonge ! ô folie ! ô impudente vanité ! ô dia-
bolique présomption !
Seigneur, vous ne me dites point : Soyez
doux et humble; mais vous dites que vous
êtes doux et humble. C'est assez de savoir que
vous l'êtes , pour conclure que nous devons
l'être sur un tel exemple. Qui osera s'en dis-
penser après vous ! Sera-ce le ver de terre ?
Sera-ce le pécheur qui a mérité tant de fois
pour son ingratitude d'être foudroyé par votre
justice ?
Mon Dieu , vous êtes ensemble doxix et hum-
ble , parce que l'humilité est la source de la vé-
ritable douceur. L'orgueil est toujours hautain,
* Nous donnons ici toul enlicro cetlf Méditation , dont
Fénelon n'a inséré qu'une partie dans les Réjlfxiuns pour
tous Us jours du mois. Voyez ci-dessus, p. 32.
FÉNELON. TOME VI.
impatient , prêt à s'aigrir. Celui qui se méprise
de bonne foi, veut bien être méprisé. Celui qui
croit que rien ne lui est dû , ne se croit jamais
maltraité. Il n'y a point de véritable douceur
par tempérament , ce n'est que mollesse ,
indolence , ou artifice. Pour être doux à autrui,
il faut renoncera soi.
Vous ajoutez, ô mon Dieu : Doux et humble
de cœur. Ce n'est point un abaissement qui ne
soit que dans l'esprit par réflexion , c'est un
goût du cœur ; c'est un abaissement auquel la
volonté consent , et qu'elle aime pour glorifier
Dieu. C'est un plaisir de voir sa misère , pour
s'anéantir devant Dieu , afin de ne devoir sa
guérison qu'à lui. C'est une destruction de
toute confiance en son esprit et en son courage
naturel. Voir sa misère et en être au désespoir,
ce n'est pas être humble ; au contraire , c'est
avoir un dépit d'orgueil qui ne peut consentir
à son abaissement.
Enfin vous me promettez , ô Sauveur, que
c'est dans cette humilité que je trouverai le
repos de mon ame et la paix. Hélas! que j'ai
été loin de chercher cette paix! je la cherchois
dans des passions folles et turbulentes ; je la cher-
chois dansles vaines imaginations de mon orgueil.
L'orgueil est incompatible avec la paix. Il veut
toujours ce qu'il n'a pas ; il veut toujours pas-
ser pour ce qu'il n'est point. Il s'élève sans
cesse, et sans cesse Dieu lui résiste, pour le ra-
baisser par l'envie , par la contradiction des
autres hommes, ou par ses propres défauts qu'il
ne peut s'empêcher de sentir. Malheureux or-
gueil , qui ne goûtera jamais la paix des enfans
de Dieu , qui sont simples et petits à leurs pro-
pres yeux !
Mon Dieu , que vous èlis bon de me faire
aimer celle paix ! Mais ce n'est pas assez de
me la faire aimer et désirer; rendez-m'en di-
gne , en écrasant mon orgueil. Abattez mon
esprit autant que mon corps. Que mon orgueil
ait encore plus d'oppression et d'accablement
que ma poitrine ; qu'il ne puisse plus respirer.
Achevez , Seigneur, de m'arracher à la société
profane de ceux qui ne vous connoissent ni ne
vous aiment. Etouffez en moi jusqu'aux der-
niers restes de la mauvaise honte. Rompez tous
mes liens, et formez-en de nouveaux qui m'atta-
chent à vous seul inséparablement.
Que vous ai-je fait pour mériter tant de
grâces? J'ai foulé aux pieds les anciennes , j'ai
payé d'ingratitude toutes vos bontés d'autrefois
Voilà l'unique mérite que j'ai devant vous. Il
n'y a que ma misèie qui puisse exciter votre
miséricorde. Après cela , hésiterai-je encore
4
so
MANUEL DE PIÉTÉ.
entre le monde et vous? le monde qui veut me
perdre , vous qui voulez me sauver. Repous-
serai-je la croix que vous me présentez avec
tant d'amour, pour me délivrer des maux de
moname, bien plus terribles que ceux de mon
corps ?
0 Seigneur, je m'abandonne à votre miséri-
corde. Je mériterois d'être livré à votre éter-
nelle justice. Frappez , Seigneur, frappez :
faites de votre vile créature selon votre bon plai-
sir. Plus de volonté que la vôtre. Je vous
louerai dans toutes mes douleurs, je baiserai
la main qui me frappe , je me croirai encore
épargné. Je suis prêt à tout . à vivre séparé du
monde , confessant hautement votre Evangile ,
ou à mourir sur la croix avec vous , ô Jésus ,
qui êtes mon amour et ma vie.
heureux de le sentir, si ce sentiment me tient
dans la défiance de moi-même ! Vous avez frappé
ma chair pour la purifier ; vous avez brisé mon
corps pour guérir mon ame. C'est par la dou-
leur salutaire, que vous m'arrachez aux plaisirs
corrompus. L'infirmité de ma chair m'afflige ,
moi qui u'avois point d'horreur de l'infirmité
de mon esprit. Il étoit en proie à la vaine am-
bition . à la fièvre ardente de toutes les passions
furieuses. J'étois malade, et je ne croyois pas
l'être. Mon mal étoit si grand, que je ne le sen-
lois pas. Je ressemblois à un homme qui a
une fièvre chaude , et qui prend l'ardeur de la
fièvre pour la force d'une pleine santé. 0 heu-
reuse maladie , qui m'ouvre les yeux et qui
change mon cœur !
MEDITATIONS POUR UN MALADE.
I.
Je me suis lu. Seigneur, parce que c'est vous qui l'avez
fait. Px. xxxviii. 10.
Est-ce à moi à me plaindre, quand mon Dieu
me frappe , et qu'il me frappe par amour, afin
de me guérir? Frappez donc , Seigneur, j'y
consens. Que vos coups les plus rigoureux sont
doux , puisqu'ils cachent tant de miséricordes !
Hélas! si vous n'aviez point frappé mon corps,
mon ame n'auroit point cessé de se donnera
elle-même le coup de la mort. Elle étoit cou-
verte d'ulcères horribles; vous l'avez vue, vous
en avez eu pitié. Vous abattez ce corps de pé-
chés ; vous renversez mes ambitieux projets ;
vous me rendez le goût de votre éternelle
vérité, que j'avais perdu depuis si long-temps.
Soyez donc à jamais béni! Je baise la main
qui m'écrase , et j'adore le bras qui me frappe.
III.
Il vous a été donné non-seuleuient de croire en lui, mais
aussi de souffrir pour lui. Philip, i. 29.
0 don précieux , qu'on ne connoît point ! La
douleur n'est pas moins précieuse que la foi
répandue dans les âmes par le Saint-Esprit.
Bienheuseuse marque de miséricorde , quand
Dieu nous fait souffrir ! Mais sera-ce une souf-
france forcée et pleine d'impatience? Non, les
démons souffrent ainsi. Celui qui souffre sans
vouloir souffrir, ne trouve dans ses peines
qu'un conunencement des éternelles douleurs.
Quiconque se soumet dans la souffrance , la
change en un bien infini. Je veux donc , ô
mon Dieu , souffrir en paix et avec amour. Ce
n'est pas assez de croire vos saintes vérités ;
il faut les suivre : elles nous condanment à la
douleur, mais elles nous en découvrent le prix.
0 Seigneur, ranimez ma foi languissante. Qu'on
voie reluire en moi la foi et la patience de vos
saints ! s'il m'échappe quelque impatience , du
moins que je m'en humilie aussitôt, et que je
la répare par ma douleur !
IL
Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme.
Ps. VI. 3.
IV
Seigneur, je souffre violence; répondez pour moi. Cant.
d'Ezeck. Is. xxxviii. 14.
0 mon Dieu , je nai point d'autre raison Vous voyez les maux qui m'accablent. La
que ma misère pour exciter votre miséricorde, nature se plaint ; que lui répondrai-je ? Le
Voyez le besoin que j'ai de votre secours, et monde cherche à m'amuser et à me flatter j
donnez-le moi. J'en sens le besoin. Seigneur: comment faut-il que je le réponse ? Que dirai-
MANUEL DE PIÉTÉ.
51
je, Seigneur? Hélas ! il ne me reste de force que promesse. Je viens à vous ; je n'en puis plus ,*
pour souffrir et pour me taire. Répondez vous- c'est assez pour méi'iter votre compassion et
même : par votre parole toute-puissante, écar- votre secours.
tez le monde trompeur qui m'a déjà séduit une
fois. Soutenez mon cœur, malgré les détail-
lances de la nature. Je souffre violence par les
maux dont vous m'accablez, et par mes pas-
sions qui ne sont point encore éteintes. Je
souffre, hâtez-vous de me secourir. Délivrez-
moi du monde et de moi-même. Délivrez-
moi de mes maux par la patience à les souffrir.
Vil.
Parlez ,
Seigneur ; votre serviteur vous écoute.
III. 10.
/ Bois.
Le Seigneur me l'a donné; le Seigneur me l'a ôlé.
Job. 1. 12.
Voila , Seigneur, ce que vous faisiez dire à
votre serviteur Job dans l'excès de ses maux.
0 que vous êtes bon de mettre encore ces
paroles dans la bouche et dans le cœur d'un
pécheur tel que moi ! Vous m'aviez donné la
santé, et je vousoubliois; vous me l'ôtez, et je
reviens à vous. Précieuse miséricorde, qui m'ar-
rachez les dons de Dieu qui m'éloignaient de lui,
pour me donner Dieu même ! Seigneur, ôtez
tout ce qui n'est point vous , pourvu que je
vous aie. Tout est à vous; vous êtes le Sei-
gneur; disposez de tout, biens, honneurs,
santé , vie : arrachez tout ce qui me tiendroit
lieu de vous.
VI.
Venez à moi , vous tous qui êtes chargés , et je vous
soulagerai. S. Matth. xi. 28.
Douce parole de Jésus-Clunst, qui prend sur
lui tous les travaux, toutes les lassitudes et
toutes les douleurs des hommes! 0 mon Sau-
veur, vous voulez donc porter tous mes maux !
Vous m'incitez à m'en décharger sur vous.
Tout ce que je souffre doit trou\er en vous du
soulagement. Je joins donc ma croix à la vôtre;
porlez-la pour moi. Je suis, comme vous étiez,
tombant en défaillance, quand on fit porter
votre croix par un autre. Je marche après vous,
Seigneur, vers le Calvaire, pour y être crucifié.
Je veux, quand vous le voudrez, mourir entre
vos bras; mais la pesanteur de ma croix m'ac-
cable. Je manque de patience . soyez ma pa-
tience vous-même; je vous en conjure par votre
Je me tais. Seigneur, dans mon affliction,
je me tais ; mais je vous écoute avec le silence
d'un ame contrite et humiliée , à qui il ne reste
rien à dire dans sa douleur. Mon Dieu , vous
voyez mes plaies ; c'est vous qui les avez faites ;
c'est vous qui me frappez. Je me tais ; je souf-
fre, et j'adore en silence : mais vous entendez
mes soupirs , et les gémissemens de mon cœur
ne vous sont point cachés. Je neveux point m'é-
couter moi-même ; je ne veux écouter que vous,
et vous suivre.
VIII.
Mon Père, délivrez-moi de cette heure. S. Jean. xii. 72.
Quoique vous me menaciez et me frappiez,
ô mon Dieu , vous êtes mon père, vous le serez
toujours. Délivrez-moi de cette heure terrible ,
de ce temps d'amertume et d'accablement.
Laissez-moi respirer dans votre sein, et mourir
entre vps bras. Délivrez-moi, ou par la dimi-
nution de mes maux, ou par l'accroissement de
ma patience. Coupez jusqu'au vif, brûlez; mais
faites miséricorde; ayez pitié de ma foiblesse.
Si vous ne voulez pas me délivrer de ma dou-
leur , délivrez-moi de moi-même , de ma foi-
blesse, de ma sensibilité et de mon impatience.
IX.
J'ai péché contre toute votre justice. Dan. ix. 15 et 16.
J'ai péché contre toutes vos lois. L'orgueil ,
la mollesse, le scandale , n'ont rien laissé de
saint dans la religion , que je n'aie violé. J'ai
même fait outrage à votre Saint-Esprit; j'ai
foulé aux pieds le sang de l'alliance ; j'ai rejeté
les anciennes miséricordes qui avoienl pénétré
mon cœur. J'ai fait tous les maux, Seigneur;
j'ai épuisé toutes les iniquités, mais je n'ai pas
épuisé votre miséricorde. Au contraire , elle
K^
iMANUEL DE PIÉTÉ.
prend plaisir à surmonter ma misère; elle s'é-
lève comme un torrent au-dessus d'une digue.
Pour tant de maux vous me rendez tous les
biens ; vous vous donnez vous-même. 0 mon
Dieu ! un si grand pécheur, si comblé de grâces,
refusera-t-il de porter sa croix avec voire Fils,
qui est la justice et la sainteté même?
X.
Ma force m'a abandonné. Ps. sxxvii. M.
Ma force m'abandonne ; je ne sens plus que
foiblesse , qu'impatience , que désolation de la
nature défaillante , que tentation de murmure
el de désespoir. Qu'est donc devenu le courage
dont je me piquois, et qui m'inspircit tant de
confiance en moi-même? Hélas ! nuire tous les
maux , j'ai encore à supporter la honte de ma
foiblesse et de mon impatience. Seigneur, vous
attaquez mon orgueil de tous côtés ; vous ne lui
laissez aucune ressource. Trop heureux, pourvu
que vous m'appreniez, par ces terribles leçons,
que je ne suis rien , que je ne puis rien , et que
vous seul êtes tout !
XII.
Malheur au monde , à cause de ses scandales ' S. Mattk.
xvui. 7.
Le monde dit : Malheur à ceux qui souf-
frent ! mais la foi répond au fond de mon cœur :
Malheur au monde qui ne souffre pas! Il sème
la terre entière de pièges funestes pour perdre
les âmes : la mienne y a été long-temps perdue.
Hélas ! mon Dieu , que vous êtes bon de me
tenir, par l'infirmité, loin de ce monde cor-
rompu ! Fortifiez-moi par la douleur , pour
achever de me déprendre de tout , avant que de
m'exposer au scandale de vos ennemis. Que la
maladie m'apprenne à connoître combien toutes
les douceurs mondaines sont empoisonnées. On
me trouve à plaindre dans mes langueurs. 0
aveugles amis ! ne plaignez point celui que Dieu
aime, et qu'il ne frappe que par amour! C'étoit,
il y a six mois, qu'il étoit à plaindre, lorsqu'une
mauvaise prospérité empoisonnoit son cœur^ et
qu'il étoit si loin de Dieu.
XHI.
XI.
Quand on m'aura élevé de la terre . je tirerai tout à moi.
S. Jean. xii. 32.
Vous promîtes , Seigneur , que , quand vous
seriez élevé sur la croix , vous attireriez tout à
vous. Les nations sont venues adorer l'Homme
de douleur; les Juifs mêmes en grand nombre
ont reconnu le Sauveur qu'ils avoient crucifié.
Voilà votre promesse accomplie aux yeux du
monde entier. Maisc'est encore du haut de celte
croix que votre vertu toute-puissante attire
les âmes. 0 Dieu souffrant ! vous m'enlevez au
monde trompeur; vous m'arrachez à moi-même
et à mes vains désirs, pour me faire souffrir
avec vous sur la croix. C'est là qu'on vousap-
parfient, qu'on vous connoît, qu'on vous aime,
qu'on se nourrit de votre vérité. Tout le reste,
sans croix , n'est qu'une piété en idée. Attachez-
moi à vous; que je devienne un des membres
de Jésus-Christ crucifié!
Soit que nous vivions, soit que nous mourions, noui
sommes au Seigneur, flom. xiv. 8.
0 mon Dieu ! que m'importe de vivre ou de
mourir? La vie n'est rien; elle est même dan-
gereuse, dès qu'on l'aime. La mort ne détruit
qu'un corps de boue ; elle délivre l'ame de la
contagion du corps et de son propre orgueil ;
des pièges du démon elle la fait passer à jamais
dans le règne de la vérité. Je ne vous demande
donc , ô mon Dieu , ni santé , ni vie ; je vous
fais un sacrifice de mes jours. Vous les avez
comptés : je ne demande aucun délai. Ce que
je demamle , c'est de mourir , plutôt que de
vivre comme j'ai vécu : c'est de mourir dans la
patience el dans l'amour, si vous voulez que je
meure. 0 Dieu , qui tenez dans vos mains les
clefs du tombeau pour l'ouvrir ou pour le fer-
mer, ne me donnez point la vie, si je n'en dois
êlre détaché : vivant ou mourant, je ne veux
plus être qu'à vous.
MANUEL DE PIÉTÉ.
53
ENTRETIENS AFFECTIFS
LES PRINCIPALES FÊTES DE L'ANNÉE.
POCR L AVENT.
C'est maintenant , ô mon Dieu , que je veux
me recueillir pour adorer en silence les mys-
tères de votre Fils, et pour attendre qu'il naisse
au fond de mon cœur. Venez, Seigneur Jésus,
venez , Esprit de vérité et d'amour, qui le for-
mâtes dans le sein de la sainte Vierge.
Je vous attends , ô Jésus, comme les pro-
phètes et les patriarches vous ont attendu. Que
volontiers je dis avec eux : 0 deux , répandez
votre rosée , et que les mues fassent descendre le
Juste ! que h terre s entr ouvre , et qu'elle ger-
me son Sauveur ^ ! Vous êtes déjà venu une
fois. Les anciens justes ont vu le Désiré des na-
tions ; mais les vôtres ne vous ont point connu.
La lumière a lui au milieu des ténèbres , et les
ténèbres ne l'ont pas comprise *. Que tardez-
vous ? Revenez , Seigneur ; revenez frapper la
terre ingrate, et juger les hommes aveugles. 0
Roi, dont les princes de la terre ne sont qu'une
foible image , que votre règne arrive ! Quand
viendra-t-il d'en haut sur nous ce règne de jus-
tice , de paix et de vérité? Votre Père vous a
donné toutes les nations; il vous a donné toute
puissance et dans le ciel et sur la terre ; et ce-
pendant vous êtes méconnu , mépnsé, offensé ,
trahi. Quand sera donc le jugement du monde
endurci , et le jour de votre triomphe ? Levez-
vous , levez-vous , ô Dieu! jugez votre propre
cause; brisez l'impie du souffle de vos lèvres ;
délivrez vos enfans ; justifiez-vous en ce grand
jour à la face de toutes les nations : c'est votre
gloire et non la nôtre que nous cherchons.
Mon Dieu , je vous aime pour vous , et non
pour moi. Je souffre; je sèche de tristesse,
voyant prévaloir l'iniquité sur la terre, et votre
Evangile foulé aux pieds. Je souffre , me sen-
tant malgré moi assujetti à la vanité. Jusques à
quand, Seigneur, laisserez-vous votre héritage
désolé? Revenez donc, Seigneur Jésus ; vendez-
' Is. XLV , 8. — ^ Jonn. I. 5,
nous la lumière de votre visage. Je ne veux te-
nir à aucune des choses qui m'environnent ici-
bas. Elles menacent toutes ruine prochaine.
Ces voûtes immenses des cieux s'écrouleront
dans les abîmes; cette terre couverte de péchés
sera consumée et renouvelée par le feu vengeur.
Les astres tomberont ; leur lumière s'éteindra;
les élémens embrasés se confondront; la nature
entière sera bouleversée. Ace spectacle, que
l'impie frémisse ! Pour moi , je m'écrie , ô Sei-
gneur , avec amour et contiance : Frappez ,
glorifiez-vous aux dépens de tout ce qui blesse
votre sainteté. Frappez sur moi ; ne m'épargnez
point pour me purifier et pour me rendre digne
de vous. Hélas ! ce monde insensé n'est occupé
que du moment présent qui échappe. Tout ceci
va périr , et on veut en jouir comme s'il devoit
être éternel. Le ciel et la terre passeront comme
la fumée ; votre parole seule demeure éternel-
lement. 0 vérité, on ne vous connoît point. Le
mensonge est adoré ; il remplit tout le cœur de
l'homme. Tout est faux , tout est trompeur.
Tout ce qui se voit , tout ce qui se touche, tout
ce qui est sensible , tout ce qui est mesuré par
le temps, n'est rien. Faut-il que ce vain fan-
tôme soit cru si solide, et que l'immuable vérité
passe pour un songe? Hé! Seigneur, pourquoi
souffrez-vous cet enchantement ? La terre entière
est plongée dans le sommeil de la mort : ré-
veillez-la par votre lumière. Pour moi, je ne
veux que vous; je n'attends que vous : je re-
garde la foudre prête à partir de votre main
pour écraser les hommes superbes, et pour ven-
ger votre patience méprisée. Loin ds craindre
la mort, je la regarde comme la délivrance de
vos enfans. Oui, Seigneur, nous mourrons; le
charme funeste se rompra tout à coup. Vous ne
serez plus offensé; je vous aimerai; je ne m'aime-
rai plus moi-même. 0 que j'aime votre avène-
ment ! Déjà , selon votre précepte , je lève ma
tête pour aller au-devant de vous. Par le trans-
port de mon amour, je m'élance au-devant du
Seigneur, comme votre apôtre Pierre me l'a en-
seigné. Je suis foible, misérable, fragile, il est
vrai ; j'ai tout à craindre si vous me jugez dans
la rigueur de votre justice , j'en conviens :
mais plus je suis fragile , plus je conclus que
la vie est un danger , et que la mort est une
grâce.
0 Seigneur , ôtez le péché ; venez régner en
moi ; arrachez-moi à moi-même , et je serai
pleinement à vous. Hé! qu'ai-je à faire sur la
terre? Que puis-je désirer dans cette vallée de
larmes, où le mal est au comble , et où le bien
est si imparfait? Rien que votre volonté ne peut
u
MANUEL DE PIÉTÉ.
m'y retenir. Je n'aime rien de tout ce que je
vois; je ne veux point m'aimer moi-même.
Venez , Seigneur, 6 mon amour !
POUR LE JOLR DE S. THOMAS.
0 mon Dieu , ouvrez-moi les yeux ; élargis-
sez mon cœur , pour me faire comprendre et
sentir les dons que vous avez mis dans cet apôtre.
Esprit qui l'avez envoyé, qui l'avez conduit, qui
l'avez rempli, remplissez-moi, inspirez-moi,
transformez-moi en une créature nouvelle. 0
Père des lumières et des miséricordes, vous
faites des hommes ce qu'il vous plaît. Ils sem-
blent u'étre plus hommes dès que vous parlez.
Quel est donc cet homme foible, timide, vil
selon le monde , pauvre , grossier , ignorant ?
où va-t-il? que prétend-il faire? Changer la face
des nations les plus éloignées , vaincre par la
seule vérité les peuplesjusquesauxquels les rois
conquérans n'ont jamais pénétré par leurs ar-
mes, découvrir un nouveau monde , pour y
porter une nouvelle loi. Entreprendre de telles
choses sur le monde, c'est être bien mort à sa
propre sagesse, c'est être bien enivré de la folie
de la croix. C'est ainsi. Esprit destructeur, que
vous anéantissez dans vos parfaits enfans toute
sagesse, tout esprit propre, toute règle humaine,
tout moyen raisonnable. Vous appelez ce qui
n'estpas, pour confondre ce qui est. Vous vous
plaisez à choisir ce qui est le plus vil , pour
faire, aux yeux du monde surpris, ce qui est le
plus grand et le plus impossible. Vous êtes jaloux
de la gloire de votre ouvrage , et vous ne le
voulez fonder que sur le néant. Vous creusez
jusqu'au néant pour le fonder, comme les hom-
mes sages dans leurs bâtimens creusent jusqu'au
rocher ferme. Creusez donc en moi, ô mon
Dieu , jusqu'à l'anéantissement de tout moi-
même. Esprit destructeur, renversez, mettez
tout en désordre ; n'épargnez aucun arrange-
ment humain; défaites tout pour tout refaire.
Que votre créature soit toute nouvelle, et qu'il
ne reste aucune trace de l'ancien plan. Alors ,
ayant tout effacé , tout détlguré , tout réduit à
un pur néant, je deviendrai en vous toutes
choses , parce que je ne serai plus en moi rien
de fixe. Je n'aurai aucune consistance, mais je
prendrai dans votre main toutes les formes qui
conviendront à vos desseins. C'est par l'anéan-
tissement de mon être propre et borné, que j'en-
trerai dans votre immensité divine. 0 qui le
comprendra? ô qui me donnera des araes qui
aient le goût et l'attrait de la destruction? Si
peu que l'on réserve , on demeure borné. Quel-
que bonne que paroisse la réserve, quand c'est
à l'égard de Dieu qu'on la fait, c'est un larcin;
car tout lui est dû , puisque tout vient de lui.
Plus les dons sont purs, plus il est jaloux de
ne nous les point laisser posséder en propre. Il
n'y a donc que l'entière destruction qui nous
rende ses vrais instrumens.
Faites de moi, Seigueur, comme de Thomas
votre apôtre. Il étoit de ces hommes anéantis,
dont il est dit, qu'ils étoient livrés à votre grâce.
Il n'éloit rien ni par les richesses, ni par la ré-
putation, ni par les talens, ni même par la
vertu : c'étoit l'infirmité même , où vous avez
pris plaisir de faire reluire votre force. Il a porté
votre nom jusqu'au fond de l'Orient, à ces peu-
ples qui étoient assis dans la région de l'ombre
de la mort, et qui n'av oient pas même des yeux
pour voir la lumière. Le monde , tout monde
qu'il est, critique, malin, scandalisé de tout,
indocile , endurci , faux et trompeur jusqu'à
se tromper lui-même, dégoûté de la vérité qui
lui est odieuse, amateur insensé du mensonge
qui le flatte; ce monde n'a pas pu résister à ce-
lui qui n'éloit rien par lui-même et qui, par
cet anéantissement, étoit tout en Dieu. Dieu
parle dans sa chétive créatiu'e , et cette parole ,
qui a fait le monde, le renouvelle. 0 mon Dieu !
je l'entends, et je tressaille de joie au Saint-Es-
prit en le comprenant. Vous l'avez caché aux
grands et aux sages, jamais ils ne l'entendront ;
mais vous le révélez aux simples et aux petits.
Tout consiste à s'apetisser et à s'anéantir. Tan-
dis qu'on est encore quelque chose , on n'est
encore rien, on n'est encore propre à rien ; ce
qui reste même de plus caché , même de
meilleur en apparence , résiste à tout ce que
Dieu veut faire , et arrête sa main toute-puis-
sante.
Mais quelle étendue cette vérité n'a-t-elle
point ! Hélas ! où est l'ame courageuse qui veut
bien n'être rien et qui laisse tout tomber , tout
perdre, talens, esprit, amitié, réputation, hon-
neur, vertu propre? Où sont-elles ces âmes
de foi ? On fait comme Thomas incrédule ; on
veut toucher^ ou veut s'assurer des dons de Jé-
sus-Christ et de son avancement : mais bienheu-
reux ceux qui croient sans voir ' , et qui adorent
Dieu en esprit et en vérité par le sacrifice d'ho-
locauste , qui est la perte totale de tout ce qui
l Joaii, X. 29.
MANUEL DE PIÉTÉ.
S5
est en nous! Voilà ce qui fait la vie apostolique,
transformée en Jésus-Christ.
III.
POUR LE JOUR DE NOËL.
Je VOUS adore , enfant Jésus , nu , pleurant
et étendu dans la crèche. Je n'aime plus que
votre enfance et votre pauvreté. 0 qui me don-
nera d'être aussi pauvre et aussi enfant que
vous? 0 sagesse éternelle, réduite à l'enfance!
ôtez-moi ma sagesse vaine et présomptueuse ,
faites-moi enfant avec vous. Taisez-vous, sages
de la terre; je ne veux rien être, je ne veux
rien savoir , je veux tout croire , je veux tout
souffrir, je veux tout perdre jusqu'à mon pro-
pre jugement.
Bienheureux les pauvres, mais les pauvres
d'esprit , que Jésus a faits semblables à lui dans
sa crèche , et qu'il a dépouillés de leur propre
raison ! 0 hommes qui êtes sages dans vos pen-
sées , prévoyans dans vos desseins , composés
dans vos discours, je vous crains : votre gran-
deur m'intimide , comme les enfans ont peur
des grandes personnes. Il ne me faut plus que
des enfans de la sainte enfance. Le Verbe fait
chair, la parole toute puissante du Père se tait,
bégaie, pleure, pousse des cris enfantins; et
moi je me piquerai d'être sage , et je me com-
plairai dans lesarrangemens que fait mon esprit,
et je craindrai que le monde n'ait point une
assez haute idée de ma capacité ! Non , non , je
serai de ces heureux enfans qui perdent tout
pour tout gagner, qui ne se soucient plus de
rien pour eux-mêmes , qui comptent pour rien
qu'on les méprise, et qu'on ne daigne point se
fier à leur discernement. Le monde sera grand
tant qu'il lui plaira ; les gens de bien même , à
bonne intention et par le zèle des bonnes œu-
vres, croîtront chaque jour en prudence, en
prévoyance , en mesures , en éclat de vertu :
pour moi , tout mon plaisir sera de décroître,
de m'apetisser , de m'avilir, de m'obscurcir, de
me taire , de consentir à être imbécile et à pas-
ser pour tel , de joindre à l'opprobre de Jésus
crucifié l'impuissance et le bégaiement de Jé-
sus enfant. On aimeroit mieux mourir avec lui
dans les douleurs, que de se voir avec lui em-
mailloté dans le berceau. La petitesse fait plus
d'horreur que la mort , parce que la mort peut
être soufl'erte par un principe de courage et de
grandeur ; mais n'être plus compté pour
rien , comme les enfans , et ne pouvoir plus se
compter soi-même ; retomber dans l'enfance
comme certains vieillards décrépits dont les en-
fans dénaturés se jouent , et voir, d'une vue
claire et pénétrante, toute la dérision de cet état :
c'est le plus insupportable supplice pour une
ame grande et courageuse, qui se consoleroit
de tout le reste par son courage et par sa sagesse.
0 sagesse, ô courage, ô raison , ô vertu propre !
vous êtes la dernière chose dont l'ame mourante
à elle-même a plus de peine à se dépouiller.
Tout le reste qu'on quitte ne tient presque
point; ce sont des habits qui se lèvent du bout
du doigt , et qui ne tiennent point à nous : mais
nous ôter cette sagesse propre , qui fait la vie
la plus intime de l'ame , c'est arracher la peau,
c'est nous écorcher tout vifs, c'est nous déchirer
jusque dans la moelle des os. Hélas! j'entendsma
raison qui me dit : Quoi donc ! faut-il cesser
d'être raisonnable ? faut-il devenir comme les
fous qu'on est contraint de renfermer ? Dieu
n'est-il pas la sagesse même? La nôtre ne vient-
elle pas de la sienne, et par conséquent ne faut-
il pas que nous la suivions ? Mais il y a une ex-
trême différence entre être raisonnans et être
raisonnables. Nous ne serons jamais si raison-
nables que quand nous cesserons d'être si rai-
sonnans. En nous livrant à la pure raison de
Dieu , que la nôtre foible et vaine ne peut com-
prendre , nous serons délivrés de notre sagesse,
égarée depuis le péché , incertaine , courte et
présomptueuse; ou plutôt nous serons déUvrés
de nos erreurs , de nos indiscrétions , de nos
entêtemens. Plus une personne est morte à elle-
même par l'esprit de Dieu , plus elle est dis-
crète sans songera l'être ; car on ne tombe dans
l'indiscrétion , que par vivre encore à son pro-
pre esprit , à ses vues et à ses inclinations natu-
relles ; c'est qu'on veut , qu'on pense et qu'on
parle encore à sa mode. La mort totale de notre
propre sens feroit en nous la vraie et la con-
sommée sagesse du Verbe de Dieu. Ce n'est
point par un effort de raison au dedans de nous,
que nous nous élèverons au-dessus de nous-
mêmes; c'est au contraire par l'anéantissement
de notre propre être , et surtout de notre pro-
pre raison , qui est la partie la plus chère à
l'homme, que nous entrerons dans cet être nou-
veau , où, comme dit saint Paul, Jésus-Christ
est fait notre vie, notre justice et notre sagesse.
Nous ne nous égarons qu'à force de nous con-
duire par nous-mêmes. Donc nous ne serons à
l'abri de l'égarement qu'à force de nous laisser
conduire , d'être petits , simples , livrés à l'Es-
prit de Dieu , souples et prêts à toute sorte de
S6
MANUEL DE PIÉTÉ.
mouvemeiis , n'ayant aucune consistance pro-
pre, ne résistant à rien, n'ayant plus de vo-
lonté . plus de jugement , disant naïvement ce
qui nous vient , et n'aimant qu'à céder . après
l'avoir dit. C'est ainsi qu'un petit enfant se
laisse porter , reporter, lever, coucher; il n'a
rien de caché , l'ien de propre. Alors nous ne
serons plus sages , mais Dieu sera sage en nous
et pour nous. Jésus-Christ parlera en nous ,
pendant que nous croirons encore bégayer. 0
Jésus enfant . il n'y a que les enfans qui puis-
sent régner avec vous.
IV.
POUR LE JOLR DE SAINT JEAN l'ÉVANGÉLISTE.
0 Jésus, je désire me reposer avec Jean sur
votre poitrine , et me nourrir d'amour en met-
tant mon cœur sur le vôtre. Je veux être ,
comme le disciple bien-aimé , instruit par votre
amour. 11 disoit , ce disciple , pour l'avoir
éprouvé , que l'onction enseigne foutes choses ' .
Cette onction intérieure de votre esprit instruit
dans le silence. On aime , et on sait tout ce qu'il
faut savoir ; on goûte , et on n'a besoin de rien
entendre. Toute parole humaine est à charge et
ne fait que distraire, parce qu'on a au dedans
la parole substantielle qui nourrit le fond de
Vame. Ou trouve en elle toute vérité. On ne
voit plus qu'une seule chose , qui est la vérité
simple et universelle; c'est Dieu , devant qui la
créature, ce rien trompeur, disparoît et ne laisse
aucune trace de son mensonge.
0 amour, vrai docteur des âmes, on ne veut
point vous écouter : on écoute de beaux dis-
cours, on écoute sa propre raison; mais le vrai
maître, qui enseigne sans raisonnemens et sans
paroles, n'est point écouté. On craint de lui
ouvrir son cœur ; on ne le lui offre qu'avec ré-
serve; on craint qu'il ne parle et ne demande
trop. On voudroit bien le laisser dire , mais à
condition de ne prendre ce qu'il diroit que sui-
vant la mesure réglée par notre sagesse : ainsi
ce seroit notre sagesse qui jugeroit celui qui doit
la juger.
0 amour, vous voulez des anies livrées à vos
tranfports , des âmes qui ne craignent point ,
non plus que les apôtres , d'être insensées aux
yeux du monde. Il ne suffit pas, ô divin Esprit ,
de se remplir de vous, il faut en être enivré.
' Joan. 11. 27.
Que n'apprendroit-on point sans raisonnement,
sans science , si on ne consultoit plus que le pur
amour, qui veut tout pour lui, qui ne laisse
rien à la créature . et qui met seul la vérité du
règne de Dieu dans le fond de l'ame ! L'amour
décide dans tous les cas, et ne s'y trompe point;
car il ne donne rien à l'homme, et rapporte
tout à Dieu seul. C'est un feu consumant, qui
embrase tout, qui dévore tout, qui anéantit
tout , qui fait de sa victime le parfait holocauste.
0 qu'il fait bien connoître Dieu ! car il ne laisse
plus voir que lui , mais d'une vue bien diffé-
rente de celle des hommes, qui ne le considè-
rent que dans une froide et sèche spéculation.
Alors on aime tout ce qu'on voit, et c'est l'amour
qui donne des yeux perçans pour le voir. Un
moment de paix et de silence fait voir plu? de
merveilles , que les profondes réflexions de tous
les savans.
Mais encore, ô amour, comment est-ce que
vous enseignez toutes choses, vous qui n'en
pouvez souffrir qu'une seule , et qui fermez les
yeux à tout le reste , pour les attacher immua-
blement à un seul objet? 0 j'entends ce secret !
c'est que la vraie manière de bien savoir tout le
reste, pendant cette vie, est de l'ignorer par
mépris. On sait de Dieu ce qu'on en peut savoir,
en sachant qu'il est tout : on sait de la créature
entière tout ce qu'il en faut savoir, en sachant
qu'elle n'est rien. Voilà donc la toute-science ,
inconnue aux savans du siècle , et réservée aux
pauvres d'esprit , instruits par l'onction du pur
amour : ils pénètrent au fond tout ce qui est
créé , en ne daignant pas même y faire attention,
ni ouvrir les yeux pour le voir. Qu'importe
qu'ils ne sachent point raisonner sur Dieu? Ils
savent l'oimer, c'est assez. Bienheureuse science,
qui éteint toute curiosité, qui rassasie l'ame
de la vérité pure , qui non-seulement lui mon-
tre toute la vérité en l'occupant de Dieu , mais
qui porte cette vérité simple et unique dans le
fond de cette ame, pour n'être plus qu'une
même chose avec elle !
Hélas! combien de grands docteurs qui ne
voient goutte croyant tout savoir ! Ils ne veu-
lent rien ignorer, ni sur la nature des divers
êtres , ni sur leurs propriétés , ni sur l'ordre de
l'univers , ni sur l'histoire du genre humain ,
ni sur les ouvrages des hommes , ni sur les arts
qu'ils ont inventés, ni sur leurs diverses lan-
gues, ni sur les règles de conduite qu'ils ont
entre eux. 0 qu'ils seroieut dégoûtés de toutes
ces recherches curieuses, s'ils connoissoient bien
l'homme! S"amuse-l-on à un ver de terre? et
le néant même n'est-il pas encore plus indigne
MANUEL DE PIÉTÉ.
57
de nous occuper? Hé ! que peut-on apprendre
de ce qui n'est rieu? Il n'y <x qu'une seule vérité
infinie, qui absorbe tout , et qui ne laisse au-
cune curiosité hors d'elle : tout le reste n'est
que néant, el par conséquent mensonge. Qu'on
s'instruise pour le besoin des conditions, c'est
bien fait : mais qu'on croie savoir quelque cliose
quand on ne sait que ce lien; qu'on espère en
orner son esprit, qu'on cherche à le nourrir et
à le satisfaire en l'occupant de la créature vaine
et creuse : ô folie! ô ignorance de ceux qui veu-
lent tout savoir!
0 Jésus, je n'ai plus d'autre docteur que
vous, plus d'autre livre que votre poitrine. Là
j'apprends tout en ignorant tout, et en m'anéan-
lissant moi-même. Là je vis de la même vie
dont vous vivez dans le sein de votre Père. Je
vis d'amour ; l'amour fait tout en moi. Ce n'est
que pour l'amour que je suis créé ; et je ne fais
ce que Dieu a prétendu que je fisse en me
créant, qu'autant que j'aime. Je sais donc tout,
et je ne veux plus savoir que vous. Taisez-vous,
monde curieux et sage; j'ai trouvé sur la poi-
trine de Jésus l'ignorance et la folie de sa croix,
en comparaison de laquelle tous vos talens ne
sont qu'ordure : méprisez-moi autant que je
vous méprise.
POUR LE JOUR DE LA CIRCONCISION.
0 Jésus, je vous adore sous le couteau de la
circoncision. Que je vous aime dans cette abjec-
tion et dans cette foiblesse ! Je vous vois tout
couvert de honte , mis au rang des pécheurs ,
assujetti à une loi humiliante, soufl'ranf de vives
douleurs, et répandant déjà, dès les premiers
jours de votre enfance, les prémices de ce sang
qui sera sur la croix le prix du monde entier.
Vous n'entrez donc dans le monde que pour
souffrir.Vous y prenez d'abord le nom de Jésus,
qui signifie Sauveur; et c'est pour sauver les
pécheurs que vous vous mettez au nombre des
pécheurs souffrans. Avec quelle consolation, ô
enfant Jésus , vois-je couler vos larmes et votre
sang ! C'est ici le commencement du mystère de
douleur et d'ignominie. 0 précieuse victime !
vous croîtrez; mais vous ne croîtrez que pour
faire croître avec vous les marques de votre
amour. Vous ne retardez votre sacrifice que
pour le rendre plus grand et plus rigoureux.
Mais hélas , ô Jésus ! que vois-je dans vos
douleurs? Est-ce un objet qui doive exciter en
moi une compassion tendre? Non, car c'est sur
moi , et non sur vous, que je dois pleurer. Je
ne puis considérer vos humiliations et vos souf-
frances , sans apercevoir aussitôt que vous ne
vous humiliez et ne soutirez que pour mes be-
soins. C'est pour expier mes péchés d'orgueil et
de mollesse, c'est pour m'enseigner à souffrir
et à porter la confusion que je mérite. La nature
vaine et lâche frémit à la vue de son Sauveur
qui est anéanti et souffrant; elle se sent écrasée
par l'autorité de cet exemple : elle demeure sans
excuse.
Il faut donc préparer son cœur à la confusion
et à l'amertume. Oui, je le veux, ô Jésus! Je
prends la croix pour marcher après vous. Qu'on
me méprise , on aura raison ; le mépris que j'ai
pour moi n'est sincère qu'autant qu'il me fait
consentir à être méprisé par les autres. Quelle
injustice de vouloir que ce qui nous paroît bas
et indigne éblouisse notre prochain ! Je me livre
donc , ô Jésus , à tout opprobre que vous m'en-
verrez , je n'en refuse aucun , et il n'y en a au-
cun que je ne mérite. 0 ver de terre , est-ce à
toi que l'honneur est du? 0 ame pécheresse,
qu'as-tu mérité, sinon d'être la balayure du
monde? Puis-je jamais être mis trop bas, moi
qui ne suis par ma nature que néant , et par ma
propre volonté que péché? Ame vaine, et in-
grate à ton Dieu , porte donc sans murmurer la
confusion qui est ton partage. Plus d'honneur,
plus de bienséance, plus de réputation. Tous
ces beaux noms doivent être sacrifiés à un Sau-
veur rassasié d'opprobres. Qu'as-tu en toi qui
ne demande l'humiliation? Est-ce ton orgueil?
Hé ! c'est ton orgueil même qui te rend encore
plus misérable et plus indigne de tout honneur.
Mais hélas, ô Jésus, qu'il y a loin entre les
sentimens généraux d'humiliation, et la prati-
que ! On salue la croix de loin , mais de près on
en a horreur. Je vous promets maintemant de
marcher sur les traces sanglantes que vous me
laissez : mais, quand l'opprobre et la douleur
de la croix paroîtront, tout mon courage m'a-
bandonnera. Alors quels vains prétextes de
bienséances ! quelles délicatesses honteuses !
quelles jalousies diaboliques! Mon Dieu, je
parle magnifiquement de la croix , et je n'en
veux connoitre que le nom ! je la crains , je la
fuis , sa vue seule me désole. Qu'avez-vous , ô
mon ame? D'où vient que vous murmurez,
que vous tombez dans le découragement , que
vous allez mendier chez tous vos amis un peu
de consolation? Ah! c'est que Dieu m'humilie
et me charge de croix. Hé ! n'est-ce pas ce que
58
MANUEL DE PIÉTÉ.
vous lui avez promis d'aimer? Qu'avez -vous
donc? qu'est-ce qui vous trouble ? Le Chrétien
doit-il être hors de lui quand il a ce qu'il a
voulu , et qu'il est fait semblable à Jésus souf-
frant? 0 Jésus enfant ! donnez-moi la simplicité
de votre enfance dans la douleur. Si je pleure ,
si je gémis , qu'au moins je ne résiste jamais à
votre main crucifiante. Coupez jusqu'au vif;
brûlez , brûlez : plus je crains de souffrir, plus
j'en ai besoin.
VL
POUR LE JOLR DE L EPIPHANIE.
Mon Dieu , je viens à vous , et je ne me lasse
point d'y venir; je n'ai rien en moi, et je
trouve tout en vous seul. 0 que je suis pauvre!
ô que vous êtes riche ! Mais qu'ai-je besoin d'être
riche, puisque vous l'êtes pour moi? J'adore
vos richesses éternelles ; j'aime ma pauvreté ; je
me complais à n'être rien devant vous. Donnez-
moi aujourd'hui votre Esprit pour contempler
votre saint fils Jésus adoré par les Mages. Je
l'adore avec eux.
Ces Mages suivent l'étoile sans raisonner;
eux qui sont si sages , ils cessent de l'être pour
se soumettre à une lumière qui surpasse la leur.
Ils comptent pour rien leurs commodités , leurs
affaires, les discours du peuple. Que peut-on
penser d'eux? Ils vont sans savoir où. Qu'est
devenue la sagesse de ces hommes qui gouver-
noient les autres? Quelle crédulité ! quelle in-
discrétion! quel zèle aveugle et fanatique ! C'est
ainsi qu'on devoit parler contre eux en les
voyant partir. Mais ils ne comptent pour rien ,
ni le mépris des hommes , ni leur réputation
foulée aux pieds , ni même le témoignage de
leur propre sagesse qui leur échappe. Ils veu-
lent bien passer pour fous, et n'avoir pas même
à leurs propres yeux de quoi se jusiifier. Ils en-
treprennent un long et pénible voyage sans sa-
voir ce qu'ils trouveront. Il est vrai qu'ils voient
une étoile extraordinaire ; mais combien y a-t-il
d'autres hommes instruits du cours des astres à
qui cette étoile ne paroît avoir rien de surnatu-
rel! Eux seuls sont éclairés et touchés par le
fond du cœur. Une lumière intérieure de pure
foi les mène plus sûrement que celle de l'étoile.
Après cela , il ne faut plus s'étonner s'ils ado-
rent sans peine un pauvre enfant dans une
crèche. 0 qu'ils sont devenus petits , ces grands
de la terre ! Que leur sagesse est confondue et
anéanfie ! Est-ce donc là, ô Mages, ce que
vous êtes venus adorer du fond de l'Orient?
Quoi , un enfant qui tetle et qui pleure! Il me
semble que je les entends répondre : C'est la
sagesse de Dieu qui aveugle la nôtre. Plus
l'objet semble méprisable , plus il est digne de
Dieu de nous abaisser jusqu'à l'adorer. 0 Mages,
il faut que vous soyez devenus vous-mêmes bien
enfans pour trouver le vrai Dieu dans l'enfant
Jésus !
Mais qui me donnera cette sainte enfance,
cette divine folie des Mages? Loin de moi la sa-
gesse impie et maudite d'Hérode et de la ville de
Jérusalem ! On raisonne , on se complaît dans
sa sagesse , on se rend juge des conseils de Dieu,
on craint même de voir ce qu'on ne peut pas
connoître. 0 sagesse hautaine et profane, je te
crains , je t'abhorre; je ne veux plus t'écouter.
Il n'y a plus que l'enfance de Jésus que je pré-
tends suivre. Que le monde insensé en dise tout
ce qu'il voudra, qu'il s'en scandalise même;
malheur au monde à cause de ses scandales !
C'est l'opprobre et la folie du Sauveur que
j'aime. Je ne tiens plus à rien. Nul respect hu-
main , nulle crainte des railleries et de la cen-
sure des faux sages ; les gens de bien mêmes ,
qui sont encore trop humainement enfoncés par
sagesse en eux-mêmes , ne m'arrêteront pas.
Quand je verrai l'étoile , je leur dirai , comme
saint Paul aux fidèles encore trop attachés aux
bienséances mondaines et à leur raison . Vous
êtes sages en Jésus-Christ , et nous , nous som—
7nes insensés en lui * .
Heureux dessein! mais comment l'accom-
plir? 0 vous, Seigneur qui l'inspirez, failes
que je le suive ; vous qui m'en donnez le désir,
donnez-moi aussi le courage de l'exécuter. Plus
d'autre lumière que celle d'en haut, plus d'au-
tre raison que celle de sacrifier tous mes raison-
nemens. Tais-toi, raison présomptueuse, je ne
te puis souffrir. 0 Dieu , vérité éternelle , sou-
veraine et pure raison , venez être l'unique
raison qui m'éclaire dans les ténèbres de la
foi.
VIL
SUR LA CONVERSION DE SAINT PAUL.
Je viens à vos pieds , ô Seigneur Jésus , plus i
abattu que Saul ne le fut aux portes de Damas.
» 1 Cor. IV. \0.
MANUEL DE PIÉTÉ.
39
C'est votre main qui me renverse; j'adore cette
main , c'est elle qui fait tout. 0 toute-puissante
main , ma joie est de me voir à votre discrétion.
Frappez, renversez, écrasez. Je viens, ô mon
Dieu , sous cette main terrible et miséricor-
dieuse. En me renversant, éclairez-moi, tou-
chez-moi, convertissez-moi comme Saul. Mon
premier cri dans cette chute, c'est de dire :
Seigneur, que voulez-vous que je fasse ^? 0 que
j'aime ce cri ! Il comprend tout , il renferme lui
seul toutes les plus parfaites prières et toutes les
plus hautes vertus. Avec le maître, point de
conditions ni de bornes : Que voulez-vous que
je fasse? Je suis prêt à tout faire et à ne rien
faire , à ne vouloir rien et à vouloir tout , à souf-
frir sans consolations et à goûter les consola-
tions les plus douces. Je ne vous dis point : 0
mon Dieu , je ferai de grandes austérités , des
renoucemens difficiles , des changemens éton-
nans dans ma conduite. Ce n'est point à moi à
décider ce que je ferai. Ce que je ferai , c'est de
vous écouter et d'attendre la loi de vous. 11 n'est
plus question de ma volonté; elle est perdue
dans la vôtre. Dites seulement ce que vous vou-
lez j car je veux tout ce qu'il vous plaît de vou-
loir. Non - seulement pénitences corporelles,
mais humiliations de l'esprit . sacrifices de santé,
de repos, d'amitié, de réputation, de consola-
tion intérieure , de paix sensible , de vie tempo-
relle, et même de ce soutien intérieur qui est
un avant-goût de l'éternité , tout cela est entre
vos mains. Donnez, ôtez, quimporte? faites,
Seigneur, et ne me consultez jamais. Ne me
montrez que vos ordres , et ne me laissez qu'à
obéir.
Qu'en quelque épreuve amère et douloureuse
où vous me raetfiez, il ne me reste que cette
seule parole : Que voulez-vous ? Renversez-moi,
comme Saul, dans la poussière, à la vue de tout
le genre humain ; mais renversez-moi en sorte
que je ne puisse me relever. Ave\iglez-moi
comme lui, reprochez-moi mes infidélités ; je
veux bien qu'on les sache et je dirai volontiers,
comme Saul, à la face de toutes les églises :
J'ai été infidèle, impie, blasphémateur, persé-
cuteur de Jésus-Christ. Il m'a converfi pour
ranimer l'espérance des pécheurs les plus
endurcis, et pour donner un exemple touchant
de la patience avec laquelle il attend les âmes
les plus égarées. Venez donc me voir, ô vous
tous qui oubliez Dieu, qui violez sa loi, qui in-
sultez à la vertu; venez et voyez cette main cha-
ritable qui m'aveugle pour m'éclairer, et qui
me renverse pour me relever. Venez admirer
avec moi cette miséricorde qui se plaît à éclater
dans l'abîme de mes misères. Seigneur, loin de
murmurer dans ma chute, je baise et j'adore la
main qui me frappe. Voulez -vous me faire
tomber encore plus bas ? je le veux si vous le
voulez : Que voulez-vous que je fasse ?
Je sens, ô mon Dieu, la vérité et la force de
cette parole : // est dur de regimber contre l'ai-
guillon. 0 qu'il est dur de résister à l'attrait in-
térieur de votre grâce ! Qui est-ce qui vous a
jamais résisté, et qui a pu trouver la paix dans
cette résistance ^? Non-seulement l'impie et le
mondain ne goûtent aucune paix, jusqu'à ce
qu'ils se tournent vers vous; mais l'ame que
vous avez délivrée des liens du péché ne peut
jouir de la paix, si elle résiste encore, par quel-
que réserve ou quelque retardement, à cet ai-
guillon perçant de votre Esprit qui la pousse au
dépouillement, à l'enfance, à la mort intérieure.
La prudence résiste ; elle assemble mille rai-
sons ; elle regarde comme un égarement la bien-
heureuse folie de la croix. Elle aimeroit mieux
les plus affreuses austérités, que cette simplicité
et cette petitesse des enfans de Dieu , qui ai-
ment mieux être enfans dans son sein que grands
et sages en eux-mêmes. 0 que ce combat est
rude ! qu'il agite l'ame ! Qu'il lui en coûte pour
sacrifier sa raison et tous ses beaux prétextes !
Mais sans ce sacrifice, nulle paix, nul avance-
ment; il ne reste que le trouble d'une ame que
Dieu presse, et qui craint de voir jusqu'où Dieu
la veut mener pour lui arracher tout appui d'a-
mour-propre. 0 Dieu, je ne veux plus vous ré-
sister. Je n'hésiterai plus, je craindrai toujours
plus de ne pas faire assez que de faire trop. Je
veux être Saul converti. Après ce que vous avez
l'ait pour ce persécuteur, il n'y a rien que vous
ne puissiez faire d'une ame pécheresse. C'est
parce que je suis indigne de tout, que vous
prendrez plaisir à faire en moi les plus grandes
choses. Mais, grandes ou petites, tout m'est
égal, pourvu que je remplisse vos desseins. Je
suis souple à tout entre les mains de votre pro-
vidence. Je finis par où j'ai commencé : Que
voulez-vous que je fasse ? Point d'autre volonté.
Gardez-la, ô Dieu d'Israël, cette volonté que
vous formez en moi.
' .loi). IX. 4.
» Acf. IX. 6.
60
MANLTL DE PIÉTÉ.
VIII.
SLR LA MÊME FÊTE.
Mon Dieu, je vous rends raille grâces d'avoir
mis devant mes yeux Saul persécuteur que vous
convertissez, et qui devient l'apôtre des nations.
C'est pour la gloire de votre grâce que vous
l'avez fait. Vous vous deviez à vous-même un
si grand exemple pour consoler tous les pécheurs.
Hélas ! quels châtimens n'ai-je point mérités de
votre justice ! Je vous ai oublié, ô vous qui m'a-
vez fait, et à qui je dois tout ce que je suis : à
l'ingratitude j'ai joint l'endurcissement ; j'ai
méprisé vos grâces ; j'ai été insensible à vos pro-
messes ; j'ai abusé de vos miséricordes ; j'ai
contristé voire Esprit saint ; j'ai résisté à ses
mouvements salutaires; j'ai dit dans mon cœur
rebelle : Non, je ne porterai point le joug du
Seigneur. J'ai fui quand vous me poursuiviez: j'ai
cherché des prétextes pour m'éloigner de vous.
J'ai craint de voir trop clair et de counoître cer-
taines vérités que je ne voulois pas suivre. Je
me suis irrité contre les croix qui servent à me
détacher de la vie. J'ai critiqué la vertu, la sup-
portant impatiemment comme étant ma con-
damnation. J'ai eu honte de paroître bon, et
j'ai fait gloire d'être ingrat. J'ai marché dans
mes propres voies, au gré de mes passions et de
mou orgueil.
0 mon Dieu, que me resteroit-il à la vue de
tant d'infidélités, sinon d'être saisi d'horreur
pour moi-même ? Non, je ne pourrois plus me
souffrir ni espérer en vous, si je ne voyois Saul
incrédule, blasphémateur, persécutant vos saints,
dont vous faites un vase d'élection. Il tombe
impie persécuteur, et il se relève l'homme de
Dieu. 0 Père des miséricordes, que vous êtes
bon ! La malice de l'homme ne peut égaler
votre bonté paternelle. Il est donc vrai que vous
avez encore des trésors de grâce et de patience
pour moi, pauvre pécheur, qui ai tant de fois
foulé aux pieds le sang de votre Fils. Vous n'êtes
pas encore lassé de m'attendre, ô Dieu patient,
ô Dieu qui craignez de punir trop tôt, ô Dieu
qui ne pouvez vous résoudre à frapper ce vase
d'argile formé de vos mains. Cette patience qui
llattoit mon impatience et ma lâcheté m'atten-
drit. Hélas ! serai-je donc toujours méchant
parce que vous êtes bon ? Est-ce à cause que
vous m'aimez tant que je me croirois dispensé
devons aimer ? Non, non, Seigneur, votre pa-
tience m'excite : je ne puis plus me voir un seul
moment contraire à celui qui me rend le bien
pour le mal ; je déteste jusqu'aux moindres im-
perfections ; je n'en réserve rien : périsse tout
ce qui retarde mon sacrifice ! ce n'est plus ce
demain d'une ame lâche qui fuit toujours sa
conversion; aujourd'hui, aujourd'hui ; ce qui
me reste de vie n'est pas trop long pour pleurer
tant d'années perdues : je dis comme Saul :
Seigneur, que voulez-vous que je fosse ?
Il me semble que je vous entends me répon-
dre : Je veux que tu m'aimes, et que tu sois
heureux en m'aimant : Aime, et fais ce que tu
voudras; car, en aimant véritablement, tune
feras que ce que le pur amour fait faire aux
âmes détachées d'elles-mêmes ; tu m'aimeras,
tu me feras aimer, tu n'auras plus d'autre vo-
lonté que la mienne. Par là s'accomplira mon
règne ; par là je serai adoré en esprit et en vé-
rité ; par là tu me sacrifieras et les délices de la
chair corrompue, et l'orgueil de l'esprit agité
par de vains fantômes ; le monde entier ne sera
plus rien pour toi; tu ne voudras plus être rien,
afin que je sois moi seul toutes choses. Voilà ce
que je veux que tu fasses. Mais comment le fe-
rai-je, Seigneur ? Cette œuvre est au-dessus de
l'homme. Ah ! vous me répondez au fond de
mon cœur : Homme de peu de foi, regarde Saul,
et ne doute de rien ; il te dira : Je puis tout en
celui qui me fortifie *. Lui qui ne respiroit que
sang et carnage contre les églises, il ne respire
plus que l'amour de Jésus-Christ ; c'est Jésus-
Christ qui vit triomphant dans son apôtre mort
à toutes les choses humaines. Le voilà tel que
Dieu l'a fait; la même main te fera tel que tu
dois être.
IX.
POUR LE JOrR DE LA Pl'RIrICATIO^^
0 Jésus, VOUS êtes offert aujourd'hui dans le
temple ; et la règle, qui n'est faite que pour les
enfans des hommes, est accomplie par le Fils
de Dieu.
0 divin enfant, souffrez que je me présente
avec vous. Je veux être, comme vous, dans les
mains pures de Marie et de Joseph ; je ne veux
plus être qu'un même enfant avec vous, qu'une
même victime. Mais que vois-je ? on vous ra-
chète comme on rachetoit les enfants des pau-
vres; deux colombes sont le prix de Jésus. 0
Roi immortel de tous les siècles ! bientôt vous
n'aurez pas même de lieu où vous puissiez re-
1 Philip. IV. 13.
MANUEL DE PIÉTÉ.
01
poser votre tête. Vous enrichirez le monde de
Aotre pauvreté, et déjà vous paroissez au tem-
ple eu qualité de pauvre. Heureux quiconque
se fait pauvre avec vous ! Heureux qui n'a plus
rien et qui ne veut plus rien avoir ! Heureux
qui a perdu en vous et au pied de votre croix
toute possession, qui ne possède plus môme
son propre cœur , qui n'a plus de volonté pro-
pre , qui , loin d'avoir quelque chose , n'est
plus à soi-même ! 0 riche et hienheureuse pau-
vreté ! ô trésor inconnu aux faux sages? ô nu-
dité qui est au-dessus de tous les biens les plus
éblouissans! Grâce à vous, enfant Jésus, je
veux tout perdre, jusqu'à mon propre cœur ,
jusqu'au moindre désir propre , jusqu'aux der-
niers restes de ma volonté. Je cours après vous,
nu et enfant comme vous l'êtes vous-même.
Je comprends assez par l'horreur que j'ai de
moi-même , combien je suis une victime im-
pure et indigne de votre Père. Je n'ose donc
m'offrir qu'autant que je ne suis plus moi-
même et que je ne fais plus qu'une même
chose avec vous. 0 qui le comprendra ? Mais il
est pourtant vrai qu'on n'est digne de Dieu
qu'autant qu'ouest hors de soi et perdu en lui.
Arrachez-moi donc à moi-même. Plus de re-
tours d'amour-propre , plus de désirs inquiets,
plus de crainte ni d'espérance pour mon pro-
pre intérêt. Le ?no/, à qui je rapportois tout
autrefois , doit être anéanti pour jamais. Qu'on
me mette haut , qu'on me mette bas , qu'on se
souvienne de moi , qu'on m'oublie , qu'on me
loue , qu'on me blâme , qu'on se fie à moi ou
qu'on me soupçonne même injustement, qu'on
me laisse en paix ou qu'on me traverse, qu'im-
porte? ce n'est plus mon affaire. Je ne suis
plus à moi pour m'intéresser à tout ce qu'on
me fait; je suis à celui qui fait faire toutes ces
choses selon son plaisir : sa volonté se fait , et
c'est assez. S'il y a voit encore un reste du moi
pour se plaindre et pour murmurer, mon sa-
crifice seroit imparfait. Cette destruction de la
\icfime , qui doit anéantir tout être propre, ré-
pond à toutes les révoltes de la nature.
Mais ce traitement qu'on me fait est injuste ;
mais cette accusation est fausse et maligne;
mais cet ami est infidèle et ingrat ; mais cette
perte de biens m'accable ; mais cette privation
de toute consolation sensible est trop amère ;
mais cette épreuve où Dieu me met est tn-p
violente ; mais les gens de bien , de qui j'atten-
dois du secours , n'ont pour moi que de la sé-
cheresse et de l'indifférence ; mais Dieu lui-
même me rejette et se retire de moi. Hé bien !
ame foible , ame lâche , ame de peu de foi , ne
veux-tu pas tout ce que Dieu veut? Es-tu à
lui ou à toi? Si tu es encore à toi , tu as raison
de te |)hundre et de chercher ce qui te convient.
Mais si tu ne veux plus être à toi , pourquoi
donc t'écouter encore toi-même? Que te reste-
t-il encore à dire en faveur de ce malheureux
moi, auquel tu as renoncé sans réserve et pour
toujours? Qu'il périsse, que toute ressource
lui soit arrachée , tant mieux ; c'est là le sacri-
fice de vérité ; tout le reste n'en est que l'om-
bre. C'est par là que la vicfime est consommée
et Dieu dignement adoré. 0 Jés'is, avec qui je
m'offre , donnez-moi le courage de ne me plus
compter pour rien et de ne laisser en moi rien
de moi-même !
Vous tûtes racheté par deux colombes ; mais
ce rachat ne vous délivroit pas du sacrifice de
la croix où vous deviez mourir : au contraire ,
votre présentation au temple étoit le commen-
cement et les prémices de votre offrande au
Calvaire. Ainsi, Seigneur, toutes les choses
extérieures que je vous donne ne pouvant me
racheter , il faut que je me donne moi-même
tout entier et que je meure sur la croix. Per-
dre le repos , la réputation , les biens , la vie ,
ce n'est encore rien ; il faut se perdre soi-
même , ne se plus aimer, se livrer sans pitié à
votre justice , devenir étranger à soi-même, et
n'avoir plus d'autre intérêt que celui de Dieu à
qui on appartient.
X.
POl'R LE CARÊME.
Mon Dieu , voici un temps d'abstinence et
de privation. Ce n'est rien de jeûner des vian-
des grossières qui nourrissent le corps, si on ne
jeûne aussi de tout ce qui sert d'aliment à
l'amour-propre. Donnez-moi donc , ô époux
des âmes , cette virginité intérieure , cette pu-
reté du cœur , cette séparation de toute créa-
ture , cette sobriété dont parle votre apôtre ,
par laquelle on n'use d'aucune créature que
pour le seul besoin , comme les personnes so-
bres usent des viandes pour la nécessité. 0
bienheureux jeûne, où l'ame jeûne tout en-
tière et tient tous les sens dans la privation du
superflu ! 0 sainte abstinence , où l'ame , ras-
sasiée de la volonté de Dieu , ne se nourrit ja ■
mais de sa volonté propre ! Elle a , comme
Jésus-Christ , une autre viande dont elle se
nourrit. Donnez-le moi , Seigneur, ce pain qui
MANUEL DE PIÉTÉ.
est au-dessus de toute substance ; ce pain qui
apaisera à jamais la faim de mon cœur; ce
pain qui éteint tous les désirs ; ce pain qui est
la vraie manne et qui tient lieu de tout.
0 mon Dieu , que les créatures se taisent
donc pour moi, et que je me taise pour elles en
ce saint temps! Que mon ame se nourrisse dans
le silence en jeiànant de tous les vains discours !
Que je me nourrisse de vous seul et de la croix
de votre lils Jésus !
Mais quoi , mon Dieu ! faudra-t-il doue que
je sois dans une crainte continuelle de rompre
ce jeune intérieur par les consolations que je
goûterai au dehors ! Non , non , mon Dieu .
vous ne voulez point cette gêne et cette inquié-
tude. Votre esprit est l'esprit d'amour et de li-
berté , et non celui de crainte et de servitude.
Je renoncerai donc à tout ce qui n'est point de
votre ordre pour mon état , à tout ce que j'é-
prouve qui me dissipe trop , à tout ce que les
personnes qui me conduisent à vous jugent que
je dois retrancher ; entin à tout ce que vous re-
trancherez vous-même par les événemens de
votre providence. Je porterai paisiblement tou-
tes ces privations. Voici encore ce que j'ajou-
terai : c'est que , dans les conversations inno-
centes et nécessaires , je retrancherai ce que
vous me ferez sentir intérieurement qui n'est
qu'une recherche de moi-même. Quand je me
sentirai porté à faire là-dessus quelque sacri-
fice , je le ferai gaîment. Mais d'ailleurs , ô
mon Dieu , je sais que vous voulez qu'un cœur
qui vous aime soit au large. J'agirai avec con-
fiance comme un enfant qui joue entre les bras
de sa mère ; je me réjouirai devant le Seigneur ;
je tâcherai de réjouir les autres ; j'épancherai
mon cœur sans crainte dans l'assemblée des en-
fans de Dieu. Je ne veux que candeur , inno-
cence , joie du Saint-Esprit. Loin, loin, ô mon
Dieu , cette sagesse triste et craintive qui se
ronge toujours elle-même , qui tient toujours
la balance eu main pour peser des atomes , de
peur de rompre ce jeûne intérieur! C'est vous
taire injure que de n'agir pas avec vous avec
plus de simplicité : cette rigueur est indigue de
vos entrailles paternelles. Vous voulez qu'on
vous aime uniquement; voilà sur quoi tombe
votre jalousie : mais quand on vous aime, vous
laissez agir librement l'amour , et vous voyez
bien ce qui vient véritablement de lui.
Je jeûnerai donc , ô mon Dieu , de toute vo-
lonté qui n'est pas la vôtre ; mais je jeûnerai
par amour , dans la liberté et dans l'abondance
de mou cœur. Malheur à l'ame rétrécie et des-
séchée en elle-même , qui craint tout et qui , à
force de craindre , n'a pas le temps d'aimer et
de courir généreusement après l'Epoux !
0 que le jeûne que vous faites faire à l'ame
sans la gêner est un jeûne exact ! Il ne reste
rien au cœur que le bien-aimé , et encore il
cache souvent le bien-aimé , pour laisser l'ame
défaillante et prête à expirer faute de soutien.
Voilà le grand jeûne où l'homme voit sa pau-
vreté toute nue , où il sent un vide affreux qui
le dévore et où Dieu même semble lui man-
quer , pour lui arracher jusqu'aux moindres
restes de vie en lui-même. 0 grand jeûne de la
pure foi , qui vous comprendra? Où est l'ame
assez courageuse pour vous accomplir? 0 pri-
vation universelle ! ô renoncement à soi comme
aux choses les plus vaines du dehors ! 0 fidé-
lité d'une ame qui se laisse poursuivre sans re-
lâche par l'amour jaloux, et qui souffre que
tout lui soit ôté ! Voilà , Seigneur , le sacrifice
de ceux qui vous adorent en esprit et en vérité ;
c'est par ces épreuves qu'on devient digne de
vous. Faites, Seigneur; rendez mou ame vide,
affamée , défaillante ; faites selon votre bon
plaisir. Je me tais , j'adore , je dis sans cesse :
Que votre volonté se fasse , et non la mienne ' .
XI.
POUR LE JEUDI SAINT.
Jésus , sagesse éternelle , vous êtes caché
dans le sacrement, et c'est là que je vous adore
aujourd'hui. 0 que j'aime ce jour, où vous
vous donnâtes vous - même tout entier aux
apôtres! Que dis-je , aux apôtres? Vous ne
vous êtes pas uioins donné à nous qu'à eux.
Précieux don , qui se renouvelle de jour en
jour depuis tant de siècles, et qui durera sans
interruption autant que le monde ! 0 gage des
bontés du Père de miséricorde ! ô sacrement de
l'amour! ô pain au-dessus de toute substance !
Comme mon corps se nourrit du pain grossier
et corruptible , ainsi mon ame doit se nourrir
chaque jour de l'éternelle vérité , qui s'est faite
non-seulement chair pour être vue , mais en-
core pain pour être mangée et pour nourrir les
enfans de Dieu.
Hélas! où êtes vous donc, ô sagesse profonde
qui avez formé l'univers? Qui pourroit croire
que vous fussiez sous cette vile apparence? On
ne soit qu'un peu de pain, et on reçoit , avec
' l,m.. wii. 42.
MANUET. DE PIÉTÉ.
63
la chair vivifiante du Sauveur, tous les trésors
de la Divinité. 0 sagesse, ô amour inlini! pour
qui faites-vous de si grandes choses? Pour des
hommes grossiers, aveugles, stupides, ingrats^
insensibles , incapables dégoûter votre don. Où
sont les âmes qui se nourrissent de votre pure
vérité, qui vivent de vous seul , qui vous lais-
sent vivre en elles , et qui se transforment en
vous? Je le comprends, vous voulez faire eu
sorte que, par ce sacrement, nous n'ayons plus
d'autre sagesse que la vôtre , ni d'autre volonté
que votre volonté môme qui doit vouloir en
nous. Cette sagesse divine doit être cachée en
nous, comme elle l'est sous les voiles du sacre-
ment. Le dehors doit être simple , foible , mé-
prisable à l'orgueilleuse sagesse des hommes ;
le dedans doit être tout mort à soi , tout trans-
formé , tout divin.
Jusqu'ici, ô mon Sauveur, je ne me suis
point nourri de votre vérité : je me suis nourri
des cérémonies de la religion , de l'éclat de
certaines vertus qui élèvent le courage, de la
bienséance et de la régularité des actions exté-
rieures, de la victoire que j'avois besoin de
remporter sur mon humeur pour ne montrer
rien qui ne fût parfait. Voilà le voile grossier
du sacrement : mais le fond du sacrement
même, mais cette vérité substantielle et au-
dessus de toute substance bornée et comprise ,
où est-elle ? Hélas! je ne l'ai point cherchée.
J'ai songé à régler le dehors , sans changer le
dedans. Cette adoration en esprit et en vérité ,
qui consiste dans la destruction de toute volonté
propre pour laisser régner en moi celle de Dieu
seul, m'est encore presque inconnue. Ma bou-
che a mangé ce qui est extérieur et sensible
dans le sacrement ; mon cœur n'a point été
nourri de cette vérité substantielle. Je vous
sers , mon Dieu , mais à ma mode , et selon les
vues de ma sagesse. Je vous aime, mais pour
mon bien plus que pour votre gloire. Je désire
vous glorilier, mais avec un zèle qui n'est
point abandonné sans réserve à toute l'étendue
de vos desseins. Je veux vivre pour vous , mais
renfermé en moi , et je crains de mourir à moi-
même. Quelquefois je crois être prêt à tous
les plus grands sacrifices , et la moindre perte
que vous exigez de moi un moment après , me
trouble, me décourage et me scandalise.
0 amour, ma misère et mon indignité ne
vous rebutent point. C'est sous ce voile mépri-
sable que vous voulez cacher la vertu et la gran-
deur de votre mystère. Vous voulez faire de
moi un sacrement qui exerce la foi des autres
et la mienne même. En cet état de foiblesse , je
me livre à vous : je ne puis rien , mais vous
pouvez tout , et je ne crains point ma foiblesse,
sentant si près de moi votre toute-puissance.
Verbe de Dieu , soyez sous cette foible créature
comme vous êtes sous l'espèce du pain. 0 parole
souveraine et vivifiante! parlez dans le silence
de mon aine : faites taire mon ame même , et
qu'elle ne se parle plus intérieurement , pour
n'écouter que vous. 0 pain de vie! je ne me
veux plus nourrir que de vous seul : tout autre
aliment me feroit vivre à moi-même , me don-
neroit une force propre, et me rempliroit de
désirs.
Que mon ame meure de la mort des justes ,
de celte bienheureuse mort qui doit prévenir la
mort corporelle ; de cette mort intérieure qui
divise l'ame d'avec elle-même, qui fait qu'elle
ne se trouve ni ne se possède plus , qui éteint
toute ardeur , qui détruit tout intérêt , qui
anéantit tout retour sur soi ! 0 amour! vous
tourmentez merveilleusement. Le môme pain
descendu du ciel fait mourir et fait vivre; il
arrache l'aine à elle-même , et il la met en
paix ; il lui ôte tout et il lui donne tout ; il lui
ôte tout en elle , et lui donne tout en Dieu , en
qui seul les choses sont pures. 0 mon amour,
ô ma vie , ô mon tout ! je n'ai plus que vous.
0 mon pain ! je vous mangerai tous les jours ,
et je ne craindrai que de perdre ma nourriture.
XII.
POUR LE VENDREDI SAINT.
Le mystère de la passion de Jésus-Christ est
incompréhensible aux hommes. Il a paru un
scandale aux Juifs , et une folie aux Gentils ' ,
Les Juifs étoient zélés pour la gloire de leur
religion ; ils ne pouvoient souffrir f opprobre
de Jésus-Christ. Les Gentils, pleins de leur phi-
losophie, étoient sages , et leur sagesse se révol-
toit à la vue d'un Dieu crucifié : c'étoit renverser
la raison humaine, que de prêcher ce Dieu sur la
croix. Cependant cette croix, prêchée dans tout
l'univers, surmonte le zèle superbe desJuifs et la
sagesse hautaine des Gentils. Voilà donc à quoi
aboutit le mystère de la passion de Jésus-Christ,
à confondre non-seulement la sagesse profane
des gens du monde, qui, comme les Gentils,
regardent la piété comme une folie , si elle
n'est toujours revêtue d'un certain éclat ; mais
< 1 Cor. 1. ii.
64
JMANUEL DE PIÉTÉ.
encore le zèle superbe de certaines personnes
pieuses , qui ne veulent rien voir dans la re-
ligion qui ne soit conforme à leurs fausses idées.
0 mon Dieu ! je suis du nombre de ces Juifs
scandalisés. Il est vrai , ô Jésus , que je vous
adore sur la croix ; mais cette adoration n'est
qu'en cérémonie , elle n'est point en vérité.
I,a véritable adoration de Jésus-Christ crucifié
consiste à se sacrifier avec lui, à perdre sa raison
dans la folie de la croix , à en avaler tout l'op-
probre , à vouloir être , si Dieu le veut , un
spectacle d'horreur à tous les sages de la terre ,
à consentir de passer pour insensé comme Jésus-
Christ.
Voilà ce qu'on dit volontiers de bouche ; mais
\oilà ceque le creur ne dit point. On s'excuse
par de vains prétextes ; on frémit . on recule
lâchement dès qu'il faut paroître nu et rassasié
d'opprobres avec l'Homme de douleurs, 0 mon
Dieu, mon amour, on vous aime pour se conso-
ler ; mais on ne vous aime point pour vous suivie
jusqu'à la mort de la croix. Tous vous fuient,
tous vous abandonnent , tous vous méconnois-
sent, tous vous renient. Tant que la raison
trouve son compte el son bonheur à vous sui-
vre, on court avec empressement, et l'on se
vante comme saint Pierre ; mais il ne faut
qu'une question d'une servante pour tout ren-
verser. On veut borner la religion à la courte
mesure de son esprit , et dès qu'elle surpasse
notre foible raison, elle se tourne en scandale.
Cependant la religion doit être dans la pra-
tique ce qu'elle est dans la spéculation, c'esl-
à-dn-e qu'il faut qu'elle aille réellement jusqu'à
faire perdre pied à notre raison, et à nous livrer
à la folie du Sauveur crucitié. 0 qu'il est aisé
d'être chrétien à condition d'être sage, maître de
soi, courageux, grand, régulier et merveilleux
en tout ! Mais être chrétien pour être petit, foi-
ble, méprisable etinsenséaux yeux deshommes,
c'est ce qu'on ne peut entendre sans en avoir
horreur. Aussi l'on n'est chrétien qu'à demi.
Non-seulement on s'abandonne à son vain rai-
sonnement comme les Gentils , mais encore on
se fait un honneur de suivre son zèle comme
les Juifs, C'est avilir la religion , dit-on , c'est
la tourner en petitesse d'esprit : il faut montrer
combien elle est grande. Hélas ! elle ne le
sera en nous, (qu'autant qu'elle nous rendra
humbles , dociles , petits et détachés de nous-
mêmes.
On voudroit un Sauveur qui vînt pour nous
rendre parfaits, pour nous remplir de notre
propre excellence , et pour remplir toutes les
vues les plus flatteuses de notre sagesse : au
contraire , Dieu nous a donné un Sauveur qui
renverse notre sagesse , qui nous met avec lui
nu sur une infâme croix. 0 Jésus , c'est là que
tout le monde vous abandonne. Il ne faut pas,
dit-on, pousser les choses si loin, c'est outrer
les vérités chrétiennes , et les rendre odieuses
aux yeux du monde. Hé quoi! ne savons-nous
pas que les profanes seront scandalisés, puisque
quelques gens de bien même le sont ?
Comment le mystère de la croix ne paroî-
troit-il pas excessif à ces sages Gentils, puisqu'il
scandalise les Juifs pieux et zélés? 0 mon Sau-
veur, boive qui voudra votre calice d'amertume ;
pour moi, je le veux boire jusqu'à la lie la
plus amère. Je suis prêt à souffrir la douleur,
l'ignominie, la dérision, l'insulte des hommes
au dehors , et au dedans la lentation et le dé-
laissement du Père céleste; je dirai, comme
vous l'avez dit pour mon instruction : Que ce
calice passe , et s'éloigne de moi ; mais, malgré
l'horreur de la nature , que votre volonté se
fasse, et non la mienne '. Ces vérités sont trop
fortes pour les mondains qui ne vous connois-
sent qu'à demi , et qui ne peuvent vous suivre
que dans les consolations du Thabor, Pour moi,
je manquerois à l'attrait de votre amour si je
reculois. Allons à Jésus ; allons au Calvaire :
mon ame est triste jusqu'à la mort ; mais qu'im-
porte , pourvu que je meure percé des mêmes
clous et sur la même croix que vous , ô mon
Sauveur !
XIH.
POL'R LE SAMEDI SAINT.
Ce qui se présente à moi aujourd'hui, c'est
Jésus entre la morl qu'il a soufferte el la vie
qu'il va reprendre. Sa résurrection ne sera pas
moins réelle que sa mort , et sa mort n'est
qu'un passage de la misérable vie à la vie bien-
heureuse, 0 Sauveur, je vous adore, je vous
aime dans le tombeau , je m'y renferme avec
vous; je ne veux plus que le monde me voie ,
je ne veux plus me voir moi-même; je
descends dans les ténèbres et jusque dans la
poussière ; je ne suis plus du nombre des vi-
vans, 0 monde ! ô hommes ! oubliez-moi , fou-
lez-moi aux pieds; je suis mort, et la vie qui
m'est préparée sera cachée avec Jésus-Christ en
Dieu,
' Luc, XXII. 4-i.
MANUEL DE PIÉTÉ.
65
Ces vérités étonnent ; à peine les gens de
bien peuvent-ils les supporter. Que signitie donc
la baptême par lequel, comme l'Apôtre nous l'as-
sure *, nous avons été tous ensevelis avec Jésus-
Christ par sa mort ? Où est-elle cette mort ,
que le caractère chrétien doit opérer en nous ?
où est-elle cette sépulture? Hélas! je veux pa-
roître, être approuvé, aimé, distingué ; je veux
occuper mon prochain , posséder son cœur, me
faire une idole de la réputation et de l'amit'é.
Dérober à Dieu l'encens grossier qui brûle sur
ses autels, n'est rien en comparaison du larcin
sacrilège d'une arne qui veut enlever ce qui
est dû à Dieu et se faire l'idole des autres créa-
tures.
Mon Dieu , quand cesserai-je de m'aimer,
jusqu'à vouloir qu'on ne m'aime et qu'on ne
m'estime plus? A vous seul, Seigneur, la gloire,
à vous seul l'amour. Je ne dois plus rien aimer
qu'en vous, pour vous, et de votre pur amour:
je ne dois plus m'aimer moi-même que par
charité , comme on aime un étranger. Ne dc-
vrois-je donc pas avoir honte de vouloir être
estimé et aimé ? Ce qui est le plus étrange , et
ce qui fait voir l'injustice de mon amour-
propre , c'est que je ne me contente pas d'un
amour de charité. L'oserai-je dire , ô mon
Dieu? ma vaine délicatesse est blessée de n'a-
voir rien que ce qu'on lui accorde à cause de
vous. 0 injustice ! ô révolte ! ô aveugle et dé-
testable orgueil! Punissez-le, mon Dieu. Je
suis pour vous contre moi ; j'entre dans les in-
térêts de votre gloire et de votre justice contre
ma vanité. 0 folle créature, idolâtre de toi-
même ! qu'as-tu donc, indépendamment de Dieu ,
qui mérite cette tendresse, cet attachement , cet
amour indépendant de la charité. 0 qu'il faut de
charité pour se supporter dans cette injustice,
de vouloir que les autres fassent pour nous ce
que Dieu nous défend de faire pour nous-
mêmes ! Amour que Dieu imprime dans le fond
de ses créatures , est-ce là l'usage qu'il en veut
tirer? Nenousa-t-il faits capables d'aimer,
qu'alîn que nous nous détournions les uns les
autres de l'unique terme du pur amour ? Non,
mon Dieu , je ne veux plus qu'on m'aime; à
peine faut-il qu'on me souffre pour l'amour de
vous : plus je suis délicat et sensible sur cet
amour des autres, plus j'en suis indigne , et
dans le besoin d'en être privé.
11 en est, ô Seigneur, delà réputation comme
de l'amitié : donnez ou ôtez selon vos desseins ;
que cette réputation, plus chère que la vie ,
' Rom. M. i.
FÉNELON. TOME VI.
devienne comme un linge sali, si vous y trouvez
votre gloire : qu'on passe et qu'on repasse sur
moi comme sur les morts qui sont dans le tom-
beau ; qu'on ne mécompte rien; qu'on ail hor-
reur de moi ; qu'on ne m'épargne en rien , tout
est bon. S'il me reste encore quelque sensibilité
volontaire . quelque vue secrète sur la réputa-
tion , je ne suis point mort avec Jésus-Christ ,
et je ne suis point en état d'entrer dans sa vie
ressuscitée.
Ce n'est qu'après l'extirpation de la vie ma-
ligne et corrompue du vieil homme , que nous
passons dans la vie de l'homme nouveau. Il
faut que tout meure, douceurs , consolation,
repos, tendresse, amitié, honneur, réputation :
tout nous sera rendu au centuple ; mais il faut
que tout meure , que tout soit sacrifié. Quand
nous aurons tout perdu en vous, f) mon Dieu ,
nous retrouverons tout en vous. Ce que nous
avions en nous avec l'impureté du vieil homme
nous sera rendu avec la pureté de l'homme re-
nouvelé , comme les métaux mis au feu ne per-
dent point leur pure substance , mais sont pu-
rifiés de ce qu'ils ont de grossier. Alors, mon
Dieu , le même esprit qui gémit et qui prie
en nous , aimera en nous plus parfaitement.
(Combien nos cœurs seront-ils plus grands,
plus tendres et plus généreux ! Nous n'aime-
rons plus en foibles créatures, et d'un cœur res-
serré dans d'étroites bornes : l'amour infini
aimera en nous , notre amour portera le carac-
tère de Dieu même.
Ne songeons donc qu'à nous unir à Jésus-
Christ dans son agonie , dans sa mort et dans
son tou)beau ; ensevelissons-nous dans les ténè-
bres de la pure foi ; livrons-nous à toutes les
horreurs de la mort. Non , je ne veux plus me
regarder connue étant de la terre. 0 monde, ou-
bliez-moi conmie je vous oublie , et comme je
veux moublier moi-même! Seigneur Jésus,
vous n'êtes mort que pour me faire mourir :
arrachez-moi la vie; ne me laissez plus res-
pirer ; ne souffrez aucune réserve, poussez mon
cœur à bout ; je ne mets point de bornes à mon
sacrifice.
XIV.
POUR LE JOUR DE l'aSCENSION.
Il me semble que j'accompagne avec les dis-
ciples Jésus- Christ jusqu'à Béthanie. Là il
monte au ciel à mes yeux ; je l'adore , je ne
puis me lasser de le regarder, de le suivre
66
MANUEL DE PIÉTÉ.
d'affection , et de goûter au fond de mon cœur
les paroles de vie qui sont sorties les dernières
de sa bouche sacrée quand il a quitté la terre.
G Sauveur, vous ne cessez point d'être avec
moi et de me parler! Je sens la vérité de cette
promesse : Voilà que je suis avec voi's tous les
jours jusqu'à la consommation des siècles '.
Vous êtes avec nous non-seulement sur cet
autel sensible , où vous appelez tous vos enfans
à manger le pain descendu du ciel ; mais vous
êtes encore au dedans de nous, sur cet autel in-
visible , dans cette église et ce sanctuaire inac-
cessible de nos âmes , où se fait l'adoration en
esprit et en vérité. Là vous sont offertes les
pures victimes ; là sont égorgés tous les désirs
propres , tous les retours intéressés sur nous-
mêmes, et tous les goûts de l'amour -propre.
Là nous mauj^eons le véritable pain de vie dont
votre chair adorable même n'est que la super-
ficie sensible ; là nous sommes nourris de la
pure substance de l'éternelle vérité ; là le Verbe
fait chair se donne à nous comme notre verbe
intérieur, comme noire parole , notre sagesse,
notre vie, notre être, notre tout. Si nous l'a-
vons connu selon la chair et par les sens ,
po\ir y rechercher un goût sensible , nous ne
le connoissons plus de même ; c'est la pure foi et
le pur amour qui se nourrissent de la pure vé-
rité de Dieu fait une même chose avec nous.
0 rrgne démon Dieu ! c'est ainsi que vous ve-
nez à nous dès cette vie misérable. 0 volonté
du Père! vous êtes par là accomplie sur la
terre comme dans le ciel. 0 ciel ! pendant qu'il
plaît à Dieu de me tenir hors de vous dans ce
lieu d'exil , je ne vais point vous chercher plus
loin , et je vous trouve sur la terre. Je ne con-
nois ni ne veux d'autre ciel que mon Dieu , et
mon Dieu est avec moi au milieu de cette val-
lée de larmes. Je le porte , je le glorifie en mon
cœur ; il vit en moi. Ce n'est pas moi qui vis ;
c'est lui qui vit, triomphant dans sa créature
de boue, et qui lafait vivre en lui seul. 0 bien-
heureuse et éternelle Sion , où Jésus règne
avec tous les saints! que de choses glorieuses
sont dites de vous! Que j'aime ce règne de gloire
qui n'aura point de fin ! A vous seul, Seigneur,
l'empire, la majesté, la force , la toute-puis-
sance aux siècles des siècles.
Seigneur Jérus , bien loin de m'affliger pour
nous de ce que vous n'êtes pas visible sur la
terre , je me réjouis de votre triomphe ; c'est
votre seule gloire qui m'occupe. Je joins ici-
bas ma foible voix avec celle de tous les bien-
» Mattli. XXVI 11. 20.
heureux pour chanter le cantique de l'Agneau
vainqueur : trop heureux , ô Jésus , de souffrir
dans cet exil pour vous gloritîer ! Votre pré-
sence sensible , il est vrai , est le plus doux de
tous les parfums ; mais ce n'est pas poui' moi
que je vous cherche, c'est pour vous. 0 si je
me regardois moi-même , qu'est-ce qui pour-
roit me consoler, dans cette misérable vie , de
ne vous avoir point , de vous déplaire par tant
de fautes , et de me voir sans cesse en risque
dé vous perdre éternellement ? Qu'est-ce qui
seroit capable d'adoucir mes peines , et de me
faire supporter la vie ? Mais j'aime mieux votre
volonté que ma sûreté propre.
Je vis donc, puisque vous voulez que je vive.
Cette vie, qui n'est qu'une mort, durera au-
tant que vous voudrez. Vous le savez , ô Dieu
de mon cœur, que je n'y veux tenir à rien qu'à
votre ordre. Je ne suis dans cette terre étran-
gère qu'à cause que vous m'y tenez. Je vous
aime mieuxque mon bonheur et que ma gloire.
Il vaut mieux vous obéir que jouir de vous ;
il vaut mieux souffrir selon vos desseins, que
goûter vos délices et voir la lumière de votre
visage. En me privant de vous , privez-moi de
tout ; dépouillez , arrachez sans pitié; ne lais-
sez rien à mon ame . ne la laissez pas elle-
même à elle-même.
Si la présence du Sauveur a dû nous être
ôtée , que doit-il nous rester ? Si Dieu a été
jaloux d'une si sainte consolation pour les apô-
tres, avec quelle indignation détruira-t-il en
nous tant d'amusemens qui nous conservent
certains restes secrets d'une vie propre ! Quelle
consolation sera aussi pure que celle de voir
Jésus? Et par conséquent en reste-t-il quel-
qu'une dont nous osions encore refuser le sa-
crifice V 0 Dieu, n'écoutez plus ma lâcheté;
dépouillez , écorchez, s'il le faut ; coupez jus-
qu'au vif. Quand tout sera ôté , ce sera alors
que vous resterez seul dans l'ame.
XV.
POUR LE JOUR DE LA PENTECÔTE.
Vous avez commencé , Seigneur, par ôterà
vos apôtres ce qui paroissoit le plus propre à
les soutenir, je veux dire la présence sensible
de Jésus votre fils : mais vous avez tout détruit
pour tout établir : vous avez ôté tout pour ren-
dre tout avec usure. Telle est votre méthode.
MANUEL DE PIÉTÉ.
67
Vous vous plaisez à renverser l'ordre du sens
humain.
Après avoir ôlé cette possession sensible de
Jésus-Christ , vous avez donné votre Saint-
Esprit. 0 privation , que vous êtes précieuse
et pleine de vertu, puisque vous opérez plus
que la possession du Fils de Dieu même ! 0
âmes lâches ! pourquoi vous croyez-vous si
pauvres dans la privation , puisqu'elle enrichit
plus que la possession du plus grand trésor?
Bienheureux ceux qui manquent de tout et qui
manquent de Dieu même , c'est-à-dire de
Dieu goûté et aperçu ! Heureux ceux pour qui
Jésus se cache et se retire ! L'Esprit consolateur
viendra sur eux ; il apaisera leur douleur, et
aura soin d'essuyer leurs larmes. Malheur à
ceux qui ont leur consolation sur la terre , qui
trouvent hors de Dieu le repos , l'appui et
l'attachement de leur volonté! Ce hou Esprit
promis à tous ceux qui le demandent n'est point
envoyé sur eux. Le Consolateur envoyé du ciel
n'est que pour les âmes qui ne tiennent ni au
monde ni à elles-mêmes.
Hélas ! Seigneur, où est-il donc cet Esprit
qui doit être ma vie? il sera l'ame de mon ame.
Mais où est-il ? je ne le sens , je ne le trouve
point. Je n'éprouve dans mes sens que fragilité,
dans mon esprit que dissipation et mensonge ,
dans ma volonté qu'inconstance et que partage
entre votre amour et raille vains amusemens.
Où est-il donc votre Esprit? Que ne vient-il
créer en moi un cceur nouveau selon le vôtre ?
0 mon Dieu , je comprends que c'est dans cette
ame appauvrie que votre Esprit daignera habiter,
pourvu qu'elle s'ouvre à lui sans mesure. C'est
cette absence sensible du Sauveur et de tous ses
dons qui attire l'Esprit saint. Venez donc, ô
Esprit; vous ne pouvez rien trouver de plus
pauvre , de plus dépouillé , de plus nu , de plus
abandonné , de plus foible que mon cœur.
Venez , apportez-y la paix , non cette paix d'a-
bondance qui coule comme un fleuve, mais
cette paix sèche , celte paix de patience et de
sacrifice; cette paixamère, mais paix véritable
pourtant, et d'autant plus pure , plus intime ,
plus profonde, plus intarissable, qu'elle n'est
fondée que sur le renoncement sans réserve.
0 Esprit ! ô amour ! ô vérité de mon Dieu !
ô amour lumière ! ô amour, qui enseignez l'ame
sans parler, qui faites tout entendre sans rien
dire , qui ne demandez rien à l'ame, et qui l'en-
traînez parle silence à tout sacrifice ! 0 amour
qui dégoûtez de tout autre amour, qui faites
qu'on se hait, qu'on s'oublie et qu'on s'aban-
donne ! 0 amour qui coulez au travers du cœur
comme la fontaine de vie, qui pourra vous con-
naître , sinon celui en qui vous serez? Taisez-
vous, hommes aveugles, l'amour n'est point
en vous. Vous ne savez ce que vous dites; vous
ne voyez rien , vous n'entendez rien. Le vrai
Docteur ne vous a jamais enseignés.
C'est lui qui rassasie l'ame de la vérité sans
aucune science distincte. C'est lui qui fait naître
au fond de l'ame les vérités que la parole sen-
sible de Jésus-Christ n'avoit exposées qu'aux
yeux de l'esprit. On goûte, on se nourrit, on
se fait une même chose avec la vérité. Ce n'est
plus elle qu'on voit comme un objet hors de soi ;
c'est elle qui devient nous-mêmes, et que nous
sentons intimement comme l'ame se sent elle-
même. 0 quelle puissante consolation sans
chercher à se consoler ! On a tout sans rien
avoir. Là on trouve en unité le Père , le Fils et
le Saint-Esprit ; le Père créateur, qui crée en
nous tout ce qu'il veut y faire pour nous rendre
des enfans semblables à lui ; le Fils Verbe de
Dieu , qui devient le verbe et la parole intime
de l'ame, qui se tait à tout pour ne laisser plus
parler que Dieu ; enfin l'Esprit , qui souffle
où il veut , qui aime le Père et le Fils en nous.
0 mon amour, quiètes mon Dieu, aimez-vous,
glorifiez- vous vous-même en moi. Ma paix ,
ma joie, ma vie, sont en vous , qui êtes mon
tout , et je ne suis plus rien.
XVL
POUR LA FÊTE DU S. SACREMENT.
J'adore Jésus-Christ au saint Sacrement où
il cache tous les trésors de son amour. 0 octave
trop courte pour célébrer tant de mystères de
Jésus anéanti ! Je n'y vois qu'amour, que bonté
et que miséricorde. Hélas! Seigneur, que vou-
lez-vous? Pourquoi cacher votre majesté éter-
nelle? Pourquoi l'exposer à l'ingratitude des
âmes insensibles , à l'irrévérence des hommes?
Ah 1 c'est que vous nous aimez, vous nous cher-
chez, vous vous donnez tout entier à nous.
Mais encore de quelle manière faites-vous ce
don? sous la figure de l'aliment le plus fami-
lier. 0 mon pain, ô ma vie, ô chair de mon
Sauveur, venez exciter ma faim ! je ne veux
plus me nourrir que de vous.
0 Verbe , ô Sagesse , ô Parole , ô Vérité
éternelle , vous êtes caché sous cette chair, et
cette chair sacrée se cache sous cette apparence
grossière du pain. 0 Dieu caché, je veux vivre
08
MANUEL DE PIÉTÉ.
caché avec vous pour vivre de votre vie divine.
Sous toutes mes misères , mes foiblesses , mes
indignités, je cacherai Jésus; je deviendrai le
saci-ement de son amour : on ne verra que le
voile grossier du sacrement , la créature im-
parfaite et fragile , mais au dedans vivra le vrai
Dieu de gloire.
Hélas ! ô Dieu d'amour, quand viendrez-vous
donc? Quand est-ce que je vous aimerai? Quand
est-ce que vous serez le seul aliment de mon
cœur, et mon pain au-dessus de toute subs-
tance? Le pain extérieur, cette créature fragile,
sera brisé et exposé à toute sorte d'accidens ;
mais Jésus , immortel et impassible , sera en
elle sans division et sans changement. Vivant
de lui , je ne vivrai plus que pour lui , et il vi-
vra tout seul en moi.
Verbe divin , vous parlerez , et mon ame se
taira pour vous entendre ; cette simple parole
qui a fait le monde se fera entendre de sa créa-
ture, et elle fera en tout ce qu'elle exprimera :
elle formera sa nouvelle créature comme elle
forma l'univers. Taisez-vous donc , mon ame ;
n'écoutez plus rien ici-bas; ne vous écoutez
plus vous-même dans ce silence qui est l'anéan-
tissement de l'esprit. F^aissez parler le Verbe
fait chair; ô qu'il dira de choses ! Il est lui
seul toute vérité. Quelle différence entre la
créature qui dit en passant quelque vérité,
et qui dit ce qui n'est point à elle mais
ce qui est comme emprunté de Dieu , et le
Fils de Dieu qui est la vérité même! Il est ce
qu'il dit; il est la vérité en substance : aussi ne
la dit-il point comme nous la disons; il ne la
fait point passer devant les yeux de notre esprit
successivement et par pensées détachées ; il la
porte elle-même toute entière dans le fond de
notre être; il l'incorpore en nous et nous en
elle : nous sommes faits vérité de Dieu. Alors
ce n'est point par force de raisonnemens et de
science, c'est par simplicité d'amour qu'on est
dans la vérité; tout le reste n'est plus qu'ombre
et mensonge. On n'a plus besoin de discourir
et de se convaincre en détail : c'est l'amour qui
imprime toute vérité. D'une seule vue on est
saisi du néant de la créature et du tout de Dieu.
Cette vue décide tout , elle entraîne tout , elle
ne laisse plus rien à l'esprit : on ne voit qu'une
seule vérité, et tout le reste disparoît.
0 monde insensé et srandaleux , on ne peut
plus vous voir ni vous entendre. 0 amour-pro-
pre, vous faites horreur; on se supporte pa-
tiemment comme Jésus-Christ supporloil Judas.
Tout passe de devant mes yeux , mais rien ne
m'importe, rien n'est mon afl'aire , sinon l'af-
faire unique de faire la volonté de Dieu dans
le moment présent , et de vouloir sa volonté
sur la terre comme on la veut dans le ciel.
0 Jésus, voilà le vrai culteque vousattendez.
Qu'il est aisé de vous adorer par des cérémonies
et des louanges ! mais qu'il y a peu d'ames qui
vous rendent ce culte intérieur ! Hélas ! on ne
voit partout qu'une religion en figure , qu'une
religion judaïque. On voudroit par esprit pos-
séder votre vérité, mais on ne veut point se lais-
ser posséder par elle : on veut participer à votre
sacrifice , et jamais se sacrifier avec vous. A
moins qu'on ne se perde en vous , jamais on ne
sera fait une même chose avec vous. 0 Dieu
caché, que vous êtes inconnu aux hommes ! 0
amour , on ne sait ce que c'est que d'aimer.
Enseignez-le moi, et ce sera m'enseigner toutes
les vérités en une seule.
XVIL
POUR LA FÊTE DE SAINTE MAGDELEINE.
Je voudrois , mon Sauveur , comme sainte
Magdeleine, vous suivre par amour jusque dans
la poussière du tombeau. C'étoit d'elle, Seigneur,
que vous fîtes sortir sept démons. Que j'aime à
voir que les saints que vous avez tirés de l'état
le plus affreux sont ceux qui vous cherchent avec
plus de courage et de tendresse ! Tous vos dis-
ciples. Seigneur, s'enfuient ; Magdeleine seule,
qui a été la proie de tant de démons, arrosevotre
tombeau de ses larmes ; elle est inconsolable
de ne plus trouver votre corps ; elle le demande
à tout ce qu'elle trouve ; dans le transport de
sa douleur, elle ne mesure point ce qu'elle dit,
elle ne sait pas même les paroles qu'elle pro-
nonce. Quand l'amour parle, il ne consulte point
la raison.
Je cours en pleine liberté , comme vos vrais
enfans. à l'odeur de vos parfums. Je cours , ô «
mon Dieu, avec Magdeleine vers votre tom-
beau; jecours, sansm'arrêter, à la mort entière
de tout moi-même ; je descends jusque dans la
poussière ; je m'enfonce dans les ténèbres et
dans l'horreur de ce tombeau. Je ne trouve
plus, ô Sauveur, aucun reste sensible de votre
présence , aucune trace de vos dons. L'époux
s'est enfui, tout est perdu ; il ne reste ni époux,
ni amour, ni lumière : Jésus est enlevé. 0 dou-
leur ! ô tentation ! ô désespoir ! Perdre jusqu'à
mcn amour même! Jésus caché et enseveli au
fond de mon cœur ne s'y trouve plus ! Où est-
MAN'UEL DE PIÉTÉ.
69
il ? qu'est-il devenu ? Je le demande à toute la
nature, et foute la nature est muette ; il ne me
reste de mon amour , que le trouble de l'avoir
perdu. Où est-il? Donnez-le-moi, ôtez-moi
tout le reste, je l'emporterai. Pauvre ame , qui
ne sais rien de ce que tu dis, mais trop heureuse,
puisque tu aimes, sans savoir que c'est l'amour
qui te fait parler !
0 amour, vous voulez des âmes qui osent
tout, et qui ne se promettent rien, qui ne disent
jamais : Je le puis , ou , Je ne le puis pas. On
peut tout en vous; on ne peut rien sans vous.
Quiconque aime parfaitement ne se mesure plus
sur soi ; il est prêt à tout, et ne tient plus à
rien.
XVIII.
POLR LE JOUR DE l'aSSOMPTION.
0 mon Dieu, je me présente aujourd'hui à
vous avec Marie mère de votre Fils. Donnez-
moi des pensées, donnez-moi un cœur qui ré-
pondent aux pensées et au cœur de Marie. 0
Jésus, voilà votre mère qui quitte la terre pour
se réunir à jamais à vous. Je la quitte ; avec elle
mon cœur s'élève vers le ciel pour n'aimer que
vous. 0 Esprit, qui descendîtes sur cette Vierge
pour la rendre féconde , descendez sur moi pour
me purifier.
. Que vois-je dans Marie pendant les derniers
temps de sa vie? Elle persévérait, dit saint
Luc ' , dans la prière avec les autres femmes,
c'est-à-dire qu'elle ne faisoit au-dehors que ce
que les autres faisoient. La perfection, qui étoit
sans doute dans la mère du Fils de Dieu, ne con-
siste donc pas dans des actions extraordinaires
et éclatantes. Nous ne voyons ni prophéties, ni
miracles, ni instruction des peuples, ni extases ;
rien que de simple et de commun. Sa vie étoit
toute intérieure : eWe priait a.\ec persévérance:
voilà son occupation où elle se bornoit ; mais ,
sans se distinguer , elle prioit avec les autres
femmes. 0 combien sa prière devoit-elle être
plus pure et plus divine ! Mais ces trésors de-
meuroient cachés : au dehors on ne voyoit que
recueillement, simplicité, vie commune.
Adoration en esprit et en vérité , dont Marie
est le modèle, quand est-ce que les hommes vous
connoîtront ? Ils vous cherchent où vous n'êtes
pas, dans les grands projets, dans les conduites
pleines d'austérité. Toutes ces choses ont leur
' AcI. I. ti.
tctii|)s, et Dieu y appelle quand il lui plait ; mais
le vrai culte, le pur amour ne dépend |)oint de
toutes CCS choses. Aimer en silence , ne vouloir
que Dieu seul, ne tenir à rien, pas même à ses
dons pour se les approprier avec complaisance;
souffrir tout en esprit ; soullVir la vie comme les
maux dont elle est pleine, [)ar abandon à Dieu ,
et dans le dépouillement intérieur, comme Marie
vivoit dans cette anière séparation d'avec son
Fils ; ne se compter plus pour rien dans toutes
les choses qu'on a à faire ou à souffrir; ne se
croire ni capable ni incapable d'aucune chose ,
mais se laisser mener comme un petit enfant ,
ou comme Marie se laisse donner par son Fils à
Jean pour être conduite par lui ; n'avoir plus
rien à soi, et n'être plus à soi-même; vivre,
mourir avec un cœur égal, ou plutôt n'avoir ni
cœur m volonté, mais laisser Dieu uniquement
vouloir et s'aimer soi-même sans mesure au
dedans de nous : ô vous voilà, adoration pure ,
simple et parfaite ! c'est de tels adorateurs que
le Père cherche.
Mais, hélas ! où les trouvera-t-il ? On craint
toujours d'aller trop loin, et de se perdre en se
donnant à Dieu. La pure foi ne suffit point aux
âmes timides et intéressées. Elles veulent voir
et posséder des dons sensibles ; s'appuyer, com-
me dit l'Ecriture , sur un bras de chair ou sur
la force de leur sagesse. Marcher comme Abra-
ham, sans savoir où l'on va j est une chose qui
révolte les sens et la raison défiante. Hélas ! on
veut servir Dieu , mais à condition de régler
tous ses pas, d'arranger ses affaires, de se faire
un genre de vie doux et commode. On ne veut
rien , dit-on. Hé ! ne veut-on pas les commo-
dités de la vie , la consolation de l'amitié , le
succès des choses qu'on croit bonnes, la conser-
vation d'une réputation avantageuse ? 0 Dieu
de vérité , faites luire vos plus purs rayons de
grâce dans ces âmes timides et mercenaires !
Montrez-leur qu'elles veulent tout, quoiqu'elles
ne croient rien vouloir. Poussez-les sans relâche
de sacrifice en sacrifice. Elles reconnoîtront, à
chaque chose qu'il faudra sacrifier, qu'il n'y
en avoit aucune à laquelle elles ne se tinssent
fortement. Quelles agonies quand Dieu nous
prend au mot, et ne fait que prendre ce que
nous lui avons tant de fois abandonné! 0 aban-
don , on parle de vous sans vous connoitre ! 0
sacrifice de vérité , vous êtes dans la bouche , et
point dans le cœur ! 0 mon ame, je ne me fie
plus à vous ; je ne me fie qu'à Dieu seul, qui
m'arrachera à moi-même. <J Marie, mère de
Jésus! je veux vivre et mourir avec vous dans le
pur amour.
70
MANUEL DE PIÉTÉ.
XIX.
POl'R LE JOLR DE SAINT AL'GCSTIN.
Que vois-je, Seigneur, en saint Augustin ?
le comble de sa misère, et puis une miséricorde
qui la surpasse. 0 qu'une amefoible et miséra-
ble est consolée à la vue d'un tel exemple ! C'est
ainsi, ô mon Dieu, que vous aimez à sauver ce
qui étoit perdu, à redresser ce qui étoit égaré,
à remettre dans votre sein tendre et paternel ce
qui étoit loin de vous et livré à ses passions. 0
aimable saint, vous m'êtes mis devant les yeux
pour ni'apprendre, dans l'abîme de mes ténè-
bres, à espérer et à ne me décourager jamais ,
puisque la source des miséricordes ne tarit point
pour les cœurs pénitens ; enfin à me supporter
moi-même en tout ce que je vois en moi de plus
humiliant.
0 amour de mon Dieu , que n'avez-vous pas
fait dans le cœur d'Augustin ! En lui , onavoit
vu l'amour aveugle, l'amour égaré, l'amour
insensé ; ô amour , vous êtes retourné à votre
centre vers la vérité et la beauté éternelle : cet
amour, qui avoit si longtemps couru après le
mensonge , est devenu l'amour parfait : c'est
l'amour humble, c'est l'amour qui s'anéantit
pour mieux aimer. Augustin ne s'aime plus lui-
même, tant il aime Dieu ; il ne voit plus rien
par son propre esprit ; il est abattu , ce grand
génie , si fécond , si vif , si étendu , si élevé , si
hardi pour contempler les plus hautes vérités.
Qu'est-il donc devenu cet homme qui perçoit
les plus grandes difficultés , qui raisonnoit si
subtilement, qui parloit, qui décidoit avec tant
d'assurance? Qu'en resle-t-il .^ Hélas! je ne
vois plus que la simplicité d'un enfant ; il suit
sans voir, il croit sans comprendre: l'amour
simple et anéanti est devenu son unique lu-
mière ; il ne cherche plus à connoitre par ses
propres lumières, mais l'onction de Tamourlui
apprend toute vérité ; il la trouve renfermée
dans le méprisde tout lui-même, et dans l'amour
de Dieu qui est l'unique bien. Qui suis-je?
s'écrie-t-il. Rien qu'une voix qui crie : Dieu
est tout, et il n'y a que lui.
0 profonde doctrine ! la lumière la plus pré-
cieuse est cette lumière éternelle qui anéantit les
lumières humaines : c'est cet état d'obscurité ,
oîi sans rien voir en l'homme , l'amour parfait
voit tout d'une manière divine : c'est ce goût
intime de la vérité , qui ne la met plus devant
les yeux de la chair et du sang, mais qui la fait
habiter au fondde nous-mêmes. 0 chère science
de Jésus, en comparaison de laquelle tout n'est
rien, qui vous donnera à moi ? qui me donnera
à vous ? Enseignez-moi, Seigneur , à aimer , et
je saurai toutes vos Ecritures. Toutes leurs pages
m'enseignent que l'ame qui aime sait tout ce
que vous voulez qu'on sache. 0 amour , ins-
truisez-moi par le cœur , et non par l'esprit.
Désabusez-moi de ma vaine raison, de ma pru-
dence aveugle, de tous désirs indigues d'une
ame qui vous aime. Que je meure, comme
Augustin, à tout ce qui n'est pas vous.
XX.
POUB LA FÊTE DE TOfS LES SAINTS.
L'intention de l'Eglise est d'honorer aujour-
d'hui tous les saints ensemble. Je les aime , je
les invoque, je m'unis à eux , je joins ma voix
aux leurs pour louer celui qui les a faits saints .
Que volontiers je m'écrie avec cette Eglise cé-
leste : Saint, saint, saint ! à Dieu seul la gloire !
que tout s'anéantisse devant lui !
Je vois les saints de tous les âges, de tous les
tempéramens. de toutes les conditions . il n'y a
donc ni âge, ni tempérament, ni condition qui
exclue de la sainteté. Ils ont eu au dehors les
mêmes obstacles, les mêmes combats que nous;
ils ont eu au dedans les mêmes répugnances ,
les mêmes sensiblilés, les mêmes tentations, les
mêmes révoltes de la nature corrompue ; ils ont
eu des habitudes tyranniques à détruire, des re-
chutes à réparer , des illusions à craindre , des
relàchemens flatteurs à rejeter , des prétextes
plausibles à surmonter , des amis à craindre ,
des ennemis à aimer, un orgueil à saper par le
fondement, une humeur à réprimer, un amour-
propre à poursuivre sans relâche jusque dans
les derniers replis du cœur.
Ah ! que j'aimeà voir lessaints,foiblescomme
moi, toujours auxprisesaveceux-mêmes, n'ayant
jamais unseul moment d'assuré ! J'en vois dans
la retraite livrés aux plus cruelles tentations ;
j'en vois dans les prospérités les plus redouta-
bles et dans le commerce du siècle le plus em-
pesté. 0 grâce du Sauveur , vous éclatez par-
tout, pour mieux montrer voire puissance, et
pourôfer louteexcuse à ceuxqui vous résistent!
Il n'y a ni habitude enracinée, ni tempérament
ou violent ou fragile, ni croix accablantes, ni
prospérités empoisonnées , qui puissent nous
excuser , si nous ne pratiquons pas l'Evangile.
Cette foule d'exemples décide : la grâce prend
toutes les formes les plus diverses, suivant les
MANUEL DE PIÉTÉ.
71
divers besoins : elle fait aussi aisément dos rois
humbles, (jue des solitaires péuitens et recueillis :
tout 1 ui est facile quand nous ne résistons pas à son
attrait. J'entends la voix du Seigneur qn'\ dit que
Dieu sait changer les pierres mêmes en eufans
d'Abraham. 0 Jésus, ô Parole, irais Parole d'é-
ternelle vérité ! accomplissez donc celte parole
en moi , moi pierre dure et insensible , moi qui
ne puis être taillé que sous les coups redoublés
du marteau , moi rebelle , indocile et incapable
de tout bien. 0 Seigneur , prenez cette pierre;
glorifiez-vous, amollissez mon cœur; animez-le
de votre Esprit ; rendez-le sensible à vos vérités
éternelles ; formez en moi un enfant d'Abra-
ham, qui marche sur les vestiges de sa foi.
Dirai-je avec le monde insensé: Je veux bien
mesauver, maisjene prétends pas être un samt?
Ah ! qui peut espérer son salut sansla sainteté?
Rien d'impur n'entrera au royaume des cieux ;
aucune tache n'y peut entrer ; si légère qu'elle
puisse être, il faut qu'elle soit effacée, et que tout
soit purifié jusque dans le fond par le feu vengeur
de lajustice divine, ou en ce monde ou en l'autre :
tout ce qui n'est pas dans l'entier renoncement
à soi et dans le pur amour qui rapporte tout à
Dieu sans retour, est encore souillé. 0 sainteté
de mon Dieu, aux yeux duquel les astres mêmes
ne sont pas assez purs ! 0 Dieu juste, qui jugerez
toutes nos imparfaites justices! mettez la vôtre
au dedans de mes entrailles pour me renou-
veler; ne laissez rien en moi de moi-même.
XXI.
POl'R LA COMMÉMORATION DES MORTS.
Mon Dieu, je regarde avec consolation cette
cérémonie de votre Eglise qui met la mort de-
vant nos yeux. Hélas ! faut-il que nous ayons
besoin qu'on nous en rappelle le souvenir! Tout
n'est que mort ici-bas ; le genre humain
tombe en ruine de tous côtés à nos yeux ; il
s'est élevé un monde nouveau sur les ruines de
celui qui nous a vus naître; et ce nouveau monde,
déjà vieilli , est prêt à disparoitre : chacun de
nous meurt insensiblement tous les jours ;
l'homme, comme l'herbe des champs, fleurit le
matin ; le soir il languit , il se dessèche, il est
flétri, il est foulé aux pieds. Le passé n'estqu'un
songe ; le présent nous échappe dans le clin
d'œil où nous voulons le voir ; l'avenir n'est
point à nous, peut-être n'y sera-t-il jamais ; et,
quand il y seroit, qu'en faudroit-il croire? Il
vient, il s'approche , le voilà, il n'est déjà plus,
il est tombé dans cet abîme du passé où fout s'en-
gouffre et s'anéantit.
0 Dieu , il n'y a que vous ; vous seul êtes
l'être %éritable; tout le reste n'est qu'une image
trompeuse de l'être , qu'une ombre qui s'enfuit.
0 vérité, ô tout ! je me réjouis de ce que je ne
suis rien : à vous seul appartient d'êire toujours:
vous êtes le vivant au siècle des siècles. 0 hom-
mes aveugles , qui croyez vivre, et qui ne faites
que mourir !
Mais cette mort, qui fait frémir toute la na-
ture, la craindrai-je lâchement ? Nou , non ;
pour les enfants de Dieu , elle est le passage à
la vie ; elle ne nous dépouille que de la vanité
et de la corruption; c'est elle qui doit nous re-
vêtir des dons éternels. 0 mort , ô bonne mort !
quand voudras-tu me réunir à ce que j'aime
uniquement ? quand viendras-tu me donner le
baiser de l'Epoux? Quand est-ce que les liens
de ma servitude seront rompus ? 0 amour été -
nel ! ô vérité qui ferez luire un jour sans fin ! ô
paix du royaume de Dieu , où Dieu lui-même
sera tout en tout ! ô céleste patrie ! ô aimable
Sion, où mon cœur enivré se perdra en Dieu !
qui ne vous désire, que désirera-t-il ?
Mais, ô mon Dieu et mon amour, c'est votre
gloire, et non mon bonheur, après quoi je sou-
pire ; j'aime mieux votre volonté que ma béati-
tude : je consens donc, pour l'amour de vous ,
à demeurer encoie loin de vous dans ce lieu
d'exil, dans cette vallée de larmes , autant que
vous le voudrez. Vous savez que ce n'est point
par attachement à la terre ni à ce corps de boue,
ce misérable corps de péché, mais par un sacri-
fice de tout moi-même à votre bon plaisir , que
je consens à languir encore ici-bas. Mais faites
que je demeure à tout avant que de mourir :
éteignez en moi tout désir ; déracinez toute vo-
lonté ; arrachez tout intérêt propre : alors je
serai mort, et vous vivrez, vous, en moi: alors
je ne serai plus moi-même.
0 précieuse mort qui doit précéder la natu-
relle ! 0 mort, qui est une mort divineet trans-
formée en Jésus-Christ, en sorte que notre vie
est cachée avec lui dans le sein du Père céleste !
0 mort, après laquelle on est également prêt à
mourir ou à vivre ! 0 mort qui connnence sur
la terre le royaume du ciel ! 0 germe de l'être
nouveau ! Alors , mon Dieu , je serai dans le
monde comme n'y étant pas; j'y paroitrai com-
me ces morts sortis du tombeau , que vous res-
susciterez au dernier jour.
VJtrMtM'«|/tMtfl^rM1/J^r.>t/i'.r/l/'^^J^//lfl/l^M^Ml/#M^<^M^M>/.l^/4^/^^/^rx/.^
INSTRUCTIONS ET AVIS
SUR DIVERS POINTS
DE LA iMORALE ET DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
AVIS A UNE PERSO>">E DU MONDE , SIR LE BON EM-
PLOI DU TEMPS , ET SIR LA SANCTIFICATION DES
ACTIONS ORDINAIRES.
Je comprends que ce que vous désirez de
moi n'est pas seulement d'établir de grands
principes pour prouver la nécessité de bien em-
ployer le temps: il y a long-temps que la grâce
vous en a persuadé. On est heureux quand on
trouve des âmes avec qui il y a , pour ainsi dire,
plus de la moitié du chemin de fait. Mais que
cette parole ne paroisse pas vous flatter : il en
reste encore beaucoup à faire , et il y a bien
loin depuis la persuasion de l'esprit, et même
la bonne disposition du cœur, jusqu'à une pra-
tique exacte et fidèle.
Rien n'a été plus ordinaire dans tous les
temps, et rien ne l'est plus encore aujourd'hui,
que de rencontrer des âmes parfaites et saintes
en spéculation. Vous les connaîtrez par leurs
œuvres et par leur conduite . dit le Sauveur du
monde *. Et c'est la seule règle qui ne trompe
point , pourvu qu'elle soit bien développée :
c'est par là que nous devons juger de nous-
mêmes.
Il y a plusieurs temps à distinguer dans votre
vie ; mais la maxime qui doit se répandre uni-
versellement sur tous les temps, c'est qu'il ne
doit point y en avoir d'inutiles; quils entrent
tous dans l'ordre et dans lenchaînement de
notre salut : qu'ils sont tous chargés de plu-
sieurs devoirs que Dieu y a attachés de sa pro-
pre main , et dont il doit nous demander
compte : car , depuis les premiers instants de
• Madb. vu. n.
notre être jusqu'au dernier moment de notre
vie. Dieu n'a point prétendu nous laisser de
temps vide, et qu'on puisse dire qu'il ait aban-
donné à notre discrétion , ni pour le perdre.
L'importance est de connoître ce qu'il désire
que nous eu fassions. On y parvient , non par
une ardeur empressée et inquiète , qui seroit
plutôt capable de tout brouiller que de nous
éclairer sur nos devoirs, mais par une soumis-
sion sincère à ceux qui nous tiennent la place
de Dieu ; en second lieu , par un cœur pur et
droit qui cherche Dieu dans la simplicité, et qui
combat sincèrement toutes les duplicités et les
fausses adresses de l'amour-propre à mesure
qu'il les découvre : car on ne perd pas seule-
ment le temps en ne faisant rien ou en faisant
le mal , mais on le perd aussi en faisant autre
chose que ce que l'on devroit , quoique ce
que l'on fait soit bon. N(tus sommes étran-
gement ingénieux à nous chercher nous-mêmes
perpétuellement ; et ce que les âmes mondaines
font grossièrement et sans se cacher, lespersonnes
qui ont le désir d'être à Dieu le font souvent
plus finement, à la faveur de quelque prétexte,
qui, leur servant de voile, les empêche de voir
la difformité de leur conduite.
Un moyen général pour bien employer le
temps, c'est de s'accoutumer à vivre dans une
dépendance continuelle de l'Esprit de Dieu, re-
cevant de moment en moment ce qu'il lui plait
de nous donner; le consultant dans les doutes
où il faut prendre notre parti sur-le-champ ;
recourant à lui dans les affoiblissements oi!i la
vertu tombe comme en défaillance; l'invoquant
et s'élevant vers lui , lorsque le cœur , entraîné
par les objets sensibles, se voit conduit imper- ■
ceptiblement hors de sa route , se surprend dans :
l'oubli et dans l'éloignement de Dieu.
INSTRUCTIONS, etc.
73
Heureuse l'amc qui, par un renoncement
sincère à elle-même, se tient sans cesse entre
les mains de son Créateur, jjrête à faire toni ce
qu'il voudra , et qui ne se lasse point de lui dire
cent fois le jour : Seigneur , que voy/ez-vous
que je fasse ' ? Enseignez-moi à faire votre
sainte volonté , parce que vous êtes mon Dieu -.
Vous montrerez que vous êtes mon Dieu en me
l'enseignant , et moi que je suis votre créature
en vous obéissant. En quelles mains , grand
Dieu, serois-je mieux que dans les vôtres? Hors
de là mon ame est toujours exposée aux atta-
ques de ses ennemis, et mon salut toujours en
danger. Je ne suis qu'ignorance et que foi-
blesse; et je tiendroi» ma perte assurée, si vous
me laissiez à ma propre conduite , disposant à
mon gré du temps précieux que vous me donnez
pour me sanctitler , et marchant aveuglément
dans les voies de mon propre cœur. En cet état
que pourrois-je faire à toute heure, qu'un mau-
vais choix? et que serois-je capable d'opérer en
moi, qu'un ouvrage d'amour-propre, de péché
et de damnation? Envoyez donc, Seigneur, vo-
tre lumière pour guider mes pas : distribuez-
moi vos grâces en toutes occasions selon mes
besoins , comme on distribue la nourriture aux
enfans selon leur âge et selon leur foiblesse. Ap-
prenez-moi, par un saint usage du temps pré-
sent que vous me donnez , à réparer le passé ,
et à ne jamais compter fullement sur l'avenir.
Le temps des affaires et des occupations exté-
rieures n'a besoin , pour être bien employé,
que d'une simple attention aux ordres de la
divine Providence. Comme c'est elle qui nous
les prépare et qui nous les présente , nous n'a-
vons qu'à la suivre avec docilité , et soumettre
entièrement à Dieu notre humeur , notre vo-
lonté propre , notre délicatesse , notre in-
quiétude, les retours sur nous-mêmes, ou bien
l'épanchement , la précipitation , la vaine joie
et les autres passions qui viennent à la traverse,
selon que les choses que nous avons à traiter
nous sont agréables ou incommodes. Il faut
bien prendre garde à ne se pas laisser accabler
par ce qui vient du dehors, et à ne se pas noyer
dans la multitude des occupations extérieures ,
quelles qu'elles puissent être.
Nous devons tâcher de co^nnencer toutes
nos entreprises dans la vue de la pure gloire
de Dieu , les continuer sans disssipation , et les
Unir sans empressement et sans impatience.
Le temps des entretiens et des divertissemens
est le plus dangeureux pour nous , et peut être
' Act. IX. »j. — - l>s. cxLii. «0.
le (dus utile pour les autres; on y doit être sur
ses gardes, c'est-à-dire plus fidèle en la pré-
sence de Dieu. La pratifjuedela vigilance chré-
tienne, tant recommandée par notre Seigneur,
les aspirations et les élévations d'esprit et de
cœur vers Dieu, non-seulement habituelles mais
actuelles, autant qu'il est possible, par les vues
simples que la foi donne ; la dépendance douce
et paisible que l'ame garde envers la grâce ,
qu'elle reconnoît pour le seul principe de sa
sûreté et de sa force: tout cela doit être mis
alors en usage pour se préserver du poison sub-
til qui est souvent caché sous les entretiens et
les plaisirs , et pour savoir placer avec sagesse
ce qui peut instruire et édifier les autres. Celi
est nécessaire surtout pour ceux qui ont entre
les mains un grand pouvoir , et dont les pa-
roles peuvent faire ou tant de bien ou tant
de mal.
Les temps libres sont ordinairement les plus
doux et les plus utiles pour nous-mêmes. Nous
ne pouvons guère en faire un meilleur emploi
que de les consacrer à réparer nos forces (je dis
même nos forces corporelles) dans un com-
merce plus secret et plus intime avec Dieu. La
prière est si nécessaire, et est la source de tant de
biens, que l'amc qui a trouvé ce trésor ne peut
sempêcher d'y revenir dès qu'elle est laissée à
elle-même.
Il y auroit d'autres choses à vous dire sur
ces trois sortes de temps ; peut-être pourrois-je
en dire quelque chose, si les vues qui me frap-
pent présentement ne se perdent pas ; en tout
cas , c'est une fort petite perte. Dieu donne
d'autres vues quand il lui plaît : s'il n'en
donne pas, c'est une marque qu'elles ne sont
pas nécessaires ; et dès qu'elles ne sont pas
nécessaires pour notre bien , nous devons
être bien aises qu'elles soient perdues.
H.
AVIS A UNE PERSONNE DE LA COLR. SE PERMETTRE
SANS SCRI'PILE LES DIVERTISSEMENS ATTACHES A
SON ÉTAT ; LES SANCTIFIER PAR LNE INTENTION
PIRE.
N'oi S ne devez point , ce me semble , vous
embarrasser sur les divertissemens où vous ne
pou\ez éviter de prendre part. Il y a bien des
gens qui veulent qu'on gémisse de tout , et
qu'on se gêne continuellement en excitant en
soi le dégoût des amuseinens auxquels on est
74
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
assujetti. Pour moi, j'avoue que je ne saurois
m'accommoder de cette rigidité. J'aime mieux
quelque chose de plus simple , et je crois que
Dieu même l'aime beaucoup mieux. Quand les
divertissemens sont innocens en eux-mêmes, et
qu'on y entre par les règles de l'état où la
Providence nous met , alors je crois qu'il suffît
d'y prendre pari avec modération et dans la
vue de Dieu. Dès manières plus sèches , plus
réservées , moins complaisantes et moins ou-
vertes, ne serviroient qu'à donner une fausse
idée de la piété aux gens du monde , qui ne sont
déjà que trop préoccupés contre elle, et qui
croiroient qu'on ne peut servir Dieu que par
une vie sombre et chagrine.
Je conclus donc que quand Dieu met dans
certaines places qui engagent à être de tout,
au lieu où vous êtes, il n'y a qu'à y demeurer
en paix sans se chicaner continuellement soi-
même sur les motifs secrets qui peuvent insen-
siblement se glisser dans le cœur. On ne fini-
roit jamais si on vouloit continuellenieut sou-
der le fond de son cœur; et en voulant sortir
de soi pour chercher Dieu, on s'occuperoit trop
de soi dans ces examens si fréquens. Marchons
dans la simplicité du cœur avec la paix et la
joie, qui sont les fruits du Saint-Esprit. Qui
marche en la présence de Dieu dans les choses
les plus indifférentes , ne cesse point de faire
l'œuvrede Dieu, quoiqu'il ne paroisse rien faire
de solide et de sérieux. Je suppose toujours
qu'on est dans l'ordre de Dieu, et qu'on se con-
forme aux règles de la Providence dans sa con-
dition en faisant ces choses indifférentes.
La plupart des gens, quand ils veulent se
convertir ou se réformer, songent bien plus à
remplir leur vie de certaines actions difficiles et
extraordinaires, qu'à purifier leurs intentions,
et à mourir à leurs inclinations naturelles dans
les actions les plus communes de leur état : en
quoi ils se trompent fort souvent. Il vaudroit
beaucoup mieux changer moins les actions , et
changer davantage la disposition du cœur qui les
fait faire. Quand on est déjà dans une vie hon-
nête et réglée, il est bien plus pressé, pour de-
venir véritablement chrétien, de changer le de-
dans que le dehors. Dieu ne se paie ni du bruit
des lèvres, ni de la posture du corps, ni des cé-
rémonies extérieures : ce qu'il demande, c'est
une volonté qui ne soit plus partagée entre lui
et aucune créature ; c'est une volonté souple
dans ses mains , qui ne désire et ne rejette rien,
qui veuille sans réserve tout ce qu'il veut , et
qui ne veuille jamais, sous aucun prétexte, rieu
de tout ce qu il ne veut pas.
Portez cette volonté toute simple , cette vo-
lonté toute pleine de celle de Dieu , partout où
sa providence vous conduit. Cherchez Dieu
dans ces heures qui paroissent si vides; et elles
seront pleines pour vous, puisque Dieu vous y
soutiendra. Les amusemens même les plus inu-
tiles se tourneront en bonnes œuvres , si vous
n'y entrez que selon la vraie bienséance, et
pour vous y conformer à l'ordre de Dieu. Que
le cœur est au large quand Dieu ouvre cette
voie de simplicité! On marche comme de petits
eufans, que la mère mène par la main, et qui se
laissent mener sans se mettre en peine du lieu
où ils vont. On est content d'être assujetti, on
est content d'être libre ; on est prêt à parler, on
est prêt à se taire. Quand on ne peut dire des
choses édifiantes, on dit des riens d'aussi bon
cœur; on s'amuse à ce que saint François de Sales
appelle des joyeusetés: par là on se délasse en dé-
lassant les autres.
Vous me direz jieut-être que vous aimeriez
mieux être occupée de quelque chose de plus
sérieux et de plus solide. Mais Dieu ne l'aime
pas mieux pour vous, puisqu'il choisit ce que
vous ne choisiriez pas. Vous savez que son goût
est meilleur que le vôtre. Vous trouveriez plus
de consolation dans les choses solides dont il
vous a donné le goût ; et c'est cette consolation
qu'il veut vous ôter; c'est ce goût qu'il veut mor-
tifier en vous, quoiqu'il soit bon et salutaire. Les
vertus mêmes ont besoin d'être purifiées dans
leur exercice, parles contre-temps que la Provi-
dence leur fait souffrir pour les mieux détacher
de loute volonté propre. 0 que la piété , quand
elle est prise par le principe fondamental de la vo-
lonté de Dieu, sans consulter le goût, ni le tem-
pérament, ni les saillies d'un zèle excessif, est
simple, douce, aimable, discrète et sûre dans
toutes ses démarches ! On vit à peu près comme
les autres gens, sans affectation, sans apparence
d'austérité, d'une manière sociable et aisée ,
mais avec une sujétion perpétuelle à tous ses
devoirs, mais avec un renoncement sans relâ-
che à tout ce qui n'entre point dun moment à
l'autre dans l'ordre de Dieu sur nous , enfin
avec une vue pure de Dieu , à qui on sacrifie
tous les mouvemens irréguliers de la nalure.
Voilà l'adoration en esprit et en vérité que Jé-
sus-Christ et son Père cherchent. Tout le reste
n'est qu'une religion en cérémonie , et plutôt
l'ombre que la vérité du christianisme.
Vous me demanderez sans doute par quels
moyens on peut parvenir à se conserver dans
cette pureté d'intention, dans une vie si com-
mune, et qui paroit si amusée. On a bien de la
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
75
peine , direz-vons , à défendre son cœur contre
le torrent des passions et des mauvais exemples^
du monde, lorsqu'on est à toute heure en garde
contre soi-même ; comment pourra-t-ondonc
espérer de se soutenir, si l'on s'expose avec tant
de facilité aux divertissemens qui empoisonnent ,
ou qui du moins dissipent avec tant de danger
une ame chrétienne?
J'avoue le danger, et je le crois encore plus
grand qu'on ne sauroit le dire. Je conviens de
la nécessité de se précautionner contre tant de
pièges; et voici à quoi je voudrois réduire ces
précautions.
Premièrement, je crois que vous devez poser
pour fondement de tout la lecture et la prière.
Je ne parle point ici d'une lecture de curiosité
pour vous rendre savante sur les questions de
religion; rien n'est plus vain, plusindécent, plus
dangereux. Je ne voudrois que des lectures sim-
ples, éloignées des moindres subtilités, bornées
aux choses d'une pratique sensible et qui soient
toutes tournées à nourrir le cœur. Evitez tout
ce qui excite l'esprit, et qui fait perdre cette
heureuse simplicité qui rend l'ame docile et
soumise à tout ce que l'Eglise enseigne. Quand
vous ferez vos lectures, non pour savoir davan-
tage, mais pour apprendre mieux à vous défier
de vous-même , elles se tourneront toutes à
profit. Ajoutez à la lecture la prière , où vous
méditerez en profond silence quelque grande
vérité de la religion. Vous pouvez le faire en
vous attachant à quelque action ou à quelque
parole de Jésus-Christ. Après avoir été con-
vaincue de la vérité que vous voudrez considé-
rer , faites-en l'application sérieuse et précise
pour la correction de vos défauts en détail ;
formez vos résolutions devant Dieu, et deman-
dez-lui qu'il vous anime pour vous faire ac-
complir ce qu'il vous donne le courage de lui
promettre. Quand vous apercevrez que votre
esprit s'égarera pendant cet exercice , rame-
nez-le doucement sans vous inquiéter , et sans
vous décourager jamais de l'importunité de ces
distractions qui sont opiniâtres. Tandis qu'elles
seront mvolontaires , elles ne pourront vous
nuire ; au contraire , elles vous serviront plus
qu'une prière accompagnée d'une consolation
et d'une ferveur toute sensible: car elles vous
humilieront , vous mortitieront, et vous accou-
tumeront à chercher Dieu purement pour lui-
même sans mélange d'aucun plaisir. Pourvu
que vous soyez fidèle à vous dérober des temps
réglés soir et matin pour pratiquer ces choses ,
(vous verrez qu'elles vous serviront de contre-
poison contre les dangers qui vous environnent.
Je dis le soir et le matin, parce qu'il faut re-
nouveler de temps en tem[)s la nourriture de
l'ame aussi bien que celle du corps , pour em-
pocher qu'elle ne tombe en défaillance en s'é-
puisanl dans le commerce des créatures. Mais
il faut être ferme contre soi et contre les autres
pour reserver toujours ce temps. Il ne faut ja-
mais se laisser entraîner aux occupations exté-
rieures, quelque bonnes qu'elles soient, jusqu'à
perdre le temps de se nourrir. '
La seconde précaution que je crois néces-
saire, est de prendre, suivant qu'on est libre et
qu'on sent son besoin, certains jours pour se
retirer entièrement et pour se recueillir. C'est
là qu'on guérit secrètement aux pieds de Jésus-
Christ toutes les plaies de son cœur , et qu'on
efface toutes les impressions malignes du monde.
Cela sert même à la santé ; car , pourvu qu'on
sache user simplement de ces courtes retraites ,
elles ne reposent pas moins le corps que l'es-
prit.
Troisièmement , je suppose que vous vous
bornez aux divertissemens convenables à la pro-
fession de piété que vous faites, et au bon exem-
ple que le inonde même attend de vous. Car le
monde, tout monde qu'il est, veut que ceux qui
le méprisent ne se démentent en rien dans le
mépris qu'ils ont pour lui , et il ne peut s'em-
pêcher d'estimer ceux par qui il se voit méprisé
de bonne foi. Vous comprenez bien que les
vrais chrétiens doivent se réjouir de ce que le
monde est un censeur si rigoureux ; car ils doi-
vent se réjouir d'être par là dans une nécessité
plus pressante de ne rien faire qui ne soit édi-
fiant.
Enfin, je crois que vous ne devez entrer dans
les divertissemens de la Cour, que par complai-
sance et qu'autant qu'on le désire. Ainsi, toutes
les fois que vous n'êtes ni appelée ni désirée, il
ne faut jamais paroître, ni chercher à vous at-
tirer indirectement une invitation. Par là vous
donnerez à vos affaires domestiques et aux exer-
cices de piété tout ce que vous serez libre de
leur donner. Le public , ou du moins les gens
raisonnables et sans fiel contre la vertu, seront
également édifiés , et de vous voir si discrète
pour tendre à la retraite quand vous êtes libre ,
et sociable pour entrer avec condescendance
dans les divertissemens permis quand vous y
serez appelée.
Je suis persuadé qu'en vous attachant à ces
règles , qui sont simples , vous attirerez sur
vous une abondante bénédiction. Dieu, qui vous
mènera comme par la main dans ces divertisse-
mens , vous y soutiendra. Il s'y fera sentir à
76
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
vous. La joie de sa présence vous sera plus douce
que tous les plaisirs qui vous seront offerts.
Vous y serez modérée, discrète et recueillie sans
contrainte , sans affectation, sans sécheresse in-
commode aux autres. Vous serez , suivant la
parole de saint Paul , au milieu de ces choses
comme n'y étant pas ; et y montrant néanmoins
une humeur gaie et complaisante , vous serez
toute à tous.,
Si vous apercevez que l'ennui vous abat ou
que la joie vous évapore, vous reviendrez dou-
cement et sans vous troubler dans le sein du
Père céleste, qui vous tend sans cesse les bras.
Vous attendrez de lui la joie et la liberté d'es-
prit dans la tristesse , la modération et le re-
cueillement dans la joie ; et vous verrez qu'il
ne vous laissera manquer de rien. Un regard
de conlîance , un simple retour de votre cœur
sur lui vous renouvellera ; et , quoique vous
sentiez souvent votre âme engourdie et décou-
ragée , dans chaque moment où Dieu vous
appliquera à faire quelque chose, il vous don-
nera la facilité et le courage selon votre be-
soin. Voilà le pain quotidien que nous deman-
dons à toute heure, et qui ne nous manquera
jamais ; car notre Père , bien loin de nous
abandonner , ne cherche qu'à trouver nos
cœurs ouverts pour y verser des torrens de
grâce.
ni.
AVIS A UNE PERSONNE DE LA COIR. ACCEPTER EN
ESPRIT DE RÉSIGNATION LES ASSIJETTISSEMENS
DE SON ÉTAT.
Les chaînes d'or ne sont pas moins chaînes
que les chaînes de fer : on est exposé à l'envie,
et l'on est digne de compassion. Votre capti-
vité n'est en rien préférable à celle d'une per-
sonne qu'on tiendroit injustement en prison.
L'unique chose qui doit vous donner une solide
consolation, c'est que Dieu vous ôte votre li-
berté ; et c'est cette consolation-là même qui
soutiendroit dans la prison la personne inno-
cente dont je viens de parler. Ainsi vous n'avez
rien au-dessus d'elle qu'un fantôme de gloire,
qui, ne vous donnant aucun avantage effectif,
vous met en danger d'être éblouie et trompée.
Mais cette consolation de vous trouver, par
un ordre de la Providence , dans la situation
où vous êtes , est une consolation inépuisa-
ble. Avec elle rien ne peut jamais nous man-
quer ; par elle les chaînes de fer se changent,
je ne dis pas en chaînes d'or , car nous avons
vu combien les chaînes d'or sont méprisables,
mais en bonheur et en liberté. A quoi nous
sert cette liberté naturelle dont nous sommes
jaloux ? A suivre nos inclinations mal réglées,
même dans les choses innocentes ; à flatter
notre orgueil qui s'enivre d'indépendance ; à
faire notre propre volonté, ce qui est le plus
mauvais usage que nous puissions faire de
nous-mêmes.
Heureux donc ceux que Dieu arrache à leur
propre volonté pour les attacher à la sienne !
Autant que ceux qui s'enchaînent eux-mêmes
par leurs passions sont misérables, autant ceux
que Dieu prend plaisir à enchaîner de ses pro-
pres mains sont-ils libres et heureux. Dans cette
captivité apparente ils ne font plus ce qu'ils
voudroient : tant mieux ; ils font , depuis le
matin jusqu'au soir , contre leur goût, ce que
Dieu veut qu'ils fassent j il les tient comme
pieds et mains liés dans les liens de sa volonté ;
il ne les laisse jamais un seul moment à eux-
mêmes ; il est jaloux de ce moi tyrannique qui
%eut tout pour lui-même; il mène sans relâche
de sujétion en sujétion, d'importunité en im-
portunité, et vous fait accomplir ses plus grands
desseins par des états d'ennuis , de conversa-
tions puériles et d'inutilité dont on est hon-
teux. Il presse l'âme fidèle, et ne la laisse plus
respirer ; à peine un importun s'en va, que
Dieu en envoie un autre pour avancer son œ^u-
vre. Ou voudroit être libre pour penser à Dieu ;
mais on s'unit bien mieux à lui en sa volonté
cruciflante, qu'en se consolant par des pensées
douces et affectueuses de ses bontés. On vou-
droit être à soi pour être plus à Dieu ; on ne
songe point que rien n'est moins propre pour
être à Dieu que de vouloir encore être à soi.
Ce moi du vieil homme, dans lequel on veut
rentrer pour s'unira Dieu, est mille fois plus
loin de lui que la bagatelle la plus ridicule ;
car il y a dans ce moi un venin subtil qui n'est
point dans les amusemens de l'enfance.
Il est vrai que l'on doit profiter de tous les
momens qui sont libres pour se dégager ; il
faut même, par préférence à tout le reste, se
réserver des heures pour se délasser l'esprit et
le corps dans un état de recueillement; mais
pour le reste de la journée, que le torrent em-
porte malgré nous, il faut se laisser entraîner
sans aucun regret. Vous trouverez Dieu dans
cet entraînement ; vous l'y trouverez d'une
manière d'autant plus pure, que vous n'aurez
pas choisi cette manière de le chercher.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
71
La peine que l'on souffre dans cet état de
sujétion, est une lassitude de la nature qui vou-
droit se consoler, et non un attrait de l'esprit
de Dieu. On croit regretter Dieu , et c'est soi-
même qu'on regrette ; car ce que l'on trouve
de plus pénible dans cet état gênant et agité,
c'est qu'on ne peut jamais être libre avec soi-
même ; c'est le goût du moi qui nous reste,
et qui demanderoit un état plus calme pour
jouira notre mode de notre esprit, de nos sen-
timens et de toutes nos bonnes qualités, dans
la société de certaines personnes délicates qui
seroient propres à nous faire sentir tout ce que
Xavioi a de flatteur; ou bien on voudroit jouir
en silence de Dieu et des douceurs de la piété,
au lieu que Dieu veut jouu" de nous, et nous
rompre pour nous accommoder à toutes ses vo-
lontés.
Il mène les autres par l'amertume des priva-
tions ; pour vous il vous conduit par l'accable-
ment de la jouissance des vaines prospérités :
il rend votre état dur et pénible, à force d'y
mettre ce que les aveugles croient qui fait la
parfaite douceur de la vie. Ainsi il fait deux
choses salutaires en vous : il vous instruit par
expérience, et vous fait mourir par les choses
qui entretiennent la vie corrompue et maligne
du reste des hommes. Vous êtes comme ce roi
qui ne pouvoit rien toucher qui ne se con-
vertît en or sous sa main ; tant de richesses
le rendoient malheureux : pour vous, vous se-
rez heureuse en laissant faire Dieu, et en ne
"voulant le trouver que dans les choses où il
veut être pour vous.
En pensant à la misère de votre faveur, à la
servitude oii vous gémissez , les paroles de
Jésus-Christ à saint Pierre me sont revenues
dans l'esprit : Autrefois tu marchois comme tu
voulais ; mais quand tù seras dans un âge plus
avancé, un autre plus fort que toi te guidera et
te mènera ou tu ne voudras pas aller '. Laissez-
vous aller et mener , n'hésitez point dans la
voie ; vous irez , comme saint Pierre , où la
nature jalouse de sa vie et de sa liberté ne veut
point aller : vous irez au pur amour, au parfait
renoncement, à la mort totale de votre propre
volonté, en accomplissant celle de Dieu qui vous
mène selon son bon plaisir.
Il ne faut pas attendre la liberté et la retraite
pour se détacher de tout , et pour vaincre le
vieil homme : la vue d'une situation libre n'est
qu'une belle idée ; peut-être n'y parvien-
drons-nous jamais. Il faut se tenir prêtàmourir
' Juau. Nxi. m.
dans la servitude de notre état. Si la Provi-
dence prévient nos projets de retraite , nous
ne sommes point à nous ; et Dieu ne nous
demandera que ce qui dépend de nous. Les
Israélites dans Babylone soupiroient après Jé-
rusalem ; mais combien y en eut-il qui ne revi-
rent jamais Jérusalem, et qui finirent leur vie à
Babylone ! Quelle illusion, s'ils eussent toujours
différé, jusqn'cà ce temps de leur retour dans leur
patrie, à servir fldèlement le vrai Dieu , et à se
perfectionner ! Peut-être serons-nous comme
ces Isriiélites.
IV.
AVIS A UNE PERSONNE DE LA COUR. DES CROIX
ATTACHÉES A UN ETAT DE GRANDEUR ET DE PROS-
PÉRUrÉ.
Dieu est ingénieux à nous faire des croix. 11
en fait de fer et de plomb, qui sont accablantes
par elles-mêmes ; il en sait faire de paille, qui
semblent ne peser rien, et qui ne sont pas
moins difficiles à porter ; il en fait d'or et de
pierreries, qui éblouissent les spectateurs , qui
excitent l'envie du public, mais qui ne cruci-
fient pas moins que les croix les plus mé-
prisées. Il en fait de toutes les choses qu'on
aime le plus , et les tourne en amertume. La
faveur attire la gêne et l'importunité ; elle
donne ce qu'on ne voudroit point ; elle ôte ce
qu'on voudroit.
Un pauvre qui manque de pain a une croix
de plomb dans son extrême pauvreté. Dieu sait
assaisonner les plus grandes prospérités de
misères semblables. On est, dans cette prospé-
rité, aflamé de liberté et de consolation, comme
ce pauvre l'est de pain : du moins il peut, dans
son malheur , heurter à toutes les portes et
exciter la compassion de tous les passans : mais
les gens en faveur sont des pauvres honteux ;
ils n'osent faire pitié, ni chercher quelque sou-
lagement. Il plaît souvent à Dieu de joindre
l'intirmité corporelle à cette servitude de l'es-
prit dans l'état de grandeur. Rien n'est plus
utile que ces deux croix jointes ensemble ; elles
crucifient l'homme depuis la tête jusques aux
pieds : on sent son impuissance et l'inutilité de
tout ce qu'on possède. Le monde ne voit point
votre croix; car il ne regarde qu'un peu d'as-
sujettissement adouci par l'autorité, et qu'une
légère indisposifion qu'il peut soupçonner de
délicatesse ; en même temps vous ne voyez
78
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
dans votre état que l' amertume, la sécheresse,
l'ennui , la captivité , le découragement , la
douleur , l'impatience. Tout ce qui éblouit
de loin les spectateurs disparoît aux yeux de
la personne qui possède , et Dieu la crucilîe
réellement pendant que tout le monde envie
son bonheur.
Ainsi la Providence sait nous mettre à toutes
sortes d'épreuves dans tous les états. Il ne nous
faut point déchoir de cette grandeur , et sans
des chutes et des calamités on peut avaler le
calice d'amertume ; on l'avale jusqu'à la lie la
plus amère dans les coupes d'or qui sont servies
à la table des rois. Dieu prend plaisir à con-
fondre ainsi la puissance humaine , qui n'est
qu'une impuissance déguisée. Heureux qui
voit ces choses par les yeux illuminés du cœur,
dont parle saint Paul ' ! La faveur , vous le
voyez et vous le sentez, ne donne aucune véri-
table consolation ; elle ne peut rien contre les
maux ordinaires de la nature ; elle en ajoute
beaucoup de nouveaux et de très-cuisans, à
ceux de la nature même déjà assez misérable.
Les importunités de la faveur sont plus dou-
loureuses qu'un rhumatisme ou qu'une mi-
graine : mais la religion met à profit toutes
les charges de la grandeur ; elle ne la prend
que comme un esclavage, et c'est dans l'amour
de cet esclavage qu'elle trouve une liberté d'au-
tant plus véritable qu'elle est plus inconnue
aux hommes.
Il ne faut trouver dans la prospérité rien de
bon que ce que le monde n'y peut connoître,
je veux dire la croix. L'état de faveur n'épar-
gne aucune des peines de la nature : elle en
ajoute de grandes ; et elle fait encore qu'on ne
peut prendre les soulagemens qu'on prendroit
si on étoit dans la disgrâce. Au moins dans une
disgrâce , pendant la maladie , on verroit qui
on voudroit, on n'entendroit aucun bruit : mais
dans la haute faveur il faut que la croix soit
complète ; il faut vivre pour autrui quand on
auroil besoin d'être tout à soi ; il faut n'avoir
aucun besoin , ne rien sentir, ne rien vouloir,
n'être incommodé de rien et être poussé à
bout par les rigueurs d'une trop bonne fortune.
C'est que Dieu veut rendre ridicule et affreux
ce que le monde admire le plus. C'est qu'il
traite sans pitié ceux qu'il élève sans mesure,
pour les faire servir d'exemple. C'est qu'il veut
rendre la croix complète, en la plaçant dans la
plus éclatante faveur , pour déshonorer la fa-
veur mondaine. Encore une fois, heureux sont
ceux qui dans cet état considèrent la main de
Dieu qui les crucitie par miséricorde ! Qu'il
est beau de faire son purgatoire dans le lieu où
les autres cherchent leur paradis, sans pouvoir
en espérer d'autre après cette vie si courte et si
misérable !
Dans cet état, il n'y a presque rien à faire :
Dieu n'a pas besoin que nous lui disions beau-
coup de paroles , ni que nous formions beau-
coup de pensées ; il voit notre cœur, et cela
lui suffit ; il voit bien notre souffrance et notre
soumission. On n'a que faire -de répéter de
moment en moment à une personne qu'on
aime : Je vous aime de tout mon cœur ; il ar-
rive même souvent qu'on est long-temps sans
penser qu'on l'aime, et on ne l'aime pas moins
dans ce temps-là que dans ceux où on lui fait
les plus tendres protestations. Le vrai amour
repose dans le fond du cœur; il est simple,
paisible et silencieux ; souvent on s'étourdit
soi-même en mulli[»liaul les discours et les ré-
flexions. Cet amour sensible n'est que dans une
imagination échaulfée.
Il n'y a donc, dans la souffrance, qu'à souf-
frir et à se taire devant Dieu. Je me suis tu,
dit David ' , /jarce que c'est vous qui l'avez fait.
C'est Dieu qui envoie les vapeurs, les fluxions,
les tournemens de tête , les défaillances , les
épuisemens, les importunités, les sujétions ; c'est
lui qui envoie la grandeur même avec tous ses
supplices et tout son maudit attirail ; c'est lui qui
fait naître au dedans la sécheresse, l'impatience,
le découragement , pour nous humilier par la
tentation , et pour nous montrer à nous-mêmes
tels que nous sommes. C'est lui qui fait tout ;
il n'y a qu'à le voir et qu'à l'adorer en tout.
Il ne faut point s'inquiéter pour se procurer
une présence ar lilicielle de Dieu et de ces véri-
tés ; il suffit de demeurer simplement dans
cette disposition de cœur, de vouloir être cru-
cifié ; tout au plus une vue simple et sans effort,
qu'on renouvellera toutes les fois qu'on en sera
averti intérieurement par un certain souvenir,
qui est une espèce de réveil du cœur.
Ainsi les peines de la faveur, les douleurs de
la maladie , et les imperfections mêmes du de-
dans , pourvu qu'elles soient portées paisible-
ment et avec petitesse, sont le contre-poison
d'un état qui est par lui-même si dangereux.
Dans la prospérité apparente il n'y a rien de bon
que la croix cachée. 0 croix ! 6 bonne croix !
je t'embrasse ; j'adore en loi Jésus mourant,
avec qui il faut que je meure.
1 Ephcs. I. 18.
' Ps. xxxvm. 10.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
79
V.
AVIS A UNE PERSONNE DE LA COUR , SOI LA fRATIQlE
DE LA MORTIFICATION ET DU RECUEILLEMENT '.
Il ne faut point se faire une règle , ni de
suivre toujours l'esprit de mortification et de
recueillement qui éloigne du commerce, ni de
suivre toujours le zèle qu'on a de porter les
âmes à Dieu. Que faut-il donc faire ? Se parta-
ger entre ces deux devoirs, pour n'abandonner
pas ses propres besoins en s'appliquant à ceux
d'autrui, et pour ne négliger pas ceux d 'autrui
en se renfermant dans les siens.
La règle pour trouver ce juste milieu dé-
pend de l'état intérieur et extérieur de cha-
que personne, et on ne sauroit donner de règle
générale sur ce qui dépend des circonstances
où se trouve chaque personne en particulier.
Il faut se mesurer sur sa foiblesse, sur son be-
soin de se précautionner , sur son attrait inté-
rieur, sur les marques de providence pour les
choses extérieures , sur la dissipation qu'on y
éprouve , et sur l'état de sa santé. Il est donc
à propos de commencer par les besoins de l'es-
prit et du corps , et de réserver des heures
suffisantes pour l'un et pour l'autre, par l'avis
d'une personne pieuse et expérimentée. Pour
le reste du temps, il faut encore bien exami-
ner les devoirs de la place où l'on est, les biens
solides qu'on y peut faire , et ce que Dieu
donne pour y réussir, sans s'abandonnera un
zèle aveugle.
Venons aux exemples. Il n'est point à pro-
pos de demeurer avec une personne à qui on
ne sauroit être utile , pendant qu'on en pour-
roit entretenir d'autres avec fruit , à moins
qu'on n'eût quelque devoir, comme de parenté,
d'ancienne amitié ou de bienséance, qui obli-
geât de demeurer avec la première personne :
autrement il faut s'en défaire , après avoir fait
ce qui convient pour la traiter honnêtement.
La raison de se mortifier ne doit point décider
dans ces sortes de cas. On trouvera assez à se
mortifier en entretenant contre son goût les
personnes dont on ne peut se défaire , et en
s' assujettissant à tous les véritables devoirs.
* LVnsenulc et la suite de ces Avis nous font soupçonnor
qu'ils étoient adress(?s à madame de Maintenon. On li'S trouve
en partie dans le chap. x des Divers Sentimeiis et Avis chré-
tiens, «ïdilion de 1738 et suiv. Nous les donnons en entier
d'après le manuicrit origiual. [Edit, de Fers.]
Quand on est à Saint-Cyr , il ne faut ni se
communiquer, ni se retirer par des motifs d'a-
mour-propre; mais il suffit de faire simple-
ment ce qu'on croit le meilleur et le plus con-
forme aux desseins de Dieu, quoique l'amour-
propre s'y mêle. Quoi qu'on puisse faire, il se
glissera partout. Il faut ne le conipter pour
rien, et aller toujours sans s'arrêter. Je croi-
rois que, quand vous êtes à Sainl-Cyr, vous
devez reposer votre corps, soulager votre esprit,
et le recueillir devant Dieu le plus long-temps
que vous pourrez. Vous êtes si assujettie , si
affligée et si fatiguée à Versailles, que vous avez
grand besoin d'une solitude libre et nourris-
sante pour l'intérieur à Saint-Cyr. Je ne vou-
drois pourtant pas que vous y manquassiez aux
besoins pressans de la maison. Mais n'y faites
par vous-même que ce qu'il vous sera impos-
sible de faire par autrui.
J'aime mieux que vous souffriez moins , et
que vous aimiez davantage. Cherchez à l'église
une posture qui n'incommode point votre déli-
cate santé, et qui ne vous empêche point d'être
recueillie, pourvu que cette posture n'ait rien
d'immodeste, et que le pubhc ne la voie point.
Vous aurez toujours assez d'autres mortifica-
tions dans votre état. Ni Dieu ni les hommes
ne vous en laisseront manquer. Soulagez-vous
donc ; mettez-vous en liberté ; et ne songez
qu'à nourrir votre coeur pour être mieux en état
de souffrir dans la suite.
Je ne doute nullement que vous ne deviez
éviter toutes les choses que vous avez éprouvé
qui nuisent à votre santé, comme le soleil, le
vent, certains aliinens , etc. Cette attention à
votre santé vous épargnera sans doute quelques
souffrances : mais cela ne va qu'à vous soute-
nir, et non à vous flatter. D'ailleurs ce régime
ne demande point les grandes délicatesses et
l'usage de ce qui est délicieux ; au contraire,
il demande une conduite sobre, simple, et par
conséquent mortifiée dans tout le détail. Rien
n'est plus faux et plus indiscret que de vou-
loir choisir toujours ce qui nous mortifie en
toutes choses. Par cette règle on ruineroit
bientôt sa santé, ses affaires, sa réputation,
son commerce avec ses parens et amis , enfin
toutes les bonnes œuvres dont la Providence
charge.
Le zèle de vous mortifier ne doit jamais ni
vous détourner de la solitude, ni vous arracher
aux occupations extérieures. Il faut tour à tour
et vous montrer et vous cacher , et parler et
vous taire. Dieu ne vous a pas mise sous le
boisseau, mais sur le chandelier, afin que vous
80
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
éclairiez tous ceux qui sont dans la maison. Il
faut donc luire aux yeux du monde, quoique
l'amour-propre se complaise malgré \ous dans
cet éclat. Mais vous devez vous réserver des
heures pour lire, pour prier, pour reposer votre
esprit et votre corps auprès de Dieu.
N'allez point au-devant des croix : vous en
chercheriez peut-être que Dieu ne voudroitpas
vous donner, et qtii seroient incompatibles avec
ses desseins sur vous. Mais embrassez sans hé-
siter toutes celles que sa main vous présentera
en chaque moment. Il y a une providence pour
les croix, comme pour les choses nécessaires à
la vie. C'est le pain quotidien qui nourrit l'ame,
et que Dieu ne manque jamais de nous distri-
buer. Si vous étiez dans un élat plus libre, plus
tranquille, plus débarrassé , vous auriez plus à
craindre une vie trop douce ; mais la vôtre aura
toujours ses amertumes , tandis que vous serez
fidèle.
Je vous supplie instamment de demeurer en
paix dans cette conduite droite et simple. En
vous ôtant cette liberté , par un certam empres-
sement pour des mortifications recherchées ,
vous perdriez celles que Dieu est jaloux de vous
préparer lui-même, et vous vous nuiriez sous
prétexte de vous avancer. Soyez libre , gaie ,
simple , enfant ; mais enfant hardi , qui ne
craint rien , qui dit tout ingénument , qui se
laisse mener, qu'on porte entre les bras, en un
mot , qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne
prévoit et n'ajuste rien: mais qui a une liberté
et une hardiesse interdite aux grandes person-
nes. Cette enfance démonte les sages , et Dieu
lui-même parle par la bouche de tels enfans.
VI.
AVIS A UNE PERSONNE DU MONDE. VOIR SES MISERES
SANS TROUBLE ET SANS DECOURAGEMENT : COM-
MENT IL FAUT VEILLER SUR SOI-MEME. REMEDES
CONTRE LES TENTATIONS.
Vous comprenez qu'il y a beaucoup de fautes
qui sont volontaires à divers degrés, quoiqu'on
ne les fasse pas avec un propos délibéré de les
faire pour manquer à Dieu. Souvent un ami
reproche à son ami une faute dans laquelle cet
ami n'a pas résolu expressément de le choquer,
mais dans laquelle il s'est laissé aller quoiqu'il
n'ignorAt point qu'il le choqueroit. C'est ainsi
que Dieu nous reproche ces sortes de fautes.
Elles sont volontaires; car encore qu'on ne les
fasse pas avec réflexion , on les fait néanmoins
avec liberté , et avec une certaine lumière in-
time de conscience qui suffiroit au moins pour
douter et pour suspendre l'action. Voilà les
fautes que font souvent les bonnes âmes.
Pour les fautes de propos délibéré, il est bien
extraordinaire qu'on y tombe quand on s'est
entièrement donné à Dieu. Les petites fautes
deviennent grandes et monstrueuses à nos yeux
à mesure que la pure lumière de Dieu croît en
nous ; comme vous voyez que le soleil, à mesure
qu'il se lève, nous découvre la grandeur des ob-
jets que nous ne faisions qu'entrevoir confusé-
ment pendant la nuit. Comptez que, dans l'ac-
croissement de la lumière intérieure , vous
verrez les imperfections que vous avez vues
jusqu'ici, comme bien plus grandes et plus ma-
lignes dans leur fond que vous ne les voyiez
jusques à présent ; et que de plus vous verrez
sortir en foule de votre cœur beaucoup d'autres
misères , que vous n'auriez jamais pu soupçon-
ner d'y trouver. Vous y trouverez toutes les
foiblesses dont vous aurez besoin pour perdre
toute confiance en votre force : mais cette ex-
périence , loin de vous décourager , servira à
vous arracher toute confiance propre , et à dé-
molir, rez-pied , rez-terre , tout l'édifice de
l'orgueil. Rien ne marquetant le solide avan-
cement d'une ame, que cette vue de ses misères
sans trouble et sans découragement.
Pour la manière de veiller sur soi, sans en
être trop occupé, voici ce qui me paroît de pra-
tique. Le sage et diligent voyageur veille sur
tous ses pas, et a toujours les yeux ouverts sur
l'endroit du chemin qui est immédiatement de-
vant lui : mais il ne retourne point sans cesse
eu arrière pour compter tous ses pas , et pour
examiner toutes ses traces ; il perdroit le temps
d'avancer. Une ame que Dieu mène véritable-
ment par la main ( car je ne parle point de celles
qui apprennent encore à marcher, et qui sont
encore h chercher le chemin), doit veiller sur sa
voie , mais d'une vigilance simple , tranquille,
bornée au présent, et sans inquiétude pour l'a-
mour de soi. C'est une attention continuelle à
la volonté de Dieu pour l'accomplir en chaque
moment , et non pas un retour sur soi-même
pour s'assurer de son état , pendant que Dieu
veut que nous en soyons incertains. C'est pour-
quoi le Psalmiste dit : Mes yeux sont levés vers
le Seigneur , et cest lui qui déliirera mes pieds M
fies pièges tendus ' . '
Remarquez que pour conduire ses pieds avec
■ Ps. XXIV. 13.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNES.
8i
sîii'elé parmi des chemins semés de piéf^es . au
lieu de baisser les yeux pour examiner tous ses
pas , il lève au contraire les yeux vers le Sei-
gneur. C'est que nous ne veillons jamais si bien
sur nous , que quand nous marchons avec Dieu,
présent à nos yeux, comme Dieu l'avoit or-
donné à Abraham. Et en efl'et à quoi doit abou-
tir toute notre vigilance? A suivre pas à pas la
volonté de Dieu. Qui s'y conforme en tout ,
veille sur soi et se sanctilie en tout. Si donc
nous ne perdions jamais la présence de Dieu ,
jamais nous ne cesserions de veiller sur nous-
mêmes , mais d'une vigilance simple , amou-
reuse , tranquille et désintéressée : au lieu que
cette autre vigilance qu'on cherche pour s'as-
surer, est âpre, inquiète et pleine d'intérêt. Ce
n'est pas à notre propre lumière , mais à celle
de Dieu , qu'il nous faut marcher. On ne peut
voir la sainteté de Dieu sans avoir horreur de
ses moindres infidélités. On ne laisse pas d'ajou-
ter à la présence de Dieu et au recueillement les
examens de conscience, suivant le besoin qu'on
en a , pour ne se relàclier point , et pour facili-
ter les confessions qu'on a à faire : mais ces
examens se font de plus en plus d'une manière
simple, facile, et éloignée de tout retour inquiet
sur soi. On s'examine, non pour son intérêt
propre, mais pour se conformer aux a\is qu'on
prend , et pour accomplir la pure volonté de
Dieu. Au surplus , on s'abandonne entre ses
mains ; et on est aussi aise de se savoir dans les
mains de Dieu, qu'on seroit fâché d'être dans
les siennes propres. On ne veut rien voir de tout
ce qu'il lui plait de cacher. Comme on l'aime
inllniment plus qu'on ne s'aime soi-même, on
se sacrifie à son bon plaisir sans condition ; on
ne songe qu'à l'aimer et qu'à s'oublier. Celui
qui perd ainsi généreusement son ame , la re-
trouvera 1)0 ur la vie éternelle.
Au reste , pour les tentations je ne sais que
deux choses à faire : l'une, d'être fidèle à la
lumière intérieure pour retrancher , sans quar-
tier et sans retardement, tout ce que nous som-
mes libres de retrancher , et qui peut nourrir
ou réveiller la tentation. Je dis tout ce que nous
sommes libres de retrancher, parce qu'il ni;
dépend pas toujours de nous de fuir les occa-
sions. Celles qui sont attachées à l'état où la
Providence nous met, ne sont pas censées en
notre pouvoir. La seconde règle est de se tour-
ner du côté de Dieu dans la tentation , sans se
troubler, sans s'inquiéter pour savoir si on n'v
a point donné un demi-consentement , et sans
interrompre sa tendance directe à Dieu. On
courroit risque de rentrer dans la tentation , en
FÉNELON. TOME VI.
voulant examiner de trop près si on n'y a com-
mis nulle infidélité. Le plus court et le plus sûr
est de faire comme un petit enfant à la mamelle :
on lui montre une bête horrible; il ne fait que
se rejeter et s'enfoncer dans le sein de sa mère ,
pour ne rien voir.
La pratique de la présence de Dieu est le
souverain remède : il soutient , il console , il
calme. Il ne faut point s'étonner des tentations,
même les plus honteuses. L'Ecriture dit : Que
sait celui qui n'a point été tenté ' ? et encore :
Mon fils , entrant dans la servitude de Dieu ,
prépare ton orne à la tentation ^? Nous ne som-
mes ici-bas que pour être éprouvés par la ten-
tation. C'est pourquoi l'ange disoit à Tobie :
Parce que vous étiez açp'éable à Dieu , il a été
nécessaire que la tentation vous éprouvât ^.
Tout est tentation sur la terre. Les croix nous
tentent en irritant notre orgueil , et les pros-
pérités en le flattant. Notre vie est un combat
continuel, mais un combat où Jésus-Christ com-
bat avec nous. Il faut laisser la tentation gron-
der autour de nous, et ne cesser point de mar-
cher, comme un voyageur, surpris par un
grand vent dans une campagne , s'enveloppe
dans son manteau , et va toujours malgré le
mauvais temps.
Pour le passé , quand on a satisfait un sage
confesseur qui défend d'y rentrer , il ne reste
plus qu'à jeter toutes ses iniquités dans l'abîme
des miséricordes. On a môme une certaine joie
de sentir qu'on n'est digne que d'une peine
éternelle, et qu'on est à la merci des bontés de
Dieu, à qui on devra tout, sans pouvoir jamais
se devoir rien à soi-même pour son salut éter-
nel. Quand il vient un souvenir involontaire des
misères passées , il n'y a qu'à demeurer con-
fondu et anéanti de\ant Dieu , poi'lant paisible-
ment devant sa face adorable toute la honte et
toute l'ignoramie de ses péchés, sans néanmoins
chercher à entretenir nia rappeler ce souvenir.
Concluez que , pour faire tout ce que Dieu
veut , il y a bien peu à faire en un certain sens.
Il est vrai qu'il y a prodigieusement à faire,
parce qu'il ne faut jamais rien réserver, ni ré-
sister un si;ul moment à cet amour jaloux, qui
A a poursuivant toujours sans relâche , dans les
derniers replis de l'ame, jusques aux moindres
affections propres, jusques aux moindres alla-
chemens dont il n'est pas lui-même l'auteur.
Mais aussi, d'un autre côté, ce n'est point la
nmltitude des vues ni des pratiques dures, ce
n'est point la gêne et la contention qui font le
' Ecdi. x> XIV. 0.
- Ibid. II. 1,
J Tob. \ii. 13.
82
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
véritable avancement. Au contraire , il n'est
question que de ne rien vouloir, et de tout vou-
loir sans restriction et sans choix ; d'aller gaie-
ment au jour la journée, comme la Providence
nous mène; de ne chercher rien, de ne rebuter
rien ; de trouver tout dans le moment présent;
de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser
sa volonté sans mouvement dans la sienne. 0
qu'on est heureux en cet état ! et que le cœur
est rassasié, lors même qu'il paroît vide de tout.
Je prie notre Seigneur qu'il vous ouvre
toute l'étendue infinie de son cœur paternel
pour y plonger le vôtre , pour l'y perdre , et
pour ne faire plus qu'un même cœur du sien et
du vôtre. C'est ce que saint Paul souhaitoit aux
fidèles, quand il les souhaitoit dans les entrailles
de Jésus-Christ.
VII.
DE LA PRÉSENCE DE DIEU : SON UTILITE ,
SA PRATIQUE.
Le principal ressort de notre perfection est
renfermé dans cette parole que Dieu dit autre-
fois à Abraham : Marchez en ma présence , et
vous serez parfait '. La présence de Dieu calme
l'esprit , donne un sommeil tranquille et du
repos, même pendant lo jour, au milieu de tous
les travaux ; mais il faut être à Dieu sans au-
cune réserve. Quand on a trouvé Dieu, il n'y a
plus rien à chercher dans les hommes; il faut
faire le sacrifice de ses meilleurs amis : le bon
ami est au dedans du cœur; c'est l'Epoux , qui
est jaloux et qui écarte tout le reste.
Il ne faut pas beaucoup de temps pour aimer
Dieu , pour se renouveler en sa présence , pour
élever son cœur vers lui, ou l'adorer au fond
de son cœur, pour lui offrir ce que l'on fait et
ce que l'on souffre: voilà le vrai royaume de
Dieu au dedans de nous - , que rien ne peut
troubler.
Quand la dissipation des sens et la vivacité
de l'imagimation empêchent l'ame de se re-
cueillir d'une manière douce et sensible , il faut
du moins se calmer par la droiture de la volonté ;
alors le désir du recueillement est une espèce
derecuedlement qui suffit . il faut se retourner
vers Dieu , et faire avec droite intention tout
ce qu'il veut que l'on fasse. 11 faut tâcher de
réveiller en soi de temps en temps le désir d'être
* Gci). XVII. I. — * Luc. XVII. 2).
à Dieu de toute l'étendue des puissances de
notre ame , c'est-à-dire de notre esprit , pour
le connoitre et pour penser à lui , et de notre
volonté pour l'aimer. Désirons aussi que nos
sens extérieurs lui soient consacrés dans toutes
leurs opérations.
Prenons garde de n'être point trop long-
temps occupés volontairement , soit au dehors,
soit au dedans , à des choses qui causent une si
grande distraction au cœur et à l'esprit , et qui
tirent tellement l'un et l'autre hors d'eux-
mêmes , qu'ils aient peine à y rentrer pour
trouver Dieu. Dès que nous sentons que quel-
que objet étranger nous donne du plaisir ou de
la joie , séparons-en notre cœur, et, pour l'em-
pêcher de prendre son repos dans cette créature,
présentons-lui aussitôt son véritable objet et son
souverain bien qui est Dieu même. Pour peu
que nous soyons fidèles à rompre intérieure-
ment avec les créatures, c'est-à-dire à empê-
cher qu'elles n'entrent jusque dans le fond de
l'ame , que notre Seigneur b'est réservé pour y
habiter et pour y être respecté, adoré et aimé ,
nous goûterons bientôt la joie pure que Dieu
ne manquera pas de donner à une ame libre et
dégagée de toute affection humaine.
Quand nous apercevons en nous quelques dé-
sirs empressés pour quelque chose que ce puisse
être, et que nous voyons que notre humeur
nous porte avec trop d'activité à tout ce qu'il y
a à faire, ne fut-ce qu'à dire une parole, voir
un objet , faire une démarche ; tâchons de nous
modérer, et demandons à notre Seigneur qu'il
arrête la précipitation de nos pensées et l'agita-
tion de nos actions extérieures , puisque Dieu a
dit lui-même que son esprit n'habite point dans
le trouble.
Ayons soin de ne prendre pas trop de part à
tout ce qui se dit et se fait , et de ne nous en
pas trop remplir; car c'est une grande source
de distractions. Dès que nous avons vu ce que
Dieu demande de nous dans chaque chose qui se
présente, bornons-nous là , et séparons-nous de
tout le reste. Par là nous conserverons toujours
le fond de notre ame libre et égal , et nous re-
trancherons bien des choses inutiles qui embar-
rassent notre cœur, et qui l'empêchent de se
tourner aisément vers Dieu.
Un excellent moyen de se conserver dans la
solitude intérieure et dans la liberté de l'esprit,
c'est , à la fin de chaque action, de terminer là
toutes les réflexions, en laissant tomber les re-
tours de l'amour-propre, tantôt de vaine joie ,
tantôt de tristesse, parce qu'ils sont un de nos
plus grands maux. Heureux à qui il ne demeure
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
83
rien dans l'esprit que le nécessaire, et qui ne
pense à chaque chose que quand il est temps d'y
penser ! de sorte que c'est plutôt Dieu qui en
réveille l'impression par la \ue de sa volonté
qu'il faut accomplir, que non pas l'esprit lui-
même qui se met en peine de les prévenir et de
les chercher. Enfin , accoutumons-nous à nous
rappeler à nous-mêmes , durant la journée et
dans le cours de nos emplois , par une simple
vue de Dieu. Tranquillisons par là tous les
mouvemens de notre cœur , dès que nous le
voyons agité. Séparons-nous de tout plaisir qui
ne vient point de Dieu. Retranchons les pen-
sées et les rêveries inutiles. Ne disons point de
paroles vaines. Cherchons Dieu au dedans de
nous , et nous le trouverons infailliblement , et
avec lui la joie et la paix.
Dans nos occupations extérieures, soyons
encore plus occupés de Dieu que de tout le reste.
Pour les bien faire , il les faut faire en sa pré-
sence , et les faire toutes pour lui. A l'aspect de
la majesté de Dieu , notre intérieur doit se cal-
mer et demeurer tranquille. Une parole du Sau-
veur calma autrefois tout d'un coup une mer
furieusement agitée : un regard de lui vers nous
et de nous vers lui devroit faire encore tous les
jours la même chose.
Il faut élever souvent son cœur vers Dieu :
il le purifiera, il l'éclairera, il le dirigera. G"é-
toit la pratique journalière du saint prophète
David : J'avois toujours . dit-il ^ , le Seigneur
devant mes yeux. Disons encore souvent ces
belles paroles du même prophète : Qui est-ce
que Je dois chercher dans le ciel et sicr la terre ,
sinon vous , ô mon Dieu ? ]'ous êtes le Dieu de
mon cœur, et mon unique partage pour jamais -.
Il ne faut point attendre des heures libres où
l'on puisse fermer sa porte ; le moment qui fait
regretter le recueillement peut le faire prati-
quer aussitôt. Il faut tourner son cœur vers
Dieu d'une manière simple, familière et pleine
de confiance. Tous les momens les plus entre-
coupés sont bons en tout temps, même en man-
geant , en écoutant parler les autres. Des his-
toires inutiles et ennuyeuses, au lieu de fatiguer,
soulagent en donnant des intervalles et la liberté
de se recueillir. Ainsi tout tourne à bien pour
ceux qui aiment Dieu.
Il faut souvent faire des lectures proportion-
nées à son goût et à son besoin , mais souvent
interrompues pour faire place à l'esprit inté-
rieur qui met en recueillement. Deux mots sim-
ples et pleins de l'Esprit de Dieu sont la manne
^ Ps. XV. s. — ' lUid. Lxxii. 23 «l 3C.
cachée. On oublie les paroles, mais elles opè-
rent secrètement; l'ame s'en nourrit et en est
engraissée.
VIII.
COMMENT IL FAUT AIMER DIEL". SUR LA FIDÉLITÉ
DANS LES PETITES CHOSES *.
Tous les hommes dojvent savoir qu'ils sont
indispensablement obligés d'aimer Dieu ; il faut
qu'ils s'instruisent encore quelle est la manière
dont ils doivent l'aimer. Il faut aimer Dieu parce
qu'il est notre créateur, et que nous n'avons
rien qui ne vienne de sa main libérale. Tout ce
qui est en nous, c'est autant de dons qu'il a faits
à qui n'est rien , puisque nous ne sommes que
néant par nous-mêmes. Non-seulement tout ce
qui est en nous , nous le tenons de Dieu , mais
tout ce qui nous environne vient de lui , et a
été formé par lui. Nous devons l'aimer encore,
parce qu'il nous a aimés, mais d'un amour ten-
dre , comme un père qui a pitié de ses enfans ,
parce qu'il connoît la boue et l'argile dont il
les a formés ; il nous a cherchés dans nos pro-
pres voies, qui sont celles du péché : il a couru
comme un pasteur qui se fatigue pour retrou-
ver sa brebis égarée. Il ne s'est pas contenté de
nous chercher , mais après nous avoir trouvés.
il s'est chargé de nous et de nos langueurs , en
prenant la forme humaine. Il est dit qu'il a été
obéissant jusqu'à la mort de la croix , et que la
mesure de son obéissance a été celle de son
amour pour nous.
Après nous être convaincus du devoir d'aimer
Dieu, il faut examiner comment on doit l'aimer.
Est-ce comme les amis lâches qui veulent par-
tager leur cœur, en donner une partie à Dieu ,
et réserver l'autre pour le monde et pour les
amusemens ; qui veulent allier la vérité et le
mensonge, Dieu et le monde; qui veulent être
à Dieu au pied des autels , et le laisser là pour
donner le reste de leur temps au monde; que
Dieu ait la superficie , et le monde ce qu'il y a
de réel dans leurs affections? Mais Dieu rejette
* La première parlie de cet arlicle, jusqu'à ces mots :
S. Frau(;ois de Sales, etc., a paru pour la première fois
dans IVililion de \ers.iilles, d'après une copie Irès-aiicieniie.
Le reste se trouve dans les Divers Seiitimeiis et Avis chré-
tiens, n. xxiii. On reconiioU aiséiiitiit , au slyle de celle
pièce, qu'elle est du nonibie de celits qui n'ont pas èt'î
rédigées par Fénelon lui-même, mais qui sont de simples
extraits de ses lellres ou de ses inslruclioiis, rédigés par quel-
qu'un de «es amis.
Si
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
celte sorte d'amour : c'est un Dieu jaloux , qui
ne veut point de réserve; tout n'est pas trop
pour lui. Il ordonne de l'aimer, et voici comme
il s'explique : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu.,
de tout ton cœur , de toute ton ame , de toutes
tes forces, et de tout ton es^prit. Nous ne pou-
vons, après cela, croire qu'il se contente d'une
religion en cérémonie ; si on ne lui donne tout,
il ne veut rien.
En effet, n'est-ce pas une ingratitude de
n'aimer qu'à demi celui qui nous a aimés de
toute éternité? que dis-je ? celui qui nous a
aimés jusque dans l'abîme du péché? Le monde
même, tout corrompu qu'il est, se pique d'avoir
horreur de l'ingratitude. Il ne peut souffrir
qu'un fils n'ait pas pour son père la reconnois-
sance qu'il doit à celui qui lui a donné la vie.
Mais de quelle vie est-on redevable à un père?
D'une vie remplie de misères , d'amertumes ,
de toutes sortes de véritables maux : d'une vie
qui tend à la mort, et qui est ainsi une mort
continuelle. Cependant c'est un précepte absolu
d'avoir pour nos pères et mères tous les respects
imaginables. Et par le même principe , de
quelle manière devons-nous être pour Dieu ? Il
nous a donné une vie qui doit durer autant que
lui-même ; il nous a créés pour nous rendre par-
faitement heureux : il est plus père, dit un Père
de l'Eglise , que tous les pères ensemble. Il
nous a aimés d'un amour éternel: et qu"a-t-il
aimé en nous? car , quand on aime, c'est pour
quelque chose bonne que l'on suppose ou que
l'on trouve dans l'objet aimé ; et qu'a-t-il donc
trouvé en nous digne de son amour? Le néant ,
quand nous n'étions pas ; elle péché, quand
nous avons été. 0 quel excès de bonté ! Est-il
possible que nous n'aimions pas celui qui nous
a fait tant de bien , qui nous soutient et qui
nous conserve, en sorte que, s'il détournoit un
moment sa face , nous retomberions dans le
néant dont sa main toute-puissante nous a tirés?
Pouvons-nous partager notre cœur, et mettre
en comparaison Dieu qui nous promet des biens
éternels, et le monde qui nous éblouit, et qui
au moment de la mort nous laissera entre les
mains d'un Dieu vengeur, d'un Dieu à qui rien
ne peut résister, enfin d'un Dieu juste qui nous
traitera connne on l'aura traité? Si nous avons
servi le monde, il nous renverra à ce maitre
misérable, pour nous récompenser. La loi par
laquelle Dieu nous ordonne de l'aimer , n'a été
écrite , dit saint Augustin, que pour nous faire
ressouvenir qu'il est monstrueux de l'avoir
oublié.
Considérons la bonté do Dieu , qui , sachant
nos ingratitudes, et connoissant notre foiblesse,
a voulu se servir de toutes sortes de moyens pour
nous ramener à lui. Il nous promet des récom-
penses éternelles si nous l'aimons; il nous me-
nace de châtimens si nous ne l'aimons pas; et
c'est même dans ces menaces terribles que nous
voyons mieux l'excès de sa miséricorde et de sa
clémence : car pourquoi menace-t il si souvent?
C'est pour n'être pas obligé de punir à toute ex-
trémité. Mais prenons garde d'abuser de ses
grâces , de sa miséricorde et de sa clémence ;
profitons de ce temps ; craignons de l'irriter ;
ne faisons point comme ces âmes chancelantes ;
qui disent tous les jours : A demain , à demain.
Prenons de fortes résolutions d'être tout à lui ;
commençons dès aujourd'hui , dès ce moment.
Quelle témérité de compter sur ce qui n'est pas
en notre pouvoir ! L'avenir est un abîme que
Dieu nous cache; et quand même il seroit à
nous , comptons-nous de telle sorte sur nous-
mêmes , que nous prétendions faire l'œuvre de
Dieu sans sa grâce? Profitons de celle qu'il nous
offre ; c'est peut-être celle d'où dépend notre
conversion : avec le temps les passions se forli-
iient de telle sorte qu'il est presque impossible
de les assujettir. Faisons notre choix présente-
ment , et écoutons Dieu , qui dit lui-même , par
Elie. Jusquesà quand, mou peuple, serez-vous
partagé entre Baal et moi ; décidez quel est le
Dieu véritable. Si c'est moi , suivez-moi , et ne
tenez plus vos cœurs en suspens : si c'est Baal ,
suivez le; suivez le monde, abandonnez-vous
à lui; et nous verrons au jour de la mort s'il
Aous délivrera de mes mains.
Mais il est difficile , dit-on , de n'aimer que
Dieu, de quitter absolument toute attache. Hé!
quelle difficulté trouvez-vous à aimer celui qui
vous a faits ce que vous êtes? C'est de la cor-
ruption de notre nature que vient cette répu-
gnance que vous sentez à rendre à votre Créa-
teur ce que vous lui devez. Trouvez-vous qu'il
soit doux d'être partagé entre Dieu et le monde;
d'être sans cesse entraîné par les passions, et
en même temps déchiré par les reproches de sa
conscience ; de ne pouvoir goûter de plaisir sans
amertume , et d'être dans une continuelle vicis-
situde? C'est par cet injuste partage, qui fait
soulfrii' sans relâche , qu'on veut adoucir la
rigueui-quela lâcheté fait trouver dans l'amour
divin. Mais , encore une fois , on se trompe en
cela grossièrement; car si quelqu'un peut être
heureux , même dès cette vie , c'est celui qui
aime Dieu. Si l 'amour-propre pou voit être le
principe de quelque chose de bon , il devroit
nous porter à renoncer à tout le reste , afin
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNES.
83'
d'être à Dieu uniquement. Ouaml son aninur
est seul dans une aine, elle goûte la paix dune
bonne conscience; elle est constante et heu-
reuse ; il ne lui faut ni grandeur, ni richesse ,
ni réputation, ni enfin rien de tout ce que le
temps emporte sans en laisser aucunes traces.
Elle ne veut que la volonté de son hien-aiiné:
c'est assez qu'elle sache que cette volonté s'ac-
complit, elle veille incessamment dans l'attente
de son époux. La prospérité ne la peut enfler,
ni l'adversité l'abattre ; c'est dans ce détache-
ment de sa volonté propre que consiste la per-
fection chrétienne : elle n'est point dans la sub-
tilité du raisonnement. Combien de docteurs
vains et pleins d'eux-mêmes se sont égarés dans
les choses de Dieu , et en qui se vérifie la pa-
role de saint Paul : Ln science en (te; il n'y a
que la charité qui édife.
La vertu n'est point non plus dans les lon-
gues prières, puisque Jésus-Christ dit lui-même :
Tous ceux qui disent : Seigneur, Seigneur,
n'entreront pas au royaume des deux ; et mon
Père leur dira : Je ne vous connois point. Enfin,
la dévotion ne consiste point aussi précisément
dans les œuvres sans la charité. On ne peut ai-
mer Dieu sans les œuvres, parce que la charité
n'est point oisive. Quand elle est en nous, elle ,
nous porte immanquablement à faire quelque
chose pour Dieu ; et si , par infirmité , nous
sommes incapables d'agir, c'est faire quelque
chose très-agréable à Dieu que de souffrir. Ce
n'est pas encore tout ; après être parvenu à ai-
mer Dieu sans partage , il faut s'élever à l'aimer
purement pour l'amour de lui , sans vue d'au-
cun intérêt. Hé! n'en vaut -il pas bien la
peine ? Si quelque chose mérite d'être aimé
ainsi, n'est-ce pas celui qui est infiniment ai-
mable ?
Saint François de Sales dit qu'il en est des
grandes vertus et des petites fidélités comme du
sel et du sucre : le sucre a un goût plus exquis,
mais il n'est pas dun si fréquent usage ; au con-
traire, le sel entre dans tous les alimens néces-
saires à la vie. Les grandes vertus sont rares ,
l'occasion n'en vient guère : quand elle se pré-
sente , on y est préparé par tout ce qui précède,
on s'y excite par la grandeur du sacrifice , on
y est soutenu , ou par l'éclat de l'action que l'on
fait aux yeux des autres, ou par la complaisance
qu'on a en soi-même dans un effort qu'on trou\e
extraordinaire. Les petites occasions sont impré-
vues, elles reviennent à tout moment, elles
nous mettent sans cesse aux prises avec notre
orgueil, notre paresse, notre hauteur, notre
promptitude et notre chagrin ; elles vont à rom-
pre notre volonté en tout, et l\ ne nous laisser
aucune réserve. Si on veut y être fidèle , la
nature n'a jamais le temps de respirer, et il faut
qu'elle meure à toutes ses inclinations. On ai-
meroit cent fois mieux faire à Dieu certains
grands sacrifices, quoique violens et doulou-
reux, à condition de se dédonunager par la
liberté de suivre ses goûts et ses habitudes dans
tous les petits détails. Ce n'est pourtant que par
la fidélité dans les petites choses, que la grâce
du véritable amour se soutient , et se distingue
des faveurs passagères de la nature.
Il en est de la piété comme de l'économie
pour les biens temporels : si ou n'y prend garde
de près, on se ruine plus en faux frais qu'eu
gros articles de dépense. Quiconque sait mettre
à profit, pour le spirituel comme pour le tem-
porel, les petites choses, amasse de grands
biens. Toutes les choses qui sont grandes, ne
le sont que par l'assemblage des petites qu'on
recueille soigneusement. Qui ne laisse rien per-
dre, s'enrichira bientôt.
D'ailleurs, considérez que Dieu ne cherche
pas tant nos actions , que le motif d'amour qui
les fait faire . et la souplesse qu'il exige de notre
volonté. Les hommes ne jugent presque nos
actions que par le dehors : Dieu compte pour
rien dans nos actions tout ce qui éclate le plus
aux yeux des hommes. Ce qu'il veut, c'est une
intention pure , c'est une volonté prête à tout ,
et souple dans ses mains, c'est un sincère déta-
chement de soi-même. Tout cela s'exerce plus
fréquemment , avec moins de danger pour l'or-
gueil, et d'ime manière qui nous éprouve plus
rigoureusement dans les occasions communes
que dans les extraordinaires. Quelquefois même
on tient plus à une bagatelle qu'à un grand in-
térêt; on aura plus de répugnance à s'arracher
un anuisement , qu'à faire une aumône d'une
très-grande somme.
On se trompe d'autant plus aisément sur les
petites choses, qu'on les croit plus innocentes ,
et qu'on s'imagine y être moins attaché. Cepen-
dant , quand Dieu nous les ôte , nous pouvons
facilement reconnoître , par la douleur de la pri-
vation, combien l'attachement et l'usage étoient
excessifs et inexcusables. D'ailleurs , si on né-
glige les petites choses , on scandalise à toute
heure; sa fauîille , son domestique et tout le
public. Les hommes ne peuvent s'imaginer que
notre piété soit de bonne foi , quand notre con-
duite [laroit en détail lâche et irrégulière. Quelle
apparence de croire que nous ferions sans hési-
ter les plus grands sacrifices, pendant que nous
succombons dès qu'il est question des plus petits?
86
INSTRUCTIONS SUR LA xMORALE
Mais ce qu'il y a de plus dangereux, c'est
que l'ame, par la négligence des petites choses,
s'accoutume à l'infidélité. Elle centriste le Saint-
Esprit , elle se laisse à elle-même, elle compte
pour rien de manquera Dieu. Au contraire, le
vrai amour ne voit rien de petit; tout ce qui
peut plaire ou déplaire à Dieu lui paroit tou-
jours grand. Ce n'est pas que le vrai amour jette
ï'ame dans la gêne et dans le scrupule . mais
c'est qu'il ne met peint de bornes à sa fidélité.
Il agit simplement avec Dieu; et comme il ne
s'embarrasse point des choses que Dieu ne lui
demande pas , il ne veut aussi jamais hésiter un
seul instant sur celles que Dieu lui demande ,
soit grandes, soit petites. Ainsi ce n'est point
par gène qu'on devient alors fidèle et exact dans
les moindres choses; c'est par un sentiment
d'amour, qui est exempt des réflexions et des
craintes des âmes inquiètes et scrupuleuses. On
est comme entraîné par l'amour de Dieu : on ne
veut faire que ce qu'on fait, et on ne veut rien de
tout ce qu'on ne fait pas. En même temps que
Dieu jaloux presse l'ame, la pousse sans relâche
sur les moindres détails, et semble lui ôler toute
liberté, elle se trouve au large, et elle jouitd'une
profonde paix en lui. 0 qu'elle est heureuse !
An reste , les personnes qui ont naturelle-
ment moins d'exactitude sont celles qui doivent
se faire une loi plus inviolable sur les petites
choses. On est tenté de les mépriser; on a l'ha-
bitude de les compter pour rien ; on n'en con-
sidère point assez la conséquence ; on ne se re-
présente point assez le progrès insensible que
font les passions; on oublie même les expé-
riences les plus funestes qu'on en a faites. On
aime mieux se promettre de soi une fermeté
imaginaire, et se fier à son courage, tant de fois
trompeur, que de s'assujettir à une fidélité con-
tinuelle. C'est un rien, dit-on. Oui, c'est un
rien, mais un rien qui est tout pour vous; un
rien que vous aimez jusqu'à le refuser à Dieu;
un rien que vous méprisez en parole pour avoir
un prétexte de le refuser : mais dans le fond
c'est un rien que vous réservez contre Dieu, et
qui vous perdra. Ce n'est point élévation d'es-
prit que de mépriser les petites choses; c'est au
contraire par des vues trop bornées qu'on re-
garde comme petit ce qui a des conséquences si
étendues. Plus on a de peine à se précau donner
sur les pefites choses , plus il faut y craindre la
négligence, se défier de soi-même, et poser
des barrières invincibles entre soi et le relâche-
ment : Qui spernit modica, paulatim decidet '.
' Eccli. xîx. \.
Enfin jugez-vous par vous-même. Vous ac-
commoderiez-vous d'un ami qui vous devroit
tout , et qui , voulant bien par devoir vous ser-
vir dans ces occasions rares qu'on nomme gran-
des, ne voudroit s'assujettir à avoir pour vous
ni complaisance ni égard dans le commerce de m
la vie ? ^
Ne craignez point cette attention continuelle
aux petites choses. D'abord il faut du courage ;
mais c'est une pénitence que vous méritez, dont
vous avez besoin, qui fera votre paix et votre
sûreté; hors de là , rien que trouble et rechute.
Dieu vous rendra peu à peu cet état doux et fa-
cile. Le vrai amour est attenfif, sans gêne et sans
contention d'esprit.
IX.
SCR LES CONVERSIONS LACHES .
Les gens qui étoient éloignés de Dieu se
croient bien près de lui , dès qu'ils commen-
cent à faire quelques pas pour s'en rapprocher.
Les gens les plus polis et les plus éclairés ont
là-dessus la même grossièreté qu'un paysan ,
qui croiroit être bien à la cour, parce qu'il au-
roit vu le roi. On abandonne les vices qui font
horreur, on se retranche dans une vie lâche ,
mondaine et dissipée. On en juge , non par l'É-
vangile, qui est l'unique règle, mais par la
comparaison qu'on fait de cette vie avec celle
qii'on a menée autrefois, ou qu'on voit mener
à tant d'autres. Il n'en faut pas davantage pour
se canoniser soi-même, et pour s'endormir d'un
profond sommeil sur tout ce qui resteroit à faire
par rapport au salut.
Cependant cet état est peut-être plus funeste
qu'un désordre scandaleux. Ce désordre trou-
bleroit la conscience . réveilleroit la foi , et en-
gageroit à faire quelque grand effort : au lieu
que ce changement ne sert qu'à étouffer les re-
mords salutaires , qu'à établir une fausse paix
dans le cœur, et qu'à rendre les maux irrémé-
diables en persuadant qu'on se porte bien. Le
salut n'est pas seulement attaché à la cessation
du mal ; il faut encore y ajouter la pratique du
bien. Le royaume du ciel est d'un trop grand
prix pour être donné à une crainte d'esclave,
qui ne s'abstient du mal qu'à cause qu'il n'ose
* On a vu plus haut, painn les Réflexions pour tous les
jours du mois, un extrait de cette instruction. Nous la pu-
blions ici tout entière d'après le manuscrit original. [Edit.
de Fers.)
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
87
le faire. Dieu veut des eufans qui aiment sa
bonté, et non des esclaves qui ne le servent que
par la crainte de sa puissance. Il faut donc l'ai-
mer, et, par conséquent, faire fout ce qu'ins-
pire le véritable amour. Peut-on aimer Uien de
bonne foi, et aimer avec passion le monde son
ennemi , auquel il a doimé dans l'Évangile une
si rigoureuse malédiction ? Peut-on aimer Dieu,
et craindre de le trop connoitre , de peur d'avoir
trop de choses à faire pour lui? Peut-on aimer
Dieu , et se contenter de ne l'outrager pas, sans
se mettre jamais en peine de Iri plaire, de le
gloritler, et de lui témoigner courageusement
son amour? L'arbre qui ne porte aucun fruit
doit être coupé et jeté au feu, selon Jésus-Christ
dans l'Évangile % comme s'il éto't mort. En
effet, quiconque ne porte point les fruits de
l'amour divin est mort et desséché jusqu'à la
racine.
Y a-t-il de vile créature sur la terre qui se
contentât d'être aimée comme on n'a point de
honte de vouloir aimer Dieu? On veut l'aimer
à condition de ne lui donner que des paroles et
des cérémonies, et encore des céiémonies cour-
tes, dont on est bientôt lassé et ennuyé ; à con-
dition de ne ^ui sacrifier aucune passion vive,
aucun intérêt effectif, aucune des commodités
d'une vie molle. On veut l'aimer à condition
qu'on aimera avec lui , et plus que lui , tout ce
qu'il n'aime point , et qu'il condamne , dans les
vanités mondaines. On veut bien l'aimer à con-
dition de ne diminuer en rien cet aveugle amour
de nous-mêmes, qui va jusqu'à l'idolâtrie, et
qui fait qu'au lieu de nous rapporter à Dieu
comme à celui pour qui nous sommes faits , on
veut au contraire rapporter Dieu à soi , et ne le
chercher que comme un pis-aller, alin qu'il
nous serve et qu'il nous console, quand les
créatures nous manqueront. En vérité, est-ce
aimer Dieu? N'est-ce pas plutôt l'irriter?
Ce n'est pas tout. On veut encore aimer Dieu,
à condition qu'on aura honte de son amour,
qu'on le cachera comme une foiblesse; qu'on
rougira de lui comme d'un ami indigne d'être
aimé; qu'on ne lui donnera que quelques appa-
rerices de religion, pour éviter le scandale de
l'impiété, et qu'on vivra à la merci du monde,
pour n'oser rien donner à Dieu qu'avec sa per-
mission? Voilà l'amour avec lequel on prétend
mériter les récompenses éternelles.
Je me suis confessé, dira-t-on, fort exacte-
ment des péchés de ma vie passée ; je fais quel-
ques lectures; j'entends la messe modestement,
et j'y prie Dieu d'assez bon cœur ; j'évite tous
les grands péchés. D'ailleurs je ne me sens point
assez touché pour quitter le monde, et pour ne
garder plus de mesure avec lui. La religion est
bien rigoureuse si elle rejette de si honnêtes
lempéramens. Tous ces raftinemensde dévotion
vont trop loin, et sont plus propres à décou-
rager, qu'à faire aimer le bien. Voilà ce que
disent des gens qui paroissent d'ailleurs bien
intentionnés; mais il est facile de les détromper,
s'ils veulent examiner les choses de bonne foi.
Leur erreur vient de ce qu'ils ne connoissent
ni Dieu ni eux-mêmes. Ils sont jaloux de leur
rherlé, et ils cra"gnent de la perdre, en se
livrant trop à la piété. Ma's ils doivent considé-
rer qu'ils ne sont point à eux-mêmes ; ils sont à
Dieu, qui, les ayant faits uniquement pour lui,
et non pour eux-mêmes , les doit mener comme
il lui plait , avec un empire absolu. lisse doi-
vent tout entiei's à lui sans condition et sans ré-
serve. Nous n'avons pas même , à proprement
parler, le droit de nous donner à Dieu; car
nous n'avons aucun droit sur nous mêmes. Mais
si nous ne nous laissions pas à Dieu, comme
une chose qui est de sa nature toute à lui , nous
ferions un larcin sacrilège , qui renverseroit
l'ordre de la nature , et qui violeroit la loi essen-
tiellc de la créature. Ce n'est donc pas à nous à
raisonner sur la loi que Dieu nous impose; c'est
à nous à la recevoir, à l'adorer, à la suivre aveu-
glément. Dieu sait mieux que nous ce qui nous
convient. Si nous faisions l'Evangile, peut-être
serions-nous tentés de l'adoucir, pour l'accom-
moder à notre lâcheté : mais Dieu ne nous a
pas consultés en le faisant; il nous l'adonné
tout tait , et ne nous a laissé aucune espérance
de salut que par l'accomplissement de celte
souveraine loi, qui est égale pour toutes les con-
ditions. Le ciel et la terre passeront, et celte
parole de vie ou de mort 71c passe)'a Jamais :
on ne peut en retrancher ni un mot ni la moin-
dre lettre. Malheur aux prêtres qui oseroient en
diminuer la force, pour nous l'adoucir! Ce
n'est pas eux qui ont fait cette loi ; ils n'en sont
que les simples dépositaires. Il ne faut donc pas
s'en prendre à eux si l'Évangile est une loi sé-
vère. Cette loi est autant redoutable pour eux
que pour le reste des hommes, et plus encore
pour eux que pour les autres, puisqu'ils répon-
dent et des autres et d'eux-mêmes , pour l'ob-
servation de cette loi. Ma\h(iuv à T aveugle qui
en conduit un autre; ils tomberont tous deux ,
dit le Fils de Dieu ' , dans le précipice! Malheur
1 Mallh. vil. 19.
1 Mallh. XV. n.
88
INSTRUCTKiNS SUR LA MORALE
au prêtre ignorant, ou lâche el Oatteur, qui
veut élargir la voie étroite! La voie large est
celle qui conduit à la perdition. Que l'orgueil
de l'honime se taise donc ! Il croit être libre, et
il ne l'est pas. C'est à lui à porter le joug de la
loi, et à espérer que Dieu lui donnera des forces
proportionnées à la pesanteur de ce joug.
En effet, celui qui a ce souverain empire
sur sa créature pour lui commander, lui donne,
par sa grâce intérieure , de vouloir et de faire
ce qu'il commande. 11 fait aimer son joug ; il
l'adoucit par le charme intérieur de la justice
et de la vérité. Il répand ses chastes délices sur
les vertus et dégoûte des faux plaisirs. Il soutient
l'homme contre lui-même , l'arrache à sa cor-
ruption et le rend fort malgré sa foiblesse. 0
homme de peu de foi , que craignez-vous donc?
laissez faire Dieu : abandonnez-\ous à lui :
vous souffrirez ; mais vous souffrirez avec
amour , paix et consolation. Vous combattrez ;
mais vous remporterez la victoire, et Dieu lui-
même , après avoir combattu avec vous, vous
couronnera de sa propre main. Vous pleurerez ;
mais vos larmes seront douces , et Dieu lui-
même viendra avec complaisance les essuyer.
Vous ne serez plus libre pour vous abandonner
à vos passions tyranniques ; mais vous sacrifie-
rez librement votre liberté , et vous entrerez
dans une liberté nouvelle et inconnue au monde,
où vous ne ferez rien que par amour.
De plus considérez quel est votre esclavage
dans le monde. Que n'avez-vous point à souf-
frir pour ménager l'estime de ces hommes que
vous méprisez? Que ne vous en coùte-t-il pas
pour réprimer vos passions emportées , quand
elles vont trop loin ; pour contenter celles aux-
quelles vous voulez céder ; pour cacher vos pei-
nes; pour soutenir les bienséances importunes?
Est-ce donc là cette liberté que vous vantez
tant, et que vous avez tant de peine de sacrifier
<à Dieu ? Où est-elle , où est-elle ? montrez-la-
moi. Je ne vois partout que gène , que servi-
tude basse et indigne, que nécessité déplorable
de se déguiser depuis le malin jusqu'au soir.
On se refuse à Dieu, qui ne nous veut que
pour nous sauver : on se livre au monde, qui
ne nous veut que pour nous tyraïuiiser et pour
nous perdre. On s'imagine qu'on ne fait dans le
monde que ce qu'on veut , parce qu'on sent le
goût de ses passions par lesquelles on est en-
traîné : mais compte-t-on les dégoûts affreux ,
les ennuis mortels , les mécomptes inséparables
des plaisirs , les humiliations qu'on a à essuyer
dans les places les plus élevées? Au dehors tout
est riant ; au dedans tout est plein de chagrins
et d'inquiétudes. On cruil être libre quand on
ne dépend plus que de ses passions : folle er-
reur ! Y a-t-il au monde un état où l'on ne
dépende pas encore davantage des fantaisies
d'autrui que des siennes? Tout le commerce
de la vie est gêné par les bienséances et par la
nécessité de complaire aux autres.
D'ailleurs nos passions sont le plus rude de
tous les tyrans : si on ne les suit qu'à demi , il
faut à toute heure être aux prises contre elles et
ne respirer jamais un seul moment eu sûreté.
Elles trahissent , elles déchirent le cœur ; elles
foulent aux pieds la raison et l'honneur; elles
ne disent jamais : C'est assez. Quand même on
seroil sûr de les vaincre toujours, quelle af-
freuse victoire ! Si au contraire , on s'aban-
donne au torrent, où vous entraînera-t-il? j'ai
horreur de le penser : vous n'oseriez le penser
vous-même.
0 mon Dieu! préservez-moi de ce funeste
esclavage , que l'insolence humaine n'a point
de honte de nommer une liberté. C'est en vous
(ju'on est libre ; c'est votre vérité qui nous déli-
vrera. Vous servir , c'est régner.
Mais quel aveuglement de craindre d'aller
trop avant dario l'amour de Dieu ! plongeons-
nous-y : plus on l'aime , plus on aime aussi
tout ce qu'il nous fait faire. C'est cet amour
qui nous console de nos pertes . qui nous adou-
cit nos croix, qui nous détache de tout ce qu'il"
est dangereux d'aimer , qui nous préserve de
mille poisons, qui nous montre une miséri-
coide bienfaisante , au travers de tous les maux
que nous souffrons, qui nous découvre dans la
mort même une gloire et une félicité éternelle.
C'est cet amour qui change tous nos maux en
biens ; comment pouvons- nous craindre de
nous remplir trop de lui ? Craignons-nous
d'être trop heureux , trop délivrés de nous-
p.iêmes , des caprices de notre orgueil , de la
violence de nos passions et de la tyrannie du
monde trompeur? Que tardons-nous à nous
jeter avec une pleine confiance entre les brasj
du Père des miséricordes et du Dieu de toute
consolation? Il nous aimera; nous l'aimerons.
Son amour croissant nous tiendra lieu de tout
le reste. Il remplira lui seul notre cœur, qu€
le monde a enivré , agité , troublé , sans \i
pouvoir jamais remplir. Il ne nous fera mépri-
ser que le monde que nous méprisons déjà. Il
ne nous ôtera que ce qui nous rend malheu-
reux. Il ne nous fera faire que ce que nous
faisons tous les jours ; des actions simples et
raisonnables , que nous faisons mal , faute de
les faire pour lui; il nous les fera faire bien, en
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNES.
89
nous inspirant rie les faire pour lui ohéir. Tout,
jusqu'aux nioindrcs actions d'une vie siiui)le et
commune , se tournera en consolation , en mé-
rite et en récompense. Nous verrons en paix
venir la mort : elle sera changée pour nous eu
un commencement de vie immortelle. Bien loin
de nous dépouiller , elle nous revêtira de tout,
comme dit saint Paul. 0 que la religion est ai-
mable !
SIR L IMITATION DE lESfS-CHRIST.
Il faut imiter .Jésus : c'est vivre comme il a
vécu , penser comme il a pensé , et se confor-
mer à son image , qui est le sceau de notre
sanctification.
Quelle diilerence de conduite ! Le néant se
croit quelque chose et le Tout-Puissant s'a-
néantit. Je m'anéantirai avec vous , Seigneur;
je vous ferai un sacrifice entier de mon orgueil
et de la vanité qui m'a possédé jusqu'à présent.
Aidez ma bonne volonté ; éloignez de moi les
occasions où je tomberois ; détournez )nes yeux
afin que je ne regai-de point la vanité ' ; que je
ne voie que vous et que je me voie devant
vous : ce sera alors que je connoîtrai ce que je
suis et ce que vous êtes.
Jésus-Christ naît dans une étable ; il est
contraint de fuir en Egypte ; il passe trente ans
de sa vie dans la boutique d'un artisan ; il souf-
fre la faim , la soif, la lassitude ; il est pauvre ,
méprisé et abject ; il enseigne la doctrine du
ciel et personne ne l'écoute : tous les grands et
les sages le poursuivent , le prennent , lui font
souffrir des tourmens effroyables, le traitent
comme un esclave , le font mourir entre deux
voleurs après avoir préféré à lui un voleur.
Voilà la vie que Jésus-Christ a choisie ; et nous,
nous avons en horreur toutes sortes d'humi-
liations, les moindres mépris nous sont insup-
portables.
Comparons notre vie à celle de Jésus-Christ ;
souvenons-nous qu'il est le maître et que nous
sommes les esclaves; qu'il est tout-puissant et
que nous ne sommes que foiblesse ; il s'abaisse
et nous nous élevons. Accoutumons-nous à
penser si souvent à notre misère, que nous
n'ayons de mépris que pour nous. Pouvons-
nous avec justice mépriser les autres et consi-
1 Ps. cxviu. 37.
(Icrcr Icuro défauts , (juinid nous en sommes
nous-mêmes remplis? Commençons à marcher
par le chemin (luc Jésus-Christ nous a tracé ,
puisque c'est le seul qui nous puisse conduire
à lui.
Et comment pouvons-nous trouver Jésus-
Christ , si nous ne le cherchons dans les états de
sa vie mortelle, c'est-à-dire dans la solitude,
dans le silence , dans la pauvreté et la souf-
france , dans les persécutions et les mépris ,
dans la croix et les anéantissemens? Les saints
le trouvent dans le ciel , dans les splendeurs de
la gloire et dans les plaisirs ineffables ; mais
c'est après être demeurés avec lui en terre dans
les opprobres, les douleurs et les humiliations.
Etre chrétiens , c'est être imitateurs de Jésus-
Christ. En quoi pouvons-nous l'imiter que
dans ses humiliations? Rien autre chose ne
nous peut approcher de lui. Comme tout-puis-
sant , nous devons l'adorer ; comme juste, nous
devons le craindre; comme bon et miséricor-
dieux, nous devons l'aimer de toutes nos for-
ces; comme humble, soumis , abject et mortiiié,
nous devons l'imiter.
Ne prétendons pas de pouvoir arriver par
nos propres forces à cet état ; tout ce qui est en
nous y résiste : mais consolons-nous dans la
présence de Dieu. Jésus-Christ a voulu sentir
toutes nos foiblesses; il est un pontife compa-
tissant , qui a voulu être tenté comme nous :
prenons donc toute notre force en lui , devenu
volontairement foible pour nous fortifier . enri-
chissons-nous par sa pauvreté, et disons avec
confiance : Je puis tout en celui qui me for-
tifie *.
Je veux suivre , ô Jésus, le chemin que vous
avez pris; je vous veux imiter, je ne le puis
que par votre grâce. 0 Sauveur abject et hum-
ble , donnez-moi la science des véritables Chré-
tiens et le goût du mépris de moi-même; et que
j'apprenne la leçon inconq)réhensible à l'esprit
humain, qui est de mourir à soi-même par la
mortiticationet la véritable humilité!
Mettons la main à l'œuvre , et changeons ce
cœur si dur et si rcl)elle au cœur de Jésus-
Christ. Approchons-nous du cœur sacre de Jé-
sus ; qu'il anime le nôtre , qu'il détruise toutes
nos répugnances. 0 bon Jésus , qui avez souf-
fert pour l'amour de moi tant d'opprobres et
d"huiuiliatioiis, imprimez-en puissamment l'es-
time et l'amour dans mon cœur, et faites-m'en
désirer les pratiques.
1 Pliilii». IV. 13.
90
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
XL
DE L HUMKITE
Tois les saints sont convaincus que l'humi-
lité sincère est le fondement de toutes les ver--
tus; c'est parce que l'humilité est la fille de la
pure charité ; et l'immilité n'est autre chose que
la vérité. Il n'y a que deux vérités au monde ,
celle du tout de Dieu et du rien de la créature :
afin que l'humilité soit véritable , il faut qu'elle
nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu
par notre bassesse, demeurer dans notre place,
qui est d'aimer à n'être rien. Jésus-Christ dit
qu'il faut être doux et humble de cœur. La
douceur est tille de l'humilité , comme la co-
lère est fille de l'orgueil. Il n'y a que Jésus-
Christ qui nous puisse donner cette véritable
humilité du cœur qui vient de loi : elle nait de
l'onction de sa grâce; elle ne consiste point ,
comme on s'imagine, à faire des actes exté-
rieurs d'humilité, quoique cela soit bon; mais
à demeurer à sa place. Celui qui s'estime quel-
que chose n'est pas véritablement humble ; ce-
lui qui veut quelque chose pour soi-même ne
l'est pas non plus : mais celui qui s'oublie si
fort soi-même qu'il ne pense jamais à soi , qui
n'a pas un retour sur lui-même ; qui au-dedans
n'est que bassesse , et n'est blessé de rien , sans
affecter la patience au dehors , qui parle de soi
comme il parleroit d'un autre , qui n'affecte
point de s'oublier soi-même lorsqu'il en est tout
plein, qui se livre pour la charité sans faire
attention si c'est humilité ou orgueil d'en user
de la sorte , qui est très-content de passer pour
être sans humilité ; enfin celui qui est plein de
charité, est véritablement humble. Celui qui
ne cherche point son intérêt, mais le seul inté-
rêt de Dieu pour le temps et l'éternité, est
humble. Plus on aime purement , plus l'humi-
lité est parfaite. Ne mesurons donc point l'hu-
milité sur l'extérieur composé; ne la faisons
point dépendre d'une action ou d'une autre ,
mais de la pure charité. La pure charité dé-
pouille l'homme de lui-même; elle le revêt de
Jésus-Christ : c'est en quoi consiste la vraie
humilité , qui fait que nous ne vivons plus en
nous-mêmes, mais que Jésus-Christ vit en nous.
* Cet article painit ici pniir la ]ireniiore lois, (rai>ios une
copie trés-aiicieniie des iJivcrs Seiitimciis et .-liis chrétiens.
\\ faut appliquer à cet article l'observation que nous avons
faite plus haut, a l'occasion de l'article viii. (Edit.dc fers ]
Nous tendons toujours à être quelque chose;
nous faisons souvent du bruit dans la dévotion,
après en avoir fait dans les choses que nous
avons quittées ; et pourquoi ? C'est que l'on
veut être distingué en toutes sortes d'états.
Mais celui qui est humble ne cherche rien ; il
lui est égal d'être loué ou méprisé , parce qu'il
ne prend rien pour soi-même , et qu'il laisse
faire de lui tout ce qu'on veut. En quelque lieu
qu'on le mette, il s'y tient ; il ne comprend pas
même qu'il lui en faille un autre. Il y a bien
des personnes qui pratiquent l'humilité exté-
rieure, et qui cependant sont bien éloignées de
celte humilité de cœur dont je viens de parler;
car l'humilité extérieure, et qui n'a pas sa source
dans la pure charité , est une fausse humilité.
Plus on croit s'abaisser , plus on est persuadé
de son élévation. Celui qui s'aperçoit qu'il
s'abaisse, n'est point encore en sa place , qui
est au dessous de tout abaissement. Ces person-
nes qui croient s'abaisser ont beaucoup d'élé-
vation : aussi dans le fond, cette manière d'hu-
milité est souvent une recherche subtile d'élé-
vation. Ces sortes d'humilités n'entreront point
dans le ciel , qu'elles ne soient réduites à la
pure charité , source de la véritable humilité ,
seule digne de Dieu , et qu'il prend plaisir de
remplir de lui-même. Ceux qui en sont remplis
ne peuvent s'humilier ni s'abaisser , à ce qui
leur paroit, se trouvant au-dessous de tout
abaissement. S'ils vouloient s'abaisser , il fau-
drait qu'ils s'élevassent auparavant et sortissent
par là de l'état qui leur est propre : aussi sont-
ils si persuadés que pour s'humilier il faut se
mettre au-dessous de ce que l'on est , et sortir
de sa place, qu'ils ne croient pas jamais le
pouvoir faire. Ils ne se trouvent point humiliés
par tous les mépris et toutes les condamna-
tions des honnncs ; ils ne font que rester en
leur place : de même ils ne preiment aucune i
part à l'applaudissement qu'on pourroit leur
donner; ils ne méritent rien, ils n'attendent
rien, ils ne prennent part à rien. Ils compren-
nent qu'il n'y aque le Verbe de Dieu, qui, en
s'incarnant , s'est abaissé au-dessous de cequ'il
étoit; c'est pourquoi l'Ecriture dit qu'il s'est
anéanti ; ce qu'elle ne dit de nulle créature.
Plusieurs se méprennent en ce point: sou-
tenant leur humilité par leur propre volonté ,
et manquant à la résignation et au parfait re-
noncement d'eux-mêmes, ils offensent la cha-
rité divine , croyant favoriser l'humilité , qui
néanmoins n'est pas humilité si elle ne s'accom-
mode pas avec la charité. Si l'on avoit de la lu-
mière pour la discerner, on verroit clairement
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
91
que par où Von croit s'humilier on s'élève;
qu'en pensant s'anéantir , on cherche sa propre
subsistance; lil qu'enfin on goûte et on possède
'i gloire de l'humilité , comme une vertu in-
_ne, dans les actes de l'humanité que l'on
pratique. Le vrai humble ne fait rien , et ne
s'oppose à rien ; il se laisse conduire et mener
où l'on veut; il croit que Dieu peut tout faire
de lui, ainsi qu'il pourroit tout faire d'une
paille : et il y a plus d'humilité à faire ces
choses et à s'y rendre, qu'à s'opposer sous pré-
texte d'humilité aux desseins de Dieu. Celui
XII.
SUR LA VIOLE^'CE QU'CN CHRETIEN SE DOIT FAIRE
CONTINIELLE.MEKT.
A qui croyez-vous que parle saint Paul ,
quand il dit ' : Nous sommes fous à cause de
Jésus-Christ , et vous êtes prudens en Jcsus-
^^ns^ .^ C'est à vous, c'est à moi , et ce n'est
qui préfère le mépris, par son choix, à Téléva- point aux gens qui ont toute honte levée et qui
tion , n'est point encore véritablement humble ne connoissent point Dieu; oui , c'est à nous
quoiqu'il ait le goût de l'humilité. Enfin celui qui crovons travaillera notre salut . et qui ne
qui se laisse placer et mener où l'on veut , laissons' pas de fuir la folie de la croix , et de
; haut et bas, qui ne sent pas cette différence ,
qui n'aperçoit pas si on le loue ou si on le
blâme, ni si ce qu'on dit de lui est à son avan-
tage ou s'il lui est désavantageux, est véritable
chercher les moyens de paroitre sages aux yeux
du monde ; c'est à nous qui ne tremblons point
dans la vue de notre foiblesse. Où saint Paul se
trouve lui-même foible , nous nous trouvons
ment liumbie , quoiqu'il ne le paroisse pas aux forts; et nous ne pouvons disconvenir qu'avec
yeux des hommes, qui ne jugent pas de la vé-
ritable vertu parce qu'elle est en elle-même,
mais bien par les idées qu'ils s'en sont faites.
Le véritable humble est parfaitement obéis-
5 int , parce qu'il a renoncé à sa propre vo-
lonté; il se laisse conduire comme l'on veut le
mettre, d'une façon ou d'une autre. Il plie à
tout , et ne résiste à rien , parce qu'il ne seroit
pas humble s'il avoit un choix et une volonté
ou un raisonnement sur ce qu'on lui ordonne,
fl n'a pas de penchant propre pour aucune
:bose, mais il se laisse pencher de quelque côlé
que l'on veut. Il ne veut rien , il ne demande
. rien , non par pratique de ne rien demander ,
mais parce qu'il est dans un si profond oubli
de soi, et si fort séparé de lui-même , qu'il ne
sait pas ce qu'il lui convient le mieux. Le véri-
; table humble est un de ces enfans dont Jésus-
Christ a dit que le royaume des cieux leur ap-
partenoit. Un enfant ne sait pas ce qu'il lui faut;
li ne peut rien, il ne pense àrien, mais il se laisse
( enduire. Abandonnons-nous donc avec cou-
rage; si Dieu ne fait rien de nous, il nous ren-
dra justice, puisque nous ne sommes bons à
jrien ; et s'il fait de grandes choses , ce sera sa
rloire : nous dirons avec Marie qu'il a fait de
de bonnes intentions nous ne soyons quasi op-
posés à ce grand apôtre. Cet état ne doit pas
nous paroitre bon : faisons-y donc réflexion ;
et après nous être bien examinés , voyons en
quoi nous différons des véritables serviteurs de
Dieu.
Soyons imitateurs de Jésus-Christ en deve-
nant les imitateurs de saint Paul * , qui se
donne pour modèle après le premier mo-
dèle : plus de complaisance pour le monde,
plus de complaisance pour nous, plus d'in-
dulgerice pour nos passions , pour nos sens
et pour notre langueur spirituelle. Ce n'est
point en paroles que consiste la pratique
de la vertu ; elles ne suffisent pas pour
arriver au royaume de Dieu : c'est dans la
force et le courage , et dans la violence que
l'on se fait ; violence en toutes rencontres lors-
qu'il faut résister au torrent du monde, qui
nous empêche de faire le bien , après nous
avoir tant de temps fait commettre le mal ;
violence quand il faut renoncer à une partie du
nécessaire pour ne pas se tromper en croyant
avoir renoncé au superflu ; violence quand il
faut se mortifier dans l'esprit après s'être mor-
tifié dans le corps , sans croire que Dieu nous
1 1 ' "■"- u""3 jc Lui[j3 , saus Cl une que uieu nous
fiotre bas's '' ^" """' ' ^""''^ "^ "" '^^"""^^ ^" ''°'' ""^ ''"'^^ ' '^°'''"'^ P°"' augmenter les
^^^^^' heures de prières , de lectures et de retraite ;
violence pour se trouver toujours parfaitement
bien dans l'état où l'on est, sans souhaiter ni
plus de commodité, ni plus d'honneur, ni plus
de santé, ni d'autre compagnie . pas même de
> I Cor. IV. 10. —2 Ibld. XI. I.
92
INSTRUCTIONS SIR LA MORALE
gens de bien; enfin violence ponr arrivera ce tés. Le Publicain déplore ses vices; le Pharisien
degré d'indifférence absolument nécessaire au raconte ses vertus. Le Publicain n'ose deman-
chrétien, qui n'a de volonté que celle de Dieu der des grâces ; le Pharisien vante avec com-
son créateur : qui lui remet les succès de toutes plaisance celles qu'il a reçues. Dieu se déclare
ses affaires, quoiqu'il ne laisse pas d'y travail-
ler : qui agit selon sa condition , mais qui agit
sans se troubler ; qui prend plaisir à regarder
Dieu et qui ne craint point d'en être regardé;
qui espère que ce regard sera pour ciM-riger ses
défauts, et qui demeure paisible en se voyant à
sa merci {iour la j)unilion de ses péchés. Voilà
pour le Publicain : il aime mieux le pécheur
humble et confondu à la vue de sa misère .
que le juste qui se complaît dans sa justice, et qui
tire sa propre gloire des dons de Dieu. S'appro-
prier les dons de Dieu, c'est les tourner contre
Dieu même pour flatter son propre orgueil, t)
dons de Dieu . que vous èles redoutables à um»
où je vous laisse, et oîi je vous prie de vous te- anie qui se cherche en elle-même ! Elle tourna
en poison l'aliment de vie éternelle: tout ce
qui devroit la faire mourir à la vie d'Adam ne
sert qu'à entretenir cette vie. On nourrit l'a-
mour-propre de bounes œuvres et d'austérités;
on se raconte à soi-même secrètement ses mor-
tifications , ses victoires sur son goût , ses ac-
tions de justice, de patience, d'humilité, de dé-
sintéressement : on croit chercher dans toutes
ces choses une consolation spirituelle ; et on y
cherche un appui pour se confier en soi-même,
et pour se rendre un témoignage avantageux
de sa propre justice . on veuf toujours être en
état de se représenter à soi-même ce qu'on fait
de bien. Quand ce témoignage intérieur échap-
pe , on est désolé, troublé, consterné ; on croit
Les Publioainsou receveurs d'impôts éfoient avoir tout perdu. Ce témoignage sensible est
nir, afin que nous puissions et vous et moi
dans le trouble et le tiacas de la vie du monde,
nous conserver en paix. Grand Dieu , pouvons-
nous penser que l'on connaisse en nous quel-
que chose de la vie de Jésus-Chrisf? Plus nous
craignons de souflrir , plus nous en avons be-
soin.
XIH.
SUR l'histoire DC pharisien et Dl- PUBLICAIN
CARACTÈRES PE LA JUSTICE PHARISaÏQUE.
fort odieux au peuple juif, jaloux de sa liberté,
et accoutumé à n'avoir pour roi que Dieu
même ou que des princes de la nation. Du
temps de Jésus-Christ, ils étoient assujettis à la
domination romaine, qu'ils supportoieni inij^a-
tiemment. <Juand Jésu^-Christ représente un
Publicain, il met devant les yeux de ceux qu'il
instruit ce qu'il y avoif déplus profane et de plus
scandaleux. Do là vient que Jésus -Christ met
ensemble les femmes de mauvaise vie el les Pu-
blicaiiis.
Pour les Pharisiens, c'étoit une secte d'hom-
mes réformés , qui pratiquoient scrupuleuse-
ment jusques aux moindres circonstances mar-
quées par la lettre de la loi. Leur vie étoit
exemplaire , et éclatante eu vertus extérieures;
mais ils éfoient superbes . hautains , jaloux des
premiers rangs et de l'autorité , pleins d'eux-
mêmes et de leurs bonnes œuvres , dédaigneux
et critiques pour autrui . en un mot , aveuglés
par la confiance en leur propre justice.
Jésus-Christ fait une histoire qui représente
ces deux caractères ' , pour montrer combien
le Pharisien est plus loin du vrai royaume de
Dieu, que le Publicain qui est chargé d'iniqui-
' Luc. xviii. 10, H , etc.
l'appui des commençans ; c'est le lait des amcs
tendres et naissantes, il faut qu'elles le sucent
longtemps; il seroit dangereux de les en sevrer.
C'est à Dieu seul à retirer peu à peu ce goùl .
et à y substituer le pain des forts. Mais quand
une ame, depuis long-temps instruite et exercée
dans le don de la foi, commence à ne sentir
plus ce témoignage si doux el si consolant ,
elle doit demeurer tranquille dans l'épreuve ,
et ne se point tourmenter pour rappeler ce que
Dieu éloigne d'elle. Alors il faut qu'elle s'en-
durcisse contre elle-même, et qu'elle soit con-
tente, comme le Publicain , de montrer sa mi-
sère à Dieu, osant à peine lever les yeux vers
lui. C'est dans cet état que Dieu purifie d'au-
tant plus lame qu'il lui dérobe la vue de sa
pureté.
L'ame est si infectée de l'amour-propre ,
quelle se salit toujours un peu par la vue de sa
vertu : elle en prend toujours quelque chose pour
elle-même : elle rend grâces à Dieu ; mais elle se
sait bon gré d'être plutôt qu'une autre la per-
sonne sur qui découlent les dons célestes. Cette
manière de s'approprier les grâces est très-sub-
tile et très-imperceptible dans certaines âmes qui
paroisseut droites et simples : elles n'aperçoivent
pas elles-mêmes le larcin qu'elles font. Ce lar-
ET LA PERFECTI'^N CHRÉTIENNES.
03
fin est d'autant plus mauvais, que c'est dérober
If hien le plus pur, et qui excite par conséquent
il;ivantage la jalousie de Dieu. Ces auies ne ces-
sent de s'approprier leurs vertus que quand
files cessent de les voir , et que tout semble
Ifur échapper. Alors elles s'écrient , comme
saint Pierre quand il s'enfonçoit dans les eaux :
Sauvez-nous, Seigneur, nous périssons. Elles ne
liouvent plus rien en elles ; tout manque. Il
n'y a plus dans leur fonds que sujet de con-
damnation, d'honeur, de haine de soi-même,
de sacrifice et d'abandon. En perdant ainsi
(clte propre justice pharisienne , on entre dans
il vraie justice de Jésus-Christ, qu'on n'a garde
df considérer comme la sienne propre.
Cette justice pharisienne est bien plus com-
iiume qu'on ne s'imagine. Le premier défaut
de cette justice consistoit en ce que le Pharisien
la mettoit toute dans les œuvres , s'attachant
superstitieusement à la rigueur de la lettre de
la loi, pour l'observer de point en point sans
en chercher l'esprit. Voilà précisément ce que
font tant de Chrétiens. On jeûne , on donne
l'aumône , on fréquente les sacremens , on va
à l'office de l'église, on prie même, sans amour
pour Dieu, sans détachement du monde , sans
charité, sans humilité , sans renoncement à
soi-même: on est content, pourvu qu'on ait
devant soi un certain nombre de bonnes œu-
vres régulièrement faites. C'est être pharisien.
Le second défaut de la justice pharisienne est
celui que nous avons déjà remarqué ; c'est
qu'on veut s'appuyer sur cette justice comme
sur sa propre force. Ce qui fait qu'elle console
tant, c'est qu'elle donne un grand soutien à la
nature. On prend un grand plaisir à se voir
juste, à se sentir fort, à se mirer dans sa \erlu,
comme une femme vaine se plaît à considérer
sa beauté dans un miroii'. L'attachement à cette
vue de nos vertus les salit, nourrit noire amour-
propre , et nous empêche de nous détacher de
nous-mêmes. De là vient que tant d'am(îs, d'ail-
leurs droites et plemcs de bons désirs, ne font
que tournoyer autour d'elles-mêmes sans avan-
cer jamais vers Dieu. Sous prétexte de vouloir
conserver ce témoignage intérieur, elles s'occu-
pent toujours d'elles-mêmes avec complaisance;
elles craignent autant de se perdre de vue , que
d'autres craindroient de s'écarter de Dieu : elles
veulent toujours voir un certain arrangement
de vertus composées à leur mode ; elles veulent
toujours goi^iter le plaisir d'être agréables à
Dieu. Ainsi elles ne se nourrissent que d'un plai-
sir qui les amollit, et d'une superficie de vertus
qui les remplit d'elles-mêmes. Il faudroit
les vider , et non pas les remplir ; les en-
durcir contre elles-mêmes , et non pas les
accoutumer à cette tendresse sensible qui n'a
souvent rien de solide. Cette tendresse est
pour elles ce que seroit le lait d'une nourrice
pour un homme robuste de trente ans. Cette
nourriture affoiblit et appetisse l'ame , au lieu
de la fortifier. De plus, c'est que ces âmes, trop
dépendantes du goût sensible et du calme inté-
rieur, sont en danger de perdre tout au premier
orage qui s'élèvera : elles ne tiennent qu'au don
sensible ; dès que le don sensible se retire, tout
tombe sans ressource. Elles se découragent
aussitôt que Dieu les éprouve; elles n'ont mis
aucune dilîérence entre le goût sensible et
Dieu : de là vient que, quand ce goût échappe,
elles concluent que Dieu les abandonne. Aveu-
gles, qui quittent l'oraison , comme dit sainte
Thérèse, quand l'oraison commence à se puri-
fier par l'épreuve, et à devenir plus fructueuse!
Une ame qui vit du pain sec de la tribulation, qui
se trouve vide de tout bien , qui voit sans cesse
sa pauvreté, son indignité et sa corruption , qui
ne se lasse jamais de chercher Dieu , quoique
Dieu la repousse, qui le cherche lui seul pour
l'amour de lui-même sans se chercher soi-même
en Dieu, est bien au-dessus d'une ame qui veut
\oir sa perfection, qui se trouble dès qu'elle la
perd de vue, et qui veut toujours que Dieu la
prévienne par de nouvelles caresses.
Suivons Dieu par la route obscure de la pure
foi; perdons de vue tout ce qu'il voudra nous
cacher; marchons, comme Abraham , sans sa-
voir où tendent nos pas ; ne comptons que sur
notre misère et sur la miséricorde de Dieu.
Seulement allons droit ; soyons simples ,
fidèles , n'hésitant jamais de sacrifier tout à
Dieu. iMais gardons-nous bien de nous ap-
jHiyer sur nos œuvres, ou sur nos sentimens ,
ou sur nos vertus. Allons toujours à Dieu, sans
nous arrêter un moment pour retourner sur
nous-mêmes avec complaisance ou avec in-
quiétude. Abandonnons-lui fout ce qui nous re-
garde , et songeons à le glorifier sans relâche
dans tous les moments de notre vie.
XIV.
REMÈDES CONTRE LA DISSIPATION ET CONTRE L\
TRISTESSE.
Il me semble que vous êtes en peine sur
deux choses : l'une d'éviter la dissipation . et
9i
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
l'autre de vous soutenir contre la tristesse.
Pour la dissipation . \ou3 ne vous en guérirez
point par des réflexions forcées. N'espérez pas
de faire l'ouvrage de la grâce par les ressorts
et les industries de la nature. Contentez-vous
de donner votre volonté à Dieu sans réserve ,
et de n'envisager jamais aucun état douloureux
que vous n'acceptiez par labaudon à la divine
Providence. Gardez-vous bien d'aller jamais
au devant de ces pensées de croix ; mais quand
Dieu permet qu'elles vous viennent , sans que
vous les ayez cherchées , ne les laissez jamais
passer sans fruit.
Acceptez, malgré les répugnances et les hor-
reurs de la nature, tout ce que Dieu présente à
votre esprit, comme une épreuve par laquelle
il veut exercer votre foi. Ne vous mettez point
en peine de savoir si vous aurez, dans l'occasion,
la force d'exécuter ce que vous désirez faire
de loin : l'occasion présente aura sa grâce ;
mais la grâce du moment auquel vous envi-
sagez ces croix, est de les accepter de bon cœur
au temps que Dieu vous les donnera. Le fon-
dement d'abandon posé , marchez tranquille-
ment et en conllance. Pourvu que cette dispo-
sition de votre volonté ne soit point changée
par des attachemens volontaires à quelque chose
contre l'ordre de Dieu, elle subsistera toujours.
Votre imagination sera errante sur mille
vains objets ; elle sera même plus ou moins
agitée, suivant les lieux où vous serez, et sui-
vant qu'elle aura été plus ou moins ébranlée
par des objets plus vifs ou plus languissans.
Mais qu'importe? L'imagination , comme dit
sainte Thérèse, est la folle de la maison ; elle
ne cesse de faire du bruit et d'étourdir; l'esprit
même est entraîné par elle ; il ne peut s'empê-
cher de voir les images qu'elle lui présente.
Son attention à ces images est inévitable , et
cette attention est une distraction véritable :
mais, pourvu qu'elle soit involontaire, elle ne
sépare jamais de Dieu ; il n'y a que la distrac-
tion de la volonté qui fait tout le mal.
Si vous ne voulez jamais la distraction, vous
ne serez jamais distraite, et il sera vrai de dire
que votre oraison n'aura point défailli. Chaque
fois que vous apercevrez votre distraction, vous
la laisserez tombe:* sans la combattre, et vous
vous retournerez doucement du côté de Dieu
sans aucune contention d'esprit. Quand vous
ne vous apercevrez point de votre distraction,
elle ne sera pas une distraction du cœur. Dès
que vous l'apercevrez , vous lèverez les yeux
vers Dieu. La fidélité que vous aurez à rentrer
en sa présence , toutes les fois que vous vous
apercevrez de votre état, vous méritera la grâce
d'une présence plus fréquente ; et c'est, si je
ne me trompe , le moyen de rendre bientôt
cette présence familière.
Cette fidélité à se détourner promptement
des autres objets, toutes les fois qu'on remar-
que les distractions , ne sera pas long-temps
dans une âme sans le don d'un recueillement
fréquent et facile. Mais il ne faut pas s'imagi-
ner qu'on puisse entrer dans cet état par ses
propres efforts : cette contention vous rendroit
gênée, scrupuleuse, inquiète dans les affaires
et dans les conversations où vous avez besoin
d'être libre. Vous seriez toujours en crainte que
la présence de Dieu ne vous échappe, toujours
à courir pour la rattraper ; vous vous envelop-
periez dans tous les fantômes de votre imagi-
nation. Ainsi la présence de Dieu , qui doit,
par sa douceur et par sa lumière, faciliter l'ap-
plication à tous les autres objets que nous
avons besoin de considérer dans l'ordre de
Dieu, vous rendroit au contraire toujours agitée
et presque incapable des fonctions extérieures
de votre état.
Ne soyez donc jamais inquiète de ce que
celte présence sensible de Dieu aous aura
échappé ; mais surtout gardez-vous bien de
vouloir une présence de Dieu raisonnée, et sou-
tenue par beaucoup de réflexions. Contentez-
vous , dans le cours de la journée et dans le
détail de vos occupations , d'une vue confuse
de Dieu ; en sorte que, si on vous demandoit
alors quelle est la disposition de votre cœur, il
fût vrai de dire qu'il tend à Dieu, quoique vous
fussiez alors attentive à quelque autre objet.
Ne \ous mettez point en peine des égare-
mens de votre esprit que vous ne pouvez
retenir. On se distrait souvent par la crainte
des distractions , et puis par le regret de les
avoir eues.
Que diriez-vous d'un homme qui, dans un
voyage, au lieu de marcher toujours sans s'ar-
rêter, passeroit son temps à prévoir les chutes
qu'il pourroit faire, et, quand il en auroit fait
quelqu'une, à retourner voir le lieu où il seroit
tombé ? Marchez, marchez toujours, lui diriez-
vous. Je vous dis de même : Marchez sans
regarder derrière vous , et sans vous arrêter.
Marchez, dit l'Apôtre ', afin que vous soyez
toujours dans une plus grande abondance. L'a-
bondance de l'amour de Dieu, il est vrai, vous
corrigera plus que vos inquiétudes et vos re-
tours empressés sur vous-même.
' I The88. IT. 1.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
95
Cette règle est simple ; mais la nature,
aocoulumée à faire tout par sentiment et par
réflexion, la trouve simple jusqu'à l'excès. On
voudroit s'aider soi-même, et se donner plus
de mouvement : mais c'est en quoi cette règle
est bonne, de ce qu'elle tient dans un état de
pure foi, -où l'on ne s'appuie que sur Dieu à
qui l'on s'abandonne, et où l'on meurt à soi-
même en supprimant tout ce qui est de soi. Par
là ou ne multiplie point les pratiques exté-
rieures, qui pourroient gêner les personnes fort
occupées, ou nuire à la santé: on les tourne
toutes à aimer, mais à aimer simplement ; en-
suite on ne fait que ce que l'a^iour fait faire :
ainsi on n'est jamais surchargé ; car on ne porte
que ce qu'on aime. Celte règle , bien prise,
suffit aussi pour guérir la tristesse.
Souvent la tristesse vient de ce que , cher-
chant Dieu , on ne le sent pas assez pour se
contenter. Vouloir le sentir n'est pas vouloir
le posséder ; mais c'est vouloir s'assurer, pour
l'amour de soi-même, qu'on le possède, afin
de se consoler. La nature abattue et découragée
a impatience de se voir dans la pure foi ; elle
fait tous ses efforts pour s'en tirer , parce que
là tout appui lui manque ; elle y est comme
en l'air ; elle voudroit sentir son avancement.
A la vue de ses fautes , l'orgueil se dépite, et
l'on prend ce dépit de l'orgueil pour un senti-
ment de pénitence. On voudroit , par amour-
propre , avoir le plaisir de se voir parfait ; on
se gronde de ne l'être pas ; on est impatient,
hautain et de mauvaise humeur contre soi et
contre les autres. Erreur déplorable ! Comme
si l'œuvre de Dieu pouvoit s'accomplir par notre
chagrin ! Comme si on pouvoit s'unir au Dieu
de paix en perdant la paix intérieure ! Marthe,
Marthe , pourquoi vous troubler sur tant de
choses pour le service de Jésus-Christ ? Une
seule est nécessaire ', qui est de l'aimer et de se
tenir immobile à ses pieds.
Quand on est bien abandonné à Dieu, tout
ce que l'on fait est bien fait , sans faire beau-
coup de choses : on s'abandonne avec confiance
pour l'avenir ; on veut sans réserve tout ce que
Dieu voudra , et l'on ferme les yeux pour ne
rien prévoir de l'avenir. Cependant on s'ap-
plique dans le présent à accomplir sa volonté ;
i chaque jour suffit son bien et son mal. Ce
journalier accomplissement de la volonté de
Dieu est l'avènement de son règne au dedans
I de nous, et tout ensemble notre pain quotidien.
i On seroit infidèle , et coupable d'une défiance
1 Luc. X. 4t et 42.
païenne, si on vouloit pénétrer dans cet avenir
du temps que Dieu nous dérobe : on le lui
laisse ; c'est à lui de le faire doux ou amer,
court ou long : qu'il fasse ce qui est bon à
ses yeux. La plus parfaite préparation à cet
avenir , quel qu'il soit , est de mourir à toute
volonté propre , pour se livrer totalement à
celle de Dieu. Comme la manne avoit tous les
goûts, cette disposition générale renferme tou-
tes les grâces et tous les senlimens convenables
à tous les états où Dieu pourra nous mettre
dans la suite.
Quand on est ainsi prêt à tout, c'est dans le
fond de l'abime que l'on commeuce à prendre
pied ; on est aussi tranquille sur le passé que
sur l'avenir. On suppose de soi tout le pis qu'on
en peut supposer; mais on se jette aveuglément
dans les bras de Dieu : on s'oublie, on se perd ;
et c'est la |)lus parfaite pénitence que cet oubli
de soi-même : car toute la conversion ne con-
siste qu'à se renoncer pour s'occuper de Dieu.
Cet oubli est le martyre de l'amour-propre ;
on aimeroit cent fois mieux se contredire , se
condamner, se tourmenter le corps et l'esprit,
que de s'oubUer. Cet oubli est un anéantisse-
ment de l'amour-propre , où il ne trouve au-
cune ressource. Alors le cœur s'élargit ; on est
soulagé en se déchargeant de tout le poids de
soi-même dont on s'accabloit ; on est étonné de
voir combien la voie est droite et simple. On
croyoit qu'il falloit une contention perpétuelle
et toujours quelque nouvelle action sans relâ-
che : au contraire, on aperçoit qu'il y a peu à
■faire ; qu'il suffit , sans trop raisonner ni sur
l'avenir ni sur le passé, de regarder Dieu avec
confiance comme un père qui nous mène dans
le moment présent comme par la main. Si
quelque diotraction le fait perdre de vue, sans
s'arrêter à la distraction , on se retourne vers
Dieu , et il fait sentir ce qu'il veut. Si on fait
des fautes, on en fait une pénitence qui est une
douleur toute d'amour. On se retourne vers
celui de qui on s'étoit détourné. Le péché pa-
roit hideux : mais l'humiliation qui en revient,
et pour laquelle Dieu l'a permis, paroît bonne.
Autant que les réfle.\ions de l'orgueil sur nos
propres fautes sont amères , inquiètes et cha-
grines , autant le retour de l'âme vers Dieu
après ses fautes est-il recueilli , paisible et sou-
tenu par la confiance.
Vous sentirez par expérience combien ce
retour simple et paisible vous facilitera votre
correction , plus que tous les dépits sur les dé-
fauts qui vous dominent. Soyez seulement fi-
dèle à vous tourner simplement vers Dieu, dès
d6
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
le moment que vous apercevrez votre faute. Au contraire, l'âme fidèle a une volonté qui
Vous aurez beau chicaner avec vous-même ; ce n'est contrainte en rien ; elle accepte librement
n'est point avec vous que vous devez prendre tout ce que Dieu lui donne de douloureux ;
vos mesures. Quand vous vous grondez sur vos elle le veut, elle l'aime, elle l'embrasse ; elle
misères, je ne vois dans votre conseil que vous ne voudroit pas le quitter quand même il ne
seul avec vous-même. Pauvre conseil, où Dieu lui en coûleroit qu'un seul désir, parce que ce
n'est pas ! désir seroit un désir propre , et contraire à son
Qui vous tendra la main pour sortir du abandon à la Providence, qu'elle ne veut jamais
bourbier? Sera-ce vous? Hé! c'est vous-même prévenir en rien.
qui vous y êtes enfoncé , et qui ne pouvez en
sortir. De plus , ce bourbier c'est vous-même ;
tout le fond de votre mal est de ne pouvoir
sortir de vous. Espérez-vous d'en sortir en vous
entretenant toujours avec vous-même , et en
nourrissant votre sensibilité par la vue de vos
foiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir
sur vous-même par tous ces retours. Mais le
moindre regard de Dieu calmeroit bien mieux
votre cœur troublé par cette occupation de
vous-même. Sa présence opère toujours la sortie
de soi-même, et c'est ce qu'il vous faut. Sortez
donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais
comment en sortir ? Il ne faut que se tour-
ner doucement du côté de Dieu , et en for-
mer peu à peu l'iiabilude par la fidélité à y
revenir toutes les fois qu'on s'aperçoit de sa
distraction.
Si quelque chose est capable de mettre un
cœur au large et en liberté, c'est cet abandon.
Il répand dans le cœur nne paix plus abondante
que les fleuves, et une justice qui est comme les
abîmes de la mer ; c'est l'expression d'Isaïe'.
Si quelque chose peut rendre un esprit serein,
dissiper ses scrupules et ses craintes noires,
adoucir la peine par l'onction de l'amour, don-
ner une certaine vigueur dans toutes les actions,
et épancher la joie du Saiut-Esprit jusque sur
le visage et dans les paroles , c'est cette con-
duite simple , libre et enfantine entre les bras
de Dieu. Mais on raisonne trop , et on se gâte
à force de raisonner. Il y a une tentation de
raisonnement , qu'il faut craindre comme les
autres tentations. Il y a une occupation de soi-
même, sensib'e. inquiète, défiante, qui est une
tentation d'autant plus subtile , qu'on ne la
Pour la tristesse naturelle qui vient de la regarde point comme une tentation , et qu'au
mélancolie, elle ne vient que du corps; ainsi
les remèdes et le régime la diminuent. Il est
vrai qu'elle revient toujours, maiselle n'est pas
volontaire. Quand Dieu la donne , on la sup-
porte en paix , comme la lièvre et les autres
maux corporels. L'imagination est dans une
noirceur profonde , elle est toute tendue de
deuil ; mais la volonté, qui ne se nourrit que
de pure foi, veut bien éprouver toutes ces im-
pressions ; on est en paix, parce qu'on est d'ac-
cord avec soi-même, et soumis à Dieu. Il n'est
pas question de ce que l'on sent, mais de ce
que l'on veut. On veut tout ce qu'on a, on ne
veut rien de ce qu'on n'a i>as. On ne voudroit
pas soi-même se délivrer de ce qu'on soulfre,
parce qu'il n'appartient qu'à Dieu de distribuer
les croix et les consolations. On est dans la joie
au milieu des tribulations, comme dit l'Apô-
tre ' ; ce n'est pas une joie des sens, c'est une
joie de pure volonté.
Les impies, au milieu des plaisirs, ont une
joie contrainte, parce qu'ils ne sont jamais con-
tens de leur état : ils voudroient repousser
certains dégoûts et goûter encore certaines dou-
ceurs qui leur manquent.
» Il Cor. VII. 4.
contraire on s'y enfonce de plus en plus, parce
qu'on la prend pour la vigilance recommandée
dans l'Evangile. La vigilance que Jésus-Christ
ordonne est une fidèle attention à aimer tou-
jours , et à accomplir la volonté de Dieu dans
le moment présent , suivant les signes qu'on
en a : mais elle ne consiste pas à se troubler, à
se mettre à la torture , à s'occuper sans cesse
de soi-même , plutôt que de lever les yeux
vers Dieu, notre unique secours contre nous-
mêmes.
Pourquoi, sous prétexte de vigilance, s'opi-
niàtrer à découvrir en nous-mêmes ce que Dieu
ne veut pas que nous y découvrions pendant
cette vie? Pourquoi perdre par là le fruit de la
foi pure et de la vie intérieure? Pourquoi se
détourner de la présence de Dieu , qu'il veut
nous rendre continuelle ? 11 n'a pas dit : Soyez
toujours vous-même l'objet devant lequel vous
marchiez ; mais il a dit : Marchez devant moi,
et soyez parfait - .
David, plein de son esprit, a dit : Je croyais
toujours Dieu devant moi ^ ; et encore : Mes
yeux sont toujours élevés vei^s le Seigneur, afin
qu'il garantisse mes pieds des filets tendtis''. Le
* Is. xLYiii. 18. — "^Gen. XVII. 1. — ^ Ps, xv. 8. —
'■' Ibid. x\iv, 15.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
97
danger est à ses pieds ; cependant ses yeux sont
en haut : il est moins utile de considérer notre
danger que le secoins de Dieu. De plus on voit
tout réuni en Dieu ; on y voit la misère hu-
maine et la bonté divine; ini seul coup-d'œil
d'une âme droite et pure , si simple qu'il soit,
aperçoit tout dans cette lumière infinie. Mais
que pouvons-nous voir dans nos pr(^pres ténè-
bres, sinon nos ténèbres mêmes ?
0 mon Dieu ! pourvu que je ne cesse de
vous voir, je ne cesserai point de me voir dans
toutes mes misères, et je me verrai bien mieux
en vous qu'en moi-même. La vraie vigilance
est de voir en vous votre volonté pour l'accom-
plir, et non de raisonner à l'intini sur l'élal de
la mienne. Quand les occupations extérieures
m'empêcheront de vous voir seul, en fermant
dans l'oraison les avenues de tous mes sens,
alors je vous verrai, Seigneur, faisant tout en
tous. Je verrai partout avec joie votre volonté
s'accomplir et au dedans et au dehors de moi ;
je dirai sans cesse Amen, connne les bienheu-
reux ; je chanterai toujours dans mou cœur
le cantique de la céleste Sion. Je vous bénirai
même dans les niéchans, qui, par leur volonté
mauvaise, ne laissent pas d'accomplir malgré
eux la vôtre toute juste, toute sainte, toute puis-
sante. Dans la chaste liberté de l'esprit que
vous donnez à vos enfans, j'agirai et je parlerai
simplement, gaîment et avec confiance : Qunnd
iiu'ine je passerais au travers des onibrts de la
mort, je ne craindrais rien, parce que vous êtes
tau/ours avec moi *. Je ne chercherai jamais
aucun péril ; je n'entrerai jamais dans aucun
engagement qu'avec des signes de votre proyi-
dence, qui y soient ma force et ma consolation.
Dans les états mêmes où votre vocation me sou-
tiendra, je donnerai au recueillement, à l'orai-
son, à la retraite , tous les jours, toutes les
heures, tous les momens que vous me laisserez
libres : je ne quitterai jamais ce bienheureux
étal , qu'autant que vous m appellerez vous-
même à quelque fonction extérieure. Alors je
sortirai en apparence de vous, mais vous sorti-
rez avec moi ; et, dans cette sortie apparente,
vous me porterez dans votre sein ; je ne me
chercherai point moi-même dans le connnerce
des créatures ; je ne craindrai point que le
recueillement diminue mon agrément auprès
d'elles, et dessèche ma conversation ; car je ne
veux plaire aux hommes qu'autant qu'il le faut
pour vous plaire.
Si vous voulez vous servir de moi pour votre
' Ps. XXII. 4.
FÉNELOX.
o'uvre sur eux, je me livre; et, sans réflexion
sur moi , je répandrai sinijdement sur eux
tout ce que vous avez fait découler de vos dons
sur moi : je ne marcherai point à tâtons, en
retombant toujours sur moi-même : quelque
périlleuse et dissipante que soit cette fonction,
je me comporterai simplement devant vous
avec une droite intention, sachant quelle est la
bonté du père devant qui je marche; il ne veut
point de subtilité dans les siens.
Si, au contraire, vous ne voulez pas vous
servir de moi pour les autres , je ne m'offrirai
point ; je n'irai au-devant de rien ; je ferai en
paix les autres choses auxquelles vous me bor-
nerez : car, selon l'attrait d'abandon que vous
me donnez, je ne désire ni ne refuse rien, je
me piêfe à tout, et consens d'être inutile à tout.
Cdierché , rebuté , connu , ignoré , applaudi ,
contredit, que m'inqiorte ? C'est vous, et non
])as moi ; c'est vous , et non pas vos dons dis-
tingués de vous et de votre amour que je cher-
che. Tous les états qui sont bons me sont indif-
férens. Ameu.
XV.
REMÈDES CONTRE I.A TRISTESSE.
Poi R ce (pii regar-de une certaine tristesse qui
resserre le cieur et qui l'abat, voici deux règles
(pi'il me paroit important d'observer. La pre-
mière est de remédier à cette tristesse par les
moyens que la Providence nous fournit; par
exemple, ne se point surcharger d'affaires pé-
nibles, pour ne succomber point sous un far-
d(>au dispropoî'tionné ; ménager non-seulement
les forces de son corps, mais encore celles de
son esprit, en ne pienant point sur soi des choses
où l'on compteroit trop sur son courage ; se ré-
server des heures pour prier , pour lire, pour
s'encourager par de bonnes conversations ;
même s'égayer, pour délasser tout ensemble
l'esjirit avec le corps, suivant le besoin.
Il faut encore quelque personne sûre et dis-
crète, à qui on puisse décharger son cœur pour
tout ce qui n'est point du secret d'antrui ; car
cette déchaige soulage et élargit le ca^n- op-
pressé. Souvent des peines trop long -temps
retenues grossissent jusqu'à crever le cœur. Si
elles pouvoient s'exlialer , on verroit qu'elles
ne méritent point toute l'amertume qu'elles
ont causée. IVien ne tire tant l'àme A'iuw. cer-
taine noirceui- profonde, que la simplicité et la
TOME VI.
98
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
petitesse avec laquelle elle expose son découra-
gement aux dépens de sa gloire , demandant
lumière et consolation dans la communication
qui doit être entre les enfans de Dieu.
La seconde règle est de porter paisiblement
toutes les impressions involontaires de tristesse
que nous souffrons , malgré les secours et les
précautions que nous venons d'expliquer. Les
découragemens intérieurs nous font aller plus
vite que tout le reste , dans la voie de la foi,
pourvu qu'ils ne nous arrêtent point, et que la
lâcheté involontaire de l'àme ne la livre point
à cette tristesse qui s'empare, comme par force,
de tout l'intérieur. Un pas fait en cet état est
toujours un pas de géant ; il vaut mieux que
mille, faits dans une disposition plus douce et
plus consolante. Il n'y a donc qu'à mépriser
notre découragement , et qu'à aller toujours,
pour rendre cet état de foiblesse plus utile et
plus grand que celui du courage et de la force
la plus héroïque.
0 que ce courage sensible, qui rend tout
aisé , qui fait et qui souffre tout , qui se sait
bon gré de n'hésiter jamais, est trompeur ! 0
qu'il nourrit la confiance propre et une cer-
taine élévation de cn^ur! Ce courage, qui édifie
quelquefois merveilleusement le public, nourrit
au dedans une certaine satisfaction et un témoi-
gnage qu'on se rend à soi-même, qui est un
poison subtil. On a le goût de sa propre vertu,
on s'y complaît, on veut la posséder ; on se
sait bon gré de sa force.
Une âme affoiblie et humiliée, qui ne trouve
plus de ressource en elle , qui craint, qui est
troublée, qui est triste jusqu'à la mort, comme
Jésus-Christ lorsqu'il étoit dans le jardin, qui
s'écrie enfin comme lui sur la croix : 0 Dieu,
ô mon Dieu, iioiirqvoi in avez-vous délaissé ? est
bien plus purifiée, plus déprise d'elle-même,
plus anéantie et plus morte à tout désir propre,
que ces âmes fortes qui jouissent en paix des
fruits de leur vertu.
Heureuse l'âme que Dieu abat , que Dieu
écrase, à qui Dieu ôte toute force en elle-même
pour ne se plus soutenir qu'en lui ; qui voit sa
pauvreté, qui en est contente ; qui porte, outre
les croix du dehors , la grande croix intérieure
du découragement , sans laquelle toutes les
autres ne péseroient rien !
XVI.
SLR LA PENSÉE DE LA MORT.
On ne peut trop déplorer l'aveuglement des
hommes de ne pas vouloir penser à la mort, et
de se détourner d'une chose inévitable que l'on
peut rendre heureuse en y pensant souvent. La
mort ne trouble que les personnes charnelles :
le pM' fait amour chasse la crainte '. Ce n'est pas
par se croire juste qu'on cesse de craindre : c'est
par aimer simplement , et s'abandonner sans
retour sur soi à celui qu'on aime. Voilà ce
qui rend la mort douce et précieuse. Quand
on est mort à soi-même , la mort du corps
n'est plus que la consommation de l'œuvre de
la grâce.
( )n évite la pensée de la mort pour ne se pas
aUrister ; elle ne sera triste que pour ceux qui
n'y auront pas pensé. Elle arrivera enfin cette
mort , et éclairera celui qui n'aura pas voulu
être éclairé pendant sa vie. On aura à la mort
une lumière très -distincte de tout ce que
nous aurons fait et de tout ce que nous au-
rions dû faire ; nous verrons clairement l'u-
sage que nous aurions dû faire des grâces
reçues , des talens, des biens , de la santé , du
temps et de tous les avantages ou malheurs de
notre vie.
La j)ensée de la mort est la meilleure règle
que nous puissions prendre pour toutes nos ac-
tions et nos projets. 11 faut la désirer ; mais il
la faut aussi attendre avec la même soumission
que nous devons avoir à la volonté de Dieu dans
tout le reste. On doit la désirer, puisqu'elle est
la consommation de notre pénitence, l'entrée
de notre bonheur et notre éternelle récom-
pense.
Il ne faut point dire que l'on veut vivre pour
faire pénitence , puisque la mort est la meilleure
que nous puissions faire. Nos péchés seront pur-
gés plus jmrement , et expiés plus efficacement
par notre mort , que par toutes nos pénitences.
Elle sera aussi douce pour les gens de bien ,
qu'elle sera amère pour les méchans. Nous la
demandons tous les jours dans le Pater ; il faut
que tous demandent que le royaume de Dieu
leur arrive. Il fiiut donc la désirer, puisque la
prière n'est que le désir du cœur, et que ce
royaume ne peut venir pour nous que par no-
' I Joaii. lY, M,
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
99
tre mort. Saint Paul recommande aux Chrétiens
de se consoler ensemble ' dans la pensée de la
mort.
XVll.
NÉCESSITÉ DE COXNOITRE DIEU : CETTE CONNOISSANCE
EST l'aME et le fondement DE LA SOLIDE PIETE.
Ce qui manque le ])lus aux hommes , (;'est
la connoissance de Dieu. Ils savent, quand ils
ont beaucoup lu, une certaine suite de miracles
et de marques de providence par les taits de
l'histoire ; ils ont fait des réflexions sérieuses
sur la corruption et sur la fragilité du monde ;
ils se sont même convaincus de certaines maxi-
mes utiles pour la réformation de leurs mœurs
par rapport au salut : mais tout cet édifice
manque de fondement ; ce corps de piété et de
christianisme est sans ame. Ce qui doit animer
le véritable lidèle, c'est l'idée de Dieu, qui est
tout, qui fait tout et à qui tout est dû. 11 est
infini en tout, en sagesse, en puissance , en
amour. II ne faut donc pas s'étonner si tout ce
qui vient de lui tient de ce caractère d'iufini ,
et surpasse la raison humaine. Quand il pré[)are
et arrange quelque chose , ses conseils et ses
voies sont, comme dit l'Ecriture , autant au-
dessus de nos conseils et de nos voies , que le
ciel est au-dessus de la terre. Quand il veut
exécuter ce qu'il a résolu, sa puissance ne se
montre par aucuns etforts , car il n'y a aucun
effet, quelque grand qu'il puisse être , qui lui
soit moins fa ':ile que lespluscommuns : il ne lui
a pas plus coûté pour tirer du néant le ciel et
la terre , tels que nous les voyons , que pour
faire couler une rivière dans sa pente naturelle,
ou pour laisser tomber une pierre de haut en
bas. Sa puissance se trouve tout entière dans sa
volonté : il n'a qu'à vouloir, et les choses sont
d'abord faites. Si l'Ecriture le représente par-
lant dans la création , ce n'est pas qu'il ail eu
besoin d'une parole qui soit sortie de lui pour
faire entendre sa volonté à toute la nature qu'il
vouloit produire. Cette parole, que l'Ecriture
nous représente , est toute simple et tout inté-
rieure ; c'est la pensée qu'il a eue de faire les
choses, et la résolution qu'il en a formée au
fond de lui-même. Celte pensée a été féconde ;
et, sans sortir de lui , elle a tiré de lui , comme
une source de tous les êtres , tous ceux qui
» I Thess. IV. 17—2 Is. l\ . C.
composent rimivers. Sa miséricorde, tout de
môme, n'est autre chose que sa pure volonté :
il nous a aimés avant la création du monde ; il
nous a vus, il nous a préparé ses biens; il
nous a aimés et choisis dès l'éternité. Quand
il nous arrive quelque bien nouveau , il dé-
coule de cette ancienne source : Dieu n'a
jamais de volonté nouvelle sur nous : il ne
change point ; c'est nous qui changeons.
Quand nous sommes justes et bons, nous lui
sommes conformes et agréables; quand nous
quittons la justice , et que nous cessons d'être
bons, nous cessons de lui être conformes et de
lui plaire. C'est une règle immuable, de laquelle
la créature changeante s'approche et s'écarte
successivement. Sa justice contre les méchans
et son amour pour les bons ne sont que la même
chose : c'est la même bonté qui s'unit avec tout
ce qui est bon, et qui est incompatible avec tout
ce qui est mauvais. Pour la miséricorde, c'est
la bonté de Dieu qui , nous trouvant mauvais,
veut nous rendre bons. Cette miséricorde, qui
se fait sentir à nous dans le temps , est dans sa
source un amour éternel de Dieu pour sa créa-
ture. Lui seul donne la vraie bonté. Malheur
à l'ame présomptueuse qui espère delà trouver
en soi-même! C'est l'amour que Dieu a pour
nous qui nous donne tout.
Mais le plus grand don qu'il nous puisse
faire, c'est de nous donner l'amour que nous
devons avoir |)our lui. Quand Dieu nous aime
jusqu'à faire que nous l'aimions, il règne en
nous; il y fait notre vie, et notre paix, et notre
bonheur, et nous commençons déjà à vivre de
sa vie bienheureuse. Cet amour qu'il a pour
nous pf»rte son caractèi'e infini : il n'aime point,
comme nous, d'un amour borné et rétréci:
quand il aime, toutes les démarches de son
amour sont inlinies. Il descend du ciel sur la
terre pour chercher la créature de boue qu'il
aime; il se fait homme et boue avec elle ; il lui
donne sa chair à manger. C'est par de tels pro-
diges d'amour que l'infini surpasse toutes les
affections dont les hommes sont capables. II
aime en Dieu : et cet amour n'a rien qui ne
soit incompréhensible. Le comble de la folie
est de vouloir mesurer l'amour infini à une
sagesse bornée. Dieu loin de perdre quelque
chose de sa grandeur dans ces excès d'amour,
il y grave le caractère de sa grandeur, en y
marquant les saillie» et les transports d'un
amour infiai. 0 qu'il est grand et aimable dans
ses mystères! Mais nous n'avons point d'yeux
pour les voir, et nous manquons de sentiment
pour apercevoir Dieu en tout.
100
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
XVHL
SUITE DU MÊME SUJET. DIEU n'eST POINT AIME ,
PARCE qu'il n'est PAS CONNU.
Il ne faut point s'étonner que les hommes
fassent si peu pour Dieu , et que le peu qu'ils
ibnt pour lui leur coûte tant : il ne le connois-
sent point; à peine croient-ils qu'il est. La
croyance qu'ils en ont est plutôt une déférence
aveugle à l'autorité d'un sentiment |)ublic ,
qu'une conviction vi\c et distincte de la divi-
nité. On la suppose, parce qu'on n'oseroit
l'examiner, et parce qu'on est là-dessus dans
une distraction d'indifférence qui vient de ce
qu'on est entraîné par ses passions vers d'au-
tres objets. Mais on ne connoit Dieu que connue
je ne sais quoi de merveilleux, d'obscur, et
d'éloigné de nous : on le regarde comme un
être puissant et sévère , qui demande beaucoup
de nous, qui gêne nos inclinations, qui nous
menace de grauds maux , et contre le jugement
terrible duquel il faut se précaulionner. Voilà
ce que pensent ceuv qui font des réflexions sé-
rieuses sur la religion ; encore sont -ils en
bien petit nombre. On dit : C'est une per-
sonne qui craint Dieu : en eiïei , elle ne fait
que le craindre sans l'aimer, comme des enfans
craignent le maître qui donne le fouel , comme
un mauvais valet ci'uint les cou[)s de celui qu'il
sert, quand il le sert par crainte et sans se
soucier de ses intérêts. Voudroit-on être traité
par un fils ou môme par un domestique, comme
on traite Dieu ? C'est qu'on ne le connoît pas ;
car si on leconnoissoit , on Taimeroit. fJieii est
amour, comme dit saint Jean ' ; celui qui ne
l'aime point ne le connoit point , car comment
connoitre l'amour sans l'aimer? Il faut donc
conclure que tous ces gens qui ne font encore
que craindre Dieu, ne leconnoissent i)oiiit.
Mais qui est-ce , ô mon Dieu , qui vous con-
noîtra? Celui qui ne conuoîtra plus que vous,
qui ne se coimoitra plus lui-même , et à qui
tout ce qui n'est point vous sera comme s'il
n'étoit pas. Le monde seroit surpris d'entendre
parler ainsi , parce que le monde est plein de
lui-même , de la vanité, du mensonge, et vide
de Dieu. Mais j'espère qu'il y aura toujours
des aines qui auront faim de Dieu , et qui goû-
teront les vérités que je vais dire.
*■ I JoaD. IV. S et i6.
0 mon Dieu ! avant que vous fissiez le ciel
et la terre il n'y avoit que vous. Vous étiez ,
car vous n'avez jamais commencé à être :
mais vous étiez seul. Hors vous il n'y avoit
rien : vous jouissiez de vous-même , et vous
n'aviez besoin de trouver rien hors de vous ,
puisque c'est vous qui donnez, bien loin de
recevoir, à tout ce qui n'est pas vous-même.
Par votre parole toute-puissante, c'est-à-dire
par votre simple volonté , à qui rien ne coûte ,
et qui fait tout ce qu'elle veut par son pur
vouloir sans succession de temps , et sans au-
cun travail extérieur , vous fîtes que ce monde
qui n'étoit pas, commençât à être. Vous ne
fîtes point comme les ouvriers d'ici-bas, qui
trouvent les matériaux de leurs ouvrages, qui
ne font que les rassembler, et dont l'art con-
siste à ranger peu à peu, avec beaucoup de peine,
ces matériaux qu'ils n'ont pas faits. Vous ne
trouvâtes rien de fait, et vous fîtes vous-même
tous les matériaux de votre ouvrage. C'est sur
le néant que vous travaillâtes. Vous dîtes : Que
le monde soit, et il fut. Vous n'eûtes qu'à dire,
et tout fut fait.
Mais pourquoi fites-vous toutes ces choses?
Elles furent toutes faites pour l'homme, et
l'homme fut fait pour vous. Voilà l'ordre que
vous établîtes : malheur à l'aine qui le ren-
verse , qui veut que tout soit pour elle , et qui
se renferme en soi! C'est violer la loi fonda-
mentale de la création. Non , mon Dieu , vous
ne pouvez céder vos droits essentiels de créa-
teur ; ce seroit vous dégrader vous-même. Vous
pouvez pardonner à l'ame coupable qui vous a
outragé , parce que vous pouvez la remplir de
votre pur amour: mais vous ne pouvez cesser
d'être contraire à l'ame qui rapporte vos dons
à elle-même , et qui refuse de se rapporter elle-
même par un sincère et désintéressé amour à
son créateur. Ne faire que vous craindre , ce
n'est ])as se rapportera vous , c'est au contraire
ne penser à vous que par rapport à soi. Vous
aimei' dans la seule vue de jouir des avantages
qu'on trouve en vous, c'est vous rapportera
soi , au lieu de se rapporter à vous. Que faut-
il donc pour se rapporter entièrement au Créa-
teur? Il faut se renoncer, s'oublier, se perdre ,
entrer dans vos intérêts , ô mon Dieu , contre
les siens propres ; n'avoir plus ni volonté , ni
gloire , ni paix que la vôtre, en un mot , c'est
vous aimer sans s'aimer soi-même.
0 combien d'ames , qui , sortant de cette vie
chargées de vertus et de bonnes œuvres , n'au-
ront point cette pureté enfière , sans laquelle
on ne peut voir Dieu ; et qui, faute d'être trou-
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
101
vées dans ce rapport simple cl tntul de la créa-
ture à son créateur, auront besoin dètre [ui-
rifiées par ce feu jaloux qui ne laisse , dans
l'autre vie, rien h l'ame de tout ce qui l'attache
à elle-même I Elles n'entreront en Dieu , ces
âmes , qu'après être pleinement sorties d'elles-
mêmes dans cette épreuve d'une inexorable
justice. Tout ce qui est encore à soi est du do-
maine du purgatoire. Hélas! combien d'ames
qui se reposent sur leurs vertus, et qui ne veu-
lent point entendre ce renoncement sans réser\e!
Cette parole leur est dure et les scandalise :
mais qu'il leur en coulera pour l'avoir négli-
gée ! Elles paieront au centuple les retours sur
elles-mêmes elles vaines consolations dont elles
n'auront pas eu le courage de se déprendre.
Revenons donc. Telle est la grandeur de
Dieu, qu'il ne peut rien faire que pour lui-
même et pour sa propre gloire. C'est cette
gloire incommunicable dont il est nécessaire-
ment jaloux, et qu'il ne peut donner à per-
sonne, comme il le dit lui-même ^ Au con-
traire , telle est la bassesse et la dépendance de
la créature, qu'elle ne peut, sans s'ériger en
fausse divinité , et sans violer la loi immuable
de sa création , rien faire, rien dire, rien pen-
ser, rien vouloir pour elle-même et pour sa pro-
pre gloire.
0 néant , tu veux te glorifier ! Tu n'es qu'à
condition de n'être jamais rien à tes propres
yeux : tu n'es que pour celui qui te fait être.
Il se doit tout à lui-même ; lu te dois tout à lui :
il ne peut l'en rien relâcher; tout ce qu'il te
laisseroit à toi-même sorliroil des règles invio-
lables de sa sagesse et de sa bonté. Un seul ins-
tant , un seul soupir de ta vie donné à ton inté-
rêt propre , blesseroil essentiellement la fin du
Créateur dans la création. Il n'a besoin de rien ;
mais il veut tout , parce que tout lui est dû , et
que tout n'est pas trop pour lui. Il n'a besoin
de rien , tant il est grand : mais cette même
grandeur fait qu'il ne peut rien produire hors
de lui qui ne soit tout pour lui-même : c'est son
bon plaisir qu'il veut dans sa créature. Il a fait
pour moi le ciel et la terre; mais il ne peut
souffrir que je fasse volontairement et par choix
un seul pas pour une autre fin que celle d'ac-
complir sa volonté. Avantqu'il eût produit des
créatures , il n'y avoit point d'autre volonté que
la sienne. Croirons-nous qu'il ait créé des créa-
tures raisonnables pour vouloir autrement que
lui? Non , non ; c'est sa raison souveraine (|ui
doit les éclairer et être leur raison ; c'est sa vo-
' Is XLII. 8.
lonlé . règle de tout bien , qui doit vouloir en
nous : toutes ces volontés n'en doivent faire
(ju'une seule i)ar la sienne; c'est pourquoi nous
lui disons • Que voire règiie cienne ; que votre
volonté se fasse.
Pour mieux comprendre tout ceci , il faut
se représenter que Dieu , qui nous a faits de
rien , nous refait encore , pour ainsi dire, à
chaque instant. De ce que nous étions hier, il
ne s'ensuit pas que nous devions être encore
aujourd'hui : nous pourrions cesser d'être , et
nous retomberions effectivement dans le néant
d'où nous sonnnes sortis , si la même main
toute-puissante qui nous en a tirés ne nous em-
pèchoit d'y être replongés. Nous ne sommes
rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce
que Dieu nous fait être , et seulement pour le
temps qu'il lui plaît : il n'a qu'à retirer sa main
(jui nous porte , pour nous renfoncer dans l'a-
bîme de notre néant ; comme une pierre, qu'on
tient en l'air, tombe de son propre poids dès
qu'on ne la tient plus. Nous n'avons donc l'être
et la vie que par le don de Dieu.
De plus, il y a d'autres biens, qui étant d'un
ordre encore plus pur et plus élevé , viennent
encore plus de lui. La bonne vie vaut encore
mieux que la vie; la vertu est d'un plus grand
prix que Lisante; la droiture du cœur et l'amour
de Dieu sont plus au-dessus des dons temporels
que le ciel ne l'est au-dessus de la terre. Si
donc nous sommes incapables de posséder un
seul moment ces dons vils et grossiers sans le
secours de Dieu , à combien plus forte raison
faut-il qu'il nous donne ces autres dons sublimes
de son amour, du détachement de nous-mêmes,
et de toutes les vertus.
C'est donc, ô mon Dieu , ne vous point cou-
noître que de vous regarder hors de nous,
comme un Etre tout-puissant qui donne ries
lois à toute la nature , et qui a fait tout ce que
nous voyons. C'est ne connoître encore qu'une
partie de ce que vous êtes; c'est ignorer ce qu'il
y a de plus merveilleux et de plus louchant
pour vos créatures raisonnables. Ce qui m'en-
lè\e et qui m'attendrit, c'est que vous êtes
le Dieu de mon cœur. Vous y faites tout
ce qu'il vous plaît. Quand je suis bon, c'est
vous qui me rendez tel • non-seulement \ous
tournez mon cœur comme il vous plaît , mais
encore vous me donnez un cœur selon le vôtre.
C'est vous qui vous aimez vous-même en moi ;
c'est vous qui animez mon ame , comme -non
ame anime mon corps ; vous m'êtes plus pré-
sent et plus intime (jue jele suisà moi-même .
ce moi, auquel je suis si sensible et que j'ai tant
402
INSTRUCTKINS SUR LA MORALE
aimé , me doit être étranger en comparaison de
vous : c'est vous qui me lavez donné ; sans
vous il ne seroit rieu : voilà pourquoi vous vou-
lez que je vous aime plus que lui.
0 puissance incompréhensible de mon (Créa-
teur ! 0 droit du Créateur sur sa créature, que ja-
mais la créature ne comprendra assez ! 0 pro-
dige d'amour, que Dieu seul peut faire ! Uieu
se met , pour ainsi dire , entre moi et moi ; il
me sépare d'avec moi-même; il veut être plus
près de moi par le pur amour que je ne le suis
de moi-même ; il veut que je regarde ce moi
comme je regarderois un être étranger ; que je
sorte des bornes étroites de ce moi , que je le
sacrifie sans retour, et que je le rapporte tout
entier et sans condition au Créateur de qui je le
tiens. Ce que je suis me doit être bien moins
cher que celui par qui je suis. Il m'a fait pour
lui , et non pour moi-même ; c'esl-à-dire pour
l'aimer, j)0ur vouloir ce qu'il veut, et non pour
m'aimer en cherchant ma propre volonté. Si
quelqu'un sent son cœur révolté contre ce sacri-
iice entier du moi à celui qui nous a ciéés , je
déplore son aveuglement, j'ai compassion de le
Aoir esclave de lui-même, et je prie Dieu de
l'en délivrer, en lui enseignant à aimer sans
intérêt propre !
0 mon Dieu ! je vois dans ces personnes
scandalisées de votre pur amour, les ténèbres et
la rébellion causées par le péché originel. A'ous
n'aviez point fait le cœur de l'homme avec celte
pente de propriété si monstrueuse. Cette rec-
titude, où l'Ecriture nous apprend que vous
l'aviez créé , ne consisloit qu'à n'être point à
soi, mais à celui qui nous a faits pour lui. 0
Père ! vos enfans sont défigurés ; ils ne vous
ressemblent plus. Ils s'irritent , ils se décou-
ragent , quand on leur parle d'être à vous
comme vous êtes à vous-même. En renversant
cet ordre si juste, ils veulent follement s'ériger
en divinités : ils veulent être à eux-mêmes ,
faire tout pour eux, ou du moins ne se donner
à vous qu'avec des réserves , à certaines con-
ditions, et pour leur propre intérêt. 0 mons-
trueuse propriété! ô droits de Dieu inconnus!
ô ingratitude et insolence de la créature ! Misé-
rable néant! qu'as-tu à garder pour toi? qu'as-
tu qui t'ap[>arlienne? qu'as-tu qui ne vienne
d'en haut , et qui ne doive y retourner? Tout ,
jusqu'à ce ?noi si injuste , qui veut partager
avec Dieu ses dons, est un don de Dieu qui n'est
fait que pour lui : tout ce qui est en toi crie
contre toi pour le Créateur. Tais-toi donc, créa-
ture, qui te dérobes à ton Créateur, et rends-toi
à lui.
Mais hélas , à mon Dieu ! quelle consolaUon
de penser que tout est votre ouvrage, autant
au dedans de moi-même qu'au dehors ! Vous
êtes toujours avec moi, quand je fais mal : vous
êtes au dedans de moi , me reprochant le mal
que je fais, m'inspiranl le regret du bien que
j'abandonne , et me montrant une miséricorde
qui me tend les bras. Quand je fais bien ,
c'est vous qui m'en inspirez le désir, qui le
faites en moi et par moi : c'est vous qui aimez
le bien , qui haïssez le mal dans mon cœur, qui
priez, qui édifiez le prochain , qui faites l'au-
mône. Je fais toutes ces choses , mais c'est par
vous ; vous me les faites faire ; vous les mettez
en moi. Ces bonnes œuvres , qui sont vos dons,
deviennent mes œuvres ; mais elles sont tou-
jours vos dons ; elles cessent d'être bonnes
œuvres dès que je les regarde comme miennes,
etque votre don, qui en fait tout le prix, échappe
à ma vue.
Vous êtes donc , el je suis ravi de le pouvoir
penser, sans cesse opérant au fond de moi-
même : vous y travaillez invisiblement, comme
un ouvrier qui travaille aux mines dans les en-
trailles de la terre . vous faites tout, et le
monde ne vous voit pas ; il ne vous attribue
rien : moi-même je m'égarois en vous cher-
chant par de vains efforts bien loin de moi. Je
rassemblois dans mon esprit toutes les merveil-
les de la nature , pour me former quelque
image de votre grandeur ; j'allois vous deman-
der à toutes vos créatures ; et je ne songeois pas
à vous trouver au fond de mon cœur, où vous
ne cessez d'être. Non, mon Dieu , il ne faut
point creuser au fond de la terre, il ne faut
point passer au-delà des mers , il ne faut point
voler jusque dans les cieux, comme disent vos
saints oracles * , pour vous trouver : vous êtes
plus près de nous que nous-mêmes.
0 Dieu si grand et tout familier tout ensem-
ble , si élevé au-dessus des cieux , et si propor-
tionné à la bassesse de sa créature ; si immense
et si intimement renfermé dans le fond de mon
cœur; si terrible et si aimable; si jaloux el
si facile pour ceux qui vous traitent avec la fa-
miliarité du pur amour, quand est-ce que vos
propres enfans cesseront de vous ignorer ?
Qui me donnera une voix assez forte pour re-
procher au monde entier son aveuglement , et
pour lui annoncer avec autorité tout ce que
vous êtes?
Quand on dit aux hommes de vous chercher
dans leur propre cœur, c'est leur proposer de
1 Dcul. XXX. 12. Ron). x. 6.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
103
vous aller chercher plus loui que les terres les
plus inconuues. Qu'y a-t-il de plus éloigné , et
de plus inconnu , pour la plupart des hommes
vains et dissipés , que le fond de leur propre
cœur? Savent-ils ce que c'est que de rentrer
jamais en eux-mêmes? En ont-ils jamais tenté
le chemin? Peuvent-ils même s'imaginer ce
que c'est que ce sanctuaire intérieur, ce fond
impénétrable de l'ame où vous voulez être
adoré en esprit et en vérité? Ils sont toujours
hors deux-mêmes, dans les objets de leur am-
bition ou de leur amusement. Hélas 1 comment
entendroient-ils les vérités célestes , puisque
les vérités même terrestres , comme dit Jésus-
Christ * , ne peuvent se faire sentir à eux ? Ils
ne peuvent concevoir ce que c'est que de ren-
trer en soi par de sérieuses réflexions : que
diroieut-ils si on leur proposoit d'en sortir pour
se perdre en Dieu ?
Pour moi, ô mon Créateur, les yeux fermés
à tous les objets extérieurs, qui ne sont que
vanité et qu'affliction d'esprit', je veux trouver
dans le plus secret de mon cœur une intime
familiarité avec vous par Jésus votre fils, qui
est votre sagesse et votre raison éternelle, de-
venue enfant , pour rabaisser par son enfance
et par la folie de sa croix notre vaine et folle
sagesse. C'est là que je veux , quoi qu'il m'en
coûte , malgré mes prévoyances et mes ré-
flexions, devenir petit , insensé, encore plus
méprisable à mes propres yeux qu'à ceux de
tous les faux sages. C'est là que je veux m'eui-
vrer du Saint-Esprit, comme lesapôtres, et con-
sentir, comme eux, à être le jouet du monde.
Mais qui suis-je pour penser ces choses? Ce nest
plus moi , vile et fragile créature, ame de boue
et de péché ; c'est vous, ô Jésus, vérité de Dieu,
qui les pensez en moi , et qui les accomplirez,
pour faire mieux triompher votre grâce par un
plus indigne instrument.
0 Dieu ! on ne vous connoît point ; on ne
sait qui vous êtes. La lumière luit au milieu des
ténèbres, et les ténèbres ne peuvent la compren-
dre^. C'est par vous qu'on vit, qu'on respire,
qu'on pense, qu'on goûte les plaisirs; et on
oubhe celui par qui on fait toutes ces choses!
On ne voit rien que par vous , lumière univer-
selle, soleil des âmes, qui luisez encore plus
clairement que celui des corps; et, ne voyant
rien que par vous, on ne vous voit point! C'est
vous qui donnez tout : aux astres leur lumière,
aux fontaines leurs eaux et leur cours, à la
terre ses plantes, aux fruits leur saveur, aux
1 Joan. III. 12. — 2 Eccles. i. U. — 3 joau. i. 5.
fleurs leurs parfums, à toute la nature sa ri-
chesse et sa beauté; aux hommes la santé, la
raison , la vertu : vous donnez tout; vous faites
fout; vous réglez tout. Je ne vois que vous;
tout le reste disparoît comme une ombre aux
yeux de celui qui vous a vu une fois : et le
monde ne vous voit point ! Mais hélas ! celui qui
ne vous voit point n'a jamais rien vu et a passé
sa vie dans l'illusion d'un songe; il est comme
s'il n'étoitpas, plus malheureux encore, car il
eût mieux valu pour lui , comme je l'apprends
de voire [>arole , qu'il ne fût jamais né.
Pour moi, mon Dieu, je vous trouve partout:
au dedans de moi-même, c'est vous qui faites
tout ce que je fais de bon. J'ai senti mille fois
que je ne pouvois par moi-même, ni vaincre
mon humeur, ni détruire mes habitudes, ni
modérer mon orgueil , ni suivre ma raison , ni
continuer de vouloir le bien que j'avois une fois
voulu. C'est vous qui donnez cette volonté;
c'est vous qui la conservez pure : sans vous je
ne suis qu'un roseau agité par le moindre vent.
Vous m'avez donné le courage, la droiture , et
tous les bons sentimens que j'ai : vous m'avez
formé un cœur nouveau qui désire votre justice
et qui est altéré de votre vérité éternelle. En me
le donnant , vous avez arraché ce cœur du vieil
homme, pétri de boue et de corruption, jalou\,
vain, ambitieux, inquiet, injuste, ardent pour
les plaisirs. Quelque misère qui me reste, hélas !
aurois-je pu jamais espérer de me tourner ainsi
vers vous , et de secouer le joug de mes pas-
sions tyranniques?
Mais voici la merveille qui efï'ace tout le reste.
Quel autre que vous pouvoit m'arracher à moi-
même , tourner toute ma haine et tout mon
mépris contre moi? Ce n'est point moi qui ai
fait cet ouvrage ; car ce n'est point par soi-
même qu'on sort de soi : il a donc fallu un sou-
tien étranger surlequel je pusse m'appuyer hors
de mon projM-e cœur pour en condamner la
misère. Il falloit que ce secours fût étranger ;
car je ne pouvois le trouver en moi , qu'il fal-
loit cond)altre : mais il falloit aussi qu'il fût in-
time, pour arracher le /«o< des derniers replis
de mon co'ur. C'est vous. Seigneur, qui , por-
tant votre lumière dans ce fond de mon ame ,
impénétrable à tout autre, m'y avez montré
toute ma laideur. Je sais bien qu'en la voyant
je ne l'ai pas changée , et que je suis encore dif-
forme à vos yeux; je sais bien que les miens
n'ont [ui découvrir toute ma difformité ; mais du
moins j'en vois une partie, et je voudrois dé-
couvrir le fout. Je me vois horrible, et je suis
en paix ; car je ne veux ni flatter mes vices , ni
104
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
que mes vice» me dccouiagenl. Je les \ois donc,
et je porte sans me troubler cet opprobre. Je
suis pour vous contre moi , ô mon Dieu ! 11 n'y
a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d'avec
moi-même. Voilà ce que vous avez fait au de-
dans^ et vous continuez chaque jour de le faire,
pour m'ôler tous les restes de la vie maligne
d'Adam, et pour achever la formation de l'hom-
nie nouveau. C'est cette seconde création de
l'homme intérieur qui se renouvelle de jour
en jour.
Je me laisse , ô mon Dieu , dans vos mains .
tournez, retournez celte boue, donnez-lui une
forme ; brisez-la ensuite; elle est à vous, elle
n'a rien à dire : il me suftlt qu'elle serve à tous
vos desseins , et que rien ne résiste à votre bon
plaisir , pour lequel je suis fait. Demandez, or-
donnez , défendez : que voulez-vous que je
fasse? que voulez-vous que je ne fasse pas?
Elevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué
à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai
toujours également , eu sacritiant toute volonté
propre à la vôtre : il ne me reste qu'à dire en
tout connue Marie * : Qu'il me soit fait selon
votre parole !
Mais pendant que vous faites tout ainsi au
dedans , vous n'agissez pas moins au dehors.
Je découvre partout , jusque dans les moindres
atomes, cette grande main qui porte le ciel et
la terre , et qui semble se jouer en conduisant
tout l'univers. L'unique chose qui m'a embar-
rassé, est de comprendre comment vous laissez
tant de maux mtMés avec les biens. Vous ne
pouvez faire le mal ; tout ce que vous faites est
bon ; d'où vient donc que la face de la ferre est
couverte de crimes et de misères? 11 semble que
le mal prévale partout sur le bien. Vous n'avez
fait le monde que pour votre gloire , et on est
tenté de croire qu'il se tourne à votre déshon-
neur. Le nombre des méchans surpasse infini-
ment celui des bons , au dedans même de votre
Eglise . toute chair a corrompu sa voie ; les
bons mêmes ne sont bons qu'à demi, et me font
jiresque autant gémir que les autres. Tout souf-
fre, tout est dans un état violent; la misère
égale la corruption. Que lardez-vous, Sei-
gneur, à séparer les biens et les maux? Hâtez-
vous ; donnez gloire à votre nom ; apprenez à
ceux qui le blasphèment combien il est grand.
Vous vous devez à vous-même de rappeler
toutes choses à l'ordre. J'entends l'impie qui dit
sourdement que vous avez les yeux fermés à
tout ce qui se passe ici-bas "^ . Elevez-vous, élevez-
» Luc, I. 38. — * Ezech. vin. 12.
VOUS, Seigneur; foulez aux pieds tous vos en-
nemis.
Mais, ô mon Dieu, que vosjugemens sont
profonds ! vos voies sont plus élevées au-dessus
des nôtres, que les cieux ne le sont au-dessus
de la terre '. Nous sonunes impatiens, parce
que notre vie entière n'est que comme un mo-
ment; au contraire, votre longue patience est
fondée sur votre éternité , devant qui mille ans
sont comme le jour d'hier déjà écoulé '. Vous
tenez les momens en votre puissance * , et les
hommes ne les connoissent pas : ils s'impatien-
tent; ils se scandalisent; ils vous regardent
comme si vous succombiez sous l'effort de
l'iniquité : mais vous riez de leur aveuglement
et de leur faux zèle.
Vous me faites entendre qu'il y a deux gen-
res de maux : les uns, que les hommes outfaits,
contre votre loi et sans vous , par le mauvais
usage de leur liberté; les autres, que vous avez
faits ' et qui sont des biens véritables, si on les
considère par rapport à la punition et à la cor-
rection des méchans , à laquelle vous les des-
tinez. Le péché est le mal qui vient de l'homme;
la mort , les maladies, les douleurs, la honte
et toutes les autres misères, sont des maux que
vous tournez en biens , les faisant servir à la
réparation du péché. Pour le péché, Seigneur ,
vous le souffrez, pour laisser l'homme libre et
en la main r/e son conseil , selon le terme de vos
Ecritures ''. Mais , sans être auteur du péché,
quelles merveilles n'en faites-vous pas pour ma-
nifester votre gloire! Vous vous servez des mé-
chans pour corriger les bons, et pour les per-
fectionner en les humiliant : \ous vous servez
encore des méchans contre eux-mêmes , en les
punissant les uns par les autres. Mais, ce qui
est touchant et aimable , vous faites servir l'in-
justice et la persécution des uns à convertir les
autres. Combien y a-t-il de personnes qui
vivoient dans l'oubli de vos grâces et dans le
mépris de votre loi , et que vous avez ramenées
à vous en les détachant du monde par les injus-
tices qu'elles y ont souffertes! \
Mais j'aperçois, ô mou Dieu, une autre mer-
veille; c'est que vous souffrez un mélange de
bien et de mal jusque dans le cœur de ceux qui
sont le plus à vous : ces imperfections qui res-
lent dans ces bonnes âmes , servent à les humi-
lier, à les détacher d'elles-mêmes , à leur faire
senfir leur impuissance, à les faire recourir plus
ardennnent avons, et à leur faire comprendre
1 Is. LV. 9. — 2 11 Petr. m,
m. 6. — S Eccli. XV. \k.
, — ' Acl. 1.7. — * Aiiioï.
ET LA PERFECTION CHHI^:TIENNE.
10^
que l'oraison est la source de toute \riilable
vertu. 0 quelle abondance de biens vous lirez
des maux que vous ave/ permis! Vous ne souf-
frez donc les nuuix que pour en tirer de plus
grands biens, et pour faire éclater votre bonté
toute-puissante par l'art avec lequel vous usez
de ces maux. Vous arrangez ces maux suivant
vos desseins. Vous ne faites pas l'iniquité de
l'homme; mais, étant incapable de la produire,
vous la tournez seulement d'un côté plutôt que
d'un autre , selon qu'il vous plaît, pour exécu-
ter vos profonds conseils ou de justice ou de
miséricorde.
J'entends la raison humaine qui veut entrer
eu jugement avec vous, qui veut pénétrer votre
secret éternel , et qui dit : Dieu n'avoit pas be-
soin de tirer le bien du ruai ; il n'avoit tout d'un
coup qu'à ne permettre aucun mal , et qu'à
rendre tous les hommes bons : il le pouvoit; il
n'avoit qu'à faire pour tous les hommes ce qu'il
a fait pour quelques-uns, qu'il a enlevés hors
d'eux-mêmes par le charme de sa grâce : pour-
quoi ne l'a-t-il pas fait?
0 mon Dieu , je le sais par votre parole :
Vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait ' ;
vous ne voulez la perte d'aucun * ; vous êtes le
Sauveur de tous ' : mais vous l'êtes des uns
plus que des autres. Quand vous jugerez la
terre, vous serez victorieux dans vos jugemens ;
la créature condamnée ne verra qu'équité dans
sa condamnation ; vous lui montrerez claire-
ment que vous avez faitpour la culture de votre
vigne fout ce que vous deviez. Ce n'est point
vous qui lui manquez ; c'est elle qui se man-
que et qui se perd elle-même. Maintenant
l'homme ne voit point ce détail , car il ne con-
uoît point son propre cœur ; il ne discerne ni
les grâces qui s'offrent à lui, ni ses propres sen-
timens , ni sa résistance inférieure. Dans votre
jugement vous le développerez tout entier à ses
propres yeux : il se verra; il aura horreur de
se voir; il ne pourra s'empêcher de voir dans
un éternel désespoir ce que vous aurez fait pour
lui , et ce qu'il aura fait contre lui-même.
Voilà ce que l'homme n'entend point en
cette vie : mais , ô mon Dieu , dès qu'il vous
connoît , il doit croire cette vérité sans la com-
prendre. Il ne peut douter que vous ne soyez,
vous par qui toutes choses sont; il ne peut dou-
ter que vous ne soyez la bonté souveraine :
donc , il ne lui reste qu'à conclure , malgré
toutes les ténèbres qui l'environnent, qu'en
faisant grâce aux uns vous faites justice à tous.
Bien plus , vous faites grâce même à ceux qui
ressentiront éternellement la rigueur de votre
justice. Il est vrai que vous ne leur faites pas
toujoiu-s d'aussi grandes grâces qu'aux autres;
mais enfin vous leur faites des grâces, et des
grâces qui les rendront inexcusables quand vous
les jugerez, ou plutôtquand ils se jugeront eux-
mêmes, et que la vérité imprimée au dedans
d'eux-mêmes prononcera leur condamnation.
H est vrai que vous auriez pu faire davantage
pour eux ; il est vrai que vous ne l'avez pas
voulu : mais vous avez voidu tout ce qu'il fal-
loit pour n'être point chargé de leur perte ;
vous l'avez permise , et vous ne l'avez point
faite. S'ils ont été méchans, ce n'est pas que
vous ne leur eussiez donné de quoi être bons :
ils ne l'ont pas voulu; vous les avez laissés dans
leur liberté. Qui peut se plaindre de ce que
vous ne leur avez pas donné une surabondance
de grâce? Le maître qui ofl're à tous ses servi-
teurs la juste récompense de leurs travaux ,
n'esf-il pas en droit de faire à quelques-uns un
excès de libéralité? Ce qu'il donne à ceux-là
par-dessus la mesure donne-t-il aux autres le
moindre fondement de se plaindre de lui. Par
là , Seigneur, vous montrez que toutes vos voies,
comme dit votre Ecriture ' , so7it vérité et juge-
ment. Vous êtes bon à tous , mais bon à divers
degrés; et les miséricordes que vous répandez
avec une extraordinaire profusion sur les uns,
ne sont point une loi rigoureuse que vous vous
imposiez pour devoir faire la même largesse à
tous les autres.
Tais-toi donc, ô créature ingrate et révoltée !
Toi qui penses dans ce moment aux dons de
Dieu , souviens-toi que cette pensée est un don
de Dieu même : dans le moment où tu veux
murmurer de la privation de la grâce, c'est la
grâce elle-même qui te rend attentive à la vue
des dons de Dieu. Loin de murmurer contre
l'auteur de tous les biens, hâte-toi de profiter
de ceux qu'il te fait dans ce moment : ouvre
ton cœur , humilie ton foible esprit , sacrifie ta
vaine et présomptueuse raison. Vase de boue!
celui qui t'a fait est en droit de te briser;
et . loin de te briser , le voilà qui craint d'être
obligé de te rompre : il te menace par miséri-
corde.
Je veux donc pour toujours, ô mon Dieu ,
étouller dans mon cœur tous ces raisonnemens
qui me tentent de douter de votre bonté. Je sais
que vous ne pouvez jamais être que bon ; je sais
que vous avez fait votre ouvrage semblable à
' Sap. XI. 25. — 2 11 Peir. m. 9. —3 I Tim. iv, 10.
» Ps, XXI. 10, rt ex. 7.
106
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
vous, droit, juste et hou comme vous Tètes . vous coûte; parce que nul ouvrage ne vous
mais vous n'avez pas voulu lui oter le choix tlu coûte jamais ni effort ni travail, et que l'unique
bien et du mal. Vous lui offrez le bien, c'est fruit que vous pouvez tirer de tous vos ouvrages
assez ; j'en suis sûr, sans savoir précisément par est l'accomplissement de votre bon plaisir. Vous
quels moyens : mais l'idée immuable et iufail- n'avez besoin de rien; il n'y a rien que vous
lible que j'ai de vous ne me permet pas d'eu puissiez acquérir : vous portez tout au dedans
douter ; je ne saurois avoir de raison aussi forte de vous-même; ce que vous faites au dehors
pour vous croire en demeure à l'égard d'aucun n'y ajoute rien ni pour votre bonheur ni pour
homme, dont je ne connois point l'iutérieur , \otre gloire. Votre gloire ne seroit donc pas
et dont l'intérieur est inconnu à lui-même , que moindre quand même aucun homme ne rece-
j'en ai d'inébranlables pour m'assurer que vous vroit le fruit de la mort du Sauveur. Vous
ne condamnerez aucun homme dans votre juge- auriez pu le faire naître pour un seul prédes-
ment, sans le rendre inexcusable à ses propres tiné; un seul eût suffi, si vous n'en eussiez
yeux. En voilà assez pour me mettre en paix : voulu qu'un seul ; car tout ce que vous faites ,
après cela , si je péris, c'est que je me perdrai vous le faites non pour le besoin que vous avez
moi-même; c'est que je résisterai, comme les des choses, ou pour leur mérite à votre égard,
Juifs, au Saint-Esprit, qui est la grâce inlé- mais pour accomplir votre volonté toute gra-
rieure.
0 Père des miséricordes ! je ne pense plus à
philosopher sur la grâce, mais à m'abandonner
à elle en silence. Elle fait tout dans l'homme;
luitc, qui n'a nulle autre règle qu'elle-même
et votre bon plaisir. Au reste , si tant d'hom-
mes périssent, quoique lavés dans le sang de
votre Fils, c'est, encore une fois, que vous les
mais elle fait tout avec lui et par lui : c'est donc laissez dans l'usage de leur liberté : vous trou-
avec elle qu'il faut que j'agisse et que je m'abs-
tienne, que je souffre, que j'attende, que je
résiste, que je croie, que j'espère, que j'aime,
suivant toutes ses impressions. Elle fera tout
en moi; je ferai tout par elle : c'est elle qui
meut le cœur ; mais enfin le conn- est mû , et
vous ne sauvez point l'homme sans faire agir
l'homme. C'est donc à moi à travailler , sans
perdre un moment, pour ne retarder point la
grâce qui me pousse sans cesse. Tout le bien
vient d'elle; tout le mal vient de moi. Quand
je fais bien , c'est elle qui m'anime ; quand je
fais mal , c'est que je lui résiste. A Dieu ne
plaise que j'en veuille savoir davantage ! tout
le resie ne serviroit qu'à nourrir en moi une
curiosité présomptueuse. 0 mon Dieu , tenez-
moi toujours au rang de ces petits à qui vous
révélez vos mystères, pendant que vous les
cachez aux sages et aux prudens du siècle.
Maintenant, ô grand Dieu , je ne m'arrête
plus à cette difficulté qui a souvent frappé mon
esprit : D'où vient que Dieu si bon a fait tant
d'hommes qu'il laisse perdre? d'où vient qu'il
a fait naître et mourir son propre Fils, en sorte
que sa naissance et sa mort sont utiles à un si
petit nombre d'honanes? Je comprends , ô Etre
tout-puissant , que fout ce que vous faites ne
vous coûte rien. Les choses que nous admirons
et qui nous surpassent le plus vous sont aussi
faciles et aussi familières que celles que nous
admirons moins à force d'y être accoutuinés.
Vous n'avez pas besoin de proportionner le
fruit de votre travail au travail que l'ouvrage
vez votre gloire en eux par votre justice, comme
vous la trouvez dans les bons par votre miséri-
corde : vous ne punissez les médians qu'à cause
qu'ils sont méchans malgré vous, quoiqu'ils
aient eu de quoi être bons; et vous ne couron-
nez les bons qu'à cause qu'ils sont devenus tels
par votre grâce : ainsi je vois qu'en vous tout
est justice et bonté.
Pour. tous les maux extérieurs, j'ai déjà re-
marqué , ô Sagesse éternelle, ce qui fait que
vous les souffrez. Votre providence en tire les
jdus grands biens. Les hommes foibles et igno-
rans de vos voies eu sont scandalisés; ils gémis-
sent pour vous , comme si votre cause étoit
abandonnée. Peu s'en faut qu'ils ne croient que
vous succombez, et que l'impiété triomphe de
vous : ils sont tentés de croire que vous ne voyez
pas ce qui se passe, ou que vous y êtes insen-
sible. Mais qu'ils attendent encore un peu, ces
hommes aveugles et impatiens. L'impie qui
triomphe ne triomphe guère; il se flétrit comme
l'herbe des champs ' , qui fleurit le matin , et
qui le soir est foulée aux pieds : la mort ramène
tout à l'ordre. Rien ne vous presse pour acca-
bler vos ennemis . vous êtes patient, connue
dit saint Augustin, parce que vous êtes éter-
nel ; vous êtes sûr du coup qui les écrasera ;
vous tenez long-temps votre bras levé , parce
que vous êtes père, que vous ne frappez qu'à
regret, à l'extrémité, et que vous n'ignorez
point la pesanteur de votre bras. Que les hom-
1 ps
ET LA PERFECTION CHKÉTIENNE.
107
mes impatiens se scandalisent donc : pour moi,
je regarde les siècles comme une minute : car
je sais que les siècles sontmoins qu'une minute
devant vous. Cette suite de siècles, qu'on nom-
me la durée du monde, n'est qu'une décoration
qui va disparoître , qu'une figure qui passic cl
qui s'évanouit. Encore un peu, ô lioinme qui
ne voyez rien ; encore un peu , et vous ^ errez
ce que Dieu prépare : vous le verrez lui-même
tenant sous ses pieds tous ses ennemis. Quoi ,
vous trouvez cette liorrihle attente trop éloi-
gnée ! Hélas ! elle n'est que trop prochaine pom*
tant de malheureux. Alors les biens et les maux
seront séparés à jamais; et ce sera, comme dit
l'Ecriture * , le temps de chaque chose.
Cependant tout ce qui nous arrive, c'est Dieu
(|ui le fait , et qui le fait atin qu'il tourne à bien
pour nous. Nous verrons à sa lumière , dans
l'éternité , que ce que nous désirions nous eût
été funeste , et que ce que nous voulions éviter
étoit essentiel à notre bonheur.
0 biens trompeurs, je ne vous nommerai
jamais biens, puisque vous ne serviez qu'à me
rendre méchant et malheureux! 0 croix dont
Dieu me charge, et dont la nature lâche se croit
accablée, vous que le monde aveugle appelle des
maux , vous ne serez jamais des maux pour
moi ! Plutôt ne parler jamais, que de parler ce
langage maudit des enfans du siècle ! Vous êtes
mes vrais biens : c'est vous qui m'humiliez,
qui me détachez, qui me faites sentir ma misère,
et la vanité de tout ce que je voulois aimer ici-
bas. Béni soyez-vous à jamais, ô Dieu de vérité,
qui m'avez attaché à la croix avec votre Fils ,
pour me rendre semblable à l'objet éternel de
vos complaisances !
Qu'on ne me dise point que Dieu n'observe
pas de si près ce qui se passe parmi les honnnes.
0 aveugles, qui parlez ainsi , vous ne savez pas
même ce que c'est que Dieu ! Conmie tout ce
qui est n'est que par la communication de son
être inliui, tout ce qui a de l'intelligence ne l'a
que par un écoulement de sa raison souveraine,
et tout ce qui agit n'agit que par l'impression
de sa suprême activité. C'est lui qui fait tout
en tout ; c'est lui qui. dans chaque moment de
notre vie , est la respiration de notre cœur, le
mouvement de nos membres, la lumière de nos
yeux, l'intelligence de notre esprit, l'ame de
notre ame : tout ce qui est en nous , vie , ac-
tions , pensée , volonté , se fait par l'actuelle
impresssion de cette puissance et de cette vie ,
de cette pensée et de cette volonté éternelle.
Connncnt donc, ô mon Dieu, pourriez-vous
ignorer en nous ce que vous y faites vous-même?
Comment pourriez-vousctre indifférent sur les
maux ipii ne se connncltent qu'en vous résistant
int('ri('urcment, et sur les biens que nous ne
faisons qu'autant que vous prenez plaisir à les
faire vous-même en nous? Cette attention ne
vous coiite rien : si vous cessiez de l'avoir, tout
périroit; il n'y auroit plus de créature qui pût
ni vouloir, ni penser, ni exister. O combien
s'en faut-il que les hommes ne connoissent leur
impuissance et leur néant , votre puissance et
votre action sans bornes, quand ils s'imaginent
que vous seriez fatigué d'être attentif et opé-
rant en tant d'endroits! Le feu brûle partout on
il est; il faudroil l'éteindre et l'anéantir pour
le faire cesser de brûler, tant il est actif et dé-
vorant par sa nature : ainsi en Dieu tout est ac-
tion, vie et mouvement; c'est un feu consu-
mant •, comme il le dit lui-même : partout où il
est il fait tout; et, comme il est partout, il fait
toutes choses dans tons les lieux. Il fait, comme
nous l'avons vu , une création perpétuelle et
sans cesse renouvelée pour tous les corps : il ne
crée pas moins à chaque instant toutes les créa-
ture libres et intelligentes; c'est lui qui leur
donne la raison , la volonté , la bonne volonté ,
et les divers degrés de volonté conforme à la
sienne ; car il donne , comme dit saint Paul - ,
le vouloir et le faire.
Voilà donc ce que vous êtes, ô mon Dieu, ou
du moins ce que vous faites dans vos ouvrages;
car nul ne peut ap[)rocher de cette source de
gloire qui éblouit nos yeux, pour comprendre
tout ce que vous êtes en vous-même. Mais en-
fin je conçois clairement que vous faites tout,
et que vous vous servez même des maux et des
imperfections des créatures pour faire les biens
que vous avez résolus. Vous vous cachez sous
l'inqiortun pour importuner le fidèle impatient
et jaloux de sa liberté dans ses occupations , et
qui , par conséquent , a besoin d'être impor-
tuné , pour mourir au plaisir d'être libre et ar-
rangé dans ses bonnes oeuvres. C'est vous, mon
Dieu , qui vous servez des langues médisantes
pour déchirer la réputation des innocens , qui
ont besoin d'ajouter à leur innocence le sacrilice
de leur réputation qui leur étoit trop chère.
C'est vous qui , par les mauvais offices et les
subtilités malignes des envieux , renversez la
fortune et la prospérité de vos serviteurs qui
tiennent encore à cette vaine prospérité. C'est
vous qui précipitez dans le tombeau les per-
• Eccles. m. M.
' Hi'br. Ml. 29. — - riiiliii. u. 13.
108
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
sonnes à qui la vie est un danger continuel , et
la mort une grâce qui les met en sûreté. C'est
vous qui faites de la mort de ces personnes un
remède , très-amer à la vérité , mais très-salu-
taire pour ceux qui tenoient à ces personnes par
une amitié trop vive et trop tendre. Ainsi le
même coup qui enlève l'un pour le sauver, dé-
tache l'autre , et le prépare à sa mort par celle
des personnes qui lui étoient les plus chères.
Vous répandez ainsi miséricordieusement , ô
mon Dieu, de l'amertume sur tout ce qui n'est
point vous , alin que notre cceur , formé pour
vous aimer et pour vivre de votre amour, soit
comme contraint de revenir à vous, sentant que
tout appui lui manque dans le reste.
C'est , mon Dieu , que vous êtes tout amour,
et par conséquent tout jalousie. 0 Dieu jaloux!
(car c'est ainsi que vous vous nommez vous-
même*), un cœur partagé vous irrite; un cœur
égaré vous fait compassion. Vous êtes infini en
tout; intini en amour, coumic en sagesse et en
puissance. Vous aimez en Dieu ; quand vous
aimez , vous remuez le ciel et la terre pour sau-
ver ce qui vous est cher. Vous vous faites hom-
me, enfant, le dernier des hommes, rassasié
d'opprobres, mourant dans l'infamie et dans
les douleurs de la croix ; ce n'est pas trop pour
l'amour qui aime infiniment. Un amour fini et
une sagesse bornée ne peuvent le comprendre.
Mais comment le fini pourroit-il comprendre
l'infini? il n'a ni des yeux pour le voir, ni un
cœur proportionné pour le sentir : le cœur bas
et resserré de l'homme, sa vaine sagesse en sont
scandalisés , et méconnoissent Dieu dans cet
excès d'amour. Pour moi, je le reconnois à ce
caractère d'infini : c'est cet amour qui fait tout,
même les maux que nous souffrons : c'est par
ces maux qu'il nous prépare les vrais biens.
Mais quand rendrons - nous amour pour
amour? Quand chercherons-nous celui qui nous
cherche , et qui nous porte entre ses bras? C'est
dans son sein tendre et paternel que nous l'ou-
blions; c'est par la douceur de ses dons que
nous cessons de penser à lui : ce qu'il nous donne
à toutmoment, au lieu de nous attendrir, nous
amuse. Il est la source de tous les plaisirs; les
créatures n'en sont que les canaux grossiers :
le canal nous fait compter pour rien la source.
Cet amour immense nous poursuit en tout, et
nous ne cessons d'échapper à ses poursuites. Il
est partout, et nous ne le voyons en aucun en-
droit. Nous croyons être seul quand nous n'avons
que lui : il fait tout, et nous ne comptons sur lui
' E\od. XN. ô. XXXIV. 14.
en rien : nous croyons fout désespéré dans les
all'aires , quand nous n'avons plus d'autre res-
source que celle de sa providence; comme si
l'amour infini et tout-puissant ne pouvoil rien !
0 égarement njonstrueux ! ô renversement de
tout l'homme! Non, je ne veux plus parler; la
créature égarée irrite ce qui nous reste de rai-
son ; on ne peut la souffrir.
0 amour, vous la souffrez pourtant ; vous
l'attendez avec une patience sans fin; et vous
paroissez même , par votre excès de patience ,
flatter ses ingratitudes! Ceux mêmes qui dési-
rent vous aimer ne vous aiment que pour eux ,
pour leur consolation ou pour leur sûreté. Où
sont-ils ceux qui vous aiment pour vous seul?
On sont-ils ceux qui vous aiment parce qu'ils
ne sont faits que pour vous aimer? où sont-ils?
Je ne les vois point, Y en a-t-il sur la terre? S'il
n'y en a point , faites-en. A quoi sert le monde
entier si on ne vous aime , mais si on ne vous
aime pour se perdre en vous? C'est ce que vous
avez voulu en produisant hors de vous ce qui
n'est pas vous-même. Vous avez voulu faire des
êtres qui, tenant tout de vous, se rapportas-
sent uniquement à vous.
0 mon Dieu ! ô amour ! aimez vous-même en
moi; par là vous serez aimé suivant que vous
êtes aimable. Je ne veux subsister que pour me
consumer devant vous, comme une lampe brûle
sans cesse devant vos autels. Je ne suis point
pour moi ; il n'y a que vous qui êtes pour vous-
même ; rien pour moi, tout pour vous; ce n'est
pas trop. Je suis jaloux de moi pour vous contre
moi-même. Plutôt périr que de souffrir que
l'amour qpi doit tendre à vous retourne jamais
sur moi ! Aimez , ô amour ! aimez dans votre
foible créature , aimez votre souveraine beauté.
0 beauté! ô bonté infinie! ô amour infini! brû-
lez, consumez, transportez, anéantissez mon
cœur; faites-en l'holocauste parfait.
Je ne m'étonne point que les hommes ne vous
connoissenl pas; plus je vous connois, plus je
vous trouve incompréhensible , et trop éloigné
de leurs frivoles pensées pour pouvoir être connu
dans votre nature infinie. Ce qui fait l'imper-
fecfion des hommes fait votre perfection souve-
raine. Vous ne choisissez jamais personne pour
le bien que vous y trouvez ; car vous ne trouvez
en chaque chose que le bien que vous y avez
mis vous-même. Vous ne choisissez pas les
honnnes, parce qu'ils sont bons; mais ils de-
viennent bons, parce que vous les avez choisis.
Vous êtes si grand que vous n'avez besoin d'au-
cune raison pour vous déterminer : votre bon
plaisir est la raison souveraine; vous faites tout
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
109
pour votre gloire . vous rapportez tout à vous
seul. Vous êtes jaloux d'une jalousie implaca-
ble , qui ne peut soufîrir la moindre réserve
d'un cœur que vous voulez tout entier pour
vous. Vous, qui défendez la Tcn^^cauce, vous
vous la réservez , et vous punissez éternelle-
ment. Vous ménagez avec une condescendance
et une patience incroyable les âmes lâches qui
vivent partagées entre vous et le monde; pen-
dant que vous poussez à bout les âmes géné-
reuses qui se donnent à vous jusqu\à ne se
compter plus pour rien elles-mêmes. Votre
amour est tyrannique ; il ne dit jamais : C'est
assez; plus on lui donne, [dus il demande. Il
fait même àl'ame lidèle ime espèce de trahison :
d'abord il l'attire par ses douceurs; puis il lui
devient rigoureux ; et entin il se cache pour lui
donner le coup de la mort , en lui ôtant tout
appui aperçu. 0 Dieu incompréhensible, je vous
adore ! Vous m'avez fait uniquement pour vous;
je suis à vous, et point à moi.
XIX.
SA POSSlBILrrK, SES MOTIFS.
.SIR LE PIR AMÛIR
Dieu a fait toutes chnses pour lui-même ,
comme dit l'Écriture*; il se doit à lui-même
tout ce qu'il fait; et en cela il ne peut jamais
rien relâcher de ses droits. La créature intelli-
gente et libre n'est pas moins à lui que la créa-
ture sans intelligence et sans liberté. Il rapporte
essentiellement et totalement à lui seul tout ce
qui est dans la créature sans intelligence, et il
veut que la créature intelligente se rap[)orte de
même toute entière et sans réserve à lui seul. Il
est vrai qu'il veut notre bonheur ; mais notre
bonheur n'est ni la lin principale de son ouvra-
ge, ni une fin égale à celle de sa gloire. C'est
pour sa gloire même qu'il veut notre bonheur :
notre bonheur n'est qu'une fin subalterne . qu'il
rapporte à la lin dernière et essentielle, qui est
sa gloire. Il est lui-même sa fin unique et essen-
tielle en toutes choses.
Pour entrer dans cette un essentielle de notre
création , il faut préférer Dieu à nous ; et ne
vouloir plus notre béatitude que pour sa gloire ;
autrement nous renverserions son ordre. Ce
n'est pas l'intérêt propre de notre béatitude qui
doit nous faire désirer sa gloire : c'est au con-
traire le désir de sa gloire qui doit nous faire
* Prov. XVII. i.
désirer notre béatitude . comme une chose qu'il
lui a plu de rapporter à sa gloire. Il est vrai que
toutes les âmes justes ne sont pas capables de
cette préférence si explicite de Dieu à elles :
mais la préférence inqdicite est au moins néces-
saire : et re\[)licile , qui est la plus parfaite , ne
convient qu'aux âmes à qui Dieu donne la lu-
mière et la force de le préférer tellement à elles,
qu'elles ne veulent plus leur béatitude que pour
sa gloire.
<.^ie qui fait que les hommes ont tant de répu-
gnance à entendre cette vérité . et que cette
parole leur est si dure , c'est qu'ils s'aiment et
veulent s'aimer pai- intérêt propre. Ils com-
prennent en général et superficiellement qu'il
faut aimer Dieu plus que toutes les créatures;
maisils n'enlendcul point ce que veut dire aimer
Dieu plus que sui-mènie, et ne s'aimer plus
soi-même que pour lui. Us prononcent ces gran-
des paroles sans peine , parce qu'ils le font sans
en pénétrer toute la force; mais ils frémissent
dès qu'on leur explique qu'il faut préférer Dieu
et sa gloire à nous et à notre béatitude, en sorte
que nous aimions sa gloire plus que notre béa-
titude , et que nous rapportions sincèrement
l'une à l'autre , comme la fin subalterne à la
principale.
Il seroit étonnant que les hommes eussent
tant de peine à entendre une règle si claire , si
juste , si essentielle à la créature : mais, depuis
que l'homme s est arrêté en lui-même , comme
parle saint Augustin , il ne voit plus rien que
dans ces bornes étroites de l'amour-propre où il
s'est renfermé : il [lerd de vue à tout moment
qu'il est créature, qu'il ne se doit rien, puis-
qu'il n'est pas lui-même à lui-même, et qu'il
se doit sans réserve au bon plaisir de celui par
qui seul il est. Dites-lui cette vérité accablante,
il n'ose la nier; mais elle lui échappe, et il
veut toujours insensiblement revenir à compter
avec Dieu pour y trouver son intérêt.
On allègue que Dieu nous a donné une incli-
nation naturelle j)0ur la béatitude, qui est lui-
même. En cela il peut avoir voulu faciliter notre
union avec lui , et avoir mis en nous une pente
pour notre bonheur, comme il en a mis une
pour les aliniens dont nous avons besoin pour
vivre ; mais il faut soigneusement distinguer la
délectation que Dieu a mise en nous à la vue de
lui-même, qui est notre béatitude, d'avec la
pente violente que la révolte du premier homme
a mise dans nos cteurs pour nous faire centre
de nous-mêmes , et pour faire dépendre notre
amour pour Dieu de la béatitude que nous cher-
chons dans cet amour. D'ailleurs, ce n'est d'au-
110
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
cune inclination naturelle, nécessaire et indéli-
bérée , qu'il s'agit ici. Peut-on craindre que les
hommes tombent clans l'illusion en se dispen-
sant de ce qui est nécessaire et indélibéré? Ces
désirs indélibérés, qui sont moins des désirs que
des inclinations nécessaires , ne peuvent non
])lus manquer dans les hommes que la pesanteur
dans les pierres. Il n'est question que de nos
actes volontaires et délibérés, que nous pouvons
faire ou ne faire pas. A l'égard de ces actes li-
bres , le motif de notre propre béatitude n'est
pas défendu : Dieu \ eut bien nous faire trouver
notre propre intérêt dans notre union avec lui ;
niafis il faut que ce motif ne soit que le moin-
dre, et le moins voulu par la créature : il faut
vouloir la gloire de Dieu plus que notre béati-
tude : il ne faut vouloir cette béatitude que |>our
la rapporter à sa gloire , comme la chose ([u'ou
veut le moins à celle qu'on veut le plus. Il faut
que notre intérêt nous touche incom[)arable-
menl moins que sa gloire. Voilà ce que la créa-
ture , attachée à elle-même depuis le péché, a
eux-mêmes, malgré cette inclination violente
du fond de la nature?
Encore une fois , il ne s'agit que de nos actes
libres d'amour de Dieu , et des motifs qui peu-
vent y entrer pour la béatitude. Nous venons de
voir que le motif de notre intérêt propre pour
la béatitude n'est permis qu'autant qu'il est le
moins voulu par nous, et qu'il n'est voulu que
par raj^port au motif principal , qu'il faut vou-
loir d'une xolonté dominante, je veux dire la
gloire de Dieu. Il n'est plus question que de
comparer deux diverses manières de préférer
ainsi Dieu à nous : la première est de l'aimer
tout ensemble et comme parfait en lui-même et
comme béatilîant pour nous ; en sorte que le
motif de notre béatitude , quoique moins fort ,
soutienne néanmoins l'amour que nous avons
jxiur la perreclion di\ine. et que nous jimerions
un peu moins Dieu s'il n'étoit pas béatifiant
pour nous. La seconde manière est d'aimer
Dieu, qu'on connoîl béatihant pour nous, et
duquel on veut recevoir la béatitude parce qu'il
tant de peine à comi)rendre. Voilà une vérité l'a promise, mais de ne l'aimer point par le
qui est dans l'essence même de la créature, qui motif du propre intérêt de cette béatitude qu'on
devroit soumettre tous les cœurs, et qui les en attend , et de l'aimer uniquement pour lui-
scandalise néanmoins quand on l'approfondit, même à cause de sa perfection; en sorte qu'on
Mais qu'on se fasse justice, et qu'on la fasse à l'aimeroit autant, quand même (par supposition
Dieu. Nous sommes-nous faits nous-mêmes? impossible) il ne voudroit jamais être béatifiant
Sommes-nous à Dieu ou à nous? Nous a-t-il
faits pour nous ou pour lui ? A qjii nous devons-
nous? Est-ce pour notre béatitude propre ou
pour sa gloire que Dieu nous a créés? Si c'est
pour nous. Il est manifeste que le dernier de ces
deux amours, qui est le désintéressé, accomplit
plus parfaitement le rapport total et unique de
la créature à sa tin, qu'il ne laisse rien à la
pour sa gloire, il faut donc nous conformer à créature, qu'il donne tout à Dieu seul, et par
l'ordre essentiel de notre création ; il faut vou-
loir sa gloire plus (jue notre béatitude , en sorte
que nous rapportions toute notre béatitude à sa
propre gloire.
Il n'est donc pas question d'inie inclination
conséquent qu'il est plus parfait que cet autre
amour mélangé de noire intérêt avec celui de
Dieu.
Ce n'est pas que l'homme qui aime sans in-
térêt n'aime la récompense ; il l'aime en tant
naturelle et indélibérée de l'homme pour la qu'elle est Dieu même , et non en tant qu'elle
béatitude. Combien y a-t-il de pentes ou incli- est son intérêt propre ; il la veut parce que
nations naturelles dans les houmies, qu'ils ne Dieu veut qu'il la veuille : c'est l'ordre, et non
peuvent jamais ni détruire ni diminuer, et pas son intérêt qu'il y cherche : il s'aime, mais
qu'ils ne suivent pourtant pas toujours! Par il ne s'aime que pour l'amour de Dieu, comme
exemple, l'inclination de conserver notre vie un étranger, et pour aimer ce que Dieu a fait,
est une des plus fortes et des plus naturelles ; Ce qui est évident , c'est que Dieu , infini-
celle qu'on a pour être heureux ne peut être ment parfait en lui-même , ne suftit pas pour
plus invincible que celle qu'on a pour être. La soutenir l'amour de celui qui a besoin d'être
béatitude n'est que /e ////«■«.r è^re, conmie parle animé par le motif de sa propre béatitude,
saint Augustin. L'inclination pour être heureux qu'il lrou\e en Dieu. L'autre n'a pas besoin
n'est donc qu'une suite de l'inclination qu'on a de ce motif : il ne lui faut , pour aimer ce qui
pour conserver son être et sa vie. Cependant on est parfait en soi, qu'en connoître la perfection,
peut ne pas suivre celte pente dans les actes dé- Celui qui a besoin du motif de sa béatitude n'est
libérés. Combien de Grecs et de Romains se si attaché à ce motif , qu'à cause qu'il sent
sont-ils dévoués librement à une mort certaine? que son amour seroit moins fort si on lui ôtoit
Combien en voyons-nous qui se la sont donnée cet appui. Le malade qui ne peut marcher sans
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
1*1
bâton ne peiil consentir qu'on lui ôte : il sent
sa foiblesse . il crainl de tomber, et il a raison;
mais il ne doit pas se scandaliser de voir un
bomme sain et vigoureux qui n'a pas besoin du
même soutien. L'bomme sain marcbe plus li-
brement sans bâton ; mais il ne doit jamais mé-
priser celui qui ne peut s'en passer. Quel'bomme
qui a encore besoin d'ajouter le motif de sa
propre béatitude à celui de la suprême perfec-
tion de Dieu pour l'aimer , reconnoisse bum-
blement qu'il y a dans les trésors de la grâce de
Dieu une perfection au-dessus de la sienne , et
qu'il rende gloire à Djeu sur les dons qui sont
en autrui , sans en être jaloux ; qu'en même
temps celui qui est attiré à aimer sans intérêt
suive cet attrait ; mais qu'il ne juge ni lui ni les
autres; qu'il ne s'attribue rien; qu'il soit prêt
à croire qu'il n'est pas dans l'état où il paroît
être ; qu'il soit docile, soumis, déliant de lui-
même, et éditié de tout ce qu'il voit de vertueux
dans son procbain qui a encore besoin d'un
amour mélangé d'intérêt propre. Mais enfin l'a-
mour sans aucun motif d'intérêt propre pour la
béatitude est manifestement plus parfait que
celui qui est mélangé de ce motif d'intérêt
propre.
Si quelqu'un s'imagine que cet amour par-
fait est impossible et cbimérique , et que c'est
une vaine subtilité qui peut devenir une source
d'illusion, je n'ai que deux mots à lui répondre:
Rien n'est impossible à Dieu ; il se nomme lui-
même le Dieu jaloux ; il ne nous tient dans le
pèlerinage de cette vie que pour nous conduire
à la perfection. Traiter cet amour de subtilité
chimérique et dangereuse , c'est accuser témé-
rairement d'illusion les plus grands saints de
tous les siècles , qui ont admis cet amour , et
qui en ont fait le plus liant degré de la vie
spirituelle.
Mais si mon lecteur refuse encore de recon-
noître la perfection de cet amour, je le conjure
de me répondre exactement sur les questions
que je vais lui faire. La vie éternelle n'est-elle
pas une pure grâce, et le comble de toutes les
grâces ? N'est-il pas de foi que le royaume du
ciel ne nous est dû que sur la promesse pure-
ment gratuite et sur l'application également
gratuite des mérites de Jésus-Cbrisl? Le bien-
fait ne sauroit être moins gratuit ([ue la pro-
messe sur laquelle il est fondé : c'est ce que
nous ne cessons de dire tous les jours à nos
frères errans ; nous nous justifions vers eux sur
le terme de mérite, dont l'Eglise se sert, en
protestant que tous nos mérites ne sont point
fondés sur un droit rigoureux, mais seulement
sur une promesse faite par pure miséricorde.
Ainsi la vie éternelle, qui est la fin du décret
de Dieu, est ce qu'il y a de plus gratuit : toutes
les autres grâces sont données par rapport à
celle-là. Cette grâce , qui renferme toutes les
autres, n'est fondée sur aucun titre que sur la
promesse purement gratuite , et suivie de l'ap-
plication aussi gratuite des mérites de Jésus-
Cbrist. La promesse elle-même, qui est le fon-
dement de tout, n'est appuyée que sur la pure
miséricorde de Dieu, sur son bon plaisir et sur
le bon propos de sa volonté. Dans cet ordre des
grâces, tout se réduit.évidemment à une volonté
souverainement libre et gratuite.
Ces principes indubitables étant posés, je fais
une supposition. Je suppose que Dieu voulût
anéantir mon ame au moment où elle se déta-
chera de mon corps. Cette supposition n'est
impossible qu'à cause de la promesse purement
gratuite. Dieu auroit donc pu excepter mon
ame en particulier de sa promesse générale pour
les autres. Hui osera nier que Dieu n'eût pu
anéantir mon ame, suÎAant ma supposition? La
créature , qui n'est point par soi, n'est qu'au-
tant que la volonté arbitraire du Créateur la
fait exister : afin qu'elle ne tombe pas dans son
néant, il faut que le Créateur renouvelle sans
cesse le bienfait de sa création, en la conservant
par la même puissance qui l'a créée. Je suppose
donc une chose très-possible , puisque je ne
suppose qu'une sim'ple exception à une règle
purement gratuite et arbitraire. Je suppose que
Dieu, qui rend toutes les autres âmes immor-
telles, finira la durée de la mienne au moment
de ma mort : je suppose encore que Dieu m'a
révélé son dessein. Personne n'oseroit dire que
Dieu ne le peut.
Ces suppositions très-possibles étant admises,
il n'y a plus de promesse, ni de récompense,
ni de béatitude, ni d'espérance de la vie future
pour moi. Je ne puis plus espérer ni de possé-
der Dieu , ni de voir sa face , ni de l'aimer
éternellement , ni d'être aimé de lui au-delà
de cette vie. Je suppose que je vais mourir ;
il ne me reste plus qu'un seul moment à vivre,
qui doit être suivi d'une extinction entière et
éternelle. Ce moment, à quoi l'emploierai-je ?
je conjure mon lecteur de me répondre dans la
plus exacte précision. Dans ce dernier instant,
me dispenserai-je d'aimer Dieu, faute de pou-
voir le regarder comme une récompense ? Re-
noncerai-je à lui dès qu'il ne sera plus béatifiant
pour moi? Abandonnerai-je la \\n essentielle
de ma création ? Dieu , en m'excluant de la
bienheureuse éternité, qu'il ne me devoit pas,
112
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
a-t-il pu se dépouiller de ce qu'il se doit essen-
tiellement à lui-même ? A-l-il cessé de faire
sou ouvrage pour sa pure gloire? A-t-il perdu
le droit de créateur en me créant ? M'a-l-il
dispensé des devoirs de la créature, qui doit
essentiellement tout ce qu'elle est à celui par
qui seul elle est? N'est-il pas évident que dans
cette suppositiou très-possible je dois aimer Dieu
uniquement pour lui-même, sans attendre au-
cune récompense de mon amour, et avec une
exclusion certaine de toute béatitude, en sorte
que ce dernier instant de ma vie, qui sera suivi
d'un anéantissement éternel , doit être néces-
sairement rempli par un acte d'amour pur et
pleinement désintéressé ?
Mais si celui à qui Dieu ne donne rien pour
l'éternité doit tant à Dieu , qu'est-ce que lui
doit celui à qui il se donne tout entier lui-
même sans tin ? Je vais être anéanti tout à
l'beure ; jamais je ne verrai Dieu ; il me refuse
son royaume qu'il donne aux autres: il ne
veut ni m'aimer ni être aimé de moi éternelle-
ment : je suis obligé néanmoins, en expirant,
de l'aimer encore de tout mon cœur et de toutes
mes forces; si j'y manque, je suis un monstre
et une créature dénaturée. Et vous, mon lec-
teur, à qui Dieu prépare, sans vous le devoir,
la possession éternelle de lui-même, craindrez-
vous comme un raftinement chimérique cet
amour dont je dois vous donner l'exemple ?
Aimerez- vous Dieu moins que moi, parce qu'il
vous aime davantage? La récompense ne ser-
vira-t-elle qu'à vous rendre intéiessé dans votre
amour? Si Dieu vous aiiuoit juoius qu'il ne
vous aime, il faudroil que vous l'aimassiez sans
aucun motif d'intérêt. Est-ce donc là le fruit
des promesses et du sang de Jésus-Christ, que
d'éloigner les hommes d'un amour généreux et
sans intérêt pour Dieu? A cause qu'il vous
oflre la pleine béatitude en lui-même, ne l'ai-
merez-vous qu'autant que \ous serez soutenu
par cet intérêt infini ? Le royaume du ciel qui
vous est offert , pendant que j'en suis exclus,
vous est-il un bon titre pour ne vouloir point
aimer Dieu sans y chercher le motif de \otre
propre gloire et de votre propre félicité?
Ne dites pasque cette lélicitéest Dieu même.
Dieu pourroit, s'il le vouloit , n'être pas plus
béatifiant pour vous que pour moi. 11 faut que
je l'aime, quoiqu'il ne le soit point pour moi ;
pourquoi faut-il que vous ne puissiez vous
résoudre à l'aimer , sans être soutenu par ce
motif, qu'il est béatifiant pour vous? Pourquoi
frémissez-vous au seul nom d'un amour qui ne
donne plus ce soutien d'intérêt.
Si la béatitude éternelle nous étoil due de
plein droit, et que Dieu, en créant les hommes,
fût à leur égard un débiteur forcé pour la vie
éternelle, ou pourroit nier ma supposition.
Mais on ne pourroit la nier sans une impiété
manifeste . la plus grande des grâces, qui est
la vie éternelle, ne seroit plus grâce : la récom-
pense nous seroit due indépendamment de la
promesse : Dieu devroit l'existence éternelle et
la félicité à sa créature ; il ne pourroit plusse
passer d'elle ; elle dcviendroit un être néces-
caire. Celte doctrine est monstrueuse. D'un
autre côté, ma supposition met en évidence
les droits de Dieu, et fait voir des cas possibles,
oi!i l'amour sans intérêt seroit nécessaire. S'il
ne l'est pas dans les cas de l'ordre établi par la
promesse gratuite, c'est que Dieu ne nous juge
pas digues de ces grandes épreuves, c'est qu'il
se contente d'une préférence implicite de lui
et de sa gloire à nous et à notre béatitude, qui
est comme le germe du pur amour dans les
cœurs de tous les justes. Mais enfin ma sup-
positiou , en comparant l'homme prêt à être
anéanti avec celui qui a reçu la promesse de
la vie éternelle , fait senfir combien l'amour
mélangé d'intérêt est au-dessous du désinté-
ressé.
Témoignages des Païens.
Mais en attendant que les Chrétiens soient
capables de bien comprendre les droits infinis de
Dieu sur sa créature, je veux tâcher du moins
de les faire rentrer dans leur propre cœur, pour
y consulter l'idée de ce qu'ils appellent entre
eux amitié.
Chacun veut, dans la société de ses amis,
être aimé sans motif d'intérêt, et uniquement
pour lui-même. Hélas ! si l'homme indigne
de tout amour ne peut soufi'rir d'être aimé par
intérêt, comment osons-nous croire que Dieu
n'aura pas la même délicatesse ? On est péné-
trant jus(]u'à l'infini pour démêler jusqu'aux
plus subtils motifs d'intérêt, de bienséance, de
plaisir ou d'honneur, qui attachent nos amis à
nous ; on est au désespoir de n'être aimé d'eux
que par reconnoissance, à plus forte raison par
d'autres motifs plus choquans : on veut l'être
par pure inclinafion. par estime, par admira-
tion. L'amitié est si jalouse et si délicate , qu'un
atome qui s'y mêle la blesse ; elle ne peut
souffrir dans l'ami que le don simple et sans
réserve du fond de son amour. Celui qui aime
ne veut, dans le transport de sa passion, qu'être
aimé poui- lui seul , que l'êlrc au-dessus de
ET LA PERFECTION CHRETIENNE.
113
tout et uniquement , que l'être en sorte que le II ajoute, dans la suite, que « l'amitié ne peut
monde entier lui soit sacrifié, que l'être en sorte » être qu'entre les bons », c'est-à-dire entre
qu'on s'oublie et qu'on se compte pour rien, ceux qui, suivant ses principes, préfèrent tou-
aiin d'être tout à lui : telle est la jalousie for- jours l'honnête à ce que le vulgaire nomme
cenée et l'injustice extravagante des amours utile ; « autrement, dit-il , l'intérêt étant la
passionnés; cette jalousie n'est qu'une tyrannie
de l'amour-propre.
II n'y a qu'à se sonder soi-même pour y
trouver ce fond d'idolâtrie ; et quiconque ne
l'y démêle pas, ne se counoît point encore assez
soi-même. Ce qui est en nous l'injustice la plus
ridicule et la plus odieuse , est la souveraine
justice en Dieu. Rien n'est si ordinaire et si
honteux aux hommes que d'être jaloux : mais
Dieu, qui ne peut céder sa gloire à un autre,
se nomme lui-même le Dieu jaloux, et sa ja-
lousie est essentielle à sa perfection. Consultez
donc, ô vous qui lisez ceci, la corruption de
votre cœur, et que votre jalousie sur l'amitié
serve à vous faire entendre les délicatesses infi-
nies de l'amour divin. Quand vous trouvez ces
délicatesses dans votre cœur pour l'amitié que
vous exigez de vos amis, \ous ne les regardez
jamais comme des raftinemeus chimériques ;
au contraire , vous seriez choqué de la gros-
sièreté des amis qui n'auroient point ces déli-
catesses sur l'amitié. Il n'y a que Dieu à qui
vous voulez les défendre : vous ne voulez pas
qu'il cherche à être aimé connue vous pré-
tendez que vos amis vous aiment : vous ne
pouvez croire que sa grâce puisse lui former
en cette vie des adorateurs qui l'aiment comme
vous n'avez point de honte de vouloir être
aimé : jugez-\ous vous-même, et rendez eniin
gloire à Dieu.
J'avoue que les hommes profanes , qui ont
cette idée de l'amitié pure, ne la suivent pas ,
et que toutes leurs amitiés sans grâce ne sont
qu'un amour-propre subtilement déguisé : mais
enfin ils ont cette idée de l'amitié pure. Faut-il
qu'ils l'aient quand il ne s'agit que d'aimer la
créature vile et corrompue, et que nous soyons
les seuls à la méconnoître dès qu'il s'agit d'ai-
mer Dieu ?
Les Païens mêmes ont eu cette pure idée de
l'amitié ; et nous n'avons qii'à les lire pour être
étonnés que les Chrétiens ne veuillent pas qu'on
puisse aimer Dieu par sa grâce , comme les
Païens ont cru qu'il falloit s'aimer les uns les
autres pour mériter le nom d'amis.
Ecoutons Cicéron : « Etre impatient, dit-il ,
» pour les choses qu'on souffre dans l'amitié,
» c'est s'aimer soi-même, et non pas son ami. ' »
» règle et le motif de l'amitié , les moins ver-
» tueux , qui ont plus de besoins et de désirs
» que les autres , seroieut les plus propres à
» se lier d'amitié avec autrui, puisqu'ils sont
» les plus avides pour aimer ce qui leur est
» utile. »
« Nous croyons donc (c'est encore Cicéron
» qui |)arle) qu'il faut rechercher l'amitié, non
» par resi)érance des avantages qu'on en tire,
» mais parce que tout le fruit de l'amitié est
» dans l'amitié même Les hommes inté-
» ressés sont privés de cette excellente et très-
» naturelle amitié qui doit être cherchée par
» elle-même et pour elle-même : ils ne profi-
» teiit point de leurs propres exemples pour
» apprendre jusqu'où va la force de l'amitié ;
» car chacun s'aime, non pour tirer de soiquel-
» que récompense de sou amour, mais parce
» que chacun est par soi cher à soi-même....
» Que si l'on ne transporte cette même règle
» dans l'amitié, on ne trouvera jamais d'ami
» véritable : celui-là est notre véritable ami qui
» est comme un autre nous- même Mais la
» plupart des hommes prétendent injustement,
» pour ne pas dire avec impudence, un ami
» tel qu'ils ne voudroient pas être eux-mêmes,
» et en exigent ce qu'ils ne voudroient pas lui
» donner. »
Cicéron ne peut pousser plus loin le désin-
téressement de l'amitié , qu'en voulant que
notre ami nous soit cher par lui seul, sans au-
cun motif, comme nous nous sommes chers à
nous-mêmes sans aucune espérance qui nous
excite à cet amour. L'amour-propre est sans
doute en ce sens le parfait modèle de l'amitié
désintéressée.
Horace, quoique épicurien, n'a pas laissé de
raisonner sur ce principe pour l'union des amis
entre eux , lorsque , parlant des conversations
philosophiques qui l'occupoienl à la campagne,
il dit ' qu'on examinoit si les hommes sont heu-
reux par les richesses ou par la vertu ; si c'est
l'utilité propre ou la perfection en elle-même
qui est le motif de l'amitié :
Utrùmne
Divitiis hoinines , an sint virtute beati?
Quidve ad amicilias, usas rectumve, tralial nos?
* De Antic. cap. v et seq.
FÉNELON. TOME VI.
1 Serm. lib. ii , ><(/. \i.
\\i
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
Voilà ce qu'ont pensé les Païens, et les Païens
épicuriens , sur l'amitié pour des créatures
indignes d'être aimées. C'est sur cette idée
d'amitié pure que les théologiens distinguent,
H l'égard de Dieu , l'amour qu'ils nomment
d'amitié, des autres amours, et les amis de Dieu
de ses serviteurs.
Cette idée si pure de l'amitié n'est pas seu-
lement (comme nous l'avons vu) dans Cicéron :
il l'avoit puisée dans la doctrine de Socrate.
expliquée dans les livres de Platon. Ces deux
grands philosophes, dont l'un rapporte les dis-
cours de l'autre dans ses Dialogues , veulent
qu'on s'attache à ce qu'ils appellent to xaXiv,
qui signilie tout ensemhle le beau et le bon,
c'est-à-dire le parfait , par le seul amour du
beau, du bon. du vrai, du parfait en lui-même.
C'est pourquoi ils disent souvent qu'il ne faut
compter pour rien ce qui se fut . -ri -i-ivoaîvov,
c'est-à-dire l'être passager , pour s'unir à ce
qui est, c'est-à-dire l'être parfait et immuable,
qu'ils appellent -h ôv , c'est-à-dire ce qui est.
De là vient que Cicéron, qui n'a fait que répé-
ter leurs maximes, dit que a si nous pouvions
» voir de nos propres yeux la beauté de la
» vertu, nous serions ravis d'amour par son
» excellence '; »
Platon fait dire à Socrate . dans son Fes-
tin , a qu'il y a quelque chose de plus divin
» dans celui qui aime que dans celui qui est
» aimé. » Voilà toute la délicatesse de l'amour
le plus pur. Celui qui est aimé . et qui veut
l'être , est occupé de soi : celui qui aime sans
songer à être aimé, a ce que l'amour renferme
de plus diviu, je veux dire le transport, l'oubli
de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce
» philosophe, ne consiste en aucune des choses
» particulières, telles que les animaux, la terre
j) ou le ciel ; mais le beau est lui-même par
» lui-même, étant toujours uniforme avec soi.
» Toutes les autres choses belles participent de
» ce beau , en sorte que si elles naissent ou
» périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent
» rien, et qu'il n'en souffre aucune perte : si
» donc quelqu'un s'élève daus la bonne amitié,
» il commence à voir le beau, il touche presque
» au terme. »
Il est aisé de voir que Platon parle d'un
amour du beau en lui-même, sans aucun retoui-
d'intérêt. C'est ce beau universel qui enlève le
cœur , et qui fait oublier toute beauté particu-
lière. Ce philosophe assure , dans le mêuie
Dialogue, que l'amour divinise l'homme, qu'il
1 De Offic. lib. i.
l'inspire , qu'il le transporte. « Il n'y a per-
» sonne, dit-il, qui soif tellement mauvais, que
» l'amour n'en fassse un dieu par la vertu, en
» sorte qu'il devient semblable au beau par
» nature ; et comme Homère dit qu'un dieu a
» inspiré quelques héros, c'est ce que l'amour
« donne aux amans formés par lui : ceux qui
» aiment, veulent seuls mourir pour un autre. »
Ensuite Platon cite l'exemple d'Alceste, morte
pour faire vivre son époux. Voilà, suivant Pla-
ton, ce qui fait de l'homme un dieu , c'est de
préférer par amour autrui à soi-même, jusqu'à
s'oublier , se sacrilier . se compter pour rien.
Cet amour est, selon lui, une inspiration di-
vine ; c'est le beau immuable qui ravit l'homme
à l'homme même , et qui le rend semblable à
lui par la vertu.
Telle étoit l'idée de 1 amitié chez les Païens.
Pythias et Damon, chez Denys le tyran, vou-
loient mourir l'un [)Our l'autre : et le tyran
étonné soupira lorsqu'il vit ces deux amis si
désintéressés. Cette idée du parfait désintéres-
sement régnoit dans la politique de tous les
anciens législateurs. Il falloit préférer à soi les
lois, la patrie, parce que la justice le vouloit,
et qu'on devoit préférer à soi-même ce qui est
appelé le beau, le bon, le juste, le parfait. C'est
cet ordre auquel on croyoit devoir rapporter
tout, et soi-même autant que tout le reste. Il
ne s'agièsoil pas de se rendre heureux en se
conformant à cet ordre. Il falloit au contraire,
pour l'amour de cet ordre, se dévouer , périr,
et ne se laisser aucune ressource. C'est ainsi que
Socrate , dans le Criton de Platon , aime mieux
mourir que s'enfuir , de peur de désobéir aux
lois qui le retiennent en prison : c'est ainsi que
le même Socrate , dans le Dialogue intitulé
Gorgias, dépeint un homme qui s'accuse lui-
même, et qui se dévoue à la mort plutôt que
d'éluder par son silence les lois rigoureuses et
l'autorité des magistrats. Tous les législateurs
et tous les philosophes qui ont raisonné sur les
lois, ont supposé comme un principe fonda-
mental de la société dans la patrie , qu'il faut
préférer le public à soi, non par espérance de
quelque intérêt, mais ])ar le seul amour désin-
téressé de l'ordre, qui est la beauté , la justice
et la vertu même. C'étoit pour cette idée d'or-
dre et de justice qu'il falloit mourir, c'est-à-
dire, suivant les Païens, perdre tout ce qu'on
avoit de réel , être réduit à une ombre vaine,
et ne savoir pas même si cette ombre n'étoit pas
une fable ridicule des poètes. Les Chrétiens
refuseront-ils de donner autant au Dieu infini-
ment parfait qu'ils connoissent. que ces Païens
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
115
croyoient devoir donner à une idée abstraite
et confuse de l'ordre , de lu justice et de la
vertu ?
Platon dit souvent que l'auiour du beau est
tout le bien de l'homme ; que riionime ne peut
être heureux en soi. et que ce qu'il y a de plus
divin pour lui , c'est de sortir de soi par l'a-
mour ; et en effet le plaisir qu'on éprouve dans
le transport des passions n'est qu'un efîet de la
pente de l'àme pour sortir de ses bornes étroites,
et pour aimer hors d'elle le beau intini. Quand
ce transport se termine au beau passager et
trompeur qui reluit dans les créatures , c'est
l'amour divin qui s'égare et qui est déplacé :
c'est un trait divin en lui-même, mais qui porte
à faux : ce qui est divin en soi, devient illusion
et folie quand il tombe sur une vaine image du
bien parfait , telle que l'être créé , qui n'est
qu'une ombre de l'Etre suprême : mais enfin
cet amour qui préfère le parfait infini à soi, est
un mouvement divin et inspiré , comme parle
Platon. Cette impression est donnée à l'homme
dès son origine. Sa perfection est tellement de
sortir de soi par l'amour, qu'il veut sans cesse
persuader et aux autres et à soi-même qu'il
aime sans retour sur soi les amis auxquels il
s'attache. Cette idée est si forte , malgré l'a-
mour-propre , qu'on auroit honte d'avouer
qu'on n'aime personne sans y mêler quelque
motif intéressé. On ne déguise si subtilement
tous les motifs d'amour-propre dans les amitiés,
que pour s'épargner la honte de paroître se re-
chercher soi-même dans les autres. Rien n'est
si odieux que cette idée d'un cœur toujours
occupé de soi : rien ne nous flatte tant que
certaines actions généreuses qui persuadent au
monde et à nous que nous avons fait le bien
pour l'amour du bien en lui-même sans nous
y chercher. L'amour-[)ropre même rend hom-
mage à cette vertu désintéressée, par les sub-
tilités avec lesquelles il veut en prendre les
apparences ; tant il est vrai que l'houime , qui
n'est point par lui-même, n'est pas fait pour se
chercher , mais pour être uniquement à celui
qui l'a fait ! Sa gloire et sa perfection sont de
sortir de soi, de s'oublier, de se perdre, de s'a-
bîmer dans l'amour simple du heau infini.
Cette pensée effraie l'honune amoureux de
lui-même et accoutumé à se faire le centre de
tout. Cette pensée suffit seule pour faire frémir
l'amour-propre , et pour révolter im orgueil
stcret et intime , qui rapporte toujours insensi-
blement à soi la fin à laquelle nous devons nous
rapporter. Mais cette idée qui nous étonne est
le fondement de toute amitié et de toute justice.
Nous ne pouvons ni accorder l' amour-propre
avec cette idée , ni l'abaudonner ; elle est ce
qu'il y a de jAus divin en nous. On ne peut
point dire que cette pensée n'est qu'une imagi-
nation creuse. Quand les hommes inventent des
chimères, ils les inventent à plaisir et pour se
flatter. Rien n'est moins naturel à l'homme in-
juste , vain , enivré d'orgueil , que de penser
ainsi contre son amour-propre. Non-seulement
la prati(jue de celte pensée est un prodige de
vertu au-dessus de l'homme, mais encore cette
seule pensée est une merveflle que nous devons
être étonnés de trouver en nous. Ce ne peut
être qu'un principe infiniment supérieur à nous
qui ait pu nous enseigner à nous élever ainsi
entièrement au-dessus de nous-mêmes. Qui
est-ce qui peut avoir donné à l'homme malade
d'un excès d'amour-propre et d'idolâtrie de soi-
même, cette haute pensée de se compter pour
rien , de devenir étranger à soi-même, et de
ne s'aimer plus que par charité, comme le pro-
chain ? Qui est-ce qui peut lui avoir appris à
être jaloux de lui-même contre lui-même ,
pour un autre objet invisible qui doit à jamais
effacer le moi, et n'en laisser aucune trace ?
Cette seule idée rend l'homme dicin, elle l'ins-
pire, elle met l'infini en lui.
J'avoue que les Païens^ qui ont tant loué la
vertu désintéressée, la pratiquoient mal. Per-
sonne ne croit plus que moi que tout amour
sans grâce, et hors de Dieu^ ne peut jamais être
qu'un amour-propre déguisé. Il n'y a que l'Etre
infiniment partait qui puisse, comme objet par
son infinie perfection, et comme cause par son
infinie puissance, nous enlever hors de nous-
mêmes, et nous faire préférer ce qui n'est pas
nous à notre propre être. Je conviens que l'a-
mour-i)ropre se glorifioit vainement des appa-
rences d"un pur amour chez les Païens ; mais
enfin il s'en glorifioit : ceux même que leur
orgueil dominoil le plus , étoient charmés de
celte belle idée de la vertu et de l'amitié sans
intérêt ; ils la portoient au dedans d'eux-mêmes,
et ils ne pouvoieut ni l'effacer ni l'obscurcir ;
ils ne pouvoieut ni la suivre ni la contredire.
Des Chrétiens la contrediront-ils ? Ne se con-
tenteront-ils pas, conmie les Païens , de l'ad-
mirer sans la suivre fidèlement ? La vanité
même des Païens sur cette vertu montre com-
bien elle est excellente. Par exemple, la louange
que toute l'antiquité a donnée à Alceste eût
porté à faux, et seroit ridicule, s'il n'eût pas été
réellement beau et vertueux à Alceste de mou-
rir pour son époux ; sans ce principe fonda-
mental snn action eût été une fureur extrava-
il6
INSTRUCTIONS SLR LA MORALE
gante, un désespoir affreux. L'antiquité païenne
toute entière décide autrement .••elle dit avec
Platon , que ca qu'il y a de plus divin est de
s'oublier pour ce quon aime.
Alceste est l'adiniralion des hommes, pour
avoir voulu mourir et n'êtie plus qu'une vaine
ombre, afin de faire vivre celui qu'elle aime.
Cet oubli de soi, ce sacrifice total de son être,
cette perte de tout soi-même pour jamais, est
aux yeux de tous les Païens ce qu'il y a de
plus divin dans l'homme ; c'est ce qui eu fait
un dieu ; c'est ce qui le fait presque arriver au
terme.
Voilà l'idée de la vertu et de l'amitié pure,
imprimée dans le cœur des honuDes qui n'ont
jamais connu la création , que l'amour-pro-
pre aveugloit , et qui étoient aliénés de la vie
de Dieu.
XX.
l'oubli de soi-même n'empêche pas la recon-
noissance des bienfaits de dieu.
L'oiBLi de soi-même, dont on parle souvent,
pour les âmes qui veulent chercher Dieu géné-
reusement, n'empêche pas la reconnoissance de
ses bienfaits. En voici la raison : c'est que cet
oubli ne consiste pas à ne voir jamais rien en
soi, mais seulement à ne demeurer jamais ren-
fermé en soi-même, occupé de ses biens ou de
ses maux par une vue de propriété ou d'intérêt.
C'est cette occupation de nous-mêmes qui nous
éloigne de l'amour pur et simple , qui rétrécit
notre cœur^ et qui nous éloigne de notre vraie
perfection, à force de nous la faire cliercher
avec empressement, avec trouble et avec inquié-
tude^ pour l'amour de nous-mêmes.
Mais quoiqu'on s'oublie , c'est-à-dire qu'on
ne recherche plus volontairement son propre
intérêt , on ne laisse pas de se voir en bien des
occasions. On ne se regarde pas pour l'amour de
soi-même ; mais la vue de Dieu qu'on cherche
nous donne souvent , comme par contre-coup .
certaine vue de nous-mêmes. C'est comme un
homme qui en regarde un autre derrière lequel
est un grand miroir ; eu considérant l'autre il
se voit, et se trouve sans se chercher. Ainsi
est-ce dans la pure lumière de Dieu que nous
nous voyons parfaitement nous-mêmes. La
présence de Dieu, quand elle est pure, simple,
et soutenue par une vraie fidélité de l'ame et la
plus exacte vigilance sur nous-mêmes, est ce
grand miroir où nous découvrons jusqu'à la
moindre tache de notre ame.
Un paysan renfermé dans son village n'en
connoît qu'imparfaitement la misère : mais
faites-lui voir de riches palais , une Cour su-
perbe , il conçoit toute la pauvreté de son vil-
lage et ne peut souffrir ses haillons à la vue de
tant de magnificence. C'est ainsi qu'on voit sa
laideur et son néant dans la beauté et dans l'in-
finie giaudeurde Dieu.
Mais montrez tant qu'il vous plaira la vanité
et le néant de la créature par les défauts des
créatures ; faites remarquer la brièveté et l'in-
certitude de la vie, l'inconstance de la fortune,
l'intidélifé des amis , l'illusion des grandes
places, les amertumes qui y sont inévitables, le
mécompte des plus belles espérances , le vide
de tous les biens qu'on possède , la réalité de
tous les maux qu'on souffre : toutes ces mora-
les, quelque vraies et sensibles qu'elles soient ,
ne fout qu'effleurer le cœur ; elles ne passent
point la superficie ; le fond de l'homme n'en
est point changé. Il soupire de se voir esclave
de la vanité, et ne sort point de cet esclavage.
Mais si le rayon de la lumière divine l'éclairé
intérieurement , il ^0!t dans l'abîuie du bien ,
qui est Dieu, l'abîme du néant et du mal , qui
est la cré.iture corrompue ; il se méprise , il se
hait, il se quitte , il se fuit , il se craint , il se
renonce soi-même; il s'abandonne à Dieu , il se
perd en lui. Heureuse perte ! car alors il se
trouve sans se chercher. Il n'a plus d'intérêt
propre , et tout lui profite : car tout se tourne à
bien pour ceux qui aiment Dieu. Il voit les mi-
séricordes qui A iennent dans cet abîme de foi-
blesse, de néant et de péché ; il voit, et il se
complaît dans cette vue.
Remarquez que ceux qui ne sont pas encore
fort avancés dans le renoncement à eux-mêmes
regardent encore ce cours de miséricordes di-
vines par rapport à leur propre avantage spiri-
tuel , à [)roportion qu'ils tiennent encore plus
ou moins à eux-mêmes. Or , comme l'entière
désapropriation de la volonté est très-rare en
cette vie, il n'y a aussi guère d'ames qui ne re-
gardent encore les miséricordes reçues par rap-
port aux fruits qu'elles en reçoivent pour leur
salut : de façon que ces aines, quoiqu'elles ten-
dent à n'avoir [dus aucun intérêt propre , ne
laissent pas d'être encore très-sensibles à ce
grand intérêt. Elles sont ravies de voir une
main toute i)uissante qui les a arrachées à elles-
mêmes , qui les a délivrées de leurs propres
désirs, qui a rompu leurs liens lorsqu'elles ne
songeoiout qu'à s'enfoncer dans leur esclavage ,
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
117
qui les a sauvées, pour ainsi dire, malgré elles-
mêmes , et qui a pris plaisir à leur faire autant
de bien qu'elles se faisoient de mal.
Des âmes entièrement pures et désapropriées,
telles que celles des saints dans le ciel, regarde-
roient avec autant d'amour et de complaisance
les miséricordes répandues sur les autres que
les miséricordes qu'elles ont reçues elles-
mêmes ; car , ne se comptant plus pour rien ,
elles aiment autant le bon plaisir de Dieu , les
richesses de sa grâce , et la gloire qu'il tire de
de la sanctiticalion d'autrui, que cellequ'il tire
de leur propre sanctiOcation. Tout est alors
égal , parce que le moi est perdu et anéanti, le
7«oe n'est pas plus ynoi qa' autrui : c'est Dieu
seul qui est tout en tous; c'est lui seul qu'on
aime, qu'on admire, et qui fait toute la joie du
cœur dans cet amour céleste et désintéressé. On
est ravi de ses miséricordes , non pour l'amour
de soi, maispourramourdelui. On le remercie
d'avoir fait sa volonté, et de s'être gloritié lui-
même , comme nous lui demandons dans le
Pater qu'il daigne faire sa volonté et donner
gloire à son nom. En cet état, ce n'est plus
pour nous que nous demandons , ce n'est plus
poumons que nous remercions. Mais, en atten-
dant cet état bienheureux , l'ame, tenant en-
core à soi, est attendrie par ce reste de retour
sur elle-même. Tout ce qu'il y a encore de
ces retours excite une vive recounoissance : cette
reconnoissance est un ainnur encore un })cu
mêlé et recourbé sur soi ; au lieu que la re-
connoissance des âmes perdues en Dieu , telles
que celles des saints, est un amour immense,
un amour sans retour sur l'intérêt propre , un
amour aussi transporté des miséricordes faites
aux autres que des miséricordes faites à soi-
même ; un amour qui n'admire et ne reçoit les
dons de Dieu que pour le pur intérêt de la
gloire de Dieu même.
Mais comme rien n'est plus dangereux que
de vouloir aller au-delà des mesures de son état,
rien ne seroit plus nuisible à une ame qui a
besoin d'être soutenue par des sentimeus de
recounoissance , que de se priver de cette nour-
riture qui lui est propre, et de courir après des
idées d'une plus haute perfection qui ne lui con-
viennent pas.
Quand l'ame est touchée du souvenir de tout
ce que Dieu a fait pour elle, c'est une marque
certaine qu'elle a besoin de ce souvenir , sup-
posé même qu'elle ait dans ce souvenir une
certaine j<»ic intéressée sur son boidieur. 11 faut
laisser cette joie en liberté et dans toute son
étendue; car l'amour, quoique intéressé, sanc-
tilie l'ame ; et il faut attendre patiemmentque
Dieu lui-même vienne l'épurer. Ce seroit le
prévenir , et entreprendre ce qui est réservé à
lui seul, que de vouloir ôter à l'homme tous
les motifs où l'intérêt propre se mêle avec celui
de Dieu. L'homme lui-même ne doit point
gêner son cœur là-dessus, ni renoncer avant le
temps aux a[)puis dont son inhrmité a besoin.
L'enfant qui marche seul avant qu'on le laisse
aller tombera bientôt. Ce n'est point à lui à
ôter les lisières avec lesquelles sa gouvernante
le soutint.
Vivons donc de reconnoissance , tandis que
la reconnoissance , même intéressée , servira à
nourrir notre cœur. Aimons les miséricordes
de Dieu, non -seulement pour l'amour de lui et
de sa gloire, mais encore pour l'amour de nous
et de notre bonheur éternel , tandis que cette
vue aura pour nous un certain soutien propor-
tionné à notre état. Si dans la suite Dieu ouvre
notre cœur à un amour plus épuré et plus gé-
néreux, à un eimour qui se perdroit en lui sans
retour et qui ne verroit plus que sa gloire ,
laissons-nous entraîner sans retardement ni hé-
sitation à cet amour si parfait.
Si donc nous aimons les miséricordes de
Dieu; si elles nous ravissent de joie et d'admi-
ration par le seul plaisir de voir Dieu si bon et
si grand : si nous ne sommes plus touchés que
de l'accomplissement de sa volonté, de sa gloire
qu'il trouve coiume il lui plaît, de la grandeur
avec laquelle il fait un vase d'honneur de ce
qui étoit un vase d'ignominie ; rendons-lui
grâces encore plus volontiers, puisque le bien-
fait est plus grand, et que le plus pur de tous les
dons de I>ieuesf de n'aimer ses dons que pour
lui, sans se chercher soi-même.
XXI.
Ri'ALrrÉ DE l'amoir plr. — l'amoir intéressé et
l'aMOIR désintéressé ont LEIR SAISON.
PoiRQLoi aiine-t-on mieux voir les dons de
Dieu en soi qu'en autrui, si ce n'est par atta-
rliement à soi? Quiconque aime mieux les voir
en soi que dans les autres , s'affligera aussi de
les voir dans les autres plus parfaits qu'en soi ;
et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il
faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté
en nous, et y règne , non pour notre bonheur,
ni jiiiur notre perfection en tant qu'elle est la
118
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour
sa pure gloire.
Remarquez là-dessus deux choses: l'une,
que tout ceci n'est point une subtilité creuse ;
car Dieu , qui veut dépouiller l'anie pour la
perfectionner et la poursuivre sans relâche jus-
qu'au plus pur amour , la fait passer réellement
par ces épreuves d'elle-même, et ne la laisse
point en repos jusqu'à ce qu'il ait ôté à son amour
tout retour et appui en soi. Rien n'est si jaloux,
si sévère et si délicat que ce principe du pur
amour. l\ ne sauroit souffrir mille choses qui
nous sont imperceptibles dans un état commun ;
et ce que le commun des personnes pieuses ap-
pelle subtilité, paroit une chose essentielle à
l'ame que Dieu veut déprendre d'elle-même.
C'est comme l'or qui se puritie au creuset ; le
feu consume tout ce qui n'est pas le pur or.
n faut aussi qu'il se fasse comme une fonte
universelle du cœur , pour puritier l'amour
divin .
La seconde chose à remarquer, est que Dieu
ne poursuit pas ainsi en cette vie toutes les
âmes. Il y en a un nombre intini de très pieuses
qu'il laisse dans quelque retour sur elles-mê-
mes : ces retours mêmes les soutiennent dans
la pratique des vertus , et servent à les puritier
jusqu'à un certain point. Rien ne seroit plus
indiscret et plus dangereux que de leur ôter
cette occupation consolante des grâces de Dieu
par rapport à leur propre perfection. Les pre-
mières personnes ont une reconnoissance désin-
téressée; elles rendent gloire à Dieu de ce qu'il
fait en elles pour sa pure gloire : les dernières
s'y regardent aussi elles-mêmes , et unissent
leur intérêt à celui de Dieu. Si les premières
vouloient ôter aux autres ce mélange et cet ap-
pui en elles-mêmes par rapport aux grâces, elles
feroient le même mal que si on sevroit un enfant
qui ne peut encore manger : lui ôter la mamelle,
c'est le faire mourir. Il ne faut jamais vouloir
ôter à une ame ce qui la nourrit encore, et que
Dieu lui laisse pour soutenir son intirmité. C'est
détruire la grâce que de vouloir la prévenir. Il
ne faut pas aussi que le second genre de per-
sonnes condamne les autres, quoiqu'elles ne
soient point occupées de leur propre perfection
dans les grâces qu'elles reçoivent. Dieu tait en
chacun ce qu'il lui plaît : t Esprit souffle ou il
veut * et comme il veut. L'oubli de soi dans
la pure vue de Dieu est un état où Dieu peut
faire dans une ame tout ce qui lui est le plus
agréable. L'importance est que le second genre
de personnes ne soit point curieux sur l'état des
autres, et que les autres ne veuillent point leur
faire connoître les épreuves auxquelles Dieu ne
les appelle pas.
xxir.
ÉCOLIER LA PAROLE INTERIEURE DE l' ESPRIT SAINT :
snvRE l'inspiration qui nous appelle a un
ENTIER DÉPOUILLEMENT.
Il est certain , par l'Ecriture * , que l'Esprit
deDieu habite au dedans de nous, qu'il y agit,
qu'il y prie sans cesse, qu'il y gémit, qu'il y dé-
sire, qu'il y demande ce que nous ne savons pas
nous-mêmes demander ; qu'il nous pousse ,
nous anime, nous parle dans le silence, nous sug-
gère toute vérité, et nous unit tellement à lui que
nous ne sommes plus qu'zm même esprit avec
Dieu '^. Voilà ce que la foi nous apprend; voilà
ce que les docteurs les plus éloignés delà vie in-
térieure ne peuvent s'empêcher de reconnoître.
Cependant, malgré ces principes, ils tendent tou-
jours à supposer, dans la pratique , que la loi
extérieure, ou tout au plus une certaine lumière
de doctrine et de raisonnement , nous éclaire au
dedans de nous-mêmes, et qu'ensuite c'est no-
tre raison qui agit par elle-même sur cette
instruction. On ne compte point assez sur le
docteur intérieur , qui est le Saint-Esprit , et
qui fait tout en nous. Il est l'ame de notre ame :
nous ne saurions former ni pensée ni désir que
par lui. Hélas! quel est donc notre aveuglement!
Nous comptons comme si nous étions seuls
dans ce sanctuaire intérieur : et tout au con-
traire. Dieu y est plus intimement que nous n'y
sommes nous-mêmes.
Vous me direz peut-être : Est-ce que nouS
sommes inspires? Oui , sans doute; mais non
pas comme les prophètes et les apôtres. Sans
l'inspiration actuelle de l'esprit de grâce , nous
ne pouvons ni faire , ni vouloir , ni croire au-
cun bien. Nous sommes donc toujours inspirés;
mais nous étoufîbns sans cesse cette inspiration.
Dieu ne cesse point de parler ; mais le bruit des
créatures au dehors et de nos passions au de-
dans, nous étourdit et nous empêche de l'en-
tendre. Il faut faire taire toute créature, il faut
se faire taire soi-même , pour écouter dans ce
profond silence de toute l'ame cette voix inef-
fable de l'Epoux. Il faut prêter l'oreille; car c'est
1 Joan. m. 8.
' Rom. viii. 9 : et Joau. xiv. 16. - =- - I Cor. vi. il.
ET LA PERFECTION (^.HRÉTIENNE.
119
une voix douce cl dclicalo , qui n'est entendue
que de ceux qui n'entendent plus tout le reste.
0 qu'il est rare que l'aine se taise assez pour
laisser parler Dieu ! Le moindre murmure de
nos vains désirs, ou d'un amour-propre atten-
tif à soi, conlbud toutes les paroles de l'Esprit
de Dieu. On entend bien qu'il j)arle , et qu'il
demande quelque chose ; mais on ne sait point
ce qu'il dit, et souvent on est bien aise de ne
le deviner pas. La moindre réserve, le moindre
retour sur soi , la moindre crainte d'entendre
trop clairement que Dieu demande plus qu'on
ne lui veut donner , trouble cette parole inté-
rieure. Faut-il donc s'étonner si tant de gens,
même pieux, mais encore pleins d'amnsemens,
de vains désirs, de fausse sagesse, -de contiance
en leurs vertus, ne peuvent l'entendre , et re-
gardent cette parole intérieure comme une chi-
mère de fanatiques? Hélasîque veulent-ils donc
dire avec leurs raisonnemens dédaigneux? A quoi
serviroit la parole extérieure des pasteurs , et
même de l'Ecriture , s'il n'y avoit une parole
intérieure du Saint-Esprit même, qui donne à
l'autre toute son efficace? La parole extérieure ,
même de l'Evangile, sans cette parole vivante et
féconde de l'intérieur, ne seroit qu'un vain son.
C'est la lettre qui seule tue, et /'espv'^ seul peut
nous vivifier '. 0 Verbe , ô Parole éternelle et
loule-puisanle du Père , c'est vous qui parlez
dans le fond des âmes ! Cette parole , sortie de
la bouche du Sauveur pendant les jours de sa
vie mortelle, n'a eu tant de vertu , et n'a pro-
duit tant de fruits sur la terre , qu'à cause
qu'elle étoit animée par celte parole de vie qui
est le Verbe même. De là vient que saint
Pierre dit : .4 qui irions-nom ? vous avez les
paroles de la vie éternelle -. Ce n'est donc pas
seulement la loi extérieure de l'Evangile que
Dieu nous montre intérieurement par la lu-
mière de la raison et de la foi : c'est son espiit
qui parle, qui nous touche, qui op)ère en nous,
et qui nous anime ; en sorte que c'est cet esprit
qui fait en nous et avec nous tout ce que nous
faisons de bien , comme c'est notre ame qui
anime notre corps et qui en règle les mou\e-
mens.
Il est donc vrai que nous sommes sans cesse
inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la
grâce qu'autant que nous avons cette inspira-
lion intérieure. Mais, mon Dieu, peu de Chré-
tiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne
l'anéantissent par leur dissi[)ali()U volonlaiie ou
par leur résistance. Cette inspiration ne doit
* 1 Cw. 111. 6. — - Juan. vi. 6'J.
point nous persuader que nous soyons sembla-
bles aux prophètes. L'inspii-ation des prophètes
étoit pleine de certitude pour les choses que
Dieu leur découvroit , ou leur commandoil de
l'aire; c'étoit un mouvement extraordinaire , ou
pour révéler les choses futures , ou pour faire
des miracles, ou pour agir avec toute l'auto-
rité divine. Ici, tout au contraire, l'inspiration
est sans lumière, sans certitude ; elle se borne
à nous insinuer l'obéissance, la patience, la
douceur, rtiumilité, et toutes les autres vertus
nécessaires à tout Chrétien. Ce n'est point un
mouvement divin pour prédire , pour changer
les lois de la nature , et pour commander aux
hommes de la part de Dieu ; c'est une simple
invitation dans le fond de l'ame pour obéir, pour
nous laisser détruire et anéantir selon les des-
seins de l'amour de Dieu. Celte inspiration ,
prise ainsi dans ses bornes et dans sa simpli-
cité, ne renferme donc que la doctrine com-
mune de toute l'Eglise : elle n'a par elle-même,
si l'imagination des hommes n'y ajoute rien ,
aucun piège de présomption ni d'illusion ; au
contraire elle nous tient dans la main de Dieu
sous la conduite de l'Eglise , donnant tout à la
grâce sans blesser notre liberté, et ne laissant
rien ni à l'orgueil ni à l'imagination.
Ces principes posés , il faut reconnoître que
Dieu parle sans cesse en nous ' . 11 parle dans
les pécheurs inq)énitens ; mais ces pécheurs ,
élourcUspar le bruit du monde et de leurs pas-
sions , ne peuvent l'entendre ; sa parole leur est
une fable. Il parle dans les pécheurs qui se con-
vertissent : ceux-ci sentent les remords de leur
conscience ; et ces remords sont la voix de
Dieu qui leur reproche intérieurement leurs
vices. Quand ces pécheurs sont bien touchés,
ils n'ont pas de peine à comprendre celte voix
secrète ; car c'est elle qui les pénètre si vi-
vement. Elle est en eux ce glaive à deux
trancimns, dont parle sant Paul'; il \a. jusqu'à
la division de l'ame d'avec clle-mênie. Dieu se
fait sentir , goûter , suivre ; on entend cette
douce voix qui porte jusqu'au fond du cœur un
reproche tendre , et le cœur en est déchiré :
voilà la vraie et pure contrition. Dieu parle
dans les personnes éclairées, savantes, et dont la
vie , extérieurement régulière en tout , paroit
ornée de beaucoup de vertus ; mais souvent ces
l)er3onnes , pleines d'elles-mêmes et de leurs
lumières, s'écoutent trop pour écouler Dieu.
Ou tourne tout eu raison : on se fait des prin-
cipes de sagesse naturelle, et des méthodes de
1 /> Iniit. rii ri.it i , lib. m, c;ip i , ii. I; cnr- l'i, ii.
3. — - Hi'br. IV. 1-2.
120
INSTRUCTIONS SLTI LA MORALE
prudence , de tout ce qui nous viendroit infi-
niment mieux par le canal de la simplicité et
de la docilité à l'Esprit de Dieu. Ces personnes
paroissent bonnes, quelquefois plus que les au-
tres; elles le sont même jusqu'à un certainpoint:
mais c'est une bonté mélangée. On se possède,
on veut toujours se posséder selon la mesure
de sa raison : on veut être toujours dans la
main de son propre conseil ; on est fort et
grand à ses propres yeux. 0 mon Dieu ! je vous
rends grâces avec Jésus-Christ ' de ce que vous
cachez vos secrets ineffables à ces grands et à
ces sages , tandis que vous prenez plaisir à les
révéler aux âmes foibles et petites ! 11 n'y a que
les enfans avec qui vous vous familiarisez sans
réserve. Vous traitez les autres à leur mode.
Ils veulent du savoir et des vertus hautes ; vous
leur donnez des lumières éclatantes, et vous en
faites des espèces de héros. Mais ce n'est pas là
le meilleur partage. Il y a quelque chose de
plus caché pour vos plus chers enfans. Ceux-là
reposent avec Jean sur votre poitrine. Pour ces
grands, qui craignent toujours de se ployer et
de s'appetisser, vous les laissez dans leur gran-
deur; vous les traitez selon leur gravité. Ils
n'auront jamais vos caresses et vos familiarités :
il faut être enfant et jouer sur vos genoux pour
les mériter. J'ai souvent remarqué qu'un pé-
cheur ignorant et grossier, qui commence à être
touché vivement de l'amour de Dieu dans sa
conversion , est plus disposé à entendre ce lan-
gage intérieur de l'esprit de grâce, que certaines
personnes éclairées et savantes, qui ont vieilli
dans leur propre sagesse. Dieu, qui ne cherche
qu'à se communiquer, ne sait, pour ainsi dire,
où poser le pied dans ces âmes pleines d'elles-
mêmes , et trop nourries de leur sagesse et de
leurs vertus : mais son entretien familier,
comme dit l'Ecriture -, est avec les simples.
Où sont-ils ces simples? Je n'en vois guère.
Dieu les voit , et c'est en eux qu'il se plaît à
habiter : Mon Père et moi , dit Jésus-Christ ^ ,
nous y viendrons, et nous y ferons notre démettre.
0 qu'une ame livrée à la grâce sans retour sur
soi , ne se comptant pour rien , et marchant
sans mesure au gré du puramour qui est le par-
fait guide, éprouve de choses que les sages ne
peuvent ni éprouver ni comprendre ! J'ai été
sage (je l'ose dire) comme un autre; mais
alors, croyant tout voir, je ne voyois rien.
J'allois tâtonnant par une suite de raisonne-
mens; mais la lumière ne luisoit point dans
mes ténèbres. J'étois content de raisonner.
Mais, hélas! quand une fois on a fait taire tout
ce qui est en nous pour écouter Dieu , on sait
tout sans rien savoir ; et on ne peut douter que
jusque-là on ait ignoré tout ce qu'on s'imaginoit
comprendre. Tout ce qu'on tenoit échappe, et
on ne s'en soucie plus : on n'a plus rien à soi ;
on a tout perdu ; on s'est perdu soi-même. Il y
a un j'e ne sais quoi qui dit au dedans , comme
l'épouse du Cantique : Faites-moi entendre
votre voix ; quelle raisonne à mes oreilles *. 0
qu'elle est douce cette voix ! elle fait tressaillir
toutes mes entrailles. Parlez , ô mon époux, et
que nul autre que vous n'ose parler! Taisez-
vous , mon ame : parlez , ô amour !
Je dis qu'alors on sait tout sans rien savoir.
Ce n'est pas qu'on ait la présomption de croire
qu'on possède en soi toute venté. Non , non,
tout au contraire : on sent qu'on ne voit rien ,
qu'on ne peut rien et qu'on n'est rien. On le
sent , et on est ravi. Mais , dans cette désap-
propriafion sans réserve, on trouve de moment
à autre dans l'infini de Dieu tout ce qu'il faut
selon le cours de sa providence. C'est là qu'on
trouve le pain quotidien de vérité comme de
toute autre chose, sans en faire provision. C'est
alors que l'onction nous enseigne toute vérité
en nous ôtant toute sagesse , toute gloire , tout
intérêt, toute volonté propre; en nous tenant
contens dans notre impuissance , et au-dessous
de toute créature , prêts à céder aux derniers
vers de la terre , prêts à confesser nos plus se-
crètes misères à la face de tous les hommes ; ne
craignant dans les fautes que l'infidélité , sans
craindre ni le châtiment ni la confusion. En cet
état , dis-je , l'Esprit nous enseigne toute vé-
rité ; car toute vérité est comprise éminemment
dans ce sacrifice d'amour, où l'ame s'ôte tout
pour donner tout à Dieu. Voilà la manne , qui ,
sans être chaque viande particulière, a le goût
de toutes les viandes.
Dans les commencemens , Dieu nous atta-
quoit par le dehors : il nous arrachoit peu à peu
toutes les créatures que nous aimions trop et
contre sa loi. Mais ce travail du dehors^ quoique
essentiel pour poser le fondement de tout l'édi-
fice, n'en fait qu'une bien petite partie. 0 que
l'ouvrage du dedans , quoique invisible , est
sans comparaison plus grand , plus difficile et
plus merveilleux ! Il vient un temps où Dieu,
après nous avoir bien dépouillés , bien morti-
fiés par le dehors sur les créatures auxquelles
nous tenions, nous attaque par le dedans pour
nous arracher à nous-mêmes. Ce n'est plus les
« Malth. XI. 12. — 2 Prov, m 32. — ' Joaii. xiv. 23. ' Caiil. ii. U.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
121
objets étrangers qu'il nous ôte : alors il nous ar-
rache le riioi. qui ctoit le centre de notre amour.
Nous n'aimions tout le reste que pour ce moi ;
et c'est ce moi que Dieu poursuit impitoyable-
ment et sans relâche. Oter à un homme ses
habits , c'est le traiter mal ; mais ce n'est rien
eu comparaison de la rigueur qui l'écorcheroit
et qui ne laisseroit aucune chair sur tous ses
os. Coupez les branches d'un arbre , bien loin
de le faire mourir, vous fortifiez sa sève , il re-
pousse de tous côtés; mais attaquez le tronc ,
desséchez la racine, il se dépouille , il languit,
il meurt. C'est ainsi que Dieu prend plaisir à
nous faire mourir.
Pour la morfification extérieure des sens , il
nous la fait faire par certains efforts de courage
contre nous-mêmes. Plus les sens sont amortis
par ce courage de l'ame , plus l'ame voit sa
vertu, et se soutient par son travail. Mais dans
la suite Dieu se réserve à lui-même d'attaquer
le fond de cette ame, et de lui arracher jusqu'au
dernier soupir de toute vie proj)re. Alors ce
n'est plus par la force de l'ame qu'il combat
les objets extérieurs ; c'est par la foiblesse de
l'ame qu'il la tourne contre elle-même. Elle
se voit ; elle a horreur de ce qu'elle voit. Elle
demeure fidèle : mais elle ne voit plus sa fidé-
lité. Tous les défauts qu'elle a eus jusqu'alors
s'élèvent contre elle ; et souvent il en paroît de
nouveaux dont elle ne s'étoit jamais défiée. Elle
ne trouve plus cette ressource de ferveur et de
courage qui la soutenoit autrefois. Elle tombe
en défaillance ; elle est, comme Jésus-Christ ,
triste jusqu'à la mort. Tout ce qui lui reste ,
c'est la volonté de ne tenir à rien et de laisser
faire Dieu sans réserve. Encore même n'a-t-
elle pas la consolafion d'apercevoir en elle
cette volonté. Ce n'est plus une volonté sensi-
ble et réfléchie , mais une volonté simple , sans
retour sur elle-même , et d'autant plus cachée
qu'elle est plus intime et plus profonde dans
l'ame. En cet état, Dieu prend soin de tout ce
qui est nécessaire pour détacher cette personne
d'elle-même. Il la dépouille peu à peu , en lui
ôtant l'un après l'autre tous les habits dont elle
jétoit revêtue. Les derniers dépouillemens ,
quoiqu'ils ne soient pas toujours les plus grands,
sont néanmoins les plus rigoureux. Quoique la
robe soit en elle-même plus précieuse que la
chemise , on sent bien plus la perte de la che-
mise que celle de la robe. Dans les premiers
dépouillemens , ce qui reste console de ce qu'on
perd; dans les derniers, il ne reste qu'amer-
tume , nudité et confusion.
On demandera peut-être en quoi consistent
ces dépouillemens; mais je ne puis le dire. Ils
sont aussi diflérens que les hommes sont diffé-
rens entre eux. Chacun souffre les siens suivant
ses besoins et les desseins de Dieu. Comment
peut-on savoir de quoi on sera dépouillé , si on
ne sait pas de quoi on est revêtu? Chacun tient
à une infinité de choses qu'il ne devineroit ja-
mais. Il ne seul qu'il y est attaché que quand
on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que
quand on les arrache de ma tête. Dieu nous dé-
veloppe peu à peu notre fond qui nous étoit in-
connu ; et nous sommes tout étonnés de décou-
vrir, dans nos vertus mêmes , des vices dont
nous nous étions toujours crus incapables. C'est
comme une grotte qui paroît sèche de tous côtés,
et d'où l'eau rejaillit tout-à-coup par les en-
droits dont on se déficit le moins.
Ces dépouillemens que Dieu nous demande
ne sont point d'ordinaire ce qu'on pourroit s'i-
maginer. Ce qui est attendu nous trouve pré-
parés , et n'est guère propre à nous faire mou-
rir. Dieu nous surprend par les choses les plus
imprévues. Ce sont des riens , mais des riens
qui désolent, etquifont lesupplice de l'amour-
propre. Les grandes vertus éclatantes ne sont
plus de saison : elles soutiendroient l'orgueil ;
elles donneroient une certaine force et une as-
surance intérieure et contraire aux desseins de
Dieu , qui est de nous faire perdre terre. Alors
c'est une conduite simple et unie ; tout est
commun. Les autres ne voient rien de grand ,
et la personne même ne trouve rien de soi que
de naturel , de foible et de relâché : mais on
aimeroit cent fois mieux jeûner toute sa vie au
pain et à l'euu , et pratiquer les plus grandes
austérités, que de souffrir tout ce qui se passe
au dedans. Ce n'est pas qu'on ait un goût de
ferveur pour les austérités ; non , cette ferveur
s'est évanouie : mais on trouve , dans la sou-
plesse que Dieu demande pour une infinité de
petites choses, plus de renouccmens et plus de
mort à soi , qu'il n'y en auroit dans de grands
sacrifices. Cependant Dieu ne laisse point l'ame
en repos , jusqu'à ce qu'il l'ait rendue souple
et maniable en la pliant de tous côtés. Il faut
parler trop ingénument , puis il faut se taire ;
il faut être loué, puis blâmé , puis oublié, puis
examiné de nouveau ; il faut être bas , il faut
être haut ; il faut se laisser condamner sans
dire un mot qui justitieroit d'abord : une autre
fois il faut dire du bien de soi. Il faut consentir
à se trouver foible , inquiet , irrésolu sur une
bagatelle ; à montrer des dépits de petit enfant;
à choquer ses amis par sécheresse ; à devenir
jaloux et défiant , sans nulle raison ; même à
i^
INSTRUCTIONS SUH LA MORALE
dire ses jalousies les plus sottes à ceux contre
qui on les éprouve ; à parler avec patience et
ingénuité à certaines gens , contre leur goût et
contre le sien propre , sans fruit ; à paroître
artificieux et de mauvaise foi : eniin à se trouver
soi-même sec, languissant, dégoûté de Dieu,
dissipé et si éloigné de tout sentiment de grâce,
qu'on est tenté de tomber dans le désespoir.
Voilà des exemples de ces dépouillemens inté-
rieurs , qui me viennent maintenant dans l'es-
prit ; mais il y en a une inlinité d'autres que
Dieu assaisonne à chacun selon ses desseins.
Qu'on ne me dise point que ce sont des ima-
ginations creuses. Peut-on douter que Dieu
n'agisse immédiatement dans les âmes? Peut-
on douter qu'il n'y agisse pour les faire mourir
à elles-mêmes? Peut-on douter que Dieu, après
après avoir arraché les passions grossières ,
n'attaque au dedans tous les retours subtils de
l'amour-propre , surtout dans les âmes qui se
sont livrées généreusement et sans i-éserve à
l'esprit de grâce ! Plus il veut les purifier, plus
il les éprouve intérieurement. Le monde n'a
point d'yeux pour voir ces épreuves, ni d'o-
reilles pour les entendre : mais le monde est
aveugle; sa sagesse n'est que mort; elle ne
peut compatir avec l'esprit de vérité. // 71 y a
que l'Esprit de Dieu, comme dit l'Apôtre * ,
qui puisse pénétrer les profondeiirs de Dieu
même.
Dans les commencemens , on n'est point
encore accoutumé à cette conduite du dedans,
qui va à nous dépouiller parle fond. On veut
bien se taire , être recuedli , souffrir tout ,
se laisser mener au cours de la Providence ,
comme un honune qui se laisseroit porter par
le courant d'un fleuve ; mais on n'ose encore
se hasarder à écouter la voix intérieure pour
les sacrifices que Dieu prépare. On est comme
l'enfant Samuel, qui n'étoit point encore ac-
coutumé aux communications du Seigneur. Le
Seigneur l'appeloit, il croyoitque c'étoitHéli ^
Héli disoit : Mon enfant, vous avez rêvé , per-
sonne ne vous parle. Tout de même on ne sait si
c'est quelque imagination qui nous pousseroit
trop loin. Souvent le grand-prêtre Héli, c'est-
à-dire les conducteurs nous disent que nous
avons rêvé , et que nous demeurions en repos.
Mais Dieu ne nous y laisse point, et nous réveille
jusqu'à ce que nous prêtions l'oreille à ce qu'il
veut dire. S'il s'agissoit de visions , d'appari-
tions, de révélations , de lumières. extraordi-
naires , de miracles, de conduite contraire aux
* / Cor. 11. 10 et 11. — "^ / Ri-(j. m. k , etc.
seutimens de l'Eglise , ou auroit raison de ne
s'y arrêter pas. Mais quand Dieu nous amenés
jusqu'à un certain point de détachement , et
qu'ensuite nous avons une conviction intéiieure
qu'il veut encore certaines choses innocentes ,
qui ne vont qu'à devenir plus simples, et qu'à
mourir plus profondément à nous-mêmes, y a-
t-il de l'illusion à suivre ces mouvemens? Je
suppose qu'on ne les suit pas sans un bon con-
seil. La répugnance que notre sagesse et notre
amour-propre ont à suivre ces mouvemens
marque assez qu'ils sont de grâce; car alors on
voit bien qu'on n'est retenu contre ces mouve-
mens , que par quelque sensibilité et quelque
retour sur-soi-même. Plus on craint de faire
ces choses , plus on en a besoin ; car c'est une
crainte qui ne vient que de délicatesse , de dé-
faut de souplesse , et d'attachement ou à ses
goûts à ou ses vues. Or il faut mourir à tous ses
sentimens de vie naturelle. Ainsi tout prétexte
de reculer est ôté par la conviction qui est au
fond du cœur, qu'elles aideront à nous faire
mourir.
La souplesse et la promptitude pour céder à
ces mouvemens est ce qui avance le plus les
âmes. Celles qui ont assez de générosité pour
n'hésiter jamais font bientôt un progrès in-
croyable. Les autres raisonnent , et ne man-
quent jamais de raisons pour se dispenser de
faire ce qu'elles ont au cœur ; elles veulent et
ne veulent pas; elles attendent des certitudes ;
elles cherchent des conseils à leur point , qui
les déchargent de ce qu'elles craignent de faire ;
à chaque pas elles s'arrêtent et regardent eu
arrière; elles languissent dans l'irrésolution,
et éloignent insensiblement l'Esprit de Dieu.
D'abord elles le contristent par leurs hésita-
tions ; puis elles l'irritent par des résistances
formelles ; enfin elles l'éteignent par ces résis-
tances réitérées.
Quand on résiste, on trouve des prétextes pour
couvrir sa résistance et pour l'autoriser; mais
insensiblement on se dessèche soi-même ; ou
perd la simplicité ; et, quelque effort qu'on fasse
pour se tromper, on n'est point en paix ; il y a
toujours dans le fond de la conscience un je ne
sais quoi qui reproche qu'on a manqué à Dieu.
Mais, comme Dieu s'éloigne , parce qu'on s'est
éloigné de lui , l'aine s'endurcit peu à peu. Elle
n'est plus en paix; mais elle ne cherche point
la vraie paix ; au contraire , elle s'en éloi-
gne de plus en plus en la cherchant où elle
n'est pas. C'est comme un os qui est déboî-
té . et qui fait toujours une douleur secrète ;
mais quoiqu'il soit dans un étal violent hors de
KT LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
r23
sa place , il ne tend point à y rentrer ; tout au
contraire , il s'affermit dans sa mauvaise situa-
tion. 0 qu'une ame est digne de pitié lorsqu'elle
conuTience à rejeter les invitations secrètes de
Dieu qui demande qu'elle meure à tout ! D'a-
bord ce n'est qu'un atome ; mais cet atome de-
vient une montagne, et forme bientôt une espèce
de chaos impénétrable entre Dieu et elle. On fait
le sourd quand Dieu demande une petite sim-
plicité : on craint <le l'entendre ; on voudroit
bien pouvoir se dire à soi-même quon ne l'a
pas entendu ; on se le dit même , mais on ne
se le persuade pas. On s'embrouille , on doute
de tout ce qu'on a éprouvé ; et les grâces qui
avoient le plus servi à nous rendre simples
et petits dans la main de Dieu , commencent à
paroître comme des illusions. On cherche au
dehors des autorités de directeurs pour apaiser
les troubles du dedans ; on ne manque pas d'en
trouver ; car il y en a tant qui ont peu d'expé-
rienre , même avec beaucoup de savoir et de
piété ! En cet état , plus on veut se guérir,
plus on se fait malade. On est comme un cerf ,
qui est blessé , et qui porte dans ses flancs le
trait dont il est percé ; plus il s'agite au travers
des forêts pour s'en délivrer, plus il l'enfonce
dans son corps. î{é\aii\ qui est celui qui a 7'é-
sisté à Dieu et qui a eu la poix '. Dieu, qui est
lui seul la paix véritable , peut-il laisser tran-
quille un cœur qui s'oppose à ses desseins ?
Alors on est comme les personnes qui ont une
maladie inconnue. Tous les médecins emploient
leur art à les soulager, et rien ne les soulage.
Vous les voyez tristes , abattus , languissans : il
n'y a ni aliment ni remède qui puisse leur faire
aucun bien ; ils dépérissent chaque jour. Faut-
il s'étonner qu'en s'égarant de sou vrai chemin
on aille hors de toute route, s'égarant sans cesse
de plus en plus ?
Mais , direz-vous , les coiuniencemens de
tous ces malheurs ne sont rien : il est vrai ,
mais les suites en sont funestes. On ne vou-
loit rien réserver dans le sacriiice qu'on faisoit
à Dieu ; c'est ainsi qu'on étoit disposé en re-
gardant les choses de loin confusément : mais
ensuite, quand Dieu nous prend au mot, et
accepte en détail nos offres, on sent mille répu-
gnances très-fortes dont on ne se défioit pas. Le
courage manque , les vains prétextes viennent
flatter un cohu- foible et ébranle : d'abord on
retarde, et on doute si on doit suivre; puis
on ne fait que la moitié de ce que Dieu de-
mande ; on y mêle avec l'opération divine un
' Job. IX. 4.
certain mouvement [)ropre et des manières na-
turelles, pour conserver quelque ressource à
ce fond corrotnpu qui ne veut point mourir.
Dieu , jaloux, se refroidit. L'ame commence à
vouloir fermer les yeux , pour ne pas voir plus
qu'elle n'a le courage de faire. Dieu la laisse à
sa foiblesse et à sa lâcheté, puisqu'elle veut
y être laissée. Mais comprenez combien sa faute
est grande. Plus elle a reçu de Dieu , plus
elle doit lui rendre. Elle a reçu un amour
prévenant et des grâces singulières ; elle a goûté
le don de l'amour pur et désintéressé, que tant
d'ames , d'ailleurs très-pieuses, n'ont jamais
senti. Dieu n'a rien ménagé pour la posséder
toute entière. Il est devenu l'époux intérieur ;
il a pris soin de faire tout dans son épouse ;
mais il est infiniment jaloux : mais ne vous
étonnez pas des rigueurs de sa jalousie. De
quoi est-il donc si jaloux? Est-ce des ta-
lens, des lumières, delà régularité des ver-
tus extérieures ? Non ; il est condescendant
et facile sur toutes ces choses. L'amour n'est
jaloux que sur l'amour ; toute sa délicatesse
ne tombe que sur la droiture de la volonté.
Il ne peut souffrir aucun partage du cœur
de l'épouse , et il souffre encore moins tous
les prétextes dont l'épouse cherche à se trom-
per pour excuser le partage de son cœur.
Voilà ce qui allume le feu dévorant de sa ja-
lousie. Tant que l'amour pur et ingénu vous
conduira , ô épouse , l'époux supportera avec
une patience sans homes tout ce que vous ferez
d'irrégulier, par mégarde ou par fragilité , sans
préjudice de la droiture de votre cœur : mais
dès le moment que votre amour refusera quelque
chose à Dieu , et que vous voudrez vous trom-
per vous-même dans ce refus , l'époux vous re-
gardera comme une épouse infidèle qui veut
couvrir son infidélité.
Combien d'ames , après de grands sacrifices,
tombent dans ces résistances ! La fausse sagesse
cause presque tous ces malheurs. Ce n'est pas
tant pour n'avoir pas assez de courage, que pour
avoir trop de raison humaine qu'on s'arrête
dans cette course. Il est vrai que Dieu , quand
il a appelé les âmes à cet état de sacrifice sans
réserve , les traite à proportion des dons inef-
fables dont il les a comblées. Il est insatiable
de mort , de perte , de renoncement -, il est
même jaloux de ses dons , parce que l'excel-
lence de ses dons nourrit en nous secrètement
une certaine conliance propre. Il faut que tout
soit détruit, que tout périsse. Nous avons tout
donné : Dieu veut nous ôter tout ; et en effet il
ne nous laisse rien. S'il y a encore la moindre
124
INSTRUCTIONS SLR LA MORALE
chose à laquelle nous tenions , si bonne qu'elle
paroisse , c'est celle-là qu'il vient, le glaive en
main, couper jusqu'au dernier repli de notre
cœur. Si nous craignons encore par quelque
endroit , c'est cet endroit par où il vient nous
prendre; car il nous prend toujours par l'en-
droit le plus foible. 11 nous pousse sans nous
laisser jamais respuer. Faut-il s'en étonner?
Peut-on mourir tandis qu'on respire encore?
Nous voulons que Dieu nous donne le coup de
la mort; mais nous voudrions mourir sans
douleur; nous voudrions mourir à toutes nos
volontés par le choix de notre volonté même ;
nous voudrions tout perdre et retenir tout.
Hélas! quelle agonie, quelles angoisses, quand
Dieu nous mène jusqu'au bout de nos forces !
On est entre ses mains connue un malade dans
celles d'un chirurgien qui fait une opération
douloureuse; ou tombe en défaillance. Mais
celte comparaison n'est rien ; car, après tout,
l'opération du chirugien est pour nous faire
vivre, et celle de Dieu pour nous faire réelle-
ment mourir.
Pauvres âmes ! âmes foibles ! que ces der-
niers coups vous accablent ! L'attente seule vous
fait frémir, et retourner en arrière. Combien y
en a-t-il qui n'achèvent point de traverser l'af-
freux désert ! A peine deux ou trois verront la
terre promise. Malheur à celles de qui Dieu at-
tendoit tout , et qui ne remplissent point leur
grâce ! Malheur à quiconque résiste intérieu-
rement ! Etrange péché , que celui de pécher
contre le Saint-Esprit ! Ce péché, irrémissible
en ce monde et en l'autre . n'est-il pas celui de
résister à l'invitation intérieure? Celui qui y
résiste pour sa conversion, sera puni en ce
monde parle trouble, et en l'autre parles dou-
leurs de l'enfer. Celui qui y résiste pour mourir
sans réserve à lui-même , et pour se livrer à la
grâce du pur amour, sera puni en ce monde
par les remords , et en l'autre par le feu ven-
geur du purgatoire. Il faut faire son purgatoire
en ce monde ou en l'autre , ou par le martyre
intérieur du pur amour, ou par les tourmens
de la justice divine après la mort. Heureux
celui qui n'hésite jamais, qui ne craint que de
ne suivre pas assez proniptement , qui aime
toujours mieux faire trop que trop peu contre
lui-même ! Heureux celui qui présente hardi-
ment toute l'étoffe dès qu'on lui demande un
échantillon , et qui laisse tailler Dieu en plein
drap ! Heureux celui qui , ne se comptant pour
rien , ne met jamais Dieu dans la néeessiié de
le ménager! Heureux celui que tout ceci n'ef-
fraie point.
On croit que cet état est horrible; on se
trompe, on se trompe : c'est là qu'on trouve
la paix, la liberté , et que le cœur, détaché de
tout, s'élargit sans bornes, en sorte qu'il de-
vient immense ; rien ne le rétrécit ; et, selon la
promesse, il devient une même chose avec Dieu
même.
0 mou Dieu , vous seul pouvez donner la
paix qu'on éprouve en cet état-là. Plus l'ame
se sacrifie sans ménagement et sans retour sur
elle-même , plus elle est libre. Taudis qu'elle
n'hésite point à tout perdre et à s'oublier, elle pos-
sède tout. Il est vrai que ce n'est point une pos-
session réfléchie , en sorte qu'on se dise à soi-
même : Oui, je suis en paix, et je vis heureux ;
car ce seroit trop retomber sur soi , et se cher-
cher après s'être quitté : mais c'est une image
de l'état des bienheureux , qui seront à jamais
ravis en Dieu , sans avoir pendant toute l'éter-
nité un instant pour penser à eux-mêmes et à
leur bonheur. Ils sont si heureux dans ce trans-
port , qu'ils seront heureux éternellement, sans
se dire à eux-mêmes qu'ils jouissent de ce bon-
heur.
Vous faites, ô Epoux des âmes, éprouver dès
cette vie aux âmes qui ne vous résistent jamais,
un avant-goût de cette félicité. On ne veut rien,
et on veut tout. Connue il n'y a que la créature
qui borne le cœur , le cœur n'étant jamais res-
serré ni par l'attachement aux créatures, ni par
le retour sur lui-même, il entre pour ainsi dire
dans votre immensité. Rien ne l'arrête; il se
perd toujours en vous de plus en plus : mais
quoique sa capacité croisse à l'infini , vous le
remplissez tout entier; il est toujours rassasié.
Il ne dit point : Je suis heureux ; car il ne se
soucie point de l'être; s'il s'en soucioit , il ne
le seroit plus ; il s'aimeroit encore. Il ne pos-
sède point son bonheur . mais son bonheur le
possède. En quelque moment qu'on le prenne,
et qu'on lui demande : Voulez-vous souffrir ce
que vous souffrez? voudriez-vous avoir ce que
vous n'avez pas? il répondra sans hésiter, et
sans se consulter soi-même : Je veux souffrir
ce que je souffre, et n'avoir point ce que je n'ai
pas: je veux tout , je ne veux rien.
Voilà, mon Dieu, la vraie et pure adoration
en esprit et en vérité. Vous cherchez de tels
adorateurs ; mais vous u'en trouvez guère. Pres-
que tous se cherchent eux-mêmes dans vos dons,
au lieu de vous chercher tout seul dans la croix
et dans le dépouillement. On veut vous con-
duire , au lieu de se laisser conduire par vous.
On se donne à vous pour devenir grand: mais
on se refuse dès qu'il faut se laisser appetisser.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
d2o
On dit qu'on ne tient à rien; et on est effrayé
par les moindres pertes. On veut vous posséder ;
mais on ne veut point se perdre pour être pos-
sédé par vous. Ce n'est pas vous aimer; c'est
vouloir être aimé par vous. 0 Dieu, la créature
ne sait point pourquoi vous l'avez faite : ap-
prenez-le-lui, et imprimez au tond de son cœur
que la boue doit se laisser donner sans résistance
toutes les formes qu'il plaît à l'ouvrier.
XXIII.
riILlTE DES PEINES ET DES
RIELRS. N AIMER SES
POt'R DIEl".
PELAISSEMENS INTE-
AMIS qu'en mec et
Dieu , qui paroît si rigoureux aux âmes , ne
leur fait jamais rien souffrir par le plaisir de
les faire souffrir. Il ne les met en sonffrance que
pour les purifier. La rigueur de l'opération
vient du mal qu'il faut arracher : il ne feroit
aucune incision si tout étoit sain ; il ne ?oupe
que ce qui est mort et ulcéré. C'est donc notre
amour-propre corrompu qui fait nos douleurs :
la main de Dieu nous en fait le moins qu'elle
peut. Jugeons combien nos j)laies sont profon-
des et envenimées, puisque Dieu nous épargne
tant, et qu'il nous fait néanmoins si violem-
ment souffrir.
De même qu'il ne nous fait jamais souffrir
que pour notre guérison , il ne nous ôte aussi
aucun de ses dons que pour nous le rendre au
centuple. Il nous ôte par amour tous les dons
les plus purs que nous possédons impurement.
Plus les dons sont purs, plus il est jaloux , afin
que nous les conservions sans nous les appro-
prier et sans nous les rapporter jamais à nous-
mêmes. Les grâces les plus éminentes sont les
plus dangereux poisons, si nous y prenons quel-
que appui et quelque complaisance. C'est le
péché des mauvais anges. Ils ne firent que re-
garder leur état et s'y complaire; les voilà
dans l'instant même précipités du ciel et éter-
nels ennemis de Dieu.
Cet exemple fait voir combien les hommes
s'entendent peu en péchés. Celui-là est le plus
grand de tous; cependant il est bien rare de
trouver des âmes assez pures pour posséder
purement et sans propriété le don de Dieu.
Quand on pense aux grâces de Dieu , c'est tou-
jours pour soi , et c'est l'amour du moiqm fait
presque toujours une certaine sensil)ililé qu'on
a pour les grâces. On est contristé de se trouver
foible; on est tout animé quand on se trouve
fort ; on ne regarde point sa perfection unique-
ment pour la gloire de Dieu, comme on regar-
deroit celle d'un autre. On est contristé et dé-
couragé quand le goiit sensible et quand les
grâces aperçues échappent : en un mot, c'est
presque toujours de soi et non de Dieu qu'il est
question.
De là vient que toutes les vertus aperçues ont
besoin d'être purifiées , parce qu'elles nourris-
sent la vie naturelle en nous. La nature corrom-
pue se fait un aliment très-subtil des grâces les
plus contraires à la nature : l'amour-propre se
nourrit, non-seulement d'austérités et d'humi-
liations , non-seulement d'oraison fervente et
de renoncement à soi, mais encore de l'abandon
le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes.
C'est un soutien infini que de penser qu'on
n'est plus soutenu de rien , et qu'on ne cesse
point , dans cette épreuve horrible . de s'aban-
donner lidèlement et sans réserve. Pour con-
sonmier le sacrifice de purification en nous des
dons de Dieu . il faut donc ache\er de détruire
l'holocauste ; il faut tout perdre , même l'aban-
don aperçu par lequel on se voit livré à sa
perte.
On ne trouve Dieu seul purement que dans
cette perte apparente de tous ses dons, et dans
ce réel sacrifice de tout soi-même , après avoir
perdu toute ressource intérieure. La jalousie in-
linie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre
amour-propre le met, pour ainsi dire, dans
cette nécessité, parce que nous ne nous perdons
totalement en Dieu , que quand tout le reste
nous manque. C'est comme un homme qui
toml)e dans un abîme; il n'achève de s'y laisser
aller qu'après que tous les appuis du bord lui
échappent des mains. L'amour-propre, que Dieu
précipite , se prend dans son désespoir à toutes
les ombres de grâce, comme un homme qui se
noie se prend à toutes les ronces qu'if trouve
en tombant dans l'eau.
Il faut donc bien comprendre la nécessité de
cette soustraction qui se fait peu à peu en nous
de tous les dons divins. Il n'y a pas un seul don,
si éminent qu'il soit, qui, après avoir été un
moyen d'avancement , ne devienne d'ordinaire
pour la suite un piège et un obstacle par les
retours de propriété qui salissent l'ame. De là
vient que Dieu ôte ce qu'il avoit donné. Mais
il ne l'ôte pas pour en priver toujours ; il l'ôte
pour le mieux donner, et pour le rendre sans
l'impureté de cette appropriation maligne que
nous en faisons sans nous en apercevoir. La
perte du don sert à en ôter la propriété; et, la
426
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
propriété étant ôtée , le don est rendu au cen-
tuple. Alors le don n'est plus don de Dieu ; il
est Dieu même à l'ame. Ce n'est plus don de
Dieu ; car on ne le regarde plus comme quelque
chose de distingué de lui et que l'ame peut pos-
séder : c'est Dieu lui seul immédiatement qu'on
regarde, et qui, sans être possédé par l'ame ,
la possède selon tous ses bons plaisirs.
La conduite la plus ordinaire de Dieu sur les
âmes est donc de les attirer d'abord à lui pour
les détacher du monde et des passions grossières,
en leur faisant goûter toutes les vertus les plus
ferventes et la douceur du recueillement. Dans
ce premier attrait sensible, toute l'ame se tourne
à la mortification et à l'oraison. Elle se contra-
rie sans cesse elle-même en tout ; elle se déprend
de toutes les consolations extérieures ; et celles
de l'amitié sont aussi retranchées, parce qu'elle
y ressent l'impureté de l'amour-propre qui rap-
porte les amis à soi. Il ne reste plus que les
amis auxquels on est lié par conformité de sen-
timens, ou ceux qu'on cultive par charité ou
par devoir : tout le reste devient à charge ; et
si on n'en a pas perdu le goût naturel , on se
défie encore davantage de leur amitié lorsqu'ils
ne sont pas dans le même goût de piété où
l'on est.
Il y a beaucoup d'ames qui ne passent jamais
cet état de ferveur et d'abondance spirituelle :
mais il y en a d'autres que Dieu mène plus loin,
et qu'il dépouille par jalousie après les avoir
revêtues et ornées. Celles-là tombent dans un
état de dégoût, de sécheresse et de langueur où
tout leur est à charge. Bien loin d'être sensibles
à l'amitié, l'amitié des personnes qu'elles goû-
loient le plus autrefois leur devient importune.
Une ame en cet état sent que Dieu et tous ses
dons se retirent d'elle. C'est pour elle un état
d'agonie et une espèce de désespoir : on ne peut
se supporter soi-même ; tout se tourne à dégoût.
Dieu arrache tout, et le goût des amitiés comme
tout le reste. Faut-il s'en étonner? il ôte même
le goût de son amour et de sa loi. On ne sait
plus où l'on en est ; le cœur est flétri et presque
éteint : il ne sauroit rien aimer. L'amertume
d'avoir perdu Dieu , qu'on avoit senfi si doux
dans sa ferveur, est une absinthe ré[»andnesur
tout ce qu'on avoit aimé parmi les créatures.
On est comme un malade qui sent sa défaillance
faute de nourriture, et qui a horreur de tous
les alimens les plus exquis. Alors ne parlez
point d'amitié; le nom même en est affiigeanl,
ef feroit venir les larmes aux yeux : tout vous
surmonte; vous ne savez ce que vous voulez.
Vous avez des amitiés et des peines . comme un
enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et
qui s'évanouissent comme un songe dans le
moment que vous en parlez. Ce que vous dites
de votre disposition vous paroît toujours un
mensonge , parce qu'il cesse d'être vrai dès que
vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en
vous ; vous ne pouvez répondre de rien , ni
vous promettre rien, ni même vous dépeindre.
Vous êtes sur les sentimens intérieurs , comme
les filles de la Visitation sur leurs cellules et sur
leurs meubles : tout change ; rien n'est à vous,
et votre cœur moins que tout le reste. On ne
sauroit croire combien cette inconstance puérile
ap[)etisse et détruit une ame sage , ferme et
hautaine dans sa vertu. Parler alors de bon na-
turel , de tendresse , de générosité , de cons-
tance , de reconnoissance pour ses amis, à une
ame malade et agonisante, c'est parler de danse
et de nuisique à un moribond. Le cœur est
comme un arbre desséché jusqu'à la racine.
Mais attendez que l'hiver soit passé , et
que Dieu ait fait mourir tout ce qui doit mou-
rir: alors le printemps ranime tout. Dieu rend
l'amitié avec tous les autres dons jusques au
centuple. Ou sent renaître au dedans de soi
ses anciennes inclinations pour les vrais amis :
on ne les aime plus en soi et pour soi; on
les aime en Dieu et pour Dieu , mais d'un
amour vif , tendre , accompagné de goût et
de sensibilité; car Dieu sait bien rendre la
sensibilité pure. Ce n'est pas la sensibilité ,
mais l'amour-propre, qui corrompt nos amitiés.
Alors on se livre sans scrupule à cette chaste
amitié, parce que c'est Dieu qui l'imprime; on
aime au travers de lui sans en être détourné ;
c'est lui qu'on aime dans ce qu'il fait aimer.
Dans cet ordre de providence, qui nous lie à
certaines gens, Dieu nous donne du goût pour
eux ;. et nous ne craignons point de vouloir être
aimés par ces personnes, parce que celui qui
imprime ce désir l'imprime très-purement et
sans aucun retour de propriété sur nous. On
veut être aimé comme on voudroit qu'un autre
le fût, si c'étoit l'ordre de Dieu. On s'y cher-
che pour Dieu , sans complaisance et sans in-
térêt propre. Dans cette résurrection de l'amitié,
comme tout est sans intérêt et sans réflexion sur
soi, on voit tous les défauts de son ami et de son
amitié , sans se rebuter.
Avant que Dieu ait ainsi purifié les amitiés ,
les personnes les plus pieuses sont délicates ,
jalouses, épineuses pour leurs meilleurs amis;
parce que l'amour-propre craint toujours de
perdre, et veut toujours gagner dans le com-
merce même qui paroît le plus généreux et le
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
127
plus désintéressé . s'il ne cherche ni hien ni
honneur dans l'ami , du moins il y cherclie
l'agrément du commerce , la consolation de la
confiance, le repos du cœur, qui est la plus
grande douceur de la vie , entin le plaisir ex-
quis d'aimer généreusement et sans intérêt.
Olez cette consolation, trouhlez cette amitié qui
semble si pure, l'amour-propre est désolé; il
se plaint; il veut qu'on le plaigne ; il se dépite;
il est hors de lui : c'est pour soi qu'on est fâché ;
ce qui marque que c'est soi-même qu'on ai-
moit dans son ami. Mais quand c'est Dieu qu'on
y aime , on y tient fortement et sans réserve ;
et cependant si l'amitié se rompt par ordre de
Dieu, tout est paisible au fond de l'ame : elle
n'a rien perdu ; car elle n'a rien à perdre pour
elle à force de s'être perdue elle-même. Si elle
s'attriste, c"est pour la personne qu'elle aimoit,
en cas que cette rupture lui soit nuisible. La
douleur peut être vive et amère, puisque l'ami-
tié éloit très-sensible, mais c'est une douleur
paisible et exempte des chagrins cuisans d'un
amour intéressé.
Il y a encore une seconde différence à remar-
quer dans ce changement des amitiés par la
grâce. Tandis qu'on est encore en soi , on
n'aime rien que pour soi ; et l'homme renfermé
en lui-même ne peut avoir qu'une amitié bor-
née suivant sa mesure : c'est toujoui's un cœur
rétréci dans toutes ses affections; et la plus
grande générosité mondaine a toujours par quel-
que endroit des bornes étroites. Si la gloire de
bien aimer mène loin , on s'arrêtera tout court
dès qu'il arrivera ou qu'on pourra s'imaginer
que cette gloire sera blessée. Pour les âmes qui
j^ortent d'elles-mêmes, et qui s'oublient véri-
tablement en Dieu , leur amitié est immense
comme celui en qui elles aiment. II n'y a que
le retour sur nous qui borne notre cœur; car
Dieu lui a donné je ne sais quoi diniini par
rapport à lui. C'est pourquoi lame qui ne s'oc-
cupe point d'elle-même , et qui se compte en
tout pour rien, trouve dans ce rien l'immensité
de Dieu même : elle aime sans mesiu-e, sans fin,
sans motif humain; elle aime, parce que Dieu,
amour immense , aime en elle.
Voilà l'état des apôtres, qui est si bien ex-
primé par saint Paul. Il sent tout avec une pu-
reté et une vivacité infinie; il porte dans son
cœur toutes les égUses ; l'univers entier est trop
borné pour ce cœur : il se réjouit ; il s'afflige :
il se met en colère ; il s'attendrit; son cœur est
comme le siège de toutes les plus fortes pas-
sions. Il se fait petit; il se fait grand; il a l'au-
torité d'un père et la tendresse d'une mère ; il
aime d'un amour de jalousie ; il veut être ana-
thème pour ses enfans : tous ces sentimens lui
sont imprimés ; et c'est ainsi que Dieu fait aimer
les autres quand on ne s'aime plus.
XXIV.
CONTRE l'horreur NATURELLE DES PRIVATIONS
ET DES DÉPOLILLEMENS.
Presque tous ceux qui songent à servir Dieu
n'y songent que pour eux-mêmes. Ils songent
à gagner, et point à perdre; à se consoler, et
point à souffrir ; à posséder , et non à être pri-
vés ; à croître, et jamais à diminuer : et au con-
traire toutl'ouvrage intérieur consiste à perdre,
à sacrifier, à diminuer , às'appetisser, et à se
dépouiller même des dons de Dieu , pour ne
tenir plus qu'à lui seul. On est sans cesse comme
les malades passionnés pour la santé , qui se
tàtent le pouls trente fois par jour, et qui ont
besoin qu'un médecin les rassure en leur or-
donnant de fréquens remèdes, et en leur disant
qu'ils se portent mieux. Voilà presque tout
l'usage que l'on fait d'un directeur. On ne fait
que tournoyer dans un petit cercle de vertus
communes, au-delà desquelles on ne passe
jamais généreusement. Le directeur, comme le
médecin , flatte , console , encourage , entre-
tient la déUcatesse et la sensibilité sur soi-même,
il n'ordonne que de petits remèdes bénins et
qui se tournent en habitude. Dès qu'on se trouve
privé des grâces sensibles , qui ne sont que le
lait des enfans, on croit que tout est perdu.
C'est une preuve manifeste qu'on tient trop aux
moyens , qui ne sont pas la fin , et qu'on veut
toujours tout pour soi. Les privations sont le
pain des forts ; c'est ce qui rend l'ame robuste,
qui l'arrache à elle-même, qui la sacrifie pure-
ment à Dieu ; mais on se désole dès qu'elles
commencent. On croit que tout se renverse
quand tout commence à s'établir solidement et
à se purifier. On veut bien que Dieu fasse de
nous ce qu'il voudra, pourvu qu'il en fasse tou-
jours quelque chose de grand et de parfait. Mais
si on ne veut point être détruit et anéanti , ja-
mais on ne sera la victime d'holocauste dont il
ne reste rien , et que le feu divin consume. On
voudroit enti'er dans la pure foi , et garder tou-
jours sa propre sagesse ; être enfant , et grand à
ses j)ropres yeux. Quellechimère de spiritualité !
428
INSTRUCTIONS SLR LA MORALE
XXV.
CONTRE l'attachement AUX. LUMIERES ET AUX GOUTS
SENSIBLES.
Ceux qui ne sont attachés à Dieu qu'autant
qu'ils y goûtent de plaisir et de consolation ,
ressemblent aux peuples qui sui voient Jésus-
Christ, non pour sa doctrine, mais pour les
pains qu'il multiplioit miraculeusement '. Ils
disent comme saint Pierre : Seigneur , nous
sommes bien ici . dressons-y trois tabernacles.
Mais ils ne savent ce qu'ils disent ^. Après s'être
enivrés des douceurs du Tliabor, ils mécon-
noissent le Fils de Dieu, et refusent de le suivre
sur le Calvaire. Non-seulement ils cherchent
des goûts, mais ils veulent encore dos lumières :
c'est-à-dire que l'esprit est curieux de voir ,
pendant que le cœur veut être remué par les
sentimens doux et flatteurs. Est-ce mourir à
soi? Est-ce là \e juste de saint Paul ' , dont la
foi est la vie et la nourriture.
On voudroit avoir des lumières extraor -
dinaires qui marquassent des dons surnaturels
et une communication infime de Dieu. Rien ne
flatte tant l'amour-propre. Toutes les grandeurs
du monde mises ensemble n" élèvent pas autant
un cœur. C'est une vie secrète qu'on donne à
la nature dans les dons surnaturels. C'est une
ambition d'autant plus raftlnée qu'elle est toute
spirituelle: on veut sentir, goûter, posséder
Dieu et ses dons, voir sa lumière , pénétrer les
cœurs, connoître l'avenir, être une ame tout
extraordinaire; car le goût des lumières et des
sentimens mène peu à peu uneame jusquà un
désir secret et subtil de toutes ces choses.
L'Apôtre nous montre une voie pli'S excel-
lente *, pour laquelle il nous inspire une sainte
émulation : il s'agit de la charité , qui ne c/ter-
che point ce qui est à elle ^ : elle ne veut point
être survêtue, pour parler comme l'Apôtre;
mais elle se laisse dépouiller. Ce n'est point le
plaisir qu'elle aime; c'est Dieu , dont elle veut
faire la volonté. Si elle trouve du goût dans
l'oraison, elle se sert de ce goût passager, sans
s'y arrêter , pour ménager sa propre foiblesse ,
comme un malade qui relève de maladie se sert
d'un bâton pour marcher; mais la convales-
cence est-elle parfaite , l'homme guéri marche
tout seul. Tout de même, l'ame encore tendre
et enfantine , que Dieu nourrissoit de lait dans
les commencemens, se laisse sevrer quand Dieu
veut la nourrir du pain des forts.
Que seroit-ce si nous étions toujours enfans,
toujours pendant à la mamelle des célestes con-
solations? Il faut évacuer, comme parle saint
Paul ' , ce qui est du petit enfant. Les premières
douceurs étoient bonnes pour nous attirer, pour
nous détacher des plaisirs grossiers et mondains
par d'autres plus purs , enfin pour nous accou-
tumer à une vie doraison et de recueillement :
mais goûter un plaisir délicieux qui ôte le sen-
timent des croix, et jouir d'une ferveur qui fait
qu'on vit comme si on voyoit le paradis ouvert,
ce n'est point mourir sur la croix et s'anéantir.
Cette vie de lumières et de goûts sensibles ,
quand on s'y attache jusquà s'y borner , est
un piège très-dangereux.
1" Quiconque n'a d'autre appui quittera
l'oraison , et avec l'oraison Dieu même, dès
que cette source de plaisir tarira. Vous savez
que sainte Thérèse disoit qu'un grand nombre
d'ames quittoient loraison quand l'oraison coni-
mençoit à être véritable. Combien dames, qui,
pour avoir eu en Jésus-Christ une enfance trop
tendre , trop délicate , trop dépendante d'un
lait si doux, reculent en arrière, et abandon-
nent la vie intérieure dès que Dieu commence
à les sevrer! Faut-il s'en étonner? Elles font le
sanctuaire de ce qui n'est que le parvis du tem-
ple. Elles ne veulent qu'une mort extérieure
des sens grossiers, pour vivre à elles-mêmes dé-
licieusement dans leur intérieur. Delà viennent
tant d'infidélités et de mécomptes parmi les
aines mêmes qui ont paru les plus ferventes et
les plus détachées. Celles même qui ont le plus
parlé de détachement, de mort à soi , de ténè-
bres de la foi , et de dépouillement , sont sou-
vent les plus surprises et les plus découragées ,
dès que l'épreuve vient , et que la consolation
se retire. 0 qu'il est bon de suivre la voie mar-
quée par le bienheureux Jean de la Croix , qui
veut qu'on croie dans le non voir , et qu'on
aime sans chercher à sentir !
•1° De l'attachement aux goûts sensibles nais-
sent toutes les illusions. Les âmes sont grossières
en ce point, qu'elles cherchent le sensible pour
trouver la sûreté. C'est tout le contraire ; c'est
le sensible qui donne le change; c'est un appât
flatteur pour l'amour-propre. Ou ne craint
point de manquer à Dieu tandis que le plaisir
dure. On dit alors dans son abondance : Je ne
» Joan. VI. 26. — * Marc. ix. 4 et 3. — ^ fjebr. \. 38.
— * i Cor. XII. 3J, — 5 jiid, XIII. o.
> / Cor. xiM. II.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
129
serai jamais ébranlé *, mais on croit tout perdu
dès que l'ivresse est passée : ainsi on met son
plaisir et son imagination en la place de Dieu.
Il n'y a que la pure foi qui préserve de l'illusion.
Quand on ne s'appuie sur rien d'imaginé, de
senti , de goûté , de lumineux et d'extraordi-
naire; quand on ne tient qu'à Dieu seul, en
pure et nue foi, dans la simplicité de l'Evan-
gile , recevant les consolations qui viennent et
ne s'arrêtant à aucune , ne jugeant point et
obéissant toujours , croyant facilement qu'on
peut se tromper et que les autres peuvent nous
redresser, enfin agissant à chaque moment avec
simplicité et bonne intention, suivant la lumière
de foi actuellement présente, on est dans la voie
la plus opposée à l'illusion.
La pratique fera voir mieux que toute autre
chose combien cette voie est plus sûre que celle
des goûts et des lumières extraordinaires. Qui-
conque voudra l'essayer , reconnoîtra bientôt
que celte voie de pure foi , suivie en tout , est
la plus profonde et la plus universelle mort à
soi-même. Les goûts et les certitudes intérieures
dédommagent l'amour-propre de tout ce qu'il
peut sacrifier au dehors : c'est une possession
subtile de soi-même qui donne une vie secrète
et raffinée. Mais se laisser dépouiller au dehors
et au dedans tout ensemble , au dehors par la
Providence , et au dedans par la nudité de foi
obscure , c'est le total martyre et par consé-
quent l'état le plus éloigné de l'illusion. On ne
se trompe et on ne ségare qu'en se flattant,
qu'en s'épargnant, qu'en réservant quelque
vie secrète à l'amour-propre , qu'en mettant
quelque chose de déguisé en la place de Dieu.
Quand vous laissez tomber toute lumière par-
ticulière et tout goût flatteur ; quand vous ne
voulez qu'aimer Dieu sans vous attacher à le
sentir, et que croire la vérité de la foi sans vous
attacher à voir, cette nudité si obscure ne laisse
aucune prise à la volonté et au sens propre, qui
sont les sources de toute illusion.
Ainsi ceux qui veulent se précautionner
contre l'illusion , en cherchant à sentir des
goûts et à se faire des certitudes, s'exposent par
là même à l'illusion : au contraire , ceux qui
suivent l'attrait de l'amour dénuant et de la foi
pure, sans rechercher des lumières et des goûts
pour s'appuyer, évitent ce qui peut causer l'il-
lusion et l'égarement. Vous trouverez dans
V Imitation de Jésus-Christ^, où l'auteur dit
que si Dieu vous ôte les douceurs intérieures,
votre plaisir doit être de demeurer privé de tout
1 f«. \xix. 7.-2 Lil). iir.
FÉNELON. TOME VI.
plaisir : 0 qu'une ame ainsi crucifiée est agréa-
ble à Dieu , quand elle ne cherche point à se
détacher de la croix , et qu'elle veut bien y
expirer avec Jésus-Christ ! On cherche des
prétextes, en disant qu'on craint d'avoir perdu
Dieu lorsqu'on ne le sent plus. Mais dans la
vérité c'est impatience dans l'épreuve ; c'est in-
quiétude de la nature délicate et attendrie sur
elle-même ; c'est recherche de quelque appui
pour l'amour-propre ; c'est une lassitude dans
l'abandon, et une reprise secrète de soi-même
après s'être livré à la grâce. Mon Dieu, où sont
les âmes qui ne s'arrêtent point dans la voie de
la mort ? Celles qui auront persévéré jusqu'à lu
fin seront couronnées.
XXVI.
SlR LA SÉCHERESSE ET LES DISTRACTIONS QUI
ARRIVENT DANS l'oRAISON.
On est tenté de croire qu'on ne prie plus
Dieu dès qu'on cesse de goûter un certain
plaisir dans la prière. Pour se détromper, il
faudroit considérer que la parfaite prière et
l'amour de Dieu sont la même chose. La prière
n'est donc pas une douce sensation, ni le charme
d'une imagination enflammée, ni la lumière de
l'esprit qui découvre facilement en Dieu des
vérités sublimes, ni même une certaine consola-
tion dans la vue de Dieu : toutes ces choses
sont des dons extérieurs , sans lesquels l'amour
peut subsister d'autant plus purement, qu'étant
privé de toutes ces choses, qui ne sont que des
dons de Dieu , on s'attachera uniquement et
immédiatement à lui-même. Voilà ïamour de
pu7'e foi , qui désole la nature , parce qu'il
ne lui laisse aucun soufien : elle croit que
tout est perdu, et c'est par là même que tout
est gagné.
Le pur amoiu' n'est que dans la seule vo-
lonté : ainsi ce n'est point un amour de senti-
ment , car l'imagination n'y a aucune part ;
c'est un amour qui aime sans senfir, comme la
pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre
que cet amour soit imaginaire ; car rien ne l'est
moins que la volonté détachée de toute imagi-
nation. Plus.les opérations sont purement intel-
lectuelles et spirituelles, plus elles ont, non-
seulement la réalité, mais encore la perfection
que Dieu demande : l'opération en est donc
plus parfaite ; en même temps la foi s'y exerce,
et l'humilité s'v conserve. Alors l'amour est
130
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
chaste ; car c'est Dieu en lui-même et poui-
lui-même : ce n'est plus ce qu'il fait sentir à
quoi on s'attache : on le suit, mais ce n'est pas
à cause des pains multipliés.
Quoi, (lira-t-on, toute la piété ne consistera-
t-elle que dans une volonté de s'unir à Dieu,
qui sera peut-être plutôt une pensée et une
imagination, qu'une volonté effective ? Si cette
volonté n'est soutenue par la iidélité dans les
principales occasions, je croirai qu'elle n'est pas
véritable ; car le bon arbre porle de bons fruits,
et cette volonté doit rendre attentif pour accom-
plir la volonté de Dieu : mais elle est compa-
tible en cette vie avec de petites fragilités, que
Dieu laisse à l'ame pour l'humilier. Si donc on
n'éprouve que de ces fragilités journalières, il
faut en tirer le fruit de l'humiliation, sans per-
dre courage.
Mais enfin la \ raie vertu et le pur amour ne
sont que dans la volonté seule. N'est-ce pas
beaucoup que de vouloir toujours le souverain
bien dès qu'on l'aperçoit ; de retourner son
intention vers lui dès qu'on remarque qu'elle
en est détournée ; de ne vouloir jamais rien par
délibération que selon son ordre ; et enfin de
demeurer soumis en esprit de sacrifice et d'a-
bandon à lui, lorsqu'on n'a plus de consolation
sensible ? Comptez-vous pour rien de retran-
cher toutes les réflexions inquiètes de l'amour-
propre ; de marcher toujours sans voir où l'on
va, et sans s'arrêter ; de ne penser jamais vo-
lontairement à soi-même , ou du moins de n'y
penser jamais que comme on penseroit à une
autre personne, pour remplir un devoir de pro-
vidence dans le moment présent, sans regarder
plus loin ? N'est-ce pas là ce qui fait mourir le
vieil homme, plutôt que les belles réflexious où
l'on s'occupe encore de soi- par ainom-propre,
et plutôt que plusieurs œuvres extérieures sur
lesquelles on se rendroit témoignage à soi-même
de son avancement ?
C'est par une espèce d'infidélité contre l'at-
trait de la pure foi, qu'on veut toujours s'assu-
rer qu'on fait bien : c'est vouloir savoir ce
qu'on fait; ce qu'on ne saura jamais, et que
Dieu veut qu'on ignore : c'est s'amuser dans
la voie pour raisonner sur la voie même. La
voie la plus sûre et la plus courte est de se re-
noncer, de s'oublier, de s'abandonner, et de ne
plus penser à soi que par fidélité pour Dieu.
Toute la religion ne consiste qu'à sortir de soi
et de son amour-propre pour tendre à Dieu.
Pour les distractions involontaires, elles ne
distraient point l'amour, puisqu'il est dans la
volonté, et que la volonté n'a jamais de distrac-
tions quand elle n'en veut point avoir. Dès
qu'on les remarque, on les laisse tomber et on
se retourne vers Dieu. Ainsi , pendant que les
sens extérieurs de l'épouse sont endormis , son
cœur veille , son amour ne se relâche point. Un
père tendre ne pense pas toujours distincte-
ment à son fils ; mille objets entraînent son
imagination et son esprit : mais ces distractions
n'interromj)ent jamais l'amour paternel ; à
quelque heure que son fils revienne dans son
esprit, il l'aime, et il sent au fond de son cœur
qu'il n'a pas cessé un seul moment de l'aimer,
quoiqu'il ait cessé de penser à lui. Tel doit être
notre amour pour notre père céleste; un amour
simple, sans défiance et sans inquiétude.
Si l'imagination s'égare, si l'esprit est en-
traîné , ne nous troublons point : toutes ces
puissances ne sont pas le vrai homme du cœur,
r homme caché , dont parle saint Pierre ', qui
est dans rincomi/jtiùilité d'un esprit modeste
et tranquille. Il n'y a qu'à faire un bon usage
des pensées libres, en les tournant toujours vers
la présence du bien-aimé , sans s'inquiéter sur
les autres : c'est à Dieu à augmenter quand il
lui plaira cette facilité sensible de conserver sa
présence. Souvent il nous l'ôte pour nous avan-
cer ; car cette facilité nous amuse par trop de
réllexions : ces réflexions sont des distractions
véritables, qui interrompent le regard simple et
direct de Dieu, et qui par là nous retirent des
ténèbres de la pure foi.
On cherche souvent dans ces réflexions le
repos de l'amour-propre, et la consolation dans
le témoignage qu'on veut se rendre à soi-même.
Ainsi on se distrait par cette ferveur sensible ;
et au contraire on ne prie jamais si purement
que quand on est tenté de croire qu'on ne prie
plus : alors on craint de prier mal ; mais on ne
devroit craindre que de se laisser aller à la
désolation de la nature lâche, à l'infidélité phi-
losophique , qui veut toujours se démontrer à
elle-même ses propres opérations dans la foi ;
enfin aux désirs impatiens de voir et de sentir
pour se consoler.
Il n'y a point de pénitence plus amère que
cet état de pure foi sans soutien sensible : d'où
je conclus que c'est la pénitence la plus effec-
tive, la plus crucifiante, et la plus exempte de
toute illusion. Etrange tentation ! On cherche
impatiemment la consolafion sensible par la
crainte de n'être pas assez pénitent ! Hé ! que
ne prend -on pour pénitence le renoncement à
la consolation qu'on est si tenté de chercher ?
' 1 Pcir. m. h.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
131
Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ,
que son Père abandonne sur la croix : Dieu
retire tout sentiment et toute réflexion pour se
cacher à Jésus-Christ : ce fut le dernier coup
de la main de Dieu qui frappoit l'homme de
douleurs; voilà ce qui consomma le sacrifice.
Il ne faut jamais tant s'abandonner à Dieu que
quand il semble nous abandonner. Prenons
donc la lumière et la consolation quand il la
répand , mais sans nous y attacher : quand il
nous enfonce dans la nuit de la pure foi, alors
laissons-nous aller dans cette nuit, et souffrons
amoureusement cette agonie. Un moment en
vaut mille dans cette tribulation : on est trou-
blé et on est en paix : non-seulement Dieu se
cache, mais il nous cache à nous-mêmes, afin
que tout soit en foi. On se sent découragé ; et
cependant on a une volonté immobile qui veut
tout ce que Dieu veut de rude : on veut tout,
on accepte tout, jusqu'au trouble même par
lequel on est éprouvé. Ainsi on est secrètement
en paix par cette volonté qui se conserve au
fond del'ame pour souffrir la guerre. Béni soit
Dieu qui fait en nous de si grandes choses mal-
gré nos indignités.
XXYII.
AVIS A UNE DAME DE LA COUR. NE POINT s'É-
TONXER NI SE DF.C0UR.\GER A LA VUE DE SES
DÉFAUTS NI DES DEFAUTS d' AUTRUI.
On n'a point encore assez approfondi la mi-
sère des hommes en général, ni la sienne en
particulier, quand on est encore surpris de la
foiblesse et de la corruption des hommes. Si on
n'attendoit aucun bien des hommes, aucun mal
ne nous étonneroit. Notre étonnement vient
donc du mécompte d'avoir compté l'humanité
entière pour quelque chose, au lieu qu'elle n'est
rien , et pis que rien. L'arbre ne doit point
surprendre quand il porte ses fruits. Mais on
doit admirer Jésus-Christ , en qui nous som-
mes entrés, comme dit saint Paul, lorsque nous
autres sauvageons nous portons en lui , à la
place de nos fruits amers, les plus doux fruits
de la vertu.
Désabusez-vous de toute vertu humaine qui
est empoisonnée de complaisance et de con-
fiance en soi-même. Ce qui est haut aux yeux
des hommes, dit le Saint-Esprit ' , est une ahomi-
* Luc, XVI. 13.
nation devant Dieu. C'est une idolâtrie inté-
rieuie dans tous les momens de la vie. Celte
idolâtrie, (juoique couverte de l'éclat des ver-
tus , est plus horrible que beaucoup d'autres
péchés que l'on croit plus énormes. Il n'y a
qu'une seule vérité et qu'une seule manière de
bien juger, qui est de juger comme Dieu même.
Devant Dieu les crimes monstrueux commis
par foiblesse, par emportement ou par igno-
rance, sont moins crimes que les vertus qu'une
ame pleine d'elle-même exerce pour rapporter
tout à sa propre excellence comme à sa seule
divinité ; car c'est le renversement total de tout
le dessein de Dieu dans la création. Cessons
donc de juger des vertus et des vices par notre
goût, que l'amour-propre a rendu dépravé, et
par nos fausses vues de grandeur. Il n'y a rien
de grand que ce qui se fait bien petit devant
l'unique et souveraine grandeur. Vous ten-
dez au grand par la pente de votre cœur, et
par l'habitude d'y tendre : mais Dieu veut vous
rabaisser et vous rappetiser dans sa main ) lais-
sez-le faire.
Pour les gens qui cherchent Dieu, ils sont
pleins de misères : non que Dieu autorise leurs
imperfections ; mais parce que leurs imperfec-
fions les arrêtent et les empêchent d'aller à
Dieu par le plus court chemin. Ils ne peuvent
aller vite ; car ils sont trop chargés et d'eux-
mêmes et de tout ce grand attirail de choses
superflues, qu'ils rapportent à eux avec tant
d'empressement et de jalousie. Les uns croient
aller droit , usant toujours de certains petits
détours pour parvenir à leurs fins qui leur sem-
blent permises. Les autres ignorent leur propre
cœur , jusqu'à s'imaginer qu'ils ne tiennent
plus à rien , quoiqu'ils tiennent encore à tout,
et que le moindre intérêt ou la moindre pré-
vention les surmonte. On se flatte sur ses rai-
sons dans le temps qu'on croit peser celles
dantrui au poids du sanctuaire ; et par là on
devient injuste, ne parlant que de jusfice et de
bonne foi. On se prévient contre les gens dont
on est jaloux ; la jalousie, cachée dans les der-
niers replis du cœur , exagère les moindres
défauts . on en est plein, on ne peut s'en taire,
on s'échappe malgré soi à laisser entrevoir son
dégoijt et son mépris. De là viennent les criti-
ques déguisées et les mauvais offices qu'on rend
sans penser à les rendre. Le cœur, rétréci par
l'intérêt propre, se trompe lui-même pour se
permettre ce qui lui convient : il est foible,
incertain , timide , prêt à ramper, à flatter, à
encenser, pour obtenir. Il est si occupé de lui,
qu'il ne lui reste ni temps , ni pensée , ni sen-
132
INSTRUCTIONS SLR LA MORALE
timent pour le prochain. De temps en temps la
crainte de Dieu le trouble dans sa fausse paix,
et le force de se donnera autrui : mais il ne s'y
donne que par crainte el malgré lui. C'est une
impulsion étrangère, passagère et violente : on
retombe bientôt au fond de soi-même , où l'on
. redevient son tout et son dieu même ; tout
pour soi ou pour ce qui s'y rapporte, et le reste
du monde entier n'est rien. On ne veut être ni
ambitieux , ni avare , ni injuste, ni traître :
mais ce n'est point l'amour qui rend perma-
nentes et lixes toutes les vertus contraires à
ces vices ; c'est au contraire une crainte étran-
gère qui vient par accès inégaux, et qui sus-
pend tous ces vices propres à l'ame attachée à
elle-même.
Voilà de quoi je me plains tant ; voilà ce qui
me fait tant désirer une piété de pure foi et de
mort sans réserve , qui arrache l'ame à elle-
même sans espérance d'aucun retour. On trouve
celte perfection trop haute et impraticable; Hé
bien ! qu'on retombe donc dans cet amour-
propre qui craint Dieu, et qui va toujours tom-
bant et se relevant avec lâcheté jusqu'à la fin
de la vie. Tandis qu'on s'aime tant, on ne
peut être que plein de misères . on fait meil-
leure mine que les autres quand on est plus
glorieux et plus délicat dans sa gloire : mais ces
dehors n'ont aucun véritable soutien. C'est
"cette dévotion mélangée d'amour-propre qui
infecte ; c'est elle qui scandalise le monde, et
que Dieu même vomit. Quand est-ce que nous
la vomirons aussi, et que nous irons jusqu'à la
source du mal ?
Quand on pousse la piété jusque-là, les gens
sont effrayés, et trouvent qu'elle va trop loin.
Quand elle ne va point jusque-là, elle est molle,
jalouse, délicate, intéressée. Peu de personnes
ont assez de courage et de iidélité pour se per-
dre , s'oublier et s'anéantir elles-mêmes : par
conséquent peu de personnes font à la piété tout
l'honneur qu'on devroit lui faire.
Il y a des défauts de promptitude et de fra-
gilité que vous comprenez bien, qui ne sont pas
incompatibles avec une piété sincèi-e : mais
vous ne comprenez pas aussi clairement que
d'autres défauts^ qui viennent de foiblesse, d'il-
lusion, d'amoui'-propre et d'habitude, compa-
tissent avec une véritable intention de plaire à
Dieu. A la vérité, cette intention n'est ni assez
pure ni assez forte : mais , quoique foible et
imparfaite, elle est sincère dans ses bornes. On
est avare ; mais on ne voit point son avarice :
elle est couverte de prétextes spécieux; elle
s'appelle bon ordre , soin de ne rien perdre,
prévoyance des besoins. On est envieux ; mais
on ne sent pas en soi cette passion basse et ma-
ligne qui se cache ; elle n'oseroit paroître, car
elle donneroit trop de confusion; elle se dé-
guise , et quelquefois elle trompe bien plus la
personne qui en est tourmentée, que les autres
qui l'examinent de près avec des yeux critiques.
On est âpre, délicat, difficultueux, ombrageux
sur les affaires . c'est l'intérêt qui fait tout
cela ; mais l'intérêt se pare de cent belles rai-
sons. Ecoutez-le : vous ne finirez point ; il
faudra lui avouer qu'il n'a point de tort. Je
conclus que les gens de bien , et vous comme
les autres, sont pleins d'imperfections mélan-
gées avec leur bonne volonté , parce que leur
volonté , quoique bonne , est encore foible ,
partagée , et retenue par les secrets ressorts de
r amour-propre.
Votre ardeur même contre les défauts d'au-
trui est un grand défaut. Ce dédain des misères
d'autrui est une misère qui ne se connoît pas
assez elle-même. C'est une hauteur qui s'élève
au-dessus de la bassesse du genre humain ; au
lieu que, pour la voir bien , il faudroit la voir
de plain-pied. Mon Dieu ! quand n'aurez-vous
plus rien à voir ni chez vous ni chez les autres?
Dieu tout bien ; la créature tout mal. D'ail-
leurs les impressions passagères que vous pre-
nez sont trop fortes. Vous les prenez vivement
suivant les différentes occasions ; au lieu que
vous pourriez prendre de sang-froid certaines
vues justes qui seroient fixes , qui convien-
droient à tous les événemens particuliers, qui
vous donneroient une clef générale de tous
les détails , et qui ne seroient guère sujettes à
changer.
Vous-^raiguez de tomber dans le mépris de
tout le genre humain. En un sens, je voudrois
que vous le méprisassiez tout entier autant qu'il
est méprisable. La seule lumière de Dieu peut,
en croissant, vous donner cette pénétration de
l'abîme du mal qui est dans tous les hommes.
Mais, en connoissant à fond tout ce mal, il faut
connoître aussi le bien que Dieu y mêle. C'est
ce mélange de bien et de mal qu'on a de la
peine à se persuader. C'est le bon et le mauvais
grain que l'ennemi a mis ensemble K Les ser-
viteurs veulent les séparer ; mais le père de
famille s'écrie ; Laissez-les croître ensemble Jus-
f/ues au Jour de la moisson.
Le principal est de ne se point décourager à
la vue d'un si triste spectacle, et de ne pousser
pas la défiance trop loin. Les gens naturelle-
1 Mdtlli. \iii. 23 , cU-.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
133
ment ouverts et confians se resserrent et se dé-
fient plus que d'autres quand ils se rebutent
par expérience d'avoir de la confiance et de
l'ouverture ? ils sont comme les poltrons déses-
pérés . qui sont plus que vaillans. Vous avez
beaucoup à vous précautionner de ce côté-là;
car, outre que la place où vous êtes fait passer
en revue devant vous les misères de tout le
genre humain, d'ailleurs l'envie, la jalousie, la
témérité desjugemens, et la malignité des mau-
vais offices, empoisonnent une infinité de choses
innocentes, et exagèrent sans pitié beaucoup de
légères imperfecfions. Tout cela vient en foule
attaquer votre patience, votre confiance et votre
charité qui en sont fatiguées. Mais tenez bon :
Dieu s'est réservé de vrais serviteurs ; s'ils ne
font pas tout, ils font beaucoup par comparai-
son au reste du monde corrompu, et par rap-
port à leur naturel. Ils reconnoissent leurs
imperfections , ils s'en humilient, ils les com-
battent ; ils s'en corrigent lentement à la
vérité, mais enfin ils s'en corrigent. Ils louent
Dieu de ce qu'ils font ; ils se condamnent de
ce qu'ils ne font pas. Dieu s'en contente ; con-
tentez-vous-en.
Si vous trouvez , comme je le trouve , que
Dieu devroit être mieux servi, aspirez donc sans
bornes et sans mesures à ce culte de vérité, où
il ne reste plus rien à la créature pour elle, et
où tout retour est banni comme une infidélité
et un intérêt propre. 0 si vous étiez dans ce
bienheureux état, bien loin de supporter impa-
tiemment ceux qui n'y seroient pas, l'étendue
Immense de votre cœur vous rendroit indul-
gente et compatissante pour toutes les foiblesses
qui rétrécissent les cœurs intéressés. Plus on
est parfait, plus on s'apprivoise avec l'imper-
fecfion. Les Pharisiens ne pouvoient supporter
les Publicains et les femmes pécheresses , avec
qui Jésus-Christ étoit avec tant de douceur et
de bonté. Quand on ne fient plus à soi, on entre
dans cette grandeur de Dieu que rien ne lasse
ni ne rebute. Quand serez-vous dans cette
liberté et cet élargissement de cœur ? La déli-
catesse, la sensibilité, qu'on croit qui vieimcnt
d'un goût exquis de la vertu , viennent bien
davantage de défaut d'étendue et de resserre-
ment en soi-même. Qui n'est plus à soi, est en
Dieu tout au prochain : qui est encore à soi,
n'est ni à Dieu ni au prochain qu'avec une
mesure courte, et courte à proportion de ratta-
chement qui reste encore à soi-même. Que la
paix, la vérité, la simplicité, la liberté, la foi
pure, l'amour sans intérêt, fassent de vous l'ho-
locauste !
XXVIII.
EN QUOI CONSISTE LA VRAIE LIBERTE DES ENFANS
DE DIEU . MOYENS DE l' ACQUERIR.
Je crois que la liberté de l'esprit doit avoir
de la simplicité. Quand on ne s'embarrasse point
par des retours inquiets sur soi-même, on com-
mence à devenir libre de la véritable liberté.
Au contraire, la fausse sagesse, qui est toujours
tendue, toujours occupée d'elle-même, toujours
jalouse de sa propre perfection , souffre une
douleur cuisante toutes les fois qu'elle aperçoit
en elle la moindre tache.
Ce n'est pas que l'homme simple et détaché
de soi-même ne travaille à sa perfection ; il y
travaille d'autant plus qu'il s'oublie davantage,
et qu'il ne songe aux vertus que pour accom-
plir lu volonté de Dieu. Le défaut qui est en
nous la source de tous les autres est l'amour de
nous-mêmes , auquel nous rapportons tout, au
lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque tra-
vaille donc à se désoccuper de soi-même , à
s'oublier , à se renoncer , suivant le précepte
de Jésus-Christ , coupe d'un seul coup la ra-
cine à tous ses vices , et trouve dans ce simple
renoncement à soi-même le germe de toutes les
vertus.
Alors on enlend et on éprouve au dedans de
soi la vérité profonde de celte parole de l'Ecri-
ture : Là oh est r esprit du Seigneur , là est la
liberté *. On ne néglige rien pour faire régner
Dieu au dedans de soi-même et au dehors ;
mais on est en paix au milieu de l'humiliation
causée par ses fautes. On ainicroit mieux mou-
rir que de commettre la moindre faute volon-
tairement ; mais on ne craint pas le jugement
des hommes pour l'intérêt de sa propre réputa-
tion ; ou du moins si on les craint , c'est pour
ne pas les scandaliser. D'ailleurs, on se dévoue
à l'opprobre de Jésus-Christ, et on demeure en
paix pour l'incertitude des évéuemens. Pour
les jugemensde Dieu, on s'y abandonne sui-
vant les divers degrés ou de confiance , ou de
sacrifice , ou de désappropriation entière de soi-
même. Plus on s'abandonne, plus on trouve la
paix ; et cette paix met tellement le cœur au
large , qu'on est prêt à tout ; on veut tout et on
ne veut rien ; on est simple comme de petits
enfans.
1 II C»r. m. 17.
134
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
La lumière de Dieu fait sentir jusques aux
moindres fautes , mais elle ne décourage point.
On marche devant lui; mais si on bronche on
se hâte de reprendre sa course , et on ne pense
qu'à avancer toujours. 0 que cette simplicité est
heureuse ! mais qu'il y a peu d'anies qui aient
le courage de ne regarder jamais derrière elles !
Semblables à la femme de Lot, elles attirent sur
elles la malédiction de Dieu par ces retours
inquiets d'un amour-propre jaloux et délicat.
Il faut nous perdre, si nous voulons nous re-
trouver en Dieu ; c'est aux petits que Jésus-
Christ déclare qu'appartient son royaume. Ne
raisonner point trop , aller au bien par une in-
tention droite dans les choses communes , lais-
ser tomber mille réflexions par lesquelles on
s'enveloppe et on s'enfonce en soi-même sous
prétexte de se corriger : voilà en gros les prin-
cipaux moyens d'être libre de la vraie liberté
sans négliger ses devoirs.
XXIX.
OBLIGATION DE s'aBA>T)0NNER A DIEU SANS RESERVE.
Le salut n'est pas seulement attaché à la ces-
sation du mal : il faut encore y ajouter la pra-
tique du bien. Le royaume du ciel est d'un
trop grand prix pour être donné à une crainte
d'esclave , qui ne s'abstient du mal qu'à cause
qu'il n'ose le faire. Dieu veut des enfans qui
aiment sa bonté , et non des esclaves qui ne le
servent que par la crainte de sa puissance. Il
faut donc l'aimer et par conséquent faire tout
ce qu'inspire le véritable amour.
Bien des gens, qui paroissent d'ailleurs bien
intentionnés , se trompent à ce sujet : mais il
est facile de les détromper s'ils veulent examiner
les choses de bonne foi. Leur erreur vient de
ce qu'ils ne connoissent ni Dieu ni eux-mêmes.
Ils sont jaloux de leur liberté, et ils craignent
de la perdre en se livrant trop à la piété ; mais
ils doivent considérer qu'ils ?ie sont point à eux-
mêmes * ; ils sont à Dieu , qui , les ayant faits
uniquement pour lui et non pour eux-mêmes .
les doit mener comme il lui plaît , avec un em-
pire absolu. Ils se doivent tout entiers à lui,
sans condition et sans réserve. Nous n'avons
pas même , à proprement parler , le droit de
nous donner à Dieuj car nous n'avons aucun
droit sur nous-mêmes : mais si nous ne nous
laissions pas à Dieu comme une chose qui est de
sa nature tout à lui , nous ferions un larcin sa-
crilège qui renverseroit l'ordre de la nature et
qui violeroit la loi essentielle de la créature.
Ce n'est donc pas à nous à raisonner sur la
loi que Dieu nous impose : c'est à nous à la re-
cevoir, à l'adorer, à la suivre aveuglément.
Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient.
Si nous faisions l'Evangile , peut-être serions-
nous tentés de l'adoucir pour l'accommoder à
notre lâcheté : mais Dieu ne nous a pas con-
sultés en le faisant : il nous l'a donné tout fait ,
et ne nous a laissé aucune espérance de salut
que par l'accomplissement de cette souveraine
loi , qui est égale pour toutes les conditions :
Le ciel et la terre passeront; cette parole de
vie ou de mort ne passera jamais *. Ou ne peut
en retrancher ni un mot ni la moindre lettre.
Malheur aux prêtres qui oseroient en diminuer
la force pour nous l'adoucir ! Ce n'est pas eux
qui ont fait cette loi ; ils n'en sont que les sim-
ples dépositaires. Il ne faut donc pas s'en pren-
dre à eux si l'Evangile est une loi sévère. Cette
loi est autant redoutable pour eux que pour
le reste des hommes , et plus encore pour eux
que pour les autres , puisqu'ils répondront et
des autres et d'eux-mêmes pour l'observation
de cette loi. Malheur â l'aveugle qui en conduit
un autre I ils tomberont tous deux , dit le Fils de
Dieu * , dans le précipice. Malheur au prêtre
ignorant , ou lâche et flatteur , qui veut élargir
la voie étroite ! La voie large est celle qui con-
duit à la perdition ^.
Que l'orgueil de l'homme se taise donc. 11
croit être libre et il ne l'est pas. C'est à lui à
porter le joug de la loi , et à espérer que Dieu
lui donnera des forces proportionnées à la pe-
santeur de ce joug. En eftèt , celui qui a ce sou-
verain empire sur sa créature pour lui com-
mander , lui donne par sa grâce intérieure de
vouloir et de faire ce qu'il commande,
XXX.
BONHEIR DE l'aME QUI SE DONNE ENTIEREMENT A DIEU.
COMBIEN LAMOCR DE DIEU ADOUCIT TOUS LES
SACRIFICES. AVEUGLEMENT DES HOMMES UUI PRÉ-
FÈRENT LES BIENS DU TEMPS A CEUX DE l'ÉTERNITÉ.
La perfection chrétienne n'a point les ri-
gueurs , les ennuis et les contraintes que l'on
» ICor. VI. 19.
1 Matlh. XXIV. 35. — - Luc. vi. 30. — 3 Mallh. vu. I 3
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
13o
s'imagine. Elle demande qne l'on soit à Dieu
du fond du cœur; et dès qu'on est ainsi à Dieu,
tout ce qu'on t'ait pour lui devient l'acile. Ceux
qui sont à Dieu sont toujours contens lorsqu'ils
Jic sont point partagés j car ils ne \eulent que
ce que Dieu veut , et veulent faire pour lui
tout ce qu'il veut. Ils se dépouillent de tout et
trouvent le centuple dansée dépouillement. La
paix de la conscience, la liberté du c(Pur, la
douceur de s'abandonner entre les mains de
Dieu, lajoie de voir toujours croître la lumière
dans son creur , enlin le dégagement des crain-
tes et des désirs tyranniques du siècle , font ce
centuple de bonlieur que les véritables enfans
de Dieu possèdent au milieu des croix, pourvu
qu'ils soient fidèles.
Ils se sacrifient , mais à ce qu'ils aiment le
plus ; ils souffrent , mais ils veulent souffrir , et
ils préfèrent la souffrance à toutes les fausses
joies. Leurs corps ont des maux cuisans , leur
imagination est troublée . leur esprit tombe en
langueur et en défaillance; mais leur volonté
est ferme et tranquille dans le fond et le plus
intime d'elle-même, et elle dit sans cesse Amen
à tous les coups dont Dieu la frappe pour la sa-
crifier.
Ce que Dieu demande de nous , c'est une
volonté qui ne soit plus partagée entre lui et
aucune créature; c'est une volonté souple dans
ses mains , qui ne désire et ne rejette rien , qui
veuille sans réserve tout ce qu'il veut, et qui ne
veuille jamais, sous aucun prétexte, rien de
ce qu'il ne veut pas. Quand on est dans cette
disposition , tout est salutaire ; et les amusemens
les plus inutiles se tournent en bonnes oeuvres.
Heureux celui qui se donne à Dieu ! il est
délivré de ses passions , des jugemens des bom-
mes , de leur malignité, de la tyrannie de leurs
maximes . de leur froides et misérables raille-
ries , des malheurs que le monde attribue à la
fortune , de l'infidélité et de l'inconstance des
amis , des artifices et des pièges des ennemis ,
de sa propre foiblesse, de la misère et de la
brièveté delà vie, des horreurs d'une mort
profane , des cruels remords attachés aux plai-
sirs criminels , et enfin de l'éternelle condam-
nafion de Dieu. Il est délivré de cette multitude
innombrable de maux, puisque, mettant sa
volonté entre les mains de Dieu , il ne veut plus
que ce que Dieu veut ; et il trouve ainsi sa
consolation dans la foi , et par conséquent l'es-
pérance au milieu de toutes ses peines. Quelle
foiblesse seroit-ce donc de craindre de se don-
ner à Dieu , et de s'engager trop avant dans un
état si désirable !
Heureux ceux qui se jettent tète baissée et
b's yeux fermés entre les bras du Père des ud-
séricovdes et du Dieu de toute consolation ,
comme parle saint Paul ' ! Alors on ne désire
rien tant que de connoître ce que l'on doit à
Dieu ; et on ne craint rien davantage que de ne
voir pas assez ce qu'il demande. Sitôt qu'on dé-
couvre une lumière nouvelle dans la foi , on est
transporté de joie , comme un avare qui a
trouvé un trésor. Le vrai Chrétien , de quelque
malheur que la Providence l'accable , veut tout
ce qui lui arrive , et ne veut rien de tout ce qui
lui manque : plus il aime Dieu , et plus il est
content ; et la plus haule perfection , loin de le
surcharger, rend son joug plus léger.
Quelle folie de craindre d'être trop à Dieu !
C'est craindre d'être trop heureux; c'est crain-
dre d'aimer la volonté de Dieu en toutes cho-
ses; c'est craindre d'avoir trop de courage dans
les croix inévitables , trop de consolation dans
l'amour de Dieu , et trop de détachement pour
les passions qui rendent misérables.
Méprisons donc les choses de la terre pour
être tout à Dieu. Je ne dis pas que nous les
quittions absolument ; car . quand on est déjà
dans une vie honnête et réglée , il n'y a qu'à
changer le fond de sou cœur en aimant, et nous
ferons à peu près les mêmes choses que nous
faisions : car Dieu ne renverse point les condi-
tions des hommes, ni les fonctions qu'il y a
lui-même attachées; mais nous ferons pour
servir Dieu ce que nous faisions pour servir et
pour plaire au monde et pour nous contenter
nous-mêmes. Il y aura seulement cette diffé-
rence , qu'au lieu d'être dévorés par notre or-
gueil , i)ar nos passions tyranniques et par la
censure maligne du monde , nous agirons au
contraire avec liberté , avec courage , avec es-
pérance en Dieu : la confiance nous animera ;
l'attente des biens éternels qui s'approchent ,
pendant que ceux d'ici-bas nous échappent ,
nous soutiendra au milieu des peines; l'amour
de Dieu , qui nous fera sentir celui qu'il a pour
nous , nous donnera des ailes pour voler dans
sa voie et pour nous élever au-dessus de tou-
tes nos misères. Si nous avons de la peine à le
croire , l'expérience nous en convaincra : Ve-
nez, coijez et gotUez , dit David -, combien le
Seigneur est doux.
Jésus-Christ dit à tous les Chrétiens sans
exception : Que celui qui veut être mon disciple
[torle sa croix , et qu il nie suive '. La voie
large conduit à la perdition ; il faut suivre la
' II On-. \. -i. — ' Ps. XNM-.i. 9. — 'J Matlh. wi. 24.
136
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
voie étroite où le petit nombre eutre. 11 nv a
que ceux qui se fout violence qui emportent le
royaume du ciel. Il faut renaître , se renoncer j
se haïr, devenir enfant , être pauvre d'esprit ,
pleurer pour être consolé, et n'être point du
monde , qui est maudit à cause de ses scanda-
les. Ces vérités effraient bien des gens , et cela
parce qu'ils connoisseut simplement ce que la
religion fait faire , sans connoître ce qu'elle
présente , et qu'ils ignorent l'esprit d'amour
qui rend tout léger. Ils ne savent pas qu'elle
mène à la plus haute perfection , par un sen-
tier de paix et d'amour , qui en adoucit tous
les travaux.
Ceux qui sont à Dieu sans partage sont tou-
jours heureux. Ils éprouvent que le joug du
Seigneur est doux et léger ; qu'on trouve en lui
le repos de l'ame , et qu'il soulage ceux qui sont
chargés et fatigués, comme il l'a dit lui-même*.
ISlais malheur à ces âmes lâches et timides qui
sont partagées entre Dieu et le monde 1 Elles
veulent et ne veulent pas ; elles sont déchirées
tout à la fois par leurs passions et par leurs
remords ; elles craignent les jugemens de Dieu
et ceux des hommes ; elles ont horreur du mal
et honte du bien ; elles ont les peines de la vertu
sans en goûter les consolations. 0 qu'elles sont
malheureuses ! Ah ! si elles avoient un peu de
courage pour mépriser les vains discours, les
froides railleries et les téméraires censures des
hommes , quelle paix ne goùteroient-elles pas
dans le sein de Dieu !
Qu'il est dangereux pour le salut, qu'il est
indigne de Dieu et de nous, qu'il est pernicieux
même pour la paix de notre cœur, de vouloir
toujours demeurer où l'on est ! La vie entière
ne nous est donnée que pour nous avancer à
grands pas vers notre patrie céleste. Le monde
s'enfuit comme une ombre trompeuse ; l'éter-
nité s'avance déjà pour nous recevoir. Que
tardons-nous à nous avancer pendant que la
lumière du Père des miséricordes nous éclaire?
Hâtons-nous d'arriver au royaume de Dieu.
Le seul commandement suffit pour faire éva-
nouir en un moment tous les prétextes qu'on
pourroit prendre de faire des réserves avec
Dieu : Vous aimerez le Seigneur votre Bien de
tout votre cœur, de toute votre ame , de foutes
vos forces et de toutes vos pensées. A'oyez com-
bien de termes joints ensemble par le Saint-
Esprit , pour prévenir toutes les réserves que
l'homme pourroit vouloir faire au préjudice de
cet amour jaloux et dominant. Tout n'est pas
trop pour lui ; il ne souffre point de partage ;
et il ne permet plus d'aimer hors de Dieu , que
ce que Dieu commande lui-même d'aimer pour
l'amour de lui. Il faut l'aimer non-seulement
de toute l'étendue et de toute la force de son
cœur, mais encore de toute l'application de sa
pensée. Comment donc pourrait-on croire qu'on
l'aime , si on ne peut se résoudre à penser à sa
loi , et à s'appliquer de suite à accomplir sa vo-
lonté ?
Ceux qui craignent de voir trop clairement
ce que cet amour demande, se moquent de
croire qu'ils ont cet amour vigilant et appliqué.
Il n'y a qu'une seule manière d'aimer Dieu,
c'est de ne faire aucun marché avec lui , et de
suivre avec un cœur généreux tout ce qu'il ins-
pire. Tous ceux qui vivent dans des retranche-
mens , mais qui voudroient bien être un peu
du monde, courent grand risque d'être de ces
tièdes dont il dit qu'il les vomira ^ Dieu sup-
porte impatiemment ces âmes lâches qui disent
en elles-mêmes : J'irai jusque-là . et jamais
plus loin. Appartient-il à la créature de faire la
loi à son Créateur? Que diroitun roi d'un sujet,
ou un maître de son domestique , qui ne vou-
droit le servir qu'à sa mode . qui craindroit de
trop s'affectionner pour ses intérêts , et qui au-
roit honte , aux yeux du public , de s'attacher à
lui? Mais plutôt que dira le Roi des rois, si nous
faisons comme ces lâches serviteurs?
Il faut s'instruire non-seulement de la vo-
lonté de Dieu en général , mais encore quelle
est sa volonté en chaque chose , avec ce qui lui
plaît davantage et qui est le plus parfait. Nous
ne somn)es véritablement raisonnables qu'au-
tant que nous consultons la volonté de Dieu ,
pour y conformer la nôtre ; c'est la véritable
lumière que nous devons suivre, toute autre
lumière est fausse : c'est une lueur trompeuse,
et non une lumière véritable. Aveugles donc
tous ceux qui se croient sages, et qui ne le sont
pas de la sagesse de Jésus-Christ , seule digne
du nom de sagesse ! Ils courent dans une pro-
fonde nuit après des fantômes; ils sont comme
ceux qui dans un songe pensent être éveillés, et
qui s'imaginent que tous les objets du songe
sont réels. Ainsi sont abusés tous les grands de la
terre , les sages du siècle , tous les hommes en-
chantés par les faux plaisirs. Il n'y a que les
enfans de Dieu qui marchent aux rayons de
la pure vérité. Qu'est-ce que les hommes
pleins de leurs pensées vaines et ambitieuses, ont
devant eux? Souvent la disgrâce, toujours la
1 Matih. XI. 29 et 30.
1 Jjwc. III. 16.
ET LA PERFKCTION CHRÉTIENNE.
137
mort, le jugement de Dieu et l'éternité. Voilà
les grands objets qui s'avancent et qui viennent
au-devant de ces hommes profanes : cependant
ils ne les voient pas; leur politique prévoit tout,
excepté la chute et l'anéantissement inévitable
de tout ce qu'ils cherchent. 0 aveugles ! quand
ouvrirez-vous les yeux à la lumière de Jésus-
Christ , qui vous découvriroit le néant de toutes
les grandeurs d'ici-bas?
Ils sentent qu'ils ne sont pas heureux , et ils
espèrent trouver de quoi le devenir par les
choses mêmes qui les rendent misérables : ce
qu'ils n'ont pas les afflige ; ce qu'ils ont ne les
peut remplir. Leurs douleurs sont véritables ;
leurs joies sont courtes, vaines et empoisonnées ;
elles leur coûtent plus qu'elles ne leur valent.
Toute leur vie est une expérience sensible et
continuelle de leur égarement : le jugement
éternel pend déjà sur leur tête ; leurs fausses
joies vont se changer en des pleurs et des hur-
lemens qui ne finiront jamais. Leur vie est
comme une ombre qui va disparoître , ou tout
au plus comme une fleur qui s'épanouit le ma-
tin, mais qui est le soir flétrie, desséchée et
foulée aux pieds. Que sont-ils devenus ces in-
sensés mondains? On les a vus , au moment de
la mort, abattus, tremblans et découragés : ils
avouent l'illusion dans laquelle ils ont vécu , et
déplorent leur erreur. Ils passent même sou-
vent d'une extrémité à l'autre , et , après avoir
été sans respect pour la religion, ils deviennent
lâches et superstitieux. N'est-il pas horrible
que les hommes veuillent hasarder l'éternité,
plutôt que de se gêner dans leurs mauvaises in-
clinations? cependant rien de plus ordinaire.
Montrez-leur tout ce qu'il vous plaira, , la va-
nité et le néant de la créature ; faites-leur re-
marquer la brièveté et l'incertitude de la vie ,
l'inconstance de la fortune, l'infidélité des amis,
l'illusion des grandes places, les amertumes
qui y sont inévitables, le mécontentement des
grands, le mécompte de toutes les plusgrandes
espérances, le vide de tous les biens qu'on pos-
sède, la réalité de tous les maux qu'on soutire;
toutes ces morales , quelque vraies qu'elles
soient, ne font qu'effleurer leur cœur; elles pas-
sent par la superficie ; le fond de l'homme
n'en est point changé : il soupire de se voii-
esclave de la vanité , et ne sort point de son es-
clavage.
Que faut-il donc qu'il fasse pour sortir de
cet état pitoyable ? Il faut qu'il prie , afin que
Dieu l'éclairé enfièrement ; et d'abord il con-
naîtra l'abîme du bien;, qui est Dieu, et l'a-
bîme du mal et du néant , qui est la créature
corrompue; alors il se méprisera et se haïra,,
il se quittei'a, il se craindra , il se renoncera
soi-même , il s'abandonnera à Dieu , il se per -
dra en lui. Heureuse perte! puisqu'il se trou-
vera par là sans se chercher; il n'aura plu*
d'intérêt propre , et tout lui profitera; car tout
tourne à bien pour ceux qui aiment Dieu et qui
sont animés de son esprit : ceux qui n'ont pas
ce bon esprit sont fort malheureux de ne le
point avoir ; celui qui en est privé, ou ne le de-
mande plus, ou le demande mal. Ce n'est point
par les lèvres ni par les actions extérieures ,,
c'est par le désir du cœur, et par un profond
abaissement de soi-même devant Dieu , qu'on
attire au dedans de soi cet esprit de vie , sans;
lequel les meilleures actions sont mortes. Dieu
est si bon, qu'il n'attend que notre désir pour
nous combler de ce don qui est lui-même. Le
cri, dit-il dans l'Ecriture , ne sera pas encore
formé dans votre bouche, que moi, qui le ver-
rai avant que de naître dans votre cœur, je
l'exaucerai avant qu'il soit fait. C'est donc la
prière du cœur que Dieu exauce ordinairement.
On choisit quelque mystère ou quelque grande
vérité de la religion , que l'on doit méditer en
profond sUence ; et , après s'en être convaincu „
il faut s'en faire l'application à soi-même , for-
mer ses résolutions devant Dieu par rapport à.
ses devoirs et à ses défauts, lui demander qu'il
nous anime pour nous faire accomplir ce qu'il
nous donne le courage de lui promettre. Quand
nous nous apercevons dans la prière que notre,
esprit s'égare, il n'y a qu'à le ramener douce-
ment , sans nous décourager jamais de l'im-
portunité de ces distractions qui sont si opiniâ-
tres. Tandis qu'elles sont mvolontaires, elles
ne peuvent nous nuire ; au contraire elles;
nous serviront plus qu'une prière accompagnée
d'une ferveur sensible; car elles nous humi-
lieront , nous mortifieront , et nous accoutu-
meront à chercher Dieu purement pour lui-
même, sans mélange d'aucun plaisir.
Mais, outre ces prières, pour lequelles on
doit se réserver des temps particuliers; car les
occupations, quelque nécessaires qu'elles soient,
ne vont jamais jusqu'à ne nous pas laisser le
temps de manger le pain quotidien; il faut,
dis-je, outre ces prières réglées, s'accoutumer
à faire de courtes , simples et fréquentes éléva-
tions du cœur à Dieu. Un mot d'un Psaume, ou
de l'Evangile, ou de l'Ecriture, qui est propre à
nous toucher, suffit pour cela. On peut faire
ces élévations-là au ntilieu des gens qui sont
avec nous, sans que personne s'en aperçoive.
Elles font ordinairement plus de bien que les
38
INSTRUCTIONS SUH I.A MORALE
applications suivies à un sujet particulier. Il
est bon , par exemple, de prendre la résolution
défaire, tant le matin que l'après-dîner, ces
élévations: de penser à Dieu toutes les fois
qu'on verra certaines choses ou certaines gens ;
de prévoir les actions que l'on fera, les repas-
ser; c'est le vrai moyen d'agir en la présence
de Dieu . et de se la rendre familière ; et cette
présence est un vrai moyen de parvenir au mé-
pris du monde.
Car c'est en voyant Dieu quon voit le néant
du monde , qui s'évanouira dans peu comme
la fumée. Toutes les grandeurs et leur attirail
s'enfuiront comme un songe ; toute hauteur
sera aplanie . toute puissance sera écrasée ,
toute tête superbe sera courbée sous le poids de
l'éternelle majesté de Dieu. Dans ce jour où
il jugera les hommes, d'un seul regard il e(fa-
cera tout ce qui brille dans la nuit présente ,
comme le soleil en se levant ell'ace toutes les
étoiles. On ne verra que Dieu partout, tant il
sera grand ; on cherchera en vain, on ne trou-
ver plus que lui, tant il remplira tout. Que
sont-ils devenus , dira-t-on , ces objets qui
avoient enchanté notre cœur? qu'en reste-t-il ?
où étoient leurs places? Hélas ! il ne reste pas
même les marques du lieu où ils ont été ! Ils ont
passé comme une ombre que le soleil dissipe;
à peine est-il vrai de dire qu'ils ont été ; tant il
est vrai de dire qu'ils n'ont fait que paroître , et
qu'ils ne sont plus.
Mais quand le monde ne devroit point tinir,
il vous laissera , quoi que vous fassiez : un peu
plus tôt ou un peu plus tard; qu'miporte?
Encore un petit nombre d'années qui s'écoule-
ront rapidement comme l'eau, qui disparoîtront
comme un songe , la jeunesse sera passée , le
monde se tournera d'un autre côté ; il mépri-
sera avec dégoût ceux qui n'auront pas su dans
le temps le mépriser lui-même. Ce temps s'ap-
proche , il vient , le voilà , hâtons-nous de le
prévenir. Aimons l'éternelle beauté qui ne
vieillit point et qui empêche de vieillir ceux qui
n'aiment qu'elle ; méprisons ce monde qui
tombe déjà en ruines de toutes parts. Ne voyons-
nous pas que depuis tant d'années les personnes
qui étoient dans les mêmes places, surprises par
la mort , sont tombées dans l'abîme dévorant de
l'éternité ! Il s'est élevé comme un monde
nouveau sur celui qui nous a vus naître. Si peu
qu'on vive, il faut chercher d'autres amis,
après avoir perdu les anciens ; ce n'est plus la
même famille où l'on a été élevé , d'autres pa-
rens inconnus^ viennent prendre la place; on
voit même disparoîlre une cour entière, d'au-
tres sont à la place de ceux qu'on admiroit ; ils
viennent éblouir à leur tour. Que sont devenus
tous ces grands acteurs qui remplissoient la scène
il y a trente ans? Mais sans remonter si haut,
combien y en a-t-il de morts depuis sept ou huit
ans? Bientôt nous les suivrons. Est-ce donc ce
monde auquel on est si attaché? on n'y fait que
passer, on en va sortir : il est lui-même la
misère , la vanité , la folie ; il n'est qu'un fan-
tôme, une tigure qui passe, comme dit saint
Paul.
0 monde si fragile et insensé 1 est-ce à toi à
t'en faire accroire? Avec quelle audace espères-
lu nous imposer, toi vaine et creuse figure, qui
passe et qui va disparoître ? Tu n'es qu'un songe,
et tu veux qu'on te croie ! On sent même en te
[)Ossédant que tu n'es rien de vrai qui remplisse
le cœur. N'as-tu point de honte de donner des
noms magnilîques aux misères éclatantes par
lesquelles tu éblouis ceux qui s'attachent à toi?
Dans le moment où tu toffres à nous avec un
visage riant , tu nous causes mille douleurs. ;,
Dans le moment tu vas disparoître , et tu oses
nous promettre de nous rendre heureux ! Heu-
reux seulement celui qui voit son néant à la lu-
mière de Jésus-Christ !
Mais ce qui est terrible , c'est que mille gens
s'aveuglent eux-mêmes, fuyant la lumière qui
leur découvre ce néant, et qui condamne leurs
œuvres de ténèbres. Connue ils veulent vivre
en bêtes, ils ne veulent point connoître d'autre
vie que celle des bêtes, et ils se dégradent eux-
mêmes pour étouffer toute pudeur et tout
remords. Ils se moquent de ceux qui pensent
sérieusement à l'éternité ; ils traitent de foiblesse
les sentimens de religion par lesquels on veut
éviter d'être ingrat envers Dieu de qui nous
tenons tout. Le commerce de telles gens doit
être évité , et on doit le fuir avec soin. Il est
important de rompre sans retardement avec
les personnes que l'on sait être dangereuses;
plus on est exposé , et plus on doit veiller sur
soi-même , redoubler ses efforts , être fidèle à
la lecture des hvres de piété , à la prière et à la
fréquentation des sacremens sans lesquels on
languit exposé à toutes les tentations.
Il est certain que quand nous demandons à
Dieu dans le Pater le pain quotidien , c'est-à-
dire de chaque jour, nous lui demandons l'Eu-
charistie. Pourquoi donc ne mangeons-nous
pas chaque jour, ou du moins très-souvent ,
ce pain quotidien? Pour nous en rendre dignes,
accoutumons-nous peu à peu à nous vaincre,
à pratiquer la vertu, à recourir à Dieu par des
prières simples et courtes, mais faites de bon
HT LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
i39
cœur. Le goùl de ce que nous avons aime s'é-
vanouira insensiblement ; un nouveau goût de
grâce s'emparera enfin de notre cœur ; nous se-
rons ail'amés de Jésus-Christ, qui nous doit nour-
rir pour la vie éternelle. Plus nous mangerons ce
pain sacré, plus notre foi s'augmentera; nous
ne craindrons rien tant que de nous exclure de
la sainte table par quelque infidélité ; nos dévo-
tions , bien loin d'être pour nous une occupa-
tion qui gène et qui surchai"ge , seront au con-
traire une source de consolation et d'adoucisse-
ment à nos croix. Mettons-nous donc en état
d'approcher souvent de ce sacrement : sans cela
nous mènerons toujours une vie tiède et lan-
guissante pour le salut ; nous irons contre le
vent à force de rames , et sans avancer. Au lieu
que si nous nous nourrissons de la chair de
Jésus-Chris! et de sa parole, nous serons comme
un vaisseau que le vent pousse à pleines voiles.
Heureux ceux qui sont en cet état , ou du moins
qui le désirent !
XXXI.
PRIÈRE d'une A.ME QLI DESIRE SE DONNER \ DIEU
SANS RÉSERVE.
Mon Dieu , je veux me donnera vous; don-
nez-m'en le courage ; fortifiez ma foible volonté
qui soupire après vous : je vous tends les bras,
prenez-moi : si je n'ai pas la force de me don-
ner à vous , attirez-moi par la douceur de vos
parfums; entraînez-moi après vous par les liens
de votre amour. Seigneur, à qui serois-je si je
ne suis à vous? Quel rude esclavage que d'être
à soi et à ses passions ! 0 vraie liberté des en-
fi'ns de Dieu ! on ne vous connoît pas. Heureux
qui a découvert où elle est , et qui ne la cher-
che plus où elle n'est pas! Heureux mille fois
qui dépend de Dieu en tout pour ne dépendre
plus que de lui seul !
Mais d'où vient, ô mon divin Epoux, que l'on
craint de rompre ses chaînes? Les vanités passa-
gères valent-elles mieux que votre éternelle vé-
rité et que vous-même? peut-on craindre de se
donnera vous? 0 folie monstrueuse! ce seroit
craindre son bonheur; ce seroit craindre de sor-
tir de l'Egypte pour entrer dans la Terre-Pro-
mise; ce seroit murmurer dans le désert , et se
dégoûter de la manne par le souvenir des ognons
d'Egypte.
Ce n'est pas moi qui me donne à vous; c'est
vous, ô mon amour, qui vous donnez tout à moi.
Je n'hésite point de vous donner mon cœur.
Quel bonheur d'être dans la solitude, et d'y
être avec vous , de n'écouter et de ne dire plus
ce qui est vain et inutile , pour vous écouter! U
sagesse inlinie! ne me parlerez-vous pas mieux
que ces hommes vains! Vous me parlerez , ô
amour de mon Dieu ! vous m'instruirez ; vous me
ferez fuir la vanité et le mensonge ; vous me
nourrirez de vous; vous retiendrez en moi toute
vaine curiosité. Seigneur, quand je considère
votre joug , il me semble trop doux : et est-il
donc la croix que je dois porter en vous suivant
tous les jours de ma vie? N'avez-vous point
d'autre calice plus amer de votre passion à me
faire boire jusqu'à la lie? Bornez-vous à cette
retraite paisible , sous une sainte règle et parmi
tant de bons exemples , l'austère pénitence que
j'ai méritée par mes péchés? 0 amour ! vous ne
faites qu'aimer ; vous ne frappez point , vous
épargnez ma foiblesse. Craindrois-je après cela
de m'approcher de vous? Les croix de la soli-
tude pourront-elles m'eft'rayer ? Celles dont le
monde accable doivent faire peur. Quel aveu-
glement de ne les craindre pas !
0 misère infinie, que votre seule miséricorde
peut surpasser! Moins j'ai eu de lumières et de
courage, plus j'ai été digne de votre compassion.
0 Dieu ! je me suis rendu indigne de vous ,
mais jepeux devenir un miracle de votre grâce.
Donnez-moi tout ce qui me manque, et il n'y
aura rien en moi qui n'exalte vos dons.
XXXH.
NÉCESSITÉ DE RENONCER A SOI-MÉME
CE RENONCEMENT.
PRATIQUE DE
Si VOUS voulez bien comprendre ce que c'est
que se renoncer à soi-même, vous n'avez qu'à
vous souvenir de la difficulté que vous sentîtes
au dedans de vous , et que vous témoignâtes
fort naturellement quand je disois de ne jamais
compter pour rien ce moi qui nous est si cher.
Se renoncer c'est se compter pour rien ; et qui-
conque en sent la difficulté a déjà compris en
quoi consiste ce renoncement qui révolte toute
la nature. Puisque vous avez senti le coup, il
faut qu'il ait trouvé la plaie de votre cœur;
c'est à vous à laisser faire la main toute-puis-
sante de Dieu , qui saura bien vous arracher à
vous-même.
Le fond de notre mal est de nous aimer d'un
amour aveugle , qui va jusqu'à l'idolâtrie. Tout
140
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
ce que nous aimons au dehors nous ne l'aimons
que pour nous. Il faut se désabuser de toutes
ces amitiés généreuses, où l'on paroît s'oublier
pour ne penser plus qu'aux intérêts des person-
nes auxquelles on s'attache. Quand on ne cher-
che point un intérêt bas et grossier dans le com-
merce de l'amitié , on y recherche un autre in-
térêt , qui pour être plus caché , plus délicat ,
et même plus honnête selon le monde , n'en
est que plus dangereux, et plus capable de nous
empoisonner en nourrissant mieux l'amour-
propre.
On cherche donc dans ces amitiés , qui pa-
roissent et aux autres et à nous-mêmes si géné-
reuses et si désintéressées, le plaisir d'aimer sans
intérêt, et de s'élever par ce sentiment noble au-
dessus de tous les cœurs foibles et attachés à des
intérêts sordides. Outre ce témoignage qu'on veut
se rendre à soi-même pour flatter son orgueil ,
on cherche encore dans le monde la gloire du
désintéressement et de la générosité ; on cher-
che à être aimé de ses amis, quoiqu'on ne cher-
che pas à être servi par eux : on espère qu'ils
seront charmés de tout ce que l'on fait pour eux
sans retour sur soi; et par là on retrouve le re-
tour sur soi qu'on semble abandonner : car qu'y
a-t-il de plus doux et de plus flatteur pour un
amour-propre sensé et d'un goût délicat, que
de se voir applaudir jusqu'à ne passer plus pour
un amour-propre ?
On voit une personne qui paroît toute aux
autres et pointa elle-même , qui fait les délices
des honnêtes gens , qui se modère , qui semble
s'oublier. L'oubli de soi-même est si grand, que
l'amour- propre même veut l'imiter, et ne
trouve pomt de gloire pareille à celle de ne pa-
roître en rechercher aucune. Cette modération
et ce détachement de soi , qui seroit la mort de
la nature , si c'étoit un sentiment réel et effec-
tif, devient au contraire l'aliment le plus subtil
et le plus imperceptible d'un orgueil qui mé-
prise tous les moyens ordinaires de s'élever, et
qui veut fouler aux pieds tous les sujets de va-
nité les plus grossiers qui élèvent le reste des
hommes. Mais il est facile de démasquer cet or-
gued modeste, quoiqu'il ne paroisse orgueil
d'aucun côté , tant il semble avoir renoncé à
tout ce qui tlatte les autres. Si on le condamne ,
il supporte impatiemment d'être condamné ; si
les gens qu'il aime et qu'il sert ne le paient point
d'amitié, d'estime et de confiance, il est piqué au
vif. Vous le voyez , il n'est pas désintéressé ,
quoiqu'il s'elVorce de le paroître. A la vérité ,
il ne se paie point d'une monnoie aussi grossière
que les autres ; il ne lui faut ni louanges ftides ,
ni argent, ni fortune qui consiste en charges et
en dignités extérieures : il veut pourtant être
payé ; il est avide de l'estime des honnêtes
gens ; il veut aimer afin qu'on l'aime , et qu'on
soit touché de son désintéressement ; il ne pa-
roît s'oublier que pour mieux occuper de soi
tout le monde.
Ce n'est pas qu'il fasse toutes ces réflexions
d'une manière développée : il ne dit pas : Je
veux tromper tout le monde par mon désinté-
ressement, afin que tout le monde m'aime et
m'admire. Non , il n'oseroit se dire à soi-même
des choses si grossières et si indignes : mais il
se trompe en trompant les autres; il se mire
avec conqîlaisance dans son désintéressement ,
comme une belle femme dans son miroir ; il
s'attendrit sur soi-même en se voyant plus
sincère et plus désintéressé que le reste des
hommes; l'illusion qu'il répand sur les autres
rejaillit sur lui ; il ne se donne aux autres que
pour ce qu'il croit être, c'est-à-dire pour dé-
sintéressé ; et voilà ce qui le flatte le plus.
Si peu qu'on rentre sérieusement au dedans
de soi , pour observer ce qui nous attriste et
ce qui nous flatte, on reconnoîtra aisément
que l'orgueil , suivant qu'il est plus gros-
sier ou plus délicat , a des goûts différens.
Mais l'orgueil , quelque bon goût que vous lui
donniez, est toujours orgueil , et celui qui pa-
roît le plus modéré et le plus raisonnable est le
plus diabolique ; car, en s'estimant, il méprise
les autres : il a pitié des gens qui se repaissent
de sottes vanités ; il connoît le vide des gran-
deurs et des plus hauts rangs ; il ne peut sup-
porter les gens qui s'enivrent de leur fortune ;
il veut par sa modération être au-dessus de la
fortune même , et par là se faire un nouveau
degré d'élévation pour laisser à ses pieds toute
la fausse gloire du genre humain; c'est vou-
loir, comme Lucifer , devenir semblable au
Très-Haut. On veut être une espèce de divi-
nité au-dessus des passions et des intérêts des
hommes ; et on ne s'aperçoit pas qu'on se met
au-dessous des autres hommes par cet orgueil
troiupeur qui nous aveugle.
Concluons donc qu'il n'y a que l'amour de
Dieu qui puisse nous faire sortir de nous. Si la
puissante main de Dieu ne nous soutient pas ,
nous ne saurions où poser le pied pour faire
un pas hors de nous-mêmes. Il n'y a point de
milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-
mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes,
nous n'avons point d'autre dieu que ce moi
dont j'ai tant parlé; si au contraire nous rap-
portons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre;
ET LA PERFECTION ^CHRETIENNE.
14i
et alors , ne nous regardant plus que comme
les autres créatures , sans intérêt propre et par
la seule vue d'accomplir la volonté de Dieu,
nous entrons dans ce renoncement à nous-
mêmes que vous souhaitez de bien comprendre.
Mais , encore une fois , rien ne boucheroit
tant votre cœur à la grâce du renoncement, que
cet orgueil philosophique et cet amour-propre
déguisé en générosité mondaine , dont vous
devez vous défier, à cause de la pente naturelle
et de l'habitude que vous y avez. Plus on a par
son naturel un fonds de franchise , de désinté-
ressement , de plaisir à faire du bien , de déli-
catesse de sentimeiis , de goiàt pour la probité
et pour l'amitié désintéressée , plus on doit se
déprendre de soi et craindre de se complaire en
ces dons naturels.
Ce qui fait qu'aucune créature ne peut nous
tirer de nous-mêmes, c'est qu'il n'y en a aucune
qui mérite que nous la préférions à nous. Il n'y
en a aucune qui ait ni le droit de nous enle\er
à nous-mêmes, ni la perfection qui seroit né-
cessaire pour nous attacher à elle sans retour
sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre
cœur dans cet attachement. De là vient que
nous n'aimons rien hors de nous que pour le
rapport à nous : nous choisissons, ou selon nos
passions grossières et brutales , si nous sommes
brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre
oreueil a de la gloire , si nous avons assez de
délicatesse pour ne nous contenter pas de *e qui
est grossier et brutal.
Mais Dieu fait deux choses, que lui seul peut
faire ; l'une de se montrer à nous avec tous ses
droits sur sa créature et avec tous les charmes
de sa bonté. On sent bien qu'on ne s'est pas fait
soi-même, et qu'ainsi on n'est pas fait pour soi;
qu'on est fait pour la gloire de celui à qui il a
plu de nous faire ; qu'il est trop grand pour rien
faire que pour lui-même : qu'ainsi toute notre
perfection et tout notre bonheur est de nous
perdre en lui. Voilà ce qu'aucune créature ,
quelque éblouissante qu'elle soit, ne peut jamais
nous faire sentir pour elle. Bien loin d'y trouver
cet infini qui nous remplit et qui nous trans-
porte en Dieu , nous trouvons toujours au con-
traire, dans les créatures, un vide, une impuis-
sance de remplir notre cœur, une imperfec-
tion qui nous laisse toujours retomber en nous-
mêmes.
La seconde merveille que Dieu fait , est de
remuer notre cœur cojnme il lui plaît , après
avoir éclairé notre esprit. 11 ne se contente pas
de se montrer infiniment aimable ; mais il se
fait aimer en produisant par sa grâce son
amour dans nos cœurs : ainsi il exécute lui-
même en nous ce qu'il nous fait voir que nous
lui devons.
Vous direz peut-être que vous voudriez sa-
voir d'une manière plus sensible et plus en
détail ce que c'est que se renoncer : je vais tâcher
de vous satisfaire.
On comprend aisément qu'on doit renoncer
aux plaisirs criminels , aux fortunes injustes et
aux grossières vanités , parce que le renonce-
ment à toutes ces choses consiste dans un mé-
pris qui les rejette absolument et qui en con-
damne toute jouissance : mais il n'est pas aussi
facile de comprendre le renoncement aux biens
légitimement acquis, aux douceurs d'une vie
honnête et modeste, enfin aux honneurs qui
viennent de la bonne réputation et d'une vertu
qui s'élève au-dessus de l'envie.
Ce qui fait qu'on a peine à comprendre qu'il
faille renoncera ces choses, c'est qu'on ne doit
pas les rejeter avec horreur, et qu'au contraire
il faut les conserver pour en user selon l'état
où la divine providence nous met. On a besoin
des consolations d'une vie douce et paisible
pour se soulager dans les embarras de sa con-
dition ; il faut pour les honneurs avoir égard
aux bienséances; il faut conserver pour ses be-
soins le bien qu'on possède. Comment donc
renoncer à toutes ces choses, pendant qu'on est
occupé du soin de les conserver? C'est qu'il
faut , sans passion , faire modérément ce que
l'on peut pour conserver ces choses, afin d'en
faire un usage sobre, et non pas en vouloir
jouir et y mettre son cœur. Je dis un usage
sobre; parce que, quand on ne s'attache point
à une chose avec passion pour en jouir et pour
y chercher son bonheur, on n'en prend que ce
qu'on ne peut s'empêcher de prendre; comme
vous voyez qu'un sage et fidèle économe s'étu-
die à ne prendre sur le bien de son maître que
ce qui lui est précisément nécessaire pour ses
véritables besoins. Ainsi la manière de renoncer
aux mauvaises choses est d'en rejeter l'usage
avec horreur; et la manière de renoncer aux
bonnes est de n'en user jamais qu'avec modé-
ration pour la nécessité, en s'étudiant à retran-
cher tous les besoins imaginaires dont la nature
avide se veut flatter.
Remarquez qu'il faut renoncer non-seule-
ment aux choses mauvaises , mais encore aux
bonnes; car Jésus-Christ a dit sans restriction :
Quiconque ne renonce pas à tout ce qu'il possède,
ne peut être mon disciple ' . Il faut donc que tout
> Luc. MV. 3.
4 42
INSTRLXTIONS SUR LA MORALE
chrétien renonce à tout ce qu'il possède, même
aux choses les plus innocentes , puisqu'elles
cesseroient de l'être s'il n'y renonçoit pas. 11 faut
qu'il renonce même aux choses qu'il est obligé
de conserver avec un grand soin, comme le bien
de sa famille, ou comme sa propre réputation ,
puisqu'il ne doit tenir par le cœur à aucune de
toutes ces choses : il ne doit les conserver que
pour un usage sobre et modéré, enfin il doit
être prêt à les perdre toutes les fois que la Pro-
Yidence voudra l'en priver.
Il doit même renoncer aux personnes qu'il
aime le plus , et qu'il est obligé d'aimer : et
voici en quoi consiste ce renoncement , c'est de
ne les aimer que pour Dieu : d'user sobrement,
et pour le besoin, de la consolation de leur
amitié ; d'être prêt à les perdre quand Dieu les
ôtera, et de ne vouloir jamais chercher en eux
le vrai repos de son cœur. Voilà cette chasteté
de la vraie amitié chrétienne qui ne cherche que
l'Époux sacré dans l'ami mortel et terrestre. En
cet état , on use de la créature et du monde
comme n'en usant point , suivant le terme de
saint Paul ' : on ne veut point jouir, on use
seulement de ce que Dieu donne et qu'il veut
qu'on aime; mais ou en use avec la retenue
d'un cœur qui n'en use que pour la nécessité,
et qui se réserve pour un plus digne objet.
C'est en ce sens que Jésus-Christ veut qu'on
laisse père et mère, frères, sœurs et amis, et
qu'il est venu apporter le glaive au milieu des
familles *.
Dieu est jaloux : si vous tenez par le fond du
cœur à quelque créature, votre cœur n'est point
digne de lui; il le rejette comme une épouse
qui se partage entre l'époux et l'étranger.
Après avoir renoncé à tout ce qui est autour
de nous et qui n'est pas nous-mêmes, il faut
enfin venir au dernier sacrifice, qui est celui de
tout ce qui est en nous et nous-mêmes. Le re-
noncement à notre corps est affreux pour la
plupart des personnes délicates et mondaines.
Ces personnes foibles ne connoissent rien qui
soit plus elles-mêmes, pour ainsi dire, que leur
corps, qu'elles flattent et qu'elles ornent avec
tant de soin : souvent même ces personnes , dé-
sabusées des grâces du corps , conservent un
amour pour la vie corporelle qui va jusqu'à une
honteuse lâcheté , et qui les fait frémir au seul
nom de la mort. Je crois que votre courage na-
turel vous élève assez au-dessus de ces craintes :
il me semble que je vous entends dire : Je ne
veux ni flatter mon corps , ni hésiter à consentir
» 1 Cor. XI. i. — ^ Slatth. x 34 et 37; cl mx. 29.
à sa destruction, quand Dieu voudra le frapper
et le mettre en poudre.
Mais, quoiqu'on renonce ainsi à son corps, il
reste de grands obstacles pour renoncer à son
esprit. Plus on méprise ce corps de boue par un
courage naturel , plus on est tenté d'estimer ce
qu'on porte au dedans de soi, qui va jusqu'à
mépriser le corps. On est pour son esprit , pour
sa sagesse et pour sa vertu , comme une jeune
femme mondaine est pour sa beauté ; on s'y
complaît ; on se sait bon gré d'être sage , mo-
déré , préservé de l'ivresse des autres ; et par là
on s'enivre du plaisir même de ne pas paroître
enivré de la prospérité : on renonce par une
modération pleine de courage à la jouissance de
tout ce que le monde a de plus flatteur; mais on
veut jouir de sa modération même. 0 que cet
état est dangereux! ô que ce poison est subtil!
0 que vous manqueriez à Dieu si vous livriez
votre cœur à ce raffinement de l'amour-propre !
Il faut donc renoncer à toute jouissance et à
toute complaisance naturelle de votre sagesse et
de votre vertu.
Remarquez que , plus les dons de Dieu sont
purs et excellens, plus Dieu en est jaloux. Il a
fait miséricorde au premier homme pécheur, et
il a condamné sans miséricorde l'ange rebelle.
L'ange et l'homme avoient péché par l'amour
d'eux-mêmes; et connue l'ange étoit parfait, en
sorte qu'il étoit tenté de se regarder comme
une espèce de divinité , Dieu a puni son infidé-
lité avec une jalousie plus sévère qu'il a puni
celle de l'honune.
Concluons donc que Dieu est plus jaloux de
ses dons les plus excellens que des choses les
plus communes : il veut qu'on ne tienne à rien
qu'à lui-même, et qu'on ne s'attache à ses
dons, quelque purs qu'ils soient, que suivant
son dessein . pour nous unir plus facilement et
plus intimement à lui seul. Quiconque envisage
avec complaisance et a^ec un certain plaisir de
propriété une grâce, la tourne d'abord en poison.
Ne vous appropriez donc jamais non-seulement
les choses extérieures, comme la faveur, ou vos
talens , mais pas même les dons intérieurs.
Votre bonne volonté n'est pas moins un don de
miséricorde, que l'être et la vie qui vient de
Dieu. Vivez comme à l'emprunt : tout ce qui
est à vous et tout ce qui est vous-même n'est
qu'un bien prêté : servez-vous en selon l'inten-
tion de celui qui le prête ; mais n'en disposez
jamais comme d'un bien qui est à vous. C'est
cet esprit de désappropriation et de simple usage
de soi-même et de notre esprit , pour suivre les
mouvemens de Dieu, qui est le seul véritable
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
d43
propriétaire de sa créature, en quoi consiste le
solide renoncement à nous-mêmes.
Vous me demanderez apparemment quelle
doit être en détail la pratique de cette désappro-
priation et de ce renoncement. Mais je vous
répondrai que ce sentiment n'est pas plus tôt
dans le fond de la volonlé, que Dieu mène lui-
même l'ame comme par la main pour l'exercer
dans ce renoncement en toutes les occasions de
la journée.
Ce n'est point par des réflexions pénibles, et
par une contention continuelle, qu'on se re-
nonce ; c'est seulement en s' abstenant de se
rechercher et de vouloir se posséder à sa mode,
qu'on se perd en Dieu.
Toutes les fois qu'on aperçoit un mouvement
de hauteur, de vaine complaisance , de con-
fiance en soi-même , de désir de suivre son in-
clination contre la règle , de recherche de son
propre goût , d'impatience contre les foiblesses
d'autrui ou contre les ennuis de son {)ropre état,
il faut laisser tomber toutes ces choses comme
une pierre au fond de l'eau, se recueillir devant
Dieu, et attendre à agir jusqu'à ce qu'on soit
dans la disposition où le recueillement doit
mettre. Que si la dissipation des allaires ou la
vivacité de l'imagination empêche l'ame de se
recueillir d'une manière facile , douce et sen-
sible , il faut au moins tâcher de se calmer par
la droiture de la volonté et par le désir du re-
cueillement. Alors la volonté de ce recueillement
est une espèce de recueillement qui suffit pour
dépouiller l'ame de sa volonté propre, et pour
la rendre souple dans la main de Dieu.
Que s'il vous échappe, dans votre prompti-
tude, quelque mouvement trop naturel, et qui
soit de cette propriété maligne dont nous par-
lons, ne vous découragez pas; suivez toujours
votre chemin; portez en paix devant Dieu l'hu-
miliation de votre faute, sans vous laisser re-
tarder dans votre course par le dépit très-cuisant
que l'amour-propre vous fait ressentir de votre
foiblesse. Allez toujours avec confiance, sans
vous laisser troubler par les chagrins d'un or-
gueil délicat qui ne peut souffrir de se voir
imparfait. Votre faute servira, par cette confu-
sion intérieure, à vous faire mourir à vous-
même , à vous désapproprier des dons de Dieu ,
et à vous anéantir devant lui. La meilleure ma-
nière de la réparer est de mourir au sentiment
de l'amour-propre, et de s'abandonner sans
retardement au cours de la grâce , qu'on avoit
un peu interrompu par cette infidélité pas-
sagère.
Le principal est de renoncer à votre propre
sagesse par une conduite simple, et d'être prêt
à sacrifier la faveur, l'estime et l'approbation
publique, toutes les fois que la conduite de Dieu
sui- vous vous y engagera. Ce n'est pas qu'il
faille se mêler des choses dont Dieu ne vous
charge pas , ni vous commettre inutilement en
disant des véi'ités que les personnes bien inten-
tionnées ne sont pas encore capables de porter.
Il faut suivre Dieu , et ne le prévenir jamais.
Mais aussi , quand il donne le signal , il faut
tout quitter et tout hasarder pour le suivre.
Hésiter, retarder, s'amollir, affoiblir ce qu'il
veut qu'on fasse, craindre de s'exposer trop ,
vouloir se mettre à l'abri des dégoûts et des con-
tradictions, chercher des raisons plausibles pour
se dispenser de faire de certains biens difficiles
et épineux, quand on est convaincu en sa cons-
cience que Dieu les attend de nous , et qu'il
nous a mis en état de les accomplir : voilà ce
qui seroit se reprendre soi-même, après s'être
donné sans réserve à Dieu. Je le prie de vous
préserver de celte infidélité. Rien n'est si terri-
ble que de résister intérieurement à Dieu ; c'est
le péché contre le Saint-Esprit , dont Jésus-
Christ nous assure* qu'«7 ne sera pardonné ni en
ce monde ni en l'autre.
Les autres fautes que vous ferez dans la
simplicité de votre bonne intention se tourne-
ront à profit pour vous , en vous humiliant et
en vous rendant plus pefit à vos propres yeux.
Mais pour ces fautes de résistance à l'Esprit de
Dieu par une hauteur et par une sagesse mon-
daine , qui ne marcheroit pas avec un courage
assez simple, et qui voudroit trop se ménager
dans l'accomplissement de l'œuvre de Dieu, c'est
ce qui éleindroit insensiblement l'esprit de grâce
dans votre cœur. Dieu jaloux, et rebuté après
tant de grâces , se retireroit et vous livreroit à
vous-même : vous ne feriez plus que tournoyer
dans une espèce de cercle , au lieu d'avancer à
grands pas dans le droit chemin : vous lan-
guiriez dans la vie intérieure , et ne feriez que
diminuer, sans que vous puissiez presque vous
dire à vous-même la cause secrète et profonde
de votre mal.
Dieu vous a donné une ingénuité et une can-
deur qui lui plaît sans doute beaucoup : c'est
sur ce fondement qu'il veut bâtir tout l'édifice.
Il veut de vous une simplicité qui sera d'autant
plus sa sagesse, que ce ne sera point la vôtre.
Il vous veut petit à vos yeux, et souple dans ses
mains comme un petit enfant. C'est cette en-
fance, si contraire à l'esprit de l'homme, et si
' Miitth. XII. 32.
iU
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
recommandée dans l'Évangile , que Dieu veut
mettre dans votre cœur, malgré la contagion
qui règne dans le monde où elle est si inconnue
et si méprisée. C'est même par cette simplicité
et cette petitesse qu'il veut guérir en vous tout
reste de sagesse hautaine et déliante. Vous devez
dire comme David ' : Je serai encore plus
simple , plus vil et plus petit que Je ne l'ai
été depuis le moment que je me suis donné à
Dieu.
Pourvu que vous soyez fidèle à lire assez
pour nourrir votre cœur et pour vous instruire,
que vous vous recueilliez de temps en temps
en certains momens dérobés de la journée ,
qu'enfin vous ayez des temps réglés pour être
avec Dieu, vous verrez assez tout ce que vous
aurez à faire pour la pratique de toutes les
vertus ; les choses se présenteront à vous
comme d'elles-mêmes. Si vous êtes simple en
la présence de Dieu, il ne vous laissera guère
douter.
Mais ce qui peut vous embrouiller, et arrêter
les grâces que Dieu verse sur vous comme un
torrent, c'est que vous craignez d'aller trop loin
dans le bien , et que vous ne laissez pas assez
faire Dieu aux dépens de votre sagesse. Surtout
ne lui donnez aucunes bornes. Il ne s'agit pas
d'entreprendre de grandes choses, que Dieu ne
demande peut-être pas de vous en la manière
que vous le concevriez, et qui seroient hors de
saison ; mais de suivre sans empressement ,
sans précipitation et sans aucun mouvement
propre, les ouvertures que Dieu vous donnera
de moment à autre pour déboucher le cœur de
vos amies , et pour leur montrer ce qu'elles
doivent à Dieu dans leur état. C'est un ouvrage
de patience, de foi et d'attention continuelle :
il y faut une merveilleuse discrétion: et il faut
bien se garder de suivre là-dessus un certain
zèle qui s'échauffe inconsidérément. Mais cette
discrétion si nécessaire n'est pas celle qu'on
s'imagine : c'est une discrétion qui ne va
point , comme celle du monde, à prendre ses
mesures avec soi-même , mais seulement à
attendre toujours le moment de Dieu, et à
tenir sans cesse les yeux sur lui pour ne nous
mouvoir qu'à mesure qu'il nous pousse par
les ouvertures que sa providence fournit au
dehors, et par les lumières qu'il nous commu-
nique au dedans. Je ne demande donc pas que
vous vous excitiez jamais : au contraire , que
vous soyez par vous-même immobile , mais
sans résistance ; en sorte que rieu ne vous
» Il Rey. VI. 22.
arrête ni ne vous refarde quand Dieu voudra
agir par vous.
Je le prie de répandre sur vous la grâce de
l'enfant Jésus , avec la paix, la confiance et la
joie du Saint-Esprit.
XXXIII.
SDITE DU MÊME SUJET.
Quand j'ai dit que quiconque n'est point
attaché à soi-même par la volonté en est détaché
véritablement, j'ai songé à prévenir ou à guérir
les scrupules qu'on peut avoir par les retours
qu'on fait sur soi-même. Les âmes fidèles à se
renoncer sont souvent tourmentées par certai-
nes vues d'intérêt propre qu'elles ont en par-
lant ou en agissant. Elles craignent de n'avoir
pas résisté à une vaine complaisance, à un motif
de gloire , au goût d une commodité , à une
recherche de soi-même dans les consolations
de la vertu. Tout cela fait peur à une ame
tendre ; elle s'en accuse. Pour la rassurer, il
est bon de lui dire que tout le bien et tout le
mal sont dans la volonté. Quand ces retours sur
son propre intérêt sont involontaires, ils n'em-
pêchent point qu'on ne soit véritablement déta-
ché de soi.
Mais quand on est réellement détaché de soi,
dites-vous, peut-on avoir involontairement ces
vues d'intérêt propre qui sont volontaires ? A
cela je réponds qu'il est rare qu'une ame véri-
tablement détachée d'elle , et attachée à Dieu,
se cherche encore pour son propre intérêt de
propos délibéré. Mais il est nécessaire , pour la
mettre au large, et pour l'empêcher d'être con-
tinuellement sur des épines , de savoir une
bonne fois que les retours involontaires sur
notre propre intérêt ne nous rendent point désa-
gréables à Dieu, non plus que les autres tenta-
tions auxquelles on n'a donné aucun consente-
ment. D'ailleurs il faut comprendre que les
personnes qui ont une sincère piété, mais qui
ne sont point entièrement mortes à la commo-
dité de la vie, ou à la réputation, ou à l'amitié,
se laissent un peu aller à se rechercher elles-
mêmes sur toutes ces choses. On n'y va pas
directement et ouvertement tête baissée , mais
on s'y laisse entraîner comme par occasion. On
tient encore à soi par toutes ces choses ; et une
marque évidente qu'on y tient, c'est que si quel-
qu'un ébranle ces soutiens de la nature, elle est
désolée. Si quelque accident trouble le repos
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
445
de notre \ie, menace noire réputation, ou dé-
tache de nous les gens dont nous estimons
l'amitié, nous sentons alors en nous une vive
douleur, qui marque combien l'amour-propre
est encore vivant et sensible.
Nous tenons donc encore à nous presque sans
nous en apercevoir ; et il n'y a que les occasions
de perdre qui nous découvrent le vrai fond de
notre cœur. Ce n'est qu'à mesure que Dieu
nous les arrache, ou qu'il fait semblant de nous
les arracher , que nous en perdons une pro-
priété injuste et maligne , par le sacrifice que
nous lui en faisons. Tout ce qu'on appelle
usage modéré ne nous assure point de notre dé-
tachement comme nous en sommes assurés par
une privation tranquille. Il n'y a que la perte,
et la perte que Dieu opère lui-même, qui nous
désapproprie véritablement.
En cet état de piété sincère , mais encore
imparfaite, on a une infinité de ces recherches
secrètes de soi-même. Il y a un temps où on ne
les voit pas encore distinctement , et où Dieu
permet que la lumière intérieure n'aille pas plus
loin que la force de sacrifier. Jésus-Christ dit
intérieurement ce qu'il disoit à ses apôtres ' :
J'ai bien d'autres choses à vous découvrir ; mais
vous n'êtes pas encore capables de les porter.
On voit en soi de bonnes intentions qui sont
véritables ; mais on seroit effrayé si l'on pou-
voit voira combien de choses on tient encore.
Ce n'est pas d'une volonté pleine , et avec ré-
flexion, qu'on a ces attachemens ; on ne dit pas
en soi-même : Je les ai et je veux les avoir ;
mais enfin on les a , et quelquefois même on
craint de trop creuser et de les trouver. On sent
sa foiblesse, on n'ose pénétrer plus loin. Quel-
quefois aussi on voudroit trouver tout pour tout
sacrifier ; mais c'est un zèle indiscret et témé-
raire, comme celui de saint Pierre, qui disoit :
Je suis prêt à mourir ^ ; et une servante lui fit
peur. On cherche à découvrir toutes ses foi-
blesses; et Dieu nous ménage dans cette recher-
che. Il nous refuse une lumière trop avancée
pour notre état; il ne permet pas que nous
voyions dans notre cœur ce qu'il n'est pas en-
core temps d'en arracher. C'est un ménage-
ment admirable de la bonté de Dieu, de ne nous
solliciter jamais intérieurement à lui sacrifier
quelque chose que nous avons aimé et possédé
jusqu'ici sans nous en donner une lumière, et
de ne nous donner jamais la lumière du sacri-
fice sans nous en donner la force. Jusque-là
nous sommes à l'égard de ce sacrifice comme
' Joaii. XVI. 12. — ■•' Luc. xxii. 33.
FÉNELON. TOME VI.
les apôtres étoient sur ce que Jésus-Christ leur
prédisoit de sa mort; ils ne comprenoient rien,
et leurs yeux étoient fermés à la lumière. Les
âmes les plus droites et les plus vigilantes contre
leurs défauts sont encore dans cet état d'obscu-
rité sur certains détachemens, que Dieu réserve
à un état de foi et de mort plus avancé. Il
ne faut point vouloir en prévenir le temps,
et il suffit de demeurer en paix, pourvu qu'on
soit fidèle dans tout ce qu'on connoît. S'il
reste quelque chose à connoître, Dieu nous le
découvrira.
Cependant c'est un voile de miséricorde dont
Dieu nous cache ce que nous ne serions pas
encore capables de porter. On a un certain zèle
impatient pour sa propre perfection ; on vou-
droit d'abord voir tout et sacrifier tout ; mais
une humble attente sous la main de Dieu et un
doux support de soi-même , sans se flatter dans
cet état de ténèbres et de dépendance, nous
sont infiniment plus utiles pour mourir à nous-
mêmes, que tous les efforts inquiets pour avan-
cer notre perfection. Contentons-nous donc de
suivre, sans regarder plus loin, toute la lumière
qui nous est donnée de moment à autre. C'est
le pain quotidien ; Dieu ne le donne que pour
chaque jour. C'est encore la manne : celui qui
veut en prendre double portion, et faire provi-
sion pour le lendemain, s'abuse grossièrement ;
elle pourrira dans ses mains , il n'en mangera
pas plus que celui qui en a pris seulement pour
sa journée.
C'est cette dépendance d'enfant vers son père
à laquelle Dieu veut nous plier, même pour le
spirituel. Il nous dispense la lumière intérieure,
comme une sage mère donneroità sa jeune fille
de l'ouvrage à faire ; elle ne lui en donneroit
de nouveau qu'au moment où le premier seroit
fini. Avez-vous achevé tout ce que Dieu a mis
devant vous ; dans l'instant même il vous pré-
sentera un nouveau travail ; car il ne laisse
jamais l'ame oisive et sans progrès dans le déta-
chement. Si au contraire vous n'avez point en-
core fini le premier travail, il vous cache celui
qui doit suivre. Un voyageur qui marche dans
une vaste campagne fort unie ne voit rien
au-delà d'une petite hauteur qui termine l'ho-
rizon bien loin de lui. Est-il arrivé à cette hau-
teur, il découvre d'abord une nouvelle étendue
de pays aussi vaste que la première. Ainsi dans
la voie du dépouillement et du renoncement à
soi-même on s'imagine découvrir tout d'un
premier coup d'œil ; on croit qu'on ne réserve
rien, et qu'on ne tient ni à soi ni à autre chose ;
on aimeroit mieux mourir que d'hésiter à faire
10
146
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
un sacrifice universeL Mais, dans le détail jour-
nalier, Dieu nous montre sans cesse de nou-
veaux pays. On trouve dans son cœur mille
choses qu'on auroit juré n'y être pas. Dieu ne
nous les montre qu'à mesure qu'il les fait sortir.
C'est comme un abcès qui crève ; le moment
auquel il crève est l'unique qui fait horreur.
Auparavant on le portoit sans le sentir, et on
ne croyoit pas l'avoir; on l'avoit pourtant, et il
ne crève qu'à cause qu'on l'avoit. Quand il
étoit caché on se croyoit sain et propre; quand
il crève, on sent l'infection du pus. Le moment
où il crève est salutaire, quoiqu'il soit doulou-
reux et dégoiàtant. Chacun porte au fond de
son cœur un amas d'ordure, qui feroit mourir
de honte si Dieu nous en montroit tout le poi-
son et toute l'horreur ; l'amour-propre seroit
dans un supplice insupportable. Je ne parle pas
ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des
vices énormes ; je parle des âmes qui parois-
sent droites et pures. On verroit une folle vanité
qui n'ose se découvrir , et qui demeure toute
honteuse dans les derniers replis du cœur. On
verroit des complaisances en soi, des hauteurs
de l'orgueil , des recherches délicates de l'a-
mour-propre, et mille autres replis intérieurs
qui sont aussi réels qu'inexplicables. Nous ne
les verrons qu'à mesure que Dieu commencera
à les faire sortir. Tenez, vous dira-t-il, voilà la
corruption qui étoit dans le profond abîme de
votre cœur. Après cela, glorihez-vous ; promet-
tez-vous quelque chose de vous-même !
Laissons donc faire Dieu, et coutentons-nous
d'être fidèles à la lumière du moment présent.
Elle apporte avec elle tout ce qu'il nous faut
pour nous préparer à la lumière du moment
qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui
entrent, comme les anneaux d'une chaîne, les
unes dans les autres, nous prépare insensible-
ment aux sacrilices éloignés dont nous n'avons
pas même la vue. Cette mort à nous-mêmes et
à tout ce que nous aimons, qui est encore géné-
rale et superticielle dans notre volonté, après en
avoir percé la surface, jettera de profondes ra-
cines dans le plus intime de celte volonté. Elle
pénétrera jusqu'au centre ; elle ne laissera rien
à la créature ; elle poussera au dehors, sans
relâche, tout ce qui n'est point Dieu.
Au reste, soyez persuadé sur la parole d'au -
trui, en attendant que l'expérience vous lofasse
goûter et sentir, que ce détachement de soi et
de tout ce qu'on aime , bien loin de dessécher
les bonnes amitiés et d'endurcir le cœur, pro-
duit au contraire en Dieu une amitié non-seu-
emeut pure et solide, mais toute cordiale,
fidèle, affectueuse, pleine d'une douce corres-
pondance ; et on y trouve tous les assaisonne-
mens de l'amitié que la nature même cherche
pour se consoler.
XXXIV.
SUR LA CONFORMITÉ A LA VOLONTE DE DIEU.
Pour la conformité à la volonté de Dieu, vous
trouvez divers chapitres de V Imitation de Jésus-
Chist qui sont merveilleux ; la lecture de saint
François de Sales vous nourrira aussi de cette
manne. Toute la vertu consiste essentiellement
dans la bonne volonté: C'est ce que Jésus-Christ
nous fait entendre en disant * : Le royaume de
Dieu est au dedans de vous. Il n'est point ques-
tion de savoir beaucoup , d'avoir de grands
lalens, ni même de faire de grandes actions ;
il ne faut qu'avoir un cœur et vouloir le bien.
Les œuvres extérieures sont les fruits et les
suites inséparables auxquelles on reconnoît la
vraie piété ; mais la vraie piété, la source de ces
œuvres, est toute au fond du cœur. 11 y a cer-
taines vertus qui sont pour certaines conditions,
et non pour d'autres. Les unes sont convena-
bles en un temps et les autres dans un autre ;
mais la bonne volonté est de tous temps et de
tous lieux. Vouloir tout ce que Dieu veut, le
vouloir toujours, pour tout et sans réserve,
voilà ce royaume de Dieu qui est tout intérieur.
C'est par là que son règne arrive, puisque sa
volonté s'accomplit sur la terre comme dans le
ciel, et que nous ne voulons plus que ce que sa
volonté souveraine imprime dans la nôtre.
Heureux les pauvres d'esprit ! heureux ceux qui
se dépouillent de tout, et même de leur propre
volonté , pour n'être plus à eux-mêmes ! 0
qu'on est pauvre en esprit et dans le fond de
son intérieur, quand on n'est plus à soi-même,
et qu'on s'est dépouillé jusqu'à perdre tout droit
sur soi !
Mais coimnent est-ce que notre volonté de-
vient bonne ? En se conformant sans réserve à
celle de Dieu. On veut tout ce qu'il veut, on ne
veut rien de tout ce qu'il ne veut pas; on atta-
che sa volonté foible à la volonté toute-puissante
qui fait tout. Parla il ne peut plus rien arriver
que ce que Dieu veut ; on est parfaitement
satisfait quand sa volonté s'accomplit ; et l'on
trouve dans le bon plaisir de Dieu une source
* f.tir, Nvil. 21.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
147
inépuisable de paix et de consolation. La vie
entière est un commencement de la paix des
bienheureux, qui disent éternellement : Amen,
amen.
On adore, on loue, on bénit Dieu de tout ;
on le voit sans cesse en toutes choses , et en
toutes choses sa main paternelle est l'unique
objet dont on est occupé. Il n'y a plus de
maux; car tout , jusques aux maux même les
plus terribles, se tourne en bien, comme dit
saint Paul *, pour ceux qui aiment Dieu. Peut-
on appeler maux les peines que Dieu nous en-
voie pour nous purifier et nous rendre dignes
de lui ? Ce qui nous fait un si grand bien ne
peut être un mal.
Jetons donc tous nos soins dans le sein d'un
si bon père ; laissons-le faire comme il lui plaira.
Contentons-nous de suivre sa volonté en tout,
et de mettre la nôtre dans la sienne pour nous
en désapproprier. Il n'est pas juste que nous
ayons quelque chose à nous, nous qui ne som-
mes pas à nous-mêmes. L'esclave n'a rien à
soi ; à combien plus forte raison la créature, qui
n'a de son fonds que le néant et le péché, et en
qui tout est don et pure grâce, ne doit-elle rien
avoir en propriété. Dieu ne lui a donné une
volonté libre et capable de se posséder elle-
même , qu3 pour l'engager par ce don à se
dépouiller plus généreusement. Nous n'avons
rien à nous que notre volonté ; tout le reste
n'est point à nous. La maladie enlève la santé
et la vie ; les richesses nous sont arrachées par
la violence ; les talens de l'esprit dépendent de
la disposition du corps. L'unique chose qui est
véritablement à nous, c'est notre volonté. Aussi
est-ce elle dont Dieu est jaloux ; car il nous l'a
donnée, non afin que nous la gardions, et que
nous en demeurions propriétaires , mais afin
que nous la lui rendions tout entière telle que
nous l'avons reçue, et sans en rien retenir.
Quiconque réserve le moindre désir ou la
moindre répugnance en propriété, fait un larcin
à Dieu contre l'ordre de la création. Tout vient
de lui, et tout lui est dû.
Hélas ! combien d'ames propriétaires d'elles-
mêmes qui voudroient faire le bien et aimer
Dieu , mais selon leur goi^itet par leur mouve-
ment propre ; qui voudroient donner à Dieu des
règles dans la manière de les satisfaire et de les
attirer à lui ! Elles veulent le servir et le
posséder ; mais elles ne veulent pas se donner
à lui et se laisser posséder. Quelle résistance
Dieu ne trouve-t-il pas dans ces âmes , lors
même qu'elles paroissent si pleines de zèle et de
ferveur ! Il est certain même qu'en un sens leur
abondance spirituelle leur devient un obstacle ;
car elles ont tout , même jusqu'aux vertus , en
propriété et avec une continuelle recherche
d'elles-mêmes dans le bien. 0 qu'une ame bien *
pauvre , bien renonçante à sa propre vie et à
tous ses mouvemens naturels, bien désappro-
priée de toute volonté pour ne plus vouloir que
ce que Dieu lui fait vouloir à chaque moment,
selon les règles de son Evangile et selon le cours
de sa providence , est au-dessus de toutes ces
âmes ferventes et lumineuses qui veulent tou-
jours marcher dans les vertus par leur propre
chemin !
Voilà le sens profond des paroles de Jésus-
Christ prises dans toute leur étendue : Que celui
qui veut être mon disciple , se renonce , et qu'il
me suive *. Il faut suivre pas à pas Jésus-Christ,
et non oas s'ouvrir une route vers lui. On ne le
suit qu'en se renonçant. Qu'est-ce que se re-
noncer, sinon abandonner tout droit sur soi
sans réserve? Aussi saint Paul nous dit-il * :
Vous n'êtes plus à vous. Non, il ne nous reste
plus rien en nous qui nous appartienne. Mal-
heur à qui se reprend après s'être donné!
Je prie le Père des miséricordes et le Dieu de
toute consolation de vous arracher votre propre
cœur, et de ne pas vous en laisser la moindre
parcelle. Il en coûte beaucoup dans une si dou-
loureuse opération : on a bien de la peine à
laisser faire Dieu , et à demeurer sous sa main
quand il coupe jusqu'au vif. Mais c'est la pa-
tience des saints et le sacrifice de la pure foi.
Laissons Dieu faire de nous tout ce qu'il
voudra. Jamais aucune résistance volontaire
d'un seul moment. Dès que nous apercevons
la révolte des sens et de la nature , tournons-
nous vers Dieu avec confiance , et soyons pour
lui contre la nature lâche et rebelle ; livrons-la
à l'Esprit de Dieu qui la fera peu à peu mourir.
Veillons en sa présence contre les moindres
fautes pour ne jamais contrister le Saint-Esprit,
qui est jaloux de tout ce qui se passe dans l'in-
térieur. Profitons des fautes que nous aurons
faites , par un sentiment humble de notre
misère, sans découragement et sans lassitude.
Peut-on mieux glorifier Dieu , qu'en se dé-
sappropriant de soi-même et de toute volonté ,
pour le laisser faire selon son bon plaisir? C'est
alors qu'il est véritablement notre Dieu , et que
son règne arrive en nous , lorsque indépendam-
ment de tous les secours extérieurs et de toutes
' Rom. viii. 28.
* Matdi. XVI. 2^. Luc. xiv. 27 cl 33 — "M Cor. vi. 19.
as
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
les consolations intérieures , nous ne regardons
plus et au dedans et au dehors que la seule
main de Dieu qui fait tout , et que nous ne
cessons point d'adorer.
Vouloir le servir en un lieu plutôt qu'en un
autre , par une telle voie et non par celle qui y
est opposée , c'est vouloir le servir à notre
mode, et non à la sienne. Mais être également
prêt à tout , vouloir tout et ne vouloir rien .
se laisser comme un jouet dans les mains de la
Providence , ne mettre point de bornes à cette
soumission comme l'empire de Dieu n'en peut
souffrir ; c'est le servir en se renonçant soi-
même ; c'est le traiter véritablement en Dieu ,
et nous traiter en créature qui n'est faite que
pour lui.
0 que nous serions heureux s'il nous metloit
aux plus rudes épreuves pour lui donner la
moindre gloire ! A quoi sommes-nous bons , si
celui qui nous a faits trouve encore quelque ré-
sistance ou quelque réserve dans notre cœur
qui est son ouvrage ?
Ouvrez donc votre cœur, mais ouvrez-le sans
mesure , afin que Dieu et son amour y entrent
sans mesure comme un torrent. Ne craignez
rien dans le chemin où vous marchez. Dieu vous
mènera comme par la main , pourvu que vous
ne doutiez pas, et que vous soyez plus rempli
de son amour que de crainte par rapport à
vous.
XXXV.
RECEVOIR AVEC SOUMISSION CE QUE DIEU FAIT AU
DEHORS ET AU DEDANS DE NOUS.
Ce qu'il y a de meilleur à faire , c'est de re-
cevoir également et avec la même soumission
toutes les différentes choses que Dieu nous donne
dans la journée , et au dehors et au dedans de
nous.
Au dehors , il y a des choses désagréables
qu'il faut supporter courageusement , et des
choses agréables auxquelles il ne faut point
arrêter son cœur. On résiste aux tentations des
choses contraires en les acceptant , et l'on ré-
siste aux choses flatteuses en refusant de leur
ouvrir son cœur. Pour les choses du dedans il
n'y a qu'à faire de même. Celles qui sontamères
servent à crucifier, et elles opèrent dans l'ame
selon toute leur vertu , si nous les recevons
simplement avec une acceptation sans bornes,
et sans chercher à les adoucir. Celles qui sont
douces , et qui nous sont données pour soutenir
notre foiblesse par une consolation sensible dans
les exercices extérieurs , doivent aussi être ac-
ceptées, mais d'une autre façon. Il faut les re-
cevoir, puisque c'est Dieu qui les donne pour
notre besoin ; mais il faut les recevoir, non
pour l'amour d'elles, mais par conformité aux
desseins de Dieu . Il faut en user dans le mo-
ment, comme on use d'un remède , sans com-
plaisance , sans attachement , sans propriété.
Ces dons doivent être reçus en nous , mais ils
ne doivent point tenir en nous, afin que, quand
Dieu les retirera, leur privation ne nous trou-
ble ni ne décourage jamais. La source de la
présomption est dans l'attachement à ces dons
passagers et sensibles. On s'imagine ne compter
que sur le don de Dieu ; mais on compte sur
soi, parce qu'on s'approprie le don de Dieu,
et qu'on le confond avec soi-même. Le malheur
de cette conduite, c'est que toutes les fois
qu'on trouve quelque mécompte en soi-même ,
on tombe dans le découragement. Mais une
ame qui ne s'appuie que sur Dieu , n'est point
surprise de sa propre misère. Elle se plaît à
voir qu'elle ne peut rien , et que Dieu seul peut
tout. Je ne me soucie guère de me voir pauvre,
sachant que mon père possède des biens infinis
qu'il veui me donner. Ce n'est qu'en nourrissant
son cœur de la pure confiance en Dieu , qu'on
s'accoutume à se passer de la confiance en soi-
même.
C'est pourquoi il faut moins compter sur
une ferveur sensible , et sur certaines mesures
de sagesse que l'on prend avec soi-même pour
sa perfection, que sur une simplicité, une pe-
titesse, un renoncement à tout mouvement pro-
pre, et une souplesse parfaite pour se laisser aller
à toutes les impressions de la grâce. Tout le
reste, en établissant des vertus éclatantes, ne
feroit que nous inspirer secrètement plus de con-
fiance en nos propres efforts.
Prions Dieu qu'il arrache de notre cœur tout
ce que nous voudrions y planter nous-mêmes ,
et qu'il y plante de ses propres mains l'arbre de
vie charcfé de fruits.
XXXVI.
SUR l'utilité et le bon USAGE DES CROIX.
On a bien de la peine à se convaincre de la
bonté avec laquelle Dieu acable de croix ceux
qu'il aime. Pourquoi , dit-on, prendre plaisir
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
149
à nous faire souffrir? Ne sauroit-il nous ren-
dre bons sans nous rendre misérables ? Oui,
sans doute , Dieu le pouvoit ; car rien ne
lui est impossible. Il tient dans ses mains toutes-
puissantes les cœurs des bommes , et les tourne
comme il lui plaît , ainsi que la main d'un
fontainier donne aux eaux , sur le sommet
d'une montagne , la pente qu'il veut. Mais
Dieu , qui a pu nous sauver sans croix , n'a
pas voulu le faire; de même qu'il a mieux
aimé laisser les hommes croître peu à peu , avec
tous les embarras et toutes les foiblesses de l'en-
fance , que de les faire naître avec toute la force
d'un âge mûr. Sur cela il est le maître ; nous
n'avons qu'à nous taire . et qu'à adorer sa pro-
fonde sagesse sans la comprendre. Ce que nous
voyons clairement , c'est que nous ne pouvons
devenir entièrement bons qu'autant que nous
deviendrons humbles , désintéressés , détachés
de nous-mêmes , pour rapporter tout à Dieu
sans aucun retour sur nous.
L'opération de la grâce qui nous détache de
nous-mêmes, et qui nous arrache à notre
amour-propre ne peut , sans un miracle de
grâce, éviter d'être douloureuse. Dieu, dans
l'ordre de la grâce , non plus que dans celui de
la nature, ne fait pas tous les jours des miracles.
Ce seroit pour la grâce un aussi grand miracle
de voir une personne pleine d'elle-même , en
un moment morte à tout intérêt propre et à
toute sensibilité, que ce seroit un grand miracle
de voir un enfant qui se couche enfant , et qui
se lèveroit le lendemain grand comme un
homme de trente ans. Dieu cache son opéra-
tion , dans l'ordre de la grâce comme dans celui
de la nature , sous une suite insensible d'événe-
mens. C'est par là qu'il nous tient dans les
obscurités de la foi. Non-seulement il fait son
ouvrage peu à peu , mais il le fait par des voies
qui paroissent les plus simples et les plus con-
venables pour y réussir ; afin que les moyens
paroissant propres au succès, la sagesse hu-
maine attribue le succès aux moyens qui sont
comme naturels , et qu'ainsi le doigt de Dieu
y soit moins marqué : autrement tout ce que
Dieu fait seroit un perpétuel miracle qui ren-
verseroit l'état de foi où Dieu veut que nous
vivions.
Cet état de foi est nécessaire , non-seule-
ment pour exercer les bons, en leur faisant
sacrifier leur raison dans une vie pleine de té-
nèbres , mais encore pour aveugler ceux qui
méritent , par leur présomption , de s'aveugler
eux-mêmes. Ceux-ci , voyant les ouvrages
de Dieu, ne les comprennent point; ils n'y
trouvent l'ien que de naturel. Ils sont privés de
la vraie intelligence , parce qu'on ne la mérite
qu'autant qu'on se défie de son propre esprit ,
et que la sagesse superbe est indigne de décou-
vrir les conseils de Dieu.
C'est donc pour tenir dans l'obscurité de la
foi l'opération de la grâce , que Dieu rend cette
opération lente et douloureuse. Il se sert de l'in-
constance , de l'ingratitude des créatures , des
mécomptes et des dégoûts qu'on trouve dans les
prospérités , pour nous détacher des créatures
et des prospérités trompeuses. Il nous désabuse
de nous-mêmes par l'expérience de notre foi-
blesse et de notre corruption dans une infinité
de rechutes. Tout cela paroît naturel, et c'est
cette suite de moyens comme naturels qui nous
fait brûler à petit feu. On voudroit bien être
consumé tout d'un coup par les flammes du pur
amour: mais cette destruction si prompte ne
nous coûteroit presque rien. C'est par un excès
d'amour-propre qu'on voudroit ainsi devenir
parfait en un moment et à si bon marché.
Qu'est-ce qui nous révolte contre la longueur
des croix? c'est l'attachement à nous-mêmes .
et c'est cet attachement que Dieu veut détruire ;
car, tandis que nous tenons encore à nous-
mêmes, l'œuvre de Dieu ne s'achève point. De
quoi pouvons-nous donc nous plaindre? Notre
mal est d'être attachés aux créatures, et encore
plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite
d'événemens qui nous détache peu à peu des
créatures , et qui nous arrache enfin à nous-
mêmes. Cette opération est douloureuse ; mais
c'est notre corruption qui la rend nécessaire ,
et qui est cause de la douleur que nous souf-
frons. Si notre chair étoil saine, le chirurgien
n'y feroit aucune incision. Il ne coupe qu'à pro-
portion que la plaie est profonde , et que la
chair est plus corrompue. Si l'opération nous
cause tant de douleur, c'est que le mal est
grand. Est-ce cruauté au chirurgien de couper
jusqu'au vif? Non . tout au contraire , c'est af-
fection , c'est habileté ; il traiteroit ainsi son fils
unique.
Dieu nous traite de même. Il ne nous fait
jamais aucun mal que malgré lui , pour ainsi
dire. Son cœur de père ne cherche pointa nous
désoler; mais il coupe jusqu'au vif pour guérir
l'ulcère de notre cœur. Il faut qu'il nous arrache
ce que nous aimons trop , ce que nous aimons
mal et sans règle , ce que nous aimons au pré-
judice de son amour. En cela que fait-il? il
nous fait pleurer comme desenfansà qui on ôte
le couteau dont ils se jouent , et dont ils pour-
roient se tuer. Nous pleurons , nous nous dé-
loO
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
courageoDs , nous crions les hauts cris ; nous
sommes prêts à murmurer contre Dieu, comme
les eufans se dépitent contre leurs mères. Mais
Dieu nous laisse pleurer et nous sauve. Il ne
nous afflige que pour nous corriger. Lors même
qu'il paroît nous accabler, c'est pour notre bien,
c'est pour nous épargner les maux que nous nous
ferions à nous-mêmes. Ce que nous pleurons
nous auroit fait pleurer éternellement ; ce que
nous croyons perdu étoit perdu quand nous
pensions le posséder : Dieu l'a mis en sûreté
pour nous le rendre bientôt dans l'éternité qui
s'approche. Il ne nous prive des choses que nous
aimons , que pour nous les faire aimei' d'un
amour pur, solide et modéré, pour nous en assu-
rer l'éternelle jouissance dans son sein, et pour
nous faire cent fois plus de bien que nous ne sau-
rions nous en désirer à nous-mêmes.
Il n'arrive rien sur la terre que Dieu n'ait
voulu. C'est lui qui fait tout, qui règle tout ,
qui donne à chaque chose tout ce qu'elle a. Il
a compté les cheveux de notre tête , les feuilles
de chaque arbre , les grains de sable du rivage,
et les gouttes d'eau qui composent les abîmes
de rOcéan. En faisant l'univers, sa sagesse a
mesuré et pesé jusqu'au dernier atome. C'est
lui qui en chaque moment produit et renouvelle
le souffle de vie qui nous anime; c'est lui qui a
compté nos jours , qui tient dans ses puissantes
mains les clefs du tombeau pour le fermer ou
pour l'ouvrir. Ce qui nous frappe le plus n'est
rien aux yeux de Dieu : un peu plus ou un peu
moins de vie sont des différences qui disparois-
sent en présence de son éternité. Qu'importe
que ce vase fragile, ce corps de boue , soit brisé
et réduit en cendres un peu plus tôt ou un peu
plus tard?
0 que nos vues sont courtes et trompeuses !
On est consterné de voir une personne mourir
en la fleur de son âge. Quelle horrible perte !
dit-on. Mais pour qui est la perte? Que perd
celui qui meurt ? Quelques années de vanité ,
d'illusion et de danger pour la mort éternelle.
Dieu l'enlève du milieu des iniquités , et se
hâte de l'arracher au monde corrompu et à sa
propre fragilité. Que perdent les personnes dont
il étoit aimé? Elles perdent le poison d'une fé-
licité mondaine ; elles perdent un enivrement
perpétuel; elles perdent l'oubli de Dieu et
d'elles-mêmes où elles étoient plongées ; ou
plutôt elles gagnent , par la vertu de la croix ,
le bonheur du détachement. Le même coup,
qui sauve la personne qui meurt , prépare les
autres à se détacher par la souffrance pour
travaiUer courageusement à leur salut. 0 qu'il
est donc vrai que Dieu est bon , qu'il est ten-
dre , qu'il est compatissant à nos vrais maux
lors même qu'il paroît nous foudroyer, et que
nous sommes tentés de nous plaindre de sa ri-
gueur !
Quelle différence trouvons-nous maintenant
entre deux personnes qui ont vécu il y a cent
ans? L'une est morte vingt ans avant l'autre;
mais enfin elles sont mortes toutes deux. Leur
séparation , qui a paru dans le temps si longue
et si rude, ne nous paroît plus maintenant et
n'étoit dans la vérité qu'une courte séparation.
Bientôt ce qui est séparé sera réuni , et il ne
paroîtra aucune trace de cette séparation si
courte. On se regarde comme immortel , ou
du moins comme devant vivre des siècles. Folie
de l'esprit humain ! Ceux qui meurent tous les
jours suivent de bien près ceux qui sont déjà
morts. Celui qui va partir pour un voyage ne
doit pas se croire éloigné de celui qui prit les
devans il n'y a que deux jours. La vie s'écoule
comme un torrent. Le passé n'est plus qu'un
songe ; le présent , dans le moment que nous
croyons le tenir , nous échappe et se précipite
dans cet abîme du passé. L'avenir ne sera point
d'une autre nature, il passera aussi rapidement.
Les jours , les mois , les années se pressent
comme les flots d'un torrent se poussent l'un
l'autre. Encore quelques momens, encore un
peu, dis-je , et tout sera fini. Hélas! que ce
qui nous paroît long par l'ennui et par la tris-
tesse , nous paroîtra court quand il finira !
C'est par foiblesse d'amour-propre que nous
sommes si sensibles à notre état. Le malade qui
dort mal la nuit trouve la nuit d'une longueur
sans fin ; mais cette nuit est aussi courte que
les autres. On exagère par lâcheté toutes ses
souffrances : elles sont grandes , mais la déli-
catesse les augmente encore. Le vrai moyen de
les raccourcir, c'est de s'abandonner à Dieu cou-
rageusement. Il est vrai qu'on souffre; mais
Dieu veut cette souffrance pour nous purifier , |
et pour nous rendre dignes de lui. Le monde '
nous rioit , et cette prospérité empoisonnoit
notre cœur. Youdroit-on passer toute sa vie
jusqu'au moment terrible de la mort dans cette
mollesse , dans ces délices , dans cet éclat , dans
cette vaine joie , dans ce triomphe de l'orgueil,
dans ce goût du monde ennemi de Jésus-Christ,
dans cet éloignement de la croix qui seule nous
doit sanctifier? Le monde nous tournera le dos,
nous oubliera avec ingratitude, nous mécou-
noîtra . nous mettra au rang des choses qui ne
sont plus. Hé bien! faut-il s'étonner que le
monde soit toujours monde, injuste, trompeur,
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
151
perfide? C'est pourtant là ce monde que nous
n'avions pas honte d'aimer, et que peut-être
nous voudrions pouvoir aimer encore. C'est à ce
monde abominable que Dieu nous arrache ,
pour nous délivrer de sa servitude maudite , et
pour nous faire entrer dans la liberté des âmes
détachées; et c'est lace qui nous désole. Si
nous sommes si sensibles à l'indifrérence de ce
monde , qui est si méprisable et si digne d'hor-
renr, il faut que nous soyons bien ennemis de
nous-mêmes. Quoi , nous ne pouvons souffrir
ce qui nous est si bon , et nous regrettons tant
ce qui nous est si funeste ! Voilà donc la source
de nos larmes et de nos douleurs !
0 mon Dieu , vous qui voyez le fond de
notre misère, vous seul pouvez nous en guérir.
Hâtez-vous de nous donner la foi, l'espérance,
lamour , le courage chrétien qui nous man-
quent. Faites que nous jetions sans cesse les
yeux sur vous , ô Père tout-puissant, qui ne
donnez rien à vos chers enfans que pour leur
salut , et sur Jésus votre Fils , qui est notre
modèle dans les souffrances. Vous l'avez atta-
ché sur la croix pour nous; vous l'avez fait
l'homme de douleur , pour nous apprendre
combien les douleurs sont utiles. Que la nature
molle et lâche se taise donc à la vue de Jésus
rassasié d'opprobres et écrasé par les souffran-
ces. Relevez mon cœur , ô mon Dieu ; donnez-
moi un cœur selon le vôtre, qui s'endurcisse
contre soi-même , qui ne craigne que de vous
déplaire , qui du moins craigne les douleurs
éternelles, et non pas celles qui nous préparent
votre royaume. Seigneur , vous voyez la foi-
blesse et la désolation de votre créature : elle
n'a plus de ressource en elle-même , tout lui
manque. Tant mieux, pourvu que vous ne lui
manquiez jamais , et qu'elle cherche en vous
avec confiance tout ce qu'elle désespère de
trouver dans son propre cœur.
XXXVII.
IL n'y a que le pur amour qui sache souffrir
COMME IL FAUT.
On sait qu'il faut souffrir , et qu'on le
mérite; cependant on est toujours surpris de
la souffrance , comme si on ne croyoil ni la
mériter ni en avoir besoin. Il n'y a que le vrai
et pur amour qui aime à souffrir , parce qu'il
n'y a que le vrai et pur amour qui s'aban-
donne. La résignation fait souffrir ; mais il y
a en elle quelque chose qui souffre de souffrir,
et qui résiste. La résignation qui ne donne rien
à Dieu qu'avec mesure et avec réflexion sur soi,
veut bien souffrir; mais elle se tâte souvent,
craignant de souffrir mal. A parler propre-
ment , on est comme deux personnes dans la
résignation : l'une dompte l'autre, et veille sur
elle pour l'empêcher de se révolter. Dans le
pur amour, qui est désapproprié et abandonné,
l'ame se nourrit en silence de la croix et de
l'union à Jésus-Christ crucifié , sans aucun re-
tour sur sa souffrance. Il n'y a qu'une volonté
unique , simple , qui se laisse voir à Dieu telle
qu'elle est , sans songer à se voir elle-même.
Elle ne dit rien; elle ne remarque rien. Que
fait-elle? Elle souffre. Est-ce tout? Oui c'est
tout ; elle n'a qu'à souffrir. L'amour se fait
assez entendre sans parler et sans penser. II
fait l'unique chose qu'il a à faire, qui est de ne
vouloir rien quand il manque de toute conso-
lation. Une volonté rassasiée de celle de Dieu ,
pendant que tout le reste lui est ôté, est le plus
pur de tous les amours.
Quel soulagement de penser qu'on n'a donc
point tant d'inquiétudes à se donner pour s'ex-
citer sans cesse à la patience , et pour être tou-
jours en garde et tendu afin de soutenir le,
caractère d'une vertu accomplie au dehors! II
suffit d'être petit et abandonné dans la douleur.
Ce n'est point courage ; c'est quelque chose de
moins et de plus ; de moins aux yeux du com-
mun des hommes vertueux; de plus aux yeux
delà pure foi. C'est une petitesse en soi, qui
met l'ame dans toute la grandeur de Dieu. C'est
une foiblesse qui désapproprié de toute force
et qui donne la toute-puissance de Dieu. Quand
je suis f'oible , dit saint Paul * , cest alors que
Je suis puissant : Je puis tout en celui qui me
fortifie '.
Alors il suffit de se nourrir par quelque
courte lecture proportionnée à son état et à son
goût, mais souvent interrompue, pour soulager
les sens, et pour faire place à l'esprit intérieur
qui met en recueillement. Deux mots simples ,
sans raisonnement, et pleins de l'onction divine,
sont la manne cachée. On oublie ces paroles;
mais elles opèrent secrètement, et on s'en nour-
rit; l'ame en est engraissée. Quelquefois on
souffre sans savoir presque si l'on souflre ;
d'autres fois on souffre et on trouve qu'on souf-
fre mal , et on supporte son impatience conmie
une seconde croix plus pesante que la première;
mais rien n'arrête , parce que le vrai amour va
' Il for. XII. 10. — ' Philip. [V. 13.
lo2
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
toujours , n'allant point pour lui-même et ne
se comptant plus pour rien. Alors on est vrai-
ment heureux. La croix n'est plus croix quand
il n'y a plus un moi pour la souffrir, et qui
s'approprie les biens et les maux.
XXXVIII.
LA PAIX INTÉRIEURE NE SE TROUVE QUE DANS UN
ENTIER ABANDON A LA VOLONTE DE DIEU.
Il n'y aura jamais de paix pour ceux qui ré-
sistent à Dieu : s'il y a quelque joie au monde,
elle est réservée à la conscience pure : toute la
terre est un lieu de tribulation et d'angoisse pour
une mauvaise conscience.
0 que la paix qui vient de Dieu est différente
de celle qui vient du siècle! Elle calme les pas-
sions; elle entretient la pureté de la conscience ;
elle est inséparable de la justice; elle unit à
Dieu ; elle nous fortifie contre les tentations.
Cette pureté de conscience s'entretient par la
fréquentation des sacremens. La tentation , si
elle ne nous surmonte point, porte toujours son
fruit avec elle. La paix de l'ame consiste dans
une entière résignation à la volonté de Dieu.
Marthe, Marthe, vous vous inquiétez, et vous
vous troublez pour bien des choses ; il n'y en a
qu'une de nécessaire '. Une vraie simplicité, un
certain calme d'esprit qui est le fruit d'un en-
tier abandon à tout ce que Dieu veut , une pa-
tience et un support pour les défauts du pro-
chain, que la présence de Dieu inspire, une
certaine candeur et une certaine docilité d'en-
fant pour avouer ses fautes, pour vouloir en
être repris , et pour se soumettre au conseil des
personnes expérimentées , seront des vertus
solides , utiles et propres pour vous sanctifier.
La peine que vous avez sur un grand nom-
bre de choses vient de ce que vous n'acceptez
pas avec assez d'abandon à Dieu tout ce qui
peut vous arriver. Mettez donc toutes choses
entre ses mains, et faites-en par avance le sacri-
fice entier dans votre cœur. Dès le moment que
vous ne voudrez plus rien selon votre propre
jugement , et que vous voudrez sans réserve
tout ce que Dieu voudra , vous n'aurez plus
tant de retours inquiets et de réflexions à faire
sur ce qui vous regarde; vous n'aurez rien à
cacher ni à ménager. Jusque-là vous serez trou-
blé, changeant dans vos vues et dans vos goûts,
» Luc. X. 41 et 42.
facilement mécontent d'autrui , peu d'accord
avec vous-même, plein de réserve et de dé-
fiance : votre bon esprit, jusqu'à ce qu'il soit
bien humilié et simple, ne servira qu'à vous
tourmenter; votre piété, quoique sincère, vous
donnera moins de soutien et de consolation que
de reproches intérieurs. Si au contraire vous
abandonnez tout votre cœur à Dieu , vous
serez tranquille et plein de la joie du Saint-
Esprit.
Malheur à vous si vous regardez encore l'hom-
me dans l'œuvre de Dieu ! Quand il s'agit de
choisir un guide il faut compter tous les hommes
pour rien. Le moindre respect humain fait tarir
la grâce, augmente les irrésolutions. On souffre
beaucoup , et on déplaît encore davantage à
Dieu.
Ce qui nous oblige à aimer Dieu , c'est qu'il
nous a aimés le premier , et aimés d'un amour
tendre , comme un père qui a pitié de ses en-
fans , dont il connoît l'extrême fragilité et la
boue dont il les a pétris? Il nous a cherchés dans
nos propres voies qui sont celles du péché; il a
couru comme un pasteur qui se fafigue pour
retrouver sa brebis égarée. Il ne s'est pas con-
tenté de nous chercher; mais , après nous avoir
trouvés , il s'est chargé de nous et de nos lan-
gueurs ; il a été obéissant jusqu'à la mort de la
croix. On peut dire de même qu'il nous a aimés
jusqu'à la mort de la croix , et que la mesure
de son obéissance a été celle de son amour.
Quand cet amour remplit bien une ame, elle
goûte la paix de la conscience ; elle est contente
et heureuse; il ne lui faut ni grandeur, ni ré-
putation , ni plaisir , rien de tout ce que le
temps emporte sans en laisser aucunes traces ;
elle ne veut que la volonté de Dieu , et elle
veille incessamment dans l'heureuse attente de
son époux.
XXXIX.
SUITE DU MÊME SUJET.
Je vous souhaite tous les biens que vous
devez chercher dans la retraite : le principal est
la paix dans une conduite simple où on ne re-
garde jamais l'avenir avec trop d'inquiétude.
L'avenir est à Dieu, et pointa vous : Dieu l'as-
saisonnera comme il faut, selon vos besoins;
mais si vous voulez pénétrer cet avenir par votre
propre sagesse , vous n'en tirerez aucun fruit
que l'inquiétude et la prévoyance de certains
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
153
maux inévitables. Songez seulement à profiter
de chaque jour; chaque jour a son bien et son
mal , en sorte même que le mal devient sou-
vent un bien , pourvu qu'on laisse faire Dieu
et qu'on ne le prévienne jamais par impatience.
Dieu vous donnera alors tout le temps qu'il
faudra pour aller à lui. Il ne vous donnera peut-
être pas tout celui que vous voudriez pour vous
occuper selon votre goût, et pour vivre à vous-
même sous prétexte de perfection ; mais vous
ne manquerez ni de temps ni d'occasions de re-
noncer à vous-même et à vos inclinations. Tout
autre temps au-delà de celui-là est perdu, quel-
que bien employé qu'il paroisse. Soyez même
persuadé que vous trouverez sur toutes ces
choses des facilités convenables à vos vrais be-
soins ; car autant que Dieu déconcertera vos in-
clinations , autant soutiendra- t-il votre foi-
blesse. Ne craignez rien , et laissez-le faire :
évitez seulement par une occupation douce ,
tranquille et réglée, la tristesse et l'ennui, qui
sont la plus dangereuse tentation pour votre
naturel. Vous serez toujours libre en Dieu ,
pourvu que vous ne vous imaginiez point d'avoir
perdu votre liberté.
XL.
EN QUOI CONSISTE LA SIMPLICITE : SA PRATIQUE ET
SES DIVERS DEGRÉS.
Il y a une simplicité qui est un défaut , et
il y a une simplicité qui est une merveilleuse
vertu. La simplicité est souvent un défaut de
discernement , et une ignorance des égards
qu'on doit à chaque personne. Quand on parle
dans le monde d'une personne simple , on veut
dire un esprit court , crédule et grossier. La
simplicité qui est une vertu , loin d'être gros-
sière, est quelque chose de sublime. Tous les
gens de bien la goûtent , l'admirent , sentent
quand ils la blessent, la remarquent en autrui,
et sentent quand il est nécessaire de la pratiquer ;
mais ils auroient de la peine à dire précisément
ce que c'est que cette vertu. On peut dire là-
dessus ce que le petit livre de l'Imitation de
Jésus-Christ dit de la componction du cœur :
// vaut mieux la pratiquer que de savoir la
définir *.
La simplicité est une droiture de l'ame qui
retranche tout retour inutile sur elle-même et
* Lib. I , cap. 1 , n. 3.
sur ses actions. Elle est différente de la sincé-
rité. La sincérité est une vertu au-dessous de la
simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont
sincères sans être simples : ils ne disent rien
qu'ils ne croient vrai ; ils ne veulent passer que
pour ce qu'ils sont; mais ils craignent sans
cesse de passer pour ce qu'ils ne sont pas ; ils
sont toujours à s'étudier eux-mêmes , à com-
passer toutes leurs paroles et toutes leurs pen-
sées , et à repasser tout ce qu'ils ont fait dans
la crainte d'avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-
là sont sincères; mais ils ne sont pas simples :
ils ne sont point à leur aise avec les autres , et
les autres ne sont point à leur aise avec eux :
on n'y trouve rien d'aisé , rien de libre , rien
d'ingénu , rien de naturel ; on aimeroit mieux
des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui
fussent moins composés. Voilà le goût des
hommes, et celui de Dieu est de même : il veut
des âmes qui ne soient point occupées d'elles ,
et comme toujours au miroir pour se composer.
Etre tout occupé des créatures, sans jamais
faire aucune réflexion sur soi, c'est l'état d'aveu-
glement des personnes que le présent et le sen-
sible entraînent toujours : c'est l'extrémité op-
posée à la simplicité. Etre toujours occupé de
soi dans tout ce qu'on a à faire, soif pour les
créatures, soit pour Dieu , c'est l'autre extré-
mité qui rend l'ame sage à ses propres yeux ,
toujours réservée , pleine d'elle-même , inquiète
sur les moindres choses qui peuvent troubler la
complaisance qu'elle a en elle-même. Voilà la
fausse sagesse , qui n'est, avec toute sa gran-
deur, guère moins vaine et guère moins folle
que la folie des gens qui se jettent tête baissée
dans tous les plaisirs. L'une est enivrée de tout
ce qu'elle voit au dehors ; l'autre est enivrée de
tout ce qu'elle s'imagine faire au dedans; mais
enfin ce sont deux ivresses. L'ivresse de soi-
même est encore pire que celle des choses exté-
rieures, parce qu'elle paroît une sagesse, et
qu'elle ne l'est pas : on songe moins à en guérir ;
on s'en fait honneur ; elle est approuvée ; on y
met une force qui élève au-dessus des honneurs
et au-dessus du reste des hommes : c'est une
maladie semblable à la frénésie ; on ne la sent
pas ; on est à la mort , et on dit : Je me porte
bien. Quand on ne fait point de retours sur soi,
à force d'être entraîné par les objets extérieurs,
on est étourdi; au contraire, quand on fait trop
de retours , c'est une conduite forcée et con-
traire à la simplicité.
La simplicité consiste en un juste milieu où
l'on n'est ni étourdi , ni trop composé : l'ame
n'est point entraînée par l'extérieur , en sorte
ÏM
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
qu'elle ne puisse plus faire les réflexions néces-
saires : mais aussi elle retranche les retours sur
soi qu'un amour-propre inquiet et jaloux de sa
propre excellence multiplie à l'infini. Cette
liberté d'une ame qui voit immédiatement devant
elle pendant qu'elle marche , mais qui ne perd
point son temps à trop raisonner sur ses pas , à
les étudier, à regarder sans cesse ceux qu'elle a
déjà faits , est la véritable simplicité.
Voici donc le progrès de l'ame. Le premier
degré est celui où elle se déprend des objets ex-
térieurs pour rentrer au dedans d'elle-même, et
pour s'occuper de son état pour son propre in-
térêt : jusque-là il n'y a encore rien que de
naturel ; c'est un amour-propre sage , qui veut
sortir de l'enivrement des choses extérieures.
Dans le second degré, l'ame joint à la vue
d'elle-même celle de Dieu qu'elle craint. Voilà
un foible commencement de la véritable sagesse;
mais elle est encore enfoncée en elle-même :
elle ne se contente pas de craindre Dieu , elle
veut être assurée qu'elle le craint ; elle craint
de ne le pas craindre ; sans cesse elle revient
sur ses propres actes. Ces retours si inquiets et
si multipliés sur soi-même sont encore bien
éloignés de la paix et de la liberté qu'on goûte
dans l'amour simple : mais ce n'est pas encore
le temps de goûter cette liberté; il faut que
l'ame passe par ce trouble ; et qui voudroit
d'abord la mettre dans la liberté de l'amour
simple , courroit risque de l'égarer.
Le premier homme voulut d'abord jouir de
lui-même ; c'est ce qui le lit tomber dans l'at-
tachement aux créatures. L'homme revient
d'ordinaire par le même chemin qu'il a fait en
s'égarant; c'est-à-dire qu'ayant passé de Dieu
aux objets extérieurs, en rentrant d'abord en
soi-même, il repasse aussi des objets extérieurs
en Dieu en rentrant au fond de son cœur. Il
faut donc . dans la conduite ordinaire , laisser
quelque temps une ame pénitente aux prises
avec elle-même dans une rigoureuse recherche
de ses propres misères , avant que de l'intro-
duire dans la liberté des enfans bien-aimés.
Tant que l'attrait et le besoin de la crainte dure,
il faut nourrir l'ame de ce pain de tribulation
et d'angoisse. Quand Dieu commence à ouvrir
le cœur à quelque chose de plus pur , il faut
suivre , sans perdre le temps et comme pas à
pas , l'opération de sa grâce. Alors l'ame com-
mence à entrer dans la simplicité.
Dans le troisième degré, elle n'a plus ces re-
tours inquiets sur elle-même ; elle commence à
regarder Dieu plus souvent qu'elle ne se re-
garde , et insensiblement elle tend à s'oubher
pour s'occuper en Dieu par un amour sans inté-
rêt propre. Ainsi l'ame , qui ne pensoit point
autrefois à elle-même , parce qu'elle étoit tou-
jours entraînée par les objets extérieurs qui
excitoieut ses passions , et qui dans la suite a
passé par une sagesse qui la rappeloit sans cesse
à elle-même , vient enfin peu à peu à un autre
état , où Dieu fait sur elle ce que les objets exté-
rieurs faisoient autrefois; c'est-à-dire qu'il l'en-
traîne , et la désoccupe d'elle-même, en l'occu-
pant de lui.
Plus l'ame est docile et souple pour se laisser
entraîner sans résistance ni retardement , plus
elle avance dans la simplicité. Ce n'est pas qu'elle
devienne aveugle sur ses défauts, et qu'elle ne
sente ses infidélités; elle les sent plus que ja-
mais; elle a horreur des moindres fautes; sa
lumière augmente toujours pour découvrir sa
corruption : mais cette connoissance ne lui vient
plus par des retours inquiets sur elle-même ;
c'est par la lumière de Dieu présent qu'elle se
voit contraire à sa pureté infinie.
Ainsi elle est libre dans sa course, parce
qu'elle ne s'arrête point pour se composer avec
art. Encore une fois , cette simplicité merveil-
leuse ne convient point aux âmes qui ne sont
point encore purifiées par une solide pénitence;
car elle ne peut être que le fruit du détachement
total de soi-même , et d'un amour pour Dieu
sans intérêt : mais on y parvient peu à peu : et
quoique les âmes (jui ont besoin de pénitence
pour s'arracher aux vanités du monde doivent
faire beaucoup de réflexions sur elles-mêmes ,
je crois néanmoins qu'il faut, suivant les ouver-
tures que la grâce donne , les empêcher de
tomber dans une certaine occupation excessive
et inquiète d'elles-mêmes, qui les gêne , qui les
trouble , qui les embarrasse et qui les retarde
dans leur course. Elles sont enveloppées en
elles-mêmes comme un voyageur qui seroit en-
veloppé de tant de manteaux l'un sur l'autre,
qu'il ne pourroit marcher. Les trop grands re-
tours sur soi produisent dans les âmes foibles la
superstition et le scrupule qui sont pernicieux,
et dans les âmes qui sont naturellement fortes
une sagesse présomptueuse qui est incompatible
avec l'esprit de Dieu. Tout cela est contraire à
la simplicité, qui est libre, droite, et généreuse
jusqu'à s'oublier elle-même pour se livrer à
Dieu sans réserve. 0 qu'une ame délivrée de ces
retours bas , intéressés et inquiets , est heu-
reuse ! que ses démarches sont nobles! qu'elles -
sont grandes! qu'elles sont hardies!
Si un homme veut que son ami soit simple et
libre avec lui , en sorte qu'il s'oublie lui-même
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
155
dans ce commerce d'amitié , à combien plus
forte raison Dieu , qui est le vrai ami , veut-il
que l'ame soit sans retour, sans inquiétude,
sans gêne , sans jalousie sur elle-même , sans
réserve , dans cette douce et intime familiarité
qu'il lui prépare! C'est cette simplicité qui fait
la perfection des vrais enfans de Dieu; c'est le
but auquel on doit tendre et auquel on doit se
laisser conduire. Le grand obstacle à cette bien-
heureuse simplicité est la folle sagesse du siècle,
qui ne veut rien coulier à Dieu , qui veut tout
faire par son industrie , tout arranger par elle-
même, et se mirer sans cesse dans ses ouvrages.
Cette sagesse est une folie , selon saint Paul * ;
et la vraie sagesse, qui consiste à se livrer à
l'Esprit de Dieu sans retour inquiet sur soi ,
est une folie aux yeux insensés des mondains.
Quand un Chrétien n'est pas encore pleine-
ment converti, il faut sans cesse lui demander
d'être sage : quand'il est pleinement converti, il
faut commencer à craindre qu'il ne soit trop
sage ; il faut lui inspirer cette sagesse sobre et
tempérée dont parle saint Paul ^ : enfin, s'il
veut s'avancer vers Dieu , il faut qu'il se perde
pour se retrouver; il faut démonter cette sagesse
propre qui sert d'appui à la nature défiante; il
faut avaler le calice amer delà folie de la croix,
qui tient lieu de martyre aux âmes généreuses
qui ne sont point destinées à répandre leur sang
comme les premiers Chrétiens.
Le retranchement des retours inquiets et in-
téressés sur soi met l'ame dans une paix et dans
une liberté inexplicable : c'est la simplicité. Il
est aisé de voir de loin qu'elle doit être mer-
veilleuse ; mais la seule expérience peut mon-
trer quelle largeur de cœur elle donne. On est
comme un pefit enfant dans le sein de sa mère;
on ne veut plus et on ne craint plus rien pour
soi; on se laisse tourner en tous sens : avec cette
pureté de cœur, on ne se met plus en peine de
ce que les autres croiront de nous, si ce n'est
qu'on évite par charité de les scandaliser : on
fait dans le moment toutes ses actions le mieux
qu'on peut avec une attention douce, libre,
gaie; et on s'abandonne pour le succès. On ne
se juge plus soi-même, et on ne craint point
d'être jugé, comme saint Paul le dit de lui-
même '.
Tendons donc à celle aimable simplicité.
Qu'il nous reste de chemin pour y parvenir!
Plus nous en sommes éloignés, plus il nous faut
hâter pour avancer à grands pas vers elle. Bien
loin d'être simples , la plupart des Chrétiens ne
sont pas sincères : ils sont non-seulement com-
posés, mais faux et dissimulés avec le prochain,
avec Dieu et avec eux-mêmes; mille petits dé-
tours, mille inventions pour donner indirecte-
ment des contorsions à la vérité. Hélas ! tout
homme est menteur ' : ceux mêmes qui sont na-
turellement droits , sincères , ingénus , et qui
ont ce qu'on appelle un naturel simple et aisé en
tout , ne laissent pas d'avoir une applicafion
délicate et jalousv3 sur eux-mêmes , qui nourrit
secrètement l'orgueil , et qui empêche la vraie
simplicité , qui est le renoncement sincère et
l'oubli constant de soi-même.
Mais , dira-t-on , comment pourrai-je m'em-
pêcher d'être occupé de moi? c'est une foule de
retours sur moi-même qui m'inquiètent, qui
me tyrannisent , et qui me causent une très-
vive sensibilité.
Je ne demande que ce qui est volontaire dans
ces retours. Ne soyez jamais volontairement dans
les retours inquiets et jaloux , cela suffira ; votre
fidélité à y renoncer toutes les fois que vous les
apercevrez vous eu délivrera peu à peu : mais
n'allez pas attaquer de front ces pensées , ne
cherchez point querelle en vous opiniâtrant pour
les combattre ; vous les irriteriez. Un effort con-
tinuel pour repousser les pensées qui nous oc-
cupent de nous et de nos intérêts , seroit une
occupation continuelle de nous-mêmes, qui
nous dislrairoil de la présence de Dieu et des
devoirs qu'il veut nous faire accomplir.
Le principal est d'avoir sincèrement aban-
donné entre les mains de Dieu tous nos iulérêls
de plaisir, de commodité , de réputation. Qui-
conque met tout au pis-aller, et qui accepte sans
réserve tout ce que Dieu veut lui donner d'hu-
miliations, de peines et d'épreuves, soit au
dehors , soit au dedans , commence à s'endurcir
contre soi-même : il ne craint point de n'être pas
approuvé , et de ne pouvoir éviter la critique
des hommes; il n'a plus de délicatesse; ou s'il
en a une involontaire, il la méprise et la gour-
mande; il la traite si rudement, pour n'y avoir
aucun égard , qu'elle diminue bientôt. Cet état
de pleine acceptation et d'acquiescement per-
pétuel fait la vraie liberté ; et cette liberté pro-
duit la simplicité parfaite.
Une ame qui n'a plus d'intérêt , et qui ne se
soucie point d'elle , n'a plus que de la candeur ;
elle va tout droit sans s'embarrasser ; sa voie va
toujours s'élargissant à l'infini , à mesure que
son renoncement cl son oubli d'elle-même
s'augmentent; sa paix est profonde comme la
«/Ce
20.
- Rom, Ml. 3. — ^ l Cor. iv. 3.
1 Ps. cxv. i.
156
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
mer au milieu de ses peines. Mais tandis qu'on
tient encore à soi , on est toujours gêné , incer-
tain , enveloppé dans les retours de l'amour-
propre. Heureux qui uest plus à soi!
J'ai déjà remarqué que le monde est du même
goût que Dieu pour s'accommoder d'une noble
simplicité qui s'oublie elle-même. Le monde
goûte dans ses enfans , corrompus comme lui ,
les manières libres et aisées d'un homme qui ne
paroît point occupé de soi ; c'est qu'en effet rien
n'est plus grand que de se perdre de vue soi-
même. Mais cette simplicité est déplacée dans
les enfans du siècle ; car ils ne sont distraits
d'eux-mêmes qu'à force d'être entraînés par des
objets encore plus vains. Cependant cette sim-
plicité , qui n'est qu'une fausse image de la vé-
ritable , ne laisse pas d'en représenter la gran-
deur. Ceux qui ne peuvent trouver le corps
courent après l'ombre, et cette ombre, toute
ombre qu'elle est, les charme, parce qu'elle
ressemble un peu à la vérité qu'ils ont perdue.
Voilà ce qui fait le charme de la simplicité, lors
même qu'elle est hors de sa place.
Un homme plein de défauts, qui n'en veut
cacher aucun , qui ne cherche jamais à éblouir,
qui n'allecte jamais ni talens , ni vertu , ni
bonne grâce , qui paroît ne songer pas plus à
soi-même qu'à autrui , qui semble avoir perdu
le 77}oi dont on est si jaloux, et qui est comme
étranger à l'égard de soi-même , est un homme
qui plaît intîniment malgré ses défauts. C'est
que l'homme est charmé par l'image d'un si
grand bien. Cette fausse simplicité est prise
pour la véritable. Au contraire, un homme
plein de talens , de vertus acquises et de grâces
extérieures, s'il est trop composé, s'il paroît
toujours attentif à lui , s'il affecte les meilleures
choses, c'est un personnage dégoûtant, en-
nuyeux et contre lequel chacun se révolte. Rien
n'est donc ni meilleur ni plus grand que d'être
simple , c'est-à-dire jamais occupé de soi. Les
créatures, à quelque point qu'elles nous met-
tent, ne nous rendent jamais véritablement
simples. On peut, par naturel, être moins
jaloux sur certains honneurs , et ne se gêner
point dans ses actions par certaines réflexions
subtiles et inquiètes ; mais enfin on ne cherche
les créatures que pour soi ; et on ne s'y oublie
jamais véritablement soi-même ; car on ne s'y
attache que pour en jouir, c'est-à-dire les rap-
porter à soi.
Mais , dira-t-on , faudra-t-il ne jamais songer
à soi , ni à aucune des choses qui nous intéres-
sent, et ne parler jamais de nous? Non, il ne
faut point se mettre dans cette gêne : en vou-
lant être simple, on s'éloigneroit de la simpli-
cité, en s'attachant scrupuleusement à la pra-
tique de ne parler jamais de soi, par la crainte
de s'en occuper et d'en dire quelques paroles.
Que faut-il donc faire? ne faire rien de réglé
là-dessus , mais se contenter de n'affecter rien.
Quand on a envie de parler de soi par recherche
de soi-même, il n'y a qu'à mépriser cette vaine
démangeaison , en s'occupant simplement ou de
Dieu, ou des choses qu'il veut qu'on fasse.
Ainsi la simplicité consiste à n'avoir point de
mauvaise honte , ni de fausse modestie , non
plus que d'ostentation, de complaisance vaine
et d'attention sur soi-même. Quand la pensée
vient d en parler par vanité, il n'y a qu'à lais-
ser tomber tout court ce vain retour sur soi-
même : quand , au contraire , on a la pensée
d'en parler pour quelque besoin , c'est alors
qu'il ne faut point trop raisonner ; il n'y a qu'à
aller droit au but. Mais que pensera-t-on de
moi? on croira que je me vante sottement :
mais je me rendrai suspect en parlant librement
sur mon propre intérêt. Toutes ces réflexions
inquiètes ne méritent pas de nous occuper un
seul moment ^ parlons généreusement et sim-
plement de nous comme d'autrui quand il en est
question. C'est ainsi que saint Paul parle sou-
vent de lui dans ses Épîtres. Pour sa naissance
il déclare qu'il est citoyen romain 3 il en fait
valoir les droits jusqu'à faire peur à son juge. 11
dit qu'il n'a rien fait de moins que les plus
grands d'entre les apôtres ; qu'il n'a rien appris
d'eux pour la doctrine , ni rien reçu pour le
ministère; qu'il est tout aussi bien qu'eux à
Jésus-Christ ; qu'il a plus travaillé et plus souf-
fert qu'eux; qu'il a résisté à Pierre en face,
parce qu'il était répréhensible * , qu'il a été ravi
jusqu'au troisième ciel; qu'il n'a rien à se re-
procher dans sa conscience ; qu'il est un vase
d'élection pour éclairer les Gentils; enfin il dit
aux tîdèles : Soyez mes imitateurs comme je le
suis de Jésus-Christ ^ Qu'il y a de grandeur à
parler ainsi simplement de soi ! Saint Paul en
dit les choses les plus hautes sans en paroître ni
énm , ni occupé de lui ; il les raconte comme on
raconteroit une histoire passée depuis deux
mille ans. Tous ne doivent pas entreprendre de
dire et de faire de même; mais ce qu'on est
obligé de dire de soi, il faut le dire simplement :
tout le monde ne peut pas atteindre à cette su-
blime simplicité , et il faut bien se garder d'y
vouloir atteindre avant le temps. Mais quand on
a un vrai besoin de parler de soi dans les occa-
1 Gai. II. II. — - / Cvr. XI. 1.
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE,
457
sions communes , il faut le faire tout uniment ,
et ne se laisser aller ni à une modestie affectée ,
ni à une honte qui vient de mauvaise gloire. La
mauvaise gloire se cache souvent sous un air
modeste et réservé : on ne veut pas montrer ce
qu'on a de bon ; mais on est bien aise que les
autres le découvrent , pour avoir l'honneur tout
ensemble et de ses vertus et du soin de les
cacher.
Pour juger du besoin qu'on a de penser à soi
ou de parler de soi , il faut prendre conseil de
la personne qui connoît voire degré de grâce.
Par là vous éviterez de vous conduire et de
vous juger vous-même ; ce qui est une source
de bénédictions. C'est donc à l'homme pieux et
éclairé dont nous prenons conseil , à décider si
le besoin de parler de soi est véritable ou ima-
ginaire ; son examen et sa décision nous épar-
gneront beaucoup de retours sur nous-mêmes :
il examinera aussi si le prochain , à qui nous
devons parler, est capable de porter sans scan-
dale cette liberté et cette simplicité à parler de
nous avantageusement et sans façon dans le
vrai besoin.
Pour les cas imprévus, où Ion n'a pas le
loisir de consulter, il faut se donner à Dieu et
faire suivant sa lumière présente ce qu'on croit
le meilleur , mais sans hésiter; car l'hésita-
tion embrouilleroit. Il faut d'abord prendre son
parti : quand même on le prendroit mal , le mal
se tourneroit à bien par la droite intention ; et
Dieu ne nous imputera jamais ce que nous au-
rons fait faute de conseil en nous abandonnant
à la simplicité de son esprit.
Pour toutes les manières de parler contre
soi-même , je n'ai garde ni de les blâmer ni de
les conseiller. Quand elles viennent par voie de
simplicité, de la haine et du mépris que Dieu
nous inspire pour nous-mêmes, elles sont mer-
veilleuses; et c'est ainsi que je les regarde dans
un si grand nombre de saints. Mais comnmné-
ment le plus simple et le plus sûr est de ne ja-
mais parler de soi ni en bien ni en mal sans
besoin : l'amour-propre aime mieux les injures
que l'oubli et le silence. Quand on ne peut
s'empêcher de parler mal de soi , on est bien
prêt à se raccommoder avec soi-même; comme
les amans insensés qui sont prêts à recom-
mencer leurs folies lorsqu'ils paroissent dans
le plus horrible désespoir contre la personne
dont ils sont passionnés.
Pour les défauts, nous devons être attentifs
à les corriger suivant l'état intérieur où nous
sommes. Il y a autant de manières différentes de
veiller pour sa correction, qu'il y a de diffé-
rens états dans la vie intérieure. Chaque tra-
vail doit être proportionné à l'état où l'on se
trouve; mais en général il est certain que nous
déracinons plus nos défauts par le recueille-
ment, par l'extinction de tout désir et de toute
répugnance volontaire, enfin par le pur amour
et par l'abandon à Dieu sans intérêt propre,
que par les réflexions inquiètes sur nous-mêmes.
Quand Dieu s'en mêle , et que nous ne retar-
dons point son action , l'ouvrage va bien vite.
Cette simplicité se répand peu à peu jusque
sur l'extérieur. Comme on est intérieurement
dépris de soi-même par le retranchement de
tous les retours volontaires , on agit plus natu-
rellement. L'art tombe avec les réflexions. On
agit sans penser à soi ni à son action , par une
certaine droiture de volonté qui est inexplicable
à ceux qui n'en ont pas l'expérience. Alors les
défauts se tournent à bien , car ils humilient
sans décourager. Quand Dieu veut faire par
nous quelque œuvre au dehors, ou il ôte ces
défauts , ou il les met en œuvre pour ses des-
seins j ou il empêche que les gens sur qui on
doit agir n'en soient rebutés.
Mais enfin, quand on est véritablement dans
cette simplicité intérieure, tout l'extérieur en
est plus ingénu , plus naturel : quelquefois
même il paroît moins simple que certains exté-
rieurs plus graves et plus composés; mais cela
ne paroît qu'aux personnes d'un mauvais goût,
qui prennent l'affectation de modestie pour la
modestie même, et qui n'ont pas l'idée de la
vraie simplicité. Celte vraie simplicité paroît
quelquefois un peu négligée et moins régulière:
mais elle a un goût de candeur et de vérité qui
fait sentir je ne sais quoi d'ingénu, de doux,
d'innocent , de gai , de paisible , qui charme
quand on le voit de près et de suite avec des
yeux purs.
0 qu'elle est aimable celte simplicité! Qui
me la donnera? Je quitte tout pour elle, c'est
la perle de l'Evangile. 0 qui la donnera à tous
ceux qui ne veulent qu'elle ! Sagesse mondaine,
vous la méprisez, et elle vous méprise. Folle
sagesse, vous succomberez, et les enfans de
Dieu délesteront celte prudence , qui n'est que
mo)H , comme dit son Apôtre *.
1 Rom. VIII. 6.
158
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE
XLI.
SUR LES AMITIÉS PARTICULIÈRES : COMBIEN ELLES SONT
A CRAINDRE DANS LES COMMUNAUTES.
On croit communément qu'il n'y a rien de
plus innocent que de se lier d'une amitié étroite
avec les personnes en qui on trouve du mérite
avec des qualités convenables à notre goût.
C'est une nécessité dans la vie , dit-on , que
d'avoir quelque personne de contiance à qui on
épanche son cœur pour se consoler. Il n'y a
que des cœurs durs qui peuvent se passer du
plaisir d'une amitié vertueuse et solide.
Mais ces choses , qui sont pleines d'écueils
dans tous les autres états , sont singulièrement
à craindre dans les communautés : et on doit ,
quand on se croit appelé à cette vie, se regarder
par rapport aux amitiés, tout autrement qu'on
ne feroit dans une vie privée et libre au milieu
du siècle. En voici les raisons :
Premièrement, on s'est sacrifié à l'obéissance
et à la subordination : ainsi on n'est plus à soi.
Si on ne peut disposer ni de son temps , ni de
son travail , on doit encore moins disposer de
ses attachemens, puisque les attachemens, s'ils
étoient suivis , emporteroient et le temps et l'ap-
plication de l'esprit. Quand vous formez des
liaisons que vos supérieurs n'approuvent pas .
vous désobéissez , vous entrez insensiblement
dans un esprit particulier contraire à l'esprit
général delà maison. Vous courez même risque
de tomber dans des délicatesses , dans des
jalousies, dans des cmpressemens, dans des
ombrages , et dans des excès de chaleur pour
les petits intérêts de la personne que vous aimez,
que vous auriez honte d'avoir pour vous-même.
Les supérieurs ont raison de se défier de votre
modération , de votre discrétion , de votre dé-
tachement et de vos autres vertus. Ces attache-
mens particuliers vous rendent souvent indocile
sur les vues qu'on auroit , ou de vous écarter
absolument , ou de vous donner quelque fonc-
tion qui soit cause que vous vous trouviez rare-
ment avec la personne que vous aimez. En
voilà assez pour vous aigrir contre vos supé-
rieurs, pour vous rendre l'obéissance amère ,
et pour vous faire chercher des prétextes de
l'éluder. On rompt le silence ; on a souvent de
petits secrets à dire ; on est ravi de dérober des
momens pour s'entretenir contre les règles. Un
quart d'heure, où le cœur s'épanche ainsi avec
intempérance , fait plus de mal et éloigne
davantage de la soumission , que toutes les con-
versations qu'on pourroit avoir d'ailleurs.
Les supérieurs , voyant ce mal , tâchent d'y
remédier , et tous les remèdes les plus chari-
tables qu'ils y emploient passent dans votre es-
prit pour une défiance et pour une cruauté.
Quefais-je ? dit-on : qu'a-t-on à me reprocher?
j'estime une telle personne pour son mérite;
mais je ne la vois guère plus qu'une autre; je
ne la flatte point ; nous ne nous aimons que
pour Dieu. On me veut arracher l'unique con-
solation qui me reste. Avec quelle sévérité me
traiteroit-on , si je faisois quelque démarche
contre les règles, puisqu'on est impitoyable sur
une chose si innocente ?
Les supérieurs voient le mal , et ne peuvent
presque l'expliquer. Ils aperçoivent qu'une
amitié indiscrète empoisonne iusensiblement le
cœur, et ils ne savent dans le détail comment
prévenir cette contagion. La personne d'abord
s'échauffe , puis s'aigrit , et enfin se révolte
jusqu'à s'égarer. Les plus beaux commence-
mens causent ces malheureuses suites.
2° On fait un grand mal aux autres : on leur
donne un pernicieux exemple. Chacun se croit
permis de former des attachemens parlicuHers,
qui vont insensiblement plu? loin qu'on n'avoit
cru d'abord. Il s'excite une espèce d'émulation
et d'opposition de sentimens entre ceux qui ont
des amitiés différentes. De là naissent les petites
cabales et les intrigues qui bouleversent les
maisons les plus régulières. De plus , il arrive
des jalousies entre deux personnes, lorsqu'elles
s'attachent à la même : chacun craint que l'autre
ne lui soit préférée. Quelle perte de temps!
quelle dissipation d'esprit ! quelles folles in-
quiétudes! quel dégoût de tous les exercices in-
térieurs! quel abandon funeste à la vanité!
quelle extinction de l'esprit d'humilité et de
ferveur ! quel trouble même et quel scandale au
dehors dans tous ces attachemens indiscrets !
11 faut avouer néanmoins que les commu-
nautés sont bien exposées à ce danger ; car ces
attachemens sont contagieux. Dès qu'une per-
sonne prend cette liberté, c'est le fruit défendu
qu'elle fait manger aux autres après en avoir
mangé la première. Les autres ne veulent pas
avoir moins de consolation et d'appui que cette
personne qui cherche à aimer et à se faire
aimer.
3° On fait un tort irréparable à la personne
qu'on aime trop. On la fait sortir de sa conduite
simple, détachée et soumise. On la fait rentrer
en elle-même avec complaisance , et dans tous
ET LA PERFECTION CHRÉTIENNE.
159
les amusemens les plus flatteurs de l'amour-
propre. On lui attire beaucoup demortitiôations
de la part des supérieurs ; elle les afflige , et
elle est affligée par eux. lisse voieut contraints
à se délier d'elle , à la soupçonner même quel-
quefois sur des choses qu'elle n'a point faites,
à observer ses moindres démarches, à ne croire
point ce qu'efle dit , et à la gêner en beaucoup
de petites choses qui la touchent jusqu'au fond
du cœur.
Vous qui vous êtes attaché à elle , vous par-
tagez avec elle vos croix et les siennes. Il s'en
fait un commerce très-dangereux ; car ayant de
part et d'autre le cœur plein d'amertume, vous
répandez l'un sur l'autre tout votre fiel. Vous
murmurez ensemble contre les supérieurs ; vous
vous fortifiez par de vains prétextes contre la
simplicité de l'obéissance ; et voilà le malheu-
reux fruit de toutes ces belles amitiés.
D'ailleurs , une seule amitié particulière est
capable de troubler l'union générale. Une per-
sonne aimée par une autre excite souvent la
jalousie et la critique de toute une communauté.
On hait cette personne , on la traverse en tout,
on ne peut la souffrir, parce qu'elle paroît d'or-
dinaire fière et dédaigneuse, ou du moins froide
et indifférente pour les autres qu'elle n'aime
pas. Quand on agit suivant une charité géné-
rale , on est généralement aimé , et on édifie
tout le monde. Quand, au contraire, on se con-
duit par des amitiés particulières , suivant son
goût, on blesse la charité générale par des dif-
férences qui choquent toute une maison.
4" Enfin on se nuit beaucoup à soi-même.
Est-ce donc lu se renoncer , suivant le précepte
de Jésus-Christ? est-ce là mourir à tout? est-ce
là s'oublier soi-même , et marcher nu après
Jésus-Christ ! Au lieu de se crucifier avec lui ,
on ne cherche qu'à s'amollir, qu'à s'enivrer
d'une amitié folle : on perd le recueillement ;
on ne goûte plus l'oraison. On est toujours em-
pressé , inquiet, craintif, mystérieux, déliant.
Le cœur est plein de ce qu'on aime, c'est-à-dire
d'une créature, et non pas de Dieu. On se fait
une idole de cette créature, et on veut être aussi
la sienne. C'est un amusement perpétuel.
Ne dites point : Je me retiendrai dans cette
amitié. Si vous avez cette présomption , vous
êtes incapable de vous retenir. Comment vous
retiendriez-vous , lorsque vous serez dans une
pente si roide , puisque vous ne pouvez pas
même vous retenir avant que vous y soyez? Ne
vous flattez donc plus. Le naturel tendre et af-
fectueux , qui fait que vous ne pouvez vous
passer de quelque attachement , ne vous per-
mettra aucune modération dans ceux que vous
formerez. D'abord ils vous paroitront nécessaires
et modérés; mais bientôt vous sentirez combien
il s'en faut que vous ne sachiez gouverner votre
cœur, et l'arrêter précisément où il vous plaît.
Je conclus que si vous n'avez aucun attache-
ment particulier , vous ne sauriez trop veiller
sur votre cœur , ni le garder avec précaution ,
pour ne lui permettre jamais de s'échapper dans
ces vaines aiîections, qui sont toujours cuisantes
dans leurs suites.
N'aimez point tant une seule personne , et
aimez davantage tous ceux que Dieu vous com-
mande d'aimer. 0 que vous goûterez la paix et
le bonheur , si l'amour de Dieu , qui est si bon
et si parfait, vous ôte le loisir et le goût de vous
amuser à des amitiés badines pour des créatures
toujours imparfaites et incapables de remplir
nos cœurs !
Mais si vous êtes déjà malade de cette fan-
taisie , si l'entêtement d'une belle amitié vous
occupe, du moins essayez de vous guérir douce-
ment et peu à peu. Ouvrez les yeux : la créature
que vous aimez n'est pas sans défaut. N'en avez-
vous jamais rien souffert? Tournez vos affec-
tions vers la souveraine bonté , de qui vous ne
souffrirez jamais rien. Ouvrez votre cœur à
l'amour de l'ordre et de l'obéissance; goûtez le
plaisir pur de la charité qui embrasse tout le
monde , et qui ne fait point de jaloux. Aimez
l'œuvre de Dieu , l'union et la paix dans la
maison où il vous appelle. Si vous avez quelque
obligation à cette personne, témoignez-lui delà
reconnoissance , mais non pas aux dépens des
heures de silence et de vos exercices réguliers.
Aimez-la en Dieu, et selon Dieu. Retranchez
les confidences indiscrètes et pleines de mur-
mures , les caresses folles , les attendrissemens
indécens, les vaines joies, les empressemens
affectés, les fréquentes conversaUons. Que votre
amitié soit grave, simple et édifiante en tout.
Aimez encore plus Dieu , son œuvre , votre
communauté et votre salut , que la personne
dont il s'agit.
160
INSTRUCTIONS SUR LA MORALE, etc.;
ORDRE ANCIEN.
ORDRE NOUVEAU.
Ordre ancien des chapitres de l'ouvrage inti-
tulé : Divers Sentimem et Avis chrétiens;
avec l'indication des endroits qui leur cor-
respondent dans cette édition '.
DIVERS SENTIMENS ET AVIS CHRETIENS.
ORDRE ANCIEN.
ORDRE NOUVEAU.
I. Que Dieu est peu connu présente-
ment.
II. De la nécessité de connoitre et d'ai-
mer Dieu.
III. Sur le pur amour.
IV. Avis sur la prière et sur les princi-
paux exercices de piété.
V. De la conformité à la vie de Jésus-
Christ.
VI. De l'humilité.
VII. Sur la prière.
YIII. Prière pour se donner entièrement
à Dieu dans la solitude.
IX. De la méditation.
X. De la mortification.
XI. Sur le renoncement à soi-même.
XII. Du détachement de soi-même.
XIII. Sur la violence qu'un Chrétien se
doit faire continuellement.
XIV. Le royaume de Dieu ne se donne
qu'à ceux qui font sa volonté.
XV. Contre les tentations.
XVI. De la tristesse.
XVII. Sur la dissipation et sur la tristesse.
XVIII. De la confiance en Dieu.
XIX. Comment il faut veiller sur soi.
XX. Que l'esprit de Dieu enseigne au de-
dans.
XXI. Sur la prière du Pharisien.
XXII. Sur les fautes journalières et le sup-
port de soi-même.
XXIII. Sur la fidélité dans les petites choses.
XVII.
XVIII.
XIX.
Manuel de
piété.
X.
Let. spir.à la
comtesse de
Grammont.
XXVI.
XXXI.
Let. spir.à un
militaire.
V.
XXXII.
XXXIII.
XII.
XXIX.
VI.
XV.
XIV.
XXXV.
VI.
XXII.
XIII.
VI.
VIII.
XXIV. Des mouvemens passagers, de la
fidélité et simplicité. XXXII.
XXV. Qu'il ne faut juger des vertus ni des
vices de soi ou d'autrui selon le
goût humain. XXVII.
XXVI. Sur l'utilité du silence et du recueil-
lement.
Let, spir. à la
comtesse de
Grammont.
XXIV.
XXXVI.
A la comt. de
Grammont.
A la même.
' On a vu dans V Avertissement du tome xvn, n. v, les
raisons qui nous ont engagés à donner celte table de com-
paraison. [Edit. de t'ersailles.)
XXVII. Horreur des privations et de l'anéan-
tissement entre les dévots mêmes.
XXVIII. Du bon usage des croix.
XXIX. Sur les croix.
XXX. De la trop grande sensibilité dans
les peines.
XXXI. Nécessité de la purification de l'ame
par rapport aux dons de Dieu , et
spécialement aux amitiés. XXIII.
XXXII. Des opérations intérieures de Dieu
pour ramener l'homme à sa véri-
table fin , pour laquelle il nous a
créés. XXII.
XXXIII. De la perfection chrétienne. XXX.
XXXIV. Que la voie de la foi nue et de la
pure charité est meilleure et plus
sûre que celle des lumières et des
goûts. XXV.
XXXV. De la simplicité. XL.
XXXVI. De la véritable lumière. Fin du XXX.
XXXVII. De la présence de Dieu. VII.
XXXVIII. Sur la conformité k la volonté de
Dieu. XXXIV.
XXXIX. Instruction générale pour avoir la
paix intérieure. XXXVIII.
XL. Sur l'abandon à Dieu. XXXIX.
XLI. De la reconnoissance. XX.
XLII. Que le seul amour pur sait souffrir
comme il faut et aimer les souf-
frances. XXXVII.
XLHI. L'amour désintéressé et l'amour in-
téressé ont leur saison. XXI.
XLIV. De la vraie liberté. XXVIII.
XLV. Des divertissemens attachés à l'état
des personnes. II.
XLVI. Avis à une personne attachée à la
Cour. III.
XLVII. Des croix qu'il y a dans l'état de
prospérité , de faveur et de gran-
deur. IV.
XLVni. De l'emploi du temps. I.
XLIX. Du ménagement du temps. A la comt. de
Grammont.
L. Du mariage. Manuel de
piété.
LI. De la mort. XVI.
ŒUVRES DE FÉNELON.
TROISIÈME CLASSE.
RECUEIL DE MANDEMEINTS.
v**t^f^f^f.t4.tr.rt.ritJtfjtfs^ttsjt^tjj^4jjjjjtj4Sjrtis.tiJ4jit3ft.tjjijtstsi-iJjtsi.t4Jt.iJ.iJSJttjisi.im.ttjjsii}utiiitijttttt
MANDEMENTS.
1.
MANDEMENT POUR LE JUBILÉ
DE l'année sainte 1 701 .
Après une traduction de la bulle de noire saint père le pape
Clément XI, et la désignation des églises à ■visiter pour
gagner le Jubilé dans le diocèse de Cambrai, monsei-
gneur l'archevêque parle ainsi à son peuple.
François , par la miséricorde de Dieu et la
grâce du saint Siège apostolique , archevêque
duc de Cambrai, prince du Saint-Empire, comte
du Cambrésis, etc. , à tous les fidèles de notre
diocèse , salut et bénédiction.
Nous avons trouvé à propos , mes Irès-chers
Frères , de faire publier, le premier dimanche
de l'Avent , le Jubilé de l'année sainte, que
notre saint père le Pape a bien voulu accorder
en faveur de nos diocésains. En vous donnant
la traduction de la bulle de Sa Sainteté , nous
commençons par désigner les églises qu'il fau-
dra visiter en chaque lieu , etc.
Une nous reste, mes très-chers Frères, qu'à
vous représenter combien les dons de Dieu sont
terribles contre ceux qui les méprisent. Hélas !
les jours de bénédictions s'écoulent, et le péché
règne toujours. Le ciel verse une rosée abon-
dante , et la terre demeure stérile en fruits di-
gnes de pénitence. Ne reverrons-nous pas encore
FÉNELON. tome VI.
après le Jubilé les mêmes déréglemens , les
mêmes habitudes, les mêmes scandales! Les
fidèles courent avec empressement pour obtenir
cette grâce ; mais ils veulent apaiser Dieu sans
se convertir ni se corriger. La religion se tourne
en vaine cérémonie. Un pécheur veut payer
Dieu des apparences dont il n'oseroit payer un
ami offensé. Il donne à Dieu tout le moins qu'il
peut dans sa réconciliation. Il semble regretter
tout ce qu'il lui donne , et le compter comme
perdu. lise prosterne aux pieds d'un prêtre,
et prétend lui faire la loi ; il frappe sa poitrine,
et flatte ses passions ; il avoue sa fragilité , et
refuse de se défier de lui-même ; sa fragilité
sert d'excuse à ses rechutes, et ne lui fait sentir
le besoin d'aucune précaution : il veut apaiser
Dieu, mais à condition de ne se gêner en rien.
«C'est aux pénitens que je parle, disoit saint
» Augustin. Que faites-vous? Sachez que vous
» ne faites rien. A quoi vous sert cette humi-
» liation apparente , sans changement de vie?
» Quid est quod agitisl Scitote , nihil agitis.
» Quid prndest quia humiliamini , si non mu-
» t ami ni? ' »
Faut-il que les Chrétiens retombent dans le
judaïsme, et que les cœurs soient loin de Dieu
pendant qu'on l'honore des lèvres? C'est parler
de pénitence, sans se repentir; c'est réciter des
prières , sans prier véritablement ; c'est tourner
le remède en poison, et rendre le mal incurable.
1 Serin, cccxcii, al. Horiiil. xLix inter l,
p. 1506.
n. 6:1. V,
11
\6i
MANDEMENTS.
L'exercice de la foi se réduit à n'oser contredire
les mystères incompréhensibles, à l'égard des-
quels une certaine soumission \ague ne coûte
rien. Mais les maximes de la pauvreté et de
l'humilité évangélique, qui sont révélées comme
les mystères, et qui attaquent Famour-propre,
ne souffrent-elles pas en toute occasion une
contradiction , et une dérision scandaleuse? On
craint le moindre mépris du monde plus que
les jugemens de Dieu , et la moindre perte des
biens temporels, plus que celle du salut. On a
honte de faire le bien, la parole de Dieu ennuie,
on est dégoûté du pain descendu du ciel , la
table sacrée est déserte ; presque personne ne
porte sérieusement et avec docilité le joug de la
loi divine. 0 Seigneur, approchons-nous de
ces temps où vous avez dit que le Fils de
l'homme trouveroit à peine quelque foi sur la
terre? Jetez un regard de compassion sur vos
enfans. Envoyez votre Esprit , et ils seront
créés , et vous renouvellerez la face de la terre.
Rallumez le feu de votre amour dont vous avez
voulu embraser le monde. Après avoir été jus-
tement irrité , ressouvenez-vous de votre mi-
séricorde. Rappelez pour votre gloire ces an-
ciens jours, où votre peuple hien-aimé, n'étant
qu'un cœur et qu'une ame sous votre main ,
usoit de ce monde comme n'en usant pas, et
ne se consoloit que dans l'amour de votre beauté
élernelle.
Donné à Cambrai le 1.") de novembre 1701 .
II.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 170-4.
François, etc., à tous les tidèles de notre
diocèse , salut et bénédiction.
Pendant la dernière paix nous avons cru de-
voir nous appliquer à rappeler nos diocésains à
la parfaite observation de la pénitence du Ca-
rême, qui est aussi ancienne que l'Eglise , et
qu'elle a pratiquée pendant tant de siècles avec
une exactitude incomparablement plus rigou-
reuse qu'en nos jours. Dans cet intervalle de
tranquillité publique , nous avions déjà accou-
tumé les peuples à se priver de l'usage des œufs,
que les malheurs de la guerre avoient rendu au-
trefois nécessaire. Mais une guerre nouvelle a
suspendu malgré nous le parfait rétablissement
de cette discipline. Nous nous bornâmes l'année
dernière à résister aux désirs de ceux qui de-
mandoient qu'on permît la viande. Nous ne
crûmes pas devoir autoriser un relâchement
d'une si dangereuse conséquence , et qui avoit
été inoui dans les Pays-Bas catholiques , même
pendant les plus longues guerres et les plus
affreuses désolations. Nous savions que les
peuples de ce pays , malgré les ravages et les
misères incroyables des temps passés, avoient
toujours en le zèle de s'abstenir de manger de
la viande pendant tous les Carêmes , étant ja-
loux de conserver cette glorieuse marque de
discipline de l'Eglise catholique , qui les dis- i
tinguoit des Protestans leurs voisins. '
Mais enfin, cette année , l'entière cessation
de commerce avec la Hollande prive les Pays-
Bas de tontes les provisions de poisson qu'ils
avoient accoutumé d'en recevoir; et notre saint
père le Pape nous inspire par sa sagesse pater-
nelle une indulgence extraordinaire pour ce cas
singulier, autant que notre conscience et la
connoissanoe exacte que nous avons sur les lieux
des vrais besoins de notre troupeau nous le per-
mettront.
Des raisons si puissantes nous déterminent
à permettre , pendant le Carême prochain , à
la partie de notre diocèse qui est sous la domi-
nation du Roi Catholique , l'usage de la viande
pendant trois jours de chaque semaine , savoir,
le dimanche , lé mardi et le jeudi. Nous en ex-
ceptons néanmoins le jeudi qui arrive le len-
demain du merci'edi des Cendres , le dimanche
des Rameaux , le mardi et le jeudi de la semaine
sainte. Quoique nous leur permettions ainsi l'u-
sage de la viande pour certains jours, nous con-
servons le commandement de l'Eglise dans toute
sa force, à l'égard du jeûne, non-seulement
pour tous les autres jours , mais encore pour
les jours mêmes où ils mangeront de la viande.
Plus la nourriture qu'on prend est forte, plus
on est en état de garder la règle du jeûne en
ne faisant chaque jour qu'un seul repas avec
une petite collation.
De plus, nous exhortons les riches à suppléer
par des aumônes, au-delà même de celles qu'ils
font d'ordinaire , la pénitence qu'ils ne feront
point du côté de leur nourriture. Enfin nous
conjurons tous les peuples en général de pra-
tiquer quelque autre mortification , qui tienne
lieu de celle dont nous les dispensons. Jamais
temps n'a montré plus que celui-ci une pres-
sante nécessité d'apaiser la colère de Dieu par bj
des humiliations et par des pénitences extraordi-
naires. Il faut que sa justice soit bien irritée
par les péchés des hommes , puisque nous
iMANDEMENTS.
463
Toyons toutes les nations de la chrétienté dans
des guerres semblables à celles qui ont été pré-
dites pour la fin des siècles.
A l'égard de la partie de notre diocèse qui
est sous la domination de France , nous lui per-
mettons seulement , et en commun avec la
partie qui est sous la domination d'Espagne ,
l'usage des œufs , exceptant néanmoins les
quatre premiers et les quatre derniers jours.
De plus, comme les militaires reviennent à
peine d'une longue campagne, et sont à toute
heure sur le point de se remettre en marche
pour recommencer leurs fatigues, nous leur
permettons de manger de la viande cinq jours
de chaque semaine, savoir, le dimanche, le
lundi , le mardi , le mercredi et le jeudi , ex-
ceplant néanmoins le mercredi des Cendres, le
poursuivant , et toute la semaine sainte.
Mais nous ne prétendons point comprendre
dans cette dispense, par rapport à la viande, au-
cun des officiers des états-majors des places;
parce que, demeurant tranquillement chez eux
dans les villes, ils peuvent encore plus facilement
que le peuple se contenter des œufs , qui leur
sont permis.
Nous espérons du zèle des peuples soumis à la
France dans notre diocèse, qu'ils ne seront nul-
lement jaloux de la condescendance particulière
dant nous usons à l'égard de ceux qui obéissent
à l'Espagne ; et qu'ils se croiront heureux au
contraire de pouvoir, par leur situation plus
éloignée de la guerre , faire un peu plus qu'eux
pour garder la règle. Selon saint Augustin ,
ceux-là sont les plus riches en Jésus-Christ ,
qui ont plus de courage pour supporter la pri-
vation ; car il est bien plus avantageux d'être
au-dessus des besoins, que d'avoir de quoi y sa-
tisfaire. Illœ se existiment ditioi^es , quœ fuerint
in sustineiida parcitate for tiares. Melius est
enim minus egere , quàm plus habere ' . Mais
enfin les uns et les autres doivent en cette oc-
casion suivre ce que saint Paul disoit aux pre-
miers fidèles , dont les uns usoient d'une li-
berté que les autres se refusoient : Que celui qui
mange ne méprise point celui qui ne mange pas ;
et que celui qui ne mange pas ne juge point celui
qui mange -. Au milieu de ces petites diversités
passagères que certaines circonstances causent
dans la discipline , tous doivent demeurer dans
une parfaite unité de cœur, en attendant que
les uns puissent revenir au plus lot au même
point où les autres auront la gloire en Jésus-
Christ d'être demeurés fermes.
* Ep. tcxi , 11. 9 : I. Il, p. 78 i. — ' Rom. xiu. 3.
Au reste, mes très-chers Frères, nous avons
appris avec douleur qu'un grand nombre d'en-
tre vous, ayant entendu pubUer dans le pays
de la domination d'Espagne un ordre de la
puissance séculière , qui éloit borné à la simple
police , pour avertir de bonne heure les bou-
chers , marchands de poisson et autres qui font
les provisions publiques , ont cru pouvoir man-
ger aussitôt de la viande tous les samedis , sans
attendre que la voix de l'Eglise leur mère les
instruisît de sa volonté. Vous devez savoir que
c'est l'Eglise seule à laquelle il appartient non-
seulement de dispenser, mais encore de publier
elle-même ses propres dispenses sur les com-
mandemens qu'elle a faits toute seule. Le com-
mandement du jeûne du Carême est sans doute
un des plus anciens et des principaux comman-
demeus que cette sainte mère ait faits à ses en-
fans pour leur faire pratiquer la pénitence, sans
laquelle nul homme ne peut expier ses péchés,
vaincre les tentations , et se rendre digne du
royaume du ciel.
Comme les ministres de l'autel sont infini-
ment éloignés de s'ingérer dans aucune affaire
qui regarde l'autorité temporelle , et qu'à cet
égard ils donneront toujours à tout le reste des
sujets des rois l'exemple de la soumission la
plus parfaite et du zèle le plus ardent ; aussi
les rois vraiment chrétiens et catholiques n'ont
garde de décider jamais sur les choses purement
spirituelles , telles que les commandemens de
l'Eglise pour l'expiation des péchés par la pé-
nitence. Quand ils ont besoin de quelque dis-
pense à cet égard pour leurs personnes sacrées
mêmes , ils sont les premiers à se soumettre
humblement à l'autorité des pasteurs, pour
en donner l'exemple à tous les peuples de leurs
Etats. Souvenez-vous donc pour toujours ,
mes très-chers Frères , que c'est de l'Eglise
seule que vous devez apprendre les dispenses
qu'elle accorde sur ses propres commandemens.
Donné à Cambrai le dernier jour de l'année
1703.
III.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DR l'annke 170.").
François , etc. , à tous les fidèles de notre
diocèse , salut et bénédiction.
164.
MANDEMENTS.
Il y a déjà environ quinze cents ans que Tertul-
lienrapporloit comme une tradition la coutume
oùétoientles évêques cï ordonner les jeunes pour
iout le peuple ; et dès lors t abstinence de certains
ah'mens faisoit une partie de cette pénitence ; por-
tionalejejunium '. C'est suivant cette tradition,
qui remonte jusqu'aux apôtres, que les pasteurs
doivent répondre à Dieu des mortitications
du troupeau pour l'expiation des péchés. Mais
nous remarquons avec douleur que la sainte
discipline du Carême a été très-dangereuse-
ment altérée dans cette frontière par la lon-
gueur des guerres. Nos peuples , autrefois si
jaloux de conserver cette marque qui les distin-
guoit des Protestans leurs voisins , semblent
avoir oublié cette ancienne ferveur. Ceux qui
auroient refusé des dispenses dans leurs plus
pressans besoins , en demandent chaque année
avec empressement. La pénitence diminue pen-
dant que son besoin augmente. L'iniquité cou-
vre la face de la terre. La main de Dieu est
étendue et s'appesantit sur toute la chrétienté.
Il semble dire à tant de nations désolées par
des guerres sanglantes : Super ipio pcrcutiani
vos ultra? Que me reste-t-il à frap[)cr? quelle
plaie puis-je encore ajouter? Mais les hommes,
loin d'affliger leurs âmes pour apaiser sa colère,
ne cherchent qu'à élargir la voie étroite.
Ceux , dit saint Augustin, qui manquent de
véritables /v//,so»s pour ol)lenir des dispenses,
sont ingénieux pour s'éblouir eux-mêmes par
de fausses nécessités. /^«/««s faciunt, quia veras
non inveniunt '. On devroit, dit-il , passer ces
Jours d'humiliation dans le fjé)nissenient de l'o-
raison , et dans la nwrtif.cation du corps. D'un
côté, il faudroit que l'oraison fut nourrie par
le jeune, selon le langage de TertuUien. En effet
l'oraison étant toute spirituelle, elle n'est par-
faite qu'à proportion qu'elle sépare l'ame de la
chair, pour l'unir à Dieu dans la vie de la foi.
D'un autre côté , les hommes sont occupés de
leurs corps, comme s'ils n'avoient point d'anie.
Ils craignent de laisser jeûner leurs corps , et
ils laissent tomber leurs âmes en défaillance
dans un funeste jevine de la parole de vie , et de
l'Eucharistie , qui est le pain au-dessus de toute
substance. Ils s'alarment avec lâcheté sur les
moindres infirmités de ce corps , dont ils ne
peuvent que retarder un peu la corruption ;
mais ils ne sentent ni les tentations , ni les ma-
ladies mortelles de l'ame , qui est faite pour
vivre éternellement.
On allègue contre le Carême la misère pu-
• De Jejuii. tap. IX : y. 5'i8.
VI, II. 1-2 : t. V, p. 932.
— - Scm. cc\, (7c Qiiiidrag.
blique : raison que la vénérable antiquité n'au-
roit eu garde d'approuver. Dans ces premiers
temps , les riches jeùnoient pour donner aux
pauvres ce qu'ils épargnoient dans le jeûne.
Saint Augustin disoit à son peuple : Que Jésus-
» Christ , souffrant la faim en la personne du
» pauvre, reçoive de vos mains l'aliment que
» le jeûne vous retranche — Que la pauvreté
» volontaire du riche devienne l'abondance
» dont le pauvre a besoin. Voluntaria copiosi
» inopia fat necessaria inopis copia. » De là
vient que ce Père veut que le jeûne aille jusqu'à
souffrir la faim et la soif. Il faut , dit-il , que
les riches se dégradent , s'appauvrissent , et se
nourrissent comme les pauvres , pour les se-
courir.
Mais en nos jours le Carême s'approche-t-il,
les pauvres sont ceux qui s'en plaignent le
moins , et leur misère sert de prétexte à la dé-
licatesse des riches. Les dispenses ne sont pres-
que pas pour les pauvres : toute leur vie est un
Carême perpétuel. Qui est-ce donc qui élève
sa voix contre la pénitence ? Les riches qui en
ont le plus pressant besoin peur corriger la
mollesse de leur vie. Ils ne savent que trop élu-
der la loi , lors même qu'ils ne peuvent en se-
couer le joug. La pénitence se tourne chez eux
en rafliiiemens de plaisirs. On dépense en Ca-
rême plus que dans les temps de joie et de li-
cence. La volupté même , dit saint Augustin ,
ne voudroit pas perdre la variété des mets que
le Carême a fait inventer. Ut ipsa faucium
concupiscentia nolit Quadragesimam prœtejnre.
Hélas! où en son)mes-nous? Arrivons-nous
à ces derniers temps où saint Paul assure qu'?'/s
ne souffriront plus la saine doctrine, et dont
Jésus-Christ même dit : Croyez-vous que le Fils
de l'homme trouvera de la foi sur la terre? On
se dit chrétien , et on veut se persuader à soi-
même qu'on l'est. On va à l'Eglise, et on auroit
horreur d'y manquer. Mais on réduit la religion
à une pure cérémonie , comme les Juifs. On ne
donne rien à Dieu, que ce qui ne coûte presque
rien à l'amour-propre. On lui refuse tout ce qui
humilie l'esprit, ou qui afflige la chair. On vit
comme si on ne croyoit point d'autre vie que
celle du corps. Ne craignons pas d'employer
une expression de l'Apôtre : Le ventile de ces
hommes sensuels est leur dieu. Cependant ce
corps qu'on flatte , qu'on orne, et dont chacun
fait son idole , se flétrit connue une fleur qui
est épanouie le matin , et qu'on foule aux pieds
dès le soir. Il se défigure , il meurt tous les
jours : il est le corps de mort et de péché ,
comme dit l'Apôtre. Hélas ! le jour de la per-
MANDEMENTS.
16»
dition est déjà proche , et les temps se hâtent
d'arriver. Voilà la conclusion de saint Augus-
tin. « Plus le jour de la mort est incertain , et
» le jour passager de cette vie plein d'amer-
» tume , plus nous devons jeûner et prier ; car
» nous mourrons demain. » Alais pourquoi ,
dit Tertullien , le jciàne , qui est très-salutaire
aux pécheurs , est-il si triste et si pénible pour
eux ? Cur enim triste , quod salutare * ?
Voilà , mes très-chers Frères , ce qui nous a
tant fait désirer de maintenir la pénitence du
Carême. Nous avons, malgré nous, fait quelque
peine à ceux que nous aimons le plus , et dont
nous voulons le plus être aimés pour Dieu.
Mais nous leur disons , comme l'Apôtre : Si je
vous contriste , eh qui est-ce qui me consolera,
si ce n'est celui qui a été contriste par moi?
N'êtes-vous pas notre joie et notre couroyine en
Jésus-Christ? Malgré cette fermeté que nous
avons crue nécessaire , nous n'avons pas laissé
de relâcher beaucoup par rapport à la sainteté
d'une discipline apostolique , et par rapport
aux péchés innombrables des hommes. La con-
descendance que nous eûmes l'année dernière
paroi t encore nécessaire en celle-ci. La cessa-
tion du commerce continue. La voix du saint
Père, qui nous invite à l'indulgence dans ce
cas singulier , nous rassure contre la crainte où
nous étions de laisser les pécheurs prescrire
contre la loi. Ainsi nous permettons encore
pendant le Carême prochain , etc.
La docilité éditlante de tous nos diocésains de
la domination de France , qui a éclaté l'année
dernière dans l'inégalité que nous avons cru
devoir mettre entr'eux et nos diocésains soumis
à l'Espagne , ne nous permet pas de douter
qu'ils ne veuillent montrer encore le même
zèle cette année. Heureux ceux qui ont le cou-
rage de donner un grand exemple d'amour
pour la loi ! Qu'ils soient à jamais bénis , pour
avoir soutenu dans un temps fâcheux une si
pure discipline , et pour n'avoir point regardé
d'un œil jaloux le soulagement de leurs frères !
Nous espérons que les autres , également zélés
pour la règle , se hâteront , dans la suite , de
faire autant qu'eux , pour être la bonne odeur
de Jésus-Christ.
Donné à Cambrai le 25 janvier 1705.
' De Jejiiii,
IV.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1705.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse , salut et bénédiction.
Dieu , dit saint Augustin ', partage les temps
entre sa justice et sa miséricorde. Tantôt il
brise le genre humain par les guerres, et tantôt
il le console par la paix. Mais la nécessité des
guerres, ajoute ce Père % loin d'adoucir ces
grandes calamités , est au contraire ce qu'elles
ont de plus rigoureux ; puisqu'il n'y a rien de
plus déplorable dans les maux , que de ne pou-
voir les éviter par sa sagesse. A la vue de tant
de malheurs , dont une guerre presque univer-
selle aftlige la chrétienté, ne devons-nous pas
conclure , mes très-chers Frères , que les peu-
ples ont profondément péché? profundè pecca-
vei^unt '. Puisque Dieu , ce père si tendre et si
miséricordieux, nous frappe si terriblement, il
faut que nous soyons des enfans ingrats et dé-
naturés qui aient attiré sa colère. Non-seule-
ment , dit le même Père % ceux qui ont oublié
Dieu, et foulé aux pieds toutes ses lois, doivent
trembler sous les coups de sa puissante main ,
mais encore ceux qui n'ont point à se reprocher
un orgueil insolent , une volonté impudente ,
une insatiable avarice , une injustice cruelle ,
une scandaleuse impiété, doivent s'humilier
avec les méchans pour apaiser la justice di-
vine : Flagellantur enim simul, non quia simnl
agunt malam vitam , sed quia simul amant teru-
poralem vitam. Il est juste qu'ils sentent avec
les impies l'amertume de cette vie périssable ,
puisqu'ils en ont aimé avec eux la fausse dou-
ceur. Que nous reste-t-il donc, sinon de nous
ranimer par ces paroles du Saint-Esprit :
£t maintenant, dit le Seigneur ^ , convertis-
sez-vous à moi de tout votre cœur dans le jeûne ,
dans les larmes et dans les gémissemens. Déchi-
rez vos cœurs, et non vos habits. Convertissez-
vous au Seigneur votre Dieu ; car il est bon ,
compatissant, patient, riche en miséricorde,
aimant mieux à faire le bien que le mal. Qui sait
s'il ne sera pas lui-même changé , pour nouspar-
1 De Civit. Dei, lib. v, lap. xxii : t.
Ihid. lib. XIX, l'ap. vu : p. 551. — *
Dr Ciril. Dci , lib. i , i»f. ix : l. mi , V- i
m, p. 139. —
Jsee. IX. 9. —
cl 9. — ^ h. 11.
166
MANDEMENTS.
donner, et s'il ne laisso'a point après lui sa bé-
nédiction , pour recevoir nos sacrifices ? Sonnez
de la trompette au milieu de Sion. Appelez tout
le peuple ; purifiez-le : assemblez les vieilla7'ds;
amenez même les en fans qui sucent la mamelle.
Que l'époux se lève , que l'épouse quitte son lit
nuptial. Entre le vestibule et l'autel , les prêtres
et les ministres diront en pleurant : Pardonnez,
Seigneur, pardonnez à votre peuple , et n'aban-
donnez point votre héritage à l'opprobre et à la
domination des Gentils. Souffrirez-vous que ces
peuples disent de nous : Où est leur Dieu ?
Comme nos infidélités ont attiré la guerre ,
hàtons-nous de ramener la paix par nos priè-
res , et par nos vertus demandons à Dieu qu'il
comble de ses grâces la personne du Roi , qu'il
bénisse ses armes , qu'il protège sa juste cause ,
et qu'il dissipe tous les projets de ses ennemis.
Faisons même une demande qui ne sera pas
moins pour nos ennemis que pour nous. De-
mandons une paix commune , où personne ne
combatte plus que contre les vices . où l'on ne
voie plus les hommes verser des larmes que
pour leurs péchés , où le ciel ramène sur la
terre la beauté des anciens jours , et où tous les
enfans de Dieu , sans distinction d'aucun pays,
ne soient plus qu'un cœur et une ame.
Pour obtenir ces grâces du Ciel , nous or-
donnons qu'on chantera tous les dimanches et
toutes les fêtes , à la fin de la messe , pendant
tout le reste de cette guerre , dans toutes les
églises , tant exemptes que non exemptes , etc.
Donné à Cambrai le 18 d'août 1705.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1706.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Pendant les premiers siècles de l'Eglise , les
Chrétiens vivoient de foi , dans le jeûne , dans
la prière , dans le silence , dans le travail des
mains. Ils usoient de ce monde comme n'en
usant pas , parce que c'est une figure qui{)asse
dans le moment où l'on s'imagine en jouir.
Leur conversafion étoit dans le ciel.
Que si quelqu'un venoit à décheoir de cet
heureux état , chacun le regardoit comme un
astre tombé du ciel. Aussitôt toute l'Eglise étoit
en pleurs et en gémissement pour lui. Ce pé-
cheur , trop heureux de faire pénitence, se te-
noit à la porte de la maison de Dieu, frappant
sa poitrine , criant miséricorde aux pieds du
pasteur , et se jugeoit indigne de la vue du
saint autel. Un grand nombre d'années s'écou-
loit dans cette humiliation, avant qu'il fût rap-
pelé au festin sacré de l'Agneau. Les empereurs
même du monde (le grand Théodose en est un
merveilleux exemple ) , loin de faire la loi à
l'Eglise en ce point , ne lui étoient pas moins
soumis que le reste de ses enfans pour cette
discipline salutaire. L'Eglise étoit jalouse de
ne souffrir pas que les saints martyrs allant ré-
pandre leur sang, accordassent aux pécheurs
quelque adoucissement de cette règle rigou-
reuse. Combien eût-elle été indignée, si elle
eût vu les pécheurs eux-mêmes vouloir se ren-
dre les juges de leurs propres péchés, et pré-
tendre lui extorquer des dispenses , pour en
éluder l'expiation !
Loin de voir les pécheurs vouloir s' épargner
comme des hommes innocens , on voyoit les
justes les plus édifians qui se punissoient sans^
cesse comme coupables. Non-seulement les so-
litaires dans les déserts pratiquoient une absti-
nence qui paroissoit miraculeuse, jusque dans
la plus extrême vieillesse , et vivoient comme
des anges dans des corps mortels , mais encore
les fidèles de tous les états sembloient regretter
tout ce qu'ils ne pouvoient refuser à leur corps
sans le détruire. La sainte pâleur du jeûne étoit
peinte sur les visages, pour parler comme saint
Basile. « J'ai connu à Rome , dit saint Au-
» gustin ' , beaucoup d'hommes qui menoient
» une vie tout ensemble libre et sainte — J'ai
» appris qu'ils prafiquoient des jeûnes entière-
» ment incroyables. Non-seulement ils se bor-
» noient à manger une seule fois chaque jour à
» l'entrée de la nuit , ce qui est très-ordinaire
» en tous lieux , mais encore ils passoient trois
» jours de suite, ou un plus long temps, sans
» boire ni manger. Cette coutume se trouvoit
» parmi les femmes, aussi bien que parmi les..
» hommes. »
C'est ainsi que les amis de Dieu affligeoient,
leur chair, pour nourrir plus facilement leur
esprit dans une prière continuelle. Mais dans
ces derniers temps, qui sont devenus les jours
de péché , plus les hommes pèchent , plus ils
s'irritent contre la pénitence. Le malade re-
pousse avec indignation la main charitable du
médecin qui se présente pour le guérir. Nous
1 De Morihut Eccles. Cathol. lib. i . cap. xxxkî , ii. 70 :
I. I, p. TH.
MANDEMENTS.
167
n'oserions le dire, si l'Apôtre ne Tavoit pas dit:
ils semblent n'avoir plus d'autre dieu que leur
ventre. Ils sont ( nous le disons en pleurant ) les
ennemis delà cro'x de Jésus-Christ ; ils veulent
r évacuer. Ils ne cherchent qu'à se flatter; ils
n'écoutent que leur délicatesse; ils se font ac-
croire à eux-mêmes qu'ils ont besoin de vivre
dans une mollesse dont les anciens fidèles au-
roient eu horreur. Ils ne craignent que pour
leurs corps , sans se mettre jamais en peine de
leurs âmes. Avant le Carême ils n'ont que trop
de forces pour pécher, et ils ne deviennent in-
firmes que pendant le Carême, pour secouer le
joug de la pénitence. Us se livrent à l'intempé-
rance qui détruit leur santé, et rejettent la so-
briété, qui ne guériroit pas moins leurs corps
que leurs âmes. On ne trouve plus en eux ni
honte ni regret de leurs péchés les plus scanda-
leux, ni défiance d'eux-mêmes après tant de
rechutes , ni précautions sincères contre leur
propre fragilité , ni docilité pour l'Eglise , qui
Voudroit les guérir par la pénitence. On ne re-
marque plus en eux que la sensualité de la
chair avec l'orgueil et la présomption de l'es-
prit. Ils ne tendent qu'à abolir insensiblement
le Carême, sans révérer ni l'exemple de Jésus-
Christ, ni une tradition aussi ancienne que les
apôtres.
Ils allèguent la pauvreté des peuples. Mais
ce discours peut-il être sérieux? Les uns attirent
chez eux cette pauvreté par la délicatesse de
leurs repas et par leurs excès les plus odieux.
Les autres refusent de la diminuer dans leurs
familles par une sobriété laborieuse. Ilfaudroit,
dit saint Augustin , que Jésus-Christ, qui souf-
fre la faim en la personne du pauvre , reçût le
pain dont le riche se priverait par son Jeûne '.
La pénitence volontaire de Fun feroit la nour-
riture de l'autre. Voilà le vrai remède à la pau-
vreté. Mais hélas î les riches sont ceux qui
crient le plus haut contre le Carême. Ils mur-
murent, comme le peuple juif dans le désert ,
contre une nourriture trop légère. Ils se ser-
vent du prétexte de la misère des pauvres, pour
nous obliger à flatter leur sensualité et leur im-
pénitence. Si la misère des pauvres les touchoit
véritablement, ils ne songeroient qu'à jeûner,
et qu'à garder une plus austère abstinence
pour les pouvoir nourrir. Le jeûne et l'aumône
iroient d'un pas égal.
Ecoutez saint Augustin , mes très- chers
Frères; vous verrez dans ses paroles un por-
trait naïf de ces mauvais riches, qui croient le
' Serw. ccx, in Quadray. vi, ii. 12 : l. v, p. 932.
Carême impossible, à moins qu'ils n'y puissent
trouver commodément de quoi être sensuels
jusque dans la pénitence. « 11 y a, dit ce Père ',
» certains observateurs du Carême qui le font
w avec plus de volupté que de religion. Deli-
» ciosi POTius QUAM REUGiosi. Ils cherchent bien
» plus de nouveaux plaisirs, qu'ils ne punis-
» sent leurs anciennes sensualités. Par l'abon-
» dance et par la diversité des fruits , dont l'ap-
» prêt leur coûte beaucoup, ils lâchent de sur-
» passer la variété et le goût exquis de leurs
» viandes ordinaires. Ils craindroient de tou-
fl cher les vases où l'on a fait cuire de la viande,
» comme s'ils étoient impurs; mais ils ne crai-
» gnent point de souiller leurs propres corps par
» le plaisir impur de leurs repas excessifs. Ils
» jeûnent , non pour diminuer par la sobriété
» leur volupté ordinaire, mais pour exciter da-
» vantage l'avidité de leur appétit, en retardant
» leur nourriture; car aussitôt que leur heure
» arrive, ils se jettent sur leurs repas exquis,
» comme les bêles sur leurs pâtures. L'abon-
» dance des mets accable leur esprit, et appe-
» santit même leurs corps. Mais de peur que
» l'abondance ne les dégoûte, ils réveillent
» leur appétit par de nouvelles modes de ra-
» goûts étrangers. Enfin ils prennent plus d'a-
» limens qu'ils n'en pourroienl digérer même eu
» se privant long-temps de toute nourriture...
» Qu'y a-t-il de moins raisonnable, que de pren-
» dre le temps où il faudroit châtier la chair
» avec [)lus de sévérité , pour lui procurer de
» plus grands plaisirs, en sorte que la délica-
» tesse des hommes aille jusqu'à craindre de
» perdre les ragoûts du Carêaie! Qu'y a-t-il de
» plus contraire à l'ordre , que de choisir les
» jours d'humiliation, pendant lesquels tous les
» riches devroient se réduire à la nourriture
» des pauvres, pour vivre avec tant de délica-
» tesse, que si on vivoit toujours de la sorte,
» à peine les biens des riches y pourroient-ils
» sufflre ? »
Nous voyons tous ces maux , mes très-chers
Frères. Nous tremblons pour ceux qui ne trem-
blent pas en les commettant. Nous craignons
d'en être complices devant Dieu, par une per-
nicieuse complaisance, dans le temps même où
l'on se plaint de notre sévérité. Nous deman-
dons humblement la lumière du Saint-Esprit
pour trouver un juste milieu entre la rigueur
et le relâcliement. Notre consolation est de rap-
porter ici le souvenir de cette excellente maxime
de saint Augustin *. Les pasteurs ne sont pas
> Sierm. ccx, in Qnadrag. vi , n. 10 filH : p. 931 et 932.
— ^DeMorib. Ecdes. Cathol. 1. i, c. xxxii, ii. 69 : 1. 1, p. 7H .
168
MANDEMENTS.
moins chargés des hommes malades qui ont be-
soin d'être guéris, que de ceux qui étant guéris
sont sains et parfaits. « Il faut, ajoute ce Père,
» souffrir les déréglemens de la multitude ,
» pour se mettre à portée de les guérir, et to-
» lérer la contagion même. a\ant que de pou-
» voir y remédier. Perpetienda sunt vitia mul-
» titudinis utciirentur, et prihs toleranda quàni
» sedanda est pestilentia. »
C'est dans cet esprit que nous voulons bien
encore une fois user d'une extrême condescen-
dance , et faire souffrir , pour ainsi dire , la loi ,
dans l'espérance de mieux inspirer aux peuples
l'amour de la loi même. Nous espérons que les
fidèles , touchés de cette tendresse de l'Eglise
et de sa patience au-delà de toutes les bornes ,
ouvriront enfin les yeux. Il est temps qu'ils se
ressouviennent que leurs pères auroient géné-
reusement refusé les dispenses que ceux-ci
veulent maintenant nous arracher ; tant leurs
pères craignoient de perdre leur couronne en
Jésus-Christ : tant ils étoient jaloux de se dis-
tinguer des Protestans par cette sainte discipline,
qui étoit comme la marque de la catholicité
dans les Pays-Bas. C'est uniquement dans l'at-
tente de voir au plus tôt un renouvellement de
cette ancienne ferveur , que nous permettons
encore, etc.
« Il ne faut point , dit saint Augustin , que
» les uns regardent les autres comme plus heu-
» reux ,' parce qu'ils prennent une nourriture
» qu'eux-mêmes ne prennent pas; mais, au
» contraire , ils doivent se congratuler eux-
» mêmes de ce qu'ils ont une force qui man-
» que aux autres. Nec illis feliciores putent ,
» quia sumunt quod non swnunt ipsi , sed sibi
» potiùs gratidentur , quia valent quod non va-
» lent illi. » Nous ne doutons point que ceux
que nous ménageons encore sans mesure ne
soient enfin touchés d'une pieuse émulation, et
qu'ils ne veuillent faire , pour l'expiation de
leurs péchés, ce qu'ils voient faire pendant trois
Carêmes à leurs frères dans leur voisinage.
Aussi tiendrons- nous ferme à l'avenir pour
ramener tout selon la justice à l'égalité, et pour
rétablir la discipline apostolique du Carême.
Que si quelqu'un a des besoins extraordinaires,
il doit se souvenir que c'est à l'Eglise seule
qu'il doit avoir recours, pour être dispensé de
ses commandemens.
Donné à Cambrai, le 10 février 1706.
VI.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1706;
Fr.\>'çois, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi Ca-
tholique, salut et bénédiction.
Jamais l'Eglise ne fut dans un plus pressant
besoin, qu'en la conjecture présente , de de-
mander le secours du Ciel. Toutes les nations
chrétiennes sont sous les armes les unes contre
les autres ; celles qui avoient joui de la plus lon-
gue paix sont maintenant exposées aux mal-
heurs d'une sanglante guerre. Nos Pays-Bas,
accoutumés depuis si long-temps à être le théâ-
tre de ces grands mouvemens , voient encore
aujourd'hui des armées innombrables qui sont
prêtes à combattre. Un jeune roi, vraiment ca-
tholique par ses mœurs pures, par sa piété sin-
cère, par son zèle pour l'Eglise, expose actuel-
lement sa personne sacrée aux dangers de la
guerre pour défendre les royaumes que le titre
le plus légitime lui a acquis , et où le désir de
tous les peuples l'a appelé. Demandons au Dieu
des armées qu'il bénisse celles qui combattent
avec tant de justice et de nécessité ; soupirons
après une prompte et heureuse fin de tant de
maux qui désolent l'Europe. Disons d'un cœur
humble et soumis à la puissante main de Dieu :
Malheur à nous, parce que nous avons péché.
Tâchons d'apaiser la juste colère de Dieu. Atti-
rons enfin pas nos vœux et par nos bonnes œu-
vres cette paix opulente, que Dieu promettoit
autrefois à son peuple par la bouche d'un pro-
phète. Souhaitons cette paix, moins pour jouir
des prospérités dangereuses de la terre , que
pour être plus libres de nous préparer au bien-
heureux repos de notre patrie céleste.
C'est dans cet esprit que nous ordonnons,
conformément à la lettre écrite par Son Altesse
électorale de Bavière, au nom de Sa Majesté
Catholique , que l'on fera le trente-et-unièrae
de ce mois et les deux jours suivans des prières
publiques dans toutes les Eglises , tant collé-
giales que paroissiales, tant des communautés
séculières que des régulières de ce diocèse, qui
sont sous la domination d'Espagne, pour de-
mander la prospérité des armes de Sadite Ma-
jesté, et pour obtenir une paix constante entre
MANDEMENTS.
169
les Chrétiens. Nous voulons que le très-véné-
rable Sacrement soit exposé dans toutes les
églises ledit jour et les deux suivans , depuis
six heures du matin jusques à six heures du
soir, et que le tout soil terminé par un salut
solennel. Dans les villes on fera une procession
générale, où tous les corps seront invités, et où
tout le clergé tant séculier que régulier se join-
dra à celui de l'église principale.
Donné à Avesnes, dans le cours de nos
visites, le vingt-cinquième mai 1700.
VII.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1700.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
La guerre , quoique aussi ancienne que le
genre humain, devroit nous étonner, comme si
elle étoit nouvelle parmi les hommes. Ils sont
accablés du poids de leur mortalité , et ils se
hâtent de se détruire , comme s'ils ne se trou-
voieut pas assez mortels. Ils ne veulent qu'être
heureux , et ils agissent comme s'ils étoient
ennemis de leur bonheur. Ils cherchent tou-
jours la paix, et ils la troublent eux-mêmes. Ils
ont inventé un art, auquel ils ont attaché toute
leur gloire, pour augmenter les maux presque
infinis de l'humanité. Ce spectacle est terrible.
La justice d'en-haut les livre à leurs passions,
afin qu'ils se punissent eux-mêmes , et qu'ils
vengent Dieu de leurs péchés.
Ce qu'il y a de plus déplorable, est de voir
qu'en nos jours le sang chrétien est presque le
seul qui paroît couler sur la terre, pendant que
les nations infidèles jouissent d'un profond
repos. Ceux qui devroient Wèlre qu'un cœur
et une ame, ceux qui composent la famille du
Père céleste, ceux qu'on devroit reconnoître à
la marque de l'amour mutuel, sont tous armés
les uns contre les autres.
Mais le comble du malheur pour les guerres,
c'est qu'elles sont souvent inévitables. Un
jeune prince doux , modéré , courageux, exem-
plaire dans ses mœurs, vraiment digne de por-
ter le nom de Roi Catholique par son zèle pour
l'Eglise, est appelé au trône d'Espagne par le
testament du feu roi son oncle, par la demande
solennelle de toute la nation espagnole, par les
acclamations de tous les peuples d'une si vaste
monarchie. Aussitôt des puissances jalouses et
conjurées pour le détrôner , mettent en armes
toute l'Europe. Le Roi penl-il abandonner la
bonne cause de son petit-fils? Ne faut-il pas
espérer que Dieu le protégera dans une défense
si juste et si nécessaire ? Prions donc pour de-
mander au Dieu des armées qu'il dissipe cette
confédération, et qu'il donne enfin à la chré-
tienté une paix dont elle fasse un saint usage.
L'Apôtre nous recommande de faire des
prières.... pour les rois et pour tous ceux qui
sont dans l'autorité, afin que nous menions une
vie paisible et tranquille en toute piété, etc. ' .
En effet, la paix et le bon ordre de l'Eghsc
dépendent beaucoup du repos des royaumes
chrétiens. Ainsi c'est prier pour nous-mêmes,
c'est prier pour toute l'EgUse, que de prier
pour les rois fidèles. C'est dans cette vue que
saint Augustin disoit - . « Pendant que les deux
» cités sont mêlées ensemble ici-bas, nous nous
» servons de la paix de Babylone même. » La
tranquiUité du monde sert à l'Eglise pour épar-
gner à ses enfans foibles et fragiles un surcroît
de tentation dans le pèlerinage de cette vie. A
Dieu ne plaise que nous cherchions une paix
qui amollisse , qui enivre, qui empoisonne les
cœurs. A Dieu ne plaisse que nous soyons
jamais du nombre de ces hommes dont saint
Augustin dit qu'ils font à Dieu des prières et
des offrandes pour en obtenir , non la grâce de
guérir leurs passions, mais une prospérité mon-
daine pour les assouvir ^. Craignons d'être du
nombre de ces lâches et mercenaires Chrétiens
qui usent de Dieu pour jouir du inonde. Joi-
.gnons-nous à ceux qui usent de ce monde pour
jouir de Dieu \ Ne demandons à Dieu la paix,
qu'afin qu'elle ramène la beauté des anciens
jours, qu'elle fasse fleurir la pure discipline, et
que Jésus-Christ règne encore plus au-dessus
des rois que les rois régneront au-dessus des
peuples. Demandons, pour la consolation de
l'Eglise, la fin de ces /ours de colère, de tribu-
lation et d'angoisse, de ces jours de calamité et
de misère, de ces jours de ténèbres e< d'obscu-
rité, de ces jours de nuages et de tourbillons , de
ces jours où la trompette sonne sur les places
fortes ■' ; enfin où l'Eglise ne peut qu'à demi
instruire, exhorter, consoler, corriger. Regar-
dons toutes les nations ennemies avec des yeux
de foi et de charité. Désirons-leur le même
bien qu'à nous. Prions le souverain Père de
* 1 lim. M. — 2 jjg civ. Dei, lib. xix, cap. xvii : t.
vil, p. 562. — 3 iiiii^ lib. XV, cap. vu, u. \ : p. 385.
— '• Ibid.— s Hoph. I. 15.
170
MANDEMENTS.
famille de réunir dans sa maison tous ses
enfans, afin qu'ils soient moins touchés de ce
qu'ils sont des peuples séparés en divers Etats,
que de ce qu'ils sont hommes , chrétiens et
enfans de Dieu.
Prions afin que le fer du glaive ioit changé
en soc de charrue ; que les armes tombent des
mains des peuples ; qu'ils oublient à faire la
guerre ; que chacun soit assis à l'ombre de sa
vigne ou de son figuier ; que nul ennemi n'ose
les troubler , parce que la bouche du Seigneur
des armées aura parlé pour annoncer la paix ;
que tous les peuples marchent ensemble sans
jalousie ni défiance , chacun on nom de son
Dieu; que cette paix dure jusqu'à la fin d^s
temps et au-delà , et que le Seigneur l'ègne ù
jamais sur eux dans la montagne de S ion '.
C'est dans ce dessein d'attirer la bénédic-
tion de Dieu sur les armes du Roi, et d'obte-
nir une paix prompte et universelle, que nous
ordonnons , etc.
Donné à Cambrai, le 21 août 1706.
Vin.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1707.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Nous avions espéré , mes très-chers Frères,
que nous pourrions enfin cette année rétablir
la pénitence du Carême. Cette discipline, qui a
été si austère, et pratiquée avec tant de ferveur
dans toute l'antiquité, n'est plus qu'une omi)re
de ce qu'elle a été autrefois. Mais plus elle est
affoiblie , plus nous devons être jaloux d'en
conserver les précieux restes. Saint Augustin
montroit aux Manichéens la pureté des mœurs
de l'Eglise catholique, en disant qu'un grand
nombre de fidèles observoient un jeune quoti-
dien, et le continuaient même d'une manière
incroyable '. Il assure que beaucoup de Catho-
liques, même des femmes , ne se contentoient
pas de jeûner, « en ne prenant aucune nour-
» riture qu'à l'entrée de la nuit; ce qui est,
» dit-il , partout très-commun ; mais encore
)) qu'ils ne buvoient ni ne mangeoient rien peu-
» dant trois jours de suite , et très-souvent
1 Mich. IV. 3. — 2 DeMorib.Eccl.Cafho1,\Va.\,cvi\i.-f<\\\\\,
p, 70 : l. i,p. 71 1. Contra Faxsl.Wh. v, cup. ix :t. vu, p. 200.
» encore au-delà. » Il ajoute qu'il y avoit des
Chrétiens accoutumés à jeûner (de ce grand
jeûne jusqu'à la nuit) le mercredi, le vendredi
et le samedi, comme le peuple de Rome, dit-il *,
le fait souvent. Il assure qu'un grand nombre
de ces Chrétiens , et surtout de solitaires, jeû-
noient cinq jours de la semaine, et le conti-
nuoient toute leur vie. « Nous savons, dit en-
» core ce Père ^, que quelques fidèles l'ont fait,
» c'est-à-dire que , passant au-delà d'une
» semaine entière sans prendre aucune nourri-
» ture , ils approchoient le plus qu'ils pou-
» voient du nombre de quarante jours; car des
» frères très-dignes de foi nous ont assuré qu'un
» fidèle est parvenu jusqu'à ce nombre. » Dans
ces bienheureux siècles, on voyoit de tous côtés
des Chrétiens innocens qui se punissoient comme
s'ils eussent été de grands pécheurs. Un soli-
taire n'avoit besoin dans le désert que d'un
palmier et d'une fontaine pour satisfaire à tous
ses besoins. Ils ne vivoient que d'alimens secs,
et sans les faire cuire.
Voilà , mes très-chers Frères , ce que nos
Chrétiens relâchés ne peuvent pas même croire
quand ils le lisent , loin d'oser essayer de le
mettre en pratique. Avez-vous moins de tenta-
tions à vaincre , moins de péchés à expier,
moins de récompenses à obtenir ? La vie est-
elle moins fragile et moins courte, ou l'éternité
moins longue? Dieu est-il devenu moins aima-
ble ? Devez-vous moins à Jésus-Christ ? La na-
ture des corps humains n'est-elle plus la même?
Quelle différence reste-t-il donc, sinon que les
premiers Chrétiens étoient du nombre de ces
violens qui ravissent le royaume du ciel, et que
nos ChréUens qui ont dégénéré , n'ayant ,
comme parle l'Apôtre , d'autre dieu que leur
ventre, se jugent eux-mêmes indignes de la vie
éteimelle ?
\\ n'y a donc rien de plus important que de
rétablir cette discipline aussi ancienne que les
apôtres. Elle ne fut jamais si nécessaire qu'en
ces jours de péché. Quand est-ce que nous jeû-
nerons, comme les Ninivites, sinon en un temps
où les crimes énormes de la terre ont attiré la
colère du Ciel, et où toutes les nations semblent
animées à s'entre-déchirer pour venger la loi
de Dieu méprisée ? Quand est-ce que nous frap-
perons nos poitrines pour apaiser Dieu , si ce
n'est lorsque son bras est levé sur nous.
Mais les malheurs que la guerre entraîne
sont eux-mêmes l'obstacle qui retarde encore
l'entier rétablissement d'une discipline si révé-
* Jd Casul. Ep. XXXVI , cap. iv , n. 8 : t. ii , p. 71 . —
■- Ihid. cap. XII , n. 27 : t. il , p. 78.
MANDEMENTS.
171
rée de tous les siècles. Malgré tant de raisons
pressantes de la rétablir, nous usons encore
d'une dernière indulgence dans ces temps de
confusion et de désordre. C'est pourquoi nous
permettons, etc.
Enfin nous ne saurions trop fortement aver-
tir les riches sur deux points que saint Augus-
tin explique touchant le jeûne. Le premier est
que celte mortification se tourne en volupté,
par les délicatesses qu'on y introduit : Xego-
tium ventris agitur, non religionis '. Ce n'est
plus une peine imposée au corps par religion ;
c'est un raffinement de table, qui tourne en
jeu la pénitence même. Le second point est
« qu'il ne suffit pas de jeûner. Votre jeûne,
» dit ce Père *, abat votre corps, mais il ne
» relève pas celui de votre prochain A qui
» donnerez-vous ce que vous vous refusez à
» vous-même ? Combien ce repas retranché
» aujourd'hui peut-il nourrir de pauvres ! »
C'est dans cet esprit que nous recommandons à
chacun de ceux qui mangeront des œufs pen-
dant ce Carême, en vertu de la présente per-
mission, de donner au moins trois sous en
aumônes. Il n'y aura que les pauvres qui soient
exempts de donner une si petite somme. D'ail-
leurs nous exhortons tous ceux qui sont en
plus grande commodité, de donner davantage
à proportion de leurs moyens. Ces aumônes
seront mises entre les mains de la trésorière de
l'assemblée de la charité dans les villes où l'on
a établi de telles assemblées pour les pauvres
malades. Dans tous les autres lieux chacun
remettra sa petite somme au pasteur, pour être
employée au même usage.
Donné à Cambrai , le 15 février 1707.
IX.
MANDEMENT POUR LE JUBILÉ
DE l'année 1 707.
François, etc., à tous les tidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Saint Augustm dit que la terre est agitée
par les guerres, comme la mer l'est par les tem-
pêtes '. En effet, le genre humain a ses orages :
tels sont les tristes jours où nous voyons que
' In Psal. Lxxxvi, n. 9 : t. iv, p. 923. — * In Psal. XLii,
n, 8 : p. 270. — » De Civ. Dei. lib. v, cap. xxii; t. vu,
p. 139.
le ciel semble couvert de tous côtés ; tout paroît
entraîné malgré soi dans ce tourbillon de guerre
universelle. On allègue, dit encore ce Père ',
« que le sage fait des guerres justes. Mais
)) comme ce sage se souvient qu'il est homme,
» sa peine n'en est que plus grande, de se voir
» réduit à soutenir des guerres nécessaires
» Souffrir ou voir ces maux, sans en être affiigé,
» ce seroit être d'autant plus malheureux, en
» se croyant heureux, qu'on auroit perdu jus-
» qu'au sentiment de l'humanité.
» Ceux, dit le saint Docteur % qui font la
» guerre avec tant de fatigues et de dangers
» pour vaincre un ennemi, et pour donner un
» repos à la république , méritent sans doute
» une louange ; mais on acquiert une gloire
» bien plus solide, en exterminant la guerre par
» les paroles de paix , qu'en exterminant les
» ennemis par les armes — La condition de
» ceux qui combattent est nécessaire ; mais la
M condition de ceux qui épargnent les combats
» est plus heureuse. »
Le saint pontife que la main du Très-Haut
amis malgré lui sur la chaire apostolique, voit
d'un lieu si élevé l'affreux spectacle de tant de
nations animées à se détruire. Il voit des ruis-
seaux de sang qui coulent depuis sept années,
et ce sang est celui des enfans de Dieu. Le père
commun sent ses entrailles déchirées; il gémit
sur la montagne sainte ; il lève des mains pures
au ciel; il tâche d'apaiser Dieu, afin que Dieu
apaise les hommes ; il nous envoie un nouveau
Jubilé, afin que l'esprit de paix descende sur
les cœurs désunis. Joignons, mes très-chers
Frères, nos vœux aux siens. Hâtons-nous de
demander ce que nous avons un si pressant
besoin d'obtenir. Soupirons après cette paix
d'ici-bas, puisqu'elle peut servir pour nous pré-
parer à celle de la Jérusalem d'en-haut. Deman-
dons des jours sereins qui soient l'image de ce
beau jour, de ce jour sans nuage et sans fin, où
nous verrons la lumière dans la source de la
lumière même ; de ce jour où nous n'aurons
plus d'autre soleil que Dieu et d'autre lumière
que l'Agneau; de ce jour où les douleurs, les
gémissemens et les maux s'enfuiront à jamais.
Mais le vrai moyen de finir la guerre causée
par nos péchés est de finir les péchés qui la
causent. Dieu ne la permet, dit saint Augustin,
que pour humilier les ornes et pour exercer leur
patience. C'est le grand bien que nous pouvons
tirer de tant de maux. Que chacun repasse ses
années dans l'ainertunie de son orne ; que tout
^ De Civ. Diti. liti. xiK., cap. vu : p. 531. — - Ep^
ccxxix , ad Dar'tHin, n. 2 : t. ii , p. 836.
172
MANDEMENTS.
enfant prodigue revenu de ses égaremens s'é-
crie : 0 Père, j'ai péché contre le ciel et contre
vous! Gardez-vous bien, mes très-chers Frères,
de regarder le Jul)ilé comme un asile du relâ-
chement contre la pénitence. Le Jubilé , tout
au contraii-e, est un adoucissement de la péni-
tence extérieure, qui invite les hommes à redou-
bler la pénitence du cœur. Déchirez vos cœurs
et non pas vos vêfemens , dit l'Eglise après
l'Ecriture. L'Eglise relâche de grandes peines,
il est vrai ; mais elle ne dispense point de la
douleur d'avoir péché. Au contraire, c'est celui
à qui il est le plus remis, qui doit le plus aimer,
le plus sentir l'excès de la bonté qui l'épargne,
le plus détester son ingratitude, le plus haïr
tout ce qu'il a aimé et que Dieu n'aime pas.
L'indulgence n'élargit point la voie étroite.
Elle ne nous dispense point de suivre Jésus-
Christ eu portant la croix avec lui, ni de nous
renoncer nous-mêmes. Elle soulage seulement
notre foiblesse ; elle nous supporte dans notre
découragement , en attendant que nous crois-
sions en Jésus-Christ, et que nous soyons deve-
nus robustes dans la foi. 0 vous tous qui êtes
fatigués et chargés , venez à Jésus-Christ , il
vous soulagera ; venez , goûtez , et voyez com-
bien le Seigneur est doux ! Du moins ayez le
courage d'en faire l'expérience, et bientôt vous
direz comme le prophète : fai couru dans la
voie de vos commandemens , dès que l'amour a
élargi mon cœur. Qu'on se détîe de soi, qu'on
se fie à Dieu, qu'on se livre à un bon confes-
seur, qui, plein de l'esprit de grâce, mène tout
à sa fin avec force et douceur. Qu'on ne se
confesse que pour se convertir et pour se corri-
ger. Qu'on cherche le confesseur qu'on avoit
toujours craint , parce qu'il ne flatte pas , et
qu'on craigne celui qu'on cherchoit, s'il est vrai
qu'il flatte. Que la grâce du Jubilé se fasse
sentir par les fruits , et qu'elle change les
mœurs corrompues. Que les pauvres devien-
nent humbles, exempts de faste et charitables.
Que la sanctification du jour du Seigneur ré-
pande ses grâces sur tous les autres de la
semaine. Que l'ivrognerie , qui exclut du
royaume de Dieu , selon l'Apôtre, fasse hor-
reur aux Chrétiens ; que l'impureté ne soit pas
même nommée parmi eux. Qu'on se détache
d'une vie qui échappe à tout moment; qu'on
se prépare au royaume de Dieu, qui ne finira
jamais, et qui sera bientôt le nôtre, si nous le
désirons ; qu'efin l'amour, loin d'être un com-
mandement onéreux , soit l'adoucissement de
tous les autres, et qui nous rende nos croix
légères par ses consolations.
Profitez donc, mes très-chers Frères, de la
grâce qui vous est olferte ; n'endurcissez pas
vos cœurs en ce jour de miséricorde. C'est par
la pénitence que vous désarmerez la colère de
Dieu pour rappeler la paix sur la terre. Venez ,
vous tous qui avez la bienheureuse soif, vous
puiserez avec Joie dans les fontaines du Sauveur.
Nous avons jugé à propos de ne faire gagner
le Jubilé aux peuples de notre diocèse que pen-
dant la quinzaine qui commence précisément
le lundi d'après le dimanche de la Passion, et
qui finit le dimanche de Pâque, afin que cha-
cun soit plus touché et plus recueilli dans le
concours de la grande solennité de Pâque avec
la grâce du Jubilé. Ainsi tout le temps du Ca-
rême servira à se préparer à ces deux grandes
actions réunies dans une seule.
Mais comme les malades peuvent ne vivre
pas jusqu'à ce temps-là, et que les militaires
peuvent être obligés de partir avant ce terme,
nous donnons aux uns et aux autres la conso-
lation de pouvoir gagner le Jubilé dès le com-
mencement du Carême, quand leurs confesseurs
les trouveront suffisamment préparés.
Au reste , comme il faut , selon la Bulle,
faire quelque aumône, nous réglons que chaque
particulier qui ne sera pas dans uue impuis-
sance véritable donnera au moins trois sous
pour les pauvres malades, exhortant tous ceux
qui sont en état de donner davantage de le faire
à proportion de leurs facultés. Ils mettront leurs
aumônes entre les mains de leurs pasteurs, qui
les remettront entre les mains des trésorières de
la Charité, s'il y a dans leur lieu des assemblées
de charité pour les pauvres ; sinon ils les distri-
bueront eux-mêmes aux pauvres de leurs pa-
roisses selon leur prudence.
La bulle détermine suffisamment les autres
choses qu'on doit faire pour gagner le Jubilé.
Il ne nous reste qu'à désigner les églises qu'il
faudra visiter, et où chacun devra faire ses
prières, etc.
Donné àCambrai, le douzième de mars 1707.
X.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1707.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi, salut
et bénédiction.
Î\]ANDEMENTS.
173
Nous n'avons jamais eu, mes très -chers J'où nous viendra le vrai secours, et nous di-
Frères, un si pressant besoin de prier pour la sons : C'est du Seigneur qu'il nous viendra,
tranquillité publique, qu'en ce temps oia la paix C'est en nous humiliant ; c'est en nous défiant
semble s'éloigner, et où les maux de la guerre de nous-mêmes; c'est en apaisant la colère de
augmentent. Dieu , que nous apaiserons la jalousie des na-
11 est vrai , comme le remarque saint Augus- tions voisines. Disons à Dieu . C'est par vous
tin , que si les hommes gardoient les règles du que nous dissiperons les années de nos ennemis,
(liristianisme , ils conserveroient , même au ei c'est en votre nom que nous mépriserons ceux
milieu des combats, une sincère bienveillance qui s'élèvent contre nous. Je nespéirrai point en
pour les peuples ennemis. Les bons , dit ce mon arc, et ce n'est point mon glaive qui me
Père ', combattroient sans perdre jamais le sen- sauverai Demandons à Dieu, mes très-chers
['imeni de compjassion , que l'humanité inspire. Frères, non des triomphes inutiles, non la
« La volonté , ajoute ce Père ', doit garder la perte de nos ennemis, puisqu'ils sont nos frères
» paix, quoique la nécessité réduise à faire la mais des succès qui amènent une paix solide et
» guerre ; car on ne cherche point la paix pour
» recommencer la guerre. Au contraire, on fait
» la guerre pour s'assurer de la paix. » Mais
où est-ce, dit encore ce saint docteur ^, « qu'on
» nous donnera une armée composée de soldats
» tels que la doctrine de Jésus-Christ les de-
» mande? » De plus , une armée qui observe-
roit inviolablement cette discipline évangélique
auroit le malheur de répandre malgré elle le
sang humain. Elle ne seroit assemblée que pour
faire, dans l'espérance des biens à venir, des
constante pour réunir toutes les nations chré-
tiennes. Demandons ce qu'un prophète a promis
au nom du Seigneur. Je briserai l'ajx-, le glaive,
et la guerre, et je les ferai dormir avec con-
fiance... ; et voici ce qui arrivera en ce jour.
J'exaucerai , dit le Seigneur, j'exaucerai les
deux, et les deux exauceront la teiTe , et la
terre répandra le blé, le vin et l'huile.... Je
dirai : Vous êtes mon peuple , et il répondra :
]'ous êtes mon Dieu *. Soupirons donc après
cette paix de la terre ; mais gardons-nous bien
maux présens dont elle auroit horreur. Quelle d'oublier jamais celle du ciel , pour laquelle
déplorable nécessité ! seule nous devons demander celle d'ici-bas.
Il faut donc demander à Dieu qu'il abrège « Si la paix humaine , dit saint Augustin *, est
ces jours de péché , de licence , de scandale et » si douce pour la conservation temporelle des
de tentation, où les cœurs même les plus justes, » hommes mortels, combien plus sera douce
les plus modérés et les plus humains sont en-
traînés par le torrent, et ne peuvent donner
une borne certaine aux maux qu'ils sont con-
traints de tolérer.
Prions Dieu, mes très-chers Frères, qu'il
bénisse les armes du Roi. Ce n'est point pour
sa propre cause que ce prince combat. Il se
borne à défendre son petit-lils , que la nation
espagnole est venue lui demander pour le met-
tre sur le trône de son oncle . en vertu de son
testament. Il ne fait que prêter son secours à la
monarchie d'Espagne , sans aucune vue d'am-
bition pour la sienne. Des intentions si droites
nous font espérer pour lui le secours d'en-haut.
Que nos ennemis se glorifient de leurs forces ;
pour nous c'est au nom du Seigneur que nous
mettons notre confiance. Quoique la France,
après tant de pertes, se montre encore de tous
côtés supérieure à ses ennemis; quoique rien
ne semble pouvoir épuiser les ressources qu'elle
trouve dans son courage, dans sa patience, et
dans son zèle pour son Roi , nous levons néan-
moins les yeux vers les montagnes , pour voir
* Ep. cxxxviii , n. 14 : t. II , p. 4*6. —
. 6 : p. G99. — '^ Ep, cxxviii, 11, 13 ; p.
Ep. CLXXXIX,
ilG.
» cette paix divine, qui fait le salut éternel des
» esprits célestes? Ainsi quand nous entendons
» ces paroles : Que les coelrs soient en haut ;
» prenons garde que notre réponse ne soit pas
» un mensonge , et que nous ne répondions
» faussement : Nols les tenons élevés au Sei-
» GNEUR. »
A ces causes, etc.
Donné à Cambrai, le 18 d'août 1707.
XI.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1708.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Saint Augustin , mes très-chers Frères, re-
présente à son peuple que la discipline du
> Ps. XLiii. 7, — * Oie>, u , 40. — ^ Ep. cLXXXiX, n.
C : 11. 699.
i74
MANDEMENTS.
Carême est autorisée dans Vancienne loi , dans
les prophètes et dans l' Évangile ' . Il ajoute que
les conciles des Pères ont persuadé au monde
chrétien qu'il doit se préparer ainsi à la célébra-
tion de la Pôque-. Saint Ambroise fait remonter
le jeune jusqu'à l'origine du monde. C'est en
mangeant le fruit défendu, dit-il, que l'homme
fut chassé du paradis terrestre , et c'est par
l'abstinence qu'il y rentre : « En jeûnant Moïse
» reçut la loi ; Pierre eut la révélation du mys-
» tère de la vocation des Gentils au baptême:
» Daniel ferma les gueules des lions , et décou-
» \rit les temps à venir ^. »
Remarquez que dans les siècles où ces Pères
parloient , le jeûne étoit très-rigoureux , et très-
religieusement observé. Maintenant il est très-
radouci, et \iolé sans scrupule. Autrefois on
jeûnoit jusqu'au soleil couché, et on ne prenoit
que de vils alimens '\ Aujourd'hui on élude la
règle pour la quantité, en mangeant dans un
seul repas presque autant qu'on mange d'ordi-
naire en deux , et pour la qualité on tourne en
délicatesse de ragoûts l'abstinence même.
Mais quoi ! les raisons de jeûner furent-elles
jamais plus pressantes qu'en notre temps?
On doit jeûner pour réprimer les tentations.
Et quand est-ce que les hommes furent plus
tentés? Tout est piège, tout est scandale; la
pudeur est tournée en dérision; le mal s'appelle
bien. La loi du monde semble avoir prescrit
contre celle de Dieu.
Le jeûne doit donner à la nourriture du pau-
vre ce qu'il retranche à celle du riche. Mais le
monde eut-il jamais tant de pauvres? Le ravage
des guerres appauvrit moins les honuues, que
le luxe, le faste et la mollesse. Les pauvres sont
abandonnés, parce que les riches sont appauvris
eux-mêmes sous le joug des vaines bienséances
qui les tyrannisent.
Le jeûne doit servir à expier les péchés du
peuple : ainsi plus ou a péché , plus on doit
jeûner. Mais nos jours ne sont-ils pas lesjoum
du péché? L'ambition et l'avarice ne font plus
qu'une seule passion , qui enlève tout pour tout
dissiper. Le faste répandu dans les mœurs rend
la probité presque impossible. La justice n'est
plus qu'un beau nom. L'impiété passe pour
force d'esprit. Vous trouvez presque partout .
ou le scandale , ou la superstition , ou l'hy-
pocrisie. L'Église n'est plus écoutée; les pé-
cheurs lui font la loi jusque dans le tribunal de
la pénitence.
Enfin le jeûne doit apaiser Dieu. Hélas !
quand est-ce qu'il fut plus irrité contre nous?
Combien y a-t-il d'années que les Chrétiens se
déchirent, pendant que les Infidèles vivent en
paix. Il semble que Dieu nous punit les uns par
les autres. Ou s'accoutume à cet affreux spec-
tacle; on le voit sans horreur; on ne gémit plus
pour en obtenir la lin.
Tant de fortes raisons nous faisoient désirer
ardemment de rétablir entîn la sainte discipline
du Carême, que l'état violent de cette frontière
a altérée depuis quelques années. Mais il faut
avouer, mes très-chers Frères, que les malheurs
de la guerre , qui devroient redoubler la péni-
tence des peuples, sont précisément ce qui nous
contraint d'user encore cette année de quelque
relâchement à leur égard pour le Carême. Nous
protestons devant Dieu, que c'est pour soulager
les véritables pauvres dans ce triste temps , et
non pour flatter les riches voluptueux dans leur
mollesse , que nous usons encore de condescen-
dance.
C'est dans cet esprit que nous permettons
l'usage des œufs à tous nos diocésains , excep-
tant néanmoins les quatre premiers et les qua-
tre derniers jours du Carême.
De plus , comme les militaires reviennent
d'une rude campagne , et sont à toute heure
sur le point de se remettre en marche, pour
recommencer leurs fatigues, nous leur permet-
tons de manger de la viande cinq jours de la
semaine , savoir , le dimanche , le lundi , le
mardi, le mercredi et le jeudi, exceptant néan-
moins le mercredi des Cendres et toute la se-
maine sainte.
Mais nous ne prétendons pas comprendre
dans celte dispense , par rapport à la viande ,
aucun des officiers des états-majors des places ,
parce que , demeurant tranquillement chez eux
dans des villes , ils peuvent encore plus facile-
ment que le peuple , se contenter des œufs qui
leur sont permis ".
Au reste , quoique nous permettions à tous
nos diocésains l'usage des œufs, et aux militaires
celui de la viande en la manière ci-dessus ex-
pliquée , nous conservons néanmoins le com-
mandement de l'Église dans toute sa force à
l'égard du jeûne, pour tous les jours du Carême,
1 7« Psal
ex
II. 1
: 1
. 1^ 1
P-
1244. —
^ Ep.
LV ,
ad
Janiiar. n.
27 :
t. u
r-
139
- 3 S. Aï
BR. Ep
LXlll ,
n.
Î6 : t. 1
. P-
1026.
* S.
Al- G. SerjH.
cr.x, 11.
11
: t.
V
, p. 932.
a Le MaiiJeuienl Ju 15 février 1707 est absoluiiienl con-
forme a celui-ci, pour les adoucissements que Fénelon ap-
porte à la loi (lu CarOmc. C'est pour cela que nous en avons
omis le dispositif.
MANDEMENTS.
iU
où la loi de l'Église l'exige. Plus on est dispensé
de l'abstinence , et soutenu par une forte nour-
riture, pluî, on est en état de ne faire qu'un seul
repas, avec une légère collation.
II faut que les riches entrent dans les senti-
mcns de l'Église en faveur des pauvres , afin
que la charité gagne en cette occasion ce que la
pénitence semble perdre. Ainsi tous ceux qui
mangeront des œufs, et qui peuvent donner
trois sous en aumône , les donneront. Nous
exhortons tous ceux qui peuvent donner plus
abondamment, à faire pour leur salut éternel
une partie de ce qu'ils font tous les jours pour
le faste du siècle. Nous désirons que les au-
mônes soient mises entre les mains de la tréso-
rière de l'assemblée de la charité dans les villes
où l'on a établi de telles assemblées pour les
pauvres malades, afin qu'elles soient distribuées
de concert avec les pasteurs , et que , dans tous
les autres lieux , chacun donne son aumône au
pasteur pour le même usage.
Donné à Cambrai le 1 i février 1708.
XII.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1708 *.
Frakiçois , etc. , à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi ,
salut et bénédiction.
Si le monde n'avoit jamais vu la guerre al-
lumée entre les nafions voisines, il auroit peine
à croire que les hommes pussent s'armer les
uns contre les autres. Eux qui sont accablés de
leur misère et de leur mortalité, ils augmentent
avec industrie les plaies de la nature , et ils in-
ventent de nouvelles morts. Ils n'ont que quel-
ques momens à vivre , et ils ne peuvent se
résoudre à laisser couler en paix ces tristes mo-
mens. Ils ont devant eux des régions immenses
qui n'ont point encore trouvé de possesseur , et
ils s'entre-déchirent pour un coin de terre.
Ravager , répandre du sang , détruire l'huma-
nité , c'est ce qu'on appelle l'art des grands
hommes. Mais les guerres ne sont, dit saint Au-
gustin, que des spectacles, où le démon se joue
cruellement du genre humain : ludi dœmonum.
Les princes les plus justes et les plus modérés
Voyez, au sujet de ce Mandement, la lettre de Fénelon
»u P. Lanii, bt5u(5diciin, du 30 nov. 1708. [Edit. de Fers.)
sont réduits à prendre les armes. Malheur
d'autant plus déplorable, dit saint Augustin ,
qu'il est devenu nécessaire ! Dieu même fait en-
trer la guerre dans ses desseins de miséricorde,
comme ou fait entrer les poisons les plus mor-
tels dans la composition des remèdes les plus
salutaires. Hélas! quelle doit être l'extrémité de
nos maux , puisqui; nous avons besoin d'un si
violent remède ! « Une longue paix, dit saint
» Cyprien ' , corrompt la discipline que Dieu
» avoit donnée aux hommes. Il faut qu'un châ-
» timent céleste vienne réveiller notre foi abat-
» tue et comme endormie. » Dieu punit les
peuples les uns par les autres, parce que tous
ont péché. 11 frappe ces grands coups qui ébran-
lent la terre , dit saint Augustin , pour dompter
l'orgueil des méchans , et pour exercer la pa-
tience des bons. Il y a déjà huit ans , mes très-
chers Frères, que la main est levée, et on ne
la reconnoit pas. Les pécheurs sont abattus sans
être convertis. Jamais on ne vit tant de faste et
tant de mollesse ; jamais tant de bassesse pour
l'intérêt , et tant de hauteur contre la vertu. Le
luxe ne vit que d'injustice. L'état violent où
chacun se jette sape lesfondemens de toute pro-
bité, et corrompt le fond des mœurs des nations
entières. L'humilité est foulée aux pieds, et la
simplicité est tournée en dérision. La curiosité
et la présomption sont au comble. L'autorité de
l'Eglise n'est plus qu'un grand nom. Seroit-ce
que nous approcherions des derniers temps, où
la charitc sera refroidie, F iniquité abondante ,
et où le Fils de l'homme trouvera à peine de la
foi sur la terre? Ne cherchons point ailleurs
qu'en nous-mêmes la source de nos maux. Nos
péchés sont nos plus grands ennemis. Ils nous
attirent tous les autres. Nous combattons contre
les autres ; et loin de vaincre ceux-ci, nous nous
livrons lâchement à eux. Nous ne pouvons cal-
mer la tempête qui agite toutes les nations chré-
tiennes , qu'en apaisant la juste colère de Dieu.
Il aime à être désarmé par des cœurs contrits et
humiliés. Après s'être irrité , il se ressouvient
de ses anciennes miséricordes. Demandons-lui,
non la destruction de nos ennemis , qui ne ces-
sent jamais d'être nos frères, mais notre réunion
avec eux par une bonne paix. Demandons-lui
cette paix , non pour flatter nos passions , pour
nous attacher aux douceurs trompeuses du pè-
lerinage , et pour nous faire oublier notre véri-
table patrie , mais au contraire atin que nous
soyons plus libres , plus tranquilles , plus re-
cueillis et plus préparés au royaume de Dieu.
' De La})sis, p. 182.
176
MANDEMENTS.
Prions pour la prospérité des armes du Roi, afin
qu'elles nous procurent , selon ses desseins , un
repos qui console l'Eglise aussi bien que les
peuples, et qui soit sur la terre une image du
repos céleste.
A ces causes , etc.
Donné à Cambrai, le 12 mai 1708.
XIII
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1709.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse , salut et bénédiction.
Vous savez , mes très-chers Frères, que nous
n'avons point cessé de maintenir dans ce diocèse
la loi du Carême, malgré les vives instances qui
nous ont été faites depuis quelques années ,
pour nous obliger à en interrompre l'observa-
tion. Il nous a paru que les malheurs de la
guerre, loin de devoir ébranler une si sainte
discipline, la rendent plus nécessaire que jamais.
Les pécheurs doivent-ils cesser de taire péni-
tence , parce que la colère de Dieu éclate sur
eux? Nous éprouvons ce que Jérémie disoit du
peuple juif * . Ils ont semé du blé, et ils ont
moissonné des épines; ils ont acquis des héri-
tages, et ils leur seront infructueux; c'est la
colère du Seigneur qui con fondra \ os espévdincas
pour les fruits de vos champs. Faut-il s'éton-
ner que Dieu frappe la terre qu'il voit couverte
d'un déluge d'iniquités'' « Vous murmurez,
» disoit saint Cyprien aux infidèles ^ , de ce que
» Dieu est irrité , comme si vous méritiez par
» vos mauvaises mœurs de recevoir quelque
» bien de lui; comme si toutes ces calamités
» qui viennent fondre sur vous n'étoient pas
» douces et légères en comparaison de vos
» crimes. Vous qui vous mêlez de juger les
)) autres hommes , soyez enfin juge de vous-
j) même ; pénétrez jusque dans les replis cachés
» de votre conscience, ou plutôt regardez- vous
» vous-même , tel que tout le monde vous voit
» à découvert; puisqu'il ne reste plus en vous
» ni crainte ni pudeur, qui vous détourne de
» pécher, et que vous faites le mal comme si
» vous en deviez tirer des louanges. Vous êtes
» ou enflé d'orgueil, ou ravisseur du bien d'au-
» trui, ou emporté de colère, ou ruiné par le
» jeu , ou abruti par l'excès du vin , ou rongé
» d'envie , ou infâme par vos impuretés , ou
» cruel par votre vengeance ; et vous vouséton-
» nez de ce que la colère de Dieu croît pour
» punir le genre humain , pendant que les pé-
» chés qu'il doit punir croissent de jour en jour.
» Vous vous plaignez de ce que l'ennemi vous
» fait sentir les maux de la guerre , et vous ne
» voyez pas que si vous n'aviez au dehors aucun
» ennemi, vous deviendriez bientôt vous-même
» votre propre ennemi au milieu de la paix. »
En effet, le luxe et le faste, qui dérèglent toutes
les mœurs et qui confondent toutes les con-
ditions ; l'avarice , l'ambition et l'envie , qui
rendent tous les hommes incompatibles , ne
ruinent pas moins un peuple que la guerre
même. Vous n'avez, dit le même Père % qu'une
impatience toujours criante et plaintive , au lieu
de la patience forte, religieuse et tranquille que
Dieu demande à ses enfans : cessez de critiquer
témérairement ce qui est au-dessus de vous , et
remédiez aux maux publics par une humble
correction de vos mœurs qui en sont la véri-
table cause. Quoi , dit encore ce Père * , « tant
» de coups terribles de la main de Dieu ne vous
» rappellent point à la règle et à l'innocence...!
» Dieu est tout prêt à finir nos peines; mais
» l'indignité des pécheurs l'empêche de nous
» secourir Ce qui l'irrite le plus est de voir
» que tant de chàfimens ne peuvent nous con-
» vertir. » Il est donc vrai , mes très-chers
Frères, que, loin de chercher des adoucisse-
mcns au jeûne du Carême, nous devrions l'aug-
menter à proportion de nos péchés et des maux
qu'ils attirent sur nous.
Mais Dieu daigne se contenter de ce que
notre bonne volonté lui offre , dans l'impuis-
sance défaire mieux. Les sources du commerce
pour le poisson de mer nous sont fermées ; la
rigueur de l'hiver nous prive des légumes; la
campagne désolée manque d'œufs; ce qui a
échappé aux ravages de la guerre devient né-
cessaire et presque insuffisant aux troupes in-
nombrables qui remplissent tout le pays ; à la
cherté se joint la misère. Nous cédons enfin à
une si triste nécessité. L'Eglise , cette mère
pleine de tendresse et de compassion , descend
jusqu'aux derniers besoins de ses enfans. Elle
ne souffre ni relâchement, ni mollesse, ni vains
prétextes pour éluder la loi : mais elle a appris
de son Epoux que le grand-prêtre dans une
pressante nécessité donna à David et aux siens
1 .1er. MU. 3. — - Ad Deiiielr, [K 216 cl scq.
' Ad Démet)-. — ^ Jbid.
I
MANDEMENTS.
177
les pains consacrés , que les prêtres seuls avaient
permission démanger. Elle sait que le Seigneur,
qui est maître du sabbat ' , ne l'est pas moins
du Carême , et qu'on peut dire de l'mstitution
de ce grand jeûne ce que le Fils de Dieu a dit
de l'institution du saint repos : Le sabbat est fait
pour l'homme, et non l homme pour le sabbat *.
Telle est la condescendance de l'Eglise. Com-
ment ne relâcheroit-elle pas un peu de sa dis-
cipline présente, elle qui, comme dit saint
Augustin, juge que la paix qu'elle conserve
avec les foibles la dédommage de ce qu'elle souf-
fre certains relàchemens contre la loi ? Pacis ip-
sius compensatione sanaretur ^.
C'est dans cet esprit , mes très-chers Frères,
que nous permettons les choses suivantes , etc.
Nous voyons avec une sensible douleur que
la plus grande partie des peuples qui n'obser-
veront pas le Carême avec la régularité ordinaire
ne pratiqueront que trop par leur misère une
abstinence forcée. Leur consolation doit être de
la tourner en mérite par une humble patience.
« Le jeûne , dit saint Augustin % nous repré-
» sente la mortification universelle de nos
» corps. » Ceux mêmes qui ne pourront pas se
retrancher l'usage de la viande , doivent se
modérer dans la dispense qui leur est accordée,
et ne se permettre rien de superflu dans les
commodités sensibles. Enlin les peuples qui
nous sont confiés peuvent voir, par les égards
que nous avons pour leurs besoins, combien
nous sommes éloignés d'une sévérité dure et
rigoureuse. C'est ce qui doit nous préparer dans
leurs cœurs une pleine confiance pour les temps
plus heureux, où nous ne manquerons pas de
rétablir dans son intégrité celte salutaire péni-
tence , que les apôtres , instruits par l'exemple
de Jésus-Christ même , ont transmise de siècle
en siècle jusqu'à nous.
Il faut que les riches entrent dans les senti-
mens de l'Eglise en faveur des pauvres , atin
que la charité gagne en celte occasion ce que la
pénitence semble perdre. Ainsi tous ceux qui
useront de la présente dispense, et qui peuvent
donner trois sous en aumône, les donneront.
Nous exhortons tous ceux qui peuvent donner
plus abondamment, à faire pour leur salut éter-
nel une partie de ce qu'ils font tous les jours
pour le faste du siècle. Nous désirons que ces
aumônes soient mises entre les mains de la tré-
sorière de l'assemblée de la Charité dans les
villes où on a établi de telles assemblées pour
' Luc. VI. 4 et 5. — * Marc, ii ,27. — * Ep. CLXxxv ,
ad Boni/, u. 44 : I. ii, p. 660. — ' /> pcrj. .Iitsiit. Iw„i.
cap. VIII , II. 18 : I. \, p. 174.
FÉNELOX. TOME VI.
les pauvres malades , afin qu'elles soient dis-
tribuées de concert avec les pasteurs, et que
dansions les autres lieux chacun donne son au-
mône au pasteur pour le même usage.
Donné à Cambrai , le 3 février 1709.
XIV.
MANDEMENT
POUR DES PRIÈRES PUBLIQUES,
SL'R LA STÉRILITÉ.
1709.
François , etc. , à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Nous apprenons, mes très-chers Frères, avec
une sensible douleur , qu'on doit craindre une
grande stérilité. La terre paroît comme morte :
elle ne promet ni fruits ni moisson , et le prin-
temps même ne la ranime point. D'où viennent
ces malheurs? Les hommes n'ouvriront-ils ja-
mais les yeux? ne sentiront-ils jamais la main
qui les frappe? Us ont oublié Dieu. Ils se sont
oubliés eux-mêmes. Ils ont contraint, pour
ainsi dire, leur Père céleste aies oublier. Hélas!
voici la neuvième année où l'on voit couler des
ruisseaux de sang dans toute la chrétienté! Mais
les hommes sont punis , sans être corrigés. Si
nous n'apaisons au plus tôt la juste colère de
Dieu, au glaive vengeur se joindra la faim,
plus cruelle que le glaive même.
Dieu , dit le Psalmisle * , a appelé la faim sur
la terre ; aussitôt elle accourt, et tout appui du
pain est brisé. Voilà , dit Isaïe * , le Seigneur
dominateur des armées qui ùferu de Jérusalem
et de Juda toute force du pain. Les en fans,
dit Jérémie ^ , ont demandé où est le pain ,
en rendant le dernier soupir dans le sein de leurs
mères La langue de l'enfant à la mamelle
se dessèche de soif dans sa bouche. Les petits ont
demandé du pain, et personne ne leur en rompt.
Ceux qui vivaient dans la volupté, tombent en
défaillance au milieu des chemins. Ceux qui se
nourrissaient avec délicatesse , se jettent avec
avidité sur l'ordure Ceux que le glaive abat
sont moins et plaindre que ceux qui périssent de
faim ; car ceux-ci sont desséchés et consumés
par la stérilité de la terre.
1 Ps. civ. 16.
4, 5 el 9.
I. — ^ Tliren. ii. 12 ; el iv.
la
ilS
MANDEMENTS.
« La faim el la soif, dit saint Augustin * ,
» sont (le véritables douleurs, qui nous brillent,
» et qui nous consument comme la fièvre, à
» moins que le remède des alimens ne vienne
» nous secourir. Mais comme ce remède est
« tout prêt , ô mon Dieu , à nous soulager par
» la libéralité de vos dons, et comme le ciel, la
» terre et l'eau nous servent dans notre infir-
» mité, les bommes donnent à cette calamité le
» nom de délices. » Non , il n'y a que la main
de Dieu qui retarde cbaque jour par ses dons la
défaillance procbuine du genre bumain. Les
montagnes, dit le Psalmiste " , se sont élevées, et
fes campagnes sont descendues en la place que
Dieu leur a marquée Cest lui qui fait cou-
ler les ioniens dans les vallons au pied des mon-
tagnes pour désaltérer tous les animaux 0
Dieu, la terre est rassasiée du fruit de vos mains.
J^ lie produit ses herhoges pour les animaux qui
sont au service de l'homme. La terre est pleine
de vos biens. Tout est daiis l'attente de la nour-
riture que vous distribuez à chacun en son temps.
Dès que vous donnez , ils recueillent. Ouvrez-
vous votre main , tout est comblé de biens. Mais
détournez-vous votre face , ils sont dans le trou-
ble. Itefusez-vous l'esprit de vie , ils tombent en
défaillance, et rentrent dans la poussière. Pen-
dant que les hommes s'enivrent de vaines espé-
rances, il ne faut qu'une gelée après une fonio
de neige, ou qu'un brouillard, ^«uivid'un rayon
de soleil , pour confondre tous leurs projets.
Aussitôt le ciel devient d'airain an-dessus de
leurs têtes , et la terre qui les porte est de fer
pour eux ^.
Que rcste-t-il doue, sinon d'apaiser Dieu ?
Sa main est déjà levée sur nous : mais nous sa-
vons que dix justes suftîsenl pour sauver un
peuple innombrable ; non delebopropter decon '' .
0 peuples consternés , écoutez ces douces et for-
tes paroles : Voyez , dit Dieu à ses enfans •' ,
ou est— ce que vous n'avez pas commis des abo-
minations— ? C'est ce qui a empêché la pluie
d'engraisser vos champs.... 0 enfans, revenez
en vous tournant vers moi , et je vous guérirai
après vos égareniens 0 Israël , tes voies
et tes pensées ont attiré sur toi tous ces maux.
C'est ta malice qui se tourne en anwrtume , et
qui blesse ton cœur Mon peuple insensé ne
m'a point connu. Mes enfans sont sans sagesse et
sans cœur. Ils ne sont sages que pour faille le
mal , et ne savent pas faire le bien J'ai ras-
sasié vos enfans , et ils ont co7n7nis des crimes
1 Conf. lib. X, cap. xxxi , n. 43 : t. i , p. 185. —
' Ps. cm. — 3 Deut. xxviii. 23. — ^ Gen. xxviii. 32. —
• Jevein. iii-xii.
infâmes. . . . Quoi donc ? est-ce que je ne visiterai
point leurs péchés, et que je ne me vengerai
point de ces peuples ? Jusques à quand la
terre sera-t-elle en deuil, et l'herbe de ses champs
sera-t-elle desséchée par la malice des peuples
qui r habitent ? Ils ont semé du blé , et ils
ont moissonné des épines. Ils ont acquis des hé-
ritages, et ils n'en jouiront pas. Soyez confon-
dus par les fruits mêmes de vos terres — Mais
apr'es que je les aurai arrachés, je changerai
mon cœAir pour eux, j'en aurai pitié , et je ré-
tablirai chacun d'eux dans la jouissance de son
héritage.
Telles sont nos espérances pour vous, mes très-
cbers Frères. Celui qui menace craint de frap-
per. Il ne nous montre les maux qu'il prépare,
qu'afin que nous les détournions de dessus nos
têtes. La terre , qui refuse ses biens aux peuples
ingi'ats et impéuiteus , germera en faveur des
peuples humiliés et convertis. Qu'est-ce qu'un
cœur contrit ne peut pas sur celui de Dieu ? Que
si sa justice vouloil nous éprouver par de plus
longues peines , au moins nous aurions la con-
solation de soufl'rir, avec amour et confiance ,
ce que les impies soulfriroient avec révolte et
désespoir. Quelle diiïérence entre ceux que le
Père châtie comme ses enfans bien-aimés et qui
portent l.i croix avee Jésus-Christ pour régner
bientôt avec lui , et les ennemis qui sont punis
sans consolation et sans espérance. Après tout ,
si vous êtes détachés du monde et si vous vivez
de la foi, que pouvez- vous perdre, si ce n'est
une vie qui n'est qu'une mort continuelle pour
passer à la vie véritable? De quoi pouvez- vous
manquer pendant que Dieu ne vous manquera
point ? Vos maux seront-ils sans consolation ,
pendant que vous porterez au dedans de vous
le véritable consolateur? Les hommes, dit saint
.\ugustin ' , ne peuvent être dépouillés sur la
terre que des faux biens . dont ils n'auront pas
fait le sacrifice à Dieu. Hoc enim potuit in
terra perire , quod piguit inde irons ferre. Pour
tout le reste, ils se dédommagent d'une légère
perte, par un profit immense et éternel. Magnis
sunt lucris levia damna solati^. En quelque
extrémité de misère où ils puissent être réduits,
seront-ils jamais dans un état où ils ne trouvent
phis leur Dieu ? Hoc sanè miseri'imum est , si
alicpi.o daci potuerunt , ubi Deumsuum non in-
venerunt ' ? Croit-on que Dieu cessera d'être
père ? Croit-on que celui qui prépare à ses en-
fans le royaume du ciel , leur refusera le pain
quotidien sur la terre , quand ils seront péni-
1 JDe Civ. Dei. lib. i, cap. x, n. 2 : t. vu, p. H. —
- Ibid, — 3 /j„(/_ i-ap. jjiv : p. H.
MANDEMENTS.
179
tens , soumis, sobres et laborieux? 0 deux ,
louez le Seigneur ; ô terre , réjouissez-vous ; ô
montagnes , chantez de joie! Le Seigneur con-
sole son peuple, et il aura pitié de ses pauvres.
Sion a dit : Le Seigneur m'a abandonnée , et il
ne se souvient plus de moi. Quoi! est-ce qu'une
mère peut oublier son enfant , et n avoir (lucune
pitié de celui quelle a porté dans ses entrailles ?
et quand même elle Foublieroit, pour moi , je ne
vous oublierai jamais K C'est ainsi, mes très-
chers Frères , que parle le Père de miséricorde
et le Dieu de toute consolation. Ne doutons ja-
mais de sa providence. C'est de nous , et non
de lui , qu'il faut se défier. Nous rendrons la
terre fertile , quand nous cultiverons dans nos
cœurs les vertus , et que nous en arracherons
tous les vices.
C'est dans un besoin si pressant que nous or-
donnons, etc. Donné à Cambrai, le 20 avril 1709.
XV.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1709.
François etc., à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi ,
salut et bénédiction.
Nous avions espéré , mes très-cliers Frères ,
que Dieu s'apaiseroit enfin , et qu'il laisseroit
respirer son peuple. Mais sa main est encore
levée pour nous frapper. Il est juste que nous
souffrions encore , puisqu'on ne cesse point de
pécher. Le mensonge et la fraude sont encore
sur les lèvres et dans le cœur de presque tous
les hommes. La misère, loin de les détacher des
faux biens , irrite de plus en plus leur avarice ;
le faste et le luxe croissent avec la pauvreté. La
délicatesse et la volupté la plus raffinée n'ont
point de honte de paroître avec la famine : on
ne voit que la bassesse la plus houleuse, et que
l'orgueil le plus insolent. L'Eglise n'est plus
écoulée. Chacun se croit soi-même, au lieu de
la croire avec uue humble docilité. Les hommes
sont écrasés, et ils ne furent jamais moins con-
vertis. Faut-il donc s'étonner si Dieu ne s'apaise
point? Il se sert des hommes dans les combats
pour les punir les uns par les autres de leurs pro-
pres mains. Le ravage des provinces, les batailles
• Is. XLix. 13, \k .1 13.
sanglantes , le renversement des empires sont
le jugement de Dieu sur les peuples coupables,
qu'il faut exécuter par les coupables mêmes.
Ceux qui pensent le moins à Dieu sont dans sa
main , sans l'apercevoir, les instrumens de ses
vengeances. Ils s'imaginent exécuter leurs vains
projets, et ils ne font que suivre aveuglément
une volonté supérieure. « Dieu , dit saint Au-
» gustin ' , opère dans les cœurs même des
« inéchans tout ce qu'il lui plaît.... Le Tout-
» Puissant produit au dedans des hommes le
» mouvement même de leurs volontés , pour
» faire par eux ce qu'il veut qu'ils fassent. » Il
envoie à son clioix dans les plus puissantes armées
ou le courage et la victoire , ou la peur et la fuite.
C'est lui qui donne ou l'esjirit de sagesse et de
force , ou celui d'ivresse et de vertige. Les na-
tions , dit le Roi prophète - , ont été troublées ,
et les royaumes ont penché vers leur ruine. Dieu
a fait entendre sa voix. La terre a été ébranlée :
mais le Seigneur des armées est avec nous. Le
Dieu de Jacob nous soutient. Venez, et voyez
les œuvres du Seigneur et les prodiges qu'il fait
sur la terre : il fait cesser la guerre jusqu'aux
extrémités du pays ; il brise l'arc , il rompt les
armes , il fond les boucliers. Ecoutez encore le
Saint-Esprit ^ : Dieu dessèche les racines des
nations superbes, et il en plante d'auti^es qui
sont humbles. Cessons donc de chercher dans
les hommes les véritables causes de ce qui leur
arrive ; remontons plus haut. Leur sagesse et
leur puissance ne sont qu'empruntées. Dieu
commande aux passions , comme aux vents et
aux tempêtes. Tu viendras , dit-il à la mer '' ,
jusqu'ici ; tu n'iras pas plus loin , et tu briseras
ici l'orgueil de tes flots. Ou , si nous voulons
rentrer en nous-mêmes, ne cherchons que dans
nos péchés les sources de nos malheurs. Effa-
çons l'iniquité par la pénitence , et tous nos
maux disparaîtront. Prévenons Dieu, humilions-
nous, et il ne nous humiliera point. Mettons
notre confiance , non dans nos armes , mais
dans nos prières. Aimons Dieu en sorte qu'il
nous aime , et nous n'aurons plus d'ennemis.
La douleur, dit-il ^ , et le gémissement s'en-
fuiront. C'est moi, c'est moi qui vous conso-
lerai. Eh ! qui ètes-vous pour craindre quelque
chose d'un homme mortel , du fils d'un homme,
qui sèche comme l'herbe des champs ? Vous avez
oublié le Seigneur votre créateur, qui a tendu
les deux , et qui a fmdé la terre. Vous avez
craint sans cesse à In vue de la colère de celui
» De Grat. et Ub. Arh. cap. xxi , n. 42 : t. x, p. .7*0.
— ï Psal. XLV. 9.-3 Eccli. \. 18. — ^ Job. xxxviii. \\,
— •• if. i.i. H.
180
MANDEMENTS.
qui vous accablait , et qui se préparait « vaus
perd?'e. Et maintenant qu est-elle devenue cette
colère ? Dieu ne vaus exterminera point , et
sonpain ne vous manquerapas. Craignons Dieu,
et nous serons délivrés de toute autre crainte....
Le Seigneur, disoil un roi ', est mon sab/t ; qui
craindrai-je ? Le Seigneur protège ma vie ; qui
m' intimidera ? Pendant que mes ennemis m'en-
vironnent pour me nuire et pour me dévoiler,
ceux mêmes qui viennent ptov.r m' accabler s af-
faiblissent et tombent. Si les ennemis ont leur
camp autour de moi, mon cœur ne craindra rien;
et si le combat commence , alors f espérerai.
C'est avec cette humble confiance, mes très-
chers Frères . que nous devons demander à
Dieu qu'il bénisse les armes du Roi. Il est moins
jaloux de sa gloire et de ses conquêtes, que du
soulagement de ses peuples. Prier ])our le suc-
cès de ses désirs dans cette guerre . c'est pour
une heureuse et constante paix. Demandons
pour lui, comme il fut demandé pour David,
que la paix vienne de Dieu su»' lui , sur sa pos-
térité , sur sa maison et sur son trône à Jamais.
Demandons que , comme Salomon ' . il soit
envii'onné de la paix. Quil dise comme Ezé-
chias : Que la paix et la vérité régnent en mes
Jours *. Que Dieu dise pour lui avec complai-
sance : Je donnerai en Israël la paix et la tran-
quillité pendant tous ses Jours K Demandons
que Jérusalem loue le Seigneur, parce qu'il af-
fermii^a ses portes, qu'il bénira les en fans nour-
ris dans son sein . (pie la paix sera comme la
garde de ses frontières, et qu'elle sera rassasiée
des fruits de la terre ". Mais eu demandant le
soulagement des peuples, demandons aussi leur
conversion. Demandons encore plus ardem-
ment la fin de nos péchés que celle de nos
peines, La paix qui ne scrviroit qu'à nous
amoUir, qu'à nous enivrer d'orgueil, qu'à nous
faire oublier Dieu , seroit un don funeste.
A ces causes, nous ordonnons, etc.
Donné à Cambrai, le 18 juin 1709.
XVI.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1710,
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Il faudroit sans doute, mes très-chers Frères,
renouveler en nos jours la plus rigoureuse dis-
cipline de l'ancienne Eglise sur le Carême, pour
la proportionner aux péchés des peuples. Toute
chair a corrompu sa voie; ceux qu'on nomme
Chrétiens semblent n'en porterie nom que pour
l'avilir : l'esprit qui doit réprimer les passions
ne sert qu'à les flattter; on joint un ^orgueil de
démon à la sensualité des bêtes : le faste croît
avec la misère. L'un, malgré sa basse condition,
dépense à proportion de ses biens mal acquis.
L'autre, enivré de sa condition , dépense, non
son propre bien , mais celui d'autrui qu'il em-
prunte. Tous vivent d'injustice; tous veulent
paroître ce qu'ils ne sont pas. Le commerce
est plein de fraude , les procès de chicanes , la
conversation de médisances et de moqueries.
Les hommes ne disent vrai que quand il n'y a
ni commodité ni vanité à mentir, La société
cache sous une politesse llatteuse une jalousie,
une envie et une critique envenimée. Les
hommes ne peuvent ni se passer les uns des
autres, ni se supporter. Les riches ne comptent
pour rien les pauvres, quoiqu'ils soient hommes
autant qu'eux. Les pauvres semblent avoir ou-
blié qu'ils sont hommes autant que les riches.
Ils se dégradent et ne cherchent que la vie ani-
male ; encore n'ont-ils pas le courage de la
chercher, tant ils sont lâches et paresseux. Ils
aiment mieux devoir leur nourriture à la men-
dicité ou au larcin , qu'à un travail honnête.
Ils ne travaillent qu'à demi pendant six jours
de la semaine ; et le septième, que Dieu réserve
au saint repos pour son culte, ils font un travail
que Dieu ne peut bénir, et qui n'est digne de leur
rapporter que des mnces et des épines. Le jour
du Seigneur est devenu celui du dém(>n; c'est
celui qu'on réserve au péché et au scandale. On
n'a point de honte d'y préférer le cabaret à la
maison de Dieu , les chansons impudiques aux
cantiques sacrés, et les excès les plus brutaux
à la pure joie de se nourrir du pain des anges.
L'ignorance résiste à toute instruction. Un pas-
teur dénonce-t-il aux peuples la vengeance
divine prêle à éclater sur leurs têtes? sa parole
ne leur semble qu'un Jeu : visas est eis quasi lu-
dens loqv.i\ Pendant l'illusion de la vie la re-
ligion n'est pour eux qu'une belle cérémonie,
qu'un grand spectacle : à la mort elle devient
tout-à-coup, et trop tard, un objet affreux. Il
semble que voici le temps réservé au feu ven-
geur pour la fin des siècles. Dieu cherche dix
Justes, en fa\eur desquels il puisse épargner
t P$. XXVI. 4.-2 IIIReg. ii. 33. — » IV Keg. xx. <<
- * / Paralip. xxii. 9, — * Ps. cxLvii.
Cènes, xix. U.
MANDEMENTS.
181
foute la multitude innombrable. Oui , dix justes «correction salutaire C'est une épreuve
lui sufliroiciit pour pardonner à tous, et ces » plutôt qu'une condamnation C'est moins
dix justes lui manquent pour arrêter son bras.
Faut-il donc s'étonner s'il frappe ces grands
coups , qui brisent les nations superbes? C'est
lui qui envoie le glaive pour l'enivrer de sang ;
au glaive se joint la famine ; à la famine se joint
la maladie , qui devient contagieuse. Que mes
yeux, dit Jérémie ^, pleurent nuit et jour, et
que ma douleur ne se taise point , ear la fille de
mon peuple est écrasée et couverte d'une horrible
plaie. Si Je vais dans la campagne , voilà les
cadavres des hommes tués ; si je rentre dans la
ville , voilà les vivans exténués par la faim. Le
prophète et le prêtre s'en sont enfuis en ferre in-
connue. 0 Dieu, est-ce que vous avez rejeté sans
retour votre peuple? Votre ame a-t-elle aban-
donné Sion avec horreur ? Pourquoi donc nous
frappez-vous encore . après dix ans delribulation
qui ont abattu la chrétienté? .Y'y a-t-il plusde
santé pour yiotis ? yous avons attendu la paix ,
et aucun bien n'arrive ; nous avons espéré le
temps de la çjuérison, et voici le trouble. Ce n'est
ni dans le conseil des sages , ni dans la force
des courageux guerriers que les nations doivent
mettre leur confiance ; c'est le Seigneur seul
qu'il faut désarmer. C'est dans le cilice et sur
la cendre qu'il faut lui demander la paix. Que
chacun frappe sa poitrine plutôt que l'ennemi.
C'est en nous réconciliant avec Dieu, que nous
réconcilierons toutes les nations entre elles.
L'Europe entière devroit être, comme Ninive ,
dans la prière , dans les jeûnes et dans les
larmes , pour apaiser Dieu.
Mais la juste main qui nous frappe nous a
ôlé jusqu'aux moyens d'observer religieusement
les lois de la pénitence. La terre , pour venger
Dieu , refuse aux hommes pécheurs ses fruits
dont ils sont indignes de se nourrir. A peine les
jieuples trouveront-ils pendant ce Carême de
quoi soutenir leur vie languissante , en ramas-
» le signe de la colère , que de la miséricorde de
» Dieu — Elh 1 quel seroit l'exercice de notre
» jiatience, si nous n'avions pas des maux à
)i souffrir! Pourquoi donc refuser à souffrir
» en ce monde? Est-ce que nous craignons d'y
» être perfectionnés par la croix ? »
Il est juste néanmoins d'avoir égard à ce
pressant besoin des peuples. C'est ce qui nous
lait encore retarder le rétablissement de la dis-
cipline du Carême, et qui nous réduit à per-
mettre les choses suivantes, etc.
Donné à Cambrai , le 24 février 1710.
XYIL
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1710.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi ,
salut et bénédiction.
Dieu, terrible dans ses conseils sur les enfans
des hommes, n'est point apaisé, mes très-chers
Frères. La maladie se joint à la famine et au
glaive pour nous punir. Ceux qui ravagent le
pays, dit Jérémie *, couvrent nos campagnes dé-
sertes. Le glaive du Seigneur dévore tout d'un
bout à loutre , et nulle chair n'est en repos.
Ecoutez encore le Seigneur ; voici ses paroles ,
ô mon peuple. Si vous dites : Pourquoi tant de
maux viennnent-ilssur mot? C'est pour la mul-
titude de vos péchés Voilà ton sort, voilà ton
partage , selon ta mesure , parce que tu m'as
oublié et que tu as mis ta confiance dans le men-
songe Malheur à toi, Jérusalem! Est-ce que
tu ne seras pas purifiée après tant d'épreuves?
sant sans distinction tous les alimens gras et Jusques à quand faudra-t-il encore que je te
maigres qu'ils pourront trouver. Le prix le frappe"-?
plus modique des alimens est devenu une cherté Comme toutes les nations ont péché, toutes
pour les familles épuisées. Dans celte déplo- boivent dans le calice de la colère du Seigneur;
rable extrémité, la misère de notre pays ne nous aussitôt elles se tournent les unes contre les au-
répond que trop de l'abstinence et du jeûne ^^.gg^ g^ s'entre-déchirent pour venger Dieu de
forcé des peuples. Heureux, s'ils tournent par jg^-g iniquités communes. Nous avons espéré
amour en pénitence volontaire cette dure et j.^ p^j^ ^ gt gHe semble s'enfuir devant nous,
accablante nécessité! Heureux, si la main qui Le monde ne peut nous la donner , et nous ne
les afflige, les console et essuie leurs larmes!
« Tout ce que l'homme souffre ici-bas , dit saint
» Augustin-, s'il sert aie convertir, n'est qu'une
^ Jer. XIV. 16 et seq. — ^ De l'rh. excid. cap. vu et \iii ■
t. VI, p. 6-27 et 628.
paraissons pomt encore dignes de la faire des-
cendre du ciel sur nous. Nous disons en vain à
Dieu : Dissipez /es conseils des 7iations qui veu-
• Jer. Ml 1-2. — ' Ihid. xiii. i-2 cl stq.
182
MANDEMENTS,
lent la guerre : Dissipa gentes quœ bella volunt ' .
En vain nous lui rappelons ces aimables pa-
l'oles : Paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté -. Il amis entre lui et nous un nuage .
afin que notre prière ne passe point ^. Les nio-
raens qu'il tient en sa puissance ne sont pas ve-
nus. Nous ne le voyons point encore chassant
la guerre Jusqu'aux extrémités du monde, bri-
sant l'arc , rompant les armes et fondant les
boucliers '\ Quand sera-ce que le maître des
cœurs guérira les jalousies et les défiances des
princes et des peuples, pour préparer au monde
cette beauté de la paix , ces tabernacles o'n ha-
bite la confiance, ce[[e paix opulente '^, qui est
une image de la félicité céleste. Quand est-ce
que Dieu fera entendre ces paroles de consola-
tion à son héritage ? J'établirai la paix pour
vous visiter, et Injustice pour présider au mi-
lieu de vous. La voix de l'iniquité ne se fera plus
entendre dans votre terre. Le ravage et la ruine
disparo/tront de vos frontières. Ze salut gardera
vos murs, et ma louange défendra vos portes....
Le Seigneur stva lui-même votre jour éternel,
et votre Dieu sera votre gloire Les temps
de votre deuil seront écoulés Le moindre
homme sera comme mille , et le petit enfant
comme la plus forte nation. C'est 7noi, c'est le
Seigneur , qui ferai ceci tout-à-coup en son
temps ^. Cependant la colère du Seigneur de-
meure sur nous. Nos peuples perdent ce qu'ils
possèdent '' ; mais que dis-je? « ont-ils perdu
» la foi ? ont-ils perdu les biens de Ihomme in-
» térieur , qui est riche devant Dieu ? Voilà les
» véritables richesses des Chrétiens, qui ren-
» doient l'Apôtre opulent, quand il disoit : La
» piété est un grand profit , etc. » Et qu'im-
porte que les faux biens nous quittent, puisque
nous les devons quitter par une prompte mort.
Hélas ! où en sommes-nous ? Les nations ne
peuvent ni se passer de la paix, ni se la donner.
Dieu se joue de la plus profonde sagesse des
hommes; il prend plaisir à nous faire sentir
qu'il n'y a que lui de sage. Il a formé un nœud
que nulle main d'homme ne peut défaire ; le
dénouement ne peut plus venir que d'en-haut,
0 Dieu, vous voyez un royaume qui, mal-
gré ses péchés , vous donne encore des adora-
teurs en esprit et en vérité. Souvenez-vous de
saint Louis, que vous avez formé sur le trône se-
lon votre cœur. Soutenez un autre Louis, qui
n'est pas moins héritier de sa foi que de sa cou-
1 Psal. Lxvii. 31. — - Luc. ii. li. — '' Tlircn. m. ii.
— * Psal. XLv. 9 et 10. — » /s. xxxii. 18. — « Is. l\.
et seq. — ''S. Auc. de Civ. Dei. lib. i, cap. x. n. 1 : t.
Vil , i>. <0.
ronne. Après lui avoir donné tant de fois les
victoires de David, donnez-lui la paix de Salo-
mont pour faire fleurir votre Eglise. Daignez
bénir ses armes , puisqu'il ne veut combattre
que pour faire cesser les combats et pour
réunir vos enfans. « Prions, mes très-chers
» Frères, gémissons, répandons des larmes de-
» vaut le Seigneur , afin que cette parole de
» l'Apôtre s'accomplisse : Dieu est fidèle ; il ne
» permettra point que vous sogez tentés au-dessus
» de vos forces ; mais il donnei^a une borne à la
» tentation , afin que vous puissiez la soute-
» nir '. »
A ces causes nous ordonnons , etc.
Donné à Cambrai, le 28 avril 1710.
XYIIl.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1711.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
L'Eglise gémit, mes très-chers Frères, de ce
qu'elle ne peut parvenir ni à nourrir suffisam-
ment les pauvres , ni à modérer les riches dans
leur nourriture. Les uns périssent faute du né-
cessaire, et les autres se détruisent eux-mêmes
par un usage avide du superflu. La nature,
comme dit saint Augustin, se suffit à elle-même.
La terre, cultivée par des hommes sobres et la-
borieux, produiroit assez d'alimens pour nour-
rir sans peine tout le genre humain. La Provi-
dence ne manque à personne, mais l'homme se
manque à soi-même. Rendez tous les hommes
tempérans, modérés, ennemis du faste et de la
mollesse, humams et charitables, vous les ferez
tous riches sans leur rien donner; vous chan-
gerez en un moment cette vaflée de larmes en
une espèce de paradis terrestre.
C'est pour donner au monde un essai de cet
heureux état, que l'Eglise veut que les riches
imitent les pauvres pour leur nourriture, au
moins pendant les jours d'humilité. In diebus
humilitatis, dit saint Augustin -, quando paupe-
rwa victum victus omnibus imitandus est. Telle
étoit l'idée du jeune et de l'abstinence dans ces
beaux jours , où la religion était encore écoutée
et crue par la multitude docile ; l'Eglise vou-
1 s. AuG. de Vib. excid. cap. viii, n. 9 : t. vi , p. 628.
— - Serm. ccx , in Qiiadrag. vi , n. Il : t. v , j». 932.
MANDEMENTS.
483
loit enrichir les pauvres , eu appauvrissant les
riches pendant le Carême. Elle vouloit changer
en pain , pour ceux que la faim consume, les
mets qui corrompent les mœurs , qui altèrent
la santé , et qui abrègent la vie des autres.
» Que Jésus-Christ, qui souflVe la faim en la
» personne de votre frère , disoit saint Augus-
» tin ', se nourrisse de ce que le Chrétien ,
)) qui jeûne, retranche sur sa nourriture, et que
» la pénitence volontaire du riche fasse le soula-
» gement du pauvre. »
Cette discipline est aussi ancienne que sainte,
mes très-chers Frères. Moïse et le prophète Elle,
par leur jeûne de quarante jours , aunoncèrent
de loin celui de Jésus-Christ , dont il n'étoit
qu'une figure. C'est par le jeûne dans le désert
.que le Sauveur, notre modèle, se prépara à
vaincre toute tentation. Le corps entier de Jésus-
Christ répandu dans tout l'univers, dit saint
Augustin * , c' esf-à-dij^e toute l'Eglise , épouse
qui suit pas à pas l'Epoux , a observé ce jeûne
depuis les apôtres jusqu'à notre temps. Voilà
le précieux héritage de pénitence que nous
avons reçu des saints de tous les siècles. Tous
les péchés sont entrés dans le monde par l'in-
tempérance. C'est l'abstinence qui y ramène
toutes les vertus. Elle facilite le recueillement
et la prière; elle accoutume l'homme à la pau-
vreté et au détachement ; elle dompte la chair
rebelle; elle nous détrompe des nécessités ima-
ginaires, et nous en délivre. Elle met dans les
mains de la charité tout ce qu'elle épargne.
Comme l'amour-propre prend tout , et craint
de donner, l'amour de Dieu ne craint que de
prendre et s'écrie : On est plus heureux de don-
ner que de recevoir^. L'opulence des impies est
toujours pauvre, avide, insatiable et même jnen-
diante : Nonsunt ergoillœdivitiœ, sedmendici-
tas, quia quanta magis abundant, tantô crescit et
inopia '*. Au contraire la pauvreté des enfans de
Dieu est noble et simple, sobre et frugale; elle
jeûne de tout pour soi , afin d'être riche, libé-
rale et inépuisable pour nourrir le prochain.
Mais hélas! qu'est devenue cette sobriété?
Nous ne voyons plus qu'une intempérance tou-
jours nécessiteuse. Les pauvres se plaignent de
ce qu'ils n'ont pas de quoi observer l'absti-
nence commandée, et ils trouvent néanmoins ,
jusque dans leur misère, de quoi violer les rè-
gles de la sobriété par les excès les plus hon-
teux. Les riches tournent sans pudeur la péni-
tence en volupté, et le Carême en raffinement
' Scrm. ces, in Quadrag . vi , n. 12 : t. v, p. 932. —
- Ihid. n. 8 : p. 930. — 3 j,-t. x\. 33. — "> S. Alg. in
Psal c\xii , n. 1 1 : I. i\ , p. 1402.
pour la table. Les pécheurs nous allèguent pen-
dant le Carême les infirmités qui les mettent
dans l'impuissauce d'observer cette loi pour
leur salut, eux qui pendant les jours de scan-
dale ont montré tant de ressources de santé
pour pécher et pour se perdre. Le Carême ,
presque anéanti par les relàchemens qu'on y a
introduits, est néanmoins encore un joug insup-
portable à la délicatesse et à la sensualité inouie
de notre siècle. Ceux qui affectent le plus de
hauteur et de force d'esprit sont les plus foibles
et les moins courageux contre les passions
grossières de la chair. Ils ne veulent point
se soumettre à Dieu; mais ils sont esclaves
de leur goût, et ils n'ont point de honte de
se faire un dieu de leur ventre : quorum deus
venter est, dit l'Apôtre '. Jamais les hom-
mes n'ont eu un si pressant besoin de pé-
nitence qu'en nos jours. L'iniquité abonde , la
charité est refroidie. A peine peut-on croire que
le Fils de l'homme , revenant pour juger le
monde trouvera quelque reste de foi sur la
terre. Les hommes manquent autant à eux-mê-
mes qu'à Dieu. Leur vie n'est pas moins indigne
de leur raison que de leur foi. Le faste et l'ambi-
tion rendent les riches inhumains et sans pitié.
La misère et le désespoir réduisent les pauvres
au larcin et à l'infamie. Nul bien ne peut plus
suffire aux riches , sans emprunter des pauvres
artisans. Le luxe ne se soutient qu'aux dépens
de la veuve et de l'orphelin. Les fausses com-
modités qu'on a inventées contre la simplicité
de nos pères, incommodent ceux mêmes qui ne
peuvent plus s'en passer , et ruinent toutes les
familles. Le commerce ne roule plus que sur
la fraude. La société est pleine de soupçons,
de critique envenimée, de moquerie cruelle, de
jalousie , de médisance déguisée et de trahison.
Plus les besoins croissent, plus on voit croître
avec eux l'avidité, l'envie et l'art de nuire pour
exclure ses concurrens.
Mais voici une autre espèce de maux réser-
vée à ces derniers temps. La multitude ne sait
rien , et décide de tout. Elle refuse de croire
l'Eglise, et n'a point de honte de se croire elle-
même. Au dehors , nos frères séparés de nous
tombent dans une tolérance inconnue à toute
la sainte antiquité , qui est une indifférence de
religion , et qui aboutit à une irreligion vé-
ritable. Au dedans, les novateurs, qui veulent
paroître tatholiques, ne demeurent unis à l'E-
glise que pour éluder ses décrets et pour l'en-
traîner dans leurs préjugés.
< l'hirip. 111. 19.
18 i
MANDEMENTS.
Faut-il donc s'étonner si Dieu irrité frappe
d'un seul coup toutes les nations chrétiennes ,
et s'il permet dans sa colère qu'elles s'entre-dé-
chirent depuis plus de dix ans? L'Europe en-
tière, pour venger Dieu, se détruit de ses pro-
pres mains; elle se consume par toutes sortes
de misères , elle verse de tous côtés le sang hu-
main ; et ce sont les Chrétiens qui donnent cet
horrible spectacle aux nations infidèles.
C'est dans cette nuit si périlleuse et si rem-
» plie de tentations, comme parle saint Augus-
)) tin, qu'il faut jeûner. » Voici un temps où
il nous faudroit des prophètes envoyés miracu-
leusement pour nous dénoncer les châlimens
pendans sur nos têtes. Nous devrions renouve-
ler le grand jeûne de Ninive , pendant lequel
tous les hommes, dans le cilice et sur la cendre^ ,
se privoient même du pain et de l'eau, pour dé-
tourner la vengeance du Ciel prête à éclater.
Mais qu'est-ce que nous voyons encore? La
main de Dieu appesantie sur les peuples leur
ôte jusqu'aux moyens de faire une pénitence ré-
gulière. Ceux que la misère réduit à un jeûne
forcé n'ont pas de quoi garder l'abstinence. La
rareté, la cherté des alimens maigres, la misère
qui met les peuples dans l'impuissance de les
acheter , les ravages soufferts qui ont afiamé
les villes, en désolant toutes les campagnes, et
qui vont recommencer sur cette frontière, tout
nous réduit à souffrir le relâchement dans cet ex-
trême besoin de rigueur. L'ne si triste situation
nous fait perdre pour cette année l'espérance
de rétablir la discipline du Carême. Trop heu-
reux si nous pouvions, au moins avant mourir,
voir des jours de consolation pour les enfans de
Dieu, où cette sainte loi refleurisse.
C'est sur ces raisons qu'après avoir consulté
les personnes les plus sages, les plus pieuses
et les plus expérimentées sur l'état des lieux .
nous avons réglé les choses suivantes , etc.
Donné à Cambrai, le 9 février 171 1 .
XIX.
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
17ii.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi,
salut et bénédiction.
' Jon. 11.
Il y a déjà plus de dix ans , mes très-chers
Frères , que nous soupirons en vain après une
heureuse paix. Elle s'enfuit toujours , pour
ainsi dire , devant nous , et elle échappe à nos
désirs les plus empressés. Il semble que nous
soyons au temps marqué par ces terribles pa-
roles : // lui fui donné d'enlever la paix de la
terre, afin qu'ils sentre-tuent '. Hélas! où la
trouvera-t-on cette paix que le monde ne peut
donner? Elle n'habite plus en aucune terre con-
nue. La guerre est comme une flamme que le
vent pousse rapidement de peuple en peuple
jusqu'aux extrémités de l'Europe , et l'Asie
même va s'en ressentir.
Approchez, nations, dit le Dieu des armées %
écoutez. 0 peuples, soyez attentifs; que la terre
avec tout ce qu'elle contient , que l'univers avec
tout ce qu'il produit , m'écoute ; car l'indigna-
tion du Seigneur est sur tous les peuples , et sa
fureur sur tant d'hommes armés.... Mon glaive,
qui pend du ciel sur la terre, est enivré de sang ;
voilà qu'il va descendre surl'Idumée.
Les hommes sont étonnés des maux qu'ils
souffrent , et ils ne voient pas que ces maux
sont fouvrage de leurs propres mains. Ils n'ont
point à craindre d'autresennemis qu'eux-mêmes,
ou pour mieux dire que leurs péchés. Quoi ! ils
se flattent jusqu'à espérer de se rendre heureux
par les dons de Dieu , loin de lui, et malgré lui-
même 1 Quoi ! ils veulent obtenir de lui la paix
pour violer sa loi plus impunément , et pour
triompher avec plus de scandale dans l'ingra-
titude! Quel esprit de vertige! Dieu se doit à
lui-même de les frapper et de les confondre.
Voici , dit Jérémie ^ , comment le Seigneur
parle : Est-ce q^œ celui qui est tombé ne se relè-
vera point , et que celui qui est égaré ne revien-
dra jamais ? Poiav/uoi donc ce peuple est-il loin
de moi, au milieu même de Jérusalem , par un
égarement contentieux ? Ils ont couru après le
mensonge, et ne veulent point revenir. J'ai été
attentif ; f ai prêté l'oreille : aucun d'eux ne dit
ce qui est bon ; aucun ne se repent de son péché
en disant : Quai-je fait ? Tous courent selon
leurs passions , comme des chevaux poussés avec
violence dans le combat. . . . Mon peuple n'a point
connu le Jugement du Seigneur. Il n'a point
senti la juste et puissante main qui le frappe
par miséricorde. Pourquoi dites-vous : Nous
soinmes sages, et la loi de Dieu est au milieu de
nous? La main trompeuse de vos écrivains a
véritablement écrit le mensonge... Depuis le plus
petit jusques au plus grand Jous suivent l'avarice.
1 Jpoc. VI. 4. — * Isai. XXXIV. 1 et seq. — ' Jerem.
VIII et seq.
MANDEMENT:^.
i8o
depuis le prophrtejiisques au prêtre, toussant
coupables de mensonge.
Ils se vantoient de guérir les plaies de la fille
do mon peuple , et cette guérison s'est tournée en
ignominie. Ils ont dit : Paix , paix; et la paix
ne venait point. Ces peuples idolâtres d'eux-
mêmes sont confondus , ou plutôt ils sont sans
confusion , et ils ne savent pas même rougir de
ce qui devroit les humilier.... Taisons-nous;
car c'est le Seigneur notre Dieu qui 7ious fait
taire, et gui nous présente à boire une eau pleine
de fiel, parce que nous avons péché. Nous avons
attendu la paix, et il n'est venu aucun bien.
Nous avons cm que c était le temps de la guéri-
son , et voilà l'épouvante.
En vain les princes sages, pieux et modérés
veulent acheter chèrement la paix et épargner
le sang humain. En vain les peuples de l'Eu-
rope entière, épuisés, accahlés, déchirés les uns
par les autres, cherchent à respirer. En vain
les sages étudient tous les tempéramens conve-
nables pour guérir les défiances et pour con-
cilier les divers intérêts. La paix est refusée
d'en-haut aux hommes , qui en sont encore in-
dignes. C'est au ciel qu'elle se doit faire; c'est
le ciel irrité qui en exclut la terre coupable.
Depuis que les hommes murmurent contre
les maux innombrables que la guerre traîne
après elle , en sont-ils moins fastueux dans leur
dépense? Y voit-on moins de mollesse et de
vanité? Sont-ils moins jaloux, moins envieux,
moins cruels dans leurs moqueries ? Sont-ils
plus sincères dans leurs discours, plus justes
dans leur conduite , plus sages et plus sobres
dans leurs mœurs? L'expérience de leurs pro-
pres maux les rend-elle moins durs pour ceux
d' autrui? Sont-ils moins attachés à cette vie
courte , fragile et misérable ? Se tournent-
ils avec plus de confiance vers Dieu pour désirer
son royaume éternel? On demande la paix, est-
ce pour essuyer les larmes de la veuve et de
l'orphelin? Est-ce pour faire refleurir les lois
et la piété? Est-ce pour faire tarir tant de ruis-
seaux de sang? Est-ce pour donner un peu de
pain à tant d'hommes qu'on voit périr par une
misère plus meurtrière que le glaive même?
Non, c'est pour s'enivrer et pour s'empoisonner
plus librement soi-même de mollesse et d'or-
gueil ; c'est pour oublier Dieu , et pour faire
de soi-même sa propre divinité dans une plus
libre jouissance de tous les faux biens.
En ce temps , où la main de Dieu est appe-
santie sur tant de nations, il taudroit travailler
tous ensemble à une réforme générale des
mœurs. Nous devrions , pour apaiser Dieu , re-
nouveler le jeûne de Ninive dans le cilice et sur
la cendre. Il faudroit demander la paix de Sion,
et non celle de Babylone, la paix qui calme tout
par l'amour de Dieu , et non celle qui llatte le
délire de notre orgueil. « Si la piété et la cha-
» rite manquent, dit saint Augustin ' , qu'est-
» ce que la tranquillité et que le repos d'une
» vie où l'on est à l'abri de tant de misères ,
» sinon une source de dissolutions et d'égare-
» ment qui nous invite k notre perte , et qui la
» facilite. »
0 Dieu , daignez regarder du haut de votre
sanctuaire céleste le royaume de France, où
votre nom est invoqué avec tant de foi depuis
tant de siècles. Regardez même toutes les nations
qui nous environnent, et qui composent l'héri-
tage de votre Fils. Souvenez-vous de saint Louis
et de ses vertus, qui ont fait de lui un modèle
des rois. Conservez à jamais sa race. Bénissez
les armes de cet autre Louis, qui veut marcher
sur les traces de la foi de son père , et qui ne
continue malgré lui la guerre que pour assurer
au monde une solide paix. Déconcertez les na-
tions qui veulent la guerre. Dissipa génies qua'
bella valant. Déconcertez-les, non pour leur
ruine , que nous n'avons garde de vous deman-
der, mais pour leur réunion avec nous, qui
feroit la prospérité commune. Surtout voyez les
larmes de votre Eglise. Celte guerre divise ses
enfans , et rassemble ses ennemis; cette guerre
la menace de tous côtés , et nous craindrions
tout pour elle, si les portes de l'enfer pouvoient
prévaloir.
A ces causes , etc.
Donné à Cambrai, le 25 avril 1711.
XX.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'année 1712.
François , etc. , à tous les fidèles de notre
diocèse , salut et bénédiction.
Nous voyons avec douleur , mes très-chers
Frères , nos espérances s'éloigner chaque année
pour le rétablissement de l'abstinence du Ca-
rême. La guerre a altéré dans cette frontière
une si sainte discipline , qui nous vient des
apôtres mêmes , et dont vos pères furent si
jaloux. La continuation de la guerre en retarde
' F.pist. CCNXXI , n. G : t. Il , p, 842.
186
MANDEMENTS.
le rétablissement. 11 est vrai que la guerre elle-
même deraanderoit le jeune le plus rigoureux
et l'abstinence la plus pénible. Quel Carême ne
seroit pas dû à ces temps de nuage et de tem-
pête , où Dieu est si justement irrité ! Quelle
pénitence austère chacun ne devroit-il pas s'im-
poser volontairement pour mériter une heu-
reuse paix ! Qui seroit l'homme ennemi du
genre humain et de lui-même jusqu'à refuser
cette légère peine , pour procurer à lui-même et
à sa patrie la fin de tant de maux , et le com-
mencement de tant de biens ? Nous devrions
être dans le cilice et sur la cendre, pour affliger
nos âmes par le jeime , comme les habitans de
Ninive. Ne cherchons point hors de nous-mêmes
la cause des maux qui nous accablent. Vit-on
jamais tant de fraude dans le commerce , tant
d'orgueil dans les mœurs, tant d'irréligion au
fond des consciences? Celui-ci préfère de sang
froid le plus vil profit au salut éternel ; celui-là
aime mieux le cabaret que le royaume de Dieu ;
il fait plus de cas d'une boisson superflue qui
l'abrutit, qui ruine sa famille ^ qui détruit sa
santé , que du torrent des délices éternelles ,
dont les bienheureux sont à jamais enivrés dans
la Jérusalem d'en-haut. Un autre craint moins
les tourmens de l'enfer que la fin de ses infâmes
débauches. Les ouvriers sont oisifs et libertins
pendant six jours de la semaine. Le septième ,
(jui doit être le jour du Seigneur, est devenu
celui du démon ; c'est le jour qu'on réserve aux
plus honteux scandales. Les gens d'une con-
dition supérieure sont encore plus sensuels,
plus injustes, plus révoltés contre Dieu; ils ne
disent la vérité que quand ils ne trouvent aucune
vanité à mentir , ni aucun plaisir malin à ca-
lomnier. Ils se plaignent de la misère, et ils la
redoublent par leurs excès. Il sont impitoyables
pour les pauvres, jaloux, envieux, incompa-
tibles, haïssons et haïssables * à l'égard des ri-
ches. 11 ne leur faut que le bonheur d'autrui
pour les rendre malheureux. La religion n'est
pour eux qu'une vaine cérémonie. Leur avarice
est une véritable idolâtrie; ils n'ont d'autre dieu
que leur argent. Chacun raisonne, décide, sape
les fondemens de la plus sainte autorité. Ils se
vantent f/e connoïtre Dieu , et ils le nient par
leurs actions les plus sérieuses ; factis aiitetn
negant -. Oserons-nous le dire avec l'Apôtre?
ils deviennent abominables, incrédules, réprou-
véspour toute bonne œuvre. Ils sont chrétiens de
nom, et impies de mœurs. Ils ne pensent pas
même selon la foi: car ils méprisent tout ce
J Tit. m. 3. — - Ihid. 1. 16.
qu'elle estime, et ils admirent tout ce qu'elle
méprise. Ils vivent dans le sein de l'Eglise, non
pour lui être dociles, mais pour sauver la bien-
séance et pour étoufl'er leurs remords. 0 têtes
dures contre le joug du Seigneur, ô hommes in-
circoncis de cœur et d'oreille , vous résistez tou-
jours au Saint-Esprit * . Jusques à quand vivrez-
vous sans Christ, loin delà société d' Isi^ael ,
étrangers aux saintes alliances , sans espérance
des promesses, et sans Dieu en ce monde *?
Quoi donc ! seroit-ce que nous approchons de
ces derniers temps, dont il est dit : Croyez-
vous que le Fils de l'homme tî'ouvera de la foi
sur la terre ^? En trouvera-t-il dans les places
publiques , où le scandale est impuni ? En trou-
vera-t-il dans le secret des familles, où l'avarice
et l'envie rongent les cœurs , et où chacun vit
comme s'il n'espéroii point une meilleure vie ?
En trouvera-t-il aux pieds des autels , où les
pécheurs se confessent sans se convertir, et où
ils mangent avec une (fonscience impure le pain
descendu du ciel pour donner la vie au monde?
Ceux mêmes en qui il paroît rester quelque
crainte de Dieu se bornent à vouloir mourir
suivant le chrisUanisme,* après avoir vécu sans
gêne selon le siècle corrompu. Ils veulent , dit
saint Augustin ' , « croire en Jésus-Christ par
» un raffinement d'amour-propre, pour trouver
» quelque adoucissement jusque dans les hor-
» reurs de la mort. Propter removendam mor-
» tis molestiam , delicatiùs crederetur in Chris-
» tum. n Nous voyons ce déluge d'iniquités, et
nous sentons notre impuissance pour changer
les cœurs. Il y a déjà près de dix-sept ans que
nous parlons en vain à la pierre : il n'en coule
aucune fontaine d'eau vive. Que n'avons-nous
pas dit au peuple de Dieu en son nom ? Hélas !
nous ne remarquons aucun changement qui
puisse nous consoler. Nous disons souvent au
Seigneur en secret et avec amertume : Malheur,
malheur à nous! C'est nous, qui affoiblissons
votre parole toute -puissante par notre indignité.
Suscitez quelque autre pasteur plus digne de
vous , qui vous fasse sentir à ce peuple.
Faut-il s'étonner si la paix . ce grand don
du ciel , promis sur la terre aux hommes de
bonne volonté % ne descend point sur les peuples
ingrats , aveugles et endurcis. Ils ne la veulent
que pour tourner les dons de Dieu contre Dieu
même , et que pour s'enivrer des douceurs em-
poisonnées de leur exil , jusques à oublier la
céleste patrie. Il faudroit que tout homme fidèle
' Jet. vil. 51. — - f:ph. II. 12. — 3 Luc. xviii. 8. —
^ De pecc. mer. rt rem. lib. ii, cap. xxxi , ii. 50 : t. x,
p. 66. — 3 Luc. II. H.
MANDEMENTS.
187
humiliât son esprit et affligeât son corps; que
chacun sortit de sa maison et de sou propre cceur
pour aller sur la sainte montagne; que tout
homme frappât sa poitriue ; que tous ensemble
ne flssent qu'un seul cri qui montât jusqu'au
ciel pour attendrir de compassion le cœur de
Dieu dans ces jours de juste colère ; qu'entin le
(barème fût le temps de conversion , de prière ,
de faim de la parole sacrée, d'abstinence de tous
les alimens qui flattent la chair rebelle , pour
nourrir l'esprit de toutes les vertus.
Mais les malheurs présens, qui demandent un
tel remède, nous ôtent l'usage du remède même
dont ils ont besoin. Ceux que la misère prive
de presque tous les alimens sont réduits à user
indifféremment de tous ceux que le hasard ou
la compassion pourront leur fournir. La rareté,
la cherté des alimens maigres, la misère qui met
les peuples dans l'impuissance de les acheter,
les ravages soufferts qui ont affamé les villes,
en désolant toute la campagne , et qui vont re-
commencer sur cette frontière, tout nous réduit
à souffrir le relâchement dans cet extrême besoin
de rigueur. Une si triste situation nous fait per-
dre encore pour cette année l'espérance de ré-
tablir la discipline du Carême. Trop heureux
si nous pouvons , au moins avant mourir , voir
des jours de consolation pour les enfans de Dieu ,
où celte sainte loi refleurisse.
C'est sur ces raisons qu'après avoir consulté
les personnes les plus sages, les plus pieuses, et
les plus expérimentées sur l'état des lieux, nous
avons réglé les choses suivantes, etc.
Donné à Cambrai, le 30 janvier 171-2.
XXI
MANDEMENT POUR DES PRIÈRES.
1711.
François, etc., à tous les fidèles de notre
diocèse qui sont sous la domination du Roi, sa-
lut et bénédiction.
Nous voyons , mes très-chers Frères , dans
les anciens monumcns, que les Chrétiens furent
préservés des malheurs des .Juifs dans la ruine
de Jérusalem , et que la Providence les épar-
gna encore dans la prise de Rome idolâtre. Tout
au contraire, nous voyons aujourd'hui la chré-
tienté tout entière qui est déchirée par de cruel-
les guerres , tandis que tant de nations infidèles
jouissent d'une profonde paix. C'est que les
enfans ingrats et indociles ont irrité leur père,
ci que le Jugement commence par la maison de
Dieu '. Qu'entendons-nous de tous côtés dans
toute l'Europe? Combats et bruits des armes ,
nation contre nation , royaume contre royaume.
Faut-il s'en étonner? L iniquité abonde, lu
charité se refroidit *. Le Seigneur a fait enten-
dre ces paroles par la bouche d'un de ses pro-
phètes : Voici le ravage , le renversement , la
famine , le glaive. Qui te consolera ? Ecoute , ô
toi , qui es si rabaissée , si appauvrie et enivrée.
7nais non pas de vin '.
Un autre prophète s'écrie : Ecoutez , 6 vieil-
lards , et vous tous habitans de la terre , prêtez
l oreille. Voyez s'il est arrivé rien de semblable
en vos jours ou en ceux de vos pères. Racontez
ces prodiges à vos enfans. Que vos enfans les ap-
prennent aux leurs , et que les leurs les trans-
mettent à une postérité encore plus reculée. Ce
qui échappe à un insecte est rongé par un au-
tre. Les restes du second sont dévorés par le
troisième. La nielle achève de détruire ce que
les insectes ont laissé. Bé veillez- vous , ô peuples
enivrés ; pleurez et poussez des cris doidoureux '* .
Bientôt il ne restera plus à nos campagnes
désertes de quoi craindre ni la flamme ni le fer
de l'ennemi. Ces terres , qui payoient le labou-
reur de ses peines par de si riches moissons ,
demeurent hérissées de ronces et d'épines. Les
villages tombent; les troupeaux périssent. Les
familles errantes, loin de leur ancien héritage,
vont sans savoir où elles pourront trouver un
asile. Le Seigneur voit ces choses , et il les souf-
fre. Mais que dis-je ? C'est lui qui les fait. Le
glaive qui dévore tout est un glaive , non de
main d'homme; in gladio, non viri ''. C'est le
glaive du Seigneur , qui pend du ciel sur la
terre pour frapper toutes les nations. Il est
juste ; nous avons péché.
La paix est l'unique remède à tant de lar-
.mes et de douleurs; mais la paix où habité-t-
elle ? d'où peut-elle venir ? qui nous la donnera ?
Princes sages , modérés , victorieux de vous-
mêmes , supérieurs par votre sagesse à votre
puissance et à votre gloire , compatissans pour
les misères de vos peuples , en vain vous cou-
rez après cette paix qui vous fuit ; en vain vous
faites des assemblées pour éteindre le feu qui
embrase l'Europe. La paix sera le fruit , non
de vos négociations, mais de nos prières. C'est
eu frappant nos poih'ines que nous la ferons.
1 / Pelr. iv. 17. — ^ Matth. xxiv. 6 et seq. — * Js.
Li. 19 et 21. — '• JorI, I, 2 et seq. — 5 /s. xxxi. 8.
188
MANDEMENTS.
Elle \iendra . non de la sagesse des profonds
politiques , mais de la foi des simples et des
petits. Elle est dans nos mains. Aimons le Sei-
gneur comme il nous aime, et la voilà faite.
Tous nos maux s'enfuiront dès que nous serons
convertis. C'est Dieu . et non les princes de la
terre, qu'il faut désarmer. C'est la colère du
Seigneur . et non la jalousie des nations , que
nous avons besoin d'apaiser.
« Si les hommes, dit saint Augustin \, pen-
» soient sagement, ils attribueroient tout ce
» qu'ils ont souffert de dur et d'affreux de la
B part de leurs ennemis, à une providence qui
» a coutume de corriger et d'écraser les moeurs
» dépravées des peuples. » Ce Père ajoute - :
« Vous n'avez point réprimé vos passions hou-
» teuses , lors même que vous étiez accablés
» par vos ennemis; vous avez perdu le fruit de
n votre calamité; vous êtes devenus plus mal-
» heureux , et vous n'en êtes pas demeurés
n moins coupables. Vos vec contriti ab hosfe
» luxuriam repressistis. Perdidistis utilitatem
» calavdtads ; et mhern'mi fftcii cstis , et pes-
» simi pennonsisfis. » Vous avez enduré les
maux sans mérite et sans consolation ; vous
avez souffert à pure perte , comme les démons,
avec un cœur révolté et endurci. « C'est néan-
» moins , conclut ce Père " , un reste de misé-
» ricorde de ce que vous vivez encore ; Dieu
» vous épargne pour vous avertir de vous cor-
» riger par la pénitence. Ff tauren qiiod vicifis,
» J)ei est , qui vobis parcendo adtimnet . ut cor-
» rlgamim pœnitendo. »
Ce qui nous met en crainte pour la paix est
l'indignité avec laquelle les peuples la désirent.
Pendant qu'on lève les mains vers le ciel pour
l'obtenir , les hommes se ressouviennent-ils de
la sobriété et de la pudeur? Les cabarets ne
sont-ils pas remplis de peuples , pendant que
la maison du Seigneur est abandonnée? Les
chansons impudiques sont-elles moins en la
place des cantiques sacrés? L'avarice et l'usure
sont-elles moins cruelles contre la veuve et
contre l'orphelin? L'envie et la médisance sont-
elles moins envenimées? Le luxe est-il moins
insolent? Les conditions sont-elles moins con-
fondues? La fraude règne-t-elle moins dans le
commerce ? Pendant que chacun se plaint de
la misère , est-on plus épargnant et plus la-
borieux ? La jeunesse est-elle moins oisive ,
moins ignorante , moins indocile? Les person-
nes âgées sont-elles plus détachées de la vie
pour se préparer à la mort? Où trouverons-
* De Civ. Dei, lib. i , cap. \ : 1. vu, i>. 3. — ^ Ibid.
cap. xxxiii. p. 30. — ' Ihid. cap. \xxiv.
nous des hommes qui veillent , qui prient, qui
croient , qui espèrent, qui aiment , qui vivent
comme ne comptant point sur une vie si courte
et si fragile , qui usent de ce monde comme n'en
usant point, parce que ce n'est qu'une figure
qui passe au moment où l'on se flatte d'en
jouir ?
Mais pourquoi soupirez-vous après la paix?
Qu'en voulez-vous faire? « Vous ne cherchez
» point dans cette sécurité, dit saint Augustin ',
» une république vertueuse et tranquille, mais
» une dissolution impunie ; vous qui ayant
» été corrompus par la prospérité , n'avez pu
» être corrigés par tant de malheurs. Neque
D enim in vestra securitate pacatam rempu-
» blicam , sed luxuriant quœritis impunitam ;
» qui depravati rébus prosperis^ nec corrigi
» potuisfis adi'ersis. » C'est donc vous qui re-
lardez la paix par vos mœurs. C'est vous qui
êtes les auteurs des calamités publiques. C'est
vous-mêmes qui forcez Dieu , malgré ses bon-
tés paternelles, à vous faire souffrir tous les
maux dont vous murmurez.
Mais que vois-je? C'est un nouveau Josa-
phat , roi du peuple de Dieu , qui , à la vue de
tant de maux , se tourne tout entier vers la
prière ; totum se contulit ad rogandum Domi-
num ^ Voici les paroles qu'il prononcera en
s'humiliant sous la puissante main de Dieu.
Si tous les maux viennent ensemble fondre sur
nous , LE GL.4IVE PI' JUGEMENT , la pcstc et la fa-
mine , nous demeurerons debout en votre pré-
sence devant cette maison, où votre nom est in-
voqué. Là nous crierons vers vous dons nos tri-
bulations ; vous nous exaucerez , et nous serons
sauvés.
Vous le voyez , mes très-chers Frères , le
glaive que le Saint - Esprit nous représente
comme n'étant pas de main d'homme; in gla-
dio non viri ; est le même qui est nommé ici
le glaive du jugement , gladius judicii. Ce n'est
point un glaive poussé au hasard par l'aveugle ■
fureur du soldat ; c'est la justice elle-même qui *
le conduit ; c'est \& jugement d'en haut qui en
règle tous les coups ici-bas; c'est une main in-
visible , éternelle et toute-puissante qui écrase
notre foible orgueil. Hue devons-nous en con-
clure ? Faisons tout au plus tôt notre paix avec
Dieu, et notre paix avec les hommes se trou-
vera d'abord toute faite. C'est pour seconder
les sincères et pieux désirs d'un grand roi dans
une si pressante nécessité , que nous voulons
demander à Dieu qu'il dicte lui-même de son
1 De Civ. Dei, lib. i, cap. xxxiii : p. 30. — * II Parai.
XX. 3 cl 9.
MANDEMENTS.
489
ne les avez point laissé reposer aux jours du saint
repos. Hélas ! nous avons vu les familles chas-
sées de l'habitation de leurs ancêtres, errer sans
ressource , et porter leurs enfans moribonds
dans une terre étrangère. Qu'est-ce qui nous a
fait tant de maux? c'est nous-mêmes. D'où nous
sont-ils venus? de nos seuls péchés. Que u'a-
vons-nous pas encore à craindre de nos mœurs !
Dieu juste se doit des exemples. Quand l'apai-
serons-nous? Ceux qui resteront, dit le Sei-
gneur * . sécheront de peine dans leurs iniquités. . .
Je marcherai contre eux — Jusqu'à ce que leur
cœur incirconcis rougisse de leur ingratitude.
Hàtons-nous donc, mes très-chers Frères, de
faire la paix de ce monde en faisant la nôtre
avec Dieu et avec nous-mêmes. « 0 étonnante
» vanité, dit saint Augustin -, les honnnes veu-
» lent se rendre heureux ici-bas , et faire ce
» bonheur de leurs propres mains : mais la vé-
0 rite tourne en dérision » leur folle espérance.
« La paix même d'ici-bas, dit encore ce Père ^
» tant celle des nations que celle de chaque
L'attente d'une prompte paix, mes très-chers » homme , est plutôt une consolation qui adou
trône céleste une paix qui dissipe tout ombrage,
qui calme toute jalousie , qui réunisse tous les
cœurs , et qui fasse ressouvenir toutes les na-
tions qu'elles ne sont que les branches d'une
même famille. L'Eglise , dans ce temps de pé-
ché et de confusion , souffre des maux presque
irréparables , et nous espérons que les larmes
de l'Epouse toucheront le cœur de l'Epoux.
A ces causes, nous ordonnons , etc.
Donné à Cambrai , le 6 février 1712.
XXII.
MANDEMENT POUR LE CARÊME
DE l'annfk 1713.
François , etc. , à tous les fidèles de notre
diocèse, salut et bénédiction.
Frères, nous faisoit espérer dès cette année le
rétablissement de la discipline du Carême. Mais
les péchés des peuples retardent encore ces heu-
reux jours. Le Seigneur , justement irrité, tient
toujours sur nos têtes le glaive vengeur de son
alliance violée '. Faut-il s'en étonner? Nos peu-
ples sont écrasés sans être convertis. On ne
trouve dans les pauvres que lâcheté, découra-
gement , murmure , corruption et fraude. On
ne voit dans les riches que mollesse, faste, pro-
fusion pour le mal , avarice contre le bien ; la
société est un jeu ruineux : la conversation n'est
que médisance; l'amitié n'est qu'un commerce
flatteur et intéressé. La vertu n'est plus qu'un
beau langage, que la vanité parle. La religion
n'a plus aucune sérieuse autorité dans le détail
des mœurs. Nous ne pouvons que trop dire ce
que saint Augustin disoit en son temps : « C'est
» par nos vices, et non par hasard, que nous
» avons fait tant de pertes •. »
Nous avons vu à nos portes deux armées in-
» cit nos misères, qu une joie ou nous goûtions
» un vrai bonheur. » Les biens et les maux de
cette vie ne sont rien , par la brièveté cl j)ar
l'incertitude de cette vie même. Que peut-on
penser des faux biens, qui ne servent qu'à rendre
les hommes méchans, et que Dieu méprise jus-
qu'à les prodiguer à ses ennemis qu'il réprouve?
Que peut-on croire des maux qui servent à nous
rendre bons, et conformes à Jésus-Christ alla-
ché sur la croix ? Heureux celui qui souffie dans
ce court pèlerinage , et que la mort ne sur-
prend point dans l'ivresse d'une trompeuse
prosj)ériléI
Il est vrai néanmoins, mes très-chers Frères
que nous devons tâcher de mériter, par une
humble correction de nos mœurs , que la paix
règne en nos Jours, et que nous menions une vie
tranquille. Quand nous serons convertis. Dieu
réunira les nations divisées; tous les enfaus du
Père céleste ne seront plus dans son sein qu'un
cœur et qu'une ame. Plus d'ombrages, plus de
nombrables, qui, prêtes à répandre des ruis- jalousie; le glaive sera changé en faux, et la
seaux de sang , ne paroissoient que comme un
camp, tant elles étoient voisines. Nos campagnes
ravagées sont encore incultes comme les plus
sauvages déserts. Voti-e tore, ô mon peuple,
dit le Seigneur *, sera déf^erte , et vos villes
tomberont en ruine. Vos champs, pendant tons
les Jours deleur solitude, sepiairont « se reposer,
et à ne produire aucune mo\sion, parce que vous
' Levit. XXVI. 25. — '^ De Civ. l)ei , lib. ii, cap. xxi .
n. 3 ; I. vil, p. 50. — 3 Ln-U. xx i. ;J3 v\ st-ii.
lance en soc de charrue ''. Ecoutez le Seiçneur :
Si vous suivez ma loi , dit-il % Je répandrai sur
vous en leur saison des pluies fécondes. Vos
champs se revêtiront de verdure, et vos arbres
seront chargés de fruits. Les moissons dureront
Jusques aux vendanges, et ci peine les vendanges
seront finies qu'il faudra semer J'enverrai
' Levil. XXV
IV , n. 1 : i. \
"" Isai. 11. 4. — •' Leril. xxvi. 3 ol soci
39 et 41. — « De Civ. Dei , lib. xix, <ap.
p. 545. — 3 ifjid lap XXVII : p. 574,
190
MANDEMENTS.
la paix autour de vos frontières. Vous doi^nirez,
et personne ne vous alarmera Le glaive ne
passera plus auprès de vos familles. Je jeterai
un regard sur vous, et je vous fej^i croître. ]'ous
vous multiplierez, et Je confirmerai mon alliance
en votre faveur. Mais, encore une fois, nous ne
devons ni « craindre les maux que Dieu fait
» souffrir aux bons, ni estimer les biens qu'il
» donne aux méchans ' : » si le culte de Dieu
n'éloit dans nos cœurs, que pour en obtenir les
douceurs de la paix terrestre, une telle religion,
dit saint Augustin*, ne nous rendroitpas/)?^?/.^,
mais au contraire plus avides et plus avares.
Tous nos vrais biens sont au-delà de cette vie ;
c'esl pour l'avenir, dit saint Augustin ^, que nous
sommes chrétiens.
Le retardement de la paix éloignant la tin de
nos misères, il nous réduit avec douleur, mes
très-chers Frères , à retarder aussi le rétablisse-
ment de cette salutaire discipline du Carême
que nous avons reçue des apôtres , dont nos
pères furent si jaloux. Mais, en attendant quelle
puisse reprendre toute sa force , nous voulons
au moins faire deux choses. La première est de
nous rapproclierun peu de la règle, en ne don-
nant à nos diocésains que trois jours dans la se-
maine l'usage de la viande, au lieu de quatre
jours que le malheur des temps nous avoit fait
accorder les autres années. La seconde est, qu'en
permettant l'usage de la viande aux familles
nécessiteuses qui auront un pressant besoin de
se sustenter par tous les alimens qu'elles pour-
ront trouver, nous exhortons très-sérieusement
tous les riches qui ne sont point dans le cas de
cette triste nécessité, de n'abuser point par mol-
lesse d'une dispense qui ne leur convient pas.
Nous ne voulons point troubler les consciences
par une ordonnance absolue de l'Eglise ; mais
nous représentons aux riches , au nom du sou-
verain pasteur des âmes , qu'ils doivent faire ce
qu'ils peuvent , pendant que les pauvres n'en
sont dispensés qu'autant qu'ils ne le peuvent
pas ; que le besoin d'apaiser Dieu par la péni-
tence croît chaque jour: et que rien n'est plus
scandaleux , que de voir la sensualité flattée par
une dispense que l'Église ne donne qu'à la
misère et à l'impuissance. Enfin nous déclarons
que nous ne nous abstenons d'exclure de cette
dispense les riches de tout le diocèse, et même
certains endroits du pays qui ont beaucoup moins
souffert que les autres, qu'à cause que nous ne
pourrions établir cette différence sans abandon-
* De C'iv. Dei, lib. \x , tap. ii : t. \ii, p. ôlH. —
î Ibid. lib. 1, rap. vin, n. 2 : p. 8. — ' In Psal. \ci, u.
i : I. IV, p. 98».
ner une certaine uniformité qui paroît néces-
saire pour faciliter l'ordre dans les points de i
discipline, et pour ne faire pas naître dans les |
esprits scrupuleux une infinité de questions.
C'est sur ces raisons qu'après avoir consulté
les personnes les plus sages , les plus pieuses et
les plus expérimentées sur l'état des lieux, nous
avons réglé les choses suivantes :
1" Tous les peuples pourront manger de la
viande trois jours de la semaine pendant le Ca-
rême prochain, savoir, le dimanche, le mardi
et le jeudi. L'abstinence ne sera d'obligation
que le lundi , le mercredi , le vendredi et le sa-
medi ".
"2° Il faut néanmoins excepter le mercredi
des Cendres et les trois autres jours suivans, où
l'on ne mangera point de viande.
3° L'usage des œufs sera permis tous les jours
du Carême à tous les fidèles, excepté le ven-
dredi saint.
•4" On ne mangera point de la viande pendant
la semaine sainte.
5° Les militaires qui ne sont point officiers
pourront manger de la viande tous les jours du
Carême . excepté les vendredis et les samedis.
Nous avons égard aux grandes fatigues d'où ils
sortent , et où ils doivent bientôt rentrer.
(i° Quoique nous permettions aussi l'usage
de la viande pour certains jours , nous conser-
vons néanmoins dans toute sa force le comman-
dement de l'Eglise à l'égard du jeûne, pour les
jours mêmes où la viande sera permise. Plus
la nourriture qu'on prend est forte , plus on est
en état de jeûner, en se contentant chaque jour
d'un seul repas, avec une légère coUafion qui
sera toujours maigre.
Entin ceux qui ne pourront pas se retrancher
l'usage de la viande doivent se modérer dans la
dispense qui leur est accordée, et ne se per-
mettre rien de superflu dans les commodités
sensibles. Les peuples qui nous sont confiés
peuvent voir, par les égards que nous avons
pour leurs besoins, combien nous sommes éloi-
snés d'une sévérité dure et ricroureuse : c'est
ce qui doit nous préparer dans leurs cœurs une
pleine confiance pour les temps plus heureux ,
où nous ne manquerons pas de rétablir dans
son intégrité cette salutaire pénitence, que les
apôtres , instruits par l'exemple de Jésus-Christ
" Le (lisposilif du Mîiidpiiieiil du 3 f(?>Ticr 1709 est sem
blable à celui-ci , excepté en un seul point. La rigueur de
l'hiver avoit détruit IfS légumes; on inanquoit d'œufs; la
(juerre enipéchoit le commerce du poisson de mer [voyez
li dessus p. 176 . Féœlon crut devoir permettre l'usage de
la viande quatre jours de la semaine, savoir, le dimanche,
le lundi , le mardi et le jeudi.
MANDEMENTS.
491
même, ont transmise de siècle en siècle jusqu'à
nous.
Il faut que les riches entrent dans les senti-
mens de l'Église en faveur des pauvres , atin
que la charité gagne en cette occasion ce que la
pénitence semble perdre. Ainsi tous ceux qui
useront de la présente dispense, et qui peuvent
donner trois sous en aumône , les donneront.
Nous exhortons tous ceux qui peuvent donner
plus abondamment , à faire pour leur salut
éternel une partie de ce qu'ils font tous les jours
pour le faste du siècle. Nous désirons que ces
aumônes soient mises entre les mains de la tré-
sorière de l'assemblée delà charité, dans les
villes où on a établi de telles assemblées pour
les pauvres malades, afin qu'elles soient distri-
buées de concert avec les pasteurs, et que, dans
tous les autres lieux , chacun donne son au-
mône aux pasteurs pour le même usage.
Donné à Cambrai le 23 février 4 713.
XXIII.
MANDEMENT
QUI AUTORISE l' INSTITUT DES ERMITES DU DIOCESE
DE CAMBRAI.
François, par la miséricorde de Dieu, etc.,
aux Frères ermites de notre diocèse y résidant,
salut et bénédiction.
Nous avons vu avec joie l'empressement que
vous nous avez témoigné de vous associer tous
en congrégation. C'est un moyen très-efficace
que Dieu vous a suggéré , pour vous sanctifier
dans votre état , remettre votre institut en hon-
neur, et édifier les autres fidèles. Nous ne pou-
vons que louer votre zèle, et approuver votre
dessein. Nous vous érigeoni^ donc en congréga-
tion, sous la protection de Notre Seigneur Jésus-
Christ , de saint Jean-Baptiste et saint Antoine ,
vrais modèles de tous les solitaires ; vous enjoi-
gnant, au nom de Notre-Seigneur, l'exacte
observance des règles que nous vous donnons ,
conformes à celles qui sont prescrites aux er-
mites associés en congrégatioi dans les diocèses
de Liège et Namur, voisins du nôtre.
Respectez surtout, comme vos pères, les supé-
rieurs ecclésiastiques que nous établirons, et les
visiteurs ermites que vous choisirez. N'admettez
à demeurer dans vos ermitages qui que ce soit,
sans une permission signée ce nous, ou de nos
vicaires-généraux, ou de vos supérieurs; et
soyez assurés qu'à l'exemple de nosseigneurs
nos confrères les évêques voisins, nous ne souf-
frirons dans notre diocèse aucun ermite qui ne
sera pas associé à votre congrégation , ou qui y
étant associé, tomberoit (ce qu'à Dieu ne plaise)
dans des désordres scandaleux.
Au reste, nous prions Dieu, mes chers Frè-
res , de fortifier en vous la bonne volonté qu'il
vous a donnée, et de vous faire la grâce d'y per-
sévérer jusqu'à la mort , afin qu'ayant pratiqué
dans le désert les vertus de vos saints protec-
teurs, vous jouissiez comme eux dans le ciel du
souverain bien.
Donné à Cambrai le 1" novembre 1713.
XXIV.
MANDATUM DE RITUALI EDENDO.
FraNCISCVS DK SALIGNAf. DE LA .HOTHE FENEI.ON ,
Archiepiscopus Dux Cameracensis , sancti
Romani Imperii Princeps , Comes Camera-
cesii, Parochis, Yicariis et aliis Sacerdoti-
bus nostrœ diœcesis, salutem et benedic-
tionem.
Felicis mémorise decessores noslri illustris-
simi ac reverendissimi domini Guillelmus de
Berghes , Franciscus Yanderbuck et Gaspar
Nemius , Manuali perficiendo omnem operam
multa cum laude dederant. Verùm quotidiano
pastorum usu jampridem detrita jacent penè
omnia qua' excusa erant exemplaria. Unde no-
vam editionem approperari necesse est. Neque
tamen est animus Manuale a veteri diversum
instituere : imô majorum vestigiis insistere,
eorumque placita amplecli juvat. Paucissima
lantiun occurrunt qiKc temporum diversitati
accommodanda esse videntur. Absit vero ut in
hoc privata; opinioni quidquam indulserimus.
Insignes siquidem viri ex nostra metropolitana
Ecclesia delecti ; quorum peritià, sagacitate et
pietate vicariatiis nosler hactenus lloruit, ea sin-
gula patriis morii)Usaplari studuerunt.
Cœterùm , ut brevitati optandie consulatur,
ab omni eruditione investiganda origine re-
rum , et ab omni dogmatica dissertatione tem-
perandum esse duximus ,: hoc unum scilicet
assequi studentes , ut singula qua* in praxi
passim gerenda sunt, semotâ omni specula-
tione, in promptu sint, et prima fronte pers-
pecta habeantur. Reliqua apud theologos, vel
192
MANDEMENTS.
historicos , vel rituum indagatores prœstô esse
paslores norunt.
PoiTo in his omnibus quae sacrum ritum atti-
nant, duae sunt Augustini regulcC quas religiosè
sectari velimus. Altéra hœc est: «Omnia....
» quœ neque sanctaruni Scripturaruni auctori-
» tate continentur, nec in concilio episcoporum
» statuta inveniuntur , nec consuetuJine uni-
» versai Ecclesiae roborata sunt, sed pro diver-
» sorum locoruin diversis moribus innumera-
» biliter variantur. ita ut vix aut oamino nun-
» quani inveniri possint causœ , quas in eis
» instituendis bomines secuti sunt, ubi facultas
» tribuitur , sine uUa dubitatione resecanda
» existimo'. » En \ides, piissime lector, rese-
canda esse ea omnia qna^ tum omni auctoritate,
tum omni causa sperandœ œdificationis omnino
carent. Neque vero prœtexere licet leviusculas
rudis et indocilis vulgi opiniones , aut usus
temerarios. Pronum quippe est, [ilebem impe-
ritam muUa, qua^ niniùs décent , in divinum
cultum sensim invebcre. Nostrum autem est
hune cultum ad puruni excoquere, ne supers-
titio subrepat , et bairetici malè insultent.
Altéra bœc est Augustini sententia, quà prio-
rem temperari oportuit : k Totuni boc genus
» rerum libéras babet observationes, nec disci-
» plina uUa est in bis melior gravi prudentique
r cbristiano, quàm ut eo modo agat, quo agere
» viderit Ecclesiam , ad quam forte devenerit.
» Quod enim neque contra fidem neque contra
» bonos mores esse convincitur. indillerenter
» est babendum, et propter eorum, inter quos
» vivitur , societatem servandum est.... Ad
» quam forte Ecclesiam veneris , ejus morem
» serva , si cuiquam non vis esse scandalo ,
» nec quemquam tibi Ipsa enim niu-
» tatio consuetudinis , eliam qute adjuval uti-
))litate, novitate perturbât -. » Ex quibus
profecto liquet banc esse saluberrbuain Au-
gustini regulam , ut ea , qua? absque ulla
œdificationis causa invaluerunt , et in aper-
tam superstitionem redundant . resecta snrt ,
ea vero « qua non sunt contra fidem neque
» contra bonos mores , et babent aliquid ad
» exhortationem melioris vita; , ubicumque in-
» stitui videmus , vel iustituta cognoscimus ,
» non solum non improbemus, sed etiam lau-
» dando et imitando sectemur -. » Quemad-
modum enim coercenda est plebis saperstitio ,
ita etiam frangenda videtur recentiorum cri-
ticorum audacia . qui ritum asperiori refor-
Ef.
L\ , ad
Janua
r. n. 35
: t
. Il ,
P-
m.
—
^Ep.
ad
Januar.
n. 2,
3 et 6 :
r-
124
et
»26.
—
^ Ep.
ad Janvar.
u. 34 :
p. Ul.
matione ita atténuant, ut veluti exsanguis et
exsuccus jaceat.
Hinc bomines creduli, superstitionis amantes,
et aversantes interiorem cultum, quo quisque
abnegat semetipsum, et tollit crucem suam, et
Cbristum sequitur, avido ore captant caerimo-
nias , quce suis cupiditatibus nibil incommo-
dent. « Ipsam religionem, ut ait Augustinus \
» quam paucissimis et manifestissimis celebra-
» tionum sacramentis misericordia Dei esse
» liberam voluit. servilibus oneribus premunt,
» ut tolerabiUor sit conditio Judœorum , qui,
» etiamsi tempus libertatis non agnoverunt ,
» legalibus tamen sarcinis, non bumanis prae-
» sumptionibus, subjiciuntur. » De bis sanctus
Doctor ita conqueritur - : « Sed boc nirais do-
rt leo, quod multa, qua* in divinis libris salu-
» berrimè prœcepta sunt, minus curantur ; et
» tam multis prœsumptionibus sic plena sunt
» omnia, ut graviùs corripiatur, qui per octavas
» suas tcrram nudo pede tetigerit , quàm qui
» mentem vinolentià sepelierit. » Gum Angus-
tino libens dixerim ^ « Hoc approbare non pos-
» sum, etiamsi multa bujusmodi propter non-
» ullarum vel sanctarum vel tnrbulentanim
» personarum scandala devitanda. liberiùs im-
» probare non audeo. » Itaque bujusmodi ritus
adventitios , qui extra ritum ab Ecclesia in
Mannalibus comprobatum temerè vagantur ,
dolentes quidem tolerare cogimur, minime ver6
snademus.
Ilbnc critici lastidiosi bomines, dum supers-
titionem acriùs amputant, vivos piissimi cultûs
ramos evellunl. Nimirum diclitant, ea singula,
qu* in privatis quibusdam ecclesiis fieri soient,
amputanda esse, ut aliéna ab universali aut a
puriore antiquissim:e Ecclesiaî ritu. Quasi verô
universalis Ecrlesia banc rituun» varietatem
ratam non fecerit : quasi verô Romana Eccle-
sia, cœterarum omnium mater ac magistra, id
nunquam aegrè tulerit : quasi verô non accepta
sit apud omnes optima bœc Augustini senten-
tia * : « In bis reb is in quibus nibil certi sta-
» tuit Scriptura divina, mos populi Dei, vel
» instituta majorum pro lege tenenda sunt. De
» quibus si disputare voluerimus, et ex alioruin
» consuetudine alios improbare, orietur inter-
» minata luctatio. » Prœterea nefas est minoris
facere recentiores quàm antiquiores Ecclesiae
ritus. Neque enim Ecclesia senescendo minus
sapit, aut Spiritu promisso sensim destituitur.
Profectô non satis catbolicè sentit, quisquis non
' Ep. LV, ad Janinr. a. 35 : p. \k-2. — - Ibid^ —
Ibid. • — ^ Epist. xx>vi , a'.i Casiilnii. a. 3 : p. 68.
MANDEMENTS.
193
fatetur, pari omnino auctorilate pollere ritus in
decimo octavo ac ritus in quarto saeculo ab Ec-
clesia institulos. Immota enim stat hsec Augus-
tini senlentia unicuique sœculo aequè aptanda :
« Si quid horum tota per orbem fréquentât Ec-
» clesia — ; quin ila tacienduin sit, disputare,
» insolentissimœ insaniae est '. »
Itaque pastores singulos gravissimè mone-
mus, et amantissimè adhortamur, ut geniino
huic officio se totos impendant , sicuti decet
ministros Christi, et dispensatores mysteriorum
Dei. Scilicet ut diligentissiniè observent ea
omnia, quœ Ecclesia in Manuali observari ju-
bet; caeteros autem ritus, quos popularis aura
inconsultè usurpât , déclinent ; neque ipsi,
obtento quovis pietatis incentivo , quidquam
novi et insoliti tenlare audeant. Absit verè ut in
tanto munere obeundo ab illa aurea Augustin!
sententia unquam recédant ' : « Non ergo
» asperè, quantum existimo, non duriter, non
» modoimperioso isla tolluntur ; magisdocendo
M quàm jubendo , magis monendo quàm mi-
» nando. Sic enim agendum est cum multitu-
» dine : scverilas antem exercenda est in peccata
» paucorum. Et si quid minamur, cum dolore
» fiât , de Scripturis comminando vindictam
» fuiuram, ne nos ipsi in nostra potestate, sed
» Deus in nostro sermone timeatur. Ita priùs
» monebuntur spirituales , vei spiritualibus
» pro\imi , quorum auctoritate , et lenissimis
» quidem , sed instanlissimis admonilionibus,
» cjetera multiludo frangatur. »
Datum Cameraci, die ^20 Augusti, anno Do-
mini 1707.
Fr. Ar. D. Cameracensis.
* Epist. Liv , ad Jamiar. n. 6 : p. 126,
> Eji. xxii, ad Au)tl. II. 5 : p. 28.
— «flO»^
FENELON. TOME VI.
1»
OEUVRES DE FÉNELON.
QUATRIÈME CLASSE.
OUVRAGES DE LITTÉHATUnE.
■^t4t'H**4t4t44trff.Httftt4*t*tttfSti.tttt.tHttt*HSttttt44St*.tt'tt.tS.tttt.t4tltt*4*t.t4tt-tHt<tMt.tr4H^tfitf^triri-tHt*t-*irtH
RECUEIL DE FABLES
COMPOSÉES POUR L'ÉDUCATION DE Mgr LE DUC DE BOURGOGNE.
I.
HISTOIRE D'UNE VIEILLE REINE ET D'LNE JEUNE
PAYSANNE.
Il éloil une fois une reine si vieille, si vieille,
qu'elle n'avoit plus ni dents ni clieveux : sa
tête branloit comme les feuilles que le vent
remue \ elle ne voyoit croutte, même avec ses
lunettes; le bout de son nez et celui de son
menton se touchoient ; elle étoit rapetissée de
la moitié, et toute en un peloton, avec le dos
si courbé, qu'on auroit cru qu'elle avoit tou-
jours été contrefaite. Une fée, qui avoit assisté
à sa naissance , l'aborda , et lui dit ; Voulez-
vous rajeunir? Volontiers, répondit la Heine :
je donnerois tous mes joyaux pour n'avoir que
vingt ans. 11 faut donc, continua la fée, donner
votre vieillesse à quelque autre dont vous pren-
drez la jeunesse et la santé. A qui donnerons-
nous vos cent ans ? La Heine fit cbercher par-
tout quelqu'un qui voulût être vieux pour la
rajeunir. 11 vint beaucoup de gueux qui vou-
loient vieillir pour être riclies : mais quand ils
avoient vu la Heine tousser . cracher . râler ,
vivre de bouillie, être sale, hideuse, pu;mte,
souffrante et radoter un peu , ils ne vouloient
plus se charger de ses années ; ils aimoient
mieux mendier et porter des haillons. Il venoit
aussi des ambitieux , à qui elle promettoit de
grands rangs et de grands honneurs. Mais que
faii'ê de ces rang^V disoient-ils après l'avoir
vue : nous n'oserions nous montrer étant si
dégoùtans et si horribles. Mais enfin il se pré-
senta une jeune fille de village, belle comme le
jour, qui demanda la couronne pour prix de sa
jeunesse ; elle seuoinmoit Péronnelle. La Reine
s'en fâcha d'abord : mais que faire? à quoi
sert-il de se fâcher ? elle vouloit rajeunir. Par-
tageons, dit-elle à Péronnelle, mon royaume ;
vous en aurez une moitié, et moi l'autre : c'est
bien assez pour vous cjui êtes une petite pay-
sanne. Non, répondit la fille, ce n'est pas assez
pour moi : je veux tout. Laissez-moi mon ba-
volet, avec mon teint fleuri ; je vous laisserai
vos cent ans avec vos rides et la mort qui vous
talonne. Mais aussi , répondit la Heine, que
fcrois-je, si je n'avois plus de royaume? Vous
ririez, vous danseriez, vous chanteriez comme
moi, lui dit cette fille. En parlant ainsi, elle se
mit à rire , à danser et à chanter. La Reine,
qui étoit bien loin d'en faire autant, lui dit :
Que feriez-vous en ma place ? vous n'êtes point
accoutumée à la vieillesse. Je ne sais pas, dit la
paysanne , ce que je ferois : mais je voudrois
bien l'essayer ; car j'ai toujours ouï dire qu'il
196
FABLES.
est beau d'être reine. Pendant qu'elles étoient
en marché, la fée survint, qui dit à la paysanne :
Voulez-vous faire voire apprentissage de vieille
reine, pour savoir si ce métier vous accommo-
dera ? Pourquoi non ? dit la tille. A l'instant
les rides couvrent son front ; res cheveux blan-
chissent ; elle devient grondeuse et rechignée ;
sa tête branle et toutes ses dents aussi ; elle a
déjà cent ans. La foe ouvre une petite boite, et
en tire une foule d'ofliciers et de courtisans
richement vêtus, qui croissent à mesure qu'ils
en soclent, et qui rendent raille respects à la
nouvelle reine. On lui sert un grand festin :
mais elle est dégoûtée , et ne sauroit mâcher ;
elle est honteuse et étonnée ; elle ne sait ni que
dire ni que faire ; elle tousse à crever ; elle
crache sur son menton ; elle a au nez une rou-
pie gluante qu'elle essuie avec sa manche ; elle
se regarde au miroir, et se trouve plus laide
qu'une guenuche. Cependant la véritable reine
étoit dans un coin, qui rioit et qui commeuçoit
à devenir jolie ; ses cheveux revenoient et ses
dents aussi ; elle reprenoit un bon teint frais et
vermeil ; elle se redressoit avec mille petites
façons : mais elle étoit crasseuse, court vêtue,
et faite connue un petit torchon qui a traîné
dans les cendres. Elle n'étoit pas accoutumée à
cet équipage ; et les gardes , la prenant pour
quelque servante de cuisine, \ouloieut la chas-
ser du palais. Alors Péronnelle lui dit : Vous
voilà bien embarrassée de n'être plus reine, et
moi encore davantage de l'être : tenez, voilà
votre couronne ; rendez-moi ma cotte grise.
L'échange fut aussitôt fait; et la Reine de re-
vieillir, et la paysanne de rajeunir. A peine le
changement fut fait, que toutes deux s'en repen-
tirent ; mais il n'étoit plus temps. La fée les
condanma à deuieurer chacuue dans sa condi-
tion. La Ueine pleuroit tous les jours. Dès
qu'elle avoit mal au bout du doigt, elle disoit :
Hélas ! si j'étois Péronnelle, à l'heure que je
parle, je serois logée dans une chaumière et je
vivrois de châtaignes ; niais je danserois sous
l'orme avec les bergers au son de la flûte. Que
me sert d'avoir un beau lit, où je ne fais que
souffrir, et tant de gens, qui ne peuvent me
soulager. Ce chagrin augmenta ses maux ; les
médecins, qui étoient sans cesse douze autour
d'elle, les augmentèrent aussi. Enfin elle mou-
rut au bout de deux mois. Péronnelle taisoit
une danse ronde le long d'un clair ruisseau avec
ses compagnes, quand elle apprit la mort de la
Reine : alors elle reconnut qu'elle avoit été plus
heureuse que sage d'avoir perdu la royauté.
La fée leviul la voir, cl lui donna à choisir de
trois maris : l'un, vieux, chagrin, désagréable,
jaloux et cruel , mais riche, puissant et très-
grand seigneur, qui ne pourroit ni jour ni nuit
se passer de l'avoir auprès de lui ; l'autre, bien
fait, doux, commode, aimable et d'une grande
naissance, mais pauvre et malheureux en tout ;
le dernier, paysan comme elle, qui ne seroit ni
beau ni laid, qui ne l'aimeroit ni trop ni peu,
qui ne seroit ni riche ni pauvre. Elle ne savoit
lequel prendre ; car naturellement elle aimoit
fort les beaux habits, les équipages et les grands
honneurs. Mais la fée lui dit : Allez, vous êtes
une sotte. Voyez-vous ce paysan? voilà le mari
qu'il vous faut. Vous aimeriez trop le second ;
vous seriez trop aimée du premier ; tous deux
vous rendroient malheureuse : c'est bien assez
que le troisième ne vous batte point. Il vaut
mieux danser sur l'herbe ou sur la fougère que
dans un palais , et être Péronnelle au village,
qu une dame malheureuse dans le beau monde.
Pourvu que vous n'ayez aucun regret aux gran-
deurs, vous serez heureuse avec votre laboureur
toute votre vie.
IL
HISTOIRE DE LA REINE GISÈLE ET DE LA FÉE
CORYSANTE.
Il étoit une fois une reine nommée Gisèle ,
qui avait beaucoup d'esprit et un grand royau-
me. Son palais étoit tout de marbre; le toit étoit
d'argent ; tous les meubles qui sont ailleurs de
fer ou de cuivre , étoient couverts de diamans.
Cette reine étoit fée ; et elle n'avoit qu'à faire
des souhaits, aussitôt tout ce qu'elle vouloit ne
manquoit pas d'arriver. Il n'y avoit qu'un seul
point qui ne dépendoit pas d'elle; c'est qu'elle
avoit cent ans, et elle ne pouvoit se rajeunir.
Elle avoit été plus belle que le jour, et elle étoit
devenue si laide et si horrible , que les gens
mêmes qui venoient lui faire la cour cherchoient
en lui parlant des prétextes pour tourner la tête,
de peur de la regarder. Elle étoit toute cour-
bée . tremblante , boiteuse , ridée , crasseuse ,
chassieuse, toussant et crachant toute la jour-
née avec une saleté qui faisoit bondir le cœur.
Elle étoit borgne et presque aveugle ; ses yeux
de travers avoient une bordure d'écarlate : en-
fin elle avoit une barbe grise au menton. En cet
état, elle ne pouvoit se regarder elle-même, et
elle avoit fait casser tous les miroirs de son pa-
lais. Elle n'y pouvoit souiTrir aucune jeune per-
FABLES.
197
sonne d'une figure raisonnable. Elle ne se fai-
soit servir que par des gens borgnes, bossus,
boiteux et estropiés. Un jour on présenta à la
Reine une jeune tille de quinze ans, d'une mer-
veilleuse beauté, nommée Corysanfe. D'abord
elle se récria : Qu'on ôte cet objet de devant
mes yeux. Mais la mère de celte jeune fille lui
dit : Madame , ma fille est fée, et elle a le pou-
voir de vous donner en un moment toute sa jeu-
nesse et toute sa beauté. La Reine , détournant
ses yeux , répondit : Hé bien! que faut-il lui
donner en récompense? Tous vos trésors, et
votre couronne môme, lui répondit la mère.
C'est de quoi je ne me dépouillerai jamais , s'é-
cria la Reine; j'aime mieux mourir. Cette otl're
ayant été rebutée, la Reine tomba malade d'une
maladie qui la rendoit si puante et si infecte ,
que ses femmes n'osoient approcher d'elle pour
la servir , et que ses médecins jugèrent qu'elle
mourroit dans peu de jours. Dans cette extré-
mité , elle envoya chercher la jeune fille , et la
pria de prendre sa couronne et tous ses trésors,
})Our lui donner sa jeunesse avec sa beauté. La
jeune fille lui dit : Si je prends votre couronne
et vos trésors , en vous donnant ma beauté et
mon âge , je deviendrai tout-à-coup vieille et
difforme comme vous. Vous n'avez pas voulu
d'abord faire ce marché, et moi j'hésite à mon
tour pour savoir si je dois le faire. La Reine la
pressa beaucoup, et comme la jeune fille sans
expérience étoit fort ambitieuse , elle se laissa
toucher au plaisir d'être reine. Le marché fut
conclu. En un moment Gisèle se redressa , et
sa taille devint majestueuse ; son teint prit les
plus belles couleurs; ses yeux parurent vifs; la
fieur de la jeunesse se répandit sur son visage ;
elle charma toute l'assemblée. Mais il fallut
qu'elle se retirât dans un village, et sous une
cabane, étant couverte de haillons. Corysante ,
au contraire , perdit tous ses agrémens , et de-
vint hideuse. Elle demeura dans ce superbe pa-
lais , et commanda en reine. Dès qu'elle se vit
dans un miroir, elle soupira , et dit qu'on n'en
présentât jamais aucun devant elle. Elle chercha
à se consoler par ses trésors. Mais son or et ses
pierreries nel'empêchoient point de soulfrir tous
les maux de la vieillesse. Elle vouloit danser ,
comme elle étoit accoutumée à le faire avec ses
compagnes, dans des prés fleuris à l'ombre des
bocages; mais elle ne pouvoit plus se souleiur
qu'avec un bâton. Elle vouloit faire des festins;
maiselle étoit si languissante et si dégoûtée, que
les mets les plus délicieux lui faisoient mal au
cœur. Elle n'avoit mèmeaucunedent, etnepou-
voit se nourrir que d'un peu de bouillie. Elle
vouloit entendre des concerts de musique, mais
elle étoit sourde. Alors elle regretta sa jeunesse
et sa beauté, qu'elleavoit follement quittées pour
une couroime et pour des trésors dont elle ne
pouvoit se servir. De plus, elle qui avoit été
bergère, et qui étoil accoutumée à passer les
jours à chanter en conduisant ses moulons , elle
étoit à tout moment importunée des affaires dif-
ficiles quelle ne pouvoit |)oint régler. D'un
autre côté, Gisèle, accoutumée à régner, à pos-
séder tous les plus grands biens , avoit déjà ou-
blié les incommodités de la vieillesse ; elle étoit
inconsolable de se voir si pauvre. Quoi! disoit-
elle, serai-je toujours couverte de haillons? A
quoi me sert toute ma beauté sous cet habit cras-
seux et déchiré. A quoi me sert-il d'être belle ,
pour n'être vue que dans un village par des
gens si grossiers? On me méprise; je suis ré-
duite à servir et à conduire des bêtes. Hélas !
j'étois reine ; je suis bien malheureuse d'avoir
quitté UKi couronne et tant de trésors! 0 si je
jtouvois les ravoir ! 11 est vrai que je mourrois
bientôt; hé bien ! les autres reines ne meurent-
elles pas? rs'c faut- il pas avoir le courage de
souffrir et de mourir plutôt que de faire une
bassesse pour devenir jeune? Corysante sent
que Gisèle regrcttoit son premier état, et lui dit
qu'en qualité de fée elle pouvoit faire un second
échange. Chacune reprit sou premier état, Gi-
sèle redevint reine , mais vieille et horrible.
Corysante reprit ses charmes et la pauvreté de
bergère. Bientôt Gisèle accablée de maux s'en
repentit , et déplora son aveuglement. Mais Co-
rysante, qu'elle pressoit de changer encore, lui
répondit : J'ai maintenant éprouvé les deux con-
ditions : j'aime mieux être jeune, et manger
du pain noir, et chanter tous les jours en gar-
dant mes moutons , que d'être reine comme
vous dans le chacrrin et dans la douleur.
HL
HISTOIRE DINE JEUNE PRINCESSE.
Il y avoit une fois un roi et une reine , qui
n'avoient point d'enf'ans. Ils en eioient si fâchés,
si fâchés, que personne n'ajamais été plus fâché.
Enfin la Reine devint grosse, et accoucha d'une
iillc, la plus belle qu'on ait jamais vue. Les
fées vinrent à sa naissance ; mais elles dirent
toutes à la Reine que le mari de sa fille auroit
onze bouches , ou que, si elle ne se marioit
avant l'âu^e de vinsît-deux ans, elle devieudroit
198
FABLES.
crapaud. Celte prédictioD troubla la Reine. La
fille avoit à peine quinze ans, qu'il se présenta
un homme qui avoit les onze bouches et dix-
huit pieds de haut ; mais la princesse le trouva
si hideux, qu'elle n'en voulut jamais. Cepen-
dant l'âge fatal approcboit , et le Roi , qui ai-
moit mieux voir sa fille mariée à un monstre ,
que devenir crapaud, résolut de la donner à
l'homme à onze bouches. La Reine trouva l'al-
ternative fâcheuse. Comme tout se préparoit
pour les noces, la Reine se souvint d'une cer-
taine fée qui avoit été autrefois de ses amies ;
elle la fit venir , et lui demanda si elle ne pou-
voit les empêcher. Je ne le puis , madame , lui
répondit-elle, qu'eu chang»!ant voire lille en
linotte. Vous l'aurez dans votre chambre; elle
parlera toutes les nuits , et chaulera toujours.
La Reine y consentit. Aussitôt la princesse fut
couverte de plumes fines , et s'envola chez le
Roi; de là elle revint à la Reine, qui lui fit
mille caresses. Cependant le Roi fit chercher la
princesse; on ne la trouva point. Toute la Cour
étoit en deuil. La Reine faisoit semblant de s'af-
fliger comme les autres; mais elle avoit tou-
jours sa linotte ; elle s'entrelcnoit toutes les
nuils avec elle. Un jour le Roi lui demanda
comment elle avoil eu une linotte si spirituelle;
elle lui répondit que c'étoit une fée de ses amies
qui la lui avoit donnée. Deux mois se passèrent
tristement. Enfin le monstre, lassé d'attendre ,
dit au Roi qu'il le mangeroit avec toute sa cour,
si dans huit jours il ne lui donnoit la princesse ;
car il étoit ogre. Cela inquiéta la Reine , qui
découvrit tout au Roi. On envoya quérir la fée,
qui rendit à la princesse sa première forme.
Cependant il arriva un prince, qui, outre sa
bouche naturelle , en avoit une au bout de cha-
que doigt de la main. Le Roi auroit bien voulu
lui donner sa tille ; maisil craignoit le monstre.
Le prince , qui étoit devenu amoureux de la
princesse , résolut de se battre contre l'ogre.
Le Roi n'y consentit qu'avec beaucoup de peine.
On prit le jour : lorsqu'il fut arrivé, les cham-
pions s'avancèrent dans le lieu du combat. Tout
le monde faisoit des vœux pour le prince; mais,
à voir le géant si terrible, on trembloil de peur
pour le prince. Le monstre portoit une massue
de chêne, dont il déchargea un coup sur Aglaor :
car c'étoit ainsi que se nommoitle prince : mais
Aglaor, ayant évité le coup, lui coupa le jarret
de son épée. et l'ayant fait tomber, lui ôta la
vie. Tout le monde cria victoire ; et le prince
Aglaor épousa la princesse avec d'autant plus
de contentement, qu'il Tavoit délivrée d'un
rival aussi terrible qu'incommode.
lY
HISTOIRE DE FLORISE.
Une paysanne connoissoit dans son voisinage
une fée. Elle la pria de venir à une de ses cou-
ches, où elle eut une fille. La fée prit d'abord
l'enfant entre ses bras , et dit à la mère : Choi-
sissez ; elle sera , si vous voulez , belle comme
le jour , d'un esprit encore plus charmant que
sa beauté, et reine d'un grand royaume, mais
malheureuse ; ou bien elle sera laide et paysanne
comme vous , mais contente dtuis sa condition.
La paysanne choisit d'abord pour cet enfant la
beauté et l'esprit avec une couronne, au hasard
de quelque malheur. Voilà la pefite fille dont la
beauté connnence déjà à effacer toutes celles
qu'on avoit jamais vues. Son esprit étoit doux,
poli , insinuant ; elle apprenoit tout ce qu'on
vouloit lui apprendre, et le savoit bientôt mieux
que ceux qui le lui avoient appris. Elle dansoit
sur l'herbe, les jours de fête, avec plus de
grâce que toutes ses compagnes. Sa voix étoit
plus touchante qu'aucun instrument de musi-
que, et elle faisoit elle-même les chansons
qu'elle chantoit. D'abord elle ne savoit point
qu'elle étoit belle : mais, en jouant avec ses
compagnes sur le bord d'une claire fontaine,
elle se vit, elle remarqua combien elle étoit dif-
férente des autres , elle s'admira. Tout le pays,
qui accouroiten foule pour la voir, luitît encore
plus connoître ses charmes. Sa mère, quicomp-
toit sur les prédictions de la fée , la regardoit
déjà comme une reine, et la gàtoit par ses com-
plaisances. La jeune fille ne vouloit ni filer, ni
coudre, ni garderies moutons; elle s'amusoit
à cueillir des fleurs, à en parer sa tête, à chan-
ter , et à danser à l'ombre des bois. Le roi de
ce pays-là étoit fort puissant, et il n'avoit qu'un
fils nonmié Rosimond qu'il Aouloit marier. Il
ne put jamais se résoudre à entendre parler
d'aucune princesse des Etats voisins , parce
qu'une fée lui avoit assuré qu'il trouveroit une
paysanne plus belle et plus parfaite que toutes
les princesses du monde. Il prit la résolution de
faire assembler toutes les jeunes villageoises de
son royaume au-dessous de dix-huit ans, pour
choisir celle qui seroit la plus digne d'être choi-
sie. Un exclut d'abord une quantité innom-
brable de filles qui n'avoient qu'une médiocre
beauté, et on en sépara trente qui surpassoient
infiniment toutes les autres. Florise (c'est le
FABLES.
199
nom de notre jeune fille) n'eut pas de peine à
être mise dans ce nombre. On rangea ces trente
tilles au milieu d'une grande salle, dans une
espèce d'amphithéâtre , où le Roi et son fils les
pou voient regarder toutes à la fois. Florise parut
d'abord, au milieu de toutesles autres, ce qu'une
belle anémone paroitroit parmi des soucis , ou
ce qu'un oranger fleuri paroitroit au milieu des
buissons sauvages. Le Roi s'écria qu'elle méri-
toit sa couronne. Rosimond se crut heureux de
posséder Florise. On lui ôta ses habits du vil-
lage; on lui en donna qui étoient tout bordés
d'or. En un instant elle se vit couverte de perles
et de diamans. Un grand nombre de dames
étoient occupées à la servir. On nesongeoitqu'à
deviner ce qui pouvoit lui plaire , pour le lui
donner avant qu'elle eût la peine de le deman-
der. Elle étoit logée dans un magnifique appar-
tement du palais , quin'avoit, au lieu de tapis-
series, que de grandes glaces de miroir de toute
la hauteur des chambres et des cabinets , afin
qu'elle eût le plaisir de voir sa beauté multipliée
de tous côtés, et que le prince pfit l'admirer en
quelque endroit qu'il jetât les yeux. Rosimond
avoil quitté la chasse, le jeu, tous les exercices
du corps, pour être sans cesse auprès d'elle :
et comme le Roi son père étoit mort bientôt
après le mariage , c'éloit la sage Florise, deve-
nue Reine, dont les conseils décidoienl de toutes
les affaires de l'Etat. La Reine mère du nouveau
Roi, nommée Gronipote, fut jalouse de sa belle-
lille. Elle étoit artificieuse, maligne, cruelle.
La vieillesse avoit ajouté une afh'euse difl'or-
mité à sa laideur naturelle , et elle ressembloil
à une furie. La beauté de Florise la faisoit pa-
roîlre encore plus hideuse , et l'irriloit à tout
moment : elle ne pouvoit souffrir qu'une si
belle personne la défigurât. Elle craignoit aussi
son esprit , et elle s'abandonna à toutes les fu-
reurs de lenvie. Vous n'avez point de cœur ,
disoit-elle souvent à son fils , d'avoir voulu
épouser cette petite paysanne; et vous avez la
bassesse d'en faire votre idole : elle est fière
comme si elle étoit née dans la place où elle est.
Quand le Roi votre père voulut se marier, il
me préféra à toute autre, parce que j'étois la
fille d'un roi égal à lui. C'est ainsi que vous
devriez faire. Renvoyez cette petite bergère dans
son village , et songez à quelque jeune princesse
dont la naissance vous convienne. Rosimond
résisloit à sa mère : mais Gronipolc enleva un
jour un billet que Florise écrivoit au Roi, el le
donna à un jeune homme delà Cour, qu'elle
obligea d'aller poi'ter ce billet au Roi. comme
si Florise lui avoit témoigné toute l'amitié
qu'elle ne devoit avoir que pour le Roi seul.
Rosimond , aveuglé par sa jalousie et par les
conseils malins que lui donna sa mère , fît en-
fermer Florise pour toute sa vie dans Une haute
tour bâtie sur la pointe d'un rocher qui s'élevoit
dans la mer. Là, elle pleuroit nuit et jour , ne
sachant par quelle injustice le Roi, qui l'avoit
tant aimée, la traitoit si indignement. H ne lui
étoit permis de voir qu'une vieille femme à qui
Gronipote l'avoit confiée, et qui lui insulloit à
tout moment dans cette prison. Alors Florise se
ressouvint de son village , de sa cabane el de
tous ses plaisirs champêtres. Un jour , pendant
qu'elle étoit accablée de douleur, et qu'elle dé-
ploroit l'aveuglement de sa mère , qui avoit
mieux aimé qu'elle fût belle et reine malheu-
reuse , que bergère laide et contente dans son
état, la vieille qui la traitoit si mal vint lui dire
que le Roi envoyoit un bourreau pour lui cou-
per la tète, et qu'elle n'avoit plus qu'à se ré-
soudre à la mort. Florise répondit qu'elle étoit
prête à recevoir le coup. En effet, le bourreau
envoyé par les ordres du Roi, sur les conseils de
Gronipote, tenoit un grand coutelas pour l'exé-
cution . quand il parut une femme qui dit
qu'elle venoit de la part de cette reine pour dire
deux mots en secret à Florise avant sa mort. La
vieille la laissa parler à elle, parce que cette per-
sonne lui parut une des dames du palais; mais
c'étoit la fée qui avoit prédit les malheurs de
Florise à sa naissance, et qui avoit pris la figure
do cette dame de la Reine-mère. Elle parla à
Florise en particulier , en faisant retirer tout
le monde. Voulez-vous, lui dit-elle, renoncer
à la beauté qui vous a été si funeste? Voulez-
vous quitter le titre de reine, reprendre vos an-
ciens habits , et retourner dans votre village?
Florise fut ravie d'accepter cette offre. La fée
lui appliqua sur le visage un masque enchanté;
aussitôt les traits de son visage devinrent gros-
siers, et perdirent toute leur proportion; elle
devint aussi laide qu'elle avoit été belle et agréa-
ble. En cet état, elle n'étoitplusreconnoissable,
et elle passa sans peine au travers de tous ceux
qui étoient venus là pour être témoins de son
supplice. Elle suivit la fée, et repassa avec elle
dans son pays. On eut beau chercher Florise ,
on ne la put trouver en aucun endroit de la
tour. On alla en porter la nouvelle au Roi et à
Gronipote, qui la tirent encore chercher, mais
iiiulilement, par tout le royaume. La fée l'avoit
rendue a sa mère, qui ne l'eût pas connue dans
un si grand changement , si elle n'en eût été
avertie. Florise fut contente de vivre laide, pau-
\ re el inconnue dans son village, où elle gar-
200
FAPT.ES.
doit des moutons. Elle entendoit tons les jonrs
raconter ses aventures et déplorer ses malheurs.
On en avoit fait des chansons qui faisoient pleu-
r«ir tout le monde; elle prenoit plaisir à les
chanter souvent avec ses compagnes , et elle en
pleuroit comme les autres : mais elle se croyoit
heureuse en gardant sontrouj»eau, et ne voulut
jamais découvrira personne qui elleétoif.
HISTOIRE DU ROI ALFAROUTE ET DE CLARIPHILE.
Il y avoit un roi nommé Alfaroute, qui étoit
craint de tous ses voisins et aimé de tous ses
sujets. Il étoit sage, bon, juste, vaillant, habile;
rien ne lui manquoit. Une fée vint le trouver ,
et lui dire qu'il lui arriveroil bientôt de grands
malheurs, s'il ne se servoit pas de la bague
qu'elle lui mit au doigt. Quand il tournoit le
diamant de la bague en dedans de sa main , il
devenoit d'abord invisible ; et dès qu'il le re-
tournoit en dehors , il étoit visible comme au-
paravant. Celte bague lui fut très-commode, et
lui tit grand plaisir. Ouand il se délioit de quel-
qu'un de ses sujets , il alloit dans le cabinet de
cet homme, avec son diamant tournéen dedans;
il entendoit et il voyoit tous les secrets domes-
tiques sans être aperçu. S'il craignoit les des-
seins de quelque roi voisin de son royaume , il
s'en alloit jusque dans ses conseils les plus se-
crets , où il apprenoit tout sans être jamais dé-
couvert. Ainsi il prévenoit sans peine tout ce
qu'on vouloit faire contre lui; il détourna plu-
sieurs conjurations formées contre sa personne,
et déconcerta ses ennemis qui vouioient l'acca-
bler. Il ne fut pourtant pas content de sa bague,
et il demanda à la fée un moyeu de se transpor-
ter en un moment d'un pays dans un autre,
pour pouvoir faire un usage plus prompt et
plus commode de l'anneau qui le rendoit in-
visible. La fée lui répondit en soupirant : Vous
en demandez trop! craignez que ce dernier don
ne vous soit nuisible. 11 n'écouta rien, etiapressa
toujours de le lui accorder. Hé bien! dit-elle,
il faut donc, malgré moi , vous donner ce que
vous vous repentirez d'avoir. Alors elle lui
frotta les épaules d'une liqueur odoriférante.
Aussitôt il sentit de petites ailes qui naissoient
sur son dos. Ces petites ailes ne paroissoient
point sous ses habits : mais quand il avoit résolu
de voler, il n'avoit qu'à les toucher avec la
main; aussitôt elles devenoient si longues, qu'il
étoit en état de surpasser infiniment le vol ra-
pide d'un aigle. Dès qu'il ne vouloit plus voler,
il n'avoit qu'à retoucher ses ailes : d'abord
elles se rapetissoient . en sorte qu'on ne pou-
voit les apercevoir sous ses habits. Par ce
moyen , le Roi alloit partout en peu de rao-
mens: il savoil tout, et on ne pouvoit conce-
voir par où il devinoit tant de choses; car il
se renfermoit , et paroissoit demeurer presque
toute la journée dans son cabinet , sans que per-
sonne osât y entrer. Dès qu'il y étoit , il se ren-
doit invisible par sa bague, étendoit ses ailes en
lescouchant, et parcouroit des pays immenses.
Par là, il s'engagea dans de grandes guerres, où il
remporta toutes les victoires qu'il voulut : mais
comme il voyoit sanscesse les secretsdes hommes,
il les connut si méchans et si dissimulés , qu'il
n'osoit plus se fier à personne. Plus il devenoit
puissant et redoutable, moins il étoit aimé; et
il voyoit qu'il n'étoit aimé d'aucun de ceux
mêmes à qui il avoit fait les plus grands biens.
Pour se consoler, il résolut d'aller dans tous les
pays du monde chercher une femme parfaite
qu'il pût épouser, dont il pût être aimé, et par
laquelle il pût se rendre heureux. Il la chercha
long-temps; et comme il voyoit tout sans être vu.
il connoissoit les secrets les plus impénétrables.
Il alla dans toutes les cours : il trouva partout
des femmes dissimulées, qui vouioient être ai-
mées et qui s'aimoient trop elles-mêmes pour
aimer de bonne foi un mari. Il passa dans toutes
les maisons particulières: l'une avoit l'esprit
léger et inconstant ; l'autre étoit artificieuse,
l'autre hautaine, l'autre bizarre; presque toutes
fausses, vaines , et idolâtres de leur personne.
Il descendit jusqu'aux plus basses conditions ,
et il trouva enfin la fille d'un pauvre laboureur,
belle comme le jour, mais simple et ingénue
dans sa beauté, qu'elle comptoit pour rien , et
qui étoit en effet sa moindre qualité ; car elle
avoit un esprit et une vertu qui surpassoient
toutes les grâces de sa personne. Toute la jeu-
nesse de son voisinage s'empressoit pour la voir ;
et chaque jeune homme eût cru assurer le bon-
heur de sa vie en l'épousant. Le roi Alfaroute ne
put la voir sans en être passionné. 11 la deman-
da à son père, qui fut transporté de joie de voir
que sa fille seroit une grande reine. Clariphile
(c'étoit son nom) passa delà cabane de son père
dans un riche palais, où une cour nombreuse la
reçut. Elle n'en fut point éblouie ; elle conserva
sa simplicité, sa modestie , sa vertu, et elle
n'oublia point d'où elle étoit venue, lorsqu'elle
fut au comble des honneurs. Le Roi redoubla
sa tendresse pour elle, et crut enfin qu'il par-
fablef;.
201
viendroit à être heureux. Peu s'en falloil qu'il
ne le fût déjà, tant il commen<?nit à se fier
au bon cœur de la Reine. Il se rendoit à toute
heure invisible pour l'observer et pour la sur-
prendre , mais il ne découvroit rien en elle
qu'il ne trouvât digne d'être admiré. Il n'y avoit
plus qu'un reste de jalousie et de défiance qui
le troubloit encore un peu dans son amitié. La
fée, qui lui avoit prédit les suites funestes de
son dernier don, l'avertissoit souvent, et il en fut
importuné. 11 donna ordre qu'on ne la laissât
plus entrer dans le palais, et dit à la Reine qu'il
lui défendoit de la recevoir. La Reine promit ,
avec beaucoup de peine , d'obéir , parce qu'elle
aimoit fort cette bonne fée. Un jour la fée. vou-
lant instruire la Reine sur l'avenir , entra chez
elle sous la figure d'un officier, et déclara à la
Reine qui elle étoit. Aussitôt la Reine l'embrassa
tendrement. Le Roi , qui étoit alors invisible .
l'aperçut, et fut transporté de jalousie jusqu'à la
fureur. Il lira son épée. et en perça la Reine ,
qui tomba mourante entre ses bras. Dans ce
moment, la fée reprit sa véritable figure. Le
Roi la reconnut , et comprit l'innocence de la
Reine. Alors il voulut se tuer. La fée arrêta le
coup, et tâclia de le consoler. La Reine , en ex-
pirant, lui dit : Quoique je meure de votre
main , je meurs toute à vous. Altaroute déplora
son malheur d'avoir voulu , malgré la fée, un
don qui lui étoit si funeste. Il lui rendit la bague,
et la pria de lui ôfer ses ailes. Le reste de ses
jours se passa dans l'amertume et dans la dou-
leur. Il n'avoit point d'autre consolation que
d'aller pleurer sur le tombeau de Clariphile.
VI.
HISTOIRE DE ROSIMOND ET DE BRAMINTE.
Il étoit une fois un jeune homme [dus beau
que le jour, nommé Rosimond , et qui avoit
autant d'esprit et de vertu que son frère aîné
Braminte étoit mal fait , désagréable , brutal et
méchant. Leur mère , qui avoit horreur de son
fils aîné , n'avoit des yeux que pour voir le
cadet. L'aîné , jaloux , invente une calomnie
horrible pour perdre son frère : il dit à son
père que Rosimond alloit souvent chez un voi-
sin, qui étoit son ennemi. |tour lui rapporter
tout ce qui se passoit au logis . et pour lui
donner le moyen d'empoisonner son père. Le
père, fort emporté, battit cruellement son fils,
le mit en sang , puis il le tint trois jours en
prison , sans nourriture, et enfin le chassa de
sa maison , en le menaçant de le tuer, s'il re-
venoit jamais. La mère éf)0uvantée n'osa rien
dire; elle ne fit que gémir. L'enfant s'en alla
pleui-ant ; et ne s icliant où se retirer, il traversa
sur le soir uu grand bois : la nuit le surprit au
pied d'un rocher; il se mit à l'entrée d'une
caverne sur un tapis de mousse où couloit uu
clair ruisseau, et il s'y endormit de lassitude.
Au point du jour, en s'éveiilant, il vil une belle
femme, montée sur un cheval gris, avec une
housse en broderie d'or, qui paroisoit aller à la
chasse. N'avez-vous point vu passer un cerf et
des chiens? lui dit-elle. Il répondit que non.
Puis elle ajouta : Il me semble que vous êtes
affligé. Qu'avez-vous, lui dit-elle? Tenez, voilà
une bague qui vous rendra le plus heureux et
le plus puissant des hommes, pourvu que vous
n'en abusiez jamais. Quand vous tournerez le
diamant en dedans, vous serez d'abord invisible ;
dès que vous le tournerez en dehors , vous pa-
roîtrez à découvert. Quand vous mettrez l'an-
neau à votre doigt, vousparoîtrez le fils du Roi,
suivi de tout une cour magnifique : quand vous
le mettrez au quatrième doigt , vous paroîtrez
dans votre figure naturelle. Aussitôt le jeune
homme comprit que c'éloit une fée qui lui par-
loit. Après ces paroles, elle s'enfonça dans le
bois. Pour lui, il s'en retoura aussitôt chez son
père, avec impatience de faire l'essai de sa bague.
11 vil et entendit tout ce qu'il voulut sans être
découvert. Il ne tint qu'à lui de se venger de
son frère , sans s'exposer à aucun danger. Il
se montra seulement à sa mère , l'embrassa , et
lui dit toute sa merveilleuse aventuie. Ensuite,
mettant l'anneau enchanté à son petit doigt, il
parut tout-à-coup comme le prince , fils du Roi,
avec cent beaux chevaux , et un grand nombre
d'officiers richement vêtus. Son père fut bien
étonné de voir le fils du Roi dans sa petite
maison ; il étoit embarrassé , ne sachant quels
respects il devoit lui rendre. Alors Rosimond
lui demanda combien il avoit de fils. Deux ,
répondit le père. Je veux les voir: faites-les
venir tout-à-l'heure, lui dit Rosimond : je veux
les euimener tous deux à la Cour pour faire
leur fortune. Le père timide répondit en hési-
tant : Voilà l'aîné que je vous présente. Où est
donc le cadet? je le veux voir aussi, dit encore
Rosimond. Il n'est pas ici, dit le père. Jel'avois
châtié pour une faute , et il m'a quitté. Alors
Rosimond lui dit : Il falloil l'instruire, mais
non pas le chasser. Donnez-moi toujours l'aîné ;
qu'il me suive. Et vous, dit-il, parlant au père,
suivez deux gardes qui vous conduiront au lieu
202
FABLES.
que je leur marquerai. Aussitôt deux gardes
emmenèrent le père; et la fée dont nous avons
parlé l'ayant trouvé dans une forêt, elle le frappa
d'une verge d'or, et le fit entrer dans une
caverne sombre et profonde , où il demeura
enchanté. Demeurez-y, dit-elle , jusqu'à ce
que votre fils vienne vous en tirer. Cependant
le fils alla à la cour du Roi , dans un temps où
le jeune prince s'éloit embarqué pour aller faire
la guerre dans une île éloignée. Il avoit été
emporté par les vents sur des côtes inconnues ,
où , après un naufrage , il étoit captif chez un
peuple sauvage. Rosimond parut à la Cour,
comme s'il eût été le prince qu'on croyoit perdu,
et que tout le monde pleuroit. Il dit qu'il étoit
revenu par le secours de quelques marchands ,
sans lesquels il seroit péri. Il lit la joie publique.
Le Roi parut si transporté, qu'il ne pouvoit
parler; et il ne se lassoil point d'embrasser ce fils
qu'il avoit cru mort. La Reine fut encore plus
attendrie. On fit de grandes réjouissances dans
tout le royaume. L'n jour celui qui passoit pour
le prince, dit à son véritable frère : Braminte,
vous voyez que je vous ai tiré de votre village
pour faire votre fortune; mais je sais que vous
clés un menteur , et que vous avez , par vos
impostures, causé le malheur de votre frère
Rosimond : il est ici caché. Je veux que vous
parliez à lui, et qu'il vous reproche vos im-
postures. Braminte, tremblant , se jeta à ses
pieds , et lui avoua sa laute. N'importe, dit
Rosimond , je veux que vous parliez à votre
frère, et que vous lui demandiez pardon. Il sera
bien généreux s'il vous pardonne; il est dans
mon cabinet , où je vous le ferai voir tout-à-
l'heure. Cependant je m'en vais dans une cham-
bre voisine , pour vous laisser librement avec
lui. Braminte entra pnur obéii'dans le cabinet.
Aussitôt Rosimond changea son anneau, passa
dans cette chambre , et puis il entra par une
autre porte de derrière avec sa ligure naturelle
dans le cabinet où Braminte fut bien honteux
de le voir. Il lui demanda pardon, et lui promit
de réparer foutes ses fautes; Rosimond l'em-
brassa en pleurant, lui pardonna, et lui dit :
Je suis en pleine faveur auprès du priiice; il ne
tient qu'à moi de vous faire périr, ou de vous
tenir toute votre vie dans une prison : mais je
veux être aussi bon pour vous que vous avez été
méchant pour moi. Braminte , honteux et con-
fondu, lui répondit avec soumission, n'osaut
lever les yeux ni le nommer sou frère. Ensuite
Rosimond fit semblant de faire uu voyage en
secret pour aller épouser une princesse d'un
royaume voisin : mais, sous ce prétexte, il alla
voir sa mère , à laquelle il raconta tout ce qu'il
avait fait à la Cour , et lui donna , dans le be-
soin , quelque petit secours d'argent; car le Roi
lui laissoit prendre tout celui qu'il vouloit, mais
il n'en prenoit jamais beaucoup. Cependant il
s'éleva une furieuse guerre entre le Roi et un
autre roi voisin , qui étoit injuste et de mau-
vaise foi. Rosimond alla à la cour du Roi en-
nemi , entra, parle moyeu de son anneau, dans
tous les conseils secrets de ce prince, demeurant
toujours invisible. Il profita de tout ce qu'il ap-
prit des mesures des ennemis : il les prévint et
les déconcerta en tout; il commanda l'armée
contre eux ; il les défit entièrement dans une
grande bataille, et conclut bientôt avec eux une
paix glorieuse , à des conditions équitables. Le
Roi ne songeoit qu'à le marier avec une prin-
cesse héritière d'un royaume voisin, et plus
belle que les Grâces. Mais un jour, pendant
que Rosimond étoit à la chasse dans la même
forêt où il avoit autrefois trouvé la fée , elle se
présentai lui. Gardez-vous bien, lui dit-elle
d'une voix sévère, de vous marier comme si
vous étiez le prince; il ne faut tromper per-
sonne : il est juste que le prince pour qui l'on
vous prend, revienne succéder à son père. Allez
le chercher dans une île où les vents que j'en-
verrai enfler les voiles de votre vaisseau vous
mèneront sans penie. Hàtez-vous de rendre ce
service à votre maître , contre ce qui pourroit
flatter votre ambition , et songez à rentrer en
homme de bien dans votre condition naturelle.
Si vous ne le faites , vous serez injuste et mal-
heureux; je vous abandonnerai à vos anciens
malheurs. Rosimond profita sans peine d'un si
sage conseil. Sous prétexte dune négociation
secrète dans un Etat voisin, il s'embarqua sur
un vaisseau, et les vents le menèrent d'abord
dans l'île où la fée lui avoit dit qu'étoit le vrai
fils du Roi. Ce prince étoit captif chez un peu-
ple sauvage, où on lui faisoit garder des trou-
peaux. Rosimond, invisible, l'alla enlever dans
les pâturages où il conduisoil son troupeau; et
le couvrant de son propre manteau , qui étoit
invisible comme lui , il le délivra des mains de
ces peuples cruels : ils s'embarquèrent. D'au-
tres vents , obéissant à la fée , les ramenèrent ;
ils arrivèrent ensemble dans la chambre du Roi.
Rosimond se présenta à lui , et lui dit : Vous
m'avez cru votre fils , je ne le suis pas : mais
je vous le rends; tenez, le voilà lui-même. Le
Roi, bien étonné, s'adressa à son fils, et lui
dit : X'est-ce pas vous , mou fils . qui avez
vaincu mes ennemis, et qui avez fait glorieuse-
ment la paix'? ou bien est-il vrai que vous avez
FABLES.
203
fait un naufrage , que vous avez été captif, et
que Rosimond vous a délivré? Oui , mon père,
répondit-il. C'est lui-tjui est venu dans le pays
où j'étois captif. 11 m'a enlevé ; je lui dois la
liberté , et le plaisir de vous revoir. C'est lui ,
et non pas moi , à qui vous devez la victoire.
Le Roi ne pouvoit croire ce qu'on lui disoit :
mais Rosimond , changeant sa bague , se mon-
tra au Roi sous la ligure du prince; et le Roi
épouvanté vit, à la fois, deux hommes qui lui
parurent tous deux ensemble son même fils.
Alors il offrit;, pour tant de services , des som-
mes immenses à Rosimond , qui les refusa ; il
demanda seulement au Roi la grâce de con-
server à son frère Braminle une charge qu'il
avoit à la Cour. Pour lui, il craignit l'incons-
tance de la fortune , l'envie des hommes, et sa
propre fragilité : il \oulut se retirer dans son
village avec sa mère, où il se mit à cultiver la
terre. La fée , qu'il revit encore dans les bois ,
lui montra la caverne où son père étoit , et lui
dit les paroles qu'il falloit prononcer pour le
délivrer ; il prononça avec une très-sensible
joie ces paroles; il délivra son père, qu'il avoit
depuis long-temps impatience de délivrer , et
lui donna de quoi passer doucement sa vieil-
lesse. Rosimond fut ainsi le bienfaiteur de toute
sa famille, et il eut le plaisir de faire du bien
à tous ceux qui avoient voulu lui faire du
mal. Après avoir fait les plus grandes choses
pour la Cour , il ne voulut d'elle que la liberté
de vivre loin de sa corruption. Pour comble de
sagesse, il craignit que son anneau ne le tentât
de sortir de sa solitude, et ne le rengageât dans
les grandes affaires ; il retourna dans le bois où
la fée lui avoit apparu si favorablement. Il al-
loit tous les jours auprès de la caverne où il avoit
eu le bonheur delà voir autrefois; et c'étoit
dans l'espérance de l'y revoir. Enfin , elle s'y
présenta encore à lui , et il lui rendit l'anneau
enchanté. Je vous rends, lui dit-il, un don d'un
si grand prix, mais si dangereux, et duquel il
est si facile d'abuser. Je ne me croirai en sûreté
que quand je n'aurai plus de quoi sortir de ma
solitude avec tant de moyens de contenter tou-
tes mes passions.
Pendant que Rosimond rendoit cette bague ,
Braminte, dont le méchant naturel n'étoit point
corrigé , s'abandonnoit à toutes ses passions, et
voulut engager lejeune prince, qui étoit devenu
roi , à traiter indignement Rosimond. La fée
dit à Rosimond : Votre frère , toujours impos-
teur, a voulu vous rendre suspect au nouveau
roi, et vous perdre : il mérite d'èlre puni, et
il faut qu'il périsse. Je m'en vais lui donner
cette bague que vous me rendez. Rosimond
pleura le malheur de son frère; puis il dit à la
fée : Comment prétendez-vous le punir par un
si merveilleux présent? lien abusera pour per-
sécuter tous les gens de bien, et pour avoir une
puissance sans bornes. Les mêmes choses , ré-
pondit la fée, sont un remède salutaire aux uns,
et un poison mortel aux autres. La prospérité
est la source de tous les maux pour les mé-
chans. Quand on veut punir un scélérat , il n'y
a qu'à le rendre bien puissant pour le faire pé-
rir bientôt. Elle alla ensuite au palais; elle se
montra à Braminte sous la figure d'une vieille
femme couverte de haillons ; elle lui dit : J'ai
tiré des mains de votre frère la bague que je
lui avois prêtée, et avec laquelle il s'étoit acquis
tant de gloire : recevez-la de moi , et pensez
bien à l'usage que vous en ferez. Braminte ré-
pondit en riant : Je ne ferai pas comme mon
frère , qui fut assez insensé pour aller chercher
le prince , au lieu de régner en sa place. Bra-
minte, avec cette bague, ne songea qu'à dé-
couvrir le secret de toutes les familles, qu'à
commettre des trahisons , des meurtres et des
infamies , qu'à écouler les conseils du Roi, qu'à
enlever les richesses des parficuliers. Ses crimes
invisibles étonnèrent tout le monde. Le Roi ,
voyant tant de secrets découverts , ne savoit à
quoi attribuer cet inconvénient; mais la pros-
périté sans bornes et l'insolence de Braminte
lui firent soupçonner qu'il avoit l'anneau en-
chanté de son frère. Pour le découvrir il se ser-
vit d'un étranger d'une nation ennemie, à qui
il donna une grande somme. Cet homme vint
la nuit oifrir à Braminle , de la part du Roi en-
nemi , des biens et des hoimeurs immenses, s'il
vouloit lui fiiire savoir par des espions tout ce
qu'il ])ourroit apprendre des secrets de son Roi.
Braminte promit tout , alla même dans un
lieu où on lui donna une somme très-grande
pour commencer sa récompense. Il se vanta
d'avoir un anneau qui le rendoit invisible. Le
lendemain , le Woi l'envoya chercher , et le fit
d'abord saisir. On lui ôta l'anneau, et on trouva
sur lui plusieurs papiers qui prouvoient ses cri-
mes. Rosimond revint à la Cour pour demander
la grâce de son frère, qui lui fut refusée. On
fit mourir Braminte : et l'anneau lui fut plus
funeste qu'il n'avoit été utile à son frère.
Le Roi, pour consoler Rosimond de la puni-
tion de Braminte, lui rendit l'anneau , connue
un trésor d'un i)rix infini. Rosimond affiigé
n'en jugea pas de même : û retourna chercher
la fée dans les bois. Tenez , lui dit-il, votre an-
neau. L'expérience de mon frère m'a fait com-
204
FABLES,
prendre ce que je n'avois pas bien rompris d'a-
bord quand vous me le dîtes. Gardez cet in-
strument fatal de la perte de mon frère. Hélas!
il seroit encore vivant ; il n'auroit pas accablé
de douleur et de honte la vieillesse de mon
prononce même quelques paroles. Tous prêtè-
rent l'oreille ; tous furent étonnés d'entendre
une voix, et de ne voir pei-sonne. Ils se disoient
les uns aux autres : Est-ce un songe ou une vé-
rité? N'avez-vous pas cru entendre parler quel-
père et de ma mère; il seroit peut-être sage et qu'un? Callimaque, ravi d'avoir fait cette ex-
lieureux, s'il n'avoit jamais eu de quoi conten- périence , quitte ces esclaves et s'approche du
ter ses désirs. 0 qu'il est dangereux de pou- Roi. Il est déjà tout auprès de lui sans être dé-
voir plus que les autres hommes! Reprenez couvert; il monte avec lui sur son char, qui
votre anneau : malheur à ceux à qui vous le étoit tout d'argent, orné d'une merveilleuse
donnerez ! L'unique grâceque je vous demande, sculpture. La Reine étoit auprès de lui , et ils
c'est de ne le donner jamais à aucune des per- parloient ensemble des plus grands secrets de
sonnes pour qui je m mteresse.
VIL
L'ANNEAU DE GYGÉS.
Pendant le règne du fameux Crésus, il v
avoit en Lydie un jeune homme bien fait, plein
d'esprit, très vertueux, nommé Callimaque, de
la race des anciens rois , et devenu si pauvre ,
qu'il fut réduit à se faire berger. Se promenant
nn jour sur des montagnes écartées où il revoit
sur ses malheurs en menant son troupeau , il
s'assit au pied d'un arbre pour se délasser. Il
aperçut auprès de lui une ouverture étroite
dans un rocher. La curiosité l'engage à y en-
trer. Il trouve une caverne large et profonde.
l>"abord il ne voit goutte ; enfin ses yeux s'ac-
coutument à 1 obscurité. II entrevoit dans une
lueur sombre une urne d'or , sur laquelle ces
mots étoient gravés : « Ici tu trouveras l'anneau
» deGygès. 0 mortel, qui que tu sois, à qui les
» dieux destinent un si grand bien , montre-
» leur que tu n'es pas ingrat , et garde-toi
» d'envier jamais le bonheur d'aucun autre
)> homme. »
Callimaque ouvre l'urne , trouve l'anneau ,
le prend , et, dans le transport de sa joie, il
laissa l'urne, quoiqu'il fût très-pauvre et qu'elle
lût d'un grand prix. Il sort de la caverne, et se
hâte d'éprouver l'anneau enchanté , dont il
avoit si souvent entendu parler depuis son en-
fance. II voit de loin le roi Crésus qui passoit
pour aller de Sardes dans une maison déli-
cieuse sur les bords du Pactole. D'abord il s'ap-
proche de quelques esckves qui niarchoient de-
vant, et qui portoient des parfums pour les ré-
pandre sur les chemins où le Roi devoit passer.
Il se mêle parmi eux après avoir tourné son
anneau en dedans , et personne ne l'aperçoit.
Il fait du bruit tout exprès en marchant : il
l'Etat, que Crésus ne confioit qu'à la Reine
seule. Callimaque les entendit pendant tout le
chemin.
On arrive dans cette maison dont tous les
murs étoient de jaspe; le toit étoit de cuivre fin
et brillant comme l'or : les lits étoient d'argent,
et tout le reste des meubles de même : tout
étoit orné de diamans et de pierres précieuses,
Tout le palais étoit sans cesse rempli des plus
doux parfums ; et pour les rendre plus agréa-
ble , on en répandoit de nouveaux à chaque
heure du jour. Tout ce qui servoit à la personne
du Roi étoit d'or. Quand il se promenoit dans
ses jardins, les jardiniers avoient l'art de faire
naître les plus belles fleurs sous ses pas. Sou-
vent on changeoit, pour lui donner une agréa-
ble surprise , la décoration des jardins , comme
on change une décoration de scène. On trans-
portoitpromptenient. par de grandes machines,
les arbres avec leurs racines, et on en apportoit
d'autres tout entiers ; en sorte que chaque ma-
tin le Roi, en se levant, apercevoit ses jardins
entièrement renouvelés. Un jour c'étoient des
grenadiers, des oliviers, des myrtes, des oran-
gers et une forêt de citronniers. Un autre jour
paroissoit tout-à-coup un désert sablonneux
avec des pins sauvages , de grands chênes , de
vieux sapins qui paroissoient aussi vieux que
la terre. Un autre jour on voyoit des gazons
fleuris, des prés d'une herbe fine et naissante,
tout éraaillés de violettes , au travers desquels
couloient impétueusement de petits ruisseaux.
Sur les rives étoient plantés de jeunes saules
d'une tendre verdure, de hauts peupliers qui
monloient jusqu'aux nues; des ormes touffus et
des tilleuls odoriférans, plantés sans ordre, fai-
soient une agréable irrégularité. Puis tout-à-
coup, le lendemain , tous ces petits canaux dis-
paroissoient ; on ne voyoit plus qu'un canal de
rivière, d'une eau pure et transparente. Ce
fleuve étoit le Pactole dont les eaux couloient
sur un sable doré. On voyoit sur ce fleuve
des vaisseaux avec des rameurs vêtus des plus
FABLES.
20Î
riches étoffes couvertes d'une broderie d'or.
Les bancs des rameurs étoient d'ivoire; les ra-
mes, d'ébène ; le bec des proues, d'argent; tous
les cordages, do soie; les voiles, de pourpre ;
et le corps des vaisseaux, de bois odoriférans
comme le cèdre. Tous les cordages étoient or-
nés de festons ; tous les matelots étoient cou-
ronnés de fleurs. Il couloit quelquefois, dans
l'endroit des jardins qui étoit sous les fenêtres
de Crésus, un ruisseau d'essence, dont l'odeur
exquise s'exbaloit dans tout le palais. Crésus
avoit des lions, des tigres et des léopards , aux-
quels on avoit limé les dents et les griffes, qui
étoient attelés à de petits chars d'écaillés de tor-
tue garnis d'argent. Ces animaux féroces étoient
conduits par un frein d'or et par des rênes de
soie. Ils servoienf au Roi et à toute la Cour
pour se promener dans les vastes routes d'une
forêt qui conservoit sous ses rameaux impéné-
trables une éternelle nuit. Souvent on faisoit
aussi des courses avec ces chars le long du
fleuve dans une prairie unie comme un tapis
verd. Ces fiers animaux couroient si légère-
ment et avec tant de rapidité , qu'ils ne lais-
soient pas même sur l'herbe tendre la moindre
trace de leurs pas, ni des roues qu'ils traînoient
après eux. Chaque jour on inventoit de nou-
velles espèces de courses pour exercer la vi-
gueur et l'adresse des jeunes gens. Crésus, à
chaque nouveau jeu , attachoit quelque grand
prix pour le vainqueur. Aussi les jours cou-
loient dans les délices et parmi les plus agréa-
bles spectacles.
Callimaque résolut de surprendre tous les
Lydiens par le moyen de son anneau. Plu-
sieurs jeunes hommes de la plus haute nais-
SBnce a voient couru devant le Roi, qui étoit
descendu de son char dans la prairie pour les
voir courir. Dans le moment oii tous les pré-
tendans eurent achevé leur course, et que Cré-
sus examinoit à qui le prix devoit appartenir,
Callimaque se met dans le char du Roi. Il de-
meure invincible : il pousse les lions, le char
vole. On eût cru que c'étoit celui d'Achille,
traîné par des coursiers immortels ; ou celui de
Phébus même, lorsque après avoir parcouru la
voûte immense des cieux il précipite ses ciie-
vaux enflannnésdans le sein des ondes. D'abord
on crut que les lions , s'étant échappés, s'cn-
fuyoient au hasard : mais bientôt on reconnut
qu'ils étoient guidés par beaucoup d'art, et que
cette course surpasseroit toutes les antres. Ce-
pendant le char paraissoit vide, et tout le monde
demeuroit immobile d'étonnement. Enfin la
course est achevée, et le prix remporté, sans
qu'on puisse comprendre par qui. Les uns
croient que c'est une divinité qui se joue des
hommes : les autres assurent que c'est un homme
nommé Orodes, venu de Perse, qui avoit l'art
des enchanlemens, qui évoquoit les ombres des
enfers, qui tenoit dans ses mains toute la puis-
sance d'Hécate, qui envoyoit à son gré la Dis-
corde et les Furies dans l'ame de ses ennemis,
qui faisoit enlendrela nuit les hurlemens de Cer-
bère et les gémissemens profonds de l'Erèbe,
enfin qui pouvoit éclipser la lune et la faire
descendre du ciel sur la terre. Crésus crut
qu'Orodes avoit mené le char; il le fit appeler.
On le trouva qui lenoit dans son sein des ser-
pens entortillés , et qui , prononçant entre ses
dents des paroles inconnues et mystérieuses ,
conjuroit les divinités infernales. Il n'en fallut
pas davantage pour persuader qu'il étoit le
vainqueur invisible de cette course. Il assura
que non ; mais le Roi ne put le croire. Callima-
que étoit ennemi d'Orodes, parce que celui-ci
avoit prédit à Crésus que ce jeune homme lui
causeroitun jour de grands embarras, et seroit
la cause de la ruine entière de son royaume.
Cette prédiction avoit obligé Crésus à tenir
Callimaque loin du monde dans un désert, et
réduit à une grande pauvreté. Callimaque sen-
tit le plaisir de la vengeance, et fut bien aise de
voir l'embarras de son ennemi. Crésus pressa
OrodeS; et ne put pas l'obligera dire qu'il avoit
couru pour le prix. Mais connue le Roi le me-
naça de le punir, ses amis lui conseillèrent d'a-
vouer la chose et de s'en faire honneur. Alors
il passa d'une extrémité à l'autre; la vanité l'a-
veugla. I! se vanta d'avoir fait ce coup merveil-
leux par la vertu de ses enchantemens. Mais ,
dans le moment où on lui parloit , on fut bien
surpris de voir le même char recommencer la
même course. Puis le Roi entendit une voix
qui lui disoit à l'oreille : Orodes se moque de
toi ; il se vante de ce qu'il n'a pas fait. Le Roi,
irrité contre Orodes, le fit aussitôt charger de
fers et jeter dans une profonde prison.
Callimaque, ayant senti le plaisir de conten-
ter ses passions par le secours de son anneau,
perdit peu à peu les senlimens de modération et
de vertu qu'il avoit eus dans sa solitude et dans
ses malheurs. Il fut môme tenté d'entrer dans
la chambre du Roi , et de le tuer dans son lit.
Maison ne passe point tout d'un coup aux plus
grands crimes : il eut horreur d'une action si
noire, et ne put endurcir son cœur pour l'exé-
cuter. Mais il partit pour s'en aller en Perse
trouver Cyrus : il lui dit les secrets de Crésus
qu'il avoit eulcndus et le dessein des Lydiens de
206
FABLES.
faire une ligue contre les Perses avec les colonies
grecques de toute la côte de l'Asie mineure : en
même temps il lui expliqua les préparatifs de
Crésus et les moyens de le prévenir. Aussitôt
Cyrus part de dessus les bords du Tygre. où
il étoil campé avec une armée innombrable, et
vient jusqu'au fleuve Halys, oii Crésus se pré-
présenta à lui avec des troupes plus magnifi-
ques que courageuses. Les Lydiens vivoient trop
délicieusement pour ne craindre point la mort.
Leurs habits étoient brodés d'or j et semblables
à ceux des femmes les plus vaines ; leurs ar-
mes étoient toutes dorées ; ils étoient suivis d'un
nombre prodigieux de chariots superbes ;
l'or, l'argent, les pierres précieuses, éclatoient
partout dans leurs tentes, dans leurs vases, dans
leurs meubles , et jusque sur leurs esclaves. Le
faste et la mollesse de cette armée ne dévoient
faire attendre qu'imprudence e( lâcheté, quoi-
que les Lydiens fussent en beaucoup ])lus grand
nombre que les Perses. Ceux-ci. au coniraire,
ne moutroient que pauvreté et courage . ils
étoient légèrement vêtus ; ils vivoient de peu,
se nourrissoient de racines el de légumes, ne
buvoient que de l'eau, dormoient sur la terre,
exposés aux injures de l'air, exerçoient sans
cesse leurs corjjs pour les endurcir au travail :
ils n'avoient pour tout ornement que le 1er ;
leurs troupes étoient toutes hérissées de piques,
de dards et d'épées : aussi n'avoient-ils que du
mépris pour des ennemis noyés dans les délices.
A peine la bataille mcrita-t-elle le nom d'im
combat. Les Lydiens ne purent soutenir le pre-
mier choc : ils se renvei'scnt les uns sur les
autres; les Perses ne fout que tuer ; ils nagent
dans le sang. Crésus s'enfuit jusqu'à Sardes.
Cyrus i'y poursuit sans perdre uu moment. Le
voilà assiégé dans sa ville caj)itale. Il succombe
après uu long siège ; il est pris , on le rnène au
supplice. En cette extrémité, il prononce le nom
de Solon. Cyrus veut savoir ce qu'il dit. 11 ap-
prend que Crésus déplore son malheur de n'a-
voir pas cru ce Grec qui lui avoit donné de si
sages conseils. Cyrus, touché de ces paroles ,
donne la vie à Crésus.
Alors Calliniaque commença à se dégoiiter
de sa fortune. Cyrus l'avoit mis au rang de ses
satrapes, et lui avoit donné d'assez grandes
richesses. Ln autre en eût été content : mais le
Lydien, avec son anneau , se sent()it en état de
monter plus haut. Il ne pouvoit souffrir de se
voir borné à une condition où il avoit tant
d'égaux et un maître. Il ne pouvoit se résoudre
à tuer Cyrus, qui lui avoit fait tant de bien. Il
avoit môme quelquefois du regret d'avoir ren-
versé Crésus de son trône. Lorsqu'il l'avoit vu
conduit au supplice, il avoit été saisi de dou-
leur. Il ne pouvoit plus demeurer dans un pays
oii il avoit causé tant de maux , el où il ne pou-
voit rassasier son ambition. Il part; il cherche
un pays inconnu : il traverse des terres immen-
ses , éprouve partout l'effet magique et mer-
veilleux de son anneau, élève à son gré et ren-
verse les rois et les royaumes , amasse de gran-
des richesses, parvient au faîte des honneurs,
et se trouve cependant toujours dévoré de dé-
sirs. Son talisman lui procure tout , excepté la
paix et le bonlieur. C'est qu'on ne les trouve
que dans soi-même , qu'ils sont indépendans de
tous ces avantages extérieurs auxquels nous
mettons tant de prix, et que. quand dans l'opu-
lence et la grandeur on perd la simplicité, l'in-
nocence et la modération , alors le cœur et la
conscience, qui sont les vrais sièges du bonheur,
deviennent la proie du trouble, de l'inquiétude,
de la honte et du remords.
VIÏI.
VOYAGE DANS L1LE DES PLAISIRS.
Après avoir long-temps vogué sur la mer
Pacifique , nous aperçûmes de loin une île de
sucre avec des montagnes de compote , des ro-
chers de sucre candi et de caramel . et des riviè-
res de sirop qui couloienl dans la campagne.
Les habitans, qui étoient fort friands, léchoient
tous les chemins, et suçoient leurs doigts après
les avoir trempés dans les tleuves. Il y avoit aussi
des forêts de réglisse , et de grands arbres d'où
tond)oient des gaufres que le vent emportoit
dans la bouche des voyageurs, si peu qu'elle fût
ouverte. Comme tant de douceurs nous paru-
rent fades, nous voulûmes passer en quelque
autre pays où l'on pût trouver des mets d'un
goût plus relevé. On nous assura qu'il y avoit,
à dix lieues de là, une autre île où il y avoit des
mines de jambons, de saucisses et de ragoûts
poivrés. On les creusoit comme on creuse les
mines d'or dans le Pérou. On y trouvoit aussi
des ruisseaux de sauces à l'ognon. Les murailles
des maisons sont de croûtes de pâté. Il y pleut
du vin couvert quand le temps est chargé; et,
dans les plus beaux jours, la rosée du matin est
toujours de vin blanc, semblable au vin grec
ou à celui de Saint-Laurent. Pour passer dans
cette île , nous fîmes mettre sur le port de celle
d'où nous voulions partir, douze hommes d'une
FABLES.
207
grosseur prodigieuse, et qu'on avoit endormis :
ils souffloient si fort en ronflant, qu'ils rempli-
rent nos voiles d'un vent favorable. A peine
fûmes-nous arrives dans l'autre île , que nous
trouvâmes sur le rivage des marchands qui ven-
doient de l'appétit; car on en manquoit souvent
parmi tant de ragoûts. Il y avoit aussi d'autres
gens qui veudoient le sommeil. Le prix en étoit
réglé tant par heure ; mais il y avoit des som-
meils plus chers les uns que les autres , à pro-
portion des songes qu'on vouloit avoir. Les plus
beaux songes étoient fort chers. J'en demandai
des plus agréables pour mon argent ; et comme
catesse et d'une propreté exquises. Le soir je fus
lassé d'avoir passé toute la journée à table
comme im cheval à son râtelier. Je pris la ré-
solution de faire tout le contraire le lendemain,
et de ne me nourrir que de bonnes odeurs. On
me donna à déjeûner de la fleur d'orange. A
dîner ce fut une nourriture plus forte : on me
servit des tubéreuses et puis des peaux d'Es-
pagne. Je n'eus que des jonquilles à collation.
Le soir, on me donna à souper de grandes cor-
beilles pleines de toutes les fleurs odoriférantes,
et on y ajouta des cassolettes de toutes sortes de
parfums. L;i nuit, j'eus une indigestion pour
j'étois las, j'allai d'abord me coucher. Mais à avoir trop senti tant d'odeurs nourrissantes. Le
peine fus-je dans mon lit que j'entendis un
grand bruit; j'eus peur, et je demandai du se-
cours. On me dit que cétoit la terre qui s'en-
tr'ouvroit. Je crus être perdu : mais on me ras-
sura en me disant qu'elle sentrouvroit ainsi
toutes les nuits à une certaine heure, pour
jour suivant, je jeûnai pour me délasser de la
fatigue des plaisirs de la table. On me dit qu'il
y avoit en ce pays-là une ville toute singulière,
et on me promit de m'y mener par une voiture
qui m'étoit inconnue. On me mit dans une
petite chaise de bois fort léger et toute garnie
vomir avec grand effort des ruisseaux bouillans de grandes plumes, el on attacha à cette chaise,
de chocolat moussé, et des liqueurs glacées de avec des cordes de soie, quatre grands oiseaux,
toutes les façons. Je me levai à la hâte pour en grands comme des autruches , qui avoient des
prendre, et elles étoient délicieuses. Ensuite je ailes proportionnées à leurs corps. Ces oiseaux
me recouchai, et, dans mon sommeil, je crus prirent d'abord leur vol. Je conduisis les rênes
voir que tout le monde étoit de cristal, que les du côté de l'orient qu'on m'avoit marqué. Je
hommes se nourrissoient de parfums quand il voyois à mes pieds les hautes montagnes, et
leur plaisoit, qu'ils ne pouvoient marcher qu'en nous volâmes si rapidement, que je perdois pres-
dausant ni parler qu'en chaulant, qu'ils avoient que l'haleine en fendant le vague de l'air. En
des ailes pour fendre les airs, et des nageoires une heure nous arrivâmes à cette ville si re-
pour passer les mers. >hiis ces hommes étoient nommée. Elle est toute de marbre, et elle est
comme des pierres à fusil : on ne pouvoit les grande trois fois comme Paris. Toute la ville
choquer qu'aussitôt ils ne prissent feu. Ils s'en- n'est qu'une seule maison. Il y a vingt-quatre
flammoient comme une mèche, et je ne pouvois grandes cours , dont chacune est grande comme
m'empècher de rire voyant combien ils étoient le plus grand palais du monde: et au milieu de
faciles à émouvoir. Je voulus demander à l'un ces vingt-quatre cours, il yen a une vingt-cin-
d'eux pourquoi il paroissoit si animé : il me ré- quième qui est six fois plus grande que chacune
pondit, en me montrant le i)oing , qu'il ne se des autres. Tous les logemens de cette maison
mettoit jamais en colère. sont égaux, car il n'y a point d'inégalité de
A peine fus-je éveillé , qu'il vint un mar- condition entre les habitans de cette ville. II n'y
chand d'appétit, me demandant de quoi je vou- a là ni domestiques ni petit peuple; chacun se
lois avoir faim, et si je voulois qu'il me vendît sert soi-même, personne n'est servi : il y a seu-
des relais d'estomacs pour manger toute la jour- lement des souhaits, qui sont de petits esprits
née. J'acceptai la condition. Pour mon argent , follets et voltigeans , qui donnent à chacun tout
il me donna douze petits sachets de taffetas que ce qu'il désire dans le moment même. En arri-
je mis sur moi, et qui dévoient me servir comme vaut , je reçus un de ces esprits qui s'attacha à
douze estomacs , pour digérer sans peine douze moi , et qui ne me laissa manquer de rien : à
grands repas en un jour. A peine eus-je pris les peine me donnoit-il le temps de désirer. Je
douze sachets , que je commençai à mourir de commençois même à être fatigué des nouveaux
faim. Je passai ma journée à faire douze festins désirs que celte liberté de me contenter excitoit
délicieux. Dès qu'un repas étoit fini , la faim sans cesse en moi; et je compris, par expérience,
me reprenoit , et je ne lui donnois pas le temps qu'il valoit mieux se passer des choses super-
de me presser. Mais comme j'avois une faim flues, que d'être sans cesse dans de nouveaux
avide, on remarqua que je ne mangeois pas désirs , sans pouvoir jamais s'arrêter à la jouis-
proprement : les gens du pays sont dune déli- sauce tranquille d'aucun plaisir. Les habitans
â08
FABLES.
de cette ville étoienl polis , doux ot obligeans.
Ils me reçurent comme si j'avois été l'un d'entre
eux. Dès que je voulois parler, ils devinoieut
ce que je voulois, et le faisoient sans attendre
que je m'expliquasse. Cela me surprit , et
j'aperçus qu'ils ne parloienl jamais entre eux ;
ils lisent dans les yeux les uns des autres tout ce
qu'Us pensent, comme on lit dans un livre;
quand ils veulent cacher leurs pensées, ils n'ont
qu'à fermer les yeux. Ils me menèrent dans une
salle où il y eut une musique de parfums. Us
assemblent les parfums comme nous assemblons
les sons. Un certain assemblage de parfums, les
uns plus forts, les autres plus doux, fait une
harmonie qui chatouille lodorat, comme nos
concerts tlattent l'oreille i)ar des sons tantôt
graves et lanlôt aigus. En ce pays-là, les fem-
mes gouvernent les hommes, elles jugent les
IX.
LA PATIENCE ET L'ÉDUCATION CORRIGENT BIEN
DES DÉFAUTS.
Une ourse avoit un petit ours qui venoit de
naître. Il étoit horriblement laid. On ne recon-
noissoil en lui aucune ligure d'animal : c'étoit
une masse informe et hideuse. L'ourse, toute
honteuse d'avoir un tel fils , va trouver sa voi-
sine la corneille , qui faisoit un grand bruit par
son caquet sous un arbre. Que ferai-je , lui dit-
elle, ma bonne conunère, de ce petit monstre?
j'ai envie de l'étrangler. Gardez-vous-en bien ,
procè^ elles enseignent les sciences et vont à la dit la causeuse : j'ai vu d'autres ourses dans le
guerre. Les hommes s'y fardent, s'y ajustent même embarras que vous. Allez : léchez dou-
depuis le matin jusqu'au soir; ils lilent , ils cernent votre tils ; il sera bientôt joli, mignon,
cousent ils travaillent à la broderie, et ils et propre à vous faire honneur. La mère crut
craignent d'être battus \>ar leurs fcnunes, quand facilement ce qu'on lui disoit en faveur de son
ils ne leur ont pas obéi. On dit que la chose se fils. Elle eut la patience de le lécher long-temps,
passoilautrement il y a un certain nombre d'an- Enfin il conmiença à devenir moins difforme,
nées : mais les honmies, servis par les souhaits, et elle alla remercier la corneille en ces termes :
sont devenus si lâches . si paresseux et si igno- Si vous n'eussiez modéré mon impatience, j'au-
rans. que les femmes fvu-ent honteuses de se rois cruellement déchiré mon fils, qui fait
laisser gouverner par eux. Elles s'assemblèrent maintenant tout le plaisir de ma vie.
pour réparer les maux de la république. Elles 0 que l'impatience empêche de biens et
firent des écoles publiques, où les personnes de cause de maux 1
leur sexe qui avoient le plus d'esprit se mirent
à étudier. Elles désarmèrent leurs maris, qui ne
demandoient pas mieux que de n'aller jauiais
aux coups. Elles les débarrassèrent de tous les
procès à juger, veillèrent à Tordre pubhc, éta-
blirent des lois , les firent observer, et sauvè-
rent la chose publique, dont l'inapplication , la
lé'Tèreté , la mollesse des hommes, auroient
sûrement causé la ruine totale. Touché de ce
spectacle, et fatigué de tant de festins et d'amu-
semens , je conclus que les plaisirs des sens ,
quelque variés , quelque facdes qu'ils soient,
avilissent et ne rendent point heureux. Je m'é-
loignai donc de ces contrées en apparence si
délicieuses ; et , de retour chez moi , je trouvai
dans une vie sobre , dans un travail modéré ,
X.
LE HIBOU.
U> jeune hibou , qui s'étoit vu dans une fon-
taine, et qui se trouvoit plus beau, je ne dirai
pas que le jour, car il le trouvoit fort désagréa-
ble, mais que la nuit, qui avoit de grands
charmes pour lui, disoit en lui-même : J'ai sa-
crifié aux Grâces ; Vénus a mis sur moi sa cein-
ture dans ma naissance; les tendres Amours ,
accompagnés des Jeux et des Ris , voltigent
dans des mœurs pures, dans la pratique de la autour de moi pour me caresser. Il e^t temps
vertu le bonheur et la santé que n'avoient pu que le blond Hyménce me donne des enfans
me procurer la continuité de la bonne chère et
la variété des plaisirs.
gracieux comme moi; ils seront l'ornement des
bocages et les délices de la nuit. Quel dommage
que la race des plus parfaits oiseaux se perdît !
heureuse l'épouse qui passera sa vie à me voir!
Dans cette pensée , il envoie la corneille de-
mander de sa part une petite aiglonne, fille de
FABLES.
209
l'aigle , reine * des airs. La corneille avoit peine
à se charger de cette ambassade : Je serai mal
reçue , disoit-elle , de proposer un mariage si
mal assorti. Quoi! l'aigle, qui ose regarder
fixement le soleil, se marieroit avec vous, qui
ne sauriez seulement ouvrir les yeux tandis
qu'il est jour ! c'est le moyen que les deux
époux ne soient jamais ensemble; l'un sortira le
jour, et l'autre la nuit. Le hibou, vain et amou-
reux de lui-même, n'écouta rien. La corneille,
pour le contenter, alla enfin demander l'ai-
glonne. On se moqua de sa folle demande.
L'aigle lui répondit : Si le hibou veut être mon
gendre, qu'il vienne après le lever du soleil me
saluer au milieu de l'air. Le hibou présomptueux
y voulut aller. Ses yeux furent d'abord éblouis;
il fut aveuglé par les rayons du soleil, et tomba
du haut de l'air sur un rocher. Tous les oiseaux
se jetèrent sur lui , et lui arrachèrent ses plu-
mes. Il fut trop heureux de se cacher dans son
trou , et d'épouser la chouette , qui fut une
digne dame du lieu. Leur hymen fut célébré la
nuit , et ils se trouvèrent l'un et l'autre très-
beaux et très-agréables.
Il ne faut rien chercher au-dessus de soi , ni
se flatter sur ses avantas;es.
XL
L'ABEILLE ET LA MOUCHE.
Un jour une abeille aperçut une mouche au-
près de sa ruche. Que viens-tu faire ici? lui dit-
elle d'un ton furieux. Vraiment, c'est bien à
toi, vil animal, à te mêler avec les reines de
l'air ! Tu as raison , répondit froidement la
mouche : on a toujours tort de s'approcher d'une
nafion aussi fougueuse que la vôtre. Rien n'est
plus sage que nous , dit l'abeille : nous seules
avons des lois et une république bien policée ;
nous ne broutons que des Heurs odoriférantes;
nous ne faisons que du miel délicieux , qui
égale le nectar. Ote-toi de ma présence , vilaine
mouche importune, qui ne fais que bourdonner
et chercher ta vie sur des ordures. Nous vivons
comme nous pouvons , répondit la mouche : la
pauvreté n'est pas un vice ; mais la colère en
est un grand. Vous faites du miel qui est doux,
* On lit roi dans toutes les édiliuiis; mais Fénelou a etril
reine. La Fontaine, liv. ii, fable viii, «lit : On fit entendre
à V aigle , enfin, qu'elle avoil tort; liv. xii , fable xi :
L'ai'jle, reine des airs; et rAcailén)ie, jusqu'en l7iC, au
mot .4ifjle , le fait de tout genre. 'Edit. de I ers.)
FÉXELOX. TOME VI.
mais votre cœur est toujours amer ; vous êtes
sages dans vos lois , mais emportées dans votre
conduite. Votre colère, qui pique vos ennemis,
vous donne la mort, et votre folle cruauté vous
fait plus de mal qu'à personne. 11 vaut mieux
avoir des qualités moins éclatantes, avec plus
de modération.
XII.
LE RENARD PLNI DE SA CURIOSITÉ.
Un renard des montagnes d'Aragon, ayant
vieilli dans la finesse , voulut donner ses der-
niers jours à lu curiosité. Il prit le dessein
d'aller voir en Castille le fameux Escurial, qui
est le palais des rois d'Espagne, bâti par Phi-
lippe IL En arrivant il fut surpris, car il étoit
peu accoutumé à la magnificence : jusqu'alors
il n'avoit vu que son terrier , et le poulailler
d'un fermier voisin, où il étoit d'ordinaire assez
mal reçu. Il voit là des colonnes de marbre, là
des portes d'or, des bas-reliefs de diamant. Il
entra dans plusieurs chambres, dont les tapis-
series étoient admirables : on y voyoit des
chasses, des combats, des fables où les dieux se
jouoient parmi les hommes ; enfin l'histoire de
don Quichotte, où Sancho, monté sur son gri-
son, alloit gouverner l'île que le duc lui avoit
confiée. Puis il aperçut des cages où l'on avoit
renfermé des lions et des léopards. Pendant qm;
le renard regardoit ces merveilles, deux chiens
du palais l'étranglèrent. Il se trouva mal de sa
curiosité.
XIII.
LES DEUX RENARDS. .
Delx renards entrèrent la nuit par surprise
dans un poulailler: ils étranglèrent le coq, les
poules et les poulets : après ce carnage , ils
apaisèrent leur faim. L'un, qui étoit jeune et
ardent , vouloit tout dévorer ; l'autre, qui étoit
vieux et avare , vouloit garder quelque provi-
sion pour l'avenir. Le vieux disoit : Mon enfant,
l'expérience ma rendu sage ; j'ai vu bien des
choses depuis que je suis au monde. Ne man-
geons pas tout notre bien en un seul jour. Nous
avons fait fortune ; c'est un trésor que nous
a^ons trouvé, il l'aut le ménager. Le jeune ré-
1'»
210
FABLES.
pondoit . Je veux tout manger pendant que j'y
suis , et me rassasier pour huit jours : car pour
ce qui est de revenir ici, chansons ! il n'y fera pas
bon demain : le maître , pour venger la mort
de ses poules , nous assommeroit. Après cette
conversation, chacun prend son parti. Le jeune
mange tant, qu'il se crève, et peut à peine aller
mourir dans son terrier. Le vieux, qui se croit
bien plus sage de modérer ses appétits et de
vivre d'économie, veut le lendemain retourner
à sa proie, et est assommé par le maître.
Ainsi chaque âge a ses défauts : les jeunes
gens sont fougueux et insatiables dans leurs
plaisirs ; les vieux sont incorrigibles dans leur
avarice.
XIV.
LE DRAGON ET LES RENARDS.
Uk dragon gardoit un trésor dans imc pro-
fonde caverne ; il veilloil jour et nuit pour le
conserver. Deux renards , grands fourbes et
grands voleurs de leur métier, s'insinuèrent
auprès de lui par leurs flatteries. Ils devinrent
ses confidens. Les gens les plus complaisans et
les plus empressés ne sont pas les plus sûrs. Ils
le traitoient de grand personnage , admiroient
toutes ses fantaisies . étoient toujours de son
avis, et se moquoient entre eux de leur dupe.
Entin il s'endormit un jour au milieu d'eux :
ils l'étranglèrent, et s'emparèrent du trésor. Il
fallut le partager entre eux : c'étoit une affaire
bien difficile, car deux scélérats ne s'accordent
que pour faire le mal. L'un d'eux se mit à mo-
raliser : A quoi, disoit-il, nous servira tout cet
argent ? un peu de chasse nous vaudroit mieux :
on ne mange point du métal ; les pistoles sont
de mauvaise iligestion. Les hommes sont des
fous d'aimer tant ces fausses richesses : ne
soyons pas aussi insensés qu'eux. L'autre fit
semblant d'être touché de ces réflexions, et
assura qu'il vouloif vivre en philosophe comme
Bias, portant tout son bien sur lui. Chacun fait
semblant de quitter le trésor : mais ils se dn-s-
sèrent des embiiclicset s' eut redéchirèrent. L'un
d'eux en mourant dit à l'autre, qui étoit aussi
blessé que lui : (Jue voulois-tu faire de cet ar-
gent ? La mémo chose que lu voulois en faire,
répondit l'autre. L'n homme passant apprit leur
aventure, et les trouva bien fous. Vous ne l'êtes
pas moins que nous , lui dit un des renards.
Vous ne sauriez , non plus que nous . vous
nourrir d'argent , et vous vous tuez pour en
avoir. Du moins, notre race jusqu'ici a été assez
sage pour ne mettre en usage aucune mon-
noie. Ce que vous avez introduit chez vous
pour la commodité fait votre malheur. Vous
perdez les vrais biens pour chercher les biens
imaginaires.
XV.
LE LOUP ET LE JEUNE MOUTON.
Des moutons étoient en sûreté dans leur
parc ; les chiens dormoient ; et le berger, à
l'ombre d'un grand ormeau , jouoitde la flûte
avec d'autres bergers voisins. Un loup affamé
vint, par les fentes de l'enceinte , reconnoître
l'état du troupeau. Un jeune mouton sans expé-
rience, et qui n'avoit jamais rien vu, entra en
conversation avec lui : Que venez-vous cher-
cher ici ? dit-il au glouton. L'herbe tendre et
fleurie, lui répondit le loup. Vous savez que
rien n'est plus doux que de paître dans une
verte prairie émaillée de fleurs , pour apaiser
sa faim, et d'aller éteindre sa soif dans un clair
ruisseau : j'ai trouvé ici l'un et l'autre. Que
faut-il davantage? J'aime la philosophie qui
enseigne à se contenter de peu. Est-il donc vrai,
repartit le jeune mouton, que vous ne mangez
point la chair des animaux , et qu'un peu
d'herbe vous suffit? Si cela est, vivons comme
frères, et paissons ensemble. Aussitôt le mouton
sort du parc dans la prairie, où le sobre philo-
sophe le mit en pièces et l'avala.
Défiez-voTis des belles paroles des gens qui
se vantent d'être vertueux. Jugez-en par leurs
actions, et non par leurs discours.
XVL
LE CHAT ET LES LAPINS.
Un chat, qui faisoit le modeste, étoit entré
dans une garenne peuplée de laphis. Aussitôt
toute la république alarmée ne songea qu'à
s'enfoncer dans ses trous. Comme le nouveau
venu étoit au guet auprès d'uu terrier, les dé-
putés de la nation lapine, qui avoient vu ses
terribles griffes, comparurent dans l'endroit le
plus étroit de l'entrée du terrier, pour lui de-
mander ce qn'i] prétendoit. Il protesta d'une
FABLES.
211
voix douce qu'il vouloit seulement étudier les
mœurs de la nation ; qu'en qualité de philoso-
phe il alloit dans tous les pays pour s'informer
des coutumes de chaque espèce d'animaux. Les
députés, simples et crédules, retournèrent dire
à leurs frères que cet étranger , si vénérable
par son maintien modeste et par sa majestueuse
fourrure, étoit un philosophe, sobre, désinté-
ressé, pacifique, qui vouloit seulement recher-
cher la sagesse de pays en pays ; qu'il venoit
de beaucoup d'autres lieux où il avoit vu de
grandes merveilles ; qu'il y auroit bien du plai-
sir à l'entendre, et qu'il n'avoit garde de cro-
quer les lapins, puisqu'il croyoit en bon Bra-
min la métempsycose, et ne mangeoit d'aucun
aliment qui eut eu vie. Ce beau discours toucha
l'assemblée. En vain un vieux lapin rusé, qui
étoit le docteur de la troupe , représenta com-
bien ce grave philosophe lui étoit suspect :
malgré lui on va saluer le Bramin, qui étrangla
du premiei' salut sept ou huit de ces pauvres
gens. Les autres regagnent leurs trous , bien
effrayés et bien honteux de leur faute. Alors
dom Mitis revint à l'entrée du terrier, protes-
tant, d'un ton plein de cordialité, qu'il n'avoit
fait ce meurtre que malgré lui, pour son pres-
sant besoin ; que désormais il vivroit d'autres
animaux, et feroit avec eux une alliance éter-
nelle. Aussitôt les lapins entrent en négociation
avec lui, sans se mettre néanmoins à la portée
de sa griffe. La négociation dure, on l'amuse.
Cependant un lapin des plus agiles sort par
les derrières du terrier, et va avertir un berger
voisin, qui aimoit à prendre dans un lacs de
ces lapins nourris de genièvre. Le berger, irrité
contre ce chat exterminateur d'un peuple si
utile , accourt au terrier avec un arc et des
flèches ; il aperçoit le chat qui n'étoit attentif
qu'à sa proie ; il le perce d'une de ses flèches ;
et le chat expirant dit ces dernières paroles :
Quand on a une fois trompé, on ne peut plus
être cru de personne ; on est haï , craint , dé-
testé ; et on est enfin attrapé par ses propres
finesses.
XVIL
LE LIÈVRE QUI FAIT LE BRAVE.
Un lièvre, qui étoit honteux d'être poltron,
cherchoit quelque occasion de s'aguerrir. Il
afloit quelquefois par un trou d'une haie dans
les choux du jardin d'un paysan, pour s'accou-
tumer au bruit du village. Souvent même il
passoit assez près de quelques mâtins, qui se
contentoient d'aboyer après lui. Au retour de
ces grandes expéditions, il se croyoit plus redou-
table qu'Alcide après tous ses travaux. On dit
même qu'il ne rentroit dans son gîte qu'avec
des feuilles de laurier, et faisoit l'ovation. Il
vantoit ses prouesses à ses compères les lièvres
voisins. Il représentoit les dangers qu'il avoit
courus, les alarmes qu'il avoit données aux en-
nemis, les ruses de guerre qu'il avoit faites en
expérimenté capitaine, et surtout son intrépi-
dité héroïque. Chaque matin il remercioit Mars
et Bellone de lui avoir donné des talens et un
courage pour dompter toutes les nations à lon-
gues oreilles. Jean lapin , discourant un jour
avec lui, lui dit d'un ton moqueur : Mon ami,
je te voudrois voir avec cette belle fierté au mi-
lieu d'une meute de chiens courans. Hercule
fuiroit bien vite, et feroit une laide contenance.
Moi, répondit noire preux chevalier, je ne re-
culerois pas, quand toute la gent chienne vien-
droit m' attaquer. A peine eut-il parlé , qu'il
entendit un petit tournebroche d'un fermier
voisin , qui glapissoit dans les buissons assez
loin de lui. Aussitôt il tremble, il frissonne, il
a la fièvre ; ses yeux se troublent comme ceux
de r*aris quand il vit Ménélas qui venoit ardem-
ment contre lui. Il se précipite d'un rocher
escarpé dans une profonde vallée, où il pensa
se noyer dans un ruisseau. Jean lapin, le voyant
faire le saut, s'écria de son terrier : Le voilà
ce foudre de guerre ! le voilà cet Hercule qui
doit purger la terre de tous les monstres dont
elle est pleine !
XVIII.
LE SINGE.
Un vieux singe malin étant mort, son ombre
descendit dans la sombre demeure de Pluton,
où elle demanda à retourner parmi les vivans.
Pluton vouloit la renvoyer dans le corps d'un
âne pesant et slupide, pour lui ôter sa souplesse,
sa vivacité et sa malice : mais elle fit tant de
tours plaisans et badins , que l'inflexible roi des
enfers ne put s'empêcher de rire, et lui laissa
le choix d'une condition. Elle demanda à entrer
dans le corps d'un perroquet. Au moins, disoil-
clle, je conserverai par là quelque ressemblance
avec les hommes, que j'ai si long-temps imités.
Etant singe, je fi\isois des gestes comme eux ;
212
FABLES.
et étant perroquet , je parlerai avec eux dans
les plus agréables conversations. A peine l'ame
du singe fut introduite dans ce nouveau métier,
qu'une vieille femme causeuse l'acheta. Il fit
ses délices ; elle le mit dans une belle cage. Il
faisoit bonne chère, et discouroit toute la jour-
née avec la vieille radoteuse, qui ne parloil pas
plus sensément que lui. Il joignoit à son nou-
veau talent d'étourdir tout le monde, je ne sais
quoi de son ancienne profession : il remuoit sa
tête ridiculement ; il faisoit craquer son bec ; il
agitoit ses ailes de cent façons, et faisoit de ses
pattes plusieurs tours qui sentoient encore les
grimaces de Fagotin. La vieille prenoit à toute
heure ses lunettes pour l'admirer. Elle étoit
bien fâchée d'être un peu sourde, et de perdre
quelquefois des paroles de son perroquet, à qui
elle trouvoif plus d'esprit qu'à personne. Ce
perroquet gâté devint bavard, importun et fou.
Il se tourmenta si fort dans sa cage, et but tant
de vin avec la vieille, qu'il en mourut. Le voilà
revenu devant Pluton, qui voulut cette fois le
faire passer dans le corps d'un poisson pour le
rendre muet : mais il fit encore une farce de-
vant le roi des ombres ; et les princes ne résis-
tent guère aux demandes des mauvais plaisans
qui les flattent. Pluton accorda donc à celui-ci
qu'il iroit dans le corpg d'un honmie. Mais
comme le dieu eut honte de l'envoyer dans le
corps d'un homme sage et vertueux, il le des-
tina au corps d'un harangueur ennuyeux et im-
portun, qui mentoit, qui se vantoit sans cesse,
qui faisoit des gestes ridicules, qui se moquoit de
tout le monde, qui iuterrompoil toutes les con-
versations les plus polies et les plus solides, pour
dire des riens ou les sottises les plus grossières.
Mercure, qui le reconnut dans ce nouvel état,
lui dit en riant : Ho ! ho ! je te reconnois ; tu
n'es qu'un composé du singe et du perroquet
que j'ai vus autrefois. Qui t'ôteroit tes gestes et
tes paroles apprises par cœur sans jugement, ne
laisseroit rien de toi. D'un joli singe et d'un
bon perroquet , on n'en fait qu'un sot homme.
0 combien d'hommes dans le monde, avec
des gestes façonnés, un petit caquet et un air
capable, n'ont ni sens ni conduite !
XIX.
lardus, qui faisoient grand carnage de la nation
souriquoise, appela sa commère, qui étoit dans
un trou de son voisinage. Il m'est venu, lui
dit-elle, une bonne pensée. J'ai lu, dans cer-
tains livres que je rongeois ces jours passés,
qu'il y a un beau pays nommé les Indes, où
notre peuple est mieux traité et plus en sûreté
qu'ici. Eu ce pays-là, les sages croient que
l'ame d'une souris a été autrefois l'ame d'un
grand capitaine , d'un roi , d'un merveilleux
fakir, et qu'elle pourra, après la mort de la
souris, entrer dans le corps de quelque belle
dame ou de quelque grand Pandiar *. Si je
m'en souviens bien, cela s'appelle métempsy-
cose. Dans cette opinion, ils traitent tous les
animaux avec une charité fraternelle : on voit
des hôpitaux de souris, qu'on met en pension,
et qu'on nourrit comme personnes de mérite.
Allons, ma sœur, partons pour un si beau pays
où la police est si bonne, et où l'on fait justice
à notre mérite. La commère lui répondit :
Mais, ma sœur, n'y a-t-il point de chats qui
entrent dans ces hôpitaux ? Si cela étoit, ils fe-
roieut en peu de temps bien des métempsy-
coses : un coup de dent ou de griffe feroit un
roi ou un fakir ; merveille dont nous nous pas-
serions très-bien. Ne craignez point cela, dit la
première • l'ordre est parfait dans ce pays-là :
les chats ont leurs maisons, comme nous les
nôtres, et ils ont aussi leurs hôpitaux d'inva-
lides, qui sont à part. Sur celte conversation,
nos deux souris parlent ensemble ; elles s'em-
barquent dans un vaisseau qui alloit faire un
voyage de long cours, en se roulant le long des
cordages le soir de la veille de l'embarquement.
On part ; elles sont ravies de se voir sur la mer,
loin des terres maudites où les chats exerçoient
leur tyrannie. La navigation fut heureuse ;
elles arrivent à Surate, non pour amasser des
richesses, comme les marchands, mais pour se
faire bien traiter par les Indous. A peine furent-
elles entrées dans une maison destinée aux sou-
ris, qu'elles y prétendirent les premières places.
L'une prétendoit se souvenir d'avoir été autre-
fois un fameux Bramin sur la côte de Malabar;
l'autre prolestoit qu'elle avoit été une belle
dime du même pays avec de longues oreilles.
Elles firent tant les insolentes, que les souris
indiennes ne purent les souffrir. Voilà une
guerre civile. On donna sans quartier sur ces
LÈS DEUX SOURIS.
Une souris ennuyée de vivre dans les périls
et dans les alarmes, à cause de Mitis et de Rodi-
' Dans l'idilioii de Diilol et dans celles qui l'ont suivie ,
on lit potentat. L'édition de 1718 porte Peudiar , et Féne-
lon a écrit Pandiar. On appelle ainsi les Brames qui s'oc-
cupent de l'astronomie. Mais le nom est un peu défiguré ;
Sonnerai les iiuiiiine Pandjacurcrs. {Edil. de fers.]
FABLES.
213
deux Franguis * , qui vouloicnt faire la loi
aux autres ; au lieu d'être mangées par les
chats, elles furent étranglées par leurs propres
sœurs.
On a beau aller loin pour éviter le péril ; si
on n'est modeste et sensé , on va chercher son
malheur bien loin ; autant vaudroit-il le trouver
chez soi.
XX.
LE PIGEON PUNI DE SON INQUIÉTUDE.
Deux pigeons vivoient ensemble dans un co-
lombier avec une paix profonde. Ils fendoient
lair de leurs ailes, qui paroissoient immobiles
par leur rapidité. Ils se jouoient en volant l'un
auprès de l'autre, se fuyant et se poursuivant
tour à tour. Puis ils alloient chercher du grain
dans l'aire du fermier ou dans les prairies voi-
sines. Aussitôt ils alloient se désaltérer dans
l'onde pure d'un ruisseau qui couloit au tra-
vers de ces prés fleuris. De là ils revenoient
voir leurs pénates dans le colombier blanchi et
plein de petits trous : ils y passoient le temps
dans une douce société avec leurs fidèles com-
pagnes. Leurs cœurs étoienl tendres ; le plu-
mage de leurs cous étoit changeant . et peint
d'un plus grand nombre de couleurs que l'in-
constante Iris. On entendoit le doux murmure
de ces heureux pigeons , et leur vie étoit déli-
cieuse. L'un d'eux , se dégoûtant des plaisirs
d'une vie paisible, se laissa séduire par une
folle ambition, et livra son esprit aux projets de
la politique. Le voilà qui abandonne son ancien
ami; il part, il va du côté du Levant. Il passe
au-dessus de la mer Méditerranée , et vogue
avec ses ailes dans les airs , comme un navire
avec ses voiles dans les ondes de Téthys. Il
arrive à Alexandrette ; de là il continue sou
chemin , traversant les terres jusques à Alep.
En y arrivant , il salue les autres pigeons de la
contrée , qui servent de courriers réglés , et il
envie leur bonheur. Aussitôt il se répand parmi
eux un bruit , qu'il est venu un étranger de
leur nation , qui a traversé des pays immenses.
Il est mis au rang des courriers : il porte tou-
tes les semaines les lettres d'un hacha attachées
à son pied , et il fait vingt-huit lieues en moins
d'une journée. Il est orgueilleux de porter les
secrets de l'Etat , et il a pitié de son ancien
* En Orient on appelle Fraiikis ou Francs lus Européi-iis.
Ft'nelon a Ocril Fraiirjuis. {F.dit, de fers.)
compagnon , qui vit sans gloire dans les trous
de son colombier. Mais un jour, comme il por-
toit les lettres du hacha , soupçonné d'infidélité
par le Grand-Seigneur, on voulut découvrir
par les lettres de ce hacha s'il n'avoit point
quelque intelligence secrète avec les officiers
du roi de Perse : une flèche tirée perce le pauvre
pigeon , qui d'une aile traînante se soutient
encore un peu, pendant que son sang coule.
Enfin , il tombe, et les ténèbres de la mort cou-
vrent déjà ses yeux : pendant qu'on lui ôte les
lettres pour les lire , il expire plein de douleur,
condamnant sa vaine ambition , et regrettant le
doux repos de son colombier, où il pouvoit vivre
en sûreté avec son ami.
XXL
LE JEUNE BACCHUS ET LE FAUNE.
Un jour le jeune Bacchus , que Silène ins-
truisoit , cherchoit les Muses dans un bocage
dont le silence n'étoit troublé que par le bruit
des fontaines et par le chant des oiseaux. Le
soleil n'en pouvoit , avec ses rayons , percer
la sombre verdure. L'enfant de Semélé, pour
étudier la langue des dieux , s'assit dans un
coin au pied d'un vieux chêne, du tronc duquel
plusieurs hommes de l'âge d'or étoient nés. Il
a\oit même autrefois rendu des oracles , et le
temps n'avoit osé l'abattre de sa tranchante
faux. Auprès de ce chêne sacré et antique se
cachoit un jeune Faune , qui prêtoit l'oreille
aux vers que chantoit l'enfant, et qui marquoit
à Silène , [)ar un ris moqueur, toutes les fautes
que faisoit son disciple. Aussitôt les Naïades et
les autres Nymphes du bois sourioient aussi.
Ce critique étoit jeune , gracieux et folâtre ; sa
tête étoit couronnée de lierre et de pampre ;
ses tempes étoient ornées de grappes de raisin ;
de son épaule gauche pendoit sur son côté droit,
en écharpe , un feston de lierre : et le jeune
Bacchus se plaisoit avoir ces feuilles consacrées
à sa divinité. Le Faune étoit enveloppé au-
dessous de la ceinture par la dépouille affreuse
et hérissée d'une jeune lionne qu'il avoit tuée
dans les forêts. Il tenoitdans sa main une hou-
lette courbée et noueuse. Sa queue paroissoit
derrière , comme se jouant sur son dos. Mais
comme Bacchus ne pouvoit soulïrir un rieur
malin , toujours prêt à se moquer de ses ex-
pressions si elles n'étoieni pures et élégantes ,
il lui dit d'un ton lier et impatient : Comment
214
FABLES.
oses-lu le moquer du fils de Jupiter? Le Faune
répondit sans s'émouvoir : Hé ! comment le fils
de Jupiter ose -t-il faire quelque faute '?
XXIL
LE NOURRISSON DES MUSES FAVORISÉ DU SOLEIL.
Le Soleil , ayant laissé le vaste tour du ciel
en paix , avoit fini sa course , et plongé ses
chevaux fougueux dans le sein des ondes de
l'Hespérie. Le bord de l'horizon étoit encore
rouge comme la pourpre , et enflammé des
rayons ardens qu'il y avoit répandus sur son
passage. La brillante canicule desséchoit la
terre ; toutes les plantes altérées languissoient;
les fleurs ternies penchoient leurs tètes, et leurs
tiges malades ne pouvoient plus les soutenir;
les zéphirs mêmes relenoient leurs douces ha-
leines ; l'air que les animaux respiroient étoit
semblable à de l'eau tiède. La nuit, qui répand
avec ses ombres une douce fraîcheur, ne pou--
voit tempérer la chaleur dévorante que le jour
avoit causée : elle ne pouvoit verser sur les
hommes abattus el défaillans, ni la rosée qu'elle
fait distiller quand Vesper brille à la queue des
autres étoiles , ni cette moisson de pavots qui
font sentir les charmes du sommeil à toute la
nature fatiguée. Le Soleil seul, dans le sein de
Téthys, jouissoit d'un profond repos : mais
ensuite , quand il fut obligé de remonter sur
son char attelé par les Heures , et devancé par
l'Aurore qui sème son chemin de roses , il
aperçut tout l'Olympe couvert de nuages ; il
vit les restes d'une tempête qui avoit effrayé les
mortels pendant toute la nuit. Les nuages étoient
encore empestés de l'odeur des vapeurs soufrées
qui avoient allumé les éclairs et fait gronder
le menaçant tonnerre ; les vents séditieux , ayant
rompu leurs chaînes et forcé leurs cachots pro-
fonds , mugissoient encore dans les vastes plai-
nes de l'air : des torrens tomboient des mon-
tagnes dans tous les vallons. Celui dont l'œil
plein de rayons anime toute la nature , voyoit
de toutes parts , en se levant, le reste d'un cruel
orage. Mais, ce qui l'émut davantage, il vit
un jeune nourrisson des INIuscs qui lui étoit
fort cher, et à qui la tempête avoit dérobé le
sommeil lorsqu'il commenroit déjà à étendre
ses sombres ailes sur ses paupières. Il fut sur le
point de ramener ses chevaux en arrière , et de
retarder le jour, pour rendre le repos à celui
qui l'avoit perdu. Je veux, dit-il , qu'il dorme :
le sommeil rafraîchira son sang , apaisera sa
bile , lui donnera la saaté et la force dont il
aura besoin pour imiter les travaux d'Hercule,
lui inspirera je ne sais quelle douceur tendre
qui pourroit seule lui manquer. Pourvu qu'il
dorme, qu'il rie , qu'il adoucisse son tempé-
rament, qu'il aime les jeux de la société, qu'il
prenne plaisir à aimer les hommes et à se faire
aimer d'eux, toutes les grâces de l'esprit et du
corps viendront en foule pour l'orner.
xxm.
ARISTÉE ET VIRGILE.
Virgile, étant descendu aux enfers, entra
dans ces campagnes fortunées où les héros et
les hommes inspirés des dieux passent une vie
bienheureuse sur des gazons toujours émaillés
de fleurs et entrecoupés de mille ruisseaux.
D'abord le berger Aristée , qui étoit là au nom-
bre des demi-dieux, s'avança vers 'lui , ayant
appris son nom. Que j'ai de joie, lui dit-il , de
voir un si grand poète! Vos vers coulent plus
doucement que la rosée sur l'berbe tendre ; ils
ont une harmonie si douce qu'ils attendrissent
le cœur, et qu'ils tirent les larmes des yeux.
Vous en avez fait , pour moi et pour mes
abeilles, dont Homère même pourroit être ja-
loux. Je vous dois, autant qu'au Soleil et à
Cyrène , la gloire dont je jouis. Il n'y a pas
encore long-tenq)s que je les récitai , ces vers
si tendres et si gracieux , à Linus , à Hésiode et
à Homère. Après les avoir entendus, ils allè-
rent tous trois boire de l'eau du fleuve Léthé
pour les oublier ; tant fls étoient affligés de re-
passer dans leur mémoire des vers si dignes
d'eux, qu'ils n'avoient pas faits. Vous savez
que la nation des poètes est jalouse. Venez donc
parmi eux prendre votre place. Elle sera bien
mauvaise , cette place , répondit Virgile, puis-
qu'ils sont si jaloux. J'aurai de mauvaises
heures à passer dans leur compagnie ; je vois
bien que vos abeilles n'étoient pas plus faciles à
irriter que ce chœur des poètes. Il est vrai ,
reprit Aristée; ils bourdonnent comme les abeil-
les; comme elles, ils ont un aiguillon perçant
pour piquer tout ce qui enflamme leur colère.
J'aurai encore, dit Virgile, un autre grand
homme à ménager ici ; c'est le divin Orphée.
Comment vivez-vous ensemble? Assez mal, ré-
pondit Aristée. Il est encore jaloux de sa femme,
comme les trois autres de la gloire des vers ;
FABLES.
215
mais pour vous , il vous recevra bien , car vous
l'avez traité honorableuient , et vous avez parlé
beaucoup plus sagement qu'Ovide de sa querelle
avec les tenimcs de Tbraco qui le massacrè-
rent. Mais ne tardons pas davantage ; entrons
dans ce petit bois sacré , arrosé de tant de fon-
taines plus claires que le cristal : vous verrez
que toute la troupe sacrée se lèvera pour vous
faire bonneur. N'entendez- vous pas déjà la lyre
dOrpbée? Ecoutez Linus qui cbante le combat
des dieux contre les t;éans. Homère se prépare
H cbanter Acbille , qui venge la mort de Pa-
trocle par celle d'Hector. Mais Hésiode est celui
que vous avez le plus à craindre ; car de l'bu-
nieur dont il est, il sera bien fàclié que vous
ayez osé traiter avec tant d'élégance toutes les
choses rustiques qui ont été son partage. A
peine Aristée eut achevé ces mots , qu'ils arri-
vèrent dans cet ombrage frais , où règne un
éternel enthousiasme qui possède ces hommes
divins. Tous se levèrent; on fit asseoir Virgile,
on le pria de chanter ses vers. Il les chanta
d'abord avec modestie, et puis avec transport.
Les plus jaloux sentirent malgré eux une dou-
ceur qui les ravissoit. La lyre d'Orphée , qui
avoit enchanté les rochers et les bois, échappa
de ses mains, et des larmes amères coulèrent
de ses yeux. Homère oublia pour un moment la
magnificence rapide de l'Iliade, et la variété
agréable de l'Odyssée. Linus crut que ces beaux
vers avoient été faits par sou père Apollon ; il
étoit immobile , saisi , et suspendu par un si
doux chaut. Hésiode , tout ému , ne pouvoit
résister à ce charme. Enfin , revenant un peu à
lui , il prononça ces paroles pleines de jalousie
et d'indignation : 0 Virgile , tu as fait des
vers plus durables que l'airain et que le bron-
ze ! Mais je te prédis qu'un jour on verra un
enfant qui les traduira en sa langue, et qui
partagera avec toi la gloire d'avoir chanté les
abeilles.
XXW.
LE ROSSIGNOL ET LA FÂl'VETTE.
Sur les bords toujours verts du fleuve Alphée,
il y a un bocage sacré, où trois Naïades répan-
dent à grand bruit leurs eaux claires , et arro-
sent les fieors naissantes : les Grâces y vont
souvent se baigner Les arbres de ce bocage ne
sont jamais agités par les vents, qui les respec-
tent ; ils sont seulement caressés par le souffle
des doux zéphirs. Les Nymphes et les Faunes
y font la nuit des danses au son de la flûte de
Fan. Le soleil ne sauroit percer de ses rayons
l'ombre épaisse que forment les rameaux en-
trelacés de ce bocage. Le silence, l'obscurité
et la délicieuse fraîcheur y régnent le jour
comme la nuit. Sous ce feuillage, on entend
Philornèle qui chante d'une voix plaintive et
mélodieuse ses anciens malheurs dont elle n'est
[>as encore consolée. Une jeune fauvette , au
contraire , y chante ses plaisirs, et elle annonce
le printemps à tous les bergers d'alentour.
Philornèle même est jalouse des chansons ten-
dres de sa compagne. Un jour elles aperçurent
un jeune berger qu'elles n'avoient point encore
vu dans ces bois ; il leur parut gracieux, noble,
aimant les Muses et l'harmonie : elles crurent
que c'éloit Apollon , tel qu'il fut autrefois chez
le roi Admète , ou du moins quelque jeune
héros du sang de ce dieu. Les deux oiseaux ,
inspirés parles Muses, commencèrent aussitôt
à chanter ainsi :
« Ouel est donc ce berger, ou ce dieu in-
» connu qui vient orner ce bocage ? Il est sen-
» sible à nos chansons ; il aime la poésie : elle
» adoucira son cœur, et le rendra aussi aimable
n qu'il est fier. »
Alors Philomèle continua seule :
« Que ce jeune héros croisse en vertu ,
» comme une fleur que le printemps fait éclore !
» qu'il aime les doux jeux de l'esprit ! que les
» grâces soient sur ses lèvres ! que la sagesse
» d-.' Minerve règne dans son cœur! »
La fauvette lui répondit :
» Qu'il égale Orpliée par les charmes de sa
T) voix , et Hercule par ses hauts faits ! qu'il
» porte dans son cœur l'audace d'Achflle, sans
» en avoir la férocité ! Qu'il soit bon, qu'il soit
» sage , bienfaisant , tendre pour les hommes ,
» et aimé d'eux ! Que les Muses fassent naître
» en lui toutes les vertus! »
Puis les deux oiseaux inspirés reprirent en-
semble :
« Il aime nos douces chansons : elles en-
» trent dans son cœur, comme la rosée tombe
» sur nos gazons brûlés par le soleil. Que les
» dieux le',modèreiit, etle rendent toujours for-
» tuné ! qu'il tienne en sa main la corne d'a-
» bondance ! que l'âge d'or revienne par lui !
» que la sagesse se répande de son cœur sur
n tous les mortels! et que les fleurs naissent
» sous ses ])as ! »
Pendant qu'elles chantèrent , les zéphirs re-
tinrent leurs haleines; toutes les fleurs du bo-
cage s'épanouirent: les ruisseaux formés par
2!G
FABLES.
es trois fontaines suspendirent leur cours; les
Satyres et les Faunes , pour mieux écouter,
dressoient leurs oreilles aiguës ; Echo redisoit
ces belles paroles à tous les rochers d'alentour ;
et toutes les Dryades sortirent du sein des ar-
bres verts pour admirer celui que Philomèle et
sa compagne venoient de chanter.
XXV.
LE DÉPART DE LYCON.
Qla^d la Renommée . par le son éclatant de
sa trompette, eut annoncé aux divinités rus-
tiques et aux bergers de Cynthe le départ de
Lycon , tous ces bois si sombres retentirent de
plaintes amères. Echo les répétoit tristement à
tous les vallons d'alenlour. On n'en tendoitjtl us le
doux son de la tlùte ni celui du hautbois. Les
bergers mêmes , dans leur douleur, brisoieut
leurs chalumeaux. Tout languissoit : la tendre
verdure des arbres commençoit à s'etlacer ; le
ciel, jusqu'alors si serein, se chargeoit de noires
tempêtes : les cruels aquilons faisoient déjà
frémir les bocages comme en hiver. Les divi-
nités même les plus champêtres ne furent pas
insensibles à cette perte : les Dryades sortoient
des troncs creux des vieux chênes pour regret-
ter Lycon. Il se tlt une assemblée de ces tristes
divinités autour d'un grand arbre qui élevoit
ses branches vers les cieux , et qui couvroit de
son ombre épaisse la terre sa mère depuis plu-
sieurs siècles. Hélas! autour de ce vieux tronc
noueux et d'une grosseur prodigieuse , les
Nymphes de ce bois accoutumées à faire leurs
danses et leurs jeux folâtres , vinrent raconter
leur malheur. C'en est fait , disoient-elles ,
nous ne reverrons plus Lycon ; il nous quitte ;
la fortune ennemie nous l'enlève : il va être
l'ornement et les délices d'un autre bocage plus
heureux que le nôtre. Non , il n'est plus per-
mis d'espérer d'entendre sa voix, ni de le voir
tirant de l'arc , et perçant de ses flèches les ra-
pides oiseaux. Pan lui-même accourut , ayant
oublié sa flûte ; les Faunes et les Satyres sus-
pendirent leurs danses. Les oiseaux mêmes ne
chantoient plus : on n'entendoit que les cris
affreux des hibouset des autres oiseaux de mau-
vais présage. Philomèle et ses compagnes gar-
doient un morne silence. Alors Flore et Po-
mone parurent tout-à-coup , d'un air liant , au
milieu du bocage, se tenant par la main : l'une
étoit couronnée de fleurs . et en faisoit naître
sous ses pas empreints sur le gazon ; l'autre
portoit , dans une corne d'abondance , tous les
fruits que l'automne répand sur la terre pour
payer l'homme de ses peines. Consolez-vous,
dirent-elles à cette assemblée de dieux conster-
nés : Lycon part , il est vrai : mais il n'aban-
donne pas cette montagne consacrée à Apollon.
Bientôt vous le reverrez ici cultivant lui-même
nos jardins fortunés : sa main y plantera les
verts arbustes , les plantes qui nourrissent
l'homme , et les fleurs qui font ses délices. 0
aquilons, gardez-vous de flétrir jamais par vos
souffles empestés ces jardins où Lycon prendra
des plaisirs innocens. Il préférera la simple na-
ture au faste et aux divertissemeus désordonnés;
il aimera ces lieux: il les abandonne à regret. A
ces mots , la tristesse se change en joie ; ou
chante les louanges de Lycon ; on dit qu'il sera
amateur des jardins , comme Apollon a été
berger conduisant les troupeaux d'Admète :
mille chansons divines remplissent le bocage ;
et le nom de Lycon passe de l'antique forêt
jusque dans les campagnes les plus reculées.
Les bergers le répètent sur leurs chalumeaux ;
les oiseaux mêmes , dans leurs doux ramages ,
font entendre je ne sais quoi qui ressemble au
nom de Lycon. La terre se pare de fleurs, et
s'enrichit de fruits. Les jardins, qui attendent
son retour, lui préparent les grâces du prin-
temps et les magniflques dons de l'automne. Les
seuls regards de Lycon, qu'il jette encore de loin
sur cette agréable montagne , la fertilisent. Là,
après avoir arraché les plantes sauvages et sté-
riles, il cueilleral'oliveet le myrte, en attendant
que Mars lui fasse cueillir ailleurs des lauriers.
XXM.
CHASSE DE DIANE.
Il y avoit dans le pays des Celtes , et assez
près du fameux séjour des Druides , une som-
bre forêt dont les chênes , aussi anciens que la
terre , avoient vu les eaux du déluge, et con-
servoient sous leurs épais rameaux une profonde
nuit au milieu du jour. Dans celte forêt reculée
étoit une belle fontaine plus claire que le cris-
tal , et qui donnoit son nom au lieu où elle
couloit. Diane alloit souvent percer de ses traits
des cerfs et des daims dans cette forêt pleine de
rochers escarpés et sauvages. Après avoir chassé
avec ardeui-, elle alloit se plonger dans les pures
eaux de la fontaine, et la Naïade se glorifioitde
FABLES.
217
faire les délices de la déesse et de toutes les
Nymphes. Un jour Diane chassa en ces lieux un
sanglier plus grand et plus furieux que celui de
(^alydon. Son dos étoit armé d'une soie dure,
aussi hérissée et aussi horrible que les piques
d'un bataillon. Ses yeux étincelansétoient pleins
de sang et de feu. Il jetoit d'une gueule béante
et enflammée une écume mêlée d'un sang noir.
Sa hure monstrueuse ressembloit à la proue re-
courbée d'un navire. Il étoit sale et couvert de
la boue de sa bauge où il s'étoit vautré. Le
souffle brûlant de sa gueule agitoit l'air tout
autour de lui, et faisoit un bruit effroyable. Il
.s'élançoit rapidement comme la foudre ; il ren-
versoit les moissons dorées, et ravageoit toutes
les campagnes voisines: il coupoit les hautes
liges des arbres les plus durs pour aiguiser ses
défenses contre leurs troncs. Ses défenses étoient
aiguës et tranchantes comme les glaives recour-
bés des Perses. Les laboureurs épouvantés se
réfugioient dans leurs villages. Les bergers ,
oubliant leurs foibles troujjeauxerrans dans les
pâturages , couroient vers leurs cabanes. Tout
étoit consterné; les chasseurs mêmes, avec leurs
dards et leurs épieux , n'osoient entrer dans la
forêt. Diane seule , ayant pitié de ce pays , s'a-
vance avec son carquois doré et ses flèches. Une
troupe de Nymphes la suit , et elle les surpasse
de toute la tête. Elle est dans sa course plus
légère que les zéphirs , et plus prompte que les
éclairs. Elle atteint le monstre furieux, le perce
d'une de ses flèches au-dessous de l'oreille, à
l'endroit où l'épaule commence. Le voilà qui se
roule dans les flots de son sang : il pousse des
cris dont toute la forêt retentit, et montre en
vain ses défenses prêtes à déchirer ses ennemis.
Les Nymphes en frémissent. Diane seule s'a-
vance , met le pied sur sa tète , et enfonce son
dard ; puis se voyant rougie du sang de ce san-
glier , qui avoit rejailli sur elle , elle se baigne
dans la fontaine, et se retire charmée d'avoir dé-
livré les campagnes de ce monstre.
XXVII.
LES ABEILLES ET LES VERS A SOIE.
Un jour les abeilles montèrent jusque dans
l'Olympe au pied du trône de Jupiter , pour le
prier d'avoir égard au soin qu'elles avoient pris
de son enfance, quand elles le nourrirent de
leur miel sur le mont Ida. Jupiter voulut leur
accorder les premiers honneurs entre tous les
petits animaux. Mais Minerve, qui préside aux
arts , lui représenta qu'il y avoit une autre es-
pèce qui disputoit aux abeilles la gloire des
inventions utiles. Jupiter voulut en savoir le
nom. Ce sont les vers à soie, répondit-elle.
Aussitôt le père des dieux ordonna à Mercure
de faire venir sur les ailes des doux zéphirs des
députés de ce petit peuple, afin qu'on put en-
tendre les raisons des deux partis. L'abeille am-
bassadrice de sa nation représenta la douceur du
miel qui est le nectar des hommes , son utilité ,
l'artifice avec lequel il est composé ; puis elle
vanta la sagesse des lois qui policent la répu-
blique volante des abeilles. Nulle autre espèce
d'animaux, disoit l'orateur, n'a cette gloire; et
c'est une récompense d'avoir nourri dans un
antre le père des dieux. Déplus, nous avons
en partage la valeur guerrière , quand notre roi
anime nos troupes dans les combats. Comment
est-ce que ces vers, insectes vils et méprisables,
oseroient nous disputer le premier rang? Ils ne
savent que ramper, pendant que nous prenons
un noble essor , et que de nos ailes dorées nous
montons jusque vers les astres. Le harangueur
des vers à soie répondit : Nous ne sommes que
de petits vers, et nous n'avons ni ce grand cou-
rage pour la guerre , ni ces sages lois ; mais
chacun de nous montre les merveilles de la
nature, et se consume dans un travail utile.
Sans lois , nous vivons en paix , et on ne voit
jamais de guerres civiles chez nous, pendant que
les abeilles s'entretuent à chaque changement
de roi. Nous avons la vertu de Protée pour chan-
ger de forme. Tantôt nous sonuues de petits
vers composés d'onze petits anneaux entrelacés
avec la variété des plus vives couleurs qu'on ad-
mire dans les fleurs d'un parterre. Ensuite nous
filons de quoi vêtir les hommes les plus magni-
fiques jusque sur le trône , et de quoi orner les
temples des dieux. Cette parure si belle et si
durable vaut bien du miel, qui se corrompt
bientôt. Enfin, nous nous transformons en fève,
mais en fève qui sent, qui se meut, et qui mon-
tre toujours de la vie. Après ces prodiges, nous
devenons touf-à-coup des papillons avec l'éclat
des plus riches couleurs. C'est alors que nous
ne cédons plus aux abeilles pour nous élever
d'un vol hardi jusque vers l'Olympe. Jugez
maintenant, ô père des dieux. Jupiter, embar-
rassé pour la décision . déclara enfin que les
abeilles tiendroient le premier rang, à cause des
droits qu'elles avoient acquis depuis les anciens
temps. Quel moyen, dit-il, de les dégrader? je
leur ai trop d'obligation ; mais je crois que les
hommes doivent encore plus aux vers à soie.
218
FABLES.
XXVIIl.
L'ASSEMBLÉE DES ANLMAlX POUR CHOISIR UN ROI.
Le lion étant mort , tous les animaux ac-
coururent dans son antre , pour consoler la
lionne sa veuve , qui faisoit retentir de ses cris
les montagnes et les forêts. Après lui avoir fait
leurs complimens, ils commencèrent l'élection
d'un roi : la couronne du défunt étoit au milieu
de l'assemblée. Le lionceau étoit trop jeune et
trop foible pour obtenir la royauté sur tant de
tiers animaux. Laissez-moi croître , disoit-il ; je
saurai bien régner et me faire craindre à mon
tour. En attendant, je veux étudier l'histoire
des belles actions de mon père, pour égaler un
jour sa gloire. Pour moi, dit le léopard, je pré-
tends être couronné ; car je ressemble [)lus au
lion que tous les autres prétendans. Et moi, dit
l'ours, je soutiens qu'on m'avoit fait une injus-
tice , quand on me préféra le lion : je suis fort,
courageux , carnassier . tout autant que lui ; et
j'ai un avantage singulier, qui est de grimper
sur les arbres. Je vous laisse à juger, messieurs,
dit l'éléphant, si quelqu'un peut me disputer la
gloire d'être le plus grand, le plus fort et le plus
brave de tous les animaux. Je suis le plus noble
<>t le plus beau , dit le cheval. Et moi , le plus
lin, dit le renard. Et moi , le plus léger à hi
course, dit le cerf. Où trouverez-vous , dit le
singe , un roi plus agréable et plus ingénieux
que moi? Je divertirai chaque jour mes sujets.
Je ressemble même à l'homme, qui est le véri-
table roi de toute la nature. Le perroquet alors
harangua ainsi : Puisque tu te vantes de res-
sembler à l'honnne , je puis m'en vanter aussi.
Tu ne lui ressembles que par ton laid visage et
par quelques grimaces ridicules : pour moi , je
lui ressemble par la voix , qui est la marque de
la raison et le plus bel ornement de l'homme.
Tais-toi, maudit causeur, lui répondit le singe ;
tu parles, mais non pas comme l'homme; tu
dis toujours la même chose , sans entendre ce
que tu dis. L'assemblée se moqua de ces deux
mauvais copistes de l'homme , et on donna la
couronne à l'éléphant , parce qu'il a la force et
la sagesse , sans avoir ni la cruauté des bêtes
furieuses, ni la sotte vanité de tant d'autres qui
ve nient toujours paroitre ce qu'elles ne sont pas.
XXIX.
LES DEUX LIONCEAUX.
Deux lionceaux avoient été nourris ensemble
dans la même forêt • ils étoient de même âge,
de même taille , de mêmes forces. L'un fut pris
dans de grands filets à une chasse du grand
Mogol : l'autre demeura dans des montagnes
escarpées. Celui qu'on avoit pris fut mené à la
Cour, où il vivoit dans les délices : on lui don-
uoit chaque jour une gazelle à manger ; il n'avoit
qu'à dormir dans une loge où on avoit soin de
le faire coucher mollement. Un eunuque blanc
avoit soin de peigner deux fois le jour sa longue
crinière dorée. Comme il étoit apprivoisé, le
Roi même le caressoit souvent. Il étoit gras ,
poli , de bonne mine, et magnifique, carilpor-
toit un collier d'or , et on lui mettoit aux oreil-
les des pendans garnis de perles et de diamans :
il méprisoit tous les autres fions qui étoient
dans des loges voisines , moins belles que la
sienne , et qui n'éloient pas en faveur comme
lui. Ces prospérités lui enflèrent le cœur ; il
crut être un grand personnage, puisqu'on le
h-aitoil si honorablement. La Cour où il brilloit
lui donna le goût de l'ambition; il s'imaginoit
qu'il auroit été un héros, s'il eût habité les
lorôts. Un jour, comme on ne l'attachoit plus
à sa chaîne, il s'enfuit du palais, et retourna
dans le pays où il avoit été nourri. Alors le roi
de toute la nation lionne venoit de mourir, et
on avoit assemblé les Etats pour lui choisir un
successeur. Parmi beaucoup de prétendans, il
y en avoit un qui effaçoit tous les autres par sa
fierté et par son audace ; c'étoit cet autre lion-
ceau , qui n'avoit point quitté les déserts , pen-
dant que son compagnon avoit fait fortune à la
Cour. Le solitaire avoit souvent aiguisé son cou-
rage par une cruelle faim , il étoit accoutumé à
ne se nourrir qu'au travers des plus grands pé-
rils et par des carnages ; il déchiroit et trou-
peaux et bergers. Il étoit maigre , hérissé , hi-
deux : le feu et le sang sortoient de ses yeux;
il étoit léger , nerveux , accoutumé à grimper ,
à s'élancer, intrépide, contre les épieux et les
dards. Les deux anciens compagnons deman-
dèrent le combat , pour décider qui régneroit.
Mais une vieille lionne , sage et expérimentée ,
dont toute la république respectoit les conseils ,
fut d'avis de mettre d'abord sur le trône celui
qui avoit étudié la politique à la Cour. Bien des
FABLES.
219
gens murmuroient, (lisant qu'elle vouloit qu'on
préférât un personnage vain et voluptueux à un
guerrier qui avoit appris, dans la fatigue et
dans les périls, à soutenir les grandes all'aires.
Cependant l'autorité de la vieille lionne pré-
valut : on mit sur le trône le lion de Cour.
D'abord il s'amollit dans les plaisirs ; il n'aima
que le faste; il usoit de souplesse et de ruse,
pour cacher sa cruauté et sa tyrannie. Bientôt
il fut haï , méprisé , détesté. Alors la vieille
lionne dit : Il est temps de le détrôner. Je savois
bien qu'il étoit indigne d'être roi : mais je vou-
lois que vous en eussiez un gâté par la mollesse
et par la politique , pour vous mieux faire sen-
tir ensuite le prix d'un autre qui a mérité la
royauté par sa patience et par sa valeur. C'est
maintenant qu'il faut les faire combattre l'un
contre l'autre. Aussitôt on les mit dans un
champ clos , où les deux champions servirent
de spectacle à l'assemblée. Mais le spectacle ne
fut pas long ; le lion amolli trembloit, et n'osoit
se présenter à l'autre : il fuit honteusement, et
se cache; l'autre le poursuit, et lui insulte.
Tous s'écrièrent : Il faut l'égorger et le mettre
en pièces. Non , non , répondit-il ; quand on
a un ennemi si lâche , il y auroit de la lâche lé
à le craindre. Je veux qu'il vive; il ne mérite
pas de mourir. Je saurai bien régner sans m'em-
barrasser de 1q tenir soumis. En effet, le vigou-
reux lion régna avec sagesse et autorité. L'au-
tre fut très-content de lui faire bassement sa
cour , d'obtenir de lui quelques morceaux de
chair , et de passer sa vie dans une oisiveté
honteuse.
XXX.
LES ABEILLES.
U>' jeune prince, au retour des zéphirs,
lorsque toute la nature se ranime, se promenoit
dans un jardin délicieux ; il entendit un grand
bruit, et aperçut une ruche d'abeilles. Il s'ap-
proche de ce spectacle , qui étoit nouveau pour
lui ; il vit avec étonnement l'ordre, le soin et
le travail de cette petite république. Les cellules
commençoient à se former , et à prendre une
figure régulière. Une partie des abeilles les
remplissoient de leur doux nectar . les autres
apportoient des fleurs qu'elles avoient choisies
entre toutes les richesses du printemps. L'oisi-
veté et la paresse éloient bannies de ce petit
Etat : tout y étoit en mouvement , mais sans
confusion et sans trouble. Les plus considérables
d'entre les abeilles conduisoient les autres, qui
obéissoient sans nmrmure et sans jalousie con-
tre celles qui étoient au-dessus d'elles. Pen-
dant que le jeune prince admiroit cet objet qu'il
ne connoissoit pas encore, une abeille, que
toutes les autres reconuoissoient pour leur reine,
s'approcha de lui, et lui dit : La vue de nos ou-
vrages et de notre conduite vous réjouit ; mais
elle doit encore plus vous instruire. Nous ne
souffrons point chez nous le désordre ni la li-
cence ; on n'est considérable parmi nous que par
son travail , et par les talens qui peuvent être
utiles à notre république. Le mérite est la seule
voie qui élève aux premières places. Nous ne
nous occupons nuit et jour qu'à des choses dont
les hommes retirent toute l'utilité. Puissiez-vous
être un jour comme nous, et mettre dans le
genre humain Tordre que vous admirez chez
nous! Vous travaillerez par là à son bonheur et
au vôtre ; vous remplirez la tâche que le destiu
vous a imposée : car vous ne serez au-dessus
des autres que pour les protéger , que pour
écarter les maux qui les menacent , que pour
leur procurer tous les biens qu'ils ont droit
d'attendre d'un gouvernement vigilant et pa-
ternel.
XXXI.
LE ML ET LE GANGE.
Un jour deux fleuves, jaloux l'un de l'autre,
se présentèrent à Neptune pour disputer le pre-
mier rang. Le dieu étoit sur un trône d'or , au
milieu d'une grotte profonde. La voîite étoit de
pierres ponces , mêlées de rocailles et de con-
ques marines. Les eaux immenses venoient de
tous côtés, et se suspcndoient en voûte au-des-
sus de la tète du dieu. Là. paroissoient le vieux
Nérée, ridé et courbé comme Saturne; le grand
Océan, père de tant de Nymphes; Téthys pleine
de charmes; Amphitrite avec le petit Palémon:
Ino et Mélicerte. la foule des jeunes Néréides
couronnées de fleurs. Protée même y étoit ac-
couru avec ses troupeaux marins, qui, de leurs
vastes narines ouvertes, avaloient l'onde amèrc
pour la revomir comme des fleuves rapides qui
tombent des rochers escarpés. Toutes les petites
fontaines transparentes , les ruisseaux bondis-
sans et écumeux , les fleuves qui arrosent la
terre , les mers qui l'environnent , venoient ap-
porter le tribut de leurs eaux dans le sein im-.
220
FABLES.
mobile du souverain père des ondes. Les deux
fleuves, dont l'un est le Nil et l'autre le Gange,
s'avancent. Le Nil tenoit dans sa main une
palme , et le Gange ce roseau indien dont la
moelle rend un suc si doux que l'on nomme
sucre. Ils étoient couronnés de jonc. La vieil-
lesse des deux étoit également majestueuse et
vénérable. Leurs corps nerveux étoient d'une
vigueur et d'une noblesse au-dessus de l'bomme.
Leur barbe , d'un vert bleuâtre, flottoit jusqu'à
leur ceinture. Leurs yeux étoient vifs et étince-
lans , malgré un séjour si bumide. Leurs sour-
cils épais et mouillés tomboient sur leurs pau-
pières. Ils traversent la foule des monstres
marins ; les troupeaux de Tritons folâtres son-
noient de la trompette avec leurs conques re-
courbées; les Daupbins s'élevoient au-dessus de
l'onde qu'ils taisoicnt bouillonner par les mou-
vemens de leurs queues . et ensuite se replon-
geoient dans l'eau avec un bruit effroyable,
comme si les abîmes se fussent ouverts.
Le Nil parla le premier ainsi : 0 grand fils
do Saturne, qui tenez le vaste empire des eaux,
compatissez à ma douleur; on m'enlève injus-
tement la gloire dont je jouis depuis tant de
siècles : un nouveau fleuve, qui ne coule qu'en
des pays barbares , ose me disputer le premier
rang. Avez-vous oublié que la terre d'Egypte ,
fertilisée par mes eaux , fut l'asile des dieux
quand les géans voulurent escalader l'Olympe?
C'est moi qui donne à cette terre son prix : c'est
moi qui fais l'Egypte si délicieuse et si puissante.
Mon cours est immense : je viens de ces climats
brùlans dont les mortels n'osent approcher: et
quand Pbaétou sur le cbar du Soleil embrasoit
les terres , pour l'empêcher de faire tarir nies
eaux , je cachai si bien ma tête superbe , qu'on
n'a point encore pu , depuis ce temps-là , dé-
couvrir où est ma source et mon origine. Au
lieu que les débordemens déréglés des autres
fleuves ravagent les campagnes , le mien , tou-
jours régulier , répand l'abondance dans ces
heureuses terres d'Egypte , qui sont plutôt un
beau jardin qu'une can)pagne. Mes eaux dociles
se partagent en autant de canaux qu'il plaît aux
habitans pour arroser leurs terres et pour faci-
liter leur commerce. Tous mes bords sont pleins
de villes, et on en compte jusqucs à vingt mille
dans la seule Egypte. Vous savez que mes cata-
doupes ou cataractes font une chute merveil-
leuse de toutes mes eaux de certains rochers en
bas. au-dessus des plaines d'Egypte. On dit
môme que le bruit de mes eaux , dans cette
chute, rend sourds tous les habitans du pays.
Sept bouches différentes apportent mes eaux
dans votre empire ; et le Delta qu'elles forment
est la demeure du plus sage, du plus savant ,
du mieux policé et du plus ancien peuple de
l'univers; il compte beaucoup de milliers d'an-
nées dans son histoire , et dans la tradition de
ses prêtres. J'ai donc pour moi la longueur de
mon cours, l'ancienneté de mes peuples, les
merveilles des dieux accomplies sur mes rivages,
la fertilité des terres par mes inondations, la
singularité de mon origine inconnue. Mais pour-
quoi raconter tous mes avantages contre un ad-
versaire qui en a si peu? Il sort des terres sau-
vages et glacées de Scythes, se jette dans une
mer qui n'a aucun conmierce qu'avec des bar-
bares ; ces pays ne sont célèbres que pour avoir
été subjugués par Bacchus , suivi d'une troupe
de femmes ivres et échevelées, dansant avec des
thyrses en main. Il n'a sur ses bords ni peuples
polis et savans, ni villes magnifiques, ni monu-
mens de la bienveillance des dieux : c'est un
nouveau venu qui se vante sans preuve. 0 puis-
sant dieu , qui commandez aux vagues et aux
tempêtes , confondez sa témérité.
C'est la vôtre qu'il faut confondre, répliqua
alors le Gange. Vous êtes, il est vrai, plus an.-
ciennement connu ; mais vous n'existiez pas
avant moi. Comme \ous je descends de hautes
montagnes, je parcours de vastes pays, je reçois
le tribut de beaucoup de rivière^, je me rends
par plusieurs bouches dans le sein des mers, et
je fertilise les plaines que j'inonde. Si je vou-
lois, à votre exemple , donner dans le merveil-
leux, je dirois, avec les Indiens, que je descends
du ciel , et que mes eaux bienfaisantes ne sont
])as moins salutaires à l'ame qu'au corps. Mais
ce n'est pas devant le dieu des fleuves et des
mers qu'il faut se prévaloir de ces prétentions
chimériques. Créé cependant quand le monde
sortit du chaos , plusieurs écrivains me font
naître dans le jardin de délices qui fut le séjour
du premier homme. Mais ce qu'il y a de certain,
c'est que j'arrose encore plus de royaumes que
vous ; c'est que je parcours des terres aussi
riantes et aussi fécondes ; c'est que je roule cette
poudre d'or si recherchée , et peut-être si fu-
neste au bonheur des hommes ; c'est qu'on
trouve sur mes bords des perles, des diamans,
et tout ce qui sert à l'ornement des temples
et des mortels ; c'est qu'on voit sur mes rives
des édifices superbes, et qu'on y célèbre de lon-
gues et înagnifiques fêtes. Les Indiens , comme
les Egyptiens, ont aussi leurs antiquités, leurs '
méta?norphoses, leurs fables; mais ce qu'ils ont
plus qu'eux, ce sont d'illustres gymnosophistes,
des philosophes éclairés. Qui de vos prêtres si
FABLES.
221
renommés poiirriez-vous comparer au fameux
Pilpay? Il a enseigné aux princes les principes
de la morale et l'art de gouverner avec justice
et bonté. Ses apologues ingénieux ont rendu
son nom immortel ; on les lit , mais on n'en
profite guère dans les états que j'enrichis : et
ce qui fait notre honte à tous les deux, c'est
que nous ne voyons sur nos bords que des
princes malheureux, parce qu'ils n'aiment que
les plaisirs et une autorité sans bornes; c'est
que nous ne voyons dans les plus belles con-
trées du monde que des peuples misérables,
parce qu'ils sont presque tous esclaves, presque
tous victimes des volontés arbitraires et de la
cupidité insatiable des maîtres qui les gouver-
nent ou plutôt qui les écrasent. A quoi me
servent donc et l'antiquité de mon origine , et
l'abondance de mes eaux, et tout le spectacle
des merveilles que j'ollVe au navigateur? Je
ne veux ni les honneurs ni la gloire de la
préférence, tant que je ne contribuerai pas
plus au bonheur de la multitude , tant que je
ne servirai qu'à entretenir la mollesse ou l'a-
vidité de quelques tyrans fastueux et inap-
pliqués. Il n'y a rien de grand , rien d'esti-
mable, que ce qui est utile au genre humain.
Neptune et l'assemblée des dieux marins ap-
plaudirent au discours du Gange , louèrent sa
tendre compassion pour l'humanité vexée et
souffrante. Ils lui firent espérer que, d'une au-
tre partie du monde, il se transporteroit dans
l'Inde des nations policées et humaines, qui
pourroient éclairer les princes sur leur vrai bon-
heur, et leur faire comprendre qu'il consiste
principalement , comme il le croyoit avec tant
de vérité , à rendre heureux tous ceux qui dé-
pendent d'eux , et à les gouverner avec sagesse
et modération.
XXXII.
PRIÈRE INDISCRÈTE DE NÈLÈE , PETIT-FILS
DE NESTOR.
Entre tous les mortels qui avoient été aimés
des dieux , nul ne leur avoit été plus cher que
Nestor ; ils avoient versé sur lui leurs dons les
plus précieux, la sagesse , la profonde connois-
sance des hommes , une éloquence douce et in-
sinuante. Tous les Grecs l'écoutoient avec ad-
miration; et, dans une extrême vieillesse, il
avoit un pouvoir absolu sur les cœurs et sur les
esprits. Les dieux, avant la fin de ses jours, von-
lurent lui accorder encore une faveur, qui fut
de voir naître un fils de Pisistrate. Quand il
vint au monde, Nestor le prit sur ses genoux ;
et levant les yeux au ciel : 0 Pallas ! dit-il ,
vous avez comblé la mesure de vos bienfaits; je
n'ai plus rien à souhaiter sur la terre, sinon
que vous remphssiez de votre esprit l'enfant
que vous m'avez fait voir. Vous ajouterez, j'en
suis sur, puissante déesse, cette faveur à toutes
celles que j'ai reçues de vous. Je ne demande
point de voir le temps où mes vœux seront
exaucés, la terre m'a porté trop long-temps ;
coupez, fille de Jupiter, le til de mes jours.
Ayant prononcé ces mots, un doux sommeil se
répand sur ses yeux, il fut uni avec celui de la
mort; et, sans effort, sans douleur, son ame
quitta son corps glacé et presque anéanti par trois
âges d'homme qu'il avoit vécu.
Ce petit-fils de Nestor s'appeloit Nélée.
Nestor, à qui la mémoire de son père avoit tou-
jours été chère, voulut qu'il portât son nom.
Quand Nélée fut sorti de l'enfance, il alla faire
un sacrifice à Minerve dans un bois proche do
la ville de Pylos, qui étoit consacré à celte
déesse. Après que les victimes couronnées de
fleurs eurent été égorgées, pendant que ceux
qui l'avoient accompagné s'occupoient aux cé-
rémonies qui suivoient l'immolation , que les
uns coupoient du bois, que les autres faisoient
sortir le feu des veines de cailloux, qu'on écor-
choit les victimes et qu'on lescoupoit en plu-
sieurs morceaux , tous étant éloignés de l'autel,
Nélée étoit demeuré auprès. Tout d'un coup il
entendit la terre trembler , du creux des arbres
sortoient d'atfreux mugissemens, l'autel parois-
soit en feu , et sur le haut des flammes parut
une femme d'un air si majestueux et si véné-
rable, que Nélée en fût ébloui. Sa figure étoit
au-dessus de la forme humaine, ses regards
étoient plus perçans que les éclairs ; sa beauté
n'avoit rien de mou ni d'edéminé : elle étoit
pleine de grâce, et marquoit de la force et de la
vigueur. Nélée, ressentant l'impression de la
divinité, se prosterne à terre : tous ses membres
se trouvent agités par un violent tremblement,
son sang se glace dans ses veines, sa langr.e
s'attache à son palais et ne peut plus proférer
aucune parole; il demeure interdit, immobile
et presque sans vie. Alors Pallas lui rend la
force, qui l'avoit abandonné. Ne craignez rien,
lui dit cette déesse ; je suis descendue du haut de
l'Olympe pour vous témoigner le même amour
que j'ai fait ressentir à votre aïeul Nestor ; je
mets votre bonheur dans vos mains, j'exau-
00^)
FABLES.
cerai tous vos vœux ; mais pensez attentivement
à ce que vous me devez demander. Alors Nélée,
revenu de son étonnement , et charmé par la
douceur des paroles de la déesse , sentit au de-
dans de lui la même assurance que s'il n'eût
été que devant une personne mortelle. Il étoit
à l'entrée de la jeunesse : dans cet âge où les
plaisirs qu'on commence à ressentir occupent
et entraînent l'ame toute entière, on n'a point
encore connu l'amertume , suite inséparable
des plaisirs; on n'a point encore été instruit par
l'expérience. 0 déesse ! s'écria-t-il , si je puis
toujours goûter la douceur de la volupté, tous
mes soubaits seront accomplis. L'air de la déesse
étoit auparavant gai et ouvert; à ces mots elle
en prit un froid et sérieux : Tu ne comptes , lui
dit-elle, que ce qui flatte les sens : hé bien, tu
va être rassasié des plaisirs que ton cœur désire,
La déesse aussitôt disparut. Nélée quitte l'autel
et reprend le chemin de Pylos. Il voit sous ses
pas naître etéclore des fleurs d'une odeur si déli-
cieuse , que les bonunes n'avoicnt jamais res-
senti un si précieux parfum. Le pays s'embel-
lit, et prend une forme qui charme les yeux de
Nélée. La beauté des Grâces , com.pagnes de
Vénus, se répand sur toutes les femmes qui pa-
roissent devant lui. Tout ce qu'il boit devient
nectar, tout ce qu'il mange devient and)roisie :
son ame se trouve noyée dans un océan de plai-
sirs. La volupté s'empare du cœur de Nélée, il
ne vit plus que pour eUe : il n'est plus occupé
que d'un seul soin , qui est que les divertissc-
mens se succèdent toujours les uns aux autres .
et qu'il n'y ait pas un seul moment où ses sens
ne soient agréablement charmés. Plus il goûte
les plaisirs , plus il les souhaite ardemment.
Son esprit s'amollit et perd toute sa vigueur :
les affaires lui deviennent un poids d'une pesan-
teur horrible : tout ce qui est sérieux lui donne
un chagrin mortel. Il éloigne de ses yeux les
sages conseillers qui avoient été formés par
Nestor , et qui étoient regardés comme le plus
précieux héritage que ce prince eût laissé à son
petit-fils. La raison, les remontrances utiles de-
viennent l'objet de son aversion la plus vive, et
il frémit si quelqu'un ouvre la bouche devant
lui pour lui donner un sage conseil. Il fait bâtir
un magnifique palais où on ne voit luire que l'or,
l'argent et le marbre, où tout est prodigué pour
contenter les yeux et appeler le plaisir. Le fruit
de tant de soins pour se satisfaire, c'est l'ennui ,
l'inquiétude. A peine a-t-il ce qu'il souhaite,
qu'il s'en dégoûte : il faut qu'il change sou-
vent de demeure , qu'il coure sans cesse de
palais en palais, qu'il abatte et qu'il réédifie. Le
beau, l'agréable, ne le touchent plus; il lui faut
du singulier, du bizarre, de l'extraordinaire :
tout ce qui est naturel et simple lui paroît insi-
pide, et il tombe dans un tel engourdissement,
qu'il ne vit plus, qu'il ne sent plus que par se-
cousse, par soubresaut. Pylos sa capitale change
de face. On y aimoit le travail , on y honoroit
les dieux ; la bonne foi régnoit dans le com-
merce, tout y étoit dans l'ordre; et le peuple
même trouvoit dans les occupations utiles qui
se succédoient sans l'accabler , l'aisance et la
paix. Un luxe effréné prend la place de la dé-
cence et des vraies richesses : tout y est prodi-
gué aux vains agrémens, aux commodités re-
cherchées. Les maisons, les jardins, les édifices
publics changent de forme; tout y devient sin-
gulier; le grand, le majestueux, qui sont tou-
jours simples, ont disparu. Mais ce qui est en-
core plus fâcheux, les habitans, à l'exemple de
Nélée, u'aimeut , n'estiment , ne recherchent
que la volupté : on la poursuit aux dépens de
l'innocence et de la vertu; on s'agite, on se
tourmente pour saisir une ombre vaine et fu-
gitive de bonheur, et l'on en perd le repos et
la tranquillité; personne n'est content, parce
qu'on veut l'être trop, parce qu'on ne sait rien
souffrir ni rien entendre. L'agriculture et les
autres arts utiles sont devenus presque avilis-
sans : ce sont ceux que la mollesse a inventés
qui sont en honneur, qui mènent à la richesse,
et auxquels on prodigue les encouragemens.
Les trésors que Nestor et Pisistrate avoient
amassés sont bienlôt dissipés; les revenus de
l'Etat deviennent la proie de l'étourderie et de
la cupidité. Le peuple nmrmure, les grands se
plaignent , les sages seuls gardent quelque
temps le silence; ils parlent enfin, et leur voix
respectueuse se fait entendre à Nélée. Ses yeux
s'ouvrent, son cœur s'attendrit. Il a encore re-
cours à Minerve : il se plaint à la déesse de sa
facilité à exaucer ses vœux téméraires; il la
conjure de retirer ses dons perfides; il lui de-
mande la sagesse et la justice. Que j'étois aveu-
gle ! s'écria-t-il : mais je connois mon erreur,
je déteste la faute que j'ai faite , je veux la ré-
parer, et chercher dans l'application à mes de-
voirs, dans le soin de soulager mon peuple, et
dans l'innocence et la pureté des mœurs, le
repos et le bonheur que j'ai vainement cher-
chés dans les plaisirs des sens.
FABLES.
223
XXXHI.
HISTOIRE D'ALIBÉE , PERSAN.
Schah-Abbas , roi de Perse, faisant un
voyage , s'écarta de toute sa Cour, pour passer
dans la campagne sans y être connu, et pour y
voir les peuples dans tonte leur liberté natu-
relle. Il prit seulement avec lui un de ses cour-
tisans. Je ne connois point , lui dit le Roi , les
véritables mœurs des hommes : tc-ut ce qui
nous aborde est déguisé ; c'est l'art, et non pas
la nature simple, qui se montre à nous. Je
veux étudier la vie rustique, et voir ce genre
d'hommes qu'on méprise tant, quoiqu'ils soient
le vrai soutien de toute la société humaine. Je
suis las de voir des courtisans qui m'observent
pour me surprendre en me flattant : il faut que
j'aille voir des laboureurs et des bergers qui ne
me connoissent pas. Il passa avec son confident,
au milieu de plusieurs villages où l'on faisoit
des danses; et il éloit ravi de trouver loin des
Cours des plaisirs tranquilles et sans dépense.
Il fit un repas dans une cabane ; et comme il
avoit grand'faim , après avoir marché plus qu'à
l'ordinaire, les alimens grossiers qu'il y prit lui
parurent plus agréables que tous les mets ex-
quis de sa table. En passant dans une prairie
semée de fleurs, qui bordoit un clair ruisseau,
il aperçut un jeune honmie berger qui jouoit de
la flûte, à l'ombre d'un grand ormeau , auprès
de ses moutons paissans. Il l'aborde, il l'exa-
mine ; il lui trouve une physionomie agréable.
un air simple et ingénu , mais noble et gracieux.
Les haillons dont le berger étoit couvert ne di-
minuoient point l'éclat de sa beauté. Le Roi
crut d'abord que c'étoit (juclque personne de
naissance illustre qui s'étoit déguisée : mais il
apprit du berger que son père et sa mère étoient
dans un village voisin, et que son nom étoit
Alibée. A mesure que le Roi le questionnoit,
il admiroit en lui un esprit ferme et raisonna-
ble. Ses yeux étoient vifs, et n'avoient rien
d'ardent ni de farouche; sa voix étoit douce, in-
sinuante et propre à toucher • son visage n'avoit
rien de grossier; mais ce n'étoil pas une beauté
molle et efféminée. Le berger, d'environ seize
ans , ne savoit point qu'il lut tel qu'il parois-
soit aux autres : il croyoit penser, parler, être
fait comme tous les autres bergers de son vil-
lage; mais, sans éducation, il avoit appris tout
ce que la raison fait apprendre à ceux qui l'é-
coutent. Le Roi, l'ayant entretenu familière-
ment, en fut charmé : il sut de lui sur l'état des
peuples tout ce que les rois n'apprennent jamais
d'une foule de flatteurs qui les environnent.
De temps en temps il rioit de la naïveté de cet
enfant qui ne ménageoit rien dans ses réponses.
C'étoit une grande nouveauté pour le Roi, que
d'entendre parler si naturellement : il fit signe
au courtisan qui l'accompagnoit de ne point
découvrir qu'il étoit le Roi ; car il craignoit
qu'Alibée ne perdît en un moment toute sa li-
berté et toutes ses grâces , s'il venoit à savoir
devant qui il parloit. Je vois bien . disoit le
prince au courlisan, que la nature n'est pas
moins belle dans les plus basses conditions que
dans les plushautes. Jamais enfant deroi n'a paru
mieux né .que celui-ci , qui garde les moutons.
Je me trouverois trop heureux d'avoir un fils
aussi beau, aussi sensé, aussi aimable. Il me
paroît propre à tout ; et , si on a soin de l'in-
struire, ce sera assurément un jour un grand
homme : je veux le faire élever auprès de moi.
Le Roi ennnena Alibée, qui fut bien surpris
d'apprendre à qui il s'étoit rendu agréable. On
lui fit apprendre à lire, à écrire, à chanter, et en-
suite on lui donna des maîtres pour les arts et
pour les sciences qui ornent l'esprit. D'abord
il fut un [)eu ébloui de la Cour ; et son grand
changement de fortune changea un peu son
cœur. Son âge et sa faveur jointes ensemble al-
térèrent un peu sa sagesse et sa modération.
Au lieu de sa houlette , de sa flûte et de son
habit de berger, il prit une robe de pourpre,
brodée d'or, avec un turban couvert de pier-
reries. Sa beauté effaça tout ce que la Cour
avoit de plus agréable. Il se rendit capable des
affaires les [Ans sérieuses, et mérita la confiance
de son maître, qui, connoissant le goût exquis
d' Alibée pour toutes les magnificences d'un
palais , lui donna enfin une charge très-consi-
dérable en Perse , qui est celle de garder tout
ce que le j)rince a de pierreries et de meubles
précieux.
Pendant toute la vie du grand Schah-Abbas,
la faveur d'Alibée ne fit que croîh'e. A mesure
qu'il s'avança dans un âge plus mûr, il se res-
souvint enfin de sou ancienne condition, et
souvent il la regrettoit. 0 beaux jours, disoit-il
en lui-même , jours innocens , jours où j'ai
goûté une joie pure et sans péril, jours depuis
lesquels je n'en ai vu aucun de si doux, ne vous
reverrai-je jamais ? Celui qui m'a privé de
vous , en me donnant tant de richesses, m'a
tout ôté. Il voulut aller revoir son village : il
s'attendrit dans tous les lieux où il avoit antre-
224
FABLES.
fois dansé , chanté , joué de la flûte avec ses
compagnons. Il fit quelque bien à tous ses pa-
rens et à tous ses amis ; mais il leur souhaita
pour principal bonheur de ne quitter jamais la
\ic champêtre , et de n'éprouver jamais les
malheurs de la Cour.
Il les éprouva ces malheurs. Après la mort
de son bon maître Schah-Abbas, son fils Schah-
Sephi succéda à ce prince. Des courtisans en-
vieux et pleins d'artifice trouvèrent moyeu de le
prévenir contre Alibée. Il a abusé, disoient-ils,
de la confiance du feu Roi ; il a amassé des
trésors immenses, et a détourné plusieurs choses
d'un très-grand priv. dont il étoit dépositaire.
Schah-Sephi étoit tout ensemble jeune et
prince ; il n'en falloit pas tant pour être cré-
dule, inappliqué et sans précaution. Il eut la
vanité de vouloir paroître réformer ce que le
Roi son père avoit fait, et juger mieux que lui.
Pour avoir un prétexte de déposséder Alibée de
sa charge, il lui demanda, selon le conseil de
ces courtisans envieux, de lui apporter un cime-
terre garni de diamans d'un prix immense, que
h' Roi son grand-père avoit accoutumé de por-
ter dans les combats. Schah-Abbas avoit fait
autrefois ôter de ce cimeterre tous ces beaux
diamans ; et Alii)ée prouva par de bons témoins
que la chose avoit été faite par l'ordre du feu
Roi, avant que la charge eût été donnée à Ali-
bée. Quand les ennemis d'Alibée virent qu'ils
ne pouvaient plus se servir de ce prétexte pour
le perdre , ils conseillèrent à Schah-Sephi de
lui commander de faire, dans quinze jours, un
inventaire exact de tous les meubles précieux
dont il étoit chargé. Au bout des quinze jours,
il demanda à voir lui-même toutes choses. Ali-
bée lui ouvrit toutes les portes, et lui montra
tout ce qu'il avoit en garde. Rien n'y man-
quoit ; tout étoit propre , bien rangé et con-
servé a^ec grand soin. Le Roi, bien mécompte
de trouver partout tant d'ordre et d'exactitude,
étoit presque revenu en faveur d'Alibée, lors-
qu'il aperçut au bout d'une grande galerie,
pleine de meubles très-somptueux , une porte
de fer qui avoit trois grandes serrures. C'est là,
lui dirent à l'oreille les courtisans jaloux, qu'A-
libée a caché toutes les choses précieuses qu'il
vous a dérobées. Aussitôt le Roi en colère s'é-
cria : Je veux voir ce qui est au-delà de celte
porte. Qu'y avez-vous mis? montrez-le-moi. A
ces mots Alibée se jeta à ses genoux, le conju-
rant, au nom de Dieu, de ne lui ôter pas ce
qu'il avoit de plus précieux sur la terre. Il n'est
pas juste, disoit-il, que je perde eu un moment
ce qui me reste, et qui fait ma ressource, après
avoir travaillé tant d'années auprès du Roi
votre père. Otez-moi, si vous voulez , tout le
reste ; mais laissez-moi ceci. Le Roi ne douta
point que ce ne fût un trésor mal acquis,
qu' Alibée avoit amassé. Il prit un ton plus
haut, et voulut absolument qu'on ouvrît cette
porte. Enfin Alibée , qui en avoit les clefs,
l'ouvrit lui-même. On ne trouva en ce lieu
que la houlette , la flûte , et l'habit de ber-
ger qu'Alibée avoit porté autrefois , et qu'il
revoyoit souvent avec joie, de peur d'oublier
sa première condition. Voilà, dit-il, ô grand
Roi, les précieux restes de mon ancien bon-
heur : ni la fortune ni votre puissance n'ont pu
me les ôter. Voilà mon trésor , que je garde
pour m'enrichir quand vous m'aurez fait pau-
vre. Reprenez tout le reste ; laissez-moi ces
chers gages de mon premier état. Les voilà
mes vrais biens, qui ne me manqueront ja-
mais. Les voilà ces biens simples , innocens,
toujours doux à ceux qui savent se contenter
du nécessaire, et ne se tourmenter point pour
le superflu. Les voilà ces biens dont la liberté
et la sûreté sont les fruits. Les voilà ces biens
qui ne m'ont jamais donné un moment d'em-
barras. 0 chers instrumens d'une vie simple et
heureuse ! je n'aime que vous ; c'est avec vous
que je veux vivre et mourir. Pourquoi faut-il
que d'autres biens trompeurs soient venus me
tromper, et troubler le repos de ma vie? Je
vous les rends, grand Roi, toutes ces richesses
qui me viennent de votre libéralité : je ne
garde que ce que j'avois quand le Roi votre
père vint , par ses grâces, me rendre malheu-
reux.
Le Roi. entendant ces paroles, comprit l'in-
nocence d'Alibée ; et, étant indigné contre les
courtisans qui l'avoient voulu perdre, il les
chassa d'auprès de lui. Alibée devint son prin-
cipal officier, et fut chargé des affaires les plus
secrètes : mais il revoyoit tous les jours sa hou-
lette, sa flûte et son ancien habit, qu'il tenoit
toujours prêts dans son trésor, pour les repren-
dre, dès que la fortune inconstante troubleroit
sa faveur. Il mourut dans une extrême vieil-
lesse, sans avoir jamais voulu ni faire punir ses
ennemis, ni amasser aucun bien, et ne laissant
à ses parens que de quoi vivre dans la condition
de bergers , qu'il crut toujours la plus sûre et
la plus heureuse.
FABLES.
225
XXXIV.
LE BERGER CLÉOBULE ET LA NYMPHE PHIDILE.
Un berger rêveur menoit son troupeau sur
les rives fleuries du fleuve Acbéloûs. Les Fau-
nes et les Satyres, cachés dans les bocages voi-
sins, dansoient sur l'herbe au doux son de sa
flûte. Les Naïades , cachées dans les ondes du
fleuve , levèrent leurs têtes au-dessus des ro-
seaux pour écouter ses chansons. Acbéloûs
lui-même, appuyé sur son urne penchée, mon-
tra son front, où il ne restoit plus qu'une corne
depuis son combat avec le grand Hercule ; et
cette mélodie suspendit pour un peu de temps
les peines de ce dieu vaincu. Le berger étoit
peu touché de voir ces Naïades qui l'admi-
roient : il ne pensoit qu'à la bergère Phidile,
simple, naïve, sans aucune parure, à qui la
fortune ne donna jamais d'éclat emprunté, et
que les Grâces seules avoient ornée et embellie
de leurs propres mains. Elle sortoit de son vil-
lage, ne songeant qu'à faire paitre ses moutons.
Elle seule ignoroit sa beauté. Toutes les autres
bergères en étoient jalouses. Le berger l'ai-
moit, et n'osoit le lui dire. Ce qu'il aimoit le
plus en elle, c'étoit cette vertu simple et sévère
qui écartoit les amans, et qui fait le vrai charme
de la beauté. Mais la passion ingénieuse fait
trouver l'art de représenter ce qu'on n'oseroit
dire ouvertement : il finit donc toutes ses chan-
sons les plus agréables, pour en commencer
une qui pût toucher le cœur de cette bergère.
Il savoit qu'elle aimoit la vertu des héros qui
ont acquis de la gloire dans les combats : il
chanta sous un nom supposé ses propres aven-
tures ; car , en ce temps , les héros mêmes
étoient bergers, et ne méprisoient point la hou-
lette. Il chanta donc ainsi :
Quand Polynice alla assiéger la ville de
Thèbes pour renverser du trône son frère Etéo-
cle, tous les rois de la Grèce parurent sous les
armes, et poussoient leurs chariots contre les
assiégés. Adraste, beau-père de Polynice, abat-
toit les troupes de soldats et les capitaines,
comme un moissonneur, de sa faux tranchante,
coupe les moissons. D'un autre côté , le divin
Amphiaraûs , qui avoit prévu son malheur,
s'avançûit dans la mêlée, et fut tout-à-coup en-
glouti parla terre, qui ouvrit se^ abîmes pour
le précipiter dans les sombres rives du Styx. En
tombant , il déploroit son infortune, d'avoir
îÉî<ELON. TOME VI.
eu une femme infidèle. Assez près de là, on
voyoit les deux frères lils d'CEdipe qui s'alta-
quoient avec fureur : comme un léopard et un
tigre qui s'entre-déchirent dans les rochers du
Caucase , ils se rouloient tous deux dans le
sable , chacun paroissant altéré du sang de son
frère. Pendant cet horrible spectacle , Cléo-
bule, qui avoit suivi Polynice, combattit contre
un vaillant Thébain que le dieu Mars rendoit
presque invincible. La flèche du Thébain, con-
duite par le dieu, auroit percé le cou de Cléo-
bule, qui se détourna promptement. Aussitôt
Cléobulelui enfonça son dard jusqu'au fond des
entrailles. Le sang du Thébain ruisselle, ses
yeux s'éteignent, sa bonne mine et sa fierté le
quittent , la mort eflace ses beaux traits. Sa
jeune épouse, du haut d'une tour, le vit mou-
rant, et eut le cœur percé d'une douleur incon-
solable. Dans son malheur je le trouve heureux
d'avoir été aimé et plaint : je mourrois comme .
lui avec plaisir, pourvu que je pusse être aimé
de même. A quoi servent la valeur et la gloire
des plus fameux combats ; à quoi servent la
jeunesse et la beauté , quand on ne peut ni
plaire, ni toucher ce qu'on aime?
La bergère, qui avoit prêté l'oreille à une si
tendre chanson , comprit que ce berger étoit
Cléobule, vainqueur du Thébain. Elle devint
sensible à la gloire qu'il avoit acquise , aux
grâces qui brilloient en lui, et aux maux qu'il
souflVoit pour elle. Elle lui donna sa main et
sa foi. Un heureux hymen les joignit : bientôt
leur bonheur fut envié des bergers d'alentour
et des divinités champêtres. Ils égalèrent par
leur union , par leur vie innocente, par leurs
plaisirs rustiques, jusque dans une extrême
vieillesse, la douce destinée de Philémon et de
Baucis.
XXXV.
LES AVENTURES DE MÉLÉSICHTHON.
MÉLÉsicHTHON, ué à Mégare, d'une race illus-
tre parmi les Grecs, ne songea dans sa jeunesse
qu'à imiter dans la guerre les exemples de ses
ancêtres : il signala sa valeur et ses talens dans
plusieurs expéditions ; et comme toutes ses incli-
nations étoient magnifiques, il y fit une dépense
éclatante qui le ruina bientôt. Il fut contraint
de se retirer dans une maison de campagne,
sur le bord de la mer, oii il vivoit dans une
profonde solilude avec sa fenune Proxinoé.
15
226
FABLES.
Elle avoit de l'esprit, du courage, de la fierté.
Sa beauté et sa naissance l'avoient fait recher-
cher par des partis beaucoup plus riches que
Mélésichthon ; mais elle l'avoit préféré à tous
les autres, pour son seul mérite. Ces deux per-
sonnes, qui, par leur vertu et leur amitié, s'é-
toient rendues naturellement heureuses pen-
dant plusieurs années, commencèrent alors à se
rendre mutuellement malheureuses , par la
compassion qu'elles avoient l'une pour l'autre.
Mélésichthon auroit supporté plus facilement
ses malheurs, s'il eût pu les souffrir tout seul,
et sans une personne qui lui étoit si chère.
Proxinoé sentoit qu'elle augmentoit les peines
de Mélésichthon. Ils cherchoient à se consoler
par deux enfans qui sen)bloient avoir été for-
més par les Grâces ; le fds se nommoit Mélibée,
et la fille Poéménis. Mélibée, dans un âge ten-
dre, commençoit déjà à montrer delà force, de
l'adresse et du courage : il surmontoit à la lutte,
à la course et aux autres exercices, les enfans
de son voisinage. Il s'enfonçoit dans les forets,
et ses flèches ne portoient pas des coups moins
assurés que celles d'Apollon ; il suivoit encore
plus ce dieu dans les sciences et dans les beaux
arts, que dans les exercices du corps. Mélésich-
thon, dans sa solitude, lui enscignoit tout ce
qui peut cultiver et orner l'esprit, tout ce qui
peut faire aimer la vertu, et régler les mœurs.
Mélibée avoit un air simple, doux et ingénu,
mais noble, ferme et hardi. Son père jetoit les
yeux sur lui, et ses yeux se noyoient de larmes.
Poéménis étoit instruite par sa mère dans tous
les beaux arts que Minerve a donnés aux hom-
mes : elle ajoutoit aux ouvrages les plus exquis
les charmes d'une voix qu'elle joignoit avec
une lyre plus touchante que celle d'Orphée. A
la voir, on eût cru que c'étoit la jeune Diane
sortie de l'ile flottante où elle naquit. Ses che-
veux blonds étoient noués négligemment der-
rière sa tête ; quelques-uns échappés flottoient
sur son cou au gré des vents. Elle n'avoit
qu'une robe légère, avec une ceinture qui la
relevoit un peu pour être plus en état d'agir.
Sans parure , elle eflaçoit tout ce qu'on peut
voir de plus beau, et elle ne le savoil pas : elle
n'avoit même jamais songé à se regarder sur le
bord des fontaines ; elle ne voyoit que sa fa-
mille, et ne songeoit qu'à travailler. Mais le
père, accablé d'ennuis, et ne voyant plus au-
cune ressource dans ses affaires, ne cherchoit
que la solitude. Sa femme et ses enfans fai-
soient son supplice. Il alloit souvent sur le
rivage de la mer, au pied d'un grand rocher
plein d'antres sauvages ; là, il déploroit ses
malheurs ; puis il entroit dans une profonde
vallée, qu'un bois épais déroboit aux rayons du
soleil au milieu du jour. Il s'asseyoit sur le
gazon qui bordoit une claire fontaine, et toutes
les plus tristes pensées revenoient en foule dans
son cœur. Le doux sommeil étoit loin de ses
^eux : il ne parloit plus qu'en gémissant ; la
vieillesse venoit avant le temps flétrir et rider
son visage : il oublioit même tous les besoins
de la vie, et succomboit à sa douleur.
Un jour, comme il étoit dans cette vallée si
profonde, il s'endormit de lassitude et d'épui-
sement : alors il vit en songe la déesse Cérès,
couronnée d'épis dorés, qui se présenta à lui
avec un visage doux et majestueux. Pourquoi,
lui dit-elle en l'appelant par son nom , vous
laissez-vous abattre aux rigueurs de la fortune?
Hélas ! répondit-il, mes amis m'ont abandonné ;
je n'ai plus de bien : il ne me reste que des
procès et des créanciers : ma naissance fait le
comble de mon malheur, et je ne puis me ré-
soudre à travailler comme un esclave pour ga-
gner ma vie.
Alors Cérès lui répondit : La noblesse con-
siste-t-elle dans les biens ? Ne consiste-t-elle
pas plutôt à imiter la vertu de ses ancêtres? Il
n'y a de nobles que ceux qui sont justes. Vivez
de peu ; gagnez ce peu par votre travail ; ne
soyez à charge à personne : vous serez le plus
noble de tous les hommes. Le genre humain se
rend lui-même misérable par sa mollesse et
par sa fausse gloire. Si les choses nécessaires
vous manquent , pourquoi voulez-vous les de-
voir à d'autres qu'à vous-même ? Manquez-
vous de courage pour vous les donner par une
vie laborieuse ?
Elle dit : et aussitôt elle lui présenta une
charrue d'or avec une corne d'abondance. Alors
Bacchus parut couronné de lierre , et tenant
un thyrse dans sa main : il étoit suivi de Pan,
qui jouoit de la flûte , et qui faisoit danser les
Faunes et les Satyres. Pomone se montra char-
gée de fruits , et Flore ornée des fleurs les plus
vives et les plus odoriférantes. Toutes les divi-
nités champêtres jetèrent un regard favorable
sur Mélésichthon.
Il s'éveilla, comprenant la force et le sens
de ce songe divin ; il se sentit consolé , et
plein de goût pour tous les travaux de la vie
champêtre. Il parle de ce songe à Proxinoé,
qui entra dans tous ses sentimens. Le lendemain
ils congédièrent leurs domestiques inutiles ; on
ne vit plus chez eux de gens dont leur emploi
fût le service de leurs personnes. Ils n'eurent
plus ni char ni conducteur. Proxinoé avecPoé-
FABLES.
227
ménis filoient en menant paître leurs moutons ;
ensuite elles faisoient leurs toiles et leurs étof-
fes ; puis elles tailloient et cousoient elles-
mêmes leurs habits et ceux du reste de la
famille. Au lieu des ouvrages de soie, d'or et
d'argent, qu'elles avoient accoutumé défaire
avec l'art exquis de Minerve, elles n'exerçoient
plus leurs doigts qu'au fuseau ou à d'aulres
travaux semblables. Elles préparoient de leurs
propres mains les légumes qu'elles cueilloient
dansleur jardin pour nourrir toute la maison.
Le lait de leur troupeau, qu'elles alloient traire,
achevoit de mettre l'abondance. On n'achetoit
rien ; tout était préparé promptement et sans
peine. Tout étoit bon, simple , naturel, assai-
sonné par l'appétit inséparable de la sobriété et
du travail.
Dans une vie si champêtre, tout étoit chez
eux net et propre. Toutes les tapisseries étoient
vendues ; mais les murailles de la maison
étoient blanches, et on ne voyoit nulle part rien
de sale ni de dérangé ; les meubles n'étoient
jamais couverts de poussière : les lits étoient
d'étoffes grossières , mais propres. La cuisine
même avoit une propreté qui n'est point dans
les grandes maisons ; tout y étoit bien rangé et
luisant. Pour régaler la famille dans les jours
de fête, Proxinoé faisoit des gâteaux excellens.
Elle avoit des abeilles, dont le miel étoit plus
doux que celui qui couloit du tronc des chênes
creux pendant l'âge d'or. Les vaches venoient
d'elles-mêmes offrir des ruisseaux de lait. Cette
femme laborieuse avoit dans son jardin toutes
les plantes qui peuvent aider à nourrir l'homme
en chaque saison, et elle étoit toujours la pre-
mière à avoir les fruits et les légumes de chaque
temps : elle avoit même beaucoup de fleurs,
dont elle vendoit une partie, après avoir em-
ployé l'autre à orner sa maison. La fille secon-
doit sa mère, et ne goûtoit d'autre plaisir que
celui de chanter en travaillant, ou en condui-
sant ses moutons dans les pâturages. Nul autre
troupeau n'égaloit le sien : la contagion et les
loups mêmes n'osoienten approcher. A mesure
qu'elle chantoit, ses tendres agneaux dansoient
sur l'herbe, et tous les échos d'alentour sem-
bloient prendre plaisir à répéter ses chansons.
Mélésichthon labouroit lui-même son champ ;
lui-même il conduisoit sa charrue, semoit et
moissonnoit : il trouvoit les travaux de l'agri-
culture moins durs, plus innocens et plus utiles
que ceux de la guerre. A peine avoit-il fauché
l'herbe tendre de ses prairies , qu'il se hâtoU
d'enlever les dons de Cérès, qui le payoient au
centuple du grain semé. Bientôt Bacchus faisoit
couler pour lui un nectar digne de la table des
dieux. Minerve lui donnoit aussi le fruit de son
arbre, qui est si utile à l'homme. L'hiver étoit
la saison du repos, où toute la famille assem-
blée goiitoit une joie innocente , et remercioit
les dieux d'être si désabusée des faux plaisirs.
Ils ne mangeoient de viande que dans les sacri-
fices , et leurs troupeaux n'étoient destinés
qu'aux autels.
Mélibée ne montroit presque aucune des
passions de la jeunesse : il conduisoit les grands
troupeaux ; il coupoit de grands chênes dans les
forêts ; il creusoit de petits canaux pour arroser
les prairies 5 il étoit infatigable pour soulager
son père. Ses plaisirs , quand le travail n'étoit
pas de saison , étoient la chasse , les courses
avec les jeunes gens de son âge , et la lecture ,
dont son père lui avoit donné le goût.
Bientôt Mélésichton, ens'accoutumant à une
vie si simple , se vit plus riche qu'il ne l'avoit
été auparavant. Il n'avoitchez lui que les cho-
ses nécessaires à la vie ; mais il les avoit toutes
en abondance. Il n'avoit presque de société que
dans sa famille. Ils s'aimoient tous: ils se ren-
doient mutuellement heureux : ils vivoient loin
des palais des rois , et des plaisirs qu'on achète
si chei' ; les leurs étoient doux , innocens, sim-
ples , faciles à trouver , et sans aucune suite
dangereuse. Mélibée et Poéménis furent ainsi
élevés dans le goût des travaux champêtres. Ils
ne se souvinrent de leur naissance , que pour
avoir plus de courage en supportant la pauvreté.
L'abondance revenue dans toute cette maison
n'y ramena point le faste : la famille entière fut
toujours simple et laborieuse. Tout le monde
disoit à Mélésichton : Les richesses rentrent
chez vous; il est temps de reprendre votre an-
cien éclat. Alors il répondoit ces paroles : A qui
voulez-vous que je m'attache , ou au faste qui
m'avoit perdu , ou à une vie simple et labo-
rieuse qui m'a rendu riche et heureux? Enfin
se trouvant un jour dans ce bois sombre oii
Cérès l'avoit instruit par un songe si utile , il
s'y reposa sur l'herbe avec autant de joie qu'il
y avoit eu d'amertume dans le temps passé. Il
s'endormit ; et la déesse , se montrant à lui
comme dans son premier songe , lui dit ces pa-
roles : La vraie noblesse consiste à ne recevoir
rien de personne , et à faire du bien aux au-
tres. Ne recevez donc rien que du sein fécond
de la terre et de votre propre travail. Gardez-
vous bien de quitter jamais , par mollesse ou
par fausse gloire , ce qui est la source natu-
relle et inépuisable de tous les biens.
2^28
FABLES.
XXXVI.
LES AVENTURES D'ARISTONOL'S.
SoPHRONTME, ayaiit perdu les biens de ses
ancêtres par des naufrages et par d'autres mal-
heurs , s'en consoloit par sa vertu dans l'île de
Délos. Là , il chantoit sur une lyre d'or les
merveilles du dieu qu'on y adore : il cultivoit
les Muses , dont il étoit aimé : il recherchoit
curieusement tous les secrets de la nature , le
cours des astres et des cieux , l'ordre des élé-
mens, la structure de l'univers, qu'il mesuroit
de son compas , la vertu des plantes , la con-
formation des animaux : mais surtout il s'élu-
dioit lui-même et s'appliquoit à orner son ame
par la vertu. Ainsi la fortune , en voulant l'a-
battre , l'avoit élevé à la véritable gloire, qui
est celle de la sagesse.
Pendant qu'il vivoit heureux sans biens dans
celte retraite , il aperçut un jour sur le rivage
de la mer un vieillard vénérable qui lui étoit
inconnu; c'étoit un étranger qui venoit d'abor-
der dans l'île. Ce vieillard admiroit les bords
de la mer , dans laquelle il savoit que celte île
avoit été autrefois ilottante: il considéroit cette
côte , où s'élevoient , au-dessus des sables et
des rochers , de petites collines toujours cou-
vertes d'un gazon naissant et fleuri; il ne pou-
voit assez regarder les fontaines pures et les
ruisseaux rapides qui arrosoient cette délicieuse
campagne ; il s'avançoit vers les bocages sacrés
qui environnent le temple du dieu ; il étoit
étormé de voir cette verdure que les aquilons
n'osent jamais ternir , et il considéroit déjà le
temple, d'un marbre de Paros plus blanc que
la neige , environné de hautes colonnes de
jaspe. Sophrouyrne n'étoil pas moins attentif à
considérer ce vieillard : sa barbe blanche tom-
boit sur sa poitrine ; son visage ridé n 'avoit rien
de difforme : il étoil encore exempt des injures
d'une vieillesse cadu(jue; ses yeux montroient
une douce vivacité: sa taille étoit haute et ma-
jestueuse, mais un peu courbée, et un bâton
d'ivoire le soutenoit. 0 étranger, lui dit Sophro-
nyme , que cherchez-vous dans f^ette île , qui
paroît vous être inconnue? Si c'est le temple du
dieu , vous le voyez de loin , et je m'otfre de
vous y conduire; car je crains les dieux, et j'ai
appris ce que Jupiter veut qu'on fasse pour se-
courir les étrangers.
J'accepte, répondit le vieillard, l'offre que
vous me faites avec tant de marques de bonté ;
je prie les dieux de récompenser votre amour
pour les étrangers. Allons vers le temple. Dans
le chemin il raconta à Sophronyme le sujet de
son voyage : Je m'appelle , dit-il , Aristonoûs ,
natif de Clazomène , ville d'Ionie, située sur
cette côte agréable qui s'avance dans la mer, et
semble s'aller joindre à l'île de Chio , fortunée
pairie d'Homère. Je naquis de parens pauvres,
quoique nobles. Mon père , nommé Polystrate,
qui étoit déjà chargé d'une nombreuse famille,
ne voulut point m'élever ; il me fit exposer par
un de ses amis de Téos. Une vieille femme d'E-
rythre, qui avoit du bien auprès du lieu où
l'on m'exposa , me nourrit de lait de chèvre
dans sa maison : mais comme elle avoit à peine
de quoi vivre, dès que je fus en âge de servir ,
elle me vendit à un marchand d'esclaves qui
me mena dans la Lycie. Il me vendit , à Pa-
tare , à un homme riche et vertueux , nommé
Alcine ; cet Alcine eut soin de moi dans ma
jeunesse. Je lui parus docile , modéré, sincère ,
affectionné et appliqué à toutes les choses hon-
nêtes dont on voulut m'instruire; il me dévoua
aux arts qu'Apollon favorise; il me fit appren-
dre la musique , les exercices du corps , et
surtout lart de guérir les plaies des hommes.
J'acquis bientôt une assez grande réputation
dans cet art , qui est si nécessaire ; et Apollon ,
qui m'inspira, me découvrit des secrets mer-
veilleux. Alcine , qui m'aimoit de plus en plus,
et qui étoit ravi de voir le succès de ses soins
pour moi , m'affranchit et m'envoya à Damo-
clès, roi de Lycaonie , qui , vivant dans les dé-
lices, aimoit la vie et craignoit de la perdre. Ce
roi , pour me retenir, me donna de grandes ri-
chesses. Quelques années après , Damoclès
mourut. Son fils , irrité contre moi par des flat-
teurs, servit à me dégoûter de toutes les choses
qui ont de l'éclat. Je sentis enfin un violent dé-
sir de revoir la Lycie , où j'avois passé si dou-
cement mon enfance '*. J'espérois y retrouver
' Au liiii lie ce qui est ilil ici de Danioclës , ou lit dans
toutes les éditions antérieures à celle de 1718 l'épisode sui-
vaut, que nous avons cru devoir conserver en noie. Féuelon
le supprima, vraiseniblableniciit parce qu'il le trouvoit trop
long, eu égard au plan de la pièce enlière.
Alcine, (|tii m'aimoil de plus en plus, el qui étoit
ravi lie voir le succès de sts soins pour moi, m'af-
franchit, rt m'envoya à Polycrate, tyran de Saraos,
qui dans son incroyable félicité craigmiil toujours
que la fortune, après l'avoir si long-temps flatté ,
ne le iialiii cruellement. 11 aimoit la vie, qui éloil
pour lui pleine de délices ; il craignoit de la perdre,
el vouloii prévenir les moindres apparences de
fabt.es.
229
Alcine qui m'avoit nourri , et qui étoit le pre-
mier auteur de toute ma fortune. En arrivant
dans ce pays, j'appris qu' Alcine étoit mort
après avoir perdu ses biens , et souffert avec
maux : ainsi il fioilloiiiourscnvironnédes hommes
les plus célèbres (iiiii.s la médecine
Polycrate lut ravi (|ue je voulusse passer ma vie
auprès <le lui. Pour m'y attacher , il luc donna de
grandes richesses, el mei coiribla d'honneurs. Je
demeurai long-lem;)S a Samos, où je ne pouvois
assez in'élonnêr de voir un homme que la fortune
sembloii prendre plaisir à servir selon lous ses dé-
sirs. Il sutlisoil qu'il entreprit une guerre, la vic-
toire suivoil prés ; il n'avoilqu'à vouloir les choses
les plus difficiles, elles st laisoienl d'abord comme
d'elles-mèmi s. Ses richesses immenses se mulii-
plioienl lous les jours; lous ses ennemis étoienl
abattus à ses pieds; sa santé, loin de diminuer,
devenoil plus forte et plus égale. H y avoil déjà
quarante ans que ce tyran tranquille et heureux
tenoit la fortune, comme enchaînée, sans qu'elle
os.àt jamais se démentir en rien, ni lui causer le
moindre mécomptedans lous ses desseins. Une pros-
périté si inouie parmi les hommes me laisoit peur
pour lui. .le l'aimois sincèrement, el je ne pus
m'empécher de lui découvrir ma crainte : elle fit
impression dans son coMir ; car, encore qu'il fût
amolli par les délices el enorgueilli de sa puis-
sance, il nelaissoit pas d'avoir quelques sentimens
d'humanité, quand on le faisoil ressouvenir des
dieux el de l'inconstance des choses humaiues. Il
souffrit que je lui disse la vérité, et il fut si louché
de ma crainte pour lui, (pi'enlin il résolut d'inter-
rompre le cours de ses prospérités_, par une perle
qu'il vouloil se préparer lui-même. Je vois hien,
/ne dit-il, qu'il n'y a point dhomme qui ne doive
en sa vie éprouver quelque disgrâce de la fortune :
plus on a été épargné d'elle, plus on a à craindre
quelque révolution affreuse; moi (ju'elle a comblé
de biens pendant tanl d'années , je dois en attendre
des maux extrêmes, si je ne détourne ce (|ui semble
me menacer. Je veux donc me hâter de prévenir
les trahisons de cette fortune flaUeuse. En liisanlces
paroles, il tira de son doigl son anneau , qui étoit
d'un très-grand prix, el qu'il ainioil fort : il lejela
eu ma présence du haut d'une tour dans la mer, et
espéra, par celle perte, d'avoir salislait à la néces-
sité de subir, du moins une fois en sa vie, les ri-
gueurs de la fortune. Mais c'étoit un aveuglement
causé par sa prospérité. Les maux (ju'on choisit, et
qu'on se fait soi-même, ne sont plus des maux;
nous ne sommes alOigés que par les peines forcées
et imprévues dont les dieux nous frappent. Poly-
cratene savoit pas ([ue le vrai moyen de prévenir
la fortune, étoit de se détacher par sagesse et par
modération de lous les biens fragiles qu'elle doime.
l-a fortune, à laquelle il voulut sacrifier son an-
neau, n'accepta point ce sacrifice; et Polyrrate,
malgré lui, parut plus heureux que jamais Un
poisson avoil avale l'anneau ; le poisson avoil été
pris, porté chez Polvcrale, préparé po\ir être servi
a sa lable , el l'anneau, trouvé par un cuisinier
dans le ventre du poisson, fut rendu au lyran , qui
pâlit à la vue d'une fortune si opiniâtre à le favoriser.
Mais le temps s'ai»prochoit où ses prospérités se
beaucoup de constance les malheurs de sa vieil-
lesse. J'allai répandre des fleurs et des larmes
sur ses cendres; je mis une inscription hono-
rable sur son tombeau , et je demandai ce qu'é-
toient devenus ses enfans. On me dit que le
seul qui étoit resté, nommé Orciloque, ne
pouvant se résoudre à paroître sans biens dans
sa patrie , où son père avoit eu tant d'éclat,
s'étoit embarqué dans un vaisseau étranger
pour aller mener une vie obscure dans quelque
ile écartée de la mer. On m'ajouta que cet Or-
ciloque avoit fait naufrage , peu de temps après,
vers l'ile de Carpathe , et qu'ainsi il ne restoit
plus rien de la famille de mon bienfaiteur Al-
cine. Aussitôt je songeai à acheter la maison
où il avoit demeuré, avec les champs fertiles
qu'il possédoit autour. J'étois bien aise de re-
voir ces lieux, qui me rappeloient le doux sou-
venir d'un âge si agréable et d'un si bon maî-
tre : il mesembloit que j'étois encore dans cette
fleur de mes premières années où j'avois servi
Alcine. A peine eus-je acheté de ses créanciers
les biens de sa succession , que je fus obligé
d'aller à Clazomène : mon père Polystrate et
dévoient changer toul-à-coup en des adversités
affreuses. Le grand roi de Perse, Darius fils d Hys-
taspe, entreprit la guerre contie les Grecs. Il sub-
jugua bienlôl toutes les colonies grecques de la rôte
d'Asie, el des iles voisines, qui sont dans la mer
Egée. Samos fut prise, le tyran fut vaincu, et
Oranle, qui commandoil pour le grand Roi, ayant
faii dresser une haute crtiix, y fil aliacher le tyran.
Ainsi cet liouiine,qui avoit joui d'une si haute pros-
l>érilé, et qui u'avoil pu mêmeéprouver le malheur
(ju'il avoil chiTché, périt toul-à-coup par le plus
cruel et le plus infâme de tous les supplices. Ainsi
rien ne menace tant les hommes de quelque grand
malheur, qu'une trop grande prospérité.
Cette loi lune, quit-e joue cruellement des hommes
les plus élevés, tire aussi de ta poussière ceux qui
étoienl les plus malheureux. Elle avoit précipité
Polycraie du haut de sa roue, el elle m'avoit fait
sortir lie la plusinisérahle de toutes les conditions,
pour me donner de grands biens. Les Perses ne
me les ôtèreiit point ; au contraire, ils firent grand
cas de ma science pour guérir les hommes, el de
la modération avec laquelle j avois vécu pendant
(|ue j'étois en fweur auprès du lyran. Ceux qui
avoient abusé de sa confiance etde son autorité fu-
rent punis de divers supplices. Comme je n'avois
jamais fait de mal a personne, el (jue j'avois au con-
traire fait tout le bien que j'avois pu faire, je de-
meurai le seul que les victorieux épargnèrent, et
qu'ils trailèrent honorablement. Chacun s'en ré-
jouit, car j'elois aimé, el j'avois joui de la prospérité
hans envie, parce; que je n'avois jamais nronlré ni
<lurt!e,ni orgueil, ni avidité, ni injustice. Je passai
encore à Samos (pielques atuu'es assez Iranquille-
meul, mais je semis enfin un violent désir de revoir
la Lycie, ou j'avois passé si doucement mon enfance.
230
FABLES.
ma mère Phydile étoient morts. J'avois plu-
sieurs frères qui \ivoient mal ensemble; aussi-
tôt que je fus arrivé à Clazomène , je me pré-
sentai à eux avec un habit simple , comme un
homme dépourvu de biens , en leur montrant
les marques avec lesquelles vous savez qu'on a
soin d'exposer les enfans. Ils furent étonnés de
voir ainsi augmenter le nombre des héritiers de
Polystrate , qui dévoient partager sa petite suc-
cession ; ils voulurent même me contester ma
naissance , et ils refusèrent devant les juges de
me reconnoilre. Alors , pour punir leur inhu-
manité , je déclarai que je consentois à être
comme un étranger pour eux: et je demandai
qu'ils fussent aussi exclus pour jamais d'être
mes héritiers. Les juges l'ordonnèrent , et alors
je montrai les richesses que j'avois apportées
dans mon vaisseau ; je leur découvris que j'é-
tois cet Aristonoiis qui avoit acquis tant de tré-
sors auprès de Damoclès , roi de Lycaonie , et
que je ne m'étois jamais marié.
Aies frères se repentirent de m' avoir traité si
injustement ; et dans le désir de pouvoir être
un jour mes héritiers , ils firent les derniers
efforts, mais inutilement , pour s'insinuer dans
mon amitié. Leur division fut cause que les
biens de notre père furent vendus ; je les ache-
tai ; et ils eurent la douleur de voir tout le bien
de notre père passer dans les mains de celui à
qui ils n'avoient pas voulu en donner la moin-
dre partie : ainsi ils tombèrent tous dans une
affreuse pauvreté. Mais après qu'ils eurent as-
sez senti leur faute , je voulus leur montrer
mon bon naturel ; je leur pardonnai , je les re-
çus dans ma maison , je leur donnai à chacun
de quoi gagner du bien dans le commerce de
la mer ; je les réunis tous : eux et leurs enfans
demeurèrent ensemble paisiblement chez moi ;
je devins le père commun de toutes ces diffé-
rentes familles. Par leur union et par leur ap-
plication au travail , ils amassèrent bientôt des
richesses considérables. Cependant la vieillesse,
conmie vous le voyez , est venue frapper à ma
porte ; elle a blanchi mes cheveux et ridé mon
visage ; elle m'avertit que je ne jouirai pas long-
temps d'une si parfaite prospérité. Avant que
de mourir , j'ai voulu voir encore une dernière
fois cette terre qui m'est si chère, et qui me
touche plus que ma patrie même , cette Lycie
où j'ai appris à être bon et sage sous la con-
duite du vertueux Alcine. En y repassant par
mer , j'ai trouvé un marchand d'une des îles
Cyclades , qui m'a assuré qu'il restoit encore à
Délos un filsd'Orciloque, qui imitoit la sagesse
et la vertu de son grand-père Alciue. Aussitôt
j'ai quitté la route de Lycie , et je me suis hâté
de venir chercher , sous les auspices d'Apollon,
dans sou île, ce précieux reste d'une famille à
qui je dois tout. Il me reste peu de temps à
vivre : la Parque , ennemie de ce doux repos
que les dieux accordent si rarement aux mor-
tels , se hâtera de trancher mes jours ; mais je
serai content de mourir, pourvu que mes yeux,
avant que de se fermer à la lumière , aient vu
le petit-fils de mon maître. Parlez maintenant,
ô vous qui habitez avec lui dans cette île , le
connoissez-vous? pouvez-vous me dire où je le
trouverai? Si vous me le faites voir, puissent
les dieux en récompense vous faire voir sur vos
genoux les enfans de vos enfans jusqu'à la cin-
quième génération ! puissent les dieux conser-
ver toute votre maison dans la paix et dans
l'abondance pour fruit de votre vertu !
Pendant qu'Aristonous parloit ainsi , So-
phronyme versoit des larmes mêlées de joie et
de douleur. Enfin il se jette sans pouvoir parler
au cou du vieillard , il l'embrasse, il le serre,
et il pousse avec peine ces paroles entre-coupées
de soupirs : Je suis, ô mon père, celui que vous
cherchez : vous voyez Sophronyme, petit-fils
de voire ami Alcine : c'est moi ; et je ne puis
douter, en vous écoutant , que les dieux ne
vous aient envoyé ici pour adoucir mes maux.
La reconnoissance , qui sembloit perdue sur la
terre, se retrouve en vous seul. J'avois ouï dire,
dans mon enfance , qu'un homme célèbre et
riche, établi en Lycaonie , avoit été nourri chez
mon grand-père : mais comme Orciloque mon
père, qui est mort jeune, me laissa au berceau,
je n'ai su ces choses que confusément. Je n'ai
osé aller en Lycaonie dans l'incertitude , et j'ai
mieux aimé demeurer dans cette île , me conso-
lant dans mes malheurs par le mépris des
vaines richesses , et par le doux emploi de cul-
tiver les muses dans la maison sacrée d'Apollon.
La sagesse, qui accoutume les hommes à se
passer de peu et à être tranquilles, m'a tenu
lieu jusqu'ici de tous les autres biens.
En achevant ces paroles , Sophronyme , se
voyant arrivé au temple , proposa à Aristonoûs
d"y faire sa prière et ses otfrandes. Us firent au
dieu un sacrifice de deux brebis plus blanches
que la neige, et d'un taureau qui avoit un crois-
sant sur le front entre les deux cornes : ensuite
ils chantèrent des vers en l'honneur du dieu qui
éclaire l'univers, qui règle les saisons, qui pré-
side aux sciences, et qui anime le chœur des
neuf Muses. Au sorfir du temple , Sophronyme
et Aristonoûs passèrent le reste du jour à se
raconter leurs aventures. Sophronyme reçut
FABLES.
231
chez lui le vieillard , avec la tendresse elle res-
pect qu'il auroit témoignés à Alcine même , s'il
eût été encore vivant. Le lendemain ils partirent
ensemble, et firent voile vers la Lycie. Aristo-
nciis mena Soplironyme dans une fertile cam-
pagne sur le bord du fleuve Xantbe , dans les
ondes duquel Apollon au retour de la cbasse ,
couvert de poussière , a tant de fois plongé son
corps et lavé ses beaux cheveux blonds. Ils trou-
vèrent , le long de ce fleuve , des peupliers et
des saules dont la verdure tendre et naissante
cachoit les nids d'un nombre infini d'oiseaux
qui chantoient nuit et jour. Le fleuve, tombant
d'un rocher avec beaucoup de bruit et d'écume,
brisoit ses flots dans un canal plein de petits
cailloux : toute la plaine étoit couverte de mois-
sons dorées ; les collines , qui s'élevoient en
amphithéâtre, étoient chargées de ceps de vignes
et d'arbres fruitiers. Là toute la nature étoit
riante et gracieuse j le ciel étoit doux et serein,
et la terre toujours prête à tirer de son sein de
nouvelles richesses pour payer les peines du
laboureur. En s'avançant le long du fleuve ,
Sophronyme aperçut une maison simple et mé-
diocre , mais d'une architecture agréable, avec
de justes proportions. Il n'y trouva ni marbre ,
ni or, ni argent, ni ivoire, ni meubles de pour-
pre : tout y est propre , et plein d'agrément et
de commodité , sans magnificence. Une fon-
taine couloit au milieu de la cour, et formoit
un petit canal le long d'un tapis vert. Les jar-
dins n'étoient point vastes; on y voyoit des
fruits et des plantes utiles pour nourrir les
hommes : aux deux côtés du jardin paroissoient
deux bocages , dont les arbres étoient presque
aussi anciens que la terre leur mère , et dont
les rameaux épais faisoient une ombre impéné-
trable aux rayons du soleil. Ils entrèrent dans
un salon , où ils firent un doux repas des mets
que la nature fournissoit dans les jardins, et on
n'y voyoit rien de ce que la délicatesse des hom-
mes va chercher si loin et si chèrement dans les
villes; c'étoit du lait aussi doux que celui qu'A-
pollon avoit le soin de traire pendant qu'il étoit
berger chez le roi Admète ; c'étoit du miel plus
exquis que celui des abeilles d'Hybla en Sicile,
ou du mont Hymette dansl'Attique : il y avoit
des légumes du jardin, et des fruits qu'on ve-
noit de cueillir. Un vin plus délicieux que le
nectar couloit de grands vases dans des coupes
ciselées. Pendant ce repas frugal , mais doux et
tranquille , Aristonoiis ne voulut point se met-
tre à table. D'abord il fit ce qu'il put, sous
divers prétextes, pour cacher sa modestie; mais
enfin, comme Soplironyme voulut le presser, il
déclara qu'il ne se résoudroit jamais à manger
avec le petit-fils d'Alcine, qu'il avoit si long-
temps servi dans la même salle. Voilà, lui
disoit-il , où ce sage vieillard avoit accoutumé
de manger; voilà où il conversoit avec ses amis;
voilà où il jouoit à divers jeux : voici où il se
promenoit en lisant Hésiode et Homère; voici
où il se reposoit la nuit. En rappelant ces cir-
constances son cœur s'attendrissoit, et les larmes
couloient de ses yeux. Après le repas , il mena
Sophronyme voir la belle prairie où erroient ses
grands troupeaux mugissans sur le bord du
fleuve ; puis ils aperçurent les troupeaux de
moutons qui revenoient des gras pâturages ; les
mères bêlantes et pleines de lait y étoient sui-
vies de leurs petits agneaux bondissans. On
voyoit partout les ouvriers empressés , qui ani-
moient le travail pour l'intérêt de leur maître
doux et humain, qui se faisoit aimer d'eux , et
leur adoucissoit les peines de l'esclavage.
Aristonoùs ayant montré à Sophronyme cette
maison , ces esclaves , ces troupeaux , et ces
terres devenues si fertiles par une soigneuse
culture, lui dit ces paroles : Je suis ravi de vous
voir dans l'ancien patrimoine de vos ancêtres;
me voilà content, puisque je vous mets en pos-
session du lieu où j'ai servi si long-temps Alcine.
Jouissez en paix de ce qui étoit à lui , vivez
heureux, et préparez-vous de loin par votre
vigilance une fin plus douce que la sienne. En
même temps il lui fait une donation de ce bien,
avec toutes les solennités prescrites par les lois;
et il déclare qu'il exclut de sa succession ses
héritiers naturels, si jamais ils sont assez ingrats
pour contester la donation qu'il a faite au petit-
fils d'Alcine son bienfaiteur. Mais ce n'est pas
assez |)0ur contenter le cœurd'Aristonous. Avant
que de donner sa maison , il l'orne toute en-
tière de meubles neufs, simples et modestes à la
vérité, mais propres et agréables : il remplit les
greniers des riches présens de Cérès, et les cel-
liers d'un vin de Chio , digne d'être servi par la
main d'Hébé ou de Ganymède à la table du
grand Jupiter; il y met aussi du vin Pramé-
nien , avec une abondante provision de miel
d'Hymette et d'Hybla, et d'huile d'Attique,
presque aussi douce que le miel même. Enfin il
y ajoute d'innombrables toisons d'une laine fine
et blanche comme la neige, riche dépouille des
tendres brebis qui paissoienl sur les montagnes
d'Arcadie et dans les gras pâturages de Sicile.
C'est en cet état qu'il donne sa maison à So-
phronyme : il lui donne encore cinquante talens
enboïqiies . et réserve à ses parens les biens
qu'il possède dans la péninsule de Clazomène,
232
FABLES.
aux environs de Smyrne , de Lébède et de Co-
loplion, qui étoient d'un très-grand prix. La
donation étant faile. Aristonoiis se rembarque
dans son vaisseau pour retourner dans l'Ionie.
Sophronyme , étonné et attendri par des bien-
faits si magnifiques, l'accompagne- jusqu'au
vaisseau les larmes aux yeux, le nommant tou-
jours son père et le serrant entre ses bras. Aris-
tonoiis arriva bientôt cbez lui par une heureuse
navigation : aucun de ses parens n'osa se plain-
dre de ce qu'il venoit de donner à Sophronyme.
J'ai laissé, leur disoit-il, pour dernière volonté
dans mon testament , cet ordre , que Ions mes
biens seront vendus et distribués aux pauvres
de rionie , si jamais aucun de vous s'oppose
au don que je viens de faire au petit-fils d"Al-
cine.
Le sage vieillard vivoit en paix , et jouissoit
des biens que les dieux avoient accordés à sa
vertu. Chaque année, malgré sa vieillesse , il
faisoit un voyage en Lycie pour revoir Sophro-
nyme , et pour aller faire un sacrifice sur le
tombeau d'Alcine , qu'il avoit enrichi des plus
beaux ornemens de l'architecture et de la sculp-
ture. Il avoit ordonné que ses propres cendres,
après sa mort, seroienl portées dans le même
tombeau , afin qu'elles reposassent avec celles
de son cher maître. Chaque année au prin-
temps , Sophronyme , impatient de le revoir,
avoit sans cesse les yeux tournés vers le rivage
de la mer, pour tâcher de découvrir le vaisseau
d'Aristonoiis , qui arrivoit dans cette saison.
Chaque année il avoit le plaisir de voir venir de
loin , au travers des ondes amères , ce vaisseau
qui lui étoit si cher, et la venue de ce vaisseau
lui étoit infiniment plus douce que toutes les
grâces de la nature renaissante au printemps ,
après les rigueurs de l'affreux hiver.
Une année il ne voyoit point venir, connne
les autres, ce vaisseau tant désiré; il soupiroit
amèrement ; la tristesse et la crainte étoient
peintes sur son visage; le doux sommeil fuyoit
loin de ses yeux; nul mets exquis ne lui sem-
bloit doux : il étoit inquiet, alarmé du moindre
bruit, toujours tourné vers le port; il deman-
doit à tous momens si on n'avoit point vu quel-
que vaisseau venu d'ionie. Il en vit un ; mais,
hélas! Aristonoiis n'y étoit pas, il ne portoit
que ses cendres dans une urne d'argent. Am-
phiclès , ancien ami du mort , et à peu près du
même âge , fidèle exécuteur de ses dernières
volontés, apportoit tristement cette urne. Quand
il aborda Sophronyme , la parole leur manqua
à tous deux, et ils ne s'exprimèrent que par
leurs sanglots. Sophronyme ayant baisé l'urne.
et l'ayant arrosée de ses larmes , parla ainsi :
0 vieillard , vous avez fait le bonheur de ma
vie, et vous me causez maintenant la plus cruelle
de toutes les douleurs : je ne vous verrai plus ;
la mort me seroit douce pour xous voir et pour
vous suivre dans les champs Élysées , où votre
ombre jouit de la bienheureuse paix que les
dieux justes réservent à la vertu. Vous avez
ramené en nos jours la justice , la piété et la re-
connoissance sur la terre : vous avez montré
dans un siècle de fer la bonté et l'innocence de
l'âge d'or. Les dieux , avant que de vous cou-
ronner dans le séjour des justes , vous ont ac-
cordé ici-bas une vieillesse heureuse , agréable
et longue : mais, hélas! ce quidevroit toujours
durer n'est jamais assez long. Je ne sens plus
aucun plaisir à jouir de vos dons, puisque je
suis réduit à en jouir sans vous. 0 chère ombre !
quand est-ce que je vous suivrai? Précieuses
cendres, si vous pouvez sentir encore quelque
chose , vous ressentirez sans doute le plaisir
d'être mêlées à celle d'Alcine. Les miennes s'y
mêleront aussi un jour. En attendant, toute ma
consolation sera de conserver ces restes de ce
que j'ai le plus aimé. 0 Aristonoiis! ô Aristo-
noiis ! non , vous ne mourrez point , et vous
vivrez toujours dans le fond de mon cœur. Plu-
tôt m'oublier moi-même, que d'oublier jamais
cet homme si aimable , qui m'a tant aimé , qui
aimoit tant la vertu , à qui je dois tout!
Après ces p)aroles entrecoupées de profonds
soupirs, Sophronyme mit l'urne dans le tom-
beau d'Alcine : il immola plusieurs victimes,
dont le sang inonda les autels de gazon qui en-
vironnoient le tombeau ; il répandit des liba-
tions abondantes de vin et de lait; il brûla des
parfums venus du fond de l'Orient, et il s'éleva
un nuage odoriférant au milieu des airs. So-
phronyme établit à jamais, pour toutes les an-
nées, dans la même saison , des jeux funèbres
en l'honneur d'Alcine et d'Aristonoiis. On y
venoit de la Carie , heureuse et fertile contrée ;
des bords enchantés du Méandre , qui se joue
par tant de détours, et qui semble quitter à
regret le pays qu'il arrose ; des rives toujours
vertes du Caystre, des bords du Pactole, qui
roule sous ses flots un sable doré ; de la Pam-
phylie , que Cérès , Pomone et Flore ornent à
l'envi : enfin des vastes plaines de la Cilicie ,
arrosées comme un jardin par les torrens qui
tombent du mont Taurus , toujours couvert de
neige. Pendant cette fête si solennelle , les
jeunes garçons et les jeunes filles, vêtus de
robes traînantes de lin plus blanches que les
lis . chantoient des hvmnes à la louange d'Al-
DIALOGUES DES MORTS.
233
cine et d'Arlstonous; car on ne pouvoit louer
l'un sans louer aussi l'autre, ni séparer deux
hommes si étroitement unis, même après leur
mort.
Ce qu'il y eut de plus merveilleux, c'est que,
dès le premier jour, pendant que Sophronyme
faisoit les libations de vin et de lait , un myrte
d'une verdure et d'une odeur exquise naquit au
milieu du tombeau, et éleva tout-à-coup sa tête
touffue pour couvrir les deux urnes de ses ra-
meaux et de son ombre. Chacun s'écria qu'A-
ristonoiis, en récompense de sa verlu , avoit été
changé par les dieux en un arbre si beau. So-
phronyme prit soin de l'arroser lui-même , et
de l'honorer comme une divinité. Cet arbre,
loin de vieillir, se renouvelle de dix ans en dix
ans ; et les dieux ont voulu faire voir , par
cette merveille , que la vertu , qui jette un si
doux parfum dans la mémoire des hommes, ne
meurt jamais.
DIALOGUES DES MORTS
COMPOSÉS POUR L^ÉDUCATION DE Mgr LE DUC DE BOURGOGNE.
MERCURE ET CHÂRON.
Comment ceux qui sont préposés à Téducation des princes
doivent travailler à corriger leurs vices naissans et à
leur inspirer les vertus de leur état.
CrfAR. — D'eu vient que tu arrives si tard?
Les hommes ne meurent-ils plus? Avois-tu
oublié les ailes de ton bonnet ou de ton chapeau ?
T'es-tu amusé à dérober? Jupiter t'avoit-il en-
voyé loin pour ses amours? As -tu fait le
Sosie? Parle donc, si tu veux.
Mer. — J'ai été pris pour dupe ; car je
croyois mener dans ta barque aujourd'hui le
prince Picrochole : c'eût été une bonne prise.
Char. — Quoi, si jeune !
Mer. Oui, si jeune. Il avoit la goutte re-
montée , et crioit comme s'il eût vu la mort de
bien près.
Char. — Hé bien, l'aurons-nous?
Mer. — Je ne me lie plus à lui; il m'a
trompé trop souvent. A peine fut-il dans son
lit , qu'il oublia son mal et s'endormit.
Char. — Mais ce n'étoit donc pas un vrai
mal?
Mer. — C'étoit un petit mal qu'il croyoit
grand. Il a donné bien des fois de telles alar-
mes. Je l'ai vu , avec la colique , qui vouloit
qu'on lui ôtàt son ventre. Une autre fois sai-
gnant du nez, il croyoit que son amealloit sortir
dans son mouchoir.
Char. — Comment ira-t-il à la guerre ?
Mer. — Il la fait avec des échecs sans mal
et sans douleur ; il a déjà donné plus de cent
batailles.
Char. — Triste guerre ! Il ne nous en revient
aucun mort.
Mer, — J'espère néanmoins que s'il peut se
défaire du hadinage et de la mollesse , il fera
grand fracas un jour. Il a la colère et les pleurs
d'Achille: il pourroit bien en avoir le courage ;
il est assez mutin pour lui ressembler. On dit
qu'il aime les Muses , qu'il a un Chiron , un
Phœnix
Char. — Mais tout cela ne fait pas notre
compte. Il nous faudroit plutôt un jeune prince
brutal , ignorant , grossier, qui méprisât les
lettres, qui n'aimât que les armes; toujours
prêta s'enivrer de sang . qui mît sa gloire dans
le malheur des hommes. Il rempliroit ma barque
vingt fois par jour.
Mer. — Ho ! ho! il t'en faut donner de ces
princes, ou plutôt de ces monstres affamés de
carnage ! Celui-ci est plus doux. Je crois qu'il
aimera la paix , et qu'il saura faire la guerre.
On voit en lui les commencemens d'un grand
234
DIALOGUES DES iMORTS.
prince , comme on remarque dans un bouton de
rose naissante ce qui promet uue belle fleur.
Char. — Mais n'est-il pas bouillant et im-
pétueux ?
Mer. Il l'est étrangement.
Char. — Que veux-tu donc dire avec tes
Muses ? Il ne saura jamais rien; il mettra le dé-
sorde partout, et nous enverra bien des ombres
plaintives. Tant mieux.
Mer. — Il est impétueux, mais il n'est point
mécbant ; il est curieux , docile , plein de goût
pour les belles cboses ; il aime les honnêtes gens,
et sait bon gré à ceux qui le corrigent. S'il peut
surmonter sa promptitude et sa paresse, il sera
merveilleux ; je te le prédis.
Char. — Quoi! prompt et paresseux? Cela
se contredit. Tu rêves.
Mer. — Non, je ne rêve point. Il est prompt
à se fâcher, et paresseux à faire son devoir ;
mais chaque jour il se corrige.
Char. — Nous ne l'aurons donc point sitôt ?
Mer. — Non ; ses maux sont plutôt des
impatiences que de vraies douleurs. Jupiter
le destine à faire long-temps le bonheur des
hommes.
II.
HERCULE ET THESEE.
Les reproches que se font ici les deux héros en apprennent
l'histoire et le caractère d'une manière courte et ingé-
nieuse.
Thés. — Hercule , tu me surprends : je te
croyois dans le haut Olympe à la table des
dieux. Le bruit couroit que sur le mont Œla,
le feu avoit consumé en toi toute la nature
mortelle que tu tenois de ta mère , et qu'il ne
te restoit plus que ce qui venoit de Jupiter. Le
bruit couroit aussi que tu avois épousé Hébé ,
qui est de grand loisir depuis que Ganymède
verse le nectar en sa place.
Her. — Ne sais-tu pas que ce n'est ici que
mon ombre?
Thés. — Ce que tu vois n'est aussi que la
mienne. Mais quand elle est ici, je n'ai rien dans
rOlympe.
Her. — C'est que tu n'es pas , comme moi ,
fils de Jupiter.
Thés. — Bon! Élhra ma mère et mon père
Egeus nont-ils pas dit que j'etoisfils de Neptu-
ne, comme Alcmène, pour cacher safaute pen-
dant qu'Amphitryon étoit au siège de Thèbes,
lui fit accroire qu'elle avoit reçu une visite de
Jupiter ?
Her. — Je te trouve bien hardi de te moquer
du dompteur des monstres. Je n'ai jamais en-
tendu raillerie.
Thés. — Mais ton ombre n'est guère à crain-
dre. Je ne vais point dans l'Olympe rire aux dé-
pens du fils de Jupiter immortalisé. Pour des
monstres, j'en ai dompté en mon temps aussi
bien que toi.
Her. — Oserois-tu comparer tes foibles ac-
tions avec mes travaux ? On n'oubliera jamais
le lion de Némée , pour lequel sont établis les
jeux Néméaques ; l'hydre de Lerne , dont les
têtes se muUiplioient; le sangher d'Erymanthe ;
le cerf aux pieds d'airain; les oiseaux de Stym-
phale ; l'Amazone dont j'enlevai la ceinture;
l'étable d'Augée ; le taureau que je traînai dans
l'Hespérie ; Cacus , que je vainquis ; les che-
vaux de Diomède, qui se nourrissoient de chair
humaine ; Géryon , roi des Espagnes , à trois
têtes ; les pommes d'or du jardin des Hespéri-
des ; enfin Cerbère , que je traînai hors des en-
fers , et que je contraignis de voir la lumière.
Thés. — Et moi , n'ai-je pas vaincu tous les
brigands de la Grèce, chassé Médée de chez
mon père , tué le Minotaure , et trouvé l'issue
du Labyrinthe, ce qui fit établir les jeux Isthmi-
ques? ils valent bien ceux de Némée. De plus,
j'ai vaincu les Amazones qui vinrent assiéger
Athènes. Ajoute à ces actions le combat des La-
pithes,, le voyage de Jason pour la toison d'or,
et la chasse du sanglier de Calydon , où j'ai eu
tant de part. J'ai osé , aussi-bien que toi , des-
cendre aux enfers.
Her. — Oui , mais tu fus puni de ta folle
entreprise. Tu ne pris point Proserpine ; Cer-
bère, que je traînai hors de son antre ténébreux,
dévora à tes yeux ton ami , et tu demeuras
captif. As-tu oublié que Castor et Pollux re-
prirent dans tes mains Hélène leur sœur dans
Aphidne? Tu leur laissas aussi enlever ta pau-
vre mère Ethra. Tout cela est d'un foible héros.
Enfin tu fus chassé d'Athènes ; et te retirant
dans l'île de Scyros , Lycomède, qui savoit
combien tu étois accoutumé à faire des entre-
prises injustes , pour te prévenir te précipita du
haut d'un rocher. Voilà une belle tin!
Thés. — La tienne est-elle plus honorable?
Devenir amoureux d'Omphale, chez qui tu fi-
lois ; puis la quitter pour la jeune lole , au pré-
judice de la pauvre Déjanire à qui tu avois
donné ta foi ; se laisser donner la tunique trem-
pée dans le sang du centaure Nessus; devenir
DIALOGUES DES MORTS.
235
furieux jusqu'à précipiter des rochers du mont
QEtadans la mer le pauvre Lichas, qui ne t'a-
voit rien fait , et prier Philoctète en mourant de
cacher ton sépulcre , alin qu'on te crût un dieu :
cela est-il plus beau que ma mort? Au moins ,
avant que d'être chassé par les Athéniens ,
je les avois tirés de leurs bourgs, où ils vivoient
avec barbarie, pour les civiliser et leur donner
des lois dans l'enceinte d'une nouvelle ville.
Pour toi, tu n'avois garde d'être législateur;
tout ton mérite étoit dans tes bras nerveux et
dans tes épaules larges.
Her. — Mes épaules ont porté le monde
pour soutenir Atlas. Déplus mon courage étoit
admiré. Il est vrai que j'ai été trop attaché aux
femmes ; mais c'est bien à toi à me le reprocher,
toi qui abandonnas avec ingratitude Ariadne
qui t'avoit sauvé la vie en Crète! Penses-tu que
je n'aie point entendu parler de l'amazone An-
tiope à laquelle tu fus encore infidèle ? Eglé
qui lui succéda ne fut pas plus heureuse. Tu
( avois enlevé Hélène ; mais ses frères te surent
i; bien punir. Phèdre t'avoit aveuglé jusqu'au
\ point qu'elle t'engagea à faire périr Hippolyte
;■ que tu avois eu de l'Amazone. Plusieurs autres
ont possédé ton cœur, et ne l'ont pas possédé
long-temps.
'Thés. — Mais entlnje ne filois pas comme
celui qui a porté le monde.
Her. — Je t'abandonne ma vie lâche eteflé-
minée en Lydie; mais tout le reste est au-dessus
de l'homme.
Thés. — Tant pis pour toi, que tout le reste
étant au-dessus de l'homme , cet endroit soit si
fort au-dessous. D'ailleurs tes travaux , que lu
vantes tant , tu ne les as accomplis que pour
obéir à Eurysthée.
Her. — Il est vrai que Junon m'avoit assu-
jetti à toutes ses volontés. Mais c'est la destinée
de k vertu d'être livrée à la persécution des
lâches et des méchans : mais sa persécution n'a
servi qu'à exercer ma patience et mon courage.
Au contraire , tu as souvent fait des choses
injustes. Heureux le monde , si tu ne fusses
point sorti du Labyrinthe.
Thés. — Alors je déhvrai Athènes du tribut
de sept jeunes hommes et d'autant de filles ,
que Minos lui avoit imposé à cause de la mort
de son fils Androgée. Hélas! mon père Egée,
qui mattendoil, ayant cru voir la voile noire au
lieu de la blanche , se jeta dans la mer, et je le
trouvai mort en arrivant. Dès lors je gouvernai
sagement Athènes.
Her. — Gomment l'aurois-tu gouvernée ,
puisque tu étois tous les jours dans de nouvelles
expéditions de guerre , et que tu mis , par tes
amours, le feu dans toute la Grèce?
Thés. — Ne parlons plus d'amours : sur ce
chapitre honteux nous ne nous en devons rien
l'un à l'autre.
Her. — Je l'avoue de bonne foi ; je te cède
même pour l'éloquence : mais , ce qui décide ,
c'est que tu es dans les enfers à la merci de
Plutonque tuas irrité, et que je suis au rang
des immortels dans le haut Olympe
m.
LE CENTAURE CHIRON ET ACHILLE.
Peinture vive des écueils d'une jeunesse bouillante , dans
un prince né pour commander.
ÀCH. — A quoi me sert-il d'avoir reçu tes
instructions ? Tu ne m'as jamais parlé que de
sagesse, de valeur, de gloire, d'héroïsme. Avec
tes beaux discours, me voilà devenu une ombre
vaine : ne m'auroit-il pas mieux valu passer
une longue et délicieuse vie chez le roi Lyco-
mède , déguisé en fille, avec les princesses filles
de ce roi?
Chir. — Hé bien , veux-tu demander au
destin de retourner parmi ces filles? Tu fileras;
tu perdras toute ta gloire ; on fera sans toi un
nouveau siège de Troie ; le fier Agamemnon ,
ton ennemi , sera chanté par Homère ; Ther-
site même ne sera pas oublié : mais pour toi ,
tu seras enseveli honteusement dans les ténèbres.
AcH. — Agamemnon m'enlever ma gloire !
moi demeurer dans un honteux oubli! Je ne
puis le soulfrir, et j'aimerois mieux périr encore
une fois de la main du lâche Paris.
Chir. — Mes instructions sur la vertu ne
sont donc pas à mépriser.
Ach. — Je l'avoue; mais pour en profiter,
je voudrois retourner au monde.
Chir. — Qu'y ferois-tu cette seconde fois?
Ach. — Qu'est-ce que j'y ferois? j'éviterois
la querelle que j'eus avec Agamemnon ; par là
j'épargnerois la vie de mon ami Patrocle , et le
sang de tant d'autres Grecs que je laissai périr
sous le glaive cruel des Troyens , pendant que
je me roulois de désespoir sur le sable du rivage
comme un insensé.
Chir. — Mais ne t'avois-je pas prédit que ta
colère te feroit faire toutes ces folies ?
AcH. — Il est vrai , lu me l'avois dit cent
fois ; mais la jeunesse écoute-t-elle ce qu'on lui
-236
DIALOGUES DES MORTS.
(lit? Elle ne croit que ce qu'elle voit. 0 si je
poiivois redevenir jeune !
Chir. — Tu redeviendrois emporté et indocile.
AcH. — Non , je te le promets.
Chir. — Hé ! ne m'avois-tu pas promis cent
et cent fois dans mon antre de Thessalie de te
modérer quand tu serois au siège de Troie? l'as-
lufait?
AcH. — J'avoue que non.
Chir. — Tu ne le ferois pas mieux quand tu
redeviendrois jeune ; tu promettrois comme tu
promets, et tu tiendrois ta promesse comme tu
l'as tenue.
AcH. — La jeunesse est donc une étrange
maladie !
Chir. — Tu voudrois pourtant encore en être
malade.
AcH. — Il est vrai : mais la jeunesse seroit
charmante, si on pouvoit la rendre modérée et
capable de réflexions. Toi , qui connois tant de
remèdes , n'en as-tu point quelqu'un pour
guérir cette fougue, ce bouillon du sang, plus
dangereux qu'une fièvre ardente.
Chir. — Le remède est de se craindre soi-
même , de croire les gens sages , de les appeler
à son secours , de profiter de ses fautes passées
pour prévoir celles qu'il faut évitera l'avenir,
et d'invoquer souvent Minerve, dont la sagesse
est au-dessus de la valeur emportée de Mars.
AcH. — Hé bien, je ferai tout cela, si tu peux
obtenir de .lupiter qu'il me rappelle à la jeu-
nesse florissante où je me suis vu. Fais qu'il te
rende aussi la lumière, et qu'il m'assujettisse
à tes volontés comme Hercule le fut à celles
d'Eurysthée.
Chir. — J'y consens; je vais faire cette
prière au père des dieux : je sais qu'il m'exau-
cera. Tu renaîtras, après une longue suite de
siècles , avec du génie , de l'élévation , du
courage , du goût pour les muses , mais avec
un naturel impatient et impétueux : tu auras
Chiron à tes côtés; nous verrons l'usage que tu
en feras.
IV.
ACHILLE ET HOMERE.
Manière aimable de faire naître dans le cœur d'un jeune
prince l'amour des belles lettres et de la gloire.
AcH. — Je suis ravi, grand poète, d'avoir
servi à t'immortaliser. Ma querelle contre Aga-
niemnon , ma douleur de la mort de Patrocle,
mes combats contre les Troyens , la victoire
que je remportai sur Hector, t'ont donné le
l)lus beau sujet de poème qu'on ait jamais vu.
Hoji. — J'avoue que le sujet est beau ; mais
j'en aurois bien pu trouver d'autres. Une
preuve qu'il y en a d'autres, c'est que j'en ai
trouvé effectivement. Les aventures du sage et
patient Ulysse valent bien la colère de l'impé-
tueux Achflle.
AcH. — Quoi î comparer le rusé et trompeur
Ulysse au fils de Thétys plus terrible que Mars !
Va, poêle ingrat, tu sentiras....
HoM. — Tu as oublié que les ombres ne
doivent point se mettre en colère. Une colère
d'ombre n'est guère à craindre. Tu n'as plus
d'autres armes à employer que de bonnes rai-
sons.
AcH. — Pourquoi aussi viens-tu me désa-
vouer que tu me dois la gloire de ton plus beau
poème ? L'autre n'est qu'un amas de contes de
vieilles; tout y languit; tout sent son vieillard
dont la vivacité est éteinte, et qui ne sait point
finir.
HoM. — Tu ressembles à bien des gens, qui,
faute de connoîtrc les divers genres d'écrire ,
croient qu'un auteur ne se soutient pas quand
il passe d'un genre vif et rapide, à un autre
plus doux et plus modéré. Ils devroient savoir
que la perfection est d'observer toujours les
divers caractères, de varier son style suivant les
sujets , de s'élever ou de s'abaisser à propos ,
et de donner, par ce contraste , des caractères
plus marqués et plus agréables. Il faut savoir
sonner de la trompette , toucher la lyre , et
jouer même de la flûte champêtre. Je crois que
tu voudrois que je peignisse Calypso avec ses
nymphes dans sa grotte , ou >fausicaa sur le
rivage de la mer, comme les héros et les dieux
mêmes combattant aux portes de Troie. Parle
de guerre , c'est ton fait, et ne le mêle jamais
de décider sur la poésie en ma présence.
AcH. — 0 que tu es fier, bonhomme aveu-
gle! tu te prévaux de ma mort.
HoM. — Je me prévaux aussi de la mienne.
Tu n'es plus que l'ombre d'Achille , et moi je
ne suis que l'ombre d'Homère.
AcH. — Ah ! que ne puis-je faire sentir mon
ancienne force à cette ombre ingrate !
HoM. — Puisque tu me presses tant sur l'in-
grafitude, je veux enfin te détromper. Tu ne
m'as fourni qu'un sujet que je pouvois trouver
ailleurs : mais moi , je t'ai donné une gloire
qu'un autre n'eût pu te donner, et qui ne s'ef-
facera jamais.
DIALOGUES DES xMORTS.
237
AcH. — Comment! tu t'imagines que sans
tes vers le grand Achille ne seroit pas admiré de
toutes les nations et de tous les siècles ?
HoM. — Plaisante vanité! pour avoir ré-
pandu plus de sang qu'un autre au siège d'une
ville qui n'a été prise qu'après la mort! Hé!
combien y a-t-il do héros qui ont voincu de
grands peuples et conquis de grands royaumes !
cependant ils sont dans les ténèbres de l'oubli ;
on ne sait pas même leurs noms. Les Muses
seules peuvent immortaliser les grandes ac-
tions. Un roi qui aime la gloire la doit cher-
cher dans ces deux choses : premièrement il
faut la mériter par la vertu, ensuite se faire
aimer par les nourrissons des Muses qui peu-
vent les chanter à toute la postérité.
AcH. — iMais il ne dépend pas toujours des
princes d'avoir de grands poètes : c'est par
hasard que tu as conçu, long-temps après ma
mort , le dessein de faire ton Iliade.
HoM. — Il est vrai; mais quand un prince
aime les lettres , il se forme pendant son règne
beaucoup de poètes. Ses récompenses et son es-
time excitent entre eux une noble émulation ; le
goût se perfectionne. 11 n'a qu'à aimer et qu'à fa-
voriser les Muses , elles feront bientôt paroitre
des hommes inspirés pour louer tout ce qu'il
y a de louable en lui. Quand un prince manque
d'un Homère, c'est qu'il n'est pas digne d'en
avoir un : son défaut de goût attire l'ignorance,
la grossièreté et la barbarie. La barbarie dés-
honore toute une nation, et ôte toute espé-
rance de gloire durable au prince qui règne.
Ne sais-tu pas qu'Alexandre, qui est depuis peu
descendu ici-bas , pleuroit de n'avoii- point un
poète qui fît pour lui ce que j'ai fait pour toi?
c'est qu'il avoit le goût bon sur la gloire. Pour
toi, tu me dois tout, et tu n'as point de honte de
me traiter d'ingrat ! Il n'est plus temps de s'em-
porter : ta colère devant Troie étoit lionne à me
fournir le sujet d'un poème ; mais je ne puis
chanter les empoilemens que tu aurois ici , et
ils ne te feroient point d'honneur. Souviens-
toi seulement que la Parque t'ayant ôté tous les
autres avantages , il ne te reste plus que le
grand nom que tu tiens de mes vers. Adieu.
Quand tu seras de plus belle humeur, je vien-
drai te chanter dans ce bocage certains endroits
de l'Iliade; par exemple, la défaite des Grecs
en ton absence , la consternation des Troyens
dès qu'on te vit paroitre pour venger Patrocle ,
les dieux mêmes étonnés de le voir comme
Jupiter foudroyant. Après cela, dis, si tu l'oses,
qu'Achille ne doit point sa gloire à Homère.
ULYSSE ET ACHILLE.
Caractères de ces deux guerriers.
Ul. — Bonjour , fils de Thétys , je suis
enfin descendu, après une longue vie , dans ces
tristes lieux , où tu fus précipité dès la fleur de
ton âge.
AcH. — J'ai vécu peu , parce que les des-
tins injustes n'ont pas permis que j'acquisse
plus de gloire qu'ils n'en veulent accorder aux
mortels.
Ul. — Ils m'ont pourtant laissé vivre long-
temps parmi des dangers infinis, d'où je suis
toujours sorti avec honneur.
AcH. — Quel honneur, de prévaloir tou-
jours par la ruse! Pour moi, je n'ai point su
dissimuler ; je n'ai su que vaincre.
Ul. — Cependant j'ai été jugé après ta mort
le plus digne de porter tes armes.
AcH. — Bon ! tu les as obtenues par ton
éloquence , et non par ton courage. Je fré-
mis quand je pense que les armes faites par le
dieu Vulcain , et que ma mère m'avoit don-
nées, ont été la récompense d'un discoureur
artificieux.
Ul. — Sache que j'ai fait plus que toi. Tu
es tombé mort devant la ville de Troie, qui
étoit encore dans toute sa gloire , et c'est moi
qui l'ai renversée.
AcH. — Il est plus beau de périr par l'in-
juste courroux des dieux après avoir vaincu
ses ennemis , que de finir une guerre en se
cachant dans un cheval , et en se servant des
mystères de Minerve pour tromper ses ennemis.
Ul. — As-tu donc oublié que les Grecs me
doivenlAchille mème?Sansmoi, lu aurois passé
une vie honteuse parmi les filles du roi Lyco-
mède. Tu me dois toutes les belles actions que
je t'ai contraint de fan-e.
AcH. — Mais enfin je les ai faites , et toi tu
n'as rien fait que des tromperies. Pour moi ,
quand j'étois parmi les filles de Lycomède, c'est
que ma mère Thétys, qui savoit que je devois
périr au siège de Troie, m'avoit caché pour
sauver ma vie. Mais toi , qui ne devois point
mourir, pourquoi faisois-tu le fou avec ta char-
rue quand Palamède découvrit si bien ta ruse?
0 qu'il y a de plaisir de voir trom[)er un troin -
peur ! Il mit , t'en souviens-tu , Télémaque
238
dans le champ , pour voir si tu ferois passer la
charrue sur ton propre fils.
Ul. — Je m'en souviens; mais j'aimois Pé-
nélope que je ne voulois pas quitter. N'as-tu
pas fait de plus grandes folies pour Briséis ,
quand tu quittas le camp des Grecs, et fus cause
de la mort de ton ami Patrocle?
AcH. — Oui; mais, quand j'y retournai,
je vengeai Patrocle et je vainquis Hector. Qui
as-tu vaincus en ta vie, si ce n'est Irus , ce
gueux d'Ithaque?
Ul. — Et les amans de Pénélope , et le
cyclope Polyphême ?
AcH. — Tu as pris les amans en trahison ;
c'étoient des hommes amollis par les plaisirs,
et presque toujours ivres. Pour Polyphême ,
tu n'en devrois jamais jiarler. Situ eusses osé
l'attendre, il t'auroitfait payer bien chèrement
l'œil que tu lui crevas pendant son sommeil.
Ul. — Mais enfin j'ai essuyé pendant vingt
ans , au siège de Troie et dans mes voyages ,
tous les dangers et tous les malheurs qui peu-
vent exercer le courage et la sagesse d'un
homme. Mais qu'as-tu jamais eu à conduire?
11 n'y avoit en toi qu'une impétuosité folle , et
une fureur que les hommes grossiers ont nom-
mée courage. La main du lâche Paris eu est
venue à bout.
AcH. — Mais toi , qui te vantes de ta pru-
dence, ne t'es-tu pas fait tuer sottement par ton
propre filsTélégone qui te naquit de Gircé? Tu
n'eus pas la précaution de te faire reconnoître
par lui. Voilà un plaisant sage pour me traiter
de fou !
Ul. — Va , je te laisse avec l'ombre d'Ajax,
aussi brutal que toi , et aussi jaloux de ma
gloire.
DIALOGUES DES MORTS. ,, ,
premier étal. Plutarque a parlé de cette fable;
et j'ai cru que c'étoit un sujet propre à faire un
dialogue , pour montrer que les hommes se-
roient pires que les bêle3 , si la solide philo-
sophie et la vraie religion ne les soutenoient.
VL
ULYSSE ET GRILLUS.
Lorsql' Ulysse délivra ses compagnons, et
qu'il contraignit Circé de leur rendre leur pre-
mière forme , chacun d'eux fut dépouillé de la
figure d'un animal , dont Circé l'avoit revêtu
par l'enchantement de sa verge d'or *. Il n'y
eut que Grillus, qui étoit devenu pourceau, qui
ne put jamais se résoudre à redevenir homme.
Ulysse employa inutilement toute son éloquence
pour lui persuader qu'il devoit rentrer dans son
• Voyez HoM. Odyss. liv. x. Ce prt'ambule a élé omis
dans les (■dilions préc(^deDles. {Edit. de î'ers.)
Ul. — N'êtes-vous pas bien aise, mon cher
Grillus , de me revoir, et d'être en élat de re-
prendre votre ancienne forme?
Grill. — Je suis bien aise de vous voir ,
favori de Minerve ; mais , pour le changement
de forme , vous m'en dispenserez , s'il vous
plait.
Ul. — Hélas! mon pauvre enfant, savez-
vous bien comment vous êtes fait ? Assurément
vous n'avez point la taille belle ; un gros corps
courbé vers la terre , de longues oreilles pen-
dantes , de petits yeux à peine entr'ouverts ,
un groin horrible , une physionomie très-dé-
savantageuse, un vilain poil grossier et hérissé.
Enfin vous êtes une hideuse personne; je vous
l'apprends si vous ne le savez pas. Si peu que
vous ayez de cœur , vous vous trouverez trop
heureux de redevenir homme.
Grill. — Vous avez beau dire, je n'en ferai
rien : le métier de cochon est bien plus joli.
11 est vrai que ma figure n'est pas fort élégante ;
mais j'en serai quitte pour ne me regarder ja-
mais au miroir. Aussi bien, de l'hum.eur dont
je suis depuis quelque temps, je n'ai guère à
craindre de me mirer dans l'eau, et de m'y re-
procher ma laideur : j'aime mieux un bourbier
qu'une claire fontaine.
Ul. — Cette saleté ne vous fait-elle point
horreur? vous ne vivez que d'ordure ; vous vous
vautrez dans des lieux infects; vous êtes tou-
jours puant à faire bondir le cœur.
Grill. — Qu'importe? tout dépend du goût.
Cette odeur est plus douce pour moi que celle
de l'ambre , et cette ordure est du nectar pour
moi.
Ul. — J'en rougis pour vous. Est-il pos-
sible que vous ayez sitôt oublié tout ce que
l'humanité a de noble et d'avantageux?
Grill. — Ne me parlez plus de l'humanité ;
sa noblesse n'est qu'imaginaire ; tous ses maux
sont réels, et ses biens ne sont qu'en idée. J'ai
un corps sale et couvert d'un poil hérissé, mais
je n'ai plus besoin d'habits ; et vous seriez plus
heureux dans vos tristes aventures, si vous aviez
le corps aussi velu que moi , pour vous passer
de vêtemens. Je trouve partout ma nourriture ,
jusque dans les lieux les moins enviés. Les pro-
DIALOGUES DES MORTS.
239
ces et les guerres, et tous les autres embarras
de la vie, ne sont plus rien pour moi. 11 ne me
faut ni cuisinier , ni barbier , ni tailleur, ni ar-
chitecte. Me voilà libre et content à peu de
frais. Pourquoi me rengager dans les besoins des
hommes?
Lx. — Il est vrai que l'homme a de grands
besoins; mais les arts qu'il a inventés pour satis-
faire à ses besoins se tournent à sa gloire et font
ses délices.
Grill. — Il est plus simple et plus sûr d'èlre
exempt de tous ces besoins, que d'avoir les
moyens les plus merveilleux d'y remédier. Il
vaut mieux jouir d'une santé parfaite sans au-
cune science de la médecine, que d'être toujours
malade avec d'excellens remèdes pour se guérir.
Ll. — Mais, mon cher Grillus, vous ne
comptez donc plus pour rien l'éloquence, la
poésie , la musique , la science des astres et du
monde entier, celle des figures et des nombres?
Avez-vous renoncé à notre chère patrie , aux
sacrifices, aux festins, aux jeux, aux danses,
aux combats , et aux couronnes qui servent de
prix aux vainqueurs? Répondez,
Grill. — Mon tempérament de cochon est
si heureux , qu'il me met au-dessus de toutes
ces belles choses. J'aime mieux grognoner, que
d'être aussi éloquent que vous. Ce qui me dé-
goûte de l'éloquence , c'est que la vôtre même ,
qui égale celle de Mercure , ne me persuade ni
ne me touche. Je ne veux persuader personne ;
je n'ai que faire d'être persuadé. Je suis aussi
peu curieux de vers que de prose; tout cela est
devenu viande creuse pour moi. Pour les com-
bats du ceste , de la lutte et des chariots , je les
laisse volontiers à ceux qui sont passionnés pour
une couronne , comme les enfans pour leurs
jouets : je ne suis plus assez dispos pour rem-
porter le prix ; et je ne l'envierai point à un
autre moins chargé de lard et de graisse. Pour
la musique, j'en ai perdu le goût, et le goût
seul décide de tout ; le goût qui vous y attache
m'en a détaché; n'en parlons plus. Retournez à
Ithaque ; la patrie d'un cochon se trouve par-
tout où il y a du gland. Allez , régnez , revoyez
Pénélope, punissez ses amans : pour moi , ma
Pénélope est la truie qui est ici près; je règne
dans mon étable , et rien ne trouble mon em-
pire. Reaucoup de rois dans des palais dorés ne
peuventatteindre à mon bonheur; on les nomme
fainéans et indignes du trône, quand ils veulent
régner comme moi , sans se mettre à la gêne, et
sans tourmenter tout le genre humain.
Ul. — Vous ne songez pas qu'un cochon
est à la merci des hommes, et qu'on ne l'en-
graisse que pour l'égorger. Avec ce beau rai-
sonnement vous finirez bientôt votre destinée.
Les hommes, au rang desquels vous ne voulez
pas être , mangeront votre lard , vos boudins et
vos jambons.
Grill. — Il est vrai que c'est le danger de
ma profession ; mais la vôtre n'a-t-elle pas aussi
ses périls et ses alarmes? Je m'expose à la mort
par une vie douce dont la volupté est réelle et
présente ; vous vous exposez de même à une
mort prompte par une vie malheureuse, et pour
une gloire chimérique. Je conclus qu'il vaut
mieux être cochon que héros. Apollon lui-même
dût-il chanter un jour vos victoires, son chant
ne vous guériroit point de vos peines, et ne vous
garantiroit point de la mort. Le régime d'un
cochon vaut mieux,
L L. — Vous êtes donc assez insensé et assez
abruti pour mépriser la sagesse, qui égale pres-
que les hommes aux dieux ?
Grill. — Au contraire, c'est par sagesse que
je méprise les hommes. C'est une impiété de
croire qu'ils ressemblent aux dieux, puisqu'ils
sont aveugles, injustes, trompeurs, malfaisans,
malheureux et dignes de l'être , armés cruelle-
ment les uns contre les autres, et autant enne-
mis d'eux-mêmei que de leurs voisins. A quoi
aboutit cette sagesse que l'on vante tant ? elle ne
redresse point les mœurs des hommes; elle ne
se tourne qu'à flatter et à contenter leurs pas-
sions. Ne vaudroit-il pas mieux n'avoir point de
raison, que d'en avoir pour exécuter et pour
autoriser les choses les plus déraisonnables?
Ah ! ne me parlez plus de l'homme : c'est le
plus injuste, et par conséquent le plus déraison-
nable de tous les animaux. Sans flatter notre
espèce, un cochon est une assez bonne personne :
il ne fait ni fausse monnoie ni faux contrats; il
ne se parjure jamais ;• il n"a ni avarice ni am-
bition ; la gloire ne lui fait point faire de con-
quête injuste; il est ingénu et sans malice ; sa
vie se passe à boire , manger et dormir. Si tout
le monde lui ressembloit , tout le monde dor-
miroit aussi dans un profond repos , et vous ne
seriez pas ici; Paris n'auroit jamais enlevé Hé-
lène ; les Grecs n'auroient point renversé la
superbe ville de Troie après un siège de dix ans ;
vous n'auriez point erré sur mer et sur terre au
gré de la fortune, et vous n'auriez pas besoin de
conquérir votre propre royaume. Ne me parlez
donc plus déraison; car les hommes n'ont que
la folie. Ne vaut-il pas mieux être bête que mé-
chant fou ?
Ul, — J'avoue que je ne puis assez m'éton-
ner de votre stupidité.
240
DIALOGUES DES MORTS.
Grill. — Belle merveille, qu'un cochon soit
stupide ! Chacun doit garderson caractère. Vous
gardez le vôtre d'homme inquiet , éloquent ,
impérieux , plein d'artifice , et perturbateur du
repos public. La nation à laquelle je suis incor-
poré est modeste , silencieuse , ennemie de la
subtilité et des beaux discours ; elle va, sans
raisonner , tout droit au plaisir.
Ll. — Du moins, vous ne sauriez désavouer
que l'immortalité réservée aux hommes n'élève
infiniment leur condition au-dessus de celle des
bêtes. Je suis effrayé de l'aveuglement de Gril-
lus, quand je songe qu'il compte pour rien les
délices des Champs Elysées, où les hommes
sages vivent heureux après leur mort.
Giull. — Arrêtez , s'il vous plaît. Je ne suis
pas encore tellement cochon, que je renonçasse
à être homme, si vous me montriez dans l'hom-
me une immortalité véritable : mais pour n'être
qu'une ombre vaine après ma mort , et encore
une ombre plaintive , qui regrette jusque dans
les Champs Elysées avec lâcheté les misérables
plaisirs de ce monde, j'avoue que cette ombre
d'immortalité ne vaut pas la peine de se con-
traindre. Achille, dans les Champs Elysées,
joue au palet sur l'herbe; mais il donneroit
toute sa gloire, qui n'est plus qu'un songe,
pour être l'infâme Thersite au nombre des
vivans. Cet Achille , si désabusé de la gloire et
de la vertu, n'est plus qu'un fantôme ; ce n'est
plus lui-même : on n'y reconnoît plus ni son
courage ni ses sentimens ; c'est un je ne sais
quoi, qui ne reste delui que pour le déshonorer.
Cette ombre vaine n'est non plus Achille, que
la mienne n'est mon corps. N'espérez donc pas,
éloquent Ulysse , m'éblouir par une fausse ap-
parence d'immortalité. Je veux quelque chose
de plus réel , faute de quoi , je persiste dans la
secte brutale que j'ai embrassée. Montrez-moi
que l'homme a en lui quelque chose de plus
noble que son corps , et qui est exempt de la
corruption ; montrez-moi que ce qui pense en
l'homme n'est point le corps , et subsiste tou-
jours après que cette machine grossière est dé-
concertée ; en un mot, faites voir que ce qui reste
de l'honnne après cette vie est un être véritable
et véritablement heureux , établissez que les
dieux ne sont point injustes, et qu'il y a au-delà
de cette vie une solide récompense pour la vertu
toujours souffrante ici-bas : aussitôt , divin fils
de Laerte , je cours après vous au travers des
dangers ; je sors content de l'étable de Circé ; je
ne suis plus cochon ; je redeviens homme , et
homme en garde contre tous les plaisirs. Par
tout autre chemin, vous ne me conduirez jamais
à votre but. J'aime mieux n'être que cochon
gros et gras, content de mon ordure, que d'être
homme foible , vain, léger, malin, trompeur
et injuste, qui n'espère d'être après sa mort
qu'une ombre triste , et un fantôme mécontent
de sa condition.
VIL
CONFUCIUS ET SOCRATE.
Sur la prééminence tant vantée des Chinois.
CoNF. — J'apprends que vos Européens vont
souvent chez nos Orientaux, et qu'ils me nom-
ment le Socrate de la Chine. Je me tiens honoré
de ce nom.
Soc. — Laissons les complimens, dans un
pays où ils ne sont plus de saison. Sur quoi
fonde-t-on cette ressemblance entre nous ?
CoNF. — Sur ce que nous avons vécu à peu
près dans les mêmes temps, et que nous avons
été tous deux pauvres , modérés , pleins de zèle
pour rendre les hommes vertueux.
Soc. — Pour moi je n'ai point formé, comme
vous, des hommes excellens , pour aller dans
toutes les provinces semer la vertu , combattre
le vice, et instruire les hommes.
CoNF. — Vous avez formé une école de phi-
losophes qui ont beaucoup éclairé le monde.
Soc. — Ma pensée n'a jamais été de rendre
le peuple philosophe ; je n'ai pas osé l'espérer.
J'ai abandonné à toutes ses erreurs le vulgaire
grossier et corrompu : je me suis borné à l'instruc-
tion d'un petit nombre de disciples d'un esprit
cultivé , et qui cherchoient les principes des
bonnes mœurs. Je n'ai jamais voulu rien écrire,
et j'ai trouvé que la parole étoit meilleure pour
enseigner. Un livre est une chose morte qui ne
répond pouit aux difficultés imprévues et diver-
ses de chaque lecteur ; un livre passe dans les
mains des hommes incapables d'en faire un bon
usage , un livre est susceptible de plusieurs sens
contraires à celui de l'auteur. J'ai mieux aimé
choisir certains hommes , et leur confier une
doctrine que je leur fisse bien comprendre de
vive voix.
CoNF. — Ce plan est beau; il marque des
pensées bien simples, bien solides, bien exemp-
tes de vanité. Mais avez-vous évité par là toutes
les diversités d'opinions parmi \os disciples?
Pour moi , j'ai évité les subtilités de raison-
nement , et je me suis borné à des maximes
DIAT nCiUES DES MORTS.
241
sensées pour la pratique des vertus dans la so-
ciété.
Soc. — Pour uioi , j'ai cru qu'où ne peut
établir les vraies maximes qu'eu remontant aux
premiers principes qui peuvent les prouver , et
en réfutant tous les autres préjuj^és des hommes.
CoNF. — Mais enlui , jiar vos premiers prin-
cipes, avez-vous évité les combats d'opinions
entre vos disciples?
Soc. — Nullement; Platon et Xénophon ,
mes principaux disciples , ont eu des vues
toutes différentes. Les Académiciens formés par
Platon se sont divisés entre eux ; cette expé-
rience m'a désabusé de mes espérances sur les
hommes. Un homme ne peut presque rien sur
les autres hommes. Les hommes ne peuvent
vien sur eux-mêmes, par l'impuissance où l'or-
gueil et les passions les tieunent ; à pUis forte
raison les hommes ne peuveut-ils rien les uns
sur les autres : l'exemple , et la raison insinuée
avec beaucoup d'art, font seulement quelque
effet sur un fort petit nombre d'hommes mieux
nés que les autres. Une réforme générale d'une
république me paroit enfin impossible, tant je
suis désabusé du genre humain.
CoNF. — Pour moi, j'ai écrit , et j'ai en-
voyé mes disciples pour tâcher de réduire aux
bonnes mœurs toutes les provinces de notre
empire.
Soc. — Vous avez écrit des choses courtes
et simples, si toutefois ce qu'on a publié sous
votre nom est efrectivement de \ous. Ce ne sont
que des maximes, qu'on a peut-être recueillies
de vos conversations , comme Platon , dans ses
Dialogues , a rapporté les miennes. Des maxi-
mes coupées de -fettc façon ont une sécheresse
qui n'étoit pas, je m'imagino, dans vos entre-
tiens. D'ailleurs vous étiez d'une maison royale
et en grande autorité dans toute votre nation :
vous pouviez faire bien des choses qui ne m'é-
toient pas permises à moi, liis d'un artisan.
Pour moi, je n'avois garde d'écrire, et je n'ai
que trop parlé : je me suis même éloigné de
tous les emplois de ma république pour apai-
ser l'env.'e; et je n'ai pu y réussir, tant il est
impossible de faire quelque chose de bon des
hommes.
CoxF. — J'ai été plus lieureux parmi les
Chinois : je les ai laissés avec des lois sages, et
assez bien policés.
Soc. — De la manière que j'en entends par-
ler sur les relations de nos Européens, il faut
en effet que la Chine ait eu de bonnes lois et
une exacte police. Il y a grande apparence que
les Chinois ont été meilleurs qu'il ne sont. Je
FÉXELON. TOME VI,
ne veux pas désavouer qu'un peuple, quand il a
une bonne et constante forme de gouverne-
ment, ne puisse devenir fort supérieur aux
autres jieuples moins policés. Par exemple,
nous autres Grecs, qui avons eu de sages légis-
lateurs et certains citoyens désintéressés qui
n'ont songé qu'au bien de la république, nous
avons été bien plus polis et plus vertueux que
les peuples que nous avons nomuiés Barbares.
Les Egyptiens, avant nous, ont eu aussi des
sages qui les ont policés, et c'est d'eux que
nous sont venues les bonnes lois. Parmi les ré-
publiques de la Grèce, la nôtre a excellé dans
les arts libéraux, dans les sciences, dans les
armes : mais celle qui a montré le plus long-
temps une discipline pure et austère, c'est celle
de Lacédémone. Je conviens donc qu'un peuple
gouverné par de bons législateurs qui se sont
succédé les uns aux autres , et qui ont soutenu
les coutumes vertueuses, peut être mieux policé
que les autres qui n'ont pas eu la même cul-
ture. Un peuple bien conduit sera plus sensible
à l'honneur, plus ferme contre les périls, moins
sensible à la volupté, plus accoutumé à se pas-
ser de peu, plus juste pour empêcher les usur-
pations et les fraudes de citoyen à citoyen. C'est
ainsi que les Lacédémoniens ont été disciplinés;
c'est ainsi que lesChmois ont pu l'être dans les
siècles reculés. Mais je persiste à croire que
tout un peuple n'est point capable de remonter
aux vrais principes de la vraie sagesse : il peut
garder certaines règles utiles et louables : mais
c'est plutôt par l'autorité de l'éducation, parle
respect des lois , par le zèle de la patrie, par
l'émulation qui vient des exemples, par la force
de la coutume, souvent même par la crainte
du déshonneur et par l'espérance d'être récom-
pensé. Mais être philosophe, suivre le beau et
le bon en lui-même par la simple persuasion,
et par le vrai et libre amour du beau et du bon,
c'est ce qui ne peut jamais être répandu dans
tout un peuple ; c'est ce qui est réservé à cer-
taines aines choisies que le Ciel a voulu séparer
des aiih-es. Le peuple n'est capable que de cer-
taines vertus d'habitude et d'opinion , sur l'au-
torité de ceux qui ont gagné sa confiance. Eiii-
core une fois, je crois que telle fut la vertu de
vos anciens Chinois. De telles gens sont justes
dans les choses où on les a accoutumés à mettre
une règle de justice, et point en d'autres plus
importantes oîi l'habitude de juger de même
leur manque. On sera juste pour son conci-
toyen, et inhumain contre son esclave j zélé
pour sa patrie, et conquérant injuste contre un
peuple voisin, sans songer que la terre entière
16
2-i-2
DIALOGUES DES MORTS.
n'est qu'une seule pairie cojuniune, où tous les
hommes des divers peuples dcvroient \ivre
lOiiimc une seule famille. Ces vertus, fondées
sur lacoiilumeel sur les préjiijjivs d'un |>euple,
soni toujours des vertus estropiées, faute de re-
monter jusqu'aux, premiers [)rincipes qui don-
nent dans toute son étendue la véritable idée
de la justice et de la vertu. Ces mêmes peuples,
(pii paroissoieni si vertueux dans certains sen-
limciis et dans certaines actions détachées ,
avoient une religion aussi remplie de fraude ,
d'injustice et d'impureté, que leuislois étoient
justes et austères. Quel mélange! quelle con-
tradiction 1 Voilà pourtant ce quil y a eu de
meilleur dans ces peuples tant vantés : voilà
l'humanité regardée par sa plus belle face.
CoNF. — Peul-èlre avons-nous été plus heu-
reux que vous : car la vertu a été grande dans
la Chine.
Soc. — On le dit; mais, pour en être assoie
par une voie non suspecte, il faudrrtit que les
Européens connussent de prés votre liistoire,
comme ilsconnoissent la leur propre. Quand le
commerce sera entièrement libre et fréquent,
quand les critiques européens auront passé dans
la Chine poiu' examiner en ligueur tous les
anciens man\iscrils de votre histoire, quand ils
auront séparé les fables et les choses douteuses
d'avec les certaines . quand ils auront vu le
fort et le foible du détail des m(eurs antiques .
peut-être trouvera-t-on que la multitude des
hommes a été toujours Ibible , vaine et cor-
rompue chez \o\is comme partout ailleurs, et
que les hommes ont été hommes dans tous les
pays et dans tous les temps.
CoNF. — Mais pourquoi n'en croyez-vous
pas nos historiens et vos relateurs?
Soc. — Vos historiens nous sont inconnus :
on n'en a que des morceaux extraits et rapportés
par des relateurs peu critiques. Il faudroit sa-
voir à fond votre langue , lire tons xos livres,
voir surtout les originaux . et attendre qu'un
grand nomhre de savans eût fait cette étude à
fond, atin que , par le grand nomhre d'exami-
nateurs, la chose p\!it être pleinement éclaircie.
Jusque-là, votre nation me paroît un spectacle
beau et grand de loin, mais très-douteux et
équivoque.
CoNP, — Voulez-vous ne rien croire, parce
que Fernand Mendez Pinto a beaucoup exagéré?
Douteroz-vous que la Chine ne soit un vaste et
puissant empire, très-peuplé et bien policé,
que les arts n'y fleurissent , qu'on n'y cultive
les hautes sciences, que le respect des lois n'y
soit admirable ?
Soc. — Par où voulez- vous que j6 me con-
vainque de toutes ces choses?
CoNF. — Par vos propres relateurs.
Soc. — Il faut donc que je les croie ces rela-
teurs ?
CoNF. — Pourquoi non ?
Soc. — Et que je les croie dans le mal comme
dans le bien? répondez, de grâce.
CoNF. — Je le veuv.
Soc. — Selon ces relateurs, le peuple de la
terre le plus vain, le plus superstitieux, le plus
intéressé, le plus injuste, le plus menteur, c'est
le Chinois.
CoNF, — Il y a partout des hommes vains et
mentems.
Soc. — Je l'avoue; mais à la Chine les prin-
cipes de toute la nation , auxquels on n'attache
aucun déshonneur, sont de mentir et de se pré-
valoir du mensonge. Que peut-on attendre
d'un tel peuple ])our les vérités éloignées et
difficiles à éclaircir? Ils sont fastueux dans tou-
tes leurs histoires : comment ne le seroient-ils
pas, puisqu'ils sont même si vains et si e.xagé-
rans pour les choses présentes qu'on peut exa-
miner de ses |)ropres yeux, et où l'on peut les
convaincre d'avoir voulu imposer aux étran-
gers? Les Chinois, sur le portrait que j'en
ai ouï faire , me paroissent assez senddables
aux Egyptiens. C'est un peuple tranquille et
paisible, dans un beau et riche pays , un peu-
j'.le vain qui méprise tous les antres peuples de
l'univers, im peuple qui se pique d'une an-
tiquité extraordinaire, et qui met sa gloire dans
le nombre des siècles de sa durée; c'est un
peuple superstitieux jusqu'à la siqierstition la
plus grossière et la plus ridicule, malgré sa poli-
tesse ; c'est un peuple qui a mis toute sa sagesse
à garder ses lois, sans oser examiner ce qu'elles
ont de bon: c'est un peuple grave, mystérieux,
composé , et rigide observateur de toutes ses
anciennes coutumes pour l'extérieur, sans y
chercher la justice . la sincérité et les antres
vertus intérieures; c'est un peuple qui a fait de
grands mystères de plusieurs choses très-super-
ficielles, et dont la simple explication diminue
beaucoup le prix. Les arts y sont fort médiocres,
et les sciences n'y étoient presque rien de solide
quand nos Européens ont commencé à les con-
noilre.
Co>F. — N'avions-nous pas l'imprimerie, la
poudre à canon, la géométrie, la peinture, l'ar-
chitecture, l'art de faire la porcelaine, enfin
Une manière de lire et d'écrire bien meilleure
que celle de vos Occidentaux? Pour l'antiquité
de nos histoires, elle est constante par nos ob-
DIALOGUES DES MORTS.
243
servalions astronomiques. Vos Occidentaux pré-
tendent que nos calculs sont fautifs; mais les
observations ne leur sont pas suspectes, et ils
avouent qu'elles cadrent juste avec les révolu-
tions du ciel.
Soc. — Voilà bien des choses que vous met-
tez ensemble, pour réunir tout ce que la Chine
a de plus estimable ; mais examinons-les de
près l'une après l'autre.
CoNF. — Volontiers.
Soc. — L'imprimerie n'est qu'une commo-
dité pour les gens de lettres, et elle ne mérite
pas une grande gloire. Un artisan avec des
qualités peu estimables, peut être l'auteur d'une
telle invention ; elle est même imparfaite chez
vous, car vous n'avez que l'usage des planches;
au lieu que les Occidentaux ont avec l'usage des
planches celui des caractères , dont ils font telle
composition qu'il leur plaît en fort peu de temps.
Do plus il n'es' pas tant question d'avoir un art
pour faciliter les études, que de l'usage qu'on en
fait. Les Athéniens de mon temps n'avoient pas
l'imprimerie , et néanmoins on voyoit fleurir
chez eux les beaux-arts et les hautes sciences; an
contraire, les Occidentaux, (jui ont trouvé lim-
primerie mieux que les (]lhinois. étoient des
hommes grossiers , ignorans et barbares. La
poudre à canon est une invention pernicieuse
pour détruire le genre humain ; elle nuit à
tous les hommes, et ne sert véritablement à
aucun peuple : les uns imitent bientôt ce que
les autres font contre eux. Cliez les Occiden-
taux, où les armes à feu ont été bien plus per-
fectionnées qu'à la Chine , de telles armes ne
déci.lent rien de part ni d'autre : on a propor-
tionné les moyens de défensive aux armes de
ceux qui attaquent ; tout cela revient à une es-
pèce de compensation . après laquelle chacun
n'est pas plus avancé que quand on n'avoit que
des tours et de smiples murailles, avec des pi-
ques, des javelots, des épées, des arcs, des tor-
tues et des béliers. Si on convenoit de part et
d'autre de renoncer aux armes à feu , on se dé-
barraseroit mutuellement d'une infinité de
choses superflues et incommodes : la valeur ,
la discipline, la vigilance et le génie auroient
plus de part à la décision de toutes les guerres.
Voilà donc une invention qu'il n'est guère per-
mis d'estimer.
CoxF. — Mépriserez-vous aussi nos mathé-
maticiens?
Soc. — Ne m'avez-vous pas donné pour règle
de croire les faits rapportés par nos relateurs?
CoNF.— ^11 est vrai; mais ils avouent que
nos mathématiciens sont habiles.
Soc. — Ils disent qu'ils ont fait certains pro-
grès, et qu'ils savent bien faire plusieurs opé-
rations; mais ils ajoutent qu'ils manquent de
méthode, qu'ils font mal certaines démonstra-
tions, qu'ils se trompent sur des calculs, qu'il
y a plusieurs choses très-importantes dont ils
n'ont rien découvert. Voilà ce que j'entends
dire. Ces hommes si entêtés de la connoissance
des astres, et qui y bornent leur principale
étude, se sont trouvés dans cette étude même
très-inférieurs aux Occidentaux qui ont voyagé
dans la Chine, et qui , selon les apparences, ne
sont pas les plus parfaits astronomes de l'Oc-
cident. Tout cela ne répond point à cette idée
merveilleuse d'un peuple supérieur à toutes les
autres nations. Je ne dis rien de votre porce-
laine; c'est plutôt le mérite de votre terre que
de votre peuple ; ou du moins si c'est un mérite
pour les hommes, ce n'est qu'un mérite de vil
artisan. Votre architecture n'a point de belles
proportions; tout y est bas et écrasé; tout y est
confus, et chargé de petits ornemens qui ne
sont ni nobles ni naturels. Votre peinture a
quelque vie et une grâce je ne sais quelle : mais
elle n'a ni correction de dessin, ni ordonnance
ni noblesse dans les figures, ni vérité dans les
représentations; on n'y voit ni paysages na-
turels , ni histoires , ni pensées raisonnables
et suivies ; on n'est ébloui que par la beauté
des couleurs et du vernis.
CoNF. — Ce vernis même est une merveille
inimitable dans tout l'Occident.
Soc. — Il est vrai : mais vous avez cela de
commun avec les peuples les plus barbares,
qui ont quelquefois le secret de faire en leur
pays, par le secours de la nature, des choses que
les nations les plus industrieuses ne sauroient
exécuter chez elles.
CoNF. — Venons à l'écriture.
Soc. — Je conviens que vous avez dans votre
écriture un grand avantage pour la mettre en
commerce chez tous les peuples voisins qui
parlent des langues différentes de la chinoise.
Chaque caractère signifiant un objet, de même
que nos mots entiers, un étranger peut lire vos
écrits sans savoir votre langue, et il peut vous
répondre par les mêmes caractères , quoique sa
langue vous soit entièrement inconnue. De tels
caractères , s'ils étoient partout en usage , se-
roient comme une langue commune pour tout
le genre humain,, et la commodité en seroit in-
finie pour le commerce d'un bout du monde à
l'autre. Si toutes les nations pouvoient conve-
nir entre elles d'enseigner à tous leurs enfans
ces caractères, la diversité des langues n'arrê-
Ul
DIALOr.rRS DES MORTS.
teroit plus les voyageurs, il \ auroil un lien uni-
versel de société. Mais rien n'est plus imprati-
cable que cet usage universel de vos caractères;
il y en a un si prodigieux noniliro jjour signi-
fier tous les objets qu'on désigne dans le langage
humain , que vos savans mettent un grand
nombre d'années à apprendre à écrire. Quelle
nation s'assujettira à une étude si pénible? Tl
n'y a aucune science épineuse qu'on n'apprit
plus promptement. Que saif-ou, en vérité, quand
on ne sait encore que lire et écrire? D'ailleurs,
peut-on espérer que tant de nations s'accordent
à enseigner cette écriture à leurs enfans? Dès
que vous renfermerez cet art dans un seul pays,
ce n'est plus rien que de très-incommode : dès
lors vous n'avez plus l'avantage de vous faire
entendre aux nations d'une langue inconinie,
et vous avez l'extrême désavantage de passer
misérablement la meilleure partie de votre vie
à apprendre à écrire ; ce qui vous jette dans
deux inconvéniens, l'un d'admirer vainement
un art pénible et infructueux, l'autre de con-
sumer toute xotre jeunesse dans celte élude sè-
che, qiii vous exclut de tout progrès pour les
connaissances les i)lus solides.
CoNV. — Mais notre auticpiité , de bonne
foi , n'en êtcs-vons pas convaincu?
Soc. — Nullement : les raisons qui persua-
dent aux astronomes occidentaux que vos ob-
servations doivent être véritables, peuvent avoir
frappé de même vos astronomes, et leur avoir
fourni une vraisendtlance pour autoriser vos
vaines fictions sur les antiquités de la Chine,
Vos astronomes auront vu que telles choses ont
dû arriver en tels et en tels temps, par les mê-
mes règles qui en persuadent nos astronomes
d'Occident: ils n'auront pas manqué de faire
leurs prétendues observations sur ces règles
pour leur donner une apparence de vérité. In
peuple fort vain et fort jaloux de la gloire de
son antiquité , si peu qu'il soit intelligent dans
l'astronomie, ne manque pas décolorer ainsi
ses fictions; le hasard même peut les avoir \\n
peu aidés. Enfin il faiidroit que les plus savans
astronomes d'Occident eussent la commodité
d'examiner dans les originaux toute celte suite
d'observations, l.es Egyptiens* étoient grands
observateurs des astres, et en même temps
amonieux de leurs fables pour remonter à des
milliers de siècles. Il ne faut pas douter qu'ils
n'aient travaillé à accorder ces deux passions.
CoNF. — Que concluriez-vous donc sur notre
empire? Il étoit hors de tout commerce avec vos
nations où les sciences ont régné; il étoit envi-
ronné de tous côtés par des nations grossières ;
il a certainement , depuis plusieurs siècles au-
dessus de mon temps, des lois, une police et
des arts que les autres peuples orientaux n'ont
point eus. L'origine de notre nation est incon-
nue ; elle se cache <laus lobscuri lé des siècles
les plus reculés. Vous voyez bien que je n'ai ni
entêtement ni vanité là-dessus. De bonne foi ,
que pensez- vous sur l'origine d'un tel peuple?
So(\ — il est difficile de décider juste ce qui
est ai'rivé, parmi tant de choses qui ont pu se
faire et ne se fiiire pas dans la manière dont les
terres ont été peuplées. Mais voici ce qui me
paroit assez naturel. Les peuples les plus an-
ciens de nos histoires, les peuples les plus puis-
sans et les plus polis, sont ceux de l'Asie et de
l'Egypte : c'est là comme la source des colonies.
Nous voyons que les Égyptiens ont fait des co-
lonies dans la Grèce, et en ont formé les mœurs.
Quelques Asiatiques, comme les Phéniciens et
les Phrygiens, ont fait de même sur toutes les
côtes de la mer Méditerranée. D'autres Asiati-
ques de ces royaumes (jui étoient sur les bords
du Tigre et de l'Euphrale ont pu pénétrer jus-
que dans les Indes pour les peupler. Les peu-
))les , en se nudlipliaut, auront passé les (leuves
et les montagnes, et insensiblement auront ré-
pandu leuis colonies jusque dans la Cbine :
rien ne les aura arrêtés dans ce vaste continent
qui est presque tout uni. 11 n'y a guère d'appa-
rence que les hommes soient parvenus à la Chine
par rextrémitédu Nord qu'on uonmie à présent
la Tarlarie; car les Chinois paroisscnl avoir été,
dès la [dus grande antiquité, des peuples doux,
paisibles, jiolicés, et cnltivanl la sagesse, ce qui
est le contraire des nations violentes et farou-
ihes qui ont été nourries dans les pays sauvages
du Nord. Il n'y a guère d'apparence non plus
que les hoimnes soient arrivés à la Chine par la
mer : les grandes navigations u'étoicnt alors ni
usitées, ni possibles. De plus, les mœurs, les
arts, les sciences et la religion des Chinois se
rapportenf très-bien aux monu's, aux arts . aux
sciences , à la religion des Dabylonieus et de
ces autres peuples que nos historiens nous dé-
peignent. Je croirois donc que quelques siècles
avant le vôtre ces peuples asiatiques ont pénétré
jusqu'à la Chine; qu'ils y ont fonde votre em-
pire; que vous avez eu des rois habiles et de
vertueux législateurs; que la Chine a été plus
estimable qu'elle lie l'est aujourd'hui pour les
arts et pour les mœurs ; que vos historiens ont
flatté l'orgueil de la nation ; qu'on a exagéré des
choses qui mériloient quelque louange ; qu'on
a mêlé la fable avec la vérité , et qu'on a voulu
dérober à la postérité l'origine de la nation ,
DIALOGUES DES MORTS.
!io
pour la roiidrc plus merveilleuse ;i tous les au-
tres peuples.
CoNF. — Vus Grecs n'eu oiil-il? pas t'ait au-
tant?
Soc. — Encore pis : ils ont leurs teni[is (a-
bulenx , qui approchent beaucoup du vôtre.
J'ai vécu , suivant la supputation couunune ,
environ trois cents ans après vous. Cependant,
quand on \eul en rigueur remonter au-dessus
de mon temps . on ne trouve aucun historien
qu'Hérodote , qui a écrit immédiatement après
la guerre des Perses, c"c^t-à-dire environ soi-
xante ans avant ma mort : cet historien n'éta-
blit rien de suivi , et ne pose aucune date pré-
cise par des auteurs contemporains, pour tout
ce qui est beaucoup plus ancien que cette guerre.
Les temps de la guerre de Troie , qui n'ont
qu'environ six cents ans au-dessus de moi, sont
encore des temps reconnus pour fabuleux. Jugez
s'il faut s'étonner que la Chine ne soit pas bien
assurée de ce grand nombre de siècles que ses
histoires lui donnent avant votre temps.
CoNF. — Mais pourquoi auriez-vous inclina-
tion de croire que nous sommes sortis des Baby-
loniens ?
Soc. — Le voici. Il y a beaucoup d'appa-
rence que vous venez de quelque peuple de la
haute Asie qui s'est répandu de proche en pro-
che jusqu'à la Chine . et peut-être même dans
les temps de quelque conquête des Indes, qui a
mené le peuple conquérant jusque dans les pays
qui composent aujourd'hui votre empire. Votre
antiquité est grande ; il faut donc que votre es-
pèce de colonie se soit faite par quelqu'un de
ces anciens peuples, comme ceux de Ninive ou
de Babylone. Il faut que vous veniez de quelque
peuple pui?sant et fastueux , car c'est encore le
caractère de votre nation. Vous êtes seul de
cette espèce dans tous vos pays ; et les peuples
voisins, qui n'ont rien de send)lable , n'ont pu
vous donner ces monu's. Vous avez . connue les
anciens Babyloniens, l'astronomie, et même
l'astrologie judiciaire , la superstition , l'art de
deviner, une architecture plus somptueuse que
proportionnée, une vie de délices et de faste ,
de grandes \illes, un eui[>ire où le prince a une
autorité absolue, des lois fort révérées, des
temples en abondance, et une nudtitude de
dieux de toutes les ligures. Tout ceci n'est
qu'une coujecture . mais elle pourroit être
\raie.
Co.NK. — Je vais en demaîider des nouvelles
au roi Yao, qui se promène , dit-on, avec vos
anciens rois d'Argos et d'Athènes dans ce petit
bois de mvrtes.
Soc. — Pour moi , je ne me fie ni à Cé-
crops, ni à Inachus , ni à Pélops , pas même
aux bi'ios d'Homère , sur nos antiquités.
VIII.
IIOMILLS Eï REMIS.
La grandeur à laquelle on ne parvient que par le crime , ne
sauroil donner ni gloire ni bonheur solide.
REMIS. — Enliu vous voilà, mon frère, au
même état que moi ; cela ne valoil pas la peine
de me faire mourir. Quelques aniiées où vous
avez régné seul sont finies; il n'en reste rien :
et vous les auriez passées plus doucement, si
vous aviez vécu en paix, partageant l'autorité
avec moi.
Rom. — Si j'avois eu cette modération , je
n'aurois ni fondé la puissante ville que j'ai éta-
blie , ni fait les conquêtes qui m'ont immor-
talisé.
RÉMcs. — Il valoit mieux être moins puis-
sant, et être plus juste et plus vertueux; je
m'en rapporte à Minos et à ses deux collègues
qui vont vous juger.
KoM. — Cela est bien dur. Sur la terre per-
sonne n'eût osé méjuger.
Rkmls. — Mon sang, dans lequel vous avez
trempé vos mains, fera votre condanniation ici-
bas , et sui- la terre noircira à jamais votre ré-
putation. Vous vouliez de l'autorité et de la
gloire. L'autoiité n'a fait que passer dans vos
mains; elle vous a échappé connue un songe.
Pour la gloire, vous ne l'aurez jamais. Avant
que d'être grand homme, il faut être honnête
honnne; et on doit s'éloigner des crimes indi-
gnes des honnnes, avant que d'aspirer aux ver-
tus des dieux. Vous aviez l'inbumanilé d'un
monstre , et vous [)rélendiez être un héros !
Rom. — Vous ne m'auriez pas parlé de la
sorte impunément, quand nous tracions notre
ville.
Remis. — Il est vrai ; et je ne l'ai que tro[)
seiîli. Mais d'où vient que vous êtes descendu
ici? On disoit (juc vous étiez devenu immortel.
RoM. — Mon [ieu[ilc a été assez sot pour le
croire.
246
DIALOGUES DES MORTS.
IX.
ROMLLUS ET TATIU3.
Le véritable héroïsme est incompatible avec la fraude et la
violence.
Tat. — Je suis arrive ici un peu plus tôt que
toi ; mais enfin nous y sommes tous deux , et tu
n'es pas plus avance que moi , ni mieux dans
tes afîaires.
RoM. — La différence est grande. J'ai la
gloire d'avoir fondé une ville éternelle avec un
empire qui n'aura d'autres bornes que celles de
l'univers; j'ai vaincu les peuples voisins; j'ai
formé une nation invincible d'une foule de cri-
minels réfugiés. Qu'as-tu fait qu'on puisse com-
parer à ces merveilles ?
Tat. — Belles merveilles ! assembler des
voleurs, des scélérats, se faire chef de bandits,
ravager impunément les pays voisins , enlever
des femmes par trahison , n'avoir pour loi que
la fraude et la violence, massacrer son propre
frère : voilà ce que j'avoue que je n'ai point fait.
Ta ville durera tant qu'il plaira aux dieux; mais
elle est élevée sur de mauvais fondemens. Pour
ton empire , il pourra aisément s'étendre , car
tu n'as appris à tes citoyens qu'à usurper le
bien d'autrui : ils ont grand besoin d'être gou-
vernés par un roi plus modéré et plus juste que
toi. Aussi dit-on que Numa , mon gendre , t'a
succédé : il est sage, juste, religieux , bienfai-
sant. C'est justement l'homme qu'il faut pour
redresser ta république et réparer tes fautes.
Rom. — Il est aisé de passer sa vie à juger
des procès , à apaiser des querelles , à faire ob-
server une police dans une ville ; c'est une con-
duite foible et une vie obscure : mais remporter
des victoires , faire des conquêtes , voilà ce qui
fait les héros.
Tat. — Bon ! voilà un étrange héroïsme ,
qui n'aboutit qu'à assassiner les gens dont on
est jaloux !
Rom. — Comment, assassiner! je vois bien
que tu me soupçonnes de t'avoir fait tuer.
Tat. — Je ne t'en soupçonne nullement ,
car je n'en doute point ; j'en suis sûr. 11 y avoit
long-temps que tu ne pouvois plus souffrir que
je partageasse la royauté avec toi. Tous ceux
qui ont passé le Styx après moi m'ont assuré
que tu n'as pas même sauvé les apparences; nul
regret de ma mort , nul soin de la venger, ni
de punir mes meurtriers. Mais tu as trouvé ce
que tu méritois. Quand on apprend à des impies
à massacrer un roi , bientôt ils sauront faire
périr l'autre.
RoM. — Hé bien 1 quand je t'aurois fait tuer,
j'aurois suivi l'exemple de mauvaise foi que tu
m'avois donné en trompant cette pauvre fille
qu'on nommoit Tarpéia. Tu voulus qu'elle te
laissât monter avec tes troupes pour surprendre
la roche qui fut de son nom appelée Tarpéienne.
Tu lui avois promis de lui donner ce que les
Sabius portoieul à la main gauche. Elle croyoit
avoir les bracelets de grand prix qu'elle avoit
vus ; on lui douna tous les boucliers dont on
l'accabla sur-le-champ. Yoilàune action perfide
et cruelle.
Tat. — La tienne , de me faire tuer en tra-
hison , est encore plus noire; car nous avions
juré alliance , et uni nos deux peuples. Mais je
suis vengé. Tes sénateurs ont bien su réprimer
ton audace et ta tyrannie. Il n'est resté aucune
parcelle de ton corps déchiré ; appareumient
chacun eut soin d'emporter son morceau sous sa
robe. Voilà comment on te fit dieu. Proculus te
vit avec une majesté d'immortel. N'es-lu pas
content de ces honneurs, toi qui es si glorieux?
RoM. — Pas trop : mais il n'y a point de re-
mède à mes maux. On me déchire et on m'a-
dore ; c'est une espèce de dérision. Si j'étois
encore vivant, je les.;..
Tat. — 11 n'est plus temps de menacer, les
ombres ne sont plus rien. Adieu , méchant , je
t'abandonne.
X.
ROMULUS ET NUMA POMPILIUS.
Combien la gloire d'un roi sage et pacifique est préférable
à celle d'un conquérant.
RoM. — Vous avez bien tardé à venir ici !
votre règne a été bien long !
Numa. — C'est qu'il a été très-paisible. Le
moyen de parvenir à une extrême vieillesse ,
c'est de ne faire mal à personne, de n'abuser
point de l'autorité , et de faire en sorte que
personne n'ait d'intérêt à souhaiter notre mort.
Rom. — Quand on se gouverne avec tant de
modération, on vit obscurément, on meurt sans
gloire; on a la peine de gouverner les hommes :
l'autorité ne donne aucun plaisir. Il vaut mieux
vaincre, abattre tout ce qui résiste, et aspirer à
l'immortalité.
NiMA. — Mais votre immortalité , je vous
lUALOGIîES DES MORTS.
217
prie, en quoi consiste-t-elle? J'avois ouï dire
que vous étiez au rang des dieux , nourri de
nectar à la table de Jupiter : d'où vient donc
que je vous trouve ici ?
HoM. — A parler franclieinent, les séna-
teurs, jaloux de ma puissance, se d<Hirent de
moi , et me comblèrent d'iionneurs , après
m'avoir mis en pièces. Ils aimèrent mieux
m'invoquer conune dieu , que de m'obéir com-
me à leur roi.
Ni'MA. — Quoi donc! ce que Proculus ra-
conta n'est pas vrai ?
UoM. — lié! ne savez-vous pas cond)ien on
tait accroire de choses au peuple? Vons en êtes
plus instruit qu'un autre, vous qui lui avez per-
suadé que vous étiez inspiré par la nvmphe
Égérie. l'rociUus , voyant le peuple irrité de
ma mort, voulut le consoler par une fable. Les
hommes aiment à être trompés ; la flatterie
apaise les plus grandes douleurs.
NcMA. — Vous n'avez donc eu pour toute
immortalité que des coups de poignard ?
RoM. — Mais j'ai eu des autels, des prêtres,
des victimes et de l'encens.
Mu>r\. — Mais cet encens ne guérit de rien ;
TOUS n'en êtes pas moins ici une ombre vaine et
impuissante, sans espérance de revoir jamais la
lumière du jour. A'ous voyez donc qu'il n'y a
rien de si solide que d'être bon , juste, modéré,
aimé des peuples; on vit long-tenq)s, on est
toujours en paix. A la vérité, on n'a point d'en-
cens , on ne passe point pour immortel ; mais
on se porte bien , on règne long-temps sans
trouble , et on fait beaucoup de bien aux hom-
mes qu'on gouverne.
Rom. — Vous, qui avez vécu si long-temps ,
vous n'étiez pas jeune quand vous avez com-
mencé à régner.
NcMA. — J'avois quarante ans. et c'a été mon
bonheur. Si j'eusse conunencé à régner plus tôt.
j'aurois été sans expérience et sans sagesse, ex-
posé à toutes mes passions. La puissance c>[
trop dangereuse «piand on est jeune et ardent.
Vous l'avez bien éprouvé, vous qui avez dans
votre eujporlcment tué votre propre frère, et
qui vous clés rendu insupportable ;i tous vos ci-
toyens,
RuM. — Puisque vous avez ^écu si long-
temps, il falloitque vous eussiez une bonne et
fidèle garde autour de vous;
NcMA. — Point du tout; je commençai pai-
me défaire des trois cents gai'des que vous aviez
choisis et nonunés Célères. Lu houune qui
acce|)te avec peine la royauté , qui ne la veut
que pour le bien public, et qui seroil content
de la quitter , n'a point ."i craindre la mort
comme un tyran. Pour moi , je croyois faire
une grâce aux Romains de les gouverner; je
vivois pauvrement pour enrichir le peuple ;
toutes les nations voisines auroient souhaité
d'être sous ma conduite. En cet état l'aut-il des
gardes? Pour moi, pauvre mortel, personne
n'avoit d'intérêt à me donner l'innuorlalilé dont
le sénat vous jugea digne. Ma garde étoit l'ami-
tié des citoyens, qui me regardoient tous comme
leur père. Un roi ne peut-il [»as (-ontier sa vie
à un peuple qui lui confie ses biens, son repos,
sa conservation? La confiance est égale des deux
côtés,
RoM. — A vous entendre , on croiroit que
vons avez été roi malgré vous. Mais vous avez
là-dessus trompé le peuple, comme vous lui
avez imposé sur la religion.
NcMA. — On m'est venu chercher dans ma
solitude de Cures. D'abord j'ai représenté que
je n'étois point propre à gouverner un peuple
belliqueux, accoutumé à des conquêtes ; qu'il
leur falloit un Ronuilus toujours prêt à vaincre.
J'ajoutai que la jiiort de Tatius et la vôtre ne
medonnuieni |>as grande envie de succéder à ces
deux rois. Enfin je représentai que je n'avois
jamais été à la guerre. On persista à me désirer ;
je me rendis : mais j'ai toujovu's vécu pauvre,
simple, modéré dans la royauté, sans me pré-
férer à aucim citoyen. J'ai réuni les deux peu-
ples des Sabins el des Romains, eu sorte qu'on
ne peut plus les distinguer. J'ai fait revivre
l'âge d'or, 'l'ous les peuples, non-seulement des
environs de Home, mais encore de l'Italie, ont
senti l'abondance que j'ai répandue [larlout.
Le labi>urag(' niis en honneur a adouci les peu-
ples fai'ouches , et les a attachés à la patrie ,
s;ins leur donner une ardeur inquiète pour en-
vahir les terres de leurs voisins.
RoM. — Cette paix et cette abondance ne
servent (\yih enorgueillir les peuples, qu'aies
i-eudre indociles à leur roi, ettpi'à les amollir ;
eu sorte (ju'ils ne peuvent plus ensuite suppor-
ter les fatigues et les périls de la guerre. Si
on fût venu vous attaquer , qu'auriez-vous
fait, vous (pii n'aviez jamais rien vu pour la
guerre ? il auroit fallu dire aux einiemis d'at-
tendre juerpi'à ce (lue vous eussiez consulté la
nymphe *.
Nr.MA. — Si je n'ai pas su faire la guerre
connue vous, j'ai su l'éviter, et me faire respcc-
' l/orijiiiial liiiil iri , ri rnlilioii ilc 17 I ii \ ^^l c(im(oiiiii'.
Nous (■i>))ioiis CL' iiiii suit «le rr-ililion <lc 1718 : l'c-ililiiir
rnura ^iius lUiulo iijoulf pour Ifiiiiiiu'i' ce l)ialii(;ui' , ([ui lui
a scnibli^ iiHoiniilct. 'Kdil. de rn:s.)
248
DIALOGUES DES MORTS.
ter et aimer de tous mes voisins. J'ai donné aux
Romains des lois qui, en les rendant justes,
laborieux, sobres, les rendront toujours assez
redoutables à ceux qui voudroient les attaquer.
Je crains bien encore qu'ils ne se ressentent
trop de l'esprit de rapine et de violence auquel
vous les aviez accoutumés.
XI.
XERXES ET LÉONIDAS.
La sagesse et la valeur rendent les Etats invincibles, et non
pas le grand nombre de sujets , ni l'autorité sans bornes
des princes.
Xerx. — Je prétends, Léonidas, te faire un
grand honneur. Il ne tient qu'à toi d'être tou-
jours à ma suite sur les bords du Styx.
Léon. — Je n'y suis descendu que pour ne
te voir jamais, et pour repousser ta tyrannie.
Va chercher tes femmes , tes eunuques , tes
esclaves et tes flatteurs ; voilà la conqiagnie
qu'il te faut.
Xerx. — Voyez ce brutal , cet insolent, un
gueux qui n'eut jamais que le nom de roi sans
autorité, un capitaine de bandits, qui n'ont
que la cape et l'épée. Quoi ! tu n'as point de
honte de te comparer au grand Roi ? As-tu donc
oublié que je couvrois la terre de soldats et la
mer de navires ? Ne sais-tu pas que mon armée
ne pouvoit, en un repas, se désaltérer sans faire
tarir les rivières ?
LÉON. — Gomment oses-tu vanter la multi-
tude de tes troupes ? Trois cents Spartiates que
je commandois aux Thermopyles furent tués
par ton armée innombrable sans pouvoir être
vaincus; ils ne succombèrent qu'après s'être
lassés de tuer. Ne vois-tu pas encore ici près
ces ombres errant en foule , qui couvrent le ri-
vage ? Ce sont les vingt mille Perses que nous
avons tués. Demande-leur combien un Spartiate
seul vaut d'autres hommes, et surtout des tiens.
C'est la valeur, et non pas le nombre, qui rend
invincible.
Xerx. — Ton action est un coup de fureur
et de désespoir.
LÉON. — C'étoit une action sage et géné-
reuse. Nous crûmes que nous devions nous dé-
vouer à une mort certaine, pour l'apprendre ce
qu'il en coi!ite quand on veut mettre les Grecs
dans la servitude , et pour donner le temps à
toute la Grèce de se préparer à vaincre ou à pé-
rir comme nous. En effet, cet exemple de cou-
rage étonna les Perses , et ranima les Grecs
découragés. Notre mort fut bien employée.
Xerx. — 0 que je suis fâché de n'être point
entré dans le Péloponèse après avoir ravagé
lAtlique ! j'aurois mis en cendres ta Lacédé-
mone comme j'y mis Athènes. Misérable, im-
pudent, je t'aurois....
LÉON. — ■ Ce n'est plus ici le temps ni des
injures ni des flatteries ; nous sommes au pays
de la vérité. T'imagines-tu donc cfrc encore le
grand Roi ? tes trésors sont bien loin ; tu n'as
plus de gardes ni d'armée, plus de faste ni de
délices ; la louange ne vient plus chatouiller tes
oreilles ; te voilà nu , seul , prêt à être jugé
par Minos. Mais ton ombre est encore bien
colère et bien superbe ; tu u'étois pas plus
emporté quand tu faisois fouetter la mer. En
vérité, tu méritois bien d'être fouetté toi-même
pour cette extravagance. Et ces fers dorés, t'en
souviens-tu ? que tu fis jeter dans l'Hellespont
pour tenir les tempêtes dans ton esclavage ?
Plaisant homme, pour dompter la mer ! Tu fus
contraint bientôt après de repasser à la hâte en
Asie dans une barque comme un pêcheur.
A'^oilà à quoi aboutit la folle vanité des hommes
qui veulent forcer les lois de la nature et ou-
blier leur propre foiblesse.
Xerx. — Ah ! les rois qui peuvent tout (je.
le vois bien, mais, hélas ! je le vois trop tard )
sont livrés à toutes leurs passions. Hé ! quel
moyen, quand on est homme, de résister à sa
jiropre puissance et à la flatterie de tous ceux
dont on est entouré ? 0 quel malheur de naître
dans de si grands périls !
LÉON. — Vodà pourquoi je fais plus de cas
de ma royauté que de la tienne. J'étois roi à
condition de mener une vie dure, sobre et labo-
rieuse , connue mon peu{)le. Je n'étois roi que
pour défendre ma patrie , et pour faire régner
les lois : tna royauté me donnoit le pouvoir de
faire du bien, sans me permettre de faire du
mal.
Xerx. — Oui ; mais tu étois pauvre, sans
éclat, sans autorité. Un de mes satrapes étoit
bien plus grand et plus magnifique que toi.
LÉON. — Je n'aurois pas eu de quoi percer
le mont Athos comme toi. Je crois même que
chacun de tes satrapes voloit dans sa province
plus d'or et d'argent que nous n'en avions dans
toute notre ré|)ublique. Mais nos armes , sans
être dorées, savoient fort bien percer ces hom-
mes lùches et efféminés , dont la multitude in-
nombrable te donnoit ime si vaine confiance.
Xerx. — Mais enfln, si je fusse entré d'abord
dans le Péloponèse, toute la Grèce étoit dans
DIALOGUES DES MQHTS.
240
les fers. Aucune ville , pas même l;i licune.
n'eût pu me résister.
Léon. ■ — .Je le crois comme tu le dis ; et
c'est en quoi je méprise la grande puissance
d'un peuple barbare, qui n'est ni instruit ni
aguerri. Il manque de sages conseils; ou, si on
les lui oflVe , il ne sait pas les suivre , et pré-
fère toujours d'autres conseils foibles ou trom-
peurs.
Xerx. — Les Grecs vouloient faire une mu-
raille pour fermer l'isthme ; mais elle nétoit
pas encore faite, et je pouvois y entrer.
LÉox. — La nmraille n'étoit pas faite , il
est vrai : mais tu n'étois pas fait pour prévenir
ceux qui la vouloient faire. Ta foiblesse fut
plus salutaire aux Grecs que leur force.
Xerx. — Si j'eusse pris cet isthme, j'aurois
fait voir
LÉox. — Tu aurois fait quehpie autre
faute; car il falloit que tu en fisses, étant
aussi gâté que tu Vétois par la mollesse, par
l'orgueil, et par la haine des conseils sincères.
Tu étois encore plus facile à surprendre que
l'isthme.
Xerx. — Mais je n'étois ni lâche ni méchant,
comme tu t'imagines.
LÉON. — Tu avois naturellement du courage
et de la bonté de cœur. Les larmes que tu ré-
pandis à la vue de tant de milliers d'hommes,
dont il n'en devoit rester aucim sur la terre
avant la lin du siècle, marquent assez ton hu-
manité. C'est le plus bel endroit de ta vie.
Si lu n'avois pas été un roi trop puissant et
trop heureux , tu aurois été un assez honnête
homme.
Xll.
SOLON ET PISISTRATE.
La tyrannie est souvent plus funeste aux souverains qu'aux
peuples.
SoL. — lié bien ! tu croyois devenir le plus
heureux de fous les mortels en rendant tes con-
citoyens tes esclaves ; te voilà bien avancé ! Tu
as méprisé toutes mes remontrances : tu as foule
aux pieds toutes mes lois : que te reste-il de ta
tyrannie , que l'exécration des Athéniens, et
les justes peines que tu vas endurer dans le noir
Tartare ?
PisisT. — Mais je gouvernois assez douce-
ment. Il est vrai que je voulais gouverner, et
sacrilîer tout ce qui ctoit suspect à mon au-
torité.
SoL. — C'est ce qu'on appelle un tyran. Il
ne fait point le mal par le seul plaisir de le
faire ; mais le mal ne lui coûte rien toutes les
fois qu'il le croit utile à l'accroissement de sa
grandeur.
PisiST. — Jcvoulois acquérir de la gloire.
SoL. — Quelle gloire à mettre sa patrie
dans les fers, et à passer dans toute la [)0blérité
pour un impie qui n'a connu ni justice , ni
bonne foi, ni humanité ! Tu dcvois acquérir
de la gloire comme tant d'autres Grecs en ser-
vant ta patrie, et non en l'opprimant comme
tu as fuis.
PisisT. — Mais quand on a assez d'élé\ation
de génie et d'éloquence pour gouverner, il est
bien rude de passer sa vie dans la dépendance
d'un peuple capricieux.
SoL. — J'en conviens ; mais il faut tâcher
de mener justement les peuples par l'aulorilé
des lois. Moi qui te parle, j'élois, tu le sais bien,
de la race royale ; ai-je montré quelque am-
bition pour gouverner Athènes? Au contraire ,
j'ai tout sacritié pour mettre en autorité des lois
salutaires; j'ai vécu pauvre; je me suis éloi-
gné ; je n'ai jamais voulu employer que la
persuasion et le bon exemple , qui sont les
armes de la vertu. Est-ce ainsi que tu as fait?
Parle.
Pisisr. — Non, mais c'est que je songeois à
laisser à mes enfans la royauté.
Soi.. — Tu as fort bien réussi ; car tu leur
as laissé pour tout héritage la haine et l'hor-
reur publique. Les plus généreux citoyens ont
acquis une gloire immortelle avec des statues
pour avoir [)oignardé l'un; l'autre, fugitif, est
allé servilement chez un roi baibare implorer
son secours contre sa propre patrie. Voilà les
biens que tu as laissés à tes enfans. Si tu leur
avois laissé l'amour de la patrie et le mépris
du faste, ils vivroient encore heureux parmi les
Athéniens.
PisisT. — Mais quoi ! \ivie sans ambition
dans l'obscurité ?
Son. — La gloire ne s'aquiert-elle que par
des crimes ? II la faut chercher dans la guerre
contre les ennemis, dans toutes les vertus mo-
dérées d'un bon citoyen, dans le iiié[)ris de tout
ce qui enivre et qui amollit les hommes. 0 Pi-
sistrate , la gloire est belle : heureux ceux qui
la savent trouver ! mais qu'il est pernicieux de
la vouloir trouver où elle n'est pas !
PisisT. — Mais le peuple avoit trop de li-
250
DIALOGUES DES MORTS.
berlé ; et le peuple trop libre est le plus insup-
portable de tous les tyrans.
Sol. — Il falloit m'aidera modérer la liberté
du peuple en établissant mes lois, et non pas
renverser les luis pour tyranniser le peujde. Tu
as fait comme un [)ère , (|ui, pour rendre son
fils modéré et docile, le vendroit pour lui faire
passer sa vie dans l'esclavage.
PisisT. — .Mais les Afbéniens sont trop jaloux
de leur liberté.
Sol. — Il est vrai que les Athéniens sont
jusqu'à l'excès jaloux d'une liberté qui leur
appartient : mais loi, n'élois-tu pas encore plus
jaloux d'une tyramiie qui ïiq ponvoit t'appar-
tenir ?
PisisT. — Je sûuffrois impatiemment de voir
le peuple h la merci des sophistes et des rhé-
teurs, qui prévaloient sur les gens sages.
SoL. — Il valoif mieux encore que les so-
phistes et les rhéteurs abusassent quelquefois
le peuple par leurs raisonuemens et par leur
éloquence, que de le voir fermer la bouche des
bons et des mauvais conseillers, pour accabler
le peuple, et pour n'écouter plus que tes pro-
pres passions. Mais quelle douceur goùtois-tu
dans cette puissance ? Quel est donc le charme
de la tyrannie ?
PisisT. — C'est d'être craint de tout le
monde, de ne craindre personne, et de pouvoir
tout.
SoL. — Insensé ! tu avois tout à craindre ;
et tu l'as bien éprouvé quand tu es tond)é du
haut de ta fortune, et que tu as eu tanl de peine
à te relever. Tu le sens encore dans tes enCans.
Qui est-ce qui avoit plus à craindre, ou de loi,
ou des Athéniens : des Athéniens , qui, portant
le joug de la servitude, ne laissoient [>as de
vivre eu paix dans leurs familles et avec leurs
voisins : ou de toi, qui devois toujours craindre
d'être trahi , dépossédé, et puni de ton usur-
pation ? Tu avois donc plus à craindre que ce
peuple même captif à qui tu te rendois redou-
table.
PisisT. — Je l'avoue franchement, la tyran-
nie ne me donnoit aucun vrai plaisir ; mais je
n'aurois pas eu le com-age de la quitter. En
perdant l'autorité , je serois tombé dans une
langueur mortelle.
SoL, — Reconnois donc combien la tyrannie
est pernicieuse pour le tyran , aussi bien que
pour les peuples : il n'est point heureux de
l'avoir, et il est mallieureux de la perdre.
XIII.
SOLOiN ET JLSTINIEN.
Idée juste des liùs propres à rendre un peuple bon et heureux.
Ji ST. — Uien n'est semblable à la majesté
des lois romaines, \o\is avez eu chez les Grecs
la réputation d'un grand législateur ; mais si
vous aviez vécu parmi nous, votre gloire auroit
été bien obscurcie.
SoL. — Pourquoi m'auroit-on méprisé en
votre pays ?
Jlst. — C'est que les Romains ont bien en-
chéri sur les Grecs pour le nombre des lois et
pour leur perfection.
SoL. — En quoi ont-ils donc enchéri ?
JisT. — Nous avons uneiufmité de lois mer-
veilleuses qui oui été faites en divers temps.
J'aurai, dans tous les siècles, la gloire d'avoir
compilé dans mon Code tout ce grand corps de
luis.
Sol. — J'ai ouï tlire souvent à Cicéron ici-
bas , que les lois des Douze Tables étoieut les
plus parfaites que les Romains aient eues. A^ous
trouverez bon que je remarque en passant que
CCS lois allèrent de Grèce à Rome , et qu'elles
Tenoient principalement de Lacédémoue.
Jlst. — Elles viendront d'où il vous plaira ;
mais elles éloient trop simples et trop courtes
pour entrer en comparaison avec nos lois , qui
ont tout prévu, tout décidé, tout mis en ordre
avec un détail intini.
SoL. — Pour moi , je croyois que des lois ,
pour être bonnes, dévoient être claires, sim-
ples . courtes, proportionnées à tout un peujde
qui doit les entendie, les retenir facilement, les
aimer, les suivreàtouteheureelà tout moment.
JcsT. — Mais des lois simples et courtes
n'exercent point assez la science et le génie des
jurisconsultes; elles n'approfondissent point
assez les belles questions.
Sol. — J'avoue qu'il me paroissoit que les
lois étoient faites pour éviter les questions épi-
neuses, et pour conserver dans un peuple les
bonnes mœurs . l'ordre et la paix ; mais vous
m'apprenez qu'elles doivent exercer les esprits
subtils , et leur fournir de quoi plaider.
Jr^T. — Rome a produit de savans juriscon-
sultes : Sparte n'avoit que des soldats ignorans.
SoL. — J'aurois cru que les bonnes lois sont
celles qui font qu'on n'a pas besoin de juris-
consultes, et que tous les ignorans vivent en
DIALOGUES DES MORTS.
251
paix à l'abri de ces lois simples et claires , sans
être réduits à consulter de vains sophistes sur le
sens des divers textes , ou sur la manière de les
concilier. Je couclurois que des lois ne sont
guères bonnes quand il faut tant de savans pour
les expliquer , et qu'ils ne sont jamais d'accord
entre eux.
Jlst. — Pour accorder tout . j'ai fait ma
compilation.
Sol. — Tribonien me disoit hier que c'est
lui qui l'a faite.
JusT. — Il est vrai, mais il l'a faite par mes
ordres. Un empereur ne lait pas lui-même un
tel ouvrage.
Sol. — Pour moi, qui ai régué, j"ai cru que
la fonction principale de celui qui gouverne les
peuples est de leur donner des lois qui règlent
tout ensemble le roi et les peuples pour les ren-
dre bons et heureux. Commander des armées
et remporter des victoires nest rien en compa-
raison de la gloire d'un législateur. Mais pour
revenir à votre Tribonien, il n"a fait qu'une
compilation des lois de divers temps qui ont sou-
vent varié, et vous n'avez jamais eu un vrai
corps de lois faites ensemble par un même des-
sein pour former les mœurs et le gouvernement
entier d'une nation : c'est un recueil de lois
particulières pour décider sur les prétentions ré-
ciproques des particuliers. Mais les Grecs ont
seuls la gloire d'avoir fait des lois fondamentales
pour conduire un peuple sur des principes jjhi-
losophiques, et pour régler toute sa politique
et tout son gouvernement. Pour la multitude
de vos lois que vous vantez tant , c'est ce qui
nie fait croire que vous n'en avez pas eu de bon-
nes , ou que vous n'avez pas su les conserver
dans leur snnplicilé. Pour bien gouverner un
peuple, il faut peu de juges et peu de lois. Il y
a peu d'hommes capables d'être juges; la mul-
titude des juges corrompt tout. La multitude
des lois n'est pas moins pernicieuse; on ne les
entend plus, on ne les garde plus. Des qu'il y
en a tant , on s'accoutume à les révérer en iip-
parence, et à les violer sous de beaux prétextes.
La vanité les fait faire avec faste; l'avarice et
les autres passions les font mépriser. On s'en
joue par la subtilité des sophistes , qui les ex-
pliquent comme chacun le demande pour son
argent : de là naît la chicane, qui est un mons-
tre né pour dévorer le genre humain. Je juge
des causes par leurs effets. Les lois ne me pa-
roissent bonnes que dans les pays où l'on ue
plaide point, et où des lois simples et courtes
ont évité toutes les questions. Je ne voudrois ni
dispositions par testament, ni adoptions , ni ex-
hérédations , ni substitutions^ ni emprunts, ni
ventes, ni échanges. Je ne voudrois qu'une
étendue très-bornée de terre dans chaque fa-
mille, que ce bien fût inaliénable, et que le
magistrat le partageât également aux cnfans
selon la loi après la mort du père. Quand les
i'amilles se muUi[>lieroient trop à proportion de
l'étendue des terres, j'enverrois une partie du
peuple faire une colonie dans quelque île dé-
serte. Moyennant celle règle courte el simple ,
je me passerois de tout votre fatras de lois, el je
ne songerois qu'à régler les mœurs , qu'à éle-
ver la jeunesse à la sobriété, au travail, à la
patience, au mépris de la mollesse, au courage
contre les douleurs et contre la mort. Cela
vaudroit mieux que de subtiliser sur les contrats
ou sur les tulellt-s.
Jlst. — Vous renverseriez par des lois si
sèches et si austères tout ce qu'il y a de plus
ingénieux dans la jurisprudence.
SoL. — J'aime mieux des lois simples, dures
et sauvages , qu'un art ingénieux de troubler le
repos des hounnes , et de corrompre le fond des
mœurs. Jamais on n'a vu tant de lois que de
votre teuq)s; jamais on n'a vu votre empire si
lâche , si eifémiué , si abâtardi , si indigne des
anciens liomains qui ressenddoieut assez aux
Spartiates. Vous-même vous n'avez été qu'un
fourbe , un impie, un scélérat, un dcstrucleur
des bonnes lois, un homme vain el faux en
tout. Votre Tribonien a été aussi méchant, aussi
double et aussi dissolu. Procope vous a démas-
qué. Je reviens aux lois ; elles uesont lois qu'au-
tant qu'elles sont facilement connues, crues,
aimées , suivies, el elles ne sont bonnes qu'au-
tant que leur exécution rend les peuples bons et
heureux. Vous n'avez fait personne bon et heu-
reux par voire fastueuse compilation; d'où je
conclus qu'elle mérite d'être brûlée. Mais je
vois que vous vous fâchez. La majesté impériale
se croit au-dessus de la vérité ; mais son ombre
li'est plus qu'une ombre à qui on dit la vérité
impunément. Je me retire néanmoins pour
apaiser votre bile allunȎe.
XIV.
DÉMOCRITE KT HERACLITE.
Comparaison df Dtimocrite vA d'Héraclitr , oii Fou donne
l'avantage au deniior. comme idus humain.
DÉM. — Je ne saurois ni'accommoder d'une
philosophie triste.
252
DIALOGUES DES MORTS.
HÉRAc. — Ni moi d'une gaie. Quand on est
sage , on ne voit rien dans le monde qui ne pa-
roisse de travers et (im ne dépl.iisc.
DÉM. — Vous prenez les dioses d'un trop
grand sérieux : cela vous fera mal.
Hekac. — Vous les prenez avec trop d'en-
jouement; Notre air moqueur est plutôt celui
d'un Satyre que d'un philosophe. N'êtes-vous
point louche de voir le genre humain si aveugle,
si corrompu , si égaré?
DÉM. — Je suis bien plus touché de le voir si
impertinent et si ridicule.
HÉRAC. — •Niais enfin ce genre humain dont
vous riez, c'est le monde entier avec qui vous
vivez , c'est la société de vos amis , c'est votre
famille, c'est vous-même.
DÉM. — Je ne me soucie guère Je tous les
fous que je vois , el je me crois sage en me mo-
quant d'eux.
HÉRAC. — S'ils sont fous, vous n'êtes guère
sage ni hou, de ne les plaindre pas et d'insulter
à leur folie. Uailleurs qui vous répond que vous
ne soyez pas aussi extiavagant qu'eux '.'
DÉM. — Je ne puis l'être, pensant en toutes
choses le contraire de ce qu'ils pensent.
HÉRAC. — Il y a des folies de diverses espè-
ces. Peut-être qu'à force de contredire les folies
des autres, vous vous jclcz dans une extrémité
contraire, qui n'est pas moins folle.
DÉM. — Croyez-en ce qu'il vous plaira , et
pleurez encore sur moi, si vous avez des larmes
de reste; pour moi je suis content de rire des
fous. Tous les honmies ne le sont-ils pas? Ré-
pondez.
HÉRAC. — Hélas! ils ne le sont que trop;
c'est ce qui m'aftlige : nous convenons vous et
moi en ce point , que les hommes ne suivent
point la raison. Mais moi . qui ne veux pas faire
comme eux, je veux suivre la raison qui m'oblige
de les aimer ; et cette amitié me renq)lit de com-
passion pour leurs égaremens. Ai-je tort d'avoir
pitié de mes semblables , de mes frères, de ce
qui est , pour ainsi dire , une partie de moi-
même ? Si vous entriez dans un hô[)ital de bles-
sés, ririez-vous de voir leurs blessures? Les
plaies du corps ne sont rien en comparaison de
celles de l'ame : vous auriez honte de votre
cruauté, si vous aviez ri d'un malheureux qui a
la jambe coupée; et vous avez rinhumauilé de
vous moquer du monde entier qui a perdu la
raison.
DÉM. — Celui qui a perdu une jambe est à
plaindre, en ce qu'il ne s'est point ôté lui-même
ce membre ; mais celui qui perd la raison la perd
par sa fiiulc.
HÉRAC — Hé! c'est en quoi il est plus à plaindre
Un insensé furieux, qui s'arracheroit lui-même
les yeux , seroit encore plus digne de compas-
sion qu'un autre aveugle.
DÉM. — Accommodons-nous; il y a de quoi
nous justifier tous deux. II y a partout de quoi
rire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule,
et j'eji ris. Il est déplorable, et vous en pleurez.
Chacun le regarde à sa mode , et suivant son
tempérament. Ce qui est certain , c'est que le
monde est de travers. Pour bien faire, pour
bien penser, il faut faire , il faut penser autre-
ment que le grand nombre : se régler par l'au-
torité et par l'exemple du commun des hommes,
c'est le partage des sols.
HÉRAC. — Tout cela est vrai: mais vous n'ai-
mez rien , et le mal d'autrui vous réjouit. C'est
n'aimer ni les hommes, ni la vertu qu'ils aban-
doiment.
XV
HERODOTE ET LUCIEN.
L incrédulité est un excès plus funeste que la trop grande
crédulité.
HÉROD. — Ah ! bon jour, mon ami. Tu n'as
plus envie de rire , toi qui as fait discourir tant
d'hommes célèbres en leur faisant passer la bar-
que de Charon. Te voilà donc descendu à ton
tour sur les bords du Styx ! Tu avois raison de
te jouer des tyrans, des flatteurs, des scélérats ;
mais de moi !
Lie. — Quand est-ce que je m'ensuis moqiié?
Tu cherches querelle.
HÉRon. — Dans ton Histoire véritable, et
ailleiu's, où tu prends mes relations pour des
fables.
Luc. — Avois-je tort? Combien as-tu avancé
de choses sur la parole des prêtres et des autres
gens qui veulent toujours du mystère et du mer-
\ei lieux !
HÉROD. — hnpie! tu ne croyois pas la reli-
gion.
Lie. — Il falloit une religion plus pure et
plus sérieuse que celle de Jupiter et de Vénus ,
de Mars , d'Apollon , et des autres dieux , pour
persuader les gens de bon sens. Tant pis pour
toi de lavoir crue.
llÉRon. — Mais tu ne méprisois pas moins la
philoso[)liie. Rien n'étoit sacré pour toi.
Lie. — Je méprisois les dieux, parce que les
poètes nous les dépeignoient comme les plus
DIALOGUES DFS MORTi^.
2ri3
malhonnêtes gens du monde. Pour les philoso-
phes, ils l'ciisoient sendjlaut de n'estinier que la
vertu , et ils étoicnt pleins de vices. S'ils eus-
sent été philosophes de honne foi , je les aurois
respectés.
HÉRon. — Et Socrato. connnent l'as-ln traité?
Est-ce sa taule , ou la tienne? Parle.
Lie. — Il est vrai que j'ai hadiné sur les
choses dont on l'accusoit; mais je ne l'ai pas
coadamué sérieusement.
HÉRon. — Faut-il se jouer aux dépens d'un
si grand homme sur des calomnies grossières?
Mais, dis la vérité , tu ne songeois qu'à rire ,
qu'à te moquer de tout . qu'à montrer du ridi-
cule en chaque chose , sans te mettre en peine
d'en établir aucune solidement.
Luc. — Hé! n'ai-je pas gourmande les vices?
N'ai-je pas fi)udi'oyé les grands qui abusent de
leur grandeur? N'ai-je pas élevé jusqu'au ciel
le mépris des richesses et des délices?
Hérod. — Il est vrai , tu as bien parlé de la
vertu , mais pour blâmer les vices de tout le
humain : c'étoit plutôt un goût de satire, qu'un
sentiment de solide philosophie. Tu louois
même la vertu sans vouloir reuiontor jusqu'aux
principes de religion et de philosophie qui en
sont les vrais fondemens.
Luc. — Tu raisonnes mieux ici-bas que tu ne
faisois dans tes grands voyages. Mais accordons-
nous. Hé bien, je n'étois pas assez crédule, et
tu l'étois trop.
HÉRon. — Ah ! te voilà encore loi-méine ,
tournant tout en plaisanterie. Ne seroit-il pas
temps que ton ombre eût un peu de gravité?
Luc. — (jravité? j'en suis las, à force d'en
avoir vu. J'étois environné de philosophes qui
s'en piquoieut sans bonne foi, sans justice, sans
amitié, sans modération , sans pudeur.
Hkrod. — Tu parles des philosophes de ton
temps, qui avoieut dégénéré : mais
Luc. — Que voulois-tn donc que je fisse?
que j'eusse vu ceuv qui étoieul morts plusieurs
siècles avant ma naissance? Je ne me souvenois
point d'avoir été au siège de Troie , comme Py-
thagore. Tout le monde ne peut pas avoir été
Euphorbe.
Hérod. — Autre moquerie. Et voilà tes ré-
ponses aux plus solides raisonnemens! Je sou-
haite, pour ta punition , que les dieux , que tu
n'as pas voulu croire . t'envoient dans le corps
de quelque voyageur qui aille dans tous les pays
dont j'ai raconté des choses que tu traites de
fahuleuscs.
Luc. — Après cela , il ne me manqucroit
plus que de passer de corps en corps dans toutes
les sectes de philosophes que j'ai décriées : par
là je serois tour à tour de toutes les opinions
oontraii-es dont je me suis moqué. Cela seroil
bien joli. Mais tu as dit des choses à peu près
aussi croyables,
Hkrol). — Va, je t'abandonne, et je me con-
sole quand je songe que je suis avec Homère,
Socrate , Pythagore , que tu n'as pas épargnés
plus que moi; enfin avec Platon, de qui tu as
appris l'art des dialogues , quoique tu te sois
moqué de sa philosopliie.
XVI.
?Or.RATE ET ALCmiADE.
Les nieilleiii'os qualités nalurellos no servent souvent qu'à
(léslioaorcr, si elles ne sont soutenues par une vertu
solide.
SocR. — Te voilà toujours agréable. Qui
charmeras-tu dans les enfers?
AuciB. — Et toi, te voilà toujours moqueur.
Qui persuaderas-tu ici , tt)i qui veux toujours
persuader quelqu'un ?
SocR. — Jesnis rebuté de vouloir persuader
les hommes, depuis que j'ai éprouvé combien
mes discoui's ont mal réussi pour te persuader
la vertu.
Ali.ir. — Vonlois-tu que je vécusse pauvre ,
comme loi , sans me mêler des alfaires publi-
ques ?
SocR. — Le(|iicl \aloil mieux, ou de ne s'en
mêler pas , ou de les brouillei' et de de\cnir
l'ennemi de sa patrie ?
Aix.iB. — J'aime mieux mon personnage que
le tien. J'ai été beau, magnifique, tout couvert
de gloire, vivant dans les délices, la terreur
des Lacédémoiiiens et des Perses. Les Athéniens
n'ont pu sauver leur Nille qu'en me rappelant.
S'ils m'eussent cru. Lysander ne seroit jamais
entré dans leur poil. Pour toi, lu n'étois qu'un
pauvre homme, laid , camus, chauve, qui pas-
soit sa vie à discourir pour blâmer les honnnes
dans tout ce qu'ils font. Aristoi)liane t'a joué
sur le tliéùlre: tu as passé pour un impie, et on
t'a fait mourir.
SocR. — \'oiIà bien des choses que lu mets
ensemble : examinons -les en détail. Tu as
été beau , mais décrié pour avoir fait de hon-
teux usages de la beauté. Les délices ont cor-
rompu ton beau naturel. Tu as rendu de grands
services à ta patrie, mais tu lui as fait de grands
maux. Dans les biens et dans les maux que tu
-25.t
DIALOGUES DES MORTS.
lui as faits , c'est uno vainc ambition et non
l'amour de la vertu . rjui t'a fait agir . par con-
séquent il ne t'en revient aucune gloire véri-
lahie. Les ennemis de la Grèce . auxquels tu
t'étois livré , ne pouvoieut se fier à toi , et tu ne
pouvois te fier à eux. N'auroit-il pas été plus
beau (le vivre pauvre dans ta patrie, et d'y souf-
frir patieiimieut tout ce que les mécbans font
d'ordinaire pour opprimer la vertu? Il vaut
mieux être laid et sage comme moi . que beau
et dissolu comme lu l'étois. L'unique chose
qu'on peut me rej)roclier . est de t'avoir trop
aimé, et de m'('tre laissé éblouir ]>ar mi naturel
aussi léger que le tien. Tes vices ont désiionnr/'
l'édijcalion philosophique que Soerale tavoil
donnée : voilà mon tort.
Alcib. — Mais ta mort ino)itre que tu étois
un impie.
Sor.u. — Les impies somI ceu\ qui ont lirisé
les Hermès. J'aime mieuv avoir axalé du poison
pour avoir enseigné la vérité, et avoir irrité les
hommes qui ne la peuvent souffrir . que de
trouver la mort , counne toi, dans le sein d'une
courtisane.
Alcib. — Ta raillerie est liiujonrs i)i(|Manle.
Sncu. — Hé! (jiu'l moyen de snullVir un
homme qui éloit propre à faire la'.il de biens, et
qui a fait tant de maux? Tu \iens encore insul-
ter à la vertu.
Alcib. — Quoil l'ombre de Socrate et la
vertu sont don.' la même chose ! Te voilà bien
présomptueux.
SooR. — Compte pour rien Socrate . si tu
veux; j'y consens : mais, après avoir trompé
mes espérances sur la vertu que je làchois de
t'inspirer . ne viens point encore le moquer de
la philosophie, et me vauler toutes tes actions ;
elles ont eu de l'éclat, mais point de règle. Tu
n'as point de quoi rire : la mort t"a fait aussi
laid et aussi camus que iiii)i : que li- reste-t-il
de tes plaisirs?
Alcib. — Ah! il est vrai . il ne m'en reste
que la honte et le remords. M;iis où vas-tu?
Pourquoi donc veux-tu me quitter?
Socn. — Adieu: je ne t'ai suivi . dans tes
voyages ambitieux , ni eu Sicile . ni à Sparte .
ni en Asie ; il n'est pas juste que tu me suives
dans les Cbamps-Elysiens. où je vais mener nue
vie paisible et bienheureuse avec Solon, Lycur-
gue , et les autres sages.
Alc.ib. — Ah ! mon rher Socrate, faut- il que
je sois séparé de loi ! Hélas ! oîi irai-je donc ?
SooR, — Avec ces âmes vaines et foiblesdont
la vie a été un mélange perpétuel de bien et de
mal . et qui n'ont jamais aimé de suite la pure
vertu. Tu étois né pour la suivre ; tu lui as pré-
féré tes passions. Maintenant elle te quitte à son
tour, et tu la regretteras éternellement.
Alcib. — Hélas! mon cher Socrate , tu m'as
tant aimé : ne veux-tu plus avoir jamais aucune
pitié de moi? Tu ne saurois désavouer, car tu
le sais mieux qu'un autre, que le fond de mon
naturel étoit bon.
SocR. — C'est ce qui te rend plus inexcusa-
ble. Tu étois bien né , et tu as mal vécu. Mou
amitié pour toi, non plus que ton beau naturel,
ne sert qu'à ta condamnation. Je t'ai aimé pour
la vertu : mais enfin je t'ai aimé jusqu'à hasar-
der ma réputation. J'ai souffert pour l'amour
de toi qu'on m'ait soupçonné injustement de
vices monstrueux que j'ai condamnés dans toute
ma doctrine. Je t'ai sacrifié ma vi(? aussi bien
(pie mon honneur. As-tu oublié l'expédition de
l'otidée, où je logeai toujours avec toi? Un père
ne sauroit être plus attaché à son fils que je
l'étoisàtoi. Dans toutes les rencontres des guer-
res j'étois toujours à ton côté. Un jour le com-
bat étant douteux , tu fus blessé ; aussilcM je me
jetai au-de\ant de loi pour te couvrir de mon
corps , comme d'un bouclier. Je sauvai ta vie,
ta liberté, tes armes. La couronne m'étoit due
|)ar cette action : je priai les chefs de l'armée
de te la donner. Je n'eus de passion que pour
ta gloire. Je n'eusse jamais cru que tu eusses pu
devenir la honte de ta patrie et la source de tous
ses malheurs.
Alcib. — Je m'imagine , mon cher Socrate ,
que tu n'as pas oublié aussi cette autre occa-
sion , où , nos troupes ayant été défaites, tu le
retirois à pied avec beaucoup de peine , et où
me trouvant à cheval je m'arrêtai pour repous-
ser les ennemis qui t'alloienl accabler. Faisons
compensation.
SocR. Je le veux. Si je rappelle ce que j'ai
fait pour toi, ce n'est point pour te le reprocher,
ni pour me faire valoir; c'est pour montrer les
soins que j'ai pris pour te rendre bon , et com-
bien tu as mal répondu à tontes mes peines.
Alcib. — Tu n'as rien à dire contre ma pre-
mière jeunesse. Souvent , en écoutant les ins-
tructions, je m'altendrissois jusqu'à en pleurer.
Si quelquefois je t'échappois étant entraîné par
les compagnies , tu courois après moi , comme
lui maître après son esclave fugitif. Jamais je
n'ai osé te résister. Je n'écoutois que toi : je ne
craignois que de te déplaire. Il est vrai que je
fis une gageure un jour de donner un soufflet
à Hipponicus. Je le lui donnai ; ensuite j'allai
lui demander pardon , et me dépouiller devant
lui . afin qu'il me punît avec des verges : mais
DIALOGUES DES MORTS.
il me pardonna, voyant que je ne l'avois oflensc
que par la légèreté de mon naturel enjoué et
folAlrc.
SocH. — Alors tu n'avois coninub' que la
faute d'un jeune fou ; mais dans la suite lu as
fait les crimes d'un scélérat qui ne compte pour
rien les dieux, qui se joue de la \ertu cl de la
bonne foi , qui met sa patrie en cendres pour
contenter son ambition . qui porte dans toutes
les nations étrangères des moeurs dissolues. Xa,
tu me fais borreur et pitié. Tu étois fait pour
être bon , et tu as voulu être méchant ; je ne
puis m'en consoler. Séparons-nous. Les trois
juges décideront de Ion sort ; mais il ne peut
plus y avoir ici-bas d'union entre nous deui.
XVII.
SOCRATE KT AIXIBIADE.
Le bon goiivcrneinonl esl celui où U^s citoyens sont élevés
dans le respect des lois, dans l'amour de la patrie et du
genre humain qui est la grande patrie.
SocR. — Vous voilà devenu bien sage à vos
dépens , et aux dépens de tous ceux que vous
avez trompés. Vous pourri'îz être le digne béros
d'une seconde Odyssée : car vous avez vu les
mœurs d'un plus grand nombre de peuples
dans vos voyages, qu'Ulysse n'en vit dans les
siens.
Atf.iB. — Ce n'est pas l'expérience qui me
manque , mais la sagesse ; mais quoique vous
vous moquiez de moi, vous no sauriez nier
qu'un homme n'apprenne bien des choses
quand il voyage et qu'il éludie sérieusement les
mœurs de tant de peuples.
SocR. — Il est vrai que cette élude, si elle
étoit bien faite, pourroit beaucoup agrandir
l'esprit : mais il faudroit un vrai pliilosophe ,
un homme tranquille et appliqué , qui ne fCil
point dominé comme \ous par rand)ilionet par
le plaisir; un homme sans passion et sans pré-
jugé , qui chercheroit tout ce qu'il y auroit de
bon en chaque peuple , et qui découvriroit ce
que les lois de chaque pays lui ont apporté de
bien et de mal. Au retour d'un lel voyage, ce
philosophe seroil un excellent législateur. Mais
vous n'avez jamais été l'homme qu'il falloit
pour donner des lois ; votre talent étoit pour
les violer. A peine étiez-voushors de l'enfance,
que vous conseillâtes à votre oncle Périclès
d'engager la guerre pour- éviter de rendre
compte des deniers publics. Je crois mômç
qu'après votre mort vous seriez encore un dan-
gereuA garde des lois.
Alcir. — Laissez-moi là , je vous prie ; le
(louve d'oubli doit effacer toutes mes fautes :
parlons des nueurs des [)eu|)les. .Je n'ai trouvé
partout que des coutumes . et fort peu de lois.
Tous lej Barbares n'ont d'autres règles que
l'habitude et l'exemple de leurs pères. Les Per-
ses mêmes, dont on a tant vanté les mœurs du
temps de Cyrus , n'ont aucune trace de celle
vertu. Leur valeur et leur magnificence mon-
trent un assez beau naturel : mais il est cor-
rompu par la mollesse et par le faste le plus
grossier. Leurs rois, encensés comme des idoles,
ne sauroient être honnêtes gens , ni connoître
la vérité; l'humanité ne peut soutenir avec
modération une puissance aussi désordonnée
que la leur. Ils s'imaginent que tout est fait
pour eux : ils se jouent du bien , de l'honneur
et de la vie des autres hommes. Rien ne mar-
que tant de barbarie dans une nation , que
cette forme de gouvernement; car il n'v a plus
de lois , et la volonté d'un seul homme , dont
on flatte toutes les passions, est la loi unique.
SocR. — (]e pays-là neconvenoil guère à un
génie aussi libre et aussi hardi que le vôtre.
Mais ne trouvez-vous pas aussi que la liberté
d'Athènes est dans ime autre extrémité ?
Alcir. — Sparte est ce que j'ai vu de meil-
leur.
Sor.R. — La servitude des Ilotes ne vous
paroît-elle pas contraire à l'humanilé? Remon-
tez hardiment aux vrais principes ; défaites-
vous de tons les préjugés : avouez qu'en cela
les Grecs sont eux-mêmes un peu barbares.
Est-il permis à une parti*' des hommes de trai-
ter l'autre connue des bêtes de charge ?
Alcip. — Pourquoi non, si c'est un peuple
subjugué?
Soc. — Le peuple subjugué esl toujours
peuple: le droit de conquête esl un droit moins
fort que celui de l'humanité. Ce qu'on appelle
conquête devient le comble de la tyrannie et
l'exécration du genre humain , à moins que le
conquérant n'ait fait sa conquête par une guerre
juste, et n'ait rendu heureux le peuple con-
quis en lui donnant de bonnes lois. Il n'est
donc pas permis aux La((''démoniens de traiter
si indignement les Ilotes, qui sont hommes
connue eux. Quelle horrible barbarie que de
voir un peuple qui se joue de la vie d'un autre,
et qui coruple pour rien ses mu'urs et son re-
pos'.De même qu'un chef de famille ne doit
jamais s'entêter poiu' la grandeur de sa maison,
jusqu'à vouloir troubler la paix et la liberté
2r)fi
DIALOGUES DES MORTS.
publique de tout le peuple, dont lui et sa fa-
mille ne sont qu'un membre; de même c'est
une conduite insensée , brutale et pernicieuse ,
que le chef d'une nation mette sa gloire à aug-
menter la puissance de sou peuple en troublant
le repos et la liberté des peuples voisins. Un
peuple n'est pas moins un membre du genre
humain, qui est la société générale, qu'une
famille est un membre d'une nation particulière.
Chacun doit infiniment plus au genre humain,
qui est la grande patrie , qu'à la patrie parti-
culière dans laquelle il est né ; il est donc in-
finiment plus pernicieux de blesser la justice
de peuple à peuple , que de la blesser de fa-
mille à famille contre sa république. Renoncer
au sentiment , non-seulement c'est manquer
de politesse et tomber dans la l)arbari(' , mais
c'est l'aveuglement le plus dénaturé des bri-
gands et des sauvages; c'est n'être plushomme,
c'est être anthropophage.
Alcib. — Vous vous fâchez! Il me semble
que vous étiez de meilleure humeur dans le
monde ; vos ironies piquantes avoicnt quelque
chose do plus enjoué.
Soc. — Je ne saurois être enjoué sur des
choses si sérieuses. Les Lacédéinoniens ont
abandonné tous les arts pacKiqnes ^ i)our no se
réserver que celui de la guerre; et comme la
guerre est le plus grand des maux . ils ne sa-
vent que faire du mal; ils s'en piquent: ils <lé-
daignent tout ce qui n'est pas la destruction du
genre humain , et tout ce qui ne peut servir à
la gloire brutale d'une poignée d'hommes qu'on
appelle les Spartiates, Il faut que d'autres
hommes culti\ent la terre pour les nourrir,
pendant qu'ils se réservent pour ravager et pour
dépeupler les terres voisines. Ils ne sont pas
sobres et austères contre eux-mêmes, pour être
justes et modérés à l'égard d'aulrui : au con-
traii'O , ils soûl durs et fai'oucbes contre tout ce
qui n'est poiul la patrie , comme si la nature
humaine n'étoit pas plus leur [)alrieque Sparte.
La guerre est un mal qui déshonore le genre
humain : si on pouvoit ensevelir toutes les his-
toires dans im étei'uel oubli, il fa udroit cacher
à la postérité que des houuues ont été capables
de tuer d'autres bouuiies. Toutes les guerres
sont civiles ; car c'est toujours l'homme contre
l'homme , qui répand son propre sang , qui
déchire ses propres entrailles. Plus la guerre est
étendue , plus elle est ftmesie : donc celle des
peuples qui conipcseut le goure humain est
encore pire que colle des familles qui lioublent
une nation. Il n'est donc permis de faire la
guerre que malgré soi, à la dernière extrémité.
pour repousser la violence do l'ennemi. Com-
ment est-ce que Lycurgue n'a point eu d'horreur
de former un peuple oisifel imbécile pour toutes
les occupations douces et innocentes de la paix,
et do ne lui avoir donné d'autre exercice d'es-
prit et de corps, que celui de nuire par la guerre
à l'humanité!
Alcib. — Votre bile s'échauffe avec raison :
mais aimeriez-vous mieux un peuple comme
celui d'Athènes, qui raffine jusqu'au dernier
excès sur tous les arts destinés à la volupté?
Il vaut encore mieux souffrir des naturels fa-
rouches et violons, comme ceuxdoLacédémone.
Soc. — Vous voilà bien changé ! xous n'êtes
plus cet homme si décrié dans une ville si
décriée : les bords du Styx font de beaux
chaugomens! Mais peut-être que vous par-
lez ainsi par complaisance ; car vous avez
été toute votre vie un Protée sur les mœurs.
Quoi qu'il en soit , j'avoue qu'un peuple
qui par la contagion de ses moeurs porte le
faste , la mollesse , l'injustice et la fraude chez
les antres peuples, fait encore pis que celui qui
n'a d'autre occupation ni d'autre mérite que
celui de répandre du sang ; car la vertu est plus
précieuse aux houuues que la vie. Lycurgue est
donc louable d'avoir banni de sa république tous
les arts qui no servent qu'au faste et à la vo-
lupté, mais il est inexcusable d'en avoir ôté
l'agriculture et les autres arts nécessaires pour
une vie simple et frugale. N'est-il pas honteux
qu'un peuple ne se suffise pas à lui-même .
et qu'il lui faille un autre peuple appliqué à
l'agriculture pour le nourrir?
Alcib. — Hé bien ! je passe condamnation
sur ce chapitre. Mais n'aimoz-vous pas mieux
la sévère discipline de Sparte, et l'inviolable
subordination qui y soumet la jeunesse aux
Nioillards, que la licence effrénée d'Athènes?
Soc. — Un peuple gâté par une liberté ex-
cessive est le plus insupportable de tous les
tyrans; ainsi l'anarchie n'est le comble des
maux, qu'à cause qu'elle est le plus extrême
despotisme : la populace soulevée contre les lois
est le plus insolent de tous les maîtres. Mais il
faut un milieu. Ce milieu est qu'un peuple ait
des lois écrites, toujours constantes, et consa-
crées par toute la nation : qu'elles soient au-
dessus de tout ; que ceux qui gouvernent n'aient
d'autorité que par elles ; qu'ils puissent tout
pour le bien, et suivant les lois; qu'ils ne puis-
sent rien contre les lois pour autoriser le mal.
Voilà ce que les honuuos , s'ils n'étoient pas
aveugles et ennemis d'eux-mêmes, établiroient
unanimement pour leur félicité. Mais les uns,
DIALOGUES DES MORTS.
2o7
comme les Athéniens,, renversent les lois, de
peur de donner ti'0|) d'autorité aux magistrats,
par qui les lois devroient régner: et les autres,
comme les Perses, par un respect supei'stiticux
des lois , se mettent dans un tel esclavage sous
ceux qui devroient faire régner les lois, que
ceux-ci régnent eux-mêmes, et qu'il n'y a pins
d'autre loi réelle que leur volonté absolue.
Ainsi les uns et les autres s'éloignent du but ,
qui est une liberté modérée par la seule auto-
rité des lois, dont ceux qui gouvernent ne de-
vroient être que les simples défenseurs. Celui
qui gouverne doit être le pins obéissant à la loi.
Sa personne détachée de la loi n'est rien, et
elle n'est consacrée qu'autant qu'il est lui-
même , sans intérêt et sans passion , la loi vi-
vante donnée pour le bien des hommes. Ju-
gez parla combien les Grecs, qui méprisent
tant les Barbares, sont encore dans la barbarie.
La guerre du Péloponèse , où la jalousie ambi-
tieuse de deux républiques a mis tout en feu
pendant vingt-huit ans , en est une preuve fu-
neste. Vous-même qui parlez ici , n'avez -vous
pas flatté tautôU'ambition triste et implacable des
Lacédémoniens, tantôt l'ambition desAthéniens
plus vaine et plus enjouée? Athènes avec moins
de puissance a fait de plus grands efforts , et a
triomphé long-temps de toute la Grèce : mais
enfin elle a succombé tout-à-coup ; parce que
le despotisme du peuple est une puissance folle
et aveugle , qui se tourne contre elle-même ,
et qui n'est absolue et au-dessus des lois que
pour achever de se détruire.
Alcib. — - Je vois bien qu'Auytus n'a pas eu
tort de vous faire boire un peu de ciguë et qu'on
devoit encore plus craindre votre politique que
votre nouvelle religion.
XVIIL
SOCRATE, ALCIBI.VDE ET TIMON.
Juste milieu entre la misanthropie de Timon et la
pliilantbropic d'Alcibiade.
Alcib. — Je suis surpris, mon cher Socrate,
de voir que vous avez tant de goût pour ce mi-
santhrope, qui fait peur aux petits enfans.
Soc. — Il faut être bien plus surpris de ce
qu'il s'apprivoise avec moi.
TiM. — On m'accuse de haïr les hommes, et
je ne m'en défends pas; on n'a qu'à voir com-
ment ils sont faits pour juger si j'ai tort. Haïr
le genre humain, c'est haïr une méchante bêle,
FÉNELO?(. TOME VF.
une multitude de sots, de fripons, de flatteurs,
de traîtres et d'ingrats.
Alcib. — Voilà un beau dictionnaire d'inju-
res. Mais vaut-il mieux être farouche, dédai-
gneux, incompatiide , et toujours mordant?
Pour moi, je trouve que les sots me réjouissent,
et que les gens d'esprit me contentent. J'ai
envie de leur plaire à mon tour, et je m'accom-
mode de tout pour me rendre agréable dans la
société.
TiM. — Et moi je ne m'accommode de rien :
tout me déplaît; tout est faux , de travers , in-
supj)ortable j tout m'irrite , et me fait bondir
le cœur. Vous êtes un Protée qui prenez in-
différemmment toutes les formes les plus con-
traires, parce qne vous ne tenez à aucune. Ces
métamorphoses, qui ne vous coûtent rien ,
montrent un cœur sans principes ni de justice
ni de vérité. La vertu, selon vous, n'est qu'un
beau nom : il n'y en a aucune de fixe. Ce que
vous approuvez à Athènes, vous le condamnez
à Lacédémone. Dans la Grèce vous êtes grec ;
en Asie vous êtes perse : ni dieux , ni lois , ni
patrie ne vous retiennent. Vous ne suivez
qu'une règle, qui est la passion de plaire,
d'éblouir, de dominer, de vivre dans les dé-
lices, et de brouiller tous les Etats. 0 ciel!
faut - il qu'on soulfre sur la terre un tel
homme , et que les autres hommes n'aient
point de honte de l'admirer! Alcibiade est aimé
des hommes, lui qui se joue d'eux , et qui les
précipite par ses crimes dans tant de malheurs.
Pour moi , je hais et Alcibiade , et tous les
sots qui l'aiment ; et je serois bien fâché d'être
aimé par eux , puisqu'ils ne savent aimer que le
mal.
Alcib. — Voilà une déclaration bien obli-
geante ! je ne vous en sais néanmoins aucun
mauvais gré. Vous me mettez à la tête de tout
le genre humain, et me faites beaucoup d'hon-
neur. Mon parti est plus fort que le vôtre ; mais
vous avez bon courage, et ne craignez pas
d'être seul contre tous.
Tnr. — J'aurois horreur de n'être pas seul ,
quand je vois la bassesse, la lâcheté , la* légè-
reté , la corruption et la noirceur de tous les
hommes qui couvrent la terre.
Alcib. — N'en exceptez-vous aucun?
Ti.M. — Non , non , en vérité ; non, aucun ,
et vous moins qu'aucun autre.
Alcib. — Quoi! pas vous-même? Vous
ha'issez-vous aussi ?
TiM. — Oui , je me hais souvent , quand je
me surprends dans quelque foiblesse.
Alcib. — Vous faites très-bien , et vous
17
258
DIALOGUES DES MORTS.
n'avez de tort qu'en ce que vous ne le faites pas
toujours. Qu'\ a-t-il de plus haïssable qu'un
homme qui a oublié qu'il est homme , qui
hait sa propre nature , qui ne voit rien qu'avec
horreur et avec une mélancolie farouche, qui
tourne tout en poison, et qui renonce à toute
société, quoique les hommes ne soient nés que
pour être sociables ?
TiM. — Donnez-moi des houimes simples,
droits , mais en tout bons et pleins de justice ;
je les aimerai , je ne les quitterai jamais , je
les encenserai comme des dieux qui habitent
sur la terre. Mais tant que vous me donnerez
des hommes qui ne sont pas hommes, mais
de-s renards en finesse et des tigres en cruauté ,
qui auront le visage , le corps et la voix hu-
maine . avec un cœur de monstre comme les
Sirènes , l'humanité même me les fera détester
et fuir.
Au.iB. — Il faut donc vous faire des hommes
exprès. Ne vaut-il pas mieux s'accommoder
aux hommes tels qu'on les trouve , que de
vouloir les haïr jusqu'à ce qu'ils s'accommo-
dent à nous? Avec ce chagrin si critique on
passe tristcuienl sa vie. méprisé, moqué, aban-
donné, et on ne goûte aucun plaisir. Pour
moi , je donne tout aux coutumes et aux ima-
ginations de chaque peuple ; partout je me ré-
jouis, et je fais des liommes tout ce que je veux.
La philosophie qui n'aboutit qu'à faire d'un
philosophe un hibou . est d'un bien mauvais
usage. Il faut en ce monde uue philosophie
qui aille plus terre à terre. On prend les hon-
nêtes gens par les motifs de la vertu , les volup-
tueux par leurs plaisirs, et les fripons par leur
iulérêl. C'est la seule bonne manière do savoir
vivre ; tout le reste est vision, et bile noire qu'il
faudroit purger avec un peu d'ellébore.
TiM. — Parler ainsi, c'est anéantir la vertu,
et tourner en ridicule les bonnes mo'urs. On
ne souffriroit pas un homme si contagieux dans
une république bien policée : mais, hélas 1 où
est-elle ici -bas, cette république? 0 mon
pauvre Socrate ! la vôtre , quand la verrons-
nous? Demain , oui demain je m'y retirerois si
elle étoit commencée : mais je voudrois que
nous allassions, loin de toutes les terres con-
nues, fonder cette heureuse colonie de philo-
sophes purs dans l'ile Atlantique.
Alcib. — Hé*! vous ne songez pas que vous
vous y porteriez. Il faudroit auparavant vous
réconcilier avec vous-même, avec qui vous dites
que vous êtes si souvent brouillé.
Tni. — Vous avez beau vous en moquer,
rien n'est plus sérieux. Oui , je le soutiens que
je me hais souvent . et que j'ai raison de me
haïr. Quand je me trouve amolli par les plai-
sirs , jusqu'à suppportcr les vices des hommes ,
et prêta leur complaire; quand je sens réveiller
en moi l'intérêt , la volupté . la sensibilité pour
une vaine réputation parmi les sots et les mé-
chans; je me trouve presque semblable à eux,
je me fais mon procès . je m'abhorre , et je ne
puis me supporter.
Alcib. — Qui est-ce qui fait ensuite votre
accommodement ? Le faites-vous tête à tête
avec vous-même sans arbitre ?
TiM. — C'est qu'après m'être condamné,
je me redresse et je me corrige.
Alcib. — Il y a donc bien des gens chez vous !
Un homme corrompu et entraîné par les mau-
vais exemples: un second qui gronde le pre-
mier : un troisième qui les raccommode , en
corrigeant celui qui s'est gâté.
TiM. — Faites le plaisant tant qu'il vous
plaira : chez vous la compagnie n'est pas si
nombreuse ; car il n'y a dans votre cœur qu'un
seul homme toujours souple et dépravé, qui se
travestit en cent façons pour taire toujours éga-
lement le mal.
Alcib. — Il n'y a donc que vous sur la terre
qui soyez bon : encore ne l'êtes-vous que dans
certains intervalles.
TiM. Non , je ne connois rien de bon , ni
digne d'être aimé.
Alcib. — Si vous ne connoîssez rien de bon,
rien qui ne vous choque et dans les autres et
au dedans de vous ; si la vie entière vous dé-
plaît , vous devriez vous en délivrer, et pren-
dre congé d'une si mauvaise compagnie. Pour-
quoi continuer à vivre pour être chagrin de
tout, et pour blâmer tout depuis le matin jus-
qu'au soir? Ne savez-vous pas qu'on ne manque
à Athènes ni de cordons coulans, ni de préci-
pices ?
Tni. — Je serois tenté de faire ce que vous
dites, si je ne ci-aignois de faire plaisir à tant
d'hommes qui sont indignes qu'on leur en fasse.
Alcib. — Mais n'auriez-vous aucun regret
de quitter personne? Quoi 1 personne sans ex-
ception? Songez-y bien avant que de répondre.
Tni. J'aurois un peu de regret de quitter
Socrate ; mais...
Alcib. — Hé 1 ne savez-vous pas qu'il est
homme ?
Tni. — Non, je n'en suis pas bien assuré :
j'en doute quelquefois : car il ne ressemble
guère aux autres. 11 me paroît sans intérêt, sans
ambition , sans artifice. Je le trouve juste, sin-
cère, éeal. S'il V avoit au monde dix hommes
DIALOGUES DES MORTS.
2a9
comme lui, en vérilé; je crois qu'ils me récon-
cilieroient avec l'humanité.
Alcib. — rié])iea! croyez-le donc. Deman-
dez-lui si la raison permet d'être misanthrope
au point où vous l'êtes.
TiM. — Je le veux; quoiqu'il ait toujours
été un peu trop facile et trop sociahle , je ne
crains pas de m'engagei- à suivre son conseil.
0 mon cher Socrate ! quand je vois les hom-
mes, el que je jette ensuite les yeux sur vous,
je suis tenté de croire que vous êtes Minerve, qui
est venue sous une figure d'homme instruire sa
ville. Parlez-moi selon votre cœur; me conscil-
leriez-vous de rentrer dans la société empestée
des hommes, aveugles, méchans et trompeurs?
Soc. — Non, je ne vous conseillerai jamais
de vous rengager , ni dans les asscmhlécs du
peuple, ni dans les festins pleins de licence, ni
dans aucune société avec un grand nondtre de
citoyens ; carie grand nomlireest toujours cor-
rompu. Une retraite honnête et tranquille , à
l'abri des passions des hommes et des siennes
propres, est le seul état qui convienne à un vrai
philosophe. Mais il faut aimer les honnnes, et
leur faire dn hien malgré leurs défauts. Il ne
faut rien attendre d'eux que de l'ingratitude, et
les servir sans intérêt. Vivre au milieu d'eux
pour les tromper, pour les éblouir , et pour en
tirer de quoi contenter ses passions, c'est être
le plus méchant des hommes, et se préparer des
malheurs qu'on mérite : mais se tenir à l'écart,
et néanmoins à portée d'instruire et de servir
certains hommes, c'est être une divinité bien-
faisante sur la terre. L'ambition d'Alcibiade est
pernicieuse; mais votre misanthropie est une
vertu foible,quiest mêlée d'un chagrin de. tem-
pérament. Vous êtes plus sauvage que détaché :
votre vertu âpre et impatiente ne sait pas assez
supporter le vice d'autrui ; c'est un amour de
soi-même, qui fait qu'on s'impatiente quand
on ne peut réduire les autres au point qu'on
voudroit. La philanthropie est une vertu douce,
patiente et désintéressée, qui supporte le mal
sans l'approuver. Elle attend les honnnes; elle
ne donne rien à son goût , ni à sa connnodité.
Elle se sert de la connoissance de sa propre
foiblesse, pour supporter celle d'autrui. Elle
n'est jamais dupe des hommes les plus trom-
peurs et les plus ingrats, car elle n'espère ni ne
veut rien d'eux pour son propre intérêt ; elle
ne leur demande rien que pour leur bien véri-
table. Elle ne se lasse jamais dans cette bonté
désintéressée ; et elle imite les dieux, qui ont
donné aux hommes la vie sans avoir besoin de
leur encens ni de leurs victimes.
TiM. — Maisje ne hais point les hommes par
inhumanité : je ne les hais que malgré moi,
parce qu'ils sont haïssables. (Test leur dépra-
vation que je hais, et leurs personnes , parce
qu'elles sont dépravées.
Soc. — Hé bien ! je le suppose. Mais si vous
ne ha'issez dans l'homme que le mal, pourquoi
n'aimez-vous pas l'homme pour le délivrer de
ce mal, et pour le rendre bon ? Le médecin
hait la lièvre et toutes les autres maladies qui
tourmentent les corps des hommes ; mais il ne
hait point les malades. Les vices sont les ma-
ladies des âmes : soyez un sage et charitable
médecin^ qui songe à guérir son malade par
amitié pour lui , loin de le haïr. Le monde
est un 2:rand hôpital de tout le genre humain,
qui doit exciter votre compassion : l'avarice,
l'ambition, l'envie et la colère, sont des plaies
plus grandes et plus dangereuses dans les âmes,
que des abcès et des ulcères ne le sont dans
les corps. Guérissez tous les malades que vous
pourrez guérir , et plaignez tous ceux qui se
trouveront incurables.
Tni. — 0 ! voilà, mon cher Socrate , un
sophisme facile à démêler. Il y a une extrême
différence entre les vices de l'ame et les mala-
dies du corps. Les maladies sont des maux qu'on
soufîre et qu'on ne fait pas ; on n'en est point
coupable , on est à plaindre. Mais , pour les
vices, ils sont volontaires, ils rendent la volonté
coupable. Ce ne sont pas des maux qu'on souf-
fre ; ce sont des maux qu'on fait. Ces maux
méritent de l'indignation et du châtiment, et
non pas de la pitié.
Soc. — Il est vrai qu'il y a deux sortes de
maladies des honnnes : les unes involontaires et
innocentes ; les autres volontaires, et qui ren-
dent le malade coupable. Puisque la mauvaise
volonté est le plus grand des maux, le vice est
la plus déplorable de toutes les maladies.
L'honnnc méchant qui fait souffrir les autres
souffre lui-même par sa malice, et il se prépare
les supplices que les justes dieux lui doivent : il
est donc encore plus à plaindre qu'un malade
innocent. L'innocence est une santé précieuse
de l'ame : c'est une ressource et une consola-
tion dans les plus affreuses douleurs. Quoi !
cesserez-vous de plaindre un homme , parce
qu'il est dans la plus funeste maladie, qui est
la mauvaise volonté? Si sa maladie n'étoit qu'au
pied ou à la main, vous le plaindriez ; et vous
ne le plaignez pas lorsqu'elle a gangrené le fond
de son cœur !
Tnr. — Hé bien ! je conviens qu'il faut
plaindre les méchans^ mais non pas les aimer.
2no
r»!ALÛGUES DES MORTS.
Soc. — Il ne faut pas les aimer poiii- leur
malice , mais il faut les aimer pour les en gué-
rir. Vous aimez donc les hommes sans croire
les aimer ; car la compassion est un amour qui
s'afflige du mal de la personne qu'on aime. Sa-
vez-vous bien ce qui vous empêche d'aimer les
inéchans ? ce n'est pas votre vertu, mais c'est
l'imperfection de la vertu qui est en vous. La
vertu imparfaite succombe dans le support des
imperfections d'antrui. On s'aime encore trop
soi-même pour pouvoir toujours supporter ce
qui est contraire à son govit et à ses maximes.
E'amour-propre ne veut non plus être contre-
dit pour la vertu que pour le vice. Ou s'irrite
contre les ingrats, parce qu'on veut de la recon-
noissance par amour-propre. La vertu parfaite
détache l'homme de lui-même, et fait qu'il ne
se lasse point de supporter la foiblesse des
autres. Plus on est loin du vice, plus on csl
patient et tranquille pour s'appliquer à le guérir.
I,a vertu imparfaite est ombrageuse, critique,
flpre , sévère et implacable. La vertu qui ne
cherche plus que le bien est toujours égale,
douce, affable, compatissante ; elle n'est sur-
prise ni choquée de rien ; elle prend tout sur
elle, et ne songe qu'à faire du bien.
ïiM. — Tout cela est bien aisé à dire, mais
difficile à faire.
Soc. — 0 mon cher Timon ! les hommes
grossiers et aveugles croient que vous êtes mi-
santhrope parce que vous poussez trop loin la
vertu : et moi je vous soutiens que , si vous
étiez plus vertueux, vous feriez tout ceci comme
je le dis ; vous ne vous laisseriez entraîner ni
par votre humeur sauvage, ni par votre tris-
tesse de tenipérameut , ni par vos dégoûts, ni
par l'impatience que vous causent les défauts
des hommes. C'est à force de vous aimer trop,
que vous ne pouvez plus aimer les autres hom-
mes imparfaits. Si vous étiez parfait, vous par-
donneriez sans peine aux hommes d'être impar-
faits, comme les dieux le font. Pourquoi ne
pas souffrir doucement ce que les dieux meil-
leurs que vous souffrent ? Cette délicatesse, qui
vous rend si facile à être blessé, est une véri-
table imperfection. La raison qui se borne à
s'accommoder des choses raisonnables, et à ne
s'échauffer que contre ce qui est faux , n'est
qu'une demi-raison. La raison parfaite va plus
loin ; elle supporte en paix la déraison d'autrui.
Voilà le principe de vertu compatissante pour
autrui et détachée de soi-même, qui est le vrai
lien de la société.
Au.iB. — En vérité, Timon, vous voilà bien
confondu avec votre vertu farouche et critique.
C'est s'aimer trop soi-même que de vouloir
A ivre tout seul uniquement pour soi, et de ne
pouvoir souffrir rien de tout ce qui choque
notre propre sens. Quand on ne s'aime point
tant, on se donne libéralement aux autres.
Soc. — Arrêtez , s'il vous plaît, Alcibiade ;
vous abuseriez aisément de ce que j'ai dit. Il y
a deux manières de se donner aux hommes. La
première est de se faire aimer, non pour être
l'idole des hommes , mais pour employer leur
confiance à les rendre bons. Cette philanthropie
est toute divine. Il y en a une autre qui est
une fausse monnoie. Quand on se donne aux
hommes pour leur plaire, pour les éblouir,
pour usurper de l'autorité sur eux en les flat-
tant, ce n'est pas eux qu'on aime, c'est soi-
même. On n'agit que pir vanité et par intérêt ;
on fait semblant de se donner, pour posséder
ceux à qui on fait accroire qu'on se donne à
eux. Ce taux philanthrope est comme un pê-
cheur qui jette un hameçon avec un appât : il
paroît nourrir les poissons, mais il les prend et
les fait mourir. Tous les tyrans , tous les ma-
gistrats , tous les politiques qui ont de l'ambi-
tion , paroissent bienfaisans et généreux ; ils
paroissent se donner, et ils veulent prendre les
peuples; ils jettent l'hameçon dans les festins,
dans les compagnies, dans les assemblées publi-
ques. Ils ne sont pas sociables pour l'intérêt des
honnnes , mais pour abuser de tout le genre
humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant,
artificieux , pour corrompre les mceurs des
hommes comme les courtisanes, et pour réduire
en servitude tous ceux dont ils ont besoin. La
corruption de ce qu'il y a de meilleur est le
plus pernicieux de tous les maux. De tels
hommes sont les pestes du genre humain. Au
moins l'amour-propre d'un misanthrope n'est
que sauvage et inutde au monde ; mais celui de
ces faux philanthropes est traître et tyrannique.
Ils promettent toutes les vertus de la société, et
ils ne font de la société qu'un trafic, dans le-
quel ils veulent tout attirer à eux, et asservir
tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de
peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse
entre des fleurs est plus à craindre qu'un ani-
mal sauvage qui s'enfuit vers sa tanière dès qu'il
vous aperçoit.
Aloib. — Timon , retirons-nous : eu voilà
bien assez; nous avons chacun une bonne le-
çon ; en profitera qui pourra. Mais je crois
que nous n'en profiterons guère : vous serez
encore furieux contre toute la nature humaine ;
et moi je vais faire le Protée entre les Grecs et
le roi de Perse.
DIALOGUES DES MORTS.
2fil
XIX.
PÉRICLÉS ET ÂLCIOIADE.
Sans la vertu les plus grands talcns sont comptés pour rien
après la mort.
PÉR, — Mon cher neveu, je suis bien aise
de le revoir. J'ai toujours eu de l'amitié pour
toi.
Alcib. — Tu me l'as bien témoigné dès mon
enfance. Mais je n'ai jamais eu tant de besoin
de ton secours qu'à présent : Socrate, que je
viens de trouver, me fait craindre les trois juges,
devant lesquels je vais coniparoître.
PÉR. — Hélas ! mon cher neveu, nous ne
sommes plus à Athènes. Ces trois vieillards
inexorables ne comptent pour rien l'éloquence.
Moi-même j'ai senti leur rigueur, et je prévois
que tu n'en seras pas exempt.
Alcib. — Quoi ! n'y a-t-il pas quelque
moyen pour gagner ces trois hommes ? sont-
ils insensibles à la flatterie , à la pitié , aux
grâces du discours, à la poésie, à la musique,
aux raisonnemens subtils, au récit des grandes
actions ?
PÉK. — Tu sais bien que si l'éloquence avoit
ici quelque jiouvoir, sans vanité, ma condition
devroit être aussi bonne que celle d'un autre ;
mais on ne gagne rien ici à parler. Ces traits
flatteurs qui enlevoient le peuple d'Athènes,
ces tours convaincans, ces manières insinuantes
qui prennent les hommes parleurs commojités
et par leurs passions, ne sont })lus d'usage ici :
les oreilles y sont bouchées et les cœurs de
fer. Moi qui suis mort dans cette malheureuse
guerre du Péloponèse , je ne laisse pas d'en
être puni. On devroit bien me pardonner une
faute qui m*a coûté la vie ; et même c'est toi
qui mêla lis faire.
Alciiî. — Il est vrai que je te conseillai
d'engager la guerre, plutôt que de rendre
compte. N'est-ce pas ainsi que l'on fait tou-
jours, quand on gouverne un l"ltat? On com-
mence par soi, par sa commodité, sa réputation,
son intérêt ; le public va comme il peut : autre-
ment quel seroit le sol qui se dotineroit la peine
de gouverner , et de veiller nuit et jour pour
faire bien dormir les autres ? Est-ce que vos
juges d'ici trouvent cela mauvais?
PEU. — Oui, si mauvais, qu'après être mort
de la peste dans cette maudite guerre, où je
perdis la confiance du peuple, j'ai souffert ici de
grands supplices pour avoir troublé la paix mal
à propos. Juge par-là, mon pauvre neveu, si tu
en seras quitte à bon marché.
Alcib. — Voilà de mauvaises nouvelles. Les
vivans, quand ils sont bien fâchés, disent : Je
voudrois être mort ; et moi, je dirois volontiers
au contraire : Je voudrois me porter bien.
Peu. — 0 ! tu n'es plus au temps de cette
belle robe traînante de pourpre avec laquelle tu
cliarmois toutes les femmes d'Athènes et de
Sparte. Tu seras puni , non-seulement de ce
que tu as fait, mais encore de ce que tu m'as
conseillé de faire.
XX.
MERCURE. CHÂRON ET ÂLCIBIADE.
Caractère d'un jeune prince corrompu par l'ambition et
l'amour du plaisir.
Chvr. — Quel homme mènes-tu là? il fait
bien l'important. Qu'a-t-il plus qu'un autre
pour s'en faire accroire?
Merc. — Il étoil beau , bien fait, habile,
vaillant , élncjuent , propre à charmer tout le
monde. Jamais homme n'a été si souple ; il pre-
noit toutes sortes de formes comme Protée. A
Athènes, il étoit délicat, savant et poli ; à Sparte,
dur, austère et laborieux ; en Asie, elféminé,
mou et magnifique comme les Per.ses ; en
Thrace, il étoit toujours à cheval , et buvoit
connue Silène. Aussi a-t-il tout brouillé et tout
renversé dans tous les pays où il a passé.
Char. — Mais ne renversera-t-il point aussi
ma barque, qui est vieille et qui fait eau par-
tout ? Pourquoi vas-tu te charger de telle mar-
chandise ? Il valoil mieux le laisser parmi les
vivans : il auroit causé des guerres, des carna-
ges, des désolations qui nous auroient envoyé
ici bien des ombres. Pour la sienne , elle me
fait peur. Conmient s'appelle-t-il ?
Merc — Alcibiade. N'en as-tu i)oint ouï
j)arler ?
Char. — Alcibiade! Hé! toutes les ombres
qui viennent ine rompent la tête à force de
Jiien entretenir. 11 m'a donné bien de la peine
avec tous ces morts qu'il a fait périr en tant de
guerres. N'est-ce pas lui qui, s'étant réfugié à
Sparte, après les impiétés qu'il avoit faites à
Athènes, corrompit la femme du roi j\gis?
Merc. — C'est lui-même.
Char. — Je crains qu'il ne fasse de même
avec Proserpine ; car il est plus joli et plus ilat-
2G;2
DIALOGUES DES MORTS.
leur que notre roi Platon. Mais Pliiton n'entend
pas raillerie.
Mekc. — Je te le livre tel qu'il est. S'il fait
autant de fracas aux enfers qu'il eu a fait toute
sa vie sur la terre, ce ne sera plus ici le royaume
du silence. Mais demande-lui un peu connnent
il fera. Ho ! Alcibiadc, dis à Charron comment
tu prétends faire ici-bas.
Alcib. — Moi, je prétends y ménager tout le
monde. Je conseille à Cliaron de doubler son
droit de péage, à Pluton de faire la gueri-c
contre Jupiter pour être le premier des dieux,
attendu que Jupiter gouverne mal les hommes,
et que l'empire des morts est plus étendu que
celui des vivans. Que fait-il là-haut dans son
Olympe, où il laisse toutes choses sur la terre
aller de travers? U vaut bien mieux rcconnoître
pour souverain de toutes les divinités celui qui
punit ici-bas les crimes, et qui redresse tout ce
que son frère, par son indolence, a laissé gâter.
Pour Proserpiue, je lui dirai des nouvelles de
la Sicile qu'elle a tant aimée ; je lui chanterai
sur ma lyre les chansons qu'on y a faites en
son honneur ; je lui parlerai des nymphes
avec lesquelles elle cueilloit des fleurs quand
Pluton la vint enlever ; je lui dirai aussi toutes
mes aventures, et il y aura bien du malheur si
je ne puis lui plaire.
Merc. — Tu vas gouverner les enfers 3 je
parierois pour toi : Pluton te fera entrer dans
son conseil, et s'en trouvera mal. Voilà ce qui
me console pour Jupiter mon père, que tu veux
faire détrôner.
Alcib. — Pluton s'en trouvera fort bien, et
vous le verrez.
Merc. — Tu as donné de pernicieux conseils
en ta vie.
Alcib. — J'en ai donné de bons aussi.
Merc — Celui de l'entreprise de Sicile
étoit-il bien sage ? les Athéniens s'en sont-ils
bien trouvés?
Alcib. — Il est vrai que je donnai aux Athé •
niens le conseil d'attaquer les Syracusains ,
non-seulement pour conquérir toute la Sicile et
ensuite l'Afrique, mais encore pour tenir Athè-
nes daus ma dépendance. Quand on a affaire à
un peuple léger, inégal, sans raison, il ne faut
pas le laisser saus affaire ; il faut le tenir tou-
jours dans quelque grand embarras, afin qu'il
ait sans cesse besoin de vous, et qu'il ne s'avise
j)as de censurer votre conduite. Mais cette
affaire , quoique un peu hasardeuse , n'auroit
pas laissé de réussir si je l'eusse conduite. On
me rappela à Athènes pour une sottise, pour
ces Hermès mutilés. Après mon départ, Lama-
chus périt comme un étourdi. Nicias étoit un
grand indolent, toujours craintif et irrésolu.
Les gens qui craignent tant ont plus à craindre
que les autres : car ils perdent les avantages
que la fortune leur présente, et ils laissent
venir tous les inconvéniens qu'ils ont prévus,
On m'accusa encore d'avoir par dérision, avec
des libertins, représenté dans une débauche les
mystères de Cérès. On disoit que j'y faisois le
principal personnage, qui étoit celui du sacrifi-
cateur : mais tout cela, chansons: on ne pou-
voit m'en convaincre.
IMerc. — Chansons 1 D'où vient donc que
tu n'osas jamais te présenter, et réponcU'e aux
accusations?
Alcib. — Je me serois livré à eux s'il eût
été question de toute autre choses mais comme
il s'agissoit de ma vie, je ne l'aurois pas confiée
à ma propre mère.
Merc. — Voilà une lâche réponse. N'as-tu
point de honte de me la faire ? Toi qui savois
hasarder ta vie à la merci d'un charretier bru-
tal, dès ta plus tendre enfance, tu n'as point
osé mettre ta vie entre les mains des juges pour
sauver ton honneur dans un âge mûr ! 0 mou
ami, il falloit que tu te sentisses coupable.
Alcib. — C'est qu'un enfant qui joue dans
un chemin, et qui ne veut pas interrompre son
jeu pour laisser passer une charrette, fait par
dépit et par mutinerie ce qu'un homme ne fait
point par raison. Mais enfin aous direz ce qu'il
vous plaira, je craignis mes envieux, et la sot-
tise du peuple, qui se met en fureur quand il
est question de toutes vos divinités.
Merc. — Voilà un langage de libertin, et je
parierois que tu t'étois moqué des mystères de
Gérés d'Eleusine. Pour mes figures , je n'en
doute point, tu lesavois mutilées.
Chah. — Je ne veux point recevoir daus ma
barque cet ennemi des dieux, cette peste du
genre huruain.
Alcib. — 11 faut bien que tu me reçoives ;
où veux-tu donc que j'aille?
Char. — Retourne à la lumière, pour tour-
menter les vivans et faire encore du bruit sur
la terre. C'est ici le séjour du silence et du repos.
Alcib. — Hé ! de grâce , ne me laisse point
errer sur les rives du Styx comme les morts pri-
vés de la sépulture : mon nom a été trop grand
parmi les hommes pour recevoir un tel affront.
Après tout, puisque j'ai reçu les honneurs funè-
bres, je puis contraindre Charon à me passer
dans sa bai'que. Si j'ai mal vécu , les juges des
enfers me puniront ; mais pour ce- vieux fantas-
que, je l'obligerai bien....
DIALOGUES DES MORTS.
263
Ch.\r. — Puisque tu le prends sur ua loa si
haut, je veux savoir conuiient tu as été iuhunié:
car ou parle de la mort bien confusément. Les
uns disent que tu as été poignardé dans le sein
d'une courtisane. Lkdle mort pour un homme
qui fait le grand personnage ! D'autres disent
qu'on te brijla.Jusqu'àceque le fait soitéclairci,
je me mo(jue de ta fierté; non, tu n'entreras
poinl ici.
Alcib. — Je n'aurai poiut de peine à racon-
ter ma dernière aventure ; elle est à mon hon-
neur, et elle couronne une belle vie. Lysander,
sachant combien j'avois fait de mal aux Lacédé-
mouiens en servant ma patrie dans les combats,
et en négociant pour elle auprès des Perses ,
résolut de demander à Pliarnabaze de me faire
mourir. Ce Pharnabaze connnandoit sur la cote
d'Asie au nom du grand Roi. Pour moi , ayant
vu que les chefs Athéniens se conduisoient avec
témérité; et qu'ils ne vouloient pas même écou-
ter mes avis , pendant que leur Hotte étoit dans
la rivière de la Chèvre près de l'Hellespont, je
leur prédis leur ruine , qui arriva bientôt après ;
et je me retirai dans un lieu de Phrygie que les
Perses ra'avoient donné pour ma subsistance.
Là je vivùis content, désabusé de la fortune qui
m'avoit tant de fois trompé , et je ne songeois
plus qu'à me réjouir. La courtisane Timandra
étoit avec moi. Pharnabaze n'osa refuser ma
mort aux Lacédémoniens . il envoya son frère
Maga?us pour me faire couper la tête , et pour
hrùler mon corps. Mais il n'osa avec tous ses
Perses entrer dans la maison où je demeurois :
ils mirent le feu tout autour, aucun d'eux
n'ayant le courage d'entrer pour m'attaquer.
Dès que je m'aperçus de leur dessein , je jetai
sur le feu mes habits , toutes les bardes que je
trouvai; et même les tapis qui étoient dans la
maison : puis je mis mon manteau plié autour
de ma main gauche, et; de la droite tenant mon
épée nue , je me jetai hors de la maison au tra-
vers de mes ennemis , sans que le feu me fit
aucun mal; à peine brùla-t-il un peu mes ha-
bits. Tous ces barbares s'enfuirent dès que je
parus; mais, en fuyant, ils me tirèrent tant de
traits, quejetouduii percé de coups. Quand ils
se furent retirés, Timandra alla prendre mon
corps, l'enveloppa, et lui donna lasé[)ullure le
plus honorablement qu'elle put.
Meuc. — Cette Timandra jrest-elle pas la
mère de la fameuse courtisane de Corintbe
nommée Laïs?
Alcik. — C'est elle-même. Voilà l'histoire
de ma mort et de ma sépulture. Vous reslc-t-il
(iuelquedifficulté?
Cn.ui, — Oui , sans doute, une grande, que
je te délie de lever.
Alcib. — Explique-la, nous verrons.
Cu.vR. — Tu n'as pu te sauver de cette mai-
son brûlée qu'en te jetant comme un désespéré
au travers de tes ennemis: et tu veux que Ti-
mandra, qui demeura dans les ruines de cette
maison toute en feu. n'ait souffert aucun mal !
De plus, j'entends dire à plusieurs ombres que
les Lacédémoniens ni les Perses ne t'ont point
fait mourir : on assure que tu avois séduit une
jeune femme d'une maison très-noble, selon ta
coutume ; que les frères de cette femme vou-
lurent se venger de ce déshonneur, et te firent
brûler.
Alcib. — Quoi qu'il en soit, suivant ce conte
même, tu ne peux douter que je n'aie été brûlé
connue les autres morts.
Char. — Mais tu n'as pas reçu les honneurs
de la sépulture. Tu cherches des subtilités. Je
vois bien que tu as été un dangereux brouillon.
Alcuj. — J'ai été brûlé comme les autres
morts , et cela suffît. Veux-tu donc que Ti-
mandra vienne t 'apporter mes cendres , ou
qu'elle t'envoie un certificat? Mais si tu veux
encore contester, je m'en rapporte aux trois
juges d'ici-bas. Laisse-moi passer pour plaider
ma cause devant eux.
Char. — Bon ! tu l'aurois gagnée si tu pas-
sois. ^ oici un homme bien rusé!
Mekc. — 11 faut avouer la vérité : en passant
j'ai vu l'urne où la courtisane avoit. disoit-on.
mis les cendres de son amant. Un homme qui
sa\oit si bien enchanter les feunnes ne pouvoit
manquer de sépulture : il a eu des honneurs ,
des regrets, des larmes, plus qu'il ne méritoit.
Alcib. — Je prends acte que Mercure a
vu mes cendres dans une urne. Maintenant je
sonnne Charon de me recevoir dans sa barque;
il n'est plus en droit de me refuser.
Merc. — Je le plains d'avoir à se charger de
loi. Méchant homme, tu as mis le feu partout :
c'est toi qui as allumé cette horrible guerre dans
loule la (îrèce. Tu es cause que les Athéniens
et les Lacédémoniens ont été \ingt-huit ans en
armes les uns contre les autres, par mer et par
terre.
Alcib. — Ce n'est pas moi qui en suis la
cause; il faut s'en prendre à mon oncle Péridès.
Merc. — Péridès , il est vrai , engagea cette
funeste guerre, mais ce fut par ton conseil. Ne
te souviens-tu pas d'un jour que tu allas heur-
ter à sa porte? Ses gens te dirent qu'il n'avoit
pas le temps de te voir, parce qu'il étoit embar-
rassé pour les comptes qu'il devoit rendre aux
264
DIALOGUES DES MORTS.
Athéniens de l'administration des revenus de la
république. Alors tu répondis : Au lieu de son-
ger à rendre compte , il feroit bien mieux de
songer à quelque expédient pour n'en rendre
jamais. L'expédient que tu lui fournis fut de
brouiller les affaires, d'allumer la guerre, et de
tenir le peuple dans la confusion. Périclès fut
assez corrompu pour te croire : il alluma la
guerre; il y périt. Ta patrie y est presque périe
aussi; elle y a perdu la liberté. Après cela faut-
il s'étonner si Arcbestrate disoit que la Grèce
entière n'étoit pas assez puissante pour suppor-
ter deux Alcibiade ? Timon le Misanthrope n'é-
toit pas moins plaisant dans son chagrin ; il étoit
indigné contre tous les Athéniens, dans lesquels
il ne voyoit plus de trace de vertu ; te rencontrant
un jour dans la rue , il te salua et te prit par la
main, en te disant : Courage, mon enfant ! [>ourvu
que ta croisses encore en autorité , tu donneras
bientôt àces gens-ci tous les maux qu'ils méritent.
AxciB. — Faut-il s'amuser aux discours d'un
mélancolique qui haïssoit tout le genre humain?
Merc. — Laissons là ce mélancolique. Mais
le conseil que tu donnas à Périclès, n'est-ce pas
le conseil d'un voleur?
Alcib. — 0 mon pauvre Mercure ! ce n'est
point à toi à parler de voleur; on sait que tu en
as fait long-temps le métier : un dieu fdou n'est
pas propre à corriger les hommes sur la mau-
vaise foi en affaires d'argent.
Merc. — Charon, je te conjure de le passer
le plus vite que tu pourras; car nous ne gagne-
rions rien avec lui. Prends garde seulement
qu'il ne surprenne les trois juges, et Pluton
même : avertis-les de ma part que c'est un scé-
lérat capable de faire révolter tous les morts, et
de renverser le plus paisible de tous les empires.
La punition qu'il mérite, c'est de ne voir au-
cune femme, et de se taire toujours. Il a trop
abusé de sa beauté et de son éloquence. Il a
tourné tous ses grands talens à faire du mal.
Char. — Je donnerai de bons mémoires
contre lui , et je crois qu'il passera fort mal son
temps parmi les ombres , s'il n'a plus de mau-
vaise intrigue à y faire.
XXI.
DENYS, PYTHIAS ET DAMON.
La véritable vertu ue pont aimer que la vertu.
Den. — Ho 1 dieux! qu'est-ce qui se pré-
sente à mes yeux? c'est Pylhias qui arrive; oui,
c'est Pythias lui-même. Je ne laurois jamais
cru. Ah ! c'est lui ; il vient pour mourir et pour
dégager son ami.
PïTH. — Oui, c'est moi. Je n'étois parti que
pour payer aux dieux ce que je leur avois voué,
régler mes affaires domestiques selon la justice,
et dire adieu à mes enfans, pour mourir avec
plus de tranquillité.
Dex. — Mais pourquoi reviens-tu? Quoi
donc! ne crains-tu point la mort? viens-tu la
chercher comme un désespéré, un furieux?
PvTH. — Je viens la souffrir, quoique je ne
l'aie point méritée ; car je ne puis me résoudre
k laisser mourir mon ami en ma place.
Dex. — Tu l'aimes donc plus que toi-même?
Pyth. — Xon , je l'aime comme moi; mais
je trouve que je dois périr plutôt que lui, puis-
que c'est moi que tu as eu intention de faire
mourir : il ne seroit pas juste qu'il souffrit, pour
me délivrer de la mort, le supplice que tu m'as
préparé.
Den. — Mais tu prétends ne mériter pas
plus la mort que lui.
Pyth. — Il est vrai; nous sommes tous deux
également innocens, et il n'est pas plus juste
de me faire mourir que lui.
Den. — Pourquoi dis-tu donc qu'il ne se-
roit pas juste qu'il mourût au lien de toi?
Pyth. — Il est également injuste à toi de
faire mourir Damon, ou bien de me faire mou-
rir : mais Pythias seroit injuste s'il laissoit souf-
frir à Damon une mort que le tyran n'a prépa-
rée qu'à Pythias.
Den. — Tu ne viens donc, au jour marqué,
(jue pour sauver la vie à ton ami, en perdant la
tienne ?
Pyth. — Je viens à ton égard souffrir une
injustice qui est ordinaire aux tyrans; et, à l'é-
gard de Damon. faire une action de justice en
le retirant d'un péril où il s'est mis par généro-
sité pour moi.
Den. — Et loi, Damon, ne craignois-tu pas,
dis la vérité, que Pythias ne reviendroit point;
et que tu paierois pour lui * ?
Dam. — Je ne savois que trop que Pythias
reviendroit ponctuellement, et qu'il craindroit
bien plus de manquer à sa parole que de perdre
la vie. Plut aux dieux que ses proches et ses
amis l'eussent retenu malgré lui ! maintenant il
* Dans rrdilion de 17J8, un lit t ve revint point , et de
paijer pmir lui. Noii* copions le niamiscril original. On
Irouvora ailleurs ilcs locutions semblables; c'est uuc prcu\e
que Fonelon a écrit ainsi à dessein. Ce Dialogue fut imprimé
})Our la première fois en 1700 a la suite des aventures d\i-
ristonoûs ; on y lit ce passage connue nous le douuous ici.
(F.cUt. de rers.^
DIALOGUES DES MORTS.
265
seroit la consolation des gens de bien, et j'aurois
celle de mourir pour lui.
Df.n. — Quoi! la vie te déplaît-elle ?
Dam. — Oui, elle me déplaît quand je vois
un tyran.
Den. — Hé bien! tu ne le verras plus. Je
vais te faire mourir tout-à-l'heure.
PïTH. — Excuse le transport d'un bommc
qui regrette son ami prêt à mourir; mais sou-
viens-toi que c'est moi seul que tu as destiné à
la mort. Je viens la soulVrir pour dégager mon
ami; ne me refuse pas cette consolation dans ma
dernière heure.
Den. — Je ne puis souffiir deux hommes
qui méprisent la vie et ma puissance.
Dam. Tu ne peux donc souffrir la vertu?
Dex. — Non, je ne puis souffrir cette verta
fière et dédaigneuse qui méprise la vie , qui ne
craint aucun supplice , qui est insensible aux
richesses et aux plaisirs.
Dam. — Du moins tu vois qu'elle n'est point
insensible <à l'honneur, à la justice et à l'amitié.
Den. — Ça, qu'on emmène Pythias an sup-
plice ; nous verrons si Damon continuera à mé-
priser mon pouvoir.
Dam. — Pythias, en revenant se soumettre
à tes ordres , a mérité de toi que tu le laisses
vivre; et moi, en me livrant pour lui à ton in-
dignation, je t'ai irrité: contente-toi, fais-moi
mourir.
Pyth. — Non, non, Denys; souviens-toi
que je suis le seul qui t'a déplu : Damon n'a
pu
Den. — Hélas! que vois-je? où suis-je? que
je suis malheureux et digne de l'être! Non, je
n'ai rien connu jusqu'ici : j'ai passé ma vie dans
les ténèbres et dans l'égarement. Toute ma puis-
sance m'est inutile pour me faire aimer : je ne
puis pas me vanter d'avoir acquis , depuis plus
de trente ans de tyrannie, un seul ami dans
toute la terre. Ces deux hommes, dans une con-
dition privée , s'aiment tendrement, se confient
l'un à l'autre sans réserve, sont heureux en s'ai-
mant, et veulent mourir l'un pour l'autre.
PïTH. — Comment auriez-vous des amis ,
vous qui n'avez jamais aimé personne? Si vous
aviez aimé les hommes, ils vous aimeroient.
Vous les avez craints, ils vous craignent, ils
vous haïssent.
Den. — Damon, Pythias, daignez me rece-
voir entre vous deux, pour être le troisième ami
d'une si parfaite société ; je vous laisse vivre, et
je vous comblerai de biens.
Dam. — Nous n'avons pas besoin de tes
biens, et pour ton amitié, nous ne pouvons
l'accepter que quand tu seras bon et juste. Jus-
que-là tu ne peux avoir que des esclaves trem-
blans et de lâches flalleurs. Il faut être vertueux,
bienfaisant, sociable, sensible à l'amitié, prêt à
entendre la vérité, et savoir vivre dans une es-
pèce d'égalité avec de vrais amis, pour être
aimé par des hommes libres.
XXII.
PION ET GÉLON.
Dans un souverain ce n'est pas l'homme qui doit régner,
ee sont les lois.
Dion. — Il y a long-temps, ô merveilleux
homme ! que je désire de te voir ; je sais que
Syracuse te dut autrefois sa liberté.
GÉLON. — Et moi je sais que tu n'as pas eu
assez de sagesse pour la lui rendre. Tu n'avois
pas mal commencé contre le tyran , quoiqu'il
fût ton beau-frère ; mais, dans la suite , l'or-
gueil, la mollesse et la défiance, vices d'un
tyran , corrompoient peu à peu tes mœurs.
Aussi les tiens mêmes t'ont fait périr.
Dion. — Peut-on gouverner la république
sans être exposé aux traîtres et aux envieux?
GÉLON. — Oui , sans doute ; j'en suis une
belle preuve. Je n'étois pas syracusain; quoi-
que étranger, on me vint chercher pour me
faire roi; on me fit accepter le diadème; je le
portai avec tant de douceur et de modération
pour le bonheur des peuples, que mon nom est
encore aimé et révéré par les citoyens, quoique
ma famille, qui a régné après moi , m'ait dés-
honoré par ses vices. On les a soufferts pour
l'amour de moi. Après cet exemple, il faut
avouer qu'on peut conmiander sans se faire
haïr. Mais ce n'est pas à moi qu'il faut cacher
tes fautes : la prospérité t'avoit fait oublier la
philosophie de ton ami Platon.
Dion. — Hé ! quel moyen d'être philosophe,
quand on est le maîire de tout, et qu'on a des
passions qu'aucune crainte ne retient!
GÉLON. — J'avoue que les hommes qui gou-
vernent les autres me fout pitié ; cette grande
puissance de faire le mal est un horrible poison.
Mais enfin j'étois homme comme toi, et cepen-
dant j'ai vécu dans l'autorité royale jusqu'à
une extremis vieillesse , sans abuser de ma puis-
sance.
Dion. — Je reviens toujours là : il est facile
d'être philosophe dans une condition privée;
mais quand on est au-dessus de tout
266
DIALOGUES DES MORTS.
GÉLOx. — Hé! c'est (jiKUid ou se voit au-
dessus de tout qu'on a un plus grand besoin de
philosopbie pour soi et pour les autres qu'on
doit gouverner. Alors il faut être doublement
sage, et borner au dedans par sa raison une
puissance que rien ne borne au debors.
Dion. — Mais j'avois vu le vieux Denys,
mon beau-père, qui avoit lini ses jours paisi-
blement dans la tyrannie; je m'imaginois qu'il
n'y avoit qu'à faire de niènie.
Gélox. — Ne vois-tu pas que tu avois com-
mence comme un liommc de bien qui veut
rendre la liberté à sa patrie? Espérois-tu qu'on
le souffriroit dans la tyrannie, puisqu'on ne
s'étoitconliéà toi qu'alin de renverser le tyran?
C'est un hasard quand les méchans évitent les
dangers qui les environnent : encore même
sont-ils assez punis par le besoin où ils se trou-
vent de se précautionner contre ces périls. Eu
répandant le sang humain, en désolant les ré-
publiques, ils n'ont aucun moment de repos
ni de sûreté ; ils ne peuvent jamais goûter ni le
plaisir de la vertu, ni la douceur de l'amitié,
ni celle de la confiance et d'une bonne répu-
tation. Mais toi, qui étois l'espérance des gens
de bien , qui promettois dos vertus sincères ,
qui avois voulu établir la république de Platon,
tu commençois à vivre en tyran , et tu croyois
qu'on te laisseroit vivre !
Dion. — Ho bien î si je retournois au monde,
je laisserois les hommes se gouverner eux-
mêmes comme ils pourroient. J'aimerois mieux
m'aller cacher dans quelque île déserte que de
me charger de gouverner une république. Si
on est niéchaut, ou a tout à craindre ; si on est
l»on, on a trop à soullrir.
Gklox. — Les bons rois, il est vrai, ont bien
des peines à souflrir; mais ils jouissent dune
tranquillité et d'un plaisir pur au dedans d'eux-
mêmes, que les tyraus ignorent toute leur xie.
Sais-tu bien le secret de régner ainsi? Tu de-
vrois le savoir, car tu l'as souvent ouï dire à
Platon.
Dion. — Redis-le-moi de grâce, caria bonne
fortune me l'a fait oublier.
Gélox. — Il ne faut pas que l'homme règne;
il faut qu'il se contenle de faire régner les lois.
S'il prend la royauté pour lui , il la gâte , et se
perd lui-même ; il ne doit l'exercer que pour le
maintien des lois et le bien des peuples.
Dion. — Cela est bien aisé à dire , mais dif-
iicile à faire.
GÉLON. — Difficile, il est vrai, mais non pas
impossible. Celui qui en parle l'a fait comme il
te le dit. Je ne cherchai point l'autorité; elle me
vint chercher; je la craignis ; j'en connus tous
les embarras; je ne l'acceptai que pour le bien
des hommes. Je ne leur fis jamais sentir que j'é-
tois le maître; je leur fis seulement sentir qu'eux
et moi nous devions cédera la raison et à la jus-
fice. Une vieillesse respectée , une mort qui a
mis toute la Sicile en deuil, une réputafion
sans tache et éternelle, une vertu récompensée
ici-bas par le bonheur des Champs Elysiens,
sont le fruit de cette philosophie si long-temps
conservée sur le trône.
Dion. — Hélas 1 je savois tout ce que tu me
dis; jeprétendois en faire autant; mais je ne me
défiois point de mes passions, et elles m'ont
perdu. De grâce, souffre que je ne te quitte
plus.
GÉtoN. — Non, tu ne peux être admis parmi
ces âmes bienheureuses qui ont bien gouverné.
Adieu.
XXIII.
PLATON KT DENYS LE TYRAN.
Vn piiiiLC ne peut trouver de véritable bonlieur et de sûreté
que dans l'amour de ses sujets.
Den. — Hé! bonjour, Platon; te voilà comme
je t'ai ^u eu Sicile.
Plat. — Pour toi , il s'en faut bien que tu
sois ici aussi brillant que sur ton trône.
Den. — Tu n'étois qu'un jihilosophe chi-
mérique : ta république n'éloit qu'un beau
songe.
Pi.AT — Ta tyrannie n'a pas été plus solide
que ma république; elle est tombée par terre.
Den. — C'est ton ami Dion qui me trahit.
Pivr. — C'est toi qui te trahis toi-même.
Quand on se fait haïr, on a tout à craindre.
Den. — Mais aussi, quel plaisir de se faire
aimer ! Pour y parvenir, il faut contenter les
autres. Ne vaut-il pas mieux se contenter soi-
même, au hasard d'être haï?
Plat. — Quand on se fait haïr pour conten-
ter ses passions, on a autant d'ennemis que de
sujets; on n'est jamais en sûreté. Dis-moi la
vérité ; dormois-tu eu repos ?
Den. — Non, je l'avoue. C'est que je n'avois
pas encore fait mourir assez de gens.
Plat — Hé ! ne vois-tu pas que la mort des
uns t'atliroit la haine des autres; que ceux qui
voyoient massacrer leurs voisins attendoient de
périr à leur tour, et ne pouvoient se sauver
qu'en te prévenant? Il faut, ou tuer jusqu'au
DIALOGUES DES MORTS.
267
dernier des citoyens, ou abandonner la rigueur
des peines, pour tâcher de se faire aimer.
Quand les peuples \ous aiment, vous n'avez
plus besoin de gardes j vous êtes au milieu de
votre peuple comme un père qui ne craint rien
au milieu de ses propres enfans.
Den. — Je me souviens que tu me disois tou-
tes ces raisons , quand je fus sur le pouit de
quitter la tyrannie pour être ton disciple ; mais
un flatteur m'en empêcha. Il faut avouer qu'il
est bien difficile de renoncer à la puissance sou-
veraine.
Plat. — N'auroit-il pas mieux valu la quit-
ter volontairement pour être philosophe , que
d'eu être honteusement dépossédé, pour aller
gagner sa vie à Corinthe par le métier de maî-
tre d'école ?
Dex. — Mais je ne prévoyois pas qu'on me
chasseroit.
Plat. — Hé ! comment pou vois- tu espérer
de demeurer le maître en un lieu où tu avois
mis tout le monde dans la nécessité de te per-
dre pour éviter ta cruauté !
Den. — J'espérois qu'on n'oseroit jamais
m'atfaquer.
Plat. — Quand les hommes risquent davan-
tage en vous laissant vivre qu'en vousattaquant,
il s'en trouve toujours qui vous préviennent :
vos propres gardes ne peuvent sauver leur vie
qu'en vous arrachant la votre. Mais parle-moi
franchement; n'as-tu pas vécu avec plus de
douceur dans ta pauvreté de Corinthe que dans
ta splendeur de Syracuse ?
Dex. — A Corinthe, le maître d'école man—
geoit et dormoit assez bien ; le tyran à Syracuse
avoit toujours des craintes et des défiances : il
falloit égorger quelqu'un, ravir des trésors,
faire des conquêtes. Les plaisirs n'étoient plus
plaisirs ; ils étoient usés pour moi , et ne lais-
soient pas de m'agiter avec trop de violence.
Dis-moi aussi, philosophe , te trouvois-tu bien
malheureux quand je te fis vendre ?
Plat. — J'avois dans l'esclavage le même
repos que tu goùtoisà Corinthe, avec cette dif-
férence, que j'avois l'honneur de souil'rir pour
la vertu par l'injustice du tyran, et que tu étois
le tyran honteusement dépossédé de sa tyran-
nie.
De>". — Va, je ne gagne rien à disputer con-
tre toi; si jamais je retourne au monde, je choi-
sirai une condition privée, ou bien je me ferai
aimer par le peuple que je gouvernerai.
XXIV
PLATON ET ARISTOTE.
Ciifique de la pliilusophie cTAiistole; solidité des idées
éternelles de Platon.
Arist. — Avez-vous oublié votre ancien dis-
ciple ? Ne me connaissez-vous plus? J'aurois
besoin de votre réminiscence.
Plat. — Je n'ai garde de reconnoître en vous
mon disciple. Vous n'avez jamais songé qu'à
paroître le maître de tous les philosophes, et
qu'à faire tomber dans l'oubli tous ceux qui
vous ont précédé.
Arist. — C'est que j'ai dit des choses origi-
nales, et que je les ai expliquées fort clairement.
Je n'ai point pris le style poétique ; en cher-
chant le sublime, je ne suis point tombé dans
le galimatias : je n'ai point donné dans les idées
éternelles.
Plat. — Tout ce que vous avez dit étoit tiré
de livres que vous avez tâché de supprimer. Vous
avez parlé, j'en conviens, d'une manière nette,
précise , pure, mais sèche et incapable de faire
sentir la sublimité des vérités divines. Pour les
idées éternelles , vous vous en moquerez tant
qu'il vous plaira ; mais aous ne sauriez vous
en passer , si vous voulez établir quelques vé-
rités certaines. Quel moyen d'assurer ou de nier
une chose d'une autre, à moins qu'il n'y ait
des idées de ces deux choses qui ne changent
point? Qu'est-ce que la raison , sinon nos idées?
Si nos idées changeaient, la raison seroit aussi
cliangcanfe. Aujourd'hui le tout seroit plus
grand que la partie : demain la mode en seroit
passée, et la partie seroit plus grande que le tout.
Ces idées éternelles, que vous voulez tourner en
ridicule, ne sont donc que les premiers prin-
cipes de la raison, qui demeurent toujours les
mêmes, liien loin que nous puissions juger de
ces premières vérités, ce sont elles qtii nous ju-
gent, et qui nous corrigent quand nous nous
trompons. Si je dis une chose extravagante, les
autres hommes en rient d'abord, et j'en suis
honteux. C'est que ma raison et celle de mes
voisins est une règle au-dessus de moi, qui
vient me redi-esser malgré moi, conune une rè-
gle véritable redresseroit une ligne tortue que
j'aurois tracée. Faute de remonter aux idées,
qui sont les premières et les simples notions de
chaque chose, vous n'avez point eu de prin-
cipes assez fermes, et vous n'alliez qu'à tâtons.
268
DIALOGUES DES MORTS.
Arist. — Y a-t-il rien de plus clair que ma
morale ?
Plat. — Elle est claire, elle est belle, je Ta-
voue; votre logique est siiblilc, nictliodique,
exacte, ingénieuse : mais voire physique n'est
qu'un amas de termes abstraits qui n'expli-
quent point la nature des corps ; c'est une phy-
sique mélaphysiquée, ou, pour mieux dire, des
noms vagues, pour accoutumer les esprits à se
payer de mots,, et à croire entendre ce qu'ils
n'entendent pas. C'est en cette occasion que
vous auriez eu grand besoin d'idées claires pour
éviter le galimatias que vous reprochez aux au-
tres. Un ignorant sensé avoue de bonne loi qu'il
ne sait ce que c'est que la matière première. Un
de vos disciples croit dire des merveilles, en di-
sant qu'elle n'est ni quoi , ni quel , ni combien ,
ni aucune des choses par lesquelles l'être est dé-
terminé. Avec ce jargon un homme se croit
ménager les princes, n'avez-vous pas perdu les
bonnes grâces de votre disciple par vos entre-
prises trop ambitieuses?
Anisr. — Hélas! il n'est que trop vrai. Ici-
bas même, il ne daigne plus me reconnoître ;
il me regarde de travers.
Plat. — C'est qu'il n'a point trouvé dans
votre conduite la pure morale de vos écrits.
Dites la vérité ; vous ne ressembliez point à
votre Magnanime.
Arist. — Et vous, n'avez-vous point parlé
du mépris de toutes les choses terrestres et pas-
sagères, pendant que vous viviez magnifique-
ment?
Plat. — Je l'avoue, mais j'étois considérable
dans ma patrie. J'y ai vécu avec modération et
honneur. Sans autorité ni ambition, je me suis
fait révérer des Grecs. Le philosophe venu de
Stagyre, qui \ eut tout brouiller dansle royaume
grand philosophe, et méprise le vulgaire. Les de son disciple, est un personnage qui en bonne
Epicuriens venus après vous ont raisonné plus philosophie doit être fort odieux,
sensément que vous sur les figures et sur le
mouvement des petits corps qui forment par
leur assemblage tous les composés que nous
voyons. Au moins c'est une physique vraisem-
blable. Il est vrai qu'ils n'ont jamais l'emonté
jusqu'à l'idée et à la nature de ces petits corps ;
ils supposent, toujours sans preuve, des règles
toutes laites, et sans savoir par qui; puis ils en
tirent, comme ils peuvent, la composition de
toute la nature sensible. Cette philosophie est
imparfaite, il est vrai ; mais enfin elle sert
à entendre beaucoup de choses dans la nature.
Votre philosophie n'enseigne que des mots; ce
n'est pas une philosophie , ce n'est qu'une
langue bizarre. Tirésias vous menace qu'un
jour il viendra d'autres philosophes qui vous
déposséderont des écoles où vous aurez régné
longtemps, et qui feront tomber de bien haut
votre réputation.
Arist. — Je voulois cacher mes principes:
c'est ce qui m'a fait envelopper ma physique.
Plat. — Vous y avez si bien réussi, que per-
sonne ne vo«s entend ; ou du moins, si on vous
entend, on trouve que vous ne dites rien.
Arist. — Je ne pouvois rechercher toutes les
vérités, ni faire toutes les expériences.
Plat. — Personne ne le pouvoit aussi com-
modément que vous ; vous aviez l'autorité et
l'argent d'Alexandre. Si j'avois eu les mêmes
avantages, j'aurois fait de belles découvertes.
Arist. — Que ne ménagiez-vousDenysle ty-
ran, pour en tirer le même parti?
Plat. — C'est que je n'étois ni courtisan ni
flatteur. Mais vous , qui trouvez qu'on doit
XXY.
ALEXANDRE ET ARISÏOTE.
Ouelquc grandes que soient les qualités naturelles d'un
jeune prince , il a tout à craindre s'il n'éloigne les flat-
teurs, s'il ne s'accoutume de bonne heure k combattre
ses passions , et à aimer ceux qui auront le courage de
lui dire la vérité.
Arist. — Je suis ravi de voir mon disciple.
Huelle gloire pour moi d'avoir instruit le vain-
queur de l'Asie !
Alex. — Mon cher Aristote, je te revois avec
plaisir. Je ne t'avois point vu depuis que je
quittai la Macédoine; mais je ne t'ai jamais ou-
blié pendant mes conquêtes : tu le sais bien.
Arist. — Te souviens-tu de ta jeunesse, qui
éloit si aimable ?
Alex. — Oui, il nie semble que je suis en-
core à Pella ou à Pydne; que tu viens de Sta-
gyre pour m'enseigner la i)hilosophie.
Arist. — Mais tu avois un peu négligé mes
préceptes, quand la trop grande prospérité eni-
vra ton cœur.
Alex. — Je l'avoue : tu sais bien que je suis
sincère. Maintenant que je ne suis plus que
l'ombre d'Alexandre, je reconnois qu'Alexan-
dre étoif trop hautain et trop superbe pour un
mortel.
Arist. — Tu n'avois point pris mon Magna-
nime pour te servir de modèle.
DIALOGUES DES MÙRTS.
269
Alex. — Je n'avois garde : ton Map:nanime
n'est qu'un pédant; il n'a rien de Mai ni de
naturel ; il est guindé et outré en tout.
Arist. — Mais n'étois-tu [)as outré dans ton
héroïsme? Pleurer de n'avoir pas encore sub-
jugué un monde, quand on disoit qu'il y en
avoit plusieurs^ parcourir les royaumes im-
menses pour les rendre à leurs rois après les
avoir vaincus : ravager l'univers pour faire
parler de toi; se jeter seul sur les remparts
d'une ville ennemie: vouloir passer pour une
divinité ! Tu es plus outré que mon Magna-
nime.
Alex. — Me voilà donc revenu à ton école?
Tu me dis toutes mes vérités , comme si nous
étions encore à Pella. Il n'auroit pas été trop sur
de me parler si librement sur les bords de l'Eu-
phrate : mais, sm-les bords du Styx, on écoute
un censeur plus patiemment. Dis-moi donc ,
mon pauvre Aristote, toi qui sais tout, d'où
vient que certains princes sont si jolis dans leur
enfance, et qu'ensuite ils oublient toutes les
bonnes maximes qu'ils ont apprises , lorsqu'il
seroit question d'en faire quelque usage ? A
quoi sert-il qu'ils parlent dans leur jeunesse
comme des perroquets, pour approuver tout ce
qui est bon, et que la raison, qui devroit croître
en eux avec l'âge, semble s'enfuir dès qu'ils sont
entrés dans les affaires?
Arist. — En effet, ta jeunesse fut merveil-
leuse ; tu entretenois avec politesse les ambassa-
deurs qui venoient chez Philippe; tu aimois
les lettres ; tu lisois les poètes ; tu éfois charmé
d'Homère; ton cœur s'enflammoit au récit des
vertus et des grandes actions des héros. Quand
tu pris Thèbes, tu respectas la maison de Pin-
dare ; ensuite lu allas , en entrant dans l'Asie ,
voir le tombeau d'Achille et les ruines de Troie.
Tout cela marque un naturel humain et sen-
sible aux belles choses. On vit encore ce beau
naturel quand tu confias ta vie au médecin Phi-
lippe, mais surtout lorsque tu traitas si bien la
famille de Darius, que ce roi mourant se conso-
loit dans son malheur, pensant que lu serois le
père de sa famille. Voilà ce que la philosophie
et le beau naturel avoient mis en toi. Mais
le reste, je n'ose le dire...
Alex. — Dis, dis, mon cher Aristote; tu n'as
plus rien à ménager.
AuisT. — Ce faste, ces mollesses , ces soup-
çons, ces cruautés, ces colères, ces emportemens
furieux contre tes amis, cette crédulité pour les
lilcbcs flatteurs qui t'appcloieiit un dieu.
Alex. — Ah ! tu dis vrai. Je voudrois être
mort après avoir vaincu Darius.
ArusT. — Quoi ! f u voudrois n'avoir point
subjugué le reste deTOrient.
Alex. — Cette conquête m'est moins glo-
rieuse, qu'il ne m'est honteux d'avoir succombé
à mes prospérités, et d'avoir oublié la condition
humaine. Mais dis-moi donc? d'où vient qu'on
est si sage dans l'enfance, et si peu raisonnable
quand il seroittemps de l'être?
Arist. — C'est que dans la jeunesse on est
instruit, excité^ corrigé par des gens de bien.
Dans la suite , on s'abandonne à trois sortes
d'ennemis : à sa présomption, à ses passions et
aux flatteurs.
XXAI.
ALEXANDRE ET CLITIS.
Funeste délicatesse des gi-ands, qui ne peuvent souffrir
d'être avertis de leurs défauts , même par leurs plus
lulèles serviteurs.
Clh. — Bonjour, grand roi. Depuis quand
es-tu descendu sur ces rives sombres ?
Alex. — Ah ! Clitus , retire-toi ; je ne puis
supporter ta vue ; elle me reproche ma faute.
Clit. — Pluton veut que je demeure devant
tes yeux, pour te punir de m'avoir tué injuste-
ment. J'ensuis taché; car je t'aime encore,
malgré le mal que tu m'as fait ; mais je ne puis
plus te quitter.
Alex. — 0 la cruelle compagnie ! Voir tou-
jours un homme qui rappelle le souvenir de ce
qu'on a eu tant de houle d'avoir fait !
Clit. — Je regarde bien mon meurtrier;
pourquoi ne saurois-tu pas regarder un homme
que tu as fait mourir? Je vois bien que lesgrands
sont plus délicats que les autres hommes ; ils ne
veulent voir que des gens contens d'eux, qui les
flattent, et qui fassent semblant de les admirer.
-Mais il n'est plus temps d'être délicat sur les
bords du Styx. Il falloit quitter cette délicatesse
en quittant la grandeurroyale. Tu n'as plus rien
à donner ici, et tu ne trouveras plusde flatteurs.
Alex. — Ah ! quel malheur ! sur la terre
j'éloisun dieu; ici je ne suis plusqu'une ombre,
et on m'y reproche sans [tilié mes fautes.
Clit. — Pourquoi les faisois-tu ?
Alex. — Quand je te tuai, j'avois trop bu.
Clit. — Voilà une belle excuse pour un hé-
ros et pour un dieu ! Celui qui devoit être assez
raisonnable pour gouverner la terre entière,
perdoil, |)ar l'ivresse, toute sa raison, et se ren-
doit semblable à une bête féroce. Mais avoue de
270
DIALOGUES DES MORTS.
bonne foi la vérité ; lu étols encore plus enivré
par la mauvaise gloire et par la colère que par
le vin : tu ne pou vois souft'rir que je condam-
nasse ta vanité qui te faisoit recevoir les hon-
neurs divins, et oublier les services qu'on t'avoit
rendus. Réponds-moi -, je ne craius plus que tu
me tues.
Ai-E\. — 0 dieux cruels, que ne puis-je me
venger de vous ! Mais liélas ! je ne puis pas
même me \enger de celte ombre de Clitus qui
vient m'insulter brutalement.
CLrr. — Te voilà aussi colère et aussi fou-
gueux que tu l'étois parmi les vivans. Mais per-
sonne ne te craint ici : pour moi . lu me fais
pitié.
Alkx. — Quoi ! le grand Alexandre faire
pitié à un bomme vil tel que Clitus ! Que ne
puis-je ou le tuer ou me tuer moi-même !
CuT. — Tu ne peux plus ni l'un ni l'autre; les
ombres ne meurent point : te voilà immortel ,
mais autrement que tu ne l'avois prétendu. Il
faut te résoudre à n'être qu'une ombre connue
moi, et comme le dernier des liommes. Tu ne
trouveras plus ici de proNinccs à ravager, ni do
rois à fouler aux pieds, ni de palais à brûler
dans ton ivresse, ni <le fables ridicules à conter
pour te vanter d'être le lils de Jupiter.
Alex. — Tu me traites comme un misérable.
Clit. — Non, je te reconnois pour un grand
eonquéranl, d'un naturel sublime, mais gâté
par de trop grands succès. Te dire la vérité avec
affection, est-ce t'offenser? Si la ^érité t'of-
fense, retourne sur la terre chercher les flal-
leurs.
Alex. — A quoi donc me servira toule ma
gloire, si Clitus même ne m'épargne pas?
Clit. — C'est ton emporlerncnt qui a terni
ta gloire parmi les vivans. Yeux-tu la conserver
pure dans les enfers ? il faut être modeste avec
des ombres qui n'ont rien à perdre ni à gagner
avec toi.
Alf.x. — Mais lu disols que tu m'aimois.
Clit. — Oui, j'aime ta personne sans aimer
les défauts.
Alkx. — Si tu m'aimes, éparizne-moi.
Clit. — Parce que je t'aime, je ne t'épargne-
rai point. Quand tu parus si chaste à la vue de
la femme et de la RUe de Darius, quand tu mon-
tras tant de générosité pour ce prince vaincu, tu
méritas de grandes louanges ; je le les donne.
Ensuite la gloire te fit tourner la têle. Je le
quitte, adieu.
XXVII.
ALEXANDRE ET DIOGÈNE.
Combien la flatterie est pornicieiise aux princes.
DioG. — Ne vois-je pas Alexandre parmi les
morts !
Alex. — Tu ne te trompes pas, Diogèue.
DiOG. — Hé , comment ! les dieux meurent-
ils?
Alex. — Non pas les dieux , mais les hom-
mes mortels par leur nature.
DioG. — Mais crois-tu n'être qu'un simple
homme !
Alex. — Hé ! pourrois-je avoir un autre
sentiment de moi-même?
DioG. Tu es bien modeste après la mort. Rien
n'auroit manqué à ta gloire , Alexandre , si tu
l'avois été autant pendant ta vie.
Alex. — En quoi donc me suis-je si fort ou-
blié ?
DiOG. — Tu le demandes, loi qui , non con-
tent d'être lils d'un grand roi, qui s'éloit rendu
maître de la Grèce entière , prélendois venir de
Jupiter? On te faisoit la cour, ente disant qu'un
serpent s'éloit approché d'Olympias. Tu aimois
mieux avoir ce monstre pour père, parce que
celaflattoil davantage ta vanité, qued'êlre des-
cendu de plusieurs rois de Macédoine, parce que
tu ne trouvois rien dans celte naissance au-dessus
de l'humanité. Ne soulfrois-tu pas les basses et
honteuses ilalleries de la prêtresse de Jupiter-
Annnon? Elle répondit que tu blasphémois en
supposant que ton père pouvoit avoir des meur-
triers ; tu sus profiter de ses salutaires avis, et
tu évitas avec un grand soin de tomber dans la
suite dans de pareilles impiétés. 0 homme trop
foible pour supporter les talens que tu avois
reçus du Ciel !
Alex. — Crois-tu , Diogène , que j'aie été
assez insensé pour ajouter foi à toutes ces fables?
DiOG. — Pourquoi donc les aulorisois-tu ?
Alex. — C'est qu'elles m'aulorisoient moi-
même. Je les méprisois, et je m'enservois parce
qu'elles me donnoient un pouvoir absolu sur
les hommes. Ceux qui auroient peu considéré
le fils de Philippe trembloient devant le fils de
Jupiter. Les peuples ont besoin d'être trompés :
la vérité est foible auprès d'eux: le mensonge
est tout-puissant sur leur esprit. La seule ré-
ponse de la prêtresse, dont tu parles avec déri-
sion, a plus avancé mes conquêtes que mon cou-
DIALOGUES DES MORTS.
271
rage et toutes les ressources de mon esprit. Il
faut connoitre les hommes , se proportionner à
eux, et les mener par les voies par lesquelles ils
sont capables de marcher.
DiOG. — Les hommes du caractère que tu
dépeins sont dignes de mépris, comme l'erreur
à laquelle ils sont livrés : et pour être estimé
de ces hommes si vils, tu as eu recours au men-
songe, qui t'a rendu plus indigne qu'eux.
XXVIII.
DENYS L'ANCIEN ET DIOGÈNE.
Un prinre qui fait consister sou bonheur et ?a gloire k
satisfaire ses passions , n'est heureux ni en celte vie ni
en l'autre.
Den. — Je suis ravi de voir un homme de
ta réputation. Alexandre m'a parlé de toi depuis
qu'il est descendu en ces lieux.
DiOG. — Pour moi , je n'avois que trop en-
tendu parler de toi sur la terre. Tu y faisois du
bruit comme les torrensqui ravagent tout.
Den. — Est-il vrai que tu élois heureux dans
ton tonneau ?
DiOG. — Une marque certaine que j'y élois
heureux ; c'est que je ne cherchai jamais rien ,
et que je méprisai même les oiTres de ce jeime
Macédonien dont tu parles. Mais n'est-il pas vrai
que tu n'étois point heureux en possédant Sy-
racuse et la Sicile , puisque tu voulois encore
entrer par Rhége dans toute l'Italie ?
Den. — Ta modération n'éloit que vanité et
affectation de vertu.
DiOG. Ton ambition n'étoit que folie, qu'un
orgueil forcené qui ne peut faire justice ni à soi
ni aux autres.
Den. — Tu parles bien hardiment.
DioG. — Et toi, t'imagines-tu être encore ty-
ran ici ?
Den. — Hélas î je ne sens que trop que je ne
le suis plus. Je fenois les Syracusains , comme
je m'en suis vanté bien des fois, dans des chaî-
nes de diamans ; mais le ciseau des Parques a
coupé ces chaînes avec le fd de mes jours.
DiOG. — Je t'entends soupirer, et je suis sur
que lu soupirois aussi dans ta gloire. Pour moi ,
je ne soupirois point dans mon tonneau, et je
n'ai que faire de soupirer ici-bas ; car je n'ai
laissé, en mourant, aucun bien digne d'être re-
gretté. 0 mon pauvre tyran . que tu as perdu à
être si riche, et que Diogène a gagné à ne pos-
séder rien î
Den. — Tous les plaisirs en foule venoien
s'oifrir à moi : ma musique étoit admirable 5
j'avois une table exquise, des esclaves sans nom-
bre, des parfums. des meubles d'or et d'argent ,
des tableaux, des statues, des spectacles de toutes
les façons, des gens d'esprit pour m'entretenir
et pour me louer, des armées poiir vaincre fous
mes ennemis.
DioG. — Et par-dessus tout cela des soupçons,
des alarmes et des fureurs, qui t'empêchoient
de jouir de tant de biens.
Den. — Je l'avoue. Mais aussi quel moyen
de vivre dans un tonneau ?
DiOG. — Hé ! qui t'empêchoit de vivre pai-
siblement en homme de bien comme un autre
dans la maison, et d'embrasser une douce phi-
losophie ? Mais est-il vrai que tu croyois tou-
jours voir un glaive suspendu sur ta fête an mi-
lieu de tous les plaisirs ?
Dex. — N'en parlons plus, tu veux m'in-
sultcr.
DioG. — Souffriras-tu une autre question aussi
forte que celle-là ?
Den. — Il faut bien la soufl'rir : je n'ai plus
de menaces à te faire pour l'en empêcher ; je
suis ici bien désarmé.
DiOG. — Avois-tu promis des récompenses à
fous ceuxcjuiinventeroient de non veaux plaisirs?
(rétoiluneélrange rage pour la volupté. M que tu
t'éloisbien mécompte! Avoir tout renversé dans
son pays pour êti'c heureux, et être si misérable
et si affamé de ])laisirs.
Den. — 11 falloit bien tâcher d'en faire in-
venter de nouveaux . puisque tous les plaisirs
ordinaires éloient usés pour moi.
DioG. — La nature entière ne te suffisoit
donc pas? Hé ! qu'csl-ce qui auroit pu apaiser
tes passions furieuses? Mais les plaisirs nouveaux
auroient-ils pu guérir tes défiances^ et étouffer
les remoidsde tes crimes?...
Den. — Non: mais les malades cherchent
comme ils |)(Mivcnt à se soulager dans leurs
maux. Ils essaient de nouveaux remèdes pour
se guérir, et de nouveaux metspour se ragoùter.
DioG. — Tu étois donc dégoûté et affamé
tout ensemble ; dégoûté de tout ce que fu avois,
affamé de tout ce que lu ne pouvois avoir. Voilà
un bel état ; et c'est là ce que tu as pris tant de
peine à acquérir et à conserver! Voilà une belle
recette pour se faire heureux. C'est bien à toi de
te moquer de mon tonneau , où un peu d'eau ,
de pain et de soleil, me rendoit content ! Quand
on sait goûter ces plaisirs simples de la pure na-
ture, ils ne s'usent jamais, et on n'en manque
point ; mais quand on les méprise , on a beau
272
DIALOGUES DES MORTS.
être riclie et puissant, on manqnc de fout, car on
ne peut jouir de rien.
Den. — Ces vérités que tu dis m'affligent;
car je pense à mon fds que j'ai laissé tyran après
moi : il seroit plus heureux si je l'avois laissé
pauvre artisan , accoutumé à la modération , et
instruit par la mauvaise fortune ; au moins il
auroit quelques vrais plaisirs que la nature ne
refuse point dans les conditions médiocres.
DiOG. — Pour lui rendre l'appétit , il fau-
droit lui faire souffrir la faim ; et pour lui ôter
l'ennui de sou palais doré , le mettre dans mon
tonneau vacant depuis ma mort.
Dex. — Encore ne saura-t-il pas se soutenir
dans celte puissance que j'ai eu tant de peine h
lui préparer.
DioG. — Hé! que veux-tn que sache un
homme né dans la mollesse d'une trop grande
prospérité? A peine sait-il prendre le plaisir
quand il vient à lui. 11 faut que tout le monde
se tourmente pour le divertir.
XXIX.
PYRItnON ET SON VOISIN.
Absurdité ilii pyvilioaisrne.
Le Vois. — Bonjour, Pyrrhon. On dit que
vous avez hien des disciples, et ^\\^c votre école
a une haute réputation. Voudriez-vous hien me
recevoir et m'instruirc?
Pyrr. — Je le veux, ce me semble.
Le Vois, — Pourquoi donc ajoutez-vous , ce
me semhle? Est-ce que vous ne savez pas ce que
vous voulez? Si vous ne le savez pas, qui le saura
donc? Et que savez-vous donc , vous qui passez
pour un si savant homme?
Pyrr. — Moi, je ne sais rien.
Le Vois. — Qu'appreud-on donc à vous
écouter?
Pyrr. — Rien, rien du tout.
Le Vois. — Pourquoi donc vousécoute-t-ou?
Pyru. — Pour se convaincre de son igno-
rance. N'est-ce pas savoir beaucoup , que de
savoir qu'on ne sait rien?
Le Vois. — Non, ce n'est pas savoir grand'-
chose. Un paysan hien grossier et bien ignorant
connoît son ignorance; et il n'est pourtant ni
philosophe ni habile homme, et ilconnoit pour-
tant mieux son ignorance que vous la vôtre; car
vous vous croyez au-dessus de tout le genre hu-
main en alfectant d'ignorer toutes choses. Cette
ignorance affectée ne vous ôte point la présomp-
tion , au lieu que le paysan qui connoît son
ignorance se déhe de lui-même en toutes choses,
et de bonne foi.
PvRR. — Le paysan ne croit ignorer que cer-
taines choses élevées,et qui demandent de l'étude;
mais il ne croit pas ignorer qu'il marche , qu'il
parle, qu'il vil. Pour moi, j'ignore tout cela ,
et par principes.
Le Vois. — Quoi ! vous ignorez tout cela
de vous ? Beaux principes , de n'en admettre
aucun!
Pyrr. — Oui , j'ignore si je vis , si je suis :
en un mot, j'ignore toutes choses sans exception.
Le Vois, — ISIais ignorez-vous que vous
pensez ?
Pyrr. — Oui , je l'ignore.
Le Vois. — Ignorer toutes choses, c'est dou-
ter de toutes choses et ne trouver rien de certain ,
n'est-il pas vrai ?
Pyrr. — Il est vrai, si quelque chose le peut
être.
Le Vois. — Ignorer et douter, c'est la même
chose ; douter et penser sont encore la même
chose : donc vous ne pouvez douter sans penser.
Votre doute est donc la preuve certaine que
vous pensez : donc il y a quelque chose de cer-
tain , puisque votre doute même prouve la cer-
titude de votre pensée.
Pyrr. — J'ignore même mon ignorance. Vous
voilà bien attrapé.
Le Vois. — Si vous ignorez votre ignorance,
pourquoi en parlez-vous? pourquoi la défendez-
vous? pourquoi voulez- vous la persuader à vos
disciples, et les détromper de tout ce qu'ils ont
jamais cru ? Si vous ignorez jusqu'à votre igno-
rance, il n'en faut plus donner des leçons , ni
mépriser ceux qui croient savoir la vérité.
Pyrr. — Toute la vie n'est peut-être qu'un
songe continuel. Peut-être que le moment de
la mort sera un réveil soudain , où l'on décou-
vrira l'illusion de tout ce que l'on a cru de plus
réel, comme un homme qui s'éveille voit dis-
paioître tous les fantômes qu'il croyoit voir et
loucher pendant ses songes.
Le Vois. — Vous craignez donc de dormir
et de rêver les yeux ouverts? Vous dites de
toutes choses , Peut-être : mais ce Peut-êlre
que vous dites est une pensée. Votre songe, tout
faux qu'il est, est pourtant le songe d'un homme
qui rêve. Tout au moins il est sûr que vous
rêvez; car il faut être quelque chose, et quelque
chose de pensant, pour avoir des songes. Le
néant ne peut ni dormir, ni rêver , ni se Irom-
per , ni ignorer, ni douter , ni dire Peut-être.
Vous voilà donc malgré vous condamné à savoir
DIALOGUES DES MORTS.
273
quelque chose , q\ii est votre rêverie , et à être
tout au moins un être rêveur et pensant.
Pyrk. — Cette sLil)tilité ni'cinharrasse. Je ne
veux point d'un disciple si subtil et si incom-
mode dans mon école.
Le Vois, — Vous voulez donc , et vous ne
voulez pas? Eu vérité, tout ce que vous dites
et tout ce que vous faites dément votre doute
affecté : votre secte est une secte de menteurs.
Si vous ne voulez point de moi pour disciple, je
veux encore inoins de vous pour maître.
x.xx.
PYRRHUfi ET DÉMÉTRirS PÔLIORCÉTES.
La vertu seuli- fait It-s heivis.
DÉM. — Je viens saluer ici le plus grand
héros que la Grèce ait eu après Alexandre.
PïRR. — N'est-ce pas là Démétrius que j'a-
perçois? Je le reconnois au portrait qu'on m'en
a fait ici.
Dkm. — Avez-vous entendu parler des gran-
des guerres que j'ai eues à soutenir ?
Pyrr. — Oui; mais j'ai aussi entendu par-
ler de votre mollesse et de votre lâcheté pendant
la paix.
DÉM. — Si j'ai eu un peu de mollesse , mes
grandes actions l'ont assez réparée.
Pyrr. — Pour moi , dans toutes les guerres
que j'ai faites j'ai toujours été ferme. J'ai mon-
tré aux Romains que je savois soutenir mes al-
liés ; car lorsqu'ils attaquèrent les Tarentins, je
passai à leur secours avec une armée formidable,
et fis sentir aux Romains la force de mon bras.
DÉu. — Mais Fabricius eut eutin bon marché
de vous; et on voyoit bien (]ue vos troupes n'é-
toient pas des meilleures, puisque vos éléphans
furent cause de votre victoire. Us troublèrent
les Romains , qui n'étcient pas accoutumés à
cette manière de combattre. Mais, dès le second
combat, l'avantage fut égal de part et d'autre.
Dans le troisième , les Romains remportèrent
une pleine victoire ; vous fûtes contraint de re-
passer en Epire , et enfin vous mourûtes de la
main d'une femme.
Pyrr. — Je mourus en combattant: mais
pour vous, je sais ce qui vous a mis au tom-
beau; ce sont vos débauch<>s et votre gourman-
dise. Vous avez soutenu de rudes guerres, je
l'avoue , et même vous avez eu de l'avantage ;
mais , au milieu de ces guerres . vous étiez en-
\ironné d'un troupeau de courtisanes qui vous
PÉNELON. TOME VI.
suivoient incessamment comme des moutons
suivent leiu- berger. Pour luoi , je me suis mon-
tré ferme en toutes sortes d'occasions . même
dans mes malheurs; et je crois en cela avoir
surpassé Alexandre même.
Dkm. — Oui! ses actions ont bien surpassé
les vôtres aussi. Passer le Danube sur des peaux
de boucs ; forcer le passage du Granique avec
très-peu de troupes contre une multitude infinie ,
de soldats ; battre toujours les Perses eu plaine
et en défilé ; prendre leurs villes ; percer jus-
qu'aux Indes; enfin subjuguer toute l'Asie :
cela est bien plus grand qu'entrer en Italie, et
être obligé d'en sortir honteusement.
Pyrr. — Par ces grandes conquêtes, Alex-
andre s'attira la mort; car on prétend qu'An-
tipater , qu'il avoit laissé en Macédoine , le fit
empoisonner à Rabylone pour avoir tous ses
Etats.
DÉM. — Son espérance fut vaine, et mou
père lui montra bien qu'il se jouoit à plus fort
que lui.
Pyrr. — J'avoue que je donnai un mauvais
exemple à Alexandre, car j'avois dessein de con-
quérir l'Italie. Mais lui , il vouloit se faire roi
du monde ; et il auroit été bien plus heureux en
demeurant roi de Macédoine, qu'en courant pai-
toute l'Asie comme un insensé.
XXXI.
DÉMOSTIIÈNE ET CICÉRON.
Parallèle de ces deux orateurs.
DÉM. — Il y a longtemps que je soubaitois
de vous voir : j'ai entendu parler de votre élo-
quence; César . qui est arri\é ici depuis peu ,
m'en a iusti'uit.
Cic. — Il est vrai que c'a été un de mes plus
grands lalens.
DÉM. — Parlez-m'en en détail , je vous en
prie.
Cic. — D'abord j'ai défendu plusieurs gens
accusés injustement ; j'ai fait bannir Verres ,
préteur de Sicile ; j'ai parlé pour et contre des
lois ; j'ai abattu Catilina et son parti ; j'ai plaidé
pour Sextius, tribun du peuple , qui avoit tou-
jours été pour moi , même pendant mon exil :
enfin j'ai couronné ma vie par ces Philippiques
si célèbres , qui
DÉM. — J'entends, (jui ont surpassé les
miennes : je ne pensois pas que vous eussiez
apporté ici votre vanité: mais laissons cela ;
18
274
DIALOGUES DES MORTS.
comment vous ètes-vous gouverné dans la rhé-
torique ?
Cic. — J'ai fait des ouvrages qui dureront
élernellemenl; j'ai parlé des orateurs les plus
célèbres ; j'ai
DÉM. — Je vois bien que vous voulez
toujours revenir à vos Oraisons . ne croyez
pas me tromper. J'en sais autant qu'un autre ;
et
Cic. — Tout beau : vous me reprenez de ma
vanité , et vous vous louez vous-même!
DÉM. — Il est vrai : j'ai tort, je l'avoue : je
me suis laissé emporter; mais vous avouerez
vous-même que vous vous louez un peu trop
partout. Y a-t-il rien de plus fade que la louange
que vous vous donnez au commencement de la
troisième Catilinaire; lorsque vous dites que
« puisque l'on a élevé au rang des dieux Romu-
lus, fondateur de la ville de Rome, que ne fera-
t-on point à celui qui a conservé cette même
ville fondée et augmentée? »
Cic. — Mais, dans le fond , ne falloit-il pas
nous vanter , pour nous défendre contre de tels
ennemis? Nous avons tous deux eu affaire à des
gens très-puissans. Vous aviez Philippe, roi de
Macédoine, contre vous ; et moi, Marc-Antoine,
qui depuis partagea l'empire avec Auguste en
deux parties, et qui a eu, sans contredit, lapins
belle et la plus florissante.
DÉM. — Oui ; mais lorsque vous avez parlé
contre lui , il n'éloit que triumvir ; votre peu-
ple vous regardoit comme une merveille , et
vous croyoit. Moi j'ai eu à persuader un peu|>lc
foible . superstitieux , incapable de choses sé-
rieuses : de plus, j'ai parlé avec force. Vous,
vous avez eu de la force, je l'avoue ; mais vous
y ajoutiez trop d'ornemens. La véritable élo-
quence va à cacher son art : on il faut ne point
parler, ou il faut étudier la vraie et la solide
éloquence.
XXX IL
CICÉHON ET DÉMOSTHÉNE.
Parallèle de ces deux oralPur-;; caiactèies de la véritable
éloquence.
Cic. — Quoi! prétends-tu que j'ai été un
orateur médiocre ?
DÉM. — Non pas médiocre: car ce n'est pas
sur une personne médiocre que je prétends avoir
la supérioiité. Tu as été sans doute un orateur
célèbre ;. tu avois de grandes parties : mais sou-
vent tu t'es écarté du point en quoi consiste la
perfection.
Cic. — Et loi, n'as-tu point eu de défauts?
DÉM. — Je crois qu'on ne peut m'en repro-
cher aucun pour l'éloquence.
Cic. — Peux-tu comparer la richesse de ton
génie à la mienne , toi qui es sec, sans orne-
ment; qui es toujours contraint par des bornes
étroites et resserrées ; toi qui n'étends aucun
sujet ; toi à qui on ne peut rien retrancher ,
tant la manière dont tu traites les sujets, si j'ose
me servir de ce terme, estafftimée? au lieu que
je donne aux miens une étendue qui fait paroître
une abondance et une fertilité de génie qui a
fait dire qu'on ne pouvoit rien ajouter à mes
ouvrages.
DÉM. — Celui à qui on ne peut rien retran-
cher n'a rien dit que de parfait.
Cic. — Celui à qui on ne peut rien ajouter
n'a rien omis de tout ce qui pouvoit embellir
son ouvrage.
DÉM. — Ne trouves-tu pas tes discours plus
remplis de traits d'esprit que les miens? Parle
de bonne foi , n'est-ce pas là la raison pour la-
quelle tu t'élèves au-dessus de moi?
Cic — Je veux bien te l'avouer, puisque lu
me parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus
ornées que les tiennes ; elles marquent bien
plus d'esprit , de tour , d'art , de facilité. Je fais
paroître la même chose sous vingt manières dif-
férentes. On ne pouvoit s'empêcher , en enten-
dant mes Oraisons, d'admirer mon esprit, d'être
continuellement sui-pris de mon art, de s'écrier
sur moi , de m'interronq)re pour m'applaudir
et me donner des louanges. Tu devois être
écouté fort trani[uillement, et apparemment tes
auditeurs ne t'interronqjoient pas.
DÉM. — Ce que tu dis de nous deux est vrai ;
lu ne te trompes que dans la conclusion que tu
en tires. Tu rn-cupois l'assemblée de toi-même ;
et moi je ne roccu|)ois que des affaires dont je
parlois. On t'admiroit; et moi j'étois oublié par
mes auditeurs, qui ne voyoient que le parti que je
voulpis leur faire prendre. Tu réjouissois par les
traits de ton esprit; et moi je frappois,j'abaltois
j'atterrois par des coups de foudre. Tu faisois
dire : Ah ! qu'il parle bien ! et moi je faisois
dire . Allons, marchons contre Philippe. On te
louoit : on étoit trop hors de soi pour me louer
quand je haranguois. Tu paroissois orné : on
ne découvroit en moi aucun ornement; il n'y
avoit dans mes pièces que des raisons précises ,
fortes, claires, ensuite des mouvemens sem-
blables à des foudres auxquels on ne pouvoit
résister. Tu as été un orateur parfait quand tii
DIALOGUES DES MORTS.
273
as été, comme moi . simple, grave , austère,
sans art apparent, en un mot, quand tu as été
Démosthénique ; et lori^qu'on a senti en tes dis-
cours l'esprit, le tour et l'art , alors lu n'étois
que Cicéron, t'éloignant de la perfection autant
que tu t'éloignois de mon caractère.
xxxin.
CICÉRON ET DÉMOSTHÈNE.
Différence enlie Torateur ot le pliilosoplie.
Cic. — Pour avoir vécu du temps de Platon,
et avoir mêmcété son disciple, il me semble que
vous avez bien peu profité de cet avantage.
Dém. — N'avez-vous donc rien remarqué
dans mes Oraisons , vous qui les avez si bien
lues, qui sentît les maximes de Platon et sa
manière de persuader?
Cic. — Ce n'est pas ce que je veux dire. Vous
avez été le plus grand orateur des Grecs ; mais
enfin vous n'avez été qu'orateur. Pour moi ,
quoique je n'aie jamais connu Platon que dans
ses écrits, et que j'aie vécu environ trois cents
ans après lui , je me suis efforcé de l'imiter
dans la philosophie : je l'ai fait connoître aux
Romains, et j'ai le premier introduit chez eux
ce genre d'écrire 5 en sorte que j'ai rassemblé ,
autant que j'en ai été capable, en une même
personne , l'éloquence et la philosophie.
Dém. — Et vous croyez avoir été un grand
philosophe ?
Cic. — Il suffit, pour l'être, d'aimer la sa-
gesse , et de travailler à acquérir la science et
la vertu. Je crois me pouvoir donner ce titre
sans trop de vanité.
DÉM. — Pour orateur , j'en conviens, vous
avez été le premier de votre nation ; et les Grecs
mêmes de votre temps vous ont admiré : mais
pour philosophe, je ne puis en convenir ; on ne
1 est pas à si bon marché.
Cic — Vous ne savez pas ce qu'il m'en a
coûté, mes veilles, mes travaux, mes médita-
tions, les livres que j'ai lus, les maîtres que j'ai
écoutés, les traités que j'ai composés.
DÉM. — Tout cela n'est point la philosophie.
Cic. — Que faut-il donc de plus?
Dém. — Il faut faire ce que vous avez dit de
Caton, en vous moquant de lui : étudier la phi-
losophie, non pour en discourir, comme la plu-
part des hommes , mais pour la réduire en pra-
tique.
Cic. — Et ne l'ai-je pas fait? n'ai-je pas
vécu conformément à la doctrine de Platon et
d'Aristote que j'avois embrassée?
Dém. — Laissons Aristote : je lui disputerois
peut-être la qualité de philosophe ; et je ne puis
avoir grande opinion d'un Grec qui s'est attaché
à un roi, et encore à Philippe. Pour Platon,
je vous maintiens que vous n'avez jamais suivi
ses maximes.
Cic. — Il est vrai que dans ma jeunesse, et
pendant la plus grande partie de ma vie, j'ai
suivi la vie active et laborieuse de ceux que Pla-
ton appelle politiques ; mais quand j'ai vu que
ma patrie avoit changé de face, et que je ne
pouvois plus lui être utile par les grands em-
plois, j'ai cherché à la servir par les sciences,
et je me suis retiré dans mes maisons de cam-
pagne pour m'adonner à la contemplation et à
l'étude de la vérité.
DÉM. — C'est-à-dire que la philosophie a
été votre pis-aller , quand vous n'avez plus eu
de part au gouvernement et que vous avez
voulu vous distinguer par vos études : car vous
y avez plus cherché la gloire que la vérité.
Cic. — Il ne faut point mentir : j'ai toujours
aimé la gloire comme une suite de la vertu.
DÉM. — Dites mieux, beaucoup la gloire et
peu la vertu.
Cic — Sur quel fondement jugez-vous si
mal de moi ?
DÉM. — Sur vos propres discours. Dans le
même temps que vous faisiez le philosophe ,
n'avez-vous pas prononcé ces beaux discours
où vous flattiez César votre tyran , plus bas-
sement que Philippe ne l'étoit par ses escla-
ves? Cependant on sait comme vous l'aimiez ;
il y a bien paru après sa mort, et de son vivant
vous ne l'épargniez pas dans vos lettres à At-
ticus.
Cic — Il falloit bien s'accommoder au
temps, et tâcher d'adoucir le tyran , de peur
qu'il ne fit encore pis.
DÉM. — Vous parlez en bon rhéteur et en
mauvais philosophe. jNIais que devint votre
philosophie après sa mort? qui vous obligea de
rentrer dans les affaires?
Cic — Le peuple romain, qui me regardoit
comme son unique appui.
DÉM. — Votre vanité vous le fit croire ,
et vous livra à un jeune homme dont vous
étiez la dupe. Mais enfin revenons au point ;
vous avez toujours été orateur et jamais philo-
sophe.
Cic — Vous, avez-vous jamais été autre
chose ?
DÉM. — Non , je l'avoue; mais aussi n'ai-je
276
DIALOGUES DES MORTS.
jamais fait autre profession : je n'ai trompé
peri-oniie. J'ai compris de bonne heure qu'il
falloit choisir entre Va rliétorique ef la philoso-
phie , et que chacune ilemandoit nu homme
entier. Le désir de la gloire ma louché : j'ai
cru qu'il étoit beau de gouverner un peuple
par mon éloquence , et de résister à la puis-
sance de Philippe , n'étant quun simple citoyen
fils d'un artisan. J'aimois le bien public et la
liberté de la Grèce , mais je l'avoue à présent .
je m'aimois encore plus moi-même . et jélois
fort sensible au plaisir de recevoir une cou-
ronne en plein théâtre , et de laisser ma statue
dans la place publique avec une belle inscrip-
tion. Maintenant je vois les choses d'une autre
manière, et je comprends que Socrate avoit
raison quand il soutenoit à (iorgias « que l'élo-
» quence n'éloit pas une si belle chose qu'il
» pensoit , dùt-il arriver à sa lin , et rendre
» un homme maître absolu dans sa républi-
» que. » Nous y sommes arrivés . vous et moi ;
avouez que nous n'en avons pas été plus heu-
reux.
Cic. — Il est vrai que notre vie n'a été pleine
que de travaux et de périls. Je n'eus pas sitôt
défendu Roscius d'Amérie , qu'il fallut m'en-
fiiir en Grèce pour éviter l'indignation deSylla.
L'accusation de Verres m'attira bien des en-
nemis. Mon consulat, le temps de ma plus
grande gloire , fut aussi le temps de mes plus
grands travaux et de mes plus grands périls :
je fus plusieurs fois en danger de ma vie , et la
haine dont je me chargeai alors éclata ensuite
par mon exil. Enlin ce n'est que mon éloquence
qui a causé ma mort ; et si j'avois moins poussé
Antoine, je serois encore en vie. Je ne vous dis
rien de vos malheurs, \ous les savez mieux
que moi ; mais il ne nous en faut prendre ,
l'un et l'autre , qu'au destin , ou , si vous vou-
lez, à la fortune, qui nous a fait naître dans
des temps si corrorupus , qu'il étoit impossible
de redresser nos républiques, ni même d'em-
pêcher leur ruine.
DÉM. — C'est en quoi nous avons manqué
de jugement, entreprenant l'impossible; car
ce n'est point notre peuple qui nous a forcés à
prendre soin des alfaires pnblicpies. et nous n'y
étions point engagés par notre naissance. Je
pardonne à un prince né dans la pourpre de
gouverner le moins mal qu'il peut un Etat
que les dieux lui ont cnntiéen le t'aisant naître
d'une certaine race, puisqu'il ne lui est pas
libre de l'abandonner, en quelque mauvais état
qu'il, se trouve : mais un simple particulier ne
doit songer qu'à se régler lui-même et gouver-
ner sa ftimille : il ne doit jamais- désirer les
charges publiques , moins encore les recher-
cher. Si on le force à les piendre, il peut les
accepter [)ar l'amour de la patrie; mais dès
qu'il voit qu'il n'a plus la liberté de bien faire,
et que ses citoyens n'écoulent plus les lois ni la
raison , il doit rentrer dans la vie privée , et se
contenter de déplorer les calamités publiques
qu'il ne peut détourner.
Cu:. — A votr-e compte _. mon ami Pompo-
nius Atticus étoit plus sage que moi, et que
Gatonmême que nous avons tant vanté.
DÉM. — Oui, sans doute. Atticus étoit un
vrai philosophe. Caton s'opiniàlra mal à pro-
pos à vouloir redresser un peuple qui ne vou-
loit plus vivre en liberté , et voift cédâtes trop
facilement à la fortune de César : du moins
\ous ne conservâtes pas assez votre dignité.
Gir. — Mais enfin l'éloquence n'est-elle pas
une bonne chose et un grand présent des dieux?
Dkm. — Elle est très-bonne en elle-même :
il n'y a que l'usage qui en peut être mauvais ,
comme de llatter les passions du peuple, ou de
contenter les nôtres. Et que faisions-nous autre
chose dans nos déclamations amères contre nos
ennemis; moi contre Midiasou Eschine , vous
contre Pison, Vatinius ou Antoine? Combien nos
passions et nos intérêts nous ont-ils fait offenser
la vérité et la justice ! Le véritable usage de l'é-
loquence est de mettre la vérité en son jour, et
de persuader aux autres ce qui leur est vérita-
blement utile , c'est-à-dire la justice et les au-
tres vertus; c'est l'usage qu'en a fait Platon ,
que nous n'avons imité ni l'un ni l'autre.
XXXIV.
MARCr? CORIOLANUS ET F. CAMILLUS.
Les liimiiiits ne naissent pas indépendans . niais soumis aux
lois de leur patrie.
Cor. — Hé bien î vous avez senti comme
moi l'ingratitude de la patrie. C'est une étrange
chose que de servir un peuple insensé. Avouez-
le de bonne foi , et excusez un peu ceux à qui
la patience échappe.
Cam. — Pour moi , je trouve qu'il n'y a
jamais dexcuse pour ceux qui s'élèvent contre
leur patrie. On peut se retirer, céder à l'injus-
tice, atteindre des temps moins rigoureux; mais
c'est une impiété que de prendre les armes con-
tre la mère qui nous a fait naître.
DIALOGUES I>ES MORTS.
277
GoH. — Ces grands noms de more cl de
patrie ne sont que des noms. Les hommes nais-
sent libres et indépcndaiis; les sociétés, avec
toutes leurs subordinations et leurs polices ,
sont des institutions humaines , qui ne peuvent
jamais détruire la liberté essentielle à l'homme.
Si la société d'hommes dan» laquelle nous
sommes nés manque à la justice et à la bonne
foi , nous ne lui devons plus rien , nous ren-
trons dans les droits naturels de notre liberté .
et nous pouvons aller chercher quelque autre
société plus raisonnable pour y vivre en repos ,
connue un voyageiu' passe do ville en ville selon
.son goût et sa commodité. Toutes ces belles
idées de patrie ont été données par des esprits ar-
tilieieux et pleins d'ambition, pour nous do-
miner ; les législateurs nous en ont bien fait
accroire. Mais il faut toujours revenir au droit
naturel qui rend chaque homme libre et indé-
pendant. Chaque honnne étant né dans cette
indépendance à l'égard des autres, il n'engage
sa liberté , en se mettant dans la société d'un
peuple , qu'à condition qu'il sera traité équita-
blement; dès que la société manque à la con-
dition , le particulier rentre dans ses droits,
et la terre entière est à lui aussi bien qu'aux
antres. Il n'a qu'à se garantir d'une force
supérieure à la sienne , et qu'à jouir de sa
liberté.
Cam. — Vous Yûilà devenu bien subtil phi-
losophe ici-bas; on dit que vous étiez moins
adonné au raisonnement pendant que vous
étiez vivant. Mais ne voyez-vous pas votre er-
reur? Ce pacte avec une société peut avoir
quelque vraisemblance, quand un homme choi-
sit un pays pour y vivre; encore même ost-on
en droit de le punir selon les lois de la nation ,
s'il s'y est agrégé, et qu'il n'y vive pas selon
les mœurs de l;i république. Mais les ontans qui
naissent daus un pays ne choisissent [)oint leur
patrie . les dieux la leur donnent , ou plutôt
les donnent à cette société d'hommes (|ui est
leur patrie, atùi que cette patrie les possède,
les gouverne , les récompense , les punisse
connue ses enfans. Ce n'est point le choix , la
police , l'art, l'institution arbitraire , qui assu-
jettit les cntans à un père; c'est la jialure qui
l'a décidé. Les ])èros joints cnseniblo i"')iit la
patrie , et ont une ])lcino autorité sur les eu-
fans qu'ils ont mis au monte. < 'seriez-vous en
douter?
Con. — Oui , je l'ose. (Quoiqu'un honuno
soit mon porc , je suis un honnne aussi bien
que lui, et aussi libre que lui , par la règle es-
sentielle de l'humanité. Je lui dois de la recon-
noissance et du respect; mais enfin la nature ne
m'a point fait dépendant de lui.
Cam. — Vous état)lissez là de belles règles
pour la vertu ! Chacun se croira en droit de vivre
selon ses pensées; il n'y aura plus sur la terre ni
I»olico , ni sûreté, ni subordination, ni société
réglée , ni |)rincipes certains de bonnes mœurs.
CoR. — Il y aura toujours la raison et la
vertu imprimées par la nature dans le cœur
des hommes. S'ils abusent de leur liberté, tant
pis pour eux ; mais quoique leur liberté mal
prise puisse se tourner en libertinage , il est
pourtant certain que par leur nature ils sont
libres.
Cam. — J'eu conviens. Mais il faut avouer
aussi que tous les hommes les plus sages ayant
senti l'inconvéuienl de cette liberté, qui feroit
autant de gouvernemens bizarres qu'il y a de
tètes mal faites , ont conclu que rien n'étoit si
capital au repos du genre humain, que d'assu-
jettir la multitude aux lois établies en chaque
lieu. N'est-il pas vrai que c'est là le règlement
que les honunes sages ont fait en tous les pays ,
comme le fondement de toute société ?
Cor. — Il est vrai.
Cam. — Ce règlement éloit nécessaire.
Cor. — Il est vrai encore,
Cam. — Non-seulement il est sage, juste et
nécessaire en lui-même , mais encore il est
autorisé par le consentement presque universel,
ou du moins du plus grand nombre. S'il est né-
cessaire jiour la vie humaine , il n'y a que les
hommes indociles et déraisonnables qui le re-
jettent.
CoK. — .ren convions: mais il n'est qu'ar-
l)itrairo.
Cam. — Ce qui est essentiel à la société , à
la paix, à la sûreté des hommes; ce que la
raison demande nécessairement, doit être fondé
dans la nature raisomuible même, et n'est [)oint
arbitraire. Donc celte subordination n'est point
une invention pour mener les esprits foibles;
c'est au contraire un lien nécessaire que la rai-
son fournit pour régler, pour pacifier, pour unir
les honunes entre eux. Donc il est vrai que la
raison, qui est la \raio nature des animaux
raisonnables , domando qu'ils s'assujettissent à
des lois et à certains hou)mos qui sont en la
j)lace des premiers législateurs ; qu'en un mot
ils obéissent: qu'ils concourent tous ensemble
aux besoins et aux intérêts comnums ; (ju'ils
n'usent de leiu" liberté que selon la raison, [)our
allermir et perfoctionuor la société. Voilà ce que
j'ap[)olle être bon citoyen, iiimer la patrie , et
s'attacher à la république.
278
DIALOGUES DES MORTS.
Cor. — Vous qui m'accusez de subtilité^ vous
êtes plus subtil que moi.
Cam. — Point du tout. Rentrons, si \ous
voulez . dans le détail : par quelle proposition
vous ai-je surpris ? La raison est la nature de
l'homme. Celle-là est-elle vraie?
Cor. — Oui , sans doute.
Cam. — L'homme n'est point libre pour
aller contre la raison. Que dites-vous de celle-là?
Cor. — Il n'y a pas moyen de l'empécber
de passer.
Cam. — La raison veut qu'on vive en société,
et par conséquent avec subordination. Ré-
pondez.
Cor. — Je le crois comme vous.
Cam. — Donc il faut qu'i^ y ait des règles in-
violables de société, que l'on nomme lois ; et
des hommes gardiens des lois, qu'on nomme
magistrats , pour punir ceux qui les violeront :
autrement il y auroit autant de gouvernemens
arbitraires que de têtes , et les têtes les plus
mal faites scroient celles qui voudroient le plus
renverser les mœurs et les lois, pour gouver-
ner, ou du moins se gouverner selon leurs ca-
prices.
Cor. — Tout cela est clair.
Cam. — Donc il est de la nature raisonnable
d'assujettir sa liberté aux lois et aux magistrats
de la société où l'on vit.
Cor. — Cela est certain. Mais on est libre de
quitter cette société.
Cam. — Si chacun est libre de quitter la
sienne où il est né , bientôt il n'y aura plus de
société réglée sur la terre.
Cor. — Pourquoi?
Cam. — Le voici : c'est que le nombre des
mauvaises têtes étant le plus grand , toutes les
mauvaises têtes croiront pouvoir secouer le joug
de leur patrie , et aller ailleurs vivre sans règle
et sans joug ; ce plus grand nombre deviendra
indépendant , et détruira bientôt partout toute
autorité. Ils iront même hors de leur patrie
chercher des armes contre la patrie même.
Dès ce moment il n'y a plus de société de
peuple qui soit constante et assurée. Ainsi
vous renverseriez les lois et la société , que la
raison selon vous demande, pour flatter une
liberté effrénée ou plutôt le libertinage des fous
et des médians , qui ne se croient libres que
quand ils peuvent impunément mépriser la rai-
son et les lois.
Cor. — Je vois bien maintenant toute la
suite de votre raisonnement, et je commence à
le goûter.
Cam. — Ajoutez que cet établissement de
républiques et de lois étant ensuite autorisé par
le consentement et la pratique universelle du
genre humain , excepté de quelques peuples
brutaux et sauvages , la nature humaine en-
tière , pour ainsi dire, s'est livrée aux lois de-
puis des siècles innombrables, par une absolue
nécessité. Les fous mêmes et les médians, pourvu
qu'ils ne le soient qu'à demi, sentent et recon-
noissent ce besoin de vivre en commun, et d'être
sujets à des lois.
Cor. — J'entends bien ; et vous voulez que
la patrie ayant ce droit qui est sacré et inviolable,
on ne puisse s'armer contre elle.
Cam. — Ce n'est pas seulement moi qui le
veux , c'est la nature qui le demande. Quand
Volumnia votre mère , et Yéturia votre femme
vous parlèrent pour Rome , que vous dirent-
elles? quesentites-vous au fond de votre cœur?
Cor. — Il est vrai que la nature me parloil
pour ma mère ; mais elle ne me parloit pas de
même pour Rome.
Cam. — Ké bien! votre mère vous parloit
pour Rome, et la nature vous parloit par la
bouche de votre mère. Voilà les liens naturels
qui nous attachent à la patrie. Pouviez-vous
attaquer la ville de votre mère , de tous vos pa-
rens , de tous vos amis , sans violer les droits de
la nature? Je ne vous demande là-dessus aucun
raisonnement ; c'est votre sentiment sans ré-
flexion que je consulte.
Cor. — Il est vrai; on agit contre la nature
toutes les fois que l'on combat contre sa patrie :
mais, s'il n'est pas perftiis de l'attaquer, du
moins avouez qu'il est permis de l'abandonner,
quand elle est injuste et ingrate.
Cam. — Non , je ne l'avouerai jamais. Si elle
vous exile, si elle vous rejette, vous pouvez
aller chercher un asile ailleurs. C'est lui obéir
que de sortir de son sein quand elle nous chasse ;
mais il faut encore loin d'elle la respecter, sou-
haiter son bien , être prêt à y retourner, à la
défendre et à mourir pour elle.
Cor. — Où prenez-vous toutes ces belles
idées dlîéroïsme? Quand ma patrie m'a renoncé,
et ne veut plus me rien devoir, le contrat est
rompu entre nous ; je la renonce réciproque-
ment, et ne lui dois plus rien.
Cam. — Vous avez déjà oublié que nous
avons mis la patrie en la place de nos parens ,
et qu'elle a sur nous l'autorité des lois; faute
de quoi il n'y auroit plus aucune société fixe et
réglée sur la terre.
Cor. — llestvrai; je conçois qu'on doit regar-
der comme une vraie mère cette société qui nous
a donné la naissance, les mœurs, la nourriture ;
DIALOGUES DES MORTS.
279
qni a acquis de si grands droits sur nous par
nos parens et piir nos amis qu'elle porte dans
son sein. Je vcu\ bien qu'on lui dnivecc qu'on
doit à une mère ; mais
Cam. — Si ma mère m'avoit abandonné et
maltraité , pourrois-je la méconnoîtrc et la
combattre?
CoB. — Non : mais vous pourriez —
Cam — Pourrois-je la mépriser et l'aban-
donner, si elle revenoit à moi , et me montroit
un vrai déplaisir de m'avoir maltraité?
Cor. — Non.
Cam. — 11 fyut donc être toujours tout prêt
à reprendre les sentimens de la nature pour sa
patrie , ou plutôt ne les perdre jamais, et reve-
nir à son service toutes les fois qu'elle vous en
ouvre le ebemiu.
Cor. — J'avoue que ce parti me paroît le
meilleur ; mais la fierté et le dépit d'un bomme
qu'on a poussé à bout ne lui laissent pas faire
tant de réflexions. Le peuple romain insolent
fouloit aux pierls les patriciens : je ne pus souf-
frir cette indignité : le peuple furieux me con-
traignit de me retirer cbez lesYolsques. Quand
je fus là , mon ressentiment et le désir de me
faire valoir cbez ce peuple ennemi des Romains,
m'engagèrent à prendre les armes contre mon
pays. Vous m'avez fait voir, mon cber Furius,
qu'il auroit fallu demeurer paisible dans luon
nialbeur.
Cam. — Nous avons ici-bas les ombres de
plusieurs grands lionnnes qui ont fait ce que je
vous dis. Tbémistocle , ayant fait la faute de
s'en aller en Perse, aima mieux mourir et s'em-
poisonner en buvant du sang de taureau, que
de servir le roi de Perse contre les Albéniens.
Scipion , vainqueur de l'Afrique, ayant été
traité indignement à Rome à cause qu'on accu-
soit son frère d'avoir pris de l'argent dans sa
guerre contre Antiocbus, se retirai Linter-
num , où il passa dans la solitude le reste de
ses jours , ne pouvant se résoudre ni à vivre
au milieu de sa patrie ingrate , ni h manquer à
la fidélité qu'il lui devoif : voilà ce que nous
avons appris de lui depuis qu'il est descendu
dans le royaume de Pluton.
Cor. — Vous citez les autres exemples, et
vous ne dites rien du vôtre qui est le plus beau
de tous.
Cam. — Il est vrai ([ue l'injustice ([non m'a-
voit faite me reridoit inutile. Les autres ca-
pitaines mèriies avoienl perdu toute autorité;
on ne faisoit jdus que flatter le peuple : et
vous savez combien il est funeste à un Etat,
que ceux qui le gouvernent se repaissent tou-
jours d'espérances vaines et flatteuses. Tout-à-
coup les Caulois, auxquels on avoit manqué de
parole, gagnèrent la bataille d'Allia ; c'étoit
fuit dt; Romes'ilseusscnt poursuivi les Romains.
Vous savez que la jeunesse se renferma dans le
Capitole, et que les sénateurs se mirent dans
leurs sièges curules où ils furent tués. Il n'est
pas nécessaire de raconter le reste . que vous
avez oui dire cent fois. Si je n'eusse étouffe
mon ressentiment pour sauver ma patrie , tout
étoit perdu sans ressource. J'étois à Ardée
quand j'appris le malheur de Rome; j'armai les
Ardéates. J'appris par des espions que les Gau-
lois, se croyant les maîtres de tout, étoient en-
sevelis dans le vin et dans la bonne cbère. J(;
les surpris la nuit ; j'en fis un grand carnage.
A ce coup les Romains, comme des gens res-
suscites qui sortent du tombeau, m'envoient
prier d'être leur chef. Je répondis qu'ils ne pou-
voient représenter la patrie, ni moi les recon-
noître, et que j'attendrois les ordres des jeunes
patriciens qui défendoient le Capitole , parce
que ceux-ci étoient le vrai corps de la répu-
blique; qu'il n'y avoit qu'eux à qui je dusse
obéir pour me mettre à la tête de leurs troupes.
Ceux qui étoient dans le Capitole m'élurent dic-
tateur. Cependant les Gaulois se consumoient
par des maladies contagieuses après un siège de
sept mois devant le Capitole. La paix fut faite ;
et dans le moment qu'on pesoit l'argent moyen-
nant lequel ils promettoient de se retirer, j'ar-
rive, je rends l'or aux Romains : Nous ne gar-
dons point notre ville, dis-je alors aux Gaulois,
avec l'or, mais avec le fer ; retirez-vous. Ils sont
surpris, ils se retirent. Le lendemain, je les atta-
que dans leur retraite, et je les taille en pièces.
XXXV.
F. CA.M1LLU6 ET FABllS MAXIMLS.
La ecnérosité et la bonne foi sont plus utiles dans la politique
que la linesse et les fUMours.
Lab. — C'est aux trois juges à nous régler
pour le rang, puisque vous ne voulez pas me
céder: ils décideront, et je les crois assez justes
pour pièférer les grandes acti(jus de la guerre
Punique, où la république étoit d<''jà puissante
et admirée de toutes les nations éloignées, an\
petites guerres de Rome naissante pendant les-
quelles on combattoit toujours aux portes de la
ville.
280
DIALOGUES DES MORTS.
Cam. — Ils n'aurout pas grande peine à dé-
cider entre un Romain qui a été cinq fois dicta-
teur, quoiqu'il n'ait jamais été consul, qui a
triomphé quatre fois , qui a mérité le titre de
second fondateur de Rome ■. et un autre citoyen
qui n'a fait que temporiser par finesse, et fuir
devant Annibal.
Fab. — J'ai plus mérité que vous le titre de
second fondateur; car Annibal et toute la puis-
sance des Carthaginois, dont j'ai délivré Rome,
étoient un mal plus redoutable que l'incursion
d'une foule de Barbares que vous avez dissipés.
Vous serez bien embarrassé quand il faudra
comparer la prise de Veies , qui étoit un vil-
lage, avec celle de la superbe et belliqueuse
Tarente, cette seconde Lacédémone dont elle
étoit une colonie.
Cam. — Le siège de Yeies étoit plus impor-
tant aux Romains que celui de Tarente. Il n'en
faut pas juger par la grandeur de la ville, mais
par les maux qu'elle causoit à Rome. Veies étoit
alors à proportion plus forte pour Rome nais-
sante, que Tarente ne le fut dans la suite pour
Rome qui avoit augmenté sa puissance par tant
de prospérités.
Fab. — Mais cette petite ville de Veies, vous
demeurâtes dix ans à la prendre ; ce siège dura
autant que celui de Troie : aussi entràtes-vous
dans Rome, après cette conquête , sur un cha-
riot triomphal traîné par quatre chevaux blancs.
Il vous fallut même des vœux pour parvenir à
ce grand succès; vous promîtes aux dieux la
dixième partie du butin. Sur cette parole ils
vous tirent prendre la ville; mais dès qu'elle
fut prise, vous oubliâtes vos bienfaiteurs, et
vous donnâtes le pillage aux soldats, quoique
les dieux méritassent la préférence.
Caji. — Ces fautes-là se font sans mauvaise
volonté , dans le transport que cause une vic-
toire remportée. Mais les dames romaines payè-
rent mon vœu, car elles donnèrent l'or de leurs
joyaux pour faire une coupe d'or du poids de
huit talens qu'on offrit au temple de Delphes :
aussi le sénat ordonna qu'on feroit l'éloge pu-
blic de chacune de ces généreuses femmes après
sa mort.
Fab. — Je consens à leur éloge , et point au
vôtre. C'est vous qui avez violé votre vœu ;
c'est elles qui l'ont accompli.
Cam. — On ne peut point me reprocher d'a-
voir jamais manqué volontairement à la bonne
foi : j'en ai donné une belle marque.
Fab. — Je vois déjà venir de loin notre maî-
tre d'école tant de fois rebattu.
Cam. — Ne pensez pas vous en moquer; ce
maître d'école me fait grand honneur. Les
Falériens avoient, à la mode des Grecs, un
homme instruit des lettres pour élever leurs
enfans en commun, afin que la société, l'ému-
lation, et les maximes du bien public les ren-
dissent encore plus les enfans de la république
que leurs parens; ce traître me vint livrer
toute la jeunesse des Falériens. Il ne tenoit qu'à
moi de subjuger ce peuple , ayant de si pré-
cieux otages: mais j'eus horreur du traître et
de la trahison. Je ne fis pas comme ceux qui
ne sont qu'à demi gens de bien, et qui ai-
ment la trahison, quoiqu'ils détestent le traître ;
je commandai aux licteurs de déchirer les ha-
bits du maître d'école ; je lui fis lier les mains
derrière le dos, et je chargeai les enfans mêmes
de le ramener en le fouettant jusque dans leur
ville. Est-ce aimer la bonne foi? qu'en croyez-
vous, Fabius? parlez.
Fab. Je crois que cette action est belle , et elle
vous relève plus que la prise de Veies.
Cam. — Mais savez-vous la suite? elle mar-
que bien ce que fait la vertu, et combien la
générosité est pi us utile pour la politique même,
que la finesse.
Fab. — N'est-ce pas que les Falériens, touchés
de votre bonne foi, vous envoyèrent des ambas-
sadeurs pour se mettre, eux et leur ville, à vo-
tre discréfiou, disant qu'ils ne pouvoient rien
faire de meilleur pour leur patrie, que de la
soumettre à un homme si juste et si ennemi
du crime?
Cam. — 11 est vrai; mais je renvoyai leurs
ambassadeurs à Rome, afin que le sénat et le
peuple décidassent.
Fab. — Vous craigniez l'envie et la jalousie
de vos concitoyens.
Cam. — N'avois-je pas raison ? Plus on pra-
tique la vertu au-dessus des autres, plus on
doit craindre d'irriter leur jalousie; d'ailleurs,
je devois cette déférence à la république. Mais
enfin on ne voulut point décider; on me ren-
voya les ambassadeurs , et je finis l'affaire
comme je l'avois commencée, par un procédé
généreux. Je laissai les Falériens en hberté se
gouverner eux-mêmes selon leurs lois; je fis
avec eux une paix juste et honorable pour leur
ville.
Fab. — J'ai ouï dire que les soldats de votre
armée furent bien irrités de cette paix ; car ils
espéroient un grand pillage.
Cam. — Ne devois-je pas préférer la gloire
de Rome et mon honneur à l'avarice des sol-
dats ?
Fab. — J'en conviens. Mais revenons à no-
DIALOGUES DES MORTS.
281
tre question. Vous ne savez peut-être pas que
j'ai donné des marques de probité plus fortes
que l'alTaire de votre maître d'école.
Cam. — Non, je ne le sais point, et je ne
saurois me le persuader.
Fab. — J'avois réglé avec Aunibal qu'on
échangeroit dans les deux armées les prison-
niers , et que ceux qui ne pourroient être
échangés seroient rachetés deux cent cinquante
drachmes pour ch.aque homme. L'échange
achevé, on trouva qu'il y avoit encore, au-delà
du nombre des Carthaginois , deux cent cin-
quante Romains qu'il falloit racheter. Le sénat
désapprouve mon traité, et refuse le paiement:
j'envoie mon lils à Rome pour vendre mon bien,
et je paie à mes dépens toutes ces rançons que
le sénat ne vouloit point payer. Vous n'étiez
généreux qu'aux dépens de la république; mais
moi je l'ai été sur mon propre compte ; vous
ne l'avez été que de concert avec le sénat ; je
l'ai été contre le sénat même.
Cam. — Il n'est pas difficile à un homme de
cœur de sacrifier un peu d'argent pour se pro-
curer tant de gloire. Pour moi, j'ai montré ma
générosité en sauvant ma patrie ingrate : sans
moi, les Gaulois ne vous auroient pas même
laissé une ville de Rome à défendre. Allons
trouver Mines, afin qu'il finisse notre contes-
tation et règle nos rangs.
XXXVL
FABIUS MAXIMLS ET ANNIBAL.
l'n général d'armée doit sacrifier sa réputation au salut
public.
A>"x. — Je vous ai fait passer de mauvais
jours et de mauvaises nuits ; avouez-le de bonne
foi.
Fab, — n est vrai ; mais j'ai eu ma revanche.
A>>'. — Pas trop; vous ne faisiez que recu-
ler devant moi , que chercher des campemens
inaccessibles sur des montagnes ; vous étiez
toujours dans les nues. C'étoit mal relever la
réputation des Romains , que de montrer tant
d'épouvante.
Fab. — Il faut aller au plus pressé. Après
tant de batailles perdues , j'eusse achevé la
ruine de la répuldique de hasarder de nou-
veaux combats. 11 falloit relever le courage de
nos troupes, les accoutumer à vos armes, à vos
éléphans, à vos ruses, à votre ordre de bataille,
vous laisser amollir dans les plaisirs de Capouc,
et attendre que vous usassiez pou à peu vos for-
ces.
An>. — Mais cependant vous vous déshono-
riez par votre timidité. Belle ressource pour la
patrie, après tant de malheurs, qu'un capitaine
qui n'ose rien tenter, qui a peur de son ombre
comme un lièvre, qui ne trouve point de ro-
chers assez escarpés pour y faire grimper ses
troupes toujours tremblantes ! C'étoit entretenir
la lâcheté dans votre camp, et augmenter l'au-
dace dans le mien.
Fab. — Il valoit mieux se déshonorer par
cette lâcheté, que faire massacrer toute la fleur
des Romains, comme Terentius Varro le fit à
Cannes. Ce qui aboutit à sauver la patrie, et à
rendre les victoires des ennemis inutiles, ne
peut déshonorer un capitaine; on voit qu'il a
préféré le salut public à sa propre réputation,
qui lui est plus chère que sa vie; et ce sacrifice
de sa réputation doit lui en attirer une grande :
encore même n'est-il pas question de sa réputa-
tion; il ne s'agit que des discours téméraires
de certains critiques qui n'ont pas de vues assez
étendues pour prévoir de loin combien cette
manière lente de faire la guerre sera enfin
avantageuse. Il faut laisser parler les gens qui
ne l'egardent que ce qui est présent et que ce
qui brille. Quand vous aurez, par votre pa-
tience, obtenu un bon succès, les gens mêmes
qui vous ont le plus condamné seront les plus
empressés à vous applaudir. Ils ne jugent que
parles succès : ne songez qu'à réussir; si vous y
parvenez, ils vous accableront de louanges.
Ann. — Mais (juc voulez-vous que pensas-
sent vos alliés ?
Fab, — Je les laissois penser tout ce qui leur
plairoit, pourvu que je sauvasse Rome; comp-
tant que je serois bien justifié sur toutes leurs
critiques , après que j'aurois prévalu sur vous.
Ann. — Sur moi! Vous n'avez jamais eu
celte gloire. Une seule fois, j'ai décam[)é devant
vous, et en cela j'ai montré que je savois me
jouerde toute votre science dans l'art militaire;
car avec des feux attachés aux cornes d'un grand
nombre de bœufs , je vous donnai le change,
et je décampai la nuit, pendant que vous vous
imaginiez que j'étois auprès do votre camp.
Fab. — Ces ruses-là peuvent surprendre tout
le monde ; mais elles n'ont rien décidé entre
nous. Enfin vous no pouvez désa\ouer que je
vous ai afroibfi, que j'ai repris des places, que
j'ai relevé de leurs chutes les troupes Romaines;
et, si le jeune Scipion ne m'en eût dérobé la
gloire, je vous aurois chassé de l'Italie. Si Sci-
282
DIALOGUES DES MORTS.
pion en est venu à boul , c'est qu'il y avoil en-
core une Rome sauvée i)ar!a lenteur deFaluu.s.
Cessez donc de vous moquer d'un lionuue, qui,
en reculant un peu devant aous, est cause que
vous avez abandonné toute l'Italie, et tait périr
Cartilage. Il n'est pas question d'éblouir par
des commenceniens avantageux; l'essentiel est
de bien tinir.
XXXVII.
RHADAMÀ>TE ,. CATON LE CENSEUR ET SCIPION
L'AFRICAIN.
Les plus grandes vertus sont gâtées par une humeur cluigrine
et caustique.
Rhad. — Qui es-tu donc, vieux Romain?
Dis-moi ton nom. Tu as la physionomie assez
mauvaise , un visage dur et rébarbatif. Tu as
l'air d'un vilain rousseau; du moins, je crois
que tu l'as été pendant ta jeunesse. Tu avois,
si je ne me trompe, plus de cent ans quand tu es
mort.
Cat. — Point : je n'en avois que quatre-
vingt-dix, et j'ai trou\é ma vie bien courte;
car j'aimois fort à vivre, et je me portoisà mer-
veille. Je m'appelle Caton. N'as- lu point ouï
parler de moi , de ma sagesse, de mon courage
contre les médians ?
Rhad. — Ho! je te reconnois sans peine sur
le portrait qu'on m'avoit fait de toi. Le voilà
tout juste, cet homme toujours prêt à se vanter
et à mordre les autres. Mais j'ai un procès à ré-
gler entre toi et le grand Scipion qui vainquit
Annibal. Holà, Scipion , liâtez-vous de venir;
voici Caton qui arrive enfin; je prétends juger
tout à l'heure votre vieille querelle. Cà . que
chacun défende sa cause.
Scip. — Pour moi, j'ai à me plaindre de la
jalousie maligne de Caton ; elle étoit indigne de
sa haute réputation. Il se joignit à Fabius Ma-
ximus, et ne fut son ami que pour m'attaquer.
Il vouloit m'empècher de j)asser en Afrique.
Ils étoienl tous deux timides dans leur politique ;
d'ailleurs Fabius ne savoit que sa vieille mé-
thode de temporiser à la guerre, d'éviter les
batailles, de cam[)er dans les nues , d'attendre
que les einieiiiis se consumassent d'eux-mêmes.
Caton , qui aimoit par pédanterie les vieilles
gens, s'attacha à Fabius, et fut jaloux de moi,
parce que j'étois jeune et hardi. Mais la princi-
pale cause de son entêtement fut son avarice : il
vouloit qu'on fit la guerre avec épargne, comme
il plantoil ses choux et ses oignons. Pour moi ,
je voulois qu'on fit vivement la guerre , pour
la linir bientôt avec avantage : qu'on regardât
non ce qu'il en coiiteroit, mais les actions que
je ferois. Le pauvre Caton étoit désolé; car il
vouloit toujours gouverner la république comme
sa petite chaumière, et remporter des victoires
à juste prix. Il ne voyoit pas que le dessein
de Fabius ne pouvoit réussir. Jamais il n'au-
roit chassé Annibal d'Italie. Annibal étoit assez
habile pour y subsister toujours aux dépens du
pays, et pour conserver des alliés ; il auroit
même toujours fait venir de nouvelles troupes
d'Afrique par mer. Si Néron n'eut défait Asdru-
bal avant qu'il put se joindre à son frère , tout
étoit perdu ; Fabius le temporiseur eût été mal
dans ses affaires. Cependant Rome, pressée de
si près par un tel ennemi, auroit succombé à
la longue. Mais Caton ne voyoit point cette né-
cessité de faire une puissante diversion pour
transporter à Carthage la guerre qu'Annibal
avoit su porter jusqu'à Rome. Je demande donc
réparation de tous les torts que Caton a eus con-
tre moi , et des persécutions qu'il a faites à ma
famille.
Cat. — Et moi je demande récompense
d'avoir soutenu la justice et le bien public contre
ton frère Lucius, qui étoit un brigand. Laissons
là cette guerre d'Afrique , où tu fus plus heu-
reux que sage. Venons au fait. N'est-ce pas une
chose indigne que tu aies arraché à la répu-
blique un commandement d'armée pour ton
frère qui en étoit incapable? Tu promis de le
suivre, et de servir sous lui : tu étois son péda-
gogue. Dans cette guerre contre Antiochus, ton
frère fit toutes sortes d'injustices et de concus-
sions. Tu fermois les yeux pour ne les pas voir;
la passion fraternelle t'a\ oit aveuglé.
Scip. — Mais quoi ! cette guerre ne finit-elle
pas glorieusement ? Le grand Antiochus fut dé-
fait, chassé et repoussé des côtes d'Asie. C'est
le dernier ennemi qui ait pu nous disputer la
suprême puissance. Après lui tous les royaumes
venoieut tomber les uns sur les autres aux pieds
des Rouîains.
Cat. — Il est vrai qu'Antiochus pouvoit bien
les embarrasser, s'il eût cru les conseils d' An-
nibal : mais il ne fit que s'amuser, que se désho-
norer par d'infâmes plaisirs. 11 épousa dans sa
vieillesse une jeune Grecque. l'hilopœmendisoit
alors que s'il eût été préteur des Achéens, il eût
voulu sans peine défaire toute l'armée d' Antio-
chus en la surprenant dans les cabarets. Ton
frère, et loi, Scipion, vousn'eûtes pas grand'peine
DIALOGUES DES MORTS.
283
à vaincre des ennemis qui s'étoient déjà ainsi
vaincus eux-mêmes par leur mollesse.
Scip. — La puissance d'Antiochus étoit pour-
tant formidable.
Cap. — Mais revenons à notre affaire. Lucius
ton frère n'a-t-il pasenlevé, pillé, ravagé? Ose-
rois-tu dire qu'il a gouverné en homme de bien?
Scip. — Après ma mort, tu as eu la dureté
de le condamner à une amende, et de vouloir
le faire prendre par des licteurs.
Cat. — Illemériloitbienj et toi.quiavois —
Scip. — Pour moi , je pris mon parti avec
courage. Quand je vis que le peuple se touruoit
contre moi, au lieu de répondre à l'accusation ,
je dis : Allons au Capitule remercier les dieux
de ce qu'en un jour semblable à celui-ci, je
vainquis Annibal et les Carthaginois. Après quoi
je ne m'exposai plus à la fortune ; je me retirai
àLinternuni, loin d'une patrie ingrate, dans
une solitude tranquille , et respecté de tous les
honnêtes gens, où j'attendis la mort en philo-
sophe. Voilà ce que Caton, censeur implacable,
me contraignit de faire. Voilà de quoi je de-
mande justice.
Cat. — Tu me reproches ce qui fait ma
gloire. Je n'ai épargné personne pour la justice.
J'aifait trembler tous les plus illustres Romains.
Je voyois combien les mœurs se corrompoient
de jour en jour par le faste et par les délices.
Par exemple, peut-on me refuser d'immortelles
louanges pour avoir chassé du sénat Lucius
Quintius, qui avoit été consul, et qui étoit frère
de T. Q, Flaminius, vainqueur de Philippe, roi
de Macédoine, qui eut la cruauté de faire tuer
un homme devant un jeune garçon qu'il aimoit,
pour contenter la curiosité de cet enfant par un
si horrible spectacle.
Scip. — J'avoue que cette action est juste, et
que tu as souvent puni le crime. Mais tu étcis
trop ardent contre tout le monde ; et quand tu
avois fait une bonne action, tu t'en vantois trop
grossièrement. Te souviens-tu d'avoir dit une
fois, que Rome te devoit plus que tu ne devois
à Rome? Ces paroles sont ridicules dans labouche
d'un homme grave.
Rhad. — Que réponds-tu, Caton , à ce qu'il
te reproche ?
Cat. — Que j'ai eu effet soutenu la répu-
blique Romaine contre la mollesse et le faste
des femmes qui eu corrompoient les mœurs ;
que j'ai tenu les grands dans la crainledes lois ;
que j'ai pratiqué moi-même ce (joej^ai enseigné
aux autres ; et que la république ne m'a pas
soutenu de même contre les gens qui n'étoient
mes ennemis qu'à cause queje les avois attaqués
pour l'intérêt de la patrie. Comme mon bien
de campagne étoit dans le voisinage de celui de
Marcus Curius, je me proposai dès ma jeunesse
d'imiter ce grand homme pour la sitnplicilé des
mœurs ; j'endant que d'un autre côté je me pro-
posois Démosthèue pour mon modèle d'élo-
quence. On m'appeloit même le Démosthèue
latin. On me voyoit tous les jours marchant nu
avec mes esclaves pour aller labourer la terre.
Mais ne croyez pas que cette application à l'a-
griculture et à l'éloquence me détournât de l'art
militaire. Dès l'âge de dix-sept ans, je me mon-
trai intrépide dans les guerres contre Annibal.
Bientôt mon corps fut tout couvert de cicatrices.
Quand je fus envoyé préteur en Sardaigne, je
rejetai le luxe que tous les autres préteurs
avoient introduit avant moi ; je ne songeai qu'à
soulager le peuple, qu'à maintenir le bon ordre,
qu'à rejeter tous les présens. Ayant été fait con-
sul , je gagnai en Espagne, au-deçà du Bœtis,
une bataille contre les Barbares. Après cette
victoire, je pris plus de villes en Espagne que je
n'y demeurai de jours.
Scip. — Autre vanterie insupportable. Mais
nous la connoissions déjà ; car tu l'as souvent
faite, et plusieurs morts venus ici depuis vingt
ans me l'avoient racontée pour me réjouir. Mais,
mon pauvre Caton, ce n'est pas devant moi qu'il
faut parler ainsi; je connois l'Espagne et tes
belles conquêtes.
Cat. — II est certain que quatre cents villes
se rendirent presque en même temps, et tu n'en
as jamais tant fait.
Scip. Carthage seule n au t mieux que tes quatre
cents villages.
Cat. — Mais que diras-tu de ce queje fis sous
Marcus Acilius, pour aller, au travers des pré-
cipices, surprendre Antiochus dans les monta-
gnes entre la Macédoine et la Tbessalie ?
Scip. — J'approuve cette action , et il seroit
injuste de lui refuser des louanges. On t'en doit
aussi pour avoir réprimé les mauvaises ma^urs.
Mais on ne te peut excuser sur ton avarice sor-
dide.
(L\T. — Tu parles ainsi, parce que c'est loi
qui as accoutumé les soldats à vivre délicieuse-
ment. Mais il faut se représenter que je me suis
vu dans une république qui se corroinpoit tous
les jours. Les dépenses y augmentoient sans
mesure. On y achetoit un poisson plus cher
qu'un bœnif u'avoit été vendu quand j'entrai
dans les alfaires puldiques. Il est vrai que les
choses qui étoieut au plus bas prix me parois-
soient encore trop dières quand elles étoient
inutiles. Je disois aux Romains : A quoi vous
28i
I)IAL<:)GUES DES MORTS.
sert de gouverner les nations, si vos femmes
vaines ef corrompues vous gouvernent ? Avois-
je tort de ['arler ainsi? On vivoit sans pudeur ;
chacun se ruinoit, et vivoit avec toute sorte de
bassesse et «le mauvaise foi , pour avoir de quoi
soutenir ses lolles dépenses. J'étois censeur ;
javois acquis de l'autoritr par ma vieillesse et
par ma ^ertu : pouvois-je me taire?
Scip. — Mais pourquoi être encore le déla-
teur universel à quatre-vingt-dix ans ? C'est un
beau métier à cet âge.
Cat. — C'est le métier d'un homme qui n'a
rien perdu de sa vigueur, ni de son zèle pour la
république, et quise sacrifie pour l'amour d'elle
à la haine des grands, qui veulent être impuné-
ment dans le désordre.
Scip. — Mais tu as été accusé aussi souvent
que tu as accusé les autres. 11 me semble que
tu l'as été jusqu'à cinquante fois, et jusqu a
Tàge de quatre-vingts ans.
Cat. — Il est vrai, et je m'en gloritie. Il
n'étoit pas possible que les médians ne fissent,
par des calomnies, une guerre continuelle à un
homme qui ne leur a jamais rien pardonné.
SciP. — Ce ne fut pas sans peine que tu te
défendis contre les dernières accusations.
Cat. — Je l'avoue ; faut-il s'en étonner ? 11
est bien malaisé de rendre compte de toute sa
vie devant des hommes d'un autre siècle que
celui où l'on a \écu. J'étois un pauvre vieillard
exposé aux insultes de la jeunesse, qui croyoit
que je radolois, et qui comjjtoit pour des fables
tout ce que j'avois fait autrefois. Quand je le
racontois, ils ne faisoient que bâiller et que se
moquer de moi, comme d'un homme qui se
louoit sans cesse.
Sc.ir. — Ils n'avoicnf pas grand lorl. ^Nlais
enfin pourquoi aimois-tn tant à reprendre les
autres ? Tu étois comme un chien qui aboie
contre tous les passans.
Cat. — J'ai trouve toute ma^ie que jappre-
nois beaucoup plus des foris que des sages. Les
sages ne le sont qu'à demi , et ne donnent que
de faibles leçons ; mais les fous sont bien fous ,
etJl n'y a qu'à les voir pour savoir comment il
ne faut pas faire.
Scip. — J'en comiens; mais toi, qui étois si
sage, pourquoi étois-tu d'abord si ennemi des
Grecs ; et. dans la suite, pouiquoi pris-lu tant
de peine, dans ta vieille>se. pour apprendre leur
langue ?
Cat. — C'est que je ciaignois que les Grecs
nous communiqueroient bien plus leurs arts
que leur sagesse, et leurs mœurs dissolues que
leurscie es. Je n'aiuiois point tous ces joueurs
d'inslruniens , ces musiciens , ces poètes , ces
peintres , ces sculpteurs ; tout cela ne sert qu'à
la curiosité et à une vie voluptueuse. Je trouvois
qu'il valoit mieux garder notre simplicité rus-
tique, notre vie pauvre et laborieuse dans l'a-
griculture : être j)lus grossier, et mieux vivre;
moins discourir sur la vertu, et la pratiquer da-
vantage.
Scip. — Pourquoi doncappris-tu le grec?
Cat. — A la lin je me laissai enchanter par
les Sirènes, comme les autres. Je prêtai l'oreille
aux muses grecques. Mais je crains bien que
tous ces petits sophistes grecs, qui viennent af-
famés à Rome pour faire fortune, achèveront de
corrompre les mœurs romaines.
Scip. — Ce n'est pas sans sujet que tu le
crains: inaistu auroisdù craindre aussi de cor-
ronqjre les mœnirs romaines par ton avarice.
Cat. — Moi avare! j'étois bon ménager; je
ne voulois laisser rien perdre; mais je ne dé-
pensois que trop !
RiiAD. — Ho 1 voilà le langage de l'avarice ,
qui croit toujours être prodigue.
Scip. — N'est-il pas honteux que tu aies aban-
donné l'agriculture pour te jeter dans l'usure
la plus infâme ? Tu ne trouvois pas sur tes
vieux jours, à ce que j'ai oui' dire, queles terres
et les troupeaux ra|)portassent assez de revenu;
tu devins usurier. Est-ce là le métier d'un Cen-
seur qui veut réformer la ville ? Qu'as-tu à ré-
pondre ?
RuAi). — Tu n'oses parler, et je vois bien
que tu es coupable. Voici une cause assez dif-
licile à juger. Il faut, mon pauvre Caton, te
punir et te récompenser tout ensemble : tu
m'endiarrasses fort. Voici ma décision. Je suis
touché de tes vertus et de tes grandes actions
pour ta république : mais aussi quelle apparence
de mettre un usurier dans les Champs Elysées?
ce seroitun trojt grand scandale. Tu demeureras
donc, s'il te plait, à la porte ; mais ta consola-
tion sera d'empêcher les autres d'y entrer. Tu
contrôleras tous ceux qui se présenteront ; lu
seras Censeur ici-bas comme tu l'étoisà Rome,
Tu auras , pour menus pla sirs, toutes les ver-
tus du genre humain à critiquer. Je te livre
Liicius Scipion , et L. (Juintius , et tous les
autres, pourrépandresureux ta bile: tu pourras
même l'exercer sur tous les autres morts qui
Aiendront en foule de tout l'univers ; citoyens
Romains, grandscapitaines, roisbarbares, tyrans
des nations, tousseront soumis à ton chagrin et
à ta satire. Mais prends garde à Lucius Scipion ;
car je l'établis pour te censurer à son tour im-
pitoyablement. Tiens, voilà de l'argent pour en
DIAT.OGUES DES MORTS.
28S
prêter à tous les morts f|ui n'oii auront point le hion par Hml>ition sont loujours mécontens ;
dans la bouche pour passer la barque de C.liaron. un peu pluslôt, un peu ])Iustard, la fortune les
Si tu |)rètescà quelqu'un à usure, Lucius ne nian- traliit. d les liomtues seul iuj^rats pour eux.
quera pas de m'en avertir, et je te punirai comme Mais quand ou l'ail le bien par l'amour de la
les plus infômes voleurs. vertu, la vertu qu'où aime récompense toujours
assez parle plaisir qu'il va à la suivre , et elle
fait mépriser toutes les autres récompenses dont
on est privé.
XXXVIII.
SCIPION ET AXNIBAI..
La vertu trouve en elle-mèiue sa récompense par le plaisir
pur qui raccompagne.
XXXIX.
ANNIBAF. ET SCIPION.
AxN. — Nous \oici rassemblés, vous et moi,
comme nousle fûmes en Afrique un peu avant
la bataille de Zama.
Scip. — Il est vrai ; mais la conférence d'au-
jourd'hui est bien ditïérente de l'autre. Nous
n'avons plus de gloire à acquérir, ni de victoires
à remporter. Une nousreste qu'une ombre vaine
et légère de ce que nous avons été, avec un sou-
venir denosaventuresqui ressemble àun songe.
Voilà cequimet d'accord Annibal et Scipion, Les
mêmes dieux qui ont mis Carthage en poudre ,
ont réduit à un i)eu de cendre le vainqueur de
Carthage que vous voyez.
Ann. — Sans doute, c'est dans votre solitude
de Liuternum que vous avez appris toute cette
belle philosophie.
Scip. — Quand je nel'auivjispasapprisedans
ma retraite, je l'apprendrois ici ; car la mort
donne les plus grandes leçons pour désabuser de
tout ce que le moude ci^oit merveilleux.
Ann. — La disgrâce et lasolitude ne \ousont
pas été inutiles pour faire ces sages réflexions.
Scip. — J'en con\iens; mais vous n'avez
pas eu moins que moi ces instructions de la for-
tune. Vous avez vu tomber Carthage ; il vous a
fallu abandonner votre patrie ; et après avoir
fait trembler Rome, vous avez été contraint de
vous dérober à sa vengeance par une vie errante
de pays en pays.
A>>". — 11 est vrai : mais je n'ai abandoimé
ma patrie que quand je ne pouvois plus la dé-
fendre, et qu'elle ne pouvoit me sauver du sup-
plice : je l'ai quittée pour épargner sa ruine en-
tière, et pour ne voir point sa servitude. Au
contraire , vous avez été réduit à quitter votre
patrie au plus haut point de sa gloire, et d'une
gloire qu'elle tenoit de vous. Y a-t-il rien de si
amer? Quelle ingratitude 1
Scip, — C'est ce qu'il faut attendre des hom-
mes quand on les sert le mieux. Ceux qui fout
L'ambition ne connoit point de bornes.
vScip. — Il me semble que je suis encore à
notre conférence avant la bataille de Zama ;
mais nous ne sommes pas ici dans la même si-
tuation. Nous n'avons plus de différend; toutes
nos guerres sont éteintes dans les eaux du
fleuve d'oubli. Après avoir conquis l'un et l'au-
tre tant de provinces , une a suffi à recueillir
nos cendres.
Ann. — Tout cela est vrai ; notre gloire
passée n'est plus qu'un songe, nous n'avons
plus rien à conquérir ici : pour moi , je m'en
ennuie.
Scip. — Il faut avouer que vous étiez bien
inquiet et bien insatiable.
Ann. — Pourquoi ? je trouve que j'étois bien
modéré.
Scip. — Modéré ! quelle modération ! D'a-
bord les (Carthaginois ne songeoient qu'à se
maintenir eu Sicile, dans la partie occidentale.
Le sage roi (lélon, et [)uis le tyran Denys, leur
avoient donné bien de l'exercice.
Ann. — Il est vrai ; mais dès lors nous son-
gions à subjuguer toutes ces villes florissantes
qui se gouvcrnoient en républiques , comme
Léonte, Agrigeute. Sélinonte.
Scip. — Mais enfin les Romains et les Cartha-
ginois étant vis-à-vis les uns dos autres, la mer
entre deux, se rcgardoient d'un o^il jaloux, et
se disputoient l'ile de Sicile, qui étoitau milieu
des deux peuples prélendans. Voilà à quoi se
bornoit volie ambition.
Ann. — l'oint du tcul. Nous avions encore
nos prétentions du côté de l'Espagne. Carthage
la Neuve nous donnoit en ce pays-là un empire
presque égal à celui de l'ancienne au milieu de
l'Afrique.
Scip. — Tout cela est vrai. Mais c'étoit par
quelque port pour vos marchandises que vous
286
DIALOGUES DES MORTS.
aviez commencé à vous établir sur les côtes
d'Espagne ; les facilités que vous y trouvâtes
vous donnèrent peu à peu la pensée de conqué-
rir ces vastes régions.
A>N. — Dès le temps de notre première
guerre contre les Romains, nous étions puissans
en Espagne, et nous en aurions été bientôt les
maîtres sans votre république.
Scip. — Enlln le traité que nous conclûmes
avec les Carthaginois les obligeoit à renoncer
à tous les pays qui sont entre les Pyrénées et
l'Ebre.
Ann." — La force nous réduisit à cette paix
honteuse; nous avions fait des portes inlinies
sur terre et sur mer. Mon père ne songea qu'à
nous relever après celte chute. Il me fit jurer
sur les autels, à l'âge de neuf ans, que je serois
jusqu'à la mort ennemi des Romains. Je le
jurai; je l'ai accompli. Je suivis mon père en
Espagne; après sa mort, je commandais l'ar-
mée carthaginoise, et vous savez ce qui arriva.
Scip. — Oui, je le sais, et vous le savez bien
aussi à vos dépens. Mais si vous fîtes bien du
chemin, c'est que vous trouvâtes la fortune qui
venoit partout au-devant de vous pour vous sol-
liciter à la suivre. L'espérance de vous joindre
aux Gaulois , nos anciens enneuns , vous fil
passer les Pyrénées. La victoire que vous rem-
portâtes sur nous au bord du Rhône vous en-
couragea à passer les Alpes : vous y perdîtes
beaucoup de soldats, de chevaux et d'éléphans.
Quand vous fûtes passé . vous défîtes sans
peine nos troupes étonnées que vous surprîtes
à Ticinum. Une victoire en attire une autre,
en consternant les vaincus , et en procurant
aux vainqueurs beaucoup d'alliés; car tous les
peuples du pays se donnent en foule aux plus
forts.
Ann. — ]\Iais la bataille de Trébie , qu'en
pensez-vous ?
SciP. — Elle vous coûta peu , venant après
tant d'autres. Après cela, vous fûtes le maître
de l'Italie. Trasimène et Cannes furent plutôt
des carnages que des batailles. Vous perçâtes
toute l'Italie. Dites la vérité, vous n'aviez pas
d'abord espéré de si grands succès.
A>x. — Je ne savois pas bien jusqu'où je
pourrois aller ; mais je voulois tenter la fortune.
Je déconcertai les Romains par un coup si hardi
et si imprévu. Quand je trouvai la fortune si
favorable, je crus qu'il falloit en profiter : le
succès me donna des desseins que je n'aurois
jamais osé concevoir.
Scip. — Hé bien ! n'est-ce pas ce que je
disois ? La Sicile, l'Espagne, l'Italie n'étoient
plus rien pour vous. Les Grecs, avec lesquels
vous vous étiez ligués , auroient bientôt subi
votre joug.
Axx. — Mais, vous qui parlez, n'avez-vous
pas fait précisément ce que vous nous repro-
chez d'avoir été capables de faire ? L'Flspagne,
la Sicile, Carthage même et l'Afrique ne furent
l'ien : bientôt foute la Grèce , la Macédoine,
toutes les îles, l'Egypte, l'Asie, tombèrent à
vos pieds; et vous aviez encore bien de la peine
à souffrir que les Parthes et les Arabes fussent
libres. Le monde entier étoit trop petit pour ces
Romains, qui, pendant cinq cents ans, avoient
été bornés à ^aincre autour de leur ville les
Volsques, les Sabins et les Samnites.
XL.
LUCL'LLUS ET CRASSUS.
Contre le luxe de la table.
Luc. — Jamais je n'ai vu un souper si délicat
et si sonq)tueux.
GuAS. — El moi je n'ai pas oublié que j'en
ai Xait de bien meilleurs dans votre salle d'A-
pollon.
Luc. — Point ; je n'ai jamais fait meilleure
chère. Mais voulez-vous que je vous parle sur
un ton libre et gai? Ne vous en fâcherez-vous
point ?
Cras. — Non ; j'entends raillerie.
Luc. — Quoi ! un souper pendant lequel
nous avons eu une comédie Atellane, des panto-
mimes, plusieurs parasites bien affamés et bien
impudens, qui par jalousie ont pensé se battre ;
c'est une fête merveilleuse !
Gras. — J'aime le spectacle , et je sais que
vous l'aimez aussi ; j'ai voulu vous faire ce
plaisir.
Luc. — Mais quoi ! ces grandes murènes,
CCS poules d'Ionie, ces jeunes paons si tendres,
ces sangliers tout entiers, ces olives de Vénafre,
ces vins de Massique , de Cécube , de Falerne,
de Chio. J'admirai ces tables de citronnier de
Numidie, ces lits d'argent couverts de pourpre.
Gras. — Tout cela n'étoit pas trop pour
vous.
Luc. — Et ces jeunes garçons si bien frisés
qui donnoient à boire ; ils servoient du nectar,
et c'étolent autant de Ganymèdes.
Gras. — Eussiez-vous voulu être servi par
des eunuques vieux et laids, ou par des escla-
DIALOGUES DES MORTS.
287
ves (le Sardaigne ? De tels ohjels salissent nn
repas.
J.LC. — Il est vrai ; mais où aviez-vous
pris ce joueur de flûte, et cette jeune Grecque
avec sa lyre dont les accords égalent ceux d'A-
pollon mèuie ; elle étoit gracieuse connue Vé-
nus, et passionnée dans le chant de ses odes
comme Sapho.
Gras. — Je savois combien vous avez l'oreille
délicate.
Llc. — Mais enfin je reviens d'Asie., où l'on
apprend à raffiner sur les plaisirs. Mais pour
vous, qui n'êtes pas encore parti pour y aller,
comment pouvez-vous en savoir tant ?
Gras. — ^'otre exemple m'a instruit ; vous
donnez du goût à ceux qui vous fréquentent.
Luc. — Mais je ne puis revenir de mon
étonnement sur ces synthèses * des plus fines
étoffes de Gos, avec des ornemens Phrygiens
d'or et d'argent, dont elles étoient bordées :
chaque convié avoit la sienne, et on en a encore
trouvé de reste pour toutes les ombres. Les trois
lits étoient pleins; la grande compagnie vous
plait-elle ?
Gras. — Je vous ai ouï dire quelle ne con-
vient pas, et qu'il vaut mieux être peu de gens
bien choisis.
Luc. — Venons au fait. Gombien \ous coûte
ce repas ?
Gras. — Gent cinquante grands sesterces.
Luc. — Vous n'hésitez point à répondre, et
vous savez bien votre compte ; ce souper se fit
hier au soir, et vous savez déjà à quoi se monte
toute la dépense : sans doute elle vous lient au
cœur.
Gras. — Il est vrai que je rogrelto ces dé-
penses superflues et excessives.
Luc, — Pourquoi donc les faites-vous?
Gras. — Je ne les fais pas souvent.
Luc. — Si j'étois en votre place, je ne les
ferois jamais. Votre inclination ne vous y poi-le
point ; qu'est-ce qui vous y oblige ?
Gras. — Une mauvaise honte, e.lla crainte
de passer, chez vous pour avare. Les prodignes
preinient toujours la frugalité pour une avarice
infâme.
Luc. — Vous avez donc domié un souper
magnifique, comme un poltron va au coml)al
en désespéré ?
Gras. — Pas touf-à- fait de même, car je ne
prétends pas être avare : je crois niéme , en
bonne foi, que je ne suis pas assez épargnant.
Luc. — Tous les avares en croient autant
Robes Jout on te servoit daiis les festins.
d'eux-mêmes. Mais enfin pourquoi ne vous étes-
vous pas tenu dans la médiocrité, puisque l'excès
de la dépense vous choque tant ?
Gras. — G'est que ne sachant point com-
ment ces sortes de dépenses se font, j'ai pris le
parti de ne ménager rien . à condition de n'y
retourner pas souvent.
Luc. — Bon ; je vous entends : vous allez
épargner pour réparer cette dépense, et vous
vous en dédommagerez en Asie en pillant les
peuples.
XLI.
SYLLA. r.ATlLINA ET CÉSAR,
Les funestes suites du vice ne foiiigenl point les piinces
corrompus.
Syl. — Je viens à la hâte vous donner un
avis, Gésar, et je mène avec moi un bon second
pour vous persuader : c'est Gatilina. Vous le
connoissez, et vous n'avez été que trop de sa
cabale. N'ayez point de peur de nous; les om-
bres ne font point de mal.
GÉs. — Je me passerois bien de votre visite ;
vos figures sont tristes, et vos conseils le seront
peut-être encore davantage. <ju'avez-vons donc
de si pressé à me dire ?
Syl. — Qu'il ne faut point que vous aspiriez
à la tyrannie.
GÉS. — Pourquoi ? N'y avez-vous pas aspiré
vous-mêmes ?
Syl. — Sans doute, et c'est pour cela que
nous sonnnes plus croyables quand nous vous
conseillions d'y renoncer.
Gks. — Pour moi, je veux vous imiter en tout,
chercher la tyrannie comme vous l'avez cher-
chée, et ensuite revenir comme vous de l'autre
nionde après sa mort, pour désabuser les tyrans
qui viendront en ma place.
Syl. — Il n'est pas question de ces gentil-
lesses et de ces jeux d'esprit ; nous autres
ombres nous ne voulons rien que de sérieux.
Venons auv faits. J'ai quitté volontairement la
tyrannie , et m'en suis bien trouvé. Gatilina
s'est efforcé d'y parvenir , et a succombé mal-
heureusement. Voilà deux exemples bien ins-
tructifs pour vous.
GÉS. — Je n'entends point tous ces beaux
exemples. Vous avez tenu la république dans
les fers, et vous avez été assez malhabile homme
pour vous dégrader vous-même. Après avoir
•288
DIALOGUES DES MORTS.
quitté la supi'cme puissance, vous êtes demeuré
avili, ol)SCur, inutile, abattu. Lliomuie fortuné
fut ahaniloinié tle la fortune. Voilà déjà un de
vos deux exeni[)les(jne je ne comprends point.
Pour laulre , T.atilina a voulu se rendre le
maître, et a bien fait jusque-là. 11 n'a passn
bien prendre ses mesures ; tant pis pour lui.
Quant à moi je ne tenterai rien qu'avec de-
bonnes précautions.
Cahl. — J'avois pris les niêmes mesures que
vous : flatter la jeunesse, la corrompre par des
plaisirs , l'engager dans des crimes, l'abîmer
par la dépense et par les dettes, s'autoriser par
des femmes d'un esprit intrigant et brouillon.
Pouvez-vous mieux faire ?
Cks. — Vous dites là des cboses que je ne
connois point. Chacun fait comme il peut.
Catil. — Vons pouvez éviter les maux où je
suis tombé, et je suis venu vous en avertir.
Syl. — Pour moi, je vous le dis encore ; je
me suis bien trouvé d'avoir renoncé aux affaires
avant ma mort.
CES. — Renoncé au\ affaires 1 Faut-il aban-
donner la république dans ses besoins ?
SïL. — Hé ! ce n'est pas ce que je vous dis.
Il V a bien de la différence entre la servir ou la
tyranniser.
Cf:s. — Hé ! poui'(juoi donc avcz-vous cessé
de la servir?
Syl. — Ho! vous ne voulez pas m'entendre.
Je dis qu'il faut servir la patrie jusqu'à la mort,
mais qu'il ne faut ni chercher la tyrannie, ni s'y
maintenir quand on y est parvenu.
XLII.
CÉS.\R ET CATÛN.
Le pouvoir despotiqiiP , loin d'assurei le repos el l'autorité
des princes, les rend malheureux, et entraîne inévita-
blement leur ruine.
CES. — Hélas 1 mon cher Caton, le voilà en
pitoyable état ! L'horrible plaie !
C\T. — Je me perçai moi-même à Ulique,
après la bataille deTbapse. pour ne point sur-
vivre à la liberté. Mais toi, à qui je fais pitié,
d'où vient que lu m'as suivi de si près ?
Qu'est-ce que j'aperçois ? combien de plaies sur
ton corps ! Attends que je les compte. En voilà
vingt-trois !
CES. — Tu seras bien surpris quand tu
sauras que j'ai été percé de tant de coups au
milieu du sénat par mes meilleurs amis. Quelle
trahison 1
Cat. — 'Son , je n'en suis point surpris.
N'étois-tu pas le tyran de les amis aussi bien
que du reste des citoyens ? Ne devoient-ils pas
prêter leurs bras à la vengeance de la patrie
opprimée".' Il faudroit iumioler non-seulement
son ami, mais encore son propre frère, à l'exem-
ple de Timoléon, et ses propres enfans, comme
lit l'ancien Brulus.
Ces. — Un de ses descendans n'a que trop
suivi cette belle leçon. C'est Brutus que j'ai-
mois tant , et qui passoit pour être mon fils,
qui a été le chef de la conjuration pour me
massacrer.
C.\T. — 0 heureux Brutus , qui a rendu
Rome libre, el qui a consacré ses mains dans
le .sang d'un nouveau Tarquin , plus impie et
plus superbe que celui qui fut chassé par Ju-
nius !
Ces. — Tu as toujours été prévenu contre
moi. et outré dans tes maximes de vertu.
Cat. — Qu'est-ce qui m'a prévenu contre
toi? ta vie dissolue, prodigue, artificieuse, effé-
minée : tes dettes , tes brigues , ton audace :
voilà ce qui a prévenu Galon contre cet homme
dont la ceinture , la robe traînante . l'air de
mollesse, ne promeltoient rien qui fût di.^Mle
des anciennes mœurs. Tu ne m'as point
trompé ; je t'ai connu dès ta jeunesse. Osi l'on
m'avoil cru. . . .
Ces. — Tu m'aurois enveloppé dans la con-
juration de Catilina pour me perdre.
Cat. — Alors tu vivois en femme , et tu
n'étois homme que contre ta patrie. Que nefis-je
point pour te convaincre ? Mais Rome couroit
à sa perle, et elle ne vouloil pas connoître ses
ennemis.
CES. — Ton éloquence me lit peur, je l'a-
voue, et j'eus recours à l'autorité. Mais tu ne
peux désavouer que je me tirai d'affaire en ha-
bile homme.
Cat. — Dis en habile scélérat. Tu éblouissois
les plus sages par tes discours modérés et insi-
nuans ; tu favorisois les conjurés sous prétexte
de ne pousser pas la rigueur trop loin. Moi seul
je résistai en vain. Dès lors les dieux étoient
irrités contre Rome.
Ces. — Dis-rnoi la vérité : lu craignis, après
la bataille de Thapse , de tomber entre mes
mains : lu aurois été fort embarrassé de paroilre
devant moi. Hé! ne savois-tu pas que je ne
voulois que vaincre et pardonner ?
Cat. — C'est le pardon du tyran , c'est la
vie même . oui , la vie de Caton due à César,
DIALOGUES DES MORTS.
289
que je craignois. Il valoil mieux uiourir que
te voir.
Ces. — Je t'aurois traité généreusement,
comme je traitai ton tils. Ne valoit-il pas mieux
secourir encore la républiiiuc ?
Cat. — Il n'y a plus de république dès qu'il
n'y a plus de liberté.
Ces. — Mais quoi ! être furieux contie soi-
même ?
Cat. — Mes propres mains m'ont mis en
liberté malgré le tyran, el jai méprisé la vie
qu'il m'eût offerte. Pour loi , il a fallu que
tes propres amis t'aient déchiré comme un
monstre,
CES. — Mais si la vie étoit si honteuse pour
un Romain api-ès ma victoire, pourquoi m"en-
\oyer ton fils? voulois-tu le faire dégénérer?
Cat. — Cliacun prend son parti selon son
cœur pour vivre ou pour mourir. Caton ne
pouvoit que mourir; son fils, moins grand
que lui, pouvoit encore supporter la vie, et
espérer, à cause de sa jeunesse, des temps plus
libres et plus heureux. Ilélas ! que ne souf-
frois-je point lorsque je laissai aller mon lils
vers le tyran !
CES. — Mais pourquoi me donnes-tu le
nom de tyran? je n'ai jamais pris le titre de roi.
Cat. — Il est question de la chose, et non
pas du nom. De plus, combien de fois te vit-on
prendre divers détours pour accoutumer le
sénat et le peuple à ta royauté ! Antoine méme^
dans la fête des Lupercales, fut assez impudent
pour te mettre, sous une apparence de jeu, un
diadème autour de la tète. Ce jeu parut trop
sérieux, et fit horreur. Tu sentis bien l'indi-
gnation publique , et tu renvoyas à Jupiter un
honneur que tu n'osois accepter. Voilà ce qui
acheva de déterminer les conjurés à ta perte.
Hé bien , ne savons-nous pas ici-bas d'assez
bonnes nouvelles ?
Ces. — Trop bonnes ! Mais tu ne me fais
pas justice. Mon gouvernement a été doux; je
me suis comporté en vrai père de la patrie : on
en peut juger par la douleur que le peuple té-
moigna après ma mort. C'est un temps où tu
sais que la Ilatîerie n'est plus de saison. Hélas !
ces pauvres gens, quand on leur présenta ma
robe sanglante , voulurent me vengei*. Quels
regrets ! quelle j)ompe au champ de Mars à mes
funérailles! Qu'as-tu à répondre?
Cat. — Que le peuple est toujours peuple,
crédule, grossier, capricieux, aveugle, ennemi
de son véritable intérêt. Pour avoir favorisé les
successeurs du tyran et persécuté ses libéra-
teurs, qu'est-ce que ce peuple n'a pas souffert ?
FÉNELON. tome VI.
On a vu ruisseler le plus pur sang des citoyens
par d'innombrables proscriptions. Les Trium-
virs ont été plus barbares que les Gaulois mômes
qui prirent Rome. Heureux qui n'a point vu
ces jours de désolation! Mais entin parle-moi,
o tyran ; pourquoi déchirer les entrailles de
Rome ta mère? Quel fruit te reste-t-il d'avoir
mis ta patrie dans les fers ? Est-ce de la gloire
que tu cherchois ? N'en aurois-tu pas trouve
une plus pure et plus éclatante à conserver la
liberté et la grandeur de cette ville , reine de
l'univers, comme les Fabricius, les Fabius, les
Marcellus, les Scipions ? Te falloit-il une vie
douce et heureuse ? L'as-tu trouvée dans les
horreurs inséparables de la tyrannie ? Tous les
jours de ta vie étoient pour toi aussi périlleux
que celui oii tant de bons citoyens immortali-
sèrent leur vertu en te massacrant. Tu ne voyois
aucun vrai Romain dont le courage ne dût te
faire pâlir d'eiîroi. Est-ce donc là cette vie tran-
quille et heureuse que tu as achetée par tant
de peines et de crimes? Mais que dis-je? tu n'as
pas eu même le temps de jouir du fruit de ton
impiété. Parle, parle, tyran; tu as maintenant
autant de peine à soutenir mes regards que j'en
aurois eu à soutfrir ta présence odieuse quand je
me donnai la mort à Utique. Dis, si tu l'oses,
que tu as été heureux.
Ces. — J'avoue que je ne létois pas; mais
c'étoient tes semblables qui troubloient mon
bonheur.
Cat. — Dis plutôt que tu le troublois toi-
même. Si tu avois aimé la patrie, la patrie t'au-
roit aimé. Celui que la patrie aime n'a pas
besoin de garde: la patrie entière veille autour
de lui. La vraie sûreté est de ne faire que du
bien , et d'intéresser le monde entier à sa con-
servation. Tu as voulu régner et te faire crain-
dre. Hé bien , tu as régné , on t'a craint; mais
les hommes se sont délivrés et du tyran et de la
crainte tout ensemble. Ainsi périssent ceux qui,
voulant être craints de tous les hommes, ont
eux-mêmes tout à craindre de tous les hommes
intéressés à les prévenir et à se délivrer.
Ces. — Mais cette puissance, que tu appelles
tyrannique, étoit devenue nécessaire. Rome ne
pouvoit |)lus soutenir sa liberté; il lui falloit un
maître. Pompée commençoit à l'être ; je ne pus
souffrir qu'il le fût à mon préjudice.
Cat. — Il falloit abattre le tyran sans aspirer
à la tyrannie. Après tout, si Rome étoit assez
lâche pour ne pouvoir plus se passer d'un maî-
tre , il valoil mieux laisser faire ce crime à un
autre. Quand un voyageur va tomber entre les
mains des scélérats qui se préparent à le voler,
290
DIALOGUES DES MORTS.
faul-il les prévenir, en se hùlant de faire une
action si horrible? Mais la trop grande autorité
de Pompée t'a servi de prétexte. Ne sait-on pas
<;e que tu dis , en allant en Espagne, dans une
petite ville où divers citoyens briguoient la ma-
gistrature? Crois-tu qu'on ait oublié ce vers
grec * qui étoit si souvent dans la bouche? De
plus, si tu connoissois la misère et l'infamie de
la tyrannie , que ne la quittois-tu?
Cks. — Hé ! quel moyen de la quitter? Le
sentier par où l'on y monte est rude et escarpé ;
mais il n'y a point de chemin pour en descen-
dre ; on n'en sort qu'en tombant dans le pré-
cipice.
Cat. — Malheureux! pourquoi donc y as-
pu'er? pourquoi tout renverser pour y parvenir?
pourquoi verser tant de sang, et n'épargner pas
le tien même, qui fut encore répandu trop tard ?
Tu cherches de vaines excuses.
Ces. — Et toi , tu ne me réponds pas : je te
demande comment on peut avec sûreté quitter
la tyrannie.
Cat. — Va le demander à Sylla, et tais-toi.
Consulte ce monstre affamé de sang ; son exem-
ple te fera rougir. Adieu ; je crains que l'ombre
de Brutus ne soit indignée , si elle me voyoit
parlant avec toi.
XLIIL
CATON ET CICÉRON.
Comparaison de ces deux pliilosoplies : vertu fainuclie et
auslère de l'un; caiaclèie foible de l'anlro.
Cat. — 11 y a long-temps, grand orateur ,
que je vous attendois ici. Il y a long-temps que
vous y deviez arriver. Mais vous y êtes venu le
plus tard qu'il vous a été possible.
Cic. — J'y suis venu après une mort pleine
de courage. J'ai été la victime de la république :
car depuis les temps de la conjuration de Cati-
lina , où j'avois sauvé Rome, personne ne pou-
* Ce sonl (loin vois qu'Eiiripiilo inct dans la lidiidie
trEléocle, Pha'ii. aci. u, si, m. Les vdiii, avec la Iradix lioa
)iU(^iale :
S'il faut enfin \iolor la justice, punr posséder un trône il
est l)eau d'i-tre injuste : en toute autre occasion la iiiélé doit
conseiver ses druils.
Ce trait de César est rapporté par Cicéron , De Ojjic. lib.
III , cap. XXI, n. 82. Ihidii. lU l'trs.)
voit plus être ennemi de la république sans me
déclarer aussitôt la guerre.
Cat. — J'ai pourtant su que vous aviez trouvé
grâce auprès de César par vos soumissions, que
vous lui prodiguiez les plus magnifiques louan-
ges , que vous étiez l'ami intime de tous ses lâ-
ches favoris, et que vous leur persuadiez même»
dans NOS lettres, d'avoir recours à sa cléiTience
pour vivre en paix au milieu de Rome dans la
servitude. Voilà à quoi sert l'éloquence.
Cic. — Il est vrai que j'ai harangué César
pour obtenir la grâce de Marccllus et de Liga-
riïis
Cat. — Hé î ne vaut-il pas mieux se taire
que d'employer son éloquence à flatter un ty-
ran? 0 r.icéron, j'ai su plus que vous: j'ai su
me taire et mourir.
Ci(.. — Vous n'avez pas vu une belle obser-
vation que j'ai faite dans mes Offices , qui est
que chacun doit suivre son caractère. Il y a des
hommes d'un naturel fier et intraitable, qui
doivent soutenir cette vertu austère et farouche
jusqu'à la mort : il ne leur est pas permis de
supporter la vue du tyran ; ils n'ont d'autre res-
source que celle de se tuer. Il y a une autre
vertu plus douce et plus sociable , de certaines
personnes modérées, qui aiment mieux la ré-
jttiblique que leur propre gloire : ceux-là doi-
vent vivre, et ménagerie tyran pour le bien
public ; ils se doivent à leurs citoyens , et il ne
leur est pas permis d'achever par une mort pré-
cipitée la ruine de la patrie.
Cat. — Vous avez bien rempli ce devoir; et
s'il faut juger de votre amour pour Rome par
votre crainte de la mort, il faut avouer que
Rome vous doit beaucoup. Mais les gens qui
parlent si bien devroient ajuster toutes leurs
paroles avec assez d'art pour ne se pas contre-
dire eux-mêmes. Ce Cicéron, qui a élevé jusques
au ciel César , et qui n'a point eu de honte de
prier les dieux de n'envier pas un si grand bien
aux hommes, de quel front a-t-il pu dire ensuite
que les meurtriers de César étoient les libéra-
teurs de lapatrie? Quelle grossière contradiction !
quelle lâcheté infâme ! Peul-on se fier à la vertu
d'un homme qui parle ainsi selon le temps?
Cic. — Il falloit bien s'accommoder aux be-
soins de la république. Cette souplesse valoit
encore mieux que la guerre d'Afrique entre-
prise par Scipion et par vous contre toutes les
règles de la prudence. Pour moi, jel'avoisbien
prédit (et on n'a qu'à lire mes lettres) que vous
succomberiez. Mais votre naturel inflexible et
âpre ne pouvoit souffrir aucun tempérament;
vous étiez né pour les extrémités.
DIALOGUES DES MORTS.
291
Cat. — Et vous pour tout craindre, comme
vous l'avez souvent avoué vous-même. Vous
n'étiez capable que de prévoir des inconvéniens.
Ceux qui prévaloient vous entraînoient toujours,
jusqu'à vous faire dédire de vos premiers senti-
mens. ^ie vous a-t-on pas vu admirer Pompée,
et exhorter tous vos amis à se livrer à lui ? En-
suite n'avez-vous pas cru que Pompée mettroit
Rome dans la servitude s'il surmontoit César ?
Comment, disiez-vous, croira-t-il les gens de
bien s'il est le maître , puisqu'ilne veut croire
aucun de nous pendant la guerre oîi il a besoin
de notre secours? Enfin n'avez-vous pas admiré
César? n'avez-vous pas recherché et loué (Jctave ?
Cic. — Mais j'ai attaqué Antoine. Qu'y a-t-
il de plus véhément que mes harangues contre
lui , semblables à celles de Démosthène contre
Philippe ?
Cat. — Elles sont admirables : mais Démos-
thène savoit mieux que' vous comment il faut
mourir. Antipaler ne put lui donner ni la mort
ni la vie. Falloit-il fuir comme vous fîtes, sans
savoir où vous alliez, et attendre la mort des
mains dePopilins?J'ai mieux fait de mêla don-
ner moi-même à Utique.
Cic. — Et moi , j'aime mieux n'avoir point
désespéré de la république jusqu'à la mort, et
l'avoir soutenue par des conseils modérés, que
d'avoir fait une guerre foible etinqjrudente, et
d'avoir fini par un coup de désespoir.
Cat. — Vos négocialions ne valoient pas
mieux que ma guerre d'Afrique ; car Octave ,
tout jeune qu'il étoit, s'est joué de ce grand
Cicéron qiii éloit la lumière de Rome. 11 s'est
servi de vous pour s'autoriser ; ensuite il vous
a livré à Antoine. Mais vous, qui parlez de
guerre, l'avez-vous jamais su faire? Je n'ai pas
encore oublié votre belle conquête de Pinde-
nisse , petite ville des détroits de la Cilicie ; un
parc de moutons n'est guère plus facile à pren-
dre. Pour cette belle expédition il vous falloit
un triomphe , si on eût voulu vous en croire ;
les supplications ordonnées par le sénat ne suf-
fisoient pas pour de tels exploits. Voici ce que
je répondis aux sollicitations que vous me fîtes
là-dessus. Vous devez être plus content , disois-
je , des louanges du sénat que vous avez méri-
tées par votre bonne conduite , que d'un triom-
phe : car le triomphe marqueroit moins la vertu
(lu triomphateur , que le bonheur dont les dieux
auroient accompagné ses entreprises. C'est ainsi
qu'on lâche d'amuser comme on peut les hom-
mes vains et incapables de se faire justice.
Cic. — Je reconnois que j'ai toujours été
passionné pour les louanges ; mais faut-il s'en
étonner? N'en ai-je pas mérité de grandes par
mon consulat, par mon amour pour la répu-
blique , par mon éloquence , enfin par mon
amour pour la philosophie? Quand je ne voyois
plus de moyen de servir Rome dans ses mal-
heurs , je me consolois, dans une honnête oisi-
veté, à raisonner et à écrire sur la vertu,
Cat. — Il valoit mieux la pratiquer dans les
périls, qu'en écrire. Avouez-le franchement ,
vous n'étiez qu'un foible copiste des Grecs ; vous
mêliez Platon avec Epicure, l'ancienne Acadé-
mie avec la nouvelle ; et après avoir fait l'his-
torien sur leurs dogmes dans des dialogues , où
un homme parloit presque toujours seul , vous
ne pouviez presque jamais rien conclure. Vous
étiez toujours étranger dans la philosophie , et
vous ne songiez qu'à orner votre esprit de ce
qu'elle a de beau. Enfin vous avez toujours été
tlotlant en politique et en philosophie.
Cic. — Adieu, Catonj votre mauvaise hu-
meur va trop loin. A vous voir si chagrin , on
croiroitque vous regrettez la vie. Pour moi, je
suis consolé de l'avoir perdue, quoique je n'aie
point tant fait le brave. Vous vous en faites trop
accroire , pour avoir fait en mourant ce qu'ont
fait beaucoup d'esclaves avec autant de courage
que vous.
XLIV.
CÉSAR KT ALEXANDRE.
Comparaison d'un tyran avec un prince qui , étant doué
des qualités propres à faire un grand roi , s'abandonne à
son orgueil et à ses passions,
Alex. — Qui est donc ce Romain nouvelle-
ment venu ? Il est percé de bien des coups. Ah !
j'entends qu'on dit ({ue c'est César. Je te salue ,
grand Romain : on disoit que tu devois aller
vaincre les Parthes, et conquérir tout l'Orient ;
d'où vient que nous te voyons ici ?
CES. — Mes amis m'ont assassiné dans le
sénat.
Alex. — Pourquoi étois-tu devenu leur ty-
ran , toi qui n'étois qu'un simple citoyen de
Rome ?
CES. — C'est bien à toi à parler ainsi ! N'as-
lu pas fait l'injuste conquête de l'Asie? N'as-tu
pas mis la Grèce dans la servitude?
Alex, — Oui ; mais les Grecs étoient des peu-
ples étrangers et ennemis de la Macédoine. Je
n'ai point mis, comme toi^, dans les fers ma pro-'
292
DIALOGUES DES MORTS.
pre patrie; au contraire , j'ai donné aux Macé-
doniens une gloire immortelle avec l'empire de
tout l'Orient.
CES. — Tu as vaincu des honunes eiVéminés,
et tu es devenu aussi efféminé qu'eux. Tu as pris
les richesses des Perses, et les richesses des Per-
ses t'ont vaincu en te corrompant. As-tu porté
jusqu'aux enfers cet orgueil insensé qui te lit
croire que tu étois un dieu ?
Alex. — J'avoue mes fautes et mes erreurs.
Mais est-ce à loi à me reprocher ma mollesse?
Ne sait-on pas ta vie infâme en Bithynie, ta cor-
ruption à Rome , où tu n'obtins les honneurs
que par des intrigues houleuses? Sans tes infa-
mies tu n'aurois jamais été qu'un particulier
dans ta république. Il est vrai aussi que tu
vivrois encore.
Ces. — Le poison fit contre toi à Rabylone
ce que le fer a fait contre moi dans Rome.
Alex. — Mes capitaines n'ont pu m 'empoi-
sonner sans crime; tes concilovens, en te poi-
gnardant, sont les libérateurs de leur patrie :
ainsi nos morts sont bien diflorentes. Nos jeu-
nesses le sont encore davantage : la mienne fut
ciiaste, noble , ingénue; la tienne fut sans pu-
deur et sans probité.
CES. — Ton ombre n'a l'ien perdu de l'or-
gueil et de remporteiiieut ([ui ont paru dans ta
vie.
Alex. — .l'ai été emporté par mon orgueil ,
je l'avoue. Ta conduite a été plus mesurée que
la mienne: mais tu n'as point imiié ma candeur
et ma franchise. Il falloit être honnête homme
avant que d'aspirer à la gloire de grand homme.
J'ai été souvent foible cl vain ; mais au moins
j'élois meilleur pour ma patrie et moins injuste
que toi.
Ces. — Tu fais grand cas de la justice sans
l'avoir suivie. Pour moi , je crois que le plus
habile homme doit se rendre le maître , et puis
gouverner sagement.
Alex. — Je ne l'ai quf* trop cru comme toi.
Laque, Rhadamante et Miuos m'en ont sévère-
ment repris, et ont condaumé mes conquêtes.
Je n'ai pourtant jamais cru . dans mes égare-
mens, qu'il fallut mépriser la justice. Tu te
trouves mal de l'avoir violée.
CES. — Les Romains ont beaucoup perdu en
me tuant ; j'avois fait des projets pour les ren-
dre heureux.
Alex. — Le meilleur projet eut été d'imiter
Sylla, qui, ayant été tyran comme loi, leur
rendit la liberté; tu aurois fini ta vie en paix
comme lui. Mais lu ne peux me croire, et je
t'attends devant les trois juges qui le vont juger.
XLV.
POMPIÎE ET CÉSAR.
RiiMi ii'i'sl plus fiaiip;oieiix , dans un état libre , que la
corruplinn des feiuines et la prodigalité de ceux qui
aspirent h la tyrannie.
Pour, — Je m'épuise en dépenses pour plaire
aux Romains, et j'ai bien de la peine à y par-
venir. A l'âge de vingt -cinq ans j'avais déjà
triomphé. J'ai vaincu Serlorius , Mithridales,
les pirates de Cillcic. Ces trois triomphes m'ont
attiré mille envieux. Je fais sans cesse des lar-
gesses; je donne des spectacles; j'attire par
mes bienfaits des cliens innombrables : tout cela
n'apaise point l'envie. .Ce chagrin Caton refuse
même mon alliance. Mille autres me traversent
dans mes desseins. Mon beau-père, que pensez-
vous là-dessus? Vous ne dites rien.
Ces. — Je pense que vous prenez de fort
mauvais moyens pour gouverner la république.
PoMP. — Comment donc? Que voulez-vous
dire? En savez-vous de meilleurs que de don-
ner à pleines mains aux particuliers pour enlever
tous les suffrages, et que de tenir tout le peuple
par des gladiateurs , par des combats de bêles
î'arouches , par des mesures de blé et de vin ,
enfin d'avoir beaucoup de cliens zélés par les
sportules * que je donne? Marins, Cinna, Fim-
bria, tous les autres les plus habiles, n'ont-ils
pas pris ce chemin ?
CES. — Tout cela ne va point au but, et vous
n'y entendez rien. Calilina étoit de meilleur
sens que tous ces gens-là.
Pojip. — En quoi? Vous me surprenez ; je
crois que vous voulez rire.
Ces. — Non, je ne ris point : je ne fus ja-
mais si sérieux.
PoMP, — Quel est donc votre secret pour
apaiser l'envie, pour guérir les soupçons, pour
charmer les Patriciens et les Plébéiens?
CES. — Le voulez-vous savoir? Faites comme
moi : je ne vous conseille que ce que je pratique
niûi-même.
PoMP. — Quoi ! flatter le peuple sous une
apparence de justice et de liberté? faire le tribun
ardent et zélé , le Gracchus?
' Oii nppeliiil iiiiihi, thc7. l.s ■Rdniains, ilos corboilk-s
jOiMiifS (le viaiiile^ cl il'.- Iriiils. (jiic les grands doiinoii-nl à
K'U\ qui vciioiL'iit le malin leur faire la tour; un faisoil aussi
le presenl en aryeiit , cl il eon-.cr\uil le inCme nom.
DIALOGUES DES MORTS.
2^3
CES. — C'est quelque chose, mais ce n'est
pas tout; il y a qiichiue chose de bien pins sûr.
PoMP. — Huui donc? Est-ce quelqnc eu-
ciianleinent magique , (juelque invocation de
génie, quelque science des asti-cs.
Ces. — Bon ! tout cela n'est rien,; ce ne sont
que contes de vieilles.
PoMP. — Ho, ho ! vous êtes bien mcpi'isaiit.
^'ous avez donc quelque commerce avec les dieux,
comme Nuuia , Scipion, et plusieurs autres?
Ces. — Non , tous ces artifices-là sont usés.
PoMp. — Quoi donc enlîu? ne me tenez plus
en suspens.
CES. — Voici les deux points fondamentaux
de ma doctrine : premièrement , cori'ompre
toutes les femmes pour entrer dans le secret le
plus intime de toutes les familles : secondement,
emprunter et dépenser toujours sans mesure ,
ne payer jamais rien. Chaque créancier est in-
téressé à avancer votre fortune pour ne perdre
poiut l'argent que vous lui devez. Ils vous don-
nent lenrs suffrages; ils remuent ciel et terre
pour vous procurer ceux de leurs amis. Pins
vous avez de créanciers , plus votre brigue est
forte. Pour me rendre maître de Rome , je tra-
vaille à être le débiteur universel de toute la
ville. Plus je suis ruiné , plus je suis puissant.
Il n'y a qu'à dépenser , les richesses vous vien-
nent comme un torrent.
XLYI.
CICËRON ET AtT.CSTE.
Obliger les ingrats, c'est se iierdre soi-niôine.
AfG. — Bon jour, grand oraf'un-. Je suis
ravi de vous revoir; car je n'ai j)asoul>lié lonies
les obligations (|ue je vous ai.
Cu;. — Vous pouvez vous en sou\enir ici-
bas; mais vous ne vous en souveniez gurrc
dans le monde.
AcG. — Ai)rès voire mort même je trouvai
un jour nu de mes petits-fils qui lisoit vos ou-
vrages : il craignit que je ne blâmasse cette
lecture , et fut embarrassé ; mais je le rassurai,
en disant de vous : C'étoit nu grand homme, et
qui aimoit bien sa |)atrie. Vous voyez que je n'ai
pas attendu la fin de ma vie pour bien parler de
vous.
(^ii:. — Belle récompense de tout ce que j'ai
fait pour vous élever ! Quand vous parûtes,
jeune et sans autorité , après la mort de Jules ,
je vous df)nnai mes conseils , mes amis, mon
crédit.
Ai G. — Vous le faisiez moins |)uur l'amour
de moi , que pour contrebalancer l'autorité
<rAntoine dont \ous craigniez la tyrannie.
(lie. — Il est vrai , je craignis moins un en-
fant que cet honnne puissant et emporté. En
cela je me trompai ; car vous étiez plus dange-
reux que lui. Mais enfin vous me devez votre
fortune. Que ne disois-je point au sénat , pen-
dant ce siège de Modène , où les deux consuls
Hirlius et Pansa, victorieux, périrent? Leur
victoire ne servit qu'à vous mettre à la tête de
l'armée. C'étoit moi quiavois fait déclarer la
république contre Antoine par mes harangues,
qu'on a nommées Pliili[)piques. Au lieu de com-
battre pour ceux qui vous av oient mis les armes
à la main , vous vous unîtes lâchement avec
votre ennemi Antoine et avec Lépide , le der-
nier des honnncs , pour mettre Rome dans les
fers. Quand ce monstrueux triumvirat fut formé,
vous vous demandâtes des têtes les uns aux
autres. Chacun , pour obtenir des crimes de son
compagnon, étoit obligé d'en commettre. An-
toine fut contraint de sacrifier à votre ven-
geance L. César, son propre oncle, pour obte-
nir de vous ma tête : vous m'abandonnâtes in-
dignement à sa fureur.
AuG. — Il est vrai ; je ne pus résister à un
homme dont j'avois besoin pour me rendre
maître du monde. Celte tentation est violente ,
il faut l'excuser.
Cic. — Il ne faut jamais excuser une si noire
ingratitude. Sans moi, vous n'auriez jamais
paru dans le gouvernement de la république. 0
que j'ai de regret aux louanges (jue je vous ai
doiméesl Vous êtes devenu un tyran cruel; vous
n'étiez qu'un ami lrom[)Cur et perfide.
AiG. — Voilà un torrent d'injures. Je crois
(]iie vous allez faire contre moi une Philipique
plus vélîémente (pie celles que vous avez faites
contre Antoine.
Cic. — Non; j'ai laissé mon éloquence en
passant les ondes du Styx. Mais la postérité
saura que je vous ai fait tout ce que vous avez
été, el que c'est vous qui m'avez fait mourir
]'our llallor la passion d'Antoine. Mais ce qui
me fâche le plus, est ([ue \otie làchelé en vous
rendant odieux à tous les siècles , me rendra mé-
prisable aux hommes critiques : ils diront que
j'ai été la dupe d'un jeune homme qui s'est
servi de moi pour contenter son ambition.
Obligez les hommes mal nés, il ne vous en re-
vient que de la douleur et de la honte.
294
DIALOGUES DES MORTS.
XLVII.
SERTORIUS ET MERCURE.
Les fables et les illusions font plus sur la populace crédule,
que la vérité et la vertu.
Mer. — Je suis bien pressé de m'en retour-
ner vers l'Olympe ; et j'en suis fort fâché, car
je meurs d'envie de savoir par où tu as fini ta
vie.
Sert. — En deux mots je vous l'appren-
drai.
Le jenne apprenti et la bonne vieille ne pou-
voient me vaincre. Perpenna le traître me fit
périr; sans lui j'aurois fait voir bien du pays à
mes ennemis.
Merc. — Qui appelles-tu le jeune apprenti
et la bonne vieille ?
Sert. — Hé ! ne savez-vouspas ? c'est Pom-
pée etMétellus. Métellus étoit mou, appesanti,
incertain, trop vieux et usé ; il perdoit les occa-
sions décisives par sa lenteur. Pompée étoit au
contraire sans expérience. Avec les Barbares
ramassés, je me jouoisde ces deux capitaines et
de leurs légions.
Mer. — Je ne m'en étonne pas. On dit que
tu étois magicien , que tu avois une biche qui
venoit dans ton camp te dire tous les desseins
de tes ennemis , et tout ce que tu pouvois en-
treprendre contre eux.
Sert. — Tandis que j'ai eu besoin de ma
biche, je n'en ai découvert le secret à per-
sonne ; mais maintenant , que je ne puis plus
m'en servir , j'en dirai tout haut le niys-
tère.
Merc. — Hé bien! étoit-ce quelque enchan-
tement ?
Sert. — Point du tout. C'cloil une solfise
qui m'a plus servi que mou argent . que mes
troupes, que les débris du parti de Marius con-
tre Sylla , que j'avois recueillis dans un coin
des montagnes d'Espagne et de Lusitanie. Une
illusion faite bien à propos mène loin les peu-
ples crédules.
Merc. — Mais cette illusion n'étail-ellc pas
bien grossière ?
Sert. — Sans doute : mais les peuples pour
qui elle étoit préparée étoicnt encore plus gros-
siers.
Merc. — Quoi ! ces barbares croyoicnt tout
ce que tu racontois de ta biche !
Sert. — Tout ; et il ne tenoit qu'à moi d'en
dire encore davantage; ilsl'auroient cru. Avois-
je découvert par des coureurs ou des espions la
marche des ennemis, c'étoit la biche qui mel'a-
voit dit à l'oreille. Avois-jeété battu, la biche me
parloit pourdéclarer que les dieux alloient relever
mon parti. La biche ordonnoit aux habitans du
pays de me domier toutes leurs forces, faute
de quoi la peste et la famine dévoient les déso-
ler. Ma biche étoit-elle perdue depuis quelques
jours, et ensuite retrouvée secrètement, je la
faisois tenir bien cachée , et je déclarois par un
pressentiment ou sur quelque présage qu'elle
alloit revenir ; après quoi je la faisois rentrer
dans le camp, où elle ne manquoit pas de me
rapporter des nouvelles de vous autres dieux.
Enfin ma biche faisoit tout, et elle seule répa-
roit tous mes malheurs.
Merc. — Cet animal t'a bien servi. Mais
tu nous servois mal ; car de telles impostures
décrient les immortels , et font grand tort à
tous nos mystères. Franchement tu étois un
impie.
Sert. — Je ne l'étois pas plus que Numa
avec sa nymphe Egérie , que Lycurgue et
Solon avec leur commerce secret des dieux ,
que Socrale avec son esprit familier , enfin que
Scipion avec sa façon mystérieuse d'aller au
Capitole consulter Jupiter , qui lui inspiroit
toutes ses entreprises de guerre contre Car-
thage. Tous ces gens-là ont été aussi impos-
teurs que moi.
Merc. — Mais ils ne l'étoient que pour éta-
blir de bonnes lois , ou pour rendre la patrie
victorieuse.
Sert. Et moi pour me défendre contre le
parti du tyran Sylla , qui avoit opprimé Rome
et qui avoit envoyé des citoyens changés en
esclaves, pour me faire périr comme le dernier
soutien de la liberté.
Merc. — Quoi doncl la république en-
tière, tu ne la i-egardes que comme le parti
de Sylla? De bonne foi , tu étois demeuré seul
contre tous les Romains. Mais enfin tu trom-
pois ces pauvres Barbares par des mystères de
religion.
Sert. — Il est vrai; mais comment faire
autrement avec les sots? Il faut bieu les amuser
par des sottises, et aller à son but. Si on ne
leur disoit que des vérités solides , ils ne les
croiroient pas. Racontez des fables; flattez,
amusez: grands et petits courent après vous.
DIALOGUES DES MORTS.
29S
XLYin.
LE JEUNE POMPÉE ET MENAS AFFRANCHI DE
SON PÈRE.
Caractère d'un homme qui, n'aimant pas la vertu pour
elle-même . n'est ni assez bon pour ne vouloir pas pro-
fiter (l'un crime, ni assez méchant pour vouloir le com-
mettre.
Mkx. — Voulez-vous que je fasse un beau
coup?
PoMi-. — Quoi donc? parle. Te voilà tout
troublé; tu as l'air d'une Sibylle dans son antre,
qui étouffe, qui écume, qui est forcenée.
MÉ>'. — C'est de joie. 0 l'heureuse occa-
sion ! Si c'étoit mon atl'aire , tout seroit déjà
achevé. Le voulez-vous? un mot ; oui ou non.
PoMP. — Quoi ! tu ne m'expliques rien, et tu
demandes une réponse ! Dis donc , si lu veux ;
parle clairement.
MÉN. — Vous avez là Octave et Antoine cou-
chés à cette table dans votre vaisseau ; ils no
songent qu'à faire bonne chère.
PoMP. — Crois-tu que je n'aie pas des yeux
pour les voir!
MÉN. — Mais avez-vous des oreilles pour
n)'entendre? le beau coup de filet ?
PoMv, — Quoi! voudrois-tu que je les tra-
hisse? Moi manquera la foi donnée à mes en-
nemis ! Le tils du grand Pompée agir en scélé-
rat! Ah! Menas, tu me connoismal.
MÉN. — Vous m'entendez eucore plus mal ;
ce n'est pas vous qui devez faire ce coup. Voilà
la main qui le prépare. Tenez votre parole en
grand homme , et laissez faire Menas qui n'a
rien promis.
PoMP. — Mais tu veux que je ic laisse faire,
n)oi à qui on s'est confié? Tu veux que je le
sache et que je le scuflVe? Ah! Menas! mon
pauve Menas ! pourquoi me l'as-lu dis? ilfalloit
le faire sans me le dire.
Mkn. — Mais vous n'en sauriez rieu. Je cou-
'perai la corde des ancres; nous irons en pleine
mer : les deux tyrans de Rome sont dans vos
mains. Les mânes de votre père seront vengées
des deux héritiers de César. Rome sera en li-
berté. Qu'un vain scrupule ne vous arrête pas ;
Menas n'est pas Potnpée. Pompée sera fidèle à
sa parole, généreux, toul couvert de gloire;
Menas l'affranchi, Menas fera le crime, et le
vertueux Pompée eu profitera.
PoMp. — Mais F^ompée ne peut savoir le
crime et le permettre sans y participer. Ah î
malheureux ! tu as tout perdu en me parlant.
Que je regrette ce que tu pouvois faire!
MÉN. — Si vous le regrettez , pourquoi ne
le permettez-vous pas? Etsivous ne le pouvez,
pourquoi le regrettez-vous? Si la chose est
bonne, il faut la vouloir hardiment et n'en
faire point de façon; si elle est mauvaise, pour-
quoi vouloir qu'elle fù( faite , et ne vouloir pas
qu'on la fasse? Vous êtes contraire à vous-
même. Un fantôme de vertu vous rend ombra-
geux, et vous me faites bien sentir la vérité de
ce qu'on dit, qu'il faut une ame forte pour
oser faire les grands crimes.
PoMP. — Il est vrai , Menas , je ne suis ni
assez bon pour ne vouloir pas profiter d'un
crime, ni assez méchant pour oser le commettre
moi-même. Je me vois dans un entre-deux qui
n'est ni vertu ni vice. Ce n'est pas le vrai hon-
neur, c'est une mauvaise honte qui me retient.
Je ne puis autoriser un traître ; et je n'aurois
point d'horreur de la trahison, si elle étoil faite
pour me rendre maître du monde.
XLIX.
CALIGL'LA ET NÉRON.
Dangers du pouvoir absolu dans un souverain qui a la fêle
foible.
Cal. — Je suis ravi de te voir . tu es une ra-
reté. On a voulu me donner de la jalousie contre
toi, en m'assurant que tu m'as surpassé en pro-
diges; mais je n'en crois rien.
Nkr. — Belle comparaison! tu étois un fou.
Pour moi , je me suis joué des hommes , et je
leur ai fait voir des choses qu'ils n'avoient ja-
mais vues. J'ai fait périr ma mère, ma femme,
mon gouverneur, mon précepteur ; j'ai brûlé
ma [talrie. Voilà des coups d'un grand courage
qui s'élève au-dessus de la foiblesse humaine.
Le vulgaire appelle cela cruauté; moi je l'ap-
pelle mépris de la nature entière et grandeur
d'ame.
Cal. — Tu fiis le fanfaron. As-tu étouffé
comme moi ton père mourant? As-tu caressé
comme moi ta femme en lui disant : Jolie petite
tête, que je ferai cou[»er quand il me plaira !
Néiv. — Tout cela n'est que gentillesse : pour
moi, je n'avance rien (jui ne soit solide. Hé!
vraiment j'avois oublié un des beaux endroits
296
DIALOGUES DES MORTS.
de ma vie ; c'est d'avoir fait mourir mon frère
Britannicus. .
Cal. — C'est quelque chose , je l'avoue.
Sans doute tu l'as fait pour imiter la vertu du
grand fondateur de Rome , qui, pour le bien
public, n'épargna pas même le sang de son frère.
Mais tu n'étois qu'un musicien.
NÉR — Pour loi , tu avois des prétentions
plus hautes; tu voulois être dieu, et massacrer
tous ceux qui en auroient douté.
Cal. — Pourquoi non? pouvoit-on mieux
employer la vie des hommes que de la sacrifier
à ma divinité? (Vétoient autant de victimes im-
molées sur mes autels.
NÉR. — Je ne donuois point dans de telles
visions; maisj'étois le plus grand musicien et
le comédien le plus parfait de l'empire : j'étois
mémo bon poète.
Cal. — Du moins tu le croyois : mais les
autres n'en croyoient rien; on se moquoit de
ta voix et de tes vers.
NÉR. — On ne s'en moquoit pas impuné-
ment. Lucaiu se repentit d'avoir voulu me sur-
passer.
Cal. — Voilà un bel honneur pour un em-
pereur romain , que de monter sur le théâtre
comme un bouffon, d'être jaloux des poètes^ et
de s'attirer la dérision publique!
NÉR. — C'est le voyage que je lis dans la
Grèce qui m'échauffa la cervelle sur le théâtre
et sur toutes les représentations.
Cal. — Tu devcis demeurer en Grèce pour
y gagner ta vie en comédien , et laisser faire un
autre empereur à Rome, qui en soutînt mieux
la majesté.
NÉR. — N'avois-je pas ma maison dorée ,
qui devoit être plus grande que les plus grandes
villes? Oui-da, jem'entendoisen magnificence.
CvL. — Si on l'eût achevée , cette maison ,
il auroit fallu que les Romains fussent allés
loger hors de Rome. Cette maison étoit propor-
tionnée au colosse qui te représentoit, et non
pas à toi, qui n'étois pas plus grand qu'un autre
homme.
NÉR. — C'est que je visois au graud.
Cal. — Non ; tu visois au gigantesque et au
monstrueux. Mais tous ces beaux desseins fu-
rent renversés par Vindez.
NÉR. — Et les tiens par (^héréas,^ comme tu
allois au théâtre.
Cal. — A n'en point mentir, nous fîmes
tous deux une fin assez malheureuse, et dans la
fleur de notre jeunesse.
NÉR. — n faut dire la vérité; peu de gens
étoient intéressés à faire des vœux pour nous et
à nous souhaiter une longue vie. On passe mal
son temps à se croire toujours entre des poi-
gnards.
Cal. — De la manière que tu en parles , tu
ferois croire que si tu retournois au monde , tu
changcrois de vie.
NÉR. — Point du tout ; je ne pourrois gagner
sur moi de me modérer. Vois-tu bien, mon
pauvre ami, et tu l'as senti aussi bien que moi.,
c'est une étrange chose que de pouvoir tout.
Quand on a la tête ua peu foible, elle tourne
bien vite dans cette puissance sans bornes. Tel
seroit sage dans une condition médiocre , qui
devient fou quand il est maître du monde.
Cal. — Cette folie seroit bien jolie si elle
n'avoit rien à craindre : mais les conjurations ,
les troubles, les remords , les embarras d'un
graud empire , gâtent le métier. D'ailleurs, la
comédie est courte ; ou plutôt c'est une horrible
tragédie qui finit tout-à-coup. Il faut venir
compter ici avec les trois vieillards chagrins et
sévères , qui n'entendent point raillerie , et qui
punissent comme des scélérats ceux qui se fai-
soient adorer sur la terre. Je vois venir Do-
mitien. Commode, Caracalla et Héliogabale ,
chargés de chaînes , qui vont passer leur temps
aussi mal que nous.
L.
antonin pie et marc AT"RELE.
M. Air. 0 mon père, j'ai grand besoin de
venir me consoler avec toi. Je n'eusse jamais
cru pouvoir sentir une si vive douleur, ayant
été nourri dans la vertu insensible des Stoïciens,
et étant descendu dans ces demeures bienheu-
reuses, où tout est si tranquille.
Ant. — Hélas I mon cher fils, quel malheur
te jette dans ce trouble ? Tes larmes son bien
indécentes pour un Stoïcien. Qu'y a-t-il donc ?
M. AuR. — Ah! c'est mon fils Commode
que je viens de voir; il a déshonoré notre nom
si aimé du peuple. C'est une femme débauchée
qui l'a fait massacrer, pour prévenir ce mal-
heureux, parce qu'il l'avoil mise dans une liste
de gens qu'il prétendoit faire mourir.
Ant. — J'ai su qu'il a mené une vie infâme.
Mais pourquoi as-tu négligé son éducation ? Tu
es cause de son malheur ; il a bien plus à se
plainiire de ta négligence qui l'a perdu, que tu
n'as à te plaindre de ses désordres.
M. Air. — Je n'avois pas le loisir de penser
DIALOGUES DES MORTS.
297
à un enfant : j'élois toujours accalmie de la mul-
titude des aflaires d'un si grand ernpiie , et des
guerres étrangères : je n'ai pourtant pas laissé
d'en prendre quelque soin. Hélas ! si j'eusse été
un simple particulier, j'aurois nioi-nième ins-
truit et formé mon lils ; je l'aurois laissé hon-
nête homme : mais je lui ai laissé trop de puis-
sance pour lui laisser de la modération et delà
vertu.
Am. — Si tu prévoyois que l'empire dût le
gâter, il falloit s'abstenir de le faire empereur ,
et pour l'amour de l'empire qui avoit besoin
d'être bien gouverné, et pour l'amour de ton
fils qui eût mieux valu dans une condition mé-
diocre.
M. Alr. — Je n'ai jamais prévu qu'il se cor-
romproit.
A>r. — Mais ne devois-tu pas le prévoir?
N'est-ce point que la tendresse paternelle t'a
aveuglé? Pour moi, je choisis en ta personne
un étranger , foulant aux pieds tous les intérêts
de famille. Si tu en avois fait autant, tu n'aurois
pas tant de déplaisir : mais ton fils te fait autant
de honte que tu m'as fait d'honneur. Mais dis-
moi la vérité ; ne voyois-tu rien de mauvais
dans ce jeune homme ?
M. Air. — J'y voyois d'assez grands défauts ;
mais j'espérois qu'il se corrigeroit.
Ant. — C'est-à-dire que tu en voulois faire
l'expérience aux dépens de l'empire. Si tu avois
sincèrement aimé la patrie j)lus que ta famille ,
tu n'aorois |)as voulu hasarder le bien public
pour soutenir la grandeur particuhère de la
maison.
M. x\lr. — Pour te parler ingénument, je
n'ai jamais eu d'autre intention que celle de
préférer l'empire à mon lils: mais l'amitié que
j'avois pour mon iilsm'a empêché de l'observer
d'assez près. Dans le doute, je me suis flatté, et
l'espérance a séduit mon cœur.
Ant. — 0 quel malheur que les meilleurs
hommes soient si iin[tarfa!ts, et qu'ayant tant
de peine à faire dubicn, ils fassent souvent sans
le vouloir des maux irréparables !
M. Alr. — Je le voyois bien fait , adroit à
tous les exercices du corps, environné de sages
conseillers qui avoient eu ma couliance , et qui
pouvoient modérer sa jeunesse. 11 est vrai que
son naturel éloit léger, violent, adonné au
plaisir.
Ant. — Ne connoissois-iu dans Rome aucun
homuie plus digne de rem[)ire du monde ?
M. Air. — J'avoue qu'il y en a\oi( plusieurs ;
mais je croyois pouvoir prélerermon fils, pour-
vu qu'il eût de bonnes qualités.
Ant. — Que signifioit donc ce langage de
ACrtu si héroïque, (|uand tu écrivois à Faustine
que si Avidius Cassius étoit plus digne de l'em-
pire que toi et ta famille, il falloit consentir
qu'il prévalut, et que ta famille pérît avec toi ?
Pourquoi ne suivre point ces grandes maximes,
lorsqu'il s'agissoit de te choisir un successeur ?
Ne devois-tu pas à la patrie de préférer le plus
digne ?
M. Arn. — J'avoue ma faute; mais la femme
que tu m'avois donnée avec l'empire , et dont
j'ai soulfert les désordres par rcconnoissancc
pour toi, ne m'a jamais permis de suivre la pu-
reté de ces maximes. En medonnant cette fenuue
avec l'empire , tu fis deux fautes. En me don-
nant ta fille, tu fis la première faute, dont la
mienne a été la suite. Tu me fis deux présens ,
dont l'un gàtoit l'autre, et m'a empêché d'en
faire un bon usage. J'avoisde la peine à m'excuser
en te blâmant ; mais enfin tu me presses trop.
N'as-tu pas fait i)our ta fille ce que tu me re-
proches d'avoir fait pour mon fils ?
Axr. — En le reprochant ta faute , je n'ai
garde de désavouer la mienne. Mais je t'avois
donné une femme qui n'avoit aucune autorité ;
elle n'avoit que le nom d'impératrice : tu pou-
vois et tu devois la répudier, selon les lois,
quand elle eut une mauvaise conduite. Enfin il
falloit au moins t'élever au-dessus des injpor-
lunités d'une fenuue. De plus, elle étoit morte,
et tu étois libre quand tu laissas l'empire à ton
fils. Tu as reconnu le naturel léger et emporté
de ce fils ; il n'a songé qu'à donner des spec-
tacles, qu'à tirer de l'arc, qu'à percer des bêtes
farouches, qu'à se rendreaussi farouchequ'elles ,
qu'à devenir un gladiateur, qu'à égarer son
imagination, allant tout nu avec une peau de
lion comme s'il eut été Hercule, qu'à se plonger
dans des vices qui font horreur, et qu'à suivre
tousses soupconsavec unecruautémoustrueuse.
0 mon fils, cesse de t'excuser ; un boimue si
insensé et si méchant ne pouvoit tromper un
homme aussi éclairé que toi, si la tendresse
n'avoit point alfoibli ta [trudence et la vertu.
LI.
iiottAct-: !:t viHGH-t:.
Caractères d!' ct's dinix' poêles.
\ iRG. — Hue nous sommes tranquilles et
heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord
298
DIALOGUES DES MORTS.
de cette onde si pure, auprès de ce bois odori-
férant !
HoR. — Si vous n'y prenez garde, vous allez
faire une églogue. Les ombres n'en doivent
point faire. Voyez Homère, Hésiode, Tiiéocrite :
couronnés de laurier, ils entendentchanterleurs
vers ; mais ils n'en font plus.
ViRG. — J'apprends avec joie que les vôtres
sont encore après tant de siècles les délices des
gens de lettres. Vous ne vous tronipiezpas quand
vous disiez dans vos odes d'un ton si assuré : Je
ne mourrai pas tout entier.
HoR. — Mes ouvrages ont résisté au temps ,
il est vrai ; mais il faut vous aimer autant que
je le fais pour n'être point jaloux de votre
gloire. On vous place d'abord après Homère.
ViRG. — Nos muses ne doivent point être ja-
louses l'une de l'autre ; leurs genres sont si dif-
férens. Ce que vous avez de merveilleux , c'est
la variété. Vos odes sont tendres, gracieuses,
souvent véhémentes , rapides , sublimes. Vos
satires sont simples , naïves . courtes , pleines
de sel ; on y frou\e une profonde connois-
sance de l'homme, une philosophie très-sérieuse,
avec un tour plaisant qui redresse les mœurs des
hommes , et qui les instruit en se jouant. Votre
art poétique montre que vous aviez toute l'é-
tendue des connoissances acquises, et toute la
force de génie nécessaire pour exécuter les plus
grands ouvrages, soit pour le poème épique,
soit pour la tragédie.
HoR. — C'est bien à vous à parler de va-
riété, -sous qui avez mis dans vos églogucs la
tendresse naïve de Théocrite ! Vos Géorgiqucs
sont pleines des peintures les plus riantes ;-\ous
embellissez et vous passionnez toute la nature.
Enfin, dans votre Enéide, le bel ordre, la
magnificence, la force et la sublimité d'Homère
éclatent partout.
ViRG. — Mais je n'ai fait que le suivre ]kis à
pas.
HoR. — Vous n"a^ez point suivi Homère
quand vous avez traité les amours de Didon. Ce
quatrième livre est tout origmal. On ne peut pas
même vous ôter la louange d'avoir fait la des-
cente d'Enée aux enfers plus belle que nest l'é-
vocation des âmes qui est dans l'Odyssée.
Vn;r,. — Mes derniers livressont négligés. Je
ne prétendois pas les laisser si inq)arfaits. Vous
savez que je voulus les brûler.
HoR. — Huel donuuage si Nousl'eussiez fait !
C'étoit une délicatesse excessive; on voit bien
que l'auteur des Géorgiques auroil pu linir
l'Enéide avec le même soin. Je regarde moins
cette dernière exactitude que l'essor du génie ,
la conduite de tout l'ouvrage, la force et la har-
diesse des peintures. A vous parler ingénument,
si quelque chose vous empêche d'égalerHomère,
c'est d'être plus poli, plus châtié, plus fini, mais
moins simple, mc»iiis fort, moins sublime ; car
d'un seul trait il met la nature toute nue devant
les yeux.
ViRG. — J'avoue que j'ai dérobé quelque
chose à la simple nature, pour m'accommoder
au goût d'un peuple magnifique et délicat sur
toutes les choses qui ont rapport à la politesse.
Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne
songer qu'à peindre en tout la vraie nature. En
cela je lui cède.
HoR. — Vous êtes toujours ce modeste Vir-
gile, qui eut tant de peine à se produire à la
cour d'Auguste. Je vous ai dit libren;ent ce que
je pense sur vos ouvrages ; dites-moi de même
les défauts des miens. Quoi donc ! me croyez •
vous incapable de les reconnoitre ?
VniG. — Il y a, ce me semble, quelques
endroits de vos odes qui pourroienl être retran-
chés sans rien ôter au sujet, et qui n'entrent
point dans votre dessein. Je n'ignore pas le trans-
port que l'ode doit avoir ; mais il y a des choses
écartées qu'un beau transport ne va point cher-
cher. Il y a aussi quelques endroits passionnés
et merveilleux, où vous remarquerez peut-être
quelque chose qui manque, ou pour l'harmonie,
ou pour la simplicité de lapassion. Jamais homme
n'a donné un tour plus heureux que vous à la
parole, pour lui fairesiguitier un beau sens avec
brièveté etdélicatesse; les mots deviennent tout
nouveaux par l'usage que vous en faites. Mais
tout n'est paségalement coulant ; ilyadeschoses
que je croirois un peu trop tournées.
HoR. — Pour l'harmonie, je ne m'étonne
pas que vous soyez si difficile. Rien n'est si doux
et si nombreux que vos vers ; leur cadence seule
attendrit et fait couler les larmes des yeux.
VuiG. — L'ode demande une autre har-
monie toute différente , que vous avez trouvée
pres(|ue toujours , et qui est plus variée que la
mienne.
HoR. — Enfin je n'ai fait que de petits ou-
vrages. J'ai hlàmé ce qui est mal; j'ai montré
les règles de ce qui est bien : mais je n'ai rien
exécuté de grand comme votre poème héroïque.
VniG. — En vérité, mou cher Horace, il y a
déjà trop longtemps (|ue nous nous donnons
des louanges; pour dliounêtcs gens, j'en ai
honte. Finissons.
DIALOGUES DES MORTS.
299
LU.
PARRHÂSirS KT POISSIX.
Sur la peinture des auciens; et sur le tableau des funéiailles
de Phocion par le Poussin.
Parr. — Il y a déjà assez longtemps qu'on
nous faisoil attendre votre venue ; il faut que
vous soyez mort assez vieux.
Porss. — Oui, et j'ai travaillé jusque dans
une vieillesse fort avancée.
P.\RR. — On vous a marqué ici un rang assez
honorable à la tête des peintres francois : si vous
aviez été mis parmi les Italiens, vous seriez en
meilleure compagnie. Mais ces peintres, que
Vasari nous vante tous les jours, vous auroient
fait hien des querelles. Il y a ces deux écoles
Lombarde et Florentine , sans parler de celle
qui se forma ensuite à Rome : tous ces gens-là
nous rompent sans cesse la tète |)ar leurs jalou-
sies. Ils avoient [)ris pour juges de leurs dillc-
rendsApelles, Zeuxisetmoi : mais nousaurioiis
plusd'ail'airesque Minos, EaqueetRliadamantc,
si nous les voulions accorder. Ils sont même ja-
loux des anciens, et osent se comparer à nous.
Leur vanité est insupportable.
Pouss. — Il ne faut point faire de compa-
raison, car vos ouvrages ne restent j)oint pour
en juger; et je crois que aous n'en faites jjIus
sur les bords du Styx. Il y fait un peu trop obs-
cur pour y excellerdans le coloris, dans la pers-
pective et dans la dégradation de lumière. Un
tableau fait ici-bas ne pourroit être qu'une nuit;
tout y seroit ombre. Pour revenir à vous autres
anciens, je conviens que le préjugé général est
en votre faveur. Il y a sujet de croire que votre
art. qui est du même goût que la sculpture, avoit
été poussé jusqu'à la même perfection , et que
vos tableaux égaloient les statuesde Praxiteles ,
de Scopas et de Phidias ; mais enfin il ne nous
reste rien de vous, et la comparaison n'est plus
possible ; par là vous êtes hors de toute atteinte ,
et vous nous tenez en respect. U.e qni est vrai ,
c'est que, nous aulies peintres modu'nes , nous
devons nos meilleurs ouvrages aux niodùles an-
tiques que nous avons étudiés dans les bas-re-
liefs. Ces bas-reliefs , quoiqu'ils appartiennent
à la scul[)ture, font assez entendre avec quel
goût on devoit peindre dans ce temps^là. C'est
une demi-peinture.
Parr. — Je suis ravi de trou\cr u'i peintre
moderne si équitable et si modeste. Vous com-
prenez bien que quand Zeuxis fit des raisins qui
trompoientles petitsoiseaux, il ialloitque lana-
ture lût bien imitée pour tromper lanature même.
Quand je fis ensuite un rideau qui trompa les
yeux si habiles du grand Zeuxis, il se confessa
vaincu. Voyez jusqu'où nous avions poussé cette
belle erreur. Non, non, ce n'est pas pour rien
que tous les siècles nous ont vantés. Mais dites-
moi quelque chose de vos ouvrages. On a rap-
porté ici à Phocion que vous aviez fait de beaux
tableaux où il est représenté. Cette nouvelle l'a
réjoui. Est-elle véritable ?
Pouss. — Sans doute; j'ai représenté son
corps que deux esclaves emportent de la ville
d'Athènes. Ilsparoissenttousdeuxaffligés,etces
deux douleurs ne se ressemblent en rien. Le
pren)ier de ces esclaves est vieux ; il est enve-
loppé dans une draperie négligée ; le nu des bras
et des jambes montre un honmie fort et nerveux,
c'est une carnation qui marque un corps endurci
au travail. L'autre est jeune, couvert d'une tu-
nique qui fait des plis assez gracieux. Les deux
attitudes sont didérentes dans la même action ;
et les deux airs des têtes sont fort variés , quoi-
qu'ils soient tous deuxserviles *.
Pahr. — Bon ; l'art n'imite bien la nature
qu'autant qu'il attrape cette variété infinie dans
SCS ouvrages. Mais le mort
Pouss. — Le mort est caché sous une dra-
perie confuse qui l'enveloppe. Cette draperie
est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est
capable d'exciter la pitié et la douleur.
Paru. — Ou ne voit donc point le mort?
Pouss. — On ne laisse pas de remanjuer sous
cette draperie confuse la forme de la tête et de
tout le corps. Pour les jambes, elles sont décou-
vertes : on y peut remarquer, non-seulement la
couleur flétrie de la chair morte , mais encore
laroideur et la pesanteur des membres affaissés.
('es deux esclaves, qui cnqjorteut ce corps le
long d'un grand cheniin. trouventà côté du che-
min de grandes pierres taillées en carré , dont
quelques-ujies sont élevées en ordre au-dessus
des antres, en sorte qu'on croit voir les ruines
de quelque majestueux édifice. Le chemin pa-
roit sablonneux et batiu.
Paru. — On ;»\c'z-vous mis aux deux côtés
de ce taideau. pour accompagner vos figures
principales ?
Porss. — Au ci')lé droit sont doux ou trois
arbres dont le tronc est d'une écorcc âpre et
On a [iiaM' co lalilcan . et celui <iur l-'iMu-lon <l(*(rit
«laiis le dialddiu; siii\aiil. ]ls foiil partie de» paysages du
l'uussin. (F.dil. de /'crs.^
.^00
DIALOGUES DES MORTS.
noueuse. Ils ont peu de brandies, dont le ^crt,
qui est un peu tuible , se perd insensiblement
dans le sombre a/Air du ciel. Derrière ces lon-
gues tiyes darbies, on voit la ville d'Athènes.
Paru. — Il faut un contraste bien man[uc
dans le côté gancbe.
Porss. — Le voici. C'est un terrain raboteux;
on y voit des creux qui sont dans une oud)re
très-forte, et des pointes de rocbes fort éclairées.
Là se présentent aussi quelques buissons assez
sauvages. Il y a un peu au-dessus un clieinin qui
mène à un bocage sombre et épais : un ciel ex-
trêmement clair donne encore plus de force à
cette verdure sombre.
Paru. — Hon; voilà qui est bien. Je vois que
vous savez le grand art dos couleurs, qui est
de fortitier l'une par son opposition avec l'autre.
Poiss. — Au-delà de ce terrain rude se pré-
sente un gazon frais cl fendre. On y voit un
berger appuyé s"ur sa boulette, et occupé à re-
garder ses moulons blancs comme la neige,
qui errent en paissant dans une prairie. Le
chien du berger est couche et dort derrière lui.
Dans cette campagne, on voit un autre chemin
où passe un chariot traîné par des ba-ufs.
Vous remarquez d"abord la force et la pesan-
teur de ces animaux, dont le cou est penché
vers la terre, et qui marchent à pas lents. Un
homme d'un air rustique est devant le chariot;
une femme marche derrière , et elle paroît la
lidèle compagne de ce sinq)le villageois. Deux
autres femmes voilées sont sur le chariot.
Parr. — Hien ne fait un plus sensible plai-
sir que ces peintures champêtres. Nous les de-
vons aux poètes. Ils ont commencé à chanter
dans leurs vers les grâces naïves de la nature
sinqile et sans art; nous les avons suivis. Les
ornemens d'une canqiagne où la nature est
belle, font une image plus riante que toutes
les magnificences que l'art a pu inventer.
Porss. On voit au côté droit , dans ce che-
min, sur un cheval alezan, un ca\alicr en\e-
loppé dans un manteau rouge. Le ca\alier et le
cheval sont penchés en avant ; il send)le s"é-
Janccr pour courir avec plus de vitesse. Les
crins du cheval, les cheveux de l'homme , son
manteau , tout est lloltant et repoussé par le
vent en arrière.
Parr. — ('eux qui ne sa\enl que représen-
ter des figures gracieuses n'ont atteint que le
genre médiocre. Il faut peindre l'action et le
mouvement, animer les ligures, et exprimer les
passions de l'ame. Je vois (jue vous èles bien
entré dans le goût de l'anlique.
Poiss. — Plus avant on trouve un ^^izon sous
lequel paroit un terrain de sable. Trois figures
humaines sont sur cette herbe : il y en a une
debout, couverte d'une robe blanche à grands
plis (Ifjttatis; les deux autres sont assises auprès
d'elle sur le l)ord de l'eau, et il y en a une qui
joue de la lyre. Au bout de ce terrain couvert
de gazon, on voit un bàtunent carré, orné de
bas-reliefs et de festons, d'un bon goût d'ar-
chiteclure sini[)le et noble. C'est sans doute un
tombeau de quelque citoyen, qui étoit mort
peut-être avec moins de vertu, mais plus de
fortune que Phocion.
Parr. — Je n'oublie j)as que vous m'avez
parlé du bord de l'eau. Est-ce la rivièie d'A-
thènes nommée ilissus?
PoLss. — Oui, elle paroît en deux endroits
aux côtés de ce tombeau. Cette eau est pure et
claire : le ciel serein qui est peint dans cette
eau, sert à la rendre encore plus belle. Elle est
bordée de saules naissans et d'autres aibris-
seaux tendres dont la fraîcheur réjouit la vue.
Parr. — Jusque-là il ne me reste rien à
souhaiter. Mais vous avez encore un grand et
difficile objet à me représenter ; c'est là que je
vous atlends.
Pouss. — Quoi ?
Parr. — C'est la ville. C'est là qu'il faut
montrer que vous savez l'histoire, le costume,
l'archi lecture.
Poi'ss. — J'ai [)eint celte grande ville d'A-
thènes sur la |)ente d'un long coteau, pour la
mieux faire voir. Les bàtimens y sont par de-
giès dans un amphithéâtre naturel. Cette ville
ne paroît point grande du premier coup-d'œil :
on n'en voit près de soi qu'un morceau assez
médiocre: mais le derrière qui s'enfuit découvre
une gi-aude étendue d'édifices.
Paru. — Yavez-vous évité la confusion ?
Porss. — J'ai évité la confusion et la symé-
trie. J'ai fait beaucoup de bàtimens irré-
guliers : mais ils ne laissent |)as de faire un as-
semblage gracieux, où chaque chose a sa place
la plus naturelle. Tout se démêle et se distin-
gue sans peine; tout s'unit et fait corps . ainsi
il y a une confusion apparente, cl un ordre ^c-
ri table quaud on l'observe de près.
Paru. — N'avez-vous pas mis sur le devant
quelque principal édifice?
PdLss. — J'y ai mis deux tem[)les. Chacun
a une graurle enceinte comme il la doit avoir,
où l'on dislingue le corps du temple des autres
bàtimens (jui l'accompagnent. Le temple qui est
à la main droite a un portail orné de quatre
grandes colonnes de l'ordre corinthien, avec
un fronton et des statues. Autour de ce tensple
DIALOGUES DES MORTS.
301
on voit des feslons pcnJans : c'esl une fête que
j'ai voulu représenter suivant la vérité de l'his-
toire. Pendant qu'on emporte IMiocion hors de
la ville vers le hùcher, tout le peuple en joie
et en pompe fait une grande solennité autour
du temple dont je vous |)arle. Quoique ce peu-
ple |)aroisse assez loin, on ne laisse pas de re-
marquer sans peine une action de joie pour ho-
norer les dieux. Derrière ce temple [)aroit une
grosse tour très-haute, au sommet de laquelle
est une statue de quelque divinité. Cettti tour
est comme une grosse colonne.
Paru — Où est-ce que vous en avez pris
l'idée?
Pouss. — Je ne m'en souviens plus . mais
elle est si'irement prise dans l'antique, car ja-
mais je n'ai pris la liherté de rien donner à l'an-
tiquité qui ne fut tiré de ses monumens. On volt
aussi auprès de cette tour nnohélisque.
Paur. — Et l'autre temple , n'en direz-vous
rien ?
PoLss. — Cet autre temple est un édifice
rond, soutenu de colonnes ; l'architecture en
paroît majestueuse et singulière. Dans l'en-
ceinte on remarque divers grands hàtimens avec
des frontons. Quelques arbres en dérobent une
partie à la vue. J'ai voulu marquer unbois sacré.
Parr. — Mais venons an corps de la ville.
Pouss. — J'ai cru y devoir marquer les di-
vers temps delà république d'Athènes; sa pre-
mière simplicité, à remonter jusque vers les
temps héroïques ; et sa magnificence dans les
siècles, suivans où les arts y ont fleuri. Ainsi
j'ai fait beaucoup d'édifices ou ronds ou carrés
avec une architecture régulière , et beaucoup
d'autres qui sentent cette antiquité rustique et
guerrière. Tout y est d'une tigure bizarre : on
ne voit que tours, que créneaux, que hautes
murailles, que petits bâtimeus inégaux et sim-
ples. Une chose rend cette ville agréable, c'est
que tout y est mêlé de grands édifices et de bo-
cages. J'ai cru qu'il falloit mettre de la verdure
partout, pour représenter les bois sacrés des
temples, et les arbres qui étoient soit dans les
gymnases ou dans les autres édifices publics.
Partout j'ai tâché d'éviter de faire .les hàtimens
qui eussent rapport à ceux de mon temps et de
mon pays , pour donner à l'antiquité un ca-
ractère facile à reconnoître.
Parr, — Tout cela est observé judicieuse-
ment. Mais je ne vois point l'Acropolis. L'avez-
vous oublié? ce seroit dommage.
Porss. — Je n'avois garde. Il est derrière
foule la ville sur le sommet de la uonlagne,
laquelle domine tout le coteau en pente. On
voit à ses pieds de grands hàtimens fortifiés par
des tours. La montagne est couverte d'une
agréable verdure. Pour la citadelle, il paroit
une assez grande enceinte avec une vieille tour
qui s'élève jusque dans la nue. Vous remar-
querez que la ville, qui va toujours en baissant
vers le côté gauche, s'éloigne insensiblement,
et se perd entre un bocage fort somi)re dont je
vous ai parlé , et un petit bouquet d'autres ar-
bres d'un vert brun et enfoncé *, qui est sur le
bord de l'eau.
Parr. — Je ne suis pas encore content.
Qu'avez-vous mis derrière toute cette ville?
Pouss. — C'est un lointain où l'on voit des
montagnes escarpées et assez sauvages. Il y en
a une. derrière ces beaux temples et celte
pompe si riante dont je vous ai parlé, qui est
un roc tout nu et alfreux. Il m'a paru que je
devois faire le tour de la ville cultivé et gracieux,
comme celui des grandes villes l'est toujours.
Mais j'ai donné une certaine beauté sauvage au
lointain, pour me conformer à l'histoire, qui
parle de l'Attique comme d'un pays rude et
stérile.
Parr. — J'avoue que ma cuiiosilé est bien
satisfaite, et je serois jaloux pour la gloire del'an-
tiquilé, si on pouvoit l'être d'un honnne qui l'a
imitée si modestement.
pouss. — Souvenez-vous au moins que si
je vous ai longtemps entretenu de mon ou-
vrage , je l'ai fait pour ne vous rien refuser . et
pour me soumettre à votre jugement.
Parr. — Après tant de siècles vous avez
fait plus d'honneur à Phocion, que sa patrie
n'auroil pu lui en faire le jour de sa mort par
de somptueuses funérailles. Mais allons dans
ce bocage ici près, où il est avec Timoléon et
Aristide, pour lui ap[)rendre de si agréables
nouvelles.
LUI.
LÉONARD DE VINCI ET POUSSIN.
Di\S(ri|ili(iii (riiii paysâiTi'. peint par le Poii5sin.
Lko.n. — Votre con\ersation avec Parrlia-
sius fait beaucoup de bruit en ce bas monde ;
C'esl ainsi i|u'(in lit iliiiis rôililion originale. Dans ccll«!
clf Di<l(il, lin a mh fiinré , sans faire attention qui' Fi'ni'lou
suit ici l'Acailéniie, qui, dans toutes les éililions de sou
Dictionnaire, au mol onitciir, donne cet eieniple, Couleur
enfuncée. [Edil. de f ers.
302
DIALOGUES DES MORTS.
on assure qu'il est prévenu en votre faveur, et
qu'il vous met au-dessus de tous les peintres
italiens. Mais nous ne le souffrirons jamais
Porss. — I.e croyez -vous si facile à préve-
nir ? Vous lui faites tort j vous vous faites tort
à vous-même, et vous me faites trop d'honneur.
LÉON. — Mais il m'a dit qu'il ne connoissoit
rien de si Iteau que le tableau que vous lui
aviez. rc{)résenté. A quel propos ofl'cnser tant
de grands hommes pour en louer un seul ,
qui
PoLss. — Mais pourquoi croyez-vous qu'on
vous offense en louant les autres? Parrhasius
n'a point fait de comparaison. De quoi vous
fàchez-^ous?
Lkon. — Oui vraiment, un petit peintre
français qui fut contraint de quitter sa patrie
pour aller gagner sa vie à Home ?
Pouss. — Ho 1 puisque vous le prenez par
là, vous n'aurez pas le dernier mot. Hé bien !
je quittai la France, il est vrai pour aller vivre
à Rome, où j'avois étudié les modèles antiques,
et où la peinture étoit plus eu honneur qu'en
mon pays : mais enfin quoique étranger, j'é-
tois admiré dans Rome. Et vous, qui étiez ita-
lien, ne fùtes-vous pas obligé d'abandonner vo-
tre pays, quoique la peinture y fût si honorée,
pour aller mourir à la cour de François I"*^
Lkon. — Je voudrois bien examiner un peu
quelqu'un de vos tableaux sur les règles de
peinture que j'ai expliquées dans mes livres.
On verroit autant de fautes que de coups de
pinceau.
Pouss. — J'y consens. Je veux croire que je
ne suis pas aussi grand peintre que vous, mais
je suis moins jaloux de mes ouvrages. Je vais
vous mettre devant les yeux toute l'ordonnance
d'un de mes tableaux : si vous y remarquez des
défauts, je les avouerai franchement ; si vous
approuvez ce que j'ai fait, je vous contraindrai
à m'estimer un peu plus que vous ne faites.
Lkon. — Hé bien ! voyons donc. Mais je suis
un sévère critique, souvenez-vous-en.
PoLss. — Tant mieux. Représentez-vous un
rocher qui est dans le côté gauche du tableau.
De ce rocher toml)e une source d'eau pure
et claire, qui, après avoir fait quelques petits
bouillons dans sa chute , s"enfuit au travers
de la campagne. Un homme qui étoit venu
puiser de cette eau, est saisi par un serpent
monstrueux ; le serpent .se lie autour de son
corps , et entrelace ses bras et ses jambes par
plusieurs tours, le serre, l'empoisonne de son
venin, et l'étoulfe. Cet homme est déjà mort:
il est étendu ; on voit la pesanteur et la roideur
de tous ses membres; sa chair est déjà livide j
son visage affreux représente une mort cruelle.
LÉON. — Si vous ne nous présentez point
d'autre objet, voilà un tableau bien triste.
Pouss, — Vous allez voir quelque chose
qui augmente encore cette tristesse. C'est un
autre homme qui s'avance vers la fontaine : il
aperçoit le serpent autour de l'homme mort,
il s'arrête soudainement: un de ses pieds de-
jueure suspendu; il lève un bras en haut, l'au-
tre tombe en bas ; mais les deux mains s'ou-
vrent , elles marquent la surprise et l'horreur.
LÉON. — Ce second objet, quoique triste, ne
laisse pas d'animer le tableau , et de faire un
certain plaisir semblable à ceux que goûtoient
les spectateurs de ces anciennes tragédies où
tout inspiroit la terreur et la pitié: mais nous
verrous bientôt si vous avez....
Pouss. — Ah ! ah ! vous commencez à vous
humaniser un peu : mais attendez la suite, s'il
vous plaît : vous jugerez selon vos règles quand
j'aurai tout dit. Là auprès est un grand chemin,
sur le bord duquel paroît une femme qui voit
l'homme effrayé , mais qui ne sauroit voir
l'homme mort, parce qu'elle est dans un en-
foncement, et que le terrain fait une espèce de
rideau entre elle et la fontaine. La vue de cet
homme effrayé fait en elle un contre-coup de
tcrrenr. Ces deux frayeurs sont, comme on dit,
ce que les douleurs doivent être : les grandes se
taisent, les petites se plaignent. La frayeur de
cet homme le rend immobile : celle de cette
femme, qui est moindre, est plus marquée par
la grimace de son visage ; on voit en elle une
peur de fennne, qui ne peut rien retenir , qui ex-
prime toute son alarme, qui se laisse aller à ce
qu'elle sent: elle tombe assise, elle laisse tom-
ber et oublie ce qu'elle porte; elle tend les bras
et semble crier. ÎN 'est-il pas vrai que ces divers
degrés de crainte et de surprise font une es-
pèce de jeu qui touche et plaît?
LÉON. — J'en conviens. Mais qu'est-ce que
ce dessin ! est-ce une histoire ? je ne la con-
nois pas. C'est plutôt un caprice.
Pouss. — C'est un caprice. Ce genre d'ou-
vrage nous sied fort bien, pourvu que le caprice
soit réglé, et qu'il ne s'écarte en rien de la vraie
nature. On^oit au côté gauche quelques grands
arbres qui ^xu-oisseut vieux, et tels que ces an-
ciens chênes qui ont passé autrefois pour les di-
vinités d'un pays. Leurs tiges vénérables ont
une écorce rude et âpre , qui fait fuir un bo-
cage tendre et naissant, placé derrière. Ce bo-
cage a une fraîcheur délicieuse; on voudroit y
être. On s'imagine un été brûlant, qui respecte
DIALOGUES DES MORTS.
303
ce bois sacré. 11 est planté le long d'une eau
claire, et semble se mirer dedans. On voit d'un
côté un vert enfoncé ; de l'autre une eau pure ,
où l'on découvre le sombre azur d'un ciel se-
rein. Dans cette eau se présentent divers objets
qui amusent la vue, pour la délasser de toul ce
qu'elle a vu d'afl'reux. Sur le devant du tableau,
les lipures sont toutes tragiques. Mais dans ce
fond tout est paisible, doux et riant : ici on voit
de jeunes gens qui se baignent et qui se jouent
en nageant ; là, des pècbeurs dans un bateau :
l'un se penche en avant, et semble prêt à tom-
ber, c'est qu'il tire un filet ; deux autres, pen-
chés en arrière, rament avec efl'ort. D'autres
sont sur le bord de l'eau, etjouentàlamourre* :
il paroît dans les visages que l'un pense à un
nombre pour surprendre son compagnon , qui
paroi t être attentif de peur d'être surpris. D'au-
tres se promènent au-delà de cette eau sur un
gazon frais et tendre. En les voyant dans un
si beau lieu, peu s'en faut qu'on n'envie leur
bonheur. On voit assez de loin une femme qui
va sur un àne à la ville voisine, et qui est sui-
vie de deux hommes. Aussitôt on s'imagine voir
ces bonnes gens, qui, dans leur simplicité rus-
tique , vont porter aux villes l'abondance des
champs qu'ils ont cultivés. Dans le même coin
gauche paroit au-dessus du bocage une mon-
tagne assez escarpée, sur laquelle est un châ-
teau.
LtON. — Le côté gauche de votre tableau
me donne de la curiosité de voir le côté droit.
PoLss. — C'est un petit coteau qui vient en
pente insensible jusqnes au bord <le la rivière.
Sur cette pente on voit en confusion des arbiis-
seaux et des buissons sur un terrain inculte.
Au-devant de ce coteau sont plantés de grands
arbres, entre lesquels on aperçoit la campagne,
l'eau et le ciel.
Lkon. — Mais ce ciel , comment lavez-vous
fait?
Poiss. — Il est d'un bel azur, mêlé de
nuages clairs qui semblent être d'or et d'ar-
gent.
Léon. — Vous l'avez fait ainsi . sans doute ,
pour avoir la liberté de disposer à votre gré de
la lumière , et pour la répandre sut chaque ob-
jet selon vos desseins.
Porss, — Je l'avoue ; mais vous devez avouer
aussi qu'il paroît par là que je n'i?nore pnint
vos règles que vous vantez, tant.
' Ji-ii fini iiiiiiinuii fil lUiIii-, q\ii' iIl'UV i)Pi^onnos ji.iiiMit
cnseiiibU- , en se iimnlranl U-t, iliiiijls en parte laves el eii
partie fermes, el ileviiianl eu iiiêiiie temps 1; nombre Je
ceux qui sont Ie>éb.
Lkox, — Qu'y a-t-il dans le milieu de ce ta-
bleau au-delà de cette rivière?
Poiss. — Une ville dont j'ai déjà parlé. Elle
est dans un eufonccmenf où elle se perd ; un
coteau plein de verdure en dérobe une partie.
On voit de vieilles tours, des créneaux, de grands
édilices, et une confusion de maisons dans une
ombre très-forte ; ce qui relève certains endroits
éclairés par une certaine lumière douce et vive
qui vient d'en haut. Au-dessus de celte ville
paroît ce que l'on voit presque toujours au-
dessus des villes dans un beau temps : c'est une
fumée qui s'élève, et qui fait fuir les montagnes
qui font le lointain. Ces montagnes, de ligure
bizarre, varient l'horizon, en sorte que les yeux
sont coutens.
Lkon. — Ce tableau , sur ce que vous m'en
dites, me paroît moins savant que celui de Pho-
cion.
Pouss. — Il y a moins de science d'architec-
ture , il est vrai: d'ailleurs on n'y voit aucune
connoissance de l'antiquité : mais en revanche
la science d'exprimer les passions y est assez
grande : de plus, tout ce paysage a des grâces
et une tendresse que l'autre n'égale point.
Lkon. — Vous seriez donc , à tout prendre ,
pour ce dernier tableau?
Pûiss. — Sans hésiter, je le préfère; mais
vous, qu'en pensez-vous sur ma relation?
Lkox. — Je ne connois pas assez le tableau
de Phocion pour le comparer. Je vois que vous
avez assez étudié les bons modèles du siècle
passé el mes livres; mais vous louez trop vos
ouvrages.
Poiss. — (^est vous qui m'avez contraint
d'en parler : mais sachez que ce n'est ni dans
vos livres ni dans les tableaux du siècle passé
que je me suis instruit : c'est dans les bas-reliefs
antiques , où vous avez étudié aussi bien que
moi. Si je pou vois un jour retourner parmi les
vi\ans, je peindrois bien la jalousie; car vous
m'en donnezici d'excellens modèles. Pour moi,
je ne préfends vous rien ôter de votre science
ni de votre gloire ; mais je vous céderois avec
plus de plaisir, si vous étiez moins entêté de
votre rang. Allons troinei Parrhasius . vous lui
ferez votie critique, il décidera, s'il vous plaît;
car je ne vous cède à vous autres messieurs les
modernes, qu'à condition que vous céderez aux
anciens. Après que Parrhasius aura prononcé ,
je serai prêt à retourner sur la terre , pour cor-
v'vjev mon tableau.
304
DIALOGUES DES MORTS.
LÏV.
LÉGER ET EBROIN.
La vie simple ot solitaire n'a point tli- charnws pour un
ambitieux.
Ébb. — Ma consolation dans mes malheurs
est (le vous trouver dans celte solitude.
Lkg. — Et moi je suis fàelii? de vous y voir ;
car on y est sans fruit , quand on y est makn-é
soi.
Ébu. — Pourquoi désespcrcz-vous donc de
ma conversion ? Peut-être que vos exemples et
vos conseils me rendront meilleur que vous ne
pensez. Vous qui êtes si charilahle. vous de-
vriez bien dans ce loisir [irendre un peu soin de
moi.
LÉG. — On ne m'a mis ici qu'afin que je ne
me mêle de rien : je suis assez chargé d'avoir à
me corriger moi-même.
Ébr. — Quoi ! en entrant dans la solitude on
renonce à la charité?.
Li'g. — Point du tout ; je prierai Dieu pour
vous.
Err. — Ho ! je le vois bien : c'est que vous
m'abandonnez comme un homme indigue de
vos instructions. Mais vous en répondrez, et
tous ne me laites pas justice. J'a\oueque j'ai été
fâché de venir ici ; mais maintenant je suis assez
content d'y être. Voici le plus beau désert qu'on
|)uisse voir. N'admirez-vous pas ces ruisseaux
qui tombent des montagnes, ces rochers escar-
pés et en partie couverts de mousse , ces vieux
arbres qui paroissenl aussi anciens que la terre
où ils sont plantés? La nature a ici je ne sais
quoi de brut et d'aiïreux qui plaît , et qui lait
rêver agréablement.
Lk(;. — Toutes ces choses sont bien fades ù
qui a le goût de l'ambition , et qui n'est point
désabusé des choses vaines. Il faut avoir le cœur
innocent et paisible pour être sensible à ces beau-
tés champêtres.
Ébr. — Mais j'étois las du monde et de ses
embarras , quand on m'a mis ici.
LÉG. — Il paroît que vous en étiez fort las ,
puisque vous en êtes sorti par force!
Ebk. — Je n'aurois pas eu le courage d'en
sortir; mais j'en étois pourtant dégoûté.
Lkg. — Dégoûté comme un homme qui y
retourueroit encore avec joie, et qui ne cherche
qu'une porte pour y rentrer. Je connois votre
cœur; vous avez beau dissimuler : avouez votre
inquiétude ; soyez au moins de bonne foi.
Ebr, — Mais, saint prélat, si nous rentrions
vous et moi dans les allaires, nous y ferions des
biens infinis. Nous nous soutiendrions l'un l'au-
tre pour protéger la vertu ; nous abattrions de
concert tout ce qui s'opposeroit à nous.
Lkg. — Gontîez-vousàAons-même tant qu'il
vous plaira, sur vos expériences passées ; cher-
< liez des prétextes pour flatter vos passions :
pour moi , qui suis ici depuis plus de temps que
vous , j'y ai eu le loisir d'apprendre à me détier
de moi et du monde. Il m'a trompé une fois ce
monde ingrat ; il ne me trompera plus. J'ai tâ-
ché de lui faire du bien; il ne m'a jamais rendu
que du mal. J'ai voulu aider une reine bien in-
tentionnée ; on l'a décréditée et réduite à se re-
tirer. Ou m'a rendu ma liberté en croyant me
mettre en prison ; trop haurcux de n'avoir plus
d'autre alîaire que celle de mourir en paix dans
ce désert.
Ébr. — Mais vous n'y songez pas; si nous
voulons nous réunir , nous pouvons encore être
les maîtres absolus.
Lkg. — Les maîtres de quoi ? de la mer , des
vents et des Ilots? Non , je ne me rembarque
plus après avoir fait naufrage. Allez cbercher la
fortune; tourmentez-vous, soyez malheureux
dès cette vie, hasardez tout, périssez à la fleur de
\otrc âge, damnez-vons pour troubler le monde
et pour faire i)arler de vous; vous le méritez bien,
puisque vous ne pouvez demeurer en repos.
KIbr. — Mais quoi! est-il bien vrai que vous
ne désirez plus la fortune ? l'ambition est-elle bien
éteinte dans les derniers replis de votre cœur?
Lkg. — Me croiriez-vous si je vous le disois ?
Ébr. — En vérité, j'en doute fort. J'aurois
bien de la peine; car enfin
Lkg. — Je ne vous le dirai donc pas ; il est
inutile de vous parler non plus qu'aux sourds.
Ni les peines inlinies de la prospérité , ni les ad-
versités affreuses qui l'ont suivie n'ont pu vous
corriger. Allez, retournez à la cour ; gouvernez ;
faites le malheur du monde, et trouvez-y le vôtre.
LV.
LE PRINCE DE GALLES ET RICHARD SON FILS.
Caractère d'un piinee fuilile.
Le Pr. — Hélas! mon cher fils, je te revois
avec douleur : j'espérois pour toi une vie plus
J
DIALOGUES DES MORTS.
30ri
longue , et un règne plus heureux. Qu'est-ce
qui a rendu ta mort si prompte ? N'as-tu point
fait la même faute que moi, en ruinant ta santé
par un excès de travail dans la guerre contre les
Français?
Rica. — Non. mon pèie, ma santé n'a point
manqué, d'autres malheurs ont liui ma vie.
LePr. — Quoi donc? quelque traître a-t-il
trempé ses mains dans ton sang ? Si cela est ,
l'Angleterre, qui ne m'a pas oublié, vengera
ta mort.
Rica. — Hélas ! mon père, toute l'Angleterre
a été de concert pour me déshonorer , pour me
dégrader , pour me faire périr.
Le Pr. — 0 ciel! qui l'auroit pu croire? à
qui se fier désormais ? Mais qu'as-tu donc fait ,
mon fils? n'as-tu point de tort? dis la vérité à
ton père.
RicH. — A mon père ! ils disent que vous ne
l'êtes pas, et que je suis fils d'un chanoine de
Bordeaux.
Le Pr. — C'est de quoi personne ne peut
répondre; mais je ne saurois le croire. Ce n'est
pas la conduite de ta mère qui leur donne cette
pensée; mais n'est-ce point la tienne qui leur
fait tenir ce discours ?
RicH. — Ils disent que je prie Dieu comme
un chanoine, que je ne sais ni conserver l'au-
torité sur les peuples, ni exercer la justice, ni
faire la guerre.
LePr. — 0 mon enfant! tout cela est-il
vrai? Il auroit mieux valu pour toi passer ta vie
moine à Westminster, que d'être sur le trône
avec tant de mépris.
RicH. — J'ai eu de bonnes intentions ; j'ai
donné de bonsexemples: j'aicu même quelque-
fois assez de vigueur. Par exemple , je lis en-
lever et exécuter le duc deGlocestre mon oncle,
qui rallioit tous les mécontens contre moi , et
qui m'auroit détrôné si je ne l'eusse prévenu.
Le Pr. — Ce coup étoit hardi et peut-être
nécessaire , car je connoissois bien mon frère ,
qui étoit dissimulé , artificieux , entreprenant ,
ennemi de l'autorité légitime, propre à rallier
une cabale dangereuse. Mais, mon fils, ne lui
avois-tu donné aucune prise sur toi? D'ailleurs,
ce coup étoit-il assez mesuré? l'as-tu bien sou-
tenu?
RicH. — Le duc de Gloceslre m'accusoit
d'être trop uni avecles Français, anciens enne-
mis de notre nation : mon mariage avec la fille
de Charles VI, roi de France , servit au duc à
éloigner de moi les cœurs des Anglais.
Le Pr. — Quoi! mon fils, tu l'es rendu sus-
pect aux tiens par une alliance avec les ennemis
FÉNELOX. TOME VI.
irréconciliables de l'Angleterre ! et que t'ont-ils
donné pour ce mariage? as-tu joint le Poitou et
la Touraineà la Guicnne , pour unir tous nos
Etats de France jusqu'à la Normandie?
Rien. — Nullement; mais j'ai cru qu'il étoit
bon d'avoir hors de l'Angleterre un appui con-
tre les Anglais factieux.
Le Pr. — 0 malheur de l'Etat! ô déshon-
neur de la maison royale ! tu vas mendier le se-
cours de tes ennemis, qui auront toujours un
intérêt capital de rabaisser la puissance ! Tu veux
alfermir ton règne en prenant des intérêts con-
traires à la grandeur de ta propre nation! Tu
ne te contentes pas d'être aimé de tes sujets
comme leur père ; tu veux être craint comme
un ennemi qui s'entend avec les étrangers pour
les opprimer! Hélas ! que sont devenus ces beaux
jours où je mis en fuite le roi de France dans
les plaines de Créci , inondées du sang de trente
mille Français, et où je pris un autre roi de
cette nation aux portes de Poitiers? 0 que les
temps sont changés! Non, je ne m'étonne plus
qu'on t'ait pris pour le fils d'un chanoine. Mais
qui est-ce qui t'a détrôné?
RicH. — Le comte d'Erby.
Le Pr. — Comment? a-t-il assemblé une ar-
mée? a-t-il gagné une bataille?
RicH. — Rien de tout cela. Il éloit en France
à cause d'une querelle avec le grand maréchal,
pour laquelle je l'avois chassé : l'archevêque de
Cantorbéri y passa secrètement , pour l'inviter
à entrer dans une conspiration. Il passa par la
Bretagne, arriva à Londres pendant que je n'y
étois pas, trouva le peuple prêt à se soulever.
La plupart des mutins prirent les armes ; leurs
troupes montèi'ont jusqu'à soixante mille hom-
mes ; tout m'abandonna. Le comte vint me trou-
ver dans un château où je me renfermai; il eut
l'audace d'y entrer presque seul : je pouvois
alors le faire périr.
Le Pr. — Pourquoi ne le fis-tu pas, mal-
heureux?
RicH. — Les peuples, que je voyois en armes
dans toute la campagne , m'auroient massacré.
Le Pr. — Hé! ne valoit-il pas mieux mourir
en homme de courage?
Ricii. — Il y eut d'ailleurs un présage qui
me découragea.
Le Pr. — Qu'éloit-ce?
RioH. — Ma chienne, qui n'avoit jamais voulu
caresser que moi seul, me quitta d'abord pour
aller en ma présence caresser le comte; je vis
bien ce que cela signifioit, et je le dis au comte
même.
Le Pr. — Voilà une belle na'iveté ! Un chien
20
306
DIALOGUES DES MORTS.
a donc décidé de ton autorité , de ton honneur .
de ta vie, et du soii de toute TA ngtc terre ! Alors
que lîs-tu ?
Ku.H. — Je priai le comte de nie mettre en
sûreté contre la fureur de ce peuple.
Le Pr. — Hélas! il ne te manquoit plus que
de demander lâchement la vie à l'usurpateur.
Te la donna-t-il au moins?
RicH. — Oui . d'abord. Il me renferma dans
la tour, oùj'aurois vécu encore assez douce-
ment ; mais mes amis me firent plus de mal
que mes ennemis ; ils voulurent se rallier pour
me tirer de captivité et pour renverser l'usur-
pateur. Alors il se délit de moi malgré lui ; car
il n'avoit pas envie de se rendre coupable de ma
mort.
Le Pr. — Voilà nn malheur complet. Mou
ills est foible et inégal : sa verlu mal sou-
tenue le rend méprisable : il s'allie avec ses en-
nemis, et soulève ses sujets; il ne prévoit point
l'orage; il se décourage dès qu'il éclate ; il perd
les occasions de punir l'usurpateur: il demande
lâchement la vie , et il ne l'oblient pas. 0 ciel ,
vous vous jouez de la gloire des princes et de la
pi'ospérité des Étals ! Voilà le petit-tils d'E-
douard qui a \aincu Philip[)e et ravagé son
royaume! Voilà mon fils, de moi qui ai pris
Jean , et fait trembler la France et l'Espagne.
LVl.
r.HARLES VII ET JEAN DIT, DE BOURGOGNE.
La criiaiilc et la pcifidie augnuMitent les périls, loin de les
diminuer.
Le Duc. — Maintenant que toutes nos affaires
sont Unies , et que nous n'avons plus d'intérêt
parmi les vivans, pailons . je vous prie , sans
passion. Pourquoi me faire assassiner? l'n Dau-
phin faire cette trahison à son propre sang . à
son cousin, qui
Charl. — A son cousin qui vouloit tout
brouiller, et qui pensa ruiner la France. Vous
prétendiez me gouverner comme vous- aviez
gouverné les deux Dauphins mes frères qui
éloienl avant moi.
Le Duc. — Mais quoi! assassiner! Cela est
infâme.
Charl. — Assassiner est le plus sur.
Le Duc. — Quoi! dans un lieu où vous m'a-
viez attiré par les promesses les plus solennelles !
J'entre dans la barrière ( il me semble que
j'y suis encore) avecNoailles frère du captai de
Buch : ce perfide Tannegui du Chàtel me mas-
sacre inhumainement avec ce [lauvreiNoaille.
Ch.\rl. — Vous déclamerez tant qu'il vous
plaira; mon cousin, je m'en tiens à ma pre-
mière maxime : quand ou a affaire à un homme
aussi violent et aussi brouillon que vous l'étiez,
assassiner est le ])lus sûr.
Le Duc. — Le plus sûr ! vous n'y songez pas.
Chaui.. — J'y songe: c'est le plus sûr, vous
dis-je.
Le Duc, — Est-ce le plus sûr de se jeter
dans tous les périls où vous vous êtes précipité
en me faisant périr? Vous vous êtes fait plus de
mal en me faisant assassiner , que je n'aurois
pu vous en faire.
Charl. — Il y a bien à dire. Si vous ne fussiez
mort , j'éfois perdu , et la France avec moi.
Le Duc. — Avois-je intérêt de ruiner la
France? Je voulois la gouverner, et point la dé-
truire ni l'abattre; il auroit mieux valu souffrir
quelque chose de ma jalousie et de mon ambi-
tion. Après tout, j'étois de votre sang, assez
près de succéder à la couronne ; j'avois un très-
grand intérêt d'en conserver la grandeur. Ja-
mais je n'aurois pu me résoudre à me liguer
contre la France avec les Anglais ses ennemis;
mais votre trahison et mon massacre mirent mon
iils, quoiqu'il fût bon homme, dans une espèce
de nécessité de venger ma mort, et de s'unir
aux Anglais. Voilà le fruit de votre perfidie:
c'étoit de former une ligue de la maison de
Bourgogne avec la reine votre mère et avec les
Anglais pour renverser la monarchie française.
La cruauté et la perfidie, bien loin de diminuer
les périls, les augmentent sansmesure. Jugez-eu
par votre propre expérience : ma mort, en vous
déli\rant d'un ennemi, vous en fit de bien plus
terribles , et mit la France dans un élat cent fois
plus déplorable. Toutes les provinces furent en
feu ; toute la campagne étoit au pillage : et il a
fallu des miracles pour vous lirer de l'abîme où
cet exécrable assassinat vous avoit jeté. Après
cela, venez encore médire d'un ton décisif: As-
sassiner est le plus sûr.
Charl. — J'avoue que vous m'embarrassez
par le raisonnement, et je Nois que vous êtes
bien subtil en politique; mais j'aurai ma revan-
che par les faits. Pourquoi croyez-vous qu'il
n'est pas bon d'assassiner? u'avez-\ous pas fait
assassiner mon oncle le duc d'Orléans? Alors
vous pensiez sans doute comme moi , et vous
n'étiez pas encore si philosophe.
Le Duc. — Il est vrai , et je m'en suis mal
trouvé , comme vous voyez. Une bonne preuve
DIALOGUES DES MORTS.
307
que l'assassinat est un mauvais expédient , est
de Aoir combien il m'a réussi mal. Si j'eusse
laissé vivre le duc d'Orléans , vous n'auriez ja-
mais songé à m'ôter la vie , et je m'en serois
tort bien trouvé. Celui qui commence de telles
afraires doit prévoir qu'elles tinironl par lui ;
dès qu'il entreprend sur la vie des autres, la
sienne n'a plus un quart d'heure d'assuré.
CïiAUL. — Hé bien! mon cousin, nous avons
tous deux tort. Je n'ai pas été assassiné à mon
tour comme vous, mais j'ai souffert d'étranges
malheurs.
LVII.
LOUIS XI ET LE CARDINAL BESSARION.
Un savant qui n'est pas propre aux affaires, vaut encore
mieux qu'un esprit inquiet et artificieux qui ne peut
souffrir ni la justice ni la bonne foi.
Louis. Bonjour, monsieur le cardinal. Je
vous recevrai aujourd'hui plus civilement que
quand vous vîntes me voir de la part du Pape.
Le cérémonial ne peut plus nous brouiller ;
toutes les ombres sont ici pêle-mêle et incognito ;
les rangs sont confondus.
Bess. — J'avoue que je n'ai pas encore ou-
blié votre insulte, quand vous me prîtes par la
barbe , dès le commencement de ma harangue.
Louis. — Cette barbe grecque me surprit, et
je voulois couper court pour la harangue , qui
eût été longue et superllue.
Bess. — Pourquoi cela! Ma harangue étoit
des plus belles : je l'avois composée sur le mo-
dèle d'Isocrate, de L-ysias, d'Hypéride et de
Périclès.
Louis. — Je ne connois point tous ces mes-
sieurs-là. Vous aviez été voir le duc de Bour-
gogne mon vassal , avant que de venir chez
moi; il auroit bien mieux valu ne lire pas tant
vos vieux auteurs , et savoir mieux les règles
du siècle présent : vous vous conduisîtes comme
un pédant qui n'a aucune connoissance du
monde.
Bess. J'avois pourtant étudié à fond les lois
de Prracon , celles de Lycurgue et de Solon ,
les Lois et la République de Platon, tout ce qui
nous reste des anciens rhéteurs qui gouvernoient
le peuple ; enfin les meilleurs scholiastcs d'Ho-
mère , qui ont parlé de la police d'une répu-
blique.
— Louis. Et moi je n'ai jamais rien lu de
tout cela; mais je sais bien qu'il ne falloit pas
qu'un cardinal, envoyé parle Pape pour faire
rentrer le duc de Bourgogne dans mes bonnes
grâces, allât le voir avant que de venir chez
moi.
Bess. — J'avois cru pouvoir suivre Yusteron
protevon des Grecs; jesavois même par le Phi-
losophe, (\UQce qui est le premier quant à l' in-
tention , est le dernier quant à l'exécution.
Louis. — Oh laissons là votre Philosophe :
venons au fait.
Bess. — Je vois en vous toute la barbarie
des Latins , chez qui la Grèce désolée , après la
prise de Constantinople, a essayé en vain de dé-
fricher l'esprit et les lettres.
Louis. — L'esprit ne consiste que dans le
bon sens , et point dans le grec ; la raison est
de toutes les langues. Il falloit garder l'ordre ,
et mettre le seigneur devant son vassal. Les
Grecs , que vous vantez tant , n'étoient que
des sots , s'ils ne savoient pas ce que savent les
hommes les plus grossiers. Mais je ne puis
m'empêcher de rire quand je me souviens
comment vous voulûtes négocier : dès que je ne
convenois pas de vos maximes, vous ne me
donniez pour toute raison que des passages de
Sophocle , de Lycophron et de Pindare. Je ne
sais comment j'ai retenu ces noms, dont je n'a-
vois jamais ouï parler qu'à vous : mais je les
ai retenus à force d'être choqué de vos citations.
Il étoit question des places de la Somme , et
vous me citez un vers de Ménandre ou de Gal-
limaque. Je voulois demeurer uni aux Suisses
et au duc de Lorraine contre le duc de Bourgo-
gne ; vous me prouviez , par le Gorgias de
Platon, que ce n'étoit pas mon véritable in-
térêt. Il s'agissoit de savoir si le roi d'Angle-
terre seroit pour ou contre moi, vous m'allé-
guiez l'exemple d'Epamiuondas. Enfin vous
me codsolàtes de n'avoir jamais guère étudié.
Je disois en moi-même : Heureux celui qui ne
sait point tout ce que les autres ont dit , et qui
sait un peu ce qu'il faut dire !
Bess. — Vous m'étonnez par votre mauvais
goLit. Je croyois que vous aviez assez bien étu-
dié : on m'avoit dit que le Roi votre père vous
avoit donné un assez bon précepteur, et qu'en-
suite vous aviez pris plaisir en Flandre , chez
le duc de Bourgogne , à faire raisonner tous
les jours des philosophes.
Louis — J'étois encore bien jeune quand je
quittai le Roi mon père et mon précepteur : je
passai à la cour de Bourgogne, où l'inquiétude
et l'ennui me réduisirent à écouter un peu
quelques savans. Mais j'en fus bientôt dégoûté;
308
DIALOGUES DES MORTS.
ils éloienl pédaiis el imbéciles, comme vous ; ils
n'eiilendoieiit point les affaires; ils ne connois-
soient point les divers caractères des hommes;
ils ne savoient ni dissimuler, ni se taire , ni
s'insinuer, ni entrer dans les passions d'autrui,
ni trouver des ressources dans les difficultés,
ni deviner les desseins des autres ; ils étoient
vains, indiscrets, disputeurs, toujours occupés
de mots et de faits inutiles , pleins de subtilités
qui ne persuadent personne , incapables d'ap-
prendre à vivre et de se contraindre. Je ne pus
souffrir de tels animaux.
Bess. — 11 est vrai que lessavaus ne sont pas
d'ordinaire trop propres à l'action, parce qu'ils
aiment le repos des muses; il est vrai aussi qu'ils
ne savent guère se contraindre ni dissimuler,
parce qu'ils sont au-dessus des passions gros-
sières des hommes, el delà llalterie que les
tyrans demandent.
Louis. — Allez , grande barbe, pédant hé-
rissé de grec ; vousperdezle respect qui m'est dû.
Bess. — Je ne vous en dois point. Le sage ,
suivant les Stoïciens el toute la secle du Por-
tique, est plus roi que vous. Vous ne l'avez
jamais été que par le rang et par la puissance ;
vous ne !e fûtes jamais, comme le sage . par
un véritable empire sur vos passions. D'ailleurs
vous n'avez plus qu'une ombre de royauté;
d'ombre à ombre , je ne vous cède point.
Louis. Voyez l'insolence de ce vieux pédant !
Bess. — J'aime encore mieux être pédant ,
que fourbe, tyran et ennemi du gcnrehumain. Je
n'ai pas fait mourir mon frère : je n'ai pas tenu
en prison mon fils : je n'ai employé ni le poison
ni l'assassinat pour me défaire de mes ennemis ;
je n'ai point eu une vieillesse affieuse, semblable
à celle des tyrans que la Grèce a tant détestés.
Mais il faut vous excuser ; avec beaucoup de
tlnesse et de vivacité , vous aviez beaucoup de
choses d'une tète un peu démoulée. Ce néloil
pas pour rien que vous étiez fils d'un homme
qui s'éloit laissé mourir de faim , et petit-llls
d'un autre quiavoitété renfermé tant d'années.
Votre tils même n'a la cervelle guère assurée ;
et ce sera un grand bonheur pour la France , si
la couronne passe après lui dans une lirauchc
plus sensée.
Louis. — J'avoue que ma tète n'étoit pas
tout-à-fait bien réglée ; j'avois des foiblesses ,
des visions noires, des emporleinens furieux :
mais j'avois de la pénétration , du courage, de
la ressource dans l'esprit, des taleus pour ga-
gner les hommes, et pour accroître mon au-
torité; je savois fort bien laisser à l'écart un
pédant inutile à tout , découvrir les qualités
utiles dans les sujets les plus obscurs. Dans les
langueurs mêmes de ma dernière maladie , je
conservai encore assez de fermeté d'esprit pour
travailler à faire une paix avec Maximilien. Il
attendoit ma mort . et ne cherchoit qu'à éluder
la conclusion; par mes émissaires secrets, je sou-
levai les Gantois contre lui ; je le réduisis à
faire malgré lui un traité de paix avec moi, oii
il me donuoit . pour mon fils , Marguerite sa
lille avec trois provinces. Voilà mon chef-d'œu-
vre de politique dans ces derniers jours où l'on
me croyoit fou. Allez , vieux pédant , allez
chercher vos Grecs, qui n'ont jamais su autant
de politique que moi ; allez chercher vos savans,
qui ne savent que lire et parler de leurs livres,
qui ne savent ni agir ni vivre avec les hommes.
Bess. — J'aime encore mieux un savant qui
n'est pas propre aux affaires , et qui ne sait
que ce qu'il a lu, qu'un esprit inquiet, artifi-
cieux et entreprenant, qui ne peut souffrir ni la
justice ni la bonne foi . et qui renverse tout le
genre humain.
LVIIL
I.oriS XI ET I.E CARDINAL BALLE,
In ])rince fourbe et méchaiU rend ses sujets traîtres et
inCdèles.
Louis. — Comment osez-vous, scélérat, vous
présenter encore devant moi après toutes vos
trahisons?
Baluf.. — Où voulez-vous donc que je m'aille
cacher? Ne suis-je pas assez caché dans la foule
des ombres? Nous sommes tous égaux ici-bas.
Louis. — C'est bien à vous à parler ainsi ,
vous qui n't'liez (jue le lils d'un meunier de
^'el•duu !
Bal. — Hé ! c'étoit un mérite auprès de vous
que d'être de basse naissance : votre compère
le prévôt Tristan , votre médecin Coctier, votre
barbier Olivier le Diable, étoient \os favoris et
vos ministres. Janfredy , avant moi, avoit ob-
tenu la pourpre par votre laveur. Ma naissance
valoit à peu près celle de ces gens-là.
Louis. — Aucun d'eux n'a fait des trahisons
aussi noires que vous.
Bai.. — Je n'en crois rien. S'ils n'avoient pas
été de malhonnêtes gens , vous ne les auriez ni
bien traités ni employés.
Louis. — Pourquoi voulez-vous que je ne
les aie pas choisis pour leur mérite?
DIALOGUES DES MORTS.
309
Bal. — Parce que le iiiérile vous étoit tou-
jours suspect et odieux ; parce que la vertu vous
taisoil peur, et que vous n'eu sa\iez faire aucun
usage ; parce que vous ne vouliez vous servir
que d'ames basses et vénales, prèles à eulrer
dans vos intrigues , dans vos tromperies, dans
vus cruautés. Un homme honnête , qui auroit
eu horreur de trom]>eret de faire du mal, ne
vous auroit été bon à rien , à vous qui ne vou-
liez que tromper et que nuire , pour contenter
votre ambition sans bornes. Puisqu'il faut par-
ler franchement dans le pays de vérité, j'avoue
que j'ai été un malhonnête honnne ; mais c'étoit
par là que vous m'aviez préféré à d'autres. Ne
vous ai-je pas bien servi avec adresse pour
jouer les grands et les peuples ? Avez-vous
trouvé un fourbe plus souple que moi pour
tous les personnages ?
Louis — Il est vrai; mais en trompant les
autres pour m'obéir, il ne falloit pas me trom-
per moi-même : vous étiez d'intelligence avec
le Pape pour me faire abolir la Pragmatique ,
contre les véritables intérêts de la France.
Bal. — Hé ! vous êtes-vous jamais soucié ni
de la France, ni de ses véritables intérêts?
Vous n'avez jamais regardé que les vôtres. A'ous
vouliez tirer parti du Pape, et lui sacrilier les
canons pour votre intérêt : je n'ai fait que vous
servir à votre mode.
LoLis. — Mais vous m'aviez mis dans la tête
toutes ces visions , contre l'intérêt véritable de
ma couronne même , à laquelle étoit attachée
ma véritable grandeur.
Bal. — Point : je voulois que vous vendis-
siez chèrement cette pancarte crasseuse à la cour
de Home. INtais allons plus loin. Quand même
je vous aurois trompé, qu'auriez-vousà médire?
Louis. — Couunent! à vous dire? Je vous
trouve bien plaisant. Si nous étions encore vi-
vans, je vous remettrois bien en cage.
Bal. — Ho ! j'y ai assez demeuré. Si vous
me fâchez , je ne dirai plus mol. Savez-vous
bien que je ne crains guère les mauvaises hu-
meurs d'une ombre de roi? (Juoi donc! vous
croyez être encore au Plessis-les-Tours avec
vos assassins ?
Louis. — Non. je sais que je n'y suis pas ,
et bien vous en vaut. Mais enfin je veux bien
vous entendre pour la rareté du fait. Ça, prou-
vez-moi par vives raisons que vous avez dû
trahir votre maître.
Bal. — (]e paradoxe vous surprend ; mais
je m'en vais vous le vérifier à la lettic.
Louis. — Voyons ce qu'il veut dire.
Bal. N'est-il pas vrai qu'un pauvre fils de
meunier, (|iii n'a jamais eu d'autre éducation
que celle de la cour d'un grand roi , a dû
suivre les maximes qui y passoientpour les plus
utiles cl pour les meilleures d'un commun con-
sentement?
Louis. — Ce que vous dites a quelque vrai-
semblance.
Bal. — Mais répondez oui ou non sans vous
fâcher.
Louis. — Je n'ose nier une chose qui paroît
si bien fondée, ni avouer ce qui peut m'eiu-
barrasser par ses conséquences.
Bal. — Je vois bien qu'il faut que je prenne
votre silence pour un aveu forcé. La maxime
fondamentale de tous vos conseils, que vous aviez
répandue dans toute votre cour, étoit de faire
tout pour vous seul. Vous necomptiez pour rien
les princes de votre sang ; ni la Heine, que vous
teniez captive et éloignée; ni le Dauphin, que
vous éleviez dans l'ignorance et en prison ; ni
le royaume, que vous désoliez par votre poli-
tique dure et cruelle , aux intérêts duquel vous
préfériez sans cesse la jalousie pour l'autorité
tyrannique : vous ne comptiez même pour rien
les favoris et les ministres les plus affidés dont
vous vous serviez pour tromperies autres. Vous
n'en avez jamais aimé aucun; vous ne vous
êtes jamais confié à aucun d'eux que pour le
besoin : vous chercbiezàles trompera leur tour,
comme le reste des hommes : vous étiez prêt à
les sacrifier sur le moindre ombiage, ou pour
la moindre utilité. <>n n'avoit jamais un seul
moment d'assuré avec vous ; vous vous jouiez
de la vie des hommes. Vous n'aimiez personne :
qui vouliez-vous qui vous aimât? Vous vouliez
tromper tout le monde : qui vouliez-vous qui
se livrât à vous de bonne foi et de bonne amitié,
et sans intérêt? Cette fidélité désintéressée, où
l'aurions-nniis apprise? la méritiez-vous ? l'es-
périez-vous? la pouvoit-on pratiquer auprès de
vous et dans votre cour ? Auroit-on pu durer
huit jours chez vous avec un cœur droit et sin-
cère? N'étoit-on pas forcé d'être un fripon dès
qu'on vous a[ij»roclioit? n'étoit-on pas déclaré
scélérat dès qu'on parvenoit à votre faveur,
puisqu'on n'y parvenoit jamais que par la scé-
lératesse? Ne deviez-vous pas vous le tenir pour
dit? Si on avoit voulu conserver quelque hon-
neur et quehjue conscience . on se seroit bien
gardé d'être jamais connu de vous : on seroit
allé au bout du monde plutôt que de vivre à
votre service. Dès qu'on est fripon , on l'est
pour tout le inonde. Voudriez-vous qu'une ame
que vous avez gangrenée , et à qui vous n'avez
inspiré que scélératesse pour tout le genre hu-
310
DIALOGUES DES MORTS.
iiiaiu , n'ait jamais que vertu pure et sans
lâche, que fidélité désintéressée et héroïque pour
vous seul ? Etiez-vous assez dupe pour le pen-
ser? Ne comptiez-vous pas que tous les hommes
seroient pour vous comme vous pour eux?
Quand même on auroit été bon et sincère pour
tous les autres hommes . on auroit été forcé de
devenir faux et méchant à votre égard. En vous
trahissant, je n'ai donc fait que suivre vos leçons,
que marcher sur vos traces, que vous rendre ce
que vous donniez tous les jours, que faire ce
que vous attendiez de moi, que prendre pour
principe de ma conduite le principe que vous
regardiez comme le seul qui doit animer tous
les hommes. Vous auriez méprisé un homme
qui auroit connu d'autre intérêt que le sien
propre. Je n'ai pas voulu mériter votre mépris;
et j'ai mieux aimé vous tromper, que d'être un
sot selon vos principes.
Louis. — J'avoue que votre raisonnement
me presse et m'incommode. Mais pourquoi vous
entendre avec mon frère le duc de Guienne ,
et avec le duc de Bourgogne , mon plus cruel
ennemi ?
Bal. — C'est parce qu'ils étoient vos plus
dangereux ennemis que je me liai avec eux ,
pour avoir une ressource contre vous , si votre
jalousie ombrageuse vous portoit à me perdre.
Je savais que vous compteriez sur mes trahisons
et que vous pourriez les croire sans fondement :
j'aimois mieux vous trahir pour me sauver de
vos mains, que périr dans vos mains sur des
soupçons, sans vous avoir trahi. Enûn j'étois
bien aise, selon vos maximes, de me faire va-
loir dans les deux partis , et de tirer de vous
dans l'embarras des affaires, la récompense de
mes services , que vous ne m'auriez jamais ac-
cordée de bonne grâce dans un temps de paix.
Voilà ce que doit attendre de ses ministres un
prince ingrat , défiant, trompeur, qui n'aime
que soi.
Louis. — Mais voici tout de même ce que
doit attendre un traître qui vend son roi : on
ne le fait pas mourir quand il est cardinal ;
mais on le tient onze ans en prison , on le dé-
pouille de ses grands trésors.
Bal. — J'avoue mon unique faute : elle fut
de ne vous tromper pas avec assez de précau-
tion , et de laisser intercepter mes lettres. Re-
mettez-moi dans l'occasion ; je vous tromperai
encore selon vos mérites : mais je vous trompe-
rois plus subtilement, de peur d'être découvert.
LIX.
LOLIS XI ET PHILIPPE DE COMMIMES.
Lfs foiblesses et les cniiies des rois ne sauroient être cachés.
On dit que vous avez écrit mon
sire : et j'ai parlé eu
Louis,
histoire.
CoM. — Il est vrai
bon domestique.
Louis. — Maison assure que vous avez ra-
conté bien des choses dont je me passerois
volontiers.
CoM. — Cela peut être ; mais eu gros j'ai fait
de vous un portrait fort avantageux. Voudriez-
vous que j'eusse été un flatteur perpétuel , au
lieu d'être un historien?
Louis. — Vous deviez parler de moi comme
un sujet comblé des grâces de sou maitre.
CoM. — C'eût été le moyen de n'être cru
de personne. La reconnoissunce n'est pas ce
qu'on cherche dans un historien ; au contraire ,
c'est ce qui le rend suspect.
Louis. — Pourquoi faut-il qu'il y ait des
gens qui aient la démangeaison d'écrire? Il faut
laisser les morts en paix , et ne flétrir point
leur mémoire.
CoM. — La vôtre étoit étrangement noir-
cie ; j'ai tâché d'adoucir les impressions déjà
faites: j'ai relevé toutes vos bonnes qualités; je
vous ai déchargé de toutes les choses odieuses
qu'on vous imputoit sans preuves décisives.
Que pouvois-je faire de mieux?
Louis. — Ou TOUS taire , ou me défendre en
tout. On dit que vous avez représenté toutes mes
grimaces, toutes mes contorsions lorsque je par-
lois tout seul , toutes mes intrigues avec de petites
gens. On dit que vous avez parlé du crédit de
mon prévôt , de mon médecin , de mon barbier
et de mon tailleur; vous avez étalé mes vieux
habits. On dit que vous n'avez pas oublié mes
petites dévotions, surtout à la fin de mes jours ;
mou empressement à ramasser des reliques; à
me faire frotter depuis la tête jusqu'aux pieds,
de l'huile de la sainte ampoule, et à faire des
pèlerinages où je prétcudois toujours avoir
été guéri. Vous avez fait mention de ma barrette
chargée de petits saints , et de ma petite Notre-
Dame de plomb, que je baisois dès que je voulois
faire un mauvais coup ; enfin de la croix de
Saint-Lo, par laquelle je n'osois jurer sans
vouloir garder mon serment, parce que j'aurois
DIALOGUES DES MORTS.
311
cru niûiirir dans l'année si j'y a\ois manque.
Tout cela est fort ridicule.
CoM. — Tout cela n'est-il pas vrai? l'ou-
Yois-je le taire ?
Lons. — Vous pouviez n'en rien dire.
CoM. — Vous pouviez n'en rien faire.
LoLis. — Mais cela étoit fait, et il ne falloit
pas le dire.
CoM. — Mais cela étoit fait, et je ne pouvois
le cacher à la postérité.
Louis. — Quoi 1 ne peut-on pas cacher cer-
taines choses ?
CoM. — Hé! croyez-vous qu'un roi puisse
être caché après sa mort comme vous cachiez
certaines intrigues pendant votre vie? Je n'au-
rois rien sauvé pour vous par mon silence, et
je me serois déshonoré. Contentez-vous que je
pouvois dire hien pis et être cru : mais je ne l'ai
pas voulu faire.
Locis. — Quoi 1 l'histoire ne doit-elle pas
respecter les rois ?
CoM. — Les rois ne doivent-ils pas respecter
l'histoire et la postérité , à la censure de laquelle
ils ne peuvent écliapper ? Ceux qui veulent
qu'on ne parle pas mal deux nont qu'une seule
ressource , qui est de hien faire.
core valoit-il mieux se lier à moi qu'au traître
(",ampohache, qui te vendit si cruellement.
Ch. — Voulez-vous que je parle ici franche-
ment, puisqu'il ne s'agit plus de politique chez
Pluton? Nous étions tous deux dans d'étranges
maximes ; nous ne connoissions , ni vous ni
moi, aucune vertu. En cet état, à force de se
délier, on persécute souvent les gens de hien;
puis on se livre par une espèce de nécessité au
premier venu ; et ce premier venu est d'ordi-
naire un scélérat qui s'insinue par la flatterie.
Mais, dans le fond, mon naturel étoit meil-
leur que le vôtre : j'étois prompt , et d'une
humeur un peu farouche; mais je n'étois ni
trompeur ni cruel comme vous. Avez-vous ou-
hlic qu'à la conférence de Conflaiis vous m'a-
vouâtes que j'étois un vrai gentilhomme, et
que je vous avois hien tenu la parole que j'avois
donnée à l'archevêque de Narhonne?
Louis. — Bon! c'étoient des paroles flat-
teuses que je vous dis alors pour vous amuser,
et pour vous détacher des autres chefs de la ligue
du bien public. Je savois bien qu'en vous louant
je vous prendrois pour dupe.
LXL
LX.
LOUIS XI ET LOUIS XII.
LOUIS XI ET CHARLES DUC DE BOURGOGNE.
Les mécliaals , à force de tromper et de se défier des autres,
sont trompés eux-mêmes.
Louis. — Je suis fâché, mon cousin, des mal-
heurs qui vous sont arrivés.
Cii. — C'est vous qui eu êtes cause; vous
m'avez trompé.
Louis. — C'est votre orgueil et votre empor-
tement qui vous trompoient. Avez-^ous oublié
que je vous avertis qu'un homme m'avoit offert
de vous faire périr?
Gh. — Je ne pus le croire : je m'imaginai
que si la chose ei'it été vraie , vous n'auriez pas
eu assez de probité pour m'en avertir, et que
vous l'aviez inventée pour me faire peur, en me
rendant suspects tous ceux dont je me servois :
cette fourberie étoit assez de votre caractère , et
je n' avois pas grand tort de vous l'attribuer.
Qui n'eût pas été trompé comme moi dans une
occasion où vous étiez bon et sincère?
Louis. — Je conviens qu'il nétoit pas à pro-
pos de se lier sousent à ma sincérité: mais en-
La générosité et la bonne foi sont de plus sûres maximes
en politique , que la cruauté et la finesse.
L. XL — Voilà, si je ne me trompe, un de
mes successeurs. Quoique les ombres n'aient
plus ici-bas aucune majesté, il me semble que
celle-ci pourroit bien être quelque roi de France;
car je ^ois que ces autres ombres la respectent
et lui parlent français. Qui es-lu? dis-le moi ,
je le prie.
L. XIL — Je suis le duc d'Orléans, devenu
roi sous le nom de Louis XII.
L. XL — Comment as-tu gouverné mon
royaume?
L. XIL — Tout autrement que toi. Tu te
faisois craindre; je me suis fait aimer. Tu as
commencé par charger les peuples ; je les ai
soulagés, et j'ai préféré leur repos à la gloire de
vaincre mes ennemis.
L. XL — Tu savois donc bien mal l'ait de
régner, (^est moi qui ai mis mes successeurs
dans une autorité sans bornes; c'est moi qui ai
dissipé les ligues des princes et des seigneurs;
c'est moi qui ai levé des sommes immenses. J'ai
312
DIALOGUES DES MORTS.
découvert les secrets des autres ; j'ai su cacher
les miens. La finesse , la hauteur et la sévérité
sont les vraies maximes du gouvernement. J'ai
grand' peur que tu auras tout gâté, et que ta
mollesse aura détruit tout mon ouvrage.
L. XII. — J'ai montré, par le succès de mes
maximes, que les tiennes étoient fausses et per-
nicieuses. Je me suis fait aimer; j'ai vécu en
paix sans manquer de parole, sans répandre de
sang, sans ruiner mon peuple. Ta mémoire est
odieuse; la mienne est respectée. Pendant ma
■vie on m'a été fidèle; après ma mort on me
pleure , et on craint de ne retrouver jamais un
aussi bon roi. Quand on se trouve si bien de la
générosité et de la bonne foi , on doit bien mé-
priser la cruauté et la finesse.
L. XL — Yoilà une belle philosophie, que
tu auras sans doute apprise dans cette longue
prison où l'on m'a dit que tu as langui avant
que de monter sur le trône.
L. XIL — Cette prison a été moins honteuse
que la tienne de Péronne. Voilà à quoi sert la
finesse et la tromperie; on se fait prendre par
son ennemi. La bonne foi n'exposeroit pas à de
si grands périls.
L. XL — Mais j'ai su par adresse me tirer
des mains du duc de Bourgogne.
L. XII. — Oui, à force d'argent, dont tu
corrompis ses domestiques, et en le suivant
honteusement à la ruine de tes alliés les Lié-
geois, qu'il te fallut aller voir périr.
L. XL — As-tu étendu le royaume comme
je l'ai fait? J'ai réuni à la couronne le duché
de Bourgogne, le comté de Provence, et la
Guienne même.
L. XII. — Je t'entends : tu savois l'art de
te défaire d'un frère pour avoir son partage; tu
as profité du malheur du duc de Bourgogne,
qui courut à sa perte; tu gagnas le conseiller
du comte de Provence pour attraper sa succes-
sion. Pour moi, je me suis contenté d'avoir la
Bretagne par une alliance légitime avec l'héri-
tière de cette maison, que j'aimois, et que
j'épousai après la mort de ton fils. D'ailleurs
j'ai moins songé à avoir de nouveaux sujets ,
qu'à rendre fidèles et heureux ceux que j'avois
déjà. J'ai éprouvé même, par les guerres de
Naples et de Milan, combien les conquêtes éloi-
gnées nuisent à un État.
L. XL — Je vois bien que tu manquois
d'ambition et de génie.
L. XIL — Je manquois de ce génie faux et
trompeur qui t'avoit tant décrié, et de cette
ambition qui met l'honneur à compter pour
rien la sincérité et la justice.
L. XL — Tu parles trop.
L. XIL — C'est toi qui as souvent trop parlé.
As-tu oublié le marchand de Bordeaux établi en
Angleterre , et le roi Edouard que tu convias à
venir à Paris? Adieu.
LXIL
LE CONNÉTABLE DE BOURBON ET BAYARD.
11 n'est jamais permis de prendre les armes contre sa patrie-
BouRB. — N'est-ce point le pauvre Bavard
que je vois, au pied de cet arbre, étendu sur
l'herbe et percé d'un grand coup? Oui, c'est
lui-même. Hélas! je le plains. En voilà deux
qui périssent aujourd'hui par nos armes, Van-
denesse et lui. Ces deux Français étoient deux
ornemens de leur nation par leur courage. Je
sens que mon cœur est encore touché pour sa
patrie. Mais avançons pour lui parler. Ah ! mon
pauvre Bavard, c'est avec douleur que je le
\ois en cet état.
Bat. — C'est avec douleur que je vous vois
aussi.
BoLRB. — Je comprends bien que tu es
fâché de te voir dans mes mains par le sort de
la guerre. Mais je ne veux point te traiter en
prisonnier; je te veux garder comme un bon
ami, et prendre soin de ta guérison comme si tu
étois mon propre frère : ainsi tu ne dois pas
être fâché de me voir.
Bay. — Hé ! croyez-vous que je ne sois pas
fâché d'avoir obligation au plus grand ennemi
de la France? Ce n'est point de ma captivité ni
de ma blessure dont je suis en peine. Je meurs :
dans uu moment la mort va me délivrer de vos
mains.
BouRB. — Non, mon cher Bayard, j'espère
que nos soins réussiront pour te guérir.
Bay. — Ce n'est point là ce que je cherche,
et je suis content de mourir.
BoruB. — Qu"as-tu donc? Est-ce que tu ne
saurois te consoler d'avoir été vaincu et fait pri-
sonnier dans la retraite de Bounivct? Ce n'est
pas ta faute; c'est la sienne : les armes sont
journalières. Ta gloire est assez bien établie par
tant de belles actions. Les Impériaux ne pour-
ront jamais oublier cette vigoureuse défense de
Mézières contre eux.
Bay. — Pour moi , je ne puis jamais oublier
que vous êtes ce grand connétable, ce prince du
plus noble sang qu'il y ait dans le monde, et
DIALOGUES DES IMORTS.
313
qui travaille à clécliirer de ses propres i>iains sa
patrie et le royaume de ses ancêtres.
BoLRB. — Quoi! Bavard, je te loue, et tu
me condamnes! je te plains, et tu m'insultes!
Bay. — Si vous me plaignez, je vous plains
aussi ; et je vous trouve bien plus à plaindre
que moi. Je sors de la vie sans tache: j'ai sacri-
fié la mienne à mon devoir: je meurs pour mon
pays, pour mon roi , estimé des ennemis de la
France , et regretté de tous les bons Français.
Mon état est digne d'envie.
BoiRB. — Et moi je suis victorieux d'un en-
nemi qui m'a outrage; je me venge de lui; je
le chasse du Milanez ; je fais sentir à toute la
France combien elle est malheureuse de m'avoir
perdu en me poussant à bout : appelles-tu cela
être à plaindre ?
Bay. — Oui , on est toujours à plaindre
quand on agit contre son devoir ; il vaut mieux
périr en combattant pour la patrie, que la vain-
cre et triompher d'elle. Ah ! quelle horrible
gloire que celle de détruire son propre pays !
BouRB. — Mais ma patrie a été ingrate après
tant de services que je lui avois rendus. Madame
m'a fait traiter indignement par un dépit d'a-
mour. Le roi , par foiblesse pour elle , m'a fait
une injustice énorme, en me dépouillant de
mon bien. On a détaché de moi jusqu'à mes
domestiques , Matignon et d'Argouges. J'ai été
contraint, pour sauver ma vie, de m'enfuir
presque seul : que voulois-tu que je lisse?
Bay. — Que vous souffrissiez toutes sortes de
maux, plutôt que de manquer à la France et à
la grandeur de votre maison. Si la persécution
étoit trop violente, vous pouviez vous retirer;
mais il valoit mieux être pauvre, obscur, inu-
tile à tout , que de prendre les armes contre
nous. Votre gloire eût été au comble dans la
pauvreté et dans le plus misérable exil.
Bourb. — Mais ne vois-tu pas que la ven-
geance s'est jointe à l'ambition pour me jeter
dans cette extrémité? J'ai voulu que le Uoi se
repentît de m'avoir traité si mal.
Bay. — Il falloit l'en faire repentir par une
patience à toute épreuve, qui n'est pas moins
la vertu d'un héros que le courage.
BouRB. — Mais le Roi étant si injuste et si
aveuglé par sa mère , méritoit-il que j'eusse de
si grands égards pour lui ?
Bay. — Si le Roi ne le méritoit pas, la
France entière le méritoit. La dignité même de
la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le
méritoit. Vous vous deviez à vous-même d'é-
pargner la France, dont vous pouvez être un
jour roi.
BoiRB. — Hé bien! j'ai tort, je l'avoue;
mais ne sais-tu pas combien les meilleurs cœurs
ont de peine à résister à leur lessentiment?
Bay. — Je le sais bien ; mais le vrai courage
consiste à y résister. Si vous connoissez votre
faute, hàtez-vous de la réparer. Pour moi, je
meurs; et je vous trouve i>lus à plaindre dans
vos prospérités, que moi dans mes souffrances.
Quand l'Empereur ne vous tromperoit pas ,
quand même il vous donneroit sa sœur en
mariage , et qu'il partageroit la France avec
vous, il n'effaceroit point la tache qui désho-
nore votre vie. Le connétable de Bourbon re-
belle ! ah ! quelle honte ! Écoutez Bayard mou-
rant comme il a vécu, et ne cessant de dire la
vérité.
LXIII.
HENRI VII ET HENRI Vlll D'ANGLETERRE.
Fuuesk's effets de la passion de ramour dans nn prince.
H. VII. — Hé bien! mon fils, comment
avez-vous régné après moi?
H. VII L — Heureusement et avec gloire
pendant trente-huit ans.
H. MI. — Cela est beau! Mais encore, les
autres ont-ils été aussi contens de vous que
vous le paroissez de vous-même?
H. VIII. — Je ne dis que la vérité. Il est
vrai que c'est vous qui êtes monté sur le trône
par votre courage et par voire adresse ; vous me
l'avez laissé paisible : mais aussi que n'ai-je
point fait! J'ai tenu l'équilibre entre les deux
plus grandes puissances de l'Europe , Fran-
çois I" et Charles-Quint. Voilà mon ouvrage au
dehors. Pour le dedans, j'ai délivré l'Angleterre
de la tyrannie papale, et j'ai changé la reli-
gion, sans que persoiuic ait osé résister. Après
avoir fait un tel renversement, mourir en paix
dans son lit. c'est une belle et glorieuse fin.
H. VII. — Mais j'avois ouï dire que le Pape
vous avoit donné le titre de Défenseur de l'Ë-
glise , à cause d'un livre que vous aviez fait
contre lessentimens de Luther. D'où vient que
vous avez ensuite changé?
H. MIL — J'ai reconnu cond^en l'Église
romaine étoit injuste et su|!erstitieuse.
H. VIL — Vous a-t-elle traversé dans quel-
que dessein?
H. VIII. — Oui. Je voulois me déniarier.
Cette Aragonaise me déplaisoit ; je voulois épou-
314
DIALOGUES DES MORTS.
ser Anne de Bouleii. Le pape Clément VU com-
mit le cardinal Cam[)i'ge pour cette afl'aire. Mais
de peur de t'àcber l'Empereur, neveu de Ca-
therine, il ne vouloitque m'anmser ; Campège
demeura près d'un au à aller d'Italie en France.
H. YII. — Hé bien! que fites-vons?
H. VIII. — Je rompis avec Rome; je me
moquai de ses censures; j'épousai Amie de Bou-
len , et je me lis chef de TËglise anglicane.
H. VU. — Je ne m'étonne plus si j'ai vu
tant de gens qui éloient sortis du monde fort
mécontens de vous.
H. VllI, — On ne peut l'aire de si grands
changemens sans quelque rigueur.
H. VII. — J'entends dire de tous côtés que
vous avez été léger, inconstant , lascif, cruel et
sanguinaire.
H. VIII. — Ce sont les papistes qui m'ont
décrié.
H. VII. — Laissons là les pa|)istes; mais
venons au fait. N'avez-vous pas eu six femmes,
dont vous avez répudié la première sans fonde-
ment, fait mourir la seconde, fait ouvrir le
ventre à la troisième pour sauver son enfant,
fait mourir la quatrième, répudié la cinquiènse.
et choisi si mal la dernière, qu'elle se remaria
avec l'amiral peu de jours après votre mort?
H. VIII. — Tout cela est vrai; mais si vous
saviez quelles éloient ces femmes , vous me
plaindriez au lieu de me condamner : l'Arago-
naise étoit laide et ennuyeuse dans sa vertu :
Anne de Boulen étoit une coquette scandaleuse;
Jeanne Sevmour ne valoit guère mieux; N. Ho-
ward étoit très-corrompue; la princesse de Clè-
\es éloil une statue sans agrément ; la dernière
m'avoit paru sage, mais elle a montré après iria
mort que je m'étois trompé. J'avoue que j'ai
été la dupe de ces fennnes.
H. VII. — Si vous aviez gardé la vôtre ,
tous ces malheurs ne vous seroient jamais arri-
vés; il est visible que Dieu vous a puni. Mais
combien de sang avez-vous répandu I on parle
de plusieurs milliers de personnes que vous avez
fait mourir pour la religion, parmi lesquelles on
compte beaucoup de nobles prélats et de reli-
gieux.
H. VIII. — Il l'a bien fallu . pour secouer le
joug de Rome.
H. VIL — Quoi î pour soutenir la gageure,
pour maintenir votre mariage avec cette Anne
de Boulen que vous avez jugée vous-même
digne du supplice !
H. VIII. — Mais j'avois pris le bien des
églises, que je ne pouvais rendre.
H. VIL — Bon! vous voilà bien justitlé de
votre schisme par vos uianages ridicules et par
le pillage des églises !
H. VIII. — Puisque vous me pressez tant,
je vous dirai tout. J'étois passionné pour les
femmes , et volage dans mes amours : j'étois
aussi prompt à me dégoûter qu'à prendre une
inclination. D'ailleurs j'étois né jaloux, soup-
çonneux , inconstant , âpre sur l'intérêt. Je
trouvai que les chefs de l'Eglise anglicane flat-
loient mes passions et autorisoient ce que je
voulois faire : le cardinal de Wolsey, archevê-
que d'Yorck, m'encouragea à répudier Cathe-
rine d'Aragon; Cranmer, archevêque de Can-
torbéri, me fit faire tout ce que j'ai fait pour
Anne de Boulen et contre l'Eglise romaine.
Meltez-vous en la place d'un pauvre prince
violemment tenté pas ses passions et flatté par
les prélats.
H. VIL — Hé bien! ne saviez-vous pas
qu'il n'y a rien de si lâche ni de si prostitué que
les prélats ambitieux qui s'attachent à la Cour?
Il falloit les renvoyer dans leurs diocèses, et
consulter des gens de bien. Les la'iques sages et
bons politiques ne vous auroient jamais con-
seillé, pour la sûreté même de votre royaume,
de changer l'ancienne religion , et de diviser
vos sujets en plusieurs communions opposées.
N'esl-il pas ridicule que vous vous plaigniez de
la tyrannie du Pape, et que vous vous fassiez
j)ape en sa place ; que vous vouliez réformer
l'Eglise anglicane, et que cette réforme abou-
tisse à autoriser tous vos mariages monstrueux
et à piller tous les biens consacrés? Vous n'avez
achevé cet horrible ouvrage qu'en trempant vos
mains dans le sang des personnes les plus ver-
tueuses. Vous avez rendu votre mémoire à ja-
mais odieuse , et vous avez laissé dans l'Etat
une source de division éternelle. Voilà ce que
c'est que d'écouter de méchans prêtres. Je ne
dis point ceci par dévotion, vous savez que ce
n'est pas là mon caractère ; je ne parle qu'en
politique, counne si la religion étoit à compter
pour rien. Mais, à ce que je vois, vous n'avez
jan)ais fait que du mal.
H. VIII. — Je n'ai pu éviter d'en faire. Le
cardinal Renauld de La Poule "* lit contre moi
avec les papistes une conspiration. Il fallut bien
punir les conjurés pour la sûreté de n)a vie.
H. VIL — Hé ! voilà le malheur qu'il y a
à entreprendre des choses injustes. Quand on
les a commencées , on les veut soutenir. On
passe pour tyran ; on est exposé aux conjura-
tions. On soupçonne des innocens qu'on fait
Plus connu sous le nom du larJinal Polus.
DIALOGUES DES MORTS.
3ir>
périr ; on trouve des coupables, et on les fait
tels; car le prince qui gouverne mal met ses
>iijets en tentation de lui manquer de tidéliîé.
Ku cet état, un roi est malheureux et digne de
l'être; il a tout à craindre; il n'a pas un mo-
ment de libre ni d'assuré : il faut qu'il répande
du sang; plus il en répand, plus il est odieux
et exposé aux conjurations. Mais enfin, voyons
ce que vous avez l'ait de louable.
H. VIII. — J"ai tenu la balance égale entre
François i"'" et Charles-Quint.
H. VII. — Chose bien difticile ! Encore
n'avez-vous pas su faire ce personnage. Wolsey
vousjouoit pour plaire à Charles-Quint, dont
il étoit la dupe, et qui lui promeltoit de le faire
pape. Vous avez entiepris de faire des descentes
en France , et n'avez eu aucune application
pour y réussir. Vous n'avez suivi aucune négo-
ciation ; vous n'avez su faire ni la paix ni la
guerre. Il ne tenoit qu'à vous d'être l'arbitre
de l'Europe, et de \ous faire donner des places
des deux côtés ; mais vous n'étiez capable ni de
fatigue, ni de patience , ni de modération, ni
de fermeté. Il ne vous falloit que vos maîtresses,
des favoris , des divertissemens ; vous n'avez
montré de vigueur que contre la religion, et en
exerçant votre cruauté pour contenter vos pas-
sions honteuses. Hélas ! mon fils, vous êtes une
étrange leçon pour tous les rois qui viendront
après vous.
LXIV.
LOUIS XII ET FMANÇOIS I".
Il vaut mieux être père de la patrie en gouvernant paisi-
blement son royaume , <iue de l'agrandir par des con-
quêtes.
Louis. — Mon cher cousin , dites-moi des
nouvelles de la France. J'ai toujours aimé
mes sujets comme mes enfans ; j'avoue que
j'en suis en peine. Vous étiez bien jeune en
toute manière quand je vous laissai la couronne.
Comment avez -vous gouverné mou pauvre
royaume ?
Fram;.. — Jai eu quelques malheurs; mais
si vous voulez que je vous parle franchemenl,
mon règne a donné à la France bien plus d'éclat
que le vôtre.
LoLis. — Hé mon Dieu ! c'est cet éclat que
j'ai toujours craint. Je vous ai connu dès votre
enfance d'un naturel à ruiner les finances, à
hasarder tout pour la guerre, à ne rien soute-
nir avec patience, à renverser le bon ordre au
dedans de l'Etat, et à tout gâter j)our faire par-
ler de Aoiis.
FnAxç. — C'est ainsi que les vieilles gens
sont toujours préoccupés contre ceux qui doi-
vent être leurs successeurs. Mais voici le fait.
J'ai soutenu une horrible guerre contre Char-
les-Quint empereur et roi d'Espagne. J'ai gagné
en Italie les fameuses batailles de Marignan
contre les Suisses , et de Cerisoles contre les
Impériaux. J'ai vu le roi d'Angleterre hgué
avec l'empereur contre la France ; et j'ai rendu
leurs cflbrts inutiles. J'ai cultivé les sciences :
j'ai uiéiité d'être immortalisé parles gens de
lettres; j'ai fait revivre le siècle d'Auguste au
milieu de ma cour. J'y ai mis la magniticcnce, la
politesse , l'érudition et la galanterie : avant moi
tout étoit grossier, pauvre, ignorant, gaulois.
Enfin je me suis fait nommer le père des lettres.
Loiis. -7- Cela est beau, et je ne veux point
en diminuer la gloire; mais j'aimerois encore
mieux que vous eussiez été le père du peuple,
que le père des lettres. Avez-vous laissé les
Français dans la paix et dans l'abondance ?
Franc. — Non ; mais mon fils, qui est jeune,
soutiendra la guerre, et ce sera à lui à soulager
enfin les peuples épuisés. Vous les ménagiez
plus que moi ; mais aussi vous faisiez foiblement
la guerre.
Louis. — Vous l'avez donc faite sans doute
avec de grands succès. Quelles sont vos conquê-
tes? Avez-vous pris le royaume de Naples?
Franc. — Non, j'ai eu d'autres expéditions
à faire.
Louis — Du moins vous avez conservé le
Milanez ?
Franc. — Il m'est arrivé bien des accidens
imprévus.
Louis — Quoi donc? Charles-Quint vous l'a
enlevé? Avez-vous perdu quelque bataille?
Parlez... ; vous n'osez tout dire.
Franc. — J'y fus pris dans une bataille à
Pavie.
Louis. — Comment ! pris? Hélas ! en quel
abîme s'est-il jeté par de mauvais conseils ! C'est
donc ainsi que vous m'avez surpassé à la guerre !
Vous avez replongé la France dans les mal-
heurs qu'elle souffrit sous le roi Jean. 0 pau-
vre France, que je te plains ! Je l'avois bien
prévu. Hé bien ! je vous entends; il a fallu
rendre des provinces entières , et payer des
sommes immenses. Voilà à quoi aboutit ce
faste, cette hauteur, cette témérité, cette ambi-
tion. Et la justice..., comment va-t-ellc?
316
DIALOGUES DES IMORTS.
Franc. — Elle m'a donné de grandes res-
sources. J'ai vendu lescliargesde magistrature.
Loiis. — Et les juges qui les ont achetées
vendront à leur tour la justice ! ]Mais tant de
sommes levées sur le peuple ont-elles été bien
employées pour lever et l'aire subsister les ar-
mées avec économie?
Franc. — Il en a fallu une partie pour la
magnificence de ma cour.
Louis. — Je parie que vos maîtresses y ont
eu une j)lus grande part que les meilleurs ot'ii-
ciers d'armée : si bien donc que le peuple est
ruiné, la guerre encore allumée, la justice vé-
nale, la cour livrée à toutes les folies des femmes
galantes, tout l'état en souflVance. Voilà ce règne
si brillant qui a effacé le mien. Un peu de modé-
ration vous a u roi I fait bien plus d'honneur.
Fra>(^. — Mais j'ai fait plusieurs grandes
choses qui m'ont fait louer comme un héros. On
ni'appelle le grand roi François.
Louis. — C'est-à-dire que vous avez été
flatté pour votre argent, et que vous vouliez
être héros aux dépens de l'Etat, dont la seule
prospérité devoit faire toute votre gloire.
Fra>ç. — Non, les louanges qu'on m'a don-
nées étoient sincères.
Louis. — Hé ! y a-t-il quelque roi si foible
et si corrompu à qui on n'ait pas donné autant
de louanges que vous en avez reçu ? Donnez-moi
le plus indigne de tous les princes, on lui don-
nera tous les éloges qu'on vous a donnés. Après
cela , aclieter des louanges par tant de sang et
par tant de sommes qui ruinent un royaume !
Franc. — Du moins j'ai eu la gloire de me
soutenir avec constance dans mes malheurs.
Louis. — Vous auriez mieux fait de ne vous
mettre jamais dans le besoin de faire éclater cette
constance : le peuple n'avoit que fau'c de cet hé-
roïsme. Le héros ne s'est-il point ennuyé en
prison?
Franç. — Oui, sans doute , et j'achc^lai la
liberté bien chèrement.
LXV.
CHARLES-QIINT ET IN Ji:i NE MOINE
DE S.UNT-.ILST.
On cherclie souvent la retiaite par iiiquiétudo . plutùl que
par un véiitable esprit tic religion.
Ch. — Allons, mon frère, il est temps de se
lever ; vous dormez trop pour un jeune novice
qui doit être fervent.
Le m. — Quand voulez-vous que je dorme,
sinon )»endant que je suis jeune? Le sommeil
n'est point incompatible avec la ferveur.
Cii. — Quand on aime l'Office, on est bientôt
éveillé.
Le m. — Oui, quand on est à l'âge de votre
Majesté : mais au mien on dort tout debout.
Ch. — Hé bien ! mon frère , c'est aux gens
de mou âge à éveiller la jeunesse trop en-
dormie.
Le m. — Est-ce que vous n'avez plus rien
de meilleur à faire? Après avoir si long-temjjs
troublé le repos du monde entier, ne sauriez-
vous me laisser le mien ?
Ch. — Je trouve qu'en se levant ici de bon
matin, on est encore bien en repos dans cette
profonde solitude.
Le m. — Je vous entends, sacrée Majesté :
quand vous vous êtes levé ici de bon matin,
vous y trouvez la journée bien longue : vous
êtes accoutumé à un plus grand mouvement ;
avouez-le sans façon. Vous vous ennuyez de
n'avoir ici qu'à prier Dieu , qu'à monter vos
horloges, et qu'à éveiller de pauvres novices qui
ne sont pas coupables de votre ennui.
Ch. — J'ai ici douze domestiques que je me
suis réservés.
Le m. — C'est une triste conversation i>our
un homme qui étoit en commerce avec toutes
les nations connues.
Ch. — J'ai un petit cheval pour me pro-
mener dans ce beau vallon orné d'orangers,
de myrtes , de grenadiers , de lauriers et de
mille fleurs, au pied de ces belles montagnes
de l'Estrainadure, couvertes de troupeaux iu-
nouibrables.
Le m. Tout cela est beau ; mais tout cela ne
parle point. Vous voudriez un peu de bruit et
de fracas.
Ch. — J'ai cent mille écus de pension.
Le m. — Assez mal payés. Le Roi votre fils
n'en a guère de soin.
Ch. — Il est vrai qu'on oublie bientôt les
gens qui se sont dépouillés et dégradés.
Le m. — Ne comptiez-vous pas là-dessus
quand vous avez quitté vos couronnes?
Ch. — Je voyois bien que cela devoit être
ainsi.
Le m. — Si vous avez compté là-dessus,
pourquoi vous étonnez-vous de le voir arriver?
Tenez-vous-en à votre premier projet : renon-
cez à tout ; oubliez tout; ne désirez plus rien ;
reposez- vous, et laissez reposer les autres.
Cn. — Mais je vois que mon fils, après la
bataille de Saint-Quentin, n'a pas su profiter
DIALOGUES DES MORTS.
317
de la victoire : il dcvroit être déjà ;i Paris. Le
comte d'Eginont lui a gagné une autre bataille
à rjravelines; et il laisse tout perdre. Voilà Ca-
lais repris par le duc de Ouise sur les Anglais.
Voilà ce même duc qui a pris Tliionville pour
couvrir Metz. Mon fils gouverne mal : il ne suit
aucun de mes conseils; il ne me {)aie point ma
pension ; il méprise ma conduite et les plus fi-
dèles serviteurs dont je me suis servi. Tout cela
me chagrine et nfinquiètc.
Le m. — Quoi 1 n'étiez-vous venu cliercber
le repos dans celte retraite, qu'à condition que
le Roi votre tils feroit des conquêtes, croiroit
tous vos conseils, et aclièveroit d'exécnler tous
vos projets ?
Ch. — Non ; mais je croyois qu'il feroit
mieux.
Le m. — Puisque vous avez tout quitté
pour être en repos, demeurez-y , quoi q\i'il
arrive ; laissez faire le Roi votre fils comme il
voudra. Xe ûiites point dépendre votre tran-
quillité de guerres qui agitent le monde : vous
n'en êtes sorti que pour n'en plus entendre
parler. Mais, dites la vérité, vous ne connois-
siez guère la solitude quand vous l'avez cher-
chée ; c'est par inquiétude que vous avez désiré
le repos.
Ch. — Hélas! mon pauvre enfant, tu ne dis
que trop vrai ; et Dieu veuille que tu ne te sois
point mécompte connue moi en quittant le
monde dans ce noviciat !
LXVL
CHARLES-OriNT ET FRANÇOIS I^r.
La jiistico et le bonheur ne se trouvent que dans la bonne
foi, la droiture et le courage.
Ch. — Maintenant que toutes nos affaires
sont finies, nous ne ferions pas mal de nous
éclaircir sur les déplaisirs que nous nous som-
mes donnés l'un à l'autre.
FuvNf.. — Vous m'avez fait beaucoup d'in-
justices et de tromperies ; je ne vous ai jamais
fait de mal que par les lois de la guerre ; vous
m'avez arraché, pendant que j'étois en prison,
l'hommage du comté de Flandre ; le vassal
s'est prévalu de la force pour donner la loi à
son souverain.
Ch. — Vous étiez libre de ne renoncer pas.
Franc. — Est-on libre ou prison ?
Ch. — Les hommes foibles n'y sont pas
libres : mais quand on a un vrai courage, on est
libre partout. Si je vous eusse demandé votre
couronne, l'ennui de votre prison vous auroit-il
léduit à me la céder ?
Franc. — Non, sans doute ; j'aurois mieux
aimé mourir que de faire cette lâcheté : mais,
pour la mouvance du comté de Flandre, je
vous l'abandonnai par lassitude, par ennui, par
crainte d'être empoisonné , par l'intérêt de
retourner dans mon royaume où tout avoit be-
soin de ma présence . enfin par l'état de lan-
gueur qui me menaçoit d'une mort prochaine.
Et . en elfet . je crois que je serois mort sans
l'arrivée de ma sœur.
Ch. — Non-seulement un grand roi, mais
un vrai chevalier, aime mieux mourir que de
donner une parole, à moins qu'il ne soit résolu
de la tenir à quelque prix (jue ce puisse être.
Rien n'est si honteux que de dire qu'on a man-
qué de courage pour souffrir, et qu'on s'est
délivré en promettant de mauvaise foi. Si vous
étiez persuadé quil ne vous étoit pas |jermis de
sacrifier la grandeur de votre Etat à la liberté
de votre personne, il falloit savoir mourir en
prison, mander à vos sujets de ne plus compter
sur vous et de couronner votre fils : vous m'au-
riez bien end)arrassé *. Un prisonnier qui a ce
courage se met eu liberté dans sa prison : il
échappe à ceux qui le tiennent.
Franc. — Ces maximes sont vraies. J'avoue
que l'enuui et l'impatience m'ont fait promettre
ce qui étoit contre l'intérêt de mon Etat, et que
je ne pouvois exécuter ni éluder avec honneur.
Mais est-ce à vous à me faire un (el reproche?
Toute votre vie u'est-elle pas un continuel man-
quement de parole? D'ailleurs ma foiblesse ne
vous excuse point. \Sn homme intrépide, il est
vrai, se laisse égorger plutôt que de promettre
ce qu'il ne peut pas tenir • mais nu homme juste
n'abuse point de la foiblesse d'un autre homme
[)Our lui arracher, dans sa captivité, une pro-
messe qu'il ne peut ni ne doit exécuter. Qu'au-
riez-vousfait, si je vous eusse retenu en France,
Dans lo lonips ou rr-nolon comixisii ce (lialoguc, on igiio-
roii que Franc;ui> !"■ cùl vu en i-lT.'t retours a cet expédient,
qui ne contribua pas peu a accélérer sa dôlivranco. Ce fail
inii).irlaMl a élc iiulili.'- pour la prcinicrc Tois en 1774 , p.ir
Tahlif GarniiT, conliuiratour ilo Velly, qui ou fil la décou-
verte dans les nrr/islrcs du Parlanait île Paris. [Hist. (h
France .- t. xxiv, p. 195 , etc.; Il est étonnant que le car-
dinal Maury, i|ui allril)ue couiine uous celle découverte à
l'aMié Garnior, eu ail pris occasion de faire a l'arclievèque
de Cambrai le reprocbe si grave de sarri/ier quelquefoh
l'exaclitude historique à la murale , dont il fait h: principal
ohjel de ses leçons. {F.loge de Fenelon ;}n)[c : vers la lin de
la !'■'■ partie. 1 Est-ce donc sacrifier VexactUiide historique it
la morale, «(ue de rais.mner sur le récit unanime des liislo-
riens qui racoaleut un fait? \Fdil. de fers.)
3l8
DIALOGUES DES MORTS.
quanti vous y passâtes, quelque temps après ma
prison, pour aller dans les Pays-Bas? J'aurois
pu vous demander la cession du Milanez que
vous m'aviez usurpe.
Ch. — Je passois librement en France sur
votre parole : vous n'étiez pas venu librement
en Espagne sur la mienne.
Fr.\no. — Il 'est vrai ; je conviens de celte
différence : mais comme vous m'aviez fait une
injustice, en m' arrachant, dans ma prison, un
traité désavantageux, j'aurois pu réparer ce tort
en vous arrachant à mon tour un autre traité
plus équitable: d'ailleurs je pouvois vous arrê-
ter chez moi, jusqu'à ce que vous m'eussiez res-
titué mon bien, qui étoit le Milanez.
Ch. — Attendez : vous joignez plusieurs
choses qu'il faut que je démêle. Je ne vous ai
jamais manqué de parole à Madrid : et vous
m'en auriez manqué à Paris, si vous m'eussiez
arrêté sous aucun prétexte de restitution^ quel-
que juste qu'elle put être. C'étoit à vous à ne
me permettre le passage qu'en me demandant
le préliminaire de la restitution : mais conmie
\ous ne l'avez point demandé, vous ne pouviez
l'exiger en France sans violer votre promesse.
D'ailleurs , croyez-vous qu'il soit permis de
repousser la fraude par la fraude? Vous justi-
fiez un malhonnête homme en l'imitant. Dès
qu'une tromperie eu attire une autre, il n'y a
j)his rien d'assuré parmi les hommes, et les
suites funestes de cet engagement vont à l'inlini.
Le plus sûr pour vous-même est de ne vous
venger du trompeur qu'en repoussant foules
ses ruses sans le tromper.
Franc. — Voilà une subliioe philosopliic ;
voilà Platon tout pur. Mais je \ois bien que
vous avez fait vos alfaircs avec plus de subtilité
que moi ; mon tort est de m'être lié à vous.
Le connétable do Montmorenci aida à me trom-
per : il me persuada qu'il falloil vous piquer
d'honneur , en vous laissant passer sans condi-
tion. Vous aviez déjà promis dès lors de donner
l'investiture du duché de Milan au plus jeune
de mes trois fds : après votre passage eu France,
vous réitérâtes encore cette promesse, toutes les
fois que vous crûtes avoir besoin de m'en amu-
ser. Si je n'eusse pas cru le connétable, je vous
aurois fait rendre le Milanez avant que devons
laisser passer dans les Pays-Bas. Jamais je n'ai
pu pardonner ce mauvais conseil de mon favori;
je le chassai de ma cour.
Ch. — Plutôt que de rendre le Milanez ,
j'aurois traversé la mer.
Fra>ç. — Votre santé , la saison, et les pé-
rils de la navioation, vous ôtoient cette res-
source. Mais enfin, pourquoi me jouer si indi-
gnement à la face de toute l'Europe , et abuser
de l'hospitalité la plus généreuse ?
Ch. — Je voulois l«ien donner le duché de
Milan à votre troisième fils : un duc de Milan
de la maison de France ne m'auroit guère plus
embarrassé que les autres princes d'Italie. Mais
votre second fils , pour lequel vous demandiez
cette investiture, étoit trop près de succéder à
à la couronne ; il n'y avoit entre vous et lui que
le Dauphin qui mourut. Si j'avois donné l'in-
vestiture au second, il se seroit bientôt trouvé
tout ensemble roi de France et duc de Milan ;
par là toute l'Italie auroit été à jamais dans la
servitude. C'est ce que j'ai prévu, et c'est ce
qui j'ai dû éviter.
Franc. — Servitude pour servitude, ne va-
loit-il pas mieux rendre le Milanez à son maî-
tre légitime , qui étoit moi , que de le retenir
dans vos mains sans aucune apparence de droit?
LesFrancaisqui n'avoientplusunpoucede terre
en Italie, étoient moins à craindre dans le Mi-
lanez pour la liberté publique, que la maison
d'Autiiche re\êtuedu royaume de Naples et des
droits de l'enqiire sur tous les liefs qui relèvent
de lui eu ce pays-là. Pour moi, je dirai franche-
ment , toute subtilité à part, la différence de
nos deux procédés. Vous aviez toujours assez
d'adresse pour mettre les formes de votre côté,
pour me tromper dans le fond : j'avois tout au
contraire assez d'honneur pour aller droit dans
le fond; mais, par foiblesse, par impatience,
ou par légèreté, je ne prcnois pas assez de pré-
cautions, elles formes étoient contre moi. Ainsi
je n'élois trompeur qu'en apparence, et vous
l'étiez dans l'essentiel. Pour moi, j'ai été assez
puni de mes fautes dans le temps où je les ai
laites. Pour vous, j'espère que la fausse poli-
tique de votre fils me vengera assez de votre in-
juste aud)ition. 11 vous a contraint de vous dé-
pouiller pendant votre vie : vous êtes mort dé-
gradé et malheureux , vous qui aviez prétendu
mettre toute l'Europe dans les fers. Ce fils
achèvera son ouvrage : sa jalousie et sa dé-
fiance tyrannique abattra toute vertu et toute
émulation chez les Espagnols: le mérite, devenu
suspect et odieux , n'osera paroître ; l'Espagne
n'aura plus ni grand capitaine, ni génie élevé
dans les négociations, ni discipline militaire,
ni bonne police dans les peuples. Ce roi , tou-
jours caché et toujours impraticable, comme
les rois de l'Orient, abattra le dedans de l'Es-
pagne , et soulèvera les nations éloignées qui P
dépendent de cette monarchie. Ce grand corps
tombera de lui-même, et ne servira plus que
DIALOGUES DES MORTS.
319
d'exemple de la vanité des trop grandes for-
tunes. Un Etat réuni et médiocre , quand il est
bien piniplé, bien policé, bien cultivé pour les
arts et pour les sciences utiles; quand il est
d'ailleurs gouverné selon ses lois avec modéra-
tion, par un prince qui rend lui-même la jus-
tice, et qui va lui-même à la guerre, promet
quelque chose de plus heureux qu'une vasto
monarchie, qui n'a plus de tête pour réunir le
gouvernement. Si vous ne voulez pas m'en
croire, attendez un peu; nos arrière-neveux
vous en diront des nouvelles.
Ch. — Hélas ! je ne prévois que trop la vé-
rité de vos prédictions. La prévoyance de ces
malheurs, qui renverseront tous mes ouvrages,
m'a découragé, et m'a fait quitter l'empire.
Cette inquiétude troubloit mon repos dans ma
solitude de Saint-Just.
LXVIL
HENRI III ET LA DUCHESSE DE MONTPENSIEll.
Caractère foible et disàimulé de Ilenii : sa dévotiou bizarre.
Henr. — Bonjour, ma cousine. Ne sonmies-
nous pas racommodés au moins après notre
mort ?
La D. — Moins que jamais. Je ne saurois
vous pardonner tous vos massacres . et surtout
le sang de ma famille cruellement répandu.
Henu. — Vous m'avez fait plus de mal dans
Paris avec votre Ligue, que je ne vous eu ai fait
par les choses que vous me reprochez. Faisons
compensation, et soyons bunsamis.
La D. — Non , je ne serai jamais amie d'un
homme qui a conseillé l'horrible massacre de
Blols.
Hemi. — Mais le duc de fiuise m'avoit
poussé à bout. Avez-vous oublié la journée des
barricades, où il vint faire le roi de Paris, et
me chasser du Louvre? Je fus contraint de me
sauver par les Tuileries et par les Fenillans.
La D. — Mais il s'étoit réconcilié avec vous
par la médiation de la Reine-mère. On dit que
vous aviez connu unie avec lui, en rompant tous
une même hostie, et que vous aviez juré sa
conservation.
Henr. — Mes ennemis ont dit bien des cho-
ses sans preuve, pour donner plus de crédit à la
Ligue. Mais enfin je ne pouvois plus être roi si
votre frère n'eût été abattu.
La d. — Quoi! vous ne pouviez plus être
roi sitns tronquer et sans faire assassiner? Quel
moyen de maintcnii- votre autorité ? Pour-
quoi signer l'union? pourquoi la faire si-
gner à tout le monde aux états de Blois? Il fal-
loit résister courageusement; c'étoit la vraie
manière d'être roi. La royauté bien entendue
consiste à demeurer terme dans la raison et à
se faire obéir.
Hf.xk. — Mais je ne pouvois m'empêchcr de
suppléer à la force par l'adresse et par la poli-
tique.
La D. — Vous vouliez ménager les Hugue-
nots et les Uatholiques , et vous vous rendiez
méprisable aux uns et aux autres.
Henr. — Non, je ne ménageois point les
Huguenots.
La D. — Les conférences de la Reine avec
eux. et les soins que vous preniez de les flatter
toutes les fois que vous vouliez contre-balancer
le parti de l'union, vous rendoient suspect à
tous les Catholiques.
Henr. — Mais d'ailleurs ne faisois-je pas tout
ce qui dépendoit de moi pour témoigner mon
zèle sur la religion?
La d. — Oui, mille grimaces ridicules, et
qui étoient démenties par d'autres actions scan-
daleuses. Aller en masque le mardi gras, et le
jour des Cendres cà la procession en sac de pé-
nitent avec un grand fouet ; porter à votre cein-
ture un grand chapelet long d'une aune avec
des grains qui éloient de petites têtes de mort,
et porter en même temps à votre cou un panier
pendu à un ruban, qui étoif plein de petits épa-
gneuls, dont vous faisiez tous les ans une dé-
pense de cent niille écus; faire des confréries,
des vœux, des pèlerinages, des oratoires; passer
sa vie avec des Fenillans, des Minimes, des
Hiéronymitaius. qu'on fait venir d'Espagne; et
de l'autre passer sa vie avec ces infâmes mi-
gnons; découper, coller des images, et se jeter
en même temps dans les curiosités de la magie,
dans l'impiété et dans la politique de Machiavel;
enfin courir la bague en femme, faire des repas
avec vos mignons , oii vous étiez servi par des
femmes mies et déchevelées: puis faire le dé-
vot, et chercher [)artoul des ermitages : quelle
disproportion ! Aussi dit-on que votre méde-
cin Miron assuroil que cette humeur noire qui
causoit tant de bizarreries, on vous feroit mou-
rir bientôt , ou vous feroit tomber dans la folie.
Henr. — Tout cela étoit nécessaire pour
ménager les esprits ; je donnois des plaisirs
aux gens débauchés , et de la dévotion aux dé-
xots , pour les tenir tous.
La D. — Vous les avez fort bien tenus. C'est
3^20
DIALOGUES DES MORTS.
ce qui a fait dire que vous n'étiez bon qu'à ton-
dre et à faire moine.
Henr. — Je n'ai pas oublié ces ciseaux que
vous montriez à tout le monde, disant que vous
les portiez pour me tondre.
La D. — Vous m'aviez assez outragée pour
mériter cette insulte.
Hfnr. — Mais enfin que pouvois-je faire? il
falloit ménager tous les partis.
La D. — Ce n'est point les ménager, que de
montrer de la foiblesse , de la dissimulation et
de l'hypocrisie de tous les côtés.
Henr. — Chacun parle bien à son aise : mais
on a besoin de bien des gens quand on trouve
tant de gens prêts à se révolter.
La d. — Voyez le roi de Navarre, votre cou-
sin. Vous avez trouvé tout votre royaume sou-
mis ; et vous l'avez laissé tout en feu par une
cruelle guerre civile : lui, sans dissimulation,
massacre ni hypocrisie , a conquis le royaume
entier qui rcfusoit de le reconnoître : il a tenu
dans ses intérêts les Huguenots en quittant leur
religion^ il a attu'é tous le? Catholiques, et
dissipé la Ligue si puissante. Ne cherchez point
à vous excuser; les choses ne valent que ce
qu'on les fait valoir.
LXVIIL
HEM^I 111 HT IlliNlU IV.
DifTérence entre un roi qui se f:iit ciaindre el haïr par la
(Tuaulé el la finesse, el un roi qui se fait aimer par la
simérité et le désintéressement de son caraetère.
H. IlL — Hé! mon pauArc cousin , vous
voilà tombé dans le même malheur que moi.
H. IV. — Ma mort a été violente connue la
vôtre ; mais personne ne vous a regretté que
vos mignons, à cause des biens immenses que
vous répandiez sur eux avec profusion. Pour
moi, toute la France m'a pleuré comme le père
de toutes les familles. On me proposera, dans la
suite des siècles, comme le modèle d'un bon et
sage roi. Je commençois à mettre le royaume
dans le calme dans l'abondance et dans le bon
ordre.
H. m. — Quand je fus tué à Saint-Cloud,
j'avois déjà abattu la ligue ; Paris étoit prêt à
se rendre : j'aurois bientôt rétabli mnn auto-
rité.
H. IV — Mais quel moyen de rétablir votre
réputation si noircie? Vous passiez pour un
fourbe, un hypocrite, un impie, un homme ef-
féminé et dissolu. Quand on a une fois perdu la
réputation de probité et de; bonne foi , on n'a
jamais une autorité tranquille et assurée. Vous
vous étiez défait des deux Guises à Blois ; mais
vous ne pouviez jamais vous défaire de tous
ceux qui avoient horreur de vos fourberies.
H. III. — Hé ! ne savez-vous pas que l'art
de dissimu'er est l'art de régner ?
IL IV — Voilà les behes maximes que du
Guast et quelques antres vous avoient inspirées.
L'abbé dElbène et les autres Italiens vous
avoient mis dans la tête la politique de Machia-
vel. La Reine votre mère vous avoit nourri dans
ces sentimens. Mais elle eut bien sujet de s'en
repentir; elle eut ce qu'elle méritoit : elle vous
avoit appris à être dénaturé; vous le fûtes contre
elle.
H. III. — Mais quel moyen d'agir sincère-
ment et de se confier aux hommes ? Us sont
tous déguisés et corrompus.
H. IV. — Vous le croyez, parce que vous
n'avez jamais vu d'honnêtes gens , et vous ne
croyez pas qu'il y en puisse avoir au monde.
Mais vous n'en cherchiez pas : au contraire,
vous les fuyiez , el ils vous fuyoient ; ils vous
étoient suspects et incommodes. Il vous falloit
des scélérats qui vous inventassent de nouveaux
plaisirs, qui lussent capables des crimes les plus
noirs, et devant lesquels rien ne vous fît sou-
venir ni de la religion, ni de la pudeur violées.
Avec de telles mœurs , on n'a garde de trouver
des gens de bien. Pour moi , j'en ai trouvé:
j'ai su m'en servir dans mon conseil, dans les
négociations étrangères, dans plusieurs charges;
par exemple , Sully, Jeannin , d'Ossat, etc.
H. ÎII. — A vous entendre parler, on vous
prendroit pour un Caton; votre jeunesse a été
aussi déréglée que la mienne.
H. IV. — Il est vrai ; j'ai été inexcusable
dans ma passion honteuse pour les femmes :
mais, dans mes désordres, je n'ai jamais été
ni trompeur, ni méchant, ni impie; je n'ai été
que foible. Le malheur m'a beaucoup servi;
car j'étois naturellement paresseux el trop
adonné aux plaisirs. Si je fusse né roi, je me
serois peut-être déshonoré : mais la mauvaise
fortune à vaincre el mon royaume à conquérir,
m'ont mis dans la nécessité de m'élever au-
dessus de moi-même.
H. III. — Combien avcz-vous perdu de belles
occasions de vaincre vos ennemis , pendant que
vous vous amusiez sur les bords de la Garonne
à soupirer pour la comtesse de Guiche. Vous
étiez comme Hercule filant auprès d'Omphale.
H. IV. — Je ne puis le désavouer; mais Cou-
DIALOGUES DES MORTS.
321
tras, Ivri , Arques, Fontaine-Française , répa-
rent un peu...
H. III — N"ai-jc pas ;îagné les batailles de
Jarnac et de iMoucontuur "?
H. IV. — Oui ; mais le roi Henri III sou-
tint mal les espérances qu'on avoit conçues du
duc d'Anjou. HenrilY, au contraire, a mieux
valu que le roi de Navarre.
H. III. — Vous croyez donc que je n'ai
point ouï parler de la duchesse de Beaufort, de
la marquise de Yerneuil, delà ? Mais je
ne puis les compter toutes, tant il y en a eu.
H. IV — Je n'en désavoue aucune, et je
passe condamnation. Mais je me suis fait aimer
et craindre : j'ai détesté cette politique cruelle
et trompeuse dont vous étiez si empoisonné, et
qui a causé tous vos malheurs ; j'ai fait la
guerre avec vigueur ; j'ai conclu au dehors une
solide paix: au dedans j'ai policé l'Etat, et je
l'ai rendu llorissant ; j'ai rangé les grands à
leur devoir , et même les plus insolens favoris ;
tout cela sans tromper, sans assassiner, sans
faire d'injustice, me liant aux gens de bien, et
mettant toute ma gloire à soulager les peuples..
LXIX.
HENRI IV ET LE Dl.'C DE MAYENNE.
Les maliieurs font les héros et les bons rois.
Hexr. — Mon cousin, j'ai oublié tout le
passéj et je suis bien aise de vous voir.
Le Duc. — Vous êtes trop bon, sire, d'ou-
blier mes fautes ; il n'y a rien que je ne vou-
lusse faire pour en elfacer le souvenir.
Henr. Promenons-nous dans cette allée en-
tre ces deux canaux ; et, en nous promenant ,
nous parlerons d'affaires.
Le D. — Je suivrai avec joie Votre Majesté.
Henr. — Hé bien ! mon cousin , je ne suis
plus ce paiivre Béarnais qu'on vonluit chasser
du royaume. Vous souvenez-vous du temps que
nous étions à Arques, et que vous mandiez à
Paris que vous m'aviez acculé au bord de la
mer, et qu'il faudroit que je me précipitasse de-
dans pour pouvoir me sauver ?
Le D. — Il est vrai; mais il est vrai aussi
que vous fûtes sur le point de céder à la mau-
vaise fortune , et que vous auriez pris le parti
de vous retirer en Angleterre, si Biron ne vous
eût représenté les suites d'un tel parti.
Henr. — Vous parlez franchement , mon
FÉNELON. TOME VI.
cousin, et je ne le trouve point mauvais. Allez,
ne craignez rien, et dites tout ce que vous aurez
sur le cœur.
Le D. — Mais je n'en ai peut-être déjà que
tro]) dit ; les rois ne veulent point qu'on nomme
les choses par leurs noms. Ils sont accoutumés
à la flatterie; ils en font une partie de leur gran-
deur. L'honnête liberté avec laquelle on parle
aux autres hommes les blesse; ils ne veulent
point qu'on ouvre la bouche que pour les louer
et les admirer. Il ne faut pas les traiter en liom-
rnes ; il faut dire qu'ils sont toujours et partout
des héros.
Henr. — Vous en parlez si savamment, qu'il
paroît bien que vous en avez l'expérience. C'est
ainsi que vous étiez flatté et encensé pendant
que vous étiez le roi de Paris.
LeD. — Ilest vrai qu'on m'a amusé par beau-
coup de vaines flatteries, qui m'ont donné de
fausses espérances , et fait faire de grandes
fautes.
Henr. — Pour moi, j'ai été instruit par mon
raallieur. De telles leçons sont rudes : mais elles
sont bonnes , et il m'en restera toute ma vie
d'écouter plus volontiers qu'un autre mes véri-
tés. Dites-les moi donc , mon cher cousin , si
\ous m'aimez.
Le D. — Tous nos mécomptes sont venus de
l'idée que nous avions conçue de vous dans votre
jeunesse. Nous savions que les femmes vous
amusoient partout; que la comtesse de Guiche
vous avoit fait perdre tous les avantages de la
bataille de (foutras; que vous aviez été jaloux
de votre cousin le prince de Coudé, qui parois-
soit plus ferme , plus sérieux , et plus appliqué
que vous aux grandes affaires, et qui avoit avec
un bon esprit une grande vertu. Nous vous re-
gardions conune un honmie mou et efféminé,
que la Reine-mère avoit trompé par mille in-
trigues d'amourettes, qui a\ oit fait tout ce qu'on
avoit voulu dans le temps de la Saint-Barthé-
lemi pour changer de religion , qui s'étoit en-
core soumis , après la conjuration de La Môle ,
à tout ce que la Cour voulut. Enfin nous espé-
rious avoir bon marché de vous. Mais eu vérité,
sire, je n'en puis plus; me voilà tout en sueur
et hors d'haleine. Votre Majesté est aussi maigre
et aussi légère que je suis gros et pesant : je ne
puis plus la suivre.
Henr. — Il est vrai , mon cousin, que j'ai
pris plaisir à vous lasser ; mais c'est aussi le seul
mal que je vous ferai de ma vie. Achevez ce que
vous avez commencé.
Le D. — Vous nous avez bien surpris, quand
nous vous avons vu , à cheval nuit et jour ,
21
322
DIALOGUES DES MORTS.
faire des actions d'une vigueur et d'une diligence
incroyable , à Caliors , à Eause en (îascogne , à
Arques en Normandie , à Ivri , devant Paris, à
Arnai-le-Dnc et à Fontaine-Française. Vous
avez su gagner la confiance desC-atholiques sans
perdre les Huguenots : vous avez choisi des gens
capables et dignes de votre confiance pour les
affaires ; vous les avez consultés sans jalousie ,
et avez su profiter de leurs bons avis sans vous
laisser gouverner ; vous nous avez prévenus
partout; vous êtes devenu un autre homme, fer-
me , vigilant , laborieux, tout à vos devoirs.
Hf.nr. — Je vois bien que ces vérités si har-
dies que vous me deviez dire se tournent en
louanges ; mais il faut revenir à ce que je vous
ai dit d'abord , qui est que je dois tout ce que
je suis à ma mauvaise fortune. Si je me fusse
trouvé d'abord sur le trône, environné de pompe,
de délices et de flatteries, je me serois endormi
dans les plaisirs. Mon naturel penchoit à la mol-
lesse; mais j'ai senti la contradiction des hom-
mes , et le tort que mes défauts me pouvoient
faire : il a fallu m'en corriger, m'assujettir, me
contraindre , suivre de bons conseils , profiter
de mes fautes, entrer dans toiites les alfaires :
voilà ce qui redresse et forme les hommes.
LXX.
SIXTE-OriNT ET IIENHI IV.
Les grands linniines s'cslimenl malgré l'opposition de lours
intérêts.
SixT. — Il y a long-temps que j'étois curieux
de vous voir. Pendant que nous étions tous deux
en bonne santé, cela n'étoit guère possible; la
mode des conférences entre les papes et les rois
éloit déjà passée en notre temps. T.ela étoit bon
pour Léon X et François I", qui se virent à
Bologne , et pour Clément VII , avec le même
roi à Marseille , pour le mariage de Catherine
de Médicis. J'aurois été ravi d'avoir de même
avec vous une conférence : mais je n'étois pas
libre , et votre religion ne me le permettt»it pas.
Hf.nr. — Vous voilà bien i adouci : la niorl,
je le vois bien, vous a mis à la raison. Dites la
vérité, vous n'étiez pas de même du temps que
je n'étois encore que ce |iauvre Béarnais excom-
munié.
Six^T. — Voule/.-vousque je vous parle sansdé-
guisemenl'.' D'abord je crus qu'il n'y avoit qu'à
vous pousser à toute extrémité. J'avois par là
bien embarrassé votre prédécesseur: aussi le
fis-je bien repentir d'avoir osé faire massacrer
un cardinal de la sainte Eglise. S'il n'eiàt fait
tuer que le duc de Guise , il en eût eu meilleur
marché : mais attaquer la sacrée pourpre, c'étoit
un crime irrémissible ; je n'avois garde de to-
lérer un attentat d'une si dangereuse consé-
quence. Il me parut capital , après la mort de
votre cousin , d'user contre vous de rigueur
comme contre lui. d'animer la Ligue , et de ne
laisser point monter sur le trône de France un
hérétique. Mais bientôt j'aperçus que vous pré-
vaudriez sur la Ligue , et votre courage me
dojma bonne opinion de vous. Il y avoit deux
personnes dont je ne pouvois avec aucune bien-
séance être ami , etque j'aimois ualurellement.
Henr. — Qui étoient donc ces deux per-
sonnes qui avoient su vous plaire ?
SixT. — C'étoit vous et la reine Elisabeth
d'Angleterre.
Hf.nr. — Pour elle, je ne m'étonne pas
qu'elle fût selon votre goût. Premièrement elle
étoit pape aussi bien que vous , étant chef de
l'Eglise anglicane ; et c'étoit un pape aussi fier
que vous ; elle savoit se faire craindre et faire
voler les tètes. Voilà sans doute ce qui lui a mé-
rité l'honneur de vos bonnes grâces.
SixT. — Cela n'y a pas nui ; j'aime les gens
vigoureux, et qui savent se rendre maîtres des
autres. Le mérite que j'ai reconnu en vous et
qui m'a gagné le c(eur, c'est que vous avez battu
la Ligue , ménagé la noblesse, tenu la balance
entre les Catholiques et les Huguenots. Un
homme qui sait faire tout cela, est un homme,
et je ne le méprise point comme son prédéces-
seur, qui perdoit iout par sa mollesse, et qui
ne se relevoil que par des tromperies. Si j'eusse
vécu , je vous anrois reçu à l'abjuration sans
vous faire languir. Vous en auriez été quitte
pour quelques petits coups de baguette, et pour
déclarer que vous receviez la couronne de roi
Très-(^.hrétien de la libéralité du Sainl-Siége.
Hfnr. — C'est ce que je n'eusse jamais ac-
cepté; j'aurois plutôt reconuuencé la guerre.
SiXT. — J'aime à vous voir celle fierté. Mais,
faute d'être assez appuyé de mes successeurs ,
vous avez été exposé à tant de conjm'ations ,
qu'enlin on vous a fait périr.
Henr. — Il est vrai ; mais vous, avez-vous
élé épargné? La cabale espagnole ne vous a pas
mieux traité que moi ; le fer ou le poison , cela
est bien égal. Mais allons voir cette bonne reine
que vous aimez tant : elle a su régner tranquil-
lement, et plu-; long-temps que vous et moi.
DIALOGUES DES MORTS.
323
LXXI.
LES CARDINAUX XI.MÉNÈS ET DE RICHELIEU.
La vei'lii vauL mieux ([ue la naissance.
Xni. — Maintenant que nous sommes en-
semble , je vous conjure de me dire s'il est vrai
que vous avez songé à m 'imiter.
Ricu. — Point. J'étois trop jaloux de la bonne
gloire, pour vouloir être la copie d'un autre.
J'ai toujours montré un caractère hardi et ori-
ginal.
XiM. — J'avois ouï dire que vous aviez pris
La Rochelle , comme moi Oran ; abattu les Hu-
guenots, comme je renversai les Maures de Gre-
nade pour les convertir ; protégé les lettres ,
abaissé l'orgueil des grands, relevé l'autorité
royale , établi la Sorbonne comme mon univer-
sité d'Alcala de Hénarès , et même prolité de la
faveur de la reine Marie de Médicis , comme je
fus élevé par celle d'Isabelle de Castille.
RicH. — Il est vrai qu'il y a entre nous cer-
taines ressemblance que le hasard a faites : mais
je n'ai envisagé aucun modèle; je me suis con-
tenté de faire les choses que le temps et les af-
faires m'ont oflertespour la gloire de la France.
D'ailleurs nos conditions étoienl bien différentes.
J'étois né à la Cour ; j'y avois été nourri : dès
ma plus grande jeunesse , j'étois évêque de Lu-
çon et secrétaire d'État , attaché à la Reine et
au maréchal d'Ancre. Tout cela n'a rien de
commun avec un moine obscur et sans appui ,
qui n'eLtre dans le monde et dans les affaires
qu'à soixante ans.
Xdi. — Rien ne me fait plus d'honneur que
d'y être entré si tard. Je n'ai jamais eu de vues
d'ambition, ni d'empressement; je comptois
d'achever dans le cloître ma vie déjà bien avan-
cée. Le cardinal de Meudoza , archevêque de
Tolède, me fit confesseur delà Reine ; la Reine,
prévenue pour moi, me lit successeur de ce car-
dinal pour l'archevêché de Tolède^ contre le
désir du Roi. qui vouloil y mettre son bâtard ;
ensuite je devins le princii)al conseil de la Reine
dans ses peines à l'égard du Roi. J'entrepris la
conversion de Grenade après que Ferdinand en
eut fait la conquêle. La Reine mourut. Je me
trouvai entre Ferdinand et son gendre Philippe
d'Autriche. Je rendis de glands services à Fer-
dinand après la mort de Philippe. Je procurai
l'autorité au beau-père. J'administrai les af-
faires , malgré les grands , avec vigueur. Je fis
ma conquête d'Oran, où j'étois en personne,
conduisant tout, et n'ayant point là de roi qui
ei^it part à cette action comme vous à La Rochelle
et au Pas-de-Suse. Après la mort de Ferdinand,
je fus régent dans l'absence du jeune prince
Charles. C'est moi qui empêchai les commu-
nautés d'Espagne de commencer la révolte qui
arriva après ma mort : je fis changer le gouver-
neur et les officiers du second infant Ferdinand,
qui vouloient le faire roi au préjudice de son
frère aîné. Enfin je mourus tranquille, ayant
perdu toute autorité par l'artifice des Flamands,
qui avoient prévenu le roi Charles contre moi.
En tout cela je n'ai jamais fait aucun pas vers
la fortune ; les affaires me sont venues trouver ,
et je n'y ai regardé que le bien public. Cela est
plus honorable que d'être né à la Cour, fils d'un
grand-prévôt , chevalier de l'Ordre.
RicH. — La naissance ne diminue jamais le
mérite des grandes actions.
Xni. — Non ; mais puisque vous me pous-
sez, je vous dirai que le désintéressement et
la modéraUon valent mieux qu'un peu de nais-
sance.
RicH. — Prétendez-vous comparer votre gou-
vernement au mien? Avez-vous changé le sys-
tème du gouvernement de toute l'Europe ? J'ai
abattu celte maison d'Autriche que vous avez
servie , mis dans le cœur de l'Allemagne un
roi de Suède victorieux , révolté la Catalogne,
relevé le royaume de Portugal usurpé par les
Espagnols , rempli la chrétienté de mes négo-
ciations.
XiM. — J'avoue que je ne dois point com-
parer mes négociations aux vôtres; mais j'ai
soutenu toutes les affaires les plus difficiles de
Castille avec fermeté, sans intérêt, sans ambi-
tion, sans vanité, sans foiblesse. Dites-en autant,
si vous le pouvez.
LXXII.
LA REINE .MARIE DE MÉDICIS ET LE CARDINAL
DE RICHELIEU.
Vanité de l'astrologie.
RicH. — Ne puis-je pas espérer, madame,
de vous apaiser en me justifiant au moins après
ma mort ?
Mar. — Otez-vous de devant moi, ingrat,
perfide, scélérat, qui m'avez brouillée avec mon
fils, et qui m'avez fait finir une ^ie misérable
3'2.i
DIALOGUES DES MORTS.
hors du royaume. Jamais domcslique n"a dû
tant de bienfaits à sa maîtresse, et ne l'a traitée
si indignement.
HicH. — Je n'aurois jamais perdu votre con-
fiance, si vous n'aviez pas écoulé des brouillons.
Bérulle, la du Fargis, les Marillac, ont com-
mencé. Ensuite vous vous êtes livrée au F'.
Chanteloube. à Saint-dermain de Mourgnes .
et à Fabroni , qui étoient des tètes mal faites et
dangereuses. Avec de telles gens , vous n'aviez
pas moins de peine à bien vivre avec Monsieur
à Bruxelles , qu'avec le Roi à Paris. Vous ne
pouviez plus supporter ces beaux conseillers .
et vous n'aviez pas le courage de vous on dé-
faire.
Mar. — Je les aurois chassés pour me rac-
commoder avec le Roi mon fils. Mais il falloit
faire des bassesses . revenir sans autorité . et
subir votre joug lyrannique . j'aimois mieux
mourir.
Rien. — <]e qui étuit le plus bas et le ninins
digne de vous J c'étoit de x'ous unir à la maison
d'Autriche, dans des négociations publiques,
contre l'intérêt de la France. Il auroit mieux
valu vous soumettre au lîoi votre lils: mais l-\i-
broni vous en di-tournoit toujours par des pré-
dictions.
Mar. — Il est vrai qu'il in'assiuoit toujours
que la vie du Roi ne seroit pas longue.
Rit H. — (létuitune prédiction bien facile à
faire : la santé du Roi étoit très-mauvaise . et il
la gouvernoit très-mal. Mais votre astrologue
auroit dû vous prédire que vous vivriez encore
moins que le Roi. Les astrologues ne disent ja-
mais tout , et leurs prédictions ne font jamais
prendre des mesures justes.
Mar. — Vous vous moquez de Fabroni ,
comme un homme qui n'auroit jamais été cré-
dule sur l'astrologie judiciaire. N'aviez-vouspas
de votre côté le P. Campanelle qui vous flalloit
par ses horoscopes,
Rir.H. — Au moins le P. Campanelle disoit
la vérité; car il me promettoitque Monsieur ne
régneroit jamais, et que le Roi auroit un fils
qui lui succéderoit. Le fait est arrivé, et Fabi-o-
ni vous a trompée.
Mar. — Vous justitiez par ce discours l'as-
ti'ologie judiciaire et ceux qui y ajoutent foi :
car vous rcconnoissez la vérité des prédictions
du P. Campanelle. Si un homme instruit comme
vous, et qui se piquoit d'être un si fort génie ,
a été si crédule sur les horoscopes, faut-il s'é-
tonner qu'une femme l'ait été aussi? Ce qu'il y
a de vrai et de plaisant, c'est que. dans l'affaire
la plus sérieuse et la plus importante de toute
l'Europe . nous nous déterminions de part et
d'autre, non sur les vraies raisons de l'affaire ,
mais sur les promesses de nos astrologues. Je ne
voulois point revenir , parce qu'on me faisoit
toujours attendre la mort du Roi ; et vous , de
votre côté, vous ne craigniez [)oint de tomber
ilans mes mains ou dans celles de Monsieur à la
mort du Roi, parce que vous comptiez surl'lio-
roscope qui vous répondoit de la naissance d'un
Dauphin. Quand on veut faire le grand homme,
on affecte de mépiiser l'astrologie : mais quoi-
qu'on fasse en public l'esprit fort, on est curieux
et crédule en secret.
RicH. — C'est une foiblesse indigne d'une
bonne tête. L'astrologie est la cause de tous vos
malheurs, et a empêché votre réconciliation
avec le Roi. Elle a fait autantde nialàla France
qu'à vous: c'est ime peste dans tous les cours.
Les biens qu'elle promet ne servent (|u';i eni-
\ reries hommes . et qu'à les endormir par de
vaines espérances : les maux dont elle menace
ne peuvent point être évités parla prédiction, el
rendent par avance une personne malheureuse.
Il vaut donc mieux ignorer l'avenir . quand
même on |)ourroit en découvrir quelque chose
par l'astrologie.
Mar. — J'étois née italienne, et au mi-
lieu des horoscopes. J'avois vu en France des
prédictions véritables de la mort du Roi mou
mari.
Ricii. — Il étoit aisé d'en faire. Les restes
d'un dangereux parti songeoieni à le faire périr.
Plusieurs parricides avoient déjà manqué leur
cou|i. Le danger de la vie du Roi étoit mani-
feste. Peut-être que les gens qui abusoient d^
votre confiance n'en savoient (pie trop de nou-
velles. D'ailleurs, les prédictions viennent après
coup , et on n'en examine guère la date. Cha-
cun est ravi de favoriser ce qui est extraordi-
naire.
Mar. — J'aperçois, en passant, que votre
ingratitude s'élend jusque sur le pauvre maré-
chal d'Ancre , qui vous avoit élevé à la Cour.
Mais venons au fait. Vous croyez donc que l'as-
trologie n"a point de fondement? Le P. Campa-
nelle n'a-t-il pas dit la vérité? ne l'a-t-il pas
dite contre la vraisemblance? Quelle apparence
que le Roi eût un fils après vingt-un ans de
mariage sans en avoir? Répondez.
RicH. — Je réponds que le Roi et la Reine
étoient encore jeunes, et que les médecins, plus
dignes d'être crus que les astrologues , comp—
toient qu'ils pourroient avoir des enfans. De
plus, examinez les circonstances. Fabroni, pour
vous flatter , assuroit que le Roi mourroit bien-
DIALOGUES DES MORTS.
325
tôt sans cnfans. l\ a\oit d'abord bien pris ses
avantages; il prcdisoit ce qni étoit le plus vrai-
semblable. Que resloit-il à faire pour le V. Ciun-
panellc? Il l'alloiL qu'il me donnât de son côté
de grandes espérances ; sans cela il n'y a pas tic
l'eau à boire dans ce métier. C'étoit à lui à dire
le conlrairc de Fabroni, et à soutenir la gageure.
Pour moi , je voulois être sa dupe ; et , dans
l'incertitude de l'événement, l'opinion popu-
laire, qui t'aisoit espérer nn Daupbin contrôla
cabale de Monsieur, n'étoit pas inutile pour sou-
tenir mon autorité. Enlin il n'est pas étonnant
que , parmi tant de prédiclions frivoles dont on
ne remarque point la fausseté , il s'en trouve
une dans tout un siècle qui réussisse par un jeu
du liasard. Mais remarquez leboidieur de l'as-
trologie : il falloit que Fabroni ou Campanelle
fut confondu ; du moins il auroit fallu donner
d'étranges contorsions à leurs horoscopes pour
les concilier, quoique le public soit si indulgent
pour se payer des plus grossières équivoques
sur racconq)lissement des prédictions. Mais en-
fin, en quelque péril que fut la réputation des
deux astrologues, la gloire de l'astrologie étoit
en pleine sûreté : il falloit que l'un des deux
eût raison; c'étoit une nécessité que le Moi eût
des enfans ou qu'il n'en eût pas. Lequel des
deux qui pût arriver, l'astrologie triomphoit.
Vous voyez par là qu'elle triomphe à bon mar-
ché. On ne manque pas de dire maintenant que
les principes sont certains , mais que ( ]anq>a-
nelle avoit mieux pris le moment de la nativité
du Roi que Fabroni.
Mar. — Mais j'ai toujours ouï dire qu'il y a
des règles infaillibles pour connoître l'avenir par
les astres.
RicH. — Vous l'avez ouï dire connue une in-
finité d'autres choses que la vanité de l'esprit
humain a autorisées. Mais il est certain ([ue cet
art n'a rien que de faux et de ridicule.
Mar. — Ouoi ! vous doutez que les cours
des astres et leurs intluences ne lassent les biens
et les maux des hommes?
RicH. — Non, je n'en doute point ; car je suis
convaincu que l'inlluence des astres n'est qu'une
chimère. Le soleil influe sur nous parla chaleur
de ses rayons ; mais tous les autres astres , par
leur distance, ne sont à notre égard que comme
une étincelle de feu. Une bougie, l)ien allumée,
a bien plus de vertu , d'un bout de cluunbre à
l'autre, pour agir sur nos corps, que Jupiter et
Saturne n'en ont |)our agir sur le globe de la
terre. Les étoiles fixes, (jui sont infiniment plus
éloignées que les planètes, sont encore bien plus
hors de portée de Jious faire du bien ou du mal.
D'ailleurs les |)rincipaux événemens de la vie
roulent sur nos volontés libres; les astres ne
pourroicnt agir par leurs mflucnces que sur nos
corps, et indirecicmenl sur nos âmes, qui se-
roient toujours libres de résister à leurs inq)res-
sions, et de rendre les prédictions fausses.
Mak. — Je ne suis pas assez savante, et je
ne sais si \ous l'êtes assez vous-même pour dé-
cider cette question de philosophie ; car on a
toujours dit que vous étiez plus politique que sa-
vant. Mais je voudrois que vous eussiez entendu
parler Fabroni sur les rapports qu'il y a entre
les noms des astres et leurs propriétés.
RicH. — C'est précisément le foible de l'as-
trologie. Les noms des astres et des constella-
tions leur ont été donnés sur les métamorphoses
et sur les fables les plus puériles des poètes. Pour
les constellations, elles ne ressemblent par leur
figure à aucune des choses dont on leur a imposé
le nom. Par exemple, la Balance ne ressemble
pas plus à une balance qu'à un moulin à vent,
I.e Bélier, le Scorj)ion , le Sagittaire, les deux
Ourses, n'ont aucun rapport raisoimable à ces
noms. Les astrologues ont raisonné vainement
sur ces noms inq)osés au hasard, par rapport aux
fables des poètes. Jugez s'il n'est pas ridicule de
j)rétendre sérieusement fonder toute une science
de l'avenir sur des noms appliqués au hasard,
sans aucun rapport naturel à ces fables, dont on
ne peut qu'endormir les enfans. Voilà le fond do
l'astrologie.
M AH. — Il faut ou que vous soyez devemi
liienplus sage (jue \ous ne l'étiez , ou que vous
soyez encore un grand fourbe , de parler ainsi
contre vos sentimens ; car personne n'a jamais
été plus passionné que vous pour les prédic-
tions. V'ous en cherchiez i)artout, pour llatter
votre ambition sans bornes. Peut-être (pie vous
avez changé d'avis depuis que vous n'avez plus
rien à espérer du côté des astres. Mais enfin
vous avez un grand désavantage pour me per-
suader, qui est d'avoir en cela, comme en tout
le reste, toujours démenti vos paroles par votre
coitduite.
RicH. — Je vois bien. Madame, que vous
avez oublié mes services d'Angoulême et de
Tours, pour ne vous souvenir que de la journée
des du|)es et du voyage de Compiègne. Pour
moi, je ne veux point oublier le respect que je
vous dois, et je me retire. Aussi bien ai-je aperçu
l'oiidn-e pâle et bilieuse de M. d'Epernon , qui
s'approche avec toute sa fierté gasconne. Je se-
rois mal entre vous deux , et je vais chercher
son fils le cardinal, qui étoit mon bon ami.
326
DIALOGUES DES MORTS.
LXXIIl.
LE CARDINAL DE RICHELIEU ET LE CHANCELIER
OXENSTIERN.
Différence entre un ministre qui agit par vanité et par
hauteur, et celui qui agit pour l'amour de la patrie.
RicH. — Depuis ma mort , on n'a point vu ,
dans l'Europe, de ministre qui m'ait ressemblé.
Ox. — Non, aucim n'a eu tant d'autorité.
RicH. — Ce n'est pas ce que je dis : je parle
du génie pour le gouvernement ; et je puis sans
vanité dire de moi, comme je le dirois d'un autre
qui seroit en ma place , que je n'ai rien laissé
qui ait pu m'égaler.
Ox. — Quand vous parlez ainsi, songez-vous
que je n'étois ni marchaiîd ni laboureur, et que
je me suis mêlé de politique autant que per-
sonne ?
RicH. — Vous ! il est vrai que vous avez
donné quelques conseils à votre roi ; mais il n'a
rien entrepris que sur les traités qu'il a faits avec
la France, c'est-à-dire avec moi.
Ox. — Il est vrai ; mais c'est moi qui l'ai en-
gagé à faire ces traités.
RicH. — J'ai été instruit des faits par le P.
Josepb ; puis j'ai pris mes mesures sur les cboses
queCharnacé avoit vues de près.
Ox. — Votre P. Joseph étoit un moine vision-
naire. Pour Charnacé il ctoit bon négociateur ;
mais sans moi on n'eùtjamais rien fait. Le grand
Gustave , qui manquoit de tout , eut dans les
commencemens , il est vrai, besoin de l'argent
de la France : mais dans la suite il battit les Ba-
varois et les Impériaux ; il releva le parti Pro-
testant dans toute l'Allemagne. S'il eût vécu
après la victoire de Lutzen , il auroit bien em-
barrassé la France méme^ alarmée de ses pro-
grès, et auroit été la principale puissance de
l'Europe. Vous vous repentiez déjà, mais trop
tard, de l'avoir aidé : on vous soupçonna même
d'être coupable de sa mort.
RicH. — J'en étois aussi innocent que vous.
Ox. — Je le veux croire ; mais il est bien
fâcheux pour vous que personne ne mourût à
propos pour vos intérêts, qu'aussitôt on ne crût
que vous étiez auteur de sa mort. Ce soupçon
ne vient que de l'idée que vous aviez donné de
vous par le fond de votre conduite, dans laquelle
vous avez sacrifié sans scrupule la vie des hom-
mes à votre propre grandeur.
RicH. — Cette politique est nécessaire en cer-
tains cas.
Ox. — C'est de quoi les honnêtes gens dou-
teront toujours.
RicH. — C'est de quoi vous n'avez jamais
douté non plus que moi. Mais enfin qu'avez-
vous tant fait dans l'Europe, vous qui vous van-
tez jusquesà comparer votre ministère au mien ?
Vous avez été le conseiller d'un petit roi bar-
bare, d'un Goth chef de bandits, et aux gages
du roi de France dont j 'étois le ministre.
Ox. — Mon roi n'avoit point une couronne
égale à celle de votre maître ; mais c'est ce qui
fait la gloire de Gustave et la mienne. Nous
sommes sortis d'un pays sauvage et stérile, sans
troupes, sans artillerie, sans argent : nous avons
discipliné nos soldats, formé des officiers, vaincu
les armées triomphantes des Impériaux , changé
la face de l'Europe, et laissé des généraux qui
ont appris la guerre après nous à tout ce qu'il
y a eu de grands hommes.
RicH. — Il y quelque chose de vrai à tout ce
que vous dites ; mais, à vous entendre, oncroi-
roit que vous éUez aussi grand capitaine que
Gustave.
Ox. — Je ne l'étoispas autant que lui ; mais
j'entendois la guerre, et je l'ai fait assez voir
après la mort de mon maître.
Ricii. — N'aviez-vous pas Tortenson, Ban-
nier, et le duc de Weimar sur qui tout rouloit ?
Ox. — Je n'étois pas seulement occupé des
négociations pour maintenir la ligue , j'eutrois
encore dans tous les conseils de guerre ; et ces
grands hommes vous àlvonl que j'ai eu la prin-
cipale part à toutes les plus belles campagnes.
RicH. — Apparemment vous étiez du conseil
quand on perdit la bataille de Nordlingue , qui
abattit la ligue.
Ox. — J'étois dans les conseils ; mais c'est
au duc de Weimar à vous répondre sur cette ba-
taille qu'il perdit. Quand elle fut perdue, je sou-
tins le parti découragé. L'armée suédoise de-
meura étrangère dans un pays où elle subsisloit
par mes ressources. C'est moi qui ai fait par mes
soins un petit Etat conquis, que le duc de Wei-
mar auroit consené s'il eût vécu, et que vous
avez usurpé indignement après sa mort. Vous
m'avez vu en France chercher du secours pour
ma nation , sans me mettre en peine de votre
hauteur, qui auroit nui aux intérêts de votre
maître, si je n'eusse été plus modéré et plus zélé
pour ma patrie que vous pour la vôtre. Vous
vous êtes rendu odieux à votre nafion ; j'ai fait
les délices et la gloire de la mienne. Je suis re-
tourné dans les rochers sauvages d'où j'étois
DIALOGUES DES !M(»RÏS.
327
sorti ; j'y snisiTiort en paix ; et toute l'Europe
est pleine de mon nom aussi bien que du vôtre.
Je n'ai eu ni vos dignités , ni vos richesses . ni
votre autorité : ni vos poètes nivos orateurs pour
me flatter. Je n'ai pour moi que la bonne opi-
nion desSuédois,el celle de tous les habiles gens
qui lisent les histoires et les négociations. J'ai
agi suivant ma religion contre les Inipériaux ca-
tholiques, qui, depuis la bataille de Prague, ty-
rannisoient toute l'Allemagne : vous avez , en
mauvais prêtre, relevé par nous les Protestans
et abattu les ('atholiques en Allemagne. Il est
aisé de juger entre vous et moi.
RicH. — Je ne pouvois éviter cet inconvé-
nient sans laisser l'Europe entière dans les fers
de la maison d'Autriche qui visoit à la monar-
chie universelle. Mais enfin je ne puis m'empê-
cher de rire de voir un chancelier qui se donne
pour un grand capitaine.
Ox. — Je ne me donne pas pour un grand ca-
pitaine, mais pour un homme qui a servi utile-
ment les généraux dans les conseils de guerre.
Je vous laisse la gloire d'avoir paru à cheval
avec des armes et un habit de cavalier au Pas-
de-Suse. On dit même que vous vous êtes fait
peindre à Richelieu à cheval avec un buffle, une
écharpe, des plumes, et un bâton de comman-
dement.
RioH. — Je ne puis plus souffrir votre inso-
lence.
LXXIV
LES CARDINAUX DE HICHELIEt; KT MAZÂRIN.
Caractères de ces deux ministres. Différence entre la vraie
et la fausse politique.
Rien. — Hé! vous voilà, seigneur Jules!
On dit que vous avez gouverné la France après
moi. Coiiinient avez-vousfait ? avez-vous achevé
de réunir toute l'Europe contre la maison d'Au-
triche ? avez-vous renversé le parti huguenot
quej'avoisaffoibli? enfin avez-vous achevé d'a-
baisser les grands ?
Maz. — Vous aviez conuncncé tout cela:
mais j'ai eu bien d'autres choses à démêler ; il
m'a fallu soutenir une régence orageuse.
RiCH. — Un roi inappliqué, et jaloux du mi-
nistre même qui le sert, donne bien plus d'em-
barras dans le cabinet , que la foiblesse et la
confusion d'une régence. Vous aviez une reine
assez ferme, et sous laquelle on pouvoit plus
facilement mener les affaires, que sous un roi
épineux qui étoit toujours aigri contre moi par
quelque favori naissant. Un tel prirv:e ne gou-
verne ni ne laisse gouverner. Il faut le ser-
vir malgré lui ; et on ne le fait qu'eu s'ex-
posant chaque jour à périr. Ma vie a été mal-
heureuse par celui de qui je tenois toute
mou autorité. Vous savez que de tous les
rois qui traversèrent le siège de La Rochelle,
le Roi mon maître fut celui qui me donna le
plus de peine. Je n'ai pas laissé de donner le
coup mortel au parti huguenot , qui avoit tant
de places de sûreté et tant de chefs redoutables.
J'ai porté la guerre jusque dans le sein delà
maison d'Autriche. On n'oubliera jamais la ré-
volte de la Catalogne ; le secret impénétrable
avec lequel le Portugal s'est préparé à secouer
le joug injuste des Espagnols ; la Hollande sou-
tenue par notre alliance dans une longue guerre
contre la même puissance ; tous nos alliés du
Nord, de l'Empire et de l'Italie, attaches à moi
personnellement, comme à un homme incapable
de leur ujanquer ; enfin au dedans de l'Etat les
grands rangés à leur devoir. Je les avois trouvés
intraitables, se faisant honneur de cabaler sans
cesse contre tous ceux à qui le Roi confioit son
autorité, et necroyant devoir obéir au Roi même
qu'autant qu'il les y engageoit en flattant leur
ambition et en leur donnant dans leurs gouver-
nemens un pouvoir sans bornes.
Maz. — Pour moi, j'étois un étranger; tout
étoit contre moi ; je n'avois de ressource que
dans mon industrie. J'ai commencé par m'in-
simier dans l'esprit de la Reine; j'ai su écarter
les gens qui avoient sa confiance ; je me suis
défendu contre les cabales des courtisans , con-
tre le Parlement déchaîné, contre la Fronde,
parti animé par un cardinal audacieux et jaloux
de ma fortune, enfin contre un prince qui se
couvroit tons les ans de nouveaux lauriers , et
(jui n'employoit la réputation de ses victoires
qu'à me perdre avec plus d'autorité : j'ai
dissipé tant dennemis. Deux fois chassé du
royaume . j'y suis rentre deux l'ois triomphant.
Pendant mon absccnce même , c'étoit moi qui
gouvernois l'Etat. J'ai poussé jusqu'à Rome le
cardinal de Retz ; j'ai réduit le prince de Coudé
à se sauver en Flandre ; j'ai conclu une paix
glorieuse, et j'ai laissé en mourant un jeune
Roi en état de donner la loi à toute l'Europe.
Tout cela s'est fait par mon génie fertile en ex-
pédiens , par la souplesse de mes négociations ,
et par l'art que j'avois toujours de tenir les
hommes dans quelque nouvelle espérance. Re-
marquez que je n'ai pas répandu une seule goutte
de sang.
328
DIALOGUES DES MORTS.
RicH. — Vous n'aviez garde d'en répandre ;
vous étiez trop foible et trop timide.
Maz. — Timide ! hé ! n "ai-je pas fait met lie
les trois princes à Yincenues? M. le Prince eut
tout le temps de s'ennuyer dans sa prison.
RicH. — Je parie que vous n'osiez ni le re-
tenir en prison ni le délivrer, et que votre em-
barras fut la vraie cause de la lon^^ueur de sa
prison. Mais venons au fait. F'our moi , j'ai ré-
pandu du sang ; il l'a fallu pour abaisser l'or-
gueil des grands toujours prêts à se soulever.
Il n'est pas étonnant qu'un honnne qui a laissé
tous les courtisans et tous les ofticiers d'armée
reprendre leur ancienne hauteur, n'ait fait
mourir personne dans un gouvernement si
foible.
Maz. — Un gouvernement n'est point foible
quand il mène les affaires au but par sou-
plesse, sans cruauté. Il vaut mieux être renard,
que lion ou tigre.
RicH. — Ce n'est point cruauté que de punir
des coupables dont le mauvais exemple en pro-
duiroit d'autres. L'impunité attirant sans cesse
des guerres civiles, elle eût anéanti l'autorité
du Roi, eût ruiné l'Etat, et eût coûté le sang
de je ne sais combien de milliers d'hommes j
au lieu que j'ai rétabli la paix et l'autorité en
sacrifiant un petit nombre de tètes coupables :
d'ailleurs je n'ai jamais eu d'autres ennemis que
ceux de l'Etat.
Maz. — Mais vous pensiez être l'Etat en
personne. Vous supposiez qu'on ne pouvoit
être bon Français sans être à vos gages.
RicH. — Avez-vous épargné le premier
prince du sang , quand vous l'avez cru contraire
à vos intérêts? Pour être bien à la Cour, ne
falloit-il pas être Mazarin? Je n'ai jamais poussé
plus loin que vous les soupçons et la défiance.
Nous servions tous deux l'Etat ; en le servant ,
nous voulions l'un et l'autre tout gouvener.
Vous tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse
et par un lâche artifice : pour moi , j'ai abattu
les miens à force ouverte , et j'ai cru de bonne
foi qu'ils ne cherchoient à me perdre que pour
jeter encore une fois la France dans les calamités
et dans la confusion d'où je venois de la tirer
avec tant de peine. Mais enfin j'ai tenu ma pa-
role : j'ai été ami et ennemi de bonne foi; j'ai
soutenu l'autorité de mon maître avec courage
et dignité. Il n'a tenu qu'à ceux que j'ai poussés
à bout d'être comblés de grâces ; j'ai fait toutes
sortes d'avances vers eux : j'ai aimé , j'ai cher-
ché le mérite dès que je l'ai reconnu : je vou-
lois seulement qu'ils ne traversassent pas mon
gouvernement, que je croyois nécessaire au
salut de la France. S'ils eussent voulu servir le
Roi selon leurs talens, sur mes ordres, ils
eussent été mes amis.
Maz. — Dites plutôt qu'ils eussent été vos
valets; des valets bien pavés à la vérité : mais il
falloit s'accommoder d'un maître jaloux, im-
périeux, implacable sur tout ce qui blessoit sa
jalousie.
RicH. — Hé bien ! quiuid j'aurois été trop
jaloux et trop impérieux, c'est un grand défaut,
il est vrai ; mais combien avois-je de qualités
qui marquent un génie étendu et une ame
élevée! Pour vous, seigneur Jules, vous n'avez
montré que de la finesse et de l'avarice. Vous
avez bien fait pis aux Français, que de répandre
leur sang : vous avez corrompu le fond de leurs
mœurs ; vous avez rendu la probité gauloise et
ridicule. Je n'avois que réprimé l'insolence des
grands ; vousavez abattu leur courage, dégradé
la noblesse, confondu toutes les conditions,
rendu toutes les grâces vénales. Vous craigniez
le mérite; on ne s'insinuoit auprès de vous,
qu'en vous montrant un caractère d'esprit bas ,
souple, et capable de mauvaises intrigues. Vous
n'avez même jamais eu la vraie connoissance
des hommes; vous ne pouviez rien croire que
le mal , et tout le reste n'étoit pour vous qu'une
belle fable : il ne vous falloit que des esprits
fourbes, qui trom]»assent ceux avec qui vous
aviez besoin de négocier, ou des tratiquans qui
vous fissent argent de tout. Aussi votre nom
demeure avili et odieux ; au contraire, on m'as-
sure que le mien croît tous les jours en gloire
dans la nation française.
Maz. — Vous aviez les inclinations plus
nobles que moi, un peu plus de hauteur et de
fierté ; mais vous aviez je ne sais quoi de vain
et de faux. Pour moi, j'ai évité cette grandeur
de travers , comme une vanité ridicule : tou-
jours des poètes , des orateurs , des comédiens !
Vous étiez vous-même orateur, poète , rival de
Corneille ; vous faisiez des livres de dévotion
sans être dévot : vous vouliez être de tous les mé-
tiers , faire le galant , exceller en tout genre.
Vous avaliez l'encens de tous les auteurs. Y a-
t-il en Sorbonne une porte ou un panneau de
vitre, où vous n'ayez fait mettre vos armes?
RicH. — Votre satire est assez piquante,
mais elle n'est pas sans fondement. Je vois bien
que la bonne gloire devroit fait fuir certains
honneurs que la grossière vanité cherche , et
qu'on se déshonore à force de vouloir trop être
être honoré. Mais enfin j'aimois les lettres;
j'ai excité l'émulation pour les rétablir. Pour
vous , vous n'avez jamais eu aucune attention,
DIALOGUES DES MORTS.
329
ni à l'Eglise, ni aux lettres, ni aux aiis, ni à
la vertu. Faut-il s'étonner qu'une conduite si
odieuse ait soulevé tous les grands de l'Etat et
tous les honnêtes gens contre un étranger?
Maz. — Vous ne parlez que de votre ma-
gnanimité chimérique : mais pour bien gou-
verner un Etat , il n'est question ni de généro-
sité, ni de bonne foi, ni de bonté de cœur : il est
question d'un esprit fécond en expédiens , qui
soit impénétrable dans ses desseins , qui ne
donne rien à ses passions, mais tout à l'intérêt,
qui ne s'épuise jamais en ressources pour vain-
cre les difiicultés.
RicH. — La vraie habileté consiste à n'avoir
jamais besoin de tromper, et à réussir toujours
par des moyens honnêtes. Ce n'est que par
foiblesse , et faute de connoitre le droit chemin,
qu'on prend les sentiers détournés et qu'on a
recours à la ruse. La vraie habileté consiste à
ne s'occuper point de tant d'cxpédiens, mais
à choisir d'abord par une vue nette et jirécise
celui qui est le meilleur en le comparant aux
autres. Cette fertilité d'expédiens vient moins
d'étendue et de force de génie , que de défaut
de force et de justesse pour savoir choisir. La
vraie habileté consiste à comprendre qu'à la
longue , la plus grande de toutes les ressources
dans les affaires est la réputation universelle de
probité. Vous êtes toujours en danger quand
vous ne pouvez mettre dans vos intérêts que des
dupes ou des fripons : mais quand on compte
sur votre probité , les bons et les méchans
mêmes se fient à vous; vos ennemis vous crai-
gnent bien , et vos amis vous aiment de même.
Pour vous, avec tous vos personnages de Protée,
vous n'avez su vous faire ni aimer, ni estimer,
ni craindre. J'avoue que vous étiez un grand
comédien , mais non pas un grand homme
Maz. — Vous parlez de moi comme si j'avois-
été un homme sans cœur ; j'ai montré en Es-
pagne, pendant que j'y portois les armes, que
je ne craignois point la mort. On l'a encore vu
dans les périls où j'ai été exposé pendant les
guerres civiles de France. Pour vous, on sait
que vous aviez peur de votre ombre, et que
vous pensiez toujours voir sous votre lit quelque
assassin prêt à vous poignarder. Mais il faut
croire que vous n'aviez ces terreurs paniques
que dans certaines heures.
RicH. — Tournez-moi en ridicule tant qu'il
vous plaira ; pour moi , je vous ferai toujours
justice sur vos bonnes qualités. Vous ne man-
quiez pas de valeur à la guerre ; mais vous man-
quiez de courage , de fermeté et de grandeur
d'anie dans les affaires. Vous n'étiez souple que
par foiblesse , et faute d'avoir dans l'esprit des
principes fixes. Vous n'osiez résister en face ;
c'est ce qui vous l'aisoit promettre trop facile-
ment, et éluder ensuite toutes vos paroles par
cent défaites captieuses. Ces défaites étoient
pourtant grossières et inutiles ; elles ne vous
mettoient à couvert qu'à cause que vous aviez
l'autorité ; et un honnête homme auroit mieux
aimé que vous lui eussiez dit nettement : .J'ai
eu tort de vous promettre , et je me vois dans
l'impuissance d'exécuter ce que je vous ai pro-
mis , que d'ajouter au manquement de parole
des pantalonades pour vous jouer des malheu-
reux. C'est j)cu que d'être brave dans un com-
bat , si on est foible dans une conversation.
Beaucoup de princes capables de mourir avec
gloire , se sont déshonorés comme les der-
niers des honunes par leur mollesse dans les
affaires journalières.
Maz. — Il est bien aisé de parler ainsi; mais
quand on a tant de gens à contenter, on les
amuse comme on peut. On n'a pas assez de
grâces pour en donner à tous ; chacun d'eux
est bien loin de se faire justice. N'ayant pas
autre chose à leur donner, il faut bien au moins
leur laisser de vaincs espérances.
Rick. — Je conviens qu'il faut laisser espérer
beaucoup de gens. Ce n'est pas les tromper ;
car chacun en son rang peut trouver sa récom-
pense , et s'avancer môme en certaines occasions
au-delà de ce qu'on auroit cru. Pour les espé-
rances disproportionnées et ridicules , s'ils les
prennent . tant pis pour eux. Ce n'est pas vous
qui les trompez ; ils se trompent eux-mêmes ,
et ne peuvent s'en prendre qu'à leur propre
folie. Mais leur donner dans la chambre des pa-
roles dont vous rie/, dans le cabinet , c'est ce
qui est indigne d'un honnête honime , et per-
nicieux à la réputation des afl'aires. Pour moi ,
. j'ai soutenu et agrandi l'autorité du Roi, sans
recourir à de si misérables moyens. Le fait est
coavaincant : et vous dis[)utez contre un homme
qui est un exemple décisif contre vos maximes.
LXXV.
LOUIS XI ET L'EMPEREUR MAXIMILIEN.
Malhuiirs où UnwW un ji/mcc ombraL'cux ri soiipronneux.
Max. — Serons-nous encore après notre
mort aussi jaloux l'un de l'autre qu'après la
bataille de (luinegate?
Louis. — Non ; il n'est plus question de
330
DIALOGUES DES MORTS.
rien; il n'y a plus ici ni conquête ni mariage qui
puisse nous inquiéter. Il est vrai que j'ai craint
le [irogrés de votre maison : vous aviez déjà
l'Empire; c'étoit bien assez pour des comtes de
Hapsbourgen Suisse. Je n'ai [)U vous voir join-
dre à vos Etals d'Allemagne la comté de Bour-
gogne avec tons les Pays-Bas réunis sur la télé
de ma cousine que vous avez épousée , sans
craindre cet excès de puissance. Cela n'est-il pas
naturel ?
Max. — Sans doute; mais si vous craigniez
tant cette puissance, pourquoi l'avez-vous pré-
venue? Il ne lenoit qu'à vous de marier avec
votre Dauphine la princesse que j'ai épousée :
elle le souliaitoit ardemment ; ses sujets le sou-
haitoient comme elle ; il vous étoit capital d'unir
à votre monarchie une puissance qui avoit
pensé lui être fatale : vous ne deviez pas perdre
l'occasion d'agrandir vos Etats du côté où la
frontière éloit troj) voisine de Paris , centre de
votre royaume. Vous coupiez la racine de toutes
les guerres , et vous né laissiez dans l'Europe
aucune puissance qui pùtfiiirelecontre-])oidsdc
la vôtre.
LoL'is. — Il est vrai, et j'ai vu tout cela aussi
clairement que vous pouvez le voir.
Max. — Hé, qu'est-ce donc qui vous a ar-
rêté? Etiez-vous ensorcelé? Y avoit-il quelque
enchantement qui empêchât, malgré toute votre
politique raffinée , de faire ce que le génie le
plus borné auroitfait? Je vous remercie de cette
faute ; car elle a fait toute la grandein- de notre
maison.
Louis. — L'extrême disproportion d'âge
m'empêcha de marier mon (ils avec ma cousine :
elle avoit neuf ou dix ans ))lus que lui ; n)on
fils étoit malsain , bossu , et si petit , que c'eût
été le perdre.
Max. — Il n'y avoit qu'à les marier, pour
mettre les choses en sûreté ; vous les eussiez
tenus séparés jusqu'à ce que le Dauphin fut
devenu plus grand et plus robuste : cependant
vous auriez été en possession de tout. Avouez-le
de bonne foi; vous ne me dites pas vos vérita-
bles raisons , et vous usez encore de dissimula-
tion après votre mort?
Louis. — Oh bien, puisque vous me pressez
tant , et que nous sommes ici hors de toute in-
trigue, je vais vous découvrir tout mon mystère.
Je craignois fort un étranger qui épouseroit
cette grande héritière , et qui fcroit sortir tant
de beaux Etats de la maison de France ; mais ,
à parler frauchement , je craignois encore da-
\antage un prince de mon sang, sur l'ex-
périence des derniers ducs de Bourgogne. De
là vient que je ne voulus écouter aucune
proposition sur aucun des princes delà maison
royale. Pour mon lils , je le craignois plus
qu'aucun autre prince; je n'avois pas oublié
toutes les peines dans lesquelles j'avois fait
mourir mon père, quoique je n'eusse aucun
pays dont je fusse le maître. Je disois en moi-
même : Mon fils pourroit me faire bien pis ,
s'il étoit souverain des deux Bourgognes et des
dix-sept [)rovinces des Pays-Ras ; il seroit bien
plus redoutable pour moi dans ma vieillesse,
que le duc Charles de Bourgogne, qui avoit
pensé me détrôner : tous mes sujets , qui me
haïssoieni , se seroient attachés à lui. Il etoit
doux, commode, propre à se faire aimer, facile
pour écouter toutes sortes de conseils: s'il eût
été si puissant, c'étoit fait de moi.
Max. — Je vois bien maintenant ce qui vous
a arrêté sm* ce mariage ; vous avez préféré votre
sûreté à l'accroissement de votre monarchie.
Mais pourquoi refusâtes-vous encore Jeanne ,
héritière de Castille et fille du roi Henri IV?
Son droit étoit incontestable, et sa tante Isabelle,
qui avoit épousé le prince Ferdinand d'Aragon,
ne pouvoit lui disputer la couronne. Henri , en
mourant , avoit déclaré qu'elle étoit sa fille, et
qu'il n'avoit jamais abandonné la Reine sa
femme à Bertrand de la Cuéva. Les lois déci-
doient clairement pour Jeanne ; le roi de Por-
tugal son oncle la soutenoit; la plupart des
Castillans étoient pour le bon parti : on vous
olfroit cette princesse pour votre Dauphin; si
vous l'eussiez acceptée, Ferdinand et Isabelle
n'auroient osé prétendre la succession ; la Cas-
tille étoit acquise à la France ; c'étoit une oc-
cupation éloignée pour votre Dauphin ; il eût
régné loin de vous, et sans impatience de vous
succéder. La Castille ne devoit pas vous donner
k« mêmes inquiétudes que la Flandre et la
Bourgogne, qui sont des pairies de votre cou-
ronne, et aux portes de Paris. Que ne faisiez-
vous ce mariage ? Pour ne l'avoir pas fait, vous
avez achevé de mettre au comble la grandeur
de ma maison ; car mon tîls a épousé la fille
unique de Ferdinad et d'Isabelle ; par là, il a
uni l'Espagne avec tous nos Etats d'Allemagne
et avec tous ceux de la maison de Bourgogne ;
ce qui met notre puissance fort au-dessus de
celle de votre maison.
Louis. — Je n'avois pas prévu le mariage de
votre fils, qui est encore plus redoutable que
le vôtre pour la liberté de l'Europe. Mais je
vous ai dit ce qui m'a déterminé pour tous ces
mariages; ce n'est point le ressentiment que
j'avois contre la mémoire du duc de Bourgogne
DIALOGUES DES MORTS.
331
qui m'a éloigné d'accepter sa fille. Ce n'est
point le désir de réunir par un mariage la Bre-
tagne à la France qui m'a feit penser à Anne
de Bretagne : je n'ai pas même songé à marier
mon fils pendant ma vie ; je n'ai pensé qu'à
me défier de lui , qu'à l'élever dans l'ignorance
et dans la timidité, qu'à le tenir renfermé à
Amboise le plus loug-temps que je pourrois.
La couronne de Casfille, qu'il auroil eue sans
peine , lui auroit donné trop d'autorité en
France, où j'étois universellement haï. Vous
ne savez pas ce que c'est qu'un père vieux ,
soupçonneux , jaloux de son autorité , qui a
donné à son fils un mauvais exemple contre
son père ; son ombre lui fait peur.
Max. — Je vous entends. Vous étiez l)ien
malheureux dans vos alarmes. Quand on a
abandonné le chemin de la probité , on ne
marche plus qu'entre des précipices dans sa pro-
pre famille : on est misérable, et on le mérite.
LXXVL
FRANÇOIS I" ET LE CONNÉTABLE DE BOURBON.
Toutes le? passions doivent céder h l'amour de la patrie.
Fr. — Bonjour, mon cousin; hé bien,
sommes-nous raccommodés à présent ?
BovRB. — Oui , je n'ai point porté mon ini-
mitié jusquesici.
Fr. — J'avoue que j'ai eu fort, en faisant
gagner à ma mère un méchant procès contre
vous , et que vous êtes sorti de France par ma
faute.
BouRB. — (]elte sincérité me fait oublier da-
vantage tous nos anciens démêlés , et je vou-
drois être encore en vie, pour pouvoir vous de-
mander le pardon que je n'avois pas pourtant
mérité.
Fr. — Je vous l'aurois facilement accordé ,
et j'allois tâcher de vous regagner par toutes
sortes de moyens ; mais votre mort me prévint.
BovRB. — Pour moi, j'avoue de bonne foi
que je n'avois pas les mêmes sentimens, et que
j'aurois voulu devenir' prince souverain en Italie.
Je me mis pour cela au service de Charles-Quint.
F'r. — Quoi! ne regrettiez- vous point votre
patrie , et n'aviez-vous point envie de la revoir?
BoLRB. L'ambition éloit chez moi la passion
dominante^ et je voulois m'enrichir : de plus ,
j'appréhendois que vous ne finssiez encore pour
votre mère , qui avoit été la cause de ma dis-
grâce.
Fr. — Mais il valoit mieux aller dans vos
terres , et demeurer premier prince du sang ,
éloigné de la Cour, que de commander les ar-
mées de l'ennemi capital du chef de votre fa-
mille.
BoLRB. — Je reconnois à présent ma faute,
et j'en suis touché sincèrement.
Fr. — Mais qu'est-ce qui vous lit entrepren-
dre le pillage de Uome?
BoiRB. — Il faut vous découvrir ici tout le
mystère. Lorsque je fus entré au service de
Charles-Quint, François Sforce étoit duc de
Milan; l'Empereur vouloit s'emparer de ce
duché. Le duc n' étoit pas assez fort pour lui
résister : il n'y avoit que son chancelier, nommé
Moron , homme expérimenté , homme qui dé-
couvroit tout, et empêchoit le duc de tomber
dans les panneaux qu'on lui tendoit. L'Empe-
reur, croyant qu'on ne pourroit exécuter son
entreprise tant que cet homme seroit auprès du
duc , le lit prendre , et lui fit faire son procès
sur de fausses accusations , par lequel il fut
condamné à mort. Comme on le menoit au sup-
plice , il me fit promettre une grande somme
d'argent , et me fil dire qu'il me découvriroit
des choses iujportantes si je lui sauvois la vie. Je
fus ébloui par ses promesses , et fis retarder
l'exécution. Je le fis venir pour me découvrir
ces choses d'importance : il me dit que je devois
débaucher l'armée de l'Empereur, et ensuite
aller piller Florence ou Rome ; ce qui me seroit
aisé, parce qu'elle étoit toute composée de Lu-
thériens. Mon ambition me fit trouver ces con-
seils excellens : je gagnai l'armée , et marchai
à Rome , oîi je fus tué au commencement de
l'attaque. \'ous savez le reste.
Fr. — Vous étiez donc en même temps or-
gueilleux et avare? Voilà de belles passions!
BoiRB. — Vous étiez livré à vos passions
aussi bien que moi ; car vous aviez des maî-
tresses, vous désiriez être empereur, et on pré-
tend que vous ne haïssiez pas l'argent. En cette
occasion , c'est la pelle qui se moque du four-
gon.
Fr. — Nous nous disons l'un à l'autre nos
vérités sans ricu craindre ; mais nous ne nous
en fâchons point.
BorRB. — Pendant que nous vivions nous ne
les aurions pas su[)portéos si facilement; mais la
mort ôte une grande partie des défauts.
Fr. — Mais avouez à présent que vous étiez
beaucoup mieux connétable et premier prince
du sang, que général des armées de Charles-
Quint?
BouRB. — Il est vrai que j'y ai eu de grands
332
DIALOGUES DES MORTS.
dégoûts; mais pourquoi n'avez-vous pas voulu
que je vous aie fait la révérence, après que vous
fûtes pris à Pavie ?
Fr. — Je voulus soutenir la grandeur royale,
niénie dans ma disgrâce, et j'aurois ])lLilôt souf-
f.-rt la mort, que la vue d'un sujet rebelle:
mais ici-bas il n'y a plus ni sujets ni princes, ni
sujets rebelles ni soumis, ni jeunes ni vieu.x, ni
sains ni malades.
LXXVIl.
PHILIPPE II ET PHILIPPE III DESPAGNE.
Rien de si pernicieux aux rois inie de se laisser entraîner
par ranibition et la tlatlerie.
Ph. II. — HÉ bien ! mon fils, avez-\ous gou-
verné l'Espagne selon mes maximes? Vous
n'osez répondre; quoi donc! est-il arrivé quel-
que grand mallieur? Les Maures sonl-iîs ren-
trés une seconde fois en Espagne... .'
Ph. III. — Non, l'Espagne est toute entière.
Ph. II. — Quoi donc ! les Indes se sont-
elles révoltées? parlez.
Ph. IIL — Non.
Ph. h. — Henri IV a-t-il pris le royaume
de Naples? j'apprébendois fort ce prince pendant
ma vie.
Ph. HL — Point du tout.
Ph. il — Je ne saurois comprendre ce (pii
est arrivé; éclaircissez-moi'.'
Ph. IIL — Je suis obligé d'a\oucr moi-même
mon irabécilitc; car eu suivant vos maximes
j'ai ruiné l'Espagne. En \oulaut abaisser les
grands, je leur ai donné de la jalousie ; eu sorte
qu'ils se sont ligués et se sont élexés au-dessus
de moi. Cela a fait que je suis tombé dans une
si grande foiblesse, que je navois presque plus
d'autorité. Pendant ce temps-là, le prince Mau-
rice a réduit sous sa puissance la meilleure par-
tie des Pays-Bas, et j'ai été obligé de conclure
avec lui un traité bonteux , par lequel je lui
Idissois une partie de la Gucldre, la Hollande,
la Zélande, Zutpben , Utrecbt , West-Frise ,
Groningue et Over-Issel , etc.
Ph. il — Hélas! dans quels malbcurs avez-
vousjeté l'Espagne?
Ph. III. — J'avoue qu'ils sont grands : mais
ils ne sont arrivés qu'en suivant votre politique.
En voulant rabaisser l'orgueil des grands , je
l'ai élevé ; vous avez vous-même donné com-
mencement à la puissance des Hollandais par le
commerce....
Ph. il — Conmient?
Ph. IIL — Lorsque vous conquîtes le Por-
tugal , les Portugais faisoient tout le commerce
des Indes : quelque temps après, les Hollan-
dais s'étant révoltés, vous voulûtes les empê-
cher de venir à Lisbonne. Ne sacbant donc que
devenir, ils allèrent prendre les marchandises à
la source, el enlin ruinèrent le commerce des
Portugais.
Ph. il — Pendant ma vie, mes courtisans
m'élevoient cela jusqu'aux cieux ; je reconnois
à présent mes fausses maximes et ma fausse
politique , et qu'il n'y a rien de plus pernicieux
aux rois que de se laisser entraîner par l'ambi-
tion et par la ilatlerie.
LXXVHI.
ÂRI6T0TE ET DESCARTES.
Sur la philosophie eartésieune , et en particulier sur le ,
système des bètes machines.
AnisT. — J'avois entendu parler ici de votre
nouvelle métaphysique , et je suis bien aise de
m'en éclaircir avec vous.
Df.sc. — J'ai avancé de nouveaux principes,
je l'avoue ; mais je n'ai rien avancé que de vrai,
à ce qu'il me semble.
AmsT. — Expliquez-moi un peu ici ces nou-
veaux principes ?
Dksc. — J'ai découvert aux hommes la chose
la plus importante qu'on ait découverte et qu'on
découvrira . c'est que les animaux ne sont que
de simples machines , et de purs ressorts qui
sont montés [)our toutes les actions qu'on leur
voit faire.
Aiusr. — Oui; mais nous leur en voyons
faire plusieurs qui me paraissent difficiles à ex-
pliquer par la machine. Par exemple, lorsqu'un
chien suit un lièvre, direz-vousque la machine
est ainsi montée?
Desc. — Auparavant (jue d'en venir à cette
question, il faut convenir qu'il y a un Être in-
fini.
Arist. — Voyons un peu comment vous le
pourrez prouver.
Desc. — N'est-il pas vrai que le corps n'est
qu'une simple matière?
Arist. — Oui.
Desc. — De même l'ame n'est qu'une subs-
tance qui pense.
Arist. — Non.
Desc. — Pour joindre donc cette matière et ^
DIALOGUES DES MORTS.
333
cette substance immatérielle , il est nécessaire
d'un lien : or, ce lien ne peut point être maté-
riel ; donc il est nécessaire qu'il y ait un Être
tout-puissant et infini qui lie cette matière et
celte substance inmiatérielle.
AiusT. — Pendant ma vie, je voyois bien
qu'il talloit qu'il y eut quelque cliose comme
cela; mais cette connoissance n'éloil pas si dis-
tincte que vous mêla rendez à présent,
Desc. — Pour revenir à notre cbien , cet
Être infini et tout-puissant ne peut-il pas avoir
fait des ressorts si délicats, que, toucbés par les
corpuscules qui swtent incessamment de ce
lièvre , ils fassent agir les ressoils , en sorte que
cela les tire vers le lièvre.
ÂRisT. — Mais quand ce cbien est en défaut,
et que ces corpuscules ne ^ienncnt plus lui frap-
per le nez, qu'est-ce qui fait que ce chien cber-
cbe de tous côtés, jusqu'à ce qu'il ait retrouvé
la voie?
Desc. — Vous entrez dans de trop petits dé-
tails que l'on n'a pas fort approfondis.
Arist. — Cette question vous a embarrassé;
je le vois bien.
Desc. — Mon principe fondamental est que
nous ne voyons faire aux bètes que des mouve-
niens où l'on n'a besoin que de la machine.
Arist. — Quoi ! quand un chien a jierdu son
maître, et qu'il est dans un carrefom- où il y a
trois chemins, après avoir senti les {]eu\ pre-
miers inutilement , il prend le troisième sans
hésiter ; en vérité , je ne vois pas que la simple
machine puisse faire cela.
Desc. — Je vous ai déjà dit que ces détails
étoient de si petite conséquence (|u'on ne se
donne point la |)eine de les approfondir. Mais
venons aux principes : les animaux sont de sim-
ples machines, ou bien ils ont une ame maté-
rielle, ou une spirituelle.
Arist. — Pour la machine et l'aine spiri-
tuelle, je le nie.
Desc. — Vous revenez donc à l'ame maté-
rielle?
Arist. — Elle est bien plus ])rol)alile que la
simple machine ; et pour l'ame spirituelle , je
crois qu'elle n'a été accordée qu'aux seuls hom-
mes.
Desc. — J'ai gagné un grand point : n'esl-
il pas vrai que la matière ne pense pas ?
Arist. — Non.
Desc. — Puisque la matière ne pense point,
comment voulez -vous donc qu'elle soit une
ame, qui n'est faite que |)nnr penser?
AiusT. — Hé bien, ofons-en la matière.
Desc. — La voilà devenue ame spirituelle.
Arist. — J'avoue que cette forme matérielle
n'est qu'un pur galimatias, et que je ne l'ai
voulu soutenir que parce que mes écoliers l'en-
seignent ainsi : mais en revenant à votre Être
infini et tout-puissant . nous devons conclure
qu'il a pu donner aii\ animaux une ame spii-i-
tuelle, et les a pu faire aussi de simples ma-
chines; mais que, comme l'esprit des hommes
est borné, il ne peut pas pénétrer jusqu'à cette
science.
Desc — Vous voilà tombé dans la possibi-
lité, et c'est une carrière où il est facile de s'é-
tendre. Dans cette possibilité vous trouverez les
choses de raison , les hircocerfs, les hippocen-
taures , et mille autres figures bizarres.
Arist. — Vous voudriez bien m'éloigner de
la métaphysique , et me faire tomber sur les
êtres de raison , qui font partie de la logique.
Desc. — Vous tachez de m'éblouir par vos
vaines raisons.
Arist. — Avouez , mon pauvre Descartes ,
que nous n'entendons guère tous deux ce que
nous disons, et que nous plaidons une cause
bien erabrouillée.
Desc. — Embrouillée ! je prétends qu'il n'y
a rien de plus clair que la mienne.
Arist. — Croyez-moi , ne disputons pas da-
vantage; nous y perdrions tous deux notre latin.
LXXIX.
HARPAGON ET DORANTE.
Coutro l'.iv.iricc qui fnit m'-glii^^i'i' à un ])èi'e do famille
réduralion et. riionneur de ses enfan;-.
DoR. — Non, je ne puis goûter vos raisons;
ce ne sont que de vains prétextes par lesquels
vous voulez m'éblouir, et vous délivrer de mes
remontrances. Votre manière de vivre n'est pas
soutenable.
Darp. — Vous en parlez bien à votre aise ,
vous qui ne vous êtes point marié, et qui êtes
sans suite : j'ai des enfans ; je veux me faire
aimer d'eux en leur amassant du bien . et leur
donnant moyen de mener une vie heureuse.
DoR. — Vous voulez, dites-vous, vous faire
aimer de vos enfans?
IIarp. — Oui, sans doute; et je leur en donne
un sujet bien fort en me refusant pour eux les
clioses les plus néoessaires.
DoR. — Si vons avez envie de vous faire hai'r
d'eux , vous ne pouvez pas prendre une plus
sûre \oie.
dM
DLàLOGUES DES MORTS.
Harp. — Ah ! il taudroit qu'ils fussent les
plus dénaturés des hommes. Lu père qui n'en-
visage qu'eux, qui se compte pour rien, qui re-
nonce à toutes les commodités, à toutes les dou-
ceurs de la vie !
DoR. — Seigneur Harpagon . j'ai une autre
chose à vous dire ; mais je crains de vous fâcher.
Harp. — Non , non : je ne veux pas qu'on
me dissimule rien.
DoR. — Vous n'aimez que vos enfans, dites-
vous.
Harp. — Je vous en fais vous-même le juge;
voyez ce que je fais pour eux.
DoR. — C'est vous qui m'obligez de parler ;
vous ne les aimez point, seigneur Harpagon; et
vous, vous croyez ne vous point aimer.
Harp. — Moi ; hé ! de (juelle manière esl-ce
que je me traite?
DoR. — Vous n'aimez que vous.
Harp. — 0 Ciel ! pouvois-je attendre cette in-
justice de mon meilleur ami?
DoR. — Doucement ; mou but est de vous
détromper par une persuasion qui vous soit
utile, et non de vous aigrir. \ ous aimez, dites-
vous, vos enfans?
Harf. — Si je les aime !
DoR. — Avez-vous eu soin de leur éducation ?
Harp. Hélas! je n'élois jias on élat de cela ;
les maîtres étoient d'une cherté épouvantable :
à quoi leur auroit servi la science si je les avois
laissés saus pain?
DoR. — C'est-à-dire, car il faut convenir de
bonne foi de la vérité , que vous les avez laissés
dans une grossière ignorance, indigne de gens
qui ont une naissance Inmnète. Vous n'avez eu
nul soin de culti\er en eux la vertu ; vous n'avez
jamais étudié leurs inclinations : s'ils ont de la
probité, vous n'y avez aucune part , et c'est un
bonheui' que vous ne méritez pas.
Harp. — Mais on ne jK'uI leur procurer tous
les avantages.
DoR. — Mais on doit au moins songer au
plus important de tout , à celui dont rien ne
dédonnnage. à celui qui peut suppléer à tout ce
qui manque : cet avantaiio , c'est hi vertu.
Hakp. — 11 faut être honnête homme ; mais
il faut avoir de quoi vivre, et rien n'est plus mé-
prisable qu'un homme dans la pauvreté.
DoR. — In malhonnête homme l'est bien
davantage, eùt-il toutes les richesses de Crépus.
Harp. — Hé bien 1 j'ai trop tourné ma
tendresse pour mes enfan» du côté du bien :
prouverez-vous par là que je ne les ai point
aimés?
DoR. — Oui , seigneur Harpagon , vous ne
les aimez pas; et ce n'est point de les rendre
riches que vous êtes occupé.
Harp. — Comment? Je leur conserve tout
mon bien, et je n'y ose toucher : tout n'ira-t-il
pas à eux après ma mort ?
DoR. — Ce n'est pas à eux que vous conser-
vez votre bien , c'est à votre passion. Il y a
deux plaisirs , celui de dépenser et celui d'amas-
ser. Vous u'êtes touché que du second; vous
vous y abandonnez sans réserve, et vous ne
faites que suivre votre goût.
Harp. — Mais encore , s'il vous plaît , à qui
ira ma succession?
DoR. — A vos enfans, sans doute ; mais lors-
que vous ne pourrezplus jouir de vos richesses,
lorsque vous en serez séparé par la dure néces-
sité de la mort , votre volonté n'aura nulle part
alors au prolit que feront vos enfans ; vous leur
avez refusé tout ce qui dépendoit de vous, et ils
ne seront riches alors que parce que vous ne
serez plus le maître de l'empêcher.
Hakp. — Et sans mon économie , ce temps-
là arriveroit-il jamais ]iour eux?
DoR. — C'est-à-dire qu'ils se trouveront bien
de ce que la passion d'amasser vous a tyrannisé,
pourvu que vous ne les ruiniez pas auparavant:
car c'est ce que j'appréhende : et c'est ce qui
montre encore que vous ne les aimez pas.
Harp. — Jamais homme n'a dit tant de cho-
ses aussi j)eu vraiscnddables que vous.
DoR. — Elles n'en sont pas moins vraies ;
et la preuve en est bien aisée. Y a-t-il rien de
plus ruineux que d'emprunter à grosses usures?
Vous savez ce que font vos enfans, vous savez
ce qui vous est arrivé à vous-même : ils ne le
font que |)arcc que vous leur refusez les secours
les plus nécessaires; s'ils continuent, ils se trou-
veront, à votre mort, accablés de dettes. H ne
tient qu'à vous de l'empêcher, et vous n'en
faites rien, l'^t vous me venez parler de l'amitié
que vous avez pour eux , et de l'envie que vous
avez de les rendre heureux! Ah! vous n'aimez
que votre argent; vous vivez de la vue de vos
coffres-forts ; vous préférez ce plaisir à tous les
autres dont vous êtes moins touché. Vous pa-
l'oissez vous épargner tout, et vous ne vous re-
fusez rien , car vous ne vous demandez à vous-
même que d'augmenter toujours vos trésors,
et c'est ce que vous faites nuit et jour. Allez,
vous n'aimez pas plus vos enfans et leurs inté-
rêts que votre réputation , que vous sacritiez à
l'avarice. Ai-je tort de dire que vous n'aimez
que vous ?
\tm'H-n*Mt~ttti,it\ttttjt-M.tt<tt^t~ttttJt-ttsmj4mnmtwtijijijt4s^ttf.tt4utt.nt.tt4tf$jtimmttt4tt.tttt4ttnt-tm.tité
OPUSCULES DIVERS,
FRANÇAIS ET LATINS,
COMPOSÉS POUR L'ÉDUCATION DE Mgr LE DUC DE BOURGOGNE.
LE FANTASQIE.
Qu'est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe?
Rien au dehors, tout au dedans. Ses all'aires
vont à souhait : tout le monde cherche à lui
plaire. Quoi donc? c'est que sa rate fume. Il se
coucha hier les délices du genre humain : ce
matin on est honteux pour lui. il faut le cacher.
Kn se le\ant, le pli d'un chausson lui a déplu ;
toute la journée sera orageuse, et tout le monde
en souffrira. Il fait peur, il fait pitié : il pleure
comme un enfant, il rugit comme un lion. Une
vapeur maligne et farouche trouhle et noircit
son imagination, comme l'encre de son écri-
toire harhouilh; ses doigts. N'allez pas lui parler
des choses qu'il aimoil U' mieux il n'y a qu'un
moment : par la raison qu'il les a aimées, il ne
les sauroit plus souffrir. Les parties de diver-
tissement qu'il a tant désirées lui deviennent
ennuyeuses, il faut les rompre. Il cherche à
contredire, à se plaindre, à piquer les autres j
il s'irrite de voir qu'ils ne veulent point se fâ-
cher. Souvent il porte ses coups en l'air ,
comme un taureau furieux, qui, de ses cornes
aiguisées, va se hattre contre les vents. Quand
il manque de prétexte |)0ur attaquer les autres,
il se tourne contre lui-même : il se hlàme. il
ne se trouve hon à rien, il se décourage ; il
trouve fort mauvais qu'on veuille le consoler.
H veut être seul, et ne peut suppoi-ter la soli-
tude. Il revient à la compagnie , et s'aigrit
contre elle. Ou se tait ; ce silence affecté le
choque. On parle tout has : il s'imagine que
c'est contre lui. On parle tout haut; il trouve
qu'on parle trop, et qu'on e.,t trop gai pendant
qu'il est triste. On est triste ; cette tristesse lui
paroît un reproche de ses fautes. On rit ; il
soupçonne qu'on se moque de lui. Que faire?
Etre aussi ferme et aussi impatient qu'il est
insupportahle , et attendre en paix qu'il re-
vienne demain aussi sage qu'il étoit hier. Cette
humeur étrange s'en va comme elle vient.
Quand elle le prend, on diroit que c'est un res-
sort de machine qui se démonte tout-à-coup :
il est comme on dépeint les possédés ; sa raison
est comme à l'envers ; c'est la déraison elle-
même en persomie. Poussez-le , vous lui ferez
dire en plein jour qu'il est nuit ; car il n'y a
plus ni jour ni nuit pour une tète démontée par
son caprice. Quelquefois il ne peut s'empêcher
d'être étonné de ses excès et de ses fougues.
Malgré son chagrin, il sourit des paroles extra-
vagantes qui lui ont échappé. Mais quel moyen
de prévoir ces orages , et de conjurer la tem-
pête? Il n'y en a aucun ; point de bons alma-
nachs pour prédire ce mauvais temps. Gardez-
vous hien de dire : Demain nous irons nous
divertir dans un tel jardin. L'hoimne d'aujour-
d'hui ne sera j)oint celui de demain; celui qui
vous promet maintenant disparoîlra tantôt ;
vous ne saurez plus où le prendre pour le faire
souvenir de sa parole ; en sa place, vous trou-
verez un je ne sais quoi qui n'a ni forme ni
nom, qui n'en peut avoir, et que vous ne sauriez
définir deiiv instaus de suite delà même ma-
nière. Etudiez-le hien , puis dites-en tout ce
tpi'il vous plaira : il ne sera plus vrai le moment
d'après que vous l'aurez dit. Ce je ne sais quoi
veut et ne ^eut pas ; il menace, il tremhie ; il
mêle des hauteurs ridicules avec des hassesses
indignes. Il pleine, il rit, il hadine, il est fu-
rieux. Dauii sa fureur la plus bizarre et la plus
336
OPUSCULES DIVERS.
insensée, il est plaisant, éloquent, subtil, plein
de tours nouveaux , quoiqu'il ne lui reste pas
seulement une oniln-c de raison. Prenez bien
garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis
et exactement raisonnable : il sanroit Liieu eu
prendre davantage, et vous donner adroitement
le change ; il passeroit d'abord de son tort au
^ôtre, et deviendroit raisonnable pour le seul
plaisii- de vous convaincre que vous ne l'êtes
pas. C'est un rien qui l'a fait monter jusques
aux nues ; mais ce rien qu"est-il devenu ? il
s'est perdu dans la mêlée ; il n'en est plus
question : il ne sait plus ce qui l'a fàcbé, il sait
seulement qu'il se fàclie et qu'il veut se lïïcber ;
encore même ne le sait-il pas toujours. Il s'ima-
gine souvent que tous ceux qui lui j)arleut sont
emportés , et que c'est lui qui se modère ;
comme un homme qui a la jaunisse croit que
tous ceux qu'il voit sont jaunes , quoique le
jaune ne soit que dans ses yeux. Mais peut-être
qu'il épargnera certaines personnes auxquelles
il doit jdus qu'aux autres, ou qu'il paroîl aimer
davantage. Son ; sa bizarrer'ie ne connoil per-
sonne, elle se prend sans choix à tout ce qu'elle
trouve ; le premier venu lui est bon pour se
décharger ; tout lui est égal pour\u (pi'il se
fâche, il diroit des injures à tout le monde. Il
n'aime plus les gens , il n'en est point aimé ;
on le persécute, on le trahit ; il ne doit rien <à
qui que ce soit. Mais attendez un moment,
voici une autre scène. 11 a besoin de tout le
monde ; il aime , on l'aime aussi ; il llatle ; il
s'insinue, il ensorcelle tous ceux qui ne pou-
voient plus le souffrir ; il avoue son tort, il rit
de SCS bizarreries , il se contrefait ; et vous
croiriez que c'est lui-même dans ses accès
d'emportement, tant il se contrefait bien. Après
celte comédie, jouée à ses propres dépens, vous
croyez bien qu'au moins il ne f«;ra plus le dé-
moniaque. Hélas ! vous vous trompez : il le
fera encore ce soir, pour s'en moquer demain
sans se corriger.
II.
LA MLnAII.LE ".
Je crois , Monsieur , que je ne dois point
perdre de temps pour vous inforuicr d'une
* (xUo lillro pivU'iidui' (U- Baylo ii Fimu-Ihu n'csl (lu'iuu- lictioii
imagin(''(' par loliii-ci, et ilmil le Iml isl de prouver qu'avec Kn
plus bcUi'S iiualités riioumn' le plus parfuil a mui mauvais rùlé ;
d'où il suit (|ue personne ne doit compter sur ses lalens, mais
que chacun doit travailler sans rdàclie a comballre ses delauls .
chose très-curieuse . et sur laquelle vous ne
manquerez pas de faire bien des réflexions.
Nous avons en ce pays un savant nommé M.
Wanden , qui a de grandes correspondances
avec les antiquaires d'Italie. Il prétend avoir
reçu par eux une médaille antique, que je n'ai
pu voir jusqu'ici , mais dont il a fait frapper
des copies qui sont très-bien faites, et qui se
répandront bientôt, selon les apparences, dans
tous les pays où il y a dos curieux. J'espère que
dans peu de jours je vous en enverrai une. En
attendant, je vais vous en faire la plus exacte
description que je pourrai.
D'un coté, cette médaille, qui est fort grande,
représenle un enfant d'une tiguiv très-belle et
très-noble ; on voit Pallas qui le couvre de son
égide : en même temps les trois Grâces sèment
son chemin de Heurs ; Apollon , suivi des
Muses, lui offre sa lyre ; Vénus paroît en l'air
dans son char attelé de colombes , qui laisse
tomber sur lui sa ceinture; la Victoire lui mon-
tre d'une main un char de triomphe , et de
l'autre lui piésente une couronne. Les paroles
sont prises d'Horace : Non sine dis animosus
infam. Le revers est bien différent. Il est mani-
feste que c'est le même enfant, car on recon-
noît d'abord le même air de tête ; mais il n'a
autour de lui que des masques grotesques et
bideuXj des reptiles venimeux, comme des vi-
pères et des serpens , des insectes, des hibous,
enlin des harpies sales , qui répandent de l'or-
dure de tons côtés, et qui déchirent tout avec
leurs ongles crochus. Il y a une tioupe de
Satyres impudens et moqueurs , qui font les
postures les plus bizarres , qui rient , et qui
montient du doigt la queue d'un poisson mons-
trueux, par oîi linit le corps de ce bel enfant.
Au bas, on lit ces paroles, qui, comme vous
savez , sont aussi d'Horace : Turpiter atrum
dcsinit in piscem.
Les savans se donnent beaucoup de peine
pour découvrir en quelle occasion cette médaille
a pu être frappée dans l'antiquité. Quelques-uns
soutiennent qu'elle représente (>ali^ula , qui,
étant fils de (îermanicus, avoit donné dans son
enfance de hautes espérances pour le bonheur
de l'Empire, mais qui dans la suite devint un
monstre. D'autres veulent que tout ceci ait été
fait pour Néron , dont les commencemens fu-
rent si heureux et la fin si horrible. Les uns et
les autres conviennent qu'il s'agit d'un jeune
prince éblouissant qui prometloit beaucoup, et
dont toutes les espérances ont été trompeuses.
Mais il y en a d'autres , plus défians , qui ne
croient point que cette médaille soit antique.
OPUSCULES DIVERS.
337
Le mystère que fait M. Wanden pour cacher
l'original, donne de grands soupçons. On s'ima-
gine voir quelque chose de notre temps figuré
dans cette médaille; peut-être signitle-t-elle de
grandes espérances qui se tourneront en de
grands malheurs : il semble qu'on affecte de
faire entrevoir malignement quelque jeune
prince dont on tâche de rabaisser toutes les bon-
nes qualités par des défauts qu'on lui impute.
D'ailleurs, M. Wanden n'est pas seulement cu-
rieux ; il est encore politique . fort attaché au
Prince d'Orange , et on soupçonne que c'est
d'intelligence avec lui qu'il veut répandre cette
médaille dans toutes les cours de l'Europe.
Vous jugerez bien mieux que moi, Monsieur,
ce qu'il en faut croire. Il me suffit de vous
avoir fait part de cette nouvelle , qui fait rai-
sonner ici avec beaucoup de chaleur tous nos
gens de lettres , et de vous assurer que je suis
toujours votre très-humble et très -obéissant
serviteur,
BAYLE.
D'Amsterdam, le i mai 1G9I .
III.
VOYAGE SUPPOSÉ,
Il y a quelques années que nous fîmes un
beau voyage, dont vous serez bien aise que je
vous raconte le détail. Nous partîmes de .Mar-
seille pour la Sicile , et nous résolûmes d'aller
visiter l'Egypte. Nous arrivâmes à Damiette,
nous passâmes au Grand-Caire.
Après avoir vu les bords du Nil, en remon-
tant vers le sud, nous nous engageâmes insen-
siblement à aller voir la mer Rouge. Nous trou-
vâmes sur retle côte un vaisseau qui s'en alloit
dans certaines îles qu'on assuroit être encore plus
délicieuses que les îles Fortunées. La curiosité de
voir ces merveilles nous fit embarquer ; nous
voguâmes pendant trente jours : enfin nous
aperçiimes la terre de loin. A mesure que nous
approchions, on sentoit les parfums que ces îles
répandoient dans toute la mer.
Quand nous abordâmes , nous reconnûmes
que tous les arbres de ces îles éloient d'un bois
odoriférant comme le cèdre. Ils éloient chargés
en même temps de fruits délicieux et de fleurs
d'une odeur exquise. La terre même . qui
FÉXELON. TOME VI.
étoit noire, avoit un goût de chocolat, et on en
f'aisoit des pasfilles. Toutes les fontaines étoient
de liqueurs glacées : là, de l'eau de groseille ;
ici, de l'eau de fleur d'orange; ailleurs, des
vins de toutes les façons. Il n'y avoit aucune
maison dans toutes ces îles, parce que l'air n'y
étoit jamais ni froid ni chaud. Il y avoit par-
tout, sous les arbre?, des lits de fleurs, où l'on
se couchoit mollement pour dormir; pendant
le sommefl , on avoit toujours des songes de
nouveaux plaisirs ; il sortoit de la terre des
vapeurs douces qui repiésentoient à l'imagina-
tion des objets encore plus enchantés que ceux
qu'on voyoit en veillant : ainsi on dormoit
moins pour le besoin que pour le plaisir. Tous
les oiseaux de la campagne savoient la musique,
et faisoient entre eux des concerts.
Les zéphirs n'agitoient les feuilles des arbres
qu'avec règle, pour faire une douce harmonie.
Il y avoit dans tout le pays beaucoup de casca-
des naturelles : toutes ces eaux, en tombant sur
des rochers creux, faisoient un son d'une mélo-
die semblable à celle des meilleurs instrumeus
de musique. Il n'y avoit aucun peintre dans
tout le pays : mais quand on vouloit avoir le
portrait d'un ami , un beau paysage, ou un
tableau qui représentât quelque autre objet, ou
mettoit de l'eau dans de grands bassins d'or ou
d'argent ; puis on opposoit cette eau à l'objet
qu'on vouloit peindre. Bientôt l'eau, se conge-
lant, devenoit comme une glace de miroir, où
l'image de cet objet demeuroit ineffaçable. On
l'emportoitoù l'on vouloit. etc'étoit un tableau
aussi fidèle que les plus polies glaces de miroir.
Quoiqu'on n'eût aucun besoin de bâtimens, on
ne laissoit pas d'en faire, mais sans peine. II y
avoit des montagnes dont la superficie étoit
couverte de gazons toujours fleuris. Le dessous
étoit d'un marbre plus solide que le nôtre, mais
si tendre et si léger, qu'on le coupoit comme
du beurre , et qu'on le transportoit cent fois
plus facilement que du liège : ainsi on n'avoit
qu'à tailler avec un ciseau, dans les montagnes,
des palais ou des temples de la plus magnifique
architecture ; pnis deux enfans emportoient
sans peine le palais dans la place où l'on vouloit
le mettre.
Les hommes un peu sobres ne se nourris-
soient que d'odeurs exquises. Ceux qui vouloient
une plus forte nourriture mangeoient de cette
terre mise en pastilles de chocolat, et buvoient
de ces liqueurs glacées qui couloient des fon-
taines. Ceux qui commencoient à vieillir alloient
se renfermer pendant huit jours dans une pro-
fonde caverne, où ils dormoient tout ce temps-là
22
338
OPUSCULES DIVERS.
avec (les songes agréables : il ne leur étoil per-
mis d'apporter en ce lieu ténébreux aucune
lumière. Au bout de buit jours, ils s'éveilloieut
avec une nouvelle vigueur : leurs cbevcux rede-
venoient blonds ; leurs rides éloient en'açées:
ils n'avoient plus de barbe ; toutes les grâces
de la plus tendre jeunesse revenoient en eux.
En ce pays tous les bonmies a\ oient de l'es-
prit ; mais ils n'en laisoient aucun bon usage.
ils faisoicnt venir des esclaves des pays étran-
gers, et les loisoient penser pour eux ; car ils
ne voyoient pas qu'il fût digne d'eux de prendre
jamais la peine de penser eux-mêmes. Cbacun
vouloit avoir des penseurs à gages, comme ou
a ici des porteurs de cbaise pour s'épargner la
peine de niarcber.
Ces bonnnes, qui \ivoieut avec tant de délices
et de magnificence , étoieut fort sales : il n'y
a\oit dans tout le pays rien de puant ni de mal-
propre que l'ordure de leur nez, et ils n'avoient
point d'borreur de la manger. On ne tronvoit
ni politesse ni civilité parmi eux. Ils aimoient à
être seuls ; ils avoieul un air sauxage et farou-
rbe ; ils cbautoient des cbansous barbares qui
n'avoient aucun sens. Ouvntieut-ils la boucbe.
c'étoil pour dire non à tout ce qu'on leur pro-
posoit. Au lieu qu'en écrivant nous faisons nos
lignes droites, ils faisoieut les leurs en demi-
cercle. Mais ce qui me surprit da\au{age, c'est
(ju'ils dansoient les pieds en dedans : ils liroienl
la langue ; ils faisoieut des grimaces qu'on ne
voit jamais en Europe, ni en Asie, ni même en
Afrique, oii il y a tant de monstres. Ils étoient
froids, timid(>s et bonteux devant les éti-angers,
bardis et emportés contre ceux qui étDient dans
le\u' familiarité.
Quoique le climat soit très-doux et le ciel
très-constant en ce pays-là , rhnmeur des
bonnnes y est inconstante et rude. \'oici un
remède dont ou se sert pour les adoucir. Il y a
dans ces îles certains arbres qui portent un
grand fruit d'une forme longue , qui pend du
liant des brandies. Quand ce fruit est cueilli,
on en ùte tout ce qui est bon à manger, et qui
est délicieux ; il reste une écorce dure, qui
forme un grand creux, à jieu près de la ligure
d'un lutli. (^ette écorce a de longs filamens diu's
et fermes, comme des cordes qui vont d'un
bout à l'autre. Ces espèces de cordes, dès qu'on
les toucbe un peu, rendent d'elles-mêmes tous
les sons qu'on veut. On n'a qu'à prononcer le
nom de l'air iju'on demande . ce nom. souftlé
sur les cordes . leur imprime aussitôt cet air.
Par cette barmonie, on adoucit un peu les es-
prits farouebes et violens. Mais malgré les cbar-
mes de la musique, ilsretouibent toujours dans
leur bumeur sombre et incompatible.
Nous demandâmes soigneusement s'il n'y
avoit point dans le pays des lions, des ours, des
tigres, des pantbères ; et je compris qu'il n'y
avoit dans ces cliarmantes îles rien de féroce
que les bommes. Nous aurions passé volontiers
notre vie dans une si beureuse terre ; mais
Ibumeur insupportable de ses babitans nous
fit renoncera tant de délices. Il fallut, pour se
délivrer d'eux, se rembarquer et retourner par
la mer Hougc en Egypte , d'où nous retour-
nâmes en Sicile en fort peu de jours; puis nous
viumes de Palerme à Marseille avec un vent
très-favorable.
Je ne vous raconte point ici beaucoup d'au-
tres circonstances merveilleuses de la nature
de ce pays, et des mœurs de ses babitaus. Si
vous en êtes curieux, il me sera facile de satis-
faire votre curiosité.
!\Iais qu'en conclurez-\ous? Que ce n'est pas
un beau ciel, une terre fertile et riante, ce qui
amuse, ce qui flatte les sens, qui nous rendent
bons et beureux. N'est-ce pas là au contraire ce
qui nous amollit, ce qui nous dégrade, ce qui
nous fait oublier que nous avons une ame rai-
sonnalde, et négliger le soin et la nécessité de
vaincre nos inclinations perverses, cl de travail-
ler à de\enir vertueux ?
IV.
DIALOGUE.
r.lIROMIS ET MNASILE.
* Jugement sur difféienles statues.
Chu. — Cr bocage a une fraîcbeur déli-
cieuse : les arbres en sont grands, le feuillage
épais, les allées sombres : on n'y entend d'autre
bruit que celui des rossignols qui cbantent leurs
amours.
^In.vs. — Il y a ici des beautés encore plus
toucbantes.
Chr. — Quoi donc? veux-tu parler de ces
statues? je ne les trouve guère jolies. En voilà
une qui a l'air bien grossier.
Mnas. — Elle représente un Faune. Mais
n'en parlons pas : car tu connois un de nos
bergers qui en a déjà dit tout ce que l'on en
peut dire.
Chr. — Quoi donc ? est-ce cet autre qui est
pencbé au-dessus de la fontaine ?
OPUSCULES DIVERS.
339
MxAS. — Non , je n'en parle point : le
berger Lycidas l'a chanté sur sa tliite , et
je n'ai garde d'entreprendre de louer après
hn'.
Chr. — Quoi donc? celle statue qui repré-
sente une jeune femme ?
Mnas. — Oui. Elle n'a point cet air rustique
des deux autres : aussi est-ce une plus grande
divinité ; c'est Pornone, ou au moins une Nym-
phe. Elle tient d'une main une corne d'al)on-
dance, pleine de tous les doux fruits de l'au-
tomne ; de l'autre elle porte un vase d'où tom-
bent en confusion des pièces de monnoie :
ainsi, elle tient en même temps les fruits de la
terre, qui sont les richesses delà simple nature,
et les trésors auxquels l'art des hommes donne
un si haut prix.
Chr. — Elle a la tète un peu penchée: pour-
quoi cela ?
Mnas. — Il est vrai : c'est que toutes figures
faites pour être posées en des lieux élevés , et
V.
JUGEMENT SI R DIFFÉRENS TABLEAUX.
Le premier tableau que j'ai vu à Cbantilli
e>t une tète de suint Jean-Baptiste, qu'on donne
au Titien , et qui est assez petite. L'air de tête
est noble et louchant: l'expression est heureuse.
Il paroît que c'est un homme qui a expiré dans
la paix et dans la joie du Sauit-Esprit ; mais je
ne sais si cette tète est assez morte.
Les amours des dieux me parurent d'abord
du Titien, tant c'est sa manière ; mais on me
dit que ce tableau étoit du Poussin, dans ces
temps où, n'ayant pas encore pris un caractère
original, il imiloit le Titien. Col ouvrage ne
m'a guère touché.
Il y a une autre pièce du même peintre qui
pour être vues d'en bas, sont mieux au point de me plait infiniment davantage. C'est un pavsage
vue quand elles sont un peu penchées vers les d'une fraîcheur délicieuse sur le devant , et les
spectateurs..
Chu. — Mais quelle est donc cette coilfure ?
elle est inconnue à nos bergères
.M>AT. — Elle est pourtant très-négligée,
et elle n'en est pas moins gracieuse. Ce sont
des cheveux bien partagés sur le front , qui
pendent un peu sur les côtés avec une frisure
naturelle, et qui se nouent par derrière.
Chr. — Et cet habit? pourquoi tant de
plis?
Mnas. — C'est nu habit qui a le même air
de négligence : il est attaché par une ceinture,
afin que la Nymphe puisse aller plus commo-
dément dans ces bois. Ces plis flottans font une
draperie plus agréable que des habits étroits et
façonnés. La main de l'ouvrier semble avoir
amoUi le marbre pour faire des plis si délicats;
vous voyez même le nu sous cette draperie.
lointains s'enfuient avec une variété très-
agréable. On voit par là combien un horizon de
montagnes bizarres est plus beau que les coteaux
les plus riches quand ils sont unis. Il y a sur le
devant une île, dans une eau claire qui fait plu-
sieurs tours et retours dans des prairies et dans
des bocages où on voudroit être, tant ces lieux
paroissent aimables. Personne, ce me semble ,
ne fait des arbres comme le Poussin , quoique
son vert soit un peu gris. Je parle en ignorant,
et j'avoue que ces paysages me plaisent beau-
coup plus que ceux du Titien.
Il y a un Christ avec deux apôtres d'Antonio
Moro. C'est un ouvrage médiocre; les airs
de tête n'ont rien de noble, et sont sans expres-
sion : mais cela est bien peint ; c'est une vraie
cil air.
Le portrait de Moro fait par lui-même est
Ainsi vous trouvez tout ensemble la tendresse bien meilleur. C'est une grosse tête avec une
de la chair avec la variété des plis de la dra- barbe horrible , une physionomie fantasque, et
pefie. un habillement qui l'est encore plus. Il est en-
CuR. — Ho ! ho ! te voilà bien savant ! Mais veloppé dune robe de chambre noire, qui est
puisque tu sais tout, dis-moi : cette corne ample, et avec tant de gros plis, qu'on croit le
d'abondance est-ce celle du fleuve Achéloûs
arrachée par Hercule , ou bien celle de la
chèvre Amalthée nourrice de Jupiter sur le
mont Ida?
Mnas. — Cette question est encore à déci-
der; cependant je cours à mon troupeau. Bon-
jour.
voir suer sous tant d'étoffe.
Il y a une Assomption de la Vierge d(> Van-
Dyck, qui ne sert qu'à montrer qu'il n'auroit
jamais dû travailler qu'en portraits.
On voit deux tableaux faits avec émulation
pour feu M. le Prince ; l'un est Andromède par
Mignard; l'autre est de M. le Brun, et repré-
sente Vénus avec Vulcain qui lui donne des ar-
mes pour Achille. Le premier me paroît foible :
340
OPUSCULES DIVERS.
l'autre est plus fort, et il a inênie un plus beau
coloris que la plupart des ouvrages de M. le
Brun. .Mais ce tableau nie paroît peu toucbant ;
la Vénus même n'est point assez Vénus.
11 y a une Andromède de Jacomo Palme, qui
efface bien celle de M. Mignard. Elle est ef-
frayée, et son visage montre tout ce qu'elle doit
sentir à la vue du monstre.
Il y a une Vénus de Van-Dyck bien meil-
leure que celle de M. le Brun. Mars lui dit adieu,
elle s'attendrit. Mars est trop grossier, et elle
est trop maniérée.
VI.
ELOGE DE FABRICIIS, PAR PYRRIS SON ENNEMI.
Un an après que les Romains curent vaincu
et repoussé Pyrrbus jusqu'à Tareule, on en-
voya Fabricius pour continuer cette guerre.
Celui-ci, ayant été auparavant chez Pyrrbus
avec d'autres ambassadeurs . avoil rejeté l'offre
que ce prince lui lit de la quatrième partie de
son royaume . pour le corrompre. Pendant
que les deux armées campoient en présence
l'une de l'autre , le médecin de Pyrrbus vint la
nuit trouver Fabricius, lui promettant d'empoi-
sonner son maître, pour\u (lu'on lui donnât une
récompense. Fabricius le renvoya cncbaîné à
son maître, et lit dire à Pyi-rbusce que sou mé-
decin avoit offert contre sa vie. Ou dit que le
Roi répondit avec admiration : C'est ce Fabri-
cius qui est plus diflicile à détourner de la vertu,
que le soleil de sa course.
VII.
EXPÉDITION DE FLAMINILS CONTRE PHILIPPE. ROI
DE MACÉDOINE.
TiTis Qli>tus F'lamimis fut envoyé par le
peuple romain contre Pbilippe, roi de Macé-
doine, qui dans la cbute de la ligue des Acbéens
étoit devenu le tyran de toute la Grèce. Fla-
minius. qui vouloit rendre Philippe odieux,
et faire aimer le nom romain, passa par la Thes-
' salie avec toutes sortes de précautions, pour em-
pêcher ses troupes de faire aucune violence ni
aucun dégât. Cette modération toucha telle-
ment toutes les villes de Thessalie qu'elles lui
ouvrirent leurs portes comme à leur alliéqui ve-
noit pour les secourir. Plusieurs villes grecques ,
voyant avec quelle humanité et quelle douceur
il avoit traité les Thessaliens , imitèrent leur
exemple, et se mirent entre ses mains. Ils le
louoient déjà comme le libérateur de toute la
Grèce. Mais sa répulalion et l'amour des peu-
ples augmentèrent beaucoup quand on le vit
offrir la paix à Philippe, à condition que ce roi
demeureroit borné à ses Etats, et qu'il rendroit
la liberté à toutes les \illes grecques. Philippe
refusa ces offres : il fallut décider par les ar-
mes. Flaminius donna une bataille où Philippe
fut contraint de s'enfuir. Huit mille Macédo-
niens furent tués, et les Romains en prirent cinq
mille. Après cette victoire, Flaminius ne fui
pas moins modéré qu'auparavant. Il accorda la
paix à Philippe, à condition que le Roi aban-
donneroit toute la Grèce ; qu'il paieroitia somme
de lalens pour les frais de la guerre; qu'il
n'auroit plus désormais en mer que dix vais-
seaux, et qu'il donneroit aux Romains en otage,
pour assurance du traite de paix, le jeune Dé-
métrius son iils aîné, qu'on auroit soin d'élever
à Rome selon sa naissance. I.es Grecs, si heu-
reusement délivrés de la guerre par le secours
de Flaminius, ne songèrent plus qu'à goûter les
doux fruits de la paix. Ils s'assemblèrent de
toutes les extrémités de la Grèce pour célébrer
les jeux Isthmiques. Flaminius y envoya un hé-
raut pour publier au milieu de cette grande as-
send)lée que le sénat et le consul Flaminius
alfrancbissoient la Grèce de toute sorte de tri-
buts. Le héraut ne put être entendu la pre-
mière fois, à cause de la grande multitude qui
faisoit un bruit confus.
Le héraut éleva davantage sa voix , et re-
commença la proclamation. Aussitôt le peuple
jeta de grands cris de joie. Les jeux ftirent
abandonnés; tous accoururent en foule pour
embrasser Flaminius. Ils l'appeloient le bien-
faiteur , le prolecteur et le libérateur de la
Grèce, Il partit ensuite pour aller de Aille en
ville réformer les abus, rétablir la justice et
les bonnes lois, rappeler les bannis et les fu-
gitifs, terminer tous les différends, réunir les
concitoyens, et réconcilier les villes entr'elles;
enfin, travailler en père conmiun à leur faire
goûter les fruits de la liberté et de la paix. Une
conduite si douce gagna tous les cœurs; ils re-
çurent avec joie les gouverneurs envoyés par
Flaminius, ils allèrent au devant d'eux pour se
soumettre. Les rois et les princes opprimés par
les Macédoniens , ou par quelque autre puis-
sance voisine, eurent recours à eux avec con-
fiance.
OPUSCULES DIVERS.
341
Flaminius , suivant son dessein de protéger
les foibles accablés , déclara la guerre à Nabis ,
fyrandes Lacédémoniens ; c'étoil faire plaisir à
toute la Grèce. Mais , dans une occasion où il
pouvoit prendre le tyran, il le laissa échapper,
apparennnent pour être plus longtemps néces-
saire aux Grecs, et pour mieux aflermir par la
durée des troubles l'autorité romaine. Jl tit
même peu de temps après la paix avec Nabis ,
et lui abandonna la ville de Sparte; ce qui sur-
prit étrangement les Grecs.
vni.
HISTOIRE D'UN PETIT ACCIDENT ARRIVÉ AU DUC DE
BOURGOGNE DANS UNE PROMENADE A TRIANON.
Pendant qu'un jeune prince, d'une course
rapide et d'un pied léger, parcourt les sentiers
hérissés de buissons , une épine aiguë se fiche
dans son pied. Aussitôt le soulier mince est
percé, la peau tendre est déchirée , le sang
coule : mais à peine le prince sentit la blessure:
ilvouloit continuer sa course et ses jeux. Mais
le sage modérateur a soin de le ramener; il est
porté en carrosse; les chirurgiens accourent en
foule; ils délibèrent, ils examinent la plaie , ils
ne trouvent en aucun endroit la pointe de l'é-
pine fatale : nulle douleur ne refarde la démar-
che du blessé; il rit, il est gai. Le lendemain
il se promène, il court çà et là; il saute comme
un faon. Tout à l'heure, il part ; il verra les
bords de la Seine; puis il entrera dans la vaste
forêt où Diane sans cesse perce les daims de
ses traits.
IX.
HISTOIRE NATURELLE DU VER A SOIE.
Les habits étaient d'aburd de feuilles ; puis
de peaux d'animaux morts sans violence, de fils
tirés des plantes , et d'écorce ; puis de laine :
par là on apprit ;i filer.
Les vers à soie furent l<jii(j-te)niJS libre» au\
Indes; puis employés par /es (illes de l'île de
('oos ; mais/r? soie était encore frès-chère sous
Aurélieu. Srtiis Juslitiien, /^s neufs de ces vers
furent transportés des Indes à Constantinople.
L'œuf de ver à soie produit un ver au prin-
temps, qui est éclos en trois jours par cha-
leur humaine. Il est d'abord violet , puis bleu.
ensuite couleur de soufre, enfin de cendre. Le
ver est enfermé dans une écorce transparente
comme une j)erle. Ce ver affamé a percé son
o^uf : il est sorti montrant tète et queue. La
tète est grosse à proportion du reste, et par le
microscope ressemble à celle d'un corbeau. Ses
côtés ont des bosses dont les extrémités ont des
poils longs et rouges. Dès qu'il vit , il mange
de tendres feuilles de mûrier, y fait de petits
trous, fait déjà des pelotons de soie de fibres de
feuilles rongées : il s'y siispend '.
// est composé d'anneaux : au premier, il
est blanc; ce/^e couleur se communique insen-
siblement aux anneaux voisins. Le bas , vers
les cuisses , a quelques taches rouges : puis
la couleur (^s^ cendrée, avec des taches rouges
et verdà très des feuilles, etc. Tout ceci en dix
jours jusqu'au premier sommeil.
Après ce premier sommeil, il quittesrt vieille
peau , il en paroit une autre blanche ; sa tète
croît triplement ; // mange trois fois le jour.
L.e mûrier blanc a les feuilles plus longues et
plus délicates. Cet arbre était inconnu autrefois
en Italie. En Sicile , les feuilles du mûrier noir
font une soie plus ferme. Si vous donnez aux
verts à soie laurier, vigne, orme, myrte sau-
vage, ils meurent. Quelques-uns les ont nour-
ris de laitues.
La partie supérieure devient argentée ; le
reste de taches fuligineuses et spirales qui s'é-
tendent le long des anneaux. Son crâne prend
la couleur d'agate. Il croît, a des taches rouges,
devient transparent : on voit les feuilles à tra-
vers so» corps. — Changement de peau blan-
che en pourpée : sa vieille peau se déchire .
alors il se resserre, pousse entrailles en haut,
sa vieille peau se ride , et passe d'anneau en
anneau ; cependant léthargie.
Après <'e sommeil, pioroisscuf de nouvelles
dents : alfernati\empnt // dort et mange. La
dernière fois, // se tourmente trois jours pour
changer de peau. Alors il allonge : // a treize
anneaux. Le corps du ver est appuyé sur beau-
coup de cuisses : au milieu, quatre paires de
cuisses. Il a des ongles aux pieils comme des os:
quarante à chaque pied.
Le vent du midi les rend hydropique» et de
couleur de safran. Le froid les atl'oiblit et re-
tarde leur ouvrage.
Le ver conunence à tirer de soi comme de
l'ambre (comme u». fil p(MiJu à une quenouille),
l'attache à quelque petit morceau de bois qui
î.ccroche le til, puis s'en retire, et conduit ainsi
' Uisloiro ilu iiiUiiiM-, l'vrninc et Tliisbc. [ Owu. M>:la))i.
342
FABULiE.
un fil gluant qui s'épaissit à l'air. C'est un rets
assez lâche. — Petite trompe d'où sort la
soie. — Quelquefois deux vers filent ensemble
la même soie.
La peau du ver tombe en une minute. 11
maigrit. Déjà les ailes de papillon sont ca-
chées. Le papillon engendre en vieillesse :
œufs , environ quatre cents. Le papillon, en
canicule, vil douze jours : en hiver, un mois.
La femelle meurt la première : les poils ou
plumes tombent : le corps devient de couleur
de citron.
Les œufs du papillon s'attachent à un
linge. On les conserve en été dans une cavej
en hiver, sous des lits, de peur qu'ils ne se
gèlent. Au printemps , on les arrose de vin
et d'eau tiède : ils sont couvés sous les aisselles
des femmes.
La partie de la soie la plus voisine du ver est
la plus délicate ; elle est trop fine, et ne sert pas.
Elle ne peut se démêler. Mais ce qui est retors
est de cent six pieds. Par dessus, un quart eu
coton.
FABULOSiE NARUATIONES.
NYMPH.E CLJUSDAM VÂTICIMUM.
Nympha venatrix, et in superandis montium
jugis cervâ velocior , nostra nemora nuper in-
visit. Capillos aureos ventis did'undere dal)at :
altè succincta vestium sinus fluentesinframam-
nias nodo colligit : nuda genu , nuda lacertis :
surœ alutà tenui Ainctifi ; summa dignitas oris ,
simplicesmunditi», inculta vcnustas, virgineus
pudor purpureis in genis suilusus, virilis in
lucmbris vigor , nihil tenerum : art us teretes ,
torosi, et pleni succo, oculi vegeti, vultus, ges-
tus, incessus, habitus corporis ; omnia , etianisi
incomposita, décent. Pharetra eburnea pendet
ex humero ; arcus aureus, nervus habilis, sa-
gittœ sonantes: iluujina , avesque dca vulucris
antevertit. Dianam ipsaui facile crederes ; nec
tainenip&aest, sedunaconiitum. Continuô can-
<i;die Naïades vitreis spcluncis eaiergunt ; paler
ipse Scaldis frontem arundine glaucà vinctam
attollit ; deani blandis vocibus certatim compel-
lant onines. Jucundè confabulantur numina.
Venatrix refertse hue commigrasse ut ad hyper-
boream usque glaciera fulva Dian» arnienta
recenseret ; se relictis Lyciœ saltibus vastis-
sinias regiones peragrasse , novumque Apol-
linem ad Scquana? ripam inter venandum ex
improviso sibi occurrisse. Ea est , inquit ,
viva gratia , is est fronlis honos quo Apollo
ipse adolevit. Vidi, vidi , in opaca silva ad
inarginem limpidi fontis, auimosuni puerum
genilum Jove ; nec vana fides. Acer gaudet
equis , aniniis exultât, et silvas indagine cin-
gens, feras telis agit. Musarum alumnus, dulce
pdectrum armis consociat ; aller, aller ille
Apollo : veri et aequi amans, bonaruni ar-
lium studiosus, per omnia çO.oy.aXo;. ItaPhœ-
bus olim adolesceus oculos , manus, ora tulit.
<> quanta orbi félicitas! ô fftas aurea ! o for-
lunale puer, regni deliciee, modo importuna
morositas absit !
II.
ALIBEI PERS.r. HISTORIA '.
Dlm aliquando Schah-Abbas , rex Persidis ,
iler faceret, uno tantùm slipatus comité, invenit
in pascuis adolescenlem agresti habitu, sed for-
ma honeslà et liberali, facieque ingenuà, qui
gregem agebat. Hune blandè et comiter allo-
cutus, cordalumef solerlem supra aetalem, supra
institutionenjjudicavil. JuvenisillejUomineMa-
hunnnetes Alil)ec , quem latuit quisnam essct
quocum confabularctur, quid quaque de re sen-
tiret aperuit confidentissimè. Juvenem rudeni,
et perspicacem et liberumrisit imperator; fanii-
liariler coUoquia commiscuil atque protraxit ,
innuens comiti ne suam dignilatcm adolescenti
indicaret : metuebat enim ne rusticus tantam
reveritus mnjestatcm, ac pudorepricdilus, mi-
nus ingenio et linguà valcret. His artibus, ubi
periculum fecit eximia- indolis et acris ingenii,
miralus est quantis naturœ polleret dotibus.
Tum comiti : Quis unquani aplioi cunctis ,
quos postulat usus , officiis ? Probus , cautus ,
indusliius , strenuus et facelus mihi videlur.
Hune igitur universai donuii et supcllectili
regia; [>ra,'fici volo. Continuô honoribus squa-
lidum juvenem insignit : hic exuit vestem pan
niculis obsitam ; pedum , fistulam peramque
dej)onit ; chlamydc purpureà et tiarà sericà
induitur ; Nazar conclamatur. Quoad vixit
Schah-Abbas. Mahummeles sunniià apud eum
* Iliec iiarralio fusiiis e^l>ûi•.la rcpcrilur iiitcr fsbulas gal-
lici- ilaburalas , sujuà p. 223 et scq.
FABUL.E.
343
gratià floruit. Ubi verô Rex inteiiil, Schah-Sc-
phi filio cjus iiividi obtrcctatorcs cahimnias iii
Maliiumueten congesseriint. Commenti sunt
illmn niulta clam subduxisse a promptuario.
Schah-Sefibi, uti mos est principibus, levis et
credulus, virtuteia suspeclain et exosam facile
habiiit, Ab assentaloribus nialevolis dolusus.
qua,' fecerat pator bior iiulla esse voluit ; j.unque
Maluiinnietem ofticio dcturbare inoliel»atui-.
Jubé, iiiquit uniis e\ aulicis, illum tibi aiï'eiic
acinacein insiguein genirais, quem avi tui ges-
tavere in pra-liis. (lontiuuô princeps .Mabuni-
meti , ut insidias instrueret, jussit bunc sibi e
promptuario aciuacem depromere. Scliab-Abbas
liuuc eusem olim gemmis exui jusserat. Id t'ac-
tuin esse, antequam sibi priefcctura domùs rcgia*
crédita fuisset, Mabumuietcs tcstibus compro-
bavit. Rex verô edixit se quindccim dies Ma-
hummeti conccdere. ut omnia ejus ministerio
tradita pararet , ratiouemque redderet, Heus !
iuquit die indictà, ô Mabumnietes, aperi mihi
omues januas et armaria ; mibi est auimus om-
iiem recensere supellectilem. Illico minister
sedulus omnes reseravit fores, et singula Régi
expiorandapra^buit. Omnia nilentia, ordinedis-
posita et asservata diligentissimè visa snnf.
Htec ex insperato visa Régis animum delinire
incœperant : sed ut vidit in extremo portion
januani triplici nnmitarn sera , suspicatus est,
instigante aulicorum invidià, Mahnmnietcm ibi
nmlta furtim ablata recondisse. Quaniam , in-
quit, illic reposnisti? Meas opes , ait minister,
qnas , oro te per summum numen , ne mibi
abripias; sunt enim justo labore partie, injus-
tumque foret mibi quod unum oordi est, quod
sacrum, hoc violare. Sul)risit Scbab-Sepbi, ar-
bitratus se ministri sui précdam detesisse. llle
verô, reseratls fnnbus. palàm protuHt pedum.
peram, fistulam. squalidam et laceram vesteia
quibuspaslorolim ususfuerat. En, imjuit, pris-
tina' sortis dulces exuvias : bas noque forlnna ,
neque tu, ô prince[)s, auferetis mibi, broc mea
est gaza, asse^ata ut me ditet, cùm tu me pau-
perem feceris. C-atera tua sint : ha'c propria.
ha^c vcra bona , ba^c libcrtalis , innocentia^ ,
vita.'que beatœ instrumenta ad extremnm us-
quc spiritum , procnl ab aula . mea sint. His
auditis, Rex falea in minislrum crimina indi-
gnatiis. iiîcorru[)lan! \irtuteiii admirari co'pit,
et ad exiremam sencotulem in graviuribiis iie-
gotiiti -Malmunneteni minislrum lideli.-siminn
sibi adhibnit.
111.
MF.RCI un CUM LSOPO COLLOniHM.
.Esopus ille qui carminé bestias vocales fecit,
et quem vicissim bestiic vocales innnortalem fe-
cere ; is . inquam , ille .Esopus janijam luce
iternni donandns, valde sibi metuebat, ne bes-
tiis qnas ceciuerat , ipse adscriberetur. Tum
Mercurius pileo alato , talaribus aureis et po-
tenti virgà insignis : Parce metu, inquit subri-
dens, neque servitutis asperai memineris ultra:
tua te manent omnia: ingenium acre, peclus
virtutis amans, anima candida, splendidi mores,
sales, joci , vénères, lepores, arles et gratia
sermonum vivax. Id unum tibi pervincendum
aquo aninio, ut gibbosus iterum lias : hoc ua-
luriC vitium, ne tibi sit tœdio, fata amica abun-
de compensant. Rex iuvictus eris, belli fulnien,
pacisdecus, hominum delicia" , praesidium et
grande columen; a Gadibus ad Seras usque laus
tua inclarescet : benè ferre magnam disce for-
tunam. ApagC;, relulit iEsopns, apage tôt tan-
taque deorum mnnera, si vertanlur mihi ludi-
brio. Victori Régi ponenda in foro statua ,
monumentnm foret aquc perenneac ridiculum.
(} indignum virtutis beroicœ pramium, gibbus
aneus! quanto tolerabilins vile mancipinni in-
clementis heri, et sponsa rixosa jugum dcnuo
perte' ani !
IV.
Ml^LlERIS CLJLSDAM Cl M FATO COLLOQin'M.
SixE te exorem, Fato inquiebat mulier qu;c-
dam, prolis cupida. Natos, dulces natos, tha-
lami sancti pramia ne deneges. Quinquaginta
liberi , re|)osuit Fatum, te manent. At illa :
llu! ! tôt educandis impar sinn. Sex tantîuji ha-
beto . verùm très stultos et \ecordes {)erferas
;i-quo animo. Atqui stronuos et industrios ut
de.s , jubeo. Si slreuui et industrii , subdolos
igilur et imnrobos liabeas necesse est. I*roh
sceliis 1 impins et perdifissimos cruci devo-
\ endos domi alerem ! Apage iëlhaM' omnia.
J)iversa igitm- tibi obtinganl; sex nati pras-
tanti corpore , acri ingeuio , anima candidà , ad
unguem facii te seuio co.nfectam oblectenl: ve-
rùm immaturà morte peremplos compones. 0
me miseram , et Hecubà ipsa miserabiliorenil
344
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
0 morosa et penicax mulier! omnia respuis :
iiunquam parias longé satius est. Fatum ipsiim
omnipotens sortem quœ tuum animuin expleat
parère nequit.
V.
LUCTA HERCULIS CUM ACHELOO *.
Dejamra puella formosissima quamplures al-
lexerat procos. Id his Alcides et Aclieloûs caete-
ros eliminaruiit. Ille dicebat se daturum puellaB
Jovem socerum, referebat laborum famain, et
su» novercœ mandata superata. Contra Acbe-
lûûs liirpe dixit se deumcedere Herculi mortali.
Hic dicebat patri Dejanira^ : Ego volve rneas
undas cursu obliquo per tua régna j non ero
gêner ab oris longinquis bue accitus , sed tuus
popularis. Quis scit an Hercules sit verè Jovis
filius? Etiamsi esset , at ccrtè adulterio natus
est. Dum bœc diceret Acbeloûs, Alcides torvis
oculis jamdudum illum spectabat , nec satis ini-
perabat ira; accensœ. Ait : Melior mihi dextera
linguà. Dummodo pugnando superera, tu \ince
ioquendo. Tuni ferox adoritur amnem. Puduit
deum immorlalem cedere , postquam tantà jac-
tantià minatus fuisset. Ergo Acbeloûs rejecit ex
humeris glaucam vestem, et bracbia opposait.
Alcides illum sparsit pulvere collecto cavis ma-
nibus. Yicissim ipse flavescit fulvâ arenà pro-
jectâ a fluvio. Captât modo cervicem, modo
crura , omnique ex parte lacessit Acheloiim.
Sola gravitas dci tuetur illum : non sccus ac
moles quam fluclus magno cuni murmure op-
pugnaut ; manet illa , suoque est pondère tuta.
Digrediuntur paululum , rursumque concur-
runt ad certamen. Erat cum pede pes junctus ;
tolo pectore pronus Acbeloûs. et digitos digi-
tis, et frontem froute premebat. Non aliter for-
tes videntur concurrere lauri , cùm juvenca
iiitidissima pretium pugnsexpelifur ab illis per
lotum nemus. Specfant armenta, paventque .
nescia utri futura sit Victoria. Alcides 1er nixus
a se dimovere pectus amnis ; quarto sese expc-
divit ab ejus am[>lexu, et solvit ejus bracbia suo
oorpori aftixa ; impulsu manùs illum amovit a
se, tergoque toto pondère inha?sif. Tum Acbe-
loûs visus est oppressus quasi monte bumeris
iniposito ; bracbia diffluebaut niullo sudore.
Alcides instat anbelanti , probibefque résumera
vires. Tandem tellus pressa est genibus flexis
Acheloi , et infelix arenas ore momordit. Tum
' OviD. Méluii. liL. IX.
inferior viribus recurrit ad dolos : elabitur ma-
nibus Herculis mutalus in longum anguem ,
qui sinuavit corpus in orbes , et movit linguani
bisulcam fero cum stridore. Tiryntbius risit bas
artes. Labor fuit meus, inquit, ab ipsis cunis
angues superare. 0 Acbeloë, quota pars eris
hydra* Lernccœ ? Simul atque mei comités unum
caput amputaverant , pro uno reciso gemina
repuUulabant. Hanc egobydram domui,quam-
vis esset ramosa nmltitudine capitum , et sem-
per cresceret vulneribus. 0 Acbeloë , quid spe-
ras te facturum , tu qui versus es in fictum an-
guem? His dictis, injecit summo collo digitos
validiores vinculis ferreis. Acbeloûs angebatur
penè suffocatus, quasi gutture presso forcipi-
bus, et enitebatur evellere fauces suas e pollici-
bus infcstis. Adbuc restabat devicto flumini ter-
tia forma tentanda, nempe tauri trucis. In tau-
rum mutatus reluctatur. Tum Alcides injecit
bracbia torosain armum larvum ; trabit taurum
ruentem, et figit humo cornua dura;1andem
altà arenà eum sternit. Dum tenebat manu fe-
roci rigidum cornu , illud infregit et a fronte
trunca revellit. Naiades illum refertum pomis et
odoro flore sacraverunt copiaegratissimo numini.
FABUL.E SELECT.E
JOANNIS DE LA FOMAINE '
E LIBRO PRIMO.
FABULA IX.
MUS LRBANUS ET MUS RUSTICU5.
Mus urbanus rusticum murem ad epularum
reliquias edendas olim invitavit. Pro mensa in-
venit tapetem stratum. Conjice Quantum unà
gra'cati sunt. Splendidum fuit convivium : at
dùm incumbunt dapibus , molestus ad fores
strepitus omnia perturbât. Aufugit urbanus ,
ruslicus sequitur. Cessante tumultu, redit uter-
que. Tum urbanus : Assa exedere nunc licet.
Jam satis est , inquit rusticus. Cras pauperem
cavum subeas velim. Regios non alfecto appa-
ratus : sed vacat animas , et liber metu co-
medo. Yoluptates metui obnoxias fastidio. Vale.
' Vo^ez ci-apies, page 386, une y»
uiort de La Fonlsiue.
ilo pièce lalino sur la
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
345
FABULA XL
HOMO ET IMAGO EJIS.
Stultls , captus amore sui , sibi soli for-
mosus , sine proeis libère se deperibat , falsi
quseque arguens spécula , et insano beatus er-
rore. Ut convalesccret , sors inclytè officiosa
objiciebat passim oculis lidos quos inalroiue
consulunt arnicos. Spécula domi forisque pen-
dent e mercatorum tabernis, juvenuni perulis
amantium, virginumque zonis ; undique spé-
cula. Quid tôt inter insidias Narcissus noster?
Aufngit timens procul ab urbe , et honiinuni
consortio, in dévia usque abruptaque ferarum
latibula , sperans se fore tutuni a speculorum
ludibrio. Ât linipidus finit ri\us inter saxa :
illic se conspicit miser ; succenset , verarn ima-
ginem ut cbimœram horrens , et crudelem fu-
giens undain ; beu ! se ignotum ardet , refu-
gitque videre.
atbleta. Solvant, inquit , Gemini a te laudati ,
quod sununa' deest. Ego verô te cœnare hodic
apud nie jubeo ; splendidè gra.'cabimur. Delecti
inter propinquos et familiares conviva;; ad-
scriptus es illis. AnnuitSimonides, corde, vul-
tuque ficto acrem prernens dolorem , ne gra-
tiam cum pra^nio carminis aniilteret. Horâ
condictà venit ; accuinbunt niensis ; auro, ar-
gento, Corintbio lere rcnidet, cantu plausuque
laeta resonat domus ; lautis dapibus onerantur
nicnsa*. Interea servulus accurrit. Heus, inquit,
Simonides , adstant janua.- duo juvenes con-
spersi pulvere , mulloque sudore diflluentes,
qui te paucis volunt : citô prodeas. Exilit; videt
juvcncs, nempe Geminos. Pro carminé grati
monemus, inquiunt . ut propeies doniîis impiae
ruinain etfugere, Ell'ugit : continué mit lec-
tum ; convivium , convivasque , insuper et
afhlelani opfirimit. Hiiic latè rumor spargitur,
virum diis gratum non impune la-di. Dein qui
carmina jubcnt , pra-mium duplicanl.
FABULA XVII.
FABULA XIIL
LATRONES ET ASIMS.
Pro asino raplo deccrtabant latrones. Al-
teri servare , alteii vendere placuit. Dum pu-
gnis se invicem tundunt, advenit lerlius asel-
lum occupans. Asinus est provincia jam expi-
lata. Latrones , hinc inde grassantes principes ,
utiTurca, Transilvanns , aut Hungarus, Duo
tantùm qua^rens, très inveni : adeo passim
suppetit hoc genus. Quartus advolal , qui litem
dirimit , invasor.
FABULA XIV.
SIMONIDES.
Pyct.e laudes, pactà mercede, pollicetur
Simonides. Res tentata jejuna videtur ; namque
loco obscuro natus athlefa. Ergo poeta , parce
laudato heroe , ad Castorem atque Polhicem
trans "olat. Prielia locaque pradiis rnemoranda
fusé canit. Hoc decus ad praeliantes redundare
sperans in laudandis Geminis , duas operis
partes insumpsit poeta. Merces pacta talenluin
fuit ; tertiam talcnti partem tunti^nn solvit
HOMO .ETATIS MEDl.E.
Homo quidam aetatis mediae, jamque canes-
cens , nuplias sibi maturandas esse censuif. Af-
fluebiit pecunià, ac proinde pênes illum fuit
eligere quam libueril uxorem. CunclK certatim
illi blandiuntur ; at ille cautus et tardus, de-
ludi metuit. Duae magis ci arriserunt viduae ,
quarum altéra florenti a-tate . altéra jam ma-
turior. A'erùm natura marcoscens acte retloruit.
Utraque ludens eircum , bujus comum aptal ;
nigros anus, canos suà vice a\ellit junior;
(|uaquc ut virum suam ad aîlatem trahat. Sic
illaruni operà, e cano calvus repente factus ,
tandem sensit injuriam. Valete, inquit, gra-
tiam habeo. Plus lucri qiiàm dispendii su-
perest. Nuptiarum ta'dium elVugi. Qua: mibi
foret nupta , non me niilii , sed sibi obsequi
vellet. Ignosco calviliem ; libertalem servans
habeo gratiam. Valele.
FABULA XVIII.
Yl'LPES ET CICONIA.
Magno sumptu \ulpes aliquando ciconiœ
dapes apparavit. Dapes , pnlmentum plané li-
qnidum diffusum in patina. Longiori roslro ne-
346
FABLES DE LA FONTALXE EN PROSE LATL\E.
quidern guttiilam hausit ciconia. At contia fa-
cile vulpes sorbcbal cibutii. Ut fraïuioni ulois-
ceretur ciconia . paulô post \ii!j>cin invitât.
Libenter , iiiquit vulpes : fainiliaiitci- amicis
ulor. Hoià condictà tcctuin subit, salutat hos-
pitem. Esurit, Aulpiuo more; opportune et
opiparc . dapes appositas landat: gauJet , subo-
doraus evquisitas epulas. Hobj ap|>osilus fuit
cibus , inirilus inia in iagejia, cujifs os angus-
lum , coUumque oblonguui crat. Huic facile
suum rostrum iuserebat ciconia , rictum cras-
siorcni minime vulpes. Secessit jejuna. caudy
contracta , auribus dcmissis ; pudibnnda ut
vulpes quaui gallina dccepisset.
U subduli , ad vos liaec scribo : Nicissiin ca-
piemini.
FABULA XL\.
PI ER KT LIDIMAGISTEK.
H^c fabella docet quantum fueril insulsa
stulti cujusdam admonitio.
Puer, dum ludit ad Sequan^e ripam , in-
c.mlus in produentem dccidit. Forte fortuuà
arrepto salicis runio. pendulus ba'sit. Id ci fuit
saluti. Hàc tran.^it ludimagister. Perii . e.xfla-
mat puer; fer opein. Claraore magister excitus,
illuni voce gra\i, doctàque increpatioue. alieno
in tempore, puerum mulctat. Nugalor , in-
quit. en quo le conjecit tua dementia! Cura
nunc bujusmodi nebulones. Ah nii^eri paren-
tes, quibus cura" estisl liorum surteni duleo.
Gùin jain perora?sct. ad ripam tandem puerum
atfrahit.
Hic carpo plures quàm crcdis , ô leclor I
Nnmquc hic vidcrc est censores . loquaces, lit-
feratores insulsos. Ebeul quàm ex hoc trijilici
geneie numerosus lune inde diilluit prtpuhis ;
his Deus annuit miram propagationem. Quo-
cumque in negotio nil nisi verba effutire nô-
runt. Hem, amice , me sospitcm serva; dein
comminaberis.
FABULA NX.
GA1.H:S ET GEMMA.
ALioiANno gallus rostro sustulil unionem in
gemmarum scalfitoris tabernam. Verus est , ni
fallor, in(|uit , et puru^;: at minusculum milii
i^ranum mihi mains arrideret. lllitterato ho-
mini obtigit , baereditario jure, manuscriptus
liber. Continué illum defert ad librarium vici-
num. Liber perrarus est : cedo , inquit; at
nummus quantô mihi {)luris est !
FABULA XXL
CR.VBRONEri ET APES.
(.>PERE o]iificem nossc facile est.
Favi melHs, ignoto domino, primo occu-
pauti deseruntur. Crabroues sibi \indicant ;
apes obsistunt ; vespa litis judex deligitur.
Causa valde abstrusa, Tcstibus constabat circa
fa\os alalam trentem. et obloniram , fuscam et
magno fremitu tunmltuantem , errasse. Hue
usque totum ambiguum. Yespa, impar extri-
candae rei, nova inquirit; formicas interrogat;
sed frustra. Huorsumba^c tandem . inquit apis?
conlata a sex mensibus lis pendeus , nil proces-
sit; interea mel corrumpilur. Properet judex ,
amotis tôt ambagibus, litcm dirimere. Hinc
<:rabrones, nos inde operam demus. Facile erit
disccrnere quis nectareum liquorem fuderit
et strinxerit cellas. Kefugiunt crabrones, sibi
diflidentes tanla in arte. A'espâ judice vincunt
apes.
0 utinam sic sensu conunuui , spretâ for-
nmlà legum , dirimcrentur lites sine niora,
sine sumptu , ut apud Turcas mos invaluit !
\'oramur, obligurimur, lento absumimur \e-
neno. Tandem ostrea judici , lesta cedit con-
tendentibus.
FABULA XXII.
QIERCUS ET AULNDO.
Aru.M'IM dixit olim quercus : Merito natu-
ram culpas ; namque le gravât trochilus. Aura
vix halalu tenui rugaus éequora tuum in ima
defiiitlit caput. Al contra mea frous, Caucaso
similis, non lantum radiis solis est inq)ervia ,
sed eliam proccllis insultât. Tjbi Boreas aura :
mihi Zephyrus ventus omnis. Salteni meà pro-
lectus umbrà si cresceres . tibi minîis incom-
modi esset à tempeslatibus. At sa^pius humido
in littore.Eolico regni nasceris. Xoverca erga te
mihi natura videtur. Borne es indolis , qui sic
me;im misereris sortem . inquit arbuscula.
Verùm pone curas. Venti tibi plusquam mihi
nocenl. Fkclor. non rumpor. Hucusquc im-
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
347
motus obslitisli , sed expecla fîucm. Dùm liaec
dicebat , furenti impetu seviit filins acerbior
(juempepenljunqiumi Septenlrio. Kigida sfat ar-
bor ; lenta ilcctitur arundo. Vontus obice vebe-
mentior tandem oradicat superbam arborem ,
quœ cacumine cœluin , radice Tartara peitingit.
LIBER SECUNDUS.
FABULA L
LECTOR FÂSTIDI0SU3.
Is sira cui , nasceiiti uti alumno, Calliope
primùm arnserit ; lotum hoc muiieris uni tibi
retulerim, iEsopejocosè mendax. Musissemper
fuit amica fictio. Pauci quibus annuerinf Ca-
mœuœ non inlacetù ludere tabcHis. Melam attin-
gere possibilc quidem, sed arduum. Enitor;
doctior atlingat. Hucusque meo in libelle voci-
bus insuetis conta])ulati sunt lupus et agnus ;
quin ctiam vocales arbores feci. Quis non cre-
deret ha^c esse incautamenta? lîlc inlerpellabil
nigro dente me pelens ;enuilus : Fabulas aniles
jactare num le pudct? Itaque jubés, nialevole
censor, me graviora canere j en modo canam.
Danai , decenni bello fracti , variis prœliis et
artibus Trojana circum mœnia frustra tentatis,
lu'bem expugnare desperabant. Tum ligneus
equus , cxcogitatus a Minerva , cavum in al-
Yum subdolum excepilUiyssem, Diomedemque
fortem, afque Ajacem asperum , quos denso
cum agmine colossus ingens fusurus erat nocte
inlra muros , Pénates ut inconderent. 0 inau-
ditum fallacicr genus ! quo dinturna- obsidionis
prajmium tulerunt insidialores.
Jam satis est , inquiet invidus lector ; enor-
mis est periodus tua , tu vero anbeius. Equus
iste, necnon heroes tui. fabula" longé incredi-
biliores fabellà \ulpis adulautis corvo. Preeterea
minime te decet buccam inflare, et internubila
sic evebi. Ergo voci remissiori canam.
Amaryllis snllicita deperibat Alcippum, solas
adhibens oves cum canibus sui testes amoris.
At explorât omnia Tyrcis; et sequens inter sa-
lices, audit puelhR carmina commissa zephyris,
quasi lii relaturi essent suspiiia ad aures aman-
tis. Atqui siste gradum , inquiet indylus cen-
sor : malè cobaM-ent ultima^ ilkc syllaba- ; ergo
ilerum cude ambo lios versus. 0 carnifex, tace;
quandonam absohere miliilicebit'.' Periculosum
est tentasse tuas demulcere aures. Miseri fasti-
diosi , quibus niliil jucundè sapitl
FABULA JI.
RODILARUUS.
Felis, nomine llodilardus , tanlam murium
siragem fccit , ut genus deticere jam videretur.
Rarô superstites è cavis prodire usquam ausi,
famé conliciebantur. Rodilardus vero miseris
liabebatur non felis , sed furia. Dum aliquando
procul et summis in teclis donuis ipse feminaui
peteret , habuere comitia sua mures , ut rébus
afflictis consulerent. Senior gravis et peritus
censuit quamprimum alligandumessc lintinna-
bulum coUo Kodilardi. Sic quotiesmoveret bel-
lum , ipsos rei gnaros se recepturos in latebras.
Hoc unum se nosse perfugium tanlis in angus-
tiis. Huic sententia' omnes accedunt plaudunt-
que : nil utilius visum est. Al tinlitinabulum
alligare, hoc opus, hic labor est. Absit ut dé-
mens id audeam . iuquit unus et alter; aliô
mibi eundum est. Sic rébus infestis solvuntur
comitia. Heu! quot vidi collegia, non murium
quidem, sed monachorum, sed clericorum ,
quœ sic incassiun habentur ! Senatoribus abun-
dat curia , si diliberatione ; si facto ojjus est ,
cuncti aufugiunt.
FABULA III.
LITIS t;ï VILPES, Sl.MIO .IIDICE.
Lirijs vulpem famosam fiu'li acciisabat; si-
mius delectus judex. Quisque pro se dixit; nec
memoria* hominum proditum unquam fuit ,
Themidem causam magisintricatam prie mani-
bus habuisse. Pro tribunali sedens judex insu-
dabat operi. Posiquam allercali sunt vebeuien-
tius . discussà lite, judex ait : Novi vos; jam-
dudum uterque mulctabilur , nec immeritô ;
namque lu, lupe, de ficto danmo quereris ;
tu, vulpes, vcri argueris danmi. Sic judex non
timuit jura violarc^ absquc formulis iilcctcndo
sceleslos.
FABULA I\.
Dl'O TAIRI ET RA.NV.
Dlo rivales tauii pro nivea juvcnca, ac pro
graminea' ri[)a' impcrio acriler decerlabant.
348
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
Eheuî imo de peclore suspirat rana sagax. Cur
gémis, inquil socia? Nuiu vides, ait, rixam eô
deventuram ? Victus exulans procul a florenli
campu, et juvenescenlibiis herbis, in palus-
tribus et aiundineto ignoniiniam abscondet.
Ebeu! quot nostrûni , imo in cœno , duro ob-
teret pede, modo te ; sic singulas. 0 juvenca ,
duni uris œmulos, innoxii pœuas damus. Hic
metus providam indicavit nientem. Victus au-
fugit ad paludem; gens coaxans obteritur ; vi-
ginli per singulas horas intcreunt. Ebeu! quo-
ties délirant reges, plectuntur populi.
FABULA V.
VESPERTILIO ET DIO MISTEL/E.
In cavuiu musfeUe, pr.xcipilem incauliùs se
dédit vespertilio. In murium gentcm irata
mustela, hune vorandum arripit. Ergo, in-
quit, audes mibi occurrere . ciim sit tuum
mihi infestnm genus ? Numquid sore\ aut
mus es ? ne me deludi speres. Sic est , ut
sum mustela. Parce, inquit ves|)ertilio, nun-
quam murem me picTstavi, nedum soricem.
Scelesti bœc renuntiaiunl; .Jupiter beneficns
aveni me finxit ; numquid non cernis alas?
Mvat gens alata qu.e aerem lindil. Sic evasit
periculum, annuente his diclis musielà. Vix
transactâ postera die, \espertilio imprudeus
ruit in cavum alius mustela^ , cui aves in-
visae erant. Iterum discrimen capitis urgens.
Sœva lecti domina illum ut a\em iongo rictu
\orare j)roperat. lUo verù deos toslatur se
plecti immérité. Intuere velim, inquit; ba-cne
sunt avis signa? Plunue insunt avi ; plumis
careo. Soricem me proiileor : vivant sorices;
perdat fêles Jupiter! lia subdolà voce bis ne-
cem ell'ugit.
Quamplurimi , mulalà lascià, instans decli-
naverunt periculum. Sapiens , prout cuique
evenit, clamai : Rex aut Fœderali vivant.
FABULA Vl.
AVIS SAGITTA PERCLSSA.
Avis , prœcordiis penniferà sagittà trans-
fixis, miseram sortcm moriens detlebat. Quaufo
acriùs, inquit, casum doleo, qu» mibimet
exitio lui! 0 crudele bominum genus , noslris
pennis instruitur fatulis machina ad nostram
incertans perniciem. Sed ne derideatis nos, ô
duruin et immisericors lapeti genus ! vobis ac
nobis sors eadem syepius obtingit. Namque
vestrûm pars altéra alferi impia arma cudit.
FABULA VIL
CAMS VENATICA, ET EJUS SOCIA.
Mox editura fœtus, nec que deponeret cha-
rum onus prospiciens canis, adeo precibus sol-
licitavit sociam , ut tandem hœc ei tugurium
commodaret. Elapso tempore , rediit socia pé-
nates repetens. Hos quindecira dies concède
velim , inquit enixa; vix incedere valent catuli.
Ut brevi dicam , facile impetravit. Effluunt
quindecim dies; instat socia, tectum et cubile
sibi vindicans. Tum scelesfa dentés exerens acu-
tos , Prœsto sum , ail , meo cum agmine , modo
vi possis nos expellere. Atqui catuli jam cre-
vé ranl.
<Jua; scelesto dederis, heec deperdita quereris
brevi. Pugnandum est, ut qua> commodasti
restituât. Si pedem concesseris luis in sedibus,
mox decem usu capiel.
FABULA VIII.
AQLILA ET SCARAB^US."
Ad cavum confugienlem cuniculum insec-
tabatur aquila. Scarabœi latebra forte vicinior
erat, haud tutum perfugium ; sed quô tutius
iret? Ergo illic se contrahil pavitans. Spreto
asilo , aquila in euin irruit. Sic orat supplex
scarabceus : 0 rex avium, hune miseruni me
invito rapere tibi facile quidem; verùm ne mibi
insultes velim ; vilam exoret iste , aut eripe
mihi : vicinus, familiaris , cognalus meus est.
.lovis aies , nequidem voce prolatà , alà scara-
banim proslornit , pei'turbat . stupore ad silcn-
lium adigit , tollil cuniculum. Hoc indigné
ferens scarabaius , aquila absente, nido ejus
involat ; ova fraugil, o\a tenella , spem dul-
cissimam , nec uUi pareil. Hediens aquila,
com|)ertà strage, co^lum ilamoribus fatigat ;
nec scit quô labiem vertat in uUionem sceleris.
Frustra geinit ; geniilum aufcrunl venli. Ergo
hoc anno mœrenlem inatrein agere necesse fuit.
Sequenti nidum posuit alliùs; nec eo minus
opportune scarabœus o\a illinc dejicit. Sic ite-
rum ainici cuniculi necem ulciscitur. Eo luctu
FABLES DE I.A FONTAINE EN PROSE LATINE.
349
persex niensesEchosihestris ingemiiit. Tandem
avis qiiœ flavum fort (ianyine(l(»ni , a snmmo
deornni pâtre auxiliuiu petit; crédit ova greinio
ejiis. scilicet tutissimo loco. Ipseeniiii.Iupiter ea
ibvebit; nimium audax , qui hue ea invaderel.
Arte nova saîviit hoslis; in sinum Jovis iinmiltif
excremenfa. Ts vestein exculit; ova desiliunf.
Aqnila iinpotens, ubi casum resciverit , niinatur
ipsi Jovi. Te deserani , iuquit, Olynipuin hor-
>tdis postponens rupibus. Dum ha^c deliranienta
effunderet, lacuit , erubuitque Jupiter. In jus
vocatnr scarabaeus : venit , rem narrât ; aquila
vicia lite cecidit. Dum verô partes pacem res-
puunt , sic visum Jovi , ut aquilarum amores
alii assignaret tempestati , nempe quà scaraboei
hiberna occupant , lucemque fugiunl.
FABULA IX.
sal(> ouusIms. Qui spoiigiis , ultro et celeriter;
qui sale , ingratus ibal. Monlibus , vallibusque
peragratis, alacres fluminis vadum adeunt, et
t<'ntant , niagnis non sine angustiis. Asinarins,
in snperaiido vado peritus , asinum spongiis
Dueralum conscendit , alterntn plagis urgens.
Hic dum genio indulget , in gurgitem pra^ceps
ruit : dein emergens ualando casum evadit fa-
cile ; namque sale liquato grave onus evanuif.
Qui spongias ierebat imitans socium , ovino
more , alienos passus adsequare sludet. Protinus
collo tenus demergitur cnm asinario , spon-
giisque simui. Bibunt omnes, bibit proesertim
spongia, et lit adeo gravis , ni asinus ripa? in-
siUre non valeat. Tum asinarius , asellum com-
plectens, cerlœ et proximœ se devovet morti.
Nescio quis opem lulit; quis fuerit , nil inlerest.
Abunde est , modo videris . lector , quo ruai
inepla imilatio. Hic fabula* scopus.
I>EO ET CILEX.
0 vile et excrementitium inseclum , abi : sic
culicem leo increpabat olim. Allamen bel! uni
niovit culex. Gredisne, inquit , me vereri re-
giam in te dignitatem? Bos te superat viribus;
atqui illum ago quôcumque libel. Vix dixerat ,
cum signo dato vagalur canipis apertis. Mox
opportune involat in collum leonis quem dire
vexât. Quadrupes spumat ; ignei scintillant
oculi: rugilus horrendns edit. Vicini pavere j
latitare incipiunt ; tanlusque omnium pavor
orilur à culice. Aborlivum musca^ nndequaqne
regem ferarum crucial. Modo dorsum , modo
nares pnngil , modo nares pénétrai imas. Tum
rabies sine modo .'estuat. Subtilis hostis dentés
nnguesque ferae in ipsum sa'vientes deridet. In-
felix tolum se dilaniat ; cauda non sine gravi
sonilu ilia conculil ; falsis sœpè iclibus aerem
verberal. Tandem defatigatus et defeclus viribus
jacet. Insectum parla victoriâ, et signo rursus
dato , ad castra se recipit ovans , et jactans
gloriani tropœi. Iter t'aciens incidit in araneœ
telam, et illic periit. Qu» fabula nos docet ac-
cipe duo : prinium , tenuis hoslis magno in-
fensior; secundum , qui horrenda evasit peri-
cula , minori succumbil.
FABULA X.
ASINI DUO.
Flste asinarius. ul sceplro imperalor, binos
auritos agebat asellos. Unus erat spongiis, aller
FABULA XL
MUS ET LEO.
Pro modulo , quemque benefîciis dcvinctum
habeas ; le niinor sa?pe tibi oflicium pra'stat.
Utràque sequenli fabula id palebit, adeo res
argumentis scalel.
Mus ex hiiino exiliens, incaulè lit obviam
leonis nnguibus. Ferarum rex , regià magna-
nimitale,eum vilà donavit,nec frustra bénigne
se gessil. Quis crederel unquani mûris auxiliis
leonem indigere ? Indiguil tamen ; namque
silvà cgressus decidil in laqueum. Rugit, furit,
nec se expedire valet. Tum mus officiosè oc-
curril; dente rodens vinculum , laqueum dis-
cerpsit , unde saluli fuit amico. Longanimitas
et induslria viribus praepollenl.
FABULA XII.
r.OLl'MRA ET FORMICA.
Mono e\ minoribus bestiis exemplnm sumere
libel. Limpido in i-ivo columba sitim explebal ;
formica prona in aquam decidil. Hoc in oceano
vidisses formicam conanlem , sed frustra , ad
lillus appellere. Columba miserans casum, pro-
jicit tenue gramen , quo veluti in promonlorio
saluli formica consulit. Cnntinuô rusticus, pe-
dibus nudis incedens , arcum tendit in Veneris
avem. Jam subsilil . de prteda quasi securus j
'350
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LAÏLNE.
jam collineans . tain pungitur a formica. Cer-
vioeni flectit , ponè se circniùspiciens. Tum
columba discrimen horrens , procul evolat.
Simul evolat cœna rusiici.
FABULA XIÏL
ASTROLOGIS IN in;TEi;M DrLLAP>.lS.
Altl.m in puleum ruit Aslrologiis. Dixcre
continué : 0 insulsuni caput, duni pedibus
providere nescis, quo pacto speciilaheris sidcra?
Nec plura dicam ; id sufficit ul quamplures
erudiantur. Ferè onnies deleciantui' liis diclis .
fata in siderihus inscripta legi posse. Al liber,
loties ab Homero cjeterisque decanlaiiis , quid
est ? Apud vcleres Forlnna , TroNidenliu aj)ud
nos. Ca?cae Forlunai nidla datnr lex, nex scien-
lia : si ceiià lege se habcret , immcritù Casus ,
Forluna et Sors vocarelur ; naniqiie lia^c voca-
biila quid incerlum sonaiit. Dei omnipolenlis ,
nec qiiidquam sine consilin moventis , |)lacila ,
quis delegere polerit? Quis leget recondila imo
in pectare ? Omnia ad aibitrium régit ; unus
ipse sibi decretoriim conscius. Quasi vcrô quod
futuri altà caligine pressit Deus , hoc stellis
insculpsisset'.' Quorstini hxr lend(Menl? nenipe
nt distorquerel ingeuium houiinuni qui de
sphcera scriptitant , aul ineluctabile lalum ut
fugiamus , vel potiùs prospei-a inter \ivamus
trepidi , scilicet, et futnra niala instantcm feli-
citatem corrumpant? Atqui luer credcre insa-
num est , nefas est. Vohilut coduni ; cursuni
peragunt sidéra: sol illucet orbi . tenobrasque
fugat. Hinc collisas tanlùm a'iernâ \cç:e mo-
veri, ut candela lucem variisque lenipestatum
vicibus orbem recreet . niaturet fruges, corpora
iminissis radiis afficiat. Ca?terùm quid inter
sorfem variani . certumque nalune motum? 0
circulatores , veleralores , ô mallieniatici , ab
aula regia procul abite. Unà abcanl chiniici
aequè veraces. At nimis invchor; redeo ad nia-
thernaticum qui justo plus bil)it. Arte fallaci
assimilanlur consetfaulibus cliim;eras , duni in
fortunaruin capitisque discrimine versantur.
animal timoré angitur. Oinfelices, inquit, pa-
vidi ! NuUa unquam buccella qu.c dulcem ela-
boret saporem ; nulla siucera voluptas ; semper
et undique hostiles impetus ; semper et trepi-
datio. Sic vivo miser; nisi aperlis oculis medor-
mire non sinit malus ille paver. Emenderis ,
inquiet quis sapiens : quasi verô pavor enien-
dari possit. Credo equidem bominum genus
itidem paverc. Sic secuni lepus, omnia explo-
rans anxius, diftidens, aura tenuis , umbra,
umbraque quid minus febrim incendebatvenis.
His agitatum et a-grum animal tum forte levi
coucitatur sirepitu : salis superqueest ut ad cu-
bile evolet. Ripa; slagni transit. Coutinuo rance
iu a()uas desiliunt, et petunl ima gurgitis. Ohe !
inquit, quod ca}tera mibi , hoc ego ranis ; prae-
sens castra terrco. Undemihi tanlaaudacia? ha,
ba ! he , he ! me imminente Iremunt haec anima-
lia : ergo sum belli fulmen. Nec est, jam teneo,
ilapavidusquisquam, qui pavidiorem nonfuget.
FABULA XV.
GALLUS ET VI I.PES.
Ahboris ramo insidebat gallus subdolus et
velerator. Fraler, inquit vulpes blandâ voce ,
cessent rixa*: fœdus ini mccum, pacem denun-
tio lubens. Hue delabere, et complectamur nos
invicem. Al ne moreris , nam niihi quàm lon-
gissimum hodie conficiendum est iler. Tu in
posteriun Inique negoliisincumbite luti ; fraler-
nis auimis opem laluri sumus. Pro bac pace
diem l.etam solcmnemque Iransigere decet; in-
térim te deosculer qiia^so. Amice, inquit gallus,
nihil gratins hoc nuntio meas demulcil aures;
altamen duplo gratins , quod a le gaudium hoc
acceperim. Duos conspicio vertagos . qui, ni
fallor, bue cursim mittuntur, ut hoc nuntinm
perferant , alacres advolant, et mox aderunt.
Delabor. elnosmuluoamplecti copia erit. Vale,
inquit vulpes; longius iler faciendum mihi est,
quàm ul te expectcm ; alias de pace dixero. Re-
pente exilit , de dolo minus sibi ipsi grains ;
gallus antem pavidum irridet. 0 mira voluptas,
subdolum dolo capere!
FABULA XIV.
l,EPi:> ET RAN.f..
Lepi'S in latebra nescio quid medilabalur.
Ut quid enim in latebra , nisi medilando , vila
FABULA XVL
CORVL'S IMITANS AQLTLAM.
OvEM rapuit aquila ; cujus rei testis corvus
degitur? Tsedio se dederat; namque hoc triste viribus inferior, nec impar famé, actutum idem
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
351
inolitus est. Circuit gregeni ; inter centuin laiii- invicom , iiec quidquani l'eliimm in ca jam ipse
géras eligit |)iiiguissimani . (ligiianuine saci'is , l'cperil. Peiiilus nn(liMHia((iU'. niulier vidolur
ipsis deiiique diis soleclain. (lorviis liiiaris iii- iiisaun. Tiim sorox tcgcleui rodens coiijiigiini
tuilu voiaiis aiehat . Qmv tua fucrif nulrix, me liiihavit amores. (Gui millier, siihitô iii pedes
latet; at quantum corporis tihi fecisti; hoc cilx) exiliens , minatur; sed frustra \) Mox iteruni
fruar. His dictis , inbalantem irruit. Ovis caseo fuit nuilier . continué redeunt nuu'es. Iteruui
gravior; s|nssum vellus , et impexum ut harha alque iterum mulier felino more explorât , nec
Folyphemi. Cor\i ungues ita impliciti fuere ni forma ejns sorieibus susjtecla erat. Sic natura
nunquaiu ipse e\olare potuerit. Accurrit ])as-
tor.arripuit miserum, detrusumque in caveaui
ludibrio tradit pueris. Ergo viribus consilia ac-
commodes : hoc liqnido constat. Maie erit furi .
qui famosos imitari voluerit latrone». Exem-
plum robustioris periculosum est illicium. Om-
nes [wa?datores non summà sunt polestate prcC-
diti, Quo perineat vespa , infelix capitur culex.
artem conalii-^que nostros irridel . simul atqne
.étale iuduiiierimus. A'as imliutum est; vestis
plicaia riigaiiit usque : nec ab assuelis desuetu-
dinem sperare licet. Quidvis facias , non niula-
bis unquam. Furcà , loris, fuste , incassum fé-
riés: naturam expellas januA, fenestris recurret.
FAIU I.A XIX.
FABULA XVII.
PAVO OIERENS JINONI.
PxvoJunoni magnas agitabatquerelas. 0 dea.
inquit , non immeritô qneror et murmuro. Ouo
donatus a te fui, cantus nemini gratus est. Con-
tra luscinia , intirmum et vile animal , voce
canorà et acutà pollet , veris decus egregium.
0 avis invida, tare, respondit Juno. Num te
pudet invidisse luscinicp voci. cùm collo geslas
Irim affulgentem mille coloribus varié commis-
sis. Te elatc geris, caudamque explicas , cau-
dam qute toti officina; gcmmarii œquiparalin-.
Estne avis usquam gratior? Non singulis sin-
gula convcniunl. Quanlas tibi concessimus do-
tes ! Sunt qui magnitudine viribusque polleanl.
Levis est falco, forlis aquila , corvns pra^sa-
gus, adversa prœcinit cornix; omnes suà sorte
beantur. Ergo desine queri , aul formos.is adi-
mam plumas.
l.F.O ET ASIM > VENANTE>.
Rex ferarum aliquando venaii voluit. Ferias
agebat solenmes. Leonis venatio non passeres
quidem , at apri immanes, al dama^ , at cervi.
Ut res bene cederet . arcessit asinum voce Sten-
tori parem , nemjte ut litui suppléât vices. Léo
asinum ramis obleclum locavit apposilè . si-
mtilque jussit eiim rudcre. Audaciora animalia
proc^ul dubio, audilà voce, desertura domos.
Nondum silvarum incola; assueti erant voci ,
qua^ instar tonitru per aéra horreudas egil pro-
cellas. Pavor invadit cunctos: cnncfi palanles
leonis insidiis capiuntur. Numquid, aicbat asi-
nus elalus prosperis , me i'eliciler usus es? Ita
est , inquit leo ; probe inlonuisli ; ni nossem
indolem genusque, memet terruisses. Asinus ,
licet meritô derisus . succensuisset ; sed defuit
audaeia. Quis indccenlem asini jactantiam non
a^izrè lu lit?
FABULA XVII l.
FEl.IS IN ML'LIEREM VERSA.
Felem suaui quidam adamaèit , scitam . bel-
lani , facetam , in deliciis habens ; namque
blandam edebat vocem. Insano quocumque
longé ipse insanior erat. Hic itaque modo pre-
cibus et fletu , modo carminibus niagicis , eo
usque processit , ut Fatum exoraret. HIrgo felis
fit mulier actutum insani conjux. Qui amicitià
olim , tum arnore deperif. Nec unquam tôt vé-
nères amanti formosissima put'lla, quot felina
conjux démenti ostendit hero. Sibi blandiuntur
FABULA XX.
TEf^TAMEMlM U5 .ESOIM) il.j.l STRATI'M.
Si (pia' vultio de .Esopo fertiulur vera sunt ,
loti lîra'cia^ oraculum fuit . Areopago ipso sa-
pieulior. En liujus rei Icpidum exeniplum, quod
leclorem delectabit.
Quidam très puellas ingenio sibi in\icem ad-
versas genuit. Altéra Baccbo, allera Veneri ,
novissima Pluto dedita erat. Lege municipali
hic testamento caveral , ut illa; Ih-eredes œquis
partibus forent , certain pecuniam assignans
* La jihiaM- que nous iiioUoiis riilie luiroiilliose, li'uprès
L:\ Fonlaiiie, est (niiiie daus lo lnalla'^l'lit ilc IV-iiclou,
3 ri 2
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
inati'i , qiiaiu lamen pecuniam piiell;v mininio
solvereiit , qiiamdiu cuiqiie mancret sua pars
propiia. Defunclo pâtre , sorores sine mora
testanienlnni resiLTiiant. Legitur: quœcitui' tcs-
tatoris voliintas cl aniiiius: sed frustra. Quo
pacto euini iutelliu^eves malri pecuniam, nisi
postquam unaqiurquo somnini parteni suain
ami^erit , non solvendain esse? Ecquis ille mo-
dus solvendi , scilicet bonis carere ? Et quid sii)i
vult igitui" pater? Res delibei-ationi suhjacot?
Jurisperiti , qufostione diu varièque tractatà ,
se viclos fatentur; suadent puellis. neglecto
palris mandato , dividendani esse haîredilatem.
Viduœ unaquieque , inquiunl, solvat ferliam
pro rata parte henelicii , nisi maluerit mater
reditum a viri nbitu percipcre. Sic pactum est :
tripartitur b.ereditas : prima sors attulit villain
amœnam , cum scNphis. anq)boris lagenisque
argenleis; insnper oxstant \ina. cum servis rei
oupedinariîje inçervientibus. Altéra sorte obtigit
domus urbis. nitida cum supellectili, eunuchis,
puellis qua" comunt, et IMu-ygio incumbunt
operi , vestibus, gemmis magno sumplu cnm-
paralis. Tertia dat villas, armenla, pecora,
pascua simnl, junienta et opéras. Factis parli-
bus , ne ouique sororum sors ingrala obvenirel.
qureque ut lii)uit partem elegit silti . a^stinia-
tione omnium priùs l'aclà. Id aclum est Atbe-
nis. Omnes benefactum laudanl. I nus censuit
/Esopus pra'posleram esse tcstameuti inlerpre-
tationem ; namque, inquiebal. si viveret pater,
u quantum Atlica- incitiam increparel! Siccine
gens acula, et de ingenio glnrians, obtuse tes-
taloris animum in\estiga\it? His dictis. ha're-
ditatem dividit rursum : cuique sororum partem
dat minime convenientem : Venerem sectanti
dat scypbos ; palula' . pecora ; parca^ . ancillulas
ad ornatum. Sic \isinu Pluygi. Quid enim , in-
quit, pra^sentins, utpatrio fundo sorores cédant,
plurima cum pecunia di\itibus mo\ nuplura:* vi-
ris, malriqiie solutura- nuuunos. juvla volunla-
tem palris? Obstupuit urbs Iota audiens, Phry-
gem unum ingenio pra^pollentem tôt civibus.
LIBER TERTIUS
FABULA I.
MOLENDINARIL'S, EJLS FILIL > , ET ASINUS.
Artum invenlionem praeoccupaverunt majo-
res natu ; sic fabuloe Graecis debentur. Nec la-
men ita demessuerunt campum, ulspicas légère
nequeamus. Fictio veluti regio partim déserta
jacet ; banc explorant auctores. Hujus rei ex-
emplum afferam ; id narravil olim Racanno
INlalberbius '. Hi duo Flacci a?muli , lyrre ba;re-
des. Apollinis aluumi, vel , ut melius loquar,
magislri nostri , aliquando invicem obvii et
absque teslibus, aperto peclore sic collocuti
sunt : Die velim . inquit Racaninis. tu qui jam
j)eritus, qui nosti varios vita? bominum situs ,
quemque tandem provectœ a?tatis nibil fugit ,
die quid mibi satins sit eligere. -'Etas matura
monel; bona, ingenium , animi dotes, genus-
que nosti. Quid melius? In patria vitam degere,
militare, aulicisadscribi. Falo omnia deliciis et
y^rumnis condiuntur. Nec bello voluptas, nec
conjugis deest limor anxius. Si gcnio obseque-
rer, quis foret vitte finis baud me lateret. Al
meos , proceres , necuon el plebem vereoi-.
Tum Malherbius : Ergo obsequaris omnibus ,
si potes. Modo pauca quœ diclurus sum accipe.
Nescio ubi legerim , sencm moletrinœ opera-
lium , cum filio quindecim annos . ni fallor,
nato, ibat vendilum asinum ad nimdinas. Ve-
rùm ut asinus recreatus otio pluris vaeniret ,
pedes ejus vinciunt , suspensum gcstant. 0 rus-
ticum genus cl ineptum , inquit cacbinnans
primus qui forlè illac Iransiit. Quam fabulam
parant bi bislriones ! Asino bi stupidiores certè.
Suam fatelur imperiliam pater ; projicit asi-
num , et agit fuste. Bellua , oui gratus fuerat
prier incessus . incassum queritur. Bestiaiu
conscendit adolescens ; senex ponè graditur.
Displicuit res mercatoribws facientibus iler.
Heus, inquit senior, descendas qiiamprimum ;
niim te pudet asino vebi babentem senem pe-
dissequum? Te pedes sequi , illum vebi decuit.
Continuù ingenuus adolescens delabitur, et
pater conscendit. Occurrunt puellœ , quarum
una : Absurdum est lenellum puerum sic pedes
incedere , bunc bominem inerlem sibique con-
lidentem asino geslari; vitnlnm crederes. Meà
relate . respondit senex , viluli boves evaserunt.
' François Mullierbo, cclcbii' poi-lc fian<;i)is, étant loiisulle
par Racan, soi\ élcvo rt son ami, sur le (jeurf de vie qu'il
ilevoi( enibrassL'r apsps avoir quitte le service, au lieu de lui
répondre lui raconta l'apologue (jue La Fontaine a mis en
vers. Cet apologue vient originairement d'Allemagne. Pogge,
qui alla au concib^ de Constance en \li\k , en eut connois-
bance, el l'inséra dans ses Facéties. C'est sans doute de cet
auteur que La Fontaine l'a iiré. Un écrivain espagnol , Cara-
inucl . a rendu cette même fable eu quatre lignes; c'est vrai-
ment un chef-d'œuvre de concision :
« Erant senex, puer, el equus. Si neuler equitat, rident
» homines : si ulerque, acclamanl : si puer solus, palris im-
» prudenliam ; si senex solus, palris inclemenliam accusant :
« et incriniinantur, quid(|uid lieret. »
Voyez la yutice sur la vie de Malherbe, en lète de ses
Œuvres. Paris, Biaise, 1822, in-S". page \x\ij.
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
353
Carpe viam , ô puolla; Mutua post dictei-ia pa-
trem pœnituit culpœ , filiumque clunibus asini
insidere jubet. Yix paiilulum ita processerant ,
cùm viator quidam hune nioduni eundi carpens
ait: Hi prorsns insaniunt: asinus jam ultimum
spiritum trahit, plagis confeclus. Cur niiseram
bestiam opprimunt? Cur non miserantur anti-
qnam hujus scrvitutem. Nundinis pcllem ven-
dent. Ohe , inquitseuex, nimium dcmens qui
cunctorum gratiam aucupatur; tentemus tamen
si quà arte id effici queat. Uterque it pedes ;
asinus vero superbo incedit gradu. Ha, ha,
he , he, inquid viator alius, unde hic. nios, ut
asinus vacuus eat, herusque eundo desudet?
Uter ad laborera nascitur? Suadeo ut in capsa
eum foveant. Ne defatigetur bestia calceos ex-
terunt; certè triplex est asinus. Fateornie esse
asinum respondit senex. At in posterum nec
laudibus nec vituperatione moveor ; nico vivam
arbitrio. Sic egit , nec temere.
Quod ad te attinet , Marti, Amori , Régi tuo
obtempères ; i , redi , advola , otio fruere tuos
ad pénates. Uxorem duc , impetra bénéficia ,
negotiis vaces maximis , provincia tibi deman-
detur ; nihilo tamen minus carperis morsu
invido.
FABULA H.
MEMBR.V ET STOMACHUS.
A regia dignitate incipere decuisset. Si spec-
tes officia, régis imago venter. Si qnid laboret,
languent ceeteri arlus.
Aliquando omnia membra, dum oegrè fer-
rent se semper ventris lucro operam dare , ab
eo defecerunt , ut nobili otio vitam inertem de-
gerent. Nostro , inquiebant , destitutus auxilio,
quo cibo vescetur? Desudamus ut jumenta;
quorsumhaec? Nil lucri nobis ; totum ei , ut
epuletur : otiemur, ejus exemplo. Sic dictum ,
sic factum ; manus cessant prehendere , brachia
distendi, crura incedere. Aiuntomnes : Venter
suà vice operetur. At mox erroris omncs pœni-
tuit ; mox deficiunt , nec novus fit sanguis in
corde; viribus amissis , deliquium patilur cor-
pus. Sic tumultuantes, qui ventrem inertem
dixerant, hune communi saluti plus cœteris in-
vigilantem agnoscunl. Ad reges hœc referas.
Fluit refluitque vicissim quod illis datur; cui-
que laborandum est, ut rex affluât bonis. Ipse
omnes alit ; operœ mercedem , opes niercatori ,
magistratui honorarium , aratori tutum praesi-
FÉNKLON. TOME VI.
dium , stipendium militi , reipublica; decus et
otium subministrat. Hoc probe caverat. Mene-
nius ille, cùm plebsa senatu alienata defecisset.
Patricir) generi , inquiebant seditiosi, insunt po-
testas , opes , dignitas atque honores singuli ;
vectigalia, tributa, belli pacisque incommoda
nnbis impendent. Jam mœnibus plebs irata ex-
cesserat; aliud quaeritabant solum. Tum Mene-
nius, fabula membrorum a ventre deficientium,
omnes ad ofticium revocavit.
FABULA III.
LUPUS PASTOR.
Lupus cui minus res bene cesserai in maclan-
dis gregibus, judicavit tandem novas artes ten-
tandas esse. Ergo vulpinâ pelle indutus pasto-
rem simulai , fuste uti pedo munitus ; ac ne dolo
qnid deesset . calamos inflatos ostentans , pileo
hibens inscripsisset : Ego sum Lycidas hujus
gregis custos. Eo in habitu pedibus anteriori-
bus pedo innixis , sycophanta Lycidas sensim
accedit. Tum verus Lycidas, tenero in gramine
fusus , allum carpebat somnum ; nec procul uucà
jacebant niuti canes atque fistula. Quin etiam
plurimas ovcs dulcis lenebat sopor. Subdolus ,
dum vult gregem sua ad latibula agere, pedo
et voce urgct. At voxdetexit fraudem. Pastoris
vocem imitari ausus , rauco ululatu nemora
vallesqne personat. Subite excitantur oves , ca-
nis et pastor ipse. Hoc in tumultu lupus im-
pedilus veste, nec fugere nec certare potuit.
Sic semper, quà minus sibi cavit fallax , hâc
proditur fallaciâ. Qui lupus est, lupum se gé-
rai : longe tutiusest.
FABULA IV.
RAN.E REGEM POSTULANTES.
Ran* , deniocratiam a^grè ferentes , clamo-
ribus impelraverunl à Jove regem qui summae
rerum prœessel. Continua e nubibus rex paci-
ficusdelabitur; al decidil lanto cum strepitu,ut
gens paluslris, vecors et pavida , confugit imas
in aquas inler arundinefa , juncos et cavos
paludis, nequc dein sunt ans» intueri quem
putabant horrendum giganlem. Alqui tigillum
eral, cujus immola gravitas primam , quœ an-
tro exilire tenlavil , lerruil actutum. Illa acces-
-n
354
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
sit, quaimis Iremcns; allera sequitiir; tortia
advolat. Tum ccrtatirii totaaccurritcoliois. pro-
tei'vè régis dorso insiliens. Id palitiir, nec mu-
tit ipse. Mo\ Joveni itenim tatifrant : salteai
qui sese inoveat, inquiiint. conrode roLroni. Ini-
misit deoruni ])ater grueiii . qua? maclans vo-
rat miseras, Rursiis ranto coaxant questa ama-
vo. Nuin sporaslis, ait .lupiter. ineohsecuturuiu
temere deliriis veslris? Priiiunn oiiorluit pri?ti-
nis vos régi legibus; verùin id eùm non fece-
rilis, sallein rege inodesto frui salins eral. Ini-
probi iuglu\iem nunc ferle ioquoauiiiio. ne de-
terior irriial.
FABULA V.
VULPES ET IlIRCLS.
ViLPES incedebat ciun birco inagnitudinccor-
nuuin insigni. Hic, ingenio bebete, nil prospi-
c.iebat; aller acutus, el peritus arle fallendi.
Famé compulsi in puleumdescendunt , sedant-
que silim. Dein vulpessic allocnla est bircnm.
Parnm esl biltisse, nisi bine exearans. Altolle
pedes et cornuain ardiuim parieteni ; tno dorso
adrepens, tandem cornibus scfl'ullus, bine exi-
liam. Continiiô extrabam le. Per meam bar-
bam , inquit liircus . luam miror solerliam :
ego \erb, fateor. nnnqiiam id excogilassem.
Exilil vnlpes , relirto socio . qiiem dooto ser-
mone bortatnr, ni »qun animo casnni ferai :
Si dii te, inquit . sagaeitate œquè ac barbà do-
nassent. non temere descendisses in pulenm.
Memet expedivi ; adniterennnc ut le cruas. Esl
mibi negotium qnod distineri in via nonsinit.
In omnibus respice llnem.
FABULA VL
AOI'ILA. APER ET FEU?.
AQrn.A puUos in summa et cava posuerat ar-
bore ; sus fera ad radiées: felis medio intrun-
co sedem eligit : ila nec invicem molesla' , tôt
familia? nnà degebant. Veriim omnia permis-
cuit scelerata felis. Adrepil ad aquitain . di-
ccns : Certum esl exilium nostrum . natorum
saltem ( atqui matribus idem est ) . nec forte
mora. Nonne vides luis sub pedibus improbam
suem indesinenter quée lerram egerit . altè ef-
fodiens , ni fallor, ut quercum eradicet , ad pul-
lorum catulorumque perniciem. Arboris casu
prensi vorabuntur: ne sperent salulem ullam.
Saltem si mihi superesset nnus, dolor Jevare-
Inr. Terrore incnsso , periîda bine delabitur
ad suem jacentem intei" fœtus. Heu , inquit
submissà voce, amica . vicina , le admoneo
aquilam. si lantisper exeas, catulos tuos inva-
suram. Ne evulges arcanum quod credo libi ;
in capul meum recideret ira ferae. Hanc in fa-
miliam pavoie itidem conjecto. felis se rece-
pit domum. A(iuila , egredi nusquam ausa, ca-
ret cibo ad alendos tœtus : idem sus patitur. 0
nimium detnens utraque ! Etenim qua> major
pernicies famé? L'traque pertinaciùs domi ma-
net ad tntandos natos. Inlereaconticiuntur famé
porci el aquilaj ; exanimes liunt opima prœda
gentis felina\
Ebeu ! quid non molitur lingua blanda el per-
fida , subdolis vocibus? E Pandorœ pyxide ma-
jus malum quod emersit , meà quidem senten-
tià, malum quod jure merito horrenl cuncli
mortales , fuit versutia.
FABULA VIL
EBRIOSUS ET EJL? UXOR.
Clique snum inesl \ilium . m quod recidat
semper : nec timor nec pudor id refringunt.
Jam memini fabula* , quà ut exemplo nitar.
Baccbi sectator assiduus , valeludinem , men-
tem , fortunasquc dispcrdens, vix medio vita?
curriculo, jam bona obligurierat. Aliquando
temulentus, et vapore vini caplus . ab uxore
elîertur. lllic vinum brevi edormivit. Tandem
experreclus, reperit circa se funeris apparatum,
cereos et vestes pullas. Quid rei est inquit '!
Num vidua forte esset mea nxor? Tum conjux
habitu Furia\ vocem alienam simulans, et lar-
vata . tumulo compositum adil j feretro incum-
bil , praebet aquam ebullientem , quam refor-
midarel ipse Lucifer. Tum se Tartaro detrusum
\ir fatelur tremens. Ospectrum, inquit, qui sis
aperi . sodés. Respondit : Proma sura Plutonis
regni ; umbris extinctorum cibum ministro. Ve-
rùm, pergit improvise marilns : Potum omiltis?
FABULA Vill.
PODAGRA ET ARANEA.
PosTotAM Pluto Podagram atque Araneani
evomuit : 0 natse . ait illis , cpquè horribiles
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
3o5
morlalibus vos jactare licet. At prospiciamus
qusenam cuique convcniat scdes. Hinc videte
humiles casas, illinc superbas œdes renulentes
auro : hos vobis assigne seccssus. Eu duœ pa-
lese ; aut conveiiite , aul jacite sorteui. Nihil in
casis, inquit Aranea, quodine deiectet. Contra
altéra cei-nens medicos errantes vastis in œdi-
bus , ibi lœtam degere desperavit; alia sors
arridet. Ibi sedem ponil ; in digilo pedis cu-
jusdani inopis libère sese diiïundit, Nec limeo ,
inquit , ne Hippocrates suis artibus me iuvi-
tam hinc abigat. Intérim Arachnc sedem figit
in laqueari , quasi , conducto loco , nunquam
hinc migratnra ; operatur studiosè , telam
texit , capit culices. Advenit ancilla. verrens-
que, toluni opus , heu, scopà tollit. Iterum
tela lexta , iterum scopa everrens. Infelix
Arachne singulis diebus convasare cogitur.
Tentatis omnibus , tandem convenit Poda-
gram. Hsec vicissim agebatnr hue illuc suis
inforluniis. Modo Irahcbatur a rustico i'en-
dente ligna , modo fodiente terram , inter-
dum ligone versare glebas : Podagra , in-
quiunt, fessa, proxima sanitati. Tôt malis ,
inquit , conticior ; ergo , soror Arachne ,
mulemus sortes. Auscultât Arachne; pactum
init ; subit casam ; nec jam metuit repen-
tinos scopae impetus , qui opus diruebant.
E regione Podagra reclà inA'adit anlistilem,
quem immotum languere jubet. Quis fando
numeret cataplasmata ? Nec medicos pudet
morbum inveteratum in pojus protrahere. Ita
cuique sorte opportune immutatà , sors ob-
tigit melior.
FABULA X.
LEO PROSTRATUS AB HOMINE.
Objiciebatlr oculis tabula, in qiia piclor in-
gentem leonem ab homine prostratum delinea-
verat. Spectalores dehac victoria gloriebantur.
Léo hue transienshancsupcrbiam refregit ; Fa-
teor, inquit ; vobis hic rêvera palma concedi-
tur, At pictor, oui mentiri fas erat , vestrum
adulatus est genus. 0 si inter leones ars pin-
gendi floreret , quanto magis vos nostrum supe-
raret genus!
FABULA XL
VULPES ET UV/E.
Qc.EDAM vulpes, Vasco ut quidam , Norman-
ims ut alii i'erunt, fiime confeeta conspexit sum-
ma in vile uvas maturas, ut videbatur, et pur-
pura fulgentes. Lubens bas vorasset helluo ;
verùm summis adnitens viribus eas attingere
non valuit. Tum : Acerbœ sunt , inquit , et di-
gna:; calonibus. Nonne id satins fuit, quàmtris-
tem edere querelam ?
FABULA XIL
CYCNUS ET COQUUS.
FABULA IX.
LUPUS ET CICONIA.
Lupi sunt voraces. Dum epularetur lupus ,
avidiùs sorbens cibos penè suffocatusest. Adha;-
sit faucibus os altè immissum. Forte fortunâ
lupo , nequidem ulnlare valenti , occurrit illac
transiens ciconia. Eo advocante , hœc advolat.
Protinus medica dans operam os extrahit. Dein
pro tanto officio mercedem postulat. Mercedem,
inquit lupus ? Ludis certè. Parumne tibi vide-
tur meis ex faucibus tuum incolume caput eva-
sisse? Abi , ingrata, abij ne meos in ungues
iterum incidas.
Pecorosa in villa , in qua abundabant alites,
unà degebant olor et anserculus. lUe, ut ocu-
los heri pasceret, hicutdulcem elaboraret sa-
poreni ; alter errans in herbis amœnis, alfer
domini manens assidue. At ulerque fossis do-
nnas innatans modo e regione, modo dissitis
in locis, modo aquis immersus, modo hinc
eniergens, ludebat. Aliquando coquus, mero
nimius, cycnum pro ansere arripiens collo ,
miserum jugulare voluit, ut in jusculo deco-
querelur. Canorà et tlebili voce moriturus de
inulcel aurcs. Coquus stupens errorem sensil.
Ei'gone, inquit , canorum alitem in ollam im-
mitlerem? Absit, absit ut unquain jugulem
qui tam modulatè utilur faucibus!
Ita tôt inter discrimina, quae nostro unde-
quaque imminent capiti, suaviloquentia pro
(lest.
356
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
FABULA XIII.
LLPI ET OVES.
Bellum agitatum per mille aunos tandem
composuere lupi cum ovibus. Utrisque idutile
visum fuit ; namque dum lupi vorarent oves
aberrantes a grege , gregis pastores vieissim
luporum detractà pelle induebantur. Neutris se-
curitas aut copia vel pabulandi , \el ca?dis fa-
ciendff ; uterque trepidis in rébus vix suis frue-
batur bonis. Ergo pax inilur; dantur obsides ,
hinc luporum catuli , illinc canes custodes gre-
gis. Commutatione factâ , more pristino a co-
gnitoribus, lapsu teniporis catuli aduleverant.
Jam caedis appetentes captant tempus opportu-
num , quo pastores aberant; dilaniant pingues
agnos, riclu imniani rapiunt in saltus , nam-
que illic clam condixerant sociis. Canes, qui
fide data niliil sibi timiicrant. per somnum re-
pentino impetu conflciunlur. Omnes discerpti
fuere ; nuUus evasit necem.
Hinc colligas. adversùs scelestos bellum sine
intermissionegei'ondum. Pax bonaquidem : ve-
rùm quœnam pax erit cum hoste intido ?
FABULA XIV.
LEO SENESCENS.
Léo , qui silvas olim terruerat , tiim domuni
senio confectus , et deflens antiquam fnrtitudi-
nem , insultatns est a subditis , quorum vires
e t audaciam débilitas senis auxerat. Accedens
equus eum petit ungulà . dente lupus , bos
cornu. Effetus len tristi in xgrimonia vix ru-
gire valet , nec queiilur acerbuni fatum. Ve-
rùm cernens asinum properantem ad spelun-
cam , ail : 0 sors nimium crudelis! Certum
erat mori; sod mori bis mibi videora le illisns.
mille annis nusquam te vidi : ex quo Thraciœ
tyrannum fregisli , non memini le migrasse
apud nos. Ergo mentem et consilium aperi.
Nunquamne sedem solam et asperam fastidies ?
Quœ dulcior sedes , respondil Philomela , me
manet? Subdit Progne : Quid igitur canora vox
unis blandietur feris , vel ad summum quibus-
dam rusticis? heu ; lot egregiae dotes sic obli-
vione carpentur? Quin poliùs intra mœnia nos-
tra sis in deliciis omnium. Dum cernis nemora,
nonne paribus in si l vis barbarum in tuam for-
mam indigné saevientem mente revocas? Atqui
fant;c injuriœ acerba recordatio, inquil Philo-
mela, impedit quominus le sequar. Heu, dum
video homines, quanlo plus memini malorum !
FABULA XVI.
MULIER AQLIS SUFFOCATA.
Nec sum is ille qui dicat : Nihil est ; mulier
aquis suffocalur. Magnum est malum ; namque
hic sexus dignus est qui longum sui desiderium
faciat , sexus voluptas deliciceque virorum. Ne-
que ha^c alieno tempore dicta putes ; siquidem
hcec fabella narrai mulierem fluctibus immer-
sam interiisse. Conjux , iniquam miserans sor-
lem , quicrit cadaver , ut supremis illud cumu-
let honoribus. Ad ripam fluminis in quo ipsa
volvilur undis, incidil in quosdam homines
inscios rei. Numquid, ail illis , uUum suspexis-
tis misera; conjugis vestigium ? Nullum, inijuit
unus, sed inferiùs explora juxta profluenlem.
Coutrà, inquil aller , répète alliùs ; versus fon-
tem remea. Adverso cnim flumine , vicloque
rapido fluctuum cursu obslinalè eluctaus nata-
bil. Sic juval feminam l'unctis repugnare.
lutempestivius quidem dicax ille erat ; sed
jure merilo li»c de muliebri pervicacia censuit.
Utrum autem haec sit indoles mulierum, necne,
perinde mihi est. Quicumque autem ita affec-
ius est, ita affeclus erit in aevum : ad extremum
usque spiritum contradicet , et si fas essel , ul-
teriùs.
FABULA XV.
PHILOMELA ET FHOGNE.
Olim hirundo Progne sedem solilam dese-
rens , procul ab urbibus petiil silvam , ubi
Philomela casum miserabili carminé deflebal.
0 soror . inquil Progne, reclène vales? Jam a
FABULA XVII.
MUSTELA IN GRANARIUM IRREPENS.
Tenu et macilento corpore muslela grana-
rium jngressa est arclissimo cavo. Gravi raorbo
affliclala diu , convalescebat. Ibi suae sortis ar-
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
357
bitra , opiparè epulabatur; coniedit , rosit. 0
quantum laridi avide disperdidit ! Ei'jzo jam
crassa , pinguis et obesa , septimanà iiiler tôt
dapes elapsâ, strepitum audit, trépidât, ad
cavum confugit. Illac renieare nou potest : se
errasse crédit. Tandem circumquaque agitata,
Atqui , inquit , is ille est cavus que nuper hue
veni. Tum mus anxiam ita docuit : < lùm adve-
nisses, non tantuni corporis feceras. Abdomen
tibi inipedimento erit. Slacilenta venisti , niaci-
lenta abeas. Quod tibi , hoc multis vulgo dici-
tur ; sed parce ioqui satins est , ne lusus nostros
illorum seriis immiscere videamur.
FABULA XVIII
FELIS ET MUS SENIOR.
Apud quemdam fabularum auctorem legi ,
Rodilardum , alterum felin;e gentis Alexan-
drum , niurium Attilam , ita vexasse mures ,
ut Cerberi more cuncta depopulans , terrorem
latè incuteret. Murium internecionem raolitus
crat. Tabulai levi fuioro appens;e , muscipula^ ,
venenuni, si conféras cum hoc vastatore , lusus
inanes. Ubi sensit mures cavis inclusos vagari
non audere , sic frustra quœsilurum prœdam ,
scelestus mortuum simulât ; capite in terram
inverso e summo laqvieari sese suspendit , un-
guibus aduncis vinculo occulto aftixus. Gens
murium putat hune pœnas dédisse , lacérasse
aliquem, aut damnum fecisse ; tandem scelera-
tum plecti. Unanimi consensu onines in exe-
quiis se ovaturas promittunt. Jam exerunt ros-
trum , attollunt caput: dein repelunt cavos ;
moxremeantsursum; tandem aperte pcrerranl.
At ex improviso eu novum spectaculum : re-
surgit pendulus, delaj)sus in pedes lardiores
arripit , voransque eas : Varii , inquit , sunf
niihi doli ; stralagenia hoc est . nec cavis . mo-
neo , evadetis incolumes ; hue singulœ veniclis.
Aiqui verum dixit ; nanique magister .Mitis ite-
rum deludit hoslem. Farina deali)at pellem , et
sic larvalus sese recondit in mactrau) tuin forte
aperlam. Id sauè aculuni : suam ad pernicieu!
advulal gens iucauta. Urius aile^t deuoelus, qui,
peritus rei mijitaris , olim bello cauùamamise-
rat. l'rocul e\(lam;vl : Farina conspcrsuni iliud
nescio (piid, tiihd fausti {)ortendit -, supposilam
metuo IVaudciM. O felium sceleslissJnie, nihil tihi
])roderit f;iririaiii simuhiro; saccus oliauisi esses.
minimèaccederem.Uplimèdictumapcritomure.
Eum non latuit diflidentiarnsecuritatem parère.
LIBER QUARTU8.
FABULA I.
LEO AM.\NS.
0 Galatea , cujus lepor gratiis excmplar
fuit ; Galatea formosa penilus , durum pectus
siexceperis, faveas innocuœ fabella? lusibus ,
nec te deterreat leo fortiori superatus amore.
0 crudelis amor , felix qui celeres pueri sagit-
tas, acres nec stimulos novit , faraamque audi-
vit tantùm ! Si verum réfugias , tlctum saltem
fer i-equius. Ergo ha3C fabella , grati et memo-
ris animimunus, tuos ad pedes prodire audeat.
Quo tempore brutœ animantes vocales fuere,
in primis leo cum homine fœdere jungi stu-
duit. Quidni? Siquidem progenies tune tem-
poris clara animo , ac mentis acie, eleganli ric-
f u , et flavà insuper gaudebat coma. Sic contigit
ut leo summo loco natus , errans in gramine ,
gratamin puellam inciderit. Actutuni connubia
petit. Yerùm pater mitiorem enixe cupierat ge-
Jierum. Durum concedere : negare periculo-
sius. Quiu et repulsam , forte conjugium clan-
destinum ultum fuisset ; namque féroces ama-
tores huic puellœ grati. Puella deperire solet
amantem crispant! coma-. Pater , non ausus
palàm eum excludere, ait : Nata tenera est , et
delioata: ungues adunci inter blanditias molles
arlus krderenl; ergo sine, velim , secentur ,
itidemque dentés; basia ei minus aspera , tibi
dulciora ut sint. Tum minime anxia lubentius
sinu fovebit amantem. Leo , insano obcaîcatus
amore , annuit ; dente et ungue spoliatus , si-
milis visus c^t urbi dirutis [tropuguaculis. In
eum emittunt canes : vix reUictatur; oppressus
expirât.
0 amor, ôamor, cùm peclus uris , quàm
procul abest mens sana !
FABULA IL
p.\sToii ET .M.vm:.
CiRis vacuaui vitam degebat . grege facilem
victum sup[)edi tante , viciuus quidam Amphi-
trites. Exigua,' facultates; at quies secura parvo
C'juteiilinn beavil. Adveft.e littori opes arduum
358
Fi\BLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
poctus tentavere seusini. Jam vendit pecora;
niimmis negotia ampla molitur ; mari coniniil-
lil fortunasomnes : uaufragiodispereunt. Ergo
iteriim pecori invigilat , non quideni , ut olini,
pastor multo pécore dives , et proprias oves lil-
toris in gramine pascentes spectans ; qui Cory-
etiani musc» vocantur. Ergo desine gloriari ;
superba fastidia pone. Ex aula musca; depei-
luntur; exploratores , similes niuscis. capite
plectuntur. Famé , IVigore , languore et inedià
contîceris , simul atque Phœbus ad alteram or-
bis parteni commigrarit. Tum labore fruar ;
don aut Tyrcis floruit, infelix Pelrulus aut nec ultra montes aut valles lustrabo , patiens
Joannulus squalet. Progressu temporis lijcratus imbris atque ventorum. Lœtani vilam vivere
paululum, émit lanigeras oves; sed aliquando licebit; providà siigacitafe curis expediar. Hiuc
tacentibus auris , et halitum cohibenle eliam discis quid vera , quid falsa laus. Vale : teni-
zephyro , placidum per mare prospectât naves pus inane teris. Sine me labori incumbere ;
tuto appelantes littus. Appetis, inquit, aurum, confabulationibusnunquam implerem granaria
ô mare ; ne meum speres ; alium quemvis et forulos.
decipe.
Quod loquor lictum non est ; historiam, non
fabulam , narro ; ut patetîat obolum pluris esse
quàm mille iucertos. Suà sorte animum ciijus-
que explendum. Nec mari , nec cupido gloriae
pectori credendum ; eorum blandis consiliis ob-
turandas aures; vix unus palmà gaudet ; mille
cœteri se victos délient. Mira pollicentur mare Hortorim cultor studiosus, semi-civis op-
et fortuna. Eheu , ne crédite ! vcnti latronesque pidi , somi-rusticus, prope paguni hortos cum
FABULA IV
HORTILANLS ET PAGl DOMINUS.
advolant.
FABULA m.
MUSCA ET Fua.MICA.
Musca et formica decerlabant utra pluris
esset. Proli Jupiter, inquit prima, lantane est
csecilas an' mi seipsum amantis ! Vile et repens
animal jactat se parem aHlieris uatœ ! Réglas
aedes frequento : tuis inlersum mensis ; si libi
bos mactetur, pra^guslo : duni hxc ignobilis et
misera triduo festucà raptalà iu cavum alitur.
Verùm die \elim , ôamica , insidisne uiiquam
capiti régis, autimperatoris, aut forniosa» puel-
Ice? Atqui hoc meum est. Ut lihet lacteum
deosculor collum ; aureis illudo crinibus : can-
didœ et nitida:» cuti splendorem addo. Arlem
maximam aucupandi gratifis décentes, e muscis
mulieres vulgô mutuantur. Nuuc insulsèjac-
tansgrandia, meas obtunde aures. Dixistine ,
rcposuit parca? Regiasœdes fréquentas , at in-
\idiosa et u)olesla. Verùm quod piudibas epu-
ias deorum , quid inde? Nuniquid hoc reliquiis
sapil melius? Capiti regum asinorumquc in-
discriminatiin insides; hoc faleor. lusupra sio-
j)iusimprob:tat!s molesta pœnas dare cogeris.
Ais orualum muliebrem quemdam venustas
facere puclias ; nec disscntio. (<olore nigro me
peraque ac te refert. Do ut musca vocetur :
nihilo plus hinc tibi tribuere licet : parasiti
praediis contiguis tenuit olim. Dumeto vivo et
spisso agrum sepserat. Ibi Iseta crescebat oxalis
cum lacluca ; insuper et unde festiva innecteret
serta Phyllidi , gelsimini paruni et serpylli co-
pia. Beatam banc vilam perturbavit lepus.
Domino pagi queritnr rusticus : Scelestum ani-
mal, inquit, singulis diebus olera depascit ,
protervè insidias omnes deridens ; nec fusie aut
lapidibus delerreri potest : incantatorem credo.
Incaniatorcm . reposuit dominus : alqui pro-
voco illum. Etiam si esset satanas , Miraltus
brevi excludet perfugia ; mehercule , bone vir,
le protinus expediam. At quandonam? Cras ,
nec Uudiùs. Sic rébus pactis , dominus advenit
cum caterva. Agedum, ait, jentemus. Suntne
pulli lenelli? Ehodum, propiùs accède, puellaj
Icvideam. quaso. Quandonam nu[>tura est?
moxne affluent generi ? Optime senex , intelli-
gis : tum loculos exculies. His dictis . puellam
adit quàm familiariler. unà considet : mauum ,
brachiuni tangit , praMerquam quod decet ad-
tentat animum nugis. Modesta blanditiis répu-
gnât ; tandem seui hoc suspectum habetur. In-
terea iu coquina assantur carnes. Unde pernaî.
inquit dominus? mira quideui ut ^!delur. Tui
sunt , ait rusticus. Dominus refert : Mutins ac-
cipio ; ac lubcns jentat cum onnii slipatii bene
denlato , servis , canibus et equis. Domi impe-
l'ilat . quidlibet audens : cnotat cadum , puella
blauditur. Pdst jenlaculuiii exorilur venaulium
tunmllus . sonitu coucutiuiii malles tuba^ ac
litiii. Slupet seucv; horti vaslanlur, et pulviui
et quadri insili , necnon malva, porri, et quid-
FABLES DE \A FONTAINE EN PROSE LATINE.
359
quid olen.s jiisciila coudiens, IMajj:no suh caule
lalitabat Icpus ; quarunt, inseqinmtur , aufu-
gil cavo qua sepis latè dehiscit , jussu doinini ;
namque oportueral ut ex horto \ia facilis equi-
tibus paterct. Seuex mussitabat : Ergone hi
siint optiniatum ludi ? Sed dicta parvi pendunt,
Unà horà plusniali iinportaverunt . quàm ccii-
tuin amiis fecissent cuncti regionis lepores.
0 parvi principes , jurgia sponte vestra com-
ponite, si sapitis ; nec reges litis arbitres advo-
cetis ; nec bello . nec linibus intersint unqnam.
FABULA V.
ASINLS ET CAÏELLUS.
Ne ingenium ad aliéna invité trahamus ; nil
apte eleganter quisquam gereret. Rudis et inep-
tus,quantunivis nitatur, facetus haberi nequit.
Pauci , quos a^qiuis amavit Jupiter : pauci ,
quibus primo cum haustu lucis arriserunt gra-
tisD décentes . infusa» vénères , salesque jocosi.
Hoc illis proprium unis.
Id punctum ferre ne speres , instar asini ,
qui , si fabuL-c credas , ut hero gralior et carior
esset , ei blanditus est. (.)b , oli , iiiquiebat se-
cum , bic canis . quia lepidus et festivus est ,
familiariùs ut parem se gerit erga beruia ; ego
vero fuste molar ? Quid agit ? porrigit pedeni ,
actutum in deliciis est , eunique deosculantur.
Si blanditiœ non pluris constant, alqui boc ego
valeo. Totus in ilHs forte conspicit beruiu bila-
rem ; tardé et inconsullè acccdit , ungulam at-
toUit detritam ; eani heri mento blandé admo-
vel, necnon et canorà voce molles ornât blan-
ditias. Oh , oh , inquitherus, quœnam facelia»,
quodnam nielos? lieus, ubinam fustis? Fustis
advolat ; asinus mutât vocem. Hic tiniscom(Edi;c.
FABULA M.
CONFLICTLS MIRICM CUM .MISTELIS.
IMiRF.s , genus iuvisum tnuslelarum gonti
frqué ac feiiu.e , ni lutai-enlur angustiis cavo-
rum , animal (iblonguiu. ut opinor, nsque ad
inlernecinnem eos cii'fieiet. Quodam anno .
quo niuiiiuii progonies nnjUiplicata crèverai .
rex Ratapo (ocgit copias . exeicilumqne e cus-
Iris eduxil. Uontra mustelai signa confcrunt .
fama ferl vicloriam diu luBsisse; agniine, crnore
sulci pinguescunt. Verùm undequaqut- clades
major fuit murium ; fusi et devicti sunt , licet
accerrimé reluclati fuerint Artapax , Psicarpax
et Meridarpax fortissimi duces , qui pulvere
conspersi , bostium impetum diu refregerunt.
At incassum obnituntur: falo cedere necesse
fuit. Tum dux et miles promiscué terga dede-
runt. Desiderali sunt duces. Ignobile vulgus
cavis facile se recepil ; at optimates cristis vel
ad ornatum vel adterrorem insigniebantur; id-
que eis exitio fuit. Neque cavi , neque rinue
ullcT satis patuerunt ut effugereut , dum vul-
gus minimos subiret cavos ; itaque procerum
magna fuit strages.
Caput pennis implexum sibi ipsi impedi-
mento est. Nimia ponipa variis in angustiis fu-
gam retardât. Omni in negotio facile ignobiles
sese expediunt ; id non ^ aient principes.
FABULA Ml.
SIMIA ET DELPHIN.
Apud Graecos mos iuvaluit, ut transfretantes,
simias bistrionnmque canes navi secum aspor-
larent. Sic inslructi quidam littore in Attico
navem fregeruut. Nisi del[>lunes opem tiilis-
sent, nemiui ulla fuisset spes salutis. \ostro
hoc genus amicissimum est , asserit Plinius ;
quis negare ausit ? Ergo delphin naufragos pro
viribus servat incolumes. Eo in discrimine, et
simia, cui profuit \ultum bominis utcumque
referre, a delphine pené servata est. Dorso pis-
cis insidebat . instar bominis ; et eâ gravitate .
ul credci'cs clarum bunc qui carmina ceciuit
olim. Jamquc ad littns propemodum vectus
eraf, cînn forte delphin sic quanit : Esne Athe-
nis clarissima in urbe natus? Etiam , inquit ,
illio i)crtmiltisnotus. Si tibi inciderit negotiuui,
flic periciilum gratia' et industriœ mea' ; nam-
que priipinqui sunnnum locum obtinent :
agriatus judex est major. Uiratiam habes, inquit
del[)hin : alcpii Pira-o iVcquens ades. Ita per
singtilos dios ; meus familiaris est , autiquà
necessitudiiie conjimclus. Hàc vice ballucinala
simia portum pro homine sumpsit.
Hunt sunt ImJMsinodi. qui Vallem-Ciirardi
Roinam cicdcri'iil : t;t (|ui garrientes. licet nil
nôritit. nmni.i judiraiit !
R'sil di'lpbin. et detorquens ca|)ut. conspeclà
simià , se tur|)eui bes.iam tautùm ('.([iiis e\-
traxisse seusil. Ergo inmicrgit iterum. et petit
hominem quem ci'ipere, queat.
360
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
FABULA VIIL
IDOLIM.
CciDAM pagano fuit domi deus ligneus. Ge-
nus est deorum, quibus cùm sint aures, tamen
siirdi suut. Mira sperabat de idolo ; magno
sumptuillud colens, vota, dona. lauros coronis
insignitos frequens aflerebat. Nusquam idohmi
tôt victimis abundavit ; iiec tamen huic emersit
lucrum, hsereditas, pecunia- acervus, aut bene-
ficiuni ullum. Insuper et procelia, sicubi gras-
saretur, pro parle sua paganus damno obnoxius
erat. Interea nibilo secius deus cpulabatur.
Tum demum indigné ferens spem delusani,
vecle idolum fregit, et reperit auruni quo trun-
cus cavus affluebat. Dum te colereni . inquit,
nuni obolo saltem me donasti? Hinc abi, alias
aras quaerifans. Similis es ils, qui naturâ rudes
et vecordes sunt ; nil nisi fuste extudcris. Dum
te cumulabam bonis, vacuuset inops mœrebam ;
ergo opportune aliam viam teutavi.
FABULA IX.
GRACULUS.
Pavone mutante , plumas graculus eas suffu-
ratus est, iis sese instruens, et superbe immis-
cens formoso pavonum gregi , necnon et exlen-
tis pennis. Sevenustum jactabat verùmfraudem
aliquis agnovit. Derisus . illusus , exsibilatus .
pennis imniisericorditer detractis , a pavonibus
expulsus^ confugit pudibuudus ad prislinos so-
ciosj paremque tulit repulsam.
Quot buic similes , graciili bipèdes passim
occurriint , spoliis ornati alieiiis 1 Hos vocani
plagiarios. Taceo, nec molestum esse volo huic
goneri : nil meà interest.
FABULA X.
CAMELLS ET FISTES ERRANTES IN AQUA.
Qci primùm camelum vidit, fugit monsfro
atlonilus ; aller accessit ; terlius capistro bel-
luam vincirc ausus est.
Sic insuela usu familiaria liunl; quod primo
aspeclu horrendum et singiilare, sensim sine
sensu vulgare videtur. Quandoquidem id nunc
tractamus. hœc narrem sinas.
Exploratores aderant , qui procul e ripa
speclantes quid ignotum innatans aquis, voce
erumpenle exclamaverunt : Ingens heec navis
est. Paulô post, navis fit navicula incendiaria ;
dein phaselus ; vidulus modo ; tandem fustis
fluctu, circumaclus.
Tam plures passim novi, de quibus hsec apte
dixerim : Eminus quid magnum ; cominus
uihil sunt.
FABULA XL
RANA ET MUS.
Qui, ut aiunl, sperat cœteros deludere, ipse
se deludit. (Ut melius id aperirem, utinam
liceret verborum exoletorum antiquâ vi uti ! )
Verùm , ut qu6 incœj)i redeam, mus pinguis
et obcsus, qui nec Advenlum , nec Quadrage-
simam noverat, ad marginem stagni vario lusu
genio indulgebat. Accedit rana suâ linguâ
dicens : Veni domum , epulaberis. Continuô
promisit mus , nec fuit necesse ut rogaretur
impensiùs. Jaclavit tamen rana , ut magis alli-
ceret , balineum salubre, voluptatem itineris,
aspeclu mira et varia paludis ad ripam. Ali-
quando, inquit, narrare juvabit dulcibus natis
amœnitales rcgionis, incolarum mores, reipu-
blica* aquatica; administralionem. Hoc unum
ei cura; fuil. Nalabat quidem , sed a?grè sine
ope aliéna. Huic incommodo sic ranamedetur.
Pcdcm mûris alligat tenuijunco; ipsainnans
paludi, ad ima gurgitis miserum bospitem vin-
culo deprimere nititur. Nec dalam tidcm, nec
jus gentium violare pudet , inhians largis
epulis ; namque exquisitus ei videtur cibus ;
jam praedam devorare crédit. Ille deos testes
invocal ; perfida ridet : ille reluctatur ; haec
enixiùs urget. Eo in confliclu , milvius errans,
gyrans^que summo in aère , despicit miserum
aquis fluctuantem. Irruit, arripit murem, vin-
culum ranamque simul ; duplici praedà gaudet ;
pisce carneque in cœna vescitur.
Dolus aculior ipsi subdolo obest plerumque ;
et pcrtidia in capul aucloris recidil.
FABULA XII.
TRIBITIM AMMANTILM.
Fabula quœdam apud antiques maxime cla-
ruit. Qua de causa ? Id me fugit : hinc lector
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
361
moribiis attendat ; ego vero fabulam simpliciter
narro.
Fama tulit passim Alexandrum geniluni c
Jove , afîectanlem totius orbis imperium , j as-
sisse geiites quotquot sunt , nec mora , suis
genibus supplices advolvi. Hominum genus,
quadrupedum , ab elepbanle usque ad vernii-
culum, quin et piscium, aviumque respublicœ
accessuntur. Deacenlum oribus sonaus, novuiu
régis placiluin edicit, terrorem laïc incutiens.
Omne genus bclluarum , quai hue usque uni
suœ ferilali obsequebantur , tum temporis ju-
gum ferre decrcverunt. E latibulis prodeunt,
conveniunt vasto in saltu. Posteaquani ali-
quandiu disceptaveriut, tandem placuit tribu-
tum pendere , supplicemque legatum miltere
simiam. Scripto accepit mandata ; de tribu to
autem prtocipua quœstio fuit. Quid muneris?
Pecunia exigebatur. Mutuum petunt ab ofli-
cioso rege, qui suis in iinibus fodinarum auri
potitus , omnia large commodavit. Tribuli vec-
tores ultro sese prœbent mulus et asinus ,
equus et camelus. Unà \iam carpunt , cum
legato simia. Coborti leo fit obviam ; atqui
hoc malè. Opportune, inquit, occurrimus ; iter
faciemus simul, ô comités itineris amantissimi.
Ibam seorsim datuiu munera; at munus quani-
quam levé, me tamen onerat : singuli vestri^im
quartam partem officiosè gérant , nec gravi
onere prememini. Ego expeditiùs in lalrones,
si incesserint , protinus irruam. Leoni petifa
denegare insolitum est ; ergo blandè excipitur,
levatur , spretoque filio Jo\is magno , cum
publico legationis damno opiparè epulatur.
Subeuut pratum rivis irrigatum , vernisque
consitnm floribus. Hac in sede zepbyri capta-
bant frigus , et pascebant oves. Repente leo
de morbo queritur. Perficile , inquit, legalio-
nem ; cœco igni malè intus uror , berbasquc
salubres hic quœrere est aiumus ; vos prope-
rate. Restituite pccuuiaiu mihi ; namque eà
opus est. Explicant sarciuas , et leo ovans ex-
clamât : 0 dii, quot nummi e meis pullula-
runt ! Plerique parentes adoequant ; meum est
incrementum. Onmes nummos aut saliem fcre
omnes diripuil. Veclores et simia pudibuudi,
nec ausi mutire, rursus i(cr faciunt. Jovis nalo
magnam jactant querelam ; al injuria inidla
manct. Quid faceret Alexander ? Leo leoni
adversusfuissel. Adagium id prohibet : PiraUe
confligentes sibi invirem ofticiunt.
FABULA XIIL
EQUUS ET CERVUS.
Equi ad hominum usum ab inilio procreati
non fuerunt. Dum glande conîenti, prisci bea-
tam vilam agebant, asini, equi et muli in silvis
errabant ; nec, ut moris est apud nos, vide-
bantur lot clitellae, tôt ephippia, strata ornatûs
bellici, rhedse , pilenta ; nec frequenlia erant
nupliarum convivia. Tum orta est rixa inter
equum et cervum velocem. Dum cursu cer-
vum attingerc non possct , exoravit hominem
ut industria ejus uteretur. Homo immisit ori
frenum ; dorso insiluit , nec requies nec mora
donec cervus captus interiisset. His gestis ,
equus gratias agit homini , dicens : Prœslo
sum ut te adjuxem ; vale : redeo ad agres-
tem et solam sedem. Neque id tu faciès un-
quam , respondit eques ; melius erit tibi apud
nos. Quis sit tui usus jam teneo. INlanedum ;
beatus eris , nec unquam décrit slramen am-
plum.
Eheu , quid prolicit cibus exquisilior , dum
abesl libertas ? Sensit equus se errasse ; at
seriùs. Jam equile constructum parabatur; ca-
pislro alligatns illic oblit. Félix et sapiens , si
ignovisset injuriam ! Qualiscumque sit voluptas
ultionis, noli banc cmere prctio libertatis, quâ
ablatà caetera vilescunf.
FABULA XIV.
VULPES ET HERMES.
PLKiucirE proceres suiil veluti personœ thea-
Iri ; vulgus rude et facile suspiciens specie
capitur. Hallucinatur asinus fidens nimium
oculis ; vulpes verô perspicax rem accura-
tiùs peipendit . et sus deque exagitat. Simul
atque sensit vile uescio quid occuli magni-
ticis sub involucris , iuipingil dicterium olim
ab co herois hcrmoc injectum. Hermès cavus
eral , et ingens. Vulpes laudans artis gra-
tiam. 0 formosum caput , iuqnit , at nullum
cerebrum !
0 quanti Hol)iles liac in re herma.^ sunt.
362
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
FABULA XV.
LITIS, CAPELLA ET H^DUS.
Capella, duni it carptuni herbain pubescen-
tem , ut depressa distendat ubeia , pessuluiii
obdtt ostio. Cave, inquit h;vdo , ne dispereas,
reserando januani , nisi pro signo dicatur :
Pereat lupus, atque ejusprogenies. Forte duni
hcec dicerel, illas transit lupus, liccc opportune
recondens aninio ; nec nipacem conspexerat
capella. Simul atque profeclani vidit , voceni
mutât, et blandè orat ut aperialur ostiuin ,
addens grata verba : Pereat lupus . atque cjus
progenies. Sperabat se siue niora ingressurum.
At quid IVaudis suspicans iKodus , rima explo-
rât. Ni prrebeas , inquit, pedcm album, non
aperiam. Pesalbus (ut vulgo constat) insolilum
est in gente luporum. Hic stufietactus tam
improvisa repulsà. ut venerat sic doumm rediif.
Quo devenisset tandem sors ha'di . si lidisset
verbis auditis à lupo ?
Bis cautusnil nimis prœcavet sibi.
licus quidam. Dominus villœ bis januae appensis
banc Belgico-Celticam sententiam scalpsit :
«1 Vos fortes lupi , ne matri credatis, dum cla-
» mitantem objurgat puerum. »
FABULA XVII.
SOCRATES .EDIFICANS.
SocRATEs olim acdes extruens, audiit amicos
carpentes opus suum. Altcr cubiculorum an-
gustias, nec tanto viro digna atria ; alter œdium
faciem minus ornatam ; cuncti andron gyne-
cœumque inconcinnum judicant. Qu;e domus !
cui viro ! Vix gyrari potest in ea. 0 utinam,
inquit ipse, utut exigua videtur. tidis opplere-
lur amicis !
H«c jure merito Socrates falsis injecit ami-
cis ; veri pauciores erant , quàm ut domum
totam replerent. Amicum se dicit quisque ;
at démens, qui crcdiderit dantibus verba. No-
mine amici nil frequentius ; nil rarius ipsà
amicitià.
FABULA XVI.
LUPLS, MATER ET l'IKH.
Hic lupus in nicntem rovocat aKerum mcliori
caplum dolo ; sic periit.
Rustici casa semota erat , cl hqius anle ja-
nuani inbiabat pra^die. Nainquc viderat im-
mensum grcgem, tcnellos \iliilos, agnos, oves,
gallos indices, exquisila doni([ue opsonia. .lam
tamcn eurn taxlcbal diutius e\|)ectarc. Al cju-
lantem audit puerum ; maler increpat : ni
taceat, lupo tradelur. Arrectis auribus adstal
animal, do felici evenlu jam grales ageiis diis.
Verùm mater placans blandiliis uatum : Ne
plorcs, inquit : si veneiit , dabil pœnas. Quid
reiest, exclamai vorax animal? Modo polliceri,
modo negare. Siccine illudis generi meo ? Ha
ut vecors a te iiabear? Non ila res eril : puer
aliquanto sallum subeat ad legendas avellanas 1
Dum Iktc diccbal . exiliuul domo . molo>sus
irruit ; venabulis cl furcis lupus conl'ossus
jacet. Aiunt : Quidbuc qua^silum vetiisli? U.on-
tinuô rem narrât. Ergo , inqiiil uialei- . nalum
vorasscs. furcifer? (Jcnueram nem[!e ni ven-
trem impleret tuum ! 'J'um \erù coiiiicitiu'
lupus. Abscidit caput . pïdem([uo dextrum \il-
FABULA XVHL
SENEX ET EJUS FILII.
Omms poteslas , nisi una et sibi lirmissimè
coluerens. niox offeta et imbecillis jacet. De
bac rc Pbrvgem servum audias velim. Si cjus
iuNcntis addo , non ut meum hoc do pravâ
ipinulatione : sed ut moribus fabula adcptetur ^
nnstris. Tanto iucu pto me miuorem lateor. •
S;cpe Pbsedrus eiiilitur ut pnrcedcnlem pr;e-
verfal ; me vero luoc audore minimum decel.
Ergo properemusad patrem, qui nioriens nalos
arrtissimè conjungcre sluduit.
Quo mors \ocabat ]M'operans senex , ail :
Dulcissimi nali , cxperiiiiiiii an luec jacula in
imum fascem compacta IVangerc queatis ; no-
ilum quo vincinntur vobis aperiam. Major nalu
tVusira nisus fascem i-eddil : Incassum , inquit.
teMlal»nnt validissinii. Minor suflicitur: est in
|irocinctu : tentai, nec leliciùs. Audel deniqiic
minimus : tcmpus inane , viies impares insu-
liiil : t'ascis ilbesus manel. ucc dissiluil e\ bac
(•n[n|iage liaslile nlluiii. O inlirma proies, ail
pater : (jutc sit hoc in iK^gnlio virlus niea eli-
ciam. K\\\\\ Indere pul.ml ; subridcnl. al malt-.
Illc dividil j.nMila, ol singula faiilè dilîriiigil.
En, inqnil. concordia- vires. 0 nali. amor nos
FABLES DE LA FONTAINE liN PROSE LATINE.
363
niutuus jungal ; ncc his diclis fiiiem l'ecit ad
extremuni usque spiritum. Ubi vero sensit se
brcvi iiioritui'iiin. Ouo avi deveiiere, inquit, ô
fîlii, illiic pergo. Valele ; fidemdate, \os cari-
talc IVateruâ nunquaiii discessuros. Ultimum
boc mihi morienti solatium delur ; hsec spes
einercs patris allevet. Singuli deflenles promif-
lunt. Omniuiii datas manus tenet iiiamis jam
defîciens. Obit tandem. Hinc occurrit tVatribns
ampla hœreditas , at ditTicillimis implicata iie-
gotiis. Créditer sortem petens, in bona maniis
injicit; in jus \ocat eos vicinus quidam. Primo
triumviratus prospéré repulit injuriam. Yerùm
quœ rara, sic et brevis inter eos amicilia fuit.
Natura conjunxerat ; avariliasejunxit. Ambitio
mala, livor, jurisconsultorum blanda responsa,
haereditatem unà invadunt. Partiuntur inter se
bona; altcrcantur. Ira, clamor, convicia ob-
tuûduQt aures ; \itilitigant , subterfugiunt.
Centum in capitibus quisque causa cadit. Atqui
refluunt vicini cum creditoribus ; hi errorem
facti, ilii indictà causa se damnatos fuisse obla-
trantes. Fratres discordes hue illuc impulsi
in diversa tendunl. Hic litem componere ,
ille judicis aleam tentarc capit. Sic fortunae
dilapsae pereunt. Tune demum , at serins ilbis
meminit patris pnecaventis eoruni mala , et
fascis jaculorum, modo conjunctim, modo seor-
sum tractali.
FABULA XIX.
ORâCULUM et IMPIUS.
ÏNSANORUMest mortallum cœlo illudcre velle.
Quidquid imis pectoribus reconditum latet ,
deos neqiiil fugere. L'bivis et quidvis vel ipsa iu
nocte feceris , hoc prœ oculis dcorum imuioila-
lium lit palùra.
Impius quidam, rogo dignus, qui divina
utut credere consucverat, cousultum ApoHinem
profectus est. Siunil alque ingressus est œdem
sacram , (Juod manu teiieo , iu(juit, visitne
annon? Tenebat passeiem , jiaraliis quidem ad
suilbcandum \el emillenduui. prou! couveui^sct
ad elusionem oi'aculi. Doluni sensil deus. Aut
vivum aut moriuinn exliibe , iiiquil , p:!S,si!-
rem , nec ultra tende insidias. Tibi nialè cedcrct
lenlare dolo nuniiaa. Prociil [terspicio , ar
ferio.
FABULA XX.
AVARLS, AMISSO THESAIJRO.
Usu solo bonis polimur. Qusero ab his , quo-
rum sola Yoluptas est pecuuiaî acervos accunm-
lare, qua in re supra ca^teros homines bcentur?
Diogenes in int'eris eoruui opes cequiparat. Si;b
luce , avarus instar Diogenis \itam trahit mise-
ram. Quem narrât .'Esopus nummos abden-
tem , ut rei exemplum damus.
Infelix et démens aiteram expectabat vitani ,
ut labore partis frueretur. Necpotiebalur auro;
contra aurum eo polilum est. Ilumo infoderat
pecuniam , amores et gaudium simui; pra^ter
nummos nil videns, nil amans, nil dicens , nil
sperans, nil meditans diu noctu, nil somnians.
Nuuimi nescio quid ei ipsi sacrum, qnod vio-
lare nefas. lens , rediens , ediens , polans , nec
leviori momento avertit mentem inhxam loco
quo lafebat carum pignus. Tolies oberravit, ut
tandem fossor id curiosiùs observaverit. Suspi-
catus illis jacere nummos , clam diripit. Ali-
quando avarus auxius vacuam reperit fossam.
Lacrymalur, cjulat. se torquetet dilacerat mi-
sère. Ouid dolos , qua^'so , sciscitatur illac tran-
siens? Heu, rapta est mea pecunia ! Ubiuam?
Juxta hune lapidem. Num tempore belli hue
adductam celare oporluit? Nonne rectiùs fuisset
domi tuo iu cubiculo servare, quàm transmu-
lare malè tutis scdibus? Siugulis horis facile de-
prompsisses ad usum. Siugulis horis! ô dii
œterni ! siccinc fieri polest? Quà celeritate dé-
finit argentum , cane affluit? Atqui intactum
erat. Ergo si intactum , cur taotopcrc doles?
pro pecunia absconde saxum ; ejusdem erit
nretii.
FABULA XXI.
oci;],i s noMiM.
Ad bovile (.oiifugiens ccrNUS, a bobus moui-
tus est ul tutius quiereret perfugium. (.) fra-
tres, inquit, ne me prodatis: vlcissiui piuguiora
pascua moMstraiiii : id oflicii arKjuaudo prode-
ril; nec vos me servasse pd'uitebit. Bo\es ar-
caiKt se obligaul utut. Ille dclilescit iu augulo ,
respirât (juielr , \ires animos(pie retirit. Ad
vesperam . uli luos est diui'uus. aiferunt ré-
centes hei'iias : bue illuc coneursanl servi, et
364
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
centies circumeuut. Circuit ipse villicus, nec
uUus uiiquam advertit , aut cervum , aut cor-
nua ejus ramosa. Silvarum incola jani bobus
gratcs agit, expectans in stabulo , donec ad
Cereris negotia redeuntibiis singulis. ipse oppor-
tuniùs évadât. Uuus boum dixil ei ruminans :
Bene est ; attamen qui centum oculis perspicit
nonduin recensuit cuncta. Hujus adventum
valde tibi timeo; donec transierit ne te securuni
jactes. Tuni berus advenit , et gyraus ubique
explorât. Quid rei est , inquit servis? Deest
fœnum clatbris; hoc stranien minime recens est.
Heus, citô ad fœnile pucri advolent; in poste-
rum jumenta nieliùs niteaiit; qnàm facile au-
ferrentur aranearum telse. Ordine ponantur
juga cum collaribus. Dum cuncta observât ,
prœter solita capita vidil caput; cervum agnos-
cit. Arripiunt venabula ; singuli feriunt mise-
rum, nec lacrymis mortem eflugit. Auferliu",
sale spargitur. Variis in conviviis hic cibus et
vicinos feslivos delectat.
Hic Phffdrus eleganter : Nihil est par oculo
heri; ego verô lubens addiderim amatoris ocu-
lum.
boris consortes. Nisi plus dixerit , inquit alau-
da, nil opus est immutare sedes ; verùm cras
attentiiis auscultate mandata. Interea alacres bis
vescimini. Pastu refecti , mater natique unà
dormiunt. Prima lux dealbat cœlum ; amici
absunt ; alauda evolat. Herus pro more agrum
circuit. Jam, ait, bœc frumenta succidere opor-
tuit. Peccant amici ; at graviùs peccat qui iis in
officiosis nimium lideus, sibi ipsi deest. Heus
nale , adi propinquos , idem rogans. Hàc vice
pulli pavidiores aiunt : 0 mater, dixit : Arcesse
propinquos, nunc , nunc. Etiamnum, ait ma-
ter^ ô nati quiescite. Nec res eam fefellit ; adve-
nit nemo. Tertiùm herus frumenta invisens,
Insanè erramus, ait, dum alienam opem expec-
tantes, nostraî incuria? damnum ferimus. Quis
atriicior propinquiorne mibi meipso? Hoc animo
reconde , lili , et audi quid sit agendum. Ar-
reptis falculis , nos nostrique cras petamus
agrum ; atqui haec via brevior ; opus absolve-
mus quando per vires licebit. Ubi id consilii
sensit alauda , Hàc vice, inquit nalis, bine rai-
giate ociùs. Tum pulli , absque tuba; signo ,
fugam maturantes volitant , cursitant , prœci-
pilesque ruunf.
FABULA XXI l.
ALAUDA, KJLS PILI.I. tf AGRI DOMINl'S.
Lm tibi confidas; vulgarc proverbium est.
En quo modo /Esopo auctoreclaruit.
Dum frumenta virescunt, alaudio in iis ni-
dum occultant , eâ circiter anni tempestate quâ
cuncta pullulant , ^'enusquc blanda grassatur,
cùm monstra imo in mari , tum tigres in silvis,
uecnon in agris alauda\ Una , jam medio
elapso vere, vcrnas aiuoris illecebras inovpoi'ta.
tum demum in animum induxit ut iterum , ua-
tura; instar, matris implerct partes. Nidum
struit, parit ova, incubât et excludit. Quamvis
properè, res utut sese habuit. Ubi maluruit vi-
cinaseges, antcquam pulli nido evolare pos-
sent , ipsa trépida , vaiiisque curis distorta , it
quœsitum cibos. Explorate , inquit nalis: ex-
cubias agite. Si herus agri cuni lilio venerit ,
(namque aiîveniet) auscuilale. et prout dixe-
rit, evolabiiuus siuL'uli. Vi\ alauda nalos reli-
querat , cùm lierus uiiàque lilius adveniunt :
Matura est , inquit, seges: i C'>n\ncatum ami-
cos, ut allatis falculis cras suinmo mane suà
operà nos adjuvent. Rediens alauda familiani
trej)idam invenif. Una ait : Jussit heiiis siniul
atque aurora illuxcrit . cras arcos^ant amicos la-
LIBER QUINTUS.
FABULA I.
LIGNATOR ET MERCURIUS.
Id l\ (.. D. B ».
Tio quod arri;leret ingenio , opus arte ex-
cudi summà; supplex suiïragium rogavi tuum.
Ergo respuis uimis tersum sermouem, ambi-
tiosaque ornanienta jubés ut recidam : tibi
adha'reo; quod non sponte fluit invenustum
i'f[. Scriptorem semper grandiloquentia; inten-
tiim fastidio: nec tamen arccas sales et lepores ;
h(is amas, nec ego et odi. Verùm ad metam in
quam coUineal .Esopus, et ego pro modulocol-
lineo. Nec per me stabit quiu bis \ersibuset '
deloclem et moneam. Atqui hoc non est levions
moiiionti. .Niinimè lidens viribus . nec clavà
Morculcà in piavos more.s invchi valens, melius
lora seco ridiculo quàm acri. Eo deflectit ingc-
niiiin. An sit par operi , necue , id nte latet.
Inlerdnm narro quid facial supcib'a démens li-
' Li-' ili«.'\;iri.i- Je H'uillon.
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
361
vori conjuncta; namque lii duo cardines quibus sum dementem persuasif. Socius ferreus surgit
volvuntur mores nostno letatis. lia vile animal
mole bovem aequare visum est. Vice muluà ,
virluli vitium , sanae menti dementiam objicio ,
agnos rapaci lupo , muscam formica). Eo in
opère centuplicem coniœdiam contexui, cujus
scena totus est orbis. Homines, dii, bruta^ ani-
mantes suas partes agunt , et Jupiter ipse. Nunc
qui verbis ejus puellas alloquitur,nuntius prod-
eat. Nec tamen hic tractanius hodie hujusmodi
fabellas.
Quo victitabat instrumentum lignator ami-
serat. Dum securim frustra quaerit, miserabili
voce gémit, Nec ut propola esset instrumento-
rum copia fuit; hoc uno potitus. Lacrymisfa-
ciem irrigat. 0 securis mea, inquiebat, ô secu-
ris dulcissima, restitue hanc mihi, Jupiter!
iterum a te même creatum putem. Jovem exo-
ravit; advolat Mercurius. Non amissa est , ait
deus , agnoscesne tuam? Namque in vicinia ,
nil fallor, hanc reperi. Simul auream monstrat :
Mea non est, ait. Aureaî argentea suffîcitur ;
iterum rejicit. Denique lignea datur : Atqni
haec mea est, inquit: ultimà contentus ei-o.
Tribus polieris , ait Mercurius ; iîdes tua remu-
nerabilur. Eo modo lubens accipiam, inquit
rusticus. Gontinuô rem fama latè perfert ; li-
gnatores ex industria et secures amittere, et res-
titutionem molestis clamoribus pelere inciplunt.
Quem pra^ ca^teris audiat , anceps hceret Jupi-
ter; Mercurius iterum vociférantes adit ; sin-
gulis auream monstrat. Singuli se vecordes
putassent , nisi dixissent : Mea est. Tuni Jovis
filius non modo eos aurea non donat , sed etiam
hâc verticeui vehementer ferit.
Nunquam mentiri,suoet parvo beatuni vive-
re,longèsecurius. Quanti studentmendaciis opes
captare! Quorsum hœc? Jupiter minime fallitur.
FABULA IL
OLLA LUTEA. Eï OLLA FEilHEA.
Vas ferreum (ictile invilavit ad iter imà fa-
ciendum. Fictile exciisafione usus est . nimi-
rum se . si saperet , adliœsurum focis ; namque
prae summa fragililate minima sibi prcficavenda;
leviori denique in casu nequidem fragmen sui
superstiturum. Tibi verè, inquit, cujus cutis
paulc) durior est . nil obslat quominus proficis-
caris. Te protegam , ait lerreum. Si quid dii-
rius tuam imminel in perniciom , médium me
inseram; refringam iiHuîu. Oflicium promis-
ad dextrum latus. Tripedes enixèclaudicant ; at
(juocunique in as.sultu , in se invicem ailidun-
lur. Damiumi lulit fictile: nnndum centum
passibus confectis, a socio dilhingitur , nec in-
fortunium queri licel.
Impari socio ne te adjungas , nisi fictilis fa-
tum subire velis.
FABULA IlI.
PISCICULUS ET PISCATOR.
MoDO dii incolumitatem dederint, pisciculus
piscis evadet. Hàc spe dimittere illum , hoc in-
sanum duco; incertum namque est. an iterum
capiendi sit copia.
Ad ripam fluminis cyprium exiguum cepe-
rat piscator ; et hoc saltem adnumerum, in-
quit, pracdœ inhians. En primitiasad parandum
convivium; vidulo immittendus est. Cyprius
ille tenuis suâ voce dixit : Quid tibi proliciam ,
cùm vix dimidiam praestem buccellam ? Sine
me adolescere; iterum retibus capiar ; prcedives
aliquis vectigaliuni redemplor magno me pretio
émet ; nunc vero centum pares vix patinam in-
struerent : verùm quae patina? credc dicfis ,
malè instructa quidem. Malè inslructa, repo-
suit piscator, quantum libuerit , u lepide piscis;
qui oralorem agis elegantem , incassum oras :
vesperà friclurum in sarlaginem te injiciam.
Parvum jam partum , amplioribus speratis ,
utpote cor tu m incerto pripstat.
FAUULA IV.
AIRICLL.-E LEPORIS.
CoRNLTLM animal Iconem cùm lœsisset, hic,
ne recideret eodem , interdixit fmibus regni om-
ni animali cornigero. Actutum capra^, arietes ,
tauri , celeriteremigrant. Lepus verô advertens
aurium umbram fimuit, ne earum amplitudo
in cornuum suspicioneni traherelnr ab inquisi-
tore. Inqnisitor eas coruua assereret. Valc . vi-
cine Grillo . inquit: hincabeo, Aures cornua
forent, quam\is breviores esscnt auribus stru-
thionis. Necdum metu liber essem , ait Grillo.
Quid tu? cornua hœc ? Me insanum putas ? Hae
sunl aures a Deo lict». Atqui cornua habebun-
tur, instat pa\idum animal : verimi etiam mo-
nocerotis cormia. Quidquid conlrà alVeram ,
oratio et argumenta uti deliria ludibrio erunt.
366
FABLES DE LA FONTALNE EN PROSE LATINE.
FABULA Y
FABULA VIL
VULPES CIRTA.
ViLPES jaui senior el subilola , puîloruni
plariniii slrage insignis , qucni procul vul-
pino liahitu facile nosses , lu laqiieum tan-
dem inciderat. Forte fortiinà sese expediit ,
at non intégra : naniquo camla illi'- pro pi-
gnore data, curta et piidibiinda; aiifugil. Ut pa-
rium numéro opprobrinm dilnerol , vulpiuni
foncione habita, sic ait . Cui bono pondus inu-
tile? Quid prodest ha-c cauda cœnosas passiui
verrenssemitas? Meaquidem sentenlia si stclis,
singuli anq)uteut. Opiiinè censés, inquit unus
inler caeteros : verùni te verlas paulisper : tu;u
solvetur quxstio : Tantis vociferationibus irrisa
est curta vulpes, ut nequidem audiri posset.
Argumentis asssequi caudal amputationem . ver-
ba futilia tenipusquc inane : ita mos ille per-
stitit.
FABULA VI.
.i^NlS CLM ANCll.Ll Ll^^.
Ami erant dua* auciUuhc mirilieè nenles ;
quibuscurn . si conféras Sorores Icrgeminas .
ha- lanani iutricantes videbuuliir. Ponsuni dis-
tribucre ambabus uua eri't cura vetuke. Simul
atque Thetys e sinu depellcbat Pbœbuni capil-
lis aureis , volvebanlur orbiculifusi. Necmora,
nec requies. Aurorà bigas agente, continue)
Galhis cauebat. Conlinuô anus, obsita paunis
squalidis. acccndens hicernani, rectà adibat lec-
fum ubi ancilluke alto mergebantur somuo.
Altéra oculuni semiapertuni volvit; alteralacer-
tum dislendit oscitans. Utraque dolens injuriain
dentibus infreudit. 0 galle, scelestuni animal,
pœnas dabis 1 Stant dicto : jugulalur aies mo-
Jestus diei nuntius. Necsorlem nieliorem fecit
haec ca?des. Ouiniuio vix ambœ decubuerant,
cùm anus . ne pradcriisset bora condicta, ut lé-
mures per tolam vagatur domum.
Sic crebro dum te e negotio expedire studes,
in aliud sollicitiùs te implicas. Hujus rei testes
adhibeo ancillulas , re malè geslà , anxiores.
Anus pro gallo eas urget molestiùs. E Charybdi
decidunt in ScvUam.
SATVRIS ET RLSTICrS.
Ima in spelunca, ctquidemhorrida senlibus,
Satyrus natique uuà juscidum degluticbant ,
cratère dentibus admorso. Yiridi in inusco cer-
nere erathunc, conjugem . liberosque, absque
tapetc aut veste ullà sedentes, et faîne \oraces.
Imbre sesubducturus frigens rusticus ingredi-
tiir : quannis incxpectatus. ad bauriendum jus-
culum invitatur. Nec |)lus vice simplici rogare
opus fuit. Gontinuo balitu digitos refovet ; pos-
tea délicate in cibum appositum insufflât. Stn-
pet Satyrus. Hospes . quorsum bœc, inquit?
'Juo balitu jusculum refrigcratur. eodem l'efo-
\('ntur digili! Perge quo cœpisti ; nec dii irati
siiiant me tecura sub eodem tecto cubare. Apage
rétro, quorum os frigidum calidumque halat.
FABULA VIIL
EQLLS ET LIPUS.
Ea tempeslatc quà lepentibus zephyris pu-
bescunt gramina , ei aniinalia desertis sedibus
viclum quceritanl. lupus quidam, asperitate
hiemis famis im|)atiens . incidil in equum ,
quem vernas in berbascompulerat herus. Quan-
tum exullaverit animis, dictum puta. Ampla
venatio , inquit : ô si uneino nieo pendula es-
set! Tu , si vervcx esses , quidni ? certa prœda
fores mibi ! Nunc le ut occupem dolo utendum
est ; ergo dolo uti est animus. His diclis , ta-
cite subrepit , discipulum Hippocratis se pro-
fitelur ; se herbarum liujus prali \im medicam
per singula nosse jaclat ; variis se mederi morbis
tuto posse , nec ballucinari asseverat. Si velit
equus morbum aperire , se gratis hune sana-
turum: namque si medica; arli fas est credere ,
equus libéré et sine capistro errans in pralis ,
minus firmam indicat valetudinem. Ulcus. in-
quit equus , pedi meo subcst. Ullum est , re-
posuit doctor, membrum morbis magis obno-
xium. Dominam equorum genlem curare mibi
apud omnes laus est ; insuper cbirurgus sum.
Sceleslusopportunumtempus captabat, utmor-
bidum invaderet. Hic dolum suspicans , exim-
proviso calcitrat, dentés maxillasque elidens.
Bene est, inquit mœrens lupus; alqui hoc com-
merui. Singuli suce arti incumbant. Melanium,
herbarum peritum agere minime decuit.
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
367
FABULA IX.
ARATOR CI M KILllS.
Operi incumbite , indulgitc labori ; fundiis ,
certiores divitiae.
Ll)i sensit dives aralor se niorti proxiinum ,
arcessivit iiatos , semotisqno tcstibus , sic allocii-
tusesl : Cavete ne vaineatunquain agellus accep-
tas ab avis; illic thésaurus latet ; locus me fugit
quidem; al reperietis, modo non desit animus.
Succisis fruiiienfis properate, humum versate .
fodite . proscindile. nec intaclus locns supersit;
iterum afque iterum frangitc nunutatim ipsas
glebulas, Extincto patie, nalisusdequeagellnfu
cxagitant ; labente'anno longé plures fruges
attulit. Nummi vero nusquam reperli sunt. Fé-
lix et sapiens pater, qui tiliis vitam laboiiosam
ut praecipuas opes moricns reliquit!
quin statini Forfuiia riilpetur, (pjasi singulis se
(lederit vadeni. De oiniii casu ut auctor in jus
vocatuf. Iiu()i'udens , incautus , sibi nialè con-
sulens , illà incusatâ , se purgatuui pulat. Ut
brevi dicaui , semper Foituna peccat.
FABULA XII.
MEDICI Dit).
MF.Dir.LsTanlopejus inviseliat a^groluni.quem
a.libat et socius Tanlomelius. Quamvis ille as-
sererel jacentein niigralurum ad avos, hic spe-
ravit convalilurimi. Duni in adversas irenl sen-
tentias, etTanlopejuspraevaleret socio, aegrotus
natunc Iribuliim pependit. Utei'que de hoc nior-
bo sibi plaudebat jactantiùs. Aller : Inleriit,el
préecaveram. Aller : Si meo curassem arbitrio ,
convaluisset.
FABULA X.
MONS PARIENS.
MoNs parluriens tantos ciebal claniores , ni
cuncli, accili ululatibus, pulaverint hune pro-
cul dubin paritnrum urbem ampliorcm Lute-
tià. Soricem enixus esl.
Dum mente revolvo banc [abellatn , verbis
raendacem , veramque sensu , audire mihi vi-
deor poetam insonanlem ; Cantabo bellumges-
tum à Titanibus adversùs Allisoaantem. Quan-
ta pollicelur ! Quid vero proostat? Venlos inanes.
FABULA XL
FORTl'NA ET PUER.
In margine alti putei jacebat sopore oaplus
puer, qui tuni in collegio litleris operam dabal.
Omnia huic éetali leclulus et culcita mollis. Hic
situs vir gravis c\ allitudine viginli iiliiarum
luisset. Opportune etauspicatô bac transiil For-
tunaipsa, blandèque eum excitavit bis verbis :
Scile puer, le sospito; aliàs plus sapias velim.
Si prolapsus fuisses , id imputaretur raibi , et
imnierito : namque lu unns in culpa fores. Num
tuœ stultilia^ id débet d;u'i , an morositali niea'?
Sic locula evolat.
Mihi verô placent bœc dicla. Nil malè cedit,
FABULA XlII.
C.AL!JN\ OVA PARIENS AUREA.
Amitut oninia , onmibus inhians avarus.
Abonde id patebit cxcmplo gallinœ ovum au-
reum , si i'.ibni;e credas . per singiilos dies pa-
rienlis. rhesaurum extis ejus inli.Trenlem sus-
])icalns est. Jugulavit. dissecavit; nil nisicaile-
ris gallinis commune reperil. Sibi ipsi certiores
diripuit fortunas.
0 prœclaruni in a\aros documenlum! No-
vissimis leniporibus quoi visi sunt , qui opibus
angeri diim iiimis properèstuduere , in paupe-
riemse delruserunt!
FABULA XIV.
ASIMS GESTANS RELIQL'IAS.
Sanctokim reliqniis omislus asinus se coli
pulabal. Ilis clarus . jaclautiùs incedebal, sibi
arrogans Ihus et cantica. Nescio quis errorem
intcllexit, el ail : U asine, insanam depone su-
perbiam ; non lu. sed efligies sacra colilur ;
buic uni debetur honos. Ignari magislralûs to-
ira salutatur.
368
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
FABULA XV.
CERVUS ET CANES IN VINEA.
Alta et frondosà vineà , qualis pleruniqiie
hixurial quibusdam in regionibus , protectus
cervus incolumitatem qiiœrebat. Venatoreshàc
vice canes aberrasse existlmant : ergo revocant
canes. Cervus, ô indignurn lacinus ! beneficii
immemor, morsu carpit vilem sibi beneficam.
Audiunt, redeunt , depelhint; eo tandem mo-
ritiirus redit. Hanc pienam , inquit, comnierui.
0 ingrati , hoc exemplum vohis prosit ! Con-
tinué procunibil ; canum turba satiatur; frustra
plorat coram venatoribus qui expirantem cir-
cumdant.
Vera hœc est imago eoruni qui asylum ipsum
quo mortem evaserunt , violant.
FABULA XVI.
SERPENS ET LIMA.
Fertlr scrpentem vicinimi horologiorum
opificis (heu quàin niisero cxiliosa vicinia ! )
officinam subiil, etvictum quœritans, nii pra'-
ter limam ex acie , quam rodere cœpil. Lima
placide dixit : Heu rudis et impcrite , quid agis?
Te duriorem aggrederis. Serpenlicule démens,
antequam e mea mole dctrahas oboli quartani
partem , dentés tuos comminuam ; temporis
edacitateni tantùm nieluo.
Hœc ad vos , ô intima ingénia , genus imbe-
cillum et inutile ! Frustra desudatis ad car-
pendum alienum opns. Niim speratis vos mor-
su livido coutumeliosèailecturospulchra lolcar-
mina? ^Enca, chalybca, adamantina vohis snnt.
FABULA XVII.
LEPL'S ET PERDIX,
NfNQUAM irrideas miseros; quis enim cons-
tantem sibi felicitatem partam autumat? Uno
vel altero exemplo fabellis sapiens .-Esopus nos
edocuit. Idem narrare lubet.
Lepus et perdix eodem in agro accolas tran-
quillam , ut videbatur, vitam degobant. At su-
bito irruente canum tnrb;\ , lepus perfugium
quan'ere coactus fuit. Ad lalebram confugit ;
deludit aberrantes canes, Briialdumque ipsum.
At se ipsum prodidit; namque e membris œs-
tuantibus emittuntur spiritus odorati. Miraldus
olfacit ; et secum cogitans conjicit Leporem
adesse; acriter insequitur. Veridicus Rustaldus
asserit leporem iterum profectum esse. Adcu-
bile redit moriturus infelix. Insultât perdix, his
verbis : Jactabas perniciem tuam ; ubinam sunt
pedes? Dum ridet, suà vice captatur illa. Con-
iidit alis , ut instans effugiat discrimen; at mi-
sera a sœvis unguibus accipitris non sibi caverat.
FABULA XVIII.
AQl.lLA ET BUBO.
Aqiila etbubo, rixis sedalis , se invicemam-
plexi sunt. Alterregiam, aller bubonis fidem
obligavit, neutrum socii pullos voralum. Nô-
risne meos, inquit .Minerva? avis? NuUatenus,
respondit aquila. Tanlo pejus, reponit lucifu-
ga ; ideo illis timeo admodum ; summo versan-
lur in periculo ; tu rex nil observare dignaris;
reges, ut dii , quidquid dixeris, omnia ada:-
quant. Dulcissimi valete alumni , hic si vos re-
perit. lUos , ait aquila , aut describe aut mons-
tra mihi , utinfactosusquequaqueservem. Tum
bubo : Elégantes sunt nati mei , belli , venusti,
sciti supra coa^quales omnes : eos hoc signo fa-
cile noveris; crgo nec oblitus signi funestam
apud me Parcam inducas. F.iventenumine, Bu-
bo genuerat pullos. Dum ipse ibat quœsitum
pra;dani , imminente uoclc , forte aqr.ila , in
angulo rupis abruptae vel domûs semicollapsae
(utrum sit nescio) conspcxit monstra deformia,
truci asperoqne vultu , fnriali voce. Hos , in-
quit , non genuit amicus nostcr: voremus igi-
tur. Deglutivit totam familiam , neque enim
cibis utitur modicis. Pullorum pedes invenil
tantùm bubo reversus , heu , cari pignoris tris-
tes reliquia? ? Queritur, et obsecrat deos, ut sce-
lestum tanti luctùs auctorem plectant. Quidam
interpellans ait ; Tibimet imputes casum ; quin
potiùs culpes legem, quà cuncti suî similem ,
scitum , bellum , venustum putant. Sic natos
aquiiae depingebas naviter ; num aliquo saltem
lineamcnto id referebant?
FABULA XIX.
LEO AD BELLUM PROFECTURUS.
Léo incœptum moliens , de re militari con-
cilium coavocavit : arcessivit cuncta animalia
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
369
singulis probatuni est incœptum. Singnla pro
ingenioassensere : machinas bellicas inferre dor-
so poUicitus est elephas, pro more praeliaturus ;
iirsus accingitur ad irruptionem : vulpes nego-
tia subdolè ordilur ; simia mimicis lusibus bos-
tem distinct. Nescio quis dixit : Procul abigan-
tiir asini tardi et graves, leporesque pavidi.
Minime, inquit rex, atque bissuae partes erunt ;
si abessent, eorum opéra desideraretur. Asini
Yox instar tubae terrorem incutiet; nuntium
aget lepus.
Rex solers et perspicax singulis subditis com-
mode uti apprimè callet ; singulas dotes accu-
ratè perpendit : cordatisnil est inutile.
FABULA XX.
URSUS ET DUO SOCII.
Socu duo , nummorum egentes, pellioni ursi
adhuc vivi pellem vendiderant, occisuri, utaie-
bant, quamprimum. Ursina; gentis regem esse
jactabant : hinc lucrum maximum eiiiersurum
emptori ; namque qui illà indutus foret, algere
nunquam posset , asperiori hieme ; sufficeret
ad instruenda duo pallia. Dindenius oves, quàm
hi ursum , minoris fecisset. Jamque ut suam ,
suàquidem, non belluœ sententià , banc dicti-
tabant confideutiiis. Ad summum intra biduuni
rem tradere pollicentur ; paciscuntur de pretio ;
praedam quœritant; occurrit ursus ; en quasi
fulmine icti aufugiunt. Evanescit pactum ; id
dissolvere necesse fuit; de fœnore ab ursoexi-
gendo nequidem verbum. Alter adrepit arboris
cacumini; aller marmore frigidior cernuus in
faciem ruit, exanimem se simulât , balitum co-
hibet; namque audierat ursum perraro sœvire
in corpus exsangue , immotum, et spiratione
carens. Atqui dolo imperitus ursus malèdelu-
sus est. Jacens corpus ei videtur exanime ; ne
fraus subrepat, hoc versât iterutn atque iterum ;
nares admovet naribus si forte halitum sentiat.
Cadaver est inquit ; jumfœtet; abeo. Hisdictis,
vicinam petit silvam. Alter mercatorum ab ar-
bore delabitur, sociumque adit : Quàm frus-
tra, inquit, illoesus pavisti? agedum de pelle
ferœ quid censés? quid tibi adeo proximus in
aurem mussitavit , pede te subigens ? Alter
reposuit : Ne sospitis ursi pellem praematurè
in posterum vendam , monuit.
FABULA XXI.
ASINUS INDIENS LEONIS PELLEM.
Leomna pelle indutus asinus , quamvis im-
bccillum animal , cunctœ viciniœ terrorem in-
cussit. Extrema auricula forte elapsa, dolum
erroremque detexit. Tum Martinus officio func-
tus est.Fraudis inscii stupebant, quod Martinus
ad pistrinum leonesageret.
Hujus fabulœ documentum elucet comphi-
ribus in viris, qui magnam sibi famam conci-
liant : in cultuurbano penè omnis eorum forti-
tudo sita est.
LIBER SEXTUS.
PENELON, TOME VI.
FABULA I.
PASTOR ET LEO.
QuoD primo aspectu videntur non sunt fabu-
lœ ; bis vilius animal nos edocet. Nuda morum
praecepla fasiidiunlur ; fabell;p jocis prœcepta
suaviiis insinuantur; fictis et docerc et placere
studeas; hàc via incedentes plerique clari auc-
tores scripsêre ; nec fusé nec ornatè dicere li-
buit ; nequidem verbum superfluum rccidere
potuisses. Adeo brevitati studuit Pha^drus , ut
id vitio apud quosdam ductum fuerit. Breviùs
et yEsopus scripsit : at laconicè loqui plus cte-
teris Grfccus quidam ' airecfat ; quatuor ver-
sibus ad sumnuim fabulam includit : bene an
maie, boc peritiscedo; in eo génère hune yEso-
piunque coiiferre placet. Alter venatorem, altor
pastorem iiiducit. Facetiis tantùm obiter even-
tum condiens , communem utriusque metan»
attigi. His propemodum verbis narrât .Esopus:
Pastor , cùm ex ovium numéro aliquam
amissam quœreret , furem deprehendere nisus
1 La FoiUahio l'appcllf Gahrias. Le vrai nom de cet auteur est
ISabrianou Tiabriii-'. On no connoissoit, jusiiu'ici, qu'un abrégt'
de ses fables, fait par IgnaliusMagi';ter au neuvième siècle. Mais
en 1842, M. Minoidc Minas, charge d'une mission scienli-
flciue , par M. Villcmain , ministre de l'instruction publiciuc,
trouva, dans la bll)liothé([ue d'un couvent du mont Atlios, un
manuscrit ((ni contient la plus grande partie des fables com-
posées par Habrius. M. Hoissonadc les publia, au nombre
de cxxiii, et y joignit une traduction latine. Paris, Finniii
Didot , 1844, grand in-8". On en a fait depuis un choiv
pour les classes, in-t2. Celle-ci, intitulée : Le Chasfetii
poltron, est la 92* de l'édition originale.
24
370
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
csl : juxta speluiicam tetendit laqueos ad cap-
landos lupos ; nainque hoc genus in suspicio-
nem venerat. 0 suinme deorum , iiiquit, si
scelestum me praesenle capi jubés his laqueis ,
ut hâc voluptate fruar, iiifer viginti vitulum
cgregiiini eligens niactabo tibi. Duin biTC di-
ceret, ex antro leo immanis erunipit. Paslor
latitans et semianimis ait : Heu , quantum fu-
git mortales qiiid optare oporteat! ut furem
dissipanicm oves capiam , vitulum pinguem
vovi , ô Jupiter ; modo abeat , bovem destino
aris.
Sic pr;ecipiius anctor; nunc ad imitalorem
transeamus.
FABULA IL
l.EO ET VENATOR.
MiLF.5 glol'iosus , quem venatin oblecfabat,
generosum canem amissum , a leonc voratum
fuisse suspicatus, ait pastori : Indioa mibi ubi-
nam latro lafitet : e \estigio injuriam ulciscar.
Ad clivuni hujus montis . inqnit pastor. Pro
tributo menstruo vervecem trado tene ; bàc
lege , rus ut libcl tolum securus pcrerro. Dum
sic coUoquebantur , prodit et advolat leo. Re-
pente déclinât gloriosus miles ; 0 Jupiter, ait,
qnô evadani pra'be refugium.
Animosuni jioctus si velis experiri , oominns
et sub oculis periculum tenta. Qui nuper dis-
crimini occurrebat . mutatâ mente et voce, ob-
vium effugit.
FABULA III.
PHŒBL'S ET BOREA?..
•
BoRK.vs et Phrebus \iatorein , qui tcmpes-
tatis inrlementiœ pra'cavens , forte fortun.\ bo-
nis se munierat vestibus , spcctabat. Nanique
jam aniumnus aderat. quo viatores cœlo dif-
fidere oportet. Tum modo udiini, modo sudnni
cœlum est : modo Iris fascià multicolore monet
viatores ehlamydem sumant.; quamobrem hi
menses a Latinis auibigui vocati fuère. Is igitur,
ad imbrem paratus , cblamyde assulâ alteri
panno gaudebat ; atqui chlamys ipsa crassa et
?olida erra. Hic , inquit Boreas. se cnnctis casi-
bus praMiiunilum putal ; alqui non providit me
xehementi alllalu globulos omnes laxaturum;
ut lubebit mibi, chlamys evolabit; atqui id
spectare satis ludicrum. Visne , inquit Phœbo.
Parce verbis , ait Pha^bus ; pignore certemus
uter nostrùm citiùs equitis humeros nudaverit ?
Tuincipe; meum jubar a te obnubilari sino.
Nec plura dixit. Continuô artis sufflaloria? peri-
tns , vaporibus se totum ut follem adimplet ;
horrendum edit strepitum ; sibilat , perflat ,
procellas suscitât; complura tecta innocua dif-
fringit ; lintres demergit aquis : horum omnium
causa fuit una chlamys. Gavit eques ne ventus
grassaretur intra vestis sinus; hoc saluti fuit.
Ventus ScCviit incassum ; quo Boreas vehemen-
tiùs perflat , eo tenaciùs viator obstat ; frustra
exagitantur coUare atque sinus. Elapso spon-
sionis spatio , sol fugavit nubes ; recréât , peni-
tusque equitem afficit , sub onere chlamydis
exsudantem exspoliari cogit ; nec tamen totâ
usus est efficaciâ.
Yim superant dulces blanditia?.
FABULA IV.
JUPITER ET VILLICUS.
LocANDA fuere oliin Jovis prajdia. Mercurius
rem edicit; quamplurimi se sistunt , audiunt ;
multas post circuitiones , pretium dantrei. Al-
ter agrum asperum, tractatuque difficilem que-
ritur ; aller similiajactat. Dum hi ha-rentes pen-
dent, tertius audacior, ac minor sapientià, pol-
licitus est summam ampliorem , modo Jupiter
imperium cœli concederet, ad arbitrium \aria-
ret calorem frigusque , uduni , sudum , atque
brumam ; oscitanli omnia parèrent. Annuit
Jupiter; initur pactum. Tempestatum regem
se gerit \illicus; pluit , ventos ciet; sibi uni
cœlum tempérât novum ; id tamen confinibus ,
uti Americanis, ignolum fuit. Id Incro \ertitur
ils ; namque hic annus uber Cereris et Bacchi
frugum retulit copiam. Locatori sors mala ob-
tigit. Anno sequenti, omnia iramutat ; cœli
temperationem diverse destinât : nec meliiis
agro cedit. At contra vicinis afflluunt fruges.
Quid tune ? Jovem adit iterum ; inconsultimi
se faletur. Dominum benignum se habuit deo-
rum pater.
Hinc providentiam supernam , quid nobis
cougruat , nobismet melius nosse , inferas.
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
371
FABULA V.
PARVILIS GâLH:?. FELIS et MUSCI'LIS.
TiRiNcuLus sorex , et imperilus , incautè
snnimiim subiit periculum. Sic matri casum
edixit : Superatis montibiis qui banc regionem
fingimt , itor carpebam iit mus adolescens, qui
tum primum iudulget genio. Mihi objiciuntur
duo animalia : quorum alterum mite , beui-
gnum blandumque videtur ; alterum turbu-
lentum et inquietum ; vox aspera et acuta :
vertici caro supercrescens ; quasi lacerti , qui-
bus in aerem sese immittit ut evolet ; cauda
instar cristcC sese explicans. Atqui gallus erat ,
quem sorex matri depinxerat , quasi animal ex
America transvectum. Lacertis . inquit , ilia
concutit, tanto cum strepitu, ut quamvis deo-
rum munere audaciâ polleam, pavidus aufu-
gerim, maledicta in monstrum congerens. Ni
impedisset , adissem officiosè alterum animal ,
comitate gratum. Uti nos villosum est , et ma-
culosum ; caudà oblongà , vultu modesto et
liabitu ; fulget tamen oculorum acies. Genti
murinœ amicissimum crediderim ; namque au-
ros nostris similes. Adil^am lubens , cùm sonitu
claro alter me in fugam converterit. 0 nate ,
inquit mater , is blandus est felis , qui fictà
modestiâ sœvum in nostrum genusodium tegit.
Alterum animal ulli nostriam nocuit nunquam.
Quinimo aliquando hoc forte vescemur. Yerùm
felis nos sibi preedam destinât. Ergo ex vultu
neniinem unquam detinias.
FABULA VI.
VULPES, SIMIA ET AMMANTIÂ.
ExTiNCTO leone quodani regionis rege , ani-
malium habita sunt comitia . ut regem suffice-
rent. E theca corona depromitur : in fabulariis
reconditam draco custodierat. Dum cunctorum
capitibus aptare tentant , nemini convenit : his
caput exilius ; illis crassius ; nonnuUis cornu-
tum. Tentavit et simia ludens, sibique impo-
nens coronam minicis lusibus circum , prcusti-
giis va"iisque nugis lasciviens, quasi in circulum
transmeabat. Hanc artemtanti fecerunt anima-
lia, ut rex ipse fuerit delectus. Cuncti reveren-
tur ut dominum. Unam vulpem assensisse
paenituit , nec tamen quid censeret aperuit.
Post verbaofficiosa, régi dixit : Latebram om-
nibus ignotam novi soins , ni fallor. Quidquid
thesauri latet , jure regio ad te pertinet. Rex
opibus jam inhiat; ne prœverlatur advolat.
Dolus erat , quo captus , a \ulpe ex verbis co-
mitiornm dicente , ha^c audiit : Qui teipsum
rcgere nescis, ceteris prœesse num te puderet?
E solio expuisus est; ac pro certo habitum est,
panels regnandi \im insitam esse.
FABULA VIL
Mll.r? CLAROS NATALES VENDITANS.
MuLus summo loco ortum se pra^dicabat ;
matrem equam indesinenter jactans , de bac
multa prœclara narrabat. Hue venerat , tran-
sierat illuc , id fecerat. Hinc natus se bistoriis
commendandum putavit. Medicum vehere de-
dignatus esset ; senescens ad molendinam de-
trusus est : tune patris asini recordatus est.
Adversa , si stultum resipiscere cogant ,
maxime prosunt.
FABULA VIIL
SENEX ET ASINUS.
Senex asino vectus , ut conspexit pratum
floribusamœnum , et gramine virens , immisit
jumentum. Illuc belluairruens per tenue gra-
men . sese volulat , defricat , et scabit ; saltat,
rudit , carpit morsu , tondetque vireta. Tum
hostis ex insidiis advolat. Fugœ nos demus ,
inquit senex. Qua de causa, reponit salax ani-
mal? Num binas clitellas, duplex onus dorso
imponet? Nequaquam , inquit senex fugiens.
Ad hoc asinus : Ergo quid meà refert cui ser-
\iam ? Evadens me pasci sinas. Palam edico ;
berus est verus hostis.
FABULA IX.
CERVLS SE IN AQLIS INTUENS.
In speculû limpidi fontis cervus olim se cons-
pexit. Ramosa cornua laudans , crura fusis exi-
liora, quae in aquissensimevanescebant, indigné
tulit. Quœ proporlio pedum cum capite ;, in-
quiebat, mœsto animo pedum umbraniinluensî
37i>
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
Neinorum cacuniina fronte ferio ; pedes nie
deturpanl. Haec locutus ea veitago dislurbatur ;
sibi fugà consulit; in silvas desilit ; cornua,
daninosiim decus , impedil cursuin , quo pedes
celeres incolumitalem pra?slare studebat. Tum,
mente immutatà , cnipavit munus quotannis a
natura d a lu ni.
Formosuni magni facinius, flocci utile ; for-
niosum saepe exitio fuit, Pedes veloces cervus
fastidivit , nociva cornua mirans.
FABULA X.
LEPUS ET TESTUDO.
QuiD prodest cursus, nisi opportune curras ?
Id testantur lepus et testudo.
Vis spondere . inquid hœc , uter banc priùs
attigerit nielani? Priùs? Ad déliras, respondit
velox animal ; quatuor ellebori granis, ô arnica,
sananda es. Atqui sana insanave lamen spon-
deo. Ergo paciscuntur ; pignora pone metam
deponunt. Quid fuerint pignora , quis arbiter ,
id minime refcrt. Lepori quatuor ad sunnnum
erant conliciendi passus ; bos autein intelligo
quibus exilit dum canes per saltus in\ios er-
rantes deludit. Tempus satis superque ei sup-
petebat ad paslum , somnum , explorationem
venti ; testitudincni senatorià gravitatc incedore
sinit. Illa verù lente festinat summo nisu, Is
verô banc victoriani parvi lacit , nec sibi ducit
laudi banc sponsionetn ; inimè mature profi-
cisci eum puduisset. Pascit, quiescit , lusu dis-
tinetur , oblitus nogotii. l'bi sensit tandem
œmulani fore voti compotem . sagittâ citiùs ad-
\olat ; sed frustra : testudo eum antevertit.
Nonne, inquit, mérité spopondi? Quid juvat
pedum pernicitas? Mené te vincere ? Quid igi-
tur si domiporta fores ?
FABULA XI.
ASINUS DOMINOS MUTANS.
AsiNi's borlulani Fato querebatur. Auroram
antevenio, inquit. Galliquantumvis primo niane
tantant , ego jam laborein prœoccupo ; at
quare ? ut berbas ad forum deveham ; scilicet
egregia insomniœ causa? Fatum , querelà per-
motum , alium assignat dominum jumento .
quod ex hortulano ad coriarium transmigrât,
PtUiuni gravitas et fœtor moxinsulsum animal
molestant, Atqui , inquit , jam pristinum desi-
deroberum; nanique , ut meniini, si cervicem
flexisset tantisper, caulium frnsta arripere copia
erat, sine ullo meo dispendio. Hic vero nil
lucri ; imô plaga; fréquentes, Ergo iterum mu-
talà sorte, carbonarii familiœ adscribitur. Rur-
sus querela. Tandem Fatum succensit : Vile ,
inquit , boc animal , uti cenlum reges me sol-
licitum detinet; quasi verô mibi curse is unus !
Num putat sibi uni suam displicere sortem ?
Sic meritô aiebat Fatum, Omnes ita alTecti
sunt ; nemo suâ sorte beatus, et instans videtur
pejor, Votis deos lacessimus ; singulis petita
Jupiter annuat , nïhilo secius sacras obtunden-
tur aures.
FABULA Xll.
SOL ET RâN.£.
Tyranm nuptiis dum populi laeli atras cra-
teris immergunt curas , uni vEsopo insanire
videntur. Cur , inquit , tam efîrena lœtitia?
Aliquando Sol uxorem ducere statuit. Gon-
tinuô stagnorum incola? unâ voce sortem defle-
vere suam. Heu, quid spei nobis , si liberos
genuerit? Sic Fatum oranl : Vix unum per-
ferre Solem potuimus; sex exbaurient lacus
atque maria; simul natantium genus exstin-
guent. Valete, ô paludes, juncique ; gens nos-
tradisperiit, nec ultra innabil nisi undœstygiae.
Quamvis imbecillum genus ranarum,ut mibi
videtur, sagax fuit senlentia.
FABULA XIII.
RLSTICLS ET SERFENS.
Naruat /Esopus rusticum , beneficum qui-
dem sed improvidum , obambulando praedium
per brumam , conspexisse anguem jacenlem
in nive, rigentem , gelidum . torpentem , im-
motum . nec victurum quartà parte borae. Rus-
ticus bunc aufert domurn : nil secum reputans
quid grati animi pro tanto merito sperare fas
sit, explicat anguem ante focum, refovet , re-
vocat animum, Vix animal torpens sensit beni-
gnum calorem , et jam eum anima redit ira
teterrima. Arrigit caput, sibilat , sinuoso cor-
pore orbem volvit; repentino impetu nititur in
beneficum dominum , auctoremque salutis. 0
monstrum ino:rati animi. ait rusticus! Hoccine
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
373
laboris est prœmiiim? Occides. His dictis , ex-
candescens , arripit securim , gemino ictu tri-
partilo augue, truncus, cauda, caputque coa-
lescere tentant, at frustra.
Sis beneficus, laudo. Erga quem? caveas :
immemorem beneûcii mori miserum jubeo.
FABULA XIV.
LEO .EGROTANS ET VULPES.
Jcssu ferarum régis segrotanlis in spelunca ,
edictum est clientibus ut singula gênera per
legatos dominum aîgruui invisant. Pollicetur
ipse legatos comitatumque se bénigne excep-
turum. Fide data , subscribit leo : Datur com-
meatus liber a dente , liber ab unguibus. Atqui
régis edictum exécution! mandatur; legati cu-
jusque generis illuni adcunt. Cùm verô gens
vulpina domi retnansisset , hanc quaedam vul-
pes facti rationem reddidit : Impressa pulveri
vestigia pedum eegrotum invisentium , cuncta
adversa sunt speluncœ ; nuUa aversa reditum
indicanl : hoc suspicionem nobis injicit. Ergo
rex concédât veniam ; de commeatu gratias ngi-
mus; tutum puto. Quo hue ingrediar prospicio
quidem , qua egrediar minime.
FABULA XV.
AUCEPS , ACCIPITER ET ALAL'DA.
Improborum injurias sœpe nostris excusamus.
Eâ lege regilur orbis : Vis ignosci libi, ignosce.
Rusticus speculo captabat aviculas; imago
fulgens allicit alaudam. Continua asterias ar-
vis involans sublimis , e sumnio aère irruit in
tenuem avem , quce modo licet moritura cane-
bat. Jamque illa perfidam macliinam evaserat ,
cùm rapacis unguem infeslum sensit. Dum
ipse miserœ plumas detrahendo distinetur , reti
involutus capitur. Auceps , inquit , voce uativà,
mitte me; nil unquam tibi nocui. Quasi verô ,
respondit auceps , bœc plus nocuerit tibi !
FABULA XV L
EQUIJS ET ASlNls.
Hic operae pretium est sibi inviceni subsidio
esse; si forte vicinus obeat. onus in te regeritur.
Unà incedebant asinus et equus inurbanus;
hic ephippia tantùm geslabat ; ille sarcinis onus-
tus , viribus defectus erat. Rogat equuni ut
tantisper fessum allevet , sin minus, inquit,
citra portas urbis confectus occumbam. Nec
iniqua est petitio ; namque dimidiam oneris
partem lusoriè feres. Negat, oppedit equus.
Verùm socio labori succumbente, et jara exa-
nirai , sensit tardiiis se multum errasse , dum
asini clitellas pellemque insuper portare cogi-
tur.
FABULA XVII.
CANIS , DIMISSA PR.EDA , UMBRAM CAPTANS.
QuisQUE nostrûni decipimur. Heu , quot in-
sani vauas captant umbras ! horum prorsus
turba innumera. Cani cujus ^Esopus meminit ,
hos commendo. Is prtcdœ imagine falsâ delusus,
speciem rei antetulit, et fere demersus est. In-
tumuit subito aranis; vlx ripam répétera potuit,
umbrâ corporeque privatus.
FABULA XVIII.
AURIGA CŒNO DETENTUS.
RusTicis vehens curru fœnum , alter iile
Phaëlon currum cœno immersum sensit. Pro-
cul ab hominibus, omni ope destitutus erat. Id
accidit ruri in angulo Armoricœ regionis, prope
Corisopitum , quô Fatum miseros iierumnis dis-
cruciandos abigit. Dii a nobis hanc pœnam
avertant ! Igilur carrucarius succensit , execra-
tur sortem , pejerat , increpat démens cavos
itineris, equos, currum, semet. Tandem deum
laboribus clarum invocat. 0 Hercules, inquit,
fer opem. Si quondam oibem liunieris fulcisti,
hinc me extrahere potes slrenuà manu. Sic pre-
catus, hanc e nube vocem excepit. Vult Her-
cules quemquc nili ; dein opilulatur. Perspice
unde liât mora : amove a rotarum circuitu hoc
lutum grave, quo axis obducitur : arripe fer-
rum; contere silicem obstantem currui; orbi-
tam impie. Numqnid peregisti? Etiam, inquit
rusticus. Nunc opein ferain , ait vox ; sumc
flagellum. Jam sumpsi... Quid rei? Currus
movetur adarbitrium ! Laus Herculi. Tune vox :
En cernis quàm facile hinc te extraxerint equi.
Ne tibi desis ; non deerunt numina.
374
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
FABULA XIX.
CIRCULATÛR.
Nlnqlam orbi défait circulalorum geûus ;
hauc artem quamplurimi semper coluere. Modo
hic tbeatro spectaudus Acheronta provocat ;
modo alter , affixis aute fores cliartis , edicit
se Ciceroni prœcellere. Horuni nescio quis se
ita loquentem jactabat, ut rusticum infrunitum,
vecordem , disert uni facere posset. Ita est hcr-
cle , inquit ; stolidum . barduni , bestiani , asi-
num hue adducite ; niagistrum , et quidem
togatum , prœbebo iliurn. Id ubi rescivit prin-
ceps , rhetorem accersiri jubet. Stat, inquit,
meo in equili Arcadum jumentorum generosa
proies; hune facundum efiicias volo. Nil tibi
arduum , respondit sycophanta. Dantur num-
mi ; hàc tamen lege, ut intra decennium asinus
subselliis insidens argutiis famam captet. Sin
minus , circulator palibulo necandus foret .
rbetoricà asininisque auribus dorsoaftixis. Quis
aulicorum ait : Jam miserè cupio te prospicero
in cruce pendulum. Ni fallor , multa erit gratia
et dignitas oris , necnou et corporis pra:'stantia.
Hinc memineris velini artis quà polies , con-
cionem habeas , at non movendis animis ido-
neani, et quœ deinceps furibus plectendis sit
forma dicendi. Sic reposuit veterator : Atqui
intra decennium aut rex , aut asinus , aut
egomet , quis nostrùm occidet.
Meritô ac sapienter dictum ; namque slultum
est sibi decem aunos iucoluniitatis arrogarc.
Sani licet et florentes cTtate , per singula de-
cennia uuus trium morti debetur.
FABULA XX.
DI6C0RDIA.
Ubi deos inviceni abalienasset dea Discordia,
niagnasque de porno lites sursuni exagifasset ,
ex Olympo depulsa est. Adiit honiines, a quibus
festivè excepta fuit , cum fratribus Ita et Non ,
atque pâtre Tuum et Meum. Dignata est nos-
tram orbis lerrœ parlem aiteri anteferre : nam-
que alteri sunt incola- rustici . rudes , qui con-
nubia absque sacerdote et nolarioineunles, Dis-
cordiam minime norunt. Ut ubique passim of-
licio fungi posset (famà explorante ) ipsa sedula
et velox , ut adesset rixis, pacem antevertebat ;
scintilla incendium inextiuguibile • suscitans.
Tum démuni occepit conqueri Fama , deam
errabundam sedem certam nunquam posuisse ;
in ea quœrenda tempus inane teri , frustraque
desudandum. Sedem deligeret , sedem uude
exciretur in singulas domos, die condictà. Ye-
rùm tune monialium conventus non erat ; ergo
diflicultas sic perenipta est. Hymensei sedes ei
assit^nata fuit.
FABULA XXI.
TENELLA YIDUA.
Amissls defletur sponsus ; primo magni eju-
latus ; dein solatium ; mœror temporis alis
evolat ; tempus revocat ludos. 0 quantum a
vidua qua? flevit annum , distat vidua sponso
recens exauimi ; nunquam eamdem crederes.
Haecfugat, illa allicit ; hœc gemebunda ficto
aut veroindulgetdolori ; semper idem queslus.
Asserit nil posse lenire mœrorem ; asserit , at
falso , ut patebit hàc fabula , aut potiùs verà
descriptioue.
Novae nupta; sponsus extremam agebat aui-
mam. Lateri adha,'rens conjux exclamabat : Ex-
pecta, te sequar ; meaque anima tuac aftixa jam
evolat. Sponsus solus e vita migrât. Puella;
pater , vir caulus et sagax , contra doloris im-
petum minime reluctatus est. Postremo bis al-
loquiis ei blanditur : 0 nata, jamdiu niniium
detles : quid extinctis cineribus prodest forma
iletibus delurpata? Dum suppetuut \ivi , mor-
tui ne sint tibi cur;c. Nec tamen jubeo bas
arumnas repentinisimmutari nuptiis: at elapso
tempore, sinas alium tibi sisleresponsum, lepi-
dum , liberali forma, a-late florentem, extincto
longé digniorefn quem depereas. Heu, inquit
illa continua, nubam soli claustro. Iterum pater
dolori cedit , et sic mensis transigitur. Altero
mense per singulos dies illa vestes, liutea,
comas seusim adornat. Luclus in munditiem
vertitur , usquedum accédant elegantiores or-
nalus. Redit amorum turba volitans ad colum-
bai'ium ; joci , risusque , et saltalio , suas deui-
que obtinent \ices. Serô , mane , in fonlem
JuveutLC demergitur. Nec caros olim cineres
pater jam metuit. Eo tacente, Ubinam , inquit
nata . juvenis sponsus quem pollicitus es?
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
37o
EPILOGLS.
En meta cursus nostri ; diulurniora me ter-
rent opéra? Maleriam ne exhaurias; imô flores
tantùm decerpendi. Jam tempus est me reficere
aniinam atque halitum, ut ad alia excurram.
Tyrannus Amor me ad nova fert incœpla ;
morem geram. Ad Psychen redeo. Horlaris ,
ô Damon , ut jerumnas gaudiaque describam.
Volo ? forsan tennis evehitur musa. Félix ,
modo haic sit suprema Cupidiuis cura pectori
inflicta meo !
LIBER SEPTIMUS.
FONTÂNLS AD DOMINAM MONTESPANAM.
Fabularl'm adinventio numinis donum fuit :
cui id debetur, debentur et arœ : singuli quol-
quot sunms hujus artis auctorem ut deiun
colanuis. 0! illecebra? captant aures, animani
rapiunt suspensam : narratione simplici pectus
ingeniumque agunt ad arbitiium. U Olympa,
fabuke similis , si quondam deorum mensis
meae accubuit musa, hœc dona benignis oculis
aspice , et jocos quibus indnlsi genio gratos
habeas velim. Tempus , quod cuncta atterit,
in boc opusculo, tuo parcet nomini ; sic amio-
rum injuria superior cvadaiii. Quicumque sibi
ipsi superstes esse velit scriplor, tua petat suf-
fragia. Tu meis carminibus pretiuni dices ;
nec est in ullo dicendi génère lepos vel tennis
niica salis qua; te lateat : tu vénères gratiasque
décentes nosti : blandavox, \ultusipse sileiis
pectora demulcet. 0 quam lubeus musa fusius
h»c grata diceret ! At melioribus Ikcc resor-
vanlur ingeniis ; nobilioris musœ laus le ma-
net. Sat mibi dummodo extreinum opus tuo
muniatur nomine. Ergo lave libelio cpio redl-
vivum me futnrum spero quondam. Te fa-
vente, !ia,'C carmina toto oi'be passini Icgenda
suut. Nec lantuin nnuius ego unquau) com-
inerui ; at id postula ipsa fabula. Sois quanlà
gratià polleat mondacium : si tibi bic arriserit ,
pro nierilo lenij)lum ponani. Sed erravi : tein-
pla uni libi ponero decc4.
FABULA L
ANIMALIA PESTE LABORÂNTIA.
Malum territîcum , malum à numineexcogi-
talum , ut mortalinm scelera ulciscerctur, lues
( namque sua nomine dicenda est ) , lues, qua;
intra unam diem Acberonta ditasset, grassa-
batur in animalia. Omnia morbo correpta; non
omnia occidebanl. Nulla remédia dabant ope-
ram , utanimam »gram et lansïuidam refice-
rent. Nullus cibus gratum elai)orabat saporem.
Nec lupus, nec vulpes dulciprœda^ insidiabantur.
Turtures sibi invicem erant terricube : nus-
quam amor ; ergo nusquam blanda gaudia. Léo,
concione babita , dixit : Deos iratos credo hoc
exitium immisisse terris, ut scelerum pœnasde-
nms. Oui plusnostrùm peccavit numinis irai sesc
devoveat. Forsan hoc piaculo cœteri convales-
cent. Atqui historia monet eo in casu hujus
modi piacula felicem exitum habuissc. Ergo ne
nobismel adulemur, afque ul severè scrutemur
qnidquid vilii [)eclori inest , ego pro me di-
cam : Aliquandn, voraci indulgens appetentia-,
vervecum copiam dicerpsi. Quid in me pecca-
verant? nil prorsus. Quin et ipsum pastoreni
Yoravi. Siquidem res id postulat ut me devo-
veam , pra'sto sum. At cécleri sua vice peccata
dicant; namque jure nierito scelo^tior pœnas
dabit. 0 doinine, inquit vulpes, benignus es
pra'tcrquam quod decet.Scrnpulosiusreligione
luus animus angitur. Yili ovium plebeculà
vesci , quid in hoc pecca^ti? Atqui vorando di-
gnalus es girgcs insigni honore. Pastor vero
iiaud dubiè nil poitnlit iimneritus. cum fuerit
umjs e tyrannis qui in animalia iniquo po-
tiuntur imperio. His dictis applaudunt assen-
tatores. Nemo ausus est perscrutari graviora
ursoruin , tigridum , ca-lorarumque ferarum
scelera. Huisquis ad rixas promptior , ctiain
canes , corona* judicum \isi sunt sancti et
innocui. Tandem sic ail asinus : Ad oram
prati monachorum dum errarem olini , famé ,.
occasione data , tenero gramine , ipso sua-
dente diabolo, ut niemini , ad lingu^e nieu-
suram , herbam totondi ; alcpii id injuria, ul
\erum loquar. r.ontinuo oirmes exclamant :
Tolbitur asiujis. Lupus velei-ator nec illitera-
tus, concione probavit diris devovendum im-
purum animal , depile et scabie exesum , e\
quo fous onmium malorum. Levissima noxa
habita est summum nefas. Alienam herbam car-
376
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
pcre ; proh ! scelus horrendum , dignum pœnâ ca-
pilali ! Nec inipunè evasit miser. Prout iii secunda
aut in adversa fortunâ versaris , coram judice
purgaveris, aut evictus muictaberis asperriraè.
FABULA II.
VIR MALE CONJUGÂTUS.
PuLCHRO semper bonum societur; cras uxo-
rem ducam. Verùm multoties disjunguntur;
paucissimae animœ formosae , formosis inhae-
rentes corporibus , utrumque adunant. Unde ,
\euiam concédas, uxorem minime ducam.
Complures novi hymenaios; nullus animum
inflexit. Atlamen plerique homines summum
adeunt periculum ; ideo plerosque facti pœ-
nilet. Cujusdam memini, qui cùm pœniteret ,
id unum superesse judicavit : repudia\it scili-
cet sponsam , rixis , avaritiœ , zelolypiœ dedi-
tam. Nil rectum ei videbatur; maturiùs cuba-
bant , surgebant tardiùs. Alqui hoc minus ap-
positè, hoc aHeno in loco ; dein islud decentiùs ;
semper quid aliud ; nunquam bene. Servi ureban-
tur ; nec jam sponsus suî compos erat. Yirmeus
nil prospicit; bona decoquit niiserè ; vagatur,
quiescit iners. Eô tandem perductus est spon-
sus, ut fessus hâclarvà, illam ad propinquos
rus remiserit. Tum fada est socia quarumdam
Phyllidum , quaî cum subulcis galiinas Indicas
agunt. Post ahquos menses, ubi vir speravit
hanc resipuisse , ad se revocat. Quidnam rei ,
inquit, agebas ruri? quam degebas vitam ? Ar-
ridebatne dulce et innocuum rusticandi otium?
Satis , ait illa ; scd augebar servorum desidiâ ;
grèges neghgunt. Atqui exprobrabam acriter ;
unde mihi conflatum est iniquum odium. Cou-
tinuo sponsus : Heu, molesta et morosa mulicr,
cùm picc œgritudine animi ferre nequeas servos
summo niane abeuntes , et redeuntes sub noc-
tem , quo pacto te perferent servi quos vexabis
per totam diem? Quid spei marito, qui tecum
diu noctuque victurus esset ? Yillani répète
ociùs; vale. Si unquam te revocavcro, faxint
dii ut dem pœnas in ripa Stygia , bimi tuî si-
mili Furiâ me semper infestante.
FABULA III.
MUS EREMITA.
Oriemalium historia narrât quemdam mu-
rem civilibus curis defessum , procul à tumultu
in cavum casei HoUandici secessisse. Latè sile-
bat regio déserta. Novus eremita hincinde gras-
sans facilem victum comparabat. Dente ac pede
potitus est cibis tectoque. Quid ultra opus est?
Pinguescit brevi. Deus sibi devotis bona largi-
tur quamplurima. Aliquando legati murinae
gentis adierunt pium eximiumque fratrem , ut
saltem \el exiguam eleemosynam erogaret. Pe-
regrè profecti erant ad regiones longinquas,
adversus felinam genus opem oraturi. Namque
Ratapolis urgebatur ab hoste, libero commeatu
carens. Absque viatico proficisci coacti fuerant ,
prae summa reipublicœ profligatœ inopia. Mo-
dico contenti fuissent auxilio; certum enim
erat subsidium intra quatuor aut ad sumnum
quinque dies adventurum. 0 amici, inquit seve-
rus eremita , quid me tangunt hujus muudi
curaî? Quid vestrte calamitati opitulari potest
solitarius? Unis precibus numinis opem vobis
demereri jam mihi superest; vobis afluturum
spero. His dictis , januam clausit. Hoc mure
immisericorde quemdam putas me désignasse ?
Monachum? Minime; at dervidem. Monachum
semper fratribus benedcum et charitate promp-
tum piè credo.
FABULA IV.
ARDEA.
Aliqca>do , nescio quô properabat Ardea
longis cruribus, longo rostro, longâ cervice.
Ripam lluminis lustrabat. Uti solet, sudâ tem-
pestate , unda pellucida erat. Cyprins atque
lucins sûcii , hue illuc lascivo lusu natitabant ;
ardea facile prœdà potita fuisset. Pisces ad ri-
pam insiliebant incautè; aies cepisset expeditè.
At fastidienti visum est satiùs expectare famem.
Diœtam observabat, et statutishoris vescebatur.
Paulô post iugruit famés; aies ripœ accedens ,
conspicit in aquarum superlicie tincas émer-
gentes ex imis lalcbris. Yerùm cibus displicuit ;
quid gustui suavius sperabat , superbe respuens
cuncta, instar mûris Horatiani*. Mené arde-
am, inquit, tincas! Mené tam vile opsonium!
Ecquid aliis videor ! Spretà tincâ , restât go-
bius. Gobius, inquit, Ardeee! ô lepida cœna !
Nequidem rostrum recludere dignarer. Absit ,
nec dii sinant. Yiliori cibo inhiavit tandem ; res
enim ita se habuit , ut careret omnino piscibus.
Famé oppressa , inventa cochleâ , se felicem
duxil.
» IIoR. Sal. II , VI.
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
377
Ne simus ita fastidiosi ; solertiores faciles se
praebent in negoliis. Duni nimio inhiaslucrO;
omnia amittere periclitaris. Cave ne quidquam
fastidias , modo circiter qiiod tunm est redeat
tibi. Quaniplurimi hac in re decipiuntur. Non
ardeis, sed vobis , ô homines, id dictum sit.
Atqui alteram e génère vestro desumptam fabel-
lam audite.
FABULA V.
PUELLA.
PuELLA supeiba sperabat sponsum juveuein .
scîtum, venustum , elegantem ; nec frigiduni ,
nec zelotypiâ ferventem (atqui hœc duo nienio-
randa sanè); insuper diviteni , nobileni, inge-
niosum. At nullibi affluunt oninia. lUi colio-
candae haud defuit Fatum. Accedunt proci insi-
gnes; hos minoris facit puella. Mené, inquit ,
hoc vile genus ! Hoc mihi destinare ! Délirant ;
pudet me; misereor. En quid egregium! Hujus
ingenio deerant gratise : nil facetum prorsus ;
illi nasus turpis : modo hoc , modo illud argui-
tur. Namque hujuscemodi delicatae omnia res-
puunt. Exactis divitibus, prodeunt mediocris
fortunée viri. Illa deridet. Benigna sum, inquit,
quœ œquo animo excipio taies. Existimant me
angi multum ut nubam; verùin cœlibem hila-
remque vitam dego. Dum puella his dictis sibi
indulget , forma deteritur annis ; amalores
abeunt. Unus et alter effluit annus; nec sine
mœstitia. Advolat aegritudo animi ; quotidie
elapsos sensit risus , jocos , deinde amores;
vultus sensim turpatur. Frustra accurrunt varia
fucorum gênera; fruslia reluctatur tempori ,
prœdoni famoso , qui surripit vénères. Domus
collapsa restituitur ; ô si faciein fatiscentem res-
tituere fas essel ! Muta voce quoties aiebat spé-
culum : Viro nubere propera. Nescio quœ cu-
pido eamdem edebat vocom. Haec enim hujus-
niodi cupidiuis immunes sunt superbiores puel-
lœ. Precter omnium expectationem, hœc uupsit
tandem ignobili imbecillique viro, quem vix
captare potuit suis arlibus.
tidos , hortos virentes facinnt suâ industriâ;
Si quod fecerint attractaveris, corrunipis omnia.
Unus horum olim ad Gangem hortos cujusdam
civis coliiit. Silentio, solerter ac naviter operam
dabat hero, herœ , maximeque hortis adamatis.
0 quantum Zephyri amici Genii , benigno af-
flatu, incœpto faverint, quis dicat? Genius,
indesincnter opcri intentus , dominornm fuit
deliciœ. Ut amorem significaret , nihil obslante
levitate ingenitâ , hoc in hospitio sedem fixisset
lubens. Verùm cœteri Genii ila egerunt cum
duce gentis, ut hune sive ex consilio, sive te-
merè, alio transtulerit. Jussit eum transmigrare
ad Arctum gelidam , ut domum opertam nive
regeret ; ex Indo Lapo factus est. Valefaciens
Genius , sic ait : Nescio quà culpà hinc abigor.
Brève mihi superest tempus; forte mensis, forte
septimana. Hàc morâ utimini; dum licet, tria
exoptate; tria namque pra-stare queo. Quid
exoptare, nec novum , necarduum hominibus.
Hi primo appetunt abundantiam ; continua arca
nummis, horrea frumento , vino cellaria re-
dundant; copia opprimit domum. Quis locus
tantas opes caperel? qui rationum libri ? quœ
cura? quantum temporis insumptum? Uterque
ffrumnis conficitur. Fures subrepunt ; nobiles
mutuantur ; rex ipse exigit pecuniai summam.
Pi'œ nimia opulentia miseri iiunt. Molestas au-
fer opes , clamât uterque; beali egeni ! His opi-
bus prœstat pauperies. Abite , nummi,abite;
tuoque , dea , cordatorum pia mater, ô mcdio-
critas aurea, gratum qucc fovesotium, hue
redi. His dictis , tectum subit mediocritas; cui
loco cesserc reliqua. Duobus optatis , nihil sibi
profecerant. Ita se habent qui miserè cupiendo
sese enecant. Atqui rébus suis consulere , quàm
inhiare chima^ris, salins esset. Cum utroque
risit Genius. Sed ne dilaberetur incassum donum
Genii, eum jam proliciscenten), rogarunt pru-
dentiam , veras opes scilicet , quœ nunquam
dominum vexant.
FABULA VIL
LEO CLM ALLICIS.
FABULA VL
VOTA.
Apud Mogolum erant Genii jocosi , servorum
Rex leo quondam animo inslitait , singulas
quibus inperitabat ferarum génies recensere.
Ei'go clientes subditosquc cnjusque generis ad
se legatos mitlcre jussil. Epislola sigillo regio
munitacircumfertur. Hœc habuit : Regcm men-
se integro clientes exceplurum in aula, magnum
fungenles officio. Domum mundam , equos ni- apparari convivium , Indosque mimicos in pri-
378
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
main dicm. Hàc munilîceiilià princepssuis siiaiii
indicabat poteutiani. In regiani cosvocat. Hun'
regia? Ossuariuin, cujiis fœlor nauseam provo-
cat. Nares reclusit ursiis ; rectiîis egissel ricins
non distorqiiendo. Displicuit : rex olfensus fas-
tidiosnm ad Plutonis régna detrusit. Huic asp»^-
ritati applausit siinia; irain, nngues , spelun-
cam régis putidam adulatoriis laudibns extulit ;
flores et succinum , si conféras , alliuni redo-
lent. Verum insulsa adulatio nialè accepta pœ-
nas dédit. Rex iile leoninœ gentis , (ùaliguhe
consiniilis fuit. Vulpi vicina; ait : Quid olfacis?
Die, née simula. Illa verô : Exensatam me ha-
beas , quippe quai rheumate oppressam , caren-
temque olfactu. Ita se expedit.
Hoc tibi sit documento. Si gratiam inire
cupis in aula , nec insnlsus adulator , nec
censor ingenuus adsis; interduni mentem a[ie-
rire vîtes.
FABULA VIII.
VLLTURES ET COLLMBI.
Mars oliin aerem perturbavit, nescio quà
iuter aves confentione ortà. Non erant ilUid
avium genns quas secum ver diducit , et quio
sub umbra virenli, exemple voceque canorà ,
vénères pectus in noslrum revocant ; non aves
quasipsa Cytherea currui adjungit. Sed vnllu-
res rosfro adnnco . ungnibns acnlis, de cane
mortuo inter se decertavernnt. Imber cruentus,
nec mentior, decidit. Singula si vellem dicere ,
vox deticeret. Duces beroesque quamplures oc-
cubuere. Rupe in aeria jam Prometheo glisce-
bat spes pcenui amovend.c. (lonatus bine inde
spectare gratum fuissel: at miserabile visu qnot
cecidere strenni 1 Forlitudo , |)entia , solertia ,
dolus, nil defuit. Llraque manus, acta furore,
omnia lentavit , ut stragem faceret quampluri-
mam ; singula elementa ininislrant innnmeros
cives immunibus unibrarum regnis. Atqui ca--
cus furor miserationeallbcit aliain gcnleni collo
versicolori , pectore amori dedito tidoque. Pro-
xenetam se gessit ut bellum componeret A
columbis legati missi ita egerunt eu n vidturi-
bus, ut cessa rcnl a prœliis; pactis induciis |)ax
initur tandem. Vcrnm genti bene nierit.e id
fuit exitio : ferum et acre genus in columbas
beneficas sa-viit usijue ad internccionem. ^'ic:s.
pagis, campisque nusquam apparent colnmbie.
Heu démentes, qux bostes improbos pace re-
créa verunt !
Scelestos sibi invicem infestos babe; hinc
securilas orbi. Ni bella succendas , pax nulla
cum eis speranda tibi. Atqui hœc per transen-
nam: jam taceo.
FABULA IX.
CARRUCA ET MUSCA.
Clivoso in itinere, arenis resperso atqne
salebroso , undique soli ferventi objecto , sex
equi acres carrucam trabebant. Mulieres, mo-
naclii , senes descenderant. Exsudant , anhe-
lant, fatiscunt equi. Advolat musca, bondjo
sperans equos concitare. Huuc, illmnpungit,
creditque macbinam iugentera suis impelli viri-
bus. Medio in temone, aurigœ naso insidet.
Dum carrucam insedentem. viatoresque seden-
tesspectat, id sibi laudi apponit. Ergo it, re-
dit . ardelionum more, t'rederes Iribunum
mililum , qui bue iliuc agit singulos ordines in
pradium , et victoriam maturat. Musca quai-
ritur se unam communi negotio operam dare ;
pra'ter se neminem slimulare equos ad iniquum
superandum iter. Monacbus oflîcinm recilabat,
alienore quidem tempore. Mulier canebat; sci-
licet is erat cantilenis locus î Sic murmurabat
singuloruni auribus inepta musca. Carruca
tandem mullis exbaustis laboribus clivum su-
peiat. Continue nuisca : Nunc , ait, reliciamus
luililum: meà industrià devenimus in banc
])laniliem. 0 equi, referte gratiam; solvile prœ-
mium. Ita complures affeclaut anxiuni vita;
genus, ac negotiis sese oblrudunt ; ubique ut ne-
cessarii accersiri volunl : quantô satins arcendi
foient.
FABULA X.
MLLIER ET VAS LACTELM.
Te>li cum culcita capili impositum , vas
lictile lacté plénum Petronilla urbemdeferebat,
sperans se facturam iter absque ullo casn.
Levis et altè succincta pro[)erabat unà tantùm
indula veste calceisqne bumilibus sibi aptatis.
Puistica sic pracinota jam ?ecnm cogilabat Jadis
prelinm ; pecuniam locatam, centnm ova emen-
da , triplicemque gallinam iucubantem ovis.
Suà industrià rem facere proximè certa erat.
Facile est. inqnit, in propatnlo domus enutrire
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE. 379
Ita se habet hominum vita; singuli quotquot
suiiius , Coartiun pastorein agiiiius, suo lajtan-
tem niorluo . aut fabcllain rustica: vas lacteum
irestaiitis.
puilos gallinaceos : nec vulpes dolosa ita depo-
pDlabitur , ut pretio pullorum porcum alere
nequeaiii j t'uriuris paululum porcum saginabit.
Atqui jam adultus et pinguis erat, quaudo
illum emi. Pro mercaudo redibunt uuuinii.
Quid obstat quoininus nostra in slabula dedu-
cani bovem fœtani cum vitulo ; nec enini hos
pluris faciunt. Eum exsultim ludentem spec-
tabo. Ipsa Petronilla ludibunda exsultat ; cou-
tinuo lac efl'unditui- ; simul evanescunt vitulus,
juvenca , sus , pulli. Misera niœstisoculis spec-
tans gazam disperditam , ne det pœnas culpce ,
e.xcnsationibus sponsum exorare nititur. Hinc
fabula ab bistrionibus acta in theatris , cui no-
incn Vas lacteuui. Quis mente non aberrat?
quis cbimœras non sibi lingit ? Picrocholus ,
Pyri-bus, rustica nostra , denique omnes^ cor-
dati et insani promiscuè \igilando somuiant.
Nil dulciùs quidquam; gratum delirium ani-
mam rapit. Tu m omnia nostra , dignitates
summse, venustaîque mulieres. Ubisolus otior,
fortissinios ad pugnam provoco. Aberrare libet;
regem Persarum disturbo è solio ; rex ipse de-
ligor cbarus populis3 diademata meo capiti ac-
cumulantur. Si xerô, nescio quo casu, ad me
ipsum redire cogar, uti antea Joannes servulus
resfo.
FABULA XL
PAROCHLS ET MORTI TS.
MoRTULS quô sepeliendus erat. niœsto ibat
gradu. Pastor ovans ibat hune sepultnm quam-
primum posset. Pilenfo \cctus involutusque
ritcmorfuus, jacebat in feretro , ubi hiberna
œsti vaque transigere moris est. Instabat Pastor
pro more decantans pias orationes , psalmos ,
versiculos , lectiones atque responsa. Quiesce ,
inquit mortuo ; donaberis orani modo ritu ;
tantùm merces adsit. Joannes Coartus cupidis
oculis mortuo incubans, quasi (juis in]ua^^et
sua' prs'da^ , ^u!tn non verbis luec dicebaf : 0
mi mortue, htec argento, b.a'C cercà. ba^c njini-
mis sumptibus de tuo cxigam. Ha:c spes ciat
einendi cadum generoslssimi vini totius \icinicc.
Fralris lilia munditiis satis elcgans, nccnon et
farimla , hiuc vestes aceeptuia' erant. His de-
lectalo Pastore, salebroso in itinere currus ever-
tilur. Pastor illisus mortuo , exiremam agit
auimam, obtrito capite. Plumbo condifus donii-
nus Pastorem ad tartara raptat , alque unà in-
cedunt.
FABULA XII.
HOMO SECTANS FORTLNAM, ET HOMO FORTLNAM
IN LECTLLO EXPECTAN>.
Qlis Forlunam non prosequitur? 0 quàni
xellem ex edito loco spectare molestam homi-
num turbam , qui caco inq,etu varia pcr régna
hanc Sortis tiliam expetunt, vanœ imaginis vani
captatores 1 Ubi felix imminet inslans , aut'ugit
inconstans dea. Horum misereor, namque mise-
ratio , non ira, insanis debetur. Hic inquiunt,
caules serebat olim : uunc Papa factus est.
Nonne hune a-quiparo '.' Longé pluris te asti-
mes. Verùm quid prodesl virtus? Fortunacaca
est. Praterea pontitieia dignitas plus damui
quàm lucri alïert. 0 otium, otium , vera gaza ,
quam dii sibi reservaruut; hoc suis Fortuna
negat. Ne quares hanc deam ; occarret tibi : id
moris est huic sexui.
Socii duo in pago vitam degentes pradiolis
poliebantur. Aller Fortuna inhians alteri dixit
aliquando : Hanc descramus sedem ; nemo pro-
pheta est in patria; aucupemur aliô beatam
sorteni. Ouaras . ut libuerit , inquit aller; ego
xero nec ctelum clementius, nec fala meliora
Yolo. Genio indulge ; obsequere anxio animo ;
mox redibis vacuus. Te dormiens expecto. Cu-
pidus \ir ille , iter faciens pervenit quô dea
maxime sedem fixit ; sedes nempc aula rcgia.
Hic ibideiH sedem slatuit ; surgenti . decum-
benti adest principi ; adest molliori tenqjore.
Nunquain, nusquam abest ; nihil assequilur.
Heu, quidnam rei est, inquit? alio quaram
opes. Hic tameu degit , namque hue modo ,
modo illuc ingredientem doleo illam ; cur et
mihi non obligil morosa? Olim hoc mihi quàm
dictum benc, aulicorum andjiliosos mores agrè
ierendos. 0 aulici valele ; xaletc auliciï Falla-
cem pergile,sequimini umbram. Atqui Surata*,
utierunt, colilur Fortuna; illuc uiigro. Ait,
et conscendit navim. O moi'tales, pectoia anea 1
illi lorica fuit certè adaiiumtina, qui prinnis
hanc tentavit viam . iratumque non horruit
mare. Hic mulloties desideravit lares rusticos;
piratis, ventis, fluctibus, scopulis , ipsà maris
quiète exagitatus. Sic mortem pramaturam ac-
citum e longincjuis oris duro cum labore quasi-
380
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
\ero ; sedenti propnis in laribus non instet
cHô? Pervenit ad Indos ; audit Fortuiiarii m
Japonia sua munera largiri : advolat. Jam mare
lassum refugit illum veliere. Hic unus landem
fuit peregrinationis fructus , hsec scilicel agres-
tiurn populoruni senlentia : A natura edoctus ,
mane apud tuos. Nec Japo laustior Indis. (Juare
eutn pœnituit rusiicos deseruisse pénates. lu-
gratas répudiât peregrinationes ; palriani repe-
liit ; pénates conspicit procul, et obortis lacry-
mis ait : Félix qui rus incolit suum , uni sibi
imperare studens ; nec unquani expertus est
quid aula, quid mare, quid tua régna , ô For-
tuna , cujus honores opesque nostris illudunt
oculis , arte fallaci 1 In posterum resipiscam ;
nihil molior ampliùs. Haecobtrectans Fortund-,
in eam incidit sedentem jauuœ amici alto in
sommo stertentis.
FABULA XIII.
DUO GALLI.
Dco galli tranquillam vitam degebant : una
gallina advenit ; en bellum accensum. 0 amor,
evertisti Trojani ! Hinc acerba odia ; bine Xan-
thus et deorum tinctns cruore. Diutina gallo-
rum efferbuit pugna. It latè rumor totam per
viciniam ; gens cristata ad speclaculum advolat ;
compluresHelenie pennis insignes in pra'mium
cessera victoris. Victns abit gemens ; exulat,
deiitescit in latebra ; dctlet laudem depcrditam,
amoresque siniul. 0 amores , quibus forus ri-
valis, insullans dadi , prœ oculis potitus est!
Ipsa, ipsa, quam sub oculis fovet a?niulus, odia
animosque in dies stimulât. Ergo exacuit ros-
trnni; auras et ilia concutit démens; ventes
lacessit, aMiiulamque imo pectore coiicitat ra-
biem. Neque his opus fuit. Victor involilans
lectis, victoriamque decantans , audilur a vul-
ture. Valete, ô amores atque triumphi ! Tanta
feris unguibus discerpla est superbia. Tan-
dem Fato referente vices , pristinus rivalis
pristinos gallina^ rénovât amores. Proh , quan-
tusgarritus! namque feminarum gregem nac-
tus est !
His Fortuna sa}va delectalur ludis. Victor
superbus exitium machinatar sibi. Victoria
partà, Fato diffidamus, rei nostr» caventes.
FABULA XIV.
INGRATUS ET INJISTUS HOMINUM IN FORTUNAM
ANIMUS.
Maui comparavit opes negotiator quidam.
Quamplurimis peregrinationibus ventos delusit.
Gurgiti , nec syrtis , nec scopulo uUi tributum
pependit. Omnes mercium fasces evasere , fa-
vente Fato. In cunctos socios Atropos atque
Neptunus sua jura sibi arrogarunt , dum For-
tunœ cura fuit hune mercatorem tutô deve-
hendi ad portum. Nec ulla fraus ingruit ab ins-
titoribus aut fœderatis. Apud illum vaeneunt
tabacum, saccharum, casia, et porcellana vasa,
quanti lubet. Luxu atque dementià hominum
adauctœ sunt opes; ut brevi dicam , rem fecit.
In todibus amplis sonat nil nisi nummi aurei ;
canes, cquos alit; pilento \ehitur. Dies jejunii
nuptiarum conviviis œquiparantur. Amicus qui-
dam , dum lautas considérât dapes , ait : Unde
Ikt epulai ? Ex industria, inquit. Id debeo mihi
uni , curis, industrie , ingenio opportune teu-
tanti omnia et pecuniam apprime locanti. Lucre
demulclus, et j)artaiterumForluna) committit;
neque tune quidquam prospère cessit. Is casus
imprudentiîc apponitur. Navis, malé gravata
saburrà, fracta est procellis; altéra, minus
instructa armis , rapla est prœdonibus. Nec
merciunj venderidarum copia datur; decreve-
rant luxus insanique mores. Infidi inslitores
suffurati erant. Ipse genialiler vivens , sum-
misque impensis, dapibus et damnosic œdifica-
tioni indulserat ; ita repente bona dilabunlur.
Egenti et squalido occurrit amicus. Unde hoc,
inquit? Heu, Forluna morosa in me saeviit.
Leni dolorem , ait amicus ; si Fortuna vetat te
esse felicem , at saltem resipisce.
Nescio an huic consilio assensus fuerit ; ve-
rùm scio quemque prospéra industriae suœ ,
adversainiqua" Fortune Iribuere. Nec quidquam
est usu frequentius : quod bene , nobis ; quod
inalè, Fortunœ adscribimus. Falum semper ,
nunquam homo errât.
FABULA XV.
MLLIERES FATIDIC.E.
S.EPIUS e casu oritur opinio, ex opinione fama.
Exempla cujusque sortis , ut id pateat , suppe-
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
381
tunt. Apud hoiuines quid occurrit? Nil nisi tim ludens , imas sedes repefiit. Tuni forte fe-
praeventio mentis, animns pervicax, factiones nestra^ mustela rostriiin inseruit. 0 dii indige-
varise , nenio aequi bonique consulens. Torrens
eslj quid âges? sine hune efflui. lia res fuit ,
et erit.
Mulier quœdani Lutctiœ Pythonissam age-
bat. De re quacumque consulebatur. Si quis
aniisisset vilem panniculum , aut arsisset puel-
tes , quid cerno? inquil infelix ilie , patrio ex-
pulsus lare. Heus scelesta, actutum abeas. Ni
facias , iho accitum cunctos viciniae mures.
Domina roslroacuto hœcreposuit : Terra primo
occupanti. Sciliect egregia bclli causa , nempe
cavus quo ipse nisi contractus et reptans se con-
lam , si marilus vivax gravis esset sponsae , si dere posset, Etiamsi, aiebat illa, hœc régna
cui mater morosa aut conjux querula ; Pytho-
nissam adibat singuli , ut optata prœsagiret.
PoUebat dolis , eruditis vocibus, plurimà im-
pudentiâ , interdum favebat casus ; hœc omnia
conspirabant. Hinc sxpe exclamatum est : O
ampla forent , die , si vales , quo jure sint
concessa Joanni filio aut consobrino, vel Pétri ,
vel Guillelmi, potins quàm Paulo aut mihi?
Cuniculus apposuit jura legesque. Vi legum ,
inquil , adeplus sum dilioneu) dominiumque
miraculum ! Denique etsi crassà et supinàigno- hujus sedis. Petro a\o , Simoni patri , mihi
rantiâ esset , oraculum habebatur. Oraculuni
summis in aedibus sedem tlxerat. Illic , absque
ullo alio redilu , ha;c mulier numinis implet
crumenam. His artilnis marito magislratum
comparât, émit œdes. lu conclavisubtegulaneo
mox alia sufficitur saga, ad quam mulieres ,
denique Joanni jure hœredilario obvenit. Num-
quid lex primi occupantis sanctior ridetur ?
Parcamus conviciis: visne, arbilruin deligamus
Raminagrobisium. Felis erat illepio fervore in-
ter eremilas clarus; felis mitis, et benignitatem
summam pra- se ferens ; felis modesto vultu ,
puellœ , servi , proceres, urbs denique tota pro purisque moribus, villosisornatus infulis , pin-
more confluxit , fata ut scirent sua. lia subte- guis et obesus, arbiler peritus elhicorum. Hoc
gulaneum penetrale fit Sybillinum anlrum. judice a cuniculo accepto, adeunt parles regeni
Prior mulier banc loco dedcrat fainam : poste- villis insignem. Accedite , filii , inquil , acce-
rior illa frustra renituit. Mené sagam? Ridetis dite hue ; ohsurduerunl aures , senectutis in-
certè. Num lilleras novi ? Nequidem elementa jurià. Tum uterque incauliùs accessit. Sitnul
didici unquam. Atqui vana hœc argumenta atqiie liligantes proximè positos sensit, utroque
fuere. Ergo oportuil futura canere, et coacer- pede diris unguibus irruit. Sic discerptis parti-
vare numinos. Duo advocati minus lucri fecis- bus, lis composita est.
sent. Supellex et composilio rei domestica' exis-
timationi faverunt. Quatuor sedecuhe claudi-
cantes , manubrium scopie , omnia denique
redolebantarlem magicam. Sifemina vera ceci-
nisset in conclavi aulaeis instruclo, irrisa fuis-
set. Fama loco inhœserat. Prior saga se deser-
tam sensit.
Insigni aftixa est farua : sécpe in foro adverti
inconcinnè togatiim magnas opes naclum. Vul-
gus suspiciebat magislrum ,... quem longa
stipabat clientûm caterva. Quare hoc ? sciscitare,
si velis.
FABULA XVI.
FELIS , ML'STELA ET Cl'NICL'LUS.
Adolescentis cuniculi cavum invaserat ali-
quando mustela: namque subdola est. Absente
domino , omnia fuero»pervia. Ergo sucs trans-
tulit pénales , dum ille Ihymo ac rore perfusus
aurora; gratiam iniref. Postquam cuniculus
morsu carpsisset gramina, eircumquaqueexul-
Ha}c similia videnlur rixis exiguorum prin-
cipum , qui suas ut conlroversias dirimant ,
potentiores reges adeunl.
FABULA XVII.
CAPUT ET CALDA SERPENTJS.
Ancii diiœ pailes insunt liomini infensœ ,
caput et cauda. Ulraque apud Parcas inclaruit ;
unde olim inter cas magna fuit de primatu
contentio. Caput hucusque prœcesserat ; cauda
Olympo ila querebatur : Hujus ad arbitrium
quamplurimas leucas conficio ; nimi sperat me
semper ei obsecutiu-am? Hallucinalur. Sororem
illi, non famularn dii me assignarnnt ; eodem
sanguine crelas, eàdem sorte gaudere decet.
Nec minus inest mihi vis nociva, venenumque
praesens. En vota mea : Jubele me vice meâ
sororem anteire ; dux ero solers. ne querelœ
sit locuR. Crudeli obsequio deus moreni gessit.
Heu , quolies obsequium deorum nobis obfuit !
Insanis hominum votis quare non obturant
382
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
aures? Tnra faciliiis exoralo numine , dux ille
novus , in iiice nieridiana quasi in furno Céecu-
liens, modo impopit in marmor , modo in tur-
ham pra^lereunlem , modo in arbores. Ita im-
das ad Sty^Mas sororem deduxit.
Va> regnis eo in errore vei'sanlibus !
FABULA XVIIL
ANIMAL IN LIN A.
Dlm philosophus quidam asserit sensus esse
fallaces, aller conlrà iiumquam eos fefellisse
jurât. Rectè ulerque. Jure merilo quidemaiunt
philosopbi , bomines sensibus ad judicandum
induclos , erraturos sempcr. Vcrum . si emen-
detur objecti imaiio ralione dislantia' , medii
ambientis, orgaui, denique raacbina^ quà uti-
mur ad spectandum . nulla erit sensuum do-
ceplio. Natura hivc sapienter ordinavit : aii-
quando de bis fusé dicam. Soiem speclo ; quav
iiam est tigura ejus? Corpus illud immensum
bine videtur tripedale ; at sede in sua cominus
illud si intueres , ô quantus natura^ oculus!
Distantià conjicio maguitudinem : angiilo lalc-
ribusque quasi in manu illud diuietior. Vul-
gus crédit soleni esse planuni; in globum boc
siduseflîngo. Immotum sisto, tellus circum mo-
vetur. Ut brevi dicani , oculis meis contradico
penitus; ncc illudentcs oculi sanœ menti oITi-
ciunt. Menspassini aspecie veri verum seponit.
Non obsequor oculis Ibrtè minus causiis , nec
auri tardiuscuke ad reuuntiandos sonos quos
bausit. Baculusfractusinaqua. reclus est mea in
mente. Ratio pr^eest. remque dclinit imperiosè.
Sic oculi passim meudaces . nunquam inenda-
cio mentem prœverlunt. His si lideni adbibeam,
errore communi , in orbe Lun.e \idere est fa-
ciem mulieris. Nuni id verum est? Minime.
Unde igilur bœc species? Loca salebrosa sic il-
ludunt ocubs. Nullibi faciès Luupe plana est :
bic monlibus aspera, illic planitie polita est.
Hinc fil ut umlww lux immixla delineet modo
bominem . modù bovem , modo elepbantem.
Quid siniile nuper evenit in Anglia. Perspici-
libus posilis , novum ajiparuit animal in boc si-
dère. Omnes exclamant : <) miraeuluml Tanta
supernè mutatioiacta magnos portendebat even-
tus. Forte tôt regum acerba bella sic pra'uun-
liata fuerant. Accurrit rex ipse , rex barum ar-
tium nobilium fautor. Ipse in Lima monstrum
intuetur, Sorex latens pone vitrumborrida pra?-
cinebat bella; rident cunrti. O tjens beata!
Quandonam et Francis licebif bis indulgere
studiis? Laureas messes Mars nobis demetit ;
bostiumet terga dare , et derlinare prœlia ; nos-
trum lacessere : namque victoria . amans Lu-
dovici, vestigiis ejus inlueret. Hujus factisapud
posteros clari crimus, Necdum Musa- nos dese-
ruerunt : pacis gaudia in bello suppetunt : ergo
pax sineluctu desideratur. Hàcfruitur Carolus'.
Foret ille in re militari fortis et peritus ; nunc
Anglos aliis demulcet jocis gralo in otio. Yerùm
ù quanta tluira incenderentur buic nurnini , si
tantos sedaret tumultus ! Quid dignius sagaci
ingenio? Nonne placidum Augusti regnum tré-
pida Julii fulminantis facta ada^quavit? 0 gens
beala . (juandonam pace licebit . et nos vicissim
decoris artibus operam dare ?
E LIBRO OCTAVO.
FABULA I.
MORS ET MORIBUNDLS.
Sapientf.m ex improviso Mors nunquam occu-
pât; seipsum admonet , ad profectionem sem-
per expedilus. Tempus illud , ebeu , totam ani-
plectilur vitam ! Computa séries annoru m, men-
ses , boras et momenta ; omnia bœc falali tri-
bu to debentur ; bœc est dilio Mortis. Primum
instansquo regum nati lucefruuntur, interduni
vitam eripit, Objice sununum genus, opes,
formam. virtutes animi, ipsamque juventutis
florem ; Mors absque pudore omnia diripit.
Aliquando orbis ipse ditabit eam. Nibil est quod
plus nos fugiat , quod plus instet nobis impa-
ratis.
Sa^culo peracfo, senex moriens querebatur
Mortem imniaturam adventare. Ab intestato ,
inquit, et imparatum , actutum me vità mi-
grarecogis ; aequumne est ita festinanter mori?
Expecta paulisper ; unà profisci suadet uxor.
Adbuc superost mibi abnepos quem fortunisor-
nare cupio ; sine me fedes meas perficere. 0
dea crudelis, quantum instas! Tum illa rcpo-
suil : 0 senex , non te ex improviso adorior.
Immerito meani culpas impatientiam ; num-
quid centum annos natus es? Ubinam Lutetiae
duos, in Galba decem inveniescoœtaneos? Opor-
tuisset . mquis. te admonitum iri . ut promp-
• Cliailes
guerre qui
II . loi (rAiiglelerre . t^loit reslé nculre «lans Va
se lenniaa par la pai^ de Nimègue , eu 1678. -
FABLES DE LA FONTAINE EN PROSE LATINE.
383
tins obsequererîs : inveiiissem bœredem scrip-
liim , nepolem bonis aftluentem , cpdes absolu-
tas. Nonne atlraonitus fuisli diini faliscebaut be-
beles sensus , genuaque lababant , e.xbauslis
primigr-niis spiritibus? Nec ni Ira guslal pala-
tum ; obsnrduitanris : onniia te deficiunt ; frus-
tra tibi candidi nitent soles; bona nec j a m tua
clesideras. Omnes coœquales aut extinctos , aut
morientes, aut ygrotos exbibui. Nuniquid luc-c
fuit admonitio ? Senex , silens proticiscere. Quid
reipublicae interest utrum testeris, an non?
Mors rectè dicebat. Vellem bornines e vita
quasi ex convivio surgere , hospiti grates agen-
do", coJlectisque sarcinulis. Quanto enim spatio
se decedentem quis morari polest ? Murmuras ,
ô senex? Aspice juvenes fungentes fato , deco-
ram quidem , at certam et crudelem oppetentes
morteni. Frustra insanientem increpo. Ais me
invebi inconsultiùs : quiproximè mortuum re-
fert , mortireluctatur pertinaciùs.
FABULA IL
QL/ESTOR ET SUTOR.
A sr\nro mane usque ad vesperam docanta-
bat sutor. Mirus aspcctu , mirus auditu cano-
ram vocem modulabatur, quoquam septem Sa-
pientium beatior. E regione virinus prœdives ,
lantu somnoque carebat : aM'ario pra'fectus
prat. Si forte sub primaui lucoin interdum dor-
mitaltat, sutoris cantu exritalus , continuù quc-
rebatur de providentia superna , minus sollicita
<le rébus nostris. cùm somnus uticibaria in foro
nusquam vœniret. Canlorem arcessit domuni
splendidam : Quid tibi lucri estanuni . inquit.
f'i bone (îregori? Annui? -Edepol , non ila
l'omputo, respondct voce iiiimicà festivus sutor :
neque ea fuit unquani agendi ratio. Rarô diei
accumulo diem ; salis superque est modo extre-
rnum annum attingam : unicuique diei suus ob-
Acuit victus. — Ergo quid lucri diurui? — Modo
plus, modo minus. Al quarstumalioqui salis am-
])lum imminuunt fesli dics . quibiis annus in-
lervertitur ; festorum otio iugruit pauperies.
Huic ille nocet pr» multitudine : et pastor sanc-
tis recentibus ad calcem bomilia; nos seniper
molestât. Risil quccstor candorem opificis. Ho-
die, inquit , te solio insidere volo. Centum bos-
ce accipe nummos. Yerùm serva cautissimè
quàm poteris, ne deficiant ubi maxime opus
foret. Tum visus est sutor sibi videre omnes ga-
zas quas ad usum bominum tellus a centum
annis protulit. Domum repetif ; in cella subter-
ranea recondit nummos ,. simulque gaudia.
Nec ultra cecinit , amissà voce , comparatisque
œrumnarum causis. Diifugiunt somni levés;
bos[)ites subeunt cura*, suspiciones terroresque
inepti. Diu explorabat ; noclu, fêle Iranseunte,
fclem arguebat furti. Tandem miser adit divi-
tem , quem tum minime cantu excitabat. Tibi
lui sint, inquit , infausti nummi ; restitue som-
nos faciles, dulcemque canluni.
FABULA III.
LEO, LUPUS ET VUI^PES.
Leo senio et podagrâ confectus, senectuti
sua» mederi jussit suos subditos. Regibus quid
impossibile abnuere , error insanus est. Is cu-
jusque generis medicos convocat; namque sin-
gulis artibus vacant, Undique confluunt medici,
undiquc pbarmaci. Dum cursitant cœteri, vul-
pes boc otïicio abstinet, et intra septa otiatur.
Hinc lupus gratiam régis aucupatur; decum-
bente rege absentem roditamicum. Conlinuô
rex jubet vulpem in latebris fumo suffocari , ni
illico advolet. Accitur ; sistitur. Ubi sensit bœc
in se ingessisse negotia lupum .-Metuo, inquit
régi, ne quis minime siucerus ba'c malo animo
ad te retuleril, moramque duxerit contemptui;
veriim itcr feceram , \otasoluturus pro tua sa-
inte. Ouin etiam vidi in via gnaros peritosque
medicos. lis indicavi morbum que fatiscens
tibi ipsi nec immerito times. Caves nativo ca-
lore , cui officil pro\ecla .etas. Pellemexlupo
receiis detraclam , adliuc calenlem , et exba-
lanlem fumum indue; natura' labimti medica-
men egregium. Ergo lupus, velim , tua erit
vestis. H.ec placuit sententia. Lupi detrabitur
pellis; frustatim conciditur ; bine cœna régi,
bine vestis quà refovetur.
0 aulici , desinite invicem obesse ; innocuè
blandimini. Apud vos ullio quadruplo uberior
est, gratiis babitis. Multimodi lividi cavillatores
suâ vice carpuntur ; eo in curriculo contendilisj
quo ignosciltu- nemini.
384
HISTORLE.
IlISTORIiE.
eumque secutus gesta magistri diligenfissimè
conscripsit. Quod ex eis superest, a philosopho
Philostrato ducentis post annis collectum acce-
pimns. Quisquis ad aperturam libri inspexerit,
sanè intelliget quàm fabulosa hœc sinl, nec di-
gna quœ comparentur Evangelio.
APOLLONIUS TYAN^US.
SiB finem vitœ Tiberii imperatoris, aut sal-
tem Caligulà jani impcriurn capessente, prodiit
média in Antiocliia famosus quidam planiis ,
nomine Apollonius , quem apostolis el Chrislo
ipso conferre ausi sunl Gentiles. Natus est pa-
rentibusclaris, et antiquà stirpe Tyanœ in Cap-
padocia. Proeditus erat eleganti ingénie, memo-
ria promptà, facundià in grsecè dicendo jucun-
dissimà , forma denique pra^stanti , adeo ut
omnium in se oculos convcrteret. Anno setatis
decimo quarto, in Ciliciain . Tbarsum a pâtre
missus, rlietoric;e operam dédit. Mox vero pbi-
losopbi;e sludiosus, sectam Pytbagora? pra^ulit
caeteris, cujus dogmata sexdeeim tantîim annos
natus palàm asseruit. Animaliuni carnes res-
puit utpote crassiores. et qu;e tardiusefficerenf
ingcnium. Quapropter herbis et oleribus vesci
solebal. Nec tanien viuum , a quo temperabat
penitus, danuiavit; sed ut tranquillitati mentis
nocivum abjecit. Nudispcdibusabsque sandaliis
incedebat, lineisque vestibus indutus, ne ani-
maliuni spoliis abuleretur. Comam promissam
nutriebat. et in aide /Esculapii commorabatur ,
simulans bunc deum se fovere ut suum alum-
num , juvenisque gratià cegrotos sanare. Hinc
factum est ut undique ad illum minus valcntes
convenirent. Ita opes sprevit. ut fratri natu ma-
jori facultatum dimidiam partem , reliquis vero
propinquis alteramcesserit. Tum inops cœlibem
vitam aggressus est, neo tamon flagitii occuiti
suspicioncm declinavit onmino. Per quinqueii-
nium siluit. et peragravit Pampbylia^ atqueCili-
ci.'c fines. Tantà erat auctorilate apud populos,
ut solo aspectu tumultus civiles sedaret , geslu
et litteris quàm paucissimis, quid sentiret signi-
ficans. Postquainila siluisset. Antiocbiam com-
migravit. Ibi aftîrmativè omnia edocebat. Certix-
siniè, inquiebat, vovi; aut, Scitote, aut, Liquida
constat.Xonquœroveriimalioruniphilosophorum
more. Quœsivi olim adolescens : nunc tempus est
edocendi. Hisartibus, rudes sibi conciliabat ani-
mos. Mox iter incœpil ut inviseret Bracbnianes
Indorum, et ex itinere Magos Persidis. Ninive
quidam nomine Damis ei ut magistro adbeesit.
II.
N05TRADAMUS.
NosTRADAMus, SalonsB in Provincia natus, sua-
dente avo materno, astrologia? inani studio de-
ceptus est. Adolescens in academiis Monspe-
liensi, Tolosensi et Burdigalensi, medicae arti
operam dédit. In patriam reversus, Centurias
in lucem edidit anno ITioo, quaruni laus ita
increbuit. ut rex Henricus II, tantum matbe-
maticum a comité Tendensi ad se mittendum
jusserit. Illum muneribus donatum misit Ble-
siam. ut puerorum regiorum futuros evenlus
ex siderum ac nalaliliorum inspectione prsesa-
giret. Aliquanlè post, Carolus IX, Pro\inciam
perlustrans, Nostradaniuin bénigne exceptum
donisque auctum clariorem eiTecit. Anno setatis
sexagesimo secundo , morlem obiit. Eruditio
fuit modica, maxima ostentatio. Immeritus pas-
sim laudatur auctor ille planus , qui multa
a^nigmaticè , absque ordine locorum, terapo-
rum, aut bominum congerens, levés bomi-
num mentes delusit. Casu qua'dam ambigua
et vaga cerlis eventibus adaptant ur , maxime
adjuvante bominura industrià, qui fabulis oblec-
tari vol uni-
IH.
CARDINALIS ODETUS COLIGN^US.
OrtETus Colignacus, Gaspardi classium prae-
fecfi frater natu minor , summo cum studio
magistrorum in liberalibus disciplinis et buma-
nioribus litteris institulus , in spem Ecclesiae,
cujus ministerio dicatus fuerat, adolevit. Inge-
nium perspicax et facetum , faciès hilaris et
venusta , facilitas morum pergrata omnibus.
Quisquis eruditus eum fautorem babuit. Clc-
mens VII, in colloquio Massiliensi cum Fran-
cisco rege , adolescentem in cardinalium colle-
gium cooptavit. Yerùm pra^clarus adolescens,
fratri Gaspardo , quem Calvinus suis erroribus
imbuerat, plus justo obsequens, a recto tramite
HISTORIyE.
385
deflexit. Ita in hœresim lapsus , suae sectae
tiiemlœ operam navavit. A Pio lY purpura pri-
vatus uxorem diixit, ovantibus hœreticis, quod
cardinalis. cœlibatu sprcto, nuptias pra-posuis-
sel. In Anglia exulans a patiia obiit aiino 1571 ,
dignus certè meliore fato. si Ecclesian catholi-
cam non deseruisset. Conjux , ut pacta matri-
monialia sibi solverentur, sponsi propinquis in
jus vocatis, causa excidit.
IV.
JACOBUS ALBONiUS *.
Jacobus Albonius, ex antiquo, ut aiunt, Co-
mitum in Delphinatn génère^ patrem babuitN.
qui Lugdunensi provinciœ prsefuit. Adolescens
Henriro Aurelianensi duci gratus et charus,
insigni apud eum regem factuin gratià floruit.
Domi mollis . iners , libidini suie modo obtem-
perans, fastu regali equorum servorumquc nu-
méro , splendido ornatu . pretiosissimis aulœis,
viclùs munditie lautisque dapibus prœ caeteris
enituit. Militi« peritiaia ac torlitudinem singu-
larem demonstravit , ila ut LucuUi aut Deme-
trii Poliorcetis mores referret, sibi ipsi pro locis
ac temporibus valde dissimilis. In Italia^ bello
laudemsatisamplam. adeptus, in Rentiaco prse-
lio marescaili Franciœ qucm vità functus Bie-
zius reliquerat locuni mernit. Paulù post, San-
Quintiniacensi infelici pugnà captus , ad pacem
componendam Regem inter et Imperatorem ad
suum commodum operam dédit. Verùm Hen-
rici morte in hictuosissimos tumultus Gallia
praeceps ruit. Tum Albonius tœdere cum rege
Navarrfe ac duce Guisio inito, etiam invita
Reginà, unuselriutnvirisrjui patriœac religioni
tuendœ consulerent, subito e\asit. Nec mora,
in conflictu Drocensi, aciecalholicorum jamin-
clinata jam fusis equitum turmis, quœ Monmo-
rentium circumsteterant , 'Monmorentius ipse
captus erat. Perduelles ha^relici victorià gaude-
bant, nisiAlbonius cum duce Guisio, qui semper
fuit alter ab illo, aciem reslituisset. Tum , vice
versa, profligati hostes, et Condœus ipse captus
ad triumplium. Verùm Albonius , sub finem
pugnae , acriùs et inconsultiùs in manum hos-
tium impetu facto, solus instant) agmini obsfi-
tit ; tum nobilis quidam, cujns bona publicata
Albonius suis adjunxerat , telo contorto mares-
calluminteremit.
' Vulgo le maréchal de Saint-André : poiiil amio 13C.2.
{Edit.)
FÉKELON. TOME VI.
V.
ORIGO PO.MP.E SOLENNIS APLD VAI.ENCENAS
glOTANMS AGIT\T.'E.
Hsx. fuit inslilutio pompœ , quam Valen-
cenenses qnolannis agitant. AnnoDomini mil-
lesimo octavo , exiliosalues ita grassabatur, ut
lotum penè hominum genus demeteret. Cor-
ruit acervalim niiserabile vulgus. Unà pereunl
optimates immaturâ morte; rapiuntur juvenes
animosi et innuptœ puell». Deiparse Virginis œ-
dem extcrriti cives adcunt. eamque donis ac votis
lacessuut. Nec mora, funiculus mysticè innexus e
cœlo sensim delabens , trans mœnia urbis splen-
denti Iramite circulum desciibit. Intrabunc cir-
culum, subito convalescunt œgri, et sospitantur
omnes. Miraculo pcrmoti cives , quà funiculus
ille salubris per agros mœnia cinxerat, banc
pompam duci voluerutit. Hrec religio, posteris
Iradifa , etiainnuni \iget ; hinc frequens popu-
lo:uni Belgii concursus. Feslà fronde et floribus
odoratis via; stcrnunlur; aulœis decorantur do-
morum limina. Primo longoque ordine proce-
dunt viginti quatuor arliliciorum sodalia, quo-
rum vexilla volitaut ; subsequunlur confralerni-
tates varite, qnarum vestigiis inbœrent monacbi
diversorum ordinum , veste et colore distincti.
Proximè eminentcapsa} circiter centum viginti,
quibus sanctorum reliqui*, sacra pignora, con-
duntur; ali;c aurea^ , alico argenteœ, quas ma-
gisfratus Ingà induli , nudis pedibus, obstipo
capite,. buincris suppositisgestant. Extremo or-
dine , derus bymnos pro more décantât. Ante-
cedit prœsulem insignem infulis, cui assislunt
quinque abbates , mitrâ et pastorali baculo
conspicui. Hinc et indc densissima irruentium
hominum agUîina ; Ge^i poplitcs, oculi in cœlum
sublati , nianus juncta; , vullus hilares , ora
benedictionibus praesulis inhiant. E fenestris
prodeuut capita pendula , quae deorsum avidis
oculis pompam depascuntur, scilicet alacres
pueri , nitidœ virgines, venerandœ matresfa-
milias, patres longœvi , quibus canities décor
et dignilas. Ubi pompa trans mœnia in campum
apertum deveuit , prœsul tentorio carbasino
protectus , et sedens cum presbyterio, mona-
chum concionantem per horam audiit. Post-
quam cucullatus fuse perorasset, pompa omnis
ante profectionem jam abundè epulata, ne in
itinere faciendo deficerel , iterum convivari
cœpit. Abbates ipsi, mitrâ, cappâ, sandaliiset
25
386
HISTORL'E.
chirolhecis auro pictisornati, genio indulgent ;
vina lœti coronant, scyphos coliidunf, epotant
cratères; prœsiili sibiquc iuvicem propiiiant :
emicat gcnialis a,Mnulalio, Qiiilius sliuliosè pe-
ractis, omnes orJines, e.\cc[itis [ir.rsulo et abha-
tibus, per agros extra subiubiuin, tluarum leu-
carum spatio iter fccere. Concentu plo valles
quas Scaldis interluit collesque insonant. Re-
deunli turke , illudunt varia^ tnonstrorum
formae. Hàc prosiliunt diomones cornufi , et
\illis horridis ferina niend)ra imitantes ; illac
miratur \ulgus draconem squaniitcruni atque
ignivomuni, cui pedibus insultât viclor Michael.
Coniplures angeli et sancti, Imc et illuc passiiu
concursant. Beata Virgo , asino vccla , juiorum
Jesuni ulnis oouiplectens , petit .Egypluui ,
sponsusque ponc scquens jumentuin agit. Haec
inter pia et ludicra ;cdcni Deipar», unde pro-
cesserant , o\anles subeunt. Pulsantur cam-
pan.-e ; tympana conrita astra t'eriunf . Exslruun-
tur mensaî in alriis pra;lccti ; apponuntur dapes
opiparœ ; instaurantur lœta pcrgra^tantium cer-
tamina. Hic est ritus solennis quo Valencena;
urbs beata salutem olim sibi cœlitus concessarn
grato animo commémorât.
VI.
IN FONTAM MORTEM.
Heu! fuit vir ille lacetus, .Esopus aller,
nugarura laude Phaedro superior , per quem
brulae animantes . vocales factœ , bumanum
genus edocuere sapientiam. Heu ! Fonlanus
interiit. Prohdolorl interiore simul Jnci dica-
ces , lascivi Risiis , Gratiie décentes , doct.c
Camenaî. Lugete, ô quibus cordi est ingenuus
lepos, natura nudaet simplex, iucompta et sine
fuco elegantia ! Illi . illi uni per omnes docios
licuit esse negligentem. Pnlitiori stilo quantum
priBstilit aurea negligentia ! Tarn cbaro capiti
quantum debetur desiderium ! Lugete, Musa-
rum alumni. Yivunt tamen. sternumque vivent
caruiini jocosd commissfp vénères, dulces nuga:-,
sales allici , suadela blanda atque parabilis ;
ncqueFoafanum rccentioribus juxla temporum
seriem , sed antiquis , ob amœnitales ingenii
adscribimus. Tu verô, lector, si fidem deneges,
codicem aperi. Qnid sentis? Ludit Anacreon,
Sive vacuus, sive quid uritur Flaccus, bic fidi-
bus canit. Mores bominum atque ingénia fabulis
Terentius ad vivum depingit ; Marouis molle et
facetura spirat hoc in opusculo. Heu ! quando-
nam mercuriales viri quadrupedum facundiam
œquiparabunt.
YII.
FENELONII AD SERENISSIMI'M BURGUNDI^E DUCEM
EPISTOLA.
QiAM eleganter latine scriptites, dulcissime
Princeps, a Floro noslro teste locuplete, niihi
renuntiatum est. Nibil mibi sanc jucundius
unquam lioc nuutio luit : cui quidcni eo luben-
tiùs lidem adbibui, quod pergratum mibi fuerit
ac verisimile. Tolis oculis, tolo pectore hansi,
quod animum tu£c laudis cupidum explet.
Quare âge. ô amantissinie Musarum alnmne ;
macte \irtute; Parnassi juga conscende : tibi
Phœbi chorus omnis assurgct.Antequam aulaî
repetendic mibi sit copia, te grammaticaî amba-
gibus ac spinis extricatum vellem ; eô colli-
mant vota omnia. Intérim litterario munusculo
te donem sinas ; dialogus est Francise! primi et
Caroli quinti : quem si perlegere te non laedet,
non insulsum inlellexero. Redde, quaîso, vices.
Quantulacumque charta, quae Terentii sales,
Cicerouisve facetum dicendi genus sapiat, me
totumque Belgium incredibili voluptate afO-
ciet. Vale
=*«*—
'*>*tttttfTJtrtsNt4tftJtst4stftttfftJtiSii*fjtft>ttirttJt^ttftftt4ttrittrrt*t*tft^i\ti\ttJ4tt*4\tt*t.tt-ittt*f^tttiM^trf
DISCOURS DE LA POÉSIE ÉPIQUE
ET DE L'EXCELLENCE DU POÈME DE TÉLÉiMAQUE.
Origine et fin de la poésie.
Si l'on pouvoit goûter la vérité toute mie, elle
n'auroil pas besoin, |)Our se l'aire aimer, des oine-
nieiis que lui prèle limaginalion : mais sa lumière
pure et délicate ne llaite pas assez ce qu'il y a *le
sensible en l'borame ; elle demande une attention
qui gène trop son inconstance nalurellc. Pour l'ins-
truire, il faut lui donner, non-seulement des idées
pures qui l'éclairent, mais encore des images sen-
sibles qui le frappent t:l qui i'arrèttnt dans une vue
fixe de la vérité. Voila la souife de rdojueuce,
delà poésie, et de toutes les sciences qui sont du
ressort de l'imagina lion. C'estlaloiblessederiiomme
qui rend ces sciences nécessaires. La beauté sinple
et immuable de la vertu ne le toucbe pas toujours.
Il ne suffit point de lui montrer la vérité ; il faut
la peindre aimable '.
Nous examinerons le poème de Telémaque selon
ces deux vues, d'instruire et de plaire ; et nous là-
cberoiis défaire voir que l'aïUeur a instruit plus
que les anciens, par la sublimité de sa morale , et
qu'il a plu autant qu'eux, en imitant toutes leurs
beautés.
Deux sortes de poésies héroïques.
Il y a deux manières d'instruire lesbommos pour
les reniire bons: la première, en leur montrant la
difformité du vice Pt ses suiies funestes ; c'est le
dessein principal de la tragédie : la seciuile, en
leur découvrant la beauté de la vertu et sa (in beu-
reuse ; c'est le caractère propre à Vépopée ou poème
épique. Lespr.ssionsqui app.iriiennenià l'une , sont
la terreur et la pitié ; celles qui convienuent à 1 au-
tre, sont l'ahisiration et l';:inour. Dans l'une, les
acteurs pailent ; dans l'autre, le poète fait la nar-
ration.
Définition et division de la poésie épique.
On peut définir le poème épique, une fable ra-
contée par un poète, pour exciter l'admiration ,
et inspirer l'amour de la vertu, en nous représen-
' Omiio tulit runcluni , qui miscuil utile diilci ,
Lectorcrn delectando , parilcrque nioncnJo.
HoR. d* Art. poet. v. 348.
tant l'action d'un héros favorisé du ciel, qui exécuta
wi grand dessein , en triomphant de tous les obs-
tacles qui s'y opposent. 11 y adonctrois cboses dans
l'épopée, l'action, la morale et la poésie.
I. DE L'ACTION EPIQUE.
Qualités de l'action épique.
L'action doitétre grande^ une, entière , merveil-
leuse, mais cependant vraisemblable, ex d'une cer-
taine durée. I.c Télemaque a toutes ces qualite.s.
Coiupar'ns-le avec les deux modèles de la poésie
épique, Homère et Virgile, et nous en serons con-
vaincus.
Dessein de l'Odyssée.
Nous ne parlerons que de l'Odyssée, dont le plan
a plus de conformité avec celui du Telémaque,
Dans ce poème, Homère introduit un roi sage, re-
venant d'une guer re étrangère, où il avoii donné
des preuves éclatantes de sa prudence et de sa va-
leur : des tempêtes l'arrêtent en cliemin , et le
jettentdansdivers pays, dont ilapprend les mœurs,
les lois, la politi(iue. De là naissent naturelle-
ment une iiiliuite d'inridens et de périls. Mais
sachant combien son absence causoit de désordres
dans son royaume, il. surmonte tous ces obsta-
cles, méprise tous lesplaisirs delà vie; l'immor-
talité mèmt ne le louche point ; il renonce à tout,
pour soulager son peuple et revoir sa famille '.
Sujet de l'Enéide.
Dans l'Enéide^, un héros pieux el vaillant,
échappé des ruines il'un Etat puissant, est destiné
par les dieux pour en conserver la religion, et pour
établir un empiie plus g-and et plus glorieux que
le premier. Ce prince, choisi pour roi parles restes
inibrtuiiés de ses concitoyens, erre long-temps avec
eux dans plusieurs pays, où il apprend tont ce qui
est nécessaire à un roi, à un législateur, à un pon-
tife, il trouve encore enfin un asile dans les terres
' Voyez le P. Lf. Bossr , Traité du poème épique , liv. i,
cliap. X. — * Ibid. chap. xi.
388
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
éloignées, d'où sesancé'res étoient soriis ; il défait
plusieurs ennemis piiissans qui s'opposerii ^i son oin-
hlissement, et jelle les fomienif^iis d'un empire qui
devoii èirc un jour le maître de luoivors.
Plan (lu Tcléiiiaque.
L'aciion du Téléniaque unii ccqu"il y a de grand
dans l'un et dans l'autre d-' ces i1»eux pnèiues. On
y voit un jeune prince, animé par I amour de la pa-
irie, aller chercher son père, dont l'absence cau-
soil le malheur d»; sa famille el de so!i royaume.
Il s'expose à (cit. s sortes de périls ; il se signale
par des vertus liéroïques ; il renonce à la royauté
et à des couronnes plus considérables que la sienne;
et parcourant plusieurs terres inconnues, apprend
tout ce qu'il faut pour iiouverner un jour, s-^lon la
prudence dDlysse, la piété d'Enée, et la valeur de
de tous les deux ; en sage politique, en prince re-
ligieux, en héros accompli.
L'action doit être une.
L'aciion de l'épopée doit êire une. Le poème
épique n'est pas une histoire, comme la Pharsale
de Lucain el la (iuerre l'unique de Silius llalicus ;
ni la vie toute enficre d'un héros , comme l'.^chil-
léide de Slace : l'uuilédu héros ne fait pas l'unité
de l'aciion. La vie de l'homme est pleine d'inéga-
lités ; il change sans cesse de dessein, ou par Tin-
consiance de ses passions, ou par les acci(b ns im-
prévus de la vie. (|"i voudroit décrire tout l'homnie,
ne formeroit qu'un tableau bi/arre, un contraste
de passions oppos jes , sans liaison et sans ordre.
C'est pourquoi l'épopec n'est pas la louange d'un
héros (lu'on propose pour modèle, mais le récit
d'une action grande et illustre qu'on donne pour
exemple.
Dos épisodi'î.
11 en est de la poésie comme de la peinlurc ; l'u-
nilé de l'action principale n'empêche pas qu'on n'y
insère plusieuis incidcn.s particuliers. Le dessein
est formé dès le comnienccruent i\n poème : le héros
en vient .à bout en surmontant toutes b's dillicultés.
C'est le récit de cesobslacb s (pii fait les épisodes :
mais tous ces épisodes dcpemlent de l'action prin-
cipale, el sont tellement liés avec elle ^ei si unis
entre eux, que le tout ensemble ne présente qu'un
seul tableau, composé de plusieurs figures dins une
belle ordonnance et dans une juste proportion.
L'unité (le? raction du Téléniaque.
des épisodes.
la continuité
Je n'examine point ici s'il est vrai qu'Homère
noie quelquefois son action principale dans la lon-
gueur et le nombre de ses épisodes ; si son action
est double ; s'il perd souvent de vue ses principaux
persoiitiages. Il sullil de remarquer (!ue l'auteur
du Téléniaque a imité partout la régularité de Vir-
gile, en évitant les dtlauls qu'on impute au poète
grec. Tous les épisodes de notre auteur sont con-
tinus, et si habilement enclavés les uns dans les
autres, que le premier amène celui qui suit. Ses
principaux personnages ne disparoissenl point; et
les transitions qu'il fait del'épisode à l'action prin-
cipale font toujours sentir l'unité du dessein. Dans
les six premiers livres, où Telémaque parle, et fait
le récitdeses aventuresà Calypso, ce longcpisode,
à rimitation decelui do Didon, est raconté avec tant
d'arl , que l'unité de l'action principale est de-
meurée pai faite. Le lecteur y est en suspens, el sent,
dès le con.nuiîcemcnl , que le séjour de ce héros
dans ceti-' île, et ce qui s'y passe, n'est qu'un (d)s-
lacle qu'il tant surmonter. Dans le Xlll» et XIV
livre, où Mentor instruit Moménée , Telémaque
n'est pas présent, il est à l'armée; mais c'est Men-
tor, un des principaux personnages du poème, qui
fait tout en vue de Telémaque, el pour l'instruire
après son retour du camp. C'esl encore un grani
art, dans notre auteur , de faire entrer dans son
poènie , des épisodes qui ne sont pas des suites de
sa fable principale, sans rompre ni l'unité ni la
continuité de l'action. Ces épisodes y trouvent place,
non-seulement comme des instructions importantes
pour un jeune prince ( ce qui est le grand dessein
du poète) , mais parce qu'il les fait raconter à son
héios dans le temps d'une inaction, pour en renj-
plir le vide. C'est ainsi qu'Adoam instruit Télé-
niaque des mœurs et des lois de la Betique, pen-
dant le calme d'une navigation ; el Philoclèie lui
raconte ses malheurs, tandis que ce jeune prince
est au camp des alliés, en attendant le jour du
combat.
L'action doit être entière.
L'action épique doit être entière. Celte inlégrilé
suppose trois choses : la cause, le nœud et le dé-
nouement.
La cause de l'action doit cire digne du héros, et
conforme à son caractère. Tel est le dessein duTé-
Icmaqi-e. Nous l'avons déjà vu.
Du nœud.
Le nœud doit être naturel, et tirédu fond de l'ac-
tion. Dans l'Odyssée, c'est Neptune qui le forme ;
dans l'Enéide, c'est la colère de .lunnn; dans le
Telémaque , c'est la haine d^Vénus. Le nœud de
10 lyssée est naturel , parce que naturellement il
n'y a point dobstac le qui soit plus à craindre pour
ceux qui vontsurmer, que la mer mê:!ie '. L'rippo-
sitinn de Junon dans rEnéide , comme ennemie
des Tioyens, est une belle fiction : mais la haine
de Vénus contre im jeune prince qui méprise la vo-
lupté par amour de la vertu et donr»pie ses passions
par le secours de la sagesse , est une fable tirée de
la nature, qui renferme tn même temps une mo-
rale sublime.
Le dénoueracnt.
Le dénouement doit être aussi naturel que le
nœud. Dans l'Odyssée, Ulysse arrive parmi les
Phéaciens, leur raconte ses aventures ; et ces in-
' Voyez le P. Le Bosm , liv. ii , chap. xni.
DISCOURS SUR UE POÈME ÉPIQUE.
389
solaires, amateurs du merveilleux, ei charmés de
ses récils, lui fournissenl un vaisseau pour retour-
ner chez lui : le dénouement est simple ol nature!.
Dans lEnéide, Turnus est le seul obstacle à l'cla-
blissemenl d'Eiiée ; ce héros, pour épargner le
sang de ses Tf oyens et celui d( s Laiins, dont il sera
bientôt roi, vide la querelle par un combat s;nj;u-
lier * : ce dénouement est noble. Celui du Télé-
maque est tout ensemble naturel el grand. Ce jeune
héros, pour obéir aux ordres du Ciel, surmonte son
amour pour Anliope, et son amitié pour Idoménce,
qui lui olîroitsa couronne et sa fille. 1! sacrifie les
passiousles plus vives, et lesplaisirsmème les plus
inuocens, au pur amour de la vertu. 11 s'embarque
pour Ithaque sur des vaisseaux que lui fournit
Idoménée , à qui il avoil rendu tant de services.
Quanti il est près de sa patrie, Minerve le faitreià-
ciier dans une petite île déserte, où elle se découvre
à lui. Après l'avoir accompagné à son insu au ira-
vers des mers orageuses, des terres inconnues, des
guerres sanglantes , et de tous les maux qui peu-
vent éprouver le cœur de l'homme, le Sagesse le
conduit enfin dans un lieu solitaire: c'est la qu'elle
lui parle, qu'elle lui annonce la fin de ses travaux,
et sa destinée heureuse ; puis elle le quitte. Siiôi
qu'il va rentrer dans le bonheur el le repos, la di-
vinité s'éloigne, le merveilleux cesse, l'action hé-
roïque finit. C'est dans la souflrance que l'homme
se montre héros, et qu'il a besoin d'un appui tout
divin. Ce n'est qu'après avoir soullért , qu'il est
capable de marcher seul, de se conduire lui-même,
ei de gouverner les autres. Dans le poème du Té-
léraaque , l'observation des plus p»;tites régies de
l'art est accompagnée d'une profonde morale.
Qualités générales du nœud et du dénouement du poèuie
épique.
Outre le nœud el le dénouement général île l'ac-
tion principale, chaijue épisode a son noevid et son
dénouement propre; ils doivent avoir toutes les
mêmes conditions. D.ius l'épopée, on ne cherche
point les intrigues surprenantes des iomans mo-
dernes. La surprise seule ne pro luit qu'une pas-
sion très-imparlaile et passagère. le sublime est
d'imiter la si(np'e nature; préparer les évéuemens
d'une manière si d.'licalti, (ju'on ne les prévoie pas ;
les conduire avec tant d'art, (|ue tout paroisse na-
turel. On n'est point inquiet, suspeuilu, détou:né
du but principal delà poé.sie héroïque, qui est l'ins-
iruclion, pour s'occuper d'un dénouement fabuleux
el d'une intrigue imaginaiie ; cela est bon , quand
le seul dessein est d'amuser ; mais dans un poèu.e
épique, qui est une espèce de philMsophie morale,
ces intrigues sont des jeux d'esprit au-dessous de
sa gravité et de sa noblesse.
L'action doit ùlie merveilleuse.
Si l'auteur du Teléuia jue a évité Ics intrigues des
romans modernes, il ne s'est pas jeté non plus dans
le merveilleux (pie que!q.ies-uns reprochent aux
anciens. Il ne fiiil ni parler des chevaux, ni marcher
des trépieds, ni travailler des statues. Ce n'est pas
' Voyez K' P. Ll Bu-ssi , le. . ii, diip. xiii.
que ce merveilleux choque la raison, quand on sup-
p.ost qu'il est l'ctf'et d'une puissance divine qui peut
tout. Les anciens ont iniroduilles dieux dans leurs
poèmes, non-seulement (our exécuter, parleur
entremise, de grands événemens , et unir la vrai-
sembiance et lemerveilliMix ,• mais pour apprendre
aux hommes, (jueles plus vaillans elles plus sages
ne peuvent rien sans le secours des dieux. Dans
notre poème, ^Minerve conduit sans cesse Téié-
maquc. Par là, le poète rend tout possible à son
héros, el lait sentir que, san-; la sagesse divine,
l'homme ne peut rien. Ce n'est pas là tout son art :
le sublime e>t d'avoir caché la déesse sous une forme
humaine. C'est non-.seuiement le vraisem.b'able,
niais le naturel (pii s'unit ici au merveilleux : tout
est divin, eltoul paroit humain. Ce n'est pas en-
core tout: si Telemaqueavoit su qu'il étoit conduit
par une divinité, son mérite n'auroit pas éle si
grand ; i! eu auroit été trop soutenu. Les héros
d'Homère savent presque toujours ce que les im-
mortels font pour eux. iSotre poèle^tu dérobant à
son héros le merveilleux de la fiction , exerce sa
vertu et son eouiage.
Quoique l'action doive cire vraisemblable, il n'est
pas nécessaire qu'elle soit vraie. C'est que le but
du poème é|ii(jue n'est pas de faire l'éloge ou la cri-
tique d'aucun homme en particulier , mais d'ins-
truireet de piaire par le récitd'une action qui laisse
le poète en liberté de teindre des caraclères, des per-
sonnages, et des épisodes à son gré, propres à la
morale qu'il veut insinuer.
La vérité del'aclion n'estpas contraire au poème
épique, pourvu ([u'cHe n'empêche point la variété
des caractères, la beauté des descriptions, l'enthou-
siasme, le feu, l'invention, el les autres parties de
la poésie ; et pourvu que le héros soit fait pour
l'action^ et non pas l'action pour le héros. On peut
faircun poème épiquedune action véritable, comme
d'une action fabuleuse.
L,i proximité des temps ne doit pas gêner un
poète dans le choi.v de son sujet , pourvu qu'il y
supplée par la distance des lieux, ou par des événe-
meus probables et n;ilure!s, dont le détail a pu échap-
peraux bistoi ii ns,el qu'on suppose ne pouvoii être
conniisquedes personnages qui agissent. C'est ainsi
qti'on peut faite un poème épique cl une fable ex-
cellente dune action de Henri IV ou de.Monlézuma,
parce que ressenliel de l action é;)i(iue, comme dit
le P. Le Bossu, n'est pas qu'elle soit vraie ou fausse,
mais qu'elle soit morale, et qu'elle signifie des vé-
rités importantes.
De la durée du poème épique.
Lu durée du poèiDC épiqu:î est plus longue que
Celle de la tragédie. Dans l'un, on raconte le triom-
phe successii de la verlu qui surmonte tout : dans
l'autre, on monlre les maux inopinés que causent
les passions. L'action de l'un doit avoir, par eonsé-
(1 lenl, une plus grande étendue quecellede l'autre.
L'épofiée peut rcnreimer les actions de plusieurs
années , mais, selon K s criii îues,le ttMiips de l'ac-
tion principale, depuis l'endroit où le poète com-
mence sa nairaiiiui, ne peut être plus long (ju'une
année, comme le t.nips d'une action tragique doit
être au plus d'un jour. Aristole et Horace n'en di-
sent rien pourtant. Homère et Virgile n'ont observé
390
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
aucune règle fixe là -dessus. L'action de lUiade
toule eulière se passe en cinquanie jours : celle (!e
l'Oilyssée, depuis l'endroii où le poêle coinmeiice
sa nairalion, n'est que d'environ deux mois ; celle
de TEnéide est d'un an. Lne seule campagne sullil à
Télémaque, depuis qu'il soi l de l'île deCalypso,
jusqu'à son retour en Iihaque. rsolre poète a clioisi
le milieu, entre rimpéiuosité et la véiiémence avec
laquelle le poète grec court vers sa fin, et la dé-
marche majestueuse et mesurée du poète laliu, qui
paroit quelquefois lent, et semble trop alloog-r sa
nanatiou.
De la narration épique.
Quand l'action du poème épique est longue • el
n'est pas continue, le poète divise sa l:tbleen deux
parties : l'une , ou le héros parle, et raconle ses
aventurts passées ; l'autre où le poêle seul fait le
récit de ce qui an iveeusuileà son héros. Ces! ainsi
qu'Homère ne commence sa narration , qu'après
qu'Ulysse est parti de l'Ile d'Ogygie ; et Virgile ,
la sienne, qu'après qu'Enée est arrivé à Carlhage.
L'auteur du Télémaque a paif'aitenient iniilé cts
deux grands modèles : il divise son action, comme
eux, en deux parties. La principale contient ce
qu'il raconle, el elle commence où Télémaque finit
le récit de ses aventures à Calypso. 11 prenil peu
de matière ; mais il la traite amplement. l)i\-huit
livres* y sont employés. L'autre partie esl beaucoup
plus ample pour le nombre des incidens et pour le
temps ; mais elle est beaucoup plus resserrée pour
les circonstances : elle ne tontient que les six pre-
miers livres. Par celte division de ce que notre
poète raconle, et de ce qu'il fait raconter à Télé-
maque, il rappelle toute la vie du héros, il en ras-
semble tous les évéïiemens, sans blesser l'unité de
1 action principale, et sans donner une trop granJe
durée à son poème, lljoiut ensemble la variété et
la continuité des aventures ; tout est mouvement ^
l oui est action dans son poème. On ne voit jamais
ses personnages oisifs, ni son héros disparoitre.
H. DE LA MORALE.
On peu recommander la vertu par les exemples
et parles instructions, par les mœurs el parles
préceptes. C'est ici où notre auteur surpasse de
beaucoup tous les autres poètes.
Des mœurs.
On doit à Homère la riche invention d'avoir per-
sonnalisé les ait ri buts divins, les passions humaines,
et les causes physiques ; source féconde île belles
fictions, qui anitneniet vivifioul touldans la poésie.
^Mais sa religion se réduit à un tissu de fables qui
ne nous représenl-'nt la divinité ([ue sous des ima-
ges peu propres a la faire aimer et respecter.
L'on sait le goùtqu'avoii toute l'anliquilé sacrée
el profane, grecque et baibare, pour les paraboles
^ Voyez le P. Le Bossr . liv. ii, cliap. xviii.
* Ce Discouru a été fait pour l'éililiou de 1717, qui étoit
divisée en xxiv livres. Edit.
et les allégories. Les Grecs tiroienl leur mytholo-
gie de l Egypte. Or les caractères hiéroglyphiques
éioieut chez lesEgypliens la principale, pour ne pas
dire la plus ancienne manière d'écriie ; ces hiérogly-
phes éioiciildes figuresd'bommes, d'oiseaux, d'ani-
maux, de reiiiiles, et des diverses produeiions de la
nature, qui désignoienl ^ comme des emblèmes , les
attribul-sdivinset lesqualités des esprits. Ce style
symbolique étoit fondé sur une très ancienne opinion
que l'univers n'est qu'un tableau représentatif des
perfeclionsdivines; quelenionde visiblen'cslqu'uue
copie imparfaite du monde invisible ; et qu'il y a
par conséquent une analogiecachée entre l'original
elles portraits, entre les êtres spirituels el corpo-
rels, entre les propriétés des uns et celles des-auires.
Celte manière de peindre la parole, et de donner
du corps aux pensées, lui la véritable source de la
mythologie et de toutes les fictions poétiques ; mais
dans la succession des temps, surtout lorsqu'on
traduisit le style hiéroglyphique en style alphabé-
tique cl vulgaire, les liomnits ayant oublié le. sens
primitif de ces symboles, tombèieul dans l'idolâ-
trie la plus grossière. Les poètes dégradèrent lout
en se livrant à leur imagination. Par le goût du
merveilleux, ils firent de la théologie et des tradi-
tions anciennes un véritable ciiaos, et un mélange
monstrueux de fictions et de toutes les passions hu-
maines. Les historiens et les philosophes des siècles
postérieurs, comme Hérodote, Diodore de Sicile,
Lucien, Pline, Cicérou,(]ui ne remontoient pas jus-
qu'à l'idée de cette théologie allégorique , prenoieul
tout au pied de la letlre, et semoquoient éualemenl
des mystères de leur religion el de la fable. Mais
quand on consulte chez les Perses, les Phéniciens,
les Grecs elles Romains, ceux qui nous ont laissé
• [uelques fiaguiens impai faits de l'ancienne théo-
logie, comnte Sanchoniathon cl Zoroastre, Rusèbe,
Pliilon et Manethon , Apulée, Damascius , Horus-
.Apollon, Origène, saint Clément d'Alexandiie , ils
nous enseignent tous que ces caractères hiérogly-
phiques et syml,'oliquesdésignoienl 1 s mystères du
monde invisible , les dogmes de la plus profonde
théologie, le ciel et les visages des dieux.
La fable phrygienne inventée par Esope, ou se-
lon quelques-uns par Socrale même, nous anuonc e
d'abord qu'il ne faut pas s'attacher à la lettre, puis-
que 1,'S acteurs qu'on fait parler el raisonner, sont
des animaux privés de parole et de raison : pour-
quoi ne s'atiaclier qu'a la letlre, dans la l'ahle
égypiienue et dans la mythologie d'Homère ? La
fable phrygienne exalte la nature de la brute , en
lui donnant de l'esprit et des vertus. La fable égyp-
tienne paroit, à la vérité, dégriîder la nature di-
vine en lui donnant du corps et des passions. Mais
on ne sauroit lire Homère avec attention, sans être
convaincu que l'auteur éioil pénétre de plusieurs
grandes vérités qui, sont diamétralement opposées
a !a religion insensée que la letlre de sa fiction nous
présente. Ce poète établit pour principe, dans plu-
sieurs endroits de ses poèmes , que c'est une folie
de croire que les dieux ressemblent aux hommes,
el qu'ils passent avec inconstance d'une passion à
une auire ' ; que tout ce que les dieux possèdent est
éternel, el tout ce que nous avons passe et se dé-
truit ', que l'étal des ombres après la mort est un
' Odi/ss. liv. ui. — - Ibid. liv. Y.
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
391
clal de punition, de souffrance el d'expialion ; mais
que l'ame des héros ne s'arièle point dans les en-
fers, qu'elle s'envole vers les astres ei {{u'eile est
assise à la table des dit-ux, où elle jouit d'une im-
morlalilé heureuse ; quil y a un commerce conti-
nuel entre les hommes cl Icshahilans du nionde in-
visible ; que sans la (li\ iniic, les tnorleis no peuvent
rien ' ; que la vraie verlu est une force divine qui
descend du ciel, qui uanslornie les hommes les
plus brutaux, les plus cruels et les pluspassionnôs,
el qui les rend humains, tendres et compatissans'.
Quand je vois ces vérités sublimes dans Homère,
inculquées, délaillées, insinuées par mille exemples
dilTérens el par mille images variées, je ne saurois
croire qu'il faille entendre ce poète à la It-ltre dans
d'antres endroits, où il paroîl attribuer à la divinité
suprême, des préjugés, des passions et des crimes.
Je sais que plusieurs moilernes, à l'imitation de
Pylhagore el de Platon , ont condamné Homère
d'avoir ravalé ainsi la nature divine, et ont dé-
clamé avec beaucoup d'esprit et de loi ce contre
l'absurdité qu'il y a de représenter les mystères de
la ihéologie par des actions impies attribuées aux
puissances célestes, el d'enseigner la morale par
des allégories dont la lettre ne montre que le vice.
Mais , sans blesser les égards qu'on doil avoir pour
le jugement et le goût de ces critiques, ne peut-on
pas leur représenter avec respect, que cette colère
contre le goût allégorique de l'auiiquiié, peut être
portée trop loin ?
Au reste, je ne prétends pas justifier Homère
dans le sens outré de ses aveugles admirateurs ; il
vivoit dans unlempsoù les anciennes tiadilioiissur
la théologie orientale coinmençoienldéjà à être ou-
bliées. INos modernes ont donc quelque sorte de
raison, de ne pas faire grand cas de la théologie
d'Homère, et ceux qui veulent le jusiKier toul-à-
fait, sous prétexte d'une allégorie perpétuelle, mon-
treui qu'ils ne connoissent poinl assez l'esprit de
ces véritables anciens , en comparaison de qui le
chantre d'ilion n'est lui-même qu'un iuoderne.
Sans continuer plus long-temps cette discussion,
on se contentera de remarquer que l'auteur du Té-
lémaque, en imitant ce qu'il y a de beau dans les
fables ilu poète grec, a évité deux grands défauts
qu'on lui impute. 11 personnalise comme lui les
attributs divins^ el en lait des divinités subalternes:
mais il ne les tait jamais paroiiie ((u'eii des occa-
sions qui méritent leur présence ; il ne les fil ja-
mais parler ni agir (pie d'p.ne manière digne d'elles.
Il unit avec ati la poésie d'Homcrc et la philoso-
phie de Pijthagore : il i:e dit rien que ce que les
p liens auroientpu dire; el cependant il a mis dans
leurs bouches ce qu"il y a de plus sublime dans la
morale chiéiienne, el a montré par là (pie celte
morale est éeiiie en caractères inelTaçibUs dans le
cœur de riiomnie, et (pi'il les y découvriroit inlail-
liblemeiit, s'il suivoit la voix de la pure et simple
raison , pour se livrei' lolalemenl à cette vérité
souveiaiiiC et uuiveis(l!i;, qui éciaire tous les es-
prits comme le soiril éclaire tous les corps , el sans
laquelle loule i aison particulière n'est que ténèbres
et égarement.
Les idées que notre poète nous donne de la di-
vinité sont non-seulemcni dignes d'elle, mais infi-
' Odijss. liv. IV. — * lliad. liv. xxiv.
nimenl aimables pour l'homme. Tout inspircla con-
fiance et l'amour, une pieté douce , une adoration
noble el libre, due à la peileclion absolue de l'Etre
iniini ; et non pas un cuIIt- superstitieux, sombre et
servile, qui sai>ii et abat le cœur, lorsqu'on consi-
dère Dieu seulement comme un puissant légis'a-
leur qui punil avec rigueur le violeuienl de ses
lois.
Ses idées de la divinité.
li nous représente Dieu comme amateur des
hommes, mais dont l'a-iiour el la bonté pour nous
ne sont pas abandonnes aux décrets aveugles d'une
destinée fatale, ni mérités par les pompeuses
apparences d'un culte extérieur, ni sujets aux ca-
prices bizarres des divinités païennes ; mais tou-
jours réglés par la loi immuable de la sagesse, qui
ne peut qu'aimer la verlu, el traiter les hommes,
non selon le nombre des animaux qu'ils immolent,
mais des passions qu'ils sacrilieni.
Dos mœurs dos héros d'Houière.
On peut justifier plus aisément les caraclères
qu'Homère donne à ses héros, que ceux qu'il donne
à ses dieux. H est certain qu'il peint les hommes
avec simplicité, force, variété el passion. L'igno-
rance où nous sommes des coutumes d'un pays ,
des cérémonii'sdesa religion, du génie de sa langue;
ledefaut qu'ont la plupart des hommes de juger de
tout par le goût d.- leur siècle et de leur nation,
l'amour du lasle et de la fausse magnificence , qui
a gâté la nature pure et primitive : toutes ces choses
peuvent nous tromper , el nous dégoûter mal a
propos de ce qui éloil le plus esliiné dans l'an-
cienne Grèce.
Il y a, selon Ai idiote, deux sortes d'épopées ,
l'une pathétique, V<i\iive morale : l'une, où les
grandes passions régnent ; l'autre, où les grandes
vertus irionipheut. L'Iliade et l'Odyssée peuvent
élre des exemples de ces deux espèces. Dans l'une ,
Achille est repré\senté naturellement avec lous ses
défauts; tantôt comme emporté , jus'iu'à ne con-
serveraucune dignité dans sa colère; laiitOl comme
furieux, jusiju'a sacrifier sa pairie à son ressenti-
ment. Quoique le héros de 10 iyssée soit plus ré-
gulier que le jeune .\eliille bouillant et impétueux,
cependant le sage Clysse est souvent laiix el trom-
peur. C'est que le poète peint les hommes avec
siiuplicilé, et s. Ion ce qu'ils soni d'ordinaire. La
valeur se trouve souvent alli-e avec une violence
furieuse el biulale; la politique est presque lou-
jmirs jointe avec le mensonge et la dissimulation.
Peindre d'après natiiie, c'est peindre ccmine Ho-
mère.
Sans vouloir ei iiiquer les vues différentes de l'I-
liade et de l'Odyssée, il siilfil d'avoir remarqué en
passant leurs dilférentcs beautés, pour faire ad-
mirer l'art avec lequel notre auteur réunit dans
son poème ces deux sortes d'épopées, la pathétique
et la morale, (hi voit un mélange et un contraste
admirable de vertus el de passions dans ce mer-
veilleux tableau. Il n'otfre rien de irop grand ;
mais il nous représente également rexcellence el
la bassesse de l'homme. H est dangereux de nous
39-2
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
nionlrer l'une sans l'autre, et rien n'est pUis utile,
que (le noiislaire voiries dt-ux euscnlde ; car la J!!S-
lice et la vertu parfaites (Irmandenl qu'on s'esiune
et se méprise, qu'on s'aime et se haïsse. Noire
poète ij'oléve pas Tel< ir.aqiie au-dessus de l'Iiu-
inanité ; il le fait tomber dans Us loililesssis qui
sont compatibles avec un amour sincère de !a
vertu ; et ses loiblesses servent à lecdrriger, en
lui inspirant la dtliance de soi iiiènse ei de ses
propres forces. Il ne rend pas son imilaiion im-
possible , en lui donnant une ptiltciion sans ta-
che ; mais il excite noire émulaiion , en nifitiiiii
devant les yeux l'exemp'e d'tm jrune homme
qui, avec les mêmes imperlèciions que chacun
sent en soi , fait b s actions les plus noLles et les
plus vertueuses, il a uni ensemble , dans le ca-
ractère de son iiéros , le courage d'AcbilU- , la
prudence dUlysse et le naturel tendre d'Enée.
Télémaque est colère comme le premier , sans
êtrt' brutal; politique comme le second, sans être
fourbe; sensible comme le troisième, sans tre
volnpiueux.
J'avruîe (pi'on trouve une grande variété dans les
caractères d Hunu-re. Le couriiijt; d Achille tl ctliil
d Hector, la valeur de Diomède et celle d'Ajax ,
la iirudence de Neslm- et celle d'Ulysse, l'iimour
d'H. lene et celui de Btiséis , la fi ielité d'Atriro-
ma(iue ei celle dt; Peuébqte , ne se resst'inli'eiit
pnini. On trouve un jugement ci une finesse admi-
rable! dans les caractères du poète grec. M:iis que
n • lroiivc-!-on pas en ce genre dan> le Teldartque,
dans les caracièics si variés et toujours si bien
soutenus de Séso«tiis cl île Pygmalinn , d'I !omé-
née et d'A'Irasie. de Proiésilas et de Pliiloclès , de
Calypso el d'Anlio^e, de Télémaciueei te B"C( oris'.'
J'ose diie ujcine (\\C\\ <c trouve d;ii!s ce poème
salutaire, non-seulement une variété de nuanrts
des mèîues vertus et des mêmes passions , mais
une telle diversité de caractères opposés, qu'on
rencotitre dans cet ouvrage ranaiomie entière
de iC-pril el du cœur humain : c'est que l'au-
leur connoissoit Vhomme et les hommes. Il avoii
étudié Tun au dedans de lui-même , et les au-
tres au milieu d'une floiissante Cour. ]l paria-
g'-«til sa vie entre la so'itinîe el la société ; il
vivoit dans un»" attention conlinuelle à la vé-
rité qui nous insliiiit au dKÎaes, el ne sorioii
de là que pour étudier bs caractèr*s , afin de
guérir les passions des uns , ou de perbctionuer
les vertus des autres. Il savoil s'ac<omi:.oder à
tous pour les approfondir loiis _, et |)rendre toutes
sortes de formes sans changer jimais son carac-
lère essentiel.
II. Des préceptes et des instructions morales.
Une autre manière d'instruire, c'est par les pré-
ceptes. Laiiteur du Télémaque joint euseiï.ble les
grandes insliiiclions avecles exemples héroïques,
la morale d'Homère avec les mœurs <ie Virgile. Sa
uiorale a cepend.int trois qualités qui ne ^e l:ou-
venl au même degré dans aucun des anciens, soit
poètes, soit philosophes. Elle est sublime dans ses
principes, ny6/e dans ses moUfs, universelle dans
ses usages.
Qualité de la morale du Téléniaque. — 1" Elle est sublime
dans ses principes.
1° Sublime dans ses principes. Elle vient d'une
piofoude counoissanre de l'homme : on l'introduit
dans son jjropre fonds ; on lui développe les rcs-
so is secrets de ses passion^ , les replis cachés de
son amour-propre, la difl'érence des vertus fausses
d'avec les Soliiles. De la connoissance de l'homme,
0!i remonte .i celle de Dieu même. L'on l'ail sentir
patidut. que lÉlre infini agii sans cesse en nous
pour nous rendre bons el heureux ; qu'il est la
source immédiate de toutes nos lumières et de
toi; tes nos vertus ; que nous ne lenons pas moins
de lui la raison que la vie; que sa véijié souve-
raine doit cire notre unifjue lumière, et sa volotilé
suprême régler tous nos aiisours ; que faute de con-
sulter cette sagesse universelle, et immuable ,
l'Ixunnie ne voit que des laniômesséduisans ; faute
de l'écouter, il nenteml que le bruit ciuifus de s^^s
passions ; (jiie les solides vertus ne nous viennent
(pie comme quelque chose d'étranger qui est mis
en nous ; qu'i lies ne Siu;t pas Us ellVis de nos prn-
pn s cITorIs, mais l'ouvrage d'une puis.'>ance su|ié-
rieure i\ rhomme, ipii agit en nous quand nous n'y
nit lions point d'ohslacU; , el dont nous ne distin-
guons pas toujours l'action, à cause de sa délica-
tesse. L'on nous mimlrc enfin que sans celte puis-
sance première et S(mveraine, (]ui élève 1 homme
au-dessiisde lui-même, les vertus les plus briHanles
ne sont (jiie des ralbiiemi ns d'un amour-propre
qui Se renferme en soi-mèiue , se rend sadiviuiic,
et devient en même temits et l'idolâtre cl I idide.
Rif-n n'est plus admirable (pie le portrait de ce
phiiosofdie que Telémaqiie voit ai:x enfers, el diuit
tinii le crime éloiid avoir été amoureux de sa pro-
pre venu.
C'est ainsi que la morale de noire auietir lend à
nous faire oublier nous-mêmes, pour tout rapporter
à l'Etre souverain, el nous en rendre les adora-
teurs; rom:rie le but de sa politique csi de irons
fiire préférer le bien piiblic au bien particulier,
et de nous faire aimer le genre humain. On sail les
systèmes de Hlachiavel. d llobbes, cl de dt-ux au-
teurs plus modérés. PiilTendui fei Groiius. Les deux
premiers établissent pour seules maxiuus dans l'art
de gou\einer, la finesse, les aitiliees , les strata-
giMiies, le d'spoiisme, l'injustice el l'irréligion Les
deux derr.ieis auteurs ne b)ndenl leur [lolïti ]ue ,
que siir des maximes de gouvernement qui même
n'égalent ni Celles de la Republique de Platon, ni
celles des Ollices de Cicéioii. Il est vrai que ces
deuv écrivains modernes ont travaillé dans le des-
sein d'être utiles à la société, et qu'ils ont rapporté
presque tout au bonheur de Ihoiume consi 1ère
selon le civil. >Iais l'auteur du Télémaque esl ori-
ginal, en ce qu'il a uni la poliliijue la plus parfaite
avec les idées de la vertu la plus consommée. Le
gramî principe sur lequel tout roule, esl que le
monde entier n'est (|u'une même république dont
Dieu c.'^l le père commun, el chaque peu|)le comme
une grande famille. De cette belle el luni'iieuse
idée naissent ce que les politiques appellent les lois
de nature , et des nations ., équilabies , généreuses^
pleines d'humaniié. On ne iVgarde plus chaque pays
comme indépendant des aiiin s; mais le genre hu-
main comme un loul indivisible ; on ne se borne
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
plus à l'anionide sa pairie; le cœur s'otoml. devient
immense, el, p:ir une aniilié universelle, embrasse
lous les lionuii.-s. De là naiss^'nl l'aniour (ies éuan-
gers, la confiance nniluelle en'.re les nations voi-
sines, la bonne toi, la justice el la paix parmi Its
princi's de i'univeis, comme entre les particuliers
de chaque Elal, Noire auteur nous inonlre encore
que la g'oire de la royauté esl (îe gouverner h s
hommes pour les rendre bons el heureux ; que
l'auioriié du prince n'esl jamais mirux aflermie,
que lorsqu'elle rsl appuyée sur l'amour des peuples,
el que la véritable richesse de l'Eial consiste à re-
iranciier lous les faux besoins drt la vie, pour se
contenltrdu nécessaire, eldes plaisirs simples el
innocens. Par là, il laii voir que la verluconuihiie,
noa-s>'uIenunt à préparer I homme pour une Icli-
cilé tulure , niiiis (ju'elle rend la société aciuelle-
meni heureuse dais celle vie, aulaui qu'elle le peut
être,
2" La morale du Télémaque est noble dans ses motifs.
2" La morale du Télémaque est noble dans ses
I niotils. Son grand principe rsl qu'il faul préférer
1 l'ainor.r d:i beau i\ l'amour du pZ/js/r, comuH di-
sent Socrale et Platon ; l'honnête à l'agréable, selon
re>prfssion de Cicéron. Voila la source des senti-
mciis nobles, deia grau leur d'ame, el de toutes
les vei lus héroïques. C'tsi par ces idées piires et
élevées, qu'il dél; iiil, d'une mau'ére iniiniiiietit plus
Inuchanle que ptr la dispute, la lausse phiioso; hie
de Ceux (|ui font du plaisir le seul ressort du cœur
humain. Noire pocie luonlre, p:ir la belle morale
qu'il mel dans la boiiehe de ses héros, et les ac-
tions généreuses qu'il leur fait fiire, ce que peut
l'auioiir pur de la vertu sur un cœur noble. Je sais
que cette vertu héroii|ue passe parmi les âmes vul-
gaires pour un laninme, et que les g<=ns d'iu:agi-
nalion se sont déch.iinés contre cette vérité su-
blime elçnlide, par jdusieurs pointes d'esprit Iri-
voles et rnépri-subles. C'esi (|ue ne trouvant rien au
dedans dVux qui soitcompirab'e à ces grands stn-
tiniens , ils concluent que 1 iiumanilé en est inca-
pable. Ce sont drs nains, qui jugent de la force
des géans par la leur. Les esprits (pii rampent sans
cesse dans les bornes étroites de l'arnour-propre,
ne compreniîrunl jamais le pouvoir el l'étendue
d'une Vertu qui élève riioniine au-dessus de lui-
niéme. Qui-lques philosophes , qui ont fait d'ail-
leurs de belles découvertes dans la philosophie,
se sont laissé entraîner par leurs préjuges, jus(|u'a
ne point distinguer assez entre l'amour de l'ordre
et 1 amour du plaisir, el à nier que la volonlé
puisse être remuée aussi forîenienl par la vue
claire de la vérité^ (jue par le goût naturel du
plaisir.
On ne peut lire aileuiivemeni TéUniaque , sans
revenir de ces préjuges. L'on y voit les senliniens
généreux d'une aine noble qui ne conçoit rien que
de grand ; d'un cœur desintéressé qui s'oublie
sans cesse ; d'un pliilosophe qui ne se borne ni à
sa nation, nia rien de patliculier, mais qui rap-
porte tout au bien commun du genre humain, el
loul le genre humain à 1 Etre snpréme.
393
30 La morale du Télémaque est universelle dans ses usages.
3" La morale du Télémaque est universelle dans
ses usages, étendue, féconde, proportionnée à lous
les temps, à louies les nations el à toutes les con-
ditions. On Y apprend les devoirs d'un prince, qui
esl tout ensenible roi, guerrier, philosophe et lé-
gislateur. On y voit l'art de conduire des nali()ns
différenlf'S ;la manière de conserver la pais au au-
hors avec ses voisins, el cependant d'avoir toujours
au dedans du rovaume une jeunesse agueri ie prèle
à le défendre ; d'enrichir ses Etats , sans tomber
dans le luxe ; de trouver le nvilit u entre les excès
d'un pouvoir despotique et les désor.ires de l'anar-
chie: on y donne des préceptes pour l'agriculture,
pour le commerce, pour les arts, poui la police,
pour l'éducation desenfans. Noire auteur f.iii en-
trer dans son poème, non-fculenu ni les vertus hé-
roïques et royales, mais celles qui sont propres à
tomes sortes de cunlitions. En furmant le ca'ur
de son prince, il îi'insiruit pas moins chaque par-
ticulier de ses devoirs.
L'Iliade a pour but de montrer les funestes suiies
de la désunion parmi les ch fs d'une armée : lO-
dyssée nous fait voir ce que peut, dans un roi , la
prudence jointe avec la valeur: dans l'Enéide on
dépeint les actions d'un héros pieux el vaillant.
Mais Soûles ces vertus particulières ne foui pas le
bonheur du genre humain. Télémaque va bien au-
delà de tous ces plans, par la grandeur, le nombre
el l'étendue de ses vues morales ; de soile qu'on
pei'.t dire avtc le philo opiie critique d Homère ' :
a Le don le plus utile que les .Muses aient lait aux
» iiommes, c'est le Teb-maque ; car si le bonheur
M du genre humain pouvoil nailre d'un poème, il
» uaiiroil de Celui-la. »
IH. DE LA POESIE.
C'est une belle remarque du chevalier Temple,
que la poéNÎe doit réunirce que la musique, la pein-
lure el l'eloqutnceonl de iorce el de beauté. Mais
comme ki poésie ne diff'-re de 1 éloquence, qu'en
ce qu'elle peint avec enthousiasme, un aime mieux
dire que la poésie emprunte son harmonie de la
niusiij'ie, sa passion de la peinture, sa force et sa
justesse de la philosophie.
L'harmonie du style dans le Télémaque.
Le slvle du Télémaque esl poli, net, coulant,
magnifique. 1! a louis la richesse dHiunère, sans
avoir son abondance de paroles : il ne tombe jamais
dans les redites ; quand il parle des mêmes choses,
il ne rappelle poinl les mêmes irnag.-*. Toutes ces
périodes rempliss» i;l l'oreille par leur nombre et
leur caience. fiien ne choque, poinl de mois durs,
poinl de termes abstraits, ni de tours aU'ecles. Il
ce parle jamais p^iur parlei , ni simplerr.enl pour
plaire : loules ses paroles font penser, el toutes
ses pensées ttndenl à nous rendre bons.
* L'abb'j Tekhasson, Disserl(i!i<Ji> critique sur l'Iliade,
394 DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
Excellence des peintures ilu Télémaque. Philosophie ilu Télémaque.
Les images de noire poêle sont aussi paifailes
que sonslyleesl harruoiiieiix. Peindre, c'est noîi-
setilemenl décrire les choses, mais en représenter
les ciri'onstances d'une, luanicre si vive et si lou-
chante, qu'on s'imagine les voir. L'auteur du Té-
lémaque peint les passions avec art : il a.oil cludir!
le cœur (!e l'homme, ei en connoissoil lous les res-
sorts. En lisant son poème, on ne voit plus que ce
qu'il fait voir, on n'entend plus que ceux (ju'il fait
parler: iléoliaulîe, il remue, il entraîne; on sent
toutes les passions qu'il décrit.
Des comparaisons et descriptions du Télémaque.
Les poètes se servent ordinairement de deux
sorlesde peintures, les comparaisons el les descrip-
tions. Los comparaisons du Télémaque sont justes
et nobles. L'auteur n'elcve pas irop l'esprit au-
dessus de son sujet par des méiapliorcs outrées ; il
ne l'embarrasse pas non plus par une trop grande
foule d'imagfs. 11 a iniiie tout ce(|u'il y a de grand
et de beau dans les descriptions des anciens , les
combais, les jeux, les iiauftag<'S, les sacrifices, etc.,
sans s'étendre sur les minuties qui font languir la
narration, sans rabaisser la toajesté du poème épi-
que par la description des choses basses et au-
dessous de la dignité de l'ouvrage. Il descend quel-
quefois dans le détail; mais il ne dit rien qui ne
mérite altention, et qui ne contribue à l'idée qu'il
veut donner; ilsuit la nature dans toutes ses va-
riétés. 11 savoit Lit-n ([ue tout discours doit avoir
ses inégalités , laniôt sublime sans être guindé ,
tantôt naïf sans être bas. Ci si un faux goùl, do
vouloir toujours embellir. SiS descriplicms sonl
magni(iqucs,mais n:ituielles, simples, cicopen iant
agréables. II peint non-seulrmeiil d'après nature,
mais ses tableaux sont aimables : il uuitensemble
la vérité du dessin et la beauté du coloiis . la vi-
vacité d'Homère et la noblesse de Virgile. Ce n'est
pas tout : les descriptions de ce poème sonl non-
seulement destinées à plaire, mais elles sont toutes
instructives. Si l'auteurpai ledela viepaslorale, c'est
pour recommander l'aimable simplicité des mœurs :
s'il décrit des jeux cl des combats, ce n'est pas seule-
ment pour célebr. r les funé: ailles d'un ami ou d'un
père, c'est pour choisir un loi (p.ii surpasse lous
les autres dans la force de l'esprit el du corps . et
qui soit égalemanl capable de soutenir les fatigues
de l'un et de l'autre: s'il nous représente les hor-
reurs d'un naufrage, c'est pour inspirer à son héros
la fermeté de cœur, et l'abandon aux dieux dans
les plus grands périls. Je pourrois parcourir loules
ses descriptions, et y trouver de semblables beau-
tés. Je me contenterai de remanpier que, dans
celle nouvelle édition, la sculpture de la redoutable
égide que .Minerve envoya à Télémaque, est pleine
d'art et renferme celte morale sublime, que le bou-
clier d'un prince el le soutien d'un Elal , «ont les
bonnes moMiis, les sciences et l'agriculture; qu'un
roi armé par la sagesse cherche toujours la paix,
el trouve des ressouices fécondes contre tous les
maux de la guerre, dans un peuple instruit el la-
borieux, donl l'es|(ritel le corps sont éga'cment ac-
coutumés au travail.
La poésie lire sa force el sa justesse de la philo-
sophie. Dans le Télémaque ou voit partout une
imagination riche, vive , agréable , el néanmoins
nu esprit juste et profond. Ces deux qiralités se
rencontrent rarement dans un auteur. Il faut que
l'ame soit dans un mouvement presque continuel
pour iuventer, pour passionner, pour imiter; et en
même temps dans une tranquillité parfaite pour
juger en pro.hiisanl^ el choisir^ enlie mille pensées
qui se prcsenlenl , celle qui convient. Il faut que
l'imagination soutire une espèce de transport et
d'enthousiasme, | en iant que l'esprit, paisibledans
sou empire, la retient et la tourne où il veut. Sans
celle passion qui anime loul, les discours devien-
nent fioids, languissans, abstraits, hisloriq\ies ;
sans ce jugement qui règle loul, ils soûl sans jus-
tesse et sa!)s vraie beauté.
Coniparaison de la poésie du Télémaque avec Homère
et Virgile.
Le feu d'Homère, surtout dans l'Iliade, est im-
pétueux el ardent comme un lourbil'on de llamme,
qui embrase tout : le feu de Virgile a plus de
clarté que de chaleur ; il luit toujours uniment et
également : celui du Télémaque échaulïe et éclaire
tout ensemble, scldii qu'il faut persuader ou pas-
sionner. Quand celte (lamme éclaire, elle fait sentir
une douce chaleur (|ui n'incommode point. Tels
sonl les discours de Mentor sur la politique, el de
Télémaque sur le sens des lois île Minos, etc. Ces
idées pures remi)Iissenl l'rspril de leur paisible
1 imière : là i'enihousiasme cl le feu poéliijDe se-
roient nuisibles, comme les rayons irop ar.lens du
soKil qnicb'ouissenl. Quand il n'est plus question
de raisonner, mais d'aijir; quand on a vu claire-
ment la vérité; quand les réflexions ne viennent
que d'irrésolution, alors le poète excite un feu el
«me passion qui détermine, et qui eusporle une
ame all'oiblie , (|ui n'a pas le courage de se rendre
à la vérité. L'épisode dt s amours de Télémaque,
dans l'ile de Calypso, est plein de ce feu.
Ce mélange de lumière cl d'ardeur distingue
notie poète d'Homère el de Virgile. L'enthousiasme
du premier lui fait <|uelquelois oublier l'art, négli-
ger l'ordre, et passer les bornes de la nature. C'< toit
la force cl l'essor de son grand g'-nie qui l'enirai-
noil malgrélui, La pompeuse maguilicence , le ju-
gement el la conduite (le Virgile dégénèrent quel-
quefois en une régularité trop compassée , où il
Semble plutôt historien que poète, (le dernier plaît
beaucoui) plus aux poètes philosophes tl modernes,
que le premier. N'est-ce pas qu'ils senieni qu'on
peut imiter plus facilement par art le grand juge-
ment du poêle laliu, (|ue le beau feu du poète grec,
que la nature seule peut donner ?
Notre atileur doit plaire à toutes sortes de poètes,
tant à ceux qui sonl philosophes, qu'à ceux qui
n'admirent que l'enthotisiasme. Ha uni les lumières
de l'espril avec les charmes de l'imagination ; il
prouve la vérité en philosophe ; il fait aimer la vé-
lité prouvée, par les sentimens qu'il excite. Tout
e.st solide, vrai, convenable à la persuasion ; ni
jeux d'esprit, ni pensées brillanles qui n'ont d'autre
buique de faire admirer l'auieur. 11 a suivi ce grand
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
395
précepte de Plaion , qui dil qu'en écrivant on doit
toujours se cacher , disparoilre, se laire oublier,
pour ne produire que les véritf^s qu'on veut per-
suader, et les passions qu'on veut purifier.
Dans le Télémaque tout est raison; tout est stn-
limenl. C'est ce qui le rend un poème de toutes
les nations et de tous les siècles. Tous les étrangers
en sont également touchés. Les traductions qu'on
eu a faites en des langues moins délicates que la
langue française, n'tiïacenl pointées beautés ori-
ginales. La savante apologiste d'Homère * nous
assure que le poète grec pord infiniment par une
traduction ; qu'il n'est pas possible d'y faire passer
la force , la noblesse et Famé de sa poésie. Mais on
ose dire que le Teléniaque conservera toujours, en
toutes sortes de langues, sa force, sa noblesse, son
atne, et ses beautés essentielles. C'est que l'excel-
lence de ce poème ne consiste pas dans i'arrangemint
heureux et harmonieux dts paroles, ni nièuiedans
les agrémens que lui prête l'imagination; mais dans
un goût sublime de la vérité, dans des seniimons
nobles et élevés, et dans la manière naturelle, déli-
cate et judicieuse de les traiter. De pareilles beau-
lés sont de toutes les langues, de tous les temps, de
de tous If s pays, et touchent également les bons es-
prits et les grandes âmes, dans tout l'univers.
Priiiiiière objection contre le Télémaque.
On a formé plusieurs objections contre le Télé-
maque : 1" Qu'il n'est pas en vers.
Réponse.
La versification, selon Aristote, Denys d'Hali-
carnasse etSirabon, n'est pasessenlielle à l'épopée.
On peut l'écrire en prose, comme on écrit des tra-
gédies sans rimes; on peut faire des vers sans
poésie, et être tout poétique sans faire des vers ;
on peut imiter la versilieaiion par art; mais il faut
naître poète. Ce qui fai^ la poésie, n'est pas le
nombre fixe et la cadence réglée des syllabes ; mais
le sentiment qui anisne tout, la fiction vive, les fi-
gures hardies , la beauté et la variété des images.
C'est l'enthousiasme, le feu, l'impétuosité, la foice;
un je ne sais quoi dans les paroles et les pensées,
que la nature seule peut donner. On trouve toutes
ces qualités dans le Télémaque *. L'auteur a donc
fait ce que Strabon dit de Cailmus, Phérécide, Hé-
calée : «Il a imité parfailemenl la poésie, en rom-
» pant seulement la mesure; mais il a conservé
» toutes les autres beautés poétiques. »
Notre âge retrouve un Homère
Dans ce poème salutaire,
Par la vertu même inventé ;
Les nymphes de la double cime
Ne l'affranchirent de la rime,
Qu'en faveur de la vérité '.
De plus, je ne saissi la gêne des rimes et la ré-
gularité scrupuleuse de notre construction euro-
* Madame D.icier.
' Ode à Messieurs de VJcadcuiie , i>ar M. de l.v Motte.
<'" ode.
péenne, jointes à ce nombre fixe et mesuré de pieds,
ne diminueroient pa.s beaucoup l'essor et la passion
de la poésie héroïque. Pour bien émouvoir les pas-
sions, on doit souvent retrancher 1 ordre et la liai-
son. Voilà pourcjuoi les Grecs et les Romains , qui
peignoient tout avec vivacité et goiit, usoient des
inversions de phrase ; leurs mots n'avoient point
de place fixe; ils les arrangeoient comme ils vou-
loient. Les langues de l'Europe sont un composé
du latin et des jargons de toutes les nations bar-
bares qui renversèient l'empire Romain. Ces peu-
ples du Nord glaçoient tout, comme leur climat, par
une froide régularité de syntaxe. lU ne compre-
noient point cette belle variété de longues et de
brèves, qui imite si bien les mouvemens déliols
de l'aine: ils prononçoient toulavtc le même froid,
et ne connurent d'abdrd d'autre harmonie dans les
paroles, qu'un vain tintement de finales monotones.
Quelques lialiens, queUpies Espagnols ont tâché
ri'aUVancliir' Ktir versification de la gène dos rimes.
Un poète anglais y a réussi merveilleusement, et
a commencé mènie avec succès d'introduire les in-
versions de phrases dans sa langue. Peut-être que
les Fiançais reprendront un jour cette noble li-
berté des Grecs et des Romains.
Seconde objection contre le Télémaque.
Quelques-uns, par une ignorance grossière de la
noble liberté du poème épique, ont reproché au
Télémaque qu'il est plein d'anachronismes.
Réponse.
L'auteur de ce poème n'a fait qu'imiter le prince
des poètes latins, (|ui nepouvoit ignorer que Didon
n'étoil pas contemporaine d'Enée, Le Pygmalion du
Télémaque, frère de celte Didon ; Sésostris, qu'on
dit avoir vécu vers le même temps, etc. ne sont
pas plus des fautes que l'anachronisme de Virgile.
Pouiquoi condamnei- un poète de manquer quel-
quefois à l'orilre des temps, puisque c'est une
beauté de manquer quelquefois à l'ordre de la na-
ture? Il ne seroit pas permis de contredire un point
d'histoire d'un temps peu éloigné. IMais dans l'an-
tiquité reculée, dont les annales sont si incertaines,
et enveloppées de tant d'obscurités , il est permis
d'accommoiler les traditions anciennes à son sujet.
C'estl'idée d'Aristolc, conlirmée par Horace. Quel-
ques historiens ont écrit que Didon étoit chaste,
Pénélope, iuipu'li(|ue, <|u'Helène n'a jamais vu
Troie, ni Eiiée l'Italie. Homère et Virgile n'ont pas
fait difficulté de s'écarter de l'histoire, pour rendre
leurs fables plus instructives. Pourquoi ne sera-t-
i! pas permis à l'auteur du Télémaque , pour l'ins-
truction d'un jeune prince, de rassembler les héros
de l'antiquité, Télémaque, Sésostris, Nestor, Mo-
ménée, Pyguuilion, Ailrasle, pour unir dans un
ii\éme tabieau les difr-rens caractères des princes
bons et mauvais, dont il falloil imiter les vertus et
éitej' les vices i^
Troisième objection contre le Télémaque.
On trouve à redire que l'auteur du Télémaque
ait inséré l'histoire des amours de Calypso et d'Eu-
396
DISCOURS SUR LE POÈME ÉPIQUE.
charis dans son poème, et plusieurs descriptions
secibbbU's , qui paroissent, dit-on , trop passion-
nées.
Réponse.
La meilleure réponse à celle objection est l'eiret
qu'avoit produit le Telém;i(nie dans le cœur du
jeune prince pour qui il avciit clé écrit Les per-
sonnes d'une condition commune n'ont pas le même
besoin d'èlreprécauiionnéescoiilre les écueils aux-
quels l'élévat'oneirautoritéexposenlceux qui sont
destinés à régner. Si noire poète avoiléciil pour
no homme qui eût dû passer sa vie ilans l'obscurilé,
ces descriptions lui auroitnléié moins ni'Cessaires.
Mais pour un jeune prince, au milieu d'une (^our
où la galanterie passe pour politesse, où chaque
objet reveille iiifiilliblenuiil le goût des plaisirs,
et où loutce qui l'environne n'est occupé qu'a le
séduire; pour un tel piince , dis-je , rien n'éloit
plus nécessaire que de lui présenter, avec celle ai-
mable pudeur, ceileinnocenceet celle sagesse qu'on
trouve ilans le Tél?ma(iue, tous les détours sedui-
sans de l'arisour insensé; que de lui peindre ce
vice dans son beau imaginaire, pour lui faire seniir
ensuite sa dillbrmile réelle; et que de lui monirer
l'ahime dans toute sa profontleur, pour l'empêcher
d'y tomber, et l'éloigner même des bords d'un pré-
cipe si affreux. C'eloil donc une sagesse digne de
noire auteur, de précaulionncr son élève contre les
folles passions de la jeunesse, pu la Table deCalvpso,
eldelui donner, d;iiis l'bistoir.'d Anliope, l'exemple
d'un amour cliaslc et légitime. Eu nous représentant
ainsi celte passion, tantôt comme une foibhsse in-
digne d'un grand cœur, tantôt comme une vertu
digne d'un héros, il nous montre que l'amour n'est
pas au-des^ous delà majesté de l'épopée, et réunit
par là dans son poème les passions tendres des
romans modernes, avccles venus héroïques de la
poésie ancienne.
Quatrième objection contre le Tclémaque.
Quelques-uns croient que l'auteur du Téléiiiaque
épuise trop son sujet, par l'abondance et la rirbesse
de son génie. Il dit tout, et ne laisse lien à penser
auxautns. Comme Homrre.il met la nature toute
entière devant ks yeux. On aime mieux un auleur
qui, comme Horace, renferme un grand sens en peu
de mois, et donne le plaisir d'en développer lé-
leodue.
Réponse.
Il est vrai que l'imagination ne peut rien ajouter
aux peintures de notre poète ; mais l'espiil, en
suivant ses iJées, s'ouvre ets'éti-nd. Quand il s'agit
seulement de peindre, ses tableaux sont parfaits,
rien n'y manque; quand il faut insiruirt'.sts lumières
sont fécondes, et nous y dévclofqionb une vaste éten-
due de pensées. Il ne laisse rien à imaginei ; mais il
donne infiniment à penser. C'est ce tpii convenoit
au caractère du prince pour quiseuU'ouvrage a clé
fait. On déméloil en lui , an travers de l'enlance ,
une imagination féconde et heureuse, un génie
élevé et étendu, qui le reudoienl sensible aux beaux
endroits d'Homère et de Virgile. Ce fut ce qui ins-
pira à l'auteur le dessein d'un poème qui renfer-
nieroit également les beautés de l'un et de l'auire
poêle. Celle afïluence de belles images éloii néces-
saiie pour occuper l'imagination et former le goût
'du prince. On voit assez que ces beautés n'auroient
pas plus coûté à supprimer qu'à produire, qii'elles
coulent avec autant de dessein que d'abondance,
pour répondre aux besoins du prince et aux vues
de l'auteur.
Cinquième objection contre le Télémaque.
On a objecté que le héros et la fable de ce poème
n'ont point de rapport à la nation française: Ho-
mère et Virgile ont intéressé les Grecs cl les Ro-
mains, en choisissant des actions et des acteurs
dans les histoires de leur pays.
Réponse.
Si l'auteur n'a pas intéressé parliculièrement la
nation française, il a fait plus, il a intéressé tout le
genre humain. Son plan est tncore plus vaste que
Celui de l'un cl de l'autre des deux poètes anciens : il
esl pi us grand d'instruire tous les bomnu s ensendde,
que de borner ses préceptes à un pays parliculier.
L'amour- propre veut qu'on rapporte tout à soi, et se
trouve même dans l'amour de la pairie ; mais une
ame généreuse doit avoir des vues plus étendues.
D'ailleurs, quel intérêt la France n'a-t-elle point
pris à un ouvrage qui lui avoil formé un prince si
propre à la gouverner un jour, selon ses besoins cl
ses désirs, en père des peuples « t en héros chré-
tien ? Cit (\u\h\ a vu de ce prince donnoil l'espé-
rance et les préuiices de cet avenir. Les voisins de
la France y p.-tnoienl dej i paît, comme à un bon-
lieur universel. La fable du prince ^r<?c devcnoit
l'bistoiredu prince français.
L'auteur avoit un dessein plus grand, que celui
de plaire à sa nation : il vouloit la servir à son
insu, en contribuant à lui former un prince qui ,
jusque dans les jeux de son enfance , paroissoit né
poui la combler de bonheur et de gloire. Cet au-
guste enfant aimoil les fables et la mythologie. H
falloil proliler de son goût, lui faire voir dans ce
qu'il cstimoit le solide et le beaujle simple et le grand;
Cl lui imprimer , par des faits touchans , les p' in-
cipes généraux qui pouvoient le précautionner con-
tre les dangers de la plus haute naissance et de la
puissance suprême. Dans cedtssain, un héros grtc
et un poème d'aprèsHomèreet Virgile, les histoires
des pays, des temps et des faits étrangers, éioieul
d'une convenance parfaite, cl peut être unitpie ,
pour mettre l'auteur eti pleine liberté de peindre
avec vérité et force tous les écueils qui menacent
les souverains dans toute la suite des siècles.
Il arrive, par une conséquence naturelle et né-
cessaire, quecesvérilés universelles peuvent quel-
quefois paroitrea>oir du rapport aux histoires du
temps et aux siiuaiions actuelles : mais ce ne sont
jamais que des rapports généraux, indépendans de
toute application particulière: il falloil bien que les
fictions destinées à former l'enfance du jeune prin-
ce, renfermassent des préceptes pour tous les mo-
mens de sa vie.
Cette convenancedes moralités générales à toutes
sortes de circonstances, fait admirer la fécondité, la
DISCOURS SLR LE POÈME ÉPIQUE. 397
profondeur etlasogossedelauleur ; mais elle n'ex- poêle grec , il peint tout avec force, simplicité et
cuse pas l'injuslice «le ses ennemi*, qui ont voulu vie ; avec variété dans \a falile , et diversité dans
trouver dans son Téleinaqne certaines allégories les caractères : ses ndcxions sont morales, ses des-
odieuses, et clianger les desseins les plus s;iges et les criplions vives, son imagination (écoule ; partout
plus njotlcréi en des satires onirageantes contre ce in-au feu que la nature seule peut donner,
tout ce.juH respecloit le plus. On avoit renversé Comme le poète latin, il garde parlaiiemenl i'u-
les caractères, pour y trouver des rapports imagi- nilé d'acliou, l'uniformité des caractères, l'ordre et
naires, et pour empoisonner les intentions les les règles de l'art ; son jugement est profon 1 , et
plus pures. L'auteur devoil-il supprimer ces maxi- ses pensées élevées ; tuidis que le naturel s'unit au
mes fondamentales d'une morale et d une politique noble, et le simple au suljli.ne: partout l'ait deviml
si saine et si convenable, parce que la manière la naiure. Mais le héros de notre poète pst plus par-
plus sage de les dire ne pouvoit les mettre à cou- fait que ceux d'Homère et de Virgile ; sa morale
vert des interprétations de ceux qui ont le goût est plus pure, et ses seniinu.ns plus nobles. Con-
d'une basse malignité ? cluonsde tout ceci que Tautour du Telemaque a
.Noire illustreauleur a donc réuni dans son poème montré, par ce poème, que la nation française est
les plus grandes beautés des anciens. Il a tout l'en- capable de toute la délicatesse des Grecs, et de tous
tliousiasrae et l'abondance d'Homère, toute la ma- les gran Is senlimens des Romains. L'éloge de l'au-
gnificeoce et la régularité de Virgile. Comme le leur est celui de sa nation.
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\ttft*ttt44tt.tt.titt4t'trrt.tt.ttSttttttttl.titl*C*t*t.StSttf*4'tSTI.tttf'tt.tf.àtft.tt*ttttt*iStt*4t-ttSt.lt*ttt.ttfitttHt.tStHitH*!'
LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE '.
EXPLICATION DES ABRÉVIATIONS QUI SE TROUVENT DANS LES VARIANTES.
A désigne le maiiusciit oiiainal. — b la preniicre copie, où l'auteur a fait plus de sept cents coneclions et additions.
— c la seconde copie, revue par lui, avec encore quelques corrections. — p la première édition complète, faite sur les
manuscrits. Paris, t7t7, 2 vol. in-12. — ii l'édition de Hollande, 1734, in-fol. et in-4". — d l'édition de Didot, qui fait
partie des OEuvres de Féuelon , 1787, in-i". — Edd. marque la conformité de ces trois éditions dans le passage cité. —
m. manque. — «y. ajouté. — /. du cop. faute du copiste.
LIVRE PRE.MIER.
Télémaque , conduit par .Minerve , sous la figure de Monter,
est jeté par une lempète dans l'île de Calypso. Cette
déesse, inconsolable du départ d'Llysse. fait au fils de
ce héros l'accueil le plus favorable; et concevant aussitôt
pour lui une violente passion , elle lui offre l'iniuiorta-
lité, s'il veut demeurer avec elle. Pressé par Calypso de
faire le récit de ses aventures , il lui raconte son voyage
à Pylos et à Lacédémone , son naufrage sur la cote de
Sicile , le danger qu'il y courut d'être immolé aux mines
d'Anchise, le secours que Mentor et lui donnèrent à
Aceste , roi de cette contrée , dans une incursion de bar-
bares, et la reconnoissance que ce prince leur en témoigna,
en leur donnant un vaisseau phénicien pour retourner
dans leur pays.
Calypso ne pouvoit se consoler du départ
d'Ulysse. Dans sa douleur , elle se Irouvoit
malheureuse d'être immortelle. Sa grotte ne
raisonnoit plus de son cliant - : les nymphes
qui la servoient n'osoient lui parler. Elle se
promenoil souvent seule sur les grazons fleuris
dont un printemps éternel bordoil son île : mais
ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur,
ne faisoient que lui rappeler le triste souvenir
d'Ulysse, qu'elle y avoit vu tant de fois auprès
d'elle. Souvent elle demeuroit immobile sur le
rivage de la mer, qu'elle arrosoit de ses larmes;
et elle étoit sans cesse tournée vers le côté où le
vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avoit dis-
paru à ses yeux. Tout-à-coup elle aperçut les
Var. — • Le manuscrit original et la première copie ne
portent point de titre ; mais l'auteur a laisse de la place pour
en mettre un. — ^ du doux chaut de sa voix. a.
débris d'un navire qui venoit de faire naufrage,
des bancs de rameurs mis en pièces, des rames
écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un
màt, des cordages OoUans sur la côte : puis elle
découvre de loin deux hommes , dont l'un pa-
roissoil âgé; l'auti'e, quoique jeune , ressem-
bloit à Ulysse. Il avoit sa douceur et sa fierté,
avec sa taille et sa démarche majestueuse. La
déesse comprit que c'étoit Télémaque , fils de
ce héros. Mais, quoique les dieux surpassent de
loin en connoissauce tous les hommes , elle ne
put découvrir qui étoit cet homme vénérable
dont Télémaque étoit accompagné : c'est que
les dieux supérieurs cachent aux inférieurs tout
ce qu'il leur plaît; et Minerve, qui accompa-
gnoit Télémaque sous la figure de Mentor, ne
vouloit pas être connue de Calypso. Cependant
Calypso se réjouissoit d'un naufrage qui met toit
dans sou ile le lils d'Ulysse, si semblable à son
père. Elle s'avance vers lui; et sans faire sem-
blant de savoir qui il est : D'où vous vient , lui
dit-elle, celle témérité d'aborder en mon ile ?
Sachez , jeune étranger, qu'on ne vient point
impunément dans mon empire. Elle tâchoit de
couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de
son cœur, qui éclatoit malgré elle sur son visage.
Télémaque lui répondit : 0 vous, qui que
vous soyez, mortelle ou déesse (quoique à vous
voir on ne puisse vous prendre que pour une
divinité), seriez-vous insensible au malheur
d'un fils , qui ,. cherchant son père à la merci
des vents et des flots , a vu briser son navire
contre vos rochers? Quel est donc votre père
TÉLÉMAQUE. LIVRE I.
399
que vous cherchez? repril la déesse. Il se nomme
Ulysse, dit Télémaque; c'est un des rois qui
ont, après un siège de dix ans, renversé la fa-
meuse Troie. Sou nom fut célèbre dans toute la
Grèce et dans toute l'Asie, par sa valeur dans
les combats, et plus encore par sa sagesse dans
les conseils. Maintenant , errant dans toute
l'étendue des mers, il a parcouru ' tous les
écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir
devant lui. Pénélope sa femme, et moi qui suis
son fils, nous avons perdu l'espérance de le
revoir. Je cours , avec les mêmes dangers que
lui , pour apprendre où il est. Mais que dis-je?
peut-être qu'il est maintenant enseveli dans les
profonds abimes de la mer. Ayez pitié de nos
malheurs; et si \ous savez, ô déesse, ce que
les destinées ont fait pour sauver ou pour
perdre Ulysse, daignez en - instruire son fils
Télémaque.
Calypso , étonnée et attendrie de voir dans
une si vive jeunesse tant de sagesse et d'élo-
quence, ne pouvoit rassasier ses yeux en le
regardant; et elle demeuroit en silence. Enfin
elle lui dit : Télémaque , nous vous appren-
drons ce qui est arrivé à votre père. Mais l'iiis-
toii'e en est longue : il est temps de vous dé-
lasser do tous vos travaux. Venez dans ma de-
meure , où je vous recevrai comme mon fils :
venez; vous serez ma consolation dans cette
solitude; et je ferai votre bonheur, pourvu que
vous sachiez en jouir.
Télémaque suivoit la déesse accompagnée ''
d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus des-
quelles elle s'élevoitde toute la tête, comme un
grand chêne dans une forêt élève ses branches
épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'envi-
ronnent. Il admiroit l'éclat de sa beauté , la
riche pourpre de sa robe longue et flottante,
ses cheveux noués par derrière négligemment
mais avec grâce, le feu qui sortoit de ses yeux,
et la douceur qui tempéroit cette vivacité. Men-
tor, les yeux baissés , gardant un silence mo-
deste, suivoit Télémaque.
On arriva à la porte de la grotte de Calypso,
où Télémaque fut surpris de voir, avec une ap-
parence de simplicité rustique, des objets pro-
pres à charmer les yeux '\ Il est vrai qu'on n'y
voit ni or, ni argent , ni marbre , ni colonnes ,
ni tableaux, ni statues : mais ^ cette grotte étoit
Var. — 1 L'iuik'iir il t'iril ainsi. Le iniisli^ ;i mis il par-
couru : roninie cela éloit faiilif, Friiuloii , en revoyant la
copie B , a cfTaré li' Si;ooni1 janiliaue de Vu , cl barr<* lo pre-
mier pour en faire un / ; ce qui donne la leeou vulgaire , il
parcourt. — ^ daignez instruira. \. — '* environnée. \. n.
Edit. — * rusii(iue, lout ce ([ui prul (.liarmer les yeux. Ou
n'y voyoit ni or, etc. a. b. — ^ niai» )it. a, aj. s.
taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles
et de coquilles; elle étoit tapissée d'une jeune
vigno qui étendoit ses branches souples égale-
ment de tous côtés. Les doux zéphirs conser-
voicnt en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil,
une délicieuse fraîcheur : des fontaines, coulant
avec un doux murmure sur des prés semés
d'amaranthes et de violettes, formoient en di-
vers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que
le cristal : mille fleurs naissantes émailloient
les tapis verts dont la grotte étoit environnée.
Là on trouvoit un bois de ces arbres touffus qui
portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui
se renouvelle dans toutes les saisons, répand le
plus doux de tous les parfums : ce bois sembloit
couronner ces belles prairies , et formoit une
nuit que les rayons du soleil ne pouvoient per-
cer. Là on n'entendoit jamais que le chant des
oiseaux, ou le bruit d'un ruisseau, qui, se pré-
cipitant du haut d'un rocher, tomboit à gros
bouillons pleins d'écume, et s' enfuyoit au tra-
vers de la prairie.
La grotte de la déesse étoit sur le penchant
d'une colline. De là on découvroit la mer, quel-
quefois claire et unie comme une glace, quel-
quefois follement irritée contre les rochers, où
elle se brisoit en gémissant, et élevant ses va-
gues comme des montagnes. D'un autre côté
on voyoit une rivière où se formoient des îles
bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers
qui portoient leurs têtes superbes jusque dans
les nues. Les divers canaux qui formoient ces
îles, sembloient se jouer dans la campagne : les
uns rouloient leurs eaux claires avec rapidité ;
d'autres avoient une eau paisible et dormante ;
d'autres, par de longs détours, revenoient sur
leurs pas, comme pour remonter vers leur
source, et sembloient ne pouvoir quitter ces
bords enclianlés. On apercevoit de loin des col-
lines et des montagnes qui se perdoient dans les
nues, et dont la figure bizarre formoit un hori-
zon à souhait pour le plaisir des yeux. Les mon-
tagnes voisines étoient couvertes de pampre vert
qui pendoit en fe.>tous : le raisin , plus éclatant
que la {>ourprc , ne pouvoit se cacher sous les
feuilles, et la vigne étoit accablée sous son
fruit ^ Le figuier, l'olivier, le grenadier, et
tous les autres arbres, couvroienl la campagne,
et en faisoient un graud jardin.
('alypso , ayant montré à Télémaque toutes
ces beautés naturelles, lui dit : Reposez-vous;
vos habits sont mouillés, il est temps que vous
Var. — ' sons les feui
sous son fruit, a.
les épaisses de la vigne accablée
400
TÉLÉMAQUE. LIVRE I.
en changiez ; ensuite nous nous reverrons; et
je vous raconterai des histoires dont votre cœur
sera touché. En même temps elle le fit entrer
avec Mentor dans le lieu le plus secret et le
plus reculé d'une grotte voisine de celle où la
déesse demeuroit. Les nvmphes avoiont eu soin
d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de
cèdre, dont la bonne odeur se répandoit de tous
côtés; et elles y avoient laissé des habits pour
les nouveaux hôtes.
Télémaque . voyant qu'on lui avoit destiné
une tunique d'une laine line dont la blancheur
elTaçoit celle de la neige, et une robe de pour-
pre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui
est naturel à un jeune homme, en considérant
cette magnificence.
Mentor lui dit d'un ton grave * : Est-ce donc
là, ô Télémaque, les pensées qui doivent occu-
per le cœur du lils d'Ulysse? Songez plutôt à
soutenir la réputation de votre père , et à vain-
cre la fortune qui vous persécute. Un jeune
homme qui ainie à se parer vainement, comme
une femme . est indigne de la sagesse et de la
gloire : la gloire n'est due qu'à un cœur qui
sait souflVir la peine et fouler aux pieds les plai-
sirs.
Télémaque répondit en soupirant : Que les
dieux me fassent périr jtlutôt que de soulfrir que
la mollesse et la volupté s'emparent de mon
cœur ! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais
vaincu par les charmes d'une vie lâche et elTé-
minée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait
trouver, après notre naufrage , celte déesse ou
cette mortelle qui nous comble de biens?
Craignez , repartit Mentor, qu'elle ne vous
accable de maux; craignez ses trompeuses dou-
ceurs plus que les érueils qui ont brisé votre
navire : le naufrage et la mort sont moins fu-
nestes - que les plaisirs qui attaquent la vertu.
Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous ra-
contera. La jeunesse est présomptueuse; elle se
promet tout d'elle-même : quoique fragile, elle
croit pouvoirtoul, et n'avoir jamais rien à craiii-
dre; elle se confie légèrement et sans précau-
tion. Gardez-vous d'écouter les paroles douces
et flatteuses deCalypso, qui se glisseront comme
un serpent sous les fleurs^; craignez le poison
caché : défiez-vous de vous-même ; et attendez
toujours mes conseils.
Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso ,
qui les attendoit. Les nymphes, avec leurs che-
veux tressés, et des habits blancs, servirent
V AR. — ' grave pI sévère, a. — * affreux .
glisseront avec piaisir dans votre cœur. a.
d'abord un repas simple , mais exquis pour le
goût et pour la propreté. On n'y voyoit aucune
autre viande que celle des oiseaux qu'elles
avoient pris dans des lilets, ou des bêtes qu'elles
avoient percées de leurs flèches à la chasse : un
vin plus doux que le nectar couloit des grands
vases d'argent dans des tasses d'or com'onnées
de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous
les fruits que le printemps promet, et que l'au-
tomne répand sur la terre. En même temps,
quatre jeunes nymphes se mirent à chanter.
D'abord elles chantèrent le coiubat des dieux
contre les géants, puis les amours de Jupiter et
de Sémélé, la naissance de Bacchus et son édu-
cation conduite par le vieux Silène, la course
d'Atalante et d'Hippomène , qui fut vainqueur
par le moyen des pommes d'or venues du jardin
des Hespérides : enfin la guerre de Troie fut
aussi chantée; les combats d'Ulysse et sa sagesse
furent élevés jusqu'aux cieux. La première des
nymphes, qui s'appeloil Leucothée , joignit les
accords de sa lyre aux douces voix ' de toutes
les autres. Quand Télémaque entendit le nom
de sou père , les larmes, qui coulèrent le long
de ses joues, donnèrent un nouveau lustre à sa
beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne
pouvoit manger, et qu'il éloit saisi de douleur,
elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta
le combat des Centaures avec les Lapillies, et la
descente d'Orphée aux enfers pour en retirer *
Eurydice.
Quand le repas fut fini, la déesse prit Télé-
maque, et lui parla ainsi : Vous voyez, fils du
grand Ulysse , avec quelle faveur je vous re-
çois. Je suis immortelle : nul mortel ne peut
entrer dans cette ile sans être puni de sa témé-
rité ; et votre naufrage même ne vous garanti-
roit pas de mon indignation , si d'ailleurs je ne
vous aimois. Votre père a eu le même bonheur
que vous; mais, hélas 1 il n'a pas su en pro-
filer. Je l'ai gardé long-temps dans cette ile : il
n'a tenu qu à lui d'y vivre avec moi dans un
état immortel : mais l'aveugle passion da re-
tourner dans sa misérable patrie ^ lui fit rejeter
tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a
perdu pour Ithaque '', qu'il n'a pu revoir. 11
voulut me quitter : il partit; et je fus vengée
par la tempête : son vaisseau, après avoir été le
jouet des vents , fut enseveli dans les ondes.
Profitez d'un si triste exemple. Après son nau-
frage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour
Var. — ' de sa lyre à ees douces voix. a. it. — ^ en re-
tirer sa chère Eurydice, a. — ' r.ivcugle passion de revoir
sa patrie, a. b. — '• pour revoir Ithaque, qu'il ne reverra
jamais, a, — pour revoir Ithaque qu'il n'a pu revoir, d.
TÉLÉMAQLE. LIVRE I.
401
le revoir, ni pour régner jamais dans l'île
d'Ithaque après lui : consolez-vous de l'avoir
perdu, puisque vous trouvez ici une divinité
prête à vous rendre heureux, et un royaume
qu'elle vous offre.
La déesse ajouta à ces paroles de longs dis-
cours pour montrer ' comhien Ulysse avoit été
heureux auprès d'elle : elle raconta ses aven-
tures dans la caverne du cyclope Polyphonie ,
et chez Antiphates roi des Lestrigons : elle n'ou-
blia pas ce qui lui étoit arrivé dans 1 île de Circé
fille du Soleil , ni ^ les dangers qu'il avoit cou-
rus entre Scylle et Charybde. Elle représenta la
dernière tempête que Neptune avoit excitée
contre lui quand il partit d'auprès d'elle. Elle
voulut faire entendre qu'il étoit péri dans ce
naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'île
des Phéaciens.
Télémaque, qui s'étoit d'abord abandonné
trop promptement à la joie d'être si bien traité
de Calypso , reconnut enfin son artifice , et la
sagesse des conseils que Mentor venoit de lui
donner. 11 répondit en peu de mots : 0 déesse,
pardonnez à ma douleur : maintenant je ne puis
que m'affliger; peut-être que dans la suite j'au-
rai plus de force pour goûter la fortune que
vous m'offrez : laissez-moi en ce moment pleu-
rer mon père; car vous savez mieux que moi
combien il mérite d'être pleuré.
Calypso n'osa d'abord le presser davantage :
elle feignit même d'entrer dans sa douleur, et
de s'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux
connoîtic les moyens de toucher le cœur du
jeune homme -, elle lui demanda comment il
avoit fait naufrage , et par quelles aventures il
étoit sur ces ^ côtes. Le récit de mes malheurs ,
dit-il ^ seroit trop long. Non , non , répondit-
elle ; il me tarde de les savoir, hàtez-vous de
me les raconter. Elle le pressa long-temps. En-
fin il ne put lui résister, et il parla ainsi :
J'étois parti d'Ithaque pour aller demander
aux autres rois revenus du siège de Troie des
nouvelles de mon père. Les amans de ma mère
Pénélope furent surpris de mon départ : j 'a vois
pris soin de le leur cacher, connoissant leur
perfidie. Nestor, que je vis à Pylos, ni Ménélas,
qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne
purent m'apprendre si mon père étoit encore
en vie. Lassé de vivre toujours en suspens et
dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la
Sicile, où j'avois ouï dire que mon père avoit
été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que
Var. — * raconter, a. — * ni m. a ; aj. b. — ^ Je tou
cher son cœur. a. d. — * ses côtes. Edit.
FÉ>EI,0>. TOME VI.
vous voyez ici présent, s'opposoit à ce téméraire
dessein : il me représentoit , d'un côté, les Cy-
clopes, géants monstrueux qui dévorent les
hommes; de l'autre, la flotte d'Enée et des
Troyens, qui étoient sur ces côtes. Ces Troyens,
disoit-il . sont animés contre tous les Grecs;
mais surtoiit ils répandroient avec plaisir le sang
du lils d'Ulysse. Retournez, continuoit-il , eu
Ithaque : peut-être que votre père , aimé des
dieux , y sera aussitôt que vous. Mais si les
dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais
revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez
le venger, délivrer votre mère , montrer votre
sagesse à tous les peuples, et faire voir en vous
à toute la Grèce un roi aussi digue de régner
que le fut jamais Ulysse lui-même.
Ces paroles étoient salutaires, mais je n'étois
pas assez prudent pour les écouter; je n'écou-
tois ' que ma passion. Le sage Mentor * m'aima
jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire
que j'entreprenois contre ses conseils * ; et les
dieux permirent que je fisse une faute qui de-
voit servir à me corriger de ma présomption.
Pendant qu'il parloit , Calypso regardoit
Mentor. Elle étoit étonnée : elle croyoit sentir
en lui quelque chose de divin ; mais elle ne
pouvoit démêler ses pensées confuses : ainsi elle
demeuroit pleine de crainte et de défiance à la
vue de cet inconnu. Alors ^ elle appréhenda de
laisser voir son trouble. Continuez, dit-elle à
Télémaque , et satisfaites ma curiosité. Téléma-
que reprit ainsi :
Nous eûmes assez long-temps un vent favo-
rable pour aller en Sicile; mais ensuite une
noire tempête déroba le ciel à nos yeux, et nous
fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la
lueur des éclairs , nous aperçûmes d'autres
vaisseaux exposés au même péril ; et nous re-
connûmes bientôt que c'étoient les vaisseaux
d'Éuée : ils u'étoient pas moins à craindre pour
nous que les rochers. Alors je compris, mais
trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse im-
prudente m'avoit empêché de considérer atten-
tivement. Mentor parut dans ce danger, non
seulement ferme et intrépide, mais encore plus
gai ^ qu'à l'ordinaire : c'étoit lui qui m'encou-
rageoit ; je sentois qu'il m'inspiroit une force
invincible. Il donnoit tranquillement tous les
ordres, pendant que le pilote étoit troublé. Je
lui disois : Mon cher Mentor, pourquoi ai-je re-
fusé de suivre vos conseils! ne suis-je pas mal-
heureux d'avoir voulu me croire moi-même ,
Var — ' n'ikoutai. p.. c. Edil.f. du cop. — * et le sage
Menlor. a. — ^ et les dieux ma présomption, m. a. aj.
a. — * mais. a. — ° mais plus gai. a.
402
TÉLÉMAQUE. LIVRE I.
dans un âge où l'on n'a ni prévoyance tle l'a\e-
nir. ni expérience du pas'^é, ni nindéralion pour
ménager le présent? Û si jamais nous échap-
pons de celle lempèie, je me délierai de moi-
même comme de mon plus dangereux ennemi :
c'est vous, Mentor, que je croirai toujours.
Mentor, en souriant . me répondoit ; Je n'ai
garde de vous reprocher la faute que vous a\ez
laite: il sulTit que vous la sentiez, et qu'elle
vous serve à êlre une autre fois plus modéré
dans vos désirs. Mais quand le péril sera passé,
la présomption reviendra peut-être. Maintenant
il faut se àou tenir par le courage. Avant que de
se jeter dans le péril , il faut le prévoir et le
craindre ; mais, quand on y est, il ne reste plus
qu'à le mépriser. Soyez donc le digne lils d'U-
lyssej montrez un cœur plus grand que tous les
maux qui vous menacent.
La douceur et le courage du sage Mentor me
charmèrent : mais je fus encore hien plus sur-
pris quand je vis avec quelle adresse il nous dé-
livra des Troyens. Dans le moment où le ciel
commençoit à s'éclaircir, et où les Troyens ,
nous voyant de près, n'auroient pas manqué
de nous reconnoître, il remarqua un de leurs
vaisseaux qui éloit presque semhlahle au nôtre,
et que la tempête avoit écarté '. La poupe en
éloit couronnée de certaines (leurs : il se hâta
de mettre sur notre poupe des couronnes de
Heurs semblables : il les attacha lui-même avec
des bandelettes do la même couleur que celles
des Troyens; il ordonna à tous nos rameurs de
se baisser le plus qu'ils ponrroient le long de
leurs bancs , pour n'être point reconnus des en-
nemis. En cet état, nous passâmes au milieu de
leur llolle: ils poussèrent des cris de joie en
nous voyant , comme en revoyant dos compa-
gnons * qu'ils avoient ci'us perdus. Nous fûmes
même contraints, par la violence de la mer,
d'aller assez long-temps avec eux : enfin nous
demeurâmes un peu derrière: et, pendant que
les vents impétueux les poussoient vers l'A-
frique , nous finies les derniers efforts pour
aborder à force de rames sur la cote voisine de
Sicile.
Nous y arrivâmes en effet. Mais ce que nous
cherchions n'étoil guère moins funeste que la
flotte qui nous faisoit fuir : nous trouvâmes sur
celle côte de Sicile d'autres Troyens ennemis
des Grecs. C'étoit là que régnoit le vieux Aceste
sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur
Var. — ' un de leurs vaisseaux presfiuc semblable à celui
des nulles ((ue la tem)>iMe a\oit éearlé , et dont la pnupe
iMoil A. n. — * voyant les tompagnons. r.. c. p. ii. /. du
cop. revoyant les d.
ce rivage, que les habitans crurent que nous
étions , ou d'autres peuples de l'ile armés pour
les surprendre, ou des étrangers qui venoient
s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre
vaisseau: dans le premier emportement, ils
égorgent tous nos compagnons; ils ne réservent
que Mentor et moi pour nous présenter à Aces-
te , afin qu'il pût savoir de nous quels étoient
nos desseins , et d'où nous venions. Nous en-
trons dans la ville les mains liées derrière le
dos ; et notre mort n'étoit retardée que pour
nous faire servir de spectacle à un peuple cruel,
quand on sauroit que nous étions Grecs.
On nous présenta d'abord à Aceste , qui ,
tenant son sceptre d'or en main, jngeoit les
peuples, et se préparoit à un grand sacrifice.
Il nous demanda, d'un ton sévère, quel étoit
notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor
se bâta de répondre, et lui dit: Nous venons
des côtes de la grande Hespérie , et notre patrie
n'est pas loin de là. Ainsi il évita de dire que
nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter
davantage, et nous prenant pour des étrangers
qui cachoient leur dessein, ordonna qu'on nous
envoyât dans une forêt voisine, où nous servi-
rions en esclaves sous ceux qui gonvernoieni ses
troupeaux.
Cette condition me parut |)lus dure que la
mort. Je m'écriai : 0 roi 1 faites-nous mourir
plutôt que de nous traiter si indignement; sa-
chez que je suis Télémaque, lils du sage Ulysse,
roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans
toutes les mers . si je ne puis le trouver, ni re-
tourner dans ma patrie , ni éviter la servitude ,
ôtez-moi la vie, que je ne saurois supporter.
A peine cus-je prononcé ces mots, que tout
le peuple ému s'écria qu'il falloit faire périr le
fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avoient
renversé la ville de Troie. 0 fils d'Ulysse! me
dit Aceste, je ne puis refuser votre sang aux
mânes de tant de Troyens que votre père a pré-
cipités sur les rivages du noir ("ocyle : vous, cl
celui qui vous mène, \ous périrez. En même
temps un vieillard de la troupe proposa au Roi
de nous immoler sur le tombeau d'Anchise.
Leur sang , disoit-il , sera agréable à rombre
de ce héros; Énée même , quand il saura un tel
sacrifice , sera touché de voir combien \ous ai-
mez ce qu'il avoit de plus cher au monde.
Tout le peuple applaudit à cette proposition,
et on ne songea ' plus qu'à nous immoler. Déjà
on nous menoit sur le tombeau d'Anchise *.
On y avoit dressé deux autels, où le feu sacré
Var. — • songe, a. — * d'Anchise, ou l'on avoil dressa, a.
TÉLÉMAQUE. LIVRE T.
403
ctoil allumé; le glaive qui ilevoit nous percer
étoit devant nos yeux ; on nous avoil couronnés
de fleurs, et nulle conspassion ne pouvoit ga-
rantir notre vie . c'étoit fait de nous , quand
Mentor demanda tranquillement à parler au
Roi. Il lui dit
0 Acesle ! si le malheur du jeune Télénia-
que, qui n'a jamais porté les armes contre les
Troyens, ne peut vous toucher, du moins que
votre propre intérêt vous touche. La science
que j'ai acquise des présages et de la volonté
des dieux me fait connoîlre qu'avant que trois
jours soient écoulés vous serez attaqué par des
peuples barhares, qui viennent comme un tor-
rent du haut des montagnes pour inonder votre
ville et pour ravager tout votre pays. Hàtez-
vous de les prévenir; mettez vos peuples sous
les armes ; et ne perdez pas un moment pour
retirer au dedans de vos murailles les riches
troupeaux que vous avez dans la campagne.
Si ma prédiction est fausse , vous serez libre
de nous immoler dans trois jours; si au con-
traire elle est véritable, souvenez-vous qu'on
ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.
Aceste fut étonné de ces paroles que Mentor
lui disoit avec une assurance qu'il n'avoit
jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien,
répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous
ont si mal partagé pour tous les dons de la
fortune, vous ont accordé une sagesse qui est
plus estimable que toutes les prospérités. En
même temps il retarda le sacrifice , et donna
avec diligence les ordres nécessaires \)onr pré-
venir l'attaque dont Mentor l'avoit menacé.
On ne voyoit de tous côtés que des femmes
tremblant'^s , des vieillards courbés , de petits
enfans les larmes aux yeux , qui se retiroient
dans la ville. Les bœufs mugissans et les brebis
bêlantes venoient en foule , qtiitlant les gras
pâturages, et ne pouvant trouver assez d'éta-
bles pour être mis à couvert. C'étoit de toutes
parts des cris * confus de gens qui se poussoient
les uns les autres, qui ne pouvoient s'entendre,
qui prenoient dans ce trouble un inconnu
pour leur ami, et qui couroient sans savoir où
lendoient leurs pas. Mais les principaux de
la ville , se croyant plus sages que les autres,
s'imaginoient que Mentor étoit un imposteur,
qui avoit fait une fausse prédiction pour sauver
sa \ie.
Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils
étoient pleins de ces pensées, on vit sur le pen-
chant des montagnes voisines un tourbillon de
Var. — ' bruits, c. Edit. f. du cop.
poussière ^ ; puis on aperçut une troupe innom-
brable de barbares armés : c'étoient les Ilimé-
riens, peuples féroces , avec les nations (pii
lialiiient sur les monts Nébrodes, et sur le sotii-
met d'Acratas , où règne un hiver que les
zéphirs n'ont jamais adouci. Ceux qui avoient
méprisé la prédiction - de Mentor perdirent
leurs esclaves et leurs troupeaux. Le Roi dit à
Mentor : J'oublie que vous êtes des Grecs; nos
ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux
vous (-nt envoyés ^ pour nous sauver : je n'at-
tends pas moins de votre valeur que de la
sagesse de vos conseils ' : hàtez-vous de nous
secourir.
Mentor montre dans ses yeux une audace qui
étonne les plus tiers combattans. Il prend un
bouclier, un casque, une épée , une lance: il
range les soldats d' Aceste ; il marche à leur
tète, et s'avance en bon ordre vers les ennemis.
Aceste, quoique plein de courage, ne peut dans
sa vieillesse le suivre que de loin. Je le suis de
plus près, mais je ne puis égaler sa valeur. Sa
cuirasse ressembloit , dans le combat, à l'im-
mortelle égide. La mort couroil de rang en rang
partout sous ses coups. Semblable à un lion de
Numidie que la cruelle faim dévore , et qui
eu Ire dans un troupeau de foibles brebis, il dé-
chire, il égorge, il nage dans le sang; et les
bergers . loin de secourir le troupeau , fuient,
tremblans, pour se dérober à sa fureur.
Ces barbares, qui espéroient de surprendre
la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcer-
tés, les sujets d' Aceste, animés par l'exemple
et parles ordres de Mentor, curent une vigueur
dont ils ne se croyoient point capables. De ma
lance je renversai le fils du roi de ce peuple
ennemi. Il étoit de mon âge, mais il étoit plus
grand que moi ; car ce peuple venoit d'une race
de géans qui étoient de la même origine que
les Gyclopes. Il méprisoit un ennemi aussi
foible que moi : mais , sans m'étonner de sa
force prodigieuse, ni de son air sauvage et bru-
tal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je
lui fis vomir % en expirant , des torrens d'un
sang noir. Il pensa m'écraser. Dans sa chute,
le bruit de ses armes retentit jusques aux
montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins
trouver Aceste ". Mentor , ayant achevé de
mettre les ennemis en désordre , les tailla en
Var. — ' (le poussiLTo. On .iporçul une Inuipo ck' bar-
h:ircs armés. C.oiu iiui , otc. a. — - la sage proJiclinn,
F.. R. — ^ vous pp.voiont. A. — '* (le vos paroles, a. — * je
lui lis vomir, avee des torrens d'un san(( noir et fumant,
son ame cruelle. Eu tombant il pensa mVcrasor a. — ^ Je
revins à Acesle avec les armes lUi mort que j'avois cnle-
Vt^CS. A. B.
404
TÉLÉMAQUE. LIVRE II.
pièces, et poussa les fuyards jusque dans les
forêts.
Lu succès si inespén'' fit regarder .Mentor
comme un homme chéri et inspiré des dieux.
Aceste, touclié de reconnoissance, nous avertit
qu'il craignoit tout pour nous, si les vaisseaux
d'Enée revenoient en Sicile : il nous en donna
un pour retourner ' sans retardement en notre
pays, nous comhla de présens, et nous pressa
de partir pour prévenir tous les malheurs - qu'il
prévoyoit ; mais il ne voulut nous donner ni un
pilote ni des rameurs de sa nation , de peur
qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de
la Grèce. 11 nous donna des marchands phé-
niciens, qui, étant en commerce avec tous les
peuples du monde, u'avoient rien à craindre,
et qui dévoient ramener le vaisseau à Aceste
quand ils nous auroient laissés à ^ Ithaque.
Âlais les dieux, qui se jouent des desseins des
hommes , nous réservoient à d'autres dangers.
LIVRE II.
Suite du récit de Tùlémaque. Le vaisseau tyrien qu'il mon-
toit ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et
lui sont faits prisonniers, et conduits en Egypte. Richesses
et merveilles de ce pays : sagesse de son gouvernement.
• Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui
renvoie l'examen de leur afl'aire à un de ses officiers
appelé Métliopliis. Par ordre de cet officier. Mentor est
vendu à des Ethiopiens ([ui remmènent dans leur pays,
et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le
désert d'Oasis. Là Termosiris, prêtre d'.Vpoîlon, adoucit
la rigueur de son exil, en lui apprenant à imiter le dieu,
qui, étant contraint de garder les troupeaux d'.-\dmète ,
roi dcThtssalie, se ronsoloit de sa disgrâce en polissant
les mœurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris , in-
formé de tout ce que Télémaque faisoit de merveilleux
dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, re-
connoU son innocence, et lui pi omet de le renvoyer à
Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque
dans de nouveaux malheurs ; il est emprisonné dans une
tour sur le bord de la mer, d'où il voit Bocchoris , nou-
veau roi d'Egypte, périr dans un combat contre ses sujets
révoltés et secourus par les Phéniciens.
LEsTyriens, par leur llcrté, avoient irrité
contre eux le grand roi Sésostris, qui régnoit en
Egypte, et qui avoit conquis tant de royaumes.
Les richesses qu'ils ont acquises par le com-
merce et la force de l'imprenable ville de Tyr,
située dans la mer, avoient enflé le cœur de ces
peuples. Ils avoient refusé de payer à Sésostris
le tribut qu'il leur avoit imposé en revenant de
Var. — ' pour retourner en noire pays. a. b. — * lous
l«s malheurs; mais il ne voulut, a. — * eu. a.
ses conquêtes ; et ils avoient fourni des troupes
h son frère, qui avoit voulu , à son retour, le
massacrer au milieu des réjouissances d'un
grand festin. Sésostris avoit résolu, pour abat-
tre leur orgueil, de troubler leur commerce*
dans toutes les mers. Ses vaisseaux alloient de
tous côtés chei"chant les Phéniciens. Une flotte
égyptienne nous rencontra, comme nous com-
mencions à perdre de vue les montagnes de la
Sicile. Le port et la terre sembloient fuir der-
rière nous , et se perdre dans les nues. En
même temps nous voyons approcher les navires
des Egyptiens, semblables cà une ville flottante.
Les Phéniciens les reconnurent , et voulurent
s'en éloigner : mais il n'étoit plus temps; leurs
voiles étoient meilleures que les nôtres ; le
vent les favorisoit ; leurs rameurs étoient en
plus grand nombre : ils nous abordent , nous
prennent , et nous emmènent prisonniers en
Egypte.
Eu vain je leur représentai que nous n'é-
tions * pas Phéniciens ; à peine daignèrent-ils
m'écouter : ils nous regardèrent comme des
esclaves dont les Phéniciens trafiquoieut; et ils
ne songèrent qu'au profit d'une telle prise *.
Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui
blanchissent par le mélange de celles du Nil, et
nous voyons la côle d'Egypte presque aussi
basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'Ile
de Pharos, voisine de la ville de No : de là nous
remontons le Nil jusques à Memphis.
Si la douleur de notre captivité ne nous eût
rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux
auroient été charmés de voir cette fertile terre
d'Egypte , semblable à un jardin délicieux ar-
rosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne
pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans
apercevoir des villes opulentes, des maisons de
campagne agréablement situées, des terres qui
se couvroient tous les ans d'une moisson dorée
sans se reposer jamais, des prairies pleines de
troupeaux, des laboureurs qui étoient accablés
sous le poids des fruits que la terre épanchoit
de son sein % des bergers qui faisoient répéter
les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalu-
meaux à tous les échos d'alentour.
Heureux, disoit Mentor , le peuple qui est
conduit par un sage roi! il est dans l'abon-
dance; il vit heureux, et aime celui à qui il
doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutoil-il,
Var. — 1 Je ruiner leur commerce, et de le troubler
dans toutes les mers. A. — * que je n'étoii pas. A. b. —
5 d'une telle prise. Nous arrivons a l'Ile de Pharos. De Ik
nous reiuontous , etc. a. — * des fruits qu'ils avoient
semOs. A.
TÉLÉMAQUE. LIVRE II.
iOo
ô Télémaque , que vous devez régner, et faire
la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous
font posséder le royaume de voire père. Aimez
vos peuples comme vos cnfuns ; goûtez le plai-
sir délre aimé d'eux; et laites qu'ils ne puis-
sent jamais sentir la paix et la joie sans se res-
souvenir que c'est un bon roi qui leur a fait
CCS riches présens. Les rois qui ne songent iju'à se
faire craindre, et qu'à abattre leurs sujets pour
les rendre plus soumis, sont les Iléaux du genre
humain. Ils sont craints comme ils le veulent
être ; mais ils sont l.aïs , détestés ; et ils ont
encore plus à craindre de leurs sujets, que leurs
sujets n'ont à craindre d'eux.
Je répondois à Mentor : Hélas ! il n'est pas
question de songer aux maximes suivant ' les-
quelles on doit régner : il n'y a plus d'Ithaque
pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre
patrie , ni Pénélope : et quand même L'iysse
retourneroit plein de gloire dans son royaume,
il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je
n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à
commander. Mourons , mon cher Mentor ;
nulle autre pensée ne nous est plus permise :
mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié
de nous.
En parlant ainsi, de profonds soupii's entre-
coupoienl toutes mes paroles. Mais Mentor,
qui craignoit les maux avant qu'ils arrivassent,
ne savoit plus ce que c'étoit que de les craindre
dès qu'ils étoient arrivés. Indigne fils du sage
Ulysse ! s'écrioit-il, quoi donc ! vous vous lais-
sez vaincre à votre malheur! Sachez que vous
reverrez un jour l'ile d'Ithaque et Pénélope.
Vous verrez même dans sa première gloire
celui * que vous n'avez point connu . l'invin-
cible Ulysse , que la fortune ne [leut abattre,
et qui, dans ses malheurs, encore plus grands
que les vôtres, vous apprend à ne vous décou-
rager jamais. 0 s'il pouvoit apprendre, dans
les terres éloignées oi^i la tempête l'a jeté, que
son fils ne sait imiter ni sa |)atiencc ni son
courage, cette nouvelle l'accableroit de honte,
et lui seroit plus rude que tous les malheurs
qu'il souffre depuis si long-temps.
Ensuite Mentor me faisoit remarquer la joie
cl rabondance répandue dans tonte la campagne
d'EgypIe, où l'on comptoit ju:(|u'à vingt-deux
mille villes. Il admiroil la bonne police de ces
villes: la justice exercée en faveur du pauvre
contre le riche ; la bonne éducation des enfans,
qu'on accoutnmoit à l'obéissance, au travail, h
V,\n. — ' avec li'squellos. a. — * celui que vos youx n'ont
jamais vu. a.
la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres ;
l'exactitude pour toutes les cérémonies de reli-
gion ; le désintéressement, le désir do l'hon-
neur, la fidélité pour les honnnes, et la crainte
pour les dieux, que chaque père inspiroil à ses
enfans. Il ne se lassoit point d'admirer ce bel
ordre. Heureux, me disoil-il sans cesse, le peu-
ple qu'un sage roi conduit ainsi 1 mais encore
plus heureux le roi qui fait le bonheur de faut
de peuples, et (jui trouve le sien dans sa \ertu !
Il ' tient les hommes jjai- un lieu cent fois plus
fort que celai de la crainte, c'est celui de l'a-
mour. Non -seulement on lui obéit , mais
encore on airne à lui obéir, il règne dans tous
les cœurs ; chacun, bien loin de vouloir s'en
défaire, craint de le perdre, et donncroit sa vie
pour lui.
Je remarquois ce que disoit Mentor, et je
sentois renaître mon courage au fond de mon
cœur, à mesure que ce sage ami me parloit.
Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis,
ville opulente et magnifique , le gouverneur
ordonna que nous irions jusqu'à Thèbes pour
être présentés au roi Sésostris, qui vouloit exa-
miner les choses par lui-même, et qui étoit fort
animé contre les Tyriens. Nous remontâmes
donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fa-
meuse Thèbes à ^enl portes , où habiloit ce
grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue
immense, et plus peuplée que les plus floris-
santes villes de Grèce. La police y est parfaite
pour la propreté des rues , pour le cours des
eaux, pour la commodité des bains, pour la
culture des arts et pour la sûreté publique. Les
places sont ornées de fontaines et d'obélisques;
les temples sont de marbre, et d'une architec-
ture simple , mais majestueuse. Le palais du
prince est lui seul comme une grande ville : on
n'y voit que colonnes de marbre, que pyrami-
des et obélisques, que statues colossales, que
meubles d'or et d'argent massif.
Ceux qui nousavoient pris dirent au Roi que
nous avions été trouvés dans un naure pl-.éni-
cien. Il écoutoil chaque jour, à certaines heures
réglées, tous ceux de ses sujets qui a\ oient, ou
des plaintes à lui faire, ou des a\ is à lui donner.
Il ne méprisoit ni ne rebuloit personne, el ne
croyoit être roi que pour faire du bien à tous
ses sujets, qu'il aimoil comme ses enfans. Pour
les étrangers, il les recevoit avec bonté, et vou-
loit les \oir, paice qu il croyoit qu'on ajtpre-
noit toujouis quelque chose d'utile en s'instrui-
Vah. — ' 11 PSl plus quo craint, c;ir il csl aiiiK'-. Non-
sculcnicnl on lui obOit , mais encore on aime ii lui obéir. Il
est lo roi de tous les cœurs, a. b.
406
TÉLÉMAQUE. LIVRE II.
sant des mœurs et des maximes ' des peuples -
éloignes. Celte curiosité du Roi fit qu'on nous
présenta à lui. 11 étoit sur un trône d'ivoire,
tenant en main un sceptre d'or. 11 étoit déjà
>ieux, mais agréable, plein de douceur et de
majesté : il jugeoit tous les jours les peuples,
avec une patience et une sagesse qu'on admi-
roit sans tlatterie. Après avoir travaillé toute la
journée à régler les affaires et à rendre une
exacte justice, il se délassoit le soir à écouler
des hommes savans, ou à converser avec les
plus honnêtes gens , qu'il savoit bien choisir
pour les admettre dans sa familiarité. On ne
pouvoit lui reprocher en toute sa vie que
d'avoir triomphé avec trop de faste des rois qu'il
avoit vaincus, et de s'être confié à un de ses
sujets que je vous dépeindrai tout-à-l'heure.
Quand il me vit, il fut touché de ma jeu-
nesse et de ma douleur ; il me demanda ma
patrie et mou nom. Nous fûmes étonnés de la
sagesse qui parloit par sa bouche. Je lui répon-
dis : 0 grand roi 1 vous n'ignorez pas le siège
de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a
coûté tant de sang à toute la Grèce. Ulysse
mon père a été un des principaux rois qui ont
ruiné cette ville : il erre sur toutes les mers,
sans pouvoir retrouver lîle d'Ith-aque , qui
est son royaume. Je le dierche ; et un nsal-
heur semblable au sien fait que j'ai été pris.
Hendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsi
puissent les dieux vous conserver à vos enfans.
et leur faire sentir la joie de vivre sous un si
bon père !
Sésostris confinuoit à me regarder d'un œil
de compassion : mais, voulant savoir si ce que
je disois étoit vrai , il nous renvoya à un de ses
officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui
avoient pris notre vaisseau si nous étions efî'ec-
tivemenl ou (Irecs ou Pliéniciens. S'ils sont
Phénidens, dit le Roi, il faut doublement les
punir, pour être nos ennemis, et plus encore
pour avoir voulu nous tromper par un lâche
mensonge : si au contraire ils sont Grecs, je
veux qu'on les traite favorablement, et qu'on
les renvoie dans leur pays sur un de mes vais-
seaux : car j'aime la Grèce ; plusieur: Egyp-
tiens y ont donné des lois. Je counois la vertu
d'Hercule ; la gloire d'Achille est [)arveuue
jusqu'à nous: et j'admire ce qu'on m'a raconté
de la sagesse du malheureux Ulysse : tout mon
plaisir est de secourir la vertu mallicureuse.
L'officier auquel le Roi renvoya l'examen de
notre affaire a\oit l'ame aussi corrompue et
aussi artificieuse que Sésostris étoit sincère et
généreux. Cet officier se nommoit Mélhophis ;
il nous interrogea pour tàciier de nous sur-
prendre; et connue il vil que .Mentor répondoit
avec plus de sagesse que moi, il le regarda avec
aversion et avec défiance : car les méchans s'ir-
ritent contre les bons. U nous sépara ; et depuis
ce moment je ne sus point ' ce qu'étoit devenu
^lentor. Cette séparation fut un coup de foudre
pour moi. Mélhophis espéroit toujours qu'en
nous questionnant séparément il pourroit nous
faire dire des choses contraires : surtout il
croyoit m'éblouir par ses promesses fiatteuses,
et me faire avouer ce que Mentor lui auroit
caché. Enfin il ne cherchoit pas de bonne foi la
vérité ; mais il vouloil trouver quelque prétexte
de dire au Roi que nous étions des Phéniciens,
pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré
notre innocence, et malgré la sagesse du Roi, il
trouva le moyen de le tronq)er.
Hélas 1 à quoi les rois sont-ils exposés ! les
plus sages mêmes sont souvent surpris. Des
hommes artificieux et intéressés les environ-
nent. Les bons se retirent, parce qu'ils ne sont
ni empressés ni fiatteurs ; les bons attendent
qu'on les cherche , et les princes ne savent
guère les aller chercher : au contraire , les
méchans sont hardis, trompeurs , empressés à
s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts
à tout faire contre l'hoimeur et la conscience
pour contenter les passions de celui qui règne.
0 qu'un roi est malheureux d'être exposé aux
artifices des méchans ! 11 est perdu s'il ne re-
pousse la fiatterie , et s'il n'aime ceux qui
disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions
que je faisois dans mon malheur ; et je rappe-
lois tout ce que j'avois ouï dire à -Mentor. Ce-
pendant Mélhophis m'envoya vers les monta-
gnes du désert d'Oasis *, avec ses esclaves, afin
que je servisse avec eux à conduire ses grands
troupeaux.
En cet endroit Calypso inlerrom]»it Téléma-
que , disant : Hé bien ! que files-vous alors,
vous qui aviez préféré en Sicile la mort à la
servitude? Télémaque répondit : Mon malheur
croissoit toujours; je n'avois plus la misérable
consolation de choisir entre la servitude et la
mort : il fallut être esclave, et épuiser pour ainsi
dire toutes les rigueurs de la fortune. 11 ne me
resloit plus aucune espérance, et je ne pouvois
pas même dire un mot pour travailler à me
VaU. — ' niaiiiiTcs. b. C. Edif, f. (lu coji.
pcuj'1-.s cloicms. A.
des uu(res
Vaiî. — 1 jo uf sus te qu'éluil. A. — - d'Oasis, vt. A
aj. B.
TÉLÉMAOUE. LIVHK If.
407
délivrer. Menlor m'a dit d('[)uis (iii'on l"a\oit
vendu à des Ethiopiens, et qu'il les avoit sui\is
en Ethiopie.
Pour moi, j'arrivai dans des déserts afïreu.v :
on y voit des sahles brùlans au milieu des
plaines. Des neiges qui ne se fondent jamais
t'ont un hiver perpétuel sui- le soniniet dos
)nonlagnes ; et on trouve seulement , pour
nourrir les troupeaux, des pâturages parmi des
rochers , vers le milieu du penchant • de ces
montagnes escarpées : les vallées y sont si pro-
fondes, qu'à i)eine le soleil y peut faire luire
ses rayons.
Je ne trouvai d'autres hommes, en ce pays,
que des bergers aussi sauvages que le pays
même. Là, je passois les nuits à déplorer mon
malheur, elles jours à suivre un troupeau,
pour éviter la fureur brutale d'un premier
esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accu-
soit sans cesse les autres pour faire valoir à
son maître son zèle et son attachement à ses
intérêts. Cet esclave se nommoit Buthis. Je
devois succomber en cette occasion : la douleur
me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau,
et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne
où j'atlendoislaiiiort, ne pouvant plus suppor-
ter mes peines.
En ce moment je remarquai que toute la
montagne trembloit : les chênes et les pins
sembloient descendre du sommet de la monta-
gne ; les vents vctenoient leurs haleines ; une
voix mugissante sortit de la caverne, et me ilt
entendre ces paroles : Fils du sage Ulysse, il
faut que tu deviennes, comme lui. grand par
la patience : les princes qui ont toujours été
heureux ne sont guère dignes de l'être ; la mol-
lesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu
seras heureux, si tu surmontes tes mallieurs,
et si tu ne les oublies jamais ! Tu reverras Itha-
que , et ta gloire montera jusqu'aux astres.
Quand tu seras le maître des autres honuncs,
souviens-toi que tu as été foible, pauvre et souf-
frant comme eux ; prends plaisir à les soula-
ger; aime ton peuple ; déteste la flatterie ; et
sache que tu ne seras grand qu'autant que tu
seras modéré, et courageux pour vaincre tes
passions.
Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond
de mon cœur ; elles y (irent renailie la joie et
le courage. Je ne sentis point cette horreur qui
fait dresser les cheveux sur la tê!e, et qui glace
le sang dans les \eincs, quand les dieux se com-
muniquent aux moi tels ; je me levai trau-
\\n. — ' v;ts !•' luili -Il il'- ci'5 nioni^i'itcs cstarix^rs. A.
quille : j'adorai à genoux , les mains levées
vers le ciel. Minerve, à qui je crus devoir cet
oi'acle. En même temps, je me trouvai un nou-
\('\ homme ; la sagesse éclairoit mon esprit ;
je sentois une douce force pour modérer toutes
mes passions, et pour arrêter rini[)étuosité de
ma jeunesse. Je me lis aimer de tous les bergers
du désert; ma douceur, ma patience, mou
exactitude, apaisèrcntenfinle cruel Buthis, qui
étoit en autorité sur les autres esclaves, et qui
avoit voulu d'abord me tourmenter.
Pour mieux supporter l'ennui de la captivité
et de la solitude , je chercliai des livrés ; car
j'étois accablé de tristesse ', faute de quelque
instruction qui pût nourrir mon esprit et le
soutenir. Heureux, disois-je , ceux qui se dé-
goûtent des plaisirs violens, et qui savent se
contenter des douceurs d'une vie innocente !
Heureux ceux qui se divertissent en s'instrui-
sent , et qui se plaisent à caltiver leur esprit
par les sciences! En quelque endroit que la
fortune ennemie les jette, ils portent toujours
avec eux de quoi s'entretenir ; et l'ennui, qui
dévore les autres hommes, au milieu même des
délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper
par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment
à lire, et qui ne sont point, connue moi, privés
de la lecture !
Pendant que ces pensées rouloient dans mon
cs[)rit, je m'enfonçai dans une sombre forêt,
où j'aperçus tout-à-coup un vieillard qui tenoil
dans sa main un livre. Ce vieillard avoit un
grand front chauve et un peu ridé: une barbe
blanche pendoit jusqu'à sa ceinture; sa taille
étoit haute et majestueuse ; son teint étoit
encore frais et vermeil, ses yeux vifs et per-
çans , sa voix douce, ses paroles simples;'
aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérab'.c
vieillard. Il s'appeloit Termosiris, et il étoit
prêtre d'Apollon, qu'il servoit - dans un temple
de marbre que les rois d'Egypte avoient con-
sacré à ce dieu dans celte forêt. Le livre qu'il
tenoit étoit un recueil d'hymnes en l'honneur
des dieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous
entretenons. Il racontoit si bien les clioses pas-
sées, qu'on croyoit les voir; mais il les racon-
toit courtement , et jamais ses histoiies ne
m'ont lassé. 11 prévoyoil l'avenir par la pro-
fouilc sagesse qui lui faisoit conuoitre b-s hom-
mes et les desseins dont ils sont capables. Avec
tant de prudence, il étoit gai, complaisant ; et
la jeunesse la [)lus enjouée n'a jtoint autant de
VaPi. — ' l't j'iiiiis aicalili' il'ciiiiui. A. u.
vu il cf. A. "'■. ii.
- iju il scr-
408
TÉLÉMAQUE. LIVRE II.
grâces, qu'en avoit cet homme dans une vieil-
lesse si avancée : aussi aimoi!-il les jeunes gens
quand ils ctoient dociles, et qu'ils avoient le
goùl de la vertu.
Bientôt il m'aima tendrement, et me donna
des livres pour me consoler : il m'appeloit,
Mon fils. Je lui disois souvent : Mon père, les
dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu initié de
moi ; ils m'ont donné en vous un autre sou-
tien. Cet homme, semblable à Orphée ou à
Linus, éloit sans doute inspiré des dieux : il
me récitoit les vers qu'il avoit faits, et me don-
noit ceux de plusieurs excellens poètes favorisés
des Muses. Lorsqu'il ctoit revêtu de sa longue
robe d'une éclatante blancheur, et qu'il pre-
noit en main sa lyre d'ivoire % les tigres, les
lions et les ours venoient le flatter et lécher ses
pieds ; les Satyres sortoient des forêts pour dan-
ser autour de lui ; les arbres mêmes parois-
soisscnt émus; et vous auriez cru que les rochers
attendris alloicnt descendre du haut des mon-
tagnes au charme de ses doux accens. Il ne
chantoit que la grandeur des dieux, la vertu des
héros, et la sagesse des hommes qui préfèrent
la gloire aux plaisirs.
11 me disoit souvent que je devois prendre
courage, et que les dieux u'abandonneroient ni
LUysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je
devois, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux
bergers à cultiver les Muses. Apollon, disoil-il,
indigné de ce que Jupiter par ses foudres trou-
bloit le ciel dans les plus beaux jours, voulut
s'en venger sur les Cyclopes qui forgeoient les
foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt
le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de
flammes; on n'entendit plus les coups des ter-
ribles marteaux qui , frappant l'enclume , fai-
soieut gémir les profondes cavernes de la terre
et les abîmes de la mer : lé fer et l'airain, n'é-
tant plus polis par les Cyclopes , conmiençoient
à se rouiller. Vulcain furieux sort de sa foui-
naise ^ ; quoique boiteux, il monte en diligence
vers l'Olympe ; il arrive , suant et couvert
d'une noire poussière , dans rassemblée des
dieux ; il fait des plaintes amères. Jupiter s'ir-
rite contre Apollon, le chasse du ciel , et le
précipite sur la terre. Son char vide faisoit de
lui-même son cours ordinaire , pour donner
aux hommes les jours et les nuits avec le chan-
gement régulier des saisons. Apollon, dépouillé
de tous ses rayons, fut contraint de se faire
berger, et de garder les troupeaux du roi Ad-
mète. Il jouoit de la flùie ; et tous les autres
YaB. — ' il'or. A. — - de sa fourn;:ise enibras-c. A. d.
bergers venoient à l'ombre des ormeaux, sur
le bord d'une claire fontaine , écouter ses chan-
sons. Jusque-là ils avoient mené une vie sau-
vage et brutale ; ils ne savoient que conduire
leurs brebis, les tondre, traire leur lait, et faire
des fromages : toute la campagne étoit comme
un désert affreux.
Bientôt Apollon montra à tons ces bergers
les ' arts qui peuvent rendre leur vie agréable.
Il chantoit les fleurs dont le printemjjs se cou-
ronne, les parfums qu'il répand, et la verdure
qui naît sous ses pas. Puis il chantoit les déli-
cieuses nuits de l'été, où les zéphirs rafraîchis-
sent les hommes , et où la rosée désaltère la
terre. ^1 mêloit aussi dans ses chansons les fruits
dorés dont l'automne récompense les travaux
des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant
lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu.
Enfin - il représentoit les forêts sombres qui
couvrent les montagnes , et les creux vallons,
où les rivières, par mille détours, semblent se
jouer au milieu des riantes prairies. 11 apprit
ainsi aux bergers quels sont les charmes de la
vie champêtre, quand on sait goûter ce que la
sinqjle nature a de gracieux ^. Bientôt les ber-
gers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux
que les rois ; et leurs cabanes altiroient en
foule les plaisirs purs qui fuient les palais do-
rés. Les jeux, les ris, les grâces suivoient par-
tout les innocentes bergères. Tous les jours
éloient * des jours de fête ; on n'entendoit plus
que le gazouillement des oiseaux, ou la douce
haleine des zéphirs qui se jouoient dans les
rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde
claire qui tomboit de quelque rocher , ou les
chansons que les Muses inspiroient aux bergers
qui suivoient Apollon. Ce dieu leur enseignoit
à remporter le prix de la course, et à percer de
fljches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes
devinrent jaloux des bergers : cette vie leur
parut plus douce que toute le uii gloire; et ils
rappelèrent Apollon dans l'Olympe.
Mon fils, celte histoire doit vous instruire.
Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon,
défrichez cette terre sauvage ; faites fleurir
comme lui le désert; apprenez à tous ces ber-
gers quels sont les charmes de l'harmonie;
adoucissez les cœurs farouches ; montrez-leur
l'aimable vertu ; faites-leur sentir combien il
est doux de jouir , dans la solitude, des plaisirs
innocens que rien ne peut ôter aux bergers.
Uq jour, mon fils, un jour les peines et les
V.i.r.. — 1 les (loucl'urs d'une vie rusli((ue. a. — ■ Tan-
lîil. A. — ' iiicrvt'illcuv. A. B. — * cloienl des folos. c. Edit,
f. (hi cop.
TÉLÉMAQUE. LIVRE IL
soucis cruels, qui environnent les rois, vous
feront regretter sur le trône la vie pastorale.
Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une
flûte si douce, que les échos de ces montagnes,
qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent
bientôt autour de nous tous les bergers voisins.
Ma voix avoit une harjnonie divine ; je nie sen-
tois én)u, et comme hors de moi-même, pour
chanter les grâces dont la nature a orne la cam-
pagne. Nous passions les jours entiers et une
partie des nuits à chanter ensemble. Tous les
bergers, oubliant leurs cabanes et leurs trou-
peaux, étoient suspendus et immobiles autour
de moi pendant que je leur donnois des le-
çons : il sembloit que ces déserts n'eussent plus
rien de sauvage ; tout y étoit devenu doux et
riant ; la politesse des habitans sembloit adou-
cir la terre.
Nous nous assemblions souvent pour ofïrir
des sacrilices dans ce temple d'Apollon où Ter-
mosiris étoit prêtre. Les bergers y alloient
couronnés de lauriers en l'honneur du dieu ;
les bergères y alloient aussi ', en dansant, avec
des couronnes de Heurs, et portant sur leurs
tètes, dans des corbeilles, les dons sacrés. Après
le sacrifice, nous faisions un festin champêtre ;
nos plus doux mets étoient le lait de nos chè-
vres et de nos brebis, que nous avions soin de
traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement
cueillis de nos propres mains, tels que les dat-
tes, les figues et les raisins : nos sièges étoient
les gazons ; les arbres touffus nous donnoient
une ombre plus agréable que les lambris dorés
des palais des rois.
Mais ce qui acheva de me rendre fameux
parmi nos bergeis, c'est qu'un jour un lion
affamé vint se jeter sur mon troupeau : déjà il
commençoit un carnage affreux ; je n'avois en
main que ma houlette ; je m'avance hardiment.
Le lion hérisse sa crijiière, me montre ses dents
et ses griffes , ouvre une gueule sèche et en-
flammée ; ses yeux paroissent pleins de sang
et de feu ; il bat ses flancs avec sa longue
queue. Je le terrasse : la petite colle de maille
dont j'élois revêtu, félon la coutume des ber-
gers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer. Trois
fois je l'abbattis: trois fois il se releva ; il pous-
so:t des rugissemens qui faisoient retentir toutes
les foiêts ^ Enfin je l'éloufi'ai entre mes bras ;
et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent
que je me revêtisse de la p(^au de ce terrible lion.
Var. — 1 les b'Tgércs y alloiont on liansuut , avec des
couronnes de fleurs. Après le sarrifice. etc. a. — ^ Trois
fois il se releva; il poussoil des rugissenions qui fnisoioiil
rctonlir loulcs 1rs foriMs : trois fois je l'aballis. a. o.
409
Le bruit de cette action, et celui du beau
cliaiigement de tous nos bergers , se répandit
dans toute l'Egypte; il parvint même jusqu'aux
oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux
captifs, qu'on avoit pris pour des Phéniciens,
avoiî ramené ITige d'or dans ces déserts pres-
que inhabitables. Il voulut me voir : car il
ainioil les .Cluses ; et tout ce qui peut instruire
les hommes touchoit son grand cœur. Il me
vil; il m'écouta avec plaisir; il découvrit que
Méthophis l'avoit trompé par avarice : il le
condamna à une prison perpétuelle, et lui ôta
toutes les richesses qu'il possédoil injustement.
0 qu'on est malheureux, disoil-il , quand on
est au-dessus du reste des hommes ! souvent
on ne peut voir la vérité par ses propres yeux :
on est environné de gens qui l'empêchent d'ar-
river jusqu'à celui qui commande; chacun est
intéressé à le tromper; chacun, sous une appa-
rence de zèle, cache son ambition. On fait sem-
blant d'aimer le Roi, et on n'aime que les
richesses qu'il donne : on l'aime si peu , que
pour obtenir ses faveurs on le flatte et on le
trahit.
Ensuite Sésostris me traita avec une tendre
amitié , et résolut de me renvoyer en Ithaque
avec des vaisseaux et des troupes pour délivrer
Pénélope de tous ses amans. La flotte étoit déjà
prêle ; nous ne songions qu'à nous embarquer.
J'admirois les coups de la fortune, qui relève
tout-à-coup ceux qu'elle a le plus abaissés.
Celte expérience me faisuit espérer qu'Ulysse
pourroit bien revenir enfin dans son royaume
après quelque longue souffrance. Je pensois
aussi en moi-même que je pourrois encore
revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans
les pays les plus inconnus de l'Ethiopie. Pen-
dant que je retardois ua peu mon départ ,
pour làclier d'en savoir des nouvelles, Sésos-
tris, qui étoit fort âgé, mourut subitement,
et sa mort me plongea dans de nouveaux mal-
heurs '.
Toute rEgy|)te parut inconsolable dans celle
perle; chaque famille croyoit avoir perdu son
meilleur ami, son protecteur, son père. Les
vieillards, levant les mains au ciel, s'écrioient :
Jamais l'Egypte n'eut un si bon roi ! jamais
elle n'en aura de semblable! 0 dieux! il falloil
ou ne le montrer poitit aux hommes, ou ne le
leur ôter jamais : pourquoi faut-il que nous
sursivions au grand Sésostris ! Les jeunes gens
disoient : L'espérance de l'Egypte est détruite:
nos pères ont été heureux de passer leur vie
Var. — ' J.in^ toutes mes nitlheurs. A.
410
TËLÉMAQUE. LIVRE H.
sous un si bon roi ; pour non», niius ne l'avons
vu (juc pour sentir sa [erle. Ses tJoniestiqiies
pleiM-ojent nuit et -jour. Ouand ou lit les iuné-
railles du Roi, pendant quarante jours tous les
peuples les |)lus rerulés y accoururent en foule :
cliacun vouloit voir encore une fois le corps de
Sésostris; chacun vouloit en conserver l'image;
plusieurs voulu! eut être in's avec lui dans le
tombeau.
(^e qui augmenta encore la douleur de sa
jiCite, c'est que son fils Boccoris n'avoit ni hu-
manité pour les étrangers, ni curiosité pour les
sciences, ni estime pour les homînes vertueux,
ni amour de la gloire. La grandeur de son
père avoit contribué à le rendre si indigue de
régner. Il avoit été nourri dans la mollesse et
dans une lierté brutale ; il comploit pour rien
les hommes, croyant qu'ils n'étoient faits que
pour lui , et qu'il éloif d'une autre nature
qu'eux : il ne songeoit qu'à contenter ses pas-
sions, qu'à dissiper les trésors immenses que
son père avoit ménagés avec tant de soin, qu'à
tourmenter les peuples, et qu'à sucer le sang
des malheureux ; enfin qu'à suivre les conseils
flatteurs des jeunes insensés ' qui l'environ-
noient, pendant qu'il écartoil avec méprisions
les sages vieillards qui avoient eu la confiance
de son père. C'étoit un monstre , et non pas
un roi. Toute l'I-^gypte gén/issoit ; et quoi-
que le nom de Sésostris, si ch'eraux Egyptiens,
leur fît supporter la conduite lâche et cruelle
de son fils, le fils couroit à sa perle; et un
prince si indigne du trône ne pouvoit long-
temps régner.
11 ne me fut plus permis d'espérer mon
retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour
sur le bord de la mer aupi'ès de Péluse, oii
notre embarquement devoit se fa're, si Sésos-
tris ne fût j)as mort. Métliophis avoit eu l'a-
dresse de sortir de prison , et de se l'établir
auprès du nouveau roi : il m'avoit fait reuier-
mer dans cette tour, pour se venger de la dis-
grâce que je lui avois causée. Je passois les
jours et les nuits dans une profonde tristesse :
tout ce que Termosiris m'avoit prédit, et tout
ce que j'avois entendu dans la ca\eriie, ne me
paroissoit plus qu'un songe; j'étois abîmé dans
la plusamère douleur. Je voyois les vagues qui
venoient battre le pied de la tour ovi j'étois
prisonnier : souvent je m'occupois à considérer
des vaisseaux agités par la tempête, qui étoient
en danger de se briser contre les rochers sur
lcs(juels la tour étoil bâtie. Loin de plaindre ces
hommes menacés du naufrage , j'enviois leur
sort. Bientôt, disois-je en moi-même, ils fini-
lont les malheurs de leur vie, ou ils arriveront
e!i leur pays. Hélas! je ne puisjilus espérer ni
l'un ni l'autre.
Pendant que je me consumois ainsi en re-
grets inutiles , j'aperçus comme une forêt de
mâts de vaisseaux. La mer étoit couverte de
voiles que les vents enfloient ; l'onde étoit écu-
mante sous les coups des rames innombrables.
J'entendois de toutes parts des cris confus ; j'a-
percevois sur le rivage une partie des Egyptiens
elTrayés qui couroieut aux armes , et d'autres
qui sembloient aller au-devant de cette flotte
qu'on voyoit arriver. Bientôt je reconnus que
ces vaisseaux étrangers étoient les uns de Phé-
nicie, et les autres de l'île de Chypre; car mes
malheurs commençoient à me rendre expéri-
menté sur ce qui regarde la navigation. Les
Egyptiens me parurent divisés entre eux : je
n'eus aucune peine à croire que l'insensé '
Bûccoris avoit, par ses violences, causé une
révolte de ses sujets, et allumé la guerre civile.
Je fus, du haut de cette tour, spectateur d'un
sanglant combat. Les Egyptiens qui avoient
appelé à leur secours les étrangers, après avoir
favorisé leur descente, attaciuèrent les autres
Egyptiens , qui avoient le Roi à leur tête. Je
voyois ce roi qui animoit les siens par son
exemple ; il paroissoit comme le dieu Mars .
des ruisseaux de sang couloient autour de lui ;
les roues de son ch.ar étoient teintes d'un sang
noir , épais et écuniant : à peine pouvoient-
elles passer sur des las de corps morts écrasés.
Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine
haute et lière , avoit dans ses yeux la fureur et
le désespoir : il étoit comme un beau cheval
qui n'a point de bouche ; son courage le pous-
soit au hasard, et la sagesse ne modéroit point
sa valeur. 11 ne savoit ni réparer ses fautes, ni
donner des ordres j)iécis , ni prévoir les niaux
qui le menaçoient, ni ménager les gens dont il
avoit le plus grand besoin. Ce n'étoit pas qu'il
manquât de génie ; ses lumières égaloient son
courage : mais il ji'avoit jamais été instruit par
la mauvaise fortune ; ses maîtres avoient em-
poisonné par la flatterie son beau naturel. Il
étoit enivré de sa puissance et de son bonheur ;
il croyoit que tout devoit céder à ses désirs
fougueux : la moindre résistance enflammoit
sa colère. Alors il ne raisonnoit plus ; il étoit
comme hors de lui-même : son orgueil furieux
en faisoit une bête farouche ; sa bouté naturelle
VaH. — ' jiUliPC- f'HIS
Var.
^ ri;is'.-n«'^ roi B.îcioris. A. b.
TÉLÉMAQUE
et sa droite raison l'abandonnoieiit en nn instant :
ses plus fidèles serviteurs cloicnl réduits à s'en-
fuir; il n'aimoit plus (jue ceux qui thittoieiit ses
passions. Ainsi il prenoit toujours des pai lis ev-
trêmes contre ses véritables intérêts, et il forcoil
tous les gens de bien à détester sa toile conduite.
Long-temps sa valeur le soutint contre la mul-
titude de ses ennemis : mais enfin il fut accaMé.
Je le vis périr : le dard d'un Phénicien pcrca sa
poitrine. ' Les rênes lui échappèrent des mains;
il tomba de son char sous les pieds des chevaux.
Un soldat de l'île de Chypre lui coupa la tète; et,
la prenant par les cbevenx, il la montra comme
en triomphe à toute l'armée victorieuse.
Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu
celte tète qui nageoiî dans le sang; ces yeux
fermés et éteints ; ce visage pâle et détiguré ;
cette bouche enlr'ouverte, qui sembloit vouloir
encore achever des paroles commencées ; cet
air superbe et menaçant, que la mort même
n'avoit pu ell'acer. Toute ma vie il sera peint
devant mes yeux ; et, si jamais les dieux me
faisoient régner , je n'oublierois point, après
un si funeste exemple , qu'un roi n'est digue
de commander , et n'est heureux dans sa puis-
sance , qu'autant qu'il la soumet à la raison.
Hé! quel malheur , pour un homme destiné à
faire le bonheur public, de n'être le maiire de
tant d'honnnesque pour les rendre malheureux !
LIVHE III.
Suite du récit de Télémaqiie. Le successeur de Boccoris
■ rendant tous les prisonniers phéniciens , Télémaque est
. emmené avec eux sur le vaisseau de Marbal , qui coni-
niandoit la flotte tyiienne. Pendant le trajet, Narbal lui
dépeint la puissance di's Phéniciens , et le triste esclavajic
auquel ils sont réduits par le soupçonneux et cruel
Pygmalion. Télémaque, retenu quelque temps à Tyr ,
observe attentivement l'opulence et la prospérité de celle
grande ville. Narbal lui apprend par quels moyens elle
est parvenue à un état si llorissant. Cependant Télémaque
étant sur le point de s'embarquer pour l'ilc de Chypie ,
Pygmalion découvre qu'il est étranger, et veut le l'aire
prendre : mais Astarbé , maîlresse du tyran, le sauve,
pour faire mourir à sa place im jeune homme dont le
mépris l'avuit irritée. Télémaque s'embarque cnlin sur un
vaisseau cliypricn, pour rclouuier à Itiiaque par l'ile de
Chypre.
Calvpso écoutoit avec élonnement des [laroles
si sages. Ce qui la cl'.aî'moit le [iluséloit de voir
V.Mt. — 1 II tomba lie suii liiir, ipii- 1rs ilievaiiv Iraliioii'iit
UHijoins;el m.' iiouviuil plus leni:' les ii'iies , il Tut uiis suus
les pieds lies tlicvaux. A. ».
LIVRE IlL
411
que Télémaque ' raconfoit ingénument les fau-
tes qu'il avoit faites |iar précipitation, et en
Uiauquant de docilité pour le sage Mentor :
elle IrouNoit nue nobles.^e et une grandeur
étonnante dans ce jeune honnne '■* qui s'accusoit
lui-même, et qui paroissoit avoir si bien profité
de ses imprudences pour se rendre sage, pré-
voyant et modéré. Continuez, disoit-elle, mon
cher Télémaque ; il me tarde de savoir com-
ment vous sortîtes de l'Egypte, et où vous avez
retrouvé le sage Mentor, dont vous aviez senti
la perle avec tant de raison.
Télémaque i-eprit ainsi son discours . Les
Egyptiens les plus vertueux elles plus fidèles au
Roi élanl les plus foibles, et voyant le Roi mort,
furent contra-nls de céder aux auties : on éta-
blit un autre roi nommé Termutis ^. Les Phé-
niciens, avec les troupes de l'île de Chypre,
se retirèrent après avoir fait alliance avec le
nouveau roi. Celui-ci^ rendit tous les prison-
niers phéniciens ; je fus compté comme étant
de ce ntanbre. On me fil sortir de la tour ; je
m'embarquai avec les autres ; et l'espérance
commença à reluire au fond de mon cœur. Un
vent favorable remplissoit déjà nos voiles, les
rameurs fendoienl les ondes écumantes, la vaste
mer éloil couverte de navires ; les mariniers
poussoient des cris de joie ; les rivages d'E-
gypte s'cnfuyoient loin de nous ; les collines et
les montagnes s'aplanissoient peu à peu. Nous
commencions à ne voir plus que le ciel et
l'eau , pendant que le soleil , qui se levoit ,
sembloit faire sortir du sein de la mer ses feux
étincelans : ses rayons doroient le sommet des
montagnes que nous découvrions encore un
peu sur l'horizon ; et tout le ciel, peint '^ d'un
sondire azur , nous prometloit une heureuse
navigation.
Quoiipi'on m'eùl renvoyé comme étant phé-
nicien, aucun des Phéniciens avec qui j'élois
ne me connoissoil. Narbal , qui commandoit
dans le vaisseau où l'on me mit. me demanda
mon nom et ma patrie. De quelle ville de Phc-
nicie êles-vous? me dil-il. Je ne suis point
phénicien '' , lui dis-jt; ; mais les Egyptiens
m'avoicnt [)ris sur la mer dans un vaisseau de
Phénicie : j'ai demeuré captif "^ en Egypte
comme un Pl'éuicien ; c'est sous ce nom que
j'ai long-temps soud'ert ; c'est sous ce nom
qu'on m'a délivré. De quel pays êles-vous *
\.\R. — 1 que 11' jciiiu' l'rli'ir.p.iiuf. A. ii. — - re iM-inee.
A. II. — '^ Trinuilis )/?. A. u. ((/. e. — ' !1 rciulil. A. n. —
'' [M'iiil tu. A. (//. 11. — '' Je m- suis [loiiil de Phëniciul. A.
i:. II. — ' liiiij;-l(>iiijis laplif. A. u. — ^ es-tu donc? reprit
i\arb;',l. h- lui piului aiiisi. A,
-412
TÉLÉMAQUE. LIVRE III.
donc l reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi :
Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ilhaque
en Grèce. Mon père s'est rendu fameux enire
tous les rois qui ont assiégé la ville de Troie :
mais les dieux ne lui ont pas accoidé de revoir
sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays; la
fortune me persécute comme lui : vous voyez
un malheureux qui ne soupire qu'après le bon-
heur de i"etonrner parmi les siens, et de tr'ouver
son pèi'e.
Narbal me regardait avec étonnenicnt, et il
crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux
qui vient des dons du ciel, et qui n'est point
dans le comnrun ' des hommes. Il étoit natu-
rellement sincère et généreux ; il fut touché de
mon malheur, et me parla avec uneconliance
que les dieux lui inspirèrent pour me sauver
d'un grand péril.
Télémaque, je ne doute point, me* dit-il,
de ce que vous me dites , et je ne saurois en
douter ; la douleur et la vertu peintes sur votr-e
visage ne me permettent |)as de me défier de
vous : je sens même que les dieux , que j'ai
toujours servis, vous aiment, et qu'ils veulent
que je vous aime aussi comme si vous étiez
mon iils. Je vous donner-ai un conseil salutaire;
et pour récompense je ne vous demande que
le seci'et. Ne ci-aigriez point, luidis-je, que j'aie
aucune peine à me taire sur les choses que
vous voudr'ez me conlier : iproique je sois si
jeune , j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne
dire jamais mou seci'et, et encore plus de ne
trahir jamais , sous aucun prétexte, le secret
d'autrui. Comment avez-vous pu, me dit-il,
vous accoutumer au seci'ct dans une si grande
jeunesse? Je serai ravi d'apprendre par quel
moyen vous avez acquis celte qualité, qui est le
fondement de la plus sage conduite, et sans
laquelle tous les tulens sont inutiles.
Quand Ulysse , lui dis-je , [tartit [lour aller
au siège de Troie, il me prit sur ses genoux et
entre ses bras (c'est ainsi qu'on me la ra-
conté) : après ra'avoir baisé tendr-euient, il me
dit ces paroles , quoique je ne pusse les enten-
dre : 0 mon tils ! que les dieux me préservent
de te revoir jamais ; que plutôt le ciseau de la
Pai-que tr-anche le lil de tes jours lorsqu'il est
à peine formé , de mèu'.e que le moissonneur
tr-anche de sa faux une tendre fleur qui com-
mence à éclor-e ; que mes ennemis te puissent
écraser aux yeux de ta mère et aux miens, si
tu dois un jour te corrompr'c et abandonner la
vertu ! 0 mes amis ! coutinua-t-il , je vous
laisse ce fils qui m'est si cher ; ayez soin de
son enfance : si vous m'aimez, éloignez de lui
la pernicieuse flatterie ; enseignez -lui à se
vaincre ; qu'il soit comme un jeune arbrisseau
encor'e tendre , qu'on plie pour le redr'esser.
Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste,
bienfaisant , sincère , et fidèle à garder un se-
cr-ct. Quiconque est capable de mentir est indi-
gne d'être compté au nombi-e des hommes ; et
quiconque ne sait pas se taire est indigne de
gouverner.
Je vous rapporte ces paroles, pai'ce qu'on a
eu soin de me les répéter souvent, et qu'elles
ont pénétré jusqu'au fond de mon cœur : je me
les redis souvent à moi-même. Les amis de
mon père eurent soin de m'exercer de bonne
heure au secret : j'étois encore dans la plus
tendre enfance, et ils me coufioient déjà toutes
les peines qu'ils ressentoienl, voyant ma mèi'e
exposée à un gr-and nombre de téméraires qui
vouloienl l'éiiouser. Ainsi on me ti'ailoit dès
lor-s comme un homme raisonnable et siir : on
m'entretenoit secr-ètement des plus grandes
afiàires ; on m'instruisoit de tout ce qu'on avoit
résolu pour écarter ces prétendans. J'étois ravi
qu'on eijt en moi cette confiance : * ))ar là je
me croyois déjà un homme fait. Jamais je n'en
ai abusé ; jamais il ne m'a échappé une seirle
j)ar'ole qui put découvrir le moindre seci'et.
Souvent les pi'élendans tàchoient de me faire
parler , espéi'ant qu'un enfant , qui pourroit
avoit vu ou entendu quelque chose d'important,
ne sauroit pas se retenir; mais je savois bien
leur répondre sans mentir , et sans leur ap-
pr'endie ce que je ne devois pas dire.
Alors Narbal me dit : Vous voyez, Téléma-
que , la puissance des Phéniciens ; ils sont re-
doutables à toutes les nations voisines, par leur-s
innomblables vaisseaux : le commerce , qu'ils
fout jusques aux coloimcs d'Hercule , leur
dorme des richesses qui surpassent celles des
peuples les plus fiorissans. Le gr-and roi Sésos-
tr-is, qui n'auroit jamais pu les vaincre par mer,
eut bien de la peine à les vainci'e par terre,
avec ses armées qui avoient conquis tout l'O-
rient ; il nous imposa un tribut que nous
n'avons pas long-temps paye : les Phéniciens
se tr'ou voient trop riches et trop puissans pour
porter patiemment le joug de la servitude ;
nous reprimes notre liberté. La nrort ne laissa
pas à Sésostris le temps de finir la guerre
contr'e nous. 11 est vr-ai que nous avions tout à
craindre de sa sagesse encore plus que de sa
Var — ' le rcslo. a — - me m. a. aj. c.
Var.
la..
hoir.nie fait, vh A. ('.'. b.
TÉLÉMAQUE. LIVRE III.
413
puissance : mais, sa puissance passant dans les
mains de son lils, dépoui'vu de toute sagesse,
nous conclûmes que nous n'avions plus rien
à craindre. En efîet, les Egyptiens, bien loin
de rentrer les armes à la main dans notre pays
pour nous subjuguer encore une fois, ont éié
contraints de nous appeler à leur secours pour
les délivrer de ce roi impie et furieux. Nous
avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajou-
tée à la liberté et à l'opulence des Pbéniciens !
Mais pendant que nous délivrons les autres,
nous sommes esclaves nous-mêmes. 0 Télé-
maque ! craignez de tomber dans les mains *
de Pygmalion , notre roi : il les a trempées,
ces mains cruelles *, dans le sang de Sichée,
mari de Didon sa sœur. Didon, pleine du désir ^
de la vengeance, s'est sau\ée ' de Tyr avec
plusieurs vaisseaux. La j)Iuparl de ceux qui
aiment la vertu et la liberté Tnnt suivie : elle
a fondé sur la côte d'Afrique une superbe ville
qu'on nomme Carthage. Pygmalion, tourmenté
par une soif insatiable des richesses , se rend
de plus en plus misérable, et odieux à ses
sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de
grands biens ; l'avarice le rend déliant , soup-
çonneux , cruel ; il persécute les riches , et il
craint les pauvres. C'est un crime encore plus
grand à Tyr d'avoir de la vertu ; car Pygmalion
suppose que les bons ne peuvent souffrir ses
injustices et ses infamies : la vertu le con-
damne ; il s'aigrit et s'irrite contre elle ^ Tout
l'agile, l'inquiète , le ronge; il a peur de son
ombre; il ne dort ni nuit ni jour : les dieux ,
pour le confondre , l'accablent de trésors dont
il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour être heu-
reux est précisément ce qui rem[iôche de l'être.
Il regrette tout ce qu'il donne ; il craint tou-
jours de perdre ; il se tourmente pour gagner.
On ne le voit presque jamais ; il est seul , triste,
abattu , au fond de son palais : ses amis mêmes
n'osent l'aborder, de peur de lui devenir sus-
pects. Une garde terrible tient toujours des
épées nues et des piques levées autour de sa
maison. Trente chambres qui communiquent
les unes aux autres , et dont chacune a une
porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu
où il se renferme : on ne sait jamais dans la-
quelle de ces chambres il couche ; et on assure
qu'il ne couche jamais deux nuits de suite dans
la même, de peur d'y être égorgé. Il ne con-
noît ni les doux plaisirs , ni l'amitié encore
Var. — * les cruelles mains, a. b. — * ces mains, dans
le saiiîj. A. — ' pleine irhoneur cl de vengeance, a. n. —
* s'esl enl'uie, A. — * C'est un crime encore plus grand
s'irrilc couiré elle m. A. uj. b"
plus douce * : si on lui parle de chercher la
joie , il sent qu'elle fuit loin de lui , et qu'elle
refuse d'entrer dans son cœur. Ses yeux creux
sont pleins d'un feu âpre et farouche; ils sont
sans cesse erransde tous côtés : il prêle l'oreille
au moindre bruit , et se sent tout ému; il est
pâle, défait, et les noirs soucis sont peints sur
son visage toujours ridé. Il se lait , il soupire ,
il tire de son cœur de profonds gémissemens;
il ne peut cacher les remords qui déchirent ses
entrailles. Les mets les plus exquis le dé-
goûtent. Ses eufans, loin d'être son espérance,
sont le sujet de sa terreur : il en a fait ses
plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie
aucun moment d'assuré; il ne se conserve qu'à
force de répandre le sang de tous ceux qu'il
craint. Insensé , qui ne voit pas que sa cruauté,
à laquelle il se conhe , le fera périr ! Quelqu'un
de ses domestiques, aussi défiant que lui, se
hâtera de délivrer le monde de ce monstre.
Pour moi , je crains les dieux : quoi qu'il
m'en coûte , je serai fidèle au roi qu'ils m'ont
donné : j'aimerois mieux qu'il me fit mouiir,
que de lui ôter la vie, et même que de man-
quer à le défendre. Pour vous , ô Télémaque ,
gardez-vous bien de lui dire que vous êtes le
lils d'L'lysse : il espéreroit qu'Ulysse, retour-
nant à Ithaque, lui paieroit quelque grande
somme pour vous racheter, et il vous tiendroit
en prison.
Quand nous arrivâmes à Tyr, je suivis le
conseil de Narbal -, et je reconnus la vérité de
tout ce qu'il m'avoit raconté. Je ne pouvois
comprendre qu'un homme put se rendre aussi
misérable que Pygmalion mêle paroissoit. Sur-
pris d'un sjiectacle si affreux et si nouveau
pour moi , je disois en moi-même : Voilà un
homme qui n'a chcrclié qu'à se rendre heu-
reux : il a cru y parvenir par les richesses, et
par une autorité absolue : il possède tout ce
qu'il peut désirer ^ ; et cependant il est misé-
rable par ses richesses et par son autorité même.
S'il éfoit berger, comme je l'étois naguère, il
seroil aussi heureux que je l'ai été ; il jouiroit
des plaisirs innocens de la campagne, et en
jouiroit sans remords ; il ne craindroit ni le fer
ni le poison; il aim?roit les hommes, il en
seroit aimé : il n'auroit point ces grandes ri-
chesses , qui lui sont aussi inutiles que du sable ,
puisqu'il n'ose y toucher ; mais il jouiroit libre-
ment des fruits de la terre , et ne soullriroit
aucun véritable besoin. Cet homme paroît faire
Vah. — * plus douce encore. A. — - son conseil. A. —
3 il fait tout ce qu'il veut ; cl cependant. A.
414
TÉLÉMAQUE. LIVRE HT.
lout ce qu'il vent ; mais il s'en faut ])ien qu'il
ne le fasse : il fait tout ce que veulent ses pas-
sions féroces ' ; il est toujours entraîné par son
avarice , par sa crainte , par ses soupçons. Il
pareil niaitre de tous les autres hommes: mais
il n'est pas maître de lui-même , car il a autant
de maitres et de liourreaux qu'il a de désirs
\iolens.
Je raisonnois ainsi de Pygmaiion sans le
voir; car on ne le voyoit point, et on regardoit
seulement avec cramle ces hautes fours , qui
étoient nuit et jour entourées de gardes , où il
s'étoit mis lui-même comme en prison , se ren-
fermant avec ses trésors. Je comparois ce roi
invisible avec Sésostris si doux , si accessible ,
si affable, si curieux de voir les étrangers, si
attentif à écouter tout le monde, et à tirer du
cœur des hommes la vérité qu'on cache aux
rois. Sésostris, disois-je , ne craiguoil rien , et
navoit rien à craindre; il se montroit à tons
ses sujets conmie à ses propres enfans : celui-ci
craint lout , et a lout à craindre. Ce méchant
roi est loujotus exposé à une murt funeste ,
même dans son palais inaccossilde , au milieu
de ses gardes; au contraire, le bon roi Sésos-
tris étoit en sûreté au milieu de la foule des
peuples , connue un bon père dans sa maison ,
environné de sa famille.
Pygmaiion donna ordre de ion\oyer les
troupes de l'île de Chypre qui étoient venues
secourir les siennes à cause de l'alliance qui
étoit entre les deux peuples, Narbal prit cette
occasion de me mellre en libellé ; il me lit
passer en revue parmi les soldats chypriens :
car le Roi étoit ombrageux jusque dans les
moindres choses. Le défaut des princes trop
faciles et inappliqués est de se livrer avec une
aveugle contiance à des favoris artificieux et
corrompus. Le défaut de- celui-ci étoit au con-
traire de se délier d(!S plus hoiinèles gens : il ne
savoit point discerner les hommes droits et
simples qui agissent sans déguisement; aussi
n'avoit-il jamais \n de gens de bien, car de
telles gens ne vont point chercher un roi si
corrompu. D'ailleurs, il avoit vu . depuis qu'il
étoit sur le trône, dans les liommes dont il
s'étoit servi, tant de dissinnilalion , de perlidie,
et de vices affreux déguisés sous les apparences
de la vertu , qu'il regardoit Ions les hommes ,
sans exception, comme s'ils eussent été mas-
qués. Il snpposoit qu'il n'y a aucune sincère
vertu sur la terre - : ainsi il regardoit tous les
homn^e? comme étant à peu près égaux. Quand
il trouvoit un homme faux et corrompu , il ne
se donnoit point la peine d'en chercher un autre,
comptant qu'un autie ne seroit pas meilleur.
Les bons lui paroissoient pires (|ue les médians
les plus déclarés , parce qu'il les croyoil aussi
médians et plus trompeurs.
Pour revenir à moi , je fus confondu * avec
les Chypriens, et j'échappai à la défiance péné-
Iranle du Roi. Narbal Irembloit, dans la crainte
que je ne fusse découvert : il lui en eût coûté
la vie, et à moi aussi. Son impatience de nous
voir partir étoit incroyalde : mais les vejits con-
traires nous retinrent assez long-temps à Tyr.
Je profilai de ce séjour pour connoître les
mœurs des Phéniciens , si célèbres dans toutes
les nations connues. J'admirois l'heureuse si-
tuation de cette grande ville, qui est au milieu
de la mer, dans mie ile. La côle voisine est dé-
licieuse par sa fertilité, par les fruits exquis
qu'elle porte , par le nombre des villes et des
villages qui se touchent presque , enfin par la
douceur de son climat : car les montagnes niel-
lent cette côle à l'abri des vents brûlans du
midi; elliiest rafraîchie |)ar le vent du nord qui
souflle - du (Aie de la mer. Ce pays est an pied
•lu Liban, dont le sommet fend les nues et va
toucher les aslres; une glace éternelle couvre
son front; des ileuves pleins de neige tombent,
comme des torrens , des pointes des rochers qui
environnent sa léte. Au-dessous on voit une
vaste forêt de cèdres antiques, qui paroissent
aussi vieux que la terre où ils sont phuités, et
qui portent leurs branches épaisses jusque vers
les nues. Ceile forêt a sous ses pieds de gras pâ-
turages dans la pente de la montagne. C'est là
qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, les
brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux
(|ui bondissent sur l'herbe fraîche : là coulent
raille divers ruisseaux d'une eau claire, qui dis-
Iribuenl l'eau pailont. Eulin on voit au-dessous
de ces pâturages le |)ied de la montagne i\n\ est
comme un jardin : le prinleuips et l'aulomne y
régnent ensemble pour y joindre les fleurs et
les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi,
qui sèche et qui brûle tout , ni le rigoureux
aquilon , n'ont osé etfacer les vives couleurs qui
ornent ce jardin.
C'est auprès de cette belle cote que s'élève
dans la mer l'île où est bâtie la ville de Tyr.
Celle grande ville semble nager au-dessus des!
eaux, et être la reine de toute la mer. Les mar-
chands y abordent de toutes les parties di
Var. — * fiToces m. A «j. n,
el plus trompeurs, m. A. oj. u.
— - ainsi il ivgar.loit.
Var. — ' je fus Jonc tonfonlu. A. — ^ qui vient, a.
TÉLÉMAQUE. LIVRE HT,
monde , et ses habitans sont eux-mêmes les
plus fameux marchands qu'il \ ait dans l'uni-
vers. Quand on entre dans cette ville, on croit
d'abord que ce n'est point une ville qui appar-
tienne à un peuple particulier, mais qu'elle est
la ville commune de tous les peuples , et le
centre de leur commerce. Elle a deux grands
môles, semblables à deux bras ', qui s'avancent
dans la mer, et qui embrassent un vaste port
où les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on
voit comme une forêt de mais de navires ; et ces
navires sont si nombreux , qu'à peine peut-on
découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens
s'appliquent au commerce, et leurs grandes
richesses ne les dégoûtent jamais du travail né-
cessaire pour les augmenter. On y voit de tous
côtés le fin lin d'Egypte, et la pourpre tyrienne
deux fois teinte, d'un éclat merveilleux; cette
double teinture est si vive, que le temps ne
peut l'effacer : on s'en sert pour des laines
fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et
d'argent. Les Phéniciens font le commerce de
tous les peuples jusqu'au détroit de Gadès , et
ils ont même pénétré dans le vaste océan qui
environne foute la terre. Ils ont fait aussi de
longues navigations sur la mer Houge; et c'est
par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des
îles inconnues, de l'or, des parfums, et divers
animaux qu'on ne voit point ailleurs.
Je ne pouvois rassasier mes yeux du specta-
cle magnifique de cette grande ville où tout
étoit en mouvement. Je n'y voyois point, comme
dans les villes de la Grèce, des hoimnes oisifs et
curieux, qui vont chercher des nouvelles dans
la place puldique, ou regarder les étrangers qui
arrivent sur le j)orl. Les hommes y sont occupés
à déchai'ger leurs vaisseaux, à transporter leurs
marchandises ou à les vendre; à ranger leurs
magasins, et- à tenir un compte exact de ce
qui leur est du par les négocians étrangers. Les
femmes ne cessent jamais ou de tiler les laines,
ou de faire des desseins de broderie, ou de jdier
les riches étoffes.
D'où vient , disois-je à Narbal , que les Phé-
niciens se sont rendus les maîtres du commerce
de toute la terre , et qu'ils s'enrichissent ainsi
aux dépens de tous les autres peuples? Vous le
voyez, me répondit-il; la situation de Tyr est
heureuse pour le commerce ^ C'est notre patrie
qui a la gloire d'avoir inventé la navigation :
lés Tyriens furent les premiers , s'il en faut
croire ce qu'on raconte de la plus obscure an-
Var. — * qui sont comiïic ilcu\ lu-as. A. — - l'I m. a.
^[. B. — 3 la navigalion. a. b.
tiqnilé', qui domptèrent les flots long-temps
avant l'àgc de ïiphys et des Argonautes tant
vantés dans la Grèce; ils furent , dis-je , les pre-
miers qui osèrent se mettre dans nu frêle vais-
seau à la merci des vagues et dos tempêtes, qui
soudèrent les abîmos - de la mer, qui observè-
rent les astres loin de la terre, suivant la science
des Egyptiens et des Babyloniens , enfin qui
réunirent tant de peuples que la mer avoit sé-
parés. Les Tyriens sont industrieux, pafiens ,
laborieux, propres ^, sobres et ménagers; ils
ont une exacte police ; ils sont parfaitement
d'accord entr'eux ; jamais peuple n'a été plus
constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr,
plus couimode à tous les étrangers. Voilà, sans
aller chercher d'autres causes , ce qui leur
donne l'empire de la mer, et qui fait fleurir
dans leurs ports un si utile commerce. Si la di-
vision et la jalousie se meltoient entr'eux; s'ils
commençoient à s'amollir dans les délices et
dans l'oisiveté ; si les premiers de la nation *
méprisoient le travail et l'économie; si les arts
cessoient d'être en honneur dans leur ville;
s'ils manquoient de bonne foi vers les étrangers;
s'ils alléroieut tant soit peu les règles d'un
commerce libre , s'ils négligeoient leurs manu-
factures, et s'ils cessoient de faire les grandes
avances qui sont nécessaires pour rendre leurs
marchandises parfaites, chacune dans son gen-
re ", vous v;2rriez bieulôl tomber cette puissance
qi«e vous admirez.
Mais expliquez-moi , lui disois-je, les vrais
moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil
commerce. Faites, me répondit-il, comme on
fait ici : recevez bien et facilement tous les
étrangers ; faites-leur trouver dans vos ports la
sûreté, la commodité, la liberté entière; ne
vous laissez jamais entraîner ni par l'avarice ni
par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beau-
coup est de ne \ouloir jamais trop gagner, et
de savoir perdre à proi)os. Faites-vous aimer
])ar tous les étrangers; souffrez même quelque
chose d'eux: craignez d'exciter leur jalousie
par votre hauteur : soyez constant dans les rè-
gles du comuiercc; qu'elles soient simples et
faciles ; accoutumez vos peuples à les suivre in-
violiblement; puuissez sévèrement la fraude ,
et même la négligeure ou le faste des mar-
chands, qui ruinent le commerce en ruinant les
hommes qui le font. Surtout n'entreprenez ja-
mais de gêner le commerce pour le tourner
Vah. — ' dlis.un' aiiliiiiiilé , (|ui oscri'iit se mctlro a. —
* qui (lonipU Ti'iil ruiifiu'il ili' la nier. a. — ■* propres m. a.
(ij- f- — ^ li's premiois d'culi'.iiv. a. — 5 j'm, toiiinieice
libre , vous verriez , ele. A.
416
TÉLÉMAQCE. LIVRE ITI.
selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en
nièle point , de peur de le gêner, et qu'il en
laisse tout le prolit à ses sujets qui en ont la
peine ; autrement il les découragera : il en
tirera assez d'avantages par les grandes richesses
qui entreront dans ses États. Le commerce est
comme certaines sources : si vons voulez dé-
tourner leurs cours , vous les faites tarir. Il n'y
a que le prolit et la commodité qui attirent les
étrangers chez vous; si vous leur rendez le
commerce moins commode et moins utile , ils
se retirent insensiblement . et ne reviennent
plus, parce que d'autres peuples, profitant de
votre imprudence , les attirent chez eux , et les
accoutument à se passer de vous. Il faut même
vous avouer que depuis quelque temps la gloire
de Tyr est bien obscurcie. 0 si vous l'aviez vue,
mon cher Tclémaquc , avant le règne de Pyg-
malion, vousaui'iez été bien plus étnnné! Vous
ne trouvez plus mamtcnant ici que les tristes
restes d'une grandeur qui menace ruine. 0 mal-
heureuse Tyr! en quelles mains es-tu tombée !
auti'efois la mei' t'apportoil le tiihut de fi)us les
peu|)les de la terre.
Pygmalion craiat tout, et des étrangers et de
ses sujets. Au lieu d'ouvrir. sui\aut notre an-
cienne coutume , ses ports à toutes les nations
les plus éloignées, dans une entière libeité , il
veut savoir le nombre des vaisseaux qui arri-
vent, leur pays . les noms des honunes qui y
sont, leur gL'in-e de commerce, la nature et le
prix de leuis marchandises, et le temps qu'ils
doivent demeurer ici. 11 fait encore pis; car il
use de supercherie pour surprendre les mar-
chands, et pour contisqucr leurs marchandises.
Il inquiète les mari.iiands qu'il croit les plus
opulens; il établit, sous divers prétextes, de
nouveaux im[)ôls. Il veut entrer lui-même dans
le commerce; cl tout le monde craint d'avoir
quelque affaire avec lui. Ainsi le commerce lan-
guit; les étrangers oublient peu à peu le che-
min de Tyr, qui leur étoit autrefois si doux :
et, si Pygmalion ne change de conduite, notre
gloire et notre puissance seront bientôt trans-
portées à quelque autre peuple ni:eu\ gouvernjî
que nous.
Je demandai ensuite à Narbal comment les
Tyriens s'étoient rendus si puissans sur la *
mer : car je voulois n'ignorer rien de tout ce
qui sert au gouvernement d'un royaume. Nous
avons, me répondit-il, les forêls du Liban qui
fournissent le bois des vaisseaux ; et nous les
réservons avec soin pour cet usage : on n'en
Yak. — * la m. A. aj. a.
coupe jamais que pour les besoins publics. Pour
la construction des vaisseaux , nous avons l'a-
vantage d'avoir des ouvriers habiles. Comment,
lui disois-je, avez-vous pu faire pour trouver
ces ouvriers?
Il me répondoit : Ils se sont formés peu à
peu dans le pays. Quand on récompense bien
ceux qui excellent dans les arts , on est sûr d'a-
voir bientôt des hommes qui les mènent à leur
dernière perfection ; car les hommes qui ont le
plus de sagesse et de talent ne manquent point
de sadonner aux arts auxquels les grandes ré-
compenses sont attachées. Ici on traite avec
honneur tous ceux qui réussissent dans les arts
et dans les sciences utiles à la navigation. On
considère un bon géomètre; on estime fort un
habile astronome ; on comble de biens un pilote
qui surpasse les autres dans sa fonction : on ne
méprise point un bnn charpentier; au contraire,
il est bien payé cl bien traité. Les bons rameurs
mêmes ont des récompenses sûres, et propor-
tionnées à leurs services; on les nourrit bien;
on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur
absence on a soin de leurs fenunes et de leurs
enfans; s'ils périssent dans un naufrage, on
dédommage leurs familles . on renvoie chez eux
ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi on
en a autant qu'on en veut : le père est ravi d'é-
lever son fils dans un si bf)n n)étier ; et, dès sa
plus tendre jeunesse, il se hâte de lui enseigner
à manier la rame , à tendre les cordages, et à
mépriser les tcnipêtes. C'est ainsi qu'on mène
les hommes , sans contrainte , par la récom-
pense et par le bon ordre. L'autorité seule ne
tait jamais bien ; la soumission des inférieurs
ne suffit pas : il faut gagner les cœurs, et faire
trouver aux hommes leur avantage pour les
choses où l'on veut se servir de leur industrie.
Après ce discours, Narbal me mena visiter
tous les magasins , les arsenaux , et tous les mé-
tiers qui servent à la construction des navires.
Je demandois le détail des moindres choses , et
j'écrivois tout ce que j'avuis a[)pris , de peur
d'oublier quelque circonstance utile.
Cependant Narbal , qui connoissoit Pygma-
lion , et qui m'aimoit, attendoit avec impa-
tience mon départ , craignant que je fuîSJ dé-
couvert par les espions du Roi, qui alloient nuit
et jour par toute la ville : mais les vents ne
nous permettoieut point encore de nous embar-
quer. Pendant que nous étions occupés à visi-
ter curieusement le port, et à interroger divers
marchands, nous vîmes venir à nous un offi-
cier de Pygmalion, qui dit à Narbal : Le Roi
vient d'apprendre d'un des capitaines de vais-
TÉLÉMAQUE. LIVRE III.
417
seaux qui sont revenus d'EgypIe avec vous, que
vous avez mené d'Egypte un étranger qui passe
pour Cdiyprien : le Hoi veut qu'on l'arrête, et
qu'on sache certainement de quel pays il est;
vous en répondrez sur votre tète. Dans ce mo-
ment je m'étois un peu éloigné pour regarder
de plus près les proportions que les Ty riens
avoicut gardées dans la construction d'un vais-
seau presque neuf, qui étoit, disoit-on , par
cette proportion si exacte de toutes ses parties ,
le meilleur voilier qu'on eut jamais vu dans le
port; et j'inlerrogeois l'ouvrier qui avoit réglé
ces proportions.
Narbal , surpris et effrayé , répondit : Je vais
chercher * cet étranger, qui est de l'ile de Chy-
pre. Quand il eut perdu de vue cet officier, il
courut vers moi pour m'avertir du danger où
j'étois. Je ne l'avois que trop prévu , me dit-il ,
mon cher Télémaque! nous sommes perdus! Le
Roi , que sa défiance tourmente jour et nuit,
soupçonne que vous n'êtes pas de l'île de Chy-
pre ; il ordonne ^ qu'on vous arrête : il veut
me faire périr si je ne vous mets entre ses
mains. Que ferons-nous? 0 dieux, donnez-nous
la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra,
Télémaque, que je vous mène au palais du Roi.
Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la
ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus.
Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre
père ; et peut-être que le Roi , sans approfondir
davantage , vous laissera partir. Je ne vois
plus d'autre moyen de sauver votre vie et la
mienne.
Je répondis à Narbal : Laissez périr un mal-
heureux que le destin veut perdre. Je sais mou-
rir, Narhal ; et je vous dois trop pour vouloir
vous entraîner dans mon malheur. Je ne puis
me résoudre à mentir ; je ne suis pas Chyprien,
et je ne saurois dire que je le suis. Les dieux
voient ma sincérité : c'est à eux à conserver
ma vie par leur puissance , s'ils le veulent ^;
mais je ne veux point la sauver par un men-
songe.
Narbal me répondoit : Ce mensonge , Télé-
maque , n'a rien qui ne soit innocent ; les dieux
mêmes ne peuvent le condamner : il ne fait au-
cun mal à personne ; il sauve la vie à deux in-
nocens; il ne trompe le Roi que pour l'empê-
cher de faire un grand crime. Vous poussez
trop loin '' l'ainour de la vertu et la crainte de
blesser la religion.
Il suffit, lui disois-je, que le mensonge soit
Var. — 1 Je cherche, a. b. — ^ il veut. A. — ' s'ils le
veulent, m. A. aj. b. — * Vous poussez trop loin, Télémaque,
l'amour , etc. a.
FÉNELON. TOME VI.
mensonge, pour n'être pas digne d'un homme
qui parle en présence des dieux , et qui doit
tout à la vérité. Cehii qui blesse la vérité olfense
les dieux , et se blesse soi-même , car il parle
contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me
proposer ce qui est indigne de vous et de moi.
Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien
nous délivrer : s'ils veulent nous laisser périr,
nous serons en mourant les victimes de la vé-
rité, et nous laisserons aux hommes l'exemple
de préférer la vertu sans tache à une longue
vie : la mienne n'est déjà que trop longue ,
élant si malheureuse. C'est vous seul, ô mon
cher Narbal , pour qui mon cœur s'attendrit.
Falloit-il que votre amitié pour un malheureux
étranger vous fût si funeste !
Nous demeurâmes long -temps dans cette
espèce de combat : mais enfin nous vîmes arri-
ver un homme qui couroit hors d'haleine ; c'é-
toit un autre officier du Roi , qui venoit de la
part d'Astarbé. Cette femme étoit belle comme
une déesse; elle joignoit aux charmes du corps
tous ceux de l'esprit; elle étoit enjouée, flat-
teuse, insinuante. Avec * tant de charmes trom-
peurs elle avoit, comme les Sirènes, un cœur
cruel et plein de malignité ; mais elle savoit
cacher ses sentimens corrompus, par un pro-
fond artifice. Elle avoit su gagner le cœur de
Pygmalion par sa beauté , par son esprit, par sa
douce voix, et par l'harmonie de sa lyre. Pyg-
malion , aveuglé par un violent amour pour
elle , avoit abandonné la reine Topha , son
épouse. Il ne songeoit qu'à contenter toutes les
passions de l'ambitieuse Astarbé : l'amour de
cette femme ne lui étoit guère moins funeste
que son infâme avarice. Mais quoiqu'i' eût tant
de passion pour elle , elle n'avoit pour lui que
du mépris et du dégoût; elle cachoit ses vrais
sentimens ; et elle faisoit semblant de ne vouloir
vivre que pour lui , dans le même temps où elle
ne pouvoit le soufl'rir.
Il y avoit à Tyr un jeune Lydien nommé
Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais
mou , efféminé , noyé dans les plaisirs. Il ne
songeoit qu'à conserver la délicatesse de son
teint, qu'à peigner ses cheveux blonds flottans
sur ses épaules, quà se parfumer, qu'à don-
ner un tour gracieux aux plis de sa robe , enfin
qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le
vit, elle l'aima, et devint furieuse. Il la mé-
prisa, parce qu'il étoit passionné pour une autre
femme. D'ailleurs il craignit de s'exposer à la
Var. — ' Avec une apparence de douceur, elle avoit ui»
cœur cruel. A.
27
ils
ciuelle jalousie du Roi. Astaibé, se sentant mé-
prisée, s'abandonna à son ressentiment. Dans
son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvoit
faire passer INlalachon pour l'étranger que le
Roi faisoit chercher, et qu'on disoit qui étoit
venu avec Narbal. En eflet . elle le persuada à
Pygmalion , el corrompit tous ceux qui auroient
pu le détromper. Comme il n'aimoit point les
hommes vertueux , et qu'il ne savoit point les
discerner, il n'étoit environné que de gens inté-
ressés, artilicieux, prêts à exécuter ses ordres
injustes et sanguinaires. De telles gens crai-
gnoient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidoient
à tromper le Roi, de peur de déplaire à cette
femme hautaine qui avoit toute sa confiance.
Ainsi INlalachon *, quoique connu pour Lydien -
dans toute la ville, passa pour le jeune étranger
que Narbal avoit emmené d'Egypte : il fut mis
en prison.
Astarbé , qui craignit que Narbal n'allât par-
ler au Roi, et ne découvrît son imposture, en-
voyoit en diligence à Narbal cet oriicier, qui lui
dit ces paroles : Astarbé vous défend de décou-
vrir au Roi quel est votre étranger; elle ne vous
demande que le silence, et elle saura bien faire
en sorte que le Roi soit content de vous : cepen-
dant hàtez-vous de faire embarquer avec les
Chypriens le jeune étranger que vous avez em-
mené d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans
la ville. Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver
sa vie et la mienne, promit de se taire ; et l'ofti-
cier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandoit,
s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa
commission.
Narbal et moi , nous admirâmes la bonté
des dieux, qui récompensoient notre sincérité,
et qui ont •' un soin si touchant de ceux qui
hasardent tout pour la vertu. Nous regardions
avec horreur un roi livré à l'avarice et à la
volupté. Celui qui craint avec tant d'excès
d'être trompé, disions-nous, mérite de l'être,
et l'est presque toujours grossièrement. Il se
défie des gens de bien, et il s'abandonne à
des scélér&ts : il est le seul qui ignore ce qui
se passe. Voyez Pygmalion; il est le jouet
d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux
se servent du mensonge des médians pour
sauver les bons , qui aiment mieux perdre la
vie que de mentir.
En même temps nous aperçûmes que les
TÉLÉiMAQUE. LIVRE III.
vents changeoient, et qu'ils devenoient favora-
bles aux vaisseaux de Chypre. Les dieux se dé-
clarent, s'écria Narbal; ils veulent, mon cher
Télémaque , vous mettre en sûreté : fuyez cette
terre crnelle et maudite ! Heureux qui pourroit
vous suivre jusque dans les rivages les plus in-
connus ! heureux qui pourroit vivre et mourir
avec vous ! Mais un destin sévère m'attache à
cette malheureuse patrie ; il faut souft'rir avec
elle : peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses
ruines; n'importe, pourvu que je dise toujours
la vérité, et que mon cœur n'aime que la jus-
lice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je
prie les dieux , qui aous conduisent comme par
la main, de vous accorder le plus précieux de
tous leurs dons , qui est la vertu pure et sans
tache, jusqu'à la mort. Vivez, retournez en
Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-la de ses
téméraires amans. Que vos yeux puissent voir,
que vos mains ' puissent embrasser le sage
Ulysse; et qu'il trouve en vous un fils qui égale
sa sagesse! Mais, dans votre bonheur, souve-
nez-vous du malheureux Narbal , et ne cessez
jamais de m'aimer.
Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai *
de mes larmes sans lui répondre : de profonds
soupirs m'empêchoient de parler; nous nous
embrassions en silence. Il me mena jusqu'au
vaisseau; il demeura sur le rivage; et, quand
le vaisseau fut parti , nous ne cessions de nous
regarder tandis que nous pûmes nous voir.
var.
■ 1 que vos deux yeux que vos deux mains.
raiTosois. A. B. c. L'auteur avoit écrit d'abord :
Prndnnt qu'il me parlait ainsi, je l'arrosois, etc. 11 a
t'Hacc les premiers mois, pour y subsliliier. Quand il eut
achevé ces paroles; mais en iiunue temps il n'a pas songé i»
mettre au YSiis(',Jr l'arrosai. Tous les éditeurs, depuis 1717,
n'ont pas balancé à faire cette correction.
Var. — * Ainsi le jeune ^iaIachon. A. — -pour Cretois.
A. L'auteur a oublié d'elTacer ce mot , et de le remplacer
par Lydien , comme il l'a fait plus haut, Ce qui fait qu'on
lit Cretois dans les éditious antérieures a 1717. — 3 quj
avoient. A.
TÉLÉMAQUE. LIVRE IV.
419
UYRE IV.
Calypso iiitorrompt Téléuiaquc pour le faire reposer. Mentor
le blâme en secret d'avoir entrepris le récit de ses aven-
tures, et cependant lui conseille de l'achever, puisqu'il
l'a commencé. Télémaque , selon l'avis de Mentor, con-
tinue son récit. Peudant le trajet de Tyr à l'iie de Cliypre,
il voit en songe Vénus et Cupidon l'inviter au plaisir :
Minerve lui apparoU aussi, le protégeant de son égide,
et Mentor l'exhortant k fuir de l'ile de Chypre. A son
réveil, les Chypriens , noyés dans le vin, sont surpris
par une furieuse tempête, qui eût fait périr le navire ,
si Télémaque lui-même n'eût pris en main le gouvernail ,
et commandé les manœuvres. Enfin on arrive dans l'ile.
Peintures des mœurs voluptueuses de ses habitans , du
culte rendu à Vénus , et des impressions funestes que ce
spectacle produit sur le cœur de Télémaque. Les sages
conseils de Mentor, qu'il retrouve tout-k-coup en ce lieu,
le délivrent d'un si grand danger. Le Syrien Hasaël , k
qui Mentor avoit été vendu , ayant été contraint par les
vents de relâcher k l'ile de Chypre , comme il alloit en
Crète pour y étudier les lois de Minos , rend k Télémaque
son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'ile
de Crète. Ils jouissent, dans ce trajet, du beau spectacle
d'.\niphitrite tramée dans son char par des chevaux marins.
C.\LYPso , qui avoit été jusqu'à ce moment
iiiuiiobile , et transportée de plaisir en écoutant
les aventures de Télémaque , l'interrompit pour
lui faire prendre quelque repos. Il est temps ,
lui dit-elle , que vous alliez goûter la douceur
du sommeil après tant de travaux. Vous n'avez
rien à craindre ici ; tout vous est favorable.
Abandonnez-vous donc à la joie; goûtez la paix ^
et tous les autres dons des dieux , dont vous
allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec
ses doigts de roses entr'ouvrira les portes do-
rées de l'orient, et que les chevaux du soleil ,
sortant de l'onde amcre, répandront les flam-
mes du jour pour chasser.devant eux toutes les
étoiles du ciel , nous reprendrons , mon cher
Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais
votre père n'a égalé votre sagesse et votre cou-
rage : ni Achille vainqueur d'Hector, ni Thésée
revenu des enfers , ni même le grand Alcide
qui a purgé la terre de tant de monstres , n'ont
fait voir ^ autant de force et de vertu que vous.
Je souhaite qu'un profond sommeil vous rende*
cette nuit courte. Mais , hélas ! qu'elle sera
longue pour moi ! qu'il me tardera de vous re-
voir, de vous entendre, de vous faire redire ce
que je sais déjà, et de vous demander ce que je
Var. — 1 Abandonnez-vous donc a la joio, à la paix, et
à tous, etc. A. — 2 n'ont montré. A. — * rende cette uuit
courte pour vous. A. b.
ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque,
avec le sage Mentor, que les dieux vous ont
rendu; allez dans cette grotte écartée, où tout
est préparé pour votre repos. Je prie Morphée
de répandre ses plus doux charmes sur vos
paupières appesanties , de faire couler une
vaj)eur divine dans tous vos membres fiitigués,
et de vous envoyer des songes légers, qui, vol-
tigeant autour de vous, flattent vos sens par les
images les plus riantes , et repoussent loin de
vous tout ce qui pourroit vous réveiller trop
promptement.
La déesse conduisit elle-même Télémaque
dans cette grotte séparée de la sienne. Elle
n'étoit ni moins rustique, ni moins agréable.
Une fontaine , qui couloit dans un coin , y fai-
soit un doux muiMTiure qui appeloit le sommeil.
Les nymphes y avoient préparé deux lits d'une
molle verdure, sur lesquels elles avoient étendu
deux grandes peaux, l'une de lion pour Télé-
maque, et l'autre d'ours pour Mentor.
Avant que de laisser fermer ses yeux au som-
meil , Mentor parla ainsi à Télémaque : Le
plaisir de raconter vos histoires vous a en-
traîné ; vous avez charmé la déesse en lui expli-
quant ' les dangers dont votre courage et votre
industrie vous ont tiré : par là vous n'avez fait
qu'enflammer davantage son cœur, et que vous
préparer une plus dangereuse captivité. Com-
ment espérez-vous qu'elle vous laisse mainte-
nant sortir de son île, vous qui l'avez enchan-
tée par le récit de vos aventures? L'amour
d'une vaine gloire vous a fait parler sans pru-
dence -. Elle s'étoit engagée à vous raconter
des histoires , et à vous apprendre quelle a été
la destinée d'Ulysse ; elle a trouvé moyen de
parler long-temps sans rien dire , et elle vous a
engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire
savoir : tel est l'art des femmes flatteuses et
passionnées. Quand est-ce , ô Télémaque , que
vous serez assez sage pour ne parler jamais par
vanité , et que vous saurez taire tout ce qui
vous est avantageux , quand il n'est pas utile à
dire? Les autres admirent votre sagesse dans
un âge où il est pardonnable d'en manquer :
pour moi , je ne puis vous pardonner rien * :
je suis le seul qui vous connois, et qui vous
aime assez pour vous avertir de toutes vos fau-
tes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sa-
gesse de votre père !
Quoi donc*! i^épondit Télémaque, pouvois-
je refuser à Calypso de lui raconter mes mal-
Var. — 1 lui racontant, a. — ^ gans prudence. Quand
est-ce, 6 Télémaque, etc. A. — 3 rien vous pardonner, a. —
* Mais quoi donc. a.
^20 TÉLÉMAQUE
heurs? Non, reprit Mentor, il falloit les lui ra-
conter : mais vous deviez le faire en ne lui di-
sant que ce qui pouvoit lui donner de la com-
passion. Vous pouviez dire que vous aviez été ,
tantôt erraut . tantôt captif en Sicile , et puis
en Egypte. C'étoit lui dire assez : et tout le
reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui
brûle déjà son cœur. Plaise aux dieux que le
vôtre puisse s'en préserver ! Mais que ferai-je
donc? continua Télémaque, d'un ton modéré
et docile. Il n'est plus temps, repartit Mentor,
de lui cacher ce qui reste de vos aventures :
elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée
sur ce qu'elle ne sait pas encore ; votre réserve
ne serviroit qu'à l'irriter. Achevez donc demain
de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en
voire faveur, et apprenez une autre fois à parler
plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer
quelque louange. Télémaque reçut avec amitié
un si bon conseil , et ils se couchèrent.
Aussitôt que Phébus eut répandu ses pre-
miers rayons sur la terre, Mentor, entendant
la voix de la déesse qui appeloil ses nymphes
dans le bois, éveilla Télémaque. 11 est temps,
lui dit-il , de vaincre le sommeil. Allons re-
trouver Calypso : mais déficz-vous de ses dou-
ces paroles; ne lui ouvrez jamais votre cœur:
craignez le poison Uatteur de ses louanges. Hier
elle vous élevoil au-dessus de votre sage père,
de l'invincible Achille , du fameux Thésée ,
d'Hercule devenu immortel. Sentîtes - vous
combien cette louange est excessive? Criites-
vous ce qu'elle disoit? Sachez qu'elle ne le
croit pas elle-même : elle ne vous loue qu'à
cause qu'elle vous croit foible , et assez vain
pour vous laisser tromper par des louanges dis-
proportionnées à vos actions.
Après ces paroles, ils allèrent au lieu où
la déesse les attendoit. Elle sourit en les voyant,
et cacha , sous une apparence de joie , la crainte
et l'inquiétude qui troubloient son cœur; car
elle prévoyoit que Télémaque, conduit par Men-
tor, lui échapperoit de même qu'Ulysse. Hàtez-
vous, dit-elle , mou clîer Télémaque, de satis-
faire ma curiosité : j'ai cru, pendant toute la
nuit , vous voir partir de Pliénicie et chercher
une nouvelle destinée dans l'Ile de Chypre.
Dites-nous donc quel fut ce voyage, et ne per-
dons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe
semée de violettes , à l'ombre d'un bocage
épais.
Calypso ne pouvoit s'empêcher de jeter sans
cesse des regards tendres et passionnés sur Té-
lémaque, et de voir avec ind'gnation que Men-
tor observoit jusqu'au moindre mouvement de
LIVRE IV.
ses yeux. Cependant toutes les nymphes en si-
lence se penchoient pour prêter l'oreille , et
faisoient une espèce de demi-cercle pour mieux
voir et pour mieux écouter ' : les yeux de toute
l'assemblée étoieut immobiles et attachés sur le
jeune homme. Télémaque, baissant les yeux,
et rougissant avec beaucoup de grâce, reprit
ainsi la suite * de son histoire :
A peine le doux souffle d'un veut favorable
avoit rempli nos voiles, que la terre de Phé-
nicie disparut à nos yeux. Comme j'étois avec
les Chypriens, dont j'ignorois les mœurs, je
me résolus de me taire , de remarquer tout, et
d'observer toutes les règles de la discrétion pour
gagner leur estime. Mais pendant mon silence
un sommeil doux et puissant vint me saisir :
mes sens étoieut liés et suspendus; je goûtois
une paix et une joie profonde qui énivroit mon
cœur.
Tout-à-coup je crus voir Vénus qui fendoit
les nues dans son char volant conduit par deux
colombes. Elle avoit cette éclatante beauté ,
cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui
parurent en elle quand elle sortit de l'écume de
l'Océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter
même. Elle descendit tout-à-coup d'un vol ra-
pide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant
la main sur l'épaule, et, me nommant par mon
nom, prononça ces paroles : Jeune Grec, tu vas
entrer dans mon empire; tu arriveras bientôt
dans cette île fortunée où les plaisirs , les ris
et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là ,
tu brûleras des parfums sur mes autels; là, je
te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre
ton cccur aux plus douces espérances , et garde-
toi bien de résister à la plus puissante de toutes
les déesses, qui veut te rendre heureux.
En môme temps j'aperçus l'enfant Cupidon ,
dont les petites ailes s'agilant le faisoient voler
autour de sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage
la tendresse , les grâces et l'enjouement de
l'enfance , il avoit je ne sais quoi dans ses
yeux perçans qui me faisoit peur. Il rioit en
me regardant; son ris étoit malin, moqueur et
cruel. 11 tira de son carquois d'or la plus aiguë
de ses flèches , il banda son arc , et alloit me
percer, quand Minerve se montra soudainement
pour me couvrir de son égide. Le visage de cette
déesse n'avoit point cette beauté molle et cette
langueur passionnée que j'avois remarquée dans
le visage et dans la posture de Vénus. C'étoit
au contraire une beauté simple, négligée, mo-
Var. — ' pour mieux écouter et pour mieux voir. n. c.
Edit.f. du coj).— 2 le fil. a.
TÉLÉMAQUE. LIVRE IV.
421
deste ; tout étoit grave, vigoureux, noble,
plein de force et de majesté. La flèche de Gu-
pidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par
terre. Cupidon, indigné, en soupira amère-
ment; il eut honte de se voir vaincu. Loin d'ici,
s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant!
tu ne vaincras jamais que des âmes lâches , qui
aiment mieux tes honteux plaisirs , que la sa-
gesse, la vertu et la gloire. A ces mots, l'Amour
irrité s'envola; et Vénus remontant vers l'O-
lympe , je vis long-temps son char avec ses deux
colombes dans une nuée d'or et d'azur; puis
elle disparut. En baissant ' m.es yeux vers la
terre, je ne retrouvai plus Minerve.
Il me sembla que j'étois transporté dans un
jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs-
Elysées. En ce lieu je reconnus Mentor, qui me
dit : Fuyez cette cruelle terre, cette île empes-
tée , où l'on ne respire que la volupté. La vertu
la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut
sauver qu'en fuyant. Dès que je le vis, je vou-
lus me jeter à son cou pour l'embrasser; mais
je sentois que mes pieds ne pouvoient se mou-
voir, que mes genoux se déroboient sous moi,
et que mes mains , s' efforçant de saisir Mentor,
cherchoient une ombre vaine qui m'échappoit
toujours. Dans cet effort je m'éveillai , et je
sentis que ce songe mystérieux étoit un avertis-
sement divin. Je me sentis plein de courage
"contre les plaisirs, et de défiance contre moi-
même pour détester la vie molle des Chypriens.
Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus
que Mentor avoit perdu la vie, et qu'ayant
passé les ondes du Styx, il habitoit l'heureux
séjour des âmes justes.
Cette pensée me fit répandre un torrent de
larmes. On me demanda pourquoi je plenrois.
Les larmes, réi)ondis-je, ne conviennent que
trop à un malheureux étranger qui erre sans
espérance de revoir sa patrie. Cependant tous
les Chypriens qui étoient dans le vaisseau s'a-
bandonnoient à une folle joie. Les rameurs,
ennemis du travail, s'endormoient sur leurs
rames; le pilote, couronné de fleurs, laissoit le
gouvernail, et lenoit en sa main une grande
cruche de vin qu'il avoit presque vidée : lui et
tous les autres, troublés par la fureur de Bac-
chus, chautoient, en l'honneur de Vénus et de
Cupidon, des vers qui dévoient faire horreur à
tous ceux qui aiment la vertu.
Pendant qu'ils oublioient ainsi les dangers
de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel
et la mer. Les vents déchaînés mugissoient avec
^'AR. — 1 En rebaissant. A.
fureur dans les voiles; les ondes noires battoient
les flancs du navire, qui géraissoit sous leurs
coups. Tantôt nous montions sur le dos des
vagues enflées; tantôt la mer sembloit se déro-
ber sous le navire , et nous précipiter diuis l'a-
bîme. Nous apercevions auprès de nous des ro-
chers contre lesquels les flots irrités se brisoient
avec un bruit horrible. Alors je compris par
expérience ce que j'avois souvent ouï dire à
Mentor, que les hommes mous et abandonnés
aux plaisirs manquent de courage dans les dan-
gers. Tous nos Chypriens abattus pleuroient
comme des femmes; je n'entendois que des cris
pitoyables, que des regrets sur les délices de la
vie , que de vaines promesses aux dieux pour
leur faire des sacrifices, si on pouvoit arriver
au port. Personne ne conservoit assez de pré-
sence d'esprit, ni pour ordonner les manœu-
vres, ni pour les faire. Il me parut que je de-
vois, en sauvant ma vie, sauver celle des au-
tres. Je pris le gouvernail en main , parce que
le pilote , troublé par le vin comme une Bac-
chante ', étoit hors d'état de connoîlre le danger
du vaisseau : j'encourageai les matelots effrayés;
je leur fis abaisser les voiles : ils ramèrent vi-
goureusement; nous passâmes au travers des
écueils, et nous vîmes de près toutes les hor-
reurs de la mort '^.
Cette aventure parut comme un songe à tous
ceux qui me dévoient la conservation de leurs
vies ; ils me regardoient avec étonnement. Nous
arrivâmes dans l'île de Chypre * au mois du
printemps qui est consacré à Vénus. Cette sai-
son, disent les Chypriens, convient à cette
déesse ; car elle semble ranimer toute la na-
ture , et faire naître les plaisirs comme les
fleurs.
En arrivant dans l'île, je sentis un air doux
qui rendoit les corps lâches et paresseux , mais
qui inspiroit une humeur enjouée et folâtre. Je
remarquai que la campagne , naturellement
fertile et agréable, étoit presque inculte; tant
les habitans étoient ennemis du travail. Je vis
de tous côtés des femmes et de jeunes filles,
vainement parées , qui alloient en chantant les
louanges de Vénus , se dévouer à son tem[)le.
La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs écla-
toient également sur leur visage : mais les grâ-
ces y étoient affectées; on n'y voyoit point une
noble simplicité, et une pudeur aimable qui
fait le plus grand charme de la beauté. L'air de
Vaii. — * lo pilolo seniblahln a une Bacchanlc. A. —
- U's lioncuis (le la niurt. Enlin nous arrivâmes ilans l'Ile
de Chypre. Celle avcnlure, etc. A. — * dans le mois d'avril,
consacré a Vénus, a.
422
TÉLÉMAQUE. LIVRE lY.
mollesse, l'art de composer lem*s visages, leur
parure vaine , leur démarche languissante ,
leurs regards qui sembloient chercher ceux des
hommes , leur jalousie entre elles pour allumer
de grandes passions ; en un mot , tout ce que
je voyois dans ces femmes me sembloit vil et
méprisable : à force de vouloir plaire , elles me
dégoùlûient.
On me conduisit au temple de la déesse : elle
en a plusieurs dans cette île ; car elle est parti-
culièrement adorée à Cythcre , à Idalie et à
Paphos. C'est à Cythère que je fus conduit. Le
temple est tout de marbre : c'est un parfait pé-
ristyle ; les colonnes sont d'une grosseur et
d'une hauteur qui rendent cet édifice très-ma-
jestueux ; au-dessus de l'architrave et de la frise
sont à chaque face de grands frontons, où l'on
voit en bas -reliefs toutes les plus agréables
aventures de la déesse. A la porte du temple
est sans cesse une foule de peuples qui vien-
nent faire leurs offrandes. On n'égorge jamais
dans l'enceinte du lieu sacré aucune victime ;
on n'y brijle point, comme ailleurs, la graisse
des génisses et des taureaux; on ne * répand
jamais leur sang : on présente seulement de-
vant l'autel les bêtes qu'on offre, et on n'en
peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche,
sans défaut et sans tache. On les couvre de ban-
delettes de pourpre brodées d'or; leurs cornes
sont dorées, et ornées de bouquets des fleurs les
plus odoriférantes. Après qu'elles ont été pré-
sentées devant l'autel , on les renvoie dans un
lieu écarté , où elles sont égorgées pour les
festins des prêtres de la déesse.
On offre aussi toute sorte de liqueurs parfu-
mées , et du vin plus doux que le nectar. Les
prêtres sont revêtus de longues robes blanches,
avec des ceintures d'or, et des franges de môme
au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour,
sur les autels , les parfums les plus exquis de
l'Orient , et ils forment une espèce de nuage
qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du
temple sont ornées de festons pendans; tous
les vases qui servent aux sacrifices sont d'or ;
un bois sacré de myrte environne le bâti-
ment. Il n'y a que de jeunes garçons et de
jeunes filles d'une rare beauté qui puissent
présenter les victimes aux prêtres, et qui osent
allumer le feu des autels. Mais l'impudence
et la dissolution déshonorent un temple si ma-
gnifique.
D'abord, j'eus horreur de tout ce que je
voyois ; mais insensiblement je commeuçois à
m'y accoutumer. Le vice ne m'effrayoit plus *,
toutes les compagnies m'inspiroient je ne sais
quelle inclination pour le désordre : on se mo-
quoit de mon innocence, ma retenue et ma pu-
deur servoient de jouet à ces peuples effrontés.
On u'oublioit rien pour exciter toutes mes pas-
sions, pour me tendre des pièges, et pour ré-
veiller eu moi le goût des plaisirs. Je me sen-
tois affoiblir tous les jours ; la bonne éducation
que j'avois reçue ne me soutenoit presque plus;
toutes mes bonnes résolutions s'évanouissoient.
Je ne me sentois plus la force de résister au mal
qui me pressoit de tous côtés ; j'avois même
une mauvaise honte de la vertu. J'étois comme
un homme qui nage dans une rivière profonde
et rapide : d'abord il fend les eaux , et remonte
contre le torrent; mais si les bords sont escar-
pés , et s'il ne peut se reposer sur le rivage ,
il se lasse enfin peu à peu; sa force l'aban-
donne , ses membres épuisés s'engourdissent ,
et le cours du fleuve l'entraîne. Ainsi , mes
yeux commençoient à s'obscurcir, mon cœur
tomboit en défaillance ; je ne pouvois plus
rappeler ni ma raison , ni le souvenir des
vertus de mon père. Le songe où je croyois
avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs-
Elysées achevoit de me décourager : une se-
crète et douce langueur s'emparoit de moi;
j'aimois déjà le poison flatteur qui se glissoit
de veine en veine , et qui pénétroit jusqu'à *
la moelle de mes os. Je poussois néanmoins
encore de profonds soupirs ; je versois des
larmes ainèrcs ; je rugissois comme un lion ,
dans ma fureur. 0 malheureuse jeunesse !
disois-je : ô dieux , qui vous jouez cruelle-
ment des hommes , pourquoi les faites-vous
passer par cet âge , qui est un temps de folie
et de fièvre ardente! 0 que ne suis-je couvert
de cheveux blancs, courbé, et proche du tom-
beaii , comme Laërte mou aïeul 1 La mort me
seroit plus douce que la faiblesse honteuse où
je me vois.
A peine avois-je ainsi parlé que ma douleur
s'adoucissoit , et que mon cœur, enivré d'une
folle passion, secouoit presque toute pudeur;
puis je me voyois replongé dans un abîme de
remords. Pendant ce trouble, je courois errant
çà et là dans le sacré bocage , semblable à une
biche qu'un chasseur a blessée : elle court au
travers des vastes forêts pour soulager sa dou-
leur ; mais la flèche qui l'a percée dans le flanc
la suit partout ; elle porte partout avec elle le
trait meurtrier. Ainsi je courois en vain pour
VàR. — ' on u"y rcpanJ, c. Edit. f. du cop.
Var. — 1 ne me faisoit plus aucune peur. A.
TÉLÉMAQUE. LIVRE IV
423
m'oublier moi-même , et rien n'adoucissoit la
plaie de mon cœur.
En ce moment j'aperçus assez loin de moi,
dans l'ombre épaisse de ce bois , la figure du
sage Mentor ; mais son visage me parut si pâle,
si triste et si austère , que je ne pus en res-
sentir aucune joie. Est-ce donc vous , m'écriai-
je, ô mon cher ami, mon unique espérance?
est-ce vous? quoi donc! est-ce vous-même?
une image trompeuse ne vient-elle point abuser
mes youx? est-ce vous , Mentor? n'est-ce point
votre ombre encore sensible à mes maux? n'êtes-
vous point au rang des âmes heureuses qui
jouissent de leur vertu , et à qui les dieux don-
nent des plaisirs purs dans vme éternelle paix
aux Champs-Elysées ? Parlez , Mentor ; vivez-
vous encore? Suis-je assez heureux pour vous
posséder? ou bien n'est-ce qu'une ombre de
mon ami? En disant ces paroles je courois vers
lui, tout transporte , jusqu'à perdre la respira-
tion; il m'attendoit tranquillement sans faire
un pas vers moi. 0 dieux, vous le savez, quelle
fut ma joie quand je sentis que mes mains * le
touchoicnt ! Non, ce n'est pas une vaine ombre !
je le tiens! je l'embrasse, mon cher Mentor!
C'est ainsi que je m'écriai. J'arrosai son visage
d'un torrent de larmes ; je demeurois attaché à
son cou sans pouvoir parler. Il me regardoit
tristement avec des yeux pleins d'une tendre
compassion.
Enfm je lui dis : Hélas! d'où venez-vous?
en quels dangers ne m'avez-vous point laissé
pendant votre absence! et que ferois-je main-
tenant sans vous ? Mais , sans répondre à mes
questions : Fuyez! me dit-il d'un ton terrible;
fuyez ! hâtez-vous de fuir ! Ici la terre ne porte
pour fruit que du poisoù; l'air qu'on respire
est empesté; les hommes contagieux ne se par-
lent que pour se communiquer un venin mortel.
La volupté làcbe et infâme, qui est le plus
horrible des maux sortis de la boîte de Pandore,
amollit tous les cœurs, et ne souffre ici aucune
vertu. Fuyez! que tardez-vous? ne regardez
pus même derrière vous en fuyant ; effacez jus-
quesau moindre souvenir de cette ile exécrable.
Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage
épais qui se dissipoit sur mes yeux, et qui me
laissoit voir la pure lumière : une joie douce
et pleine d'un ferme courage rcnaissoit dans
mon cœur. Celte joie étoit bien différente de
cette autre joie molle et folâtre dont mes sens
avoient été d'abord empoisonnés ; l'une est une
joie d'ivresse et de trouble , qui est entrecoupée
Var. — 1 mes bras. A. b.
de passions furieuses et de cuisans remords ;
l'autre est une joie de raison , qui a quelque
chose de bienheureux et de céleste; elle est
toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser ;
plus on s'y plonge, plus elle est douce; elle
ravit l'ame sans la troubler. Alors je versai des
larmes de joie , et je trouvois que rien n'étoit
si doux que de pleurer ainsi. 0 heureux , disois-
je , les hommes à qui la vertu se montre dans
toute sa beauté! peut-on la voir sans l'aimer!
peut-on l'aimer sans être heureux !
Mentor me dit : Il faut que je vous quitte ;
je pars dans ce moment ; il ne m'est pas permis
de m'arrêter. Où allez- vous donc? lui répon-
dis-je . en quelle terre inhabitable ne vous sui-
vrai-je point? ne croyez pas pouvoir m'échap-
per; je mourrai plutôt sur vos pas. En disant
ces paroles , je le tenois serré de toute ma force.
C'est en vain , me dit-il , que vous espérez de
me retenir. Le cruel Méthophis me vendit à
des Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés
à Damas en Syrie pour leur commerce, vou-
lurent se défaire de moi , croyant en tirer une
grande somme d'un nommé Hasaël , qui cher-
choit un esclave grec pour connoître les mœurs
de la Grèce , et pour s'instruire de nos sciences.
En effet, Hasaël m'acheta chèrement. Ce
que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné
la curiosité de passer dans l'île de Crète pour
étudier les sages lois de Minos. Pendant notre
navigation, les vents nous ont contraints de
relâcher dans l'île de Chypre. En attendant un
vent favorable, il est venu faire ses offrandes
au temple : le voilà qui en sort ; les vents nous
appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu,
cher Télémaque : un esclave qui craint les
dieux doit suivre fidèlement son maître. Les
dieux ne me permettent plus d'être à moi ; si
j'étois à moi, ils le savent, je ne serois qu'à
vous seul. Adieu : souvenez-vous des travaux
d'Ulysse et des larmes de Pénélope ; souvenez-
vous des justes dieux. 0 dieux, protecteurs de
l'innocence , en quelle terre suis-je contraint
de laisser Télémaque!
Non , non , lui dis-je, mon cher Mentor, il
ne dépendra pas de vous de me laisser ici :
plutôt mourir que de vous voir partir sans moi.
Ce maître syrien est-il impitoyable? est-ce une
ligressc dont il a sucé les mamelles dans son
enfance? voudra-t-il vous arracher d'entre mes
bras? Il faut qu'il me donne la mort , ou qu'il
souffre que je vous suive. Vous m'exhortez
vous-même à fuir, et vous ne voulez pas que je
fuie en suivant vos pas ! Je vais parler à Hasaël ;
il aura peut-être pitié de ma jeunesse et de mes
424
TÉLÉMAQUE. LIVRE IV.
larmes : puisqu'il aime la sagesse, et qu'il va
si loiu la chercher, il ne peut point avoir un
cœur féroce et insensible. Je me jetterai à ses
pieds , j'embrasserai ses genoux , je ne le lais-
serai point aller, qu'il ne m'ait accordé de vous
suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave
avec vous ; je lui oilrirai de me donner à lui :
s'il me refuse , c'est fait de moi % je me déli-
vrerai de la vie.
Dans ce moment Hasaël appela Mentor; je
me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir
un inconnu en cette posture. Que voulez-vous?
me dit-il. La vie, répondis-je ; car je ne puis
vivre , si vous ne souffrez que je suive Mentor,
qui est à vous. Je suis le lils du grand Ulysse ,
le plus sage des rois de la Grèce qui ont ren-
versé la superbe ville de Troie , fameuse dans
toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance
pour me vanter, mais seulement pour vous
inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai
cherché mon père par toutes les mers, ayant
avec moi cet homme , qui étoit pour moi un
autre père. La fortune , pour comble de maux,
me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave : souf-
frez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous
aimiez la justice , et que vous alliez en Crète
pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'en-
durcissez point votre cœur contre mes soupirs
et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un
roi , qui est réduit à demander la servitude
connue son unique ressource. Autrefois j'ai
voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage;
mais mes premiers malheurs n'étoient que de
foibles essais des outrages de la fortune : main-
tenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi
vos esclaves. 0 dieux, voyez mes maux; ô
Hasaël, souvenez-vous de Minos, dont vous
admirez la sagesse , et qui nous jugera tous
deux dans le royaume de Pluton.
Hasaël , me regardant avec un visage doux
et humain , me tendit la main , et me releva.
Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la
vertu d'Ulysse ; Mentor m'a raconté souvent
quelle gloire il a acquise parmi les Grecs ; et
d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre
son nom à tous les peuples de l'Orient, Suivez-
moi , iils d'Ulysse; je serai votre père, jusqu'à
ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a
donné la vie. Quand même je ne serois pas
touché de la gloire de votre père , de ses mal-
heurs et des vôtres , l'amitié que j'ai pour
Mentor m'engageroit à prendre soin de vous.
Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave;
Var. — ' c'est fait; je nie délivrerai de la vie.
mais je le garde comme un ami fidèle : l'argen*
qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le
plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai
trouvé en lui la sagesse; je lui dois tout ce
que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment
il est libre; vous le serez aussi : je ne vous de-
mande , à l'un et à l'autre, que votre cœur.
En un instant, je passai de la plus amère
douleur à la plus vive joie que les mortels
puissent sentir. Je me voyois sauvé d'un hor-
rible danger; je m'approchois de mon pays;
je trouvois un secours pour y retourner; je
goûtois la consolation d'être auprès d'un homme
qui m'aimoit déjà par le pur amour de la vertu ;
enfin je trouvois tout , en retrouvant Mentor
pour ne le plus quitter.
Hasaël s'avance sur le sable ' du rivage :
nous le suivons : on entre dans le vaisseau ; les
rameurs fendent les ondes paisibles : un zéphir
léger se joue de nos voiles , il anime tout le
vaisseau , et lui donne un doux mouvement.
L'ile de Chypre disparoit bientôt. Hasaël, qui
avoit impatience de connoître mes sentimens,
me demanda ce que je pensois des mœurs de
cette île. Je lui dis ingénument en quel danger
ma jeunesse avoit été exposée , et le combat
que j'avois souffert au dedans de moi. Il fut
louché de mon horreur pour le vice , et dit ces
paroles : U Vénus, je reconnois votre puissance
et celle de votre fils : j'ai brûlé de l'encens sur
vos autels ; mais souffrez que je déteste l'in-
fàmc mollesse des habitans de votre île, et
l'impudence brutale avec laquelle ils célèbrent
vos fêtes.
Ensuite il s'entretenoit avec Mentor de cette
première puissance qui a formé le ciel et la
terre ; de celle lumière simple , infinie et im-
muable, qui se donne à tous sans se partager;
de cette vérité souveraine et universelle qui
éclaire tous les esprits , comme le soleil éclaire
tous les corps. Celui , ajouloit-il , qui n'a ja-
mais vu cette lumière pure est aveugle comme
un aveugle-né : il passe sa vie dans une pro-
fonde nuit, comme les peuples que le soleil
n'éclaire point pendant plusieurs mois de l'an-
née ; il croit être sage , et il est insensé - ; il
croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt,
n'ayant jauiais rien vu; tout au plus il aper-
çoit ^ de sombres et fausses lueurs , de vaines
ombres, des faulùmes qui n'ont rien de réel.
Ainsi sont tous les hommes , entraînés par le
plaisir des sens et par le charme de l'imagina-
Var. — 1 sur le bord. c. P. u/. du cop. — - il est fou.
A. — 3 j£n,i Qu plus il n'aperçoit que de sombres et fausses
lueurs , que 4e vaieus ombres, que des fantômes, etc. a.
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
ATi
tion. Il n'y a point sur la terre de véritables
hommes , excepté ceux qui consultent , qui
aiment, qui suivent cette raison éternelle : c'est
elle qui nous inspire , quand nous pensons
bien ; c'est elle qui nous reprend , quand nous
pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle
la raison que la vie. Elle est comme un grand
océan de lumière j nos esprits sont comme de
petits ruisseaux qui en sortent , et qui y retour-
nent pour s'y perdre.
Quoique je ne comprisse point encore par-
faitement la profonde sagesse de ces discours ,
je ne laissois pas d'y goûter je ne sais quoi de
pur et de sublime : mon cœur en étoit écbaulîé ;
et la vérité me sembloit reluire dans toutes ces
paroles. Ils continuèrent à parler de l'origine
des dieux , des héros , des poètes , de l'âge d'or,
du déluge , des premières histoires du genre
humain , du fleuve d'oubli oîi se plongent les
âmes des morts, des peines éternelles préparées
aux impies dans le gouffre noir du Tartare , et
de cette heureuse paix dont jouissent les justes
dans les Champs- élysées, sans crainte de pou-
voir la perdre.
Pendant qu'Hasaël et Mentor parloient, nous
aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille
qui paroissoit d'or et d'azur ^ En se jouant , ils
soulevoient les flots avec beaucoup d'écume.
Après eux venoient des Tritons, qui sonnoient
de la trompette avec leurs conques recourbées.
Ils environnoient le char d'Ampliitrite, traîné par
des chevaux marins plus blancs que la neige ,
et qui, fendant l'onde salée , laissoicnt loin der-
rière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs
yeux étoient enflammés, et leurs bouches étoient
fumantes. Le char de la déesse étoit une con-
que d'une merveilleuse figure ; elle étoit d'une
blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les
roues étoient d'or. Ce char sembloit voler sur
la face des eau-x paisibles -. Une troupe de
Nymphes couronnées de fleurs nageoient en
foule derrière le char ; leurs beaux cheveux
pendoient sur leurs épaules, et flottoient au
gré du vent. La déesse tenoit d'une main un
sceptre d'or pour commander aux vagues, de
l'autre elle portoit sur ses genoux le petit dieu
Palémon son fils pendant à sa mamelle. Elle
avoit un visage serein , et une douce majesté
qui faisoit fuir * les vents séditieux et toutes
les noires tempêtes. Les Tritons conduisoient
les chevaux , et tenoient les rênes dorées. Une
grande voile de pourpre flottoit dans l'air au-
Var. — ' lesquels en se jouant soulevoienl les flols. A. —
paisibles, m. a. aj. b. — ' enfuir. A.
dessus du char; elle étoit à demi enflée par le
souffle d'une mnililude de petits zéphirs qui
s'elîorçoient de la pousser par leurs haleines.
On voyoit au milieu des airs Éole empressé ,
inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin ,
sa voix menaçante, ses sourcils épais et pen-
dans, ses yeux pleins d'un feu sombre et austère,
tenoient en silence les fiers aquilons, et repous-
soient tous les nuages. Les immenses baleines
et tous les monstres marins , faisant avec leurs
narines un flux et reflux de l'onde amère , sor-
toient à la liàte de leurs ' grottes profondes ,
pour voir la déesse.
LIVRE V.
Suite du récit de Télémaquo. Richesse et fertilité de file de
Crète : mœurs de ses habitans , et leur prospérité sous
les sages lois de Minos. Télémaque , à son arrivée dans
l'île, apprend quldoménée, qui en étoit roi, vient de
sacritier son lils unique , pour accomplir un vœu indis-
cret; que les Cretois, pour venger le sang du fiis, ont
réduit le père à quitter leur pays ; qu'après de longues
incertitudes , ils sont actuellement assemblés afin d'élire
un autre roi. Télémaque, admis dans cette assemblée,
y remporte les prix à divers jeux , et résout avec une
rare sagesse plusieurs questions morales et politiques
proposées aux concurrens par les vieillards , juges de
File. Le premier de ces vieillards, frappé de la sagesse
de ce jeune étranger, propose à l'assemblée de le cou-
ronner roi ; et la proposition est accueillie de tout le
peuple avec de vives acclamations. Cependant Télémaque
refuse de régner sur les Cretois, préférant la pauvre
Ithaque à la gloire et à l'opulence du royaume de Crète.
Il propose d'éhre Mentor, qui refuse au^si le diadème.
Enfin l'assemblée pressant Mentor de choisir pour toute
la nation , il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus
d'Aristodème, et décide aussitôt l'assemblée aie pro-
clamer roi. Bientôt après. Mentor et Télémaque s'em-
barquent sur un vaisseau crétois, pour retournera Ithaque.
Alors .\eptune , pour consoler Vénus irritée , suscite une
horrible tempête, qui brise leur vaisseau. Ils échappent
à ce danger en s'attachant aux débris du màt , qui poussé
par les flols les fait aborder a l'ile de Calyiiso.
Aruiis que nous eûmes admiré ce spectacle ,
nous connnençàmes à découvrir les montagnes
de Crète , que nous avions encore assez de peine
à distinguer des nuées du ciel et des flots de la
mer. Bientôt nous vîmes le sommet du mont
Ida , qui s'élèvp au-dessus des autres monta-
gnes de l'île , comme un vieux cerf dans une
foret porte son bois rameux au-dessus des tètes
des jeunes faons dont il est suivi. Peu à peu
nous vîmes plus distinctement les côtes de cette
Var. — * lies ijrotles profondes. A. D.
426
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
île , qui se présentoient à nos yeux comme un
amphithéâtre. Autant que la terre de Chypre
nous avoit paru négligée et inculte . autant celle
de Crète se montroit fertile et ornée de tous les
fruits par le travail de ses habitaus. De tous
côtés nous remarquions des villages bien bâtis,
des bourgs qui égaloient des villes , et des villes
superbes. Nous ne trouvions aucun champ * où
la main du diligent laboureur ne fût imprimée ;
partout la charrue avoit laissé de creux sillons :
les ronces , les épines , et toutes les plantes qui
occupent inutilement la terre, sont inconnues
en ce pays. Nous considérions avec plaisir les
creux vallons où les troupeaux de bœufs mu-
gissoient dans les gras herbages le long des ruis-
seaux; les moutons paissans sur le penchant
d'une colline ; les vastes campagnes couvertes
de jaunes épis, riches dons de la féconde Cérès;
entin les montagnes ornées de pampre , et de
grappes d'un raisin déjà coloré qui promettoit
aux vendangeurs les doux présens de Bacchus
pour charmer ^ les soucis des hommes.
Mentor nous dit qu'il avoit été autrefois en
Crète ; et il nous expliqua ce qu'il en connois-
soit. Cette île, disoit-il, admirée de tous les
étrangers , et fameuse par ses cent villes ,
nourrit s;Tns peine tons ses habitans, quoiqu'ils
soient innombrables. C'est que la terre ne se
lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui
la cultivent : son sein fécond ne peut s'épuiser.
Plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu
qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de
l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'être ja-
loux les uns des autres . la terre , cette bonne
mère , nnilti})lie ses dons selon le nombre de
ses enlans qui méritent ses fruits par leur tra-
vail. L'ambition et l'avarice des hommes sont
les seules sources de leur malheur : les hommes
veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux
parle désir du superflu; s'ils vouloient vivre
simplement, et se contenter de satisfaire aux
vrais besoins, on verroit partout l'abondance,
la joie , la paix et l'union.
C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur
de tous les rois , avoit compris. Tout ce que
vous verrez de plus merveilleux dans cette île
est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisoit
donner aux enfans rend les corps sains et ro-
bustes : on les accoutume d'abord à une vie
simple, frugale et laboiieuse; on suppose que
toute volupté amollit le corps et l'esprit; on
ne leur propose jamais d'autre plaisir, que celui
d'être invincibles par la vertu , et d'acquérir
beaucoup de gloire. On ne met pas seulement
ici le courage à mépriser la mort dans les dan-
gers de la guerre , mais encore à fouler aux
pieds les trop ^ grandes richesses et les plaisirs
honteux. Ici on punit trois vices qui sont im-
punis chez les autres peuples : l'ingratitude , la
dissimulation et l'avarice.
Pour le faste et la mollesse , on n'a jamais
besoin de les réprimer; car ils sont inconnus
en Crète. Tout le monde y travaille , et per-
sonne ne songe à s'y enrichir ; chacun se croit
assez payé de son travail par une vie douce et
réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance
de tout ce qui est véritablement nécessaire à la
vie. On n'y souffre ni meubles précieux , ni
habits magnifiques , ni festins délicieux , ni
palais dorés. Les habits sont de laine Une et de
belles couleurs, mais tout unis et sans broderie.
Les repas y sont sobres ; on y boit peu de vin :
le bon pain en fait la principale partie , avec les
fruits que les arbres offrent comme d'eux-
mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus
on y mange un peu de grosse viande sans ra-
goût ; encore même a-t-on soin de réserA"er ce
qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux
de bœufs pour faire fleurir l'agriculture. Les
maisons y sont propres, commodes, riantes,
mais sans ornemens. La superbe architecture
n'y est pas ignorée; mais elle est réservée pour
les temples des dieux : et les hommes n'ose-
roient avoir des maisons semblables à celles des
immortels. Les grands biens des Cretois sont la
santé, la force , le courage , la paix et l'union
des famdles , la liberté de tous les citoyens ,
l'abondance des choses nécessaires , le mépris
des superflues, l'habitude du travail et l'hor-
reur de l'oisiveté , l'émulation pour la vertu ,
la soumission aux lois et la crainte des justes
dieux. •
Je lui demandai en quoi consistoit l'autorité
du Roi ; et il me répondit : Il peut tout sur les
peuples ; mais les lois peuvent tout sur lui. Il
a une puissance absolue pour faire le bien, et
les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les
lois lui conûent les peuples comme le plus pré-
cieux de tous les dépôts , à condition qu'il sera
le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul
homme serve , par sa sagesse et par sa modéra-
tion, à la félicité de tant d'honunes; et non pas
que tant d'hommes servent, par leur misère et
par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et
Var. — 1 nous ne trouvions ni vallon ni inouliignj, ou Var.
la uiaiu, etc. A. — ^ qui dinment. A. elc. a.
' mais a fouler au\ pieds les grandes richesses,
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
la mollesse d'un seul homme. Le Roi ne doit
rien avoir au-dessus des autres , excepté ce qui
est nécessaire , ou pour le soulager dans ses
pénibles fonctions , ou pour imprimer aux peu-
ples le respect de celui qui doit soutenir les
lois. D'ailleurs , le Roi doit être plus sobre , plus
ennemi de la mollesse , plus exempt de faste et
de hauteur, qu'aucun autre. Il ne doit point
avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus
de sagesse , de vertu et de gloire , que le reste
des hommes. Il doit être au dehors le défen-
seur de la patrie, eu commandant les armées ;
et au dedans, le juge des peuples, pour les
rendre bons , sages et heureux. Ce n'est point
pour lui-même que les dieux l'ont fait roi ; il
ne l'est que pour être l'homme des peuples :
c'est aux peuples qu'il doit tout son temps ,
tous ses soins , toute son affection ; et il n'est
digne de la royauté, qu'autant qu'il s'oublie
lui-même pour se sacrifier au bien public. Minos
n'a voulu que ses enfans régnassent après lui ,
qu'à condition qu'ils régneroient suivant ces
maximes : il aimoit encore plus son peuple que
sa famille. C'est par une telle sagesse , qu'il a
rendu la Crète si puissante et si heureuse ; c'est
par cette modération, qu'il a effacé la gloire
de tous les conquérans qui veulent faire servir
les peuples à leur propre grandeur, c'est-à-
dire à leur vanité ; enfin , c'est par sa justice ,
qu'il a mérité d'être aux enfers le souverain
juge des morts.
Pendant que Mentor faisoit ce discours, nous
abordâmes dans l'ile. Nous vîmes le fameux la-
byrinthe , ouvrage des mains de l'ingénieux Dé-
dale , et qui etoit une imitation du grand labv-
rinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant
que nous considérions ce curieux édifice , nous
vîmes le peuple qui couvroit le rivage, et qui
accouroit en foule dans un lieu assez voisin du
bord de la mer. Nous demandâmes la cause de
leur empressement; et voici ce qu'un Cretois ,
nommé Nausicrate , nous raconta :
Idoménée , fils de Deucalion et petit-fils de
Minos , dit-il, était allé, comme les autres rois
de la Grèce , au siège de Troie. Après la ruine
de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète;
mais la tempête fut si violente, que le pilote de
son vaisseau, et tous les autres qui étoient
expérimentés dans la navigation, crurent que
leur naufrage étoit inévitable. Chacun avoit la
mort devant les yeux; chacun voyoit les abîmes
ouverts pour l'engloutir ; chacun déploroit son
malheur, n'espérant pas même le triste repos
des ombres qui traversent le Styx après avoir
reçu la sépulture. Idoménée , levant les veux
427
et les mains vers le ciel , invoquoit Neptune :
0 puissant dieu , s'écrioit-il, toi qui tiens l'em-
pire des ondes, daigne écouter un malheureux!
Si tu me fais revoir l'île de Crète, malgré la
fureur des vents , je t'immolerai la première
tête qui se présentera à mes yeux.
^ Cependant son fils , impatient de revoir son
père , se hâtoit d'aller au-devant de lui pour
l'embrasser : malheureux, qui ne savoit pas
que c'étoit courir à sa perte ! Le père , échappé
à la tempête, arrivoit dans le port désiré; il
remercioit Neptune d'avoir écoulé ses vœux :
mais bientôt il sentit combien ses vœux lui
étoient funestes. Un pressentiment de son mal-
heur lui donnoit un cuisant repentir de son
vœu indiscret; il craignoit d'arriver parmi les
siens ^, et il appréhendoit de revoir ce qu'il
avoit de plus cher au monde. Mais la cruelle
Némésis, déesse impitoyable, qui veille pour
punir les hommes , et surtout les rois orgueil-
leux, poussoit d'une main fatale et invisible
Idoménée. Il arrive ; à peine ose-t-il lever les
yeux : il voit son fils; il recule , saisi d'hor-
reur. Ses yeux cherchent , mais en vain, quel-
que autre tête moins chère qui puisse lui servir
de victime.
Cependant le fils se jette à son cou , et est
tout étonné que son père réponde si mal à sa
tendresse ; il le voit fondant en larmes. 0 mon
père, dit-il, d'oii vient cette tristesse? Après
une si longue absence , êtes-vous fâché de vous
revoir dans votre royaume, et de faire la joie
de votre fils ! Qu'ai-je fait? vous détournez vos
yeux de peur de me voir ! Le père , accablé de
douleur, ne répondoit rien. Eufin , après de
profonds soupirs , il dit : 0 Neptune , que t'ai-
je promis! à quel prix m'as-tu garanti du nau-
frage! rends-moi aux vagues et aux rochers
qui dévoient, en me brisant, finir ma triste
vie ; laisse vivre mon fils ! 0 dieu cruel ! tiens ,
voilà mon sang , épargne le sien. En parlant
ainsi , il tira son épée pour se percer ; mais
ceux qui étoient auteur de lui arrêtèrent sa
main.
Le vieillard Sophronyme , interprète des vo-
lontés des dieux , lui assura qu'il pouvoit con-
tenter Neptune sans donner la mort à son fils.
Votre prom'esse, disoit-il , a été imprudente :
les dieux ne veulent point être honorés par la
cruauté; gardez-vous bien d'ajouter à la faute
de votre promesse celle de l'accomplir contre
les lois de la nature : offrez cent taureaux plus
V.Aii. — 1 parmi les siens; il baissoil les voux , il appré-
hendoit , eU-. A. -IL
428
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
blancs que la neige à Neptune ; faites couler
leur sang autour de son autel couronné de fleurs ;
faites fumer un doux encens en 1" honneur de ce
dieu.
Idoménée écoutoit ce discours, la tète bais-
sée, et sans répondre : la fureur étoit allumée
dans ses yeux ; son visage , pâle et délîguré ,
diangeoit à tout moment de couleur; on voyoit
ses membres tremblans. Cependant son tils lui
dîsoit : Me voici, mon père; votre fils est prêt
à mourir pour apaiser le dieu ; n'attirez pas sur
vous sa colère : je meurs content , puisque ma
mort vous aura garanti de la vôtre. Frappez,
mon père ; ne craignez point de trouver en moi
un fils indigne de vous, qui craigne de mourir.
En ce moment , Idoménée , tout hors de lui ,
et comme déchiré par les F'uries infernales,
surprend tous ceux qui l'observent ' de près ;
il enfonce son épée dans le cœur de cet enfant :
il la retire toute fumante et pleine de sang ,
pour la plonger dans ses propies entrailles; il
est encore une fois retenu par ceux qui l'envi-
ronnent. L'enfant tombe dans son sang; ses
yeux se couvrent des ombres de la mort ; il les
entr'ouvre à la lumière ; mais à peine l'a-t-il
trouvée, qu'il ne peut plus la supporter. Tel
qu'un beau lis au milieu des champs, coupé
dans sa racine par le tranchant de la charrue ,
languit et ne se soutient plus ; il n'a point en-
core perdu cette vive blancheur et cet éclat
qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit
plus, et sa vie est éteinte : ainsi le fils d'Ido-
ménée , comme une jeune et tendie fleur, est
cruellement moissonné dès son premier âge. Le
père, dans l'excès de sa douleur, devient insen-
sible ; il ne sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni
ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la
ville , et demande son tils.
Cependant le peuple , touché de compassion
pour l'enfant , et d'horreur pour l'action bar-
bare du père , s'écrie que les dieux justes l'ont
livré aux Furies. La furear leur fournil des
armes; ils prennent des bâtons et des pierres;
la Discorde souffle dans tous les cœurs un venin
mortel. Les Cretois, les sages Cretois , oublient
la sagesse qu'ils ont tant aimée ; ils ne recon-
noissenf plus le petit-fils du sage Minos. Les
amis d"Idou)énée ne trouvent plus, de salut -
pour lui , qu'en le ramenant vers ses vaisseaux :
ils s'embarquent avec lui ; ils fuient à la merci
des ondes, idoménée , revenant à soi , les re-
mercie de l'avoir arraché d'une terre qu'il a
arrosée du sang de son fils , et qu'il ne sauroit
VaR. — ' liai roLseivoicnt. A. — - d'aulre salut. A.
plus habiter. Les vents les conduisent vers
l'Hespérie , et ils vont fonder un nouveau
royaume dans le pays des Salentins.
Cependant les Créto's , n'ayant plus de roi
pour les gouverner, ont résolu d'en choisir un
qui conserve dans leur pureté les lois établies.
Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire ce
cboix. Tous les principaux citoyens des cent
villes sont assemblés ici. On a déjà commencé
par des sacrifices; on a assemblé tous les sages
les plus fameux des pays voisins , pour exa-
miner la sagesse de ceux qui paroîlront dignes
de commander. On a préparé des jeux publics ,
où tous les prétendans combattront ' ; car on
veut donner pour prix la royauté à celui qu'on
jugera vainqueur de tous les autres , et [)onr
l'esprit et pour le corps. On veut un roi dont le
corps soit fort et adroit, et dont l'ame soit
ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle
ici tous les étrangers.
Après nous avoir raconté toute cette histoire
étonnante , Nausicrate nous dit : Hàtez-vous
donc , ô étrangers , de venir dans notre assem-
blée ; vous combattrez avec les autres; et si les
dieux destinent la victoire à l'un de vous*, il
régnera en ce pays. Nous le suivîmes , sans
aucun désir de vaincre, mais par la seule curio-
sité de voir une chose si extraordinaire.
Nous arrivâmes à une espèce de cirque très-
vaste, environné d'une épaisse forêt : le milieu
du cirque étoit une arène préparée pour les
combattaus ; elle étoit bordée par un grand am-
phithéâtre d'un gazon frais sur lequel étoit
assis et rangé un peuple innombrable. Quand
nous arrivâmes, on nous reçut avec honneur;
car les Cretois sont les peuples du monde qui
exercent le plus noblement et avec le plus de
religion l'hospitalité. On nous fit asseoir, et on
nous invita à combattre. Mentor s'en excusa
sur son âge , et Ilasaël sur sa faible santé. Ma
jeunesse et ma vigueur m'ôtoient toute excuse ;
je jetai néanmoins un coup d'œil sur Mentor
pour découvrir sa pensée, et j'aperçus qu'il
soubaitoit que je combattisse. J'acceptai donc
l'offre qu'on me faiâoit : je me dépouillai de
mes habits; on fit couler des flots d'huile douce
et luisante sur tous les membres de mon corps ;
et je me uîêlai ^ parmi les combaltans. On dit
de tous côtés que c'étoit le fils d'Llysse, qui
étoit venu pour fâcher de remporter les prix ;
et plusieurs Cretois, qui avoient été à Ithaque
pendant mon enfance , me reconnurent.
Vau. — * combaUeut. b. c. Edif. Jà du cop. — - riiii de
vous deux. a. li. — ' el, couvert de poussière , je me niOlai,
clc. a
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
429
Le premier combat fut celui de la lulle. Un
Rhodien d'environ trenle-cinq ans surmonta
tous les autres qui osèrent se présenter à lui.
Il étoit encore dans toute la vigueur de la jeu-
nesse : ses bras ctoient nerveux et bien nourris;
au moindre mouvement qu'il faisoit, on voyoil
tous ses muscles : il étoit également souple et
fort. Je ne lui parus pas digne d'être vaincu ;
et , regardant avec pitié ma tendre jeunesse , il
voulut se retirer : mais je me présentai à lui.
Alors nous nous saisîmes l'un l'autre; nous nous
serrâmes à perdre la respiration. Nous étions
épaule contre épaule, pied contre pied , tous les
nerfs tendus , et les bras entrelacés comme des
serpens , chacun s'elforcant d'enlever de terre
son ennemi. Tantôt il essayoit de me surprendre
en me poussant du côté droit ; tantôt il s'eîfor-
çoit de me pencher du côté gauche. Pendant
qu'il me tàtoit ainsi , je le poussai avec tant de
violence, que ses reins plièrent : il tomba sur
l'arène, et m'entraîna sur lui. En vain il tâcha
de me mettre dessous ; je le tins immobile sous
moi ; tout le peuple cria : Victoire au fils d'U-
lysse ! Et j'aidai au Rhodien confus à se relever.
Le combat du ceste fut plus difticile. Le fils
d'un riche citoyen de Samos avoit acquis une
haute réputation dans ce genre de combats.
Tous les autres lui cédèrent; il n'y eut que moi
qui espérai la victoire. D'abord il me donna
dans la tète , et puis dans l'estomac , des coups
qui me tirent vomir le sang, et qui répandirent
sur ïres yeux un épais nuage. Je chancelai ; il
me pressoit , et je ne pouvois plus respirer :
mais je fus ranimé par la voix de Mentor, qui
me crioit : 0 iils d'Ulysse, seriez-vous vaincu?
La colère me donna de nouvelles forces ; j'évitai
plusieurs coups dont j'aurois été accablé. Aussi-
tôt que le Samien m'avoit porté un faux coup,
et que son bras s'allongeoit en vain , je le sur-
prenois dans cette posture penchée : déjà il re-
culoit , quand je haussai mon ceste pour tomber
sur lui avec plus de force : il voulut esquiver,
et perdant l'équilibre , il me donna le moyen de
le renverser. A peine fut-il étendu par terre ,
que je lui tendis la main pour le relever. Il se
redressa lui-même , couvert de poussière et de
sang : sa honte fut extrême ; mais il n'osa re-
nouveler le combat.
Aussitôt on commença les courses des cha-
riots, que l'on distribua au sort. Le mien se
trouva le moindre pour la légèreté des roues et
pour la vigueur des chevaux. Nous partons : un
nuage de poussière vole, et couvre le ciel. Au
commencement , je laissai les autres passer de-
vant moi. Un jeune Lacédémonien , nommé
Crantor.laissoit d'abord tous les autres derrière
lui. Un Cretois, nommé Polyclète , le suivoit
de près. Hippomaque, parent d'idoménée , qui
aspiroil à lui succéder, lâchant les rênes à ses
clievaux fumans de sueur, étoit tout penché sur
leurs crins Ilottans; et le mouvement des roues
de son chariot étoit si rapide , qu'elles pai"ois-
soient iusmobiles conmies les ailes d'un aigle
qui fend les airs. Mes chevaux s'animèrent , et
se mirent peu à peu en haleine ; je laissai loin
derrière moi presque tous ceux qui étoient par-
tis avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent
d'idoménée, poussant trop ses che^aux, le plus
vigoureux s'abattit , et ôta , par sa chute , à son
maître l'espérance de régner. Polyclète, se pen-
chant trop sur ses chevaux , ne put se tenir
ferme dans une secousse ; il tomba : les rênes
lui échappèrent, et il fut trop heureux de pou-
voir en tombant éviter la mort. Crantor ',
voyant avec des yeux pleins d'indignation que
j'étois tout auprès de lui, redoubla son ardeur :
tantôt il invoquoit les dieux, et leur promelloit
de riches offrandes; tantôt il parloit à ses che-
vaux pour les animer : il craignoit que je ne
passasse entre la borne et lui : car mes chevaux,
mieux ménagés que les siens, étoient en état de
le devancer : il ne lui restoit plus d'autre res-
source que celle de me fermer le passage^.
Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la
borne ; il y brisa effectivement sa roue. Je ne
songeai qu'à faire pron)ptemcnt le tour, pour
n'êti'e pas engagé dans son désordre; et il me
vit un moment après au bout de la carrière. Le
peuple s'écria encore une fois : Victoire au fils
d'Ulysse ! c'est lui que les dieux destinent à ré-
gner sur nous.
Cependant les plus illustres et les plus sages
d'entre les Cretois nous conduisirent dans un
bois antique et sacré , reculé de la vue des hom-
mes profanes, où les vieillards que Minos avoit
établis juges du peuple et gardes des lois , nous
asseud)lèient. Nous étions les mêmes qui avions
combattu dans les jeux; nul autre ne fut admis.
Les sages ouvrirent le livre où toutes les lois de
Minos sont recueillies. Je me sentis saisi de res-
pect et de honte, quand j'approchai de ces
vieillards que l'âge rendoit véuéra])les, sans
leur ôter la vigueur de l'esprit. Ils étoient assis
avec ordre , et immobiles dans leurs places :
leurs cheveux étoient blancs; plusieurs n'en
avoient presque plus. On voyoit reluire sur
Var. — • Pisislralo. a. C'est li- nom que Féiielon avoil
(lonno d'abord iiii proniier combatlaiil , et qu'il a imbUé de
cliaiii;er on cet endroit. — - do me bouclier le iiassayo. Pour
e boiidiei-, il hasarda, etc. a.
430
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
leurs visages graves uue sagesse douce et tran-
quille ; ils ne se pressoient point de parler ; ils
ne disoient que ce qu'ils avoient résolu de dire.
Quand ils étoient d'avis différens, ils étoient
si modérés à soutenir ce qu'ils pensoient de
part et d'autre , qu'on auroit cru qu'ils étoient
tous d'une même opinion. La longue expé-
rience des choses passées, et l'iiabilude du travail
leur dounoit de grandes vues sur toutes choses ;
mais ce qui pertectionnoit le plus leur raison ,
c'étoit le caln)e de leur esprit délivré des folles
passions et des caprices de la jeunesse. La sa-
gesse toute seule agissoit en eux , et le fruit de
leur longue vertu étoit d'avoir si bien dompté
leurs humeurs, qu'ils goûloient sans peine le
doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les
admirant, je souhaitais que n)avie pût s'accour-
cir pour arriver tout-à-coup à une si estimable
vieillesse. Je trouvois la jeunesse malheureuse
d'être si impétueuse, et si éloignée de celte vertu
si éclairée et si tranquille.
Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le
livre des lois de INlinos. C'étoit un grand livre
qu'on lenoit d'ordinaire renfermé dans une cas-
sette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards
le baisèrent avec respect ; car ils disent qu'après
les dieux , de qui les bonnes lois viennent , rien
ne doit être si sacré aux hommes , que les lois
destinées à les rendre bons, sages et heureux.
Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour
gouverner les peuples doivent toujours se lais-
ser gouverner eux-mêmes par les lois. C'est la
loi, et non pas l'homme qui doit régner. Tel
est le discours de ces sages. Ensuite, celui qui
présidoit j^roposa trois questions , qui dévoient
être décidées par les maximes de Miiios.
La première question est de savoir quel est le
plus libre de tous les hommes. Les uns répon-
dirent que c'étoit un roi qui avoit sur son peuple
un empire absolu, et qui étoit victorieux de tous
ses ennemis. D'autres soutinrent que c'étoit un
homme si riche , qu'il pouvoit contenter tous
ses désirs. D'autres dirent que c'étoit un homme
qui ne se marioit point , et qui voyagcoit pen-
dant toute sa vie en divers pays, sans être ja-
/nais assujetti aux lois d'aucune nation. D'au-
tres s'imaginèrent que c'étoit un barbare qui ,
vivant de sa chasse au milieu des bois, étoit
indépendant de toute police et de tout besoin.
D'autres crurent que c'étoit un homme nouvel-
lement affranchi, parce qu'en sortant des ri-
gueurs de la servitude il jouissoit plus qu'au-
cun autre des douceurs de la liberté. D'autres
enfin s'avisèrent de dire que c'étoit un homme
mourant , parce que la mort le délivroit de tout,
et que tous les hommes ensemble n'avoient
plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang
fut venu , je n'eus pas de peine à répondre .
parce que je n'avois pas oublié ce que Mentor
m'avoit dit souvent. Le plus libre de tous les
hommes, répoudis-je , est celui qui peut être
libre dans l'esclavage même. En quelque pays
et en quelque condition qu'on soit , on est très-
libre, pourvu qu'on craigne les dieux, et qu'on
ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véri-
tablement libre est celui qui , dégagé de toute
crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux
dieux et à sa raison. Les vieillards s'entre-regar-
dèrent en souriant, et furent surpris de voir
que ma réponse fût ' précisément celle de
Minos.
Ensuite on proposa la seconde question en
ces termes : Quel est le plus malheureux de
tous les hommes? Chacun disoit ce qui lui ve-
noit dans l'esprit. L'un disoit : C'est un homme
qui n'a ni biens, ni santé, ni honneur. Un
autre disoit : C'est un homme qui n'a aucun
ami. D'autres soufenoienl que c'est un homme
qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il
vint un sage de l'île de Lesbos, qui dit : Le plus
malheureux de tous les hommes est celui qui
croit l'être ; car le malheur dépend moins des
choses qu'on souffre, que de l'impatience avec
laquelle on augmente son malheur. A ces mots
toute l'assemblée se récria; on applaudit, et
chacun crut que ce sage Lesbieu remporteroit
le prix sur cette question. Mais on me demanda
ma pensée , et je répondis , suivant les maximes
de Mentor : Le plus malheureux de tous les
hommes est un roi qui croit être heureux en
rendant les autres hommes misérables : il est
doublement malheureux par son aveuglement .
ne counoissant pas son malheur, il ne peut s'en
guérir: il craint même de le connoitre. La vé-
l'ité ne peut percer la foule des flatteurs pour
aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses pas-
sions; il ne connoît point ses devoirs; il n'a
jamais goûté le plaisir de faire le bien , ni senti
les charmes de la pure vertu. Il est malheu-
reux , et digne de l'être : son malheur aug-
mente tous les jours ; il court à sa perte , et les
dieux se préparent à le confondie par une puni-
tion éternelle. Toute l'assemblée avoua que
j'avois vaincu le sage Lesbien, et les vieillards
déclarèrent que j'avois rencontré le vrai sens de
Minos.
Pour la troisième question , on demanda le-
quel des deux est préférable : d'un côté , un roi
VaR. — 1 cloit. A.
TÉLÉMAQUE. LIVRE Y.
431
conquérant et invincible dans la guerre ; de
l'autre , un roi sans expérience de la guerre ,
mais ])roi)re à policer sagement les peuples dans
la paix. La plupart répondirent que le roi in-
vincible dans la guerre éloit préférable. A quoi
sert, disoient-ils, d'avoir un roi qui sacbe ^
bien gouverner en paix, s'il ne sait pas dé-
fendre le pays quand la guerre vient ? Les en-
nemis le vaincront, et réduiront son peuple en
servitude. D'autres soutenoient, au contraire,
que le roi pacifique seroit - meilleur, parce
qu'il craindroit la guerre, et l'éviteroit par ses
soins. D'autres disoient qu'un roi conquérant
travailleroit à la gloire de son peuple aussi bien
qu'à la sienne, et qu'il rendroit ses sujets maî-
tres des autres nations; au lieu qu'un roi paci-
fique les tiendroit dans une honteuse lâcheté.
On voulut savoir mon sentiment. Je répondis
ainsi : Un roi qui ne sait gouverner que dans
la paix ou dans la guerre , et qui n'est pas capa-
ble de conduire son peuple dans ces deux états,
n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un
roi qui ne sait que la guerre , à un roi sage
qui , sans savoir la guerre, est capable de la
soutenir dans le besoin par ses généraux, je le
trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement
tourné à la guerre voudroit toujours la faire :
pour étendre sa domination et sa gloire propre ,
il ruineroit ses peuples. A quoi sert-il à un
peuple, que son roi subjugue d'autres nations,
si on est malheureux sous son règne? D'ail-
leurs , les longues guerres entraînent toujours
après elles beaucoup de désordres; les victo-
rieux mêmes se dérèglent pendant ces temps de
confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce
pour avoir triomphé de Troie; elle a été privée
de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque ^
tout est en feu par la guerre , les lois , l'agri-
culture , les arts languissent. Les meilleurs
princes mêmes , pendant qu'ils ont une guerre
à soutenir, sont contraints de faire le plus
grand des maux , qui est de tolérer la licence ,
et de se servir des médians. Combien y a-t-il de
scélérats qu'on puniroit pendant la paix, et dont
on a besoin de récompenser l'audace dans les
désordres de la guerre ! Jamais aucun peuple
n'a eu un roi conquérant , sans avoir beaucoup
à souffrir de son ambition. Un conquérant,
enivré de sa gloire, ruine presque autant sa
nation victorieuse que les nations vaincues. Un
• prince qui n'a point les qualités nécessaires
l>our la paix , ne peut faire goiiter à ses sujets
les fruits d'une guerre heureusement finie : il
Var. — 1 qui sait. A. — - oluil. A. — ^ Poiulanl quo. a.
est comme un homme qui défendroit son champ
contre son voisin , et qui ' usurperoit celui du
voisin même, mais qui ne sauroit ni labourer
ni semer, pour recueillir aucune moisson. Un
tel homme semble né pour détruire , pour ra-
vager, pour renverser le monde, et non pour
rendre un peuple heureux par un sage gouver-
nement.
Venons maintenant au roi pacifique. 11 est
vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquê-
tes ; c'est-à-dire qu'il n'est pas né pour troubler
le bonheur de son peuple, en voulant vaincre
les autres peuples que la justice ne lui a pas
soumis: mais, s'il est véritablement- propre à
gouverner en paix, il a toutes les qualités né-
cessaires pour mettre son peuple en sûreté con-
tre ses ennemis. Voici comment : Il est juste ,
modéré et commode à l'égard de ses voisins ; il
n'entreprend jamais contre eux rien ^ qui puisse
troubler sa paix; il est fidèle dans ses alliances.
Ses alliés l'aiment, ne le craignent point, et
ont une entière confiance eu lui. S'il a quelque
voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les
autres rois voisins , qui craignent ce voisin in-
quiet , et qui n'ont aucune jalousie du roi paci-
fique , se joignent à ce bon roi pour l'empêcher
d'être opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa
modérafion , le rendent l'arbitre de tous les
États qui environnent le sien. Pendant que le
roi entreprenant est odieux à tous les autres, el
sans cesse exposé à leurs ligues , celui-ci a la
gloire d'être comme le père et le tuteur de tous
les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au
dehors. Ceux dont il jouit au dedans sont en-
core plus solides '. Puisqu'il est propre à gou-
verner en paix, je dois supposer qu'il gouverne
par les plus sages lois. Il retranclie le faste , la
mollesse , et tous les arts qui ne servent qu'à
flatter les vices *; il fait fleurir les autres arts
qui sont utiles aux véritables besoins de la vie :
surtout il applique ses sujets à l'agriculture.
Par là il les met dans l'abondance des choses
nécessaires. Ce peuple laborieux , simple dans
ses mœurs, accoutumé à vivre de peu, cra-
gnant facilement sa vie par la culture de ses
terres, se multiplie à l'infiin. Voilà dans ce
royaume un peuple innombrable , mais un
peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est
point amolli par les voluptés , qui est exercé à
la vertu, qui n'est point attaché ' aux douceurs
d'une vie lâche et délicieuse, qui sait mépriser
la mort, qui aimeroit mieux mourir que per-
Var. — 1 qui m. A. nj. li. — * aucun dessein, a. n. —
- * CCS vices. A. — 3 q,,i ,n. ,i^,„j
3 plus merveilleux
point. A
432
TÉLÉiMAQUE. LIVRE V.
(VI)
dre * celte liberté qu'il goûte sous un sage roi
appliqué à ne régner '-' que pour faire régner la
raison. Qu'un conquérant voisin attaque ce
peuple , il ne le trouvera peut-être pas assez
accoutumé à camper, à se ranger en bataille ,
ou à dresser des macbines pour assiéger une
ville ^; mais il le trouvera invincible par sa mul-
titude , par son courage , par sa patience dans
les fatigues, par son babilude de souffrir la
pauvreté, par sa vigueur dans les combats, et
par une vertu que les mauvais succès mêmes ne
peuvent abattre. D'ailleurs , si le roi n'est point
assez expérimenté pour commander lui-même
ses armées , il les fera commander par des gens
qui en seront capables; et il saura s'en servir
sans perdre son autorité. Cependant il tirera du
secours de ses alliés ; ses sujets aimeront mieux
mourir que de passer sous la domination d'un
autre roi violent et injuste : les dieux mêmes
combattront pour lui. Voyez quelles ressources
il aura au milieu des plus grands périls. Je con-
clus donc que le roi pacitique qui ignore la
guerre est un roi très-imparfait , puisqu'il ne
sait point remplir une de ses plus grandes fonc-
tions., qui est de vaincre ses ennemis ; mais
j'ajoute qu'il est néanmoins iniiniinent supé-
rieur au roi conquérant qui manque des quali-
tés nécessaires dans la paix, et qui n'est propre
qu'à la guerre.
J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens
qui ne pouvoicnt goûter cet avis '* ; car la plu-
part des bommes, éblouis par les cboscs écla-
tantes, comme les victoires et les conquêtes, les
préfèrent à ce qui est simple, tranquille et so-
lide, comme la paix et la bonne police des
peuples. Mais tous les vieillards déclarèrent que
j'avois parlé couune Minos.
Le premier de ces vioillards s'écria : Je vois
raccomplissement d'un oracle d'Apollon, connu
dans toute notre île. fvlinos avoit consulté le
dieu, pour savoir cond)ien de temps sa race ré-
gneroit, suivant les lois qu'il venoit d'établir.
Le dieu lui répondit : Les tiens cesseront de
régner quand un étranger eutrera dans ton île
pour y faire régner tes lois. Nous avions craint
que quelque étranger viendroit faire la con-
quête de l'ilc de Crète ; mais le malbeur d'Ido-
ménée, et la sagesse du lils d'Ulysse, qui en-
tend mieux que nul autre mortel les lois de
Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que
tardons-nous à couronner celui que les destins
nous donnent pour roi ?
Vak. — * que (le in-iilrc. b. c. Edil. f. du cop. — "^ im
sage roi qui it-guo. A. — ^ ou h assicgor mwi ville. A. — '* cet
avis; mais tous les vicilliirJs, eic. a.
* Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte
du bois sacré ; et le premier, nie prenant par la
main, annonce au peuple déjà impatient, dans
l'attente d'une décision, que j'avois remporté
le prix. A peine acbeva-t-il de parler, qu'on
entendit- un bruit confus de toute l'assemblée.
Cbacun pousse des cris de joie. Tout le rivage
et toutes les montagnes voisines retentissent de
ce cri : Que le tils d'Ulysse, semblable à Minos,
régne sur les Cretois !
J'attendis un moment, et je faisois signe de
la main pour demander qu'on m'écoutàt. Ce-
pendant Mentor me disoit à l'oreille : Renoncez-
vous à votre patrie? l'ambition de régner vous
fera-t-elle oublier Pénélope , qui vous attend
comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse,
que les dieux avoient résolu de vous rendre? Ces
paroles percèrent mon cœur, et me soutinrent
contre le vain désir ^ de régner.
Cepentlant un profond silence de toute cette
tuiuultueuse assemblée me donna le moyen de
parler ainsi : 0 illustres Cretois, je ne mérite
point de vous commander. L'oracle qu'on vient
de rapporter marque bien que la race de Minos
cessera de régner quand un étranger entrera
dans cette île, et y fera régner les lois de ce
sage roi ; mais il n'est pas dit que cet étranger ,
régnera. Je veux croire que je suis cet étranger
marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction;
je suis venu dans cette ile ; j'ai découvert le
vrai sens des lois, et je souliaite que mon ex-
plication serve à les faire régner avec l'bomme
que vous cboisirez. Pour moi, je préfère ma
j)atrie, la pauvre, la jjelitc ile d'Ithaque * , aux
cent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence
de ce beau royaume. Soutfrez que je suive ce
que les destins ont marqué. Si j'ai combattu
dans vos jeux , ce n'étoit pas dans l'espérance i
de régner ici; c'était pour mériter votre estime
et votre compassion ; c'étoit afin que vous me \
donnassiez les moyens de retourner prompte-
ment au lieu de ma naissance. J'aime mieux
obéir à mon père Ulysse, et consoler ma mère
Pénélope, que régner sur tous les peuples de
l'univers. 0 Cretois , xous voyez le fond de
mon cœur : il faut que je vous quitte ; mais la
mort seule pourra finir ma reconnoissancc. Oui,
jusques au dernier soupir, Télémaque aimera
les Cretois, et s'intéressera à leur gloire comme
à la sienne propre.
Var. — * Ciimmcnccnieitl du L;vni: vi, dans lu division
en XXIV licres. — '^ A peine achève-t-il de parler, qu'on cn-
leiiil , etc. a. — ^ contre le dOsir. A. — * ma pairie , la
petite ile d'Ithaque A. la pauvre petite ile d'Ithaque. Kdit.
f. du cop.
(VI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
433
A peine eus-je parle qu'il s'éleva dans toute
l'assemblée un bruit sourd , semblable à celui
des vagues de la mer qui s'entre-choqueut dans
une tempête. Les uns disoient : Est-ce quelque
divinité sous une figure humaine ? D'autres
soutenoient qu'ils m'avoienl vu en d'autres pays,
et qu'ils me reconnoissoient. D'autres s'é-
crioient . Il faut le contraindre de régner ici.
Enfin, je repris la parole, et chacun se bâta de
se taire, ne sachant si je n'allois point accepter
ce que j'avnis refusé d'abord. Voici les paroles
que je leur dis :
Souffrez, ô Cretois, que je vous dise ce que
je pense. Vous êtes le plus sage de tous les peu-
ples ; mais la sagesse demande , ce me semble,
une précaution qui vous échappe. Vous devez
choisir * , non pas l'homme qui raisonne le
mieux sur les lois , mais celui qui les pratique
avec la plus constante vertu. Pour moi, je suis
jeune, par conséquent sans expérience, exposé
à la violence des passions, et plus eu état de
m'iiistruire en obéissant , pour commander un
jour, que de commander maintenant. Ne cher-
chez donc pas un lionnne qui ait vaincu les au-
tres dans ces jeux d'esprit et de corps, mais qui
se soit vaincu lui-même, cherchez un homme
qui ait vos lois écrites dans le fond de son cœur,
et dont toute la vie soit la pratique de ces lois^j
que ses actions plutôt que ses paroles vous le
fassent choisir.
Tous les vieillards, charmés de ce discours,
et voyant toujours croître les applaudissements
de l'assemblée , me dirent : Puisque les dieux
nous ôtent l'espérance de vous voir régner au
milieu de nous, du moins aidez-nous à trous er
un roi qui fasse régner nos lois. Connoissez-
vous quelqu'un qui puisse commander avec
cette modération ? Je connois, leur dis-je d'a-
bord, un homme de qui je tiens tout ce que
vous avez estimé en moi ; c'est sa sagesse, et
non pas la mienne, qui vient de parler ; il m'a
inspiré toutes les réponses que vous venez d'en-
tendre.
En même temps toute l'assemblée jeta les
yeux sur Mentor, que je montrois , le tenant
par la main. Je racontois les soins qu'il avoit
eus de mon enfance, les périls dont il m'avoit
délivré, les malheurs qui étoient venus fondre
sur moi dès que j'avois cessé de suivre ses con-
seils.
D'abord on ne l'avoit point regardé, à cause
de ses habits simples et négligés, de sa conte-
Var. — 1 Vous devez voire choix, non pas a l'homme
<\vi\ raisonne le mieux sur les lois, mais a celui, elc. a. —
* de vos lois. a.
FÉNELON. TOME VI.
nance modeste , de son silence presque conti-
nuel, de son air froid et réservé. Mais quand on
s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son
visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé ; on
remarqua la vivacité de ses yeux, et la vigueur
avec laquelle il faisoil jusqu'aux moindres ac-
tions. On le questionna; il fut admiré : on ré-
solut de le faire roi. Il s'en défendit sans
s'émouvoir : il dit qu'il préféroit les douceurs
d'une vie privée à l'éclat de la royauté; que les
meilleurs rois étoient malheureux en ce qu'ils
ne faisoient presque jamais les biens qu'ils vou-
loient faire, et qu'ils faisoient souvent, par la
surprise des flatteurs, les maux qu'ils ne vou-
loient pas. Il ajouta que si la servitude est mi-
sérable, la royauté ne l'est pas moins, puis-
qu'elle est une servitude déguisée. Quand on
est roi. disait-il, on dépend de tous ceux dont
on a besoin pour se faire obéir. Heureux celui
qui n'est jjoint obligé de commander ! Nous ne
devons qu'à notre seule patrie, quand elle nous
confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté *
pour travailler au bien public.
Alors les Cretois, ne pouvant revenir de leur
surprise, lui demandèrent quel homme ils dé-
voient choisir. Un homme , répondit-il , qui
vous connoisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous
gouverne , et qui craigne de vous gouverner.
Celui qui désire la royauté ne la connoît pas ;
et comment en rempliia-t-il les devoirs, ne les
connoissant point ? Il la cherche pour lui ; et
vous devez désirer un homme qui ne l'accepte
que pour l'amour de vous.
Tous les Cretois furent dans un étrange
étonnement de voir deux étrangers qui refu-
saient la royauté, recherchée jvu' tant d'autres;
ils voulurent savoir avec qui ils étoient venus.
Nausicrate, qui les avoit conduits depuis le port
jusques au cirque oii l'on célébroit les jeux,
leur montra Hasaël avec lequel Mentor et moi
nous étions veims de l'île de Chypre. Mais leur
étonnement fut encore bien plus grand , quand
ils surent que Mentor avoit été esclave d'Ha-
saël ; qu'Hasaël, touché de la sagesse et de la
vertu de son esclave, en avoit fait son conseil et
son meilleur ami ; que cet esclave mis en li-
berté étoit le même qui venoit de refuser d'être
roi ; et qu'Hasaël était venu de Damas en Syrie,
pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour
de la sagesse remplissoit son cœur.
Les vieillards dirent à Hasaël : Nous n'osons
vous prier de nous gouverner, car nous jugeons
Vah. — * On ne doit iju'à sa seule pairie, quand elle vous
conlie raulorité, le sacrifice de sa lii)erlé, elc. A.
28
43-4
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
(VI)
que vous avez les mêmes pensées que Mentor.
Vous méprisez trop les hommes pour vouloir
vous charger de les conduire : d'ailleurs vous
êtes trop détaché des richesses et de l'éclat de
la royauté, pour vouloir acheter cet éclat par
les peiues attachées au gouvernement des peu-
ples. Hasaël répondit : Ne croyez pas. ô Cre-
tois, que je méprise les hommes. Non. non : je
sais comhien il est grand de travailler à les ren-
dre bons et heureux; mais ce travail est rempli
de peines et de dangers. L'éclat qui y est atta-
ché est fauX; et ne peut éblouir que des âmes
vaines. La vie est courte ; les grandeurs irri-
tent plus les passions, qu'elles ne peuvent les
contenter : c'est pour apprendre à me passer de
ces faux biens, et non pas pour y parvenir, que
je suis venu de si loin. Adieu : je ne songe
qu'à retourner dans une vie paisible et retirée,
où la sagesse nourrisse mon cœur, et où les es-
pérances qu'on tire de la vertu, pour une nuire
meilleure vie après la mort, me consolent dans
les chagrins de la vieillesse. Si j'avois quelque
chose à souhaiter, cène seroit pas d'être roi, ce
scroil de ne me séparer jamais de ces deux
hommes que vous voyez.
Enlin les Cretois S'écrièrent, parlant à Men-
tor : Dites-nous, ô le plus sage et le plus grand
de tous les mortels , dites-nous donc qui est-ce
que nous pouvons choisir pour notre roi : nous
ne vous laisserons point aller, que vous ne nous
ayez appris le choix que nous devons faire. Il
leur répondit : Pendant que j'étais dans la foule
des spectateurs , j'ai remarqué un homme qui
ne témoignoit aucun empressement : c'est un
vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel
homme c'étoit ; on m'a répondu qu'il s'appcloit
Aristodème. Ensuite j'ai entendu qu'on lui di-
soit que ses deux enfants étoient au nombre de
ceux qui combattoient; il a paru n'en avoir au-
cune joie : il a dit que pour l'un il ne lui sou-
haitoit point les périls de la royauté, et qu'il
aimoit trop la patrie pour consentir que l'autre
régnât jamais. Par là j'ai compris que ce père
aimoit d'un amour raisonnable l'un de ses en-
fants qui a de la vertu, et qu'il ne tlattoit point
l'autre dans ses dérèglements. Ma curiosité aug-
mentant, j'ai demandé quelle a été la vie de ce
vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu ; Il a
longtemps porté les armes, et il est couvert de
blessures ; mais sa vertu sincère et ennemie de
la flatterie l'avoit rendu incommode à Idoménée.
C'est ce qui empêcha ce roi de s'en servir dans
le siège de Troie : il craignit un homme qui
lui donneroit de sages conseils qu'il ne pourroit
se résoudre à suivre; il fut même jaloux de la
gloire que cet homme ne manqueroit pas d'ac-
quérir bientôt : il oublia tous ses services; il le
laissa ici pauvre, méprisé des hommes grossiers
et lâches ' qui n'estiment que les richesses ,
mais content dans sa pauvreté. Il vit gaîment
dans un endroit écarté de l'ile, où il cultive son
champ de ses propres mains. Un de ses fils tra-
vaille avec lui ; ils s'aiment tendrement ; ils
sont heureux. Par leur frugalité et par leur tra-
vail, ils se sont mis dans l'abondance des choses
nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard
donne aux pauvres malades de son voisinage
tout ce qui lui reste au-delà de ses besoins et
de ceux de son fils. Il fait travailler tous les
jeunes gens ; il les exhorte , il les instruit ; il
juge tous les ditîérents de son voisinage ; il est
le père de toutes les familles. Le malheur de la
sienne est d'avoir un second lils qui n'a voulu
suivre aucun de ses conseils. Le père, après
l'avoir longtemps souffert pour tâcher de le
corriger de ses vices, l'a enfin chassé : il s'est
abandonné à une folle ambition et à tous les
plaisirs.
Voilà, ô Cretois, ce qu'on m'a raconté ; vous
devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet
homme est tel qu'on le dépeint, pourquoi faire
des jeux? pourquoi assembler tant d'inconnus?
Vous avez au milieu de vous un homme qui
vous connoît et que vous connoisscz; qui sait la
la guene : qui a montré son courage non-seu-
lement contre les flèches et contre les dards ,
mais contre l'affreuse pauvreté ; qui a méprisé
les richesses acquises par la flatterie ; qui aime
îe travail ; qui sait combien l'agriculture est
utile à un peuple ; qui déteste le faste; qui ne
se laisse point amollir par un amour aveugle de
ses enfans : qui aime la vertu de l'un , et qui
condamne le vice de l'autre ; en un mot , un
homme qui est déjà le père du peuple. Voilà
votre roi , s'il est vrai que vous désiriez de faire
régner chez vous les lois du sage Minos.
Tout le peuple s'écria : Il est vrai, Aristo-
dème est tel que vous le dites ; c'est lui qui est
digne de régner. Les vieillards le firent appe-
ler : on le chercha dans la foule , où il étoit
confondu avec les derniers du peuple. Il parut
tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi.
Il répondit : Je n'y puis consentir qu'à trois
conditions : la première , que je quitterai la
royauté dans deux ans, si je ne vous rends meil-
leurs que vous n'êtes, et si vous résistez aux
lois : la seconde , que je serai libre de con-
tinuer une vie simple et frugale ; la troisième ,
Var.
1 des hommes lâches. A.
(VI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
435
que mes enfants n'auront aucun rang , et qu'a-
près ma mort on les traitera sans distinction .
selon leur mérite , comme le reste des citoyens.
A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de
joie. Le diadème fut mis par le chef des vieil-
lards gardes des lois, sur la tète d'Aristodème.
Un fit des sacrifices à Jupiter et auxaul res grands
dieux. Aristodèmenous til des présens, non pas
avec la magnificence ordinaire aux rois , mais
avec une noble simplicité. Il donna à Hazael les
lois de Minos écrites de la main de Minos même ;
il lui donna aussi un recueil de toute l'histoire de
Crète, depuis Saturne et l'âge d'or ; il lit mettre
dans son vaisseau des fruits de toutes les espèces
qui sont bonnes en Crète et inconnues dans la
Syrie , et lui offrit tous les secours dont il pour-
rait avoir besoin.
Comme nous pressions notre départ, il nous
fit préparer un vaisseau avec un grand nombre
de bons rameurs et d'hommes armés ; il y fit
mettre des habits pour nous et des provisions.
A l'instant même il s'éleva un vent fiivorable
pour aller à Ithaque : ce vent, qui étoit con-
traire à Hasaël , le contraignit d'attendre. Il
nous vit partir ; il nous embrassa comme des
amis qu'il ne devoit jamais revoir. Les dieux sont
justes , disoit-il, ils voient une amitié qui lï'est
fondée que sur la vertu : un jour ils nous réu-
niront ; et ces champs fortunés , où l'on dit que
les justes jouissenlaprès la mort d'une paix éter-
nelle •, verront nos âmes se rejoindre pour ne se
séparer jamais. 0 si mes cendres pouvoient aussi
être recueillies avec les vôtres !... En prononçant
ces mots, il versoit des torrens de larmes, et les
soupirs étouifoieut sa voix. Nous ne pleurions pas
moins que lui : et il nous conduisit au vaisseau.
Pour Aristodème , il nous dit : C'est vous
qui venez de me faire roi; souvenez-vous des
dangers oîi vous m'avez mis. Demandez aux
dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse, et que
je surpasse autant en modération les autres
hommes , que je les surpasse en autorité. Pour
moi , je les prie de vous conduire heureusement
dans votre patrie , d'y confondre l'insolence de
vos ennemis et de vous y faire voir en paix
Ulysse régnant avec sa chère Pénélope. Télé-
maque , je vous donne un bon vaisseau plein de
rameurs et d'hommes armés ; ils pourront vous
servir contre ces hommes injustes qui persécu-
tent votre mère. 0 Mentor, votre sagesse , qui
n'a besoin de rien , ne me laisse rien à désirer
pour vous. Allez tous deux , vivez heureux en-
semble ; souvenez-vous d'Aristodème : et si ja-
Var. — i irunc éternelle paix. A.
mais les Ithaciens ont besoin des Cretois, comp-
tez sur moi jusqu'au dernier soupir de ma vie.
Il nous embrassa ; et nous ne pûmes , eu le re-
merciant, retenir nos larmes.
Cependant le vent qui enfloit nos voiles nous
promeftoit une douce navigation. Déjà le mont
Ida n'étoit plus à nos yeux que comme une col-
line; tous les rivages disparoissoient; les côtes
du Péloponèse sembloient s'avancer dans la
mer pour venir au-devant de nous. Touf-à-
coup une noire tempête enveloppa le ciel , et
irrita toutes les ondes delà mer. Le jour se
changea en nuit, et la mort se présenta à nous.
0 Neptune, c'est vous qui excitâtes, par votre
superbe trident , toutes les eaux de votre em-
pire ! Vénus, pour se venger de ce que nous
l'avions méprisée jusque dans son temple de
Cythère , alla trouver ce dieu ; elle lui parla
avec douleur; ses beaux yeux étoient baignés
de larmes : du moins c'est ainsi que Mentor,
instruit des choses divines, me l'a assuré. Souf-
frirez-vous, Neptune, disoit-elle, que ces im-
pies se jouent impunément de ma puissance?
Les dieux mêmes la sentent; et ces téméraires
mortels ont osé condamner tout ce qui se fait
dans monile. Ils se piquent d'une sagesse à toute
épreuve , et ils traitent l'amour de folie. Avez-
vous oublié que je suis née dans votre empire?
Hue tardez-vous à ensevelir dans vos profonds
abîmes ces deux hommes que je ne puis souffrir ?
A peine avoit-elle parlé , que Neptune sou-
leva les flots jusqu'au ciel : Vénus rit, croyant
notre naufrage inévitable. Notre pilote , trou-
blé, s'écria qu'il ne pouvoit plus résister aux
vents qui nous poussoient avec violence vers
des rochers: un coup de vent rompit notre mât ;
et, un moment après, nous entendîmes les
pointes des rochers qui entr'ouvroient le fonJ
du navire. L'eau entre de tous côtés ; le na\ire
s'enfonce ; tous nos rameurs poussent de lamen-
tables cris vers le ciel. J'embrasse Mentor, et je
lui dis : Voici la mort; il faut la recevoir avec
courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant
de périls, que pour nous faire périr aujourd'hui.
Mourons, Mentor, mourons. C'est une consola-
tion pour moi de mourir avec vous; il seroit
inutile de disputer notre vie contre la tempête.
Mentor me répondit . Le vrai courage trouve
toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez
d'être prêt à recevoir tranquillement la mort ;
il faut, sans la craindre , faire tous ses efforts
pour la repousser. Prenons, vous et moi, un
de ces grands bancs de rameurs. Tandis que
cette multitude d'hommes timides et troublés
regrette la vie, sans chercher les moyens de la
436
TÉLÉMAQUE. LIVRE V.
conserver, ne perdons pas un moment pour
sauver la nôtre. Aussitôt il prend une hache,
il achève découper le mal qui étoit déjà rompu,
et qui , penchant dans la mer, avoit mis le vais-
seau sur le côté; il jette le mât hors du vais-
seau , et s'élance dessus au milieu des ondes
furieuses; il m'appelle par mon nom, et m'en-
courage pour le suivre. Tel qu'un giand arbre
que tous les vents conjurés attaquent, et qui
demeure immobile sur ses profondes racines,
en sorte que la tempête ne fait qu'agiter ses
feuilles ; de même Mentor, non - seulement
ferme et courageux , mais doux et tranquille,
sembloit commander aux vents et à la mer. Je
le suis : et qui auroit pu ne le pas suivre , étant
encouragé par lui?
Nous nous conduisons nous-mêmes sur ce màt
flottant. C'étoilun grand secours pour nous, car
nous pouvions nous asseoir dessus; et, s'il eût
fallu nager sans relâche , nos forces eussent été
bientôt épuisées. Mais souvent la tempête faisoit
tourner cette grande pièce de bois , et nous
nous trouvions enfoncés dans la mer : alors nous
buvions l'onde amère, qui couloit de notre
bouche , de nos narines et de nos oreilles .
nous étions contraints de disputer contre les
flots , pour rattraper le dessus de ce mât. Quel-
quefois aussi une vague haute comme une mon-
tagne venoit passer sur nous; et nous nous te-
nions fermes, de peur que dans cette violente se-
cousse, le mât, qui étoit notre unique espéran-
ce , ne nous échappât.
Pendant que nous étions dans cet état af-
freux. Mentor, aussi paisible qu'il l'est maiutc-
nant sur ce siège de gazon, me disoit : Croyez-
Yous , Télémaque , que votre vie soit aban-
donnée aux vents et aux flots? Croyez-vous
qu'ils puissent vous faire périr sans l'ordre
des dieux? Non , non : les dieux décident de
tout. C'est donc les dieux , et non pas la mer,
qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des
abîmes , la main de Jupiter pourroit vous en ti-
rer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les as-
tres sous vospieds, Jupiter pourroit vous plonger
au fond de l'abîme, ou vous précipiter dans les
flammes du noirTartare. J'écoulois et j'admirois
ce discours , qui me consoloit un peu ; mais je
n'avois pas l'esprit assez libre pour lui répondre.
Il ne me voyoit point: je ne pouvoisle voir. Nous
passâmes toute la nuit, trcrablans de froid et
demi-morts, sans savoir où latempêtenousjetoit.
Enlîn les vents commencèrent à s'apaiser ; et
la mer mugissante ressembloit à une personne
qui , ayant été longtemps irritée , n'a plus
qu'un reste de trouble et d'émotion, étant lasse
de se mettre enfui eur; elle grondoit sourdement,
et ses flots n'étoient presque plus que comme
les sillons qu'on trouve dans un champ labouré.
Cependant l'aurore vint ouvrir au soleil les
portes du ciel , et nous annonça un beau jour.
L'orient c(oit tout * en feu ; et les étoiles, qui
avoient été si long-temps cachées, reparurent,
et s'enfuiront à l'arrivée de Phébus. Nous aper-
çûmes de loin la terre, et le vent nous en ap-
prochoit : alors ^ je sentis l'espérance renaître
dans mon cœur. Mais nous n'aperçûmes aucun
de nos compagnons : selon les apparences , ils
])erdirent courage , et la tempête les submer-
gea tous ^ avec le vaisseau. Quand nous fûmes
auprès de la terre , la mer nous poussoit contre
des pointes de rochers qui nous eussent brisés ;
mais nous tâchions de leur présenter le bout de
notre mât • et Mentor faisoit de ce mât ce qu'un
sage pilote fait du meilleur gouvernail. Ainsi
nous évitâmes ces rochers affreux , et nous trou-
vâmes enfin une côte douce et unie , où , na-
geant sans peine, nous abordâmes sur le sable.
C'est là que vous nous vîtes, ô grande déesse
qui habitez celte île; c'est là que vous daignâtes
nous recevoir.
LIVRE VI *.
Calypso , ravie d'admiiation par le récit de Télémaque ,
conçoit pour lui une violente passion , et met tout en
œuvre pour exciter en lui le même sentiment, Elle est
pui-;saniment secondée par Vénus, qui amène Cupidon
dans l'ile, avec ordre de percer de ses flèches le cœur de
Télémaque. Celui-ci, déjà hlessé sans le savoir , sou-
haite, sous divers prétextes, de demeurer dans l'il--,
malgré les sages remontrances de Mentor. RientAt il sent
pour la nymphe Eucharis une folle passion, qui excite
la jalousie et la colère de Calypso. Elle jure par le Styx,
que Télémaque sortira de son île , et presse Mentor de
construire un vaisseau pour le reconduire à Ithaque.
Tandis que Mentor entraine Télémaque vers le rivage
pour s"embarquer, Cupidon va consoler Calypso, et oblige
les nymphes à brûler le vaisseau. A la vue des flammes,
Télémaque ressent une joie secrète ; mais le sage Mentor,
qui s'en aperçoit, le précipite dans la mer, et s'y jette
avec lui , pour gagner, à la nage , un autre vaisseau alors
arrêté auprès de l'ile de Calypso.
Qland Télémaque eut achevé ce discours ,
toutes les nymphes, qui avoient été immobiles,
les yeux attachés sur lui, se regardèrent les
unes les autres. Elles se disoient avec étonne-
nient : Quels sont donc ces deux hommes si
Var. — * tout m. A. aj. B. — ^ alors m. A. uj. b. —
3 tous m. A. aj, c. — * Livre vu.
(VII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VI.
^37
chéris des dieux? a-t-on jamais ouï parler d'a-
ventures si inervcilleui>es? Le fils d'Ulysse le sur-
passe déjà eu éloquence , en sagesse et en va-
leur. Quelle mine ! quelle beauté! quelle dou-
ceur! quelle modestie! mais quelle noblesse
et quelle grandeur ! Si nous ne savions qu'il
est fils d'un mortel, on le prendroit aisément
pourBacchus, pour Mercure, ou même pour
le grand Apollon. Mais quel est ce Mentor,
qui paroît un homme simple, obscur, et d'une
médiocre condition? Quand on le regarde de
près , on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus
de l'homme.
Calypso écoutoit ces discours avec un trouble
qu'elle ne pouvoit cacher : ses yeux errans al-
loient sans cesse de Mentor à Télémaque , et
de Télémaque à Mentor. Quelquefois elle vou-
loit que Télémaque recommençât celte longue
histoire de ses aventures ; puis tout-à-coup elle
s'interrompoit elle-même. Enlin, selevantbrus-
quement , elle mena Télémaque seul dans un
bois de myrte, où elle n'oublia rien pour savoir
de lui si Mentor n'étoit point une divinité ca-
chée sous la forme d'un homme. Télémaque
ne pouvoit le lui dire ; car Minerve , en l'ac-
compagnant sous la figure de Mentor, ne s'étoit
point découverte à lui à cause de sa grande
jeunesse. Elle ne se fioit pas encore assez à son
secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs
elle vouloit l'éprouver par les plus grands dan-
gers ; et , s'il eût su que Minerve étoit avec lui,
un tel secours l'eût trop soutenu; il n'auroit
eu aucune peine à mépriser les accidens les
plus affreux. Il prenoit donc Minerve pour
Mentor ; et tous les artifices de Calypso furent
inutiles pour découvrir ce qu'elle désiroit savoir.
Cependant toutes les nymphes, assemblées
autour de Mentor, prenoient plaisir à le ques-
tionner. L'une lui demandoit les circonstances
de son voyage d'Ethiopie ; l'autre vouloit savoir
ce qu'il avoit vu à Damas ; une autre lui de-
mandoit s'il av(>it connu autrefois Ulysse avant
le siège de Troie. Il répondoit à toutes avec
douceur; etses paroles, quoique simples, étoient
pleines de grâces.
Calypso ne les laissa pas long-temps dans
cette conversation; elle revint: et, pendant
que ses nymphes se mirent à cueillir des Heurs
en chantant pour amuser Télémaque, elle prit
à l'écart Mentor pour le faire parler. La douce
vapeur dusomnied ne coule pas plus doucement
dans les yeux appesantis et dans tous les mem-
bres fatigués d'un homme abattu, que les pa-
roles flatteuses de la déesse s'insinuoicnt pour
enchanter le cœur de Mentor; mais elle sentoit
toujours je ne sais quoi qui rcpoussoit tous ses
efforts, et qui se jouoit de ses charmes. Sem-
blable à un rocher escarpé qui cache son front
dans les nues , et qui se joue de la rage des
vents , Mentor, immobile dans ses sages des-
seins, selaissoit presser par Calypso. Quelque-
fois même il lui laissoit espérer qu'elle l'em-
barrasseroit par ses questions, et qu'elle tire-
roit la vérité du fond de son coeur. Mais, au
moment où elle croy oit satisfaire sa curiosité,
ses espérances s'évanouissoient : tout ce qu'elle
s'imaginoit tenir lui échappoit tout-à-coup ;
et une réponse courte de Mentor la replongeoit
dans ses incertitudes. Elle passoit ainsi les
journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cher-
chant les moyens de le détacher de Mentor,
qu'elle n'espéroit plus de faire parler. Elleem-
ployoit ses plus belles nymphes à faire naître
les feux de l'amour dans le cœur du jeune
Télémaque ; et une divinité plus puissante
qu'elle; vint à son secours pour y réussir.
Vénus , toujours pleine de ressentiment du
mépris que Mentor et Télémaque avoient té-
moigné pour le culte qu'on lui rend(>it dans l'île
de Chypre , ne pouvoit se consoler de voir que
ces deux téméraires mortels eussent échappé aux
vents et à la mer dans la tempête excitée par
Neptune. Elle en fit des plaintes amères à Ju-
piter : mais le père des dieux , souriant sans
vouloir lui découvrir que IMinerve , sous la fi-
gure de Mentor, avoit sauvé le fils d'Ulysse,
permit à Vénus de chercher les moyens de se
venger de ces deux hommes. Elle quitte l'O-
lympe; elle oublie les doux parfums qu'on
brûle sur ses autels à Paphos , à Cythère et à
Idalie ; elle vole dans son char attelé de colom-
bes ; elle appelle son fils ; et, la douleur ré-
pandant sur son visage de nouvelles grâces,
elle parla ainsi :
Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui mé-
prisent ta puissance et la mienne? Qui voudra
désormais nous adorer? Va, perce de tes flè-
ches ces deux cœurs insensibles : descends avec
moi dans cette île; je parlerai à Calypso. Elle
dit ; et fendant les airs dans un nuage tout
doré , elle se présenta à Calypso, qui , dans ce
moment, étoit seule au bord d'une fontaine
assez loin de sa grotte.
Malheureuse déesse, lui dit-elle, l'ingrat
U'Iysse vous a méprisée; son fils , encore plus
dur que lui , vous prépare un semblable mé-
pris; mais l'Amour vient lui-même pour vous
venger. Je vous le laisse : il demeurera parmi
vos nymphes , comme autrefois l'enfant lîac-
chus fut nourri par les nymphes de l'île de
438
TÉLÉiMAQUE. LIVRE Yl.
(VII)
Naxos. Télémaque le verra comme un enfant
ordinaire ; il ne pourra s'en défier, et sentira
bientôtson pouvoir. Elledit; et, remoulant dans
ce nuage doré d'où elle étoit sortie , elle laissa
après elle une odeur d'ambroisie dont tous les
bois de Calypso furent parfumés.
L'Amour demeura entre lesbrasde Calypso.
Quoique déesse , elle sentit la flamme qui cou-
loit déjà dans son sein. Pour se soulager, elle
le donna aussitôt à la nymphe qui étoit alors
auprès d'elle , nommée Eucbaris. Mais , hélas !
dans la suite , combien de fois se repentit-elle
de l'avoir fait ! D'abord rien ne paroissoit plus
innocent , plus doux . plus aimable , plus in-
génu et plus gracieux , que cet enfant. A le
voir enjoué , flatteur, toujours riant , on auroit
cru qu'il ne pouvoit donner que du plaisir :
mais à peine s'étoit-on fié à ses caresses , qu'où
y sentoitje ne sais quoi d'empoisonné. L'enfant
malin et trompeur ne caressoitque pour trahir :
et il ne rioit jamais que dos maux cruels qu'il
avoit faits , ou qu'il vouloit faire. Il n'osoit
approcher de Mentor, dont la sévérité l'épou-
vantoit; et il sentoit que cet inconnu étoit invul-
nérable, en sorte qu'aucune de ses flèchesn'au-
roit pu le percer. Pour les nymphes, elles senti-
rent bientôt les feux que cet enfant trompeur
allume; mais elles cachoient avec soin la plaie
profonde qui s'envenimoit dans leurs canu's.
Cependant Télémaque , voyant cet enfant
qui se jouoit avec les nym[)hcs, fut surpris de
sa douceur et de sa beauté. 11 l'embrasse , il le
prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses
bras; lisent en lui-même une inquiétude dont
il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se
jouer innocemment, plus il se trouble et s'a-
mollit. Voyez-vous ces nym])hes? disoit-il à
Mentor : combien sont-elles dilférenles de ces
femmes de l'ile de Chypre , dont la beauté étoit
choquante à cause de leur immodestie ! Ces
beautés * immortelles montrent une innocence,
une modestie , une simplicité qui charme. Par-
lant ainsi , il rougissoit sans savoir pourquoi.
Il ne pouvoit s'empêcher de parler : mais à
peine avoit-il commencé, qu'il ne pouvoit con-
tinuer ; ses paroles étoient entre-coupées, obs-
cures, et quelquefois elles n'avoient aucun sens.
Mentor lui dit : 0 Télémaque , les dangers
de l'ile de Chypre n'éloient rien, si on les com-
pare à ceux dont vous ne vous défiez pas main-
tenant. Le vice grossier fait horreur ; l'impu-
dence brutale donne de l'indignation ; mais la
beauté modeste est bien plus dangereuse : en
l'aimant, on croit n'aimer que la vertu; et in-
sensiblement on se laisse aller aux appas trom-
peurs d'une passion qu'on n'aperçoit que quand
il n'est presque plus temps de l'éteindre. Fuyez,
ô mon cher Télémaque , fuyez ces nymphes ,
qui ne sont si discrètes que pour vous mieux
tromper ; fuyez les dangers de votre jeunesse :
mais surtout fuyez cet enfant que vous ne con-
noissez pas. C'est l'Amour, que Vénus, sa mère,
est venue apporter dans cette île , pour se ven-
ger du mépris que vous avez témoigné pour le
culte qu'on lui rend à Cythère : il a blessé le
cœur de la déesse Calypso ; elle est passionnée
pour vous : il a brûlé toutes les nymphes qui
l'envirounnent ; vous brûlez vous-même, ô
malheureux jeune homme , presque sans le sa-
voir.
Telémaqueinterrompoit souvent Mentor, en '
lui disant . Pourquoi - ne demeurerions-nous
j)as dans cette île? Ulysse ne vit plus; il doit
être depuis long-temps enseveli dans les ondes :
Pénélop.e , ne voyant revenir ni lui ni moi ,
n'aura pu résistera tant de prétendans : son
[•ère Icare l'aura contrainte d'accepter un nou-
vel époux. Retournerai-je à Ithaque pour la
voir engagée dans de nouveaux liens, et man-
quant à la foi qu'elle avait donnée à mon père?
Les Rhaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pour-
rions y retourner que pour chercher une mort
assurée, puisque les amans de Pénélope ont oc-
cupé toutes les avenues du port , pour mieux
assurer notre perte à notre retour.
Mentor répondoit : Voilà l'effet d'une aveu-
gle passion. On cherche avec subtilité toutes
les raisons qui la favorisent , et on se détourne
de peur de voir toutes celles qui la condamnent.
On n'est plus ingénieux que pour se tromper
et j)our étouffer ses remords. Avez-vous oublié
tout ce que les dieux ont fait pour vous rame-
ner dans votre patrie? Comment êtes-vous sorti
delà Sicile? Les malheurs que vous avez éprou-
vés en Egypte ne sont-ils pas tournés tout-à-
coup en prospérités? Quelle main inconnue
vous a enlevé à tous les dangers qui menaçoient
votre tète dans la ville de Tyr? Après tant de
merveilles , ignorez -vous encore ce que les
destinées vous ont préparé? Mais quedis-je?
vous en êtes indigne. Pour moi , je pars , et je
saurai bien sortir de cette île. Lâche fils d'un
père si sage et si généreux! menez ici une vie
molle et sans honneur au milieu des femmes;
faites , malgré les dieux, ce que votre père crut
indisne de lui.
Var. — 1 Mais CCS beautés, etc. A.
Vak. — * en m. a. c. aj. b. — - Mais iiouiquoi. A.
O^ii)
TÉLÉMAQUE. LIVRE YI.
439
Ces paroles de mépris percèrent Télémaque
jusqu'au fond du cœur. Il se scnloit attendri
pour Mentor ; sa douleur étoit mêlée de honte ;
il craignoit l'indignation et le départ de cet
homme si sage à qui il devoit tant : mais une
passion naissante , et qu'il ne connoissoit pas
lui-même , faisoit qu'il n'étoit plus le même
homme. Quoi donc! disoit-il à Mentor, les lar-
mes aux yeux, vous ne comptez pourrienl'im-
morlalité qui m'est oiïerte par la déesse? Je
compte pour rien , répondoit ^ Mentor, tout ce
qui est contre la vertu et contre les ordres des
dieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie
pour revoir Ulysse et Pénélope ; la vertu vous
défend de vous abandonner à une folle passion.
Les dieux, qui vous ont délivré de tant de pé-
rils pour vous préparer une gloire égale à celle
de votre père , vous ordonnent de quitter cette
île. L'Amour seul , ce honteux tyran, peut vous
y retenir. Hé ! que feriez-vous d'une vie immor-
telle, sans liberté, sans vertu , sans gloire?
Cette vie seroit encore plus malheureuse , en
ce qu'elle ne pourroit Unir.
Télémaque ne répondoit à ce discours que par
des soupirs. Quelquefois il auroit souhaité que
Mentor l'eût arraché malgré lai de cette lie j
quelquefois il lui tardoit que Mentor fût parti ,
pour n'avoir plus devant ses yeux cet ami sé-
vère qui lui reprochoit sa foihlesse. Toutes ces
pensées contraires agitoient tour à tour soncœur^
et aucune n'y étoit constante : son cœur étoit
comme la mer, qui est le jouet de tous les vents
contraires. Il demeuroit souvent étendu et im-
mobile sur le rivage de la mer; souvent dans
le fond de quelque bois sombre, versant des
larmes amères , et poussant des cris semblables
aux rugissemens d'un lion. Il étoit devenu mai-
gre ; ses yeux creux étoient pleins d'un feu dé-
vorant : aie voir pâle, abattu et défiguré, on
aurait cru que ce n'étoit point Télémaque. Sa
beauté , son enjouement , sa noble lierté s'cn-
fuyoientloin de lui. Il périssoit tel qu'une fleur,
qui , étant épanouie le matin , répandoit ses
doux parfums dans la campagne , et se flétrit
peu à peu vers le soir; ses vives couleurs s'ef-
facent ; elle languit , elle se dessèche , et sa
belle tète se penche , ne pouvant plus se sou-
tenir : ainsi le iils d'Ulysse étoit aux portes delà
mort.
Mentor , voyant que Télémaque ne pouvoit
résister à la violence de sa passion , conçut un
dessein plein d'adresse pour le délivrer d'un
si grand danger. Il avoit remarqué que Calypso
Vah. — 1 répouJil. B. c. Edit. f. du cop.
aimoit éperdument Télémaque , et que Télé-
maque n'aimoit pas moins la jeune nymphe
Eucharis ; car le cruel Amour , pour tourmen-
ter les mortels, fait qu'on n'aime guère la per-
sonne dont on est aimé. Mentor résolut d'ex-
citer la jalousie de Calypso. Eucharis devoit
emmener Télémaque dans une chasse. Mentor
dit à Calypso : J'ai remarqué dans Télémaque
une passion pour la chasse, que je n'avois ja-
mais vue en lui; ce plaisir commence à le dé-
goûter de tout autre : il n'aime plus que les
forêts et les montagnes les plus sauvages. Est-
ce vous , ô déesse, qui lui inspirez cette grande
ardeur?
Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces
paroles , et elle ne put se retenir. Ce Téléma-
que , répondit-elle , qui a méprisé tous les
plaisirs de l'île de Chypre, ne peut résistera la
médiocre beauté d'une de mes nymphes. Com-
ment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'ac-
tions merveilleuses, lui dont le cœur s'amollit
lâchement par la volupté , et qui ne semble né
que pour passer une vie obscure au milieu des
femmes ? Mentor , remarquant avec plaisir
combien la jalousie troubloit le cœur de Ca-
lypso , n'en dit pas davantage , de peur de la
mettre en défiance de lui; il lui montroit seule-
ment un visage triste et abattu. La déesse lui
découvroit ses peines ^ sur toutes les choses
qu'elle voyoit , et elle faisoit sans cesse des
plaintes nouvelles. Cette chasse , dont Mentor
l'avoit avertie , acheva de la mettre en fureur.
Elle sut que Télémaque n'avoit cherché qu'à
se dérober aux autres nymphes pour parler à
Eucharis. On proposoit' même déjà une seconde
chasse, où elle prévoyoit qu'il feroit comme
dans la première. Pour rompre les mesures de
Télémaque , elle déclara qu'elle en vouloit
être. Puis tout-à-coup , ne pouvant plus mo-
dérer son ressentiment, elle lui parla ainsi :
Est-ce donc ainsi , ô jeune téméraire , que
tu es venu dans mon île pour échapper au juste
naufrage que Neptune te préparoit , et à la
vengeance des dieux? N'es-tu entré dans cette
ile, qui n'est ouverte à aucun mortel, que pour
mépriser ma puissance et l'amour que je t'ai
témoigné ? 0 divinités de l'Olympe et du Styx ,
écoutez une malheureuse déesse! Hàlez-vous
de confondre ce perfide, cet ingrat, cet impie.
Puisque tu es encore plus dur et plus injuste
que ton père , puisses-tu souffrir des maux
encore plus longs et plus cruels que les siens !
Var. — 1 La docsse lui faisoit ses plaintes, A. — ^ On
parloit iiit'iiie déjà d'une seconde chasse. A.
440
TÉLÉMAQUE. LIVRE VI.
(VII) (
Non , non , que jamais tu ne revoies ta patrie ,
cette pauvre et misérable Ithaque , que tu n'as
point eu honte de préférer à l'immortaUté! ou
plutôt que tu périsses, en la voyant de loin, au
milieu de la mer ; et que ton corps , devenu le
jouet des flots , soit rejeté , sans espérance de
sépulture, sur le sable de ce rivage ! Que mes
yeux le voient mangé par les vautours! Celle
que tu aimes le verra aussi : elle le verra ; elle
en aura le cœur déchiré , et son désespoir fera
mon bonheur !
En parlant ainsi , Calypso avoit les yeux
rouges et enflammés : ses regards ne s'arrê-
toient jamais en aucun endroit ; ils avoient je ne
sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues
tremblantes étoient couvertes de taches noires
et livides ; elle changeoit à chaque moment de
couleur. Souvent une pâleur mortelle se répan-
doit sur tout son visage : ses larmes ne cou-
loient plus comme autrefois avec abondance :
la rage et le désespoir scmbloient en avoir tari
la source , et à peine en couloit-il quelqu'une
sur ses joues. Sa voix étoit rauque, tremblante
et entre-coupée. Mentor observoit tous ses mou-
vemens , et ne parloit plus à Télémaquc. 11 le
traitoit comme un malade désespéré qu'on
abandonne; il jetoit souvent sur lui des re-
gards de compassion.
Télémaque sentoit combien il étoit coupable
et indigne de l'amitié de Mentor. Il n'osoit
lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de
son ami, dont le silence même le condamnoit.
Quelquefois il avoit envie d'aller se jeter à son
cou , et de lui témoigner combien il étoit tou-
ché de sa faute : mais il étoit retenu , tantôt
par une mauvaise honte , et * tantôt par la
crainte d'aller plus loin qu'il ne vouloit pour
se tirer du péril ; car le péril lui sembloit doux,
et il ne pouvoit encore se résoudre à vaincre sa
folle passion.
Les dieux et les déesses de l'Olympe, assem-
blés dans un profond silence , avoient les yeux
attachés sur l'île de Calypso , pour voir qui se-
roit victorieux , ou de Minerve ou de l'Amour.
L'Amour , en se jouant avec les nymphes ,
avoit mis tout en feu dans l'île. Minerve , sous
la tîgure de Mentor, se servoit de la jalousie ,
inséparable de l'amour, contre l'Amour même.
Jupiter avoit résolu d'être le spectateur de ce
combat , et de demeurer neutre.
Cependant Eucharis , qui craignoit que
Télémaque ne lui échappât , usoit de mille ar-
tifices pour le retenir dans ses liens. Déjà elle
Var. — * et m. A. aj. b.
alloit partir avec lui pour la seconde chasse , et
elle étoit vêtue comme Diane. Vénus et Cu-
pidon avoient répandu sur elle de nouveaux
charmes ; en sorte que ce jour-là sa beauté ef-
façoit celle de la déesse Calypso même. Calypso,
la regardant de loin, se regarda en même temps
dans la plus claire de ses fontaines ; et elle eut
honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de
sa grotte , et parla ainsi toute seule :
Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu
troubler ces deux amans , en déclarant que je
veux être de cette chasse ! Enserai-je? irai-je
la faire triompher , et faire servir ma beauté à
relever la sienne? Faudra-t-il que Télémaque,
en me voyant , soit encore plus passionné pour
son Eucharis? 0 malheureuse! qu'ai-je fait?
Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-
mêmes, je saurai bien les en empêcher. Je vais
trouver Mentor; je le prierai d'enlever Télé-
maque : il le remmènera à Ithaque. Mais que
dis-je? et que deviendrai-jc quand Télémaque
sera parti? Où suis-je? Que rcste-t-il à faire?
0 cruelle Vénus ! Vénus , vous m'avez trom-
pée ! ô perfide présent que vous m'avez fait !
Pernicieux enfant ! Amour empesté ! je ne
t'avois ouvert mon cœur, que dans l'espérance
de vivre heureuse avec Télémaque; et tu n'as
porté dans ce cœur que troid)le et que déses-
poir! Mes nymphes sont révoltées contre moi.
Ma divinité ne me sert plus qu'à rendre mon
malheur éternel. 0 si j'étois libre de me don-
ner la mort pour finir mes douleurs ! Téléma-
que , il faut que lu meures, puisque je ne puis
mourir ! Je me vengerai de tes ingratitudes : ta
nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux.
Mais je m'égare. 0 malheureuse Calypso! que
veux-tu? faire périr un innocent que tuas jeté
toi-même dans cet abîme de malheurs? C'est
moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein
du chaste Télémaque. Quelle innocence ! quelle
vertu! quelle horreur du vice! quel courage
contre les honteux plaisirs ! Falloit-il empoi-
sonner son cœur? Il m'eût quittée! Hé bien!
ne faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je
le voie , plein de mépris pour moi , ne vivant
plus que pour ma rivale ? Non , non , je ne
souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, Télé-
maque, va-t'en au-delà des mers : laisse Ca-
lypso sans consolation , ne pouvant supporter
la vie , ni trouver la mort : laisse-la incon-
bolable , couverte de honte , désespérée , avec
ton orgueilleuse Eucharis.
Elle parloit ainsi seule dans sa grotte : mais
tout-à-ccup elle sort impétueusement. Où étes-
vous, ô Mentor? dit-elle. Est-ce ainsi que vous
(VII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VI.
441
soutenez Télémaqne contre le vice auquel il
succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour
veille contre vous. Je ne puis soutîrir plus
long-temps cette lâche inditrérence que vous
témoignez. Verrez-vous toujours tranquillement
le fils d'Ulysse deshonorer son père, et négli-
ger sa haute destinée? Est-ce à vous ou à moi
que ses parens ont confié sa conduite? C'est
moi qui cherche les moyens de guérir son
cœur; ot vous, ne ferez-vous rien? Il y a,
dans le lieu le plus reculé de cette forêt, de
grands peupliers propres à construire un vais-
seau ; c'est là qu'Ulysse fit celui dans lequel il
sortit de celte ile. Vous trouverez au même en-
droit une profonde caverne, où sont tous les
instruinens nécessaires pour tailler et pour join-
dre toutes les pièces d'un vaisseau.
A peine eut-elle dit * ces paroles , qu'elle
s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment :
il alla dans cette caverne, trouva les instru-
mens , abattit les peupliers , et mit en un seul
jour un vaisseau en état de voguer. C'est que
la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas
besoin d'un grand temps pour achever les plus
grands ouvrages.
Calypso se trouva dans une horrible peine
d'esprit : d'un côté , elle vouloil voir si le tra-
vail de Mentor s'avançoit ; de l'autre , elle ne
pouvoil se résoudre à quitter la chasse, où Eu-
charis auroit été en pleine liberté avec Télé-
maque. La jalousie ne lui permit jamais de
perdre de vue les deux amans : mais elle tà-
choit de tourner la chasse du côté où elle sa-
voit que Mentor faisoit le vaisseau. Elle enten-
doit les coups de haclie et de marteau : elle
prètoit l'oreille : chaque coup la faisoit frémir.
Mais dans le moment même , elle craignoit que
cette rêverie ne lui eût dérobé quelque signe
ou quelque coup d'oeil de Télémaqne à la jeune
nymphe.
Cependant Eucharis disoit à Télémaqne d'un
ton moqueur - : Ne craignez vous point que
Mentor ne vous blâme d'être venu à la chasse
sans lui? 0 que vous êtes à plaindre de vivre
sous un si rude maître ! Rien ne peut adoucir
son austérité . il affecte d'être ennemi de tous
les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en
goûtiez aucun ; il vous fait un crime des choses
les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de
lui , pendant que vous étiez hors d'état de vous
conduira vous-même ; mais après avoir mon-
tré tant de sagesse , vous ne devez plus vous
laisser traiter en enfant.
Var. — * A peine lui eut-elle dit , etc. A. — ^ comme eu se
moquant. A.
Ces paroles artificieuses perçoient le cœur
de Télémaque, et le remplissoient de dépit con-
tre Mentor, dont il vouloit secouer le joug. Il
craignoit de le revoir, et ne répondit rien à
Eucharis , tant il éloit troublé. EnOn , vers le
soir , la dhasse s'étant passée de part et d'autre
dans une contrainte perpétuelle, on revint par
un coin de la forêt assez voisin du lieu où Men-
tor avoit travaillé tout le jour. Calypso aper-
çut de loin le vaisseau achevé : ses yeux se
couvrirent à Uinstant d'un épais nuage, sem-
blable à celui de la mort. Ses genoux trcmblans
se déroboient sous elle . une froide sueur cou-
rut par tous les membres de son corps : elle
fut contrainte de s'appuyer sur les nymphes
qui l'environnoienf; et Eucharis lui tendant la
main pour la soutenir , elle la repoussa en je-
tant sur elle un regard terrible.
Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne
vit point Mentor , parce qu'il s'étoit déjà retiré,
ayant fini son travail , demanda à la déesse à
qui étoit ce vaisseau , et à quoi on le destinoit.
D'abord elle ne put répondre; mais enfin elle
dit : C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait
faire ; vous ne serez plus embarrassé par cet
ami sévère , qui s'oppose à votre bonheur , et
qui seroit jaloux si vous deveniez immortel.
Mentor m'abandonne ! c'est fait de moi !
s'écria Télémaque. 0 ^ Eucharis, si Mentor me
quitte , je n'ai plus que vous. Ces paroles lui
échappèrent dans le transport de sa passion. Il
vit le tort qu'il avoit eu en les disant; mais il
n 'avoit pas été libre de penser au sens de ses
paroles. Toute la troupe étonnée demeura dans
le silence. Eucharis , rougissant et baissant les
yeux, demeuroit derrière, toute interdite , sans
oser se montrer. Mais pendant que la honte
étoit sur son visage , la joie étoit au fond de
son cœur. Télémaque ne se comprenoit plus
lui-même, et ne pouvoil croire qu'il eût parlé
si indiscrètement. Ce qu'il a\oit fait lui parois-
soit connue un songe , mais un songe dont il
demeuroit confus et troublé.
Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui
on a enlevé ses petits, couroit au tra\ers de la
forêt , sans suivre aucun chemin , et ne sachant
où elle alloit. Enfin , elle se trouva à l'entrée
de sa grotte , où Mentor l'attendoit. Sortez de
mon île, dit-elle , ô étrangers , qui êtes venus
troubler mon repos : loin de moi ce jeune in-
sensé ! Et vous , imprudent vieillard , vous
sentirez ce que peut le courroux d'une déesse,
si vous ne l'arrachez d'ici lout-à-lheure. Je ne
Vau. — ' 0 m. A. (ij. B.
442
TÉLÉMAQUE. LIVRE VI.
(VII)
Teux plus le voir; je ue veux plus souffrir
qu'aucuue de mes nymphes lui parle * , ni le
regarde. J'en jure par les ondes du Slyx , ser-
ment qui fait trembler les dieux mêmes. Mais
apprends , Télémaque , que tes maux ne sont
pas finis : ingrat , tu ne sortiras de mon île ,
que pour être en proie à de nouveaux mal-
heurs. Je serai vengée ; tu regretteras Calypso,
mais en vain. Neptune, encore irrité contre
ton père , qui l'a offensé en Sicile , et sollicité
par Vénus, que tu as méprisée dans l'île de
Chypre, te prépare d'autres tempêtes. Tu ver-
ras ton père , qui n'est pas mort ; mais tu le
verras sans le connoître ". Tu ne te réuniras
avec lui en Ithaque, qu'après avoir été le jouet
de la plus cruelle fortune. Va : je conjure les
puissances célestes de me venger. Puisses-tu au
milieu des mers, suspendu aux pointes d'un
rocher, et frappé de la ioudre, invoquer en vain
Calypso, que ton supplice comblera de joie!
Ayant dit ces paroles, son esprit agité étoit
déjà prêt à prendre des résolutions contraires.
L'amour rappela dans son cœur le désir de
retenir Télémaque. Qu'il vive , disoit-elle en
elle-même , qu'il demeure ici ; peut-être qu'il
sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eu-
cliaris ne sauroit, comme moi, lui donner l'im-
mortalité. 0 trop aveugle Calypso ! tu t'es tra-
hie toi-même par Ion serment : te voilà enga-
gée ; et les ondes du Styx , par lesquelles ' tu
asjuré, ue le permettent plus aucune espérance.
Personne n'entcndoit ces paroles : mais on
voyoitsur son visage les furies peintes ; et tout
le venin empesté du noir Cocyte sembloit s'ex-
haler de son ca.^ur.
Télémaque eu fut saisi d'horreur. Elle le
comprit ; car qu'est-ce que l'amour jaloux ne
devine pas ? et l'horreur de Télémaque redoubla
les transports de la déesse. Semblable à une
Bacchante . qui remplit l'air de ses hurlemens,
et qui en fait retentir les hautes montagties de
Thrace , elle court au travers des bois avec un
dard en main , appelant toutes ses nymphes , et
menaçant de percer toutes celles qui ne la sui-
vront pas. Elles courent en foule , effrayées de
cette menace. Eucharis tnêrae s'avance les lar-
mes aux yeux, et regardant de loin Télémaque,
à qui elle n'ose plus parler. La déesse frémit
en la voyant auprès d'elle ; et, loin de s'apaiser
par la soumission de celle nymphe , elle res-
sent une nouvelle fureur , voyant que Tafllic-
tion augmente la beauté d'Lucharis.
Cependant Télémaque étoit demeuré seul
VaU. — ' ni lui parK". A. — - sans le connoilre, cl saus
pouvoir le faire connoilre a lui. A. — ^ par qui. A.
avec Mentor. 11 embrasse ses genoux (car il
n'osoit l'embrasser autrement, ni le regarder);
il verse un torrent de larmes ; il veut parler ,
la voix lui manque; les paroles lui manquent
encore davantage : il ne sait ni ce qu'il doit
faire , ni ce qu'il fait , ni ce qu'd veut. Enfin
il s'écrie : 0 mon vrai père ! ô Mentor ! dé-
livrez-moi de tant de maux ! Je ne puis ni vous
abandonner, ni vous suivre. Délivrez-moi de
tant de maux, délivrez-moi de moi-même;
donnez-moi la mort.
Menlor l'embrasse, le console, l'encourage,
lui apprend à se supporter lui-même, sans
flatter sa passion , et lui dit : Fils du sage
Ulysse , que les dieux ont tant aimé , et qu'ils
aiment encore, c'est par un ellet de leur amour,
que vous souffrez des maux si horribles. Celui
qui n'a point senti sa foiblesse et la violence
de ses passions , n'est point encore sage ; car il
ne se ccnnoit point encore , et ne sait point se
défier de soi. Les dieux vous ont conduit comme
par la main jusqu'au bord de l'abîme , pour
vous en montrer toute la profondeur, sans
vous y laisser tomber. Comprenez maintenant
ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne
l'aviez éprouvé. Ou vous auroit parlé ' des tra-
hisons de l'Amour , qui flatte pour perdre , et
qui , sous une apparence de douceur , cache les
plus affreuses amertumes. Il est venu cet en-
fant plein de charmes, parmi les ris, les jeux
et les grâces. Vous l'avez vu ; il a enlevé votre
cœur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser
enlever. Vous cherchiez des prétextes pour
ignorer la plaie de votre cœur : vous cherchiez
à me tromper , et à vous flatter vous-même;
vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre
témérité : vous demandez maintenant la mort ,
et c'est l'unique espérance qui vous reste. La
déesse troublée ressemble à une furie infernale;
Eucharis brûle d'un feu plus cruel que toutes
les douleurs de la mort; toutes ces nymphes
jalouses sont prêtes à s'entre-déchirer : et voilà
ce que fait le traîlre Amour, qui paroit si doux !
Rappelez tout votre courage. A quel point les
dieux vous aiment-ils , puisqu'ils vous ouvrent
un si beau chemin pour fuir l'Amour, et i)our
revoir votre chère patrie ! Calypso elle-même
est contrainte de vous chasser. Le vaisseau est
tout prêt ; que tardons-nous à quitter cette île,
011 la verlu ne peut habiter?
Var. — * parlé en i-ahi : p. ii. d. Ces deux ino(s ne
sont point tlans les manuscrits : on les trouve j-our la j)re-
inièrc fois dans Véditiou de La Haye, chez Moctjens, 1703.
C'est de là qu'ils ont passé dans les suivantes , et niiuic
dans la copie c ; mais ils y sont surajoutés , cl d'une autre
main.
(VU)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VI.
443
En disant ces paroles, Mentor le prit par la
main, et l'entraînoit vers le rivage. Télcmaque
suivoit à peine, regardant toujours derrière
lui. Il considéroit Eucliaris, qui s'éloiguoit de
lui. Ne pouvant voir son visage , il regardoit
ses beaux cheveux noués , ses habits flottants ,
et sa noble démarche. Il auroit voulu pouvoir
baiser les traces de ses pas. Lors même qu'il la
perdit de vue, il prêtoit encore l'oreille, s'ima-
ginant entendre sa voix. Quoique absente , il
lavoyoit; elle étoit peinte et comme vivante
devant ses yeux : il croyoit même parler à elle,
ne sachant plus où il étoit , et ne pouvant
écouter Mentor.
Enfin, revenant à lui comme d'un profond
sommeil , il dit à Mentor : Je suis résolu de
vous suivre , mais je n'ai pas encore dit adieu
à Eucharis. J'aimerois mieux mounr , que de
l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez
que je la revoie encore une dernière fois pour
lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez
que je lui dise : 0 nymphe , les dieux cruels,
les dieux jaloux de mon bonheur me contrai-
gnent de partir; mais ils m'empêcheront plutôt
de vivre, que de me souvenir à jamais de vous.
0 mon père ! ou laissez-moi cette dernière con-
solation, qui est si juste, ou arrachez-moi la
vie dans ce moment. Noîi, je ne veux ni de-
meurer dans cette île , ni m'abandonner à
l'amour. L'amour n'est point dans mon cœur;
je ne sens que de l'amitié et de la reconnois-
sance pour Eucharis. 11 me suffit de le lui dire ^
encore une fois , et je pars avec vous sans re-
tardement.
Que j'ai pitié de vous! répondoit ^ Mentor :
votre passion est si furieuse que vous ne la sen-
tez pas. Vous croyez être tranquille , et vous
demandez la mort ! Vous osez dire que vous
n'êtes point vaincu par l'amour, et vous ne
pouvez vous arracher à la nymphe que vous
aimez ! Vous ne voyez, vous n'entendez qu'elle;
vous êtez aveugle et sourd à tout le reste. Un
homme que la fièvre rend frénétique dit : Je
ne suis point malade. 0 aveugle Télémaque!
vous étiez prêt à renoncer à Pénélope qui vous
attend, à Ulysse que vous verrez, à Ithaque où
vous devez régner , à la gloire et à la haute
destinée que les dieux vous ont promise par
tant de merveilles qu'ils ont faites en votre
faveur : vous renonciez à tous ces biens pour
Var. — 1 (le lui dire adieu encore une fois. b. c. Edit.
Le copiste b. avoil mis : Il me sujjit de lui dire encore
tine fois, eic. La phrase n'ayant pas de sens , l'auteur ajoiila
adieu , leçon moins bonne que celle de l'original , ([u'il
n'avoit point alors sous les yeu\. — - rt-pondit. c. lidit.f.
du cop.
vivre déshonoré auprès d'Eucharis ! Direz-vous
encore que l'amour ne vous attache point à
elle ? Qu'est-ce donc qui vous trouble? pour-
quoi voulez-vous mourir? pourquoi avez-vous
j)arlé devant la déesse avec tant de transport?
Je ne vous accuse point de mauvaise foi; mais
je déplore votre aveuglement. Fuyez , Télé-
maque , fuyez ! on ne peut vaincre l'amour
qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai
courage consiste à craindre et à fuir; mais à
fuir sans délibérer , et sans se donner à soi-
même le temps de regarder jamais derrière soi.
Vous n'avez pas oublié les soins que vous
m'avez coûtés depuis votre enfance, et les pé-
rils dont vous êtes sorti par mes conseils : ou
croyez-moi, ou souilVez que je vous abandonne.
Si vous saviez combien il m'est douloureux de
vous voir courir à votre perte ! Si vous saviez
tout ce que j'ai souffert pendant que je n'ai osé
vous parler! la mère qui vous mit au monde
souffrit moins dans les douleurs de l'enfante-
ment. Je me suis tu ; j'ai dévoré ma peine ;
j'ai étouffé mes soupirs, pour voir si vous re-
viendriez à moi. 0 mon fils! mon cher fils!
soulagez m(>n cœur ; rendez-moi ce qui m'est
plus cher que mes entrailles ; rendez-moi Télé-
maque , que j'ai perdu ; rendez-vous à vous-
même. Si la sagesse en vous surmonte l'amour,
je vis, et je vis heureux; mais si l'amour vous
entraîne malgré la sagesse , Mentor ne peut
plus vivre.
Pendant que Mentor parloit ainsi , il con-
tinuoit son chemin vers la mer ; et Télémaque,
qui n'étoit pas encore assez fort pour le suivre
de lui-même , l'éloit déjà assez pour se laisser
mener sans résistance. Minerve, toujours ca-
chée sous la figure de Mentor, couvrant invi-
siblement Télémaque de son égide , et répan-
dant autour de lui un rayon divin , lui fit
sentir un courage qu'il n'avoit point encore
éprouvé depuis qu'il étoit dans cette île. Enfin,
ils arrivèrent dans un endroit de l'île où le
rivage de la mer étoit escarpé ; c'étoit un rocher
toujours battu par l'onde écumante. Ils re-
gardèrent de cette hauteur si le vaisseau que
Mentor avoit préparé étoit encore dans la même
place ; mais ils aperçurent un triste spectacle.
L'Amour étoit vivement piqué de voir que
ce vieillard inconnu non-seulement étoit in-
sensible à ses (r;iits , mais encore lui enlevoit
Télémaque : il pleuroit de dépit, et il alla
trouver Calypso errante dans les sombres forêts.
Elle ne put le voir sans gémir , et elle sentit
qu'il rouvroit toutes les plaies de son cœur.
L'Amour lui dit : Vous êtes déesse , et vous
444
TÉLÉMAQUE. LIVRE VI.
(VII)
vous laissez vaincre par un foible mortel qui est
captif dans votre lie! pourquoi le laissez-vous
sortir? 0 malheureux Amour, répondit-elle,
je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils:
c'est toi qui m'as tirée d'une douce et profonde
paix, pour me précipiter dans un ahime de
malheurs. C'en est fait; j'ai juré par les ondes
du Styx que je laisserois partir Télémaque.
Jupiter même, le père des dieux, avec toute
sa puissance, n'oseroit contrevenir à ce redou-
table serment. Télémaque sort de mon ile :
sors aussi, pernicieux enfant: tu m'as fait plus
de mal que lui!
L'Amour, essuyant ses larmes, fit un souris
moqueur et malin. En vérité , dit-il , voilà un
grand embarras ! laissez-moi faire ; suivez
Totre serment; ne vous opposez point au dé-
part de Télémaque. Ni vos nymphes ni moi n'a-
vons juré par les ondes du Styx de le laisser
partir. Je leur inspirerai le dessein de brûler ce
vaisseau que Mentor a fait avec tant de précipi-
tation. Sa diligence , qui nous a surpris, sera
inutile. 11 sera siupris lui-même à son tour ; et
il ne lui restera plus aucun moyen de vous arra-
cher Télémaque.
Ces paroles llatleuses firent glisser l'espé-
rance et la joie jns(]u'au fond des entrailles de
Calypso. Ce qu'un zéphir fait par sa fraîcheur
sur le bord d'un ruisseau , pour délasser les
troupeaux languissans que l'ardeur de l'été
consume , ce discours le fit pour apaiser le dé-
sespoir de la déesse. Son visage devint serein ,
ses yeux s'adoucirent , les noirs soucis qui rou-
geoient son cœur s'enfuirent pour un moment
loin d'elle : elle s'arrêta, elle sourit ', elle
flatta le folâtre Amour ; et , en le flattant , elle
se prépara de nouvelles douleurs.
L'Amour, content de l'avoir persuadée , alla
pour persuader aussi les nymphes, qui étoient
errantes et dispersées sur toutes les montagnes,
comme un troupeau de moutons que la rage
des loups affamés a mis eu finie loin du berger.
L'Amour les rassemble , et leur dit : Téléma-
que est encore en vos mains ; hâtez-vous de
brûler ce vaisseau que le téméraire Mentor a
fait pour s'enfuir. Aussitôt elles allument des
flambeaux; elles accourent sur le rivage; elles
frémissent; elles poussent des hurlemens; elles
secouent leurs cheveux épars , comme des Bac-
chantes. Déjà la flamme vole ; elle dévore le
vaisseau , qui est d'un bois sec et enduit de
résine; des tourbillons de fumée et de flamme
s'élèvent dans les nues.
Télémaque et Mentor aperçoivent ce feu de
dessus le rocher , et entendent les cris des
nymphes. Télémaque fut tenté de s'en réjouir,
car son cœur n'éloit pas encore guéri ; et Men-
tor remarquoit que sa passion étoit comme un
feu mal éteint , qui sort de temps en temps de
dessous la cendre , et qui repousse de vives
étincelles. Me voilà donc, dit Télémaque , ren-
gagé dans mes liens ! il ne nous reste plus au-
cune espérance de quitter cette ile.
Mentor vit bien que Télémaque alloit retom-
ber dans toutes ses foiblesses, et qu'il n'y avoit
pas un seul moment à perdre. Il aperçut de
loin au milieu des flots un vaisseau arrêté qui
n'osoit approcher de l'ile, parce que tous les
pilotes conuoissoient (jue l'ile de Calypso étoit
inaccessible à tous les mortels. Aussitôt le sage
Mentor, poussant Télémaque, qui étoit assis sur
le bord du rocher , le précipite dans la mer , et
s'y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette
violente chute, but l'onde amère, et devint le
jouet des flots. Mais revenant à lui , et voyant
Mentor qui lui tendoit la main pour lui aider à
nager , il ne songea plus qu'à s'éloigner de l'ile
fatale.
Les nymphes , qui avoient cru les tenir cap-
tifs, poussèrent des cris jdeins de fureur, ne
pouvant plus empêcher leur fuite. Calypso ,
inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle
remplit de ses hurlemens. L'Amour, qui vit
changer son triomphe en une honteuse défaite,
s'éleva au milieu de l'air en secouant ses ailes ,
et s'envola dans le bocage d'Idalie, où sa cruelle
mère l'attendoit. L'enfant , encore plus cruel ,
ne se consola qu'en riant avec elle de tous les
maux qu'il avoit faits.
A mesure que Télémaque s'éloignoit de l'île,
il sentoit avec j)laisir renaître son courage , et
son amour pour la vertu. J'éprouve, s'écrioit-
il parlant à Mentor, ce que vous me disiez , et
que je ne pou vois croire, faute d'expérience :
on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. 0 mon
père, que les dieux m'ont aimé en me don-
nant votre secours ! Je méritois d'en être privé,
et d'être abandonné à moi-même. Je ne crains
plus ni mer, ni vents, ni tempêtes ; je ne crains
plus que mes passions. L'amour est lui seul
plus à craindre que tous les naufrages.
Var. — 1 elle rit. a.
(VIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VIL
Ul
LIVUE VII L
Mentor et Télémaque s'avancent vers le vaisseau pliénicien
arrêté auprès de File de Calypso : ils sont accueillis fa-
vorablement par Adoam , frère de Narbal , commandant
de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant Télémaque , lui
promet aussitôt de le conduire à Ithaque. Il lui raconte
la mort tragique de Pygraalion , roi de Tyr, et d'Astarbé.
son épouse ; puis l'élévation de Baléazar, que le tyran
son père avoit disgracié à la persuasion de cette femme.
Télémaque , à son tour, fait le récit de ses aventures
depuis son départ de Tyr. Pendant un repas qu'Adoam
donne à Télémaque et a Mentor, Acliitoas , par les doux:
accords de sa voix et de sa lyre , assemble autour du
vaisseau les Tritons , les Néréides , toutes les autres divi-
nités de la mer, et les monstres marins eux-mêmes.
Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art,
qu'Achitoas jaloux laisse tomber la sienne de dépit.
Adoam raconte ensuite les merveilles de la Bétique. Il
décrit la douce température de l'air et toutes les richesses
de ce pays , dont les peuples mèrrent la vie la plus heu-
reuse dans une parfaite simplicité de mœurs.
Le vaisseau qui étoit arrêté, et vers lequel
ils s'avançoient, étoit un vaisseau phénicien
qui alloit dans l'Epire. Ces Phéniciens avoient
vu Télémaque au voyage d'Egypte ; mais ils
n'avoient garde de le recounoître au milieu des
flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau
})Our faire entendre sa voix '^ il s'écria d'une
voix forte , en élevant sa tète au-dessus de
l'eau : Phéniciens, si secourables à toutes les
nations , ne refusez pas la vie à deux hommes
qui l'attendent de votre humanité. Si le respect
des dieux vous touche, recevez-nous dans votre
vaisseau ; nous irons partout où vous irez.
Celui qui commandoit répondit : Nous vous re-
cevrons avec joie ; nous n'ignorons pas ce qu'on
doit'faire pour des inconnus qui paroissent si
malheureux. Aussitôt on les reçoit dans le vais-
seau.
A peine y furent-ils entrés % que, ne pou-
vant plus respirer , ils demeurèrent immobiles;
car ils avoient nagé long-temps et avec effort
pour résister aux vagues. Peu à peu ils repri-
rent leurs forces : on leur donna d'autres ha-
bits , parce que les leurs étoient appesantis par
l'eau qui les avoit pénétrés , et qui couioit de
tous côtés '*. Lorsqu'ils furent en état de par-
ler, tous ces Phéniciens , empressés autour
d'eux , vouloient savoir leurs aventures. Celui
Var. — 1 Livre vni. — ^ se faire ODlL'iniro. c Edit. f.
du cop, — ^ \ peine ils furent ciiUés. — * de touios parts.
C. Edil. /. du cop.
qui commandoit leur dit : Comment avez- vous
pu entrer dans cette ile d'où vous sortez? Elle
est, dit-on, possédée par une déesse cruelle ,
qui ne souflre jamais qu'on y aborde. Elle est
même bordée de rochers affreux, contre les-
quels la mer va follement combattre, et on ne
pourroit en approcher sans faire naufrage. Aussi
est-ce par un naufrage, répondit Mentor *,
que nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs;
notre patrie est l'Ile d'Ithaque , voisine de l'E-
pire, où vous allez. Quand même vous ne vou-
driez pas relâcher en Ithaque, qui est sur votre
route , il nous suffiroit que vous nous menas-
siez dans l'Épire ; nous y trouverons des amis
qui auront soin de nous faire faire le court tra-
jet qui nous restera, et nous vous devrons à ja-
mais la joie de revoir ce que nous avons de plus
cher au monde.
Ainsi c'étoit Mentor qui portoit la parole ; et
Télémaque , gardant le silence , le laissoit par-
ler : car les fautes qu'il avoit faites dans l'île de
Calypso augmentèrent beaucoup sa sagesse. Il
se délioit de lui-même; il sentoit le besoin de
suivre toujours les sages conseils de Mentor ; et
quand il ne pouvoit lui parler pour lui deman-
der ses avis , du moins il consultoit ses yeux ,
et tàchoit de deviner toutes ses pensées.
Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux
sur Télémaque, croyoit se souvenir de l'avoir
vu; mais c'étoit un souvenir confus qu'il ne
pouvoit démêler. Souffrez , lui dit-il , que je
vous demande si vous vous souvenez de m'avoir
vu autrefois , comme il me semble que je me
souviens de vous avoir vu. Votre visage ne
m'est point inconnu , il m'a d'abord frappé ;
mais je ne sais où je vous ai vu : votre mémoire
aidera peut-être la mienne.
Alors^ Télémaque lui répondit avec un éton-
tement mêlé de joie : Je suis , en vous voyant ,
comme vous êtes à mon égard : je vous ai vu ,
je vous reconnois; mais je ne puis me rappeler
si c'est en Egypte ou à Tyr. Alors ce Phéni-
cien , tel qu'un homme qui s'éveille le matin,
et qui rappelle peu à peu de loin le songe fugi-
tif qui a disparu ^ à son réveil, s'écria tout-à-
coup : Vous êtes Télémaque , que Narbal prit
en amitié lorsque nous revînmes d'Egypte. Je
suis son frère, dont il vous aura sans doute
Var. — 1 Mentor répondil : Xuus y nvons Ole jetés, n. c.
Edit. Le eopislo r.. ayont omis ces nnils : .tiiasi est-ce par
un naufraijc ; on lisoil : sans faire jiaiifratje , répondit
Menlur, que nous y avons été jetés. Comme la phrase ne
présentoil aiitun sens, l'autour rorrigca : Mentor repondit ,
etc., moins bien que son premier te^te , que l'on trouve dans
toutes les édilicms avant 1717. — - .Mors ni. c. Edit.f. du
cop. — 3 qui disparull. A.
-146
TÉLÉMAQUE. LIVRE VII.
(Mil)
parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains
après l'expédition d'Egypte : il me fallut aller
au-delà de toutes les mers dans la fameuse Re-
lique, auprès des colonnes d'Hercule. Ainsi je
ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner
si j'ai eu tant de peine a vous reconnoître d'a-
bord.
Je vois bien , répondit Télémaque , que vous
êtes Adoam. Je ne fis presque alors • que vous
entrevoir; mais je vous ai connu par les entre-
tiens de Narbal. 0 quelle joie de pouvoir ap-
prendre par vous des nouvelles d'un bomme
qui me sera toujours si clier! Est-il toujours à
Tyr ? ne souffre-t-il point quelque cruel traite-
ment du soupçonneux et barltare Pygmalion?
Adoam répondit en l'interrompant : Sachez,
Télémaque , que la fortune favoiable vous con-
fie à un bonnne qui prendra toutes sortes de
soins de vous. Je vous ramènerai dans l'île d'I-
tbaque avant que d'aller en Épire , et le frère
de Narbal n'aura pas moins d'amitié pour vous,
que Narbal même.
Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vont
qu'il attendoit commençoit à souffier ; il fit
lever les ancres , mettre les voiles, et fendre la
mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Té-
lémaque et Mentor pour les entrelonir.
Je vais , dit-il , regardant Télémaque , satis-
faire votre curiosité. Pygmalion n'est plus : les
justes dieux en ont délivré la terre. Comme il
ne se fioit à personne, personne ne pouvoit se
fier à lui. Les bons se contentoient de gémir, et
de fuir ses cruautés , sans pouvoir se résoudre à
lui faire aucun mal ; les mécbans ne croyoient
pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la
sienne : il n'y avoit point de Tyricn qui ne fut
chaque jour en danger d'être l'objet de ses dé-
fiances. Ses gardes înèmcs étoient plus exposés
que les autres : comme sa vie étoit entre leurs
mains , il les cra'gnoit plus que tout le reste des
hommes; sur^ le moindre soupçon, il les sa-
crifioità sa sûreté. Ainsi , à force de chercher
sa sûreté , il ne pouvoit plus la trouver. Ceux
qui étoient les dépositaires de sa vie étoient dans
un péril continuel par sa défiance ', et ils ne
pouvoient se tirer d'un état si horrible , qu'en
prévenant , par la mort du tyran , ses cruels
soupçons.
L'impie Astarbé , dont vous avez oui parler
si souvent , fut la première à résoudre la perte
du Roi. Elle aima passionnément un jeune
Tyrien fort riche , nommé Joazar ; elle espéra
Var. — 1 Je ne fis que vous eiilrcvoir. A. — - et sur. c.
Edit. /. du cop. — ' par sa défiance m. A. aj. b.
de le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce
dessein , elle persuada au Roi que l'aîné de ses
deux fils , nommé Phadaël , impatient de succé-
der à son père, avoit conspiré contre lui : elle
trouva de faux témoins pour prouver la conspi-
ration. Le malheureux roi fit mourir son fils
innocent. Le second, nommé Baléazar % fut
envoyé à Samos, sous prétexte d'a[)prendre les
mœurs et les sciences de la Grèce : mais en effet
parce qu 'Astarbé fit entendre au Roi qu'il fal-
loit l'éloigner, de peur qu'il ne prît des liaisons
avec les mécontens. A peine fut-il parti , que
ceux qui conduisoicnt le vaisseau , ayant été
corrompus par cette femme cruelle , prirent
leurs mesures pour faire naufrage pendant la
nuit; ils se sauvèrent en nageant jusqu'à des
barques étrangères qui les attendoient , et ils
jetèrent le jeune prince au fond de la mer.
Cependant les amours d'Arlaihé nétoient
ignorés que de Pygmalion , et il s'imaginoit
qu'ellen'aimeroit jamais que lui seul. Ce prince
si défiant étoit ainsi plein d'une aveugle con-
fiance pour cette méchante femme : c'étoit l'a-
mour qui l'aveugloit jusqu'à cet excès. Eu
même temps l'avarice lui fit chercher des pré-
textes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé
étoit si passionnée ; il ne songeoit qu'à ravir les
richesses de ce jeune homme.
-Mais pendant que Pygmalion étoit en proie
à la défiance , à l'amour et à l'avarice , Astarbé
se hâta de lui ôter la vie. Elle crut qu'il avoit
peut-être découvert quelque chose de ses infâ-
mes amours avec ce jeune homme. D'ailleurs,
elle savoit que l'avarice seule sufliroil pour por-
ter le Roi à une action cruelle contre Joazar;
elle conclut qu'il n'y avoit pas un moment à
perdre pour le prévenir. Elle voyoit les princi-
paux officiers du palais prêts à tremper leurs
mains dans le sang du Roi ; elle entendoit par-
ler tous les jouis de quelque nouvelle conjura-
tion; mais elle craiguoit de se confier à quel-
qu'un par qui elle seroit trahie. Enfin, il lui
parut plus assuré d'empoisonner Pygmalion.
Il mangeoit le plus souvent tout seul avec
elle, et apprêtoit lui-même tout ce qu'il devoit
manger, ne |)ouvant se fier qu'à ses propres
mains. Il se renfermoit dans le lieu le plus re-
culé de son palais, pour mieux cacher sa dé-
fiance, et pour n'être jamais observé quand il
prépareroit ^ ses repas : il n'osoit plus chercher
aucun des plaisirs de la table ; il ne pouvoit se
résoudre à manger d'aucune des choses qu'il ne
Var. — ' Diiinas. a. C'est le nom que l'auteur avoit d'a-
bord donné au fils de Pygmalion, et qu'il a oublié de changer
ici. — 2 préparoit. b. Edit, pronoil. c. /. du cop.
(VIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VII.
447
savoit pas apprêter lui-même. Ainsi , non-seu-
lement toutes les viandes cuites avec des ra-
goûts par des cuisiniers ', mais encore le vin ,
le pain , le sel , l'huile , le lait, et tous les au-
tres alimens ordinaires, ne pouvoient être de
son usage : il ne mangeoit que des fruits qu'il
avoit cueillis lui-même dans son jardin , ou des
légumes qu'il avoit semés, et qu'il faisoit cuire.
Au reste , il ne buvoit jamais d'autre eau que
celle qu'il puisoit lui-même dans une fontaine
qui était renfermée dans un endroit de son pa-
lais, dont il gardoit toujours la clef. Quoiqu'il
parut si rempli de confiance pour Astarbé, il
ne laissoit pas de se précautionner contre elle;
il la faisoit toujours manger et boire avant lui
de tout ce qui devoit servir à son repas , alln
qu'il ne pût point être empoisonné sans elle , et
qu'elle n'eût aucune espérance de vivre plus
long-temps que lui. Mais elle prit du contre-
poison, qu'une vieille femme, encore plus mé-
chante qu'elle, et qui étoit la conlidente de ses
amours , lui avoit fourni : après quoi elle ne
craignit plus d'empoisonner le Roi.
Voici comment elle y parvint. Dans le mo-
ment où ils alloient commencer leur repas ,
cette vieille dont j'ai parlé fît tout-à-coup du
bruit à une porte. Le Roi , qui croyoit toujours
qu'on alloit le tuer, se trouble , et court à cette
porte pour voir si elle est ^ assez bien fermée.
La vieille se retire : le Roi demeure interdit , et
ne sachant ce qu'il doit croire de ce qu'il a en-
it-ndu : il n'ose pourtant ouvrir la porte pour
> i'ilaircir. Astarbé le rassure, le flatte, et le
piesse de manger; elle avoit déjà jeté du poison
dans sa coupe d'or pendant qu'il étoit allé à la
porte. Pygmalion , selon sa coutume, la fît
boire la première ; elle but sans crainte , se fîant
au contre-poison. Pygmalion but aussi , et peu
de temps a[)rès il tomba dans une défaillance.
Astarbé, qui le connoissoit capable de la
tuer sur le moindre soupçon , commença à dé-
chirer ses habits , à arracher ses cheveux , et à
pousser des cris lamentables ; elle embrassoit le
Roi mourant ; elle le tenoit serré entre ses bras ;
elle l'arrosoit .d'un torrent de larmes, car les
larmes ne coûtoient rien à cette femme artifi-
cieuse. Enfin , quand elle vit que les forces du
Roi étoienl épuisées, et qu'il étoit comme ago-
nisant , dans la crainte qu'il ne revînt , et qu'il
. me voulût la faire mourir avec lui, elle passa
, jdes caresses et des plus tendres marques d'aaii-
:. |tié à la plus horrible fureur; elle se jeta sur
^ui , et l'étoulfa. Ensuite elle arracha de son
Var. — 1 cuites par dos cuisiniers. A. — ^ oloit. A.
doigt l'anneau royal , lui ôta le diadème , et fit
entrer Joazar, à qui elle donna l'un et l'autre.
Elle crut que tous ceux qui avoient été attachés
à elle ne nianqueroient pas de suivre sa passion,
et que son amant seroit proclamé roi. Mais ceux
qui avoient été les plus empressés à lui plaire
étoient des esprits bas et mercenaires, qui
étoient incapables d'une sincère afTection : d'ail-
leurs, ils tnanquoient de courage*, et crai-
gnoient les ennemis qu'Aslarbé s'étoit attirés ;
enfin i's craignoient encore plus la hauteur, la
dissimulation et la cruauté de cette femme im-
pie : chacun , pour sa propre sûreté , désiroit
qu'elle pérît.
Cependant tout le palais est plein d'un tu-
multe alTreux; on entend partout les cris de
ceux qui disent : Le Roi est mort. Les uns sont
eflVaycs ; les autres courent aux armes : tous
paroissent en peine des suites, mais ravis de
cette nouvelle. La renommée la fait voler de
bouche en bouche dans toute la grande ville de
Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui
regrette le Roi ; sa mort est la délivrance et la
consolation de tout le peuple.
Narbal , frappé d'un coup si terrible, déplora
en homme de bien le malheur de Pygmalion ,
qui s'étoit trahi lui-même en se livrant à l'inqDie
Astarbé, et qui avoit mieux aimé être un tyran^
monstrueux, que d'être , selon le devoir d'un
roi , le père de son peuple. Il songea au bien
de l'Etat, et se hâta de rallier tous les gens de
bien, pour s'opposer à Astarbé, sous laquelle
on auroit vu un règne encore plus dur que ce-
lui qu'on voyoit finir.
^ Narbal savoit que Oaléazar ne fut point
noyé quand on le jeta dans la mer. Ceux qui
assin-èrent à Astarbé qu'il étoit mort parlèrent
ainsi croyant qu'il l'étoit : mais à la faveur de
la nuit , il s'étoit sauvé en nageant ; et des mar-
chands * de Crète , touchés de compassion , l'a-
voient reçu dans leurs barques. Il n'avoit pas
ose retourner dans le royaume de son père,
soupçonnant qu'on avoit voulu le faire périr , et
craignant autant la cruelle jalousie de Pygma-
lion que les artifices d'AsIarbé. Il demeura
long-temps errant et travesti sur les bords de
la mer, en Syrie, où les marchands ^ crétois
l'avoient laissé ; il fut même obligé de garder
un troupeau pour gagner sa vie. Enfin , il
trouva moyen de faire savoir à Narbal l'état où
Var. — ' ils m:iii(iiiniciil ili> courage; ils craigiioionl la
liaulcur, de. A. — ^ un tyran lerrilile et nionslrueux. a. iî.
— ^ lî;tléu/.ar no lui point noyc quand on le jeta dans la nn-r,
et ceux qui assun'renl a Astarbé qu'il éloit mort, le llrenl
croyant qu'il l'Oloit. A. — '' des pécheurs. A. ii. — "' le»
pécheurs. A. b.
448
TËLÉMAQUE. LIVRE VII.
(VIU)
il étoit ; il crut pouvoir confier son secret et sa
vie à un hcmme d'une vertu si éprouvée. Nar-
bal , maltraité par le père , ne laissa pas d'aimer
•le fils . et de veiller pour ses intérêts : mais il
n'en prit soin que pour l'enipéclier de manquer
jamais à ce qu'il devoit à son père , et ' il l'en-
gagea à soull'rir patiemment sa mauvaise for-
tune.
Baléazar avoit mandé à Narbal : Si vous
jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-
moi un anneau d'or, et je comprendrai aussitôt
qu'il sera temps de vous aller joindre. Narbal ne
jugea point à propos, pendant la vie de Pygma-
lion , de faire venir Baléazar: il auroit tout
hasardé pour la vie du prince et pour la sienne
propre : tant il éloit difficile de se garantir des
recherches rigoureuses de l'ygmaliou. .Mais aus-
sitôt que ce malheureux roi eut fait une fin
digne de ses crimes, Narbal se hâta d'envoyer
l'anneau d'or à Baléazar. Baléazar partit aussi-
tôt, et arriva aux portes de Tyr dans le teaq»s
que toute la ville étoit en trouble pour savoir
qui succéderoit à Pygmalion. Baléazar fut * ai-
sément reconnu par les principaux Tyriens et
par tout le peuple. On l'ainioit, non pour
l'amour du feu roi son père, qui éloit haï uni-
versellement, mais à cause de sa douceur et de
sa modération. Ses longs mallieurs mêmes lui
donnoient je ne sais quel éclat qui relevoit tou-
tes ses bonnes qualités, et qui atlendrissoit tous
les Tyriens en sa faveur.
Narbal assembla les chefs du peuple , les
vieillards qui formoient le conseil , et les pré '
très delà grande déesse de Phénicie. Ils saluè-
rent Baléazar comme leur roi, et le firent pro-
clamer par des hérauts. Le peuple répondit par
mille acclamations de joie. Astarbé les entendit
du fond du palais , où elle étoit renfermée avec
son lâche et infâme Joazar. Tous les médians
dont elle s'étoit servie pendant la vie de Pygma-
lion l'avoient abandonnée ; ^ car les méchaiis
craignent les méchans, s'en défient, et ne sou-
haitent point de les voir en crédit. Les hommes
corrompus connoisscnt combien leurs sembla-
bles abuseroient de l'autorité , et quelle seroit
leur violence. Mais pour les bons, les méchans
s'en accommodent mieux, parce qu'au moins
ils espèrent de trouver en eux de la modération
et de l'indulgence. Il ne restoit plus autour
d'Astarbé que certains complices de ses crimes
Var. — ' cl m. A. aj. u. — - \\ fui. c. Edit.f. du cnp.
— 3 t'est que les méchans craigiu'iit les méchans , s'en ilé-
fienl , et ne so>ihailent point de les voir en autorité , parce
qu'ils connoissent combien ils en abuseroient , et quelle
seroit leur violence. A.
les plus affreux . et qui ne pouvoient attendre
que le supplice.
On força le palais : ces scélérats n'osèrent pas
résister long-temps, et ne songèrent qu'à s'en-
fuir. Astarbé, déguisée en esclave, voulut se
sauver dar.s la foule ; mais un soldat la recon-
nut : elle fut prise , et on eut bien de la peine
à empêcher qu'elle ne fût déchirée par le peuple
en fureur. Déjà on avoit commencé à la traîner
dans la boue ; mais Narbal la tira des mains de
la populace. Alors elle demanda à parler à Ba-
léazar, espérant de l'éblouir par ses cb.armes ,
et de lui faire espérer qu'elle lui découvriroit
des secrets importans. Baléazar ne put refuser
de l'écouter. D'abord elle montra , avec sa
beauté , une douceur et une modestie capables
de toucher les cceurs les plus irrités. Elle flatta
Baléazar par les louanges les plus délicates et
les plus insinuantes; elle lui représenta com-
bien Pygmalion l'avoit aimée ; elle le conjura
par ses cendres d'avoir pitié d'elle ; elle invoqua
les dieux , comme si elle les eût sincèrement
adorés; elle versa des torrcns de larmes ; elle
se jeta aux genoux du nouveau roi : mais en-
suite elle n'oublia rien pour lui rendre suspects
et odieux tous ses serviteurs les plus affection-
nés. Elle accusa Narbal d'être entré dans une
conjuration contre Pygmalion , et d'avoir essayé
de suborner les peuples pour se faire roi au
préjudice de Baléazar : elle ajouta qu'il vouloit
empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de
send)lables calomnies contre tous les autres Ty-
riens qui aiment la vertu ; elle espéroit de trou -
ver dans le cœur de Baléazar la même défiance
et les mômes soupçons qu'elle avoit vus dans
celui du roi son père. ?dais Baléazar, ne pouvant
plus souffrir la noire malignité de cette femme,
rinterrompil , et appela des gardes. On la mit
en prison ; les plus sages vieillaids furent com-
mis pour examiner toutes ses actions.
On découvrit avec horreur qu'elle avoit em-
poisonné et étouffé Pygmalion : toute la suite
de sa vie parut un enchaînement continuel de
crimes monstrueux. On alloit la condamner au
supplice qui est destiné à punir les grands cri-
mes dans la Phénicie; c'est d'être brûlé à petit
feu : mais quand elle comprit qu'il ne lui res-
toit plus aucune espérance , elle devint sem-
blable à une Furie sortie de l'enfer; elle avala
du poison qu'elle portoit toujours sur elle ,
pour se faire mourir, en cas qu'on voulut lui
faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la
gardèrent aperçurent qu'elle souffroit une vio-
lente douleur : ils voulurent la secourir ; mais
elle ne voulut jamais leur répondre, et elle fit
(VIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VII.
449
signe qu'elle ne vouloit aucun soulagement. On
lui parla des justes dieux qu'elle avoit irrités :
au lieu de témoigner la coniusion et le repentir
que ses fautes méritoient, elle regarda le ciel
avec mépris et arrogance, comme pour insulter
aux dieux. La rage et l'impiété éloient peintes
sur ?on visage mourant ' : on ne voyoit plus
aucun reste de cette beauté qui avait fait le mal-
heur de tant d'hommes. Toutes ses grâces
étoient effacées : ses yeux éteints rouioientdans
sa tête, et jetoient des regards farouches; un
mouvement convulsif agitoit ses lèvres, et ienoit
sa bouche ouverte d'une horrible grandeur ;
tout son visage, tiré et rétréci, faisoit des gri-
maces hideuses; une pâleur li\!de et une froi-
deur mortelle avoit saisi tout sou corps. Ouci-
quefois elle semblait se ranimer, mais ce n'étoit
que pour pousser des hurlements. Enfin elle ex-
pira, laissant remplis d'horreur et d'effroi tous
ceux qui la virent. Ses mânes impies descendi-
rent sans doute dans ces tristes lieux où les
cruelles Dauaïdes puisent éternellement de l'eau
dans des vases percés; où Ixion tourne à jamais
sa roue ; où Tantale, brûlant de soif, ne peut
avaler l'eau qui s'enfuit de ses lèvres ; où Si-
syphe roule inutilement un rocher qui retombe
sans cesse; et où Titye sentira éternellement,
dans ses entrailles toujours renaissantes , un
vautour qui les rouge.
Baléazar, délivré de ce monstre, rendit grâces
aux dieux par d'innombrables sacriiices. Il a
commencé son règne par une conduite toute
opposée à celle de Pygmalion. Il s'est appliqué
à faire refleurir le commerce, qui languissoit
tous les jours de plus en plus : il a pris les con-
seils de Narhal pour les principales affaires, et
n'est pourtant point gouverné par lui ; car il
veut tout voir par lui-même : il écoute tous
les différents avis qu'on veut lui donner, et dé-
cide ensuite sur ce qui lui paroît le meilleur. Il
est aimé des peuples. En possédant les cœurs,
il possède plus de trésors que son père n'en avoit
amassés par son avarice cruelle : car il n'y a
aucune famille qui ne lui donnât tout ce qu'elle
a de bien, s'il se trouvoit dans une pressante
nécessité : ainsi, ce qu'il leur laisse est plus à
lui que s'il le leur ôtoit. Il n'a pas besoin de se
précaulionner pour la sûreté de sa vie ; car il a
toujours autour de lui la plus sûre garde, qui
est l'amour des peuples. 11 n'y a aucun de ses
sujets qui ne craigne de le perdre, et qui ne ha-
sardât sa propre vie pour conserver celle d'un
si bon roi. Il vit heureux, et tout son peuple est
heureux avec lui ; il craint de charger trop ses
peuples; ses peuples craignent de ne lui offrir
pas une assez grande partie de leurs biens : il
les laisse dans l'abondance ; et cette abondance
ne les rend ni indociles ni insolents ; car ils sont
laborieux, adonnés au commerce, fermes à con-
server la pureté des anciennes lois. La Phénicie
est remontée au plus haut point de sa grandeur
et de sa gloire. C'est à son jeune roi qu'elle doit
tant de prospérités.
Narbal gouverne sous lui. 0 Télémaque, s'il
vous voyoit maintenant, avec quelle joie vous
combleroit-il de présents ! Quel plaisir seroit-ce
pour lui de vous renvoyer magniiiqucment dans
votre patrie ! Ne suis-je pas heureux de faire ce
qu'il voadroit pouvoir faire lui-même, et d'aller
dans l'ile d'Ithaque mettre sur le trône le fils
d'Ulysse, afin qu'il y règne aussi sagement que
Baléazar règne à Tyr ?
Après qu'Adoam eut parlé ainsi, Télémaque,
charmé de l'histoire que ce Phénicien venoit de
raconter, et plus encore des marques d'amitié
qu'il en recevoit dans son malheur, l'embrassa
tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par
quelle aventure il étoit entré dans l'île de Ca-
lypso. Télémaque lui fit, à son tour, l'histoire
de son départ de Tyr ; de son passage dans
l'ile de Chypre ; de la manière dont il avoit re-
trouvé Mentor; de leur voyage en Crète; des
jeux publics pour l'élection d'un roi après la
fuite d'Idoménée; de la colère de Vénus; de
leur naufrage; du plaisir avec lequel Calypso
les avoit reçus ; de la jalousie de cette déesse
contre une de ses nymphes ; et l'action de Men-
tor, qui avoit jeté son ami dans la mer, dès qu'il
vit * le vaisseau phénicien.
Après ces entretiens, Adoam fit servir un
magnifique repas; et, pour témoigner une plus
grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont
on pouvoit jouir. Pendant le repas , qui fut
servi par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et
couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis
parfums de l'Orient. Tous les bancs de rameurs
étoient pleins de joueurs de llùles. Achitoas les
interrompit par les doux accords de sa voix et
de sa lyre, dignes d'être entendus à la table des
dieux, et de ravir les oreilles d'Apollon même.
Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités
qui obéissent à Neptune, les monstres marins
mêmes, sortoient de leurs grottes humides et
profondes pour venir en foule autour du vais-
seau , charmés par cette mélodie. Une troupe
de jeunes Phéniciens d'une rare beauté, et vô-
VaR. — 1 agonisant. A.
FÉNELON. TOME VI.
VaR. — ' ilaus le moiucul qu'il vit. A.
iO
450
TÉLÉMAQUE. LIVRE YII.
(VIII)
tus (le fin lin plus blanc que la neige, dansèrent
long-temps les danses de leur pays, puis celles
d'Egypte, et enlin celles de la Grèce. De temps
en temps des trompettes faisoient retentir l'onde
jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit,
le calme de la mer, la lumière tremblante de la
lune répandue sur la face des ondes, le sombre
azur du ciel semé de brillantes étoiles, servoienl
à rendre ce spectacle encore plus beau.
Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goû-
toit tous ces plaisirs; mais il n'osoit y livrer son
cœur. Depuis qu'il avoit éprouvé avec tant de
honte, dans l'île de Calypso, combien la jeu-
nesse est prompte à s'enflammer, tous les plai-
sirs, même les plus innocens, lui faisoient peur;
tout lui étoit suspect. Il regardoit Mentor ; il
cberchoit sur son visage et dans ses yeux ce qu'il
devoit penser de tous ces plaisirs.
Mentor étoit bien aise de le voir dans cet em-
barras^ et ne faisoit pas semblant de le remar-
quer. Enfin, touché de la modération de Télé-
maque, il lui dit en souriant : Je comprends ce
que vous craignez : vous êtes louable de cette
crainte ; mais il ne faut pas la pousser trop loin.
Personne ne souhaitera jamais plus que moi
que vous goûtiez des plaisirs , mais des plaisirs
qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent
point. * Il vous faut des plaisirs qui vous délas-
sent, et que vous goûtiez en vous possédant,
mais non pas des plaisirs qui vous entraînent.
Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés,
qui ne vous ôtent point la raison, et qui ne vous
rendent jamais semblable à une bèlc en fureur.
Maintenant il est à propos de vous délasser de
toutes vos peines. Goûlez avec complaisance
pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre ; ré-
jouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous. La
sagesse n'a rien d'austère ni d'affecté : c'est elle
qui donne les vrais plaisirs ; elle seule les sait
assaisonner pour les rendre purs et durables ;
elle sait mêler les jeux et les ris avec les occu-
pations graves et sérieuses ; elle prépare le plai-
sir par le travail, et elle délasse du travail par le
plaisir. La sagesse n'a point de honte de paroî-
tre enjouée quand il le faut.
En disant ces paroles. Mentor prit une lyre,
et en joua avec tant d'art, qu'Achiloas, jaloux,
laissa tomber la sienne de dépit; ses yeux s'al-
lumèrent-, son visage troublé changea de cou-
leur : tout le monde eût aperçu sa peine et sa
honte, si la lyre de Mentor n'eût ^ enlevé l'ame
VaR. — ^ )ii i>« vous amoUissenl. II vous faul dos plaisirs
que vous possôilicz , et non jias des plaisirs ([ui vous possèdent
et ((ui vous entraînent. A. — ^ s'allumoirnl. c. Edit.f, du
coj), — ^ ii"cùt dans ce moment mOme enlevé, etc. A.
de tous les assistants. A peine osoit-on respirer,
de peur de troubler le silence, et de perdre quel-
que chose de ce chant divin ; on craignoit tou-
jours qu'il finiroit trop tôt. La voix de Mentor
n'avoit aucune douceur efféminée; mais elle étoit
flexible, forte, et elle passionnoit jusqu'aux
moindres choses.
Il chanta d'abord les louanges de Jupiter,
père et roi des dieux et des hommes , qui d'un
signe de sa tète ébranle l'univers. Puis il repré-
senta Minerve qui sort de sa tète, c'est-à-dire
la sagesse , que ce dieu forme au-dedans de
lui-même , et qui sort de lui pour instruire les
hom.mes dociles. Mentor chanta ces vérités d'une
voix si touchante , et avec tant de religion * ,
que toute l'assemblée crut être transportée au
plus haut de l'Olympe, à la face de Jupiter,
dont les regards sont plus perçansque son ton-
nerre. Ensuite il chaula le malheur du jeune
Narcisse , qui , devenant follement amoureux
de sa propre beauté , qu'il regardoit sans cesse
au bord d'une fontaine , se consuma lui-même
de douleur, et fut changé en une fleur qui porte
son nom. Enfin, il chanta aussi la funeste
mort du bel Adonis, qu'un sanglier déchira,
et que Vénus , passionné pour lui , ne put ra-
nimer en faisant au ciel des plaintes amères.
Tous ceux qui l'écoutèrent ne purent retenir
leurs larmes, et chacun sentoit je ne sais quel
plaisir en pleurant. Quand il eut cessé déchan-
ter, les Phéniciens étonnés se regardoienl les
uns les autres. L'un disoit : C'est Orphée : c'est
ainsi qu'avec une lyre il apprivoisoit les bêtes
farouclies , et enlevoit les bois et les rochers ;
c'est ainsi qu'il enchanta Cerbère, qu'il sus-
pendit les tourmens d'lxi<in et des Danaïdes ,
et qu'il toucha l'inexorable Pluton , pour tirer
des enfers la belle Euridice. Un autre s'écrioit :
Non , c'est Linus , fils d'Apollon. Un autre ré-
pondoit : Vous vous trompez, c'est Apollon lui-
même. Télémaque n'étoit guère moins surpris
que les autres, car il n'avoit jamais cru * que
Mentor sût , avec tant de perfection , chanter
et jouer de la lyre.
Achitoas , qui avoit eu le loisoir de cacher sa
jalousie , commença à donner des louanges à
Mentor; mais il rougit en le louant, et il ne
put achever son discours. Mentor, qui voyoit
sou trouble , prit la parole , comme s'il eût
voulu l'interrompre , et fâcha de le consoler,
en lui donnant toutes les louanges qu'il méritoit.
Achitoas ne fut point consolé ; car il sentit que
VaR. — ' d'un Ion si religieux et si sublime. A. B. —
* il n'avoit janniis su. A. U ignoroit. Edii, correction du
marquis de fcitélon.
(VIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VII.
451
Mentor le surpassoit encore plus par sa mo-
destie , que par les cbarnies de sa voix.
Cependant Téléniaque dit à Adoam : Je me
souviens que vous m'avez parlé d'un voyage
que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous
fûmes partis d'Egypte. La Bétique est un pays
dont on raconte tant de merveilles qu'à peine
peut-on les croire. Daignez m'apprendre si
tout ce qu'on en dit est vrai. Je serai fort aise .
répondit Adoam , de vous dépeindre ce fameux
pays, digne de votre curiosité, et qui sur-
passe tout ce que la renommée en publie. Aus-
sitôt il commença ainsi :
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile , et
sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le
pays a pris le nom du fleuve ^ , qui se jette dans
le grand Océan , assez près des colonnes d'Her-
cule , et de cet endroit où la mer furieuse,
rompant ses digues, sépara autrefois la terre
de Tharsis d'avec la grande Afrique. Ce pays
semble avoir conservé les délices de l'âge d'or.
Les hivers y sont tièdes , et les rigoureux aqui-
lons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été yest
toujours tempérée parles zépbirsrafraîcbissans,
qui viennent adoucir l'air vers le milieu du
jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux
hymen du printemps et de l'automne . qui sem-
blent se donner la main. La terre, dans les
vallons et dans les campagnes unies, y porte
chaque année une double moisson *. Les che-
mins y sont bordés de lauriers , de grenadiers ,
de jasmins , et d'autres arbres toujours verts et
toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes
de troupeaux, qui fournissent des laines fines,
recherchées de toutes les nations connues. Il y a
plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beau
pays; mais les habitants , simples et heureux
dans leur simplicité ; ne daignent pas seulement
compter l'or et l'argent parmi leurs richesses;
ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux
besoins de l'homme.
Quand nous avons commencé à faire notre
commerce chez ces peuples, nous avons trouvé
l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes
usages que le fer; par exemple , pour des socs
de charrue. Comme ils ne faisoient aucun com-
merce au-dehors , ils n'avoient besoin d'aucune
monnoie. Ils sont presque tous bergers ou la-
boureurs. On voit en ce pays peu d'artisans :
car ils ne veulent souffrir que les arts qui ser-
vent aux véritables nécessités des hommes ; en-
core même la plupart des hommes en ce pays.
Var. — 1 (le co fleuve, c. P. II. f.du cop.
moisson. Les moiUaencs, etc. A.
■ - une double
étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des
troupeaux , ne laissent pas d'exercer les arts
nécessaires pour ^ leur vie simple et frugale.
Les femmes filent cette belle laine % et en
font des étoffes fines d'une merveilleuse blan-
cheur : elles font le pain, apprêtent à manger;
et ce travail leur est facile, car on vit en ce
pays de fruits ou de lait, et rarement de viande.
Elles emploient ■' le cuir de leurs moutons à
faire une légère chaussure pour elles, pour
leurs maris, et pour leurs entans ; elles font
des tentes , dont les unes sont de peaux cirées
et les autres d'écorces d'arbres ; elles * font et
lavent tous les habits de la famille, et tiennent les
maisons dans un ordre et une propreté admi-
ral)le. Leurs habits sont aisés à faire; car, eh ce
doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe
fine et légère , qui n'est point taillée , et que
chacun met à longs plis autour de son corps
pour la modestie, lui donnant la forme qu'il
veut.
Les hommes n'ont d'autres arts à exercer,
outre la culture des terres et la conduite des
troupeaux . que l'art de mettre le bois et le fer
en œuvre ; encore même ne se servent-ils guère
du fer, excepté pour les instrumens nécessaires
au labourage. Tous les arts qui regardent l'ar-
chitecture leur sont inutiles ; car ils ne bâtissent
jamais de maison. C'est , disent-ils , s'attacher
trop à la terre, que de s'y faire une demeure
qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de
se défendre des injures de l'air. Pour tous les
autres arts estimés chez les Grecs . chez les
Egyptiens, et chez tous les autres peuples bien
policés , ils les détestent, comme des inventions
de la vanité et de la mollesse.
Quand on leur parle des peuples qui ont l'art
de faire des bàtimens superbes , des meubles
d'or et d'argent , des étoffes ornées de brode-
ries et de pierres précieuses , des parfums ex-
quis , des mets délicieux , des instrumens dont
l'harmonie charme, ils répondent en ces termes :
Ces peuples sont bien m;dheureux d'avoir em-
ployé tant de travail et d'industrie à se corrom-
pre eux-mêmes ! Ce superflu amollit , enivre,
tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux
qui en sont privés , de vouloir l'acquérir par
l'injustice et parla violence. Peut-on nommer
bien , un superflu qui ne sert qu'à rendre les
Vaii. — ' il leur vie. b. c. Erlit. f. du cop, — ^ Les
feniiiies lilcnt celte laiiio, font des étoiles fines , et d'uuR
merveilleuse blancheur, a. — * Elles font du cuir de leuis
nioiiloiis une légère chaussure, a. — '* elles lavent tous les
liiibils de la famille, tiennent las maisons dans un onlre et
une propreté admirable, et font tous les habits de la famille.
Ils sont aisés à faire , etc. a.
4o2
TÉLÉMAQUE. LIVRE VIL
(VIII)
hommes mauvais'. Les hommes de ces pays
sont-ils plus sains et ' plus robustes que nous ?
\iYent-ils plus long-temps? sont-ils plus unis
entr'eux? mènent-ils une \ie plus libre , plus
tranquille , plus gaie? Au contraire , ils doi-
vent être jaloux les uns des autres, rongés par
une lâche et noire envie , toujours agités par
l'ambition , par la crainte, par l'avarice, inca-
pables des plaisirs purs et simples, puisqu'ils
sont esclaves de tant de fausses nécessités dont
ils font dépendre tout leur bonheur.
C'est ainsi, continuoit Adoam , que parlent
ces hommes sages , qui n'ont appris la sagesse
qu'en étudiant la simple nature. Ilsout horreur
de notre politesse; et il faut avouer que la leur
est grande dans leur aimable simplicité. Ils vi-
vent tous ensemble sans partager les terres ;
chaque famille est gouvernée par son chef, qui
en est le véritable roi. Le père de famille est
en droit de punir chacun desesenfans ou petits-
enfans qui fait une mauvaise action; mais,
avant que de le punir, il prend les avis du reste
de la famille. Ces punitions n'arrivent presque
jamais; car l'innocence des mœurs, la bonne
foi , l'obéissance , et l'horreur du vice, habitent
dans cette heureuse terre. Il scniblequ'Astrée,
qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est en-
core ici-bas cachée parmi ces hommes. 11 ne faut
point déjuges parmi eux, car leur propre cons-
cience les juge. Tous les biens sont communs i
les fruits des arbres, les légumes de la terre ,
le lait des troupeaux, sont des richesses si abon-
dantes, que des peuples si sobres et si modé-
rés n'ont pas besoin de les partager. Chaque
famille, errante dans ce beau pays, transporte
ses tentes d'un lieu en un autre , quand elle a
consumé les fruits et épuisé les pâturages de
l'endroit où elle s'étoit mise. Ainsi, ils n'ont
point d'intérêts à soutenir les uns contre les au-
tres, et ils s'aiment tous d'une amour frater-
nelle - que rien ne trouble. C'est le retranche-
ment des vaines richesses et des plaisirs trom-
peurs, qui lenr conserve cette paix, cette union
et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux.
On ne voit parmi eux aucune distinction, que
celle qui vient de l'expérience des sages vieil-
lards , ou de la sagesse extraordinaire de quel-
ques jeunes hommes qui égalent les vieillards
consommés en vertu. La fraude , la violence ,
le parjure , les procès , les guerres ne font ja-
mais entendre leur voix cruelle et empestée ,
VaR. — ' et )». A. aj. B. — - d'un amour fraternel.
Edit. Depuis long-tenips, l'usage veut amour au masculin;
on trouve cependant de bous auteurs du siècle de Louis XIV
qui oui emrloyé ce mot au fcmiuin.
dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang
humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on
couler celui des agneaux. Quand on parle à ces
peuples des batailles sanglantes , des rapides
conquêtes , des renversemens d'Etats qu'on voit
dans les autres nations , ils ne peuvent assez s'é-
tonner. Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils
pas assez mortels , sans se donner encore les uns
aux autres une mort précipitée? La vie est si
courte ! et il semble qu'elle leur paroisse trop
longue! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les
uns les autres , et pour se rendre mutuellement
malheureux ?
Au reste , ces peuples de la Bétique ne peu-
vent comprendre qu'on admire tant les con-
quérans qui subjuguent les grands empires.
Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur
à gouverner les autres hommes , dont le gou-
vernement donne tant de peine , si on veut les
gouverner avec laison et suivant la justice !
Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner
malgré eux? C'est tout ce qu'un homme sage
peut faire , que de vouloir ' s'assujettir à gou-
verner un peuple docile dont les dieux l'ont
chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme
son père et son pasteur. Mais gouverner les
peuples contre leur volonté, c'est se rendre
très-misérable, pour avoir le faux honneur de
les tenir dans l'esclavage. Un conquérant est un
homme que les dieux , irrités contre le genre
humain, ont donné à la terre dans leur colère,
pour ravager les royaumes, pour répandre par-
tout l'elfroi, la misère, le désespoir, et pour
faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes li-
bres. Un homme qui cherche la gloire ne la
trouve-t-il pas assez en conduisant avec sa-
gesse ce que les dieux ont mis dans ses mains?
Croit-il ne pouvoir mériter des louanges , qu'en
devenant violent, injuste , hautain , usurpateur
et tyranniquesur tous ses voisins ? Il ne faut ja-
mais songer à la guerre , que pour défendre sa
liberté. Heureux celui- qui, n'étant point es-
clave d'autrui , n'a point la folle ambition de
faire d'autrui son esclave! Ces grands conqué-
rans, qu'on nous dépeint avec tant de gloire,
ressemblent à ces fleuves débordés qui parois-
sent majestueux , mais qui ravagent toutes les
fertiles campagnes qu'ils devroient seulement
arroser.
Après qu'Adoam eut fait cette peinture de
la Bétique, Téléraaque', charmé, lui fit diver-
ses questions curieuses. Ces peuples, lui dit-il,
Vau. — ' que ce s'assujeUir. c, r. ii./. du cop. — '^ celui
ut. A. aj. B.
(VIII)
TKLÉMAQUE. LIVRE VI!.
453
boivent-ils du vin? Ils n'ont garde d'en boire,
reprit Adoam , car ils n'ont jamais voulu en
faire. Ce n'est pas qu'ils manquent de raisins;
aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais
ils se coulentent de manger le raisin comme
les autres fruits, et ils craignent le vin comme
le corrupteur des hommes. C'est une espèce de
poison, disent-ils, qui met en fureur; il ne
lait pas mourir l'homme, mais il le rend bête.
Les hommes peuvent conserver leur santé et
leur force * sans vin ; avec le vin, ils courent
risque de ruiner leur santé , et de perdre les
bonnes mœurs.
Telémaque disoil ensuite : Je voudrois bien
savoir quelles lois règlent les mariages dans cette
nation ^. Chaque homme , répondoit Adoam ,
ne peut avoir qu'une femme , et il faut qu'il la
garde tant qu'elle vit. L'honneur des honmacs,
en ce pays, dépend autant de leur lidélité à
l'égard de leurs femmes , que l'honneur des
femmes dépend, chez les autres peuples, de
leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne
fut si honnête , ni si jaloux de la pureté. Les
femmes y sont belles et agréables, mais simples,
modestes et laborieuses. Les mariages y sont
paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la
femme semblent plus n'être qu'une seule per-
sonne en deux corps ditîérens. Le mari et la
femme partagent ensemble tous les soins do-
mestiques ; le mari règle toutes les alfaires du
dehors : la femme se renferme dans son ménage ;
elle soulage son mari; elle paroît n'être faite
que pour lui plaire; elle gagne sa confiance,
et ' le charme moins par sa beauté que par sa
vertu. Ce vrai charme de leur sociélé dure au-
tant que leur vie. La sobriété, la modération et
les mœurs pures de ce peuple lui donnent une
vie longue et exempte de maladies. On y voit
des vieillards de cent et de six vingts ans , qui
ont encore de la gaîté et de la vigueur.
Il me reste, ajoutoit Telémaque, à savoir
comment ils font pour éviter la guerre avec les
autres peuples voisins. La nature, dit Adoam ,
les a séparés des autres peuples d'un côté par la
mer, et de l'autre par de hautes montagnes * du
côté du nord. D'ailleurs , les peuples voisins
les respectent à cause de leur vertu. Souvent
les autres peuples, ne pouvant s'accorder entre
eux , les ont pris pour juges de leurs différens,
et leur ont confié les terres et les villes qu'ils
disputoient entre eux. Comme cette sage nation
Var. — 1 leurs forces, c. Edit.f. du cop. — ^ ,ie celte
nation, a. — *el met , moins par sa beaiiloquc par sa vertu,
un charme clans leur sociolô, qui dure autant ([uo leur vie.
A. — * (le hautes montagnes. D'ailleurs, etc.
n'a jamais fait aucune violence , personne ne
se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle
des rois qui ne peuvent régler entre eux les
frontières de leurs Etats. Peut-on craindre, di-
sent-ils, que la terre manque aux hommes? il
y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront
cultiver. Tandis qu'il restera des terres libres
et incultes * , nous ne voudrions pas même dé-
fendre les nôtres contre des voisins qui vien-
droient - s'en saisir. On ne trouve , dans tous
les habitans de la Bétique, ni orgueil , ni hau-
teur, ni mauvaise foi , ni envie d'étendre leur
domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais rien
à craindre d'un tel peuple, et ils ' ne peuvent
espérer de s'en faire craindtc ; c'est pourquoi
ils les laissent en repos. Ce peuple abandonne-
roitson pays, ou se livreroit à la mort, plutôt
que d'accepter la servitude : ainsi il est autant
difficile à subjuguer, qu'il est incapable de vou-
loir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une
paix profonde entre eux et leurs voisins.
Adoam finit ce discours en racontant de quelle
manière les Phéniciens faisoient leur commerce
dans la Bétique. Ces peuples, disoit-il, furent
étonnés * quand ils virent venir, au travers des
ondes de la mer, des hommes étrangers qui ve-
noient de si loin. Ils nous laissèrent fonder une
ville dans l'île de Gadès; ils nous reçurent
même chez eux avec bonté , et nous firent part
de tout ce qu'ils avoient , sans vouloir de nous
aucun paiement. De plus, ils nous offrirent de
nous donner libéralement tout ce qu'il leur res-
teroit de leurs laines, après qu'ils en auroient
fait leur provision pour leur usage : et en effet,
ils nous en envoyèrent un riche présent. C'est
un plaisir pour eux , que de donner * aux étran-
gers leur superflu.
Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine
à nous les abandonner ; elles leur étoient inu-
tiles. Il leur paroissoit que les hommes n'é-
toient guère sages d'aller chercher par tant de
travaux , dans les entrailles de la ferre , ce qui
ne peut les rendre heureux, ni satisfaire à
aucun vrai besoin. Ne creusez point, nous di-
soient-ils , si avant dans la terre : contentez-
vous de la labourer ; elle vous donnera de vé-
ritables biens qui vous nourriront ; vous en ti-
rerez des fruits qui valent mieux que l'or et
Var. — ^ et incnlles m. A. (ij. B. — - vonilroienl. a. —
^ ils m. A. aj. B. — * Ce peuple, ilisoit-il, fut tout étonné,
quand ils virent venir, au travers des ondes de la nier, des
hommes étrangers qui venoient de si loin. Us nous reçurent
avec bonté, et nous tirent pari de tout ce ((u'ils avoient, sans
vouloir de nous aucun paiement, lis nous olIVireiil tout ce
(jui leur resteroil , etc. A. — ° de donner liliéralenient aut
étrangers. A.
454
TÉLÉMAQUE. LIVRE VIII.
(IX)
l'argent, puisque les hommes ne veulent de
l'or et de l'argent que pour en acheter les ali-
mens qui soutiennent leur vie.
Nous avons souvent voulu leur apprendre la
navigation, et mener les jeunes hommes de leur
pays dans la Phénicie; mais ils n'ont jamais
voulu que leurs enfans apprissent à vivre comme
nous. Us apprendroient , nous disoient-ils , à
avoir hesoin de toutes les choses qui vous sont
devenues nécessaires : ils voudroient les avoir ;
ils abandonneroient la vertu pour les obtenir '
par de mauvaises industries. Ils deviendroient
comme un homme qui a de bonnes jambes , et
qui, perdant l'habitude de marcher, s'accou-
tume enfin au besoin d'être toujours porté
comme un malade. Pour la navigation, ils l'ad-
mirent à cause de l'industrie de cet art; mais
ils croient que c'est un art pernicieux. Si ces
gens-là, disent-ils, ont suffisamment en leur
pays ce qui est nécessaire à la vie , que vont-
ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux be-
soins de la nature ne leur suffit-il pas'' Ils
mériteroient de faire naufrage , puisqu'ils cher-
chent la mort au milieu des tempêtes, pouras-
souvir l'avarice - des marchands , et pour tlatter
les passions des autres hommes.
Télémaque étoit ravi d'entendre ce discours
d'Adoam, et il se réjouissoit qu'il y eùl encore
au monde un peuple ' , qui, suivant la droite
nature, fût si sage et si heureux tout ensem-
ble. 0 combien ces mœurs, disoit-il, sont-
elles éloignées des mœurs vaines et ambitieuses
des peuples qu'on croit les plus sages ! Nous
sommes tellement gâtés , qu'à peine pouvons-
nous croire que cette simplicité si naturelle
puisse être véritable. Nous regardons les mœurs
de ce peuple comme une belle fable , et il doit
regarder les nôtres comme un songe mons-
trueux.
Var — * pour les obienir. Ils ilcviendroiont , etc. A. —
- iKiur assouvir leur avarice. Tcloinaque éloitravi, etc. a.
— 3 encore un peuple au monde , etc. a
LIVRE VIIl K
Vénus, toujouis irritée contre Télémaque, demande sa
perte à Jupiter; mais les destins ne permettant pas qu'il
périsse , la déesse va solliciter de Neptune les moyens
de l'éloigner d'Ithaque, où le conduisoit Adoam. Aussitôt
Neptune envoie au pilote .\cliamas une divinité trom-
peuse , qui lui enchante les sens et le fait entrer à pleines
voiles dans le port de Salenle , au moment où il croyoit
arriver à Ithaque. Idoménée , roi de Salente, fait à Télé-
maque et à Mentor l'accueil le plus alfectueux : il se rend
avec eux au temple de Jupiter, où il avoit ordonné un
sacrifice pour le succès d'une guerre contre les Mandu-
riens. Le sacrificateur, consultant les entrailles des vic-
times, fait tout espérer à Idoménée, et l'assure qu'il devra
son bonheur à ses deux nouveaux hôtes.
Pendant que Télémaque et Adoam s'entre-
tenoient de la sorte, oubliant le sommeil, et
n'apercevant pas que la nuit étoit déjà au mi-
lieu de sa course, une divinité ennemie et trom-
peuse les éloignoit d'Ithaque , que leur pilote
Acharnas cherchoit en vain. Neptune , quoique
favorable aux Phéniciens, ne pouvoit supporter
plus long-temps que Télémaque eùl échappé
à la tenq)êle qui l'avoit jeté contre les rochers
de l'île de Calypso. Vénus étoit encore plus ir-
ritée de voir ce jeune homme qui triomphoit,
ayant vaincu l'Amour et tous ses charmes.
Dans le transport de sa douleur, elle quitta
Cythère , Paphos , Idalie , et tous les honneurs
qu'on lui rend dans l'île de Chypre : elle ne
pouvoit plus demeurer dans ces lieux où Té-
lémaque avoit méprisé son empire. Elle monte
vers l'éclatant Olympe, où les dieux étoient as-
semblés auprès du trône de Jupiter. De ce lieu,
ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs
pieds ; ils voient le globe de la terre comme un
petit amas de boue ; les mers immenses ne leur
paroissent que comme des gouttes d'eau dont
ce morceau de boue est un peu détrempé : les
plus grands royaumes ne sont à leurs yeux
qu'un peu de sable qui couvre la surface de
cette boue ; les peuples innombrables et les
plus puissantes armées ne sont que comme des
fourmis qui se disputent les unes aux autres un
brin d'herbe sur ce morceau de boue. Les im-
mortels rient des aifaires les plus sérieuses qui
agitent les foibles mortels * , et elles leur pa-
roissent des jeux d' enfans. Ce que les hommes
appellent grandeur, gloire, puissance, profonde
Var. — ' Livre ix. —
viarq. de Fén.
humains. Edil. correction du
ax)
TÉLÉMAQUE. LIVRE VIII.
435
politique ' , ne paroîl à ces suprêmes divinités
que misère et foiblesse.
C'est dans cette demeure , si élevée au-des-
sus de la terre , que Jupiter a posé son trône
immobile : ses yeux percent jusque dans
l'abîme, et éclairent jusque dans les derniers
replis des cœurs : ses regards doux et sereins
répandent le calme et la joie dans tout l'uni-
vers. Au contraire , quand il secoue sa cheve-
lure , il ébranle le ciel et la terre. Les dieux
mêmes ^ éblouis des rayons de gloire qui l'en-
vironnent , ne s'en approchent qu'avec trem-
blement.
Toutes les divinités célestes étoient dans ce
moment auprès de lui. Vénus se présenta avec
tous les charmes qui naissent dans son sein ; sa
robe flottante avoit plus d'éclat que toutes les
couleurs dont Iris se pare au milieu des sombres
nuages , quand elle vient promettre aux mor-
tels effrayés la fin des tempêtes et leur an-
noncer le retour du beau temps. Sa robe éloit
nouée par cette fameuse ceinture sur laquelle
paroissent ^ les grâces ; les cheveux de la déesse
étoient attachés par derrière négligemment avec *
une tresse d'or. Tous les dieux furent surpris
de sa beauté , comme s'ils ne l'eussent jamais
vue; et leurs yeux en furent éblouis, comme
ceux des mortels le. sont *, quand Phébus ,
après une longue nuit , vient les éclairer par
ses rayons. Ils se regardoient les uns les autres
avec étonnement, et leurs yeux revenoient tou-
jours sur Vénus; mais ils aperçurent que les
yeux de cette déesse étoient baignés de larmes,
et qu'une douleur amère étoit peinte sur son
■visage.
Cependant elle s'avançoit vers le trône de
Jupiter , d'une démarche douce et légère ,
comme le vol rapide d'un oiseau qui fend l'es-
pace immense des airs. Il la regarda avec com-
plaisance ; il lui lit un doux souris ; et , se
levant, il l'embrassa. Ma chère fille, lui dit-il^
quelle est votre peine? Je ne puis voir vos lar-
mes sans en être touché : ne craignez point de
m'ouvrir votre cœur ; vous connoissez ma ten-
dresse et ma complaisance.
Vénus lui répondit d'une voix douce , mais
entrecoupée de profonds soupirs : 0 père des
dieux et des hoamies, vçus qui voyez tout,
pouvez-Yous ignorer ce qui fait ma peine?
Minerve ne s'est pas contentée d'avoir renversé
jusqu'aux fondemens la superbe ville de Troie,
que je défendois , et de s'être vengée de Paris ,
Var. — i puissance, ne parolt , etc. A. — - soûl icinO-
seiilécs. A. — 3 par a. — ^ le suut m. a. oj. li.
qui avoit préféré ma beauté à la sienne ; elle
conduit par toutes les terres et par toutes les
mers le tils d'Ulysse, ce cruel destructeur de
Troie. Télémaqueest accompagné par Minerve;
c'est ce qui empêche qu'elle ne paroisse ici en
son rang avec les autres divinités. Elle a con-
duit ce jeune téméraire dans l'île de Chypre
pour m'outrager. Il a méprisé ma puissance ;
il n'a pas daigné seulement brûler de l'encens
sur mes autels : il a témoigné avoir horreur
des fêtes que l'on célèbre en mon honneur ; il
a fermé son cœur à tous mes plaisirs. En vain
Neptune , pour le punir à ma prière , a irrité
les vents et les flcits contre lui : Télémaque ,
jeté par un naufrage horrible dans l'île de
Calypso , a triomphé de l'Amour même , que
j'avois envoyé dans cette île pour attendrir le
cœur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni les
charmes de Calypso et de ses nymphes , ni les
traits enflammés de l'Amour , n'ont pu sur-
monter les artitices de Minerve. Elle l'a arraché
de cette île : me voilà confondue ; un enfant
triomphe de moi !
Jupiter , pour consoler Vénus , lui dit : Il
est vrai , ma fifle , que Minerve défend le cœur
de ce jeune Grec contre toutes les flèches de
votre lils , et qu'elle lui prépare une gloire que
jamais jeune homme n'a méritée. Je suis fâché
qu'il ait méprisé vos autels ; mais je ne puis le
soumettre à votre puissance. Je consens , pour
l'amour de vous, qu'il soit encore errant par
mer et par terre , qu'il vive loin de sa patrie,
exposé à toutes sortes de maux et de dangers;
mais les destins ne permettent, ni qu'il périsse,
ni que sa vertu succombe dans les plaisirs dont
vous flattez les hommes. Consolez-vous donc ,
ma flUe ; soyez contente de tenir dans votre em-
pire tant d'autres héros et tant d'immortels.
En disant ces paroles , il fit à Vénus un sou-
ris plein de grâce et de majesté. Un éclat de
lumière , semblable aux plus perçans éclairs ,
sortit de ses yeux. En'baisant Vénus avec ten-
dresse , il répandit une odeur d'ambroisie dont
tout l'Olympe fut parfumé. La déesse ne put
s'empêcher d'être sensible à cette caresse du
plus grand des dieux : malgré ses larmes et sa
douleur , on vit la joie se répandre sur son vi-
sage ; elle baissa son voile pour cacher la rou-
geur de ses joues , et l'embarras où elle se
trouvoit. Toute l'assemblée des dieux applaudit
aux paroles de Jupiter ; et Véiuis , sans perdre
un moment , alla trouver Neptune pour con-
certer avec lui les moyens de se venger de
Télémaque.
Elle raconta à Neptune ce que Jupiter lui
456
TELÉMAQUE. LIVRE VIII.
(IX)
avoit dit. Je savois déjà , répondit Neptune ,
l'ordre immuable des destins : mais si nous ne
pouvons abîmer Télémaque dans les flols de la
mer , du moins n'oublions rien pour le rendre
malheureux, et pour retarder son retour à
Ithaque. Je ne puis consentir à faire périr le
\aisseau phénicien dans lequel il est embarqué.
J'aime les Phéniciens, c'est mon peu[)le ; nulle
autre nation de l'univers ' ne cultive comme
eux mon empire. C'est par eux que la mer est
devenue le lien de la société de tous les peu-
ples de la terre. Ils m'honorent par - de con-
tinuels sacrifices sur mes autels \ ils sont justes,
sages , et laborieux dans le commerce ; ils ré-
pandent partout la commodîté et l'abondance.
Non , déesse, je ne puis souffrir qu'un de leurs
vaisseaux fasse naufrage : mais je ferai que le
pilote perdra sa route , et qu'il s'éloignera d'I-
thaque où il veut aller.
Vénus , contente de cette promesse , rit avec
malignité . et retourna dans son char volant sur
les prés fleuris didalie, où les Grâces, les Jeux
et les Ris témoignèrent leur joie de la revoir ,
dansant autour d'elle sur les fleurs qui parfu-
ment ce charmant séjour.
Neptune envoya aussitôt une divinité trom-
peuse , semblable aux songes , excepté que les
songes ne trompent que pendant le sommeil ,
au lieu que cette divinité enchante les sens des
hommes^ qui veillent. Ce dieu malfaisant, en-
vironné d'une foule innombrable de Mensonges
ailés qui voltigent autour de lui , vint répandre
une liqueur subtile et enchantée sur les yeux
du pilote Achamas , qui considéroit attentive-
ment à la clarté de la lune le cours des étoiles ,
et le rivage d'Ithaque , dont il déc?uvroit déjà
assez près de lui les rochers escarpés. Dans ce
même moment, les yeux du pilote ne lui mon-
trèrent plus rien de véritable. Un faux ciel et
une terre feinte ' se présentèrent à lui. Les
étoiles parurent comme si elles avoient changé
leur course ^ , et qu'elles fussent revenues sur
leurs pas; tout l'Olympe sembloit se mouvoir
par des lois nouvelles. La terre même étoit
changée : une fausse Ithaque se présentoit tou-
jours au pilote pour l'amuser, tandis qu'il s'é-
loignoit de la véritable. Plus il s'avancoit vers
cette image trompeuse du rivage de l'île , plus
cette image reculoit ; elle fuyoit toujours de-
vant lui , et il ne savoil que croire de cette
VaR. — 1 Je ruiiivers m. c. Edil. /. du cop. — ^ p^,. ,„_
A. aj. B. — 3 Je ceux. B. c. Edit. Le copisle B. avoil eciil :
les sens qui leillent: l'auteur, pour faire un sens, ajouta de
ceux. — * Un autre ciel se présente à lui. a. — ^ leurs cours.
c. Edit. f. du cop.
fuite. Quelquefois il s'imaginoit entendre déjà
le bruit qu'on fait dans un port. Déjà il se pré-
paroit , seioii l'ordre qu'il en avoit reçu , à
aller aborder secrètement dans une petite île
qui est auprès de la grande , pour dérober aux
amans de Pénélope , conjurés contre Téléma-
que , le retour de celui-ci *. Quelquefois il
craignoit les éeueils dont celle côte de la mer
est bordée : et il lui sembloit entendre l'horrible
mugissement des vagues qui vont se briser co
tre ces éeueils : puis tout-à-coup il remarquoit
que la terre paroissoit encore éloignée. Les
montagnes n'étoicnt à ses yeux , dans cet éloi-
gnement , que comme de petits nuages qui
obscurcissent quelquefois l'horizon pendant que
le soleil se couche. Ainsi Achanias étoit étonné ;
et l'impression de la divinité trompeuse , qui
charmoit ses yeux , lui faisoit éprouver un cer-
tain saisissement qui lui avoit été jusqu'alors in-
connu. 11 étoit nièiiie tenté de croire qu'il ne
veilloitpas, et qu'il étoit dans l'illusion d'un
songe. Cependant Neptune commanda au vent
d'orient de souffler pour jeter le navire sur les
côtes de l'Hespérie. Le vent obéit avec tant de
violence , que le navire arriva bientôt sur le
rivage que Neptune avoit marqué.
Déjà l'aurore annonçoit le jour ; déjà les
étoiles , qui craignent les rayons du soleil ,
et qui en sont jalouses , alloient cacher dans
l'Océan leurs sombres feux, quand le pilote
s'écria : Enfln , je n'en puis plus douter, nous
touchons presque à l'Ue d'Ithaque ! Télémaque,
réjouissez-vous ; dans une heure vous pourrez
revoir Pénélope , et peut-être trouver Ulysse
remonté sur son trône ! A ce cri , Télémaque,
qui étoit immobile dans les bras du sommeil ,
s'éveille , se lève , monte au gouvernail , em-
brasse le pilote , et de ses yeux encore à peine
ouverts regarde Hxement la côte voisine. Il gé-
mit , ne reconnoissant point les rivages de sa
patrie. Hélas ! où sommts-nous ? dit-il ; ce
n'est point la ma chère Ithaque ! Vous vous êtes
trompé. Acharnas; vous conooissez mal cette
côte , si éloignée de votre pays. Non , non, ré-
pondit Acharnas, je ne puis me tromper en
considérant - les bords de cette ile. Combien de
fois suis-je entré dans votre port! j'en connois
jusqucs aux moindres rochers ; le rivage de Tyr
n'est guère mieux dcfns ma mémoire. Recon-
noissez cette montagne qui avance ; voyez ce
rocher qui s'élève comme une tour ; n'enfen-
dez-vous pas la vague qui se rompt contre ces
YaR. — * <lo ce jeune prince. A. — - me tromper pour
reconnoitre. a.
(IX)
TÉLËMAQUE. LIVRE VIII.
457
autres rochers lorsqu'ils semblent ' menacer la
mer par leur cliute ? Mais ne remarquez-vous
pas le temi)le de Minerve qui lend la nue ? Voilà
la forteresse, ot la maison d'Ulysse votre [>ère.
Vous vous trompez , ô Achamas , répondit
Télémaque ; je vois au contraire une côte assez
relevée, mais unie; j'aperçois une ville qui
n'est point Ithaque. 0 dieux! est-ce ainsi que
vous vous jouez des hommes?
Pendant qu'il disoit ces paroles, tout-à-coup
les yeux d' Achamas furent changés. Le charme
se rompit ; il vit le rivage tel qu'il étoit véri-
tablement , et reconnut son erreur. Je l'avoue,
ô Télémaque , s'écria-t-il : quelque divinité
ennemie avoit enchanté mes yeux ; je croyois
voir Ithaque , et son image toute entière se jtré-
sentoit à moi ; mais dans ce moment elle dis-
paroît comme un songe. Je vois une autre ville ;
c'est sans doute Salante , qu'Idoménée , fugitif
de Crète . vient de fonder dans l'Hespérie :
j'aperçois des murs qui s'élèvent, et qui ne
sont pas encore achevés ; je vois un port qui
n'est pas encore entièrement fortifié.
Pendant qu'Acharnas remarquoit les divers
ouvrages nouvellement faits dans cette ville
naissante, et que Télémaque déploroit son mal-
heur, le vent que Neptune faisoit souffler les
fît entrer à pleines voiles dans une rade où ils
se trouvèrent à l'abri , et tout auprès du port.
Mentor , qui n'ignoroit ni la vengeance de
Neptune , ni le cruel artitice de Vénus, n'avoit
fait que sourire de l'erreur d'Achamas. Quand
ils furent dans cette rade, Mentor dit à Télé-
maque : Jupiter vous éprouve; mais il ne veut
pas votre perte : au contraire , il ne vous
éprouve que pour vous ouvrir le chemin de la
gloire. Souvenez-vous des travaux d'Hercule ;
ayez toujours devant vos yeux ceux de votre
père. Quiconque ne sait pas souffrir n'a point
un grand cœur. Il faut , par votre patience et
par votre courage, lasser la cruelle fortune qui
se plait à vous persécuter. Je crains moins pour
vous les plus affreuses disgrâces de Neptune ,
que je ne craignois les caresses flatteuses de la
déesse qui vous retenoit dans son île. Que tar-
dons-nous ? entrons dans ce port : voici un
peuple ami ; c'est chez les Grecs que nous arri-
vons : Idoménée , si maltraité par la fortune ,
aura pitié des malheureux. Aussitôt ils entrè-
rent dans le port de Salente , oii le vaisseau
phénicien fut reçu sans peine, parce que les
Phéniciens sont en paix et en commerce avec
tous les peuples de l'univers.
Var. — ' qui seinbloiit. A. d.
Télémaque regardoit avec admiration cette
ville naissante, semblable à une jeune plante ,
qui , ayant été nourrie par la douce rosée de la
nuit , sent , dès le malin , les rayons du soleil
qui viennent l'embellir; elle croît, elle ouvre
ses tendres boutons, elle étend ses feuilles ver-
tes , elle épanouit ses fleurs odoriférantes avec
mille couleurs nouvelles; à chaque moment
qu'on la voit, on y trouve un nouvel éclat.
Ainsi fleurissoit la nouvelle ville d' Idoménée
sur le rivage de la mer ; chaque join* , chaque
heure , elle croissoit avec magnificence , et elle
montroit de loin aux étrangers qui étoient sur
la mer , de nouveaux ornemens d'architecture
qui s'élevoient jusques au ciel. Toute la côte
rctentissoit des cris des ouvriers et des coups de
marteau : les pierres étoient suspendues en
l'air par des grues avec des cordes. Tous les
chefs animoient le peuple au travail dès que
l'aurore paroissoit; et le roi Idoménée, don-
nant partout les ordres lui-même, faisoit avan-
cer les ouvrages avec une incroyable diligence.
A peine le vaisseau phénicien fut arrivé, que
les Cretois donnèrent à Télémaque et à Mentor
toutes les marques d'amitié sincère. On se hâta
d'avertir Idoménée de l'arrivée du fils d'Ulysse.
Le fils d'Ulysse ! s'écria-t-il ; d'Ulysse , ce cher
ami ! de ce sage héros ! par qui nous avons en-
fin renversé la ville de Troie ! Qu'on le mène
ici ', et que je lui montre combien j'ai aimé
son père! Aussitôt on lui présente Télémaque,
qui lui demande l'hospitalité , en lui disant son
nom.
Idoménée lui répondit avec un visage doux
et riant : Quand même on ne m'auroit pas dit
qui vous êtes, je crois qne je vous aurois re-
connu. Voilà Ulysse lui-même ; voilà ses yeux
pleins de feu , et dont le regard étoit si ferme ;
voilà son air, d'abord froid et réservé, qui ca-
choit tant de vivacité et de grâces; je leconnois
même ce sourire fin , cette action négligée ,
cette parole douce , simple et insinuante , qui
persuadoit sans qu'on eût le temps de s'en dé-
fier. Oui , vous êtes le fils d'Ulysse ; mais vous
serez aussi le mien. 0 mon fils , mon cher fils !
quelle aventure vous mène sur ce rivage ? Est-
ce pour chercher votre père? Hélas! je n'en ai
aucune nouvelle. La fortune nous a persécutés
lui et moi : il a eu le malheur de ne pouvoir
retrouver sa patrie, et j'ai eu celui de retrouver
la mienne pleine de la colère des dieux contre
moi. Pendant qu'Idoménée disoit ces paroles, il
Var. — * Qu'on me reniniène, et que je lui niontrc com-
bien j'ai aimé son père! Aussitôt on lui présente Télémaque,
et il lui dit avec un visajje doux , etc. A.
458
TÉLÉMAQUE. LIVRE VIII.
(IX)
regardoit fixement Menlor, comme un homme
dont le visage ne lui étoit pas inconnu, mais
dont il ne pouvoit retrouver le nom.
Cependant Télémaque lui répondoit les lar-
mes aux yeux : U roi , pardonnez-moi la dou-
leur que je ne saurois vous cacher dans un
temps où je ne devrois vous témoigner * que de
la joie et delà reconnoissancc pour vos hontes.
Par le regret que vous témoignez - de la perte
d' Ulysse , vous m'apprenez vous-même à sentir
le malheur de ne pouvoir trouver mon père.
11 y a déjà long-temps que je le cherche dans
toutes les mers. Les dieux irrités ne me per-
mettent ni de le revoir , ni de savoir s'il a fait
naufrage , ni de pouvoir retourner à Ithaque ,
où Pénélope languit dans le désir d'être délivrée
de ses amans. J'avois cru vous trouver dans
l'île de Crète : j'y ai su votre cruelle destinée ,
et je ne croyois pas devoir jamais approcher de
l'Hespérie , où vous avez fondé ' un nouveau
royaume. Mais la fortune , qui se joue des
hommes, et qui me tient errant dans tous les
pays loin d'Ithaque , m'a enfin jeté sur vos
côtes. Parmi tous les maux qu'elle m'a faits ,
c'est celui que je supporte plus volontiers. Si
elle m'éloigne de ma patrie, du moins elle me
fait conuoître le plus généreux - de tous les
rois.
A ces mots, Idoménée emhrassa tendrement
Télémaque ; et , le menant dans sou palais , lui
dit : Quel est donc ce prudent vieillard (|ui
vous accompagne? il me semble que je l'ai
souvent vu autrefois. C'est Mentor , répliqua
Télémaque, Mentor ami d'Ulysse, à qui il
avoit confié mon enfance. Qui pourroit vous
dire tout ce que je lui dois!
Aussitôt Idoménée s'avance , et tend la main
à Mentor : Nous nous sommes vus , dit-il ,
autrefois. Vous souvenez-vous du voyage que
vous fîtes en Crète, et des conseils que vous
me donnâtes ? Mais alors l'ardeur de la jeu-
nesse et le goût des vains plaisirs m'entraînoient.
Il a fallu que mes malheurs m'aient instruit ,
pour m'apprendre ce que je ne voulois pas
croire. Plût aux dieux que je vous eusse cru ,
ô sage vieillard ! Mais je remarque avec éton-
nement que vous n'êtes presque point changé
depuis taut d'années: c'est la même fraîcheur
de visage, la même taille droite, la même
vigueur : vos cheveux seulement ont un peu
blanchi.
Grand roi , répondit Mentor , si j'étois flat-
Yar. — ' mc\r<|iior. Edit. rurrectiun du viiinj. de Fni. —
' vous me l(^nioicnc7,. b. c. Edit. /. du cop. — ■^ l'oniié. A.
— * le plus sage et le plus jjénOieux. A.
teur , je vous dirois de même que vous avez
conservé cette fleur de jeunesse qui éclatoit sur
sur votre visage avant le siège de Troie ; mais
j'aimerois mieux vous déplaire, que de blesser
la vérité. D'ailleurs je vois, par votre sage dis-
cours, que vous n'aimez pas la flatterie , et
qu'on ne hasarde rien en vous parlant avec sin-
cérité. Vous êtes bien changé , et j'aurois eu de
la peine à vous reconnoître. J'en conçois claire-
ment la cause; c'est que vous avez beaucoup
souffert dans vos malheurs : mais vous avez
bien gagné en soufl'rant, puisque vous avez ac-
quis la sagesse. On doit se consoler aisément
des rides qui viennent sur le visage , pendant
que le cœur s'exerce et se fortifie dans la vertu.
Au reste, sachez que les rois s'usent toujours
plus que les autres hommes. Dans l'adversité ,
les peines de l'esprit et les travaux du corps les
font vieillir avant le temps. Dans la prospérité,
les délices d'une vie molle les usent bien plus
encore , que tous les travaux de la guerre.
Rien n'est si malsain , que les plaisirs où l'on
ne peut se modérer. De là vient que les rois, et
en paix et en guerre , ont toujours des peines
et des plaisirs qui font venir la vieillesse avant
l'âge où elle doit venir naturellement. Une vie
sobre, modérée, simple, exempte d'inquiétudes
et de passions , réglée et laborieuse , retient
dans les membres d'un homme sage la vive
jeunesse , qui , sans ces précautions , est tou-
jours prête à s'envoler sur les ailes du temps.
Idoménée, charmé du discours de Mentor,
l'eût écouté long-temps , si on ne fût venu
l'avertir pour un sacrifice qu'il devoit faire à
Jupiter. Télémaque et Menlor le suivirent , en-
vironnés d'une grande foule de peuple, qui
considéroit avec empressement et curiosité ces
deux étrangers. Les Salentins se disoient ' les
uns aux autres : Ces deux hommes sont bien
différens ! Le jeune a je ne sais quoi de vif et
d'aimable : toutes les grâces de la beauté et de
la jeunesse sont répandues sur son visage et sur
tout son corps : mais cette beauté n'a rien de
mou ni d'efféminé ; avec cette fleur si tendre
de la jeunesse , il paroît \igoureux , robuste ,
endurci au travail. Mais cet autre, quoique bien
plus âgé, n'a encore rien perdu de sa force :
sa mine paroît d'abord moins haute, et son
visage moins gracieux ; mais , quand on le re-
garde de près, on trouve dans sa simplicité des
marques de sagesse et de vertu , avec une no-
blesse qui étonne. Quand les dieux sont des-
cendus sur la terre pour se communiquer aux-
Yar. — 1 Ils se Jisoieiil. A.
(IX)
TÉLÉMAQUE. LIVRE YIII.
459
mortels, sans duule qu'ils ont pris de telles
figures d'étrangers et de voyageurs.
Cependant on arrive dans le temple de Ju-
piter , qu'Idoménce , du sang de ce dieu, avoit
orné avec beaucoup de magnificence. Il ctoit
environné d'un double rang de colonnes de
marbre jaspé ; les chapiteaux étoient d'argent.
Le temple étoit tout incrusté de marbre , avec
des bas-reliefs qui représentoient Jupiter changé
en taureau , le ravissement d'Europe , et son
passage en Crète au travers des tlots : ils sem-
bloient respecter Jupiter, quoiqu'il fût sous
une forme étrangère. On voyoit ensuite la nais-
sance et la jeunesse de Minos ; enfin , ce sage
roi donnant, dans un âge plus avancé, des lois
à toute son île pour la rendre à jamais floris-
sante. Télémaque y remarqua aussi les prin-
cipales aventures du siège de Troie , où Idomé-
née avoit acquis la gloire d'un grand capitaine.
Parmi ces représentations de combats , il cher-
cha son père ; il le reconnut , prenant les che-
vaux de Rhésus que Diomède venoit de tuer ;
ensuite disputant avec Ajax les arnies d'Achille
devant tous les chefs de l'armée grecque assem-
blés; enfin sortant du cheval fatal pour verser
le sang de tant de Troyens.
Télémaque le reconnut d'abord à ces fameu-
ses actions , dont il avoit souvent oui parler, et
que Nestor même lui avoit racontées. Les lar-
mes coulèrent de ses yeux. Il changea de cou-
leur; son visage parut troublé. Idoménée l'aper-
çut , quoique Télémaque se détournât pour ca-
cher son trouble. N'ayez point de honte , lui dit
Idoménée, de nous laisser voir combien vous êtes
touché de la gloire et des malheurs de votre père.
Cependant le peuple s'assembloit en foule
sous les vastes portiques formés par le double
rang de colonnes qui environnoient le temple.
Il y avoit deux troupes de jeunes garçons et de
jeunes filles qui chantoient des \ ers à la louange
du dieu qui tient dans ses mains la foudre. Ces
enfans choisis de la figure la plus agréable,
avoient de longs cheveux flottans sur leurs
épaules. Leurs têtes étoient couronnées de roses,
et parfumées; ils étoient tous vêtus de blanc.
Idoménée faisoit à Jupiter un sacrifice de cent
taureaux, pour se le rendre favorable dans une
guerre qu'il avoit entreprise contre ses voisins.
Le sang des victimes fumoit de tous côtés : on
le voyoit ruisseler dans les profondes coupes
d'or et d'argent.
Le vieillard Théophane , ami des dieux et
prêtre du temple , teuoit , pendant le sacrifice ,
sa tête couverte d'un bout de sa robe de pour-
pre : ensuite il consulta les entrailles des vic-
times qui palpitoient encore; puis s'étant mis
sur le trépied sacré : 0 dieux , s'écria-t-il ,
quels sont donc ces deux étrangers que le ciel
envoie en ces lieux? Sans eux , la guerre entre-
prise nous scroit funeste , et Salenle tomberoit
en ruine avant que d'achever d'être élevée sur
ses fondemens. Je vois un jeune héros que la
sagesse mène par la main. Il n'est pas permis à
une bouche mortelle d'en dire davantage.
En disant ces paroles, son regard étoit fa-
rouche et ses yeux étincelans ; il scmbloit voir
d'autres objets que ceux qui paroissoient devant
lui ; son visage étoit enflammé ; il étoit troublé
et hors de lui-même; ses cheveux étoient hé-
rissés, sa bouche écumante , ses bras levés et
immobiles. Sa voix émue étoit plus forte qu'au-
cune voix humaine ; il étoit hors d'haleine , et
ne pouvoit tenir renfermé au-dedans de lui
l'esprit divin qui l'agitoit.
0 heureux Idoménée ! s'écria-t-il encore ,
que vois-je ! quels malheurs évités ! quelle
douce paix au dedans ! Mais au dehors quels
combats ! quelles victoires ! 0 Télémaque ! tes
travaux surpasseront ^ ceux de ton père ; le fier
ennemi gémit dans la poussière sous ton glaive;
les portes d'airain , les inaccessibles remparts
tombent à les pieds, 0 grande déesse , que son
père,... 0 jeune homme, tu verras enfin.... A
ces mots , la parole meurt dans sa bouche , et
il demeure, comme malgré lui, dans un silence
plein d'étonnement.
Tout le peuple est glacé de crainte. Idomé-
née , tremblant, n'ose lui demander qu'ilachè-
ve. Télémaque même, surpris, comprend à
peine ce qu'il vient d'entendre ; à peine peut-
il croirequ'il ait entendu ces hautes prédictions.
Mentor est le seul que l'esprit divin n'a point
étonné. Vous entendez, dit-il à Idoménée , le
dessein des dieux. Contre quelque nation que
vous ayez à combattre, la victoire sera dans vos
mains , et vous devrez au jeune fils de votre
ami le bonheur de vos armes. N'en soyez point
jaloux; profitez seulement de ce que les dieux
vous donnent par lui.
Idoménée , n'étant pas encore revenu de son
étonnement , cherchoit en vain des paroles ; sa
langue demeuroit immobile. Télémaque, plus
prompt , dit à Mentor : Tant de gloire promise
ne me touche point; mais que peuvent donc
signifier ces dernières paroles, Tu verras ^.. ?
Var. — 1 surpasscnl , B. c. Edit.f. du cop. — - Tu rcviT-
nis. A. B. c. Tous les cilik'urs oui fait ccUe correction. L'au-
teur avoit mis plus ];aul : O jeune hoiniue, iu reverras ; et plus
bas : vous-mcme que je dois revoir : il a cflacé re dans re-
verras et revoir, et il a oublié de le bifler ici.
460
TÉLÉMAQUE. LIVRE VIII.
(IX)
est-ce mon père , ou seulement Ithaque? Hélas !
que n'a-t-il achevé! il m'a laissé plus en doute
que je n'étois. 0 Ulysse! ô mon père . seroit-ce
vous, vous-même que je dois voii ? seroit-il
vrai? Mais je me flatte. Cruel oracle ! tu prends
plaisir à te jouer d'un malheureux; encore une
parole, etj'étoisau comble du bonheur.
Mentor lui dit . Respectez ce que les dieux
découvrent, et n'entreprenez point de découvrir
ce qu'ils veulent cacher. Une curiosité témé-
raire mérite d'être confondue. C'est par une sa-
gesse pleine de bonté, que les dieux cachent
aux foibles hommes leur destinée dans une
nuit impénétrable. Il est utile de prévoir ce qui
dépend de nous, pour le taire; mais il n'est pas
moins utile d'ignorer ce qui ne dépend pas de
nos soins, et ce ' que les dieux veulent faire de
nous. Télémaque, touché de ces paroles, se
retint avec beaucoup de peine.
Idoménée , qui étoit revenu de son étonne-
ment , commença de son côté à louer le grand
Jupiter, qui lui avoit envoyé le jeune Téléma-
que et le sage Mentor, pour le rendre victo-
rieux de ses ennemis. Après qu'on eut fait un
magnifique repas, qui suivit le sacrilice, il
parla ainsi en particulier - aux deux étran-
gers .
J'avoue que je ne connoissois point encore
assez l'art de régner quand je revins en Crète ,
après le siège de Troie. Vous savez , chers
amis, les malheurs qui m'ont privé de régner
dans cette grande ile , puisque vous m'assurez
que vous y avez été depuis que j'ensuis parti.
Encore trop heureux si les coups les plus cruels
de la fortune ont servi à m'instruire, et à me
rendre plus modéré ! Je traversai les mers
comme un fugitif que la vengeance des dieux
et des hommes poursuit : toute ma grandeur
passée ne servoit qu'à me rendre ma chute plus
honteuse et plus insupportable. Je vins réfugier
mes dieux pénates sur cette côte déserte, où je
ne trouvai que des terres incultes, couvertes de
ronces et d'épines , des forêts aussi anciennes
que la terre , des rochers presque inaccessibles
oi^i se retiroient les bêtes farouches. Je fus ré-
duit à me réjouir de posséder, avec un petit
nombre de soldats , et de compagnons qui
avoient bien voulu me suivre dans mes mal-
heurs , cette terre sauvage , et d'en faire ma
patrie, ne pouvant plus espérer de revoir ja-
mais cette île fortunée où les dieux m'avoient
fait naître pour y régner. Hélas ! disois-je en
Var.
aj. B.
ce m. A. aj. b.
CI) paiiiculier m. A.
moi-même, quel changement ! Quel exemple
terrible nesuis-je point pour les rois! il faudroit
me montrer à tous ceux qui régnent dans le
monde, pour les instruire par mon exemple.
Ils s'imaginent n'avoir rien à craindre , à cause
de leur élévation au-dessus du reste des hommes :
hé ! c'est leur élévation même qui fait qu'ils
ont tout à craindre? J'étois craint de mes en-
nemis, et * aimé de mes sujets; je commandois
à une nation puissante et belliqueuse: la re-
nommée avoit porté mon nom dans les pays
les plus éloignés ; je régnois dans une ile fertile
et délicieuse ; cent vdles me donnoient chaque
année un tribut de leurs richesses: ces peu-
ples me reconnoissoient pour être du sang de
Jupiter né dans leur pays ; ils m'aimoient
comme le petit-fils du sage Minos , dont les
lois les rendent si puissans et si heureux. Que
mauquoit-il à mon bonheur, sinon d'en savoir
jouir avec modération? Mais mon orgueil et
la flatterie que j'ai écoutée , ont renversé mon
trône. Ainsi tomberont tous les rois qui se
livreront à leurs désirs et aux conseils des es-
prits flatteurs.
Pendant le jour je tàchois de montrer un vi-
sage gai et plein d'espérance , pour soutenir le
courage de ceux qui m'avoient suivi. Faisons ,
leur disois-je, une nouvelle ville, qui nous
console de tout ce que nous avons perdu. Nous
sommes environnés de peuples qui nous ont
donnéunbcl exemple pourcette entreprise. Nous
voyons Tarcnte qui s'élève assez près de nous.
C'est Phalante, avec ses Lacédémoniens , qui
a fondé ce nouveau royaume. Philoctète donne
le nom de Pétille à une grande ville qu'il bâtit
sur la même côte. Métaponte est encore une
semblable colonie. Ferons-nous moins que tous
ces étrangers errans comme nous? La fortune
ne nous est pas plus rigoureuse.
Pendant que je tàchois d'adoucir par ces pa-
roles les peines de mes compagnons , je cachois
au fond de mon cœur une douleur mortelle.
C'étoit une consolation pour moi , que la lu-
mière du jour me quittât, et que la nuit vînt
m'envelopper de ses ombres , pour déplorer en
liberté ma misérable destinée. Deux torrens de
larmes amères couloieut de mes yeux ; et le
doux sommeil leur étoit inconnu. Le lendemain,
je recommençois mes travaux avec une nou-
velle ardeur. Voilà , Mentor, ce qui fait que
vous m'avez trouvé si vieilli.
Après qu'Idoménée eut achevé de raconter
ses peines , il demanda à Télémaque et à Men-
Var. — ' et m. A. aj. B.
TÉLÉ.MAQUE. LIVRE IX.
46i
toi" leur secours dans la guerre où il se trouvoit
engagé. Je vous renverrai . leur ' disoil-il , à
Itliaque, dès que la guerre sera finie. Cepen-
dant je ferai partir ' des vaisseaux vers ' toutes
les côtes les plus éloignées, pour apprendre des
nouvelles d'L'lysse. En quelque endroit des
terres connues que la tempête ou la colère de
quelque divinité lait jeté, je saurai bien l'en
retirer. Plaise aux dieux qu'il soit encore vi-
vant ! Pour vous , je vous renverrai avec les
meilleurs vaisseaux qui aient jamais été cons-
truits dans l'île de Crète j ils sont faits du bois
coupé sur le véritable mont Ida, oij Jupiter
naquit. Ce bois sacré ne sauroit périr dans les
floisjles vents et les rochers le craignent et
le respectent. Neptune même , dans son plus
grand courroux , n'oseroit soulever les vagues
contre lui. Assurez-vous donc que vous retour-
nerez heureusement à Ithaque saus peine, et
qu'aucune divinité ennemie ne pourra plus vous
faire errer sur tant de mers; le trajet est court
et facile. Renvoyez le vaisseau phénicien qui
vous a portés jusqu'ici , et ne songez qu'à ac-
quérir la gloire d'établir le nouveau royaume
d'idoménée pour réparer tous ses malheurs.
C'est à ce prix , ô fils d'Ulysse , que vous serez
jugé digne de votre père. Quand mèiue les des-
tinées rigoureuses l'auroient déjà fait descendre
dans le sombre royaume de Pluton , toute la
Grèce charmée croira le revoir en vous.
A ces mots , Télémaque interrompit Idomc-
née : Renvoyons, dit-il, le vaisseau phénicien.
Que tardons-nous à prendre les armes pour
attaquer vos ennemis? ils sont devenus les no-
ires. Si nous avons été victorieux en combat-
tant dans la Sicile pour Acesle , Troyenet en-
nemi de la Grèce , '* ne serons-nous pas encore
plus ardens et plus favorisés des dieux quand
nous combattrons pour un des héros grecs qui
ont renversé la ville de Priam? L'oracle que
nous venons d'entendre ne nous permet pas
d'en douter.
Var. — - leur m. A. aj, b. — - j'enverrai. A. — >* tlans.
A. — * faut-il douter que nous ne soyons encore plus aidons,
et plus favorisés des dieux , quand nous comballrons pour un
(les héros grecs qui ont renversé l'impie ville de Priam? a.
la suite aj. b.
LIVRE IX 1.
Idoménée fait connoitre à Mentor le sujet de la guerre contre
les Manduriens, et les mesures qu'il a prises contre leurs
incursions. Mentor lui montre l'insuffisance de ces moyens,
et lui en propose de plus efficaces. Pendant cet entretien,
les Manduriens se présentent aux portes de Salenle , avec
une nombreuse armée composée de plusieurs peuples
voisins, qu'ils avoient mis dans leurs intérêts. A cette
vue , Mentor sort précipitamment de Salente , et va seul
proposer aux ennemis les moyens de terminer la guerre
sans effusion de sang. Bientôt Télémaque le suit, impa-
tient de connoitre l'issue de cette négociation. Tous deux
offrent de rester comme otages auprès des Manduriens ,
pour répondre de la fidélité d'idoménée aux conditions
de paix qu'il propose. Après quelque résistance, les Man-
duriens se rendent aux sages remontrances de .Mentor,
qui fait aussitôt venir Idoménée pour conclure la paix en
personne. Ce prince accepte sans balancer toutes les con-
ditions proposées par .Mentor. On se donne réciproque-
ment des otages, et l'on offre en commun des sacrifices
pour la confirmation de l'alliance ; après quoi Idoménée
rentre dans la ville avec les rois et les principaux chefs
alliés dos .Manduriens.
Mentor, regardant d'un œil doux et tran-
quille Télémaque , qui étoit déjà plein d'une
noble ardeur pour les combats , prit ainsi la pa-
role ; Je suis bien aise, fils d'L'lysse, de voir
en vous une si belle passion pour la gloire ;
mais souvenez-vous que votre père n'en a ac-
quis une si grande parmi les Grecs, au siège
de Troie , qu'en se montrant le plus sage et le
plus modéré d'entre eux. Achille , quoique in-
vincible et invulnérable, quoique sur de poi ter-
la terreur et la moit partout où il combaltoit ,
n'a pu prendre la ville de Troie : il est tombé
lui-même aux pieds des murs de cette ville , et
elle a triomphé du vainqueur ^ d'Hector. Mais
Ulysse, eu qui la prudence conduisoit la va-
leur; a porté la flamme et le fer au milieu des
Troyens; et c'est à ses mains qu'on doit la
chute de ces hautes et superbes tours , qui me-
nacèrent pendant dix ans toute la Grèce con-
jurée. Autant que Minerve est au-dessus de
-Mars, autant une valeur discrète et prévoyante
surpasse-t-elle un courage bouillant et farou-
che. Commençons donc par nous instruire des
circonstances de cette guerre qu'il faut soute-
nir. Je ne refuse aucun péril . mais je crois , ô
Idoménée . que vous devez nous expliquer pre-
mièrement si votre guerre est juste ; ensuite ,
Var. — ' Liv;
meurtrier. A. B.
L X. — - quoiqu'il portât. A. B. — ^ J^
462
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
(X)
nontre qui vous lu faites ; et enfin , quelles
sont vos forces pour en espérer un heureux
succès.
Idoménée lui répondit ; Quand nous arri-
vâmes sur cette côte , nous y trouvâmes un
peuple sauvage qui erroit dans les forêts ' vi-
vant de sa chasse et des fruits que les arbres
portent d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'onnomme
les Manduriens . furent épouvantés, voyant
nos vaisseaux et nos armes ; ils se retirèrent
dans les montagnes. Mais comme nos soldats
furent curieux de voir le pays , et voulurent
poursuivre des cerfs , ils rencontrèrent ces sau-
vages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages
leur dirent ; Nous avons abandonné les doux
rivages de la mer pour vous les céder ; il ne
• nous reste que des montagnes presque inacces-
sibles ; du moins est-il juste que vous nous y
laissiez en paix et en liberté. Nous vous trou-
vons errans , dispersés , et plus foibles que
nous ; il ne tiendroitqu'à nous de vous égorger,
et d'ôter même à vos compagnons la connois-
sance de votre malheur : mais nous ne voulons
point tremper nos mains dans le sang de ceux
qui sont hommes aussi bien que nous. Allez ;
souvenez-vous que vous devez la vie à nos sen-
timens d'humanité. N'oubliez jamais que c'est
d'un peuple que vous nommez grossier et sau-
vage , que vous recevez cette leçon de modéra-
tion et de générosité.
Ceux d'entre les nôtres qui furent ainsi ren-
voyés par ces barbares revinrent dans le camp ,
et racontèrent ce qui leur cloit arrivé. Nos
soldats en furent émus ; ils eurent honte de
voir que les Cretois dussent la vie à cette troupe
d'hommes fugitifs, qui leur paroissoient res-
sembler plutôt à des ours qu'à des hommes : ils
s'en allèrent à la chasse en plus grand nombre
que les premiers , et avec toutes sortes d'armes.
Bientôt ils reconlrèrent les sauvages et les atta-
quèrent. Le combat fut cruel. Les traits voloient
de part et d'autre , comme la grêle tombe dans
une campagne pendant un orage. Les sauvages
furent contraints de se retirer dans leurs mon-
tagnes escarpées , où les nôtres n'osèrent s'en-
gager.
Peu de temps après, ces peuples envoyèrent
vers moi deux de leurs plus sages veillards ,
qui venoient me demander la paix. Ils m'appor-
tèrent des présens . c'étoit des peaux des bêtes
farouches- qu'ils avoient tuées, et des fruits du
Var. — 1 qui vivoit dans les forcis, do sa chasse et dos
fruits (lue les arbres porleul d'ouv-uiùmcs. Us fureul i^pou-
vautés , etc. A.
pays. Après m'avoir donné leurs présens, ils
parlèrent ainsi :
Oroi, nous tenons, comme tu vois, dans
une main l'épée, et dans l'autre une branche
d'oliAier. (En effet, ils tenoient l'une et l'autre
dans leurs mains.) Voilà la paix et la guerre :
choisis : Nous aimerions mieux la paix ; c'est
pour l'amour d'elle , que nous n'avons point
eu de ^ honte de te céder le doux rivage de la
mer, où le soleil rend la terre fertile , et pro-
duit tant de fruits délicieux. La paix est plus
douce que tous ces fruits : c'est pour elle que
nous nous sommes retirés dans ces hautes mon-
tagnes toujours couvertes de glace et de neige ,
où l'on ne voit jamais ni les fleurs du prin-
temps , ni les riches fruits de l'automne. Nous
avons horreur de cette brutalité qui , sous de
licaux noms d'ambition et de gloire , va folle-
ment ravager les provinces , et répand le sang
des hommes, qui sont tous frères. Si cette fausse
gloire te touche , nous n'avons garde de te
l'envier : nous te plaignons, et nous prions les
dieux de nous préserver d'une fureur sembla-
ble. Si les sciences que les Grecs apprennent
avec tant de soin, et si la politesse dont ils se
piquent, ne leur inspirent que celte détestable
injustice, nous nous croyons trop heureux de
n'avoir point ces avantages. Nous ferons gloire
d'être toujoui-s ignorans et barbares - , mais
justes, humains, lidèles, désintéressés, ac-
coutumés à nous contenter de peu , et à mé-
priser la vaine délicatesse qui fait qu'on a besoin
d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons , c'est
la santé, la frugalité, la liberté, la vigueur
de corps et d'esprit; c'est l'amour de la vertu ,
la crainte des dieux , le bon naturel pour nos
proches ' , l'attachement à nos amis , la fidélité
pour tout le monde, la modération dans la pros-
périté, la fermeté dans les malheurs, le cou-
rage pour dire toujours hardiment la vérité ,
riiorreur de la flatterie. Voilà quels sont les
peuples que nous t'offrons pour voisins et pour
alliés. Si les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à
te faire refuser la paix, tu apprendras, mais
trop tard , que les gens qui aiment par modé-
ration la paix sont les plus redoutables dans la
guerre.
Pendant que ces vieillards me parloieut
ainsi , je ne pouvois me lasser de les regarder.
Ils avoient la barbe longue et négligée, les
cheveux plus courts, mais blancs; les sourcils
épais , les yeux vifs , un regard et une conte-
Var. 1 do m. A. aj. B. — * toujours barbares , mais jiisles,
ok . A. — ^ SCS proches , rallachemenl à ses amis , clc. a.
(X)
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
nance ferme , une parole grave et pleine d'au-
torité , des manières simples et ingénues. Les
fourrures qui leur servoient d'habits , étant
nouées sur l'épaule , laissoient voir des bras
plus nerveux et des muscles mieux nourris que
ceux de nos athlètes. Je répondis à ces deux
envoyés, que je désirois la paix. Nous réglâmes
ensemble de bonne foi plusieurs conditions;
nous en' prîmes tous les dieux à témoins ; et je
renvoyai ces hommes chez eux avec des présens.
Mais les dieux, qui m'avoient chassé du
royaume de mes ancêtres , n'éloient pas encore
lassés de me persécuter. Nos chasseurs, qui ne
pouvoient pas être si tôt avertis de la paix que
nous venions de faire , rencontrèrent le même
jour une grande troupe de ces barbares qui ac-
compagnoient leurs envoyés lorsqu'ils "^ reve-
noient de notre camp : ils les attaquèrent avec
fureur, en tuèrent une partie, et poursuivirent
le reste dans les bois. Voilà la guerre rallumée.
Ces barbares croient qu'ils ne peuvent plus se
fier ni à nos promesses ni à nos sermens.
Pour être plus puissans contre nous, ils ap-
pellent à leur secours les Locriens , les Apu-
liens, les Lucaniens, les Brutiens, les peuples
de Grotone, de Nérite, de Messapie * et de
Brindes. Les Lucaniens vieiuient avec des cha-
riots armés de faux tranchantes. Parmi les
Apuliens, chacun est couvert de quelque peau
de bête farouche qu'il a tuée : ils portent des
massues pleines de gros nœuds et garnies de
pointes de fer; ils sont presque de la taille des
géans , et leurs corps se rendent si robustes,
par les exercices pénibles auxquels ils s'adon-
nent, que leur seule vue épouvante. Les Lo-
criens, venus de la Grèce , sentent encore leur
origine, et sont plus humains que les autres;
mais ils ont joint à l'exacte discipline des trou-
pes grecques la vigueur des Barbares, et l'ha-
bitude de mener une vie dure , ce qui les rend
invincibles. Ils portent des boucliers légers, qui
sont faits d'un tissu d'osier, et couverts de peaux;
leurs épées sont longues. Les Brutiens sont lé-
gers à la course comme les cerfs et comme les
daims. On croiroit que l'herbe même la plus
tendre n'est point foulée sous leurs pieds; à
peine laissent-ils dans le sable quelque trace de
leurs pas. On les voit tout-à-coup fondre sur les
ennemis, et puis disparoître avec une égale ra-
pidité. Les peuples de Grotone sont adroits à
**"• — * f" m. A. B. cij. c. — - cninnic ils revcnoiciil.
— 'de Mcssapie m. a. B. c. aj. par d. avec raison ; puisque ,
plus bas, Féueloii coiiipienil ces peuples dans lYMiuniéralion
■de ceux qu'il a ([("-ja nomuiOs , el doiil il décrit les armes cl la
manière de couiballre.
463
tirer des flèches. Un homme ordinaire parmi
les Grecs ne pourroit bander un arc tel qu'on
en voit communément chez les Grotoniates; et
si jamais ils s'appliquent à nos jeux , ils y rem-
porteront les prix. Leurs llèches sont trempées
dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui
viennent, dit-on, des bords de l'Averne, et dont
le poison est mortel. Pour ceux de Nérite , de
Brindes et de Messapie , ils n'ont en partage
que la force du corps et une valeur sans a°t.
Les cris qu'ils poussent jusqu'au ciel, à la vue
de leurs ennemis , sont affreux. Ils se servent
assez bien de la fronde, et ils obscurcissent
l'air par une grêle de pierres lancées; mais ils
combattent sans ordre. Voilà , Mentor, ce que
vous désiriez de savoir : vous connoissez main-
tenant l'origine de cette guerre, et quels sont
nos ennemis.
Après cet éclaircissement . Télémaque, im-
palient de combattre , croyoit n'avoir plus qu'à
prendre les armes. Mentor le retint encore , et
parla ainsi à Idoménée : D'où vient donc que
les Locriens mêmes, peuples sortis de la Grèce,
s'unissent aux Barbares contre les Grecs? D'oii
vient que tant de colonies grecques fleurissent
sur cette côte de la mer, sans avoir les mêmes
guerres à soutenir que vous? 0 Idoménée, vous
dites que les dieux ne sont pas encore las de
vous persécuter ; elmoi, je dis qu'ils n'ont pas
encore achevé de vous instruire. Tant de mal-
heurs que vous avez soufferts ne vous ont pas
encore appris ce qu'il faut faire pour prévenir
la guerre. Ce que vous racontez vous-même de
la bonne foi de ces barbares suffit pour montrer
que vous auriez pu vivre en paix avec eux;
mais la hauteur et la fierté attirent les guerres
les plus dangereuses. Vous auriez pu leur don-
ner des otages, et en prendre d'eux. Il eût été
facile d'envoyer avec leurs ambassadeurs quel-
ques-uns de vos chefs pour les reconduire avec
sûreté. Depuis celte guerre renouvelée , vous
auriez dû encore les apaiser , en leur représen-
tant qu'on les avoit attaqués faute de savoir l'al-
hance qui venoit d'être jurée. 11 falloit leur of-
frir toutes les sûretés qu'ils auroient demandées,
et établir des peines rigoureuses contre tous
ceux de vos sujets qui auroient manqué à l'al-
liance. Mais qu'est-il arrivé depuis ce commen-
cement de guerre?
Je crus, répondit Idoménée, que nous n'au-
rions pu , sans bassese , rechercher ces bar-
bares , qui assemblèrent à la hâte tous leurs
hommes en âge de combattre , et qui implorè-
rent le secours de tous les peuples Noisins, aux-
quels ils nous rendirent suspects et odieux. Il
464
TÉLÉMAQLE. LIVRE IX.
(X)
me parut que le pai'li le plus assuré étoit de
s'emparer promptement de certains passages
dans les montagnes , qui étoient mal gardés.
Nous les prîmes sans peine, et par là nous nous
sommes mis eu état de désoler ces barbares. J'y
ai fait élever des tours, d'où nos troupes peu^eut
accabler de traits touslesennemis qui viendroient
des raonîagues dans notre pays. Nous pouvons
entrer dans le leur , et ravager , quand il nous
plaira, leurs principales habitations. Par ce
moyen, nous sommes en état de résister, avec
des forces inégales, à cette multitude innom-
brable d'ennemis qui nous environnent. Au
reste , la paix entre eux et nous est devenue
très-difficile. Nous ne saurions leur abandonner
ces tours sans nous exposer à leurs incursions, et
ils les regardent coumie des citadelles dont nous
voulons nous servir pour les réduire en servitude.
Mentor répondit ainsi à Idoménée : Vous
êtes un sage roi , et vous voulez qu'on vous
découvre la vérité sans aucun adoucissement.
Vous n'êtes point comme ces hommes foibles
qui craignent de la voir , et qui , manquant de
courage pour se corriger , n'emploient leur
autorité qu'à soutenir les fautes qu'ils ont faites.
Sachez donc que ce peuple barbare vous a donné
une merveilleuse leçon quand il est venu vous
demander la paix, Eto;t-ce par foiblesse qu'il
la demandoit? Manquoit-il de courage , ou de
ressources contre vous? Vous voyez bien que
non, puisqu'il est si aguerri , et soutenu par
tant de voisins redoutables. Hiie n'imiliez-vous
sa modération? Mais une mauvaise honte et
une fausse gloire vous ont jeté dans ce mal-
heur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop
lier ; et vous n'avez pas craint de le rendre trop
puissant, en réunissant tant de peuples contre
vous par une conduite hautaine et injuste. A
quoi servent ces tours que vous vantez tant ,
sinon à mettre tous vos voisins dans la nécessité
de périr . ou de vous faire périr vous-même ,
pour se préserver d'une servitude prochaine ?
Vous n'avez élevé ces tours , que pour votre
sûreté ; et c'est par ces tours que vous êtes dans
un si grand péril. Le rempart le plus sur d'un
Etat est la justice, la modération, la bonne foi,
et l'assurance où sont vos voisins que vous êtes
incapa'ble d'usurper leurs terres. Les plus fortes
murailles peuvent tomber par divers accidens
imprévus ; la fortune est capricieuse et incon-
stante dans la guerre ; mais l'amour et la con-
fiance de vos voisins, quand ils ont senti * votre
modération, font que votre Etat ne peut être
vaincu, et n'est presque jamais attaqué. Quand
même un voisin injuste l'altaqueroit , tous les
autres , intéressés à sa conservation , prennent
aussitôt les armes pour le défendre. Cet appui
de tant de peuples, qui trouvent leurs véri-
tables intérêts à soutenir les vôtres, vous auroit
rendu bien plus puissant que ces tours, qui
vous rendent vos maux irrémédiables. Si vous
aviez songé d'abord à éviter la jalousie de tous
vos voisins, votre ville naissante fleuriroit dans
une heureuse paix , et vous seriez l'arbitre de
toutes les nations de l'Hespérie.
Retranchons-nous maintenant à examiner
comment on peut réparer le passé par l'avenir '.
Vous avez commencé à me dire qu'il y a sur
cette côte diverses colonies grecques. Ces peu-
))les doivent être disposés à vous secourir. Ils
n'ont oublié ni le grand npm de Minos fils de
Jupiter, ni vos travaux au siège de Troie, où
vous vous êtes signalé tant de fois entre les
jirinces grecs pour la .querelle commune de
toute la Grèce. Pourquoi ne songez-vous pas ;i
mettre ces colonies dans votre parti?
Elles sont toutes, répondit Idoménée, ré-
solues à demeurer neutres. Ce n'est pas qu'elles
n'eussent quelque inclination à me secourir ;
mais le trop grand éclat que cette ville a eu
dès sa naissance les a épouvantées. Ces Grecs ,
aussi bien que les autres peuples-, ont craint
que nous n'eussions des desseins sur leur li-
berté. Ils ont pensé qu'après avoir subjugué
les Barbares des montagnes nous pousserions
plus loin notre an)bilion. En un mot , tout est
contre nous. Ceux mêmes qui ne nous font
pas une guerre ouverte désirent notre abais-
sement, et la jalousie ne nous laisse aucun
allié.
Etrange extrémité ! reprit Mentor : pour
vouloir paroitre trop puissant, vous ruinez votre
puissance ; et, pendant que vous êtes au dehors
l'objet de la crainte et de la haine de vos voisins,
vous vous épuisez au dedans par les efforts né-
cessaires pour soutenir une telle guerre. 0
malheureux , et doublement malheureux Ido-
ménée , que le malheur même n'a pu instruire
qu'à demi ! aurez- vous encore besoin d'une
seconde chute pour apprendre à prévoir les
maux qui menacent les plus grands rois? Lais-
sez-moi faire , et racontez-moi seulement en
détail quelles sont donc ces villes grecques qui
refusent votre alliance.
Yar. — ' qui "^nl sonli voire modOralioii, fonl qu'un Elat,
etc. A.
Var. -
A. aj. B.
1 par l'uvcnir n-parcr le passé. A. — ^ peuples m.
(X)
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
465
La principale , lui répondit Idoménée , est la
■ville de Tarente ; Phalante ' l'a fondée depuis
trois ans. Il ramassa dans la Laconie un grand
nombre déjeunes hommes nés des lemmes qui
avoient oublié leurs maris absens pendant la
guerre de Troie. Quand les maris revinrent,
ces femmes ne songèrent qu'à les apaiser et
qu'à désavouer leurs fautes. Cette nombreuse
jeunesse, qui étoit née hors du mariage, ne
connoissant plus ni père ni mère , vécut avec
une licence sans bornes. La sévérité des lois
réprima leurs désordres. Ils se réunirent sous
Phalante, chef hardi , intrépide, ambitieux, et
qui sait gagner les cœurs par ses artifices. Il
est venu sur ce rivage avec ces jeunes Laco-
niens ; ils ont fait de Tarente une seconde
Lacédémone. D'un autre côte, Philoctète, qui
a eu une si grande gloire au siège de Troie en
y portant les flèches d'Hercule , a élevé dans ce
voisinage les murs de Pétilie, moins puissante
à la vérité , mais plus sagement gouvernée que
Tarente. Enfin , nous avons ici près la ville de
Mélaponte, que le sage Nestor a fondée avec ses
Pyliens.
Quoi ! reprit Mentor, vous avez Nestor dans
l'Hespérie, et vous, n'avez pas su l'engager
dans vos intérêts ! Neslorqui vous a vu tant de
fois combattre contre lesTroyens, et dont vous
aviez l'amitié ! Je l'ai perdue, répliqua Ido-
ménée, par l'artitice de ces peuples qui n'ont
rien de barbare que le nom : ils ont eu l'adresse
de lui persuader que je voulois me rendre le
tyran de l'Hespérie. Nous le détromperons, dit
Mentor. Télémaque le vit à Pylos , avant qu'il
fût venu fonder sa colonie , et avant que nous
eussions entrepris nos grands voyages pour
chercher Ulysse : il n'aura pas encore oublié
ce héros , ni les marques de tendresse qu'il
donna à son fils Télémaque. Mais le principal
est de guérir sa défiance : c'est par les ombrages
donnés à tous vos voisins, que cette guerre s'est
allumée; et c'est en dissipant ces vains ombra-
ges, que cette guerre peut s'éteindre. Encore
un coup , laissez-moi faire.
A ces mots, Idoménée, embrassant Mentor,
s'attendrissoit et ne pouvoit parler. Enfin il
prononça à peine ces paroles : 0 sage vieillard
envoyé par les dieux pour réparer toutes mes
fautes! j'avoue que je me serois irrité contre
tout autre qui m'auroit parlé aussi librement
que vous; j'avoue qu'il n'y a que vous seul qui
puissiez m'obliger à rechercher la paix. J'avois
Var. — 1 L'aud'ui- a Ociit lanlol Plialunlus , tanlot
Phalante .-dans l'édition de 1717 ol suiv. on a mis partout
Phalante , imur runiloiniilé.
FÉNELON. TOME VI.
résolu de périr ou de vaincre tous meseunemis;
mais il est juste de croire vos sages conseils
plutôt que ma passion. 0 heureux Télémaque ,
qui ne pourrez jamais vous égarer comme moi,
puisque vous avez un tel guide! Mentor, vous
êtes le maître ; toute la sagesse des dieux est en
vous. Minerve même né pourroit donner de plus
salutaires conseils. Allez, promettez, concluez,
donnez tout ce qui est à moi; Idoménée ap-
prouvera tout ce que vous jugerez à propos de
faire.
Pendant qu'ils raisonnoient ainsi , on enten-
dit tout-à-coup un bruit confus de chariots, de
chevaux hennissans , d'hommes qui poussoient
des hurleniens épouvantables , et de trompettes
qui remplissoient l'air d'un son belliqueux. On
s'écrie ; Voilà les ennemis , qui ont fait un
grand détour pour éviter les passages gardés !
les voilà qui viennent assiéger Salente ! Les
vieillards et les femmes paroissoient consternés.
Hélas ! disoient-ils, falloit-il quitter notre chère
patrie , la fertile Crète , et suivre un roi mal-
heureux au travers de tant de mers , pour fon-
der une ville qui sera mise en cendres comme
Troie! On voyoit de dessus les murailles nou-
vellement bâties , dans la vaste campagne ,
briller au soleil les casques, les cuirasses elles
boucliers des ennemis ; les yeux en étoient
éblouis. On voyoit aussi les piques hérissées qui
couvroient la terre , comme elle est couverte
par une abondante moisson que Cérès prépare
dans ' les campagnes d'Ennaen Sicile, pendant
les chaleurs de l'été , pour récompenser le la-
boureur de toutes ses peines. Déjà on remar-
quoit les chariots armés de faux tranchantes ;
on distinguoil facilement chaque peuple venu à
cette guerre.
Mentor monta sur une haute tour pour les
mieux découvrir. Idoménée et Télémaque le
suivirent de près. A peine y fut-il arrivé, qu'il
aperçut d'un côté Philoctète , et de l'autre Nes-
tor avec Pisistrate son fils. Nestor étoit facile à
reconnoître à sa vieillesse vénérable. Quoi donc !
s'écria Mentor , vous avez cru , ô Idoménée ,
que Philoctète et Nestor se contentoient de ne
vous point secourir; les voilà qui ont pris les
armes contre vous : et , si je ne me trompe, ces
autres troupes qui marchent en si bon ordre
avec tant de lenteur , sont les troupes lacédé-
moniennes , commandées par Phalante. Tout
est contre vous ; il n'y a aucun voisin de cette
côte dont vous n'ayez fait un ennemi, sans
vouloir le faire.
Var.
1 dans la Sicile. A.
80
466
TÉLÉiMAQUE. LIVRE IX,
(X)
En disant ces paroles , Mentor descend à la
hàle de cette tour ; il s'avance vers une porte
de la ville du côté par où les ennemis s'avan-
çoient : il la fait ouvrir: et Idoménée , surpris
de la majesté avec laquelle il fait ces choses,
n'ose pas même lui demander quel est son des-
sein. Mentor fait signe de la main, afin que
personne ne songe à le suivre. Il va au-devant
des ennemis ;, étonnés de voir un seul homme
qui se présente à eux. Il leur montra ' de loin
une branche d'olivier en signe de paix ; et ,
quand il fut à portée de se faire entendre , il
leur demanda d'assembler tous les chefs. Aussi-
tôt les chefs s'assemblèrent ; et il parla ainsi :
0 hommes généreux, assemblés de tant de
nations qui fleurissent dans la riche Héspérie ,
je sais que vous n'êtes venus ici que pour l'in-
térêt commun de la liberté. Je loue votre zèle ;
mais souffrez que je vous représente un moyen
facile de conserver la liberté et la gloire de tous
vos peuples , sans répandre le sang humain. ()
Nestor , sage Nestor , que j'aperçois dans cette
assemblée, vous n'ignorez pas combien la guerre
est funeste à ceux mêmes qui l'entreprennent
avec justice et sous la protection des dieux.
La guerre est le pins grand des maux dont les
dieux affligent les hommes. Vous n'oublierez
jamais ce que les Grecs ont souifert pendant dix
ans devant la malheureuse Troie. Quelles divi-
sions entre les chefs î quels caprices de la for-
tune ! quels carnages des Grecs par la main
d'Hector! quels malheurs dans toutes les villes
les plus puissantes, causés par la guerre, pen-
dant lalongue absence de leurs rois ! Au retour,
les uns ont fait naufrage ^ au promontoire de Ca-
pharée ; les antres ont trouvé une mort funeste
dans le sein même de leurs épouses. 0 dieux ,
c'est dans votre colère que vous armâtes les Grecs
pour cette éclatante ^ expédition ! < > peuples hes-
périens ! je prie les dieux de ne vous donner
jamais une victoire si funeste. Troie est en cen-
dres , il est vrai; mais il vaudroit mieux pour
les Grecs, qu'elle fût encore dans toute sa gloire,
et que le lâche Paris jouit encore en paix de ses
infâmes amours avec Hélène. Philoctète , si
long-temps malheureux et abandonné dans l'île
de Lemnos, ne craignez-vous point de retrou-
ver de semblables malheurs dans une semblable
guerre ? Je sais que les peuples de la Laconie
ont senti aussi les troubles causés par la longue
absence des princes , des capitaines et des sol-
dats qui allèrent contre les Troyens. 0 Grecs ,
YaR. — 1 11 1 -ur montre. A. — ^ les uns ont fait nau-
frage; les autres, etc. A. — ' c'orieusc. A. B.
qui avez passé dans l'Hespérie, vous n'y avez
tous passé que par une suite des malheurs * qui
ont été les suites de la guerre de Troie !
Après avoir parlé ainsi, Mentor s'avança vers
les Pyliens ; et Nestor , qui l'avoit reconnu ,
s'avança aussi pour le saluer. 0 Mentor, lui dit-
il , c'est avec plaisir que je vous revois. Il y a
bien des années que je vous vis , pour la pre-
mière fois , dans la Phocide ; vous n'aviez que
quinze ans, et je prévis dès lors que vous seriez
aussi sage que vous l'avez été dans la suite.
Mais * par quelle aventure avez-vous été con-
duit en ces lieux? Quels sont donc les moyens
que vous avez de finir cette guerre ? Idoménée
nous a contraints de lattaquer. Nous ne de-
mandions que la paix ; chacun de nous avoit
un intérêt pressant de la désirer: mais nous ne
pouvions plus trouver aucune sûreté avec lui.
Il a violé toutes ses promesses à l'égard de ses
plus proches voisins '. La paix avec lui ne se-
roit point une paix: elle lui serviroit seulement
à dissiper notre ligue, qui est notre unique res-
source. Il a montré à tous les j)euples son des-
sein ambitieux de les mettre dans l'esclavage ,
et il ne nous a laissé aucun moyen de défendre
notre liberté , qu'en tâchant de renverser son
nouveau royaume '*. Par sa mauvaise foi , nous
sommes réduits à le faire périr, ou à recevoir
de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez
quelque expédient pour faire eu sorte qu'on
puisse se confier à lui, et s'assurer d'une bonne
paix , tous les peuples que vous voyez ici quit-
teront volontiers les armes , et nous avoue-
rons avec joie que vous nous surpassez en sa-
gesse.
Mentor lui répondit ; Sage Nestor, vous savez
qu'Ulysse m'avoit confié son fils Télémaque.
Ce jeune homme, impatient de découvrir la
destinée de son père, passa chez vous à Pylos ,
et vous le reçûtes avec tous les soins qu'il pou-
voit attendre d'un fidèle ami de son père; vous
lui donnâtes même votre fils pour le conduire.
11 entreprit ensuite de longs voyages sur la mer;
il a vu la Sicile, l'Egypte, l'ile de Chypre,
celle de Crète. Les vents, ou plutôt les dieux ,
l'ont jeté sur cette côte comme il vouloit retour-
ner à Ithaque. Nous sommes arrivés ici tout à
propos pour vous épargner les horreurs d'une
cruelle guerre. Ce n'est plus Idoménée , c'est
le fils du sage Ulysse , c'est moi qui vous ré-
Var. — * que causa la guerre de Troie. A. — ^ Par
quelle aventure avez-vous été CDiiiluit en ces lieu\? mais
quels sont , etc. A. — * ses plus proches voisins. 11 a
montré a tous les autres son dessein ambitieux , etc. A. —
* son nouveau royaume. Si vous trouvez , etc. a.
(X)
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
467
ponds de toutes les choses qui vous seront pro-
mises.
Pendant que Mentor parloit ainsi avec Nes-
tor, au milieu des troupes confédérées , Idomé-
née et Télémaquc , avec tous les Cretois armés,
les regardoient du haut des murs de Salente;
ils étoient attentifs pour remarquer comment
les discours de Mentor seroient reçus; et ils
auroient voulu pouvoir entendre les sages en-
tretiens de ces deux vieillards. Nestor avoit tou-
jours passé pour le plus expérimenté et le plus
éloquent de tous les rois de la Grèce. C'étoit lui
qui modéroit , pendant le siège de Troie , le
bouillant courroux d'Achille , l'orgueil d'Aga-
memnon , la fierté d'Ajax et le courage impé-
tueux de Diomède. La douce persuasion couloit
de ses lèvres comme un ruisseau de miel ^ : sa
voix seule se faisoit entendre à tous ces héros ;
tous se taisoient dès qu'il ouvroit la bouche ; et
il n'y avoit que lui qui pût apaiser dans le camp
la farouche discorde. Il commençoit à sentir les
injures de la froide vieillesse; mais ses paroles
étoient encore pleines de force et de douceur :
il racontoit les choses passées , pour instruire
la jeunesse par ses expériences; mais il les ra-
contoit avec grâce , quoique avec un peu de len-
teur. Ce vieillard, admiré de toute la Grèce ,
sembla avoir perdu toute son éloquence et toute
sa majesté dès que Mentor parut avec lui. Sa
vieillesse paroissoit flétrie et abattue auprès de
celle de Mentor, en qui les ans sembloient avoir
respecté la force et la vigueur du tempérament.
Les paroles de Mentor, quoique graves et sim-
ples, avoient une vivacité et une autorité qui
commençoit à manquer à l'autre. Tout ce qu'il
disoit étoit court, précis et nerveux. Jamais il
ne ûiisoit aucune redite ; jamais il ne racontoit
que le fait nécessaire pour l'alfaire qu'il falloit
décider. S'il étoit oblige de parler plusieurs fois
d'une même chose, pour l'inculquer, ou pour
parvenir à la persuasion , c'étoit toujours par des
tours nouveaux et par des comparaisons sensi-
bles. Il avoit même je ne sais quoi de complai-
sant et d'enjoué , quand il vouloit se propor-
tionner aux besoins des autres , et leur insinuer
quelque vérité. Ces deux honmies si vénérables
furent un spectacle touchant à tant de peuples
assemblés.
Pendant que tous les alliés ennemis de Sa-
lente se jetoieut en foule - les uns sur les autres
pour les voir de plus près, et pour tàcheu d'en-
tendre leurs sages discours , Idoménée et tous
les siens s'clforçoient de découvrir, par leurs re-
Vau. — ' (K; luit. A. — ^ 011 fyulo. m. Edit,
gards avides et empressés , ce que signiftoient
leurs gestes et l'air de leurs visages.
* Cependant Télémaque , impatient , se dé-
robe à la multitude qui l'environne : il court à
la porte par où Mentor étoit sorti ; il se la fait
ouvrir avec autorité. Bientôt Idoménée, qui le
croit à ses côtés, s'étonne de le voir qui court
au milieu de la campagne , et qui est déjà au-
près de Nestor. Nestor le reconnoît , et se hâte ,
mais d'un pas pesant et tardif, de l'aller rece-
voir. Télémaque saute à son cou, et le tient
serré entre ses bras sans parler. Enfin il s'écrie :
0 mon père ! je ne crains pas de vous nommer
ainsi; le malheur de ne retrouver - point mon
véritable père, et les bontés que vous m'avez
fait sentir, me donnent le droit de me servir
d'un nom si tendre : mon père , mon cher père ,
je vous revois ! ainsi puissé-je voir Ulysse ! Si
quelque chose pouvoit me consoler d'en être
privé, ce seroit de trouver en vous un autre
lui-même.
Nestor ne put, à ces paroles, retenir ses
larmes; et il fut touché d'une secrète joie,
voyant celles qui conloient avec une merveil-
leuse grâce sur les joues de Télémaque. La
beauté, la douceur et la noble assurance de ce
jeune inconnu , qui traversoit sans précaution
tant de troupes ennemies , étonna tous les alliés.
N'est-ce pas, disoient-ils, le lils de ce vieillard
qui est venu parler à Nestor? Sans doute , c'est
la même sagesse dans les deux âges les plus op-
posés de la vie '. Dans l'un, elle ne fait encore
que fleurir; dans l'autre , elle porte avec abon-
dance les fruits les plus mûrs.
Mentor, qui avoit pris plaisir à voir la ten-
dresse avec laquelle Nestor venoit de recevoir
Télémaque , profita de cette heureuse disposi-
tion. Voilà , lui dit-il, le fils d'Ulysse, si cher
à toute la Grèce , et si cher à vous-même , ô
sage Nestor! le voilà, je vous le livre comme
un otage , et comme le gage le plus précieux
qu'on puisse vous donner de la fidélité des pro-
messes d'Idoménée. Vous jugez bien que je ne
voudrois pas que la perte du fils suivît celle du
père , et que la malheureuse Pénélope pût re-
procher à Slentor qu'il a sacrifié son fils à l'am-
bition du nouveau roi de Salente. Avec ce gage,
qui est venu de lui-même s'offrir, et que les
dieux , amateurs de la paix , vous envoient, je
commence , ô peuples assemblés de tant de na-
tions, à vous faire des propositions pour établir
à jamais une paix solide.
Var. — ' Livue XI. — ^ Inuivor. A.
Icics de dillérens âges. a.
• ' dans les l'arac-
4G8
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
(XI)
A ce nom de paix , on entend un bruit confus
de rang en rang. Toutes ces différentes nations
frémissoient de courroux , et croyoicnt perdre
tout le temps où l'on retardoit le combat; ils
s'imaginoienl qu'on ne faisoit tous ces discours,
que pour ralentir leur fureur, et pour fiiire
échapper leur proie. Surtout les Manduriens
soulfroient impatiemment qu'Idoméaée espérât
de les tromper encore une fois. Souvent ils en-
treprirent d'interrompre Mentor; car ils crai-
gnoient que ses discours pleins de sagesse ne dé-
tachassent leurs alliés. Ils commencoient à se
délier de tous les Grecs qui étoient dans l'as-
semblée. jNIentor, qui l'aperçut , se hàla d'aug-
menter cette défiance, pour jeter la division
dans les esprits de tous ces peuples.
J'avoue, disoit-il , que les Manduriens ont
sujet de se plaindre , et de demander quelque
réparation des torts qu'ils ont soulferts: mais il
n'est pas juste aussi que les Grecs, qui font sur
cette côte des colonies , soient suspects et odieux
aux anciens peuples du pays. Au contraire,
les Grecs doivent être unis entre eux, et se faire
bien traiter parles autres; il faut seulement
qu'ils soient modérés, et qu'ils n'entreprennent
jamais d'usurper les terres de leurs voisins. Je
sais qu'Idoménée a eu le malheur de vous don-
ner des ombrages; mais il est aisé de guérir
toutes vos défiances. Télémaque et moi , nous
nous oiTrons à être des otages qui vous répon-
dent de la bonne foid'Idoméiiée. Nous demeu-
rerons entre vos mains jusqu'à ce que les cho-
ses qu'on vous promettra soient fidèlement
accomplies. Ce qui vous irrite, ô Manduriens,
s'écria-t-il , c'est que les troupes des Cretois ont
saisi les passages de vos montagnes par sur-
prise, et que par là ils sont en état d'entrer
malgré vous , aussi souvent qu'il leur plaira ,
dans le pays où vous vous êtes retirés, pour leur
laisser le pays uni qui est sur le rivage de la
mer. Ces passages , que les Cretois ont fortiliés
par de hautes tours [)leines de gens armés,
sont donc le véritable sujet de la guerre. Ré-
pondez-moi; y en a-t-il encore quelque autre?
Alors le chef des Manduriens s'avança, et
parla ainsi ; Que n'avons-nous pas fait pour
éviter cette guerre ! Les dieux nous sont témoins
que nous n'avons renoncé à la paix que quand
la paix nous a échappé sans ressource, par l'am-
bition inquiète des Cretois , et par l'impossibi-
lité où ils nous ont mis de nous fier à leurs
sermens. Nation insensée ! qui nous a réduits
malgré nous à l'affreuse nécessité de prendre
un parti de désespoir contre elle , et de ne pou-
voir plus chercher notre salut que dans sa
perte! Tandis qu'ils conserveront ces passages,
nous croirons toujours qu'ils veulent usurper
nos terres , et nous mettre en servitude. S'il
étoit vrai qu'ils ne songeassent plus qu'à vivre
en paix avec leurs voisins , ils se contenteroient
de ce que nous leur avons cédé sans peine, et
ils ne s'atlacheroieut pas à conserver des entrées
dans un pays contre la liberté duquel ils ne
formeroient aucun dessein ambitieux. Mais vous
ne les connoissez pas , ô sage vieillard. C'est par
un grand malheur, que nous avons appris à
les connoitre. Cessez , ô homme aimé des dieux,
de retarder une guerre juste et nécessaire , sans
laquelle l'Hespérie ne pourroit jamais espérer
une paix constante. 0 nation ingrate , trom-
peuse et cruelle , que les dieux irrités ont en-
voyée auprès de nous pour troubler notre paix,
et pour nous punir de nos fautes ! Mais après
nous avoir punis, ô dieux! vous nous venge-
rez; vous ne serez pas moins justes contre nos
ennemis, que contre nous.
A ces paroles , toute l'assemblée parut émue ;
il sembloit que Mars et Bellone alloient de rang
en rang rallumant dans les cœurs la fureur des
combats, que Mentor tàchoit d'éteindre. Il re-
prit ainsi la parole :
Si je n'avois que des promesses à vous faire ,
vous j)0urriez refuser de vous y fier; mais je
vous ofi're des choses certaines et présentes. Si
vous n'êtes pas conlens d'avoir pour otages Té-
lémaque et moi , je vous ferai donner douze des
plus nobles et des plus vaillans Cretois. Mais '
il est juste aussi que vous donniez de votre côte
des otages: car Idomenée, qui désire sincère-
ment la paix , la désire sans crainte et sans bas-
sesse. Il désire la paix, comme vous dites vous-
mêmes que vous La^•ez désirée , par sagesse et
par modération , mais non par l'amour d'une
vie molle , ou par foiblesse à la vue des dangers
dont la guerre menace les hommes -. Il est prêt
à périr ou à vaincre; mais il aime mieux la
paix , que la victoire la plus éclatante. Il auroit
honte de craindre d'être vaincu ; mais il craint
d'être injuste , et il n'a point de honte de vou-
loir réparer ses fautes. Les armes à la main , il
vous offre la paix : il ne veut point en imposer
les conditions avec hauteur: car il ne fait aucun
cas d'une paix forcée. Il veut une paix dont tous
les partis soient contens, qui finisse toutes les
jalousies, qui apaise tous les ressentimens , et
qui guérisse toutes les défiances. En un mot ,
Idomenée est dans ^ les senfimens où je suis sûr
Var. — * mais m. B. c. — ^ les hommes m. nj. b. —
3 dans lous les. A.
(XI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
469
que vous voiulriez qu'il fut. Il n'est question
que de vous en persuader. La persuasion ne
sera pas difficile , si vous \oulez m'écouter avec
un esprit dégagé et tranquille.
Écoutez donc , ô peuples remplis de valeur,
et vous , u chefs si sages et si unis , écoutez ce
que je vous olfre de la part d'Idoniénée. Il n'est
pas juste qu'il puisse entrer dans les terres de
ses voisins ; il n'est pas juste aussi ' que ses voi-
sins puissent entrer dans les siennes. Il consent
que les passages qu'on a fortifiés par de hautes
tours soient gardés par des troupes neutres.
Vous Nestor, et vous Philoctète , vous êtes
Grecs d'origine; mais en cette occasion vous
vous êtes déclarés contre Idomenée : ainsi vous
ne pouvez être suspects d'être trop favorables à
ses intérêts. Ce qui vous touche , c'est l'intérêt
commun de la paix et de la liberté de l'Hespé-
rie. Soyez vous-mêmes les dépositaires et les
gardiens de ces passages qui causent la guerre.
Vous n'avez pas moins d'intérêt à empêcher
que les anciens peuples d'Hespérie ne détrui-
sent Salente , nouvelle colonie des Grecs , sem-
blable à celles que vous avez fondées, qu"à
empêcher qu'Idoménée n'usurpe les terres de
ses voisins. Tenez l'équilibre entre les uns et
les autres. Au lieu de porter le fer et le feu chez
un peuple que vous devez aimer, réservez-vous
la gloire d'être les juges et les médiateurs. Vous
me direz que ces conditions vous paroîtroicnl
merveilleuses , si vous pouviez vous assurer
qu'Idoménée les accompliroit de bonne foi;
m.ais je vais vous satisfaire.
Il y aura , pour sûreté réciproque , les otages
dont je vous ai parlé, jusqu'à ce que tous les
passages soient mis en dépôt dans vos mains.
Quand le salut de l'Hespérie entière , quand
celui de Salente même et d'Idoniénée sera à
votre discrétion , serez-vous contens ? De qui
pourrez-vous désormais vous délier? Sera-ce de
vous-mêmes? Vous n'osez vous lier à Idome-
née; et Idomenée est si incapable de vous
tromper, qu'il veut se fier à vous. Oui , il veut
vous confier - le repos , la liberté , la vie de tout
son peuple et de lui-même. S'il est vrai que
vous ne désiriez qu'une bonne paix, la voilà
qui se présente à vous , et qui vous ôte tout
prétexte de reculer. Encore une fois, ne vous
imaginez pas que la crainte réduise Idomenée à
vous faire ces offres ; c'est la sagesse et la jus-
tice qui l'engagent à prendre ce parti , sans se
mettre en peine si vous imputerez à foiblesse ce
qu'il fait par vertu. Dans les comniencemens il
Var. — 1 aussi m. A. aj. B. — - vous lier. a.
a fait des fautes, et il met sa gloire à les re-
coimoîtrc par les offres dont il vous prévient.
C'est foiblesse , c'est vanité ' , c'est ignorance
grossière de son propre intérêt , que d'espérer
de pouvoir cacher ses fautes en affectant de les
soutenir avec fierté et avec hauteur. Celui qui
avoue ses fautes à son ennemi , et qui olfre de
les réparer, montre par là qu'il est devenu in-
capable d'en commettre , et que l'ennemi a
tout à craindre d'une conduite si sage et si
ferme . à moins qu'il ne fasse la paix. Gardez-
vous bien de souffrir qu'il vous mette à son tour
dans le tort. Si vous refusez la paix et la justice
qui viennent à vous, la paix et la justice seront
vengées. Idomenée , qui devoit craindre de trou-
ver les dieux irrités contre lui , les tournera
pour lui contre vous. ïélémaque et moi nous
combattrons pour la bonne cause. Je prends
tous les dieux du ciel et des enfers à témoins
des justes propositions que je viens de vous
faire.
En achevant ces mots , Mentor leva son bras,
pour montrer à tant de peuples le rameau d'o-
livier qui étoit dans sa main le signe pacifique.
Les chefs, qui le regardoient de près, furent
étonnés et éblouis du feu divin qui éclatoit dans
ses yeux. Il parut avec une majesté et une auto-
rité qui est au-dessus dé tout ce qu'on voit dans
les plus grands d'entre les mortels. Le charme
de ses paroles douces et fortes enlevoit les cann's;
elles étoient semblables à ces paroles enchan-
tées qui tout-à-coup , dans le profond silence de
la nuit ; arrêtent au milieu de l'Olympe la lune
et les étoiles , calment la mer irritée , font taire
les vents et les flots , et suspendent le cours des
fleuves rapides. Mentor étoit, au milieu de ces
peuples furieux, comme liacchus lorsqu'il étoit
environné des tigres qui , oubliant leur cruau-
té , venoient , par la puissance de sa douce voix,
lécher ses pieds et se soumettre far leurs ca-
resses. D'abord il se fit un profond silence dans
toute l'armée. Les chefs se regardoient les uns
les autres , ne pouvant résister à cet homme , ni
comprendre qui il étoit. Toutes les troupes,
immobiles, avoient les yeux attachés sur lui.
On n'osoit parler ^, de peur qu'il n'eût encore
quelque chose à dire , et qu'on ne l'empêchât
d'être entendu. Quoiqu'on ne trouvât rien à
ajouter aux choses qu'il avoit dites, ses paroles
avoient paru courtes % et on auroit souhaité
Vaii. — 1 t'est VJiiité rididilo. A. — - s'écrier a. —
•' (iii'il avdit dites, on auroil soiiliailé, elc. B. o. lidit. Le
coj)is(e B. avoit omis paru courtes, et ou auroit, de sorte
([u'on lisoit : ses paroles avoient souhaité, elc. l/auleur,
pour faire un sens, elfuça ses paroles, et mit on aiiniit
souhaité. Nous rétablissons la leçon de l'original.
470
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
(XI)
qu'il eût parle plus loug-tenips. Tout ce qu'il
îivoit dit denieuroit comme gravé dans tous les
Cœurs. Eu parlant , il se faisoit aimer, il se fai-
soit croire; chacun étoit avide, et comme sus-
pendu , pour recueillir jusqu'aux moindres
paroles qui sortoient de sa bouche.
Enfin , après un assez long silence, on enten-
dit un bruit sourd qui se répandoit peu à peu.
Ce n'étoit plus ce bruit confus des peuples qui
frémissoient dans leur indignation; c'étoit , au
contraire , un murmure doux et favorable. On
découvroit déjà sur les visages je ne sais quoi de
serein et de radouci. Les Manduriens, si irrités,
sentoient que les armes leur tomboient des
mains. Le farouche Phalante , avec ses Lacédé-
moniens, fut surpris de trouver ses entrailles de
fer attendries. Les autres commencèrent à sou-
pirer après cette heureuse paix qu'on venoit
leur montrer. Philoctète, plus sensible qu'un
autre par l'expérience de ses malheurs, ne put
retenir ses larmes. Nestor, ne pouvant parler,
dans le transport où ce discours * venoit de le
mettre , embrassa tendrement Mentor sans pou-
voir parler; et tous ces peuples à la fois, comme
si c'eût été un signal, s'écrièrent aussitôt- :
0 sage "vieillard , vous nous désarmez ! la paix î
la paix !
Nestor, un moment après, voulut commen-
cer un discours ; mais toutes les troupes , impa-
tientes , craignirent qu'il ne voulût représenter
quelque difficulté. La paix ! la paix î s'écriè-
rent-elles ' encore une fois. On ne put leur im-
poser silence , qu'en faisant crier avec eux par
tous les chefs de l'armée : La paix! la paix!
Nestor, voyant bien qu'il n'étoit pas libre de
faire un discours suivi, se contenta de dire :
Vous voyez, ô Mentor, ce que peut la parole
d'un homme de bien. Quand la sagesse et la
vertu parlent, elles calment toutes les passions.
Nos justes ressentimcns se changent en amitié,
et eu désir d'une paix durable. Nous l'acceptons
telle que vous nous l'offrez. En même temps,
tous les chefs tendirent les mains en signe de
consentement.
Mentor courut vers la porte de la ville pour
la faire ouvrir, et pour mander à Idoménée de
sortir de Salente '^ sans précaution. Cependant
Nestor embrassoit Téléniaque , disant : 0 aima-
Var. — * dans le (raiisporl ou le discours de Menlor veuoil
de le mettre , embrassa leiidrenicnt Mentor, b. c. l'embrassa
londrenient. Edil. Cette variante provient de ee que le co-
piste B a écrit le discours, au lieu de ce : Fénelon , eu re-
voyant cette copie, ajouta de Mcidur ; c\. les éditeurs ont
supprime a la ligne suivante le mot Mentor, pour en éviter la
répétition. — ^ aussitôt m. A. aj. B. — 3 sY-ci^-i-pnl-ils. A.
— *de la ville. A.
ble fils du plus sage de tous les Grecs, puissiez-
vous être aussi sage et plus heureux que lui !
N'avez-vous rien découvert sur sa destinée? Le
souvenir de votre père, à qui vous ressemblez,
a servi à étouffer notre indignation. Phalante ,
quoique dur et farouche , quoiqu'il n'eût jamais
vu Ulysse , ne laissa pas d'être touché de ses
malheurs et de ceux de son fils. Déjà on pres-
soit Télémaqne de raconter ses aventures, lors-
que Mentor revint avec Idoménée et toute la
jeunesse crétoise qui le suivoit.
A la vue d'Idoménée , les alliés sentirent
que leur courroux se rallumoit ; mais les pa-
roles de Mentor éteignirent ce feu prêt à écla-
ter. Que tardons-nous, dit-il, à conclure cette
sainte alliance, dont les dieux seront les témoins
et les défenseurs? Qu'ils la vengent, si jamais
quelque impie ose la violer ; et que tous les
maux horribles de la guerre , loin d'accabler
les jieuples fidèles et iimocens , retombent sur
la tête parjure et exécrable de l'ambitieux qui
foulera aux pieds les droits sacrés de cette al-
liance. Qu'il soit détesté des dieux et des hommes;
qu'il ne jouisse jamais du fruit de sa perfidie ;
que les Furies infernales , sous les figures les
plus hideuses, viennent exciter sa rage et son
désespoir; qu'il tombe mort sans aucune es-
pérance de sépulture ; que son corps soit la
proie des chiens et dos vautours; et qu'il soit
aux enfers , dans le profond abîme du Tarfare,
tourmenté à jamais plus rigoureusement que
Tantale , Ixion et les Danaïdes ! Mais plutôt ,
que cette paix soit inébranlable comme les ro-
chers d'Atlas qui soutient le ciel ; que tous les
l)euples la révèrent , et goûtent ses fruits ,
de génération en génération; que les noms de
ceux qui l'auront jurée soient avec amour et
vénération dans la bouche de nos derniers ne-
veux; que cette paix, fondée sur la justice et
sur la bonne foi, soit le modèle de toutes les
paix qui se feront à l'avenir chez foules les na-
tions de la terre ; et que tous les peuples qui
voudront se rendre heureux en se réunissant ,
songent à imiter les peuples de l'Hespérie !
A ces paroles, Idoménée et les autres rois
jurent la paix aux conditions marqtiées. On
donne de part et d'autre douze otages. Télé-
niaque veut être du nombre des otages donnés
par Idoménée ; mais on ne peut consentir que
Mentor en soit ; parce que les alliésveulent qu'il
demeure auprès d'Idoménée , pour répondre de
sa conduite et de celle de ses conseillers ,
jusqu'à l'entière exécution des choses promises.
On immola, entre la ville et l'armée ennemie
cent génisses blanches comme la neige , et au-
(XT)
TÉLÉMAQUE. LIVRE IX.
471
tant de taureaux de niêine couleur, dont les
cornes étoient dorées et ornées de festons. On
entendoit retentir, jusque dans les montagnes
voisines , le mugissement affreux des victimes
qui tomboient sous le couteau sacré. Le sang
fumant ruisseloit de toutes parts. On faisoit
couler avec abondance un vin exquis pour les
libations. Les aruspices consultoient les entrail-
les qui palpitoient encore. Les sacriiîcateurs
brùloient sur les autels un encens qui formoit
un épais nuage , et dont la bonne odeur parfu-
moit toute la campagne.
Cependant les soldats des deux partis j ces-
sant de se regarder d'un œil ennemi, com-
mençoient às'entretenir sur leurs aventures. Ils
se délassoÏTint déjà de leurs travaux, et goiUoient
par avance les douceurs de la paix. Plusieurs
de ceux qui avoient suivi Idoménée au siège de
Troie reconnurent ceux de Nestor qui avoient
combattu dans la même guerre. Ils s'embras-
soient avec tendresse, et seraconloient mutuel-
lernent tout ce qui leur étoit arrivé depuis qu'ils
avoient ruiné la superbe ville qui étoit l'orne-
ment de toute l'Asie. Déjà ils se couchoient sur
l'herbe, se couronnoient de fleurs, et buvoient
ensemble le vin qu'on apportoit de la ville dans
de grands vases , pour célébrer une si heureuse
Journée.
Tout-à-coup Mentor dit aux rois et aux ca-
pitaines assemblés : Désormais , sous divers
noms et sous divers chefs , vous ne ferez plus
qu'un seul peuple. C'est ainsi que les justes
dieux , amateurs des honnnes , qu'ils ont for-
més, veulent être le lien éternel de leur par-
faite concorde. Tout le genre humain n'est
qu'une famille dispersée sur la face de toute la
terre. Tous les peuples sont frères , et doivent
s'aimer comme tels. Malheur à ces impies qui
.cherchent une gloire cruelle dans le sang de
leurs frères , qui est leur propre sang ! La
guerre est quelquefois nécessaire , il est vrai ;
mais c'est la honte du genre humain, qu'elle
soit inévitable en certaines occasions. 0 rois,
ne dites point qu'on doit la désirer pour acqué-
rir de la gloire : la wale gloire ne se trouve
point hors de l'humanité. Quiconque préfère
sa propre gloire aux sentimens de l'humanité
est un monstre d'orgueil , et non pas un homme :
il ne parviendra môme qu'à une fausse gloire ;
car la vraie ne se trouve que dans la modéra-
tion et dans la bonté. On pourra le flatler pour
contenter sa vanité folle; iuais on dira toujours
de lui en secret , quand on voudra parler sin-
cèrement : 11 a d'autant moins mérité la gloire,
qu'il l'a désirée avec une passion injuste. Les
hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a
si peu estimé les hommes^ et qu'il a prodigué
leur sang par une brutale vanité. Heureux le
roi qui aime son peuple , qui en est aimé , qui
se confie en ses voisins , et qui a leur confiance ;
qui, loin de leur faire la guerre, les empêche
de l'avoir entre eux , et qui fait envier à toutes
les nations étrangères le bonheur qu'ont ses su-
jets de l'avoir pour roi ! Songez donc à vous
rassembler de temps en temps , ô vous qui gou-
vernez les puissantes villes de l'Hespérie. Faites
de trois ans en trois ans une assemblée géné-
rale ;, où tous les rois qui sont ici présens se
trouvent pour renouveler l'alliance par un nou-
veau serment, pour raffermir l'amitié promise,
et pour délibérer sur tous les intérêts communs.
Tandis que vous serez unis , vous aurez au de-
dans de ce beau pays la paix, la gloire et l'a-
bondance ; au dehors vous serez toujours in-
vincibles. Il n'y a que la Discorde, sortie de
l'enfer pour tourmenter les hommes insensés %
qui puisse troubler la félicité que les dieux vous
préparent.
Nestor lui répondit ; Vous voyez , par la
facilité avec laquelle nous faisons la paix ,
combien nous sommes éloignés de vouloir faire
la guerre par une vaine gloire ou par l'in-
juste avidité de nous agrandir au préjudice
de nos voisins. Mais que peut-on faire quand
on se trouve auprès d'un prince violent , qui
ne connoît point d'autre loi que son intérêt,
et qui ne perd aucune occasion d'envahir les
terres des autres Etats ? Ne croyez pas que je
parle d'Idoménée; non, je n'ai plus de lui
cette pensée ; c'est Adraste , roi des Dauniens ,
de qui nous avons tout à craindre. Il méprise
les dieux , et croit que tous les hommes qui
sont sur la terre ne sont nés que pour servir à
sa gloire par leur servitude. Il ne veut point de
sujets dont il soit le roi et le père; il veut des
esclaves et des adorateurs; il se fait rendre les
honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a
favorisé ses plus injustes entreprises. Nous nous
étions hâtés de venir attaquer Salcnte , pour
nous défaire du plus foible de nos ennemis, qui
ne commençoit qu'à s'établir dans cette côte ,
afin de - tourner ensuite nos armes contre cet
autre ennemi plus puissant. Il a déjà pris i)lu-
sieurs villes de nos alliés. Ceux de Crotone ont
perdu contre lui deux batailles. Il se sert de
toutes sortes de moyens pour contentersonam-
bition : la force et l'artifice, tout lui est égal ,
Var. — ' ir.sonsis m. c. p. ii./. iJii cojk — - pour lour-
IKT. A.
472
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
(XII)
pourvu qu'il accable ses cnuemis. Il a amassé
de grands trésors; ses troupes sont disciplinés
et aguerries ; ses capitaines sont expérimentés :
il est bien servi; il veille lui-même sans cesse
sur tous ceux qui agissent par ses ordres. Il pu-
nit sévèrement les moindres fautes , et récom-
pense avec lil)éralité les services qu'on lui rend.
Sa valeur soutient et anime celle de toutes ses
troupes. Ce seroit un roi accompli , si la justice
et la bonne foi régloient sa conduite ; mais il
ne craint ni les dieux, ni le reproche de sa cons-
cience. Il compte même pour rien la réputation;
il la regarde comme un vain fantôme qui ne
doit arrêter que les esprits foibles. Il ne compte
pour un bien solide et réel, que l'avantage de
posséder de grandes richesses , d'être craint , et
de fouler à ses pieds tout le genre humain.
Bientôt son armée paroîtra sur nos terres; et
si l'union de tant de peuples ne nous met en
état de lui résister, toute espérance de liberté
nous sera ôtée. C'est l'intérêt d'Idoménée, aussi
bien que le nôtre, de s'opposer à ce voisin, qui
ne peut souffrir rien de libre dans son voisinage.
Si nous étions vaincus, Salente seroit menacée
du même malheur. Hàtons-nous donc tous en-
semble de le prévenir.
Pendant que Nestor parloit ainsi , on s'avan-
çoit vers la ville , car Idoménée avoit prié tous
les rois et tous les principaux chefs d'y entrer
pour y passer la nuit.
LIVRE X ».
Les alliés proposent à Idoménée d'entrer dans leur ligue
contre les Dauniens. Ce prince y consent , et leur promet
des troupes. Mentor le désapprouve de s'être engagé si
légèrement dans une nouvelle guerre , au moment où il
avoit besoin d'une longue paix pour consolider, par de
sages établissemens , sa ville et son royaume à peine
fondés. Idoménée reconnoit sa faute; et, aidé des con-
seils de Mentor, il amène les alliés à se contenter d'a-
voir dans leur armée Télémaque avec cent jeunes Cretois.
Sur le point de partir , et faisant ses adieux à Mentor ,
Télémaque ne peut s'empêcher de témoigner quelque
surprise de la conduite d'Idoménée. Mentor profite de
cette occasion pour faire sentir à Télémaque combien il
est dangereux d'être injuste en se laissant aller à une
critique rigoureuse contre ceux qui gouvernent. Après le
départ des alliés , Mentor examine en détail la ville et
le royaume de Salente, l'état de son commerce et toutes
les parties de l'administration. Il fait faire à Idoménée
de sages réglemens pour le commerce et pour la police ;
il lui fait partager le peuple en sept classes , dont il dis-
tingue les rangs par la diversité des habits. Il retranche
le luxe et les arts inutiles, pour appliquer les artisans aux
arts nécessaires, au commerce, et surtout à l'agriculture,
qu'il remet en honneur : enfm il ramène tout à une noble
et frugale simplicité. Heureux effets de cette reforme.
Cependant toute l'armée des alliés dressoit
ses tentes , et la campagne étoit déjà couverte
de riches pavillons de toutes sortes de couleurs,
où les Hespérieus fatigués attendoient le som-
meil. Quand les rois, avec leur suite, furent
entrés dans la ville , ils parurent étonnés qu'en
si peu de temps on eût pu faire tant de bàti-
mens magniliques, et que l'embarras d'une si
grande guerre n'ei^it point empêché cette ville
naissante de croître et de s'embellir tout-à-
coup.
On admira la sagesse et la vigilance d'Ido-
ménée , qui avoit fondé un si beau royaume ; et
chacun concluoit que, la paix étant faite avec
lui, les alliés seroieut bien puissans s'il entroit
dans leur ligue contre les Dauniens. On proposa
à Idoménée d'y entrer; il ne put rejeter une si
juste proposition, et il promit des troupes. Mais
comme .Slentor n'iguoroit rien de tout ce qui
est nécessaire pour rendre un Etat florissant ,
il comprit que les forces d'Idoménée ne pou-
voient pas être aussi grandes qu'elles le parois-
soient; il le prit en particulier, et lui parla
ainsi ;
Vous yoyez que nos soins ne vous ont pas
Var,
1 LlVUE XII.
(XII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
473
été inutiles. Salente est garantie des malheurs
qui la menaçoient. 11 ne tient plus qu'à vous
d'en élever jusqu'au ciel la gloire , et d'égaler
la sagesse de .Miuos , votre aïeul , dans le gou-
vernement de vos peuples. Je continue à vous
parler librement , supposant que vous le voulez
et que vous détestez toute flatterie. Pendant
que ces rois ont loué votre magnificence, je
pensois en moi-même à la témérité de votre
conduite. A ce mot de témérité , Idoraénée
changea de visage, ses yeux se troublèrent,
il rougit , et peu s'en fallut qu'il n'interrompit
Mentor pour lui témoigner son ressentiment.
Mentor lui dit d'un ton modeste et respectueux,
mais libre et hardi : Ce mot de témérié vous
choque, je le vois bien : tout autre que moi
auroit eu tort de s'en servir; car il faut res-
pecter les rois , et ménager leur délicatesse,
même en les reprenant. La vérité par elle-
même les blesse assez, sans y ajouter des termes
forts; mais j'ai cru que vous pourriez souffrir
que je vous parlasse sans adoucissement pour
,vous découvrir votre faute. Mon dessein a été
de vous accoutumer à entendre nommer les
choses parleur nom, et à comprendre que
quand les autres vous donneront des conseils
sur votre conduite , ils n'oseront jamais vous
dire tout ce qu'ils penseront K II faudra, si
vous voulez n'y être point trompé, que vous
compreniez toujours plus qu'ils ne vous diront
sur les choses qui vous seront désavantageuses.
Pour moi , je veux bien adoucir mes paroles
selon voire besoin -; mais il vous est utile
qu'un homme sans intérêt et sans conséquence
vous parle en secret un langage dur. >sul autre
n'osera jamais vous le parler : vous ne verrez
la vérité qu'à demi , et sous de belles enve-
loppes.
A ces mots , Idoménée , déjà revenu de sa
première promptitude , parut honteux de sa
délicatesse. Vous voyez, dit-il à Mentor, ce que
fait l'habitude d'être flatté. Je vous dois le salut
de mon nouveau royaume; il n'y a aucune vé-
rité que je ne me croie heureux d'entendre de
votre bouche; mais ayez pitié d'un roi que la
flatterie avoit enipoisonné, et qui n'a pu, mêine
dans ses malheurs, trouver des hommes assez
généreux pour lui dire la vérité. Non, je n'ai
jamais trouvé personne qui m'ait assez aimé
pour vouloir me déplaire en me disant la vérité
tout entière.
En disant ces paroles, les larmes lui vinrent
aux yeux , et il embrassait tendrement Mentor.
Alors ce sage vieillard lui dit : C'est avec dou-
leur que je me vois contraint de vous dire des
choses dures ; mais puis-je vous trahir en vous
cachant la vérité? Mettez-vous en ma place.
Si vous avez été trompé jusqu'ici, c'est que vous
avez bien voulu l'être ; c'est que vous avez craint
des conseillers trop sincères. Avez-vous cher-
ché les gens les plus désintéressés, et les plus
propres à vous contredire ? Avez-vous pris soin
de faire parler les hommes les moins empressés
à vous plaire , les plus désintéressés dans leur
conduite , les plus capables de condamner vos
passions etvos sentimens injustes? Quand vous
avez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés?
vous en êtes-vous défié? Non , non , vous n'a-
vez point fait ce que font ceux qui aiment la
vérité, et qui méritent de laconnoître. Voyons
si vous aurez maintenant le courage' de vous
laisser humilier par la vérité qui vous con-
damne.
Je disois donc que ce qui vous attire tant de
louanges ne mérite que d'être blâmé. Pendant
que vous aviez au dehors tant d'ennemis qui
menaçoient votre royaume encore mal établi ,
vous ne songiez au dedans de votre nouvelle
ville qu'à y faire des ouvrages magnifiques.
C'est ce qui vous a coiÀté tant de mauvaises
nuits, conmie vous me l'avez avoué vous-même.
Vous avez épuisé vos richesses; vous n'avez
songé ni à augmentervotre peuple, ni à cultiver
les terres fertiles de cette côte. Ne falloit-il pas
regarder ces deux choses comme les deux fou-
demens essentiels de votre puissance : avoir
beaucoup de bons hommes , et des terres bien
cultivées pour les nourrir? Il faUoit une lon-
gue pais dans ces commencemens , pour fa-
voriser la multiplication de votre peuple. Vous
ne deviez songer qu'à l'agriculture et à l'éta-
blissement des plus sages lois. Une vaine am-
bition vous a poussé jusques au bord du pré-
cipice. A force de vouloir paroitre grand , vous
avez pensé ruiner votre véritable grandeur.
Hàtez-vousde réparer ces fautes; suspendez tous
vos grands ouvrages ; renoncez à ce faste qui
ruineroit votre nouvelle ville; laissez en paix
respirer vos peuples; appliquez-vous à les met-
tre dans l'abondance , pour faciliter les ma-
riages. Sachez que vous n'êtes roi qu'autant
que vous avez des peuples à gouverner, et que
votre puissance doit se mesurer, non par l'éten-
due des terres que vous occuperez , mais par le
Var. — 1 te qu'ils pcuseroiit, cl il faiulra. A
votre besoin, A ces inos, Idoménée, elc. a.
L^lon
Var. — 1 le courage
luiiiiilier, etc. A.
lie faire iiilou\ , l't de vous laisser
474
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
(XII)
nombre des hommes qui liabilcront ces terres ,
et qui seront attacbés à vous obéir. Possédez
une bonne terre, quoique médiocre en étendue ;
couvrez- la de peuples innombrables , labo-
rieux et disciplines; faites que ces peuples vous
aiment : vous êtes plus [juissont, plus heureux,
plus rempli de gloire, que tous les conquérans
qui ravagent tous les royaumes.
Que ferai-je donc à l'égard de ces rois? ré-
pondit Idoménéc; Icuravouerai-je matoiblesse?
Il est vrai que j'ai négligé l'agriculture , et
mêuie le commerce qui m'est si facile sur cette
cote : je n'ai songé qu'à faire une ville magni-
fique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me
déshonorer dans l'assendjlée de tant de rois ,
et découvrir mon imprudence? S'il le faut , je
le veux ; je le ferai sans hésiter, quoi qu'il m'en
coûte ; car vous m'avez appris qu'un vrai roi, qui
est fait pour ses peuples . et qui se doit tout en-
tier à eux, doit j)référer le salut de son royaume
à sa propre réputation.
Ce sentiment est digne du père des peuples,
reprit Mentor ; c'est à celle bonté , et non à la
vainc magnilicence de votre ville , que je recon-
uoisen vous le cœur d'un vrai roi. Mais il faut
ménager votre honneur, pour liutérét même
de votre royaume. Laissez-moi faire ; je vais
faire entendre à ces rois que vous êtes engagé à
rétablir Ulysse, s'il est encore vivant, ou du
moins son lils, dans la puissance royale, à
Ithaque , et que vous voulez en chasser par
force tous les amans de Pénélope. Ils n'auront
pas de peine à comprendre que celte guerre de-
mande des troupes nombreuses. Ainsi , ils con-
sentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un
foible secours contre les Dauniens.
Aces mots, Idoménce parut comme un homme
qu'on soulage d'un fardeau accablant. Vous
sauvez , cher ami , dit-il à Mentoi-, mon hon-
neur, et la réputation de celte ville naissante,
dont vous cacherez l'épuisement à tous mes
voisins. Mais quelle apparence de dire que je
veux envoyer des troupes à Ithaque pour y ré-
tablir Ulysse , ou du moins ïélémaque son fils,
pendant que Télémaque lui-même est engagé
à aller à la guerre contre les Dauniens?
Ne soyez point en peine, répliqua Mentor;
je ne dirai rien que de vrai. Les vaisseaux que
vous enverrez pour l'établissement de votre
commerce iront sur la côte d'Epire; ils feront à
la fois deux choses : l'une, de rappeler sur voire
côte les marchands étrangers , que les trop
grands inqjôts éloignent de Salente ; l'autre,
de chercher des nouvelles d'Ulysse. S'il est en-
core vivant , il faut qu'il ne soit pas loin de ces
mers qui divisent la Grèce d'avec l'Italie; et on
assure qu'on Ta vu chez les Phéaciens. Quand
même il n'y auroit plus aucune espérance de le
revoir, vos vaisseaux rendront un signalé ser-
vice à son lils : ils répandront dans Ithaque et
dans tous les pays voisins la terreur du nom du
jeune Télémaque , qu'on croyoit mort comme
son père. Les amans de Pénélope seront éton-
nés d'apprendre qu'il est prêt à revenir avec le
secours d'un puissant allié. Les Ithaciens n'o-
seront secouer le joug. Pénélope sera consolée,
et refusera toujours de choisir un nouvel '
époux. Ainsi vous servirez Télémaque , pen-
dant qu'il sera en votre place avec les alliés de
cette côte d'Italie contre les Dauniens.
A ces mots , Idoménée s'écria : Heureux le
roi (pii est soutenu par de sages conseils ! Un
ami sage et fidèle vaux mieux à un roi, que des
armées victorieuses. Mais doublement heureux
le roi qui sent son bonheur , et qui en sait pro-
liter i)ar le bon usage des sages conseils ! car
souvent il arrive qu'on éloigne de sa confiance
les hommes sages et vertueux dont on craint la
vcrlu, pour prêter l'oreille à des flatteurs dont
on ne craint point la trahison. Je suis moi-
même tombé dans cette faute , et je vous ra-
conterai tous les malheurs qui me sont venus
j)ar un faux ami , qui flatloit mes passions dans
l'espérance que je flattcrois à mon tour les
siennes.
Mentor fit aisément entendre aux rois alliés
qu' Idoménée devoit se charger des affaires de
Télémaque, pendant que celui-ci iroit avec eux.
Ils se contentèrent d'avoir dans leur armée le
jeune lils d'Ulysse avec cent jeunes Cretois
qu'Idoménée lui donna pour l'accompagner ;
c'éloit la fleur de la jeune noblesse que ce roi
avoit emmenée de Crète. Mentor lui avoit con-
seillé de les envoyer dans cette guerre. Il faut ,
disoit-il , avoir soin , pendant la paix , de mul-
tiplier le peu|)le; mais, de peur que toute la
nation ne s'amollisse, et ne tombe dans l'igno-
rance de la guerre , il faut envoyer dans les
guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là
suflisent pour entretenir toute la nation dans
une émulation de gloire , dans l'amour des ar-
mes, dans le mépris des fatigues et de la mort
même,cnrir! dans l'expérience de l'art mili-
taire.
Les rois alliés partirent de Salente contens
d'idoménée et charmés de la sagesse de Men-
tor : ils étoient pleins de joie de ce qu'ils em-
menoient avec eux Télémaque. Celui-ci ne put
Var. — ' nuuvel m. a. cJ- b.
(XII)
TËLÉMAQUE. LIVRE X.
^73
modérer sa douleur quand il fallut se séparer
de son ami. Pendant que les rois alliés faisoient
leurs adieux, et juroient à Idoménée qu'ils gar-
deroient avec lui uneéternellc alliance, Mentor
tenoit Tcléniaquc serré entre ses bras , et se
sentoit arrosé de ses larmes. Je suis insensible ,
disoit Télémaque, à la joie d'aller acquérir de
la gloire, et je ne suis touché que de la douleur
de notre séparation. 11 me semble que je vois
encore ce tenq)s infortuné, où les Egyptiens
m'arrachèrent d'entre vos bras, et m'éloignèrent
de vous sans me laisser aucune espérance de
vous revoir.
Mentor répondoit à ces paroles avec douceur,
pour le consoler. Voici, lui disoit-il, une sé-
paration bien dilVérente : elle est volontaire,
elle sera courte ; vous allez chercher la victoire.
Il faut, mon fils, que vous m'aimiez d'un
amour moins tendre et plus courageux : ac-
coutumez-vous à mon absence ; vous ne m'au-
rez pas toujours : il faut que ce soit la sagesse
et la vertu , plutôt que la présence de Mentor,
qui vous inspirent ce que vous devez faire.
En disant ces mots , la déesse , cachée sous
la figure de Mentor , couvroit Télémaque de
son égide ; elle répandoit au dedans de lui l'es-
prit de sagesse et de prévoyance , la valeur in-
trépide et la douce modération , qui se trouvent
si rarement ensemble. Allez, disoit Mentor, au
milieu des plus grands périls , toutes les fois
qu'il sera utile que vous y alliez. Un prince se
déshonore encore [)lus en évitant les dangers
dans les combats ', qu'en n'allant jamais à la
guerre. Il ne faut point que le courage de celui
qui commande aux autres puisse être douteux.
S'il est nécessaire à un peuple de conserver son
chef ou son roi , il lui est encore plus néces-
saire de ne le voir point dans une réputation
douteuse sur la valeur. Souvenez-vous que
celui qui commande doit être le modèle de tous
les autres; son exemple doit animer toute l'ar-
mée. Ne craignez donc aucun danger -, ô Télé-
maque , et périssez dans les condjats plutôt que
de faire douter de votre courage. Les flatteurs
qui auront le plus d'emj)rcssemcnt pour vous
empêcher de vous exposer au péril dans les oc-
casions nécessaires , seront les premiers à dire
en secret que vous manquez de cœur, s'ils vous
trouvent facile à arrêter dans ces occasions.
Mais aussi n'allez pas chercher les périls
Var. — ' les dai'.geis il la (îiicnc, <iii'on n'y alKir.l jamais.
A. — - Exposez-vous donc, 6 Tcléniaque , et pci-issuz dans
les combats, jilulot (luo do vous exposer a la mali!;iiilé de
ceux (jui pounoicnl doulcr de voire couiage. J!ais aussi
n'allez pas, elc. A.
sans utilité. La valeur ne peut être une vertu,
qu'autant qu'elle est réglée par la prudence :
autrement , c'est un mépris insensé de la vie,
et une ardeur brutale. La valeur emportée n'a
lien de sur : celui qui ne se possède point dans
les dangers est plutôt fougueux que brave; il a
besoin d'être hors de lui pour se mettre au-
dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la sur-
monter par la situation naturelle de son cœur.
En cet état , s'il ne fuit pas , du moins il se
trouble ; il perd la liberté de son esprit , qui
lui seroit nécessaire ^ pour doiîner de bons or-
dres , pour profiter des occasions , pour ren-
verser les ennemis , et pour servir sa patrie.
S'il a toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le
discernement d'un capitaine. Encore même n'a-
t-il pas le vrai courage d'un simple soldat; car
le soldat doit conserver dans le combat la pré-
sence d'esprit et la modération nécessaire pour
obéir. Celui qui s'expose témérairement trou-
ble l'ordre et la discipline des troupes, donne
un exemple de témérité , et expose souvent
l'armée entière à de grands malheurs. Ceux qui
préfèrent leur vaine ambition à la sûreté de la
cause commune, méritent des châtimens , et
non des récom.penses.
Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de
chercher la gloire avec impatience. Le vrai
moyen de la trouver est d'attendre tranquille-
ment l'occasion favorable. La vertu se fait d'au-
tant plus révérer, qu'elle se montre plussimple,
plus modeste , plus ennemie de tout faste.
C'est à mesure que la nécessité de s'exposer au
péril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles
ressources de prévoyance et de courage qui ail-
lent toujours croissant. Au reste, souvenez-
vous qu'il ne faut s'attirer l'envie de personne.
De votre côté , ne soyez point jaloux du succès
des autres. Louez-les pour tout ce qui mérite
quelque louange; mais louez avec discerne-
ment : disant le bien avec plaisir, cachez le mal,
et n'y pensez qu'avec douleur. Ne décidez point
devant ces anciens capitaines qui ont toute l'ex-
périence que vous ne pouvez avoir : écoutez-
les avec délërence, consultez-les ; priez les [)lus
hai)iles de vous instruire ; et n'ayez point de
honte d'attribuer à leurs instructions tout ce
que vous ferez de meilleur. Enfin , n'écoutez
jamais les discours par lesquels on voudra ex-
citer votre défiance et votre jalousie contre les
autres chefs. Parlez-leur avec conliauce et in-
génuité. Si vous croyez qu'ils aient manqué à
votre égard , ouvrez-leur votre cœur , expli-
Var. — ' nécessaire pour proliler des occasions , elc. A.
476
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
(XII)
quez-leur toutes vos raisons. S'ils sont capables
de sentir la noblesse de cette conduite, vous les
channerez, et vous tirerez d'eux tout ce que
vous aurez sujet d'en attendre. Si au contraire
ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer
dans vos sentimens , vous serez instruit par
vous-même de ce qu'il y aura en eux d'injuste à
souffrir ; vous prendrez vos mesures pour ne
vous plus commettre jusqu'à ce que la guerre
Unisse , et vous n'aurez rien à vous reprocher.
Mais surtout ne dites jamais à certains flatteurs,
qui sèment la division , les sujets de peine que
vous croirez avoir contre les chefs de l'armée où
vous serez.
Je demeurerai ici , continua Mentor, pour
secourir Idoménée dans le besoin où il est de
travailler au bonheur de ses peuples *, et pour
achever de lui faire réparer les fautes que ses
mauvais conseils et les flatteurs lui ont fait com-
mettre dans l'établissement de son nouveau
royaume.
Alors Télémaque ne put s'empêcher de té-
moigner à Mentor quelque surprise, et même
quelque mépris, pour la conduite d'Idoménée.
Mais Mentor l'en reprit d'un ton sévère. Etes-
vous étonné , lui dit-il, de ce que les hommes
les plus estimables sont encore hommes , et
montrent encore quelques restes des foiblesses
de l'humanité parmi les pièges innombrables
et les embarras inséparables de la royauté?
Idoménée , il est vrai , a été nourri dans des
idées de faste et de hauteur ; mais quel philo-
sophe pourroit se défendre de la flatterie , s'il
avoitété en sa place? Il est vrai qu'il s'est laissé
trop prévenir par ceux qui ont eu sa conilance;
mais les plus sages rois sont souvent trompés ,
quelques précautions qu'ils prennent pour ne
l'être pas. Un roi ne peut se passer de ministres
qui le soulagent et en qui il se confie , puisqu'il
ne peut tout ftiire. D'ailleurs , un roi connoit
beaucoup moins que les particuliers les honunes
qui ren\ironnent . on est toujours masqué au-
près de lui ; on épuise toutes sortes d'artifices
pour le tromper. Hélas ! cher Télémaque, vous
ne l'éprouverez que trop! On ne trouve point
dans les hommes ni les vertus ni les talens qu'on
y cherche. On a beau les étudier et les approfon-
dir, on s'y mécompte tous les jours. Ou ne vient
jamais à bout de faire , des meilleurs hommes ,
ce qu'on auroit besoin d'en faire pour le bien
Var. — 1 SCS peuples. Je vous alloiulrai. 0 mou cher Télé-
maque, souvenez-vous, A. B. la suite page 477. Le icsle a
élé ajouté dans la copie c : c'est la deruiére addition <iuc
l'auteur ail faite à son ouvrage. Les quatre premières lignes,
depuis e< pour acAffre jusqu'à iioiitraii roijaitme, sont à la
marge du manuscrit , et d'une autre main.
public. Ils ont leurs entêtemens, leurs incompa-
tibilités , leurs jalousies. On ne les persuade ,
ni on ne les corrige guère.
Plus on a de peuples à gouverner, plus il faut
de ministres, pour faire par eux ce qu'on ne
peut faire soi-même; et plus on a besoin
d'hommes à qui on confie l'autorité, pinson
est exposé à se tromper dans de tels choix. Tel
critique aujourd'hui im])itoyablement les rois ,
qui gouverneroil demain beaucoup moins bien
qu'eux , et qui feroit les mêmes fautes , avec
d'autres infiniment plus grandes, si on lui con-
fioit la même puissance. La condition privée ,
quand on y joint un peu d'esprit pour bien
parler, couvre tous les défauts naturels, relève
des talens éblouissans , et fait paroître un
homme digne de toutes les places dont il est
éloigné. Mais c'est l'autorité qui met tous les
talens à une rude épreuve , et qui découvre de
grands défauts.
La grandeur est comme certains verres qui
grossissent tous les objets. Tous les défauts pa-
roissent croître dans ces hautes places , où les
moindres choses ont de grandes conséquences ,
et où les plus légères fautes ont de violens
contre-coups. Le monde entier est occupé à
observer un seul homme à toute heure , et à le
juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n'ont
aucune expérience de l'état où il est. Ils n'en
sentent point les difficultés , et ils ne veulent
plus qu il soit homme, tant ils exigent de per-
fection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu'il
soit, est encore homme. Son esprit a des bornes,
et sa vertu en a' aussi. Il a de l'humeur, des
passions , des habitudes dont il n'est pas tout-
à-fait le maitre. Il est obsédé par des gens inté-
ressés et artificieux ; il ne t; ouve point les se-
cours qu'il cherche. Il tombe chaque jour dans
quelque mécompte , tantôt par ses passions et
tantôt par celles de ses ministres. A peine a-t-il
ré|)aré une faute , qu'il retombe dans une autre.
Telle est la condition des rois les plus éclairés et
les plus vertueux.
Les plus longs et les meilleurs règnes sont
trop courts et trop imparfaits , pour réparer à
la fin ce qu'on a gâté , sans le vouloir, dans les
commencemens. La royauté porte avec elle tou-
tes ces misères : l'impuissance humaine suc-
combe sous un fardeau si accablant. Il faut
plaindre les rois , et les excuser. Ne sont-ils pas
à plaindre d'avoir à gouverner tant d'hommes,
dont les besoins sont infinis , et qui donnent
tant de peines à ceux qui veulent les bien gou-
Vak. — * a manque, supplée par les l'dileurs.
(XII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
477
verrier? Pour parler franchement, les hommes
sont fort à plaindre d'avoir à cire gouvernés
par un roi qui n'est qu'honnne semblable à
eux ; car il faudroit des dieux pour redresser les
hommes. Mais les rois ne sont pas moins à
plaindre , n'étant qu'hommes , c'est-à-dire foi-
bles et imparfaits, d'avoir à gouverner cette mul-
titude innombrable d'iiommes corrompus et
trompeurs.
Télémaque répondit avec vivacité : Idoménée
a perdu , par sa faute , le royaume de ses ancê-
tres en Crète; et , sans vos conseils , il en au-
roit perdu un second à Salente.
J'avoue, reprit Mentor, qu'il a fait de gran-
des fautes ; mais cherchez dans la Grèce , et
dans tous les autres pays les mieux policés , un
roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les
plus grands hommes ont, dans leur tempéra-
ment et dans le caractère de leur esprit, des
défauts qui les entraînent; et les plus louables
sont ceux qui ont le courage de connoître et de
réparer leurs égaremens. Pensez-vous qu'U-
lysse, le grand Ulysse votre père, qui est le
modèle des rois de la Grèce, n'ait pas aussi ses
foiblesses et ses défauts? Si Minerve ne Teiit
conduit pas à pas , combien de fois auroit-il
succombé dans les périls et dans les embarras
où la fortune s'est jouée de lui! Combien de
fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressé, pour
le conduire toujours à la gloire par le chemin
de la vertu ! N'attendez pas même , quand vous
le verrez régner avec tant de gloire à Itliaque ,
de le trouver sans imperfections; vous lui en
verrez, sans doute. La Grèce, l'Asie, et toutes
les îles des mers, l'ont admiré malgré ces dé-
fauts; mille qualités merveilleuses les font ou-
blier. V' ous serez trop heureux de pouvoir l'ad-
mirer aussi , et de l'étudier sans cesse comme
votre modèle.
Accoutumez-vous donc, ô Télémaque, à n'at-
tendre des plus grands hommes, que ce que
l'humanité est capable défaire. La jeunesse,
sans expérience , se livre à une critique pré-
somptueuse, qui la dégoûte de tous les mo-
dèles qu'elle a besoin de suivre, et qui la jette
dans une indocilité incurable. Non-seulement
vous devez aimer, respecter, imiter votre père,
quoiqu'il ne soit point parfait; mais encore
vous devez avoir une haute estime pour Ido-
ménée, malgré tout ce que j'ai repris en lui. Il
est naturellenjcnt sincère, droit, équitable,
libéral , bienfaisant ; sa valeur est parfaite; il
déteste la fraude quand il la connoît, et qu'il
suit librement la véritable pente de son cœur.
Tous ses talens extérieurs sont grands , et pro-
poi'lionnés à sa place. Sa simplicité à avouer
son tort; sa douceur, sa palience pour se laisser
dire par moi les choses les plus dures ; son cou-
rage contre lui-même pour réparer publique-
ment ses fautes , et pour se mettre par là
au-dossus de tonte la critique des hommes ,
montrent une ame véritablement grande. Le
bonheur, ou le conseil d'autrui , peuvent pré-
server de certaines fautes un homme très-mé-
diocre ; mais il n'y a qu'une vertu extraordi-
naire qui puisse engager un roi , si long-temps
séduit par la flatterie , à réparer son tort. Il est
bien plus glorieux de se relever ainsi, que de
n'êti'c jamais lond)é, Idoménée a ftiit les fautes
que presque tous les i^ois font; mais presque
aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu'il
vient de faire. Pour moi , je ne pouvois me
lasser de l'admirer dans les monrens mêmes où
il me permettoit de le contredire. Admirez-le
aussi . mon cher Télémaque . c'est moins pour
sa ix'putalion que pour votre utilité, que je
vous donne ce conseil.
' Mentor fit senlir à Télémaque, par ce dis-
cours , combien il est dangereux d'être injuste,
en se laissant aller à une ci'itique rigoureuse
contre les autres hommes, et surtout contre
ceux qui sont chargés des embarras et des diffi-
cultés du gouvernement. Ensuite il lui dit : Il
est temps que vous partiez ; adieu : je vous at-
tendrai. 0 mon cher Télémaque, souvenez-
vous que ceux qui craignent les dieux n'ont
l'ien à craindre des hommes. Vous vous trou-
verez dans les plus extrêmes périls; mais sachez
que Minerve ne vous abandonnera point.
A ces mots, Télémaque crut sentir la pré-
sence de la déesse, et il efit rnênre rccounu que
c'étoit elle qui parloit pour le remplir de con-
fiance , si la déesse n'eût rappelé l'idée de
Mentor, en lui disant : N'oubliez pas, mon fils,
tous les soins que j'ai pris, pendant votre en-
fance, pour vous rendre sage et courageux
comme votre père. Ne faites rien qui ne soit
digne de ses grands exemples , et des mavimes
de vertu que j'ai tâché de vous inspirer.
Le soleil se levoit déjà, et doroit le sommet
des montagnes , quand les rois sortirent de Sa-
lente pour rejoindre leurs troupes. Ces troupes,
campées autour de la ville , se miient en marclie
sous leurs connnandans. On voyoit de tous
rolés briller le fer des piques hérissées ; l'éclat
des boucliers éblouissoit les yeux ; un nuage de
poussière s' élevoit jusqu'aux nues. Idoménée,
Vah. — 1 Les six liiiiu's (|iii siiivi'iil, jusciii'a adieu ; soiil
a la iii:ii-i)i' (lu iiiaiiuscril , ol iriiiic .iulro main.
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
(XII)
avec Mentor, conduisoit dans la campagne les
rois alliés, et s'éloignoit des murs de la ville.
Enfin , ils se séparèrent , après s'être donné de
paTt»et d'autre les marques d'une vraie amitié;
et les alliés ne doutéreut jdus que la paix ne fût
durable, lorsqu'ils connurent la bonté du cœur
d'Idoménéc, qu'on leur avoit représenté bien
différent de ce qu'il étoit : c'est qu'on jugeoil
de lui , non par ses sentimcns naturels , mais
par les conseils flatteurs et injustes auxquels il
s'étoit livré.
Après que l'armée fut partie, Idoménée mena
Mentor dans tous les quartiers de la ville.
Voyons, disoit Mentor, combien vous avez
d'hommes et dans la ville et dans la campagne
voisine; faisons-en le dénombrement '. Exa-
minons aussi combien vous a\cz de laboureurs
parmi ces hommes. Voyons combien vos terres
portent, dans les années médiocres, de blé, de
vin, d'huile , et des autres choses utiles : nous
saurons par cette voie si la terre fournit de
quoi nourrir tous ses habitaus, et si elle pro-
duit encore de quoi faire un commerce utile de
son superflu avec les pays étrangers. Exami-
nons aussi combien vous avez de vaisseaux et de
matelots; c'est par là qu'il faut juger de votre
puissance. Il alla visiter le port, et entra dans
chaque vaisseau. Il s'informa des pays où chaque
vaisseau alloit pour le commerce; quelles mar-
chandises il y apportoit ; cefles qu'il prenoit au
retour ; quelle étoit la dépense du vaisseau pen-
dant la navigation ; les prêts que les marchands
se faisoient les uns aux autres ; les sociétés
qu'ils faisoient entre eux, pour savoir si elles
étoient équitables et fidèlement observées ; en-
fin , les hasards des naufrages et les antres
malheurs du commerce , pour prévenir la ruine
des marchands , qui . par l'avidité du gain ,
entreprennent souvent des choses qui sont au-
delà de leurs forces.
Il voulut qu'on punît sévèrement toutes les
banqueroutes, parce que celles qui sont exemptes
de mauvaise foi ne le sont presque jamais de
témérité. En même temps il lit des règles pour
faire en sorte qu'il fût aisé de ne faire jamais
banqueroute. Il établit des magistrats à qui les
marchands rendoient compte de leurs effets, de
leurs profits , de leur dépense et de leurs en-
treprises. Il ne leur étoit jamais permis de ris-
quer le bien d'autrui , et ils ne pouvoient même
risquer que la moitié du leur. De plus , ils fai-
soient en société les entreprises qu'ils ne pou-
voient faire seuls ; et la police de ces sociétés
étoit inviolable , par la rigueur des peines im-
posées à ceux qui ne les suivroient pas. D'ail-
leurs , la liberté du commerce étoit entière .
bien loin de le gêner par des impôts , on pro-
mettoit une récompense à tous les marchands
qui pourroient attirer à Salente le commerce
de quelque nouvelle nation.
Ainsi les peuples y accoururent bientôt en
foule de toutes parts. Le commerce de cette
ville étoit semblable au flux et au reflux de la
mer. Les trésors y entroient comme les flots
viennent l'un sur l'autre. Tout y étoit apporté
et tout en sortoit librement. Tout ce qui entroit
étoit utile ; tout ce qui sortoit laissoit , en sor-
tant , d'autres richesses en sa place. La justice
sévère présidoit dans le port au milieu de tant
de nafions. La franchise , la bonne foi , la can-
deur, sembloient , du haut de ces superbes
tours, appeler les marchands des terres les plus
éloignées : chacun de ces marchands, soit qu'il
vint des rives orientales où le soleil sort chaque
jour du sein des ondes , soit qu'il fut parti de
cette grande mer où le soleil , lassé de son
cours , va éteindre ses feux , vivoit paisible et
en sûreté ' dans Salente comme dans sa patrie.
Pour le dedans de la ville. Mentor visita tous
les magasins , toutes les boutiques d'artisans
et toutes les places publiques. Il défendit toutes
les marchandises de pays étrangers qui pou-
voient inti'oduire le luxe et la mollesse. Il régla
les habits, la nourriture , les meubles, la gran-
deur et l'ornement des maisons , pour toutes
les conditions diilérentes. 11 bannit tous les or-
nemens d'or et d'argent ; et il dit à Idoménée :
Je ne connois qu'un seul moyen pour rendre
votre peuple modeste dans sa dépense , c'est
que vous lui en donniez vous-même l'exemple.
Il est nécessaire que vous ayez une certaine
majesté dans votre extérieur ; mais votre auto-
rité sera assez marquée par vos gardes et par
les principaux officiers qui vous environnent.
Contentez-vous d'un habit de laine très-tine ,
teinte en pourpre: que les principaux de l'Etat,
après vous , soient vêtus de la même laine , et
que toute la différence ne consiste que dans la
couleur et dans une légère broderie d'or que
vous aurez sur le bord de votre habit. Les dif-
férentes couleurs serviront à distinguer les diffé-
rentes conditions , sans avoir besoin ni d'or, ni
d'argent , ni de pierreries.
Réglez les conditions par la naissance. Met-
Var. — * le (lénonibremonl. Examinons aussi cnuiMen
vous avez do vaisseaux , cic. a
Var. — • paisibleiiicul en sùrelé. b. c. /. du cop. cl en
sùvelé. Edit.
(XII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
479
tez au premier rang ceux qui ont une noblesse
plus ancieune et plus éclatante.- Ceux qui au-
ront le mérite et l'autorité des emplois seront
assez coutens de venir après ces anciennes et
illustres familles , qui sont dans une si longue
possession des premiers * honneurs. Les hom-
mes qui n'ont pas la même noblesse leur cé-
deront sans peine , pourvu que vous ne les
accoutumiez point à se méconnoître dans une
trop prompte et trop haute fortune, et que
vous donniez des louanges à la modération de
ceux qui seront modestes dans la prospérité.
La distinction la moins exposée à l'envie est
celle qui vient d'une longue suite d'ancêtres.
Pour la vertu , elle sera assez excitée , et
on aura assez d'empressement à servir l'Etat,
pourvu que vous donniez des couronnes et des
statues aux belles actions , et que ce soit un
commencement de noblesse pour les enfans de
ceux qui les auront faites.
Les personnes du premier rang , après vous,
^ seront vêtues de blanc, avec une frange d'or
au bas de leurs habits; ils auront au doigt un
anneau d'or, et au cou une médaille d'or avec
votre portrait. Ceux du second rang seront
vêtus de bleu ; ils porteront une frange d'ar-
gent , avec l'anneau , et point de médaille ; les
troisièmes, de vert, sans anneau et sans frange,
mais avec la médaille d'argent ; les quatrièmes,
d'un jaune d'aurore : les cinquièmes . d'un
rouge pâle ou de rosé ; les sixièmes , de gris-
de-lin ; et les septièmes, qui seront les derniers
du peuple , d'une couleur mêlée de jaune et de
blanc. Voilà les habits de sept conditions diffé-
rentes pour les hommes libres. Tous les esclaves
seront vêtus de gris-brun. Ainsi , sans aucune
dépense , chacun sera distingué suivant sa con-
dition , et on bannira de Salente tous les arts
qui ne servent qu'à entretenir le faste. Tous les
artisans qui seroienl employés à ces arts perni-
cieux , serviront ou aux arts nécessaires , qui
sont en petit nombre , ou au conunerce , ou à
l'agriculture. On ne souffrira jamais aucun
changement , ni pour la nature des étoffes , ni
pour la forme des habits; car il est indigne que
des hommes , destinés à une vie sérieuse et
noble , s'anmsent à inventer des parures affec-
tées, ni qu'ils permettent que leurs femmes , à
qui ces amusernens seroient moins honteux ,
tombent jamais dans cet excès.
Mentor, semblable à un habile jardinier qui
retranche dans ses arbres fruitiers le bois inu-
tile, tàchoit ainsi ^ de retrancher le faste inu-
tile qui corrompoit les mœurs : il ramenoit
toutes choses à une noble et frugale simplicité.
Il régla de même la nourriture des citoyens et
des esclaves. Quelle honte , disoit-il , que les
hommes les plus élevés fassent consister leur
grandeur dans les ragoûts, par lesquels ils
amollissent leurs âmes % et ruinent insensible-
ment la santé de leurs corps! Ils doivent faire
consister leur bonheur dans leur modération ,
dans leur autorité pour faire du bien aux autres
hommes, et dans la réputation que leurs bonnes
actions doivent leur procurer. La sobriété rend
la nourriture la plus simple très-agréable. C'est
elle qui donne, avec la sauté la plus vigoureuse,
les plaisirs les plus purs et les plus constans.
Il faut donc borner vos repas aux viandes les
meilleures , mais apprêtées sans aucun ragoût.
C'est un art pour euqjoisonner les hommes ,
que celui d'irriter leur appétit au-delà de leur
vrai besoin.
Idoménée comprit bien qu'il avoit eu tort de
laisser les habitans de sa nouvelle ville amollir
et corrompre leurs mœurs , en violant toutes
les lois de .Minos sur la sobriété ; mais le sage
Mentor lui fit remarquer que les lois mêmes ,
quoique renouvelées , seroienl inutiles , si
l'exemple du Roi ne leur donnoit une autorité
qui ne pouvoit venir d'ailleurs. Aussitôt Ido-
ménée régla sa table, où il n'admit que du pain
excellent, du vin du pays, qui est fort et
agréable , mais en fort petite quantité , avec
des viandes simples , telles qu'il en mangeoit
avec les autres Grecs au siège de Troie. Per-
sonne n'osa se plaindre dune règle que le Roi
s'imposoit lui-même; et chacun .se corrigea de
la profusion et de la délicatesse où l'on com-
mençoit à se plonger pour les repas.
Mentor retrancha ensuite la musique molle
et efféminée , qui corrompoit toute la jeu-
nesse. H ne condamna pas avec une moindre
sévérité ^ la musique bachique, qui n'enivre
guère moins que le vin , et qui produit des
mœurs pleines d'emportement et d'impudence.
11 borna toute la musique aux fêtes dans les
temples, pour y chanter les louanges des dieux
et des héros qui ont donné l'exemple des plus
rares vertus. Il ne permit aussi que pour les
temples les grands ornements d'architecture,
tels que les colonnes , les frontons , les porti-
ques; il donna des modèles d'une architecture
simple et gracieuse , pour faire , dans un mé-
diocre espace , une maison gaie et commode
Var. — • preuiids m, A. nj, B. — - ainsi m. A. "J. D.
Var. — * leur aine leur corps. A.
pas moins la inusiquo bachique , elc. A.
■ 2 11 ne ciindamna
•180
TÉLÉ MA QUE. LIVRE X.
(XIÎ)
pour une faniillo nombreuse ; en sorte qu'elle
fut tournée à un aspect sain , que les logemens
en fussent dégagés les uns des autres, que
l'ordre et la propreté s'y conservassent facile-
ment, et que l'entretien fût de peu de dé-
pense *.
Il voulut que chaque maison un peu consi-
dérable eut un salon et un petit péristyle, avec
de petites chambres pour toutes les personnes
libres. Mais il défendit très-sévèrement la (uul-
titude superflue et la magnificence des loge-
mens. Ces divers modèles de maisons, suivant
la grandeur des familles , servirent à embellir
à peu de frais une partie de la ville , et à la
rendre régulière; au lieu que l'autre partie,
déjà achevée suivant le caprice et le faste des
particuliers , avoit , malgré sa magnificence ,
une disposition moins agréable et moins com-
mode. ^ Cette nouvelle ville fut bâtie en très-
peu de temps , parce que la côte voisine de la
Grèce fournit de bons architectes, et qu'on fil
venir un très -grand nombre de maçons de
l'Epire et de plusieurs autres pays, à condition
qu'après avoir achevé leurs travaux ils s'établi-
roient autour de Salente , y prendroient des
terres à défiicher, et serviroienl à peupler la
campagne.
La peinture et la sculpture parurent à Men-
tor des arts qu'ils n'est pas permis d'abandon-
ner: mais il voulut qu'on souffrît dans Salente
peu d'hommes attachés à ces arts. Il établit une
école où présidoient des maîtres d'un gnùt ex-
quis, qui examinoienl les jeunes élèves. Il ne
faut , disoit-il , rien de bas et de faible dans ces
arts qui ne sont pas absolument nécessaires. Par
conséquent on n'y doit admettre que des jeunes
gens d'un génie qui promette beaucoup, et qui
tendent h la perfection. Les autres sont nés
pour des arts moins nobles , et ils seront em-
ployés plus utilement aux besoins ordinaires de
la république. Il ne faut , disoit-il , employer
les sculpteurs et les [leintrcs, que pour con-
server la mémoire des grands honunes et des
grandes actions. C'est dans les bàtimcns pu-
blics , ou dans les tombeaux , qu'on doit con-
server des représenlationc de tout ce qui a été
fait avec une vertu extraordinaire pour le ser-
vice de la patrie. Au reste, la modération et la
frugalité de Mentor n'empèclièrent pas qu'il
n'autorisât tous les granJs bàtimcns destines
aux courses de chevaux et de chariots, aux com-
bats de lutteurs , à ceux du ceste , et à tous les
Yar. — * Y'ni tic (li'^pensc. Cos divers nioilèlcs, etc. A —
* Celte nouvelle ville..,., a peupler la campagiio. m, A. aj. B.
autres exercices qui cultivent les corps pour les
rendre plus adroits et plus vigoureux.
Il retrancha un nombre prodigieux de mar-
chands qui vendoient des étoffes façonnées des
pays éloignés, des broderies d'un prix exces-
sif, des vases d'or et d'argent avec des figures
de dieux , d'hommes et d'animaux ; enfin , des
liqueurs et des parfums. Il voulut même que
les meubles de cb.aque maison fussent simples ,
et faits de manière à durer long-temps ; en
sorte que les Salentins , qui se plaignoient hau-
tement de leur pauvreté, commencèrent à sen-
tir combien ils avoicnt de richesses superflues :
mais c'étoit des richesses tromjieuses qui les
appauvrissoient, et ils devenoient effectivement
riches à mesure qu'ils avoient le courage de
s'en dépouiller. C'est s'enrichir , disoient-ils
eux-mêmes , que de mépriser de telles ri-
cliesses, qui épuisent l'Etat, et que de dimi-
nuer ses besoins , en les réduisant aux vraies
nécessités de la nature.
McJètor se hâta de visiter les arsenaux et
tous les magasins , pour savoir si les armes ,
et toutes les autres choses nécessaires à la
guerre , étoient en bon état ; car il faut , disoit-
il , être toujours prêt à faire la guerre, pour
n'être jamais réduit au malheur de la faire. Il
trouva que plusieurs choses man(pioient par-
tout. Aussitôt on assembla des ouvriers pour
travailler sur le fer, sur l'acier et sur l'airain.
Un voyoit s"élever , des fournaises ardentes,
des tourbillons de fumée et de flammes sem-
blables à ces feux souterrains que vomit le mont
Etna. Le marteau résonnoit sur l'enclume ,
qui gémissoit sous les coups redoublés. Les
montagnes voisines et les rivages de la mer en
retentissoient; on eût cru être dans cette île où
Vulcain , animant les Cycîopes , forge des
foudres pour ' le père des dieux; et par une
sage prévoyance , on voyoit dans une profonde
paix tous les préparatifs de la guerre.
Ensuite Mentor sortit de la ville avec Ido-
ménée , et trouva une grande étendue de terres
fertiles qui demeuraient incultes : d'autres n'é-
toient cultivées qu'à demi , par la négligence
et par la pauvreté des laboureurs , qui , man-
quant d'hommes - et de bœufs , manquaient
aussi de courage et de forces de corps pour
mettre l'agriculture dans sa perfection. Men-
tor , voyant cette campagne désolée , dit au
Roi : La terre ne demande ici qu'à enrichir ses
liabitans ; mais les habitans manquent à la
Yar. — ' forge tics foutlres au père tics dieux. A. — ^ man-
quant d'hommes, niantiuoieut aussi, etc. b. c. p, d. /. (lu
cep. manquant d'hommes et de bestiaux, etc. u.
ti
(XII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
481
terre. Prenons donc tous ces artisans superflus
qui sont dans la»ville, et dont les métiers ne
serviroient qu'à dérégler les mœurs , pour leur
faire cultiver ces plaines et ces collines. 11 est
vrai que c'est un malheur , que tous ces hom-
mes exercés à des arts qui demandent une vie
sédentaire ne soient point exercés au travail ;
mais voici un moyen d'y remédier. Il faut parta-
ger entre eux les terres vacantes , et appeler à
leur secours des peuples \oisins, qui feront
sous eux le plus rude travail. Ces peuples le
feront , pourvu qu'on leur promette des ré-
compenses convenahles sur les fruits des terres
mêmes qu'ils défricheront : ils pourront, dans
la suite , en posséder une partie , et être ainsi
incorporés à votre peuple , qui n'est pas assez
nombreux. Pourvu qu'ils soient laborieux et
dociles aux lois , vous n'aurez point de meil-
leurs sujets , et ils accroîtront votre puissance.
Vos artisans de la ville , transplantés dans la
campagne , élèveront leurs enfans au travail et
au goût de la vie champêtre ^. De plus, tous
les maçons des pays étrangers , qui travaillent
à bâtir votre ville , se sont engagés à défricher
une partie de vos terres, et à se faire labou-
reurs : incorporez-les à votre peuple dès qu'ils
auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces
ouvriers sont ravis de s'engager à passer leur
vie sous une domination qui est maintenant si
douce. Connue ils sont robustes et laborieux,
leur exemple servira pour exciter au travail
les habitans transplantés de la ville à la cam-
pagne , avec lesquels ils seront mêlés. Dans
la suite , tout le pays sera peuplé de familles
vigoureuses et adonnés à l'agriculture.
Au reste , ne soyez pont en peine de la mul-
tiplication de ce peuple ; il deviendra bientôt
innombrable , pourvu que vous facditiez les
mariages. La manière de les faciliter est bien
simple : presque tous les hommes ont l'incli-
nation de se marier ; il n'y a que la misère qui
les en empêche. Si vous ne les chargez point
d'impôts , ils vivront sans peine avec leurs
femmes et leurs enfans ; car ha terre n'est ja-
mais ingrate , elle nourrit toujours de ses fruits
ceux qui la cultivent soigneusement ; elle ne
refuse ses biens qu'à ceux qui craignent de lui
donner leurs peines. Plus les laboureurs ont
d'enfans, plus ils sont riches, si le prince ne
les appauvrit pasj car leurs enfans , dès leur
plus tendre jeunesse , commencent à les se-
courir. Les plus jeunes conduisent les moutons
dans les pâturages ; les autres , qui sont plus
Var. — 1 de la vie cliamp(Hro. Dans la suite, etc. A.
FÉISELON. TOME VI.
grands , mènent déjà les grands troupeaux ; les
plus âgés labourent avec leur père. Cependant
la" mère de toute la famille prépare un repas
simple à son époux et à ses chers enfans , qui
doivent revenir fatigués du travail de la jour-
née; elle a soin de traire ses vaches et ses bre-
bis , et on voit couler des ruisseaux de lait ;
elle fait un gi\ind feu , autour duquel toute la
famille innocente et paisible prend plaisir à
chanter tout le soir en attendant le doux som-
meil : elle prépare des fromages , des châtai-
gnes , et des fruits conservés dans la même
fraîcheur que si on venoit de les cueillir. Le
berger revient avec sa flûte , et chante à la
famille assemblée les nouvelles chansons qu'il
a apprises dans les hameaux voisins. Le labou-
reur rentre avec sa charrue ; et ses bœufs fati-
gués marchent, le cou penché, d'un pas lent
et tardif, malgré l'aiguillon qui les presse.
Tous les maux du travail finissent avec la jour-
née. Les pavots que le sommeil , par l'ordre
des dieux , répand sur la terre , apaisent tous
les noirs soucis par leurs charmes * , et tiennent
toute la nature dans un doux enchantement ;
chacun s'endort , sans prévoir les peines du
lendemain.
Heureux ces hommes sans ambition, sans
défiance , sans artifice , pourvu que les dieux
leur donnent un bon roi qui ne trouble point
leur joie innocente! Mais quelle horrible inhu-
manité , que de leur arracher , pour des des-
seins pleins de faste et d'atnbilion , les doux
fruits de leur terre , qu'ils ne tieiment que de
la libérale nature et de la sueur de leur front !
La nature seule lireroit de son sein fécond tout
ce qu'il faudroit pour un nondjre infini d'hom-
mes modérés et laborieux ; mais c'est l'orgueil
et la mollesse de certains hommes , qui en
mettent tant d'autres dans une affreuse pau-
vreté.
Que ferai-je ^ , disoit Idoménéc , si ces peu-
ples que je répandrai dans ces fertiles cam-
pagnes négligent de les cultiver ?
Faites, lui répondoit Mentor, tout le con-
traire de ce qu'on fait communément. Les
princes avides et sans prévoyance ne songent
qu'à charger d'impôts ceux d'entre leurs sujets
qui sont les plus vigilans et les plus industrieux
pour faire valoir leurs biens; c'est qu'ils es-
pèrent en être payés plus facilement : en même
temps , ils chargent moins ceux que la paresse
rend plus misérables. Renversez ce mauvais
Var. — ' les noirs soucis , et charme , et tiennent , etc. A.
Les éditeurs avant 1717 ont corrigé , et charment, — ^ Mais
que ferai-je ? A.
81
482
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
(XII)
ordre , qui accable les bons , qui récompense
le^ vice , et qui introduit une négligence aussi
funeste au Roi même qu'à tout l'Etat. Mettez
des taxes , des amendes , et même , s'il le faut,
d'autres peines rigoureuses, sur ceux qui né-
gligeront leurs cbamps , comme vous puniriez
des soldats qui abandonueroient leurs postes
dans la guerre : au contraire , donnez des
grâces et des eiemptions aux familles qui ,
se multipliant , augmentent à proportion la
culture de leurs terres. Bientôt les familles se
multiplieront, et tout le monde s'animera au
travail : il deviendra même bonorable. La pro-
fession de laboureur ne sera plus méprisée ,
n'étant plus accablée de tant de maux. On
reverra la charrue eu honneur , maniée par
des mains victorieuses ^ qui auroient défendu
la patrie. Il ne sera pas moins beau de cultiver
l'héritage reçu de ses ancêtres, pendant une
heureuse paix , que de l'avoir défendu généreu-
sement pendant les troubles de la guerre. Toute
la campagne refleurira.: Cérès se couronnera
d'épis dorés ; Bacchus , foulant à ses pieds les
raisins, fera couler, du penchant des mon-
tagnes , des ruisseaux de vin plus doux que le
nectar ; les creux vallons retentiront des con-
certs des bergers , qui , le long des clairs ruis-
seaux ^ , joindront leurs voix avec leurs flûtes ,
pendant que leurs troupeaux bondissans paî-
tront sur l'herbe et parmi les fleurs , sans
craindre les loups.
Ne serez-vous pas trop heureux , ô Idoménée,
d'être la source de tant de biens, et de faire
vivre , à l'ombre de votre nom , tant de peuples
dans un si aimable repos ? Cette gloire n'est-
elle pas plus touchante que celle de ravager la
terre , de répandre partout , et presque autant
chez soi , au milieu même des victoires , que
chez les étrangers vaincus , le carnage , le
trouble , l'horreur , la langueur , la conster-
nation , la cruelle faim et le désespoir?
0 heureux le roi assez aimé des dieux, et
d'un cœur assez grand , pour entreprendre
d'être ainsi les délices des peuples , et de mon-
trer à tous les siècles , dans son règne , un si
charmant spectacle! La terre entière, loin de
se défendre de sa puissance par des combats ,
viendroit à ses pieds le prier de régner sur
elle.
Idoménée lui répondit : Mais quand les
peuples seront ainsi dans la paix et dans l'abon-
dance^ les délices les corrompront, et ils tour-
Var. — ^ \ ic'ioiieusos de* ennoinis de la pairie, a. —
2 olianlcronl sur leurs Unies leurs peines et leurs plaisirs,
{tendanl que, elc. a.
lieront contre moi les forces que je leur aurai
données.
Ne craignez point , dit Mentor , cet inconvé-
nient; c'est un prétexte qu'on allègue toujours
pour flatter les princes prodigues qui veulent
accabler leurs peuples d'impôts. Le remède est
facile. Les lois que nous venons d'établir pour
l'agriculture rendront leur vie laborieuse ; et ,
dans leur abondance , ils n'auront que le né-
cessaire , parce que nous retranchons tous les
arts qui fournissent le superflu. Cette abon-
dance même sera diminuée par la facilité des
mariages et par la grande multiplication des
familles. Chaque famille , étant nombreuse ,
et ayant peu de terre , aura besoin de la culti-
ver par un travail sans relâche. C'est la mol-
lesse et l'oisiveté qui rendent les peuples in-
solens et rebelles. Us auront du pain , à la
vérité, et assez largement; mais ils n'auront
que du pain , et des fruits de leur propre terre,
gagnés à la sueur de leur visage.
Pour tenir votre peuple dans cette modé-
ration, il faut régler, dès à présent, l'étendue
de terre que chaque famille pourra posséder.
Vous savez que nous avons divisé tout votre
peuple en se[)t classes , suivant les diflé-
rentes conditions : il ne faut permettre à
chaque lamille , dans chaque classe , de pou-
vï)ir posséder que l'étendue de terre absolu-
ment nécessaire pour nourrir le nombre de
personnes dont elle sera composée. Cette règle
étant inviolable , les nobles ne pourront point
faire des acquisitions sur les pauvres : tous
auront des terres ; mais chacun en aura fort
peu , et sera excité par là à la bien cultiver.
Si , dans une longue suite de temps , les terres
manquoient ici , on feroit ici des colonies qui
augnienteroient la puissance de cet Etat.
Je crois même que vous devez prendre garde
à ne laisser jamais le vin devenir trop commun
dans votre royaume. Si on a planté trop de
vignes , il faut qu'on les arrache : le vin est la
source des plus grands maux parmi les peu-
ples; il cause les maladies, les querelles, les
séditions, l'oisiveté, le dégoût du travail, le
désordre des familles. Que le vin soit donc
réservé comme une espèce de remède , ou
comme une liqueur très-rare, qui n'est em-
ployée que pour les sacrilices ou pour les
fêtes extraordinaires. Mais n'espérez point de
fuire observer une règle si importante , si vous
n'en donnez vous-même l'exemple.
D'ailleurs il faut faire garder inviolablement
les lois de ?iIinos pour l'éducation des enfans.
Il faut établir des- écoles publiques , où l'on
(XII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE X.
483
enseigna la crainlc des dieux , l'amour de la
patrie , le respect des lois , la préférence de
l'honneur aux plaisirs et à la vie mêuie. Il
faut avoir des magistrats qui veillent sur les
familles et sur les mœurs des particuliers. Veil-
lez vous-même , vous qui n'êtes roi , c'est-à-
dire pasteur du peuple , que pour veiller nuit
et jour sur votre trou[)eau : par là vous pré-
viendrez un nombre infini de désordres et de
crimes; ceux que vous ne pourrez prévenir,
punissez -les d'abord sévèrement. C'est une
clémence , que de faire d'abord des exemples
qui arrêtent le cours de l'iniquité. Par un peu
de sang répandu à propos , on en épargne beau-
coup par la suite ^ , et on se met en état d'être
craint , sans user souvent de rigueur.
Mais quelle détestable maxime , que de ne
croire trouver sa sûreté que dans l'oppression
de ses peuples ! Ne les point faire instruire , ne
les point conduire à la vertu, ne s'en faire
jamais aimer, les pousser par la terreur jus-
qu'au désespoir, les mettre dans l'alîreuse né-
cessité ou de ne pouvoir jamais respirer libre-
ment, ou de secouer le joug de votre tyrannique
domination ; est-ce là le vrai moyen de régner
sans trouble? est-ce là le vrai cliemin qui mène
à la gloire ?
Souvenez-vous que les pays où la domina-
tion du souverain est plus absolue , sont ceux
où les souverains sont moins puissans. Ils
prennent , ils ruinent tout , ils possèdent seuls
tout l'Etat ; mais aussi tout l'Etat languit : les
campagnes sont en friche et presque désertes ;
les villes diminuent chaque jour ; le commerce
tarit. Le Roi qui ne peut être roi tout seul ,
et qui n'est grand que par ses peuples , s'a-
néantit lui-même peu à peu par l'anéantisse-
ment insensible des peuples dont il tire ses
richesses et sa puissance. Son Etat s'épuise
d'argent et d'hommes : cette dernière perte est
la plus grande et la plus irréparable. Son pou-
voir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de su-
jets. On le flatte, on fait semblant de l'adorer,
on tremble au moindre de ses regards; mais
attendez la moindre révolution : celte puissance
monstrueuse , poussée jusqu'à un excès trop
violent, ne sauroit durer; elle n'a aucune res-
source dans le cœur des peuples; elle a lasse
et irrité tous les corps de l'Etat ; elle contraint
tous les membres de ce corps de soupirer après
un changement. Au premier coup qu'on lui
porte, l'idole se renverse, se brise ^, et est
Var. — • iiiim- la suite m. a.
"7-
— - se brise m, a.
foulée aux pieds. Le mépris , la haine , le res-
sentiment , la défiance, en un mot toutes les
passions se réunissent contre une autorité si
odieuse. Le Roi qui , dans sa vaine prospérité,
ne trou voit pas un seul homme assez liardi *
pour lui dire la vérité, ne trouvera , dans son
malheur, aucun homme qui daigne ni l'excu-
ser, ni le défendre contre ses ennemis.
Après ce discours , Idoménée , persuadé par
Mentor, se hâta de distribuer les terres va-
cantes , de les remplir de tous les artisans inu-
tiles, et d'exécuter tout ce qui avoit été résolu ^.
Il réserva seulement pour les maçons les terres
qu'il leur avoit destinées, et qu'ils ne pou-
voient cultiver qu'après la fin de leurs travaux
dans la ville.
^ Déjà la réputation du gouvernement doux
et modéré d' Idoménée attire en foule de tous
côtés des peuples qui viennent s'incorporer au
sien , et chercher leur bonheur sous une si
aimable domination. Déjà ces campagnes , si
long-temps couvertes de ronces et d'épines ,
promettent de riches moissons et des fruits jus-
qu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au
tranchant de la charrue, et prépare ses richesses
j)our récompenser le labourer : l'espérance re-
luit de tous côtés. On voit dans les vallons et
sur les coHines les troupeaux de moutons qui
bondissent sur Therbe , et les grands troupeaux
de bœufs et de génisses qui font retentir les
hautes montagnes de leurs mugissemens : ces
troupeaux servent à engraisser les campagnes.
C'est Mentor qui a trouvé le moyen d'avoir ces
troupeaux. Mentor conseilla à Idoménée de
faire avec les Peucètes , peuples voisins , un
échange de toutes les choses superflues qu'on
ne vouloit phis souffrir dans Salente , avec ces
troupeaux , qui manquoient aux Salentins.
En même temps la ville et les villages d'a-
lentour étoient pleins d'une belle jeunesse qui
avoit langui long-temps dans la misère , et qui
n'avoit osé se marier, de peur d'augmenter
leurs maux. Quand ils virent qu'Idoménée pre-
noit des scntimens d'humanité , et qu'il vou-
l(jit être leur père, ils ne craignirent plus la
f;iim et 'les autres fléaux par lesquels le ciel
afflige la terre. On n'entendoit plus que des
cris de joie , que les chansons des bergers et
des laboureurs qui célébroient leurs hyménées.
On auroit cru voir 15 dieu Pan avec une foule
de Satyres et de Faunes mêlés parmi les nvm-
phes, et dansant au son de la flùle à l'ombre
Var. — ' un spul lionime qui osât lui dire la vérilc'. a.
— -11 réserva.. .. si uii^iuiblc dominatiou. m. a. aj, b. —
* J.IVUE xui.
48-4
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
(XIII)
des bois. Tout étoit tranquille et riant ; mais la
joie étoit modérée , et les plaisirs ne servoieut
qu'à délasser des longs travaux ; ils en étoient
plus vifG et plus purs.
Les vieillards , étonnés de voir ce qu'ils n'a-
voient osé espérer dans la suite d'un si long
âge , pleuroient par un excès de joie mêlée de
tendresse ; ils levoient leurs mains tremblantes
vers le ciel. Bénissez, disoient-ils , ô grand
Jupiter, le roi qui vous ressemble , et qui est
le plus grand don que vous nous ayez fait. Il
est né pour le bien des hommes , rendez-lui
tous les biens que nous recevons de lui. Nos
arrière-neveux, venus de ces mariages qu'il
favorise , lui devront tout , jusqu'à leur nais-
sance ; et il sera véritablement le père de tous
ses sujets. Les jeunes hommes , et les jeunes
filles qu'ils épousoient , ne faisoient éclater leur
joie qu'en chantant les louanges de celui de
qui cette joie si douce leur étoit venue. Les
bouches , et encore plus les cœurs , étoient
sans cesse remplis de son nom. On se croyoit
heureux de le voir ; on craignoil de le perdre :
sa perte eût été la désolation de chaque fa-
mille.
Alors Idoménée avoua à Mentor qu'il n'a-
voit jamais senti de plaisir aussi touchant , que
celui d'être aimé , et de rendre tant de gens
heureux. Je ne l'aurois jamais cru , disoit-il :
il me sembloit que toute la grandeur des princes
ne consistoit qu'à se faire craindre; que le reste
des hommes étoit fait pour eux ; et tout ce
que j'avois ouï dire des rois qui avoient été l'a-
mour et les délices de leurs peuples me pa-
roissoit une pure fable; j'en reconnois main-
tenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte
comment on avoit empoisonné mon cœur, dès
ma plus tendre enfance , sur l'autorité des
rois. C'est ce qui a causé tous les malheurs
de ma vie. ^ Alors Idoménée commença cette
narration :
Var. — 1 Alors et les quatre mots siiirans m. a. nj. b.
LIVRE XL
Iiloménée raconte à Mentor la cause de tous ses malheurs,
son aveugle confiance en Protésilas , et les artilices de ce
favori, pour le dé;joûter du sage et vertueux Philoclès :
comment, s"étant laissé prévenir contre celui-ci, au
point de le croire coupable d'une horrible conspiration,
il envoya secrètement Timocrate pour le tuer, dans une
expédition dont il étoit chargé. Timocrate, ayant manqué
son coup , fut arrêté par Philoclès, auquel il dévoila toute
la trahison de Protésilas. Philoclès se retira aussitôt dans
l'ile de Samos , après avoir remis le commandement de
sa flotte à Polymène, conformément aux ordres d'Ido-
ménée Ce prince découvrit enfin les artifices de Proté-
silas; mais il ne put se résoudre à le perdre, et continua
même de se livrer aveuglément à lui, laissant le fidèle
Philoclès pauvre et déshonoré dans sa retraite. Mentor
fait ouvrir les yeux à Idoménée sur l'injustice de celte
conduite ; il l'oblige à faire conduire Protésilas et Timo-
crate dans l'ile de Samos , et à rappeler Philoclès pour
le remettre en honneur. Hegésippe , chargé de cet ordre,
l'exécute avec joie. 11 arrive avec les deux traîtres à
Samos , où il revoit son ami Philoclès content d'y mener
une vie pauvre et solitaire. Celui-ci ne consent qu'avec
beaucoup de peine à retourner parmi les siens.' mais,
après avoir reconnu que les dieux le veulent , il s'em-
barque avec Hegésippe , et arrive à Salente , où Idomé-
née, entièrement changé par les sages avis de Mentor,
lui fait l'accueil le plus honorable, et concerte avec lui
les movens d'affermir son gouvernement.
Protésilas, qui est un peu plus âgé que moi,
fut celui de tous les jeunes gens que j'aimai le
plus. Son naturel vif et hardi étoit selon mon
goût : il entra dans mes plaisirs ; il flatta mes
passions ; il me rendit suspect un autre jeune
homme que j'aimois aussi, et qui se nommoit
Philoclès. Celui-ci avoit la crainte des dieux , et
l'ame grande , mais modérée ; il mettoit la gran-
deur, non à s'élever, mais à se vaincre, et à ne
rien faire de bas. Il me parloit librement sur
mes défauts ; et lors même qu'il n'osoit me par-
ler, son silence et la tristesse de son visage me
faisoient assez entendre ce qu'il vouloit me re-
procher. Dans les commencemens celte sincérité
me plaisoit ; et je lui protestois souvent que je
l'écouterois avec confiance toute ma vie , pour
me préserver des flatteurs. Il me disoit tout ce
que je devois faire pour marcber sur les traces
de mon aïeul Minos , et pour rendre mon
rovaume heureux. Il n'avoit pas une aussi pro-
fonde sagesse que vous, ô Mentor; mais ses
maximes étoient bonnes : je le reconnois main-
tenant. Peu à peu les artifices de Protésilas ,
qui étoit jaloux et plein d'ambition , me dégoû-
(XIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XL
•48.:
tèrent de Philoclès. Celui-ci étoit sans empres-
sement , et laissoit l'autre prévaloir ; il se con-
tentoit de me dire toujours la vérité lorsque je
voulois l'entendre. C'étoit mon bien , et non sa
fortune , qu'il cherchoit.
Protésilas me persuada insensiblement que
c'étoit un esprit chagrin et superbe qui criti-
quoit toutes mes actions ; qui ne me demandoit
rien , parce qu'il avoit la fierté de ne vouloir
rien tenir de moi , et d'aspirer à la réputation
d'un homme qui est au-dessus de tous les hon-
neurs : il ajouta que ce jeune homme, qui me
parloit si librement sur mes défauts , en parloit
aux autres avec la même liberté ; qu'il laissoit
assez entendre qu'il ne m'estimoit guère; et
qu'en rabaissant ainsi ma réputation, il vouloit,
par l'éclat d'une vertu austère , s'ouvrir le che-
min à la royauté.
D'abord je ne pus croire que Philoclès vou-
lût me détrôner : il y a dans la véritable vertu
une candeur et une ingénuité que rien ne peut
contrefaire , et à laquelle on ne se méprend
point , pourvu qu'on y soit attentif. Mais la fer-
meté de Philoclès contre mes foiblesses com-
mençoit à me lasser. Les complaisances de Pro-
tésilas , et son industrie inépuisable pour m'in-
venter de nouveaux plaisirs , me faisaient ssntir
encore plus impatiemment l'austérité de l'autre.
Cependant Protésilas , ne pouvant soull'rir
que je ne crusse pas tout ce qu'il me disoit
contre son ennemi, prit le pafti de ne m'en
parler plus , et de me persuader par quelque
chose de plus fort que toutes les paroles. Voici
comment il acheva de me tromper : il me con-
seilla d'envoyer Philoclès commander les vais-
seaux qui dévoient attaquer ceux de Carpathie;
et, pour m'y déterminer, il me dit : Vous savez
que je ne suis pas suspect dans les louanges
que je lui donne : j'avoue qu'il a du courage et
du génie pour la guerre ; il vous servira mieux
qu'un autre , et je préfère lintérèt de votre ser-
vice à tous mes ressenlimens contre lui.
Je fus ravi de trouver cette droiture et cette
équité dans le cœur de Protésilas, à qui j'avois
confié l'administration de mes plus grandes
affaires. Je l'embrassai dans un transport de
joie , et je me crus trop heureux d'avoir donné
toute ma confiance à un honmic qui me parois-
soit ainsi au-dessus de toute passion et de tout
intérêt. Mais, hélas! que les princes sont dignes
de compassion ! Cet homme me connoissoit
mieux que je ne me connoissois moi-mèrne : il
savoit que les rois sont d'ordinaire détlans et
inappliqués : défians , par l'expérience conti-
nuelle qu'ils ont des artifices des hommes cor-
rompus dont ils sont environnés; inappliqués ,
parce que les plaisirs les entraînent, et qu'ils
sont accoutumés à avoir des gens chargés de
penser pour eux , sans qu'ils en prennent eux-
mêmes la peine. 11 comprit donc qu'il ' n'auroit
pas grande peine à me mettre en déliance et en
jalousie contre un homme qui ne manqueroit
pas de faire de grandes actions , surtout l'ab-
sence lui donnant une entière facilité de lui
tendre des pièges.
Philoclès , en partant, prévit ce qui lui pou-
voit arriver. Souvenez-vous, me dit-il, que je
ne pourrai plus me défendre ; que vous n'écou-
terez que mon ennemi ; et qu'en vous servant
au péril de ma vie je courrai risque de n'avoir
d'autre récompense que votre indignation. Vous
vous trompez , lui dis-je : Protésilas ne parle
point de vous comme vous parlez de lui ; il vous
loue , il vous estime , il vous croit digne des
plus importans emplois : s'il commençoit à me
parler contre vous, il perdroit ma confiance.
Ne craignez rien , allez , et ne songez qu'à me
bien servir. Il partit , et me laissa dans une
étrange situation.
Il faut vous l'avouer, Mentor; je voyois clai-
rement combien il m'étoit nécessaire d'avoir
plusieurs hommes que je consultasse , et que
rien n'étoit plus mauvais , ni pour ma réputa-
tion , ni pour le succès des affaires , que de me
livrera un seul. J'avois éprouvé que les sages
conseils de Philoclès m'avoient garanti de plu-
sieurs failles dangereuses où la hauteur de Pro-
tésilas mauroit fait tomber. Jesentois bien qu'il
y avoit dans Pliiloclès un fonds de probité et de
maximes équitables, qui ne se faisoit point sen-
tir de même dans Protésilas; mais j'avois laissé
prendre à Protésilas un certain ton décisif au-
quel je ne pouvois presque plus résister. J'étois
fatigué de me trouver toujours entre deux hom-
mes que je ne pouvois accorder ; et, dans cette
lassitude, j'aimois mieux, par foiblesse, ha-
sarder quelque chose aux dépens des affaires ,
et respirer en liberté. Je n'eusse osé me dire à
moi-môme une si honteuse raison du parti que
je venois de prendre ; mais celte honteuse rai-
son , que je n'osois développer, ne laissoit pas
d'agir secrètement au fond de mon cœur, et
d'être la vrai motif de tout ce que je faisois.
Philoclès surprit les ennemis , remporta une
pleine victoire , et se hâtoit de revenir pour
prévenir les mauvais offices qu'il avoit à crain-
dre : mais Protésilas , qui n'avoit pas encore eu
Var. — ' il 110 lui seroil pas diflkile Je. Edil, corrcctlun
du marquis de Fcnclou.
486
TELÉIVIAQUE. LTVRE XI.
(XIII)
le temps de me tromper, lui écrivit que je dé-
sirois qu'il fît une descente dans l'île de Car-
pathie, pour profiter de la victoire. En elîet , il
m'avoit persuadé que je pourrois facilement
faire la conquête de cette île ,; mais il fit en
sorte que plusieurs choses nécessaires manquè-
rent à Philoclès dans cette entreprise, et il
l'assujettit à certains ordres qui causèrent divers
contre-temps dans l'exécution.
Cependant il se servit d'un domestique très-
corrompu que j'avois auprès de moi , et qui
observoit jusqu'aux moindres choses pour lui
en rendre compte, quoiqu'ils parussent ne se
voir guère et n'être jamais d'accord en rien.
Ce domestique , nommé Timocrafe , me vint
dire un jour, en grand secret , qu'il avoit dé-
couvert une affaire très-dangereuse. Philoclès,
me dit-il, veut se servir de votre armée navale
pour se faire roi de l'île de Carpathie : les chefs
des troupes sont attachés à lui; tous les soldats
sont gagnés par ses largesses , et plus encore par
la licence pernicieuse où il laisse vivre les trou-
pes : il est enflé de sa victoire. Voilà une lettre
qu'il écrit à un de ses amis sur son projet de se
faire roi ; on n'en peut plus douter après une
preuve si évidente.
Je lus cette lettre ; et elle me parut de la main
de Philoclès. Mais on avoit parfaitement imité
son écriture; et c'étoit Protésilas qui l'avoit
faite avec Timocrate. Cette lettre me jeta dans
une étrange surprise : je la relisois sans cesse ,
et ne pouvois me persuader qu'elle fût de Phi-
loclès ; repassant dans mon esprit troublé toutes
les marques touchantes qu'il m'avoit données de
son désintéressement et de sa bonne foi. Ce-
pendant que pouvois-je faire? quel moyen de
résister à une lettre où je croyois être sur de
reconnoître l'écriture de Philoclès?
Quand Timocrate vit que je ne pouvois plus
résister à son artifice , il le poussa plus loin.
Oserai-je, me dit-il en hésitant, vous faire re-
marquer un mot qui est dans celle lettre ? Phi-
loclès dit à son ami qu'il peut parler en con-
fiance à Protésilas sur une chose qu'il ne dési-
gne que par un chiffre : assurément Protésilas
est entré dans le dessein de Philoclès, cl ils se
sont raccommodés à vos dépens. Vous savez que
c'est Protésilas qui vous a pressé d'envoyer Phi-
loclès contre les Carpathiens. Depuis un certain
temps il a cessé de vous parler contre lui ,
comme il le faisoit souvent autrefois. Au con-
traire, il le loue, il l'excuse en toute occasion :
ils se voyoient depuis quelque temps avec assez
d'honnêteté. Sans doute Protésilas a pris avec
Philoclès des mesures pour partager avec lui la
conquête de Carpathie. Vous voyez même qu'il
a voulu qu'on fît celte entreprise contre toutes
les règles, et qu'il s'expose à faire périr votre
armée navale , pour contenter son ambition.
Croyez-vous qu'il voulût servir ainsi à celle de
Philoclès, s'ils éloienl encore mal ensemble?
Non , non , on ne peut plus douter que ces deux
hommes ne soient réunis pour s'élever ensemble
à une grande autorité, et peut-être pour ren-
verser le trône ' où vous régnez. En vous par-
lant ainsi , je sais que je m'expose à leur res-
sentiment , si , malgré mes avis sincères , vous
leur laissez encore votre autorité dans les mains :
mais qu'importe, pourvu que je vous dise la
vérité ?
Ces dernières paroles de Timocrate firent
une grande impression sur moi : je ne doutai
plus de la trahison de Philoclès , et je me dé-
liai de Protésilas comme de son ami. Cependant
Timocrate me disoit sans cesse : Si vous atten-
dez que Philoclès ait conquis l'île de Carpathie,
il ne sera plus temps d'arrêter ses desseins ,
hâtez-vous de vous en assurer pendant que vous
le pouvez. J'avois horreur de la profonde dissi-
mulation des hommes ; je ne savois plus à qui
me fier. Après avoir découvert la trahison de
Philoclès, je ne voyois plus d'homme sur la
terre dont la vertu put me rassurer. J'étois ré-
solu de faire au plus tôt périr ce perfide ; mais
je craignois Protésilas , et je ne savois comment
faire à son égard. Je craignois de le trouver
coupable, et je craignois aussi de me fier à lui.
Enfin , dans mon trouble , je ne, pus m'empê-
cher de lui dire que Philoclès m'étoit devenu
suspect. Il en parut surpris ; il me représenta
sa conduite droite et modérée ; il m'exagéra ses
services; en un mot, il fit tout ce qu'il falloit
pour me persuader qu'il étoit trop bien avec
lui. D'un autre côté , Timocrate ne perdoit pas
un moment pour me faire remarquer cette in-
telligence , et pour m'obliger à perdre Philo-
clès pendant que je pouvois encore m'assurer
de lui. Voyez , mon cher Mentor, combien les
rois sont malheureux , et exposés à être le
jouet des autres hommes , lors même que les
autres hommes paroissent tremblans à leurs
pieds.
Je crus faire un coup d'une profonde poli-
tique , et déconcerter Protésilas , en envoyant
secrètement à l'armée navale Timocrate pour
faire mourir Philoclès. Protésilas poussa jus-
qu'au bout sa dissimulation , et me trompa
Var. — 1 réunis pour inoiilor ensciiible sur le Ironc, et
peut-èlre pour renverser celui ou vous régnez, a.
(XIII)
TÉLÉ MA QUE. LIVRE XI.
487
d'autant mieux, qu'il parut plus naturellement
comme un lionnne qui se laissoit tromper. Ti-
niocratc partit donc ;, et trouva Philoclès assez
embarrassé dans sa descente : il manquoit de
tout; car Protésilas, ne sachant si la lettre sup-
posée pourroit faire périr son ennemi , vouloit
avoir en même temps une autre ressource prête,
par le mauvais succès d'une entreprise dont il
m'avoit fait tant espérer, et qui ne manqueroit
pas de rn'irriter contre Philoclès. Celui-ci sou-
tenoit cette guerre si diftlcile, par son courage,
par son génie , et par l'amour que les troupes
avoient pour lui. Quoique tout le monde re-
connût dans l'armée que cette descente étoit
téméraire et funeste pour les Cretois , chacun
travailloit à la faire réussir, comme s'il eût vu
sa vie et son bonheur attachés au succès. Cha-
cun étoit content de hasarder sa vie à toute
heure , sous un chef si sage et si appliqué à
se faire aimer.
Timocrate avoit tout à craindre en voulant
faire périr ce chef au milieu d'une armée qui
l'aimoit avec tant de passion; mais l'ambition
furieuse est aveugle. Timocrate ne trouvoit
rien de diftîcile pour contenter Protésilas, avec
lequel il s'imaginoit me gouverner absolument
après la mort de Philoclès. Protésilas ne pou-
voit souffrir un homme de bien dont la seule
vue étoit un reproche secret de ses crimes, et
qui pouvoit , en m'ouvrant les yeux, renverser
ses projets.
Timocrate s'assura de deux capitaines qui
étoient sans cesse auprès de Philoclès; il leur
promit de ma part de grandes récompenses , et
ensuite il dit à Philoclès qu'il étoit venu pour
lui dire de ma part des choses secrètes qu'il ne
devoit lui confier qu'en présence de ces deux
capitaines. Philoclès se renferma avec eux et
avec Timocrate. Alors Timocrate donna un
coup de poignard à Philoclès. Le coup glissa ,
et n'enfonça guère avant. Philoclès , sans s'é-
tonner^ lui arracha le poignard, s'en servit
contre lui et contre les deux autres. En même
temps il cria : on accourut ; on enfonça la
porte ; on dégagea Philoclès des mains de ces
trois hommes, qui, étant troublés, l'avoient
attaqué foiblement. Ils furent pris , et on les
auroit d'abord décliirés , tant l'indignation de
l'armée étoit grande , si Philoclès n'eût arrêté
la multitude. Ensuilc il prit Timocrate en par-
ticulier, et lui demanda avec douceur ce qui
l'avoit obligé à commettre une action si noire.
Timocrate , qui craignoit qu'on ne le fît mou-
rir, se hâta de montrer l'ordre que je lui avois
donné par écrit de tuer Philoclès; et^, comme
les traîtres sont toujours lâches, il ne songea
qu'à sauver sa vie , en découvrant à Philoclès
toute la trahison de Proiésilas.
Philoclès, ed'rayé de voir tant de malice dans
les hommes , prit un parti plein de modéra-
tion : il déclara à toute l'armée que Timocrate
étoit innocent; il le mit en sûreté , le renvoya
en Crète , déféra le commandement de l'armée
H Polymène , que j'avois nommé , dans mon
ordre écrit de ma main, pour commander
quand on auroit tué Philoclès. Enfin, il exhorta
les troupes à la fidélité qu'elles me dévoient ,
et passa pendant la nuit dans une légère barque,
qui le conduisit dans l'île de Samos, où il vit
tranquillement dans la pauvreté et dans la soli-
tude, travaillant à faire des statues pour gagner
sa vie, ne voulant plus entendre parler des
hommes trompeurs et injustes, mais surtout
des rois , qu'il croit les plus malheureux et les
plus aveugles de tous les hommes.
En cet endroit Mentor arrêta Idoménée ; Hé
bien! dit-il , fùtes-vous long-temps à découvrir
la vérité? Non, répondit Idoménée; je compris
peu à peu les artifices de Protésilas et de Timo-
crate : ils se brouillèrent même ; car les mé-
chans ont bien de la peine à demeurer unis.
Leur division acheva de me montrer le fond de
l'abîme où ils m'avoient jeté. Hé bien ! reprit
Mentor, ne prîtes-vous point le parti de vous
défaire de l'un et de l'autre? Hélas ! répondit *
Idoménée , est-ce, mon cher Mentor, que vous
ignorez la foiblesse et l'embarras des princes?
Quand ils sont une fois livrés à des hommes
corrompus et hardis qui ont l'art de se rendre
nécessaires , ils ne peuvent plus espérer aucune
liberté. Ceux qu'ils méprisent le plus sont ceux
qu'ils traitent le mieux et qu'ils comblent de
l)ienfaits. J'avois horreur de Protésilas , et je
lui laissois toute l'autorité. Etrange illusion !
je me savois bon gré de le connoître , et je n'a-
vois pas la force de reprendre l'autorité que je
lui avois abandonnée. D'ailleurs , je le trouvois
commode , conqduisant , industrieux pour flat-
ter mes passions , ardent pour mes intérêts.
Enfin j'avois une raison pour m' excuser en
moi-même de ma foiblesse : c'est que je ne
connoissois point de véritable vertu : faute d'a-
voir su choisir des gens de bien qui conduisis-
sent mes affaires , je croyois qu'il n'y en avoit
point sur la terre, et que la probité cloit un
beau fantôme. Qu'importe , disois-je , de faire
un grand éclat pour sortir des mains d'un
homme corrompu , et pour tomber dans celles
Var. — ^ reprit, a. b.
488
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
(XIII)
de quelque autre qui ne sera ni plus désinté-
ressé ni plus sincère que lui. Cependant l'ar-
mée navale commandée par Polymène revint.
Je ne songeai plus à la conquête de l'île de
Carpathie ; et Protésilas ne put dissimuler si
profondément , que je ne découvrisse combien
il éloit affligé de savoir que Philoclès étoit eu
sûreté dans Samos.
Mentor interrompit encore Idoménée, pour
lui demander s'il avoit continué , après une si
noire trahison , à confier toutes ses affaires à
Protésilas. J'étois, lui répondit Idoménée, trop
ennemi des affaires , et trop inappliqué , pour
pouvoir me tirer de ses mains : il auroit fallu
renverser l'ordre que j'avois établi pour ma
commodité , et instruire un nouvel homme ;
c'est ce que je n'eus jamais la force d'entre-
prendre. J'aimai mieux fermer les yeux pour
ne pas voir les artifices de Protésilas. Je me
consolois seulement en faisant entendre à cer-
taines personnes de confiance que je n'ignorois
pas ' sa mauvaise foi. Ainsi je m'imaginois
n'être trompé qu'à demi , puisque je savois que
j'étois trompé. Je faisois même de temps en
temps sentir à Protésilas que je supportois son
joug avec impatience. Je prenois souvent plaisir
à le contredire, à blâmer publiquement quelque
chose qu'il avoit fait , à décider contre son sen-
timent; mais, comme il connoissoit ma hau-
teur et ma paresse, il ne s'embarrassoit point
de tous mes chagrins. Il revenoit opiniâtrement
à la charge; il usoit tantôt de manières pres-
santes , tantôt de souplesse et d'insinuation :
surtout quand il s'apercevoit que j'étois peiné
contre lui , il redoubloit ses soins pour me
fournir de nouveaux amusemens propres à m'a-
mollir, ou pour m'embarquer dans quelque
affaire où il eût occasion de se rendre néces-
saire et de faire valoir son zèle pour ma répu-
tation.
Quoique je fusse en garde contre lui , cette
manière de flatter mes passions m'entraînoit
toujours : il savoit mes secrets; il me soula-
geoit dans mes embarras ; il faisoit trembler
tout le monde par mon autorité. Enfin je ne
pus me résoudre à le perdre '. Mais, en le
maintenant dans sa place , je mis tous les gens
de bien hors d'état de me représenter mes véri-
tables intérêts. Depuis ce moment on n'entendit
plus dans mes conseils aucune parole libre ; la
vérité s'éloigna de moi ; l'erreur, qui prépare
la chute des rois, me punit d'avoir sacrifié
Philoclès à la cruelle ambition de Protésilas :
ceux mêmes qui avoicnt le plus de zèle pour
l'Etat et pour ma personne se crurent dispensés
de me détromper, après un si terrible exemple.
Moi même, mon cher Mentor, je craignois que
la vérité ne perçât le nuage , et qu'elle ne par-
vînt jusqu'à moi malgré les flatteurs; car,
n'ayant plus la force de la suivre , sa lumière
m'éfoit importune. Je sentois en moi-même
qu'elle m'eût causé de cruels remords, sans
pouvoir me tirer d'un si funeste engagement.
Ma mollesse, et l'ascendant que Protésilas avoit
pris insensiblement sur moi , me plongeoient
dans une espèce de désespoir de rentrer jamais
on liberté. Je ne voulois ni voir un si honteux
état , ni le laisser voir aux autres. Vous savez ,
cher Mentor, la vaine hauteur et la fausse gloire
dans laquelle on élève les rois ; ils ne veulent
jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il
en faut faire cent. Plutôt que d'avouer qu'on
s'est trompé , et que de se donner la peine de
revenir de son erreur, il faut se laisser tromper
toute sa vie. Voilà l'état des princes foibles et
inappliqués : c'étoit précisément le mien , lors-
qu'il fallut que je partisse pour le siège de
Troie.
En partant , je laissai Protésilas maître des
affaires ; il les conduisit en mon absence avec
hauteur et inhumanité. Tout le royaume de
Crète gémissoit sous sa tyrannie : mais per-
sonne n'osoit me mander l'oppression des peu-
ples ; ou savoit que je craignois de voir la vé-
rité, et que j'abdudonnois à la cruauté de Pro-
tésilas tous ceux qui eulreprenoient de parler
contre lui. Mais moins on osoit éclater, plus le
mal étoit violent. * Dans la suite il me contrai-
gnit de chasser le vaillant Mérione, qui m'avoit
suivi avec tant de gloire au siège de Troie. Il
en étoit devenu jaloux , comme de tous ceux
que j'aimois et qui montroient quelque vertu.
Il faut que vous sachiez , mon cher Mentor,
que tous mes malheurs sont venus de là. Ce
n'est pas tant la mort de mon fils qui causa la
révolte des Cretois, que la vengeance des dieux
irrités contre mes foiblesses, et la haine des
peuples , que Protésilas m'avoit attirée. Quand
je répandis le sang de mon fils , les Cretois ,
lassés d'uu gouvernement rigoureux , avoient
épuisé toute leur patience ; et l'horreur de cette
dernière action ne fit que montrer au dehors
ce qui étoit depuis long-temps dans le fond des
cœurs.
Var. — 1 pas m.
détruire, a.
A. aj. B.
- je ne pus songer a le Var. — i Dans la suilc, v[c. jusqu'à la fui de l'alinéa,
m. A. aj. B.
(XIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
489
Timocrale me suivit au siège de Troie , et
rendoit compte secrètement par ses lettres à
Protésilas de tout ce qu'il pouvoit découvrir. Je
sentois bien que j'étois en captivité j mais je
tàchois de n'y penser pas, désespérant d'y re-
médier. Quand les Cretois, à mon arrivée , se
révoltèrent , Protésilas et Timocrate furent les
premiers à s'enfuir. Ils m'auroient sans doute
abandonné, si je n'eusse été contraint de m'en-
fuir presque aussitôt qu'eux. Comptez , mon
cher Mentor, que les hommes insolens pendant
la prospérité sont toujours foibles et tremblans
dans la disgrâce. La tête leur tourne aussitôt
que l'autorité absolue leur échappe. On les voit
aussi rampans qu'ils ont été hautains; et c'est
en un moment qu'ils passent d'une extrémité
à l'autre.
Mentor dit à Idoménée : Mais d'où vient
donc que , connoissant à fond ces deux mé-
dians hommes , vous les gardez encore auprès
de vous comme je les vois ? Je ne suis pas sur-
pris qu'ils vous aient suivi , n'ayant rien de
meilleur à faire pour leurs intérêts ; je com-
prends même que vous avez fait une action
généreuse de leur donner un asile dans votre
nouvel établissement : mais pourquoi vous
livrer encore à eux après tant de cruelles expé-
riences ?
Vous ne savez pas, répondit Idoménée, com-
bien toutes les expériences sont inutiles aux
princes amollis et inappliqués qui vivent sans
réflexion. Ils sont mécontens de tout, et ils
n'ont le courage de rien redresser. Tant d'an-
nées d'habitude étoient des chaînes de fer qui
me lioient à ces deux hommes ; et ils m'obsé-
doient à toute heure. Depuis que je suis ici ,
ils m'ont jeté dans toutes les dépenses exces-
sives que vous avez vues; ils ont épuisé cet état
naissant; ils m'ont attiré celte guerre qui alloit
m'accabler sans vous. J'aurois bientôt éprouvé
à Salente les mêmes malheurs que j'ai sentis en
Crète ; mais vous m'avez enfin ouvert les yeux,
et vous m'avez inspiré le courage qui me mau-
quoit pour me mettre hors de servitude. Je ne
sais ce que vous avez fait en moi ; mais, depuis
que vous êtes ici, je me sens un autre homme.
Mentor demanda ensuite à Idoménée quelle
étoit la conduite de Protésilas dans ce change-
ment des affaires. Rien n'est plus artificieux ,
répondit Idoménée , que ce qu'il a fait depuis
votre arrivée. D'abord il n'oublia rien pour
jeter indirectement quelque défiance dans mon
esprit. II ne disoit rien contre vous; mais je
voyois diverses gens qui venoient m'avertir que
ces deux étrangers étoient fort à craindre. L'un,
disoient-ils , est le fils du trompeur Ulysse;
l'autre est un homme caché et d'un esprit pro-
fond : ils sont accoutumés à errer de royaume
en royaume ; qui sait s'ils n'ont point formé
quelque dessein sur celui-ci ? Ces aventuriers
racontent eux-mêmes qu'ils ont causé de grands
troubles dans tous les pays où ils ont passé :
voici un Etat naissant et mal affermi ; les
moindres mouvemens pourroient le renverser.
Protésilas ne disoit rien ; mais il tàchoit de
me faire entrevoir le danger et l'excès de toutes
ces réformes que vous me faisiez entreprendre.
Il me prenoit par mon propre intérêt. Si vous
mettez , me disoit-il , les peuples dans l'abon-
dance, ils ne travailleront plus ; ils deviendront
fiers, indociles, et seront toujours prêts à se
révolter : il n'y a que la foiblesse et la misère
qui les rende souples , et qui les empêche de
résister à l'autorité. Souvent il tâchoit de re-
prendre son ancienne autorité pour m 'en-
traîner: et il la couvroit d'un prétexte de zèle
pour mon service. En voulant soulagée les
peuples, me disoit-il. vous rabaissez la puis-
sance royale ; et par là vous faites au peuple
même un tort irréparable, car il a besoin qu'on
le tienne bas pour son propre repos.
A tout cela je répondois que je saurois bien
tenir les peuples dans leur devoir en me faisant
ainfer d'eux ; en ne relâchant rien de mon au-
torité , quoique je les soulageasse * ; en punis-
sant avec fermeté tous les coupables ; enfin, eu
donnant aux enfants une bonne éducation, et à
tout le peuple une exacte discipline, pour le tenir
dans une vie simple , sobre et laborieuse. Ile
quoi ! disois-je , ne peut-on pas ^ soumettre un
peuple sans le faire mourir de faim ? Quelle in-
humanité ! quelle politique brutale ! Combien
voyons-nous de peuples traités doucement , et
très-fidèles à leurs princes ! Ce qui cause les
révoltes , c'est l'ambition et l'inquiétude des
grands d'un Etat , quand on leur a donné trop
de licence , et qu'on a laissé leurs passions s'é-
tendre sans bornes; c'est la multitude des grands
et des petits qui vivent dans la mollesse, dans
le luxe et dans l'oisiveté; c'est la trop grande
abondance d'hommes adonnés à la guerre , qui
ont négligé toutes les occupations utiles qu'il
faut prendre dans les temps de paix; enfin,
c'est le désespoir des peuples maltraités, c'est
la dureté, la hauteur des rois, et leur mollesse,
qui les rend incapables de veiller sur tous les
membres de l'Etat pour prévenir les troubles.
Var. — 1 jo les soulageasse, enllu, eu domianl, etc. A.
— - pas m. A. (ij. u.
490
TÉLËMAQUE. LIVRE XI.
(XIV)
Voilà ce qui cause les révoltes , et non pas le
pain qu'on laisse manger en paix au labou-
reur, après qu'il l'a gagné à la sueur de son
visage.
Quand Protésilas a vu que j'étois inébran-
lable dans ces maximes, il a pris un parti tout
opposé à sa conduite passée : il a commencé à
suivre ces maximes qu'il n'avoit pu détruire ;
il a fait semblant de les goûter, d'en être con-
vaincu , de m'avoir obligation de l'avoir éclairé
là-dessus. Il va au-devant de tout ce que je puis
souhaiter pour soulager les pauvres ; il est le
premier à me représenter leurs besoins , et à
crier contre les dépenses excessives. Vous savez
même qu'il vous loue , qu'il vous témoigne de
la contiance , et qu'il n'oublie rien pour vous
plaire. Pour ïimocrate , il commence à n'être
plus si bien avec Protésilas ; il a songé à se
rendre indépendant : Protésilas en est jaloux ;
et c'est en partie par leurs différends que j'ai
découvert leur perfidie.
Mentor, souriant , répondit ainsi à Idomé-
née : Quoi donc ! vous avez été foible jusqu'à
vous laisser tyranniser pendant tant d'années
par deux traîtres dont vous connoissiez la tra-
hison ! Ah ! vous ne savez pas , répondit Ido-
ménée , ce que peuvent les hommes artiticieux
sur un roi foible et inappliqué qui s'est livré à
eux pour toutes ses aflaires. D'ailleurs je vfîiis
ai déjà dit que Protésilas entre maintenant dans
toutes vos vues pour le bien public. Mentor re-
prit ainsi le discours d'un air grave : Je ne vois
que trop combien les méchans prévalent sur les
bons auprès des rois ; vous en êtes un terril)le
exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert
les yeux sur Protésilas; et ils sont encore fermes
pour laisser le gouvernement de vos affaires à
cet homme indigne de vivre. Sachez que les
méchans ne sont point des hommes incapables
de faire le bien ; ils le font indifféremment , de
même que le mal , quand il peut servir à leur
ambition. Le mal ne leur coûte rien à faire,
parce qu'aucun sentiment de bonté ni aucun
principe de vertu ne les retient ; mais aussi ils
font le bien sans peine , parce que leur corrup-
tion les porte à le faire pour paroître bons, et
pour tromper le reste des hommes. A propre-
ment parler, ils ne sont pas capables de la
vertu , quoiqu'ils paroissent la pratiquer ; mais
ils sont capables d'ajouter à tous leurs autres
vices le plus horrible des vices , qui est l'hypo-
crisie. Tant que vous voudrez absolument faire
le bien, Protésiles sera prêt à le faire avec vous,
pour conserver l'autorité; mais si peu qu'il
sente en vous de facilité à vous relâcher, il n'ou-
bliera rien pour vous faire retomber dans l'éga-
rement, et pour reprendre en liberté son na-
turel trompeur et féroce. Pouvez-vous vivre
avec honneur et en repos , pendant qu'un tel
homme vous obsède à toute heure, et que vous
savez le sage et le fidèle Philoclès pauvre et
déshonoré dans l'île de Samos ?
Vous reconnoissez bien , ô Idoménée , que
les hommes trompeurs et hardis qui sont pré-
sens entraînent les princes foibles ; mais vous
devriez ajouter que les princes ont encore un
autre malheur qui n'est pas moindre ; c'est
celui d'oublier facilement la vertu et les ser-
vices d'un homme éloigné. La multitude des
hommes qui environnent les princes est cause
qu'il n'y en a aucun qui fasse une impression I
profonde sur eux : ils ne sont frappés que de
ce qui est présent , et qui les flatte ; tout le
reste s'efface bientôt. Surtout la vertu les touche
peu , parce que la vertu , loin * de les flatter,
les contredit et les condamne dans leurs foi-
blesses. Faut-il s'étonner s'ils ne sont point
aimés . puisqu'ils ne sont point aimables , et
qu'ils n'aiment rien, que leur grandeur et leur
plaisir?
^ Après avoir dit ces paroles, Mentor per-
suada à Idoménée qu'il falloit au plus tôt chasser
Protésilas et Timocrate , pour rappeler Philo-
clès. L'unique difficulté qui arrôtoit le Roi ,
c'est qu'il craignoit la sévérité de Philoclès.
J'avoue , disoit-il , que je ne puis m'empêcher
de craindre un peu son retour, quoique je
l'aime et que je l'estim.e. Je suis depuis ma
tendre jeunesse accoutumé à des louanges, à
des empressemens et à des complaisances , que
je ne saurois espérer de trouver dans cet homme.
Dès que je faisois quelque chose qu'il n'approu-
voit pas , son air triste me marquoit assez qu'il
me condamnoit. Quand il étoit en particulier
avec moi , ses manières étoient respectueuses et
modérées , mais sèches.
Ne voyez-vous pas, lui répondit Mentor, que
les princes gâtés par la flatterie trouvent sec et
austère tout ce qui est libre et ingénu ^. Ils vont
même jusqu'à s'imaginer qu'on n'est pas zélé
pour leur service , et qu'on n'aime pas leur
autorité, dès qu'on n'a point l'ame scrvile, et
qu'on n'est pas prêt à les flatter dans l'usage le
plus injuste de leur puissance. Toute parole
libre et généreuse leur paroît hautaine , cri-
tique et séditieuse. Ils deviennent si délicats ,
que tout ce qui n'est point flatteur les blesse et
Var. — * bien loin. a. — - Livre xit.
Ils devicnaciU si délicals, elc. a.
3 et injîéuu.
(XIV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
491
les irrite. Mais allons plus loin. Je suppose que
Philoclès est en'cctiveinenl sec et austère . son
austérité ne ^aut-olle pas mieux que la flatterie
pernicieuse de vos conseillers ? Uù trouvercz-
vous un homme sans défauts ? et le défaut de
vous dire trop hardiment la vérité n'est-il pas
celui que vous devez le moins craindre? que
dis-je? n'est-ce pas un défaut nécessaire [your
corriger les vôtres , et pour vaincre ce dégoût
de la vérité où la flatterie vous a fait tomber?
Il vous faut un homme qui n'aime que la vérité
et vous, qui vous aime mieux que vous ne savez
vous aimer vous-même; qui vous dise la vérité
malgré vous ; qui force tous vos retranche-
mens : et cet homme nécessaire . c'est Philo-
clès. Souvenez-vous qu'un prince est trop heu-
reux quand il naît un seul homme sous son
règne avec cette générosité ; qu'il est le plus
précieux trésor de l'Etat; et que la plus grande
punition qu'il doit craindre des dieux , est de
perdre un tel homme , s'il s'en rend indigne
faute de savoir s'en servir.
Pour les défauts des gens de bien , il faut les
savoir connoître, et ne laisser pas de se servir
d'eux. Redressez-les ; ne vous livrez jamais
aveuglément à leur zèle indiscret; mais écou-
tez-les favorablement; honorez leur vertu;
montrez au public que vous savez la distin-
guer ; ^ surtout gardez-vous bien d'être plus
long-temps comme vous avez été jusqu'ici. Les
princes gâtés conmie vous l'étiez , se contentant
de mépriser les hommes corrompus , ne laissent
pas de les employer avec confiance et de les
combler de bienfaits : d'un autre côté, ils se
piquent de connoître aussi les hommes ver-
tueux; mais ils ne leur donnent que de vains
éloges , n'osant ni leur confier les emplois , ni
les admettre dans leur commerce familier, ni
répandre des bienfaits sur eux.
Alors Idoménée dit qu'il étoit lionteux d'avoir
tant tardé à délivrer l'innocence opprimée, et
à punir ceux qui l'avoient trompé. Mentor *
n'eut même aucune peine à déterminer le Roi à
perdre son favori ; car aussitôt qu'on est par-
venu à rendre les favoris suspects et importuns
à leurs maîtres , les princes , lassés et embar-
rassés , ne cherchent plus qu'à s'en défaire :
leur amitié s'évanouit, les services sont oubliés;
la chute des favoris ne leur coûte rien , pourvu
qu'ils ne les voient plus.
Var. — 1 cl suiloul gardez-vous bien d'èlre connue les
princes qui, se contentant de mépriser les hommes corrom-
pus, ne laissent pas de les euiploycr avec conliance et de les
combler de bienfaits ; et qui , se piqunnt de connoilre aussi les
hommes vertueux, ne leur donnent (lue de vains éloges, a.
— - Mentor, nie. jusqu'à la fut de l'aiinca, w. A. af. B.
Aussitôt le Roi ordonna en secret à Hégé-
sippe, qui étoit un des princi[)aux officiers de
sa maison , de prendre Protésilas et Timocrate ,
de les conduire en sûreté dans l'île de Samos ,
de les y laisser, et de ramener Philoclès de ce
lieu d'exil. Hégésippe , surpris de cet ordre, ne
put s'empêcher de pleurer de joie. C'est main-
tenant, dit-il au Roi , que vous allez charmer
vos sujets. Ces deux hommes ont causé tous
vos malheurs et tous ceux de vos peuples : il y
a vingt ans qu'il font gémir tous les gens de
bien, et qu'à peine ose-t-ou même gémir, tant
leur tyrannie est cruelle ; ils accablent tous
ceux qui entreprennent d'aller à vous par un
autre canal que le leur. Ensuite Hégésippe
découvrit au Roi un grand nombre de perfidies
et d'inhumanités commises par ces deux hom-
mes , dont le Roi n'avoit jamais entendu parler,
parce que personne n'osoit les accuser. Il lui
raconta même ce qu'il avoit découvert d'une
conjuration secrète pour faire périr Mentor. Le
Roi eut horreur de tout ce qu'il voyoit.
Hégésippe se hâta d'aller prendre Protésilas
dans sa maison : elle étoit moins grande , mais
plus commode et plus riante, que celle du Roi ;
l'architecture étoit de meilleur goût ; Protésilas
l'avoit ornée avec une dépense tirée du sang
des misérables. Il étoit alors dans un salon de
marbre auprès de ses bains, couché négligem-
ment sur un lit de pourpre avec une broderie
d'or; il paroissoit las et épuisé de ses travaux ;
ses yeux et ses sourcils montroient je ne sais
quoi d'agité, de sombre et de farouche. Les
plus grands de l'État étoient autour de lui ,
rangés sur des tapis, composant leurs visages
sur celui de Protésilas, dont ils observoient jus-
qu'au moindre clin d'œil. A peine ouvroit-il la
bouche, que tout le monde se récrioit pour
admirer ce qu'il ailoit dire. In des principaux
de la troupe lui racontoit avec des exagérations
ridicules ce que Protésilas lui-même avoit fait
pour le Roi. Un autre lui assuroit que Jupiter,
ayant trompé sa mère, lui avoit donne la vie ,
et qu'il étoit fils du père des dieux. Un poète
vcnoit de lui chanter des vers où il assuroit que
Protésilas, instruit par les Muses, avoit égalé
Apollon pour tous les ouvrages d'esprit. Un
autre poète, encore plus lâche et plus impu-
dent , l'appeloit , dans ses vers , l'inventeur
des beaux-arts, et le père des peuples, qu'il
rendoit Lieurcux; il ledé[)eignoit tenant en main
la corne d'abondance.
Protésilas écouloit toutes ces louanges d'un
air sec , distrait et dédaigneux , comme un
homme qui sait bien qu'il en mérite encore de
492
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
(XIV)
plus grandes , et qui fait trop de grâce de se
laisser louer. Il y avoit un flatteur qui prit la
liberté de lui parlera l'oreille, pour lui dire
quelque chose de plaisant contre la police que
Mentor làclioit d'établir. Protésilas sourit; toute
l'assemblée se mit aussitôt à rire , quoique la
plupart ne pussent point encore savoir ce qu'on
avoit dit. Mais Protésilas reprenant bientôt son
air sévère et hautain, chacun rentra dans la
crainte et dans le silence. Plusieurs nobles cher-
choient le moment où Protésilas pourroit se
tourner vers eux et les écouter . ils paroissoient
émus et embarrassés; c'est qu'ils avoienl à lui
demander des grâces : leur posture suppliante
parloit pour eux; ils par()issoient aussi soumis
qu'une mère aux pieds des autels , lorsqu'elle
demande aux dieux la guérison de son fils uni-
que. Tous paroissent conlens^ attendris , pleins
d'admiration pour Protésilas , quoique tous
eussent contre lui, dans le cœur, une rage
implacable.
Dans ce moment Hégésippe entre, * saisit
l'épée de Protésilas , et lui déclare, de la part
du Roi, qu'il va l'emmener dans l'île de Sa-
mos. A ces paroles , toute l'arrogauce de ce
favori tomba , comme un rocher qui se détache
du sommet d'une montagne escarpée. Le voilà
qui se jette tremblant et troublé aux pieds
d'Hégésippe; il pleure, il hésite, il bégaie, il
tremble ; il embrasse les genoux de cet homme,
qu'il ne daignoit pas , une heure auparavant ,
honorer d'un de ses regards. Tous ceux qui
l'encensoient , le voyant perdu sans ressource ,
changèrent leurs llatteries en des insultes sans
pitié.
Hégésippe ne voulut lui laisser le temps ni de
faire ses derniers adieux à sa famille, ni de
prendre certains écrits secrets. Tout fut saisi et
porté au Roi. Timocrate fut arrêté dans le
même temps : et sa surprise fut extrême; car il
croyoit qu'étant brouillé avec Protésilas il ne
pouvoit être enveloppé dans sa ruine. Ils par-
tent dans un vaisseau qu'on avoit préparé. On
arrive à Samos. Hégésippe y laisse ces deux
malheureux; et, pour mettre le comble à leur
malheur, il les laisse ensemble. Là , ils se re-
prochent avec fureur, l'un à l'autre , les crimes
qu'ils ont faits . et qui sont cause de leur chute :
ils se trouvent sans espérance de revoir jamais
Salente, condamnés à vivre loin de leurs fem-
mes et de leurs enfans; je ne dis pas loin de
leurs amis, car ils n'en avoient point. On les
Var. — 1 SAisit son ('pcc , et lui ik'dare qu'il va l'oiii-
niener dans l'ile de Samos. A ces paroles , toute l'airogance
de Protésilas loniba, etc. a.
menoit dans une terre inconnue, oi^i ils ne dé-
voient plus avoir ^ d'autre ressource pour vivre,
que leur travail , eux qui avoient passé tant
d'années dans les délices et dans le faste. Sem-
blables à deux bêtes farouches , ils étoient tou-
jours prêts à se déchirer l'un l'autre.
Cependant Hégésippe demanda en quel lieu
de l'île denieuroit Philoclès. On lui dit qu'il
demeuroit assez loin de la ville , sur une mon-
tagne où une grotte lui servoit de maison. Tout
le monde lui parla avec admiration de cet étran-
ger. Depuis qu'il est dans cette île, lui disoit-on,
il n'a offensé personne : chacun est touché de sa
patience, de son travail, de sa tranquillité;
n'ayant rien, il paroît toujours content. Quoi-
qu'il soit ici loin des affaires , sans biens et sans
autorité, il ne laisse pas d'obliger ceux qui le
méritent, et il a mille industries pour faire
plaisir à tous ses voisins.
Hégésippe s'avance vers cette grotte , il la
trouve vide et ouverte ; car la pauvreté et la
simplicité des mœurs de Philoclès faisoient qu'il
n'avoit , en sortant , aucun besoin de fermer sa
porte. Une natte de jonc grossier lui servoit de
lit. Rarement il allumoit du feu , parce qu'il ne
mangeoit rien de cuit : il se nourrissoit , pen-
dant l'été, de fruits nouvellement cueillis, et,
eu hiver, de dattes et de figues sèches. Une
claire fontaine , qui faisoit une nappe d'eau en
tombant d'un rocher, le désaltéroit. Il n'avoit
dans sa grotte que les instrumens nécessaires à
la sculpture , et quelques livres qu'il lisoit à
certaines heures , non pour orner son esprit ,
ni pour contenter sa curiosité, mais pour s'ins-
truire en se délassant de ses travaux, et pour
apprendre à être bon. Pour la sculpture, il ne
s'y appliquoit que pour exercer son corps , fuir
l'oisiveté , et gagner sa vie sans avoir besoin de
personne.
Hégésippe , en entrant dans la grotte , admira
les ouvrages qui étoient commencés. Il reniar-
qua un Jupiter, dont le visage serein étoit si
plein de majesté , qu'on le reconnoissoit aisé-
ment pour le père des dieux et des hommes.
D'un autre côté paroissoit Mars avec une fierté
rude et menaçante. Mais ce qui étoit de plus
louchant, c'étoit une -^linerve qui animoit les
arts; son visage étoit noble et doux, sa taille
grande et libre : elle étoit dans une action si
vive, qu'on auroit pu croire qu'elle alloit mar-
cher.
Hégésippe , ayant pris plaisir à voir ces sta-
tues , sortit de la grotte, et vil de loin , sous un
Var. — 1 ou ils u'auroieut d'autre ressource. A.
{
(XIV)
TÉLÉiMAQUE. LIVRE XL
493
grand arbre , Philoclès qui lisoit sur le gazon :
il va vers lui; et Philoclès, qui l'aperçoit, ne
sait que croire. N'est-ce point là, dit-il en lui-
même , Hégésippe, avec qui j'ai si long-temps
vécu en Crète? Mais quelle apparence qu'il
vienne dans une ilc si éloignée? Ne seroit-ce
point son ombre qui viendroit après sa mort
des rives du Slyx? Pendant qu'il éfoit dans ce
doute, Hégésippe arriva si proche de lui , qu'il
ne put s'empêcher de le reconnoître et de l'em-
brasser. Est-ce donc vous , dit-il , mon cher
et ancien ami? quel hasard, quelle tempête
vous a jeté sur ce rivage? pourquoi avez- vous
abandonné l'île de Crète ? est-ce une disgrâce
semblable à la mienne qui vous a arraché à notre
patrie?
Hégésippe lui répondit : Ce n'est point une
disgrâce ; au contraire , c'est la faveur des dieux
qui me mène ici. Aussitôt il lui raconta la lon-
gue tyrannie de l'rolésilas; ses intrigues avec
Timocrate ; les malheurs où ils avoient préci-
pité Idoménée ; la chute de ce prince; sa fuite
sur les côtes d'Italie , la fondation de Salente :
l'arrivée de Mentor et de Télémaque ; les sages
maximes dont Mentor avoit rempli l'esprit du
Roi, et la disgrâce des deux traîtres. Il ajouta
qu'il les avoit menés à Samos, pour y soullrir
l'exil qu'ils avoient fait souffrir à Philoclès: et
il tiuii en lui disant qu'il avoit ordre de le con-
duire à Salente , oii le Roi , qui connoissoit son
innocence , vouloit lui confier ses affaires et le
combler de biens.
Voyez-vous, lui répondit Philoclès, celle
grotte , plus propre à cacher des bêtes sauvages,
qu'à être habitée par des hommes? j'y ai goûté
depuis tant d'années plus de douceur et de
repos, que dans les palais dorés de l'île de
Crète. Les hommes ne me trompent plus ; car
je ne vois plus les hommes, je n'entends plus
leurs discours flatteurs et empoisonnés : je n'ai
plus besoin d'eux; mes mains, endurcies au
travail , me donnent facilement la nourriture
simple qui m'est nécessaire : il ne me faut,
comme vous voyez, qu'une légère étoffe pour
me couvrir. N'ayant plus de besoins, jouissant
d'un calme profond et d'une douce liberté , dont
la sagesse de mes livres m'apprend à faire un
bon usage , qu'irois-je encore chercher parmi
les hommes jaloux, trompeurs et inconstans?
Non , non , mon cher Hégésippe , ne m'enviez
point mon bonheur. Prolésilas s'est trahi lui-
même , voulant trahir le Roi et me perdre.
Mais il ne m'a fait aucun mal ; au contraire ,
il m'a fait le plus grand des biens, il m'a dé-
livré du tumulte et de la servitude des affaires :
je lui dois ma chère solitude et tous les plai-
sirs innocens que j'y goûle.
Retournez, ô' Hégésippe, retournez vers le
Roi: aidez-lui à supporter les misères de la
grandeur , et faites auprès de lui ce que vous
voudriez que je fisse. Puisque ses yeux , si
long-temps fermés à la vérité , ont été enfin
ouverts par cet homme sage que vous nommez
Mentor, qu'il le retienne auprès de lui. Pour
moi , après mon naufrage , il ne me convient
pas de quitter le port' où la tempête m'a heu-
reusement jeté , pour me remettre à la merci
des flols. 0 que les rois sont à plaindre ! ô que
ceux qui les servent sont dignes de compassion !
S'ils sont méchans , combien font-ils souffrir les
hommes! et quels tourmens leur sont préparés
dans le noir Tartare! S'ils sont bons, quelles
difficultés n'ont-ils pas à vaincre! quels pièges
à éviter! quels maux à souffrir! Encore une
fois , Hégésippe , laissez-moi dans mon heureuse
pauvreté.
Pendant que Philoclès parloit ainsi avec
beaucoup de véhémence, Hégésippe le regar-
doil avec élonnement. II l'avoit vu autrefois
en Crète, lorsqu'il * gouvernoit les plus gran-
des affaires, maigre, languissant et épuisé;
c'est que son naturel ardent et austère le con-
sumoit dans le travail; il ne pouvoit voir sans
indignation le vice impuni; il vouloit dans les
aifairesune certaine exactitude qu'on n'y trouve
jamais : ainsi ses emplois détruisoient sa santé
délicate. Mais, à Samos, Hégésippe le voyoit
gras ôt vigoureux; malgré les ans, la jeunesse
fleurie s'étoit renouvelée sur son visage ; une
vie sobre, tranquille et laborieuse lui a\(jit fait
comme un nouveau tempérament.
Vous êtes surpris de me voir si changé , dit
alors Philoclès en souriant; c'est ma solitude
qui m'a donné cette fraîcheur et cette santé
parfaite : mes ennemis m'ont donné ce que je
n'aurois jamais pu trouver dans la plus grande
fortune. Voulez-vous que je perde les vrais
biens pour courir après les faux, et pour me
replonger dans mes anciennes misères ? Ne
soyez pas plus cruel que Protésilas; du moins
ne m'enviez pas le bonheur que je tiens de lui.
Alors Hégésippe lui représenta, mais inuti-
lement , tout ce qu'il crut propre à le toucher.
Ètes-vous donc, lui disoit-il, insensible au plai-
sir de revoir vos proches et vos amis, qui sou-
pirent après votre retour, et que la seule espé-
rance de vous embrasser comble de joie? Mais
Var. — 1 6 m. A. aj. tt. — - Pour moi , il ne me con-
vient plus , après le naufrage, de quillcr le port, etc. A. —
' pondant qu'il, a.
AM
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
(XIV)
vous , qui craiguez les dieux , et qui aimez vo-
tre devoir, comptez-vous pour rien de servir
votre roi , de l'aider dans tous les bieris qu'il
veut faire , et de rendre tant de peuples heu-
reux? Est-il permis de s'abandonner à une phi-
losophie sauvage , de se préférer à tout le reste
du genre humain, et d'aimer mieux son repos
que le bonheur de ses concitoyens? Au reste,
on croira que c'est par ressentiment , que vous
ne vouiez plus voir le Roi. S'il vous a voulu
faire du mal , c'est qu'il ne vous a point connu ;
ce n'étoit pas le véritable , le bon , le juste Phi-
loclès qu'il a voulu faire périr : c'étoit un
homme bien diiférent de vous qu'il vouloit
punir. Mais maintenant qu'il vous connoît ,
et qu'il ne vous prend plus pour un autre, il
sent toute son ancienne amitié revivre dans son
cœur : il vous attend ; déjà il vous tend les bras
pour vous embrasser : dans son impatience , il
compte les joui-s et les heures. Aurez-vous le
cœur assez dur pour être inexorable à votre Roi
et à tous vos plus tendres amis?
Philoclès, qui avoit d'abord été attendri en
rcconnoissant Hégésippe , reprit son air austère
en écoutant ce discours. Semblable à un rocher
contre lequel les vents combattent eu vain , et
où toutes les vagues vont se brider en gémis-
sant, il dcmeuroit immobile; et les prières ni
les raisons ne Irouvoient aucune ouverture pour
entrer dans son cœur. Mais, au moment où
Hégésippe conuuençoit à désespérer de le vain-
ci'e , Philoclès, ayant consulté les dieux, dé-
CDuvrit, par le vol des oiseaux, par les entrailles
des victimes, et par divers autres présages.
qu'il devoit suivre Hégésippe. Alors il ne ré-
S'sta plus , il se prépara à partir 5 mais ce ne fut
pas sans regretter le désert où il avoit passé
tant d'années. Hélas ! disoit-il , faut-il que je
vous quitte , o aimable grotte , où le sonmieil
paisible venoit toutes les nuits me délasser des
travaux du jour! Ici les Parques me filoient ,
au milieu de ma pauvreté, des jours d'or et de
soie. Il se prosterna, en pleurant, pour adorer
la naïade qui l'avoit si long-temps désaltéré par
son onde claire , et les nymphes qui iiabitoient
dans toutes les montagnes voisines. Écho en-
lendit ses regrets, et, d'une triste voix, les
répéla à toutes les di\inités champêtres.
Ensuite Philoclès vint à la ville avec Hégé-
sippe pour s'embarquer. Il crut que le malheu-
reux Protésilas , plein de lionte et de ressenti-
ment , ne voudroit point le voir : mais il se
trompoit ; car les hommes corrompus n'ont au-
cune pudeur, et ils sont toujours prêts à toutes
sortes de bassesses. Philoclès se cachoit modes-
tement , de peur d'être vu par ce misérable ; il
craignoit d'augmenter sa misère en lui montrant
la prospérité d'un ennemi qu'on alloit élever
sur ses ruines. Mais Protésilas cherchoit avec
empressement Philoclès: il vouloit lui faire
pitié , et l'engager à demander au Roi qu'il pût
retourner à Salente. Philoclès étoit trop sincère
pour lui promettre de travailler à le faire rap-
peler ; car il savoit mieux que personne com-
bien son retour eût été pernicieux : mais il lui
parla fort doucement , lui témoigna de la com-
passion , tâcha de le consoler, l'exhorta à apai-
ser les dieux par des mœurs pures et par une
grande patience dans ses maux. Connue il avoit
a[)pris que le Roi avoit ôté à Protésilas tous ses
biens injustement acquis, il lui promit deux
choses , qu'il exécuta fidèlement dans la suite :
l'une , fut de prendre soin de sa femme et de
ses enfants , qui étoient demeurés à Salente ,
dans une affreuse pauvreté, exposés à l'indi-
gnation publique : l'autre étoit d'envoyer à Pro-
tésilas, dans cette ilc éloignée, quelque secours
d'argent pour adoucir sa misère.
Cependant les voiles s'enflent d'un vent favo-
rable. Hégésippe , impatient, se hâte de faire
partir Philoclès. Protésilas les voit embarquer :
ses yeux demeurent attachés et immobiles sur
le rivage ; ils suivent le vaisseau qui fend les
ondes , et que le vent éloigne toujours. Lors
même qu'il ne peut plus le voir, il en repeint
encore l'image dans son esprit. Enfin, troublé,
furieux , livré à son désespoir, il s'arrache les
cheveux, se roule sur le sable, reproche aux
dieux leur rigueur, appelle en vain à son se-
cours la cruelle mort, qui, sourde à ses prières,
ne daigne le délivrer de tant de maux, et qu'il
n'a pas le courage de se donner lui-même.
Cependant le vaisseau , favorisé de Neptune
et des venis, arriva bientôt à Salente. On vint
dire au Roi qu'il entroit déjà dans le port : aus-
sitôt il courut au-devant de Philoclès avec Men-
tor; il l'embrassa tendrement , lui témoigna un
sensible regret de l'avoir persécuté avec tant
d'injustice. Cet aveu , bien loin de paroître une
foiblesse dans un roi , fut regardé par tous les
Salenlins comme l'elfort d'une grande ame, qui
s'élève au-dessus de ses propres fautes , en les
avouant avec courage pour les réparer. Tout le
monde pleuroit de joie de revoir l'homme de
bleu qui avoit toujours aimé le peuple, et d'en-
tendre le Roi parler avec tant de sagesse et de
bonté. Philoclès , avec un air respectueux et
modeste , recevoit les caresses du Roi , et avoit
impatience de se dérober aux acclamations du
peuple ; il suivit le Roi au palais. Bientôt Meu-
(XIV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XI.
495
tor et lui furent dans la même confiance que
s'ils avoient passé leur vie ensemble, quoiqu'ils
ne se fussent jamais vus ; c'est que les dieux ,
qui ont refusé aux médians des yeux pour con-
noître les bons , ont donné aux bons de quoi se
counoîtrc les uns les autres. Ceux qui ont le
goût de la vertu ne peuvent ètie ensemble sans
être unis par la vertu ' qu'ils aiment.
Bientôt Pbiloclcs demanda au Roi de se re-
tirer, auprès de Salente, dans une solitude, où
il continua à vivre pauvrement comme il avoit
vécu à Samos. Le Roi alloit avec Mentor le voir
presque tous les jours dans son désert. C'est là
qu'on examinoit les moyens d'affermir les lois,
et de donner une forme solide au gouverne-
ment pour le bonheur public.
Les deux principales clîoses qu'on examina
furent l'éducation des enfans , et la manière de
vivre pendant la paix. Pour les enfans , Mentor
disoit : Ils appartiennent moins à leurs parens ,
qu'à la république; ils sont les enfans du peu-
ple , ils en sont l'espérance et la force ; il n'est
pas temps de les corriger quand ils se sont cor-
rompus. C'est peu de les exclure des emplois ,
lorsqu'on voit qu'ils s'en sont rendus indignes;
il vaut bien mieux prévenir le mal, que d'être
réduit à le punir. Le Roi , ajoutoit-il , qui est
le père de tout son peuple, est encore plus par-
ticulièrement le père de toute la jeunesse, qui
est la fleur de toute la nation. C'est dans la fleur
qn'il faut préparer les fruits : que le Roi ne dé-
daigne donc pas de veiller sur l'éducation qu'on
donne aux enfans; qu'il tienne ferme pour faire
observer leslois de !Minos, qui ordonnent qu'on
élève les enfans dans le mépris de la douleur et
de la mort; qu'on mette l'honneur à fuir les
délices et les richesses; que l'injustice et le
mensonge, l'ingratitude^ et la mollesse passent
pour des vices infâmes; qu'on leur apprenne,
dès leur tendre enfance, à chanter les louanges
des héros qui ont été aimés des dieux , qui ont
fait des actions gériéreuses pour leurs patries,
et qui ont fait éclater leur courage dans les
combats ; que le charme de la musique saisisse
leurs âmes pour rendre leurs mœurs douces et
pures; qu'ils apprennent à être tendres pour
leurs amis, fidèles à leurs alliés, équitables
pour tous les hommes , même pour leurs plus
cruels ennemis ; qu'ils craignent moins la mort
et lès tourmens, que le moindre reproche de
leurs consciences. Si , de bonne heure, on rem-
plit les enfans de ces grandes maximes, et qu'on
les fasse entrer dans leur cœur par la douceur
du chant, il y en aura peu qui ne s'enflam-
ment de l'amour de la gloire et de la vertu.
Mentor ajoutoit qu'il étoit capital d'établir
des écoles publiques' pour accoutumer la jeu-
nesse aux plus rudes exercices du corps, et ^
pour éviter la mollesse et l'oisiveté, qui cor-
rompent les plus beaux naturels; il vouloit une
grande variété de jeux et de spectacles qui ani-
massent tout le peuple , mais surtout qui exer-
çassent les corps pour les rendre adroits, sou-
ples et ^ vigoureux : il ajoutait des prix pour
exciter une noble émulation. Mais ce qu'il sou-
haitoit le plus pour les bonnes mœurs, c'est
que les jeunes gens se mariassent de bonne
heure , et que leurs parens , sans aucune vue
d'intérêt, leur laissassent choisir des femmes
agréables de corps et d'esprit, auxquelles ils
pussent s'attacher.
Mais pendant qu'on préparait ainsi les moyens
de conserver la jeunesse pure, innocente, la-
borieuse , docile, et passionnée pour la gloire,
Philoclès, qui aimoit la guerre, disoit à Men-
tor : En vain vous occuperez les jeunes gens à
tous ces exercices, si vous les laissez languir
dans une paix continuelle , oii ils n'auront au-
cune expérience de la guerre , ni aucun besoin
de s'éprouver sur la \alcur. Par là vous af-
foiblirez insensiblement la nation ; les coura-
ges s'amolliront ; les délices corrompront les
mœurs : d'autres peuples belliqueux n'auront
aucune peine à les vaincre ; et , pour avoir
voulu éviter les maux que la guerre entraîne
après elle, ils tomberont dans une affreuse
servitude.
Mentor lui répondit : Les maux de la guerre
sont encore plus horribles que vous ne pensez.
La guerre épuise un Etat , et le met toujours
en danger de périr, lors même qu'on remporte
les plus grandes victoires. Avec quelques avan-
tages qu'on la commence, on n'est jamais sîir
de la finir sans être exposé aux plus tragiques
renversemens de fortune. Avec quelque supé-
riorité de forces qu'on s'engage dans un combat,
le moindre mécompte, une terreur panique ,
un rien vous arrache la victoire qui étoit déjà
dans vos mains , et la transporte chez vos enne-
mis. Quand même on tiendroit dans son camp
la victoire comme enchaînée , on se détruit soi-
même en détruisant ses ennemis ; on dépeuple
son pays ; on laisse les terres presque incultes ;
on trouble le commerce ; mais, ce qui est bien
Var. — ^ par ce tiu'ils aiiiifiil. a. — - riii(;:ali;iiil
A. rj. B.
Var. — • L'iiiitciir a njuiilc cuire Irs litjiii's : palestres
gymnases, a — "^ cl ^ el m a. tij. c.
496
TÉLÉMAQUE. LH^RE XI.
(XIV)
pis, on aftoiblil les meilleures lois^ et on laisse
corrompre les mœurs : la jeunesse ne s'adonne
plus aux lettres; le pressant besoin fait qu'on
souffre une licence pernicieuse dans les trou-
pes ; la justice , la police , tout souffre de ce dé-
sordre. Un roi qui verse le sang de tant d'hom-
mes, et qui cause tant de malheurs pour ac-
quérir un peu de gloire , ou pour étendre les
bornes de son royaume, est indigne de la gloire
qu'il cherche, et mérite de perdre ce qu'il pos-
sède, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui
appartient pas.
Mais voici le moyen d'exercer le courage
d'une nation en temps de paix. Vous avez déjà
vu les exercices du corps que nous établissons,
les prix qui exciteront l'émulation, les maximes
de gloire et de vertu dont on remplira les âmes
des enfans, presque dès le berceau , par le chant
des grandes actions des héros: ajoutez à ces
secours celui d'une vie sobre et laborieuse. Mais
ce n'est pas tout : aussitôt qu'un peuple allié
de votre nation aura une guerre , il faut y en-
voyer la fleur de votre jeunesse , surtout ceux
en qui on remarquera le génie de la guerre , et
qui seront les plus propres à profiter de l'expé-
rience. Par là vous conserverez une haute ré-
putation chez vos alliés : votre alliance sera re-
cherchée , on craindra de la perdre : sans avoir
la guerre chez vous et à vos dépens, vous aurez
toujours une jeunesse aguerrie et intrépide.
Quoique vous ayez la paix chez vous, vous ne
laisserez pas ' de traiter avec de grands hon-
neurs ceux qui auront le talent de la guerre :
car le vrai moyen d'éloigner la guerre et de
conserver une longue paix , c'est de cultiver
les armes ; c'est d'honorer les hommes qui
excellent ^ dans celte profession ; c'est d'en
avoir toujours qui s'y soient exercés dans les
pays étrangers , et qui connoissent les forces ,
la discipline militaire et les manières de faire
la guerre des peuples voisins ; c'est d'être
également incapable et de faire la guerre par
ambition , et de la craindre par mollesse.
Alors étant toujours prêt à la faire pour la
nécessité , on parvient à ne l'avoir presque
jamais.
Pour les alliés , quand ils sont prêts à se faire
la guerre les uns aux autres, c'est à vous à vous
rendre médiateur. Par là vous acquérez une
gloire solide et plus sure que celle des conqué-
rans ; vous gagnez l'amour et l'estime des étran-
gers; ils ont tous besoin de vous : vous régnez
sur eux par la confiance , comme vous régnez
sur vos sujets par l'autorité ; vous devenez ' le
dépositaire des secrets , l'arbitre des traités , le
maître des cœurs ; votre i'éputation vole dans
tous les pays les plus éloignés ; votre nom est
comme un parfum délicieux qui s'exhale ^ de
pays en pays chez les peuples les plus reculés ^.
En cet étal, qu'un peuple voisin vous attaque
contre les règles de la justice, il vous trouve
aguerri , préparé ; mais , ce qui est bien plus
fort , il vous trouve aimé et * secouru ; tous
vos voisins s'alarment pour vous, et sont per-
suadés que votre conservation fait la sûreté
publique. Voila un rempart bien plus assuré
que toutes les murailles des villes , et que
toutes les places les mieux fortifiées: voilà la
véritable gloire. Mais qu'il y a peu de rois qui
sachent la chercher , et qui ne s'en éloignent
point! Ils courent après une ombre trompeuse,
et laissent derrière eux le vrai honneur, faute
de le connoîlre.
Après que Mentor eut parlé ainsi, Philoclès
étonné le regardoit : puis il jetoit les yeux
sur le Roi, et étoit charmé de voir avec quelle
avidité Idoménée recueilloit au fond de son
cœur toutes les paroles qui sortoient , comme
un fleuve de sagesse , de la bouche de cet
étranger.
Minerve , sous la figure de Mentor, établis-
soit ainsi dans Salenle toutes les meilleures lois
elles plus utiles maximes du gouvernement,
moins pour faire fleurir le royaume d'Idomé-
uée , que pour montrer à Télémaque, quand il
reviendroit , un exemple sensible de ce qu'un
sage gouvernement peut faire pour rendre les
peuples heureux, et pour donner à un bon roi
une gloire durable.
Var. — ' vous (lomciirez. B. c. p. il,/, du rop. — * qui
s'('\hale de tous colés. En col iMal, etc. a. — * éloignés. B.
— -^ et m. A. aj. B.
Var. — 1 ne laissez pas. a. — - excellens. B. c. v. u. /.
du cop. B. 11 avoit oublié le mot qui; l'auteur, eu revoyant
cette copie, ajouta une s aiexceUeitt. Nous suivons l'original
avec D.
(XV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XII.
497
LIVRE XII 1.
Télémaqne , pendant son séjour chez les alliés, gagne l'af-
fection (le leurs principaux chefs, et celle même «le
Philoctète , d'abord indisposé contre lui à cause d'Ulysse
son père. Philoctèle lui raconte ses aventures, et l'origine
(le sa haine contre Ulysse; il lui montre les funestes effets
de la passion de l'amour, par l'histoire tragique de la
mort d'Hercule. Il lui apprend comment il obtint de ce
héros les flèches fatales , sans lesquelles la ville de Troie
ne pouvoit être prise; comment il fut puni d'avoir trahi
le secret de la mort d'Hercule , par tous les maux qu'il
eut à souffrir dans l'ile de Lcmnos; enfin comment Ulysse
se servit de Néoplolème, pour l'engagera se rendre au
siège de Troie , où il fut guéri de sa blessure par les fils
d'Esculape.
Cepeîsd.vnt Télémaque nionlroil son courage
dans les périls de la guerre. En partant de Sa-
lenle, il s'appliqua à gagner rair^cliondes vieux
capitaines, dont la réputation et l'expérience
étoientau comble. Nestor, qui l'avoit déjà vu à
P^los, et qui avoit toujours aimé Ulysse , le
traitoit comme s'il eiàt été son propre fils. Il lui
donnoit les instructions qu'il appuyoit de divers
exemples; il lui racontoit toutes les aventures
de sa jeunesse, et tout ce qu'il avoit vu faire de
plus remarquable aux héros de l'âge passé. La
mémoire de ce sage vieillard , qui avoit vécu
trois âges d'homme, étoit comme une histoire
des anciens temps gravée sur le marbre ou sur
l'airain.
Philoctète n'eut pas d'abord la uiéme incli-
nation que Nestor ^ pour Télémaque : la haine
qu'il avoit nourrie si long-temps dans son cœur
contre Ulysse l'éloignoit de son fils ; et il ne
pouvoit voir qu'avec peine tout ce qu'il sembloit
que les dieux préparoient en faveur de ce jeune
homme, pour le rendre égal aux héros qui
avoient renversé la ville de Xroic. Mais enfin la
modération de Télémaque vainquit tous les res-
sentimens de Philoctète ; il ne put se défendre
d'aimer cette viertu douce et modeste. Il prenoit
souvent Télémaque , et lui disoil ; Mon fils
( car je ne crains plus de vous nommer ainsi ),
votre père et moi , je l'avoue , nous avons été
long-temps ennemis l'un de l'autre : j'avoue
même qu'après que nous eûmes fait tomber la
superbe ville de Troie, mon cœur n'étoit point
encore apaisé ; et, quand je vous ai vu, j'ai senti
de la peine à aimer la vertu dans le fils d'Ulysse.
Var. — 1 Livre XV, — - qu.? Nestor m. A. oj. B.
FÉNELON. TOME VI.
Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la
vertu, quand elle est douce , simple, ingénue
et modeste, surmonte tout. Ensuite Philoctète '
s'engagea insensiblement à lui raconter ce qui
avoit allumé dans son cœur tant de haine contre
Ulysse.
Il faut, dit-il, reprendre mon histoire de
plus haut. Je suivois partout le grand Hercule,
qui a délivré la terre de tant de monstres , et
devant qui les autres héros n'étoient que comme
sont les foibles roseaux auprès d'un grand chêne,
ou comme les moindres oiseaux en présence de
l'aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d'une
passion qui cause tous les désastres les plus af-
freux ; c'est l'amour. Hercule, qui avoit vaincu
tant de monstres, ne pouvait vaincre cette pas-
sion honteuse ; et le cruel enfant Cupidon se
jouûit de lui. Il ne pouvoit se ressouvenir, sans
rougir de honte , qu'il avoit autrefois oublié sa
gloire jusqu'à filer auprès d'Omphale , reine de
Lydie , comme le plus lâche et le plus efféminé
de tous les honnnes; tant il avoit été entraîné
par un amour aveugle. Cent fois il m'a av.jué
que cet endroit de sa vie avoit terni sa vertu ,
et presque effacé la gloire de tous ses travaux.
Cependant ^ , ô dieux ! telle est la foiblesse
et l'inconstance des hommes, ils se promettent
tout d'eux-mêmes, et ne résistent à rien. Hélas !
le grand Hercule retomba dans les pièges de
l'Amour qu'il avoit si souvent détesté ; il aima
Déjanire. Trop heureux s'il eût été constant
dans cette passion ^ pour une femme qui fut sou
épouse! Mais bientôt la jeunesse d'Iole , sur
le visage de laquelle les grâces étoient peintes,
ravit * son cœur. Déjanire brûla de jalousie ,
elle se ressouvint de cette fatale tunique que le
centaure Nessus lui avoit laissée , en mourant ,
comme un moyen assuré de réveiller l'amour
d'Hercule toutes les fois qu'il paroitroit la né-
gliger pour en aimer quelque autre. "' Cette lu-
nique , pleine de sang venimeux du centaure ,
renfermoit le poison des flèches dont ce mons-
tre avoit été percé. Vous savez que les flèches
d'Hercule, qui tua ce perfide centaure , avoient
été trempées dans le sang de l'hydre de Lerne ,
et que ce sang empoisonnoit ces flèches, en sorte
que toutes les blessures qu'elles faisoient étoient
incurables.
Hercule , s'élant revêtu de cette tunique ,
sentit bientôt le feu dévorant qui se glissoit jus-
Var. — ' r.iisuile Philoctèle lui déclara (|u'il Oloit rcsolu
lie lui raconter, clc. A. — ^ Cependant il retomba, etc. a.
— 3 dans cet auiour. A. — *cnlevèrenl. A : ravirent, b : tous
les ddileurs ont corrigé ravil. — ^ Hélas! celle tuni([ue ,
etc. A.
82
498
TÉLÉMAQUE. LÏVRE XII.
(XV)
que dans la moelle de ses os ; il poussoit des
cris horribles , dont le mont Œta résonnoit , et
faisoit retentir toutes les profondes vallées ; la
mer même en paroissoil émue : les taureaux
les plus furieux ', qui auroient mugi dans leurs
combats, n'auroienl pas fait un bruit aussi af-
freux. Le malheureux Lichas , qui lui avoit
apporté de la part de Déjanire cette tunique ,
ayant osé s'approcher de lui. Hercule, dans le
transport de sa douleur, le prit, le tit pirouelter
comme un frondeur fait avec sa fronde tourner
la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Li-
chas, lancé du haut de la montagne par la puis-
sante main d'Hercule , tomboit - dans les flots
de la mer, où il fut changé tout-à-coup en un
rocher qui garde encore la figure humaine , et
qui , étant toujours battu par les vagues irri-
tées , épouvante de loin les sages pilotes.
Après ce malheur de Lichas, je crus que je
ne pouvois plus me lier à Hercule ; je songeois
à me cacher dans les cavernes les plus profon-
des. Je le voyois déraciner sans peine d'une
main ^ les hauts sapins et les vieux chênes
qui, depuis plusieurs siècles , avoient méprisé
les vents elles tempêtes. De l'autre main il tà-
choit en vain d'arracher de dessus son dos
la fatale tunique ; elle s'étoit collée sur sa peau,
et comme incorporée à ses membres. A mesure
qu'il la déchiroit , il déchiroit aussi sa peau et
sa chair ; son sang ruisseloit et trempoit la terre.
Enfin sa vertu surmontant sa douleur, il s'é-
cria : Tu vois, ô mon cher Philoctète. les maux
que les dieux me fout souffrir : il sont justes ;
c'est moi qui les ai offensés ; jai violé lamour
conjugal. Après avoir vaincu tant d'ennemis ,
je me suis lâchement laissé vaincre par l'amour
d'une beauté étrangère; je péris; et je suis con-
tent de périr pour apaiser les dieux. Mais ,
hélas! cher ami , où est-ce que tu fuis? L'excès
de la douleur m'a fait commettre , il est vrai ,
contre ce misérable Lichas , une cruauté que
je me reproche : il n'a pas su quel poison il me
présentoit; il n\i point mérité ce que je lui ai
fait souffrir : mais crois-tu que je puisse ou-
blier l'amitié que je te dois , et vouloir t'arra-
cherlavie? Non, non, je ne cesserai point
d'aimer Philoctète. Philoctète recevra dans son
sein mon ame prête à s'envoler : c'est lui qui
recueillera mes cendres. Où es-tu donc , ô mon
cher Philoctète ! Philoctète , la seule espérance
qui me reste ici-bas?
VaR. — * mille bœufs qui auruicnl mugi eiiseniblo n'au-
roienl pas, etc. A. — ^ lomha. Edit. sana autoiité. — ' Je
Jf voyois qui d'une maiu déraciuoil sans peine les hauts
lapiuS; etc. A>
A ces mots , je me hâte de courir vers lui ;
il me tend les bras , et veut m' embrasser; mais
il se retient, dans la crainte d'allumer dans mon
sein le feu cruel dont il est lui-même brûlé.
Hélas! dit-il , cette consolation même ne m'est
plus permise. En parlant ainsi, il assemble
tous ces arbres qu'il vient d'abattre; il en fait
un bûcher sur le sommet de la montagne ; il
monte tranquillement siu" le bûcher; il étend
la peau du lion de Némée , qui avoit si long-
temps couvert ses épaules * lorsqu'il alloit d'un
bout de la terre à l'autre abattre les monstres
et délivrer les malheureux ; il s'appuie sur sa
massue , et il m'ordonne d'allumer le feu du
bûcher. Mes mains, tremblantes et saisies d'hor-
reur, ne purent lui refuser ce cruel office ; car
la vie n'étoit plus pour lui un présent des dieux,
tant elle éloit funeste ! Je craignis même que
l'excès de ses douleurs ne le transportât jusqu'à
faire quelque chose d'indigne de cette vertu
qui avoit étonné l'univers. Comme il vit que la
flamme commençoità prendre au bûcher : C'est
maintenant, s'écria-t-il , mon cher Philoctète,
que j'éprouve ta véritable amitié ; car tu aimes
mon honneur plus que ma vie. Que les dieux
te le rendent! Je te laisse ce que j'ai de plus
précieux sur la terre , ces flèches trempées dans
le sang de l'hydre de Lerne. Tu sais que les
blessures qu'elles font sont incurables ; par elles
tu seras invincible , comme j'ai été , et aucun
mortel n'osera combattre contre toi. Souviens-
toi que je meurs fidèle à notre amitié, et n'ou-
blie jamais combien tu m'as été cher. JNIais, s'il
est vrai que lu sois touché de mes maux, tu
peux me donner une dernière consolation : pro-
mets-moi de ne découvrir jamais à aucun mor-
tel ni ma mort ni le lieu où tu auras caché mes
cendres. Je le lui promis; hélas! je le jurai
même , en arrosant son bûcher de mes larmes.
Un rayon de joie parut dans ses yeux : mais
tout-à-coup un tourbillon de flammes qui l'en-
veloppa étouffa sa ^oix , et le déroba presque à
ma vue. Je le voyois encore un peu néanmoins
au travers des flammes , avec un visage aussi
serein que s'il eût été couronné de fleurs et
couvert de parfums , dans la joie d'un festin dé-
licieux , au milieu de tous ses amis.
Le feu consuma bientôt tout ce qu'il y
avoit de terrestre et de mortel en lui. Bientôt il
ne lui resta rien de tout ce qu'il avoit reçu,
dans sa naissance , de sa mère Alcmène; mais il
conserva, par l'ordre de Jupiter, cette nature
Var. — 1 couver! ses épaules; il s'appuie, etc. a. — ^ un
peu m. A. aj. b.
(XV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XII.
499
subtile et immortelle , celte flamme céleste qui
est le \rai principe de vie, et qu'il avoit reçue
du père des dieux. Ainsi il alla avec eux , sous
les voûtes dorées du brillant Olympe , boire le
nectar, où les dieux lui donnèrent pour épouse
l'aimable Hébé , qui est la déesse de la jeunesse,
et qui versoit le nectar dans la coupe du grand
Jupiter, avant que Ganymède eût reçu cet bon-
neur.
Pour moi , je trouvai une source inépuisable
de douleurs dans ces flèches qu'il m'avait
données pour m'élever au-dessus de tous les
héros. Bientôt les rois ligués entreprirent de
venger Ménélas de l'infâme Paris , qui avait
enlevé Hélène , et de renverser l'empire de
Priam. L'oracle d'Apollon leur fit entendre
qu'ils ne devaient point espérer de finir heu-
reusement celte guerre , à moins qu'ils n'eus-
sent les flèches d'Hercule.
Ulysse , votre père , qui éloit toujours le
plus éclairé et le plus industrieux dans tous les
conseils , se chargea de me persuader d'aller
avec eux au siège de Troie, et d'y apporter
ces flèches qu'il croyoit que j'avois. Il y avoit
déjà long-temps qu'Hercule ne paroissoit plus
sur la terre : on n'entendoil plus parler d'au-
cun nouvel exploit de ce b.éros ; les monstres
et les scélérats recommençoicnt à paroître im-
punément. Les Grecs ne savoient que croire
de lui : les uns disoient qu'il étoit mortj d'autres
soutenoient qu'il étoit allé sous l'Ourse glacée
dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu'il
étoit mort , et entreprit de me le faire avouer.
Il me vint trouver dans un temps où je ne
pouvois encore me consoler d'avoir perdu le
grand Alcide. Il eut une extrême peine à m'a-
border; car je ne pou\ois plus voir les hom-
mes ; je ne pouvois souffrir qu'on m'arrachât
de ces déserts du mont < Kta , où j'avois vu pé-
rir mon ami ; je ne songeois qu'à me repeindre
l'image de ce héros, et qu'à pleurer à la vue
de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante
persuasion étoit sur les lèvres de votre père :
il parut presque aussi affligé que moi , il versa
des larmes ; il sut gagner insensiblement mon
cœur et attirer ma confiance; il m'attendrit
pour les rois grecs qui alloient combattre pour
une juste cause , et qui ne pouvoient réussir
sans moi. Il ne put jamais néanmoins m'arra-
cher le secret de la mort d'Hercule , que j'avois
juré de ne dire jamais; mais il ne doutoil point
qu'il ne tut mort , et il me pressoit de lui
découvrir le lieu où j'avois caché ses cendres.
Hélas ! j'eus horreur de faire un parjure ,
en lui disant un secret que j'avois promis aux
dieux de ne dire jamais ; mais j'eus la foiblesse
d'éluder mon serment, n'osant le violer; les
dieux m'en ont puni : je frappai du pied la
terre à l'endroit où j'avois mis les cendres
d'Hercule. Ensuite j'allai joindre les rois li-
gués , qui me reçurent avec la même joie
qu'ils auroient reçu Hercule même. Comme
je passois dans l'île de Lemnos, je voulus mon-
trer à tous les Grecs ce que mes flèches pou-
voient faire. Me préparant à percer un daim
qui s'élançoit dans un bois , je laissai , * par
mégarde , tomber la flèche de l'arc sur mon
pied , et elle me fit une blessure que je ressens
encore. Aussitôt j'éprouvai les mômes douleurs
qu'Hercule avoit souffertes; je remplissois nuit
et jour l'île de mes cris : un sang noir et cor-
rompu , coulant de ma plaie , infectoit l'air ,
et répandoit dans le camp des Grecs une puan-
teur capable de suffoquer les hommes les plus
vigoureux. Toute l'armée eut horreur de me
voir dans cette extrémité ; chacun conclut que
c'étoit un supplice qui m'étoit envoyé par les
justes dieux.
Ulysse, qui m'avoil engagé dans cette guerre,
fut le premier à m'abandonner. J'ai recon-
nu , depuis , qu'il l'avoit fait parce qu'il
préféroit l'intérêt commun de la Grèce , et la
victoire - , à toutes les raisons d'amitié ou de
bienséance particulière. On ne pouvoit plus
sacrifier dans le camp , tant l'horreur de ma
plaie , son infecfion et la violence de mes cris
troubloient toute l'armée. Mais au moment où
je me vis abandonné de tous les Grecs par le
conseil d'Ulysse , cette politique me parut
pleine de la plus horrible inhumanité et de la
plus noire trahison. Hélas ! j'étois aveugle , et
je ne voyais pas qu'il étoit juste que les plus
sages hommes fussent contre moi , de même
que les dieux que j'avois irrités.
Je demeurai , presque pendant tout le siège
de Troie , seul , sans secours , sans espérance ,
sans soulagement, livré à d'horribles douleurs,
dans cette île déserte et sauvage, oùjen'en-
tendois que le bruit des vagues de la mer qui
se brisoient contre les rochers. Je trouvai, * au
milieu de cette solitude , une caverne vide dans
un rocher qui élevoit vers le ciel deux pointes
semblables à deux têtes : de ce rocher sortoit
une fontaine claire. Cette caverne étoit la re-
traite des bêtes farouches, à la fureur des-
quelles j'étois exposé nuit et jour. J'amassai
quelques feuilles pour me coucher. Il ne me
Var. — 1 par inoffaiJe , je laissai , etc. a. — - et la vii-
toire ((ii'on chcrthoit , a loules les raisons d'amilio, elc. a.
— 3 jy trouve, dans celle solitude. A.
500
TÉLÉMAQUE. LIVRE XII.
(XV)
restoit , pour tout bien , qu'un pot de bois
grossièrement travaillé , et quelques babils dé-
cbirés^ dont j'enveloppois ma plaie pour arrê-
ter le sang , et dont je me servois aussi pour la
nettoyer. Là , abandonné des hommes , et livré
à la colère des dieux , je passois mon temps à
percer de mes flèches les colombes et les autres
oiseaux qui voloient autour de ce rocher. Quand
j'avois tué quelque oiseau pour ma nourriture,
il falloit que je me traînasse contre terre avec
douleur pour aller ramasser ma proie : ainsi
mes mains me préparoient de quoi me nourrir.
Il est vrai que les Grecs , en partant , me
laissèrent quelques provisions ; mais elles du-
rèrent peu. J'allumois du feu avec des cail-
loux. Cette vie , toute affreuse qu'elle est ,
m'eût paru douce loin des hommes ingrats et
trompeurs , si la douleur ne m'eut accablé, et
si je n'eusse sans cesse repassé dans mon esprit
ma triste aventure. Quoi ! disois-je , tirer un
homme de sa patrie , comme le seul homme
qui puisse venger la Grèce , et puis l'abandon-
ner dans cette île déserte pendant son sonnneil!
car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs
partirent. Jugez quelle fut ma surprise , et *
combien je versai des larmes à mon réveil ,
quand je vis les vaisseaux fendre les ondes.
Hélas! cherchant de tous cotés dans cette île
sauvage et horrible , je ne trouvai que la dou-
leur. Dans cette île, il n'y a ni port , ni com-
merce, ni hospitalité, ni hommes qui y abor-
dent volontairement. On n'y voit que les mal-
heureux ' que les tempêtes y ont jetés, et on n'y
peut espérer de société que par des naufrages :
encore même ceux qui venoient en ce lieu
n'osoient me prendre pour me ramener; ils
craignoient la colère des dieux et celle des
Grecs.
Depuis dix ans je souiîrois la honte , la dou-
leur , la faim ; je nourri&sois une plaie qui me
dévoroit ; l'espérance même étoit éteinte dans
mon cœur. Tout-à-coup , revenant de cher-
cher des plantes médicinales pour ma plaie ,
j'aperçus dans mon antre un jeune homme
beau, gracieux, mais lier, et d'une taille de
héros. Il me sembla que je voyois Achille , tant
il en avait les traits, les regards et la démar-
che : son âge ' seul me fit comprendre que ce
ne pouvait être lui. Je remarquai sur son visage
tout ensemble la compassion et l'embarras : il
fut touché de voir avec quelle peine et quelle
lenteur je me traînois ; les cris perçans et dou-
Var. — * et m. A. aj. b. — ^ On n'y voit que ceux que les
tcuipéles, elc. At — ' l'âge seul. A.
loureux dont je faisois retentir les échos de tout
ce rivage attendrirent son cœur.
0 étranger ! lui dis-je d'assez loin , quel
malheur t'a conduit dans cette île inhabitée? je
reconnois l'habit grec, cet habit qui m'est encore
si cher. 0 qu'il me tarde d'entendre ta voix ,
et de trouver sur tes lèvres cette langue que
j'ai apprise dès l'enfance, et que je ne puis
plus parler à personne depuis si long-temps
dans cette solitude ! Ne sois point effrayé de
voir un homme si malheureux ; tu dois en avoir
pitié.
A peine Néoptolème m'eut dit , Je suis Grec,
que je m'écriai : 0 douce parole , après tant
d'années de silence et de douleur sans conso-
lation ! 0 mon fils ! quel malheur , quelle tem-
pête , ou plutôt quel vent favorable t'a conduit
ici pour finir mes maux? Il me répondit: Je
suis de l'île de Scyros , j'y retourne ; on dit que
je suis fils d'Achille : tu sais tout.
Des paroles si courtes ne contentaient pas ma
curiosité; je lui dis : 0 fils d'un père que j'ai
tant aimé ! cher nourrisson de Lycomède, com-
ment viens-tu donc ici? d'où viens-tu? Il me
répondit qu'il venoit du siège de Troie. Tu
n'étois pas , lui dis-je , de la première expédi-
tion. Et toi , me dit-il , en étois-lu? Alors je
lui répondis : Tu ne connois, je le vois bien,
ni le nom de Philoctèle, ni ses malheurs. Hé-
las! infortuné que je suis! mes persécuteurs
m'insultent dans ma misère : la Grèce ignore
ce que je souffre ; ma douleur augmente. Les
Atrides m'ont mis en cet état: que les dieux le
leur rendent.
Ensuite je lui racontai de quelle manière les
Grecs m'avoient abandonné. Aussitôt qu'il eut
écouté mes plaintes, il me fit les siennes. Après
la mort d'Achille, me dit-il.... D'abord je
l'inlerrompis, en lui disant : Quoi! Achille est
mort ! Pardonne-moi , mon fils , si je trouble
ton récit par les larmes que je dois à ton père.
Néoplolème me répondit : ^'ous me consolez
en minterrompant ; qu'il m'est doux de voir
Philoctèle pleurer mon père!
Néoplolème , reprenant son discours , me
dit : Après la mort d'Achille , Ulysse et Phénix
me vinrent chercher , assurant qu'on ne pou-
voit sans moi renverser la ville de Troie. Ils
n'eurent aucune peine à m'emmener ; car la
douleur de la mort d'Achille , et le désir d'hé-
riter de sa gloire dans celte célèbre guerre ,
m'engageaient assez à les suivre. J'arrive à
Sigée ; l'armée s'assemble autour de moi :
chacun jure qu'il revoit Achille ; mais, hélas !
il n'étoit plus. Jeune et sans expérience , je
(XV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XII.
501
croyois ^ pouvoir tout espérer de ceux qui me
donnoieut tant de louanges. D'abord - je de-
mande aux Atrides les armes de mon père; ils
me répondent cruellement : Tu auras le reste
de ce qui lui appartenoit ; mais pour ses armes,
elles sont destinées à Ulysse. Aussitôt je me
trouble , je pleure , je m'emporte ; mais Ulysse,
sans s'émouvoir , me disait : Jeune homme ,
tu n'étois pas avec nous dans les périls de ce
long siège; tu n'as pas mérité de telles armes;
et tu parles déjà trop tièrement ; jamais tu ne
les auras, r-épouillé injustement par Ulysse , je
m'en retourne dans l'île de Scyros , moins in-
digné contre Ulysse que contre les Atrides. Que
quiconque est leur ennemi puisse être l'ami des
dieux ! 0 Philoctète , j'ai tout dit.
Alors je demandai à Néoptolème comment
Ajax Télamonien n'avoit pas empêché cette
injustice. Il est mort, me répondit-il. Il est
mort! m'écriai-je; et Ulysse ne meurt point!
au contraire, il fleurit dans l'armée! Ensuite
je lui demandai des nouvelles d' Antiloque fils
du sage Nestor, et de Patrocle si chéri par
Achille. Ils sont morts aussi, me dit-il. Aussitôt
je m'écriai encore : Quoi, morts! Hélas! que
me dis-tu? La cruelle guerre moissonne les
bons , et épargne les méchans. Ulysse est donc
en vie? Thersite l'est aussi sans doute? Voilà
ce que font les dieux; et nous les louerions
encore !
Pendant que j'étois dans cette fureur contre
votre père , Néoptolème continuait à me trom-
per ; il ajouta ces tristes paroles : Loin de l'ar-
mée grecque , où le mal prévaut sur le bien ,
je vais vivre content dans la sauvage île de
Scyros. Adieu : je pars. Que les dieux vous ^
guérissent ! Aussitôt je lui dis : 0 mon fils , je
te conjure , par les mânes de ton père , par ta
mère , par tout ce que tu as de plus cher sur
la terre , de ne me laisser pas seul dans ces
maux que tu vois. Je n'ignore pas combien je
te serai à charge ; mais il y aurait de la honte à
m'abandonner : jette-moi '* à la proue, à la
poupe , dans la seutine même , partout où je
t'incommoderai le moins. Il n'y a que les grands
cœurs qui sachent combien il y a de gloire à
être bon. Ne me laisse point en un désert où il
n'y a aucun vestige d'homme ; mène-moi dans
ta patrie , ou dans l'Eubée , qui n'est pas loin
du mont CEta , de Trachine , et des bords
agréables du fleuve Sperchius : rends-moi à
mon père. Hélas! je crains qu'il ne soit mort!
Vau. — * je crois, a. — ^ D'aborJ m. A. aj. B. — 'le
guérisseut. A. — * jette-moi dans la proue, dans la poupe,
etc. A.
Je lui avois mandé de m'envoyer un vaisseau :
ou il est mort, ou bien ' ceux qui m'avoient
promis de lui le dire ^ ne l'ont pas fait. J'ai re-
cours à toi , ô mon fils ! souviens-loi de la fra-
gilité des choses humaines. Celui qui est dans
la prospérité doit craindre d'en abuser , et se-
courir les malheureux.
Voilà ce que l'excès de la douleur me faisoit
dire à Néoptolème ; il me promit de m' emme-
ner. Alors je m'écriai encore : 0 heureux jour!
ô aimable Néoptolème , digne de la gloire de
son père ! Chers compagnons de ce voyage ,
soufl"rez que je dise adieu à cette triste demeure.
Voyez où j'ai vécu , comprenez ce que j'ai
souffert : nul autre n'eût pu le souffrir; mais
la nécessité m'avoit instruit , et elle apprend
aux hommes ce qu'ils ne pourroient jamais
savoir autrement. Ceux qui n'ont jamais souf-
fert ne savent rien ; ils ne connoissent ni les
biens ni les maux : ils ignorent les hommes ;
ils s'ignorent eux-mêmes. Après avoir parlé
ainsi , je pris mon arc et mes flèches.
Néoptolème me pria de souffrir qu'il les
baisât , ces armes si célèbres . et consacrées par
l'invincible Hercule. Je lui répondis : Tu peux
tout ; c'est toi , mon fils , qui me rends aujour-
d'hui la lumière , ma patrie , mon père accablé
de vieillesse , mes amis , moi-même : tu peux
toucher ces armes , et te vanter d'être le seul
d'entre les Grecs qui ait mérité de les toucher.
Aussitôt Néoptolème entre dans ma grotte pour
admirer mes armes.
Cependant une douleur cruelle me saisit ,
elle me trouble , je ne sais plus ce que je fais ,
je demande un glaive tranchant pour couper
mon pied ; je m'écrie : 0 mort tant désirée !
que ne viens-tu? 0 jeune homme ! brûle-moi
tout-à-l'heure cÔmme je brûlai le fils de Ju-
piter. 0 terre ! ô terre ! reçois un mourant qui
ne peut plus se relever. De ce transport de dou-
leur, je tombe soudainement, selon ma cou-
tume, dans un assoupissement profond; une
grande sueur commença à me soulager ; un sang
noir et corrompu coula de ma plaie. Pendant
mon sommeil , il eût été facile à Néoptolème
d'emporter mes armes et de partir ; mais il
étoit fils d'Achille , et n'étoit pas né pour trom-
per. En m'éveillant , je reconnus son embar-
ras : il soupiroil comme un honmie qui ne sait
pas dissimuler , et qui agit contre son cœur.
^ Me veux-tu surprendre? lui dis-je : qu'y a-t-il
Var. — * ou ceux, etc. A. — ^ de lui dire ma misère.
Edit. contre tous les Mss. — ' y[(. \euv-lu donc surprendre?
lui dis-je : qu'y a-l-il? 11 faut, me répondit il, que tu me
suives au siège de Troie. A.
502
TÉLÉMAQUE. LIVRE XII.
(XV)
donc? Il faut , me répondit-il , que vous me
suiviez au siège de Troie. Je repris aussitôt :
Ah ! qu'as-tu dit , mon fils ? Rends-moi cet
arc; je suis trahi! ne m'arrache pas la vie.
Hélas ! il ne répond rien ; il me regarde tran-
quillement; rien ne le touche. 0 rivages! ô
promontoires de celle île! ô bêtes farouches!
ô rochers escarpés ! c'est à vous que je me
plains ; car je n'ai que vous à qui je puisse me
plaindre : vous êtes accoutumés à mes gémisse-
mens. Faut -il que je sois trahi par le iils
d'Achille ! il m'enlève l'arc sacré d'Hercule; il
veut me traîner dans le camp des Grecs pour
triompher de moi ; il ne voit pas que c'est
triompher d'un mort , d'une ombre , d'une
image vaine. 0 s'il m'eût attaqué dans ma for-
ce !.. . mais , encore à présent , ce n'est que par
surprise. Que ferai-je'? Rends , mon iils , rends :
sois semblable à ton père , semblable à toi-
même. Que dis-tu?... "Tu ne dis rien ! 0 rocher
sauvage! je reviens à toi, nu, misérable, aban-
donné , sans nourriture ; je mourrai seul dans
cet antre : n'ayant plus mon arc pour tuer des
bêtes, les bêtes me dévoreront; n'importe.
Mais , mon fils , tu ne parois pas mécliant :
quelque conseil te pousse ; rends mes armes ,
va-t'en.
Néoptolème , les larmes aux yeux , disoit
tout bas : Plîit aux dieux que je ne fusse jamais
parti de Scyros! Cependant je m'écrie : Ah ! que
vois-je? n'est-ce pas Ulysse? Aussitôt j'entends
sa voix , et il me répond : Oui , c'est moi. Si le
sombre royaume de Plu Ion se fut entr'ouvert ,
et que j'eusse vu le noir ïartare, que les dieux
mêmes craignent d'entrevoir ' , je n'aurois pas
été saisi, je l'avoue , d'une plus grande hor-
reur. Je m'écriai encore : 0 terre de Lemnos !
je te prends à témoin ! 0 soleil, tu le vois, et
tu le souffres ! Ulysse me répondit sans s'émou-
voir : Jupiter le veut , et je l'exécute. Oses-tu ,
lui disois-je , nommer Jupiter ? Vois-tu ce jeune
homme qui n'étoit pas né pour la fraude , et qui
souffre en exécutant ce que tu l'obliges de faire?
Ce n'est pas pour vous tromper , me dit Ulysse,
ni pour vous nuire, que nous venons; c'est
pour vous délivrer , vous guérir , vous donner
la gloire de renverser Troie , et vous ramener
dans votre patrie. C'est vous , et non pas Ulysse,
qui êtes l'ennemi de Philoctète.
Alors je dis à votre père tout ce que la fureur
pouvoit m'inspirer. Puisque tu m'as abandonné
sur ce rivage , lui disois-je, que ne m'y lais-
ses-tu en paix? Va chercher la gloire des combats
Var. — * craignent de voir. A.
et tous les plaisirs ; jouis de ton bonheur avec
les Atrides . laisse-moi ma misère et ma dou-
leur. Pourquoi m 'enlever? Je ne suis plus rien;
je suis déjà mort. Pourquoi ne crois-tu pas en-
core aujourd'hui , comme tu le croyois autre-
fois , que je ne saurois partir ; que mes cris et
l'infection de ma plaie troubleroient les sacri-
fices? 0 Ulysse , auteur de mes maux , que les
dieux puissent te! Mais les dieux ne m'é-
coutent point : au contraire , ils excitent mon
ennemi. 0 terre de ma patrie , que je ne rever-
rai jamais! 0 dieux, s'il en reste encore
quelqu'un d'assez juste pour avoir pitié de moi,
punissez , punissez Ulysse ; alors je me croirai '
guéri.
Pendant que je parlois ainsi , votre père ,
tranquille , me regardoit avec un air de com-
passion , comme un homme qui , loin d'être
irrité , supporte et excuse le trouble d'un mal-
heureux que la fortune a irrité ^. Je le voyois '
semblable à un rocher , qui , sur le sommet
d'une montagne , se joue de la fureur des vents,
et laisse épuiser leur rage, pendant qu'il de-
meure immobile. Ainsi votre père , demeurant
dans le silence , altendoit que ma colère fût
épuisée ; car il savoif qu'il ne faut attaquer les
passions des hommes, pour les réduire à la
raison , que quand elles commencent à s'afîoi-
blir par une espèce de lassitude. Ensuite il me
dit ces paroles : 0 Philoctète , qu'avez-vous fait
de votre raison et de votre courage? voici le
moment de s'en servir. Si vous refusez de nous
suivre pour remplir les grands desseins de Ju-
piter sur vous , adieu ; vous êtes indigne d'être
le libérateur de la Grèce et le destructeur de
Troie. Demeurez à Lemnos ; ces armes , que
j'emporte , me donneroient une gloire qui vous
étoit destinée. Néoptolème, partons; il estinu-
tile de lui parler : la compassion pour un seul
homme ne doit pas nous faire abandonner le
salut de la Grèce entière.
Alors je me sentis comme une lionne à qui
on vient d'arracher ses petits ; elle remplit les
forêts de ses rugissemens. 0 caverne , disois-je,
jamais je ne te quitterai; tu seras mon tom-
beau ! 0 séjour de ma douleur , plus de nour-
riture, plus d'espérance! qui me donnera un
glaive pour me percer ? 0 si les oiseaux de proie
pouvoient m'enlever ! Je ne les percerai
plus de mes flèches ! 0 arc précieux , arc con-
sacré par les mains du fils de Jupiter ! 0 cher
Hercule , s'il te reste encore quelque sentiment,
Var. — 1 je me croirois. A. — - a aigri. Edit, correct, du
marq. deFén. — 3 je le Yoyois m. A. aj. B.
(XV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XII.
503
n'es-tu pas indigné? Cet arc n'est plus dans les
mains de ton tidclc ami ; il est dans les mains
impures et trompeuses d'Ulysse. Oiseaux de
proie , bêtes farouches , ne fuyez plus cette ca-
\erne , mes mains n'ont plus de flèches. Misé-
rable, je ne puis vous nuire , venez m'enle-
A'er ' ! ou plutôt que la foudre de l'impitoyable
Jupiter m'écrase!
Votre père , ayant tenté tous les autres
moyens pour me persuader, jugea enfin que
le meilleur étoit de me rendre mes armes; il fit
signe àNéoptolème, qui mêles rendit aussitôt.
" Alors je lui dis : Digne fils d'Achille, tu montres
que tu l'es. Mais laisse-moi percer mon enne-
mi. Aussitôt je voulus tirer une flèche contre
votre père ; mais Néoptolème m'arrêta , en me
disant : La colère vous trouble, et vous empêche
de voir l'indigne action que vous voulez faire.
Pour Ulysse , il paroissoit aussi tranquille con-
tre mes flèches, que contre mes injures. Je me
sentis touché de cette intrépidité et de cette pa-
tience. J'eus honte d'avoir voulu , dans ce pre-
mier transport , me servir de mes armes pour
tuer celui qui me les avoit fait rendre; mais,
comme mon ressentiment n'étoil pas encore
apaisé, j'étois inconsolable de devoir mes armes
à un homme que je haïssois tant. Cependant
Néoptelème me disoit : Sachez que le divin Hé-
lénus , fils de Priam , étant sorti de la ville de
Troie par l'ordre et par l'inspiration des dieux ,
nous a dévoilé l'avenir. La malheureuse Troie
tombera , a-t-il dit ; mais elle ne peut tomber
qu'après qu'elle aura été attaquée par celui qui
tient les flèches d'Hercule : cet homme ne peut
guérir que quand il sera devant les murailles de
Troie ; les enfans d'Esculape le guériront.
En ce moment je sentis mon cœur partagé :
j'étois touché de la naïveté de Néoptolème, et
de la bonne foi avec laquelle il m'avoit rendu
mon arc ; mais je ne pouvois me résoudre à
voir encore le jour, s'il falloit céder à Ulysse;
et une mauvaise honte me tenoit en suspens.
Me verra-t-on , disois-je en moi-même , avec
Ulysse et avec les Atrides? Que croira-t-on de
moi?
Pendant que j'étois dans cette incertitude,
touf-à-coup j'entends une voix plus qu'hu-
maine : je vois Hercule dans un nuage écla-
tant ; il étoit environné de rayons de gloire. Je
reconnus facilement ses traits un peu rudes ^,
son corps robuste, et ses n)anières simples;
mais il avoit une hauteur et une majesté qui
n'avoient jamais paru si grandes* en lui quand
il domptoit les monstres. Il me dit : Tu entends,
tu vois Hercule. J'ai quitté le haut Olympe
pour t'annoncer les ordres de Jupiter. Tu sais
par quels travaux j'ai acquis l'immortalité : il
faut que tu ailles avec le fils d'Achille , pour
marcher sur mes traces dans le chemin de la
gloire. Tu guériras; tu perceras de mes flèches
Paris auteur de tant de maux. Après la prise de
Troie , tu enverras de riches dépouilles à Péan
ton père , sur le mont Œta; ces dépouilles se-
ront mises sur mon tombeau comme un monu-
ment de la victoire due à mes flèches. Et toi, ô fils
d'Achille ! je le déclare que tu ne peux vaincre
sans Philoctète , ni Philoctète sans toi. Allez
donc comme deux fions qui cherchent ensemble
leur proie. J'enverrai Esculape à Troie pour
guérir Philoctète. Surtout , ô Grecs , aimez et
observez la religion : le reste meurt ; elle ne
meurt jamais.
Après avoir entendu ces paroles, je m'écriai :
0 heureux jour, douce lumière , tu te montres
enfin après tant d'années! Je t'obéis, je pars après
avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu,
nymphes de ces prés humides. Je n'entendrai
plus le bruit sourd des vagues de celte mer.
Adieu, rivage où tant de fois j'ai soulfert les in-
jures de l'air. Adieu , promontoire où Echo ré-
péta tant de fois mes gémissemens. Adieu ,
douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu,
ô terre de Lemnos; laisse-moi partir heureuse-
ment , puisque je vais où m'appelle la volonté
des dieux et de mes amis !
Ainsi nous partîmes : nous arrivâmes au
siège de Troie. Machaon et Podalyre , par la
divine science de leur père Esculape , me gué-
rirent , ou du moins me mirent dans l'état où
vous me voyez. Je ne souffre plus ; j'ai retrouvé
toute ma vigueur : mais je suis un peu boiteux.
Je fis tomber Paris comme un timide faon de
biche qu'un chasseur perce de ses traits. Bien-
tôt Ilion fut réduite - en cendres; vous savez le
reste. J'avois néanmoins encore je ne sais quelle
aversion pour le sage Ulysse , parle souvenir
de mes maux ; et sa vertu ne pouvoit apaiser ce
ressentiment : mais la vue d'un fils qui lui res-
semble , et queje ne puis m'empêcher d'aimer,
m'attendrit le cœur pour le père même.
Vah. — 1 si graiulos ;;(. A. aj. B. — ^ rciluil, A.
Var. — * me dévorer. Edit. sans autorité. — - qui me
les reudil. Aussilot je lui dis. A. — ^ un peu grossiers, a.
504
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XVI)
LIVRE X[II '.
Téléuiaqiie, ponduut son séjour chez les alliés, trouve de
grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois
jaloux les uns des autres. Il entre en différend avec
Phalante , chef des Lacédémoniens , pour quelques pri-
sonniers faits sur les Dauniens , et que chacun prétcndoit
lui appartenir. Pendant que la cause se discute dans ras-
semblée des rois alliés , Hippias , fVère de Phalante , va
prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente. Télé-
maque irrité attaque Hippias avec fureur, et le terrasse
dans un combat singuher. Mais bientôt , honteux de son
emportement , il ne songe qu'au moyen de le réparer.
Cependant Adrastc , roi des Dauniens , informé du trouble
et de la consternation occasionnés dans l'armée des alliés
par le différend de Télémaque et d'Hippias , va les atta-
quer à l'improviste. Après avoir suipris cent de leurs
vaisseaux , pour transporter ses troupes dans leur camp ,
il y met d'abord le feu , commence l'attaque parle quartier
de Phalante, tue son frère Hippias ; et Piialante lui-même
tombe percé de coups. A la première nouvelle de ce
désordre, Télémaque, revêtu de ses armes divines, s'é-
lance hors du camp , rassemble autour de lui l'armée des
alliés, et dirige les mouvemens avec tant de sagesse,
qu'il repousse en peu de temps l'ennemi victorieux. Il
eût même remporté une victoire complète , si une tem-
pête survenue n'eût séparé les deux armées. Après le
combat, Télémaque visite les blessés, et leur procure
tous les soulagemens dont ils peuvent avoir besoin. Il
prend un soin particulier de Phalante , et des funérailles
d'Hippias , dont il va lui-même porter les cendres à
Phalante , dans une urne d'or.
Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses
aventures, Télémaque éloit - demeuré comme
suspendu et immobile. Ses yeux étoient attachés
sur ce grand homme qui parloit. Toutes les pas-
sions différentes qui avoient agité Hercule ,
Philoctète , Ulysse , Néoptolème , paroissoient
tour à tour sur le visage naïf de Télémaque , à
mesure qu'elles étoient représentées dans la
suite de cette narration. Quelquefois il s'écrioit,
et interrompoit Philoctète sans y penser ; quel-
quefois il paroissoit rêveur comme un homme
qui pense profondément à la suite des affaires.
Quand Philoctète dépeignit l'embarras de Néop-
tolème , qui ne savoit point dissimuler, Télé-
maque parut dans le même embarras ; et dans
ce moment on l'auroit pris pour Néoptolème.
Cependant l'armée des alliés marchoit en
bon ordre contre Adraste , roi des Dauniens ,
qui meprisoit les dieux, et qui ne cherchoit
qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva
de grandes difficultés pour se ménager parmi
Var. — ' Livre xvi. — ^ avoil. a. b.
tant de rois jaloux les uns des autres. Il failoit
ne se rendre suspect à aucun, et se faire aimer
de tous. Son naturel étoit bon et sincère, mais
peu caressant; il ne s'avisoit guère de ce qui
pouvoit faire plaisir aux autres : il n'étoit point
attaché aux richesses, mais il ne savoit point
donner. Ainsi , avec un cœur noble et porté au
bien , il ne paroissoit ni obligeant , ni sensible
à l'amitié , ni libéral, ni reconnoissant des soins
qu'on prenoit pour lui, ni attentif à distinguer
le mérite. Il suivoit son goût sans réflexion. Sa
mère Pénélope l'avoit nourri , malgré Mentor,
dans une hauteur et une llerté qui lernissoient
tout ce qu'il y avoit de plus aimable en lui. Il
se regardoit comme étant d'une autre nature
que le reste des houmies ; les autres ne lui sem-
bloient mis sur la terre par les dieux, que pour
lui plaire * , pour le servir, pour prévenir tous
ses désirs, et pour rapporter tout à lui comme
à une divinité. Le bonheur de le servir étoit ,
selon lui , une assez haute récompense pour
ceux qui le servoient. Il ne failoit jamais rien
trouver d'impossible quand il s'agissoit de le
contenter ; et les moindres retardemens irri-
toient son naturel ardent.
Ceux qui l'auroientvu ainsi dans son naturel
auroient jugé qu'il étoit incapable d'aimer au-
tre chose que lui-même, qu'il n'éloit insensible
qu'à sa gloire et à son plaisir; mais cette indif-
férence pour les autres et celte attention con-
tinuelle sur lui-même ne venoientque du trans-
port continuel où il étoit jeté par la violence de
ses passions. - Il avoit été flatté par sa mère dès
le berceau , et il étoit un grand exemple du
malheur de ceux qui naissent dans l'élévation.
Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dès sa
première jeunesse , n'avoient pu modérer cette
impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout,
abandonné , exposé à tant de maux , il n'avoit
rien perdu de sa fierté; et se relevoit toujours,
comme la palme souple se relève sans cesse
d'elle-même, quelque effort qu'on fasse pour
l'abaisser.
Pendant que Télémaque étoit avec Mentor,
ces défauts ne paroissoient point , et ils se di-
minuoient tous les jours. Semblable à un cour-
•sicr fougueux qui bondit dans les vastes prairies,
que ni les rochers escarpés , ni les précipices,
ni les torrens n'arrêtent , qui ne connoît que fa
voix et la main d'un seul homme capable de le
dompter, Télémaque, plein d'une noble ardeur,
ne pouvoit être retenu que par le seul Mentor.
Var. — 1 pour lui plaire, le servir, prévenir tous ses dé-
sirs , et rapporter tout à lui , etc. A. — ^ De plus il avoit été
flatté. A.
(XVI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XÏII.
505
Mais aussi un de ses regardsl'arrctoit tout-à-coup
dans sa plus grande impétuosité : il entendoit
d'abord ce que signilioit ce regard ; il rappcloit
d'abord ' dans son cœur tous les sentimensdela
\erlu. La sagesse - rendoit en un moment son
visage doux el serein. Neptune, quand il élève
son trident, et qu'il menace les tlofs soulevés ,
n'apaise point plus soudainement les noires
tempêtes.
Quand Téléraaque se trouva seul, toutes
ces ^ passions, suspendues comme un torrent
arrêté par une forte digue, reprirent leur cours :
il ne put soufiVir l'arrogance des Lacédémo-
niens, et de Phalante qui étoit à leur tète. Cette
colonie , qui étoit venue fonder Tarente , étoit
composée de jeunes hommes nés pendant le
siège de Troie, qui n'avoient eu aucune édu-
cation : leur naissance illégitime , le dérègle-
ment de leurs mères , la licence dans laquelle
ils avoient été élevés, leur donnoit je ne sais
quoi de farouche et de barbare. Ils ressem-
bloient plutôt à une troupe de brigands, qu'à
une colonie grecque.
Phalante , en toute occasion , cherchoit à
contredire Télèmaque ; souvent il linterrom-
poit dans les assemblées , méprisant ses con-
seils comme ceux d'un jeune homme sans ex-
périence : il en faisoit des railleries , le traitant
de foible etd'eflèminè-, il faisoit remarquer aux
chefs de l'armée ses moindres fautes. Il tàrhoit
de semer partout la jalousie, et de rendre la
fierté de Télèmaque odieuse à tous les alliés.
Un jour, Télèmaque ayant fait sur les Dau-
nieus quelques prisonniers , Phalante prétendit
que ces captifs dévoient lui appartenir, parce
que c'étoit lui , disoit-il , qui , à la tète de '•
ses Lacédémoniens , avoit défait cette troupe
d'ennemis; et que Télèmaque, trouvant les
Dauniens déjà vaincus et mis en fuite , n'avoit
eu d'autre peine que celle de leur donner la vie
et de les mener dans le camp. Télèmaque sou-
tenoit , au contraire, que c'étoit lui qui avoit
empêché Phalante d'être vaincu , et qui avoit
remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allè-
rent tous deux défendre leurs causes dans l'as-
semblée des rois alliés. Télèmaque s'y em.-
porta jusqu'à menacer Plialanle ; ils se fussent
battus sur-le-champ, si ou ne les eût arrêtés.
Phalante avoit un frère nommé Hippias , cé-
lèbre dans toute l'armée par sa valeur, par sa
Var. — * aussitôt. Edit. correct, du marq. de Fcn, —
' Sa sagesse, p. La sagesse de Mentor, ii. d. sans autorité,
— ^ ses. Edit. contre (es Mss. — '* Jes Lacédémoniens. b. c.
Edit. Ou lit dans l'original : à la tête ses Laccdcmonicns ;
nous suppléons de , avec les premiers éditeurs.
force et par son adresse. Pollux, disoient les
Tarentins, ne combattoit pas mieux du cesfe:
Castor n'eût pu le surpasser pour conduire un
cheval; il avoit presque la taille et la force
d'Hercule. Toute l'armée le craignoit; car il
ètoil encore plus querelleur et plus brutal, qu'il
n'étoit fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec
quelle hauteur Télèmaque avoit menacé son
frère, va à la hâte prendre les prisonniers pour
les emmener à Tarente , sans attendre le ju-
gement de l'assemblée. Télèmaque, à qui on
vint le dire en secret , sortit en frémissant de
rage. Tel qu'un sanglier écumant , qui cherche
le chasseur par lequel il a été blessé , on le
voyoit errer dans le camp , cherchant des yeux
son ennemi , et branlant le dard dont il le vou-
loit percer. Enfin il le rencontre ; et , en le
voyant, sa fureur se redouble. Ce n'étoit plus ce
sage Télèmaque , instruit par Minerve sous la
figure de Meutor; c'étoit un frénétique, ou un
lion furieux.
Aussitôt il crie à Hippias : Arrête, ô le plus
lâche de tous les hommes 1 arrête ; nous allons
voir si tu pourras m'enlever les dépouilles de
ceux que j'ai vaincus. Tu ne les conduiras point
à Tarente ; va , descends tout-à-l'heure dans
les rives sombres du Styx. Il dit, et il lança
son dard ; mais il le lança avec tant de fureur,
qu'il ne put mesurer son coup; le dard ne tou-
cha point Hippias. Aussitôt Télèmaque prend
son épée, dont la garde étoit d'or, et que
Laërte lui avoit donnée, quand il partit d'I-
thaque, comme un gage de sa tendresse. Laërte
s'en étoit servi avec beaucoup de gloire , pen-
dant qu'il étoit jeune ; elle avoit été teinte du
sang de plusieurs fameux capitaines des Epi-
rotes, dans une guerre où Laërte fut victorieux.
A peine Télèmaque eut tiré cette épée , qu'Hip-
nias, qui vouloit profiter de l'avantage de sa
force , se jeta pour l'arracher des mains du
jeune fils d'Ulysse. L'épée se rompt dans leurs
mains ; ils se saisissent et se serrent l'un l'autre.
Les voilà comme deux bêtes cruelles ' qui cher-
chent à se déchirer ; le feu brille dans leurs yeux ;
ils se raccourcissent ; ils s'allongent, ils s'abais-
sent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont
altérés de sang. Les voilà aux prises , pied con-
tre pied, main contre main : ces deux corps
entrelacés sembloient n'en faire qu'un. Mais
Hippias , d'un âge plus avancé , sembloit * de-
voir accabler Télèmaque, dont la tendre jeu-
nesse étoit moins nerveuse. Déjà Télèmaque ,
Var. — ^ deux lions. A. — ^ paroissoit. Edil, correct, du
marq. de Féii.
506
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XVI)
hors d'haleine, sentoit ses genoux chancelans.
Hippias , le voyant ébranlé , redouMoit ses ef-
forts. C'étoitfait du fils d'Ulysse; il alloit por-
ter la peine de sa témérité et de son emporte-
ment , si Minerve , qui veilloit de loin sur lui ,
et qui ne le laissoit dans celte extrémité de pé-
ril que pour l'instruire, n'eût déterminé la
victoire en sa faveur.
Elle ne quitta point le palais de Salente ;
mais elle envoya Iris , la prompte messagère
des dieux. Celle-ci, volant d'une aile légère,
fendit les espaces immenses des airs , laissant
après elle une longue trace de lumière qui pei-
gnoitunnuagede mille diverses* couleurs. Elle
ne se reposa que sur le rivage de la mer où
étoit campée l'armée innombrable des allies :
elle voit de loin la querelle , l'ardeur et les
ellbrts des deux combattants ; elle frémit à la
vue du danger où étoit le jeune Télémaque;
elle s'approche , enveloppée d'un nuage clair
qu'elle avoit formé de vapeurs subtiles. Dans le
moment où Hippias , sentant toute sa force , se
crut victorieux , elle couvrit le jeune nourisson
de Minerve de l'égide que la sage déesse lui
avoit confiée. Aussitôt Télémaque , dont les
forces étoient épuisées, commence à se ranimer.
A mesure qu'il se ranime , Hippias se trouble ;
il sent je ne sais quoi de divin qui l'étonné et
qui l'accable. Télémaque le presse et ' l'atta-
que , tantôt dans une situation, tantôt dans une
autre; ill'ébranle, il ne lui laisse aucun mo-
ment pour se rassurer ; enfin il le jette à terre
et tombe sur lui. Un grand chêne du mont
Ida , que la hache a coupé par mille coups dont
toute la foret a retenti, ne l'ait pas un plus hor-
rible bruit en tombant ; la terre en gémit ; tout
ce qui l'environne en est ébranlé.
Cependant la sagesse étoit revenue avec la
force au-dedans de Télémaque. A peine Hip-
pias fut-il tombé sous lui , que le fils d'Ulysse
comprit ^ la faute qu'il avoit faite d'attaquer
ainsi le frère d'un des rois alliés qu'il étoit venu
secourir : il rappela en lui-même, avec confu-
sion, les sages conseils de Mentor : il eut honte
de sa victoire , et comprit * combien il avoit
mérité d'être vaincu. Cependant Phalante, trans-
porté de fureur, accouroit au secours de son
frère : il eût percé Télémaque d'un dard qu'il
portoit, s'il n'eût craint de percer aussi Hip-
pias , que Télémaque tenoit sous lui dans la
poussière. Le fils d'Ulysse eût pu sans peine
ôter la vie à son ennemi ; mais sa colère étoit
Var. — 1 iliffOrentes. A. — ^ et m. A. aj. b. — 3 qji'j]
comprit. A. — '* comprit bion qu'il avoit, etc. b. c. /. du top.
vit bieu p. n. comprit qu'il avoit, etc. d.
apaisée , et il ne songeoit plus qu'à réparer sa
faute en montrant de la modération. Il se lève
en disant : 0 Hippias ! il me suffit de vous avoir
appiis à ne mépriser jamais ma jeunesse; vivez :
j'admire votre force et votre courage. Les dieux
m'ont protégé ; cédez à leur puissance : ne son-
geons plus qu'à combattre ensemble contre les
Dauniens.
Pendant que Télémaque parloit ainsi, Hip-
pias se relcvoit couveii de poussière et de sang,
plein de honte et de rage. Phalante n'osoit ôter
la vie à celui qui venoit de la donner si géné-
reusement à son frère ; il étoit en suspens et
hors de lui-même. Tous les rois alliés accouru-
rent : ils mènent d'un côté Télémaque , de
l'autre FHialante cl Hippias, qui, ayant perdu
sa fierté, n'osoit lever les yeux. Toute l'armée
ne pouvoit assez s'étonner que Télémaque ,
dans un âge si tendre , où les hommes n'ont
point encore toute leur force , eût pu renverser
Hippias , semblable * en force et en grandeur à
ces géans , enfans de la terre , qui osèrent - au-
trefois chasser de l'Olympe les immortels.
Mais le fils d'Ulysse étoit bien éloigné de
jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on
ne pouvoit se lasser de l'admirer, il se retira
dans sa tente , honteux de sa faute , et ne pou-
vant plus se supporter lui-même. Il gémissoit
de sa promptitude ; il reconnoissoit combien il
étoit injuste et déraisonnable dans ses emporte-
niens; il trouvoit je ne sais quoi de vain , de
foible et de bas, dans cette hauteur démesu-
rée ^. Il reconnoissoit que la véritable grandeur
n'est que dans la modération , la justice, la mo-
destie et l'humanité : il le voyoit; mais il n'osoit
espérer de se corriger après tant de rechutes;
il étoit aux prises avec lui-même, et on l'en-
tendoit rugir comme un lion furieux.
Il demeura deux jours renfermé seul dans
sa tente , ne pouvant se résoudre à se rendre
dans aucune société, et se punissant soi-même.
Hélas ! disoit-il , oserai-je revoir Mentor? Suis-
je le fils d'Ulysse , le plus sage et le plus patient
des hommes? Suis-je venu porter la division
et le désordre dans l'armée des alliés? est-ce
leur sang ou celui des Dauniens leurs ennemis,
que je dois répandre? J'ai été téméraire; je
n'ai pas même su lancer '* mon dard ; je me suis
exposé dans un combat avec Hippias à forces
inégales ; je n'en devois ^ attendre que la mort,
avec la honte d'être vaincu. Mais qu'importe ?
Var. — 1 qui ctoit semblable' A. — ^ qui tentèrent au-
trefois de chasser. Edit. correct dumarq. de Fcn. — ' dé-
mesurée et injuste, a. b. — '* j'ai oublié de lancer. A. —
je ne devois. a.
(XYI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
507
je ne scrois plus ; non . je ne serois plu^ce té-
méraire Téléniaque , ce jeune inoensé, qui ne
profite d'aucun conseil : ma honte tiniroit avec
ma vie. Hélas! si je pouvois au moins espérer
(le ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir
fait? trop heureux! trop heureux! mais peut-
être qu'avant la fin du jour je ferai et voudrai
faire encore les mêmes fautes ^ dont j'ai main-
tenant tant de honte et d'horreur. 0 funeste
\ictoire ! ô louanges que je ne puis souffrir , et
qui sont de cruels reproches de ma folie !
Pendant qu'il étoil seul inconsolahle , Nestor
et Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut
lui remontrer le tort qu'il avoit ; mais ce sage
vieillard , reconnoissant bientôt la désolation
du jeune homme , changea ses graves remon-
trances en des paroles de tendresse, pour adou-
cir son désespoir.
Les princes alliés étoient arrêtés par cette
querelle ; et ils ne pouvoient marcher vers les
ennemis, qu'après avoir réconcilié Télémaque
avec Phalante et Hippias. On craignoit à toute
heure que les troupes des Tarentins n'atta-
quassent les cent jeunes Cretois qui avoicnt
suivi Télémaque dans cette guerre : tout étoit
dans le trouble pour la faute du seul Téléma-
que ; et Télémaque, qui voyoit tant de maux
présens et de périls pour l'avenir, dont il étoit
l'auteur, s'abandonnoit à une douleur amère.
Tous les princes étoient dans un extrême em-
barras : ils n'osoient faire marcher l'armée , de
peur que dans la marche les Cretois de Télé-
maque et les Tarentins de Phalante ne combat-
tissent les uns contre les entres. On avoit bien
de la peine à les retenir au dedans du camp,
où ils étoient gardés de près. Nestor et Philoc-
tète alloient et venoient sans cesse de la lente
de Télémaque à celle de l'implacable Phalante,
qui ne respiroit que la vengeance. La douce élo-
quence de Nestor et l'autorité du grand Philoc-
tète ne pouvoient modérer ce cœur farouche,
qui étoit encore sans cesse irrité par les discours
pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque
ctoit bien plus doux; mais il étoit abattu par
une douleur que rien ne pouvoit consoler.
Pendant que les princes étoient dans cette
agitation, toutes les troupes étoient conster-
nées; tout le camp paroissoit comme une mai-
son désolée qui vient de perdre un père de
famille , l'appui de tous ses proches et la douce
espérance de ses petils-enfans. Dans ce désordre
et cette consternation de l'armée , on entend
tout-à-coup un bruit effroyable de chariots,
d'armes , de hennissemens de chevaux . de cris
d'hommes , les uns vainqueurs et animés au
carnage , les autres ou fuyans , ou mourans ,
ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un
épais nuage qui couvre le ciel et qui en^eloppe
tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une
fumée épaisse qui troubloit l'air, et qui ôtoit la
respiration. On entendoit ' un bruit sourd ,
semblable à celui des tourbillons de flamme
que le mont Etna vomit du fond de ses en-
trailles embrasées , lorsque Vul(;ain , avec ses
Cyclopes, y forge des foudres pour le père des
dieux. L'épouvante saisit les cœurs.
Adraste, vigilant et infatigable , avoit surpris
les alliés ; il leur avoit caché sa marche , et il
étoit instruit de la leur. Pendant deux nuits, il
avoit fait une incroyable diligence pour faire le
tour d'une montagne presque inaccessible, dont
les alliés avoient saisi tous les passages. Tenant
ces défilés , ils se croyoient en pleine siîreté , et
prétendoient même pouvoir, par ces passages
qu'ils occupoient , tomber sur l'ennemi derrière
la montagne , quand quelques troupes qu'ils
attendnicnt leur seroient venues. Adraste , qui
répandoit l'argent à pleines mains pour savoir
le secret de ses ennemis , avoit appris leur ré-
solution; car Nestor et Philoctète, ces deux
capitaines d'ailleurs si sages et si expérimentés,
n'étoient pas assez secrets dans leurs entreprises.
Nestor, dans ce déclin de l'âge , se plaisoit trop
à raconter ce qui poavoit lui attirer quelque
louange: Philoctète naturellement parloit moins;
mais il étoit prompt; et, si peu qu'on excitât
sa vivacité, on lui faisoit dire ce qu'il avoit ré-
solu de taire. Les gens artificieux avoient trouvé
la clef de son cœur, pour en tirer les plus im-
portans secrets. On n'avoitqu'à l'irriter: alors,
fougueux et hors de lui-même , il éclatoit par
des menaces; il se vantoit d'avoir des moyens
sûrs de parvenir à ce qu'il vouloit. Si peu qu'on
parût douter de ces moyens , il se hâtoit de les
expliquer inconsidérément; et le secret le plus
intime échappoit du fond de son cœur. Sem-
blable à un vase précieux , mais fêlé , d'où s'é-
coulent toutes les liqueurs les plus délicieuses^,
le cœur de ce grand capitaine ne pouvoit rien
garder. Les traîtres , corrompus par l'argent
d' Adraste , ne manquoient pas de se jouer de la
foiblesse de ces deux rois. Ils flatloient sans
cesse Nestor par de vaines louanges ; ils lui rap-
peloient ses victoires passées , admiroient sa pré-
voyance , ne se lassoient jamais d'applaudir.
^AR, — 1 el voudrai faire les mêmes choses, a.
Var. — 1 On onlendoit pour le père des dieux, m. A.
(ij. n. — ^ les plus délicieuses liqueurs* A.
)08
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XVI)
D'un autre côté, ils tendoieiit des pièges conti-
nuels à l'humeur impatiente de Philoctète ; ils
ne lui parloient que de difficultés, de contre-
temps, de dangers, d'inconvéniens, de fautes
irrémédiables. Aussilôt que ce naturel prompt
étoit enflammé, sa sagesse l'abandonnoit , et il
n'étoit pins le même homme.
Télémaque , malgré les défauts que nous
avons \us, étoit bien plus prudent pour garder
un secret : il y étoit accoutumé par ses mal-
heurs, et par la nécessité où il avoit été dès son
enfance de cacher ses desseins * aux amans de
Pénélope. Il savoit taire un secret sans dire au-
cun mensonge : il n'avoit point même un cer-
tain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire
les gens secrets ; il ne paroissoit point chargé
du poids du secret qu'il devoit garder: on le
trouvoit toujours libre, naturel, ouvert comme
un homme qui a son cœur sur ses lèvres. Mais
en disant tout ce qu'on pouvoit dire sans consé-
quence, il savoit s'arrêter précisément et sans
affectation aux choses qui pouvoicnt donner
quelque soupçon et entamer son secret : par
là son cœur étoit impénétrable et inaccessible.
Ses meilleurs amis mêmes ne savoient que ce
qu'il croyoit utile de leur découvrir pour en
tirer- de sages conseils, et il n'y avoit que le
seul Mentor pour lequel il u'avoit aucune ré-
serve. Il se conlioit à d'autres amis , mais à
divers degrés, et à proportion de ce qu'il avoit
éprouvé leur amitié et leur sagesse.
Télémaque avoit souvent remarqué que les
résolutions du conseil se répandoient un peu
trop dans le camp; il en avoit averti Nestor et
Philoctète. Mais ces deux hommes si expéri-
mentés ne firent pas assez d'attention à un avis
si salutaire : la vieillesse n'a plus rien de souple,
la longue habitude la tient comme enchaînée;
elle n'a presque ^ plus de ressource contre ses
défauts. Semblables aux arbres dont le tronc
rude et noueux s'est durci par le nombre des
années, et ne peut plus se rediesser, les hom-
mes, à un certain âge , ne peuvent presque plus
se plier eux-rtiêmes contre certaines habitudes
qui ont vieilli avec eux , et qui sont entrées jus-
que dans la moelle de leurs os. Souvent ils les
connoissent , mais trop tard ; ils en gémissent ^
en vain : et la tendre jeunesse est le seul âge où
l'homme peut encore tout sur lui-même pour se
corriger.
X'ar. — * (le se cacher, b. c. Edif. Le copisic b avoit omis
ses desseins; l'auleur, en revoyanl ceUe copie, ajouta se avant
cacher, pour faire un sens. >sous suivons l'original, — ^ pour
avoir. A. — * presque ni. a. aj. n. — * souvent ils les con-
noissent, et en gémissent, mais trop tard : ils gémisscnl en
vaiu. A.
Il y^ avoit dans l'armée un Dolope, nommé
Eurymaque, flatteur insinuant, sachant s'accom-
moder ^ à tous les goûts et à toutes les inclina-
tions des princes, inventif et industrieux pour
trouver de nouveaux moyens de leur plaire. A
l'entendre , rien n'étoit jaiuais difficile. Lui de-
mandoit-on son avis , il devinoit celui qui seroit
le plus agréable. Il étoit plaisant , railleur con-
tre les foibles , complaisant pour ceux qu'il crai-
guoif, habile pour assaisonner une louange dé-
licate qui fût bien reçue des honnnes les plus
modestes. Il étoit grave avec les graves , enjoué
avec ceux qui étoient dune humeur enjouée :
il ne lui coùtoit rien de prendre toutes sortes de
formes. Les hommes sincères et vertueux , qui
sont toujours les mêmes , et qui s'assujettisent
aux règles de la vertu , ne sauroient jamais être
aussi agréables aux princes que leurs passions
dominent.
Eurymaque savoit la guerre; il étoit capable
d'affaires : c étoit un aventurier qui s'étoit donné
à Nestor, et qui avoit gagné sa confiance. Il
tiroit du fond de son cœur, un peu vain et sen-
sible aux louanges, tout ce qu'il en vouloit sa-
voir. Quoique Philoctète ne se confiât point à
lui, la colère et l'impatience faisoient en lui ce
que la confiance faisoit dans Nestor. Eurymaque
n'avoit qu'à le contredire; en l'irritant, il dé-
couvroit tout. Cet homme avoit reçu de grandes
sommes d'Adraste pour lui mander tous les des-
seins des alliés. Ce roi des Dauniens avoit dans
l'armée un certain nombre de transfuges qui
dévoient l'un après l'autre s'échapper du camp
des alliés et retourner au sien. A mesure qu'il
y avoit quelque affaire importante à faire savoir
à Adraste, Eurymaque faisoit partir un de ces
transfuges. La tromperie ne pouvoit pas être fa-
cilement découverte, parce que ces transfuges
ne portoient point de lettres. Si on les surprc-
noit, on ne trouvoit rien qui put rendre Eury-
maque suspect. Cependant Adraste prévenoit
toutes les entreprises des alliés. A peine une
résolution étoit-elle prise dans le conseil , que
les Dauniens faisoient précisément ce qui étoit
nécessaire pour en empêcher le succès. Télé-
maque ne se lassoit point d'en chercher la cause,
et d'exciter la défiance de Nestor et de Philoc-
tète : mais son soin étoit inutile ; ils étoient
aveuglés.
On avoit résolu , dans le conseil , d'attendre
les troupes nombreuses qui dévoient venir, et
on avoit fait avancer secrètement pendant la
nuit cent vaisseaux pour conduire plus promp-
Var. — 1 s'accomuioJaul. A
(XVI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
509
tement ces troupes . depuis une côte de mer
très-rude, où elles dévoient arriver, jusqu'au
lieu où l'armée campoit. Cependant on se
croyoit en sûreté , parce qu'on teuoit avec des
troupes les détroits de la montagne voisine, qui
est une côte presque inaccessible de l'Apennin.
L'armée étoif campée sur les bords du fleuve
Galése, assez près de la mer. Cette campagne
délicieuse est abondante en pâturages et en tous
les fruits qui peuvent nourrir une armée.
Adraste étoit derrière la montagne , et ou
comptoit qu'il ne pouvoit passer; mais comme
il sut que les alliés étoient encore foibles, qu'ils
attendoient un grand secours % que les vais-
seaux attendoient l'arrivée des troupes qui dé-
voient venir, et que l'armée étoit divisée par la
querelle de Télémaque avec Pbalanfe, il se
bâta de faire un grand tour. Il vint en diligence
jour et nuit sur le bord de la mer, ^ et passa
par des chemins qu"on avoit toujours crus abso-
lument impraticables. Ainsi la hardiesse et le
travail obstiné surmontent les plus grands obs-
tacles; ainsi il n'y a presque rien d'impossible à
ceux qui savent oser et souffrir; ainsi ceux qui
s'endorment, comptant que les choses difficiles
sont impossibles, méritent d'être surpris et ac-
cablés.
Adraste surprit au point du jour les cent
vaisseaux qui appai'tenoient aux alliés. Comme
ces vaisseaux étoient mal gardés , et qu'on ne
se défioit de rien, il s'en saisit sans résistance ,
et s'en servit pour transporter ses troupes, avec
une incroyable diligence, à l'embouchure du
Galcse; puis^ il remonta très-promptement * le
long du fleuve. Ceux qui étoient dans les postes
avancés autour du camp, vers la rivière , cru-
rent que CCS vaisseaux leur amenoient les trou-
pes qu'on at tendoi t ; on poussa d'abord de grands
cris de joie. x\draste et ses soldats descendirent
avant qu'on pût les reconnoître : ils tombent
sur les alliés, qui ne se défient de rien; ils les
trouvent dans un camp tout ouvert , sans ordre ,
sans chefs, sans armes.
Le côté du camp qu'il attaqua d'abord fut
celui des Tarentins, où commandoit Phalante.
Les Dauniens y entrèrent avec tant de vigueur,
que cette jeunesse lacédémonienne , étant sur-
prise, ne put résister. Pendant qu'ils cherchent
leurs armes , et qu'ils s'embarrassent les uns les
autres dans cette confusion , Adraste fait mettre
Var. — * qu'il leur vonoit un grand secours , ijue les
vaisseaux allendoienl les troupes qui dévoient arriver. Edit.
correct, du marq. de Fcii. — ^ cl passa surpris et acca-
blés, m. A. aj. n. — ^ puis remontant sur les bords du
fleuve , ceuv qui étoient , etc. A. — * puis il remonta en
diligence le long , etc. c.
le feu au camp. Aussitôt la flamme s'élève des
pavillons, et monte jusqu'aux nues : le bruit
du feu est semblable à celui d'un torrent qui
inonde toute une campagne, et qui entraine
par sa rapidité les grands chênes avec leurs pro-
fondes racines, les moissons, les granges, les
étables et les troupeaux. Le vent pousse im-
pétueusement la flamme de pavillon en pavillon,
et bientôt tout le camp est comme une vieille
forêt qu'une étincelle de feu a embrasée.
Phalante , qui voit le péril de plus près qu'un
autre , ne peut y remédier. Il comprend que
toutes les troupes vont périr dans cet incendie ,
si on ne se hâte d'aliandonner le camp ; mais il
comprend aussi combien le désordre de cette
retraite est à craindre devant un ennemi victo-
rieux : il commence à faire sortir sa jeunesse
lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais
Adraste ne les laisse point respirer : d'un côté ,
une troupe d'archers adroits perce de flèches
innombrables les soldats de Phalante; de l'au-
tre, des frondeurs jettent une grêle de grosses
pierres. Adraste lui-même, l'épée à la main,
marchant à la tête d'une troupe choisie des plus
intrépides Dauniens, poursuit, à la lueur du
feu, les troupes qui s'enfuient. Il moissonne
par le fer tranchant tout ce qui a échappé au
feu ; il nage daus le sang , et il ne peut s'assou-
vir de carnage : les lions et les tigres n'égalent
point sa furie quand ils égorgent les bergers
avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante
succon)beut , et le courage les abandonne : la
pâle Mort, conduite par une Furie infernale
dont la tête est hérissée de serpens , glace le
sang de leurs veines; leurs membres engourdis
se roidissent , et leurs genoux chancelans leur
ôteut ' mêtnc l'espérance de la fuite.
Phalante , à qui la honte et le désespoir don-
nent ^ encore un reste de force et de vigueur,
élève les mains et les yeux vers le ciel ; il voit
tombera ses pieds son frère Hippias, sous les
coups de la main foudroyante d'Adraste. Hip-
pias , étendu par terre ', se roule dans la pous-
sière; un sang noir et bouillonnant sort comme
un ruisseau , de la profonde blessure qui lui
traverse le côté ; ses yeux se ferment à la lu-
mière ; son ame furieuse s'enfuit avec tout son
sang. Piîalante lui-même, tout couvert du sang
de son frère , et ne pouvant le secourir, se voit
enveloppé par une foule d'ennemis qui s'effor-
cent de le renverser; son bouclier est percé de
mille traits; il est blessé en plusieurs endroits
Var. — ' leur 6tc. a. — ^ donne. A. — ■> par terre m,
\. rij. II.
olO
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XVII)
de son corps; il ne peut plus rallier ses troupes
fugitives : les dieux le voient , et ils n'en ont
aucune pitié.
' Jupiter, au milieu de toutes les divinités
célestes , regardoit du haut de l'Olympe ce car-
nage des alliés. En même temps il consultoit
les immuables destinées, et voyoit tous les chefs
dont la trame devoit ce jour-là être ti-anchée
par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux
étoit attentif pour découvrir sur le visage de Ju-
piter quelle seroit sa volonté, xMais le père des
dieux et des hommes leur dit d'une voix douce
et majestueuse : Vous voyez en quelle extré-
mité sont réduits les alliés ; vous voyez Adrastc
qui renverse tous ses ennemis : mais ce spec-
tacle est bien trompeur . la gloire et la prospé-
rité des méchans est courte : Adraste , impie ,
et odieux par sa mauvaise foi , ne remportera
point une entière victoire. Ce malheur n'arrive
aux alliés , que pour leur apprendre à se cor-
riger, et à mieux garder le secret de leurs en-
treprises. Ici la sage Minerve prépare une nou-
velle gloire à son jeune Télémaque, dont elle
fait ses délices. Alors Jupiter cessa de parler.
Tous les dieux en silence continuoient à re-
garder le combat.
Cependant Nestor et Philoclète furent avertis
qu'une partie du camp éloit déjà brûlée; que la
flamme, poussée par le vent , s'avançoit tou-
jours; que leurs troupes étoient en désordre,
et que Phalante ne pouvoit plus soutenir l'effort
des ennemis. A peine ces funestes paroles frap-
pent leurs oreilles, et déjà ils courent - aux
armes , assemblent les capitaines, et ordonnent
qu'on se hâte de sortir du camp pour éviter cet
incendie.
Télémaque , qui étoit abattu et inconsolable,
oublie sa douleur : il prend ses armes, dons
précieux de la sage Minerve, qui , paroissant
sous la figure de Mentor, fit semblant de les
avoir reçues d'un excellent ouvrier de Salentc ,
mais qui les avoit fuit faire à Vulcain dans les
cavernes fumantes du mont Etna.
Ces armes étoient polies comme une glace,
et brillantes comme les rayons du soleil. ^ On y
Var. — ' Livr.E XVM. — - (iii'ils Cdurciil. a. Edit. —
3 Au liou (le la ilispulo outre NcpUino el Palhis, jusciu'a ( es
niuls renverser l'empire de Priam , on lit dans l'original
riiistoire d'OEdipe, telle que nous la donnons ici :
Dessus éloit ijravée la latueuse hisloire liii sii'i^e
de Thèbes : on voyoit d'abord le lualheiireiix Lisïtis,
qui , ayanl appris par la réponse de l'oracle d'A-
pollon , qiiP son (ils qui veiioil de naître seroii le
nieurlrier de son père, livra aussitôt Ttiifanl à un
berger pour l'exposer aux bèies sauvages el aux
voyoit Neptune et Pallas qui disputoient entre
eux à qui auroit la gloire de donner son nom à
une ville naissante. Neptune de son trident frap-
oiseaux de i)roie. Puis on rtmarquoil le berger qui
porioil reniant sur la montagne de Cyih'^ron, enlre
la Béolie et !a Phocide. Cei enfant sembîoil crier
ei sentir sa déplorable desiinée. li avoit je ne sais
quoi de naît, de tendre el de gracieux, qui rend
reiifance si aimable. Le berger (]ui le porioii sur
dt s rochers afTit ux , paroissoitle faire à rfgrel, et
être louché de compassion : des larmes couloient
de ses yeux. Il étoit incertain et embarrassé; puis
il |)erçoii les piels de l'enfant avec son épée , les
iraversoii d'une branche d'osier, el le suspendoit
à un arbre, ne pouvant se résoudre ni à le sauver
contre l'ordre de son niaitie , ni à le livrer à une
mort certaine : après quoi il pai lit , de peur de voir
mourir ce petit innocenl qu'il aiinoit.
Cepeiiiiant reiifaiil alloit mourir Inule de nour-
riture : déjà ses pieds , par lesquels tout son corps
éiuii susptn lu , eioienl enllés el lividts. Plioibas ,
bi-rger de Polybe. roi de Coriuliie, qui laisoit pailre
dans ce desi-rl les grands troupeaux du Roi , en-
tendit les cris de ce pelil enfant ; il accourt, il le
déiaclie, il le donne à un autre berger, afin qu'il
le porie à la reine Mérope, qui n'a point d'enfans :
elle est louchée de sa beauté ; elle le nomme
OEilipe, à cause de l'enflure de ses pieds percés,
et le nourrit couuiie son propre fils, le croyant un
enfant envoyé dos dieux. Trxiies ces diverses ac-
tions p'uoissoieiil rliaeune en leurs places.
Knsuite on voyoil OEdipe déjà grand, qui ayant
appris que Polybe n'éloit pas son père, alloit de
pa\s en pays pour découvrir sa naissance. L'oracle
lui déclara qu'il irouvoroit son père dans la Pho-
cide. Il y va : il y trouve le peuple agité par une
grande sédition ; dans ce trouble il tue Laïus son
père sans le connoitrc. Bieniol on le voil encore
qui se [>ré>;enie à Tlubes ; il explique l'énigme du
Sphinx. Il lue le monstre; il épouse la reine Jocasle,
sa mère, qu'il ne connoii point, et qui croit OE<lipe
fils de Polybe. Une horrible peste, signe de la colère
des dieux, suit de près un mariage si détestable.
Là Vulciiin avoil pris plaisir à représenter les en-
lans qui expiroient dans le sein de leurs mères ,
tout un peuple languissant, la mort el la douleur
peintes sur les visages. iMais ce qui étoit de plus
alIVeux , éloil de voir OEdipe, qui, après avoir
long-temps cherché le sujet du couiroux des dieux,
découvre qu'il en est lui-même la cause. Ou voyoit
sur le visage de Jocasle la honte et la crainte d'è-
daircir ce qu'elle ne vouloit pas connoilre; sur
celui dOEdipe, l'iiorreur el le désespoir : il s'ar-
rache les yeux , el il paroii conduit comme un
aveugle par sa fille Aniigone : on voit qu'il reproche
aux dieux les crimes dans lesquels ils l'onl laissé
tomber. Ensuite on le voyoil s'exiler lui-même
pour se punir, et ne pouvant plus vivre avec les
hommes.
En parlant il laissoit son royaume aux deux fils
qu'il avoil eus de Jocasle, Eiéocle et Polvnice, à
condition qu'ils règn roienl tour à tour chacun leur
année; mais la discorde des frères paroissoit en-
core plus horrible (|iie les malheurs dOEdipe.
Eiéocle paroissoit sur le trône, refusant d'eu des-
(XVII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
5H
poit la terre , et on en voyoit sortir un cheval
fougueux : le feu sortoit de ses yeux, et l'écume
de sa bouche; ses crins ilotloient au gré du
vent; ses jambes souples et nerveuses se re-
plioient avec vigueur et légèreté. Il ne jnarcboit
cendre pour y f^ire nionler à son loiir Polynice.
Celui-ci , ayant ou recours à Adrasle , roi d'Aigos,
donl il c|>ousa la fille Aiçi^.. s'avauçoit vers Tlièb(S
avec des (roupcs iunomt)rables. On voyoil parlout
des combats autour de la ville assiégée. Tous les
héros de la Grèce éioieul assemblés tians celle
guerre, cl elle ne paroissoit pas moins sanglante
que celle de Troie.
On y reconnoissoil l'infortuné mari d Eriphyle.
C'etoit le célèbre devin Atiipbiaraus , qui prévit
son malheur, el qui ne sut s'en garantir : il se
caehe pour n'aller point au siège deThèbes. sicliant
qu'il ne peut espérer de revenir de celte guerre^
s'il s'y engage. Eriphyle étoi' la seule à qui il eût
osé conlier son secret ; Eri[)hyle sun épouse , quMl
aiinoii plus que sa vie, el dont il se croyoil lea-
drtmenl aimé. Séduite par un collier qu'Adrasie,
roi d'Argos, lui donna, elle trahit son époux An:-
phiaraiis; on la voyoit qui découvroil le lieu où
il s'étoii caché. Adrasie le menoit malgré lui à
Thébes. Bientol , en y arrivant, il paroissoit en-
glouti dans la terre qui s'entr'ouvtoil tout-à-coup
pour l'abîmer.
Parnii tant de combats où Mars exerçoil sa fj-
rcur, on remarquoit avec horreur celui des deux
frères Etéocle et Polynice : il paroissoit sur leurs
visages je ne sais quoi d odieux et de funeste. Le
crime de leur naissance éloii con)me écrit sur leur"s
fronts. Il éioil facile de juger qu'ils éloient dévoués
aux Furies infernales el à la vengeance des dieux.
Lts dieux les sacrifioieul pour servir d'exemple à
tous les frères dans la suiie de loirs les siècles, et
pour montrer ce que fait l'impie Discorde , quand
elle peut séparer des cœurs qui doivent èire si
étroitement unis. On voyoit Ces deux frères pleins
de rage _, qui s'entre-dechiroienl ; chacirn oublioit
de défendre sa vie pour arracher celle de son frère :
ils éloient tous deux sanglans, percés de coups
mortels, lous deux mourans, sans que leur fureur
put se ralentir; lous deux tombés par terre, el
prêts a rendre le dernier soupir : mais ils se irai-
noienl eircore l'un contre lautre poar avoir le
plaisir de mourir dans un dernir elîorl de cruauté
et de vengeance. Tous les autres combats parois-
soienl suspeulus par celui-là. Les deux armées
éloient consternées et saisi» s d'horreur à la vue de
ces deux monstres. >Iars lui-mé.iie (iélournoil ses
yeux cruels pour ne pas voir un tel spectacle. Enfin
on voyoil la flamme du bùi her sur leijuel on met-
toit les corps de ces deux frères dénaturés. Mais,
ô chose incroyable ! la (limme se pariageoit en
deux; la mort meure n'avoit pu iitiir la hairre ira-
plac.ible qui étoit entre Eli-.ocle el Polynice; ils ne
pouvoieni brûler ensetirble, et leurs cendres en-
core sensibles aux maux (|u'ils s'iloient faits l'uu
à l'aulre, ne purent ja:nais se mêler. Voilà ce qtte
Vulcain avoil représenté avec \tn art divin sur les
arrrres que Minerve avoil donitées à Télémaque.
Le bouclier représenloil Cérès dans les campa-
gnes d'Enna , etc.
point, il sautoit à force de reins, mais avec tant
de vitesse, qu'il ne laissoit aucune trace de ses
pas; on croyoil l'entendre hennir.
De l'autre côté, Minerve donnoit aux habi-
tans de sa nouvelle ville l'olive , fruit de l'arbi^e
quelle avoit planté. Le rameau auquel pen-
doit son fruit , représentoit la douce paix avec
l'abondance, préférable aux troubles de la guerre
dont ce cheval étoit l'image. La déesse denteu-
roit victorieuse par ses dons simples et utiles,
et la superbe Athènes portoit son nom.
On voyoit aussi Minerve assemblant autour
d'elle tous les beaux arts , qui étoient des en-
fans tendres et ailés : ils se réfugioient autour
d'elle, étant épouvantés des fureurs brutales de
Mars qui ravage tout , comme les agneaux bê-
lans se réfugient sous leur mère ' à la vue d'un
loup aflanté qui , d'une gueule béante et en-
flammée , s'élance pour les dévorer. Minerve ,
d'un visage dédaigneux et irrité , confondoit ,
par l'excellence de ses ouvrages, la folle témé-
rité d'Arachné , qui avoit osé disputer avec elle
pour la perfection des tapisseries. On voyoit
cette malheureuse , dont tous les membres ex-
téuués se défiguroient et se changeoient en
araignée.
Auprès de cet endroit - i)aroissoit encore
Minerve , qui , dans la guerre des géans , ser-
voit de conseil à Jupiter même , et soutenoit
tous les autres dieux étonnés. Elle étoit aussi '
représentée , avec sa lance et son égide, sur les
bords du Xanthe et du Simois, menant Ulysse
par la main , ranimant les troupes fugitives des
Grecs , soutenant les efforts des jrlus vaillans
capitaines troyens , et du redoutable Hector
même ; enfin , introduisant Ulysse dans cette
fatale machine qui devoit en une seule nuit
renverser l'empire de Priam.
D'un autre côté , ce bouclier représentoit
Cérès dans les fertiles campagnes d'Enna, qui
sont au milieu de la Sicile. On voyoit la déesse
qui rassembloit les peuples épars çà et là cher-
chant leur nourriture par la chasse, ou cueillant
les fruits sauvages qui toinboient des arbres.
Elle montroit à ces hommes grossiers l'art d'a-
doucir la terre , et de tirer de son sein fécond
leur nourriture. Elle leur présentoit une char-
rue, et y faisoit atteler des bœufs. On voyoit
la terre s'ouvrir en sillons par le tranchant de
la charrue; puis on t\percevoit les moissons
dorées qui couvroient ces fertiles campagnes :
le moissonneur, avec sa faux, coupoit les doux
VAti. — 1 autour tle leur inèrp. EJil. correct, du marq,
de l'en. — 2 £)'ui, autre cùté. n. — » Enfin clJe étoit re-
prescnteu. b.
812
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XVII)
fruits de la terre, et se payoit de toutes ses
peiues. Le fer, destiné ailleurs à tout détruire,
ne paroissoit employé , en ce lieu , qu'à pré-
parer l'abondance , et qu'à faire naître tous les
plaisirs.
Les nymphes, couronnées de fleurs, dan-
soient ensemble dans une prairie , sur le bord
d'une rivière , auprès d'un bocasie : Pan jouoit
de la flùle ; les Faunes et les Satyres folâtres
sautoient dans un coin. Bacchus y paroissoit
aussi couronné de lierre , appuyé d'une main *
sur son tliyrse , et tenant de l'autre une vigne
ornée de pampre et de plusieurs grappes de
raisin. C'éloit une beauté molle , avec je ne sais
quoi de noble ^, de passionné et de languis-
sant : il étoit tel qu'il parut à la malheureuse
Ariadne, lorsqu'il la trouva seule, abandonnée,
et ^ abîmée dans la douleur, sur un rivage in-
connu .
Enlîn ou voyoit de toutes parts un [leuple
nombreux , des vieillards qui alloient porter
dans les temples les prémices de leurs fruits ;
de jeunes hommes qui revenoient vers leurs
épouses, lassés du travail de la journée : les
femmes alloient au-devant d'eux , menant par
la main leurs petits enfaus qu'elles caressoient.
On voyoit aussi des bergers qui paroissoient
chanter, et quelques-uns dansoient au son du
chalumeau. Tout représentoit la paix, l'abon-
dance , les délices ; tout paroissoit riant et heu-
reux. On voyoit même dans les pâturages les
loups se jouer au milieu des moutons : le lion
et le tigre, ayant quitté leur férocité , étoient
paisiblement avec les tendres agneaux^; un
petit berger les menoit ensemble sous sa hou-
lette ; et cette aimable peinture rappeloit tous
les charmes de l'âge d'or.
Télémaque , s'étant revêtu de ces armes di-
vines ^, au lieu de prendre son baudrier ® or-
dinaire , prit la terrible égide que .Minerve lui
avoit envoyée '', en la confiant à Iris , prompte
messagère des dieux. Iris lui avoit enlevé son
baudrier * sans qu'il s'en aperçût , et lui avoit
donné en la place cette égide redoutable aux
dieux mêmes.
En cet état , il court hors du camp pour en
éviter les flammes : il appelle à lui, d'une voix
forte , tous les chefs de l'armée , et cette voix
Var. — * appuyé sur sou lliyrst-, et loimiit d'une main
«ne vigne. A. — * de noble m. A. aj. n. — ^ cl v). A. aj.
B. — * les loups se jouer avec les moulons : le lion el le
tigre , ayant quitté leur férocité , paissoient avec les trou-
peaux. A. paissoient avec les lemlres agiieauv. n. — » Télé-
maque, ayant pris ces armes divines, a. — '^ et ^ l)ou(lior.
Edit. contre les Mss. — "et qu'Iris la messagère dos dieux
lui avoit laissé,'. Iris, etc. a.
ranime déjà tous les alliés éperdus. Un feu divin
étincelle dans les yeux du jeune guerrier. Il
paroit toujours doux, toujours libre et tran-
quille , toujours appliqué à donner les ordres,
comme pourroit faire un sage vieillard appliqué
à régler sa famille et à instruire ses enfaus. Mais
il est prompt et rapide dans l'exécution : sem-
blable à un fleuve impétueux qui non-seule-
ment roule avec précipitation ses flots écumeux,
mais qui entraîne encore dans sa course les plus
pesans vaisseaux dont il est chargé.
Philoctète, Nestor, les chefs des Manduriens
et des autres nations, sentent dans le fils d'Ulysse
je ne sais quelle autorité à laquelle il faut que
tout cède : l'expérience des vieillards leur man-
que ; le conseil et la sagesse sont ùtés à tous les
commandans ' : la jalousie même , si naturelle
aux hommes, s'éteint dans les cœurs : tous se
taisent ; tous admirent Télémaque ; tous se ran-
gent pour lui obéir, sans y faire de réflexion ,
et comme s'ils y eussent été accoutumés. Il
s'avance, et monte sur une colline, d'où il
observe la disposition des ennemis : puis tout-
à-coup il juge qu'il faut se hâter de les surpren-
dre dans le désordre où ils se sont mis ^ en
brûlant le camp des alliés. 11 fait le tour en di-
ligence , et tous les capitaines les plus expéri-
mentés le suivent. Il attaque les Dauniens par
derrière , dans un temps oîi ils croyoient l'ar-
mée des alliés enveloppée dans les flammes de
l'embrasement. Olfe surprise les trouble; ils
tombent sous la main de Télémaque , comme
les feuilles, dans les derniers jours de l'au-
tomne, tombent des forêts, quand un fier aqui-
lon, ramenant l'hiver, fait gémir les troncs des
vieux arbres et en agite toutes les branches.
La terre est (-ouverte des hommes que Téléma-
que fait tomber '. De son dard il perça le cœur
d'Iphiclès, le plus jeune des enfaus d'Adraste * ;
celui-ci osa se présenter contre lui au combat,
pour sauver la vie de sou père , qui pensa être
surpris par Télémaque. Le fils d'Llysse et Iphi-
clès étoient tous deux beaux, vigoureux, pleins
d'adresse et de courage , de la même taille , de
la même douceur, du même âge ; tous deux
chéris de leurs parens : mais Iphiclès étoit
comme une fleur qui s'épanouit dans un champ,
et qui doit être coupée par le tranchant de la
faux du moissonneur^. Ensuite Télémaque ren-
verse Euphorion, le plus célèbre de tous les
Lydiens venus en Etrurie. Enfin, son glaive
Var. — * les commandans i». A. nj. n — ^ jy désordre
011 ils sont en brûlant le camp. Il fait, etc. a. — * renverse.
E<U'. correct, dit niarq. de Fcn. — * d'Adraste, qui osa. A.
— * de la charrue, a.
(XVII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIIÏ.
513
perce Cléoniènes, nouveau marié, qui avoit
promis à son épouse de lui porter les riches dé-
pouilles des ennemis , et qui ne devoit jamais
la revoir.
Adraste frémit de rage , voyant la mort de
son cher fils , celle de plusieurs capitaines , et
la victoire qui échappe de ses mains. Phalante,
presque abattu à ses pieds, est comme une vic-
time à demi égorgée qui se dérobe au couteau
sacré , et qui s'enfuit loin de l'autel. Il ne fal-
loitplusà Adraste qu'un moment pour achever
la perte du Lacédémonien. Phalante, noyé dans
sonsang etdans celui des soldats qui combattent
avec lui , entend les cris de ïélémaque qui s'a-
vance pour le secourir. En ce moment la vie
lui est rendue; un nuage qui couvroit déjà ses
yeux se dissipe. Les Dauniens , sentant cette
attaque imprévue, abandonnent Phalante pour
aller repousser un plus dangereux ennemi.
Adraste est tel qu'un ligre à qui des bergers as-
semblés arrachent sa proie qu'il étoit prêt à dé-
vorer. Télémaque le cherche dans la mêlée et
veut finir tout-à-coup la guerre, en délivrant
les alliés de leur implacable ennemi.
Mais Jupiter ne vouloit pas donner au fils
d'Ulysse une victoire si prompte et si facile :
Minerve même vouloit iju'il eût à souiîrir des
maux plus longs, pour mieux apprendre à gou-
verner les hommes. L'impie Adraste fut donc
conservé par le père des dieux , afin que Télé-
maque eut le temps d'acquérir plus de gloire et
plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla
dans les airs sauva les Dauniens ; un tonnerre
effroyable déclara la volonté des dieux : on au-
roit cru que les voûtes éternelles du haut 0-
lympe alloient s'écrouler sur les tètes des foibles
mortels ; les éclairs fendoicnt la nue de l'un à
l'autre pôle ; et dans l'instant ' où ils éblouis-
soient les yeux par leurs feux perçans, on re-
lomboit dans les affreuses ténèbres de la nuit.
Une pluie abondante qui tomba dans l'instant
servit encore à séparer les deux armées.
Adraste profita du secours des dieux , sans
être touché de leur pouvoir, et mérita , par
cette ingratitude , d'être réservé à une plus
cruelle vengeance. Il se hâta de faire passer
ses troupes entre le campa demi brûlé et un
marais qui s'étendoit jusqu'à la rivière ; il le
fit avec tant d'industrie et de promptitude,
que cette retraite montra combien il avoit de
ressource et de présence d'esprit. Les alliés,
animés par Télémaque, vouloient le poursui-
Var. — 1 daus le momciil. EiUt. correct, du maru. de
Fén.
FÉNELON. TOME VI.
vre; mais, à la faveur de cet orage, il leur
échappa, comme un oiseau d'une aile légère
échappe aux filets des chasseurs.
Les alliés ne songèrent plus qu'à rentrer dans
leur camp , et qu'à réparer leurs pertes. En
rentrant dans le camp * , ils virent ce que la
guerre a de plus lamentable : les malades et
les blessés , n'ayant pu se traîner hors des
tentes , n'avoient pu se garantir du feu ; ils
paroissoient à demi brûlés , poussant vers le
ciel , d'une voix plainfive et mourante, des cris
douloureux. Le cœur de Télémaque en fut
percé : il ne put s'empêcher de retenir ses lar-
mes; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant
saisi d'horreur et de compassion ; il ne pouvoit
voir sans frémir ces corps encore vivans, et dé-
voués à une longue et cruelle mort; ils parois-
soient semblables à la chair des victimes qu'on
a brûlées sur les autels, et dont l'odeur se ré
pand de tous côtés.
Hélas! s'écrioit Télémaque , voilà donc les
maux que la guerre entraine après elle! Quelle
fureur aveugle pousse les malheureux mortels !
ils ont si peu de jours à vivre sur la terre ! ces
jours sont si misérables ! pourquoi précipiter
une mort déjà si prochaine? pourquoi ajouter
tant de désolations aifreuses à l'amertume dont
les dieux ont rempli cette vie si courte? Les
hommes sont tous frères, et ils s'entre-déchi-
rent : les bêtes farouches sont moins cruelles
qu'eux -. Les lions ne font point la guerre aux
lions , ni les tigres aux tigres , ils n'attaquent
que les animaux d'espèce différente : l'homme
seul, malgré sa raison, fait ce que les animaux
sans raison ne firent jamais. Mais encore, pour-
quoi ces guerres? N'y a-t-il pas assez de terre
dans l'univers pour en donner à tous les hom-
mes plus qu'ils n'en peuvent cultiver? Combien
y a-t-il de terres désertes ! le genre humain ne
sauroit les remplir. Quoi donc! une fausse
gloire^, un vain titre de conquérant qu'un
prince veut acquérir, allume la guerre dans des
pays immenses ! Ainsi un seul homme, donné
au monde par la colère des dieux , '^ sacrifie
brutalement tant d'autres hommes à sa vanité :
il faut que tout périsse , que tout nage dans le
sang , que tout soit dévoré par les flammes, que
ce qui échappe au fer et au feu ne puisse échap-
per à la faim , encore plus cruelle , afin qu'un
seul homme , qui se joue de la nature humaine
Var. — ' En y iPiitranl, les blessés manquant de
force pour se traîner. Edit. correct, du marq. de Fén. —
2 qu'eux vu A. aj. ii. — ' une vaine gloire , un titre de
conquérant. A. — '* en sacrifie brutalement tant d'autres il
sa vanité. Edit. correct, du viarq. de Fén.
83
51 i
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XYII)
entière , trouve dans cette destruction générale
son plaisir et sa gloire ! Quelle gloire mons-
trueuse! Peut-oa trop abhorrer et trop mépriser
des hommes qui ont tellement oublié l'huma-
nité? Non, non : bien loin d'être des demi-
dieux , ce ne sont pas même des hommes ; et
ils doivent être en exécration à tous les siècles
dont ils ont cru être admirés. 0 que les rois
doivent prendre garde aux guerres qu'ils en-
treprennent! Elles doivent être justes : ce n'est
pas assez ; il faut qu'elles soient nécessaires pour
le bien public. Le sang d'un peuple ne doit
être versé que pour sauver ce peuple dans les
besoins extrêmes. Mais les conseils flatteurs ,
les fausses idées de gloire , les vaines jalousies ,
l'injuste avidité qui se couvre de beaux pré-
textes, enfin les engagemens insensibles entraî-
nent presque toujours les rois dans des guerres
où ils se rendent malheureux , où ils hasardent
tout sans nécessité, et où ils font autant de mal
à leurs sujets qu'à leurs ennemis. Ainsi raison-
noit Télémaque.
Mais il ne se contentoit pas de déplorer les
maux de la guerre ; il tàchoit de les adoucir.
On le voyoit aller dans les tentes secourir lui-
même les malades et les mourans ; il leur don-
hoit de l'argent et des remèdes ; il les consoloit
et les encourageoit, par des discours pleins d'a-
mitié : il envoyoit visiter ceux qu'il ne pouvoit
visiter lui-même.
Parmi les Cretois qui étoient avec lui, il y
avoit deux vieillards, dont l'un se nommoit
Traumaplile , et l'autre Nosophuge. Trauma-
phile avoit -été au siège de Troie avec Ido-
ménée, et avoit appris des enfans d'Esculape
l'art divin de guérir les plaies. Il répandoit
dans les blessures les plus profondes et les
plus envenimées une liqueur odoriférante ,
qui consumoit les chaires mortes et corrom-
pues, sans avoir besoin de faire aucune in-
cision, et qui formoit promptement de nou-
velles chairs plus saines et phis belles que les
premières.
Pour Nosophuge, il n' avoit jamais vu les
enfans d'Esculape; mais il avoit eu, par le
moven de Mérione , un livre sacré et mysté-
rieux qu'Esculape avoit donné à ses enfans.
D'ailleurs Nosophuge étoit ami des dieux : il
avoit composé des hymnes en l'honneur des
enfans de Latone; il oCfroit tous les jours le
sacrifice d'une brebis blanche et sans tache à
Apollon, par lequel il étoit souvent inspiré. A
peine avoit-il vu un malade, qu'il connoissoit
à ses yeux , à la couleur de son teint , à la con-
formation de son corps et à sa respiration, la
cause ' de sa maladie. Tantôt il donnoit des
remèdes qui faisoient suer, et il montroit , par
le succès des sueurs , combien la transpiration,
facilitée ou diminuée, déconcerte ou rétablit
toute la machine du corps; tantôt- il donnoit,
pour les maux de langueur, certains breuvages
qui fortifioient' peu à peu les parties nobles,
et qui rajeunissoient les hommes en adoucissant
leur sang. Mais il assuroit * que c'étoit faute
de vertu et de courage, que les hommes avoienl
si souvent besoin de la médecine. C'est une
honte , disoit-il . pour les hommes, qu'ils aient
tant de maladies; car les bonnes mœurs pro-
duisent la santé. Leur intempérance , disoit-il
encore % change en poisons mortels les alimens
destinés à conserver la vie. Les plaisirs, pris
sans modération, abrègent plus les jours des
hommes, que les remèdes ne peuvent les pro-
longer. Les pauvres sont moins souvent malades
faute de nourriture, que les riches ne le devien-
nent pour en prendre trop. Les alimens qui
flattent trop le goût , et qui font manger au-
delà du besoin , empoisonnent au lieu de nour-
rir. Les remèdes sont eux-mêmes de véritables
maux qui usent la nature , et dont il ne faut
se servir que dans les pressans besoins. I e
grand remède, qui est toujours d'un usage utile,
c'est la sobriété, c'est la tempérance dans tous les
plaisirs , t'est la tranquillité de l'esprit , c'est
l'exercice du corps. Par là on fait un sang doux
et tempéré "^ , et on dissipe toutes les humeurs
superflues. Ainsi le sage Nosophuge étoit moins
admirable par ses remèdes , que par le régime
qu'il conseilloit pour prévenir les maux et pour
rendre les remèdes inutiles.
Ces deux hounnes étoient envoyés par Télé-
maque ' visiter tous les malades de l'armée. Ils
en guérirent beaucoup par leurs remèdes; mais
ils en guérirent bien davantage par le soin qu'ils
prirent * pour les faire servir à propos; car ils
s'appliquoient à les tenir proprement , à em-
pêcher le mauvais air par cette propreté , et à
leur faire garder un régime de sobriété exacte
dans leur convalescence. Tous les soldats , tou-
chés des ces secours, rendoient grâces aux dieux
d'avoir envoyé Télémaque dans l'armée des
alliés.
Ce n'est pas un homme, disoient-ils, c'est
sans doute quelque divinité bienfaisante sous
une figure humaine. Du moins , si c'est un
homme , il ressemble moins au reste des hom-
Var. — 1 la sourco. A. — - tanlol m. A. aj. b — ^ qui
rélablissoionl. a. — * Mais il assuroit souvent que. A. —
» eucorc m. a. uj. b. — "^ e! m. A. aj. n. — * pour visiter.
Edit. correct, du marq. de Fi-n. — * qu'ils ou urireiit. A.
(XVII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
515
mes qu'aux dieux; il n'est sur la terre que
pour faire du bien ; il est encore plus aimable
par sa douceur et par sa bonté, que par sa va-
leur. 0 si nous pouvions l'avoir pour roi ! Mais
les dieux le réservent pour quelque peuple plus
heureux qu'ils chérissent, et chez lequel ils veu-
lent renouveler l'âge d'or.
Télémaque, pendant qu'il alloit la nuit vi-
siter les quartiers du camp, par précaution con-
tre les ruses d'Adraste, entendoit ces louanges,
qui n'étoient point suspectes de flatterie ' ,
comme celles que les flatteurs donnent souvent
en face aux princes, supposant qu'ils n'ont ni
modestie, ni délicatesse , et qu'il n'y a qu'à les
louer sans mesure pour s'emparer de leur fa-
veur. Le fils d'Ulysse ne pouvoit goûter que ce
qui étoitvraijil ne pouvoit souffrir d'autres
louanges que celles qu'on lui donnoit en secret
loin de lui , et qu'il avoit véritablement méri-
tées. Son cœur n'étoit pas insensible à celles-là :
il sentoit ce plaisir si doux et si pur que les dieux
ont attaché à la seule vertu, et que les mé-
dians, faute de l'avoir éprouvé , ne peuvent ni
concevoir ni croire ; mais il ne s'abandonnoit
point à ce plaisir : aussitôt revenoient en foule
dans sou esprit toutes les fautes qu'il avoit fai-
tes; il n'oublioit point sa hauteur naturelle , et
son indifférence pour les hommes ; il avoit une
honte secrète d'être né si dur, et de paroître si
humain. Il renvoyoit à la sage Minerve toute
la gloire qu'on lui donnoit, et qu'il ne croyoit
pas mériter.
C'est vous, disoit-il , ô grande déesse , qui
m'avez donné Mentor pour m'instruire et pour
corriger mon mauvais naturel; c'est vous qui
me donnez la sagesse de profiter de mes fautes
pour me défier de moi-même ; c'est vous qui re-
tenez mes passions impétueuses; c'est vous qui
me faites sentir le plaisir de soulager les mal-
heureux : sans vous je serois haï et digne de
l'être; sans vous je ferois des fautes irrépara-
bles; je serois comme un enfant qui , ne sen-
tant pas sa foiblesse , quitte sa mère et tombe
dès le premier pas.
Nestor et Philoctète étoient étonnés de voir
Télémaque devenu si doux , si attentif à obliger
les hommes , si officieux , si secourahle , si in-
génieux pour faire prévenir tous les besoins :
ils ne savoienf que croire ; ils ne reconnoissoient
plusea lui le même homme. Ce qui les surprit
davantage fut le soin qu'il prit des funérailles
d'Hippias ; il alla lui-même retirer son corps
Var. — • suspectes (le lliilterin. Comme il n'en vouloil
point d'autres, sou cœur étoit ému de celles-là : il sentoit,
etc. A.
sanglant et défiguré, de l'endroit oi!i il étoit ca-
ché sous un monceau de corps morts ; il versa
sur lui des larmes pieuses ; il dit : 0 grande
ombre , tu le sais maintenant combien j'ai es-
timé ta valeur ! il est vrai que ta fierté m'avoit
irrité: mais tes défauts venoienl d'une jeunesse
ardente; je sais combien cet âge a besoin qu'on
lui pardonne. Nous eussions dans la suite été
sincèrement unis; j'avois tort démon côté. 0
dieux, pourquoi me le ravir avant que j'aie pu
le forcer de m'aimer ?
Ensuite Télémaque fit laver le corps dans des
liqueurs odoriférantes ; puis on prépara par son
ordre un biicher. Les grands pins, gémissant
sous les coups de haches , tombent en roulant
du haut des montagnes. Les chênes, ces vieux
enfans de la terre , qui sembloient menacer le
ciel ; les hauts peupliers ; les ormeaux, dont les
têtes sont si vertes et si ornées d'un épais feuil-
lage; les hêtres, qui sont l'honneur des forêts,
viennent tomber sur le bord du fleuve Galèse.
Là s'élève avec ordre un bûcher qui ressemble
à un bâtiment régulier; la flamme commence à
paroître, un tourbillon de fumée monte jusqu'au
ciel.
Les Lacédémoniens s'avancent d'un pas lent
et lugubre, tenant leurs piques renversées et
leurs yeux baissés; la douleur amère est peinte
sur ces visages si farouches , et les larmes cou-
lent abondamment. Puis on voyoit venir Phé-
récide , vieillard moins abattu par le nombre
des années , que par la douleur de survivre à
Hippias, qu'il avoit élevé depuis son enfance. Il
levoit vers le ciel ses mains, et ses yeux noyés
de larmes. Depuis la mort d'Hippias, il refusoit
toute nourriture; le doux sommeil n'avoit pu
appesantir ses paupières , ni suspendre un mo-
ment sa cuisante peine: il marchoit d'un pas
tremblant , suivant la foule, et ne sachant où il
alloit. Nulle parole ne sortoit de sa bouche, car
son cœur étoit trop serré; c'étoit un silence de
désespoir et d'abattement; mais, quand il vit
le bûcher allumé, il parut tout-à-coup furieux,
et il s'écria : 0 Hippias , Hippias, je ne te ver-
rai plus! Hippias n'est plus , et je vis encore !
0 mon clicr Hippias , c'est moi ' qui t'ai donné
la mort ; c'est moi qui t'ai appris à la mépriser !
Je croyois que tes mains fermeroient mes yeux,
et que tu recueillerois mon dernier soupir. 0
Var. — 1 c'est moi cruel, moi impitoyable, qui t'ai ap-
pris à mépriser la mort, b, c. Edit. Le copiste b avoit écrit :
O mon cher Hippias ! c'est moi qui l'ai apjiris à la mcpriser.
L'auteur ne voyant pas de sens complet , chercha à rétablir le
passage, et suppléa les mots cruel, nmi iiiipilmiahli' , etc.
<lu'on y lit maintenant. Nous revenons a sa première leçon,
(],ui l'emporte par le ualuiel.
516
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIII.
(XVII)
dieux cruels , vous prolongez ma vie pour me
faire voir la mort d'Hippias! 0 cher enfant que
j'ai nourri , et qui m'a coûté tant de soins, je
ne te verrai j)lus; mais je verrai ta mère, qui
mourra de tristesse en me reprochant ta mort j
je verrai ta jeune épouse frappant sa poitrine ,
arrachant ses cheveux ; et j'en serai cause ! 0
chère ombre , appelle -moi sur les rives du
Styx ; la lumière m'est odieuse : c'est toi seul ,
mon cher Hippias , que je veux revoir. Hip-
pias ! Hippias ! ô mon cher Hippias ! je ne vis
encore que pour rendre à tes cendres le dernier
devoir.
Cependant on voyoit le corps du jeune Hip-
pias étendu, qu'on portoit dans un cercueil
orné de pourpre ;, d'or et d'argent. La mort,
qui avoit éteint ses yeux, n'avoit pu effacer
toute sa beauté, et les grâces étoient encore à
demi peintes ' sur son visage pâle. On voyoit
flotter autour de son cou , plus blanc que la
neige, mais penché sur l'épaule, ses longs che-
veux noirs, plus beaux que ceux d'Atys ou de
Ganymède, qui alloient être réduits en cen-
dres. On remarquoit dans le côté la blessure
profonde, par où tout son sang s'éloit écoulé, et
qui l'avoit fait descendre dans le royaume som-
bre de Pluton.
Télémaque , triste et abattu , suivoit de près
le corps , et lui jetoit des fleurs. Quand on fut
arrivé au bûcher, le jeune fils d'Ulysse ne put
voir la flamme pénétrer les étoiles qui envelop-
poicnt le corps , sans répandre de nouvelles
larmes. Adieu, dit-il, ô magnanime Hippias!
car je n'ose te nommer mon ami ; apaise-toi ,
ô ombre qui as mérité tant de gloire ! Si je ne
t'aimois , j'envierois ton bonheur; tu es délivré
des misères où nous sommes encore, et tu en
es sorti par le chemin le plus glorieux. Hélas!
que je serois heureux de tinir de même ! Que le
Styx n'arrête point ton ombre ; que les Champs-
Elysées lui soient ouverts; que la renommée
conserve ton nom dans tous les siècles , et que
tes cendres reposent en paix !
A peine eut-il dit ces paroles entremêlées de
soupirs , que toute l'armée poussa un cri : on
s'attendrissoit sur Hippias , dont on racontoit
les grandes actions ; et la douleur de sa mort
rappelant toutes ses bonnes qualités, faisoit ou-
Idier les défauts qu'une jeunesse impétueuse
et une mauvaise éducation lui avoicnt donnés.
Mais on étoit encore plus touché des sentimens
tendres de Télémaque. Est-ce donc là , disoit-
on , ce jeune Grec si fier, si hautain , si dé-
Var. — 1 a demi peintes m, A. ({/> B.
daigneux, si intraitable ? Le voilà devenu doux,
humain , tendre. Sans doute Minerve , qui a
tant aimé son père, l'aime aussi; sans doute
elle lui a fait le plus précieux don que les dieux
puissent faire aux hommes, en lui donnant,
avec sa sagesse , un cœur sensible à l'amitié.
Le corps étoit déjà consumé parles flammes.
Télémaque lui-même arrosa de liqueurs par-
fumées les cendres encore fumantes ; puis il
les mit dans une urne d'or qu'il couronna de
fleurs, et il porta cette urne à Phalante. Celui-
ci étoit étendu , percé de diverses blessures; et,
dans son extrême foiblesse, il entrevoyoit * près
de lui les portes sombres des enfers.
Déjà Traumaphile et Nosophuge , envoyés
par le fils d'Ulysse, lui avcient donné tous les
secours de leur art : ils rappeloient peu à peu
son ame prête à s'envoler ; de nouveaux esprits
le ranimoient insensiblement *, une force douce
et pénétrante , un baume de vie s'insinuoit de
veine en veine jusqu'au fond de son cœur, une
chaleur agréable * le déroboit aux mains glacées
de la mort. En ce moment, la défaillance ces-
sant , la douleur succéda; il commença à sentir
la perte de son frère, qu'il n'avoit point été jus-
qu'alors en état de sentir. Hélas! disoit-il, pour-
quoi prend-on de si grands soins de me faire
vivre? ne me vaudroit-il pas mieux mourir, et
suivre mon cher Hippias? Je l'ai vu périr tout
auprès de moi! 0 Hippias, la douceur de ma
vie, mon frère, tu n'es plus ! je ne pourrai
donc plus ni te voir, ni t'entendre, ni t'embras-
ser, ni te dire mes peines , ni te consoler dans
les tiennes! 0 dieux ennemis des hommes! il
n'y a plus d'Hippias pour moi ! est-il possible ?
Mais n'est-ce point un songe? Non, il n'est que
trop vrai. 0 Hippias, je t'ai perdu : je t'ai vu
mourir : et il faut que je vive encore autant
qu'il sera nécessaire pour te venger: je veux
immoler à tes mânes le cruel Adraste teint de
ton sang.
Pendant que Phalante parloit ainsi , les deux
hommes divins tâchoient d'apaiser sa douleur,
de peur qu'elle n'augmentât ses maux, et n'em-
pêchât l'elfet des remèdes. Tout-à-coup il aper-
çoit Télémaque qui se présente à lui. D'abord
son cœur fut combattu par deux passions con-
traires. Il conservoit un ressentiment de tout ce
qui s'étoit passé entre Télémaque et Hippias ; la
douleur de la perte d'Hippias rendoit ce ressen-
timent encore plus vif : d'un autre côté *, il ne
Var. — 1 il enlrcvoyoii déjà les portes. A. — ^ de iioii-
vc.iux esprits naissoieut insensiblement dans son cœur. A. —
3 une chaleur agn^nble ranimoit ses membres. A. — * mais
il ne pouvoit ignorer, a.
(XVII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
517
pouvoit ignorer qu'il dovoit la conservation de
sa vie àTéléniaque , qui l'avoil tiré sanglant et
à demi mort des mains d'Adraste. Mais , quand
il vit l'urne d'or où étoient renfermées les cen-
dres si chères de son frère Hippias , il versa un
torrent de larmes ; il embrassa d'abord ' Télé-
maque sans pouvoir lui parler, et lui dit entîn
d'une voix languissante et - entrecoupée de san-
glots :
Digne tils d'Ulysse, votre vertu me force à
vous aimer ; je vous dois ce reste de vie qui va
s'éteindre : mais je vous dois quelque chose qui
m'est bien plus cher. Sans vous, le corps de mon
frère auroit été la proie des vautours; sans vous,
son ombre , privée de la sépulture , seroit mal-
heureusement errante ^ sur les rives du Styx ,
et toujours repoussée par l'impitoyable Charon.
Faut-il que je doive tant à un homme que j'ai
tant haï ! 0 dieux , récompensez-le , et délivrez-
moi d'une vie si malheureuse! Pour vous, * ô
Télémaque, rendez-moi les derniers devoirs que
vous avez rendus à mon frère , afin que rien ne
manque à votre gloire.
A ces paroles , Phalante demeura épuisé et
abattu d'un excès de douleur. Télémaque se
tint auprès de lui sans oser lui parler, et atten-
dant qu'il reprît ses forces. Bientôt Phalante ,
revenant de cette défaillance , prit l'urne des
mains de Télémaque , la baisa plusieurs fois ,
l'arrosa de ses larmes, et dit ; 0 chères, ô pré-
cieuses cendres , quand est-ce que les miennes
seront renfermées avec vous dans cette même
urne? 0 ombre d'Hippias , je te suis dans les
enfers : Télémaque nous vengera tous deux.
Cependant le mal de Phalante diminua de
jour en jour par les soins des deux hommes qui
avoient la science d'Esculape. Télémaque étoit
sans cesse avec eux auprès du malade , pour les
rendre plus attentifs à avancer sa guérison ; et
toute l'armée admiroit bien plus la bonté de
cœur avec laquelle il secouroit son plus grand
ennemi , que la valeur et la sagesse qu'il avoit
montrées, en sauvant, dans la bataille, l'ar-
mée des alliés.
En même temps , Télémaque se monlroit
infatigable dans les plus rudes travaux de la
guerre : il dormoit peu , et son sommeil étoit
souvent interrompu , on par les avis qu'il rece-
voit à toutes les heures de la nuit comme du
jour, on par la visite de tous les quartiers du
camp, qu'il ne faisoit jamais deux fois de suite
aux mêmes heures, pour mieux surprendre
Var. — 1 J'iiboid 7)7. A. (/./. r.. — ^ e( m. a. aj. r.. —
9 tTi-eroit niallieurcuseiiU'iil. A. b. — ' El vous, TOlc-
niaquc. a.
ceux qui n'étoient pas assez vigilans. Il revenoit
souvent dans sa tente couvert de sueur et de
poussière : sa nourriture étoit simple ; il vivoit
comme les soldats , pour leur donner l'exemple
de la sobriété et de la patieffce. L'armée ayant
peu ^ de vivres dans ce campement, il jugea
nécessaire d'arrêter les murmures des soldats,
en soutfrant lui-même volontairement les mê-
mes incommodités qu'eux. Son corps , loin de
s'affoiblir dans une vie si pénible , se fortifioit
et s'endurcissoit chaque jour : il commençoit à
n'avoir plus ces grâces si tendres qui sont
comme la fleur de la première jeunesse ; son
teint devenoit plus brun et moins délicat , ses
membres moins mous et plus nerveux.
LIVRE XIV \
Télémaque , persuadé par divers songes que son père Ulysse
n'est plus sur la terre, exécute le dessein, qu'il avoit
conçu depuis longtemps , de l'aller chercher dans les
enfers. Il se dérobe du camp, pendant la nuit , et se rend
à la fameuse caverne d'Achérontia. Il s'y enfonce coura-
geusement , et arrive bientôt au bord du Styx , où Charon
le reçoit dans sa barque. Il va se présenter devant Pluton,
qui lui permet de chercher son père dans les enfers. II
traverse d'abord le ïartare , où il voit les tourmens que
souffrent les ingrats , les parjures, les impies, les hypo-
crites , et surtout les mauvais rois. Il entre ensuite dans
les Champs-Elysées, où il contemple avec délices la féli-
cité dont jouissent les hommes justes , et surtout les bons
rois, qui, pendant leur vie, ont sagement gouverné les
hommes. Il est reconnu par Arcésius, son bisaïeul, qui
rassure qu'Ulysse est vivant, et qu'il reprendra bientôt
l'autorité dans Ithaque , où son fils doit régner après lui.
Arcésius donne à Télémaque les plus sages instructions
sur l'art de régner. Il lui fait lemarquer combien la ré-
compense des bons rois , qui ont principalement excellé
par la justice et par la vertu , surpasse la gloire de ceux
qui ont excellé par la valeur. Après cet entretien, Télé-
maque sort du ténébreux empire de Pluton , et retourne
promptement au camp des alliés.
Cependant Adraste , dont les troupes avoient
été considérablement affoiblies dans le combat,
s'étoit retiré derrière la montagne d'Aulon ,
pour attendre divers secours , et pour tâcher de
surprendre encore une fois ses ennemis : sem-
blable à un lion affamé , qui , ayant été re-
poussé d'une bergerie , s'en retourne dans les
sombres forêts, et rentre dans sa caverne , où
il aiguise ses dents et ses griffes, attendant le
moment favorable pour égorger tous les trou-
peaux.
Var. — ' iiruiquaut de vivres, cf. du op. — 2 Liyp,£ xvui.
518
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
(XVIII)
Télémaque , ayant pris soin de mettre une
exacte discipline dans tout le camp , ne songea
plus qu'à exécuter un dessein qu'il avoit conçu,
et qu'il cacha à tous les chefs de l'armée. 11 y
avoit déjà long-temps qu'il éloit agité , pendant
toutes les nuits , par des songes qui lui repré-
sentoient son père Ulysse. Cette chère image *
revenoit toujours sur la fin de la nuit, avant
que l'aurore vînt chasser du ciel, par ses feux
naissans, les inconstantes étoiles , et de dessus
la terre , le doux sommeil , suivi des songes
voltigeans. Tantôt il crôyoit voir Ulysse nu ,
dans une île fortunée , sur la rive d'un fleuve,
dans une prairie ornée de fleurs , et environné
de nymphes qui lui jetoient des hahils pour se
couvrir; tantôt il croyoit l'entendre parler dans
un palais tout éclatant d'or et d'ivoire , où des
hommes couronnés de fleurs l'écoutoient avec
plaisir et admiration. Souvent Ulysse lui appa-
roissoit tout-à-coup dans des festins, où la joie
éclatoit parmi les délices, et où l'on entendoit
les tendres accords d'une voix avec une lyre plus
douce que la lyre d'Apollon et que les voix de
toutes les Muses.
Télémaque, en s'éveillaut, s'attristoit de ces
songes si agréables. 0 mon père , ô mon cher
père Ulysse, s'écrioit-il, les songes les plus af-
freux me seroient plus doux ! Ces images de
félicité me font comprendre que vous êtes déjà
descendu dans le séjour des âmes bienheu-
reuses que les dieux récompensent de leur
vertu par une éternelle tranquillité. Je crois
voir les Champs-Elysées. 0 qu'il est cruel de
n'espérer plus ! Quoi donc ! ô mon cher père ,
je ne vous verrai jamais ! jamais je n'embras-
serai celui qui m'aimoittant , et que je cherche
avec tant de peine! jamais je n'entendrai par-
ler cette bouche d'où sortoit la sagesse ! jamais
je ne baiserai ces mains, ces chères mains, ces
mains victorieuses qui ont abattu tant d'enne-
mis ! elles ne puniront point les insensés amans
de Pénélope, et Ithaque ne se relèvera jamais
de sa ruine ! 0 dieux ennemis de mon père !
vous m'envoyez ces songes funestes pour arra-
cher toute espérance de mon cœur; c'est m'ar-
racher la vie. JNon, je ne puis plus vivre dans
cette incertitude. Que dis-je? hélas! je ne suis
que trop certain que mon père n'est plus. Je
vais chercher son ombre jusque dans les enfers.
Thésée y est bien descendu ; Thésée, cet impie
qui vouloit outrager les divinités infernales; et
moi, j'y vais conduit par la piété. Hercule y
descendit . je ne suis pas Hercule ; mais il est
Var. — ' CoKc image d'Ulysse. A.
beau d'oser l'imiter. Orphée a bien louché, par
le récit de ses malheurs, le cœur de ce dieu
qu'on dépeint ^ comme inexorable : il obtint de
lui qu'Eurydice retournât ^ parmi les vivans. Je
suis plus digne de compassion qu'Orphée ; car
ma perte est plus grande. Qui pourroit compa-
rer une jeune fille, semblable à cent autres',
avec le sage Ulysse, admiré de toute la Grèce;
Allons; mourons , s'il le faut. Pourquoi crain-
dre la mort quand on soulfre tant dans la vie !
0 Pluton , ô Proserpine, j'éprouverai bientôt
si vous êtes aussi impitoyables qu'on le dit ! O
mon père ! après avoir parcouru en vain les ter-
res et les mers pour vous trouver, je vais enfin ^
voir si vous n'êtes point dans la sombre de-
meure des morts. Si les dieux me refusent de
vous posséder sur la terre et à la lumière du
soleil, peut-être ne me refuseront-Us pas de
voir au moins votre ombre dans le royaume de
la nuit.
En disant ces paroles , Télémaque arrosoit
son lit de ses larmes : aussitôt il se levoit, et
cherchoit, par la lumière , à soulager la dou-
leur cuisante que ces songes lui avoient causée;
mais c'étoit une flèche qui avoit percé son cœur,
et qu'il portoit partout avec lui. Dans cette
peine , il entreprit de descendre aux enfers par
un lieu célèbre , qui n'étoit pas éloigné du
camp. On l'appeloit Achérontia, à cause qu'il
y avoit en ce lieu ime caverne affreuse, de la-
quelle '" on descendoit sur les rives de l'Acbé-
ron , par lequel les dieux mêmes craignent de
jurer. La ville étoit sur un rocher, posée comme
un nid sur le haut d'un arbre : au pied de ce
rocher on trouvoil la caverne , de laquelle les
timides mortels n'osoienl approcher; les ber-
gers avoient soin d'en détourner leurs trou-
peaux. La vapeur souffrée du marais Stygien ,
qui s'exhaloit sans cesse par cette ouverture ,
empestoit l'air. Tout autour il ne croissoit ni
herbe ni fleurs; on n'y scntoit jamais les doux
zéphirs , ni les grâces naissantes du printemps,
ni les riches dons de l'automne : la terre aride
^' languissoit; on y voyoit seulement quelques
arbustes dépouillés et quelques cyprès funestes.
Au loin même, tout à l'entour, Cérès refusoit
aux laboureurs ses moissons dorées ; Bacchus
sembloit en vain y promettre ses doux fruits ;
les grappes de raisin se desséchoient au lieu de
mûrir. Les Naïades tristes ne faisoient point
couler une onde pure ; leurs flots étoient tou-
Vaii. — 1 (lu'on (lit .pii csl inexorable. A. — - relour-
neroii — 3 à tant d'autres. Edi[. contre les Mss. —
* je vais voir. A. — ^ par ou l'on descendoit. A.
(XVIII)
TELEMAQUE. LIVRE XIV.
519
jours amers el troublés. Les oiseaux ' ne clian-
toient jamais dans cette terre hérissée de ronces
et d'épines , et n'y trouvoienl aucun bocage
pour se retirer : ils alloient chanter leurs amours
sous un ciel plus doux. Là, on n'entendoit que
le croassement des corbeaux et la voix lugubre
des hiboux : l'herbe même y étoit amère, et les
troupeaux qui la paissoient ne sentoient point
la douce joie qui les fait bondir. Le taureau
fuyoit la génisse ; et le berger, tout abattu , ou-
blioit sa musette et sa flûte.
De cette caverne sortoit, de temps en temps,
une fumée noire et épaisse, qui faisoit une es-
pèce de nuit au milieu du jour. Les peuples
voisins redoubloient alors leurs sacrifices pour
apaiser les divinités infernales; mais souvent
les hommes, à la fleur de leur âge et dès leur
plus tendre jeunesse , étoient les seules victimes
que ces divinités cruelles prenoient plaisir à im-
moler par une funeste contagion.
C'est là que Télémaque résolut de chercher
le chemin de la sombre - demeure de Plu ton.
Minerve, qui veiiloit sans cesse sur lui, et qui
le couvroit de son égide, lui avoit rendu Pluton
favorable. Jupiter même , à la prière de Mi-
nerve , avoit ordonné à Mercure, qui descend
chaque jour aux enfers pour livrer à Charon un
certain nombre de morts , de dire au roi des
ombres qu'il laissât entrer le fils d'Ulysst- dans
son empire.
Télémaque se dérobe du camp pendant la
nuit ; il marche à la clarté de la lune, el il in-
voque cette puissante divinité , qui étant dans
le ciel le brillant astre de la nuit , et sur la
terre la chaste Diane, est aux enfers la redou-
table Hécate. Cette divinité écouta favoral)le-
raent ses vœux , parce que son cœur étoit pur,
et qu'il étoit conduit par l'amour pieux qu'un
fils doit à son père. A peine fut-il auprès de
l'entrée de la caverne, qu'il entendit l'empire
souterrain mugir. La terre trenjbloit sous ses
pas; le ciel s'arma d'éclairs et de feux qui sem-
bloient tomber sur la terre. Le jeune lils d'U-
lysse sentit son cœur ému , et tout son corps
étoit couvert d'une sueur glacée; mais son cou-
rage se soutint ; il leva les yeux et les mains au
ciel. Grands dieux, s'écria-t-il , j'accepte ces
présages que je crois heureux; achevez votre
ouvrage! Il dit, et, redoublant ses pas, il se
présente hardiment.
Aussitôt la fumée épaisse qui rendoit l'en-
trée de la caverne funeste à tous les animaux ,
^AR. — ' Nul iiisLMU ne clKinluit dans celle Icne hérissée
(le roMies et d'épines , el ne Irouvoil de bocages , elc. a. —
^ sombre m. A. oj. u.
dès qu'ils ' en approchoient, se dissi])a; l'odeur
empoisonnée cessa pour un peu de temps.
Télémaque entre seul ; car quel autre mortel
eiÀt osé le suivre ! Deux Cretois, qui l'avoient
accompagné jusqu'à une certaine distance de
la caverne, et auxquels il avoit conlié son des-
sein , demeurèrent tremblans et à demi morts
assez loin de là , dans un temple , faisant des
vœux , et n'espérant plus de revoir Télémaque.
Cependant le fils d'Ulysse, l'épce à la main,
s'enfonce dans les ténèbres horribles. Bientôt il
aperçoit une foi'hle et sombre lueur, telle qu'on
la voit pendant la nuit sur la terre : il remarque
les ombres légères qui voltigent autour de lui;
et il les écarte avec son épée ; ensuite ' il voit
les tristes bords du fleuve marécageux dont les
eaux bourbeuses et dormantes ne font que tour-
noyer. Il découvre sur ce rivage une foule in-
nombrable de morts privés de la sépulture, qui
se présentent en vain à l'impitoyable Charon.
Ce dieu, dont la vieillesse éternelle est toujours
triste et chagrine % mais pleine de vigueur, les
menace , les repousse , et admet d'abord dans
la barque le jeune Grec. En entrant, Télémaque
entend les gémissemens d'une ombre qui ne
pouvoit se consoler.
Quel est donc, lui dit-il, votre malheur? qui
étioz-vous sur la terre? J'étois , lui répondit
cette ombre, Nabopharsan, roi de la superbe
Babylone. Tous les peuples de l'Orient trem-
bloient au seul bruit de mon nom ; je me faisois
adorer par les Babyloniens , dans un temple de
marbre , où j'étois représenté par une statue
d'or, devant laquelle on bri^iloit nuit et jour les
plus précieux parfums de l'Ethiopie. Jamais
personne n'osa me contredire sans être aussitôt
puni : on inventoit chaque jour de nouveaux
plaisirs pour me rendre la vie plus délicieuse.
J'étois encore jeune et robuste; hchis! que de
prospérités ne me restoit-il pas encore à goûter
sur le trône? Mais une femme que j'aimois, et
qui ne m'aimoit pas, m'a bien fait sentir que je
n'étois pas dieu ; elle m'a empoisonné : je ne
suis plus rien. On mil hier, avec pompe , mes
cendres dans une urne d'or ; on pleura; on s'ar-
racha les cheveux ; on fit semblant de vouloir
se jeter dans les flammes de mon bûcher, pour
mourir avec moi; on va encore gémir au pied
du superbe tombeau où l'on a mis mes cendres :
mais personne ne me regrette ; ma mémoire
est en horreur même dans ma famille; et ici
bas , je souffre déjà d'horribles trailemens *.
V.\I!. — ' qui en approchoienl. A. — - liii'nlùl. a.
el ciic'oriiie, les menace. A. — * injures. A.
520
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
(XVIII)
Télémaque , touché de ce spectacle , lui dit :
Etiez-vous véritablemeut heureux pendant votre
règne ? sentiez-vous cette douce paix sans la-
quelle le cœur demeure toujours serré et flétri
au milieu des délices ? Non , répondit le Baby-
lonien ; je ne sais même ce que vous voulez
dire. Les sages vantent cette paix comme l'u-
nique bien : pour moi, je ne l'ai jamais sentie ;
mon cœur étoit sans cesse agité de désirs nou-
veaux , de crainte et d'espérance. Je tàchois de
m'étourdir moi-même par l'ébranlement de mes
passions ; j'avois soin d'entretenir cette ivresse
pour la rendre continuelle . le moindre inter-
valle de raison tranquille m'eût été trop amer.
Voilà la paix dont j'ai joui ; toute autre me
paroît une fable et un songe : voilà les biens
que je regrette.
En parlant ainsi , le Babylonien pleuroit
comme un homme lâche qui a été amolli par les
prospérités, et qui n'est point accoutumé à sup-
porter constamment un malheur. Il avoit au-
près de lui quelques esclaves qu'on avoit fait
mourir pour honorer ses funérailles : Mercure
les avoit livrés à Charon avec leur roi , et leur
avoit donné une puissance absolue sur ce roi
qu'ils avoient servi sur la terre. Ces ombres
d'esclaves ne craignoient plus l'ombre de Na-
bopharsan ; elles la tenoient enchaînée , et lui
faisoient les plus cruelles indignités. L'un lui
disoit : N'étions-nous pas hommes aussi bien
que toi? comment étois-tu assez insensé pour
te croire un dieu ? et ne falloit-il pas te sou-
venir que tu étois de la race des autres hommes?
Un autre, pour lui insulter, disoit : Tu avois
raison de ne vouloir pas qu'on te prît pour un
homme ; car tu étois un monstre sans huma-
nité. Un autre lui disoit : Hé bien ! oii sont
maintenant tes flatteurs? Tu n'as plus rien à
donner, malheureux ! tu ne peux plus faire
aucun mal; te voilà devenu esclave de tes
esclaves mêmes : les dieux ont été * lents à taire
justice; mais enfin ils la font.
A ces dures paroles , Nabopharsan se jetoit
le visage contre terre , arrachant ses cheveux
dans un excès de rage et de désespoir. Mais
Charon disoit eux esclaves : Tirez-le par sa
chaîne ; relevez-le malgré lui : il n'aura pas
même la consolation de cacher sa honte ; il faut
que toutes les ombres du Styx en soient té-
moins, pour justifier les dieux, qui ont souffert
si long-temps que cet impie régnât sur la terre.
Ce n'est encore là , ô Babylonien , que le com-
mencement de tes douleurs ; prépare-toi à être
Var. — 1 soul Icnis. Edit. coutre les Mss.
jugé par l'inflexible Minos , juge des enfers.
Pendant ce discours du terrible Charon , la
barque touchoit déjà le rivage de l'empire de
Pluton : toutes les ombres accouroient pour
considérer cet homme vivant qui paroissoit au
milieu de ces morts dans la barque : mais , dans
le moment où Télémaque mit pied à terre, elles
s'enfuirent , semblables aux ombres de la nuit
que la moindre clarté du jour dissipe. Charon ,
montrant au jeune Grec un front moins ridé et
des yeux moins farouches qu'à l'ordinaire, lui
dit : Mortel chéri des dieux, puisqu'il t'est
donné d'entrer dans ce royaume de la nuit, in-
accessible aux autres vivans , hâte-toi d'aller
où les destins t'appellent ; va , par ce chemin
sombre , au palais de Pluton, que tu trouveras
sur son trône ; il te permettra d'entrer dans
les lieux dont il m'est défendu ' de te découvrir
le secret.
Aussitôt Télémaque s'avance à grands pas :
il voit de tous côtés voltiger des ombres, plus
nombreuses que les grains de sable qui cou-
vrent les rivages de la mer; et, dans l'agitation
de cette mullitude infinie , il est saisi d'une
horreur divine , observant le profond silence
de ces vastes lieux. Ses cheveux se dressent sur
sa têle quand il aborde le noir séjour de l'im-
pitoyable Pluton ; il sent ses genoux chance-
lans ; la voix lui manque ; et c'est avec peine
qu'il peut prononcer au dieu ces paroles : Vous
voyez , ô terrible divinité , le fils du malheu-
reux Ulysse; je viens vous demander si mon
père est descendu dans votre empire , ou s'il
est encore errant sur la terre.
Pluton étoit sur un trône d'ébène : son visage
étoit pâle et sévère ; ses yeux, creux et étince-
lans ; son front % ridé et menaçant : la vue
d'un homme vivant lui étoit odieuse, comme
la lumière oflénse les yeux des animaux qui
ont accoutumé de ne sortir de leurs retraites
que pendant ^ la nuit. A son côté paroissoit
Proserpine , qui attiroit seule ses regards, et
qui sembloit un peu adoucir son cœur : elle
jouissoit d'une beauté toujours nouvelle ; mais
elle paroissoit avoir joint à ces grâces divines
je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux.
Aux pieds du trône étoit la Mort , pâle et
dévorante , avec sa faux tranchante qu'elle
aiguisoit sans cesse. Autour d'elle voloient les
noirs soucis, les cruelles défiances; les ven-
geances, toutes dégouttantes de sang, et cou-
Var. — 1 dont il ne m'est pas permis. A. — - son visage.
A. B. son fionl. c. mais de la main du marq. de Fcn. : les
éditeurs depuis 1717 oui adopté celte correction , qui paroit
nécessaire. — 3 ponilaut m. A. aj. b.
(XYIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
521
vertes de plaies ; les haines injustes ; l'avarice ,
qui se ronge elle-même; le désespoir, qui se
déchire de ses propres mains; l'ambition for-
cenée, qui renverse tout ; la trahison, qui veut
se repaître de sang , et qui ne peut jouir des
maux qu'elle a faits; l'envie, qui verse son
venin mortel autour d'elle , et qui se tourne en
rage, dans l'impuissance où elle est de nuire ;
l'impiété , qui se creuse elle-même un abîme
sans fond, où elle se précipite sans espérance ;
les spectres hideux; les fantômes, qui repré-
sentent les morts pour épouvanter les vivans :
les songes atfreux ; les insomnies, aussi cruelles
que les tristes songes. Toutes ces images fu-
nestes environnoient le lier Pluton, et rempîis-
soient le palais où il habite. Il répondit à Télé-
maque d'une voix basse qui fit gémir le fond
de l'Érèbe :
Jeune mortel , les destinées font fait violer
cet asile sacré des ombres; suis ta haute desti-
née : je ne te dirai point où est ton père; il
suffit que tu sois libre de le chercher. Puisqu'il
a été roi sur la terre, tu n'as qu'à parcourir,
d'un côté, l'endroit du noir Tartare où les
mauvais rois sont punis ; de l'autre, les Champs-
Elysées, où les bous rois sont récompensés. Mais
tu ne peux aller d'ici dans les Champs-Elysées,
qu'après avoir passé par le Tartare ; hâte-toi
d'y aller, et de sortir de mon empire.
A l'instant Télémaque semble voler dans ces
espaces vides et immenses: tant il lui tarde de
savoir s'il verra son père, et de s'éloigner de
la présence horrible du tyran qui tient en
crainte les vivans et les morts. Il aperçoit bien-
tôt assez près de lui le noir Tartare : il en *
sorloit une fumée noire et épaisse, dont l'odeur
empestée donneroit la mort , si elle se répan-
doit dans la demeure des vivans. Cette fumée
couvroit un fleuve de feu, et des tourbillons ^
de flamme, dont le bruit, semblable à celui
des torrcns les plus impétueux quand ils s'é-
lancent des plus hauts rochers dans le fond des
abîmes, faisoit qu'on ne pouvoit rien entendre
distinctement dans ces tristes lieux.
Télémaque, secrètement animé par Minerve,
entre sans crainte dans ce gouffre. D'abord il
aperçut un grand nombre d'hommes qui avoient
vécu dans les plus basses conditions, et qui
éloient punis pour avoir cherché les richesses
par des fiaudes, des trahisons et des cruautés.
Il y remarqua beaucoup d'impies hypocrites,
qui , faisant semblant d'aimer la religion, s'en
étoient servis comme d'un beau prétexte pour
Var. — 1 d'où il sorloit. A. — - lorrens. a.
contenter leur ambition , et pour se jouer dcs
hommes crédules : ces hommes . qui avoient
abusé de la vertu même , quoiqu'elle soit ' le
plus grand don des dieux , étoient punis comme
les plus scélérats de tous les hommes. Les en-
fans qui avoient égorgé leurs pères et leurs
mères, les épouses qui avoient trempé leurs
mains dans le sang de leurs époux , les traîtres
qui avoient livré leurs patries après avoir violé
tous les sermens , souflroient des peines moins
cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des
enfers l'avoient ainsi voulu ; et voici leur raison :
c'est que les hypocrites ne se contentent pas
d'être méchans comme le reste des impies; ils
veulent encore passer pour bons , et font , par
leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus
se fier à la véritable. Les dieux , dont ils se sont
joués , et qu'ils ont rendus méprisables aux
hommes, prennent plaisir à employer toute leur
puissance pour se venger de leurs insultes *.
Auprès de ceux-ci paroissoient d'autres hom-
mes que le vulgaire ne croit guère coupables ,
et que la vengeance divine poursuit impitoya-
blement : ce sont les ingrats, les menteurs, les
flatteurs qui ont loué le vice ; les critiques malins
qui ont tâché de flétrir la plus pure vertu ; enfin,
ceux qui ont jugé témérairement des choses
sans les connoître à fond , et qui par là ont nui
à la réputation desinnocens. Mais, parmi toutes
les ingratitudes, celle qui étoit punie comme
la plus noire, c'est celle où l'on tombe ^ contre
les dieux. Quoi donc ! disoit Minos , on passe
pour un monstre quand on manque de recon-
noissance pour son père , ou pour son ami de
qui on a reçu quelque secours; et on fait gloire
d'être ingrat envers les dieux, de qui on tient
la vie et tous les biens qu'elle renferme ! Xe
leur doit-on pas sa naissance plus qu'au père
même * de qui on est né? Plus tous ces crimes
sont impunis et excusés sur la terre, plus ils
sont dans les enfers l'objet d'une vengeance
implacable à qui rien n'échappe.
Télémaque, voyant les trois juges qui étoient
assis et qui condamnoient un homme, osa leur
demander quels étoient ses crimes. Aussitôt le
condamné, prenant la parole , s'écria : Je n'ai
jamais fait aucun mal ; j'ai mis tout mon plai-
sir à faire du bien; j'ai été magnifique, libé-
ral, juste, compatissant : que peut-on donc me
Var. — • qui est le plus grand don. a — - leur insullo.
A. Edil. — 3 celle qui se couuiiel envers les dieux Eilit.
contre les Mss. — '* iju'au i)ére cl a la mine. b. c. Edit. Le
copisfe B avoit mis , qu'au père mère : l'auteur, pour rcla-
Wir le sens, ajouta, vl à la avant mcre. Nous suivons l'ori-
Uinal.
522
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
reprocher? Alors Minos lui dit : On ne te re-
proche rien à l'égard des hommes ; mais ne de-
vois-tu pas moins aux hommes qu'aux dieux ?
Quelle est donc cette justice dont tu te \antes ?
I^u n'as manqué à aucun devoir ' vers les hom-
mes, qui ne sont rien ; tuas été vertueux : mais
tu as rapporté toute ta vertu à toi-même , et
non aux dieux qui te l'avoient donnée ; car
tu Youlois jouir du fruit de ta propre vertu ,
et te renfermer en toi-même : tu as été ta di-
vinité. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui
n'ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peu-
vent renoncer à leurs droits : tu les as oubliés,
ils t'oublieront; ils te livreront à toi-même ,
puisque tu as voulu être à toi , et non pas à eux.'
Cherche donc maintenant, situ le peux, ta con-
solation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais
séparé des hommes, auxquels tu as voulu
plaire ; te voilà seul avec toi-même , qui étois
ton idole : apprends qu'il n'y a point de véri-
table vertu sansle respect etl'amour des dieux,
à qui tout est dû. ïa fausse vertu , qui a long-
temps ébloui les hommes faciles à tromper, va
être confondue. Les hommes , ne jugeant des
vices et des vertus , que par ce qui les choque
ou les accommode, sont aveugles et sur le bien
et sur le mal : ici, une lumière divine renverse
tous leurs jugemeus superllciels ; elle condamne
souvent ce qu'ils admirent, et justitie ce qu'ils
condamnent.
A ces mots ce philosophe , comme frappé
d'un coup de foudre, ne pou voit se supporter
soi-même. La complaisance qu'il avoit eue au-
trefois à contempler sa modération, son cou-
rage et ses inclinations généreuses , se change
en désespoir. La vue de son propre cœur, en-
nemi des dieux , devient son supplice ; il se
voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la
vanité des jugemens des hommes, auxquels il
a voulu plaire dans toutes ses actions : il se fait
une révolution universelle de tout ce qui est
au dedans de lui , comme si on bouleversoit
toutes ses entrailles; il ne se trouve plus le
même : tout appui lui manque dans son cœur;
sa conscience , dont le léuioignage lui avoit été
SI doux , s'élève contre lui, et lui reproche amè-
rement ' l'égarement et l'illusion de toutes ses
vertus, qui n'ont point eu le culle de la divi-
nité pour principe et pour lin : il est troublé,
consterné, plein de honte, de remords et de
désespoir. Les Furies ne le tourmentent point
parce qu'il leur suffit de l'avoir livré à lui-
même, et que son prepre cœur venge assez les
(XVIII)
dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus
sombres pour se cacher aux autres morts *, ne
pouvant se cacher à lui-même; il cherche les
ténèbres, et ne peut les trouver : une lumière
importune le ^ poursuit partout; partout les
rayons perçans de la vérité vont venger la vérité
qu'il a négligé de suivre. Tout ce qu'il a aimé
lui devient odieux, comme étant la source de
ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit
en lui-même : 0 insensé ! je n'ai donc connu
ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même !
Non , je n'ai rien connu , puisque je n'ai ja-
mais aimé l'unique et véritable bien : tous mes
pas ont été des égaremens; ma sagesse n'étoit
que folie ; ma vertu n'étoit qu'un orgueil impie
et aveugle . j'étois moi-même mon idole.
Enfin, Télémaque aperçut les rois qui étoient
condamnés ^ pour avoir abusé de leur puis-
sance. D'un côté, une Furie vengeresse leur
présentoit un miroir, qui leur montroit toute
la dillbrmité de leurs vices : là, ils voyoient et
ne pouvoient s'empêcher de voir leur vanité
grossière et avide des plus ridicules louanges;
leur dureté pour les hommes, dont ils auroient
du faire la félicité ; leur insensibilité pour la
vertu; leur crainte d'entendre la vérité; leurin-
clination pour les hommes lâches et flatteurs;
leurinapplication, leur mollesse, leur indolence,
leur défiance déplacée '% leur faste, et leur exces-
sive magnificence fondée sur la ruine des peu-
ples; leurambifion pour acheter un peu de
vaine gloire par le sang de leurs citoyens ;
enfin, leur cruauté qui cherche chaque" jour
de nouvelles délices parmi les larmes et le dé-
sespoir de tant de malheureux. Ils se voyoient
sans cesse dans ce miroir ^ : ils se trouvoient
plus horribles et plus monstrueux que ni la
Chimère vaincue par Bellérophon , ni l'hydre
de Lerne abattue par Hercule, ni Cerbère même,
quoiqu'il vomisse , de ses trois gueules béantes,
un sang noir et venimeux, qui est capable d'em-
pesicr toute la race des mortels vivans sur la
terre.
En même temps , d'un autre côté, une au-
tre Furie leur répétoit avec insulte toutes les
louanges que leurs fiaiteurs leur avoienl don-
nées pendant leur vie, et leur [)rcsento!t un
aulre miroir, où ils se voyoient tels que la iJa!-
lerie les avoit dépeints : l'onposifion de ces deux
peintures, si contraires, éloit le supplice de
leur vanité. On remarquoit qne les plus mé-
chaus d'entre ces rois étoient ceux à qui on
Vae. — 1
a lien. a. — - lui i.'proclie avec fureur, a.
Yak. — 1 nioils m. a. aj. v.. — - lo suil. Eclil. contre
les .1te. — 3 qui (■■toiont dans les supplices. A. — ^ déplacée
m. A. aJ. li. — 3 iiaijg j,,, ,„i,.oiij plus horribles, etc. A.
(XVIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
523
avoit donné les plus magnifiques louanges pen-
dant leur vie, parce que les méchans sont plus
craints que les bons , et qu'ils exigent sans pu-
deur les làclies flatteries des poètes et des ora-
teurs de leur temps.
On les entend gémir dans ces profondes té-
nèbres, oii ils ne peuvent voir que les insultes
et les dérisions qu'ils ont à souffrir : ils n'ont
rien autour d'eux qui ne les repousse , qui ne
les contredise, qui ne les confonde. Au lieu
que , sur la terre , ils se jouoient de la vie des
hommes , et prétendoient que tout étoil fait
pour les servir ; dans le Tartare, ils sont livrés à
tous les caprices de certains esclaves qui leur
font sentir à leur tour une cruelle servitude :
ils servent avec douleur, et il ne leur reste au-
cune espérance de pouvoir jamais adoucir leur
captivité ; ils sont sous les coups de ces esclaves,
devenus leurs tyrans impitoyables , comme une
enclume est sous les coups des marteaux des
Cyclopes. quand Vulcain les presse de travailler
dans les fournaises ardentes du mont Etna.
Là , Télémaque aperçut des \isages pâles ,
hideux et consternés. C'est une tristesse noire
qui ronge ces criminels; ils ont horreur d'eux-
mêmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer
de cette horreur, que de leur propre nature.
Ils n'ont point besoin d'autre châtiment de leurs
fautes, que leurs fautes mêmes : ils les voient
sans cesse dans toute leur énormité ; elles se
présentent à eux comme des spectres horribles ;
elles les poursuivent. Pour s'en garantir, ils
cherchent une mort plus puissante que celle qui
les a séparés de leurs corps. Dans le désespoir
où ils sont , ils appellent à leur secours une
mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute
counoissance en eux ; ils deuiandent aux abîmes
de les engloutir, pour se dérober aux rayons
vengeurs de la vérité qui les persécute : mais ils
sont réservés à la vengeance qui distille sur eux
goutte à goutte , et qui ne tarira jamais. La
vérité qu'ils ont craint de voir fait leur sup-
plice ; ils la voient, et n'ont des yeux que pour
la voir s'élever ' contre eux ; sa vue les perce ,
les déchire , les arraclie à eux-mêmes : elle est
comme la foudre; sans rien détruire au dehors,
elle pénètre jusqu'au fond des entrailles. Sem-
blable à un métaildaus une fournaise ardente ,
l'ame est comme fondue par ce feu vengeur;
il ne laisse aucune consistance, et il ne consume
rien : il dissout jusqu'aux premiers principes
de la vie, et on ne peut mourir. On est arraché
a soi ; on n'y peut plus trouver ni appui ni re-
I I ^ AR. — ' iKiur la voir qui soR'M'. a.
pos pour un seul instant : on ne vit ' plus que
par la rage qu'on a contre soi-même , et par
une perte de toute espérance qui rend forcené.
Parmi ces objets, qui faisoient dresser les
cheveux de Télémaque sur sa tête , il vit plu-
sieurs des anciens rois de Lydie, qui étoient
punis pour avoir préféré les délices d'une vie
molle au travail , qui doit être inséparable de
la royauté pour le soulagement des peuples.
Ces rois se reprochoient les uns aux autres
leur aveuglement. L'un disoit à l'autre , qui
avoit été son lils : Ne vous avois-je pas recom-
mandé souvent .'pendant ma vieillesse et avant
ma mort , de réparer les maux que j'avois faits
par ma négligence? Le fils répoudoit : 0 mal-
heureux père! c'est vous qui m'avez perdu!
c'est votre exemple qui m'a accoutu:né - au
faste, à l'orgueil, à la volupté, à la dureté
pour les honnnes ! En vous voyant régner avec
tant de mollesse , avec tant de lâches flatteurs
autour de vous •' , je me suis accoutumé à aimer
la ilatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste
des hommes étoit , à l'égard des rois , ce que
les chevaux et les autres bêtes de charge sont
à l'égard des hommes , c'est-à-dire des ani-
maux dont on ne fait cas qu'autant qu'ils
rendent de service, et qu'ils donnent de com-
modités. Je l'ai cru ; c'est vous qui me l'avez
fait croire; et maintenant je souffre tant de
maux pour vous avoir imité. A ces reproches ,
ils ajoutoient les plus affreuses malédictions , et
paroissoient animés de rage pour s'entre-dé-
cliirer.
Autour de ces rois voltigeoient encore ,
comme des hiboux dans la nuit, les cruels soup-
çons, les vaines alarmes, les défiances, qui
vengent les peuples de la dureté de leurs rois ,
la faim insatiable des richesses, la fausse gloire
toujours tyrannique , et la mollesse lâche qui
redouble tous les maux qu'on souffre, sans pou-
voir jamais donner de solides plaisirs.
On voyoit plusieurs de ces rois sévèrement
punis , non pour les maux qu'ils avoient faits ,
mais pour les biens qu'ils auroient dû faire.
Tous les crimes des peuples, qui viennent de
la négligence avec laquelle on fait observer les
lois , étoient imputés aux rois * , qui ne doi-
vent régner qn'alin que les lois régnent par
leur ministère. On leur iniputoit aussi tous les
désordres qui viennent du faste, du luxe, et
de tous les autres excès qui jettent les hommes
Var. — 1 (Ml n'y liciil plus. A. — - qui m'a inspiié le
fasie, etc. K(fil. correction du marq. de Fèit. — ^ cl cii-
kiuré (le lâches llaltcurs. A. — '' aux rois. Ou leur iiniiuloil
aussi. A.
524
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
dans un état violent , et dans la tentation de
mépriser les lois pour acquérir du bien. Sur-
tout on trailoit rigoureusement les rois qui,
au lieu d'être de bons et vigilans pasteurs des
peuples, n'avoient songé qu'à ravager le trou-
peau comme des loups dévorans.
Mais , ce qui consterna davantage Téléraa-
que , ce fut de voir, dans cet abîme de ténèbres
et de maux , un grand nombre de rois qui
avoient passé sur la terre pour des rois assez
bons. Us avoient été condamnés aux peines du
Tartare, pour s'être laissés gouverner par des
honnnes méchanset artiticieux. Ilsétoient punis
pour les maux qu'ils avoient laissé faire par leur
autorité. De plus, la plupart de ces rois n'a-
voient été ni bons ni méchants , tant leur foi-
blesse avoit été grande; ils n'avoient jamais
craint de ne connoître point la vérité; ils n'a-
voient point eu le goût de la vertu, et n'avoient
pas mis leur plaisir à faire du bien.
* Lorsque Télémaque sortit de ces lieux, il se
sentit soulagé; comme si on avoit ôté une mon-
tagne de dessus sa poitrine ; il comprit , par
ce soulagement, le malheur de ceux qui y
étoient renfermés sans espérance d'en sortir ja-
mais. Il étoit effrayé de voir combien les rois
étoient plus rigoureusement tourmentés que
les autres coupables. Quoi ! disoit-il , tant de
devoirs , tant de périls , tant de pièges , tant de
difticulté de connoître la vérité pour se défendre
contre les autres et contre soi-même ; enfin ,
tant de tourrnens horribles dans les enfers,
après avoir été si agité , si envié , si traversé
dans une vie courte! 0 insensé celui qui cher-
che à régner! Heureux celui qui se borne aune
condition privée et paisible , où la vertu lui est
moins difiicile !
En faisant ces réflexions , il se troubloit au-
dedans de lui-même : il frémit , et tomba dans
une consternation qui lui ilt sentir quelque
chose du désespoir de ces malheureux qu'il ve-
noit de considérer. Mais à mesure qu'il s'éloi-
gna de ce triste séjour des ténèbres, de l'horreur
et du désespoir, son courage commença peu à
peu à renaître : il respiroit , et entrevoyoit déjà
de loin la douce et pure lumière du séjour des
héros.
C'est dans ce lieu ' qu'habitoient tous les
bons rois qui avoient jusqu'alors gouverné sa-
gement les hommes : ils étoient séparés du reste
des justes. Comme les méchans princes souf-
froient, dans le Tartare , des supplices infini-
ment plus rigoureux que les autres coupables
Var.
1 L'VRE XIX. — - La habiloient. A. D.
(XIX)
d'une condition privée , aussi les bons rois
jouissoient, dans les Champs-Elysées * , d'un
bonheur infiniment plus grand que celui du
reste des hommes qui avoient aimé la vertu sur
la terre.
Télémaque s'avança vers ces rois, qui étoient
dans des bocages odoriférans , sur des gazons
toujours renaissans et fleuris : mille petits ruis-
seaux d'une onde pure arrosoient ces beaux
lieux , et y faisoient sentir ^ une délicieuse
fraîcheur ; un nombre infini d'oiseaux faisoient
résonner ces bocages de leur doux chant. On
voyoit tout ensemble les fleurs du printemps qui
naissoient sous les pas , avec les plus riches
fruits de l'automne qui pendoient des arbres.
1 .à , jamais on ne ressentit les ardeurs de la fu-
rieuse Canicule; là , jamais les noirs aquilons
n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs
de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang , ni la
cruelle envie qui mord d'une dent venimeuse ,
et qui porte ^ des vipères entortillées dans sou
sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les
défiances , ni la crainte , ni les vains désirs
n'approchent jamais de cet heureux séjour de
la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses
sombres voiles , y est inconnue : une lumière
pure et douce se répand autour des corps de ces
hommes justes , et les environne de ses rayons
comme d'un vêtement. Cette lumière n'est
point semblable * à la lumière sombre qui
éclaire les yeux des misérables mortels, et qui
n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire cé-
leste qu'une lumière : elle pénètre plus sub-
tilement les corps les plus épais, que les rayons
du soleil ne pénètrent le plus pur cristal : elle
n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les
yeux , et porte ^ dans le fond de l'ame je ne
sait quelle sérénité : c'est d'elle seule que ces
hommes bienheureux sont nourris ; elle sort
d'eux et elle y entre ; elle les pénétre et s'in-
corpore à eux * comme les alimens s'incorporent
à nous. Ils la voient, ils la sentent . ils la res-
pirent ; elle fait naître en eux une source inta-
rissable de paix et de joie : ils sont plongés
dans cet abîme de joie '' comme les poissons
dans la mer. Ils ne veulent plus * rien ; ils ont
tout sans rien avoir, car ce goût de lumière
pure apaise la faim de leur cœur; tous leurs
désirs sont rassasiés , et leur plénitude les élève
au-dessus de tout ce que les hommes vides et
V\n. _ 1 Champs-élysicns a. — - scnlir m. A cj. b.
— 3 ^-t qui porie m. A. aj. B. — * scmlluble a icUe qui
éclaire. A. — * el nourrit. A. — ^ s'iucorpore en eux. Ils
la voient , etf. A. — '' «le délices. Edit. correction du marq,
(le Fin. — 8 plus m- A. aj. c.
(XIX)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
525
affamés cherchent sur la terre : toutes les dé-
lices qui les environnent ne leur sont rien ,
parce que le comble de leur félicité , qui vient
du dedans , ne leur laisse aucun sentiment
pour tout ce qu'ils voient de délicieux au de-
hors. Ils sont * tels que les dieux, qui, rassasiés
de nectar et d'arnbrosie, ne daigneroient pas
se nourrir des viandes grossières qu'on leur
présenteroit à la table la plus exquise des
hommes mortels. Tous les maux s'enfuient
loin de ces lieux tranquilles : la mort, la ma-
ladie , la pauvreté , la douleur, les regrets , les
remords , les craintes, les espérances mêmes ,
qui coûtent souvent autant 'de peines - que les
craintes: les divisions, les dégoûts , les dépits
ne peuvent y avoir aucune entrée.
Les hautes montagnes de Thrace , qui de leur
front couvert de neige et de glace depuis l'ori-
gine du monde , fendent les nues , seroieut ren-
versées de leurs fondemens posés au centre de
la terre , que les cœurs de ces hommes justes
ne pourroient pas même être émus. Seulement
ils ont pitié des misères qui accablent les hom-
mes vivaus dans le monde ; mais c'est une pitié
douce et paisible qui n'altère en rien leur im-
muable félicité. Une jeunesse éternelle , une
félicité sans fin, une gloire toute divine est
peinte sur leurs visages : mais leur joie n'a rien
de folâtre ni d'indécent; c'est une joie douce,
noble, pleine de majesté; c'est un goût subhme
de la vérité et de la vertu qui les transporte.
Ils sont, sans interruption , à chaque moment *,
dans le même saisissement de cœur où est une
mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru
mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la
mère , ne s'enfuit jamais du cœur de ces hom-
mes ; jamais elle ne languit un instant ; elle est
toujours nouvelle pour eux : ils ont le trans-
port de l'ivresse , sans en avoir le trouble et
l'aveuglement.
Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils
voient et de ce qu'ils goûtent : ils foulent à leurs
pieds les molles délices et les vaines grandeurs
de leur ancienne condition qu'ils déplorent ; ils
repassent avec plaisir ces tristes mais courtes
années où ils ont eu besoin de combattre contre
eux-mêmes et contre le torrent des hommes
corrompus, pour devenir bons; ils admirent
le secours des dieux qui les ont conduits ,
comme par la main , à la vertu , au travers * de
tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule
sans cesse au travers de leurs cœurs, comme
Var. — ' au tlcliors. Tels , elc. A. — ^ ilo peiiios m. A.
aj. B. — * dans tous les moiiieus. A. — * au milieu. Edit.
correction du tnarq, de t'en.
un torrent de la divinité même qui s'unit à
eux; ils voient, ils goûtent; ils sont heureux,
et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent
tous ensemble les louanges des dieux , et ils ne
font tous ensemble qu'une seule voix , une
seule pensée , un seul cœur . une même ' féli-
cité fait comme un flux et reflux dans ces âmes
unies.
Dans ce ravissement divin , les siècles coulent
plus rapidement que les heures parmi les mor-
tels; et cependant mille et mille siècles écoulés
n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et
toujours entière ^. Ils régnent tous ensemble,
non sur des trônes que la main des hommes
peut renverser, mais en eux-mêmes , avec une
puissance immuable ; car ils n'ont plus besoin
d'être redoutables par une puissance enu^irunlée
d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus
ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de
craintes et de noir«; soucis : les dieux mêmes
les ont couronnés de leurs propres mains , avec
des couronnes que rien ne peut flétrir.
Télérnaque , qui cherchoit son père , et qui
avoit craint de le trouver dans ces beaux lieux,
fut si saisi de ce goût de paix et de félicité,
qu'il eût voulu y trouver Ulysse , et qu'il s'af-
fligeait d'être contraint lui-même de retourner
ensuite dans la société des mortels. C'est ici ,
disoit-il , que la véritable vie se trouve, et la
nôtre n'est qu'une mort. Mais ce qui l'étonnoit
étoit d'avoir vu tant de rois punis dans le Tar-
tare , et d'en voir si peu dans les Champs-Ely-
sées '. Il comprit qu'il y a peu de l'ois assez
fermes et assez courageux pour résister à leur
propre puissance , et pour rejeter la flatterie de
tant de gens qui excitent toutes leurs passions.
Ainsi , les bons rois sont très-rares; et la plu-
part sont si méchans, que les dieux ne seroient
pas justes, si, après avoir souffert qu'ils aient
abusé de leur puissance pendant la vie , ils ne
les punissoieut après leur mort.
Télérnaque , ne voyant point son père Ulysse
parmi tous ces rois , chercha du moins des yeux
le divin Laërte , son grand-père. Pendant qu'il
le cherchait inutilement, un vieillard vénérable
et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieil-
lesse ne ressembloit point à celle des hommes
que le poids des années accable sur la terre ; on
voyoit seulement qu'il avoit été vieux avant sa
mort : c'étoit un mélange de tout ce que la
vieillesse a de grave , avec toutes les grâces de
la jeunesse; car ces grâces renaissent même
VAIt.
liére. A.
1 une soûle folicilé. — 2 et toujours toute en-
• 3 Cliaiiips-élysieiis. A.
526
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
(XIX)
dans les \'ieillai'ds les plus caducs , au motiicnt
ou ils sont introduits dans les Champs-Ely-
sées *. Cet homme s'avançoil avec empresse-
ment , et regardoit Télémaque avec complai-
sance, comme une personne qui lui étoit fort
chère. Télémaque, qui ne le reconnoissoit point,
étoit en peine et en suspens.
Je te pardonne , ô mon cher lils , lui dit le
vieillard , de ne me point reconnoître ; je suis
Arcésius . père de Laërte. J'avois iini mes jours
un peu avant qu'Ulysse , mon petit-tils , partît
pour aller au siège de Troie: alors tu étois en-
core un petit enfant entre les hras do ta nourrice :
dès lorsj'avois conçu de toi de grandes espé-
rances ; elles n'ont point été trompeuses , puis-
que je te vois descendu dans le royaume de
Pluton pour chercher ton père , et que les
dieux te soutiennent dans cette entreprise. 0
heureux enfant , les dieux t'aiment , et te pré-
parent une gloire égale à celle de ton père ! 0
heureux moi-même de te revoir! Cesse de
chercher Ulysse en ces lieux ; il vit encore , et
il est réservé pour relever notre maison dans
lile d'Ithaque. Laërlc même , quoique le poids
des années T'aient abattu , jouit encore de la lu-
mière , et attend que son fils revienne lui for-
mer les yeux. Ainsi les hommes passent comme
les fleurs qui s'épanouissent le matin , et qui
le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les
générations des hommes s'écoulent comme les
ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter
le temps , qui entraîne après lui tout ce qui
paraît le plus immobile. Toi-même , ô mon fils!
mou cher fils ! toi-même , qui jouis maintenant
d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs ,
souviens-toi que ce bel Age n'est qu'une fleur
qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose. - Tu
te verras changer msensiblement ; les grâces
riantes , les doux plaisirs , la force , la santé ,
la joie , s'évanouiront comme un beau songe;
il ne t'en restera qu'un triste souvenir : la
vieillesse languissante et ennemie des plaisirs
viendra rider ton visage , courber ton corps ,
affaiblir tes membres ' , faire tarir dans ton
cœur la source do la joie , te dégoûter du pré-
sent, te faire craindre l'avenir, le rendre in-
Var. — ' r.liaïups-élysieiis. A. — - Tu v.^rras tliongor iu-
^seiisibleiiienl les grâces lianlcs el los (lou\ plaisirs «iiii l'ac-
eompagiu'nl. La force , etc. n. c. Tu le verras changé insen-
siblement : les grâces riantes et les (li>ux plaisirs ([ui l'ac-
compagnent, etc. Edit. L'auteur avoit écrit Tu verras, ayant
omis /e , nécessaire pour le sens. En revoyant la copie B, il
uc til point attention a sa première ponctuation, et il aiitiia
et (les doux plaisirs) qui f uccoiiquujnent , comme )>ortenl les
éditions depuis M\~. Nous suivons sa première leçon, qui
est préférable , eu suppléant le. — ^ tes membres treiii-
blans. A.
sensible à tout , excepté à la douleur. Ce temps
te paroît éloigné : hélas! tu te trompes, mon
fils ; il se hâte , le voilà qui arrive : ce qui vient
avec tant de rapidité n'est pas loin de toi ; el le
présent qui s'enfuit est déjà bien loin , puisqu'il
s'anéantit dans le moment que nous parlons ,
et ne peut plus se rapprocher. Me compte donc
jamais , mon fils , sur le présent ; mais sou-
tiens-toi dans le sentier rude et âpre de la
vertu, par la vue de l'avenir. Prépare-toi,
par des mœurs pures et par l'amour de la
justice, une place dans cet heureux séjour de
la paix.
Tu ^ verras enfin bientôt ton père repreuilre
l'autorité dans Ithaque. Tu es né pour régner
après lui; mais, hélas! ô mon fils, que la
royauté est trompeuse ! Quand on la regarde
de loin, on ne voit que grandeur'^ , éclat et
délices; mais de près, tout est épineux. Un
particulier peut , sans déshonneur , mener une
vie douce et obscure. Un roi ne peut , sans se
déshonorer , préférer une vie douce et oisive
aux fonctions pénibles du gouvernement : il se
doit à tous les hommes qu'il gouverne; il ne
lui est jamais permis d'être à lui-même^ : ses
moindres fautes sont d'une conséquence infinie,
parce qu'elles causent le malheur des peuples ,
et quelquefois pendant plusieurs siècles : il doit
réprimer l'audace des médians, soutenir l'in-
nocence , dissiper la calomnie. Ce n'est pas
assez pour lui de ne faire aucun mal ; il faut
qu'il fasse tous les biens possibles dont l'État
a besoin. Ce n'est pas assez de faire le bien par
soi-même ; il faut encore empêcher tous les
maux que d'autres feroient , s'ils n'étoient re-
tenus. Crains donc, mon fils, crains une con-
dition si périlleuse : arme-loi de courage contre
toi-même , contre tes passion» , el contre les
flatteurs.
En disant ces paroles. Arcésius paroissoit
animé d'un feu divin, et montroil à Télémaque
un visage plein de compassion pour les maux
qui accompagnent la royauté. Quand elle est
prise , disoit-il , pour se contenter soi-même ,
c'est une monstrueuse tyrannie; quand elle est
prise pour remplir ses devoirs et pour conduire
\\n peuple innombrable comme un père conduit
ses enfans , c'est une servitude accablante qui
demande un courage et une patience héroïque.
Aussi est-il certain que ceux qui ont régné
avec une sincère vertu possèdent ici tout ce que
Var. — 1 Tu es né pour régner après ton père Ulysse ,
que tu verras enfin bientôt le maître dans Illiaquc. Tu es né
pour régner : mais, hélas, elc. A. — ^ on ne voit qu'au-
torité, éclat, elc. A. — '^ même m, a. oj. d.
(XIX)
TELÉMAQUE. LIVRE XIY.
la puissance des dieux peut donner pour rendre
une félicité coiiiplèle!
Pendant qu'Arcésius parloit de la sorte , ces '
paroles enlroient jusqu'au fond du cœur de
Téléinaque : elles s'y ^"-ravoient, comme un
habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'ai-
rain des figures inelfaçables qu'il veut montrer
aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages
paroles étoient comme une flamme subtile qui
pénétroit dans les entrailles du jeune Télé-
inaque ; il se sentoit ému et embrasé ; je ne sais
quoi de divin sembloit fondre son cœur au de-
dans de lui. Ce qu'il portoit dans la partie la
plus intime de lui-même le consumoit secrète-
ment; il ne pouvoit ni le contenir, ni le sup-
porter , ni résister à une si violente impression :
c'étoit ^ un sentiment vif et délicieux , qui étoit
mêlé d'un tourment capable d'arracher la vie.
Ensuite Télémaque commença à respirer
plus librement. Il reconnut dans le visage
d' Arcésius une grande ressemblance avec Laërte;
il croyoit même se ressouvenir confusément
d'avoir vu en Ulysse , son père , des traits de
cette même ressemblance , lorsque Ulysse partit
pour le riége de Troie. Ce ressouvenir attendrit
son cœur; des larmes douces et mêlées de joie
coulèrent de ses yeux : il voulut embrasser une
personne si chère; plusieurs fois il l'essaya
inutilement : cette ombre vaine échappa à ses
cmbrasseniens , comme un songe trompeur se
dérobe à l'homme qui croit en jouir. Tantôt la
bouche altérée de cet homme dormant '^ pour-
suit une eau fugitive ; tantôt ses lèvres s'agitent
pour former des paroles que sa langue engour-
die ne peut proférer; ses mains s'étendent avec
effort , et ne prennent rien : ainsi Télémaque
ne peut contenter sa tendresse; il voit Arcésius,
il l'entend, il lui parle, il ne peut le toucher.
Enfin il lui demande qui sont,ces hommes qu'il
voit autour de lui.
Tu vois, mon (ils, lui répondit le sage vieil-
lard , les hommes qui ont été l'ornement de
leurs siècles, la gloire et le bonheur du genre
humain. Tu vois le petit nombre de rois qui ont
été dignes de l'être , et qui ont fait avec iidélifé
la fonction des dieux sur la terre. Ces autres que
tu vois assez près d'eux , mais séparés par ce
petit nuage, ont une gloire beaucoup moindre :
ce sont des héros à la vérité; mais la ré-
compense de leur valeur et de leurs expédi-
tions militaires ne peut être comparée avec celle
des rois sages , justes et bienfaisans.
Var. — 1 ses. Edit. cimire les Msn. — 2 c'éloil une dou-
leur (loiieo cl paisible , un sen(iriicnl, etc. A. — ^ Sa boudie
altOiée poursuit. A.
527
Parmi ces héros, tu vois Thésée, qui a le
visage un peu triste : il a ressenti le malheur
d'être trop crédule pour une femme artifi-
cieuse , et il est encore affligé d'avoir si injus-
tement demandé à Neptune la mort cruelle de
son filsHippolyte : heureux s'il n'eût point été
si prompt et si facile à irriter ! Tu vois aussi
Achille appuyé sur sa lance , à cause de cette
blessure qu'il reçut au talon . de la main du
lâche Paris , et qui finit sa vie. S'il etjt été
aussi sage , juste et modéré , qu'il étoit intré-
pide , les dieux lui auroient accordé un long
règne ; mais ils ont eu pitié des Phtiotes et des
Dolopcs , sur lesquels il devoit naturellement
régner après Pétée : ils n'ont pas voulu livrer
tant de peuples à la merci d'un homme fou-
gueux, et plus facile à irriter que la mer la
plus orageuse. Les Parques ont accourci • le fil
de ses jours; il a été comme une fleur à peine
éclose que le tranchant de la charrue coupe ,
et qui tombe avant la fin du jour où l'on l'avoit
vu naître. Les dieux n'ont voulu s'en servir ,
que conmie des torrents et des tempêtes, pour
punir les hommes de leurs crimes; ils ont fait
servir Achille à abattre les murs de Troie , pour
venger le parjure de Laomédon et les injustes
amours de Paris. Après avoir employé ainsi
cet instrument de leut^s vengeances, ils se sont
apaisés, et ils ont refusé aux larmes de Thétis
de laisser plus long-temps sur la terre ce jeune
héros, qui n'y était propre qu'à troubler les
hommes, qu'à renverser les villes et les royau-
mes.
Mais vois-tu cet autre avec ce visage fa-
rouche ! c'est Ajax , fils de Télamon et cousin
d'Achille : tu n'ignoies pas sans doute quelle
fut sa gloire dans les combats? Après la mort
d'Achille , il prétendit qu'on ne pouvoit donner
SOS armes à nul autre qu'à lui ; ton père ne crut
pas les lui devoir céder : les Grecs jugèrent en
faveur d'Ulysse. Ajax se tua de désespoir; l'in-
dignation et la fureur sont encore peintes sur
son visage. N'approche pas de lui , mon fils;
car il croiroit que tu voudrois lui insulter dans
sou malheur, et il est juste de le i laindre : ne
rcmarques-lu pas qu'il nous regarde avec peine ,
et qu'il entre brusquement dans ce sombre bo-
cage, parce que nous lui sommes odieux? Tu
vois de cet autre côté Hector , qui eût été invin-
cible si le fils de Thétis n'et'it point été au
monde dans le même temps '. Mais voilà Aga-
memnon qui passe , et qui porte encore sur lui
les marques de la perfidie de Clytemnestre. 0
Vau. — ' oui liaiiLlu'. A. — 2 au nuiude. Mais voili», etc.
528
TÉLÉMAQUE . LIVRE XIV.
(XIX)
mon fils! je frémis en pensant ' aux malheurs
de cette famille de l'impie Tantale. La division
des deux frères Alrée et Tliyeste a rempli cette
maison d'horreur et de sang^. Hélas! combien
un crime en attire-t-il d'autres! Agamemnon ,
revenant , à la tête des Grecs , au siège de Troie,
n'a pas eu le temps de jouir en paix de la gloire
qu'il avoit acquise. Telle est la destinée de
presque tous les conquérans. Tous ces hommes
que tu vois ont été redoutables dans la guerre;
mais ils n'ont point été aimables et \ertueux :
aussi ne sont-ils que dans la seconde demeure
des Champs-Elysées-.
Pour ceux-ci, ils ont régné avec justice, et
ont aimé leurs peuples : ils sont les amis des
dieux ; pendant qu'Achille et Agamemnon ,
pleins de leurs querelles et de leurs combats,
conservent encore ici leurs peines et leurs dé-
fauts naturels. Pendant qu'ils regrettent en vain
la vie qu'ils ont perdue, et qu'ils s'affligent de
n'être plus que des ombres impuissantes et
vaines, ces rois justes, étant purifiés parla lu-
mière divine dont ils sont nourris, n'ont plus
rien à désirer pour leur bonheur. Us regardent
avec compassion les inquiétudes des mortels ;
et les plus grandes aiVaires qui agitent les hom-
mes ambitieux leur paroissent connne des jeux
d'enfans : leurs cœurs sont rassasiés de la vérité
et de la vertu, qu'ils |)uisentdans la source. Ils
n'ont plus rien à souffrir ni d'autrui, ni d'eux-
mêmes; plus de désirs , j)lus de besoins, plus
de craintes ; tout est fini pour eux, excepté leur
joie, qui ne peut finir.
Considère, mon fils, cet ancien roi Inachus
qui fonda le royaume d'Argos. Tu le vois avec
cette vieillesse si douce et si majestueuse : les
Heurs naissent sous ses pas ; sa démarche légère
ressemble au vol d'un oiseau; il tient dans sa
main une lyre d'ivoire ^, et, dans un transport
éternel, il chante les merveilles des dieux. Il
sort de son cœur et de sa bouche un parfum
exquis ; l'harmonie de sa lyre et de sa voix ravi-
roit les hommes et les dieux. Il est ainsi récom-
pensé pour avoir aimé le peuple qu'il assembla
dans l'enceinte de ses nouveaux murs, et auquel
il donna des lois.
De l'autre côté , tu peux voir , entre ces
myrtes, Cécrops Egyptien, qui le premier régna
dans Athènes , ville consacrée à la sage déesse
dont elle porte le nom. Cécrops, apportant des
lois utiles de l'Egypte, qui a été pour la Grèce
la source des lettres et des bonnes mœurs, adou-
VaR. — * passant. A. lapsus calami. — - Chaniiis-i51y-
sieus, A. — ^ d'or, A.
cit les naturels farouches des bourgs de l'Alti-
que, et les unit par les liens de la société. Il fut
juste, humain, compafissanl ; il laissa les peu-
ples dans l'abondance, et sa famille dans la mé-
diocrité ; ne voulant point que ses enfans eussent
l'autorité après lui , parce qu'il jugeoit que
d'autres en étoient plus dignes.
11 faut que je te montre aussi , dans cette
petite vallée, Erichthon, qui inventa l'usage de
l'argent pour la monnoie : il le fit en vue de
faciliter le commerce entre les îles de la Grèce ;
mais il prévit l'inconvénient attaché à cette
invention. Appliquez-vous, disoit-il à tous les
peuples , à multiplier chez vous les richesses
naturelles , qui sont les véritables : cultivez la
terre pour avoir une grande abondance de blé,
de vin, d'huile et de fruits ; ayez des troupeaux
innombrables qui vous nouri-issent de leur lait,
et qui vous couvrent de leur laine : par là vous
vous mettrez en état de ne craindre jamais la
pauvreté. Plus vous aurez d'enfans, plus vous
serez riches, pourvu que vous les rendiez labo-
rieux ; car la terre est inépuisable, et elle aug-
mente sa fécondité à proj)ortion du nombre de
ses habitans qui ont soin de la cultiver : elle les
paie tous libéralement de leurs peines ; au lieu
qu'elle se rend avare et ingrate pour ceux qui
la cultivent négligemment. Attachez-vous donc
principalement aux véritables richesses qui sa-
tisfont aux vrais besoins de l'homme. Pour l'ar-
gent monnoyé , il ne faut en faire aucun cas,
qu'autant qu'il est nécessaire , ou pour les
guerres inévitables qu'on a à soutenir au dehors,
ou pour le commerce des marchandises néces-
saires qui manquent dans votre pays : encore
seroil-il à souhaiter qu'on laissât tomber le
commerce à l'égard ' de toutes les choses qui
ne servent qu'à entretenir le luxe , la vanité et
la mollesse.
Ce sage Erichthon disoit souvent : Je crains
bien, mes enfans, de vous avoir fait un présent
funeste en vous donnant l'invention de la mon-
noie. Je prévois qu'elle excitera l'avarice, l'am-
bition, le faste ; qu'elle entretiendra une infinité
d'arts pernicieux, qui ne vont qu'à amollir et à
corrompre les monirs ; qu'elle vous dégoûtera
de l'heureuse simplicité, qui fait tout le repos
et toute la sûreté de la vie ; qu'enfin elle vous
fera mépriser l'agriculture, qui est le fonde-
ment de la vie humaine et la source de tous les
vrais biens : mais les dieux sont témoins que
j'ai eu le cœur pur en vous donnant cette inven-
tion utile en elle-même. - Enfin, quand Erich-
Var. — 1 pour toutes les choses. A. — - Mais eufiu. A.
(XIX)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XIV.
529
Ihon aperçut que l'argent corrompoit les peu-
ples , comme il l'avoil prévu, il se retira de
douleur sur une montagne sauvage, où il vécut
pauvre et éloigné des hommes. , jusqu'à une
extrême vieillesse , sans vouloir se mêler du
gouvernement des villes.
Peu de temps après lui, on vit paroîlre dans
la Grèce le fameux Triptolème , à qui Gérés
avoit enseigné l'art de cultiver les terres, et de
les couvrir tous les ans d'une moisson dorée. Ge
n'est pas que les hommes ne connussent déjà
le blé et la manière de le multiplier en le
semant : mais ils ignoroient la perfection du
labourage ; et Triptolème, envoyé par Gérés,
vint, la charrue en main, offrir les dons de la
déesse à tous les peuples qui auroient assez de
courage pour vaincre leur paresse naturelle, et
pour s'adonner à un travail assidu. Bientôt
Triptolème apprit aux Grecs à fendre la terre,
et à la fertiliser eu déchirant son sein : bientôt les
moissonneurs ardens et infatigables firent tom-
ber, sous leurs faucilles tranchantes, les jaunes
épis qui couvroient les campagnes : les peuples
mêmes , sauvages et ftirouclîes , qui couroient
épars çà et là dans les forets d'Epire et d'Etolie
pour se nourrir de gland , adoucirent leurs
mœurs , et se soumirent à des lois , quand ils
eurent appris à faire croître des moissons et à se
nourrir de pain. Triptolème fit sentir aux Grecs
le plaisir qu'il y a à ne devoir ses richesses qu'à
son travail^ et à trouver dans son champ tout ce
qu'il faut pour rendre la vie commode et heu-
reuse. Gefte abondance si simple et si innocente,
qui est attachée à l'agriculture, les fit souvenir
des sages conseils d'Erichthon. Ils méprisèrent
l'argent et toutes les richesses artificielles, qui
ne sont richesses qu'en imagination ', qui ten-
tent les hommes de chercher des plaisirs dan-
gereux, et qui les détournent du travail, où ils
trouveroient tous les biens réels , avec des
mœurs pures, dans une pleine liberté. On com-
prit donc qu'un champ fertile et bien cultivé
est le vrai trésor d'une famille assez sage pour
vouloir vivre frugalement comme ses pères ont
vécu. Heureux les Grecs, s'ils étoient demeurés
fermes dans ces maximes, si propres à les ren-
dre puissans ', libres, heureux, et dignes de
l'être par une solide vertu ! Mais hélas ! ils
commencent à admirer les fausses richesses, ils
négligent peu à peu les vraies, et ils dégénèrent
de cette merveilleuse simplicité.
0 mon fils, tu régneras un jour ; alors sou-
viens-toi de ramener les hommes à l'agricul-
ture, d'honorer cet art, de soulager ceux qui
s'y appliquent, et de ne point souffrir que les
hommes vivent ni oisifs, ni occupés à des arts
qui entretiennent le luxe et la mollesse. Ces
deux houjmes, qui ont été si sages sur la terre,
sont ici chéris des dieux. Remarque, mon fils,
que leur gloire surpasse autant celle d'Achille
et des autres héros qui n'ont excellé que dans
les combats, qu'un doux printemps est au-des-
sus de l'hiver glacé, et que la lumière du soleil
est plus éclatante que celle de la lune.
Pendant qu'Arcésius parloit de la sorte, il
aperçut que Téléraaque avoit toujours les yeux
arrêtés du côté d'un petit bois de lauriers , et
d'un ruisseau bordé de violettes, de roses, de
lis, et de - plusieurs autres fleurs odoriférantes,
dont les vives couleurs ressembloient à celles
dTris, quand elle descend du ciel sur la terre
pour annoncer à quelque mortel les ordres des
dieux. G'étoit le grand roi Sésootris, que Télé-
maque reconnut dans ce beau lieu ; il étoit
mille fois plus majestueux qu'il ne l'avoit jamais
été sur son trône d'Egypte. Des rayons d'une
lumière douce sortoient de ses yeux, et ceux de
Télémaque en étoient éblouis. A le voir, on eût
cru qu'il étoit enivré de nectar ; tant l'esprit
divin lavoit mis dans un transport au-dessus
de la raison humaine, pour récompenser ses
vertus.
Télémaque dit à Arcésius : Je reconnois , ô
mon père, Sésostris, ce sage roi d'Egypte, que
j'y ai vu il n'y a pas long-temps. Le voilà,
répondit Arcésius ; et tu vois, par son exemple,
combien les dieux sont magnifiques à récom-
penser les bons rois. Mais il faut que tu saches
que toute cette félicité n'est rien en comparaison
de celle qui lui étoit destinée, si une trop
grande prospérité ne lui eût fait oublier les
règles de la modération et de la justice. La pas-
sion de rabaisser l'orgueil et l'insolence des
Tyriens l'engagea à prendre leur vifle. Gette
conquête lui donna le désir d'en faire d'autres ;
il se laissa séduire par la vaine gloire des con-
quérans ; il subjugua, ou, pour mieux dire, il
ravagea toute l'Asie. A son retour en Egypte,
il trouva que son frère s'était emparé de la
royauté, et avait altéré, par un gouverne-
ment injuste, les meilleures lois du pays '.
Ainsi ses grandes conquêtes ne servirent qu'à
troubler son royaume. Mais ce qui le rendit
plus inexcusable , c'est qu'il fut enivré de sa
Var. — 1 qui np sont richesses fine par l'imagination des Var. — ' de m. A. aj. b. — 2 loi^ jy p^yg^ \o\\a ce que
Iiomnies, qui lés tentent de chereher, etc. A. — ^ puissans, les conquôrans fonl conlre leurs Etats, en voulant usurper
heureux, amateurs delà liberté et de la vertu. A. etc. A. '
FENELON. TOME VI.
34
530 TÉLÉMAQUE.
propre gloire : il fît atteler à un char les plus
superbes d'entre les rois qu'il avait vaincus.
Dans la suite, il reconnut sa faute, et eut honle
d'avoir été si inhumain. Tel fut le fruit de ses
victoires. Voilà ce que les conquérans font
contre leurs Etats et contre eux-mêmes , en
voulant usurper ceux de leurs voisins. Voilà
ce qui fit déchoir un roi d'ailleurs si juste et si
bienfaisant ; et c'est ce qui diminue la gloire
que les dieux lui avoient préparée.
Ne vois-tu pas cet autre, mon fils, dont la
blessure paroît si éclatante ? C'est un roi de
Carie, nommé Dioclides, qui se dévoua pour
son peuple dans une bataille, parce que l'oracle
avoit dit que , dans la guerre des Cariens et des
Lyciens, la nation dont le roi périroit seroit
victorieuse.
Considère cet autre ; c'est un sage législa-
teur, qui, ayant donné à sa nation des lois pro-
pres aies rendre bons et heureux, leur fit jurer
qu'ils ne violeroient aucune de ces lois pendant
son absence ; après quoi il partit, s'exila lui-
même de sa patrie, et mourut pauvre dans une
terre étrangère, pour obliger son peuple, par
ce serment, à garder à jamais des lois si utiles.
Cet autre, que tu vois, est Ennésyme, roi des
Pyliens et un des ancêtres du sage Nestor.
Dans une peste qui ravageoit la terre, et qui
couvroit de nouvelles ombres les bords de
l'Achéron, il demanda aux dieux d'apaiser leur
colère, en payant, par sa mort, pourtant de
milliers d'hommes innocens. Les dieux l'exau-
cèrent, et lui firent trouver ici la vraie royauté,
dont toutes celles de la terre ne sont que de
vaines ombres.
Ce vieillard, que tu vois couronné de fleurs,
est le fameux Bélus : il régna en Egypte, et il
épousa Anchinoé, fille du dieu Nilus, qui cache
la source de ses eaux, et qui enrichit les terres
qu'il arrose par ses inondations. Il eut deux fils :
Danaûs, dont tu sais Thistoiie , et Egyptus, qui
donna son nom à ce beau royaume. Bélus se
croToit plus riche par l'abandonce où il meltoit
son peuple, et par l'amour de ses sujets pour
lui, que par tous les tributs qu'il auroit pu leur
imposer. Ces hommes, que tu crois morts,
vivent, mon fils ; et c'est la vie qu'on traîne
misérablement sur la terre qui n'est qu'une
mort : les noms seulement sont changés. Plaise
aux dieux de te rendre assez bon pour mériter
cette vie heureuse, que rien ne peut plus finir
ni troubler ! Hâte-toi, il en * est temps, d'aller
chercher ton père. Avant que de le trouver,
Var. — * Il est temps, b. c. Edit, /. du cop.
LH^RE XV.
(XX)
hélas ! que tu verras répandre de sang 1 Mais
quelle gloire t'attend dans les campagnes de
l'Hespérie ! Souviens-toi des conseils du sage
Mentor ; pourvu que tu les suives, ton nom
sera grand parmi tous les peuples et dans tous
les siècles.
Il dit : et aussitôt il conduisit Télémaque
vers la porte d'ivoire , par où l'on peut sortir
du ténébreux empire de Pluton. Télémaque,
les larmes aux yeux, le quilla sans pouvoir
l'embrasser; et, sortant de ces sombres lieux,
il retourna en diligence vers le camp des alliés,
après avoir rejoint , sur le chemin , les deux
jeunes Cretois qui l'avoient accompagné jusques
auprès de la caverne, et qui n'espéroient plus
de le revoir.
LIVBE XV K
Télémaque. dans une assemblée des chefs de l'armée, combat
la fausse politique qui leur inspiroit le dessein de sur-
prendre Yenuse , que les deux partis étoient convenus de
laisser en dépôt entre les mains des Lucaniens. 11 ne
montre pas moins de sagesse k l'occasion de deux trans-
fuges, dont l'un, nommé Acante , étoit chargé par
Adrastc de l'empoisonner ; l'autre , nommé Dioscore ,
offroil aux alliés la tète d'Âdraste. Dans le combat qui
s'engage ensuite, Télémaque excite l'admiration univer-
selle par sa valeur et sa prudence : il porte de tous côtés
la mort sur son passage , en cherchant Adraste dans la
mêlée. Adraste, de son côté, le cherche avec empres-
sement, environné de l'élite de ses troupes, qui fait un
horrible carnage des alliés et de leurs plus vaillans ca-
pitaines. A cette vue, Télémaque indigné s'élance contre
Adraste , qu'il terrasse bientôt, et qu'il réduit à lui de-
mander la vie. Télémaque l'épargne généreusement ;
mais comme Adraste , à peine relevé , cherchoit à le
surprendre de nouveau, Télémaque le perce de son glaive.
Alors les Dauniens tendent les mains aux alhés en signe
de réconciliation, et demandent, tomme Tunique con-
dition de paix , qu'on leur permette de choisir ug roi de
leur nation.
Cependant les chefs de l'armée s'assemblèrent
pour délibérer s'il falloit s'emparer de Venuse.
C'étoit une ville forte, qu'Adraste avoit autre-
fois usurpée sur ses voisins , les Apuliens-Peu-
cètes. Ceux-ci étoient entrés contre lui dans la
ligue, pour demander justice sur cette invasion.
Adraste , pour les apaiser, avoit mis celte ville
en dépôt entre les mains des Lucaniens : mais
il avoit corrotnpu par argent et la garnison luca-
niemie , et celui qui la commandoit; de façon ^
Var. — 1 Livr.E
main, Edit.
— ^ de manière, c. d'une autre
X)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV.
331
que la nation des Lucanicus avoit moins d'au-
torité effective que lui dans Venuse ; et les
Apuliens , qui avoient consenti que la garnison
lucanienne gardât Venuse , avoient été trompés
dans cette négociation.
Un citoyen de Venuse, nommé Déinophante,
avoit offert secrètement aux alliés de leur livrer,
la nuit, une des portes de la ville. Cet avantage
étoit d'autant plus grand , qu'Adraste avoit mis
toutes ses provisions de guerre et de bouche
dans un château voisin de Venuse, qui ne pou-
voit se défendre si Venuse étoit * prise. Piiiloc-
tète et Nestor avoient déjà opiné qu'il falloit
profiter d'une si heureuse occasion. Tous les
chefs, entraînés par leur autorité, et éblouis par
l'utilité d'une si facile entreprise , applaudis-
saient à ce sentiment ; mais Télémaque , à son
retour, fit les derniers efforts pour les en dé-
tourner.
Je n'ignore pas, leur dit-il, que si jamais
un homme a mérité d'être surpris et trompé ,
c'est Adraste, lui qui a si souvent trompé tout le
monde. Je vois bien qu'en surprenant Venuse ,
vous ne feriez que vous mettre en possession
d'une ville qui vous appartient, puisqu'elle est
aux Apuliens , qui sont un des peuples de votre
ligue. J'avoue que vous le pourriez faire avec
d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste,
qui a mis cette ville en dépôt , a corrompu le
commandant et la garnison , pour y entrer
qiïand il le jugera à propos. Enfin , je com-
prends , comme vous , que , si vous preniez
Venuse, vous seriez maîtres , dès le lendemain ,
du château où sont tous les préparatifs de guerre
qu'Adraste y a assemblés - , et qu'ainsi vous fi-
niriez en deux jours cette guerre si formidable.
Mais ne vaut-il pas mieux périr, que ^ de vaincre
par de tels moyens? Faut-il repousser la fraude
par la fraude? Sera-l-il dit que tant de rois , li-
gués pour punir l'impie Adraste de ses trom-
peries , seront trompeurs comme lui ? S'il nous
est permis de faire comme Adraste, il n'est point
coupable, et nous avons tort de vouloir le punir.
Quoi! l'Hespérie entière, soutenue de tant de
colonies grecques et de héros revenus du siège
de Troie , n'a-t-elle point d'auties armes contre
la perfidie et les parjures d'Adraste, que la per-
fidie et le parjure? Vous avez juré, par les
choses les plus sacrées , que vous laisseriez Ve-
nuse en dépôt dans les mains des Lucaniens. La
garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue
par l'argent d'Adraste. Je le crois comme vous .
mais cette garnison est toujours à la solde des
Lucaniens ; elle n'a point refusé de leur obéir ;
elle a gardé, du moins en apparence , la neu-
tralité. Adraste ni les siens ne sont jamais entrés
dans Vemise : le traité subsiste ; votre serment
n'est point oublié des dieux. Ne gardera-t-on
les paroles données , que quand on manquera
de prétextes plausibles pour les violer? Ne sera-
t-on fidèle et religieux pour les sermens , que
quand on n'aura rien à gagner en violant sa foi?
Si l'amour de la vertu et la crainte des dieux ne
vous touchent plus, au moins soyez touchés de
votre réputation et de votre intérêt. Si vous
montrez au monde cet exemple pernicieux , de
manquer de parole , et de violer votre serment
pour terminer une guerre , quelles guerres
n'exciterez-vous point par cette conduite impie!
Quel voisin ne sera pas contraint de craindre
tout de vous , et de vous détester ? qui pourra
désormais, dans les nécessités les plus pres-
santes, se fier à vous? Quelle sûreté pourrez-
vous donner quand vous voudrez être sincères,
et qu'il vous importera de persuader à vos voi-
sins votre sincérité? Sera-ce un traité solennel?
vous en aurez foulé un aux pieds. Sera-ce un
serment? hé ! ne saura-t-on pas que vous comp-
tez les dieux pour rien , quand vous espérez
tirer du parjure quelque avantage? La paix
n'aura donc pas plus de sûreté que la guerre à
votre égard. Tout ce qui viendra de vous sera
reçu comme une guerre, ou feinte, ou décla-
rée : vous serez les ennemis perpétuels ' de tous
ceux qui auront le malheur d'être vos voisins ;
toutes les affliires qui demandent de la réputa-
tion de probité , et de la confiance , vous de-
viendront impossibles : vous n'aurez plus de
ressource pour faire croire ce que vous promet-
trez. Voici , ajouta Télémaque , un intérêt en-
core plus puissant qui doit vous frapper, s'il
vous reste quelque sentiment de probité et quel-
que prévoyance sur aos intérêts^ : c'est qu'une
conduite si trompeuse attaque par le dedans
toute votre ligue , et va la ruiner ; votre par-
jure va faire triompher Adraste.
A ces paroles, toute l'assemblée émue lui
demandoit comment il osoit dire qu'une action
qui donneroit une victoire certaine à la ligue
pouvoit la ruiner. Comment , leur répondit-il,
pourrez-vous vous confier les uns aux autres ,
si une fois vous rompez l'unique lien de la so-
ciété et de la confiance , qui est la bonne foi ?
Après que vous aurez posé pour maxime, qu'on
Var. — 1 pris. A. — 2 de tous les préparatifs d'Adraste,
et ainsi, etc. a. — * que de vaincre, b. c. p. h./, du cop.
Var. — * l'ennemi perpétuel. A. — ^ quelque sentiment
et quelque prévoyance : c'est, etc. A.
o3^2
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV.
(XX)
peut violer les règles de la probité et de la fidé-
lité pour un grand intérêt, qui d'entre \ous
pourra se fier à un autre, quand cet autre pourra
trouver un grand avantage à lui manquer de
parole et à le tromper? Où en serez-vous ? Quel
est celui d'entre vous qui ne voudra point pré-
venir les artifices de sou voisin par les siens ^ ?
Que devient une ligue de tant de peuples , lors-
qu'ils soiit convenus entre eux , par une déli-
bération commune , qu'il est permis de sur-
prendre son voisin et de violer la foi donnée?
Quelle sera votre défiance mutuelle , votre di-
vision , votre ardeur à vous détruire les uns les
autres ! Adraste n'aura plus besoin de vous at-
taquer ^ ; vous vous décliirerez assez vous-
mêmes ; vous justifierez ses perfidies.
0 rois sages et magnanimes , ô vous qui com-
mandez avec tant d'expérience sur des peuples
iimombrables , ne dédaignez pas d'écouter les
conseils d'un jeune homme! Si vous tombiez
dans les plus affreuses extrémités où la guerre
précipite quelquefois les hommes , il faudroit
vous relever par votre vigilance et par les efforts
de votre vertu ; car le vrai courage ne se laisse
jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu
la barrière de l'honneur et de la bonne foi, cette
perte est irréparable ; vous ne pourriez plus ré-
tablir ni la confiance nécessaire au succès de
toutes les affaires importantes, ni ramener les
hommes aux principes de la vertu , après que
vous leur auriez appris à les mépriser. Que crai-
gnez—vous ? N'avez-vous pas assez de courage
pour vaincre sans tromper? Votre vertu , jointe
aux forces de tant de peuples, ne vous sufiit-elle
pas? Combattons, mourons, s'il le faut, plutôt
que de vaincre si indignement. Adraste , l'im-
pie Adraste est dans nos mains, pourvu que
nous ayons horreur d'imiter sa lâcheté et sa
mauvaise foi.
Lorsque Télémaque acheva ce discours , il
sentit que la douce persuasion avoit coulé de ses
lèvres , et avoit passé jusqu'au fond des cœurs.
Il remarqua un profond silence dans l'assem-
blée ; chacun pensoit , non à lui ni aux grâces
de ses paroles, mais à la force de la vérité qui
se faisoit sentir dans la suite de son raisonne-
ment : l'étonnement étoit peint sur les visages.
Enfin , on entendit un murmure sourd qui se
répandoit peu à peu dans l'assemblée ^ : les uns
regardoient les autres , et n'osoient parler les
premiers ; on attendoit que les chefs de l'armée
se déclarassent ; et chacun avoit de la peine à
Var. — ^ les siennes. A. b. — ^ jg yo\i% détruire ; vous
TOUS délruirez assez, etc. a. — ^ jaus l'assemblée m. A.
aj. B.
retenir ses sentimens. Enfin , le grave Nestor
prononça ces paroles :
Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait
parler ; et Minerve , qui a tant de fois inspiré
votre père , a mis dans votre cœur le conseil
sage et généreux que vous avez donné. Je ne
regarde point votre jeunesse ; je ne considère
que Minerve dans tout ce que vous venez de
dire. Vous avez parlé pour la vertu ; sans elle
les plus grands avantages sont de vraies pertes;
sans elle on s'atfire bientôt la vengeance de ses
ennemis, la défiance de ses alliés, l'horreur de
tous les gens de bien , et la juste colère des
dieux. Laissons donc Veuuse entre les mains
des Lucanicns, et ne songeons plus qu'à vaincre
Adraste par notre courage.
Il dit , et toute l'assemblée applaudit à ces
sages paroles ; mais , en applaudissant , chacun
étonné lournoit les yeux vers le fils d'Ulysse , et
on croyoit voir reluire en lui la sagesse de Mi-
nerve, qui l'inspiroit.
Il s'éleva bientôt une autre question dans le
conseil des rois , où il n'acquit pas moins de
gloire. Adraste, toujours cruel et perfide, en-
voya dans le camp un transfuge nommé Acante,
qui devoit empoisonner les plus illustres * chefs
de l'armée : surtout il avoit ordre de ne rien
épargner pour faire mourir le jeune Télémaque,
qui étoit déjà la terreur des Dauniens. Téléma-
que, qui avoit trop de courage et de candeur pour
être enclin à la défiance , reçtit sans peine avec
amitié ce malheureux , qui avoit vu Ulysse en
Sicile , et qui lui racontoit les aventures de ce
héros. Il le nourrissoit, et tâchoit de le consoler
dans son malheur ; car Acante se plaignoit
d'avoir été trompé et traité indignement par
Adraste. Mais c'étoit nourrir et réchauffer dans
son sein une vipère venimeuse toute prête à faire
une blessure mortelle.
On surprit un autre transfuge, nommé Arion,
qu'Acante envoyoit vers Adraste pour lui ap-
prendre l'état du camp des alliés , pour lui as-
surer qu'il empoisonneroit , le lendemain, les
principaux rois avec Télémaque, dans un festin
que celui-ci leur devoit donner. Arion pris
avoua sa trahison. On soupçonna qu'il étoit
d'intelligence avec Acante . parce qu'ils étoient
bons amis; mais Acante, profondément dissi-
mulé et mtrépide, se défendoit avec tant d'art,
qu'on ne pouvoit le convaincre, ni découvrir le
fond de la conjuration.
Plusieurs des rois furent d'avis qu'il falloit ,
Var. — 1 les flus célèbres.. A.
(XX)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV
533
dans le cloule ' , sacrifier Acanto à la sûreté pu-
blique. 11 faut, disoient-ils, le faire mourir j la
\ie d'un seul homme n'est rien " quand il s'agit
d'assurer celle de tant de rois. Qu'importe qu'un
innocent périsse, quand il s'agit de conserver
ceux qui représentent les dieux au milieu des
hommes?
Quelle maxime inhumaine! quelle politique
barbare ! répondoit Télcmaque. Quoi ! vous êtes
si prodigues du sang humain, ô vous qui êîes
établis les pasteurs des hommes , et qui ne com-
mandez sur eux que pour les conserver, comme
un pasteur conserve son troupeau! Vous êtes
donc les loups cruels , et non pas les pasteurs ;
du moins vous n'êtes pasteurs , que pour ^ ton-
dre et pour écorcher le troupeau , au lieu de le
conduire dans les pâturages. Selon vous, on
est coupable dès qu'on est accusé; un soupçon
mérite la mort ; les innocens sont à la merci
des envieux et des calomniateurs : à mesure que
la défiance tyrannique croîtra dans vos cœurs ,
il faudra aussi vous égorger plus de victimes.
Télémaque disait ces paroles avec une auto-
rité et une véhémence qui entraînoit les cœurs,
et qui couvroit de honte les auteurs d'un si lâche
conseil. Ensuite , se radoucissant , il leur dit :
Pour moi , je n'aime pas assez la vie pour vou-
loir vivre à ce prix; j'aime mieux qu'Acante
soit méchant , que si je l'étais ; et qu'il m'ar-
rache la vie par une trahison, que si je le fai-
sois périr injustement, dans le doute. Mais écou-
tez , ô vous qui , étant établis rois, c'est-à-dire
juges des peuples , devez savoir juger les
hommes avec justice , prudence et modération ;
laissez-moi interroger Acante en votre présence.
Aussitôt il interroge cet homme sur son com-
merce avec Arion ; il le presse sur une infinité
de circonstances ; il fait '^ semblant plusieurs fois
de le renvoyer à Adraste comme un transfuge
digne d'être puni, p('ur observer s'il auroit peur
d'être ainsi renvoyé , ou non ; mais le visage et
la voix d'Acante demeurèrent tranquilles : et
Télémaque en conclut qu'Acante^ pouvoit n'être
pas innocent. Enfin, ne pouvant tirer la vérité
du fond de son cœur, il lui dit : Donnez-moi
Vah. — ' riHNM'.l d'avis (le s.irriiicr Ataiiio , (l.nss le (l(iu!o,
à la sùi'Oli' iiubliquo. A. — ^ n'est rien nour sr'uvcr telle de
tant de rois. A. — ^ que pour éconîier le lrou[):!au. A. (•{•(»:-
ger. Jùlil. correction du iiuirq. de Feu. — * !l fit soiiiblaiii.
A. — » deuieurôrcnl trauciuilles. Eiifiu , oto. [■Àlit. Eu 1717
et dans les édlliuKs siiivaiilcs, on a omis tes mois : et Teié-
mar/iie eu conelul qiCicante , parte (|ue l'anlcur avoif laissi^
le sens imparfail. Les éditeurs de i6S9 ont suppltié , 2Joi/ro/7
n'être pas coupable, et le nvjr(iuis de Fénelun a ajuul(^ ces
quatre mois djiis la copie c; erisuite une autre main a sub-
stitué iunocent a coupable : nous suivons cette Icçoi! , tiui
paroit meilleure.
votre anneau , je veux l'envoyer à Adraste. A
cette demande de son anneau , Acante pâlit , et
fut embarrassé. Télémaque , dont les yeux
étaient toujours attachés sur lui , l'aperçut ; il
prit cet anneau. Je m'en vais , lui dit-il , l'en-
voyer à Adraste par les mains d'un Lucanien *
nommé Polyfrope , que vous connoissez , et qui
paroitra y aller secrètement de votre part. Si
nous pouvons découvrir par cette voie votre in-
telligence avec Adraste , on vous fei^a périr im-
pitoyablement par les tourmens les plus cruels .
si, au contraire, vous avouez dès à présent
votre faute , on vous la pardonnera, et on se
contentera de vous envoyer dans une île de la
mer, où vous ne manquerez de rien. Alors
Acante avoua tout ; et Télémaque obtint des
rois qu'on lui donneroit la vie, parce qu'il la
lui avait promise. On l'envoya dans une des
îles Echinades, où il vécut en paix.
Peu de temps après , un Daunien d'une nais-
sance obscure, mais d'un esprit violent et hardi,
nommé Dioscore , vint la nuit dans le camp des
alliés leur olîdr d'égorger dans sa tente le roi
Adraste. Il le pouvoit , car on est maître de la
vie des autres quand on ne compte plus pour
rien la sienne. Cet homme ne respiroit que la
vengeance , parce que Adraste lui avoit enlevé
sa femme , qu'il aimoit éperdurnent , et qui
éloit égale en beauté à Vénus même. Il étoit
résolu , ou de faire périr Adraste et de repren-
dre sa femme , ou de péinr lui-même. Il avoit
des intelligences secrètes pour entrer la nuit
dans la tente du Roi , et pour être favorisé dans
son entreprise par plusieurs capitaines dau-
niens ; mais il croyoit avoir besoin que les rois
alliés attaquassent en même temps le camp d'A-
draste , afin que , dans ce trouble , il put plus
facilement se sauver, et enlever sa femme. Il
étoit content de périr, s'il ne pouvoit l'enlever
après avoir tué le Roi ^.
Aussitôt que Dioscore eut expliqué aux rois
son dessein, tout le monde se tourna vers Té-
lémaque, comme pour lui demander une déci-
sion. Les dieux, répondit-il, qui nous ont pré-
servés des traîtres , nous défendent de nous en
servir. Quand même nous n'aurions pas assez
de vertu pour détester la trahison , notre seul
intérêt suffiroit pour la rejeter : dès que nous
l'aurons autorisée par notre exemple, nous mé-
riterons qu'elle se tourne contre nous : dès ce
moment , qui d'entre nous sera en sûreté ?
Adraste pourra bien éviter le coup qui le me-
Var. — * d'un Lacanien artilitieuN. A. — ^ Que s'il ne
pouvoit l'enlever après avoir tué le Roi, il étoit content de
périr. A. Mais il étoil content , etc. u.
534
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV.
(XX)
nace , et le faire retomber sur les rois alliés. La
guerre ne sera plus une guerre ; la sagesse et
la vertu ne seront plus d'aucun usage ; on ne
verra plus que perfidie, trahison et assassinats*.
Nous en ressentirons nous-mêmes les funestes
suites, et nous le mériterons, puisque nous
aurons autorisé le plus grand des maux. Je con-
clus donc qu'il faut renvoyer le traître à Adraste.
J'avoue que ce roi ne le mérite pas; mais toute
l'Hespérie et toute la Grèce , qui ont les yeux
sur nous , méritent que nous tenions cette con-
duite pour en être estimés. Nous nous devons à
nous-mêmes, et plus encore aux justes dieux ^,
cette horreur de la perfidie.
Aussitôt on envoya Dioscore à Adraste, qui
frémit du péril où il avoit été, et qui ne pou-
voit assez s'étonner de la générosité de ses en-
nemis ; car les médians ne peuvent comprendre
la pure vertu. Adraste admiroit , malgré lui , ce
qu'il venoit de voir, et n'osoit le louer. Cette
action noble des alliés rappeloit un honteux sou-
venir de toutes ses tromperies et de toutes ses
cruautés. Il cherchoit à rabaisser la générosité
de ses ennemis, et étoit honteux de paroître in-
grat, pendant qu'il leur devoit la vie : mais les
hommes corrompus s'endurcissent bientôt con-
tre tout ce qui pourroit les toucher. Adraste,
qui vit que la réputation des alliés augmentoit
tous les jours , crut qu'il étoit pressé de faire
contre eux quelque action éclatante : comme il
n'en pouvoit faire aucune de vertu , il voulut du
moins tâcher de remporter quelque grand avan-
tage sur eux par les armes, et il se liAta de
combattre.
Le jour du combat étant venu , à peine l'au-
rore ouvroit au soleil les portes de l'orient ,
dans un chemin semé de roses , que le jeune
Télémaque, prévenant par ses soins la vigi-
lance des plus vieux capitaines, s'arracha d'en-
tre les bras du doux sommeil , et mit en mou-
vement tous les officiers. Son casque, couvert
de crins flottans, brilloit déjà sur sa tête , et sa
cuirasse sur son dos éblouissoit les yeux de
toute l'armée ; l'ouvrage de Vulcain avoit ,
outre sa beauté naturelle , l'éclat de l'égide qui
y étoit cachée. 11 tenoit sa lance d'une main ; de
l'autre il montroit les divers postes qu'il falloit
occuper. Minerve avoit mis dans ses yeux un
feu divin , et sur son visage une majesté fière
qui proniettoil déjà la victoire. Il marchoit ; et
tous les rois , oubliant leur âge et leur dignité ,
se sentoient entraînés par une force supérieure
Vab. — * et assassinats. Je conclus Jonc, etc. A. — - à
nous-nll^mes; enfin nous devons aux jusles dieux, etc. a.
qui leur faisoit suivre ses pas. La foible jalousie
ne peut * plus entrer dans les cœurs; tout cède
à celui que Minerve conduit invisiblement par
la uiain. Son action n'avoit rien d'impétueux ni
de précipité; il étoit doux, tranquille, patient,
toujours prêt à écouter les autres et à profiter
de leurs conseils ; mais actif, prévoyant, atten-
tif aux besoins les plus éloignés , arrangeant
toutes choses à propos , ne s'embarrassant de
rien , et n'embarrassant point les autres ; excu-
sant les fautes, réparant les mécomptes, pré-
venant les difficuhés, ne demandant jamais rien
de trop à personne , inspirant partout la liberté
et la contiance. Donnoit-il un ordre , c'étoit
dans les ternies les plus simples et les plus
clairs. Il le répétoit pour mieux instruire celui
qui devoit l'exécuter ; il voyoit dans ses yeux
s'il l'avoit bien compris ; il lui faisoit ensuite
expliquer familièrement comment il avoit com-
pris ses paroles , et le principal but de son en-
treprise. Quand il avoit ainsi éprouvé le bon
sens de celui qu'il envoyoit , et qu'il l'avoit fait
entrer dans ses vues, il ne le faisoit partir qu'a-
près lui avoir donné quelque marque d'estime
et de confiance pour l'encourager. Ainsi, tous
ceux qu'il envoyoit étoient pleins d'ardeur pour
lui plaire et pour réussir : mais ils n'étoient
point gênés par la crainte qu'il leur imputeroit
les mauvais succès; car il excusoit toutes les
fautes qui ne venoient point de mauvaise vo-
lonté.
L'horizon paroissoit rouge et enflammé par
les premiers rayons du soleil; la mer étoit
pleine des feux du jour naissant. Toute la côte
étoit couverte d'hommes, d'armes, de che-
vaux et de chariots en mouvement : c'étoit un
bruit confus , semblable à celui des flots en
courroux , quand Neptune excite , au fond de
ses abîmes , les noires tempêtes. Ainsi Mars
commençoit , par le bruit des armes et par l'ap-
pareil frémissant de la guerre , à semer la rage
dans tous les cœurs. La campagne étoit pleine
de piques hérissées , semblables aux épis qui
couvrent les sillons fertiles dans le temps des
moissons. Déjà s'élevoit un nuage de poussière
qui déroboit peu à peu aux yeux des hommes
la terre et le ciel. La confusion -, l'horreur, le
carnage , l'impitoyable mort, s'avançoient.
A peine les premiers traits étoient jetés ,
que Télémaque , levant les yeux et les mains
vere le ciel, prononça ces paroles : 0 Jupiter,
père des dieux et des hommes, vous voyez de
notre côté la justice et la paix que nous n'avons
Var. — 1 ue pouvoit. A. — ^ La nuit. A.
(XX)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XY.
535
point eu honte de chercher. C'est à regret que
nous combattons ; nous voudrions épargner k^
sang des hommes ; nous ne haïssons point cet
ennemi même, quoiqu'il soit cruel, pertide et
sacrilège. Voyez et décidez entre lui et nous :
s'il faut mourir, nos vies sont dans vos mains : s'il
faut délivrer l'Hespérie et abattre le tyran, ce
sera votre puissance , et la sagesse de INlinerve,
votre fille , qui nous donnera la victoire ; la
gloire vous en sera due. C'est vous qui . la ba-
lance en main, réglez le sort des combats : nous
combattons pour vous ; et, puisque vous êtes
juste, Adraste est plus votre ennemi que le
nôtre. Si votre cause est victorieuse, avant la tin
du jour le sang d'une hécatombe entière ruis-
sellera sur vos autels.
Il dit, et à l'instant il poussa * ses coursiers
fougueux et écumans dans les rangs les plus
pressés des ennemis. Il rencontra d'abord Pé-
riandre, Locrien, couvert d'une peau de lion
qu'il avoit tué dans la Cilicie, pendant qu'il y
avoit voyagé : il étoit armé, comme Hercule,
d'une massue énorme : sa taille et sa force le
rendoient semblable aux géans. Dès qu'il vit
Télémaque, il méprisa sa jeunesse et la beauté
de son visage. C'est bien à toi, dit-il , jeune
efféminé, à nous disputer la gloire des combats !
va, enfant, va parmi les ombres chercher ton
père. En disant ces paroles , il lève sa massue
noueuse, pesante, armée de pointes de fer ; elle
paroît comme un mât de navire : chacun craint
le coup de sa chute. Elle menace la tète du tils
d'Ulysse ; mais il se détourne du coup , et
s'élance sur Périandre avec la rapidité d'un
aigle qui fend les airs. La massue, en tombant,
brise une roue d'un char auprès de celui de
Télémaque. Cependant le jeune Grec perce
d'un trait Périandre à la gorge ; le sang qui
coule à gros bouillons de sa large plaie étouffe
sa voix : ses chevaux fougueux, ne sentant plus
sa main défaillante, 'et les rênes flottant sur leur
cou, s'emportent çà et là : il tombe de dessus
son char, les yeux déjà fermés à la lumière, et
la pâle mort étant déjà peinte sur son visage
défiguré. Télémaque eut pitié de lui ; il donna
aussitôt son corps à ses domestiques, et garda,
comme une marque de sa victoire, la peau du
lion avec la massue.
Ensuite^ il cherche Adraste dans la mêlée ;
mais, en le cherchant, il précipite dans les
enfers une foule de combattans : Hilée, qui
avoit attelé à son char deux coursiers semblables
Var. — 1 il pousse. A. — ^ sa main dcfaillaiilc, s'eni-
portoiil ça et la, les rênes UôltaiU sur Iciir euu : il tombe,
elc. A. — 3 AussiIcM. A.
à ceux du soleil , et nourris dans les vastes
prairies qu'arrose l'Aufide; Démoléon, qui,
dans la Sicile , avoit autrefois presque égalé
Erix dans les combats du ceste ; Crantor, qui
avoit été hôte et ami d'Hercule, lorsque ce lils
de Jupiter, passant dans l'Hespérie, y ôta la vie
à l'infâme Cacus ; Méuéci-ate, qui ressembloit,
disoit-on, à Pollux dans la lutte ; Hippocoon
Salapieu, qui imitoit l'adresse et la bonne grâce
de Castor pour mener un cheval ; le fameux
chasseur Eurymède, toujours teint du sang des
ours et des sangliers qu'il tuoit dans les som-
mets couverts de neige du froid Apennin, et
qui avoit été, disoit-on, si cher à Diane, qu'elle
lui avoit appris elle-même à tirer des flèches ;
>iicostrate, vainqueur d'un géant qui vomissoit
le feu dans les rochers du mont Gargan ;
Cléanlhe, qui devoit épouser la jeune Pholoé,
tille du fleuve Liris. Elle avoit été promise par
son père à celui qui la délivreroit d'un serpent
ailé qui étoit né sur les bords du fleuve, et qui
devoit la dévorer dans peu de jours, suivant la
prédiction d'un oracle. Ce jeune homme, par
un excès d'amour , se dévoua pour tuer le
monstre ; il réussit : mais il ne put goûter le
fruit de sa victoire; et pendant que Pholoé, se
préparant à un doux hyménée, attendoit impa-
tiemment Cléanthe, elle apprit qu'il avoit suivi
Adraste dans les combats, et que la Parque avoit
tranché cruellement ses jours. Elle remplit de
ses géinissemens les bois et les montagnes qui
sont auprès du fleuve ; elle noya ses yeux de
larmes, arracha ses beaux cheveux blonds^,
oublia les guirlandes de fleurs qu'elle avoit
accoutumé de cueillir, et accusa le ciel d'injus-
tice. Comme elle ne cessoit de pleurer nuit et
jour, les dieux, touchés de ses regrets, et pressés
par les prières du fleuve , mirent fin à sa dou-
leur. A force de verser des larmes, elle fut
tout-à-coup changée en une fontaine, qui, cou-
lant dans le sein du fleuve, va joindre ses eaux
à celles du dieu son père : mais l'eau de cette
fontaine est encore amère ; l'herbe du rivage
ne fleurit jamais ; et on ne trouve d'autre
ombrage , que celui des cyprès, sur ces tristes
bords.
Cependant Adraste , qui apprit que Télé-
maque répandoit de tous côtés la terreur, le
cherchoit avec empressement. Il espéroit de
vaincre facilement le fils d'Ulysse dans un âge
encore si tendre , et il menoit autour de lui
trente Daunicns d'une force, d'une adresse et
d'une audace extraordinaires, auxquels il avoit
Var. — 1 blonds, m. A. aj. b.
536
TÉLÉMAQUE. LIVRE XY
(XX)
promis de grandes récompenses, s'ils pouvoient,
dans le combat, faire périr Télémaque, de quel-
que manière que ce put être. S'il l'eût rencontré
dans ce commencement du combat, sans doute
ces trente hommes, environnant le char de Té-
lémaque, pendant qu'Adraste l'auroit attaqué
de front, n'auroienteu aucune peine aie tuer :
mais Minerve les lit égarer.
Adraste crut voir et entendre Télémaque dans
un endroit de la plaine enfoncé, au pied d'une
colline, où il y avoit une foule de combattans :
il court, il vole, il veut se rassasier de sang :
mais, au heu de Télémaque, il aperçoit le vieux
Nestor, qui , dune main tremblante, jetoit au
hasard quelques traits inutiles. Adraste, ' dans
sa fureur, veut le percer; mais une troupe de
Pvliens se jeta autour de Nestor. Alors une nuée
de traits obscurcit l'air et couvrit tous les com-
battans ; on u'entendoil que les cris plaintifs des
mourans . et le bruit des armes de ceux qui
tomboient dans la mêlée ; la terre gémissoit
sous un monceau de morts ; des ruisseaux de
sang couloient de toutes parts. Bellone et
Mars , avec les Furies infernales , vêtues de
robe toutes dégouttantes de sang, repaissoient
leurs yeux cruels de ce spectacle, et renouve-
loient sans cesse la rage dans les cœurs. Ces
divinités ennemies des hommes '"' repoussoient
loin des deux partis la piété généreuse, la va-
leur modérée , la douce humanité. Ce n'étoit
plus, dans cet amas confus d'hommes acharnés
les uns sur les autres, que massacre, vengeance
désespoir et fureur brutale ; la sage et invin-
cible Pallas elle-même, l'ayant vu , frémit et
recula d'horreur.
Cependant Philoctèle, marchant à pas lents,
et tenant dans ses mains les tlèches d'Hercule,
se hàtoit d'aller au secours de Nestor. Adraste,
n'ayant pu atteindre le divin vieillard, avoit
lancé ses traits sur plusieurs Pvliens, auxquels
il avoit fait mordre la poudre. Déjà il avoit
abattu Ctésilas, si léger à la course qu'à peine
il imprimoit la trace de ses pas dans le sable, et
qu'il dévançoit en son pays les plus rapides
Ilots de l'Eurotas et l'Alphée. A ses pieds étoient
tombés Eutyphron, plus beau qu'Hylas, aussi
ardent chasseur qu'Hippolyte; Plérélas . qui
avoit suivi Nestor au siège de Troie, et qu'Achille
même avoit aimé à cause de son courage et de
sa force ; Aristogitou , qui , s'étant baigné,
disoit-on, dans les ondes du fleuve Achéloiis,
avoit reçu secrètement de ce dieu la vertu de
Var. — 1 Dans sa fureur, il veut le percer. A. — - de
l'honinie. A.
prendre toutes sortes de formes. En effet, il
étoit si souple et si prompt dans tous ses mou-
vemens , qu'il échappoit aux mains les plus
fortes : mais Adraste , d'un coup de lance, le
rendit immobile ; et son ame s'enfuit d'abord
avec son sang.
Nestor, qui voyoit tomber ses plus vaillans
capitaines sous la main du cruel Adraste ,
comme les épis dorés, pendant la moisson, tom-
bent sous la faux tranchante d'un infatigable
moissonneur, oublioit le danger où il exposoit
inutilement sa vieillesse. Sa sagesse l'avoit
quitté; il ne songeoitplus qu'à suivre des yeux
Pisistrate son fils , qui , de son côté , soutenoit
avec ardeur le combat pour éloigner le péril
de son père. Mais le moment fatal étoit venu
où Pisistrate devoit faire sentir à Nestor com-
bien on est souvent malheureux d'avoir trop
vécu.
Pisistrate porta un coup de lance si violent
contre Adraste, que le Daunien devoit succom-
ber : mais il l'évita; et pendant que Pisistrate,
ébranlé du faux coup qu'il avoit donné, rame-
uoit sa lance , Adraste le perça d'un javelot au
milieu du ventre. Ses entrailles commencèrent
d'abord à sortir avec un ruisseau de sang ; son
teint se flétrit comme une fleur que la main
d'une nymphe a cueillie dans les prés : ses yeux
étoient déjà presque éteints , et sa voix défail-
lante. Alcée, son gouverneur, qui étoit auprès
de lui, le soutint comme il allait tomber, et
n'eut le temps que de le mener entre les bras de
son père. Là, il voulut parler, et donner les
dernières marques de sa tendresse ; mais en
ouvrant la bouche, il expira.
Pendant que Philoctète répandoit autour de
lui le carnage et l'horreur pour repousser les
efforts d'Adraste, Nestor tenoit serré entre ses
bras le corps de son fils : il remplissoit l'air de
ses cris, et ne pouvoit souffrir la lumière. Mal-
heureux, disoit-il, d'avoir été père, et d'avoir
vécu si long-temps ! Hélas ! cruelles destinées,
pourquoi n'avez-vous pas fini ma vie, ou à la
chasse du sanglier deCalydon, ou au voyage de
Colchos, ou au premier siège de Troie ? Je serois
mort avec gloire et sans amertume. Maintenant
je traîne une vieillesse douloureuse, méprisée
et impuissante ; je ne vis plus que pour les
maux ; je n'ai plus de sentiment que pour la
tristesse. 0 mon fils ! ô mon fils ! ô cher Pi-
sistrate ! quand je perdis ton frère Anliloque,
je t'avois pour me consoler : je ne t'ai plus ;
je n'ai plus rien, et rien ne me consolera ; tout
est fini pour moi. L'espérance, seul adoucisse-
ment des peines des hommes, n'est plus un
(XX)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV.
537
bien qui me regarde. Antiloque , Pisistrute , ô
chers enfans, je crois que c'est aujourd'ui que je
vous perds tous deux ; la mort de l'un rouvre
la plaie que l'autre avoit faite au fond de mon
cœur. Je ne vous verrai plus ! qui fermera mes
yeux ? qui recueillera mes cendres ? 0 Pisis-
trate? tu es mort, comme ton frère, en homme
courageux ; il n'y a que moi qui ne puis
mourir.
En disant_ ces paroles , il voulut se percer
lui-même d'un dard qu'il tenoit ; mais on. ar-
rêta sa main : on lui arracha le corps de son
fils; et comme cet infortune vieillard tomboit
en défaillance , on le porta dans sa fente , où ,
ayant un peu repris ses forces, il voulut re-
tourner au combat ; mais on le retint malgré
lui.
Cependant Adraste et Philoctète se clier-
choient ; leurs yeux étoient étincelans comme
ceux d'un lion et d'un léopard qui cherchent à
se déchirer l'un l'autre dans les campagnes
qu'arrose le Gaïstre. Les menaces, la fureur
guerrière , et la cruelle vengeance , éclatent
dans leurs yeux farouches; ils portent une mort
certaine partout où ils lancent leurs traits; tous
les combattans les regardent avec effroi. Déjà
ils se voient l'un l'autre, et Philoctète tient en
main une de ces flèches terribles qui n'ont ja-
mais manqué leur coup dans ses mains , et dont
les blessures sont irrémédiables : mais Mars ,
qui favorisoit le cruel et intrépide Adraste , ne
put souilVir qu'il pérît si tôt ; il vouloit , par
lui , prolonger les horreurs de la guerre et
multiplier les carnages. Adraste étoit encore dû
à la justice des dieux pour punir les hommes
et pour verser leur sang.
Dans le moment où Philoctète veut l'atta-
quer , il est blessé lui-même par un coup de
lance que lui donne Amphiniaque , jeune Lu-
canien , plus beau que le fameux Nirée, dont
la beauté ne cédoit qu'à celle d'Achille parmi
tous les Grecs qui combattirent au siège de
Troie. A peine Philoctète eut reçu le coup,
qu'il tira sa (lèche contre Amphimaque; elle
lui perça le cœur. Aussitôt ses beaux yeux noirs
s'éteignirent, et furent couverts des ténèbres
de la mort : sa bouche, plus vermeille que les
roses dont l'aurore naissante sème l'iiorizon, se
flétrit; une pâleur affreuse ternit ses joues; ce
visage si tendre et si gracieux se défigura tout-
à-coup '. Philoctète lui-même en eut pitié. Tous
les coiijbatlans gémirent , en voyant ce jeune
homme tomber dans son sang , où il se rouloit,
et ses clieveux , aussi beaux que ceux d'Apol-
lon , traînés dans la poussière.
Philoctète, ayant vaincu Amphimaque, fut
contraint de se retirer du combat ; il perdoit son
sang et ses forces ; son ancienne blessure même,
dans l'effort du combat , sembloit prête à se
rouvrir et à renouveler ses douleurs : car les
enfans d'Esculape , avec leur science divine,
n'avoient pu le guérir entièrement. Le voilà
prêt à tomber dans un monceau de corps san-
glans qui l'environnent. Arcbidame, le plus
lier et le plus adroit de tous les Œbaliens qu'il
avoit menés avec lui pour fonder Pétilie , l'en-
lève du combat dans le moment où Adraste
l'auroit abattu sans peine à ses pieds. Adrasie
ne trouve plus rien qui ose lui résister ni re-
tarder sa victoire. Tout tombe, tout s'enfuit;
c'est un torrent qui , ayant surmonté ses bords,
entraîne, par ses vagues furieuses, les mois-
sons , les troupeaux , les bergers et * les villages.
Télémaque entendit de loin les cris des vain-
queurs , et il vit le désordre des siens , qui
fuyoient devant Adraste, comme une troupe
de cerfs timides traverse les vastes campagnes ,
les bois , les montagnes , les fleuves mêmes les
plus rapides , quand ils sont poursuivis par des
chasseurs. Télémaque gémit; l'indignation pa-
roît dans ses yeux : il quitte les lieux où il a
combattu long-temps avec tant de danger et de
gloire. Il court pour soutenir les siens ; il s'a-
vance tout couvert du sang d'une multitude
d'ennemis qu'il a étendus sur la poussière. De
loin , il pousse un cri qui se fait entendre aux
deux armées.
Minerve avoit mis je ne sais quoi de terrible
dans sa voix , dont les montagnes voisines re-
tentirent. Jamais Mars, dans la Thrace, n'a
fait entendre plus fortement sa cruelle voix ,
quand il ajipelle les Furies infernales , la guerre
et la mort. Ge cri de Télémaque porte le cou-
rage et l'audace dans le cœur des siens ; il glace
d'épouvante les ennemis : Adraste même a
bonté de se sentir troublé. Je ne sais combien
de funestes présages le font frémir ; et ce qui
l'anime est plutôt un désespoir, qu'une valeur
tranquille. Trois fois ses genoux trcmblans
commencèrent à se dérober sous lui ; trois fois
il recula sans soiiger à ce qu'il faisoit. Une pn-
leur de défaillance et une sueur froide se répan-
dit dans tous ses membres ; sa voix enrouée et
hésitante ne pouvoit achever aucune parole ;
ses yeux, pleins d'un feu sombre et étincelant,
paroissoicnt sortir de sa tête ; on le voyoit ,
Var. — 1 loul-a-coup se Jéfigirr. a.
Var. — 1 c[ m, A. aj.
538
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV.
(XX)
comme Oreste , agité par les Furies ; tous ses
mouvemens étoient convulsifs '. Alors il com-
mença à croire qu'il y a des dieux; il s'ima-
ginoit les voir irrites, et entendre une \oix
sourde qui sorfoit du fond de l'abîme pour l'ap-
peler dans le noir Tarlare : tout lui faisoit sen-
tir une main céleste et invisible, suspendue sur
sa têle , qui alloit s'appesantir pour le frapper.
L'espérance étoit éteinte au fond de son cœur ;
son audace se dissipoit, comme la lumière du
jour disparoit quand le soleil se couche dans le
sein des ondes , e"t que la terre s'enveloppe des
ombres de la nuit.
L'impie Adraste , trop long-temps souffert
sur la terre , trop long-temps , si les hommes
n'eussent en besoin d'un tel châtiment; l'impie
Adraste touchoit enlin à sa dernière heure. Il
court forcené au-devant de son inévitable des-
tin; l'horreur^ les cuisans remords , la conster-
nation, la fureur, la rage, le désespoir, mar-
chent avec lui. A peine voit-il Télémaque, qu'il
croit voir l'Averne qui s'ouvre , et les tourbillons
de flammes qui sortent du noir Phlégéton prêtes
à le dévorer. Il s'écrie . et sa bouche demeure
ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune pa-
role : tel qu'un homme dormant, qui, dans un
songe affreux , ouvre la bouche, et fait des ef-
forts pour parler ; mais la parole lui manque
toujours, et il la cherche en vain. D'une main
trenjblante et précipitée Adraste lance son dard
contre Télémaque. Celui-ci , intrépide - comme
l'ami des dieux , se couvre de son bouclier; il
semble que la Victoire , le couvrant de ses ailes,
tient déjà une couronne suspendue au-dessus
de sa tête : le courage doux et paisible reluit
dans ses yeux; on le prendroit pour iMinerve
même , tant il paroît sage et mesuré au milieu
des plus grands périls. Le dard lancé par
Adraste est repoussé par le bouclier. Alors
Adraste se hâte de tirer son épée , pour ô!er au
fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard à sou
tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la
main , se hâte de la mettre aussi , et laisse son
dard inutile.
Quand on les vit ainsi tous deux combattre
de près, tous les autres comballaus, en silence,
mirent bas les armes pour les regarder attenti-
venîent, et on attendit de leur combat la déci-
sion ^ de toute la guerre. Les deux glaives,
brillans comme les éclairs d"où partent les
foudres, se croisent plusieurs fois, et portent
des coups inutiles sur les armes polies , qui en
retentissent. Les deux combattans s'allongent,
se replient, s'abaissent, se relèvent tout-à-coup,
et enfin se saisissent. Le lierre , en naissant au
nied d'un ormeau, n'en serre pas plus étroite-
ment le tronc dur et noueux par ses rameaux
entrelacés jusqu'aux plus haules branches de
l'arbre , que ces deux combattans se serrent
l'un l'autre. Adraste n'avoit encore rien perdu
de sa force; Télémaque n'avoit pas encore toute
la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour
surprendre son ennemi et pour l^branler. Il
tâche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en
vain : dans le moment où il la cherche , Télé-
maque l'enlève de terre , et le renverse sur le
sable. Alors cet impie , qui avoit toujours mé-
prisé les dieux , montre * une lâche crainte de
la mort; il a honte de demander la vie, et il
ne peut s'empêcher de témoigner qu'il la dé-
sire : il tâche d'émouvoir la compassion de Té-
lémaque. Fils d'Ulysse , dit-il , enfin c'est main-
tenant que je connois les justes dieux; ils me
punissent comme je l'ai mérité : il n'y a que le
malheur qui ouvre les yeux des honmies pour
voir la vérité; je la vois, elle me condamne.
Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir
de votre père qui est loin d'Ithaque , et touche
votre cœur.
Télémaque , qui , le tenant sous ses genoux,
avoit le glaive déjà levé pour lui percer la
gorge , répondit aussitôt : Je n'ai voulu que la
victoire et la paix des nations que je suis venu
secourir; je n'aime point à répandre le sang.
Vivez donc , ô Adiaste ; mais vivez pour répa-
rer vos fautes : rendez tout ce que vous avez
usurpé ; rétablissez le'calme et la justice sur la
côte- de la grande Hespérie, que vous avez
souillée par tant de massacres et de trahisons :
vivez, et devenez un autre homme. Apprenez,
par votre chute , que les dieux sont justes ; que
les méchans sont malheureux ; qu'ils se trom-
pent en cherchant la félicité dans la violence ,
dans l'inhumanité et dans le mensonge ; et
qu'enfin rien n'est si doux ni si heureux , que
la simple et constante vertu. Donnez-nous pour
otage votre fis Métrodore , avec douze des prin-
cipaux de votre nation.
A ces paroles , Télémaque laisse relever
Adraste , et lui fend la main, sans se défier de
sa mauvaise foi ; mais aussitôt Adraste lui lance
un second dard fort court, qu'il tenoit caché.
Le dard étoit si aigu, et lancé avec tant d'a-
dresse , qu'il eût percé les armes de Télémaque,
\'ar. — 1 eonvulsifs. Il cioyoil avoir les diiux irrilOs,
etc. A. — - iiilrcpiile cl paisible. A. — * la desliiiée. A.
Var. — "^ inonli-a. A. — - sur les bords.. .. que vous
avez souillés. A.
(XXI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XV.
539
si elles n'eussent été divines. En même temps
Adraste se jette derrière un arbre pour éviter
la poursuite du jeune Grec '. Alors celui-ci
s'écrie : Dauuicns, vous le voyez, la victoire
est à nous; l'impie ne se sauve que par la
trahison. Celui qui ne craint point les dieux ,
craint la mort ; au contraire , celui qui les
craint , ne craint qu'eux.
En disant ces paroles , il s'avance vers 'les
Dauniens, et fait signe aux siens, qui étoient
de l'autre côlé de l'arbre , de couper chemin
au perfide Adraste. Adraste craint d'être sur-
pris, fait semblant de retourner sur ses pas,
et veut renverser les Cretois qui se présentent
à son passage; mais tout-à-coup Télémaque ,
prompt comme la foudre que la main du père
des dieux lance du haut de l'Olympe sur les
tètes coupables , vient fondre sur son ennemi ;
il le saisit d'une main victorieuse; il le renverse
comme le cruel aquilon abat les tendres mois-
sons qui dorent la campagne. Il ne l'écoute
plus , quoique l'impie ose encore une fois es-
sayer d'abuser de la bonté de son cœur : il en-
fonce son glaive , et le précipite dans les flam-
mes du noir Tartare , digne châtiment de ses
crimes.
^ A peine Adraste fut mort , que tous les
Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la
perte de leur chef, se réjouirent de leur déli-
vrance; ils tendirent les mains aux alliés en
signe de paix et de réconciliation. Métrodore ,
fils d' Adraste, que son père avoit nourri dans
des maximes de dissimulation, d'injustice et
d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un es-
clave, complicede ses infamies et de ses cruautés,
qu'il avoit affranchi et comblé de biens, et au-
quel seul il se confia dans sa fuite , ne songea
qu'à le trahir pour son propre intérêt : il le tua
par derrière pendant qu'il fuyoit, lui coupa la
tête , et la porta dans le camp des alliés , espé-
rant une grande récompense d'un crime qui
finissoil la guerre. Mais on eut horreur de ce
scélérat , et on le fit mourir. Télémaque , ayant
vu la tête de Métrodore , qui étoit un jeune
homme d'une merveilleuse beauté , et d'un
naturel excellent , que les plaisirs et les mau-
vais exemples avoient corrompu , ne put re-
tenir ses larmes. Hélas ! s'écria-t-il , voilà ce
que fait le poison de la prospérité d'un jeune
prince : plus il a d'élévation et de vivacité ,
plus il s'égare et s'éloigne de tout sentiment de
vertu. Et maintenant je serois peut-être de
même, si les malheurs où je suis né, grâces
aux dieux , et les instructions de Mentor ne
m'avoient appris à me modérer.
Les Dauniens assendjlcs demandèrent, com-
me l'unique condition de paix, qu'on leur per-
mît de faire un roi de leur nation , qui put
effacer, par ses verlus , l'opprobre dont l'impie
Adraste avoit couvert la royauté. Ils remer-
cioient les dieux d'avoir frappé le tyran; ils
venoient en foule baiser la main de Télémaque,
qui avoit été trempée dans le sang de ce mons-
tre ; et leur défaite étoit pour eux comme un
triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans
aucune ressource , cette puissance qui menaçoit
toutes les autres dans l'Hespérie, et qui faisoit
trembler tant de peuples. Semblable à ces ter-
rains qui paroissent fermes et immobiles , mais
que l'on sape peu à peu par dessous : long-
temps on se moque du foible travail qui en at-
taque les fondemens ; rien ne paroît atfoibli ,
tout est uni , rien ne s'ébranle ; cependant tous
les soutiens souterrains ' sont détruits peu à
peu , jusqu'au moment où tout-à-coup le ter-
rain s'affaisse et ouvre un abîme. Ainsi une
puissance injuste et trompeuse, quelque pros-
périté qu'elle se procure par ses violences,
creuse elle-même un précipice sous ses pieds.
La fraude de l'inhumanité sapent " peu à peu
tous les plus solides fondemens de l'autorité
illégitime : on l'admire, on la craint, on
tremble devant elle, jusqu'au moment où elle
n'est déjà plus; elle tombe de son propre poids,
et rien ne peutla relever, parce qu'elle a détruit
de ses propres mains les vrais soutiens de la
bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour
et la confiance.
Var. — * souterrains m. Edit. — ^ saj)c. a.
Var. — 1 la poursuilc do Télémaque. A. — ^ Livre xsi.
540
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYI.
(XXI)
LIVRE XVL
Les chefs de l'armée s'assemblent pour délibérer sur la de-
mande des Dauniens. Télémaque, après avoir rendu les
derniers devoirs à Pisistrate, fils de Nestor, se rend à
l'assemblée , où la plupart sont d'avis de partager entr'eux
le pays des Dauniens, et offrent à Télémaque pour sa
part la fertile contrée d"Ârpine. Bien loin d'accepter cette
offre , Télémaque fait voir que l'intérêt commun des alliés
est de laisser aux Dauniens leurs terres, et de leur donner
pour roi Polydamas , fameux capitaine de leur nation ,
non moins estimé pour sa sagesse que pour sa valeur.
Les alliés consentent à ce choix, qui comble de joie les
Dauniens. Télémaque persuade ensuite à ceux-ci de donner
la contrée d'Arpine à Diomède,roi d'Étolie, qui étoit alors
poursuivi avec ses compagnons par la colère de Vénus
qu'il avoit blessée au siège de Troie. Les troubles étant
ainsi terminés, tous les princes ne songent plus qu'à se
séparer pour s'en retourner cliacun dans son pays.
Les chefs de l'armée s'assemblèrent, dès le
le lendemain , pour accorder un roi aux Dau-
niens. On prenoit plaisir à voir les deux camps
confondus par une ainilié si inespérée , et les
deux armées qui n'en faisoient qu'une. Le sage
Nestor ne put se trouver dans ce conseil , parce
que la douleur, jointe à la vieillesse, avoit flé-
tri son cœur, comme la pluie abat et fait lan-
gnir, le soir, une fleur qui étoit , le matin ,
pendant la naissance de l'aurore, la gloire et
l'ornement des vertes campagnes. Ses yeux
étoient devenus deux fontaines de larmes qui ne
pouvoient tarir : loin d'eux s'enfuyoit le doux
sommeil , qui cbarme les plus cuisantes peines.
L'espérance , qui est la vie du cœur de Ibom -
me , étoit éteinte en lui. Toute nourriture étoit
amère à cet infortuné vieillard ; la lumière
même lui étoit odieuse : son ame ne demandoit
plus qu'à quitter son corps', et qu'à se plonger
dans rétcrnelle nuit de l'empire de Pluton.
Tous ses amis lui parloient en vain : son cœur,
en défaillance, étoit dégoûté de toute amitié ,
connue un malade est dégoûté des meilleurs
alimens. A tout ce qu'on pouvoit lui dire de
plus touchant , il ne répondoit que par des gé-
missemens et des sanglots. De temps en temps
on l'entendoit dire : 0 Pisislrate , Pisistrate !
Pisistrate , mou fils, tu m'appelles ! Je te suis :
Pisistrate, tu me rendras la mort douce. 0 mou
cher fils ! je ne désire plus pour tout bien , que
de te revoir sur les rives du Styx. Il passolt des
heures entières sans prononcer aucune parole.
Var.
qu a mourir. A.
mais gémissant, et ' levant les mains el les yeux
noyés de larmes vers le ciel.
Cependant les princes assemblés attendoient
Télémaque , qui étoit auprès du corps de Pi-
sistrate : il répandoit sur son corps des fleurs à
pleines mains ; i! y ajoutoit des parfums exquis,
et versoit des larmes amères. 0 mon cher com-
pagnon , disoit-il , je n'oublierai jamais de t'a-
voir vu à Pylos , de t'avoir suivi à Sparte , de
t'avoir retrouvé sur les bords de la grande Hes-
périe ; je te dois mille soins : je t'aimois , tu
m'aimois aussi. J'ai connu la valeur ; elle au-
roit surpassé celle de plusieurs Grecs fameux.
Hélas ! elle t'a fait périr avec gloire, mais elle a
dérobé au monde une vertu naissante qui eût
égalé celle de ton père : oui , ta sagesse et ton
étoquence , dans un âge mûr , auroit été sem-
blable à celle de ce vieillard , admiré ^ de toute
la Grèce. Tu avois déjà cette douce insinuation
à laquelle on ne peut résister quand il parle ,
ces manières na'ives de raconter, cette sage mo-
dération qui est un charme pour apaiser les
esprits irrités , cette autorité qui vient de la pru-
detice et de la force des bons conseils. Quand
tu parlois, tous prètoient l'oreille , tous étoient
prévenus, tous avoient envie de trouver que
tu avois raison : ta parole, simple et sans faste,
couloit doucement dans les cœurs, comme la
rosée sur l'herbe naissante. Hélas! tant de biens
que nous possédions , il y a quelques heures ,
nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai
embrassé ce malin , n'est plus; il ne nous en
reste qu'un douloureux souvenir. Au moins
si tu avois fermé les yeux de Nestor avant que
nous eussions fermé les tiens, il ne veri'oit pas
ce qu'il voit, il ne seroit pas le plus malheureux
de tous les pères.
Après ces paroles, Télémaque fit laver la
plaie sanglante qui étoit dans le côté de Pisis-
trate; il le fit étendre dans un lit de pourpre ,
où sa tête penchée *, avec la pâleur delà mort,
ressembloit à un jeune arbre , qui , ayant cou-
vert la terre de son ombre , et poussé vers le
ciel des* rameaux fleuris , a été entamé par le
tranchant de la cognée d'un bûcheron : il ne
tient plus à sa racine ni à la terre, mère fé-
conde qui nourrit les tiges dans son sein ; il
languit, sa verdure s'elface; il ne peut plus
Vau. — ' cl )ii. A. (ij. B. — ^ l'.iiiiiiirjliuii. B. c. Edit,
L'Huleur avoil d'abord mis , qui a été radmiraHon : ensuite
il a eiracé qui a été, cl iion , en sul>s!iluaiU un e a Va du
mol acln-inition. Mais comme il oublia de bil'er l' au coni-
meucemeul de ce mot , le copiste b a lu el écrit l'admir :
Fénclou , pour faire uu sens ajouta atiuii ; leçon suivie de-
l>uis 1717. Nous suivons l'original. — ^ penchée yur l'épaule,
A. — * SCS. E. c. I:dii. f. du cop.
(XXI)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYI.
1-41
se soutenir, il tombe : ses rameaux, qui ca-
choient le ciel , traînent sur la itoussière , flétris
et desséchés ; il n'est plus qu'un tronc abattu
et dépouillé de toutes ses grâces. Ainsi Pisis- .
trate , en proie à la mort , étoit déjà emporté
par ceux qui dévoient le mettre dans le bûcher
fatal. Déjà la tlamme montoit vers le ciel. Une
troupe de Pyliens , les yeux baissés et pleins
de larmes , leurs armes renversées, le condui-
soient lentement. Le corps est bientôt brûlé :
les cendres sont mises dans une urne d'or ; et
Télémaque , qui prend soin de tout , contie
cette urne, comme un grand trésor, à Callima-
que , qui avoit été le gouverneur de Pisistrate.
Gardez , lui dit-il , ces cendres , tristes mais
précieux restes de celui que vous avez aimé ;
gardez-les pour son père : mais attendez à les
lui donner, quand il aura assez de force pour
les demander; ce qui irrite la douleur en un
temps, l'adoucit en un autre.
Ensuite Télémaque entra dans l'assemblée
des rois ligués, où chacun garda le silence pour
l'écouter dès qu'on l'aperçut; il rougit , et on
ne pouvoit le faire parler. Les louanges qu'on
lui donna par des acclamations publiques, sur
tout ce qu'il venoit de faire, augmentèrent sa
honte ; il auroit voulu se pouvoir cacher; ce
fut la première fois qu'il parut embarrassé et
incertain. Enlîn on lui demanda comme une
grâce qu'on ne lui donnât plus aucune louange.
Ce n'est pas, dit-il, que je ne les aime, sur-
tout quand elles sont données par de si bons
juges de la vertu ; mais c'est que je crains de
les aimer trop : elles corrompent les hommes ;
elles les remplissent d'eux-mêmes; elles les
rendent vains et présomptueux. Il faut les mé-
riter et les fuir : les meilleures louanges res-
semblent aux fausses. Les plus méchans de tous
les hommes , qui sont les tyrans , sont ceux qui
se sont fait le plus louer par des flatteurs. Quel
plaisir y a-t-il à être loué comme eux ? Les
bonnes louanges sont celles que vous me don-
nerez en mon absence , si je suis assez heu-
reux pour en mériter. Si vous me croyez véri-
tablement bon, NOUS devez croire aussi que je
veux être modeste et craindre la vanité . épar-
gnez-moi donc , si vous m'estimez , et ne me
louez pas comme un homme amoureux des
louanges.
Après avoir parlé ainsi , Télémaque ne ré-
pondit plus rien à ceux qui continuoient de l'é-
lever jusques dans le ciel; et, par un air d'in-
différence, il arrêta bientôt les éloges qu'on lui
donnoit. On commença à craindre de le fâcher
en le louant : ainsi les louanges finirent ; mais
l'admiration augmenta. Tout le monde sut la
tendresse qu'il avoit témoignée à Pisistrate, et
les soins qu'il avoit pris de lui rendre les der-
niers devoii's. Toute l'armée fut plus touchée
de ces marques de la bonté de son cœur, que
de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui
venoient d'éclater en lui. Il est sage , il est
vaillant , se disoient-ils en secret les uns aux
autres ; il est l'ami des dieux , et le vrai liéros
de notre âge; il est au-dessus de l'humanité :
mais tout cela n'est que merveilleux , tout cela
ne fait que nous étonner. Il est humain * , il
est bon , il est ami fidèle et tendre ; il est com-
patissant , libéral , bienfaisant , et tout entier à
ceux qu'il doit aimer : il est les délices de ceux
qui vivent avec lui ; il s'est défait de sa hau-
teur, de son indifïérence et de sa fierté : voilà
ce qui est d'usage; voilà ce qui touche les cœurs;
voilà ce qui nous attendrit pour lui, et qui nous
rend sensibles à toutes ses vertus ; voilà ce
qui fait que nous donnerions tous nos vies
pour lui.
A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se
hâta de parler de la nécessité de donner un roi aux
Dauniens. La plupart des princes qui étoient
dans le conseil opinoient qu'il falloit partager
entre eux ce pays, comme une terre conquise.
On offrit à Télémaque, pour sa part , la fertile
contrée d'Arpine - qui porte deux fois l'an les
riches dons de Cérès , les doux présens de Bac-
chus , et les fruits toujours verts de l'olivier
consacré à Minerve, (^ette terre, lui disoit-on,
doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec
ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie,
et les bois sauvages de Zacinthe. Ne cherchez
plus ni votre père , qui doit être péri dans les
flots au promontoire de Gapharée , par la ven-
geance de Nauplius et par la colère de Neptune ;
ni votre mère , que ses amans possèdent depuis
votre départ; ni votre patrie, dont la terre n'est
point favorisée du ciel comme celle que nous
vous offrons.
Il écoutoit patiemment ces discours ; mais les
rochers de Thrace et de Thessalie ne sont pas
plus sourds et plus insensibles aux plainles
des amans désespérés , que Télémaque l'étoit
à ces offres. Pour moi , répondoit-il , je ne
suis touché ni des richesses , ni des délices :
qu'importe de posséder une plus grande éten-
due de terre, et de commander à un plus
grand nombre d'hommes? on n'en a que plus
d'embarras , et moins de liberté : la vie est
Var. — 1 n est liDiuim" , il csl bon, il est ami, il est
tciulro, il est coii)])alissaii(, il est bieiifaisaul. a. — ^ d'Ar-
pus. A.
54^2
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVI.
(XXI)
assez pleine de malheurs pour les hommes les
plus sages et les plus modérés, sans y ajouter
encore la peine de gouverner les autres hom-
mes indociles , inquiets, injustes, trompeurs et
ingrats. Quand on veut élre le maître des hom-
mes pour l'amour de soi-même , n'y regardant
que sa propre autorité, ses plaisirs et sa gloire,
on est impie , on est tyran , on est le fléau du
genre humain. Quand, au contraire, on ne veut
gouverner les hommes que selon les vraies rè-
gles , pour leur propre bien , on est moins leur
maître que leur tuteur; on n'en a que la peine,
qui est infinie, et on est bien éloigné de vou-
loir étendre plus loin son autorité. Le berger
qui ne mange point le troupeau , qui le défend
des loups eu exposant sa vie , qui veille nuit et
jour pour le conduire daus les bons pâturages ,
n'a point d'envie d'augmenter le nombre de
ses moutons et d'enlever ceux du voisin : ce
seroit augmenter sa peine. Quoique je n'aie
jamais gouverné, ajoutoit Télémaque, j'ai ap-
pris, par les lois, et parles hommes sages qui
les ont faites, combien il est pénible de con-
duire les villes et les royaumes. Je suis donc
content de ma pauvre Ithaque : quoiqu'elle
soit pelite et pauvre, j'aurai assez de gloire ,
pourvu que j'y règne avec justice, piété et cou-
rage ; encore même n'y régnerai-jc que trop
(ôt. Plaise aux dieux que mon père , échappé à
la fureur des vagues, y puisse régner jusqu'à
la plus extrême vieillesse , et que je puisse ap-
prendre long-temps sous lui comment il faut
vaincre ses passions pour savoir modérer celles
de tout un pcu[)le !
Ensuite Télémaque dit : Ecoutez . ô princes
assemblés ici , ce que je crois vous devoir dire
pour votre intérêt. Si vous donnez aux Dau-
niens un roi juste, il les conduira avec justice ,
il leur apprendra combien il est utile de con-
server la bonne foi, et de n'usurper jamais ' le
bien de ses voisins : c'est ce qu'ils n'ont jamais
pu comprendre sous l'impie Adraste. Tandis
qu'ils seront conduits par un roi sage et mo-
déré , vous n'aurez rien à craindre d'eux : ils
vous devront ce bon roi que vous leur aurez
donné ; ils vous devront la paix et la prospérité
dont ils jouiront : ces peuples, loin de vous atta-
quer, vous béniront sans cesse; et le roi et le
peuple , tout sera l'ouvrage de vos mains. Si
au contraire vous voulez partager leur pays
entre vous , voici les malheurs que je vous pré-
dis : ce peuple , poussé au désespoir, recom-
mencera la guerre ; il combattra justement pour
sa liberté , et les dieux ennemis de la tyrannie
combattront avec lui. Si les dieux s'en mêlent ,
tôt ou tard vous serez confondus , et vos pros-
pérités se dissiperont comme la fumée ; le con-
seil et la sagesse seront ôtés à vos chefs . le cou-
rage à vos armées , l'abondance à vos terres.
Vous vous flatterez ; vous serez téméraires dans
vos entreprises ; vous ferez taire les gens de
bien qui voudront dire la vérité : vous tom-
berez tout-à-coup , et on dira de vous : Est-ce
donc laces peuples florissans qui dévoient faire
la loi à toute la terre? et maintenant ils fuient
devant leurs ennemis ; ils sont le jouet des na-
tions qui les foulent aux pieds : voilà ce que
les dieux ont fait ; voilà ce que méritent les
peuples injustes , superbes et inhumains. De
plus, considérez que, si vous entreprenez de
partager entre vous cette conquête, vous réunis-
sez contre vous tous les peuples voisins : votre
ligue, formée pour défendre la liberté commune
de l'Hespérie contre l'usurpateur Adrasle, de-
viendra odieuse; et c'est vous-mêmes que tous
les peuples accuseront, avec raison, de vouloir
usurper la tyrannie universelle.
Mais je suppose que vous soyez victorieux
et des Dauniens, et de tous les autres peuples,
cotte victoire vous détruira; voici comment.
Considérez que cette entreprise vous désunira
tous : comme elle n'est point fondée sur la jus-
tice , vous n'aurez point de règle pour borner
entre vous les prétentions de chacun ; chacun
voudra que sa part de la conquête soit propor-
ti(»nnée à sa puissance; nul d entre vous n'aura
assez d'autorité parmi les autres pour faire
paisiblenient ce partage ' : voilà la source d'une
guerre dont vos petits-enfants ne verront pas
la fin. Ne vaut-il pas bien mieux être juste et
modéré, que de suivre son ambition avec tant
de péril , et au travers de tant de malheurs
inévitables ? La paix profonde, les plaisirs doux
et innocents qui l'accompagnent , l'heureuse
abondance, l'amitié de ses voisins, la gloire qui
est inséparable de la justice , l'autorité qu'on
acquiert en se rendant par sa bonne foi l'arbitre
de tous les peuples étrangers , ne sont-ce pas
des biens plus désirables que la folle vanité
d'une conquête injuste? 0 princes ! ô rois ! vous
voyez que je vous parle sans intérêt : écoutez
donc celui qui vous aime assez pour vous con-
tredire, et pour vous déplaire en vous représen-
tant la vérité.
Pendant que Télémaque parloit ainsi, avec
une autorité qu'on n'avoit jamais vue en nul
Var. — ' jamais sur ses voisins. A.
Var. — * faire le parlage paisiblement, a.
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYI.
(XXI)
autre , et que tous les princes , étonnés et en
suspens, adniiroient la sagesse de ses conseils,
on entendit un bruit confus qui se répandit
dans tout le camp, et qui vint jusqu'au lieu oîi
se tenoit l'assemblée. Un étranger, dit-on, est
venu aborder sur ces côtes avec une troupe
d'hommes armés : cet inconnu est d'une haute
mine: tout paroil héroïque en lui; on voit
aisément qu'il a long-temps souffert, et que son
grand courage l'a mis au-dessus de toutes ses
souffiances. D'abord les peuples du pays, qui
gardent la côte, ont voulu le repousser comme
un ennemi qui vient faire une irruption ; mais,
après avoir tiré son épée avec un air intrépide,
il a déclaré qu'il sauroit se défendre si on l'at-
taquoit , mais qu'il ne demandoit que la paix
et l'hospitalité. Aussitôt il a présenté un rameau
d'olivier, comme suppliant. On l'a écouté ; il
a demandé à être conduit ' vers ceux qui gou-
vernent dans celte côte de l'Hespérie , et on
l'emmène ici pour le faire parler aux rois
assemblés.
A peine ce discours fut-il achevé, qu'on vit
entrer cet inconnu avec une majesté qui surprit
toute l'assemblée. On auroit cru facilement que
c'éloit le dieu Mars , quand il assemble sur les
montagnes de la Thrace ses - troupes sangui-
naires. Il commença à parler ainsi :
0 vous, pasteurs des peuples, qui êtes sans
doute assemblés ici pour défendre la patrie
contre ses ennemis , ou pour faire fleurir les
plus justes lois, écoutez un homme que la for-
tune a persécuté. Fassent les dieux que vous
n'éprouviez jamais de semblables malheurs !
Je suis Diomède, roi d'Etolie, qui blessai Vénus
au siège de Troie. La vengeance de cette déesse
me poursuit dans tout l'univers. Neptune, qui
ne peut rien refuser à la divine fdle de la mer,
m'a livré à la rage des vents et des ilôts, qui ont
brisé ' plusieurs fois mes vaisseaux contre les
écueils. L'inexorable Vénus m'a ôté toute es-
pérance de revoir mon royaume , ma famille ,
et cette douce lumière d'un pays où je com-
mençai à voir le jour en naissant. Non, je ne
reverrai jamais tout ce qui m'a été le plus cher
au monde. Je viens, après tant de naufrages,
chercher sur ces rives inconnues un peu de
repos, et une retraite assurée. Si vous craignez
les dieux, et surtout Jupiter, qui a soin des
étrangers; si vous êtes sensibles à la compas-
sion, ne me refusez pas, dans ces vastes pays,
quelque coin de terre infertile , quelques dé-
Var. — ' mono. A- — ^ los trouiics. A. — * qui m'ont
brisé plusieurs fois contre les écueils. a.
543
serts '■ , quelques sables, ou quelques rochers
escarpés, pour y fonder, avec mes compagnons,
une ville qui soit du moins une triste image de
notre patrie perdue. Nous ne demandons qu'un
peu d'espace ^ qui vous soit inutile. Nous vi-
vrons en paix avec vous dans une étroite al-
liance ; vos ennemis seront les nôtres ; nous
entrerons dans tous vos intérêts : nous ne de-
mandons que la liberté de vivre selon nos lois.
Pendant que Diomède parloit ainsi , Télé-
maque, ayant les yeux attachés sur lui, montra
sur son visage toutes les différentes passions.
Quand Diomède commença à parler de ses longs
malheurs, il espéra que ^ cet homme si majes-
tueux seroit son père. Aussitôt qu'il eut déclaré
qu'il étoit Diomède , le visage de Télémaque se
flétrit comme une belle fleur que les noirs
aquilons viennent de ^ ternir par leur souffle
cruel. Ensuite les paroles de Diomède, qui se
plaignoit de la longue colère d'une divinité,
l'attendrirent ' par le souvenir des mêmes dis-
grâces souffertes par sou père et par lui; des
larmes mêlées de douleur et de joie coulèrent
sur ses joues, et il se jeta tout-à-coup sur Dio-
mède pour l'embrasser.
Je suis, dit-il, le flls d'Ulysse que vous avez
connu, et qui ne vous fut point inutile quand
vous prîtes les chevaux fameux de Rhésus. Les
dieux l'ont traité sans pitié comme vous. Si les
oracles de l'Erèbe ne sont pas trompeurs, il vit
encore : mais, hélas ! il ne vit point pour moi.
J'ai abandonné [th.aque pour le chercher ; je ne
puis revoir maintenant ni Ithaque , ni lui ;
jugez par mes malheurs de la compassion que
j'ai pour les vôtres. C'est l'avantage qu'il y a à
être malheureuv , qu'on sait compatir aux
peines d'autrui ^. Quoique je ne sois ici qu'é-
tranger, je puis, grand Diomède, (car, malgré
les misères qui ont accablé ma patrie dans mon
enfance, je n'ai pas été assez mal élevé pour
ignorer quelle est votre gloire dans les combats),
je puis , ô le plus invincible de tous les Grecs
après Achille, vous procurer quelque secours.
Ces princes que vous voyez sont humains ; ils
savent qu'il n'y a ni vertu , ni vrai courage ,
ni gloire solide, sans l'humanité. Le malheur
ajoute un nouveau lustre à la gloire des hom-
mes; il leur manque quelque chose quand ils
n'ont jamais été malheureux ; il manque dans
leur vie des exemples de patience et de
fermeté ; la vertu souffrante attendrit tous les
Vau. — ' (niolquos saMos dosorls. A. — -d'espace inutile.
A. — * que ce seroit son père. a. — * de hî. a. B. c. sup-
pléé par tous h's éditeurs. — * l'attendrit. A. b. c. faute
corrigée par tous les éditeurs, — ^ peines des autres, a.
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVI.
(XXI)
rœiii's qui ont quelque goût pour la \artu.
I.aissez-nous donc le soin de vous consoler :
puisque les dieux vous mènent à nous, c'est un
présent qu'ils nous font, et nous devons nous
croire heureux de pouvoir adoucir vos peines.
Pendant qu'il parloit , Diomède étonné le
regardoit fixement , et sentoit son cœur tout
ému. Us s'embrassoient comme s'ils avoient été
long-temps liés d'une amitié étroite. 0 digne
tils du sage Ulysse ! disoit Diomède, je recon-
nois en vous la douceur de son visage, la grâce
de ses discours , la force de son éloquence; la
noblesse de ses sentiments . la sagesse de ses
pensées.
Cependant Philoctètc embrasse aussi le grand
fils de ïydée ; ils se racontent leurs tristes aven-
tures. Ensuite Philoctète lui dit : Sans doute
vous serez bien aise de revoir le sage Nestor;
il vient de perdre Pisisfrate, le dernier de ses
enfants ; il no lui reste jdus dans la vie, qu'un
chemin de larmes qui le mène vers le tombeau.
Venez le consoler : un ami malb.eureux est plus
propre qu'un autre à soulager son cœur. Us
allèrent aussitôt dans la tente de Nestor, qui
reconnut à peine Diomède, tant la tristesse
abattoit son esprit cl ses sens. D'abord Dio-
mède pleura avec lui, et leur entrevue fut*
pour le vieillard un redoublement de douleur;
mais peu à peu la présence de cet ami apaisa
s in cœur. On reconnut aisément que ses maux
étoient un peu suspendus par le plaisir de ra-
conter ce qu'il avoit soulfcrt , et d'entendre à
son tour ce qui étoit arrivé à Diomède.
Pendant qu'ils s'entretenoienl , les rois as-
semblés avec Télémaque examinoient ce qu'ils
dévoient faire. Télémaque leur conseilloit de
donner à Diomède le pays d'Arpine - , et de
choisir pour roi des Dauniens Polydamas, qui
étoit de leur nation. Ce Polydamas étoit un
fameux capitaine , qu'Adrasle , par jalousie ,
n'avoit jamais voulu employer, de peur qu'on
n'attribuât à cet homme habile les succès dont
il espéroit d'avoir seul toute la gloire. Poly-
damas l'avoit souvent averti , en particulier ,
qu'il exposoit trop sa vie et le salut de son Etat
dans cette guerre contre tant de nations conju-
rées ; il l'avoit voulu engager à tenir une con-
duite plus droite et plus modérée avec ses voi-
sins. Mais les houmies qui haïssent la vérité
haïssent aussi les gens qui ont la hardiesse de
la dire; ils ne sont touchés ni de leur sincérité,
ni de leur zèle, ni de leur désintéressement.
Var. — ^ fui un redoulilcmeiil de douleur; mais peu U
peu la priSencc do tel ami apaisa le cceur du vieillard, a. —
2 d'Arpos, A.
Une prospérité trompeuse endi..'cissoit le cœur
d'Adraste contre les plus salutaires conseils ; en
ne les suivant pas, il triomphoit tous les jours de
ses ennemis : la hauteur, la mauvaise foi , la vio-
lence ^ mettoient toujours la victoire dans son
parti ; tous les malheurs dont Polydamas l'avoit
si long-îemps menacé n'arrivoient point. Adraste
se moquoit d'une sagesse timide qui prévoyoit *
toujours des inconvénients ; Polydamas lui étoit
insupportable : il l'éloigna de toutes les char-
ges ; il le laissa languir dans la solitude et dans
^la pauvreté.
D'abord Polydamas fut accablé de cette dis-
grâce : mais elle lui donna ce (jui lui manquoit,
en lui ouvrant les yeux sur la vanité des grandes
fortunes : il devint sage à ses dépens ; il se ré-
jouit d'avoir été malheureux; il apprit peu à
peu à se taire , à vivre de peu , à se nourrir
tranquillement de la vérité , à cultiver en lui
les vertus secrètes, qui sont encore plus esti-
mables que les éclatantes; enfin h se passer des
hommes. Il demeura au pied du mont Gargan ,
dans un désert , où un rocher en demi-voûte
lui servoit de toit. Un ruisseau, qui tomboit de
la montagne , apaisoit sa soif; quelques arbres
lui donnoient leurs fruits : il avoit deux esclaves
qui cultivoient un petit champ ; il travailloit
lui-même avec eux de ses propres mains : la
ferre le payoit de ses peines avec usure , et ne
le laissoit manquer de rien. 11 avoit non-seule-
ment - des fruits et des légumes en abondance ,
mais encore toutes sortes de fleurs odoriierantes.
Là il déploroit le malheur des peuples que l'am-
bition insensée d'un roi entraîne à leur perte;
là il attendoil chaque jour que les dieux justes ,
quoique patiens , lissent tomber Adraste. Plus
sa prospérité croissoit , plus il croyoit voir de
près sa chute irrémédiable ; car l'imprudence
heureuse dans ses fautes, et la puissance montée
jusqu'au dernier excès d'autorité absolue, sont
les avant-coureurs du renversement des rois et
des royaumes. Quand il apprit la défaite et la
mort d'Adraste , il ne témoigna aucune jo'e ni
de l'avoir prévue , ni d'être délivré de ce tyran;
il gémit seulement , par la crainte de voir les
Dauniens dans la servitude.
Voilà l'homme que Télémaque proposa pour
le faire régner. Il y avoit déjà quelque temps
qu'il connoissoit sou courage et sa vertu ; car
Télémaque, selon les conseils de Mentor, ne
cessoit de s'informer partout des qualités bonnes
et mauvaises de toutes les personnes qui étoient
Var. — * prévoit. A. — 2 les fruits et les légun.ei en
abondance , mais encore loutes les fleurs odoriférantes. A.
(xxr)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVI.
345
flans quelque emploi considérable , non-seule-
ment parmi ^ les nations alliées qu'il servoit en
cette guerre , mais encore chez les ennemis.
Son principal soin étoit de découArir et d'exa-
miner partout les hommes qui avoient quelque
talent ou une vertu particulière.
Les princes alliés eurent d'abord quelque ré-
pugnance à mettre Polydamas dans la royauté.
Nous avons éprouvé , disoient-ils , combien un
roi des Dauniens , quand il aime la guerre , et
qu'il la sait faire , est redoutable à ses voisins.
Polydamas est un grand capitaine , et ii peut
nous jeter dans de grands périls. Mais Télé-
niaque leur répondoit : Polydamas , il est vrai ,
sait la guerre ; mais il aime la paix ; et voilà
les deux choses qu'il faut souhaiter. Un homme
qui connoît les malheurs , les dangers et les dif-
ficultés de la guerre , est bien plus capable de
l'éviter, qu'un autre qui n'en a aucune expé-
rience. Il a appris à goûter le bonheur d'une
vie tranquille; il a condamné les entreprises
d'Adraste ; il en a prévu les suites funestes. Un
prince foible - , ignorant, et sans expérience,
est plus cà craindre pour vous, qu'un homme
quiconnoîtra et qui décidera tout par lui-même.
Le prince foible et ignorant ne verra que par
les yeux d'un favori passionné, ou d'un mi-
nistre flatteur, inquiet et ambitieux : ainsi ce
prince aveugle s'engagera à la guerre sans la
vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous as-
surer de lui, car il ne pourra être sûr de lui-
même ; il vous manquera de parole ; il vous
réduira bientôt à cette extrémité , qu'il faudra
ou que vous le fassiez périr, ou qu'il vous ac-
cable. N'est-il pas plus utile , plus sûr, et en
môme temps plus juste et plus floble , de ré-
pondre plus fidèlement à la confiance des Dau-
niens , et de leur donner Vin roi digne de com-
mander ?
Toute l'assemblée fut peisuadée par ce dis-
cours. On alla proposer Polydamas aux Dau-
niens, qui attendoient une réponse avec impa-
tience. Quand ils entendirent le nom de Poly-
damas , ils répondirent : Nous reconnoissons
bien maintenant que les princes alliés veulent
agir de bonne foi avec nous, et faire une paix
éternelle , puisqu'ils nous veulent donner pour
roi un homme si vertueux et si capable de
nous gouverner. Si on nous eût proposé un
homme lâche , efféminé et mal instruit , nous
aurions cru qu'on ne cher;;hoit qu'à nous abat-
tre. et qu'à corrompie la forme de notre gou-
Var. — 1 (!ai!s. A. — ^ Un piiiuo fuiblc fl igiioraiit est
plus a craindre, a.
FÉNELON. TOME VI.
vernement ;, nous aurions conservé en secret un
vif ressentiment d'une conduite si dure et si ar-
titicieuse : mais le choix de Polydamas nous
montre une véritable candeur. Les alliés , sans
doute, n'attendent rien de nous, que de juste
et de noble , puisqu'ils nous accordent un roi
qui est incapable de faire rien contre la liberté
et contre la gloire de notre nation : aussi pou-
vons-nous protester, à la face des justes dieux ,
que les fleuves remonteront vers leur source
avant que nous cessions d'aimer des peuples si
bienfaisans. Puissent nos derniers neveux se
souvenir ^ du bienfait que nous recevons au-
jourd'hui , et renouveler, de génération en gé-
nération , la paix de l'âge d'or dans toute la c(jte
de l'Hespérie !
Télémaque leur proposa ensuite de donner à
Diomède les campagnes d'Arpine -, pour y fon-
der une colonie. Ce nouveau peuple, leur di-
soit-il , vous devra son établissement dans un
pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous
que tous les hommes doivent s'entr'aimer ; que
la terre est trop vaste pour eux ; qu'il faut bien
avoir des voisins; et qu'il vaut mieux en avoir
qui vous soient obligés de leur établissement.
Soyez touchés des malheurs d'un roi qui ne.
peut retourner dans son pays. Polydamas et lui
étant unis ensemble par les liens de la justice et
de la vertu , qui sont les seuls durables , vous
entretiendront dans une paix profonde , et vous
rendront redoutables à tous les peuples voisins
qui penseroient à s'agrandir. Vous voyez , ô
Dauniens , que nous avons donné à votre terre
et à votre nation un roi capable d'en élever la
gloire jusqu'au ciel : donnez aussi , puisque
nous vous le demandons, une terre qui vous
est inutile , à un roi qui est digne de toute sorte
de secour.'i.
Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvoient
rien refuser à Télémaque, puisque c'étoit lui
qui leur avoit procuré Polydamas pour roi.
Aussitôt ils partirent pour l'aller chercher dans
sou désert , et pour le faire régner sur eux.
Avant * que de partir, ils donnèrent les fertiles
plaines d'Arpine * à Diomède, pour y fonder un
nouveau royaume. Les alliés en furent ravis ,
parce que cette colonie des Grecs ^ pourroit se-
courir puissauunent le parti des alliés, si jamais
les Dauniens vouloient renouveler les usurpa-
tions dont Adraste avoit donné le mauvais exem-
ple. Tous les princes ne songèrent plus qu'à se
Var. — ' Piiiss^Mit se ressouveair nos derniers ncvouï. p.
II. Puissent nos derniers noveuf se ressouvenir, c. ri. —
2 d'Arpos. A. — ^ avant parlii'. A. — ^ il'Arpos. A. — '• for -
lilioit considdrablenient le parti, ctc A.
3»
5i6
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYII.
(XXII)
séparer. Télémaque , les larmes aux yeux , par-
tit avec sa troupe , après avoir embrassé ten-
drement le vaillant Diomède, le sage et incon-
solable Nestor, et le fameux Philoctète , digne
héritier des flèches d'Hercule.
LIVRE XVII \
Télémaque, de retour à Salente, admire l'état florissant de
la campagne ; mais il est choqué de ne plus retrouver
dans la ville la magnificence qui éclatoif partout avant
son départ. Mentor lui donne les raisons de ce change-
ment : il lui montre en quoi consistent les solides richesses
d'un Etat, et lui expose les maximes fondamentales de
l'art de gouverner. Télémaque ouvre son cœur à Mentor
sur son inclination pour Antiope. fille d'Idoménée. Mentor
loue avec lui les bonnes qualités de cette princesse, l'as-
sure que les dieux la lui destinent pour épouse; mais que
maintenant il ne doit songer qu'à partir pour Ithaque.
Idoménée , craignant le départ de ses hùtes , parle à
Mentor de plusieurs affaires embarrassantes, qu'il avoit
à terminer , et pour lesquelles il avoit encore besoin de
son secours. Mentor lui trace la conduite qu'il doit suivre,
et persiste à vouloir s'embarquer au plus tût avec Télé-
maque. Idoménée essaie encore de les retenir en excitant
la passion de ce dernier pour .\ntiope. Il les engage dans
une partie de chasse , dont il veut donner le plaisir à sa
fille. Elle y eût été déchirée par un sanglier, sans l'a-
dresse et la promptitude de Télémaque, qui perça de
son dard l'animal. Idoménée, ne pouvant plus retenir ses
hôtes, tombe dans une tristesse mortelle. .Mentor le con-
sole, et obtient enfin son consentement pour partir, .aus-
sitôt on se quitte , avec les plus vives démonstrations
d'estime et d'amitié.
Le jeune fils d'Ulysse brùloit d'impatience
de retrouver Mentor à Salente , et de s'embar-
quer avec lui pour revoir Ithaque , où il espé-
roit que son père seroit arrivé. Quand il s'ap-
procha de Salente , il fut bien étonné de voir
toute la campagne des environs , qu'il avoit
laissée presque inculte et déserte , cultivée
comme un jardin, et pleine d'ouvriers diligens :
il reconnut l'ouvrage de la sagesse de Mentor.
Ensuite , entrant daus la ville , il remarqua
qu'il y avoit beaucoup moins d'artisans pour les
délices de la vie , et beaucoup moins de magni-
ficence. Il'- en fut choqué; car il aimoit nalii-
rellement toutes les choses qui ont de l'éclat et
de la politesse. Mais d'autres pensées occupèrent
aussitôt son cœur: il vit de loin venir à lui Ido-
ménée avec Mentor : aussitôt son cœur fut ému
de joie et de tendresse. Malgré tous les succès
qu'il avoit eus dans la guerre contre Adraste, il
Var. — ' Livre xxii. — - Télémaque a.
craignoit que Mentor ne fût pas content de lui;
et , à mesure qu'il s'avançoit , il cherchoit dans
les yeux de Mentor pour voir s'il n'avoit rien à
se reprocher.
D'abord Idoménée embrassa Télémaque
comme son propre fils ; ensuite Télémaque se
jeta au cou de Mentor, et l'arrosa de ses larmes.
Mentor lui dit : Je suis content de vous : vous
avez fait de grandes fautes ; mais elles vous ont
servi à vous connoitre , et à vous défier de
vous-même. Souvent on tire plus de fruit de
ses fautes, que de ses belles actions. Les grandes
actions enflent le cœur, et inspirent une pré-
somption dangereuse ; les fautes font rentrer
l'homme en lui-même, et lui rendent la sagesse
qu'il avoit perdue dans les bous succès. Ce qui
vous reste à faire , c'est de louer les dieux , et
de ne vouloir pas que les hommes vous louent.
Vous avez fait de grandes choses ; mais , avouez
la vérité, ce n'est guère vous par qui elles ont
été faites : n'est-il pas vrai qu'elles vous sont
venues comme quelque chose d'étranger qui
étoit mis eu vous? n'étiez-vous pas capable de
les gâter par votre promptitude et par votre im-
prudence? Ne sentez-vous pas que Minerve vous
a comme transformé en un autre homme au-
dessus de vous-même , pour faire par vous ce
que vous avez fait? elle a tenu tous vos défauts
en suspens , comme Neptune , quand il apaise
If^s tempêtes , suspend les flots irrités.
Pendant qu'Idoménée ' interrogeoit avec cu-
riosité les Cretois qui étoient revenus de la
guerre , Télémaque écoutoit ^ ainsi les sages
conseils de Mentor. Ensuite il regardoit de tous
côtés avec étonnement, et disoit à Mentor :
Voici un changement dont je ne comprends pas
bien ^ la raison. Est-il arrivé quelque calamité
à Salente pendant mon absence? d'où vient
qu'on n'y remarque plus cette magnificence qui
éclatoit partout avant mon départ? Je ne vois
plus ni or, ni argent , ni pierres précieuses; les
habits sont simples; les bàtimens qu'on fait sont
moins vastes et moins ornés ; les arts languis-
sent ; la ville est devenue une solitude.
Mentor lui répondit en souriant : Avez-vous
remarqué l'état de la campagne autour de la
ville ? Oui , reprit Télémaque : j'ai vu partout
le labourage en honneur, et les champs défri-
chés. Lequel vaut mieux, ajouta ^lentor, ou
une ville superbe en marbre , en or et en ar-
gent , avec une campagne négligée et stérile ;
ou une campagne cultivée et fertile , avec une
Var. — 1 Pendant qu'Iiloménéo parloit aux Ciélois. A. —
- écouloil CCS sages conseils, etc. a. — "^ bien m. A. aj. B.
(XXIÏ)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVII.
547
ville médiocre et modeste dans ses mœurs? Une
grande ville fort peuplée d'artisans occupés à
amollir les mœurs par les délices de la vio,
quand elle est entourée d'un royaume pauvre
et mal cultivé , ressemble à un monstre dont la
tête est d'une grosseur énorme , et dont tout le
corps , exténué et privé de nourriture , n'a au-
cun rapport avec cette tête. C'est le nombre du
peuple et l'abondance des alimens qui font ^ la
vraie force et la vraie richesse d'un royaume.
Idoménée a maintenant un peuple innombrable,
et infatigable dans le travail , qui remplit toute
l'étendue de son pays. Tout son pays n'est plus
qu'une seule ville ; Salente n'en est que le
centre .^ Nous avons transporté de la ville dans
la campagne les hommes qui manquoient à la
campagne , et qui étoient superflus dans la
ville. De plus , nous avons attiré dans ce pays
beaucoup de peuples étrangers. Plus ces peuples
se multiplient, plus ils multiplient les fruits de
la terre par leur travail; cette multiplication, si
douce et si paisible, augmente plus un ^ royaume
qu'une conquête. On n'a rejeté de celte ville
que les arts superflus , qui détournent les pau-
vres de la culture de la terre pour les vrais be-
soins , et qui corrompent les riches en les jetant
dans le faste et dans la mollesse ; mais ^ nous
n'avons fait aucun tort aux beaux arts , ni aux
hommes qui ont un vrai génie pour les cultiver.
Ainsi Idoménée est beaucoup plus puissant qu'il
ne l'étoit quand vous admiriez sa magniflcence.
Cet éclat éblouissant cachoit une foiblesse et une
misère qui eussent bientôt renversé son em-
pire : maintenant il a un plus grand nombre
d'hommes , et il les nourrit plus facilement.
Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine
et au mépris de la vie , par l'amour des bonnes
lois , sont tous prêts à combattre pour défendre
ces terres cultivées de leurs propres mains.
Bientôt cet Etat , que vous croyez déchu , sera
la merveille de l'Hespérie.
Souvenez-vous, ô Télémaque, qu'il y a deux
choses pernicieuses , dans le gouvernement des
peuples , auxquelles on n'apporte presque ja-
mais aucun remède : la première est une auto-
rité injuste et trop violente dans les rois ; la
seconde est le luxe , qui corrompt les mœurs.
Quand les rois s'accoutument à ne connoître
plus d'autres lois que leurs volontés absolues ^,
et qu'ils ne mettent plus de frein à leurs pas-
sions, ils peuvent tout : mais, à force de tout
pouvoir, ils sapent les fondemens de leur puis-
Var. — 1 qui fail. A. — - Nous avons p.Hiplos otran-
gers. m. \. aj. b. — ^ sû:i. a. — '^ mais. ... h's i.ulli\cr. m.
A. aJ. B. — » absolues m. A. aj. n.
San ce ; fls n'ont plus de règle certaine, ni de
maximes de gouvernement; chacun à l'envi les
flatte ; ils n'ont plus de peuple ; il ne leur reste
que des esclaves ' , dont le nombre diminue cha-
que jour. Qui leur dira la vérité? qui donnera
des bornes à ce torrent? Tout cède; les sages
s'enfuient, se cachent, et gémissent. Il n'y a
qu'une révolution soudaine et violente qui puisse
ramener dans son cours naturel ^ cette puis-
sance débordée : souvent même le coup qui
pourroit la modérer l'abat sans ressource. Rien
ne menace tant d'une chute funeste, qu'une
autorité qu'on pousse trop loin : elle est ^ sem-
blable à un arc trop tendu , qui se rompt enfin
toul-à-conp si on ne le relâche : mais qui est-
ce qui osera le relâcher? Idoménée étoit gâté
jusqu'au fond du cœur par cette autorité si
flatteuse : il avoit été renversé de son trône;
mais il n'avoit pas été détrompé. Il a fallu que
les dieux nous aient envoyés ici, pour le désa-
buser de celte puissance aveugle et outrée qui
ne convient point à des hommes ; encore a-l-il
fallu des espèces de miracles pour lui ouvrir les
yeux.
L'autre mal, presque incurable , est le luxe.
Comme la trop grande autorité empoisonne les
rois , le luxe empoisonne toute une nation. On
dit que ce luxe sert à nourrir les pauvres aux
dépens des riches ; comme si les pauvres ne
pou voient pas gagner leur vie plus utilement ,
en multipliant les fruits de la terre , sans amol-
lir les riches par des raffinemens de volupté.
Toute une nation s'accoutume à regarder comme
les nécessités de la vie les choses les plus super-
flues : ce sont tous les jours de nouvelles néces-
sités qu'on invente , et on ne peut plus se pas-
ser des choses qu'on ne connoissoil point trente
ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goût,
perfection des arts, et politesse de la nation. Ce
vice, qui en attire tant '" d'autres, est loué
comme une vertu ; il répand sa contagion de-
puis le Roi jusqu'aux derniers de la lie du
peuple. Les proches parens du Roi veulent
imiler sa magnificence ; les grands , celle des
parens du Roi ; les gens médiocres veulent
égaler les grands , car qui est-ce qui se fait
jnslice? les petits veulent passer pour médio-
cres : tout le monde fait plus qu'il ne peut; les
uns par faste , et pour se prévaloir de leurs ri-
chesses ; les autres par mauvaise honte , et
Vau. — 1 dos esclaves. Qui leur ilira. A. — ^ cviiti puis-
siiiee (léburdée, dans snn cours iialurel. A. — ' elle est m.
A. aj. n. — * une infinité d'autres. B. c. FaUI. Le copiste b
a omis tant; c'est ce qui a occasionné la correction de l'au-
teur : nous suivons l'original.
o48
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYII.
(XXII)
pour cacher leui' pauvreté. Ceux mêmes qui
sont assez sages pour coodamncr un si grand
désordre , ne le sont pas assez pour oser lever la
tête les premiers, et pour donner des exemples
contraires. Toute une nation se ruine , toutes
les conditions se confondent. La passion d'ac-
quérir du bien pour soutenir une vaine dépense
corrompt les âmes les plus pures : il n'est plus
question que dètre riche; * la pauvreté est une
infamie. Soyez savant , habile , vertueux ; ins-
truisez les hommes ; gagnez des batailles; sau-
vez la patrie; sacrifiez tous vos intérêts; vous
êtes méprisé si vos talens ne sont relevés par le
faste. Ceux mêmes qui n'ont pas de bien veu-
lent paroîlre en avoir; ils en dépensent comme
s'ils en avoient : on emprunte, on trompe , on
use de mille artifices indignes pour parvenir.
Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer
le goût et les habitudes de toute une nation ; il
faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra
entreprendre, si ce n'est un roi philosophe, qui
sache , par l'exemple de sa propre modération,
faire honte à tous ceux qui aiment une dépense
fastueuse , et encourager les sages, qui seront
bien aises d'être autorisés dans une honnête fru-
galité!
Télémaque , écoutant ce discours , étoit
comme un homme qui revient d'un profond
sommeil : il sentoit la vérité de ces paroles; et
elles se gravoient dans son cœur, comme un
savant sculpteur imprime les traits qu'il veut
sur le marbre, en sorte qu'il lui donne de la
tendresse, de la vie et du mouvement. Télé-
maque ne répondoit rien ; mais , repassant tout
ce qu'il venoit d'entendre, il parcouroit des
yeux les choses qu'on avoit changées dans la
ville. Ensuite il disoit à Mentor :
Vous avez fait d'idoménée le plus sage de
tous les rois; je ne le connois plus, ni lui ni
son peuple. J'avoue même que ce que vous
avez fait ici est inllniment plus grand que les
victoires que nous venons de remporter. Le
hasard et la force ont beaucoup de part aux
succès de la guerre -; il faut que nous parta-
gions la gloire des combats avec nos soldats :
mais tout votre ouvrage vient d'une seule tête;
il a fallu que vous ayez travaillé seul contre un
roi , et contre tout son peuple , pour les corri-
ger. Les succès de la guerre sont toujours fu-
nestes et odieux : ici tout est l'ouvrage dune
sagesse céleste; tout est doux , tout est pur, tout
est aimable; tout marque une autnrité qui est
Var. — * In itauvreté s'ils en avoii'i'.l. m. A. aj. B. —
* aux succès de la guerre. Ces succès sont toujours fuuesles ,
etc. A.
au-dessus de l'homme. Quand les hommes veu-
lent de la gloire , que ne la cherchent-ils dans
cette application à faire du bien? 0 ^ qu'ils s'en-
tendent mal en gloire, d'en espérer une solide
en ravageant la terre et en répandant le sang
humain !
Mentor montra sur son visage une joie sen-
sible de voir Télémaque si désabusé des victoi-
res et des conquêtes , dans un âge où il étoit si
naturel qu'il fût enivré de la gloire - qu'il avoit
acquise
Ensuite Mentor ajouta : Il est vrai que tout
ce que vous voyez ici est bon et louable; mais
sachez qu'on pourroit faire des choses encore
meilleures. Idoménée modère ses passions , et
s'applique à gouverner son peuple avec justice ;
mais il ne laisse pas de faire encore bien des
fautes , qui sont des suites malheureuses de ses
fautes anciennes. Quand les hommes veulent
quitter le mal, le mal semble encore les pour-
suivre long-temps : il leur reste de mauvaises
habitudes , un naturel affoibli , des erreurs in-
vétérées , et des préventions presque incurables.
Heureux ceux qui ne se sont jamais égarés ! ils
peuvent faire le bien plus parfaitement. Les
dieux, ô Télémaque, vous demanderont plus
qu'à Idoménée , parce que vous avez connu la
vérité dès votre jeunesse , et que vous n'avez
jamais été livré aux séductions d'une trop
grande prospérité.
Idoménée, continuoit Mentor, est sage et
éclairé ; mais il s'applique trop au détail , et ne
médite pas assez le gros de ses affaires pour
former des plans ^. L'habileté d'un roi , qui est
au-dessus des autres hommes, ne consiste pas à
faire tout par lui-même : c'est une vanité gros-
sière que d'espérer d'en venir à bout , ou de
vouloir persuader au monde qu'on en est capa-
ble. Un roi doit gouverner en choisissant et en
conduisant ceux qui gouvernent sous lui : il ne
faut pas qu'il fasse le délail, car c est faire la
fonction de ceux qui ont à travailler sous lui ; il
doit seulement s'en faire rendre compte, et en
savoir assez pour entrer dans ce compte avec
discernement. C'est merveilleusement gouver-
ner, que de choisir, et d'appliquer selon leurs
talens les gens qui gouvernent '*. Le suprême et
le parfait gouvernement consiste à gouverner
ceux qui gouvernent : il faut les observer^ les
éprouver, les modérer, les corriger, les animer,
Var. — 1 0 m. A. oj. b. — - Jont il Oioil onvironiié.
A. — * pour foriiier îles \\\.:\\i m. a. aj. B. — * l<s gens
qui gouvernenl , de les obseiver, (!o les corriger, de los
modérer , de leur inspirer une bonne conduite. Vouloir ,
etc. A.
(XXIl)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XY!!.
549
les élever, les rabaisser, les changer de places ,
et les tenir toujours dans sa main.
Vouloir examiner tout par soi-même , c'est
défiance , c'est petitesse , c'est * se livrer à une
jalousie pour les détails qui consument le temps
et la liberté d'esprit nécessaires pour les grandes
choses. Pour former de grands desseins , il faut
avoir l'esprit libre et reposé ; il faut penser à
son aise , dans un entier dégagement de toutes
les expéditions d'affaires épineuses. Un esprit
épuisé par le détail est comme la lie du vin , qui
n'a plus ni force ni délicatesse. Ceux qui gouver-
nent par le détail sont toujours déterminés par
le présent , sans étendre leurs vues sur un ave-
nir éloigné ; ils sont toujours entraînés par l'af-
faire du jour oi^i ils sont; et celte affaire étant
seule à les occuper , elle les frappe trop ^ , elle
rétrécit leur esprit ; car on ne juge sainement
des affaires , que quand on les compare toutes
ensemble , et qu'on les place toutes dans un
certain ordre , afin qu'elles aient de la suite et
de la proportion. Manquer à suivre cette règle
dans le gouvernement , c'est ressembler à un
musicien qui se contenteroit de trouver des
sons harmonieux , et qui ne se mettroit point
en peine de les unir et de les accorder pour en
composer une musique douce et touchante.
C'est ressembler aussi à un architecte qui croit
avoir tout fait pourvu qu'il assemble de grandes
colonnes , et beaucoup de pierres bien taillées ,
sans penser à l'ordre et à la proportion des or-
nemens de son édifice. Dans le temps qu'il fait
un salon, il ne prévoit pas qu'il faudra faire
un escalier convenable ; quand il travaille au
corps du bâtiment , il ne songe ni à la cour , ni
au portail. Son ouvrage n'est qu'un assemblage
confus de parties magnifiques , qui ne sont point
faites les unes pour les autres; cet ouvrage,
loin de lui faire honneur , est un monument
qui éternisera sa honte ; car ^ l'ouvrage fait
"voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez
d'étendue pour concevoir à la fois le dessein
général de tout son ouvrage : c'est un caractère
d'esprit court et subalterne. Quand on est né
avec ce génie borné au détail , on n'est propre
qu'à exécuter sous autrui. N'en doutez pas ,
n mon cher Télémaque , le gouvernement
d'un royaume demande une certaine harmonie
comme la musique, et de justes proportions
comme l'architecture.
Si vous voulez que je me serve encore de la
comparaison de ces arts , je vous ferai entendre
combien les hommes qui gouvernent parle dé-
tail sont médiocres. Celui qui , dans un concert,
ne chante que certaines choses, quoiqu'il les
chante parfaitement, n'est qu'un chanteur;
celui qui conduit tout le concert , et qui en
règle à la fois toutes les parties , est le seul
maître de musique. Tout de même celui qui
taille des colonnes, ou qui élève un côté d'un
bâtiment , n'est qu'un maçon ; mais celui qui a
pensé tout l'édifice, et qui en a toutes les pro-
portions dans sa tète , est le seul architecte.
Ainsi ceux qui travaillent, qui expédient, qui
font le plus d'affaires , sont ceux qui gouver-
nent le moins ; ils ne sont que les ouvriers su-
balternes. Le vrai génie qui conduit l'État , est
celui qui ne faisant rien fait tout faire , qui
pense , qui invente , qui * pénètre dans l'ave-
nir , qui retourne dans le passé ; qui arrange ,
qui proportionne , qui préjiare de loin ; qui se
roidit sans cesse pour lutter contre la fortune ,
comme un nageur contre le torrent de l'eau;
qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien
au hasard. Croyez-vous , Télémaque , qu'un
grand peintre travaille assidûment depuis le
matin jusqu'au soir , pour expédier plus promp-
tement ses ouvrages? Non; cette gène '^ et ce
travail servile éleindroient tout le feu de son
imagination : il ne travailleroit plus de génie :
il faut que tout se fasse irrégulièrement et par
saillies , suivant que son génie le mène , et que
son esprit l'excite. Croyez-vous qu'il passe son
temps à broyer des couleurs et à préparer des
pinceaux? Non , c'est l'occupation de ses élèves.
Il se réserve le soin ' de penser; il ne songe
qu'à faire des traits hardis qui donnent '* de la
noblesse , de la vie et de la passion à ses figures.
Il a dans la tête les pensées et les senti mens des
héros qu'il veut représenter ; il se transporte
dans leurs siècles , et dans toutes les circons-
tances où ils ont été. A cette espèce d'enthou-
siasme il faut qu'il joigne une sagesse qui le
retienne ; que tout soit vrai , correct , et pro-
portionné l'un à l'autre. Croyez-vous, Télé-
maque , qu'il faille moins d'élévafion de génie
et d'efi'ort de pensée pour faire un grand roi ,
que pour faire un bon peintre? Concluez donc
que l'occupation d'un roi doit être de penser,
de former de grands projets , et de choisir les
hommes propres à les exécuter sous lui "".
Télémaque lui répondit : Il me semble que
Var. — 1 e'csl une jal'jusic pour les diMails mcdiotrcs
qui consume le temps, etc. a. b. — - frappe trop; car on
ne juge, etc. a. — ^ car il fait voir que cet ouvrier. A. car
il fait voir ijuc l'ouvrier. Edit. correct, du marq. de Féit,
Var. — ' qui prévoit l'avenir. A. — - celle gùne cl cette
sujétion éleindruit, A. — ^ le soin m. A. aj. B. — * qui
donnent de la douceur, de la noblesse , etc. A. — * de penser,
et de choisir ceux qui travaillent. A.
550
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYII.
(XXII)
je comprends tout ce que vous me dites; mais
si les choses alloient ainsi , un roi seroit souvent
trompé , n'entrant point par lui-même dans le
détail. C'est vous-même qui vous trompez ,
repartit Mentor : ce qui empêche qu'on ne soit
trompé , c'est la connoissance générale du gou-
vernement. Les gens qui n'ont point de prin-
cipes dans les affaires , et qui n'ont point le
vrai discernement des esprits, vont toujours
comme à tâtons j c'est un hasard quand ils ne
se trompent pas ; ils ne savent pas même pré-
cisément ce qu'ils cherchent , ni à quoi ils doi-
vent tendre ; ils ne savent que se délier , et se
défient plutôt des honnêtes gens qui les contre-
disent, que des trompeurs qui les flattent. Au
contraire , ceux qui ont des principes pour le
gouvernement , et qui se connoissent en hom-
mes, savent ce qu'ils doivent ^ chercher en
eux, et les moyens d'y parvenir; ils recon-
noissent assez , du moins en gros , si les gens
dont ils se servent sont des instrumens propres
à leurs desseins ^, et s'ils entrent dans leurs
vues pour tendre au but qu'ils se proposent.
D'ailleurs , comme ils ne se jettent point dans
des détails accablans, ils ont l'esprit plus libre
pour envisager d'une seule vue le gros de l'ou-
vrage , et pour observer s'il s'avance vers la fin
principale. S'ils sont trompés , du moins ils ne
le sont guère dans l'essentiel. D'ailleurs ils sont
au-dessus des petites jalousies qui marquent
un esprit borné et une ame basse : ils com-
prennent qu'on ne peut éviter d'être trompé
dans les grandes affaires , puisqu'il faut s'y ser-
vir des hommes , qui sont si souvent trom-
peurs. On perd plus dans l'irrésolution où jette
la défiance , qu'on ne perdroit à se laisser un
peu tromper. On est trop heureux quand on
n'est trompé que dans des choses médiocres ;
les grandes ne laissent pas de s'acheminer, et
c'est la seule chose dont un grand homme doit
être en peine. Il faut réprimer sévèrement la
tromperie , quand on la découvre ; mais il faut
compter sur quelque tromperie , si l'on ne veut
point être véritablement trompé. ^ Un artisan ,
dans sa boutique , voit tout de ses propres yeux,
et fait tout de ses propres mains; mais un roi ,
dans un grand État , ne peut tout faire ni tout
voir. Il ne doit faire que les choses que nul
autre ne peut faire sous lui ; il ne doit voir que
ce qui entre dans la décision des choses impor-
tantes.
Enfin Mentor dit à Télémaque : Les dieux
Var. — * ce qu'ils doivent vouloir, elles moyens, elc.
A. — * leur dessein, a. — ' Un artisan choses impor-
tantes, m, A. oj^ B.
VOUS aiment , et vous préparent un règne plein
de sagesse. Tout ce que vous voyez ici est fait
moins pour la gloire d'Idoménée , que pour
votre instruction. Tous ces sages établissemens
que vous admirez dans Salente ne sont que
l'ombre de ce que vous ferez un jour à Ithaque,
si vous répondez par vos vertus à votre haute
destinée. Il est temps qus nous songions à par-
tir d'ici; Idoménée tient un vaisseau prêt pour
notre retour.
Aussitôt Télémaque ouvrit son cœur à son
ami , mais avec quelque peine , sur un attache-
ment qui lui faisoit regretter Salente. Vous me
blâmerez peut-être , lui dit-il , de prendre trop
facilement des inclinations dans les lieux où je
passe ; mais mon cœur me feroit de continuels
reproches , si je vous cachois que j'aime An-
tiope , fille d'Idoiuénée. Non , mon cher Men-
tor , ce n'est point une passion aveugle comme
celle dont vous m'avez guéri dans l'ile de Ga-
lypso : j'ai bien reconnu la profondeur de la
plaie que l'Amour m'avoit faite auprès d'Eu-
charis ; je ne puis encore prononcer son nom
sans être troublé ; le temps et l'absence n'ont
pu l'effacer. Celte expérience funeste m'ap-
prend à me défier de moi-même. Mais pour
Antiope , ce que je sens n'a rien de semblable :
ce n'est point amour passionné ; c'est goût ,
c'est estime; c'est persuasion que je serois heu-
reux , si je passois ma vie avec elle. Si jamais
les dieux me rendent mon père , et qu'il me
permette ^ de choisir une femme , Antiope sera
mon épouse. Ce qui me touche en elle, c'est
son silence , sa modestie , sa retraite , son tra-
vail assidu, son industrie pour les ouvrages de
laine et de broderie , son application à conduire
toute la maison de son père depuis que sa mère
est morte , son mépris des vaines parures ,
l'oubli et ^ l'ignorance même qui paroit en elle
de sa beauté. Quand Idoménée lui ordonne de
mener les danses des jeunes Cretoises au son
des flûtes , on la prendroit pour la riante Vénus,
qui est accompagnée des Grâces. Quand il la
mène avec lui à la chasse dans les forêts , elle
paroît majestueuse et adroite à tirer de l'arc ,
comiue Diane au milieu de ses nymphes : elle
seule ne le sait pas , et tout le monde l'admire.
Quand elle entre dans les temples des dieux ,
et qu'elle porte sur sa tête les choses sacrées
dans des corbeilles , ou croiroit qu'elle est elle-
même la divinité qui habite dans les temples.
Avec quelle crainte et quelle religion l'avons-
Var. — 1 qu'ils me permettent, c. Edit. f. du cop. —
* ou. A.
(XXII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVIT.
►1
nous vue offrir des sacviflces, et fléchir la co-
lère des dieux , quand il a fallu ' expier quelque
faute ou détourner quelque funeste présage !
Entin , quand on la voit avec une troupe de
femmes , tenant en sa main une aiguille d'or ,
on croit que c'est Minerve même qui a pris sur
la terre une forme humaine , et qui inspire aux
hommes les heaux arts ; elle anime les autres à
travailler; elle leur adoucit le travail et l'ennui
parles charmes de sa voix, lorsqu'elle chante
toutes les merveilleuses histoires des dieux ; et
elle surpasse la plus exquise peinture par la
délicatesse de ses broderies. Heureux l'homme
qu'un doux hymen unira avec elle ! il n'aura
à craindre que de la perdre et de lui survivre.
Je prends ici , mon cher Mentor, les dieux
à témoins que je suis tout prêt à partir : j'ai-
merai Antiope tant que je vivrai ; mais elle ne
retardera pas d'un moment mon retour à Itha-
que. Si un autre la devoit posséder, je passerois
le reste de mes jours avec tristesse et amer-
tume; mais enlm je la quitterois. Quoique je
sache que l'absence peut me la faire perdre , je
ne veux ni lui parler , ni parler à son père de
mon amour ; car je ne dois en parler qu'à vous
seul, jusqu'à ce qu'Ulysse, remonté sur son
trône , m'ait déclaré qu'il y consent. Vous
pouvez reconnoître par là, mon cher Mentor,
combien cet attachement est différent de la pas-
sion dont vous m'avtrz vu aveuglé pour Éu-
charis.
Mentor répondit à Télémaque : Je conviens
de cette différence. Antiope est douce , simple
et sage; ses mains ne méprisent point le travail;
elle prévoit de loin; elle pourvoit à tout; elle
sait se taire , et agir de suite sans empresse-
ment ; elle est à toute heure occupée , et ne
s'embarrasse jamais , parce qu'elle fait chaque
chose à propos : le bon ordre de la maison de
son père est sa gloire; elle eji est plus ornée
que de sa beauté. Quoiqu'elle ait soin de tout ,
et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser,
d'épargner (choses qui font haïr presque toules
les femmes), elle s'est rendue aimable à toute
la maison : c'est qu'on ne trouve en elle ni
passion, ni entêtement^ ni légèreté, ni hu-
meur, comme dans les autres femmes. D'un
seul regard elle se fait entendre , et on craint
de lui déplaire; elle donne des ordres précis;
elle n'ordonne que ce qu'on peut exécuter; elle
Var. — ' la voyons-nous offiir des sacrifices, quand
il faut expier, etc. b. c. d. Celle leçon vient du eoinste b,
qui ayant écrit la voyons-nous, au lieu de V avons-nous
vue, a oblige l'auleur a mettre il faut. Nous suivons l'ori-
ginal, avec p. u., en suppléant vue, qui est omis dans A.
reprend avec bonté , et en reprenant elle encou-
rage. Le cœur de son père se repose sur elle,
comme un voyageur abattu par les ardeurs du
soleil se repose à l'ombre sur l'herbe tendre.
Vous avez raison, Télémaque; Antiope est un
trésor digne d'être cherché * dans les terres les
plus éloignées. Son esprit , non plus que son
corps, ne se pare jamais de vains ornemens;
son imagination, quoique vive, est retenue par
sa discrétion : elle ne parle que pour la néces-
sité; et si elle ouvre la bouche, la douce per-
suasion et les grâces naïves coulent de ses
lèvres. Dès qu'elle parle , tout le monde se
tait , et elle en rougit : peu s'en faut qu'elle
ne supprime ce qu'elle a voulu dire, quand elle
aperçoit qu'on l'écoute si attentivement. A peine
l 'avons-nous entendue parler.
Vous souvenez-vous, ô Télémaque, d'un
jour que son père la fit venir ? Elle parut , les
yeux baissés , couverte d'un grand voile ; elle
ne parla que pour modérer la colère d'Idomé-
née , qui vouloit faire punir rigoureusement un
de ses esclaves : d'abord elle entra dans sa peine;
puis elle le calma ; entin elle lui fit entendre ce
qui pouvoit excuser ce malheureux; et, sans
faire sentir au Roi qu'il s'étoit trop emporté,
elle lui inspira des sentimens de justice et de
compassion. Thétis, quand elle flatte le vieux
Nérée, n'apaise pas avec plus de douceur les
flots irrités. Ainsi Antiope, sans prendre aucune
autorité , et sans se prévaloir de ses charmes ,
maniera un jour le cœur de son époux, comme
elle touche maintenant sa lyre , quand elle en
veut tirer les plus tendres accords. Encore une
fois , Télémaque , votre amour pour elle est
juste ; les dieux vous la destinent : vous l'aimez
d'un amour raisonnable ; il faut attendre qu'U-
lysse vous la donne. Je vous loue de n'avoir
point voulu lui découvrir vos sentiments ; mais
sachez que , si vous eussiez pris quelque détour
pour lui apprendre vos desseins, elle les auroit
rejetés, et auroit cessé de vous estimer. Elle ne
se promettra jamais à personne ; elle se laissera
donner par son père ; elle ne prendra jamais
pour époux , qu'un homme qui craigne les
dieux, et qui remplisse toutes les bienséances.
Avez-vous observé, comme moi, qu'elle se
montre encore moins, et qu'elle baisse plus les
yeux depuis votre retour? Elle sait tout ce qui
vous est arrivé d'heureux dans la guerre; elle
n'ignore ni votre naissance, ni vos aventures,
ni tout ce que les dieux ont mis en vous : c'est
ce qui la rend si modeste et si réservée. Allons,
Var. — 1 recherché. Edit. contre les Mss.
552
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVII.
(XXIIl)
Télémaque , allons vers Ithaque ; il ne me reste
plus qu'à vous faire trouver votre père , et qu'à
vous mettre en état d'obtenir une femme digne
de l'âge d'or : fût-elle bergère dans la froide
Algide , au lieu qu'elle est lille du roi de Sa-
lente , vous seriez trop heureux de la posséder.
* Idoménée , qui craignoit le départ de Té-
lémaque et de Mentor , ne songeoit qu'à le
retarder ; il représenta à Mentor qu'il ne pou-
voit régler sans lui un différend , qui s'étoit
élevé entre Diophanes , prêtre de Jupiter Con-
servateur, et Héliodore , prêtre d'Apollon , sur
les présages qu'on tire du vol des oiseaux et des
entrailles des victimes.
Pourquoi, lui répondit Mentor , vous niêle-
riez-vous des choses sacrées? laissez-en la dé-
cisic'n aux Etruriens, qui ont la tradition des
plus anciens oracles . et qui sont inspirés pour
être les interprêles des dieux : employez seule-
ment votre autorité à étouffer ces disputes dès
leur naissance. Ne montrez ni partialité ni pré-
vention; contentez-vous d'appuyer la décision
quand elle sera faite : souvenez-vous qu'un roi
doit être soumis à la religion , et qu'il ne doit
jamais entreprendre de la régler. La religion
vient des dieux, elle est au-dessus des rois. Si
les rois se mêlent de la religion , au lieu de la
proléger ; ils la mettront en servitude. Les rois
sont si puissans , et les autres hommes sont si
foibles , que tout sera en péril d'être altéré au
gré des rois , si on les fait entrer dans les ques-
tions qui regardent les choses sacrées. Laissez
donc en pleine liberté la décision aux amis des
dieux , et bornez-vous à réprimer ceux qui
n'obéiroient pas à leur jugement quand il aura
été prononcé.
Ensuite Idoménée se plaignit de l'embarras
où il était sur un grand nombre de procès entre
divers particuliers, qu'on le pressoil de juger.
Décidez, lui répondoil Mentor, toutes les ques-
tions nouvelles qui vont à établir des maximes
générales de jurisprudence , et à interpréter les
lois; mais ne vous chargez jamais de juger les
causes particulières. Elles viendroient toutes
en foule vous assiéger : vous seriez l'unique
juge de tout votre peuple; tous les autres juges,
qui sont sous vous , deviendroient inutiles ;
vous seriez accablé, et les petites affaires vous
déroberoient aux grandes , sans que vous pus-
siez suflire à régler le détail des petites. Gar-
dez-vous donc bien de vous jeter dans cet em-
barras ; renvoyez les affaires des particuliers
aux juges ordinaires : ne faites que ce que nul
Yar. — * Livre xxm.
autre ne peut faire pour vous soulager; vous
ferez alors les véritables fonctions du roi.
On me presse encore , disoit Idoménée , de
faire certains mariages. Les personnes d'une
naissance distinguée qui m'ont suivi dans toutes
les guerres , et qui ont perdu de très-grands
biens en me servant , voudroient trouver une
espèce de récompense en épousant certaines
filles riches ; je n'ai qu'un mot à dire pour
leur procurer ces établissemens. 11 est vrai ,
répondit Mentor, qu'il ne vous en coûteroit
qu'un mot ; mais ce mot lui-même vous coû-
teroit trop cher. Youdriez-vous ôler aux pères
et aux mères la liberté et la consolation de
choisir leurs gendres, et par conséquent leurs
héritiers ? Ce seroit mettre toutes les familles
dans le plus rigoureux esclavage ; vous vous
rendriez responsable de tous les malheurs do-
mestiques de vos citoyens. Les mariages ont
assez d'épines, sans leur donner encore celte
amertume. Si vous avez des serviteurs fidèles
à récompenser, donnez-leur des terres incultes;
ajoutez-y des rangs et des honneurs propor-
tionnés à leur condition et à leurs services;
ajoutez-y , s'il le faut , quelque argent pris par
vos épargnes sur les fonds destinés à votre dé-
pense : mais ne payez jamais vos dettes en
sacritiant les filles riches malgré leur parenté.
Idoménée passa bientôt de celle question
à une autre. Les Sybarites , disoit-il , se plai-
gnent de ce que nous avons usurpé des terres
qui leur appartiennent , et de ce que nous les
avons données , comme des champs à défricher,
aux étrangers que nous avons attirés depuis peu
ici. Céderai-je à ces peuples? Si je le fais,
chacun croira qu'il n'a qu'à former des pré-
tentions sur nous. Il n'est pas juste, répondit
Mentor , de croire les Sybarites dans leur
propre cause; mais il n'est pas juste aussi de
vous croire dans la vôtre. Qui croirons-nous
donc? repartit Idoménée. Il ne faut croire,
poursuivit Mentor , aucune des deux parties ,
mais il faut prendre pour arbitre un peuple
voisin qui ne soit suspect d'aucun côté : tels
sont les Sipontins ; ils n'ont aucun intérêt con-
traire aux vôtres.
Mais suis-je obligé, répondoit Idoménée, à
croire quelque arbitre? ne suis-je pas roi ? Un
souverain est-il obligé à se soumettre à des étran-
gers sur l'étendue de sa domination? Mentor
reprit ainsi le discours . Puisque vous voulez
tenir ferme , il faut que vous jugiez que votre
droit est bon : d'un autre côté, les Sybarites
ne relâchent rien ; ils soutiennent que leur
droit est certain. Dans cette opposition de sen-
(XXIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVII.
553
timens , il faut qu'un arbitre, clioisi par les
parties, vous accommode, ou que le sort des
armes décide ; il n'y a point de milieu. Si vous
entriez dans une réj)ublique où il n'y eût ni
magistrats ni juges, et où chaque famille se
crût en droit de se faire justice à elle-même ,
par la violence, sur toutes ses prétentions con-
tre ses voisins , vous déploreriez le malheur
d'une telle nation , et vous auriez horreur de
cet affreux désordre, où toutes les familles s'ar-
meroient les unes contre les autres. Croyez-
vous que les dieux regardent avec moins d'hor-
reur le monde entier , qui est la république
universelle , si chaque peuple, qui n'y est que
comme une grande famille , se croit en plein
droit de se faire , par violence , justice à soi-
même , sur toutes ses prétentions contre les au-
tres peuples voisins? Un particulier qui pos-
sède un champ, comme l'héritage de ses ancê-
tres, ne peut s'y maintenir que par l'autorité
des lois et par le jugement du magistrat ; il
seroit très-sévèrement puni comme un sédi-
tieux, s'il vouloit conserver par la force ce que
la justice lui adonné. Croyez-vous que les rois
puissent employer d'abord la violence pour sou-
tenir leurs {)rétentions, sans avoir tenté toutes
les voies de douceur et d'humanité? La justice
n'est-elle pas encore plus sacrée et plus inviola-
ble pour les rois, par rapport à des pays entiers,
que pour les familles , par rapport à quelques
champs labourés? Sera-t-on injuste et ravis-
seur, quand on ne prend que quelques arpens
de terre? sera-t-on juste, sera-t-on héros,
quand on prend des provinces? Si on se prévient,
si on se flatte , si on s'aveugle dans les petits in-
térêts de particuliers , ne doit-on pas encore
plus craindre de se flatter et de s'aveugler sur
les grands intérêts d'Etat ? Se croira-t-on soi-
même dans une matière où l'on a tant de rai-
sons de se défier de soi? ne craindra-t-on point
de se tromper, dans des cas où l'erreur d'un
seul homme a des conséquenses affreuses? L'er-
reur d'un roi qui se flatte sur ses prétentions
cause souvent des ravages, des famines, des
massacres , des pestes , des dépravations de
raœuis. dont les effets funestes s'étendent jus-
que dans les siècles les plus reculés. Un roi
qui assemble toujours tant de flatteurs autour
de lui , ne craindra-t-il point d'être flatté en ces
occasions? S'il convient de quelque arbitre pour
ternnner le diiférend , il montre son équité , sa
bonne foi, sa modération. Il publie les solides
raisons sur lesquelles sa cause est fondée. L'ar-
bitre choisi est un médiateur amiable , et non
un juge de rigueur. On ne se soumet pas aveu-
glément à ses décisions; mais on a pour lui
une grande déférence : il ne prononce pas une
sentence en juge souverain ; mais il fait des
propositions , et on sacrifie quelque chose par
ses conseils , pour conserver la paix. Si la
guerre vient, malgré tous les soins qu'un roi
prend pour conserver la paix , il a du moins
pour lui le témoignage de sa conscience, l'es-
time de ses voisins , et la juste protection des
dieux. Idoménéc , touché de ce discours, con-
sentit que les Sipontins fussent médiateurs en-
tre lui et les Sybarites.
Alors le Roi , voyant que tous les moyens de
retenir les deux étrangers lui échappoient ,
essaya de les arrêter par un lien plus fort. II
avoit remarqué que Télémaque aimoit Antiope ;
et il espéra de le prendre par celte passion.
Dans cette vue, il la fit chanter plusieurs fois
pendant des festins. Elle le fit pour ne désobéir
pas à son père, mais avec tant de modestie et de
tristesse , qu'on voyoit bien la peine qu'elle
souifroit en obéissant. Idoménée alla jusqu'à
vouloir qu'elle chantât la victoire remportée
sur les Dauniens et sur Adraste : mais elle ne
put se résoudre à chanter les louanges de Télé-
maque ; elle s'en défendit avec respect , et son
père n'osa la contraindre. Sa voix douce et
touchante pénétroit le cœur du jeune fils d'U-
lysse; il étoit tout ému. Idoménée, qui avoit
les yeux attachés sur lui , jouissoit du plaisir
de remarquer son trouble. Mais Télémaque ne
faisoit pas semblant d'apercevoir les desseins
du Roi ; il ne pouvoit s'empêcher, eu ces occa-
sions , d'être fort touché ; mais la raison étoit
en lui au-dessus du sentiment; et ce n'étoit
plus ce même Télémaque qu'une passion tyran-
nique avoit autrefois captivé dans l'île de Ca-
lypso. Pendant qu'Antiope chantoit, il gardoit
un profond silence; dès qu'elle avoit fini , il se
hâtoit de tourner îa conversation sur quelque
autre matière.
Le Roi , ne pouvant par celte voie réussir
dans son dessein, prit enfin la résolution de
faire une grande chasse , dont fl voulut , contre
la coutume, donner le plaisir à sa fille. Antiope
pleura, ne voulant point y aller; mais il fallut
exécuter l'ordre absolu de son père. Elle monte
un cheval écumant, fougueux, et semblable à
ceux que Castor domptoit pour les combats :
elle le conduit sans peine ; une troupe de jeunes
filles la suit avec ardeur; elle paroîtau milieu
d'elles comme Diane dans les forêts. Le Roi la
voit, et il ne peut se lasser de la voir ; en la
voyant, il oublie tous ses malheurs passés. Té-
lémaque la voit aussi , et il est encore plus tou-
554
TÉLÉMAQUE. LIVRE XYII.
(XXIII)
ché de la modestie d' Anliope, que de son adresse
et de toutes ses grâces.
Les chiens poursuivoient un sanglier d'une
grandeur énorme , et furieux comme celui de
Calydon : ses longues soies étoient dures et
hérissées comme des dards; ses yeux élincelans
étoieot pleins de sang et de feu; son souffle se
faisoit entendre de loin , comme le bruit sourd
des \ents séditieux, quand Eole les rappelle
dans son antre pour apaiser les tempêtes ; ses
défenses, longues et crochues comme la faux
tranchante des moissonneurs, coupoient le tronc
des arbres. Tous les chiens qui osoient en ap-
procher étoient déchirés; les plus hardis chas-
seurs , en le poursuivant , craignoient de l'at-
teindre. Antiope , légère à la course comme les
vents , ne craignit point de l'attaquer de près ;
elle lui lance un trait qui le perce au-dessus de
l'épaule. Le sang de l'animal farouche ruisselle,
et le rend plus furieux; il se tourne vers celle
qui l'a blessé. Aussitôt le cheval d' Antiope ,
malgré sa fierté, frémit et recule ; le sanglier
monstrueux s'élanr-e contre lui. semblable aux
pesantes machines qui ébranlent les murailles
des plus fortes villes. Le coursier chancelle, et
est abattu ; Antiope se voit par terre, hors d'état
d'éviter le coup fatal de la défense du sanglier
animé contre elle. Mais Télémaque, attentif au
danger d" Antiope , étoit déjà descendu de che-
val. Plus prompt que les éclairs , il se jette
entre le cheval abattu et le sanglier qui revient
pour venger son sang ; il tient dans ses mains
un long dard, et l'enfonce presque tout entier
dans le flanc de l'horrible animal , qui tombe
plein de rage.
A l'instant Télémaque en coupe la hure , qui
fait encore peur quand on la voit de près , et
qui étonne tous les chasseurs. Il la présente à
Antiope : elle en rougit; elle consulte des veux
son père, qui, après avoir été saisi de frayeur,
est transporté de joie de la voir hors du péril,
et lui fait signe qu'elle doit accepter ce don. Eu
le prenant , elle dit à Télémaque : Je reçois de
vous avec reconnoissance un autre don plus
grand , car je vous dois la vie. A peine eut-elle
parlé , qu'elle craignit d'avoir trop dit ; elle
baissa les yeux ; et Télémaque , qui vit son em-
barras, n'osa lui dire que ces paroles . Heu-
reux le fils d'Ulysse d'avoir conservé une vie
si précieuse! mais plus heureux encore s'il
pou voit passer la sienne auprès de vous ! An-
tiope , sans lui répondre , rentra brusquement
dans la troupe de ses jeunes compagnes, oii
elle remonta à cheval.
Idoménée auroit , dès ce moment, promis sa
fille à Télémaque ; mais il espéra d'enflammer
davantage sa passion en le laissant dans l'incer-
titude , et crut même le retenir encore àSa-
lente par le désir d'assurer son mariage. Ido-
ménée raisonnoit ainsi en lui-même ; mais les
dieux se jouent de la sagesse des hommes. Ce
qui devoit retenir Télémaque fut précisément
ce qui le pressa de partir : ce qu'il commençoit
à sentir le mit dans une juste défiance de lui-
même. Mentor redoubla ses soins pour lui ins-
pirer un désir impatient de s'en retourner à
Ithaque ; et il pressa en même temps Idoménée '
de le laisser partir : le vaisseau étoit déjà prêt.
Car Mentor, qui régloit tous les moments de la
vie de Télémaque, pour l'élever à la plus haute
gloire , ne l'arrêtoit en chaque lieu ^ qu'autant
qu'il le falloit pour exercer sa vertu, et pour lui
faire acquérir de l'expérience. Mentor avoit eu
soin de faire préparer le vaisseau dès l'arrivée
de Télémaque.
Mais Idoménée , qui avoit eu beaucoup de
répugnance à le voir préparer, tomba dans une
tristesse mortelle, et dans une désolation à faire
pitié, lorsqu'il vit que ses deux hôtes, dont il
avoit tiré tant de secours , alloient l'abandon-
ner. Il se renfermoit dans les lieux les plus se-
crels de sa maison : là il soulageoit son cœur
en poussant des gérnissemens et en versant des
larmes ; il oublioit le besoin de se nourrir : le
sommeil n'adoucissoit plus ses cuisantes peines ;
il se désséchoit , il se consumoit par ses mquié-
tudes. Semblable à un grand arbre qui cou-
vre la terre de l'ombre de ses rameaux épais ,
et dont un ver commence à ronger la tige dans
les canaux déliés où la sève coule pour sa nour-
riture; cet arbre, que les vents n'ont jamais
ébranlé , que la terre féconde se plaît à nourrir
dans son sein , et que la hache du laboureur a
toujours respecté - , ne laisse pas de languir
sans qu'on puisse découvrir la cause de son
mal ; il se flétrit , il se dépouille de ses feuilles
qui sont sa gloire'; il ne montre plus qu'un
tronc couvert d'une écorce entr' ouverte , et des
branches sèches : tel parut Idoménée dans sa
douleur.
Télémaque attendri n'osoit lui parler : il
craignoit le jour du départ , il cherchoit des
prétextes pour le retarder; et il seroit demeuré
long-temps dans cette incertitude, si Mentor
Var. — ^ A la place de ce qui précède , depuis l'alinéa
Iiloir.eiiée, qui craignoil, etc. p. 552, on lit seulement ce
qui suit dans l'original : Ces paroles euflammèi-eiU le lœur
de Télémaque d'un désir inipalient de s"eu relouriier a Itha-
que : il pressa Idoménée de le laisser partir, etc. Le reste
est ajouté dans b. — ^ la hache du laboureur n'a jamais
frappé. A. — ' qui sont sa gloire et ses ornemens. A
(XXIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVII.
555
ne lui eût dit : Je suis bien aise de vous voir si
change. Vous étiez né dur et hautain ; ' votre
cœur ne se laissoit toucher que de a^os commo-
dités et de vos intérêts ; mais vous êtes enlln
devenu homme, et vous commencez, par l'ex-
périence de vos maux , à compatir à ceux des
autres. Sans cette compassion, on n'a ni bonté,
ni vertu, ni capacité pour gouverner les hom-
mes : mais il ne faut pas la pousser trop loin,
ni tomber dans une amitié foible. Je parlerois
volontiers à Idoménée pour le faire consentir à
notre départ, et je vous épargnerois l'embarras
d'une conversation si fâcheuse ; mais je ne
veux point que la mauvaise honte et la timi-
dité- dominent votre cœur. 11 faut que vous
vous accoutumiez à mêler le courage et la fer-
meté avec une amitié tendre et sensible. Il faut
craindre d'affliger les hommes sans nécessité ;
il faut entrer dans leur peine, quand on ne peut
éviter de leur en faire, et adoucir le plus qu'où
peut le coup qu'il est impossible de leur épar-
gner entièrement. C'est pour chercher cet adou-
cissement, répondit Télémaque, que j'aimerois
mieux qu'Idoménée apprit notre départ par
vous que par moi.
Mentor lui dit aussitôt : Vous vous trompez,
mon cher Télémaque ; vous êtes né comme les
enfans des rois nourris dans la pourpre , qui
veulent que tout se fasse à leur mode, et que
toute la nature obéisse à leurs volontés , mais
qui n'ont la force de résister à personne en face.
Ce n'est pas qu'ils se soucient des hommes, ni
qu'ils craignent par bonté de les affliger; mais
c'est que, pour leur propre commodité, ils ne
veulent point voir autour d'eux des visages
tristes et mécontens. Les peines et les misères
des hommes ne les touchent point , pourvu
qu'elles ne soient pas sous leurs yeux ; s'ils en
entendent parler, ce discours les importune et
les attriste. Pour leur plaire, il faut toujours
dire que tout va bien : et pendant qu'ils sont
dans leurs plaisirs, ils ne veulent rien voir ni
entendre qui puisse interrompre leurs joies.
Faut-il reprendre, corriger, détromper quel-
qu'un, résister aux prétentions et aux passions
injustes d'un homme importun ; ils en donne-
ront toujours la commission à quelque autre
personne : plutôt que de parler eux-mêmes
avec une douce fermeté dans ces occasions, ils
se laisseroient plutôt arracher les grâces les plus
injustes ; ils gâteroient leurs aflaires les plus
importantes, faute de savoir décider contre le
sentiment de ceux auxquels ils ont affaire tous
Var. — ' ne vous laissant loucher. A. — ^ la facililé. A.
les jours. Cette foiblesse qu'on sent en eux, fait
que chacun ne songe qu'à s'en prévaloir : on
les presse, on les importune, on les accable, et
on réussit en les accablant. D'abord on les flatte
et on les encense pour s'insinuer ; mais dès
qu'on est dans leur confiance, et qu'on est au-
près d'eux dans des emplois de quelque auto-
rité, on les mène loin, on leur impose le joug ;
ils en gémissent, ils veulent souvent le secouer ;
mais ils le portent toute leur vie. Ils sont jaloux
de ne paroitre point gouvernés, et ils le sont
toujours : ils ne peuvent même se passer de
l'être ; car ils sont semblables à ces foibles tiges
de vigne qui, n'ayant par elles-mêmes aucun
soutien, rampent toujours autour du tronc de
quelque grand arbre. Je ne souff.'irai point, ô
Télémaque, que vous tombiez dans ce défaut,
qui rend un homme imbécile pour le gouver-
nement. Vous qui êtes tendre ' jusqu'à n'oser
parler à Idoménée, vous ne serez plus touché
de ses peines dès que vous serez sorti de Sa-
lente; ce n'est point sa douleur qui vous atten-
drit, c'est sa présence qui vous embarrasse.
Allez parler vous-même à Idoménée ; appre-
nez en cette occasion à être tendre et ferme tout
ensemble : montrez-lui votre douleur de le
quitter ; mais montrez-lui aussi d'un ton déci-
sif la nécessité de votre départ.
Télémaque n'osoit ni résister à Mentor, ni
aller trouver Idoménée ; il étoit honteux de sa
crainte, et n'avoit pas le courage de la surmon-
ter : il hésitoit ; il faisoit deux pas, et revenoit
incontinent pour alléguer à Mentor quelque
nouvelle raison de différer. Mais le seul regard
de Mentor lui ôtoit la parole, et faisoit dispa-
roître tous ses beaux prétextes. Est-ce donc là,
disoit Mentor en souriant , ce vainqueur des
Dauniens, ce libérateur de la grande Hespérie,
ce fils du sage Ulysse, qui doit être après lui
l'oracle de la Grèce ! Il n'ose dire à Idoménée
qu'il ne peut plus retarder son retour dans sa
patrie, pour revoir son père ! 0 peuples d'Itha-
que , combien serez-vous malheureux un jour,
si vous avez un roi que la mauvaise honte do-
mine, et qui sacrifie les plus grands intérêts à
ses foiblesses sur les plus petites choses! Voyez,
Télémaque, quelle différence il y a entre la
valeur dans les combats et le courage dans les
affaires : vous n'avez point craint les armes
d'Adraste, et vous craignez la tristesse d' Ido-
ménée. A'oilà ce qui déshonore les princes qui
Var. — 1 Vous qui êtes si teiulre pour n'oser parler à
Idoménée , vous ne serei plus louché de ces maux , dés que
vous serez sorli de Salcnte : ce n'est point sa peine qui vous
attendrit, etc. a.
556
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVri.
(XXIII)
ont fait les plus grandes actions : après avoir
paru des héros dans la guerre, ils se montrent
les derniers des hommes dans les occasions
communes, où d'autres se soutiennent avec
vigueur.
Télémaque, sentant la vérité de ces paroles,
et piqué de ce reproche , partit hrusquemeiit
sans s'écouter lui-même. Mais à peine com-
mença-t-il à paroître dans le lieu où Idoménée
étoit assis, les yeux baissés, languissant et abattu
de tristesse, qu'ils se craignirent l'un l'autre ;
ils n'osoient se regarder ; ils s'entendoient sans
se rien dire, et chacun craignoit que l'autre ne
rompît le silence : ils se mirent tous deux à
pleurer. Eniin Idoménée, pressé d'un excès de
douleur, s'écria : A quoi sert de rechercher la
vertu, si elle récompense si mal ceux qui l'ai-
ment ? Après m'avoir montré ma faiblesse, ou
m'abandonne ! hé bien ! je vais retomber dans
tous mes malheurs : qu'on ne me parle plus de
bien gouverner : non, je ne puis le faire ; je
suis las des hommes ! Où voulez-vous aller,
Télémaque ? Votre père n'est plus ; vous le
cherchez inutilement. Ilhf.que est en proie à
vos ennemis ; ils vous feront périr, si vous y
retourne/,. Demeurez ici ' ; vous serez mon
gendre et mon héritier ; vous régnerez après
moi. Pendant ma vie même, vous aurez ici
un pouvoir absolu ; ma confiance en vous sera
sans bornes. Que si vous êtes insensible à tous
ces avantages, du moins laissez-moi Mentor,
qui est toute ma ressource. Parlez ; répondez-
moi : n'endurcissez pas votre cœur : ayez pitié
du plus malheureux de tous les hommes. Quoi !
vous ne dites rien ! Ah ! je comprends combien
les dieux me sont cruels ; je le sens encore
plus rigoureusement qu'en ('rcle, lorsque je
perçai mon propre tils.
Enlîn Télémaque lui répondit d'une voix
troublée et timide : Je ne suis point à moi ; les
destinées me rappellent dans ma patrie. Men-
tor, qui a la sagesse des dieux, m'ordonne en
leur nom de partir. Que voulez-vous que je
fasse ? Renoncerai-je à mon père, à ma mère,
à ma patrie, qui me doit être encore plus chère
qu'eux? Etant né pour être roi, je ne suis pas
destiné à une vie douce et tranquille, ni à suivre
mes inclinations. - Votre royaume est plus riche
et plus puissant que celui de mon père ; mais
je dois préférer ce que les dieux me destinent,
à ce que vous avez la bonté de m'oifrir. Je me
croirois heureux si j'avois Antiope pour épouse,
Var. — 1 Demeurez ici ; régnez avec ir.oi; du moins Uiissez-
moi, etc. A. — * VoU-e royaume.. .. demande pour moi, ni.
A. aj. B.
sans espérance de votre royaume ; mais, pour
m'en rendre digne, il faut que j'aille où mes
devoirs m'appellent, et que ce soit mon père
qui vous la 'demande pour moi. Ne m'avez-
vous pas promis de me renvoyer à Ithaque ?
N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai com-
battu pour vous contre Adraste avec les alliés?
Il est temps que je songe à réparer mes malheurs
domestiques. Les dieux , qui m'ont donné à
Mentor, ont aussi donné Menlorau lils d'Ulysse
pour lui faire remplir ses destinées. Voulez-
vous que je perde Mentor , après avoir perdu
tout le reste ? Je n'ai plus ni biens, ni retraite,
ni père, ni mère, ni patrie assurée ; il ne me reste
qu'un homme sage et vertueux, qui est le plus
précieux don de Jupiter : jugez vous-même si
je puis y renoncer, et ' consentir qu'il m'aban-
donne. Non, je mourrois plutôt. Arrachez-moi
la vie ; la vie n'est rien : mais ne m'arrachez
pas Mentor.
A mesure que Télémaque parloit , sa voix
devenoit plus forte, et sa timidité disparoissoit.
Idoménée ne savoit que répondre, et ne pouvoit
demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse
lui disoit. Lorsqu'il ne pouvoit plus parler, du
moins il làchoit, par ses regards et par ses
gesies, de faire pitié. Dans ce moment, il vit
paroître Mentor, qui lui dit ces graves paroles :
Ne vous affligez point : nous vous quittons ;
mais la sagesse qui préside aux conseils des dieux
denseurera sur vous : croyez seulement que
vous êtes trop heureux que Jupiter nous ait
envoyés ici pour sauver votre rovaume, et pour
vous ramener de vos égaremens. Philoclès ,
que nous vous avons rendu, vous servira fidèle-
ment : la crainte des dieux, le goût de la vertu,
l'amour des peuples, la compassion pour les
misérables , seront toujours dans son cœur.
Ecoutez-le , servez-vous de lui avec confiance
et sans jalousie. Le plus grand service que vous
puissiez en tirer est de l'obliger à vous dire tous
vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi
consiste le plus grand courage d'un bon roi ,
que de chercher de vrais amis qui lui fassent
remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayez
ce com'age, notre absence ne vous nuira point,
et vous vivrez heureux : mais si la flatterie, qui
se glisse comme un serpent, retrouve un che-
min jusqu'à votre cœur, pour vous mettre en
défiance contre les conseils désintéressés, vous
êtes perdu. Ne vous laissez point abattre molle-
ment à la douleur ; mais efforcez-vous de
Yar. — 1 el ir.'abanJonuor U moi-mt^mc. Non , je mour-
rois plutôt. Arrachez-moi la vie; ce n'est ricu : mais, etc. A.
(XXIII)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVtlI.
357
suivre la vertu. J'ai dit à Philoclès tout ce qu'il
doit l'aire pour vous soulager, et pour n'abuser
jamais de votre confiance ; je puis vous répondre
de lui : les dieux vous l'ont donné comme ils
m'ont donné à Télémaquc. Chacun doit suivre
courageusement sa destinée ; il est inutile de
s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon
secours, après que j'aurai rendu Télémaque à
son père et à son pays, je revicudrois vous voir.
Que pourrois-je faire qui me donnât un plaisir
plus sensible 1 Je ne cherche ni biens ni auto-
rité sur la terre ; je ne veux qu'aider ceux qui
cherchent la justice et la vertu. Pourrois-je
oublier jamais la confiance et l'amitié que vous
m'avez témoignée ?
A ces mots, Idoméuée fut tout -à -coup
changé 3 il sentit son cœur apaisé, comme Nep-
tune de son trident apaise les flots en courroux^
et les plus noires tempêtes : il restoit seulement
en lui une douleur douce et paisible; c'étoit
plutôt une tristesse et un sentiment tendre ,
qu'une vive douleur. Le courage, la confiance,
la vertu, l'espérance du secours des dieux,
commencèrent à renaître au dedans de lui.
Hé bien ! dit-il , mon cher Mentor, il faut
donc tout perdre et ne point se décourager ! Du
moins souvenez-vous d'Idoménée quand vous
serez arrivés à Ithaque , oii votre sagesse vous
comblera de prospérités. N'oubliez pas que Sa-
lente fut votre ouvrage , et que vous y avez
laissé un roi malheureux qui n'espère qu'en
vous. Allez, digne lils d'Ciysse; je ne vous
retiens plus ; je n'ai garde de résister aux
dieux, qui m'avoient prêté un si grand tré-
sor. Allez aussi , Mentor, le plus grand et le
plus sage de tous les hommes (si toutefois l'hu-
manité peut faire ce que j'ai vu eu vous, et si
vous n'êtes point une divinité sous une forme
empruntée pour instruire les hommes foibles
et ignorants), allez conduire le fils d'Ulysse,
plus heureux de vous avoir que d'être le vain-
queur d'Adraste. Allez tous deux : je M'ose
plus parler , pardonnez mes soupirs. Allez ,
vivez , soyez heureux ensemble - ; il ne me
reste plus rien au monde , que le souvenir de
vous avoir possédés ici. 0 beaux jours ! trop
heureux jours ! jours dont je n'ai pas assez
connu le prix ! jours trop rapidement écoulés !
vous ne reviendrez jamais ! jamais mes yeux
ne reverront ce qu'ils voient !
Mentor prit ce moment pour le départ : il
endjrassa Philoclès, qui l'arrosa de ses larmes
sans pouvoir parler. Télémaque voulut prendre
Var. — 1 les flols soclilicii\. A. — - euseiiiLli; ni. A. cj. n.
Mentor par la main pour le tirer de celle d'Ido-
ménée ; mais Idoméuée, prenant le chemin du
port, se mit entre Mentor et Télémaque : il les
regardoit : il gémissoit; il commençoit des pa-
roles entrecoupées , et n'en pouvoit achever
aucune.
Cependant on entend des cris confus sur le
rivage couvert de matelots : on tend les corda-
ges * ; le veut favorable se lève. Télémaque et
IMenlor, les larmes aux yeux, prennent congé
du Roi, qui les tient long-temps serrés entre ses
bras, et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le
peut.
LIVRE XVIII \
Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avec Mentor
sur les principes d'un sage gouvernement, et en parti-
culier sur les moyens de connoitre les hommes, pour les
chercher et les employer selon leurs talens. Pendant cet
entretien , le cahiie de la mer les oblige k relâcher dans
une i!e où Ulysse venoit d'aborder. Télémaque le ren-
contre, et lui parle sans le reconnoitre: mais, après l'avoir
vu s'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut
concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assuro
qu'il rejoindra bientôt son père : puis il éprouve encore
sa patience, en refardant son départ, pour faire un sacri-
fice à Minerve. Enfin la déesse elle-même , cachée sous
la figure de .Mentor, reprend sa forme , et se fait con-
noitre. Elle donne à Télémaque ses dernières instruc-
tions , et disparoit. .\iors Télémaque se hâte de partir,
et arrive à Ithaque, où il retrouve son père chez le fidèle
Eumée.
DÉJÀ les voiles s'enflent, ' on lève les ancres;
la terre semblent s'enfuir. Le pilote expéri-
menté aperçoit de loin la montagne de Leu-
cate, dont la tête se cache dans un tourbillon
de frimas glacés, et les monts Acrocérauniens ,
qui montrent encore un front orgueilleux au
ciel , après avoir été si souvent écrasés par la
foudre.
Pendant cette navigation , Télémaque disoit
à Mentor : Je crois maintenant concevoir les
maximes de gouvernement que vous m'avez
expliquées. D'abord elles me paroissoient
comme un songi;: mais peu à peu elles se dé-
mêlent dans mon esprit, et s'y présentent clai-
rement : comme tous les objets paroissont
Var. — ' ou lond les cordages; on ti-vo les voilos ; lo vont
favorable commciiciî ii los cnller. TolOiiiaqtie et Mentor oal
pris coiiRi' du Uoi , qui les acconipagnOs jusques au poit, et
ciui les suit dos youx. a. — ^ Liviîe xxiv. — 3 Cependant
0!i love les ancros. A. Cepemiaul les Vdiles s'eiiflcul Le
pilc.te o\porinicn(é apen.uit déjii de loin, etc. c.
)8
TELÉMAQUE. LIVRE XYIII.
(XXIV)
sombres et en confusion , le matin , aux pre-
mières lueurs de l'aurore; mais ^ ensuite ils
semblent sortir comme d'un chaos, quand la
lumière, qui croit insensiblement, ^ leur rend,
pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleurs
naturelles. Je suis très-persuadé que le point
essentiel du gouvernement est de bien discer-
ner les différents caractères d'esprits, pour les
choisir et pour ^ les appliquer selon leurs ta-
lens; mais il me reste à savoir comment on
peut se connoître en hommes.
Alors Mentor lui répondit : Il faut étudier
les hommes pour les connoître ; et pour les
connoître il en faut voir souvent, et traiter
avec eux. Les rois '* doivent converser avec
leurs sujets, les faire parler, les consulter,
les éprouver par de petits emplois dont ils
leur fassent rendre compte , pour voir s'ils
sont capables de plus hautes fondions. Com-
ment est-ce , mon cher Télémaque , que \ous
avez appris , à Ithaque , à vous connoître en
chevaux ? c'est à force d'en voir et de remar-
quer leurs défauts et leurs perfections avec
des gens expérimentés. Tout de môme, parlez
souvent des bonnes et des mauvaises qualités
des hommes, avec d'autres hommes sages et
vertueux , qui aient long-temps étudié leurs
caractères ; vous apprendrez insensiblement
comment ils sont faits, et ce qu'il est permis
d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à
connoître les bons et les mauvais poètes ? c'est la
fréquente lecture , et la réflexion aveî des gens
qui avoient le goût de la poésie. Qu'est-ce qui
vous a acquis du discernement sur la musique ?
c'est la même application à observer les divers
musiciens. Comment peut-on espérer de bien
gouverner les hommes si on ne les connoit pas?
et comment les connoîtra-t-on , si on ne vit
jamais avec eux ? Ce n'est pas vivre avec eux,
que de les voir tous en public , où l'on ne dit
de part et d'autre que des choses indilVérentes
et préparées avec art : il est question de les voir
en particulier, de tirer du fond de leurs cœurs '^
toutes les ressources secrètes qui y sont , de les
tàter de tous côtés, de les sonder ® pour décou-
vrir leurs maximes. Mais , pour bien juger des
hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils
doivent êtie ; il faut savoir ce que c'est que vrai
et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont
d'avec ceux qui n'en ont pas.
Var. — 1 et qu'ciisuilc. A. — - Us (lislinjiue, fl loui- iPiul
leurs ctmliMU's iiiiliiiellos. A. — ^ pour m. A. aj. li. — ^ il
en faut viiir, l'I traiter avec eu^. Ceuv qui [;ouverueiit floi-
veiil , etc. A. — ^ leur cœur. A. — ^ Je souder leurs maxi-
mes. A.
' On ne cesse de parler de vertu et de mérite,
sans savoir ce que c'est précisément que le
mérite et la vertu. Ce ne sont que de beaux
noms, que des termes vagues , pour la plupart
des hommes, qui se font honneur d'en parler
à toute heure. Il faut avoir des principes cer-
tains de justice, de raison, de vertu, pour con-
noître ceux qui sont raisonnables et vertueux.
Il faut savoir les maximes d'un bon et sage
gouvernement, pour connoître les hommes qui
ont ces maximes, et ceux qui s'en éloignent par
une fausse subtilité. En un mot , pour mesurer
plusieurs corps , il faut avoir une mesure fixe ;
pour juger, il faut tout de même avoir des
principes constants auxquels tous nos jugemens
se réduisent -. Il faut savoir précisément quel est
le but de la vie humaine, et quelle fin on doit se
proposer en gouvernant les hommes. Ce but
unique et essentiel est de ne vouloir jamais
l'autorité et la grandeur pour soi ; ' car cette
recherche ambitieuse n'iroit qu'à satisfaire un
orgueil tyranniquc : mais ou doit se sacrifier,
d:\ns les peines infinies du gouvernement, pour
rendre les hommes bons et heureux. Autrement
on marche à tâtons et au hasard pendant toute
la vie : on va comme un navire en pleine mer,
qui n'a point de pilote, qui ne consulte point
les astres, et à qui toutes les côtes voisines sont
inconnues: il ne peut faire que naufrage.
Souvent les princes, faute de savoir en quoi
consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ils
doivent chercher dans les hommes. La vraie
vertu a pour eux quelque chose d'àpre * ; elle
leur paroît trop austère et indépendante ; elle
les eiïraie et les aigrit : ils se tournent vers
la flatterie. Dès lors ils ne peuvent plus trouver
ni de sincérité ni de vertu "' ; dès lors ils cou-
rent après un vain fantôme de fausse gloire,
qui les rend indigues de la véritable. Ils s'ac-
coutument bientôt à croire qu'il n'y a point de
vraie vertu sur la terre . car les bons connois-
sent bien les méchants; mais les méchants ne
connoissent point les bons, et ne peuvent pas
croire qu'il y en ait. De tels princes ne savent
que se défier de tout le monde également : ils
se cachent; ils se renferment; ils sont jaloux
sur les moindres choses; ils ci^aignent les hom-
mes , et se font craindre d'eux ^. Ils fuient la
lumière; ils n'osent paroitre dans leur naturel.
Var. — ' On ue eesso ;i toute heure, m. A. fij. B. —
- au\(|uels tout se nkluise. A — ^ pour soi , ce qui ne va qu'à
satisfaire un orgueil tyranniquc; mais a se sacrilier, de. A.
— 'quelque cliese d'àpre, d'austère cl d'indépendaul qui
les effraie : ils se tournent , etc. A. — ^ ni île vertu, ils s'ac-
coulument à croire qu'il n'y en a point de vraie sur la terre.
A. — * et se font craindre d'eux, m. a. oJ. b.
(XXIV)
TÉLÉMAQL'E. LTVRE XVIII.
5?i9
Quoiqu'ils ne \euillent point être connus, ils
ne laissent pas de l'être; car la curiosité ma-
ligne de leurs sujets pénètre et devine tout.
Mais ils ne connoissenl personne : les gens in-
téressés qui les obsèdent sont ravis de les voir
inaccessibles '. Un roi inaccessible aux hommes
l'est aussi à la vérité : on noircit par d'infâmes
rapports, et on écarte de lui, tout ce qui pour-
roit lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois pas-
sent leur vie dans une grandeur sauvage et fa-
rouche ; ou , craignant sans cesse d'être trom-
pés , ils le sont toujours inévitablement , et
méritent de l'être. Dès qu'on ne parle qu'à
un petit nombre de gens, on s'engage à re-
cevoir toutes leurs passions et tous leurs pré-
jugés - : les bons mêmes ont leurs défauts et
leurs préventions. De plus, on est à la merci
des rapporteurs , nation basse et maligne ,
qui se nourrit de venin, qui empoisonne les
choses innocentes , qui grossit les petites , qui
invente le mal plutôt que de cesser de nuire;
qui se joue , pour son intérêt, de la défiance
et de l'indigne curiosité d'un prince foible et
ombrageux.
Connoissez donc, ô mon cher Télémaque,
connoissez les hommes ; examinez-les, faites-
les ^ parler les uns sur les autres j éprouvez-les
peu à peu , ne vous livrez à aucun. Profilez de
■vos expériences, lorsque vous aurez élé trompé
dans vos jugements : car vous serez trompé
quelquefois ; et les méchants sont trop profonds
pour ne pas surprendre les bons par leurs dé-
guisements. Apprenez par là à ne juger promp-
tement de personne ni en bien ni en mal ; l'un
et l'autre est très-dangereux : ainsi vos erreurs
passées vous instruiront très-utilement. Quand
vous aurez trouvé des talents et de la vertu dans
un homme, servez-vous-en avec confiance : car
les honnêtes gens veulent qu'on sente leur
droiture ; ils aiment mieux de l'estime et de la
confiauc-e, que des trésors. Mais ne les gâtez
pas en leur donnant un pouvoir sans bornes :
tel eût été toujouis vertueux, qui ne l'est plus,
parce que son maître lui a donné trop d'auto-
rité et trop de richesses. Quiconque est assez
aimé des dieux pour trouver dans tout un
royaume deux ou trois vrais amis , d'une sa-
gesse et d'une boulé constante, trouve bientôt
par eux d'autres personnes qui leur ressem-
blent, pour remplir les places inférieures. Par
les bons auxquels on se confie , on apprend ce
Var. — 1 lie les voir iiuicccssibles , de noircir par fl'iii-
fàiiics ropporls, et d'écDrUT loul ce qui pourroil leur ouvrir
les yeux. Ils pussent leur ^ie, etc. A. — ^ leurs iin'jujjis. Ou
est à la merci, etc. A. — ^ les m. A. oj. u.
qu'on ne peut pas discerner par soi-même ^ sur
les autres sujets.
Mais faut-il , disoit Télémaque , se servir des
méchans quand ils sont habiles , comme je l'ai
ouï dire souvent? On est souvent, répondoit
Mentor, dans la nécessité de s'en servir. Dans
une nation agitée et en désordre, on trouve
souvent des gens injustes et artificieux qui sont
déjà - en autorité; ils ont des emjilois impor-
tans qu'on ne peut leur ôler; ils ont acquis la
confiance de certaines personnes puissantes
qu'on a besoin de ménager : il faut les ménager
eux-mêmes, ces hommes scélérats, parce qu'on
les craint, et qu'ils peuvent tout bouleverser.
Il faut bien s'en servir pour un temps, mais il
faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu
inutiles. Pour la vraie et intime confiance,
gardez-vous bien de la leur donner jamais; car
ils peuvent en abuser, et vous tenir ensuite
malgré vous par votre secret ; chaîne plus dif-
ficile à rompre que toutes les chaînes de fer.
Servez-vous d'eux pour des négociations passa-
gères ; traitez-les bien ; engagez-les par leurs
passions mêmes à vous être fidèles; car vous ne
les tiendrez que par là : mais ne les mettez
point dans vos délibérations les plus secrètes.
Ayez toujours un ressort prêt pour les remuer
à votre gré ; mais ne leur donnez jamais la clef
de votre cœur ni de vos affaires. Quand votre '
État devient paisible, réglé, conduit par des
hommes sages et droits dont vous êtes sûr ; peu
à peu les méchans, dont vous étiez contraint de
vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut
pas cesser de les bien traiter ; car il n'est jamais
permis d'être ingrat , même pour les méchans :
mais, en les traitant bien, il faut lâcher de les
rendre bons '*■. il est nécessaire de tolérer en eux
certains défauts qu'on pardonne à l'humanité :
il faut néanmoins peu à peu relever l'autorité ,
et réprimer les maux qu'ils feroient ouverte-
ment si on les laissoit faire. Après tout, c'est un
mal que le bien se fasse par les méchans, et,
quoique ce mal soit souvent inévitable, il faut
tendre néanmoins peu à peu ' à le faire cesser.
Un prince sage, qui ne veut que le bon ordre
et la justice , parviendra , avec le temps , à se
passer des hommes corrompus et trompeurs;
il en trouvera assez de bons qui auront une ha-
bileté suffisante.
Mais ce n'est jjas assez de trouver de bons
sujets dans une nation , il est nécessaire d'en
former de nouveaux. Ce doit être , répondit Té-
Var. — ' sur les aiilres sujets m. A. (ij. C. — ^ qui sont
fléju m. A. <ij. n. — •' u!i Elal. A. — ^ les rendre lions ; et
luleianl en eux. A. — ' peu a peu //(. A. aj. u.
560
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVIII
lémaque , un grand embarras. Point du tout,
reprit Mentor, l'application que vous avez à
chercher les hommes habiles et vertueux , pour
les élever, excite et anime tous ceux qui ont du
talent et du courage; chacun fait des efTorts.
Combien y vA~i\ d'hommes qui languissent dans
une oisiveté obscure , et qui deviendroient de
grands hommes, si l'émulation et l'espérance
du succès les anunoient au travail ! Combien y
a-t-il d'hommes que la misère , et l'impuis-
sance de s'élever par la vertu , tentent de s'éle-
ver par le crime ! Si donc vous attachez les ré-
compenses et les honneurs au génie et à la vertu ,
combien de sujets se formeront d'eux-mêmes !
Mais conibien en formerez-vous en les faisant
monter de degré eu degré, depuis les derniers
emplois jusques aux premiers ! Vous exercerez
les talens; vous éprouverez l'étendue de l'es-
prit et la sincérité de la vertu. Les hommes
qui parviendront aux plus hautes places auront
été nourris sous vos yeux ^ dans les inférieures.
Vous les aurez suivis toute leur vie , de degré
en degré; vous jugerez d'eux, non par leurs
paroles , mais par toute la suite de leurs ac-
tions.
Pendant que Mentor raisonnoit ainsi avec
Télémaque % ils aperçurent un vaisseau phéa-
cien qui avoit relâché dans une petite ile déserte
et sauvage bordée de rochers affreux. En même
temps les vents se turent , les plus doux zéphirs
mêmes semblèrent retenir leurs haleines; toute
la mer devint unie conmie une glace ; les voiles
abattues ne pouvoient plus animer le vaisseau ;
l'effort des rameurs, déjà fatigués, étoit inutile;
il fallut aborder en cette île, qui étoit plutôt un
écueil , qu'une terre ^ propre à être liabitée par
des hommes. En un autre temps moins calme ,
on n'auroit pu y aborder sans un grand péril.
Les Phéaciens, qui attendoient le vent, ne
paroissoient pas moins impalicns que les Salen-
tins de continuer leur navigation. Télén^aque
s'avance vers eux sur ces rivages escarpés. ' Aus-
sitôt il demande au premier homme qu'il len-
contre , s'il n'a point vu L'iyssc , roi d'Ithaque,
dans la maison du roi Alcinoûs.
Celui auquel il s'étoit adressé par hasai'd n'é-
toit pas Pliéacien : c'étoit un étranger inconnu ,
qui avoit un air majestueux, mais triste et
abattu ; il paroissoit rêveur, et à peine écouta-
t-il d'abord la question de Télémaque ; mais
Yar. — ^ sous vos yeux. Vous lus mirez suivis louk- leur
vie; vous jufîerez d'eux , olc. A. — ^ avec Télonitupir
B. aj. c.
' qu'une Ile. a. — '* Le premier qu'il trouv" ,
il lui demande s'il n'a iiuiiil vu Ulysse, roi d'Itlia(iue, dans
la maison du Roi. A.
(XXIV)
eniin il lui répondit : Ulysse , vous ne vous
trompez pas , a été reçu chez le roi Alcinoi'is ',
comme en un lieu où l'on craint Jupiter, et où
l'on exerce l'hospitalité; mais il n'y est plus, et
vous l'y chercheriez inutilement : il est parti
pour revoir Ithaque , si les dieux apaisés souf-
frent enfin qu'il puisse jamais saluer ses dieux
pénates.
A peine cet étranger eut prononcé tristement
ces paroles , qu'il se jeta dans un petit bois
épais ^ sur le haut d'un rocher, d'où il regar-
doit tristement la mer, fuyant les hommes qu'il
voyoit , et paroissant affligé de ne pouvoir par-
tir. Télémaque le regardoit fixement; plus il le
regardoit, plus il étoit ému et étonné. Cet in-
connu , disoit-il à Mentor, m'a répondu comme
un homme qui écoute à peine ce qu'on lui dit ,
et qui est plein d'amertume. Je plains les mal-
heureux depuis que je le suis; et je sens que
mon cœur s'intéresse pour cet homme , sans
savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu'; à
peine a-t-il daigné m'écouter et me répondre :
je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin
de ses maux.
]\Ientor, souriant, répondit: Voilà à quoi
servent les malheurs de la vie; ils rendent les
princes modérés, et sensibles aux peines des
autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le
doux poison des prospérités , ils se croient des
dieux; ils veulent que les montagnes s'aplanis-
sent pour les contenter; ils comptent pour rien
les hommes; ils veulent se jouer de la nature
entière. Quand ils entendent parler de souf-
france , ils ne savent ce que c'est; c'est un songe
pour eux; ils n'ont jamais vu la distance du
bien et du mal. L'infortune seule peut leur
donner de l'humanité, et changer leur cœur
de rocher en un co-ur humain . alors ils sentent
qu'ils sont hommes, et qu'ils doivent * ména-
ger les autres hommes qui leur ressemblent. Si
un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu'il
est , comme vous, errant sur, ce rivage , com-
bien devrez -vous avoir plus de compassion
pour le peuple d'Ithaque , lorsque vous le ver-
rez un jour souffrir, ce peuple que les dieux
vous auront confié couiine on confie un trou-
pi^au à un berger; et que ce peuple sera peut-
être malheureux par votre ambition, ou par
votre faste j ou par votre imprudence! en r les
peuples ne soufl'rent que par les fautes des rois,
qui dcvroient veiller pour les empêcher de souf-
frir.
Vas. — ^ Ln place du nom mI en blanc dan/! a. nj. b. — ;
2 bois épais , qui éloit sur le haut , ele. — •' mal rei ii, el J.' ne .
puis cesser, etc. A. — '' et (ju'il faut mcnogcr. a.
(XXIV)
TÉLÉiMAQUE. LIVRE XVIII.
561
Pendant que Mentor parloit ainsi . Téléma-
que étoit plongé dans la tristesse ' et dans le
chagrin. Il lui répondit enfin avec un peu d'é-
motion : Si toutes ces choses sont vraies, l'état
d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave
de tous ceux auxquels il paroît commander : il
est fait pour eux; il se doit tout entier à eux ;
il est chargé de tous leurs besoins; il est l'hom-
me de tout le peu[)le , et de chacun en particu-
lier. Il faut qu'il s"accommode à leurs foiblesses,
qu'il les corrige en père , qu'il les rende sages
et heureux. L'autorité qu'il paroit avoir n'est
point la sienne ; il ne peut rien faire ni pour sa
gloire ni pour son plaisir : son autorité est celle
des lois ; il faut qu'il leur obéisse pour en don-
ner l'exemple à ses sujets. A proprement parler,
il n'est que le défenseur des lois pour les faire
régner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour
les maintenir : il est l'homme le moins libre et
le moins tranquille de son royaume; - c'est un
esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour
la liberté et la félicité publique.
Il est vrai , répondoit Mentor , que le rci
n'est roi que pour avoir soin de son peuple ,
comme un berger de son troupeau , ou comme
un père de sa famille : mais trouvez-vous ,
mon cher Télémaque , qu'il soit malheureux
d'avoir du bien à faire à tant de gens? Il cor-
rige les méchans par des punitions; il encourage
les bons par des récompenses ; il représente les
dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le
genre humain. ?s'a-t-il pas assez de gloire à
faire garder les lois ? Celle de se mettre au-des-
sus des lois est une gloire fausse qui ne mérite
que de l'horreur et du mépris. S'il est méchant,
il ne peut être que malheureux , car il ne sau-
roit trouver aucune paix dans ses passions et
dans sa vanité : s'il est bon , il doit goûter le
plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à
travailler pour la vertu , et à attendre des dieux
une éternelle récompense.
' Télémaque , agité au dedans par une peine
secrète, sembloit n'avoir jam;iis compris ces
maximes, quoiqu'il en fût rempli, et qu'il les
eût lui-même enseignées aux autres. Une hu-
meur noire lui donnoit, contre ses véritables
sentimens , un esprit de contradiction et de
snbfilité pour rejeter les vérités que Mentor ex-
pliquoit. Télémaque opposoità ces raisons l'in-
gratitude des hommes. Quoi ! disoit-il , prendre
tant de peine pour se faire aimer des hommes
Var. — 1 dans la tristesse. II lui rc^-pondit enfin : Si toutes
ces choses, etc. A. — - c'est un esclave publique, m. a.
«7'. B. — 3 Télémaque, agité que Mentor expliquoit. m.
A. aj. B.
FÉNELON. TOME VI.
qui ne vous aimeront peut-être jamais, et pour
faire du bien à des méchans qui se serviront de
vos bienfaits pour vous nuire !
Mentor lui répondoit patiemment ' : Il faut
compter sur l'ingratitude des hommes , et ne
laisser pas de leur faire ilu bien ; il faut les ser-
vir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour
des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on fait
n'est jamais perdu : si les hommes l'oublient,
les dieux s'en souviennent , et le récompensent.
De plus , si la muUitude est ingrate , il y a tou-
jours des hoDûmes vertueux qui sont touchés
de votre vertu. La multitude même, quoique
changeante ' et caprieuse , ne laisse pas de faire
tôt ou tard une espèce de justice à la véritable
vertu.
Mais voulez-vous empêcher l'ingratitude des
hommes? ne travaillez point uniquement à les
rendre puissans , riches , redoutables par les
armes , heureux par les plaisirs : cette gloire ,
cette abondance et ces délices les corrompront ;
ils n'en seront que plus méchans , et par con-
séquent plus ingrats : ^ c'est leur faire un pré-
sent funeste: c'est leur offrir un poison déli-
cieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs
mœurs , à leur inspirer la justice , la sincérité ,
la crainte des dieux ;, l'humanité , la fidélité, la
modération , le désintéressement : en les ren-
dant bons, Aous les empêcherez d'être ingrats;
vous leur donnerez le véritable bien, qui est la
vertu ; et la vertu , si elle est solide , les atta-
chera toujours à celui qui la leur aura inspirée.
^ Ainsi , en leur donnant les véritables biens ,
vous vous ferez du bien h vous-même , et vous
n'aurez point à craindre leur ingratitude. Faut-
il s'étonner (juc les hommes soient ingi^ats pour
des princes qui ne les ont jamais exercés qu'à
l'injustice, qu'à l'ambition sans bornes, qu'à
la jalousie contre leurs voisins, qu'à l'inhuma-
niié, qu'à la hauteur, qu'à la mauvaise foi?
Le prince ne doit allcndre d'eux, que ce qu'il
leur a appris à faire. Si au contraire il travail-
loit , par ses exemples et par son autorité, à les
rendre bons , il trouveroit le fruit de son travail
dans leur vertu , ou du moins il trouveroit dans
la sienne et dans l'amitié des dieux de quoi se
consoler ^ de tous les mécomptes.
A peine ce discours fut-il achevé , que Télé-
maque s'avança avec empressement vers les
Var. — ' palicniinciil m. ,\. aj. B. — - quoique chan-
geanlc , ne laisse pas de faire une espèce de justice, etc. a.
— ^ c'est leur faire délicieux, m. A. aj. b. — * Ainsi
leur ingratitude, m. a. aj. n. — ^ Ae quoi se consoler. La
su ile jusqu'à la fui de l'aliiica p. 562 : vous me demandez
des nouvelles, m. \. aj. b.
36
562
TËLÉMAQUE. LIVRE XVIII.
(XXIV)
Phéaciens du vaisseau qui éloit arrêté sur le
rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux,
pour lui demander d'où ils venoient , où ils al-
loieut, et s'ils n'avoient point vu Ulysse. Le
vieillard répondit : Nous venons de notre île ,
qui est celle des Phéaciens ; nous allons cher-
cher des marchandises vers l'Épire. Ulysse,
comme on vous l'a déjà dit, a passé dans notre
patrie; mais il en est parti. Quel est, ajouta
aussitôt Télémaque , cet homme si triste qui
cherche les lieux les plus déserts en attendant
que votre vaisseau parte? C'est, répondit le vieil-
lard , un étranger qui nous est inconnu : mais
on dit qu'il se nomme Cleoraènes ; qu'il est né
en Phrygie ; qu'un oracle avoit prédit à sa
mère , avant sa naissance , qu'il seroit roi , pour-
vu qu'il ne demeurât point dans sa patrie , et
que , s'il y deraeuroit , la colère des dieux se
feroit sentir aux Phrygiens par une cruelle
peste. Dès qu'il fut né , ses parens le donnèrent
à des matelots , qui le portèrent dans lile de
Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dépens de
sa patrie , qui avoit un si grand intérêt de le
tenir éloigné. Bientôt il devint grand , robuste,
agréable , et adroit à tous les exercices du corps;
il s'appliqua même , avec beaucoup de goût et
de génie , aux sciences et aux beaux-arts. Mais
on ne put le souffrir dans aucun pays : la pré-
diction faite sur lui devint célèbre ; on le recon-
nut bientôt partout où il alla ; partout les rois
craignoient qu'il ne leur enlevât leurs diadèmes.
Ainsi il est errant depuis sa jeunesse , et il ne
peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit
libre de s'arrêter. Il a souvent passé chez des
peuples fort éloignés du sien ; mais à peine est-
il arrivé dans une ville, qu'on y découvre sa
naissance et l'oracle qui le regarde. Il a beau
se cacher , et choisir en chaque lieu quelque
genre de vie obscure; ses talens éclatent , dit-
on , toujours malgré lui , et pour la guerre , et
pour les lettres, et pour les affaires les plus
importantes : il se présente toujours en chaque
pays quelque occasion imprévue qui l'entraîne,
et qui le fait connoitre au public.
C'est son mérite qui fait son malheur ; il le
fait craindre , et l'exclut de tous les pays où il
veut habiter. Sa destinée est d'être estimé,
aimé . admiré partout , mais rejeté de toutes
les terres connues. Il n'est plus jeune, et ce-
pendant il n'a pu encore trouver aucune côte ,
ni de l'Asie , ni de la Grèce , où l'on ait voulu
le laisser vivre en quelque repos. Il paroît sans
ambition, et il ne cherche aucune fortune; il
se trouveroit trop heureux que l'oracle ne lui
eût jamais promis la royauté. Il ne lui reste
aucune espérance de revoir jamais sa patrie ;
car il sait qu'il ne pourroit porter que le deuil
et les larmes dans toutes les familles. La royau-
té même , pour laquelle il souffre , ne lui pa-
roît point désirable ; il court malgré lui après
elle, par une triste fatalité, de royaume en
royaume ; et elle semble fuir devant lui , pour
se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse.
Funeste présent des dieux, qui trouble tous ses
plus beaux jours , et qui ne lui causera que des
peines dans l'âge où l'homme infirme n'a plus
besoin que de repos! Il s'en va, dit-il, cher-
cher vers la Thrace quelque peuple sauvage et
sans lois , qu'il puisse assembler , policer et
gouverner pendant quelques années; après quoi,
l'oracle étant accompli , on n'aura plus rien à
craindre de lui dans les royaumes les plus flo-
rissans : il compte de se retirer alors en liberté
dans un village de Carie , où il s'adonnera à
l'agriculture , qu'il aime passionnément. C'est
un homme sage et modéré , qui craint les dieux,
qui connoît bien les hommes , et qui sait vivre
en paix avec eux , sans les estimer. Voilà ce
qu'on raconte de cet étranger dont vous me de-
mandez des nouvelles.
Pendant cette conversation , Télémaque re-
tournoit souvent ses yeux vers la mer , qui com-
raençoit à être agitée. Le vent soulevoit les
flots , qui venoient battre les rochers , les blan-
chissant de leur écume. Dans ce moment le
vieillard dit à Télémaque : Il faut que je parte;
mes compagnons ne peuvent m'attendre. En
disant ces mois , il court au rivage : on s'em-
barque ; on n'entend que cris confus sur ce ri-
vage , par l'ardeur des mariniers impatients de
partir.
Cet inconnu , qu'on nommoit Cléomènes ,
avoit erré ' quelque temps dans le milieu de
l'île, montant sur le sommet de tous les ro-
chers , et considérant de là les espaces immenses
des mers avec une tristesse profonde. Télémaque
ne l'avoit point perdu de vue , et il ne cessoit
d'observer ses pas ^. Son cœur étoit attendri
pour un homme vertueux , errant , malheu-
reux , destiné aux plus grandes choses , et ser-
vant de jouet à une rigoureuse fortune, loin de
sa patrie. Au moins , disoit-il en lui-même ,
peut-être reverrai-je Ithaque ; mais ce Cléo-
mènes ne peut jamais revoir la Phrygie.
Var. — 1 de leur écume. Le vaisseau phéacicn levoit
déjà ses voiles, que le vent enfloit : on enienJoil des cris
confus sur ce rivage , par l'ardeur des mariniers qui avoienl
impatience de partir. Cet inconnu , a qui Télémaque avoit
parlé , avoit erré quelque temps , etc. A. — ^ d'observer ses
pas. Enfin cet homme, voyant son vaisseau prêt, descendit
de ces rochers escarpés , etc. A.
(XXIV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVIII.
563
L'exemple d'un homme encore plus malheu-
reux qui lui adoucissoil la peine de Télémaque.
Enfin cet homme , voyant son vaisseau prêt ,
étoit descendu de ces rochers escarpés avec au-
tant de vitesse et d'agilité , qu'Apollon dans les
forets de Lycie . ayant noué ses cheveux hlonds,
passe au travers des précipices pour aller percer
de ses flèches les cerfs et les sangliers. Déjà cet
inconnu est dans le vaisseau , qui fend l'onde
amère , et qui s'éloigne de la terre. Alors * une
impression secrète de douleur saisit le ca^ur de
Télémaque 5 il s'afflige sans savoir pourquoi ;
les larmes coulent de ses yeux , et rien ne lui
est si doux que de pleurer.
En même temps, il aperçoit sur le rivage
tous les mariniers de Salente , couchés sur
l'herbe et profondément endormis. Ils étoient
las et abattus : le doux sommeil s'était insinué
dans leurs membres , et tous les humides pavois
de la nuit avoient été répandus sur eux en plein
jour par la puissance de Minerve. Télémaque
est étonné de voir cet assoupissement universel
des Salentins, pendant que les Phéaciens avoient
été si attentifs et si diligens pour profiter du
vent favorable. Mais il est encore plus occupé
à regarder le vaisseau phéacien prêt à dispa-
raître au milieu des flots , qu'à marcher vers
les Salentins pour les éveiller j ^ un étonnement
et un trouble secret tient ses yeux attachés vers
ce vaisseau déjà parti , dont il ne voit plus que
les voiles qui blanchissent un peu dans l'onde
azurée. Il n'écoute pas même iMentor qui lui
parle ; et il est tout hors de lui-même , dans un
transport semblable à celui des Ménades, lors-
qu'elles tiennent le thyrse en main , et qu'elles
font retentir de leurs cris insensés les rives de
l'Hèbre , avec les monts Rhodope et Ismare.
Enfin , il revient un peu de celte espèce
d'enchantement ; et les larmes recommencent
à couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit : Je
ne m'étonne point, mon cher Télémacjiie , de
vous voir pleurer ; la cause de votre douleur ,
qui vous est inconnue , ne l'est pas à Mentor :
c'est la nature qui parle , et qui se fait sentir:
c'est elle qui attendrit votre cœur. L'inconnu
qui vous a donné une si vive émotion est le
grand Ulysse ' : ce qu'un vieillard phéacien
vous a raconté de lui , sous le nom de Cléo-
mènes , n'est qu'une fiction faite pour cacher
plus sûrement le relour de votre père dans son
royaume. 11 s'en va tout droit à Ithaque ; déjà
il est bien près du port, et il revoit enfin ces
Vau. — 1 Alors m. a. aj. b. — ^ jy „e s^ig quoi tient ses
yeux. A. — 3 le grand Ulysse. Il s'en va à Ithaque; déjà,
etc. A.
lieux si longtemps désirés. Vos yeux l'ont vu ,
comme on vous l'avoit prédit autrefois , mais
sans le connoître : bientôt vous le verrez , et
vous le connoîti^ez , et il vous connoîtra ; mais
maintenant les dieux ne pouvoient permettre
votre reconnoissance hors d'Ithaque. Son cœur
n'a pas été moins ému que le vôtre; il est trop
sage pour se découvrir à nul mortel dans un
lieu où il pourroit être exposé à des trahisons
et aux insultes des ' cruels amans de Pénélope.
Ulysse , votre père , est le plus sage de tous les
hommes; son cœur est comme un puits jiro-
fond; on ne sauroit y puiser son secret. 11
aime la vérité , et ne dit jamais rien qui la
blesse : mais il ne la dit que pour le besoin;
et la sagesse , comme un sceau , tient toujours
ses lèvres fermées à toute parole inutile. Com-
bien ^ a-t-il été ému en vous parlant! combien
s'est-il fait de violence pour ne se point décou-
vrir ! que n'a-t-il pas souffert en vous voyant !
Voilà ce qui le rendoit triste et abattu.
Pendant ce discours, Télémaque, attendri
et troublé, ne pouvoit retenir un torrent de
larmes; les sanglots l'empêchèrent même long-
temps * de répondre ; enfin il s'écria : Hélas !
mon cher Mentor, je sentois bien dans cet in-
connu je ne sais quoi qui m'atliroit à * lui et
qui remuoit toutes mes entrailles. Mais pour-
quoi ne m'avez-vous pas dit , avant son départ,
que c'étoit Ulysse , puisque vous le connoissiez?
Pourquoi l'avez-vous laissé partir sans lui par-
ler, et sans faire semblant de le connoître?
Quel esl donc ce mystère ? Serai-je toujours
malheureux? Les dieux irrités me veulent-ils
tenir comme Tantale altéré , qu'une onde trom-
peuse amuse, s'enfuyant de ses lèvres "'? Ulysse,
Ulysse ; m'avez-vous échappé pour jamais ?
Peut-être ne le verrai-je plus ! Peut-être que
les amans de Pénélope le feront tomber dans
les embûches qu'ils me préparoient! Au moins,
si je le suivois, je mourrois avec lui ! 0 Ulysse !
ô Ulysse, si la tempête ne vous rejette point
encore contre quelque écueil (car j'ai tout à
craindre de la fortune ennemie), je tremble de
peur que vous n'arriviez à Ithaque avec un
sort aussi funeste qu'Agamemnon à Mycènes.
Mais pourquoi , cher Mentor, m'avez-vous en-
vié mon bonheur? Maintenant je Tembrasse-
rois; je serois déjà avec lui dans le port d'Itha-
que; nous combattrions pour vaincre tous nos
ennemis.
Var. — ' de CCS cruels. A. — ^ Combien de fois a-t-il
(Hé éiîiu eu vous parlant ! eombien de fois s'est-il interi unipu
lui-même pour ne se point découvrir! a. — ^ long-temps
m, A. aj. B. — ^ en lui. a, — * de ses lèvres avides? a.
564
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVIII.
(XXIV)
]\Ienlor lui répondit en souriant : ^ Voyez ,
moucher Télémaque. comment les hommes sont
faits : vous voilà tout désole, parce que vous avez
vu votre père sans le reconnoître. Que n'eussiez-
vous pas donné hier pour être assuré qu'il n'é-
toit pas mort? Aujourd'hui, vous en êtes assuré
par vos propres \eux ; et cette assurance , qui
devroit vous combler de joie , vous laisse dans
l'amertume! Ainsi le cœur malade des mortels
compte toujours pour rien ce qu'il a le plus
désiré, dès qu'il le possède, et est ingénieux
pour se tourmenter sur ce qu'il ne possède pas
encore. C'est pour exercer votre patience, que
les dieux vous tiennent ainsi en suspens : Vous
regardez ce temps comme perdu ; sachez que
c'est le plus utile de votre vie , car - ces peines
servent à vous exercer dans la plus nécessaire
de toutes les vertus pour ceux qui doivent com-
mander. Il faut être patient pour devenir maître
de soi et des autres ^ hommes : l'impatience ,
qui paroît une force et une vigueur de l'ame,
n'est qu'une foiblesse et une impuissance de
souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre
et souffrir, est comme celui qui ne sait pas se
taire sur un secret ; l'un et l'autre manque
de fermeté pour se retenir : comme im homme
qui court dans un chariot , et qui n'a pas la
main assez ferme pour arrêter, quand il le faut,
ses coursiers fougueux ; ils n'obéissent plus au
frein, ils se précipitent; et l'homme foible
auquel ils échappent , est brisé dans sa chute.
Ainsi l'homme impatient est entraîné, par ses
désirs indomptés et farouches , dans un abîme
de malheurs : plus sa puissance est grande, plus
son impatience lui est funeste ; il n'attend rien,
il ne se donne le temps de rien mesurer : il
force toutes choses pour se contenter j il rompt
les branches pour cueillir le fruit avant qu'il
soil mûr; il brise les portes, plutôt que d'attendre
qu'on les lui ouvre; il veut moissonner quand
le sage laboureur sème : tout ce qu'il a fait à
la hâte et à contre-temps '*, est mal fait , et ne
peut avoir de durée, non plus que ses désirs
volages. Tels sont les projets insensés d'un
homme qui croit pouvoir tout, et qui se livre à
ses désirs impatiens ^ pour abuser de sa puis-
sance. C'est pour vous apprendre à être patient,
mon cher Télémaque , que les dieux exercent
tant votre patience ^ , et semblent se jouer de
vous dans la vie errante où ils vous tiennent
Var. — ' Viiyc/î ne posst'do pas ciicoix'. »i. A. cij. B.
— - — car il Vous exerce dans, etc. A. — ^ el des autres :
rimpaticnce , qui parolt une force el une vigueur de l'ame,
n"est qu'une fdiblosse. Celui qui , etc. A. — * et à coiilre-
lenips m. a. aj. d. — ^ impaliens m. a. oj. B. — ^ voire
patience. Les biens que, etc. a.
toujours incertain. Les biens que vous espérez
se montrent à vous, et s'enfuient comme un
songe léger que le réveil fait disparoître, pour
vous apprendre que les choses mêmes qu'on
croit tenir dans ses mains échappent dans l'ins-
tant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous
seront pas aussi utiles que sa longue absence ,
et que ^ les peines que vous souffrez en le cher-
chant.
Ensuite Mentor voulut mettre la patience de
Télémaque à une dernière épreuve encore plus
forte. Dans le moment où le jeune homme
alloit ^ avec ardeur presser les matelots pour
hâter le départ, Mentor l'arrêta tout-à-coup,
et l'engagea à faire sur le rivage un grand sa-
crifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité
ce que Mentor veut. On dresse deux autels de
gazon. L'encens fume , le sang des victimes
coule. Télémaque pousse des soupirs tendres
vers le ciel ; il reconnoît la puissante protection
de la déesse.
A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit
Mentor dans les roules sombres d'un petit bois
^oisin. Là, il aperçoit tout-à-coup que le visage
de son ami prend ' une nouvelle forme : les ri-
des de son front s'effacent, comme les ombres
disparoissent, quand l'Aurore, de ses doigts de
rose , ouvre les portes de l'orient , et enflamme
tout l'horizon; ses yeux creux et austères^ se
changent en des yeux bleus d'une douceur cé-
leste et pleins d'une flamme divine; sa barbe
grise et négligée disparoît ; des traits nobles et
fiers, mêlés de douceur et de grâces , se mon-
trent aux yeux de Télémaque ébloui. Il recon-
noit un visage de femme , avec un teint plus
uni qu'une fleur tendre : on y voit la blancheur
des lis mêlés de roses naissantes : sur ce visage
fleurit une éternelle jeunesse, avec une ma-
jesté simple et négligée. Une odeur d'ambrosie
S2 répand de ses habits* flottants; ses habits
éclatent "^ comme les vives couleurs dont le so-
VaR. — ' «|uc m. a. aj. B. — - pressoil avec ardeur les
niatelols. b. — ' .^" lien de ce qui précède, depuis Ensuite
J!entor voulu! niellree, t:., on lil dans Vorigiital .-Télémaque
écouloit ces paroles avec anierlume : il regardoil la mer, et
ne voyoil plus le vaisseau plieacien; puis il reportoil ses
veux baignés de larmes sur Mentor qui parloit. Mais tout-à-
eoup il aperçut que le visage de Menlor prenoil une nou-
velle forme ; les rides de son front s'ellaçoient , etc. le reste
aj. B. — ' ses yeux creux et ausicrcs se changeoient sa
barbe grise et négligée ilisparut : des traits nobles se
uionlrérent aux yeux de Télémacpie ébloui. H reconnut un
visage de femme on y voyoit la blancheur des Us mêlés
de roses naissantes. Sur ce visage fleurissoit une elernelle
jeunesse, avec une majesté simple et négligée; une odeur
d'amî)rosie se répandoit de ses habits flotlaus. A. — * de ses
cheveux, Edit. corret. du marq. de Fcii. — ^ ses habits
éclatoient comme les vives couleurs Cette divinité ne
touclioil pas du pied la terre ; elle couloit légèrement elle
(XXIV)
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVIII.
o6l
leil , en se levant , peint les sombres voûtes du
ciel , et les nuages qu'il vient dorer. Celle
divinité ne touche pas du pied à terre; elle
coule légèrement dans l'air comme un 'oiseau
le fend de ses ailes : elle tient de sa puissante
main une lance brillante , capable de faire
trembler les villes et les nations les plus guer-
rières; Mars même en serait effrayé. Sa voix
est douce et modérée, mais forte et insinuante ;
toutes ses paroles sont des traits de feu qui
percent le cœur de Télémaque, et qui lui font
ressentir je ne sais quelle douleur délicieuse.
Sur son casque paroît l'oiseau triste d'Athènes,
et sur sa poitrine brille la redoutable égide. A
ces marques, Téléuiaque reconnoît Minerve.
0 déesse , dit-il , c'est donc vous-même qui
avez daigné conduire le fils d'Ulysse pour l'a-
mour de son père ! Il vouloit en dire davantage;
mais la voix lui manqua : ses lèvres s'eflbr-
çoient en vain d'exprimer les pensées qui sor-
toient avec impétuosité du fond de son cœur :
la divinité présente l'accabloit, et il étoit comme
un homme qui , dans un songe , est oppressé
jusqu'à perdre la respiration, et qui , par l'agi-
tation pénible de ses lèvres . ne peut former
aucune voix.
Enfin Minerve prononça ces paroles : Fils
d'Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois.
Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de
soin que vous; je vous ai mené par la main au
travers des naufrages, des terres inconnues,
des guerres sanglantes, et de tous les maux
qui peuvent éprouver le cœur de l'homme. Je
vous ai montré , par des expériences sensibles ,
les vraies et les fausses maximes par lesquelles
ou peut régner. Vos fautes ne vous ont pas été
moins utiles que vos malheurs : car quel est
l'homme qui peut gouverner sagement s'il n'a
jamais soulfert, et s'il n'a jamais profité des
souffrances où ses fautes l'ont précipité?
Vous avez rempli , comme votre père , les
terres et les mers de vos tristes aventures. Allez,
vous êtes maintenant digne de marcher sur ses
pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile
trajet jusques à Ithaque , où il arrive dans ce
moment : combattez avec lui ; obéissez-lui
comme le moindre de ses sujets ; donnez-en
l'exemple aux autres. Il vous donnera pouré-
pouse Antiope, et vous serez heureux avec elle.
tcnoil lie sa puissiiile main Murs '.iniiic en ^iiiroil clé
efirayc^ Sa voix êlojl douce toutes ses paroles éloienl
des traits tic feu (iui iierçoii-iU le cœur de Télémaque, et qui
lui faisoient ressentir je ne sais quelle douleur délicieuse.
Sur sou casque paroissoit l'oiseau triste d'Athènes , et sur sa
poitrine brilloil la redoulabL- éyide. A tes marques, Télé-
maque reconnut Minerve, a.
[)Oui' avoir moins cherché la beauté, que la
sagesse et la vertu.
Lorsque vous régnerez, mettez toute votre
gloire à renouveler l'âge d'or : écoutez tout le
monde ; croyez peu de gens : gardez-vous bien
de vous croire trop vous-même : craignez de
vous tromper, mais ne craignez jamais de lais-
ser voir aux autres que vous avez été trompé.
Aimez les peuples; n'oubliez rien pour en
être aimé. La crainte est nécessaire quand
l'amour manque; mais il la faut toujours em-
ployer à regret , comme les remèdes les plus
violens et les plus dangereux *.
Considérez toujours de loin toutes les suites
de ce que vous voudrez entreprendre ; pré-
voyez les plus terribles inconvéniens , et sachez
que le vrai courage consiste à envisager tous les
périls, et à les mépriser quand ils deviennent
nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a
pas assez de courage pour en supporter- tran-
quillement la vue : celui qui les voit tous, qui
évite tous ceux qu'on peut éviter, et qui tente
les autres sans s'émouvoir, est le seul sage et
magnanime.
Fuyez la mollesse, le faste, la profusion;
mettez votre gloire dans la simplicité ; que vos
vertus et vos bonnes actions soient les ornemens
de votre personne et de votre palais ; qu'elles
soient la garde qui vous environne, et que tout
le monde apprenne de vous en quoi consiste le
vrai honneur. N'oubliez jamais que les rois ne
régnent point pour leur propre gloire , mais
pour le bien des peuples. Les biens qu'ils font
s'étendent jusque dans les siècles les plus éloi-
gnés : les maux qu'ils font se multiplient de
génération en génération , jusqu'à la postérité
la plus reculée. ^ Un mauvais règne fait quel-
quefois la calamité de plusieurs siècles.
Surtout soyez en garde contre votre humeur :
c'est un ennemi que vous porterez partout avec
vous jusques à la mort ; il entrera dans vos
conseils , et vous trahira , si vous l'écoutez.
L'humeur fait perdre les occasions les plus im-
portantes : elle donne des inclinations et des
aversions d'enfant, au préjudice des plus grands
intérêts; elle fait décider les plus grandes af-
faires par les plus petites raisons; elle obscurcit
tous les talens , rabaisse le courage , rend un
homme inégal , foible , vil et insupportable.
Défiez-vous de cet ennemi.
Craignez les dieux , ô Télémaque ; cette
Var. — ' les nmcdes violens et daugercuT. a- — * en
porter. A. — ^ Un maurais rèîîuc jusqu'à la fin de
l'atinca , de cet ennemi, in. A. aj. d.
566
TÉLÉMAQUE. LIVRE XVIII.
(XXIV)
crainte est le plus grand trésor du cœur de
l'homme : avec elle vous viendront la sagesse ,
la justice, la paix , la joie , les plaisirs purs , la
vraie liberté , la douce abondance , la gloire
sans tache.
Je vous quitte , ô fils d'Ulysse ; mais ma sa-
gesse ne vous quittera point , pourvu que vous
sentiez toujours que vous ne pouvez rien sans
elle. Il est temps que vous appreniez à marcher
tout seul. Je ne me suis séparée de vous, en
Phénicie * et à Salente , que pour vous ac-
Var. — * en Egyple. Edil. corrigé devis c d'une main
étrangère.
coutumer à être privé de cette douceur, comme
on sèvre les enfans lorsqu'il est temps de
leur ôter le lait pour leur donner des aliraens
solides.
A peine la déesse eut achevé ce discours ,
qu'elle s'éleva dans les airs, et s'enveloppa d'un
nuage d'or et d'azur, où elle disparut. Télé-
maque, soupirant, étonné et hors de lui-même,
se prosterna à terre , levant les mains au ciel ;
puis il alla éveiller ses compagnons , se hâta de
partir, arriva à Ithaque , et reconnut son père
chez le fidèle Eumée.
-îêas«^-
\ti\rf^fftft>tr4^frrrt*t^M^f*titr-tt\rr*t^^rrfrfrt*tffrr.tt\rSifftfft^f^tftftxrttft\rTrrff.tT*i\r4ttfrfr4^t\tf'rf,t4\tf.ffrt^^ft\rf*J^r^
DIALOGUES
SUR L'ÉLOODEEE EN GÉNÉRAL, ET SUR CELLE DE LA CflAIRE EN PARTICULIER.
PREMIER DIALOGUE *.
Contre l'affectation de bel esprit clans les sermons. Le but
de l'éloquence est d'instruire les hommes et de les
rendre meilleurs : l'orateur n'atteindra pas ce but, s'il
n'est désintéressé.
A. HÉ bien ! monsieur, -vous venez donc
d'entendre le sermon où vous vouliez me me-
ner tantôt ? Pour moi , je me suis contenté du
prédicateur de notre paroisse.
B. Je suis charmé du mien ; vous avez bien
perdu , monsieur, de n'y être pas. J'ai arrêté
une place pour ne manquer aucun sermon du
Carême. C'est un homme admirable : si vous
l'aviez une fois entendu, il vous dégoûteroit de
tous les autres.
A. Je me garderai donc bien de l'aller en-
tendre, car je ne veux point qu'un prédicateur
me dégoûte des autres; au contraire, je cherche
un homme qui me donne un tel goût et une
telle estime pour la parole de Dieu, que j'en
sois plus disposé à l'écouter partout ailleurs.
Mais puisque j'ai tant perdu , et que vous êtes
plein de ce beau sermon , vous pouvez , mon-
sieur, me dédommager : de grâce , dites-nous
quelque chose de ce que vous avez retenu.
B. Je détigurerois ce sermon par mon récit ;
ce sont cent beautés qui échappent; il faudroit
être le prédicateur même pour vous dire....
A. Mais encore? Son dessein, ses preuves,
sa morale , les principales vérités qui ont fait le
Cfii'ps de son discours? Ne vous reste-t-il rien
dans l'esprit? est-ce que vous n'étiez pas at-
tentif?
B. Pardonnez-moi, jamais je ne l'ai été da-
vantage.
C. Quoi donc! vous voulez vous faire prier?
• Les interlocuteurs sont désignés par les lettres A , B, C.
B. Non ; mais c'est que ce sont des pensées
si délicates , et qui dépendent tellement du tour
et de la finesse de l'expression, qu'après avoir
charmé dans le moment elles ne se retrouvent
pas aisément dans la suite. Quand même vous
les retrouveriez, dites-les dans d'autres termes,
ce n'est plus la même chose , elles perdent leur
grâce et leur force.
A. Ce sont donc, monsieur, des beautés bien
fragiles ; en les voulant toucher on les fait dis-
paroître. J'aimerois bien mieux un discours qui
eût plus de corps et moins d'esprit; il feroit
une forte impression , on retiendroit mieux les
choses. Pourquoi parle-t-on , sinon pour per-
suader, pour instruire , et pour faire en sorte
que l'auditeur retienne ?
C. Vous voilà , monsieur, engagé à parler.
B. Hé bien ! disons donc ce que j'ai retenu.
Voici le texte : Cinerem tanquam panem man-
ducabam, « Je mangeois la cendre comme mon
pain. » Peut-on trouver un texte plus ingénieux
pour le jour des Cendres? Il a montré que, se-
lon ce passage , la cendre doit être aujourd'hui
la nourriture de nos âmes ; puis il a enchâssé
dans son avant-propos, le plus agréablement
du monde, l'histoire d'Artémise sur les cendres
de son époux. Sa chute à son Ave Maria a été
pleine d'art. Sa division étoit heureuse ; vous
en jugerez. Cette cendre , dit-il , quoiqu'elle
soit un signe de pénitence , est un principe de
félicité; quoique elle semble nous humilier, elle
est une source de gloire; quoique elle repré-
sente la mort ; elle est un remède qui donne
l'immortalité. Il a repris cette division en plu-
sieurs manières , et chaque fois il donnoit un
nouveau lustre à ses antithèses. Le reste du dis-
cours n'étoit ni moins poli , ni moins brillant :
la diction étoit pure, les pensées nouvelles,
les périodes nombreuses ; chacune finissoit par
quelque trait surprenant. Il nous a fait des
568
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
peintures morales où cliacun se trouvoit ; il a
fait une anatomie des passions du cœur humain,
qui égale les Maximes de M. de La Rochefou-
cauld. Enfin, selon moi, c'étoit un ouvrage
achevé. Mais vous, monsieur, qu'en pensez-
vous ?
A. Je crains de vous parler sur ce sermon ,
et de vous ôter l'estime que vous en avez : on
doit respecter la parole de Dieu , profiler de
toutes les vérités qu'un prédicateur a expli-
quées , et éviter l'esprit de critique , de peur
d'affoiblir l'autorité du ministère.
B. Non, monsieur, ne craignez rien. Ce
n'est point par curiosité que je vous questionne :
j'ai besoin d'avoir là-dessus de bonnes idées;
je veux m'instruire solidement, non-seulement
pour mes besoins, mais encore pour ceux d'au-
trui , car ma profession m'engage à prêcher.
Parlez-moi donc sans réserve , et ne craignez
ni de me contredire , ni de me scandaliser.
A. Vous le voulez , il faut vous obéir. Sur
votre rapport même , je conclus que c'étoit un
méchant sermon.
B. Comment cela ?
A. Vous l'allez voir. Un sermon où les appli-
cations de l'Ecriture sont fausses , où une his-
toire profane est rappoîtée d'une manière froide
et puérile , où l'on voit régner partout une
vaine affectation de bel-esprit , est-il bon ?
B. Non , sans doute : mais le sermon que je
vous rapporte ne me semble point de ce ca-
ractère.
A. Attendez , vous conviendrez de ce que je
dis. Quand le prédicateur a choisi pour texte
ces paroles , Je mangeais la cendre comme mon
pain , devoit-il se contenter de trouver un rap-
port de mots entre ce texte et la cérémonie
d'aujourd'hui ? Ne devoit-il pas conmiencer par
entendre le vrai sens de son texte , avant que
de l'appliquer au sujet?
B. Oui , sans doute.
A. Ne falloit-il donc pas reprendre les choses
de plus haut , et tâcher d'entrer dans toute la
suite du Psaume? N'étoit-il pas juste d'examiner
si l'interprétation dont il s'agissoit étoit con-
traire au sens véritable , avant que de la donner
au peuple comme la parole de Dieu ?
B. Cela est vrai ; mais en quoi peut-elle y
être contraire ?
A. David , ou quel que soit l'auteur du
Psaume CI, parle de ses malheurs en cet en-
droit. Il dit que ses ennemis lui insultoient
cruellement , le voyant dans la poussière ,
abattu à leurs pieds, réduit (c'est ici une expres-
sion poétique) à se nourrir d'un pain de cendres
et d'une eau mêlée de larmes. Quel rapport des
plaintes de David , renversé de son trône et
persécuté par son fils Absalon , avec l'humilia-
tion d'un Chrétien qui se met des cendres sur
le front pour penser à la mort , et pour se dé-
tacher des plaisirs du monde ?
N'y avoit-il point d'autre texte à prendre
dans l'Ecriture? Jésus-Christ , les apôtres , les
prophètes , n'ont-ils jamais parlé de la mort et
de la cendre du tombeau , à laquelle Dieu ré-
duit notre vanité ? Les Ecritures ne sont-elles
pas pleines de mille figures touchantes sur cette
vérité ? les paroles mêmes de la Genèse , si pro-
pres, si naturelles à cette cérémonie, et choisies
par l'Eglise même , ne seront-elles donc pas
dignes du choix d'un prédicateur? Appréhen-
dera-t-il , par une fausse délicatesse , de redire
souvent un texte que le Saint-Esprit et l'Eglise
ont voulu répéter sans cesse tous les ans? Pour-
quoi donc laisser cet endroit , et tant d'autres
de l'Ecriture , qui conviennent , pour en cher-
cher un qui ne convient pas? C'est un goût
dépravé , une passion aveugle de dire quelque
chose de nouveau.
B. Vous vous échauffez trop , monsieur : il
est vrai que ce texte n'est point conforme au
sens littéral.
C. Pour moi , je veux savoir si les choses
sont vraies , avant que de les trouver belles.
Mais le reste ?
A. Le reste du sermon est du même genre
que le texte. Ne le voyez-vous pas , monsieur ?
A quel pi'opos faire l'agréable dans un sujet si
effrayant , et amuser l'auditeur par le récit pro-
fane de la douleur d'Artémise, lorsqu'il fau-
droit tonner et ne donner que des images ter-
ribles de la mort ?
B. Je vous entends, vous n'aimez pas les
traits d'esprit. Mais sans cet agrément que de-
viendroit l'éloquence? Voulez-vous réduire tous
les prédicateurs à la simplicité des mission-
naires? Il en faut pour le peuple ; mais les hon-
nêtes gens ont les oreilles plus délicates , et il
est nécessaire de s'accommoder à leur goût.
A. Vous me menez ailleurs : je voulois ache-
ver de vous montrer combien ce sermon est mal
conçu ; il ne me restoit qu'à parler de la divi-
sion , mais je crois que vous comprenez assez
vous-même ce qui me la fait désapprouver.
C'est un homme qui donne trois points pour
sujet de tout son discours. Quand on divise, il
faut diviser simplement, naturellement : il faut
que ce soit une division qui se trouve toute faite
dans le sujet même ; une division qui éclaircisse,
qui range les matières , qui se retienne aisé-
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENXE.
569
ment , et qui aide à retenir tout le reste ; enfin
une division qui fasse voir la grandeur du sujet
et de ses parties. Tout au contraire , vous voyez
ici un homme qui entreprend d'abord de vous
éblouir, qui vous débite trois épigrammes ou
trois énigmes, qui les tourne et retourne avec
subtilité ; vous croyez voir des tours de passe-
passe. Est-ce là un air sérieux et grave . propre
à vous faire espérer quelque chose d'utile et
d'important ? Mais revenons à ce que vous di-
siez : vous demandez si je veux donc bannir
l'éloquence de la chaire?
B. Oui ; il me semble que vous allez là.
A. Ha! voyons : qu'est-ce que l'éloquence?
B. C'est l'art de bien parler.
.4. Cet art n'a-t-il point d'autre but que
celui de bien parler? les hommes en parlant
n'ont-ils point quelque dessein ? parle-t-on
pour parler?
B. Non. on parle pour plaire et pour per-
suader.
A. Distinguons, s'il vous plaît, monsieur,
soigneusement ces deux choses : on parle pour
persuader, cela est constant ; on parle aussi
pour plaire , cela n'arrive que trop souvent.
Mais quand on tâche de plaire , on a un autre
but plus éloigné , qui est néanmoins le prin-
cipal. L'homme de bien ne cherche à plaire
que pour inspirer la justice et les autres vertus
en les rendant aimables ; celui qui cherche son
intérêt, sa réputation, sa fortune, ne songea
plaire que pour gagner l'inclination et l'estime
des gens qui peuvent contenter son avarice ou
son ambition : ainsi cela même se réduit encore
à une manière de persuasion que l'orateur
cherche ; il Aeut plaire pour flatter, et il flatte
pour persuader ce qui convient à son intérêt.
B, Enfin vous ne pouvez disconvenir que
les hommes ne parlent souvent que pour plaire.
Des orateurs païens ont eu ce but. Il est aisé
de voir dans les discours de Cicéron, qu'il tra-
vailloit pour sa réputation : qui ne croira la
même chose d'Isocrate etdeDémosthèue?
Tous les anciens panégyristes songeoient
moins à faire admirer leurs héros, qu'à se faire
admirer eux-mêmes ; ils no cherchoient la gloire
d'un prince, qu'à cause de celle qui leur devoit
revenir à eux-mêmes pour l'avoir bien loué.
De tout temps cette ambition a semblé permise
chez les Grecs et chez les Romains : par cette
émulation, l'éloquence se perfectionnoit, les
esprits s'élevoient à de hautes pensées et à
de grands sentimens ; par là on voyoit fleurir
les anciennes républiques : le spectacle que don-
noit l'éloquence^ et le pouvoir qu'elle avoit sur
les peuples, la rendirent admirable, et ont poli
merveilleusement les esprits. Je ne vois pas
pourquoi on blàmeroit celte émulation, même
dans des orateurs chrétiens, pourvu qu'il ne
partit dans leurs discours aucune affectation
indéceule, et qu'ils n'ailoiblissenl en rien la
morale évangélique. Il ne faut point blâmer une
chose qui anime les jeunes gens, et qui forme
les grands prédicateurs.
A. Voilà bien des choses, monsieur, que
vous mettez ensemble : démêlons-les, s'il vous
plaît, et voyons avec ordre ce qu'il en faut con-
clure; surtout évitons l'esprit de dispute ; exa-
minons cette matière paisiblement, en gens qui
ne craignent que l'erreur, et mettons tout
l'honneur à nous d«'dire dès que nous aperce-
vons que nous serons trompés.
B. Je suis dans celte disposition , ou du
moins je crois y être ; et vous me ferez plaisir
de m'avertir si vous voyez que je m'écarte de
cette règle,
A. Ne parlons point d'abord des prédicateurs,
ils viendront en leur temps : commençons par
les orateurs profanes , dont vous avez cité ici
l'exemple, ^'ousavez mis Démosthène aveclso-
crate ; en cela vous avez fait tort au premier .
le second est un froid orateur, qui n'a songé
qu'à polir ses pensées cl qu'à donner de l'har-
monie à ses paroles; il n'a eu qu'une idée basse
de l'éloquence, et il l'a presque toute mise dans
l'arrangement des mots. Un homme qui a em-
ployé selon les uns dix ans, et selon les autres
quinze, à ajuster les périodes de son Panégy-
rique, qui est un discours sur les besoins de la
Grèce, étoit d'un secours bien foible et bien lent
pour la république contre les entreprises du roi
de Perse. Démoslhène parloit bien autrement
contre Philippe. Vous pouvez voir la compa-
raison que Denys d'Halicarnasse fuit des deux
orateurs, et les défauts essentiels qu'il remarque
dans Isocrate. On ne voit dans celui-ci que des
discours fleuris et elféminés , que des périodes
faites avec un travail infini pour amuser l'oreille ;
pendant que Démosthène émeut, échaufl'e et
entraine les cœurs : il est trop vivement touché
des intérêts de sa patrie pour s'amuser à tous
les jeux d'esprit d'Isocrate ; c'est un raisonne-
ment serré et pressant , ce sont des sentimens
généreux d'une ame qui ne conçoit rien que de
grand, c'est un discours qui croit et qui se for-
litie à chaque parole par des raisons nouvelles,
c'est un enchaînement de fi^^ures hardies et tou-
chantes ; vous ne sauriez le lire sans voir qu'il
porte la république dans le fond de son cœur :
c'est la nature qui parle elle-même dans ses
570
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
transports ; l'art est si achevé, qu'il n'y paroît
poinl ; rien n'égala jamais sa rapidité et sa
véhémence. N'avez-vous pas mi ce qu'en dit
Longin dans son Traité du Subliiae.
B. Non : n'est-ce pas ce traité que M. Boi-
leau a traduit ? est-il beau ?
B. Je ne crains pas de dire qu'il surpasse à
mon gré la B.hétorique d'Aristole. Cette Rhé-
torique , quoique Irès-helle , a beaucoup de
préceptes secs, et plus curieux qu'utiles dans la
pratique; ainsi elle sert bien plus à faire re-
marquer les règles de l'art à ceux qui sont déjà
éloquens, qu'à inspirer l'éloquence et à former
de vrais orateurs : mais le Sublime de Longin
joint aux préceptes beaucoup d'exemples qui les
rendent sensibles. Cet autenr traite le sublime
d'une manière sublime , comme le traducteur
l'a remarqué ; il échaulîe l'imagination, il élève
l'esprit du lecteur, il lui forme le goiit , et lui
apprend à distinguer judicieusement le bien et
le mal dans les orateurs célèbres de l'antiquité.
B. Quoi î Longin est si admirable ! Hé ! ne
vivoit-il pas du temps del'empereurAurélien et
de Zénobie ''
A. Oui; vous savez leur histoire.
B. Ce siècle n'étoit-il pas bien éloigné de la
politesse des précédens? Quoi! vous voudriez
qu'un auteur de ce temps-là eût le goût meil-
leur qu'Isocrate? En vérité, je ne puis le croire.
A. J'en ai été surpris moi-même : mais vous
n'avez qu'à le lire; quoiqu'il fût d'un siècle
fort gâté, il s'étoit formé sur les anciens, et il
ne tient presque rien des défauts de son temps.
Je dis presque rien, car il faut avouer qu'il
s'applique plus à l'admirable qu'à l'utile, et
qu'il ne rapporte guère l'éloquence à la morale ;
en cela il paroit n'avoir pas les vues solides
qu'avoient les anciens Grecs , surtout les philo-
sophes : encore même faut-il lui pardonner un
défaut dans lequel Isocrate, quoique d'un meil-
leur siècle, lui est beaucoup inférieur; surtout
ce défaut est excusable dans un traité particu-
lier, où il parle, non de ce qui instruit les hom-
mes, mais de ce qui les frappe et qui les saisit.
Je vous parle de cet auteur, parce qu'il vous
servira beaucoup à comprendre ce que je veux
dire : vous y verrez le portrait admirable qu'il
fait de Démosthène, dont il rapporte des en-
droits très-sublimes ; et vous y trouverez aussi
ce que je vous ai dit des défauts d'Isocrate. Vous
ne sauriez mieux faire, pour connoître ces deux
auteurs, si vous ne voulez pas prendre la peine
de les connaître par eux-mêmes en lisant leurs
ouvrages. Laissons donc Isocrate, et revenons à
Démosthène et à Cicéron.
B. Vous laissez Isocrate, parce qu'il ne vous
convient pas.
A. Parlons donc encore d'Isocrate, puisque
vous n'êtes pas persuadé; jugeons de son élo-
quence par les règles de l'éloquence même,
et par le sentiment du plus éloquent écrivain
de l'antiquité : c'est Platon ; l'en croirez-vous,
monsieur?
B. Je le croirai s'il a raison ; je ne jure sur
la parole d'aucun maître.
A. Souvenez-vous de cette règle , c'est ce
que je demande : pourvu que vous ne vous
laissiez point dominer par certains préjugés
de notre temps , la raison vous persuadera
bientôt. N'en croyez donc ni Isocrate ni Pla-
ton ; mais jugez de l'un et de l'autre par des
principes clairs. Vous ne sauriez disconvenir que
le but de l'éloquence ne soit de persuader la
vérité et la vertu.
B. Je n'en conviens pas, c'est ce que je vous
ai déjà nié.
A. C'est donc ce que je vais vous prouver.
L'éloquence , si je ne me trompe , peut être
prise en trois manières : P comme l'art de
persuader la vérité et de rendre les hommes
meilleurs ; 2° comme un art indifférent, dont
les méchans se peuvent servir aussi bien que les
bons , et qui peut persuader l'erreur, l'injus-
tice, autant que la justice et la vérité; 3° enfin
comme un art qui peut servir aux hommes inté-
ressés à plaire, à s'acquérir de la réputation
et à faire fortune. Admettez une de ces trois
manières.
B. Je les admets toutes, qu'en conclurez-
vous ?
.1. Attendez, la suite vous le montrera; con-
tentez-vous , pourvu que je ne vous dise rien
que de clair, et que je vous mène à mon but. De
ces trois manières d'éloquence, vous approuve-
rez sans doute la première.
B. Oui, c'est la meilleure.
A. Et la seconde, qu'en pensez-vous ?
B. Je vous vois venir , vous voulez faire un
sophisme. La seconde est blâmable par le mau-
vais usage que l'orateur y fait de l'éloquence
pour persuader l'injustice et l'erreur. L'élo-
quence d'un méchant homme est bonne eu elle-
même : mais la fin à laquelle il la rapporte est
pernicieuse. Or, nous devons parler des règles
de l'éloquence, et non de l'usage qu'il en faut
faire ; ne quittons point, s'il vous plaît, ce qui
fait notre véritable question.
A. Vous verrez que je ne m'en écarte pas, si
vous voulez bien me continuer la grâce de m'é-
couter. Vous blâmez donc la seconde manière ;
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
571
et pour ôter toute équivoque, vous blâmez ce
second usage de l'éloquence.
B. Bon, vous parlez juste ; nous voilà pleine-
ment d'accord.
-1. Et le troisième usage de l'éloquence , qui
est de chercher à plaire par des paroles , pour
se faire par là une réputation et une fortune ,
qu'en dites-vous?
B. Vous savez déjà mon sentiment , je n'en
ai point changé. Cet usage de l'éloquence me
paroît honnête ; il excite l'émulation , et perfec-
tionne les esprits.
.■1. En quel genre doit-on tâcher de perfec-
tionner les esprits? Si vous aviez à former un
État ou une république , en quoi voudriez-
vous y perfectionner les esprits?
B. Eu tout ce qui pourroit les rendre meil-
leurs. Je voudrois faire de bons citoyens , pleins
de zèle pour le bien public. Je voudrois qu'ils
sussent en guerre défendre la patrie , en paix
faire observer les lois , gouverner leurs mai-
sons, cultiver ou faire cultiver leurs terres,
élever leurs enfans à la vertu , leur inspirer la
religion , s'occuper au commerce selon les be-
soins du pays , et s'appliquer aux sciences utiles
à la vie. Voilà, ce me semble, le but d'un
législateur.
A. Vos vues sont très-justes et très-solides.
Vous voudriez donc des citoyens ennemis de
l'oisiveté , occupés à des choses très-sérieuses,
et qui tendissent toujours au bien public?
B. Oui, sans doute.
A. Et vous retrancheriez tout le reste?
B. Je le retrancherois.
A. Vous n'admettriez les exercices du corps
que pour la santé et la force ? Je ne parle point
de la beauté du corps , parce qu'elle est une
suite naturelle de la santé et de la force pour
les corps qui sont bien formés.
B. Je n'admettrois que ces exercices-là.
.'l. Vous retrancheriez donc tous ceux qui
ne serviroient qu'à amuser, et qui ne mettroient
point l'homme en état de mieux supporter les
travaux réglés de la paix et les fatigues de la
guerre ?
B. Oui , je suivrois cette règle.
A. C'est sans doute par le même principe
que vous retrancheriez aussi (car vous me l'avez
dit) tous les exercices de l'esprit qui ne servi-
roient pointa rendre l'ame saine, forte , belle ,
en la rendant vertueuse?
B. J'en conviens. Que s'ensuit-il de là? Je
ne vois pas encore où vous voulez aller , vos
détours sont bien longs.
A. C'est que je veux chercher les premiers
principes , et ne laisser derrière moi rien de
douteux. Répondez , s'il vous plaît.
B. J'avoue qu'on doit à plus forte raison
suivre cette règle [)0ur l'ame, l'ayant établie
pour le corps.
A. Toutes les sciences et tous les arts qui
ne vont qu'au plaisir, à l'amusement et à la
curiosité , les souflViriez-vous? Ceux qui n'ap-
partiendroient ni aux devoirs de la vie domes-
tique , ni aux devoirs de la vie civile, que de-
viendroient-ils?
B. Je les bannirois de ma république.
A. Si donc vous souffriez les mathémati-
ciens, ce seroit à cause des mécaniques , de la
navigation , de l'arpentage des terres , des
supputations qu'il faut faire , des fortifications
des places , etc. Voilà leur usage qui les auto-
riserait. Si vous admettiez les médecins , les ju-
risconsultes, ce seroit pour la conservation de
la santé et de la justice. Il en seroit de même
des autres professions dont nous sentons le be-
soin. Mais pour les musiciens , que feriez-vous?
ne seriez-vous pas de l'avis de ces anciens Grecs
qui ne séparoient jamais l'utile de l'agréable?
Eux qui avoient poussé la musique et la poésie,
jointes ensemble , à une si haute perfection ,
ils vouloient qu'elles servissent à élever les cou-
rages, à inspirer les grands sentimens. C'étoit
par la musique et par la poésie qu'ils se prépa-
roicnt aux combats \ ils alloient à la guerre avec
des musiciens et des instrumens. De là encore
les trompettes et les tambours qui les jetoient
dans un enthousiasme et dans une espèce de
fureur qu'ils appeloient divine. C'étoit par la
musique et par la cadence des vers qu'ils adou-
cissoient les peuples féroces. C'étoit par cette
harmonie qu'ils faisoient entrer, avec le plai-
sir , la sagesse dans le fond des cœurs des enfans :
on leur faisoit chanter les vers d'Homère, pour
leur inspirer agréablement le mépris de la mort,
des richesses et des plaisirs qui amollissent
l'ame ; l'amour de la gloire , de la liberté et de
la patrie. Leurs danses mêmes avoient un but
sérieux à leur mode, et il est certain qu'ils ne
dansoient pas pour le seul plaisir : nous voyons,
par l'exemple de David , que les peuples orien-
taux regardoient la danse comme un art sé-
rieux, semblable à la musique et à la poésie.
Mille instructions éloient mêlées dans leurs
fables et dans leurs poèmes : ainsi , la philoso-
phie la plus grave et la plus austère ne se mon-
troit qu'avec un visage riant. Cela parait encore
par les danses mystérieuses des prêtres , que les
païens avoient mêlées dans leurs cérémonies
pour les fêtes des dieux. Tous ces arts qui con-
572
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
sistent ou dans les sons mélodieux , ou dans les
mouvemens du corps, ou dans les paroles , en
un mot , la musique , la danse , l'éloquence , la
poésie, ne furent inventés que pour exprimer
les passions , et pour les inspirer en les expri-
mant. Par là on voulut imprimer de grands sen-
timens dans lame des hommes, et leur faire
des peintures vives et touchantes de la beauté
de la vertu et de la difformité du vice : ainsi
tous ces arts , sous l'apparence du plaisir , en-
troient dans les desseins les plus sérieux des
anciens pour la morale et pour la religion. La
chasse même étoit l'apprentissage pour la guerre.
Tous les plaisirs les plus touchans renfermoient
quelque leçon de vertu. De cette source vinrent
dans la Grèce tant de vertus héroïques, admi-
rées de tous les siècles. Cette première instruc-
tion fut altérée , il est vrai , et elle avoit en elle-
même d'extrêmes défauts. Son défaut essentiel
étoit d'être fondée sur une religion fausse et
pernicieuse. En cela les Grecs se trompoient ,
comme tous les sages du monde , plongés alors
dans l'idolâtrie : mais s'ils se trompoient pour
le fond de la religion et pour le choix des
maximes , ils ne se trompoient pas pour la ma-
nière d'inspirer la religion et la vertu; tout y
étoit sensible , agréable , propre à faire ime vive
impression.
B. "N ous disiez tout-à-l'heure que cette pre-
mière institution fut altérée; n'oubliez pas , s'il
vous plait , de nous l'expliquer.
A. Oui, elle fut altérée. La vertu donne la
véritable politesse: mais bientôt, si on n'y
prend garde, la politesse amollit peu à peu.
Les Grecs asiatiques furent les premiers à se
corrompre ; les Ioniens * devinrent efféminés ;
toute cette côte d'Asie fut un théâtre de vo-
lupté *. La Crète , malgré les sages lois de Mi-
nos , se corrompit de même : vous savez les
vers que cite saint Paul ^ Corinthe fut fameuse
par son luxe et par ses dissolutions. Les Ro-
mains, encore grossiers , commencèrent à trou-
ver de quoi amollir leur vertu rustique. Athè-
nes ne fut pas exempte de cette contagion ; toute
la Grèce en fut infectée. Le plaisir, qui ne de-
voit être que le moyen d'insinuer la sagesse ,
prit la place de la sagesse même. Les philo-
sophes réclamèrent. Socrate s'éleva, et montra
à ses citoyens égarés que le plaisir , dans lequel
ils s'arrêtoient , ne devoit être que le chemin
de la vertu. Platon , son disciple , qui n'a pas
eu honte de composer ses écrits des discours de
1 Motus iloccri gnudel Iimiios. Hou lib, m, OA. vi
2t. —2 Les Fables Miksieuiics. — » TU. i. 12.
son maître , retranche de sa république tous les
tons de la musique , tous les mouvemens de la
tragédie , tous les récits des poèmes , et les en-
droits d'Homère qui ne vont pas à inspirer l'a-
mour des bonnes lois. Voilà le jugement que
tirent Socrate et Platon sur les poètes et sur les
musiciens : n'êtes-vous pas de leur avis ?
B. J'entre tout-à-fait dans leur sentiment;
il ne faut rien d'inutile. Puisqu'on peut mettre
le plaisir dans les choses solides , il ne le faut
point chercher ailleurs. Si quelque chose peut
faciliter la vertu, c'est de la mettre d'accord
avec le plaisir : au contraire, quand on les
sépare , on tente violemment les hommes d'a-
bandonner la vertu; d'ailleurs, tout ce qui
plaît sans instruire amuse et amollit. Hé bien !
ne trouvez-vous pas que je suis devenu philo-
sophe en vous écoutant? Mais allons jusqu'au
bout , car nous ne sommes pas encore d'accord.
A. Nous le serons bientôt , monsieur. Puis-
que vous êtes si philosophe , permettez-moi de
vous faire encore une question. Voilà les musi-
ciens et les poètes assujettis à n'inspirer que la
vertu ; voilà les citoyens de votre république
exclus des spectacles où le plaisir seroit sans
instruction. Mais que feriez-vous des devins?
B. Ce sont des imposteurs, il faut les chas-
ser.
.1. Mais ils ne font point de mal. Vous
croyez bien qu'ils ne sont pas sorciers : ainsi ce
n'est pas l'art diabolique que vous craignez en
eux.
B. Non , je n'ai garde de le craindre , car je
n'ajoute aucune foi à tous leurs contes; maisils
font un assez grand mal d'amuser le public. Je
ne souffre point dans ma république des gens
oisifs qui amusent les autres, et qui n'aient
point d'autre métier que celui de parler.
.-1. Mais ils gagnent leur vie par là ; ils
amassent de l'argent pour eux et pour leurs
familles.
B. N'importe; qu'ils prennent d'autres mé-
tiers pour vivre : non-seulement il faut gagner
sa vie , mais il la faut gagner par des occupa-
tions utiles au public. Je dis la même chose de
tous ces misérables qui amusent les passans par
leurs discours et par leurs chansons : quand ils
ne mentiroient jamais , quand ils ne diroieot
rien de déshonnête, il faudroit les chasser;
l'inutilité seule suflit pour les rendre coupables :
la police devroit les assujettir à prendre quel-
que métier réglé.
.1. Mais ceux qui représentent des tragédies,
les souffrirez-vous? Je suppose qu'il n'y ait ni
amour profane, ni immodestie mêlée dans ces
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
573
tragédies ; de plus , je ne parle pas ici en chré-
tien : répondez-moi seulement en législateur et
en philosophe.
B. Si ces tragédies n'ont pas pour but d'ins-
truire en donnant du plaisir, je les condamne-
rois.
A. Bon ; en cela vous êtes précisément de
l'avis de Platon , qui veut qu'on ne laisse point
introduire dans sa république des poèmes et
des tragédies qui n'auront pas été examinés par
les gardes des lois ' , alin que le peuple ne voie
et n'entende jamais rien qui ne serve à au-
toriser les lois et à inspirer la vertu. En cela
vous suivez l'esprit des auteurs anciens, qui
vouloient que la tragédie roulât sur deux pas-
sions , savoir, la terreur que dpivent donner les
suites funestes du vice, et la compassion qu'ins-
pire la vertu persécutée et patiente : c'est l'idée
qu'Eripide et Sophocle ont exécutée.
B. Vous me faites souvenir que j'ai lu cette
dernière règle dans VArt poétique de M. Boi-
leau.
.4. Vous avez raison . c"est un homme qui
connoit bien, non-seulement le fond de la poé-
sie, mais encore le but solide auquel la philo-
sophie, supérieure à tous les arts, doit con-
duire le poète.
B. Mais enfin, où me menez-vous donc?
.4. Je ne vous mène plusj vous allez tout
seul : vous voilà heureusement au terme. Ne
m'avez-vous pas dit que vous ne souffrez point
dans votre république des gens oisifs qui amu-
sent les autres , et qui n'ont point d'autre mé-
tier que celui de parler? N'est-ce pas sur ce
prmcipeque vous chassez tous ceux qui repré-
ssntent des tragédies, si l'instruction n'est mêlée
au plaisir? Scra-t-il permis de faire en prose
ce qui ne le sera pas en vers? Après cette sé-
vérité, comment pourriez-vous faire grâce aux
déclamateurs qui ne i)arlenl que pour montrer
leur bel esprit?
B. Mais les déclamateurs dont nous parlons
ont deux desseins qui sont louables.
A. Expliquez-les.
B. Le premier est de travailler pour eux-
mêmes : par là ils se procurent des élablisse-
mens honnêtes. L'éloquence produit la réputa-
tion, et la réputation attire la fortune dont ils
ont besoin.
A. Vous avez déjà répondu vous-même à
votre objection. Ne disiez-vous pas qu'il faut
non-sei^lement gagner sa vie , mais la gagner
par des occupations utiles au public ? Celui qui
représenteroit des tragédies sans y mêler l'ins-
truction gagneroit sa vie ; cette raison ne vous
empêcheroit pourtant pas de le chasser de votre
république. Prenez, lui diriez -vous, un mé-
tier solide et réglé; n"amusez pas les citoyens.
Si vous voulez tirer d'eux un ]jrofit légitime ,
travaillez à quelque bien edectif , ou à les ren-
dre vertueux. Pourquoi ne direz-vous pas la
même chose de l'orateur?
B. Nous voilà d'accord : la seconde raison
que je voulois vous dire explique tout cela.
.4. Comment? dites-nous-la donc, s'il vous
plaît.
B. C'est que l'orateur travaille même pour
le public.
.4. En quoi ?
B. Il polit les espi'its; il leur enseigne l'élo-
quence.
.4. Attendez : si j'ii.ventois un art chiméri-
que , ou une langue imaginaire, dont on ne pût
tirer aucun avantage, servirois-je le public en
lui enseignant cet art ou cette langue ?
B. Non , parce qu'on ne sert les autres
qu'autant qu'on leur enseigne quelque chose
d'utile.
.4. Vous ne sauriez donc prouver solidement
qu'un orateur sert le public en lui enseignant
l'éloquence, si vous n'aviez déjà prouvé que
l'éloquence sert elle-même à quelque cliosc. A
quoi servent les beaux discours d'un homme,
si ces discours , tout beaux qu'ils sont, ne font
aucun bien au public? Les paroles, comme dit
saint Augustin ' , sont faites pour les hommes ,
et non pas les hommes pour les paroles. Les
discours servent, je le sais bien, à celui qui les
fait; car ils éblouissent les auditeurs , ils font
beaucoup parler de celui qui lésa faits, et on
est d'assez mauvais goût pour le récompenser
de ses paroles inutiles. Mais cette éloquence
mercenaire et infructueuse au public doit-elle
être soufferte dans l'Etat que vous policez? Un
cordonnier au moins fait des souliers , et ne
nourrit sa famille que d'un argent gagné en
servant le public pour de véritables besoins.
Ainsi, vous le voyez, les plus vils métiers ont
une lin solide : et il n'y aura que l'art des ora-
teurs qui n'aura pour but que d'amuser les
hommes par des paroles! Tout aboutira donc,
d'un côté, à satisfaire la curiosité et à entrete-
nir l'oisiveté de l'auditeur; de l'antre, à con-
tenter la vanité et l'ambition de celui qui parle!
Pour l'honneur de votre république, monsieur,
ne souffrez jamais cet abus.
' De Leyibus.
' De Docl. Cliris!. lib, iv, n. 24 : t. lu , Pé 73.
574
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
B. Hé bien ! je recoiinois que rorateur doit
avoir pour but d" instruire, ot de rendre les hom-
mes meilleurs.
A. Souvenez-vous bien de ce que vous m'ac-
cordez là ; vous en verrez les conséquences.
B. Mais cela n'empêche pas qu'un homme
s'appliquant à instruire les autres ne puisse
être bien aise en même temps d'acquérir de la
réputation et du bien.
A. Nous ne parlons point encore ici connue
chrétiens; je n'ai besoin que de la philosophie
seule contre vous. Les orateurs, je le répète ,
sont donc, selon vous, des gens qui doivent
instruire les autres hommes, et les rendre meil-
leurs qu'ils ne sont : voilà donc d'abord les
déclamateurs chassés. 11 ne faudra même souf-
frir les panégyristes qu'autant qu'ils proposeront
des modèles digues d'être imités, et qu'ils ren-
dront la vertu aimable parleurs louanges.
B. Quoi! un panégyrique ne vaudra donc
rien , s'il n'est plein de morale ?
A. Ne l'avez-vous pas conclu vous-même?
Il ne faut parler que pour instruire; il ne faut
louer un héros que pour appreudre ses verljis
au peuple, que pour l'exciter à les imiter, que
pour montrer que la gloire et la vertu sont in-
séparables : ainsi , il faut retrancher d'un pa-
négyrique toutes les louanges vagues, excessi-
ves , flatteuses ; il n'y faut laisser aucune de
CCS pensées stériles qui ne concluent rien pour
l'instruction de l'auditeur; il faut que tout
tende à lui faire aimer la vertu. Au contraire,
la plupart des panégyristes semblent ne louer
les vertus que pour louer les hommes qui
les ont pratiquées et dont ils ont entrepris re-
loge. Faut-il louer un homme? ils élèvent
les vertus qu'il a pratiquées au-dessus de tous
les autres. Mais chaque chose a son tour :
dans une autre occasion , ils déprimeront les
vertus qu'ils ont élevées, en faveur de quel-
que autre sujet qu'ils voudront flatter. C'est
par ce principe que je blâmerai Pline. S'il avoit
loué Trajan pour former d"autres héros sem-
blables à celui-là, ce seroit une vue digne d'un
orateur. Trajan, tout grand qu'il est, ne devroil
pas être la fin de son discours ; Trajan ne de-
vroit être qu'un e\eni[)le proposé aux hommes
pour les inviter à être vertueux. Quand un pa-
négyriste n'a que celte vue basse de louer un
seul homme , ce n'est plus que la flatterie qui
parle à la vanité.
B. Mais que ré[)ondrez-vous sur les poèmes
qui sont i'aits pour louer des héros? Homère a
son Achille, Virgile son Enée : voulez- vous
condamner ces deux poètes?
A. Non , m3nsieur . mais vous n'avez qu'à
examiner les desseins de iein-s poèmes. Dans
l'Iliade, Achifleest, à la vérité , le premier
héros ; mais sa louange n'est pas la fin princi-
pale du poème. Il est représenté naturellement
avec tous ses défauts ; ces défauts mêmes sont
un des sujets sur lesquels le poète a voulu ins-
truire la postérité. Il s'agit dans cet ouvrage
d'inspirer aux Grecs l'amour de la gloire que
Ion acquiert dans les combats, et la crainte de
la désunion comme de l'obstacle à tous les
grands succès. Ce dessein de morale est mar-
qué visiblement dans tout ce poème. Il est vrai
que l'Odyssée représente dans Ulysse un héros
plus régulier et plus accompli; mais c'est par
hasard ; c'est qu'en effet un homme dont le ca-
ractère est la sagesse, tel qu'Ulysse, a une con-
duite plus exacte et plus uniforme qu'un jeune
homme tel qu'Acliille , d'un naturel bouillant
et impétueux : ainsi Homère n'a songé , dans
l'un et dans l'autre, qu'à peindre fidèlement
la nature. Au reste, l'Odyssée renferme de tous
côtés mifle instructions morales pour tout le
détail de la vie; et il ne faut que lire, pour
voir que le peintre n'a peint un homme sage ,
qui vient à bout de tout par sasagesse, que pour
apprendre à la postérité les fruits que l'on doit
attendre de la piété , de la prudence et des
bonnes mœurs. Virgile, dans l'Enéide, a imité
l'Odyssée pour le caractère de son héros ; il l'a
fait modéré, pieux, et par conséquent égala
lui-même. Il est aisé de voir qu'Enée n'est pas
son principal but ; il a regardé en ce héros le
peuple romain , qui en devoit descendre. Il a
voulu montrera ce peuple que son origine étoit
divine, que les dieux lui avoient préparé de
loin l'empire du monde; et par là il a voulu
exciter ce peuple à soutenir, par ses vertus, la
gloire de sa destinée. Il ne pouvoit jamais y
avoir chez les païens une morale plus impor-
tante que celle-là. L'unique chose sur laquelle
on peut soupçonner Virgile est d'avoir un peu
trop songé à sa fortune dans ses vers, et d'avoir
fait aboutir son poème à la louange, peut-être
un peu flatteuse , d'Auguste et de sa famille.
Mais je ne voudrois pas pousser la critique si
loin.
B. Quoi! vous ne voulez pas qu'un poète ni
un orateur cherche honnêtement sa fortune.
A. Après notre digression sur les panégyri-
ques, qui ne sera pas inutile , nous voilà reve-
nus à notre difficulté. Il s'agit de savoir si les
orateurs doivent être désintéressés.
B. Je ne saurois le croule : vous renversez
toutes les maximes communes.
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
575
A. Ne Youlez-Yous pas que dans votre ré-
publique il soit défendu aux orateurs de dire
autre chose que la vérité ? Ne prétendez- vous
pas qu'ils parleront toujours pour instruire ,
pour corriger les hommes , et pour affermir les
lois?
B. Oui , sans doute.
A. U faut donc que les orateurs ne craignent
et n'espèrent rien de leurs auditeurs pour leur
propre intérêt. Si vous admettez des orateurs
ambitieux et mercenaires, s'opposeront-ils à
toutes les passions des hommes? Sils sont ma-
lades de l'avarice , de l'ambition , de la mol-
lesse, en pourront-ils guérir les autres? S'ils
cherchent les richesses , seront-ils propres à en
détacher autrui? Je sais qu'on ne doit pas lais-
ser un orateur vertueux et désintéressé man-
quer des choses nécessaires : aussi cela n'arrive-
t-il jamais , s'il est vrai philosophe , c'est-à-
dire tel qu'il doit être pour redresser les mœurs
des hommes. Il mènera une vie simple, mo-
deste , frugale , laborieuse ; il lui faudra peu :
ce peu ne lui manquera point, dùt-il de ses
propres mains le gagner; le surplus ne doit
pas être sa récompense, et n'est pas digne de
l'être. Le public lui pourra rendre des hon-
neurs et lui donner de l'autorité; mais s'il est
dégagé des passions et désintéressé , il n'usera
de cette autorité que pour le bien public , prêt
à la perdre toutes les fois qu'il ne pourra la
conserver qu'en dissimulant et en flattant les
hommes. Ainsi l'orateur, pour être digne de
persuader les peuples, doit être un homme in-
corruptible ; sans cela , son talent et sou art se
tourneroient en poison mortel contre la répu-
blique même : de là vient que , selon Cicéron ,
la première et la plus essentielle des quali-
tés d'un orateur est la vertu. Il faut une pro-
bité qui soit à l'épreuve de tout . et qui puisse
servir de modèle à tous les citoyens; sans cela
on ne peut paroitre persuadé, ni par conséquent
persuader les autres.
B. Je conçois bien l'importance de ce que
vous me dites : mais, après tout, un homme
ne pourra-t-il pas employer son talent pour s'é-
lever aux honneurs ?
A. Remontez toujours aux principes. Nous
sommes convenus que l'éloquence et la profes-
sion de l'orateur sont consacrées à l'instruction
et à la rcformalion des mœurs du peuple. Pour
le faire avec liberté et avec fruit , il faut
qu'unhommesoii désintéressé; il faut qu'il ap-
prenne aux autres le mépris de la mort , des ri-
chesses, des délices: il faut qu'il inspire la
modestie , la frugalité , le désintéressement, le
zèle du bien public, l'attachement inviolable aux
lois; il faut que tout cela paroisse autant dans ses
mœurs, que dans ses discours. Un homme qui
songe à plaire pour sa fortune , et qui par con-
séquent a besoin de ménager tout le monde ,
peut-il prendre celle autorité sur les esprits?
Quand même il diroit tout ce qu'il faut dire,
croiroit-ou ce que diroit un homme qui ne pa-
roîtroit pas le croire lui-même?
B. Mais il ne fait rien de mal en cherchant
une fortune dont je suppose qu'il a besoin.
A. N'importe : qu'il cherche par d'autres
voies le bien dont il a besoin pour vivre; il y a
d'autres professions qui peuvent le tirer de la
pauvreté ; s'il a besoin de quelque chose, et
qu'il soit réduit à l'attendre du public , il n'est
pas encore propre à être orateur. Dans votre
république , choisiriez - vous pour juges des
hommes pauvres, affamés? Ne craindriez-vous
pas que le besoin les réduiroit à quelque lâche
complaisance? Ne prendriez-vous pas plutôt des
personnes considérables , et que la nécessité ne
sauroit tenter ?
B. Je l'avoue.
A. Par la même raison, ne choisiriez-vous
pas pour orateurs , c'est-à-dire pour maîtres
qui doivent instruire , corriger et former les
peuples, des gens qui n'eussent besoin de rien ,
et qui fussent désintéressés? et s'il y en avoit
d'autres qui eussent du talent pour ces sortes
d'emplois , mais qui eussent encore des intérêts
à ménager, n'attendriez-vous pas à employer
leur éloquence , jusqu'à ce qu'ils auroient leur
nécessaire , et qu'ils ne seroient plus suspects
d'aucun intérêt en pariant aux hommes?
B. Mais il me semble que l'expérience de
notre siècle montre assez qu'un orateur peut
parler fortement de morale sans renoncer à sa
fortune. Peut-on voir des peintures morales
plus sévères que celles qui sont en vogue? On
ne s'en fâche point, on y prend plaisir ; et celui
qui les fait ne laisse pas de s'élever dans le
monde par ce chemin.
A. Les peintures morales n'ont point d'auto-
rité pour convertir, quand elles ne sont soute-
nues ni de principes ni de bons exemples. Qui
voyez-vous convertir par là ? r)n s'accoutume à
entendre celte description ; ce n'est qu'une belle
image qui passe devant les yeux ; on écoute ces
discours comme on liroit une satire ; on regarde
celui oui parle comme un homme qui joue bien
une espèce de comédie : on croit bien plus ce
qu'il fait que ce qu'il dit. Il est intéressé , am-
bitieux , vain , allaché à une vie molle ; il ne
quitte aucune des choses qu'il dit qu'il faut
376
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
quitter : ou le laisse dire pour la cérémonie;
mais on croit , on fait comme lui. Ce qu'il y a
de pis est qu'on s'accoutume par là à croire que
cette sorte de gens ne parle pas de bonne foi :
cela décrie leur ministère ; et quand d'autres
parlent après eux avec un zèle sincère . on ne
peut se persuader que cela soit vrai.
B. J'avoue que vos principes se suivent , et
qu'ils persuadent . quand on les examine atten-
tivement : mais n'est-ce point par pur zèle de
piété cluétieime que vous dites toutes ces choses?
A. 11 n'est pas nécessaire d'être chrétien pour
penser tout cela : il faut être chrétien pour le
bien pratiquer, car la grâce seule peut réprimer
l'amour-proprc ; mais il ne faut être que rai-
sonnable pour reconuoître ces vérités-là. Tantôt
je Aous citois Socraie et Platon , vous n'avez
pas voulu déférer à leur autorité ; maintenant
que la raison commence à vous persuader, et
que vous n'avez plus besoin d'autorités , que
direz-vous , si je vous montre que ce raisonne-
ment est le leur ?
B. Le leur ! est-il possible? J'en serai fort
aise.
A. Platon fait parler Socrate avec un ora-
teur, nommé Gorgias , et avec un disciple de
Gorgias , nommé Calliclès. Ce Gorgius étoit un
homme très-célèbre ; Isocrate , dont nous avons
tant parlé, fui son disciple. Ce Gorgias fut le
premier, dit Cicéron , qui se vanta de parler
éloquemmont de tout ; dans la suite , les rhé-
teurs grecs imitoient cette vanité. Revenons au
dialogue de Gorgias et de (^lalliclès. Ces deux
hommes discouroient éléganunent sur toutes
choses , selon la méthode du premier ; c'étoient
de ces beaux espi'ils qui brillent dans les con-
versations , et qui n'ont d'autre emi)loi que ce-
lui de bien parler : mais il paroil qu'ils man-
quoient de ce que Socrate cherchoil dans les
hommes , c'est-à-dire des vrais principes de la
morale et des règles d'un raisonnement exact et
sérieux. Après que l'auteur a bien fait sentir le
ridicule de leur caractère d'esprit , il vous dé-
peint Socrate , qui , semblant se jouer, réduit
plaisamment les deux orateurs à ne pouvoir
dire ce que c'est que l'éloquence. Ensuite So-
crate montre que la rhétorique , c'est-à-dire
l'art de ces orateurs-là , n'est pas un art véri-
table : il appelle l'art « une discipline réglée,
» qui apprend aux honnnes à faire quelque
» chose qui soit utile à les rendre meilleurs
» qu'ils ne sont. » Par là il montre qu'il n'ap-
pelle arts que les arts libéraux , et que ces arts
dégénèrent toutes les fois qu'on les rapporte à
une autre fin qu'à former les hommes à la
vertu. 11 prouve que les rhéteurs n'ont point ce
but-là; il fait voir même que Thémistocle et
Périclès ne l'ont point eu , et par conséquent
n'ont point été de vrais orateurs. Il dit que ces
hommes célèbres n'ont songé qu'à persuader
aux Athéniens de faire des ports, des murailles,
et de remporter des victoires. Ils n'ont , dit-il ,
rendu leurs citoyens que riches , puissaus , bel-
liqueux , et ils en ont été ensuite maltraités : en
cela ils n'ont eu que ce qu'ils méritoient. S'ils
les avoient rendus bons par leur éloquence ,
leur récompense eût été certaine. Qui fait les
hommes bons et vertueux est sûr, après son
travail , de ne trouver point des ingrats , puis-
que la vertu et l'ingratitude sont incompatibles.
Il ne faut point vous rapporter tout ce qu'il dit
sur l'inutilité de cette rhétorique , parce que
tout ce que je vous en ai dit comme de moi-
même est tiré de lui ; il vaut mieux vous racon-
ter ce qu'il dit sur les maux que ces vains rhé-
teurs causent dans une république.
B. Je comprends bien que ces rhéteurs
étoient à craindre dans les républiques de la
Grèce , où ils pouvoient séduire le peuple et
s'emparer de la tyrannie.
A. En effet , c'est principalement de cet in-
convénient que parle Socrate ; mais les prin-
cipes qu'il doime en cette occasion s'étendent
plus loin. Au reste , quand nous parlons ici ,
vous et moi , d'une république à policer, il s'a-
git non-seulement des Etats où le peuple gou-
verne, mais encore de tout Etal soit populaire,
soit gouverné par plusieurs chefs , soit monar-
chique ; ainsi je ne touche pas à la forme du
gouvernement : en tous pays les règles de So-
crate sont d'usage.
B. Ex|)liquez-les donc , s'il vous plaît.
.1. Il dit que, l'homme étant composé de
corps et d'esprit, il faut cultiver l'un et l'autre.
Il y a deux arts pour l'esprit , et deux arts pour
le corps. Les deux de l'esprit sont la science des
lois et la jurisprudence. Par la science des lois ,
il comprend tous les principes de philosophie
pour légler les sentiments et les mœurs des
particuliers et de toute la république. La ju-
risprudence est le remède dont on se doit servir
pour réprimer la mauvaise foi et l'injustice des
citoyens; c'est par elle qu'on juge les procès
et qu'on punit les crimes. Ainsi , la science des
lois doit servir à prévenir le mal , et la juris-
prudence à le corriger. Il y a deux arts sem-
blables pour les corps : la gymnastique, qui
les exerce , qui les rend sains , proportionnés ,
agiles , vigoureux , pleins de force et de bonne
grâce (vous savez , monsieur , que les anciens
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
se servoient merveilleusement de cet art que
nous avons perdu); puis la médecine, qui guérit
les corps lorsqu'ils ont perdu la santé. La gym-
nastique est pour le corps ce que la science des
lois est pour l'ame; elle forme ;, elle perfec-
tionne. La médecine est aussi jx)ur le corps ce
que la jurisprudence est pour l'ame ; elle cor-
rige, elle guérit. Mais cette institution si pure
s'est altérée , dit Socrate. A la place de la
science des lois, on a mis la vaine subtdité des
sophistes, faux philosophes qui abusent du rai-
sonnement , et qui . manquant des vrais prin-
cipes pour le bien public , tendent à leurs tins
particulières. A la jurisprudence, dit-il encore,
a succédé le faste des rhéteurs, gens qui ont
voulu plaire et éblouir : au lieu de la jurispru-
dence, qui devoit être la médecine de l'ame ,
et dont il ne fallait se servir que pour guérir
les passions des hommes, on voit de faux ora-
teurs qui n'ont songé qu'à leur réputation. A la
gynmastique , ajoute encore Socrate , on a fait
succéder l'art de farder les corps, et de leur don-
ner une fausse et trompeuse beauté : au lieu quon
ne devoit chercher qu'une beauté simple et na-
turelle, qui vient de la santé et de la proportion
de tous les membres ; ce qui ne s'acquiert et
ne s'entretient que par le régime et l'exercice.
A la médecine on a fait succéder l'invention des
mets délicieux et de tous les ragoûts qui excitent
l'appétit des hommes: et au lieu de purger
l'homme plein d'humeurs pour lui rendre la
santé , et par la santé l'appétit , on force la na-
ture , on lui fait un appétit artificiel par toutes
les choses contraires à la tempérance. C'est
ainsi que Socrate remarquoit le désordre des
mœurs de son temps; et il conclut en disant
que les orateurs , qui , dans la vue de guérir les
hommes, dévoient leur dire, même avec auto-
rité, des vérités désagréables, et leur donner
ainsi des médecines amères , ont au contraire
fait pour l'ame comme les cuisiniers pour le
corps. Leur rhétorique n'a été qu'un art de faire
des ragoûts pour flatter les hommes malades :
on ne s'est mis en peine que de plaire , que
d'exciter la curiosité et l'admiration; les ora-
teurs n'ont parlé que pour eux. 11 finit en de-
mandant où sont les citoyens que ces rhéteurs
ont guéris de leurs mauvaises habitudes, où
sont les gens qu'ils ont rendus lempérans et
vertueux. Ne croyez-vous pas entendre un
homme de notre siècle qui voit ce qui s'y passe,
et qui parle des abus présens? Après avoir en-
tendu ce pa'ien , que direz-vous de cette élo-
quence qui ne va qu'à plaire et qu'à faire de
belles peintures, lorsqu'il faudroit, comme il
FÉSELON. TOME VI.
le dit lui-même brûler, couper jusqu'au vif,
et chercher sérieusement la guérison par l'a-
mertume des remèdes et par la sévérité du ré-
gime? Mais jugez de ces choses par vous-même :
trouveriez-vous bon qu'un médecin qui vous
traiteroit s'iunusàt, dans l'extrémité de votre
maladie , à débiter des phrases élégantes et des
pensées subtiles? Que penseriez-vous d'un avo-
cat qui , plaidant la cause oi^i il s'agiroit de tout
le bien de votre famille, ou de votre propre
vie, feroit le bel-esprit et rempliroit son plai-
doyer de fleurs et d'ornemens , au lieu de rai-
sonner avec force et d'exiter la compassion des
juges? L'amour du bien et de la vie fait assez
sentir ce ridicule-là ; mais l'indifférence où l'on
vit pour les bonnes mœurs et pour la religion
fait qu'on ne le remarque point dans les ora-
teurs, qui devroient être les censeurs et les mé-
decins du peuple. Ce que vous avez vu qu'en
pensoit Socrate doit nous faire honte.
B. Je vois bien maintenant , selon vos priu-
cipes , que les orateurs devroient être les dé-
fenseurs des lois , et les maîtres des peuples
pour leur enseigner la vertu ; mais l'éloquence
du barreau chez les Romains n'allait pas jus-
que là.
A. C'étoit sans doute son but , monsieur :
les orateurs dévoient protéger l'innocence et les
droits des particuliers, lorsqu'ils n'avoient point
d'occasion de représenter dans leurs discours
les besoins généraux de la république; de là
vient que cette profession fut si honorée , et
que Cicéron nous donne une si haute idée du
véritable orateur.
B. Mais voyons donc de quelle manière
ces orateurs doivent parler; je vous supplie de
m'expliquer vos vues là-dessus.
A. Je ne vous dirai pas les miennes ; je con-
tinuerai à vous parler selon les règles que les
anciens nous donnent. Je ne vous dirai même
que les principales choses , car vous n'attendez
pas que je vous explique par ordre le détail
presque intini des préceptes de la rhétorique ;
il y en a beaucoup d'inutiles ; vous les avez lus
dans les livres où ils sont amplement exposés :
contentons-nous de parler de ce qui est le plus
important. Platon , dans son dialogue où il fait
parler Socrate avec Phèdre , montre que le
grand défaut des rhéteurs est de chercher l'art
de persuader avant que d'avoir appris, par les
principes de la philosophie , quelles sont les
choses qu'il faut tâcher de persuader aux
hommes. Il veut que l'orateur ait commencé
par l'étude de l'homme en général ; qu'après
il se soit appliqué à la connoissance des hommes
S7
578
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
en particulier, auxquels il doit parler. Ainsi il
faut savoir ce que c'est que l'homme, sa fin,
ses intérêts véritables; de quoi il est composé ,
c'est-à-dire de corps et d'esprit ; la véritable
manière de le rendre heureux ; quelles sont
ses passions, les excès qu'elles peuvent avoir,
la manière de les régler, comment on peut les
exciter utilement pour lui l'aire aimer le bien;
les règles qui sont propres à le faire vivre en
paix et à entretenir la société. Après cette étude
générale vient la particulière : il faut connoître
les lois et les coutumes de son pays, le rapport
qu'elles ont avec le tempérament des peuples ,
les mœurs de cbaqne condition , les éducations
différentes, les préjugés et les intérêts qui do-
minent dans le siècle où l'on vit , le moyen
d'instruire et de redresser les esprits. Vous
voyez que ces connoissances comprennent toute
la philosophie la plus solide. Ainsi Platon
montre par là qu'il n'appartient qu'au philo-
sophe d'être véritable orateur : c'est en ce sens
qu'il faut expliquer tout ce qu'il dit, dans le
dialogue de Gorgias , contre les rhéteurs, c'est-
à-dire contre cette espèce de gens qui s'étoient
fait un art de bien parler et de persuader, sans
se mettre en peine de savoir par principes ce
qu'on doit lâcher de persuader aux hommes.
Ainsi tout le véritable art, selon Platon, se
réduit à bien savoir ce qu'il faut persuader, et
à bien connoître les passions des hommes , et
la manière de les émouvoir pour arriver à la
persuasion. Cicéron a presque dit les mêmes
choses. Il semble d'abord vouloir que l'orateur
n'ignore rien , parce que l'orateur peut avoir
besoin de parler de tout , et qu'on ne parle
jamais bien , dit-il après Socrate , que de ce
qu'on sait bien. Ensuite il se réduit, à cause
des besoins pressans et de la brièveté de la vie ,
aux connoissances les plus nécessaires. Il veut
au moins qu'un orateur sache bien toute cette
partie de la philosophie qui regarde les mœurs,
ne lui permettant d'ignorer que les curiosités
de l'astrologie et des mathématiques : surtout
il veut qu'il connoisse la composition de
l'homme et la nature de ses passions, parce
que l'éloquence a j)0ur but d'en mouvoir à
propos les ressorts. Pour la connoissance des
lois , il la demande à l'orateur, comme le fon-
dement de tous ses discours ; seulement il per-
met qu'il n'ait pas passé sa vie à approfondir
toutes les questions de la jurisprudence pour le
détail des choses, parce qu'il peut, dans le
besoin, recourir aux profonds jurisconsultes
pour suppléer ce qui lui manqueroit de ce côté-
là. Il demande , comme PLton , que l'orateur
soit bon dialecticien^ qu'il sache définir, prou-
ver, démêler les plus siditils sophismes. Il dit
que c'est détruire la rhétorique de la séparer de
la philosophie; que c'est faire, des orateurs,
des déclamaleurs puérils sans jugement. Non-
seulement il veut une connaissance exacte de
tous les principes de la morale . mais encore
une étude particulière de l'antiquité. Il recom-
mande la lecture des anciens Grecs ; il veut
qu'on étudie les historiens , non-seulement
pour leur style , mais encore pour les faits de
l'histoire; surtout il exige l'étude des poètes,
à cause du grand rapport qu'il y a entre les
figures de la poésie et celles de l'éloquence.
En un mot, il répète souvent que l'orateur doit
se remplir l'esprit de choses avant que de par-
ler. Je crois que je me souviendrai de ses
propres termes, tant je les ai relus, et tant ils
m'ont fait d'impression ; vous serez surpris de
tout ce qu'il demande. L'orateur , dit-il , doit
avoir la subtilité des dialecticiens, la science des
philosophes, la diction presque des poètes, la
voix et les gestes des plus grands acteurs. Voyez
quelle préparation il faut pour tout cela.
C. Effectivement , j'ai remarqué , en bien
des occasions , que ce qui manque le plus à
certains orateurs , qui ont d'ailleurs beaucoup
de talens , c'est le fond de science : leur esprit
paroît vide; on voit qu'ils ont eu bien de la
peine à trouver de quoi remplir leurs discours ;
il semble même qu'ils ne parlent pas parce
qu'ils sont remplis de vérités , mais qu'ils cher-
chent les vérités à mesure qu'ils veulent parler.
.1. C'est ce que Cicéron appelle des gens qui
vivent au jour la journée , sans nulle provision :
malgré tous leurs efl'orts , leurs discours pa-
roissent toujours maigres et alfamés. Il n'est
pas temps de se préparer trois mois avant que
de faire un discours public : ces préparations
particulières, quelque pénibles qu'elles soient,
sont nécessairement très-imparfailes , et un ha-
bile liomme en remarque bientôt le faible ; il
faut avoir passé plusieurs années à faire un
fonds abondant. Après cette préparation géné-
rale , les préparations j)articulières coûtent peu :
au lieu que , quand on ne s'applique qu'à des
actions détachées , on est réduit à payer de
phrases et d'antithèses; on ne traite que des
lieux communs , on ne dit rien que de vague ,
on coud des lambeaux qui ne sont point faits
les uns pour les autres; on ne montre point les
vrais principes des choses , on se borne à des
raisons superiicielles et souvent fausses; on
n'est pas capable de montrer l'étendue des vé-
rités ; parce que toutes les vérités générales ont
DIALOGUES SLR L'ÉLOQUENCE.
579
un enchaînement nécessaire , et qu'il les faut
connoître presque toutes pour en traiter soli-
dement une en particulier.
C. Cependant la plupart des gens qui parlent
en public acquièrent beaucoup de réputation
sans autre fonds que celui-là.
A. Il est vrai qu'ils sont applaudis par des
femmes et parle gros du monde, qui se laissent
aisément éblouir ; mais cela ne va jamais qu'à
une certaine vogue capricieuse , qui a besoin
même d'être soutenue par quelque cabale. Les
gens qui savent les règles et qui connoissent le
but de l'éloquence n'ont que du dégoût et du
mépris pour ces discours en l'air ; ils s'y en-
nuient beaucoup.
C. Vous voudriez qu'un homme attendit
bien tard à parler en public : sa jeunesse se-
roit passée avant qu'il eût acquis le fonds que
"VOUS lui demandez, et il ne seroit plus en âge
de l'exercer.
A. Je voudrois qu'il s'exerçât de bonne
heure, car je n'ignore pas ce que peut l'action ;
mais je ne voudrois pas que, sous prétexte de
s'exercer , il se jetât d'abord dans les emplois
extérieurs qui ôtent la liberté d'étudier. Un
jeune homme pourroit de temps en temps
faire des essais ; mais il faudroit que l'étude
des bons livres fût long-temps son occupation
principale.
C. Je crois ce que vous- dites. Cela me fuit
souvenir d'un prédicateur de mes amis, qui
vit , comme vous disiez , au jour la journée :
il ne songe à une matière que quand il est
engagé à la traiter : il se renferme dans son
cabinet, il feuilleté la Concordance, Combéfis,
Pobjantlua , •'quelques sermounaires qu'il a
achetés, et certaines collections qu'il a faites
de passages détachés et trouvés comme par
hasard.
A. Vous comprenez bien que tout cela ne
sauroit faire un habile homme. En cet état on
ne peut rien dire avec force , on n'est sûr de
rien , tout a un air d'emprunt et de pièces
rapportées, rien ne coule de source. On se fait
grand tort à soi-même d'avoir tant d'impatience
de se produire.
B. Dites -nous donc , avant que de nous
quitter , quel est, selon vous, le grand effet de
l'éloquence.
A. Platon dit qu'un discours n'est éloquent
qu'autant qu'il agit dans l'àme de l'auditeur :
par là vous pouvez juger sûrement de tous les
discours que vous entendez. Tout discours qui
vous laissera froid, qui ne fera qu'amnser votre
esprit, et qui ne remuera point vos entrailles,
votre cœur , quelque beau qu'il paroisse , ne
sera point éloquent. Voulez- vous entendre Ci-
céron parler comme Platon en cette matière ?
11 vous dira que toute la force de la parole ne
doit tendre qu'à mouvoir les ressorts cachés
que la nature a mis dans le cœur des hommes.
Ainsi consultez-vous vous-même pour savoir
si les orateurs que vous écoutez font bien. S'ils
font une vive impression sur vous, s'ils ren-
dent votre àmc attentive et sensible aux choses
qu'ils disent, s'ils vous échauffent et vous enlè-
vent au-dessus de vous-même , croyez hardi-
ment qu'ils ont atteint le but de l'éloquence. Si,
au lieu de vous attendrir, ou de vous inspirer
de fortes passions, ils ne font que vous plaire
et que vous faire admirer l'éclat et la justesse
de leurs pensées et de leurs expressions, dites
que ce sont de faux orateurs.
B. Attendez un peu, s'il vous plaît ; per-
mettez-moi de vous faire encore quelques ques-
tions.
.1. Je voudrois pouvoir attendre, car je me
trouve bien ici ; mais j'ai une alfaire que je ne
puis remettre. Demain je reviendrai vous voir,
et nous achèverons celte matière plus à loisir.
B. Adieu donc, monsieur, jusqu'à demain.
SECOND DIALOGUE.
Pour atteindre son but, l'orateur doit prouver , peindre ,
toucher. Principes sur l'art oratoire, sur la méthode
d'apprendre et de débiter par cœur les sermons , sur la
méthode des divisions et sous-divisions. L'orateur doit
bannir sévèrement du discours les ornemens frivoles.
B. Vois êtes un aimable homme d'être
revenu si ponctuellement ; la conversation
d'hier nous a laissés en impatience d'en voir
la suite.
C. Pour moi, je suis venu à la bàtc de peur
d'arriver trop tard, car je ne veux rien perdre.
A. Ces sortes d'entretiens ne sont pas inu-
tules : on se communique mutuellement ses
pensées ; chacun dit ce qu'il a lu de meil-
leur. Pour moi , messieurs , je profite beau-
coup à raisonner avec vous, vous souffrez mes
libertés.
B. Laissez là le compliment : pour moi je me
faisjustice, et je vois bien que sans vous je serois
encore enfoncé dans plusieurs erreurs. Ache-
vez, je vous prie, de m'en tirer.
A. Vos erreurs, si vous me permettez de
parler ainsi, sont celles de la plupart des hon-
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
nêtes gens qui n'ont point approfondi ces ma-
tières.
B. Achevez donc de me guérir : nous aurons
mille choses à dire, ne perdons point de temps,
et sans préambule venons au fait.
A. De quoi parlions-nous hier quand nous
nous séparâmes? De bonne foi, je ne m'en sou-
viens plus.
C. Vous parliez de l'éloquence, qui consiste
toute à émouvoir.
B. Oui : j'avois peine à comprendre cela ;
comment l'entendez-vous ?
A. Le voici. Que diriez-vous d'un honuiie
qui persuaderoit sans prouver ? Ce ne seroit
pas là le vrai orateur ; il pourroit séduire les
autres hommes , ayant l'invention de les per-
suader sans leur montrer que ce qu'il leur per-
suaderoit seroit la vérité. Un tel homme seroit
dangereux dans la ré])ublique ; c'est ce que
nous avons vu dans les raisonucmens de Socrate.
B. J'en conviens.
A. Mais que diriez-vous d'un homme qui
prouveroit la vérité d'une manière exacte ,
sèche, nue, qui mettroit sesargumens en bonne
forme, ou qui se serviroit de la méthode des
géomètres dans ses discours publics , sans y
ajouter rieu de vif et de figuré ? seroit-ce un
orateur?
B. Non, ce ne seroit qu'un philosophe.
A. Tl faut donc , pour faire un orateur ,
choisir un philosophe, c'est-à-dire un honmie
qui sache prouver la vérité, et ajouter à l'exac-
titude de ses raisonnemens la beauté et la
véhémence d'un discours varié pour en faire un
orateur.
B. Oui, sans doute.
A. Et c'est en cela que consiste la différence
de la conviction de la philosophie, et de la per-
suasion de l'éloquence.
B. Comment dites-vous ? Je n'ai pas bien
compris.
A. Je dis que le philosophe ne fait que con-
vaincre, et que l'orateur, outre qu'il convainc,
persuade.
B. Je n'entends pas bien encore. Que reste-t-il
à faire quand l'auditeur est convaincu ?
A. Il reste à faire ce que fcroit un orateur
plus qu'un métaphysicien en vous montrant
l'existence de Dieu. Le métaphysicien vous
fera une démonstration simple qui ne va qu'à
la spéculation : l'orateur y ajoutera tout ce qui
peut exciter eu vous des sentimens, et vous faire
aimer la vérité prouvée ) c'est ce qu'on appelle
persuasion.
B. J'entends à cette heure votre pensée.
A. Cicéron a eu raison de dire qu'il ne fal-
loit jamais séparer la philosophie de l'élo-
quence : car le talent de persuader sans science
et sans sagesse est pernicieux ; et la sagesse,
sans art de persuader , n'est point capable de
gagner les hommes et de faire entrer la vertu
dans les cœurs. Il est bon de remarquer cela en
passant, pour comprendre combien les gens du
dernier siècle se sont trompés. Il y avoit, d'un
côté, des savans à belles-lettres qui ne cher-
choient que la pureté des langues et les livres
poliment écrits ; ceux-là^ sans principes solides
de doctrine, avec leur politesse et leur érudi-
tion, ont été la plupart libertins. D'un autre
côté, on voyoit des scolastiques secs et épineux,
qui proposoient la vérité d'une manière si désa-
gréable et si peu sensible , qu'ils rebutoient
presque tout le monde. Pardonnez-moi cette
digression; jereviensà monbut, La persuasion
a donc au-dessus de la simple conviction, que
non-seulement elle fait voir la vérité , mais
qu'elle la dépeint aimable, et qu'elle émeut les
hommes en sa faveur : ainsi, dans l'éloquence;,
tout consiste à ajouter à la preuve solide les
moyens d'intéresser l'auditeur, et d'employer
ses passions pour le dessein qu'on se propose.
On lui inspire l'indignation contre l'ingrati-
tude, l'horreur contre la cruauté , la compas-
sion pour la misère, l'amour pour la vertu, et
le reste de môme. Voilà ce que Platon appelle
agir siir l'àme de l'auditeur et émouvoir ses
entrailles. L'entendez-vous maintenant?
, B. Oui, je l'entends : et je vois bien par là
que l'éloquence n'est point une invention fri-
vole pour éblouir les houunes par des discours
brillans : c'est un art très-sérieux, et très-utile
à la morale.
A. De là vient ce que dit Cicéron , qu'il a
vu bien des gens diserts, c'est-à-dire qui par-
loient avec agrément et d'une manière élégante ;
mais qu'on ne voit presque jamais de vrai ora~
leur , c'est-à-dire d'homme qui sache entrer
dans le cœur des autres, et qui les entraîne.
B. Je ne m'en étonne plus, et je vois bien
qu'il n'y a presque personne qui tende à ce
but. Je vous avoue que Cicéron même, qui
posa cette règle, semble s'en être écarté sou-
vent. Que dites-vous de toutes les fleurs dont
il a orné ses harangues ? Il me semble que l'es-
prit s'y amuse , et que le cœur n'en est point
ému .
A. Il faut distinguer , monsieur. Les pièces
de Cicéron encore jeune , où il ne s'intéresse
que pour sa réputation, ont souvent ce défaut :
il paroît bien qu'il est plus occupé du désir d'être
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
11
admiré , que de la justice de sa cause. C'est ce
qui arrivera toujours lorsqu'une partie em-
ploiera, pour plaider sa cause , un homme qui
ne se soucie de son affaire que pour remplir sa
profession avec éclat : aussi voyons-nous que la
plaidoierie se tournoit souvent chez les Homains
en déclamation fastueuse. Mais , après tout , il
faut avouerqu'il y a dans ces harangues, même
les plus fleuries^ bien de l'art pour persuader
et pour émouvoir. Ce n'est pourtant pas par
cet endroit qu'il faut voir Cicéron pour le bien
connoître ; c'est dans les harangues qu'il a
faites, dans un âge plus avancé , pour les be-
soins de la république : alors l'expérience des
grandes affaires, l'amour de la liberté, la crainte
des malheurs dont il éloit menacé, lui faisoient
faire des efforts dignes d'un orateur. Lorsqu'il
s'agit de soutenir la liberté mourante, et d'ani-
mer toute la république contre Antoine son
ennemi , vous ne le voyez plus chercher des
jeux d'esprit et des antithèses : c'est là qu'il est
véritablement éloquent ; tout y est négligé ,
comme il dit lui-même, dans V Orateur , qu'on
le doit être lorsqu'il s'agit d'être véhément :
c'est un homme qui cherche simplement dans
la seule nature tout ce qui est capable de saisir,
d'animer et d'entraîner les hommes.
C. Vous nous avez parlé souvent des jeux
d'esprit, je voudrois bien savoir ce que c'est
précisément ; car je vous avoue que j'ai peine
à distinguer, dans l'occasion, les jeux d'esprit
d'avec les autres ornemens du discours : il me
semble que l'esprit se joue dans tous les dis-
cours ornés.
A. Pardonnez-moi : il y a, selon Cicéron
même , des expressions dont tout l'ornement
naît de leur force et de la nature du sujet.
C. Je n'entends point tous ces termes de
l'art; expliquez-moi, s'il vous plaît, familière-
ment à quoi je pourrai d'abord reconnoître un jeu
d'esprit et un ornement solide.
A. La lecture et la réflexion pourront vous
l'apprendre ; il y a cent manières différentes de
jeux d'esprit.
C. Mais encore : de grâce , quelle en est la
marque générale ? est-ce l'affectation ?
A. Ce n'est pas toute sorte d'affectation ;
mais c'est colle de vouloir plaire et montrer son
esprit.
C. C'est quelque chose : mais je voudrois
encore des marques plus précises pour aider
rnou discernement.
A. Hé bien! en voici une qui vous conten-
tera peut-être. Nous avons déjà dit que l'élo-
quence consiste , non-seulement dans la preuve.
mais encore dans l'art d'exciter lespassions. Pour
les exciter, il faut les peindre; ainsi je crois que
toute l'éloquence se réduit à prouver, à peindre
et à toucher. Toutes les pensées brillantes qui
ne vont point à une de ces trois choses ne sont
que jeu d'esprit.
C. Qu'appelez-vous peindre ? Je n'entends
point tout votre langage.
A. Peindre , c'est non-seulement décrire les
choses , mais en représenter les circonstances
d'une manière si vive et si sensible , que l'au-
diteur s'imagine presque les voir. Par exemple,
un froid historien qui raconteroit la mort de
Didon, se contenteroit de dire : Elle fut si acca-
blée de douleur après le départ d'Enée, qu'elle
ne put supporter la vie ; elle monta au haut de
son palais, elle se mit sur un bûcher et se tua
elle-même. En écoutant ces paroles vous appre-
nez le fait , mais vous ne le voyez pas. Ecoutez
Virgile , il le mettra devant vos yeux. N'est-il
pas vrai que , quand il ramasse toutes les cir-
constances de ce désespoir , qu'il vous montre
Didon furieuse avec un visage où la mort est
déjà peinte , qu'il la fait parler à la vue de ce
portrait et de cette épée , votre imagination
vous transporte à Carthage ; vous croyez voir
la flotte des Troyens qui fuit le rivage , et la
Reine que rien n'est capable de consoler : vous
entrez dans tous les scntimens qu'eurent alors
les véritables spectateurs. Ce n'est plus Virgile
que vous écoutez; vous êtes trop attentif aux
dernières paroles de la malheureuse Didon pour
penser à lui. Le poète disparoît ; on ne voit plus
que ce qu'il fait voir , on n'entend plus que
ceux qu'il fait parler. Voilà la force de l'imita-
tion et de la peinture. De là vient qu'un peintre
et un poète ont tant de rapport : l'un peint pour
les yeux , l'autre pour les oreilles; l'un et
l'autre doivent porter les objets dans l'imagi-
nation des hommes. Je vous ai cité un exemple
tiré d'un poète , pour vous faire mieux entendre
la chose ; car la peinture est encore plus vive
et plus forte dans les poètes que dans les ora-
teurs. La poésie ne diffère de la simple élo-
quence, qu'en ce qu'elle peint avec enthou-
siasme et par des traits plus hardis. La prose a
ses peintures, quoique plus modérées : sans ces
peintures on ne peut échauffer l'imagination de
l'auditeiu' ni exciter ses passions. Un récit
simple ne peut émouvoir : il faut non-seulement
instruire les auditeurs des faits, mais les leur
rendre sensildes, et frapper leurs sens par une
représentation parfaite de la manière touchante
dont ils sont arrivés.
C. Je n'avois jamais compris tout cela. Je
582
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
\ois bien maintenant que ce que vous appelez
peinture est essentiel à l'éloquence ; mais vous
me feriez croire qu'il n'y a point d'éloquence
sans poésie.
A. Vous pouvez le croire hardiment. Il en
faut retrancher la versification , c'est-à-dire le
nombre réglé de certaines syllabes , dans le-
quel le poète renferme ses pensées. Le vul-
gaire ignorant s'imagine que c'est là la poé-
sie : on croit être poète quand on a parlé ou
écrit en mesurant ses paroles. Au contraire ,
bien des gens font des vers sans poésie ; et
beaucoup d'autres sont pleins de poésie sans
faire de vers : laissons donc la versification.
Pour tout le reste , la poésie n'est autre chose
qu'une fiction vive qui peint la nature. Si on
n'a ce génie de peindre, jamais on n'imprime
les choses dans l'ame de l'auditeur ; tout est sec ,
languissant et ennuyeux. Depuis le péché ori-
ginel , l'homme est tout enfoncé dans les choses
sensibles; c'est là son grand mal : il ne peut
être long-temps attentif à ce qui est abstrait. Il
faut donner du corps à toutes les instructions
qu'on veut insinuer dans son esprit ; il faut des
images qui l'arrêtent : de là vient que , sitôt
après la chute du genre humain , la poésie et
l'idolâtrie , toujours jointes ensemble , firent
toute la religion des anciens. Mais ne nous
écartons pas. Vous voyez bien que la poésie ,
c'est-à-dire la vive peinture des choses , est
comme l'ame de l'éloquence.
C. Mais si les vrais orateurs sont poètes , il
me semble aussi que les poètes sont orateurs ;
car la poésie est propre à persuader.
A. Sans doute , ils ont le même but ; toute
la différence consiste en ce que je vous ai dit.
Les poètes ont, au-dessus des orateurs, l'en-
thousiasme , qui les rend même plus élevés ,
plus vifs et plus hardis dans leurs expressions.
Vous vous souvenez bien de ce que je vous ai
rapporté tantôt de Cicéron?
C. Quoi ! n'est-ce pas — ?
A. Que l'orateur doit avoir la diction presque
des poètes ; ce presque dit tout.
C. Je l'entends bien à cette heure ; tout cela
se débrouille dans mon esprit. Mais revenons à
ce que vous nous avez promis.
A. Vous le comprendrez bientôt. A quoi
peut servir dans un discours tout ce qui ne sert
point à une de ces trois choses , la preuve , la
peinture et le mouvement ?
C . Il servira à plaire.
A. Distinguons , s'il vous plait : ce qui sert
à plaire pour persuader est bon. Les preuves
solides et bien expliquées plaisent sans doute;
les mouvemens vifs et naturels de l'orateur ont
beaucoup de grâces; les peintures fidèles et
ammées charment. Ainsi les trois choses que
nous admettons dans l' éloquence plaisent; mais
elles ne se bornent pas à plaire. Il est question
de savoir si nous approuverons les pensées et
les expressions qui ne vont qu'à plaire , et qui
ne peuvent point avoir d'effet plus solide ; c'est
ce que j'appelle jeu d'esprit. Souvenez-vous
donc bien , s'il vous plait , toujours , que je loue
toutes les grâces du discours qui servent à la
persuasion ; je ne rejette que celles où l'orateur,
amoureux de lui-môme^ a voulu se peindre et
amuser l'auditeur par son bel-esprit , au lieu de
le remplir uniquement de son sujet. Ainsi je
crois qu'il faut condamner non-seulement tous
les jeux de mots, car ils n'ont rien que de froid
et de puéril , mais encore tous les jeux de pen-
sées , c'est-à-dire toutes celles qui ne servent
qu'à briller, puisqu'elles n'ont rien de solide et
de convenable à la persuasion.
C. J'y consentu'ois volontiers. Mais n'ôte-
riez-vous pas, par cette sévérité, les principaux
ornemens du discours?
A. Ne trouvez-vouspas que Virgile et Homère
sont des auteurs assez agréables ? croyez-vous
qu'il y en ait de plus délicieux? Vous n'y trou-
verez pourtant pas ce qu'on appelle des jeux
d'esprit : ce sont des choses simples , la nature
se montre partout , partout l'art se cache soi-
gneusement ; vous n'y trouvez pas un seul mot
qui paroisse mis pour faire honneur au bel-
esprit du poète ; il met toute sa gloire à ne point
paroître , pour vous occuper des choses qu'il
peint, comme un peintre songe à vous mettre
devant les yeux les forêts , les montagnes , les
rivières, les lointains, les bâtimens, les hom-
mes , leurs aventures , leurs actions , leurs pas-
sions différentes , sans que vous puissiez remar-
quer les coups du pinceau ; l'art est grossier et
méprisable dès qu'il paroît. Platon , qui avoit
examiné tout cela beaucoup mieux que la plu-
part des orateurs , assure qu'en écrivant on doit
toujours se cacher , se faire oublier, et ne pro-
duire que les choses et les personnes qu'on veut
mettre devant les yeux du lecteur. Voyez com-
bien ces anciens-là avoient des idées plus hautes
et plus solides que nous.
B. Vous nous avez assez parlé de la peinture;
diles-nous quelque chose des mouvemens : à
quoi servent-ils ?
A. A en imprimer dans l'esprit de l'auditeur
qui soientconformesaudesseindeceluiqui parle.
B. Mais ces mouvemens , en quoi les faites-
vous consister?
DIALOGUES SUR L'i'T.OQUENCE.
r)83
A. Dans les paroles, et dans les action.s du qii"il l'audroil dire frariquillemcnt sans se re-
corps.
B. Quel mouvement peut-il y avoir dans les
paroles ?
A. Vous l'allez voir. Cicéron rapporte que
les ennemis mêmes de Gracchus ne purent s'em-
pêcher de pleurer lorsqu'il prononça ces paroles :
« Misérable ! où irai-je? quel asile me reste-t-il ?
» Le Capilole? il est inondé du sang de mon
» frère. Ma maison ? j'y verrois une malheu-
» reuse mère foudre en larmes et mourir de
» douleur. » Voilà des mouvemens. Si on disoit
cela avec tranquillité , il perdroit sa force.
B. Le croyez-vous?
A. Vous le croirez aussi bien que moi, si
vous l'essayez. Voyons-le : «Je ne sais où aller
» dans mon malheur ; il ne me reste aucun
» asile. Le Capitole est le lieu où l'on a ré-
» pandu le sang de mou frère ; ma maison est et les passions qui occupent l'ame?
» un lieu où je verrois ma mère pleurer de don- B. Je le crois.
» leur. » C'est la même chose. Qu'est devenue .4. Le mouvement du corps est donc une
cette vivacité? où sont ces paroles coupées qui peinture des pensées de l'ame.
marquent si bien la nature dans les transports B. Oui.
de la douleur? La manière de dire les choses A. Et cette peinture doit être ressemblante.
fait voir la manière dont on les sent , et c'est II faut que tout y représente vivement et natu-
B. Quoi ! vous voudriez qu'un prédicateur ,
par exemple , ne fit point de geste en quel-
ques occasions ? cela paroîtroit bien extraor-
dinaire.
^4. J'avoue qu'on a mis en règle ou du moins
en coutume, qu'un prédicateur doit s'agiter sur
tout ce qu'il dit presque indifféremment : mais
il est bien aisé de montrer que souvent nos pré-
dicateurs s'agitent trop , et que souvent aussi
ils ne s'agitent pas assez.
B. Ha ! je vous prie de m'expliquer cela, car
j'avois toujours cru, sur l'exemple de N.., qu'il
n'y avoit que deux ou trois sortes de mouve-
mens de mains à faire dans tout un sermon.
A. Venons au principe. A quoi sert l'action
du corps? n'est-ce pas à exprimer les sentimens
ce qui louche davantage l'auditeur. Dans ces
endroits-là , non-seulement il ne faut point de
pensées, mais on en doit retrancher l'ordre et
les liaisons; sans cela la passion n'est plus vrai-
semblable, et rien n'est si choquant (ju'une pas-
rellement les sentimens de celui qui parle et la
nature des choses qu'il dit. Je sais bien qu'il ne
faut pas aller jusqu'à une représentation basse
et comique.
B. Il me semble que vous avez raison , et je
sion exprimée avec pompe et par des périodes vois déjà votre pensée. Permettez-moi de vous
réglées. Sur cet article je vous renvoie à Lon- interrompre, pourvous montrer combien j'entre
gin ; vous y verrez des exemples deDémosthène dans toutes les conséquences de vos principes,
qui sont merveilleux. Vous voulez que l'orateur exprime par une ac-
B. J'entends tout cela : mais vous nous avez tion vive et naturelle ce que ses paroles n'ex-
fciit espérer l'explication de l'action du corps, primeroient que d'une manière languissante,
je ne vous en tiens pas quitte. Ainsi , selon vous, l'action môme est unepein-
A. Je ne prétends pas faire ici toute une rlié- ture.
torique, je n'en suis pas même capable; je vous A. Sans doute. Mais voici ce qu'il enfant
dirai seulement quelques remarques que j'ai conclure ; c'est que , pour bien peindre , il
faites. L'action des Grecs et des Romains étoit faut imiter la nature, et voir ce qu'elle fait
quand on la laisse faire et que l'art ne la con-
traint pas.
B. J'en conviens.
.4. Voyons donc. Naturellement fait-on beau-
coup de gestes quand on dit des choses simples
bien plus violente que la nôtre ; nous le voyons
dans Cicéron et dans Quintilicn : ils battoient
du picd^ il se frappoient même le front. (Jicéron
nous représente un orateur qui se jette sur la
partie qu'il défend, et qui déchire ses habits
pour montrer aux juges les plaies qu'il avoit et où nulle passion n'est mêlée?
reçues au service de la république. Voilà une B. Non.
action véhémente; mais cette action est réservée A. Il faudroit donc n'en faire point en ces
pour des choses extraordinaires. Il ne parle occasions dans les discours publics , ou en faire
point d'un geste continuel. En effet, il n'est très-peu; car il faut que tout y suive la nature.
point naturel de remuer toujours les bras ea Bien plus, il y a des choses où l'on exprimeroit
parlant : il faut remuer les bras parce qu'on mieux ses pensées par une cessation de tout
est animé; mais il ne faudroit pas, pour paroître mouvement. Un homme plein d'un grand sen-
animé, remuer les bras. Il y a des choses même timent demeure un moment immobile; cette
584
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
espèce de saisissement tient en suspens l'âme de
tous les auditeurs.
B. Je comprends que ces suspensions bien
employées seroient belles, et puissantes pour
toucher l'auditeur : mais il me semble que vous
réduisez celui qui parle en public à ne faire
pour le geste que ce que feroit un homme qui
parleroit en particulier.
A. Pardonnez-moi : la vue d'une grande as-
semblée , et l'importance du sujet qu'on traite,
doivent sans doute animer beaucoup plus un
homme, que s'il étoit dans une simple conver-
sation. Mais , en public comme en particulier,
il faut qu'il agisse toujours naturellement . il
faut que son corps ait du mouvement quand
ses paroles en ont , et que son corps demeure
tranquille quand ses paroles n'ont rien que de
doux et de simple. Rien ne me semble si cho-
quant et si absurde , que de voir un homme
qui se tourmente pour me dire des choses froi-
des : pendant qu'il sue, il me glace le sang. Il
y a quelque temps que je m'endormis à un
sermon. Vous savez que le sommeil surprend
aux sermons de l'après midi : aussi ne prêchoit-
on anciennement que le matin à la messe après
l'évangile. Je m'éveillai bientôt , et j'entendis
le prédicateur qui s'agitoit extraordinairement :
je crus que c'étoit le fort de sa morale.
B. Hé bien! qu'étoit-ce donc?
A. C'est qu'il avertissoit ses auditeurs que ,
le dimanche suivant , il prêcheroit sur la pé-
nitence. Cet averlissemeut fait avec tant de
violence me surprit, et m'auroit fait rire si le
respect du lieu et de l'action ne m'eut retenu.
La plupart de ces déclamateurs sont pour le
geste comme pour la voix : leur voix a une mo-
notonie perpétuelle, et leur geste une unifor-
mité qui n'est ni moins ennuyeuse , ni moins
éloignée de la nature , ni moins contraire au
fruit qu'on pourroit attendre de l'action.
B. Vous dites qu'ils n'en ont pas assez quel-
quefois.
A. Faut-il s'en étonner? Ils ne discernent
point les choses où il faut s'animer : ils s'épui-
sent sur des choses communes , et sont ré-
duits à dire foiblement celles qui demanderoient
une action véhémente. Il faut avouer même
que notre nation n'est guère capable de cette
véhémence; on est trop léger, et on ne conçoit
pas assez fortement les choses. Les Romains, et
encore plus les Crées , étoient admirables en
ce genre; les Orientaux y ont excellé, parti-
culièrement les Hébreux. Rien n'égale la viva-
cité et la force, non-seulement des figures qu'ils
employoient dans leurs discours , mais encore
des actions qu'ils faisoient pour exprimer leurs
sentimens , comme de mettre de la cendre sur
leurs têtes , de déchirer leurs habits et de se
couvrir de sacs dans la douleur. Je ne parle
point des choses que les prophètes faisoient pour
figurer plus vivement les choses qu'ils vou-
loient prédire, à cause qu'elles étoient inspirées
de Dieu : mais, les inspirations divines à part,
nous voyons que ces gens-là s'entendoient bien
autrement que nous à exprimer leur douleur,
leur crainte et leurs autres passions. De là ve-
noient sans doute ces grands efTets de l'élo-
quence que nous ne voyons plus.
B. Vous voudriez donc beaucoup d'inégalité
dans la voix et le geste ?
A. C'est là ce qui rend l'action si puissante ,
et qui la faisoit mettre par Démosthènc au-
dessus de tout. Plus l'action et la voix parois-
soient simples et familières dans les endroits
où l'on ne fait qu'instruire , que raconter, que
s'insinuer; plus préparent-elles de surprise et
d'émotion pour les endroits où elles s'élève-
ront à un enthousiasme soudain. C'est une
espèce de musique : toute la beauté consiste
dans la variété des tons , qui haussent ou qui
baissent selon les choses qu'ils doivent ex-
primer.
B. Mais, si l'on vous en croit, nos princi-
paux orateurs mêmes sont bien éloignés du vé-,
ritable art. Le prédicateur que nous entendî-
mes ensemble il y a quinze jours ne suit pas
cette règle ; il ne paroît pas même s'en mettre
en peine. Excepté les trente premières paroles,
il dit tout d'un même ton; et toute la différence
qu'il y a entre les endroits où il veut s'animer,
et ceux où il ne le veut pas , c'est que dans les
premiers il parle encore plus rapidement qu'à
l'ordinaire.
.1. Pardonnez-moi , monsieur : sa voix a
deux tons, mais ils ne sont guère proportionnés
à ses paroles. Vous avez raison de dire qu'il ne
s'attache point à ces règles, je crois qu'il n'en
a pas mênje senti le besoin. Sa voix est natu-
relllement mélodieuse ; quoique très-mal mé-
nagée , elle ne laisse pas de plaire : mais vous
voyez bien qu'elle ne fait dans l'ame aucune
des impressions touchantes qu'elle feroit si elle
avoit toutes les inflexions qui expriment les
sentimens. Ce sont de belles cloches dont le son
est clair, plein , doux et agréable , mais , après
tout, des cloclies qui ne signifient rien , qui
n'ont point de variété, ni par conséquent d'har-
monie et d'éloquence.
B. Mais cette rapidité de discours a pourtant
beaucoup de grâces.
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
585
A. Elle en a sans doute : et je conviens que,
dans certains endroits vifs, il faut parler plus
vile; mais parler avec précipitation , et ne pou-
voir se retenir, est un graud défaut. Il y a des
choses qu'il faut appuyer. Il en est de l'action
et de la voix comme des vers : il faut quelque-
fois une mesure lente et grave qui peigne les
choses de ce caractère . comme il faut quelque-
fois une mesure courte et impétueuse pour si-
gnifier ce qui est vif et ardent. Se servir tou-
jours de la même action et de la même mesure
de voix , c'est comme qui donneroit le même
remède à toutes sortes de malades. Mais il faut
pardonner à ce prédicateur l'uniformité de la
voix et d'action ; car outre qu'il a d'ailleurs des
qualités très-estimables , de plus ce défaut lui
est nécessaire. N'avons-nous pas dit qu'il faut
que l'action de la voix accompagne toujours les
paroles? Son style est tout uni , il n'a aucune
variété : d'un côté rien de familier, d'insinuant
et de populaire ; de l'autre rien de vif , de fi-
guré et de sublime : c'est un cours réglé de pa-
roles qui se pressent les unes les autres; ce sont
des déductions exactes , des raisonnemens bien
suivis et concluans . des portraits fidèles ; en un
mot, c'est un homme qui parle en termes pro-
pres, et qui dit des choses très-sensées. Il faut
même reconnoître que la chaire lui a de grandes
obligations ; il l'a tirée de la servitude des décla-
mateurs , il l'a remplie avec beaucoup de force
et de dignité. Il est très-capable de convaincre :
mais je ne connois guère de prédicateur qui
persuade et qui touche moins. Si vous y prenez
garde , il n'est pas même fort adroit ; car, ou-
tre qu'il n'a aucune manière insinuante et fa-
milière, ainsi que nous l'avons déjà remarqué
ailleurs , il n'a rien d'affectueux , de sensible.
Ce sont des raisonnemens qui demandent de la
contention d'esprit. Il ne reste presque rien de
tout ce qu'il a dit, dans la tête de ceux qui l'ont
écoulé : c'est un torrent qui a passé tout d'un
coup, et qui laisse son lit à sec. Pour faire une
impression durable , il faut aider les esprits en
touchant les passions : les instructions sèches
ne peuvent guère réussir. Mais ce que je trouve
le moins naturel en ce prédicateur , est qu'il
donne à ses bras un mouvement continuel ,
pendant qu'il n'y a ni mouvement ni figure
dans ses paroles. A un tel stvlc il faudroit une
action commune de conversation , ou bien il
faudroit à celle action impétueuse un style
plein de saillies et de véhémence; encore fau-
droit-il, comme nous l'avons dit, ménager
mieux cette véhémence, et la rendre moins
uniforme. Je conclus que c'est un grand homme
qui n'est point orateur. Un missionnaire de
village , qui sait effrayer et faire couler des lar-
mes , frappe bien [)lus au but de l'éloquence.
B. Mais quel moyen de connoître en détail
les gestes et les intlexions de voix conformes à
la nature ?
A. Je vous l'ai déjà dit , tout l'art des bons
orateurs ne consiste qu'à observer ce que la
nature fait quand elle n'est point retenue. Ne
faites point comme ces mauvais orateurs qui veu-
lent toujours déclamer et ne jamais parler à
leurs auditeurs : il faut au contraire que chacun
de vos auditeurs s'imagine que vous parlez àlui
en particulier. Voilà à quoi servent les tons
naturels, familiers et insinuans. Il faut à la vé-
rité qu'ils soient toujours graves et modestes ;
il faut même qu'ils deviennent puissans et pa-
thétiques dans les endroits où le discours s'élève
et s'échaulfe. N'espérez pas exprimer les pas-
sions par le seul effort de la voix; beaucoup de
gens, en criant et en s'agitant, ne font qu'é-
tourdir. Pour réussir à peindre les passions, il
faut étudier les mouvemens qu'elles inspirent.
Par exemple , remarquez ce que font les yeux ,
ce que font les mains , ce que fait tout le corps,
et quelle est sa posture; ce que fait la voix
d'un homme quand il est pénétré de douleur,
ou surpris à la vue d'un oljjet étonnant. Voilà
la nature qui se montre à vous, vous n'avez
qu'à la suivre. Si vous employez l'art , cachez-
le si bien parl'imitalion , qu'on le prenne pour
la nature même. Mais, à dire le vrai , il en est
des orateurs comme des poêles qui font des
élégies ou d'autres vers passionnés. Il faut sen-
tir la passion pour la bien peindre; l'art , quel-
que grand qu'il soit, ne parle point comme
la passion véritable. Ainsi vous serez toujours
un orateur très-imparfait , si vous n'êtes pé-
nétré des sentimens que vous voulez peindre et
inspirer aux autres; et ce n'est pas par spiritua-
lité que je dis ceci , je ne parle qu'en orateur.
B' Je comprends cela. Mais vous nous avez
parlé des yeux ; ont-ils leur éloquence?
A. N'en doutez pas. Cicéron et tous les autres
anciens l'assurenl. Rien ne parle tant que le
visage , il exprime tout : mais, dans le visage ,
les yeux font le principal effet ; un seul regard
jeté bien à propos pénètre dans le fond des
cœurs.
B. Vous me faites souvenir que le prédica-
teur dont nuus parlions a d'ordinaire les yeux
fermés: quand on le regarde de près, cela
choque.
xl. C'est qu'on sent qu'il lui manque une
des choses qui devroicnl animer son discours.
ri86
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
B. Mais pourquoi le fait-il ?
A. Il se liàle de prononcer . et il ferme les
yeux , parce que sa mémoire travaille trop.
B, J'ai bien remarqué qu'elle est fort char-
gée : quelquefois même il reprend plusieurs
mots pour retrouver le fil du discours. Ces re-
prises sont désagréables , et sentent l'écolier qui
sait mal sa leçon : elles feroienJ tort à un moin-
dre prédicateur.
A. Ce n'est pas la faute du prédicateur,
c'est la faute de la méthode qu'il a suivie après
tant d'autres. Tant qu'on prêchera par cœur et
souvent , on tombera dans cet embarras.
B. Comment donc , voudriez-vous qu'on ne
prêchât point par ca^ur? Jamais on ne feroit
des discoius pleins de force et de justesse.
A. Je ne voudrois pas empêcher les prédi-
cateurs d'apprendre par cœur certains discours
extraordinaires; ils auroient assez de temps
pour se bien préparer à ceux-là ; encore pour-
roient-ils s'en passer.
B. Comment cela? Ce que vous dites paroît
incroyable.
A. Si j'ai tort , je suis prêt à me rétracter :
examinons cela sans prévention. Quel est le
principal but de l'orateur? n'avons-nous pas
vu que c'est de persuader? et, pour persuader,
ne disions-nous pas qu'il faut toucher en exci-
tant les passions?
B. J'en conviens.
A. La manière la plus vive et la plus tou-
chante est donc la meilleure.
B. Cela est vrai : qu'en concluez-vous ?
A. Lequel des deux oi-ateurs peut avoir la
manière la plus vive et la plus touchante , ou
celui qui apprend par cœur, ou celui qui parle
sans réciter mot à mot ce qu'il a appris?
B. Je soutiens que c'est celui qui a appris
par cœur.
A. Attendez, posons bien l'état de la ques-
tion. Je mets d'un côté un homme qui compose
exactement tout son discours , et qui l'apprend
par ca'ur jusqu'à la moindre syllabe : de l'autre
je suppose un homme savant qui se remplit de
son sujet , qui a beaucoup de facilité de parler
(car vous ne voulez pas que les gens sans talent
s'en mêlent) ; un homme enlin qui médite for-
tement tous les principes du sujet qu'il doit
traiter, et dans toute leur étendue; qui s'en
fait un ordre dans l'esprit , qui prépare les plus
fortes expressions par lesquelles il veut rendre
son sujet sensible, qui range toutes ses preu-
ves, qui prépare un certain nombre de figures
touchantes. Cet homme sait sans doute tout ce
qu'il doit dire , et la place où il doit mettre
chaqne chose : il ne lui reste pour l'exécution
qu'à trouver les expressions communes qui
doivent faire le corps du discours. Croyez-vous
qu'un tel homme ait de là peine à les trouver?
B, Il ne les trouvera pas si justes et si or-
nées , qu'il les auroit trouvées à loisir dans son
cabinet.
A. Je le crois. Mais, selon vous-même , il
ne perdra qu'un peu d'ornement; et vous savez
ce que nous devons penser de cette perte , selon
les principes que nous avons déjà posés. D'un
autre côté , que ne gagnera-t-il pas pour la
liberté et pour la force de l'action , qui est le
principal ! Supposant qu'il se soit beaucoup
exercé à écrire, comme Cicéron le demande,
qu'il ait lu tous les bons modèles, qu'il ait
beaucoup de facilité naturelle et acquise , qu'il
ait un fonds abondant de principes et d'érudi-
tion, qu'il ait bien médité tout son sujet, qu'il
l'ait bien rangé dans sa tête ; nous devons con-
clure qu'il parlera avec force , avec ordre , avec
abondance. Ses périodes n'amuseront pas tant
l'oreille : tant mieux; il en sera meilleur ora-
teur. Ses transitions ne seront pas si fines :
n'importe; outre qu'il peut les avoir préparées
sans les apprendre par cœur, déplus ces négli-
gences lui seront communes avec les plus élo-
quens orateurs de l'antiquité, qui ont cru qu'il
falloit par là imiter souvent la nature , et ne
montrer pas une trop grande préparation. Que
lui manquera-t-il donc? Il fera quelque petite
réjîétition; mais elle ne sera pas mutile : non-
seulement l'auditeur de bon goût prendra plai-
sir à y reconnoître la nature , qui reprend
souvent ce qui la frappe davantage dans un
sujet ; mais cette répétition imprimera plus for-
tement les vérités : c'est la véritable manière
d'instruire. Toutau plus trouvera-t-on dans son
discours quelque construction peu exacte , quel-
que terme impropre , ou censuré par l'Acadé-
mie , quelque chose d'irrégulier, ou, si vous
voulez , de foible et de mal placé , qui lui aura
échappé dans la chaleur de l'action. Il faudroit
avoir l'esprit bien petit pour croire que ces
fautes-là fussent grandes; on en trouvera de
celte nature dans les plus excellens originaux.
Les plus habiles d'entre les anciens les ont mé-
prisées. Si nous avions d'aussi grandes vues
qu'eux , nous ne serions guère occupés de ces
minuties. Il n'y a que les gens qui ne sont pas
proj)res à discerner les grandes choses, qui s'a-
musent à celles-là. Pardonnez ma liberté : ce
n'est qu'à cause que je vous crois bien dillérent
de ces esprits-là , que je vous en parle avec si
peu de ménagement.
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
587
B. Vous n'avez pas l)esoiii de précaution
avec moi ; allons jusqu'au bout sans nous ar-
rêter.
A. Considérez donc, monsieur, en même
temps les avantages d'un homme qui n'a[)prend
point par cœur : il se possède , il parle natu-
rellement, il ne parle point en déclaniatcur;
les choses coulent de source; ses expressions
(si son naturel est riche pour l'éloquence) sont
vives et pleines de mouvement ; la chaleur
même qui l'anime lui fait trouver des expres-
sious et des ligures qu'il n'auroit pu préparer
dans son étude.
B. Pourquoi? Un homme s'anime dans son
cabinet , et peut ^ conq^oser des discours très-
vifs.
A. Cela est vrai ; mais l'action y ajoute en-
core une plus grande vivacité. De plus, ce qu'on
trouve dans la chaleur de l'action est tout au-
trement sensible et naturel ; il a un air négligé,
et ne sent point l'art comme presque toutes les
choses composées à loisir. Ajoutez qu'un ora-
teur habile et expérimenté proportionne les
choses à d'impression qu'il voit qu'elles font sur
l'auditeur; car il remarque fort bien ce qui entre
et ce qui n'entre pas dans l'esprit , ce qui attire
l'attention , ce qui touche les cœurs , et ce qui ne
fait point ces elfets. Il reprend les mêmes choses
d'une autre manière, il les revêt d'images et
de comparaisons plus sensibles ; ou bien il re-
monte aux principes d'où dépendent des vérités
qu'il veut persuader ; ou bien il tâche de guérir
les passions , qui empêchent ces vérités de faire
impression. Voilà le véritable art d'instruire et
de persuader ; sans ces moyens on ne fait que
des déclamations vagues et infructueuses. Voyez
combien l'orateur qui ne parle que par cœur
est loin de ce but. lieprésentez-vous un homme
qui n'oseroit dire que sa leçon : tout est néces-
sairement compassé dans son style ; et il lui ar-
rive ce que Dcnys d'Halicarnasse remarque qui
est arrivé à Isocrate, sa composition est meil-
leure à être lue qu'à être prononcée. D'ailleurs,
quoi qu'il fasse , ses inflexions de voix sont uni-
formes et toujours un peu forcées : ce n'est point
un homme qui parle , c'est un orateur qui ré-
cite ou qui déclame; son action est contraire,
ses yeux trop arrêtés marquent que sa mémoire
travaille, et il ne peut s'abandonner à un mou-
vement extraordinaire sans se mette en danger
de perdre le lil de son discours. L'auditeur
voyant l'art si à découvert , bien loin d'être
saisi et transporté hors de lui-même , comme
il le faudroit , observe froidement tout l'arlilice
du discours.
B. Mais les anciens orateurs ne faisoient-ils
pas ce que vous condamnez.
A. Je crois que non.
B. Quoi ! vous croyez que Démosthène et
Cicéron ne savoient point par cœur ces haran-
gues si achevées que nous avons d'eux ?
A. Nous voyons bien qu'ils les écrivoient;
mais nous avons plusieurs raisons de croire
qu'ils ne les apprenoient point par cœur mot à
mot. Les discours mêmes de Démosthène, tels
qu'ils sont sur le papier, marquent bien plus
la sublimité et la véhémence d'un grand génie
accoutumé à parler fortement des affaires pu-
bliques , que l'exactitude et la politesse d'un
homme qui compose. Pour Cicéron , on voit,
en divers endroits de ses harangues, des choses
nécessairement imprévues. Mais rapportons-
nous-en à lui-même sur cette matière. Il veut
que l'orateur ait beaucoup de mémoire. Il parle
même de la mémoire artilicielle comme d'une
invention utile : mais tout ce qu'il en dit ne
marque point que l'on doive apprendre mot à
mot par cœur; au contraire, il paraît se borner
à vouloir qu'on range exactement dans sa tête
toutes les parties de son discours , et que l'on
prémédite les ligures et les principales expres-
sions qu'on doit employer, se réservant d'y
ajouter sur-le-champ ce que le besoin et la vue
des objets pourroit inspirer : c'est pour cela
même qu'il demande tant de diligence et de
présence d'esprit dans l'orateur.
B. Permettez-moi de vous dire que tout cela
ne me persuade point ; je ne puis croire qu'on
parle si bien quand on parle sans avoir réglé
toutes ses paroles.
C. Et moi je comprends bien ce qui vous
rend si incrédule ; c'est que vous jugez de ceci
par une expérience commune. Si les gens qui
apprennent leurs sermons par cœur prêchoient
sans cette préparation , ils prêcheroient appa-
remment fort mal. Je ne m'en étonne pas : ils
ne sont pas accoutumés à suivre la nature ; ils
n'ont songé qu'à apprendre à écrire , et encore
à écrire avec ail'cclation ; jamais ils n'ont songé
à apprendre à parler d'une manièi'e nol)le, forte
et naturelle. D'ailleurs la plupart n'ont pas as-
sez de fonds de doctrine pour se fier à eux-
mêmes. La méthode d'apprendre par cœur met
je ne sais combien d'esprits bornés et superficiels
en état de faire des discours publics avec quel-
que éclat : il ne faut qu'assembler un certain
nombre de passages et de pensées ; si peu qu'on
ait de génie et de secours, on donne, avec du
temps , une forme polie à cette matière. Mais,
pour le reste , il faut une méditation sérieuse
588
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
des premiers principes , une connoissance éten-
due des mœurs , la lecture de l'antiquité , de la
force de raisonnement et d'action. N'est-ce pas
là , monsieur, ce que vous demandez de l'ora-
teur qui n'apprend point par cœur ce qu'il doit
dire ?
A. Vous l'avez très-bien explique. Je crois
seulement qu'il faut ajouter que quand ces qua-
lités ne se trouveront pas éminemment dans un
homme , il ne laissera pas de faire de bons
discours , pourvu qu'il ait de la solidité d'es-
prit , un fonds raisonnable de science , et quel-
que facilité de parler. Dans cette méthode ,
comme dans l'autre , il y auroit divers degrés
d'orateurs. Remarquez encore que la plupart
des gens qui n'apprennent point par cœur ne se
préparent pas assez : il faudroit étudier son su-
jet par une profonde méditation , préparer tous
les mouvemens qui peuvent toucher, et donner
à tout cela un ordre qui servît même à mieux
remettre les choses dans leur point de vue.
B. Vous nous avez déjà parlé plusieurs fois
de cet ordre ; voulez-vous autre chose qu'une
division ? N'avez-vous pas encore sur cela quel-
que opinion singulière ? •
A. Vous pensez vous moquer ; je ne suis
pas moins bizarre sur cet article que sur les
autres.
B. Je crois que vous le dites sérieusement.
A. N'en doutez pas. Puisque nous sommes
en train , je m'en vais vous montrer combien
l'ordre manque à la plupart des orateurs.
B. Puisque vous aimez tant l'ordre, les di-
visions ne vous déplaisent pas.
A. Je suis bien éloigné de les approuver.
B. Pourquoi donc? ne meltent-elles pas
l'ordre dans un discours ?
A. D'ordinaire elles y en mettent un qui
n'est qu'apparent. De |dus elles dessèchent et
gênent le discours ; elles le coupent en deux ou
trois parties , qui interrompent l'action de l'o-
raleur et l'effet qu'elle doit produire : il n'y a
plus d'unité véritable, ce sont deux ou trois
discours différens qui ne sont unis que par une
liaison arbitraire. Le sermon d'avant-hier, celui
d'hier et celui d'aujourd'hui , pourvu qu'ils
soient d'un dessein suivi , comme les desseins
d'Avent , font autant ensemble un tout et un
corps de discours , que les trois points d'un de
ces sermons font un tout entre eux.
B. Mais, à votre avis, qu'est-ce donc que
l'ordre? Quelle confusion y auroit-il dans un
discours qui ne seroit point divisé ?
A. Croyez-vous qu'il y ait beaucoup plus de
confusion dans les harangues de Démosthène et
de Cicéron , que dans les sermons du prédica-
teur de votre paroisse ?
B. Je ne sais : je croirois que non.
A. Ne craignez pas de vous engager trop :
les harangues de ces grands hommes ne sont
pas divisées comme les sermons d'à présent.
Non-seulement eux, mais encore Isocrate, dont
nous avons tant parlé , et les autres anciens
orateurs, n'ont point pris cette règle. Les Pères
de l'Eglise ne l'ont point connue. Saint Ber-
nard , le dernier d'entre eux, marque souvent
des divisions ; mais il ne les suit pas , et il ne
partage point ses sermons. Les prédications ont
été encore long-temps après sans être divisées ,
et c'est une invention très-moderne qui nous
vient de la scolastique.
B. Je conviens que l'école est un méchant
modèle pour l'éloquence ; mais quelle forme
donnoit-on donc anciennement à un discours ?
.1. Je m'en vais vous le dire. On ne divisoit
pas un discours : mais on y distinguoit soigneu-
sement toutes les choses qui avoient besoin
d'être distinguées ; on assignoit à chacune sa
place , et on examinoit attentivement en quel
endroit il falloit placer chaque chose pour la
rendre plus propre à faire impression. Souvent
une chose qui , dite d'abord , n'auroil paru
rien , devient décisive lorsqu'elle est réservée
pour un autre endroit où l'auditeur sera pré-
paré par d'autres choses à en sentir toute la
force. Souvent un mot qui a trouvé heureuse-
ment sa place y met la vérité dans tout son jour.
11 faut laisser quelquefois une vérité enveloppée
jusqu'à la fin : c'est Cicéron qui nous l'assure.
Il doit y avoir partout un enchaînement de
preuves ; il faut que la première prépare à la
seconde , et que la seconde soutienne la pre-
mière. On doit d'abord montrer en gros tout un
sujet , et prévenir favorablement l'auditeur par
un déliut modeste et insinuant , par un air de
probité et de candeur. Ensuite on établit les
principes ; puis on pose les faits d'une manière
simple , claire et sensible , appuyant sur les cir-
constances dont on devra se servir bientôt après.
Des principes . des faits , on tire les consé-
quences ; et il faut disposer le raisonnement de
manière que toutes les preuves s'entr'aident
pour être facilement retenues. On doit faire en
sorte que le discours aille toujours croissant , et
que l'auditeur sente de plus en plus le poids de
la vérité ; alors il faut déployer les images vives
et les mouvemens propres à exciter les passions.
Pour cela il faut connoitre la liaison que les
passions ont entre elles ; celles qu'on peut exci-
ter d'abord plus facilement, et qui peuvent servir
DIALOGUES SUR
à émouvoir les autres; celles enfin qui peuvent
produire les plus grands effets, et par lesquelles
il faut terminer le discours. 11 est souvent à
propos de faire à la lin une récapitulation qui
recueille en peu de mots toute la force de l'ora-
teur, et qui remette devant les yeux tout ce
qu'il a dit de plus persuasif. Au reste , il ne
faulpas garder scrupuleusement cet ordre d'une
manière uniforme ; chaque sujet a ses excep-
tions et ses propriétés. Ajoutez que , dans cet
ordre même, on peut trouver une variété pres-
que infinie. Cet ordre , qui nous est à peu près
marqué par Gicéron , ne peut pas, comme vous
le voyez, être suivi dans un discours coupé en
trois , ni observé dans chaque point en parti-
culier. Il faut donc un ordre , monsieur, mais
un ordre qui ne soit point promis et découvert
dès le commencement du discours. Gicéron dit
que le meilleur, presque toujours, est de le ca-
cher, et d'y mener l'auditeur sans qu'il s'en
aperçoive. Il dit même en termes formels , car
je m'en souviens , qu'il doit cacher jusqu'au
nombre de ses preuves , en sorte qu'on ne
puisse les compter, quoiqu'elles soient distinctes
par elles-mêmes^ et qu'il ne doit point y avoir
de division du discours clairement marquée.
Mais la grossièreté des derniers temps est allée
jusqu'à ne point connoître l'ordre d'un dis-
cours , à moins que celui qui le fait n'en aver-
tisse dès le commencement et qu'il ne s'arrête à
chaque point.
C . Mais les divisions ne servent-elles pas
pour soulager l'esprit et la mémoire de l'audi-
teur? G'est pour l'instruction qu'on le fait.
A. La division soulage la mémoire de celui
qui parle. Encore même un ordre naturel, sans
être marqué , feroit mieux cet eiïet ; car la vé-
ritable liaison des matières conduit l'esprit.
Mais pour les divisions, elles n'aident que les
gens qui ont étudié, et que l'école a accoutumé
à cette méthode ; et si le peuple retient mieux
la division que le reste , c'est qu'elle a été plus
souvent répétée. Généralement parlant , les
choses sensibles et de pratique sont celles qu'il
retient le mieux.
B. L'ordre que \ous proposez peut être bon
sur certaines matières ; mais il ne convient pas
à toutes; on n'a pas toujours des faits à poser.
A. Quand on n'en a point on s'en passe ;
mais il n'y a guère de matières où l'on en
manque. Une des beautés de Platon est de
mettre d'ordinaire , dans le commencement de
ses ouvrages de morale, des histoires et des tra-
ditions qui sont conune le fondement de toute
la suite du discours. Gette méthode convient
L'ÉLOQUENGE. 089
bien davantage à ceux qui prêchent la religion;
car tout y est tradition, tout y est histoire, tout
y est antiquité. La plupart des prédicateurs
n'instruisent pas assez , et ne prouvent que foi-
blement , faute de remonter à ces sources.
B. Il y a déjà long-temps que vous nous
parlez : j"ai honte de vous arrêter davantage :
cependant la curiosité m'entraîne. Permettez-
moi de vous faire encore quelques questions
sur les règles du discours.
A. Volontiers : je ne suis pas encore las , et
il me reste un moment à donner à la conver-
sation.
B. Vous voulez bannir sévèrement du dis-
cours tous les ornemens frivoles : mais appre-
nez-moi , par des exemples sensibles , à les
distinguer de ceux qui sont sont solides et na-
turels.
.1. Aimez-vous les fredons dans la musique?
N'aimez-vous pas mieux ces tons animés qui
peignent les choses et qui expriment les passions?
B. Oui, sans doute. Les fredons ne font
qu'amuser l'oreille , ils ne signifient rien , ils
n'excitent aucun sentiment. Autrefois notre mu-
sique en étoit pleine ; aussi n'avoit-elle rien
que de confus et de foible. Présentement on a
commencé à se rapprocher de la umsique des
anciens. Gette musique est une espèce de dé-
clamation passionnée ; elle agit fortement sur
l'ame.
A. Je savois bien que la musique, à laquelle
vous êtes fort sensible , me serviroit à vous
faire entendre ce qui regarde l'éloquence ; aussi
faut-il qu'il y ait une espèce d'éloquence dans
la musique même : on doit rejeter les fredons
dans l'éloquence aussi bien que dans la mu-
sique. Ne comprenez-vous pas maintenant ce
que j'appelle discours fredonnés , certains jeux
de mots qui reviennent toujours comme des
refrains, certains bourdonnemens de périodes
languissantes et uniformes? Voilà la fausse élo-
quence, qui ressemble à la mauvaise musique.
B. Mais encore , rendez-moi cela un peu
plus sensible.
A. La lecture des bons et des mauvais ora-
teurs vous formera un goût plus siÀr que toutes
les règles : cependant il est aisé de vous satis-
faire en vous rapportant quelques exemples.
Je n'en prendrai point dans notre siècle , quoi-
qu'il soit fertile en faux ornemens. Pour ne
blesser personne , revenons à Isocrate ; aussi
bien est-ce le modèle des discours fleuris et
périodiques qui sont maintenant à la mode.
Avez-vous lu cet éloge d'Hélène qui est si cé-
lèbre ?
390
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
B. Oui , je l'ai lu autrefois.
A. Comnienl vous parut-il?
B. Admirable : je n'ai jamais vu tant d'es-
prit, d'éloquence, de douceur, d'invention et
de délicatesse. Je vous avoue qu'Homère, que
je lus ensuite , ne me parut point avoir les
mêmes traits d'esprit. Présentement que vous
m'avez marqué le véritable but des poètes et
des orateurs, je vois bien qu'Homère est autant
au-dessus d'Isocrate , que son art est cacbé , et
que celui de l'autre paroît. Mais cniin je fus
alors cbarmé d'Isocrate , et je le scrois encore
si vous ne m'aviez détrompé. M.*** est l'Iso-
crate de notre temps ; et je vois bien qu'en
montrant le foible de cet orateur , vous faites
le procès de tous ceux qui recherchent cette
éloquence Ileurie et elîéminée.
A. Je ne parle que d'Isocrate. Dans le com-
mencement de cet élo^re , il relève l'amour que
Thésée avoit eu pour Hélène ; et il s'imagine
qu'il donnera une haute idée de cette femme ,
en dépeignant les qualités héroïques de ce
grand honnne qui en fut passionné : counne si
Thésée, que l'antiquité a toujours dépeint foible
et inconstant dans ses amours, n'auroit pas pu
être touché de quelque chose de médiocre. Puis
il vient au jugement de Paris. Junon , dit-il ,
lui promettoit l'empire de l'Asie, Minerve la
victoire dans les combats, Vénus la belle Hé-
lène. Comme Paris ne put (poursuit-il) dans ce
jugement regarder les visages de ces déesses à
cause de leur éclat , il ne put juger que du j)rix
des trois choses qui lui étoient offertes : il pré-
féra Hélène à l'empire et à la victoire. Ensuite
il loue le jugement de celui au discernement
duquel les déesses mêmes s'étoicnt soumises.
Je m'étonne ' , dit-il encore en faveur de Paris,
que quelqu'un le trouve imprudent d'avoir
voulu vivre avec celle pour qui tant de demi-
dieux voulurent mourir.
C. Je m'imagine entendre nos prédicateurs
à antithèses et à jeux d'esprit. Il y a bien des
Isocrates !
,4. Voilà leur maître. Tout le reste de cet
éloge est plein des mêmes traits ; il est fondé
sur la longue guerre de Troie , sur les maux
que souffrirent les Grecs pour ravoir Hélène,
et sur la louange de la beauté qui est si puis-
sante sur les hommes. Rien n'y est prouvé
sérieusement; il n'y a en tout cela aucune vé-
rité de morale: il ne juge du prix des choses
^.i-k TotUTV.î !|r,v iXo[i.£vov, r,^ sv£/.a tîo'X'Xoi twv T.u.tOî'wv
que par les passions des hommes. Mais Don-
seulement ses preuves sont foibles, de plus son
style est tout fardé et amolli. Je vous ai rapporté
cet endroit, tout profane qu'il est, à cause qu'il
est très-célèbre , et que cette mauvaise manière
est maintenant fort imitée. Les autres discours
les plus sérieux d'Isocrate se sentent beaucoup
de celte mollese de style, et sont pleins de ces
faux brillans.
B. Je vois bien que vous ne voulez point de
ces tours ingénieux , qui ne sont ni des raisons
solides et concluantes , ni des mouvemens na-
turels et affectueux. L'exemple même d'Isocrate
que vous apportez, quoiqu'il soit sur un sujet
frivole , ne laisse pas d'être bon ; car tout ce
clinquant convient encore bien moins aux sujets
sérieux et solides.
A. Revenons , monsieur , à Isocrate. Ai-je
donc eu tort de parler de cet orateur comme
Cicéron nous assure qu'Aristote en parloit ?
B. Qu'en dit Cicéron?
A. Qu'Aristote \oyant qu'Isocrate avoit
transporié l'éloquence de l'action et de l'usage
à ramuscment et à l'ostentation, et qu'il attiroit
par là les plus considérables disciples, il lui
appliqua un vers de Philoctète , pour marquer
combien il étoit honteux de se taire et d'en-
tendre ce déclamateur. En voilà assez, il faut
que je m'en aille.
B. Vous ne vous en irez point encore , mon-
sieur. Vous ne voulez donc point d'antithèses?
A. Pardonnez-moi : quand les choses qu'on
dit sont naturellement opposées les unes aux
autres , il faut en marquer l'opposition. Ces
antithèses là sont naturelles , et font sans doute
une beauté solide; alors c'est la manière la plus
courte et la plus simple d'exprimer les choses.
Mais chercher un détour pour trouver une bat-
terie de mots , cela est puéril. D'abord les gens
de mauvais goût en sont éblouis ; mais dans la
suite ces affectations fatiguent l'auditeur. Con-
noissez-vous l'architecture de nos vieilles églises
qu'on nomme gothiques?
B. Oui , je la connois, on la trouve partout.
A. N'avez-vous pas remarqué ces roses, ces
points , ces petits ornemens coupés et sans des-
sein suivi , enfin tous ces colifichets dont elle
est pleine ? Voilà en architecture ce que les
antithèses et les autres jeux de mots sont dans
l'éloquence. L'architecture grecque est bien
plus simple ; elle n'admet que des ornemens
majestueux et naturels ; on n'y voit rien que de
grand , de proportionné , de mis en place. Cette
architecture qu'on appelle gothique nous est
venue des Arabes. Ces sortes d'esprits étant
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
591
fort vifs, ef n'ayant ni règle ni culture, ne
pou voient manquer de se jeter dans de fausses
subtilités; de là leur vint ce mauvais goût en
toutes choses. Ils ont été sophistes en raison-
neniens , amateurs de colilichets en architec-
ture , et inventeurs de pointes en poésie et en
éloquence. Tout cela est du même génie.
B. Cela est fort plaisant. Selon vous , un
sermon plein d'antithèses et d'autres semblahles
ornemens est fait comme une église bâtie à la
gothique.
A. Oui , c'est précisément cela.
B. Encore une question, je vous en conjure,
et puis je vous laisse.
A. Quoi ?
B. Il me semble qu'il est bien difficile de
traiter en style noble les détails \ et cependant
il faut le faire quand on veut être solide ,
comme vous demandez qu'on le soit. De grâce ,
un mot là-dessus.
A, On a tant de peur dans notre nation d'èlre
•bas, qu'on est d'ordinaire sec et vague dans les
expressions. Ycut-on louer un saint, on cherche
des phrases magnifiques; on dit qu'il étoit ad-
mirable, que ses vertus étoient célestes^ que
c'étoit un ange , et non pas un homme : ainsi
tout se passe en exclamations , sans preuve et
■sans peinture. Tout au contraire les Grecs se
servoient peu de tous ces termes généraux qui
ne prouvent rien ; mais ils disoient beaucoup
de faits. Par exemple, Xénophon , dans toute
la Cyropédie , ne dit pas une fois que Cyrus
ctoit admirable , mais il le fait partout admii er.
C'est ainsi qu'il faudroit louer les saints on
montrant le détail de leurs sentimens et de
leurs actions. Nous avons là-dessus une fausse
■politesse , semblable à celle de certains provin-
ciaux , qui se piquent de bel-esprit : ils n'osent
rien dire qui ne leur paroisse exquis et relevé;
ils sont toujours guindés , et croiroient se trop
abaisser en nommant les choses par leurs noms.
Tout entre dans les sujets que l'éloquence doit
traiter. La poésie même, qui est le genre le
plus sublime , ne réussit qu'en peignant les
choses avec toules leurs circonstances. Voyez
Virgile représentant les navires troyens qui
quittent le rivage d'Afrique, ou qui arrivent
sur la côte d'Italie ; tout le détail y est peint.
Riais il faut avouer que les Grecs poussoient
encore plus loin le détail , et suivoient plus sen-
siblement la nature. A cause de ce grand détail,
bien des gens, s'ils l'osaient , trouveroient Ho-
mère trop simple. Par cette simplicité si origi-
nale , et dont nous avons tant perdu le goût,
' ce poète a beaucoup de rapport avec rÉcriturej
mais l'Ecriture le surpasse autant qu'il a sur-
passé tout le reste de l'anliquilé pour peindre
na'ivemenl les choses. En faisant un détail , il
ne faut rien présenter à l'esprit de l'auditeur
qui ne mérite son attention, et qui ne contribue
à l'idée qu'on veut lui donner. Ainsi il faut être
judicieux pour le choix des circonstances, mais
il ne faut point craindre de dire tout ce qui
sert; et c'est une politesse mal entendue que
de supprimer certains endroits utiles , parce
qu'on ne les trouve pas susceptibles d'ornemens;
outre qu'Homère nous apprend assez , par son
exemple, qu'on peut embellir en leur manière
tous les sujets. D'ailleurs il faut reconnoitre
que tout discours doit avoir ses inégalités : il
faut être grand dans les grandes choses ; il faut
être simple sans être bas dans les petites ; il faut
tantôt de la naïveté et de l'exactitude , tantôt
de la sublimité et de la véhémence. Un peintre
qui ne représenteroit jamais que des palais
d'une architecture somptueuse ne feroit rien
de vrai , et lasseroit bientôt. Il faut suivre la
nature dans ses variétés : après avoir peint une
superbe ville , il est souvent à propos de faire
voir un désert et des cabanes de bergers. La
plupart des gens qui veulent faire de beaux
discours cherchent sans choix également partout
la pompe des paroles : ils croient avoir tout
fait , pourvu qu'ils aient fait un amas de grands
mots et de pensées vagues ; ils ne songent qu'à
charger leurs discours d'ornemens; semblables
aux méchans cuisiniers , qui ne savent rien
assaisonner avec justesse , et qui croient donner
un goût exquis aux viandes en y mettant beau-
coup de sel et de poivre. La véritable élo-
quence n'a rien d'enllé ni d'ambitieux ; elle se
modère, et se proportionne aux sujets qu'elle
traite et aux gens qu'elle instruit: elle n'est
grande et sublime que quand il faut l'être.
//. Ce mot que vous nous avez dit de l'Ecri-
ture sainte me donne un désir extrême que vous
m'en fassiez sentir la beauté : ne pourrons-nous
point vous avoir demain à quelque heure?
A. Demain , il me sera difficile ; je tacherai
pourtant de venir le soir. Puisque vous le vou-
lez , nous parlerons de la |)arole de Dieu ; car
jusqu'ici nous n'avons parlé que de celle des
hommes.
B. Adieu, monsieur; je vous conjure de
nous tenir parole. Si vous ne venez pas , nous
vous irons chercher.
592
DIALOQUES SUR L'ÉLOQUENCE.
TROISIÈME DIALOGUE;
En quoi consiste la véritable éloquence. Combien celle des
livres saints est admirable. Importance et manière d'ex-
pliquer l'Ecriture sainte. Moyens de se former à la pré-
dication. Quelle doit être la matière ordinaire des instruc-
tions. Sur l'éloquence et le style des Pères. Sur les
panégyriques.
C. Je (loulois que vous vinssiez , et peu s'en
est fallu que je n'allasse chez M.
A. J'avois une aflau'e qui me gênoit; mais je
me suis débarrassé heureusement.
C. J'en suis fort aise, car nous avons grand
besoin d'achever la matière entamée.
auditoire , un prédicateur allât expliquer le
catéchisme ?
A. Je sais qu'il y iaut apporter quelque tem-
pérament ; mais on peut , sans oflenser ses au-
diteurs, rappeler les histoires qui sont l'origine
et l'institution de toutes les choses saintes. Bien
loin que cette recherche de l'origine fût basse .
elle donneroit à la plupart des discours une
force et une beauté qui leur manquent. Nous
avions déjà fait hier cette remarque en passant ,
surtout pour les mystères. L'auditoire n'est ni
instruit ni persuadé , si on ne remonte à la
source. Comment , par exemple , ferez-vous
entendre au peuple ce que l'Église dit si sou-
vent après saint Paul , que Jésus-Christ est
notre pâque, si on n'explique quelle étoit la
pàque des Juifs , instituée pour être un monu-
ment éternel de la délivrance d'Egypte , et pour
iigurer une délivrance bien plus importante qui
étoit réservée au Sauveur. C'est pour cela que
B. Ce matin j'étois au sermon à***, et je
pensois à vous. Le prédicateur a parlé d'une
manière éditiante , mais je doute que le peuple je vous disois que presque tout est historique
entendît bien ce qu'il disoit. dans la religion. Afin que les prédicateurs com-
A. Souvent cela arrive. J'ai vu une femine
d'esprit qui disoit que les prédicateurs parlent
latin en français. La plus essentielle qualité
d'un prédicateur est d'être instructif. Mais il
faut être bien instruit pour instruire les autres :
d'un côté, il faut entendre ijarfaitement toute
la force des expressions de l'Ecriture; de l'au-
prennent bien cette vérité , il faut qu'ils soient
savans dans l'Ecriture.
B. Pardonnez-moi si je vous interromps à
l'occasion de l'Écriture. Vous nous disiez hier
qu'elle est éloquente. Je fus ravi de vous l'en-
tendre dire, et je voudrois bien que vous m'ap-
prissiez à en connoître les beautés. En quoi
tre , il faut connoifre préoisémenl la portée des consiste cette éloquence? Le latin m'y paroît
esprits auxquels on parle : cela demande une
science fort solide et un grand discernement.
On parle tous les jours au peu[)le , de l'Écri-
ture , de l'Église, des deux lois, des sacrifices ,
de Mo'ise, d'Aaron , de Melchisédech , des pro-
phètes, des ajiôtres; et on ne se met point en
peine de leur apprendre ce que signilient tou-
tes ces choses , et ce qu'ont fait ces personnes-
là. On suivroit vingt ans bien des prédicateurs
sans apprendre la religoin comme on la doit
savoir.
B. Croyez-vous qu'on ignore les choses dont
vous parlez ?
A. Pour moi , je n'en doute pas. Peu de
gens les entendent assez pour proliter des ser-
mons.
B. Oui , le peuple grossier les ignore.
C. Hé bien ! le peuple, n'est-ce pas lui qu'il
faut instruire?
A. Ajoutez que la plupart des honnêtes gens
sont peuple à cet égard-là. Il y a toujours les
trois quarts de l'auditoire qui ignorent ces pre-
miers fondemens de la religion , que le prédi-
cateur suppose qu'on sait.
B. Mais voudriez-vous que , dans un bel
l)arbare en beaucoup d'endroits; je n'y trouve
point de délicatesse de pensées. Où est donc ce
que vous admirez?
A. Le latin n'est qu'une version littérale, oix
l'on a conservé par respect beaucoup de phrases
hébraïques et grecques. Méprisez-vous Homère
parce que nous l'avons traduit en mauvais fran-
çais ?
B. Mais le grec lui-même (car il est original
pour presque tout le Nouveau Testament) me
paroît fort mauvais.
A. J'en conviens. Les apôtres, qui ont écrit
en grec , savoient mal cette langue , comme les
autres Juifs hellénistes de leur temps : de là
vient ce que dit saint Paul , Imperitus sermonc,
sed non scienttô. Il est aisé de voir que saint
Paul avoue qu'il ne sait pas bien la langue
grecque , quoique d'ailleurs il leur explique
exactement la doctrine des saintes Écritures.
B. Mais les apôtres n'eurent- ils pas le don
des langues?
A. Ils l'eurent sans doute, et il passa même
jusqu'à un grand nombre de simples fidèles :
mais , pour les langues qu'ils savoient déjà par
des voies naturelles , nous avons sujet de croire
DIALOGUES SCR L'ÉLOQUENCE.
593
que Dieu les leur laissa parler comme ils les
parloienl auparavant. Saint Paul , qui étoit de
Tarse, [)arloit natnrellement le grec corrompu
des Juifs hellénistes : nous voyons qu'il a écrit
eu celte manière. Saint Luc paroit l'avoir su un
peu mieux.
C. Mais j'avois toujours compris que saint
Paul vouloit dire dans ce passage qu'il renonçoit
à l'éloquence, et qu'il ne s'altaclîoit qu'à la
simplicité de la doctrine évangélique. Oui sûre-
ment, et je l'ai ouï dire à beaucoup de gens de
bien , que l'Écriture sainte n'est point élo-
quente. Saint Jérôme fut puni pour être dégoûté
de sa simplicité et pour aimer mieux Cicéron.
Saint Augustin paroit , dans ses Confessions ,
avoir commis la même faute. Dieu n'a-t-il pas
voulu éprouver notre foi , non-seulement par
l'obscurité , mais encore par la bassesse du style
de l'filcriture , comme par la pauvreté de Jésus-
Cbrist?
A, Monsieur, je crains que vous n'alliez trop
loin. Qui croiriez-vous plutôt, ou de saint Jé-
rôme puni pour avoir trop suivi dans sa retraite
le goût des études de sa jeunesse , ou de saint
Jérôme consommé dans la science sacrée et pro-
fane , qui invite Paulin dans une épitre à étu-
dier l'Écriture sainte, et qui lui promet plus de
charmes dans les prophètes qu'il n'en a trouvé
dans les poètes? Saint Augustin avoit-il plus
d'autorité dans sa première jeunesse , où la bas-
sesse apparente du style de l'Écriture, comme
il le dit lui-même , le dégoiitoit, que quand il
a composé ses livres de la Doctrine chrétienne ?
Dans ces livres il dit souvent * que saint Paul a
eu une éloquence merveilleuse, et que ce tor-
rent d'éloquence est capable de se faire sentir,
pour ainsi dire, à ceux même qui dorment. Il
ajoute qu'en saint Paul la sagesse n'a point
cherché la beauté des paroles, mais que la
beauté des paroles est allée au-devant de la sa-
gesse. Il rapporte de grands endroits de ses
Épîlres, où il fait voir tout l'art des orateurs
profanes surpassé. Il excepte seulement deux
choses dans cette comparaison : l'une , dit-il ,
que les orateurs profanes ont cherché les orne-
mcns de l'éloquence, et que l'éloquence a suivi
naturellement saint Paul et les autres écrivains
sacrés; l'autre est que saint Augustin témoigne
ne savoir pas assez les délicatesses de la langue
grecque pour trouver dans les Écritures saintes
le nombre et la cadence des périodes qu'on
trouve dans les écrivains profanes. J'oubliois de
' De Dod. christ, lili. iv, n. M et soq. t. m, p. 68 ot
scq.
FENELO-, TOJIE VI.
vous dire qu'il rapporte cet endroit du prophète
Amos ' : Malheur à vous r/ui êtes opulens dans
Sion , et qui vous confiez à la montagne de Sa-
mar/cf II assure que le prophète a surpassé, en
cet endroit , tout ce qu'il y a de merveilleux
dans les orateurs païens.
C. Mais comment entendez-vous ces paroles
de saint Paul , Non in persiiasibilibus Inunanœ
sajiientiœ vérins? '^c dit-il pas aux Corinthiens
qu'il n'est point venu leur annoncer Jésus-Christ
avec la sublimité du discours et de la sagesse ;
qu'il n'a su parmi eux que Jésus , mais Jésus
cruciiié; que sa prédication a été fondée, non
sur les discours persuasifs de la sagesse hu-
maine, mais sur les effets sensibles de l'esprit
et de la puissance de Dieu , afin , continue-t-il ,
que votre foi ne soit point fondée sur la sagesse,
des hommes, mais sur la puissance divine? Que
signifient donc ces paroles , monsieur? Que pou -
voit-il dire de plus fort pour rejeter cet art de
persuader que vous établissez ici? Pour moi , je
vous avoue que j'ai été édiiié, quand vous avez
blâmé tous les ornemens aîîectés que la vanité
cherche dans les discours : mais la suite ne sou-
tient pas un si pieux commencement. Vous allez
faire de la prédication un art tout humain, et la
simplicité apostolique en sera bannie.
A. Vous êtes mal édifié de mon estime pour
l'éloquence ; et moi je suis fort édifié du zèle
avec lequel vous m'en blâmez. Cependant ,
monsieur, il n'est pas inutile de nous éclaircir
là-dessus. Je vois beaucoup de gens] de bien
qui, comme vous, croient que les prédicateurs
éloquens blessent la simplicité évangélique.
Pourvu que nous nous entendions, nous serons
bientôt d'accord. Qu'entendez-vous par simpli-
cité ? quentendez-vous par éloquence ?
C. Par simplicité , j'entends un discours
sans art et sans magnificence ; par éloquence,
j'entends au contraire un discours plein d'art et
d'ornemens.
A. Quand vous demandez un discours sim-
ple , voulez-vous un discours sans ordre, sans
liaison , sans preuves solides et concluantes,
sans méthode pour instruire les ignorans ?
voulez-vous un prédicateur qui n'ait lien de
pathétique, et qui ne s'applique pointa toucher
les cœurs ?
C. Tout au contraire, je demande un dis-
cours qui instruise et qui touche.
A. Vous voulez donc qu'il soit éloquent, car
nous avons déjà vu que l'éloquence n'est que
* De Doct. clirht, lili. iv, ii. 17 : p. 71, .Imoa, vi. 1.
38
o94
DIALOGUES SUR L'ELOQUENCE.
l'art d'instruire et de persuader les hommes en
les touchant.
C. Je conviens qu'il faut instruire et toucher;
mais je voudrois qu'on le fît sans art et par la
simplicité apostolique.
A. Voyons donc si l'art et la simplicité apos-
tolique sont incompatibles. Qu'entendez-vous
par art ?
C. J'entends certaines règles que l'esprit
humain a trouvées, et qu'il suitdans le discours,
pour le rendre plus beau et plus poli.
A. Si vous n'entendez par art que cette inven-
tion de rendre un discours plus poli pour plaire
aux auditeurs, je ne dispute point sur les mots,
et j'avoue qu'il faut ôter l'art des sermons ; car
cette vanité, comme nous l'avons vu, est indigne
de l'éloquence, à plus forte raison du ministère
apostolique. Ce n'est que sur cela que j'ai tant
raisonné avec M. B. Mais si vous entendez par
art et par éloquence ce que tous les habiles
d'entre les anciens ont entendu, il ne faudra pas
raisonner de même.
C. Comment l'entendoienl-ils donc ?
A. Selon eux, l'art de l'éloquence consiste
dans les moyens que la réflexion et l'expérience
ont fait trouver pour rendre un discours propre
à persuader la vérité et à en exciter l'amour
dans le cœur des honuues ; et c'est cela même
que vous voulez trouver dans un prédicateur.
Ne m'avez-vous pas dit , tout à cette heure ,
que vous voulez de l'ordre , de la méthode
pour instruire , de la solidité de raisonnement,
et des mouvcmens pathétiques , c'est-à-dire
qui touchent et qui remuent les cœurs? L'élo-
quence n'est que cela. Anpclcz-la comme vous
voudrez.
C. Je vois bien maintenant à quoi vous ré-
duisez l'éloquence. Sous celte forme sérieuse
et grave, je la trouve digne de la chaire, et
nécessaire même pour instruire avec fruit. Mais
comment entendez-vous le passage de saint
Paul contre l'éloquence. Je vous en ai déjà dit
les paroles ; n'est-il pas formel ?
.1. Permettez-moi de commencer par vous
demander une chose.
C. Volontiers.
A. N'est-il pas vrai que saint Paul raisonne
admirablement dans ses Epitres? Ses raisonne-
mens contre les philosoplies païens et contre les
Juifs, dansl'Epître aux Romains, ne sont-ils pas
beaux? Ce qu'il dit sur l'impuissance de la loi
pour justitier les hommes, n'esl-il pas fort ?
C. Oui. sans doute.
A. Ce qu'il dit dans lEpîlre aux Hébreux
sur l'insufiisance des anciens sacrifices, sur le
repos promis par David aux enfans de Dieu,
outre celui dont ils jouissoient dans la Palestine
depuis Josué, sur l'ordre d'Aaron et sur celui
de Melchisédech, et sur l'alliance spirituelle et
éternelle qui devoit nécessairement succéder à
l'alliance charne'le que Moïse avoit apportée
pour un temps, tout cela n'est-il pas d'un rai-
sonnement subtd et profond ?
C. J'en conviens.
-4. Saint Paul n'a donc pas voulu exclure
du discours la sagesse et la force du raisonne-
ment.
C. Cela est visible par son propre exemple.
A. Pourquoi croyez-vous qu'il ail voulu
plutôt en exclure l'éloquence que la sagesse ?
C. C'est parce qu'il rejette l'éloquence dans
le passage dont je vous demande l'explication.
.1. N'y rejetlc-t-il pas aussi la sagesse ?
Sans doute : ce passage est encore plus décisif
contre la sagesse et le raisonnement humain
que contre l'éloquence. Il ne laisse pourtant
pas lui-même de raisonner et d'être éloquent.
Vous convenez de l'un, et saint Augustin vous
assure de l'autre.
C. Vous me faites parfaitement bien voir la
difliculté : mais vous ne m'éclaircissez point.
Comment expliquez-vous cela ?
A. Le voici : Saint Paul a raisornié , saint
Paul a persuadé ; ainsi il éloit , dans le fond ,
excellent philosophe et orateur. Mais sa prédi-
cation , comme il le dit dans le passage en
question, n'a été fondée ni sur le raisonnement
ni sur la persuasion humaine ; c'étoit un minis-
tère dont toute la force venoit d'en haut. La
conversion du monde entier devoit être , selon
les prophéties, le grand miracle du christia-
nisme. C'étoit ce royaume de Dieu qui venoit
du ciel , et qui devoit soumettre au vrai Dieu
toutes les nations de la terre. Jésus-Christ cru-
cilié annoncé aux peuples devoit attirer tout à
lui , mais attirer tout par l'unique vertu de sa
croix. Les philosophes avoient raisonné sans
convertir les hommes et sans se convertir eux-
mêmes ; les Juifs avoient été les dépositaires
d'une loi qui leur montroit leurs maux sans
leur apporter le lemède . tout étoit sur la terre
convaincu d'égarement et de corruption. Jésus-
Christ vient avec sa croix, c'est-à-dire qu'il
vient pauvre, humble et souffrant pour nous ,
pour imposer silence à notre raison vaine et
présomj)tueuse : il ne raisonne point comme les
philosophes, mais il décide avec autorité par ses
miracles et par sa grâce; il montre qu'il est
au-dessus de tout : pour confondre la fausse sa-
gesse des hommes, il leur oppose la folie et le
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
59-
scandale de sa croix , c'est-à-dire l'exemple de
ses profondes liuiniliations. Ce que le monde
croit une folie , ce qui le scandalise le plus , est
ce qui le doit ramener à Dieu. L'homme a be-
soin d'être guéri de son orgueil et de son amour
pour les choses sensibles. Dieu le prend par là,
il lui montre son Fils crucifié. Ses apôtres le
prêchent , marchant sur ses traces. Ils n'ont
recours à nul moyen humain; ni philosophie ,
ni éloquence , ni politique , ni richesse , ni au-
torité. Dieu, jaloux de son œuvre, n'en veut de-
voir le succès qu'à lui-même : il choisit ce qui
est foible , il rejette ce qui est fort , afin de
manifester plus sensiblement sa puissance. Il
tire tout du néant pour convertir le monde ,
comme pour le former. Ainsi cette œuvre doit
avoir ce caractère divin , de n'être fondée sur
rien d'estimable selon la chair. C'eût été affoi-
blir et évacuer , comme dit saint Paul , la vertu
miraculeuse de la croix, que d'appuyer la prédi-
cation de l'Evangile sur les secours de la nature.
Il falloit que l'Evangile, sans préparation hu-
maine, s'ouvrît lui-même les cœurs, et qu'il
apprît au monde , par ce prodige , qu'il vcnoit
de Dieu. Voilà la sagesse humaine confondue
et réprouvée. Que faut-il conclure de là? Que
la conversion des peuples et l'établissement de
l'Eglise ne sont point dus aux raisonnemens et
aux discours persuasifs des hommes. Ce n'est
pas qu'il n'y ait eu de l'éloquence et de la sa-
gesse dans la plupart de ceux qui ont annoncé
Jésus -Christ : mais ils ne se sont point confiés
à cette sagesse et à cette éloquence ; mais ils ne
l'ont point recherchée comme ce qui devoit don-
ner de l'efficace à leurs paroles. Tout a été
fondé , comme dit suint Paul , non sur les dis-
cours persuasifs de la philosophie humaine ,
mais sur les effets de l'esprit et de la vertu de
Dieu , c'est-à-dire sur les miracles qui frap-
poient les yeux et sur l'opération intérieure de
la grcàce.
C . C'est donc , selon vous-même , évacuer
la croix du Sauveur, que de se fonder sur la
sagesse et sur l'éloquence humaine en prêcliant.
A. Oui , sans doute : le ministère de la pa-
role est tout fondé sur la foi. Il faut prier , il
faut purifier son cœur , il faut attendre tout du
ciel , il faut s'armer du glaive de la parole de
Dieu et ne compter point sur la sienne : voilà
la préparation essentielle. Mais quoique le fruit
intérieur de l'Evangile ne soit dû qu'à la pure
grâce et à l'efficace de la parole de Dieu , il y
a pourtant certaines choses que l'homme doit
faire de son côté.
C. Jusqu'ici vous avez bien parlé ; mais vous
allez , je le vois bien , rentrer dans vos premiers
senti mens.
.4. Je ne pense pas en être sorti. Ne croyez-
vous pas que l'ouvrage de notre salut dépend
de la grâce?
C. Oui , cela est de foi.
A. Vous reconnoissez néanmoins qu'il faut
de la prudence pour choisir certains genres de
vie et pour fuir les occasions dangereuses. Ne
voulez-vous pas qu'on veille et qu'on prie?
Quand on aura veillé et prié , aura-t-on évacué
le mystère de la grâce? Non, sans doute. Nous
devons tout à Dieu ; mais Dieu nous assujettit
à un ordre extérieur de moyens humains. Les
apôtres n'ont point cherché la vaine pompe et
les grâces frivoles des orateurs pa'iens ; ils ne
se sont point attachés aux raisonnemens subtils
des philosophes, qui faisoient tout dépendre de
ces raisonnemens dans lesquels ils s'évaporoient,
comme dit saint Paul; ils se sont contentés de
prêcher Jésus-Christ avec toute la force et toute
la magnificence du langage de l'Ecriture. Il est
vrai qu'ils n'avoient besoin d'aucune prépara-
tion pour ce ministère, parce que le Saint-
Esprit , descendu visiblement sur eux, leur
donnoit à l'heure même des paroles. La diffé-
rence qu'il y a donc entre les apôtres et leurs
successeurs , est que leurs successeurs , n'étant
pas inspirés miraculeusement comme eux , ont
besoin de se préparer et de se remplir de la doc-
trine et de l'esprit des Ecritures pour former
leurs discours. Mais cette préparation ne doit
jamais tondre à parler moins simplement que
les apôtres. Ne serez-vous pas content pourvu
que les prédicateurs ne soient pas plus ornées
dans leurs discours que saint Pierre , saint
Paul , saint Jacques, saint Judc et saint Jean?
C. Je conviens que je le dois être ; et j'avoue
que l'éloquence ne consistant, comme vous le
dites , que dans l'ordre et dans la force des pa-
roles par lesquelles on persuade et on touche ,
elle ne me scandalise plus comme elle le fai-
soit. J'avois toujours pris l'éloquence pour un
art entièrement profane.
A. Deux sortes de gens en ont cette idée :
les faux orateurs ; et nous avons vu combien
ils s'égarent en cherchant l'éloquence dans une
vaine pompe de paroles : les gens de bien qui
ne sont pas assez instruits; et pour ceux-là,
vous voyez que , renonçant par humilité à l'élo-
quence comme à un faste de paroles , ils cher-
chent néanmoins l'éloquence véritable , puis-
qu'ils s'efforcent de persuader et de toucher.
C. J'entends maintenant tout ce que vous
dites. Mais revenons à l'éloquence de l'Ecriture.
596
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
A. Pour la sentir , rien n'est plus utile que
d'avoir le goût de la simplicité antique : sur-
tout la lecture des anciens Grecs sert beaucoup
à y réussir. Je dis des anciens; car les Grecs
que les Romains méprisoient tant avec raison ,
et qu'ils appeloienl Grœculi , a.\o]enl enticre-
inent dégénéré. Comme je vous le disois hier ,
il faut connoître Homère , Platon , Xénophon ,
et les autres des anciens temps ; après cela l'E-
criture ne vous surprendra plus. Ce sont pres-
que les mêmes coutumes, les mêmes narra-
tions , les mêmes images des grandes choses , les
mêmes mouvemens. La difrérence qui est entre
eux est tout entière à l'honneur de l'Ecriture :
elle les surpasse tous infiniment en naïveté ,
en vivacité, en grandeur. Jamais Homère même
n'a approché de la sublimité de Moïse dans ses
cantiques , particulièrement le dernier , que
tous les enfansdes Israélites dévoient apprendre
par cœur. Jamais nulle ode grecque ou latine
n'a pu atteindre à la hauteur des Psaumes.
Par exemple, celui qui commence ainsi , Le
Dieu des dieux , le Seigneur n parlé , et il a ap-
pelé la terre ' , surpasse toute imagination hu-
maine. Jamais Homère , ni aucun autre poète,
n'a égalé Isaïe peignant la majesté de Dieu ,
aux yeux duquel les royaumes ne sont qu'un
grain de poussière, l'univers (ju'une fente qu'on
dresse aujourd'hui et qu'on enlèvera demain :
tantôt ce prophète a toute la douceur et toute
la tendresse d'une églogue dans les riantes
peintures qu'il fait de la paix; tantôt il s'élève
jusqu'à laisser tout au-dessous de lui. Mais
qu'y a-t-il , dans l'antiquité profane , de com-
parable au tendre Jérémie déplorant les maux
de son peuple, ou à Nahum voyant de loin en
esprit tomber la superbe Psinive sous les efforts
d'une armée innombrable? On croit voir celte
armée , on croit entendre le bruit des armes et
des chariots ; tout est dépoint d'une manière
vive qui saisit l'imagination : il laisse Homère
loin derrière lui. Lisez encore Daniel dénonçant
à Balthasar la vengeance de Dieu toute prête à
fondre sur lui; et cherchez , dans les plus su-
blimes originaux de l'antiquité , quelque chose
qu'on puisse comparer à ces enJroifs-là. Au
reste , tout se soutient dans l'Ecriture, tout y
garde le caractère qu'il doit avoir, l'histoire,
le détail des lois , les descriptions , les endroits
véhémens , les mystères, les discours de mo-
rale. Enfin il y a autant de différence entre les
poètes profanes et les prophètes , qu'il y en a
entre le véritable enthousiasme et le faux. Les
ï Ps, XLIX.
uns, véritablement inspirés, expriment sensi-
blement quelque chose de divin; les autres ,
s'efforçant de s'élever au-dessus d'eux-mêmes ,
laissent toujours voir en eux la foiblesse hu-
niL^ine. Il n'y a que le second livre des Macha-
bées , le livre de la Sagesse surtout à la fin , et
celui de l'Ecclésiastique surtout au commence-
ment , qui se sentent de l'enflure du style
que les Grecs , alors déjà déchus , avoient ré-
pandu dans l'Orient , où leur langue s'étoit
établie avec leur domination. Mais j'aurois beau
vouloir vous parler de ces choses, il faut les
lire pour les sentir.
lî. Il me tarde d'en faire l'essai. On devroit
s'appliquer à cette étude plus qu'on ne fait.
C. Je m'imagine bien que l'Ancien Testa-
ment est écrit avec cette magnificence et ces
peintures vives dont vous nous parlez. Mais vons
ne dites rien de la simplicité des paroles de
Jésus-Christ.
A. Cette simplicité de style est tout-à-fait du
goût antique ; elle est conforme et à Moïse et
aux prophètes , dont Jésus-Christ prend assez
souvent les expressions : mais , quoique simple
et familier , il est sublime et figuré en bien des
endroits. Il seroit aisé de montrer en détail , les
livres à la main , que nous n'avons point de
prédicateur en notre siècle qui ait été aussi
figuré dans ses sermons les plus préparés , que
Jésus-Christ l'a été dans ses prédications popu-
laires. Je ne parle point de ses discours rappor-
tés par saint Jean , où presque tout est sensi-
blement divin ; je parle de ses discours les plus
familiers écrits par les autres évangélistes. Les
ajjôtres ont écrit de même : avec cette diflé-
rcncc, que Jésus-Christ, maître de sa doctrine,
la distribue tranquillement; il dit ce qu'il lui
plaît, et il le dit sans auciui effort; il parle du
royaume et de la gloire céleste comme de la
maison de son Père. Toutes ces grandeurs qui
nous étonnent lui sont naturelles ; il y est né ,
et il ne dit que ce qu'il voit , connne il nous
l'assure lui-même. Au contraire, les apôtres
succombent sous le poids des vérités qui leur
sont révélées; ils ne peuvent exprimer tout ce.
qu'ils conçoivent , les paroles leur manquent :
de là viennent ces transpositions, ces expres-
sions confuses , ces liaisons de discours qui ne
peuvent finir. Toute cette irrégularité de style
marque dans saint Paul et dans les autres apô-
tres , que l'esprit de Dieu eutraînoit le leur ;
mais , nonobstant tous ces petits désordres pour
la diction , tout y est noble, vif et touchant.
Pour l'Apocalypse , on y trouve la même ma-
gnificence et le même enthousiasme que dans
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
597
les prophètes : les expressions sont souvent les
mêmes, et quelquefois ce rapport fait qu'ils
s'aident mutuellement à être entendus. Vous
voyez donc que l'éloquence n'appartient pas
seulement aux livres de l'Ancien ïestameni ,
mais qu'elle se trouve aussi dans le Nouveau.
C. Supposé que l'Ecriture soit éloquente.
qu'en voulez-vous conclure ?
A. Que ceux qui doivent la prêcher peuvent,
sans scrupule , imiter ou plutôt emprunter sou
éloquence.
C. Aussi en choisit-on les passages qu'on
trouve les plus beaux.
A. C'est défigurer l'Ecriture , que de ne la
faire connoîlre aux Chrétiens que par des pas-
sages détachés. Ces passages , tout beaux qu'ils
sont , ne peuvent seuls faire sentir toute leur
beauté, quand on n'en connoît point la suite ;
car tout est suivi dans l'Ecriture , et cette suite
est ce qu'il y a de plus grand et de plus mer-
\eilleux. Faute de la connoître on prend ces
passages à contre-sens ; on leur fait dire tout
ce qu'on veut , et on se contente de certaines
interprétations ingénieuses, qui, étant arbi-
traires, n'ont aucune force pour persuader les
hommes et pour redresser leurs mœurs.
B. Que voudriez-vous donc des prédicateurs?
qu'ils ne fissent que suivre le texte de l'Ecri-
ture ?
A. Attendez : au moins je voudrois que les
prédicateurs ne se contentassent pas de coudre
ensemble des passages rapportés j je voudrois
qu'ils expliquassent les principes et l'enchaîne-
ment de la doctrine de l'Ecriture ; je voudrois
qu'ils en prissent l'esprit , le style et les figu-
res ; que tous leurs discours servissent à en
donner l'intelligence et le goût. Il n'en fau-
droit pas davantage pour être éloquent : car ce
seroit imiter le plus parfiiit modèle de l'élo-
quence.
B. Mais pour cela il faudroit donc, comme
je vous disois, expliquer de suite le texte.
A. Je ne voudrois pas y assujettir tous les
prédicateurs. On peut faire des sermons sur
l'Ecriture, sans expliquer l'Ecriture de suite.
Riais il faut avouer que ce seroit toute autre
chose, si les pasteurs , suivant l'ancien usage ,
expliquoient de suite les saints livres au peuple.
Représentez-vous quelle autorité auroit un hom-
me qui ne diroit rien de sa propre invention ,
et qui ne feroit que suivre et expliquer les
pensées et les paroles de Uieu même. D'ailleurs
il feroit deux choses à la fois : en expliquant
les vérités de l'Ecriture , il en expliqueroit le
texte, et accoutumeroit les Chrétiens à joindre
toujours le sens et la lettre. Quel avantage pour
les accoutumer à se nourrir de ce pain sacré !
Un auditoire qui auroit déjà entendu expli-
quer toutes les principales choses de l'ancienne
loi , seroit bien autrement en état de pro-
filer de l'explication de la nouvelle, que ne le
sont la plupart des Chrétiens d'aujourd'hui.
Le prédicateur dont nous parlions tantôt a ce
défaut parmi de grandes qualités , que ses ser-
mons sont de beaux raisonnemens sur la reli-
gion, et qu'ils ne sont point la religion même.
On s'attache trop aux peintures morales , et on
n'explique pas assez les principes de la doctrine
évangélique.
B. C'est qu'il est bien plus aisé de peindre
les désordres du monde, que d'expliquer soli-
dement le fond du christianisme. Pour l'un,
il ne faut que de l'expérience du commerce du
monde , et des paroles : pour l'autre, il faut
une sérieuse et profonde méditation des saintes
Ecritures. Peu de gens savent assez toute la
religion pour la bien expliquer. Tel fait des
sermons qui sont beaux, qui ne sauroit faire
un catéchisme solide , encore moins une ho-
mélie.
A. Vous avez mis le doigt sur le but. Aussi
la plupart des sermons sont-ils des raisonnemens
de philosophes. Souvent on ne cite l'Ecriture
qu'après coup , par bienséance ou pour l'orne-
ment. Alors ce n'est plus la parole de Dieu ,
c'est la parole et l'invention des hommes.
C . Vous convenez bien que ces gens-là tra-
vaillent à évacuer la croix de Jésus-Christ.
.1. Je vous les abandonne. Je me retranche
à l'éloquence de l'Ecriture , que les prédica-
teurs évangéliques doivent imiter. Ainsi nous
sommes d'accord, pourvu que vous n'excusiez
pas certains prédicateurs zélés, qui, sous pré-
texte de simplicité apostolique, n'étudient soli-
dement ni la doctrine de l'Ecriture, ni la ma-
nière merveilleuse dont Dieu nous y a appris à
persuader les hommes . ils s'imaginent qu'il
n'y a qu'à crier, et qu'à parler souvent du
diable et de l'enfer. Sans doute , il faut frapper
les peuples par des images vives et terribles;
mais c'est dans l'Ecriture qu'on apprcndroit à
faire ces grandes impressions. On y apprendroit
aussi admirablement la manière de rendre les
instructions sensibles et populaires , sans leur
faire perdre la gravité et la force qu'elles doi-
vent avoir. Faute de ces connoissances , on ne
fait souvent qu'étourdir le peuple : il ne lui
reste dans l'esprit guère de vérités distinctes,
et les impressions de crainte même ne sont pas
durables. Cette simplicité qu'on affecte n'est
598
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
quelquefois qu'une ignorance et une grossièreté
qui tente Dieu. Rien ne peut excuser ces gens-
là, que la droiture de leurs intentions. Il fau-
droit avoir long-temps étudié et médité les sain-
tes Ecritures, avant que de prêcher. Un prêtre
qui les sauroit bien solidement , et qui auroit
le talent de parler, joint à l'autorité du minis-
tère et du bon exemple , n'auroit pas besoin
d'une longue préparation pour faire d'excellens
discours : on parle aisément des choses dont on
est plein et touché. Surtout une matière comme
celle de la religion fournit de hautes pensées ,
et excite de grands sentimens : voilà ce qui fait
la vraie éloquence. Mais il faudroit trouver,
dans un prédicateur, un père qui parlât à ses
enfiuis avec tendresse , et non un déclamateur
qui prononçât avec emphase. Ainsi il seroit à
souhaiter qu'il n'y eût communément que les
pasteurs qui donnassent la pâture aux troupeaux
selon leurs besoins. Pour cela il ne faudroit
d'ordinaire choisir pour pasteurs que des prê-
tres qui eussent le don de la parole. Il arrive
au contraire deux maux : l'un, que les pasteurs
muets ou qui parlent sans talent sont peu esti-
més ; l'autre, que la fonction de prédicateur
volontaire attire dans cet emploi je ne sais com-
bien d'esprits vains et ambitieux. Vous savez
que le ministère de la parole a été réservé aux
évêques pendant plusieurs siècles, surtout en
Occident. Vous connoissez l'exemple de saint
Augustin , qui , contre la règle commune , fut
engagé , n'étant encore que prêtre , à prêcher,
parce que Valérius, son prédécesseur, étoit un
étranger qui ne parloit pas facilement : voilà
le commencement de cet usage en Occident.
En Orient on commença plus tôt à faire prêcher
les prêtres : les sermons que saint Chrysostôme,
n'étant que prêtre, fît à Antioche, en sont une
marque.
C. Je suis persuadé de cela comme vous. Il
ne faudroit communément laisser prêcher que
les pasteurs; ce seroit le moyen de rendre à la
chaire la simplicité et l'autorité qu'elle doit
avoir : car les pasteurs qui joindroient à l'ex-
périence du travail et de la conduite des âmes,
la science des Ecritures, parleroient d'une ma-
nière bien plus convenable aux besoins de leurs
auditeurs ; au lieu que les prédicateurs qui
n'ont que la spéculation entrent bien moins
dans les difficultés, ne se proportionnent guère
aux esprits , et parlent d'une manière plus va-
gue. Outre la grâce attachée à la voix du pas-
teur, voilà des raisons sensibles pour préférer
ses sermons à ceux des autres. A quel propos
tant de prédicateurs jeunes, sans expérience,
sans science , sans sainteté? Il vaudroit bien
mieux avoir moins de sermons , et en avoir de
meilleurs.
B. Mais il y a beaucoup de prêtres qui ne
sont point pasteurs , et qui prêchent avec beau-
coup de fruit. Combien y a-t-il même de reli-
gieux qui remplissent dignement les chaires!
C. J'en conviens : aussi voudrois-je les faire
pasteurs. Ce sont ces gens-là qu'il faudroit éta-
blir malgré eux dans les emplois à charge
d'ames. Ne cherchoit-on pas autrefois parmi
les solitaires ceux qu'on vouloit élever sur le
chandelier de l'Eglise ?
A. Mais ce n'est pas à nous à régler la dis-
cipline : chaque temps a ses coutumes selon les
conjonctures. Respectons, monsieur, toutes les
tolérances de l'Eglise; et, sans aucun esprit de
critique , achevons de former selon notre idée
un vrai prédicateur.
C. Il me semble que je l'ai déjà tout entière
sur les choses que vous avez dites.
A. Voyons ce que vous en pensez.
C. Je voudrois qu'un homme eût étudié so-
lidement pendant sa jeunesse tout ce qu'il y a
de plus utile dans la poésie et dans l'éloquence
grecque et latine.
A. Cela n'est pas nécessaire. Il est vrai que ,
quand on a bien fait ces éludes, on en peut
tirer un grand fruit pour l'intelligence même de
l'Ecriture, comme saint Basile l'a montré dans
un traité qu'il a fait exprès sur ce sujet ^ Mais,
après tout, on peut s'en passer. Dans les pre-
miers siècles de l'Eglise , on s'en passoit effec-
tivement. Ceux qui avoient étudié ces choses
lorsqu'ils étoient dans le siècle , en liroient de
grands avantages pour la religion lorsqu'ils
étoient pasteurs; mais on ne permettoit pas à
ceux qui les ignoroient de les apprendre lors-
qu'ils étoient déjà engagés dans l'étude des sain-
tes lettres ^ On étoit persuadé que l'Ecriture
suftisoit : de là vient ce que vous voyez dans les
Constitutions apostoliques , qui exhortent les
fidèles à ne lire point les auteurs païens. Si
vous voulez de l'histoire , dit ce livre ^ , si vous
voulez des lois , des préceptes moraux , de
l'éloquence, de la poésie, vous trouvez tout
dans les Ecritures. En effet, on n'a pas be-
soin, comme nous l'avons vu, de chercher
ailleurs ce qui peut former le goût et le juge-
ment pour l'éloquence même. Saint Augustin *
dit que plus on est pauvre de son propre fonds,
* s. Basile, de la lecture des livres des Païens. Hoin.
xxii; Op. t. Il, p. 173. — - S. Alg. de JJoct. christ, lib.
Il, I). 58 : (. m, p. 4-2. — 3 Liij. ,, cap. vi. — * S. Aïo.
de Doct. christ, lib. iv, n. 8 : p. 67.
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
599
plus on doit s'onrichii" dans ces sources sacrées,
et qu'étant par soi-même petit pour exprimer
de si grandes choses, ou a besoin de croître par
cette autorité de l'Ecriture. Mais je vous de-
mande pardon de vous avoir interrompu. Con-
tinuez, s'il vous plaît, monsieur.
C. Hé bien! contentons-nous de l'Ecriture.
Mais n'y ajouterons-nous pas les Pères ?
A. Sans doute : ils sont les canaux de la tra-
dition ; c'est par eux que nous découvrons la
manière dont l'Eglise a interprété l'Ecriture
dans tous les siècles.
C. Mais faut-il s'engager à expliquer tou-
jours tous les passages suivant les interpréta-
tions qu'ils leur ont données! Il me semble que
souvent l'un donne un sens spirituel ;, et l'autre
ua autre tout différent : lequel choisir? car on
n'auroit jamais fait , si on vouloit les dire tous.
A. Quand on dit qu'il faut toujours expliquer
l'Ecriture conformément à la doctrine des Pères,
c'est-à-dire à leur doctrine constante et uni-
forme. Ils ont donné souvent des sens pieux qui
n'ont rien de littéral , ni de fondé sur la doc-
trine des mystères et des figures prophétiques.
Ceux-là sont arbitraires ; et alors on n'est pas
obligé de les suivre , puisqu'ils ne se sont pas
suivis les uns les autres. Mais , dans les endroits
où ils expliquent les sentimens de l'Eglise sur
la doctrine de la foi , ou sur les principes des
mœurs , il n'est pas permis d'expliquer l'Ecri-
ture en un sens contraire à leur doctrine. Voilà
comment il faut reconnoître leur autorité.
C. Cela me paroît clair. Je voudrois qu'un
prêtre, avant que de prêcher, connût le fond
de leur doctrine pour s'y conformer. Je vou-
drois même qu'on étudicàt leurs principes de
conduite , leurs règles de modération , et leur
méthode d'instruire.
A. Fort bien , ce soiit nos maîtres. C'étoient
des esprits très-élevés , de grandes âmes pleines
de sentimens héroïques , des gens qui avoient
une expérience merveilleuse des esprits et des
mœurs des hommes , qui avoient acquis une
grande autorité , et une grande facilité de par-
ler. On voit même qu'ils étoient très-polis ,
c'est-à-dire parfaitement instruits de toutes les
bienséances, soit pour écrire, soit pour parler
en pubhc , soit pour converser familièrement ,
soit pour remplir toutes les fonctions de la vie
civile. Sans doute, tout cela devoit les rendre
fort éloquens , et fort propres à gagner les
hommes. Aussi trouve-t-on dans leurs écrits
une politesse , non-seulement de paroles , mais
de sentimens et de mœurs, qu'on ne trouve
point dans les écrivains des siècles suivans. Cette
politesse, qui s'accorde très-bien avec la sim-
plicité, et qui les rcndoit gracieux et insinuans,
faisoit de grands eifels pour la religion. C'est
ce qu'on ne sauroit trop étudier en eux. Ainsi ,
après l'Ecriture , voilà les sources pures des
bons sermons.
C. Quand un homme auroit acquis ce fonds,
et que ses vertus exemplaires auroicnt édifié
l'Eglise, il seroit en état d'expliquer l'Evangile
avec beaucoup d'autorité et de fruit. Par les
instructions familières et par les conférences
dans lesquelles on l'auroit exercé de bonne
heure , il auroit acquis une liberté et une faci-
lité suffisantes pour bien parler. Je comprends
encore que de tels gens étant appliqués à tout le
détail du ministère , c'est-à-dire à administrer
les sacremens, à conduire les âmes, à consoler
les mourans et les affligés, ils ne pourroient
point avoir le temps d'apprendre par cœur des
sermons fort étudiés : il faudroit que la bouche
parlât selon l'abondance du cœur, c'est-à-dire
qu'elle répandît sur le peuple la plénitude de
la science évangélique et les sentimens affec-
tueux du prédicateur. Sur ce que vous disiez
hier des sermons qu'on apprend par cœur, j'ai
eu hier la curiosité d'aller chercher un endroit
de saint Augustin que j'avois lu autrefois : en
voici le sens. Il prétend que les prédicateurs
doivent parler d'une manière encore plus claire
et plus sensible que les autres gens, parce que,
la coutume et la bienséance ne permettant pas
de les interroger, ils doivent craindre de ne se
proportionner pas assez à leurs auditeurs. C'est
pourquoi, dit-il, ceux qui apprennent leur ser-
mon mot à mot , et qui ne peuvent répéter et
éclaircir une vérité jusqu'à ce qu'ils remarquent
qu'on l'a comprise, se privent d'un grand fruit.
Vous voyez bien par là que saint Augustin se
conlentoit de préparer les choses dans son esprit,
sans mettre dans sa mémoire toutes les paroles
de ses sermons. Quand même les règles de la
vraie éloquence demanderoient quelque chose
de plus, celles du ministère évangélique ne per-
mettroient pas d'aller plus loin. Pour moi , je
suis , il y a long-temps, de votre avis là-dessus.
Pendant qu'il y a tant de besoins pressans dans
le christianisme , pendant que le prêtre , qui
doit être l'homme de Dieu , préparé à toute
bonne œuvre , devroit se hâter de déraciner
l'ignorance et les scandales du champ de l'E-
glise, je trouve qu'il est fort indigne de lui
qu'il passe sa vie dans son cabinet à arrondir
des périodes, à retoucher des portraits, et à in-
venter des divisions : car, dès qu'on s'est mis
sur le pied de ces sortes de prédicateurs , on n'a
600
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
plus le temps de faire autre chose , on ne fait
plus d'autre étude ni d'autre travail ; encore
même, pour se soulager, se réduit-on souvent
à redire toujours les mêmes sermons. Quelle
éloquence que celle d'un homme dont l'audi-
teur sait par avance toutes les expressions et
tous les mouvemens ! Vraiment, c'est bien là
le moyen de surprendre , d'étonner, d'atten-
drir, de saisir et de persuader les hommes !
Voilà une étrange manière de cacher l'art et de
faire parler la nature ! Pour moi , je le dis fran-
chement , tout cela me scandalise. Quoi ! le dis-
pensateur des mystères de Dieu sera-t-il un dé-
clamateur oisif, jaloux de sa réputation, et
amoureux d'une vaine pompe? n'osera-t-il par-
ler de Dieu à son peuple sans avoir i^angé toutes
ses paroles et appris en écolier sa leçon par
cœur ?
A. Votre zèle me fait plaisir. Ce que vous
dites est véritable. 11 ne faut pourtant pas le
dire trop fortement; car on doit ménager beau-
coup de gens de mérite et même de piété,
qui , déférant à la coutume , ou préoccupés par
l'exemple , se sont engagés de bonne foi dans
la méthode que vous blâmez avec raison. Mais
j'ai honte de vous interrompre si souvent.
Achevez , je vous prie.
C. Je voudrois qu'un prédicateur expliquât
toute la religion, qu'il la développât d'une ma-
nière sensible , qu'il montrât l'institution des
choses, qu'il en marquât la suite et la tradition,
qu'en montrant ainsi l'origine et l'établissement
de la religion il détruisît les objections des liber-
tins sans entreprendre ouvertement de les atta-
quer, de peur de scandaliser les simples fidèles.
A. Vous dites très-bien ; car la véritable ma-
nière de prouver la vérité de la religion est de
la bien expliquer. Elle se prouve elle-même ,
quand on en donne la vraie idée. Toutes les
autres preuves , qui ne sont pas tirées du fond
et des circonstances de la religion même , lui
sont comme étrangères. Par exemple , la meil-
leure preuve de la création du monde , du dé-
luge et des miracles de Moïse, c'est la nature
de ces miracles et la manière dont l'histoire en
est écrite : il ne faut , à un homme sage et
sans passion , que les lire pour en sentir la
vérité.
C. Je voudrois encore qu'un prédicateur ex-
pliquât assidûment et de suite au peuple, outre
tout le détail de l'Evangile et des mystères ,
l'origine et l'institution des sacremens , les tra-
ditions , les disciplines , l'office et les cérémo-
nies de l'Eglise : par là , on prémuniroit les fi-
dèles contre les objections des hérétiques; on
les mettroit en état de rendre raison de leur
foi . et de toucher même ceux d'entre les héré-
tiques qui ne sont point opiniâtres. Toutes ces
instructions alfermiroient la foi , donneroient
une haute idée de la religion , et feroient que
le peuple profiteroit pour son édification de tout
ce qu'il voit dans l'église; au lieu qu'avec
l'instruction superficielle qu'on lui donne , il
ne comprend presque rien de tout ce qu'il voit,
et il n'a même qu'une idée très-confuse de ce
qu'il entend dire au prédicateur. C'est princi-
palement à cause de cette suite d'instructions
que je voudrois que des gens fixes , comme les
pasteurs, prêchassent dans chaque paroisse. J'ai
souvent remarqué qu'il n'y a ni art ni scieuce
dans le monde que les maîtres n'enseignent de
suite par principes et avec méthode : il n'y a
que la religion qu'on n'enseigne point de cette
manière aux fidèles. On leur donne dans l'en-
fance un petit catéchisme sec , et qu'ils appren-
nent par cœur sans en comprendre le sens;
après quoi ils n'ont plus pour instruction que
des sermons vagues et détachés. Je voudrois ,
comme vous le disiez tantôt , qu'on enseignât
aux Chrétiens les premiers élémens de leur re-
ligion, et qu'on les menât avec ordre jusqu'aux
plus hauts mystères.
A. C'est ce que l'on faisoit autrefois. On
commençoit par les catéchèses , après quoi les
pasteurs enseignoient de suite l'Evangile par
des homélies. Cela faisoit des Chrétiens très-
instruits de toute la parole de Dieu. Vous con-
noissez le livre de saint AugusUn de Cateclii-
zandis rudibus. Vous connoissez aussi le Péda-
gogue de saint Clément , qui est un ouvrage
fait pour faire connoître aux Païens qui se con-
vertissoient , les mœurs de la philosophie chré-
tienne. C'étoient les plus grands hommes qui
étoient employés à ces instructions : aussi pro-
duisoieut-elles des fruits merveilleux, et qui
nous paroissent maintenant presque incroyables.
C. Enfin , je voudrois que le prédicateur,
quel qu'il fût, fît ses sermons de manière qu'ils
ne lui fussent point fort pénibles, et qu'ainsi il
pijt prêcher souvent. Il faudroit que tous ses
sermons fussent courts, et qu'il put, sans s'in-
commoder et sans lasser le peuple, prêcher tous
les dimanches après l'Evangile. Apparemment
ces anciens évêques, qui étoient fort âgés et
chargés de tant de travaux , ne faisoient pas
autant de cérémonie que nos prédicateurs pour
parler au peuple au milieu de la messe qu'ils
disoient eux-mêmes solennellement tous les
dimanches. Maintenant, afin qu'un prédicateur
ait bien fait, il faut qu'en sortant de chaire il
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
GOl
soit tout encan, liors d'haleine, et incapable
d'agir le reste du jour. La chasuble, qui n'étoit
point alors échancrée à l'endroit des épaules
comme à présent, et qui peudoit en rond égale-
ment de tous les côtés, les empèchoit appareai-
nieut de remuer autant les bras que nos prédi-
cateurs les remuent. Ainsi leurs sermons étoient
courts, et leur action grave et modérée. Hé
bien ! monsieur, tout cela n'est-il pas selon vos
principes? N'est-ce pas là l'idée que vous nous
donnez des sermons ?
.1. Ce n'est pas la mienne , c'est celle de
l'antiquité. Plus j'entre dans le détail, plus je
trouve que cette ancienne forme des sermons
étoit la plus parfaite. C'étoient de grands hom-
mes, des hommes non-seulement fort saints,
mais très-éclairés sur le fond de la religion et
sur la manière de persuader les hommes, qui
s'étoient appliqués à régler toutes ces circons-
tances : il y a une sagssse merveilleuse cachée
sous cet air de simplicité. Il ne faut pas s'ima-
giner qu'on ait pu dans la suite trouver rien de
meilleur. Vous avez, monsieur, expliqué tout
cela parfaitement bien, et vous ne m'avez laissé
rien à dire ; vous développez bien mieux ma
pensée que moi-même.
B. Vous élevez bien haut l'éloquence et
les sermons des Pères.
.1. Je ne crois pas en dire trop.
B. Je suis surpris de voir qu'après avoir été
si rigoureux contre les orateurs profanes qui
ont mêlé des jeux d'esprit dans leurs discours,
vous soyez si indulgent pour les Pères, qui sont
pleins de jeux de mots, d'antithèses et de pointes
fort contraires à toutes vos règles. De grâce ,
accordez-vous avec vous-même , développez-
nous tout cela : par exemple, que pensez- vous
du style de TertuUien ?
A. il y a des choses très-estimables dans cet
auteur; la grandeur de ses sentimens est sou-
vent admirable : d'ailleurs il faut le lire pour
certains principes sur la ti'adition, pour les faits
d'histoire, et pour la discipline de son temps.
Mais pour son style, je n'ai garde de le défen-
dre : il a beaucoup de pensées fausses et obs-
cures, beaucoup de métaphores dures et entor-
tillées. Ce qui est mauvais en lui est ce que la
plupart des lecteurs y cherchent le plus. Beau-
coup de prédicateurs se gâtent par cette lecture ;
l'envie de dire quelque chose de singulier les
jette dans cette étude. La diction de TertuUien,
qui est extraordinaire et pleine de faste , les
éblouit. Il faudroit donc bien se garder d'imiter
ses pensées et son style ; mais on devroit tirer de
ses ouvrages ses grands sentimens et la connois-
sance de l'antiquité.
B. Mais saint Cyprien. qu'eu dites-vous?
n'est-il pas aussi bien entlé?
A. Il l'est sans doute : on ne pouvoit guère
être autrement dans son siècle et dans son pays.
Mais quoique son style et sa diction sentent
lenilure de son temps et la dureté africaine, il
a pourtant beaucoup de force et d'éloquence :
on voit partout une grande âme, une âme élo-
quente, qui exprime ses sentimens d'une ma-
nière noble et touchante : on y trouve en quel-
ques endroits des ornemens affectés, par exem-
ple dans l'Epître à Douât, que saint Augustin
cite ' néanmoins comme une épître pleine d'élo-
quence. Ce Père dit que Dieu a permis que ces
traits d'une éloquence affectée aient écliappé à
saint Cyprien, pour apprendre à la postérité
combien l'exactitude chrétienne a chcàtié dans
tout le reste de ses ouvrages ce qu'il y avoit
d'ornemens superflus dans le style de cet ora-
teur, et (Qu'elle l'a réduit dans les bornes d'une
éloquence plus grave et plus modeste. C'est,
continue saint Augustin , ce dernier caractère
marqué dans toutes les lettres suivantes de
saint Cyprien, qu'on peut aimer avec sûreté,
et chercher suivant les règles de la plus sévère
religion , mais auquel on ne peut parvenir
qu'avec beaucoup de peine. Dans le fond, l'E-
pitre de saint Cyprien à Douât , quoique trop
ornée, au jugement même de saint Augustin,
mérite d'être appelée éloquente : car encore
qu'on y trouve, comme il dit, un peu trop de
fleurs semées , on voit bien néanmoins que le
gros de l'épître est très-sérieux , très-vif, et
très-propre à donner une haute idée du chris-
tianisme à un païen qu'on veul convertir. Dans
les eudroitsoù saint Cyprien s'anime fortement,
il laisse là tous les jeux d'esprit ; il prend un
tour véhément et sublime.
B. Mais saint Augustin dont vous parlez,
n'est-ce pas l'écrivain du monde le plus accou-
tumé à se jouer des paroles ? Le déi'endez-vous
aussi ?
A. Non, je ne le défendrai point là-dessus.
C'est le défaut de son temps, auquel son esprit
vif et subtil lui donnoit une pente naturelle.
Cela montre que saint Augustin n'a j)as été un
orateur parfait ; mais cela n'empêche pas
qu'avec ce défaut il n'ait eu un grand talent
pour la persuasion. C'est un houjme qui rai-
sonne avec une force singulière, qui est plein
d'idées nobles, qui connoit le fond du cœur de
1 De Doct. christ, lib. iv, n. 31 : \k 7e.
602
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
l'homme, qui est poli et attentif à garder flans
tous ses discours la plus étroite bienséance, qui
s'exprime enfin presque toujours d'une manière
tendre, affectueuse et insinuante; Un tel homme
ne mérite-t-il pas qu'on lui pardonne le défaut
que nous reconnoissons en lui ?
C. 11 est vrai que je n'ai jamais trouvé qu'en
lui seul une chose que je vais vous dire ; c'est
qu'il est touchant , lors même qu'il fait des
pointes. Rien n'en est plus rempli que ses Con-
fessions et ses Soliloques. Il faut avouer qu'ils
sont tendres et propres à attendrir le lecteur.
A. C'est qu'il corrige le jeu d'esprit, autant
qu'il est possible, par la naïveté de ses niouve-
mens et de ses alfections. Tous ses ouvrages
portent le caractère de l'amour de Dieu ; non-
seulement il le sentoit, mais il savoit nierveil-
leusement exprimer au dehors les sentimens
qu'il en avoit. Voilà la tendresse qui fait une
partie de l'éloquence. D'ailleurs nous voyons
que saint Augustin connoissoit bien le fond des
véritables règles. Il dit qu'un discours , pour
être persuasif , doit être simple , naturel, que
l'art y doit être caché, et qu'un discours qui
paroit trop beau met l'auditeur en défiance. Il
y applique ces paroles que vous connoissez :
Qui sophisticè loquitur odihilia est '. Il traite
aussi avec beaucoup de science l'arrangement
des choses, le mélange des divers styles, les
moyens de faire toujours croître le discours, la
nécessité d'être simple et familier, même pour
les tons de la voix, et pour l'action en certains
endroits, quoique tout ce qu'on dit soit grand
quand on prêche la religion ; enfin la manière
de surprendre et de toucher. Voilà les idées de
saint Augustin sur l'éloquence. Mais voulez-
vous voH" combien dans la pratique il avoit l'art
d'entrer dans les esprits, et combien il cberchoit
à émouvoir les passions, selon le vrai but de la
rhétorique? lisez ce qu'il rapporte lui-même ^
d'un discours qu'il fit au peuple à Césarée de
Mauritanie pour faire abolir une coutume bar-
bare. Il s'agissoit d'une coutume ancienne qu'on
avoit poussée jusqu'à une cruauté monstrueuse,
c'est tout dire. Il s'agissoit d'ôter au peuple
un spectacle dont il étoit charmé ; jugez vous-
même de la difficulté de cette entreprise. Saint
Augustin dit qu'après avoir parlé quelque temps,
ses auditeurs s'écrièrent et lui applaudirent :
mais il jugea que son discours ne persuaderoit
point, tandis qu'on s'amuseroit à lui doiuier des
louanges. 11 ne conta donc pour rien le plaisir
1 Vc Diirt. dirisl. lil). ii, u. 48 : p. 38. — - Ihid. lib.
IV, 11. 53 : 1'. «7.
et l'admiration de l'auditeur, et il ne commença
à espérer que quand il vit couler des larmes.
En effet , ajoute-t-il , le peuple renonça à ce
spectacle, et il y a huit ans qu'il n'a point été |
renouvelé. N'est-ce pas là un vrai orateur?
Avons-nous des prédicateurs qui soient en état
d'en faire autant? Saint Jérôme a encore ses
défauts pour le style ; mais ses expressions sont
mâles et grandes. Il n'est pas régulier ; mais il
est bien plus éloquent que la plupart des gens
qui se piquent de l'être. Ce seroit juger en petit
grammairien, que de n'examiner les Pères que
par la langue et le style. (Vous savez bien qu'il
ne faut pas confondre l'éloquence avec l'élé-
ganceet la pureté de la diction.) Saint Ambroise
suit aussi quelquefois la mode de son temps ;
il donne à son discours les ornemens qu'on
estintoit alors. Peut-être même que ces grands
hommes, qui avoient des vues plus hautes que
les règles communes de l'éloquence, se confor-
moient au goût du temps pour faire écouter
avec plaisir la parole de Dieu, et poiu* insinuer
les vérités de la religion. Mais après tout , ne
voyons-nous pas saint Ambroise , nonobstant
quelques jeux de mots, écrire à Théodose avec
une force et une persuasion inimitables? Quelle
tendresse n'exprime-t-il pas quand il parle de
la mort de son frère Satye ! Nous avons même,
dans le Bréviaire Romain, un discours de lui
sur la tête de saint Jean *, qu'Hérode respecte
et craint encore après sa mort : prenez-y garde,
vous en trouverez la fin sublime. Saint Léon
est enflé, mais il est grand. Saint Grégoire pape
étoit encore dans un siècle pire ; il a pourtant
écrit plusieurs choses avec beaucoup de force
et de dignité. Il faut savoir distinguer ce que le
malheur du temps a mis dans ces grands hom-
mes, comme dans tous les autres écrivains de
leurs siècles, d'avec ce que leur génie et leurs
sentimens leur fournissoient pour persuader
leurs auditeurs.
C. Mais quoi ! tout étoit donc gâté, selon
vous, pour l'éloquence , dans ces siècles si heu-
reux pour la religion?
A. Sans doute : peu de temps après l'empire
d'Auguste l'éloquence et la langue latine même
n'avoienl fait que se corrompre. Les Pères ne
sont venus qu'après ce déclin : ainsi il ne faut
pas les prendre pour des modèles sûrs en tout;
il faut même avouer que la plupart des sermons
que nous avons d'eux sont leurs moins forts
ouvrages. Quand je vous montrois tantôt , par
le témoignage des Pères , que l'Écriture est
1 De Firyinib. lib. m , cap. vi : 1. n , p. 181 et 182.
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
603
éloquente , je songedis en moi-même que c'é-
toient dos témoins dont l'éloquence est bien
inférieure à celle que vous n'avez crue que sur
leur parole. Il y a des gens d'un goût si dé-
pravé, qu'ils ne sentiront pas les beautés d'Isaïe,
et qu'ils admireront saint Pierre Chrysologue ,
en qui , nonobstant le beau nom qu'on lui a
donné , il ne faut cliercber que le fond de la
piété évangélique sous une infinité de mauvaises
pointes. Dans l'Orient, la bonne manière de
parler et d'écrire se soutint davantage : la
langue grecque s'y conserva presque dans sa
pureté. Saint Cln-ysostôme la parloit fort bien.
Son style , comme vous savez , est diffus : mais
il ne cberche point de faux ornemens , tout tend
à la persuasion ; il place chaque chose avec
dessein, il connoit bien l'Écriture sainte et les
mœurs des hommes , il entre dans les cœurs ,
il rend les choses sensibles , il a des pensées
hautes et solides , et il n'est pas sans mouve-
mens : dans son tout . on peut dire que c'est
un grand orateur. Saint Grégoire de Nazianze
est plus concis et plus poétique, mais un peu
moins appliqué à la persuasion. Il a néanmoins
des endroits fort touchans ; par exemple , son
adieu à Constantinople , et l'éloge funèbre de
saint Basile. Celui-ci est grave, sentencieux,
austère même dans la diction. Il avoit profon-
dément médité tout le détail de l'Évangile; il
connoissoit à fond les maladies de l'homme, et
c'est un grand maître pour le régime des âmes.
On ne peut rien voir de plus éloquent que son
Épître à une Vierge qui étoit tombée ; à mon
sens, c'est un chef-d'œuvre. Si on n'a un goût
formé sur tout cela, on court risque de prendre
dans les Pères ce qu'il y a de moins bon , et de
ramasser leurs défauts dans les sermons que
l'on compose.
C. Mais combien a duré cette fausse élo-
quence que vous dites qui succéda à la bonne?
A. Jusqu'à nous.
C. Quoi! jusqu'à nous?
A. Oui , jusqu'à nous : et nous n'en sommes
pas encore autant sortis que nous le croyons ;
vous en comprendrez bientôt la raison. Les Bar-
bares qui inondèrent l'empire Romain mirent
partout l'ignorance et le mauvais goût. Nous
venons d'eux ; et quoique les lettres aient com-
mencé à se rétablir dans le quinzième siècle ,
cette résurrection a été lente. On a eu de la
peine à revenir à la bonne voie; et il y a encore
bien des gens fort éloignés de la connoître. Il
ne faut pas laisser de respecter non-seulement
les Pères , mais encore les auteurs pieux qui ont
écrit dans ce long intervalle : on y apprend la
tradition de leur temps, et on y trouve plusieurs
autres instructions très-utiles. Je suis tout hon-
teux de décider ici ; mais souvenez-vous , mes-
sieurs , que vous l'avez voulu , et que je suis
tout prêt à me dédire , si on me fait apercevoir
que je me suis trompé. Il est temps de finir
cette conversation.
C. Nous ne vous mettons point en liberté
que vous n'ayez dit votre sentiment sur la ma-
nière de choisir un texte.
A. Vous comprenez bien que les textes
viennent de ce que les pasteurs ne parloient
jamais autrefois au peuple de leur propre fonds;
ils ne faisoient qu'expliquer les paroles du texte
de l'Écriture. Insensiblement on a pris la cou-
tume de ne plus suivre toutes les paroles de
l'Évangile : on n'en explique plus qu'un seul
endroit , qu'on nomme le texte du sermon. Si
donc on ne fait pas une explication exacte de
toutes les parties de l'Évangile, il faut au moins
en choisir les paroles qui contiennent les vérités
les plus- importantes et les plus proportionnées
au besoin du peuple. Il faut les bien expliquer;
et d'ordinaire, pour bien faire entendre la force
d'une parole , il faut en expliquer beaucoup
d'autres qui la précèdent et qui la suivent ; il
n'y faut chercher rien de subtil. Qu'un homme
a mauvaise grâce de vouloir faire l'inventif et
l'ingénieux, lorsqu'il devroil parler avec toute
la gravité et l'autorité du Saint-Esprit, dont il
emprunte les paroles!
C . Je vous avoue que les textes forcés m'ont
toujours déplu. N'avez-vous pas remarqué qu'un
prédicateur tire d'un texte tous les sermons
qu'il lui plaît? Il détourne insensiblement la
matière pour ajuster son texte avec le sermon
qu'il a besoin de débiter , cela se fait surtout
dans les Carêmes. Je ne puis l'approuver.
B. Vous ne iinirez pas, s'il vous plaît , sans
m'avoir encore expliqué une chose qui me fait
de la peine. Après cela je vous laisse aller.
A. Hé bien ! voyons si je pourrai vous con-
tenter : j'en ai grande envie , car je souhaite
fort que vous employiez votre talent à faire des
sermons simples et persuasifs.
B. Vous voulez qu'un prédicateur explique
de suite et littéralement l'Écriture sainte.
A. Oui, cela seroit admirable.
B. Mais d'où vient donc que les Pères ont
fait autrement? Ils sont toujours, ce me semble,
dans les sens spirituels. Voyez saint Augustin ,
saint Grégoire , saint Bernard : ils trouvent des
mystères sur tout, ils n'expliquent guère la
lettre.
A. Les Juifs du temps de Jésus-Christ étoient
604
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
devenus fertiles en sens mystérieux et allégo-
riques. Il paroît que les Thérapeutes , qui de-
nieuroient principalement à Alexandrie, et que
Philon dépeint comme des Juifs philosophes,
mais qu'Eusèbe prétend être les premiers Chré-
tiens , étoieut tout adonnés à ces explications de
l'Ecriture. C'est dans la même \ille d'Alexan-
drie que les allégories ont commencé à avoir
quelque éclat parmi les Chrétiens. Le premier
des Pères qui s'est écarté de la lettre a été Ori-
gène : vous savez le bruit qu'il a fait dans
l'Église. La piété inspire d'abord ces interpré-
tations; elles ont quelque chose d'ingénieux,
d'agréable et édifiant. La plupart des Pères ,
suivant le goût des peuples de ce temps, et
apparemment le leur propre , s'en sont beau-
coup servis ; mais ils recouroient toujours fidè-
lement au sens liltéral , et au prophétique , qui
est littéral en sa manière , dans toules les choses
où il s'agissoit de montrer les fondemens de la
doctrine. Quand les peuples étoient parfaite-
ment instruits de ce que la lettre leur devoit
apprendre , les Pères leur donnoient ces inter-
prétations spirituelles pour les édifier et les
consoler. Ces explications étoient fort an goût
surtout des Orientaux , chez qui elles ont com-
mencé ; car ils sont naturellement passionnés
pour le langage mystérieux et allégorique.
Cette variété de sens leur ûiisoit un plaisir sen-
sible , à cause des fréquens sermons et des lec-
tures presque continuelles de l'Écriture qui
étoient en usage dans l'Église. Mais parmi nous,
où les peuples sont infiniment moins instruits ,
il faut courir au plus pressé , et commencer
par le littéral , sans manquer de respect pour
les sens pieux qui ont été donnés par les Pères :
il faut avoir du [ ain avant que de chercher des
ragoûts. Sur l'explication de l'Écriture on ne
peut mieux faire que d'imiter la solidité de
saint Chrysostôme. La plupart des gens de notre
temps ne cherchent point les sens allégoriques,
parce qu'ils ont déjà assez expliqué tout le lit-
téral ; mais ils abandonnent le littéral parce
qu'ils n'en conçoivent pas la grandeur, et qu'ils
le trouvent sec et stérile par rapport à leur ma-
nière de prêcher. On trouve toutes les vérités
et tout le détail des mœurs dans la lettre de
l'Écriture sainte; et on l'y trouve, non-seule-
ment avec une autorité et une beauté merveil-
leuse, mais encore avec une abondance inépui-
sable : en s'y attachant, un prédicateur auroit
toujours sans peine un grand nombre de choses
nouvelles et grandes à dire. C'est un mal déplo-
rable de voir combien ce trésor est négligé par
ceux mêmes qui l'ont tous les jours entre les
mains. Si on s'atfachoit à cette méthode an-
cienne de faire des homélies, il y auroit deux
sortes de prédicateurs. Les uns, n'ayant ni la
vivacité ni le génie poétique , expliqueroient
simplement l'Écriture sans en prendre le tour
noble et vif : pourvu qu'ils le fissent d'une ma-
nière solide et exemplaire , ils ne laisseroient
pas d'être d'excellens prédicateurs; ils auroient
ce que demande saint Ambroise, une diction
pure, simple, claire, pleine de poids et de
gravité , sans y affecter l'élégance , ni mépriser
la douceur et l'agrément. Les autres , ayant le
génie poétique , expliqueroient l'Écriture avec
le style et les figures de l'Écriture même , et
ils seroient par là des prédicateurs achevés. Les
uns instruiroient d'une manière forte et véné-
rable ; les autres ajouteroient à la force de l'in-
struction la sublimité, l'enthousiasme et la véhé-
mence de l'Écriture , en sorte qu'elle seroit ,
pour ainsi dire , toute entière et vivante en eux
autant qu'elle peut l'être dans des hommes
qui ne sont point miraculeusement inspirés d'en
haut.
B. Ha! monsieur, j'oubliois un article im-
portant : attendez , je vous prie ; je ne vous
demande plus qu'un mot.
A. Faut-il censurer encore quelqu'un?
B. Oui , les panégyristes. Ne croyez-vous
pas que, quand on fait l'éloge d'un saint, il
faut peindre son caractère , et réduire toutes ses
actions et toutes ses vertus à un point?
A. Cela sert à montrer l'invention et la sub-
tilité de l'orateur.
B. Je vous entends ; vous ne goûtez pas cette
méthode.
A. Elle me paroît fausse pour la plupart des
sujets. C'est forcer les matières ;, que de les
vouloir toutes réduire à un seul point. Il y a un
grand nombre d'actions dans la vie d'un homme
qui viennent de divers principes , et qui mar-
quent des qualités très-diflérentes. C'est une
subtilité scolastique, et qui marque un orateur
très-éloigné de bien connoître la nature , que de
vouloir rapporter tout à une seule cause. Le
vrai moyen de faire un portrait bien ressem-
blant est de peindre un homme tout entier; il
faut le mettre devant les yeux des auditeurs,
parlant et agissant. En décrivant le cours de sa
vie, il faut appuyer principalement sur les
endroits où son naturel et sa grâce paroissent
davantage ; mais il faut un peu laisser remar-
quer ces choses à l'auditeur. Le meilleur moyen
de louer le saint, c'est de raconter ses actions
louables. Voilà ce qui donne du corps et de la
force à un éloge ; voilà ce qui instruit; voilà ce
DIALOGUES SUR L'ÉLOQUENCE.
60"
qui touche. Souvent les auditeurs s'en retour-
nent sans savoir la vie du saint dont ils ont en-
tendu parler une heure : tout au plus ils ont
entendu beaucoup de pensées sur un petit nom-
bre de laits détachés et marqués sans suite. Il
l'audroit au contraire peindre le saint au natu-
rel , le montrer tel qu'il a été dans tous les âges,
dans toutes les conditions et dans les principales
conjonctures où il a passé. Gela n'empècheroit
point qu'on ne remarquât son caractère j on le
teroil même bien mieux remarquer par ses ac-
tions et par ses paroles , que par des pensées et
des desseins d'imagination.
B. Vous voudriez donc faire l'iiistoire de la
vie du saint, et non pas son panégyrique.
A. Pardonnez-moi, je ne ferois point une
narration simple. Je me contenterois de faire un
tissu des faits principaux : mais je vondrois que
ce fût un récit concis , pressé, vif, plein de
mouvemens; je voudrois (jue chaque mot don-
nât une haute idée des saints , et fût une ins-
truction pour l'auditeur. A cela j'ajouterois
toutes les réflexions morales que je croirois les
plus convenables. Ne croyez-vous pas qu'un
discours fiiit de cette manière auroit une noble
et aimable simplicité? Ne croyez-vous pas que
les vies des saints en seroient mieux connues ,
et les peuples plus édifiés? Ne croyez-vous pas
même . selon les règles de l'éloquence que nous
avons posées, qu'un tel discours seroit plus élo-
quent que tous ces panégyriques guindés qu'on
voit d'ordinaire?
/y. Je vois bien maintenant que ces sermons-
là ne seroient ni nsoins instructifs , ni moins
touchans , ni moins agréables que les autres. Je
suis content , monsieur, en voilà assez; il est
juste que vous alliez vous délasser. Pour moi ,
j'espère que votre peine ne sera pas inutile; car
je suis résolu de quitter tous les recueils mo-
dernes et tons \espensieri italiens. Je veux étu-
dier fort sérieusement toute la suite et tous les
principes de la religion dans ses sources.
C. Adieu, monsieur: pour tout remercî-
ment , je vous assure que je vous croirai.
.4. Bonsoir, messieurs : je vous quitte avec
ces paroles de saint Jérôme à Népotien * :
« Quand vous enseignerez dans l'église , n'ex-
» citez point les applaudissemens, mais les gé-
» missemens du peuple. Que les larmes de vos
» auditeurs soient vos louanges. Il faut que les
» discours d'un prêtre soient pleins de l'Ecri-
» ture sainte. Ne soyez pas un déclamateur,
» mais un vrai docteur des mystères de Dieu. »
1 l^p. XXXIV : I. IV, pail, 2, )i. -262.
'«»*'=
•*4tt.tt*ttttt.tStHSft.tiJttt.tttt.ttSMt^ttl-ttJt^t~tt^ttltJ\tlTTJ^t\ttJt.tr^tit*t^t-tttt-tt^tSiJtilHttJtftflrtJtfSJIttttTl'rf-tM^J'
DIVERS OPUSCULES LITTÉRAIRES.
DISCOURS
PRONONCE
PAR M. L'ABBÉ DE FÉNELON ,
POIR SA RIXEPTION A l'aCADÉMIE FUAXÇAISE
A LA PLACE DE M. PELLL>SO\ ,
Le mardi 31 mais 1093.
J'aurois besoin , messieurs , de succéder à
l'éloquence de monsieur Pellisson aussi bien
qu'à sa place , pour vous remercier de l'hon-
neur que vous me faites aujourd'hui , et pour
réparer dans cette compagnie la perte d'un
homme si estimable.
Dès son enfance il apprit d'Homère, en le
traduisant presque tout entier, à mettre dans
les moindres peintures et de la vie et de la
grâce; bientôt il fit sur la jurisprudence un ou-
vrage où l'on ne trouva d'autre défaut que ce-
lui de n'être pas conduit jusqu'à sa fin. Par de
si beaux essais, il sehàtoit, messieurs, d'arri-
ver à ce qui passa pour son chef-d'œuvre ; je
veux dire l'Histoire de l'Académie. Il y montra
son caractère, qui étoit la facilité, l'invention,
l'élégance , l'insinuation , la justesse , le tour
ingénieux. Il osoit heureusement , pour parler
connne Horace. Ses mains faisoicnt naître les
fleurs de tous côtés; tout ce qu'il touchoit étoit
embelli. Des plus viles herbes des champs, il
savoit faire des couronnes pour les héros ; et la
règle si nécessaire aux autres de ne toucher
jamais que ce qu'on peut orner ne sembloit pas
faite pour lui. Son style noble et léger ressem-
bloit à la démarche des divinités fabuleuses ,
qui coulo'ent dans les airs sans poser le pied
sur la terre. Il racontoit ( vous le savez mieux
que moi j messieurs), avec un tel choix des
circonstances , avec une si agréable variété ,
avec un tour si propre et si nouveau jusque
dans les choses les plus communes , avec tant
d'industrie pour enchaîner les fails les uns dans
les autres, avec tant d'art pour transporter le
lecteur dans le temps où les choses s'étoient
passées, qu'on s'imagine y être , et qu'on s'ou-
blie dans le doux tissu de ses narrations.
Tout le monde y a lu avec plaisir la naissance
de l'Académie. Chacun , pendant cette lecture ,
croit être dans la maison de M. Conrart , qui en
fut comme le berceau. Chacun se plaît à re-
marquer la simplicité, l'ordre, la politesse,
l'élégance, qui régnoient dans ses premières
assemblées , et qui attirèrent les regards d'un
puissant ministre ; ensuite les jalousies et les
ombrages qui troublèrent ces beaux commence-
mens ; enfin l'éclat qu'eut cette compagnie par
les ouvrages des premiers académiciens. Vous y
reconnoissez l'illustre Racan, héritier de l'har-
monie de Malherbe : Yaugelas , dont l'oreille
fut si délicate pour la pureté de la langue ; Cor-
neille , grand et hardi dans ses caractères où
est marquée une main de maître ; Voilure ,
toujours accompagné de grâces les plus riantes
et les plus légères. On y trouve le mérite et la
vertu joints à l'érudition et à la délicatesse, la
naissance et les dignités avec le goût exquis des
lettres. Mais je m'engage insensiblement au-
delà de mes bornes : en parlant des morts je
m'approche trop des vivans , dont je blesserois
la modestie par mes louanges.
Pendant cet heureux renouvellement des
lettres , monsieur Pellisson présente un beau
spectacle à la postérité. Armand , cardinal de
Richelieu , changeoit alors la face de l'Europe ,
et , recueillant les débris de nos guerres civiles,
posoit les vrais fonderaens d'une puissance su-
périeure à toutes les autres. Pénétrant dans le
secret de nos ennemis, et impénétrable pour
celui de son maître , il remuoit de son cabinet
les plus profonds ressorts dans les cours étran-
gères pour tenir nos voishis toujours divisés.
DISCOURS DE RÉCEPT[ON A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
00-
Constant dans ses maximes , inviolable dans ses
promesses , il faisoit sentir ce que peuvent la ré-
putation du gouvernement et la conliance des
alliés. Né pour connoître les liomuies et poul-
ies employer selon leurs talens , il les atfachoit
par le cœur à sa personne et à ses desseins pour
l'État. Par ces puissans moyens il portoit cha-
({ue jour des coups mortels à l'impérieuse mai-
son d'Autriche, qui monaçoit de son joug tous
les pays chrétiens. En même temps il faisoit au
dedans du royaume la plus nécessaire de toutes
les conquêtes, domptant l'hérésie tant de fois
rebelle. Enfin , ce qu'il trouva le plus difficile,
il calmoit une cour orageuse , où les grands ,
inquiets et jaloux , étoient en possession de l'in-
dépendance. Aussi le temps , qui elface les
autres noms, fait croître le sien; et à mesure
qu'il s'éloigne de nous , il est mieux dans son
point de vue. Mais, parmi ses pénibles veilles,
il sut se faire un doux loisir pour se délasser
par le charme de l'éloquence et de la ])oésie.
Il reçut dans son sein l'Académie naissante : un
magistrat éclairé et amateur des lettres en prit
après lui la protection : Louis y a ajouté l'éclat
qu'il répand sur tout ce qu'il favorise de ses
regards ; à l'ombre de son grand nom , on ne
cesse point ici de rechercher la pureté et la dé-
licatesse de notre langue.
Depuis que des hommes savans et judicieux
ont remonté aux véritables règles , on n'abuse
plus , comme on le faisoit autrefois , de l'esprit
et de la parole ; on a pris un genre d'écrire
plus simple , plus naturel , plus court , plus
nerveux , plus précis. On ne s'attache plus aux
paroles que pour exprimer toute la force des
pensées ; et on n'admet que les pensées vraies ,
solides , concluantes pour le sujet où l'on se
renferme. L'érudition , autrefois si fastueuse ,
ne se montre plus que pour le besoin ; l'esprit
même se cache , parce que toute la perfection
de l'arl consiste à imiter si naïvement la simple
nature , qu'on la prenne pour elle. Ainsi on ne
donne plus le nom d'esprit à une imagination
éblouissante: on le réserve pour un génie réglé
et correct qui tourne tout en sentimeot, qui
suit pas à pas la nature toujours simple et gra-
cieuse , qui ramène toutes les pensées aux prin-
cipes de la raison , et qui ne trouve beau que
ce qui est véritable. On a senti même en nos
jours que le style fleuri , quelque doux et quel-
que agréable qu'il soit , ne peut jamais s'élever
au-dessus du genre médiocre , et que le vrai
genre sublime , dédaignant tous les orneraens
« uipruntés , ne se.trouve que dans le simple.
On a enfin compris, messieurs, qu'il faut
écrire comme les Raphaël , les Carraches et
les Poussin ont peint , non pour rechercher de
merveilleux caprices et pour faire admirer
leur imagination en se jouant du pinceau , mais
pour peindre d'après nature. On a reconnu
aussi que les beautés du discours resseml)lent à
celles de l'architecture. Les ouvrages les plus
hardis et les plus façonnés du gothique ne sont
pas les meilleurs. Il ne faut admettre dans un
édifice aucune partie destinée au seul ornement;
mais visant toujours aux belles proportions , on
doit tourner en ornement toutes les parties né-
cessaires à soutenir un édifice.
Ainsi on retranche d'un discours tous les
ornemeus aiTectés qui ne servent ni à démêler
ce qui est obscur , ni à peindre vivement ce
qu'on veut mettre devant les yeux , ni à prou-
ver une vérité par divers tours sensibles, ni à
remuer les passions , qui sont les seuls ressorts
capables d'intéresser et de persuader l'auditeur;
car la passion est l'ame de la parole. Tel a été ,
messieurs , depuis environ soixante ans le pro-
grès des lettres, que monsieur Pellisson auroit
dépeint pour la gloire de notre siècle s'il eût
été libre de continuer son Histoire de l'Aca-
démie.
Un ministre , attentif à attirer à lui tout ce
qui brilloit, l'enleva aux lettres ot le jeta dans
les aifaircs : alors quelle droiture , quelle pro-
bité , quelle reconnoissance constante pour son
bienfaiteur ! Dans un emploi de confiance il ne
songea qu'à faire du bien , qu'à découvrir le
mérite et à le mettre en oeuvre. Pour montrer
toute sa \ertu il ne lui manquoit que d'être
malheureux. Il le fut , messieurs : dans sa pri-
son éclatèrent son innocence et son courage;
la Bastille devint une douce solitude où il faisoit
fleurir les lettres.
Heureuse captivité ! liens salutaires , qui ré-
duisirent eiilin sous le joug de la foi cet esprit
trop indépendant ! 11 chercha pendant ce loisir,
dans les sources de la tradition , de quoi com-
battre la vérité, mais la vérité le vainquit, et
se montra à lui avec tous ses charmes. Il sortit
de sa prison honoré de l'estime et des bontés
du Roi : mais , ce qui est bien plus grand, il
en sortit étant déjà dans son cœur humble en-
fant de l'Église. La sincérité et le désintéresse-
ment de sa conversion lui en firent retarder la
cérémonie , de [)eur qu'elle ne fût récompensée
])ar une place que ses lalcns pouvoient lui atti-
rer, et qu'un autre moins vertueux que lui au-
roit recherchée.
Depuis ce moment il ne cessa de parler,
d'écrire , d'agir , de répandre les grâces du
608
DISCOURS DE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
prince , pour ramoner ses frères errans. Heu-
reux fruit des plus funestes erreurs î II faut
avoir senti , par sa propre expérience , tout ce
qu'il en coûte dans ce passage des ténèbres à la
lumière , pour avoir la vivacité , la patience , la
tendresse , la délicatesse de charité, qui éclatent
dans ses écrits de controverse.
Nous l'avons vu , malgré sa défaillance, se
traîner encore au pied des autelsjusqu'à la veille
de sa mort , pour célébrer , disoit-il , sa fête
et l'anniversaire de sa conversion. Hélas! nous
l'avons vu , séduit par son zèle et par son cou-
rage , nous promettre , d'une voix mourante ,
qu'il acbèveroit son grand ouvrage sur l'Eucha-
ristie. Oui, je l'ai vu les larmes aux yeux, j(^
l'ai entendu; il m'a dit tout ce qu'un Catho-
lique nourri depuis tant d'années des paroles
de la foi peut dire pour se préparer à recevoir
les sacremens avec ferveur. La mort , il est
vrai, le surprit, venant sous l'apparence du
sommeil : mais elle le trouva dans la prépara-
tion des vrais fidèles.
Au reste, messieurs, ses travaux pour la ma-
gistrature et pour les affaires de religion que le
Roi lui avoit confiées ne l'empéchoient pas de
s'appliquer aux belles-lettres, pour lesquelles il
étoit né. Sa plume fut d'abord choisie pour
écrire le règne présent. Avec quelle joie ver-
rons-nous, messieurs, dans cette histoire , un
prince qui, dès sa plus grande jeunesse, achève,
par sa fermeté, ce que le grand Henri son aïeul
osa à peine commencer. Louis étouffe la rage
du duel altéré du plus noble sang des Français ;
il relève son autorité abattue, règle ses finances,
discipline ses troupes. Tandis que d'une main il
fait tomber à ses pieds les murs de tant de villes
fortes aux yeux de tous ses ennemis consternés,
de l'autre il fait fleurir , par ses bienfaits, les
sciences et les beaux arts dans le sein tranquille
de la France.
Mais que vois-je , messieurs ? une nouvelle
conjuration de cent peuples qui frémissent au-
tour de nous pour assiéger, disent-ils, ce grand
royaume comme une seule place. C'est l'héré-
sie , presque déracinée parle zèle de Louis, qui
se ranime et qui rassemble tant de puissances.
Un prince ambitieux ose, dans son usurpation,
prendre le nom de libérateur : il réunit les Pro-
teslans et il divise les Catholiques.
Louis seul , pendant cinq années, remporte
des victoires et fait des conquêtes do tous côtés
sur cette ligue qui se vantoit de l'accabler sans
peine et de ravager nos provinces ; Louis seul
soutient, a^ec toutes les marques les plus natu-
relles d'un cœur noble et tendre , la majesté de
tous les rois en la personne d'un roi indigne-
ment renversé du trône. Oui racontera ces mer-
veilles, messieurs ?
Mais qui osera dépeindre Louis dans cette
dernière campagne , encore plus grand par sa
patience que par sa conquête ? Il choisit la plus
inaccessible place des Pays-Bas : il trouve un
rocher escarpé, deux profondes rivières qui l'en-
vironnent , plusieurs places fortifiées dans une
seule , au dedans une armée entière pour gar-
nison ; au dehors la face de la terre couverte de
troupes innombrables d'Allemands, d'Anglais,
de Hollandais, d'Espagnols, sous un chef accou-
tumé à risquer tout dans les batailles. La saison
se dérègle, on voit une espèce de déluge au mi-
lieu de l'été, toute la nature semble s'opposer
à Louis. En même temps il apprend qu'une
partie de sa flotte, invincible par son courage ,
mais accablée parle nombre des ennemis, a été
brûlée , et il supporte l'adversité comme si elle
lui étoit ordinaire. Il paroit doux et tranquille
dans les difticultés, plein de ressources dans les
accidens imprévus; humain envers les assiégés
jusqu'à prolonger un siège si périlleux pour
épargner une ville qui lui résiste et qu'il peut
foudroyer. Ce n'est ni en la multitude de ses
soldats aguerris, ni en la noble ardeur de ses
ofliciers, ni en son propre courage, ressource
de toute l'armée , ni en ses victoires passées ,
qu'il met sa confiance ; il la place encore plus
haut, dans un asile inaccessible, qui est le sein
de Dieu même. Il revient enfin victorieux , les
yeux baissés sous la puissante main du Très-
Haut, qui donne et qui ôte la victoire comme il
lui niait ; et, ce qui est plus beau que tous les
triomphes, il défend qu'on le loue.
Dans cette grandeur simple et modeste , qui
est au-dessus , non-seulement des louanges ,
mais encore des événemens , puisse-t-il , mes-
sieurs, puisse-t-il ne se coniier jamais qu'en la
vertu, n'écouter que la vérité, ne vouloir que
la justice, être connu de ses ennemis ( ce sou-
hait comprend tout pour la félicité de l'Eu-
rope ) ; devenir l'arbitre des nations après avoir
guéri leur jalousie, faire sentir toute sa bonté à
son peuple dans une paix profonde, être long-
temps les délices du genre humain , et ne ré-
gner sur les hommes que pour faire régner Dieu
au-dessus de lui !
Voilà, messieurs, ce que monsieur Pellisson
auroit éternisé dans son Histoire ; l'Académie a
fourni d'autres hommes dont la voix est assez
forte pour le faire entendre aux siècles les plus
reéculés. Mais une matière si vaste vous invite
tous à écrire : travaillez donc tous à l'envi ,
RÉPONSE AU DISCOURS DE FÉNÉLON.
609
messieurs , pour célébrer un si lieau règne. Je
ne saurois mieux lémoifjner mon zèle à cette
compagnie que par un souliail si digne d'elle.
RÉPONSE
DE M. BERGERET,
DIRECTEUR DE l' ACADEMIE.
Monsieur ,
Le public, qui sait combien l'Académie fran-
çaise a perdu à la mort de monsieur Pellisson ,
n'a pas plus tôt ouï nommer le successeur
qu'elle lui donne, qu'en même temps il la que la mort est venue le surprendre. Heureux
la tète des Œuvres de Sarazin, si connue et si
estimée, a passé pour un chef-d'œuvre en ce
genre-là.
Sa paraphrase sur les Institutes de Juslinien
est écrite d'une pureté et d'une élégance dont
on ne croyoit pas jusqu'alors que celte matière
i'ùt capable.
Il y a, dans les prières qu'il a faites pour dire
pendant la messe , un feu divin et une sainte
onction qui marquent tous les sentimens d'une
véritable piélé.
Ses ouvrages de controverse , éloignés de
toutes sortes d'emportemens , ont une certaine
tendresse qui gagne le cœur de ceux dont il veut
convaincre l'esprit, et la foi y est partout insé-
parable de la charité.
l\ avoit fort avancé uu grand ouvrage pour
défendre la vérité du mystère de l'Eucharistie
contre les faux raisonnemens des hérétiques :
c'est sur un ouvrage si catholique et si saint
louée de la justice de son choix et de savoir si
heureusement réparer ses plus grandes pertes.
Celle-ci n'est pas une perte particulière qui
ne regarde que nous ; toute la république des
lettres y est intéressée, et nous pouvons nous
assurer que tous ceux qui les aiment regrette-
ront notre illustre confrère.
d'avoir expiré le cœur plein de ces pensées et de
ces sentimens !
Le plus grand honneur que l'Académie fran-
çaise lui pouvoit faire après tant de réputation
qu'il s'est acquise, c'étoit , monsieur , de vous
nommer pour être son successeur , et de' faire
connoître au public que pour bien remplir la
Les ouvrages qu'il a faits, en quelque genre place d'un académicien comme lui, elle a jugé
que ce soit, ont toujours eu l'approbation pu- qu'il en falloit un comme vous,
blique , qui n'est point sujette à la ilatterie , et Je sais bien que c'est faire violence à votre
qui ne se donne qu'au mérite. modestie que de parler ici de votre mérite :
Ses poésies, soit galantes, soit morales, soit mais c'est une obligation que l'Académie s'est
héroïques, soit chrétiennes, ont chacune le ca- imposée elle-même de justiiier publiquement
ractère naturel qu'elles doivent avoir, avec un son choix ; et je dois vous dire , en son nom ,
tour et un agrément que lui seul pouvoit leur
donner.
C'est lui aussi qui, pour faire naître dans les
autres et pour y perpétuer, à la gloire de notre
nation, l'esprit et le feu de la poésie qui brilloit
en lui , a toujours donné, depuis vingt ans , le
prix des vers qui a été distribué par l'Académie.
Tout ce qu'il a écrit en prose sur les ma-
tières les plus différentes a été généralement
estimé.
L'Histoire de l'iVcadémie française, par oiiil
a commencé, laisse dans l'esprit de tous ceux
qui la lisent, un désir de voir celle du Roi qu'il
a depuis écrite, et que dès lors on le jugea ca-
pable d'écrire.
Le panégyrique du Roi, qu'il prononça dans
la place où j'ai l'honneur d'être , fut aussitôt
traduit en plusieurs langues, à l'honneur de la
nôtre.
que nulle autre considération que celle de votre
mérite personnel ne l'a obligée à vous donner
son sulfrage.
Elle ne l'a point donné à l'ancienne et illustre
noblesse de votre maison , ni à la dignité et à
l'importance de votre emploi , mais seulement
aux grandes qualités qui vous y ont fait appeler.
<>n sait que vous aviez résolu de vous cacher
toujours au monde, et qu'en cela votre modes-
tie a été trompée par votre charité ; car il est
vrai que vous étant consacré tout entier aux
missions apostoliques, où vous ne pensiez qu'à
suivre les mouvcmeus d'une charité chrétienne,
vous avez fait paroître, sans y penser, une élo-
quence véritable et solide, avec tous les talents
acquis et naturels qui sont nécessaires pour la
former.
Et quoique, ni dans vos discours, ni dans
vos écrits, il n'y eût rien qui ressentît les lettres
La belle et éloquente préface qu'ila mise à profanes, on ne pouvoit jjas douter que vous
FÉNELON. ÏOME VI. 39
OJO
RÉPONSE AU DISCOURS DE FÉNELON.
n'en eussiez une parfaite connoissance, au-
dessus de laquelle vous saviez vous élever par la
liauteur des mystères dont vous parliez pour la
conversion des hérétiques et pour l'édification
des fidèles.
Ce ministère tout apostolique , par lequel
vous vous éloigniez de la Cour , a été princi-
palement ce qui a porté le Roi à vous y appeler,
ayant jugé que vous étiez d'autant plus capable
de bien élever déjeunes princes, que vous aviez
fait voir plus de charité pour le salut des peu-
ples ; et , dans cette pensée , il vous a joint à ce
sage gouverneur dont la solide vertu a mérité
qu'il ait été choisi pour un si grand emploi.
Le public apprit avec joie la part qui vous y
étoit donnée, parce qu'il sait que vous avez
toutes les vertus nécessaires pour faire connoître
aux jeunes princes leuis véritables obligations ,
et pour leur dire , de la manière la plus tou-
chante, que rien ne peut leur être plus glorieux
que d'aimer les jx-uples et d'en être aimés.
L'obligation de vuus acquitter d'une fonction
si importante lit aussitôt briller en vous toutes
ces rares qualités d'esprit dont on n'avoit vu
qu'une partie dans vos exercices de piété : une
vaste étendue de connoissances en tout genre
d'érudition , sans confusion et sans embarras ;
un juste discernement pour en faire l'applica-
tion et l'usage j un agrément et une facilité d'ex-
pression qui vient de la clarté et de la netteté
des idées ; une mémoire dans laquelle , comme
dans une bibliothèque qui vous suit partout ,
vous trouvez à propos les cxeiuples et les faits
historiques dont vous a\ez besoin; une imagi-
nation *de la beauté de celle qui fait les plus
grands hommes dans tous les arts , et dont on
sait , par expérience, que la force et la vivacité
vous rendent les choses aussi présentes qu'elles
le sont à ceux mômes qui les ont devant les
yeux.
Ainsi vous possédez avec avantage tout ce
qu'on pou voit souhaiter, non-seulement pour
former les mœurs des jeunes princes, ce qui
est, sans comparaison, le plus important, mais
encore pour leur polir et leur orner l'esprit ; ce
que vous faites avec d'autant plus de succès,
que, par une douceur qui vous est propre, vous
avez su leur rendre le travail aimable , et leur
faire trouver du plaisir dans l'étude.
L'expérience ne pouvoit être plus heureuse
qu'elle l'a été jusqu'ici, puisque ces jeunes prin-
ces , si dignes de leur naissance, la plus auguste
du monde , sont avancés dans la connoissance
des choses qu'ils doivent savoir, bien au-delà
de ce qu'on pouvoit attendre; et ils font déjà
l'honneur de leur âge , l'espérance de l'Etat et
le désespoir de nos ennemis.
Celui de ces jeunes princes que la Provi-
dence a destiné à monter un jour sur le trône
est un de ces génies supérieurs qui ont un em-
pire naturel sur les autres, et qui, dans l'ordre
même de la raison, semblent être nés pour leur
commander.
On peut dire que la nature lui a prodigué
tous ses dons ; vivacité d'esprit , beauté d'ima-
gination , facilité de mémoire, justesse de dis-
cernement ; et c'est par là qu'il est admiré
chaquejour des courtisans les plus sages, prin-
cij)alement dans les reparties vives et ingénieuses
qu'il fait à toute heure sur les différens sujets
qui se présentent.
Jusqu'où n'ira point un si heureux naturel ,
aidé et soutenu d'une excellente éducation! Il
est déjà si au-dessus de son âge , qu'en ne ju-
geant des choses que par les choses mêmes , on
ne croiroit jamais que les traductions qu'il a
faites fussent les ouvrages d'un jeune prince de
dix ans: tant il y a de bon sens , de justesse et
de style.
Quel sujet d'espérance et de joie pour tous
ceux qui suivent les lettres, de voir ce jeune
prince qui se plaît ainsi à les cultivei' lui-même,
et qui, dans un âge si tendre, semble déjà vou-
loir partager avec César la gloire que ce con-
quérant s'est acquise par ses écrits !
Vous saurez, monsieur , vous servir heureu-
sement d'une si belle inclination pour lui parler
en faveur des lettres, pour lui en faire voir
l'importance et la nécessité dans la politique ,
pour lui dire que c'est en aimant les lettres,
qu'un prince les fait fleurir dans ses Etats,
qu'il y fait naître de grands hommes pour tous
les grands enqdois, et qu'il a toujours l'avan-
tage de vaincre ses ennemis par le discours et
par la raison; ce qui n'est pas moins glorieux ,
et souvent beaucoup plus utile que de les vain-
cre par la force et par la valeur.
Vous lui parlerez aussi quelquefois de l'Aca-
démie française. Vous lui ferez entendre qu'en-
core qu'elle semble n'être occupée que sur
les mots, il faut pour cela qu'elle connoisse
distinctement les choses dont les mots sont les
signes; qu'il n'y a que les esprits naturellement
grossiers qui n'ont aucun soin du langage; que
de tout temps les honnnes se sont distingués les
uns des autres par la parole ;, comme ils sont
tous distingués des animaux par la raison; et
qu'enfin l'établissement de cette compagnie,
dans le dessein de cultiver la langue, a été l'un
des plus grands soins du plus grand ministre
I
RÉPONSE AU DISCOURS DE FÉNELON.
611
que la Fi'ance ait jamais eu, parce qu'il com-
])renoit paiiaitouiciit rouihien les choses dé-
pendent souvent des pai'oles et des expressions,
jusque là même que les clioses les plus saintes
et les plus augustes perdent beaucoup de la
vénération qui leur est due quand elles sont
exprimées dans un mauvais langage.
Ce seroit donc un grand avantage pour noire
siècle, au-dessus de tous ceux qui l'ont pré-
cédé, si l'Académie française, comme il y a
lieu de l'espérer , pouvoit fixer le langage que
nous parlons aujourd'hui et l'empccher de
vieillir.
Ce seroit avoir servi utilement l'Eglise et
l'État, si, avec le secours d'un Dictionnaire
que le public verra dans peu de mois , la langue
n'étoit plus sujette à changer, et si les grandes
actions du Roi, qui, pour être trop grandes,
perdent beaucoup de leur éclat par la faiblesse
de l'expression , n'en perdoient plus rien dans
la suite par le changement du langage.
Il est vrai que, quoi qu'il arrive de notre
langue , la gloire de Louis le Grand ne périra
jamais. Le monde entier en est le dépositaire ;
et hs autres nations ne sauroicnt écrire leur
propre histoire sans parler de ses vertus et de
ses conquêtes.
On ne peut pas douter que sa dernière cam-
pagne ne soit déjà écrite dans chacune des
langues de tant d'armées différentes, qui s'é-
toient jointes pour le combattre, et qui l'ont vu
triompher.
Il n'est pas non plus possible que l'histoire
la plus étrangère et la plus ennemie ne parle
avec éloge , je ne dis pas seulement des grands
avantages que nous avons remportés, je dis
même de la perte que nous avons faite : car si
les vents ont été contraires au projet le plus
sage, le mieux pensé, le plus digne d'un roi
protecteur des rois , et si quelques-uns de nos
vaisseaux ont péri faute de trouver un port ,
ça été après être sortis glorieusement d'un com-
bat où ils dévoient être accablés par le nombre,
et après l'avoir soutenu avec tant de coui'age ,
tant de fermeté, tant de valeur, que la plus in-
signe victoire mériteroit d'être moins louée.
Le prodige de la prise de Naraur peut-il
aussi manquer d'être écrit dans toutes ses admi-
rables circonstances? Déjà long-temps avant
que ce grand événement élonnàt le monde , nos
ennemis , qui le croyoient impossible , avoit dit
tout ce qui se pouvoit dire pour le faire admi-
rer encore davantage après qu'il seroit arrivé.
Ils avoient eux-mêmes publié partout que Na-
niur étoit une place imprenable ; ils souhai-
toienl que la Franco fût assez téméraire pour
eu entreprendre le siège; et quand ils y virent
le Roi en personne , ils crurent que ce sage
prince n'agissoit plus avec la même sagesse. Ils
se réjouirent publiquement d'un si mauvais
conseil, qui ne pouvoit avoir, selon eux, qu'un
malheurex succès pour nous.
C'étoit le raisonnement d'un prince qui passe
pour un des plus grands politiques du monde,
aussi bien que de tous les autres princes qui
commaudoient sous lui l'armée ennemie. Et il
faut leur rendre justice : quand ils raisonnoient
ainsi sur l'impossibilité de prendre Namur,ils
raisonnoient selon les règles. Ils avoient poiu*
eux toutes les apparences , la situation natu-
relle de la place , les nouvelles défenses que
l'art y avoit ajoutées , une forte garnison au
dedans , une puissante armée au dehors, et en-
core des secours extraordinaires qu'ils n'avoient
point espérés : car il sembloit que les saisons
déréglées et les.élémens irrités fussent entrés
dans la ligue; les eaux des pluies avoient changé
les campagnes en marais , et la terre dans la
saison des Heurs n'étoit couverte que de frimas.
Cependant, malgré tant d'obstacles, ce Nannu"
imprenable a été pris sur son rocher inacces-
sible , et à la vue d'une arniéc de cent mille
honnnes.
Peut-on douter après cela que nos ennemis
mêmes ne parlent de cette conquête avec tous
les sentimens d'admiration qu'elle mérite? Et
puisqu'ils ont dit tant de fois qu'il étoit impos-
sible de prendre cette place, il faut bien main-
tenant qu'ils disent pour leur propre honnenr
qu'elle a été prise par une puissance extraor-
dinaire qui tient du prodige , et à laquelle ne
peuvent résister ni les hommes ni les élémens.
Mais de toutes les merveilles de ce fameux
siège, la plus grande est sans doute la constance
héroïque et inconcevable avec laquelle le Roi
en a soutenu et surmonté tous les travaux. Ce
n'étoit pas assez pour lui de passer les jours à
cheval, il veilloit encore une grande partie de
la nuit; et après avoir commandé à ses princi-
paux ofiiciers d'aller prendre du repos, lui
seul recommcnçoit tout de nouveau à travailler.
Roi, ministre d'Etat et général d'armée tout en-
semble , il n'avoit pas un seul moment sans une
affaire de la dernière inq)ortance, ouvrant lui-
même les lettres , faisant les réponses, donnant
tous les ordres , et entrant encore dans tous les
détails de l'exécution.
Quelle ample matière à cette agissante vertu
qui lui est naturelle , avec laquelle il suffit
tellement à tout, (juc jusqu'à présent l'Etat n'a
r.1^2
MÉMOIRE SLR LES OCCUPATIONS DE LACADÉMIE.
rien encore souffert par la perte Jes minisli es !
Ils (lisparoissent et quittent les plus grandes
places sans laisser après eux le moindre vide :
tout se suit, tout se fait comme auparavant ,
parce que c'est toujours Louis le Grand qui gou-
verne.
Il revient enlin, après cette heureuse con-
quête, au milieu de ses peuples 3 il revient faire
cesser les craintes et les alarmes où ils étoient
d'avoir appris qu'il entroit chaque jour si avant
dans les périls , qu'un jeune prince de son sang
avoit été hlessé à ses cotés.
A peine fut-il de retour que les ennemis vou-
lurent profiter de son éloignement : mais ils
connurent bientôt que sou armée, toute pleine
de l'ardeur qu'il lui avoit inspirée , étoit une
armée invincible.
Peut-on avoir une preu\c plus illustre et
plus éclatante que le combat de Steinkerque ?
Le temps, le lieu , favorisoient les ennemis , et
déjà ils nous avoient enlevé quelques pièces de
canon, quand nos soldats, indignés de cette
perte, courant sur eux l'épée à la main , ren-
versèrent toutes les défenses , entrèrent dans
leurs rangs, y portèrent l'épouvante et la mort,
prirent tout ce quils avoient de canon, et rem-
portèrent enthi une victoire d'autant plus glo-
rieuse, que les ennemis avoient cru d'abord l'a-
voir gagnée.
Tous ces merveilleux succès sont marqués
dans l'histoire comme les effets naturels de la
sage conduite du Roi et des héroïques vertus
par lesquelles il se fait aimer de ses sujets, d'un
amour qui, en combattant pour lui, va tou-
jours jusqu'à la fureur : mais lui-même, par
un sentiment de piété et de religion , en a rap-
porté toute la gloire à Dieu; il a voulu que Dieu
seul en ait été loué; et il n'a pas même permis
que, suivant la coutume, les compagnies soient
allées le complimenter sur de si grands événe-
mens. Je dois craindre après cela de m'exposer
à en dire davantage , et j'ajouterai seulement
que plus ce grand prince fuit la louange, plus il
fait voir qu'il en est digue.
MEMOIRE
OCCl PATIOÀS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
Pouu obéir à ce qui est porté dans la délibé-
ration du 23 novembre 1713, je proposerai
ici mon avis sur les travaux qui peuvent être
les plus convenables à l'Académie, par rapport
à son institution et à ce que le public attend
d'un corps si célèbre. Pour le faire avec quel-
que ordre , je diviserai ce que j'ai à dire en deux
parties : la première regardera l'occupation de
l'Académie pendant qu'elle travaille encore au
Dictionnaire j la deuxième, l'occupation qu'elle
peut se donner lorsque le Dictionnaire sera en-
tièrement achevé.
PRE>ui:RE PARTIE.
Occupation de l'Académie pendant ([u'elif travaille encore
au Dictionnaire.
Je suis persuadé qu'il faut continuer le tra-
vail du Dictionnaire, et qu'on ne peut y donner
trop de soin ni trop d'application , jusqu'à ce
qu'il ait reçu toute la perfection dont peut être
susceptible le Dictionnaire d'une langue vi-
vante , c'est-à-dire sujette à de continuels chan-
gemens.
Mais c'est une occupation véritablement di-
gne de l'Académie. Les mauvaises plaisanteries
des ignorans, et sur le temps qu'on y emploie,
et sur les mots que l'on y trouve , n'empêclie-
ront pas que ce ne soit le meilleur et le plus
parfait ouvrage qui ait été fait en ce genre-là jus-
qu'à présent. Je crois que cela ne suffît pas en-
core , et que pour rendre ce grand ouvrage
aussi utile qu'il le peut être, il faut y joindre
un recued très-ample et très-exact de toutes les
remarques que l'on peut faire sur la langue
française, et commencer dès aujourd'hui à y
travailler. Voici les raisons de mon avis.
Le Dictionnaire le plus parfait ne contient ja-
mais que la moitié dune langue ; il ne pré-
sente que les mots et leur signification ; comme
un clavecin bien accordé ne fournit que des
touches, qui expriment, à la vérité, la juste va-
leur de chaque son, mais qui n'enseignent ni
Mi::i\IOIRE SUR LES OCCUPATIONS
L'ACADÉMIE.
613
l'art fie les employer, ni les moyens déjuger
de l'hahilelé de ceux qui les emploient.
Les Français naturels peuvent trouver, dans
l'usage du monde et dans le commerce des hon-
nêtes gens , ce qui leur est nécessaire pour bien
parler leur langue; mais les étrangers ne peu-
vent le trouver que dans des remarques.
C'est ce qu'ils attendent de l'Académie ; et
c'est peut-être la seule chose qui manque à no-
tre langue pour devenir la langue universelle
de toute l'Europe, et, pour ainsi dire^, de tout le
monde. Elle a fourni une inflnité d'cxcellcns
livres en toutes sortes d'arts et de sciences. Les
étrangers de tout pays, de tout Age, de tout
sexe, de toute condition , se font aujourd'hui
un honneur et un mérite de la savoir. C'est à
nous à faire en sorte que ce soit pour eux un
plaisir de l'apprendre.
On le peut aisément par le moyen de ces re-
marques , qui seront également solides dans
leurs décisions, et agréables par la manière dont
elles seront écrites.
Et certainement rien n'est plus propre à re-
doubler dans les étrangers l'amour qu'ils ont
déjà pour notre langue , que la facilité qu'on
gelas qui out été revues par l'Académie, aux
sages décisions de laquelle il se faut tenir. Ceux
qui apporteront leurs ({uestions pom'ront à leur
choix , ou les proposer eux-mêmes , ou les re-
meltre à M. le secrétaire perpétuel , pour être
par lui projiosées ; et elles le seront selon l'ordre
dans lequel chacun sera arrivé h l'assemblée.
Les questions des absens seront remises à
M. le secrétaire perpétuel , et par lui proposées
après toutes les autres et dans l'ordre qu'il ju-
gera à propos.
On emploiera depuis trois heures jusqu'à
quatre au travail du Dictionnaire , et depuis
quatre jusqu'à cinq à examiner les questions :
les décisions seront rédigées au bas de chaque
question , ou par celui qui l'aura proposée s'il
le désire, ou par M. le secrétaire perpétuel, ou
par ceux qu'il voudra prier de le soulager dans
ce travail.
La meilleure manière de trouver aisément
des questions et d'en rendre l'examen double-
ment utile , ce sera de les chercher dans nos
bons livres en faisant attention à toutes les fa-
çons de parler qui le mériteront , ou par leur
élégance, ou par leur irrégularité, ou parla
leur donnera de se la rendre familière, et l'es- difficulté que les étrangers peuvent avoir à les
péranoe qu'ils auront de trouver en un seul
volume la solution de toutes les difficultés qui
les arrêtent dans la lecture de nos bons auteurs.
J'en ai souvent fait l'expérience avec des Es-
pagnols, des Italiens, des Anglais, et des Alle-
mands même : ils étoient ravis de voir qu'avec
un secours médiocre ils parvenoient d'eux-
mêmes à entendre nos poètes français plus fa-
cilement qu'ils n'entendent ceux mêmes qui ont
écrit dans leur propre langue , et qu'ils se
croient cependant obligés d'admirer, quoiqu'ils
entendre ; et en cela je ne propose que l'exécu-
tion du vingt-cinquième article de nos statuts.
Les académiciens qui sont dans les provinces
ne seront point exenqifs de ce travail . et seront
obligés d'envoyer tous les mois ou tous les trois
mois à M. le secrétaire perpétuel autant de
questions qu'il y aura eu de jours d'assemblée.
On tirera de ce travail des avantages très-consi-
dérables : ce sera pour les étrangers un excellent
commentaire sur tous nos bons auteurs, et pour
nous-mêmes un moyen sur de développer le
avouent qu'ils n'en ont qu'une intelligence très- fond de notre langue, qui n'est pas encore par-
imparfaite.
M. Prior, Anglais, dont l'esprit et les lu-
mières sont connus de tout le monde, et qui est
peut-être, de tous les étrangers, celui qui a le
plus étudié notre langue , m'a parlé cent fois de
la nécessité du travail que je propose, et de
l'impatience avec laquelle il est attendu.
Voici , à ce qu'il me semble, les moyens de
l'entreprendre avec succès.
Il faudroit convenir (|ue tous les académiciens
qui sont à Paris seroient obligés d'apporté!' par
faitement connu.
De ces remarques mises en ordre, on pouria
aisément former le plan d'une nouvelle Gram-
maire française; et elle sera peut-être la seule
bonne qu'on ait vue jusqu'à présent.
Elles seront encore très-utiles pour conserver
le mérite du Dictionnaire : car il s'établit tous
les jours des mots nouveaux dans notre langue ;
ceux qui y sont établis perdent leur ancienne
signitication et en acquièrent de nouvelles. Il
est impossible de faire une édition du Diction-
écrit ou d'envoyer chaque jour d'assemblée une naire à chaque changement ; et cependant ces
question sur la langue , telle qu'ils jugeroient à
propos , sans même se mettre en peine de sa-
voir si elle aura déjà été traitée par le P. Bou-
bou rs , par Ménage , ou par d'autres.
On en doit seulenîent excepter celles de Vau-
changemens le rendroient défectueux en peu
d'années , si l'on ne trouve le moyen d'y sup-
pléer par ces remarques, qui seront, pour ainsi
dire , le journal de notre langue et le dépôt
éternel de tous les changemens que fera l'usage.
614
MÉMOIRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Je ne dois point omettre que ce nouveau
genre d'occupation rendra nos asseml)lées plus
vives et plus animées , et par conséquent y at-
tirera un plus grand nombre d'académiciens , à
qui la longue et pesante uniformité de notre
ancien travail ne laisse pas de paroître en-
nuyeuse. Le public même prendra part à nos
exercices , et travaillera , pour ainsi dire , avec
nous ; la cour et la ville nous fornirout des
questions en grand nombre , indépendamment
de celles qui se trouvent dans les livres : donc
l'intérêt que cbacun prendra à la question qu'il
aura proposée produira dans les esprits une
émulation qui est capable de porter notre langue
à un degré de perfection où elle n'est point en-
core arrivée. On en peut juger par le progrès
que la géométrie et la musique ont fait dans ce
royaume depuis trente ans.
11 faudra imprimer régulièrement au com-
mencement de cbaque trimestre le travail de
tout ce qui aura été fait dans le trimestre pré-
cédent : la révision de l'ouvrage et le soin de
l'impression pourront être remis à deux ou trois
commissaires que l'Académie nommera tous les
trois mois pour soulager M. le secrétaire per-
pétuel.
Chacun de ces volumes , dont il faut espérer
que la lecture sera très-agréable et le prix très-
modique , se distribuera aisément , non-seule-
ment par toute la France, mais par toute l'Eu-
rope ; et l'on ne sera pas long-temps sans en
reconnoître l'utilité.
Et pour éviter l'ennui que trop d'uniformité
jette toujours dans les meilleures choses , il sera
à propos de varier le style de ces remarques ,
en les proposant en forme de lettre, de dialogue
ou de question , suivant le goût et le génie de
ceux qui les proposeront.
SECONDE PARTIE.
Occupation de rÂcadéinie après Ique le Dictionnaire
sera aclievé.
Mon avis est que l'Académie entreprenne
d'examiner les ouvrages de tous les bons au-
teurs qui ont écrit en notre langue , et qu'elle
en donne au public une édition accompagnée
de trois sortes de notes :
1° Sur le style et le langage ;
2° Sur les pensées et les sentimens ;
3° Sur le fond et sur les règles de l'art de
ehacun de ces ouvrages.
Nous avons , dans les remarques de l'Aca-
démie sur le Cid , et dans ses observations sur
quelques odes de Malherbe , un modèle très-
parfait de cette sorte de travail ; et l'Académie
ne manque ni de lumières ni du courage né-
cessaire pour l'imiter.
Il ne faut pas toutefois espérer que cela se
fasse avec la même ardeur que dans les pre-
miers temps , ni que plusieurs commissaires
s'assemblent régulièrement, comme ils faisoient
alors , pour examiner un même ouvrage , et
en faire ensuite leur rapport dans l'assemblée
générale : ainsi il faut que chacun des acadé-
miciens , sans en excepter ceux qui sont dans
les provinces , choisisse selon son goût l'auteur
qu'il voudra examiner, et qu'il apporte ou qu'il
envoie ses remarques par écrit aux jours d'as-
semblée.
Le public ne jugera pas indigne de l'Acadé-
mie un travail qui a fait autrefois celui d'Aris-
tofe , de Denys d'Halicarnasse , de Démétrius ,
d'Hermogcne , de Quintilien et de Longin ; et
peut-être que par là nous mériterons un jour
de la postérité la même reconnoissance que nous
conservons aujourd'hui pour ces grands hommes
qui nous ont si utilement instruits sur les beau-
tés et les défauts des plus fameux ouvrages de
leur temps.
D'ailleurs rien ne sauroit être plus utile pour
exécuter le dessein que l'Académie a toujours
eu de donner au public une Rhétorique et une
Poétique. L'article XXVI de nos statuts porte
en termes exprès que ces ouvrages seront com-
posés sur les observations de l'Académie : c'est
donc par ces observations qu'il faut commen-
cer, et c'est ce que je propose.
S'il ne s'agissoit que de mettre en français
les règles d'éloquence et de poésie que nous
ont données les Grecs et les Latins , il ne nous
resteroit plus rien à faire. Ils ont été traduits
en notre langue , et sont entre les mains de
tout le monde; et la Poétique d'Aristote n'étoit
peut-être pas si intelligible de son temps pour
les Athéniens qu'elle l'est aujourd'hui pour les
Français depuis l'excellente traduction que nous
en avons, et qui est accompagnée des meilleures
notes qui aient peut-être jamais été faites sur
aucun auteur de l'antiquité.
Mais s'il s'agissoit d'appliquer ces préceptes
à notre langue , de montrer comment on peut
être éloquent eu français , et comment on peut ,
dans la langue de Louis le Grand , trouver le
même sublime et les mêmes grâces qu'Homère
et Démosthène , Cicéron et Virgile , avoient
trouvés dans la langue d'Alexandre et dans celle
d'Auguste.
Or cela ne se fera pas en se contentant d'as-
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
61o
surer, avec une confiance peut-être mal fondée,
que nous sommes capables d'égaler et même
de surpasser les anciens. Ce n'est en ell'et que
parla lecture de nos bons auteurs , et par un
examen sérieux de leurs ouvrages , que nous
pouvons connoitre nous-mêmes et faire ensuite
sentir aux autres ce que peut notre langue et
ce qu'elle ne peut pas, et comment elle veut
être maniée pour produire les miracles qui sont
les effets ordinaires de l'éloquence et de la
poésie.
Chaque langue a sou génie, son éloquence ,
sa poésie, et, si j'ose ainsi parler, ses talents
particuliers.
Les Italiens ni les Espagnols ne feront jamais
peut-être de bonnes tragédies ni de bonnes épi-
grammes, ni les Français de bons poèmes épi-
ques ni de bons sonnets.
Nos anciens poêles avoient voulu faire des
vers sur les mesures d'Horace , comme Horace
en avait fait sur les mesures des Grecs : cela ne
nous a pas réussi, et il a fallu inventer des me-
sures convenables aux mots dont notre langue
est composée.
Depuis cent ans l'éloquence de nos orateurs
pour la chaire et pour le barreau a changé de
forme trois ou quatre fois. Combien de styles
différens avons-nous admirés dans les prédica-
teurs avant que d'avoir éprouvé celui du P.
Bourdaloue, qui a effacé tous les autres, et qui
est peut-être arrivé à la perfection dont notre
langue est capable dans ce genre d'éloquence !
Il seroit inutile d'entrer dans un plus grand
détail ; il suffit de dire en un mot que les plus
importans et les plus utiles préceptes que nous
ont laissés les anciens , soit pour l'éloquence ,
ou pour la poésie , ne sont autre chose que les
sages et judicieuses réflexions qu'ils avoient
faites sur les ouvrages de leurs plus célèbres
écrivains.
Voilà le travail que j'estime être le seul digne
de l'Académie après que le Dictionnaire sera
achevé, et je proposerai la manière de le con-
duire avec ordre et avec facilité au cas qu'elle
en fasse le même jugement que moi.
Je demande cependant qu'à l'exemple de
l'ancienne Rome on me permette de sortir un
peu de mon sujet, et de dire mon avis sur une
chose qui n'a point été mise en délibéralion ,
mais que je crois très-importante à l'Académie.
Je dis donc qu'avant toutes choses nous de-
vons oonger très-sérieusement à rétablir dans la
compagnie une discipline exacte, qui y est très-
nécessaire, et qui peut-être n'y a jamais été de-
puis son établissement.
Sans cela, nos plus beaux projets et nos plus
fermes résolutions s'en iront eu fumée, et n'au-
ront point d'autre effet que de nous attirer les
railleries du public.
Il n'y a point de compagnies, de toutes celles
qui s'assemblent sous l'autorité publique dans
le royaume, qui n'aient leurs lois et leurs sta-
tuts, et elles ne se maintiennent qu'en les ob-
servant.
Eschine disoit à ses concitoyens qu'il faut
qu'une république périsse lorsque les lois n'y
sont point observées, ou qu'elle a des lois qui
se détruisent l'une l'autre ; et il seroit aisé de
montrer que l'Académie est dans ces deux cas.
Il faut donc remédier à ce désordre , qui en-
traîneroit infailliblement la ruine de l'Acadé-
mie : mais , pour le faire avec succès, et pour
pouvoir, même en nous faisant des lois, con-
server l'indépendance et la liberté que nous
procure la glorieuse protection dont nous som-
mes honorés , je suis d'avis que l'Académie
commence par députer au Roi pour demander
à Sa Majesté la permission de se réformer elle-
même, d'abroger ses anciens statuts, d'en faire
de nouveaux , selon qu'elle le jugera conve-
nable. *
Qu'elle demande aussi la permission de
nommer pour ce travail des commissaires en
tel nombre qu'elle trouvera à propos, et qu'elle
supplie Sa JNIajesté de vouloir bien lui faire
l'honneur de marquer elle-même un ou deux
de ceux qu'elle aurw le plus agréable qui soient
nommés.
LETTRE A M. DACIER,
SECRÉTAIRE PERPÉTIEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
SUR LES
OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
1714.
Je suis honteux, monsieur, de vous devoir
depuis si long-temps une réponse ; mais ma
mauvaise santé et mes embarras continuels ont
causé ce retardement. Le choix que l'Académie
a fait de votre personne pour l'emploi de son
secrétaire perpétuel m'a donné une véritable
joie. Ce choix est digne de la compagnie et de
vous : il promet beaucoup au public pour les
010
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
belles-letires. J'avoue que la demande que vous
me faites au nom d'un corps auquel je dois
faut, m'embarrasse un peu : mais je vais parler
au hasard, puisqu'on l'exige. Je le ferai avec
une grande déliance de mes pensées , et une
sincère déférence pour ceux qui daignent me
consulter.
I.
Iir niCTIONNAlRE.
Le Dictionnaire auquel l'Académie travaille
mérite sans doute qu'on l'achève. Il est vrai que
l'usage, qui change souvent pour les langues
vivantes, pourra changer ce que ce Dictionnaire
aura décidé.
Nediim sernionum stet honos et gralia vivax.
Multa renascentur quœ j;iin cecidere , cadcntque
Quic nuncsunt in honore, vocabula, si volet usus,
Quein pênes arbitnum est et jus et nornia loqiiendi •.
Mais ce Dictionnaire aura divers usages. Il
servira aux étrangers, qui sont curieux de notre
langue, et qui lisent avec fruit les li\resexcel-
le§s en plusieurs genres qui ont été faits en
France. D'ailleurs les Français les plus polis
peuvent avoir quelquefois besoin de recourir à
ce Dictionnaire par rapport à des termes sur
lesquels ils doutent. Enfin, quand notre langue
sera changée , il servira à faire entendre les
livres dignes de la postérité qui sont écrits en
notre temps. N'est-on pas obligé d'expliquer
maintenant le langage de Villehardouin et de
Joinville? Nous serions ravis d'avoir des diction-
naires grecs et latins faits par les anciens mêmes.
La perfection des dictionnaires est même un
point où il faut avouer que les modernes ont
enchéri sur les anciens. Un jour on sentu-a la
commodité d'avoir un Dictionnrire qui serve de
cleCà tant de bons livres. Le prix de cet ouvrage
ne peut manquer de croître à mesure qu'il
vieillira.
IL
idirases irrégulières embarrassent souvent. L'ha-
bitude de parler notre langue nous empêche de
sentir ce qui cause leur embarras. La plupart
même des Français auroient quelquefois besoin
de consulter celte règle : ils n'ont appris leur
langue que par le seul usage, et l'usage a quel-
ques délauts en tous beux. Chaque j)rovince a
les siens; Paris n'eu est pas exempt. La cour
niême se ressent un peu du langage de Paris ,
où les enfants de la plus haute coudiliou sont
d ordinaire élevés. Les personnes les plus polies
ont de la peine à se corriger sur certaines fa-
çons de parler qu'elles ont prises pendant leur
enfance en Gascogne, en Normandie, ou à
Paris même, par le commerce des domestiques.
Les Grecs et les Romains ne se contentoient
pas d'avoir appris leur langue naturelle par le
simple usage; ils l'étudioient encore dans un
âge mùr par la lecture des grammairiens, pour
remarquer les règles, les exceptions, les étymo-
logies , les sens figurés , l'artitice de toute la
langue et ses variations.
Un savant grammairien court risque de com-
poser une Grammaii-e trop curieuse et trop
renijdie de précej)les. 11 me semble qu'il faut se
borner à une méthode courte et facile. Ne don-
nez d'^ibord que les règles les plus générales ;
les exceptions viendront peu à peu. Le grand
point est de mettre une personne le plus tôt
qu'on peut dans l'application sensible des règles
par un fiéquent usage : ensuite cette personne
prend plaisir à remarquer le détail des règles
qu'elle a suivies d'abord sans y prendre garde.
Cette Grammaire ne pourroit pas fixer une
langue vivante; mais elle diminueroit peut-
être les changemens capricieux |)ar lesquels la
mode règne sur les termes comme sur les ha-
bits. Ces changemens de pure fantaisie peuvent
embrouiller et altérer une langue, au lieu de la
perfectionner.
III.
PROJET I) ENRICHIR LA LANGCE.
PROJET DE GRAMMAIRE.
Il seroit à désirer, ce me semble, qu'on joi-
gnît au Dictionnaire une Grammaire française :
elle soulageroit beaucoup les étrangers, que nos
' lioUAT. (le Arl. piiet. v. 69-7:2.
La gloire du laiiga(;i,' est bicMi plus passagère.
Des mois presque ouldirs icvLMidiit la lumière,
El d'autres »iue l'on prise auront un joui- leur fin :
L'usage est de la langue arbitre souverain. Daku.
Oserai-je hasarder ici , par un excès de zèle,
nue (iroposition que je soumets à une compa-
gnie si éclairée? Notre langue manque d'un
grand nombre de mots et de phrases : il me
semble même qu'on l'a gênée et appauvrie, de-
puis environ cent ans, en voulant la puritier.
Il est vrai qu'elle étoit encore un peu informe ,
et trop verbeuse. Mais le vieux langage se fait
regretter, quand nous le retrouvons dans Marot,
dans Amyot, dans le cardinal d'Ossat;, dans les
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
617
ouvrages les plus enjoués, et dans les plus sé-
rieux : il avoil je ne sais quoi de court, de naïf,
de hardi, de vif et de passionné. Onareti-an-
ché, si je ne me trompe, plus de mots qu'on en
a introduit. D'ailleurs je voudrois n'en perdie
aucun, et en acquérir de nouveaux. Je voudrois
autoriser tout terme qui nous manque, et qui a
un son doux, sans danger d'équivoque.
Quand on examine de près la signification
des termes, on remarque qu'il n'y en a presque
point qui soient entièrement synonymes entre
eux. On en trouve un grand nombre qui ne
peuvent désigner suflisammenl un objet , à
moins qu'on n'y ajoute un second mot : de là
vient le fréquent usage des circonlocutions. Il
faudroit abréger en donnant nn terme simple
et propre pour exprimer chaque objet, chaque
sentiment, chaque action. Je voudrois même
plusieurs synonymes i)Ourun seul objet : c'est
le moyen d'éviter toute équivoque, de varier les
phrases, et de faciliter l'harmome, en choisis-
sant celui de plusieurs synonymes qui sonneroit
le nneux avec le reste du discours.
Les Grecs avoient fait un grand noml)re de
ujots composés, comme pantoordor, (j/aucopis ,
eucnemides, etc. Les Latins, quoique moins li-
bres en ce genre, avoient un peu imité les Grecs,
lanifica, inalesuada, pumife/\ etc. Cette compo-
sition servoit à abréger, et à faciliter la ma-
gnificence des vers. De plus ils rassembloienl
sans scrupule plusieurs dialectes dans le même
poème, pour rendre la versitication plus variée
cl plus facile.
Les Latins ont enrichi leur langue des termes
étrangers qui manquoient chez eux. Par exem-
ple, ils manquoient des termes propres pour la
piiilosophie, qui comniença si tard à Rome : en
apprenant le grec, ils en empruntèrent les ter-
mes pour raisonner sur les sciences. Cicéron ,
quoique très-scrupuleux sur la pureté de sa
langue, emploie librement les mots grecs dont
il a besoin. D'abord le mot grec ne passoil que
comme étranger ; ou demandoit permission de
s'en servir , puis la permission se tournoil en
possession et en droit.
J'entends dire que les Anglais ne se refusent
aucun des mots qui leur sont connnodes : ils
les preiinent partout où ils les trouvent chez
leurs voisins. De telles usurj)ation3 sont per-
mises. En ce genre , tout devient connnun
par le fceul usage. Les paroles ne sont que des
sons dont on fait arbitrairement les tigures de
nos pensées. Ces sons n'ont eu eux-mêmes au-
cun prix. Ils sont autant au peuple qui les em-
prunte, qu'à celui qui les a prêtés. Qu'importe
qu'un mot soit né dans notre pays , ou qu'il
nous vienne d'un pays étranger? La jalousie
seroit puérile, quand il ne s'agit que de la
manière de mouvoir ses lèvres et de frapper
l'air.
D'ailleurs nous n'avons rien à ménager sur
ce faux point d'honneur. Notre langue n'est
qu'un mélange de grec, de latin et de tudes-
que , avec quelques restes confus de gaulois.
Puisque nous ne vivons que sur ces emprunts,
qui sont devenus notre fonds propre, pourquoi
aurions-nous une mauvaise honte sur la liberté
d'emprunter, par laquelle nous pouvons ache-
ver de nous enrichir ? Prenons de tous côtés
tout ce qu'il nous faut pour rendre notre lan-
gue plus claire , plus précise , plus courte et
jdus harmonieuse; toute circonlocution alToiblit
le discours.
Il est vrai qu'il faudroit que des personnes
d'un goût et d'un discernement éprouvé choi-
sissent les termes que nous devrions autoriser.
Les mots latins paroîtroient les plus propres à
être choisis : les sons en sont doux ; ils tiennent
il d'autres mots qui ont déjà pris racine dans
notre fonds ; l'oreille y est déjà accoutumée.
Ils n'ont jdiis qu'un pas à faire pour entrer chez
'tous : il faudroit leur donner une agréable ter-
minaison. Quand on abandonne au hasard, ou
au vulgaire ignorant, ou à la mode des feni-
jiics, l'introduction des termes, il en vient i)lu-
sieurs qui n'ont ni la clarté ni la douceur qu'il
faudroit désirer.
J'avoue que si nous jetions à la hâte et
sans choix dans noti'e langue un grand nom-
bi-e de mots étrangers, nous ferions du français
un amas grossier et informe des autres langues
d'un génie tout différent. C'est ainsi que les
alimens trop peu digérés, mettent, dans la
)nassc du sang d'un homme, des parties hété-
rogènes qui l'altèrent au lieu de le conserver.
Mais il faut se ressouvenir que nous sortons à
peine d'une barbarie aussi ancienne que notre
nation.
Scd in longuni taincn œviiin
Munsonnit, liodieqiie luancnt , vestigia niris.
Scnis t'iiiiii Gnci'is adiiiovil acniinina cliaitis,
Et post Piiuica bolla (luitîtus qua'rerc cœpit
Quid Soplioclos, et Tliospis et iEschyliis utile feneiit '.
1 ilor.AT. /i>/.s7. lil). Il, i:j). I, V. l."i9-lC3.
Xdlrc ruslicilé cOda bipiiti>t au\ grâces;
Mais on lujurroil oiu-ore en retrouver des traces;
Car ce ne fut ((u'au l( inps ou les Carlliaciiiois
Par nos ariius \aiiieus iieeliironl snus nos lois,
(,)iie des écrits des Grecs adiiiiiatcur lraii(|uillc
Le Romain lui les vers de Sopliode el d'Esclivlc. U.vkl'.
618
LETTRE SLR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
On médira peut-être que l'Académie n'a pas
le pouvoir de faire un édit avec une affiche en
faveur d'un terme nouveau ; le public pourroit
se révolter. Je n'ai pas oublié l'exemple de Ti-
bère, maître redoutable de la vie des Romains ;
il parut ridicule en alfectant de se rendre le
maître du terme de inonopoliwn ^ .^lais je crois
que le public ne manqueroit point de com-
plaisance pour l'Académie, quand elle le mé-
nageroit. Pourquoi ne viendrions-nous pas à
bout de faire ce que les Anglais font tous les
jours ?
Un terme nous manque, nous en sentons
le besoin : choisissez un son doux et éloigné de
toute équivoque, qui s'accommode à notre lan-
gue, et qui soit commode pour abréger le dis-
cours. Chacun en sent d'abord la commodité :
quatre ou cinq personnes le hasardent modes-
tement en conversation familière , d'autres le
répètent par le goût de la nouveauté, le voilà
à la mode. C'est ainsi qu'un sentier qu'on ouvre
dans un champ devient bientôt le chemin le plus
battu, quand l'ancien chemin se trouve rabo-
teux et moins court.
Il nous faudroit , outre les mots simples et
nouveaux, des composés et des phrases où l'art
de joindre les termes qu'on n'a pas coutume
de mettre ensemble fît une nouveauté gracieuse.
Dixeris egregiè, notuni si callida verbum
Reddiderit junclura iiovuiu -.
C'est ainsi qu'on a dit velivolum ' en un seul
mot composé de deux ; et en deux mots mis l'un
auprès de l'autre, remigium alaruni '* , luhri-
cus aspici ''. Mais il faut en ce point être sobre
et précaulionné, tennis cautusque serendis '^. Les
nations qui vivent sous un ciel tempéré goûtent
moins que les peuples des pays chauds les mé-
taphores dures et hardies.
Notre langue deviendroit bientôt abondante,
si les personnes qui ont la plus grande réputa-
tion de politesse s'appliquoient à introduire les
expressions ou simples ou figurées dont nous
avons été privés jusqu'ici.
* SiET. Tiber. n. 71. Dion. lib. lyii.
^ HoRAT. de Jrt.poet. v. 47.
Le choix du lieu , du temps , absout la hardiesse .
Pour rajeunir un mol glissez-le avec adresse. l)\p,i'.
* ViRG. Encid. lib. i , v. 228. — '* .Eiicid. lib. vi , v.
10«. — !* HoR. Od. lib. I, Od. xix, v. 8. — « Hou. df
Art. poet. V. 45.
IV.
PROJET DE RHETORIQUE.
Une excellente Rhétorique seroit bien au-
dessus d'une grammaire et de tous les travaux
bornés à perfectionner une langue. Celui qui
enlreprendroit cet ouvrage y rasseinbleroit tous
les plus beaux préceptes d'Aristote, de Cicérou,
de Quintilien , de Lucien , de Longin , et des
autres célèbres auteurs : leurs textes, qu'il cite-
roit, seroient les ornemens du sien. En ne pre-
nant que la tieur de la plus pure antiquité , il
feroit un ouvrage court, exquis et délicieux.
Je suis très-éloigné de vouloir préférer en
général le génie des anciens orateurs à celui des
modernes. Je suis très-persuadé de la vérité
d'une comparaison qu'on a faite : c'est que,
comme les arbres ont aujourd'hui la même
forme et portent les mêmes fruits qu'ils por-
toient il y a deux mille ans, les hommes pro-
duisent les mêmes pensées. Mais il y a deux
choses que je prends la liberté de représenter.
La première est que certains climats sont plus
heureux que d'autres pour -certains talens,
comme pour certains fruits. Par exemple , le ;
Languedoc et la Provence produisent des raisins
et des figues d'un meilleur goût que la Nor-
mandie et que les Pays-Bas. De même les Ar-
cadiens étoient d'un naturel plus propre aux
beaux arts que les Scythes. Les Siciliens sont
encore plus propres à la musique que les La-
pons. On voit même que les Athéniens avoient
un esprit plus vif et plus subtil que les Béo-
tiens. La seconde chose que je remarque, c'est
que les Grecs avoient une espèce de longue
tradition qui nous manque ; ils avoient plus
de culture pour l'éloquence qne notre naUon
n'en peut avoir. Chez les Grecs tout dépendoit
du peuple, et le peuple dépendoit de la parole.
Dans leur forme de gouvernement, la fortune,
la réputation , l'autorité , étoient attachées à la
jiersuasion de la multitude ; le peuple était
entraîné par les rhéteurs artificieux et véhé-
mens ; la parole était le grand ressort en paii
et en guerre ; de là viennent tant de haran-
gues qui sont rapportées dans les histoires, et
qui nous sont presque incroyables, tant elles
sont loin de nos mœurs. On voit, dans Diodore
de Sicile, Nicias et Gylippe qui entraînent tour
à tour les Syracusains : l'un leur fait d'abord
accorder la vie aux prisonniers athéniens ; et
l'autre, un moment après, les détermine à faire
mourir ces mêmes prisonniers.
La parole n'a aucun pouvoir semblable chez
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
619
nous ; les assemblées n'y sont que des cérémo-
nies et des spectacles. Il ne rous reste guère de
monumcns d'une l'orte éloquence, ni de nos
anciens parleniens , ni de nos états-généraux ,
ni de nos assemblées de notables ; tout se décide
en secret dans le cabinet des princes, ou dans
quelque négociation particulière : ainsi notre
nation n'est point excitée à faire les mêmes
eiîorts que les Grecs pour dominer par la pa-
role. L'usage public de l'éloquence est main-
tenant presque borné aux prédicateurs et aux
avocats.
Nos avocats n'ont pas autant d'ardeur pour
gagner le procès de la rente d'un particulier,
que les rbéteurs de la Grèce avoient d'ambition
pour s'emparer de l'autorité suprême dans une
république. Un avocat ne perd rien, et gagne
même de l'argent, en perdant la cause qu'il
plaide. Est-il jeune? il se bâte de plaider avec
un peu d'élégance pour acquérir quelque répu-
tation, et sans avoir jamais étudié ni le fond des
lois ni les grands modèles de l'antiquité. A.-t-il
quelque réputation établie ? il cesse de plaider,
et se borne aux consultations, où il s'enricbit.
Les avocats les plus estimables sont ceux qui
exposent nettement les faits, qui remontent
avec précision à un principe de droit, et qui
répondent aux objections suivant ce principe.
Mais où sont ceux qui possèdent le grand art
d'enlever la persuasion et de remuer les cœurs
de tout un peuple ?
Oserai-je parler avec la même liberté sur les
prédicateurs ? Dieu suit combien je révère les
ministres de la parole de Dieu ; mais je ne
blesse aucun d'entre eux personnellement, en
remarquant en général qu'ils ne sont pas tous
également bumbles et détachés. Déjeunes gens
sans réputation se hâtent de prêcher : le public
s'imagine voir qu'ils cherchent moins la gloire
de Dieu que la leur, et qu'ils sont plus occupés
de leur fortune que du salut des âmes. Ils par-
lent en orateurs brillans plutôt qu'en ministres
de Jésus-Christ et en dispensateurs de ses mys-
tères. Ce n'est point avec cette ostentation de
paroles que saint Pierre annonçoit Jésus crucifié
dans ces sermons qui convertissoient tant de
milliers d'hommes.
Veut-on apprendre de saint Augustin les
règles d'une éloquence sérieuse et efficace? Il
distingue , après Cicéron , trois divers genres
suivant lesquels on peut parler. Il faut, dit-
il ' , parler d'une façon abaissée et familière ,
pour instruire ,, sw^;/»^ ,• il faut parler d'une
1 De Dvct. chrisl. lib. iv, ii. 34 o( 38 : I. in, p. 78 et 79.
façon douce , gracieuse et insinuante , pour faire
aimer la vérité , temperatè : il faut parler d'une
façon grande et véhémente quand on a besoin
d'entraîner les hommes et de les arracher à
leurs passions, granditer. Il ajoute qu'on ne
doit user des expressions qui plaisent , qu'à
cause qu'il y a peu d'hommes assez raisonnables
pour goûter une vérité qui est sèche et nue dans
un discours. Pour le genre sublime et véhé-
ment , il ne veut point qu'il soit fleuri : Non
tain verbomm ornatibiis comtnm est , qiiàm
violentum aniini affectibus Fertur quippc
impetu suo , et elocutionis pulchritudinem , si
occurrerit , vi rerian rapit , non cura decoris
assumit *. « Un homme , dit encore ce Père - ,
» qui combat très-courageusement avec une
» épee enrichie d'or et de pierreries , se sert de
» ces armes parce qu'elles sont propres au com-
» bat , sans penser à leur prix. » 11 ajoute que
Dieu avoit permis que saint Cyprien eût mis
des ornemens affectés dans sa lettre à Donat ,
« afin que la postérité pût voir combien la pu-
» reté de la doctrine chrétienne l'avoit corrigé
» de cet excès , et l'avoit ramené à une élo-
» quence plus grave et plus modeste *. » Mais
rien n'est plus touchant que les deux histoires
que saint Augustin nous raconte pour nous
instruire de la manière de prêcher avec fruit.
Dans la première occasion il n'étoit encore
que prêtre. Le saint évêque Yalère le faisoit
parler pour corriger le peuple d'Hippone de
l'abus des festins trop libres dans les solenni-
tés ''. Il prit en main le livre des Écritures: il
y lut les reproches les plus véhémens. Il con-
ju>'a ses auditeurs , par les opprobres, par les
douleurs de Jésus-Clirist , par sa croix , par son
sang, de ne se perdre point eux-mêmes, d'a-
voir pitié de celui qui leur parloit avec tant
d'affection , et de se souvenir du vénérable vieil-
lard Yalère , qui l'avoit chargé , par sa tendresse
pour eux, de leur annoncer la vérité. « Ce ne
» fut point , dit-il , en pleurant sur eux que je
» les fis pleurer ; mais , pendant que je parlois
» leurs larmes prévinrent les miennes. J'avoue
» que je ne pus point alors me retenir. Après
» que nous eûmes pleuré ensemble , je com-
» mençai à espérer fortement leur correction. »
Dans la suite il abandonna le discours qu'il
' !1 csl ii;oins iiari' tlii iliiiinn' des cxincssioiis , (iiii! m'Ik'-
iiicnl par les nu)u\oiinr.s de raiiio.... Car sa propre lorcc
renlrainc; cl si l'eléyanco du lannane s'offre a lui, il la
saisit par la (jrandeur du sujet, sans su mettre en peine de
rorncnicnl. lljiJ. n. 42 : p. 81.
2 Ifiid. p. 82. — 3 [)c Doct. chri.sl. lili. iv , n. 31 : I.
m , p. 76. — * Ep. XXIX , ad AUp. t li, p. 48 et seq.
620
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
avoit préparé, parce quil ne lui paroissoit plus
convenable à la disposition des esprits. Enfin il
eut la consolation de voir ce peuple docile et
corrigé dès ce jour-là.
Voici l'autre occasion où ce Père enleva les
cœurs. Ecoutons ses paroles ' : a 11 faut bien se
» garder de croire qu'un homme a parlé d'une
» façon grande et sublime , quand on lui a
» dctnné de fréquentes acclamations et de grands
» applaudissemens. Les jeux d'esprit du plus
» bas gein-e , et les ornemens du genre lempé-
» ré , attirent de tels succès : mais le genre su-
» blime accable par son poids , et ôte même la
» parole ; il réduit aux larmes. Pendant que
» je tâchoisde persuader au peuple de Césarée
» en Mauritanie, qu'il devoit abolir un combat
» des citoyens , oii les parens , les frères,
» les pères et les enfans . divisés en deux partis,
» combattoient en public pendant plusieurs
» joni's de suite, en un certain temps de l'an-
» née , et où chacun s'elforçoit de tuer celui
» qu'il allaquoit : je me servis , selon toute
» l'étendue de mes forces, des plus grandes
» expressions , pour déraciner des co'urs et des
» mœurs de ce peuple une coutume si cruelle
» et si invétérée. Je ne crus néanmoins avoir
» rien gagné , pendant que je n'entendis que
» leurs acclamations 1 mais j'espérai quand je
» les vis pleurer. Les acclamations montroient
» que je les avois instruits , et que mon discours
» leur faisoit plaisir; mais leurs larmes marquè-
» rent qu'ils étoient changés. Quand je les vis
» couler, je crus que cette horrihle coutume,
» qu'ils avoicnl reçue de leurs ancêtres , et qui
» les tyrannisoit depuis si long-temps , seroit
» abolie R y a déjà environ huit ans , ou
» même plus , que ce peuple , par la grâce de
» Jésus-Christ, n'a entrepris rien de.^emblable.»
Si saint Augustin eût adbibli son discours par
les ornemens affectés du genre Henri , il ne
seroit jamais parvenu à corriger les peuples
d'Hippone et de Césarée.
Démosthène a suivi cette règle de la véritable
éloquence. « 0 Athéniens, disoit-il % ne croyez
» pas que Philippe soit comme une divinité à
» laquelle la foitune soit attachée. Parmi les
» hommes qui paroissenl dévoués à ses intérêts,
» il y en a qui le haïssent, qui le craignent,
» qui en sont envieux.... Mais toutes ces choses
» demeurent comme ensevelies par votre len-
» teur et votre négligence — Voyez, ô Athé-
» niens , en quel état vous êtes réduits : ce mé-
» chant homme est parvenu jusqu'au point de
1 JJe Uoct. duisl. lib. iv, u. 53 : p. 87. — - 1'" Plulip.
» ne vous laisser plus le choix entre la vigilance
» et l'inaction. R vous menace ; il parle, dit-
» on , avec arrogance ; il ne peut plus se con-
» tenter de ce qu'il a conquis sur vous; il étend
» de plus en plus chaque jour ses projets pour
» vous subjuguer; il vous tend des pièges de
» tous les côtés , pendant que vous êtes sans
» cesse en arrière et sans mouvement. Quand
» est-ce donc , ô Athéniens , que vous ferez ce
» qu'il ftuit faire? quand est-ce que nous ver-
» rons quelque chose de vous? quand est-ce
» que la nécessité vous y déterminera? Mais
» que faut-il croire de ce qui se fait actuelle-
» ment? Ma pensée est qu'il n'y a , pour des
» hommes libres , aucune plus pressante nécés-
» site que celle qui résulte de la honte d'avoir
» mal conduit ses propres affaires. Voulez-vous
» achever de perdre votre temps ! Chacun ira-
» t-il encore çà et là dans la place publique ,
» faisant celte question , N'y a-t-il aucune nou-
» velle? Eh ! que peut-il y avoir de plus nou-
» veau, que de voir un homme de Macédoine qui
» dompte les Athéniens et qui gouverne toute la
» Crèce? Philippe est mort, dit quelqu'un. Non,
» dit un autre, il n'est que malade. Eh! que
» vous importe, puisque, s'il n'étoit plus, vous
» vous feriez bientôt un autre Philippe? »
Voilà le bon sens qui parle , sans autre or-
nement que sa force. R rend la vérité sensible
à tout le peuple; il le réveille, il le pique , il
lui montre l'abîme ouvert. Tout est dit pour le
salut commun ; aucun mot n'est pour l'orateur.
Tout instruit et touche ; rien ne brille.
il est vrai que les Romains suivirent assez
tard l'exemple des Grecs pour cultiver les bel-
les-lettres.
fiiaiis ingeuiuui , Graiis (ledit ore rotundo
Musa loqui, prêter laudeiii nullius avaris.
Itomaiii piieri longis rationibus assein , etc. '.
Les Romains étoient occupés des lois, de la
guerre , de l'agriculture et du commerce d'ar-
gent. C'est ce qui faisoit dire à Virgile .
ExcndL'iit alii spiranti;i molliùs ara , etc.
Tu rcgere imperio populos, llouiane , luciiiento -.
1 HdiiAT. de Jit. poet. v. 323-3-25.
I.i's Grecs avoieiit reçu de la l'.ivcur des cieux
Li' llanibeau du gi-iiic cl la langue des dieux.
Ce i)euii!e aime la gluire, et l'aime avec ivresse :
Mais Home aux vils calculs élève sa jeunesse. Daiu",
- ,^:iiekl. VI, V. 848-852.
IVautres avec plus d'ail , eu d'une habile main,
l'eronl vivre le marbre et res\>i!'er l'airain
Toi, llomain, souviens-loi de rcuir l'univers. Uixille.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
C.21
Sali liste fait un beau portrait des mœurs de
l'ancienne Rome , en avouant qu'elle négligeoit
les lettres :
Prudentissiinus qidsque negotiosus maxime
erat. Ingeniwn neino f<iiie corpore exercebat.
Optimus quisque facere qiuhn dicere , sua ab aliis
benefacta laadari quàiii ipse aliorwn nan'are
malebat '.
Il faut néanmoins a\oucr , suivant le rapport
de Tite-Live , que l'éloquence nerveuse et po-
pulaire étoit déjà bien cultivée à Rome dès le
temps de Manlius. Cet bomme , qui avoit sauvé
le Capitole contre les Gaulois , vouloit soulever
le peuple contre le gouvernement : Quousque
tandem, dit-il, - igmjrabltis vires vestras ,
çuas naUira ne belluas quidem ignorare volait?
Numérote saltem quot ipsisitis Tamen acrihs
crederem vos pro liber tate quàin illospro domi-
natione certaturos Quousque me circum-
spectabitis ? Ego quidem nulli vestrûm deero * ,
etc. Ce puissant orateur enlevoit tout le peuple
pour se procurer l'impunité, en tendant les
mains vers le Capitole qu'il avoit sauvé autre-
fois. On ne put obtenir sa mort de la multitude,
qu'en le menant dans un bois sacré d'oili il ne
pouvoit plus montrer le Capitole aux citoyens.
Apparaît tribimis , dit Tite-Live*, nisi oculos
quoque hominum libérassent ab tanti memoria
decoris , numquam fore , in prwoccupatis béné-
ficia animis , vero crimini locuvi.... Ibicrimen
valait ^, etc. Cbacun sait coad)ien l'éloquence
des Gracques causa de troubles. Celle de Ca-
tilina mit la république dans le plus grand pé-
Rien n'est plus simple que Brutus , quand
il se rend supérieur à Cicéron , jusqu'à le re-
prendre et à le confondre : « Vous demandez ,
» lui dit-il % la vie à Octave : quelle mort seroit
» aussi funeste? Vous montrez, par cette do-
» mande , que la tyrannie n'est pas détruite ,
» et qu'on n'a fait que changer de tyran. Re-
» connoissez vos paroles. Niez , si vous l'osez ,
» que cette prière ne convient qu'à un roi à
» qui elle est faite par un homme réduit à la
» servitude. Vous dites que vous ne lui dcinan-
» dez qu'une seule grâce ; savoir, qu'il veuille
» bien sauver la vie des citoyens qui ont l'es-
» time des honnêtes gens et de tout le peuple
» romain. Quoi donc ! à moias qu'il ne le
» veuille, nous ne serons plus? Mais il vaut
» mieux n'être plus que d'être par lui. Non , je
» ne crois point que tous les dieux soient dé-
» clarés contre le salut de Rome , jusqu'au
» point de vouloir qu'on demande à Octave la
» vie d'aucun citoyen, encore moins celle des
» libérateurs de l'univers 0 Cicéron ! vous
» avouez qu'Octave a un tel pouvoir, et vous
» êtes de ses amis! Mais , si vous m'aimez , pou-
» vez-vous désirer de me voir à Rome lorsqu'il
» faudroit me recommander à cet enfant afin
» que j'eusse la permission d'y aller? Quel est
» donc celui que vous remerciez de ce qu'il
» soulfre que je vive encore? Faut-il regarder
» connue un bonheur , de ce qu'on deuiande
)) cette grâce à Octave plutôt qu'à Antoiue ?
» C'est cette foiblesse et ce désespoir, que les
» autres ont à se reprocluîr comme vous , qui
ril. Mais celle éloquence ne teudoit qu'à per- » ont inspiré à César l'umbilion de se faire
suader, et à émouvoir les passions : le bel-es-
prit n'y élolt d'aucun usage. Un déclamateur
fleuri n'auroit eu aucune force dans les affaires.
' Bell. (util. I). 8.
Choz les Rniiiiiins, les plus haliiles l'Ioioal les plus occu-
pés : on ne si'paroil point les oxoi-iitos ilc l'espiil lie ceuv du
corps. Plus jaloux de bien a(;ir (ine di' bien parler, loiil
homme de mérite aimoil niieii\ faire des aelions <|u'iim pùl
louer, que de raconter celles des autres. Uottuvili.k.
^ TiT Liv. Hisl. lili. VI, cap. xviii.
* Jusifues k (juand niéeonnoitrez-vous donc voire force,
tandis que la brute a l'instinct de la sienne? Ne ponve/.-
Tous du moins supputer voire nonibii'? .le nie persua-
derois que, ((inibaltanl pour voire liberlc, vous y nieltrie/.
un peu i>lus de courage qui' ceux qui ne comballenl (|ue
pour leur tyrannie Ne compterez-vous jamais que sur
moi seul? AssurëmenI je ne manquerai jamais a pas un de
vous. DiuiiAr nii la Mallk.
Hisl. lib. VI
•ap. NX.
•> Les tribuns virent dairemcnl (iiie tant que les yeuv des
Romains seroient captivés par la vue d'un inonnnient qui
retraçoil des souvenirs si ijlorieuv pour Manlius, la preoc-
cupalinii d'un si grauil bienluit prévaulroit toujours contre
la conviction deson crime Alors les inculpations restèrent
dans toute leur force , etc. Direau de la Malle.
» roi Si nous nous souvenions que nous
» sommes Romains ils n'auroient pas eu
» plus d'audace pour envahir la tyrannie , que
» nous de courage pour la repousser — 0 ven-
» geur de tant de crimes , je crains que vous
» n'ayez fait que relarder un peu notre chute !
» Comment pouvez-vous voir ce que vous avez
» fait? etc. »
Combien ce discours seroit-il énervé , indé-
cent et avili, si on y mettoit des pointes et des
jeux d'esprit? Faut-il que les hommes chargés
de parler en apôtres recueillent avec tant d'affec-
tation les fleurs que Démosthène, Manlius et
Rrulus ont foulées aux pieds? Faut-il croire
([ue les ministres évangéliques sont moins sérieu-
sement touchés du sahjl éternel des peuj)les ,
que Démosthène ne l'étoit de la liberté de sa
patrie , que Manlius n'avoit d'ambition pour
séduire la multitude , que Brulus n'avoit de
1 Apud CicEr>. lij'''''- "'' B rut mil , Epht, xvi.
022
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
courage pour aimer mieux la uiorl qu'une vie L'homme digne d'èire écouté est celui qui ne
due au tyran ? se sert de la parole que potu' la pensée . et de
J'avoue que le geiu'e lieuri a ses grâces; mais la pensée que pour la vérité et la v(>rtu. Rien
elles sont déplacées dans les discours où il ne n'est plus méprisable qu'un jiarleur de métier,
s'agit point d'unjeu desprit plein de délicatesse, qui fait de ses paroles ce qu'un charlatan fait
et où les grandes passions doivent parler. Le de ses remèdes.
genre fleuri n'atteint jamais au sublime. Qu'est- Je prends pour juges de cette question les
ce que les anciens auroient dit d'une tragédie païens mêmes. Platon ne permet dans sa répu-
où Hécuhe auroit déploré ses malheurs par des
pointes ? La vraie douleur ne parle point ainsi.
Que pourroil-on croire d'un prédicateur qui
viendroit montrer aux pécheurs le jugement de
Dieu pendant sur leur tèle , et l'enfer ouvert
sous leurs pieds, avec les jeux de mots les plus
affectés ?
Il y a une bienséance à garder pour les pa-
roles comme pour les habits. Une veuve désolée
ne porte point le deuil avec beaucoup de brode-
rie , de frisure et de rubaus. Un niissionnaire
apostolique ne doit point faire de la parole de
Dieu une parole vaine et pleine d'ornemcns
atfectés. Les païens mêmes auraient été indignés
de voir une comédie si mal jouée.
Et ridentibus arrident , ita flL'ntil)us ailfleiit
Iluniani viillus. Si vis uio tleîc , doleailuui est
Primùin ipsi tibi; lune tiia me infortunia lardent,
Telephe, vel Peleu : iiialè si mandala loqueris,
Aut doniiitat)0 , aut ridebo. Tristia mœstuin
Vnltum verba décent '.
Il ne faut point faire à l'élocpience le tort de
penser qu'elle n'est qu'un art frivole , dont un
déclamateur se sert pour imposer à la foible
imagination de la multitude et pour traliquer
de la parole : c'est un art très-sérieux , qui est
destiné à instruire , à réprimer les passions , à
corriger les mœurs , à soutenir les lois , à diri-
ger les délibérations publiques , à rendre les
hommes bons et heureux. Plus un déclamateur
feroit d'efforts pour m'éblouir par les prestiges
de son discours , plus je me révolterois contre
sa vanité : son empressement pour faire admirer
son esprit me paioîtroit le rendre indigne de
toute admu'ation. Je cherche un honune sérieux,
qui me parle pour moi , et non pour lui ;. qui
veuille mon salut , et non sa vaine gloire.
' Hor.AT. de. Art. puet. v. 101-106.
On ril avec les fous ; prés (li>s iiifortuiu's
On pleure; Uni l'exemple a de force et de charmes!
Pleurez , si vous voulez faire couler mes larmes.
Acteurs ((ui retracez des hénis malheureux,
Je ris ou je m'endors au milieu de vos jeux,
Si le style contraste avec le personnage :
Le style doit dianger ainsi que le visage.
Le chagrin paroit-il sur le front do l'acteur?
11 faut que son discours respire la douleur. Darc.
blique aucune musique avec les tons elléminés
des Lydiens ; les Lacédémoniens excluoient de
la leur tous les instrumens trop composés qui
pouvoient amollir les cœurs. L'harmonie qui
ne va qu'à flatter l'oreille n'est qu'un amuse-
ment de gens faibles et oisifs . elle est indigne
d'une république bien policée . elle n'est bonne
qu'autant que les sons y conviennent au sens
des paroles, et que les paroles y inspirent des
sentimens vertueux. La peinture , la sculpture ,
et les autres l)eau\-arls , doivent avoir le même
but. L'éloquence doit , sans doute , entrer dans
le même dessein ; le plaisir n'y doit être mêlé
que pour faire le contre-poids des mauvaises
passions , el pour rendre la vertu aimable.
Je voudrois (lu'un orateur se préparât long-
temps en général pour acquérir un fonds de
connoissances , et pour se rendre capable de
faire de bons ouvrages. Je voudrois que cette
préparation générale le mit en étal de se pré-
parer moins pour chaque discours particulier.
Je voudrois qu'il fût naturellement très-sensé ,
et qu'il ramenât tout au bon sens; qu'il fît de
solides études ; qu'il s'exerçât à raisonner avec
justesse et exactitude, se défiant de toute sub-
tilité. Je voudrais qu'il se défiât de son imagi-
nation , pour ne se laisser jamais dominer par
elle, et qu'il fondât chaque discours sur un
principe indubitable dont il tireroit les consé-
quences naturelles.
Scribetidi rectè sapere est principium et fnns.
Rem libi Socraticœ polemnt ostendcre chartiT ,
Verbaque provisam rem non invisa sequenlur.
Qui didicit patria' quid dei)eat, et quid auiicis, etc. '.
D'ordinaire , un déclamateur fleuri ne con-
noîl point les principes d'une saine philosophie,
ni ceux de la doctrine évangélique pour perfec-
tionner les mœurs. Il ne veut que des phrases
brillantes et que des tours ingénieux. Ce qui lui
* WowM.de Art. poet. v. 309-342.
Le bon sens des beaux vers est la source première.
Poètes , de Socratc apprenez à penser ,
Vous parviendrez sans peine à vous bien énoncer.
L'écrivain qui connoU les seutimens d'un frère ,
Les droits de ramllié, la tendresse d'un père, etc. Daru.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
6-23
manque le plus est le fond des choses ; il sait
parler avec grâce sans savoir ce qu'il faut dire ;
il énerve les plus grandes vérités par un tour
vain et trop orné.
Au contraire , le véritable orateur n'orne son
discours que de vérités lumineuses , que de sen-
timens nobles , que d'expressions fortes et pro-
portionnées à ce qu'il tâche d'inspirer : il pense,
il sent, et la parole suit. « Il ne dépend point
» des paroles , dit saint Augustin ' , mais les
)» paroles dépendent de lui. » Un homme qui a
l'ame forte et grande , avec quelque facilité na-
turelle de parler et un grand exercice, ne doit
jamais craindre que les termes lui manquent;
ses moindres discours auront des traits origi-
naux , que les déclamateurs ileuris ne pourront
jamais imiter. Il n'est point esclave des mots,
il va droit à la vérité , il sait que la passion est
comme l'àme de la parole. Il remonte d'abord
au premier principe sur la matière qu'il veut
débrouiller; il met ce principe dans son pre-
mier point de vue ; il le tourne et le retourne ,
pour y accoutumer ses auditeurs les moins pé-
nétrans ; il descend jusqu'aux dernières consé-
quences par un enchaînement court et sensible.
Chaque vérité est mise en sa place par rapport
au tout : elle prépare , elle amène , elle appuie
une autre vérité qui a besoin de son secours.
Cet arrangement sert à éviter les répétitions
qu'on peut épargner au lecteur ; mais il ne re-
tranche aucune des répétitions par lesquelles il
est essentiel de ramener souvent l'auditeur au
point qui décide lui seul de tout.
Il faut lui montrer souvent la conclusion
dans le principe. De ce principe , comme du
centre , se répand la lumière sur toutes les
parties de cet ouvrage; de même qu'un pein-
tre place dans son tableau le jour, en sorte que
•l'un seul endroit il distribue à chaque objet
son degré de lumière. Tout le discours est un ;
il se réduit à une seule proposition mise au
plus grand jour par d(;s tours variés. Celle
unité de dessein fait qu'on voit , d'un seul coup
d'o?il, l'ouvrage entier, comme on voit de la
place publique d'une ville toutes les rues et
toutes les portes , quand toutes les rues sont
droites, égales en symétrie. Le discours est la
proposition développée ; la proposition est le
discours en abrésé.
Quiconque ne sent pas la beauté et la force de
cette unité et de cet ordre, n'a encore rien vu
au grand jour; il n'a vu que des ombres dans
la caverne de Platon '. Que diroit-on d'un ar-
chitecte qui ne senti roit aucune différence en-
tre un grand palais dont tous les bâtimens se-
roient proportionnés pour former un tout dans
le même dessein , et un amas confus de petits
édifices qui ne feroient point un vrai tout ,
quoiqu'ils fussent les uns auprès des autres ?
Quelle comparaison entre le Colisée et une
multitude confuse de maisons irrégulières d'une
ville ? Un ouvrage n'a une véritable unité que
quand on ne peut rien en ôter sans couper dans
le vif.
Il n'a un véritable ordre que quand on ne
peut en déplacer aucune partie sans affoiblir,
sans obscurcir, sans déranger le tout. C'est ce
qu'Horace explique parfaitement :
nec lucidus ordo.
Ordinis liffc virlus erit et venus, aut eiro fallor,
Ut jarn nunc dicat jam nunc debentia dici ,
Pleraque dilTerat . et praesens in tenipus omitfat *.
Tout auteur qui ne donne point cet ordre à
son discours ne possède pas assez de matière ;
il n'a qu'un goût imparfait et qu'un demi-
génie. L'ordre est ce qu'il y a de plus rare
dans les opérations de l'esprit : quand l'ordre,
la justesse , la force et la véhémence se trou-
vent réunis , le discours est parfait. Mais il faut
avoir tout vu . tout pénétré et tout embrassé,
pour savoir la place précise de chaque mot :
c'est ce qu'un déclamaleur, livré à son imagi-
nation et sans science , ne peut discerner.
Isocrate est doux, insinuant, plein d'élégance;
mais peut-on le comparer à Homère? Allons
plus loin : je ne crains pas de dire que Démos-
thène me paroît sui)érieur à Cicéi'on. Je pro-
teste que [lersonne n'admire Cicéron plus que
je le fais : il embellit tout ce qu'il touche . il
fait honneur à la parole, il fait des mots ce qu'un
autre n'en sauroit faire ; il a je ne sais com-
bien de sortes d'esprit: il est môme court et vé-
hément toutes les fois qu'il veut l'être , contre
Calilina, conti-e Verres, contre Antoine. Mais
on remarque quelque parure dans son discours :
l'art y est merveilleux, mais on l'entrevoit :
Denique sit quodvis simplex duntaxat et iiniim -.
1 De Docl. christ, lib. i\ , ii. Cl : p. 90. — ^ Houat. de
Art. poet. V. 23.
Il faut que tout ouvrage, a riinitc Ddi'lp ,
Ue la simplicité nous ollre le uiudclo.
Dart.
^ Voyez une note, a ce sujet, dans la Letlrr vi'' sur la Rdi-
(/ion , ei-dessus, t. premier. — ^ Hou. De Art. poet. v.
\\-kH.
Choisit-on bien? on trouve avec facilité
L'expression lieureuse, et l'onlrc , et la clarté.
L'ordre ii mes yeux, Pismi , est lui-même une gràee ;
L'esprit judicieux veut tout voir a sa place. D.vkl'.
G2i
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
l'orateur en pensant au salut de la république,
ne s'oublie pas et ne se laisse pas oublier. Dé-
uiosthène paroit sortir de soi , et ne voir que la
patrie. Il ne clierclie point le beau, il le fait sans
y penser; il est au-dessus de i'aduiiration. Il
se sert de la parole comme un homme modeste
de son habit pour se couvrir. Il tonne , il fou-
droie ; c'est un torrent qui entraîne tout. On
ne peut le critiquer parce qu'on est saisi ; on
pense aux choses qu'il dit, et non à ses paroles.
On le perd de vue ; on n'est occupé que de Phi-
lippe qui envahit tout. Je suis charmé de ces
deux orateurs ; mais j'avoue que je suis moins
touché de l'art infini et de la maynilique élo-
quence de Cicéron, que de la rapide simplicité
de Démosthène.
L'art se décrédite lui-même ; il se trahit en
se montrant. « Isocrate , dit Longin ' , est
» tombé dans une faute de petit écolier — Et
» voici par ovi il débute : Puisque le discours a
n naturellement la vertu de rendre les clioses
» (jrandes petites , et les petites grandes ; quil
» sait donner les grâces de la nouveauté aux
i) choses les plus vieilles , et quil fait pa^^oître
personnes éclairées ne leur font pas une exacte
justice. Onenjuge par quelque métaphore dure
de Tertullien , par quelque période enflée de
saiut Cyprien, par quelque endroit obscur de
saint Ambroise, par quelque autitiièse subtile
et rimée de saint Augustin , par quelques jeux
de mots de saint Pierre-Chrysologue. Mais il
faut avoir égard au goût dépravé des temps
où les Pères ont vécu. Le goût commençoit à se
gâter à Rome peu de temps après celui d'Au-
guste. Juvénal a moins de délicatesse qu'Ho-
race ; Sénèque le tragique et Lucainont une en-
flure choquante. Rome tomboit ; les études
d'Athènes même étoient déclines quand saint
Basile et saint Grégoire de Nazianze y allèrent.
Les rafflnemens d'esprit avoient prévalu. Les
Pères, instruits par les mauvais rhéteurs de
leuis temps, étoient entraînés dans le préjugé
universel : c'est à quoi les sages mêmes ne ré-
sistent presque jamais. On ne croyoit pas qu'il
lût perujis de pailer d'une façon sinqde et na-
turelle. Le monde étoit, pour la parole , dans
l'état où il seroit pour les habits, si personne
n'osoit paroître vêtu d'une belle étoile sans la
» vieilles celles qui sont nouvellement faites. . . . charger de la pi us épaisse broderie. Suivant cette
» Est-ce ainsi , dira quelqu'un , ô Isocrate ,
)) que vous allez changer toutes choses à l'é-
» sard des Lacédémoniens et des Athéniens?
» En faisant de cette sorte l'éloge du discours ,
» il fait proprement une exordc pour avertir
» ses auditeurs de ne rien croire de ce qu'il va
dire. » En elfet, c'est déclarer au monde que
les orateurs ne sont que des sophistes , tels que
le Gorgias de Platon et que les autres rhéteurs
de la Grèce , qui abusoient de la parole pour
imposer au peu[)le.
Si l'éloquence demande que l'orateur soit
homme de bien, et cru tel, pour joutes les af-
faires les plus profanes , à combien plus forte
raison doit-on croire ces paroles de saint Au-
gustin sur les hounnes qui ne doivent parler
(ju'en apôtres! « Celui-là parle avec sublimité,
» dont la vie ne peut être exposée à aucun mé-
» pris. » Que peut-on espérer des discours d'un
jeune homme sans fonds d'étude , sans expé-
rience , sans réputation acquise , qui se joue de
la parole, et qui veut peut-être faire fortune
dans le ministère , où il s'agit d'être pauvre
avec Jésus-Christ, de porter la croix avec lui en
se renonçant , et de vaincre les passions des
hommes pour les convertir?
Je ne puis me résoudre à finir cet article sans
dire un mot de l'éloquence des Pères. Certaines
> Du Subi. (h. XXXI.
mode , il ne falloit point parler, il falloit dé-
clamer. Mais si on veut avoir la patience d'exa-
miner les écrits des Pères , on y verra des
choses d'un grand prix. Saint Cyprien a une
magnanimité et une véhémence qui ressemble
à celle de Démostliène. On trouve dans saint
Chrysostome un jugement exquis, des images
nobles, une morale sensible et aimable. Saint
i\ugustin est tout ensemble sublime et popu-
laire ; il remonte aux plus hauts principes par
les tours les plus familiers; il interroge, il se
fait interroger, il répond ; c'est une conversa-
tion entre lui et son auditeur : les comparaisons
viennent à propos dissiper tous les doutes : nous
l'avons vu descendre jusqu'aux dernières gros-
sièretés de la populace pour la redresser. Saint
Bernard a été un prodige dans un siècle bar-
bare : on trouve en lui de la délicatesse , de
l'élévation , du tour, de la tendresse et de la
véhémence. On est étonné de tout ce qu'il y a
de beau et de grand dans les Pères, quand ou
connoît les siècles où ils ont écrit. On pardonne
à Montaigne des expressions gasconnes, ctàMa-
rot un vieux langage : pourquoi ne veut-on
pas passer aux Pères l'enflure de leur temps,
avec laquelle on trouveroit des vérités pré-
cieuses et exprimées par les traits les plus forts?
Mais il ne m'appartient pas de faire ici l'ou-
vrage qui est réservé à quelque savante main ;
il me suffit de proposer en gros ce qu'on peut
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
625
attendre de l'auteur d'une excellente Rhétori-
que. Il peut embellir son ouvrage en imitant
Cicéron par le mélange des exemples avec les
préceptes. «Les hommes qui ont un génie pé-
» nétrant et rapide , dit saint Augnstin ' , pro-
» fitent plus facilement dans l'éloquence en
» lisant les discours des hommes éloquens ,
» qu'en étudiant les préceptes mêmes de l'art. »
On pourroit faire une agréable peinture des
divers caractères des orateurs , de leurs mœurs,
de leurs goûts et de leurs maximes. Il faudroit
même les comparer ensemble , pour donner au
lecteur de quoi juger du degré d'excellence de
chacun d'entre eux.
V.
PROJET DE POETIQUE.
Une Poétique ne me paroîtroit pas moins à
désirer qu'une Rhétorique. La poésie est plus
sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit.
La religion a consacré la poésie à son usage dès
l'origine du genre humain. Avant que les hom-
mes eussent un texte d'écriture divine , les sa-
crés cantiques qu'ils savoient par cœur conser-
voient la mémoire de l'origine du monde et
la tradition des merveilles de Dieu. Rien n'é-
gale la magniticence et le transport des canti-
ques de Moïse ; le livre de Job est un poème plein
des figures les plus hardies et les plus majes-
tueuses; le Cantique des Cantiques exprime
avec grâce et tendresse l'union mystérieuse de
Dieu époax avec l'ame de l'homme qui devient
son épouse; les Psaumes seront l'admiration et
la consolation de tous les siècles et de tous les
peuples où le vrai Dieu sera connu et senti.
Toute l'Ecriture est pleine de poésie , dans les
endroits mêmes où l'on ne trouve aucune trace
de versification.
D'ailleurs la poésie à donné au monde les
premières lois : c'est elle qui a adouci les hom-
mes farouches et sauvages, qui les a rassemblés
des forêts où ils étoient épars et errans, qui les
a policés, qui a réglé les mœurs, qui a formé
les familles et les nations, qui a fait sentir les
douceurs de la société, qui a rappelé l'usage de
la raison, cultivé la vertu, et inventé les beaux-
arts ; c'est elle qui a élevé les courages pour la
guerre, et qui les a modérés pour la paix.
Silvestres lioraines , sacor interpresque deoruin ,
Cœdibus et victu fœdo detenuit Oiplieus ,
* De Vuct. christ, lib. iv, n. 14 : p. 63.
FÉNELON. TOME VI.
Dictiis ob lioc lenire tigres , rabidosque leones :
Dictus et Âmphion, Thebanae conditor arcis,
Saxa moveie sono testudinis , et prece blandà
Ducere quô vellet. l'"uit hœc sapientia qiiondaui, etc.
Sic honor et iiomen divinis vatibus atqiie
CaiTiiiuibiis venit. Post hos insignis Homerus ,
Tyrtaeusqiic mares animos in Martia bella
Versibus exacuit i.
La parole animée par les vives images , par
les grandes figures, par le transport des passions
et par le charme de l'harmonie, fut nommée le
langage des dieux; les peuples les plus barbares
mêmes n'y ont pas été insensibles. Autant on
doit mépriser les mauvais poètes, autant doit-
on admirer et chérir un grand poète, qui ne fait
point de la poésie un jeu d'esprit pour s'attirer
une vaine gloire, mais qui l'emploie à trans-
porter les hommes en faveur de la sagesse , de
la vertu et de la religion.
Me sera-t-il permis de représenter ici ma
peine sur ce que la perfection de la versification
française me paroît presque impossible ? Ce qui
me confirme dans celte pensée, est de voir que
nos plus grands poètes ont fait beaucoup de
vCiS foibles. Personne n'en a fait de plus beaux
que Malherbe ; combien en a-l-il fait qui ne
sont guère dignes de lui ! Ceux même d'entre
nos poètes les plus estimables qui ont eu le
moins d'inégalité , en ont fait assez souvent de
raboteux, d'obscurs et de languissans : ils ont
voulu donner à leur pensée un tour délicat, et
il la faut chercher ; ils sont pleins d'épithètes
forcées pour attraper la rime. En retranchant
certains vers, on ne retrancheroit aucune beau-
té : c'est ce qu'on remarqueroit sans peine, si
on examinoit chacun de leurs vers en toute ri-
gueur.
Notre versification perd plus , si je ne me
trompe, qu'elle ne gagne par les rimes : elle
perd beaucoup de variété, de facilité et d'har-
monie. Souvent la rime qu'un poète va cher-
cher bien loin , le réduit à allonger et à faire
1 Hon.vT. lie Art. poct. v, 391-.103.
Un chanlre, ami ilosdiout, polil rtionuiK; sauvage,
Que iinurrissoil le gland, que souilloil le carnage;
C'est lui qu'on iieiiil charniaiil les alFreux léopards.
Ampliion (riiiu' vllk- ('lévo les remparts;
Kl le lutli a la main la fable le présente
Disposant ;i son gré la pierre obéissante.
De l'homme brut eneor, premiers législateurs.
Ces sages inspirés adoucirent les mœurs.
Ainsi (les favoris des filles de Mémoire
Les noms furent des lors consacrés par la gloire.
Après Orphée , on vit , dans les âges suivans,
De Tyrlée et d'Homère éclater les lalens.
A leurs mâles accens les guerriers s'enllammèreut. Dai'.t.
40
626
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
languir son discours ; il lui faut deux ou trois
vers postiches pour en amener un dont il a be-
soin. On est scrupuleux pour n'employer que
des rimes riclies , et on ne l'est ni sur le fond
des pensées et des sentimens , ni sur la clarté
des termes, ni sur les tours naturels, ni sur la
noblesse des expressions. La rime ne nous donne
que l'uniformité des finales , qui est souvent
ennuyeuse, et qu'on évite dans la prose , tant
elle est loin de tlatter l'oreille. Cette répétition
de syllabes linales lasse même dans les grands
vers héroïques , où deux masculins sont tou-
jours suivis de deux féminins.
Il est vrai qu'on trouve plus d'harmonie dans
les odes et dans les stances, où les rimes entre-
lacées ont plus de cadence et de variété. Mais
les grands vers héroïques , qui demanderoient
le son le plus doux , le plus varié et le plus
majestueux, sont souvent ceux qui ont le moins
cette perfection.
Les vers irréguliers ont le mémo entrelace-
ment de rimes que les odes ; de plus . leur iné-
galité, sans règle uniforme, donne la liberté de
varier leur mesure et leur cadence , suivant
qu'on veut s'élever ou se rabaisser. M. de La
Fontaine en a fait un très-bon usage.
Je n'ai garde néanmoins de vouloir abolir les
rimes ; sans elles notre versilication tomberoit.
Nous n'avons point dans notre langue cette di-
versité de brèves et de longues, qui faisoit dans
le grec et dans le latin la règle des pieds et la
mesure des vers. Mais je croirois qu'il seroit à
propos de mettre nos poètes un peu plus au
large sur les rimes, pour leur donner le moyen
d'être plus exacts sur le sens et sur l'harmonie.
En relâchant un peu sur la rime, on rendroit
la raison plus parfaite ; on viseroit avec plus de
facilité au beau, au grand, au siMq)lc, au facile ;
on épargneroit aux plus grands poètes des tours
forcés, desépithètes cousues, des pensées qui ne
se présentent pas d'abord assez clairement à
l'esprit.
L'exemple des Grecs et des Latins peut nous
encourager à prendre cette liberté : leur versi^
lîcation étoit, sans comparaison, moins gênante
que la nôtre ; la rime est plus difficile elle seule
que toutes leurs règles ensemble. Les Grecs
avoient néanmoins recours aux divers dialec-
tes : de plus, les uns et les autres avoient des
syllabes superflues qu'ils ajoutoient librement
pour remplir leurs vers. Horace se donne de
grandes commodités pour la versilication dans
ses Satires , dans ses Épîtres , et même en
quelques Odes ; pourquoi ne chercherions-nous
pas de semblables soulagemens , nous dont la
versification est si gênante et si capable d'a-
mortir le feu d'un bon poète?
La sévérité de notre langue contre presque
toutes les inversions de phrases augmente en-
core infiniment la dificulté de faire des vers
français. On s'est mis à pure perte dans une
espèce de torture pour faire un ouvrage. Nous
serions tentés de croire qu'on a cherché le diffi-
cile plutôt que le beau. Chez nous un poète a
autant besoin de penser à l'arrangement d'une
syllabe qu'aux plus grands sentimens , qu'aux
plus vives peintures , qu'aux traits les plus
hardis. Au contraire , les anciens facilitoient ,
par des inversions fréquentes, les belles ca-
dences , la variété , et les expressions passion-
nées. Les inversions se tournoient en grande
figure , et tenoient l'esprit suspendu dans l'at-
tente du merveilleux. C'est ce qu'on voit dans
ce commencement d'églogue :
Pasloi'um rntisam Damonis et Alpliesibœi,
Immeinor herbai'um , quos est niirata juvenca
Certantcs, quonim stupefactœ carminé lynces ,
Et mutata suos requierunt flumina cursus ,
Damonis uuisara dicemus et Alphesibœi ^
Otez cette inversion, et mettez ces paroles dans
uii arrangement de grammairien qui suit la
construction de la phrase, vous leur ôterez leur
mouvement, leur majesté , leur grâce et leur
harmonie : c'est cette suspension qui saisit le
lecteur. Combien notre langue est-elle timide
et scrupuleuse en comparaison ! Oserions-nous
imiter ce vers, où tous les mots sont dérangés ?
Aret agor, vitio inorit'iis sitit aëris herba ^
Quaud Horace veut préparer son lecteur à
quelque grand objet, il le mène sans lui mon-
trer où il va et sans le laisser respirer :
Qualem ministrum fulminis alitem ^.
J'avoue qu'il ne faut point introduire toul-
1 ViRGiL. Eclog. vm , v. 1-5.
Les chauls irAlphcsibée et les clianls de Dam on ,
Los plus harniouieux des bergers i)u cauton,
Atliroient les troupeaux loin Je leurs pàlurages ,
Us reuiloicnt attentifs même les loups sauvages,
El des neuves iharinés ils retardoieiit le cours.
Ma muse à nos bregers répétera toujours
El les chauls de Daniou el ceux d'Alphésibée. La Rochef.
^ Eclog. vil , V. 57.
Dans nos champs dévorés de soif et de chaleur
En vain l'herbe mourante implore la fraîcheur.
3 HoR. Od. lib. IV, Od. m, v. i.
Tel que le noble oiseau ministre du tonnerre.
TiSSOT.
Dari'.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
G2'
à-coup dans notre langue un grand nombre de
ces inversions ; on n'y est point accoutumé ,
elles paroîtroient dures et pleines d'obscurité.
L'ode pindarique de M. Despréaux n'est pas
exempte, ce me semlile , de cette imperfection.
Je le remarque avec d'autant plus de liberté ,
que j'admire d'ailleurs les ouvrages de ce grand
poète. Il faudroit choisir de proche en proche
les inversions les plus douces et les plus voisi-
nes de celles que notre langue permet déjà.
Par exemple, toute notre nation a approuvé
celles-ci.
I>k se perdent ces noms de maîtres de la terre ,
Et tombent avec eux d'une chute commune
Tous ceux qiiê leur fortune
Faisoit leurs serviteurs i.
Ronsard avoit trop entrepris tout-à-coup. Il
avoit forcé notre langue par des inversions trop
hardies et obscures ; c'étoit un langage cru et
informe. Il y ajoutoit trop de mots composés,
qui n'étoient point encore introduits dans le com-
merce de la nation : il parloit français en grec,
malgré les Français mêmes. Il n'avoit pas tort,
ce me semble , de tenter quelque nouvelle route
pour enrichir notre langue , pour enhardir
notre poésie , et pour dénouer notre versifica-
tion naissante. Mais , en fait de langue , on ne
vient à bout de rien sans l'aveu des hommes
pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire
deux pas à la fois ; et il faut s'arrêter dès qu'on
ne se voit pas suivi de la multitude. La singu-
larité est dangereuse en tout : elle ne peut être
excusée dans les choses qui ne dépendent que
de l'usage.
L'excès choquant de Ronsard nous a un peu
jetés dans l'extrémité opposée : on a appauvri ,
desséché et gêné notre langue. Elle n'ose ja-
mais procéder que suivant la méthode la plus
scrupuleuse et la plus uniforme de la gram-
maire : on voit toujours venir d'abord un no-
minatif substantif qui mène son adjectif comme
par la main; son verbe ne manque pas de
marcher derrière , suivi d'un adverbe qui ne
souffre rien entre deux; et le régime appelle
aussitôt un accusatif, qui ne peut jamais se
déplacer. C'est ce qui exclut toute suspension
de l'esprit, toute attention, toute surprise,
toute variété , et souvent toute magnifique ca-
dence.
Je conviens, d'un autre côté, qu'on ne doit
jamais hasarder aucune locution ambiguë ; j'i-
* Malherbe , Parap. du Ps. cxly.
rois même d'ordinaire, avec Quintilien , jus-
qu'à éviter toute phrase que le lecteur entend ,
mais qu'il pourroit ne pas entendre s'il ne
suppléoit pas ce qui y manque. Il faut une dic-
tion simple , précise et dégagée , où tout se dé-
veloppe de soi-même et aille au-devant du lec-
teur. Quand un auteur parle au public, il n'y
a aucune peine qu'il ne doive prendre pour en
épargner à son lecteur; il faut que tout le tra-
vail soit pour lui seul, et tout le plaisir avec
tout le fruit pour celui dont il veut être lu. Un
auteur ne doit laisser rien à chercher dans sa
pensée ; il n'y a que les faiseurs d'énigmes qui
soient en droit de présenter un sens enveloppé.
Auguste vouloit qu'on usât de répétitions fré-
quentes, plutôt que de laisser quelque péril
d'obscurité dans le discours. En effet, le pre-
mier de tous les devoirs d'un homme, qui n'écrit
que pour être entendu, est de soulager son lec-
teur en se faisant d'abord entendre.
J'avoue que nos plus grands poètes français,
gênés par les lois rigoureuses de notre versifi-
cation, manquent en quelques endroits de ce
degré de clarté parfaite. Un homme qui pense
beaucoup veut beaucoup dire ; il ne peut se
résoudre à rien perdre ; il sent le prix de tout
ce qu'il a trouvé ; il fait de grands efforts pour
renfermer tout dans les bornes étroites d'un
vers. On veut même trop de délicalesse, elle
dégénère en subtilité. On veut trop éblouir et
surprendre : on veut avoir plus d'esprit que
son lecteur, et le lui faire sentir, pour lui enle-
ver son admiration ; au lieu qu'il faudroit n'en
avoir jamais plus que lui, et lui en donner
même, sans paroître en avoir. On ne se con-
tente pas de la simple raison, des grâces naïves,
du sentiment le plus vif, qui font la perfeclion
réelle; on va un peu au-delà du but par amour-
propre. On ne sait pas être sobre dans la recher-
che du beau : on ignore l'art de s'arrêter tout
court en deçà des ornemcns ambitieux. Le
mieux auquel on aspire fait qu'on gale le bien,
dit un proverbe italien. On tombe dans le dé-
faut de ré[)andre un peu trop de sel, et de
vouloir donner un goût trop relevé à ce qu'on
assaisonne ; on fait comme ceux qui chargent
une étoffe de trop de broderie. Le goût exquis
craint le trop en tout, sans en excepter l'esprit
même. L'esprit lasse beaucoup, dès qu'on l'af-
fecte et qu'on le prodigue. C'est en avoir de
reste, que d'en savoir retrancher pour s'accom-
moder à celui de la multitude, et pour lui apla-
nir le chemin. Les poètes qui ont le plus d'essor,
de génie, d'étendue de pensées et de fécondité,
sont ceux qui doivent le plus craindre cet écueil
628
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
(le l'excès d'esprit. C'est , dira-t-on , un beau
déliiut , c'est un défaut rare, c'est un défaut
merveilleux. J'en conviens ; mais c'est un vrai
défaut, etl'un des plus difficiles à corriger. Ho-
race Aeut qu'un auteur s'exécute sans indul-
gence sur l'esprit même :
Vir bonus et prudens versus reprtiiendet inertes ,
Culpabit duros; incouiptis allinet atrum
Transverso calanio signum ; auibitiosa recidet
Ornamenta; paruni claris lucem dare coget '.
On gagne beaucoup en perdant tous les or-
nemens superflus pour se borner aux beautés
simples, faciles, claires et négligées en appa-
rence. Pour la poésie, comme pour l'architec-
ture, il faut que tous les morceaux nécessaires
se tournent en orneuiens naturels. Mais tout
ornement qui n'est qu'ornement est de trop ;
retrancliez-le, il ne manque rien, il n'y a que
la vanité qui en soutire. Un auteur qui a trop
d'esprit, et qui en veut toujours avoir, lasse et
épuise le mien . je n'en veux point avoir tant.
S'il en montroit moins, il me laisseroit respirer
et me feroit plus de plaisir : il me tient trop
tendu, la lecture de ses vers me devient une
étude. Tant d'éclairs m'éblouissenl ; je cherche
une lumière douce qui soulage mes foibles
yeux. Je demande un poète aimable, propor-
tionné au commun des hommes, qui fasse tout
pour eux, et rien pour lui. Je veux un sublime
si familier, si doux et si simple, que chacun soit
d'abord tenté de croire qu'il l'auroit trouvé sans
peine, quoique peu d'hommes soient capables
de le trouver. Je préfère l'aimable avi surpre-
nant et au merveilleux. Je veux un homme qui
me fasse oublier qu'il est auteur, et qui se mette
comme de plain-pied en conversation avec moi.
Je veux qu'il me mette devant les yeux un
laboureur qui craint pour ses moissons, un
berger qui ne connoît que son village et son
troupeau , une nourrice attendrie pour son
petit enfant ; je veux qu'il me fasse penser,
non à lui et à son bel esprit, mais aux bergers
qu'il fait parler.
DéspecLus libi sum , nec qui sim quaeris , Alexi ,
Quorn dives pecoris, nivei quàm laclis abundans :
Mille ffiea; Siculis errant in montibus agn.T;
Lac mihi non a^state novuni , non fiigore délit :
' De Art. poel. v. 445 448.
D'un trail de son crayon le rigide censeur
Efl'ace les emlroils qu'a négligt^s l'auleur.
De ce vers qui se Iraine il blâme la foiblesse;
Il ne vous cache point que ce vers dur le blesse :
11 veut qu'on sacrifie une fausse beauté.
Qu'en un passage obscur on jette la clarté. Darv.
Canto qua; solitus , si quando armenta vocabat ,
Amphion Dircœus in Acta;o Aracyntho.
Nec sum adeo informis ; nuper me in littore vidi ,
Cura placidum ventis staret mare '
Combien cette naïveté champêtre a-t-elle plus
de grâce qu'un trait subtil et raffiné d'un bel
esprit !
Ex noto ûctum carmen sequar, ut sibi quivis
Speret idem , sudet multùm , frustraque laboret
Ausus idem : tantùm séries juncturaque pollet ;
Tantùm de medio sumptis accedit honoris * !
0 qu'il y a de grandeur à se rabaisser ainsi ,
pour se proportionner à tout ce qu'on peint , et
pour atteindre à tous les divers caractères!
Combien un homme est-il au-dessus de ce
qu'on nomme esprit, quand il ne craint point
d'en cacher une partie! Afin qu'un ouvrage soit
véritablement beau , il faut que l'auteur s'y ou-
blie , et me permette de l'oublier; il faut qu'il
me laisse seul en pleine liberté. Par exemple ,
il faut que Virgile disparoisse , et que je m'ima-
gine voir ce beau lieu ;
Muscosi fontes , et somno mollior herba , ' etc.
Il faut que je désire d'être transporté dans cet
autre endroit :
. . 0 mihi tum quàm molliter ossa quiescant,
Vestra meos olim si fislula dicat amores !
Atque utinam ex vobis unus , vestrique fuissem
Aut custos gregis, aut maturœ vinilor uvae * 1
1 ViRGil.. Eclog. II, V. 19-26.
Tu rejettes mes vœux, Alexis, tu me fuis,
Sans daigner seulement demander qui je suis;
Si mon bercail est riche , et mou troupeau fertile.
Vois nos mille brebis errer dans la Sicile,
Leur lait, même en hiver, coule à Ilots argentés.
Je répète les airs qu'Amphion a chantés
(Jiiand sa voix , des forêts perçant la vaste enceinte ,
Rappcloit ses troupeaux épars sur l'Aracynthe.
Mes traits n'ont rien d'affreux ; dans le cristal des flots
Je le vis l'autre jour TissoT.
* HoRAT. (le Art.poet. v. 249-243.
J'iinirois volontiers l'heureuse fiction
A des sujets connus que m'olfriroit l'histoire.
Tel auteur croit pouvoir l'essayer avec gloire,
Qui ne fait bien souvent qu'un effort malheureux :
Tant ce travail modesle est eiicor périlleux;
Tant dans l'art de la scène un goût pur apprécie
D'un plan bien ordonné la savante harmonie! Daru.
3 Vinc. Ed. VII, V. 45.
Fontaines, dont la mousse environne les flots ,
Gazons , dont la mollesse invite au doux repos. Lasgeac.
* Eclog. X , V. 33-36.
0 que si quelques jours
Votre luth k ces monts racontoil mes amours ,
Gallus dans le tombeau reposeroit tranquille!
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
629
Il faut que j'envie le bonheur de ceux qui sont
dans cet autre lieu dépeint par Horace .
Quà pinus ingens albaque populus
Umbram hospitalem consociare amant
Raniis, et obliquo laborat
Lympha fugax trepiJare rivo i.
J'aime bien mieux être occupé de cet om-
brage et de ce ruisseau , que d'un bel esprit
importun qui ne me laisse point respirer. Voilà
les espèces d'ouvrages dont le charme ne s'use
jamais : loin de perdre à être relus , ils se font
toujours redemander; leur lecture n'est point
une étude , on s'y repose, on s'y délasse. Les
ouvrages brillans et façonnés imposent et éblouis-
sent ; mais ils ont une pointe fine qui s'émousse
bientôt. Ce n'est ni le difficile, ni le rare, ni le
merveilleux , que je cherche ; c'est le beau
simple, aimable et commode, que je goûte. Si
les fleurs qu'on foule aux pieds dans une prai-
rie sont aussi belles que celles des plus somp-
tueux jardins, je les en aime mieux. Je n'envie
rien à personne. Le beau ne perdroit rien de
son prix , quand il seroit commun à tout le
genre humain ; il en seroit plus estimable. La
rareté est un défaut et une pauvreté de la na-
ture. Les rayons du soleil n'en sont pas moins
un grand trésor, quoiqu'ils éclairent tout l'uni-
vers. Je veux un beau si naturel , qu'il n'ait
aucun besoin de me surprendre par sa nou-
veauté : je veux que ses grâces ne vieillissent
jamais, et que je ne puisse presque me passer
de lui.
Decies repetita placebit ^.
La poésie est sans doute une imitation et une
peinture. Représentons-nous donc Raphaël qui
fait un tableau : il se garde bien de faire des
Que n'ai-jo, parmi vous, dans un moJesle asile ,
Ou marié la vigne , ou soigné les troupeaux ! Langeac.
' Od. lib. Il, Od. III, V. 9-13.
Sur ces bords où les pins et les saules tremtilsns
Aiment à marier leur ombre hospitalière,
Auprès de ce ruisseau dont les flols gazouillans
Effleurent le gazon dans leur course légère. Daru,
Là, parmi des arbres sans nombre,
T'olfraul sou donie hospitalier.
Du vieux pin le feuillage sombre
Se plait a marier son ombre
A la pâleur du peuplier.
Plus loin, la source fugitive,
Qui suit à regret les détours
Du lit où son onde est captive,
Semble s'échapper de sa rive ,
Et vouloir abréger son cours. de Wailly.
* HoR. de Art. poet. v. 364.
figures bizarres, à moins qu'il ne travaille dans
le grotesque; il ne cherche point un coloris
éblouissant ; loin de vouloir que l'art saute aux
yeux , il ne songe qu'à le cacher ; il voudroit
pouvoir tromperie spectateur, et lui faire pren-
dre son tableau pour Jésus-Christ même trans-
figuré sur le Thabor. Sa peinture n'est bonne
qu'autant qu'on y trouve de vérité. L'art est
défectueux dès qu'il est outré; il doit viser à la
ressemblance. Puisqu'on prend tant de plaisir à
voir, dans un paysage du Titien , des chèvres
qui grimpent sur une colline pendante en pré-
cipice , ou, dans un tableau de Teniers, des
festins de village et des danses rustiques, faut-il
s'étonner qu'on aime à voir dans l'Odyssée des
peintures si naïves du détail de la vie humaine?
On croit être dans les lieux qu'Homère dépeint,
y voir et y entendre les hommes. Cette simpli-
cité de mœurs semble ramener l'âge d'or. Le
bon homme Eumée me touche bien plus qu'un
héros de Clélie ou de Cléopàfre. Les vains pré-
jugés de notre temps avilissent de telles beau-
tés ; mais nos défauts ne diminuent point le
vrai prix d'une vie si raisonnable et si naturelle.
Malheur à ceux qui ne sentent point le charme
de ces vers I
Fortunate senex , hic iater flumina nota
Et fontes sacros frigus captabis opacum '.
Rien n'est au-dessus de cette peinture de la vie
champêtre :
0 fortunatos niiniùm , sua si bona noiinl *, etc.
Tout m'y plaît , et même cet endroit si éloigné
des idées romanesques :
at frigida Tempe,
Mugitusqne boum , moHesque sub arbore somni '^.
Je suis attendri tout de même pour la sjjitude
d'Horace :
0 rus, quando ego te aspiciam! quaadoque licebit
1 ViRC. Ed. 1, V. 52 et 53.
Heureux vieillard! ici nos fontaines sacrées,
Nos forets te verront, sous leur sombre épaisseur,
De l'ombrage et des eaux respirer la fraiilicur. TissoT.
' Georg. ii , v. 458.
Heureux riionime des champs, s'il connoit son bonheur, etc.
Delille.
3 Geonj. M, V, 160 et 470.
Une flaire fontaine.
Dont Tonde en murmurant l'endort sous un vieux chêne ;
Un troupeau qui mugit, des vallons, des forets, Delille.
630
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Nunc vetenim libris , niinc sonino et inerlibus horis ,
Diicere sollicita; jucunda oblivia vitœ * !
Les anciens ne se sont pas contentés de
peindre simplement d'après natnre , ils ont
joint la passion à la vérité.
Homère ne peint point un jeune homme qui
va périr dans les combats sans lui donner des
grâces touchantes : il le représente plein de
courage et de vertu ; il vous intéresse pour lui,
il vous le fait aimer, il vous engage à craindre
pour sa vie ; il vous montre son père accablé
de vieillesse et alarmé des périls de ce cher
enfant ; il vous fait voir la nouvelle épouse de
ce. jeune homme qui tremble pour lui , vous
tremblez avec elle. C'est une espèce de tra-
hison : le poète ne vous attendrit avec tant
de grâce et de douceur, que pour vous mener
au moment fatal où vous voyez tout-à-coup
celui que vous aimez, qui nage dans son sang,
et dont les yeux sont fermés par l'éternelle
nuit.
Virgile prend pour P allas, fils d'Évandre,
les mêmes soins de nous affliger, qu'Homère
avoit pris de nous faire pleurer Patrocle. Nous
sommes charmés de la douleur que Nisus et
Euryale nous coûtent. J'ai vu un jeune prince
à huit ans saisi de douleur à la vue du péril du
petit Joas. Je l'ai vu impatient sur ce que le
grand-prétre cachoit à Joas son nom et sa nais-
sance. Je l'ai vu pleurer amèrement en écou-
tant ces vers :
Ah ! miscram Eurydicen anima fugienle vocabat :
Eurydicen toto referebaut fluuiine ripœ -.
Vit-on jamais rien de mieux amené , ni qui
prépare un plus vif sentiment , que ce songe
d'Énée ?
Tempus erat quo prima quies mortalibus aegris ,
Raptatus bigis ut quondam, aterque cruento
Piilvere , perque pedes trajectus lora tumentes.
Hei mihi ! qualis erat ! quantum mutatus ab illo
1 Senn. lib. ii, Sut. vi, v. 60-62.
O ma dière campagne ! i> tranquilles demeures !
Quand pourrai-je, au sommeil donnant de douces heures,
Ou, trouvant dans l'élutlc un utile plaisir,
Au sein de la paresse et d'une paix profonde
Goûter l'heureux oulili des orages du monde ! Dakl'.
- Vir.c. Georg. iv, v. 526 et 327.
Sa voix expirante,
Jusqu'au dernier soupir formant un foible son ,
D'Eurydice eu flottant niurmuroit le doux nom ;
Eurydice , o douleur ! louches de son supplice
Les échos rcpétoient Eurydice , Eurydice. Delille.
Hectorc qui redit exuvias indutus Achillis , etc.
nie nihil, nec me quajrentem vana moratur, etc. *.
Le bel esprit pourroit-il toucher ainsi le cœur ?
Peut-on lire cet endroit sans être ému ?
0 mihi sola mei super Astyanactis imago 1
Sic ooulos , sic ille manus , sic ora ferebat ;
Et nunc œquali tecum pubesceret œvo *.
Les traits du bel esprit seroient déplacés et cho-
quans dans un discours si passionné , où il ne
doit rester de parole qu'à la douleur.
Le poète ne fait jamais mourir personne sans
peindre vivement quelque circonstance qui in-
téresse le lecteur.
On est affligé pour la vertu , quand on lit cet
endroit :
. . . Cadit et Ripheus, justissimus imus
Qui fuit in Teucris et servantissimus aequi.
Dis aliter visum ^
On croit être au milieu de Troie , saisi d'hor-
reur et de compassion, quand on lit ces vers :
Tum pavidae tectis maires ingentibus errant,
Amplexœque tencnt postes, atque oscula figunt *.
1 .Eiieid. Il , V. 268-287.
C'éloil l'heure où , du jour adoucissant les peines ,
Le sommeil, grâce aux dieux, se glisse dans nos veines.
Toul-à-coup , le front pile et chargé de douleurs ,
Hector prés de mon lit a paru tout en pleurs;
Et tel qu'après son char la victoire inhumaine.
Noir de poudre et de sang, le traîna sur l'arène.
Je vois ses pieds encore et meurtris el percés
Des indignes liens qui les ont traversés.
Hélas! qu'en cet état de lui-même il difTère!
Ce n'est plus cet Hector, ce guerrier lulélaire
Qui des armes d'Achille orgueilleux ravisseur
Dans les murs paternels revcnoit en vainqueur;
Ou , courant assiéger les vingt rois de la Grèce ,
Lançoit sur leurs vaisseaux la flamme vengeresse.
Combien il est changé ! le sang de toutes parts
Souilloit sa barbe épaisse el ses cheveux épars
FO.\TA>ES.
- .Eueid. m, v. .'(89-491.
0 seul el doux portrait de ce fils que j'adore !
Cher enfant ! c'est par vous que je suis mère encore.
De mon Astyanax , dans mes jours de douleur.
Votre aimable présence cntrelenoit mon cœur.
Voilà son air, son port, son maintien, son langage;
Ce sont les mêmes traits ; il auroit le même âge. Delillc:.
3 ,Eneid. ii, v. 426-428.
Riphée tombe égorgé de même ,
Riphée, hélas! si juste et si chéri des siens!
Mais le ciel le confond dans l'arrêt des Troyens.
* lUd. v, 489 el 490.
Les femmes , perçant l'air d'horribles hurlemens ,
Dans l'enceinte royale errent désespérées;
Au seuil de ces parvis, à leurs portes sacrées ,
Elles collent leur bouche, entrelacent leurs bras.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
631
Vidi Heciibam , contumque nurus, Priamuinque per aras
Sanguine fœdanteni quos ipse sacraverat ignés *.
Arma diti senior desueta tremenlibus sevo
Circumdat nequicquam humeris, et inutile ferrum
Cingilur , ac densos fertur nioriturus in hostes -.
Sic fatus senior, felumque imbelle sine ictu
Conjecit -^
ÎVunc morere. ILtc dicens, altaria ad ipsa trementem
Traxit, et in multo lapsantem sanguine nati;
Implicuitque comam lœvâ , dextràque coruscum
Extulit, ac lateri capulo tenus abdidit ensem.
Hœc finis Priami fatorum ; hic exitus illum
Sorte tulit , Trojam inceusam et prolapsa videntem
Pergama, tôt quondam populis terrisque superbum
Regnalorem Asiœ : jacet ingens littore truncus,
Avulsumque humeris caput , et sine nomine corpus *.
Le poète ne représente point le malheur
d'Eurydice sans nous la montrer toute prête à
revoir la lumière , et replongée tout-à-coup
dans la profonde nuit des enfers :
Jamque pedem referens casus evaserat oranes ,
Redditaque Eurydice superas veniebat ad auras.
Illa, Quisetme, inquit,miseram, et te perdidit, Orpheu?
Quis tantus furor ? En iterum crudelia rétro
1 .£neid. v. 501 et 502.
J'ai vu
Hècube échevelée errer sous ces lambris ;
Le glaive moissonner les femmes de ses ftls ;
El son époux, hélas! à son moment suprême,
Eiisaiiglauter l'autel qu'il consacra lui-même. Delille.
2/6/rf. Il, V. 509-311.
D'une armure impuissante
fie vieillard charge en vain son épaule tremblante;
Prend un glaive, a son bras dés long-temps étranger,
Et s'apprête à mourir plutôt rju'à se venger.
S Ibid. V. 544-545.
. . A ces mots, au vainqueur inhumain
11 jette un foibic trait. Delille.
* Ibid. v. 350-358.
. . . . Meurs. Il dit; et d'un bras sanguinaire,
Du monarque traiué par ses cheveiiv blanchis ,
Et nageant dans le sang du dernier de ses lils ,
Il pousse vers l'autel la vieillesse tremblante :
De l'autre, saisissant l'épée élincelante,
Lève le fer mortel, l'enfonce, et de son flanc
Arrache avec la vie un vain reste de sang.
Ainsi tinit Priam ; ainsi la destinée
Mai-v^ua par cent mallieurs sa mort infortunée.
11 périt en voyant de ses derniers regards
Brûler son Ilion , et crouler ses remparts.
Et ce grand potentat , (huit les mains souveraines
De tant de nalimis avoieut tenu les rênes,
Que l'Asie a genoux eiityuroit autrefois
De l'imour des sujets et du respect des rois.
De lui-même aujourd'hui reste méconnoissable.
Hélas I et dans la foule étendu sur le sable,
N'est plus, dans cet amas îles lambeaux d'Uion ,
Qu'un cadavre sans tmiibe, et c[u'un débris sans nom.
Delille.
Fata vocant , conditquc natantia lumina somnus.
Jamque vale : feror ingenti circumdata nocte ,
Invalidasque tibi tendens, heu! non tua, palmas *.
Les animaux souffrans que ce poète met
comme devant nos veux , nous affligent :
Propter aqucC rivum viridi procumbit in ulva
Perdita , uec serœ meminit decedere nocti -.
La peste des animaux est un tableau qui
nous émeut :
Hinc lœtis vituli vulgi moriuntur in herbis ,
Et dulces animas plena ad pracsepia reddunt.
Labitur infelix studiorum atque immemor herbaî
Victor equus , fontesque avertitur , et pede terram
Crebra ferit
Ecce autem duro fumans sub vomere taurus
Concidit , et mixtum spumis vomit ore cruorem ,
Extremosque ciet gemitus : it tristis arator
Mœrentem abjungens frateruâ morte juvencum ;
Atque opère iu medio defixa relinquit aratra.
Non umbrœ altorum ncmorum , non mollia possunt
Prata movere animum , non qui per saxa volutus
Purior electro campum petit amnis 3.
1 Gcorg. iv, v. .^83-498.
EnUn il revenoit des goulTrcs du Ténare,
Possesseur d'Eurydice et vainqueur du Tartare
Eurydice s'écrie : 0 destin rigoureux!
Hélas! quel dieu cruel nous a perdus tous deux?
Quelle fureur! voila qu'au ténébreux abime
Le barbare Destin rappelle sa victime.
Adien : déjà je sens dans un nuage épais
Nager mes yeux éteints et fermés pour jamais.
Adieu, mon cher Orphée; Eurydice expirante
En vain te cherche eiicor de sa main défaillante;
L'horrible mort, jetant son voile autour de moi,
M'entraine loin du jour, hélas! et loin de toi. Delille.
2 Ed. viii , v. 87 et 88.
La génisse amoureuse, errante au bord des eaux ,
Succombe, et sans espoir elle fuit le repos;
C'est en vain que la nuit sous nos toits la rappelle.
L.VNGEAC.
3 Georg. m, v. 494 498 et 315-522.
Tout meurt dans le bercail, dans les clianips tout péril ;
L'agneau tombe en suçant le lait qui le nourrit;
La génisse languit dans un verd pâturage
Le coursier, l'œil éteint , et l'oreille baissée.
Distillant leiileinènl une sueur glacée.
Languit, chancelle, tombe, et se débal en vain
Il néglige les eaux, renonce au pâturage,
Et sent s'évanouir son superbe courage
Voyez-vous le taureau fumant sous l'aiguillon.
D'un sang mêlé d'écume inonder son sillon?
Il meurt; l'autre, affligé de la mort de son frère,
Regagne tristement l'étable solitaire;
Son maiire l'accompagne accablé de regrets,
Et laisse en soupirant ses travaux imparfaits.
Le doux tapis des prés, l'asile d'un bois sombre,
La IVaicheur du matin jointe à celle de l'ombre ,
Le cristal d'un ruisseau qui rajeunit les prés
Et roule une eau d'argent sur des sables dores ,
Rien ne peut des troupeaux ranimer la foiblesse. Delille.
632
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Virgile anime et passionne tout. Dans ses
vers tout pense , tout a du sentiment, tout vous
en donne , les arbres mêmes vous touchent .
Exiit ad cœlum ramis felicibus arbos ,
Miraturque novas frondes et non sua poma *.
Une fleur attire votre compassion , quand Vir-
gile la peint prête à se flétrir :
Piirpureus veluti cùm flos succisus aratro
Languescit moriens -.
Vous croyez voir les moindres plantes que le
printemps ranime , égaie et embellit :
Inque novos soles audent se gramina Mb
Credere ^.
Un rossignol est Philomèle qui vous attendrit
sur ses malheurs .
Qualis populea mœrens Philomela sub umbra *.
Horace fait en trois vers un tableau où tout
vit et inspire du sentiment :
Fugit rétro
Levis juventus et décor, aridâ
Pelleote lascivos amores
Canitie, facilemque somnum ^.
Veut-il peindre en deux coups de pinceau
deux hommes que personne ne puisse mécon-
noître , et qui saisissent le spectateur ; il vous
met devant les yeux la folie incorrigible de
Paris, et la colère implacable d'Achille :
1 Georg. ii, v. 81 cl 82.
Bientôt ce tronc s'élève en arbre vigoureux ,
Et se couvrant des fruits d'une race étrangère ,
Admire ces enfants dont il n'est pas le père. Delille.
2 ,EnekL ix, v. 433 et 436.
Tel meurt, avant le temps , sur la terre couché
Un lis que la charrue en passant a touché. Delille.
3 Georg. w , v. 332.
Aux rayons doux cncor du soleil printanier
Le gazon sans péril ose se confier. Delille.
* Ibid. IV , V. 51 1 .
Telle sur un rameau, durant la nuit obscure,
Philomèle plaintive attendrit la nature. Delille
6 Od. lib. II , Od. XI , V. 5-8.
Déjà s'envolent nos beaux jours ;
Aux grâces du printemps succède la vieillesse ;
Elle a banni l'essaim des folâtres amours ,
Et le sommeil facile , et la douce allégresse, de W'aillv.
Quid Ppris? ut salvus regnet vivatque beatus ,
Cogi posse negat *.
Jura neget sibi nata, nihil non arroget arniis ^.
Horace veut-il nous toucher en faveur des
lieux où il souhaiteroit de finir sa vie avec son
ami , il nous inspire le désir d'y aller :
Ille terrarum mihi praeter omnes
Angulus ridet
Ibi tu calentem
Débita sparges lacrymâ favillam
Vatis amici ^.
Fait-il un portrait d'Ulysse , il le peint supé-
rieur aux tempêtes de la mer , au naufrage
même , et à la plus cruelle fortune ;
Pertulil
aspera multa
adversis rerum imraersabilis undis
Peint-il Rome invincible jusque dans ses mal-
heurs, écoutez-le :
Duris ut ilex tonsa bipennibus
Nigrae feraci frondis in Algido ,
Per damna, per csedes , ab ipso
Ducit opes aniniumque ferro.
Non hydra secto corpore firmior, etc. ^.
Catulle, qu'on ne peut nommer sans avoir
horreur de ses obscénités , est au comble de la
perfection pour une simplicité passionnée :
Odi et anio. Quare id faciam fortasse rcquiris.
Nescio; sed fieri sentio, et excrucior *.
» Ep. lib I, Ep. Il, V. lO-H.
Mais l'amoureux Paris, aveugle en son délire,
Refuse son bonheur et la paix de l'empire. Daru.
^ De Art. poet.\. 122.
Implacable, bravant l'autorité des lois,
Et sur le glaive seul appuyant tous ses droits. Darc.
3 Od. lib. II , Od. VI , v. 13-14 et 22-24.
Rien n'égale a mes yeux ce petit coin du monde
Vos pleurs y mouilleront la cendre tiède encore
Du poète que vous aimez. de Wailly.
'• Ep. lib. I, Ep. II, V. 21-22.
Égare sur les mers,
El vainqueur d'Ilion , comme de la fortune ,
Retrouvant son Ithaque en dépit de Neptune. Daru.
5 Od. lib. IV, Od. IV, v. 57-61.
Rome prend sous nus coups une force nouvelle ,
El le glaive el le feu la trouvent immortelle :
Ainsi, vainqueur du fer, l'orme étend ses rameaux.
Jamais monstre pareil n'étonna la Colchide ;
L'hydre même d'Alcide
Renaissoit moins de fois sous les coups du héros. Daru
6 J'aime et je hais. Comment se peut-il? je l'ignore; mais
je le sens, et je suis a la torture. Epigr. lxxxvi.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
633
Combien Ovide et Martial , avec leurs traits
ingénieux et façonnés, sont-ils au-dessous de
ces paroles négligées , où le cœur saisi parle
seul dans une espèce de désespoir !
Que peut-on voir de plus simple et de plus
touchant , dans un poème , que le roi Priam
réduit dans sa vieillesse à baiser les mains meur-
trières d'Achille , qui ont arraché la vie à ses
enfans '? Il lui demande, pour unique adou-
cissement de ses maux , le corps du grand
Hector. Il auroit gâté tout . s'il eût donné le
moindre ornement à ses paroles : aussi n'ex-
priment-elles que sa douleur. Il le conjure par
son père, accablé de vieillesse, d'avoir pitié du
plus infortuné de tous les pères.
Le bel-esprit a le malheur d'alfoiblir les
grandes passions où il prétend orner. C'est peu,
selon Horace, qu'un poème soit beau et bril-
lant ; il faut qu'il soit touchant , aimable , et
par conséquent simple , naturel et passionné :
Non salis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto ,
Et quocumque volent , animum auditoris agunto -.
Le beau qui n'est que beau, c'esl-à-dire brillant,
n'est beau qu'à demi : il faut qu'il exprime les
passions pour les inspirer; il faut qu'il s'empare
du cœur pour le tourner vers le but légitime
d'un poème.
YI.
PROJET D UN TRAITE SUR LA TRAGEDIE.
Il faut séparer d'abord la tragédie d'avec la
comédie. L'une représente les grands événe-
mens qui excitent les violentes passions; l'autre
se borne à représenter les mœurs des hommes
dans une condition privée.
Pour la tragédie , je dois commencer en dé-
clarant que je ne souhaite point qu'on perfec-
tionne les spectacles où l'on ne représente les
passions corrompues que pour les allumer. Nous
avons vu que Platon et les sages législateurs du
paganisme rejetoient loin de toute république
bien policée les fables et les instrumens de musi-
que qui pouvoient amollir une nation par le
goût de la volupté. Quelle devroit donc être la
sévérité des nations chrétiennes contre les spec-
tacles contagieux ! Loin de vouloir qu'on per-
1 Iliade, liv. xxiv.
* HoRAT. de Jrt. poet. v. 99 et 100.
Oui, ce n'est point assez des beautés éclatantes;
Il faut connoltrc aussi ces beautés plus puissantes
Qui pénètrent nos cœurs doucement eniralués. Dauu.
fectionne de tels spectacles, je ressens une véri-
table joie de ce qu'ils sont chez nous imparfaits
en leur genre. Nos poètes les ont rendus lan-
guissans, fades et doucereux comme les romans.
On n'y parle que de feux, de chaînes, de lour-
mens. On y veut mourir en se portant bien.
Une personne très-imparfaite est nommée un
soleil , ou tout au moins une aurore ; ses yeux
sont deux astres. Tous les termes sont outrés ,
et rienne montre une vraiepassion. Tant mieux ;
lafoiblesse du poison diminue le mal. Mais il me
semble qu'on pourroit donner aux tragédies une
merveilleuse force , suivant les idées très-phi-
losophiques de l'antiquité, sans y mêler cet
amour volage et déréglé qui fait tant de ra-
vages.
Chez les Grecs, la tragédie étoil entièrement
indépendante de l'amour profane. Par exem-
ple , rCEdipe de Sophocle n'a aucun mélange
de cette passion étrangère au sujet. Les autres
tragédies de ce grand poète sont de même. M.
Corneille n'a fait qu'alToiblir l'action , que la
rendre double, et que distraire le spectateur
dans son Œdipe, par l'épisode d'un froid amour
de Thésée pour Dircé. M. Racine est tombé dans
le même inconvénient en composant sa Phèdre .
il a fait un double spectacle, en joignant à Phè-
dre furieuse Kippolyte soupirant contre son vrai
caractère. Il falloit laisser Phèdre toute seule
dans sa fureur ; l'action auroit été unique ,
vive et rapide. Mais nos deux poètes tragiques ,
qui méritent d'ailleurs les plus grands éloges ,
ont été entraînés par le torrent ; ils ont cédé au
goût des pièces romanesques , qui avoient pré-
valu. La mode du bel-esprit faisoit mettre de
l'amour partout; on s'imaginoit qu'il étoit im-
possible d'éviter l'ennui pendant deux heures
sans le secours de quelque intrigue galaute ; on
croyoit être obligé à s'impatienter dans le spec-
tacle le plus grand et le plus passionné , à
moins qu'un héros langoureux ne vînt l'inter-
rompre; encore falloit-il que ses soupirs fus-
sent ornés de pointes , et que son désespoir fût
exprimé par des espèces d'épigrammes. Voilà ce
que le désir de plaire au public arrache aux
plus grands auteurs, contre les règles. De là
vient cette passion si façonnée .
Impitoyable soif de gloire ,
Dont l'aveugle et noble transport
Me fait précipiter ma mort
Pour faire vivre ma mémoire :
Arrête pour quelques momens
Les impétueux sentimens
De cette inexorable envie ,
Et souffre qu'en ce triste et favorable jour,
634
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Avant que de donner ma vie ,
Je donne un soupir k l'amour '.
On n'osoit mourir de douleur sans faire des
pointes et des jeux d'esprit en mourant. De là
vient ce désespoir si ampoulé et si ileuri :
Percé jusques au fond du cœur
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'uue juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur -
Jamais douleur sérieuse ne parla un langage si
pompeux et si affecté.
Il me semble qu'il faudroit aussi retrancher
de la tragédie une vaine enflure , qui est contre
toute vraisemblance. Par exemple , ces vers ont
je ne sais quoi d'outré :
Impatiens désirs d'une illustre vengeance
A qui la mort d'un père a donné la naissance ,
Enfans impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément ,
Vous régnez sur mon ame avecque trop d'empire :
Pour le moins un moment souifrez que je respire ,
Et que je considère , en l'état où je suis,
Et ce que je hasarde , et ce que je poursuis '.
M. Despréaux trouvoit dans ces paroles une
généalogie des impatiens désii's d'une illustre
vengeance , qui étoient les enfans impétueux
d'un noble ressentiment , et qui étoient embras-
sés par une doideur séduite. Les personnes con-
sidérables qui parlent avec passion dans une
tragédie doivent parler avec noblesse et viva-
cité ; mais on parle naturellement et sans ces
tours si façonnés, quand la passion parle. Per-
sonne ne voudroit être plaint dans son malheur
par son ami avec tant d'emphase.
M. Racine n'étoit pas exempt de ce défaut,
que la coutume avoit rendu comme nécessaire.
Rien n'est moins naturel que la narration de la
mort d'Hippolyte à la fin de la tragédie de
Phèdre , qui a d'ailleurs de grandes beautés.
Théramène , qui vient pour apprendre à Thésée
la mort funeste de son fils , devroit ne dire que
ces deux mots , et manquer même de force
pour les prononcer distinctement : « Hippolyte
» est mort. Un monstre envoyé du fond de la
» mer par la colère des dieux Ta fait périr. Je
» lai vu. » Un tel homme , saisi , éperdu , sans
haleine, peut-il s'amuser à faire la description
la plus pompeuse et la plus fleurie de la figure
du dratron?
L'œil morne maintenant et la tête baissée ,
Sembloient se conformer à sa triste pensée ,
La terre s'en émeut , l'air en est infecté ,
Le flot qui l'apporta recule épouvanté i.
etc.
» CORX.
I se. X, -
Œdipe , act. m, se. i. — - Cors. Le Cid. act.
- 3 Cors. Cinna, act. i, se. i.
Sophocle est bien loin de cette élégance si
déplacée et si contraire à la vraisemblance; il
ne fait dire à Œdipe que des mots entrecoupés;
tout est douleur : tôy, liu' «l, aJ.. a.l, aJ.' (psù, Çcù.
C'est plutôt un gémissement , ou un cri, qu'un
discours . « Hélas ! hélas ! dit-il - , tout est
» éclairci. 0 lumière, je te vois maintenant
» pour la dernière fois... ! Hélas! hélas ! mal-
» heur à moi ! Où suis-je , malheureux? Com-
» ment est-ce que la voix me manque tout-à-
» coup? 0 fortune , où êtes-vous allée ?
» Malheureux ! malheureux ! je ressens une
» cruelle fureur avec le souvenir de mes
» maux ? 0 amis, que me reste-t-il à voir,
» à aimer, à entretenir , à entendre avec con-
» solation? 0 amis, rejetez au plus tôt loin de
» vous un scélérat, un homme exécrable , objet
» de riiorreur des dieux et des hommes — !
» Périsse celui qui me dégagea de mes liens
» dans les lieux sauvages où j'étois exposé, et
» qui me sauva la vie! Quel cruel secours! je
» serois mort avec moins de douleur pour moi
» et pour les miens... ; je ne serois ni le meur-
» trier de mon père, ni l'époux de ma mère.
» Maintenant je suis au comble du malheur.
» Misérable ! j'ai souillé mes parens , et j'ai eu
» des enfans de celle qui m'a mis au monde ! »
C'est ainsi que parle la nature , quand elle
succombe à la douleur : jamais rien ne fut plus
éloigné des phrases brillantes du bel-esprit. Her-
cule et Philoctète parlent avec la même douleur
vive et simple dans Sophocle.
M. Racine , qui avoit fort étudié les grands
modèles de l'antiquité , avoit formé le plan
d'une tragédie d'Œdipe suivant le goût de
Sophocle , sans y mêler aucune intrigue pos-
tiche d'amour, et suivant la simplicité grecque.
Un tel spectacle pourroit être très-curieux, très-
vif , très-rapide, très-intéressant : il ne seroit
point applaudi , mais il saisiroit , il feroit ré-
pandre des larmes , il ne laisseroit pas respirer,
il inspireroit l'amour des vertus et l'horreur
des crimes , il cntreroit fort utilement dans le
dessein des meilleures lois ; la religion même la
plus pure n'en seroit point alarmée ; on n'en
retrancheroit que de faux ornemens qui bles-
sent les règles.
Notre versification , trop gênante , engage
souvent les meilleurs poètes tragiques à faire
1 R.vc. Phkh act. v, se. vi. — ^ Œdipe, act. iv et vi.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
633
des vers chargés d'épithètes pour attraper la
rime. Pour faire un bon vers , on l'accompagne
d'un autre vers foible qui le gâte. Par exemple,
je suis charmé quand je lis ces mots :
Qu'il mourût *.
mais je ne puis souffrir le vers que la rime
amène aussitôt :
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
Les périphrases outrées de nos vers n'ont rien
de naturel ; elles ne représentent point des
hommes qui parlent en conversation sérieuse ,
noble et passionnée. On ôte au spectateur le plus
grand plaisir du spectacle , quand on en ôte
cette vraisemblance.
J'avoue que les anciens donnoient quelque
hauteur de langage au cothurne ;
An tragica dessevit et ampuUatur iu arte -?
mais il ne faut point que le cothurne altère
l'imitation de la vraie nature; il peut seule-
ment la peindre en beau et en grand. Mais tout
homme doit toujours parler humainement : rien
n'est plus ridicule pour un héros dans les plus
grandes actions de sa vie , que de ne joindre
pas à la noblesse et à la force une simplicité qui
est très-opposée à l'enflure :
Projicit anipuUas et sesquipedalia verba ^.
Il suffit de faire parler Agamemnon avec hau-
teur , Achille avec emportement , Ulysse avec
sagesse , Médée avec fureur. Mais le langage
fastueux et outré dégrade tout : plus on repré-
sente de grands caractères et de fortes passions ,
plus il faut y mettre une noble et véhémente
simplicité.
Il me paroîl même qu'on a donné souvent
aux Romains un discours trop fastueux ; ils
pensoient hautement , mais ils parloient avec
modération. C'étoit le peuple roi , il est vrai ,
jiopulum latè regem '* ; mais ce peuple étoit
aussi doux pour les manières de s'exprimer
dans la société , qu'appliqué à vaincre les na-
tions jalouses de sa puissance :
^ Coi.N. Horace , acl. m, se. vi. — ^ Horat. Epist. lîb.
I , Ep. m , V. 14. — 3 Horat. de Art. poet. v. 97.
Doit liauuir loin de soi l'eiifluic o( los urands mots.
Uaul'.
* V:rg. .Eneid. lib. i, v 25.
Parcere subjectis, et debellare superbes '.
Horace a fait le même portrait en d'autres
termes .
Imperct bellante prior, jacentem
Lenis in bostera ^
Il ne par('it point assez de proportion entre
l'emphase avec laquelle Auguste parle dans la
tragédie de Cinna , et la modeste simplicité avec
laquelle Suétone nous le dépeint dans tout le
détail de ses mœurs. Il laissoit encore à Rome
une si grande apparence de l'ancienne liberté
de la république, qu'il ne vouloit pomt qu'on
le nommât Seigneui;.
Domini appellalionem et maledictuui et opprobrium seni-
per exborruit. Cùm, spectaute eo ludos,prommtiatum esset
in niinio, 0 dominuni œquum et bonum! et universi
quasi de se ipso dictuui exultantes coniprobassent ; et statini
manu vultuque indecoras adulationes repressit; et inse-
quenti die gravissimo corripuit edicto, douiinumque se
posthac appellari ne a liberis quidem aut nepotibus suis ,
vel seriô, veljoco, passus est In consulatu pedibus
ferè , extra consulatum sœpe adopertâ sella per publicum
incessit. Proniiscuis salutationibus admittebat et plebem
Quoties magistratuuni coniitiis interesset, tribus cum can-
didatis suis circinbat, supplicabatque more solenni. Fcrebat
et ipse sufCragium in tribu, ul unus e populo Filiam et
neptes ita instiluit, ut etiam lanificio assuefaccret Ha-
bitavit in œdibus modicis Hortensianis , neque laxitate neque
cultu conspicuis, ut in quibus porticus brèves essent et
sine marniore uUo aut insigni paviniento conspicuaî : ac per
annos ampliîis quadraginta eodem lubicnlo bieme et icstate
mansit Inslruniunti ojus et supellcctilis parcimonia ap-
paret etiam nunc residuis lectis atque mensis, (pioruni ple-
raque vix privata; elegantiaî sint Veste non temerè aliâ
quàm domesticâ usus est,ab uxore et sorore et lilia neptibus-
que confectâ Cœnam trinis ferculis, aut, cùm abundan-
tissimè, senis, pr;ebebat, ut non niniio suniptu, ita sumniâ
comitate Cibi minimi erat, atque vulgaris ferè ^, etc.
I jEneid. lib, vi , v. 864.
Donne aux vaincus la paix, aux rebelles des fers.
Delille.
- C'a nu. SnTiil. v. ."H.
Que le lils i;loiieu\ d'Aneliise et de Venus
Sounielte l'eniienii rebelle,
El nionlre sa clénienec aux ennemis vaincus. Dahi".
^ Sletox. A)((jHst. n. 53, 53, 64, 72, 73 , 74 et 76.
II rejela toujours le nom de SEiGNEun , comme une in-
jure et un oiiprolire. Un jour qu'il éloil au théâtre , un acteur
ayant luononee ce veis ;
0
mail ri
JmentI ô le maître éciuilalde
tout le peuple le lui appliqua, et battit des mains avec trans-
l>orl : il lit cesser ces acclamations indécentes par des (jestes
d'iiidicnation. Le lendemain il réprimanda sévèrement le
peuple dans \in édit , et défendit qu'on l'appelât jamais du
nom de Sei[;iunir. 11 ne le ]>ermettoit pas même à ses enfaiis
ni sérieusement , ni en badinant Lors(iu'il étoit consul,
il marchoit ordinairenuMil ii jiied; lorsqu'il ne l'étoit pas, il
se l'aisoit porter dans une litière ouverte , et laissoit appro-
636
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
La pompe et l'enflure conviennent beaucoup
moins à ce qu'on appeloit la civilité 7'oinaine ,
qu'au faste d'un roi de Perse. Malgré la rigueur
de Tibère , et la servi le flatterie ovi les Romains
tombèrent de son temps et sous ses successeurs,
nous apprenons de Pline que Trajan vivoit en-
core en bon et sociable citoyen dans une aimable
familiarité. Les réponses de cet empereur sont
courtes, simples, précises, éloignées de toute en-
flure.Les bas-reliefs de sa colonne le représentent
toujours dans la plus modeste attitude , lors
même quil commande aux légions. Tout ce que
nous voyons dans Tite-Live , dans Plutarque ,
dans Cicéron, dans Suétone, nous représente les
Romains comme des hommes hautains par leurs
sentimens , mais simples, naturels et modestes
dans leurs paroles; ils n'ont aucune ressem-
blance avec les héros bouffis et empesés de nos
romans. Un grand homme ne déclame point en
comédien, il parle en termes forts et précis dans
une conversation : il ne dit rien de bas , mais
il ne dit rien de façonné et de fastueux :
Ne , qiiicumque deus , quicumque adhihcbitur héros ,
Regali conspectus in aiiro nuper et ostro,
Migret in obscuras luimili sermone tabernas ,
Aut, dum vitat humum, nubes et iuania captet
Ut festis 1, etc.
La noblesse du genre tragique ne doit point
empêcher que les héros mêmes ne parlent avec
simplicité, à proportion de la nature des choses
dont ils s'entretiennent :
Et tragicus plcrumque dolet sermone pedestri *.
cher loul le nioiule, mOnic le bas peuple..... Toutes les fois
qu'il assisloit aux Comices , il parcouroil les tribus avec les
candidats qu'il protégeoil , et tleiiiandoit les suffrages dans la
forme ordinaire : il doimoit lui-mOme le sien a son rang,
comme un simple citoyen 11 éleva sa lille et ses petites-
filles avec la jOus grande simplicité, jusqu'à leur faiie ap-
prendre a liler 11 occupa la maison d'ilortensius; elle
n'etoil ni grande, ni ornée : les galeries en etoienl étroites
et de pierre coninniue; ni marbre, ni marqueterie dans les
cabinets et les salles il manger. Il coucha dans la même
chambre pendant (juarante ans, hiver et été On peut
juger de son économie dans l'ameublement, par des lils et des
labiés qui subsistent encore, et qui sont a peine dignes d'un
particulier aisé.... Il ne mit guère d'autres habits que ceux
que lui faisoient sa femme, sa sœur et ses lilles Ses repas
éloient ordinairement de trois services, et jamais de plus de
six : la liberté y régnoit plus que la profusion Il mangeoit
peu, et sa nourriture étoit extrêmement simple. L.\ Harpe.
> HoKAT. deJrt. poet. v. 2-27-23-2.
Ne laisse/, pas suiloul ce grave personnage,
Ce héros ou ce dieu , que, lout-ii-rheure encor,
Nous avons admiré velu de pourpre et d'or,
Prendre le ton des lieux oii le peuple réside,
Ou, de peur de ramper, se perdre dans le vide. Dahu.
* De Art. poet. v. 95.
Souvent la tragédie, avec simplicité,
Exprime les douleurs dont l'ame est accablée. Dauu.
VII.
PROJET d'un traité SUR LA COMEDIE.
La comédie représente les mœurs des hom-
mes dans une condition privée ; ainsi elle doit
prendre un ton moins haut que la tragédie. Le
socque est inférieur au cothurne; mais certains
hommes , dans les moindres conditions , de
même que dans les plus hautes, ont , par leur
nature! , un caractère d'arrogance :
Iratiisque Chrêmes tumido delitigat ore '.
J'avoue que les traits plaisans d'Aristophane
me paroissent souvent bas ; ils sentent la farce
faite exprès pour amuser et pour mener le peu-
ple. Qu'y a-t-il de plus ridicule que la peinture
d'un roi de Perse qui marche avec une armée
de quarante mille hommes , pour aller sur une
montagne d'or satisfaire aux infirmités de la
nature?
Le respect de l'antiquité doit être grand ;
mais je suis autorisé par les anciens contre les
anciens mêmes. Horace m'apprend à juger de
Plante :
At nostri proavi Plautinos et numéros et
Laudavere sales , niniiùm patienter utrosque ,
Ne dicam stultè, mirati; si mod5 ego et vos
Scimus inurbanum lepido seponere dicto -.
Seroit-ce la basse plaisanterie de Piaule que
César auroit voulu trouver dans Térence, vis
comica? Ménandre avoit donné à celui-ci un
goût pur et exquis. Scipion et Lélius, amis de
Térence , distinguoient avec délicatesse en sa
faveur ce qu'Horace nomme L-pidurn d'avec ce
qui est inurbanum. Ce poète comique a une
naïveté inimitable , qui plaît et qui attendrit
par le simple récit d'un fait très-commun :
Sic cogitabam : Hem, hic parvae consuetudinls
Causa morteni hujus tam fert familiariter :
Quid si ipse aniasset? Quid raihi hic faciet patri?...
ElTertur : inius ^, etc.
1 HouAT. de Art. poet. v. 94.
Quelquefois cependant, élevant son langage,
Thalie , en vers pompeux, peint Chrêmes irrité. Daru.
8 De Art. poet. v. 270-274.
Nos pères , dont le goût n'éloit pas encor sur,
Vantoienl le sel de Plante et son style assei dur ;
Mais nous, qui d'un bon mot distinguons la licence ,
Nous pouvons , sans manquer de respect envers eux ,
De trop de complaisante accuser nos aïeux. Daru.
3 Teuent. Aiidr. aci. i, se. i.
Voici comment je raisonnois. Quoi ! une foiblc liaison rend
LETTRE SUR LEIS OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Rien ne joue mieux , sans outrer aucun carac-
tère. La suite est passionnée :
At, at hoc illiid est,
Hinc ill;e lacnims , liœc illa est misericordia '.
637
Egone quid velim?
Curn milite islo prœsens , absens ut sies ;
Dics noctesque me aœes , me desideres ,
Me somnies, me expectes, de me cogites,
Me speres , me te oblectes , mecura tota sis :
Meus fac sis postremù animus, quando ego snm liiiis
Voici un autre récit où la passion parle toute
seule :
Memor essem ! 0 Mysis, Mysis, etiam nunc mihi
Scripta illa dicta sunt in anirao , Chrysidis
De Glycerio. Jam ferme moriens me vocat :
Accessi : vos semotï , nos soli : incipit :
Mi Pamphile , hujus formam atque œtatera vides , etc.
Quod ego per liane te dextram oro, et ingeninm tuum;
Per tuara fidem , perque hujus solitudineiii
Te obtestor, etc.
Te isti virum do , amicum , tutorem , patrem , etc.
Hanc mihi in nianum dat, mors continuô ipsam occupât.
Accepi , acceptara servabo ^.
Tout ce que l'esprit ajouteroit à ces simples et
touchantes paroles ne feroit que les affoiblir.
Mais en voici d'autres qui vont jusqu'à un vrai
transport :
Neque virgo est usquam , neque ego , qui iUam e con-
spectu amisi meo.
Ubi quaram? ubi investigem? quem perconter? quam
insistam viam.
Incertus sum. Una hgec spes est : ubiubi est diu celari
non potest '.
Cette passion parle encore ici avec la même
vivacité :
mon fils aussi sensible a la mort de cette femme ! Que seroil-
ce donc s'il l'avoit aimée ? Commont s'afflijjeroit-il s'il per-
doil Sun i>ere '.' Ou emporte le corps; nous niarclions, etc.
Le Monmeu.
* Terent. Andr. ael. i, se. i.
Mais , mais c'est cela même. Le voila le sujet de ses larmes ;
le voila le sujet de sa compassion. Le Monmer.
* Ibid. se. VI.
Que je songe à elle I Ah 1 Mysis, Mysis , elles sont encore
gravées dans mon cceur les dernières paroles que m'adressa
Chrysis en faveur deGlycérie. Prête a mourir elle m'appelle;
j'approche : vous éliez éloignées , nous étions seuls. Elle me
dit : « Mon cher Pamphile , vous voyez sa jeunesse et sa
» beauir- C'est par celle main ([uc je vous prcscnle , c'est
» par votre caractère et votre i)onne foi , c'est par l'abandon
» ou Vous la voyez que je vous conjure, elc Je vous la
» donne : soyez son époux , son ami , son tuteur, son pèi'e.... n
Elle met la main de Glycérie dans la mienne , et meurt. Je
l'ai reçue : je la garderai. Le Monmeu.
^ Tehent. Eunuch. act. u, se. iv.
La fille est perdue, et moi aussi , qui ne l'ai pas suivie des
yeux. Où la chercher? par où suivre ses pas? à qui in'in-
former? quel chemin prendre? Je n'en sais rien. Je n'ai
qu'une espérance : en quehiue en<lroil qi'elle soit , elle ne
peut rester long-temps cachée. Le Monnieu.
Peut-on désirer un dramatique plus vif et
plus ingénu ?
11 faut avouer que Molière est un grand
poète comique. Je ne crains pas de dire qu'il a
enfoncé plus avant que Térence dans certains
caractères : il a embrassé une plus grande va-
riété de sujets ; il a peint par des traits forts
presque tout ce que nous voyons de déréglé et
de ridicule. Térence se borne à représenter des
vieillards avares et ombrageu.v, de jeunes hom-
mes prodigues et étourdis , des courtisanes
avides et impudentes , des parasites bas et flat-
teurs, des esclaves imposteurs et scélérats. Ces
caractères méritoient sans doute d'être traités
suivant les mœurs des Grecs et des Romains.
Ue plus , nous n'avons que six pièces de ce
grand auteur. Mais enlln Molière a ouvert un
chemin tout nouveau. Encore une fois, je le
trouve grand : mais ne puis-je pas parler en
toute liberté sur ses défauts?
En pensant bien, il j)arle souvent mal ; il se
sert des phrases les plus forcées et les moins
naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la
plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit
qu'avec une multitude de métaphores qui ap-
prochent du galimatias. J'aime bien mieux sa
prose que ses vers. Par exemple, l'Avare est
moins mal écrit que les pièces qui sont en vers.
Il est vrai que la versitication française l'a
gêné ; il est vrai même qu'il a mieux réussi pour
les vers dans l'Amphitryon , où il a pris la li-
berté de faire des vers irréguliers. Mais en géné-
ral, il me paroît, jusque dans sa prose, ne par-
ler point assez simplement pour exprimer toutes
les passions.
D'ailleurs il a outré souvent les caractères :
il a voulu, par cette liberté, plaire au parterre,
frapper les spectateurs les moins délicats, et
rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu'on
doive marquer chaque passion dans son plus
fort degré et par ses traits les plus vifs , pour
en mieux montrer l'excès et la difformité, on
1 IbkJ. act. I , se. M.
Que pourrois-je désirer? Avec voire capitaine, lâchez d'en
être toujours éloignée. Que jour el nnil je sois l'objet de vos
désirs, de vos rêves, de votre altente, de vos pensées, de
votre espérance , de vos plaisirs ; soyez tout entière avec moi ;
enfin, que votre ame soit la mienne, puisque la mienne est
la votre. Le Mo.NMEr..
038
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
n'a pas besoin de forcer la nature et d'aban-
donner le vraisemblable. Ainsi, malgré l'exem-
ple de Plante , où nous lisons , Cedo tertiam,
je soutiens, contre Molière, qu'un avare qui
n'est point fou ne va jamais jusqu'à vouloir re-
garder dans la troisième main de l'homme qu'il
soupçonne de l'avoir volé.
Un autre défaut de Molière , que beaucoup
de gens d'esprit lui pardonnent et que je n'ai
garde de lui pardonner, est qu'il a donné un
tour gracieux au vice , avec une austérité ridi-
cule et odieuse à la vertu. Je comprends que
ses défenseurs ne manqueront pas de dire qu'il
a ti-aité avec honneur la vraie probité , qu'il
n'a attaqué qu'une vertu chagrine et qu'une
hypocrisie détestable : mais, sans entrer dans
cette longue discussion , je soutiens que Platon
et les autres législateurs de l'antiquité païenne
n'auroient jamais admis dans leurs républiques
un lel jeu sur les mo'urs.
Entiu je ne puis m'empécher de croire, avec
M. Despréaux, que Molière, qui peint avec tant
de force et de beauté les mœurs de son pays,
tombe trop bas quand il imite le badinage de la
comédie italienne :
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppn,
Je ne reconnois plus l'auteur du Misanthrope '.
VIII.
PEOJET d'lN traité SUR l'hISTOIRE.
Il est, ce me semble, à désirer, pour la gloire
de l'Académie , qu'elle nous procure un traité
sur l'Histoire. Il y a très-peu d'historiens qui
soie)it exempts de grands défauts. L'histoire est
néanmoins très-importante : c'est elle qui nous
montre les grands exemples , qui fait servir les
vices mêmes des médians à 1 instruction des
bons, qui débrouille les origines, et qui ex-
plique par quel chemin les peuples ont passé
d'une forme de gouvernement à une autre.
Le bon historien n'est d'aucun temps ni
d'aucun pays : quoiqu'il aime sa patiie, il ne
la flatte jamais en rien. L'historien français doit
se rendre neutre entre la France et l'Angle-
terre : il doit louer aussi volontiers Talbot que
Duguesclin ; il rend autant de justice aux ta-
lens militaires du prince de Galles qu'à la sa-
gesse de Charles V.
Il évite également le panégyrique et les sa-
tires : il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se
' BoiL. Jrl, poet. chaiil. m.
borne à dire, sans flatterie et sans malignité, le
bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse
servir à peindre les hommes principaux , et à
découvrir les causes des événemens ; mais il
retranche toute dissertation où l'érudition d'un
savant veut être étalée. Toute sa critique se
borne à donner comme douteux ce qui l'est, et
à en laisser la décision au lecteur après lui avoir
donné ce que l'histoire lui fournit. L'homme
qui est plus savant qu'il n'est historien , et qui
a plus de critique que de vrai génie, n'épargne
à son lecteur aucune date, aucune circonstance
superflue, aucun fait sec et détaché ; il suit son
goût sans consulter celui du public ; il veut que
tout le monde soit aussi curieux que lui des
minuties vers lesquelles il tourne son insatiable
curiosité. Au contraire , un historien sobre et
discret laisse tomber les menus faits qui ne mè-
nent le lecteur à aucun but important. Retran-
chez ces faits , vous n'ôtez rien à l'histoire : ils
ne font qu'interrompre, qu'allonger, que faire
une histoire, pour ainsi dire , hachée en petits
morceaux, et sans aucun fil de vive narration.
Il faut laisser cette superstitieuse exactitude aux
compilateurs. Le grand jjoint est de mettre d'a-
bord le lecteur dans le fond des choses, de lui
en découvrir les liaisons, et de se hâter de le
faire arriver au dénouement. L'histoire doit en
ce point ressembler un peu au poème épique .
Scmpcr ad evcnlnm festinat, et in media's rcs,
Non secus ac notas , auditorcm rapit ; et qua;
Desperat tractata nitescere posse, relinquit *.
Il y a beaucoup de faits vagues qui ne nous ap-
prennent que des noms et des dates stériles : il
ne vaut guère mieux savoir ces noms que les
ignorer. Je ne connois point un homme en ne
connoissantque son nom. J'aime mieux un his-
torien peu exact et peu judicieux , qui estropie
les noms, mais qui peint naïvement tout le dé-
tail, comme Froissard , que les historiens qui
me disent que Charlemagne tint son parlement
à Ingelheim , qu'ensuite il partit, qu'il alla
battre les Saxons, et qu'il revint à Aix-la-Cha-
pelle : c'est ne m'apprendre rien d'utile. Sans
les circonstances, les faits demeurent comme
décharnés : ce n'est que le squelette d'une his-
toire.
1 HouAT. lie Jii. poet. v. U8-I0O.
Le poolo d'ybor* de son sujet s'empare :
n nous jelle au milieu de grands événemens,
Xous supposant instruits de leurs commencemens.
11 bannit avec soin de son heureux ouvrage
Ce qu'il ue peut parer des grâces du langage. Daru.
LETTRE SUR LES OCCUPATION:^ DE L'ACADÉiMIE.
La principale perfection d'une histoire con-
siste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour
parvenir à ce bel ordre , l'historien doit em-
brasser et posséder toute son histoire ; il doit la
voir tout entière comme d'une seule vue ; il faut
qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les
côtés jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point
de vue. Il faut en montrer l'unité, et tirer,
pour ainsi dire, d'une seule source tous les
principaux événemens qui en dépendent : par
là il instruit utilement son lecteur, il lui donne
le plaisir de prévoir, il l'intéresse, il lui met de-
vant les yeux uu système des affaires de chaque
temps, il lui débrouille ce qui doit en résulter^
il le fait raisonner sans lui faire aucun raison-
nement, il lui épargne beaucoup de redites, il
ne le laisse jamais languir, il hii fait même une
narration facile à retenir par la liaison des faits.
Je répète sur l'histoire l'endroit d'Horace qui
regarde le poème épique :
Ordinis haec virtus erit et venus, aut ego fallor,
1 1 jam mine dicat jam nunc debentia dici ,
Pleraqiie différât, et pra}sens in tempus omittat '.
Un sec et triste faiseur d'annales ne connoît
point d'autre ordre que celui de la chronologie .
il répète un fait toutes les fois qu'il a besoin de
raconter ce qui tient à ce fait ; il n'ose ni avan-
cer ni reculer aucune narration. Au contraire,
l'historien qui a un vrai génie choisit sur vingt
endroits celui où un fait sera mieux placé pour
répandre la lumière sur tous les autres. Souvent
un fait montré par avance de loin débrouille
tout ce qui le prépare. Souvent un autre fait
sera mieux dans son jour étant mis en arrière ;
en se présentant plus lard , il viendra plus à
piopos pour faire naître d'autres événemens.
'est ce que Cicéron compare au soin qu'un
iiomme de bon goût prend pour placer de bons
tableaux dans un jour avantageux : Videtur
tanquam tabulas hnnc pictascollocare inbono lu-
mine ^.
Ainsi un lecteur habile a le [(laisir d'aller
sans cesse en avant sans distraction, de voir
toujours un événement sortir d'un autre, et de
chercher la lîn, qui lui échappe pour lui donner
plus d'impatience dy arriver. Dès que sa lec-
* De Art. jjoct. V. 42-1».
L'ordre à mes yeux, Pis.r.is , esl lui-nénic une grâce,
L'espril juilicieuv veut loul voir a sa place ;
Habile a bieu choisir, préfère/., reje(ez,
El mollirez à propos ce que vous présentez.
Le choix du lieu, du Iciiips, absout la hardiesse. Duu'.
* De Claris Oraloribus , cap. lxxv, ii. 261.
639
ture est finie, il regarde derrière lui, comme un
voyageur curieux, qui étant arrivé sur une
montagne, se tourne, et prend plaisir à consi-
dérer de ce point de vue tout le chemin qu'il
a suivi et tous les beaux endroits qu'il a tra-
versés.
Une circonstance bien choisie , un mot bien
rapporté, un geste qui a rapport au génie ou à
l'humeur d'un homme, est un trait original et
précieux dans l'histoire : il vous met devant les
yeux cet homme tout entier. C'est ce que Plu-
tarque et Suétone ont fait parfaitement. C'est
ce qu'on trouve avec plaisir dans le cardinal
d'Ossat : vous croyez voir Clément VIII qui
lui parle tantôt à cœur ouvert et tantôt avec ré-
serve.
Un historien doit retrancher beaucoup d'épi-
thètes superflues et d'autres ornemens du dis-
cours : par ce retranchement , il rendra son
histoire plus courte, plus vive, plus simple,
plus gracieuse. Il doit inspirer par une pure
narration la plus solide morale, sans moraliser:
il doit éviter les sentences comme de vrais
écueils. Son histoire sera assez ornée pourvu
qu'il y mette avec le véritable ordre , une dic-
tion claire, pure, courte et noble. Ni/iii est m
/liston'a, dit CAcôvon^ jmrâ et illustri hrevitate
dulcius. L'histoire perd beaucoup à être parée.
Rien n'est plus digne de Cicéron que cette re-
marque sur les Commentaires de César ^ :
Comineutarios qnosdain scripsit rcnim siiarum , valde
quidem probandos : mdi eniui sunt, recti et venusti, omni
orna tu orationis tanquam veste detractâ. Sed dum voluit
alios habcre parata unde sumerenl qui vellent scribere liis-
toriam, ixEpTis gratum fortasse fecit qui volunî illa cala-
mistris inurere , sanos quidem liouiines a scribendo deter-
ruit ■'.
Lu l)el-espril méprise une histoire )me : il
veut l'habiller, l'orner de broderie, elh fnse7\
C'est une erreur, ineptis. I/homme judicieux
et d'un goût exquis désespère d'ajouter rien de
beau à cette nudité si noble et si majestueuse.
Le point le plus nécessaire et le plus rare
pour un historien, est qu'il sache exactement la
forme du gouvernement et le détail des mœurs
de la nation dont il écrit l'histoire, pour chaque
• Pc rluris Oniloribns, lap i.xxv, u. 2(j2. — - Ibid.
* n a (Scril, sur ses actious, des Comnienlaircs d'un trés-
graml mérile. Ils sont m:s , simples , gracieux, entièrement
dépouillés des ornemens, et en quelque sorte des babils de
l'art. Et tandis (ju'il a voulu, par la, fournir à d'autres des
matériaux pour écrire une bisloire, peut-eire a-t-il fuit plaisir
aux gens sans goiit qui v,.udn.nl l.'s ..mer de parures alfec-
tées; mais il a tellement elIVayé les hommes judicieux, qu'ils
n'oseront les embellir.
610
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
siècle. Un peintre qui ignore ce qu'on nomme
il costume ne j)einl rien avec vérité. Les pein-
tres de l'école Lombarde, qui ont d'ailleurs si
naïvement représenté la nature, ont manqué de
science en ce point : ils ont peint le <^rand-
prêtre des Juifs comme un pape , et les Grecs
de l'antiquité comme les hommes qu'ils voyoient
en Lonibardie. Il n'y auroit néanmoins rien de
plus faux et de plus choquant que de peindre
les Français du temps de Henri II avec des per-
ruques et des cravates, ou de peindre les Fran-
çais de notre temps avec des barbes et des
fraises. Chaque nation a ses mœurs très-diflé-
rentes de celles des peuples voisins. Chaque
peuple change souvent pour ses propres mœurs.
Les Perses, pendant l'enfance de Cyrus, étoieut
aussi simples que les Mèdes leurs voisins étoient
mous et fastueux '. Les Perses prirent dans la
suite celte mollesse et cette vanité. Un historien
montreroit une ignorance grossière s'il repré-
sentoit les repas de Curius ou de Fabricius
comme ceux de LucuUusou d'Apicius. On riroit
d'un historien qui parleroil de la magnificence
de la cour des rois de Lacédémone, ou de celle
de Nunia. Il faut peindre la puissante et heu-
reuse pauvreté des anciens Romains.
Parvoque potcntem -, etc.
11 ne faut pas oublier combien les Grecs
étoient encore simples et sans faste du temps
d'Alexandre , en comparaison des Asiatiques :
le discours de Caridème à Darius ' le fait assez
voir. Il n'est point permis de représenter la mai-
son très-simple où Auguste vécut quarante ans ,
avec la maison d'or que Néron lit faire l)ientùt
après :
Roma doraus fiet : Veios migrate , Quiriles,
Si non et Veios occupât ista doraus *.
Notre nation ne doit point être peinte d'une
façon uniforme : elle a eu des changemens con-
tinuels. Un historien qui représentera Clovis
environné d'une cour polie , galante et magni-
fique , aura beau être vrai dans les faits parti-
culiers; il sera faux pour le fait principal des
mœurs de toute la nation. Les Francs n'étoient
alors qu'une troupe errante et farouche , pres-
que sans lois et sans police, qui ne faisoit que
1 Cijropcvd. lib. i, cap. ii, Ptc. — - ViRr,. .Enekl. lib.
VI , V. 8.1i3. — * QtlNT. CiRT. lili. m , cap. 11.
'' Rome lie sera bienlol plus (lu'un inaisoii : Romains, re-
lirez-vous a Voies ; pniiivu nue lelle maisou n'euvahisse pas
aussi Voies. Scet. ISer. n. 39.
des ravages et des invasions : il ne faut pas con-
fondre les Gaulois polis par les Romains avec
ces Francs si barbares. Il faut laisser voir un
rayon de politesse naissante sous l'empire de
(.harlemague ; mais elle doit s'évanouir d'abord.
La prompte chute de sa maison replongea l'Eu-
rope dans une affreuse barbarie. Saint Louis fut
un prodige de raison et de vertu dans un siècle
de fer. A peine sortons-nous de cette longue
nuit. La résurrection des lettres et des arts a
commencé en Italie, et a passé en France fort
tard. La mauvaise subtilité du bel-esprit en a
retardé le progrès.
Les changemens dans la forme du gouverne-
ment d'un peuple doivent être observés de près.
Par exemple , il y avoit d'abord chez nous des
terres sa//^Mfs distinguées des autres terres, et
destinées aux militaires de la nation. Il ne faut
jamais confondre les comtés bénéficiaires du
temps de Charicmagne , qui n'étoient que des
emplois personnels, avec les comtés héréditaires,
qui devinrent sous ses successeurs des établisse-
mens de familles. Il faut distinguer les parle-
mens de la seconde race , qui étoient les assem-
blées de la nation , d'avec les divers parlemens
établis par les rois de la troisième race dans les
provinces pour juger les procès des particuliers.
Il faut counoître l'origine des iiefs , le service
des feudataires, l'alfranchissement des serfs,
l'accroissement des comnumautés, l'élévation
du tiers-état, l'introduction des clercs praticiens
pour être les conseillers des nobles peu instruits
des lois, et l'établissement des troupes à la solde
du roi pour éviter les surprises des Anglais éta-
blis au milieu du royaume. Les mœurs et l'état
de tout le corps de la nation ont changé d'âge
en âge. Sans remonter plus haut, le change-
ment des mœurs est presque incroyable depuis
le règne de Henri IV. Il est cent fois plus im-
portant d'observer ces changemens de la nation
entière , que de rapporter simplement des faits
particuliers.
Si un homme éclairé s'appliquoit à écrire sur
les règles de l'histoire , il pourroit joindre les
exemples aux préceptes; il pourroit juger des
historiens de tous les siècles; il pourroit remar-
quer qu'un excellent historien est peut-être en-
core plus rare qu'un grand poète.
Hérodote , qu'on nomme le père de l'histoire,
raconte parfaitement ; il a même de la grâce
par la variété les matières : mais son ouvrage
est plutôt un recueil de relations de divers pays,
qu'une histoire qui ait de l'unité avec un véri-
table ordre.
Xénophon n'a fait qu'un journal dans sa
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Cil
Retraite des dix mille : tout y est précis et exact,
mais uniforme. Sa Cyropédie est plutôt un ro-
man de philosophie , comme Gicéron l'a cru ,
qu'une histoire véritable.
Polybe est habile dans l'art de la guerre et
dans la politique ; mais il raisonne trop , quoi-
qu'il raisonne très-bien. Il va au-delà des bornes
d'un simple historien : il développe chaque évé-
nement dans sa cause ; c'est une anatomie ex-
acte. 11 montre par une espèce de mécanique
qu'un tel peuple doit vaincre un tel autre peu-
ple, et qu'une telle paix faite entre Rome et
Carthage ne saurait durer.
Thucydide et Tite-Live ont de très-belles ha-
rangues; mais, selon les apparences, ils les
composent au lieu de les rapporter. Il est très-
difficile qu'ils les aient trouvées telles dans les
originaux du temps. Tite-Live savoit beaucoup
moins exactement que Polybe la guerre de son
siècle.
Salluste a écrit avec une noblesse et une
grâce singulières : mais il s'est trop étendu en
peintures des mœurs et en portraits des per-
sonnes dans deux histoires très-courtes.
Tacite montre beaucoup de génie , avec une
profonde connoissance des cœurs les plus cor-
rompus : mais il affecte trop une brièveté mys-
térieuse ; il est trop plein de tours poétiques
dans ses descriptions ; il a trop d'esprit ; il raf-
tinc trop ; il attribue aux plus subtils ressorts de
la politique ce qui ne vient souvent que d'un
mécompte, que d'une humeur bizarre, que
d'un caprice. Les plus grands événemens sont
souvent causés par les causes les plus méprisa-
bles. C'est la foiblcsse , c'est l'habitude , c'est la
mauvaise honte , c'est le dépit , c'est le conseil
d'un affranchi, qui décide, pendant que Tacite
creuse pour découvrir les plus grands raffine-
mens dans les conseils de l'Empereur. Presque
tous les hommes sont médiocres et superficiels
pour le mal comme pour le bien. Tibère, l'un
des plus raéchans hommes que le monde ait
vus, éloit plus entraîné par ses craintes, que
déterminé par un plan suivi.
D'Avilase fait lire avec plaisir; mais il parle
comme s'il étoit entré dans les conseils les plus
secrets. Un seul homme ne peut jamais avoir
eu la confiance de tous les partis opposés. De
plus , chaque homme avoit quelque secret qu'il
n'avoit garde de contier à celui qui a écrit l'his-
toire. On ne sait la vérité que par morceaux.
L'historien qui veut m'apprendre ce que je vois
qu'il ne peut pas savoir, me fait douter sur les
faits mêmes qu'il sait.
Cette critique des historiens anciens et mo-
FÉNELON. TOME VI.
dernes seroit très-utile et très-agréable , sans
blesser aucun auteur vivant.
IX.
RKPONSE A LNE OBJECTION' SIR CES DIVERS PROJETS.
Voici une objection qu'on ne manquera pas
de me faire. L'Académie, dira-t-on, n'adoptera
jamais ces divers ouvrages sans les avoir exa-
minés. Or, il n'est guère vraisemblable qu'un
auteur, après avoir pris une peine inlinie ,
veuille soumettre tout son ouvrage à la correc-
tion d'une nombreuse assemblée , où les avis
seront peut-être partagés. Il n'y a donc guère
d'apparence que l'Académie adopte ces ouvrages.
Ma réponse est courte. Je suppose que l'Aca-
démie ne les adoptera point. Elle se bornera à
inviter les particuliers à ce travail. Chacun d'eux
pourra la consulter dans ses assemblées. Par
exemple , l'auteur de la Rhétorique y proposera
ses doutes sur l'éloquence. MM. les académi-
ciens lui donneront leurs conseils , et les opi-
nions pourront être diverses. L'auteur en pro-
fitera selon ses vues , sans se gêner.
Les raisonnemens qu'on feroit dans les as-
semblées sur de telles questions pourroient être
rédigés par écrit dans une espèce de journal
que M. le secrétaire composeroit sans partialité.
Ce journal contiendroit de courtes dissertations,
qui perfectionncroient le goijt et la critique.
Cette occupation rendroit MM. les académiciens
assidus aux assemblées. L'éclat et le fruit en
scroicnt grands dans toute l'Europe.
X.
SUR LES AXCIEXS ET LES MODERXES.
Il est vrai que l'Académie pourroit se trouver
souvent partagée sur ces questions : l'amour
des anciens dans les uns , et celui des modernes
dans les autres , pourroit les empêcher d'être
d'accord. Mais je ne suis nullement alarmé
d'une guerre civile qui seroit si douce , si polie
et si modérée. Il s'agit d'une matière où chacun
peut suivre en liberté son goût et ses idées.
Cette émulation peut être utile aux lettres.
Oserai-je proposer ici ce que je pense là-dessus ?
1° Je commence par souhaiter que les mo-
dernes surpassent les anciens. Je serois charmé
de voir, dans notre siècle et dans notre nation ,
des orateurs plus véhémens que Démosthène ,
et des poètes plus sublimes qu'Homère. Le
U
64»2
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
monde, loin d'y perdre, y gagneroit beaucoup.
Les anciens ne seroient pas moins excellens
qn'ils l'ont toujours été , ot les modernes don-
neroient un nouvel ornement au genre humain.
Il resteroit toujours aux anciens la gloire d'a-
voir commencé , d'avoir montré le chemin aux
autres , et de leur avoir donné de quoi enchérir
sur eux.
:2° Il y auroit de l'entêtement à juger d'un
ouvrage par sa date.
Et, nisi quaî terris semota , suisqiie
Temimribiis defuiicta videt, fastidit et odit
Si , quia Grœcorum sunt antiquissima quaeqiie
Scripta vel oplima
Si melioradies, ut viiia, poemata reddit ,
Scire velim pretium chartis qiiotus arroijet annus
Qui redit ad fastos, et virtulem a'sliraat annis,
Miraturque niliil uisi quod Liliitina sacravit
Si veteres ita niiralur laudatque poetas,
Ut niliil antefeiat, nihil illis comparet, errât
Quôd si tam Grœcis novita» invisa fuissct
Quàm nobis, quid nunc esset vêtus? aut quid haberet
Quod legeret tcreretque viritim publicus usus >?
Si Virgile n'avoit point osé marcher sur les
pas d'Homère , si Horace n'avoit pas espéré de
suivre de près Pindare, que n'aurions-nous pas
perdu ! Homère et Pindare mêmes ne sont point
parvenus tout-à-coup à cette haute perfection :
ils ont eu sans doute avant eux d'autres poètes
qui leur avoicnt aplani la voie , et qu'ils ont
enfin surpassés. Pourquoi les nôtres n'auroient-
ils pas la môme espérance? Qu'est-ce qu'Ho-
race ne s'est point promis ?
Dicam insisine , recens , adiiuc
Indictum ore alio
Nil parvum, aut humili modo,
Nil niortale loquar ^.
I WoR^i. Episl. lib. 11, 1:111x1. 1, V. -21-92.
. . . Tout ce qui respire , iiiii>orluiiaiit ses yeux,
N'obtient de son orgueil que dédains odieux,
De tout ce qui respire idolâtre iinbéciUe
La Grèce eut , il est vrai , des chantres révélés ,
Plus antiques toujours, toujours plus admirés
Mais aux xers, comme au vin, si le lenips donne un prix,
Faisons donc une loi pour juger les écrits;
Sachons précisément quel doit être leur âge.
Pour obtenir des droits a noire juste lioininage
Un lionime, eniienii des vivans ,
Qui juge du mérite en supputant les ans
Ses préjugés souvent trompent sou équité :
Il s'abuse, s'il croit, admirant nos ancêtres.
Qu'ils ne peuvent trouver de rivaux ni de maîtres
Contre la nouveauté partageant cette envie,
Si la Grèce , moins sage , eiil eu cette manie,
Ou seroil aujourd'hui la docte aiiticiuilé?
Quels livres charmeroient la triste oisiveté"? Dart.
î Od. lib. m , Ocl. XXV, v. 7, 8; et 17, 18.
Je dirai des chos.*s sublimes , neuves, qu'une autre bouche
Exegi monunientum a?re perennins.
Non omnis moriar, nniltaque pars mei ', etc.
Pourquoi ne laissera-t-on pas dire de même à
Malherbe ?
Apollon a portes ouvertes , etc. ^.
3" J'avoue que l'émulation des modernes se-
roit dangereuse , si elle se tournoit à mépriser
les anciens , et à négliger de les étudier. Le
vrai moyen de les vaincre est de profiter de tout
ce qu'ils ont d'exquis , et de tâcher de suivre
encore plus qu'eux leurs idées sur l'imitation
de la belle nature. Je crierois volontiers à tous
les auteurs de notre temps que j'estime et que
j'honore le plus :
Vos , exemplaria gr.Tca
Noclurnâ versate manu , versate diiirnà ^.
Si jamais il vous arrive de vaincre les anciens ,
c'est à eux-mêmes que vous devrez la gloire de
les avoir vaincus.
i" Un auteur sage et modeste doit se défier
de soi et des louanges de ses amis les plus esti-
mables. 11 est naturel que l'ainour-propre le
séduise un peu, et que l'amitié pousse un peu
au-delà des bornes l'admiration de ses amis pour
ses talens. Que doit-il donc faire si quelque
ami , charmé de ses écrits , lui dit :
Nescio quid majus nascituv Iliade *?
Il n'en doit pas moins être tenté d'imiter le
grand et sage Virgile. Ce poète vouloit en
mourant brûler son Enéide qui a instruit et
charmé tous les siècles. Quiconque a vu, comme
ce poète , d'une vue nette , le grand et le par-
fait , ne peut se flatter d'y avoir atteint. Rien
n'achève de remplir son idée , et de contenter
n'a jamais proférées Mes chants n'auront rien de foible,
rien de rampant , rien de mortel. Biset
' Jbid. Od. XXX, v. <-6.
Le noble monument que j'élève à ma gloire
Durera plus long-temps que le marbre et l'airain ....
De moi-même ii jamais la plus noble partie
Bravera de Pluton le pouvoir odieux ;
Sans mourir tout entier je quitterai la vie, Daui'.
' Liv. m , Od. xi, o la reine Marie de Mi"l. v. 1 41.
3 HoRAT. de Art. poet. v. 268 et -269.
Les Grecs. . . . sont nos guides fidèles;
Feuilletez jour et nuit ces antiques modèles, D.VRU.
* Il va naître un chef-d'œuvre iiui doit effacer l'Iliade.
PuOiEUT. lib. II , Eleg. ult.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Piistores , hederà crescenteni ornate poetam
G43
toute sa délicatesse. Rien n'est ici-bas enlière-
ment parfait :
. . . Niliil est ab onuii
Parte beatum '.
Ainsi quiconque a vu le vrai parfait , sent qu'il
ne l'a pas égalé ; et quiconque se llatte de
l'avoir égalé , ne l'a pas vu assez distinctement.
On a un esprit borné avec un cœur foible et
vain , quand on est bien content de soi et de
son ouvrage. L'auteur content de soi est d'or-
dinaire content tout seul :
Qiiin sine rivali teque et tua soins aniares 2.
Un tel auteur peut a\oir de rares talens ; mais
il faut qu'il ait plus d'imagination que de juge-
ment et de saine critique. Il ftiut au contraire,
pour former un poète égal aux anciens , qu'il
montre un jugement supérieur à l'imagination
la plus vive et la plus féconde. Il faut qu'un
auteur résiste à tousses amis, qu'il retouche
souvent ce qui a été déjà applaudi, et qu'il se
souvienne de cette règle :
Nonnmqiic preuiatur in auniim ^.
5° Je suis charmé d'un auteur qui s'efforce
de vaincre les anciens. Supposé même qu'il ne
parvienne pas à les égaler ^ le public doit louer
ses efforts , l'encourager, espérer qu'il pourra
atteindre encore plus haut dans la suite , et
admirer ce qu'il a déjà d'approchant des anciens
modèles :
Féliciter auilet ''.
Je voudrois que tout le Parnasse le comblât
d'éloges :
Proxima Phœbi
Versibiis ille facit "". . .
1 HoRAT. Od. lil). 11, 0(l. XVI , V. 27 et 28.
Jamais, ô mon ami, li- lunilirur n'est parfait. Dari'.
^ /(/. de Jrt. poet. v. Uii.
Un esprit indocile
Admire, sans rival , sa personne et son style. Dauu".
^ HoKVT. d<; An. poet. v. 388.
Que dans un sage oubli
Votre ouvrage , dix ans , demeure enseveli. Darv.
* HoR. Ep. lib. Il , Ep. I , V. 166.
* ViRoiL. Ed. Vil , V. 22 tt 23.
Qu'il égale Codrus,
Lui , dont les vers sont dictés par Phébus. La Rociief.
Plus un auteur consulte avec déliance de soi
sur un ouvrage qu'il veut encore retoucher,
plus il est estimable :
. . . . Ha?c , quai Vavo necdum porfecla canebal -.
J'admire un auteur qui dit de lui-même ces
belles paroles .
>"am neqiic adliuc Varo videor, nec dicere Cinnâ
Digna , sed argutos inter strepere anser olores ^.
Alors je voudrois que tous les partis se réu-
nissent pour le louer .
l'tque viro Phœbi chorus assurrexerit omnis '*.
vSi cet auteur est encore mécontent de soi, quoi-
que le public en soit très-content, son goîit et
son génie sont au-dessus de l'ouvrage même
pour lequel il est admiré.
6" Je ne crains pas de dire que les anciens
les plus parfaits ont des imperfections : l'hu-
manité n'a periuis en aucun temps d'atteindre
à une perfection absolue. Si j'étois réduit à ne
juger des anciens que par ma seule critique , je
serois timide en ce point. Les anciens ont un
grand avantage : faute de connoître j)arfaite-
ment leurs maîurs , leur langue, leur goût,
leurs idées , nous marchons à tâtons en les cri-
tiquant : nous aurions été peut-être plus hardis
censeurs contre eux , si nous avions été leurs
contemporains. Mais je parle des anciens sur
l'autorité des anciens mêmes. Horace , ce cri-
tique si pénétrant , et si charmé d'Homère , est
mon garant , quand j'ose soutenir que ce grand
poète s'assoupit un peu quelquefois dans un
long poème :
• ViRGiL. Ed. vil, V. 25.
Bergers arcadicns ! du lierre palissant
Venez ceindre le front d'un poète naissant. TiSSOT.
^ ViRCiL. Edofj. IX, V. 26.
Mais il cliantoit alors en l'honneur de Varus, .
El ses vers impurfaits n'Otoienl pas moins connus.
La HociiEr.
3 Ibid. V. 35.
El j'ose me mêler au chanlre de Varus,
Comme l'oie importune , h6le des marécages ,
Aux doux accords du cygne unit ses cris sauvages.
DORANGE.
* Id. Edoj. VI. V. 66.
Qu'a son aspect
Toute la cour du Dieu se lève avec respect. F. Didot.
fi-i
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Qnandoque bonus ilormitat Homerus.
Voiùni opère in longo fas est obiepeie soninum i
Veut-on, par une prévention manifeste, don-
ner à l'antiquité plus qu'elle ne demande, et
condamner Horace pour soutenir, contre l'évi-
dence du fait , qu'Homère n"a jamais aucune
inégalité?
7° S'il m'est permis de proposer ma pensée,
sans vouloir contredire celle des personnes plus
éclairées que moi , j'avouerai qu'il me semble
voir divers défauts dans les anciens les plus
estimables. Par exemple , je ne puis goûter les
chœurs dans les tragédies; ils interrompent la
vraie action. Je n'y trouve point une exacte
vraisemblance , parce que certaines scènes ne
doivent point avoir une troupe de spectateurs.
Les discours du chœur sont souvent vagues et
insipides. Je soupçonne toujours que ces espèces
d'intermèdes avoicnt été introduits avant que la
tragédie eût atteint à une certaine perfection.
De plus , je remarque dans les anciens des
plaisanteries qui ne sont guère délicates. Cicé-
ron , le grand Cicéron même , en tait de très-
froides sur des jeux de mots. Je ne retrouve
point Horace dans cette petite satire :
Proscripti régis Riipili pus atque venenum -.
En la lisant on bàilleroit , si on ignoroit le
nom de son auteur. Quand je lis celte merveil-
leuse ode du même poète ,
Qualem niinistruni fubninis alitem ',
je suis toujours attristé d'y trouver ces mots :
Quibiis mos unde dcductus , etc. Otez cet endroit,
l'ouvrage demeure entier et parfait. Dites qu'Ho-
race a voulu imiter Pindare par cette espèce de
parenthèse, qui convient au transport de l'ode.
Je ne dispute point ; mais je ne suis pas assez
touché de l'imitation pour goûter cette espèce
de parenthèse , qui paroît si froide et si postiche.
J'admets un beau désordre qui vient du trans-
port et qui a son art caché; mais je ne puis
approuver une distraction pour faire une re-
marque curieuse sur un petit détail, elle lalentit
tout. Les injures de Cicéron contre Marc-An-
toine ne me paroissent n-jHement convenir à la
noblesse et à la grandeur de ses discours. Sa
' DcJrt.pott. V. 359 et 360.
Je ne puis que gémir
De voir queUjucs inslaiis Homère s'endormir :
Mais à tout grand ouvrage on doit de l'indulgence. Dari'.
«Ser»J. lib. I , Sut. vu. — ^ Od. lib. iv, OïL iv.
fameuse lettre à Lucceius est pleine de la vanité
la plus grossière et la plus ridicule. On en
trouve à peu près autant dans les lettres de Pline
le Jeune. Les anciens ont souvent une affecta-
tion qui tient un peu de ce que notre nation
nomme pédanterie. Il peut se faire que , faute
de certaines connoissances que la vraie religion
et la physique nous ont données , ils admiroicnt
un peu trop diverses choses que nous n'admi-
rons guère,
8° Les anciens les plus sages ont pu espérer,
comme les modernes , de surpasser les modèles
mis devant leurs yeux. Par exemple , pourquoi
Virgile n'auroit-il pas espéré de surpasser, par
la descente dÉnée aux enfers , dans son sixième
livre, cette évocation des ombres qu'Homère
nous représente ' dans le pays des Cimmériens?
Il est naturel de croire que Virgile , malgré sa
modestie , a i)ris plaisir à traiter, dans son qua-
trième livre de l'Enéide, quelque chose d'ori-
ginal qu'Homère n'avoil point touché,
9° J'avoue que les anciens ont un grand dés-
avantage par le défaut de leur religion et par
la grossièreté de leur philosophie. Du temps
d'Homère , leur religion nétoit qu'un tissu
monstrueux de fables aussi ridicules que les
contes des fées ; leur philosophie n'avoit rien
que de vain et de superstitieux. Avant Socrale,
la morale étoit très-imparfaite , quoique les
législateurs eussent donne d'excellentes règles
pour le gouvernement des peuples. Il faut
même avouer que Platon fait raisonner foible-
ment Socrate sur l'immortalité de l'ame. Ce
bel endroit de Virgile,
Félix qui poluit rerum cognoscere causas *, etc,
aboutit à mettre le bonheur des hommes sages
à se délivrer de la crainte des présages et de
l'enfer. Ce poète ne promet point d'autre ré-
compense dans l'autre vie à la vertu la plus pure
et la plus héroïque , que le plaisir de jouer sur
l'herbe, ou de combattre sur le sable , ou de
danser, ou de chanter des vers , ou d'avoir des
chevaux, ou de mener des chariots et d'avoir
des armes. Encore ces hommes et ces specta-
cles qui les amusoient n'étoient-ils plus que de
vaincs ombres; encore ces ombres gémissoient
par l'impatience de rentrer dans des corps pour
recommencer toutes les misères de cette vie ,
qui n'est qu'une maladie par où l'on arrive à
la mort ; mortnlibus œgris. Voilà ce que l'anli-
» Odtjss. liv. XI, — 2 Gcorg. il, v. 490.
Heureux le sage instruit dos lois do la nature, etc.
LETTRE SUR LES OCCUPATroNS DE L'ACADÉMIE.
643
quité proposoit de plus consolant au genre bu-
main :
Pars in gramiujis exercent membra pakcstris *, etc.
. . . . Qua; lucis miseris tam dira cupido -?
Les héros d'Homère ne ressemblent point à
d'bonnêtes gens , et les dieux de ce poète sont
fort au-dessous de ces béros mêmes , si indignes
de l'idée que nous avons de l'bonnête bomrae.
Personne ne voudroit avoir un père aussi vicieux
que Jupiter , ni une femme aussi insupportable
que Junon , encore moins aussi infâme que
Vénus. Qui voudroit avoir un ami aussi brutal
que Mars, ou un domestique aussi larron que
Mercure ? Ces dieux semblent inventés tout ex-
près par l'ennemi du genre bumain , pour auto-
riser tous les crimes , et pour tourner en déri-
sion la divinité. C'est ce qui a fait dire à Longin '
« qu'Homère a fait des dieux des bommcs qui
» furent au siège de Troie, et qu'au contraire ,
» des dieux mêmes il en a fait des hommes. »
Il ajoute que « le législateur des Juifs, qui
» n'étoit pas un homme ordinaire , ayant fort
» bien conçu la grandeur et la puissance de
» Dieu , l'a exprimée dans toute sa dignité , au
» commencement de ses lois , par ces paroles .
» Dieu dit : Que la lumière se fasse; et la lu-
» mière se fit : Que la terre se fasse ; et la terre
» fut faite. »
10° Il faut avouer qu'il y a parmi les anciens
peu d'auteurs excellens, et que les modernes en
ont quelques-uns dont les ouvrages sont pré-
cieux. Quand on ne lit point les anciens avec
une avidité de savant , ni par le besoin de s'ins-
truire de certains faits , on se borne par goût à
un petit nombre de livres grecs et latins. Il y
en a fort peu d'excellens , quoique ces deux
nations aient cultivé si long-temps les lettres.
11 ne faut donc pas s'étonner si notre siècle ,
qui ne fait que sortir de la barbarie , a peu de
livres français qui méritent d'être souvent relus
avec un très-grand jjlaisir. Il me seroit facile
de nommer beaucoup d'anciens, comme Aris-
tophane , Piaule , Sénèque le tragique , Lucaiu ,
et Ovide même , dont on se passe volontiers. Je
nommerois aussi sans peine un nondjre assez
' .lincid. lib. VI, v. 642,
Taiilùl ce peuple heureux, sur Il's liorhes naissantes.
Exerce en se jouanl des InUes innoceules. Dllili.e.
* Ihid. V 721.
Qui peut inspirer a ces uKiUieureux cet excès d'amour pour
la vie?
3 Du Subi. cil. VII.
considérable d'auteurs modernes qu'on goûte et
qu'on admire avec raison : mais je ne veux
nommer personne, de peur de blesser la mo-
destie de ceux que je nommerois^ et de man-
quer aux autres en ne les nommant pas.
Il faut, d'un autre côté, considérer ce qui
est à l'avantage des anciens. Outre qu'ils nous
ont donné presque tout ce que nous avons de
meilleur, de plus il faut les estimer jusque dans
les endroits qui ne sont pas exempts de défauts.
Longin remarque ' « qu'il faut craindre la
» bassesse dans un discours si poli et si limé. Il
rt ajoute que le grand est glissant et dan-
» gereux Quoi que j'aie remarqué, dit-il en-
» core, plusieurs fautes dans Homère et dans
» tous les plus célèbres auteurs ; quoique je
» sois peut-être l'homme du monde à qui elles
» plaisent le moins, j'estime, après tout
» qu'elles sont de petites négligences qui leur
» ont échappé , parce que leur esprit, qui ne
» s'étudioit qu'au grand , ne pouvoit pas s'ar-
» rêter aux petites choses Tout ce qu'on
» gagne à ne point faire de fautes , est de n'être
» point repris : mais le grand se fait admirer. »
Ce judicieux critique croit que c'est dans le dé-
clin de l'âge qu'Homère a quelquefois un peu
sommeillé par les longues narrations de l'Odys-
sée; mais il ajoute que cet affaiblissement est ,
après tout, la vieillesse d'Homère *. En effet,
certains traits négligés des grands peintres sont
fort au-dessus des ouvrages les plus léchés des
peintres médiocres. Le censeur médiocre ne
goûte point le sublime , il n'en est point saisi :
il s'occupe bien plutôt d'un mot déplacé , ou
d'une expression négligée; il ne voit qu'à demi
la beauté du plan général , l'ordre et la force
qui régnent partout. J'aimerois autant le voir
occupé de l'orthograpb.e , des points interrogans
et des virgules. Je plains l'auteur qui est entre
ses mains et à sa merci : Barbarus lias segetes * !
Le censeur qui est grand dans sa censure se
passionne pour ce qui est grand dans l'ouvrage :
«il méprise, selon l'expression de Longin-,
» une exacte et scrupuleuse délicatesse. » Ho-
race est de ce goût :
Vcriim ul)i plura nilunt in carinino, non ego paueis
OnV'iidar maculis, (juas aul incnria fndit,
Aut iiuuiana parum cavit natura ^.
i]JiiSiibl.ih.li\\\\. — ^lbi<l.ch.\U. — ^\tKr..Ecl.\,\.72.
Vu burbare viendra dévorer ces moissons 1 Langeac.
4 JJii Subi. cil. XXIX. — S De Art. poct. v. 351-353.
En lisant de lieaux vers , je n'oserai nie ])laindrc
De (iuel<iuc trait moins pur ni'iïligeniment jeté.
Tribut que le laleiil paie a l'iumiaiiilé. Daul".
G46
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
De plus la grossièreté difforme de la religion
des anciens , et le défaut de vraie philosophie
morale où ils étoicnt avant Socrate , doivent ,
en un certain sens , faire un grand honneur à
l'antiquité. Homère a dû sans doute peindre
ses dieux comme la religion les enseignoit au
monde idolâtre en son temps : il de voit repré-
senter les hommes selon les mœurs qui ré-
gnoient alors dans la Grèce et dans l'Asie mi-
neure. Blâmer Homère d'avoir peint tidèlement
d'après nature, c'est reprocher à M. Mignard,
à M. de Troy, à JNI. Rigaud , d'avoir fait des
portraits ressemblans. Youdroit-on qu'on pei-
gnît Momus comme Jupiter , Silène comme
Apollon, Alecto comme Vénus, Thersite comme
Achille? Voudroit-on qu'on peignit la cour de
notre temps avec les fraises et les barbes des
règnes passés? Ainsi Homère ayant dû peindre
avec vérité , ne faut-il pas admirer l'ordre , la
proportion, la grâce, la force , la vie, l'action
et le sentiment qu'il a donnés à toutes ses pein-
tures ? Plus la religion étoit monstrueuse et
ridicule, plus il faut l'admirer de l'avoir rele-
vée par tant de magnifiques images ; plus les
mœurs étoient grossières , plus il faut èlre tou-
ché de voir qu'il ait donné tant de force à ce qui
est en soi si irrégulier, si absurde et si choquant.
Que n'auroit-il point fait si on lui eût donné à
peindre un Socrate , un Aristide , un Timoléon,
un Agis , un Cléomène , un Numa , un Ca-
mille, un Brutus, un Marc-Aurèle!
Diverses personnes sont dégoûtées de la fru-
galité des ma^urs qu'Homère dépeint. Mais outre
qu'il faut que le poète s'attache à la ressem-
blance pour cette antique simplicité comme
pour la grossièreté de la religion païenne , de
plus rien n'est si aimable que celle vie des pre-
miers hommes. Ceux qui cultivent leur raison,
et qui aiment la vertu , peuvent-ils comparer
le luxe vain et ruineux , qui est en notre temps
la peste des mœurs et l'opprobre de la nation ,
avec l'heureuse et élégante simplicité que les
anciens nous mettent devant les yeux?
En lisant Virgile, je voudrois être avec ce
vieillard qu'il me montre :
Namque sub Œbaliae niemini me tuvribus altis ,
Quà niger humectât flaventia culta Galesus,
Corycium vidisse senem , cui pauca relicti
Jugera ruris crant; nec feitilis illa juvencis,
Nec pecori opportuna segcs
Regum ff'quabat opes aniniis ; seràquc icvertens
Nocte domum , dapibus mensas onerabat inemptis.
Piimus vere rosam , atque autumno carpere poma ;
Et cùm tristis biems etiam nunc frigore saxa
Rumperet, et glacie cursus tenaret aquarum ,
Ille comam molHsjam tum tondebal acantbi,
/Estatem increpitans seram zepbyrosque raoranles*.
Homère n'a-t-il pas dépeint avec grâce l'île de
Calypsoet les jardins d'Alcinoiis, sans y mettre
ni marbre ni dorure? Les occupations de Nausi-
caa ne sont-elles pas plus estimables que le jeu
et que les intrigues des femmes de notre temps?
Nos pères en auroicnt rougi ; et on ose mépriser
Homère pour n'avoir pas peint par avance ces
mœurs monstrueuses , pendant que le monde
étoit encore assez heureux pour les ignorer!
Virgile, qui voyoit de près toute la magni-
ficence de Rome, a tourné en grâce et en orne-
ment de son poème la pauvreté du roi Evandre.
Talibus inter se dictis, ad tecta subibant
Pauperis Evandri , passimque armenta videbant
Romanoque foro et lautis mugire carinis.
If ventum ad sedes : Haîc , iiiquit , limiua victor
Alcides subiit; bœc illum regia cepit.
Aude, bospes, contemncre opes, et te quoque dignum
Finge Dec , rebusque veni non aspcr egenis.
Dixit; et angusti subtcr fastigia tecti
Ingentem ^-Eneam duxit , stratisque locavit
Efl'ultum foliis et pelle libystidis ursee *.
1 Georg. lib. iv, v. 125-138.
Aux lieux où le Galése, eu des plaiues fécondes,
l'aniii les blonds t'pis roule ses noires ondes,
J'ai vu, je m'en souviens, uu vieillard fortuné.
Possesseur d'un terrain long-lemiis abandonné;
Celait un s(d ingrat, rebelle à la culture ,
Qui u'olfroil aux Iroupeauv qu'une aride verdure.....
L'n jardin, un verger, dociles à ses lois,
J.ui donnoienl le boiilieur qui s'enfuit loin des rois.
Le soir, des simides niels que ce lieu voyoit naître.
Ses mains chargeoient sans frais une table chaaipétrc.
Il cueilloit le premier les roses du printemps;
Le premier, de l'aulomnc aniassoit les présens;
Et, lorqu'aulour de lui, déchaîné sur la terre,
L'hiver impétueux brisoil encor la pierre ,
D'un freiu de glace encore enchalnoit les ruisseaux.
Lui déjà de l'acanliie éniondoit les rameaux :
Et du printemps tardif accusant la paresse,
Prévenoit les /.épliirs , el hàloit sa richesse. Delille.
- .f.neld. lib. viii, v. 359-368.
L'iiumble palais du Roi frapjie enfin leurs regards.
Qucliiucs troupeaux erroienl dispersés dans ces plaines,
Si'jour «les rois du inonde el des pompes romaines;
El le taureau mugit où d'éloquentes voix
Feront le sort du monde et le destin des rois.
Tandis que de ces lieux Acliule , Evandre, Enée
Méditent en martliaiil la haute destinée ,
On arrive au palais, ou la félicité
Se plait dans l'innocence et dans la pauvreté.
« Ce n'est pns dans ma cour que le faste réside,
» Dit Evandre : ce toit reçut le grand Alcide ,
» Des monsires, des brigands noble exterminateur;
» Là siégea près de moi ce dieu trion.phateur :
«Depuis qu'il l'a reçu, ce palais est un temple.
» Fils des dieux comme lui , suivez ce grand exemple :
» Osez d'un luxe vain fouler aux pieds l'orgueil :
» De mon humble séjour ne fuyez point le seuil ;
» Venez, et regardez des yeux de l'indulgence
)) Du chaume hospitalier l'honorable indigence. »
Il dit , cl fait placer pour le roi d'ilioii
Sur un lit de feuillage une peau de lion. Delille.
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
647
La honteuse lâcheté de nos mœurs nous em-
pêche de lever les yeux pour admirer le su-
blime de ces paroles . Aude, hospes, contemnere
opes.
Le Titien , qui a excellé pour le paysage,
peint un vallon plein de fraîcheur avec un clair
ruisseau, des montagnes escarpées et des loin-
tains qui s'enfuient dans l'horizon : il se garde
bien de peindre un riche parterre avec des jets
d'eau et des bassins de marbre. Tout de même
Virgile ne peint point des sénateurs fastueux, et
occupés d'intrigues criminelles ; mais il repré-
sente un laboureur innocent et heureux dans sa
vie rustique :
Omitte niirari bealte
Fumuui et opes strepitumque Roinœ '.
Milii jam non regia Roina,
Sed vacuum Tibur placct, aut imbelle Tarentum ^.
Quand les poètes veulent charmer l'imagi-
nation des hommes, ils les conduisent loin des
grandes villes ; ils leur font oublier le luxe de
leur siècle, ils les ramènent à l'âge d'or ; ils
représentent des bergers dansant sur l'herbe
tleurie à l'ombre d'un bocage , dans une saison
délicieuse^ plutôt que des cours agitées et des
grands qui sont malheureux parleur grandeur
même :
Deinde salis fluvium inducit rivosque sequentes.
Et cùm exustus ager niorientibus œstuat herbis,
Ecce supercilio clivosi trainitis undam
Elicit : illa cadens raucum per levia murmur
Saxa ciel , scatebrisque arentia tempérai arva * .
Virgile va même jusqu'à comparer ensemble
une vie libre, paisible et champêtre, avec les
voluptés mêlées de trouble dont on jouit dans
les grandes fortunes. Il n'imagine rien d'heu-
reux qu'une sage médiocrité, où les hommes
seroient à l'abri de l'envie pour les pros-
pérités , et de la compassion pour les misères
d'autrui :
Ilhim non populi fasces , non purpura regum
Flexit
Neque ille
Aut doluit miserans inopem , aut invidit habcnti.
Quos rami fructus , quos ipsa volentia rura
Sponte tulere suâ, carpsit; nec ferrea jura -, etc.
Horace fuyoit les délices et la magnilîccncc
de Rome pour s'enfoncer dans la solitude .
» Georg. lib. i, v. 106-110.
Qui d'un fleuve coupé par de nombreux canaux ,
Cuurt dans cha(|ue sillon dis(ribuer les eaux.
Si le soleil brûlant flétrit l'herbe mourante,
Aussitôt je le vois par une ilnuce pente,
Amener du sommet d'un rocher sourcilleux
Ui! docile ruisseau, qui sur un lit pierreux
Tombe, écume, et roulant avec un doux murmure.
Des champs désaltérés raniu'.e la verdure. Delille.
' Ibid. lib. M , V. /«95-301.
La pompe des faisceaux, l'orcueil du diadème,
L'intérêt dont la voix fait taire le sang même,
ne troublent point sa paix.
Aujirés de ses ég:>ux passant sa douce vie ,
Sou cieur n'est attristé de p.itié ni d'envie.
Jamais aux tribunaux, disputant de vains droits ,
La chicane pour lui ne lit mugir sa voix :
Sa richesse, c'est l'or des moissons qu'il fait naître;
El l'arbre qu'il planta , chauflc et nourrit son maiire.
Delille.
Agréables déserts , séjour de l'innocence ,
Où, loin des vains objets de la magnificence ,
Commence mon repos et finit mou tourment;
Vallons, fleuves, rochers, aimable solitude,
Si vous ftites témoins de mon inquiétude ,
Soyez-le désormais de mon contentement '.
Rien ne marque tant une nation gâtée , que
ce luxe dédaigneux qui rejette la frugalité des
anciens. C'est cette dépravation qui renversa
Rome. Insuevit, dit Salluste ', amare, potare,
signa, tabulas pictas , vasa cœlata mirari
Divitiœ honori esse cœperunt. ..., hebescere vir-
tus, paupertas probro haberi Domos atque
villas in urbium modiun exœdificatas
.4 privât is compluribus subversos montes, maria
constrata esse, quibus inilii ludibrio videntur
fuisse divitiœ Vcscendi causa, terra mari-
que omnia exquirere. J'aime cent fois mieux la
pauvre Ithaque d'Ulysse, qu'une ville brillante
par une si odieuse magniîicence. Heureux les
hommes, s'ils se contentoient des plaisirs qui ne
coûtent ni crime ni ruine ! C'est notre folle et
cruelle vanité, et non pas la noble simplicité des
anciens, qu'il faut corriger.
• Od. lib. III, Od. XXIX, v. M et M.
Laisse ii Rome , avec l'oiiulencc ,
Ia' bruit , lu fumée et reiinui.
De Waillv.
^ E\nsl. lib. I , El^. vu, v. Uk et 4.">,
Rome n'a déjà jiUis tant de diarme a mes yeux;
iVais je chéris Tibur, ma paresse, et ces lieux
Que u'ensanglantent point les querelles funestes. Daiu'.
3 Racan. — * Bell. Caliliii. u. 11 , 1 2 eH 3.
La ualanlerie commença ii s'introduire dans l'armée; on s'y
accoutumait boire, il prendre du goUt pour des statues, des
tableaux, el des vases ciselés Les richesses commencèrent
à procurer de la considération La vertu languit , la pau-
vreté (le\inl un opprohre... . On bâtit des i)alais et des maisons
de campagne, ijue \ous prendriez pour autant de villes
Nombre de particuliers ont apjdani des montagnes, ont bàfi
ilaiis les mers, et semblent se jouer de leurs richesses On
mit les terres et les mers il contribution jiour fournir aux
plaisirs de la table. DOTTEYILLE.
648
LETTRE SUR LES OCCUPATIONS DE L'ACADÉMIE.
Je ne crois point (et c'est peut-être ma faute)
ce que divers savans ont cru : ils disent qu'Ho-
mère a mis dans ses poèmes la plus profonde
politique , la plus pure morale et la plus su-
blime théologie. Je n'y aperçois point ces mer-
veilles ; mais j'y remarque un but d'instruc-
tion utile pour les Grecs , qu'il vouloit voir
toujours unis, et supérieurs aux Asiatiques. Il
montre que la colère d'Achille contre Agamem-
non a causé plus de malheurs à la Grèce que les
armes des Troyens :
Qiiidquid deliraat reges, plertuntur Âchivi.
Seditione, dolis, scelere atque libidine , et ira,
Iliacos intra muros peccatur, et extra *.
En vain les Platoniciens du Bas-Empire ,
qui imposoient à Julien, ont imaginé des allé-
gories et de profonds mystères dans les divinités
qu'Homère dépeint. Ces mystères sont chimé-
riques : l'Ecriture , les Pères qui ont réfuté
l'idolâtrie , l'évidence même du fait , montrent
une religion extravagante et monstrueuse. Mais
Homère ne l'a pas faite, il l'a trouvée ; il n'a
pu la changer, il l'a ornée ; il a caché dans
son ouvrage un grand art, il a mis un ordre qui
excite sans cesse la curiosité du lecteur ; il a
peint avec naïveté, grâce, force, majesté, pas-
sion : que veut-on de plus ?
Il est naturel que les modernes , qui ont
beaucoup d'élégance et de tours ingénieux, se
flattent de surpasser les anciens, qui n'ont que
la simple nature. Mais je demande la permis-
sion de faire ici une espèce d'apologue. Les
inventeurs de l'architecture qu'on nomme go-
thique , et qui est, dit-on, celle des Arabes,
crurent sans doute avoir surpassé les architectes
grecs. Un édifice grec n'a aucun ornement qui
ne serve qu'à orner l'ouvrage ; les pièces né-
cessaires pour le soutenir ou pour le mettre à
couvert, comme les colonnes et la corniche, se
tournent seulement en grâce par leurs propor-
tions : tout est simple, tout est mesuré, tout
est borné à l'usage ; on n'y voit ni hardiesse ni
caprice qui impose aux yeux ; les proportions
sont si justes, que rien ne paroît fort grand,
quoique tout le soit ; tout est borné à contenter
la vraie raison. Au contraire, l'architecte go-
thique élève sur des piliers très-minces une
voûte immense qui monte jusqu'aux nues ; on
croit que tout va tomber, mais tout dure pen-
1 HORAT. lib. I , Ep. II , V. U et 15.
. Des faules des rois les Grecs portent la peiue.
Sous les lentes des Grecs, dans les murs J'Hion,
Récneut le fol amour et la sédition. D.UlU.
dant bien des siècles ; tout est plein de fenêtres,
de roses et de pointes ; la pierre semble décou-
pée comme du carton; tout est à jour, tout est
en l'air. N'est-il pas naturel que les premiers
architectes gothiques se soient flattés d'avoir
surpassé, par leur vain raflineraent, la simpli-
cité grecque ? Changez seulement les noms,
mettez les poètes et les orateurs en la place des
architectes : Lucain devoit naturellement croire
qu'il étoit plus grand que Virgile ; Sénèque le
tragique pouvoit s'imaginer qu'il brilloit bien
plus que Sophocle ; le Tasse a pu espérer de
laisser derrière lui Virgile et Homère. Ces au-
teurs se seroient trompés en pensant ainsi : les
plus excellens auteurs de nos jours doivent
craindre de se tromper de même.
Je n'ai garde de vouloir juger en parlant
ainsi ; je propose seulement aux hommes qui
ornent notre siècle de ne mépriser point ceux
que tant de siècles ont admirés. Je ne vante
point les anciens comme des modèles sans im-
perfections ; je ne veux point ôler à personne
l'espérance de les vaincre, je souhaite au con-
traire-de voir les modernes victorieux par l'étude
des anciens mêmes qu'ils auront vaincus. Mais
je croirois m'égarer au-delà de mes bornes, si
je me mêlois déjuger jamais pour le prix entre
les combattans :
Aon aostium inler vos tantas compouere lites :
Et vitulà tu dignus, et hic i. . . . • . .
Vous m'avez pressé, monsieur, de dire ma
pensée. J'ai moins consulté mes forces que
mon zèle pour la compagnie. J'ai peut-être
trop dit, quoique je n'aie prétendu dire aucun
mot qui me rende partial. Il est temps de me
taire :
IMiœbus volciifcm prœlia me loqui ,
Vicias et urbes, iiicrepuit lyrà.
Ne parva Tyrrhenum per œquor
Vola darem ^.
Je suis pour toujours, avec une estime sin-
cère et parfaite, monsieur, etc.
1 ViRGiL. Ed. III, V. 108 cH09.
u ne m'appartient pas de nommer le vainqueur;
Vous avez mérite tous deux le même houneur.
2 îtoRAT. Od. lib. IV. Od. XV, v. 1-4.
Eprise de César, mo Muse allait chauler
Sa gloire et les cités qu'il joint a son empire :
Me frappant de sa lyre,
Apolk'u m'avertit de ne pas alfronter
Lu dangereux écueil sur un frêle uavire. Daru.
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
649
CORRESPONDANCE LITTERAIRE
DE FÉNELON
AVEC HOUDAR DE LA MOTTE,
DE L'ACADEMIE FRANÇAISE.
DE LA MOTTE A FÉNELON.
Il se montre sensible au souvenir et à l'estime de l'archevêque
de Cambrai.
Paris, 28 août <7I3.
Monseigneur,
Je \ieus de voir entre les mains de M. l'abbé
Dubois * un extrait d'une de \os lettres où vous
daignez vous souvenir de moi : elle m'a donné
une joie excessive ; et i^ vous avoue francbe-
nient qu'elle a été jusqu'à l'orgueil. Le moyen
de s'en défendre , quand on reçoit quelque
louange d'un liouime aussi louable, et autant
loué que vous l'êtes ? Je n'en suis revenu ,
Monseigneur , qu'en me disant à moi-même
que vous aviez voulu me donner des leçons sous
l'apparence d'éloges, et qu'il n'y avoit là que
de quoi m'encourager ; c'en est encore trop
de votre part, Monseigneur, et je vous en re-
mercie avec autant de reconnoissance que d'en-
vie d'en profiter. Je me proposerai toujours
■votre suffrage dans ma conduite et dans mes
écrits, comme la plus précieuse récompense où
je puisse aspirer. J'ai grand regret à la lettre
que vous m'avez fait l'bonneur de m'écrire,
et que je n'ai pas reçue ; je ne puis cependant
m'en tenir malheureux, puisque cet accident
m'a attiré de votre part une nouvelle atten-
tion dont je connois tout le prix. De grâce ,
Monseigneur , continuez-moi des bontés qui
me sont devenues nécessaires depuis que je les
éprouve.
Je suis, Monseigneur, avec le plus profond
respect et le plus parfait dévouement, etc.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
DE LA MOTTE.
IL
DE FÉNELON A LA MOTTE.
Sur les défauts de la poésie française, et sur la traduction
de l'Iliade en vers français, que La Motte étoit sur le
poini de publier.
Cambrai, 9 septembre 1713.
Les paroles qu'on vous a lues, monsieur, ne
sont point des complimens; c'est mon cœur qui
a parlé. Il s'ouvriroit encore davantage avec un
grand [)laisir, si j'étois à portée de vous entre-
tenir librement. Vous pouvez faire de plus en
plus honneur à la poésie française par vos ou-
vrages ; mais cette poésie, si je ne me trompe,
auroit encore besoin de certaines choses, faute
desquelles elle est un peu gênée, et elle n'a pas
toute l'harmonie des vers grecs et latins. Je ne
saurois décider là-dessus j mais je m'imagine
que, si je vous proposois mes doutes dans une
conversation, vous développeriez ce que je ne
pourrois démêler qu'à demi. On m'a dit que
vous allez donner au public une traduction
d'Homère en français. Je serai charmé de voir
un si grand poète parler notre langue. Je ne
doute point ni de la fidélité de la version, ni de
la magnificence des vers. Notre siècle vous aura
obligation de lui faire connoître la simplicité
des mœurs antiques, et la naïveté avec laquelle
les passions sont exprimées dans cette espèce de
tableau. Cette entreprise est digne de vous ;
mais comme vous êtes capable d'atteindre à ce
qui est original, j'aurois souhaité que vous eus-
siez fait un poème nouveau , où vous auriez
mêlé de grandes leçons avec de fortes peintures.
J'aimerois mieux vous voir un nouvel Homère
que la postérité traduiroit, que de vous voir le
traducteur d'Homère même. Vous voyez bien
que je pense haulcmeut pour vous : c'est ce
qui vous convient. Jugez par là, s'il vous plaît,
de la grande estime , du goût et de l'inclina-
tion très-forte avec laquelle je veux être par-
faitement tout à vous, monsieur, pour toute
ma vie.
Fr. Ar. Duc de Cambrai.
* Depuis cardinal et niiuistre.
650
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
m.
DE LA MOTTE A FÉNELON.
Sur le même sujet.
fauts. et surtout dans nos vers alexandrins une
monotonie un peu fatiguante ; mais je n'en
entrevois pas les remèdes, et je vous serai très-
obligé, si vous daignez me communiquer là-des-
sus quelques-unes de vos lumières.
Je suis avec le plus profond et le plus tendre
respect, etc.
Paris. <4 décembre 1713.
MONSEIGNELK,
C'en est fait, je compte sur votre bienveil-
lance , et je l'ai sentie parfaitement dans la
lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'é-
crire. Ainsi, Monseigneur, vous essuierez, s'il
vous plaît, toute ma sincérité ; je ferois scru-
pule de vous déguiser le moins du monde mes
sentimens. On vous a dit que j'allois donner
une traduction de l'Iliade envers français, et
vous vous attendiez, ce me semble, à beaucoup
de tidélité ; mais je vous l'avoue ingénuement,
jen'ai pas cru qu'une traduction fidèle de l'I-
liade put être agréable en français. J'ai trouve
partout, du moins par rapport à notre temps,
de grands défauts joints à de grandes beautés ;
ainsi je m'en suis tenu à une imitation très-
libre, et j'ai osé même quelquefois être tout-à-
fait original. Je ne crois pas cependant avoir
altéré le sens du poème ; et quoique je l'aie
fort abrégé, j'ai prétendu rendre toute l'action,
tous les sentimens , tous les caractères. Sans
vouloir vous prévenir. Monseigneur, il y a un
préjugé assez favorable pour moi : c'est qu'aux
assemblées publiques de l'Académie française,
j'en ai déjà récité cinq ou six livres, dont quel-
ques-uns de ceux qui connoissent le mieux le
poème original m'ont félicité d'un air bien sin-
cère : ils m'ont loué même de fidélité dans mes
imitations les plus hardies, soit que n'ayant pas
présent le détail de ITliade , ils crussent le re-
trouver dans mes vers, soit qu'ils comptassent
pour fidélité les licences mêmes que j'ai prises
pour tâcher de rendre ce poème aussi agréable
en français qu'il peut l'être en grec. Je ne m'é-
tends pas davantage. Monseigneur, parce qu'on
imprime actuellement l'ouvrage ; vous jugerez
bientôt de la conduite que j'y ai tenue, et de mes
raisons bonnes ou mauvaises , dont je rends
compte dans une assez longue préface. Con-
damnez, approuvez, Monseigneur, tout m'est
égal, puisque je suis sûr de la bienveillance.
Permettez-moi de vous demander vos vues sur
la poésie française. J'y sens bien quelques dé-
IV.
DE FÉNELON A LA MOTTE *.
Sur la nouvelle traduction de l'Iliade, par La Motte.
Cambrai, 16 janvier 17U.
Je reçois, Monsieur, dans ce moment votre
Iliade. Avant que de l'ouvrir, j'y vois quel est
votre cœur pour moi , et le mien en est fort
touché. Mais il me tarde d'y voir aussi une
poésie qui fasse honneur à notre nation et à
notre langue. J'attends de la préface une cri-
tique au-dessus de tout préjugé ; et du poème ,
l'accord du parti des modernes avec celui des
anciens. J'espère que vous ferez admirer Ho-
mère par tout le parti des modernes , et que
celui des anciens le trouvera avec tous ces char-
mes dans votre ouvrage. Je dirai avec joie:
Proxi'ma Phœbiversibus ille facit. Je suis avec
l'estime la plus forte, Monsieur, votre , etc.
DE FÉNELON A LA MOTTE.
Sur le même sujet.
Cambrai, 26 janvier 1714.
Je viens de vous lire , Monsieur, avec un
vrai plaisir; l'inclination très-forte dont je suis
prévenu pour l'auteur de la nouvelle Iliade m'a
mis en défiance contre moi-même. J'ai craint
d'être partial en votre faveur, et je me suis
livré à une critique scrupuleuse contre vous :
mais j'ai été contraint de vous reconnoître tout
* Cette lettre ne se trouve point, comme les prétéJenles et
les suivantes, parmi les Rijhxions sur la Critique, publiées
eu 1715 par La Moite. Elle fait parlic des Mànuires pour
servir à l'hisloiie de la rie et des ouvracjes de MM. de Fon-
tenelle et de La Motte, par Vabbé Truhlet. (_1759. \ vol.
in-12. Page 4 12.)
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
651
entier dans un genre de poésie presque nouveau
à voire égard. Je ne puis néanmoins vous dissi-
muler ce que j'ai senti, ^la remarque tombe sur
notre vcrsiiication , et nullement sur votre per-
sonne. C'est que les vers de nos odes, où les rimes
sont entrelacées, ont une variété , une grâce et
une harmonie que nos vers héroïques ne peuvent
égaler. Ceux-ci fatiguent l'oreille par une uni-
formité. Le latin a une infinité d'inversions et
de cadences. Au contraire, le français n'admet
presque aucune inversion de phrase ; il procède
toujours méthodiquement par un nominatif ,
par un verbe, et par son régime. La rime gène
plus qu'elle n'orne les vers. Elle les charge d'é-
pithètes; elle rend souvent la diction forcée et
d'une vaine parure. En allongeant les discours
elle les affoiblit. Souvent on a recours à un vers
inutile pour en amener un bon. Il faut avouer
que la sévérité de nos règles a rendu notre ver-
sification presque impossible. Les grands vers
sont presque toujours ou languissans ou rabo-
teux. J'avoue ma mauvaise délicatesse; ce que
je fais ici est plutôt ma confession , que la cen-
sure des vers français. Je dois me condamner
quand je critique ce qu'il y a de meilleur.
La poésie lyrique est, ce me semble, celle
qui a le plus de grâce dans notre laugue. Vous
devez approuver qu'on la vante, car elle vous
fait grand honneur.
Totum muneris lioc tui est ,
Quod monstror digito pratereuntium
Romanœ fidic eu lyrae :
Quod spiro, et piaceo , si placeo, tuuni est •.
Mais passons de la versification française à
votre nouveau poème. On vous reproche d'a-
voir trop d'esprit. On dit qu'Homère en mon-
troit beaucoup moins; on vous accuse de briller
sans cesse par des traits vifs et ingénieux. Voilà
un défaut qu'un grand nombre d'auteurs vous
envient : ne l'a pas qui veut. Votre parti con-
clut de cette accusation que vous avez sur-
passé le poète grec, yescio rjuid niojus nasci-
tur Iliade. On dit que vous avez corrigé les en-
droits 011 il sommeille. Pour moi , qui entends
de loin les cris des combatfans , je me borne à
dire ,
Non nostrum inter vos tantas componerc lites ;
Etvitulà tu dignus, et liic ^.
point. L'émulation peut produire d'heureux ef-
forts, pourvu qu'on n'aille point jusqu'à mé-
priser le goût des anciens sur l'imitation de la
simple nature , sur l'observation inviolable des
divers caractères , sur l'harmonie et sur le sen-
timent , qui est l'ame de la parole. Quoi qu'il
arrive entre les anciens et les modernes , votre
rang est réglé dans le parti des derniers.
Yitis ut arborihus decori est, ut vitibus uvœ,
rt gregibus tauri, segetes ut pinguibus arvis;
Tu decus omne luis ^
Au reste , je prends part à la juste marque d'es-
time que le roi vient de vous donner. C'est
plus pour lui que pour vous que j'en ai de la
joie. En pensant à vos besoins, il vous met dans
l'obligation de travailler à sa gloire. Je sou-
haite que vous égaliez les anciens dans ce tra-
vail , et que vous soyez à portée de dire comme
Horace,
Nec , si plura velira , tu dare deneges -.
C'est avec une sincère et grande estime que
je serai le reste de ma vie . etc.
VI.
DE LA MOTTE A FÉNELON.
Sur le même sujet, et sur la dispute des anciens et des
modernes.
Paris, 15 février 17ii.
MONSEIGNEIR ,
Quoi! vous avez craint d'être partial en ma
faveur, et vous voulez bien que je le croie ! Je
goûte si parfaitement ce bonheur, qu'il ne fal-
iOit pas moins que votre approbation pour l'aug-
menfcr. Je ne dcsirerois plus, ce que je n'espère
guère, que l' honneur et le plaisir de vous voir
et de vous entendre. Qu'il me seroit doux de
vous exposer tous mes senfimens , d'écouter
avidement les vôtres, et d'apprendre sous vos
yeux à bien penser ! Je sens même , tant vos
bontés me mettent à l'aise avec vous , que je
disputerois quelquefois, et qu'à demi persuadé,
Cette guerre civile du Parnasse ne m'alarme je vous donnerois encore par mes instances le
» HonAT. lib. IV, Od. IV, v. 2i-2i.
•V. 108 et 109.
2 VlRG.fr/. m,
» ViRG. Ed. V, V. 3-2-34. — 2 HoRAT. lib. m, Od.
XVI, V. 38.
652
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
plaisir de me convaincre tout-à-fait. Je ne sais
pourquoi je m'imagine ce plaisir; car je défère
absolument à tout ce que vous alléguez contre
la versification française. J'avoue que la latine
a de grands avantages sur elle : la liberté de
ses inversions , ses mesures différentes , l'ab-
sence même de la rime lui donnent une variété
qui manque à la notre. Le malheur est qu'il n'y
a point de remède , et qu'il ne nous reste plus
qu'à vaincre , à force de travail , l'obstacle que
la sévérité de nos règles met à la justesse et à la
la précision. Il me semble cependant que de
cette difficulté même, quand elle est surmontée,
naît un plaisir très- sensible pour le lecteur.
Quand il sent que la rime n'a point gêné le
poète , que la mesure tyrannique du vers n'a
point amené d'épitliètes inutiles, qu'un vers
n'est pas fait pour l'autre, qu'en un mot tout
est utile et naturel, il se mêle alors au plaisir
que cause la beauté de la pensée un étonne-
ment agréable de ce que la contrainte ne lui a
rien lait perdre. C'est presque en cela seul , à
mon sens, que consiste tout le charme des vers ;
et je crois par conséquent que les poètes ne
peuvent être bien goûtés que par ceux qui ont
comme eux le génie poétique. Comme ils sen-
tent les difficultés mieux que les autres , ils
font plus de grâce aux imperfections qu'elles
entraînent , et sont aussi plus sensibles à l'ai t
qui les surmonte. Quant à la versification des
odes, je conviens encore avec vous qu'elle est
plus agréable et plus variée, mais je ne crois
pas qu'elle fut propre peur la narration. Comme
chaque strophe doit finir par quelque chose de
vif et d'ingénieux, cela entraîneroit infaillible-
ment de radectalion en plusieurs rencontres ;
et d'ailleurs, dans un long poème, ces espèces
de couplets, toujours cadencés et partagés éga-
lement , dégénéreroient à la fin en une mono-
tonie du moins aussi fatigante que celle de nos
grands vers. Je m'en rapporte à vous, Mon-
seigneur, car vous serez toujours mon juge ,
et je n'en veux pas d'autre dans la dispute que
j'aurai peut-être à soutenir sur mon ouvrage.
Cette guerre que vous prévoyez ne vous alarme
point, pourvu, dites -vous, que l'on n'aille
pas jusqu'à mépriser le goût des anciens. Peut-
on jamais le mépriser. Monseigneur? Quoique
nous fassions , ils seront toujours nos maîtres.
C'est par l'exemple fréquent qu'ils nous ont
donné du beau, que nous sommes à portée de
reconnoître leurs défauts et de les éviter : à
peu près comme les nouveaux philosophes doi-
vent à la méthode de Descartes l'art de le com-
baWre lui - même. Qu'on nous permette un
examen respectueux et une émulation modeste,
nous n'en demandons pas davantage. Je passe
sur les louanges que vous daignez me donner.
Je me contente d'y admirer l'usage que vous
faites des traits des anciens , plus ingénieux
que les traits mêmes. C'est encore un nouveau
motif d'émulation pour moi ; et si je fais dans
la suite quelque chose qui vous plaise, soyez
sur. Monseigneur, que ce motif y aura eu bonne
part. Je suis pour toute ma vie, avec un atta-
chement très-respectueux , etc.
YII.
DU MEME.
Sur le même sujet.
Paris , 15 avril 171 -5.
Monseigneur ,
J'ai reçu, par la personne que j'avois osé vous
recommander, de nouveaux témoignages de
votre bienveillance. J'y suis toujours aussi sen-
sible , quoique j'en sois moins surpris; car je
sais que la constance des sentiments est le
propre d'une ame comme la vôtre ; et puis-
que vous avez commencé de me vouloir du bien,
vous ne sauriez discontinuer, à moins que je
ne m'en rende indigne; ce qui me paroît ira-
possible, si je n'aiàle craindre que parles fautes
du cœur. Je vous dois un compte naïf du succès
de mon Iliade. L'opinion invétérée du mérite
infaillible d'Homère, a soulevé contre moi quel-
ques commentateurs , que je respecte toujours
par leurs bons endroits. Ils ne sauroient digérer
les moindres remarques , où l'on ne se récrie
pas comme eux , A la merveille ! et parce que
je ne conviens pas qu'Homère soit toujours
sensé, ils en concluent brusquement que je ne
suis jamais raisonnable. Franchement , Mon-
seigneur, vous les avez un peu gâtés. Un de
vos ouvrages, où ils entrevoient quelque imi-
tation d'Homère , fournit de nouvelles armes à
leur préjugé. Ils croient que tout l'agrément ,
toute la perfection de cet ouvrage, viennent de
quelques traits de ressemblance qu'il a avec
le poème grec ; au lieu que ces traits mêmes
tirent leur perfection du choix que vous en
faites , de la place où vous les employez , et de
cette foule de beautés originales dont vous les
accompagnez toujours. La preuve de ma peu-
CORRESPONDANCE IJTTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
()r)3
sée , Monseigneur, car je crois qu'il est à pro-
pos de vous prouver à vous-même votre supé-
riorité , c'est que , malgré les mœurs anciennes
qu'on allègue toujours comme la cause de nos
dégoûts injustes , votre prétendue imitation est
lue tous les jours avec un nouveau plaisir par
toutes sortes de personnes; au lieu que l'Iliade
de madame Dacier, quoique élégante , tombe
des mains malgré qu'on en ait, à moins qu'une
espèce d'idolâtrie pour Homère ne ranime le
zèle du lecteur. Je vais même jusqu'à croire
que vous-même, avec ce style enchanteur qui
n'a été donné qu'à vous, ne réussiriez à la faire
lire qu'en lui prêtant beaucoup du vôtre. J'ai
aussi mes partisans , Monseigneur. Vous saurez
peut-être que le père Sanadon, dans sa haran-
gue , m'a tait l'honneur outré de m'associer à
vos louanges. Le père Porée , son collègue ,
souscrit à son approbation ; et je vous nomme-
rois encore bien d'autres savans , si je ne crai-
gnois que ma prétendue naïveté ne vous parût
orgueil , comme en effet elle pourroit bien
l'être. Mes critiques n'ont encore que parlé : ce
qui m'est revenu de leurs discours ne m'a point
paru solide. Je ne sais s'ils me feront l'honneur
d'écrire contre mes sentimens : mais je les at-
tends sans crainte, bien résolu de me rendre
avec plaisir à la raison, et de défendre aussi
la vérité de toutes mes forces. N'est-ce pas
grand dommage, Monseigneur, qu'il n'y ait
presque ni fermeté ni candeur parmi les gens
de lettres? Ils prennent servilement le ton les
uns des autres; et i)lus amoureux: de leur répu-
tation que de la vérité , ils sont bien moins oc-
cupés de ce qu'ils dévoient dire, que de ce qu'on
dira d'eux. Si quelquefois ils osent prendre des
sentimens contraires , c'est encore pis. On dis-
pute, mais ce n'est pas pour rien éclaircir;
c'est pour vaincre : et presque personne n'a le
couVage de céder aux bonnes raisons d'un au-
tre. Pour moi, Monseigneur, qui ne suis rien
dans les lettres, je me flatte d'avoir de meil-
leures intentions, qui seroient bien mieux pla-
cées avec plus de capacité. Je me fais une loi de
dire surtout ce que je pense , après l'avoir
médité sérieusement, et je me dédommagerai
toujours de m'être mépris , par l'honneur de
convenir de mon tort, qui que ce soit qui me
le montre. Voilà bien de la morale , Monsei-
gueur, je vous en demande pardon ; mais je ne
la débite ici que pour m'en faire devant vous
un engagement plus étroit de la suivre dans
l'occasion.
Je suis, avec le plus profond respect, et un
attachement égal, etc.
VIII.
DE FÉNELON A LA MOTTE.
Sur la dispute des aurions et dr-s modr^inos.
Caiiibini , i iii;ii 1714.
La lettre que vous m'avez fait la grâce de
m'écrire. Monsieur, est très-obligeante ; mais
elle flatte trop mon amour-propre, et je vous
conjure de m'épargner. De mon côté ^ je vais
vous répondre sur l'affaire du temps présent ,
d'une manière qui vous montrera , si je ne me
trompe , ma sincérité.
Je n'admire point aveuglément tout ce qui
vient des anciens. Je les trouve fort inégaux en-
tre eux. Il y en a d'excellens : ceux même qui
le sont, ont la marque de l'humanité, qui est
de n'être pas sans quelque reste d'imperfection.
Je m'imagine même que si nous avions été de
leurs temps , la connoissance exacte des mœurs,
des idées des divers siècles, et des dernières
finesses de leurs langues , nous auroit fait sentir
des fautes, que nous ne pouvons plus discerner
avec certitude. La Grèce, parmi tant d'auteurs
qui ont eu leurs beautés, ne nous montre au-
dessus des autres , qu'un Homère, qu'un Pin-
dare , qu'un Théocrite , qu'un Sophocle, qu'un
Démosthèiie. Rome, qui a eu tant d'écrivains
très-estimai)lcs, ne nous présente qu'un Vir-
gile , qu'un Horace, qu'un Térence, qu'un Ca-
tulle , qu'un Cicéron. Nous pouvons croire
Horace sur sa parole, quand il avoue qu'Homère
se néglige un peu en quelques endroits.
Je ne saurois douter que la religion et les
mœurs des héros d'Homère n'eussent de grands
défauts. Il est naturel que ces défauts nous
choquent dans les peintures de ce poète. Mais
j'en excepte l'aimable simplicité du monde nais-
sant : cette simplicité des mœurs, si éloignée de
notre luxe , n'est point un défaut , et c'est no-
tre luxe qui en est un très-grand. D'ailleiu^s un
poète est un peintre , qui doit peindre d'après
nature et observer tous les caractères.
Je crois que les hommes de tous les siècles
ont eu à peu près le même fonds d'esprit et les
mêmes talens, comme les plantes ont eu le
même suc et la liiême vertu. ÎNIais je crois que
les Siciliens , par exemple , sont plus propres à
être poètes que les Lapons. De plus, il y a eu
des pays où les mœurs , la forme du gouverne-
6r)4
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
ment et les éludes ont été plus convenables que
celles des autres pays pour faciliter le progrès
de la poésie. Par exemple , les mœurs des Grecs
formoient bien mieux des poètes que celles des
Cimbres et des Teutons. Nous sortons à peine
d'une étonnante barbarie ; au contraire , les
Grecs avoient une très-longue tradition de poli-
tesse et d'étude des règles, tant sur les ouvra-
ges d'esprit que sur les beaux-arts.
Les anciens ont évité l'écueil du bel-esprit,
où les Italiens modernes sont tombés , el dont
la contagion s'est fait un peu sentir à plusieurs
de nos écrivains, d'ailleurs très- distingués.
Ceux d'entre les anciens qui ont excellé, ont
peint avec force et grâce la simple nature. Ils
ont gardé les caractères ; ils ont attrapé l'bar-
monie; ils ont su employer à propos le senti-
ment et la passion. C'est un mérite bien ori-
ginal.
Je suis cbarmé des progrès qu'un petit nom-
bre d'auteurs a donnés à notre poésie; mais je
n'ose entrer dans le détail , de peur de vous
louer en face. Je croirois, Monsieur, blesser
votre délicatesse. Je suis d'autant plus toucbé
de ce que nous a\ons d'exquis dans notre lan-
gue , qu'elle n'est ni barmonieusc , ni variée ,
ni libre , ni hardie , ni propre à donner de l'es-
sor, et que notre scrupuleuse vcrsilication rend
les beaux vers presque impossibles dans un long
ouvrage. Eu vous exposant mes pensées avec
tant de liberté , je ne prétends ni reprendre ni
contredire personne. Je dis historiquement quel
est mon goût , comme un homme , dans un
repas, dit naïvement qu'il aime mieux un ra-
goût que l'autre. Je ne blâme le goût d'aucun
homme , et je consens qu'on blâme le mien. Si
la politesse et la discrétion nécessaires pour le
repos de la société, demandent que les hommes
se tolèrent mutuellement dans la variété d'opi-
nions où ils se trouvent pour les choses les plus
importantes à la vie humaine , à plus forte rai-
sf>n doivent-ils se tolérer sans peine dans la va-
riété d'opinions sur ce qui importe très-peu à la
sûreté du genre humain. Je vois bien qu'en
rendant compte de mon goût , je cours risque
de déplaire aux admirateurs passionnés et des
anciens el des modernes; mais, sans vouloir
fâcher ni les uns ni les autres , je me livre à la
critique des deux côtés.
Ma conclusion est qu'on ne peut pas trop
louer les modernes qui font de grands efforts
pour surpasser les anciens. Vne si noble ému-
lation promet beaucoup. Elle me paroîlroit dan-
gereuse , si elle allùit jusqu'à mépriser et à
cesser d'étudier ces grands originaux. Mais rien
n'est plus utile que de tâcher d'atteindre à ce
qu'ils ont de plus sublime et de plus touchant ,
sans tomber dans une imitation servile pour les
endroits qui peuvent être moins parfaits ou trop
éloignés de nos mœurs. C'est avec cette liberté
si judicieuse et si délicate que Virgile a suivi
Homère.
Je suis. Monsieur, avec l'estime la plus sin-
cère et la plus forte , etc.
IX.
DE LA MOTTE A FENELON.
Snv la letlre du \m-^\M à M. Dacier toiicliant les occupations
de l'Académie française.
Paris, 3 novembre 171 4.
MONSEIGNFAU ,
C'est me priver trop long-temps de l'hon-
neur de vous entretenir: donnez-moi , je vous
prie , un moment d'audience. J'ai lu plusieurs
de vos ouvrages, et vous souffrirez , s'il vous
plait , que je vous rende compte de la manière
dont j'en ai été touché. M. Destouches m'a lu
quantité de vos lettres, où j'ai senti combien il
est doux d'être aimé de vous : le co'ur y parle à
chaque ligne ; l'esprit s'y confond toujours avec
la na'iveté et le sentiment. Les conseils y sont
rians sans rien perdre de leur force ; ils plaisent
autant qu'ils convainquent; el je donnerois vo-
lontiers les louanges les plus délicates pour des
censures ainsi assaisonnées parTanutié. M. Des-
touches a du vous dire combien nous vous ai-
mions en lisant vos lettres , et combien je l'ai-
mois lui-même d'avoir mérité tant de part dans
votre cœur Je passe au discours que vous
avez envoyé à l'Académie française. Tout le
monde fut également charmé des idées justes
que vous y donnez de chaque chose ; il n'ap-
partient qu'à vous d'unir tant de solidité à tant
de grâces. Mais je vous dirai que sur Homère,
les deux partis se flaltoient de vous avoir cha-
cun de leur côté. Vous faites Homère un grand
peintre; mais vous passez condamnation sur
ses dieux et sur ses héros. En vérité, si, de
votre aveu , les uns ne valent pas nos fées , et
les autres nos honnêtes gens , que devient un
poème rempli de ces deux sortes de person-
nages? malgré le talent de peindre que je trouve
avec vous dans Homère, la raison n'est-elle pas
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
Cdo
révoltée à chaque instant par des idées qu'elle
ne sauroit avouer, et qui , du côté de l'esprit et
du cœur, trouvent uu double obstacle à l'ap-
probation ? Je ne vous demande pas pardon de
ma franchise , j'en ai fait vœu avec vous pour
le reste de ma vie, et je suis sûr que vous m'en
aimez mieux. Je vous envoie le discours que j'ai
prononcé à l'Académie le jour de la distribution
des prix : j'étois directeur. J'ai cru devoir trai-
ter une matière dont il semble qu'on auroit dû
parler dès la première distribution : on me
l'avoit pourtant laissée depuis cinquante an-
nées; je m'en suis saisi comme d'un bien aban-
donné, et qui appartenoit à la place où j'étois.
Le discours me parut généralement approuvé ;
mais j'en appelle à votre jugement : c'est à vous
de me marquer les fciutes qui m'y peuvent être
échappées.
Je suis avec le respect le plus profond , etc.
DE FENELON A LA MOTTE.
Sur la dispute des anciens et des modernes.
Cambrai, 22 iiovenibio 1714.
Gii.iccN se peint sans y penser, Monsieur,
dans ce qu'il écrit. La lettre que j'ai reçue au
retour d'un voyage ressemble à tout ce que
j'entends dire de votre personne. Aussi ce por-
trait est-il fait de bonne main. Il me donneioit
un vrai dé.sir de voir celui qu'il représente.
Votre conversation doit être encore plus aimable
que vos écrits : mais Paris vous retient ; vos
amis disputent à qui vous aura, et ils ont rai-
son. Je ne pourrois vous espérer à mon tour,
que par un enlèvement de la main de M. Des-
touches.
Omitte mirari bea(a>
Fumuin , et opes , strepitumque Romœ.
Flerumque gratœ divitibus vices ^
Nous vous retiendrions ici comme les preux
chevaliers étoient retenus par enchantement
dans les vieux châteaux. Ce qui est de réel ,
est que vous seriez céans libre comme chez
vous , et aussi aimé que vous l'êtes par vos an-
ciens amis. Je serois charmé de vous entendre
raisonner avec autant de justesse sur les ques-
1 HuR, lib. m , Ocl. XXIX, V. H -13.
tions les plus épineuses de la théologie , que sur
les orneniens les plus fleuris de la poésie. Vous
savez , j'en ai la preuve en main , transformer
le poète en théologien. D'un côté , vous avez
réveillé l'émulation pour les prix de l'Acadé-
mie , par un discours d'une très-judicieuse cri-
tique et d'un tour très -élégant ; de l'autre,
vous réfutez en peu de mots , dans la lettre que
je garde , une très-fausse et tiès-dangcreuse no-
tion du libre arbitre , qui impose en nos jours à
un grand nombre de gens d'esprit.
Au reste, Monsieur, je me trouve plus heu-
reux que je ne l'espérois. Est-il possible que je
contente les deux partis des anciens et des mo-
dernes , moi qui craignois tant de les fâcher
tous deux? Me voilà tenté de croire que je ne
suis pas éloigné du juste milieu , puisque cha-
cun des deux partis me fait l'honneur de sup
poser que j'entre dans son véritable sentiment.
C'est ce que je puis désirer de mieux , étant fort
éloigné de l'esprit de critique et de partialité.
Encore une fois , j 'abandonne sans peine les
dieux et les héros d'Homère ; mais ce poète ne
les a pas faits , il a bien fallu qu'il les prit tels
qu'il les trouvoit; leurs défauts ne sont pas les
siens. Le monde idolâtre et sans philosophie ne
lui fournis.soit que des dieux qui déshonoroient
la divinité , et que des héros qui u'étoient guère
honnêtes gens. C'est ce défaut de religion so-
lide et de pure morale qui a fait dire à saint
Augustin - sur ce poète : Dulcissiinè vanus
est Uwnana ad deas transfercbat . Mais en-
fin la poésie est , coumie la peinture , une imi-
tation. Ainsi Homère atteint au vrai but de l'art,
quand il représente les objets avec grâce , force
et vivacité. Le sage et savant Poussin auroit
peint le Cuesclin et Boucicaut simples et cou-
verts de fer, pendant que Mignard auroit peint
les court:sa!is du dernier siècle avec des fraises,
ou des colets montés , ou avec des canons , des
plumes , de la broderie et des cheveux frisés. Il
faut observer le vrai , et peindre d'après nature.
Les fables mêmes qui ressemblent aux contes
des fées . ont je ne sais quoi qui plaît aux hom-
mes les plus sérieux : on redevient volontiers
enfant, pour lire les avenlures de Baucis et de
Philémon , d'Orphée et d'Eurydice. J'avoue
qu'Agamemnon a une arrogance grossière , et
Achille uu naturel féroce ; mais ces caractères
ne sont que trop vrais et que trop fréquens. Il
faut les peindre pour corriger les mœurs. On
prend plaisir à les voir peintes fortement par
des traits hardis. Mais pour les héros des ro-
1 CoiiJ'ens. lib. I , cap. xiv, ii. 23 : (. i , p, 78.
656
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE AVEC LA MOTTE.
mans , ils n'ont rien de naturel ; ils sont faux ,
doucereux et fades. Que ne dirions-nous point
là-dessus , si jamais Cambrai pouvoit vous pos-
séder ? une douce dispute animeroit la conver-
sation.
0 noctes cœnjoquc deùni , qiiibus ipse , meiquc ,
Ante laroni proprimn vescor
Sermn oritiir non de villis, domibusve aiienis
Sed quod niagls ad nos
Pei'tinet, et nescire inalum est, agilaious : utrunuii^
Divitiis homines , an sint virtute beati *.
Vous chanteriez quelquefois, Monsieur, ce
qu'Apollon vous inspu-eroit.
Tum ver6 in numeruui Faiinnsquc ferasque videres
Ludere, tum rigidas molare caciiniina quercus*.
XL
DE LA MOTTE A FÉNELON.
en partie sur l'expression; et puisque mes cen-
sures ne s'étendent jamais qu'aux choses, me
voilà d'accord avec saint Augustin et avec vous.
Mais, Monseigneur, comme une douce dispute
est l'àme de la conversation, je m'attends bien,
quand j'aurai l'honneur de m'entretenir avec
vous, à réveiller là-dessus de petites querelles.
Je vous dirai , par exemple , qu'Homère a eu
tort de donner à un homme aussi vicieux qu'A-
chille, des qualités si brillantes, qu'on l'admire
plus qu'on ne le hait. C'est, à mon avis, tendre
un piège à la vertu de ses lecteurs, que de les
intéresser pour des médians. Vous me répon-
drez; j'insisterai ; les choses s'éclairciront, et
je prévois avec plaisir que je finirai toujours par
me rendre. Nous passerons de là aux matières
plus importantes. La raison me parlera par
votre bouche, et vous connoitrez à mon atten-
tion si je l'aime. Voilà l'enchantement que je
me promets, et malheur à qui me viendra désen-
chanter.
Je suis, Monseigneur, avec tous les sentimens
que vous me connoissez, etc.
Sur le même sujet.
Paris, 13 d.'. ouil)rr ITIi
JUGEMENT DE FÉNELON
Monseigneur ,
SLR UN POETE DE SON TEMPS.
Le parti en est pris , je me ferai enlever par
M. Destouches , dès qu'il voudra bien se char-
ger de moi , et j'irai me livrer aux euchante-
mens de Cambrai. Vous voulez bien m'y pro-
mettre de la liberté et de l'amitié. Je profiterai
si bien de l'une et de l'autre , que je vous en
serai peut-être incommode. Je vous engagerai à
parler de toutes les choses que j'ai intérêt d'ap-
prendre ; et je ne rougirai point de vous décou-
vrir toute mon ignorance, puisque l'amitié vous
intéresse à m'instruire. Pour l'alfaire d'Homère,
il me semble. Monseigneur, quelle est pres-
que vidée entre vous et moi. J'ai prétendu seu-
lement que l'absurdité du paganisme , la gros-
sièreté de son siècle , et le défaut de philoso-
phie , lui avoient fait faire bien des fautes ; vous
en convenez, et je conviens aussi avec vous que
ces fautes sont celles de son temps, et non pas
les siennes. Vous adoptez encore le jugement
que saint Augustin porte d'Homère. Il dit de
ce poète, qu'il est très-agréablement frivole : le
frivole tombe sur les choses, l'agréable tombe
J'ai lu , Monsieur , avec un grand |)laisir
l'ouvrage de poésie '* que vous m'avez fait la
grâce de m'envoyer. Je ne parlerois pas à un
autre aussi librement qu'à vous ; et je ne vous
dirai même ma pensée qu'à condition que vous
n'en expliquerez à l'auteur que ce qui peut lui
faire jdaisir, sans m'exposer à lui faire la moin-
dre peine. Ses vers sont pleins, ce me semble,
d'une poésie noble et hardie ; il pense haute-
ment ; il peint bien et avec force; il met du
sentiment dans ses peintures, chose qu'on ne
trouve guère en plusieurs poètes de notre na-
tion. Mais je vous avoue que, selon mon foible
jugement, il pourroit avoir plus de douceur et
de clarté. Je voudrois un je ne sais quoi, qui
est une facilité à laquelle il est très-difticile
d'atteindre. Quand on est hardi et rapide, on
court risque d'être moins clairet moins harmo-
nieux. Les beaux vers de Malherbe sont clairs
et faciles comme la prose la plus simple, et ils
sont nombreux comme s'il n'avoit songé qu'à
la seule harmonie. Je sais bien, Monsieur, que
* HûRAT. Scnn lih. ii , Sal. vi , v. 65-74.
Ed. M , V. n el 28.
^ ViRGIL.
* C'étoil, à ce que nous croyons, les Po(?sics choisies tl«
J.-B. ROISSEAV.
POESIES.
Go-
cet assemblage de tant de choses qui semblent
opposées, est presque impossil)le dans une ver-
sification aussi gênante que la nôtre. Delà vient
que Malherbe, qui a t'ait quelques vers si beaux
et si parfaits suivant le langage de son temps,
en a fait tant d'autres où l'on le méconnoit.
Nous avons vu aussi plusieurs poètes de notre
nation, qui, voulant imiter l'essor de Pindare,
ont eu quelque chose de dur et de raboteux.
Ronsard a beaucoup de cette dureté avec des
traits hardis. Votre ami est infiniment plus doux
et plus régulier. Ce qu'il peut y avoir d'inégal
en lui n'est en rien comparable aux inégalités
de Malherbe ; et j'avoue que ma critique, trop
rigoureuse, n'a presque rien à lui reprocher.
et est forcée de le louer presque partout. Ce qui
me rend si difficile, est que je voudrois qu'un
court ouvrage de poésie fût fait comme Horace
dit que les ouvrages des Grecs étoient achevés,
ore rotundo. Il ne faut prendre , si je ne me
trompe, que la fleur de chaque objet, et ne tou-
cher jamais que ce qu'on peut embellir. Plus
notre versilication est gênante , moins il faut
hasarder ce qui ne coule pas assez facilement.
D'ailleurs la poésie forte et nerveuse de cet
auteur m'a fait tant de plaisir, que j'ai une
espèce d'ambition pour lui , et que je voudrois
des choses qui sont peut-être impossibles eu
notre langue. Encore une fois, je vous demande
le secret, et je vous supplie de m'excuser sur ce
que des eaux que je prends, et qui m'embar-
rassent un peu la tête , m'empêchent d'écrire
de ma main. II n'en est pas de même du cœur ;
car je ne puis rien ajouter. Monsieur, aux
sentimens très-vifs d'estime avec lesquels je suis
votre, etc.
POÉSIES.
ODE
A L'ABBÉ DE LÂNGERON.
DESCRIPTION DU PRIEURE DE CARENAC *.
Montagnes ** de qui l'audace
Va porter jusques aux cieux
Un front d'éternelle glace
Soutien du séjour des dieux ;
Dessus vos têtes chenues
Je cueille au-dessus des nues
Toutes les fleurs du printemps.
A mes pieds, contre la terre ,
J'entends gronder le tonnerre
Et tomber mille torrens.
* Celle Oile a été iniprinit-e dans l'éclilion du Télémaquc
donnée en 1717 par le elievalier de Ranisai. Fénelon la foin-
posa en 1681, pendant le séjour qu'il fit en Périgord, auprès
de l'évéque de Sarlat , son oncle , qui venoit de lui résigner
le prieuré de Careuac , dans le diocèse de Sarlat. Voyez VHist.
de Fin. liv. i, n. -21.
Les montagnes du Périgord où étoit Fénelon lorsqu'il
composa cette Ode.
FÉNELON. TOME VI
Semblables aux monts de Thrace
Qu'un géant audacieux
Sur les autres monts entasse
Pour escalader les cieux ,
Vos sommets sont des campagnes
Qui portent d'autres montagnes ;
Et , s'élevant par degrés ,
De leurs orgueilleuses têtes
Vont affronter les tempêtes
De tous les vents conjurés.
Dès que la vermeille Aurore
De ses feux étincelans
Toutes ces montagnes dore,
Les tendres agneaux bêlans
Errent dans les pâturages ;
Bientôt les sombres bocages,
Plantés le long des ruisseaux ,
Et que les zéphyrs agitent ,
Bergers et troupeaux invitent
A dormir au bruit des eaux.
Mais dans ce rude paisage ,
Où tout est capricieux
42
658
POÉSIES.
Et d'une beauté sauvage .
Rien ne rappelle à mes yeux
Les bords que mon fleuve arrose ;
Fleuve où jamais le vent n'ose
Les moindres flots soulever,
Où le ciel serein nous donne
Le printemps après l'automne ,
Sans laisser place à l'hiver.
Solitude *, où la rivière
Ne laisse entendre aucun bruit
Que celui d'une onde claire
Qui tombe , écume et s'enfuit ;
Où deux îles fortunées,
De rameaux verts couronnées ,
Font pour le charme des yeux
Tout ce que le cœur désire;
Que ne puis-je sur ma lyre
Te chanter du chant des dieux !
De zéphir la douce haleine ,
Qui reverdit nos buissons ,
Fait sur le dos de la plaine
Flotter les jaunes moissons
Dont Gérés emplit nos granges ;
Bacchus lui-même aux vendanges
Vient empourprer le raisin ,
Et du penchant des collines
Sur les campagnes voisines
A'erse des fleuves de vin.
Je vois au bout des campagnes ,
Pleines de sillons dorés ,
S'enfuir vallons et montagnes
Dans des lointains azurés,
Dont la bizarre fignre
Est un jeu de la nature :
Sur les rives du canal ,
Comme en un miroir fidèle ,
L'horizon se renouvelle
Et se peint dans ce cristal.
Avec les fruits de l'automne
Sont les parfums du printemps ,
Et la vigne se couronne
De mille festons pendans ;
Le fleuve aimant les prairies,
Qui dans des îles fleuries
Ornent ses canaux divers ,
Par des eaux ici dormantes ,
Là rapides et bruyantes ,
En baigne les tapis verts.
Dansant sur les violettes ,
Le berger mêle sa voix
Avec le son des musettes ,
Des flûtes et des hautbois.
Oiseaux , par votre ramage ,
Tous soucis dans ce bocage
De tous cœurs sont effacés ;
Colombes et tourterelles,
Tendres, plaintives, fidèles,
Vous seules y gémissez.
Une herbe tendre et fleurie
M'offre des lits de gazon ,
Une douce rêverie
Tient mes sens et ma raison :
A ce charme je me livre ,
De ce nectar je m'enivre ,
Et les dieux en sont jaloux.
De la Cour flatteurs mensonges
Vous ressemblez à mes songes ,
Trompeurs comme eux , mais moins doux.
A l'abri des noirs orages
Qui vont foudroyer les grands ,
Je trouve sous ces feuillages
Un asile en tous les temps :
Là , pour commencer à vivre ,
Je puise seul et sans livre
La profonde vérité ;
Puis la fable avec l'histoire
Viennent peindre à ma mémoire
L'ingénue antiquité.
Des Grecs je vois le plus sage *,
Jouet d'un indigne sort.
Tranquille dans son naufrage
Et circonspect dans le port ;
Vainqueur des vents en furie,
Pour sa sauvage patrie
Bravant les flots nuit et jour.
0 combien de mon bocage
Le calme , le frais , l'ombrage
Méritent mieux mon amour !
Je goûte , loin des alarmes ,
Des Muses l'heureux loisir;
Rien n'expose au bruit des armes
Mon silence et mon plaisir.
Mon cœur, content de ma lyre ,
A nul autre honneur n'aspire
Qu'à chanter un si doux bien.
Loin , loin , trompeuse fortune ,
* Cette solitiulo est le prieuré de Carenac, situé sur les
lords de la Dordogne.
Ulysse.
POESFES.
639
Et loi faveur importune ;
Le monde entier ne m'est rien.
En quelque climat que j'erre ,
Plus que tous les autres lieux
Cet heureux coin de la terre
Me plaît , et rit à mes yeux ;
Là , pour couronner ma vie ,
La main d'une Parque amie
Filera mes plus beaux jours ;
Là reposera ma cendre ;
Là Tyrcis * viendra répandre
Les pleurs dus à nos amours.
SUR LÀ PRISE DE PHILISROURG .
PAR LE DAUPHIN, FILS DE LODIS XIV,
Deplis les colonnes d'Hercule ,
Où le soleil éteint ses feux ,
Jusques aux rivages qu'il brûle
Quand il remonte dans les cieux ;
De la zone ardente du Maure
Jusques aux glaces du Bosphore ,
D'elfroi les peuples sont saisis;
Tout-à-coup un nouveau tonnerre ,
En grondant , fait trembler la terre
Sous la main d'un nouveau Louis.
Philisbourg , c'est toi qu'il menace,
Par toi commencent ses hauts faits ;
N'oppose point à son audace
Ni ton rocher, ni tes marais :
Sur tes murs va tomber la foudre ,
Et tes guerriers mordront la poudre
Sous les coups du jeune vainqueur ;
Fraukendal, Manheim , Worms, Spire ,
Bientôt ouvriront tout l'Empire
A cette rapide valeur.
Tel qu'Hippolyte en son jeune âge ,
Il amusoit , dans les forêts ,
Sa noble ardeur et son courage ;
Mais , lassé d'une longue paix ,
Gomme son père , après la gloire ,
Sur les ailes de la victoire ,
* Sous ce nom emprunti', Fcnoloii d(-sif;nc l'abbi! do Lan
eron , le plus cher de ses amis, à qui celle Ode esl adressée,
Il volej et sa puissante main
Ne s'exercera dans la guerre
Qu'à purger, comme lui , la terre
Des monstres nourris dans son sein.
TRADICTION DU PSAUME I'
Beatus vir, etc.
Heureux qui , loin de l'impie ,
Loin des traces des pécheurs ,
Dérobe sa pure vie
A cette peste des mœurs ,
Et qui nuit et jour médite
La loi dans son cœur écrite.
Tel sur les rives des eaux
L'arbre voit ses feuilles vertes
De fleurs et de fruits couvertes
Orner ses tendres rameaux.
Non , non , tel n'est pas l'impie.
Comme poudre au gré des vents
Sa grandeur évanouie
Devient le jouet des ans.
De nos saintes assemblées ,
Des faveurs du ciel comblées,
Il ne verra plus la paix ;
Et , dans l'horreur de son crime ,
Sous ses pas s'ouvre l'abîme
Qui l'engloutit à jamais.
TRADUCTION DU PSAUME CXXXVI.
Super flumina Babylonis.
Sur les rives du fleuve , auprès de Babylone ,
Là , pénétrés d'affliction ,
Chacun de nous assis aux larmes s'abandonne ,
Se ressouvenant de Sion.
Nos instrumens muets sont suspendus aux saules;
Mais le peuple victorieux
Veut entendre le chant des divines paroles
Qu'en paix chantèrent nos aïeux.
Ceux qui nous ont traînés hors de Sion, loin
d'elle ,
Chantez, nous disent-ils, vos vers.
Hélas ! comment chanter? cette terre inlîdèle
Entendroit nos sacrés concerts.
Il
660
POÉSIES.
Plutôt que l'oublier, ô Sion ! ô patrie !
Que ma langue , pour me punir,
Se sèche en mon palais ! que ma droite j'ou-
blie ,
Si je perds ton doux souvenir !
Seigneur, au jour des tiens , au grand jour de
ta gloire ,
Souviens-toi des enfans d'Edom.
Ils ont dit : Effacez , effacez sa mémoire ;
En cendre réduisez Sion.
0 Babylone impie , ô mère déplorable !
Heureux qui ces maux te rendra !
Qui , traînant tes enfans hors de ton sein cou-
pable ,
Sur la pierre les brisera !
ODE
SUR L'ENFANCE CHRÉTIENNE '.
Adieu vaine prudence ,
Je ne te dois plus rien ;
Une heureuse ignorance
Est ma science ;
Jésus et son enfance
Est tout mon bien.
Jeune , j'étois trop sage ,
Et voulois tout savoir ;
Je n'ai plus en partage
Que badinage ,
Et touche au dernier âge
Sans rien prévoir.
Au gré de ma folie
Je vais sans savoir où :
Tais-toi , philosophie ;
Que tu m'ennuie !
Les savans je défie ,
Heureux les fous !
Quel malheur d'être sage,
Et conserver ce moi ,
Maître dur et sauvage ,
Trompeur volage !
0 le rude esclavage
Que d'être à soi !
Loin de toute espérance ,
Je vis en pleine paix;
Je n'ai ni confiance ,
Ni défiance ;
Mais l'intime assurance
Ne meurt jamais.
Amour, toi seul peux dire
Par quel puissant moyen
Tu fais , sous ton empire ,
de doux martyre
Où toujours l'on soupire
Sans vouloir rien.
Amour pur, on t'ignore \
Un rien te peut ternir :
Le Dieu jaloux abhorre
Que je l'adore ,
Si , m' offrant , j'ose encore
Me retenir.
0 Dieu ! ta foi m'appelle,
Et je marche à tâtons ;
Elle aveugle mon zèle ,
Je n'entends qu'elle;
Dans ta nuit éternelle
Perds ma raison.
Content dans cet abîme ,
Où l'amour m'a jeté ,
Je n'en vois plus la cime,
Et Dieu m'opprime;
Mais je suis la victime
De vérité.
* Le p. de Queibeuf, en citant, dans la Vie de Fénelon
(page 7*9), les deux premières strophes de cette Ode, fait les
réflexions suivantes, qu'il ne sera peut-itre pas inutile de trans-
crire : « Un historien, bel-esprit, mais peu exact (Voltaire),
» a voulu cependant faire mourir Fénelon en philosophe qui se
» livre aveuclémenl à sa destinée, sans crainte ni espérance.
» Il cite en preuve quelques vers qu'il prétend que M. de Cani-
» brai répéta dans les derniers jours de sa maladie ; mais il n'a
» garde de faire observer que ces vers sont lires d'un cantique
)> de M. de Fénelon sur cette simplicité d'une enfance sainte
)) et divine, qui renonce à la prudence humaine et aux inquié-
» tudes de l'avenir, pour s'abandonner , sans toutes ces pré-
» voyances inutiles, et souvent nuisibles, à la confiance dans la
» miséricorde de Dieu et dans les mérites de Jésus-Christ. »
Etat qu'on ne peut peindre;
Ne plus rien désirer ,
Vivre sans se contraindre
Et sans se plaindre ,
Enfin ne pouvoir craindre
De s'égarer.
POÉSIES.
661
CONTRE LA PRUDENCE HUMAINE.
LETTRE A BOSSUET,
SUR LA CAMPAGNE DE G E R M I G N Y.
Heureux , si la prudence
N'est plus pour nous un bien !
Une docte ignorance
Est la science
Qui , dans la sainte enfance ,
Sert de soutien.
Ce seroit être sage ,
De prétendre savoir
Quel sera le partage
Et l'avantage
Que dans le dernier âge
On peut avoir.
0 la sage folie ,
D'aller sans savoir oii !
Sotte philosophie ,
Je te défie
D'embarrasser la vie
D'un heureux fou.
En cessant d'être sage
Je sors enfin de toi ;
Je quitte l'esclavage
Dur et sauvage
D'un moi trompeur, volage,
Pour vivre en foi.
En perdant l'espérance ,
On retrouve la paix ;
L'amour, sans confiance
Ni défiance ,
Est l'unique assurance
Pour un jamais.
Amour, de qui l'empire
Est rigoureux et doux ;
On souffre le martyre
Sans l'oser dire.
Quoique le cœur soupire
Dessous tes coups.
Il vit dans cet abîme
Où l'amour l'a jeté ;
Il ne voit plus de crime ;
Rien ne l'opprime ,
Quoiqu'il soit la victime
De vérité.
De myrte et de laurier, de jasmins et de roses ,
De lis, de fleurs d'orange en son beau sein
écloses ,
Germigny se couronne , et sème les plaisirs.
Taisez-vous, aquilons, dont l'insolente rage
Attaque le printemps , caché dans son bocage ;
Zéphyrs, portez lui seuls mes plus tendres sou-
pirs.
0 souffles amoureux , allez caresser Flore ;
Qu'en ce rivage heureux à jamais elle ignore
La barbare saison qui vient pour la ternir.
Loin donc les noirs frimas , loin la neige et la
glace ;
Verdure, tendres fleurs, que rien ne vous efface !
0 jours doux et sereins , gardez-vous de finir !
Que par les feux naissans d'une vermeille aurore
Le sombre azur des cieux chaque matin s'y dore ;
Que l'air exhale en paix les parfums du prin-
temps;
Que le fleuve , jaloux des beaux lieux qu'il
arrose ,
Leur garde une onde pure , et que jamais il n'ose
Abandonner ses flots aux caprices des vents.
Hiver, cruel hiver, dont frémit la nature ,
Ah ! si tu flétrissois cette vive peinture !
Hàtez-vous donc , forêts, montagnes d'alentour,
Défendez votre gloire , arrêtez son audace ;
Tremblez, nymphes, tremblez, c'est Tempe
qu'il menace ;
Des grâces et des jeux c'est le riant séjour.
Voilà , Monseigneur, ce qu'un de mes amis
vous envoie ; il vous prie d'en faire part à Ger-
migny pour le consoler dans les disgrâces de la
saison. Nous avons reçu votre lettre , partie de
Meaux le même jour que vous étiez parti de
Paris. Nous avons senti et admiré sa diligence;
On travaille à profiter de l'avis. Je saurai de
M. l'abbé Fleury s'il travaifle à la traduction ,
pour ne mettre point ma faux en moisson étran-
gère. Je ne sais aucune nouvelle. Ce n'en est
pas une de vous dire , Monseigneur, que je
suis tout ce que je dois être , et que je n'oserois
dire , à cause que vous avez défendu à mes let-
tres tout compliment.
Paris, dimanche 7 décembre (1681 ou 1687.)
662
POÉSIES.
SOUPIRS DU POETE
POUR LE RETOUR DU PRINTEMPS.
Bois , fontaines , gazons , rivages enchantés.
Quand est-ce que mes yeux reveiTontvosbeautés,
Au retour du printemps , jeunes et refleuries ?
Cruel sort qui me tient ! que ne puis-je courir ?
Creux vallons , riantes prairies ,
Où de si douces rêveries
A mon cœur enivré venoient sans cesse offrir
Plaisirs purs et nouveaux, qui ne pouvoient tarir!
Hélas! que ces douceurs pour moi semblent taries!
Loin de vous je languis, rien ne peut me guérir :
Mes espérances sont péries ,
Moi-même je me sens périr.
Collines , hâtez-vous , hâtez-vous de fleurir
Hâtez-vous , paroissez , venez me secourir.
Montrez-vous à mes yeux , ô campagnes chéries !
Puissé-je encore un jour vous revoir, et mourir.
FABLE.
LE BOUFFON ET LE PAYSAN.
Un grand seigneur, voulant plaire à la populace,
Assembla les faiseurs de tours de passe-passe ,
Leur promettant des prix
S'ils pouvoient inventer quelque nouveau spec-
tacle.
Un bouffon dit : Chacun sera surpris
En me voyant faire un miracle.
Aussitôt on accourt ; tout le peuple empressé
Crie , pousse , se bat pour être bien placé.
Le bouffon paroît seul : on attend en silence.
Il met le nez sous son manteau ,
Imite le cri d'un pourceau ;
Et déjà tout le peuple pense
Qu'en son sein il porte un cochon.
Secouez vos habits, dit-on.
Sans que rien tombe , il les secoue.
On l'admire , on le loue.
J'en ferai demain autant,
S'écria d'abord un paisan.
Qui, vous? Oui, moi. La suivante journée
On vit grossir l'assemblée.
Chacun , se prévenant en faveur du bouffon ,
De l'étourdi paisan se préparoit à rire.
Le bouffon recommence à faire le cochon ,
Derechef on l'admire.
Le paisan, comme l'autre, avoit mis son manteau ,
En homme chargé d'un pourceau.
Mais qui l'eût soupçonné , voyant l'autre mer-
veille?
Un vrai cochon pourtant étoit dans son giron;
Il le faisoit crier en lui pinçant l'oreille.
Chacun , se récriant , soutint que le bouffon
Contrefaisoit mieux le cochon.
On vouloit chasser le rustique;
Alors , en montrant l'animal ,
Faut-il donc, leur dit-il , que pour juger si mal
De juger on se pique ?
SIMONIDE.
FABLE.
Un athlète vainqueur, pour chanter sa victoire ,
Offrit à Simonide un prix.
Simonide s'enferme , et l'éloge promis
Lui semble un vil sujet. Pour rehausser sa gloire,
Il l'enrichit d'ornemens étrangers.
Peint les brillans Gémeaux de la voûte céleste ;
Par leurs travaux, leurs combats, leurs dangers,
Il lâche d'ennoblir le reste.
L'ouvrage plut : mais, malgré ses beautés,
Les deux tiers de son prix retranchés par l'a-
thlète ,
Qui me les payera? s'écrioit le poète.
Les deux dieux , répond-il , que ta muse a
chantés.
Si tu n'es point fâché, viens»souper, je te prie,
Avec tous mes parens ce soir ;
Comme un d'entr'eux je te convie.
Pour cacher sa douleur, il va se faire voir
Chez l'athlète à l'heure marquée.
Tout est riant, tout brille en ces riches lambris;
Ils résonnent de mille cris.
Des mets les plus exquis la table est couronnée.
Mais, tout-à-coup, voilà qu'aux esclaves servans.
D'un air plus que mortel , deux jeunes combat-
tans ,
Tout fondans en sueur, tout couverts de pous-
sière ,
Font entendre une voix sévère.
Que Simonide vienne , et qu'il ne tarde pas.
A peine est-il sorti, que les murs qui s'affaissent
Ecrasent en tombant la troupe et le repas ;
Et les deux fils de Lède aussitôt disparoissent.
La renommée en tous lieux ,
Par cette histoire , publie
Que Simonide tient la vie ,
Comme en récompense des dieux.
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE I.
663
FABLE.
LE VIEILLARD ET LANE.
Qui change de gouvernement
Sans nul profit change de maître.
Un timide vieillard , dans un pré faisant paître
Son âne , l'ennemi donne l'alarme au camp.
Fuyons , s'écria-t-il à la bêle , autrement
Nous serons pris. Pourquoi nous enfuir de la
sorte ?
Dit l'animal fourrageant en repos;
Le vainqueur raettra-t-il double faix sur mes os?
Non, dit l'homme. Hé bien , que m'importe,
Reprit l'âne , par qui le bât est sur mon dos !
L'ODYSSÉE D'HOMÈRE.
PRÉCIS DU LIVRE PREMIER.
Après une invocation aux Muses, après les avoir
suppliées, d'un style simple et modeste, de lui ra-
conter les aventures du malheureux Ulysse, Ho-
mère le représente , le seul des liéros qui avoient
ruiné la fameuse Troie, toujours éloigné du sa pa-
trie^ toujours errant et contrarié dans sou retour.
11 gémit, dit-il, il languit dans les antres de Ca-
lypso : peu sensible aux charmes de cette déesse,
il ne soupire qu'après son île d'Iihaque, qu'après sa
chère et constante Pénélope.
Neptune, irrité contre Ulysse, qui avoit privé
de la vue le cyclope Polyphéme son fils , étoit la
seule divinité qui traversât son juste désir.
Minerve , profitant de l'absence du dieu de la
mer , paroit dans le conseil des dieux ; elle les
trouve tous assemblés dans le palais de Jupiter. Là
le père des dieux se plaignoit de ce queles honimt- s
lui atlribuoient les malheurs qu'ils ne s'attiroieni
que par leur imprudence ou leur perversité. IN'ai-
je pas fait avertir Egisihe ? leur dil-il ; et sa cons-
cience ne lui annoiiçoit-elie pas lous les maux qui
alloient tondre sur lui, s'il ireinpoii ses inains '.i;ins
le sang du fils d'Atrée, s'il souilloil jamais sa ou-
che nuptiale ? Sourd à ma voix, sourd à celle de la
raison, il a tout bravé; et Ortsic l'a justement
immolé à sa vengeance et aux mânes de son père
Agamemnon.
Il mériloit de périr, répliqua Minerve. Mais
Ulysse, mais le sage et religieux Ulysse, mérile-i-
il d'être si long-lemps poiii suivi par l'inlorlune?
Dieu tout-puissant, votre cmiir n'en osl-il point
louché? Ne vous LiIsscil-z-vous jaiuais fléchir?
N'est-ce pas le mé:ne Ulysse qui vous a offert tant de
sacrifice.; sou.* les mursiie Tioie ?
Ce n'est pas nioi^ rcpou lit le niailre du tonnerre,
qui suis irrité contre ce héros ; c'est Neptune , et
vous en savez la raison. Comniv' il ne peut trancher
le iil de ses jours, il le fait errer sur la vaste mer,
et le tient éloigné de ses Etats. Mais prenons ici
des mesures pour lui procurer un heureux retour.
Neptune , cédant enfin , ne pourra pas tenir seul
contre tous les dieux.
Envoyez donc Mercure, lui dit Minerve, envoyez
promptêmenl Mercure à l'ile d'Ogygie, pour porter
à Calypso vos ordres suprêmes, afin qu'elle ne s'op-
pose plus au départ d'Ulysse. Cependant j'irai à
Ithaque pour inspirer au jeune Télémaque la force
dont il a besoin : je l'enverrai à Sparte et à Pylos
pour y apprendre des nouvelles de son père, et afin
que parcelle recherche empressée il acquière un
renom immortel parmi les houunes.
Aussitôt Minerve s'élance du haut de l'Olympe,
et . plus légère que les vents , elle traverse les mers
et la vaste étendue de la terre. La déesse arrive à la
porte du palais d'Ulysse, sous la figure de Mentes,
roi des Taphiens. Dès ([ue Tclémaque l'aperçoit ,
empressé de remplir les devoirs de l'hospitalité , il
s'avance, lui présente la main, prend sa pique pour
le soulager, et lui parle en ces termes: Etranger,
soyez le bienvenu, repost^z-vtn'.s, prenez quelque
nourriture, et vous nous direz ensuite le sujet qui
vous amène.
Aussitôt Télémaque donne sesordres, et tout se
met en mouvement pour servir le prétendu roi des
Taphiens.
(lependant les fiers poursuivans de Pénélope en-
trent dans la salle, se placent sur diflerens sièges,
et no paroissent occupes qae de la bonne chère,
(jue de la musique et de la danse, qui sont les
agréables compagnes des festins.
Télémaque sembloil seul indiUérent à lous ces
plaisirs ; il n'étoii occupé que de son nouvel hôte,
et lui adressant la parole, il lui dit : Mon cher hôte,
me parlonnerez-vous si je vous dis que voilà la vie
que mènent ces insolens ? Helas ! reprit la déesse
en soupirant , vous avez bien besoin qu'Ulysse,
après une si longue absence, vienne réprimer l'in-
solence lie ces princes , et leur faire sentir la force
de son bras. Ah ! quel changement, s'il paroissoit
(>64
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE II.
ici lout-à-coup avec son casque , son bouclier et
deux javelols , tel que je le vis dans le palais de
mon père, lorsqu'il revint de la cour d'ilus, fils de
Mermérus 1 Pour vous, je vous exliorle à prendre
les moyens de les chasser de voire palais : dès de-
main appelez lous ces princes à une assemblée ;
là vous leur parlerez, et. prennnt les dieux a té-
moin, vous leur ordonnerez de retourner chacun
dans sa maison.
Après avoir congédié l'assemblée, vous prendrez
nn de vos meilleurs vaisseaux avec vingt bons ra-
meurs, pour aller vous informer de tout ce qui con-
cerne votre père : allez d'abord à Pylos, chez le di-
vin Nestor, à qui vous lerez modestement des ques-
tions : de là vous irez à Sparte, chez Ménélas , qui
est revenu de Troie après tous les Grecs. Si par
hasard vous entendez dire des choses qui vous
donnent quelque espérance que votre père est en
vie et qu'il revient, vous attendrez la confirmation
de cette bonne nouvelle encore une année entière,
quelque douleur qui vous presse et quelque impa-
tience que vous ayez de revenir : mais si Ion vous
assure qu'il ne jouit plus de la lumière , alors vous
reviendrez à Ithaque^ vous lui élèverez un tombeau,
vous luitérez des funérailles magnifiques et dignes
de lui , et vous donnerez à votre mère un mari
que vous choisirez vous-même. Après cela, ap-
pliquez-vous à vous défaire des poursuivans ou
par la force ou par la ruse ; qu'une noble émula-
tion aiguise votre courage : armez-vous donc de
sentimens généreux pour mériter les éloges delà
postérité.
Mon hôte, lui répond le sage Télémaque, vous
venez de me parler avec toute l'amitié qu'un bon
père peut témoigner à son fils ; jamais je n'oublie-
rai la moindre de vos paroles: mais soufl'rez que
je vous retienne et que j'aie le temps de vous faire
un présent honorable : il sera dans votre maison
un monument éternel de mon amitié et de ma re-
coonoissance.
Le présent que votre cœur généreux vous porte
à m'offrir , lui dit Minerve, vous me le ferez à mon
retour, et je tâcherai de le reconnoitre. En finissant
ces mots, la déesse le quitte et s'envole comme un
oiseau. Télémaque étonné, et se sentant anin)é
d'une force et d'un courage extraordinaires, ne
doute pas que ce ne soit un dieu qui lui a parlé.
11 rejoint les princes; ils écouloient alors en si-
lence le célèbre Phémius qui chantoit le retour
des Grecs, que Minerve leur avoit rendu si funeste
pour punir l'insolence d'Ajax le Locrien. (jui avoit
indignement profané son temple. La fille d'Icare
entendit de son appartement ces clianis divins: ils
lui rappelèrent son cher Ulysse, et réveillèrent ses
amères douleurs. Elle descendit, suivie de deux de
ses femmes , et , s'arrètant à l'entrée de la salle , le
visage couvert d'un voile d'un grand éclat, et Ks
yeux baignés de larmes , elle pria Phémius de
choisir quelques sujets moins tristes, moins pro-
pres à renouveler s-s chagrins,
Télémaque la reprit modestement et avec force,
en l'exhortant à retourner dans son appartement
et à ne se plus montrer aux poursuivans. Pénélope,
étonnée de la sagesse de son fils, dont elle recueil-
loit avec soin toutes les paroles, se retira et con-
tinua de plei;rer son cherUîvsse. Les priiices, plus
enflammés que jamais pour Pénélope; font retentir
la salle de leurs clameurs. Télémaque prend en-
core la parole • Que ce tumulte cesse, leur dit-il
d'un ton ferme ; qu'on n'entende plus tous ces
cris : il est juste et décent d'entendre tranquille-
ment un chantre comme Phémius, qui est égal aux
dieux par la beauté de sa voix et par les mer-
veilles de ses chants. Demain, dès la pointe du
jour, nous nous rendrons tous à l'assemblée que
j'indique dès aujourd'hui; j'ai à vous parler, pour
vous déclarer que, sans aucun délai, vous n'avez
qu'à vous retirer : sortez de mou palais, allez ail-
eurs faire des festins, en vous traitant tour-a-loor
dans vos maisons.
11 parla ainsi, et tous ces princes se mordent les
lèvres, et ne peuvent assez s'étonner de la vigueur
avec laquelle il vientde parler. Ântinoiis cependant
et Eurymaque voulurent lui répondre. Télémaque
les écouta sans changer de contenance ni de sen-
timent.
Les princes continuèrent de se livrer aux plaisirs
de la danse et de la musique jusqu'à la nuit ; et
lorsque l'éioile du soir eut chassé le jour, ils se
retirèrent chacun dans leur maison.
Télémaque monta aussi dans son appartement,
tout occupe de chercher en lui-même les moyens de
faire le voyage que Minerve lui avoit conseillé.
PRÉCIS DU LIVRE II.
L'aurore commençoità peine adorer l'horizon,
que le fils d'Ulysse se lève, prend un habit magni-
fique, met sur ses épaules un baudrier d'où pen-
doit une riche épée , et , sans perdre un moment,
donne ordre à ses hérauts d'appeler les Grecsà l'as-
semblée. Télémaque se rend an milieu d'eux , te-
nant au lieu de sceptre une longue pique. Minerve
avoit répandu sur toute sa personne une giàce
toute divine ; les peuples^ en le voyant paroitre,
sont saisis d'almiration.
Le héros Egyptius parla le premier ; il étoit
courbé sous le poids des années, et une longue ex-
périence l'avoit instruit. Peuples, dit-il en élevant
la voix, peuples d'Ithaque^ écoutez-moi. Nous
n'avons vu tenir ici d'assemblée ni de conseil de-
puis le départ dUlysse ; qui est donc celui qui nous
assemble? (piel pressant besoin lui a inspiré cette
pensée ? Qui que ce soit, c'est sans doute un homme
de bien; puisse-t-il réussir dans son entreprise ,
et que Jupiter le favorise dans tous ses desseins!
Télémaque, touché de ce souhait qu'il prit pour
un bon augure, se lève aussitôt, et lui adresse la
parole : Sage vieillard, celui quia assen\blé le peu-
ple n'est pas loin de vous : c'est moi , c'est le fils
d'Ulysse ; c'est dans la douleur que me cause l'ab-
sence de mon père et le désordre qui règne dans
son palais, que je vous ai tnns appelés. Je vous en
conjure au nom de Jupiter Olympien et de Théniis
qui piésideaux assemblées, opposez-vous aux in-
justices que j'éprouve et qui me ruinent. Il parle
ainsi, le visage baigné de pleurs, et jelie sa longue
pique à terre pour inieux mar(|uer son indignation.
Le peuple en paroit ému ; les princes demeurent
dniis le silence, .\niinciis est 'c seul qui ose lui
ré^-oudre :
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE III.
665
Télémaque, qui témoignez dans vos discours tant
de hauteur et d'audace, que venez-vous de dire
pour nous déslionorer ? Ce ne sont point les amans
de la reine voire mère qui sont cause de vos mal-
heurs; c'est Pénélope elle-même, qui n'a recours
qu'à des artifices pour nous amuser. Renvoyez-la
chez son père Icare ; eng;igez-la à se déclarer pour
celui de nous qu'elle choisira et qu'elle trouvera
plus aimable.
11 n'est pas possible, répondit le sage Télémaque,
que je fasse sortir par force de mon palais celle qui
m'a donné le jour , et qui m'a nourri elle-même.
Me pourrais-je mettre a couvert de la vengeance
des dieux, api es que ma mère chassée de ma maison
auroit invoqué les redoutables Furies ? Pourrois-
je éviter l'indignation de tous les hommes qui s'é-
léveroient contre moi ? Jamais un ordre si cruel et
si injuste ne sortira de ma bouche.
Aussitôt il parut deux aigles dans les airs , qui
planèrent quelque temps au-dessus de l'assemblée ;
ils sembloient arrêter leurs regards sur toutes les
têtes des poursuivans, et leur aunoncer la mort.
Les Grecs en furent saisis de Irayeur, Le vieil-
lard Haliiherse, qui surpassoit en expérience tous
ceux de son âge pour discerner le vol des oiseaux,
et pour expliquer leurs présages, leur déclara que
les aigles pronosiiquoient le retour prochain dT-
lysse et la punition terrible des poursuivans de Pé-
nélope.
Eurymaque lui répondit, en se moquant de ses
menaces : Vieillard, retire-toi ; va dans ta maison
faire ces prédiciions .à tes enfans : je suis plus ca-
p:ible que toi de prophétiser et d'expliquer ce pré-
tendu prodige. Si, en le servant des vieux tours
que ton grand âge l'a appris, tu surprends la jeu-
nesse du prince pour l'irriter contre nous, crois-tu
que nous ne nous eu vengerons point ? Le seul
conseil que je puis donner à Télémaque, c'est d'e-
bliger sa mère à se retirer chez son père.
Ce seroit à vous à vous retirer, répondit prudem-
meni le fils d'Ulysse. Mais je ne vousen parle plus ;
je vous demande seulement un vaisseau avec vingt
rameurs qui me mènent de côté et d'autre sur la
vaste mer : j'ai résolu d'aller à Sparte et à Pylos
pour apprendre des nouvelles de mon père. Si je
suis assez heureux pour entendre dire qu'il est en-
core en vie et en état de revenir, j'attendrai la
confirmation de celle nouvelle une année entière
avec loute l'inquiétude d'une allcnte toujours dou-
teuse. Mais si j'apprends certainement qu'il ne vit
plus, je reviendrai dans ma chère patrie, je lui élè-
verai un superbe tombeau , je lui ferai des funé-
railles magnifiques, et j'obligerai ma mère à se
choisir un mari.
Dès que Télémaque eut achevé de parler, Menlor
se leva ; c'eloit un des plus (i leles amis d'L'Iysse,
Celui à qui, en s'embarquant pour Tioie, il avoit
confié le soin de toute sa maison.
EcoulfZ-moi, dit-il au peuple d'Ilhaque : que!
est le roi qui di^sormais voudiii être modéré, clé-
ment et juste ? Il n'y a donc parmi vous personne
qui se souvienne du sage et ilivin Ulysse, personne
qui n'ait oublié si s bienfaits ? Quoi ! vous ganlez
tous un honteux silence ? \ovif. n"avez pas le cou-
rage de vous opposer, au moins par vos paroles ,
aux injustices de ses ennemis?
Que venez-vous de dire, impudent Mentor ? lui
répliqua Léocrite ; croyez-vous qu'il soit si facile
de s'opposer aux poursuivans de Pénélope? Ulysse
lui-même, s'il l'entreprenoil .à son retour, réussi-
roit-il à les chasser de son palais? Vous avez donc
parlé contre touie raison. Mais que le peuple se
retire; et vous. Mentor, préparez avec Haliiherse,
votre ami et celui d'Ulysse, tout ce qui est néces-
saire pour le départ de Télémaque.
Ce jeune prince sortit avec tous les autres de
l'assemblée , et s'en alla seul sur le rivage de la
mer : après ^'êlre lavé les mains dans l'onde salée,
il adressa à Minerve une humble et tendre prière ;
la déesse, touchée de sa confiance, prit la fisure'de
Mentor, et lui dit en s'approchant de lui : Laissez
là les complots et les macbinatious des amans in-
sensés de votre mère ; ils n'ont ni prudence ni jus-
lice; ils ne voient pas la punition terrible qui les
attend. Le voyage que vous méditez ne sera pas
long temps diileré ; je vous équiperai un vaisseau
et je vous accompagnerai : retournez donc dans
votre palais, vivez avec les princes à votre ordi-
naire, et préparez cependant les provisions dont
vous avez besoin.
Dès que Télémaque paroît, Antinoiis l'attaque ,
et ose le plaisanter sur le discours qu'il avoit f;iil
à l'assemblée, et sur le projet de son voyage. Té-
lémaque y répond avec fermeté, et même avec me-
nace : mais les poursuivans s'en moquent, et ne
songent qu'à se divertir. Le jeune prince les quille,
et va trouver Euryclée qui l'avoit élevé : il lui or-
donne d'ouvrir les celliers d'Ulysse dont elle avoit
la garde ; et après lui en avoir demandé le secret
avec serment, il communique à sa nourrice le pro-
jet de son voyage , et lui recommande de préparer
en diligence le vin, la farine , l'huile et toutes les
provisions dont il vouloit charger son vaisseau.
Minerve, pour en faciliter le transport, ainsi que
l'évasion de Télémaque, verse un doux et prof(»nd
sommeil sur les paupières des poursuivans de Pé-
nélope. On charge le vaisseau bien équipé de tout
ce qui est nécessaire pour le voyage; on s'embar-
que; Minerve, sous la ligure de Mentor, se place
sur la poupe ; Teléma(jue s'assied auprès d'elle ;
on délie les câbles ; les rameurs se mettent sur
leurs bancs ; les voiles sont déployées, et le vais-
seau fend rapidement le sein de l'humide plaine.
PRECIS DU LIVRE III.
Le soleil sorloit du sein de l'onde, et commen-
çoit à rtorer l'horizon, lorsque Télémaque arriva à
la célèbre Pylos. Les Pyliens immoloienl ce jour-là
des taureaux noirs à Neptune. On avoit déjà goûlé
des entrailles et brûlé les cuisses des victimes sur
laulel, lorsque le vaisseau enira sur le port. Té-
lémaque descend le premier ; et Minerve, sous la
figure de Mentor, lui adresse ces paroles : Prince ,
il n'es! plus temps d'être reltnu par la honte; allez
donc aborder INe>loravec une hardiesse noble et
modeste.
Comment, répondit Télémaque, irai-je aborder
le roi de Pylos? Comment le saluerai-je ? Vous
savez que j'ai peu d'ex|)érience, que je manque de
la sagesse nécessaire pour parler à un homme
660
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE III.
comme lui. La bienséance permet-elle à un jeune
homme de faire des quesiions à un prince de cet
âge ?
Téiémanue, repartit >!inerve, vous trouverez de
vous-même une partie de ce qu'il faudra dire , et
l'a^itre partie vous sera inspirée par les dieux, dans
qui vous devez mettre voire confiance.
En achevant ces mois, la iléesse s'avance la pre-
mière : Télémaque la suit. Les Pvlions ne les eu-
rent pas plus tôi aperçus, qu'ils alièrenl au-devant
d'eux. Pisistrate, (ils aînédeiNestor, lut le premier
qui, s'avançant, prit les deux étrangers parla main,
et les plaça entre son père et sou frère Thrasy-
mède. D'abord il leur présenta une partie des en-
irai'les des victimes, et remplissant de vin une
coupe d'or, il la donna à ÎMinerve, et lui dit : Etran-
ger, faites votre prière au roi Neptune, car c'est à
son festin que vous êtes admis à votre arrivée: vous
donnerez ensuite la coupe à votre ami, afin qu'il
fasse après vous ses lihalions el ses prières ; car je
pense qu'il est du nombre de ceux qui reconnois-
sent les dieux , il n'y a point d'homme qui n'ait
besoin de leurs secours: nuis je vois qu'il est plus
jeune que vous ; c'est pourquoi il ne sera point fâ-
ché que je vous donne la coupe avant lui.
Minerve voit avec p!ai^ir la prudence et la jus-
tice de ce jeune prince ; et après avoir invoqué
Neptune, elle présente la coupe à Télémaque, qui
fit les mêmes supplications.
Quand la bonne chère eut chassé la faim, Nestor
dit aux Pyliens : Présentement que nous avoi;s
reçu ces étrangers à notre table, nous pouvons,
sans manquer à la décence, leur demander qui ils
sont, et d'oùils viennenl.
Télémaque répondit avec cetie fermeté modeste
que lui inspiroit Minerve : Nestor, fils de NéMe,
et le plus grand ornement de la Grèce, vous deman-
dez qui nous sommes. Nous venons de l'ile d'Iiha-
que ; je suis fils d'Llyssse, qui, comme la renom-
mée nous l'a appris, combattant avec vous a sac-
cagé la ville de Troie. Le sort de tous les princes
qui ont porté les armes contre les Trovens nous
est connu. Llysse est le seul dont le fils de Saturne
nous cache la triste desiinée. J'embrasse donc \vs
genoux pour vous supplier de m'apprendre ce que
vous en savez. Que ni la compassion, ni aucun
ménagement, ne vous engagent à me flatter. Si
jamais mon père vous a heureusement servi de
son épée ou de ses conseils devant les murs de
Troie, oîi les Grecs ont souffert tant de maux, je
vous conjure de me tiiri' la vérité.
Que vous me rappelez de trisies objels ! lui ré-
pondit Nestor. Plusieurs annces sufliroierit à peine
à faire le détail de tout ce que les Grei^s oui eu à
soutenir demau\ dans celte guerre fatale: il n'y
avoit pas un seul houmie dans toute l'armi^e qui
osât s'égaler à Ulysse en prudence; <ar il les sur-
passoil loiis, personne n'éloit plus fécond en res-
sources. Je vois bit-n que vous èies son (ils : voiis
me jetez dans l'admiration ; je crois l'entendre lui-
même.
Pendant tout le temps qu'a duré le siège, le divin
Llysse et moi n'avons jauiais été d'unavis diffé-
rent, soit dans les assemblées, soit (fans l^-s con-
seils ; mais, animés d'un mêmt! esprit, nous avons
ou;o:irs ilil aux Grecs ce (pn panù'.soit devoir as-
ti rer lesuccès de noire entreprise.
Après que nous eûmes renversé la superbe
Ilion, et partagé ses dépouilles, nous montâmes sur
nos vaisseaux : la discorde et les tempêtes nous sé-
parèrent. Je poursuivis ma route vers Pylos , et j'y
arrivai heureusement avec les miens, sans avoir
pu apprendre la moindre nouvelle de plusieurs de
mes autres illustres compagnons : je ne sais pas
même encore certainement ni ceux d'entre eux qui
se sont sauvés, ni ceux qui ont péri.
Nestor lui raconte ensuite l'histoire et les mal-
heurs de beaucoup de princes grecs ; il insiste
principalement sur la fin tragique d'Agamemnon
et sur la vengeance d"Oreste,
Ah ! s'écria Télémaque, je ne demanderois aux
dieux, pour loute grâce, que de pouvoir me venger,
comme Oreste, de l'inso'ence des poursuivans de
ma mère. Faudra-t-il que je dévore toujours leurs
affronts, quelque durs qu'il me paroissent !
Mon cher fils, repartit Nestor, puisque vous me
faites ressouvenir de certains bruits sourds que j'ai
entendus, apprenez-moi donc si vous vous sou-
mettez à eux sans vous opposer à leur violence.
Si Minerve vouloit vous protéger, comme elle a
protégé votre père pendant qu'il a combattu sous
les murs de Troie, il n'y auroit bientôt plus aucun
de ces poursuivans qui fût en état de vous inquié-
ter. Je n'ai garde, dit Télémaque, d'oser me flatter
d'un si grand bonheur ; car mes espérances se-
roient vaines, quand les dieux mêmes voudroient
me favoriser.
La douleur vous égare, repartit Minerve. Quel
blasphème vous venez de prononcer ! Oubliez-vous
donc que les dieux , quand ils le veulent , peuvent
triompher de tout el nous ramener des extrémilés
de la terre ?
Quittons ce discours, cher Mentor, reprit alors
Télémaque, il n'est plus question de mon père ;
les dieux l'ont abandonné à sa noire destinée; ils
roni livré à la mort. Dites-moi, je vous prie, sage
Nf .sior, comment a été tué le roi Agamemnon, où
éloit son frère Ménélas, quelle sorte de piège lui a
tendu le perfide Egisthe ; car il a tué un homme
bitn plus vaillant que lui.
Mon fils, lui repondit Nestor, je vous dirai la
vérité. Il lui raconte tout ce qui est arrivé à Aga-
memnon depuis son départ de Tioie, sa fin mal-
heureuse, le houleux îrioiiiplie d'Egisihe et de Cly-
leitineslre, et la mortdeces trop célchrts coupables.
Apprenez d'Oreste, ajoula-t-il en finissant, ap-
prenez ce que vous devez faire contre les fiers
poursuivans de Pénélope. Retournez dans vos
Etats: mais je vous C(«iiseille et vous exhorte à
pa.'-st r auparavant chez Ménélas ; peulèlre pourra-
l-il vous dire des nouvelles de votre père; il n'y a
pas long- temps qu'il esi lui-même de retour à La-
cédémone.
Ainsi parla Nestor; et Minerve, prenant la parole,
dit à ce prince : Vous venez de vous exprintîer à
voire ordinaire avec beaucoup de raison , d'élo-
quriice et de sagesse ; mais u'esl-il pas temps que
nous songions a allei- prendre quebjue repos? Déjà
le soleil a l'ail place à la nuit ; el convient-il iiêlre
si loug-temps a table, .".ux sacrifices des dieux?
Peinieilez-nous donc de retourner sur noue vais-
seau. Non, noo, reprit Nestor avec quelijee cha-
grin ; il re sera jamais <lii que le fils (l'Liysse s'en
aille coucher sur son bord pendant que je vivrai,
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DL LIVRE IV.
667
el que j'aurai cliez moi des enfans en éiat de rece-
voir les liôies qui me feront l'IiODneur de venir
dans mon palais.
Vous avez raison, sage Nestor, répondit Minerve :
il est juste que Téiémaque vous obéisse, il vous
suivra donc, et profilera de la grâce que vous lui
faites. Pour moi , je m'en retourne à notre vais-
seau, pour rassurer nos compagnons, et leur
donner ks ordres nécessaires ; car , dans touUî
la troupe, il n'y a d'homme âgé que moi ; tous les
autres sontdesjeunesgens quiont suivi Tolemaque
par rattachement ({u'ilsont pour lui. Demain vous
lui donnerez un char avec vos meilleurs chevaux,
et un de vos fils , pour le conduire chez Ménélas.
En actievanl ces mots, la fille de .Inpiler dispa-
roîl sous la forme d'une chouette. Nestor, rempli
d'admiration, prend la main de Téiémaque , et lui
dit : Je ne doute pas, mon fils , que vous ne soyez
un jour un gr.fud personnage, puisque si jeune
encore vous avez déjà des dieux pour conducteurs :
el quels dieux ! c'est Minerve elle-même. Grande
déesse, soyez -nous favorable : dès demain j'im-
molerai sur votre autel une génisse d'un an , qui
n'a jamais porté le joug, et dont je ferai dorer les
cornes pour la rendre plus agréable à vos yeux.
La déesse écouta favorablement celle prière;
ensuite le vénérable vieillard, marchantle premier,
conduisit dans son palais ses fils, ses gendres ei
son hôte. Il fit coucher Téiémaque dans un beau
lit, sous un portique, et voulut que le vaillant Pi-
sislraie, le seul de ses fils qui n'étoil pas encore
marié, couchât près de lui pour lui faire hon-
neur.
Le lendemain, dès «lue l'aurore eut doré l'ho-
rizon , Nestor se leva, sortit de son appartement ,
et alla s'asseoir aux portes de son palais sur des
sièges de pierre blanche et polie. Toule sa famille
s'y rendit avec Téiémaque. Quand il les vit tous
rassemblés : Mes chers enfans, leur dit-il, exécutez
promplement n;es ordres pour le sacrifice que j'ai
promis de faire à Minerve, llsobéissent : on amène,
on immole la victime. Quand les viandes furent
bien rôties, on se rail à table; et des jeunes hommes
bien faits présentèrent le vin dans des coupes d'or.
Le repas fini, Nestor prit la parole et dit : Mes en-
fans, allez promplement atteler un char pour Té-
iémaque : choisissez mes meilleurs chevaux. Tout
fut prêt en un insianl ; le char s'avance ; la femme
qui avoit soin de la dépense y met les provisions
les plus exquises. Téiémaque monte le premier ;
Pisistrale, fils de Nesior, se place à ses cotés , et,
prenant les rênes , pousse ses généreux coursiers ,
qui, plus légers que le vent, s'éloignent des portes
de Pylos, volent dans la plaine, el marchent sans
s'arrêler.
PRÉCIS DU LIVRE IV.
Tf.lémaque elle fils du sage Nestor arrivent à
Lacédéiiione, qui est euviroiiiiée de hautes monta-
gnes : ils entrent dans Itî pah'.is de Ménélas, et
trouvent ce prince (|ui célébroii dans le même jour
b's nccf-s de s(m ii!s el celles de sa fille; car il
mariait sa fille Herinioiie à Néopiolèuie, lils d'A-
chille: il la lui avoit promise dès le temps qu'ils
éloient encore devant Troie. Pour son fils unique,
le vaillant Mégapenlhe, il lemarioilà une princesse
de Sparte nième^ à la fille d'Alector. Ménélas étoit
à table avec ses amis et ses voisins. Le palais re-
tentissoit de cris de joie , mêlés avec le son des
instruiiiens, avec la voix et avec le bruit des dan-
seurs.
Eléonée, un des principaux ofliciers de Ménélas,
va demandera ce prince s'il doit dételer le char
ou prier les étrangers d'aller chercher ailleurs
l'hospitalilé. Surpris de celle demande, Ménélas
lui dit, en se rappelant ses longs voyages: N'ai-je
point eu grand besoin moi-même de trouver l'hos-
pitalilé dans tous les pays que j'ai traversés pour
revenir dans mes Etats ?" Allez donc sans balancer,
allez promplement recevoir ces étrangers et les
amener à ma table. Eléonée part sans répliquer ;
les esclaves dciellenl les chevaux, et l'on coniuit
les deux princes dans des appartemens d'une ri-
chesse éblouissante ; on les faitpasser ensuite dans
des bains; on les lave; on lesparfume d'essences; ori
leur donne les plus beaux habits ; on les mène à
la salle du festin , où ils furent places auprès du
Roi, surde riches sièges à marche-pied ; on dressa
des tables devant eux ; on leur servit dans des bas-
sins toutes sortes de viandes, et l'on mit près d'eux
des coupes d'or.
Alors Ménélas, leur tendant la main, leur parla
en ces termes : Soyez les bienvenus , mes hôtes ;
mangez , recevez agréablement ce que nous nous
faisons un plaisir devons ofi'rir : après votre repas
nous vous demanderons qui vous êtes, quoique
votre air nous le dise déjà ; des bommes du com-
n>un n'ont pas des enfans faits comme vous.
En achevant ces mots, il leur servit lui-même le
dos d'un bœuf rôii qu'on avoit mis devant lui
conifiie la portion la plus honorable. Téiémaque ,
s'approchaul de l'oreille du fils de Nesior , lui dit
tout bas , pour n'être pas entendu de ceux qui
éioieiu à table: Mon cher Pisistraie , prenez-vous
garde à l'éclat el à lamagnillcence de ce palais i-Tur,
l'airain, l'argent, les métaux les plus rares et l'i-
voire y brillent de toutes paris. Quelles richesses
infinies ! je ne sors point d'admiration.
Ménélas l'inleudit, et lui dit : Mes enfans, dans
les grands travaux que j'ai essuyés, dans les bm-
gues courses que j'ai faites, j'ai amassé beaucoup
de bien que j'ai cîiargé sur mes vaisseaux:mais, pen-
dant que les vents contraires me font errer dans
tant de régions éloignées , el que, mettant à pro-
fit ces courses involontaires, j'amasse de grandes
richesses , un irailre assassine mon frèie dans son
palais, de concert avec son abominable femme; et
ce souvenir emjoisonne toutes mes jouissances.
Plût aux dieux que je n'eusse (jue la troisième par-
tic des grands biens que je possède, et beaucoup
moins encore, el que mou frère, et que tous ceux
qui ont péri devant Ilion . fussent encore en vie !
Leur mort esl un grand sujet de douleur pour moi.
De tou« ces gran;!s hommes il n'y en a point dont
la perte ne me suit sensib'e : mais il y en a un sur-
tout dont les malheurs me louchent plus que ceux
des autres. Quand je viens a me souvenir de lui ,
il m'empêche de goiVerles douceurs du sommeil ,
el !a table medevient odieuse : car jamais homme
li'a soulîerl tant de peines, ni soutenu tant de ira-
668
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE IV.
vaux, que le grand Ulysse. Nous n'avons de lui
aucune nouvelle , cl nous ne savons s'il est envie
ou s'il esi mon.
Ces paroles plongèrent Télémaque d:ins une vive
douleur ; le nom de son père fit couler de ses yeux
un torrent de larmes ; el, pour les cacher, il se
couvrit le visage de son manieau de pourpre. Mé-
nélas s'en aperçut; el pendant qu'il deliberoil sur
les soupçons qu'il avoitque c'éioit le lils d'Ulysse ,
Hélène sort de son magnifique apparlement : elle
étoit semblable à la belle Diane .dont les flèchts
sont si sûres et si brillantes. Elle arrive dans la
salle, considère Télémaque ; puis adressant la pa-
role à Ménélas: Savons-nous, lui dit-elle, qui
sont ses étrangers qui nous ont fait l'honneur de
venir dans notre palais ? Je ne puis vous cacher
ma conjecture : quelle parfaite ressemblance avec
Ulysse! J'en suis dans l'eionnementel l'admiration;
c'est sûrement son lils. Ce grand homme le laissa
encore enfant quand vous partîtes avec tous les
Grecs, et que vous allâtes faire une guerre cruelle
auxTroyens pour moi malheureuse qui ne méri-
lois que vos mépris. J'avois la même pensée , ré-
pondit Ménclas ; voilà le port et la taille d'Ulysse j
voilà ses yeux, sa belle tète.
Alors Pisisiraie prenant la parole : Grand Atride,
lui dit-il^ vous ne vous êtes pas trompé; vous voyez
devant vos yeux le (ils d'Ulysse , le sage, le mo-
deste, le malheureux Télémaque. Nestor, qui est
mon père, m'a envoyé avec lui pour le conduire
chez vous, car il souhaitoil ardemment de vous
voir pour vous demander vos conseils.
0 dieux ! s'écria IMénélas, j'ai donc le plaisir de
voir dans mon palais le fils d'un homme qui a
donné tant de combats pour l'amour de moi ! Il s'é-
tendit ensuite sur son amitié pour Ulysse, sur les
éloges que mériloient son courage el sa prudence.
Tous se n)irent à pleurer, et la belle Hélène
surtout. Cependant, pour tarir ou suspendre la
source de tant de larmes, elle s'avisa de mêler dans
le vin qu'on servoit à table, une poudre qui cal-
moil les chagrins et faisoii oublier tous les maux.
Après celte précaution elle se mil à raconter plu-
sieurs des entreprises d'Ulvsse pendant le siège de
Troie. Ménélas enchérit sur Hélène , et donna à
ce héros les plus grandes louanges.
Le sage Télémaque répondit à Ménélas : Filsd'A-
Irée, tout ce que vous venez de dire ne fait qu'aug-
menter mon adliction ; mais permettez qut; nous
allions chercher dans un doux sommeil le soula-
gement à nos chagrins el à nos inquiétudes.
La divine Hélène ordonne aussitôt à ses femmes
dedresserdes lits sous un porii([ue; elles obéissent,
et un héraut y conduit les deux étrangers.
L'aurore n'eût pas plus tôt annoncé le jour^ que
Ménélas se leva et se rendit à rapparienient de
Télémaque. Assis près de son lit, il lui p.ii la ainsi :
Généreux fils d Ulysse . quelle pressante ad'aire
vous amène a Lacédemone, el vous a fait alFrotiler
les dangers delà mer ?
Grand roi, que Jupiler honore d'une proloclion
si>cciale, je suis venu dans votre palais, répondit
Télémaque, pour voir si vous pouviez me donner
quelinie lumière sur la destinée démon père. iMa
maison périt, tous mes biens se consument, mon
palais est plein d'ennemis ; les fiers poursuivans
de ma mère égorgent coniinuelleinenl mes trou-
peaux, el ils me traitent avec la dernière insolence.
0 dieux ! s'écria Ménélas, se peut-il que des
hommes si lâches prétendent s'emparer de la cou-
che d'un si grand homme ! Grand Jupiter, et vous,
Minerve et Apollon, faites qu'Ulysse tombe tout-
à-coup sur ces insolens! Ménélas raconte ensuite
ses propres aventures ; combien il avoil été retenu
en Egypte ; comment il en sortit après avoir con-
sulté Protée ; les ruses de ce dieu marin pour lui
échapper ; comment il se changea d'abord en lion
énorme, ensuite en dragon horrible, puis en léo-
pard, en sanglier, en fieuve, et en un grand arbre.
A tous ces changemens nous le serrions encore da-
vantage, sans nous épouvanter, dit Ménélas,. jusqu'à
ce qu'enfin , las de ses artifices , il reprit sa pre-
mière forme, et répondit à mes questions. Qu'il
m'apprit de tristes événemens ! Frappé de tout ce
qu'il me racontoit, je me jetai sur le sable , que je
baignai de mes larmes. Le temps est précieux , me
dit alors Protée, ne le perdez pas ; cessez de pleu-
rer inutilement. Etant donc revenu à moi, Je lui
demandai encore ce qu'éioit devenu voire père ;
il me répondit: Ulysse est dans l'ile de Calypso,
qui le relient malgré lui, et qui le prive de tous
les moyens de retourner dans sa patrie ; car il n'a
ni vaisseaux ni rameurs qui puissent le conduire
sur les llols de la vaste mer.
Voilà tout ce que je puis vous apprendre, ajouta
Ménélas : mais, cher Télémaque, demeurez encore
chez moi (juelque temps; dans dix ou douze jours
je vous renverrai avec des présens, je vous donnerai
trois de mes meilleurs chevaux et un beau char :
j'ajouterai à cela une belle coupe d'or, qui vous
servira à faire des libations el à vous rappeler le
nom et l'amilie de Ménélas.
Fils d'Alrée, répliqua Télémaque, ne me retenez
pas ici plus long-temps ; les compagnons que j'ai
laissés à Pylos s'affligent de mon absence. Pour
ce qui est des présens que vous voulez me faire ,
souhrez, je vous en supplie, que je ne reçoive qu'un
simple souvenir.
Ménélas, l'enlendant parler ainsi, se mit à sou-
rire, et lui dit, en l'embrassant : Mon cher fils,
par tous vos discours vous faites bien sentir la no-
blesse du sang dont vous sortez. Je changerai donc
nies présens, car cela m'est très-facile ; et, parmi
les choses rares que je garde dans mon palais , je
choisirai la plus belle et la plus précieuse; je vous
donnerai une urne admirablement bien travaillée;
elle est loule d'argent , et ses bords sont d'un or
très-fin : c'est un ouvrage de Vulcain même.
C'est ainsi que s'entrelcnoient cesdeux princes.
Opendant les désordres continuent dans Ithaque.
Les poiirsuivans, instruits du départ de Télémaque,
qu'ils avoient d'abord regardé comme une menace
vaine, en paroissent inquiets, et, par le conseil
d'Antinoi'is , ils s'assembienl et forment le projet
(l'armer un vaisseau, et d'aller attendre le iils
d'Llysse en embuscade, pour le surprendre et le
faire périr à son retour.
Pénélope, apprenant en même temps et le voyage
de Télémaque el le complot qu'on venoit de tramer
contre lui, se. livre à sa douleur et tombe éva-
nouie. Ses femmes la relèvent, la font revenir, l'en-
gagent à se coucher, et Minerve lui envole un songe
qui la oahne et la console.
Ses fiers poursuivans profitent des ténèbres de
L'ODYSSÉE. LIVRE V
669
la nuilpour s'eiiibaïqiier sccrèlemeut : ils parlent,
ils vogueul sur la pl;iine liijuiiie, ils clierclu'iii un
lieu propre à fxécuier leurs noirs desst iiis. U y a
au miliru de la mer, orilre lliiaque el Si'.rnos, une
île qu'on uomme Astéris ; elle esl louîe reniplie de
rochers, mais elle a de bons ports ouverts des
deux colés : ce lïil là que les prince» grers se pla-
cèrent pour dresser des embûches à Télémaque.
LIVRE V.
L'AiROUE cependant quitta le lit de Tithon
pour porter aux hommes la lumière du jour.
Les dieux s'assemblent. Jupiter , qui du haut
des cieux lance le tonnerre , et dont la force est
infinie , présidoit à leur conseil. Minerve , oc-
cupée des malheurs d'Ulysse, leur rappela en
ces termes toutes les peines que souffroit ce hé-
ros dans la grotte de Caly[)so : Jupiter , et vous,
dieux à qui appartient le bonheur de l'immor-
talité , que les rois renoncent désormais à la
vertu et à l'humanité , qu'ils soient cruels et
sacrilèges , puisque Ulysse est oublié de vous
et de ses sujets , lui qui gouvernoit en père les
peuples dont il étoit roi. Hélas! il est mainte-
nant accablé d'ennuis et de peines dans lile de
Calypso ; elle le retient malgré lui; il ne peut
retourner dans sa patrie ; il n'a ni vaisseaux ni
pilotes pour le conduire sur la vaste mer : et
ses ennemis veulent faire périr son tils unique
à son retour à Ithaque ; car il est allé à Pylos
et à Sparte pour apprendre des nouvelles de son
père.
Ma tille , lui répond le roi des cieux , que
venez-vous de dire? N'avez-vous pas pris des
mesures pour qu'Ulysse, de retour dans ses
États, punisse et se venge des amans de Péné-
lope? Conduisez Télémaque , car vous en avez
le pouvoir; qu'il revienne à Ithaque couvert de
gloire; et que ses ennemis soient confondus
dans leurs entreprises.
Ainsi parla Jupiter; puis s'adressant à Mer-
cure , il lui dit : Allez, Mercure, car c'est
vous dont la principale fonction est de porter
mes ordres; allez déclarer mes intentions à
Calypso ; persuadez-lui de laisser partir Ulysse;
qu'il s'embarque seul sur un frêle vaisseau ,
et que , sans le secours des hommes et des
dieux, il arrive après des peines infinies, et
aborde le vingtième jour dans la fertile Schérie ,
terre des Phéaciens , dont le bonheur approche
de celui des immortels mêmes. Ces peuples
humains et bienfaisans le recevront comme un
dieu , le ramèneront dans ses États , après lui
avoir donné de l'airain , de l'or^ de magnifiques
habits , et plus de richesses qu'il n'en eût ap-
porté de Troie , s'il fût revenu chez lai sans ac-
cidens et avec fout le butin qu'il avoit chargé
sur ses vaisseaux : car le temps marqué par le
destin est venu , et Ulysse ne tardera pas à re-
voir ses amis , son palais et ses États.
Il dit , et Mercure , pour obéir à cet ordre ,
attache à ses pieds ces ailes avec lesquelles, plus
vite que les vents , il traverse les mers et toute
l'étendue de la terre : il prend son caducée dont
il assoupit et réveille les hommes ; le tenant à
la main il s'élève dans les airs, parcourt la
Piérie , s'abat sur la mer , vole sur la surface
des flots aussi légèrement que cet oiseau qui ,
péchant dans les golfes , mouille ses ailes épais-
ses dans l'onde : ainsi Mercure étoit penché sur
la surface de l'eau. Mais dès qu'il fut proche de
l'île reculée de Calypso , s'élevant au-dessus
des flots, il gagne le rivage, et s'avance vers
la grotte où la nymphe faisoit son séjour. A
l'entrée il y avoit de grands brasiers , et les
cèdres qu'on y avoit brûlés répandoient leur
parfum dans toute l'île. Calypso , assise au
fond de sa grotte , travailloit avec une aiguille
d'or à un ouvrage admirable , et faisoit retentir
les airs de ses chants divins. On voyoil , d'un
côté , un bois d'aunes , de peupliers et de cy-
près, où mille oiseaux de mer avoient leurs
retraites ; de l'autre , c'étoit une jeune vigne
qui étendoit ses branches chargées de raisins.
Ouafre grandes fontaines , d'une eau claire et
|)ure , couloient sur le devant de cette demeure,
et formoient ensuite quatre grfinds canaux au-
tour des prairies parsemées d'amaranthes et de
violettes. Mercure , tout dieu qu'il étoit, fut
surpris et charmé à la vue de tant d'objets sim-
ples et ravissans. Il s'arrêta pour contempler
ces merveilles , puis il entra dans la grotte. Dès
que Calypso l'aperçut , elle le reconnut; car un
dieu n'est jamais inconnu à un autre dieu , quel-
que éloignée que soit leur demeure. Il n'y
trouva point Ulysse : retiré sur le rivage , ce
héros y alloit d'ordinaire déplorer son soi-t , la
tristesse dans le cœur , et la vue toujours atta-
chée sur la vaste mer qui s'opposoit à son re-
tour.
Calypso se lève , va au-devant de Mercure ,
le fait asseoir sur un siège magnifique , cl lui
adresse ces paroles ; Qui vous amène ici , Mei-
cure ? Je vous chéris et vous respecte ; mais je
ne suis point accoutumée à vos divins messages.
Dites ce que vous désirez , je suis prête à l'exé-
cuter , si ce que vous demandez est en mon
pouvoir. Mais ne permettrez-vous pas qu'aupa-
670
L'ODYSSÉE. LIVRE V.
ravant je remplisse les devoirs île l'hospitalité?
(>ependant elle met devant lui une table ,
qu'elle couvre d'ambrosie , et lui présente une
coupe remplie de nectar. Mercure prend de
cette nourriture immortelle , et lui parle en-
suite en ces termes : Déesse , vous me deman-
dez ce que je viens vous annoncer ; je vous le
dirai sans déguisement , puisque vous me l'or-
donnez vous-même. Jupiter m'a envoyé dans
votre île malgré moi ; car qui prendroit plaisir
à parcourir une si vaste mer pour venir dans un
désert où il n'y a aucune ville , aucun homme
qui puisse faire des sacrifices aux dieux , et leur
offrir des hécatombes? Mais nul mortel, nul
dieu ne peut désobéir impunément au grand
fils de Saturne. Ce dieu sait que vous retenez
dans votre île le plus malheureux des héros qui
ont combattu neuf ans contre Troie , et qui ,
l'ayant prise la dixième année, s'embarquèrent
pour retourner dans leur patrie.
Ils oilensèrent Pallas, qui souleva contre eux
les vents et les flots ; presque tous ont péri : la
tempête jeta Ulysse sur ces rivages. Jupiter
vous commande de le renvoyer au plus tùt ,
car sa destinée n'est pas de mourir loin de ce
qu'il aime : il doit revoir sa chèie patrie , et le
temps marqué par les dieux est arrivé.
Galypso frémit de douleur et de dépit à ces
paroles de Mercure , et s'écria : Dieux de l'O-
lympe , dieux injustes et jaloux du bonheur des
déesses qui habitent la terre , vous ne pouvez
souffrir qu'elles aiment les mortels , ni qu'elles
s'unissent à eux ! Ainsi , lorsque l'Aurore aima
le jeune Orion , voire colère ne fut apaisée
qu'après que Diane l'eut percé de ses traits dans
l'île d'Ortygie. Ainsi , quand Gérés céda à sa
passion pour le sage Jasion, Jupiter, qui ne
l'ignora pas , écrasa de son tonnerre ce malheu-
reux prince. Ainsi , ô dieux , m'enviez-vous
maintenant la compagnie d'un héros que j'ai
sauvé, lorsque seul il abandonna son vaisseau
brisé parla foudre au milieu de la mer. Tous
ses compagnons périrent; le vent et les Ilots le
portèrent sur cette rive : je l'aimois, je le nour-
rissois; je voulois le rendre immortel. Mais Ju-
piter sera obéi. Qu'Ulysse s'expose donc de
nouveau aux périls d'où je l'ai tiré , puisque le
ciel l'ordonne. Mais je n'ai ni vaisseau ni rameur
à lui fournir pour le conduire. Tout ce que je
puis faire , c'est , s'il veut me quitter, de lui
donner les conseils dont il a besoin pour arriver
heureusetnent à Ithaque. Renvoyez ce prince ,
répliqua le messager des dieux , et prévenez par
votre soumission la colère de Jupiter : vous sa-
vez combien elle est funeste.
Il dit . et prend aussitôt son vol vers l'O-
lympe. En même temps , la belle nymphe ,
pour exécuter l'ordre du maître des dieux , sort
de sa grotte et va chercher Ulysse. Il étoit sur le
bord de la mer ; ses yeux ne se séchoient point;
le jour , il l'employoit à soupirer après son re-
tour , qu'il ne pouvoit faire agréer à la déesse ;
les nuits , il les passoit malgré lui dans la grotte
de Galypso. Mais , depuis le lever du soleil
jusqu'à son coucher, il regardoit sans cesse la
mer , assis sur quelque rocher qu'il inondoit de
ses larmes, et qu'il faisoit retentir de ses gé~
missemens.
Galypso l'aborde et lui dit : Malheureux
prince , ne vous affligez plus sur ce rivage ; ne
vous consumez plus en regrets; je consens enfin
à votre départ. Préparez - vous , coupez des
arbres dans cette forêt voisine ; construisez-en
un vaisseau , afin qu'il vous porte sur les flots ;
j'y mettrai des provisions pour vous garantir de
la faim ; je vous donnerai des habits , et je ferai
souffler un vent favorable. Enfin , s'ils l'ont
résolu , ces dieux , ces dieux dont les lumières
sont bien au-dessus des miennes , tu reverras
ta patrie , et je ne m'y oppose plus.
0 déesse , répondit Ulysse étonné et conster-
né de ce changement , vous cachez d'autres
vues, et ce n'est pas mon départ que vous mé^
ditez , quand vous voulez que sur un vaisseau
frêle et fait à la hâte je m'expose sur cette
vaste mer. A peine , avec les meilleurs vents ,
de grands et forts navires pourroient-fls la tra-
verser. Je ne partirai donc pas , malgré vous ;
je ne puis m'y déterminer , à moins que vous
ne me promettiez , par des sermens redoutables
aux dieux mêmes , que vous ne formez aucun
mauvais dessein contre moi.
Galypso sourit ; elle le flatta de la main ,
l'appela par son nom , et lui dit : Votre pré-
voyance est trop inquiète ; quel discours vous
venez de me tenir ! J'en appelle à témoin le
ciel , la terre , et les eaux du Styx par lesquelles
les dieux mêmes redoutent de jurer ; non , je
ne forme aucun mauvais dessein contre vous,
et je vous donne les conseils que je me donne-
rois à moi-même si j'étois à votre place : j'ai de
l'équité, cher Ulysse, et mon cœur n'est point
un cœur de fer ; il n'est que trop sensible , que
trop ouvert à la compassion.
Après avoir ainsi parlé , la déesse retourne
dans sa demeure : Ulysse la suit ; il entre avec
elle dans sa grotte , et se place sur le siège que
Mercure venoit de quitter. La nymphe lui fait
servir les mets dont tous les hommes se nour-
rissent ; elle s'asseoit auprès de lui , et ses fem-
t;odyssée. livre v
671
mes lui portent du nectar et de l'ainbrosie.
Quand leur repas fut fini, Calypso, prenant
la parole , dit à ce prince : Illustre iils de Laërte,
sage et prudent Ulysse , c'en est donc fait ;
vous allez me quitter: vous voulez ret(>urner
dans votre patrie : quelle dureté! quelle ingra-
titude ! N'importe, je vous souhaite toute sorte
de bonheur. Ah ! si vous saviez ce qui vous at-
tend de traverses et de maux avant que d'abor-
der à Ithaque , vous en frémiriez ; vous pren-
driez le parti de demeurer dans mon île ; vous
accepteriez l'immortalité que je vous otîre ;
vous imposeriez silence à ce désir inunodéré de
revoir votre Pénélope , après laquelle vous sou-
pirez jour et nuit. Lui serois-je donc inférieure
en esprit et en beauté? Une mortelle pourroit-
elle l'emporter sur une déesse?
Ma tendre compagne ne vous dispute aucun
de vos avantages , grande nymphe ; elle est en
tout bien au-dessous de vous, car elle n'est
qu'une simple mortelle. Mais souffrez que je le
répète , et ne vous en fâchez pas ; je hrûle du
désir de la revoir ; je soupire sans cesse après
mon retour. Si quelque di\inité me traverse et
me persécute dans mon trajet , je le supporterai;
ma patience a déjà été bien éj>rouvée : ce seront
de nouveaux malheurs ajoutés à tous ceux que
j'ai endurés sur l'onde et dans la guerre.
Il parla ainsi ; le soleil se coucha ; d'épaisses
ténèbres couvrirent la terre. Calypso et Ulysse
se retirèrent au fond de leurs grottes , ils al-
lèrent oublier pour quelque temps leurs cha-
grins et leurs inquiétudes dans les bras du
sommeil.
Dèsquel'aurore vint dorer l'horizon , Ulysse
prit sa tunique et son manteau : la nymjthe se
couvrit d'une robe d'une blancheur éblouis-
sante, et d'une finesse , d'une beauté merveil-
leuse; c'étoit l'ouvrage des Grâces : elle la
ceignit d'une ceinture d'or, mil un voile sur
sa tête , et songea à ce qui étoit nécessaire pour
le départ d'Ulysse.
Elle commença par lui donner une hache
grande, facile à manier, dont l'acier, à deux
tranchans , étoit attaché à un manche d'olivier
bien poli; elle y ajouta une scie toute neuve,
et le conduisit à l'extrémité de l'île, dans une
forêt de grands chênes et de beaux peupliers ,
tous bois légers , et propres à la construction
des vaisseaux. Quand elle lui eut montré les
plus grands et les meilleurs , elle se retira et
s'en retourna dans sa grotte. Ulysse se met à
l'ouvrage; il coupe , il taille, il scie avec l'ar-
deur et la joie que lui dcnnoit l'espérance d'un
prompt retour.
Il abattit vingt arbres en tout, les ébrancha
avec sa hache , les polit et les dressa. Cependant
la nymphe lui porta un instrument dont il fit
usage pour les percer et les assembler; il les
en}boîte ensuite, les joint et les affermit avec
des clous et des chevilles ; il donne à son vais-
seau la longueur, la largeur, la tournure , les
proportions que l'artisan le plus habile dans
cet art difficile auroit pu lui donner : il dresse
des bancs pour les rameurs, fait des rames,
élève un mât , taille un gouvernail , qu'il cou-
vre de morceaux de chêne pour le fortifier
contre l'impétuosité des vagues. Calypso revient
encore , faisant porter de la toile pour faire des
voiles. Ulysse y travaille avec beaucoup de soin
et de succès; il les étend, les attache avec des
cordages dans son vaisseau , qu'il pousse à la
mer par de longues pièces de bois. Cet ouvrage
fut fini en quatre jours; le cinquième , Calypso
le renvoya de son île , après lui avoir fait pren-
dre le bain : elle lui fit présent d'habits magni-
fiques et bien parfumés , chargea son vaisseau
de vin , d'eau , de vivres et de toutes les provi-
sions dont il pouvoit avoir besoin , et lui envoya
un vent favorable. Ulysse, transporté de joie ,
étendit ses voiles, et prenant son gouvernail,
se met à conduire son vaisseau. Le sommeil ne
ferme point ses paupières; et, les yeux tou-
jours ouverts, il contemploit attentivement les
Pléiades , le Bouvier qui se couche si tard , la
grande Ourse , qu'on appelle aussi le Chariot ,
et qui tourne toujours sur son pôle : il fixoit
surtout l'Orion , qui est la seule constellation
qui ne se baigne pas dans l'Océan , et tàchoit de
marcher constamment à sa gauche , comme le
lui avoit recommandé Calypso.
Il vogua ainsi pendant dix-sept jours : le
dix-huitième il découvrit les montagnes des
Phéaciens , qui se perdoient dans les nuages.
C'étoit son chemin le plus court, et cette terre
sombloit s'élever comme un promontoire au
milieu des flots.
Neptune, qui revenoit d'Ethiopie , du haut
des monts de Solyme aperçut Ulysse dans son
empire. Irrité de le voir voguer heureusement,
il branle la tête, et exhale sa fureur en ces
termes : Que vois-je! les dieux ont-ils changé
pendant mon séjour en Ethiopie? sont-ils enfin
devenus favorables à Ulysse? Il touche à la terre
des Phéaciens , et c'est là le terme des mal-
heurs qui le poursuivent; mais, avant qu'il y
aborde , je jure qu'il sera accablé de douleurs
et de misères.
Aussitôt il assemble les nuages , il trouble la
mer , et de son trident il excite les tempêtes.
072
L'ODYSSÉE 1 LIVRE Y.
La nuit se précipile du haut du ciel; le vent
du midi , l'Aquilon , le Zéphir et Borée se dé-
chaînent et soulèvent des montagnes de flots.
Les genoux d'Ulysse se dérohent sous lui ; son
cœur s'abat; et, d'une voix entrecoupée de
profonds soupirs , il s'écrie : Malheureux ! que
deviendrai-je ? Calypso a\oit bien raison , je ne
le crains que trop , quand elle m'annonçoit
qu'avant que d'arriver à Ithaque je serois ras-
sasié de maux. Hélas ! sa prédiction s'accomplit.
De quels aiï'reux nuages Jupiter a couvert la
surface des eaux ! Quelle agitation ! quel bou-
leversement! les vents frémissent, tout me me-
nace d'une mort prochaine.
Heureux , et mille fois heureux les Grecs qui,
pour la querelle des Atrides , sont morts en
combattant devant la superbe Ilion ! Dieux! que
ne me fites-vous périr le jour que les Troyens ,
dans une de leurs sorties , et lorsque je gardois
le corps d'Achille , lancèrent tant de javelots
contre moi! on m'auroit rendu les derniers
devoirs ; les Grecs auroient célébré ma gloire.
Falloit-il être réservé à mourir affreusement
enseveli sous les flots !
Il achevoit à peine ces mots, qu'une vague
épouvantable , s'élevant avec impétuosité, vint
fondre , et briser son vaisseau . il est renversé ;
le gouvernail lui échappe des mains , il tombe
loin de son navire; un tourbillon formé de plu-
sieurs vents met en pièces le mât, les voiles,
et fait tomber dans la mer les antennes et les
bancs des rameurs. Ulysse est long-temps re-
tenu sous les flots par l'effort de la vague qui
l'avoit précipité, et par la pesanteur de ses
habits , pénétrés de l'eau de la mer : il s'élève
enfin au-dessus de l'onde, rejetant celle qu'il
avoit avalée ; il en coule des ruisseaux de sa
tête et de ses cheveux. Mais , tout éperdu qu'il
est, il n'oublie point son vaisseau : il s'élance
au-dessus des vagues , il s'en approche , le sai-
sit, s'y retire , et évite ainsi la mort qui l'en-
vironne. La nacelle cependant est le jouet des
flots qui la poussent et la ballottent dans tous
les sens , comme le souffle impétueux de Borée
agite et disperse dans les campagnes les épines
coupées ; tantôt le vent d'Afrique l'envoie vers
l'Aquilon , tantôt le vent d'Orient la jette
contre le Zéphir.
Leucothée , fille de Cadmus , auparavant
mortelle , et jouissant alors des honneurs de la
divinité au fond de la mer , vit Ulysse : elle eut
pitié de ses maux ; et sortant du sein de l'onde ,
eUe s'élève avec la rapidité d'un plongeon,
va s'asseoir sur son vaisseau , et lui dit : Mal-
heureux prince , quel est donc le sujet de la
colère de Neptune contre vous ? il ne respire
que votre ruine. Yous ne périrez pas cependant.
Écoutez votre prudence ordinaire , suivez mes
conseils; quittez vos habits, abandonnez votre
vaisseau , jetez-vous à la mer , et gagnez à la
nage le rivage des Phéaciens. Le destin vous y
fera trouver la fin de vos malheurs. Prenez
seulement cette écharpe immortelle , mettez-la
devant vous , et ne craignez rien ; vous ne pé-
rirez point , vous aborderez sans accident chez
le peuple voisin. Mais dès que vous aurez tou-
ché la terre , détachez mou écharpe , jetez-la
au loin dans la mer , et souvenez-vous en la
jetant de détourner la tête. La nymphe cesse
de parler, lui présente cette espèce de talis-
man , se plonge dans la mer orageuse , et se
dérobe aux yeux d'Ulysse. Ce héros se trouve
alors partagé et indécis sur le parti qu'il doit
prendre. N'est-ce pas , s'écrie-t-il en gémissant,
n'est-ce pas un nouveau piège que me tend la
divinité qui m'ordonne de quitter mon vais- ;
seau ? Non , je ne puis me résoudre à lui obéir
La terre où elle me promet un asile me paroît ;
dans un trop grand éloigneraent. Yoici ce que
je vais faire, et ce qui me semble le plus siir.
Je demeurerai sur mon vaisseau tant que les
planches en resteront unies; et quand les ef-
forts des vagues les auront séparées , il sera
temps alors de me jeter à la nage. Je ne puis
rien imaginer de meilleur. Pendant qu'il s'en-
tretient dans ces tristes pensées , Neptune sou-
lève une vague pesante , terrible , et la lance
de toute sa force contre Ulysse, Comme un vent
impétueux dissipe un amas de paille, ainsi
furent dispersées les longues pièces du vaisseau.
Ulysse en saisit une , monte dessus , comme un
cavalier sur un cheval. Alors il se dépouille des
habits que Calypso lui avoit donnés, s'enveloppe
de l'écharpe de Leucothée , et se met à nager.
Neptune l'aperçoit, branle la tête, et dit en
lui-même : Ya , erre sur la mer , tu n'arrive-
ras pas sans peine chez ces heureux mortels que
Jupiter traite si bien ; je ne crois pas que tu
oublies si tôt ce que je t'ai fait souffrir.
En même temps le dieu marin pousse ses
clîevaux et arrive à Aiguës , ville orientale de i
l'Eubée , où il avoit un temple magnifique.
Cependant Pallas, toujours occupée d'Ulysse
et de son danger , enchaîne les vents et leur or-
donne de s'apaiser. Elle ne laisse en liberté
qu'un souffle léger de Borée , avec lequel elle
brise et aplanit les flots , jusqu'à ce que le héros
qu'elle protège eût échappe à la mort en abor-
dant chez les Phéaciens.
Pendant deux jours et deux nuits entières il
L'ODYSSÉE. LIVRE V
673
fut encore clans la crainte de périr et toujours
ballotté sur les eaux. Mais quand l'aurore eut
fait naître le troisième jour, les vents cessèrent,
le calme revint , et Ulysse , soulevé par une
vague , découvroit la terre assez près de lui.
Telle qu'est la joie que sentent des enfants qui
voient revenir la santé à un père abattu par une
maladie qui le niettoit aux abois , et dont un
dieu ennemi l'avoit affligé; telle fut la joie
d'Ulysse quand il aperçut la terre et des forèfs.
Il nage avec une nouvelle ardeur pour gagner
le rivage. Mais lorsqu'il n'en fut éloigné que
de la portée de la voix , il entendit un bruit
affreux. Les vagues qui venoient avec violence
se briser contre les rocbers mugissoient borri-
blement , et les couvroient d'écume. Il ne voit
ni port , ni asile ; les bords sont escarpés , bé-
rissés de pointes de rocbers , semés d'écueils.
A cette vue, Ulysse succombe presque, et dit
en gémissant : Hélas ! je n'espérois plus voir la
terre ; Jupiter m'accorde de l'entrevoir, je tra-
verse la mer pour y arriver, je fais des efforts
incroyables , je la toucbe , et je n'aperçois au-
cune issue pour sortir de ces abîmes. Ce rivage
est bordé de pierres pointues, la mer les frappe
en mugissant; une chaîne de rochers forme une
barrière insurmontable, et la mer est si pro-
fonde que je ne puis me tenir sur mes pieds et
respirer un moment. Si j'avance , je crains
qu'une vague ne me jette contre une roche
pointue , et que mes efforts ne me deviennent
funestes. Si je nage encore pour chercher quel-
que port , j'appréhende qu'un tourbillon ne me
repousse au milieu des flots , et qu'un dieu
n'excite contre moi quelques-uns des monstres
qu'Amphitrile nourrit dans son sein ; car je
n'ai que trop appris jusqu'où va le courroux de
Neptune contre moi.
Dans le moment que ces pensées l'occupent
et l'agitent, une vague le porte violemment
contre le rivage hérissé de rochers. Son corps
eût été déchiré, ses os brisés, si Minerve ne
lui eût inspiré de se prendre au rocher et de le
saisir avec les deux mains. Il s'y tint ferme jus-
qu'à ce que le flot fut passé , et se déroba ainsi
à sa fureur : la vague en revenant le reprit et
le reporta au loin dans la mer. Comme lors-
qu'un polype s'est collé à une roche, on ne sau-
roit l'en arracher sans écorner la roche même ;
ainsi les mains d'Ulysse ne purent être détachées
du rocher auquel il se tenoit , sans être déchi-
rées et ensanglantées. Il fut quelque temps ca-
ché sous les ondes ; et ce malheureux prince y
auroit trouvé son tombeau , si Minerve ne l'eut
encore soutenu et encouragé. Dès qu'il fut re-
FÉNELON. TOIIE VI.
venu au-dessus de l'eau , il se mit à nager avec
précaution, et chercha , sans trop s'approcher
et sans trop s'éloigner du rivage, s'il ne trouve-
roit pas un endroit commode pour y aborder. Il
arrive ainsi , presque en louvoyant, à l'embou-
chure d'un fleuve , et trouve enfin une plage
unie . douce , et à l'abri des vents. Il reconnut
le courant , et adressa cette prière au dieu du
fleuve : Soyez-moi propice , grand dieu dont
j'ignore le nom : j'entre pour la première fois
dans votre domaine , j'y viens chercher un asile
contre la colère de Neptune. Mon état est digne
de compassion , il est fait pour toucher le cœur
d'une divinité. J'embrasse vos genoux , j'im-
plore votre secours; exaucez un malheureux
qui vous tend les bras avec confiance, et qui
n'oubliera jamais la protection que vous lui
aurez accordée.
11 dit , et le dieu du fleuve modéra son cours, .
retint ses ondes , répandit une sorte de calme et
de sérénité tout autour d'Ulysse , le sauva enfin
en le recevant dans son embouchure , dans un
lieu qui étoit à sec. Ulysse n'y est pas plus tôt ,
que les genoux , les bras lui manquent ; son
cœur étoit suffoqué par les eaux de la mer, il
avoit tout le corps enflé , l'eau sortoit de toutes
ses parties ; sans voix , sans respiration, il étoit
près de succomber à tant de fatigues. Revenu
cependant de celte défaillance , il détache l'é-
charpe de Leucothée , la jette dans le fleuve :
le courant l'emporte , et la déesse s'en empare
promptement. Ulysse alors sort de l'eau , s'as-
seoit sur les joncs qui la bordent, baise la terre,
et soupire en disant : Que vais-je devenir, et
que va-t-il encore m'arriver? Si je passe la nuit
près du fleuve , le froid et l'humidité achève-
ront de me faire mourir, tant est grande la foi-
blesse où je suis réduit. Non , je ne résisterai
pas aux atteintes de ce vent froid et piquant qui
s'élève le malin sur les bords des rivières. Si je
gagne cette colline , si j'entre dans l'épaisseur
du bois , et que je me couche sur les brous-
sailles, quand je serai à l'abri du froid et qu'un
doux sommeil aura fermé mes yeux , je crains
de devenir la proie des hôtes sauvages de la
forêt. Ulysse se relira cependant après avoir
bien délibéré , et prit le chemin du bois qui
étoit le plus près du fleuve : il y trouve deux
oliviers qui semblaient sortir de la môme ra-
cine ; ni le souffle des vents , ni les rayons du
soleil , ni la pluie ne les avoient jamais péné-
trés , tant ils étoient épais et entrelacés l'un
dans, l'autre. Ulysse profite de cette retraite
tranquille , se cache sous leurs branches , se
fait un lit de feuilles , et il y en avoit assez
43
674
L'ODYSSÉE. LIVRE VL
pour couvrir deux ou trois hommes dans le
temps le plus rude de l'hiver, (^.harmé de cette
abondance , il se coucha au milieu de ces
feuilles, et ramassant celles des environs, il
s'en couvre pour se garantir des injures de
l'air : comme un homme qui habite une mai-
son écartée et loin de tout voisin, cache un
tison sous la cendre pour conserver la se-
mence du feu , de peur que , s'il venoit à lui
manquer, il ne pût en trouver ailleurs ; ainsi
Ulysse s'enveloppe de ce feuillage. Minerve ré-
pandit un doux sommeil sur ses paupières, pour
le délasser de ses travaux , et lui faire oublier
ses infortunes., an moins pour quelques heures.
LIVRE VI.
Pendant qu'Uhsse , accablé de sommeil et
de lassitude , repose tranquillement , la déessse
Minerve descend dans l'île des Phéaciens. Ils
habitoient auparavant les plaines de l'Hypéric
auprès des Cyclopes , hommes tiers et violens,
qui abusoient de leurs forces et les incommo-
doient beaucoup. Le divin Nausithoiis, lassé de
leurs violences , abandonna cette terre avec tout
son peuple, et, pour se soustraire à tant de
maux , vint s'établir dans Schérie, loin de cette
odieuse nation. H construisit une ville , l'envi-
ronna de murailles, bàlit des maisons, éleva
des temples , partagea les terres , et après sa
mort laissa sou trône et ses Etats à son fils
Alcinoiis, qui les gouvernoit alors paisiblement.
Ce fut dans son palais que se rendit Minerve,
pour ménager le retour d'Ulysse. Elle s'ap-
])roche de l'appartement magnilique où reposoit
Nausicaa, lille du Roi, toute semblable aux
déesses en esprit et en beauté. Elle avoit auprès
d'elle deux femmes faites et belles comme les
(iràces. Pelles étoient couchées aux deux C(Més
qui soutenoient la porte. Minerve s'avance vers
la princesse comme un vent léger, sous la forme
de la fille de Dymante, si fameux par sa science
dans la marine. Cette jeune Phéacienne étoit
de l'âge de Nausicaa et sa compagne chérie.
Minerve , ayant son air et sa iigure , lui parle
en ces termes : Que vous êtes négligente et
paresseuse , ma chère Nausicaa ! que vous avez
peu de soin de vos plus beaux habits ! le jour
de votre mariage approche , vous devez prendre
la plus brillante de vos robes, et donner les
autres à ceux qui vous accompagneront ^chez
AOtre futur époux.
Mettez donc ordre à tout , dépéchez-vous de
les laver, de les approprier : cet esprit d'ar-
rangement nous fait estimer des hommes et
comble de joie nos parens. Dès que l'aurore
sera levée , ne perdez pas de temps , allez laver
vos vêtemens : je vous accompagnerai , je vous
aiderai. Il faut mettre à cela beaucoup de dili-
gence , car vous ne serez pas long-temps fille :
vous êtes recherchée des plus considérables
d'entre les Phéaciens; et ils ne sont pas à dé-
daigner, puisqu'ils sont vos compatriotes , et ,
comme vous . d'une illustre origine. Allez dès
le malin, allez promptement trou\er votre père,
priez-le de vous faire préparer un char et des
nnilcts pour nous conduire, avec vos tuniques,
vos voiles et vos manteaux 3 les lavoirs sont
très-éloignés , et il ne seroit pas convenable que
nous y allassions à pied.
Après avoir ainsi parlé, Minerve disparut et
vola sur le haut de l'Olympe, où l'on dit qu'est
la demeure immortelle des dieux. Séjour tou-
jours tranquille , jamais les vents ne l'agitent ,
jamais les pluies ne le mouillent , jamais la
neige n'y tombe ; un air pur, serein , sans
nuage y règne , et une clarté brillante l'envi-
ronne. Là les innnortels passent les jours dans
un bonheur inaltérable : là se relire la sage
Minerve.
L'aurore paroît , Nausicaa se réveille , elle
se rappelle son songe avec étonnement : elle
court pour en instruire son })ère et sa mère; ils
éloienl dans leur appartement. La Reine, assise
auprès du feu avec les fenmies qui la servoient,
truvailloit à des étolfes de poui'pre ; Alcinoiis
alloil sortii', acconqiagné des plus considérables
de la nation, pour se rendre à l'assemblée où
les Phéaciens l'avoicnt appelé. Nausicaa s'ap-
proche du Roi son père et lui dit :
Mon père , ne me ferez-vous pas préparer
votre char ? Je veux aller porter les habits dont
j'ai le soin auprès du fleuve pour les y laver,
car ils en ont grand besoin. Vous qui présidez
dans les asseml»lées , vous devez en avoir de
propres. Deux de vos fils sont mariés, mais il
y en a trois de très-jeunes qui ne le sont pas
encore ; ils veulent toujours des habits bien
lavés pour paroître avec plus d'éclat aux danses
et aux fêtes si ordinau'es parmi nous. C'est moi
qui suis chargée de tout ce détail. La pudeur
ne lui permit pas de parler de son mariage.
Alcinoiis, qui pénétroit ses sentimens, lui ré-
pondit avec bonté : Ma fille , je vous donne
mon char et mes mulets ; partez , mes gens
auront soin de tout préparer. Aussitôt il donne
ses ordres. On les exécute. Les uns tirent le
char, les autres y attellent les mulets. La prin-
L'ODYSSÉE. LIVRE VL
675
cesse arrive chargée de ses habits, et les arrange
dans la voilure. La Heine remplit nne corijeille
de viandes , verse du vin dans une outre ,
range toutes les provisions , et quand sa fille
est montée sur le char, lui donne une bouteille
d'or pleine d'essences , pour se parfumer avec
ses femmes en sortant du bain.
Tout étant prêt , Nausicaa prend le fouet et
les rênes , pousse les mulets, qui s'avancent,
et traînent , en hennissant , les vêtemens avec
la princesse et les filles qui l'accompagnoicnt.
Mais lorsqu'elles furent proche du fleuve, vers
l'endroit où étoient les lavoirs toujours pleins
d'une eau pure et claire comme le cristal , elles
dételèrent les mulets, les poussèrent dans les
frais et beaux herbages dont les bords du fleuve
étoient revêtus, prirent les habits, les portèrent
dans l'eau , et se mirent à les laver avec une
sorte d'émulation. Quand ils furent bien net-
toyés , elles les étendirent avec ordre sur les
cailloux du rivage qui avoient été battus et
polis par les vagues de la mer. Elles se baignent
et se parfument ensuite , et dînent sur le bord
du fleuve. Le repas lîni , Nausicaa et ses com-
pagnes quittent leurs écharpes pour jouer en se
poussant une balle les unes aux autres. Après
cet exercice, la princesse se mit à chanter. Telle
qu'on voit Diane suivie de ses nymphes prendre
plaisir à poursuivre des cerfs et des sangliers
sur les hautes montagnes de Taygète ou d'Ery-
manlhc , et combler de joie le cœur de Latone ;
car Diane s'élève de la tète entière au-dessus
de ses nymphes , et quoiqu'elles aient toutes
une excellente beauté , on la reconnoît sans
peine pour leur reine et leur déesse : ainsi biil-
loit Nausicaa entre les tilles qui l'accoinpa-
gnoient. Lorsque l'heure de s'en retourner fut
venue, on attela les mulets , on plia les robes,
on les transporta sur le char, et Minerve songea
à éveiller Ulysse, afin qu'il vît la princesse , et
qu'elle le conduisît à la ville des Phéaciens.
Nausicaa prenant encore une balle, la pousse,
pour s'amuser, à une de ses compagnes ; celle-
ci la manque, et la balle tombe dans le fleuve.
Toutes ces filles jettent alois un grand cri.
Ulysse s'éveille à ce bruit, se relève, et dit en
lui-même :
0 dieux! dans quel pays suis-je donc? chez
quels hommes? sont-ils sauvages , cruels et in-
justes? ont-ils de l'humanité? Des voix douces
et perçantes de jeunes filles viennent frapper
mes oreilles. Sont-ce les nymphes de ce fleuve,
de ces montagnes , de ces étangs , que j'aurois
entendues? Ne seroit-ce point des hommes qui
parlent dans ces environs ? Allons , il faut que
je m'en éclaircisse. En même temps il sort de
sa retraite , pénètre dans le bois , rompt une
branche chargée de feuilles, afin de s'en cou-
vrir, et s'avance. Comme un lion nourri dans
les montagnes , qui se confie dans sa force et
brave les orages et les tempêtes ; ses yeux étin-
cellent; il se jette sur les bœufs , sur les brebis ,
sur les cerfs de la campagne ; la faim le conduit
et l'entraîne , malgré le danger, jusque dans
les bergeries mêmes : tel Ulysse cède à la néces-
sité ; et, quoique sans habits, il marche et se
présente à Nausicaa et à ses femmes. Comme il
éloit couvert de l'écume de la mer, il leur parut
un spectre affreux , et elles s'enfuirent vers les
endroits du rivage les plus propres à les cacher.
La seule fille d'Alcinoiis attend sans s'étonner :
Minerve avoit banni la crainte de son cœur, et
lui avoit inspiré une noble et courageuse fer-
meté. Elle demeure donc tranquille. Ulysse ne
savoit s'il devoit se jeter aux pieds de la prin-
cesse , ou s'il devoit la supplier de loin de lui
montrer la ville et de lui donner des habits. Il
prit le dernier parti , de peur que s'il alloit
embrasser les genoux de Nausicaa , elle ne se
mît en colère. Il lui dit donc d'une manière
dc'uce et insinuante :
Vous voyez un suppliant à vos pieds. Vous
êtes une déesse ou une mortelle. Si vous habi-
tez le ciel , je ne doute pas que vous ne soyez la
belle et modeste Diane ; car, par votre air, par
votre beauté , par votre taille , vous lui ressem-
blez. Si vous êtes mortelle , ô trois fois heureux
ceux qui vous ont donné le jour ! ô trois fois
heureux vos frères ! vous êtes pour eux une
source de joie qui ne tarit point quand ils vous
voient danser et faire l'ornement des fêtes. Mais
le plus heureux de tous les hommes sera celui
qui , après vous avoir comblée de présens , sera
préféré à ses rivaux, et aura l'avantage de vous
mener dans son palais. Mes yeux n'ont jamais
rien vu de mortel semblable à vous ; je suis
saisi d'admiration en vous regardant. Autrefois
dans l'fle de Délos, près de l'autel d'Apollon,
j'ai vu un jeune palmier qui s'élevoit majes-
tueusement comme vous ; car, dans un voyage
qui a été bien malheureux pour moi, j'ai passé
dans cette île avec une suite nombreuse; à la
vue de cet arbre , je fus étonné , je n'avois ja-
mais vu s'élever de terre une plante semblable :
ainsi suis-je frappé à votre vue , ainsi je vous
admire et je crains d'embrasser vos genoux.
Vous voyez . hélas ! un homme accablé de
douleur et de tristesse. Hier j'abandonnai la
mer après avoir été vingt jours le jouet des tem-
pêtes et des vents : je revenois de l'ile d'Ogygie ;
676
L'ODYSSÉE. LTVRE VI.
une divinité m'a jeté sur ce rivage. Seroit-ce
pour nie faire souffrir encore de la colère de
Neptune? ne seroil-elle point apaisée? ce dieu
me prépareroit-il de nouveaux malheurs?
0 princesse , ayez compassion de moi ! Après
tant de maux , vous êtes la première personne
que j'ose implorer : je n'ai vu , je ne connois
aucun des hommes qui habitent cette contrée.
Enseignez-moi le chemin de la ville : donnez-
moi un manteau pour me couvrir, car vous en
avez apporté ici plusieurs. Que les dieux exau-
cent vos désirs, qu'ils vous donnent un mari
digne de vous , et une famille où règne la con-
corde. Rien n'approche du bonheur d'un mari
et d'une femme qui vivent dans une étroite et
tendre union ; c'est le désespoir de leurs enne-
mis, c'est la joie de leurs amis, et c'est pour
eux une source de gloire et de paix.
Nausicaa lui répondit : Malheureux étranger,
votre ton et la sagesse que vous faites paroître ,
montrent aussi que xous n'êtes pas un homme
ordinaire. Jupiter, du haut de l'Olympe, distri-
bue les biens aux bons et aux médians comme
il le veut , et s'il vous afflige , il faut le sup-
porter : mais puisque vous êtes venu dans nos
contrées, vous ne manquerez ni d'habits, ni
de tous les secours qu'on doit donner à un
étranger persécuté par l'infortune. Je vous ap-
prendrai le chemin de notre ville , et le nom
de ceux qui l'habitent : ce sont les Phéaciens.
Alcinoiis mon père les gouverne avec une douce
et sage autorité.
Elle dit, et s'adrcssant aux fenunes qui la
suivoient , elle leur crie : Revenez, chères
compagnes : pourquoi fuyez-vous à la vue de
cet étranger ? Le prenez-vous pour un ennemi ?
Non , non , il n'y a personne et il n'y en aura
jamais qui ose venir porter la guerre chez les
Phéaciens. Nous craignons les dieux , nous en
sommes aimés , nous habitons à l'extrémité du
monde , environnés de la mer,, et séparés de
tout commerce avec les autres humains. La
tempête a jeté cet infortuné sur nos rives, nous
devons en prendre soin. Les pauvres et les
étrangers sont sous la protection spéciale de
Jupiter : quand on ne leur donneroit que peu,
ce peu lui est toujours agréable. Venez donc,
donnez-lui à manger, et menez-le se baigner dans
un endroit du fleuve où il soit à l'abri des vents.
A ces mots elles accourent ; et , pour obéir à
Nausicaa , efles conduisent Ulysse dans un heu
commode , mettent auprès de lui une tunique
et un manteau , lui donnent de l'essence dans
une bouteille d'or, et lui disent de se laver
dans le fleuve.
Ulysse leur parla ainsi : Belles nymphes ,
tenez-vous un peu à l'écart , je vous en sup-
plie , pendant que j'ôterai l'écume de la mer
qui me couvre , et que je me parfumerai ; il y
a long-temps que je n'ai pu me procurer cet
avantage : mais je ne me laverai pas devant
vous , j'aurois honte de paroître à vos yeux
dans l'état où je suis. Alors elles s'éloignent, et
vont rendre compte à Nausicaa de ce qui les
obligeoit à se retirer.
Cependant Ulysse se jette dans le fleuve , fait
tomber en se nettoyant les ordures qui s'étoient
attachées à ses cheveux , ainsi que l'écume qui
avoit couvert ses épaules et tout son corps;
après s'être bien lavé , bien parfumé , il se revêt
des babils magniflques que lui avoit donnés la
princesse. Minerve alors fait paroître sa taille
plus grande , donne de nouvelles grâces à ses
beaux cheveux , qui , semblables à des fleurs
d'hyacinthe , et tombant par gros anneaux ,
ombrageoient ses épaules.
De même qu'un habile artisan , instruit dans
son art par Minerve et par Vulcain, versant
l'or autour de l'argent, en fait un chef-d'œuvre;
ainsi Minerve répand sur toute sa personne la
noblesse et l'agrément. Il s'arrête fièrement sur
les bords du fleuve , puis s'avance tout rayon-
nant de grâces et de beauté.
Nausicaa, frappée à cette vue , s'adresse à
ses femmes , et leur dit : Non, ce n'est pas con-
tre la volonté des dieux que cet inconnu est
venu chez les heureux Phéaciens. D'abord son
air me sembloit affreux: à cette heure il est
comparable aux immortels qui sont dans le ciel.
Plût aux dieux que le mari que Jupiter medes-
tine fût fait comme lui , qu'il voulût s'établir
dans cette région, et qu'il s'y trouvât heureux !
Dépêchez-vous , donnez à manger à cet étran-
ger, il doit en avoir grand besoin. On obéit
promptement, on sert devant Ulysse des vian-
des et du vin ; il boit et mange avec l'avidité
d'un homme qui depuis long-temps n'avoitpris
de nourriture. Alors Nausicaa plie ses habits ,
les met sur le char, fait atteler ses mulets,
monte sur le siège, et dit à Ulysse : Levez-vous,
étranger, il est temps d'aller à la ville ; et je
vous ferai conduire dans le palais de mon père,
vous y verrez les plus considérables des Phéa-
ciens. Vous me paroissez un homme sage , ne
vous écartez donc pas de ce que je vais vous
prescrire. Pendant que nous traverserons la
campagne , suivez-moi doucement avec mes
femmes. Je marcherai devant vous. La ville
n'est pas éloignée, elle est environnée de hautes
murailles; un port magnifique s'étend des deux
L'ODYSSÉE. LIVRE VIL
677
côtés , rentrée en est éti'oitc , les vaisseaux y
sont parfaitement à l'abri des vents. Près de la
place publique , autour du temple de Neptune,
on voit des nia;,'asins de grandes pierres de taille,
où les Phéaciens renferment tout ce qui est né-
cessaire à l'armement de leur marine. Ils font
des cordages et polissent des rames : ils négli-
gent les flèches et les arcs , mais ils s'occupent
à construire des vaisseaux sur lesquels ils par-
courent les mers les plus éloignées. Quand nous
approcherons de nos murs , il faudra nous sé-
parer, car je crains leurs discours piquans, ils
aiment fort' à médire ; alin que nul ne puisse
dire en nous rencontrant : Qui est cet homme
si beau et si bien fait , qui suit Nausicaa ? où
l'a-t-elle trouvé? 11 sera son mari. Nous n'a-
vons point de voisins ; il faut que ce soit quel-
que étranger, qui , ayant été jeté sur nos bords
avec son vaisseau , a été si bien reçu d'elle. Ne
seroit-ce point un dieu descendu daciel, qu'elle
prétend retenir toujours? elle préfère sans doute
un tel mari qu'elle a rencontré en se prome-
nant ; car elle méprise sa nation , et refuse sa
rnaiu aux plus nobles des Phéaciens qui la re-
cherchent. Voilà ce qu'ils diroient; et ce qui
nie couvriroit de honte. Eu eil'et , je blâraerois
moi-même une fille qui tiendroit une pareille
conduite , et qui paroitroit en public avec un
homme à l'insu de ses parens, et avant que son
mariage eût été célébré solennellement. Soyez
donc attentif à ce que je vous dis^ alin que mon
père se presse de faciliter votre retour. Nous
trouverons sur notre chemin un bois de peu-
pliers consacré à Minerve. Il est arrosé d'une
fontaine et entouré d'une très-belle prairie. Là
sont les jardins de mon père , éloignés de la
ville de la distance d'où peut s'entendre la voix
d'un homme. Vous vous arrêlei-ez en cet en-
droit, et vous y attendrez autant de temps qu'il
nous en faut pour nous rendre au palais. Quand
vous jugerez que nous y sommes arrivées, en-
trez dans la ville, et demandez la maison d'Al-
cinoùs mon père. Elle est facile à trouver , un
enfant vous y conduiroit, car il n'y en a aucune
qui l'égale en apparence et en beauté. Mais lors-
que vous aurez passé la cour et gagné l'entrée
du palais, traversez vile tous les appartemens
jusqu'à ce que vous arriviez à celui de ma mère.
Vous la trouverez auprès d'un grand feu , ap-
puyée contre une colonne , et lilant des laines
couleur de pourpre. Toutes ses esclaves sont à
SCS côtés, ainsi que mon père, que vous verrez
assis sur un trône magnilique. Ne vous arrêtez
point à lui ; mais allez embrasser les genoux de
ma mère , afin d'obtenir par sa protection les
moyens les plus sûrs et les plus prompts de re-
tourner dans votre pays. Si elle vous re(;oit favo-
rablement, livrez-vous à la douce espérance de
revoir bientôt vos parens, vos amis et votre
patrie.
En finissant ces mots , Nausicaa pousse ses
mulets; ils quittent à l'instant le rivage, ils
courent , et de leurs pieds touchent légèrement
la terre. Mais elle ménage les coups et conduit
ses coursiers de manière qu'Ulysse et ses fem-
mes puissent la siùvre à pied. Le soleil se cou-
che. Ulysse entre dans le bois , il s'y asseoit , et
fait cette prière à la fille de Jupiter : Déesse in-
vincible, exaucez-moi : vous ne m'avez point
écouté pendant que j'étois poursuivi par la colère
de Neptune; soyez-moi aujourd'hui favorable;
faites que je sois bien reçu des Phéaciens; faites
que j'excite leur compassion. Pallas l'exauça,
mais elle ne lui apparut cependant pas. Elle re-
doutoil le dieu de la mer, toujours irrité contre
Ulysse , toujours opposé à son retour dans ses
Etats.
LIVRE VIL
Ainsi prioit Ulysse : cependant Nausicaa ar-
rive au palais de son père. Elle n'est pas plus
tôt entrée dans la cour , que ses frères , beaux
comme les immortels , s'empressent à l'entou-
rer. Les uns détellent les mulets , les autres
transportent ses habits. Elle monte dans son ap-
partement, Euryméduse y allume du feu. Des
vaisseaux partis d'Epire avoient enlevé cette
vieille femme , et l'on en avoit fait présent à
Alcinoiis , parce qu'il commandoit aux Phéa-
ciens , et que le peuple l'écoutoit comme un
oracle. Elle avoit élevé Nausicaa dans le palais
de son père : alors elle étoit occupée à lui faire
du feu , et à lui préparer à souper. Ulysse ne
tarde point à se mettre en route pour la ville .
Minerve répandit autour de lui un épais nuage,
de peur que quelque Phéacien ne lui dît des
paroles de raillerie- ou ne lui fil des demandes
indiscrètes. Cette déesse, ayant pris la forme
d'une jeune fille qui tient une cruche à la main,
s'approche de lui au moment où il entre dans
la ville. Ulysse la questionne en cette manière :
Ma fille, ne pourriez-vous pas me conduire chez
Alcinoiis , qui commande dans cette ville? Je
suis étranger, je viens d'un pays fort éloigné ,
et je ne connois aucun des habitans de ce pays.
Je vous mènerai volontiers au palais d' Alcinoiis,
lui répondit Minerve : nous logeons dans son
678
L'ODYSSÉE. LIVRE VIL
voisinage. Mais gardez le silence ; je vais mar-
cher la première : si vous rencontrez quelqu'un,
ne lui parlez point. Les Pliéaciens reçoivent
assez mal les étrangers, ils aiment peu ceux qui
viennent des autres pays. Ils ont une grande
contîance dans leurs vaisseaux, avec lesquels
ils fendent les flots de la mer; car Neptune leur
a donné des navires aussi légers que les airs et
que la pensée.
En finissant ces mots, Minerve s'avance la
première. Ulysse suit la déesse. Les Pliéaciens
ne l'aperçoivent pas , quoiqu'il marche au mi-
lieu d'eux. C'est que la liUe de Jupiter l'avoit
enveloppé d'un nuage qui ledéroboit aux yeux.
Le roi d'Ithaque regardoit avec élonnement le
port , les vaisseaux, les places, la longueur et
la hauteur des murailles. Quand ils furent ar-
rivés tous deux à la demeure magnifique d'Al-
cinoûs , la déesse dit à Ulysse : Etranger , voilà
le palais où vous m'avez commandé de vous
mener. Vous y trouverez à table avec le Hoi les
principaux des Phéaciens. Entrez sans crainte.
Un homme confiant réussit plus sûrement dans
tout ce qu'il entreprend. Vous vous adresserez
d'abord à la Reine : elle se nomme Areté , et
elle est de la même maison qu'Alcinoiis. Nau-
sithoùs étoit, comme vous le savez, tils de Nep-
tune et de Péribée , la plus belle de toutes les
femmes, et la plus jeune fille de cet Eurymédon
qui régna sur les superbes Géans. Il lit périr
tous ses sujets dans les guerres injustes et témé-
raires qu'il entreprit; il y péril lui-même.
Neptune , devenu amoureux de sa fille , en eut
Nausithoùs , qui fut roi des Phéaciens et père
de Rhexenor et d'Alcinoùs. Apollon tua Rhe-
xenor dans son palais. Il n'avoit qu'une fille
qui s'appcloit Areté , et c'est elle qu'Alcinoiis a
épousée. 11 l'honore tellement, que nulle femme
au monde n'est ainsi honorée de son mari. Ses
amis , ses enfans, les peuples , ont un grand
respect pour elle. On reçoit ses réponses, quand
elle marche dans la ville , comme on recevroit
celles d'une déesse. Elle a l'esprit excellent.
Tous les différens qui s'élèvent entre ses sujets,
elle les termine avec sagesse; si vous pouvez
vous la concilier et gagner son estime , espérez
de voir tous vos souhaits accomplis.
Minerve, ayant ainsi parlé, disparut, quitta
laSchérie ; et prenant son vol vers les plaines
de Marathon , elle se rendit à Athènes et alla
visiter la célèbre cité d'Erechthée.
Ulysse entre alors dans le palais : il ne peut,
en V entrant , se défendre des mouvemens de
surprise et de crainte qui l'agitoieut. Toute la
maison d'Alcinoùs jetoit un éclat semblable à
celui que répand le soleil ou la lune. Les murs
éloient d'airain; autour régnoit une corniche
d'azur; une porte d'or fernioit le palais, elle
tournoitsur des gonds d'argent, et étoit appuyée
sur un seuil de cuivre. Le dessus étoit d'argent,
et la corniche d'or. Aux deux côtés de la porte
on voyoit deux chiens d'argent de la main de
Vulcam : iisgardoient toujours le palais, n'étant
sujets ni à la mort ni à la vieillesse. Le long des
murailles il y avoit des sièges bien affermis ,
depuis la porte jusqu'aux coins : ils étoient gar-
nis de tapis délicatement faits par les femmes
d'Areté. Là étoient assis les plus considérables
des Phéaciens. Ils faisoient un superbe festin ,
et célébroient une fête qui revenoit tous les ans.
Sur de magnifiques piédestaux étoient des sta-
tues d'or représentant de jeunes hommes debout
et tenant à la main des torches allumées pour
éclairer la table du festin. Il y avoit dans le
palais cinquante belles esclaves : les unes avec
une grosse pierrebrisoientle froment, les autres
travailloient à faire des toiles. Elles étoient as-
sises à la suite l'une de l'autre, et l'on voyoit
leurs mains se remuer en même temps, comme
les branches des j)lus hauts peupliers quand ils
sont agités par les vents. Les étoffes qu'elles
travailloient étoient d'une finesse et d'un éclat
qu'on ne pouvoit se lasser d'admirer. L'huile,
tant elles étoient serrées, auroit coulé dessus
sans les pénétrer. Car autant que les Phéaciens
surpassent les autres hommes dans l'art de con-
duire un vaisseau léger sur la vaste mer, autant
leurs femmes excellent-elles dans les ouvrages
de tapisserie. Minerve les a remplies d'adresse
et d'industrie pour ces travaux.
De la cour on entre dans un grand jardin de
plusieurs arpens : une haie vive l'entoure et le
ferme de tous côtés. Il est planté de grands
arbres chargés de fruits délicieux. On y voit des
poiriers, des grenadiers, des orangers, des fi-
guiers d'une rare espèce , des oliviers toujours
verts : ils ne sont jamais sans fruits, ni en hiver,
ni en été. Un doux zéphir entrelient leur fraî-
cheur : il fait croître les uns et donne aux autres
la dernière maturité. On voit des poires mûrir
quand d'autres poires sont passées, les figues
succèdent aux figues ; et l'orange , la grenade ,
à la grenade et à l'orange. Dans les mêmes vi-
gnes il y en a une partie sèche qu'on couvre de
terre , une autre qui fleurit et qu'on découvre
pour être échauffée par le soleil, une autre dont
on cueille les grappes , et une autre enfin dont
on presse le raisin ; on en voit qui commen-
cent à fleurir, et à côté on en voit qui sont rem-
plies de grains et d'un jus délicieux.
L'ODYSSÉE. LIVRE VIL
679
Le jardin est terminé par un potager très-
bien cultive, très-abondant enlégumos de tontes
les saisons de l'année. Il y a deux fontaines :
l'une arrose tout le jardin en se partageant en
plusieurs canaux ; l'autre va se décharger à la
porte du palais, et communique leseauxà toute
la ville. Tels étoient les présens que les dieux
avoient faits à Alcinoùs.
Ulysse ne se lassoit point de les admirer.
Après avoir contemplé toutes ces beautés, il
pénètre dans le palais , et trouve les Phéaciens
armés de coupes et faisant des libations à Mer-
cure ; c'étoit les dernières du festin , et ils les
réservoienl pour cette divinité, afin qu'elle leur
procurât le repos de la nuit qu'ils se disposoient
à goûter. Ulysse , toujours couvert du nuage
dont Minerve l'avoit enveloppé , s'avance sans
être aperçu. Il s'approche d'Areté et l'Alcinous,
embrasse les genoux de la Heine : aussitôt l'air
obscur qui l'entouroit se dissipe. Les Phéaciens,
étonnés de le voir tout-à-coup, demeurent dans
le silence; ils le regardent avec surprise : et
Ulysse, tenant toujours les genoux de la Reine,
lui parle en ces termes :
0 Areté, ô fille du divin Rbexenor, après
avoir échappé aux maux les plus cruels , je
viens implorer votre secours , celui de votre
mari et de toute cette auguste assemblée. Que
les dieux vous donnent une vie heureuse! Puis-
siez-vous laisser à vos enfans les richesses de
vos palais et les honneurs que vous avez reçus
de vos peuples! Je vous conjure de me faire re-
voir bientôt ma patrie , car il y a loug-temps
que je souffre, éloigné de tout ce que j'aime.
Ayant ainsi parlé, il se retira contre le foyer,
se tenant assis sur la cendre proche du feu :
tout le mondese taisoit. Enfin le vieil Echénus,
le plus sage des Phéaciens, et qui les surpassoit
tous en savoir et en éloquence, prit la parole
et dit :
Alcinoùs, il n'est point convenable de laisser
cet étranger couché sur la cendre. Les conviés
attendent vos ordres. Relevez-le donc, et l'aites-
le asseoir sur un de ces sièges d'argent. Com-
mandez aux hérauts de verser du vin, afin que
nous fassions des libations au dieu qui lance la
foudre et qui accompagne les étrangers. Oue la
maîtresse de l'oftice lui serve une table couverte
des mets les plus exquis.
Alcinoiis n'eut pas plus tôt entendu ces pa-
roles, qu'il alla prendre Ulysse par la main : il
le relève, il le place à ses côtés sur un siège magni-
fique qu'il lui lit céder par son fils Laodamas qui
étoit assis près de lui, et qu'il aimoit plus que
tous ses au très enfans. [Jne belle esclave verse de
l'eau d'une aiguière d'or sur un bassin d'argent,
et donne à laver à Ulysse. Elle dresse ensuite
une table; et une autre femme, qui avoit un air
vénérable, la couvre de ce qu'elle a de meilleur.
Ulysse en profite avec reconnoissance. Alcinoùs
prend alors la parole, et dit à un de ses hérauts :
Pontonoùs, remplissez une urne de vin, et dis-
tribuez-le à tous les convives, alin que nous
fassions des libations à Jupiter, le puissant pro-
tecteur des étrangers et des supplians.
Il dit : Pontonoùs obéit. Les libations finies,
et chacun des convives ayant bu autant qu'il
vouloit, Alcinoùs leur parla encore ainsi : Ecou-
tez-moi , chef des Phéaciens. Puisque le repas
est fini , vous pouvez vous retirer , il en est
temps, et vous pouvez vous aller jeter dans les
bras de Morphée. Demain nous assemblerons
un plus grand nomble de vieillards , nous trai-
terons notre nouvel hôte dans le palais , nous
oll'rirons des sacrifices aux dieux, et puis nous
songerons à son retour , afin que , délivré de
peines et d'afflictions, il ait la consolation et la
joie de voir, par notre secours, sa chère patrie,
et qu'il y arrive , quelque éloignée qu'elle soit,
sans éprouver rien de fâcheux dans le voyage.
Lorsqu'il sera chez lui, il attendra paisiblement
ce que la destinée et les Parques inexorables lui
ont préparé dès le moment de sa naissance. Peut-
être est-ce quelque dieu descendu du ciel qui
paroît sous la ligure de cet étranger. Les dieux
se déguisent souvent ; ils viennent au milieu de
nous quand nous leur immolons des hécatom-
bes ; ils assistent alors à nos sacrifices , et man-
gent avec nous comme s'ils étoient mortels.
Quelquefois on ne croit trouver qu'un voyageur,
et les dieux se découvrent ; mais c'est quand
nous tâchons de leur ressembler par nos vertus,
comme les Cyclopes se resseml3lent tous par
leur injusfice et par leur impiété.
Ulysse reprit aussitôt : Ayez d'autres senti-
mens , Alcinoiis : je ne suis en rien semblable
aux dieux, ni par le corps^ ni par l'esprit ; vous
ne voyez qu'un homme mortel persécuté par
les plus grandes et les plus déplorables infor-
tunes. Non , et vous en conviendriez si je vous
racontois les maux que j'ai endurés par l'ordre
des dieux; non , personne n'a plus souffert que
celui qui réclame aujourd'hui votre bienfai-
sance. Mais laissons ces tristes détails : permet-
tez que je satisfasse à la faim qui me dévore ,
quoique je sois noyé dans l'affliction. Il n'y a
point de nécessité plus impérieuse que ce besoin.
La Iristessse, les pertes les plus désastreuses, les
malheurs les plus opiniâtres, rien ne fait ou-
blier de la satisfaire. Elle commande en ce mo-
C80
L'ODYSSEE. LIVRE VIL
ment , et je cède à son pouvoir. Mais vous ,
princes hospitaliers , demain , dès que l'aurore
paroîtra , daignez nie fournir les moyens de
retourner dans ma patrie. Quelques maux que
j'aie endurés, pourvu que je la \oie encore , je
consens à perdre la vie.
Il dit, et tous les Phéaciens applaudirent, et
se promirent de seconder les désirs de cet étran-
ger qui venoit de parler avec tant de force et de
sagesse. Les libations étant donc faites, ils se
retirèrent pour aller goûter les douceurs du
sommeil. Ulysse demeura dans le palais; Areté
etAlcinoiisnele quittèrent point. Pendant qu'on
ôtoit les tables, la Reine le lixa plus attentive-
ment ; et ayant reconnu le manteau et les babils
dont il étoit revêtu , et qu'elle avoit faits elle-
même avec ses femmes , elle lui adressa la pa-
role : Etranger , permettez-moi , lui dit-elle ,
de vous demander qui vous êtes, d'où vous
venez, qui vous a donné ces babils. Ne m'avez-
vous pas dit que la tempête vous a jeté sur nos
rivages ?
Grande Reine, répondit le prudent Ulysse ,
il me seroit diflicile de vous raconter les mal-
heurs sans nombre dont les dieux m'ont ac-
cablé , mais je vais répondre à ce que vous me
demandez. Très-loin d'ici, au milieu de la mer,
il y a une grande île nommée Ogygie. Elle est
habitée par Calypso, UUe d'Atlas. C'est une
puissante et redoulable déesse. Aucun dieu ni
aucun homme n'a de commerce avec elle. La
fortune ennemie me conduisit seul en ce lieu.
Jupiter, du feu de son tonnerre, avoit brûlé
mon vaisseau. Tous mes compagnons périrent
à mes yeux. Dans ce péril je saisis une planche
du débris de mon naufrage : neuf jours entiers
je fus , sans la quitter, le jouet des tlots irrités;
enfin le dixième, pendant l'obscurité de la nuit,
les dieux me poussèrent sur les côtes d'Ogygie.
Calypso me reçut, me traita très-favorablement,
m'offrit même de me rendre innnortel et de me
garantir de la vieillesse. Mais ses offres ne me
touchèrent point. Je passai sept ans entiers au-
près d'elle , arrosant tous les jours de mes lar-
mes les habits que m'avoit donnés cette nymphe.
La huitième année, contre mon attente, elle me
pressa de partir : Jupiter avoit changé ses dis-
positions, et Mercure étoit venu lui signifier les
ordres du maitre des dieux et des hommes.
Elle me renvoya sur un vaisseau , me fit beau-
coup de présens, me donna du vin, des viandes,
des habits, et fit souffler un vent favorable. Je
voguai heureusement pendant dix-sept jours :
le dix-huitiènie, je découvrois déjà les noirs
sommets des montagnes de la Phéacie; mon
cœur étoit transporté de joie. Hélas ! je n'étois
pas au terme de mes maux; Neptune m'en pré-
paroit de nouveaux. Pour me fermer le chemin
de ma patrie , il déchaîna les vents contre moi ,
il souleva les flots. Les vagues en courroux ne
me permirent pas long-temps de demeurer sur
mon frêle navire. Je l'invoquai en vain ; je rem-
plissois inutilement l'air de mes cris; un tour-
billon brisa mon vaisseau , je tombai dans la
mer, les vagues me poussèrent contre le rivage.
Mais comme j'étois prêt à sortir de l'eau, un
flot me rejeta avec violence contre d'énormes
rochers. Je m'en éloignai; et nageant encore ,
et à force de bras et d'adresse, j'arrivai à l'em-
bouchure du fleuve. Là je découvris une re-
traite sure , commode et à l'abri des vents : je
gagnai la terre, où j'abordai presque sans vie.
J'y repris mes esprits; et lorsque la nuit fut
venue , je m'éloignai du fleuve et me couchai
dans les broussailles. J'amassai des feuilles pour
me couvrir, et un dieu versa un doux sommeil
sur mes paupières. Je dormis toute la nuit et la
plus grande partie du jour. Je ne me réveillai
que lorsque le soleil étoit lui-même presque au
moment de se coucher. J'aperçus alors les fem-
mes de la princesse votre fille qui jouoient en-
semble : elle paroissoit au milieu d'elles comme
une déesse. Je la conjurai de me secourir; je la
trouvai pleine d'humanité. Devois-je m'atten-
dre à tant de générosité de la part d'une jeune
personne que je voyois pfu" hasard et pour la
première fois? on est d'ordinaire très-inconsi-
déré à cet âge. Elle me fit donner des viandes,
du vin, des habits, des parfums, et me fit laver
dans le fleuve. Voilà la vérité pure , et tout ce
que l'affliction qui me suffoque me permet de
vous apprendre.
Cher étranger , reprit Alcinoûs , je serois
encore plus content de ma fille , si elle vous
avoit conduit elle-même avec ses femmes. Ne le
devoil-elle pas, puisque c'éloit la première
personne que vous rencontriez et dont vous
imploriez le secours? Grand roi, répond Ulysse,
ne la blâmez pas. Elle m'avoit prié de la suivre :
c'est moi qui ne l'ai pas voulu , de peur qu'en
me voyant avec elle , vous ne désapprouvassiez
sa conduite. Des malheureux comme moi ap-
préhendent tout.
Etranger, dit Alcinoûs, je ne suis pas porté
à lanl de défiance , et le parti de l'humanité me
paroit toujours le meilleur. Plût à Jupiter , à
Minerve et à Apollon , qu'étant tel que vous
paroissez, et ayant les mêmes sentimens que
vous m'inspirez , vous voulussiez épouser ma
fille et demeurer avec nous! Je vous donnerois
L'ODYSSÉE. LIVRE YIIL
681
un beau palais et de grandes richesses, si vous
vouliez lixer ici votre séjour. Cependant ni moi
ni aucun de nos Fhéaciens ne vous y retiendra
malgré vous. Le dieu de l'Olympe le désapprou-
veroit. Demain donc, sans dilTérer, tout sera
prêt pour votre retour. Dormez eu attendant ,
dormez avec sûreté. Mes nautonniers iirolite-
ront du temps le plus favorable pour vous ra-
mener dans votre patrie. Ils y réussiront, dus-
siez-vous aller au-delà de l'Eubée, qui est,
comme nous le savons , fort éloignée de nous.
Quelques-uns de nos i)ilotes y ont déjà pénétré
et conduit Rhadamanthe, lorsqu'il alla visiter
Titye, le fils de la Terre. Us le menèrent, et,
malgré cette longue distance , en revinrent le
même jour.
Vous connoitrez vous-même de quelle bonté
sont nos vaisseaux, et avec quelle adresse nos
jeunes Phéaciens frappent la mer de leurs rames.
Ainsi parla Alcmous. La joie se répandit dans
le cœur d'Ulysse, et, s'adressant à Jupiter, il
s'écria : 0 dieu , si Alcinoûs accomplit ce qu'il
promet , sa gloire sera immortelle , et moi je
re verrai ma patrie.
Vers la fin de ce doux et paisible entretien ,
Areté commanda à ses femmes de dresser un lit
sous le beau portique du palais, et de le garnir
de belles étoflés de pourpre, d'étendre dessus et
dessous des peaux et des couvertures très-fines.
Elles sortent aussitôt, tenant àla main des {lam-
beaux allumés : et quand tout fut arrangé, elles
vinrent en avertir Ulysse. 11 se retira, les suivit
sous le superbe portique , où tout étoit préparé
pour le recevoir.
Alcinoûs le quitte aussi, pour aller se reposer
auprès d'Areté, dans l'appartement le plus re-
culé de son palais.
LIVRE VIII.
Lorsque l'aurore parut , Alcinoûs et Ulysse
se levèrent, et tous deux ils sortirent pour se
rendre au lieu de l'assemblée qu'on devoit tenir
devant les vaisseaux. Quand ils y furent arrivés
avec les Pbéaciens, on s'assit sur des sièges de
pierre bien polie.
Minerve prit alors la figure d'un des hérauts
d' Alcinoûs ; elle alla par la ville, et , pour dis-
poser le retour d'Ulysse, s'approchant des prin-
cipaux Phéaciens, elle leur disoit : llàtez-vous,
venez au conseil , écoutez-y les prières de cet
étranger qui arriva hier au palais du Roi : il a
long-temps erré sur les flots de la mer , et je
trouve qu'il ressemble aux immortels. Par ces
jjaroles , Minerve les excite et leur inspire de la
diligence et de l'intérêt. La place et les sièges
sont bientôt remplis : tout le monde regarde
avec étonnementle prudent fils de Laërte. Pal-
las lui avoit donné une grâce toute divine . elle
le faisoit paroître plus grand et plus fort, afin
que par sa taille et par son air il attirât l'estime
et l'attention des Pliéaciens, et pour qu'il réus-
sît dans les jeux nûlitaires qu'on devoit lui pro-
poser pour éprouver sa vigueur et son adresse.
Lorsque tout le monde fut placé , Alcinoûs
prit la parole et dit : Ecoutez-moi , chefs des
Phéaciens : je ne connois point cet étranger ;
j'ignore dou il est venu, et si c'est de l'orient
ou de l'occident ; il nous conjure de lui fournir
les secours et les moyens de retourner dans sa
patrie. Ne nous démentons point en cette oc-
casion : jamais nous n'avons fait soupirer long-
temps après leur retour aucun de ceux qui ont
abordé dans notre île. Qu'on mette donc en mer
un de nos meilleurs vaisseaux , et choisissons
promptement parmi le peuple cinquante-deux
jeunes gens des plus habiles à manier la rame ;
qu'ils préparent tout, et qu'ils viennent ensuite
dans mon palais pour y manger et se disposer
à partir : je fournirai toutes les provisions né-
cessaires.
Pour vous, qui êtes les plus considérables
des Phéaciens , venez m'aider à traiter honora-
blement ce nouvel hôte. Que personne ne s'en
dispense , et qu'on appelle Démodocus , cet ex-
cellent musicien , qui a reçu du ciel une voix
si mélodieuse, et qui charme tous ceux qui l'en-
tendent. En finissant ces mots , le Roi se lève
et marche le premier; les autres le suivent. Un
héraut va prendre Démodocus. Les cinquante-
deux hommes choisis se rendent aussitôt sur le
rivage, lancent à l'eau un excellent vaisseau,
dressent le mât, y attachent des voiles, rangent
les rames , et les lient avec des na uds de cuir.
Quand tout fut prêt , ils se rendirent au palais
d'Alcinoûs. Les portiques , les cours , les salles
furent bientôt remplis. Le Roi fit égorger douze
moutons , huit cochons et deux bœufs. On les
dépouilla, et le festin fut promptement préparé.
Le héraut amène Démodocus : il étoit aveugle ;
mais les Muses, qui le chérissoient, lui avoient
donné une voix délicieuse. Ponionoûs le place
sur un siège d'argent , au milieu des conviés ,
et il l'appuie contre une colonne élevée , à la-
quelle il attache sa lyre au-dessus de sa tête ,
en lui moutrant comment il la pourroit prendre
au besoin. Il met devant lui une table, lacouvre
de viandes , et pose dessus une coupe remplie
682
L'ODYSSÉE. LIVRE VIIL
de vin, afin que Démodocus pût boire quand il
voudroit.Lesconviésprofiteut de la bonne chère;
et quand ils furent rassasiés, les Muses inspirè-
rent à leur favori de chanter les aventures et la
gloire des héros les plus célèbres. Il commença
par un événement qui avoit mérité l'attention
des dieux mêmes : c'est la querelle fameuse sur-
venue entre Achille et Ulysse dans le festin d'un
sacrifice sous le rempart de Troie. Agamemnon
paroissoit ravi que les chefs des Grecs fussent
divisés. Apollon le lui avoit prédit, lorsque,
prévoyant les malheurs qui menaçoient la Grèce
et les Troyens , il se rendit dans le superbe
temple de Python, pour y consulter l'oracle.
Démodocus ravit de joie et d'admiration tous
les assistans. Ulysse, attendri , prit son man-
teau, l'approcha de son visage, et se cacha pour
que les Phéaciens ne le vissent pas répandre des
larmes. Dès que Démodocus cessoit de chanter,
Ulysse cssuyoit ses yeux, se découvroit le visa-
ge, prenoit une coupe et faisoit des libations
aux dieux immortels. Mais lorsque les Phéa-
ciens, charmés d'entendre ce chantre divin , le
pressoient de recommencer, Ulysse reconnnen-
çoit aussi à répandre des larmes , et s'elforçoit
de les cacher. Aucun des conviés ne le remar-
qua , à l'exception d'Alcinoiis , qui avoit fait
asseoir son hôte à côté de lui. Les soupirs qui
lui échappoient l'avoient pénétré; et pour les
faire cesser, s'adressant aux convives, il leur
dit. Je crois , chers Phéaciens, que vous ne
voulez plus manger, et que vous avez assez en-
tendu de musique, qui est cependant l'accom-
pagnement le plus agréable des festins. Sortons
donc de table; montrons à cet étranger notre
adresse dans les jeux et les exercices, afin que,
de retour dans sa patrie, il puisse raconter à ses
amis combien nous surpassons les autres na-
tions dans les combats du ceste, à la lutte, à la
course et à la danse.
Use lève en même temps, il sort de son pa-
lais : les Phéaciens le suivent. Ponlonoùs sus-
pend à une colonne la lyre de Démodocus, le
prend par la main , le conduit hors de la salle
du festin, et le mène par le chemin que tenoient
les Phéaciens pour aller voir et admirer les
exercices qu'on venoil d'annoncer. Ils arrivè-
rent dans une place immense, une foule innom-
brable de peuple s'y étoit déjà rassemblée. Plu-
sieurs jeunes gens alertes et très-bien faits se
présentent pour disputer le prix.
C'étoient Acronéc, Euryale, Élatrée, Nantes,
Prumnès, Anchiale fils du constructeur Poly-
néC; Cretmès, Pontés, Prorès, Thoon, Anabe-
sinès, Amphiale, semblable au dieu terrible de
la guerre, et Naubolide, qui, après le prince
Laodamas , surpassoit tous les Phéaciens en
force et en beauté. Les trois fils d'Alcinoiis se
présentèrent aussi, Laodamas, Halius et le divin
Clytonée. Voilà ceux qui se levèrent pour la
course. On leur désigna la carrière qu'il falloit
parcourir. Ils partent tous en même temps , ils
volent , et font lever en courant des nuages de
poussière qui les dérobent presque aux yeux
des spectateurs. Mais Clytonée , plus agile
qu'eux, les devance, et les laisse tout aussi
loin derrière lui que de fortes mules traçant
dessillons dans un champ, laissent derrière
elles des bœufs pesans et tardifs.
Après la course, on vint aux pénibles exer-
cices de la lutte. Euryale obtint la palme. Am-
phiale fit admirer à ses concurrens mêmes sa
grâce et sa légèreté à la danse ; Elatrée rem-
porta le prix du disque , et Laodamas celui du
ceste.
Après ces premiers essais, Laodamas prit la
parole et leur dit : Mes amis , demandons à cet
étranger s'il ne s'est point appliqué à quelques-
uns de nos exercices. Il est très-bien fait ; ses
jambes, ses cuisses, ses mains, ses épaules mar-
quent une grande vigueur. Il ne manque point
de jeunesse, mais peut-être est-il alfoibli par
les grandes fatigues qu'il a essuyées. Les tra-
vaux de la mer sont, à ce que je pense, ce qui
épuise le i)lus un homme , quelque robuste
qu'il puisse être.
Vous avez raison , répond Euryale à Laoda-
mas ; j'approuve fort la pensée qui vous est
venue. Allez donc , et provoquez vous-même
votre hôte. A ces mots le brave fils d'Alcinoiis
s'élance au milieu de l'assemblée , et parle à
Ulysse en ces termes . Venez, généreux étran-
ger, et entrez en lice si vous savez quelques-
uns de nos jeux , et vous paroissez les savoir
tous. Pour moi , je ne vois rien de plus glo-
rieux pour un homme, que de réussir dans les
exercices du corps. Venez donc vous éprouver
contre nous. Eloignez la tristesse de votre es-
j)rit, votre départ ne sera pas longtemps différé,
On a déjà lancé à l'eau le vaisseau qui doit vous
porter, et vos rameurs sont tout prêts.
Le prudent Ulysse lui répondit : Laodamas.
pourquoi vous moquez-vous de moi en me fai-j
saut cette proposifion ? Je suis bien plus occupe
de mes maux que de vos combats. Quel sou-
venir amer et désolant que celui de tout ce que'
j'ai souffert ! je ne pai'ois ici que pour solliciter
le secours dont j'ai besoin pour m'en retourner.
Que le Roi , que le peuple exauce mes vœux ,
et je n'ai plus rien à désirer.
L'ODYSSÉE. LIVRE YIIL
683
Eur^jale réplique inconsidérément : Vous ne
\ons êtes donc pas formé à ces combats établis
chez toutes les nations célèbres? N'auriez-vous
passé votre vie qu'à courir les mers pour trafi-
quer ou pour piller? N'auriez-vous commandé
qu'à des matelots , et songé qu'à tenir registre
de provisions , de marchandises et de protits ?
Vous n'avez efl'ectivement pas l'air et le ton
d'un athlète ou d'un guerrier,
Ulysse, le regardant avec des yeux pleins
d'indignation , lui dit : Jeune homme , vous
vous oubliez : quel propos vous osez tenir sans
me connoître ! Nous ne le voyons que trop, les
dieux partagent et divisent leurs faveurs. Il est
rare qu'on trouve rassemblés dans un seul
homme la bonne mine, le bon esprit et l'art de
bien parler. L'un manque de beauté, mais les
dieux l'en dédommagent par le talent de la
parole ; il se distingue et se fait admirer par
son éloquence; il parle avec assurance; il ne
lui échappe rien qui l'expose au repentir; il
s'exprime avec une douceur et une modestie
qui entraînent et persuadent la multitude ; il
est l'c-racle des assemblées, et, dès qu'il paroîl,
on le suit comme une divinité. Un autre a la
beauté des immortels, mais les grâces ne sont
pas répandues sur ses lèvres. N'en êtes-vous
pas une preuve? Vous êtes parfaitement bien
fait ; et je ne vois pas que les dieux mêmes
pourroient ajouter à vos avantages extérieurs.
Mais vous manquez de discrétion , vous parlez
légèrement , et je n'ai pu vous entendre sans
colère. Non, je ne suis point ce que vous pensez,
et les exercices que vous estimez tant ne me
sont point étrangers. J'y excellois même dans
ma jeunesse. L'âge et les revers, les fatigues
de la mer et d'une longue guerre que j'ai sou-
tenues , car il y a long-temps que le malheur
me poursuit, ont épuisé mes forces. Cependant,
quelque affoibli que je sois , je veux entrer en
lice ; vos reproches m'ont vivement piqué ; ils
ont réveillé mon courage. Il dit ; et s'avançant
brusquement, sans se débarrasser même de son
manteau , il prend un disque beaucoup plus
grand, plus épais et plus pesant que ceux dont
se servoient les Phéaciens : après lui avoir fait
faire plusieurs tours avec le bras, il le pousse
d'une main si forte que la pierre siffle en fen-
dant les airs, et que plusieurs Phéaciens tom-
bèrent étonnés de l'effort avec lequel elle fut
jetée. Le disque ainsi poussé passe de très-loin
les marques de ses rivaux. Minerve , sous la
ligure d'un homme, désigne elle-même l'en-
droit où le disque s'arrête, et s'écrie avec admi-
ration qu'un aveugle le distingucroit sans peine
en tâtonnant, tant il est éloigné de tous les au-
tres. Prenez courage, ajoute la déesse ; personne
ici n'ira aussi loin, personne ne poun-a vous
surpasser. Ulysse est étonné et ravi de trouver
quelqu'un dans l'assemblée qui le favorise si
hautement. Il se radoucit, et dit aux Phéaciens
avec une modeste hardiesse : Que les plus
jeunes et les plus robustes d'eutre vous attei-
gnent ce disque s'ils le peuvent ; je vais en lan-
cer un autre aussi pesant et beaucoup plus loin,
à ce que j'espère. Pour ce qui est des autres
exercices, puisque vous m'avez défié, je consens
à éprouver mes forces contre le premier qui
osera me le disputer, soit au ceste, soit à la lutte
ou à la course ; je ne refuse personne excepté
Laodaraas. Il est mon hôte; et qui voudroit
combattre contre un prince dont il a été si hu-
mainement traite ? il n'y a qu'un insensé , qui
pût se permettre de disputer le prix des jeux,
dans un pays étranger , à celui même qui l'a
accueilli avec bonté . ce seroit la mécoimoitre
et agir contre ses propres intérêts. Mais pour
les autres braves Phéaciens, je ne refuse ni ne
dédaigne aucun de ceux qui voudront éprouver
mon adresse. Je puis dire que je n'en manque
pas à ces sortes de jeux. Je sais aussi me servir
de l'arc ; j'ai souvent frappé au milieu de mes
ennemis celui que je choisissois, quoiqu'il fût
environné de compagnons d'armes tenant leur
arc bandé contre moi. Le seul Philoctète me sur-
passoit quand nous nous exercions sous lesmurs
de Troie ; mais je crois l'emporter sur tous les
autres hommes qui sont aujourd'hui sur la terre
et qui se nourrissent des dons de Cérès. Je ne
prétends pas au reste m'égaler aux héros qui
existoient avant nous , tels qu'étoient Hercule
et Eurytus d'Œchalie. Ils le cédoient à peine
aux dieux mêmes. Eurytus fut puni de cette
arrogante présomption, et ne parvint pointa un
âge avancé; car Apollon, irrité de ce qu'il avoit
eu l'audace de le défier , lui ôta la vie. Je lance
une pique plus loin qu'un autre ne darde une
ilèche. Je craindrois seulement que quelqu'un
de vous ne me surpassât à la course, car je n'ai
plus de forces ; je les ai consumées à lutter pen-
dant plusieurs jours contre les flots et contre
la faim, après que mon vaisseau a été brisé par
la tempête.
Ainsi parla Ulysse : personne n'osa lui rien
répliquer. Le seul Alcinoûs, prenant la parole,
lui dit : Cher étranger, rien de plus convenable
que ce que vous venez de dire. Nous ne vous
blâmons point ni de la sensibilité que vous té-
moignez pour les reproclies si déplacés d'Eu-
ryale, ni de la proposition que vous nous faites
68 i
L'ODYSSÉE. LIVRE VIIL
d'essayer vos forces et \olro adresse contre nous.
Peul-on, sans être injuste, niéconnoîlre \otre
mérite et vos talens ? Mais écoutez-moi, je vous
en prie, afin qu'un jour , retiré dans \os Etats
et conversant à table avec votre femme, vos
enfans et les hôtes que vous y admettrez, vous
puissiez leur raconter ce que vous avez vu clicz
les Pliéaciens, la vie qu'ils mènent, leurs occu-
pations, leurs anmsemens, et les exercices dans
lesquels ils ont constamment excellé. Nous ne
somnies pas les meilleurs lutteurs du monde, ni
ceux qui se servent le mieux du cesie ; mais nul
peuple ne court ni n'entend la navigation
comme nous. Nous aimons les festins, la mu-
sique et la danse ; nous prenons plaisir à chan-
ger souvent d'habits, à prendre le bain chaud ;
nous sonmies jaloux de tout ce qui rend la vie
agréable et commode.
Allons donc, jeunes Pliéaciens, vous surtout
qui vous distinguez dans la danse, montrez à
cet illustre étranger tout ce que vous savez, afin
qu'à son retour il apprenne aussi à ses amis
combien nous surpassons les autres peuples à
la course, à la danse, dans la nmsique et dans
l'art de conduire des vaisseaux. Hue quelqu'un
aille promptement chercher la lyre de Démo-
docus, qu'on a laissée suspendue à une colonne
dans mon palais.
Ainsi parla le divin Alcinoiis : un héraut se
détache aussitôt pour aller prendre cet instru-
ment. Neuf juges furent choisis au sort pour
présider aux jeux et régler tout ce qui ét(jit né-
cessaire. Ils se pressent de faire aplanir le lieu
où l'on devoit danser. Le héraut arrive ; il
donne la lyre à Démodocus , qui se place dans
le centre. Les jeunes gens se rangent autour de
lui ; ils conmiencent , ils frappent la terre de
leur pied léger. Ulysse les regarde en applau-
dissant à l'agilité, à la justesse de leurs mouve-
mens. Démodocus chantoit sur sa lyre les
amours de Mars et de Vénus, le début de cette
intrigue , les présens que le dieu de la guerre
lit à la déesse de la beauté, l'accueil qu'elle lui
lit. Phébusen fut témoin, il en avertit Vulcain.
A cette nouvelle le dieu vole dans son atelier ;
il redresse son enclume, et, pour se venger, il
forge des tilets qu'on ne pouvoit ni rompre ni
relâcher. Sa fureur contre Mars lui fait imaginer
cette espèce de piège. Quand il l'eut mis en état
de servir son ressentiment , il entre dans son
appartement, il l'entoure de ses liens indisso-
bles : ils étoient comme des iîls de toiles d'arai-
gnée ; nul homme, nul dieu même ne pouvoit
les apercevoir, tant le travail en étoit tin et dé-
licat. Vulcain , après avoir dressé le piège oi^i
devoit se prendre les deux amans, annonça qu'il
partoil pour Lemnos , qu'il préfère à toutes les
autres contrées oii on l'honore. Mars, qui l'é-
pioit, crut légèrement qu'il s'absentoit, et court
aussitôt chez la belle Gythérée Les mau-
vaises actions sont rarement impunies , s'écria
un des dieux présens à cette honteuse scène. La
lenteur a surpassé la vitesse : le tardif Vulcain
a attrapé Mars, le plus léger de tous les dieux...
Démodocus chantoit toutes ces aventures. Ulysse
et les Pliéaciens étoient ravis de l'entendre. Al-
cinoiis commanda à ses deux fils , Halius et
Laodamas, de danser seuls, car nul autre n'o-
soit se mesurer à ces deux princes. Pour mon-
trer leur adresse, ils se saisissent d'abord d'un
ballon couleur de pourpre, brodé par les mains
habiles de Polybe. L'un d'eux , se pliant et se
renversant en arrière, le pousse jusqu'aux
nues; l'autre le reprend en sautant, et le re-
pousse aNant qu'il tombe à leurs pieds. Après
s'être ainsi essayés, ils se mirent à danser avec
une grâce et une justesse merveilleuses. Les
jeunes gens qui étoient debout autour de l'en-
ceinte battoient des mains , et tout retentissoit
de leurs ap[)laudissemens. Alors Ulysse dit à
Alcinoiis : Vous aviez grande raison de me pro-
mettre d'excellens danseurs : vous tenez bien
votre parole. Je ne puis vous exprimer le plaisir
qu'ils me font et l'admiration qu'ils me cau-
sent.
Alcinoiis parut touché de cet éloge ; et s'a-
dressaut aux Pliéaciens, il leur dit : Cet étran-
ger me semble un homme sage et d'une rare
prudence; faisons-lui, selon l'usage pratiqué
pour les hôtes d'un grand mérite , faisons-lui
des présens convenables. Vous êtes ici douze
princes delà nation, qui la gouvernez sous moi
qui suis le treizième. Que chacun de nous lui
olfre un manteau, une tunique bien lavée, et
un talent d'or. Apportons-les au plus vite, alin
que, touché de notre générosité, ce soir il se
nielle à table avec plus de joie. J'exhorte aussi
Euryale à l'apaiser par des excuses et par des
présens, car il a manqué à la justice et aux
égards qu'il lui devoit.
Il dit : tons les princes approuventAlcinoiis,
et chacun d'eux commande aussitôt à son héraut
d'aller prendre les présens. Euryale lui-même,
s'adressant à Alcinoiis, promet de donner à
Ulysse la satisfaction qu'on exige. Il lui pré-j
sente une épée d'un acier très-tin, dont la poi-|
gnéc est d'argent et le fourreau couvert d'un]
ivoire merveilleusement travaillé. J'espère
dit-il à Ulysse, que vous ne trouverez pas cette!
arme indigne de vous : acceptez-la, ô moaj
L'ODYSSÉE. LIVRE YIK.
685
père; et s'il m'est échappe quelques reproches
que vous ne méritez pas, que les \ents les em-
portent, et qu'ils sortent pour toujours de votre
mémoire. Fassent les dieux que vous ayez bien-
tôt la consolation de revoir votre femme et votre
|iatrie ! N'y a-t-il pas assez long-temps que le
maih.eur vous persécute et vous tient éloigné
de tout ce qui vous aime ? Cher Euryale , re-
partit Ulysse, je prie les dieux de vous combler
de joie et de prospérité. Puissiez-vous ne sentir
jamais le besoin de cette épée ! Tout ce que
vous m'avez dit est réparé par le don magni-
fique que vous me faites , et par les douces
paroles qui l'accompagnent. En achevant ces
mots, le roi d'Itaque met à son côté cette riche
épée. Le soleil alloit se coucher : les autres
présens arrivent, portés par des hérauts. On les
dépose aux pieds d'Alciuous; ses enfans les
prennent et les portent eux-mêmes chez la
Reine. Le Roi marchoit à leur tête. Lorsqu'ils
furent arrivés dans l'appartement d'Areté , et
qu'on eut placé et fait asseoir les chefs des
Phcaciens, Alcinoiis dit à la Reine : Ma femme,
faites apporter ici la plus belle de mes cassettes,
mettez-y un beau manteau et une tunique neu-
ve. Ordonnez à vos esclaves de faire chauffer de
l'eau ; il faut faire baigner notre hôte, étaler en-
suite et ranger proprement nos présens. J'espère
que ce beaucoup d'u.'il lui donnera une joie se-
crète, et le préparera à goûter mieux le plaisir
de la table et de la musique. Pour moi , je le
prie d'accepter une belle coupe d'or, afin qu'il
se souvienne de moi , et qu'il fasse tous les
jours des libations à Jupiter et aux autres
dieux.
La Reine commande aussitôt à ses femmes de
mettre un trépied sur le feu : elles obéissent ,
portent un grand vaisseau d'airain, le remplissent
d'eau, mettent dessous beaucoup de bois. Dans
un moment la flamme s'élève et l'eau com-
mence à frémir.
Cependant Areté se fait apporter une belle
cassette pour Ulysse : elle y dépose les habits,
Tor, tous les présens des Phéaciens ; elle y
ajoute pour elle-même une tunique et un man-
teau magnilique. Quand tout fut rangé avec
beaucoup d'ordre, la Reine lui dit : Considérez
tout ce que cette cassette renferme , mettez-y
votre sceau , afin que dans le voyage on n'en
dérobe rien pendant que vous dormirez dans
votre vaisseau.
Le fds de Laërte , après avoir admiré tous
ces riches présens , après en avoir marqué sa
reconnoissance , baisse le couvercle de la cas-
selle, et la scelle d'un nœud merveilleux dont
Circé lui avoit donné le secret. On l'avertit en-
suite d'entrer dans le bain; il le trouve chaud :
il en jiaroît ravi, car il n'en avoit point usé
depuis qu'il étoit sorti de la grotte de Calypso.
Alcinoiis ne lui laisse rien à désirer, et après
que les femmes d'Areté l'ont fait baigner, après
qu'elles lui ont prodigué les parfums les plus
exquis, elles lui jettent de magnifiques habits.
Ulysse quitte la salle des bains et se rend dans
celle des festins. Nausicaa, dont la beauté éga-
loit celle des déesses mêmes, étoit à l'entrée de
la salle. Dès qu'elle aperçut Ulysse . elle fut
frappée d'étonnement, et lui dit : Etranger, je
vous salue. Quand vous serez arrivé dans votre
patrie, ne m'oubliez pas ; car je suis la pre-
mière qui vous ai secouru , et c'est à moi que
vous devez la vie.
Ulysse lui répondit : Belle Nausicaa, fille du
grand Alcinoiis , que Jupiter me conduise au-
jjrès de ma femme et de mes amis, et je vous
promets de me souvenir sans cesse de vous, et
de vous adresser tous les jours des vœux comme
à une déesse tutélaire à qui je dois la vie et mon
bonheur.
Après ce remerciement fait à Nausicaa, Ulvsse
s'asseoit auprès d'Alcinoiis. On sert les viandes
découpées, on môle le vin dans les urnes : un
héraut amène par la main Démodocus; il le
place au milieu des convives et contre une co-
lonne qui lui servoit d'appui. Alors le fils de
Laërte, s'adressant au héraut, prend la meil-
leure partie du morceau qu'on lui avoit servi
par honneur , et le charge de le porter de sa
part à Démodocus . et de lui dire que la tris-
tesse qui flétrit son ame ne le rend point insen-
sible à ses chants divins. Les chantres comme
lui , ajoute Ulysse, doivent être chéris et ho-
norés de tous les hommes. Ce sont les Muses
qui les inspirent, et ils en sont les principaux
favoris.
Il dit, et le héraut s'acquitte de sa commis-
sion. Démodocus est touché de cette attention.
Les convives se livrent au plaisir de la bonne
chère ; et quand l'abondance eut chassé la faim,
Ulysse adresse la parole à Démodocus. Il n'y a
point d'hommes, lui dit-il, qui méritent plus
de louanges que vous. Vous êtes instruit par
les Muses, ou plutôt par Apollon lui-même.
Quand vous auriez été au siège de Troie, quand
du moins quelques-uns de ceux qui s'y sont le
j)lus distingués vous en auroient parlé, vous ne
pourriez pas chanter d'une manière plus tou-
chante les travaux des Grecs et tout ce qu'ils y
ont fait et souffert. Mais continuez, et racontez-
nous, je vous prie, l'aventure du cheval de bois
686
L'ODYSSÉE. LRRE VIII.
que construisit Epéus avec le secours tle Mi-
nerve : (le quelle manière Ulysse le fit conduire
dans la citadelle, après l'avoir rempli des guer-
riers qui dévoient saccager Ilion. Si vous réus-
sissez à nous dépeindre ce merveilleux strata-
gème, je publierai partout que c'est Apollon
qui vous a inspiré de si beaux cbants.
Aussitôt Démodocus , saisi d'un divin en-
tbousiasnie, se met à chanter. Il commence au
moment que les Grecs mirent le feu à leurs
tentes, et tirent semblant de se retirer sur leurs
vaisseaux. Ulysse, avec plusieurs des principaux
capitaines, étoit au milieu de la ville , caché
dans les flancs du cheval de bois, et les Troyens
ont l'imprudence de le trainer jusque dans la
citadelle. Après l'y avoir placé, ils délibèrent
autour de celte énorme machine , et il y eut
trois avis : les uns vouloicnt qu'on la mit en
pièces, les autres conseilloieiit de la précipiter
du haut des remparts dans les fossés, et les troi-
sièmes de la conserver et de la consacrer aux
dieux pour les apaiser. Cet avis devoit préva-
loir. Le destin avoit résolu la ruine de Troie,
puisqu'il avoit permis qu'on fit entrer dans son
euceiute ce colosse immense avec les guerriers
qui alloient y porter la désolation et la mort. Il
chante ensuite comment les Grecs, sortis des
flancs de ce cheval comme d'uue vaste caverne,
saccagèrent la ville ; il représente leurs plus
In-aves héros portant partout le ter et la flamme.
11 dépeint Ulysse semblable au dieu Mars, et
courant avec Ménélas au palais de Déiphobus ;
le combat furieux et long-temps incertain qu'ils
y soutinrent . et la victoire qu'ils remportèrent
par le secours de Minerve. Ainsi chanloit Dé-
modocus. Ulysse fondoit en larmes . et son
visage eu étoit couvert. L'attendrissement qu'il
éprouvoit n'éloit pas moins touchant que celui
d'une femme , qui , voyant tomber son mari
combattant pour sa patrie el pour ses conci-
toyens, sort é])erdue, et se jette en gémissant
sur son corps expirant, le seri'e entre ses bras,
et semble braver les ennemis cruels qui redou-
blent leurs coups et préparent à cette infortunée
une dure servitude, une longue suite de misères
et de travaux. Uniquement occupée de sa perte
p"ésente, elle ne déplore qu'elle, elle se la-
mente, elle ne songe qu'à sa douleur actuelle.
Ainsi pleuroit Ulysse. Les Phéaciens ne s'en
aperçurent point: Alcinoûs, auprès de qui il
étoit, fut le seul qui vit couler ses pleurs et qui
entendit ses sanglots. Sensible à l'élat où il lui
paroissoit , il pria les convives de trouver bon
qu'il fît cesser Démodocus. Ce qu'il chante ,
dit-il , ne fait pas la même impression de plaisir
sur tous les assistans. Depuis que nous sommes
à table, et que ce divin musicien s'accompagne
de la lyre, mon nouvel hôte n'a cessé de pleurer
et de gémir. Une profonde tristesse s'est em-
parée de lui ; écartons ce qui peut la causer :
que Démodocus suspende ses chants, et que cet
étranger partage gaiement avec nous le plaisir
que nous trouvons à le traiter. Cette fêle n'est
que pour lui ; c'est pour lui que nous équipons
un vaisseau ; c'est à lui que nous adressons des
présens: un étranger, un suppliant, doivent
être regardés comme frères par tout homme qui
a l'anie honnèle et sensible. Mais, étranger, ne
refusez pas de répondre exactement à ce que je
vais vous demander. Apprenez-moi le nom que
votre père et votre mère vous ont donné, et
sous lequel vous êtes connu de vos voisins ; car
tout homme, quel qu'il soit, en reçoit un eu
naissant. Dites-nous quelle est votre patrie;
quelle est la ville que vous habitez , afin que
nous vous y remenions sur nos vaisseaux qui
sont doués d'intelligence. Car il faut que vous
sachiez que les vaisseaux des Phéaciens n'ont
besoin ni de pilotes ni de gouvernail pour les
conduire : ils ont de la connoissance comme les
hommes, et savent les chemins des villes et de
tous les pays; ils parcourent les plus longs es-
paces , toujours enveloppés d'épais nuages qui
les empêchent d'être découverts par les pirates
ou nos ennemis, et jamais il n'ont à craindre
ni les orages ni les écueils.
Je me souviens seulemeni d'avoir entendu
dire à mon père Nansithoiis, que Neptune
enfreroit en colère contre nous , parce que nous
devions nous cliarger trop facilement de re-
conduire tous les hommes , sans distinction ,
qui reclameroient notre secours , et qu'il nous
menaçoit qu'un jour, pour nous punir d'avoir
remené dans sa patrie un étranger qu'il n'ai-
moil pas . il feroit périr notre vaisseau , et que
noti-e ville seroit écrasée par la chute d'une
montagne voisine. Voilà la prédiction de ce vé-
nérable vieillard. Les dieux peuvent l'accom-
plir ou la laisser sans effet , selon leur volonté :
racontez-nous à présent , sans déguisement et
sans crainte, quelle tempête vous a fait perdre
voire route ; dans quelles contrées , dans quelles
villes vous avez été ; quels sont les peuples
que vous avez trouvés cruels , sauvages , in-
justes; quels sont ceux qui vous ont paru hu-
mains et hospitaliers. Apprenez-nous pourquoi
vous pleurez et vous soupirez quand vous en-
tendez parler des Troyens et des Grecs. Les
dieux, qui permirent la chute de cette fameuse
ville , nous font trouver dans cette catastrophe
L'ODYSSEE. LIVRE LX.
687
de quoi les célébrer et nous instruire. Avez-
vous perdu devant (-ettc place un beau-père ,
un gendre, quehjues autres parens encore plus
procbes? y auriez-vous vu périr un ami, com-
pagnon d'armes , sage et fidèle! car un tel ami
n'est pas moins digne qu'un frère de nos ten-
dres et éternels regrets.
LIVRE IX.
Comment se refuser aux prières du plus juste
et du plus bumain des rois '.' répondit Ulysse à
Alcinoùs. Ne vaudrait-il pas mieux cependant
entendre Démodocus, dont les cbants égalent
par leur douceur celui des immortels? Non, je
ne connois rien de plus agréable que de voir
régner l'aisance et la joie dans tout un peuple,
que de le voir goiiter paisiblement les plaisirs
de la table et de la musique : c'est l'image ra-
vissante du bonbeur.
Ne seroit-ce pas le troubler, ce bonbeur, ne
serait-ce pas réveiller tous mescbagrins, que
de vous raconter l'bistoire de mes malbeurs?
Par où commencer ce triste récit , et par où
dois-je le finir ? Car il est peu de traversts que
les dieux ne m'aient fait éprouver.
Je vous dirai d'abord mon nom : daignez le
retenir. Si les dieux me protègent contre les
malbeurs qui me menacent encore, malgré la
longue distance qui sépare ma patrie de la
vôtre, accordez-moi de vous demeurer toujours
uni par les liens de l'bospitalité.
Je suis Ulysse, Ulysse fils de Laërte. J'ai
acquis quelque réputation par mon adresse et
ma prudence; les dieux mêmes ont applaudi à
mon courage et à mes succès dans la guerre.
Ma patrie est l'ile d'Rbaque, dont l'air est très-
sain j et qui est célèbre par le ment Nérite tout
couverl de bois ; elle est environnée de plusieurs
autres îles toutes babitées et qui en dépenrlent,
de Dulicbium , deSamé, de Zacyntbe qui n'est
presque qu'une forêt. Itbaque touclie pour ainsi
dire au continent : elle est plus septentrionale
que les autres îles; car celles-ci sont , les unes
au midi, les autres au levant. Le sol en est pier-
reux et peu fertile, mais on y élève des bommes
braves et robustes. Tel est le lieu de ma nais-
sance; il y en a de plus beaux, mais il n'y en
a point de plus cber à mon cœur.
J'en ai été très-long-temps éloigné, (^.alypso
a voulu me retenir dans ses Etats et m'a offert
sa main immortelle. Circé, si célèbre par ses
secrets merveilleux , a tout tenté inutilement
pour me fixer dans son palais encbanlé. J'ai
résisté à leurs promesses et à leurs ebarmes.
Rien n'a pu me fainî oublier ma patrie , mes
parens et mes amis. J'ai cédi' à ce sentiment si
profond et si légitime ; je lui ai sacrifié les bon-
neuis , les ricbesses , les plaisirs, et l'inmior-
talité même.
jMais il est temps de vous raconter mon bis-
loire et les malbeurs, qui, par l'ordre des
dieux, ont ti'aversé mon retour depuis la trop
fameuse expédition de Troie. Dès que je quittai
cette ville infortunée, dès que je mis à la voile,
un vent furieux et contraire me poussa sur les
côtes des Ciconiens, vers le mont Ismare. J'y
fis une descente , je pillai et saccageai leur prin-
cipale ville. Les ricbesses et les captifs furent
partagés avec égalité , après quoi je pressai mes
compagnons de partir et de se rembarquer au
plus vite. Les insensés refusèrent de m'obéir,
et s'amusèrent à faire bonne clière sur le ri-
vage. Le vin ne fut point épargné ; ils égor-
gèrent quantité de bœufs et de moutons. Pen-
dant ce temps-là, ce qui restoit des Ciconiens
implora le secours de ses voisins. Ils étoient
plus éloignés de la mer. De ces endroits bien
jieuplés il s'assend)le une armée d'bommes plus
aguerris que les premiers, beaucoup mieux dis-
ciplinés, et très-accoutumés à combattre à pied
et à cbeval. Ils parurent dès le lendemain en
aussi grand nombre que les feuilles et les fleurs
que font naître le printemps et les larmes de
l'aurore. Alors tout cbange , les dieux se dé-
clarent contre nous; et ce furent là nos pre-
miers , mais non pas nos derniers malheurs.
Nos ennemis s'avancent, nous attaquent de-
vant nos vaisseaux à coups d'épées et de javelots
armés de pointes d'acier. Nous résistâmes long-
temps et courageusement. Pendant tout le ma-
tin , les efforts de cette multitude ne nous ébran-
lèrent point ; mais quand le soleil pencba vers
son déclin , nous fumes enfoncés, et les Cico-
niens curent 1 avantage sur les Grecs. Chacun
de nos vaisseaux perdit six bommes, le reste se
sauva , et nous nous éloignâmes précipitamment
d'une plage qui nous avoit coûté tant de sang.
Quand nous fûmes en pleine mer, nous nous
arrêtâmes, et nous ne partîmes qu'après avoir
prononcé tristement et à haute voix le nom de
ceux de nos compagnons qui étoient tombés
sous le fer des Ciconiens. Cette funèbre céré-
monie finie , nous dirigeâmes notre marche vers
Ithaque. Jupiter alors fit souffler un vent de
Borée très-violent : la tempête devient furieuse,
d'épais nuages nous cachent la terre et la mer,
la nuit tombe en quelque sorte du ciel sur nos
688
L'ODYSSÉE.
navires; ils sont poussés dans mille sens con-
traires, et ne peuvent tenir de route certaine.
Les vents déchaînés déchirent nos voiles : nous
nous pressons de les baisser , de les plier pour
éviter la mort, et à force de rames nous gao^nons
une rade sûre et bien abritée. Nous y demeu-
râmes deux jours et deux nuits , accablés de
travail et d'affliction ; mais le troisième , dès
l'aurore , nous élevâmes les mais , nous éten-
dîmes nos voiles bien réparées, et nous nous
remimes en mer. Les pilotes , à l'aide d'un vent
favorable , prirent la route la plus certaine et
la plus courte. Je me flattois d'arriver bientôt,
quand je me vis encore contrarié par les courans
et par le souffle impétueux de Borée. En dou-
blant le cap de Malée , je fus jeté loin de l'île
de Cythère , et durant neuf jours je me vis le
jouet de cette seconde tenipèle. Le dixième
nous abordâmes au pays des Lotopha^es, ainsi
appelés parce qu'ils se nourrissent du fruit d'une
plante connue dans leur pays. Nous y mîmes
pied à terre , et y puisâmes de l'eau. Mes com-
pagnons dînèrent sur le rivage procb.e de nos
vaisseaux. Huand ils eurent satisfait à ce besoin,
j'en choisis deux avec un héraut , que je char-
geai d'aller reconnoître le terrain et les hommes
qui l'habitoient. Ils nous quittent et se mêlent
avec les Lolophages. Ce peuple ne leur fit aucun
mal , mais il leur donna à goûter du fruit du
Lotos. Ceux qui en mangèrent îîc songeoicnt
plus à venir nous joindre ; ils oublioient jusqu'à
leur patrie , et vouloient rester avec ces nou-
veaux hôtes , afin d'y vivre d'un fruit qui leur
paroissoit si délicieux. Je les contraignis de re-
venir : malgré leurs larmes je les fis monter
sur les vaisseaux; et pour prévenir leur déser-
tion , on les y attacha aux bancs des rameurs.
Je commandai à mes autres compagnons de se
rembarquer promptement , de peur que quel-
qu'un d'entre eux , venant à goûter de ce lotos,
ne voulût nous abandonner.
Ils montent sans dilférer , s'asseoient , et ,
rangés avec ordre , frappent les flots de leurs
rames. Le port s'éloigne, la hauteur du rivage
décroît, nous approchons de la terre des Gy-
clopes , honmies arrogans , injustes, et qui, se
fiant au hasard, ne plantent iii ne sèment, et se
nourrissent des fruits que la terre produit d'elle-
même. Tout y vient sans culture , le froment ,
l'orge, les vignes : les pluies et la chaleur les
font croître et mûrir. Ils ne tiennent point d'as-
sendjlée nationale , ne connoissent point de
lois; ils n'observent aucune règle de police. Ils
habitent sur le haut des montagnes ou dans
des cavernes profondes ; chacun y gouverne sa
LIVRE IX.
famille et règne souverainement sur sa femme
et sur ses enfans, sans se mettre en peine des
autres.
Proche du port , et à quelque distance du
continent, on trouve une île couverte de grands
arbres et pleine de chèvres sauvages. Elles n'y
sont point épouvantées par les chasseurs , qui ,
s'exerçant ailleurs à poursuivre des bêtes fauves
dans les bois et sur les montagnes , ne vont
jamais dans cette île inhabitée. On n'y voit donc
ni bergers ni laboureurs. Tout y est inculte et
sans autres habitans que ces troupeaux bêlans.
Los Cyclopes ne peuvent point s'y transporter ,
parce qu'ils n'ont ni vaisseaux ni constructeurs
qui sachent en bâtir pour aller dans d'autres
pays, comme tant de peuples qui traversent les
mers et vont et viennent pour leurs affaires.
S'ils avoient eu des vaisseaux, ils se scroienl
emparés de cette île , car le sol n'eu est pas
mauvais , et , dans la saison , il peut porter
toutes sortes de fruits. Il y a des prairies grasses
et fraîches qui s'étendent le long du rivage; les
vignes y seroient excellentes , on recueilleroit
dans son tenq)S de gros épis de blé : tout y an-
nonce la fertilité. Elle a de plus un port sûr et
commode ; les cables y sont inufiles : il n'y
faut point jeter l'ancre ni y retenir les vaisseaux
par de longues cordes. Ils y demeurent jusqu'à j
ce que les pilotes veuillent les en faire sortir,
ou que l'haleine des vents les en chasse.
A l'extrémité du port coule une eau très-
pure : sa source est dans un antre que des peu-
liliers environnent. Nous abordâmes dans cet
endroit sans lavoir découvert. Un dieu nous y
conduisit à travers les ténèbres de la nuit ; nos
vaisseaux étoient entourés d'une épaisse obscu-
rité : la lune , enveloppée de nuages , ne jetoit
point de lumière. Aucun de nous n'avoit aperçu
cette ile , et ce fut dans le port même que nous
entendîmes le bruit des flots qui , après avoir
frappé le rivage , rcvenoient sur eux-mêmes en
mugissant. Dès que nous nous sentons en lieu
de sûreté , nous plions les voiles , nous descen-
dons sur la rive , nous y dormons jusqu'au jour.
Le lendemain , l'aurore à peine levée , nous
regardons l'île , et nous la parcourons tout éton-
nés de sa beauté. Les nymphes , filles de Jupi-
ter, firent parfir devant nous des chèvres sau-
vages par troupeaux. Ce fut une ressource dont
mes compagnons ne tardèrent pas à profiter. Us
volent chercher leurs arcs et leurs flèches sus-
pendus dans les vaisseaux ; et , nous étant par-
tagés en trois bandes , nous nous mettons à les
poursuivre. Les dieux rendirent notre chasse
heureuse. Douze vaisseaux me suivoieat : je
L'ODYSSÉE. LIVRE IX.
G89
pris neuf chèvres pour cliaciin d'eux ; mes com-
pagnons en choisirent dix pour le mien. Nous
passâmes toute la journée à boire et à manger.
Le vin ne nous manquoit pas encore : nous en
avions rempli de grandes craches quand nous
pillâmes la ville des Ciconiens.
Nous découvrions aisément la terre des Cy-
clopes , qui n'étoit séparée de nous que par un
petit trajet ; nous voyions la fumée qui sortoit
de leurs cavernes , et nous entendions le bêle-
ment de leurs troupeaux de brebis et de chèvres.
Cependant le soleil se couche : nous passons
la nuit à terre , sur le bord de la mer. Quand
l'aurore parut , j'assemblai mes compagnons et
je leur dis : Mes amis , attendez-moi ici ; avec
un seul de mes vaisseaux je vais reconnoître la
terre qui est si près de nous , et les hommes qui
habitent celte contrée. Je vais m'assurer s'ils
sont inhumains et injustes, ou s'ils craignent
les dieux et s'ils exercent l'hospitalité.
Aussitôt je monte sur mon vaisseau : mes
compagnons me suivent ; ils délient les cables ,
s'asseoient sur les bancs et font force de rames.
Lorsque nous fûmes arrivés près d'une cam-
pagne peu éloignée , nous aperçûmes dans l'en-
droit le plus reculé , assez près de la mer , une
caverne profonde et entourée de lauriers épais.
Il en sortoit le cri de plusieurs troupeaux de
moutons et de chèvres , et Ton entrevoyait tout
autour une basse-cour spacieuse et creusée dans
le roc. Elle étoit fermée par de grosses pierres
et ombragée de grands pins et de hauts chênes.
G'éloit l'habitation d'un énorme géant qui pais-
soit seul ses troupeaux loin des autres Gyclopes,
avec qui il n'avoit nul commerce. Toujours à
l'écart , il mène une vie brutale et sauvage.
Ce monstre est étonnant : il ne ressemble à
aucun mortel , mais à une montagne couverte
de bois qui s'élève au-dessus des autres mon-
tagnes ses voisines. Alors j'ordonnai à mes com-
pagnons de m'attendre et de bien garder mon
vaisseau. J'en choisis douze d'entre eux des plus
courageux, et je m'avançai, portant avec moi
une outre remplie d'un vin délicieux. Il m'avoit
été donné par Marou , fils d'Evanthès et prêtre
d'Apollon qu'on révère dans Ismare. Par res-
pect et par esprit de religion , j'avois épargné
ce pontife , sa femme , ses enfans, et empêché
qu'on ne profanât le bois consacré à Apollon ,
et qu'on ne pillât la demeure du ministre de
ses autels. Il me fit présent de cet excellent vin
par reconnaissance , et il y ajouta sept talens
d'or, une belle coupe d'argent , remplit douze
grandes urnes de ce breuvage délicieux , et en
lit boire abondamment à mes compagnons, Au-
FÉNELON. TOME VI.
cun de ses esclaves , aucun même de ses enfans
ne connoissoit l'endroit où il étoit renfermé :
lui seul, avec sa femme et la maîtresse de l'of-
fice, en avoit la clef. Quand on en buvoit chez
lui, il y mettoit vingt mesures d'eau, et la coupe
exhaloit encore une odeur céleste qui parfumoit
toute la maison. Aussi ne pou voit-on résister au
plaisir et au désir de boire de cette liqueur ,
quand on l'avoit goûtée.
J'en pris une outre bien pleine , et je l'em-
portai avec quelques autres provisions , car
j'avois une sorte de pressentiment que l'homme
quej'allois chercher étoit d'une force prodi-
gieuse et qu'il méconnoissoit également toutes
les lois de l'humanité , de la justice et de la
raison. En peu de temps nous arrivons dans sa
caverne. II n'y étoit pas, il avoit mené ses
troupeaux aux pâturages. Nous entrons dans
son antre , nous le visitons , et nous y trouvons
tout dans un ordre admirable. Des corbeilles
pleines de fromages , des bergeries remplies
d'agneaux et de chèvres , mais séparées et dif-
férentes pour les différons âges et les différens
animaux : d'un coté étoient les petits, de l'autre
les plus grands, d'un autre ceux qui ne faisoient
que de naître. De grands vases étoient pleins de
lait caillé. Tout étoit rangé , les bassins , les
terrines déjà disposés pour traire les trou-
peaux quand il les ramèneroit du pâturage.
Alors mes compagnons me conjurèrent de
prendre quelques fromages, d'enlever quelques
moutons , de. regagner promplement nos vais-
seaux et de nous remettre en mer. J'eus l'im-
prudence de dédaigner leur conseil : les dieux
m'ont ont puiii. JMais j'avois la curiosité , ou
plutôt la témérité de voir ce Cyclope. Je me
flattois qu'il ne violeroit pas les droits de l'hos-
pitalité , et que j'en recevrois quelque présent.
Quelle erreur ! et que sa rencontre devint funeste
à quelques-uns de mes compagnons !
Nous demeurâmes donc dans la caverne ;
nous y allumâmes du feu pour offrir aux dieux
des sacrifices , et , en attendant notre hôte ,
nous mangeâmes quelques fromages. 11 arrive
enfin : il portoit une énorme charge de bois
sec, pour préparer son souper; il la jette à
terre en entrant , et cette charge tombe avec un
si grand fracas, que la peur nous saisit tous,
et que nous allons nous cacher dans un coin
de la caverne. Polyphème y introduit ses trou-
peaux ; et, après avoir bouché sadeiueure avec
un rocher que vingt charrettes attelées des bœufs
les plus forts auroient à peine ébranlé , il s'as-
seoit , sépare les boucs et les béliers des brebis
qu'il se mit à traire lui-même. 11 fait ensuite
G90
L'ODYSSÉE. LWRE IX.
approcher les agneaux de leurs mères, partage
son lait , dont il verse une partie dans des cor-
beilles pour en faire des fromages , et se ré-
serve l'autre pour le boire à son souper. Tout
ce ménage étant fmi , il allume du feu , nous
aperçoit et s'écrie : Étrangers, qui êtes-vous?
d'où venez-vous? Est-ce pour le négoce que
vous voguez sur la mer ? Errez-vous sur les
ITots à l'aventure pour piller inhumainement
comme des pirates et au péril de votre honneur
et de votre vie? Il dit : la crainte glaça notre
cœur; son épouvantable voix, sa taille prodi-
gieuse , nous firent trembler. Cependant je me
déterminai à lui répondre en ces termes : Nous
sommes Grecs, nous revenons de Troie ; des
\enfs contraires nous ont l'ail perdre la route de
notre patrie , après laquelle nous soupirons :
ainsi l'a voulu Jupiter, le maître de la destinée
des hommes. Compagnons d' Agamemnon , dont
la gloire rcm[)lit la terre entière , nous l'avons
aidé à ruiner cette ville superbe, et à détruire
cet empire florissant. Traitez-nous comme vos
hôtes; faites-nous les présens d'usage : nous
nous jetons à vos genoux. Respectez les dieux,
nous sonnnes vos supplians : souvenez-vous
qu'il y a dans l'Olynqie des vengeurs de ceux
qui violent les droits de l'hospitalité : souvenez-
vous que le maître des dieux protège les éh'an-
gers et punit ceux qui les outragent.
Malheureux, répondit cet impie , il faut que
tu viennes d'un pays bien éloigné, et où l'on
n'ait jamais entendu parler de nous, puisque
tu m'exhortes à craindre les dieux et à traiter
les hommes avec humanité. Les Cyclopes se
mettent peu en peine de Jupiter et des autres
immortels. Nous sommes plus forts et plus puis-
sans qu'eux. La crainte de les irriter ne te
mettra point à l'abri de ma colère non plus que
tes compagnons, si mon cœur de lui-même ne
se tourne à la pitié. ISlais dis-moi où tu as laissé
ton vaisseau : est-il près d'ici? est-il à l'extré-
mité de l'île? Je veux le savoir.
Ces paroles étoient un piège qu'il me tendoit.
J'opposai la ruse à la ruse , et je ne balançai
pas à répondre que Neptune , qui , de son tri-
dent , soulève et bouleverse les flots , avoit brisé
mon vaisseau en le poussant contre des rochers
qui sont à la pointe de l'île. Les vents , lui dis-je,
et les flots en ont dispersé les débris , et ce n'est
que par les plus grands elTorts que moi et mes
compagnons nous avons conservé la vie.
Le barbare ne me répond rien , mais il étend
ses bras monstrueux et se saisit de deux de mes
compagnons, les écrase contre une roche comme
de jeunes faons. Leur cervelle rejaillit de tous
côtés, leur sang inonde la terre. Il les déchire
en plusieurs morceaux , en prépare son souper,
les dévore comme un lion qui a couru les mon-
tagnes sans trouver de proie. Il mange non-
seulement les chairs, mais les entrailles et les
os. A cette vue nous élevons les mains au ciel ,
nous tombons dans un affreux désespoir. Pour
le Cyclope, content de ce repas détestable et
de plusieurs cruches de lait qu'U avale , il se
couche dans son antre et s'endort paisiblement
au milieu de ses troupeaux.
Cent fois je fus tenté de me jeter sur ce
monstre et de lui percer le cœur de mon épée.
Ce qui me retint , ce fut la crainte de périr dans
cette caverne. En effet il nous eût été impossible
de repousser l'énorme rocher qui en fermoit
l'ouverture. Nous attendîmes donc dans l'in-
quiétude et dans la douleur le retour de l'au-
rore. Dès qu'elle parut , dès qu'elle commença
à dorer la cime des montagnes , le Cyclope
allume du feu , se met à traire ses brebis ,
approche d'elles leurs agneaux, fait son ouvrage
ordinaire , et massacre deux autres de mes com-
pagnons, dont il fait son dîner. Il ouvre ensuite
sa caverne, fait sortir ses troupeaux, sort avec
eux, referme la porte sur nous avec cet hor-
rible rocher qu'il remue avec la même aisance
que si c'eût été le couvercle d'un carquois. Ce
géant s'éloigne et mène ses brebis paître sur des
montagnes qu'il fait retentir de l'horrible son
de sou chalumeau.
Uenfcrmé dans cet antre , je méditai , avec
ce qui me restoit de compagnons , leo moyens
de nous venger, si Minerve vouloit m'aider et
m'accorder la gloire de purger la terre de ce
monstre. De tous les partis qui se présentèrent
k mon esprit, voici celui qui me parut le meil-
leur. J'aperçus une longue massue d'olivier
encore vert , que le Cyclope avoit coupée pour
la porter quand elle seroit sèche. Elle nous
parut semblable au mât d'un vaisseau de vingt
rames. Elle en avoit l'épaisseur et la hauteur.
J'en coupai moi-même environ la longueur de
quatre coudées , et je chargeai mes compagnons M
de la dégrossir et de l'aiguiser par le bout. Ils ■
m'obéissent. Quand elle fut dans l'état où je la
voulois , je la leur relirai , j'y mis la dernière
main, et après en avoir fait durcir la pointe au
feu , je la cachai dans l'un des grands tas de
fumier dont nous étions environnés. Ensuite je
lis tirer au sort , afin que la fortune choisît
ceux de mes compagnons qui auroient la har-
diesse de m'aider à enfoncer le pieu dans l'œil
du Cyclope quand il dormiroit. Le sort tomba
sur les quatre plus intrépides. Je fus le cin-
L'ODYSSÉE. LIVRE IX.
691
quiènie et le chef de celle entreprise dange-
reuse.
Cependant, vers le couclier du soleil, Poly-
pliême revint. Il fait entrer tous ses troupeaux
dans son antre. 11 n'en laisse aucun à la porte,
soit qu'il appréhendât quelque surprise , soit
qu'un dieu le permît ainsi pour nous sauver
du plus grand des dangers. Après qu'il eut
fermé la caverne , il s'asseoit, trait ses brehis à
son ordinaire, et quand tout fut fait, se saisit
encore de deux de mes compagnons dont il fai(
son souper.
Dans ce moment je m'approche de lui et lui
présente une coupe , en lui disant : Prenez,
Cyclope , et buvez de ce vin ; vous devez en
avoir besoin pour digérer la chair humaine que
vous venez de manger. J'en avois sur mon vais-
seau une grande provision, et je destinois le peu
que j'en ai sauvé à vous faire des libations
comme à un dieu, si, touché de compassion pour
moi, vous daigniez m'épargner et me fournir
les moyens de retourner dans ma patrie. Quelle
cruauté vous venez d'exercer ! Et qui osera
désormais aborder dans votre lie, puisque vous
traitez les étrangers avec tant de barbarie ?
Le monstre prend la coupe, la vide sans dai-
gner me répondre, et m'en demande un second,
coup : Verse, ajoute-t-il , sans l'épargner, et
dis-moi ton nom, pour que je te fasse un pré-
sent d'hospitalité en reconnoissance de ta déli-
cieuse boisson. Notre terre porte de bon vin,
mais il n'est pas comparable à celui que je viens
de boire. C'est ce qu'il y a de plus exquis dans
le nectar et dans l'ambrosie. Ainsi parla le Cy-
clope. Je lui versai de cette liqueur jusqu'à trois
fois, et trois fois il eut l'imprudence de vider
son énorme coupe. Elle fil son effet, ses idées
se brouillèrent. Je m'en aperçus ; et m'appro-
chant alors, je lui dis d'une voix douce ; Vous
m'avez demandé mon nom, il est assez connu
dans le monde. Je vais vous l'apprendre, et
vous me ferez le présent que vous m'avez pro-
mis. Je m'appelle Pei^sonne ; c'est ainsi que me
nomment mon père , ma mère et tous mes
amis. Oh bien, répli(]ua-l-il avec brutalité, tous
tes compagnons seront dévorés avant toi, et
Personne sera le dernier que je mangerai.
Voilà le présent d'hospitalité que je lui destine.
Il dit et tombe à la renverse ; le sommeil, qui
dompte tout, s'empare de lui; il vomit le vin
et les morceaux de chair hunjaine qu'il avoit
avalés. Je tire aussitôt du fumier le pieu que
j'y avois caché, je le fais chauffer et durcir dans
le feu, je parle à mes compagnons pour les
soutenir et les encourager. Le pieu s'échauffe :
tout vert qu'il est, il alloit s'enflammer. Je le
saisis et me fais suivre et escorter des quatre
que le sort m'avoit associés. Un dieu nous ins-
pire une intrépidité surhumaine. Nous prenons
le pieu, nous l'appuyons par la pointe sur l'œil
du Cyclope ; je pèse dessus, je l'enfonce et le
fais tourner. Comme quand un charpentier
perce une planche avec un vilebrequin, pour
l'employer à la construction d'un vaisseau , il
pèse sur l'instrument par-dessus, et ses compa-
gnons au-dessous le font tourner en tous les
sens avec sa courroie : de même nous agitons
la pointe embrasée de cet énorme pieu, en la
faisant pénétrer jusqu'au fond de l'œil du Cy-
clope. Le sang sort en abondance \ les sourcils,
les paupières, la prunelle, deviennent la proie
du feu ; on entend un sifflement horrible et
semblable à celui dont retentit une forge lors-
que l'ouvrier plonge dans l'eau froide une
hache ou une scie ardente, pour les tremper et
les endurcir. Le tison siffle de même dans l'œil
de Polyphème. Le monstre en est réveillé, et
pousse un cri horrible qui fait mugir les voûtes
de l'antre. Nous nous retirons épouvantés. Il
arrache ce bois tout dégouttant de sang, il le
jette loin de lui , et appelle à son secours les
Cyclopes qui habitoient sur les montagnes voi-
sines. Ils accourent en foule à l'épouvantable
son de sa voix, ils s'approchent de sa caverne
et lui demandent quelle est la cause de sa dou-
leur. Que vous est-il arrivé, Polyphème? pour-
quoi ces cris affreux? qui vous oblige à nous
réveiller au milieu de.la nuit, et à nous appeler
à votre secours? a-t-on attenté à votre vie?
quelque téméraire a-t-il essayé d'enlever vos
troupeaux? Hélas! n\(t?,di\m%, Personne, répon-
dit Polyphème du fond de son antre. Plus il
leur dit Personne, plus ils sont trompés par
cette équivoque. Si ce n'est personne, lui répè-
tent-ils , qui vous a mis dans cet état ? vos
maux viennent sans doute de Jupiter: et que
pouvons-nous faire pour vous en délivrer ?
Adressez-vous à Neptune ; c'est de lui, non de
nous, qu'il fautattendre du secours : ainsi nous
nous retirons. Je ne pus m empêcher de rire en
moi-même de l'erreur où lesavoit jetés le nom
que je m'étois donné. Le Cyclope en gémit, et,
rugissant de rage et de douleur, il s'approche
en tàtonnantdela porte de sa caverne; il repousse
le rocher qui la bouchoit, s'asseoit au milieu de
l'entrée, et tient les bras étendus, dans l'espé-
rance de nous saisir tous quand nous voudrions
sortir avec ses troupeaux. Mais c'eût élé s'expo-
ser à une mort inévitable. Je me mis donc à
penser au moyen d'échapper à ce danger. La
692
L'ODYSSÉE. LIVRE IX.
ciiseéloit violente, il s'agissoit de la vie: aussi
y a-t-il peu de ruses et de stratagèmes qui ue me
vinssent;! l'esprit. Voici enfin le parti que je crus
devoir prendre.
Il y avoit dans les troupeaux du Cyclope des
béliers très-grands , bien nourris , couverts
d'une laine violette fort longue et fort épaisse.
Je choisis les jjIus grands, je les liai trois à trois
avec les branches d'osier qui servoient de lit à
ce monstre. Le bélier du milieu portoit un
homme, les deux autres l'escortoient et ser-
voient à mes compagnons de rempart contre
Polyphême. Il y en avoit un dune grandeur et
d'une force extraordinaire, ilmarchoit toujours
à la tète du troupeau ; je le réservai pour n^ioi.
Je me glissai sous son ventre, et m'y tins collé
comme mes autres compagnons, en empoignant
avec les deux mains son épaisse toison. Nous
passâmes ainsi le reste de la luiit , non sans
crainte et sans inquiétude. Enlin, quand le jour
parut , le Cyclope fit sortir ses troupeaux pour
les envoyer dans leurs pâturages accoutumés.
Les brebis qu'on n'avoit pas eu le soin de traire,
se sentant trop chargées de lait, remplissoienl
l'air de leurs bèlemens, et leur berger, malgré
la douleur qu'il éprouvoit, passoil la main sur
le dos de ses moutons à mesure qu'ils sortoient ;
mais jamais il ne lui vint dans la pensée de la
passer sous le ventre, jamais il ne soupçonna
la ruse que j'avois imaginée pour me sauver
avec mes compagnons. Le bélier sous lequel
j'étois sortit le dernier, et vous pouvez croire
que je n'élois pas sans alarme. Il le tàta
comme les autres, et surpris de sa lenteur , il
la lui reproche en ces termes : D'où vient tant
de paresse, mon cher bélier ? pourquoi sors-tu
le dernier de mon antre? n'est-ce point à toi à
guider les autres? u'avois-tu pas coutume de
marcher à leur tête ? ne les précédois-tu pas
dans les vastes prairies et dans les eaux du
fleuve ? le soir ne revenois-tu pas le premier
dans ton élable ? Aujourd'hui tous les autres
t'ont devancé. Huelle est la cause de ce chan-
gement? Serois-tu sensible à la perte de mon
œil ? un méchant nommé PersoiDie me l'a crevé
avec le secours de ses détestables compagnons.
Le perfide avoit pris, avant, la précaution de
m'enivrer. Ah 1 qu'ils en seroient tous bientôt
punis si tu pouvois parler, et me dire où ils se
cachent pour se dérober à ma fureur ! Je les
écraserois contre ces rochers. Ah ! quel soula-
gement pour moi, si leur sang étoit répandu,
si leur cervelle étoit dispersée dans mon antre,
si je pouvois me venger des maux que m'a fails
ce scélérat de Personne !
Après ce discours, qui me parut bien long,
il laissa passer le bélier. Dès que nous fûmes
assez éloignés de la caverne pour ne rien crain-
dre, je me détachai le premier de dessous le
bélier, j'allai délier ensuite mes compagnons,
et, sans perdre de temps, nous choisîmes ce
qu'il y avoit de meilleur dans les troupeaux,
que nous conduisîmes avec nous jusqu'à notre
vaisseau. On nous vit reparoître avec joie, on y
avoit presque perdu l'espérance de nous revoir;
et quand on s'aperçut de ceux qui nous man-
quoient et qui avoient péri dans l'antre du Cy-
cloi)e, on leur donna des larmes, on poussa des
cris de regrets et de douleur. Je leur fis signe
de les suspendre, de s'embarquer sans délai
avec notre proie, et de s'éloigner promptement
de ces tristes bords. Ils obéissent. Quand nous
en fûmes à une certaine distance, mais cepen-
dant à la portée de la voix, j'élevai la mienne,
et m'adressant à Polyphême, je lui criai de toute
ma force : As- tu raison de te plaindre, malheu-
reux Cyclope? n'as-tu point abusé de tes avan-
tages contre nous? Nous étions foibles, sans
défense ; nous réclamions les droits de l'hospita-
lité. Tu n'as écoulé ni ce que les dieux, ni ce
que Ihumanifé devoit t'inspirer; tu as dévoré
six de mes compagnons. Jupiter s'est vengé par
ma main . et cela n'étoit-il pas juste?
Ces reproches, qu'il entendit, l'enflammè-
rent de colère. Il détache de la montagne une
roche énorme et la lance avec fureur jusqu'au
devant de notre vaisseau : il en fut repoussé vers
le rivage par le mouvement violent que causa
cette masse prodigieuse en tombant dans la
mer. Nous allions nous briser contre ces bords
escarpés, si je n'avois paré ce malheur en me
saisissant d'un aviron pour é\iter ce choc fu-
rieux, et pour gagner la haute mer : mes ma-
telots me secondent ; dociles à mes ordres, ils
font force de rames. Mais quand nous fûmes un
peu avancés, je me mis à vomir encore des
injures contre le Cyclope. Mes compagnons
elVrayés lâchent en vain de m'imposer silence.
Cruel que vous êtes, me disent-ils, vous venez
de nous exposer à périr ; quelle peine n'avons-
nous pas eue à éviter le naufrage ? et vous pro-
voquez encore la fureur de ce monstre. ! S'il
entend votre voix et vos insultes , n'est-il pas
à craindre qu'il ne nous écrase, nous et nos
vaisseaux , en lançant de nouveau quelque
énorme quartier de roche contre nous ? Leurs
remontrances ne m'arrêtèrent point. J'élois
moi-même Irop irrité ; je lui criai donc en-
core : Cyclope Polyphême , si un jour quel-
qu'un te demande quel est le brave qui a osé
L'ODYSSEE. LTYRE X.
()93
t'arracher l'œil, tu peux répoudie que c'est
Ulysse, roi d'Illuiquc, tils de Laërte, et le des-
tructeur des villes.
Quand il entendit mon nom, il redoubla ses
cris. Les voilà donc accomplis ces anciens ora-
cles ! dit en gémissant le barbare Polyphème .
il y avoil autrefois parmi nous un nommé
Telémus, tlls d'Eurymus; il excelloit dans l'art
de deviner, et il a passé sa longue vie à prédire
ce qui devoit nous arriver, il m'avoit annoncé
que je serois douloureusement privé de la vue
par les mains d'Ulysse. Sur cette prédiction je
m'attendois à voir arriver un jour dans mou
antre uncbampion digne, par sa taille et par sa
vigueur, de se mesurer ù moi ; et c'est un
homme petit, ibible, de peu d'apparence, qui,
à l'aide d'un breuvage séducteur, m'endort et
me prive de la lumière. Ah ! viens, Ulysse,
viens que je te fasse les présens de l'hospita-
lité , et que je supplie Neptune avec toi de
t'accorder un prompt retour dans ta patrie.
Ce dieu est mon père, il ne m'a jamais désa-
voué pour son tils, il peut me guérir s'il le
veut , et je n'attends ce bienfait d'aucun autre
dieu ni d'aucun hounne.
Non, lui répondis-je, non, Neptune ne te
guérira pas ; ne t'en flatte point, j'en suis sûr:
et que ne le suis-je autant de t'arracher la vie
et de te précipiter dans le sombre royaume de
Plulon! Polyphème, piqué de cette nouvelle
insulte, lève les mains au ciel, et s'adressant à
Neptune, il lui dit :
Grand dieu, qui ébranlez la mer jusque dans
ses Ibndemens, écoutez-moi favorablement ; si
si je suis votre tils, si vous êtes mon père, ven-
gez-moi d'Ulysse , empêchez-le de retourner
dans son palais ; et si les destins s'opposent au
succès de ma prière, faites du moins qu'il n'y
arrive de long-temps, qu'il y parvienne alors
en triste équipage, sur un vaisseau d'emprunt,
seul, et après avoir au périr tous ses compa-
gnons, et qu'il trou\e enfin sa maison remplie
de troubles et de désordres.
Il dit. Je n'ai que trop éprouvé par la suite
que Neptune l'avoit exaucé. Le barbare aussitôt
prend une roche plus grande que la première,
la soulève et la lance contre nousà tour de bras.
Elle tombe auprès de nous. Peu s'en fallut
qu'elle ne fracassât le gouvernail ; les tlols,
soulevés par la chute de cette masse énorme,
nous poussèrent vers l'ile où nous avions laissé
notre flotte très-inquiète de notre longue ab-
sence. Nous abordons entin , nous tirons notre
vaisseau sur le sable , et descendons sur le
rivage. Mon premier soin fut de partager les
moutons que nous avions enlevés au Cyclope.
Tous mes compagnons en eurent leur ])art, et
voulurent, d'un commun accord , me réserver
et me donner à moi seul le bélier qui m'avoit
sauvé. Je l'immolai, sur le bord de la mer, au
mailrc souverain des dieux et des hommes, il
n'agréa pas sans doute ce sacrifice, car j'éprou-
vai bientôt de nouveaux malheurs : je perdis
mes vaisseaux et mes compagnons.
Nous passâmes le reste du jour à faire bonne
chère et à boire de mon excellent vin. Quand
le soleil fut couché, et que la nuit eut répandu
ses sombres voiles sur la terre, nous nous endor-
mîmes sur le rivage même : et le lendemain,
au premier lever de l'aurore , je fais embar-
quer tout mon monde ; on délie les cables, on
se range sur les bancs, et, de nos avirons, nous
fendons les flots écumeux. Nous voyons avec
joie s'éloigner cette malheureuse contrée, et le
souvenir des compagnons victimes de la fureur
de Polyphème nous arrache encore des larmes
et des regrets.
LIVUE X.
Nous abordâmes bientôt et sans accident à
l'ile d'Eolie, où régnoit le lilsd'Hippotas, Eole,
le favori des dieux. Son île est flottante, bordée
de rochers escarpés , et environnée d'une mer
d'airain. Ce roi a douze enfans, six garçons et
six lillcs. 11 a marié les frères avec les sœurs, et
tous passent leur vie auprès de leur père et de
leur mère , dans des plaisirs et des festins con-
tinuels. Le jour, on ne respire que parfums
exquis, on n'entend que le son harmonieux
des inslrumcns et que des cris de joie. La nuit,
on se repose sur des tapis et dans des lits ma-
gnifiques. C'est dans ce superbe palais que nous
arrivâmes. J'y fus bien accueilli : Eole me re-
tint, et me régala pendant un mois. Il me fit
])lusieurs questions sur le siège de Troie, sur la
Motte des Grecs et sur leur retour. Je répondis
à tout , et lui racontai , pour le satisfaire, et
dans le plus grand détail , nos trop célèbres
aventures. Je me recommandai ensuite à lui
pour mon retour, et le suppliai de m'en four-
nir les moyens et les facilités. Il ne me refusa
point, et donna ses ordres pour me fournir tout
ce qui me seroit nécessaire. Mais la grande
faveur qu'il me fît, fut de me donner une outre
de peau de bœuf, dans laquelle il renfermâmes
vents qui excitent les tempêtes. Jupiter l'en a
rendu le maître et le dispensateur ; il les fait
694
L'ODYSSÉE. LIVRE X.
souffler , il retient leur haleine, comme il lui
plait. Eole attaclia Ini-nième cette outre au màt
de mou vaisseau, elTy assujettit avec un cordon
d'argent, aliti qu'il n'en échappât aucun qui
me contrariât dans ma route. Il laissa seule-
ment en liberté le Zéphir, avec le secours du-
quel je pouvois \oguer heureusement. JMais
nous ne sûmes pas profiter de celte faveur, et
l'imprudence, l'infidélité de mes gens, nous
mirent tous à deux doigts de notre perte. Notre
navigation fut très-fortunée pendant neuf jours
entiers : le dixième, nous commencions à dé-
couvrir notre chère Ithaque, nous apercevions
le rivage et les feux allumés pour éclairer et
guider les vaisseaux. Soit sécurité, soit fatigue,
je me laissai surprendre par le sommeil. Jus-
qu'alors je n'avois point fermé les yeux, tenant
toujours le gouvernail, et n'ayant voulu le con-
fier à personne; tant je désirois d'arriver sûre-
ment et promptement. Pendant que je dormois,
mes compagnons se communiquent leurs ré-
flexions, considèrent l'outre que j'avois dans
mon vaisseau, et s'imaginent qu'Eole l'a rem-
plie d'or et d'argent. Qu'Ulysse est heureux !
disent-ils; comme il gagne tous ceux chez qui
il arrive ! comme il en est honoré ! que de
riches préseus il emporte chez lui 1 pour nous,
qui avons partagé cependant ses travaux et ses
dangers , nous nous en retournons les mains
vides. Voilà encore une outre dont Eole lui a
fait don ; elle renferme sûrement de grandes
richesses; ouvrons-la et donnons-nous au moins
le plaisir de les contempler.
Ainsi parlèrent quelques-uns de mes com-
pagnons, ils entraînèrent les autres : tous de
concert ouvrent cette outre fatale ; les vents en
sortent en foule; ils excitent une tempête fu-
rieuse qui emporte mes vaisseaux et les jette
loin de ma patrie. Les cris de mes compagnons,
le fracas de l'orage, me réveillent. A ce triste
spectacle le désespoir s'empare de uioi ; je dé-
libère si je ne me précipiterois pas dans les Ilots,
ou si je ne supporlerois pas ce revers iuatlcndu
sans recourir à la mort. Je pris le parti de la
patience, comme le plus digne de l'homme et
surtout d'un héros. Je m'enveloppe donc de mon
manteau et me tiens caché au fond de mon vais-
seau. Les vents nous repoussèrent sur les côtes
de l'Eolie dont nous étions partis. Nous des-
cendîmes sur le rivage, nous puisâmes de l'eau,
fîmes un léger repas auprès de nos vaisseaux.
Après avoir satisfait à ce besoin, suivi d'un hé-
raut et de deux de mes compagnons, je prends la
route du palais d'Eole. Il étoit à table avec sa
femme et ses enfans. Nous nous arrêtons à la
porte de la salle : étonnés de me revoir, ils me
demandent la cause de mon retour subit. Quel-
que dieu , nous dirent-ils, a-t-il contrarié votre
navigation? Nous vous avions donné tous les
moyens d'assurer votre voyage et d'aborder heu-
reusement dans votre ville d'Ithaque.
Hélas! leur répondis-je dans l'amertume de
mon cœur, j'ai cédé malgré moi aux charmes
invincibles du sommeil ; mes compagnons en
ont profité , ils m'ont trahi. Mais vous avez le
pouvoir de réparer tout le mal qu'ils m'ont fait :
ne me refusez pas cette grâce, je vous en con-
jure. Je tachai ainsi de les attendrir par mes
suppliantes paroles. Tous gardèrent le silence,
à l'exception d'Eole. Sors, malheureux, me
dit-il avec indignafion, sors au plus vite de mes
domaines. Non, je ne puis plus ni recevoir ni
assister un honniie à qui les dieux ont voué
sans doute une haine éternelle. Retire-toi , en-
core une fois , puisque tu es chargé de leur co-
lère redoutable et immortelle.
Il me renvoya ainsi de son palais , sans que
mon état et mes plaintes pussent l'attendrir. Je
vais rejoindre , en gémissant , les compagnons
(jue j'avois laissés sur le rivage : je les trouve
eux-mêmes abattus de fatigues et de tristesse.
Nous nous remettons eu mer. Hélas! l'espé-
rance ne nous soutcnoit presque plus ; le sou-
Aenir de leur imprudence les désoloit, et nous
voguons sans savoir ce que nous allons devenir.
Nous marchons cependant six jours entiers ; le
septième, nous arrivons à la hauteur de Lanius,
capitale de la vaste Lestrigonie Nous nous
présentons pour entrer dans le port : il est en-
vironné de rochers; des deux côtés le rivage
s'avance et forme deux pointes qui en rendent
l'entrée fort étroite et peu faiîile; ma flotte y
pénètre cependant , et y trouve une mer tran-
quille. Je ne les suivis point, je m'arrêtai à
l'extrémité de l'île, et j'y amarrai mon vais-
seau à une grosse roche. Descendu à ferre , je
monte sur un lieu fort élevé , je parcours des
yeux la campagne , je n'y vois aucune trace de
labourage , et la fumée qui s'élève en quelques
endroits me fait seulement conclure que cette
terre est habitée. Pour m'en assurer davan-
tage , je choisis deux de mes compagnons que
j'envoie à la découverte, avec un héraut. Ils
partent, prennent un chemin battu et par le-
quel les chariots portoient à la ville le bois des
montagnes voisines. Près des murs , ils ren-
contrent une jeune fille qui alloit puiser de l'eau
à la fontaine d'Artacie. C'étoit la fille d'Aii-
tiphate, roi des Leslrigons. Ils l'abordent , et
lui demandent quels étoient les peuples qui ha-
L'ODYSSEE. LIVRE X.
69:
bitoienl cette contrée , et quel éloit le nom du
roi qui les gouvernoit. Elle leur montre le palais
de son père. Ils y vont avec confiance , et trou-
^ent à la porte la femme d'Anlipliate : elle
étoit d'une taille énorme, et ils en furent ef-
frayés. EUeappelle Antiphate son mari, qui étoit
à la place publique. , et qui s'avance , ne res-
pirant que leur mort. Il saisit un de ces mal-
heureux, et le dévore pour son dîner : les deux
autres prennent la fuite et regagnent noire
flotte. Mais ce monstre appelle les Lestrigons :
ses cris épouvantables en font accourir un grand
nombre, ils marchent vers le port. Ce n'étoient
pas des hommes ordinaires, mais de véritables
géans. Ils lancent contre nous de grosses pier-
res; un bruit confus d'hommes mourans et de
vaisseaux brisés s'élève de ma flotte. Les Les-
trigons percent mes malheureux compagnons,
les enfilent comme des poissons , et les em-
portent pour les dévorer. J'entends ce tumulte,
je vois le danger dont je vais être menacé ; je
prends mon épée , je coupe le cable qui atta-
choit mon vaisseau , j'ordonne à mes gens de
faire force de rames pour éviter la mort cruelle
qu'on venoit de faire subir à nos compagnons ;
la mer blanchit sous nos efforts. Nous gagnons
le large, et nous nous mettons hors de la portée
des quartiers de rocher qu'on lançoit contre
nous : mais les autres périrent tous dans le
port; nous nous en éloignâmes, très-afiligés
de leur perte, et nous arrivâmes à l'île d'.Ea.
Circé, aussi recommandable par la beauté de
sa voix que par celle de sa figure , en est la
souveraine; c'est la sœur du sévère ^Eétès, et
tous deux sont enfans du Soleil et de la nymphe
Persa, fille de l'Océan. Un dieu sans doute
nous conduisit dans le port; nous y entrâmes
sans faire de bruit , nous mettons pied à terre ,
et nous y passons deux jours à nous reposer,
car nous étions accablés de douleur et de fa-
tigue.
Dès l'aube du troisième jour, je prends nm
lance et mon épée , et je m'avance dans la
campagne pour aller à la découverte du pays,
et m'assurer s'il étoit habité et cultivé. Je monte
sur une éminence, je promène mes yeux de
tous côtés, et j'aperçois de loin , à travers les
bocages et de grands arbres , la fumée qui sor-
toit du palais de Ciicé. Mon premier mouve-
ment fut d'y aller moi-même ; mais à la réflexion
je me déterminai à retourner vers mes com-
pagnons , afin de me faire précéder par quel-
ques-uns d'entre eux. Un dieu , touché sans
doute de la disette de vivres où nous étions ,
eut pitié de moi , et me fit rencontrer sur la
route un cerf d'une prodigieuse grandeur, qu^
sortoit de la forêt voisine pour aller se désal-
térer dans le fleuve : comme il passoit devant
moi , je le perçai de ma lance ; il tombe en je-
tant un grand cri, il expire. J'accours sur lui ,
je lui mets le pied sur la gorge , j'arrache ma
lance, je la laisse à terre , et de plusieurs bran-
ches d'osier je fais une corde de quatre coudées,
dont je me sers pour lier les pieds de ce mons-
trueux animal; je le charge ensuite sur mes
épaules, et, à l'appui de ma lance, je marche,
non sans peine, et vais rejoindre mon vaisseau.
En arrivant, je jetai ma proie sur le rivage,
et je dis à mes compagnons : Mes amis, nous ne
sommes pas encore descendus dans le royaume
de Pluton; le jour marqué par les deslins n'est
point arrivé pour nous. Où est donc votre cou-
rage? levez-vous ; je vous apporte des provi-
sions, profitons-en. et chassons ensemble la
faim qui commençoit à nous déclarer une guerre
cruelle.
Mon discours les console et les ranime ; ils
jettent leurs manteaux, dont ils s'étoient enva-
loppé la tète par désespoir; ils accourent, re-
gardent avec admiration cette bête énorme , et,
après s'être donné le plaisir de la contempler,
ils se lavent les mains et en préparent leur
souper. Nous passâmes le reste du jour à boire
et à manger: et quand la nuit eut répandu ses
ombres sur les campagnes, nous nous livrâmes
aux douceurs du sonuneil sur le rivage même ,
et non loin de notre vaisseau.
Le lendemain , au lever de l'aurore , j'é-
veillai mes compagnons : Mes chers amis, leur
dis-jc alors , je ne connois ni ce pays où nous
avons abordé , ni sa situation ; est-il au nord ,
au midi, au couchant ou au levant d'Ithaque ?
c'est ce que j'ignore absolument. Voyons donc
ce que nous avons à faire, prenons un parti :
et plaise aux dieux que nous en prenions un
bon et avantageux ! J'ai déjà parcouru des yeux,
de dessus une éminence , la terre qui est de-
vant nous; c'est une île fort basse , environnée
d'une vaste mer : mais elle n'est point inha-
bitée ; car, à travers les arbres, j'ai entrevu un
palais d'où il sortoit de la fumée.
A ces mots, qui leur firent soupçonner que
je voulois les envoyer à la découverte , ils se
rappelèrent , en se lamentant , les funestes
aventures de Polyphême et du roi des Lestri-
gons; ils ne purent retenir leurs larmes et leurs
gémissemens , ressources inutiles dans la dé-
tresse où nous nous trouvions : c'est ce que je re-
présentai ; après quoi je les partageai eu deux
bandes; je donnai pour chef Euryloque à l'une
C96
L'ODYSSËE. LIVRE X.
de ces bandes , et je me réservai le comman-
deiiient de l'autre ; je jetai ensuite des billets
dans un casque , afin que le sort décidât lequel
d'Euryloque ou de reoiiroit avec sa troupe re-
connoître le pays; le sort se déclara pour Eu-
ryloque. Il part aussitôt avec ses vingt-deux
compagnons, et cette séparation nous coula à
tous bien des larmes.
Ils trouvent, dans le fond d'un agréable val-
lon , le palais de Circé : il étoit bâti de très-
belles pierres, et environné de bois. Autour
de cette magnifique demeure , on voyoit errer
des loups et des lions, auxquels ses enchante-
mensavoient fait perdre leur férocité. Ils ne se
jettent donc point sur mes gens , et n'en appro-
chent que pour les caresser : on les auroit pris
pour des cliiens qui attendent , en ilatlant leur
maître , qu'il leur donne quelque douceur lors-
qu'il sort de table . ces loups et ces lions eu
avoient la douceur et l'empressement. Cette
rencontre ne laissa pas d'abord d'elfrayer mes
compagnons ; ils avancent cependant. Arrivés
à la porte, ils entendent Circé qui chantoit ad-
mirablement bien , en travaillant à un ouvrage
de tapisserie avec presque autant d'adresse et
de succès que Minerve ou les autres immor-
telles.
Politès, le plus prudent de la troupe, et celui
aussi que j'estimoiset que je cbérissois le plus,
dit aux autres pour les rassurer : IN entendez-
vous pas cette voix mélodieuse? c'est une femme
ou une déesse, qui, par ses doux accens, charme
l'ennui et la fatigue du travail ; allons à elle ,
parlons-lui avec confiance. Il dit : aussitôt ils
élèvent la voix pour appeler. Circé quitte son
ouvrage, et vient elle-même leur ouvrir la
porte ; elle les fait entrer : ils ont l'impru-
dence de se rendre à ses invitations; Euryloque
seul soupçonne quelque piège , et refuse d'en-
trer.
La déesse fait asseoir mes compagnons sur
des sièges magnifiques , et leur sert ensuite un
breuvage et des mets composés de fromages, de
farine et de miel , détrempés dans du vin de
Pramne; elle y avoit mêlé des drogues enchan-
tées pour leur faire oublier leur patrie. Dès
qu'ils eurent goiàté de ces mets empoisonnés,
elle les frappe de sa baguette magique , et les
enferme dans des étables. Ils sont tout-à-coup
métamorphosés en pourceaux; ilsenontlatèle,
la voix et les soies : mais leur esprit n'éprouve
aucun changement. Ils se lamentent ; et Circé,
pour les consoler, remplit une auge de gland et
de tout ce qui sert de nourriture à ces vils ani-
maux.
Euryloque , effrayé et consterné , revient en
courant vers notre vaisseau , et nous apprend ,
les larmes aux yeux et le cœur pénétré de dou-
leur, le sort déplorable de nos compagnons.
Huel fut notre étonnement quand nous le vîmes
triste et abattu! il vouloit parler, d ne le pou-
voit pas. Nous l'interrogeons, nous le pressons
de répondre; enfin , d'une voix sanglottante et
entrecoupée , il me dit : Divin Ulysse , nous
avons traversé ce bois selon vos ordres : dans
une riante vallée nous avons trouvé un beau
palais; le son d'une voix charmante s'est fait
entendre à nous ; c'étoit celle de Circé. Mes
compagnons l'ont appelée; elle a laissé son ou-
vrage pour venir leur faire ouvrir les portes;
ils se sont rendus malheureusement à ses per-
fides invitations. Plus défiant qu'eux, j'y ai ré-
sisté et je les ai attendus en dehors. Attente
vaine ! ils n'ont point reparu , et sans doute
qu'ils ne sont plus.
A peine Euryloque eut-il fini de parler, que
je pris mon épée et mes autres armes , et que
je lui ordonnai de me conduire par le chemin
qu'il avoit tenu. Ah ! me dit-il en gémissant ,
je me jette à vos genoux , généreux fils de
Laërte, et je vous conjure de renoncer à ce
funeste dessein. N'allez point chercher la mort,
et ne me forcez pas du moins de vous accom-
pagner. Hélas ! quoi que ce soit , vous ne les
ramènerez sûrement pas ici. Laissez-moi donc,
ou plutôt, fuyons tous au plus vite avec ce qui
nous reste de nos malheureux compagnons ;
fuyons ce séjour redoutable, fuyons , il y va
sûrement de notre vie.
Euryloque, lui répondis-je, demeurez auprès
de nos vaisseaux , puisque vous le voulez; re-
posez-vous, profitez des provisions que nous
avons : je pars, c'est un devoir pour moi de
m'informer du sort de ceux qui vous ont suivi ;
je ne saurois y manquer.
Je quitte donc le rivage, je parcours le bois
voisin ; et lorsque je traversois le vallon , et que
je m'approchois du palais de Circé, Mercure se
présente à moi sous la forme d'un homme qui
esta la fleur de la jeunesse et qui a toutes les
grâces de cet âge; il me prend la main, et me
dit : Où allez-vous, malheureux? quelle témé-
rité de vous engager seul et sans cpnnoissance
dans ces routes dangereuses ! ceux qu'e vous cher-
chez sont dans le palais que vous voyez ; l'en-
chanteresse Circé les y retient métamorphosés
en vils pourceaux. Prétendez-vous les délivrer?
Folle prétention! vous n'y réussirez jamais , et
vous eu augmenterez vraisemblablement le nom-
bre. Mais non, je veux vous garantir de leur
L'ODYSSÉE. LIVRE X.
697
sort déplorable, j'ai pitié de vous. Voilà un
antidote contre ses eliarnies; avec lui vous pou-
vez entrer avec contiance chez la déesbc, il
rendra tous sesencbantemens inutiles. Apprenez
de moi que rien n'éga'e ses arlilices et sa per-
fidie. Dès qu'elle vous aura introduit dans son
palais, elle vous préparera un breuvage dans
lequel elle vous jettera des drogues plus dan-
gereuses que les poisons les plus mortels; mais
celte boisson ne vous fera aucun mal , parce
que je vous donne de quoi vous en préserver, et
voici comme il faudra vous conduire : dès
que vous aurez avalé le breuvage qu'elle vous
aura présenté, elle vous frappera de sa baguette ;
mettez alors l'épée à la main; jetez-vous sur
elle comme si vous vouliez lui ôter la vie ; la
peur la saisira ; elle cherchera à vous calmer :
ne rebutez pas ses offres, écoutez-les même,
alin d'obtenir la délivrance de vos compagnons,
et pour vous et pour eux les secours qui vous sont
nécessaires; faites-la jurer ensuite, par les eaux
du Styx , qu'elle n'abusera pas de votre con-
fiance, et qu'elle ne vous rendra pas la victime
de ses charmes et de ses artifices.
Après cette instruction , Mercure me mit
dans la main cet antidote admirable : c'étoit
une plante dont il m'enseigna les vertus; les
racines en sont noiies. et sa fleur a la blancheur
du lait. Les dieux l'appellent ?/<o/y. Les mor-
tels ne peuvent que difiicilement l'arraclier de
terre : mais les immortels font tout aisément.
Eu finissant ces mots, Mercure me quitte,
s'élève dans les airs, s'envole dans l'Olympe.
Je continuai à marcher vers le palais de Circé ,
l'esprit inquiet et agité : je m'arrête à la porte ;
j'appelle l'enchanteresse ; elle m'entend, ac-
court et me fait entrer. Je la suis d'un air
triste et rêveur. Arrivé dans une salle magni-
fique, elle méfait asseoir sur un siège merveil-
leusement travaillé . et me présente cette bois-
son mixlionuée dont mes com[)agnons avoient
éprouvé les terribles effets. Je pris de ses mains
la coupe d'or qui la renfermoit ; je la vidai ,
sans aucune des suites qu'elle espéroit. Elle me
frappe de sa baguette magique , en me disant
d'aller rejoindre dans leur élable les malheu-
reux qu'elle avoit transformés : je tire aussitôt
u)on épée , je cours sur elle comme pour l'im-
moler à ma vengeance. Etonnée de mon audace,
Circé crie , se prosterne à mes genoux , me de-
mande , le visage inondé de ses larmes , qui je
suis, d'où je viens. Comment arrive-t-il que
mes charmes ne produisent dans vous aucun
changement? jamais aucun mortel n'a pu y
résister : dès qu'on les touche du bout des lè-
vres , il faut céder à leur force. Il faut que vous
ayez dans vous quelque chose de plus j)uissant
que mon art enchanteur, ou que vous soyez le
prudent Ulysse, En effet, je me rappelle que
Mercure m'a jircdil la visite de ce héros à son
retour de Troie, Mais remettez votre épée dans
le fourreau , faisons la paix, et vivons dans l'u-
nioii et la confiance.
Elle me parla ainsi; mais j'étois en garde
contre des avances si suspectes , et je lui ré-
pondis : Comment, Circé , puis-je compter sur
vos promesses ? vous avez traité mes amis très-
inhumainement ; si j'accepte vos offres, si je
me laisse désarmer, dois-je m'attendre à un
meilleur traitement? Non, je ne consentirai à
rien , à moins que vous ne me juriez, par le
serment redoutable aux immortels, que vous
ne me tendrez aucun piège. Je le jure , répli-
qua-t-elle sans balancer. Je m'apaisai alors, et
les armes me tombèrent des mains.
Circé avoit près d'elle , et à son service ,
quatre nymphes , fdles des fontaines , des bois
et des fleuves qui portent le tribut de leurs
eaux dans la vaste mer: elles étoienl d'une
beauté ravissante et dignes des vœux des im-
mortels : l'une couvre les sièges et le parquet de
tapis de pourpre d'une finesse et d'un travail
merveilleux; l'autre dresse une table d'argent
et la couvre de corbeilles d'or ; la troisième verse
le vin dans des urnes et prépare des coupes; la
quatrième apporte de l'eau, allume du feu et
dispose tout pour le bain. J'y entrai quand tout
fut prêt ; l'on versa de l'eau chaude sur ma
tête , sur mes épaules ; on me parfuma d'es-
sences exquises ; et lorsque je ne me ressentis
plus de la lassitude de tant de peines et de maux
que j'avois soufï'ei ts, et que je voulus sortir de
ce bain , on me couvrit d'une belle tunique et
d'un manteau magnifique; après quoi j'allai dans
la salle pour y rejoindre Circé. Assejez-vous,
me dit-elle : mangez, choisissez de tous ces mets
ceux qui vous plaisent le plus. Je n'étois guère
en état de lui obéir : mon cœur, mon esprit ,
ne présageoient rien que de funeste. Circé s'en
aperçoit; elle s'approche de moi , elle me re-
proche ma tristesse : Mangez , me dit-elle :
que craignez-vous? que pouvez-vous craindre
après le serment que je vous ai fait? votre si-
lence , votre réserve . me sont injurieux. Hélas !
grande déesse , m'est-il possible de me livrer
au plaisir de manger et de boire avant que mes
compagnons soient délivrés, avant que j'aie
eu la consolation de les voir de mes propres
yeux? Quelle idée auriez-vous de moi? que
penseriez- vous d'Ulysse? Ne le croiriez-vous
698
L'ODYSSÉE. LIVRE X.
pas sans honneur et sans sentiment , s'il pen-
soit à ce vil besoin , et qu'il oubliât ces mal-
heureux?
Aussitôt Circé s'arme de sa baguelto , quitte
la salle, ouvre elle-même la porte de ses vastes
élables, et m'amène mes compagnons sous !a
ligure de pourceaux; elle fait sur eux ses tours
magiques , et les frotte d'une drogue de sa
façon; ils changent de figure, leurs longues
soies tombent , ils redeviennent hommes , et
paroissent plus beaux, plus jeunes et plus grands
qu'auparavant. Ils me reconnoissent ; nous nous
embrassons tendrement; notre joie éclate. Circé
elle-même en paroît touchée, et me dit ; Allez,
Ulysse , allez à votre vaisseau , retirez-le à sec
sur le rivage; cachez dans les grottes voisines
vos provisions, vos richesses, vos armes, et re-
venez au plus vite me trouver avec tous vos
compagnons.
J'obéis, je pars à l'instant, je regagne la
rive , j'y trouve tout ce que j'y avois laissé de
monde , plongé dans la tristesse et dans les in-
quiétudes, (lonnne de jeunes génisses s'attrou-
pent en bondissant autour de leur mère, lors-
qu'elles la voient revenir le soir des pâturages,
comme rien alors ne les retient et qu'elles fran-
chissent toutes les barrières pour courir au-
devant d'elle ot l'appeler par leurs nmgisse-
mens; de même mes compagnons \olout à ma
rencontre , et me pressent avec tendresse et
avec larmes : \'ous voilà! me dirent-ils ; que
nous sommes contens! non , nous ne le serions
pas davantage si nous revoyions notre chère
patrie, si nous débarquions s(U" la terre qui
nous a vus naître et où nous avons été élevés.
Mais que sont devenus nos camarades? racontez-
nous leur sort déplorable.
Cessez, leur i-épondis-je , de vous désoler;
prenez coui-age , ils ne sont point à j)laindre.
Mettons notre vaisseau à l'abri des flots, cachons
dans ces grottes nos agrès, nos armes, nos i)ro-
visions; suivez-moi ensuite, et allons ensemble
rejoindre nos anus ; ils sont dans le palais de
Circé parfaitement bien traités, et jouissent de
la plus grande abondance.
A cette nouvelle, ils s'empressent d'exécuter
mes ordres, et se disposent à m'accompagner :
Euryloque cependant veut s'y opposer. Mal-
heureux ! s'écrie-t-il, vous courez à votre perte.
Que pouvez-vous attendre de la iJcrfide Circé?
N'en douiez pas , elle vous transformera en
pourceaux, en loups, en lions, pour garder
les avenues de son palais. Pourquoi tenter cette
aventure? ne vous souvenez-vous plus du Cy-
clope Polyphéme? six de ceux qui entrèrent
avec Ulysse n'ont plus reparu ; leur mort cruelle
ne peut-elle pas être inq)utée à la témérité de
leur chef
Irrité de ce reproche , j'allois m'en venger et
lui abattre la tête de mon épée , malgré son
alliance avec ma maison ; on se mil heureu-
sement au-devant de moi; on me pria, on me
lléchit. Laissez-le ici, me dit-on, il gardera
notre vaisseau , il veillera sur tout ce que nous
laissons. Pour nous , nous voulons vous sui-
vre; nous voulons voir Circé et son magnifique
palais.
Nous partons aussitôt . Euryloque même
nous accompagna ; il craignit ma colère. Circé,
pendant mon absence , avoit eu grand soin de
mon monde; nous les trouvâmes baignés, par-
fumés , vêtus magnifiquement , et assis devant
des tables abnndanmient servies. Celte entre-
vue fut des plus touchantes ; tous s'embras-
sèrent, se parlèrent , se racontèrent leurs aven-
tures : ce récit provoqua leurs larmes et leurs
gémissemens , le palais en retentissoit ; j'en
étois saisi moi-même.
Circé me pria de faire cesser tous ces san-
glots : Je n'ignore pas, dit-elle, tout ce que
vous avez enduré de fatigues sur la mer ; je
sais tout ce que des honnnes inhnmaiiis et bar-
i)ares vous ont fait souffrir : mais piésentement
profilez du repos que vous avez , prenez de la
nourriture , réparez vos forces , snu venez-vous
de ce que vous étiez en parlant d'Ithaque, et
reprenez la vigueur et le courage que vous aviez
alors. Le souvenir de vos malheui's ne sert qu'à
vous abattre , et à vous empêcher de goûter les
plaisirs qui se présentent.
La déesse me pei'suada ; nous nous remîmes
à table , et nous y passâmes tout le jour. Notre
séjour dans ce palais fut d'une année entière.
La bonne chère et les plaisirs ne firent point
oublier leur patrie à mes com])agnons; après
quatre saisons révolues, ils me firent leurs re-
montrances : Ne vous souvenez-vous plus de
votre chère Ithaque? me dirent-ils. N'est-il pas
dans l'ordre des destinées que vous ne négligiez
rien pour nous procurer le bonheur de revoir
nos dieux pénales ?
J'eus égard à de si justes désirs , dès ce jour
même |)resque tout consacré aux plaisirs de la
table. Quand le soleil se coucha , quand la nuit
eut répandu ses sombres voiles sur la terre, i
quand mes compagnons se furent retirés , et '
que je nie trouvai seul avec Circé , j'embrassai
ses genoux , et la trouvant disposée à m'écouter
favorablement, je lui parlai en ces termes:
Vous m'avez comblé de grâces , grande déesse;
L'ODYSSÉE. LIVRE X.
699
j'ose cependant vous en demander une encore,
et ce sera la dernière. Vous m'avez promis de
favoriser mon retour, il est temps d'accomplir
cette promesse : Ithaque est toujours l'objet de
mes vœux. Mes compagnons ne soupirent aussi
qu'après elle; ils se plaignent du long séjour
que je fais ici, et me le reprochent dès qu'ils
peuvent me parler sans que vous puissiez les
entendre.
Non, cher Ulysse , non, je ne prétends pas
vous retenir : mais vous avez encore un royaume
à visiter avant que d'arriver dans le vôtre, c'est
celui de Pluton et de Proserpine : il faut que
vous y alliez consulter l'ame de Tirésias le Thé-
bain. Ce devin est aveugle; mais en revanche
son esprit est plein de lumières , et pénètre
dans l'avenir le plus sombre. Il doit à Proser-
pine ce rare privilège , de conserver après la
mort toute l'intelligence qui le rendoit si recom-
inandable pendant la \ie : les autres ombres ne
sont auprès de lui que de vains fantômes.
A ces paroles , frappé comme d'un coup de
foudre , je tombai sur un lit de repos , je l'ar-
rosai de mes larmes , je ne voulois plus vivre
ni voir la lumière du soleil. Enfin, revenu de
mon étonnement, on plutôt de mon désespoir ,
Quelle entreprise! m'ccriai-je; qui me guidera
dans ce voyage inoui? quel est le vaisseau qui
a jamais pu aborder sur cette triste rive ?
Ne vous mettez point en peine de conducteur,
valeureux Ulysse; élevez votre mât, déployez
vos voiles , et tenez -vous en repos , le souffle
de Borée vous fera marcher. Après avoir tra-
versé l'Océan , vous trouverez une plage com-
mode , bordée par les bois de Proserpine; ce
sont des peupliers, des saules, tous arbres sté-
riles : arrêtez-vous là , c'est justement l'endroit
où l'Achéron reçoit dans son lit le Phlégéthon
et le Cocyle qui est un écoulement du Styx.
Avancez jusqu'à la roche où est le confluent de
ces deux fleuves, dont les eaux roulent et se
précipitent avec fracas; vous ne serez pas loin
alors du palais ténébreux de Pluton. Creusez
une fosse sur ces bords ; qu'elle soit d'une cou-
dée en carré.
Faites-y pour les morts trois sortes de liba-
tions : la première , de lait et de miel : la se-
conde , de vin pur ; la troisième , d'eau où vous
aurez détrempé de la farine. En faisant ces effu-
sions , adressez des prières aux ombres des
morts ; engagez-vous à leur sacrifier, à votre
retour à Ithaque , une génisse qui n'aura jamais
porté et qui soit la plus belle de vos trou-
peaux; promettez de leur élever un bûcher,
d'y jeter ce que vous avez de plus précieux, et
d'immoler, en l'honneur de Tirésias en parti-
culier , un bélier tout noir et qui soit la fleur
de vos bergeries. Vos prières et vos vœux ache-
vés , égorgez un bélier noir et une brebis noire;
vous tiendrez leurs têtes tournées du côté de
l'Érèbe , et vous tournerez vos regards vers
l'Océan; vous verrez arriver en foule les om-
bres des morts. Pressez dans ce moment vos
compagnons de dépouiller les victimes immo-
lées, de les brûler, et d'adresser encore des
prières et des vœux aux dieux infernaux , et
surtout au redoutable Pluton et à la sévère
Proserpine. Pour vous, tenez-vous tout auprès
l'épée à la main, pour écarter les ombres, et
empêcher qu'elles n'approchent du sang des
victimes avant que vous ayez consulté le devin
Tirésias : il ne tardera point à paroitre , et c'est
de lui que vous devez apprendre la route que
vous devez tenir pour arriver heureusement à
Ithaque.
A peine Circé eut-elle fini de parler, que l'au-
rore parut sur son trône d'or ; je prends mes
habits ; c'étoient des présens de la déesse, et ils
étoient magnifiques; elle-même se para, prit
une robe de toile d'argent et d'un travail ex-
quis , l'arrêta avec une ceinture d'or, et se cou-
vrit la tête d'un voile fait par les Grâces.
Je cours réveiller mes compagnons. Mes amis,
vous voulez partir; réveillez - vous donc; le
temps presse , profitons de la permission que
nous en donne la déesse. Cette nouvelle les
comble de joie, et ils font la plus grande dili-
gence.
xMais , au moment du départ , j'éprouvai en-
core un grand malheur. Elpénor, le plus jeune
de tous , et le moins sage , le moins valeureux,
chaud du vin qu'il avoil bu la veille avec excès,
étoit monté sur une des plates-formes du palais,
pour y prendre le frais et s'y reposer à l'aise :
le bruit que nous fîmes et les préparatifs de
notre départ le réveillent en sursaut ; il se lève
précipitamment , et , au lieu de prendre le che-
min de l'escalier, il marche à demi endormi de-
vant lui , il tombe du haut du toit , se tue , et
va nous précéder sur les bords du Cocyte.
Mes compagnons s'assemblent autour de moi
pour prendre mes ordres : je leur déclarai alors
que leur attente alloit être trompée, qu'ils se
flattoieut sans doute que nous allions prendre
la route d'Ithaque, mais que Circé exigeoit de
moi que je fisse auparavant un autre voyage,
et qu'il falloit que j'allasse tout de suite et que
je tentasse de descendre dans le royaume de
Pluton et de Proserpine, pour y consulter l'om-
bre du devin Tirésias.
700
L'ODYSSÉE. PRÉCTS DU LIVRE XL
Ils en furent consternés , s'arrachèrent les
cheveux de douleur, et jetèrent des cris lamen-
tables : mais tout cela étoit inutile , et il n'y
avoit aucun moyen de contredire ou d'éluder
les ordres de la déesse. Elle vint nous trouver
au moment que nous allions nous emiiarquer;
elles fut témoin de leurs larmes amères, attacha
dans notre vaisseau deux moutons noirs, un
nuMe et une femelle, et disparut sans être aper-
çue : car qui peut suivre et découvrir les tra-
ces d'une divinité, lorsqu'elle veut dérober sa
marche aux veux des mortels ï
PRÉCIS DU LIVRE XL
Avec le venl favorable que nous donna Circé,
elles efforts de nos ramems, nous vogiâmcs heu-
reusemeul cl arrivànus, vers lecouclior du soleil,
à l'exlrcmilé lie l'Océan : c'est là (iu'habitint les
Cinimériens; une élernelle luiil éteuil sessonibns
voiles sur ces malheureux. Nous aliordànics sur
ces tristes rivages; nous y niiines notre vaisseau
à sec, débarquâmes nos 'victimes , et courûmes
chercher l'endroit que Circé nous avoit niarqué.
Nous y creusâmes une losse , limes les libations
ordonnées et les voeux {.resciils pour les ombres :
j'égorgeai ensuite les victimes sur la fosse. Nous
sommes bientôt environnés de vains fantômes,
qui accourent du foml de l'Erèbe; je les écarte
avec mon épée, et j'empèclie qu'ils n'approchiMit
du sang des victimes avant que je n'aie tnleniiu
la voix de Tirésias.
L'ombre d'Elpénor fut la première qui se pré-
Sfnia à moi : nous avions laissé son corps sans
sépulture. L'empressement que nous avions de goitre et vous parler
heureusement dans votre patrie , un dieu vous
rendra ce retour (lillicile et laborieux ; Neptune
est encore irrié contre vous, et veut vet.gcr son
fils Pulyphème. Cependant, malgré sa colère, vous
y arriverez après bien ries travaux et des peines :
mais vous passerez par l'ile de Trinacrie ; vous y
venez des bœurs et des moutons consacrés au
Solei! qui voit tout : n'y touchez pas, entpêcliez
vos compagnons d"y toucJier; car si vous manquez
à ce que je vous re ommande, je vous prélis que
vous périrez, vous , votre vaisseau et vos com-
pagnons. Si, par le secours des dieux, vous échap-
pez à Cette tentation dangereuse , vous aurez la
consolation de revoir Idiaque, mais après de lon-
gues années , et après avoir perdu tout voire
monde. Vous trouverez dans voire palais de grands
désordres , des princes insolens qui poursuivent
Pénélope : voirs les punirez. ÎMais après que vous
les airrez sacrifiés à votre veirgeance , prenez une
rame., meilez-vons en chemin, et marchez jusqu'à
ce (jue vous arriviez chez des peirples qui u'orrl
aucune conuoissance de la mar ine. Vous rencon-
ir'erez un passant qrri vous dira que vous portez
uu van sur voire éparrie; alors, sans lui faire
aucuireqiresliorr, plantez à terre votre rame, offrez
err >acrilice à Neptune un nroulon , un taureau tt
rrn verrai, c'est-â-dir'e un pour-ceau mâle : oll'rez
ensuite des hécatombes parfaites à tous les dieux
qui habitent l'Olympe, sans tn excepter un seul ;
après cela, du sein de la mer sortira le Irait fatal
qrri vous donnera la mort, et vous fera descen-
dre dans le tombeau à la fin d'une vieillesse
exempte de toute irrlirniilé, et votrs laisserez vos
peuples herrretrx. Voil» tout ce (|iie j'ai à vous
prédire.
Je remercie cette omlrre vénérable, et voyant
ma mère triste et en silence , je lui eu demandai
la raison. C'e>i, nre répondit-il, qiril n'y a que
les ombres à (jui vorrs pernrettez d'approcher de la
fosse et de bfdre du sang qui puissent vous recoii-
parlrr norrs avoit fait iregliger ce devoir : il s'en
plaignit, et meeonjirra. par mon père, par Péné-
lope et par mon fils , de nous souveirir de lui
quand nous serions arrivés dans l'ile de Circé :
Je sais, me dit-il, qire vous y aborderez encore
en voirs err retournant; brûlez morr corps avec
toutes mes armes, et eb-vez-moi un lomb-au sur
le bord de la mer, alirr qrre tous ceux (jrri passe-
ront sur celte rive appreirr;ent mon malheureux
sort.
Tout à-coup je vis paroitre l'ombre de ma mère
Anticlée ; elle eloil fille du magnanime Airtolycns,
et je Pavois laissée pleine de vie à mon départ
pour Troie. Je m'attendris en la voyant ; rrrais,
qirelque touché que je fusse, je ne la laissai point
approcher avant l'arrivée de Tirésias. J»; l'aperçois
enlin, portant un scepir'e à la main; il rue recon-
nut el me parla le prcnder. Fils de Liëi le , nre
dit-il, pourquoi avez - vous quille la Irrmière du
soleil porrr venir voir celte sombre demeure ':*
vous ères bien malheureux! éloignez-vous, dé-
lorrrncz votre épée, afin que je boive de ce sang,
et que je vous airnonce ce (pte vous voulez savoir
de moi.
J'obéis : l'onrbre s'approche, boit, el nre pro-
nonce ces oracles : Ulysse, vous voulez retourner
Je profilai de cet avis. En ell'ei, dès que ma
mère eut bu, elle me reconnut ei me parla en ces
terrrres : Mon lils, conrrnent éies-vous venu plein
encore de vie dans ce séjour do ténèbres ? !Ma
mère, lui répondis-je^ la nécésilé de consulter
l'ombre de Titési:is rrra fail entreprendre ce ler--
rihle voyage. J'erre depsris Ir.ng-temps, éloigné
d'iihaiiue, sans pouvoir y aborder. Mais vous,
nia mère, comment êles-vorrs tonrbée dans b s
liens (II! la mort? C'est, répondit celte tendr-e mère,
c'est le regret de ne pitrs vous voir, c'est la dou-
leur de voirs croire exposé Ions les jours à de norr-
veaux périls, c'est le souvenir si louchant de vos
rares ([traliiés, qui ont abrégé nra vie. A ces mois,
je voulus enrbrasser celte chère ombre; irois lois
je me jeiai sur elle, et trois fois elle se déroba à
mes ernbrassemens.
Je vis ensuite arriver les femm.- s et les filles des
plus grands capitaines. La première qui se pré-
senîa , ce fut Tyro, fille du grand Salmonée, et
femme de Créthée, fils d'Eolus ; elle avoil eu de
Neptune deux enfants, Pclias qrri régna à lolcos,
où il fut riche en troupeaux^ el Nélée, qrri fut roi
de Pylos sur le fieuve Amaihus; el de Créthée son
mari, /Eson, Phérès et Amythaon, qui se plai-
soient à dresser des chevaux.
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XII.
701
Après Tyro, je vis approclier la fille d'Asopus,
Aniiope, qui eut (iiî Jupiier (iciix (i's, Zélluis el
A'n[>hioii, Ips piemiers qui jelùioiil ItS Ibnilonicns
do la villi; (le Thèlies, el elevéronl ses Uuirs elses
nuirailles. AlcuK-iie, leinine d'Asiipliiliyoïi cl niere
du foil, du paliciil el du courageux Heicule^
païul après elle, ainsi que Mégare, épouse de ce
héros. Je vis aussi Epicasie, mère d"OE<lipe, qui^
par son iuiprudence , coniniil un gratil foilail en
épousant son fils, son propre fils, qui venoil de
luer son père.
Après Epicasie, j'aptMçus Cliioris, la plus jeune
des (illes d'Ainpliion, (ils de Jasius. Nélée l'épousa
à cause de sa pariaile heaulé; elle régtia avec lui
à Pylos, 01 lui donna Irois fils, Neslor, Chroniius
el le Mer Périclyniene, el une fille nommée Pero,
qui par sa beauU; el sa sagesse fui la merveille de
son lemps.
Chloris éloil suivie de Lt-da , qui lui f>^mme de
Tyndare, ei mère de Castor, grand dompteur de
chevaux, ei de Pollux, invincible dans les comhats
du teste, lis soni les seuls qui rclrouvenl la vie
dans le sein même de la mort.
Après Léda vinl EpiniéJée, lenime d'Alœus :
elle eut deux fils, donl la vie fui irès-courle, le
divin Oius el le c<^lèltre Epliiallès, les deux j)lus
grands el les deux plus beaux hommes que la
terre ail jamais nourris ; car ils oloienl d'une
laille pro iigieuse, el d'une beauté si grande, qu'i lie
ne le c^doil qu'à \a beauté d'Orion : ce sont eux
qui enlreprirf'nl d'eniasser le mont Ossa sur l'O-
lympe, et le lY'lion sur l'Ossa, afin de pouvoir esca-
lader les citux. Jupiter les foudroya pour les punir
de leur audace.
Je vis ensuite Phèdre , Procris , el la belle
Ariadne, fiili-, de l'implacable Minos, que Tbésée
enleva autrefois de Crèle. Après Ariaine, paru-
rent iMœra , Clymèue et l'odieuse Eriphile , qui
préféra un collier d'or à la vie de son mari. Mais
je ne puis vous nommer toutes les feuimes et toults
les filles des grands personnages qui passènnt
devant moi : les a.slres qui se lèvent m'avertissent
qu'il est temps de se reposer , ou ici, dit Ulysse à
Aleinoiis, dans voire magnifique pa!.;is, ou sur le
vaisseau que vous m'avez faii équiper.
Arélé, les Phéaciens el leur roi , parurent en-
chantés de loiil ce que leur racontoil le fils de
Laërle ; ils résolurent de lui faire de nouveaux pré-
sens, qui pussent le delommagerde ses pertes, el
le pressèrent de rester encore quelques jours avec
eux, el d'achever l'hisioire de ses aventures ci .;e
ses nialheu'S.
iN'auriez-vous pas vu, lui dit Alcipoùs, n'auriez-
vous pas vu dans les enfers quelques-uns de ces
héros (|ui ont été avec vous au siige de Troie, el
qui sont morts dans celle expédition ?
Après que Proserpine, répliipia L'Usse, eut fait
relirer les ombres dont je viens de parler, je vis
arriver celle d'Agnmemnon, environnée des âmes
de tous ceux qui avoient été tiiés avec lui dans le
palais d'Egislhe. A CLiie vue je fus stibi de com-
pnssio:i, el, les larmes aux yeux, je lui dis : Fils
d'Alrée, le plus giand des rois, couimenl la Par-
que cruelle vous a t-elle fait éprouver son pou-
voir ? il me raconte s.i fin d plorable. Vous
n'avez rien à craindre de setnblabie de la fille
d'karii;s , ajoute Agamemnon ; voire Pénélope
est un modèle de prudence el de sagesse : ne souf-
frez pas cepi-nlant que votre vaisseau entre en
plein jour dans le port d'Ithaque. Avez-vous appris
(piebpie nouvelle de mou fi's Oresle? Je ne sais^
lui re|>ondis-je, ce qu'il est devenu.
A )us vimes ali)rs les ombres d'Achille, de Pa-
Irocle , d'Aulilo(]ue et d'Ajax. Couiuieiil , me dit
Achille, avez-vous eu l'audace de descendre dans
le palais de Plulon ? Je lui tn dis la raison. Mon
fils, m-; r(''p!iqua alors Achille, suil-il mes exem-
ples? se disiingue- -il à la guerre, el promet-il
d'être le premier des héros? Sa vez-vous quelque
chose de mon pè:e? Je n'ai appris, lui dis-je,
aucune nouvelle ilu sage Pelée : mais pour INéop-
tolème, il ne cènh la gloire du cour;ige à aucun
de nos héros ; il a immolé à vos mânes une infi-
nité de \aillans hoaiuies. A ces mots, l'ame d'A-
chille, pleine de joie du témoignage que je venois
de rendre à la valeur de son fi's, s'en retourna à
grands pas dans une prairie parsemée de fleurs.
Les autres âmes s'arrêtèrent pour me conter
leu-s peines el leurs douleurs. Mais l'ombre d'Ajax,
fils de Télamon, se lenoil un peu à l'écirt, tou-
jours possédée par la lureuroîi l'avoiljelé la vic-
toire que je remportai sur lui lorsqu'on m'adjugea
les armes d'Achille.
Je vis l'illustre fils de Jupiter, Minos, assis sur
son troue, le sceptre à la main, el ren.ianl la jus-
tice aux morts. Ln peu plus loin j'aperçus le grand
Orion, encore en équipage de chasseur. Au-delà
c'éloii Tiiye; deux vautours lui déchirent le foie,
pour le punir de S(in audace. Après Titye, je vis
Tantale, plongé d;'.ns un étang, sms pouvoir se
désaltérer. Le tourment si connu de Sisyphe ne me
parut pas moins terrible.
Api'es Sisyphe, j'apiTÇUs le grand Hercule, c'est-
à-dire son image, car pour lui il est avec les dieux
iuimorli Is, cl assiste à leurs festins : son arc tou-
jours lendu, el la ll,iche appuyée sur la corde, il
jeloil des regards terribles comme prêt à lirer.
Hercule me reconnut, et s'écria : Ah! malheureux
T'iysse, es-tu aussi poursuivi par le même deslin
qai ma persécute pendant la vit;'.-* Après avoir conlé
ses travaux, il .s'enfonce dans le ténébreux séjour,
sans alten Ire nia réponse.
Je demeurai quebjue temps encore, dans l'es-
pérance de voir quelque autre des héros les pins
célèbres, (omme Thésée et Pirithoùs ; mais je
craignis enfin que la sévère Proserpine n'envoyât
du tond lie l'Erèbe la terrible lète de la Gor-
gone , pour l'exposer à mes yeux. Je regagnai
donc proniptement mon vaisseau, et, à l'aide des
rames et du vent, je m'éloignai de ces funèbres
bords.
PRÉCIS DU LIVRE XII.
Arrivés promplement à l'île d'.^.a, nous en-
Irous lians le port; eldès qut; l'aurore eut annoncé
le retour du so'eil , j'envoie cheicher le corps
dE'péiior, qui eitdl mort le jour de mon di part.
Je lui ren is ks hotmeurs funèbres, et lui élève
un tombeau au haut ducjuel je place sa rame.
A peiniî avions-nous adievé , que Circé arrive
suivie de ses femmes cl avec toutes sortes de
702
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XÎL
rafraîchissenions. Reposez-vous à présent, nous
tlil-elle, pioliltz de ces provisions^ demain \oiis
pourrez vous rembarquer p<iur couUnuer voire
roule. Je vous enseignerai moi-mènie ce que vous
devez l'aire pour é iler les malheurs où vous pré-
cipileroil voire imprudence.
Le déesse me lira à lécai l, ci voulut savoir inul
ce (]ui m'eloil arrivé dans mon voyage; je lui en
fis le détail. Après quoi elle me dil : Vous avez
encore d'autres dangers à courir. Vous liouverez
dans voire chemin les Sirènes. Elles euchanlenl
tous les hommes qui arrivent près d'elles. Passtz
sans vous arrêter, el ne niaïKjuez pas de bouchfT
avec de la cire les oreilles de vos compagnons, de
peur qu'ils ne les entendent. Pour vous, si vous
avez la curiosité d'enlendre sans danger ces viox
(ii'licieuses, failes-vop.s hirii lier aupaïav ni à votre
niât, el si, Iransporlé de plaisir, vuus ordonnez à
vos gens de vous delaeher , qu'ils vous lient au
contraire plus lorlenienl encore.
Sorti de ce péril, vous toniherez lians un autre ;
vous aurez à passer devant (jharyhiîe et Seyila. Si
quehpie vaisseau approche malheureusement de
l'un de ces deux écueils, il n'y a plus d'espéraïue
pour lui. Le seul qui se soit lire fie ces ahinies,
c'est le célèbre navire Argo, qui, chargé de la fleur
des héros de la Grèce, passa par là en revenant
(!e la Colchide; el c'est à .lunon fjue le chef des
Argonautes, Jason, dut alo'S son salut. De ces
deux écueils l'un porte sa cime jusqu'aux cieux.
11 n'y a point de rooi lel qui y put monter ni en
descendre. C'esl une roche unie et lisse, conmie
si elle éloit taillée el polie. Au niilit-u il y a une
caverne obscure dans laquelle deiueure la perni-
cieuse S vlia. Sa voix est semblable aux rugisse-
mens d'un jeune lion, ("esi un monstre allreux ;
elle a douze grilles qui hiiil horreur , six cous
d'une longueur énorme, el sur chacun une léle
épouvantable avec une gueule béante garnie de
trois rangs de dents. L'autre écueil n'est pas loin
de là, il t^st moins élevé : on voii dessus un (iguier
sauvage dont les bianches, chargées de leuilles,
s'elendeiii fort loin. Sous ce figuier est la demeure
de Charybde, qui engloutit les ilols el les rejelie
ensuite avec des mugisse mens horribles. El<ti-
gnez-vons-en , suiloui quand elle absorbe les
(lois ; passez plutôt du colé de Seyila, car il vaut
encore mieux que vous ]>erdiez (jnelques-uns de
vos compagnons que de les perdie tous el de péiir
vous-même.
Mais, lui dis-je alois, si Seyila m'enlève six de
mes gens pour chacune de ses six gueules , ne
pourrai-je pas m'en venger?
Ah! mon cher Ulysse, toujours tenter l'impos-
sible, même dans l'elat où vous êtes! Toute la
valeur humaine ne sauroil lésister à Seyila. Le
plus sûr est de se déndtt-r à sa fureur p.ir la fuite.
Passez vile : invoquez Craiee, (jui a mis au nuinde
ce monstre horri!)le; eilearièiera j^a violence, et
l'empècheia de se jeter sur vous. Vous arriverez à
Trinaerie, où paissent des troupeaux de bœufs et
de mouinns, ils appa; tiennent au Sobi', et il en
a donné la garde, à Phaéluse el à Lampélie, deux
nymphes ses lilles qu'il a e\i: s de la déesse INéérée.
Gardez -vous de toucher à ces troupeaux, si vous
voulez éviter la perte ceriaine de volie vaisseau et
de vos compagnons.
Ainsi parla Ciicé : l'aurore vit.l annoncer le
jour : la déesse reprit le chemin de son palais, el
je retournai à mou vaisseau. Je donne aussitôt
l'ordre pour le départ ; on lève l'ancre, et nous
voguons avec un vent favoiable. JifiStruis alors
mes Compagnons des avis que, Circé venoitde me
donner : peu<lanl i^ue je les enlretenois, nous arri-
vons à l'i-e des Sirènes. Nous exécutons à la lettre
ce qu'on nous avuil presciil, et nous échappons à
ce premier dangir ; mais nous n'eûmes pas plus
lot quille celle ile que j'ap^içiis une luniée af-
freuse , que je vis les Ilots s'amonceler, ([ue j'en-
tendis des mugissemcns horribles. Les bias tom-
bent à mes compagnons, ils sont saisis de crainte,
ils n'ont la force ni de ramer ni de faire aucune
manœuvre. Je les presse^ je les exhorte : Jupiter,
leur dis-je , Jupiti r veut peut-être que notre vie
soil le prix de nos grands ellorls ; éloignons-
nous de l'endroit où vous voyez celte fumée et
ces flots amoncelés. On m'obi il, mais nous nous
approchions Je Scyl'a; el pendant que nous avions
les veux attaches sur cette monstrueuse Chaiybtle
pour éviter la mort dont elle niius men'.'.(,<iit,
Seyila allonge son cou et enlè-e avtc; ses six
g'ieules six de mes compagnons. Je vis encore
leurs pieds el leurs mains (jui s'agiloient en l'air
comme elle les enlevoit , et je les entendis qui
m'appeloienl à leur secours. Mais ce fut pour la
dernière fois que je les vis et que je les entendis :
non, jamais je n'éprouvai de douleur aiissi vive et
aussi désolante. ISoiis marchions toujours cepen-
dant, el nous nous trouvâmes vis-.i-vis de Tilc du
Soleil. J'ordonnai à mes compagnons de s'en éloi-
gner, en leur rappelant les menaces que m'avoient
faites Ciicé et Tiresias.
Euryloque prit alors la parole, el me dit d'un
ion fort aigre: Il faut, Ulysse, que vous soyez le
plus dur et le plus impitoyable des hommes. Nous
sommes accablés de lassitude ; nous trouvons v.n
port commode, un pays abondant en ralVaichisse-
mens, et vous voulez que nous tenions la mer
pendant la nuit, qui est le temps des orages et des
tempêtes ! Ne vaut-il pas mieux descendre à terre,
manger el dormir sur le rivage, el atlendre l'au-
rore pour gagner le large ?
Tous mes gens furent de son avis : seul contre
tous, je ne pus leur résister ; nuis je letir fis pro-
niellre avec serment qu'ils ne lueroieul aucun des
bœufs ou des moulons qu'ils trouveroient à terre.
La nuit fut cn'eciivement très-orageuse, la leuipéte
dura un mois entier. Tant que duièreni nos provi-
sions, on s'abslinl de l(Micher aux troupeaux du
Soleil. Mais un jour que je m'éiois enfoncé dans
un bois voisin pour adresser paisiblement mes
prières aux dieux de lOlympe, Euiyloijue proîila
de mon absence pour représei.ter à mes compa-
gnons que la nécessité ne connoissoit point de loi,
et que la faim qui les dévoroii les dispensoil du
serment qu'ils avoienl fait n'épargner les trou-
peaux du Soleil. C'.huisissi ns-en quelques-uns^ leur
dit-il, des nieilb urs pour en faire un sacrifice t.ux
imniorlel.^. Arrivés à llh-Miiie, nous apaiserons le
père du jour par de riches présens. S'il a juré
noire perle ne vaut-il pas encoie mieux péiir au
milieu des flots, (|ue de mourir Itntemenl de faim
dans ce! le île déserte.
Ce pernicieux conseil fui loué el suivi. Le sacri-
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XII [.
t03
lice éloit drià commencé qiiariil je revins ; je
senlis t^ti m'approciimil lun^ odeur fit' (iimiie, < l Je
ne donlai pus (le mon malheur. La belle l.aiiipélie
alla poiier au Soleil la nouvelle de cet aUeiilat. (]e
dieu s'en plaiiiuil au mailre du loniK-rre, el la
perle de nus cou)pagnoiis el de mon vaisseau l'^l
résolue.
Quand j'eus regagné mon vaisseau, je fis à mes
compagnons de sévèrf s réprimandes ; mais le mal
éloit sans remède, el ils passèrenl six jours cnlieis
à l'aire honne chère. La ttmpêle ayanl cessé, pour
ne point perdre de temps nous nous rembarciuà-
mes. Dès que nous eûmes perdu l'île de vue, à
peine étions-nous en pleine mer, ne voyant pres-
que plus que le ciel el les (lots, que du flanc d'un
nuage obscur S'irlit le violent Zéphyre accompagné
d'un déluge de pluie, et d'alfrenx touibillons. Notre
navire en devient le jouet el la viclime ; il nous
porte dans le gouflre de Charybde. Je me pren !s
en y entrant à ce figuier sauvage dont je vous ai
parlé, je demeure sisspeniu à ses branches jusqu'à
ce que je voie sortir de cet abime les débris de
mon vaisseau. Je me précipite sur le mât à demi
')risc , el pendant neuf jours j'erre ainsi porté au
gré des vtn;seldes flots; et le dixième jour j'a-
borde dans l'ile d'Ogygie : Calypso^ qui en esl
souveraine, m'y reçut el m'y traita avec bonté.
PRECIS DU LIVRE XIII.
Lks Pbéacieiis éeoutoienl le récit des aventures
(1 IJlysse dans un silence d'admiiation qui dura
encore quand il eut cessé de parler. Enfin Alci-
noiis, leur roi, prit la parole el lui dit : Je ne crois
pas, (irinee d'Itha(|ue , (pie vous éprouviez , en
sortant de mes Etals, les traverses qui vous ont
tant lait soudrir. Oui , j'espère que vous rever-
rez b;enl()l voire patrie ; mais je veux réparer
vos pertes , et que vous y arriviez plus riche
encore que si vous eiiiporiiez le butin (pie vous
avez fait à Troie. Nous ajouterons donc à tous
nos présens chacun un trépied el utie cuvette d'or.
Tous les princes appiaudirenl au discours d'AI-
cinoiis, cl se retirèrent dans leurs palais pour
aller prendre quelijue repos. Le lendemain , des
que l'étoile du matin eut iail {»lae(» à l'aurore, ou
olîril à Jupiter le saeritice d'un taureau, et l'on
prépara un gian.l festin; Démo iocus le rendit
délicieux par ses chants admirables. Mais IHvsse
lournoil souvent la tête pour regarder le s<)!eil,
dont la course lui paroissoil trop lenle ; (piand il
p=-ncha vêts son coucher, sans perdre un moment,
il adressa la |)arole aux Phéaciens, et surtout à
leur roi : Faites promptemenl vos libations , je
vous en supplie, afin que vous me renvoyiez dans
l'henreux ci al où vous m'avez mis, el que je vous
dise mes derniers adieux. Vous m'avez c(»mblé
de présens : (|ue les dieux vous en récompensent
et vous donnent toutes les vertus ! qu'ils répan-
dent sur vou.s > jt'.eines mains louies sortes d(!
prospr;ril(^,s, el qu'ils détourm^nt tous les maux de
dessus vos peuples !
l'u's s'adressiiit à Arélé, et lui p-ésenlan! sa
coupe pleine d'un excelletil vin, il lui parla en ces
termes ; Grande princesse, soyez loujours heu-
reuse au milieu de vns Etals, el que ce ne soit
(pi'au bout d'une longue vieilb^sse que vous payiez
le tribut que lous les hommes doivent à la nature !
Je m'en retourne dans ma patrie comblé de vos
bientaits. Ou(> la joie el les plaisirs n'abanionnenl
jairjais Celle demeure, et que, toujours aimée et
eslin)ée du Roi votre époux 1 1 des pritices vos en-
fans , vous receviez conlinuellejneni de vos sujets
les marques d'amour el de respect qu'ils vous doi-
vent !
En achevant cfs mots, Ulysse sort de la sal'e,
il arrive au porl : on enibar |ue les provisions , on
part , el les rameurs fonl blanchir la mer sous !euis
efforts.
C' pen 'ant le sommeil s'empare des paupières
d'Ulysse , et lui fait oublier toutes ses peines. Le
vaisseau (jui le porte fend le.s flots avec rapidiié;
le vol de l'épervier, (jui esl le plus vite des oiseaux,
n'auroil pu égaler la céleiité de sa course ; el quan(i
l'étoile brillante (jui annonce l'ariivée de l'aurore
se leva , il aborde aux terres d'Ithaque; il entre
dans le port du vieillard Phorcys, un des dieux
marins. Ce port esl couKmm» d'un bois d'oliviers,
qui , pa.r leur ombre, y enlrelienneni une fraîeheur
agréable; et près de ce bois esl un antre profond
et délicieux , consacré aux Naïades. Ce lieu char-
mant est arrosé par des fontaines dont l'eau ne
tarit jamais.
Les ratneurs d'Ulysse entrent dans ce port qu'ils
connoissoienl depuis long-temps. Ils descendent à
tene, enlèvent le roi d'Ithaque , l'exposent sur le
rivage, sans qu'il s'éveille ; mettent lous ses babils,
tous ses piés ns , au pied d'un olivier, hors du
cbemin, de peur qu'ils ne fussent exposés au pil-
lage, si (lue.lqn'un venoil à pisser. Ils se reuibar-
quenl ensuite , el reprennent la roule de Schérie.
Neptune, irrité de voir Dlysse dans sa patrie,
malgré les m;'naces qu'il lui avoil faites el le désir
(ju'il avoil de l'en empèfher, s'en plaint à Jupiter.
[jG maître du tonnerre lui laisse toute la liberté de
se venger sur les Phéaciens , el de bs punir de
l'accueil qu'ils avoienl fait an roi d'ilhaque, el
(les moyens (ju'ils lui avoienl fournis pour revoir
promptemenl ses Elals. Neptune, satisfait, l'eu
remercie; el le fils de Saturne lui suggère la ma-
ttièie dont il doit exercer sa vengeance. Quand
tout le peuple , lui dil-il , sera sorti de la ville pour
voir arriver le vais'-eaii (jui a transporté Ulysse
dans sa paliie, et (lu'on le verra s'avancera pleines
voiles, changez-le tout-à-coup en un grand rocher
près de la terre, et conservez-lui la figure de vais-
seau , afin (pie lous les hommes qui le verront
soient frappes de crainte el d'élonnement : ensuite
couvrez leur ville d'une haute monîagne qui ne
cess'^ra jamais de les eftrayer.
Neptune se rendit promptemenl à l'ile de Sché-
rie, el fil à la lettre ce que Jupiter venoil de lui
permettre. Alcinoûs, à la vue de ce prolige, se
rappela ce que lui avoil prélil son père; il le ra-
coiiia aux riii-aeiens, el , après avoir solennelle-
ment renoncé à conduire désormais les étrangers
qui aliorderoienl dans leur île, ils lâchèrent d'a-
paiser Neptune, en lui immolant douze taureaux
choisis.
Ceptudint Ulysse se réveille; il ne recounoîl pas
la terre Cliérie après la(iiie!le il avoil tant soupiré.
Minerve avoil enveloppe ce héros d'un épais nuage
704
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XIV
qui l'empêchoit de rien dislingiicr ; elle vonloit
avoir le leinps dtî l'averlir des piôcaulinns iin'il
avoii à prendre : car il éioil iniportanl (pril ne tiil
pas reconnu lui-rnè.-ne, ni de sa foniinc ni d'aucun
de ses sujets , avaiil qu'il eùl lire veiii;oance des
poursuivans de Pénélope, l 'yssc s'éciia donc en
s'éveillant : îMalliourciix que je suis, dans quel
pays me Irouvé-je ? Grands dieux ! les Phéaciens
n'oloienl donc pas si sages ti si justes que je le
pensois : ils ni'avoienl promis de nte r.imener à
un clicre lihaque, el ils ni'oni exposé sur une
t^rre éirang'^'ro.
Pendantqn'il est plongé dans ces tristes pen-
sées, Minerve s'approche de lui sous la figure d'un
jeune berger. Ulysse, ravi de celle rencontre, lui
adresse ces paioles : Berger, je vous salue; ne
firme/, pas contre n)oi d»- mauvais desseins, sauvez-
moi toutes ces liclies&es (en lui montrant les prc-
sens (|u'on avoil débarqués sur le rivage), el sanvc/-
nioi moi-même, .le vous adresse mes prières comme
à un dieu iulelaire,et j'fmbrasse vos genoux comme
votre stippHant. Quelle est celte lerre? quel est
son peuple? Est-ce une île? ou n'est- ce ici ([ue la
plage de quel.jue continent'.'
Ce pays est célèbre, lui répondit Minerve; c'esl
nneile qu'on appelle Ithaque. J'en ai lorl entendu
p.uler, dil Ulysse qui vou'oil dis>imnler son nom
et sa joie. Il se donne même à la dé-esse pour un
Cretois qu'une aiTaire malheureuse forçoit à cliei-
clier un asile loin de sa patrie. l>a déesse sont il de
sa leinle , ei le prenant par la main , elle lui parla
en ces lei mes : O le plus di.^siuuile des mortels ,
iiomnie inépuisable en déloirs et en linesse , dans
le sein même de voire pairie vous ne pouvez voiis
empêcher de recourir à vos déguisemcns ordinaires !
Mais laissons la ces tromperies. Ne reconnoissez-
vous point encori! Minerve (jui vous assiste, qui
vous soutient , qui vous a tiié de tant de dangers ,
et procuré enfin un lifureux retour dans votre pa-
irie? Gardez vous bien de vous laire connoilrc à
personne : soutirez dans le silence tous les maux ,
tous les ailronls el tontes les insolences que vous
aurez à essuyer de la pari des poursuivans tl de
vas sujets.
iNe m'ahusez-vous pas , grande déesse:' répliqua
Ulysse; esl-il bien vrai que je sois à lthai|ue:'
Vous êtes toujours le même, repartit Minerve,
toujours soupçonneux et dé(i;int. Un aciievani ces
mois, elle dissipe le nuage doul elle l'avoii en-
vironné, el il reconnut avrc transport la lerre (jui
l'avoit nourri. Après cela, il chercha avec la déesse
à mettre ses irésors en si'neié dans lanire des
Naïades, à la garde desquelles il se conlia; puis
ii la pria de lui inspirer la même force et le même
courage qu'elle lui avoil inspirés lorsqu'il sacca-
gf-a la superbe ville de Priain. Je vous protégerai
toujours, répondit Minirve : mais, avant toutes
choses, je vais desséciier el ri-.ier votre peau, faire
tomber ces beaux cheveux blonds, el vous couvrir
(le haillons : ainsi chaiige , allez trouvir votre
/i lèle Eiiniée, à qp.i vous avez donné linii ndance
d'une partie de vos troupeaux ; c'esl un homme
plein de sagesse, el qui est cuitièremenl dévoué à
votre lils et à la sage Pené!(i|)e. Dtineurez près de
lui pendant que jiiaià Sparte cher cher ïélénKKjue,
qui est allé chez Ménélas pour apprendre de vos
nouvelles. En finissant ces mois^cUe touche Ulvsse
de sa baguette , et le méiamorpliose en pauvre
mendiant; el , après avoir pris les irresures les
plus propres à faire réussir les i>rojels de ven-
geance du (ils de L:;ërte , la fille de Jupiter s'en-
vole à Sparte pour ramener Télémaque.
PRÉCIS DU LIVRE XIV.
Ulyssk .«.'éloigne du port où il avoil entretenu
Mirrerve, s'avance vers sa demeure , el trouve Eu-
niée sous des portiques qui régnoienl autour de la
belle maison qu'il avoit bâtie de ses épargnes. Ues
chiens , apercevarrt Ulysse sous la (igiirc d'un men-
diant, se mirent à aboyer, el l'auroietil dévoré si
le mailre des pasieurs ne (ùl accouru prompiemenl.
Quel danger- voirs venez de courir! s'éciia-t-il.
Vous m'avez exposé à des regrets éternels , les
dieux m'ont envoyé assez d'autres déplaisirs sans
celui-là. Je passe nta vie à pleurer l'absence et
peul être la mon de mon cher maître.
En achevanl ces mots, il lait entier Ulysse, el
l'invite à s'asseoir. Celui-ci , ravi de ce bon accueil,
lui en témoigne sa rtconnoissai;te avec une sorte
d'étonnrmenl. F.umée lui réplique que quand il
seroil darrs un état plirs vil, il ne lui seroit pas
permis rie le mépriser. Tous les étrangers, lui
dit-il, tous les pauvres sont sous la protection
spériale île Jiipiter, c'esl lui qui nous h s adresse.
Je ne suis pas en état de faire beaucoup poi»r eux ;
j'aurois plus de liberté si mon cher mailre el(Ut
ici; mais les dieux lui ont fermé toute voie de re-
tour. Je puis (lire qu'il mairiioit : el que d'avan-
tages iraurois-je pas retiri s de son alIVclion , s'il
avoil vieilli dans son palais! mais il ne vit peut-
être plus.
Ayant ainsi parlé, il se pressa de servir à manger
.à Ulysse, el lui raconta loul ce qu'il avoil a soulfrir
des poursuivans de Pénélope, et avec quelle dou-
leur il les vovoit C(uisuiner les richesses immensi s
lin roi d'iibaque , dont il lui iail le détail. Ue pré-
tendu mendiant demande au bon Euinée le noni de
son maître, qu il a peiit-élr e \udans ([uelqucs-
unes des contrées qu'il a parcourues. Ah! mon
ami, répimdit l'inlendani des bergers, ni ma
maîtresse ni son (ils n'ajouieronl plus de loi ^ tous
les vovagei.MS qui se vanleruiil d'avoir vu Ulysse;
on sait (jue les étrangers qui onl be.soin d'assis-
tance {oig.nl des mensonges pour se n ndre agréa-
bles , el ne disent presque jamais la vérité. l*eul-
être que vous-même , biin homme , vf>us inven-
teriez de pareilles fables si l'ou vous donnoit de
meilleurs babils à la place de ces hailioirs. Mais il
est cer'.ain que l'ame d'Ulysse esl ,» présent séparée
de son corps.
Mon ami , répondit Ulysse , quoique vous persis-
tiez dans vos deliances , je ne laisse |)as de vo!:s
assurer, et mêirre avec serment, rpre vous verrez
bientôt voire martre de retour. Que la récompense
pour la bonne nouvelle que je vous annonce soit
prèle; je vous demande que \ous changiez ces vète-
inens (lelabrèsen magniiiques habits : mais, quel-
que besoin que j'en aie , je ne les rtcevrai qir'apiès
son arrivée; car je bais et je méprise eeirx qui,
cédant à la pauvreté, ont la bassesse de recourir
à des fourberies.
L'ODYSSÉE. PBÉCTS DU LIVRE XV.
fo:
Eumée , peu sensible à ces belles promesses , le
pria (le iiVii plus p;uler. el de ne point réveiller
inulilemenl sou cliagrio. RacoRlez-ir.oi , lui dii-il,
vos avoiiiiirps ; dile.s-iiioi , sans déguisrincnl , qui
vous èlt'S, voire nom , voire pairie, sur (jutd vais-
seau vous èles venu , car la mer esi le seul ciiemin
qui puisse uiei'.er dans celle ile.
Ulysse, à son ordinaire,, lui bàlil une fable; il
feignil d'èlre lie Tile doCrèle, fils d'iui boninie
riclie , el ajoula que IVavie de voyager lui avoit
fail faire beaucoup de courses sur nier, (juMl s'y
éloil cnricbi ; mais que, dans une expédilion sur
le (leuve Egyplus , ses gens , contre sou inteniion ,
pillèrenl les ferlili s cbamps des Egyptiens : ils en
iiirenl punis ; les liabitans les niassacrèrenl lous ,
ou les firenl esclaves; lui-même se rendit au Roi ,
qui lui sauva la vie, et, après l'avoir reienu dans
son palais pendant sept ans, le renvoya ciunblé
de richessps el de présens. Il se confia à un Phé-
nicien, grand imposteur, qui le séduisit par de
belles paroles. Je partis sur son vaisseau , dit
Ulysse : une alfrruse len'.pète me jela sur la lerre
(lt:s Tliespr;)tts. Le héros IMiidon,qui régnoit dans
Ci-lle contrée, nie iraila avec bonié et avec magni-
ficence; pressé de ui'en retourner, je m'embaîquai
sur un vaisseau qui par toit pour Oulichium. Le
patron et ses compagnons , malgré les ordres et
les recommandaiiuns de leur roi, me dépouillèrent
de mts beaux babils, m'enlevèrent mes richesses,
me couvrirent de ces vieux baillons, et me lièrent
à leur mât. Je rompis mes liens pendant la nuit;
je me jeiai a la mer, el j'abordai, à la nage, près
d'un grand bois où je me suis caché. C'est ainsi
que les dieux m'ont sauvé des mai; s de ces bar-
bares^ et qu'ils m'ont conduit dans la maison d'un
homme sage et plein de venu.
Que vous m'avez louché par le récit de vos aven-
tures ! repartit Eumée : mais soit que ce soient d( s
contes , soit ([ue vous ui'ayez dit la vérité , ce n'est
point là ce qui m'oblige à vous bien traiUr ; c'est
Jupiter, q;ii préside à fhospilalilé, el dont j'ai tou-
jours la crainte devant les yeux ; c'est la compas-
sion que j'ai naturellement pour les malheureux.
Que vous èles défiant! répondit Ulysse. Mais
f'.isons un traite vous et moi : si voire roi revit ni
dms ses Etais comme el dans le temps que je vous
ai dit, vous me donnerez <les babils magnifiques
et un vaisseau bien éqiripé pour me len Ire à Diili-
chiuin ; et, s'il ne revient pas, je consens rpie
vous me fassiez précipiter du haut de ces grands
roehers.
Non , non , dit le bon Eumée , vous ne pé'iirez
pas de ma main, quoi qu'il arrive. Que deviendroit
ma réprrlalion de honte que j'ai acquise parmi les
hommes? que «levieadroit ma venu, (pii m'est
encore plus pi'écieuse que ma réputalion , si j'allois
vous ôter la vie, el violer ainsi toutes les lois de
l'hospitalité?
.M.iis l'heure de souper approche, mes bergers
vont eutrer, el je vais tout préparer et pofir notr-e
léger repas et pour le sacrifice qui doit 'e juécéder.
Aussitôt il se met en mouvement, et, après avoir
lOiil disposé, il demande à tous ies die'iX , par des
vœux lrès-ard«-ns. quUlysse revienne bienioi dar;s
son palais , et immole, ensuite les victimes; il en
fail sept paris , et en présente la plus honorable
à sou hôte. Celui-ci, ravi de celle distinction,
FÉXELON. TOME VI.
lui en témoigne sa reconnoissance en ces termes :
Eumée , daigne le graml Jupiter vous aimer au-
tant que je vous aime pour le bon accireil que vous
me faites, en tue. traitant avec tant d'honneur,
malgré l'état misérable ofi je me tri'uve.
Le souper fini, on s(rngi,'a à aller se coucher :
Ulysse, ([ui craignoit le froid de la nuit , dont ses
baillons l'auroient mal d. fendu , eut recours à un
apologue pour se procurer' un bon manteau. Eumée,
(|ui i'eniendit , lui en fit donner un par ses bergers,
et lui prépara un bon lit auprès du feu.
PRÉCIS DU LIVRE XV.
Minerve, qui venoit de quitter Ulysse sur le
rivage d'ilhaque, se tr-ausporle à Lacédemone pour
presser Téléuinque de quitter la cour de Menélas.
Hâtez-vous, lui dit la déesse en l'abordant, hâlez-
vous de retourner dans vos Etats. Ne savez- vous
pas que vos biens y sont la pr-oie des ponrsuivans
avides de Pénélope? Cette reine abandonnée ne cé-
(lera-l-e!le pas enfin aux soUicilalions même de sa
famille , qui semble décidée à accepter les offres
d'Eurymaijue? Prévenez ce malheur, engagez Mé-
nélasa vous renvoyer; ne lardez pas a aller mettre
ordre à vos affaires. Je voirs avertis encore que les
plus déterminés des ponrsuivans en veirlent a votre
vie, et (ju'ils se tiennent en eiubuscade entre l'île
de Samos et celle d'Ithaque pour vous y surprendre
à vblie passage. Eloignez-vous donc de ces îles , ne
vogrrez que la nuit, mettez pied à terre au premier
endroit d'ilhaque où vous aborderez ; a lez trouxer
le fidèle Eumée, renvoyez votre vaisseau sans vous
dans un de vos ports , et laites partir Eirmée de
son côlé pour donner avis à Pénélope de voire
retour.
La déesse disparoil aussi ôt, et s'envole dans
l'Olympe. Télemaque, eurpressé de lui obéir, ré-
veille le fi'is de Nestor. Hàious-nous, lui crie-i-il ,
balous-nous, mon cher Pisislrale. , d'ailcler notre
cliar, et de noirs melire en chemin pour Pylos. 11
est nuit encore, lui répondit le fils île Nestor; at-
tendons le lever de l'airroie ; alletrdons que nous
puissions remercier Ménélas , et donnez- lui le
temps de faire porter dans notre char les présens
qiiil vous destine.
Dès que le jour paroii, le (ils d Ulysse se lève;
Méii.das l'avoil prévenu , et il entrt; au même in-
siairt soirs le beau portiriue oir ses hôtes avoient
cuuelié. Telémaque lui témoigne rimpatierrce qu'il
a d aller retrouver sa mère. Mérrelas se rend ajircs
avoir exigiî ipi'il lui eial.u les presens qu'il vouloit
lui faire. Que ne cunsenlez-vous , ajoula-l-il , à
traverser la Grèce et le pays d'Argos? je vous ac-
compagnerois avec plaisir, et il n'y a aucune de
nos villes qui ne vous lit l'accueil (|ue mérite le
fils du grand Ulysse.
(jrarid roi , dit Telémaque, vous n'ignorez pas
combien je suis nécessaire à Pénélope, vous savez
le désordre que nron absence peut causer dans
mon [lalais ; soulltiz donc que je vous quille
primpiemenl. Parinz donc , puisque c'est un de-
vr.'ir, lui répondit Ménélas ; Hélène va donner ses
ordres pour qrr'on vous serve à manger, el, pen-
dant ce temps- 1.^, je vais chei cher avec elle et avec
45
roG
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XVI.
mon fi!s Mé;înpenilie ce que je pourrai vniis offrir
de plus précieux el de plus propre à me rnppeler
à votre souvenir.
Ils r«'viennenl bienlol lous irois, el Ménélas
offre à Tt'IéfDique une coupe il'argeiil, et {Jonlles
bords sont de l'or le pins fin : c'ctnii un chel-
d'œuvre de Tari, el l'ouvrasse de Vulcain même.
Mégapenlhe met ensuite à ses pieds une urne d'ar-
gent, el la belle Hélène lui préstiile un voile mer-
veilleux qu'elle avoit fait elle-même. 1! vous ser-
vira, lui dil-elle , cber Télémaque, à orner la
princesse que vous épouserez. Le jeune prince le
reçoit avec reconnoissance, ei tie peut se lasser
d'en admirer l'élégance el la riebcsse. il monte sur
son cbar, el dil à ses illustres bûtes en les quit-
tant : Plaise aux dieux qu'à mon arrivée je puisse
trouver mon pèie , el lui couler toutes les mar<|ucs
de bonté elde générosité dont vous m'avez comblé!
En finissant ces mois, il pousse ses coursiers,
et, après avoir passé cliez Dioclès , ils arrivent aux
portes de Pylos. Alors Télémaque dil au fils de
Nestor : Vous m'aimez, cber Pisistraie ; vous savez
'îombien il est imp(»rlapl pour moi d'arriver a
Ithaque : souffrez doue que je me rende tout de
suite à mon vaisseau. Je connois Nestor el toute
sa générosité : je suis incapable de lui résister; il
voudra me retenir, el le moindre délai pourroil
me devenir luneste.
Pisislratecède à la prière de son ami ; il le mène
sur le rivage: Transpor;ons vos présens , lui dit-il,
sur votre vaisseau; montez-y vous-niéine ; parlez
sans différer; éloignez- vous avant que mou père
sacbe notre retour, car il viendroii lui même s'il
vous savoil ici, el vous forceroit à |»rolonger votre
séjour.
Au moment ijue Téléaiaiiue fiuissoil le sacrifice
qu'il offfoilà Minerve sur la poupe, pour imiilorer
son secours , il se piésente à lui un étranger
obligé de (|uilier Argos pour un miiirtre (pi'il
avoil commis : c'é!(»it un devin , descendu en
droite ligne du celèbie IMelampus , qui demeuroit
anciennement dans la ville de Pylos. Il y possé.loit
de grandes ricbesses el un superbe [lalais , que
Pinjuslice el la violence de ^l?!ée, son oncle, l'a-
voienl obligé d'abamlouner. Ce premier malheur
le précipita dans beaucoup d'autres; il en lait à
Télémaque le iiiste récit: ce jeune ptince en esl
loucbé , se découvre à lui , lui déclare son nom , sa
pairie, consent a le recevoir sur son vaisseau, el
le lait asseoir auprès de lui. On diesse le mal ; on
déploie les voiles ; on se couclie sur les rames ; et ,
à l'aide d'un vent favorable env(tyé par Minerve ,
on fend rapidement les Ilots de la mer : ou passe
les courans de (irums el de Cbalcis ; on arrive à
la bauleur de Pbée ; on côtoie l'E'i le près de l'em-
bouchure du P.'ut-e ; el alors, au lieu de prendre
le droit cIumuIu à gauche entie S;unos el Iibacjue,
Téléma(|ue l'ait pousser vers les îles appelées Poiu-
Uies, (pii loni pirlie des Eebinades , pour arriver
à Ilba(]ue i)ir le colé du septentrion , et éviter par
ce moyen l'euibnscadi^ (ju'on lui dressoit du côié
du midi , dans le détroit de Samos.
Pendant ce teni|)s-là , Ulysse el Eumée éloienl
à tab e avec les bergers. Ulysse,, pour éprouver le
cbel de ses pasteurs , parut craindie de lui êire à
charge , el lui demanda le cheniin ûo. la ville pour
y aller chercher de quoi vivre. Eh ! bon homme ,
lui dil Eumée en colère, avez-vous donc envie de
périr à la ville sans aucun secours';^ quelle idée de
vouloir votis présenter aux ponrsuivans, el de
compter sur votre dextérité el votre adresse! Vrai-
ment les esclaves qui les servent ne sont pas l'aiis
comme vous; ils sonl tous jeunes , beaux el Irès-
niagn!fi(]ut ment velus. Denuorez ici , vous n'y
êtes point à charge; quand le fils d'Llysse sera de
retour, il vous donnera des habits tels que vous
devez les avoir, et vous fournira les moyens d'aller
partout où vous voudrez.
Ulysse, charmé de ces marques d'affeclicm , en
remercie le bon Eumée. 11 lui demande ensuite des
nouvelles de sa mère , de Laérte son père, ei lui
l'ail raconter son origine à lui-même, et par quel
inalbeur il avoit été réduit à l'esclavage. Eumée
satisfit avec plaisir à toutes les demandes d'Ulysse;
et celui-ci , après l'en avoir remercié, le félicita
d'être tombé entre les mains d'un maître qui l'ai-
moit et qui lournissoit abondammt;nl A ses besoins.
Cep'>ndanl Télémaque el ses compagnons abor-
dent an rivagt^ d'itbaipie. Ee jeune prince descend
à terre, el biir recommande de ramener le vais-
seau (btns le pori de la capitale : Je vais seul ,
leur (lil-il, visiter une terre que j'ai près d'ici , el
voir mes bergers; je vous rejoindrai après avoir
vu coumicnl tout s'y passe. Alors le devin Théo-
clynu''ne lui demanda on il iroii, el s'il pourroit
prendre la liberté d'aller tout droit au palais de la
Reine. Dans un autre temps, lui répondit Télé-
maque, je ne soull'iirois pas (|ue vous allassiez
ailleurs; mais aujourd'hui ce .'•eroil un parti trop
d 'ngereux. Comme il disoil ces mots , on vil voler
vn vautour, qui est le plus vite des messagers
d'ApolIoi! ; il tenoil dans ses serres une colombe.
Tbéoclyiuene, tirant alors le jeune prince à l'écart,
lui déclare que c'est un oiseau des augures , el
(|iril liii prédit (ju'il aura toujours l'avanlage sur
ses ennemis.
Que votre prédiction s'accomplisse, Théocly-
mène, lui répondit Telématpie , vous recevrez de
moi d< s présens considérables ; en allendanl je
charge INrée, fils de Clytius , de prendre soin de
vous . et de ne vous laisser manquer d'aucune ries
choses que den'ande l'hospitalité.
Après ces mots, le fils d'Ulysse se met en chemin
pour aller visiter ses nombreux troupeaux, sur
lesquels le bon Eumée veilloit avec beaucoup d'ai-
teniion el de fidélité.
PRÉCIS DU LIVRE XVI.
A peine Eumée aperçoit-il Télémaque. qu'il se
lève avec précipilation ; les vases ((u'il tenoil lui
tombent des mains ; il court au-devanl de son maî-
tre, il lui saule au cou , il l'embrasse en pleurant :
V'ous voila doue revtnu , mon cher prince! hélas!
j'avois pres(jue perdu l'espérance de vous revoir.
Qu'aliiez-vous faire à Pylos? ijuc j'ai craint pour
vous les périls de ce voyage! Entrez , prince : vous
trouverez tout dans l'ordie. Que ne venez-vous
plus souvent nous visiter el nous surveiller?
11 est imporlanl, coaime vous savez, répondit
Télémaque , que je me tienne à la ville , el que
j'observe de près les menées des poursuivans ; mais
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XVII.
707
avant que de m'y reniire, j'ai voulu vous voir, et
savoir de vous si uia nièri; est encore dans le pa-
lais , et»si elle n'a pas cédé cniin à rimporliinitc
des princes qui l'obsèlenl.
Son courage el sa (ilélilé ne se sont point encore
déinenlis. mon cher lils ; Pénélope est icujours
«lii-ne de vous ei du divin fils de Laérie.
Téléninque entre, il ap<!içoii Ulysse (jui veulltii
céder sa place ; son fils , qui ne peut le rcconnoitre,
refuse de la prendre p:ir respect pour les lois do
l'hospilalité. Ils se mettent à table, et , après le
repas , Télémaiiue demande quel est ce pauvre
étranger. Euniée lui répète en peu de mois le roman
que lui a (ail Ulysse. Sou fils en paroil louché, et
voudroii le secourir. l\lais comment, lui dit-il ,
vous introduire dans mon p.ilais dans l'état où
vous êtes ? il est rempli d'insoiens ; je suis jeune ,
je suis seul contre eux tous, el il me seroii impos-
sible de vous garantir des insultes qu'ils ne man-
queroient pas de vous faire.
Ulysse, prenant la parole , lui dit : 0 mon cher
prince , puisque vous me permettez de vous ré-
pondre , j'avoue (|ue je souHVe du récit que vous
me faites lies désordres que commettent sous vos
yeux les poursuivans de Pénélope. N'èies-vous pas
d'âge à les contenir et à vous en venger? Que ne
suis-je le fils d'Ulysse, ou Ulysse lui-même! ou
je périrois Us armes à la main dans mou palais,
ou j'en cliasserois tous ces fiers ennemis.
Les plus grands piincçs <!es îles voisines, de
Duiicliium , de Samos et ile Zacynihe, les princi-
paux d'Ithaque , voilà ceux qui aspirent h la main
<1e ma mère; voiKi ceux qui remplissent mon pa-
lais, et qui cousumenl tout mon bien. Uiysse lui-
même, tout grand guerrier (ju'il est, pourroil-il,
s'il étoil seul , nous en délivrer ?
Cependant, cherEumée, courez à la ville, ap-
prenez à ma mère mon arrivée; dites-lui que je
me porte bien : mais ne parlez qu'à elle, qu'aucun
de ses amans ne le sache ; ils serneroienl ma route
de pièges , car ils ne cherchent qu'à me faire périr.
Euinée, pressé de parlir, se met en chemin.
Minerve apparoil dans ce mouicni à Ulysse , sans
se laisser voir à son ii's. Fils de Laëite. lui dit-elle,
il n'est plus à propos d* vou-; cacher à Téléniaque,
découvrez-vous à lui ; prenez ensemble des Uîesurts
pour faire périr ces fieis poursuivans; couipiez sur
ma proifclion , je combattrai a vos côtés. Eu finis-
sant ces mots , elle le loviche de sa verge d'or, lui
rend sa taille, sa bonne mine, sa première beauté,
et disparoit après ce no'iveau changement. Télé-
maque, étonué de cette molauiorphose , le pi end
pour un dieu, et lui promet des sacrifices. Vous
vous trompez, cher Téléma(iue, lui dit alors Ulysse ;
ne me regardez pas comme un des immortels ; je
suis Ulysse, je suis votre père, dont la longue
absence vous a coûté tant de larmes et de soupirs.
En achevant ces mots, il l'embrasse avec tendresse.
Mais Telémaque ne peut encore se persuader
que c'est son |)ère. INon , vous n'êtes point Ulysse :
c'est quelipae dieu qui veut m'abuser par un (aux
espoir. Mon cher ïélemaque, réplique Ulysse, (|iie
votre surprise et voire admiration cessent; le pro-
dige (|ui vous élonne est l'ouvrage de Minerve :
laniol elle m'a rendu semblable à un iiieniliant, el
tantôt elle m'a donné la figuie ti'un jeune homme
de bonne mine el vêtu magnifiquement. Telémaque
alors se jette au cou de son père, él l'arrose de ses
larmes ; Ulysse pleure de même. Enfin , après avoir
satisfait ace premier besoin de leur len liesse mu-
tuelle , ils s'asseoient , et Ulysse demande à son fils
le nombre et la qualité des poursuivans de Péné-
lope, et paroit décidé à les attaquer tous. Telé-
maque , surpris de celte résolution , le témoigne à
son père , (jui lui répond qu'ils auront pour eiix
diïux Jupiter el Minerve , et qu'avec leur secours
ils seront invincibles. Ayez soin seulemeni, dès
que je vous en domu rai le signal , de (aire porter
au h mt du palais toutes les aimes qui sont 'tans
l'appartemeni bas ; si les princes en paroissenl sur-
pris, dites-leur que c'est pour leur sûreté, el que
vous craignez (jue dans le vin ils n'en abusent pour
se venger des querelles si ordinaires (|uand on se
livre aux excès de la table. Vous ne laisserez (;ue
lieux épees, deux javelots eldeux boucliers, dont
nous nous saisirons quand nous voudrons les im-
moler à notre vengeance. J'ai encore une chose à
vous recommander , c'est de contenir la joie que
vous avez de me revoir, et de ne dire encore notie
secret à personne^ pas même à Laërle , pas même
à Pénélope.
Mon père , répondit Telémaque , je vous obéirai,
et j'espère vous iaiie connoilre que je ne déshonore
pas votre sang, et que je ne suis ni foible ni im-
prudent.
Pendant que le père el le fils s'entretiennent de
leurs projets , Euinée arrive au palais. Pénélope en
est ravie ; et la nouvelle du retour de Telémaque
s'y répand avec rapidité. Les poursuivans , tristes
el C(mfus , s'assemblent, lorment la résolution
atroce de se deiaire, par violence, de Telémaque.
Pénélope, instruite par le héraut Médon de ce dé-
testable complot . s'en plaint à ces princes , el plus
parliculièremenl à Anlinoiis , le plus violent de ses
persécuteurs. Eurymaque, fils de Polybe , la ras-
sure ei lui promei sur sa tète qu'on n'allenlera pas
à la vie de son (ils. Sur celte promesse trompeuse,
la princesse, un peu calmée , se retire dans sou
appartement pour y pleurer srm cher Ulysse.
Sur le soir, Eumée revient de son ambassade;
mais avant qu'il enue dans la maison, Minerve
fait reprendre à Ulysse sa figure de vieillard et de
mendiaiit. Telémaque, après avoir demandé des
nouvelles de Pénélope, l'inierroge sur tout ce qui
se passoit à Ithaque, et sur le retour des princes
qui l'alleu loietit a la hauteur de Samos. je n'ai
point eu la curiosité, répondit le chel des bergers,
de m'inîormer de ce qui se passoit à la vi!le; mais
j'ai aperçu, en revenant, un vaisseau qii enlroit
dans le port, el qui ét(ut p'ein d'hommes armés
de lances el de b^mcliers, Telémaque sourit; et
après avoir soupe avec son père, ils a'Ièrenl goûier
It'S douceurs d'un paisible sommeil.
PRÉCIS DU LIVRE XVII.
DÈS que la belle aurore eut annonc»; le jour, le
fi's d'Ulysse mil ses brodequins, et, prenant une
pique, il se disposa à parlir pour la ville, il re-
commanda , eu parlant, à Eumée d'y mener aussi
sou hôle ; car, ajouta -t-il , le malheureux état où
je me trouve ne nie permet pas de me charger de
708
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XYIIL
lous les étrangers. Prince, lui dit iilors tllysse, je
lï'' soiihailo nulieiiienl dèlre retenu ici ; un mcu-
(liani trouve beaucoup mieux de (juoi se nourrir à
1,1 viliiî qu'à la campagne.
ïéîéfuaque son, et niarclie à i^ran.'s pas, nié-
dilanl la ruine des poursuivans. En arrivant lians
son paiais, il pose sa piipie près d'une colonne, et
entre dans la salle. Pénélope, insiruile de son re-
tour, descend de son apparlemcnl ; elle ressem-
bloit à Diane et ;i la belle Vénus : elle embrasse
son fils , elle demande des no\ivelles d'un voyage
qui lui a causé bien des alarmes ; elle gémit, elle
soupire, elle pleure. Ma mère, lui dilTéiéniaciue,
ne rn'alïligez pas par vos larmes ; n'excitez pas
dans mon cœur de irisîes souvenirs : prions les
dieux de nous se(nurir et de nous consolorj espé-
rons tout de leur bonté.
Après celle tendre entrevue, Tékinaque sort
pour aller cbercber son hôte Tbéociyniène et le
mener dans son palais : il le fait baigner, parfumer,
et lui donne des liabits niauniiiques : on leur dresse
ensuite une tabh; couvei tr de toutes soitt s de mêis.
Pénélope revient dans la saile ; et s'asseyanl auprès
d'eux avec sa quenouille et ses fuseaux, elle de-
mande à son lils ce qu'il a appris dans son \oyage.
J'ai été , lui raconle-t-il , parfaitement reçu de
Nestor, (|ui ne sait ce qu'est devenu mon père. Pour
Ménélas, il assure qu'il vit encore, et (pi'il a appris
d'un dieu marin que Calypso le relenoil malgré lui
dans son i!e. Puisqu'il vii encore, s'ccrie Pénélope,
espérons que nous le verrons. Oui , grande reine,
lui dit Théoclymène, vous le vcrez bientôt, il est
déjà dans sa patrie , il s'y tient ciKlit'i , et il se pré-
pare à se venger avec éclat de tous les !)Oursuivans :
je prends à témoin de ce que je vous dis le grand
Jupiter, cette table hospitalière, et ce loyer sacré
où j'ai trouvé un asile.
Cependant Ulysse elKumée partent pour la ville;
ils rencontrent sur la roule Mélantliius , /ils de
Dolius , qui , suivi de deux bergeis , menoii les
chèvres les plus grasses de tout le lioupeau pour
la table des poursuiv.'uis : c'tUoil l'erimnii d Euuiéc ;
et dès qu'il l'aperçut, il l':iceabla d'injures ainsi
que son compagnon, qui eul bien de la peine à se
retenir. iNon conienl des injures (}u'il vomit conlre
eux , il s'apiHoebe dTlysse, et, en jassant , lui
donne un coup de pied de loule sa îorce. (le coup,
quoique rude, ne l'ébranta point : il retint même
les mouvemens décolère qu'exciioil la brutalité de
■\Ielanlbius , et prii le parti de soullriren silence.
Pour le bon Eumée, il en fut imligné, et pria les
dieux de faire revenir Ulysse pour rabaisser l'or-
gueil et punir l'insolence de ce dcmeslique.
Arrivés au palais , ils s'arrèlèreni à la porte.
Comment nous con'iuirons-nous ? dit le fidèle Eu-
mée : voulez-vous entrer le premier, et vous pré-
senter aux poursuivans? Passez d'abord, lui dit
Ulysse , je vous attendrai ici : ne vous nieltt z point
en peine de ce qr.i pourra tn'aii iver, je Sîiis accou-
tumé aux insulies , mou courage et ma patience ont
été mis à bien des eiireiives. Pendant qu'ils par-
loient ainsi , un chien (ju'Ulysse avoil élevé , le re-
connut et mourut de joie en le voyant.
Dès (lue Té';émaque aperçut Eumée , il lui fit
signe de s'approcher; Ulysse enue bientôt après
lui, sous la ligure d'un mendiani et d'un vieillard
lori cassé, appuyé sur son bàlon. Il s'assit sur le
seuil de la perle. Minerve le poussa à aller de-
mander l'aumône aux poursuivans , afin qu'il pût
juger par là de leur caractère, et eonnoîlre ceux
qui avoienl de l'humanité et de la justice. Il alla
donc aux uns et aux autres avec un air si naturel ,
qu'on eût dit qu'il n'avoil fait d'autre métier toute
sa vie. I^es poursuivans ne purent, en le voyant,
se défendre d'un mouvenicnl de pitié; ils lui don-
nèrent lous : mais Antinous , choqué de ce qu'on
l'avoit introduit dans la salle , le reprocha dure-
ment à Eumée , et quand Ulysse s'approcha de lui,
il le repoussa avec dédain. Ulysse^ en s'éioignant,
lui dit : Antinoiis , vous êtes beau et bien fait;
njais le bon sens et l'humanité n'accompagnent pas
celte bonne mine. Antinous , irrité de ces paroles ,
prend son niatche-pied , le lance de toute sa force.
Tous les poursuivans furent irrités des violences et
des eniporlemeus d'Anlinoiis ; Ulysse seul, quoique
rudement frappé à l'épaule , n'en parut point
ébranlé ; il conjura seulement les dieux protec-
teurs des pauvies de punir ce jeune emporté.
Teîémaque senlil (hins son cœur une douleur
exlrè.rne de voir so'.i père si maltraité; il relient
cependant ses larmes, de peur de trahir son secret.
Pénélope, instruite de ce qui s'éloit passé, pri.i
y\pollon de punir celle intpiélé; car c'enéioit une
à ses yeux que de maltraiter un pauvre : elle fit
monter Eumée , et lui dit qu'elle vouloil voir cet
étran;rcr. Il a beaucoup voyagé, lui dit-elle, et
peut être a-l-il rencontre mon cher Ulysse. Attendez
l'entrée de la nuit , répliipie Eumée, pour ne pas
donner d'inquiétude aux poursuivans ; vous le
verrez alors à voire aise : il sait beaucoup de
choses ; il les raconte bien, et vous ne pourrez pas
l'entendre sans y prendre beaucoup d'intérêt.
PRÉCIS DU LIVRE XVIII.
El.mf;e étoii à peine parti, qu'on vil paroilre à
la porte du palais un mendiani célèbre dans Ithaque
par sa gloutonnerie; car il mangeoit toujours et
etoit toujours affamé. Quoiqu'il lût d'une taille
prodigieuse , il n'avoit ni force ni courage : on
l'appeloit Irus. En arrivant , il voulut chasser
Ulysse de sou poste. Relire-loi , lui dit-il, vieil-
lard décrépit; retire-toi, ou je t'y forcerai en le
traînant par les pieds.
Ulysse, le regardant d'un air farouche, lui ré-
pondit : Mon ami, je ne le dis point d'injures, je
ne le lais aucun mal, je n'emi)cehe pas qu'on ne te
donne; cette porle peut sulîiie pour nous deux.
Grands dieux! s'écria Irus en colère, voilà un
gueux qui a la langue bien pendue ; si je le prends ,
je l'accommoderai mal.
Les princes , pour se diverlir, les excitèrent , les
mirent aux mains , et promirent au vainqueur une
bonne recompense. Princes, leur dit Ulysse, un
vieillard cimimemoi, accablé de calamités et de
misères, ne devroil jioint entrer en lice avec un
adversaire jeune et vigoureux ; je ne m'y refuse
cependant pas , pourvu que vous me promettiez de
ne meliie pas la main sur moi pour favoriser Irus.
Aussitôt il se découvre; on vil avec éionnement
ses cuisses fortes et nerveuses, ses épaules car-
iées , sa poitrine large, ses bras loris comme l'ai-
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XIX.
700
rain : lins , en les voyant , en fut tout (h'-couragé;
il l'allul le traîner ilans l'arène. Les voila donc tous
deux aux prises. Irus décharge un gran.l coup de
poing sur l'épaule d'L'lys?e. Celui-ci le frappe au
haut du cou avec tant de iorce, qu'il lui brise la
mâchoire eiTclend h terre : il le traîne ensnile hors
des portiques ; il lui met un hàlon à la main , en le
faisant asseoir et lui disant : Demeure la , mon
ami , et ne t'avise plus, toi qui es le dernier des
hommes , de traiter les eirangers et les mendians
comme si lu élois leur loi. Les princes félicitèrent
Ulysse , cl lui envoyèrent amplement de la nour-
riture.
Dans ce même moment, Minerve inspire à la
fille d'Icarius , à la sage Pénélope , le dessein de se
montrer aux poursuivans, afin qu'elle les repaisse
de vaines espérances , et qu'elle soiiplus honorée
de son (ils et de son mari. En airivant dans la salle
où tout le monde étoit rassemhié , elle adres:»e
d'abord la parole à son fils : touchée du irailemtnt
qu'Anlinoiis avoil fait à Llysse, qu'elle n'avoii pas
encore reconnu , elle reproche à Télémaque d'avoir
souffert qu'on mallraiiàt , en sa présence , un
étranger qui éloil venu chercher un asile dans le
palais. J'en suis aflligé, répondit son fils; mais
que vouliez-vous , ma mère, que je fisse seul contre
tous?
Eurymaque , s'approchant alors de Pénélope, lui
parla îie sa beauté , de sa taille, de sa sagesse, de
toutes ses admirables qualités. Hélas! dit-elle, je
ne songe plus à ces avantages depuis le jour que
les Grecs se sont embarques pour llion , et que
mon cher Ulysse les a suivis. S'il revenoit dans sa
patrie , ma gloire en seroit plus grande ; et ce
seroit là toute ma beauté.
Ulysse fut ravi d'enlen Ire le discours de Péné-
lope. Les poursuivans ne renoncèrent cependant
pas de leur côté à leurs espérances , et firent de
beaux préseas à la reine d'ilhaque. La Reine les
fit porter dans son appartement par ses femmes ,
et on passa le reste de la journée dans hs plaisirs
de la danse et de la musique.
Eurymaque prend querelle avec Llysse, ft lui
jette à la lèle un marche-pied , que celui-ci évita
heureusement. Télémaque, pour en prévenir les
suites, les congédie tous, et les exhorte a se retirer.
Etonnés de l'air d'autorité que prend ce jeune
prince , ils n'osent ceptndanl lui résister, et le sage
Amphinome , fils de Misus , leur dit : Pourquoi
maltraitez-vous cet étranger? Laissons-le dan.s le
palais de Télémaque, puisqu'il est son hôte; fai-
sons des libations, et allons goiiler les douceurs
du repos.
PRÉCIS DU LIVRE XIX.
Ulysse , étant demeure seul dans le palais ,
prend avec Minerve des mesures pour donner la
mort aux poursuivans de Pénélope. Tout plein de
celte pensée , il aiq)el!e Télémaque : ^e perdons
pas un moment , lui dit-il ; portons au haut du
palais toutes les armes. Télémaque obéit à son
père, et charge la prudente Euryclée d'empêcher
les femmes de sa mère de sortir de leur apparte-
ment, tandis qu'ils les transporleroieni. Son ordre
fut exécuté. Le père et le fils se mettent à porter
lescasques, l.'S boucliers, les épées , les lances,
et Minerve marche devant eux avec une lauipe d'or
qui répand une lumière extraordinaire. Télémaque,
surpris di". ce proiige, en parle à son père, qui
lui reponi : Gardez le silence, mon fils, retenez
voire curiosité : ne sondez pas les secrets du ciel ;
conlenlez-vous de proliier de ses laveurs avec re-
connoissan^.e. Mais il est temps que vous alliez
vous reposer : votre mère va descendre, el m'a
demandé im entretien.
Pénélope paroît en elfel , suivie de ses femmes.
Melanlho, la phis insolente de celles qui l'accom-
pagnoienl, fâchée de trouver Ulysse dans la salle,
veut l'en faire sortir, et l'accable d'injures. Pour-
quoi m'atlaquez-vous avec tant d'aigreur? lui ré-
pond Ulysse en la regardant avec colère. Est-ce
parce que je ne suis plus jeuue el que je n'ai que
de méchants habits? J'ai été autrefois environné
de toute la magnificence qui attire les regards ;
Jupiler a renversé celte grande fortune : que cet
exemple vous rende plus sage; craignez de perdre
cette faveur qui vous relève au-dessus de vos com-
pagnes.
Pénélope la reprend aus;i, et lui impose silence.
Elle fait asseoir Ulysse auprès d'elle, el lui de-
mande quel est son nom, où il a pris naissance,
el ce que font ses parens. Ulysse feint qu'il est de
Crète; qu'il y tenoil un rang distingué lorsque le
roi d liha(]ue y a passé pour aller à llion : il le dé-
|)einl avec la plus gravide exactitude, lui parle de
l'iiabil qu'il porloil et de ceux qui l'accompa-
gnoient : H les a lou» perdus, ajouie-t-il, à son
retour; el je sais f]u'il a été le seul .à se sauver
d'une lempèle excitée par la colr^re des dieux. Pé-
nélope lui dépeint à son tour ses iniiuiétuies cl le
chagrin que lui cause l'absence d'Ulysse. Je suis ,
dit-elle, persécutée par les princes que vous voyez :
mon cœur se refuse aux engagemens qu'ils me
sollicitent de prendre; de peur de les irriter, je
les amuse par des espérances que je ne vou Irois
p:is réaliser. Je leur avois pioniis de me décider
quand j'aurois achevé de broder un grand voile;
j'y iravaillois le jour, el la nuit je defiisois l'ou-
vrage que j'avcds l'ail: qutd(jues-unes de mes femmes
m'onl irahie, el leur ont décoiivart celle innocente
ruse. Je ne trouve plus d'<^xpédient pour reculer,
et je suis la plus malheureuse des femmes.
Temporisez encore, lui dit Ulysse, cl ne pleurez
plus ; le roi dlthaque est vivant : vous le verrez
bientôt. Je jure, par ce loyer où je me suis réfugié,
qii'il revieiidra dans celle anne;-.
Dieu veuille que ce bonheur m'arrive, comme
vous me le promenez ! répundii la sage Pénélope;
mais, si j'en crois nies presseniimens , il ne re-
viendra pas , el personiic ne pourra vous fournir
les moyens de relourncr dans votre pairie.
Cependant la Reine, touchée de ce que cet étranger
venoil de lui raconter, ordonne à ses ienimt-s d'en
pren Ire soin ; de lui dresser un bon lit, de lui laver
les pieds el de le parfumer d'essences. Celle, dil-
elle, qui le raaltraiiercut, ou qui lui feroil la moindre
j)eine, encourroil mon indignation : les hommes
n'ont sur la terre qu'une vie fort courte ; c'est pour-
quoi il faut l'employer à faire du bien.
Princesse , répondit Ulysse, modérez votre gé-
nérosité ; je ne suis point accoulumé à tant d'égards ;
610
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XX.
je ne souffrirai pas que ces jeunes femmes me
renJeiil les services que vous exigtz d'elles.
Recevez-les du moins, lui dit Pénélope, d'Eury-
clée , la nourrice de mon cher ei int'orlunc Ulysse :
vous m'avez inspiré un véritable intérêt, el de tous
les étrangers qui sont venus dans mon palais, il
n'y en a point qui aient niarcjué dans leurs discours
et (\i\ni leurs nctious lani de vertu et tant de sa-
gesse. Allez donc, dit-elle à Enryclée, allez laver
les pieds de cet liole qui paroit de tnéme âge que
mon cher prince : je m'imagine qu Ulysse est fait
tomme lui, ei dans un etai aussi pitoyable; car
les hommes dans la misère vieillisienl prompie-
menl.
Ah ! s'écrie alors Euryelée , c'est son absence qui
cause tous mes chagrins. Seroil-il l'objet de la
haine de Jupiter, malgré sa piété? car jamais prince
n'a offert à ce dieu tant de sacrifices, ni des héca-
tombes si parfaites. Je vous lavoue^ pauvre étran-
ger, malgré votre ihisère vous me causez de grandes
agitations : je n'ai vu personne qui ressemblât à
Ulysse autant que vous; c'est sa taille, sa voix,
toute sa démarche. Vous n'êtes pas la seule, lui
dit Ulysse , qui ayez été frappée de cille ressem-
blance.
Euryclée prit alors un vaisseau; et lorsqu'elle
lui lava les pieds , elle le reconnut à une cicatrice
qui lui restoil d'une blessure que lui avoit faite un
sanglier sur le mont Parnasse, où il étoil allé
chasser autrefois avec le fils d'Autolycus^ son aïeul
maternel, père d'Aniiclée sa mère. Ulysse, se
jetant sur elle , lui mit la main sur la bouche, et
de l'autre il la lira à lui , et lui dit : Ma chère nour-
rice , gardez-vous de parler, vous me perdriez , et
je m'en vengcrois. Ah ! mon cher fils , répondit-
elle, ne connoissez-vous pas ma fidélité et ma con-
stance? Je garderai votre secret, et je serai aussi
impénétrable que la pierre la plus dure, que le fer
même.
Après qu'elle eut achevé de laver les pieds
d'Ulysse, et qu'elle les eut frottés et parfumés, il
s'approcha du feu pour se chauffer. Alors Pénélope
lui dit: Je ne vous demande plus qu'un moment
d'entretien, car voilà bientôt l'heure du repos pour
ceux que le chagrin n'empéclie pas de got'iier les
douceurs du sommeil : pour moi je ne puis presque
plus fermer la paupière. Comme la plaintive Philo-
mèle pleure sans cesse son cher Iiyle, qu'elle a
lue par une cruelle méprise, moi-même je pleure
sans cesse, et mon esprit est agité de pensées
tristes et diverses : des songes cruels me tour-
mentent, el il faut que je vous raconte le dernier
que j'ai eu. J'ai dans ma basse- cour vingt oisons
domestiques que je nourris , el que j'aime à voir :
il m'a semblé qu'un aigle est venu du sommet de
la montagne voisine fondre sur ces oisons, ei leur
a rompu le cou; puis, avec une voix articulée
comme celle d'un homme, il m'a crié de dessus
les créneaux de la muraille où il étoit allé se poser ;
Fille d'Icarius, prenez courage, ce n'est pas ici un
vain songe; ces oisons ce sont les pour^uivaus, et
moi je suis voire mari qui viens vous délivrer et
les punir.
Grande reine, reprit Ulysse, n'en doutez pas ,
la mort va fondre sur la tête des poursuivans ;
aucun d'eux ne pourra se dérober à sa cruelle des-
tinée.
Hélas! dit alors Pénélope, rien de plus incer-
tain que les songes , et je n'ose me fia lier que le
mien s'accouiplissc. Le jour de demain est le mal-
heureux jour qui va m'arracher de celte demeure :
je vais propoi<er un combat dont je serai le prix ;
celui qui se servira le mieux de l'arc d'Ulysse, et
feia passer ses fiècbes dans des bagues susjpendues
à douze piliers , m'emmènera avec lui, et pour le
suivre je quiiierai ce palais si riche, où je suis
venue dès ma première jeunesse, el dont je ne
perdrai jamais le souvenir, même dans mes songes.
Ulysse, pleiu d'admiration pour la prudence de
Pénélope, l'exhorte à ne pas différer de proposer
ce combat; car, lui dil-il , vous verrez plutôt votre
mari de retour que vous ne venez les poursuivans
se servir de sou arc et faire passer les flèches au
travers de tous cesanneairx.
Que je trouve de charmes dans cette conversa-
lion ! s'éciia la Reine eu soupirant ; que je serois
aise de la prolonger ! uv^is il n'est pas juste de
vous empêcher de dormir : les dieux ont réglé la
vie des hommes; ils ont fait le jour pour le travail,
ei la nuit pour le repos. Je vais donc me coucher
sur ce irisie lit, témoin de mes douleurs, et si
souvent arrosé de mes larmes.
Eu disant ces mots , elle le quitte el monte dans
son magnifique appariemenl.
PRÉCIS DU LIVRE XX.
Ulyssi: se relire dans le vestibule, et se couche
sur une peau de bœuf qui u'avoit point été pré-
parée : le sommeil ne ferma pas ses paupières; il
eloit trop occupé de trouver des moyens de se
venger de ses ennemis. Cependant les femmes de
Pénélope sortent secrètement de l'appartement de
la Reine pour aller aux rendez-vous ordinaires
qtr'elles avoienl avec les poursuivans. La vue de
ce désordre excita la colère d'Ulysse: il délibéra
s'il ne les en puniroit pas sur l'heure ; mais , à la
réflexion, il s'apaisa. Supportons encore cet affront,
se dil-il à lui-nrême ; attendons que nous ayons
puni les insolens qui veulent me ravir Pénélope.
Comuïe il étoit dans ces agitations , Minerve
descendit des cieux , et vint se placer auprès de
lui. Malheureux Ulysse, pourquoi ne dormez -vous
pas? lui dit la déesse : vous vous retrouvez dans
votre maison , votre femme est fi<lèle , et vous avez
un fils lel qu'il n'y a point de père qui ne vouliii
que son fils lui ressemblât.
Je mérite vos reproches, grande déesse, lui ré-
pondit Ulysse; mais je roule dans la tête de grands
projets , je veux les exécuter, el j'en redoute les
suites.
Vous ne comptez donc, reprit Minerve, que sur
vos forces et voire prudence : ignorez-vous que je
vous protège? et doulerez-vous toujours de mon
pouvoir? Dormez tranquillement, el attendez lout
de mon secours : bientôt vous verrez finir les mal-
heurs qiti vous accablent.
En finissant ces mots , Minerve versa sur ses
yeux un doux sommeil qui calma ses chagrins , et
reprit son vol vers lOlympe. Mais la sage Péné-
lope, succombant à ses peines , s'écria en gémis-
sant : Que les dieux, témoins de mon désespoir,
L'ODYSSHE. PRÉCIS DU LIVRE XXI.
711
m'ùtcril la vie, qui ni'esl odieuse! qu'ils me per-
iiielleiil d'aller rcjoiiidie mon cher l lysse dans le
séjour même des ténèbres el de l'horreur ! ([ue je
ne sois pas réduite à faire la joie d'un second mari !
Liysse enlendii ks j^emissemeus de Péncicpe;
il craii^nil d'en avoir élé reconnu. 11 detihéra s il
n'iroil pas se présenter à elle; mais au[)aravanl il
levé les ni;iins au ciel , el fait aux dieux celle
Itiière : l'ère des dieux el d>s hommes, i,'rand Ju-
piter, dirigez mes |)as ; que je puisse tirer (pithiue
bon auiîuie des premiers mots que j'tnieudrai
prononcer! que je sois rassuré par quelque pi o-
dige (le votre |iuissance !
Le dieu du ciel exauçi sa prière ; il fil gronder
I i l'oudie. Lne femme occupée à moudre de l'orge
et du froment, éloimée d'enlendre le tonnerre,
quoique le ciel lui sans nuaiïes, s'écria : Sans
«ioule, père des dieux , que vous envoyez à quel-
qu'un ce merveilleux prolige! Ht las! daignez ac-
conip)ir le désir d'une malheureuse; tail'S qu'au-
jourd'hui les poursuivans prcnnenl leur dernier
repas dans ce palais !
Ulysse eut une joie extrême d'avoir eu un pro-
dige dans le ciel el un bon auguie sur la terre;
et il ne douta plus qu'il n'exterminai blenlol ses
ennemis.
Le jour commençoil à paroîlre ; les femmes allu-
ment du feu , el se distribuent dans les diJTérens
oilices dont elles éloienl chargées. Les cuisiniers
arrivent ; les pourvoyeurs leur portent des provi-
sions. Philétius, qui avoil 1 intendance des trou-
peaux d'Ulysse dans l'ile des Céphaliens, leur
mène une génisse grasse el des chèvres ; c'étoit
malgré lui : il étoil attaché à son ancien maître ; il
aimoit Telémaque, el voyoil avec douleur tout ce
(jui se passoit <ians le palais.
A la vue d'un étranger couvert de haillons , il
est attenrîri. Hélas! dit-il, peul-èire qu'Ulysse ,
s'il n'est p:i.s mort, n'est pas mieux traité de la
fortune. Que ne vient-il mettre (in aux désordres
insupportables dont nous sommes l('moins!
Rassurez-vous, lui dit alors Ulysse; je vous
jure que votre maître ari'ivera ici avant que vous
en sortiez.
.\h! répondit le pasteur, daigne le grand Jupiter
aceorriplir celte grande promesse!
Les poursuivans se mettent à table. Telémaque
entre dans la salle; il y introduit Ulysse, el re-
commande avec autorite à tous les convives de
respecter son bote. Ils en furent étonnes; el Cle-
sippe , pour braver les menaces de Telémaque. se
saisit d'un piei de bœuf el le lance avec violeiice
à la tête d'Ulvsse , qui évite le coup. Son fils , i n
colère, lui dit (|u"il esl bien heureux de n'avoir
pas blessé ce pauvre étranger, qu il l'en auroit
puni sur-Ie-chai!!p en le perçant de sa pique. Que
personne, ajouta-t-il, ne s'avise de suivre cel
exemple ; je ne suis plus d'âge à souflVir de paieils
excès chez moi.
Téléma(jue a raison, dit Agélaïis, fils de Pa-
iiiasior : mais, pour mettre lin a tout ce qu'il peut
souffrir de nos poursuites, que ne constil!e-t-il à
la Reine de choisir un mari : il n'y a {dus d'espoir
(le retour pour Ulysse, el tous les délais de Péné-
lope tournent à la ruine de son (ils.
Quoi qu'il m'en puisse coûter, lui répondit Télé-
nia(iue^ je ne coniiaindrai j 'inais ma mère à sortir
démon palais, ni à faire un choix qui peut lui
déplaire.
(Cependant Minerve aliène les esprits des pour-
suivans, et leur inspire une envie démesurée de
rire. Ils avaloient des morceaux de viande tout
sanglans ; leurs yeux éloienl noyés de larmes , et
i's i»oussoieni de profonds soupirs avant-coureurs
des maux qui les atlendoient.
Le devin TIkoc ymène, e flrayé de ce qu'il voyoit,
s'écria: Ah! malheureux! qu'est-ce que je vois?
Que vous «si- il arri\é de luneste?
Eiitymaqiie, s'adressant aux convives , leur dit :
V.cl étranger extiavague, il vient sans doute tout
fraicliemenl de l'autre nioniie : qu'on fasse sortir
ce fou de la salle : qu'on le conduise à la place
publique.
Je sortirai très-bien tout seul , répondit Théo-
clymène;j'en sortirai avec grand plaisir, car je
vois ce que vous ne voyez pas; je vois les maux
qui vont fondre sur vos tètes.
Tous s'écrièrent que Telémaque étoil bien mal
en hôtes : l'un , dirent-ils, esl un misérable men-
diant, el l'autre nous doune des extravagances
pour des prophéties.
Voilà les beaux propos que lenoient les pour-
suivans. Telémaque ne daigue pas y répondre.
■Mais si lediner leur fut agréable, le souper qui le
suivit ne lui ressembla pas.
PRÉCIS DU LIVRE XXI.
iMl.NERVi. inspira à Pénélope de proposer dès ce
jour aux poursuivans l'exerci.e de tirer !a bague
avec l'arc d'Ulysse : il étoil suspendu , avec un
carquois rempli de flèches, dans un appartement
qui étoil au liaul du palais, et où elle avoil ren-
fermé les richesses et les armes de son mari. Cet
arc (ftoit un présent qu'lpbitus, lils d'Eurylus,
égal aux immortels , avoil l'ait autreh)is à Ulysse
<laiis le pavs de Lncédémone , où i's s'étoienl ren-
contres dans le i)alais d Orsiloque. La Reine fait
porter, jiar ses femmes, à l'entrée de la salle,
l'arc , le carquois el le coffre où éloienl les bagues
qui dévoient servir à l'exercice qu'elle alloit pro-
jioser. Princes, leur dit-elle, puisque vous vous
obstinez à demander ma main , je la donnerai à
celui ([ui tendra cel arc mei veilleux le plus facile-
ment , el qui lera passer sa flèche datis les bagues
suspendues à ces douze piliers.
Alors Telémaque. prenant la parole, dit : Je
ne puis pas être simple spectateur d'un combat
qi:i <loit n.e coûte!- si cher. Xon , non , comme
vous allez faire vos efiorts pour m'enlevtr Péné-
lope , il faut (|ue je fasse aussi les miens pour la
retenir : si je suis assez heureux pour réussir, je
n'aurai pas la douleur de voii' ma mèi-e me quitter
el suivre un second mari ; car elle n'abandonnera
pas un fils ([u'elle verra eu étal de suivre les grands
exemples de son père.
Aussitôt il se lève, quille son manteau et son
épce, et se met lui-mérne à dresser les piliers et
à suspendre les bagues. 11 prend l'aie ensuite , il
essaie trois fois de le bander • mais ses efforts sont
inuiiUs. Il ne desepéroil cependant pas encore,
lorsqu'U lysse, qui vil que cela pourroil être con-
712
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XXÏI.
traire à ses desseins , lui fit signe d'y renoncer.
Léodès , fils d'Eno|)S , prii l'arc qu'avoii aban-
donné Toléniaque , el s'efl'orça vainement de le
bander, et prophétisa que les autres n'y réussi-
roient pas mieux el trouveroient la mort dans ce
prétendu jeu. Antinoiis. offensé de celte prédic-
tion , lui reprocha sa foiblesse avec aigreur, el
chargea le berger Mélanihius de laire fondre de la
graisse pour en trouer Tare et le rendre plus
souple et plus maniable.
Dans ce moment , Euniée et Philétius , très-atta-
chés à Ulysse , sorieni de la salle ; le roi d'Ithaque
les suit , se déclare à eux , leur demande s'il jjeut
compter sur leur courage et leur fiiiélité, leur
donne ses ordres, et leur assigne les postes qu'ils
doivent occuper; ils rentrent ensuite l'un après
l'antre, et trouvent Eurymaque désespéré de ne
pouvoir tendre l'arc qu'il lenoil à la main. Quelle
honle pour nous , s'ecrioil-il , de ne pouvoir (aire
aucun usage de cette arme dont Ulysse se servoit
si facilement!
Antinous, toujours confiant, lui dit : Ce n'est
pas la force qui nous manque, mais nous avons
mal pris notre temps ; c'est aujourd'hui une grande
fête d'Apol'on : est-il permis de tendre l'arc? Te-
nons-nous aujourd'hui en repos ; faisons un sacri-
fice à ce dieu, qui préside à l'art de tirer des
flèches, et, favorisés de son secours, nous achè-
verons heureusement cet exercice.
Ulysse se lève alors ; il applaudit au discours
d'Antinous, et demande cependant la permission
de manier un moment cet aie , pour éprouver ses
forces el voir si elles sont encore entières , et
comme elles étoienl avani ses fatigues et ses mal-
heurs.
Malheureux vagabond , lui dit ^nliuoiis irrité,
ainsi que tous Us poursuivans , de tant d'audace,
le vin te trouble la raison : demeure en repos , ne
cherche point à entrer en lice avec des hommes si
fort au-dessus de toi.
Pourquoi non? dit Pénélope : cet étranger n'as-
pire pas sans doute à m'épouser ; je me flatte qu'il
n'est pas assez insensé pour se bercer d'une telle
espérance.
Mais, dit Euryraaque, quelle humiliation pour
nous, grande princesse, si un vil mendiant nous
surpassoil eu force et en adresse!
C'est votre conduite^ lui répliqua la Keine, qui
doit vous couvrir de confusion. Donnez-lui donc
cet arc, afin que nous voyions ce qu'il sait faire;
s'il vient à bout de le tendre, je lui donnerai une
belle tunique, un beau manteau , des brodequins ,
une épée, un long javelot, et je le ferai conduire
où il voudra.
Euraée remet l'aie entre les mains d Ulysse ;
Pénélope se relire dans son appartement par le
conseil de Télémaque, et ce jeune prince ordonne
à Euryclée d'en fermer les portes, afin qu'aucune
des femmes de sa mère ne puisse en sortir. Ulysse
alors examine son arc, s'assure qu'il est en bon
état , et soutient , sans s'émouvoir, toutes les mau-
vaises plaisanteries des poursuivans; il le tend
ensuite, sans aucun eflbrt , el aussi facilement
qu'un mailre de lyre teud une corde à boyau en
tournant une cheville. Pour épiouver la corde, il
la lâcha ; la corde lâchée résonna , et fil un bruil
semblable à la voix de l'hirondelle. Après celle
épreuve, il prend la flèche, il l'ajuste sans se lever
de son siège, et tire avec tant de justesse qu'il
enfile les anneaux de tous les piliers. Jeune prince,
dit-il ensuite à son fils^ votre hôte ne vous fait
point de honle ; il n'a point manqué le but ; je ne
méritois point le mépris el les reproches des pour-
suivans.
En méuie temps il fait signe à Télémaque, qui
l'entend, prend son épée^ s'arme d'une bonne
pique, et se tient debout près du siège de son
père.
PRÉCIS DU LIVRE XXII.
U'LYSsii jette ses haillons , saute sur le seuil de
la porte avec son arc et son carquois , verse à ses
pieds toutes ses flèches; el s'adressanl aux pour-
suiv^jnts : Il est temps que tout ceci change de
face, el que je me propose un but plus sérieux;
nous verrous si j'y atteindrai , et si Apollon m'ac-
cordera cette gloire.
Il dit, et tire en même temps sur Antinous : il
porioit à la bouche une coupe pleine de vin; la
pensée de la mort étoil alors bien éloignée de lui ;
il tombe percé à la gorge, el inonde la table de
son sang. Les convives jettent un grand cri ; ils se
lèvent, courent aux armes : mais ils ne trouvent
ni bouclier ni pique; Ulysse avoit eu la précau-
tion de les faire enlever. Ne potivant donc pas lui
résister par la force , ils tâchent de l'intimider par
des injures. Ulysse, les regardant avec des yeux
terribles , se fit alors connoitre. Lâches, leur dit-il,
vous ne vous attendiez pas que je reviendrois des
rivages de Troie, et, dans cette confiance, vous
consumiez ici lous mes biens; vous déshonoriez
ma maison par vos infâmes débauches , et vous
poursuiviez ma femme , sans vous remettre devant
les yeux ni la crainte des dieux ni la vengeance des
lioiiunes.
I! dit, el une pâle frayeur glace leurs esprits.
Le seul Eurymaque eut l'assurance de lui répondre,
que, s'il étoil véritablement Ulysse, il avoil raison
de se plaindre , mais qu'Antinous éloit le plus cou-
jiable, qu'il s'en étoit vengé, el que pour etix ils
etoient prêts à réparer lous les dommages qu'ils
lui avoienl faits.
rson^ non , répliqua le roi d'Ithaque ; ce ne sont
pas vos biens qui pourront me satisfaire , j'en veux
à voire vie ; vous n'avez qu'à vous défendre ou à
prendre la iiiile.
Eurymaque alors lire son épée, se lance sur
Ulysse; celui-ci le prévient, et lui perce le cœur
d'une flèche. Araphinome tombe sous les coups de
Tehinaque, qui lui laisse la pique dans le corps,
el avertit son père qu'il va chercher des javelots
et des boucliers, el armer les deux fidèles pasteurs
qu'il avoit chargés de garder Its portes. Allez , mon
fils, répondit Ulysse; apportez moi ces armes, j'ai
encore assez de flèches pour me défendre quelque
temps : mais ne tardez pas ; car on forceroit enfin
ce poste que je défends tout seul.
Télémaque , sans perdre un moment , monte à
l'appartemenl où étoienl les armes; il en apporta
pour son père, pour lui-même, pour le fidèle
Eumée et pour Philétius. MélanihiuS; voyant que
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XXtII.
713
le fils d'Ulysse avoil négligé de fermer la porte de
l'arsenal , y monte [)ar un escalier dérobé , et en
rapporte aux poursiiivans dos boucliers, des cas-
ques et des javelots. Ulysse, s'apereevanl de la
trahison de Mélanlbius , et le voyant eniiler encore
l'escalier dérobé, ordonne à Enniée et à Philelius
de le suivre, de le saisir, <le le lier, de le sus-
pendre à nne colonne de l'appartement, et de le
laisser là tout en vie souffrir long-temps les peines
qu'il a niérilées. L'ordre est ponctuellement exé-
cuté.
Mais les amans de Pénélope , bien armés , se
préparent au combat . semblent ne respirer que le
sang et le carnage. Minerve alors, sous la figure
de Mentor, se joint à Ulysse, qui la reconnoit et
l'exhorte à l'aider à se défendre. Les poursuivans,
qui la prennent pour le véritable Menior, cher-
chent à l'intimider par les plus terribles menaces.
Minerve en fui indignée, et disparut après avoir
encouragé Ulysse et Telemaque : mais elle rendit
inutiles les efïoris de leurs ennemis, et détourna
tous les coups qu'ils vouloienl porter au roi d"l-
ihaque. Il n'en lut pas de même de ceux d'Ulyssej
les quatre plus braves tombèrent sous ses traits,
cl le reste ne tarda pas à périr victime de sa ven-
geance.
Le chantre Phéniius, cherchant à éviter la mort,
et ne pouvant l'éviter par la fuite, vint alors se
jeter aux pieds dUlysse. Fils de Laérte , lui dit-il,
vous me voyez à vos genoux , ayez pitié de moi,
donnez-moi la vie. Vous auriez une douleur araère
d'avoir fait périr un chantre qui (ail les délices des
hommes et des dieux ; je n'ai eu dans mon art
d'autre maître que mon génie. C'est malgré moi
que je suis venu dans votre palais pendant volie
absence. Pouvois-je résister à des princes si fiers,
et qui a voient en main l'autorité et la force?
Télémaque intercéda [lour Phémius.el pria aussi
son père d'épargner le héraut Médon, qui a pris
lanl de soin de son enfance. 3iédon , encouragé par
la supplique de Télémaque, se montra alors, et
sortit de (lessous un siège où il s'étoil couvert d'une
peau de bœuf nouvellement dépouillé. Ulysse leur
accorda la vie à tous les deux, et les fit sortir de
ce lieu de carnage.
Après avoir lait mordre la poussière à tous les
pouisuivans, il appelle Euryclée , et lui demande
le nom des femmes de Pénélope qui ont particiiié
à leurs crimes 5 elUs paroisscnt tremblantes et le
visage couvert de larmes. Ulysse leur ordonne
d'emporter les morts , de nettoyer la salle , et de
laver les sièges et la table; après quoi , pour les
punir de leur trahison et de leurs désordres , il les
condatnne toutes à perdre la vie.
Cette horrible exécution faite, Ulysse, pour pu-
rifier son palais, ddnande du l'eu et du soufre, et
faitdescendieensiiitedans la salleles autres femmes
de Pénélope; elles se jetèrent à l'envi au cou de ce
prince : il les reconnut toutes, et répondit à leurs
caresses par des larmes et des sanglots.
PRÉCIS DU LIVRE XXIII.
Euryclée, transpoilée de joie, monte à l'ap-
parieraent de la Reine. Le zèle lui redonne les forces
de la jeunesse ; elle marche d'un pas ferme et as-
suré , et dans un moment elle arrive près du lit
de la princesse , et lui crie : Eveillez-vous , ma
chère Pénélope, Ulysse est enfin revenu , il est
dans ce palais , il s'est vengé des princes qui aspi-
roient à votre main.
La sage Pénélope, éveillée, lui répond dans sa
surprise : Pourquoi venez-vous me tromper? pour-
quoi troubler un sommeil qui suspendoit toutes
mes douleurs ?
Je ne vous trompe pas, répliqueEuryclée ; Ulysse
est de retour; c'est l'étranger même à qui vous avez
parlé , et qu'on a si maltraité dans voti'e maison.
Pénélope alors ouvre son cœur à la joie, saute
de son lit, embrasse sa chère nourrice , et la con-
jure de lui dire la vérité, et de lui raconter com-
ment on a pu se défaire en si peu de temps de tant
de concurrens. !*uis, retombant dans ses inquié-
tudes, elle lui dit : Ce sont des contes que tout ce
que vous me rapportez. N'est-ce pas quelqu'un
des immortels, qui , ne pouvant souffrir les mau-
vaises actions de ces princes, leur a donné la mort?
Pour mon cher Ulysse, il a perdu toute espérance
de retour : il a perdu la vie! Descendons néan-
moins, allons trouver mon fils, et voir l'auteur
de ce grand exp'oit.
En finissant ces mots, elle s'avance en délibérant
sur la conduite qu'elle devoit tenir. La crainte de
donner dans quelque piège funeste à son honneur
la rendit très-réservée. Télémaque, surpris de son
embarras, lui reproche sa froideur ; elle s'excuse
sur le saisissement que lui cause toute cette aven-
ture, .le n'ai , dit-elle, la force ni de parler à cet
étranger, ni de le regarder; mais s'il est vérita-
blement mon cher Ulysse, il lui est fort aisé de se
faire connaître sûrement.
Ulysse dit alors, en souriant, à Télémaque :
Mon fils, donnez le temps à voire mère de m'exa-
miner; laissez-la me faire des questions : elle me
méconnoit, parce qu'elle me voit malpropre et cou-
vert de haillons ; elle ne peut s'imaginer que je sois
Ulysse : cela changera. Pensons à nous mettre à
couvert des suites (|ue nous devons c;aindre de tant
de princes immolés à notre vengeance; tâchons de
donner le change au public , avant que le bruit de
celte expéJilion éclate ; mettons tout en ordre dans
la maison; prenons le bain ; parons-nous de nos
plus beaux babils, que tout le palais retentisse de
cris de joie et d'allégresse, et que le peuple trompé
s'imagine que Pénélope a fait son choix , et vient
de donner la main à un de ses prétendans.
On exécute les ordres d'Ulysse. Lui-même, après
s'être baigné et parfumé, se couvre d'habits magni-
fiques : Minerve lui donne un éclat extraordinaire
de beauté et de bonne mine. Il va se présenter à la
Reine; il s'asseoit auprès d'elle 5 il lui reproche
son air d'indiiférence,
Prince, lui répond Pénélope, mon embarras ne
vient ni de fierté ni de mépris. Vous me paroissez
Ulysse : mais je ne me (le pas encore assez à mes
yeux ; et la fidélité que je dois à mon mari , et ce
que je me dois à moi-même , demandent les plus
exactes précautions et les sûretés les plus grandes.
Mais, Euryclée, allez, faites porter hors de la cham-
bre de mon mari le lit qu'il s'est fait liii-niêiiie :
garnissez-le de tout ce que nous avons de meilleur
et de plus beau, afin qu'il aille piendre du repos.
714
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XXIV.
Cela est impossible, rcpondii Ulysse, à moins
qu'on n'ail scié les pieds de ce lit qui éioienl aila-
chés au plancher.
A ces mois la Reine tombe presque évanouie ;
elle ne doute plus (jtie ce ne soii son cher Ulysse.
Enfin . revenue de sa foiblesse, elle court à lui , le
visage baigné de pleurs; et en l'embrassant avec
touies les marques (l'une véritable tendresse , elle
lui dit : Mon cher Ulysse, ne soyez, point irriié
contre moi , ne me faites plus de repioches. De-
puis votre départ j'ai été dans une aiip-reheiision
continuelle que quelqu'un ne vint me surprendre
par des apparences trompeuses. Combien d'exem-
ples de ces surprises! Hélène même, quoique fille
de Jupiter, ne fut-elle pas trompée? Présentement
que vous m'en donnez des preuves si butes, je
vous reconnois pour mon cher Ulysse que je pleure
depuis si long-temps.
Ces paroles attendrirent Ulysse, et le remplirent
d'admiration pour la vertu et la prudence do Pé-
nélope. Hélas ! luidii-il alors eu soupirant^ nous
ne sommes pas encore à la lin de tous nos travaux ;
il m'en reste un à entreprendre, et c'est le plus
long et le plus dillicile , conjme Tirésias me le dé-
clara le jour que je descendis dans le ténébreux
palais de Pluion pour consulter ce devin sur les
moyens de retourner dans ma patrie.
Quel est- il'.' répliqua Pénélope : comment se
terminera-t-il?
Heureusement, lui répondit Ulysse, et le devin
m'a assuré que la mort ne trancheroii le fil de nv s
jours qu'au bout d'une longue et paisible vieillesse,
qu'après que j'aurois rendu mon peuple heureux
et florissant.
Ulysse lui raconta ensuite tout ce qu'il avoit
éprouvé de malheurs^ tout ce qu'il avoit couru de
dangers depuis son départ de Troie : il commença
par la défaite des Ciconiens; il lui fit le détail des
cruautés du cyclope Polyphème,et de la vengeance
qu'il avoit tirée du meurtre de ses compagnons ,
que ce monstre avoit dévorés ; il lui raconta son
arrivée chez Eole, les caresses insidieuses de Circé,
sa descente aux enfers pour y consulter l'auie de
Tirésias ; il lui peignit les rivagi s des Sirènes , les
merveilles de leurs chants elle péril qu'il y avoit
à les entendre; il lui parla des écueiîs elfroyablcs
de Charybde et de Scylla , de son arrivée dans l'ile
de Triuacrie, de l'imprulenci^ de ses compago' ns
qui tuèrent les bœufs du Soleil , du naufrage et de
la mort de ses compagnons en punition de ce crime,
et de la pitié que les dieux eurent de lui en le fai-
sant aborder seul dans l'ile de Calypso ; il n'oublia
pas les eflbrts de la déesse pour le retenir, ni les
oflres qu'elle lui fit de rimmorlalilé. Enfin il lui
raconta comment, après tant de travaux, il éloit
arrivé chez les Pheaciens^ et de là à Ithaque.
Il finit là son histoire: le sommeil vint le délasser
de ses fatigues ; et , quand l'auroi e parut , il partit
pour aller embrasser son père , en ordonnant à Pé-
nélope de se tenir dans son appartement, et de ne
se laisser voir à personne.
PRECIS DU LIVRE XXIV.
Cependant Mercure avoit assemblé les âmes
des poursiiivans de Pénélope. Il tenoit à la main
sa vergt; d'or, et ces âmes le suivoienl avec une
espèce de frémissement. Arrivées dans la praiiie
d'Asjihodèle , où habitent les ombres, elles trou-
vèrent l'ame d Achille, celle de Palrocle , celle
d'Aniilocjne , celle d'Ajax , le plus beau et le plus
vaillant des Grecs après le fils de Pelée. L'ame
d'Agamrmnon étoit venue les joindre. Achille, lui
adressant la parole, lui dit : Fils d'Atrée, nous pen-
sions que de tous les béros vous étiez lepluschéti
du maître du tonnerre; la Parque inexorable a donc
tranché le fil de vos jours avant le temps?
Fils de Pelée, lui répondit Agamemnon, que vous
êtes heureux d'avoir terminé votre vie sur le rivage
d'Ilion! les plus braves des Grecs et des Troyens
furent tués autour de vous , et jamais guerrier ne
fut pleuré plus amèrement , jan)ais monarque ne
reçut tant d honneurs au moment de ses funérailles.
La déesse votre mère, avertie par nos cris de votre
mort biuesle, sortit de la mer avec ses nymphes ;
elles enviionnèrent votre bûcher; et quand les
ilaniiiies de Vulcain eurent achevé de vous con-
sumer, elle nous donna une urne d'or, présent de
Bacchus et chef-d'œuvre de Vulcain, pour ren-
fermer vos cendres précieuses avec celles de votre
ami Palrocle. Toute l'armée, travailla ensuite .à vous
élever un magnifique tombeau sur le livage de
IHellespont. Oui, divin Achille, la mort même
n'a eu aucun pouvoir sur votre nom ; il passera
d'âge en âge, avec votre gloire, jusqu'à la dernière
postérité. El moi , quel avantage ai-je relire de mes
travaux? J'ai péri honteusement, victime du traître
Egisihe et de ma détestable femme.
I!s s'enireienoient encore, loisiiuc Mercure leur
présenta les ames des pouisuivaus. Achille et Aga-
memnon ne les virent pas plus tôt, qu'ils s'avan-
cèrent au-devant d'elles : ils reconnurent le fils de
ÎMélanlhée, le vaillant Ampbimédon. Quel accident,
lui direnl-ils. a fait descendre dans ce séjour téné-
breux une si nombreuse et si vaillante jeunesse?
C'est, répondit Ampbimédon, la co'ered'Ulysse :
nous le croyions enseveli sous les eaux ; nous pour-
suivions la" main de Pénélope : elle ne rejetoit ni
n'acceptoit aucun de nous ,• mais elle nous faisoit
de vaines et iimtiles promesses , dans l'espérance
que son cher et vaillant Ulysse viendroit tôt ou tard
la délivrer de nos poursuites. Il est arrivé après
vingt ans de courses et de travaux ; et aidé de son
seul Telémaque, il s'est, comme vous le voyez ,
cruellement vengé de noire témérité et de notre
insolence.
Ah ! s'écria aussitôt Agamemnon, que vous êtes
heureux, fils de Laërte , d'avoir trouvé une femme
si sage et si vertueuse! Quelle prudence dans celte
fille d'icarius ! quelle fidélité pour son mari ! La
mémoire de sa vertu ne mourra jamais, et pour
l'instruction des mortels, elle recevra l'hommage
de tous les siècles. Pour la fille de Tyndare. elle
sera le sujet de chants odieux et tragiques , et son
nom sera à jamais couvert de honte et d'opprobre.
Ainsi s'entreleuoienices ombres dans le royaume
L'ODYSSÉE. PRÉCIS DU LIVRE XXIV.
715
de Plulon. Cependant Ulysse ei Télémaque arrivent
à la canipaiiiif dn vieux Laërlt; : elle coiisisloil en
quelques pièces de terre (in'il avoil augnieutoes par
ses soins el par son travail , el dans une petite
maison qu'il avoil bàlie; tout auprès l'on voyoil
une espèce de l'ernie on logeoienl ses donjesl:(|ut s
peu nombreux qu'il avoil conservés: il avoit au-
près de lui une vieille femme de Sicile, qui gou-
vernoit sa maison , et prenoil un grand soin de sa
vieillesse dans ce désert où il s'éloit confiné. Ulysse
ordonna à son fils el aux bergers qui l'accompa-
gnoient, de se retirer dans la maison , d'y porter
ses armes el d'y préparer le diner. l'our lui , il
s'avança vers un grand verger où il trouva son père
seul, occupé à arracher les mauvaises herbes qui
croissoienl autour d'un jeune arbre : il étoil vêtu
d'une tunique fort usée, portoii de vieilles bottines
de cuir, avoil aux mains des ganis fort épais, el
sur la lèie un cas{}ue de peau de chèvre.
Quand Ulysse aperçut son père dans cet équipage
pauvre et lugubre , il ne pul retenir ses larmes :
puis , se déterminant à l'aborder, el craiijuanl de
se faire connoilre trop promptemenl , il feignit
d'être un étranger qui douloil s'il étoil dans l'ile
d'Ithaque. Il lui demande donc quelle est la région
où il se trouve, le félicite sur le succès de ses tra-
vaux , la propreté de son jardin , et l'abondance <le
légumes et de fruits qu'il lui procuroil. Vous êtes,
ajouta-t-il, vêtu comme un pauvre esclave, et
cependant vous avez la mine d'un roi ; que ne
jouissez-vous donc du repos et des avantages que
vous pourriez avoir?
H lui parla ensuite d'Ulysse, de l'hospitalilé qu'il
lui avoil donnée, des présens qu'il lui avoil faits.
Hélas! s'écria Laëile au nom d'Ulysse , mon cher
lils n'est plus! s'il étoil vivant, il répoadroit à voire
générosité.
Après ces mots, le vieillard tombe presque de
foihiesse. Ulysse se jelle alors tendrement à son
cou , el lui dit . !Mon père, je suis celui que vous
pleurez. Si vous êtes Ulysse , ce (ils si cher , ré-
pondit Laërle , donnez -moi un signe certain qui
me force à vous croire.
Ulysse alors lui montre la cicatrice de l'énorme
plaie que lui fil autrefois un sanglier sur le mont
Parnasse, lorsqu'il alla voir son grand-père Aulo-
lycus. Si ce signe ne suflit pas , je vais vous mon-
trer dans ce jardin les arbres que vous me donnâtes
autrefois, lorsque dans mon enfance je vous les
demandai. Je vous en dirai le nombre el l'espèce.
A ces mois , le cœur el les genoux manquent à
I>aérle; mais revenu bientôt à lui, il s'écrie : Grand
Jupiter! il y a donc encore des dieux dans l'Olympe,
puis(]ue ces impies poursuivans ont été punis de
leurs violences et de leurs injustices! Mais ne vou-
droit-ou pas venger leur morll^
Ne craignez rien . répond Llysse : allons dans
voire maiM)n , où j'ai envoyé Télémaque avtc Eu-
mée el Philétius , pour nous préparer à manger.
Ils entrent : la vieille Sicilienne baigne sou
mnîire Laèrle, le parfume d'essences, el lui donne
un liabii magnifique pour honorer ce grand jour.
Dolius arrive aussi avec ses enfans : nouvelle recon-
noissance très-attendrissanle. On se met à table ;
et à peine a-l-on dîné, qu'on apprend qu'Eupilhès,
à la tête des habilans d'iihaque, qu'il avoil sou-
levés pctur venger la mort de son fils Anlinoiis,
arrivoil pour ailarpier Ulysse.
On prend les armes. Laèrle et Dolius s'en cou-
vrent comme les autres , quoiqu'ils soient accablés
sous le poids des ans. Ulysse laii ouvrir les portes;
il sort fièrement à la lèt>î de sa petite iroupe , ci
dit à Télémaque : Mon fils, voici une occasion de
vous distinguer, el de montrer ce que vous êtes ;
ne déshonorez pas vos ancêtres , dont la valeur est
célèbre dans tout l'univers.
Mou père . répondit Télémaque , j'espère que ni
vous, ni L;)érie, vous n'auiez point à rougir de
moi , et que vous reconnoilrez votre sang.
Laërte, ravi d'entendre ces paroles pleines d'une
si noble fierté, s't crie : Quel jour pour moi! quelle
joie! Je vois de mes yeux mon lils el mon petit-
fils disputer de valeur, et se montrer à l'envi dignes
de leur nai.><sance.
Il s'avance, el , fortifié par Minerve qu'il in-
voque , il lance sa pique avec roideur ; elle va
donner dans le casque d"Eupiihès , dont elle perce
el brise le crâne. Ulysse alors el son généreux fils
se jettent sur la troupe , déconcertée de la mort de
leur chef; ils portent la mort dans tous les rangs,
et il ne s'en seroil pas échappé un seul, si Mi-
nerve, en inspirant aux ennemis une telle frayeur
que les armes leur lomboienl des mains, n'eût
aussi inspiré a Ulysse des seulimcns de compas-
sion et de paix. Cette déesse, sous la figure du
srige Mentor, en dicta les conditions , el l'on ne
songea plus qu'à les cinieuler par les sacrifices et
les sermens accoutumés.
FIN DU SIXIEME VOLUME.
i/^r^*^^^J^/X/^/^^/>,iJ,^,jX^iy,X^X^^iX/^/X^^/Xi^XArii./^,/^,r/^,,„^^^^^,^^^^^,^„^,^^^,^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^.^^^^
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
-o<W°-
MANUEL DE PIÉTÉ.
De la prière. — Juste idée de la prière.
Prière continuelle.
Deux choses conservent l'esprit de prière.
I. Des lectures.
II. De l'oraison et de la méditatiou.
III. De l'usage des sacreniens.
IV. Des retraites.
V. Du recueillement et du choix des compagnies.
Précis des moyens pour arriver k la perfection.
Prières du matin.
Prières du soir.
Explication de la messe.
INSTRUCTIONS SUR LES SAOREMENS.
Du Baptême. — I. Explication des cérémonies du Bap-
tême. 17
II. Avis au parrain et k la marraine après l'administration
du sacrement de Baptême. 18
De lu Confirmation. 19
De la Pe'nitence. jjj^
Examen de conscience. 20
Acte de contrition. 21
Confession. 22
Satisfaction. jj.
Avis sur l'absolution. ib.
De l'Eucharistie. 23
Bonheur de l'ame unie à Jésus-Christ dans la sainte com-
munion. 24
Exhortation adressée au Duc de Bourgogne , au moment
de sa première communion. 25
De r Extrême-Onction. iji^
Exhortation au malade, après qu'il a reçu ce sacrement.
26
De l'Ordre. jb
Du Mariage. 27
RÉFLEXIONS SAINTES POUR TOUS LES JOURS DU MOIS.
I. Sur le peu de loi qu'il y a dans le monde.
II. Sur l'unique chemin du ciel.
III. Sur la véritable dévotion. 29
IV. Sur les conversions lâches et imparfaites. ib.
5 V. Sur le bon esprit. 30
ib. VI. Sur la patience dans les peines. ib.
6 VII. Sur la soumission et la conformité à la volonté de
ib. Dieu. ib.
ib. VIII. Sur les avantages de la prière. 31
8 IX. Sur l'attention à la voix de Dieu. ib.
ib. X. Sur le bon usage des croix. 32
ib. XI. Sur la douceur et l'humilité. ib.
9 XII. Sur les défauts d'autrui. 33
10 XIII. Sur l'unique nécessaire. ib.
12 XIV. Sur la préparation à la mort. 34
14 XV. Sur les espérances éternelles. ib.
XVI. Sur notre pain quotidien. 35
XVII. Sur la paix de l'ame. ib.
XVIII. Sur les joies trompeuses. ib.
XIX. Sur les saintes larmes. 36
XX. Sur la prudence du siècle. ib,
XXI. Sur la confiance en Dieu. 37
XXII. Sur la profondeur de la miséricorde de Dieu. ib.
XXIII. Sur la douceur du joug de Jésus-Christ. 38
XXIV. Sur la fausse liberté. ib.
XXV. Sur la détermination entière à être à Dieu. 39
XXVI. Sur la capitulation qu'on voudroit faire avec Dieu. ib.
XXVII. Sur le bon emploi du temps. 40
XXVIII. Sur la présence de Dieu. jb.
XXIX. Sur la douceur que Dieu a pour nous. 41
X.XX. Sur l'amour que nous devons avoir pour Dieu. ib.
XXXI. Sur les sentimens de l'amour divin. 42
méditations sur divers sujets, tirees de
l'Écriture sainte.
I. De la vraie connoissance de l'Evangile. 42
II. Du changement de la lumière en ténèbres. 43
m. Des pièges et de la tyrannie du monde. ib.
IV. Combien peu renoncent à l'amour du monde , qui est si
digne de mépris. ib.
V. Sur la véritable paix. ib.
28 VI. Que Jésus-Christ a refusé de prier pour le monde. 44
ib. VII. Sur la fuite du inonde. jb.
718
TABLE DES MATIÈRES.
VIII. Sur le même sujet. 44
IX. Que , dans la voie de la perfection , les premiers sont
bien souvent atteints et devancés par les derniers, il).
X. De l'amour du prochain. 45
XI. Que nous sommes venus pour servir les autres. ib.
XII. De la douceur et de rbumilité du cœur. ib.
XIII. De la véritable grandeur. 46
XîV. Sur qui nous devons fonder notre joie. ib.
XV. Des effets de TEucbaristie en nous. ib.
XVI. Sur le même sujet. ib.
XVII. De la contiance en Dieu. 47
XVIII. Qu'il n'y a que Dieu qui puisse apprendre à prier, ib.
XIX. De l'amour de Dieu. ib.
XX. Sur le même sujet. ib.
XXI. Que rien ne sauroit manquer à celui qui s'attache à
Dieu. 48
XXII. Que Dieu doit être l'unique portion du cœur de
l'homme. ib.
XXIII. De quelle manière Dieu veut être glorifié. ib.
XXIV. De la douceur et humilité de cœur. 49
Méditations pour un m.\lade. 50
ENTRETIENS .EFFECTIFS POUR LES PRINCIPALES FÊTK.S
DE l'année.
I. Pour r.\vent.
II. Pour le jour de saint Thomas.
III. Pour le jour de Noël.
IV. Pour le jour de saint Jean l'évangéliste.
V. Pour le jour de la Circoncision.
VI. Pour le jour de l'Epiphanie.
VII. Sur la Conversion de saint Paul.
VIII. Sur la même fête.
IX. Pour le jour de la Purification.
X. Pour le Carême.
XI. Pour le Jeudi saint.
XII. Pour le Vendredi saint.
XIII. Pour le Samedi saint.
XIV. Pour le jour de r.\scensioa.
XV. Pour le jour de la Pentecôte.
XVI. Pour la fête du Saint-Sacrement.
XVII. Pour la fête de sainte Madeleine.
XVIII. Pour le jour de l'Assomption.
XIX. Pour le jour de saint .\ugustin.
XX. Pour la fêle de tous les Saints.
XXI. Pour la Commémoration des Morts.
53
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5a
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ib.
f)0
ib.
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ib.
71
INSTRUCTIONS ET AVIS
SIR DIVERS POINTS DE LA MORALE ET DR LA
PERFECTION CHRETIENNE.
I. Avis à une personne du monde , sur le bon emploi du
temps , et sur la sanctification des actions ordi-
naires. 72
II. Avis à une personne de la Cour. — Se permettre sans
scrupule les divertissemens attachés à son état ; les
sanctifier par une inteniion pure. 73
III. Avis à une personne de la Cour. — Accepter en esprit
de résignation les assujettissemens de son état. 76
IV. Avis à une personne de la Cour. — Des croix attachées
à un état de grandeur et de prospérité. 77
V. Avis à une personne de la Cour, sur la pratique de la
mortification et du recueillement. 79
VI. Avis à une personne du monde. — Voir ses misères
sans trouble et sans découragement : comment il faut
veiller sur soi-même. — Remèdes contre les tenta-
tions. 80
VII. De la présence de Dieu : son utilité, sa pratique. 82
VIII. Comment il faut aimer Dieu. — Sur la fidélité dans
les petites choses. 83
IX Sur les conversions lâches. 86
X. Sur l'imitation de .lésus-Christ. 89
XI. De Thumilité. 90
XII. Sur la violence qu'un Chrétien se doit faire conti-
nuellement. 91
XIII. Sur l'histoire du Pharisien el du Publicain; caractères
de la justice pharisaique. 92
XIV. Remèdes contre la dissipation et contre la tris-
tesse. 93
XV. Remèdes contre la tristesse. 97
XVI. Sur la pensée de la mort. 98
XVII. Nécessité de connoitre Dieu : cette connoissance est
l'ame et le fondement de la solide piété. 99
XVIII. Suite du même sujet. — Dieu n'est point aimé ,
parce qu'il n'est point connu. 100
XIX. Sur le pur amour : sa possibilité , ses motifs. 109
XX. L'oubli de soi-même n'empêche pas la reconnoissance
des bienfaits de Dieu. 116
XXI. Réalité de l'amour pur. — 1. 'amour intéressé et l'a-
mour désintéressé ont leur saison. 117
XXII. Ecouter la parole intérieure de l'Esprit saint ; suivre
l'inspiration qui nous appelle à un entier dépouille-
ment. 118
XXIII. Utilité des peines et des délaissemens intérieurs. —
N'aimer ses amis qu'en Dieu et pour Dieu. 125
XXIV. Contre l'horreur naturelle des privations et dés dé-
pouillemens. 127
XXV. Contre l'attachement aux lumières et aux goûts sen-
sibles. 128
XXVI. Sur la sécheresse et les distractions qui arrivent dans
l'oraison. 129
XXVII. .\vis à une dame de la Cour. — Ne point s'étonner
ni se décourager à la vue de ses défauts m des défauts
d'autrui. IM
XXVIII. En quoi consiste la vraie liberté des enfans de Dieu :
moyens de l'acquérir. 133
XXIX. Obligation de s'abandonner à Dieu sans réserve. 134
XXX. Bonheur de l'ame qui se donne entièrement à Dieu. —
Combien l'amour de Dieu adoucit tous les sacrifices. —
Aveuglement des hommes qui préfèrent les biens du
temps à ceux de l'éternité. 134
XXXI. Prière d'une ame qui désire se donnor à Dieu sans
réserve. 139
XXXII. Nécessité de renoncer à soi-même : pratique de ce
renoncement. ib.
TABLE DES MATIÈRES.
719
XXXIII. Suilo du mèniè sujet. 144
XXXIV. Sur la confonnité à h volonlé de Dii'u. 146
XXXV. Recevoir avec soumission ce que Dieu fail au de-
iiors et au dedaus de nous. 148
XXXVI. Sur l'ulililé et le bon usage des croix. ih.
XXXVII. 11 n'y a ([ue le pui auiour (jui sache soufiVir comme
il faut. ' 151
XXXVIII. La paix intérieure ne se trouve que dans un entier
abandon k la volonté de Dieu,
XXXIX. Suite du même sujet.
XL. En quoi consiste la simplicité :
degrés.
XLI. Sur les amitiés particulière?
craindre dans les communautés
152
ib.
;a pratique et ses divers
lb3
: combien elles sont à
138
Ordre ancien des cliapitres de l'ouvrage intitulé : Divers
Sentimens et Avis chrétiens: avec rindication dos
endroits qui leur correspondent dans cette édition. 160
OEUVRES DE FENELOX.
TROISIEME CL.4SSE
161
162
163
165
166
168
169
170
171
172
173
175
176
OEUVRES DE FÉNELON.
OrATRIÈMr. CLASSE.
OUVRAGES DE LITTÉRATURE.
MANDEMENTS.
I. Mandement pour le Jubilé de l'année sainte 1701.
II. .Mandement pour le Carême de l'année 1704.
III. Mandement pour le Carême de l'année 1705.
IV. Mandement pour des prières. 1705.
V. Mandement pour le Carême de l'année 1706.
VI. Mandement pour des prières. 1706.
VII. Mandement pour des prières. 1706.
VIII. Mandement pour le Carême de l'année 1707.
IX. Mandement pour le Jubilé de l'année 1707.
X. Mandement pour des prières. 1707.
XI. Mandement pour le Carême de l'année 1708.
XII. .Mandement pour des prières. 1708.
XIII. Mandement pour le Carême de l'année 1709.
XIV. Mandement pour des prières publiques, sur la stéri-
lité. 1709. 177
XV. Mandement pour des prières. 1709. 179
XVI. Mandement pour le Carême de l'année 1710. 180
XVII. Mandement pour des prières. 1710. 181
XVIII. Mandement pour le Carême de l'année 1711. 182
XIX. Mandement pour des prières. 171 1. 18'i
XX. Mandement pour le Carême de l'année 1712. 185
XXI. Mandement pour des prières. 1712. 187
XXII. Mandement pour le Carême de l'année 1713. 189
XXIII. .Mandement qui autorise l'Institut des Ermites du
diocèse de Cambrai. 191
XXIV. Mnndatiun de Ritunli edendo. ib.
FABLES.
I. Histoire d'une vieille Reine et d'une jeune Paysanne.
II. Histoire de la reine Gisèle et de la fée Corysante.
III. Histoire d'une jeune Princesse.
IV. Histoire de Florise.
V. Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile.
VI. Histoire de Rosimond et de Rramiute.
VII. L'Anneau de Gygès.
VIII. Voyage dans l'Ile des Plaisirs.
IX. La patience et l'éducation corrigent bien des
fauts.
X. Le Hibou.
XI. L'Abeille et la Mouche.
XII. Le Renard puni de sa curiosité.
XIII. Les deux Renards.
XIV. Le Dragon et les Renards.
XV. Le Loup et le jeune Mouton.
XVI. Le Chat et les Lapins.
XVII. Le Lièvre qui fait le brave.
XVIII. Le Singe.
XIX. Les deux Souris.
XX. Le Pigeon puni de son inquiétude.
■ XXI. Le jeune Bacchus et le Faune.
XXII. Le Nourrisson des Muses favorisé du Soleil.
XXIII. Aristée et Virgile.
'XXIV. Le Rossignol et la Fauvette,
XXV. Le Départ de Lycon.
XXVI. Chasse de Diane,
XXVII. Les .\beilles et les Vers à soie.
XXVIII. L'Assemblée des Aniinaux pour choisir un roi,
XXIX. Les deux Lionceaux.
XXX. Les Abeilles.
XXXI. Le Nil et le Gange.
XXXII. Prière indiscrète de Nélée . petit-fils de Nestor.
XXXIII. Histoire d'Alibée, persan.
XXXIV. Le berger Cléobule et la nymphe Phidile.
XXXV. Les Aventures de Mélésichthon.
XXXVI. Les .\ventures d'Arislonoiis.
DIALOGUES DES MORTS.
I. .Mfr.ure et Charon.
II. Hercule et Thésée.
HI. Le centaure Chiron et Achille.
IV. Achille et Homère.
195
196
197
198
200
201
204
206
dé-
208
ib.
209
ib.
ib.
210
ib.
ib.
211
ib.
212
213
id.
214
ib.
215
216
ib.
217
218
ib,
219
ib.
221
223
225
ib.
223
233
234
235
236
"rlO
TABLE DES MATIÈRES.
V. Ulysse et Achille.
VI. Ulysse et Grilhis.
VII. Confucius et Socratc.
VIII. Romulus et Rémiis.
IX. Romulus et Tatius.
X. Romulus et Numa Pompilius.
XI. Xcrxès et Léonidas.
XII. Solon etPisistrate.
XIII. Solon et Justinien.
XIV. Démocrite et Heraclite.
XV. Hérodote et Lucien.
XVI. Socrate et AlcibiaJe.
XVU. Socrate et Alcibiadc.
XVIH. Socrate, Âlcibiade et Timon.
XIX. Périclès et Âlcibiade.
XX. Mercure, Charon et Alcibiade.
XXI. Denys , Pythias et Damon.
XXH. Dion et Gélon.
XXin. Platon et Denys le tyian.
XXIV. Platon et Aristote.
XXV. Alexandre et Aristote.
XXVI. Alexandre et Clitus.
XXVII. Alexandre et Diogène.
XXVIII. Denys l'ancien et Diogène.
XXIX. Pyrrlion et son Voisin.
XXX. Pyrrhus et Démétrius Poliorcètes.
XXXI. Démosthène et Cicéron.
XXXII. Cicéron et Démosthène.
XXXHl. Cicéron et Démosthène.
XXXIV. .Marcus Coriolanus et F. Camiilus.
XXXV. F. Camillus et Fabius Maximus.
XXXVI. Fabius Maximus et Annibal.
XXXVII. Rhadamantc , Calon le censeur et Scipion I'
cain.
XXXVIII. Scipion et Annibal.
XXXIX. Annibal et Scipion.
XL. Luc\illus et Crassus.
XLI. Sylla , Catilina et César.
XLIl. César et Caton.
XLIII. Caton et Cicéron.
XLIV. César et Alexandre.
XLV. Pompée et César.
XLVL Cicéron et Auguste.
XLVII. Serlorius et Mercure.
XLVIII. Le jeune Pompée et Menas affrandii de son père
XLIX. Caligula et Néron.
L. Antonin Pie et Marc Aurèle.
LI. Horace et Virgile.
LU. Parrhasius et Poussin.
LUI. Léonard de Vinci et Poussin.
LIV. Léger et Ebroin.
LV. Le prince de Galles et Richard son fils.
LVI. Charles VH et Jean duc de Bourgogne.
LVII. Louis XI et le cardinal Bessarion.
LVHl. Louis XI cl le cardinal Balue.
LIX. Louis XI et Philippe de Commines.
237 LX. Louis XI et Charles duc de Bourgogne.
-238 LXI. Louis XI et Louis XII.
240 LXn. Le connétable de Bourbon et Bavard.
245 LXIIl. Henri VII et Henri VHI d'Angleterre.
246 LXIV. Louis XII et François I".
il». LXV. Charles-Quint et un jeune Moine de Saint-Ju?
248 LXVI. Charles-Quint et François I".
249 LXVII. Henri IH et la duchesse du Montpensier.
230 LXVllI. Henri III et Henri IV.
251 LXIX. Henri IV et le duc de Mayenne.
252 LXX. SLxte-Quint et Henri IV.
253 LXXI. Les cardinaux Ximénès et de Richelieu.
255 LXXII. La reine Marie de Médicis et le cardinal
chelieu.
LXXHI. Le cardinal de Richelieu et le chancelier
stiern.
LXXIV. Les cardinaux de Richelieu et Mazarin.
LXXV. Louis XI et l'empereur Maximilien.
LXXVI. François I" et le connétable de Bourbon.
LXXVH. Philippe H et Philippe lil d'Espagne.
LXXVIII. Aristote et Descartes.
LXXIX. Harpagon et Dorante.
237
261
ib.
204
263
266
267
268
269
270
271
272
273
ib.
274
275
276
279
281
afri-»
282
285
ib.
286
287
288
29<l
291
292
293
294
.295
ib.
296
2D7
299
301
304
ib.
306
307
308
310
311
ib.
312
313
315
t. 316
317
319
320
321
322
323
de Ri-
ib.
Oxen-
326
327
329
331
332
ib.
333
OPUSCULES DIVERS
FR.1NÇAIS ET LATINS.
I. Le Fantasque.
IL La Médaille.
IH. Voyage supposé , en 1690.
IV. Dialogue. — Chromis et Mnasile.
V. Jugement sur dilîérens tableaux.
YI. Eloge de Fabricius, par Pyrrhus son ennemi.
335
336
337
338
339
340
VIL. Expédition de Flaminius contre Philippe, roi de
Macédoine. '"'
VIII. Histoire d'un petit accident arrivé au duc de Bour-
gogne dans une promenade à Trianon. 341
•y IX. Histoire naturelle du Ver à soie. '•>•
FABULOS^ NARRATIONES.
I. Nympha^ oujusdam vaticinium.
IL Alibœi Persa; liisîoria.
III. Mercurii cum ^sopo coUoquium.
IV Mulieris cujusdam cum Fato colloquinin.
V. Luela Hercnlis cum Acheloo.
FABUL.E SELECTtE
JOANNIS DE LA FONTAINE.
E LIBKO PRIMO.
Fabula IX. Mus urbanus et Mus ruslicus.
Fabula XI. Homo et imago ejus.
Fabula XIII. Latrones et Asinus.
342
ib.
343
ib.
344
344
345
ib.
TABLE DES MATIÈRES.
Fabula XIV. Simonides.
Fabula XVII. Homo rp.tafis mediiç.
Fabula XVIII. Vulpes et Ciconia.
Fabula XIX. Puer et Ludimagisfer.
Fabula XX. Gallus et Gemma.
Fabula XXI. Crabrones et Apes.
Fabula XXII. Quercus et .\nindo.
LIBER SECUNPUS.
Fabula I. Lectoi' fastidiosus.
Fabula II. Rodilardus.
Fabula III. Lupus et Vulpes. Simio judice.
Fabula IV. Duo Tauri ut Rana.
Fabula V. Vespertilio et duo Muslelœ.
Fabula VI. Avis sagitta percussa.
Fabula VII. Canis venatica, et ejus socia.
Fabula VIII. Aquila et Scarabseus.
Fabula IX. I.eo et Culex.
Fabula X. Asini duo.
Fabula XI. Mus et Léo.
Fabula XII. Columba et Formica.
Fabula XIII. Astrologus in puteum delapsus.
Fabula XIV. Lepus et Rana?.
Fabula XV. Gallus et Vulpes.
Fabula XVI. Corvus imitans Aquilam.
Fabula XVII. Pavo querensJunoni.
Fabula XVIII. Felis in mulierem versa.
Fabula XIX. Léo et Asinus venantes.
Fabula XX. Testamentum ab .flsopo illustialum.
LIBER TERTirS.
Fabula 1. .Molendinarius, ejus filius. et asinus.
Fabula II. Membra et stomacbus.
Fabula III. Lupus pastor.
Fabula IV. Ranae regem postulantes.
Fabula V. Vulpes et Hircus.
Fabula VI. Aquila, Aper et Felis.
Fabula VII. Ebriosus et ejus u.xor.
Fabula VIII. Podagra et Aranca.
Fabula IX. Lupus et Ciconia.
Fabula X. Léo prostratus abHomine.
Fabula XI. Vulpes et Uvbb.
Fabula XII. Cycnus et Coquus.
Fabula XIII. Lupi et Oves.
Fabula XIV. Léo senescens.
Fabula XV. Philomela et Progne.
Fabula XVI. .Mulier aquis suffocata.
Fabula XVII. Mustela in granariuin irrepens.
Fabula XVIII. Felis et Mus senior.
LIBER yiARTCS.
Fabula I. Lco amans.
Fabula II. Pastor et Mare.
Fabula III. Musca cl Formica.
Fabula IV. Hortulanus et pagi Dominus.
FÉNELON. 'rO.ME VI.
345 Fabula V. Asinus et Catellus.
ib. Fabula VI. Conflictus Murium cum Mugfelis.
ib. Fabula VII. Siniia et Delpbin.
346 Fabula Vlil. Idolum.
ib. Fabula IX. Graculus.
ib. Fabula X. Camelus et fustes errantes in aqua.
ib. Fabula XI. Rana et Mus.
Fabula XII. Tributum animantium.
Fabula XIII. Equus et Cervus.
Fabula XIV. Vulpes et Hermès.
Fabula XV. Lupus . Capella et Hiedus.
Fabula XVI. Lupus, Mater et Puer.
Fabula XVII. Socrates œditicans.
Fabula XVHI. Senex et ejus filii.
Fabula XIX. Oraculum et Impius.
Fabula XX. .■^varus, amisso thesauro.
Fabula XXI. OculusDomini.
Fabula XXII. Alauda, ejus puUi, et agri Dominu?.
LIBER OriNTUS.
Fabula I. Lignator et .Mercurius.
Fabula II. 011a lutea, et Olla ferrea.
Fabula III. Pisciculus et Piscator.
Fabula IV. Auriculœ Leporis.
Fabula V. Vulpes curla.
Fabula VI. Anus cum Ancillulis.
Fabula VII. Safyrus et Rusticus.
Fabula VIII. Equus et Lupus.
Fabula IX. Arator cum filiis.
Fabula X. Mons parions.
Fabula XI. Fortuna et Puer.
Fabula XII. Medici duo.
Fabula XIII. Gallina ova pariens aurea.
Fabula XIV. Asinus gestans reliquias.
Fabula XV. Cervus et Canes in vinea.
Fabula XVI. Serpens et Lima.
Fabula XVII. Lepus et Perdix.
Fabula XVIH. Aquila et Riibo.
Fabula XIX. Léo ad bellum proferturus.
Fabula XX. l'rsus et duo Socii.
Fabula XXI. Asinus inducns leonis pellera.
LIBER SE.KTLS.
Fabula I. Pastor et Léo.
Fabula IL Léo et Venator.
Fabula III. Pbœbus et Boreas.
Fabula IV. Jupiter et Viilicus.
Fabula V. Parvulus Gallus, Felis, et .Mu?C'ihis.
Fabula VI. Vulpes, Simia et Animanlia.
Fabula VII. Mulus claros natales venditans.
Fabula VIII. Senex et Asinus.
Fabula IX. Cervus se in aquis intuens.
Fabula X. Lepus et Testudo.
Fabula XI. Asinus dominos inulans.
Fabula XII. Sol et Raïue.
4«
347
ib.
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348
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ib.
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ib.
371
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ib.
ib.
ib.
372
ib.
ib.
72-2
TABLE DES MATIÈRES.
Fabula XIII. Rusticus et,Serpens. 37i
Fabula XIV. Léo agrotans et Viilpes. 373
Fabula XV. Auceps. Accipiter et Alauda. ih.
Fabula XVI. Equus et Asinus. ib.
Fabula XVII. Canis , dimissà prœdA. nmbram oaptans. ib.
Fabula XVIII. Auriga cœno detentus. ib.
Fabula XIX. Circulator. 374
Fabula XX. Discordia. ib.
Fabula XXI. Tenella Vidua. ib.
Epilogu?. 37ï
LIBER SEPTLMrS.
Fonlanus ad doniinain Montespaaam. 37j
Fabula I. Animalia pe.ste labi)ranlia. ib.
Fabula II. Vir inale conjugatus. 376
Fabula III. Mus eremita. ib.
Fabula IV. Ardea. ib.
Fabula V. Puella. 377
Fabula VI. Vota. ib.
Fabula VII. Léo cuui aulici». ih.
Fabula VIII. Vultures et Colunibi. 378
Fabula IX. Canuca et .Musca. ib.
Fabula X. Mulier et Vas lacteum. ib.
Fabula XI. Parochus et .Mortuus. 379
Fabula XII. Homo sectans fortunam . et Homo fortunam in
lectulo expectans. ib.
Fabula XIII. Duo Galli. 380
Fabula XIV. Ingralus et injustus Hominuui in Fortunam
animus. ib.
Fabula XV. Mulicres fatidicie. ib.
Fabula XVI. Felis, Musfeia et Cunieulus. 3S1
Fabula XVII. Caput et cauda Serpentis. ib.
Fabula XVIII. Animal in Luna. 382
K LIBRO OCTAVO.
LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE.
382
383
ib.
Fabula I. Mors et Moribundus.
Fabula II. Quaestor et Sutor.
Fabula III. Léo, Lupus et Vulpes.
HISTORLE.
I. Apollonius TyanîPus. 384
II. Nostradanius. ib.
III. Caidinalis Odetus Colignaeus. ib.
IV. Jacobus Albonius. 383
V. Oiigo pompai solennis apud Valencenas qnoiannis agi-
tais, ib.
VI. In Fontani morteni. 386
VIL Fenelonii ad serenissiniuni Burgundiœ Ducem Epi-
stola. ib.
Livre premier.
Livre ii.
Livre m.
Livre iv.
Livre v.
(Livre vi de la division en xxiv livres.
Livre vi. (vu
Livre vu. (viiij
Livre viii. (ix)
Livre ix. (x)
(Livre xi.)
Livre x. (xii)
(Livre xiii.)
Livre xi.
(Livre xiv.)
Livre xii. (xv)
Livre xiii. (xvi)
(Livre xvii.)
Livre xiv. (xviii)
(Livre xix.)
Livre xv. (xx)
(Livre xxi.)
Livre xvi.
Livre xvii. (xxii)
(Livre xxiii.)
Livre xviii. (xxiv)
398
404
411
419
425
432
436
445
454
461
467
472
483
484
490
497
504
510
517
524
530
539
540
546
552
557
DIALOGUES
SIR l'Éloquence en génér.\l, et slr celle
DE L.\ CHAIRE EN PARTICULIER.
Premier dialogue. Contre raffectation de bel-esprit dans
les sermons. Le but de l'éloquence est d'instruire les
hommes, et de les rendre meilleurs : l'orateur n'at-
teindra pas ce but, s'il n'est désintére.ssé. 567
Second dialogue. Pour atteindre son but, l'orateur doit
prouver , peindre et fouc/ier. Principes sur l'art
oratoire, sur la méthode d'apprendre cl de débiter par
coMir les sermons, sur la méthode des divisions et sous-
divisions. L'orateur iloit bannir sévèrement du discours
les ornemens frivoles. 579
Troisième dialogue. En quoi consiste la véritable élo-
quence. Combien celle des livres saints est admirable.
Importance et manière d'expliquer l'Ecriture sainte.
Moyens de se former à la prédication. Quelle doit être
la matière ordinaire des instructions. Sur l'éloquence
et le style des Pères. Sur les panégyriques. 592
Discours de la poésie épique et de l'excellence du
POÈME DE Tulémaque; par le chevalier de Ramsai.
387
DIVERS OPUSCULES LITTÉRAIRES.
Discours prononcé par .M. l'abbé de Fénelox , pour sa
réception à l'Académie française à la place de M. Pellis-
son , le mardi 31 mars 1693. C06
TABLE DES MATIÈRES.
723
Réponse de M. Bergeret, directeur de i.'académib 609
Mémoire sur les occupations de l'académie fran-
çaise. 612
Première partie. Occupations de l'Académie pendant
qu'elle travaille encore au Dictionnaire. ib.
Seconde partie. Occupations de l'Académie après que le
Dictionnaire sera achevé. 614
Lettre a M. Dacier, secrétaire perpétuel de l'aca-
démie FR.\NÇAISE, sur LES 0CCUP.\TI0NS DE l'aCA-
DÉMIE. 615
I. Du Dictionnaire. 616
II. Projet de Grammaire. ib.
m. Projet d'enrichir la langue. ib.
IV. Projet de Rhétorique. 618
V. Projet de Poétique. 625
VI. Pri)jet d'un traité sur la Tragédie. 633
VII. Projet d'un traité sur la Comédie. 636
VIII. Projet d'un traité sur l'Histoire. 638
IX. Réponse à une objection sur ces divers projets. 644
X. Sur les anciens et les modernes. ib.
POÉSIES.
Ode à l'abbé de Langeron. Description du prieuré de Ca-
renac. 657
Sur la prise de Philisbourg, par le Dauphin , fils de LouisXIV,
en 1688. 659
Traduction du Psaume I", Bentus vir, etc. ib.
Traduction du Psaume CXXXVI, Super fliimlna Bnhy-
lonis. ib.
Ode sur l'enfance chrétienne. 660
Contre la prudence humaine. Réponse. 661
Lettre à Bossuet, sur la campagne de Gennigny. ib.
Soupirs du poète pour le retour du printemps. 662
Fable. Le Boufïon et le Paysan. ib.
Simonide. Fable. ib.
Fable. Le Vieillard et T.Aiie. 663
L'ODYSSÉE D'HOMÈRE.
CORRESPONDANCE LITTERAIRE DE FENELON
AVEC HOUDAn DE LA MOTTE, DE LACADÉ.MIE FRANÇAISE.
LETTRE I. De La Motte a Fenelon. Il se montre sen-
sible au souvenir et à l'estime de Tarchevèque de Cam-
brai. 649
II. De Fenelon a La Motte. Sur les défauts de la poésie
française , et sur la traduction de l'Iliade en vers fran-
çais, que La Motte étoil sur le point de publier. ib.
III. De La Motte a Fenelon. Sur le même sujet. 650
IV. De Fenelon a La Motte. Sur la nouvelle traduction
de l'Iliade , par La .Motte. ib.
V. Du MÊME. Sur le même sujet ib.
VI. De La Motte a Fenelon. Sur le même sujet, et sur
la dispute des anciens et des modernes. 631
VII. Du MÊME. Sur le même sujet. 652
VIII. De Fenelon a La Motte. Sur la dispute des anciens
et des moilernes. 653
IX. De La Motte A Fenelon. Sur la lettre du prélat à. M. Dacier
touchant les occupations de l'Académie française. 654
X. De Fenelon a La .Motte. Sur la dispute des anciens
et des modernes. 655
XL De La Motte a Fenelon. Sur le même sujet. 656
Jugement de Fenelon sur un poète de son temps. ib.
Précis du livre premier.
Précis du livre II.
Précis du livre III.
Précis du livre IV.
Livre V.
Livre VI.
Livre VII.
Livre VllI.
Livre IX.
Livre X.
Précis du livre XI.
Précis du livre XII.
Précis du livre XIII.
Précis du livre XIV.
Précis du livre XV.
Précis du Uvre XVI.
Précis du livre XVII.
Précis du livre XVIll.
Précis du livre XIX.
Précis du livre XX.
Précis du livie XXI.
Précis du livre XXII.
Précis du livre XXIII.
Précis du livre XXIV.
663
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665
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681
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711
712
713
714
FIN DE LA ÏAILE DU âlXIE.ME VOLUME.